The Project Gutenberg eBook of Variétés Historiques et Littéraires (09/10) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Variétés Historiques et Littéraires (09/10) Editor: Edouard Fournier Release date: March 18, 2015 [eBook #48520] Language: French Credits: Produced by Mireille Harmelin, Guy de Montpellier, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VARIÉTÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES (09/10) *** Produced by Mireille Harmelin, Guy de Montpellier, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) VARIÉTÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers _Revues et annotées_ PAR M. ÉDOUARD FOURNIER TOME IX A PARIS Chez PAGNERRE, Libraire M.DCCCLIX _Le Gouvernement présent, ou Eloge de Son Eminence._ _Satyre, ou La Miliade._ IN-4[1]. [Note 1: Cette satire, dont le second titre, _La Miliade_, vient de ce qu'elle est composée, de mille vers, fut plusieurs fois réimprimée, mais est pourtant assez rare. La première édition, petit in-12 de soixante-six pages, à la fin de laquelle on lit: _Imprimé à Anvers_, est de beaucoup la moins commune. L'édition in-4º, qui date du temps des mazarinades, comme l'indique assez son format, se trouve plus facilement; c'est elle, qui nous sert ici pour notre texte. _La Milliade_ fut aussi réimprimée dans les diverses éditions du petit recueil de pièces: _Le tableau de la vie et du gouvernement de Messieurs les cardinaux Richelieu et de Mazarin, et de M. Colbert, etc._ On la trouve, p. 1-28, dans l'édition de Cologne, P. Marteau, 1694, in-12. Où fut-elle d'abord imprimée? M. Leber pense qu'elle doit, comme les autres satires les plus violentés de ce temps-là, être évidemment sortie d'une cave de Paris. (_De l'état réel de la presse et des pamphlets depuis François Ier jusqu'à Louis XIV_, 1834, petit in-8, p. 100.) Richelieu étoit d'une opinion contraire; il pensoit que toutes ces méchancetés venoient des Pays-Bas: «Les pièces qu'on imprimoit à Bruxelles contre lui, dit Tallemant (édit. in-12, t. II, p. 171), le chagrinoient terriblement. Il en eut un tel dépit que cela ne contribua pas peu à faire déclarer la guerre à l'Espagne.» La _Milliade_ étoit de celles qui lui tenoient la plus au coeur. Tallemant ajoute, en effet, en note: «L'écrit qui l'a le plus fait enrager a été cette satire de mille vers, ou il y a du feu, mais c'est tout. Il fit emprisonner bien des gens pour cela, mais il n'en put rien découvrir, Je me souviens qu'on fermoit la porte sur soi pour la lire. Ce tyran-là étoit furieusement redouté. Je crois qu'elle vient de chez le cardinal de Retz; on n'en sait pourtant rien de certain.» On a beaucoup cherché ce que Tallemant avoue n'avoir pu découvrir. Les uns, tels que le Père Lelong (_Biblioth. franç._, t. II, nº 22,095; et t. III, nº 32,485; 516), l'attribuent à Charles Beys. Barbier (_Dict. des Anonymes_, t. II, p. 37-38) est du même avis. Peiguot, de son côté, l'attribue à Favreau. Ce qui semble, toutefois, le plus probable, c'est que la _Milliade_ est de Louis d'Epinay, abbé de Chartrice, en Champagne, comte d'Estelan, etc. La Porte le dit d'une façon formelle dans ses _Mémoires_ (collect. Petitot, 2e série, t. 59, p. 356). Il ajoute que, pour cette satire, «il y avoit alors quatre ou cinq prisonniers à la Bastille»; ce qui confirme ce qui a été dit tout à l'heure des nouveaux emprisonnements dont la _Milliade_ fut cause. Il ne manque à l'opinion de La Porte que le témoignage de Tallemant. Il est singulier que lui, qui savoit tout, et entre autres beaucoup de choses de cet abbé d'Estelan, puisqu'il lui a consacré toute une _Historiette_ (édit. in-8, t. III, p. 259-263), il n'ait rien dit, ne fût-ce que pour la démentir, de cette attribution qu'on lui faisoit de la _Milliade_; et c'est d'autant plus surprenant qu'il parle de l'humeur satirique de l'abbé et de ses écrits contre Richelieu. Ce silence de Tallemant n'implique toutefois qu'un doute contre l'assertion si nette de La Porte.--A la fin de la Fronde, en 1652, lorsqu'on étoit à bout de méchancetés contre Mazarin, on réimprima contre lui la _Milliade_, en se contentant de changer les noms, et aussi le titre. Voici celui qu'on lui donna: _Le Gouvernement de l'Etat présent, où l'on voit les fourbes et tromperies de Mazarin_, etc. «Il ne faut pas, dit M. Moreau, confondre cette pièce avec _la Milliade ou l'Eloge burlesque de Mazarin_ (Bibliographie des Mazarinades, t. II, nº 1502).] Peuple, eslevez des autels Au plus eminent des mortels, A la première intelligence Qui meut le grand corps de la France, A ce soleil des cardinaux, De qui d'Amboise et d'Albornaux[2], Ximenès, et tout autre sage, Doivent adorer le visage. Le globe de l'astre des cieux Est moins clair et moins radieux. Ses rayons percent les tenèbres, Produisent cent autheurs celèbres[3], Et font un affront au soleil Par cet ouvrage non pareil. Que si vos debiles paupières Ne peuvent souffrir les lumières De ce corps desjà glorieux, Qui vous esblouiront les yeux, Contemplez l'ame plus obscure, La sagesse et la foy moins pure, Le jugement moins lumineux De ce polytique fameux Qui rend l'Espagne triomphante Et la France si languissante. Dans ses ambitieux souhaits, Il ne veut ny trefve ny paix; Sa fureur n'a point d'intervalles: Il suit les vertus infernalles. Les fourbes et les trahisons, Les parjures et les poisons Rendent sa probité celèbre Jusqu'à l'empire des tenèbres. C'est le ministre des enfers; C'est le demon de l'univers. Le fer, le feu, la violence, Signallent partout sa clemence. Les frères du Roy mal traittez, Les mareschaux decapitez[4], Quatre princesses exilées[5], Trente provinces desolées, Les magistrats emprisonnez, Les gardes des sceaux dans les chaisnes[6], Les gentils-hommes dans les gesnes, Tant de genereux innocents Dans la Bastille gemissans; Cette foule de miserables Où les criminels sont coulpables D'avoir trop d'esprit et de coeur, Trop de franchise ou de valeur, Tant d'autres celèbres victimes, Tant de personnes magnanimes Qu'il tient soubs ses barbares loix, Dont il ne peut souffrir la voix, Dont il redoute le courage, Dont il craint mesme le visage: Ce grand nombre de malheureux Qui sentent son joug rigoureux, Leur sang, leurs prisons, leurs supplices, Sont ses plus aimables delices. Il se nourrit de leurs mal-heurs, Il se baigne en l'eau de leurs pleurs, Et sa haine fière et cruelle Dans leur mort mesme est immortelle; Il agite encor leur repos, Il trouble leur cendre et leurs os, Il deshonnore leur memoire, Leur oste la vie et la gloire. Ce tyran veut que ces martyrs N'ayent que d'infames souspirs, Dans leur plus injuste souffrance Qu'on approuve sa violence, Et qu'on blesse la verité Pour adorer sa cruauté. Il ayme les fureurs brutales Des trois suppots de sa caballe, De ce pourvoyeur de bourreaux Et de ces deux monstres nouveaux, Qui, plus terribles qu'un Cerbère, Deschirent sans estre en colère; Ce testu, cette ame de fer, Digne prevost de Lucifer, Cet instrument de tyrannie Qui rend la liberté bannie, Ce geolier, qui de sa maison Fait une cruelle prison, Et qui traitte avec insolence Les braves mareschaux de France, Lorsqu'il les conduit à la mort, Lorsque l'Estat pleure leur sort, Lorsque leur destin miserable Rendroit un tygre pitoyable. Mais quels insignes attentats N'ont faict Machaud[7] et L'Affenas[8]! Quels juges sont aussi sevères Que ces deux cruels commissaires, Ces bourreaux, de qui les souhaits Sont de peupler tous les gibets, De qui les mains sont tousjours prestes[9], A couper des illustres testes, A faire verser à grands flots Le sang dessus les eschaffaux! La mort naturelle et commune Leur desplait et les importune, Et la sanglante a des appas Où leurs coeurs prennent leurs esbats. En decapitant ils se jouent, Ils sont encor plus guays s'ils rouent, Mais leur plus agreable jeu Est de bruler à petit feu. Armand a choisi ces deux Scythes Pour ses fidelles satellites, Pour monstrer qu'il tient en ses mains La vie et la mort des humains, Et qu'il règne par sa puissance Comme les Roys par leur naissance. Ses juges menacent les grands, Et font trembler les innocens. Castrain[10], Marillac et De Jarre[11] Ont paty[12] devant ces barbares, Et veu leur mort dedans les yeux De ces tygres audacieux. Armand voulant des sacrifices De cruauté et d'injustice, Pour paroistre ses serviteurs Ils font les sacrificateurs. Ce Moloce les a pour prestres[13]; Il arme de couteaux ces traistres Pour immoler sur ses autels, Non des bestes, mais des mortels. Le vieux tyran des Arsacides A moins commandé d'homicides Que ce moderne Phalaris, Ce monstre entre les favoris. Son oeil farouche et sanguinaire S'allume dedans sa colère; Ses regards sont d'un bazilic; Sa langue a le venin d'aspic, Elle sert d'arme à sa malice, Elle couvre son injustice, Et mesle la douceur du miel A l'amertume de son fiel; Et sa parole est infidelle Autant que sa main est cruelle. Il ne perce qu'en caressant, Il n'estouffe qu'en embrassant, Il flatte lors mesme qu'il tüe, Et son ame n'est jamais nüe. Il deguise ses actions, Dissimule ses passions, Compose son geste et sa mine. Le demon à peine devine Le mal qu'il cache dans son sein; Il lit à peine en son dessein. Il ayme les lasches finesses, De perdre malgré ses promesses, De lancer soudain dans les airs La foudre, sans bruict, sans esclairs, De faire esclater un orage Lorsque le ciel est sans nuage. Il est meschant, il est trompeur, Il est brutal, il est menteur; Ses baizers sont baizers de traistre. Il n'est jamais ce qu'il feint d'estre, Il trompe par tous ses discours, Et s'il traitte avecque des sourds, Il les deçoit par son visage, Contrefaict le doux et le sage, Leur sousrit, leur presse les mains, Et par des conseils inhumains, Faict après tomber sur leur teste Une formidable tempeste. Si les reynes l'ont en horreur, Il pleure pour gaigner leur coeur, Il les combat avec leurs armes, Et lors qu'il verse plus de larmes, Il leur prepare une prison, Et, s'il est besoin, du poison. Ses pleurs sont pleurs de crocodille, Qui menacent de la Bastille, Qui, pour venger des desplaisirs, Causent des pleurs et des souspirs. Son ame prend toute figure, Hormis celle d'une ame pure. Il faict ce qu'il veut de son corps: Le dedans combat le dehors. C'est luy sans que ce soit luy-mesme; Enfin, c'est un bouffon supresme. Sans masque il est tousjours masqué; Turlupin n'a point pratiqué Tant de tours ny tant de souplesses, Tant de fourbes ny tant d'adresses, Que ce protecteur des bouffons, Ce grand Mæcenas des fripons. Il faict bien chaque personnage, Fors celuy d'un ministre sage. Il imite bien les tyrans Et les ministres ignorans. Ce charlatan, sur son theatre, Croit voir tout le monde idolatre De ses discours, de ses leçons, De ses pièces, de ses chansons. On souffriroit ses comedies, Quoi que foibles et peu hardies, Si des tragiques mouvemens N'en troubloient les contentemens; S'il n'avoit affoibli la France, En destruisant son abondance, En augmentant tous les impots, En multipliant tous les maux, En tirant le sang des provinces, En persecutant les grands princes, En outrageant les potentats, En leur usurpant leurs estats, En formant une longue guerre, En l'attirant dans nostre terre, En nous livrant aux estrangers, En mesprisant les grands dangers, En desgarnissant les frontières, En n'assurant point les rivières, Bref, en abandonnant les lys A la fureur des ennemis, Au sort des armes si funestes, A la faim, la guerre, la peste. Lorsqu'il doit penser aux combats, Il prend ses comiques esbats, Et pour ouvrage se propose Quelque poesme pour Belle-Rose[14], Il descrit de fausses douleurs Quant l'Estat sent de vrays malheurs. Il trace une pièce nouvelle Quand on emporte la Capelle[15], Et consulte encor Bois-Robert[16] Quand une province se pert. Les peuples sont touchez de crainte, Le Parlement porte leur plainte, Implore le Roy pour Paris Sans offenser les favoris. Armand, toutesfois, le querelle, Enflamme sa face cruelle, Et d'un regard de furieux Le traite de seditieux. Certes, illustre Compagnie, Tu dois adoucir ce genie, Dont le jugement nompareil Paroist plus clair que le soleil; Luy seul descouvre toute chose, Previent les effects dans leur cause, Perce la nuict de l'advenir, Sçait tout deffendre et tout munir; Il a pris l'attaque de Liége[17] Pour une fraude et pour un piége; Il a preveu ce que tu vois, Le meurtre des peuples françois. Dix mille bourgades pillées, Un grand nombre d'autres bruslées; L'horreur, la mort de toutes parts, Trente mille habitants esparts, Cachez dans les lieux solitaires; Dix mille desjà tributaires, Et les fers encor preparez Aux foibles et moins remparez. Demeure donc dans le silence, Auguste oracle de la France; Laisse Armand mener le vaisseau. Nul autre pilote nouveau Ne peut conjurer la tempeste Qui gronde au dessus de nos testes; Luy seul commande aux elemens, Luy seul est le maistre des vents, Luy seul bride le fier Neptune Lors que son onde l'importune; Il luy fait des escueils nouveaux, Il se promène sur ses eaux, Et d'une digue merveilleuse Dompte sa nature orgueilleuse. Si le Dieu de toutes les mers S'est veu captif dessous ses fers, Ne domptera-t-il pas l'Espagne, S'il la rencontre à la campagne? Les humains flechiront-ils pas Voyant que les dieux sont à bas? Il a vaincu les Nereides, Terrassé les troupes humides, Foudroyé cent mille Tritons; Et ne craint vingt mille fripons, Et ceste espagnole canaille Qui fuira devant la bataille. Armand, le plus grand des humains, Porte le tonnerre en ses mains. Il gouverne la Destinée, Il tient la Fortune enchaisnée; Son esprit fait mouvoir les cieux Et brave les Roys et les Dieux. Crains-tu de n'avoir point de poudre? Ce Jupiter porte la foudre. Crains-tu de manquer de canons? Il est trop au dessus des noms, Au dessus des tiltres vulgaires, Au dessus des loix ordinaires, Pour employer dans les combats Autre tonnerre que son bras. Ses moins fortes rodomontades Sont bien plus que des canonades. Dans ses plus foibles visions Il terrasse dix legions. En parlant avec ses esclaves, Il fait desjà peur aux plus braves. Avec ses seules vanitez Il reprend desjà les citez, Et dans sa plus froide arrogance Conçoit une riche esperance. Il plaint quasi ces estrangers De s'estre mis dans les dangers Où se sont mis Valence et Dôle[18] Par leur temerité frivolle. Ce sage se rit de ces fous Et les croit voir à deux genoux Excuser leur outrecuidance D'avoir irrité sa prudence, D'avoir mesprisé Richelieu, Dont le nom rime à demy-Dieu; D'avoir d'une atteinte mortelle Ebranlé sa pauvre cervelle, D'avoir resveillé ses humeurs Qui l'ont agité de fureurs; D'avoir terny toute sa gloire, D'avoir esmeu sa bile noire, D'avoir rendu son poil plus blanc, D'avoir trop eschauffé son sang, Et d'avoir reduict son derrière[19] A sa disgrace coustumière. Il croit, se voyant à cheval, Voir Alexandre et Bucefal; Il croit que sa seule prudence, Le renom de son insolence, Le son de ses trente mulets, Le grand nombre de ses valets, Les destours de sa polytique, Les secrets de son art comique, Le verd esclat de ses lauriers, Le bruit de ses actes guerriers, Le feu de son masle courage, Et les rayons de son visage Glaceront les timides coeurs De ses fiers et cruels vainqueurs; Il croit desjà piller Bruxelles, Et par des vengeances cruelles Traitter comme l'on fit Louvain Après la bataille d'Avain[20]. Pour faire de si beaux miracles Il consulte de grands oracles, Le Moyne[21], Des Noyers[22], Seguier[23], Le jeune et le grand Bouthillier[24]. Voilà les conseillers supresmes Qu'il consulte aux perils extremes: Le Moyne imite sainct François, Il protege les Suedois; Il a le zèle seraphique, Il travaille pour l'heretique, Il est percé du divin traict, Mais non encore tout à faict, Car il porte bien les stigmates, Mais non les marques d'escarlates. Son capuchon piramidal Ne luy plaist qu'estant à cheval Sur la beste luxurieuse Qui prend la posture amoureuse, Et par le branle et par le chocq Faict dresser la pointe du frocq. Il n'a plus le simple equipage Du fameux mulet de bagage, Qui n'avoit, comme un cordelier, Pour train qu'un asne regulier: Ceste vieille beste de somme A pris le train d'un gentil-homme, Qui bien, quand le vin l'animoit, Brave cavalier se nommoit; Il a suivant et secretaire, Il a carosse, il a cautère, Il a des laquais insolens Qui jurent mieux que ceux des grands. Il est l'oracle des oracles, Il est le faiseur de miracles; L'Esprit sainct forme ses discours, Un ange les escrit tousjours; Ils font partout fleurir la guerre, Ils le canonizent en terre; Il est des saincts reformateurs[25] De l'Ordre des Frères-Mineurs. Il fait une règle nouvelle[26] Pour grimper au ciel sans eschelle, Pour y monter à six chevaux Et par des ambitieux travaux, Et gaigner Dieu par où les âmes Gaignent les eternelles flammes, Pour estre capucin d'habit, Pour estre esclave de credit, Pour estre eminent dans l'Eglise[27], Pour empourprer la couleur grise, Pour estre martyr des enfers, Pour estre un monstre à l'univers. Seguier, race d'apothiquaire, Est un esclave volontaire; Il est valet de Richelieu Et l'adorateur de ce Dieu[28]; Il prend pour règle de justice Ce bon sainct sans fard ny malice; Il dict, le voyant en tableau: Le Ciel n'a rien faict de si beau. Ses volontez luy sont sacrées, Les aigres injures sucrées, Il tremble, il fleschit les genoux; Il est prest à souffrir les coups, L'appelle monseigneur et maistre, Et pour luy, violent et traistre, Pour luy ne cognoist plus de loix, Pour luy viole tous les droicts, Sur son billet n'ose rien dire, Scelle trente blancs sans les lire, Trahit son sens et sa raison, Tant il redoute la prison; Il est morne, melancholique, Il est niais et lunatique, Une linotte est son jouet; Il est solitaire et muet, Tousjours pensif et tousjours morne, Rumine comme beste à corne; Il auroit esté bon Chartreux, Car il est sombre et tenebreux; Son humeur pedantesque et molle Sent très bien son maistre d'escolle; Il n'a point noblesse de coeur, Quoi qu'aye dit un lasche flateur; Sa perruque, en couvrant sa teste, Couvre en mesme temps une beste, Car des bastons au temps jadis Ont rendu ses sens estourdis; Il va tous les jours à la messe Sans que son injustice cesse; Les moynes gouvernent son sceau, Quand ils veulent il fait le veau. Les ordonnances seraphines Luy tiennent lieu de loix divines, Et la plus saincte faculté Par luy n'a plus de liberté. Si Richelieu devient injuste Contre le Parlement auguste, Il a l'ardeur d'un renegat, Et sous mains le choque et l'abbat; Mais son avarice est extrême, Et dans sa dignité suprême Il fait le gueux et le faquin, Comme s'il n'avoit pas du pain; Son ame basse et mercenaire Le rend plus cruel qu'un corsaire; S'il y va de son interest, Ou quand quelque maison luy plaist, Il ne croit point d'illustre ouvrage Que de s'enrichir davantage, Et pleure de n'avoir encor Peu gagner un million d'or. La F....., ceste serrurière[29], Cette layde, cette fripière[30], Ce dragon qui rapine tout, Qui court Paris de bout en bout, Pour avoir aux ventes publiques Les meubles les plus magnifiques, Et ne donner que peu d'argent, En faisant trembler le sergent; C'est à Seguier une harpie, Un demon, qui sans cesse crie Qu'il faut voler à toutes mains, Que sans biens les honneurs sont vains; Elle contrefait la bigotte Et se laisse lever la cotte, Assaisonnant ses voluptez D'eau beniste et de charitez. Son mary caresse les moynes, Elle caresse les chanoines, Et fait avecque chacun d'eux Ce que l'on peut faire estant deux. Des Noyers, nouveau secretaire, Merite bien quelque salaire, Car il est assez bon valet[31], Quoy qu'il ne soit qu'un Triboulet, Et ne cognoist point de prudence Que la plus lasche complaisance, Et cherche son élèvement Par un infâme abaissement[32]. Sa vertu n'est point scrupuleuse, Et, d'une adresse merveilleuse, Quitte le bien et suit le mal, Selon qu'il plaist au cardinal. Une legère suffisance Passe en luy pour grande science Et le signale entre ces veaux, De Lomenie[33] et Phelipeaux[34]; Son ame est esgale à sa mine: Elle est petite, foible et fine, Et n'a point du tout cet esclat D'un grand secretaire d'Estat; Sa splendeur n'estant que commune, Ne peut aux yeux estre importune, Et son naturel bas et doux Luy donne fort peu de jaloux. Servient[35], ton noble genie T'a faict _sentir_ la tyrannie De ce règne, où les genereux Sont tous pauvres et malheureux. Ainsi l'astre par la lumière Esclatte une vapeur grossière, Qui ternit toute la clarté Et qui nous cache sa beauté. Que si le soleil cache l'ombre, Il perce le nuage sombre; Espère que les envieux Te verront un jour glorieux; Mais le plus beau des polytiques Est Chavigny[36], dont les pratiques Luy procurent avant le temps Le venin des plus vieux serpens; Il est fourbe, il est temeraire; Armand l'a pour son emissaire, Et vers Monsieur, et vers le Roy[37], Et vers tous deux il est sans loy; Il tromperoit son propre père. Et trahiroit sa propre mère, Si le cours de ses passions Rapportoit à ses actions. Il a tant appris d'un tel maistre Le mestier de fourbe et de traistre, Qu'il est le premier favory De ce ministre au cul poury. Ses prodigieuses richesses Le font brusler pour deux maistresses: Par la gloire il est emporté, Par les femmes il est dompté; Son esprit embrasse les vices, Son corps embrasse les delices Qui corrompent le jugement Par le brutal debordement; Il se flatte de l'esperance De se voir duc et pair de France; Et, dans son desir violent, Trouve que son bonheur est lent. L'amour qu'Armand luy porte est telle, Qu'elle esgale la parternelle[38]; Et si son père n'estoit doux, Il en pourroit estre jaloux. Sa femme apprend du bon stoïque La naturelle polytique, Et que, tout vice estant esgal, L'adultère est un petit mal; Mais pour punir ceste coquette, Il luy rend ce qu'elle luy preste. Voilà les Jeannins, les Sullys, Les Villeroys, les Sylleris, Dont ce fier tyran de la France Consulte la rare prudence: Si tu demandes des heraus Qui nous deslivrent de nos maux, Les Brezay[39] et les Meillerayes[40] Sont les medecins de nos playes; Si tu veux des foudres de Mars Qui servent de vivants rempars, Coëslin[41], dans la plaine campaigne, Sert plus qu'une haute montaigne; Courlay[42], dans l'empire des flots, Faict un grand rocher de son dos. Ces bossus preservent la France De toute maligne influence. Tous ces braves avanturiers Nous promettent mille lauriers; Ils outragent les capitaines, Ils font des entreprises vaines, Et, quoy qu'ils craignent les hazars, Veulent passer pour des Cesars. Mais qui règne sur les finances? Bullion[44], dont les violences Sont le principal instrument De cet heureux gouvernement, Le plus cruel monstre d'Affrique Est plus doux que ce frenetique, Qui triomphe de nos malheurs, Qui s'engraisse de nos douleurs; Qui par ses advis detestables Rend tous les peuples miserables; Qui par ses tyranniques loix Les fait pleurer d'estre François; Qui surpasse les bourreaux mesmes, Se plait dans leurs tourmens extremes; Qui d'un oeil sec trempe ses mains Dans le sang de cent mille humains; Qui leur blessure renouvelle Du fer de sa plume cruelle, Et rit en leur faisant souffrir Mille morts avant que mourir. Est-il un merite si rare Qui puisse adoucir ce barbare? Le grand Veimard[45] et sa valeur Peuvent-ils flechir ce voleur? Il ne cognoist point de justice Que les fougues de son caprice; Il outrage les officiers, Il gourmande les chanceliers; Armand soustient son insolence, Volle avec luy toute la France, Et, pour confirmer les edicts, Rend les magistrats interdits. Tous les François sont tributaires De ces deux horribles corsaires; Jamais pirates sur les mers N'ont faict tant de larcins divers. Ce notonnier a ce pilotte, Rapinant avec une flotte; Cornuel meut les avirons, Luy seul vaut bien trente larrons[46]; Bullion, par ses avarices, Entretient son luxe et son vice; Ce Gros-Guillaume raccourcy[47] A tousjours le ventre farcy Et plein de potage et de graisses, Baise ses infames maistresses; Le gros Coquet, ce gros taureau, Est son honneste macquereau[48]: Voilà la fidelle peinture D'un avorton de la nature, D'un Bacchus, d'un pifre, d'un nain, D'un serpent enflé de venin, Que Louys, d'un coup de tonnerre, Doit exterminer de la terre. Paris, pour illustre tombeau, Luy prepare un sale ruisseau, Promet de longues funerailles A ses tripes, à ses entrailles, Et s'oblige à graver son nom Sur les pilliers de Montfaulcon. Il fera bien la mesme grace A un Moreau qui le surpasse En blasphesmes et juremens, Et l'esgalle en debordemens; Ce magistrat est adultaire, Injuste, fripon, themeraire, Et, pour estre fils de Martin, N'en est pas moins fils de putain. Dans Paris il vent la justice, Il exerce encor la police; Mais on y meprise sa voix Et l'on hait ses injustes loix. Grant senat, tu hais tout de mesme Ce Le Jay[49], ce buffle supresme, Le chef honteux d'un noble corps, L'horreur des vivans et des morts, Cet infame qui, sans naissance, Sans probité, sans suffisance, Et sans avoir servy les Roys, Se voit sur le trosne des loix; Cet animal faict en colosse, Ce grand coquin et ce vieux rosse, Qui n'est bon que pour les harats Et pour ses amoureux combats; Qui dans Maison rouge se pasme[50] En baisant une garce infame, Qui parut mort entre ses bras, Qu'on trouva couché en ses dras; Qui, dans cette extase brutalle, Approcha de l'onde infernalle. C'est pour couronner son bon-heur S'il mouroit en son lict d'honneur. Cet ivrongne n'a rien d'honneste; Son ame est l'ame d'une beste, Et n'a que de lasches desirs, Et rien que de sales plaisirs; Sa maison est une retraicte Où loge l'ardeur indiscrette, Où règne Venus et Bacchus, Des macquereaux et des cocus, Curgy, d'Herblay et de Courville, Dont il voit la femme et la fille; Il se plaist d'estre yvre souvent: C'est alors qu'il paroist sçavant, Et que, ceint d'un laurier bacchique, Il discourt de la republique, De la d'Herblay et de la Tour, De leur beauté, de son amour; Il vieillit sans devenir sage, Il fuit tousjours le mariage; Il estoit gendre, et très meschant, Du grand capitaine Marchand[51]. Il estoit cruel à sa femme, Bruslant d'une impudique flamme; Elle de sa part l'encornoit, Prodigue vers qui luy donnoit[52]. Ce boucquin, pour nourrir son vice, Vend publiquement la justice; La d'Herblay la met à l'encan, Tire huict mille escus par an, Fait ordonner ce qu'on demande, Pourveu qu'on luy porte une offrande; Se vante parmy les railleurs Qu'elle est grosse des procureurs, Qu'elle enfantera vingt offices, Digne prix de ses bons services; Que, s'il est sale en ses amours, Il est plus sot en ses discours; Ses harangues sont pedantesques Et pleines d'infinies grotesques, Empruntant tousjours son rollet, D'un esprit pedant et follet. Il ayme si fort la nature Qu'il parle au Roy d'agriculture, De bien semer, de bien planter, D'esmonder, elaguer, anter; Il discourt tout d'un art si rare Que dans les jardins il s'esgare, Traitte Louys en vigneron, Adjouste ce tiltre à son nom, Compare un grand arbre à la France, Et ce bel astre à sa prudence, Qu'il sçait esbranler les estats, Qu'il sçait couper les potentats, Qu'il sçait anter guerre sur guerre, Qu'il sçait bien cultiver les terres. Ainsi ce sublime orateur, Ce sage et delicat flatteur, Ce satyre à la gorge ouverte, Ce beau porteur de cire verte, Cet athée ennemy de Dieu, S'est fait amy de Richelieu; Il est traistre à sa compagnie, Les soubmet à la tyrannie, Denonce les plus genereux, Excite Richelieu contre eux, Et fait qu'il ordonne un supplice Pour le courage et la justice. Il bannit les bons magistrats Comme perturbateurs d'estats, Introduit par toute la France Le crime de lèze-Eminence, Vange avec moins de cruauté Celuy de lèze-Majesté. Il fait reverer sa personne Plus que Louis et sa couronne; Par services dignes du feu, Il a gaigné le cordon bleu, Cordon qui servira de corde Si on luy fait misericorde, Car la roue à peine est le prix Des attentats qu'il a commis. Armand à ces ames si pures Dispense les magistratures, Et fait regner sur les subjets Ceux qui sont dignes de gibets. C'est là la conduite admirable De ce ministre incomparable, De ce capitan sourcilleux, De ce matamore orgueilleux, De ce jeune Hercule des Gaules, Qui les porte sur ses espaules, Qui sous ce faix n'est jamais las, Qui n'a point besoin d'un Athlas, Et qui dessus sa maigre eschine Veut porter la ronde machine. Ce courtisan futile et vain A fait le politique en vain; Ses fautes sont tousjours visibles Et ne nous sont que trop sensibles. Les premières prosperitez L'ont signalé de tous costez, Mais les avantures sinistres L'ont mis au rang des sots ministres: Ce n'est que dans les grands malheurs Que l'on reconnoist les grands coeurs. L'esclat des heureuses fortunes Rend rares les ames communes, Et les ouvrages du hazard Passent pour chef-d'oeuvre de l'art. Tout pilote est bon sans orage, L'imprudent alors paroist sage; Mais il se monstre ingenieux Lors que les flots montent aux cieux. Quand Dieu punissoit l'infidelle, Quand il foudroioit les rebelles, Quand il vengeoit le droict des Rois, Quand il combattoit pour les loix, Quand il châtioit la Savoye, Quand il nous la donnoit en proye, Quand il se servoit de nos mains Pour delivrer les souverains, Armand estoit égal aux anges, Et les auteurs, dans leurs louanges, Donnoient au bras de Richelieu Les miracles du doigt de Dieu. Non que par ses soins et ses veilles Il n'ait eu part à ces merveilles, Et que Dieu n'ait des instrumens Des plus fameux evenemens; Mais la divine Providence Conduisoit sa foible prudence, La force des astres divains Mettoit la force entre ses mains; Dieu regloit les causes secondes Et calmoit la fureur des ondes; Il leur faisoit baiser alors Nostre digue ainsi que leurs bords, Et la Providence eternelle L'a destruicte après La Rochelle. Donnons en la louange à Dieu, Non pas au nom de Richelieu. Dans Ré, dans Cazal et Mantoue[53], Qui n'a point veu que Dieu se joue Des vains et des ambitieux Qui pensent escheller les cieux? Lorsque le Seigneur des batailles Attaque ou deffend des murailles, Les foibles domptent les puissans, Et les nains vainquent les geans. Soubs luy les hommes obéissent, Soubs luy les elemens flechissent; Il retient le cours du soleil, Il destourne un sage conseil, Il glace de peur les armées, Il les rend d'ardeur enflammées, Il meut leurs corps, pousse leurs bras, Dresse leurs mains, règle leurs pas, Et, par des detours invisibles, Conduit les ouvrages sensibles. Armand faisoit fleurir les lys Quand Dieu perdoit nos ennemis, Armand ne trouvoit point d'obstacles Quand Dieu nous faisoit des miracles; Mais, quand il a pris pour object D'estre plustost Roy que subject, De faire adorer sa prudence Plus que la royale puissance, D'estre le tyran des François Et le fleau des plus grands Rois, D'eterniser dedans la terre Le triste flambeau de la guerre, De violer tous les traictez, De voler toutes les citez, D'usurper toute la Loraine[54], D'emprisonner sa souveraine, De separer ce que Dieu joinct, De mespriser ce qu'il enjoinct, De rendre l'Eglise asservie, De ne luy laisser que la vie, De la faire esclave des Rois, De ravir ses biens et ses droicts, De dissoudre un sainct mariage Pour faire un ridicule ouvrage, Pour joindre avec des jeunes lys Des grateculs et seps vieillis, Pour mesler le sang de la France Au vil sang de Son Eminence, Pour faire reyne Combalet[55], La veufve d'un pauvre argoulet, La posterité d'un notaire, L'hermaphrodite volontaire, L'amante et l'amant de Vigean[56], La princesse au teint de saffran, La Nayade qui dans sa chambre Tient une fontaine d'eau d'ambre, Et le chaste Dieu des jardins Parmy ses lys et ses jasmins; Quand, renversant le cours des choses, Il a faict des metamorphoses A rendre vierge Combalet, La femme d'un maistre mulet, Alors les celestes puissances N'ont pu souffrir ses insolences: On a veu cet audacieux Hay de la terre et des cieux, On a veu ses palmes fanées Depuis le cours de trois années; Dieu ne reglant pas ses desseins, Ils ont paru des songes vains: Car vouloir vaincre l'Allemagne Et dompter la maison d'Espagne, En laissant perir nos soldats Victorieux aux Pays-Bas, En consumant l'or des finances Dans l'esclat des magnificences, C'est montrer qu'il n'a plus de sens Que pour perdre les Innocents[57]; En prodiguant pour ses duchesses De quoy munir ses forteresses, En amassant de grands tresors Dedans le Havre et autres ports, En laissant dans les autres villes Des troupes foibles et debiles, Ayant plus de soin des prisons Que des forts et des garnisons, C'estoit un dessein chimerique Digne de ce grand polytique, D'un heros au dessus des noms, Du roy des petites maisons. Ses visions creuses et folles Ont mis les forces espagnolles Dans le sein de l'Estat françois, Et près du trosne de nos rois. La France a receu mille atteintes, Ses douleurs esgallent ses craintes; Tous ses membres sont languissans, La guerre a perclus tous ses sens, Et la vigueur de sa noblesse N'est plus aujourd'hui que foiblesse. Elle est malade en tout son corps, Ne peut faire de grands efforts, A besoin que la main divine La preserve de sa ruine, Et ne doit demander à Dieu Que la perte de Richelieu: Car, si le Ciel benit nos armes, S'il sèche le cours de nos larmes, Et qu'Armand possède Louis Par ses mensonges inouïs, Il reprendra sa tyrannie, Il redoublera sa manie; Il bannira les plus puissans, Il perdra les plus innocents; Il connoit desjà des vengeances, Il prepare des violences; Ce lyon bat desjà son flanc, Son coeur est alteré de sang; Ses yeux estincellans de rage, Sa gueulle s'apreste au carnage. Faut-il que, combattant pour nous, Nous nous exposions à ses coups, Et qu'en deffendant nos murailles, Ce serpent ronge nos entrailles? Faut-il qu'en asseurant nos biens Nous nous asseurions nos liens? Faut-il qu'en gardant nostre maistre, Nous gardions ce barbare prestre, Et qu'esclaves comme devant, Nous nous perdions en nous sauvant? Grand Roy, bannis par ta puissance La servitude de la France, Chasse l'orgueilleux potentat Et le demon de ton Estat. Ton triomphe sera funeste Si ce cruel monstre nous reste. Ouvre les yeux, arme ton bras Pour mettre deux tyrans à bas; Couronne les faicts de la gloire Qu'auroit ceste double victoire; Fais punir l'autheur de nos maux, L'autheur de mille et mille impots; Fais que la justice divine Accable ce nouveau Conchine; Laisse deschirer à Paris Le plus meschant des favoris, Et fuys, en sauvant la couronne, Cet oracle de la Sorbonne. Son sepulchre en vain sera beau, Les tyrans n'ont point de tombeau. [Note 2: Gilles Carillo Alvarès d'Albornos, archevêque de Tolède, grand homme d'Etat du XIVe siècle et l'un de ceux qui contribuèrent le plus a mettre l'Italie sous la dépendance du Saint-Siége. Quant à Ximenès et au cardinal d'Amboise, dont les noms accompagnent celui-ci, on les connoît assez.] [Note 3: Allusion très hyperbolique aux cinq auteurs dont Richelieu s'étoit entouré et s'étoit fait une sorte de petite académie intime.] [Note 4: Le maréchal de Marillac avoit été décapité le 8 mai 1632, en place de Grève, et le 30 octobre suivant Henri de Montmorency, aussi maréchal de France, avoit subi le même supplice à Toulouse.] [Note 5: Ces quatre princesses exilées doivent être la reine mère, qui depuis longtemps déjà avoit dû quitter la France; la princesse de Conti, la duchesse de Chevreuse et la duchesse d'Elbeuf. Elles avoient pris part, contre Richelieu, aux intrigues de l'année 1631, et avoient en effet été envoyées en exil, ainsi que la duchesse de Lesdiguières et Mme d'Ornano.] [Note 6: Michel de Marillac, frère du maréchal, fait garde des sceaux en 1626, avoit dû se démettre de sa dignité en 1630, et depuis ce temps il avoit été tenu prisonnier, d'abord au château de Caen, ensuite en celui de Châteaudun, où il mourut le 7 août 1632.] [Note 7: Maître des requêtes, par qui commença la fortune de cette famille, dont faisoit partie M. de Machault, contrôleur général des finances sous Louis XV. Ils descendoient, disoit-on, du renégat juif Denis Machault, qui disparut en 1398, peu de temps après son abjuration. Plusieurs de ses coreligionnaires, soupçonnés de l'avoir tué, furent condamnés à payer une forte somme, avec laquelle on commença la construction du Petit-Pont (Piganiol de La Force, _Descript. de Paris_, t. II, p. 70.). Une inscription en toutes lettres sur laquelle on lisoit: _Judoeus, nomine Machault_, attestoit ce fait. Elle disparut lors de l'incendie du Petit-Pont, en 1718, et l'on eut soin de remarquer qu'un Machault étoit alors lieutenant civil (_Mémoires de d'Argenson_, édit. elzev., t. II, p. 362).] [Note 8: Isaac de Laffemas, dont on a dit tant de mal. Tallemant, qui n'est jamais le dernier à faire chorus de médisance, a dit pourtant de lui (édit. in-8, t. IV, p. 32): «Quand le cardinal de Richelieu lui fit exercer par commission sa charge de lieutenant civil, il y acquit beaucoup de réputation et ôta bien des abus.»] [Note 9: Ce vers et le suivant ne se trouvent pas dans le _Tableau de la vie et du gouvernement des cardinaux Richelieu et Mazarin_.] [Note 10: _Var._: Gasprin.] [Note 11: François de Rochechouart de Jars, chevalier de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, commandeur de Lagny. Il avoit été mis à la Bastille «pour avoir eu part, comme dit La Porte, à l'intrigue de M. de Châteauneuf.» (Coll. Petitot, 2e série, t. 59, p. 369.) Il fut d'un grand secours à La Porte pour la correspondance que celui-ci, pendant son emprisonnement, entretenoit avec Anne d'Autriche». (_Id._, _ibid._) Le magnifique hôtel qui se trouvoit rue Richelieu, en face de celui de Mazarin, et que la place Louvois a remplacé en partie, avoit été construit par François Mansart pour le commandeur de Jars.] [Note 12: _Var._: pali.] [Note 13: _Var._: Ils sont ses sacrificateurs, Ce bourreau les a pour ses prestres.] [Note 14: Pierre Le Messier, dit _Belle-Rose_, le principal comédien de l'hôtel de Bourgogne à l'époque de Richelieu. Il sembloit même que la troupe de ce théâtre fût la sienne, car dans l'_Estat général des gages, appoinctements et pensions_ pour 1641, les 12,000 livres que le roi payoit à cette troupe sont ainsi portés: _pour la bande des comédiens de Bellerose_. Richelieu aimoit le théâtre, on le sait de reste. La musique lui plaisoit aussi beaucoup. Nous avons vu (t. VIII, p. 121) le plaisir qu'il prenoit à faire chanter devant lui Mme de Saint-Thomas, mais nous ne savions pas alors quelle étoit cette cantatrice à la mode. En relisant Tallemant, nous l'avons appris. Il nous dit (édit. in-8, t. IV, p. 49) qu'elle étoit fille du procureur Sandrier, fort jolie et fort coquette. Elle avoit épousé M. de Saint-Thomas, conseiller d'Etat en Savoie. «Elle revint à Paris, dit Tallemant..., où elle se mit à chanter des airs italiens. Elle avoit appris à Turin. Elle fit bien du bruit, mais cela ne dura guère; plusieurs trouvent même qu'elle chante mal, car c'est tout-à-fait à la manière d'Italie; et elle grimace horriblement: on diroit qu'elle a des convulsions.»] [Note 15: Le 9 juillet 1636, les Espagnols nous avoient pris La Capelle, que le baron du Roc n'avoit défendu que sept jours.] [Note 16: C'étoit, on le sait, le bouffon du cardinal, qui, dans ses plus grands ennuis, ne trouvoit pas de meilleur remède à s'administrer qu'une _prise de Boisrobert_.] [Note 17: Peu de temps avant la prise de La Capelle, Jean de Werth étoit allé assiéger Liége pour les Espagnols, mais cette attaque fut bientôt abandonnée pour l'autre tentative, qui réussit mieux. (Aubery, _Vie du cardinal de Richelieu_, liv. V, ch. 35.)] [Note 18: Le prince de Condé avoit été obligé de lever le siége de Dôle le 15 août 1636. Deux ans après, M. de Condé étant allé mettre le siége devant Fontarabie, on fit une chanson qui se chantoit sur le vieil air des _Zeste_, et dont voici le refrain: Il prendra Fontarabie, Zeste, Comme il a pris Dôle. Ce refrain, souvent cité dans les écrits du temps, étoit encore célèbre quand Richelet fit son _Dictionnaire_. Il le prit pour en faire un exemple au mot _zeste_. Là-dessus on bâtit un conte. On prétendit que celui contre qui avoit été faite la chanson, lisant ce dictionnaire, moins grammatical que satirique, étoit tout joyeux de voir que, plus heureux qu'une foule d'autres, il n'y étoit attaqué dans aucun article. Le dernier le fit bien déchanter: c'étoit le mot _zeste_ avec son fameux exemple. Il n'avoit pas perdu pour attendre. Je ne vois qu'un malheur pour l'anecdote, c'est qu'il s'en faut de plus de trente ans qu'elle soit possible. Le prince de Condé, pour qui seul le refrain faisoit épigramme, mourut en 1646, et le dictionnaire de Richelet ne parut qu'en 1680. Cela n'empêchera pas que les _ana_ de l'avenir répéteront l'anecdote, comme l'ont répétée tous ceux du passé.] [Note 19: V., pour la maladie du cardinal, une pièce de notre tome VII, p. 231.] [Note 20: Après cette bataille, gagnée le 20 mai 1635, sur le prince Thomas, par les maréchaux de Brezé et de Châtillon, l'armée feignit de se porter sur Bruxelles, ce qui fit que le cardinal-infant y concentra ses forces en toute hâte, dégarnissant ainsi Louvain, seule place où tendoient sérieusement les entreprises de nos troupes. Ce plan, habilement conçu, manqua par la faute du prince d'Orange, qui, jaloux du cardinal, et ne voulant pas contribuer à lui gagner ce nouveau succès, fit lever le siége de Louvain après dix jours d'attaque.] [Note 21: Le P. Joseph.] [Note 22: François Sublet de Noyers, surintendant des bâtiments.] [Note 23: Pierre Séguier, chancelier de France depuis 1635.] [Note 24: Claude Bouthillier, surintendant des finances, et Léon Bouthillier de Chavigny.] [Note 25: Le P. Joseph, de concert avec la duchesse d'Orléans, avoit établi la réforme dans le monastère de Fontevrauld.] [Note 26: Le P. Joseph avoit institué l'ordre des _Filles du Saint-Sacrement_, dites _Filles du Calvaire_. Le couvent que ces religieuses occupoient au Marais avoit été fondé par lui. (V. Piganiol de La Force, _Description de Paris_, t. IV, p. 377-378.) La rue qui met en communication la rue Saint-Louis et le boulevard rappelle ce couvent, dont elle porte le nom. L'église voisine, Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, en est aussi un souvenir.] [Note 27: Le P. Joseph, qu'on appeloit l'_éminence grise_, désiroit fort qu'on l'appelât l'_éminence rouge_, comme Richelieu son patron. On dit que Louis XIII obtint pour lui le chapeau, mais il n'arriva qu'après le 18 décembre 1638, c'est-à-dire lorsque l'ambitieux capucin étoit mort.] [Note 28: «Jamais, au fond, dit Tallemant, chancelier ne fit moins le chancelier que lui; il est toujours le très humble valet du ministre.» (1re édit., in-8, t. 3, p. 34.)] [Note 29: Le texte donné dans le _Tableau du gouvernement des cardinaux Richelieu et Mazarin_ la nomme en toutes lettres: La Fabry. C'est la femme du chancelier Séguier, fille de Fabri, trésorier de l'extraordinaire des guerres. (V. _Caquets de l'Accouchée_, édit. elzev., p. 166, note.) Un passage de Tallemant nous explique pourquoi on l'appelle ici cette _serrurière_. «On dit, écrit-il, que le grand-père de Fabri étoit serrurier, d'où vient la pointe _fabricando_, _fabrisimus_.» (Edit. in-8, t. III, p. 35.)] [Note 30: «C'est, écrit Tallemant, la plus avare femme du monde. Tous les officiers que le chancelier reçoit lui doivent six aunes de velours ou de satin, selon la charge qu'ils ont... De là vient qu'on l'appelle la fripière.» (_Id._, _ibid._)] [Note 31: «M. de Noyers, dit Tallemant (2e édit., t. III, p. 248), étoit une vraie âme de valet.»] [Note 32: «Ce petit homme, dit encore des Réaux, vouloit tout faire, et étoit jaloux de tout le monde.»] [Note 33: Henri-Auguste de Lomenie, comte de Brienne, secrétaire d'Etat, père de celui qui écrivit les fameux Mémoires publiés par M. Fr. Barrière.] [Note 34: Ce ne peut être ni Paul Phélypeaux de Pontchartrain, mort en 1621, ni Rémy Phélypeaux d'Herbault, mort en 1629; mais bien Louis Phélypeaux de La Vrillière, qui, dès cette époque, étoit secrétaire d'Etat, comme l'avoient été les précédents.] [Note 35: Servien étoit alors exilé à Angers, mais ce n'étoit pas du tout à cause de son _noble génie_. Une querelle qu'il avoit eue avec Boisrobert, au sujet d'une raillerie que celui-ci avoit faite touchant ses amours avec mademoiselle Vincent, la chanteuse, avoit indisposé Richelieu contre lui. Le cardinal, en effet, donnoit toujours raison à son bouffon. Peu de temps après, Servien avoit dû partir pour le lieu de son exil. (Tallemant, 1re édit., t. II, p. 376-377.)] [Note 36: Léon Bouthillier de Chavigny, dont il a déjà été parlé.] [Note 37: C'étoit, en effet, l'homme à tout faire de Richelieu. C'est lui qui fut envoyé à Paris, vers Gaston, pour favoriser à cette petite cour les desseins du cardinal, et il s'y prit si adroitement que Monsieur lui-même fut trompé. (_Mémoires_ de Montrésor, coll. Petitot, 2e série, t. 54, p. 315.) Lors de la conspiration de Cinq-Mars, c'est Chavigny qui fut envoyé par Richelieu vers le roi, porteur du traité conclu par Monsieur, Cinq-Mars et le duc de Bouillon, avec l'Espagne. (_Mémoires_ de La Châtre, coll. Petitot, 2e série, t. 49, p. 384.)] [Note 38: Richelieu avoit, en effet, la plus grande affection pour Chavigny, et la plus entière confiance en son habileté. «Il prend, dit Tallemant (édit. in-12, t. II, p. 232), M. de Chavigny pour le plus grand génie du monde.»] [Note 39: Urbain de Maillé, marquis de Brézé, maréchal de France, devoit sa haute position à sa femme Nicole, du Plessis-Richelieu, soeur du cardinal. Elle étoit morte le 30 août 1635, mais la faveur du maréchal avoit continué.] [Note 40: Charles de La Porte, duc de La Meilleraye, maréchal de France, cousin germain du cardinal de Richelieu.] [Note 41: Le marquis de Coislin, neveu du cardinal, pourvu de la charge de colonel général des Suisses après Bassompierre.] [Note 42: M. Pont-de-Courlay, autre neveu du ministre, qui avoit le grade de général des galères. Tallemant parle d'une peinture que le duc de Roannez possédoit dans son château d'Oiron, vers Loudun, où se voyoit le ministre, avec une partie de ces parents dont il avoit fait l'élévation: «Le cardinal de Richelieu est peint habillé comme la Fortune, qui tend un bâton de maréchal à un petit grimaud qui représente La Meilleraye; donne une ancre à un fort vilain gobin, le général des galères Pont-de-Courlay, et les enseignes des Suisses au colonel des Suisses, le maréchal de Coislin, autre bossu.» (Edit. in-12, t. III, p. 53.)] [Note 44: Claude Bullion, surintendant des finances.] [Note 45: Bernard, duc de Saxe-Weimar, l'un des bons capitaines de ce temps-là, qui avoit mis alors son épée au service de la France.] [Note 46: «Cornuel, president à la Chambre des Comptes, dit Amelot de la Houssaye (_Mémoires historiques_, t. 2, p. 428), avoit toute la direction des finances sous la surintendance de Bullion. Il etoit très bel homme, et avoit une belle femme, dont on dit que le surintendant étoit fort amoureux.»] [Note 47: «On appeloit Bullion le _Gros-Guillaume raccourci_», dit Tallemant, qui savoit sa _Milliade_ par coeur, et qui prouve ainsi combien les traits de cette satire furent bientôt répandus et populaires. (Edit. in-12, t. 2, p. 196.)] [Note 48: «Le surintendant, écrit Amelot de la Houssaye, se servit encore d'un autre homme, nommé Jacques Coquet, qui entendoit assez bien les finances, mais encore mieux l'art de negocier en amour. Cornuel lui vendoit sa femme, et Coquet des maîtresses.» (_Mémoires historiques_, t. 2, p. 429.) Tallemant dit aussi en toutes lettres: «Coquet étoit le maquereau de Bullion.» (1re édit. in-8, t. 3, p. 376.)] [Note 49: Nicolas Le Jay, premier président du parlement de Paris.] [Note 50: Cette terre avoit été érigée en baronnie, et le président, ainsi que son fils Charles; portèrent le titre de baron de Maisonrouge.] [Note 51: La femme du président Le Jay étoit en effet fille de Charles Marchand, capitaine des trois corps d'archers de la ville, et le même qui fit construire à ses frais le pont ainsi nommé, à cause de lui, pont Marchand, à la place du Pont-aux-Meuniers, écroulé le 21 décembre 1594.] [Note 52: A la suite de ce vers se trouvent ceux-ci, dans le texte donné dans le _Tableau de la vie et du gouvernement_, _etc._: Il ne desiroit pour tombeau Que celui dont vit Isabeau.] [Note 53: Allusion à la victoire que M. de Thoiras avoit remportée sur les Anglois dans l'île de Rhé, en 1629, et à la belle défense que les François avoient faite à Casal en 1629 et en 1630, et a Mantoue vers le même temps.] [Note 54: En 1634, le duc de Lorraine, pour échapper aux engagements qu'il avoit pris avec le roi, ayant cédé ses états au cardinal François, son frère, Louis XIII le punit de sa mauvaise foi insigne en mettant la main sur toute la province. C'est ce que notre satirique appelle ici une usurpation du cardinal.] [Note 55: Soeur de Pont-Courtay, et partant nièce du cardinal. Après l'affaire du pont de Cé, pour établir un semblant d'alliance entre lui et MM. de Luynes, Richelieu avoit fait épouser cette nièce à Antoine de Beauvoir du Roure, seigneur de Combalet, neveu du duc de Luynes. Plus tard, il la fit duchesse d'Aiguillon.] [Note 56: A la fin de l'_Histoire secrète des amours du cardinal de Richelieu avec Marie de Médicis et madame de Combalet_, curieux mémoire publié, on ne sait pourquoi, par Auguis, dans ce qu'il appelle les _Révélations indiscrètes du XVIIIe siècle_, 1814, in-12, p. 145-182, on lit ceci: «Elle (madame de Combalet) eut dans la suite de grandes liaisons avec madame du Vigean, qui n'étoit pas plus prude qu'elle.» Tallemant (édit. in-12, t. 2, p. 204) fait foi lui-même de ces relations et de l'influence de madame de Vigean sur madame de Combalet.] [Note 57: Ces deux vers manquent dans l'édition in-4º.] FIN. _Le Duel signalé d'un Portugais et d'un Espagnol[58]._ _Extrait d'une lettre escritte de Lisbonne à Paris, au Prince de Portugal[59]._ _Du Bureau d'adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, près le Palais, à Paris, le 31 aoust 1633._ _Avec privilége._ [Note 58: Bien que cette pièce intéresse une des époques les plus curieuses de l'histoire du Portugal, nous la reproduisons ici moins pour elle-même que pour le singulier _appendice_ que lui a donné son premier éditeur. Cet _appendice_, comme on le verra, n'est pas autre chose qu'une feuille de _petites affiches_ en 1633.] [Note 59: Ce prince de Portugal est D. Cristovao, l'un des deux fils du prétendant D. Antonio, prieur de Crato, qui, sans avoir des droits légitimes, avoit le plus énergiquement lutté, par tous les moyens possibles, pour que le Portugal n'eût d'autre roi qu'un prince portugais. On sait qu'après avoir tout tenté pour arracher son pays à la domination espagnole, D. Antonio mourut à la peine en 1595, ne laissant que ses prétentions pour héritage à son fils. D. Cristovao fut le seul qui resta en France. Nous savions qu'il y étoit encore en 1632, car cette année-là du Moustier fit son portrait. (V. notre volume _Un Prétendant portugais au XVIe siècle_, 1852, in-12, p. 44, 85, 95.) La date de la pièce reproduite ici prouve que l'année suivante il s'y trouvoit encore. Il y vivoit d'une pension que lui faisoit le roi, comme on peut le voir par une pièce que possédoit M. de Joursanvault. (V. le _Catalogue_ de sa collection, 1re partie, p. 35, nº 257.)] J'ai disputé à par moy se je vous ferois part d'un combat memorable arrivé le 27 du passé entre deux personnes de telle qualité qu'il semble plustot un combat de nation que de personne à autre; mais, voyant que les Espagnols en semoyent le bruict à leur avantage, sur ceste maxime qu'à mal exploiter il n'est que de bien escrire, je me suis senti obligé à vous en mander la verité. Les Espagnols sont de tout temps mal voulus des Portugais, et leur histoire moderne nous apprend qu'ils ont porté leur animosité jusques au Nouveau-Monde, au partage duquel ils ne se sont jamais pu accorder, bien que le S. Siége s'en soit meslé. Mais ceste haine est venuë à son comble lorsque les Espagnols se sont rendus maîtres du Portugal, aneantissans les beaux priviléges de ceste grande province, et mesmes lorsqu'ils ont changé leur liberté en des citadelles, le moyen ordinaire dont se servent les Espagnols pour retenir sous leur domination les peuples par force, puisqu'ils ne le peuvent par amour. La garnison espagnole qui estoit dans la citadelle de Lisbonne s'estant voulu égayer dans la ville et y vivre avec moins de retenue, les bourgeois portugais, ausquels une domination estrangère ne peut faire oublier leur generosité, lassez de leur façon de faire, l'ont naguères rechassée dans leur citadelle, sans leur vouloir souffrir de remettre le pied dans la ville. Ce que dom Federico de Tolède[60], general de l'armée espagnole, n'ayant pu endurer sans leur tesmoigner son ressentiment, lascha quelques parolles au desavantage des Portugais; de quoy estant adverty dom Francisco Mascarenhas, gentilhomme portugais de l'ordre de Christo (qui est le principal ordre de Portugal), homme de grande reputation, tant pour avoir fait de grands exploits d'armes aux Ost-Indes que pour avoir esté chef de la faction portugaise qui chassa les Espagnols dans cette citadelle, comme je vous ay dit, employa cinq jours entiers à chercher dom Federico, et l'ayant enfin trouvé seul en une place de cette ville de Lisbonne ditte Terrero de Passo, sur les quatre heures après midy, il luy dit: «Me voilà bien content d'avoir rencontré vostre seigneurie, pour luy demander raison du blasme qu'elle donne aux gentilshommes portugais, dont le moindre vaut mieux que tous les Espagnols; mais afin que vostre meschanceté et impudence face recognoistre vostre tort devant Dieu et le monde, je vous appelle au combat Dos Cardaiz. Amenez-y tant d'Espagnols que vous voudrez: j'ay si bonne opinion de moy qu'avec le tiltre que je porte de Mascarenhas et mon ordre, il y aura assez de moy tout seul pour battre tous les Castillans; il ne reste plus qu'à me donner l'heure, à laquelle je ne manqueray point de me trouver.» [Note 60: Fils du duc d'Albe et le même qui s'étoit illustré par la prise de Mons en 1573. On sait que le duc d'Albe avoit contribué plus que personne à la conquête du Portugal par les Espagnols. Le gouvernement de Lisbonne revenoit donc de droit à quelqu'un des siens.] Dom Federico luy respondit en se mocquant: «Je suis bien aise qu'il y ait en ce royaume une personne si vaillante que vous, qui ait la hardiesse d'appeler au combat un général de l'armée espagnole; mais quant à moy, qui suis ministre de Sa Majesté Catholique, je ne le puis accepter.» Mascarenhas repart: «Je jure par mon ordre que, si vous ne l'acceptez pas, je vous decrieray par tout le monde comme un poltron, et le moindre mal qui vous puisse arriver à la première rencontre est d'avoir l'oreille coupée. Espagnols, quand vous parlez des Portugais, apprenez à mettre les deux genoux à terre.--Eh bien, dit lors Federico, pour faire donc plaisir à si vaillant Portugais, j'accepte l'appel et me trouverai demain au lieu assigné dès les six heures, non, dès les quatre heures après midi, vous donnant avis au parsus que j'iray en général.» A l'heure dite, dom Francisco Mascarenhas parut le premier au champ où se devoit faire le combat, sans autres armes que l'espée et le poignard; mais vingt-cinq gentilshommes du même ordre le suivoient à cent pas de là, pour voir quelle en seroit l'issue. Dom Federico y arriva aussi, mais fort tard, et après cinq heures, à la teste de trente-cinq capitaines. Lors, après quelques démarches à l'avenant, ils degaînèrent leurs longues estocades, et dom Francisco Mascarenhas disant force injures à l'Espagnol, il luy donna deux coups d'estramasson sur la teste. L'Espagnol fit alors un grand cri, disant qu'il estoit mort; au bruit duquel le neveu de dom Federico bailla un coup d'espée au derrière de la teste de dom Francisco, en suite de quoy les spectateurs accoururent tous de part et d'autre et se meslèrent, de sorte que le combat dura une heure entière. Et toutesfois de la part des Portugais il n'y eut qu'un neveu de dom Francisco tué, mais du costé des Espagnols il demeura sept capitaines sur la place, dont l'accident fit retirer tous les autres. Jugez par là si les Espagnols ont de quoy se vanter. FIN. _Quinziesme Feuille du Bureau d'addresse, du premier septembre 1633[61]._ [Note 61: Nous avons déjà parlé du _bureau d'adresse_ établi par Renaudot (V. notre t. I, p. 138, et le _Roman bourgeois_, p. 106); nous n'avons donc pas besoin d'y revenir longuement. L'idée d'un semblable bureau de renseignements n'étoit pas nouvelle. On sait par Montaigne (liv. 1, ch. 34) que son père l'avoit eue déjà; Barthélemy de Laffémas l'avoit reprise sous Henri IV, comme on le voit par un passage de son _Histoire du Commerce_ (_Archives curieuses_, 1re série, t. XIV, p. 223-424); mais ni l'un ni l'autre n'étoit allé plus loin que le projet. C'est à Théophraste Renaudot qu'en étoit réservée la mise à exécution. Il comprit à merveille ce que devoit être un pareil établissement, et tout d'abord il le fit très complet. On savoit déjà qu'il y avoit joint des sortes de _cours_, des _conférences_, dans lesquels se traitoient toutes sortes de questions, et dont il sera parlé plus loin; mais on ignoroit généralement que pour donner une utilité plus directe à la partie principale de son établissement, au _bureau_ même _des adresses_, il avoit mis à son service une feuille spéciale, de véritables _petites affiches_. Elles paroissoient le premier de chaque mois; celle que nous publions ici, comme spécimen, étant la _quinzième_ et portant la date de septembre 1633, on voit que cette intéressante création remontoit au 1er juin 1632. Il y avoit déjà six mois que Renaudot publioit sa _Gazette_ quand il lança cette nouvelle feuille, et il voulut que, tout en servant pour le _bureau d'adresse_, elle fût aussi pour l'autre comme une feuille de supplément. La relation qui se trouve en tête du ce quinzième numéro en est la preuve. Tel fait qui n'avoit pas paru dans l'une étoit inséré dans l'autre: il falloit donc être abonné aux deux pour être bien sûr de ne rien ignorer des nouvelles du jour. Quand Conrard écrit à Félibien, le 10 octobre 1647: «Le gazetier ne nous a pas encore donné de nouvelles du tremblement de terre dont vous me parlez; il la garde sans doute pour quand il en manquera d'autre», peut-être n'avoit-il pas lu la _feuille d'avis_ où pouvoit se trouver le fait omis dans la _Gazette_. Ces relations mises en tête de la _feuille d'avis_ me semblent être ce que furent plus tard les _extraordinaires_ ou suppléments de la _Gazette_. Combien coûtait chaque numéro? Je ne sais; mais comme le prix d'entrée au bureau d'adresse étoit de trois sols, ainsi qu'on le voit par ces deux vers du _Ballet_ auquel il servit de motif en 1631 (p. 12): Pour nos trois sols nous y pouvons entrer, Et trouver quelque chose ou blanque, peut-être vous y donnoit-on par-dessus le marché le dernier numéro publié. La chose est d'autant plus croyable que c'étoit surtout une feuille d'annonces, et qu'elle avoit plus besoin de lecteurs que les lecteurs n'avoient besoin d'elle.--Les Anglois, qui ont toujours tant d'empressement à nous imiter, ne manquèrent pas d'établir chez eux un bureau d'adresses semblable à celui de Renaudot. En 1637 Charles Ier autorisoit Jean Innys à ouvrir un établissement de ce genre. J'ignore s'il eut aussi la _feuille d'avis_; c'est fort probable. Celle de Renaudot exista jusqu'en 1653, époque de sa mort. En 1715, le libraire Thiboust l'avoit reprise. On lit en effet dans le _Journal des Savants_ (août 1716): «Le sieur Thiboust, libraire-imprimeur, vend chaque semaine une brochure in-12 qui contient les affiches de Paris, des provinces et des pays étrangers.» Il n'est donc pas vrai de dire que ce fut Antoine Boudet qui créa les _Petites Affiches_, en 1745. M. Barbier a le premier fait cette rectification dans son _Examen critique des dictionnaires historiques_, t. 1, p. 143; mais il a oublié de nommer Renaudot, si bien qu'en réparant une injustice, il en a, sans le savoir, commis une autre.] _Terres seigneuriales à vendre._ Une terre seigneuriale en chastelenie, avec toute justice, à quatre lieues au deçà d'Orléans, dans la forest, consistant en beau chasteau bien logeable, terres labourables, vignes, prez, droit de pesche et de chasse, bourg qui en depend, plusieurs mestairies, rentes, droits de patronnage et autres droits seigneuriaux. Elle est de deux mille livres de revenu, le prix de soixante mille livres. V. 3. f. 252. à. 3. v.[62] [Note 62: Ces indications abrégées signifient volume III, folio 252 à 253, verso. Vous voyez qu'il y avoit beaucoup d'ordre au bureau d'adresse.] * * * * * 2º Une autre au village de Saclé, à quatre lieues de Paris, sur le chemin de Chevreuse, consistant en une maison où il y a court, puits dedans, deux grandes chambres, cuisine, salle, caves, bergerie, estables, droit de colombier à pied, et un jardin d'arbres fruitiers, le tout contenant deux arpens et demi, cent arpens de terre labourable, deux arpens et demi de prez, et seize sols parisis de censives. Elle est affermée cinq cens livres; le prix de treize mille livres. V. 3. f. 44. à. 5. r. * * * * * _Maisons et heritages aux champs en roture à vendre._ 3º Une maison au village de Creteil, à trois lieues de Paris, proche Nostre Dame des Mesches, consistante en porte cochère, cour fermée de murs, colombier; un grand corps de logis où il y a cuisine, salle, trois chambres hautes, deux greniers et une foulerie; clos planté d'arbres fruitiers et d'excellentes vignes, fermé moitié de murailles et moitié de hayes vives; demi arpent de terre labourable et un arpent et demi de vignes. Elle est affermée deux cens livres; le prix de trois mille trois cens livres. V. 3. f. 251 à 4. r. * * * * * 4º Deux mille arpens de bois, tant en taillis que balliveaux anciens et modernes, entre Rembouillet et Espernon, à six lieues de Mantes et Poissi, lequel bois est exempt de dixmes, de tiers et danger; le prix de quatre-vingts livres l'arpent à tout prendre. On vendra aussi cent cinquante milliers de fagots, sçavoir: ceux de pelart, sept livres dix sols le cent, et les autres non pelez quatre livres. V. 3. f. 256. 3 v. * * * * * _Maisons à Paris à vendre._ 5º Deux maisons vers l'hostel de Nemours[63], l'une consistante en porte cochère, court, caves, escurie pour quatre chevaux, grande salle, quatre chambres, bouges, cabinets et galleries, louée mille livres; dans l'autre il y a porte cochère, petite court, escurie pour trois chevaux, cuisines, caves, puits, quatre chambres, cabinets et greniers, louée six cens cinquante livres; on les veut vendre toutes deux trente-six mille livres. V. 3. f. 251. à. 5. v. [Note 63: Il se trouvoit rue des Grands-Augustins. Il fut démoli en 1671 pour faire place à la rue qu'on nomma rue _de Savoie_, parce que les derniers propriétaires de l'hôtel avoient été des princes de Savoie.] * * * * * 6º Une autre vers la vieille rue du Temple, consistante en porte cochère, place au carosse, court, escurie pour cinq chevaux, trois salles, deux chambres au-dessus de plein pied, l'une desquelles avec un cabinet qui en est proche, sont enrichis de force belles peintures; deux autres chambres, un grand grenier, un autre petit corps de logis au-dessus de la cuisine, où il y a deux chambres. Elle est louée depuis dix ans douze cens livres; le prix de trente mille livres, qui est le denier vingt-cinq. V. 3. f. 249. à. 8. v. * * * * * 7º Une autre bastie de neuf vers la place Maubert, consistante en deux boutiques, deux caves, court, puits, six chambres avec leurs bouges, un pavillon dessus la montée, dans lequel il y a une chambre et grenier avec une estude à costé. Louée quatre cens livres; le prix de neuf mille livres. V. 3. f. 253. à 6. r. * * * * * _Maisons à Paris à donner à loyer._ 8º Une maison au quartier du Pont-Neuf, consistante en deux portes cochères, deux caves, cuisine, puits, grande salle, sept chambres avec leurs bouges et cabinets, du prix de douze cens livres. V. 3. f. 249. à. 6. v. * * * * * 9º On veut transporter le bail d'une maison, qui n'expirera que dans deux ans, vers la montagne Saincte Geneviève, consistante en petite porte, escurie pour trois chevaux, court dans laquelle y a un beau cabinet; cuisine, puits, salle, six grandes chambres et trois petites, greniers et caves. Le prix de quatre cens vingt-cinq livres. Il faut que celuy qui prendra ce logis veuille tenir des pensionnaires, afin d'acheter vingt lits et autres meubles qui y sont, et on luy laissera douze pensionnaires qui sont dans ledit logis. V. 3. 252. à. 2. v. * * * * * 10º Une autre au mesme quartier, consistante en porte cochère, escurie pour six chevaux, place à un carosse et beau logement, du prix de six cens livres. V. 3. fol. 250. à 1. v. * * * * * 11º Une autre au mesme quartier, consistante en porte cochère, place au carosse, escurie, cour et plusieurs chambres, du prix de neuf cens livres. V. 3. f. 250. à. 1. v. * * * * * _Maisons à Paris qu'on demande à prendre à loyer._ 12º Une maison n'importe du quartier ni du prix, où il y ait porte cochère, place à mettre un carosse et un chariot, et trois ou quatre chambres. V. cl. 3. f. 252. art. 1. v. 13º Une autre au Marais du Temple, vers S. Paul ou ès environs, où il y ait porte cochère, place à un carosse et un chariot, et une escurie pour dix chevaux; on y mettra jusques à douze cens livres. V. 3. f. 252. à 1. v. * * * * * 14º Une autre au fauxbourg S. Germain ou vers S. André des Arts, de trois cens livres; ou bien, à faute d'en trouver une de ce prix, on se contentera de deux belles chambres. V. 3. f. 252. à 2 v. * * * * * 15º Une autre à porte cochère, de huict à neuf cens livres, n'importe du quartier. V. 3. fol. 249. art. 2. r. * * * * * 16º Une autre à porte cochère, ou une portion, où il y ait escurie pour quatre chevaux. V. 3. f. 249 à 2. r. * * * * * 17º Une maison vers le Louvre, consistante en porte cochère, court, place à un carosse, jardin, escurie pour unze chevaux et grand logement, du prix de seize cens livres. V. 3. f. 250 à 1. v. * * * * * _Rentes à vendre._ 18º Une rente, dont le fonds est de mil livres, constituée au denier seize sur une terre en Gastinois, affermée trois mil livres. V. 3. f. 253. à. 7. v. * * * * * _Benefice à permuter._ 19º Une cure au diocèse de Troyes en Champagne, de six cens livres de revenu, contre quelque petit benefice simple, ou autre cure près de Paris. V. 3. f. 33. à. 2. v. * * * * * _Offices à vendre._ 20º Un office de trésorier des régiments en Limousin, aux gages de cinq cens livres, et quelques autres petits profits. Le prix de six mil livres. V. 3. f. 119, à. 2. v. * * * * * 21º Un autre de conseiller au parlement de Rouen, pour le prix du dernier vendu, qui est quatre vingt quatre mil livres. V. 3 f. 250. à. 2. r. * * * * * _Meubles à vendre._ 22º Un habit neuf de drap du sceau[64] escarlate, qui n'est pas encore achevé, doublé de satin de mesme couleur avec un galon d'argent. Le prix de dix huict escus. V. 8. f. 253. à. 3. r. [Note 64: V., sur ce drap, t. 3, p. 37, note.] * * * * * 23º Un lit à pentes de serge à deux anvers, vert brun, avec des bandes de tapisserie et la couverture traînante. Le prix de soixante livres[65]. V. 3. f. 253. à. 4. r. [Note 65: Ne croiroit-on pas lire le mémoire de La Flèche, dans l'_Avare_? C'est que Molière savoit dresser un inventaire de tapissier: il étoit fils de maître.] * * * * * 24º Une tanture de tapisserie de Flandres à personnages, de cinq pièces, du prix de cinq cens livres. V. 3. f. 252. à. 2. r. * * * * * 25º Deux pendans d'oreille, de deux perles en poires bien blanches et unies de quatre carras, pendantes à un croissant d'or, du prix de cent livres. V. 3. f. 251. à. 3. r. * * * * * 26º Un chapelet à six dizaines d'amethistes avec des grains et une grosse croix d'or, du prix de soixante escus. V. 3. f. 251. à. 2. r. * * * * * 27º Une chesne de deux cens perles orientales rondes et blanches, du prix de vingt cinq escus pièce. V. 3. f. 249. à. 2. v. * * * * * _Affaires meslées._ 28º On donnera l'invention d'arrester le gibier et l'empescher de sortir du bois et d'y rentrer, quand il en sera sorti, par d'autres lieux que ceux qu'on voudra. V. 3. f. 253. art. 9. v. * * * * * 29º Une autre donnera l'invention de nourrir quantité de volailles à peu de frais[66]. V. 3. f. 254, art. 10. v. [Note 66: Prudent Le Choyselat avoit publié dès 1572 son fameux traité: _Discours oeconomique, non moins utile que recreatif, montrant comme de cinq cents livres pour une fois employées l'on peut tirer par an quatre mille cinq cents livres de proffict honneste._ Il s'agit, comme on sait, d'élever des poules.] * * * * * 30º On demande un homme qui sçache mettre du corail en oeuvre. V. 3. f. 251. à. 1. r. * * * * * 31º On demande, à constitution de rente, la somme de huict cens livres, sur bonnes assurances. V. 3. f. 250. à. 2. v. * * * * * 32º On veut vendre un atlas de Henricus Hondius le prix de quarante huit livres[67]. V. 3 f. 251. à. 1. r. [Note 67: Voici le titre complet de ce livre: _Orbis terrarum geographica descriptio_, 1607, in-fol.] * * * * * 33º On prestera, à constitution de rente, la somme de mil livres en une partie, mesme au denier vingt, pourveu que ce soit à quelque communauté. V. 3. f. 250. à. 5. v. * * * * * 34º On demande compagnie pour aller en Italie dans quinze jours. V. 3. f. 249. à. 3. v. * * * * * 35º On vendra un jeune dromadaire à prix raisonnable. V. 3. f. 253. à. 11. v. * * * * * Le premier des deux points desquels il se traitera céans[68], en la première heure de la conference du lundi cinquiesme du courant, à sçavoir: à deux heures après midi, sera des _causes_; en la seconde heure, on recherchera particulièrement _pourquoy chacun desire qu'on suive son avis, n'y eust-il aucun interest_; la troisiesme heure sera employée, à l'ordinaire, en la proposition, rapport et examen des secrets, curiositez et inventions des arts et sciences licites[69]. [Note 68: C'est-à-dire au _bureau d'adresse_.] [Note 69: La séance eut lieu, en effet, comme il est dit dans ce programme sommaire. On le sait par le _Recueil général des questions traictées ès conférences du bureau d'adresse, etc._ Paris, 1656, in-8. On voit, t. 1, p. 36, 45, qu'il y eut, à la troisième conférence, dissertation sur les _causes en général_; puis sur cette question: _Pourquoy chascun est jaloux de ses opinions, n'y eust-il aucun intérêt?_ Dix personnes parlèrent sur le premier point; mais pour l'autre il n'y en eut guère que quatre ou cinq. Quant aux _curiosités_ et _inventions_, celles dont on s'occupa furent un microscope qui faisoit paroître une puce aussi grosse qu'une souris, et la grande question du mouvement perpétuel.] FIN. _Deluge et innundation d'eaux fort effroyable, advenu ès faulxbourgs S. Marcel, à Paris, la nuict precedente jeudy dernier, neufième april, an present 1579._ _Avec une particulière declaration des submergemens et ravages faits par les dites eaux._ _A Paris, par Jean d'Ongoys, imprimeur, rue du Bon-Puits, près la Porte Sainct-Victor, 1579._ _Avec permission_[70]. In-8. [Note 70: Nous avons déjà donné, t. 2, p. 221-236, une pièce sur un de ces _déluges_ de la Bièvre qui furent autrefois si fréquents et si terribles. Celui dont il est ici question fut l'un de ceux qui firent le plus de ravages. Le nom de _Déluge de Saint-Marcel_ lui resta. On écrivit à ce sujet plusieurs relations, entre autres celle qui a pour titre: _Le Désastre merveilleux et effroyable d'un deluge advenu ès faubourg S. Marcel les Paris, le 8e jour d'avril 1579, avec le nombre des mors et blessés et maisons abbatues par la dite ravine_. Paris, Jean Pinart, 1579. Comme cette pièce a déjà été publiée dans les _Archives curieuses de l'Histoire de France_, 1re série, t. 9, p. 303-309, nous lui avons préféré celle que nous donnons ici, qui est d'ailleurs beaucoup plus rare. Jean Dongois, chez qui elle fut imprimée, ne livroit pas ordinairement ses presses à de semblables livrets; s'il publia celui-ci, c'est que le désastre qui s'y trouve raconté avoit eu lieu dans son voisinage. Peut-être est-ce lui-même qui l'a écrit. «Il estoit fort sçavant, dit La Caille, et nous avons de sa composition et de son impression le _Promptuaire_, contenant tout ce qui s'est passé depuis la création du monde jusqu'à son temps, imprimé en 1576.» (_Histoire de l'imprimerie et de la librairie_, p. 160.)] Entre les terreurs et espouventements lesquels peuvent survenir à l'homme, se voyent journellement estre les plus à redouter ceux qui viennent inopinement et sans qu'on en soit adverty, par ce que aux autres il y a aucun moyen de s'en pouvoir garantir, et non (ou à grand peine) quand les adversitez viennent lorsque moins nous en sommes advertis; et de ce nous en avons plusieurs exemples, et veuz de nostre temps, aussi autres congneuz par noz devanciers et anciens, principalement quand il faut mettre en rang les impetuositez, ravages et demolitions des eaux, element entre les autres superbe et violent, duquel le cours est invincible, ne pouvant estre retenu. Outre tout ce que de cet element a esté escrit par infiniz historiens (aucuns desquels je citeray ci-après, parlans de telles innondations), je diray premièrement ce que j'ay entreprins faire sçavoir à ceux qui ne l'ont peust estre veu, touchant une petite rivière (dite de Gentilly) descendant ès faulxbourgs S. Marcel, à Paris: d'autant que sur cela (suivant mon propos) je feray entendre ce qui en est advenu de merveilleux et espouvantable. Mercredi dernier, huictiesme de ce present moys d'avril 1579, entre unze et douze heures de la nuict[71], l'eau d'une petite riviere, laquelle prend son cours ès faulxbourgs S. Marcel, lez Paris (nommée la rivière de Gentilly, d'autant que de ce village ou peu plus loing elle prend sa source et origine) se desborda si outrageusement à cause des pluyes tombées par deux jours entiers, sans cesser, que de mémoire d'homme ne s'est veu en ce lieu eau plus violente et dommageable que celle-là; et par ce que ceste petite rivière passe, par une infinité de canaux fort estroictz, soubz les maisons de plusieurs particuliers (lesquels pour lors ne luy peurent donner assez de liberté pour s'escouler et esvanouyr[72], estans surprins), elle rompit plusieurs bâtimens de maisons, murailles et autres plusieurs edifices faisans obstacle à son cours, si que, à cause qu'il estoit toute nuict et à heure de repos, elle saisit plusieurs personnes dormans ès lieux bas, grande partie desquels seroyent peris par telle sinistre aventure. [Note 71: Dubreuil donne les mêmes détails. (_Le Théâtre des antiquitez de Paris_, 1639, in-4, p. 306.)] [Note 72: V., pour une autre cause des inondations de la Bièvre, notre t. 2, p. 223, note. Aujourd'hui, rien de semblable n'est plus à craindre. La canalisation de la Bièvre dans Paris est une des dernières mesures qui aient été prises. En faisant les travaux nécessaires, on a trouvé un certain nombre de médailles de l'empereur Julien.] De ceste heure, venant sur le jour, elle creut encor de telle sorte, que ceux lesquels pensoyent estre bien asseurez ès chambres ou estages plus hauts que ne venoit le cours de ceste eau, furent incontinent contraints saillir dehors, craignans la ruyne des maisons, les uns à nage, desquels les moins foibles, soit pour la force de l'eau precipitée et inaccessible, furent incontinent submergez par la fureur et violence de ces ondes, et les autres, pensans y demeurer sauves, furent preservez et quelques-uns trouvez à demy noyez et prests à expirer[73]. [Note 73: «Il y eut, dit Du Breul, vingt-cinq personnes, tant hommes que femmes et petits enfants, que noyées, que tuées et accablées sous les ruines; quarante qui furent seulement blessées, quantité de bétail noyé et perdu.»] Ce ravage a fait tomber es dits faulxbourgs plus de soixante maisons[74] dessoubz lesquelles ont esté accablez plusieurs corps peris et blessez par cet encombre, et ne faut douter qu'il ne s'en trouve encor lorsque l'eau sera retirée d'avantage. [Note 74: L'inondation s'étendit, selon Du Breul, jusqu'au couvent de Sainte-Claire, occupé par les cordelières de Saint-Marcel, c'est-à-dire par conséquent jusqu'au nº 95 de la rue de Loursine. Le _Pont-aux-Tripes_, jeté sur la Bièvre, entre les nº{s} 166 et 168 de la rue Mouffetard, et qui marquoit le point de jonction des deux bras de la petite rivière, fut renversé, ainsi qu'un certain nombre de maisons. On lit soixante ici. Du Breul va moins loin: il n'en compte que douze. «Et enfin, ajoute-t-il, tous les dommages que fist cette subite inondation furent estimez à peu prez à soixante mil escus, non compris et evaluez les autres degats et ravages qu'elle fist aux villages voisins.» Selon Sauval (t. 1, p. 210), l'eau dépava Saint-Médard, et l'église des Cordelières. En 1573, une inondation de la même rivière avoit détruit les murs du couvent du _Val-Parfond_, le Val-de-Grâce (Félibien, _Preuves_, t. 4, p. 835).] O cas estrange! il s'y est trouvé une dolente et pitoyable mère, laquelle, pensant sauver la vie à son enfant bien jeune et delicat, a esté offusquée de la rage et furie de ceste eau sauvage, tenant son tendre enfant embrassé, lequel on a sauvé respirant encor: ce qui doit veritablement estre esmerveillable, la mère y finer plustôt que l'enfant. On ne sçait au vray le nombre des personnes qui y sont peris, parce que l'eau n'est du tout retirée et que plusieurs de ceux qui estoyent logez ès bas lieux des maisons ne se retrouvent; seulement on a cognoissance de ceux qui ont esté retirez morts de l'eau, et grand nombre qui ont esté secourus par les voisins, à quoy entre les autres ne s'y est faint un soldat des gardes du Roy, nommé Videcoq, demeurant là auprès (et fidèlement), pourquoy il est grandement à louer. Plusieurs bestiaux, comme vaches, porcs et autres, ont esté trouvez noyez ès estables où ils estoyent. Tellement que la perte advenue a ce faulxbourg, en ce comprins la ruyne des edifices, est estimée à plus de cent mil escuz[75], sans le dommage faict ès jardins et lieux de plaisance estans en ceste part. [Note 75: Du Breul, comme on l'a vu dans la note précédente, n'évalue pas le dommage à une aussi forte somme.] Le dommage de ces grandes eaux n'a esté seulement en un lieu, mais en plusieurs autres, tellement que, sur une heure de la nuict sus dicte, ont esté perceuz sur la rivière de Seine grande quantité de diverses sortes de meubles emportez par la violence subite et inopinée de ces eaux. Aucuns pourront dire que telles sinistres fortunes ne devroyent estre escrites, et que bien souvent on taist les evenemens saincts et prospères, et se divulguent ceux lesquels ne nous apportent que tristesse et desplaisir; mais d'autant que toutes choses viennent par la volonté divine, et que les historiographes en ont escrit d'autres moindres, et aussi que cela ne sçauroit sinon de tant plus inciter le peuple à contrition de ses pechez sur la fin ce caresme, je n'ay voulu passer soubs silence ceste horrible et dommageable innondation d'eaux, afin que chacun se tienne en la crainte de l'omnipotent et que l'on sache que ses faits sont si incompréhensibles que nul n'en peut avoir aucune cognoissance. Au surplus, c'est pitié de voir les maisons champestres abbatues, lesquelles sont du long de la rivière de Seine, et croy pour certain que le long des autres fleuves n'y a pas moins de desolation: les pauvres villageois s'enfuyans desnuez de tous leurs biens, estans leurs maisons couvertes d'eaux, leurs champs ensemencez noyez, leur espérance de recueillir assez vaine (n'est la grace du Tout-Puissant), leur bestial en partie emporté et noyé par la violence de ces eaux, lesquelles auroyent ruyné entièrement plusieurs villages, abattu et desraciné infini nombre de grands arbres, emporté plusieurs ponts et grande quantité d'hommes, femmes et enfans submergez dans les ondes; ce que vrayement nous doit bien induire à penitence, car depuis plusieurs années n'en a esté veu une en laquelle soyent advenus plus de desastre par tremblemens de terre et ravages des eaux qu'en ceste cy. Plusieurs deluges sont advenus par le passé, comme celuy en l'aage de Noé, auquel je ne m'arresteray, ny à celuy de Thessalie, du temps de la captivité des Israelites, affligez par Pharaon peu paravant Moyse; seulement je diray de ceux advenuz beaucoup depuis escrits par plusieurs historiens tant anciens que modernes. En l'an 200 auparavant la nativité de nostre Seigneur Jesus-Christ, y eut à Rome telle innondation du Tibre que l'armée du consul Appie en fut quasi toute submergée; et depuis par plusieurs fois s'est le dit fleuve tellement desbordé, que ce est grand merveille, quand puis après on remarque les endroits jusques où les dites eaux se seroyent haulsées. Parlons de nostre temps, et seulement nous souvienne du deluge advenu en l'an 1570 en la ville de Lyon, lorsque le Rhosne se desborda de telle sorte que la plus grande partie des edifices assis ès environs le cours de ce fleuve furent emportez et ravis par les ondes, et une infinité de personnes peries par ce ravage. N'est que les histoires sont toutes plaines de tels desbordemens d'eaux, j'en citerois icy d'avantage, et les ruynes et dommages qu'ils auroyent causé, et que peu cela advient qu'il ne soit suivy de quelques maladies et cherté de vivres; mais je n'ay escrit ce peu pour intimider un peuple, seulement afin de luy mettre devant les yeux une contrition de pechez, et que ce sont chastimens que Dieu nous envoye à fin de nous inciter à penitence, auquel je supplie très humblement nous donner ce qui nous est necessaire[76]. [Note 76: Par arrêt du vendredi 10 avril 1579, le Parlement décida qu'il iroit le lendemain en corps à Notre-Dame «pour appaiser l'ire de Dieu»; ainsi qu'il est dit dans l'ordonnance conservée par Félibien, t. 5, _Preuves_, p. 9.--La cérémonie eut lieu, «et à mesme fin, dit L'Estoile, fut le lundi ensuivant faite procession générale à Paris.» (_Collect. Michaud_, t. 14, p. 114.) Une courte relation de ce sinistre, rédigée en latin, se trouve aux premiers feuillets d'un manuscrit de la Bibliothèque impériale, _Anonymi Visiones_ (manuscrits latins, nº 3770). M. Maurice Champion en a donné une traduction dans son curieux livre, _les Inondations en France_, etc., 1858, in-8, t. 1, p. 238-239.] FIN. _La Bravade d'amour, contenant sonnets où sont naïfvement escrites les ruses et les appasts des dames, beautés orgueilleuses, et le mespris qu'on en doit avoir._ Favus distilans labia meretricis, novissima ejus amara quasi absynthium sapientiæ. _A Paris, par Claude Percheron, rue Galende, aux Trois Chapelles._ 1611.--In-8. _Avec Permission._ Suivant l'erreur commune où guide l'ignorance, Je me pasmois aymant une ingrate beauté, Et, aveuglé d'esprit, en ma naïfveté Je glissois en l'abus d'une vaine esperance; J'allois, plain de soupirs, rechercher allegeance Vers l'objet qui m'estoit object de cruauté, Et ne pensois qu'à l'oeil qui m'avoit arresté, Comme chacun s'adonne à ce que son coeur pense. Je me perdois d'amour, de regrets et d'ennuis, Je soupirois de jour, je lamentois de nuicts, Furieux, n'ayant rien qu'en l'âme une maistresse, Et ne descouvrant pas que les dames faisoient Mille jeux de mespris de ceux qui les prisoient, Trompé par un bel oeil, je mourois de destresse. II. Maintenant que je sçay (commençant mon bonheur) De quel esprit fascheux les dames sont menées, Suivant en liberté meilleures destinées, Je me donne plaisir de ma première erreur; Je recognois l'abus dont cette folle humeur Agitoit quelquefois mon âme et mes pensées, Et sans plus me former au coeur telles idées, Je vivray triomphant, et non pas serviteur. Je braveray l'amour, et d'une belle audace, Ne craignant leur rigueur ny souhaittant leur grace, Des dames je prendrai tout ce que je pourray; Je les feray resoudre à oublier leur gloire, A se laisser conduire, à prier et à croire Qu'elles feront enfin tout ce que je voudray. III. Lors que premièrement nous abordons les dames, Nous qui avons l'honneur de la perfection, Elles ont (je le sçay) de toute esmotion Pour nous vouloir du bien les agreables flames. On cognoist aussi tost les delicates ames Donner lieu doucement à leur affection, Et si elles osoient, plaines de passion, Elles descouvriroient leurs amours par leurs larmes. Cependant, finement par l'art de leur beauté, Elles sapent nos coeurs, et nostre volonté, Aise, se laisse aller à leur bel artifice, Et nous ne voyons pas combien dedans leur coeur Se logent de desdains, de mepris et d'erreur, Mais nous sacrifions nostre âme à leur malice. IIII. Leur faisant les doux yeux, nos voeux elles reçoivent, Et d'un soupir larron feignans mesme desir, Nous tirent doucement pour se donner plaisir Par les evenemens qu'au coeur elles conçoivent. Vrayment, quand doucement nostre âme elles deçoivent, De je ne sçay quel bien nous nous sentons saisir; Que, peu considerez, nous n'avons pas loisir De voir en leurs façons ce que tous apperçoivent. Ainsi subjects d'amour, leurs yeux nous adorons; Nous nous rendons captifs, nous prions, nous pleurons, Tous humbles, leur rendans devoir d'obeyssance; Et lors elles, qui sont d'un coeur rude et hautain, Se jouent de nos pleurs, et, fières en desdain, Bravent nostre sottise avec trop d'insolence. V. Il faut avoir un coeur pour aller à la guerre, Et non pour se laisser aux femmes abuser. Il ne faut aux appas d'un bel oeil s'amuser, Ains prendre ses esclairs pour un rude tonnerre. Il ne faut pas qu'une âme indiscrettement erre Pour un lustre d'abus que l'on doit mespriser, Mais il faut vivement son courage atiser A surmonter l'orgueil, qui trop fier nous atterre. Quand nous aurons les coeurs si dignement formez, Pour des vaines beautez ne serons animez, Mais sçaurons à propos gouverner nos pensées. Alors, pleines d'amour, les dames nous prîront; Humbles, elles viendront à ceux qui les voudront, Et si s'estimeront encore bien prisées. VI. Si quelque dame est belle, elle aura le coeur fier, Heureux estimera ceux qui parleront d'elle, Et plus heureux encor cil qui, la trouvant belle, A ses pieds osera humble s'humilier. S'elle pense sçavoir en son esprit leger, Imaginant tousjours quelque chose nouvelle, Vers les hommes sera vaine, ingratte, rebelle, Rude à qui la voudra doucement supplier. Si elle a des moyens, fondée en sa richesse, Triomphera galande[77] en faisant la maistresse, Et, pleine de fierté, fascheuse, bravera. Mesme s'elle estoit laide, ignorante et haire[78], Elle aura de l'orgueil, car elle pensera Qu'elle a je ne sçay quoy dont nous avons affaire. [Note 77: On écrivit d'abord _galand_, et l'on disoit par conséquent _galande_ au féminin. La Fontaine fut celui qui conserva le plus longtemps cette forme. V. sa fable de la _Belette_ et son conte _l'Anneau de Hans Carvel_. V. aussi _Ancien Théâtre_, t. 2, p. 148, et 5, p. 252.] [Note 78: _Maigre_, _misérable_. Nous ne connoissions ce mot que pris substantivement et au masculin, comme lorsqu'on dit, par exemple, _un pauvre hère_.] VII. Je ne regrette point, douce-belle maistresse, De vous avoir servy, car vous le meritiez; Mais, loin de ce bel oeil duquel vous m'allumiez, Je plains d'avoir cogneu des autres la rudesse; Ma belle, vivez donc sans peine et sans detresse, Et vous, vivez aussi, vous qui humiliez; Mais vous dont le coeur feint fait que fière soyez, Perissez de fureur, de despit, de tristesse. Belle, quand j'adorois l'honneur de vos beaux yeux, Humble je leur estois, car ils m'estoient piteux; Mais les autres beautez indignes qu'on admire Pour se faire valoir font mourir un amant, Et à plusieurs amis octroyent librement Ce qu'un pauvre abusé mal à propos desire. VIII. Vous ne sçavez que c'est, vous qui blasmez amour; Vous n'avez point senty d'un bel oeil la blessure, Mais vains et paresseux ennemis de nature, Passez loing de l'honneur indignement le jour. Vous sçavez bien que c'est, vous qui prisez l'amour, Qui dans le coeur avez d'un bel oeil la blessure, Qui, prompts et diligens, dignes fils de nature, Passez selon vertu heureusement le jour. Tous ces propos sont beaux et faits à fantaisie; Un chacun eslira le sentier de la vie, Estimant bon et beau le chemin qu'il prendra. Mais moy j'estime digne, heureux, accort et sage Qui gentil, jouyssant de son libre courage, Sy non pour passetemps, aux dames n'entendra. IX. Lamenter à part soy pour une beauté vaine, Importuner le ciel de ses cris amoureux, Sans cesse regretter, se plaindre malheureux, Et se feindre à son gré la douleur d'une gesne, Passionner[79] son ame et s'emmaigrir de peine, Appeler un bel oeil, or doux, or rigoureux, Idolâtrer l'objet pour qui, tout langoureux, On souspire son mal d'une piteuse aleine; Prier honteusement une femme qui n'est Ny beauté ny vertu qu'autant qu'elle nous plaist, Et, souffrant son dédain, en tourmenter sa vie, Avecques trop d'honneur, lasche s'assujettir A la femme, qui n'est née que pour servir, Ce sont, à dire vray, des effects de folie. [Note 79: Ce mot, dont nous avons déjà trouvé un exemple a la même époque, est donc plus ancien qu'on ne pense. Lorsque Noël et Carpentier ont dit, dans leur _Dict. étymologique_ (t. 2, p. 563), qu'il était nouveau en 1728, non-seulement ils ne connoissoient pas ces passages, mais, ce qui est plus grave, ils ne se rappeloient pas ce vers du _Tartuffe_: Et vous ne deviez pas vous tant passionner.] X. Que vous estes genez, vous, pauvre douloureux! Si vous aviez senti de la gesne la presse, Vous n'auriez point au coeur le nom d'une maistresse, Et n'auriez en l'esprit les desirs amoureux. C'est bien faute de coeur à l'homme langoureux De se forger ainsi une dure destresse; Au lieu que d'un sang chaud que la grandeur adresse, On se doit monstrer fort, prudent et genereux. Qui est celuy qui nous irrite, Dira quelque belle depite, Et ne trouve en nous rien de bon? C'est un qui à tous fait entendre Que, si ne vouliez nous le vendre, N'en mettriez à l'air le bouchon. FIN. _Description du Tableau de Lustucru_[80]. [Note 80: Cette pièce fait partie d'une sorte de cycle plaisant, tout composé de satires du genre de celle-ci, ou de caricatures. Il date du règne de Louis XIII, et rien n'en a survécu chez le peuple que le nom du principal personnage, _Lustucru_. C'étoit l'époque où l'extravagance des _précieuses_ faisoit croire plus que jamais à la folie des femmes. Qui donc redressera ces cervelles tortues? disoit-on. On inventa un type de forgeron, à qui l'on prêta le talent nécessaire, et, pour preuve de l'incrédulité qu'on devoit avoir en ses prodiges inespérés, on l'appela comme je viens de dire. «Or, depuis cela, écrit Tallemant (2e édit. t. X, p. 203), quelque folâtre s'avisa de faire un almanach où il y avoit une espèce de forgeron, grotesquement habillé, qui tenoit avec des tenailles une tête de femme et la redressoit avec son marteau. Son nom étoit _L'Eusses-tu-cru_, et sa qualité _médecin céphalique_, voulant dire que c'étoit une chose qu'on ne croyoit pas qui pût jamais arriver que de redresser la tête d'une femme. Pour ornement, il y a un âne chargé de têtes de femmes, et mené par un singe. Il en arrive par eau, par terre, de tous les côtés. Cela a fait faire mille folies.» On trouve à la Bibliothèque impériale plusieurs gravures du genre de celle dont il est ici question. Ainsi il en est une dans le _Recueil des plus illustres proverbes_, portant, le nº 2239 du cabinet des estampes, au bas de laquelle on lit: «_Céans, M. Lustucru a un secret admirable, qu'il a rapporté de Madagascar, pour reforger et repolir, sans faire mal ni douleur, les testes des femmes acariastres, bigeardes, criardes, dyablesses, enragées, fantasques, glorieuses, hargneuses, insupportables, sottes, testues, volontaires, et qui ont d'autres incommoditez, le tout à prix raisonnable, aux riches pour de l'argent et aux pauvres gratis_. A la page 24 d'un autre volume du même cabinet, portant le nº 2133, se trouve une image sur le même sujet. C'est l'illustre Lustucru en son tribunal. Des maris venus de tous les coins du monde le remercient et lui offrent des présents, en reconnoissance des services qu'il leur a rendus. Mais bientôt la farce se fait tragédie; le sexe se venge: sur une gravure des _Illustres Proverbes_ (nº 69), on voit _Lustucru massacré par les femmes_. Bien plus, elles s'en prennent aux époux ses complices; et une dernière estampe représente _l'Invention des femmes, qui font ôter la méchanceté de la tête de leurs maris_. Somaize connut cette dernière pièce, et y fit allusion dans sa comédie des _Veritables Pretieuses_ (Paris, Jean Ribou, 1660, in-12). On y voit un poëte qui vient réciter le commencement d'une tragédie intitulée: _La Mort de Lustucru, lapidé par les femmes_. Le médecin céphalique trouve où se venger à son tour de ces pédantes. Quelqu'un lui ménage une apparition, où il leur dit bel et bien leur fait; voici le titre de cette pièce d'outre-tombe: _L'ombre de Lustucru apparue aux Précieuses, avec l'histoire de dame Lustucrue sa femme, qui raccommode les testes des méchants maris_, s. l. n. d., in-4º. «Eh! quoi! précieuses à la mode, leur dit-il entre autres choses, avez-vous cru que je sois sorty de ce monde-cy pour n'y plus revenir?... Reformez vostre chaussure trop haute et trop estroite, et fort incommode pour aller gagner les pardons, desquels vous avez tant besoin. Ne portez plus de si riches habits, parce qu'on diroit que l'estuy veut mieux que ce qu'il renferme. Vous n'estes pas toutes si belles que vous croyez: vostre miroir vous en peut dire la vérité, et quelquefois les petites boettes de vostre cabinet vous fournissent une beauté empruntée qui ne passe point avec vous dans vostre lict, et que vous laissez le soir sur la toilette.» Remarquons en passant que Boileau, dans sa 10e satire, a dit plus tard presque textuellement la même chose: Attends, discret mari, que la belle en cornette, Le soir ait étalé son teint sur sa toilette, Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis, Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis. On sait d'ailleurs, par une indiscrétion de Brossette, que Boileau connoissoit la pièce que nous citons ici, et qu'il y prit encore autre chose pour sa 43e épigramme. C'est Chapelle un jour qui la lui avoit indiquée, en lui récitant les vers baroques imprimés à la fin. (V. _Oeuvres_ de Boileau, Desoer, 1823, in-8, p. 249, note.) Voici ces vers: Il n'est si pauvre malotru Qui ne trouve sa malotrue. Aussi le bon L'Eusse-tu-cru A trouvé sa L'Eusse-tu-crue. On vit encore paroître contre les précieuses une pièce où Lustucru avoit le principal rôle: _Le Carnaval des Précieuses de ce temps, avec leur entretien facetieux, et un plaisant remède de la boutique de Lustucru pour guérir le mal de teste des femmes_. S. l. n. d., in-4º. Terminons par quelques autres titres la bibliographie que tout cela nous a conduit à faire: _La Requeste des femmes presentée à Vulcan, prince des forgerons, contre l'opérateur céphalique dit Lustucru_, s. l. n. d., in-4º; _La Plainte des hommes faicte à Lustucru, contre la Requeste presentée par les femmes_, s. l. n. d., in-4º; _La Gazette de la moustarde à Lustucru_, s. l. n. d., in-4º; _La Plainte de Lustucru constitué prisonnier par les femmes dans la plaine de Longboyau_, s. l. n. d., in-4; _Le Marteau salutaire_, s. l. n. d., in-4º.--Lustucru fut bientôt oublié. Poisson fait encore allusion à son industrie dans le _Sot vengé_, et je le retrouve dans _La Muse en belle humeur_, 1660, in-4, p. 9. Un coq-à-l'âne inséré dans l'un des recueils de chansons de la veuve Oudot renferme un quatrain qui le rappelle aussi: Il a vu Lustucru Qui forgeoit des testes Prestes. Une autre chanson populaire, citée dans l'_Ane de Crités_, p. 109, parle aussi du compère; enfin la chanson _de la mère Michel_ nous l'a fait connoître, du moins de nom; mais voilà tout. Il ne figure même plus sur les gravures populaires imitées de celles du 17e siècle, et qui circulent encore. Je ne vous citerai que la plus connue: _La Forge merveilleuse_, où l'on voit des femmes forgeant la tête de leurs maris pour la rendre meilleure. Ces dames, comme vous voyez, se sont donné leur tour. Dieu merci, la vieille enseigne, encore fameuse dans quelques villes de province, et à laquelle une des rues de l'île Saint-Louis doit son nom, continue de nous venger. Elle représente une _femme sans tête_, et on lit au bas: _tout en est bon_.] Amy, si tu es curieux De voir une pièce plaisante, Escoute, jette un peu les yeux Sur cette image icy presente: En ce Tableau plusieurs sujets Sont representez et portraits Par une excellente graveure; Et chaque chose au naturel Est tracée en cette figure Par l'art d'un burin immortel. Il faut qu'à rire tu t'apreste Voyant qu'un nouvel ouvrier Bon forgeron de son mestier S'exerce à forger une teste: Si Boudan, ce sçavant graveur, Est de vray le père et l'autheur De son nom et de sa naissance, Ce beau nom qui va triomphant Signale autant sa suffisance Que l'estre de son propre enfant. Ce gros vallet refond icy Une teste fière et facheuse, Dont l'espoux matté de soucy Souffroit l'humeur capricieuse: Un sang fumeux et bouillonnant Sort des veines abondamment Brûlé d'une ardeur colerique, Il s'efforce avec action A la faire plus pacifique, Et la rendre sans passion. Cet homme est des plus admirables A raffiner tous les metaux, Et changer ces fiers animaux En belles assez raisonnables. Or, pour marque de son sçavoir, Dans sa loge vous pouvez voir Des testes de femmes et filles Qu'il a fondues dextrement, Et fait devenir plus docilles Par l'effort de son instrument. On repare icy les cerveaux Des femmes les plus obstinées Qu'on arrive en mille vaisseaux. Pour mettre sous ses cheminées. Ce vallet qui court promptement Les reçoit à chaque moment, Ravy de voir tant de pratique. Cet homme avec son hottereau Va decharger en la boutique La pesanteur de son fardeau. Un certain envoye à la forge, Par un crocheteur rude et fort, Malgré elle et tout son effort, Sa femme, afin qu'on la reforge. Elle veut toujours resister, Mais enfin il l'y fait porter Pour qu'on l'y refasse la teste. Vous y viendrez, chez le limeur, Luy disoit-il, méchante beste, Pour faire changer votre humeur. Sur le dos d'une beste asine Deux paniers je vois proprement Qu'un singe assis plaisamment Guidoit avec une houssine; L'animal gemit sous le faix De ces testes pleines d'excès Dont on souffre tant de caprice. Au dessous on voit en escrit: Il est plus chargé de malice Que le singe qui le conduit. En voicy une infinité, A pied, à cheval, en civière, Qui viennent de chaque costé, Comme en cage, en coche, en littière; On les porte chez l'artisan, Qui se montre lassé d'ahan Lors que sur la langue il les touche; Car, les retirant du fourneau, Pour adoucir leur fière bouche Il la rabat de son marteau. Or, l'enseigne de sa maison C'est une femme decollée, Qu'à bon tiltre et juste raison Tout-en-est-bon il a nommée. Pour son secret rare et divin On l'appelle le medecin Et l'operateur cephalique; Et, comme il est tres-obligeant, Il aide de son art chimique Sans recevoir aucun argent. Mais si cet homme incomparable Fond les testes si dextrement De ce sexe altier et charmant, Qui nous est tant inexorable, On en doit pourtant excepter Ces objets qu'on voit habiter La merveille des autres villes, Où, sans perdre leur gravité, Les dames sont aussi civilles Qu'elles sont pleines de beauté. Elles surpassent en blancheur Le teint du lys et de la neige; Et leur attrayante douceur Finit un tourment, ou l'allege. Leur taille, leur grace et leurs yeux Font des efforts victorieux Sur les coeurs des plus indomptables; Et leur bouche, et leurs belles mains, Sous des loix assez equitables Asservissent tous les humains. Ce n'est donc pas dessus sa forge Que cet insigne LUSTUCRU, Grand raffineur d'esprit bouru, Ramolissoit leur belle gorge. Les belles dames de Paris Font trop d'honneur à leurs maris, Pour meriter qu'on les relime; Et celles que les ouvriers Repurgeoient d'ordure et de crime Estoient toutes d'autres quartiers. Mais que vois-je icy de nouveau? Sont des femmes qui font carnage, Et qui, dans cet autre tableau, Exercent leur fiel et leur rage; Sur le corps d'un seul innocent Elles vont toutes s'empressant Pour le trancher en mille pièces; Sans doute il n'evitera pas La fureur de tant de tigresses, Qui luy vont causer le trespas. Qu'elles monstrent de passion En faisant cette boucherie, Et qu'en cette infame action On voit de rage et de furie! A coups de besche et de marteaux, De pelle, de broche et coûteaux, Elles luy font mille taillades; Et cet excellent reforgeur, Aussi bien que ses camarades, Est bafoué comme un voleur. Bien qu'elles soient toutes galantes, Et que de riches just-à-corps Ornent la beauté de leurs corps, Elles contrefont les bacchantes. Hola! belles, arrestez-vous! Ne ressemblez pas à ces foux Qui ne veulent qu'on les reprenne, Et ne vueillez pas massacrer Celuy dont la forge et la peine Concouroit à vous reparer. Si Penthée, fils d'Echion, Meurtry dans sa terre natale, Souffrit l'horrible oppression D'Agavé, sa mère brutale, Il avoit un peu méprisé Ce Dieu si fort authorisé, Qu'on revère dans la Bourgongne, Mais le sujet de vos fureurs Montre bien par sa rouge trongne Qu'il aime le Dieu des beuveurs. Mais, pimbèches pleines de rages, Ces discours ne vous touchent pas, Et vous l'allez mettre au trépas De peur qu'il ne vous rende sages. On dit que vostre intention Est de traitter en espion Cet autheur de tant de mystères, En haine d'un de ses ayeux Qui découvrit vos adultères A la face de tous les Dieux. Les Menades en leur transport Commirent la mesme injustice, Persecutans jusqu'à la mort, Le noble mary d'Euridice. Et, voyant ce chef tronçonné A mille opprobres destiné, Dont vous élevez un trophée, Il me resouvient qu'autre fois Les femmes tuèrent Orphée Pour s'estre mocqué de leurs lois. Enfin, tant d'excès rigoureux Luy ont ravy sa pauvre vie, Sans que dans son sort mal-heureux Vostre ire puisse estre assouvie; Car, après l'avoir saccagé, Et de mille coups outragé Par une fureur meurtrière, Vous l'y donnez honteusement Le beau milieu d'une rivière Pour honorable monument. Toutefois, perfides mutines Qui l'avez tué méchamment, Vous recevrez le châtiment De ces cruautez feminines: Car il eust purgé vos espoux D'un esprit fantasque et jaloux S'il eust peu vivre davantage; Mais vous sentirez leurs rigueurs, Leurs dépits, leur fougue et leur rage, Comme il a senty vos fureurs. _Catalogue des Princes, Seigneurs, Gentilshommes et autres qui accompaignent le Roy de Pologne._ _A Lyon, par Benoist Rigaud, 1574._ _Avec permission._ In-8[81]. [Note 81: Henri, duc d'Anjou, fut élu roi de Pologne par la diète de Varsovie, le 9 mai 1573. Le 10 septembre suivant, après la messe, il prêta serment à Notre-Dame, devant l'autel, en présence des treize ambassadeurs qui étoient venus de Pologne à Paris lui apporter le décret de son élection. Le 27 du même mois il quitta Paris, avec la brillante suite dont nous donnons ici le _Catalogue_, et après de fréquentes haltes sur la route et toutes sortes de lenteurs, calculées sur l'espoir qu'il avoit d'être rappelé en France pour succéder à son frère Charles IX, déjà gravement malade, il n'entra dans Cracovie que le 8 février 1574, pour être couronné trois jours après.] * * * * * BENOIST RIGAUD[82] AUX LECTEURS. [Note 82: Il publia, quelques mois après, un _Extrait des lettres d'un gentilhomme de la suitte de Monsieur de Rambouillet, ambassadeur du roy au royaume de Pologne, à un seigneur de la court, touchant la legation dudit seigneur_, etc. De Cracovie, 12 décembre 1573, in-8. Cette pièce a été reproduite dans les _Archives curieuses_, 1re série, t. IX, p. 137.] M'estant de tout temps voué au service du public, je desire ne laisser chose en arrière qui puisse proffiter ou delecter; pourtant, ayant recouvert le present catalogue des Princes, seigneurs et autres conduisans le roy de Polongne en son royaume, je le vous ay bien voulu communiquer, lecteurs debonnaires. Je suis tout asseuré que le depart de ce magnanime prince de la très noble et très illustre maison de France causera un regret indicible à tout vray François; mais, considerant que Sa Majesté s'achemine à un ample et florissant Royaume, duquel la coronne luy est apprestée, au grand contentement et resjouissance de tous ses fidèles sujects en iceluy, vous ne devez de vostre part luy envier son heur, ains en souvenance de ses rares vertus, bonté naturelle, et de ses plus que heroïques deportemens en ses tendres ans[83], au service de noste Roy très chrestien, son frère, et de la patrie[84], prier Nostre Seigneur pour sa prosperité. A Dieu. [Note 83: N'ayant encore que dix-sept ans, le duc d'Anjou avoit gagné la bataille de Jarnac et de Montcontour.] [Note 84: C'étoit alors un mot nouveau et à la mode. Selon Ménage, en ses _Observations sur la langue françoise_, p. 306, c'est Joachim Du Bellay qui l'avoit employé le premier dans son traité de la _Défense et illustration de la Langue françoise_. Trois ans après on le traitoit encore comme un néologisme. «Le nom de _patrie_, dit Ch. Fontaine, est obliquement entré et venu en France nouvellement.» (_Quintil Censeur_, Lyon, 1576, in-12, p. 165.)] PREMIEREMENT. La maison de Sa Majesté, assavoir: maistres d'hostel, escuyers, gentilshommes servans, vallets de chambre et autres officiers, c chevaux. Monsieur de Villequier, grand maistre et grand chambellan[85], 24 Monsieur de Chomberc, grand mareschal de la court[86], 14 Monsieur de Villequier l'aisné, premier gentilhomme de la chambre[87], 9 Monsieur le viconte de la Guierche, maistre de la garderobe[88], 9 Monsieur de Larchant, capitaine de la garde[89], 8 Monsieur Miron, premier médecin[90], 4 [Note 85: René de Villequier, baron de Clairvaux. «Il suivit le duc d'Anjou en Pologne, dit Lenglet-Dufresnoy dans ses notes sur le _Journal de Henri III_ (t. I, p. 214), et le servit en qualité de grand-maître de sa maison.» V., sur lui, les _Additions à Castelnau_, t. II, p. 818, et les _Mémoires_ de Marguerite de Valois, édit. elzev., p. 134.] [Note 86: L'un des mignons du prince. Il fut tué avec Maugiron dans le duel qui eut lieu en 1578 sur le marché aux chevaux des Tournelles, devenu depuis la place Royale.] [Note 87: Frère de celui qui a été nommé tout à l'heure.] [Note 88: Nous ne le connoissons que par cette mention et par la tentative qu'il fit en janvier 1577 pour entrer dans Châtellerault.] [Note 89: Nicolas de Grémonville L'Archant. Henri III le garda toujours près de lui, comme capitaine des gardes, et l'on sait le rôle qu'il joua dans le drame de l'assassinat du duc de Guise, à Blois.] [Note 90: Marc Miron, que Henri III garda comme premier médecin. C'est à lui qu'étant à Cracovie et tourmenté de remords, il fit, une nuit, une relation si curieuse des massacres de la Saint-Barlhélemy. Miron l'écrivit presque sous sa dictée, et on l'a publiée dans la collection Petitot, 1re série, t. 44, p. 496-518, avec ce titre: _Discours du roi Henri III à un personnage d'honneur et de qualité estant près de Sa Majesté, à Cracovie, des causes et motifs de la Saint-Barthélemy_.] _Chancellerie du dit Seigneur._ Monsieur de Pibrac[91], conseiller au conseil privé du Roy, 9 Monsieur Sarred, secretaire d'Estat, 9 Monsieur de l'Isle[92], 8 Monsieur de Beaulieu, sieur de Ruzé, secretaire ordinaire[93], 9 Monsieur le tresorier general, 9 Monsieur des Portes, secretaire[94], 3 [Note 91: Guy Dufaur, seigneur de Pibrac, auteur des fameux _Quatrains_, et, ce qui est moins moral, d'une apologie de la Saint-Barthélemy, sous ce titre: _Lettre sur les affaires de France_. Aignan a publié cette pièce au t. I de sa _Bibliothèque étrangère_. Quand le duc d'Anjou quitta la Pologne, comme un fugitif, pour venir recueillir en France l'héritage de son frère Charles IX, Pibrac partagea les vicissitudes de sa fuite, et rien n'est plus plaisant que le récit qu'en fait son biographe Pascal. Dans ce pauvre homme, traqué par des paysans à demi sauvages et forcé de se donner pour cachette les roseaux d'un marais où il s'enfonce jusqu'à mi-corps, on a peine à reconnoître le conseiller intime d'un prince deux fois roi, qui abandonne un royaume pour en gagner un autre. (V. _Archives curieuses_, 1re série, t. X, p. 258-262.)] [Note 92: Sans doute Gilles de Noailles, abbé de L'Isle, qui en effet alla en Pologne. (_Mémoires_ de Jean Choisnin, coll. Michaud, 1re série, t. XI, p. 393.)] [Note 93: Martin Ruzé, sieur du Beaulieu. Aux états de Blois, il étoit encore secrétaire de Henri III, et c'est lui qui, après l'assassinat, croyant voir encore en M. de Guise quelque reste de vie, lui donna le conseil «de demander pardon à Dieu et au roy».] [Note 94: C'est le poëte Philippe Desportes, qui déjà avoit salué par ses vers l'avénement du prince, par sa _Complainte pour M. le duc d'Anjou, élu roi de Pologne_. «Il accompagna le prince dans son royaume lointain, dit M. Sainte-Beuve, et, après neuf mois de séjour maudit, il quitta cette contrée pour lui trop barbare, avec un adieu de colère.» (_Tableau histor. et crit. de la poésie franç. au XVIe siècle_, édit. Charpentier, p. 424.)] _Princes._ Monsieur de Nevers[95], 35 Monsieur le marquis du Mayne[96], 30 Monsieur le marquis Dalbeuf[97], 25 Monsieur le grand prieur[98]. 25 [Note 95: Louis de Gonzague, duc de Nevers, le même dont on a de si intéressants _Mémoires_, publiés pour la première fois en 1665, 2 vol. in-fol.] [Note 96: Celui qui devint, un peu plus tard, le célèbre duc de Mayenne.] [Note 97: De la famille des Guise, et même cousin germain du duc, comme arrière-petit-fils de Cl. de Guise. Il fut un de ceux qu'on arrêta dans Blois après l'assassinat.] [Note 98: Encore un Guise, et l'un de ceux qui avoient pris le plus de part aux massacres de la Saint-Barthélemy. Catherine, en donnant les princes de Lorraine pour escorte au nouveau roi de Pologne, avoit sans doute à coeur d'affaiblir le parti des Guise, qui devenoit de plus en plus menaçant en France. Elle affoiblissoit aussi le parti catholique, et l'on s'en plaignit. (Bibliothèque impériale, manuscrits _Fonds des Minimes_, nº 32, fol. 344.) Ce cortége ne fut pas une sauvegarde, loin de là, pour le duc d'Anjou, quand il traversa des Etats protestants. On savoit tout ce qu'il avoit fait pour la tuerie du 24 août 1572: aussi n'étoit-il pas besoin de lui donner tout une escorte de complices pour soulever contre lui, au passage, l'indignation des princes calvinistes. «Que si le monarque passoit à travers le pays protestant, dit Schomberg dans une de ses dépêches, § 4, il n'y auroit pas de sûreté pour luy.» Il s'y risqua cependant, s'il faut en croire de Thou (liv. 57), et, d'après lui, Gaillard, mais il faillit s'en trouver mal. C'est dans le Palatinat qu'il s'étoit hasardé. «En entrant dans le cabinet de l'électeur, le premier objet qui frappa ses regards fut un portrait fort ressemblant de l'amiral Coligny. «Vous connoissez cet homme, Monsieur, lui dit l'électeur d'un ton sévère; vous avez fait mourir le plus grand capitaine de la chrétienté, qui vous avoit rendu le plus signalé service, ainsi qu'au roi votre frère.» Le roi de Pologne, un peu troublé, répondit: «C'étoit lui qui vouloit nous faire mourir tous, il a bien fallu le prévenir.--Monsieur, répliqua l'électeur, nous en savons toute l'histoire.» A table, le roi de Pologne ne fut servi que par des huguenots françois échappés au massacre, qui sembloient le menacer en le servant; et l'électeur parut prendre plaisir, pendant toute la journée, à lui faire craindre, pour la nuit, des représailles.» (Gaillard, _Hist. de la rivalité de la France et de l'Angleterre_, t. V, p. 159.) Je ne donne cette histoire que pour ce qu'elle vaut, en la regardant comme un peu trop romanesque pour être bien vraie. Un passage des _Mémoires_ du duc de Bouillon feroit même croire que l'électeur palatin ne dut pas faire si mauvais accueil au roi de Pologne. (_Collect. Michaud_, 1re série, t. XI, p. 15.)] _Ambassadeurs._ Monsieur de Bellievre[99], 15 Messieurs les Ambassadeurs de Pologne, qui sont neuf, et la garde à cheval. 66 [Note 99: M. Pomponne de Bellièvre, qui fut plus tard chancelier de France.] _Seigneurs, chambellans et gentilshommes de la chambre._ Monsieur de la Roche-Pousay, conseiller du Roy en son conseil privé[100], 8 Monsieur de la Guiche, gouverneur du Bourbonnois[101], 8 Monsieur de Seissac[102], 6 Monsieur de Bessigny, 6 Monsieur de la Roche Guyon[103], 6 Monsieur du Gas[104], 6 Monsieur de Belle-Ville[105], 6 Monsieur de Lessum[106], 6 Monsieur de Couldray, 6 Le colonel Otho Planto[107], 6 Monsieur de Ruffé de Bourgoigne[108], 6 Monsieur de Clermont d'Antragues[109], 6 Le sieur de Castelnau[110], 6 Le sieur de Combault[111], 6 Le sieur de Ruffy[112], 6 Monsieur le conte Coccomaz[113], 6 Monsieur de Beauvais Nanzi[114], 6 Monsieur de la Nocle[115], 6 Monsieur de Crillon[116], 6 Monsieur de Rouvray[117], 6 Monsieur d'Antragues le jeune[118], 6 Monsieur de Cheverand la Roche[119], 6 Monsieur de Beaufort[120], 6 Monsieur de Chasteau-Vieux[121], 6 Monsieur de Ranty[122], 6 Monsieur de Lyancourt[123], 6 Monsieur Dampierre[124], 6 Monsieur de Champvallon[125], 6 Monsieur de Ganaches[126], 6 Monsieur de Quellus[127], 6 Monsieur l'abbé Gadayne[128], 6 Monsieur de Sainct-Luc[129], 6 Monsieur de Rochefort le jeune[130], 6 Le sieur d'Inteville[131], 6 Le sieur de Camille[132], 6 Le sieur d'Aurigny. 6 [Note 100: Roche-Châteignier, seigneur de la Roche-Posay. Il étoit aussi du parti des Guise, et par conséquent de ceux que Catherine tenoit à éloigner. Quand le duc de Guise étoit allé en Italie, en 1557, il l'y avoit suivi avec cent chevaux. Dans cette expédition, il prit La Mirandole, et y fut blessé. (_Mémoires_ de Boyvin, _coll. Petitot_, 1re série, t. 29, p. 122.)] [Note 101: Jean-François de La Guiche, seigneur de Saint-Géran. Il fut plus tard maréchal de France, et mourut le 2 décembre 1632.] [Note 102: François Catillac de Sessac. (V., sur lui, _Mémoires_ de de Thou, _coll. Michaud_, 1re série, t. XI, p. 339.) Il avoit été lieutenant de la compagnie de gendarmes du duc de Guise, et, sans ce que j'ai dit tout à l'heure, je m'étonnerois de le trouver dans la suite du duc d'Anjou. C'est lui, en effet, qui rendit témoignage de la complicité de ce prince dans le meurtre de Coligny.] [Note 103: Henri de Silly, comte de La Roche-Guyon, premier mari de madame de Guercheville. Il mourut en 1586.] [Note 104: Louis de Bérenger, seigneur du Gua ou de Guast. On l'appeloit souvent le capitaine Le Gas. On savoit déjà par L'Estoile qu'il avoit suivi le duc d'Anjou en Pologne. (Edit. Lenglet-Dufresnoy, t. I, p. 100.) La reine Marguerite le fit assassiner par le baron de Viteaux, le 31 octobre 1575. (V., sur lui, _Mémoires de Marguerite de Valois_, édit. L. Lalanne, _passim_.)] [Note 105: L'un des fidèles et des spadassins mignons du duc d'Anjou. Il figure comme tel, avec Larchant, Sommerez, etc., dans le procès de La Mole et Coconas. (V. _Archives curieuses_, 1re série, VIII, 137.) Il ne faut pas le confondre avec P. d'Eguaim, sieur de Belleville, huguenot enragé.] [Note 106: Le seigneur de Lescun, fils de Thomas de Foix, l'un des braves capitaines du temps de François Ier.] [Note 107: C'est sans doute l'un de ces capitaines italiens comme il y en eut tant à la cour des Valois, et le même dont il est parlé au chapitre II de la _Confession de Sancy_. Il y est dit qu'il se tua.] [Note 108: Je ne sais quel est ce Ruffé, au nom duquel on ajoute celui de Bourgogne, pour la distinguer sans doute de Philippe de Volvyre, baron de Ruffec, gouverneur d'Angoulême.] [Note 109: Il joua, comme on sait, un rôle assez important dans plusieurs des affaires de ce temps, et fut tué à Ivry.] [Note 110: Ce n'est point Michel de Castelnau de La Mauvissière, dont il sera parlé tout à l'heure, mais sans doute l'un de ses frères, qui, comme lui, servoient vaillamment le parti du roi contre celui des huguenots. (V. les _Mémoires_ de Castelnau, liv. VI, chap. 4.)] [Note 111: Robert de Combault, sieur d'Arcis-sur-Aube, qui fut plus tard premier valet de chambre du roi et l'un des favoris. (V. L'Estoile, édit. Champollion, t. I, p. 95, et les _Mémoires_ de Marguerite, édit. elzev., t. I, p. 141.)] [Note 112: Balthazar de Ruffy, gentilhomme de province, époux de la belle Catherine de Meinier d'Oppède.] [Note 113: Annibal, comte de Coconas, gentilhomme du Piémont, dont les amours avec la duchesse de Nevers, les intrigues avec La Mole pour faire du duc d'Alençon le chef du parti huguenot, et enfin le supplice, sont choses assez connues.] [Note 114: Beauvais-Nangis, qui, après avoir été longtemps en faveur, fut disgracié à la suite d'une affaire dont on trouvera le récit dans L'Estoile, sous la date du 1er juin 1581. Sa capitainerie des gardes fut donnée à Crillon.] [Note 115: Philippe de La Fin, sieur de Beauvais La Nocle, qui, plus tard, défendit si vaillamment Brouage. Il étoit de la maison du duc d'Alençon, et fut compromis dans la conspiration de La Mole et Coconas. (V. _Archives curieuses_, 1re série, t. VIII, p. 133, 134, 152, 155, 174, etc.)] [Note 116: C'est le fameux Louis de Balbe de Berton de Crillon, le brave des braves.] [Note 117: Sans doute Rouvroy, lieutenant de L'Archant, qui prit part, comme lui, à l'assassinat du duc de Guise.] [Note 118: D'Entragues de Dunes, frère de Clermont d'Entragues, nommé tout à l'heure, et qui, lorsque celui-ci eut été tué, prit sa place près d'Henri IV.] [Note 119: Je ne connois de ce nom, comme ayant été attaché à Henri III, que le petit La Roche. Ne seroit-ce pas lui? (V. _Baron de Fæneste_, édit. elzev., p. 340.)] [Note 120: Jean de Beaufort, marquis de Canillac, qui fut plus tard l'un des amants de la reine Marguerite. (V. _Le Divorce satyrique, la Ruelle mal assortie_, édit. Lalanne, p. 15, et les Mémoires de Marguerite, p. 205.)] [Note 121: Joachim de Châteauvieux, qui fut premier capitaine des gardes de Henri III. Il est assez maltraité dans la _Confession de Sancy_, chap. 2, et dans le _Baron de Fæneste_, liv. IV, chap. 19.] [Note 122: Jean Choisnin, dans ses _Mémoires_ (_coll. Michaud_, 1re série, t. XI, p. 381), parle de lui sous la date de 1571, comme d'un jeune gentilhomme de qui chacun rendoit bon témoignage, et sur lequel Catherine avoit d'abord jeté les yeux pour aller en Pologne négocier la royauté du duc d'Anjou. On voit qu'il étoit de sa destinée d'aller dans ce pays. D'Aubigné parle aussi de lui (_Mémoires_, édit. Lalanne, p. 19).] [Note 123: Charles du Plessis-Liancourt, qui fut plus tard premier écuyer. Je ne sais s'il accompagna le duc d'Anjou en Pologne; mais le marquis de Lenoncourt étoit du voyage. Peut-être est-ce son nom qu'il faut lire ici (_Mém._ de Hatton, t. 2, p. 738).] [Note 124: Claude, baron de Dampierre, prit part, parmi ceux qui tenoient pour le roi, à la journée des Barricades. Il commandoit au marché des Innocents. Lors du sacre de Henri IV, il étoit le premier maréchal de camp.] [Note 125: Jacques de Harlay, seigneur de Chanvallon, grand écuyer du duc d'Alençon, et, pendant la Ligue, grand maître de l'artillerie. Il est le douzième sur la liste des amants connus de la reine Marguerite. Il eut d'elle un fils qui fut capucin sous le nom de P. Archange. M. Guessard, dans son édition des _Mémoires_ de Marguerite, a publié dix-sept lettres de cette princesse à Chanvallon et deux lettres de celui-ci. Leur fils fut d'abord élevé sous le nom de Louis de Vaux, comme fils d'un sieur de Vaux, parfumeur, que nous avons trouvé (V. t. IV, p. 136, 159) parmi les plus riches propriétaires des terrains du Pré-aux-Clercs, en 1613. Sa complaisance pour les amours de la reine Margot n'avoit pas dû nuire à sa fortune.] [Note 126: C'est de La Garnache qu'il faut lire, je crois. Ce seigneur seroit alors de la maison de Rohan, et l'un des parents de la belle Françoise de Rohan de La Garnache, à qui M. de Nemours fit une promesse de mariage dont on sait l'histoire.] [Note 127: Jacques de Levis, comte de Quélus, l'un des plus fameux des mignons de Henri III. On sait qu'il fut tué dans le duel du marché aux chevaux, en 1578.] [Note 128: Prêtre italien, que nous retrouvons, avec sa béate figure et ses roulements d'yeux, au chap. 7 de la _Confession de Sancy_. Il fut employé dans les négociations avec les huguenots. (Legrain, _Décade de Henri-le-Grand_, p. 226.)] [Note 129: François d'Epinai Saint-Luc, autre mignon de Henri III. Il étoit grand maître de l'artillerie en 1596, et fut tué l'année suivante, au siége d'Amiens.] [Note 130: Ne seroit-ce pas Joachim de Rochefort, seigneur de Neuvant, qui se distingua plus tard dans le Dauphiné?] [Note 131: Joachim d'Inteville, que les _relations_ de la journée des Barricades, où il eut un commandement pour le roi et courut de grands dangers, appellent toujours le sieur de Tinte-ville. (V. _Arch. curieuses_, 1re série, t. XI, p. 355, 372, 379.)] [Note 132: «C'estoit, dit Lenglet-Dufresnoy, un Italien entièrement dévoué aux plaisirs de Henri III, et qui se trouvoit réglément au coucher de ce prince, dès les premières années de son règne.» Il est parlé de lui dans les _Mémoires_ de Marguerite, p. 45, 48, 50, et l'on peut voir dans la _Confession de Sancy_ (chap. 7), où il est appelé Carmille, quel genre de honteux services il rendoit au roi.] _Secretaires et interprètes._ Note que monsieur de la Mauvissière vient jusques à Mayance[133]. [Note 133: Michel de Castelnau, sieur de Mauvissière, de qui l'on a de si intéressants _Mémoires_, et qui joua un rôle si important dans la diplomatie de ce temps-là par ses négociations et ses ambassades. Il est donné ici comme secrétaire et interprète. Il savoit, en effet, l'allemand, chose fort rare à cette époque. (V. l'excellente brochure de M. G. Hubault, _Ambassade de Michel de Castelnau en Angleterre_, 1856, in-8, p. 19, note.) S'il n'alla pas plus loin que Mayence, c'est que sans doute il s'étoit chargé de recruter quelques corps de reîtres et de les ramener en France, ainsi qu'il le fit plus d'une fois. (V. ses _Mémoires_, t. VI, chap. 8, et L'Estoile, _coll. Michaud_, t. I, p. 50.)] _Rolle du nombre d'hommes qui sont à la première troupe, conduite par monsieur le mareschal de Retz._ PREMIÈREMENT. Le dict sieur mareschal[134], Le colonel Stampiz[135], Le grand aumosnier et les chapellains. Le sieur Loys de la Mirande, capitaine de gens d'armes. Monsieur de Montmorin, premier escuyer de la Royne[136]. Monsieur de Rissay[137]. Monsieur le conte de Chaulne[138]. Monsieur de Tavanes le jeune[139]. Le sieur de Nenny. Le sieur de Beaumont. Le sieur Petre-Paulo Tasimghi[140]. Monsieur de Nogerolles[141]. Monsieur de Gordes le jeune[142]. Monsieur de Sainct Denys[143]. Messieurs d'Aux, l'aisné et le jeune[144]. Monsieur de Briannes[145]. Monsieur Danglures[146]. Monsieur de la Tour[147]. Monsieur de Rostaing le jeune[148]. Monsieur de Suze[149]. Monsieur de Chamesson. Son frère. Le sieur de la Raverye. Monsieur de Harlay. Monsieur de Fontenay[150]. Monsieur le Normant. La Hillière. La Rouvette. Blanchet. Monsieur de Sainct Supplice[151]. Les gentilshommes polognois qui sont à la première trouppe. Plus tous les gentilshommes servans de Sa Majesté. [Note 134: Albert de Gondi, duc de Retz, mort, en 1601.] [Note 135: Sans doute un commandant de troupes allemandes.] [Note 136: Fils de M. de Montmorin, qui, étant gouverneur d'Auvergne, auroit, d'après Voltaire, refusé de donner dans sa province l'ordre des massacres, à l'époque de la Saint-Barthélemy. Voltaire cite de lui, à ce sujet, une lettre dont Lenglet-Dufresnoy met en doute l'authenticité. (V. ses notes sur L'Estoile, t. II, p. 404.)] [Note 137: De Riccé. Une famille de ce nom subsistoit encore pendant la Restauration; l'un de ses membres, le vicomte de Riccé, fut alors préfet du Loiret.] [Note 138: D'Ailly, comte de Chaulne, le même à qui Voltaire, au 7e chant de la _Henriade_, fait jouer un rôle si dramatique. Le frère du connétable de Luynes épousa l'héritière de sa maison, et le comté, plus tard duché de Chaulnes, passa avec elle dans cette nouvelle famille.] [Note 139: Jacques de Saulx, vicomte de Tavannes, fils de Gaspard de Tavannes. Il fut, en effet, du voyage de Pologne; il n'en revint que tard, après avoir guerroyé en Hongrie et en Moldavie contre les Turcs, qui le firent prisonnier et l'emmenèrent à Constantinople. Au retour il fut fait capitaine de gendarmes.] [Note 140: Capitaine italien, dont il est aussi question, sous la date du 24 janvier 1577, dans le _Journal des premiers Etats de Blois_, par M. de Nevers. Il y est nommé le capitaine Pieter Paul Tassughy.] [Note 141: Ne seroit-ce pas Fougerolles? Ce ne seroit qu'une nouvelle altération de ce nom, qu'on trouve écrit Joncquerolles dans les _Mémoires_ du duc d'Angoulême (_coll. Michaud_, 1re série, t. XI, p. 85).] [Note 142: Frère de celui qui servit longtemps, et avec succès, dans le Dauphiné, notamment en 1575.] [Note 143: Le baron de S.-Denys, qui commanda plus tard la compagnie de gendarmes du duc de Montpensier, gouverneur de Normandie. Il épousa la fille du marquis de Rouville, et il en eut, entr'autres enfants, le célèbre S.-Evremond.] [Note 144: François d'O, seigneur de Fresnes, premier gentilhomme de la chambre du roi, successivement surintendant des finances et gouverneur de Paris; et son frère, Jean d'O, seigneur de Manou.] [Note 145: Le comte de Briennes, qui étoit allé recevoir à Metz les ambassadeurs de Pologne (_Rev. rétrosp._, 1re série, t. IV, p. 49). Après la journée des Barricades, où il avoit tenu pour Henri III, il resta prisonnier au Louvre, et c'est là qu'il délivra à Jacques Clément un passeport, avec lequel celui-ci put s'introduire près du roi. Après sa mort, le comté de Brienne passa par alliance dans la famille des Loménie, où il resta.] [Note 146: Anne d'Anglures, seigneur de Givry, tué à Laon en 1590. «C'étoit, dit de Thou (_Mémoires, coll. Michaud_, 1re série, t. XI, p. 329), le cavalier de la cour le plus parfait, beau, bien fait, de bonne mine, agréable dans la conversation, savant dans les lettres grecques et latines (talent assez rare parmi la noblesse), surtout brave et connu pour tel.»] [Note 147: Peut-être Antoine de La Tour de Saint-Vidal, gentilhomme qui étoit en effet du parti de Henri III. (_Mémoires_ de de Thou, _coll. Michaud_, 1re série, t. XI, p. 339.)] [Note 148: Frère de Tristan de Rostaing, qui, en 1589, se laissa prendre honteusement dans Melun, et fut obligé de donner une rançon de 50,000 écus, ce qui lui mérita d'être condamné par la commission établie à Bordeaux. (V. le _Journal historique_ de P. Fayet, p. 44, et les _Mémoires_ de de Thou, _coll. Petitot_, 1re série, t. 37, p. 308.)] [Note 149: Gentilhomme souvent nommé dans les _Mémoires_ du duc de Nevers.] [Note 150: Ce ne peut être Fontenay-Mareuil, qui étoit trop jeune alors. C'est peut-être le fils de Fontenay, qui étoit, en ce temps-là, trésorier de l'épargne.] [Note 151: Jean d'Hebrard, baron de Saint-Sulpice, qui avoit été gouverneur du duc d'Alençon, et qui étoit capitaine de cinquante hommes d'armes. (V., sur lui, _Mémoires_ du duc de Bouillon, _coll. Michaud_, 1re série, t. XI, p. 8.) Son fils fut tué dans la basse-cour du château de Blois par le vicomte de Tours. (L'Estoile, 20 déc. 1576.)] FIN. _Lettre circulaire à tous les seigneurs de la cour pour leur donner advis de la mort du grand Macaty, singe de S. A. S. M. le C. D. C., et pour les inviter à sa pompe funèbre[152]._ [Note 152: Je serois tenté de croire que cette pièce est de Piron. Sa rareté aura fait qu'elle a échappé à Rigoley de Juvigny, qui, d'ailleurs, n'étoit pas un bien grand chercheur. Piron connoissoit M. le comte de Clermont, à qui appartenoit le singe dont la mort est ici pleurée. On trouve dans ses _Oeuvres_ (édit. in-8, t. VII, p. 119) des vers adressés à cette altesse sérénissime. Quant a M. de Livry, on sait qu'il fut longtemps son plus cher commensal. (V. notre _Notice_ sur Piron, _passim_.) Ce ne seroit pas la première fois que l'auteur de la _Métromanie_ auroit fait des vers du genre de ceux-ci et se seroit posé en interprète poétique des bêtes. Au t. VII, p. 184, de ses _Oeuvres_, vous pourrez lire l'_Envoi d'un panier par un chien à une chienne_. Rien ne contredit donc sérieusement mon opinion.] De par Dragon[153], fidèle amy Et compère de Macaty, A la respectable jeunesse Quy brille en ce beau sejour Et d'un auguste roy compose la cour, Salut! mais salut de tristesse. Comme tout finit icy bas Qu'il est un moment fixe où tout ce quy respire Doit grossir de Pluton le sombre et vaste empire, Quadrupèdes, humains, bergers et potentats; Qu'à ce fatal arrest toute espèce asservie Subit la même loy du sort, Et qu'en tout ce qui nait le germe de la vie Devient un principe de mort, Macaty, né sujet à ceste loy sevère, Vient de payer au Styx le tribut necessaire. Macaty, singe en son vivant, Mais singe d'illustre memoire, Singe dont à jamais doit vivre ici la gloire, Singe courtois, singe amusant, Delices d'une cour fleurie, Singe fleur de singerie, Singe subtil, singe badin, Faute de dents singe benin; Singe enfin qui de son espèce Avoit, sans les deffauts, toute la gentillesse, Ce même Macaty n'est plus! Mais du pauvre animal sur la funeste rive L'ombre encore errante et plaintive, Desdegnant des pleurs superflus, Exige seulement qu'on se haste de rendre Les derniers devoirs à sa cendre. Et demain, par ordre du roy, Pour soulager le mort, pour consoler ses mânes, On doit celebrer son convoy, D'où seront exclus tous profanes. Vous seuls, habitans de la cour, Dument instruits par ces presentes, En habit noir, mantes traînantes, Venez par votre hommage honorer ce grand jour. Surtout qu'une honneste contenance, Interprète de vos douleurs, A travers un morne silence Exprime aux yeux de tous ce que sentent vos coeurs. Car, pour qu'aucun n'allègue excuse d'ignorance, Nous, Dragon, nous faisons extrême deffence A tout courtisan invité De venir en ces lieux, par un ris sacrilége, Profaner du convoy la noble gravité, Insulter au deffunt et troubler son cortége. [Note 153: Singe de M. de Livry, qui, en qualité de légataire du défaut, fait les frais de l'invitation.] * * * * * ÉPITAPHE. Macaty, ce pauvre animal, Victime du ciseau fatal, Est mort à la fleur de son âge; Macaty, qui si joliment Avoit fait, je ne sçay comment, Un grand prince à son badinage, Macaty n'est plus! Quel dommage! * * * * * AUTRE. J'ai vécu, ma course est finie; Mais, tombant sous ses coups, je triomphe du sort, Et me console de ma mort Par l'honneur dont elle est suivie. Ce nouveau monument, qui s'élève à vos yeux Par les soins de Louis, consacre ma mémoire; Les plus fameux héros que célèbre l'histoire Trouveroient mon sort digne d'eux. * * * * * AUTRE. Singe sans fourbe et sans malice, Singe de cour sans artifice, D'un prince que j'aimois favori sans hauteur, Son domestique sans bassesse Et son complaisant sans fadeur, Je sçus par mes talens mériter sa tendresse. Homme, de qui le lot fut, dit-on, la raison, Souffre que je te parle en maistre: Mon portraict, utile leçon, T'apprend ce que tu devrois être. _De l'imprimerie de Jean Batiste Coignard, Imprimeur ordinaire du Roy._ 1723. _Avec permission._ _Le vray discours sur la route[154] et admirable desconfiture des Reistres[155], advenue par la vertu et prouësse de Monseigneur le Duc de Guyse, sous l'authorité du Roy, à Angerville, le vendredy xxvij de novembre 1587; avec le nombre des morts, des blessez et prisonniers._ _A Paris, par Pierre Chevillot, au Palais, en l'allée de la Chapelle Saint-Michel._ M.D.LXXXVII [Note 154: Pour _déroute_. L'une vient de _rupta_, l'autre de _dirupta_, qui ont le même sens en latin; il étoit donc naturel que le même sens existât aussi en françois.] [Note 155: Ces _reîtres_ étoient, comme on sait, des cavaliers allemands, ainsi que l'indique leur nom, _Reiter_, homme de cheval. Branthôme, qui ne savoit pas assez d'allemand pour trouver l'étymologie véritable, en avoit fait une à sa manière. Suivant lui «on les appeloit _reistres_ parce que, disoit-on, ils étoient noirs comme de beaux diables.» (Edit. du _Panthéon littér._, t. I, p. 417.) Comme ils se recrutoient, pour le plus grand nombre, dans les états protestants de l'Allemagne, ils se trouvoient être des alliés naturels pour les huguenots de France. Venir piller ce beau pays sous prétexte de servir la foi étoit une trop excellente aubaine pour qu'ils la laissassent jamais échapper. Au premier appel de leurs frères de France ils accouroient. Dans les troupes que Coligny mit en campagne, on comptoit un grand nombre de reîtres; en 1576, 12,000 passèrent le Rhin, sur une invitation de ceux de la religion, invitation qui n'auroit pas eu besoin d'être pressante. Comme on les connoissoit, «avis fut alors donné que le feu et sang se verra en France.» (_Preuves de l'Estoile_, t. III, p. 201.) La plus redoutable de ces invasions fut celle dont il est question ici. Le 13 juin 1587, Schomberg, qui s'étoit rendu en Allemagne pour suivre leurs mouvements, écrivit au roi qu'ils s'armoient au nombre de 9,000, et que, vers le 12 juillet, ils seroient sur le Rhin, où 12,000 Suisses et 6,000 lansquenets devoient se joindre à eux. Le duc Otto de Lunebourg les commandoit. Tout ce qu'on pouvoit espérer, c'est qu'ils retarderoient leur marche jusqu'au commencement d'août. Malheureusement la récolte ne seroit pas faite alors, et, disoit Schomberg, il falloit être assuré qu'elle seroit détruite partout où passeroient ces pillards; ce qui eut lieu en effet, et la disette s'en augmenta. Si du moins, ajoutoit-il, le roi avoit une armée qui pût les arrêter à la frontière! mais les forces étoient trop divisées pour cela, les finances trop pauvres. Un espoir restoit, c'est que leurs alliés de France ne fussent pas prêts à les joindre, et donnassent ainsi le temps de les attaquer et de les détruire séparément: «Si les forces françoises leur manquent, dit Schomberg, ils sont perdus. On leur promet vingt mille François à pied et à cheval; j'écris bien et fais dire partout qu'ils n'y trouveront pas un, si ce ne sont ceux qui s'y trouveront pour leur rompre la teste.» Et ici encore Schomberg disoit vrai.] Encores que nous soyons en possession sur tous les autres peuples de la terre de ce beau et excellent tiltre de tres chrestien peuple françois, si est-ce que nous sommes si prompts à nous deffier de la grace et misericorde de nostre Dieu, que, lors que les affaires ne nous viennent à poinct nommé et selon que nous les avons pourpensées, nous nous laissons très-lachement couler en une desasseurance de la bonté divine: il ne fault pour preuve de mon dire que les occurences du present. Noz deportemens portent tesmoignage contre nous-mesmes. La saison nous a esté très-apre, la disette grande, la famine universelle. Nous nous laissons presque emporter au long et au loing. Mais lorsque le desespoir est prest de nous gaigner, la largesse celeste nous retient: la main de Dieu ouvre ses benedictions et thresors d'abondance: il nous remplit de tant de biens, que nous nous trouvons grandement empeschez à les resserrer. Pour cela, nostre legereté ne peult estre asseurce avec solidité en la puissance celeste; nous faisons de mesmes que ceux lesquels, eschappez d'une très perilleuse tourmente, lorsqu'ils se trouvent à bord, ne se ressouviennent du danger auquel ils ont esté; avons-nous des biens à planté[156], il nous semble que nous ne sommes plus ceux lesquels estions battus de la famine, de la souffrette et nécessite. [Note 156: _Planté_ est un vieux mot qui signifoit multitude, abondance. On lit dans Monstrelet (liv. I, ch. 77): «_Grand planté_ de clergé et de peuple.» Dans Rabelais (I, ch. 4): «Gargamelle mangea _grant planté_ de trippes.» De là, pour signifier _beaucoup_; _en abondance_, l'expression _à planté_ qui se trouve partout (V. _Ancien Théâtre_, t. II, p. 286), ou celle-ci: _à grand'planté_, qui se lit notamment dans ce passage de Monstrelet (liv. II, ch. 39): «Il le fit servir abondamment de tous vivres, hors de vin; mais les marchands chrétiens lui en faisoient delivrer secrètement _à grand'planté_.»] Et pour ce, afin de nous resveiller, Dieu a permis que l'aquilon a chassé en nostre France une formillières de hannetons, deliberez non point de brotter seulement le tendron de noz arbres, mais de s'emparer de l'estat, nous bannir de nostre propre terre, nous en chasser. Ce coup de fouet a fait gemir les plus advisez souz la juste prudence de nostre Dieu, recognoissans que sa Majesté estoit grandement indignée contre le peuple françois, en ce qu'à peine avoit-il le pied tiré hors de Scylle, qu'il choquoit Charybde; la famine n'estoit presque appaisée, que la guerre venoit moissonner le rapport de l'année, et qui pis est menaçoit l'estat françois de submersion, et nostre saincte Eglise catholique, apostolique et romaine d'esbranlement. Tant de soupirs, tant de regrets, tant de gemissements, enfin ils ont tasché à semondre la clemence divine à prendre pitié et commiseration des desolations de nostre France, et des restes de son Eglise sacrée, par voeux, par penitences et par autres oeuvres devotieuses. Les autres ont pensé qu'il failoit opposer la force à la force, et monstrer à ceste racaille estrangere quelle estoit la vertu des François; ils y ont porté ce qui s'est peu, la générosité, la magnanimité, l'adresse, leurs moyens, y ont exposé leur propre vie. Les autres, faillis de coeur et tournans le dos à la masle dignité du nom françois et de la magnanimité chrestienne, ont voulu que l'on traictast avec l'estranger[157]. [Note 157: Il en avoit été en effet question dans le conseil du roi, et l'auteur de cette pièce, aussi hostile à Henri III qu'il est favorable aux Guise, ne pouvoit oublier de le dire.] Aucuns d'eux mesmes ont esté tellement pippez, que, se deffians d'eux-mesmes et de l'assistance celeste, ils se sont rangez avec eux, et de vrais et naturels François qu'ils estoient, ils se sont lachement bandez contre la propre France. Qu'ils prennent tel masque qu'ils vouldront, ils ne se sçauroient sauver que l'on ne les repute pour estre tombez en deffiance de la bonté de Dieu. Voire mais, ne taxons point. Bien peu d'entre nous se trouveront qui, par l'apparence humaine, ne fit jugement que se rendre du costé des reistres c'estoit suyvre le party le plus fort, une armée estrangère de trente à quarante mil hommes, despouillée de toute humanité, ne respirant que le ravagement de cest estat, secondée des intelligences que le party huguenot et de noz chrestiens à simple semelle avoit pratiqué en France, estoit bien pour affoiblir les forces de la France, et renforcer l'ennemi de nostre France. Ne faisons point des vaillans et des trop asseurez; nous nous trompons nous mesmes si nous nous voulons coucher pour avoir esté sans peur. Ceste grande et efformidable force nous effrayoit seulement dès qu'elle estoit delà le Rhin. Elle le passe, elle donne jusques au coeur de la France. On fait mine de luy faire teste, elle gaigne pays. Desja se promettoit la conqueste de ce très florissant royaume françois; desja ces brodes[158] se partageoient entre eux nos despouilles, dissipoient cest estat françois, y batissoient leurs tudesques colonies, et pour combler la France d'infelicité, luy vouloient ravir ce beau lys de très-chrestienté, pour y planter la cigüe d'atheisme, d'huguenotisme, d'impiétée et heresie. He! pauvre peuple françois, où estois-tu? Tu ne perdrois point seulement la franchise françoise, mais aussi ta foy chrestienne. [Note 158: Pour _Bruder_, frère, comme ces soudars s'appeloient familièrement entre eux.] Tu allois souffrir la tyrannie de l'estranger. Lorsque tu es aux abbois de perdre coeur, et que l'Alemand bransle son estendard au milieu de tes terres, voicy le Dieu du ciel qui te veult apprendre qu'il ne t'a jamais perdu de veue, qu'il t'a gardé, qu'il a eu pitié de toy; il nous a mis à l'esperance, non point pour nous perdre, ains pour ce que noz pechez ont attiré sur nous sa juste indignation. Le reistre nous a la pistole sur le gosier; il ravage notre France; elle est tellement bigarrée, que tant de milliers de François qui l'habitent, à peine s'est trouvée une poignée de François qui ait voulu combattre ceste volée de voleurs estrangers. Le roy a eu des forces; quelque partie de sa noblesse l'a assisté, mais cela estoit-ce pour opposer à ces Tudesques? Ce grand et valeureux prince monseigneur le duc de Guyse avoit quelques troupes, mais qui n'esgalloient de beaucoup près en nombre celles des estrangers; toutes fois, comme jamais la vertu ne se fait bien paroistre que lors qu'il y a apparence qu'elle ne peut subsister, aussi ce non moins prudent que martial prince, voyant un tel monceau d'estrangers, delibère, à quelque pris que ce fut, restaurer la reputation et la vertu françoise et d'exterminer les espouvantaux d'ames tièdes et non françoises, leur passer sur le ventre, en engraisser et fumer les champs françois, et qu'ils publioient que c'estoit à luy qu'ils en vouloient, leur faire ressentir que sa generosité estoit trop heroique pour souffrir le choc de ces ames venales; alors, avoir veu quels ont esté ses exploits en la deffaicte qu'il fit à Villemory pres Montargis[159], comme il fit perdre la vie aux ennemis qui estoient en nombre de quinze à seize cens, lesquels demeurèrent morts sur la place, sans compter les blessez et les prisonniers, et bien quatre cens chariots qu'ils pillèrent et furent brusler une grande partie, outre seize cens chevaux de butin. [Note 159: La défaite des reîtres à Vimory eut lieu, selon L'Estoile, le 29, et, selon P. Mathieu, en son _Histoire des Troubles_ (livre II), le 27 octobre. Leur but étoit d'aller joindre au plus tôt le roi de Navarre au delà de la Loire; Henri III le savoit, et, campé sur ce fleuve tantôt à Gien, à Sully, ou à Jargeau, il les attendoit au passage (Recueil A-Z, G, p. 227-241.) Guise cependant, bien qu'il ne fût pas en force, les suivoit en queue et les harceloit «par une infinité d'algarades». Un gros de leurs troupes étoit à Vimory, sur la route de Lorris. Comme il se trouvoit lui-même à Montargis, la distance n'étant que de deux lieues, il pouvoit aisément les surveiller. Il sut qu'ils faisoient mauvaise garde. Le sieur de Cluseau, entre autres, lui dit «qu'il les avoit reconnus estant sur le point de souper, au moyen de quoy seroit bon de leur aller porter le dessert». Le duc trouva l'avis excellent, et on les surprit comme ils soupoient. M. de Mayenne fut d'un grand secours, par son courage et par les soixante cuirassiers qu'il lança dans la mêlée. Ce fut victoire gagnée, mais on l'exagéra beaucoup ici. Selon P. Mathieu, toute la perte des reîtres n'auroit été que de 500 hommes, 100 valets, 300 chevaux de chariots, 2 chameaux et une paire de timballes; tandis que M. de Guise auroit perdu 40 gentilshommes et 200 soldats. Pasquier nous fait la part plus belle. Suivant lui, M. de Listenois auroit seul été tué parmi les gentils hommes, et le bourg de Vimory, ainsi que tout le bagage des reîtres, nous seroient restés. (_Lettre_, édit. in-fol., t. II, p. 302.) Guise, en chassant les reîtres du Gâtinais, travaillait pour lui; Montargis lui appartenait.] La deffaicte d'Auneau[160] est singulièrement remarquable, pour y avoir esté faicte une execution merveilleuse de ces miserable reistres, sept de leurs cornettes deffaictes, trois cens de leurs chariots bruslez, deux mil cinq cens d'entre eux morts, sans compter les blessés et prisonniers, qui estoient en nombre de trois cens hommes, et soixante qui gaignerent le hault par l'une des portes du village d'Auneau, et emporterent deux cornettes avec eux; oultre ce ils ont deux mille chevaux de butin, sans ceux qui furent bruslez. Exploicts que je celèbre volontiers, comme je me resjouis de ce qu'il plaist à Dieu de benir les sainctes et vertueuses entreprinces de ce magnanime prince, non point pour nous faire chanter (comme l'on dit) le triomphe avant la victoire. [Note 160: Auneau est un gros bourg de l'arrondissement de Chartres. Les reîtres y étoient venus après avoir pillé Château-Landon. Ils avoient emporté le village; mais le château, dont il ne reste plus qu'une tour située au midi, à l'entrée d'un parc, avoit tenu bon. C'est ce qui les perdit. Pendant qu'ils faisoient «bonne chère à l'allemande,» le capitaine du château s'entendit avec Guise; dans la nuit du 23 novembre il lui ouvrit les portes de sa petite forteresse, et le duc put ainsi pénétrer dans le village et surprendre les reîtres le lendemain matin, «à la diane... Il leur donna au saut du lict, dit Pasquier (_ibid._), non chemise blanche, mais rouge.» Cette fois le carnage fut grand et à peu près tel qu'on le dit ici. 12 ou 1500 hommes furent tués, selon Pasquier, et il y eut 80 chariots pris. Au dire de L'Estoile, le baron de Donaw, chef de ce parti de reîtres, auroit été pris. Il est certain au contraire, comme le dit Pasquier, qu'il put se sauver de vitesse. Il paroît que ce fut la mousqueterie qui fit le plus de mal aux reîtres. Le duc de Guise ne manquoit jamais d'en tirer bon parti: «C'estoit, disoit-il à Brantôme, un vray moyen pour attraper et deffaire un battaillon de cinq ou six mille Suisses, qui font tant des mauvais, des braves, quand ils sont serrez dans leur gros.» Il ajoutait qu'avec de gentils arquebusiers basques, biscains, béarnois, «bien legers de viande et de graisse, maigrelins, dispots et bien ingambes», avec de bonnes arquebuses de Milan, il auroit facilement raison de ces grands et gros bataillons de Suisses, «qu'il les perceroit à jour et larderait d'arquebuzades, comme canards. Il en pourroit faire de mesme sur les reistres, qui font tant des mauvais, selon les lieux advantageux qui se rencontreroient, ainsin qu'il attrappa ceux de M. de Thoré en belle campagne, où nos mousquets leur nuisirent beaucoup, et à _Aulneau_, de qui l'harquebuzerie fit si grand eschet sur les reistres, selon son commandement qu'il fit à ses braves capitaines, qui sceurent bien obeir à ce brave general.» _Oeuvres de Branthôme_, édit. elzevir., I, p. 380.] Ceste descharge n'escruoit pas beaucoup l'armée ennemie; il sembloit qu'ils se roidissent d'avantage contre leur desconvenue. Cependant monseigneur de Guyse se retire à Dourdan, et envoyé à Estempes prier et louer Dieu par les Eglises de la grace qu'il luy avoit faict d'avoir eu un si grand heur à la desconfiture de ces reistres, ce qui fut faict mardy au matin par une grande messe chantée avec le _Te Deum laudamus_[161]. A peine fut parachevée l'action de grace, que nouvelles vindrent que les reistres, esperdus au possible de l'eschec que mon dit seigneur venoit de leur livrer, s'acheminoient droict à Angerville[162] pour prendre deliberation de ce qu'ils devoient faire; et là faisoient estat d'y sejourner le mercredy vingt cinquiesme de novembre lendemain de la deffaicte d'Aulneau; mais ils entendirent que mon dit seigneur de Guyse avoit volonté de les aller combattre, mesmes esventerent qu'il estoit party d'Estempes avec ses forces. [Note 161: Le peuple chanta des _Te Deum_ à sa manière. Dans le _Premier Recueil de toutes les chansons nouvelles, tant amoureuses, rustiques, que musicales_ (1590, in-16) se trouve, fol. 9, _Cantique chanté à la louange de M. le duc de Guyse, sur la victoire qu'il a obtenue contre les Reistres_. Le même recueil contient trois autres chansons sur le même sujet.] [Note 162: Angerville, sur la route d'Orléans, chef-lieu de canton du département d'Eure-et-Loir, est à cinq lieues au sud-ouest d'Auneau. Ils y étoient venus tout fuyant pendant la nuit, après avoir brûlé ce qui les gênoit, et avoir pris leurs lansquenets en croupe. (_Lettres_ de Pasquier, t. II, p. 302.)] Ce qui leur donna un extreme allarme, s'attendans bien de n'avoir meilleur marché que leurs compagnons d'Auneau. Si jamais vous avez veu des personnes complices d'un vol, et qui, voyans ceux qui leur ont assisté au vol monté sur l'eschelle du gibet, prest à estre jetté du haut en bas, et que d'eux on s'informe de ceux qui ont assisté au vol qui leur ont tenu escorte, vous pourrez vous représenter ces reistres; ils avoient veu quel traictement mon dit seigneur de Guyse avoit faict à leurs compagnons, tant à Villemory qu'à Aulneau; qu'il n'en laissoit eschapper pas un qu'il ne luy fist rendre gorge et poser le butin qu'il avoit fait en France; ils trembloient en eux mesmes, et estoient aussi peu asseuré qu'est le pauvre criminel, lequel ayant receu la condamnation de mort, a en queue l'executeur de la haulte justice, qui le tient attaché du licol par le col. Que font ils? De se sauver, ils ne peuvent. Ils sont prevostables non domiciliez, et pourtant prevoyent bien qu'ils ne peuvent decliner ny reculer en arière, moins pallier la verité, ont recours à la misericorde de la justice; les autres, comme ils se sentent horriblement miserables pour leurs forfaicts, desesperans que la justice puisse aucunement leur faire grace et misericorde, brisent et rompent les prisons. De mesme, peuple françois, il en est pris aux ennemis de la France. Les Suisses, recognoissans qu'ils avoient offensé griefvement contre la majesté du roy, ont tasché de le rappaiser; il n'ont cessé à le poursuyvre de leur vouloir donner un pardon et passeport à ce qu'ils eussent moyen d'eux retourner en leur pays, protestants de ne porter jamais les armes en France contre sa dicte Majesté, ny contre l'Eglise catholique, apostolique et romaine, benefice duquel, jaçoit qu'ils s'en soient renduz indignes par leur grande forfaiture, si croi-je qu'ils jouyront, ayans affaire à un prince lequel, instruit par le Sauveur de tous les humains, ne desire point la mort du pecheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive; ils ont requis mercy à ce grand et invincible Henry, lequel se repute à une victoire très signalée de ce qu'il se rend vainqueur de soy mesme, quittant à ces miserables l'offense, laquelle il avoit moyen de vanger. Et quant aux reistres et autres François bigarez, qui ont conjuré avec l'estranger contre la France, ils s'en sont enfuis; ils n'ont osé comparoir devant le soleil de justice, devant la majesté du roy très chrestien, leur propre conscience leur donnant affre[163]: ils ne se sont osé asseurer; ils ont fremy de peur. Eux mesmes se sont mis en vau de route pour eviter la justice du prevost; ils ont levé le siege, ils ont brisé les prisons, ils ont bruslé leurs chariots et bagaiges, enterré leur artillerie, pour monstrer qu'ils avoient du courage et de la force par les talons. [Note 163: Vieux mot que la littérature romantique a tâché de reconquérir, d'après un conseil de Voltaire. Il signifie _angoisse_, _frisson_. On le trouve employé dans le sens de _terreur_, dans la 75e des _Cent Nouvelles nouvelles_. Saint Simon s'en servoit encore: «Elle étoit, de plus, dit-il, tellement tourmentée des affres de la mort, qu'elle payoit plusieurs femmes dont l'emploi unique étoit de la veiller.» (_Mémoires_, édit. Sautelet, t. V, p. 406.)] Mais, je vous prie, considerons un peu à part nous, peuple françois, qui nous a mis la victoire en main? Qui a humilié ces Suisses? Qui a estouppé et bridé ces pistoliers? Ce ne sont point les forces françoises: l'estranger nous surmontoit. Ce n'est point le bras humain: le prince du monde avoit desployé sa puissance contre l'estat très chrestien, esperant de donner soudainement le coup de ruine à l'epouse de Jesus-Christ. C'est donc Dieu qui a rendu noz ennemis esperdus. Noz forces ont esté les bouteilles de Gedeon. En un mot, peuple françois, si tes ennemis ont vuidé la France, si la France jouit de sa franchise, n'impute point ce bien à la prudence humaine: elle ny voyoit goutte; moins à noz forces: elles estoient trop foibles; ains à la toute puissante grace de Dieu, lequel a voulu encores pour ce coup te garentir des pattes du loup et de la griffe du lyon. N'espère qu'en luy; ne l'appuie sur ce qui est de l'extérieur. Dieu fait ses miracles et oeuvres prodigieuses lors que toutes choses sont reduites au desespoir. De ma part je presage, mes voeux tendent là, que Dieu veult retirer son courroux de nostre France, moyennant que par recognoissance de noz faultes et repentance de noz pechez nous nous rendons capables de sa digne faveur. Desja, peuple chrestien, françois, parisien, je vois que tu te veux estranger au nombre des ingrats et mescognoissants, attendu que si tost que ceste heureuse nouvelle de la route de noz ennemis nous a esté annoncée, il n'y a eu celuy d'entre nous qui ne se soit bandé pour en remercier humblement la majesté divine; et pour plus particulièrement tesmoigner l'obligation que tous unanimement nous avons recogneue avoir reçue par ceste signalée desconfiture, nous nous sommes tous assemblez pour presanter à la divine majesté l'hymne _Te Deum laudamus_, messieurs de la cour et autres corps de la ville y assistans avec une grande et solennelle ceremonie. Dieu par sa saincte grace vueille que ce soit avec fruit et utilité, et face prosperer à toujours les heureux et sages desseins de nostre Roy, l'assiste de bon conseil chrestien et prudent, à ce que ce royaume françois puisse fleurir à son honneur et gloire, et à l'edification de sa sainte Eglise. Courage donc, peuple françois! Tu vois le Dieu des armées de ton costé, qui empoigne la querelle, qui tracasse les ennemis, qui donne du courage et de la force au vrais chrestiens et François pour chasser l'estranger; que l'heur est inopinement de ton costé, que tu jouis de la victoire, que noz ennemis ont reçeu la perte, le dommaige et le joug; que le champ de la battaille nous est demeuré. Il te faut en louer et benir la majesté divine, et la supplier que tousjours il luy plaise de continuer sa favorable assistance, tendre les mains à sa bonté. FIN. _La Promenade du Cours[164] à Paris._ M.DC.XXX [Note 164: Ce cours, dont nous avons déjà parlé (t. VII, p. 200, note), n'est pas le _Cours-la-Reine_, mais celui qu'on appeloit le cours «hors la porte Saint-Antoine». En 1630, c'étoit encore la promenade par excellence. Pour lui disputer la vogue, celui de la reine-mère étoit encore trop nouvellement planté. (V. à ce sujet les _Lettres patentes_ du 2 avril 1628, et Lemaire, _Paris ancien et moderne_, t. III, p. 386). Quand le succès de l'un, dû surtout à Bassompierre, s'il falloit en croire ce que dit Tallemant (1re édit., t. III, p. 18), eut remplacé le succès de l'autre, le cours de la porte Saint-Antoine ne fut pourtant pas tout à fait abandonné; chacun eut sa saison. Quelle étoit celle de l'un, quelle étoit celle de l'autre? C'est ce que tout homme du bel air ne devoit pas se permettre d'ignorer; aussi proposoit-on, dans les _Loix de la galanterie_ (édit. L. Lalanne, p. 20), de dresser un _Almamach_ où «les vrais galands» eussent vu, entre autres choses, «quand commence le cours hors la porte Saint-Antoine et quand c'est que celuy de la reyne-mère a la vogue.» Vers 1672 le cours de la porte Saint-Antoine fut définitivement délaissé, les promeneurs restèrent dans la ville, lorsque, par un arrêt du 7 septembre de cette année-là et par un autre du 11 mars 1671, il eut été décidé qu'un nouveau cours seroit _dressé_ et planté à quatre rangées d'ormes, à partir de la porte Saint-Antoine jusqu'à la porte Saint-Martin. C'est aujourd'hui le boulevard. (Germain Brice, _Description de Paris_, 1752, in-8, t. II, p. 242.)] Ces carosses dont la rencontre Contente si fort nos esprits, Tous ces beaux objects que Paris Meine au Cours pour en faire montre, Tirsis, est-ce pas un plaisir Qui merite que ton plaisir Luy donne une heure en la journée? Comme l'hyver meine au printemps, Le travail de la matinée Nous convie à ce passe-temps. Le Cours n'est pas chose nouvelle, Puisque tout court en l'univers Et que ses mouvemens divers En rendent la face plus belle. Ne voyons nous pas mesme un cours Au ciel, aux planettes, aux jours? Les eaux courent dessus la terre, Les vents courent parmy les airs; Voit-on pas rouler le tonnerre Après le signal des esclairs? Entrons dans ce palais de Flore[165] Où son soin entretient des fleurs Avec de plus vives couleurs Que les lumières de l'aurore: On diroit, à voir l'ornement De ce pompeux ameublement, Que la terre toute orgueilleuse Veuille combattre avec les cieux, En cette saison amoureuse, A qui se parera le mieux. Ce champ de tulipes diverses Retire l'ame du soucy, Et plusieurs viennent perdre icy La mémoire de leurs traverses. La nature en ces beaux effects, Pour nous rendre plus satisfaits, Semble avoir usé d'artifice: Mesme elle en tire de son sein Quelques fois plutost par caprice Que non pas avec du dessein. Mais ce sont subjets d'inconstance Qui se laissent aller au temps; Cherchons des objets plus constans Et qui luy fassent resistance. Toute cette confusion N'est qu'une vaine illusion: Au sentiment des hommes sages, Un esclat qui dure si peu Vaut bien moins que ces beaux visages Qui cachent un coeur tout de feu. A voir du haut de la Bastille Tant de carosses à la fois, Qui ne croiroit que quatre roys Font leur entrée en ceste ville? Le soleil, dans l'estonnement De les voir si superbement Fouler une mesme carrière, Voudroit bien descendre icy bas Avec son coche et sa lumière Pour y prendre aussi ses esbats. Icy les dames plus discrettes Communiquent à leurs amans, Par de certains allechemens, L'effect de leurs flames secrettes. De leurs regards, sans discourir, Elles nous font vivre et mourir; Et cette aggreable licence De s'entendre avec leurs appas Est si juste que l'innocence Ne nous en destourneroit pas. Tirsis, tu seras idolatre, De ce bel oeil qui va passer. Pour moy, je viens de trepasser Devant ceste gorge d'albastre; Cette déesse a des cheveux Qui me ravissent mille voeux; Mais que cet autre objet me touche! Celui-cy sera mon vainqueur, Mon ame est desjà sur ma bouche, N'as-tu point veu sortir mon coeur? Tu cognois bien cette rieuse? Son roquentin[166] n'est pas mal faict: Vrayment, j'ay l'esprit satisfait; Mon humeur devient plus joyeuse A voir cette bouche et ces yeux. Le ciel ne sauroit faire mieux; On peint ainsi les belles choses, Comme le soleil et l'Amour, Ou l'Aurore en un lict de roses Quand elle accouche d'un beau jour. Ce resveur au fond du carosse Medite sur ses pensions, Et ses plus fortes passions Regardent la mithre et la crosse; S'il voit venir un cardinal C'est là le seul objet fatal Oui passe jusques dans son ame; Et, comme il est ambitieux, Cette vive couleur de flame Est la plus charmante à ses yeux. Amy, voicy venir les reines[167], Avec autant de majestez Que toutes les divinitez Qui sortent du bois de Vincennes. Il faut que tant d'astres errans Qui paroissent dessus les rangs Deviennent fixes à leur veue: Il se faut descouvrir icy. Que Cloris n'est-elle venue? Je la verrois sans masque aussy[168]! Qui vit jamais une des Graces, Et tout ce qu'elle avoit de beau, Dira que voicy son tableau, Que ce visage en a les traces. Encor si ce fascheux cocher, Quand nous le pouvons approcher, Rendoit sa course un peu plus lente! Que n'ay-je quelque invention Pour arrester ceste Athalante Où j'ay mis mon affection! Cette coquette, à la portière, Fort mal instruite en son devoir, Dans l'impatience de voir, Regarde devant et derrière; On l'accuse de tous costez, Et des collets qu'elle a gastez, Et de la peine qu'elle donne; Mais, son esprit suivant ses yeux, Elle est sourde, et n'entend personne Que ses desirs trop curieux. Qu'Aminthe sera regardée! Mais je n'en ay point de soucy, Pourveu qu'on n'emporte d'icy Que sa memoire et son idée; Pourveu qu'elle garde sa foy, Sa constance et ses feux pour moy, Je me plairay dans sa victoire, Et ceux que j'en verray mourir, Je m'empescheray bien de croire Qu'ils en puissent jamais guerir. Ce fanfaron croit que les dames Ne vont au Cours que pour le voir, Et qu'on ne peut pas concevoir Combien il leur donne de flame. Ce cavalier vit de credit, Car ces jours passez il perdit Tous ses biens dessus une carte. Cet autre, durant tout le Cours, N'a songé qu'a la fièvre quarte, Qui l'a quitté depuis huict jours. Considère cette mignarde: Elle a de quoy se faire aymer, Et ses yeux me pourroient charmer Si ce n'estoit qu'elle se farde. Enfin, tous ses attraits pipeurs, Se reduisans en des vapeurs, Se perdront comme une fumée, Et ceste merveille en beauté N'aura plus que la renommée De l'avoir autrefois esté. Ce faiseur de vers, que l'estude A rendu si pasle et défaict, Est bien dans le Cours en effect, Mais comme dans sa solitude; Il medite certaines loys Qu'il mesure dessus ses doigts, Et roule dans sa fantaisie Quelques vieux fragmens mal appris, Que la meilleure poësie Condamne aux Chansons de Paris. Approuve-tu cette fantasque, Qui n'a point d'attraicts si puissans Qu'elle en puisse ravir les sens, Et ne met pourtant point de masque? Regarde ces petits amours Dessus des carreaux de velours: Que j'ayme ces jeunes visages, Qui dans la fleur de leur printemps Donnent desjà de beaux presages De se faire aymer en leur temps! Ces gens d'estat et de finances Passent dedans le souvenir Tous les moyens de parvenir Et d'asseurer les espérances. Ces cordons bleus, dans leurs discours, Au milieu des plaisirs du Cours Parlent du succez de la guerre; Ils condamnent les factieux; Et ces petits dieux de la terre Font des desseins dignes des cieux. Que ces deux mouches[169] à la face Et sur le beau sein de Philis, Parmy les roses et les lys, Luy donnent une bonne grace! Cette autre avec tout son caquet Fait plus de bruit qu'un perroquet; Je la trouve un peu trop folastre, Et tous ses gestes affetez Ressentent trop l'air du theatre Pour arrester mes volontez. Ces respects, ce profond silence. Ces devoirs, et ces doux regards Qu'on eslance de toutes pars Avec un peu de nonchalance, Ces charmes, ces enchantements, Sont-ce pas des contentements Qui flattent doucement une ame Et la font resoudre à chérir Tous les mouvemens d'une flame Que la raison ne peut guerir? Cependant le jour diminue; Luy mesme a tantost fait son cours, Sans avoir donné du secours A nostre fievre continue. A moins que d'aymer des prisons, On ne doit rentrer aux maisons; Mais chacun retourne à la sienne. O douceurs! plaisirs sans pareils! Dieux! se peut-il que la nuit vienne Au milieu de tant de soleils? [Note 165: C'est du jardin de l'Arsenal qu'il doit être ici question. Il régnoit en effet, dit G. Brice (t. II, p. 296), «sur le fossé de la ville», et avoit par conséquent vue sur le _Cours_. De toutes les parties de l'Arsenal, c'est ce jardin qui occupoit l'espace le plus considérable; aussi Cl. Le Petit disoit-il dans son _Paris ridicule_: Le sujet quadre-t-il au nom? On y compte plus de mille arbres, Et l'on n'y voit pas un canon. Les jardins ne manquoient pas d'ailleurs à proximité de ce cours. Un célèbre opérateur de ce temps-là, le dentiste Dupont, dont parle Tallemant (édit. in-12, t. X, p. 136), en avoit ouvert un à la Roquette, qui fut le _Pré-Catelan_ du 17e siècle. Il y donnoit des fêtes publiques, avec danses, feu d'artifice, etc. Les piétons payoient une livre, les carrosses en payoient deux. C'étoit trop cher, il fut forcé de diminuer ses prix de moitié. (V. Loret, juin 1664.)] [Note 166: Cest-à-dire le muguet qui lui fait la cour. Ce mot _rocantin_ avoit des sens bien différents: il signifoit tantôt une espèce de chanson, tantôt un jeune beau à la mode; plus tard, quand les galants qu'il avoit servi à désigner eurent vieilli sans cesser de vouloir plaire encore, il partagea leur ridicule. On n'employa plus le mot _rocantin_ sans le faire précéder de l'épithète de _vieux_, et il devint ainsi le synonyme de _vieux fat_.] [Note 167: Marie de Médicis et Anne d'Autriche. Quand le roi étoit à Saint-Maur, celle-ci, pour l'aller trouver, suivoit le Cours, et tous les prisonniers alors dans la Bastille montoient à la terrasse pour la regarder passer. Souvent il s'en trouvoit qui étoient là pour son service, et elle tâchoit, par quelque bon regard, de les consoler de cette captivité dont elle étoit la cause. La Porte fut dans ce cas, et voici ce qu'il raconte: «La reine vint à Paris, et passa par la porte Saint-Antoine, pour aller trouver le roi à Saint-Maur; de quoi ayant été averti, je montai sur les tours pour la voir passer. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle descendit du devant de son carrosse et se mit à la portière pour me faire signe de la main, et me témoigner autant qu'elle pouvoit par ses signes de tête qu'elle étoit contente de moi et de ma conduite.» (_Mémoires_, anc. édit., p. 182.)] [Note 168: On sait que l'usage des dames étoit alors de porter le masque dans les promenades, et que les bourgeoises, en cela comme en toutes choses, s'efforçoient de les singer, (_Caquets de l'Accouchée_, p. 47, 105.) C'est en France surtout que cette mode étoit répandue; aussi disoit-on en Espagne que c'étoit une mode françoise. (_Roman comique_, édit. V. Fournel, t. I, p. 49.) Quand les reines passoient, les hommes se découvroient, les dames ôtoient leurs masques.] [Note 169: Sur la mode des mouches, V. t. VII, p. 9. etc.] FIN. _Discours de M. Guillaume et de Jacques Bonhomme, paysant, sur la défaicte de 35 poulles et le cocq faicte en un souper par 3 soldats._ M.DC.XIV MAISTRE GUILLAUME. L'impatience me faict mourir d'un extreme desir de te cognoistre, Jacques, affin d'emploier tout ce qui est en moy pour honorer le brave et rustique jugement de ta venerable vieillesse de quatre-vingts dix sept ans. BON-HOMME. Ce n'est pas moy, Guillaume, de qui il se faut railler: car, combien que tous les jours je ne sois comme toy à caymander de porte en porte, de palais en palais des seigneurs de la cour[170], humant l'odeur et la fumée de leurs marmites bouillantes, passant par devant leurs cuisines, desquelles tu es assez souvent chassé, néantmoins je ne laisse pourtant d'estre assez estimé, voire plus que toy, pour la vérité que souventefois je persuade à plusieurs qui se sont assez bien trouvez de m'avoir creu[171]. [Note 170: On savoit bien que M{e} Guillaume étoit un bouffon à gages (V. t. VI, p. 129), que, de plus, il vendoit lui-même sur le Pont-Neuf les _Pasquils_ publiés sous son nom (L'Estoile, édit. Michaud, t. II, p. 405); mais on ignoroit qu'à ces métiers il joignît celui de quémandeur chez les seigneurs, et qu'il fît en cela concurrence au comte de Permission (V. t. VIII, p. 81-83).] [Note 171: Cela fait allusion aux pasquils qui se publioient sous le nom de _Jacques Bonhomme_, considéré toujours comme la personnification du peuple souffreteux. (V. t. VI, p. 53, note.) En cette année 1614, et au sujet des troubles dont il est parlé ici, on avoit justement vu paroître une pièce de ce genre. Jacques Bonhomme y étoit donné comme un paysan des campagnes qui avoient eu alors le plus à souffrir. Voici le titre de ce petit livret, qui est rare: _Lettre de Jacques Bonhomme, paysan de Beauvoisis, à Mgrs les princes retirés de la cour_. Paris, Jean Brunet, 1614, in-8.] GUILLAUME. Je trouve ma condition feneante plus aisée que la tienne, car avec quelque cartel de ma fantaisie mal timbrée j'ay plustot acquis une pistole que toy un teston avec tes caquets persuasifs[172]. [Note 172: Il falloit toutefois que M{e} Guillaume fît en un jour grand débit de ses pasquils pour arriver à gagner une pistole, car il ne les vendoit pas cher. «J'ay, dit L'Estoille (mardy 16 sept. 1606), baillé ce jour à maistre Guillaume, de cinq bouffonneries de sa façon, qu'il portoit et distribuoit luy-mesme, cinq sols; qui ne valent pas cinq deniers, mais qui m'ont fait plus rire que dix sols ne valent.»] BON-HOMME. Il est vray, et croy bien ce que tu dis; mais pourtant avec mon hocqueton de treillis[173] qui ne ressent que paix et amitié, j'ay plus de reputation entre les bons François que toy avec ta casaque rouge plissée à la turquesque. [Note 173: Sur ce genre d'étoffe, dont on faisoit les habits des pauvres gens, V. t. VII, p. 99.] GUILLAUME. Tes parolles et ton habit demonstrent la capacité de ta cervelle et de ton beau jugement, qui est tout radouté[174], ramenant par tes devis les vieilles neiges du grand hyver passé. [Note 174: C'est-à-dire qui radote.] BON-HOMME. Et les tiennes, Guillaume, procedant de ta cervelle pleine de follie, sont vrayes frivolles, badineries et discours qui ressent la bave comme les devis ordinaires des petits enfants. GUILLAUME. Tout beau, Bon-homme! tu es cause de ma misère; ne te mocque de moy, car on s'amuse à tes lettres, qui, comme follies, courent les rues de Paris, et moy on me laisse passer sans me dire, comme on souloit: «Monsieur Guillaume, qu'avez-vous de nouveau?» Ainsi parloient à moy nos bons seigneurs de la cour, devant ces querelles d'Allemand. BON-HOMME. Ne te fasche non plus que moy: nous serons doresnavant aussi contens l'un que l'autre. Je croy que tu n'es non plus envieux de ma condition que je suis de la tienne. Voylà la paix, par la grace de Dieu, remise en la France[175]: tu seras comme devant aussi bien receu en ton estat de caymandier que devant; on prendra doresnavant plaisir à lire tes rapsoderies, de quoy tu retireras argent; et moy, paisible en ma maison rustique, sans crainte de gens d'armes ny de soldats pilleurs et poullaillers, revisiteray mon petit clos et mes vingt cinq arpens de terre que j'ay herité de mon grand père. La fortune et la chance sont retournez et pour toy et pour moy, selon tes desirs et les miens. [Note 175: Le 15 mai 1614, la paix avoit été faite entre le roi et les princes par le traité de Sainte-Menehould.] GUILLAUME. Desjà voudrois avoir veu cela, car il me desplaist assez d'ouyr parler de la guerre, source de toute misère, et particulièrement de la mienne. BON-HOMME. Je t'apprend pour certain que cela est. Je ne le sçay que par un de mes enfants que j'envoyay hier à Paris solliciter un mien procez. Pour toy, qui hante et entre partout malgré que l'on en aye, qui hume le vent de toutes les rues de Paris, tu en peux plus que moy savoir des nouvelles. GUILLAUME. On le dit ainsi. BON-HOMME. Voyla donc qui va bien; nous deux en aurons du proffit. GUILLAUME. Je ne scay quel proffit. La guerre, qui avoit fait faire tant de dépenses, aura tellement rendu les bourses flasques et légères qu'on n'aura plus envie de me donner. BON-HOMME. O! que le proffit de la paix est grand! En ceste resjouissance publique, on ne demandera plus qu'à rire, et à ouyr des comptes de plaisir comme les tiens, d'où retireras du lucre. GUILLAUME. Pour vous cela est bon, car les soldats et gouvards[176] seront par ce moyen cassez et congediez, et partant contraints par les prevosts des villes d'abandonner vos maisons. [Note 176: Pour _goujarts_ ou _goujats_, valets d'armée.] BON-HOMME. Helas! que c'est une douce consolation pour nous! Car je t'asseure, Guillaume, mon bon amy, qu'ils nous ont fait mille ruines. Les marchands de la halle se pleignent de nous de quoy nous leur encherissons les oeufs; mais les bonnes gens n'en sçavent pas la cause: tous nos sacs sont vuidez, et nos pauvres poulles, helas! ont esté mangées, sans en compter les plumes; c'est de quoy se plaignent aussi bien que moy les autres paysans d'auprès Pontoise, Poissy et Mante. GUILLAUME. Cela n'est rien. Possible tu en as perdu quelque demy douzaine: est-ce là si grand sujet de te plaindre? Enqueste toy plus avant, fais un voyage à Nostre Dame de Liesse, et tu verras ce que l'on te dira prez de Laon[177]. [Note 177: Nous avons déjà dit que c'est la Picardie, où s'étoient portées les troupes des princes mécontents, qui avoit le plus souffert.] BON-HOMME. Quoy donc apprenez vous de nouveau de ces quartiers? GUILLAUME. N'en sçais tu rien? N'as-tu point ouy parler de ceste grande occision de poulles? BON-HOMME. Non. GUILLAUME. Je t'en veux dire quelque chose. BON-HOMME. Les choses nouvelles plaisent fort aux vieilles gens comme moy. GUILLAUME. J'estois, il y a un jour ou deux, derrière deux laquais, dont l'un revenoit de Soissons[178], l'autre de Bretagne[179]. Pour la longue cognoissance qu'ils avoient l'un de l'autre, furent fort aises de se voir; tous deux, de plain accord pour apprendre l'un de l'autre des nouvelles de leur voyage, entrèrent en une taverne, comme c'est l'ordinaire de telles gens. Moy les suit, car, ne pouvant vivre de mes papiers, je hante volontiers en ces lieux, ou par fois l'un me presente à boire, l'autre à manger. Je m'assis à mesme table qu'eux, et les oy volontiers discourir. L'un apprend à l'autre ce qu'il a apprins des affaires de Bretaigne, et l'autre luy conte ce qui s'estoit passé à Soissons et aux environs. Entr'autres choses j'oüy un traict qui fera rire, Bon-homme, les vieilles bestes comme toy et moy. Celuy donc qui revenoit de Soissons disoit à l'autre qu'il avoit logé en un certain village qui estoit le quartier de quelque gendarmerie de nouveau enroollée. Il trouve en un certain logis trois soldats qui faisoient une chère desespérée aux despens des pauvres paysans et manans, ce qui, disoit-il, me faisoit grand mal au coeur, car je n'avois qu'un quart d'escu pour venir de Soissons à Paris; voylà pourquoy alors je ne mangeois que du pain à la fumée de leur souper, sans que ces vieux gourmands eussent le courage de me faire par charité estre de leur esquot (voy, Bon-homme, quelle gourmandise, je te prie; tu en devrois pleurer à chaudes larmes aussi bien que moy, qui ne mange le plus souvent que du pain, encore mon demy saoul). Ils avoient en un grand chaudron, pour trois qu'ils estoient, 35 poulles à l'estuvée, sans compter le cocq, qu'ils faisoient rostir; a-t-on jamais ouy parler de telle vie de soldats? Je ne sçay quels diables de ventres ils avoient; le plus fort poullailler eust bien esté chargé de porter un pannier plein de telles poulles grasses comme etoient celles-cy. Je vous laisse à penser combien de beurre et d'oeufs et de poivre il fallut pour assaisonner telle fricassée de goulus, sans faire compte de vin qui fut tiré pour arroser leurs grands gosiers pavez et laver leurs trippes et boyaux de soixante et dix neuf aulnes de vuide. Il falloit, helas! quelle pitié! porter le chauderon à quatre, tant il estoit pesant! Je te laisse à penser si les Suisses en leur Suisserie en peuvent faire davantage. Le capitaine ou colonel à qui apartenoient ces trois poullaillers soldats fut adverty de telle drollerie, et luy mesme le voulut voir, qui, ne prenant garde aux larmes des quelques paysans despoullaillez, se prit à rire et en tint ses discours partout où il alloit. Je te laisse à penser, mon Bon-homme, quel ravage eût fait la guerre si elle se fût allumée à bon escient! Dieu a eu compassion de telles cruautez, et pource nous a redonné la paix, que nous devons à jamais conserver, en le priant d'accroistre la bonne fortune des François et destourner de la France tout ce suject et occasion de guerre et émotion civile. [Note 178: C'est là qu'au mois d'avril les chefs s'étoient rassemblés pour entendre les propositions de paix qui leur étoient faites de la part de la cour. Les soldats cependant ravageoient la campagne et vivoient sur le bonhomme, qui, dévoré par l'un et l'autre parti, ne savoit pas lequel des deux étoit son plus cruel ennemi.] [Note 179: M. de Vendôme, qui commandoit dans cette province, avoit été le seul qui n'eût pas souscrit au traité de Sainte-Menehould, sans doute pour se venger des quelques jours de prison qu'on lui avoit fait subir au Louvre, à la première nouvelle des troubles. Il fallut un voyage du roi de ce côté pour que la paix s'y rétablît.] BON-HOMME. Ainsi soit-il. FIN. _Le Bourgeois poli, où se voit l'abregé de divers complimens selon les diverses qualités des personnes, oeuvre très-utile pour la conversation._ _A Chartres, chez Claude Peigné, imprimeur, rue des trois Maillets._ M.DC.XXXI[180]. [Note 180: Nous publions ce livret d'après l'un des 70 exemplaires de la réimpression faite à Chartres, chez Garnier, en août 1847, par les soins de M. Gr. Duplessis. Réimprimer cet opuscule à Chartres, c'étoit le faire renaître où il étoit né; les personnages qui y jouent un rôle sont Chartrains, on le verra bien à leur langage, et l'auteur lui-même étoit, ou peu s'en faut, leur compatriote. D'après la découverte un peu tardive qu'en a faite M. Duplessis, il se nommoit François Pedoüe, et il étoit chanoine de Chartres. Né à Paris en 1603, il appartenoit à la Beauce par la famille de sa mère, Françoise de Tranchillon, soeur de M. d'Armenonville. Il fit ses études à La Fèche, chez les jésuites, et obtint, n'ayant que vingt ans, par les soins du premier cardinal de Retz, la prébende à la cathédrale de Chartres, dont il prit possession en 1623. Il n'étoit pas encore prêtre, et pendant douze ans il ne fit rien d'un prêtre. En 1626 il publia, chez Peigné, à Chartres, un recueil de poésies fort mondaines dont M. Duplessis a vu un des rares exemplaires chez un bibliophile chartrain. C'est en 1631 qu'il donna _Le Bourgeois poli_, qu'on ne croiroit certes pas avoir été écrit par une plume ecclésiastique. Mais Fr. Pedoüe, alors, n'étoit qu'un petit maître «vestu de satin, est-il dit dans sa vie manuscrite par le chanoine Lefebvre, portant point coupé à son rabat, escorté de deux laquais, dont il avoit appelé l'un Tant-Pis et l'autre Tant-Mieux, enfin général de l'ordre des chevaliers de Sans-Souci», dont il avoit été le fondateur, ajoute M. Duplessis. Le chanoine Lefebvre dit quelques mots du livret que nous reproduisons ici et du succès qu'il obtint dans toutes les classes de la société. Il parle «d'un de ses ouvrages, entre autres, intitulé _Le Bourgeois poli_, dans lequel étoit représenté au nayf toutes les conditions; et il n'y avoit ni petit ni grand qui n'en fust garni». Pédoüe donna plus tard un sérieux démenti aux dissipations et aux oeuvres frivoles de sa jeunesse: «Les grands services qu'il a rendus à la cité, en qualité d'échevin, dit M. Duplessis, son rôle de négociateur et de pacificateur dans les sanglantes querelles des nobles et des bourgeois en 1651, les oeuvres de charité qu'il a fondées, et dont la principale subsiste encore après plus de deux cents ans, l'austérité des trente dernières années de sa vie, le zèle infatigable avec lequel il s'est dévoué aux choses de son ministère, tels sont les titres sérieux qui le recommandent à la postérité chartraine.»] A MONSIEUR DU CHARMOY, Conseiller du Roy, son President en l'Eslection de Chartres, etc. MONSIEUR, _Entre mille belles qualités qui vous rendent aimable, celle du bien dire eclate tellement que l'on ne peut pas avoir eu l'honneur de vostre cognoissance, et n'avoir point esté pris aux charmes de vostre conversation. J'en serois un foible tesmoing pour mon peu de suffisance à cognoistre les choses principalement si relevées, et n'aurois garde aussi de vouloir temerairement obliger le public à me croire, si tant de bons esprits qui vous honorent ne confirmaient mon dire, et ne tesmoignoient comme moy des merveilles qu'ils admirent en vos discours. C'est, Monsieur, ce qui m'a fait vous dedier ce livre des compliments polis[181], ne pouvant mieux addresser l'eloquence qu'à un homme très-eloquent, ny des compliments bien faicts qu'à celuy qui en est un parfaict maistre. La diversité ayant cela qu'elle se rend tousjours agreable, je croy que ce livret ne vous ennuyra pas. Vous y verrez toutes sortes de personnes representer au naïf toutes sortes de civilités par les plus honnestes paroles que la nature et le païs leur peuvent fournir: la simplicité règne icy, on n'y voit point d'artifice: je m'asseure de vostre courtaisie qu'elle verra de bon oeil le travail que fay pris à recueillir des choses si dignes d'estre estimées, et que vous m'excuserés facilement, si pour vous les dedier en ceste epistre je ne vous faits des compliments davantage, puis que ce m'est chose entièrement impossible, ayant mis dans le livre toutes les belles paroles que je sçavois._ [Note 181: On fit, au 17e siècle, un grand nombre d'ouvrages sur la bienséance, le bien dire, etc., où l'on pouvoit constater les progrès que l'art de la politesse avoit faits depuis le moyen âge, qui n'avoit eu guère pour Code d'urbanité que la _Dictiée d'Urbain_ et les _Contenances de table_. Au 16e siècle, en outre de la _Civile honnesteté_, imprimée pour la première fois en 1560, un _Traité de civilité puérile_, par Saliat, avoit été publié à Paris, chez Simon de Colines, d'après le petit livret en latin écrit sur le même sujet: le _Quos decet_, par exemple, relatif aux usages de la table; les _Dialogues_ de Mathurin Cordier, et le livre d'Erasme sur la _Civilité morale_. On donna de celui-ci un grand nombre de traductions. Malherbe en cite une qu'il avoit vue affichée, et dont l'auteur étoit un petit garçon de douze ans. Il se moque du bambin traducteur, et par contrecoup d'Erasme, qu'il n'admet pas pour juge en ces matières: «Je ne sçaurois croire, écrit-il, qu'Erasme sût que c'est de civilité, non plus que Lipse sait que c'est que de police. Je serois bien aise de voir un premier gentilhomme de la chambre écrire du premier point, et un roi du second; ils en parleroient, à mon avis, plus pertinemment que des pédants, et ce seroit ces livres-là que j'achèterois très volontiers, comme faits par des gens du métier.» Malherbe dit tout cela dans sa lettre à Peirèsc, du 10 octobre 1613, à propos d'un livre des _Civilités puériles_ dont celui-ci avoit entendu parler à Aix, et sur lequel il désiroit des renseignements. C'étoit sans doute une nouvelle édition du livre de Saliat, cité tout à l'heure. Les éditions des ouvrages de ce genre se multiplioient à l'infini: le livre d'Antoine Courtin, _Nouveau Traité de la civilité qui se pratique en France, parmi les honnestes gens_, en étoit à sa onzième en 1678; et Dieu sait à quel chiffre en sont arrivées celles de la _Civilité puérile et honneste_ que le P. Lasalle, instituteur des frères des écoles chrétiennes, publia pour la première fois en 1713, et qui, depuis lors, n'a rien changé ni à son texte, ni à son caractère. (Dibdin, _Voyages bibliogr. en France_, t. II, p. 71.) Nous citerons encore, parmi les livres de ce genre publiés aux derniers siècles, le _Nouveau Traité de civilité françoise_, Paris, 1695, in-8; les _Eléments d'instruction_ de Blégny, Paris, 1691; _Instruction chrétienne_, 1760; et pour beaucoup d'autres nous renverrons à une longue note du _Palais Mazarin_, 293-297. Pour le caractère dit de _civilité_, qui est spécial au plus populaire de ces petits livres, nous conseillerons de lire ce qu'en a écrit M. J. Pichon, _Mélanges de littérature et d'histoire_, publiés par la Société des bibliophiles françois, p. 330-337.] _Le Bourgeois poli._ DIALOGUE I. Le Gentilhomme. L'Armurier. La Femme de l'Armurier. LE GENTILHOMME. Dieu vous gard', mon maistre; y a t'il moyen icy de nous accommoder? L'ARMURIER. Ouy dea, Monsieur, que desirez-vous? LE GENTILHOMME. Je veux une paire d'armes. LA FEMME. Monsieur, on vous accommodera de tout ce qu'il vous faut. L'ARMURIER. Entrez, entrez, Monsieur, s'il vous plaist. Vous plaist-il que nous montions à hault? vous verrez à la monstre si quelque chose vous duit: il y en a encore plus de cinquante paires de toutes les sortes. Vous en plaist-il à l'espreuve du mousquet? en desirez-vous à l'espreuve du pistolet? Tenez, voyez, choisissez, et ne vous deffendez que du prix: voila de la meilleure marchandise que vous sçauriez jamais voir. LA FEMME. Monsieur, si vous ne vous accommodez içy, à grand' peine vous accommoderez-vous ailleurs; il n'y a personne qui vous fasse meilleur prix que nous. LE GENTILHOMME. Mordieu! voila qui est trop pesant. Dieu me damne si je n'aimerois mieux aller en pourpoint à la mercy des mousquetades que de porter un tel fardeau! L'ARMURIER. Monsieur, en voila de toutes les sortes, vous avez moien de choisir. LA FEMME. Monsieur, en voila de bien legères, il m'est à voir qu'elles vous accommoderont bien; c'est tout vostre faict, vous n'en serez guières plus chargé. LE GENTILHOMME. Et bien, mon maistre, combien ceste paire là? L'ARMURIER. Monsieur, je vous asseure que vous n'en sçauriez moins payer que cinquante escus; encores, si c'estoit un autre, il ne les auroit pas pour le prix; mais il me fasche de vous envoier, par ce que je sers presque toute la noblesse du païs. LA FEMME. Monsieur, voila une paire d'armes que vous ne sçauriez payer de bonté, aussi elles sont de commande, et faites pour un Gentilhomme environ de vostre taille. LE GENTILHOMME. Mon maistre, dites le plus juste prix; encore ne serez-vous pas marchand à vostre mot[182]. [Note 182: _Mot_ se dit dans le commerce du prix qu'on demande d'une marchandise et de l'offre qu'on en fait. (_Trévoux._)] L'ARMURIER. Monsieur, je ne surfaits point ma marchandise: je vous les vendray ce que je vous les ay faites. Je ne suis point homme à deux paroles; quand je vous les ferois cent escus, elles n'en vaudroient pas mieux. LA FEMME. Monsieur, quand vous iriez en cinq cens bouticques, on ne vous accommodera pas mieux qu'icy. LE GENTILHOMME. Je pourray m'accommoder de ceste paire là; mais le dernier mot, je vous en prie. L'AMURIER. Monsieur, je vous les vendray cens francs, autant en un mot qu'en mille. LE GENTILHOMME. O bien, c'est donc un marché fait. Mais escoutez, je ne puis encor vous donner de l'argent si tost. LA FEMME. Monsieur, j'en aurions pourtant bien affaire; des marchands à qui j'en avons promis viendront bien tost en demander: il ne faut pas qu'ils viennent en faute, il faut faire leur somme. L'ARMURIER. La la, tre-dame, hé mes amis, Monsieur est honneste Gentilhomme, il ne nous manquera pas au temps qu'il nous promettra; il est trop honneste homme, il ne voudroit pas le faire. LE GENTILHOMME. Non pardieu, j'en serois bien marry: ce que je vous promets, je le vous tiendray, foy de Gentilhomme. LA FEMME. Au moins, Monsieur, si vous nous manquez, vous serez cause que je demeurerons honteux, et que les marchands ne nous amarons[183] plus rien. [Note 183: Idiotisme chartrain pour ne nous _livrerons_ plus rien. _Amar_ est un mot celtique qui se retrouve dans le bas breton, et dont, par une extension de sens, on a fait le verbe _amarrer_. (Falconnet, _Mém. de l'Acad. des Inscript._, p. 10.)] LE GENTILHOMME. Asseurez vous en ma parole, je ne vous manqueray point. Adieu. LA FEMME À SON MARY. Vous estes un fin marchand! Vous baillez vostre marchandise, et si vous ne sçavez à qui: j'aymerois autant ma marchandise en ma boutique que de la bailler de la façon; j'aymerois autant rien que ces gentilhommes de Beausse: il en faudrait bien de tels pour nous enrichir. LE MARY. Tay-toy, tay-toi, ma femme, il nous pai'ra bien. LA FEMME. C'est mon, ma foy, il nous payera comme un tas d'autres qui nous ont affrontés[184]. [Note 184: _Trompés._ _Affronteur_ se disoit pour un faiseur de dupes. (V. Charron, _La Sagesse_, liv. I, ch. 16.)] LE MARY. Tu ne te veux pas taire? LA FEMME. Non, hola, je ne me tayra ja; il y a bien de l'apparence que je me taise et veoir perdre ce que j'avons. LE MARY. Si tu ne te tay, je m'en iray. LA FEMME. Ma foy, allez. LE MARY. Si je sors, je ne reviendray de huit jours. LA FEMME. Ne revenez de quinze si vous ne voulez. * * * * * DIALOGUE II. Le Bourgeois. Le Laboureur. * * * * * LE LABOUREUR. Bon jour, bon jour, Monsieur nostre Maistre. LE BOURGEOIS. Ah! Dieu te gard', Pasquier. Et bien, qu'est-ce? LE LABOUREUR. Monsieur, des biens assez, mais ils sont ma partis[185]. [Note 185: _Partager._ V. plus loin, p. 177, note.] LE BOURGEOIS. Que dis-tu de nouveau? LE LABOUREUR. Monsieur, je ne sçauras que dire de peur qu'il n'advienne. LE BOURGEOIS. Tu ne me parles point de ce que tu me doibs? M'ameines-tu du bled? Quand est-ce que tu me veux payer? il y a assez long-temps que je t'attens. LE LABOUREUR. Monsieur, vous m'eussiez fait plaisir de ne pas tant m'attendre: il n'est moyen que je vous puisse payer à cette heure que le bled est si char; il en est si peu que je n'avons rien recueilly quasiment: si vous ne voulez faire diminution pour la mauvaise année, j'ayme autant quitter vos tarres. LE BOURGEOIS. Et bien, je te prends au mot: puisque tu ne me veux point payer, je n'en sçaurois avoir moins d'un autre. LE LABOUREUR. Et bien, bien, Monsieur, je vois bien ce que c'est: vous me voulez envoïer avec ma femme et mes enfans un baston blanc à la main. Un autre ne fera pas mieux que moy; vos tarres sont trop chères, il n'y a pas moyen de s'y sauver; voila trois ou quatre années que j'ay semé, je n'ay pas seulement recueilly la semence et de quoy vous payer: ce sont de belles tarres, des tarres à chardons. LE BOURGEOIS. J'ay eu d'autres fermiers que toy, qui s'y sont bien sauvez, et qui m'ont bien payé. LE LABOUREUR. Voire, voire, Monsieur; mais vous ne dites pas tout: s'ils n'eussent eu que vos tarres, ils y fussent morts de faim; ils y ont mangé de bon bien qu'ils avoient; il estoit temps qu'ils en sortissent, ils estoient bien à la flac. Monsieur, les fermiers n'enrichissent point tant en vostre metarie; en voilà desja quatre ou cinq de cognoissance qui n'en sont pas sortis avec la chesne d'or: on m'avoit bien dit qu'il n'y avoit rien à profiter avec vous; si j'eusse creu le monde, je ne feusse pas entré à vostre farme, vous regardez de trop près les pauvres gens. LE BOURGEOIS. Mon amy, je ne te faits point de tort, je ne te demande que ce qui m'appartient; encore faut-il que chacun vive de son bien; si les autres ne me payoient non plus que toy, je serois reduit au bissac. LE LABOUREUR. O bien, Monsieur, si vous me voulez ruiner, cela depend de vous; mais pourtant, si vous voulez avoir patience, vous n'y perdrés rien avec le temps; vos tarres sont bien emblavées, cette année en vaut deux; encore faut-il que nous vivions les uns avec les autres; je n'ay pas envie de vous faire rien perdre; quand vous me consommerez en frais, vous n'en serez pas plustot payé, la justice mangera tout. LE BOURGEOIS. Mon amy, si je pensois pour attendre n'y rien perdre, j'aurois encore patience. LE LABOUREUR. Monsieur, je vous asseure vous n'y pouvés rien perdre; j'ay encore deux ou trois septiers de tarres de mon propre jouxte les vostres qui vous accommoderont bien, et me les faites valoir ce qu'ils valent, en rabattant sur ce que je vous doy. LE BOURGEOIS. Ah! bien, mon ami, puisque tu te mets à la raison, tu seras encore mon fermier; prens courage, tasche à te r'avoir, j'en seray bien aise; j'ayme mieux m'accommoder avecque toy que de te ruiner; je ne desire point ton mal, je ne veux que ton bien. LE LABOUREUR. Monsieur, je vous remarcie: je suis obligé à prier Dieu pour vous, vous me donnez du pain à manger. LE BOURGEOIS. O bien, adieu, mon ami; recommande moy bien à Guillemette ta femme. LE LABOUREUR. Monsieur, je n'y feray faute, je la-salüeray de par vous. * * * * * DIALOGUE III. La Bourgeoise. La Marchande de soye. * * * * * LA BOURGEOISE. Bon jour, Madame, et bonne santé. Vous portez-vous bien, Madame? LA MARCHANDE. Toute preste à vous obeir, Madame. LA BOURGEOISE. Monsieur vostre mary se porte-il bien, Madame? LA MARCHANDE. A vostre service et commandement, Madame; et vous aussi, Madame, chez vous se porte t'on bien? LA BOURGEOISE. Tout se porte bien, Madame, Dieu mercy! Et vous, madame? Je viens voir si vous avez point quelque beau satin pour habiller mon mary. LA MARCHANDE DE SOYE. Jesu, Madame, nous vous accommoderons de tout ce qu'il vous faudra: nous en avons des plus beaux. Tenez, Madame, choisissez. LA BOURGEOISE. Madame, de quel prix est-il? Encore celui là ne me semble t'il pas tant bon: il m'est avoir qu'il est empezé et qu'il n'a pas beaucoup de lustre. LA MARCHANDE. Madame, je ne vous ay point voulu faire tant de monstres, à cause que je sçay bien que vous voulez tousiours du meilleur, aussi est-ce là le plus beau qui soit ceans, et ne croy pas qu'ailleurs vous en trouviez de pareil. LA BOURGEOISE. Il m'est avoir pourtant que vous m'en avez baillé autresfois de meilleur; celui-là n'est qu'à deux poils[186], et j'en voudrois bien à trois; il me fasche pourtant d'aller chez un autre, car quand j'ai accoustumé une personne, je n'aime pas à changer. [Note 186: On disoit d'une étoffe de soie, peluche, velours, ou satin, qu'elle étoit à deux ou trois poils, selon le nombre des lignes jaunes marquées sur la lisière. Celles qui en portoient trois étoient les plus belles. Par extension, on disoit pour un vrai brave, en qui se trouvoit l'étoffe d'un courage sans mélange, que c'étoit un brave à _trois poils_.] LA MARCHANDE DE SOYE. Madame, il y a trop longtemps que nous vous fournissons pour commencer à vous tromper; vous pouvez vous asseurer en moy comme en vostre propre soeur: quand ce seroit pour moy mesme, je ne pourrois pas mieux choisir. LA BOURGEOISE. Et bien, Madame, combien le voulez vous vendre? Encore qu'il ne soit pas beaucoup à ma fantaisie, je seray bien aise d'en sçavoir le prix. LA MARCHANDE. Madame, je le vendray dix francs. LA BOURGEOISE. Jesu! Madame, dix francs! C'est bien là du satin à dix francs! J'en ay veu à ma cousine la Conseillère qui estoit bien plus beau, et qui n'avoit garde de luy couster le prix que vous me le faites. LA MARCHANDE. Madame, il y a de la marchandise à tout prix. Il y en a qui font quelquesfois bon marché de leur bource; on ne leur donne pas la marchandise non plus qu'à nous: j'ay le moyen de vous en faire aussi bon marché qu'un autre. LA BOURGEOISE. Madame, je suis d'avis de n'en donner que sept francz, c'est tout ce qu'il peut valoir; si je croiois qu'il valust davantage, je ne suis point femme à barquigner[187] tant: ce n'est point moy qui regarde pour cinq ou six sols par aulne. [Note 187: _Barguigner._ Ce mot ne se prit d'abord que dans le sens de _marchander_, qu'on lui donne ici. (R. Spifame, _Dicæarchiæ Henrici regis progymnasmata_, arrest 224e, et Rabelais, édit. Burgaud, t. 2, p. 68.) On trouve dans une ordonnance de taxe du temps de Chartes VI: «Defense aux _barguigneurs de barguigner_», c'est-à-dire de marchander avant l'ouverture du marché. (Monteil, _Traité des matériaux manuscrits_, t. II, p. 306, 307.) Il se retrouve dans la 91e des _Cent Nouvelles nouvelles_, et en anglais _to bargain_ signifie encore marchander. L'origine de ce mot vient, selon quelques-uns, d'une métaphore employée au jeu de l'Oie. (_Biblioth. de l'Ecole des Chartes_, 3e série, t. II, p. 304.)] LA MARCHANDE. Madame, ce n'est point moy aussi qui surfaits de tant ma marchandise, encore à une personne comme vous qui payez content; cela seroit bon pour ces faiseurs de chevissoires[188]. [Note 188: C'est-à-dire qui prennent des arrangements pour payer. _Chevissoire_ est ici pour _chevisance_, qui, en terme de palais, signifioit _traité_, _accord_.] LA BOURGEOISE. Et Dieu, Madame, vous leur salez donc bien? LA MARCHANDE. En doutez vous, Madame? Comment attendre si longtemps, et estre en hazard de perdre son denier? Si nous avions nostre argent, il nous profiteroit. LA BOURGEOISE. Pour moy, je n'achepte rien à credit, j'ayme autant payer comptant que de payer une autre fois: tousjours faut-il payer. LA MARCHANDE. Madame, je le sçay bien, c'est pourquoy je vous dis aussi tout du premier coup le plus juste prix. LA BOURGEOISE. Madame, je ne suis pas resolue d'en donner davantage que huit francz au dernier mot. LA MARCHANDE. O la, Madame, faut que vous en alliez voir d'autres; mais que vous ayez esté à d'autres boutiques, vous serez plus hardie de m'en offrir d'avantage; et gardez d'estre trompée, je voy bien que vous le voulez estre. LA BOURGEOISE. O bien, Madame, je m'en vais vous donner le bon jour: je suis bien marrie que nous ne pouvons nous accommoder du prix. * * * * * DIALOGUE IV. La Bourgeoise. La Drappière. * * * * * LA BOURGEOISE. Bon jour, Madame; n'avez vous point quelque belle estoffe pour faire un manteau à mon mary? LA DRAPPIÈRE. Ouy dea, Madame, vous avez moyen de choisir, nous vous en monstrerons de toutes les sortes. Madame, vous plaist il du drap? ou bien voila de beau carizi d'Angleterre[189]. [Note 189: Les draps d'Angleterre avaient alors la vogue, mais ils n'étoient anglais que de nom. Le M. Guillaume de l'_Avocat pathelin_ de Brueys ne ment pas lorsqu'il parle de ses brebis qui lui donnent d'excellente laine d'Angleterre! Le _carizi_ étoit fait avec de la laine de Flandre, et son nom n'est qu'une altération de celui des _arazi_, étoffes d'_Arras_, célèbres partout au moyen âge. Dès le 14e siècle, il est parlé en Italie des étoffes appelées _arassa_ (Muratori, t. XVI, col. 583); et l'on sait par le testament de Richard II, que ce roi d'Angleterre portoit, entre autres vêtements, des habits de drap d'Arras. (Rymer, t. III, 4e part., p. 158.) Arras, au XVIe siècle, fournissoit toutes les tapisseries de haute lisse, appelées encore en Italie _arazzi_, ou _panni di rassia_. (L. De Laborde, _Union des Arts et de l'Industrie_, t. 2, p. 435.)] LA BOURGEOISE. Madame, il m'est avis que du drap est plus propre à faire un manteau que du carizi; mais j'ay si grand peur que vous me donniez de l'estoffe qui se descharge, car quand cela rougit en manteau, cela est grandement laid. LA DRAPPIÈRE. Madame, asseurés vous en ma parole que je serois bien marrie de vous tromper; asseurement tant plus le manteau sera porté, et tant plus il sera beau: c'est la plus belle estoffe à l'user que vous sçauriés trouver. J'en tromperois bien d'autres auparavant que de m'adressera vous; encore, si c'estoit quelque passant, je dirois, mais vous m'en feriez tous les jours des reproches. LA BOURGEOISE. Cette estoffe ne me semble point bien fine; me la pluvissez vous sus estain[190]? [Note 190: L'_étain_ est la partie la plus fine de la laine cardée.] LA DRAPPIÈRE. Madame, jamais je ne puisse vendre marchandise, si elle n'est sus estain. LA BOURGEOISE. Mais, Madame, a-t'il une aulne entre deux lizières? Il me semble le lay[191] moult estroit: quand le drap est si estroit, il faut tant de chanteaux et tant de coustures à un manteau. [Note 191: _Lé_ est un vieux mot qui signifie largeur. Il ne s'emploie plus que dans ce sens. Chaque fabrique avoit son _lé_ pour les draps, c'est-à-dire sa largeur entre les deux lisières. Pathelin demande à maistre Guillaume, pour son drap: «Quel lé a-t-il?» et l'autre répond: «Lé de Brucelle.»] LA DRAPPIÈRE. Madame, asseurez vous que vous n'en trouverez point de plus large; au cas que vous en trouviez, je le payerai pour vous; mais, Madame, maniez un peu ce drap; vous diriez, quand vous maniez cela, que vous maniez du velours. LA BOURGEOISE. Je voy bien ce que j'achepte, je voy bien qu'il n'est point si fin que vous le criez. LA DRAPPIÈRE. Mais, Madame, c'est donc que vous n'y regardez pas? Regardez à deux fois ce que vous acheptez; voilà du meilleur drap, qui a aussi bon maniment que vous en sçauriez jamais manier; tenez, mettez le hors la boutique, voyez le au jour; je ne crains point que vous le desployez, je n'ay point peur qu'on voye ma marchandise: il faut estre marchand ou larron. LA BOURGEOISE. Madame, je ne veux point tant de paroles; dittes moy le plus juste prix que vous le voulez vendre, et ne me le surfaites point tant. LA DRAPPIÈRE. Madame, je vous le vendray huict francs et ne pense point vous le surfaire; si ce n'estoit pour l'amour de vous, vous ne l'auriés pas à ce prix là. LA BOURGEOISE. Huit francs, Madame? Oh! vous n'y pensez pas de me le faire ce prix là; vous ne me le surfaites que de la moitié. LA DRAPPIÈRE. Nous ne sommes point gens à surfaire la marchandise de moitié. Madame, vous la voyez; si c'estoit à la chandelle, vous pourriez dire; mais il fait assez grand jour pourvoir ce que vous acheptez; si elle vous duit, prenez la pour le prix; si j'en voiois un petit denier moins, je vous asseure que vous ne l'auriez pas. LA BOURGEOISE. Je vous prie, Madame, ne me faites point aller ailleurs, je n'aime point à me pourmener tant; vous en aurez cent sols, je le fais valoir autant qu'il vault. LA DRAPPIÈRE. Je vous asseure, Madame, qu'il me revient à davantage, il n'y a pas moien de vous l'y bailler. LA BOURGEOISE. A vramment, Madame, vous tenez tousjours la main davantage que vostre mary; si c'estoit luy, j'en aurois bien meilleur marché; j'aimerois bien mieux avoir affaire aux hommes qu'aux femmes. LA DRAPPIÈRE. A vramment, Madame, quand mon mary y seroit, il ne sçauroit vous le bailler à meilleur prix; il sait bien ce qu'il couste, il ne vous le bailleroit pas à perte. Je vous asseure qu'à sept francs ce n'est qu'argent changé; mais quoi, encore faut il remuer la boutique: nous nous recompenserons sur autre chose. LA BOURGEOISE. O bien, je n'en donneray pas davantage que ce que je vous ay dit. LA DRAPPIÈRE. Madame, donnez en six francs; il n'y a remède, il faut que j'y perde: si vous ne le prenez à ce prix là, je voy bien que vous n'avez pas envie d'avoir de ma marchandise; prenez l'y si vous voulez, jamais un autre ne l'y aura. LA BOURGEOISE. Je ne vous en donneray pas un double davantage; je vous en offre justement ce qu'il vault. LA DRAPPIÈRE. Donnez en un quart moins de six francs, je ne veux pas refuser mon estreine. LA BOURGEOISE. Non, je n'en donneray que cela. LA DRAPPIÈRE. Tenez, tenez, Madame, c'est pour vous; j'ayme mieux vostre amitié que vostre argent; je ne veux pas prendre garde à vous, c'est à la charge que vous nous recompenserez une autre fois. * * * * * DIALOGUE V. L'Accouchée. Les trois Voisines. La Sage Femme. * * * * * LA PREMIÈRE VOISINE. Bon soir, Madame, et bonne santé. Comment vous trouvez vous, Madame? L'ACCOUCHÉE. Madame, je ne sçaurois encore bien me trouver; j'ay esté si malade cette nuict, que j'ay pensé mourir; je disois que jamais je ne verrois le jour. LA SECONDE VOISINE. Et à cette heure, Madame, vous trouvez-vous mieux que vous n'avez pas fait? L'ACCOUCHÉE. Et ouy, Madame, Dieu mercy, et vous; je n'ay pas esté si tranchée[192] de celuy-cy que de l'autre. [Note 192: Dans l'ancienne médecine, être _tranché_ se disoit pour _avoir des coliques_, des _tranchées_.] LA TROISIESME VOISINE. Et vostre enfant se fait il bien nourrir? L'ACCOUCHÉE. Jesu! Madame, il est si gros et si gras que vous ne sçauriez croire; on le fendroit avec une arreste. LA PREMIÈRE VOISINE. Avez-vous une bonne nourrice? L'ACCOUCHÉE. Jesu! elle est si bonne nourrice, elle n'est point melancholique; mon enfant profite de couchée à autre, elle le tient si blanchement! Quand j'aurois autant de pieds que de cheveux, j'aurois beau aller pour mieux r'encontrer. LA SECONDE VOISINE. Jesu! je n'ay pas fait si bonne r'encontre; j'en ay trouvé une saloppe, une harassière[193], qui est dès les quatre heures en besongne et le laisse crier jusques au soir: «Crie! crie! dit-elle, ta mère est à Chartres, elle ne t'oira pas.» Oh! il faut que je l'oste. [Note 193: Une femme qui vous _harasse_, vous fatigue.] L'ACCOUCHÉE. Vrayment, Madame, il y a charge de conscience: je vous conseille de l'oster; une bonne nourrice ne vous coustera pas davantage qu'une autre. LA TROISIESME VOISINE. Une bonne année leur en vault deux. LA PREMIÈRE VOISINE. Il luy faut donner un frais laict, cela le fera aller ou venir. LA TROISIESME VOISINE. J'avois comme cela ma fille Guillemette, qui m'a donné du mal à eslever; elle tetoit comme cela de mauvais laict, elle a esté trois ans en orfanté[194]. [Note 194: Je ne sais ce que ce mot veut dire au juste. La phrase doit, toutefois, signifier: «Elle a esté trois ans comme si elle n'avoit eu de mère.» _Orfente_ signifioit _orpheline_; c'étoit, dit Borel, comme qui diroit _orphelinette_.] LA SECONDE VOISINE. Voire! Mais à cette heure qu'il y a longtemps qu'il n'a teté tout son saoul, si je luy donne une bonne nourrice, il en prendra tant qu'il en mourra. L'ACCOUCHÉE. Il luy en faut donner petit et souvent. LA SAGE FEMME. Bon soir, Madame. Eh bien, comment vous trouvez-vous? Pour cela vous avez esté bien malade; mais pourtant j'en accouchay hier une, c'estoit bien autre chose: elle a été plus de six heures en son grand mal. Seigneur Dieu, j'aimerois mieux en accoucher trois autres de mesme vous que celle là. L'ACCOUCHÉE. Jesu! ma commère, je trouve que j'en ay assez eu pour le prix. Bien heureuse qui a fait son temps. LA SAGE FEMME. C'est mon[195] vramment, vous voila bien malade, c'est bien à vous à vous plaindre; vous en devriez avoir tous les neuf mois. [Note 195: Ou _ça mon_, interjection populaire que nous avons déjà souvent rencontrée.] L'ACCOUCHÉE. Jesu! ma commère, je trouve que je n'en ay que trop souvent; si le bon Dieu se vouloit contenter, je serois bien aise de n'en avoir plus: nous en avons assez pour le bien que nous avons à leur faire. LA SAGE FEMME. Helas! Madame, ne dites pas cela, car si notre Seigneur vous punissoit et qu'il vous ostast vostre mary, ce seroit un grand ennuy pour vous. LA PREMIÈRE VOISINE. Ouy, ma foy! Qu'est-ce qu'un homme sert? Ils sont si desbauchés! L'autre jour je pensois aller aux champs, j'avois donc oublié quelque chose au logis: je retournay sur mes pas, tellement que je le trouvay couché avec nostre chambrière[196]; et bien c'estoit encore à moy à me taire, autrement il m'eust fait beau bruict. [Note 196: Sur ces accointances des maîtres et des chambrières, scandale si fréquent alors, V. t. I, p. 313, 320, et aussi la vingt-neuvième pièce du t. III, p. 343. Il y est question d'une aventure qui avoit réellement eu lieu à Bordeaux, comme nous l'avons appris depuis par un passage de Tallemant, édit. in-12, t. II, p. 139.] LA SECONDE VOISINE. Il y a huict ans que si Dieu m'eust osté le mien, je n'eusse pas l'ennuy que j'ay. LA TROISIESME VOISINE. Jesu! comment dites-vous cela? Pour moy, je trouve que c'est une grande consolation qu'un mary: il n'y a si petit buisson qui ne porte ombre. Toute l'apprehension que j'ay, c'est que le mien aille devant moy; il n'est point desbauché; si je sors de la maison, je suis en repos, je n'ay point peur qu'il la quitte. LA PREMIÈRE VOISINE. Helas! ma commère, que vous estes heureuse d'avoir si bien r'encontré! Le mien n'est pas de mesme: le premier qui vient l'emporte. Qu'on luy dise beuvons demy setier, il dira beuvons en cinq. LA TROISIESME VOISINE. Ils ne sont pas pour manger leur pain en leur sein, encore faut il qu'ils se resjouissent; je n'en aymerois point un qui crachast tout le jour sur les tizons; on ne sçauroit tourner un oeuf qu'il ne le voye. LA SECONDE VOISINE. J'en voudrois bien un, moy, qui gardast la maison: je ne serois point en peine qu'il fist des noises ny des querelles, et qu'il perdist son argent. L'autre jour le nostre revint après avoir tout perdu; il veid que j'avois reçu une demi-pistole et huit demi quarts d'escus, tellement qu'il les vouloit encore pour aller joüer. Je lui dis: «Vous ne les aurez pas, pas vous ne les aurez; vous voulez encore les perdre.» Il me dit. «Je les auray, ou si tu ne me les bailles, je joüeray tout ce qui est à la maison.» Je fus donc contraincte de les luy bailler; quand je ne les luy eusse pas baillé, il eust fait un beau miracle, il eust tout hagé: en eussé-je eu meilleur marché? Ce n'est que sa mode; toutes les fois qu'il m'a arraché ma bourse de mon costé, ç'a bien encore esté à moy à me taire; quand on est avec eux, on n'est pas maistre de son bien. LA PREMIÈRE VOISINE. Helas! ma commère, qu'il est heureux qui n'a point de tels hommes que cela! LA SECONDE VOISINE. Maudits soient ceux qui m'en ont emplastrée et qui m'en ont jamais porté les premières paroles; s'ils eussent esté endormis à l'heure, j'eusse encore assez gagné; je ne m'esbahy pas si on le faisoit si bon et si riche! Il est marqué à l'A, il est des bons[197] encore pas. [Note 197: «J'ay ouy dire maintes fois qu'un homme est marqué à l'A quand on le veut qualifier très homme de bien; et si je sçavois bien que cela estoit emprunté des monnoyes... En toutes les villes esquelles il est permis de forger monnoies, on les marque par l'ordre abécédaire, selon leurs primautez... Paris, pour estre la métropolitaine de la France, est la première, et pour ceste cause la monnoye que l'on y forge est marquée à l'A... On y a tousjours fait monnoye de meilleur aloy et poids qu'ès autres villes: qui a donné lieu à cest adage.» (Pasquier, _Recherches de la France_, liv. VIII, ch. 23.)] LA PREMIÈRE VOISINE. Jesu! s'il plaisoit au bon Dieu nous separer, plustost moy que luy. LA TROISIESME VOISINE. Jesu! Madame, je ne sçay comment vous parlez, ainsi; il faut qu'il y ayt de vostre faute; les bonnes femmes font les bons hommes. Il faut dire: «J'en ai un qui est bon, mais si je faisois comme j'en voy qui font, il ne me seroit pas meilleur qu'un autre.» LA PREMIÈRE VOISINE. Hen, Madame, il faut dire: «Vous cognoissez bien le vostre, mais vous ne cognoissez pas celuy aux autres.» En voilà une de nos voisines qui a bien à souffrir, la pauvre jeune femme! Je vous promets qu'avec sa grande jeunesse elle supporte bien du sien; depuis qu'elle est en mesnage, elle n'a pas mangé tout ce qu'il luy a donné, il s'en faut de bons coups. Elle ne manie pas un double, et si il faut qu'elle face bonne mine en mauvais jeu. LA SECONDE VOISINE. Quand a de moy, je faits plus souvent de mine que je n'ay d'argent. Mais quoy! quand je m'en iray plaindre à nos voisins, qu'est-ce qui m'en fera raison? O bien j'y suis, je l'ay voulu: où la chèvre est liée, il faut qu'elle broute[198]. La, la, je voulois un homme à ma fantaisie, mais j'en ai un à mes despens. [Note 198: C'étoit alors un proverbe dont nous avons déjà trouvé une variante (t. IV, p. 9). Molière l'a employé, tel qu'il est ici, à la scène 3e du 3e acte du _Médecin malgré lui_. G. Bouchet avoit dit, dans sa 3e _sérée_: «Et ne faut point faire du cholère ou mauvais, car là où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute: c'est-à-dire que le mal qu'on a avec sa femme est domestique et nécessaire.»] LA TROISIESME VOISINE. Pour moy, je n'ay rien à me plaindre, Dieu mercy! Nostre maison iroit bien, n'estoit nostre chambrière; mais c'est la plus franche teste: elle parle à moy comme si j'estois sa servante. LA PREMIÈRE VOISINE. Pour nous, nous en avons une assez bonne, mais elle est si amoureuse que sçavouquoi. Mais quoi, où est-ce que j'en prendray une autre? On y est si bien empesché, Jesu! qu'il est heureux qui s'en peut passer. LA SECONDE VOISINE. Ah! que je craindrois ces chambrières amoureuses! Je n'aimerois point à voir tant de trains de garçons qui sont tousjours après. LA TROISIESME VOISINE. Pour moy, j'en aimerois mieux une amoureuse que de ces meschantes testes; on ne leur oseroit rien dire. La mienne parle plus haut que moy. Vramment, si ce n'eust été mon mary, qui ne veut pas, il y a longtemps que je l'eusse envoyée. LA PREMIÈRE VOISINE. Je ne voudrois point de ces amoureuses-là, moy: car dans deux ou trois jours cela se marira, cela aura une troupe d'enfans, qui viendront gueuser à nos huis; dès qu'il y a trois jours qu'elles sont en service, elles se veulent marier, et n'ont pas une chemise à mettre à leur dos. LA SECONDE VOISINE. La nostre seroit assez bonne mesnagère, n'estoit qu'elle est mangée des palles couleurs, aussi bien que nostre fille Jacqueline, qui en est au mourir. LA TROISIESME VOISINE. Madame, il la faut marier. Qu'est-ce, que vous y ferez davantage? C'est le meilleur remède que vous luy puissiez trouver. LA SECONDE VOISINE. Voilà qui est bien aisé à dire: Il faut marier les filles, il faut marier les filles. La marchandise est belle et bonne, mais il faut de l'argent pour s'en deffaire; quand il faut partir[199] le gasteau entre sept ou huit, les parts en sont bien petites. [Note 199: _Partager_, du latin _partiri_. Nous disons encore _avoir maille à partir_, pour _avoir argent à partager_, et, par extension, querelle à craindre, l'un ne manquant jamais d'amener l'autre.] LA TROISIESME VOISINE. Jesu! que je craindrois tant d'enfans! LA PREMIÈRE VOISINE. Que diriez-vous donc, si vous estiez comme moy, qui en unze ans que j'ay esté mariée ay accouché douze fois? LA PREMIÈRE VOISINE À L'ACCOUCHÉE. Mon Dieu, Madame, nous vous avons bien elourdée[200]. Il s'en va tantost nuit, il est temps de s'en aller; car si nostre homme ne me trouve à la maison, ce sera pitié que de l'entendre: il dira que je n'auray point de soing de la maison. Je m'en va vous dire à Dieu. [Note 200: C'est-à-dire nous vous ayons bien ennuyée, nous vous avons bien été _à charge_, comme on dit encore dans quelques provinces.] LA SECONDE VOISINE. O bien, ma commère, Dieu vous vueille donner bonne gesine et bonne relevée! LA TROISIESME VOISINE. Bon soir, ma commère; Dieu vous donne bonne garde de vostre enfant. L'ACCOUCHÉE. Bon soir, Mesdames; en vous remerciant de la peine que vous avez prise de me venir veoir. * * * * * DIALOGUE VI. La Bourgeoise. Le Boucher. La Femme du Boucher. * * * * * LA BOURGEOISE. Hé bien, mon amy, avez-vous là de bonne viande? Donnez-moy un bon quartier de mouton et une bonne pièce de boeuf, avec une bonne poictrine de veau[201]. [Note 201: Parmi les _Lettres_ de Montreuil il s'en trouve une à son boucher, maître Olivier, qui fait voir que de tout temps on a promis aux chalands de la bonne viande, sans jamais leur en livrer.] LE BOUCHER. Ouy dea, Madame, nous en avons de bonne, d'aussi bonne qu'il y en ayt en la boucherie, sans despriser les autres. Approchez, voyez ce que vous demandez; voilà une bonne pièce de nache du derrière[202], bien espaisse; cela vous duit-il? [Note 202: _Nache_, du latin _nates_, c'est la fesse; _du derrière_ me semble faire pléonasme en pareil cas.] LA FEMME DU BOUCHER. Madame, voila un bon colet de mouton: tenez, voila qui a deux doigts de gresse; je vous promets que le mouton en couste sept francz, et si encore on n'en sçauroit recouvrir, je serons contraints de fermer nos boutiques. LA BOURGEOISE. Combien voulez-vous vendre ces trois pièces-là? LE BOUCHER. Madame, vous n'en sçauriez moins donner qu'un escu; voilà de belle et bonne viande. LA BOURGEOISE. Jesu! mon amy, vous mocquez-vous? et vramment prisez mon vos pièces. LE BOUCHER. Madame, je ne sommes pas à cette heure à les priser; il y a longtemps que je sçavons bien combien cela vault: ce n'est pas d'aujourd'huy que nous en vendons. LA BOURGEOISE. Tredame, mon amy, je croy que vous vous mocquez quant à moy, de faire cela un escu; encore pour quarante sols je me lairrois aller. LA FEMME DU BOUCHER. Ah! Madame, il ne vous faut pas de si bonne viande; il faut que vous alliez querir de la cohue[203], on vous en donnera pour le prix de vostre argent; je n'avons point de marchandise à ce prix là, il vous faut de la vache et de la brebis. [Note 203: C'est-à-dire de celle qui se vend à la _criée_.] LA BOURGEOISE. Tredame, m'amie, vous estes bien rude à pauvres gens[204]! Je vous en offre raisonnablement ce que cela vaut; vous me voudriez faire accroire, je pense, que la chair est bien chère. [Note 204: C'est ce que Molière, dans _Georges Dandin_, fait dire par Lubin à Claudine.] LE BOUCHER. Madame, la bonne est bien chère; voirement, je vous asseure que tout nous r'encherit: la bonne marchandise est bien chère sur le pied. Mais tenez, Madame, regardez un peu la couleur de ce boeuf-là? Quel mouton est cela? Cette poictrine de veau a t'elle du laict? Vous ne faictes que le marché d'un autre. LA BOURGEOISE. Mon ami, tout ce que vous me dittes là et rien c'est tout un; je voy bien ce que je voy; je sçay bien ce que vaut la marchandise; je ne vous en donneray pas un denier davantage. LA BOUCHÈRE. Allés, allés, il vous faut de la vache. Allés à l'autre bout, on en y vend: vous trouverrez de la marchandise pour le prix de vostre argent. Il ne faudroit guières de tels chalans pour nous faire fermer nostre estau. * * * * * DIALOGUE VII. Le Medecin. L'Apotiquaire. Le Chirurgien. La Bourgeoise maladie. Son Mary. Sa Servante. Deux Servantes malades. * * * * * LA BOURGEOISE MALADE. Mon amy, je me trouve grandement mal. Je ne sçay qui m'a pris cette nuit, c'est à dire que tout me fait mal; je serois bien aise qu'on entendist à moy plustost que plustard. LE MARY. Et bien, m'amie, il faut avoir patience, nous envoyrons querir le medecin. Perrette, va-t'en dire au medecin que je le prie de venir jusques icy, voir ma femme qui est bien malade. PERRETTE AU MEDECIN. Bon jour, Monsieur; M. Bourgeois m'a envoyée par devers vous pour vous prier de venir un peu voir madame, qui est grandement malade. LE MEDECIN. Allez, allez, m'amie, je m'y envois tout à cette heure; j'y seray aussi tost que vous. LE MARY. Monsieur, je vous ay envoyé querir pour voir nostre femme qui est toute desbauchée. LE MEDECIN. Il faut la voir, il faut la voir. Bon jour, Madame; eh bien, comment vous trouvez-vous? LA BOURGEOISE MALADE. Monsieur, je me trouve grandement mal, j'ay de si grandes douleurs que ne sçaurois durer. LE MEDECIN. Hon! Que je taste un peu vostre poux? Elle a de la fiebvre. N'a t'elle rien pris aujourd'huy? LE MARY. Vous m'excuserez, Monsieur: nous luy avons fait prendre un bouillon à toute force. LE MEDECIN. Ah! ah! ah! falloit pas, falloit pas. Que je voie un peu vostre langue? Voilà de l'ardeur; elle est bien chargée. Avez-vous le ventre libre? LA BOURGEOISE MALADE. Nany, Monsieur; il y a deux ou trois jours que je n'ay esté à la selle; je suis si recuite dans le corps! LE MEDECIN. Hon! Comment vostre mal vous a t'il pris? LA BOURGEOISE MALADE. Monsieur, cela m'a prise à mon resveil cette nuit; je me suis trouvée avec un si grand mal de coeur et une si grande douleur de teste, j'estois toute de glace: jamais on ne m'a pensé eschauffer. LE MEDECIN. Hon! il y a bien là de la repletion d'humeurs. Y a il longtemps que vous n'avez rien veu? LA BOURGEOISE MALADE. Monsieur, à la verité, cela m'a un peu tardé plus que de coustume. LE MEDECIN. Hon! Il ne vous faut pas donner une purgation bien forte, j'aurois peur que vous fussiez empeschée et que cela vous fist tort; il vous faudra seulement donner un petit lavement[205], et puis après on vous tirera un petit de sang. [Note 205: Jusqu'au temps de Molière, on le sait, ce fut l'expression admise, le mot propre. Sur la fin du règne de Louis XIV, on s'avisa de le trouver malséant, et il fut décidé qu'on lui substitueroit le mot _remède_. Le roi, sur les observations du Père Le Tellier, ne se permit plus que cette dernière expression; et s'il faut en croire Mirabeau, en son _Erotica Biblion_, l'Académie françoise eut ordre de l'insérer dans son dictionnaire avec cette nouvelle acception.] LA BOURGEOISE MALADE. Mon Dieu, Monsieur, j'apprehende bien cela. LE MEDECIN. O la, la, il ne faut point apprehender, cela est bien aisé à prendre; il y en a bien d'autres que vous qui en prennent: cela ne vous sçauroit faire de mal. Je crois qu'après cela vous vous trouverez bien. LA BOURGEOISE MALADE. Hé, mon Dieu, je voudrois bien pourtant n'en prendre point; j'apprehende trop cela. LE MARY. Et la, la, faut-il tant faire la delicate? Ce ne sera que par derrière, tu n'en verras rien[206]. [Note 206: On ne voyoit même pas toujours quel étoit l'opérateur. La belle veuve Mme Grasset, perle de l'île Saint-Louis, entretenoit sa fraîcheur par des remèdes dulcifiants. Un matin qu'elle étoit en position de s'en faire administrer un par Louison sa servante, celle-ci, déjà tout armée, s'aperçut qu'il manquoit un peu de lait clarifié dans la dose prescrite par M. Renard le medecin, et à tout petit bruit elle courut à la cuisine, sans que sa maîtresse, qui, le nez dans la ruelle, ne pouvoit la voir, remarquât seulement son absence. Mme Grasset avoit deux prétendants, M. de Lorme et M. d'Argencourt, son neveu. C'est celui-ci qui arriva sur ces entrefaites. Mme Grasset crut que c'étoit Louison, et quand, tout ému, il eut pris l'arme abandonnée, et qu'il l'eut braquée, avec une justesse que son trouble ne sembloit pas permettre, elle continua de croire que le service lui étoit rendu par la main exercée de sa servante. Une lettre du jeune homme vint, à sa grande confusion, la détromper le lendemain. Il commençoit par demander pardon de son bon office, puis il en réclamoit le salaire, en disant qu'il mourroit s'il ne l'obtenoit pas, après avoir eu le malheur de le mériter. Son aventure, ajoutoit-il, rappeloit celle d'Actéon, qui, s'il n'eût été métamorphosé, seroit mort du désir de revoir, après avoir vu. Mme Grasset n'avoit rien de la déesse Diane, surtout la cruauté. Elle épousa M. d'Argencourt. Cette aventure, qui arriva réellement, comme on peut le voir dans une note de Saint-Simon sur Dangeau, fut mise en nouvelle. Elle parut en 1678, sous le titre de: _L'Apothicaire de qualité_, qui plus tard, quand on l'imprima dans les recueils, se changea en celui de: _Le Mousquetaire à genoux_. On ajoutoit: _nouvelle françoise et tout à fait bourgeoise_, afin de dépayser les curieux au sujet des personnages, qui étoient du grand monde. La _Bibliothèque des romans_ l'a reproduite dans son 2e volume d'avril 1777, p. 144-157.] LE MEDECIN. Madame, prenez courage, vous n'en aurez que le mal. Y a il moien d'avoir un peu de papier, que j'envoie une ordonnance à l'apotiquaire? Que je voie un peu de son urine. LE MARY. La, ma fille, monsieur veut voir un petit de ton urine. LE MEDECIN, _tout bas au mary_. Voilà de l'urine qui est bien cruë! Prenez-y garde, elle est plus malade que vous ne pensez. Sa fiebvre ne paroist pas, c'est ce que j'en trouve de plus mauvais; voilà qui se prepare à une longue maladie: donnez-vous bien de garde pourtant de l'estonner. Vous lui ferez prendre son lavement sur les six heures; je reviendray demain au matin la voir pour lui faire tirer un petit de sang; après, selon qu'elle se trouverra, nous verrons ce que nous aurons à faire. L'APOTIQUAIRE. Ca, Madame, voila un lavement que je vous apporte: il faut le prendre vistement, cela vous deschargera beaucoup. LA BOURGEOISE MALADE. Jesu! que je sens de mal! Je ne pense pas vivre encore longtemps comme cela: je me sens si debile! L'APOTIQUAIRE. O la, la, Madame, prenez courage, taschez à vous fortifier, et me prenez souvent de bons bouillons. LA BOURGEOISE MALADE. Helas! je ne sçaurois rien prendre. L'APOTIQUAIRE, _en donnant le clistère_. Madame, ne vous estonnez point, ouvrez la bouche et retenez vostre haleine, s'il vous plaist. LE MARY. Eh bien, m'amie, comment te trouves-tu? Tu ne veux pas prendre courage? Tasche un peu à te r'avoir: il me fasche de te voir si longtemps comme cela, tu m'attristes grandement. LA BOURGEOISE MALADE. Helas! mon ami, je prends le meilleur courage que je puis, mais je sens tant de mal que je ne sçay de quel costé me tourner. LE MARY. Et bien, ma fille, ton clistère a t'il bien opéré? LA BOURGEOISE MALADE. Nany, tout m'est demeuré dans le corps; il ne m'a de rien servi qu'à m'affoiblir davantage; cela m'a esmeue de la plus terrible façon que je ne sçay plus où j'en suis; ne me parlez plus de prendre des clistères, si vous ne me voulez faire mourir. LE MARY. Mais, ma fille, encore faut-il se contraindre pour sortir vistement de là; car si tu ne voulois rien prendre, ce ne seroit pas le moien de te guerir. Le medecin a ordonné que tu serois saignée demain, et puis après tu prendras une petite potion. LA BOURGEOISE MALADE. Mon Dieu, vous me rendez si debile que vous n'y pourez plus quelle pièce coudre, et que vous ahannerez[207] bien à me tirer de là. Vous sçavez bien que je ne suis pas femme à prendre tant de drogues; j'ay le plus meschant coeur du monde: il n'est pas possible que je prenne rien. Si vous croiez ces medecins, ce ne sera jamais fait. Vous voulez faire une boutique d'apotiquaire de mon corps. [Note 207: _Vous aurez bien de la peine._ On disoit plus souvent, dans ce sens, _suer d'ahan_. Plus anciennement, on avoit dit _en hanner_, comme on le voit dans la vieille traduction françoise des _Dialogues de saint Grégoire_ (_Biblioth. imp., fonds Notre-Dame_, nº 210 _bis_, fol. 115). Les hommes employés aux _corvées_, qui, en bas-breton, s'appellent _anez_, étoient désignés par le mot de _ahaniers_ (Froissart, édit. du _Panthéon littér._, t. II, p. 339). Aujourd'hui encore, dans l'Orléanais, dans le Lyonnais, etc., ceux qui ramassent les immondices s'appellent des _âniers_.] LE MEDECIN. Bon jour, Madame. Et bien, comment vous trouvez vous, m'amie? O là là, prenez courage: avec l'aide de Dieu vous n'en aurez que le mal. Vous vous estonnez de vous mesme. Que je taste vostre poux. Je ne vous trouve pas la fiebvre si forte que vous aviez hyer. Là, ma fille, voilà monsieur qui vous vient saigner. A t'elle pris quelque chose? LE MARY. Monsieur, nous lui avons donné le jaune d'un oeuf. LE MEDECIN. Ha! falloit bien, falloit bien. LE MARY. Ouy, mais il a fallu que tout soit revenu. LE MEDECIN. Ah! falloit pas, falloit pas. LA BOURGEOISE MALADE. Mais je ne sçay pour moy ce que vous pensez faire, car, pour moy, si vous me saignez, je demeureray entre vos mains: je suis desja assez debile. LE CHIRURGIEN. Madame, on ne vous fera qu'ouvrir la veine; vous n'en serez pas debilitée davantage, et si cela diminuera beaucoup vostre fiebvre. LA BOURGEOISE MALADE. Ah! entendez à moy. Ah! je me meurs! LE MEDECIN. Un peu d'eau fresche, ce n'est rien. LE CHIRURGIEN. Une goutte de vin. LA BOURGEOISE MALADE. Ah Jesu! vous me ferez mourir. Que je serois heureuse si j'estois morte! LE MEDECIN. La la, ce n'est rien qu'une petite debilité qui vous a prise. Il faudra tantost que vous lui faciez un bon bouillon avec toute sorte d'herbes; et surtout ne la laissez pas dormir. LE MARY. Perrette, faicts un bouillon à ma femme, mets-y toutes sortes de bonnes herbes et un morceau de beure frais; surtout ne le salle guière. PERRETTE. Madame, vous plaist-il prendre vostre bouillon? LA MALADE. Jesu, quel bouillon! Voilà qui est amer comme suye: j'aimerois autant prendre une medecine. Vous estes une pauvre sorte de fille de n'avoir pas l'habileté de faire un potage. PERRETTE. En da, Madame, j'y ai gousté: il est fort bon; c'est que vous estes degoustée; voilà du meilleur bouillon qu'on sçauroit jamais prendre. LA MALADE. M'amie, puisque tu le trouves bon, mange-le. PERRETTE. En da, je ne sçay donc quel bouillon il vous faudroit; quand ce seroit pour la bouche du roy, il ne sçauroit estre meilleur. ROULINE, _deuxième voisine_. Hé bien, Perrette, comment se trouve ta dame? Nostre maistresse m'avoit envoyée pour en sçavoir des nouvelles. PERRETTE. Je ne sçay comment elle se trouve: elle me donne plus de mal que la gresle[208]. Je ne sçaurois rien faire à son gré: je lui avois tantost faict le meilleur bouillon qu'on eust sceu voir, et si elle n'y a daigné gouster. Il y a bien des affaires après elle; si son mary n'est tout le jour à luy licher le nez, on n'a ny beau fait ny beau dict avec elle. Elle se chatouille pour se faire rire. J'en voudrois estre aussi loing que j'en suis près. [Note 208: _Grêle_ se prenoit proverbialement dans le sens de malheur. On dit encore, dans quelques provinces: c'est la _grêle_, pour: c'est malheureux; et, dès le dix-septième siècle, avoir l'air grêlé signifioit: avoir l'air misérable. (V. Destouches, _Le Glorieux_, acte IV, sc. 7.)] GEORGETTE, _seconde voisine_. Et bien, Perrette, ta dame ne se veut pas bien tost guerir? Il y a moult longtemps qu'elle est malade; cela est bien ennuiant pour toy. Tu me sembles grandement changée. PERRETTE. Je n'ay garde de faillir que je ne sois bien changée, d'estre jour et nuit sur pied: j'ay plus de mal qu'un pauvre chien, et si encore on ne m'en sçait point gré. ROULINE. Pardy, la nostre n'est point comme cela, Dieu mercy: c'est la femme la plus aisée à gouverner qui soit en Chartres. Mais en recompense, notre maistre est assez malaisé pour tous deux. GEORGETTE. Vramment, tu aurois donc beau dire si tu estois en ma place; tu te plains de saine teste. J'ay affaire à la veufve et aux heritiers, moy; si la femme est bien mal-aisée, le maistre est encore pire. PERRETTE. J'aymerois bien mieux oüir crier une femme debout que de la voir geindre couchée, car tout de jour elle me viendra dire: Chauffez-moy un peu des linges; tantost: Tirez-moy un petit ce rideau; tantost: Faictes taire ces enfans si vous voulez; cela fait un si grand bruit que cela m'alourde. Enfin ce n'est jamais fait, car je n'ozerois jamais destraquer[209] de sa chambre: il faut que je sois là tousjours liée. [Note 209: _S'éloigner._ Je trouve ce mot employé, avec le même sens, par Estienne Pasquier, liv. I, _lettre_ 3.] ROULINE. Jesu! si tu sçavois la vie que nostre maistre me fit l'autre jour, c'estoit bien autre chose. Je ne sçais ce qu'il avoit en la teste, je croy qu'il s'estoit levé le cul le premier; il sembloit qu'il me deust tout jetter à la teste; vramment je disois bien que je sortirois ce jour-là. Jamais je n'en endureray tant que j'en ay enduré: je gratterois plustot la terre avec les ongles que de me retenir en une telle maison. GEORGETTE. Helas! qu'il est heureux qui se peut passer de servir! Helas! ma pauvre, j'aymerois mieux ne manger qu'une croute de pain et n'aller point en service; il y a tantost je ne sçay combien d'années que je sers, et si Dieu sçait ce que j'y ay amassé. PERRETTE. Ouy vramment, en amasser! Une personne qui va droit en besongne, ma foy, il n'en amasse point tant; quand il faut prendre de quoy s'entretenir sur cinq ou six escuz, le demeurant est bien jeune à la fin: car de dons il n'en faut point chercher ceans. C'est une maison bien chanceuse; ils ont regret au pain qu'on mange; ce sont les gens les plus mécaniques[210]: seulement mes qu'elle soit relevée, Dieu sçait la vie qu'elle fera, je ne seray pas bonne à donner aux chiens; j'auray bien fait de la despence. Elle me dira bien: Jesu! m'amie, vous mettez bien tout à sac, hardy qui rien n'y met; si vous estiez à vostre mesnage, je ne sçay si vous feriez comme cela; la, la, m'amie, quelque jour vous chommerez de ce que vous gaspillez. Et si Dieu sait comme nous nous traictons, je n'ay pas seulement le coeur de manger. [Note 210: _Mécanique_, d'après le dictionnaire de Richelet et de Trévoux, se disoit pour un homme bas, vilain, avare. Montaigne (liv. III, ch. 6) avoit employé ce mot dans un sens à peu près semblable.] ROULINE. Jesu! qui eust cru que ces gens-là eussent esté comme cela! Je croyois pour moi que tu y feusses bien à ton aise. PERRETTE. Ma foy, on ne cognoist pas le monde pour le voir: tout ce qui reluit n'est pas or! Voilà que je prends bien de la peine après elle, et quand j'acquesteray quelque bonne maladie, ils ne me feront pas gouverner, ils ne mettront guières à me mettre dehors; encore si en ne faisant point de bien, ils ne faisoient point de mal par leurs criries. ROULINE. Tu fais bien de la dissimulée. Je veux bien que ta maistresse te fasche, mais ton maistre t'appaise bien; je ne m'estonne pas si elle te crie, elle a mal à la teste. GEORGETTE. Ma foy, le nostre n'arrestera pas les coups, il la fera bien plustost crier contre moy; s'il recognoist seulement qu'on ne fasse pas bien quelque chose à sa fantaisie, il yra tout reconter; c'est le plus maussade villain: je suis bien heureuse quand il n'est point à la maison, j'en demande plustost les talons que le devant. ROULINE. Encore je patianterois, moy, si je n'avois qu'un maistre et une maistresse à gouverner; mais j'avons un si grand train d'enfans que je ne sçay auquel entendre: l'un me demandera du pain, l'autre me demandera à boire, l'autre me demandera à pisser, l'autre voudra aller jouer, et je ne sçaurois auquel obeïr. Je n'ay jamais eu d'enfans, et si j'en suis bien saoule. LE MARY. Perrette, n'est-ce point tantost assez caquetté? Voilà une pauvre femme qui se meurt, et, au lieu d'estre là auprès d'elle à y prendre garde, il y a une heure qu'elle est à cette porte à causer. Si je vas à toy, je te hasteray bien d'aller. PERRETTE. Tredame! cela luy a donc pris bien soudain? Je n'en viens que de partir tout à cette heure, elle m'a dit que je la laissy un peu reposer. LE MARY. Va-t'en vistement querir le medecin. LE MEDECIN. Qu'est-ce, Monsieur? Qu'y a-t'il de nouveau? Est-il empiré à madame vostre femme? LE MARY. Hélas! Monsieur, on n'y cognoist plus rien; c'est à ce coup que je n'ay plus de femme. LE MEDECIN. Je la trouve grandement changée, je croy que vous ne la garderez plus guières; il faut attendre la grace de Dieu. Si ce n'est la grande jeunesse qui la puisse r'amener, je n'y vois pas grande apparence qu'elle en puisse reschapper. Si vous avez quelques affaires, prenez-y garde, il est temps d'y penser. PERRETTE _au mari_. Hé Jesu! Monsieur, je pense que voilà madame qui tire à sa fin. LE MARY _à sa femme_. Ma fille, prends courage. Tu ne veux rien dire? LA FEMME. Helas! mon ami, je voy bien qu'il me faut mourir. Je vous recommande vos pauvres petits enfans; comme vous m'avez esté bon mary, soiez-leur bon père; encore que vous vous remariassiez, ne les oubliez pas pourtant. LE MARY. Que je me remarie? Ah! ma fille, ne me parle point de cela: je ne croy pas que jamais je peusse aimer autre femme que toy. LA FEMME. Mon coeur, que je te dise adieu. Baise-moy encore un coup pour la dernière fois; je te prie de ne m'oublier jamais. LE MARY. Hé bien, m'amie, hé bien, ma fille, mon pauvre coeur, tu ne me veux rien dire? Ne me connois-tu point? Ma fille, parle un petit à moi; hé, dis-moy encore une pauvre parole. Ah! mon Dieu, je croy qu'elle est passée! Ah! que je suis misérable! Ah! que j'ay perdu une bonne femme! Ah! que c'estoit une bonne mesnagère! Je ne trouverray jamais sa pareille: c'estoit la femme de la meilleure humeur. Ah! mes enfans, que vous avez perdu une bonne mère! Vous avez perdu la plus belle rose de vostre rosier, mes pauvres enfans! PERRETTE. Hé! Monsieur, qu'est-ce que vous pensez faire de vous affliger tant? Il vous faut conserver pour survenir à vos enfans: car s'il vous alloit ecasser du mal, ce seroit une terrible playe pour vos enfans. LE MARY. Mais quoy? ou iray-je! de quel costé me tourneray-je! Helas! j'ay perdu toute ma consolation! Combien ay-je de mal au coeur, quand je vois tant de pauvres petits enfans après moy! Hélas! que j'ay la queuë longue[211]! Je n'avois le soing de rien, et à cette heure, il faut que j'aye le soing de mon mesnage et de ma vacation. [Note 211: Dans l'Orléanais, on dit encore, avec le même sens: avoir une _couée_ d'enfants.] PERRETTE. Monsieur, encore faut-il se consoler avec Dieu. Vous avez perdu une bonne femme, et moy j'ai perdu une bonne maistresse. Hélas! je disois qu'elle estoit si grondeuse; mais pleust à Dieu qu'elle fust encore au monde, à la charge de la gouverner encore autant que j'ay fait: la pauvre femme! c'estoit le mal qui luy faisoit dire cela. Hé! Jesu! que j'ay perdu une bonne maistresse! LE MARY. Perrette, mon enfant, si tu as perdu une bonne maistresse, tu as trouvé en moy un bon maistre; pourveu que tu gouvernes bien mes enfans, je ne te delairay ny à la mort ni à la vie, ce sera au plus vivant des deux. PERRETTE. O Monsieur, je n'ay garde de vous quitter. Je vous gouverneray vous et vos enfans aussi fidellement que j'aye jamais faict; je ne feray pas pis que j'ay faict. * * * * * DIALOGUE VIII. L'Amant Bourgeois. La Maistresse Bourgeoise. * * * * * L'AMANT. Bon soir, Madame; comment vous portez-vous depuis que je n'ay eu l'honneur de vous voir? LA MAISTRESSE. Je me porte fort bien, Monsieur, pour vous rendre service. L'AMANT. Pour moy, Madame, je n'ay peu me bien porter estant absent d'une personne si belle que vous estes. LA MAISTRESSE. Monsieur, cela vous plaist à dire. L'AMANT. Madame, je ne dis rien qui ne soit, moy indigne d'en parler. LA MAISTRESSE. Monsieur, vos mespris vous servent de louanges[212]. [Note 212: C'étoit, à ce qu'il paroît, une façon de parler à la mode. Malherbe, dans la chanson que lui prit Gaultier-Garguille, l'a prêtée à Robinette. (V. notre édit. des _Chansons de Gaultier-Garguille_, p. 74.)] L'AMANT. Madame, j'ay esté bien fasché d'estre esloigné si longtemps de ces beaux yeux qui sont mes soleils; je vous jure que j'ay reçu mille desplaisirs de leur eclipse. LA MAISTRESSE. Monsieur, je n'ay pas tant merité envers vous. L'AMANT. Madame, vous avez tant de merites qu'on ne sçauroit les nombrer; mon Dieu, que voila une belle bouche, que voila des cheveux qui sont beaux! LA MAISTRESSE. Monsieur, ne vous mocquez point de vostre servante. L'AMANT. Madame, je n'aurois garde de m'adresser à vous pour me mocquer, mais je vous prie de croire que c'est l'amour que je vous porte qui me faict parler de la façon. LA MAISTRESSE. Monsieur, vous ne voudriez pas choisir un si bas subject, vous ne voudriez pas estendre vos drappeaux en si basse haye. L'AMANT. Ah! Madame, voila comme on dict quand on se veult desfaire d'une personne; aussi ne suis-je pas digne que vous pensiez en moy; je n'ay pas assez de merite pour vous; il vous en faut bien un autre; peut-estre qu'il y en a desja quelqu'un qui occupe la place. LA MAISTRESSE. Pardonnez-moy, Monsieur, je vous asseure que je n'aime personne plus que l'autre; quant à de moy, je voy tout le monde esgalement. L'AMANT. Ah Dieu! que celuy sera heureux qui possedera une si belle dame! Que je ferois estat de moy si j'avois ses bonnes graces. LA MAISTRESSE. O Monsieur, je sçay bien que vous sçavez bien vostre monde; vous n'allez point chercher à vos talons ce que vous voulez dire. L'AMANT. Madame, pardonnez-moy, je n'ay point tant de discours; mais c'est que vous estes si belle qu'on ne sçauroit s'empescher de vous aymer. Mon Dieu, que voila un bras qui est blanc et potelé! LA MAISTRESSE. Monsieur, vous vous mocquez aussi bien d'assiz comme debout; il n'y a nullement de beauté en moy. L'AMANT. Madame, c'est vostre humilité qui vous faict parler ainsi; il vault mieux que ce soit vous qui le die qu'un autre. LA MAISTRESSE. Monsieur, il faudroit avoir leu les livres de bien dire pour vous respondre[213]. Je ne suis pas personne qui entende si bien le discours; c'est une chose ou je ne m'estudie guieres. [Note 213: Il s'agit des livres dont nous avons parlé plus haut, note 2, et notamment des ouvrages de Nervèze. Une coquette des chansons de Gaultier-Garguille répond aux galanteries de son amant: Je cognois à vos beaux discours Que vous lisez Nervèze. (V. notre édit., p. 98, note.)] L'AMANT. O Madame, vous n'estes pas en ceste resputation-là: vous avez le bruict d'estre la mieux disante de Chartres, et d'estre bien venue en toutes sortes d'honnestes compagnies, où on vous affectionne grandement. LA MAISTRESSE. O Monsieur, ne m'attribuez point tant de louanges, car elles ne me sont point deuës pour tout. L'AMANT. Madame, je ne vous en sçaurois tant attribuer qu'il vous en est deu; vous n'avez que toutes belles perfections dont vous charmez tout le monde, car je croy que toutes les sept beautés sont en vous. Mon Dieu, que voila un beau visage! Il m'est a voir que je serois assez content si vous me vouliez favoriser seulement d'un baiser. LA MAISTRESSE. Monsieur, vous m'en excuserez, s'il vous plaist: je ne suis point fille qui baise personne. L'AMANT. Jesu! Madame, me refuserez-vous pour si peu de chose? Si vous ne me le voulez donner d'amitié, je le prendrai de force, encore que ce me seroit plus de contentement d'une façon que de l'autre. LA MAISTRESSE. Monsieur, arrestez-vous si vous voulez, je ne prends point de plaisir à tout cela. L'AMANT. Ah! Madame, voulez-vous me desobliger de la façon! Serez-vous tousjours farouche de la sorte? LA MAISTRESSE. Je ne suis farouche que de bonne sorte; si on vous donne un pied d'abandon, vous en prenez deux; on n'a que faire de se rendre familier avec vous, vous prenez assez de liberté. L'AMANT. Madame, je vous demande pardon, si je vous presse de me permettre un baiser, mais c'est la grande amour que je vous porte qui m'incite à cet effet. Madame, je vous prie de me l'accorder. LA MAISTRESSE. Monsieur, vous estes grandement importun; arrestez-vous si vous voulez, je n'aime pas le bruit si je ne le fais; on en a bien veu d'autres que vous. L'AMANT. Quoy, Madame, on n'ozeroit donc vous approcher? Au moins que je touche à ce beau sein là. LA MAISTRESSE. C'est un autre fait, Monsieur. Nous ne sommes pas de ces gens là, qui se laissent ainsi manier: c'est à faire à d'autres. Je croy que ce n'est que pour m'esprouver ce que vous en faictes; je ne croy pas que vous ayez rien recogneu en moy qui vous porte à cela. L'AMANT. Madame, ce que j'en ay fait ce n'estoit pas pour vous offencer; vous vous faschez pour un bien maigre subjet: j'ayme bien mieux m'en aller que de vous estre davantage importun. Je voy bien que vous n'estes pas aujourd'huy en vostre belle humeur, je m'en vais vous donner le bon soir: peut-estre que vous ne serez pas demain si fascheuse. Tout cela n'empeschera point que je ne demeure vostre serviteur. Mais, Madame, je vous prie que je ne m'en aille point disgracié de vostre personne. LA MAISTRESSE. Monsieur, il n'y a point de disgrace à tout cela; mais c'est que vous estes si pressant, et si mouveux[214], qu'on ne sçauroit estre un quart d'heure en repos avec vous. [Note 214: C'est un mot encore employé dans l'Orléanais, avec le sens de _remuant_, _affairé_.] L'AMANT. Madame, si je sçavois vous avoir esté importun, je m'estimerois le plus malheureux du monde. LA MAISTRESSE. Et la, la, mon Dieu, vous n'estes pas si fasché que vous en faites le semblant; on vous cognoist bien; vous en yrez dire tantost autant à une autre: c'est pour donner carrière à vostre esprit. L'AMANT. Madame, croyriez-vous que je feusse de ces gens là qui sont si changeants? Je vous asseure que vous estes le seul subjet pour qui j'aye de l'affection, et vous jure que si vous avez mon service pour agreable, je n'en auray jamais d'autres que vous. LA MAISTRESSE. O Monsieur, tous les jeunes hommes disent ainsi. Si je n'avois oüy dire beaucoup de tels diseurs et autres, vous pourriez m'en faire accroire; mais je ne suis pas de si legère creance. L'AMANT. Madame, en quoy desirez-vous que je vous tesmoigne l'amour que je vous porte? Vous n'avez qu'à me commander, je vous obeïrai en tout. LA MAISTRESSE. Monsieur, je ne voudrois pas faire de mon maistre mon serviteur; je voy bien que vous estes grandement obligeant. L'AMANT. Hélas! Madame, je ne me mets qu'en mon devoir. LA MAISTRESSE. Monsieur, vostre devoir ne vous y oblige point, c'est que vous estes ainsi bien appris. L'AMANT. Madame, ce n'est point civilité, mais affection: je m'asseure que maisque[215] vous l'ayez recongneuë, vous l'aurez agreable; vous ne trouverrez jamais personne qui vous serve avec plus de bonne volonté et de discretion. [Note 215: Dans le sens de: quoique. Cette expression, fort employée au 16e siècle et au commencement du 17e (V. Des Périers, 1735, in-12, t. I, p. 18), fut proscrite par l'Académie dans ses _Observations_ sur Vaugelas.] LA MAISTRESSE. Ouy vramment, Monsieur, discretion, je le penserois bien. Cela est bon pour un temps; mais quand on a eu d'une fille ce qu'on en desiroit, on ne s'en soucie plus: quand vous serez hors d'ici, vous en rirez. L'AMANT. Madame, je vous prie de n'avoir point cette pensée-là de moy; j'aimerois mieux estre mort mille fois, que d'avoir songé à parler de la moindre faveur que j'aurois receuë de vous. LA MAISTRESSE. Monsieur, vous me faites maintenant de belles promesses, mais j'ay grand peur qu'elles ne tiennent pas; si vous me trompez en la moindre chose, jamais je ne me fieray en vous. L'AMANT. Madame, je ne vous puis dire autre chose, sinon que vous me cognoistrez fidelle en tout et par tout. LA MAISTRESSE. Monsieur, je le verray bien. Mais, mon Dieu, je croy que voila dix heures qui viennent de sonner; il est temps de se retirer, il ne faut pas que ma mère vous trouve icy. L'AMANT. Pardonnez-moy, Madame, il n'est pas si tard. Quoy! faut-il que je me separe si tost d'avec vous? Je vous conjure de me tenir tousjours pour très affectionné serviteur, et que je tiendray tousjours très secret notre amour. Pour le confirmer, Madame, permettez-moy un baiser sur cette belle bouche. LA MAISTRESSE. Hé! mon Dieu, vous me gastez tout mon colet. L'AMANT. Quoy, m'en irois-je sans toucher ce beau sein? Il n'y a pas moïen, il faut que je le baise. LA MAISTRESSE. Hé! Jesu! vous me foupissez toute[216]! Que dira-t'on de me voir ainsi? [Note 216: Ce mot étoit un provincialisme que Furetière ne dédaigna pas de ramasser. Les lexicographes de Trévoux le lui prirent, en demandant où il l'avoit trouvé. C'étoit peut-être dans cette pièce. Voici l'exemple qu'il cite: «Cette femme est allée à la presse: ses habits, son linge, ont été _foupis_.»] L'AMANT. A Dieu, mon coeur. Faut-il que je me sépare si tost! Je ne sçaurois vivre absent de toy. LA MAISTRESSE. Bon soir, Monsieur; vous pourrez venir tous les soirs icy; nous pourrons y estre librement une heure ou deux sans que personne nous puisse voir; mais sur tout je vous recommande d'estre secret. L'AMANT. Mon coeur, tu n'auras jamais sujet de te plaindre de moi. A Dieu jusqu'à demain. * * * * * DIALOGUE IX. Le Bourgeois qui traite ses amis. Les deux Conviés. * * * * * LE BOURGEOIS. Messieurs, je vous donne le bon jour; vous soyez les très-bien venus en nostre logis, vous me faites beaucoup d'honneur. LE PREMIER CONVIÉ. Monsieur, c'est moi qui le reçois. LE BOURGEOIS. Messieurs, vous plaist-il pas passer? LE SECOND CONVIÉ. O Monsieur, je n'ay garde de faire cette faute-là. LE BOURGEOIS. Messieurs, je vous en prie, sans ceremonie. LE PREMIER CONVIÉ. Monsieur, je ne le feray pas, je ne passeray jamais devant vous. LE BOURGEOIS. Messieurs, à quoy est bon cela? Nous fussions desjà à la table. Entrez, je vous prie. LE SECOND CONVIÉ. Monsieur, nous ne le ferons pas: nous serions plustost là tout aujourd'huy[217]. [Note 217: Ces interminables _façons_ étoient de l'étiquette du temps. Je trouve dans un des petits livres de _Réponses et réparties_, qui étoient alors le _vade-mecum_ de la politesse, un exemple en action de ces sortes de scènes de réception. On vous prie de passer le premier: «Ne m'empêchez pas, je vous prie, dites-vous, de vous rendre les devoirs que je vous dois.» A nouvelles instances, résistance nouvelle, et vous dites: «N'insistez pas, Monsieur, et gardez le pouvoir que vous avez sur moi pour une autre occasion.» Il faut pourtant céder; vous ne le faites qu'en courbant la tête: «Eh bien! soit, Monsieur, dites-vous, car je vous honore trop pour en appeler de vos ordonnances.» S'il vous plaît d'employer une variante pour ce compliment, vous dites: «Que cela soit ainsi, car si je ne savois pas vous obéir, je ne serois pas votre serviteur.»] LE BOURGEOIS. Messieurs, ce sera donc pour vous obéïr: j'aime mieux faire l'incivil que l'importun[218]. Là, Messieurs, ne laissons point froidir les viandes, elles n'en seroient pas meilleures. Messieurs, lavons, s'il vous plaist. Là, Monsieur, mestez-vous là. [Note 218: C'étoit un compliment bourgeois, dont Caillières conseille à la bonne compagnie de se garder: «Il est vray, fait-il dire au commandeur, qu'il ne suffit pas de sçavoir les bonnes façons de parler pour s'en servir: il faut connoître les mauvaises pour les éviter, surtout certains dictons, qui font l'ornement des discours de la bourgeoisie, et dont M. Thibault nous a donné un exemple lorsqu'il a dit à madame _qu'il vaut mieux être incivil qu'importun_.» (_Du bon et du mauvais usage dans les manières de s'exprimer._ Paris, 1693, in-8, p. 114.) Molière, à qui rien n'échappoit, n'a pas manqué de mettre cette banalité bourgeoise dans la bouche de M. Jourdain (_Bourgeois gentilhomme_, acte III, sc. 4). C'est un trait de caractère que les commentateurs auroient bien fait de remarquer au passage. Il y avoit, du reste, longtemps que ce lieu commun poli circuloit dans la bourgeoisie française et anglaise. Ecoutez Stander dans les _Joyeuses commères de Windsor_; après un assaut de politesse, il dit à mistress Page la même chose: «_I'll rather be unmannnerly than troublesome._»] LE PREMIER CONVIÉ. Monsieur, quand vous aurez pris vostre place. LE BOURGEOIS. Non, Messieurs, je n'ay garde. Je vous supplie, ne perdons point de temps. Messieurs, vous estes venus pour faire penitence. LE SECOND CONVIÉ. La penitence est bien douce à faire, Monsieur. LE BOURGEOIS. Messieurs, excusez si je vous traite si mal; je ne sçay en quelle ville nous sommes, je n'y ay jamais sçeu rien faire trouver. LE PREMIER CONVIÉ. Jesu! Monsieur, hé! que pourriez-vous desirer davantage? voilà trop de viande de moictié. LE SECOND CONVIÉ. Vous nous voulez rassasier tout d'un coup: quand je voy tant de viande, je ne sçaurois manger. Sans mentir, Monsieur, voilà trop de mets. O maisque vous veniez chez nous, vous ne serez pas si bien traité; pourveu qu'il y ait une pièce ou deux plus que l'ordinaire, c'est assez: on mange jusques aux os avec appetit. LE BOURGEOIS. Pardonnez-moy, il n'y a rien de superflu; mais c'est qu'on est bien aise qu'une table soit couverte. Messieurs, vous ne mangez point. LE PREMIER CONVIÉ. Hélas! Monsieur, il n'y a que moy. LE BOURGEOIS. Messieurs, je m'en vais boire à vostre santé; vous soyez les très bien venus. LE SECOND CONVIÉ. Mon fils, donne-moy du vin. Monsieur, je m'en vais vous faire raison. LE BOURGEOIS. Ah! Monsieur, n'y mettez point d'eau, le vin est petit. LE SECOND CONVIÉ. Monsieur, voilà de fort bon vin. LE BOURGEOIS. C'est du vin de ma cueillette, à votre service. Messieurs, si vous le trouvez bon, ne l'espargnez pas. LE PREMIER CONVIÉ. Il n'y a point de plaisir d'avoir des vignes, c'est un pauvre heritage, elles ne payent pas leurs façons. Je trouve que c'est un plus grand mesnage d'achepter le vin: il n'apartient qu'aux vignerons d'avoir des vignes. LE BOURGEOIS. Pour moy, j'ayme mieux avoir des vignes: on a le plaisir de voir faire son vin, on est asseuré qu'il est pur et net, on sçait ce qu'on boit; ou ces vignerons font mille meschancetez à leur vin quand on l'achette. LE SECOND CONVIÉ. J'en achetay l'autre jour qui estoit le plus pauvre vin du monde; je croy qu'il y avoit plus de moictié d'eau, et cependant il ne laissoit pas de me couster bien cher. LE BOURGEOIS. O! il n'y a rien tel que de voir faire son vin; le mien n'est pas des plus excellents, mais il est bon pour un ordinaire. LE PREMIER CONVIÉ. Comment, il n'est pas des plus excellents! Hé Dieu, je le trouve fort bon. LE BOURGEOIS. O! beuvons-en donc, puisque vous le trouvés bon, et ne le faictes point pour l'espargner. LE PREMIER CONVIÉ. Comment, Monsieur, encore un service? Hé, que pensez-vous faire? Je pense que vous vous mocquez. Vous ne nous traitez pas en amis, vous n'avez pas envie que nous y revenions. LE BOURGEOIS. Monsieur, ce ne sont que deux ou trois pièces que l'on m'a données; ce lapin et ce levrault sont pris au ah ah, ils ne nous coustent rien. LE SECOND CONVIÉ. Voilà un lapin qui est de bonne garanne, je ne mangeay de ma vie d'un meilleur morceau. LE BOURGEOIS. Courage, mangeons-en donc, resjoüissons-nous; qui chapon mange, chapon luy vient: quand nous aurons dépesché ce lapin, nous en aurons d'autres. Allons, je m'en vais boire à vostre santé, faites comme moy. LE PREMIER CONVIÉ. Je m'en vais vous faire raison, et le porte à Monsieur; il est trop brave homme pour manquer de repartie. LE SECOND CONVIÉ. Pour faire raison à Monsieur, à la santé de Monsieur nostre hoste, je le porte aux Anges. LE BOURGEOIS. Garçon, oste-nous tout: il m'est advis que Messieurs ne mangent plus. LE PREMIER CONVIÉ. Ma foy, c'est trop mangé; je n'en suis pas mieux quand j'ay fait de telles desbauches. LE SECOND CONVIÉ. Pour moy, je n'en puis plus, tant j'ay donné furieusement sur ce levrault. LE BOURGEOIS. Messieurs, priez Dieu pour les mal traitez. Ce ne sont pas les grands banquets qui font les grands amis; ce peu que je vous ay donné, ça esté de bon coeur; le bon visage vaut mieux que tous les festins du monde. _Mémoire pour les Coëffeuses, Bonnetières et Enjoliveuses de la ville de Rouen_[219]. [Note 219: L'auteur de l'excellente _Histoire des anciennes corporations d'arts et métiers de la ville de Rouen_, etc., Rouen, 1850, in-8, M. l'abbé Ouin-Lacroix, n'a eu connaissance ni de cette pièce fort intéressante, ni même de la curieuse affaire dans le dossier de laquelle il faut la placer.--Le débat eut lieu, comme on le verra, en 1773. Quelques années auparavant, il s'en étoit élevé un tout semblable à Paris: les perruquiers-barbiers d'un côté, et, de l'autre, les coiffeurs des dames étoient aussi en présence. La cause, portée à la grand'chambre dans les premiers jours de janvier 1769, fut gagnée par les coiffeurs des dames. «Les grâces, dirent alors les _Mémoires secrets_ (t. IV, p. 216), ont triomphé du monstre de la chicane.» Le procureur Bigot de la Boissière avoit fait en faveur du parti qui eut gain de cause un mémoire fort plaisant, qui, «répandu à profusion, fit l'entretien du jour.» Le tribunal, qui tenoit à ne pas rire, fit supprimer le mémoire. Malgré cette suppression, il est bien moins rare que celui que nous publions ici. Il a été réimprimé dans un charmant recueil du temps (_Causes amusantes et connues_, 1769, in-12, t. I, p. 367-390.)--Il existe sur cette même affaire une pièce anonyme en assez jolis vers sous ce titre: _Les coeffeurs des dames contre ceux des messieurs_, 1769, in-8.] La communauté des coëffeuses de la ville de Rouen, erigée depuis un tems immemorial, et gouvernée par des statuts particuliers, dont la redaction date de l'année 1478, a toujours opposé, avec succès, l'antiquité de son origine, et la certitude de ses prerogatives aux pretentions des perruquiers de la même ville. Ces derniers ont essayé plusieurs fois de porter un coup mortel à l'existence de cette communauté florissante. Des decisions solennelles et successives sembloient avoir imposé silence à leurs jalouses reclamations. L'autorité, d'accord avec la justice, avoit fixé d'une manière irrevocable les bornes où devoient se circonscrire les pretentions respectives de ces deux communautés, et le partage naturel de leurs occupations entre les deux sexes qui en sont l'objet[220]. Les perruquiers n'ont pas été contens de ce partage, dont l'egalité ne pouvait pourtant donner lieu au moindre murmure de leur part. Une loi nouvelle, interpretée à leur manière, leur a paru une occasion favorable de renouveller avec succès des pretentions si authentiquement proscrites; leur rivalité s'appuye sur les lettres patentes données à Versailles, le 12 septembre 1772, en faveur des perruquiers des provinces du royaume, et contre l'esprit de ces lettres, contre la disposition precise de leur enregistrement, contre les loix et les arrêts qui assurent l'etat et le commerce des coëffeuses, ils veulent depouiller ces dernières de tous leurs priviléges[221]. [Note 220: En 1686, la corporation des _enjoliveuses_ ou _modistes_, comme nous dirions aujourd'hui, avoit obtenu du parlement de Normandie le privilége exclusif des ouvrages de cheveux.] [Note 221: A Paris, les prétentions avoient été les mêmes: «Les maîtres barbiers-perruquiers, dit Bigot de la Boissière, sont accourus avec des têtes de bois à la main; ils ont eu l'indiscrétion de prétendre que c'étoit à eux de coiffer celles des dames. Ils ont abusé d'arrêts qui nous sont étrangers, pour faire emprisonner plusieurs d'entre nous; ils nous tiennent, en quelque sorte, le rasoir sous la gorge.» (_Causes amusantes_, t. I, p. 367.)] Celles-ci viennent avec confiance reclamer aux pieds du trône des droits dont la confirmation a eté l'ouvrage du trône même. La discussion la plus rapide suffira pour devoiler toute l'injustice des pretentions qu'elèvent contre ces droits les perruquiers de la ville de Rouen. Cette ville est peut-être la seule dans le royaume, où la coëffure des hommes et celle des femmes aient eté confiées, dans l'origine, à des mains differentes. Cette division utile a son principe dans la raison et la nature; il est plus simple en effet de laisser aux femmes le soin de parer et d'embellir les personnes de leur sexe[222]; un tact plus sur sur tous les details de l'ajustement, une intelligence plus fine pour l'invention et l'arrangement des accessoires qui le composent, un goût plus recherché pour les ornemens qui font ressortir la beauté, sans donner dans l'affectation; un instinct, en quelque sorte, inné pour tout ce qui tient à l'elegance de la chevelure; enfin une connoissance plus particulière des moyens que l'art peut ajouter aux grâces naturelles: voilà ce qu'on ne sauroit disputer aux femmes[223]. [Note 222: C'est ce que dit aussi M{e} Bigot de la Boissière en faveur de ses clients; mais s'il parloit pour nos clientes, il auroit bien mieux raison: «Le coiffeur d'une dame est, dit-il, en quelque sorte le premier officier de sa toilette; il la trouve sortant des bras du repos, les yeux encore à demi fermés, et leur vivacité comme enchaînée par les impressions d'un sommeil qui est à peine évanoui. C'est dans les mains de cet artiste, c'est au milieu des influences de son art, que la rose s'épanouit en quelque sorte, et se revêt de son éclat le plus beau. Mais il faut que l'artiste respecte son ouvrage; que, placé si près, par son service, il ne perde pas de vue l'intervalle quelquefois immense que la différence des états établit; qu'il ait assez de goût pour sentir les impressions que son art doit faire, et assez de prudence pour les regarder comme étrangères à lui.»] [Note 223: M{e} Bigot ne plaidoit pas pour des artistes femmes, mais il ne mit pas moins de grâce à décrire la délicatesse de leurs travaux capillaires, et à ravaler ceux de leurs antagonistes: «La profession de perruquier, s'écrie-t-il, appartient aux arts méchaniques; la profession de coiffeur des dames appartient aux arts libéraux... L'art des coeffeurs des dames, dit-il encore, est un art qui tient au génie.» Puis il se plaît à décrire les nuances de talent qui y sont nécessaires: «L'_accommodage_ se varie suivant les situations différentes. La coiffure de l'entrevue n'est pas celle du mariage, et celle du mariage n'est pas celle du lendemain. L'art de coiffer la prude et de laisser percer les prétentions sans les annoncer, celui d'afficher la coquette et de faire de la mère la soeur aînée de la fille; d'assortir le genre aux affections de l'âme, qu'il faut quelquefois deviner; au désir de plaire, qui se manifeste; à la langueur du maintien, qui ne veut qu'intéresser; à la vivacité, qui ne veut pas qu'on lui résiste; d'établir des nouveautés, de seconder le caprice, et de le maîtriser quelquefois: tout cela demande une intelligence qui n'est pas commune et un tact pour lequel il faut en quelque sorte être né.»] Il n'est pas d'ailleurs indifferent, aux yeux de la decence, que l'ornement des femmes ait fait l'objet d'un departement exclusif en faveur d'une communauté d'ouvrières. Nos pères auroient cru, sans doute, blesser cette decence si delicate et si sevère, s'ils avoient permis aux mains profanes d'un perruquier de decorer ces têtes charmantes, dont la modestie et la pudeur sont les premiers ornemens. Quoi qu'il en soit, la communauté des coëffeuses, bonnetières et enjoliveuses de la ville de Rouen etoit regie, il y a plusieurs siècles, par des statuts dressés le 15 juin 1478, et confirmés par lettres-patentes du roi Henri III, du mois de juillet 1588[224]. [Note 224: M. Ouin-Lacroix mentionne les lettres-patentes de Henri III, mais sans en dire la date. Il ne parle pas des statuts de 1478.] La succession des tems amène celle des modes, et la varieté des circonstances occasionne des abus, ou necessite des reformes dans les meilleures disciplines. En 1709, les coëffeuses de Rouen perfectionnèrent celle de leur communauté; leurs statuts et reglemens furent dressés alors au nombre de trente articles, le suffrage des magistrats intervint à cette nouvelle redaction. Louis XIV la confirma par ses lettres patentes enregistrées au parlement de Rouen le premier juillet de la même année[225]. [Note 225: Suivant M. Ouin-Lacroix, il y auroit eu encore un autre règlement en 1711.] Les premier et second articles de ces derniers statuts s'expliquent avec la plus rigoureuse precision sur les objets qui n'ont cessé d'exciter parmi les perruquiers une emulation inquiète et jalouse. Suivant ces articles, les coëffeuses ont le droit exclusif de coëffer les filles et femmes[226], et celui de faire, concurremment avec les perruquiers, tous les ouvrages de cheveux pour la coëffure et ornement de têtes de femmes; et pour cet effet, d'acheter de toutes sortes de personnages, tant de la ville de Rouen qu'etrangères, des cheveux de toute espèce[227]. [Note 226: Elles avoient même le privilége de fabriquer les liens de chapeaux et de garnir les bonnets avec de la fourrure. Les chapeliers réclamèrent inutilement en 1669, et les fourreurs en pure perte aussi sept ans après. (Ouin-Lacroix, p. 124.)] [Note 227: A Paris, les perruquiers avoient seuls ce dernier privilége, et M{e} Bigot en prend occasion pour les railler encore: «Tondre une tête, acheter sa dépouille, donner à des cheveux qui n'ont plus de vie la courbe nécessaire avec le fer et le feu; les tresser, les disposer sur un simulacre de bois, employer le secours du marteau, comme celui du peigne, mettre sur la tête d'un marquis la chevelure d'un savoyard, et quelquefois pis encore; se faire payer bien cher la métamorphose... ce ne sont là que des fonctions purement méchaniques, et qui n'ont aucun rapport nécessaire avec l'art...»] Le titre des coëffeuses, à cet egard, est donc clair autant que solennel; telle est l'extension que l'autorité souveraine leur a permis de donner à leur industrie et à leur commerce. Mais c'est peu que les termes mêmes des statuts leur assurent ce droit d'ailleurs ancien et incontestable, elles en ont encore joui sans trouble, et toutes les difficultés qu'on a voulu faire à ce sujet ont toujours eté terminées en leur faveur; en effet, un arrêt contradictoire du parlement de Rouen, du 12 mai 1687, a maintenu les coëffeuses dans le droit de faire, concurremment avec les perruquiers, tous les ouvrages de cheveux pour les coëffures des filles et des femmes, et dans la liberté du commerce des cheveux. Cet arrêt défend encore aux perruquiers et à tous autres de leur contester l'exercice de ce droit; un autre arrêt du même tribunal, du 14 août 1752, egalement contradictoire entre les mêmes parties, consacre celui qu'on vient de rappeler[228]. [Note 228: Entre cet arrêt de 1752 et les lettres-patentes de 1772, il avoit été rendu un jugement que l'avocat des coiffeuses de Rouen auroit pu invoquer, s'il l'eût connu. C'étoit une sentence du parlement d'Aix, du 20 juin 1761, dans un procès semblable intenté par les perruquiers-barbiers de Marseille aux coiffeurs des dames de la même ville. Ceux-ci avoient eu gain de cause.] Ce dernier arrêt paroissoit opposer aux vexations des maîtres perruquiers de Rouen contre la liberté du commerce des coëffeuses, une barrière insurmontable; les tentatives des premiers pour la renverser avoient toutes échoué; mais, toujours aveuglés par le même esprit de rivalité et d'intérêt personnel, ils ont saisi avec empressement l'apparence de raison que leur donnent les lettres-patentes du douze decembre 1772, pour apporter un nouveau trouble dans l'exercice paisible du metier des coëffeuses. Ces lettres patentes ont pour objet d'etendre aux perruquiers de province la jouissance de differens avantages que les loix precedentes ont assurés à ceux de Paris, et de leur attribuer en consequence, sans exception ni restriction, à titre exclusif, et privativement à toutes personnes quelconques, la frisure et l'accommodage des cheveux naturels et artificiels des hommes et des femmes. Il s'agit de savoir si l'attribution generale, portée par ces lettres patentes en faveur des maîtres perruquiers de province, peut deroger au droit particulier des coëffeuses de Rouen. Cette question est aisée à resoudre. A n'examiner les choses que superficiellement, la teneur de ces lettres patentes sembleroit peut-être envelopper les coëffeuses de Rouen dans la proscription universelle qu'elles prononcent contre toutes les femmes et filles occupées de la frisure ou de la coëffure des femmes. S. M. permet, à la verité, à ces filles et femmes de continuer ledit exercice, mais à charge par elles, et sous peine de punition, de ne pouvoir faire ni composer des boucles, tours de cheveux ou chignons artificiels, etc. D'après ce dernier texte et l'exclusion portée plus haut en faveur des maîtres perruquiers des provinces, voici comme raisonnent ceux de Rouen dans la circonstance presente: La prohibition est indefinie, l'exercice de notre metier est interdit à toutes personnes quelconques; si le legislateur permet, par grâce, aux filles et femmes de l'exercer, il leur defend le commerce des cheveux, la composition des boucles, etc. Cette denomination generale de filles et femmes occupées de la frisure et coëffure, comprend necessairement les coëffeuses de Rouen; donc le privilége reclamé par elles est aneanti par ces lettres-patentes; donc elles ne peuvent plus ni travailler les cheveux, ni vendre les chignons, ni, enfin, jouir de toutes les autres libertés que leurs statuts leur avoient données. On ne nous reprochera pas, sans doute, d'affecter de prendre par son côté foible l'argument de nos adversaires. Nous rapportons leur objection dans toute sa force: deux considérations vont la détruire. La première est tirée des termes mêmes des lettres-patentes, la seconde est empruntée de leur esprit. Nous disons d'abord que les termes mêmes des lettres-patentes prouvent evidemment que S. M. n'a pas eu intention de nuire aux droits dont les coëffeuses etoient en possession, à l'epoque de ces lettres, de faire et composer des boucles, tours de cheveux ou chignons artificiels pour les femmes, etc.; en effet, S. M. n'interdit pas ce travail à celles qui en ont le droit, mais seulement aux filles et femmes qui s'occupent actuellement, ou qui s'occuperont par la suite, de la frisure et de la coëffure des femmes. Or, il serait bien singulier de pretendre que ces expressions pussent caracteriser les maîtresses coëffeuses de Rouen; ce ne sont pas des filles et femmes qui se livrent à une occupation vague ou à un commerce arbitraire: c'est une communauté entière, devouée, par etat et par les lois qui la gouvernent, à des occupations fixes, à un commerce determiné. On ne peut pas, comme S. M. le prescrit à l'egard de ces filles et femmes, les faire inscrire sur le registre du bureau de la communauté des perruquiers, puisqu'elles forment une communauté ancienne, reconnue, avouée, protegée; puisqu'elles ont elles mêmes un bureau[229], puisqu'enfin leurs noms, surnoms et demeures sont inscrits sur leurs propres registres. Il est donc certain qu'aux termes de la loi, les coëffeuses de Rouen ne sont pas comprises dans la prohibition de ces lettres-patentes. [Note 229: Ce bureau étoit au couvent des Carmes, où la corporation des coiffeurs étoit placée sous l'invocation de Notre-Dame-de-Recouvrance.] Elles ne sauroient y être comprises: l'esprit de la loi y repugne. Le moyen de l'interpreter avec elle même, c'est d'en etudier les differentes dispositions. Or, on y en lit une dont l'application doit se faire à l'espèce presente. Les chirurgiens des Provinces qui etoient en droit et possession d'exercer la _barberie_ et qui n'y ont pas renoncé, y sont maintenus[230]; Sa Majesté attribue aux perruquiers la frisure et l'accommodage, sans exception ni restriction, mais aussi sans prejudice du droit dont sont en possession les chirurgiens qui n'ont pas renoncé à la barbarie, d'en continuer l'exercice comme par le passé. [Note 230: Les barbiers, comme on sait, étoient aussi chirurgiens, et les chirurgiens barbiers, «par la raison, dit M. de Paulmy, qu'il falloit que celui qui se trouvoit continuellement dans le cas de faire quelque blessure sût au moins les guérir.» Quand l'art de la chirurgie eut été honoré, au 17e et au 18e siècle, de nombreuses distinctions, on dédaigna de s'y abaisser au métier vulgaire de la barberie, et «surtout de l'accommodage des cheveux». Ce fut désormais, à Paris du moins, la profession spéciale des barbiers. Ils n'eurent plus rien de commun avec les chirurgiens, sauf sur un point. Le premier chirurgien du roi, qui étoit en même temps son premier barbier, resta chef de la barberie et de la chirurgie réunies, ce qui lui permit de ne pas renoncer à ses honoraires sur les deux communautés. (_Mélanges tirés d'une grande bibliothèque_, t. XXXII, p. 270.)] Cette attention scrupuleuse du legislateur à conserver les droits des chirurgiens sera la sauve garde des maitresses coëffeuses de Rouen; leur droit etoit legitime, il etoit etabli et respecté lors des lettres patentes. Ce ne sauroit donc être l'intention de Sa Majesté de prejudicier, par ce reglement general, à cette prerogative particulière, que l'origine la plus ancienne, la possession la plus longue et les titres les plus solennels consacrent egalement. Tout ce qui emane de l'autorité souveraine doit porter le caractère de l'equité suprême. Cette equité seroit blessée par la derogation que les maitres perruquiers de Rouen voudroient trouver dans ces lettres au droit des maitresses coëffeuses, derogation qui ne s'y trouve point et qu'on ne sauroit y supposer, puisqu'elle seroit contradictoire avec la reserve qui y est faite du droit des chirurgiens-barbiers. La pretention des maitres perruquiers de Rouen est donc absolument injuste et mal fondée; tout, malgré leurs efforts, se reunit pour solliciter en faveur des maitresses coëffeuses, des lettres patentes de confirmation de leurs priviléges, qui établissent une exception favorable à la disposition dont on pretend inferer l'aneantissement de ces privileges. Toutes les communautés sont egalement sous la protection bienfaisante du Gouvernement; tous les citoyens sont les enfants d'un même père. Il est trop bon pour enrichir les uns de la substance des autres; il est trop juste pour satisfaire la jalousie des maitres perruquiers de Rouen par la ruine de la communauté des coëffeuses. Tel est le resumé de ce memoire. Depuis 1478, les coëffeuses jouissent du droit qu'on leur dispute, les lettres-patentes du 12 décembre 1772 ne leur ont pas enlevé ce droit immemorial. Elles ne peuvent pas être censées l'avoir detruit; rien ne s'oppose donc à ce que la puissance, qui lui a donné l'être et la forme, le munisse encore du sceau de la confirmation la plus authentique. Il est même de la bonté equitable de Sa Majesté d'empêcher que la fausse interpretation d'un reglement dicté par sa sagesse ne donne atteinte à l'existence d'une communauté etablie sous l'autorité et l'empire de la loi. CONSEIL DES DEPÊCHES. M. BERTIN, Ministre Secretaire d'ETAT. M{e} DE MIREBECK, avocat[231]. * * * * * _De l'imprimerie de_ P. M. LE PRIEUR, _imprimeur du Roi, rue Saint-Jacques_. 1773. [Note 231: Je ne sais quel fut le résultat de ce mémoire. Il est probable qu'il fit accorder gain de cause aux coiffeurs. Ce seroit, autrement, la seule affaire de ce genre, à cette époque, où les perruquiers l'auroient emporté. Il y avoit longtemps qu'ils se targuoient, mais sans plus de succès, de prétentions semblables. En 1724, les perruquiers de Rhétel avoient été jusqu'à faire un procès au barbier du bourg de Vouzy-sur-Aisne, parce que, disoient-ils, l'existence de tout barbier de village étoit une illégalité. Les habitants de la campagne, tout éloignés qu'ils fussent des villes, n'avoient pas, à les entendre, le droit de se faire faire la barbe, ni les cheveux, ni de faire poudrer leurs perruques. Ils devoient, de par la loi, ne se faire accommoder qu'à la ville, sous peine de porter une perruque hérissée, sans poudre, et une barbe de capucin. Par arrêt du 4 septembre 1724, la Cour de Rhétel débouta de leur prétention ces monopoleurs des barbes et des perruques villageoises. (_Causes amusantes_, t. II, p. 257-272.)--Quant au procès intenté par les perruquiers de Paris contre les coeffeurs des dames, ce furent encore une fois ceux-ci qui le gagnèrent (V. p. 215, note). Le rimeur qui s'etoit fait le rapporteur poétique de l'affaire les félicita de ce succès dans la pièce que j'ai indiquée plus haut (p. 216, note): Thémis, qui n'a d'autre toilette Qu'un siége illustre, où ses arrêts Des Dieux même sont les décrets, Par la vois de leur interprète Des mains des tyrans perruquiers Nous a délivrés par huissiers, Et notre victoire est complète, Le prevost, le garde et syndic Barberie et perruquerie Le sergent de la confrairie, Ne se coefferont plus du tic D'encoffrer notre coefferie. Et chacun fera son trafic. Par cette même pièce on apprend qu'en outre des coiffeurs de dames il y avoit aussi à Paris, comme à Rouen, des coiffeuses, qui partagèrent le succès de leurs confrères. Si ce métier leur eût fait défaut, elles s'en fussent consolées vite; elles n'en manquaient pas d'autres. Voici ce qu'en dit le poëte des coiffeuses, comme s'il étoit coiffeur lui-même: Une étrangère ne fait pas Sur le rempart le moindre pas Que nos soeurs n'en soient enquesteuses. Un élégant peigne en leurs mains Se change en charmant caducée; Les coeurs féminins sont humains, Une coiffeuse est si rusée: «--Eh bien! que pense-t-il de moi, Lindor, dont tu parles sans cesse? --Madame, sa noble tendresse Ne peut vous inspirer d'effroi; Il vous offre son pur hommage. --Comment me trouve-t-il?--Au mieux, A miracle, et, sans persifflage, Il proteste que vos beaux yeux... --Est-il riche?--Il donne équipage, Maison montée, et, pour raison, L'aimable petite maison. --Achève ton accommodage!» Ainsi nos soeurs dans ce canton Font plus d'un galant personnage: Coeffant les dames du bon ton Et les nymphes du bel usage, Officieuses de Cupidon Et faiseuses de mariages Par devant le dieu du plaisir Et son confrère le Désir.] FIN. _Nouveaux complimens de la place Maubert, des halles, cimetière S.-Jean[232], Marché-Neuf, et autres places publiques._ _Ensemble la resjouissance des harangères et poissonnières faite ces jours passés au gasteau de leurs Reines._ M.DC.XLIII[233]. In-8. [Note 232: Il y avoit, depuis le 14e siècle, un marché au vieux cimetière Saint-Jean. Depuis quelques années, la construction «de fort beaux logis qui rendoient de grands revenus à la fabrique de Saint-Gervais», comme il est dit dans le supplément aux _Antiquités de Paris_ de Du Breuil, 1639, in-4, p. 59, en avoit un peu diminué l'étendue, mais l'avoit fort embelli.] [Note 233: Cette pièce nous a semblé bonne à reproduire, parce qu'elle est le véritable _Catéchisme_ des poissardes, au commencement du règne de Louis XIV. Elle suffiroit à prouver que le genre poissard n'a eu pour créateur ni l'auteur de _Madame Engueule, ou Les accords poissards_, comédie-parade, 1754, ni l'illustre Vadé. Voisenon, d'ailleurs, avoit déjà contesté à celui-ci cette noble gloire. (V. ses _Oeuvres_, t. IV, p. 72.) Au temps des Valois, il étoit déjà de bon ton, comme au temps de Louis XV, de bien entendre le langage de la place Maubert. Catherine de Médicis y excelloit: «La royne-mère, lit-on dans le _Scaligerana_ (1667, in-12, p. 46), parloit aussi bien son _goffe_ parisien qu'une revendeuse de la place Maubert, et l'on n'eust point dit qu'elle estoit Italienne.» On disoit quelquefois _goiffe_ pour gof, quand on parloit de ce langage populaire (V. le fragment d'une lettre inédite de Maynard, dans le catalogue des autogr. de M. Ch...; janv. 1856, p. 20). J'étois porté à croire que de _goiffe_ on avoit fait _goiffeur_, puis _goipeur_; mais ce dernier mot, qui désigne, comme on sait, un viveur, dérive plutôt du mot espagnol, dont il est ainsi question dans les _Mélanges d'histoire et de littérature_ de Vigneul-Marville (1re édit., p. 325): «Il y a en Espagne de jeunes seigneurs appelés _guaps_, qui ont rapport à nos petits-maîtres. _Guap_, en espagnol, veut dire _brave_, _galant_, _fanfaron_.»] DES POISSONNIÈRES ET DES BOURGEOISES. LA BOURGEOISE. Parlez, ma grand'amie, vostre marée est-elle fraîche? LA POISSONNIÈRE. Et nennin, nennin, laissez cela là, ne la patené pas tan; nos alauzes sont bonnes, mais note raye put; je panse qu'aussi bien fait vote barbüe. LA BOURGEOISE. Je ne m'offence pas de tout ce que vous pouvez dire: car je sçay que celles de vostre condition sont fournies d'assez bonnes repliques, et que vous avez tousjours le petit mot pour rire. LA POISSONNIÈRE. Ouy, Madame a raison, le guièble a tort qu'il ne la prend; il est vray que j'avon le mot pour rire et vous le mot pour pleuré. LA BOURGEOISE. Mamie, donnons trève à ces propos insolens, qui ne valent pas grand argent; et me dites, en un mot, combien me cousteront ces quatre solles, ces trois vives, ces deux morceaux d'alauzes et ces macquereaux là? LA POISSONNIÈRE. Vous en poirez en un mot traize francs. Et me regardez l'oreille de ce poisson là: il est tout sanglant et en vie. Est-il dodu! et qui vaut bien mieux bouté là son argent qu'à ste voirie de raye puante qui sant le pissat à pleine gorge. LA BOURGEOISE. Je voy bien qu'il est très excellent. Je vous en donneray joyeusement six livres; je sçay que c'est honnestement, et c'est ce que cela vaut. LA POISSONNIÈRE. Parle, hé! Parrette! N'as-tu pas veu madame Crotée, mademoiselle du Pont-Orson, la pucelle d'Orléans! Donnez-luy blancs draps, à ste belle espousée de Massy, qui a les yeux de plastre! Ma foy! si ton fruict desire de notre poisson, tu te peux bien frotter au cul, car ton enfant n'en sera pas marqué! UN POURVOYEUR, _voulant acheter du poisson, dit_: Ma bonne femme, n'avez-vous point là de bon saumon frais? LA POISSONNIÈRE. Samon framan! du saumon frais! en vous en va cueilly, Parrette! Ste viande-là est un peu trop rare. Ce ne sont point viande pour nos oyseux: car j'iré bouté de seize à dix-huict francs à un meschant saumon, et vous m'en offrirez des demy-pistoles. Et nennin, je ne somme pas si babillarde; je n'avon pas le loisi d'allé pardre note argent pour donné des morciaux friands à monsieur à nos despens[234]. Si vous voulez voir un sot mont, allez vous en sur la butte de Montmartre, note homme dit que c'est un sot mon[235]: car darnierement, quand il estet yvre, il se laissit tombé du haut en bas, et si cela ne l'y coustit rien[236]. [Note 234: C'est, on le voit, tout à fait le style poissard. La rime, c'est-à-dire l'assonnance, n'y manque même pas.] [Note 235: Voilà un calembour qui a été repris bien souvent. M. de Bièvre fut le premier plagiaire.] [Note 236: Montmartre et les poissardes furent toujours de vieilles connaissances. Un des ouvrages classiques du genre poissard est daté de ce _sot mont_: ce sont les _Lettres écrites de Montmartre_ par Jeannot Georgin (Ant.-Urbain Coustelier). Londres, 1750, in-12.] LE POURVOYEUR. Vous vous raillez donc ainsi des personnes, avec vos équivoques? Mais parlons d'autre chose. Faites-moy voir une raye, la plus douce et la plus fraische que vous ayez. LA POISSONNIÈRE. J'en ay une belle et une bonne; mais, par ma fiyguette! je la garde pour note homme: c'est pour son petit ordinaire; il se rirole comme t'y faut. LE POURVOYEUR. Ce n'est pas cela que je vous dit. Montrez-moi ce que je vous demande, autrement je m'en iray autre part. N'avez-vous pas là une bonne raye? LA POISSONNIÈRE. Un peu, si vous le trouvez bon! Je pance, marcy de ma vie! que j'en pouvon bien avoir, y nous en couste bon et bel argent, bien plaqué, bien escrit, marqué et compté en preuf à deux[237]. Monsieur, vla vote peti faict, comme dit l'autre, sans aler aux halles. [Note 237: Lisez _empreuf et deux_, comme nous le trouvons dans une pièce de l'_Ancien théâtre_ (t. III, p. 54), ou plutôt encore _empreu et deux_, comme dans la _Farce de Pathelin_ (édit. 1662, p. 21). Cette locution, qui se trouve aussi dans le _Ménagier de Paris_ (t. I, p. 141), étoit la manière de compter en usage autrefois. On l'avoit empruntée aux écoliers. Quand ils tiroient au sort, au commencement d'une partie de jeu, ils disoient, pour le premier sorti, _empereur_. C'étoit le terme classique. _Empreu_ est une abréviation, qui en a amené une autre, qu'on emploie toujours. Dans toute partie de lycéens, celui qui joue le premier est le _preu_. Le nom de _preux_ donné aux meilleurs chevaliers vient peut-être aussi de ce qu'ils étoient les premiers, les _preux_ en courage.] LE POURVOYEUR. Elle me semble bonne. Combien me coustera-telle? LA POISSONNIÈRE. Sans vous surfaire la marchandise d'un degné, elle vous coutra, au dernié mot, trente sous, à la charge qu'elle est frache et bonne, et me l'emportés. LE POURVOYEUR. Quelle apparence y a-til que je paye trente sous d'une chose que j'aurois bien payé si j'en avois donné treize ou quatorze sous tout au plus? LA POISSONNIÈRE. En despit soit fait du beau marchand de marde! Hé! je pense qu'ou estes enguieblé! Allez, de par tout les guièbles! à vote joly collet, porté vote argent au trippes[238]! Vous ayrez du mou pour vote chat. Pence-vous que je soyen icy pour vos biaux rieux? Aga! ce monsieu crotté, ce guièble de frelempié, ce pauvre poissart[239], ce detarminé[240] à la pierrette! Y voudret bien porter des bottes à nos despans, ce biau monsieu de neige[241] et de bran! Parlé hau, monsieur de trique et nique, parlé! Parlé, parlé, monsieur de Trelique-Belique! A ga ce monsieu faict à la haste, ce monsieu si tu l'est, ce degouté, ce jentre engoust! Parlé, Jean de qui tout se mesle et rien ne vient à bout! Ce taste-poulle, le guièble scait le benais et le fret au cu! Parlé, ho Dadouille! Helà! qui la chaut! y su, ma foi! Ira-ty, le courtau? Parné-le, parné-le, il a mangé la marde! Vien, vien, voicy une raye derrière moy au service de ton nez! Allé! marci, guiène, va cherché une teste de mouton cornüe qui pura comme vieille charongne, et des pances et des caillettes plaine de gadou! Encore faura-ty qu'en ait la patience qui ne scait point de jours maigres! Jesune, jesune, jusqu'à la coquefredouille, pleure-pain, et ne t'attans pas de mangé de la marée ce carresme à nos despens: car tu n'en airas pas, si je ne m'abuse bien, ny toy ny ès autres! Nostre-dince, et qui m'a baillé st'alteré-là? [Note 238: Le vocabulaire de ces dames n'avoit pas été refait depuis la harangère du Petit-Pont, qui combattit le régent _à belles injures_: «Va, va, lui dit-elle, porte ton liard aux tripes.» (_Oeuvres_ de Bon. Des Periers, édit L. Lacour, I, 224.)] [Note 239: Ce mot étoit alors une injure, comme on voit. Il ne se prenoit pas encore pour marchand des halles, il étoit synonyme de _vaurien_, _voleur_. C'est d'ailleurs le sens qu'il avoit déjà du temps de Roger de Collerye (V. ses _Oeuvres_, édit. Ch. d'Héricault, p. 272), et de Jacques du Bois (_Jacobus Sylvius_), qui, dans son _Isagoge_ (1581, in-4, p. 4), dit positivement que _poissard_ se disoit pour voleur (_pro fure_); à cause de cela, il le fait venir de _picare_, mot latin, dont les dérivés sont notre verbe _picorer_ et le _picaro_ espagnol. Les voleurs antiques se _poissoient_ les mains, afin de saisir les pièces d'argent au simple toucher. (V. Martial, liv. VIII, épigr. 59.) C'est ce qui avait fait donner au verbe _picare_ (poisser) le sens que nous lui trouvons, et que le mot _poissard_ perpétua si longtemps chez nous. (V. encore notre article sur ce mot dans l'_Encyclopédie du XIXe siècle_, t. XIX, p. 711.)] [Note 240: Cette façon de prononcer, en faisant sonner un _a_ au lieu d'un _e_, étoit purement parisienne au 16e siècle: «Vela pourquoy vous voulez avoir un _sarment_», fait dire Henri Estienne à Philosaune; à quoi Celtophile répond: «Pardonnez-moy, je ne pense ni à sarment, ni à vigne.--PHILOS.: J'ay dit sarment pour serment; c'est un petit parisianisme de la place Maubart.» (_Deux Dialogues du nouveau langage françois italianisé_, p. 398.)] [Note 241: Ces mots: _de neige_, mis à la suite d'un autre, étoient une sorte de particule méprisante. Quand, dans le _Dépit amoureux_ (acte IV, sc. 5), Gros-René rend à Marinette «son beau galant _de neige_», il veut faire voir à sa maîtresse le peu de cas qu'il fait du cadeau, qu'il lui rejette au nez, et non pas, comme on le croit, lui rappeler la couleur de ce noeud de ruban. Cela ne veut, d'aucune façon, dire que ce _galant_ est de couleur de _neige_; aussi, tous les Gros-René de la Comédie-Française, qui se croient obligés de se mettre invariablement un pompon blanc sur l'oreille, feroient bien de ne plus s'en tenir à cette cocarde.] Vla qui me porte bien la mène d'un godenos[242]. Tené, vla Pierre Dupuis[243], vla laquet. Est-y creté! L'effronté! il est encore tout estourdy du batiau. Hé! qu'est-ce? Je pence, ma foy, qui nous trouve belle? Y nous regarde tant qui peu à tou ses deux rieux. Voyez st'ecuyé de cuisaine à la douzaine, le vla aussi estonné tout ainsi que s'il estet cheu des nuës. Y! Allons! Ira-telle, la pauvre haridelle? Fricassé-luy quatre oeufs. Le vela arrivé! Quand s'en retournera-t'y? Par la mercy de ma vie! ce tu ne t'oste de devan moy, je t'iray la devisagé! Ne pense pas que je me mocque! [Note 242: Le _godenot_, dit Richelet, étoit le petit marmouset de bois dont se servoient les joueurs de gobelet. On en avoit fait un mot satirique, à l'adresse de tous les faiseurs de tours de passe-passe, quel que fût leur métier, qu'ils fussent procureurs ou prédicateurs: c'est à ceux-ci surtout que le mot s'appliquoit. (V., parmi les mazarinades, _L'Enfer burlesque_, 1649, in-4, et _Le Rabais du pain_, 1649, in-4.)] [Note 243: V., sur ce type alors populaire, t. 3, p. 273.] LE POURVOYEUR. En verité, je ne m'ebahis plus si le peuple commun vous appelle muettes des halles! Je suis tout confus, et m'estonne où il est possible de trouver le quart des injures qui m'ont esté vomies, sous ombre de n'avoir pas assez offert au gré de cette femme sans raison. UNE AUTRE POISSONNIÈRE, _reprenant la parole pour la precedente, toute pasmée de colère, luy tint ces paroles_: Samon, ma foy! vela un homme bien vuidé pour tourner quatre broche! Vo nous en velé bien conté! Vote mère grand est en fiançaille! N'a vou point veu Dadais, vendeur de fossets? Tené, vela Guillemin croque-solle, carleux de sabots. Donnez ste marée pour la moitié moins qu'elle nous couste! Vrament! c'est pour vote nez! Ma foy! ce ne sert pas là le moyen de porté bague d'or aux doigs ny de donné des riche mariage à nos filles. Aguieu, Jocrisse! Qu'on s'oste bien vite de devant note marchandise, sur peine d'avoir du gratin! Tellement que le pourvoyeur, tout confus, se contenta de la condition qu'il possedoit, s'esquiva fort honnestement, apprehendant une charge plus grande, qui eust possible esté d'une gresle de coups de poings. * * * * * LA RENCONTRE ET COMPLIMENTS DE DEUX FRUICTIÈRES. LA PREMIÈRE. Bon vespre, dame Quienette! Hé! qu'est-ce, comme va la santé? Comment se porte sthomme et vos enfants? Je n'ay pas velu passé dans ce quarqué-ci sans avoir le bon-heur de vous voüer! LA DEUXIÈME. Je nous portons bien, guieu marci! tretou cheu nou, à vot sarvice; mais que bien vou sçait, vou voyé la plus malade. Queulé bonne affaires ou queu bon van vous amène en ces quarquiez? LA PREMIÈRE. C'est que je vien de la halle, faire marché à note garnetière de tras ou quatre sequiez de poüas. Ce n'est pas que n'en ayains faite notre bonne fournication dez le moüas d'oux; mais j'avons peur que je n'en ayain pas assé, et je tramblon d'apprehendation qu'on ne nou les rancherisse. Et pis après ne dit en pas _beati-geniti_ vau bien pus mieux que _beati quorum_. LA DEUXIÈME. C'est pourquoy je vous sçay bon gré d'avoir fait le voyage que vous vené de faire. Je pance, pour moy, que j'en auron assé: car nous n'en vendon qu'à des pauve personnes, et je les faison cuire à la grosse mode, en pleine yau: je bouton tras sciaux d'yau dans un grand chaudron, puis j'y metton environ demy boiciau de poüas, et quan ty sont un peu trop clairs, j'y laissons les ecales et meslons avec cela des chapelures de pain salé, cela les fait senty un peu de sé, et pi j'y bouton un petit tantinet de faines harbes. Mamie, y trouvon cela si bon qui en lichon leur doigts, encore trop heureux à qui en aira. LA PREMIÈRE. Je n'oseriain faire cela à note quarqué, y sont trop friandes, et si faineman madrées, seulement quan li trouvon queuque gra voüas croquez sous lieus dans, y nous faison de grosses repluches dans note bouticle, soit qu'en lieu donne des colles; y s'en von tou grondans en nou donnan des fièvre quartaine. Mais pour les espinars, j'y on faict un peu note petit comte, et si j'y hachiain des fueilles de poirée, m'amie, je n'en on pas à demy. LA DEUXIÈME. A guieu! C'est trop babillé. En vous remarciant. LA PREMIÈRE. Et attendez, en ira au vin. LA DEUXIÈME. Nennin, je ne boiray pas davantage. C'est la mode de Paris: quand on est à la porte on prie de boire. Et aguieu; je me recommande. Vostre très-humble et affectionné serviteur. LE BOITEUX, _Dit le Beau Chanteur_. FIN. _Discours veritable de la vie, mort, et des os du Geant Theutobocus, roy des Theutons, Cimbres et Ambrosins, lequel fut deffaict 105 ans avant la venue de nostre Seigneur Jesus-Christ._ _Avec son armée, qui estoit en nombre de quatre cents mille combatans, deffaicte par Marius, consul romain, et fust enterré près un chasteau nommé Chaumon, et à present Langon, proche la ville de Romans, en Daulphiné._ _Là où on a trouvé sa tumbe, de la longueur de trente pieds, sur laquelle son nom estoit escrit en lettre romaine, et les os tirez excèdent 25 pieds, y ayant une des dents d'yceluy pesant 11 livres, comme au vray on vous les fera voir en ceste ville, qui est du tout monstrueux tant en hauteur qu'en grosseur._ _A Lyon, par Jean Poyet, 1613._ _Avec Permission_[244]. [Note 244: Cette pièce se rapporte à un événement singulier qui intéresse, comme on le verra, plutôt la paléontologie que l'histoire: étrange problème, dont la solution s'est fait attendre plus de deux siècles, de 1613 à 1835, et qui aboutit, en fin de compte, à faire restituer à un mastodonte des ossements que pendant deux cents ans on avoit prêtés à un géant imaginaire!--La découverte eut lieu le 11 janvier 1613, dans le Bas-Dauphiné, à quatre lieues de Romans. Des ouvriers qui travailloient dans une sablonnière voisine du château de Chaumont, propriété du marquis de Langon, y trouvèrent, à 17 ou 18 pieds de profondeur, un certain nombre d'ossements de grande dimension: le col de l'omoplate, deux vertèbres, la tête de l'humérus, un fragment de côte, le gros tibia, l'astragale, le calcanéum, et enfin deux mandibules, l'une avec une seule dent, l'autre avec une dent entière, les racines de deux autres de devant, et les fragments de deux dents rompues. La découverte, déjà importante, l'eût été davantage si quelques ossements n'eussent été brisés par les ouvriers ou ne fussent tombés en poussière sitôt qu'ils avoient été exposés à l'air. Aujourd'hui la science ne tarderoit pas à s'emparer de pareilles dépouilles; alors ce fut l'ignorance et le charlatanisme qui firent main-basse dessus. Les fables commencèrent à circuler; on parla d'un tombeau où les ossements auroient été découverts, mais dont on ne retrouva jamais la moindre trace; de médailles de Marius mêlées aux débris, et enfin d'une inscription sur pierre dure portant ces mots: _Theutobochus rex_. Qui donc aidoit surtout à propager ces contes? Deux individus qui s'étoient tout d'abord donné un intérêt dans l'affaire: Mazuyer, chirurgien à Beaurepaire, ville des environs, et David Bertrand ou Chenevier, qui y exerçoit les fonctions de notaire. Le chirurgien se croyoit avoir autorité pour attribuer les ossements à qui il lui conviendrait le mieux, et le notaire pour légaliser le certificat de cette belle attribution. Mazuyer eut part au procès-verbal qui fut dressé de la découverte, et qui, selon M. de Blainville (_Echo du monde savant_, 1835, p. 234), «porte lui-même des marques évidentes de supercherie.» Cet acte est signé de Mazuyer et d'un Guillaume Asselin, sieur de la Gardette, capitaine châtelain, ainsi que de Juvenet, son greffier. Comme il falloit des _réclames_ pour faire connoître au monde l'importante trouvaille où le chirurgien et le notaire avoient placé un si bel espoir de fortune, ils y avisèrent. M. de Blainville, (_id._, _ibid._) est d'avis que ce sont eux qui firent forger les détails contenus dans la brochure ici reproduite, «et la première qui ait été publiée sur ce sujet». Elle fit son effet: ordre vint de la part du roi de faire transporter à Paris les ossements du roi Theutobocus, et on les expédia en toute hâte, sauf «une partie de cuisse et deux dents», qui restèrent entre les mains du marquis de Langon. Ce détail, que nous trouvons dans la _Vie de Peiresc_, par Requier (1770, in-8, p. 144), n'a pas été connu de M. de Blainville. Le 20 juillet, le mystérieux ossuaire arrivoit à Paris, et l'intendant des médailles et antiques du roi s'empressoit d'en donner un récépissé à Mazuyer et à Bertrand, dit Chenevier, qui s'étoient engagés à restituer le dépôt à M. de Langon dans les dix-huit mois, à moins, toutefois, que Sa Majesté n'en décidât autrement. La Cour étoit alors à Fontainebleau; on y porta les ossements, qui étoient la grande curiosité du jour: «Il y a quelques mois, lisons-nous dans une lettre du P. Millepied au P. Louis Richeome, datée du 8 octobre 1613, qu'on porta de Paris ici, dans la chambre de la reyne, les ossements d'un géant, qu'on disoit être ceux de _Teutobotus_ (_sic_), roi des Cimbres, décrit par Florus. L'os de la jambe ou de la cuisse étoit de plus de cinq ou six pieds de hauteur, ou d'environ, et de grosseur à proportion. Le roi, les voyant, demanda s'il y avoit eu de si grands hommes. Ayant été répondu que oui: «--Beaucoup de tels sujets feroient une belle armée, dit quelqu'un.--Oui, dit le roi, mais ils auroient bientôt ruiné un pays.» Un fragment de cette lettre, dont le curieux témoignage n'avoit pas encore été, que je sache, invoqué comme preuve de cette histoire, se trouve dans le _Dictionnaire historique_ de M. de Bonnegarde, à l'article Louis XIII (t. III, p. 227-228). Ceux qui avoient répondu oui, à propos de l'existence possible du géant, ne furent pas crus sur parole par tout le monde. Dans la lettre, datée du cabinet du roi, qui fut écrite à M. de Langon pour le remercier de son envoi, on ne sembla pas bien convaincu de l'identité de ces débris avec les restes du roi Theutobocus. On ne la nioit pas positivement, mais on désiroit voir les médailles qui avoient été, disoit-on, trouvées dans le tombeau; et l'on demandoit aussi la partie du squelette restée à Langon. Tout cela, selon nous, impliquoit un doute indirect. Le chirurgien Habicot ne le partageoit pas. Il prit fait et cause pour son confrère le chirurgien Beaurepaire, et il fit paroître, avec une dédicace au roi, sa _Gigantostéologie, ou Possibilité des géants_. Riolan, qui, en sa qualité de médecin, ne devait pas être d'une opinion que soutenoit la corporation ennemie, riposta tout aussitôt, mais sans se nommer, par sa brochure _La Gigantomachie_. Réplique du parti contraire: Habicot, ou quelqu'un des siens, publia la _Monomachie_, sans nom d'auteur; Riolan, piqué, nia plus hardiment. Rien qu'au titre: _Imposture découverte des os humains supposés d'un géant_ (1614, in-8), on sent que sa seconde brochure est beaucoup plus vive et plus nette que la première. Habicot, à court d'arguments, écrit alors à Mazuyer, qui étoit retourné à Beaurepaire, et lui demande en hâte les certificats de la découverte, mais Mazuyer ne s'exécute pas. En juin 1618, il n'avoit pas encore satisfait à la demande d'Habicot. Cependant un nouveau champion étoit entré dans la lice: c'étoit un chirurgien nommé Guillemeau, qui publia, en 1615: _Discours apologétique du géant_. Riolan, resté sous les armes, mit au jour, trois ans après, la pièce capitale de ce débat, que le temps n'avoit fait qu'envenimer. Après cette nouvelle brochure: _Gigantologie, ou Discours sur les géants_, 1618, in-8, Habicot n'avoit qu'à s'avouer battu, d'autant mieux que les pièces qu'il attendoit de Mazuyer ne lui étoient pas parvenues. C'est ce qu'il ne fit pas: son _Antigigantologie, ou Contre-discours de la grandeur des géants_, vint prouver qu'il croyoit plus que jamais à l'infaillibilité de la cause qu'il défendoit. Riolan auroit cependant bien mérité de convaincre tout le monde. Quand il avoit dit, dans son dernier ouvrage, que ces os n'appartenoient pas à un géant, mais à un éléphant ou à une baleine, il avoit été bien près de la vérité. Peiresc avoit aussi été de cet avis. (V. sa _Vie_ par Requier, p. 148.) Ces ossements, suivant lui, étoient ceux d'un éléphant, et il pensoit qu'en ces sortes de découvertes il falloit répéter ce qu'a dit Suétone de débris semblables trouvés de son temps: «_Esse Capreis immanium belluarum, ferarumque prægrandia membra, quæ dicuntur gigantum ossa et arma heroum._» (August., cap. 72.) Le silence se fit enfin sur cette grande dispute; on ne reparla du roi Theutobocus et de ses ossements que plus de cent ans après. C'est dans une lettre, adressée le 22 décembre 1744 à l'abbé Desfontaines, et publiée au tome V de ses _Jugements sur les ouvrages nouveaux_, qu'il en est question. Il y est parlé de la moitié d'un os de la jambe et d'une dent, possédées encore par le petit-fils du marquis de Langon. C'étoit la partie des ossements qui n'avoit pas été envoyée à Paris, et dont Requier nous a parlé dans la _Vie de Peiresc_. Qu'étoit devenu le reste? On va le savoir. En 1832, un naturaliste, M. Audoin, étant à Bordeaux, apprit d'un de ses confrères, M. Jouannet, que les ossements attribués au roi Theutobocus se trouvoient depuis fort longtemps dans le grenier d'une maison de cette ville. Suivant la tradition, ils avoient été apportés par Mazuyer pour être montrés en public, mais le pauvre diable, n'ayant pas fait ses frais, les avoient laissés pour compte. On ajoutoit que, ce qui lui avoit surtout nui, c'étoit la concurrence d'une troupe de comédiens alors en passage à Bordeaux, et dont le public avoit préféré les farces à cette _montre_ de vieux ossements. Cette troupe, toujours suivant la tradition, auroit été celle de Molière; c'est des Bejard qu'on vouloit dire. On sait, en effet, qu'ils allèrent à Bordeaux, sous le patronage du duc d'Epernon. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on eut connaissance au Muséum, de l'existence de ces débris, on pria M. Jouannet de les envoyer à Paris, ce qui fut exécuté. Grâce aux progrès qu'avait faits la science paléontologique, il fut alors facile de reconnoître que ce n'étoient ni les os d'un géant ni même les restes d'un éléphant, comme l'avoit dit Riolan ainsi que Peiresc, et comme l'avoit répété Cuvier, dont l'erreur étoit bien pardonnable puisqu'il n'avoit pu les voir, mais les ossements d'un véritable mastodonte, «semblable, dit M. de Blainville, à celui de l'Ohio, dans l'Amérique septentrionale.» Cette découverte, dont les résultats s'étoient fait attendre deux cent vingt ans, étoit des plus précieuses. On ne peut même pas en citer une pareille en Europe, «puisque, dit le même savant, parmi les restes européens de mastodontes, c'est à peine si l'on cite quelques fragments de mâchoire, adhérents aux dents recueillies en grand nombre dans le midi de la France.» On peut se demander, après tout cela, si les débris retrouvés à Bordeaux sont bien ceux qui étoient provenus des fouilles faites à Chaumont. M. de Blainville n'en a jamais douté. Il s'y trouvait, il est vrai, quelques morceaux de plus, mais «cela peut tenir, dit-il, à ce que les pièces ont été mal dénommées dans le premier procès-verbal.» Quant aux morceaux masquants: l'astragale, le calcanéum et une vertèbre, leur absence s'explique encore plus aisément, puisque, ce que n'a pas dit M. de Blainville, Peiresc, sur la fin de sa vie, avoit, suivant Requier (p. 148) «obtenu quelques morceaux des os prétendus du géant.» M. de Blainville conclut ainsi: «Il est à peu près hors de doute que ces ossements sont bien ceux qui ont été attribués au roi Theutobocus, car il seroit bien difficile de croire qu'un second hasard auroit porté à la lumière six ou sept pièces capitales exactement les mêmes que dans le premier.»--En 1726, Scheutzer commit une erreur du même genre que celle dont nous venons de conter l'histoire. Le prétendu homme fossile trouvé dans les carrières d'Oeningen, et dont il publia une description dans les _Transactions philosophiques_, n'était, comme le prouva Cuvier, qu'une grande salamandre.] Entre tous les effects que ceste grande mère et ouvrière de toutes choses de nature a jamais produict en ce bas univers, l'enorme grandeur de certaines personnes, vulgairement appelées geants, a toujours tenu le plus haut rang et degré sur le theatre des merveilles; tesmoins en sont les Sainctes Escriptures en la destruction de ceste tour de confusion, je dis la tour de Babel; tesmoin les poëtes en leurs gigantomachies, tesmoin l'admiration avec laquelle les historiens vont descrivant ces estranges colosses, tesmoin enfin l'ethimologie de leur nom de geant, qui ne veut dire autre chose que fils de la terre; comme s'il n'eust pas esté au pouvoir des hommes de les engendrer; ce qui fait dire à Juvenal: _Unde fit ut malim fraterculus esse gigantum._ Voulant exprimer une race obscure et incognuë comme n'ayant esté produicte que de la terre; et, qui plus est, ceux qui n'ont point voulu ramper si bas ont bien osé asseurer que leurs progeniteurs n'avoyent esté autres que les genies et demons, comme si ceste generation estoit impossible aux hommes, et comme si la nature n'avoit autre remède pour eslever si haut ces estranges colosses. N'est-il bien vraysemblable que ceste grande architecture ne leur aye peu fournir une extrême chaleur et humeur tout ensemble, vrais instruments et vrayes causes de ceste enorme grandeur, et par ce moyen mettre en practique l'axiôme: _Operatur natura quantum, et quandiu potest_, sans neantmoins faire aucun sault _ab extremis ad extrema: natura enim in suis operationibus non facit saltum_. * * * * * Il est donc vray, et qu'il y peust avoir eu des geants sur la terre, et qu'ils ont peu avoir pour progeniteurs des hommes, non seulement devant le deluge, ains longtemps après; et à ce propos, avant que passer aux profanes, faict pour moy le docte S. Augustin, quand il va racontant qu'un peu auparavant la ruine que firent les Gots, il y eust à Rome une femme de la grandeur d'un geant, les parens de laquelle n'outrepassoyent point la mesure commune de la stature des autres hommes. Et de faict, d'où auroit esté engendré un Goliath, de quel ciel seroit tombé Og, roy de Basan, le premier estant grand de six coudées et une palme, selon Samuel, et le lict du second, qui estoit de fer, ayant neuf coudées de longueur, la coudée, selon la supputation des Grecs, estant de deux pieds, et, selon les Latins, d'un pied et demy? Davantage, ne vois-je pas les Israëlites ne sembler que sauterelles à comparaison des Amachins? N'entends-je pas toute l'antiquité proclamer contre ceux qui, d'une arrogance plus que terrestre, osent nier avoir jamais marché sur la terre des hommes de telle grandeur? Et en premier lieu Plutarque, en la vie et l'ame de l'antiquité, recite que Sertorius, estant entré en la ville de Tingien, en laquelle, selon les Lybiens, il avoit ouy dire que le corps d'Athènes estoit, ce que ne pouvant croire pour la grandeur de la sepulture, le fit descouvrir et ouvrir, et ayant trouvé un corps d'homme de trente coudées de long, en demeura grandement esmerveillé, et, après avoir immolé dessus une hostie, fit recouvrir et refermer le tumbeau. Pline, curieux en la recerche des choses naturelles, nous en presentera le second, disant qu'en Crète, maintenant nommée Candie, un grand terre tremble estant excité, et une montagne abatuë et renversée, on trouva le corps d'un homme droict estant de quarante-six coudées, lequel quelques uns ont voulu dire estre le corps d'Orion, les autres d'Othion. Philostrate, en ses Héroïques, nous en va descrivant trois en semblable grandeur pour le moins, non de moindre admiration, le tect de la teste d'un desquels il raconte n'avoir peu remplir du tout de vin avec soixante-douze pintes candiotes. Quelques-uns en ont voulu descrire, le premier de la hauteur de trente coudées, le second de vingt-deux et le troisiesme de douze; mais d'autant qu'il ne va exprimant que la grandeur de celuy qui fust trouvé en l'isle de Cos, qu'il dit estre de dix-huit pieds, ne faisant aucune mention de la hauteur de celuy de Lemnos, trouvé par Menocrates, ni aussi de celuy qui fut descouvert en l'isle d'Imbos. N'ayant deliberé d'apporter icy que les choses plus averées, je me contenteray seulement de demeurer avec Philostrate. Enfin les historiens nous en produisent une infinité d'autres, comme celuy qui fust trouvé en Cicile, de quarante pieds; comme le corps d'Orestes, tiré hors par le commandement de l'oracle, estant de sept coudées; comme celuy duquel il y a encore quelques ossements à Valence; comme ceste femme de Cilicie, que descrit Zonatus en la vie de l'empereur Justin Thracian, qui en hauteur surpassoit plus que d'une coudée les plus grands hommes que l'on luy eust peu presenter; comme enfin un des deux Maximiens, empereurs, lequel, au rapport de Julius Capitolinus, en sa vie, selon Cordus, se servoit du brasselet de sa femme pour anneau, tiroit et comme ravissoit après soy les carroces et chargées, brisoit et pulverisoit entre ses doigts la pierre nommée thopase, mangeoit quarante et soixante livres de chair, beuvoit une certaine mesure nommée amphora capitolina, lassoit quinze, vingt et trente soldats, et à la luicte en renversait dix en un corps; bref, exerçoit une infinité d'autres actes qui ne peuvent signifier en luy qu'une estrange grandeur. Je n'aurois jamais faict, et me perdrois au desnombrement de ces énormes colosses si je voulois rechercher tout ce que l'histoire, mémoire du temps, nous en a laissé une chose seule; ne puis-je pas passer soubs silence, à sçavoir, combien grande devoit être la force de Turnus quand il jetta ceste pierre contre Ænée, sur laquelle Virgile dit que douze hommes de front se pouvoyent coucher, par ces vers: _Saxum immane ingens, campo qui forte jacebat Limes agro positus, litem ut discerneret arvis: Vix illud lecti bis sex service subirent, Qualia nunc hominum producit corpora Tellus, Ille manu raptum trepida torquebat in hostem._ Mais pourquoy prens-je tant de peine à vous representer devant les yeux ces grands corps comme par une image, puis que M. de Langon, gentil-homme daulphinois, en a descouvert un reel et naturel sur ses terres, que toute la France a devant les yeux; un, dis-je, sinon grand de soixante coudées, comme un Antheus; sinon de quarante-six, comme un Orion et autres, neantmoins ne peut que ravir de grande admiration ceux qui auront ce bonheur que de le voir, sinon à tout le moins les principaux ossements, qui par leur grandeur le nous representent, et font juger à l'oeil pour le moins de la grandeur de vingt pieds l'os de la cuisse et de la jambe devant qu'estre aucunement rompus conjoincts ensemble, venans jusques à la grandeur de neuf pieds, quoy que desnué et de joinctures du pied et semblables aux autres choses. Mais ne nous enquerons pas seulement quelle est sa grandeur, cherchons ce qui pourra estre dit de son nom. Outre qu'il s'est trouvé sur sa tumbe le nom de Theutobocus, Flore le vous enseignera en son 3 _livre_, _chap._ 3, de la Guerre des Cimbres, Teutons et Tigurins, descrivant son estrange grandeur, en ce qu'il estoit eminent de beaucoup par dessus les trophées, et qu'il passoit par dessus quatre et six chevaux. Voicy ce qu'il en dit: _Certe Rex ipse Theutobocus quaternos senosque equos transilire solitus, vix unum cum fugeret ascendit, proximoque in saltu comprehensus insigne spectaculum triumphi fuit, quippe vir proceritatis eximia super trophea ipsa eminebat_[245]. [Note 245: C'est bien ce que dit Florus: «Le roi Theutobocus étoit plus haut que les trophées; nais cela ne signifie pas, disoit Peiresc, qu'il eût une taille de vingt-cinq pieds, comme le prétendoient les auteurs de la découverte. Les trophées que soutenoient, dans les ovations et les triomphes, les bras élevés de ceux qui les portoient, ne dépassoient pas douze pieds.»] Mais à celle fin de rechercher l'histoire un peu plus haut, l'on peut sçavoir que l'an 642 de la ville de Rome bastie, et le 105 devant l'incarnation de nostre Sauveur, les Cimbres, Teutons, Tigurins et Ambrons, quittans leur païs, soit pour le ravage d'eaux que de la mer occeane, par son exondation, avoit faict, comme veut Florus, soit par la resolution de renverser et destruire du tout l'empire romain, comme dit Oriosus, ou à autre but et intention ayant faict et composé une grande et grosse armée, vindrent attaquer le camp de Marius, posé non guères loin de la conjunction du Rhosne et de Lysère, et, après avoir combatu quelques jours, ayant faict trois trouppes, quelques-uns prindrent le chemin de l'Italie et donnèrent loisir à Marius de changer son camp et le loger en un lieu plus avantageux, le campant sur une petite couline eminente sur les ennemis; ce qu'ayant fait, et estant venu aux mains, la victoire estant demeurée neutre jusques à midy, enfin la chance se tourna sur les Tigurins et Ambrons; de telle façon qu'à grand' peine s'en estant sauvé trois mille, il en demeura sur les carreaux deux cents mille armés et huictante mille prisonniers, entre lesquels leur roy Theutobocus rendit le trophée insigne par sa mort. Les femmes, d'ailleurs, n'ayant peu obtenir la demande faicte à Marius, qui consistoit en la liberté et au moyen de pouvoir servir à leurs dieux, après avoir donné de leurs enfants contre les murailles, en partie s'entretuèrent par ensemble, en partie se pandirent, ayant faict des cordes de leurs cheveux. Et voilà ce qu'en dit Orosée au lieu sus alegué. Je sçay bien que quelques-uns, sous l'authorité de Plutarque et Florus, m'objecteront que Marius defit ces troupes à Aix et à Marseille, et que mesmes les Marsiliens fermèrent leurs vignes d'hayes faictes des os des morts, tant fust grande la desconfiture. Mais à cela le grand nombre de gens duquel estoit composée ceste armée fait voir clairement que Marius ne les deffit pas tous à une fois; outre que, puis que nous avons des-jà dit qu'ils se despartirent en trois troupes, l'une prenant le chemin de l'Italie, l'autre tenant de près Marius, il est probable que la troisième fust celle-là que Plutarque dit avoir esté deffaicte à Aix et à Marseille; et quoy que Florus confonde la mort de Theutobocus avec la deffaicte que le dit Marius fit à Aix, neantmoins, tant parce que ceux-cy estoyent vrayement de ses gens, et pour l'authorité d'Orose, que d'autant que nous trouvons la grandeur, spcifiée par Florus, l'on ne peut que l'on ne concède nostre geant estre le vray Theutobocus. Et combien que n'aurions pas ceste preuve qu'ils ayent esté deffaicts proche du chasteau de Chaumon, dit maintenant Langon, neantmoins les medailles qui se sont trouvées dans sa tumbe, outre que le nom de Marius y est demonstré par une semblable figure[246] si est-ce qu'à cause de la ressemblance qu'elles ont avec celles de l'amphitheâtre d'Orange, dit de Marius[247], tout soupçon est osté à ceux qui seront si opiniastres que de n'en vouloir rien croire, si toutesfois il y peut avoir de ces geants encor en ce temps, je veux dire des coeurs et jugements si terrestres. Puis donc qu'il conste asses suffisamment de son nom, parlons plus particulièrement de quelques autres parties de son corps, et accomplissons la prophétie de Virgile, _Grandiaq' effossis mirabitur ossa sepulchris_. [Note 246: Ici, se trouve dans la pièce originale une grossière figure de médaille où nous n'avons rien distingué, mais où, paraîtroit-il, il falloit voir un M et un A. Notre auteur veut, à cause de ces deux lettres, retrouver là des médailles de Marius. Peiresc le contestoit, et avec d'excellentes raisons, d'après ce qu'on lit dans sa _Vie_ par Requier, page 145: «Pour ce qui est des lettres M A qui se trouvent sur le revers des médailles, disoit-il, elles ne désignent pas Marius, dont le prénom Caïus n'aurait pas été omis. Elles n'ont point été mises pour le mot MARIUS en entier, l'usage des Romains n'étant de mettre que la seule lettre initiale. Elles marquent bien plutôt Marseille, république alors, et à laquelle cette forme de médaille d'argent étoit propre, comme à une ville grecque, tandis qu'elle ne l'étoit pas aux Romains.»] [Note 247: L'auteur veut dire l'arc de triomphe d'Orange, qui, pendant longtemps, passa pour avoir été construit en l'honneur de Marius et de sa victoire contre les Cimbres. Il est à peu près certain aujourd'hui, d'après un récent mémoire de M. Ch. Lenormant, que ce monument date du règne de Tibère, et rappelle par conséquent la victoire remportée pendant le règne de ce prince sur Sacrovir, chef des Gaulois révoltés. (V. _Comptes-rendus de l'Académie des Inscript_, par Ern. Desjardins, 1858, in-8, p. 232-249.)] Et entre autres ne laissons pas eschapper les dents, desquelles tant s'en faut que nous en disions ce que dit le docte S. Augustin de la dent qu'il vit au bord de la mer de la cité d'Utique, laquelle on pouvoit juger estre cent fois plus grande que chascune des dents de nostre aage, qu'au contraire j'oseray doubler le nombre en la moindre de celles de nostre Theutobocus, desquels une chascune de celles que nous avons à les voir ressemblent entièrement, et en forme et en grandeur, le pied d'un taureau de vingt mois[248]; que, si l'on peut juger du lyon par l'ongle, je vous laisse à penser quelle gorge de four il devoit avoir; et afin de n'estre plus long, laissant la description d'une partie d'une coste et de l'espaule, et semblables autres ossements que l'on pourra facilement voir, je parleray seulement de l'espesseur des vertèbres de l'espine du dos, par la dimension desquelles l'on peut sçavoir au vray combien estoit haut eslevé nostre grand corps; et je croy qu'il n'y a personne qui, estant tant soit peu entendu en ces choses, ne le juge surpasser vingt-cinq pieds, une chacune des vertèbres estant plus espesse de beaucoup que la grandeur de la tierce partie d'un pied, voire approchant le demy pied devant qu'estre rien rompues. Je laisse maintenant au lecteur à faire la supputation, y ayant vingt-huit vertèbres outre les trois de la queue, dictes similitudinaires, et je m'asseure et ose encore bien dire cela, qu'on trouvera qu'il ne dement aucunement sa tumbe, qu'on a trouvé grande de trente pieds[249]. [Note 248: Ce n'est pas de la taille de ces dents, mais de leur structure, qu'on se préoccupa le plus lorsque ces restes furent aux mains des membres de l'Académie des sciences. C'est d'après leur forme qu'on parvint à constater d'une façon certaine à quel genre d'animal ces os devoient appartenir: «La structure des dents, dit M. de Blainville, formant une couronne hérissée de plusieurs rangées de tubercules en mamelons, et portées par de véritables racines, ne peut laisser aucun doute sur le genre de mammifères auquel ces ossements ont appartenu: c'étoit un mastodonte, et non un éléphant, comme M. Cuvier l'avoit pensé à tort, n'ayant, il est vrai, pour porter son jugement que le poids et une appréciation grossière de la grandeur de la dent principale. Toutefois, ajoute M. de Blainville, le fait soigneusement relaté de l'existence des racines auroit pu le mettre sur la voie, et l'on conçoit comment Habicot et ses partisans avoient été portés à soutenir la supercherie de Mazuyer, en remarquant que ces dents, étant pourvues de racines et de tubercules à la couronne, avoient réellement quelque ressemblance avec des dents d'homme, surtout pour des anatomistes qui ne possédoient à cette époque aucun élément de comparaison.»] [Note 249: Riolan, dans sa _Gigantologie_, étoit bien loin de tomber d'accord de tout cela: «Pour démontrer, dit M. de Blainville, que ce n'étoit pas un géant de trente pieds, comme le vouloit Habicot, il avoit supposé, d'après la longueur des os qu'il avoit examinés, et entre autres celle du fémur, ce qui étoit un mode de procéder fort rationnel, que l'animal ne pouvoit avoir plus de douze pieds de long, et il concluoit que, comme il n'étoit pas besoin d'un tombeau de trente pieds pour placer un corps qui ne pouvoit avoir que douze ou treize pieds, le tombeau prétendu étoit de l'invention de Mazuyier. Habicot, au contraire, admettoit ce fait comme positif; il soutenoit que le contenu devoit être proportionné au contenant; or, ce tombeau avoit trente pieds, donc les ossements qu'il contenoit avoient dû appartenir à un animal de cette taille.»] Voilà ce que, selon mon incapacité, je vous ai peu dire de Theutobocus, roy, sinon du tout, au moins d'une partie des Tigurins, Cimbres, Teutons et Ambrons, trouvé ceste presente année mil six cens trèze, environ dix-sept et dix-huit pieds dans terre, tout auprès du chasteau autresfois dit Chaumon, maintenant Langon, auprès d'un petit tertés et coline[250], tout à la plus grande gloire de Dieu et en après à l'honneur du sieur de Langon. Par son très humble serviteur, Jacques TISSOT. [Note 250: C'étoit, nous l'avons dit, au fond d'une sablonnière, dans un terrain d'alluvion, dit M. de Blainville. Requier (_Vie de Peiresc_, p. 145) remarque en outre que c'est dans la partie du Dauphiné placée entre le Rhône et l'Isère, et non loin de leur confluent. «Ce n'est pas là, disoit Peiresc (_id._, p. 145), qu'on auroit placé un tombeau; l'on auroit choisi un endroit sinon élevé ou pierreux, du moins qui n'eût pas été si peu solide, de peur que le monument ne fût facilement enterré ou renversé.»] FIN. _Nouvelle de la venue de la Royne d'Algier à Rome, et du baptesme d'icelle et de ses six enfans et des dames de sa Compagnie, avec le moyen de son départ, le tout prins et traduict de la copie italienne imprimée à Milan par Barthelemy Lavinnon, en ceste année 1587._ _A Paris, chez Gabriel Buon, au cloz Bruneau, à l'enseigne S. Claude._ 1587. _Avec Permission._ In-8[251]. [Note 251: Cette pièce, que je crois fort rare, n'est sans doute qu'un petit roman, comme il en couroit tant alors. Elle n'en est pas moins curieuse, en ce qu'elle prouveroit combien l'attention du public s'intéressoit à tout ce qui lui parloit déjà d'Alger et de ses princes. Il n'y avoit pas longtemps que Catherine de Médicis avoit fait entreprendre des négociations à Constantinople pour faire donner à celui de ses fils qui fut depuis Henri III l'investiture du royaume d'Alger. (De Meyer, _Galeries du XVIe siècle_, t. 2, p. 69.) On savoit quelle étoit la richesse de ce pays, auquel, sous Henri II, l'on avoit même fait d'assez gros emprunts d'argent, et on trouvoit qu'il seroit plus avantageux de mettre sa main sur le trésor que d'être obligé d'y recourir encore pour de nouveaux prêts. (V., dans les _Mémoires de Nevers_, le _Journal des premiers états de Blois_.) Comme on n'étoit pas de force à faire la guerre, on négocioit, ainsi que je l'ai dit, mais on n'obtint rien. Pendant la révolution, la France eut souvent besoin de crédit auprès de cette Régence, et ne fit que se compromettre par son peu de fidélité, dans les payements. (_Revue rétrospective_, janvier 1835, p. 150-152.) Elle avoit notamment emprunté, par l'entremise du juif Coen-Bacri, négociant d'Alger, 200,000 piastres au dey, qui ne furent jamais rendus. C'est pour mettre fin aux réclamations, assaisonnées de violences et de coups d'éventail, dont cette affaire étoit devenue l'objet de la part du dey Hussein, que l'expédition de 1830 fut résolue. Pour ne pas payer le dey, on le détrôna. (Sur quelques pièces relatives à cette affaire et signées de M. de Talleyrand, 27 prairial an VI, V. le _Catalogue des autographes_, dont la vente eut lieu le 23 mars 1848, p. 100, nº{s} 615-616.) La fille du dey, la princesse Aïssa, vint habiter Marseille, où j'ai vu ses charmants enfants en juin 1848. Elle avoit fait, quelques mois auparavant, avec son interprète, M. Farqui, un voyage à Paris pour obtenir de Louis-Philippe la restitution de plusieurs propriétés qui lui avoient appartenu à Alger; mais je ne sache pas que la révolution de 1848 ait laissé au roi le temps de faire droit à sa requête. Elle n'étoit pas chrétienne, et n'avoit même, comme la _Royne d'Algier_ dont il est ici question, nulle envie de le devenir. Au XVIe et au XVIIe siècle, il ne fut pas rare de voir de ces baptêmes de musulmans. L'Estoille, sous la date du 13 juillet 1607, parle de l'inhumation d'une femme barbaresque prise en mer avec plusieurs autres par un capitaine florentin, amenée, puis baptisée à Florence, où Marie de Médicis avoit été sa marraine; mariée ensuite à Mattiati Vernacini, et devenue enfin femme de chambre de la princesse, qu'elle accompagna en France, où elle mourut. Dans la _Gazette rimée_ de du Lorens (25 juillet 1666), il est parlé d'un prince ottoman retiré à Paris, que notre gazetier déclare être un époux des plus sortables pour une _infante de Perse_ tout récemment arrivée dans la même ville; malheureusement le musulman s'étoit fait jacobin. En 1688, on fit, à Versailles, le baptême de deux princes de Macassar. (_Journal_ de Dangeau, t. II, p. 103.) On connoît enfin le prétendu roi d'Ethiopie qui fit tant de bruit à Paris sous Louis XIII, et aussi le petit prince de Madagascar que M. de Mazarin fit, à la même époque, venir à Paris et baptiser. (Tallemant, édit. in-12, t. X, p. 244.)] Monseigneur, dimanche dernier, qui fust le quatriesme d'octobre, jour dedié à la feste du glorieux confesseur S. François, print port au lieu du Tybre appelé Ripa un brigantin tout neuf, dans lequel estoit une très belle et très vertueuse dame, que l'on dict estre la royne d'Algier, accompagnée de vingt-deux personnes; c'est à sçavoir: de huict esclaves chrestiens et six enfans avec leurs nourrices, et aultres dames ses gouvernantes et un frère de son mary[252]. Ceste dame, poussée de l'esprit de Dieu, ne se souciant des grandeurs et dignitez mondaines, pourveu qu'elle peust acquerir le royaume eternel de paradis, se resolust depuis n'aguières de quitter son mary, du quel elle estoit autant aimée qu'autre dame qu'il eust en mariage (si l'on peut dire mariage qui se faict ainsi parmy les payens), en estant devenu amoureux pendant qu'elle estoit esclave en Grèce, où il l'achepta pour l'espouser. Ayant donques communiqué ce sien desir à huict chrestiens esclaves, qui luy estoient donnez du roy son mary pour son service, et eux ayant remercié grandement Dieu pour avoir donné à leur maistresse une si bonne et saincte resolution, promirent de luy garder fidelité et tenir secrette sa deliberation. Elle, depuis, requerit son mary qu'il luy pleust de commander qu'on luy fist tout exprès un brigantin propre pour s'aller pourmener jusques à une prochaine seigneurie des leurs, et aussi pour s'aller esgaier sur mer, comme est la coustume des grands seigneurs et dames; chose que luy fust tout aussi tost accordée de son mary, comme celuy qui eust pensé toute autre chose de sa femme que ceste-cy; et par ainsi fust donné aus dicts esclaves de faire dresser le dict brigantin avec toute diligence et en la plus belle forme que se peut imaginer, ce que fust executé avec extrême vitesse. Or, comme Dieu preste la main par aide speciale à telles entreprinses, il disposa si heureusement les affaires, que le roy son mary fust mandé de venir en la cour du grand seigneur, par le quel mandement il fust contrainct de se partir incontinent. Par quoy ayant dict à Dieu à sa femme bien aimée et à ses enfans, avec promesse de retourner en brief, comme aussi elle l'en requerit en pleurant, il se partit. A ceste occasion la royne, ayant commandé que l'on fist essay du brigantin desjà faict, il feut trouvé fort bon et bien equippé. Quelques jours après elle feignit de se vouloir esbattre jusques à la dite seigneurie, pour passer l'ennuy et fascherie que luy causoit l'absence de son mary; ce qu'elle ne peult faire sans que le frère de son dict mary, à qui elle avoit esté recommandée par le roy en son depart, ne s'entremit à toute force à luy tenir compagnie. De quoy ayant conferé avec les esclaves, ils l'encouragèrent grandement et l'asseurèrent que, pourveu qu'elle eust ferme esperance au Dieu souverain, toutes choses succederoient très heureusement, et qu'ils pourvoyroient à tous inconveniens. Et ainsy, se vestant très richement et se chargeant des plus beaux et plus riches joyaux, et entre autres d'une chaisne de perles grosses, rondes et blanches, qui, après plusieurs tours, luy arrivoit jusques à la ceincture, laquelle, suivant l'estime des joyaliers de ces quartiers, est prisée plus de cent mille escus, sans le reste qu'elle porta à cachettes, afin de n'estre pas descouverte par ses damoyselles, qui ne sçavoient pas ceste sienne intention, outre une grosse somme d'argent qu'elle avoit donné aux esclaves pour porter en la barque; equipée de ceste façon, monta sur son brigantin bien garny de toutes choses necessaires, soit pour le vivre, soit pour la conduite du navigage, et peu à peu vindrent à s'esloigner du rivage, faisant voile en haulte mer. De quoy s'appercevant, son dit beau frère commença de doubter du fait; de sorte que, se levant de cholère et s'escriant contre les esclaves, les menassa de les faire mourir s'ils ne rebroussoient la route vers Algier. Mais tout cela ne servit de rien, d'autant qu'ils estoient plus forts, et l'eussent jetté dans la mer, ne feust que la royne les en garda. Si luy racompta fort amiablement les raisons de son despart, et comme, pour l'amour qu'elle luy portoit, ne vouloit pas permettre que luy fust faict aucun desplaisir; mais qu'elle le vouloit bien prier qu'il se contentast de venir avec soy et qu'elle luy feroit cognoistre combien elle l'aymoit, luy faisant conquester un royaume plus grand que celuy de son frère, entendant le paradis. Mais luy, ne prenant pas en payement ces bonnes remonstrances, devint comme enragé, si qu'elle feust contrainte de commander de le lier et le mettre de son beau long au brigantin. Après, se tournant vers ses damoyselles, les conforta, remonstrant comme elles devoient se contenter de ceste adventure, leur promettant de les conduire en un pays où elles demeureroient de plus en plus contentes. Ainsi doncques, gaignées tant par sa doulceur et bonne grâce que par les menaces des esclaves, estant la mer calme et propice, se laissèrent conduire, et bien tost après arrivèrent à Majorque, où elles furent receues de l'evesque, en grande joye et feste, comme on peut penser qu'en tel evenement on a coustume de faire, qui les baptiza toutes, excepté le beau frère, qui demeura obstiné et fort mal contant de tout ce qui s'estoit passé. S'estant là reposées par quelques jours en la cité de l'isle de Maiorque, et par le dict evesque estants leurs vivres abondamment renforcez, singlèrent vers Rome, pour recevoir aux pieds de Sa Saincteté sa benediction. En cest equippage, ceste noble et magnanime royne, avec toute sa compagnie, aborda ici dimanche passé, loüée grandement et prisée autant comme elle a esté admirée d'une si saincte resolution et d'un si grand courage qu'elle a eu en s'exposant à tant de dangers. Mesmes que soudain que l'on s'apperceust de l'eschauquette d'Algier, que la royne passoit oultre, on la poursuivist avec plusieurs flustes; de quoy estant advertie, se mist à genoux, priant Nostre Seigneur qu'il ne l'abandonnasse point, comme il n'a faict, ny elle ny ceux qui ont bonne esperance en luy; et dict-on que ce brigantin ne sembloit pas couler, mais voler, et que les mariniers à peine touchoient les rames du navire et voguoient neantmoins d'une extrême roideur. Ainsi donques, sans courir aultre empechement, la royne et ses compagnes sont arrivées à Rome. Tout incontinent qu'elle eut prins port, elle donna son brigantin à ses pauvres mais fidèles esclaves, et la liberté, quant et quant si long temps desirée, avec une bonne somme d'argent, dont ils sont demeurez riches et très contents; et dit-on que, pour recognoissance de leur fidelité et peine, ils seront recompensez de Sa Saincteté. [Note 252: C'est à peu près ce qui arriva, vers 1784, à Mlle Aimée Du Buc, créole de la Martinique, amenée à Nantes pour y faire son éducation, et prise par des corsaires sur le vaisseau qui la reconduisoit dans son île natale. Le dey d'Alger, à qui elle fut donnée, l'offrit en présent à Abdul-Hamed, dont elle eut un fils qui fut le sultan Mahmoud. On fait honneur à la belle créole, devenue sultane Validé, de quelques-unes des réformes accomplies par son fils et de l'heureuse influence que le gouvernement françois eut longtemps sans partage à Constantinople. On peut lire dans l'_Illustration_ (février 1854) un curieux article de M. Xavier Eyma sur Mlle Du Buc, et aussi les _Lettres sur le Bosphore_.] La royne, avec tout son train, fust prinse en son brigantin par la venerable archiconfraternité du Confalon, et ainsi conduicte jusques à Rome et amenée à son logis, où, par le commandement de Sa Saincteté, avoit esté faicte toute la provision qui estoit necessaire pour recevoir une telle dame. Voilà ce qui s'est presenté ces jours passez pour le vous faire entendre. Si autre chose survient digne de remarquer, je n'espargneray ny peine ny papier à fin de vous servir, selon que je sçay que vous desirez, et à tant feray fin à la presente, vous baisant humblement les mains et priant le Createur vous donner, Monseigneur, en santé longue et heureuse vie. De Rome, ce septiesme octobre 1587. Vostre très humble et très affectionné serviteur. P. N. _La prise du capitaine Carfour[253], un des insignes et signalé voleur qui soit en France, arresté prisonnier ès environs de Fontaine-Bleau, avec un abregé de sa vie, et quelques tours qu'il a faict ès environs et dedans la ville de Paris._ _Paris, Jean Martin, 1622._ In-8. [Note 253: Carfour, sur lequel nous avons déjà publié une pièce, t. VI, p. 321-328, est l'un des plus fameux chefs de bande qu'il y eût en ce temps où les voleurs étoient si nombreux dans les villes aussi bien que dans les campagnes. Par plus d'un point il ressembloit à Guilleri, mais il étoit moins gentilhomme, moins capitaine. C'étoit le tire-laine véritable, cherchant plutôt les expédients et les ruses que les coups d'audace: «Ses compagnons, est-il dit dans un passage déjà cité de l'_Inventaire général de l'histoire des larrons_ (liv. II, ch. 7), ne l'appeloient que le _Boémien_, car il savoit toutes les règles du _Picaro_, et il n'y avoit jour où il n'inventât de nouvelles souplesses pour les attraper.» Une de ses ruses, racontée dans ce même _Inventaire général_, a été reprise par Gouriet dans ses _Personnages célèbres des rues de Paris_, t. II, p. 43.] Le desespoir nous fait souvent embrasser des actions que nous mespriserions si la fortune respondoit à nos desirs; l'homme qui de soy a le courage haut, voyant qu'il ne peut effectuer ce que ses pretentions luy promettent, se porte souventefois à des entreprises que d'autre part il rejetteroit pour pernicieuses s'il n'estoit aveuglé de ses propres passions, qui luy servent de conduitte en ce qu'il entreprend, et bouchent ses sens en toutes les considerations qui le peuvent destourner de tels actes. Carfour, soldat de fortune[254], et d'un grand courage s'il l'eut bien appliqué, se peut dire le vray portrait et le prototipe de Guilleri, qui fut pris du règne du feu roy, car il ne lui cède ny en grandeur de courage ny en subtilité d'inventions, comme on peut voir par les stratagèmes et industries qu'il a exercé ès environs de Paris; de sorte que, si Guilleri a esté tenu pour un des signalez voleurs de son temps, Carrefour se peut dire à juste titre avoir été le premier qui ait imité ses actions et suivy sa piste. [Note 254: Il avoit fait comme tant d'autres; de soudart il étoit devenu voleur de grand chemin. La Fontaine, qui connoissoit ces fléaux de la paix, lui préféroit presque la guerre: «Si elle produit des voleurs, écrivoit-il à sa femme, elle les occupe, ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer.» (_Oeuvres complètes_, 1836, in-8, p. 609.)] Les archers des prevots des mareschaux[255] ont couru la campagne diverses fois pour le rencontrer, car depuis cinq ou six ans il a fait des vols et extorsions estranges. Mais comme il ne tient pas une même route, et qu'il est tantôt d'un costé, tantôt de l'autre, ils ne l'ont peu jamais attraper, outre qu'il est tousjours en action, et comme il se faict suivre ordinairement d'une cinquantaine de desesperez comme luy; aussi a-t-il divers espions et correspondance, pour estre adverty de tout ce qui se faict en divers endroicts du royaume. C'est la raison pour laquelle jusques icy il s'est tousjours tenu si bien sur ses gardes. [Note 255: Dans une pièce du t. I, p. 206, il est parlé de ces prévôts des maréchaux et de leur lieutenant.] Il y a quelques mois que les archers des mareschaux, courant la campagne, le rencontrèrent à sept ou huict lieuës de Paris, deguisé en habit d'hermiste[256]. Ils luy demandèrent s'il n'avoit point ouy parler de Carrefour. Il leur respondit que tous les jours il estoit traversé de ses courses, et qu'à peine pouvoit-il avoir un morceau de pain dans son hermittage, et que le dict Carrefour lui ravissoit tout ce qu'il avoit; que c'estoit un coup du ciel de prendre le dict voleur, et que pour son regard il y contribueroit ce qu'il pourroit. Sur ce il leur promet de les mener au lieu où il avoit coustume de venir assez souvent, qui estoit au milieu du dict bois. Ils le suivirent; mais à peine furent entrez demi-lieuë qu'il se void enclos de cinquante ou soixante voleurs de sa suite, de façon qu'il fallut reculer au plus viste. [Note 256: C'étoit un déguisement que les voleurs des bois prenoient alors volontiers. Il est parlé, dans l'_Histoire du diocèse de Paris_, de l'abbé Lebeuf, t. XI, p. 20, de deux gardes-chasses de Mme de Bassompierre, qui, ainsi couverts soit d'une robe d'ermite, soit d'une livrée de grande maison, savoient attirer dans leurs embuscades les gens qui leur sembloient devoir être une riche proie. Ils infestoient surtout la grand'route d'Orléans, aux environs d'Arpajon, à l'endroit où le voisinage de la vallée Torfou ou de _Trefou_ la rendoit alors si dangereuse. Il a déjà été question de cette forêt dans notre t. I, p. 206, et nous avons donné en note une mauvaise explication de son nom. Il est probable que Carrefour, qui ravageoit de préférence les environs de Paris, avoit devancé dans ce célèbre coupe-gorge les deux bandits dont nous venons de parler. Il y aurait au reste été précédé lui-même par le capitaine Mirloret, dont, suivant l'Estoille, la rencontre y étoit si dangereuse un peu avant 1610. (_Edit. du Panth. litér._, t. II, p. 647.) La Fontaine, allant en Limousin, ne manqua, pas de maudire en passant ce lieu funeste. Ce qu'il en écrit à sa femme (1re _Lettre_) prouve qu'il avoit raison de maudire et de trembler: C'est un passage dangereux, Un lieu pour les voleurs d'embuche et de retraite. A gauche un bois, une montagne à draite, Entre les deux Un chemin creux.] Au pais Vexin, il a faict divers vols de marchands et executé plusieurs rapts et injures sur le peuple. Il ne s'arrestoit jamais en un lieu; on la recogneu desguisé assez souvent dans Paris, qui s'enquestoit si on ne parloit pas de luy. Au reste, il estoit tousjours bien monté et en bon ordre. Il alla il y a quelque temps chez une damoyselle Des Champs, à qui il demanda librement une certaine somme d'argent, que la necessité l'avoit reduict à ce poinct, et qu'au reste il ne se montreroit ingrat en son endroit. La damoyselle, qui au plus n'avoit pour lors que trois ou quatre serviteurs, se trouva bien estonnée, et luy respondit que pour de l'argent, elle ne l'en pouvoit pas accommoder, mais que luy plaisoit de disner chez elle, elle luy en donneroit très volontiers, comme de faict il y disna et s'en alla[257]. Je raconterais icy divers autres actes qu'il a faict aux environs de Paris, mais je reserve tout pour histoire de sa vie à part. Je viens maintenant à sa prise, et de la façon qu'il a été mené prisonnier. [Note 257: En 1605, les Barbets avoient aussi infesté en plein jour les maisons de Paris en se servant de divers déguisements: «Trouvant moyen, dit l'Estoille (t. II, p. 390), d'entrer aux maisons sous couleur d'affaire qu'ils disoient avoir aux maîtres d'icelles; après les avoir accostés sous prétexte de leur parler, demandoient de l'argent avec le poignard sous la gorge. Entre ceux qui furent volés, on compte le président Ripault, le trésorier de M. de Mayenne, nommé Ribaud, lequel ils contraignirent de leur donner deux cents écus en or; et un avocat nommé Dehors, auquel, après l'avoir lié, ils volèrent la valeur de deux mille écus, ainsi qu'on disoit. Chose estrange de dire que dans une ville de Paris se commettent avec impunité des voleries et brigandages, ainsi que dans une forêt.»] Enfin, quand la mesure est pleine et que Dieu nous a attendu longtemps pour nous remettre en notre debvoir, sa justice est contraincte d'executer ce que sa misericorde ne pouvoit faire auparavant: il y avoit trop longtemps que Carrefour bravoit le ciel et la terre, l'heure estoit venue où il devoit payer le tribut et rendre raison à la justice divine. Le dit Carrefour, comme j'ay dit du commencement, n'ayant aucun lieu asseuré, ains voltigeant tousjours qui cà qui là, comme il estoit dernierement ès environs de la forest de Fontaine-Bleau, il luy prit envie, en passant, de se rafraichir en une hostelrie fort peu eloignée de la dicte forest, où il vint seul (car il avoit laissé ses compagnons dans le bois). Comme il disnoit, il arriva un gentilhomme de chez le roy, qui revenoit de l'armée avec son homme de chambre et un laquais, qui demanda à se rafraichir. On le met en la mesme chambre que Carrefour. Comme ils estoient tous deux à table, Carrefour va demander audit gentil-homme qui il étoit et d'où il venoit; l'autre lui respondit simplement qu'il estoit serviteur du roy et qu'il venoit de Beziers, où Sa Majesté estoit, et même il lui raconta tout plain de particuliarités de ce qui se passoit au camp. Cecy fait, le gentilhomme luy demanda reciproquement à qui il estoit et quel exercice il faisoit en ces cartiers. Carfour luy respondit d'un visage effronté que pour son regard il estoit à soy-même, et qu'il ne recoignoissoit autre superieur que soy-même. Le gentilhomme repartit incontinent: «N'êtes-vous pas serviteur du roy?--Je ne reconnois, dit Carfour, autre maître que moy-même.» Sur ceste réponse se forma une querelle entre eux; de sorte qu'ils en vindrent aux mains. L'hoste, qui entendit le bruit, accourut, comme aussi firent les hommes du gentil-homme, qui saisirent Carfour au collet. En mesme temps, comme ils se debattoient par ensemble, arrivast un honneste homme à cheval, qui, estant entré dans l'hostellerie, commença à s'ecrier que c'estoit Carfour, le capitaine des larrons, et qu'il l'avoit autrefois vollé. Sur cette asseurance on le prend et le meine on à Fontaine-Bleau, où il a esté quelques jours. Depuis on tient qu'il a esté ramené à Melun, où nous verrons en bref ce qui en sera arrivé. Ses camarades ont esté bien estonnez de cette prise. Plusieurs, en ayant eu les nouvelles, prirent la fuitte et se sauvèrent. Je vous ai voulu faire esçavoir cecy, en attendant son execution[258], et un sommaire que je dresserai de sa vie tragique et estrange, comme en ayant de beaux memoires et histoires particulières. [Note 258: Elle eut lieu à Dijon quelque temps après, ainsi que l'apprend la pièce publiée dans notre t. VI: _Recit veritable de l'execution faite du capitaine Carrefour, general des voleurs de France, rompu vif, à Dijon, le 12 decembre 1622._] FIN. _Effroyables pactions faites entre le diable et les prétendus invisibles, avec leurs damnables instructions, perte déplorable de leurs escoliers, et leur miserable fin._ M.DC.XXIII[259]. [Note 259: En publiant cette pièce, nous tenons une promesse que nous ayons faite t. I, p. 116, dans la note 1 d'une pièce qui est aussi relative aux _frères de la Rose-Croix_, et à laquelle nous aurons souvent à renvoyer le lecteur.] C'est une chose etrange que l'Eglise, depuis son etablissement, a tousjours esté agitée, non seulement par la tempeste des payens incredules et par les vents du judaïsme, mais par les bourrasques de ses enfans propres, à qui elle a donné la vie et la cognoissance de la verité. Les escueils des ariens, lescume des lutheriens et les detroicts du caribde des calvinistes, qui se sont efforcez de faire perir le vaisseau de S. Pierre, ont servy d'esperon, de contr'escarpe et de donjon pour soustenir son etablissement contre la violence de tant de canailles qui voudroient faire brèche à l'Evangile, grande merveille de Dieu, qui, pour sa plus grande gloire, a permis que l'on aye contrecarré sa chère espouse et contrepointé la foy catholique, apostolique et romaine, pour donner d'autant plus de lumière aux docteurs de son Eglise de la verité de son sainct nom et de la puissance des evesques qu'il a establis dans son temple sacro-sainct, que les portes d'enfer ne pourront maistriser; mais plus grande merveille d'avoir veu et de voir tous les jours les ennemis du christianisme miserablement perir à la veuë d'un chacun dans les feux et les flammes, et leur ame servir de proye aux diables et aux demons. Les afflictions que l'Eglise romaine a souffertes jusques aujourd'huy n'ont point esté si violentes que Dieu n'y aye mis la main et envoyé de ses serviteurs pour renverser toutes les nouvelles doctrines qui sont survenuës de siècle en siècle; et quoy que la magie des sacrificateurs de Pharao sembloit avoir autant de pouvoir que les miracles de Moyse, si est-ce toutesfois que le serpent provenu de sa baguette, qui devora tous les autres, debvoit assez faire cognoistre que la puissance de l'un provenoit d'une auctorité divine, et l'autre par charmes et illusions? Simon Magus[260], aussi grand enchanteur qu'aucun autre qui soit venu de son temps, se faisoit eslever en l'air par ses demons familiers, et ses charmes avoient un tel pouvoir que d'aveugler les yeux des assistants, qui le tenoient pour un grand prophète; mais la présence de S. Pierre, venuë pour s'opposer à ses actions diaboliques, monstra, par la mort de l'enchanteur, que ses prières avoient plus de pouvoir que la magie de l'autre. [Note 260: Simon _le magicien_, chef de la secte des _simoniaques_, qui, dans les premiers temps de l'Eglise, continua contre saint Pierre la querelle du pays de Samarie, où il étoit né, avec Jérusalem. V. sur lui un curieux article de la _Revue de bibliographie_, fév. 1845, p. 181.] Arius, qui, par ses artifices, avoit rangé soubs sa banderolle un nombre infini de pauvres ames ignorantes, eust pour ennemy le docteur Angelique[261], qui renversa tellement ses escrits et nouvelles instructions, que la France, et notamment le Languedoc, luy est autant obligé qu'à sainct Dominique: ainsi tous les autres ennemis de la foy et de la vertu ont eu pendant leur temps de grands personnages qui ont deffendu la cause de Dieu et plaidé en plain barreau le droict de son Eglise militaire. Du temps de Luther, parut pour le contreprojecter ce flambeau navarrois nouvellement canonisé; pour Calvin, le subtil Lescot; et pour de Bèze, le docteur Duperon. [Note 261: C'est, comme on sait, saint Thomas d'Aquin.] Puis donc que Dieu prend le soin de conserver l'auctorité de son Eglise, par l'eloquence et l'elegance de tant de braves hommes qui se sont opposez auz ennemis de la foy, qui estoient soustenus et maintenus par des empereurs, des roys et des potentats puissans; craindrons-nous aujourd'huy qu'un tas de frippons ignorans, si jamais il en fust, puissent, par une nouvelle doctrine, ou par magie, ou par nigromencie, se rendre de visibles invisibles, charmer les ames sainctes, aveugler les yeux de la foy, faire ensevelir nostre croyance, et, par illusions et enchantemens, nous faire renoncer le ciel pour espouser l'enfer? Est-il possible que la curiosité des hommes se porte jusques là, que d'aller non seulement faire dire leurs horoscopes, adjoustant foy aux parolles ambigues du diable, mais encore d'aller rechercher des demons, qui, soubz des habils apparens, fantastiquent une invisibilité, ou des nigromenciens, qui, pour attirer de l'argent, font voir mille fanfares aux curieux? On tient que les illuminez[262] d'Espagne et les invisibles de France n'ont rien de commun en leur croyance, ains qu'elle est differente grandement de l'un à l'autre. Les illuminez croyent l'immortalité de l'ame, et nos invisibles n'en croyent point: toute leur croyance n'est qu'epicurienne, enseignent la mesme leçon et la mesme methode que ce philosophe italien qui fut brulé à Thoulouze, en la place du Salin, par arrest du parlement du dit lieu, en l'année 1619[263]. Il ne se peut faire que ces sortes de gens ne communiquent avec le diable, qui leur promet toutes sortes de biens et d'asseurance pour la conservation de leur personne; mais la suitte de ces promesses, ce n'est que du vent, ce ne sont que des parolles de la cour, promettre et ne rien tenir, et, pour refrain de la balade, le feu materiel ensevelit leur corps et les flammes eternelles leur ame. [Note 262: En cette même année 1623, les _illuminez_ se disant _congregez illuminez, bien heureux et parfaicts_, avoient été bannis d'Espagne par l'inquisition. V. _Edict d'Espagne contre la detestable secte des illuminez, eslevez es archevêché de Seville et evesché de Cadix, traduict sur la coppie espagnole imprimée en Espagne_, 1623, in-8.] [Note 263: Vanini, qui fut en effet brûlé à Toulouse en 1619. C'est comme athée qu'il fut envoyé au supplice. Il le subit avec un fier courage que le P. Garasse lui-même ne put qu'admirer: «Lucilio Vanini et ses compagnons, dit-il en son _Apologie_, ont quelque froide excuse en leur impieté, sçavoir: une resolution philosophique qui les porte au mespris de la mort, et de là les jette furieusement jusques à celui de leur ame.» Peu d'années auparavant, Louis Gaufridi avoit subi le même sort pour cause de magie, par arrêt du parlement d'Aix. Entre autres pièces écrites à ce sujet, qui intéresse celui-ci, voir les suivantes: _Arrest de la Cour de Provence, portant condamnation contre messire Loys Gaufridi, originaire du lieu de Beauvezer les Colmaret, prestre beneficié en l'eglise des Accoules de la ville de Marseille, convaincu de magie et autres crimes abominables, du dernier avril mil six cent onze_, à Aix, _par Jean Tholozan, imprimeur du roi et de la dicte ville_, 1611, in-8; _Confession faicte par messire Loys Gaufridi, prestre en l'eglise des Accoules de Marseille, prince des magiciens depuis Constantinople jusqu'à Paris, à deux pères capucins du couvent d'Aix, la veille de Pâques, le 11e avril mille six cent onze_, à Aix, 1611, in-8.] Nos invisibles pretendus sont (à ce que l'on dit) au nombre de trente six, séparez en six bandes: leur assemblée generale fut faicte à Lyon, le 23 juin dernier, sur les dix heures du soir, deux heures avant le grand sabath, où, par l'entremise d'un anthropophage nigromencien qui avoit esté leur precepteur, Astarot, l'un des princes des cohortes infernales, parust splendide et grandement lumineux, pour ne point donner d'espouvente à ses nouveaux enroolez; et sur ce que le nigromencien leur avoit donné à entendre que c'estoit un des messagers du très haut (sans adjouster ny de Dieu ny du diable), tous s'humilièrent et se prosternèrent devant la face de ce démon, qui leur demanda ce qu'ils desiroient de luy. Le nigromencien, prenant la parolle pour eux, dit ces mots: «Grand prince, voicy une petite troupe d'hommes que j'ay assemblez au nom de ton maistre, pour le servir doresnavant aux conditions portées dans ce papier escript qu'ils desirent estre paraphé de ta main, comme ayant charge de ton roy.» Astarot prist le papier et le paraphe, et le remet aux mains du nigromencien pour leur en estre à chacun baillé coppie pour leur servir de passe-port et sauve garde, et fait faire lecture du contenu en iceluy, pour prendre en après d'eux le serment de fidelité, et les faire signer au bas de l'original, qui demeure pour minutte es mains du nigromencien. * * * * * _Articles accordez entre le nigromencien Respuch et les deputez pour l'etablissement du college de Rose-Croix[264]._ [Note 264: Sur les trois colléges que les Rose-Croix disoient avoir dans le monde, V. t. I, p. 124.] Nous soubz-signez, certifions devant le très haut, en la presence de nos genyes, avoir fait les accords et pactions qui en suivent. C'est assavoir: nous qui prenons aujourd'huy le tiltre de deputez pour l'etablissement du college de Rose-Croix, estans au nombre de trente six[265], promettons de recevoir doresnavant le commandement et la loy du grand sacrificateur Respuch, renonceans au baptesme, chresme et onction que chacun de nous ont peu recepvoir sur les fonds du baptesme fait au nom du Christ, detestons et abhorrons toutes prières, confessions, sacremens et toute croyance de resurrection de la chair, professons d'annoncer les instructions qui nous seront donnez par nostre dit sacrificateur par tous les cantons de l'univers, et attirer à nous les hommes, noz semblables d'erreur et de mort; à quoy nous engageons nostre honneur et nostre vie, sans esperance de pardon, grace ne remission quelconque, et pour preuve de ce, nous avons d'une lancette ouvert la veine du bras de nostre coeur pour en tirer du sang[266] et signer d'ice-luy noz noms et noz surnoms, que nous avons posez de noz mains en fin de chacun article. Voila pour ce qui regarde noz volontares. [Note 265: G. Naudé dit qu'ils n'étoient que huit. _Id._, p. 122.] [Note 266: Ce n'étoit pas seulement pour donner, comme ici, leur signature, que les Rose-Croix recouraient au sang humain; ils en faisoient la base de leur médecine. En 1750, un des frères prétendoit qu'il savoit en tirer le principe de vie, communicable à tout malade qui vouloit bien se remettre en ses mains. C'étoit, pour lui, la médecine universelle. Une petite comédie jouée cette année-là, sous ce titre: _La double extravagance_, fit allusion a cette nouvelle façon de médicamenter l'homme par l'homme: ... Il est dans chaque corps Un principe de vie, âme de leurs ressorts, ... Il faut que la chimie Aille le déterrer, l'extraire par son art: Or, ce principe extrait, je puis en faire part A ceux de qui la vie à nos soins est transmise.] O mal heureuses gens! O Dieu! souverain createur du ciel et de l'univers, pouvez vous voir de vostre throsne empiré un traité semblable, fait au prejudice de vostre grandeur! Souffrez vous qu'un enchanteur abuse de vostre nom, donnant l'epithète au diableté de très hault, luy qui est englouty dans le profond des enfers! Permettez vous, ô Dieu! que la magie ait tant de pouvoir que de seduire des hommes et leur faire renier leur Createur, leur foy et leur baptesme! Mais, bien plus, Seigneur, pouvez vous voir de l'oeil, sans decocher vostre foudre, les detestations que ces renegats font, non seulement des sacrements, mais de la resurrection de l'ame? Ha! Seigneur, vous le permettez pour quelque raison: vous endurcissez leur coeur, afin que par l'establissement de ceste croyance frivole, voz predicateurs paroissent plus que jamais zelez et affectionnez à renverser et boulleverser ces esprits hypocondriaques, plains de manie et remplis de folie. Puis-je passer soubz silence cette abjuration qu'ils font de la resurrection de la chair, veu que les plus infidelles, les plus payens et les plus incredules y ont aucunement adjousté foy? Pithagoras, quoyque payen, dit que l'ame raisonnable est capable de parvenir, non seulement à la condition des heros, mais encore de les surpasser de beaucoup, jusqu'à s'unir à l'essence de Dieu; et dit plus, que si, delaissans la prison de ce corps, nous passons en la pure liberté ætherée, nous serons faits dieux immortels. Si ce payen, né, nourry, instruit et eslevé dans le paganisme; a eu cette croyance de l'ame, quelle foy doit avoir celui qui a senty les effects du baptesme et l'utilité que nous apporte la vive foy! Revenons à noz articles et voyons ce que le diable, par l'organe de ce nigromencien, promet à noz invisibles. Voicy les mots du magicien: Moyennant lesquelles promesses cy dessus, je promets aus dits deputez, tant en general qu'en particulier, les faire transporter d'un moment à l'autre du levant au couchant et du midy au septentrion, toutesfois et quantes que la pensée leur en prendra, et les faire parler naturellement le langage de toutes les nations de l'univers[267], couverts des habits du païs, en telle sorte qu'ils seront cogneus comme legitimes du païs et d'avoir tousjours leur bource pleine de la monnoye où ils se trouveront. [Note 267: Il est déjà parlé de cette faculté que s'attribuoient les Rose-Croix, dans l'_Examen de l'inconnue et nouvelle caballe des frères de la Rose-Croix_. V. notre t. I, p. 124.] _Item_ de les rendre invisibles[268], non seulement en particulier, ains en public, et entrer et sortir dans les palais et maisons, chambres et cabinets, quoy que tout soit clos et fermé à cent serrures. [Note 268: _Id._, _ibid._] _Item_ de leur donner l'eloquence pour attirer les hommes à eux et les enseigner en la mesme croyance, et leur promettre de la part du Très Haut faire mesme merveille en faisant le serment et protestations cy-dessus. _Item_ de leur donner le pouvoir non seulement de dire les horoscopes des choses passées et presentes, ny des futures, mais de dire jusques aux pensées du coeur le plus secret. _Item_ je leur donne parole qu'ils seront admirez des doctes et recherchez des curieux, en telle sorte que l'on les recognoistra pour estre plus que les prophètes antiens, qui n'ont enseigné que des fadaises; et pour les instruire parfaitement en la cognoissance des merveilles que je leur promets, incontinant qu'ils auront presté le serment de fidelité ès mains de celuy qui viendra de la part du Très Haut, il leur sera delivré à chacun d'eux un anneau d'or enchassé d'un saphir, soubs lequel sera un démon qui leur servira de guide, en tesmoing de quoy j'ay signé de ma main ces presentes articles, et sellé de l'anneau de mon maistre, par lequel je promets faire ratifier dans ce jourd'huy le present accord pour ma decharge et contentement d'un chacun. Faict ce 23 juin 1623. Voila les particularitez de la paction; reste maintenant de voir le serment que l'on leur fait faire, afin de les engager davantage au combat. Après lecture faicte de ce traicté particulier, Astarot se communique plus courtoisement à ceux qu'il tient deja engagez, et, despouillant une partie de sa lumière feinte, prend le visage d'un adolescent dont le poil doré sembloit floter le long de ses epaules, ce qui faisoit croire à nos aveuglez que c'estoit quelque deité qui se manifestoit, et sur cette simplicité de croire, Astarot les caresse, les embrasse et leur promet toute sorte de bien-vueillance, et après ces espèces d'accolades, il leur dit à tous: «Levez la main», ce qu'ils firent, et, leur main levée, il leur fit faire ce serment: Vous promettez tous en general et en particulier de ne jamais desroger aux articles que vous avez soubscripts, par vostre sang, de voz noms et sur noms, quoy qu'il arrive ou puisse arriver, et de fermer l'oreille aux predicateurs de l'Evangile du Christ, ains de vive voix publier, annoncer et prescher toutes les nations où vous serez enlevé selon vos pensées, la verité du règne très hault duquel je suis le messager, afin que par voz predications, leçons publiques ou particulières, vous attiriez à vous et à nous les erreurs des hommes de ce siècle, qui croyent l'immortalité de l'ame? A quoy chacun respondit oüy. Ceste parole dicte, Astarot reprend les articles, et, de la part de son maistre, les ratifie, les confirme et les approuve, et promet les entretenir de point en point selon leur forme et teneur à l'esgard de ce qui a esté promis par le nigromencien. Cela fait, Astarot disparut pour assister au sabath general, qui se fait depuis les unze heures du soir jusques à une heure après minuict de la nuict de la vueille de la S. Jean Baptiste[269], es environ du labirinthe qui est ès monts Pyrenées, tellement qu'il ne restera plus que le nigromencien avec noz invisibles, pour recevoir par le soufle la grace qui leur estoit promise par les articles. [Note 269: C'est, en effet, le jour du grand sabbat, ce qui n'empêchoit pas celui qui se tenoit régulièrement toutes les semaines, dans la nuit «du mercredi venant au jeudi, ou du vendredi venant au samedi.» (De Lancre, _De l'inconstance des démons_, p. 66.)] Ce soufle se fit en la manière: noz invisibles se despouillèrent tout nuds, et, la face contre terre, le nigromencien, qui avoit une bouëtte pleine d'onguents et de graisse, leur frotta à chacun le dessus du col[270], les aisselles, le bout d'en bas de l'eschine du dos, les parties honteuses et le fondement, puis souffla dans l'oreille droicte de chacun, leur disant: Allez et jouissez maintenant de l'effect de mes promesses. Et leur donnant à chacun l'agneau, il leur dit: Il ne vous reste plus que d'aller recognoistre la cour de nostre maistre, qui se tient à cent lieuës d'icy, et recevoir de luy le departement de vos voyages; je vous serviray de conducteur pour ceste nuict. Ces paroles achevées, une forme de vent les enlève au lieu de l'assemblée des sorciers et magiciens. [Note 270: Cette façon de s'oindre pour se métamorphoser ou se rendre invisible étoit de la vieille magie. La sorcière thessalienne chez qui logea Lucius ne procédoit pas autrement: «Elle ouvrit un gros coffret où étoit force petites fioles; elle en prit une. Ce qu'il y avoit en cette fiole contenu, au vrai je ne le saurois dire. A voir, il me parut comme une sorte d'huile, dont elle se frotta toute des pieds jusqu'à la tête, commençant par le bout des ongles; et lors, voilà de tout son corps plumes qui naissent à foison, puis un bec au lieu de son nez, fort et crochu. Que vous dirai-je? En moins de rien elle se fit oiseau de tout point, le plus beau chat huant qui fut oncques.» (_La Luciade_, dans les _Oeuvres complètes_ de P. L. Courier, 1839, in-8, p. 124-125.)» Lorsque les sorcières s'oignent, dit de Lancre, p. 399, elles disent et répètent ces mots: _Emen-Hetan, emen-Hetan_, qui signifient ici et là, ici et là.»] Ce fut ce qui commença d'estonner nos invisibles, voyant et considerant une si grande troupe de personnes sacrifier et faire hommage à Satan. Là, ils furent regardez d'un chacun comme nouveaux venus, et receurent publiquement de la main de leur maistre la marque des magiciens, avec leur despartement de six en six: six en Espagne, six en Italie, six en France, six en Allemagne, quatre en Suède, deux en Suisses, deux en Flandres, deux en Lorraine, et les deux autres en Franche Comté, tellement qu'ils ne vont que sur les terres catholiques pour y semer une nouvelle religion s'ils pouvoient, et non pas sur les terres heretiques et infidelles, qui, hors du giron de l'Eglise, sont dans les griffes de l'enfer. Voila donc le despartement qu'ils ont receu, quoy que cela n'empesche pas qu'ils n'aillent par tout en un tour de main, selon les promesses du diable. Mais il est question de sçavoir maintenant ce qui est de leur voyage, des fruicts qu'ils ont provignez, les escolliers qu'ils ont gaignez, et si le diable ne les a point trompez. S'il estoit question de verifier par cent mille cahiers saincts que le diable n'est qu'un trompeur, et que tout ce qu'il a promis, et promet, et promettra, ne sont que mensonges, je ferois plustost un volume qu'un abregé que j'ay entrepris de faire pour monstrer la supersticherie des demons; mais pour toutes les exemples le docteur Fauste[271] nous servira assez. Comme sa curiosité l'a precipité dans les enfers, la magie, la nigromencie, les enchantemens et les horoscopes servent d'academie aux enfans du diable; les ambiguitez qu'un nigromencien italien donna au roy François le grand monstrant assez la malice de l'enfer. Ils ne parlent jamais ouvertement et se confient plustost à la philosomie de celuy qui leur parle qu'à la doctrine de leurs mathematiques. [Note 271: C'est le Faust de la légende, dont la plus ancienne histoire connue fut publiée à Francfort en 1588, _cum gratia et privilegio_, chez Jean Spies. En 1599, Georges-Rodolphe Widmann avoit publié à Hambourg une seconde histoire de cette vie magique et livrée au diable. On tira de l'une et de l'autre un petit livre écrit en françois: l'_Histoire prodigieuse et lamentable de Jean Faust, grand et horrible enchanteur, avec sa mort épouvantable_; Rouen, 1604, in-12. L'oeuvre de Goëthe est sortie de là, comme l'aigle de son oeuf; on y trouve tout le poëme, même Méphistophélès, avec une toute petite différence de nom. C'est _Méphostopholis_ qu'il s'appelle. Avant ces petits livrets, on ne connaissoit guère le docteur Faust que par ce qu'en a dit l'abbé Trithême dans une de ses lettres, datée du 20 août 1507 (Haguenau, 1536, chez J. Spiegel): «_Faustus junior_, y est-il dit, _fons necromanticorum, astrologus, magus secundus, chiromanticus, agromanticus, pyrmanticus, in hydrâ aste secundus... venit Staurosum, et de se pollicebatur, ingentia dicens se in alchemia, omnium quæ fuerunt unquam este perfectissimum, et scire atque posse quidquid homines optaverint_.»] De dire que le diable n'ait pouvoir (entend que Dieu le permet) de porter un homme d'une part à l'autre, qui est une espèce d'invisibilité, la preuve s'en voit tous les jours. Il se trouvera des Basques qui feront cent lieuës par jour[272], chose qui ne se peut faire de pied; il faut qu'il y aye de l'artifice du diable. De dire aussi qu'il n'y aye des nigromenciens qui vendent des bagues[273] où sont des esprits familiers, l'une pour le jeu, l'autre pour l'amour, l'autre pour les armes, l'autre pour la dance et l'autre pour la fortune, on ne le peut revoquer en doute, car il s'en trouvera qui en usent encore, au mespris du nom chrestien; mais sçachez et voyez la fin de ces gens-là, vous n'y trouverez et n'y verrez que misères, abandonnez d'un chacun, leur esprit familier changer de nom et d'effect. Si le malheureux homme l'a pris au dessein d'estre fortuné, la fin de ses jours seront les plus infortunez du monde; s'il l'a pris pour les armes, son corps sera ulceré en mille endroits; si pour l'amour, la verolle et les naudus luy pourriront les membres; si pour la dance, il sera sur un fumier sans pouvoir se remuer; si pour le jeu, les larmes et les soupirs luy couvriront la face; enfin le diable recompense ces gens-là par un contraire. [Note 272: Sur ces coureurs _basques_, parmi lesquels les grands seigneurs choisissoient leurs laquais au 17e siècle, V. Francisque-Michel, _Le Pays basque_, p. 100-102. L'un des valets de Célimène, dans le _Misanthrope_, s'appelle Basque.] [Note 273: Sur les _anneaux constellés_, comme les appelle Molière dans _L'Amour médecin_, et sur quelques autres bagues magiques, V. Ch. Louandre, _La Sorcellerie_, 1853, in-18, p. 52-53.] Vous avez donc veu comme nos invisibles sont my-partis les uns de-çà et les autres de-là. Il nous faut voir le cours de leurs enseignemens et l'etablissement de leur college. Les six destinez pour la France, qui sont ceux dont nous parlerons, puisque les autres sont ès païs estrangers, et desquels nous aurons (s'il plaist à Dieu) bien tost nouvelle de leur mort ou de leur fuitte, arrivèrent à Paris environ le 14 de juillet, chacun prenant son logis à part pour oster toute sorte de soupçon, ne laissans de communiquer chaque jour ensemblement au lieu où la première pensée les portoit, tantost sur le mont Parnasse[274], près le diable de Vauvert[275], tantost vers les colonnes de Montfaucon, tantost dans les carrières de Montmartre[276] et tantost le long des sources de Belleville[277]; là, proposoient les leçons qu'ils devoient faire en particulier avant de les rendre publiques, et de la difficulté qu'il y avoit d'enseigner une nouvelle religion à Paris, tant à cause des livres theophiliques[278] que de tant de predicateurs qui ne demandent autre chose que d'entrer dans le combat de la verité pour confondre les ennemis de la religion et les fleaux, ou plustost les bourreaux, de la vertu. [Note 274: C'étoit une butte, dont rien n'est resté que le nom. Il lui étoit venu des exercices de poésie et de chant qu'y venoient faire, au 16e siècle, les écoliers des différents colléges de Paris. A l'époque de la Fronde, dans la crainte que les troupes royales n'y prissent position, il fut décidé qu'on l'aplaniroit: «Faut demander aux habitants du faubourg Saint-Germain de desmolir le _Mont-de-Parnasse_.» (_Registre de l'hôtel de ville pendant la Fronde_, t. I, p. 154.)] [Note 275: V. Coquillard. édit. d'Héricault, t. I, p. 186; _Ancien Théâtre_, t. V, p. 372.] [Note 276: Ces carrières de Montmartre servoient d'abri à plus d'un de ces conciliabules de sorciers. C'étoit un lieu propre à toutes sortes de réunions clandestines, et l'on sait qu'Ignace de Loyola y rassembla ses premiers disciples le jour où tous prononcèrent, dans la chapelle voisine, le voeu solennel qui fut le point de départ de la société de Jésus. (Orlandin. _Histor. societ. Jesu_, pars prima, lib. I, p. 20.)] [Note 277: Sur ces sources, qui descendoient de Belleville et des Prés-Saint-Gervais, pour remplir les fossés et entraîner les immondices des égouts de Paris, V. un article du _Mercure_ (août 1811, p. 225), et notre article _Une rivière souterraine dans Paris_ (_Moniteur_, 8 août 1855).] [Note 278: On confondoit volontiers ces sectaires avec les _libertins_ de la société de Théophile, afin de les englober dans une même excommunication, et, si c'étoit possible, dans le même supplice. Le P. Garasse, en son _Apologie_, rapproche perfidement le nom de Théophile de celui des frères de la _Croix de Roses_ (_sic_). V. _Oeuvres de Théophile_, édit. Alleaume, t. I, p. LIX.] Quelques jours se passent, pendant lesquels la depense de leur hostellerie augmente. Point d'escolliers, point de profits pour avoir credit. Il n'est que de bien payer au commencement; mais en payant il se trouve que leur argent devient invisible et que leur bourse est accouchée; cela ne les étonne pas, quoy que le diable manque desja en sa promesse que leur bourse seroit toujours plaine. Ils ont des chevaux, lesquels ils vendent pour avoir des meubles et prendre des chambres à loüages, afin d'estre plus libres à chercher des escolliers; l'argent reçu, les chevaux sont transportez par l'achepteur et renduz invisibles au vendeur. Les chevaux vendus, et quoy qu'ils avoient auparavant resolu de se garnir de meubles, ils changent de volonté et louèrent deux chambres garnies dans les marests du Temple[279], où ils logèrent ensemblement, resolus d'y faire leçon particulière et publique: Le temps est venu (disent-ils) de prodiguer et fructifier, et par noz enseignemens attirer à nous les hommes de ce siècle. Pour cet effect, ils affichèrent de nuict, en plusieurs carefours, des billets et memoires dont la teneur en suit: _Nous, deputez du college de Rose-Croix, donnons avis à tous ceux qui desireront entrer en nostre societé et congregation, de les enseigner en la parfaite cognoissance du Très Hault, de la part duquel nous ferons aujourd'hui assemblée, et les rendrons de visibles invisibles et d'invisibles visibles, et seront transportez par tous les pays estrangers où leur desir les portera. Mais, pour parvenir à la cognoissance de ces merveilles, nous advertissons le lecteur que nous cognoissons ses pensées; que si la volonté le prend de nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous; mais si la volonté le porte reellement de fait de s'inscrire sur le registre de nostre confraternité, nous qui jugeons des premiers, nous luy ferons voir la verité de nos promesses, tellement que nous ne mettons point le lieu de nostre demeure, puisque les pensées jointes à la volonté reelle du lecteur seront capables de nous faire cognoistre à luy et luy à nous[280]._ [Note 279: Robert Fludd, en un passage de l'_Apologie_ qu'il fit de ses confrères de la Rose-Croix, parle de l'un d'eux qui étoit venu, comme il est dit ici, loger aux Marais du Temple, et à qui la plus merveilleuse aventure seroit arrivée par suite d'une experience sur du sang humain. Un samedi matin, à l'heure où le prêtre dit la messe, il s'étoit mis à en distiller dans une cornue; puis, les jours suivants, il en avoit encore versé goutte à goutte, en suivant le rite cabalistique. Le vendredi, comme il dormoit dans la chambre voisine de son laboratoire, voilà que vers minuit un bruit affreux, semblable au beuglement d'un boeuf, se fait tout à coup entendre. Le corps ruisselant d'une sueur froide, il se lève sur son séant, et, à travers la fenêtre éclairée par les rayons de la lune, il voit passer une sorte de nuée qui peu à peu revêt une forme humaine et disparoît en poussant un cri aigu. Le lendemain, de très bonne heure, lorsqu'il eut ôté la cornue du feu et qu'il l'eut brisée pour voir le résultat de son opération, il y trouva une tête humaine tout ensanglantée. Alors il lui revint à l'esprit ce qu'un vieil alchimiste son maître lui avoit dit, à savoir que si pendant l'oeuvre magique un de ceux qui ont fourni le sang vient à mourir, son âme commence d'errer toute plaintive autour du lieu où son sang a été répandu. Le seigneur de Bourdaloue, qui, en sa qualité de secrétaire du duc de Guise, habitoit l'hôtel voisin du lieu où ce prodige s'étoit passé, en avoit fait le récit à Fludd lors du voyage que celui-ci fit à Paris, peu de temps après.] [Note 280: Cette affiche se trouve, mais incomplète, dans la pièce que nous avons publiée t. I, p. 123. Naudé, qui la donne aussi, mais non telle qu'elle est ici, dans son _Advertissement pieux et très utile_, dit que le besoin d'avoir des nouvelles promptes de la Cour, qui étoit à Fontainebleau, et de Mansfeld, qui menaçoit la frontière, avoit fait imaginer le moyen de communication annoncé par l'affiche, et qui, de fait, eût été fort commode. Nous avons, au reste, cité ce qu'il dit à ce sujet, t. I, p. 123, note.] Ces memoires, escripts à la main, estans affichez en plusieurs endroits, firent reveiller les esprits des plus curieux, tant des doctes que des ignorans. Chacun s'estonne de cette invisibilité et de la perfection de parler toutes sortes de langues. Les uns disent que ces gens-là viennent de la part du S. Esprit; les autres, qu'il faut que ce soit quelques saincts personnages; et les autres, que ce ne sont que magie et illusions. D'autres admirent davantage la cognoissance des pensées secrettes, veu que cela n'appartient qu'à Dieu seul, et sont incredules à cet esgard. D'autres disent que le diable a cognoissance des choses passées et des presentes; que s'il a cognoissance des choses presentes, les pensées sont choses presentes, et, partant, le diable en peut cognoistre et en donner la cognoissance à ses suppots. Sur ces contrarietez et anxietez d'esprit passe un advocat du parlement de Paris, qui s'arreste à la lecture de ces affiches, et d'autant que les sergens l'avoient long-temps gallopé et le gallopoient tous les jours pour le mettre dans le croton, la pensée et la volonté le prennent de s'enroller en cet ordre nouveau, rien qu'au subject de se rendre invisible, afin que quand messieurs les sergents le galloperont ou le tiendront, qu'il devienne invisible devant eux. Incontinant que la pensée fut jointe à la volonté, l'un de noz invisibles parut à cet advocat, luy disant: «Je suis un de ceux que vous cherchez, qui ont cogneu la volonté de vostre pensée; trouvez-vous, à huict heures du soir, vis-à-vis des boucheries du Maretz[281], on vous apprendra ce que desirez.» Cela fait, l'autre disparut, ce qui donna plus de force à l'advocat de croire le contenu de l'affiche, et ne manqua pas, à l'heure dicte, de se trouver au rendez-vous, où le mesme personnage le vint trouver, luy bande les yeux et le fait toupier[282] par cinq ou six ruelles pour entrer au logis des invisibles. [Note 281: Les _Boucheries-du-temple_, établies au XIIe siècle par les Templiers, dans la rue de Braque.] [Note 282: Tourner comme une _toupie_.] L'advocat, arrivé à la chambre, les yeux debandez, voit devant luy cinq personnages en guise de senateurs, dont la façon estoit grave et le parler magistral: «Nous sçavons ce que vous desirez; mais avant que donner contentement en voz desirs, il faut que vous prestiez le serment de fidelité et que vous escriviez dans un papier quatre mots seullement: «Je renonce à moy-mesme.» Car, pour parvenir à l'instruction d'une croyance nouvelle, il faut bander les yeux à toutes autres instructions precedentes.» L'advocat escrit ce qui est dit et preste le serment de fidelité, ensuite du quel on luy soufle à l'oreille, et croyoit que ce soufle fut le vent du Sainct Esprit au lieu de l'halleine du diable. On luy fait voir mille illusions par l'operation des demons: tantost Alexandre le grand monté sur un genez d'Espagne, armé de toutes pièces, et tantost un Neron qui fait estrangler sa mère pour voir le lieu où il avoit esté engendré, et une infinité d'autres choses particulières où sa curiosité le portoit. On luy donne l'instruction des mots qu'il doit dire pour se rendre invisible quand il voudra, et les imprecations qu'il doit faire contre l'Eglise romaine, avec les hommages qu'il est obligé de rendre soir et matin au diable leur maistre, en recognoissance de ses merveilles ainsi prodiguées pour l'utilité et profit particulier des hommes de ce temps. Cela fait, ils font despoüiller l'advocat dans un cabinet pour le frotter de l'onguent de magie, puis luy enjoignirent d'aller se laver à la pointe du jour dans la rivière, pour nettoyer la crasse des ordures passées. Toutes ces ceremonies faictes, on commence à boire et manger à l'epicurienne, aux despens de l'advocat, qui n'epargnoit rien de ce qu'il possedoit pour traicter ses compagnons; et après bon vin bon cheval, on luy rebande les yeux et le conduict-on, à quatre heures du matin, au lieu où l'on l'avoit pris le soir precedent, avec commandement de s'aller baigner de ce pas, ce qu'il fist, quoy que bridé de vin, pour ne point manquer à son debvoir; mais le pauvre miserable ne fut pas sitost dans l'eau qu'il se voulut mettre en nage pour mieux se laver, et se noya. Et par ainsi de visible fut fait invisible; mais d'invisible visible non, car son corps n'a sceu estre trouvé dans la rivière, quoy que l'on aye fait toute diligence à le chercher. Voila les premiers fruicts qui sont sortis de l'estude des docteurs invisibles à la fin de juillet dernier. Un soldat du regiment des gardes, aussi curieux que l'advocat pour se rendre invisible et se transporter ès pays estrangers pour y faire une meilleure fortune qu'il n'avoit pas faicte au siége de Monpellier[283], fut porté d'une mesme volonté et traicté en la sorte que le premier, fors qu'au lieu de s'aller baigner on luy commanda que, pour prouver son invisibilité, il se mist de la bande des assassins du faux-bourg Sainct Germain[284], où le lendemain il fut miserablement assassiné au mois d'aoust dernier. [Note 283: V., sur ce siége, _Caquets de l'Accouchée_, p. 158, 164, 169.] [Note 284: Il est souvent parlé de ces bandits dans les écrits du temps, ainsi que de la peur qu'en avoient les gens de Paris. (V. t. I, p. 198, V, 194, et surtout les _Caquets de l'Accouchée_, p. 60-61, 71, 257). Le Pré-aux-Clercs, où l'on ne faisoit que commencer à bâtir, et qui étoit encore fort désert, servoit de quartier-général à ces voleurs du faubourg Saint-Germain. J'ai même dit que le _quai Malaquest_, où ils trouvoient de faciles cachettes derrière les piles de bois, leur devoit sans doute son nom (t. III, p. 179). Les deux vauriens qui tuèrent le père de Jean Rou, en 1647, avoient dressé leurs premières embûches et faillirent même faire leur coup dans le Pré-aux-Clercs, où, un jour qu'il s'y promenoit, il les vit cachés «dans un endroit fort solitaire». (_Mémoires inédits de J. Rou_, 1857, in-8, t. I, p. 6-7.)] Le bailly de Chaulne, en Picardie, ayant oüy parler de ces invisibles, sa pensée fut tellement ancrée à sa volonté que l'un des six se transporta invisiblement à Peronne, dans le cabinet du bailly, qui feuilletoit les papiers de son procès, et l'invisible parut visible et dit à l'autre l'effet de sa pensée, s'enrolle en la societé, et, deux jours après, le pauvre miserable bailly se donna de luy-mesme un coup de pistolet dans la teste et se tua. Un Anglois francisé ayant receu la mesme instruction que les autres, voulant retourner en Angleterre, fut porté en un moment au pied de la tour d'ordre de Boullongne sur la mer, et voyant qu'il n'y avoit plus que la mer à passer, pria le demon qui l'avoit porté jusques là de le porter à Londres. Le demon le prend avec telle furie, qu'estant entre Callais et Douvres, il le laissa choir dans le profond de la mer, avec un bruict espouvantable, fait en la presence de deux cens navires hollandois qui flottoient en ces quartiers-là, et qui estoient partis d'Amsterdam pour aller aux Indes au mois de septembre dernier. Un Gascon, dont les rodomontades sembloient menacer terre et ciel, voulut entrer en ceste congregation nouvelle, afin d'aller trouver le comte de Mansfeld[285] et luy offrir son service. Estant sur les frontières de Bavière, porté dans l'air par son demon, le tonnerre, qui s'estoit fait en l'air, se fend en mille parts, dont le demon eust si grand frayeur qu'il quitta le Gascon, qui tomba dans le lac de Westong, en la presence de sept ou huict pescheurs de poisson. [Note 285: Il étoit, en effet, fort question de lui alors, comme nous l'avons déjà dit dans une note précédente. (V. _Les Caquets de l'Accouchée_, p. 191-192, 275.)] Un Normand du païs de Sapience au Constantin[286] ayant sceu que l'on enseignoit à Paris la methode de se rendre invisible, vint faire hommage comme les autres; mais quatre jours après, passant par la ville de Reims pour visiter son procureur, la peste le prit, qui l'estrangla au mois d'octobre dernier. [Note 286: Lisez dans le Cotentin. Les Parisiens, qui savoient combien les Normands sont gens rusés, appeloient leur province _le bon pays de Sapience_.] Un Provençal, aussi tost que les autres, qui vouloit sçavoir le fondement de ces merveilles nouvelles, après avoir fait le serment et receu les instructions, fut estranglé la nuict en suivant, et son corps invisible pour avoir manqué à faire l'hommage qu'il devoit soir et matin à son demon. Cela arriva au village de Plisan, au mesme mois d'octobre. Un jeune homme de l'Isle de France, dont je tays le nom comme des autres, pour ne point scandalizer les maisons ny les familles, ayant fait l'amour un fort long-temps à une fille de bon lieu, laquelle, peu amoureuse des delices du monde, habandonna l'amour passager à un eternel amour, se retirant dans une religion devote où elle a fait profession d'y vivre et mourir; et ce jeune homme, encore passionné de sa maitresse, laquelle il aimoit uniquement, et de laquelle il portoit au coeur et l'image et l'idée, fust si aveuglé que d'aller faire comme les autres pour se rendre invisiblement dans la chambre de la religieuse et contempler à loisir l'original de son portraict. Mais tant s'en faut qu'il peust aller voir secrettement son amante, que la nuict en suivant qu'il eust fait paction et serment à noz invisibles, un desespoir le prist de telle sorte qu'il s'estrangla avec ses jarretières. Il me semble que, pour eviter prolixité, c'est assez d'avoir fait preuve de ceux cy dessus nommez pour servir de preuve et tesmoignage que noz invisibles sont diables et non pas des hommes, demons qui attirent par leurs enchantemens et discours empoisonnez une infinité de personnes volontaires qui n'ont aucune crainte de Dieu devant les yeux. Parolles empoisonnées qui ne produisent autres fruicts que la mort deplorable du corps et la perte irreparable de l'ame! Trompeurs manifestes qui precipitent les trop curieux dans les enfers, et leur font oublier le Createur pour suivre l'effroyable compagnie de Satan. Retournons encore à eux, et voyons ce qu'ils deviendront. Pendant le temps qu'ils font toutes ces choses, leurs habits s'usent et les loyers de leurs chambres loquentes escheent sans qu'ils puissent satisfaire à leur hoste, que sur les esperances qu'ils avoient de le payer bien tost. Deux mois sont des-ja escheux, qui est beaucoup attendre pour un hoste qui n'a aucuns gaiges ny asseurance, tellement qu'il les presse fort d'estre payé, ce que les autres voyans, et craignans d'estre arrestez, en vertu du privilege aux bourgeois de Paris, furent d'advis de s'en aller sans payer, ce qu'ils firent une belle nuict, sans dire adieu, et vindrent loger au faux-bourg Sainct-Germain[287]. L'hostesse, qui pensa le lendemain aller faire les licts des chambres, ne s'estonna pas de ce qu'ils n'y estoient pas pour lors, parce que souvent ils se rendoient invisibles; mais ce qui luy fist croire que c'estoient des trompeurs qui s'en estoient allez pour ne point revenir, fut qu'ils avoient emportez tous les draps des licts. [Note 287: Nous avons déjà dit (t. IV, p. 151) combien, depuis longtemps déjà, il y avoit dans le faubourg Saint-Germain d'hôtels garnis, de chambres de louage, d'auberges de toutes sortes. Tout le monde s'y faisoit logeur. Ainsi La Planche nous dit que La Renaudie s'étoit retiré chez l'avocat des Avenelles, «qui tenoit maison garnie à Saint-Germain-des-Prez, à la mode communément usitée à Paris.» (_Estat de la France_, t. I, p. 110.) Il y avoit mieux encore: lorsque les grands seigneurs étoient absents, les concierges avoient permission de louer garnis, au jour le jour, les hôtels restés vacants. (_Relat. des ambassad. vénitiens_, dans les _Docum. inéd._, t. II, p. 609). Il est question dans l'Estoille, d'un loueur de chambres du faubourg Saint-Germain nommé Robert, t. II, p. 388.] Ceste femme, doublement affligée de la perte de son linge et de ses loyers, ne peut se tenir de crier. Le mary monte, qui ne sceust que dire, sinon qu'il commanda à sa femme de se taire, de crainte que l'on ne decouvrist qu'ils avoient logé et recelé telles sortes de gens sans en advenir le commissaire du quartier[288]. Tout ce que les pauvres gens peurent faire, ce fut de les maudire: O diable soit donné les invisibles! La peste estrangle ces volleurs-là! Malle mort saisisse tels affronteurs! Et d'autres parolles semblables, desquelles les autres s'engraissent. Voila l'invisibilité de nos invisibles de Maretz du Temple aux faux-bourgs S. Germain. [Note 288: C'étoit un usage qui nous venoit de Rome. On sait, par un passage du _Satyricon_, que chaque soir un licteur de l'édile faisoit la visite des auberges, pour savoir quels gens s'y trouvoient. Marco-Polo dit avoir vu une mesure du même genre en vigueur dans les états du grand Khan. (V. notre _Histoire des hôtelleries et cabarets_, t. I, p. 130.) L'ordonnance de Henri III de 1579 avoit statué que les aubergistes ne pourroient loger plus d'un jour les gens sans aveu. En 1635, on alla plus loin: par règlement daté du 30 mars, défense fut faite de leur donner asile, sous peine de confiscation. (De Lamare, _Traité de la police_, t. I, tit. 5, ch. 9.)] Essans aux faux-bourgs S. Germain des prez, chez un Italien maquereau[289] signalé si jamais il en fust, et se voyans privez de tout secours humain, et mesme de l'execution des promesses du nigromencien, confirmées par Astarot, de ne les laisser jamais la bourse vuide, et que leurs enseignemens ne leur apportoient aucun profit, parce qu'il ne venoit vers eux que des volontaires, des frippons et des vagabonds qui n'ont rien que la cappe et l'espée, ils resolurent que l'un d'eux s'iroit à Lyon pour se plaindre au negromencien de leur necessité. L'un doncques y fut, qui, au lieu d'estre le bien venu, receut mille paroles injurieuses de leur maistre; et pour couronner leur fin finale, il luy dit: «Va, et dit à tes compagnons que pour avoir manqué en leur debvoir, ils ont encouru l'ire et l'indignation du Très Hault, qui est le seul subject pour lequel ils ont esté habandonnez, et que toy et eux se preparent à la mort, car le temps est plus proche qu'ils ne pensent.» [Note 289: Il y avoit beaucoup de gens de cette espèce au faubourg Saint-Germain, surtout dans la partie où se trouvoient les maisons bâties par la reine Marguerite. (V. t. 1, p. 207.)] Voila nostre invisible bien estonné, qui raconte à ses compagnons plustost la mort que la vie, plustost la misère d'une eternelle pauvreté que non pas l'esperance de paroistre riches et puissans comme ils esperoient; la colère les transporte, le desespoir les prend, la rage les saisit, et n'ont devant les yeux que l'effroy et l'espouventement. Ils voudroient bien se recognoistre et former un appel contre ce qu'ils ont contracté et signé, mais le sang de leurs veynes paroist à leurs yeux, mille diables sont devant eux, la misericorde de Dieu, qu'ils ont delaisée, leur eschappe, et les boute-feux des demons enragez sont prests d'executer le decret de l'enfer. En ces perplexitez et premiers tintamarres, l'Italien monte en hault pour sçavoir l'origine de leur mal; mais l'excuse qu'ils prindrent fut qu'ils luy dirent qu'ils estoient fachez de ce qu'ils ne pouvoient luy donner de l'argent sitost qu'ils desiroient, parce qu'ils avoient une lettre d'eschange de mil escus à prendre à Lyon, chez Particelles et Sello[290], qui avoient fait banqueroutte, et que ceste banqueroutte estoit la cause de leur deüil. L'Italien leur dit qu'ils ne se faschassent point pour cela et qu'il auroit encore patience. [Note 290: C'étoient de ces banquiers italiens dont il y avoit un si grand nombre à Lyon dès le temps de François Ier, et qui, après avoir fait leur fortune, vinrent grands seigneurs à Paris. (V. sur la banque de Lyon, notre t. II, p. 159.) Le Particelle dont il est ici parlé est le père de Particelli d'Emery.] Mais ce n'estoit pas là où le mal les tenoit, car plus ils retardent l'execution de la volonté du diable leur maistre auquel ils se sont donnez, et avec lequel ils ont contracté par l'entremise de Respuch, negromencien, leur coeur est epoinçonné de fureur, il n'y a partie en leurs corps qui ne sente de la douleur, et la plus grande douleur qui les tallonne est de la meffiance qu'ils ont de la misericorde de Dieu. Ils cognoissent leur faute et ne peuvent demander pardon, parce que la presence des demons les estonne de telle sorte qu'il semble que s'ils ouvroyent la bouche pour interceder la clemence de Dieu, qu'incontinant ils auroient le col tors. Enfin, privé de secours et divin et humain, ils concluent de sortir le faux-bourgs S. Germain, afin de ne point donner à cognoistre publiquement la detestable fin de leurs jours. C'est ordinairement ce que font ceux qui ont fait paction avec les diables, de sortir de leurs maisons lorsque le temps contracté est finy, afin de ne point donner mauvais augure à leurs parens et à leurs voisins de l'estat malheureux où ils meurent. Estans sortis de leur chambre, ils prennent le chemin de Vaugirard, passent le Visage sur les six heures du soir, et de là vont sur les côtes des montagnes qui sont entre Meudon et Seure. Là ils se preparent de recevoir la mort ou quelque respit de vie; mais de respit il n'en faut point parler, car le diable, qui sçavoit des-ja qu'ils avoient ballancé pour implorer la misericorde de Dieu, n'avoit garde de leur donner du temps pour perdre sa proie. Astarot parust devant eux, non pas en ange de lumière, comme il avoit fait lors de la ratification de l'accord, pour ne les point estonner, ains avec une presence affreuse et du tout espouvantable, accompagné d'un million de demons qui environnoient ces pauvres gens de tous costez. Hé bien! dit Astarot, vous avez esté curieux de sçavoir la science des langues estrangères et de vous rendre invisibles par tout; il est temps de satisfaire et recompenser la peine de vos precepteurs et conducteurs.» Ces pauvres gens, effrayez non seullement de la parole, mais de la quantité des demons qui les environnoient, ne sceurent que respondre. Les articles entr'eux accordez leur sont representez; ils cognoissent la signature de leur sang; leur ame, qu'ils croyoient mourir avec le corps, ou que le corps fust sans ame, commence à les convaincre d'infidelité. Pendant ces tristes discours, matines sonnent au novicial des capucins de Meudon, et au son de ceste cloche il se fait un tremblement de terre au lieu où les demons estoient, qui font lever une bourrasque de vent qui enlève en corps et en ame les six curieux, qui de visibles devinrent invisibles. Voila la fin deplorable que la curiosité apporte bien souvent. Il ne faut point que le lecteur s'estonne de ceste histoire tragique; le diable en a joüé et en joue tous les jours de plus sanglantes. On ne sçait pas tous ceux qui ont des grimoires, ny tous les enchanteurs, ny tous ceux qui font des horoscopes, qui est une espèce de magie, ny la fin miserable de telles sortes de gens, parce que, leur temps venu, ils se retirent hors de leur maison, et vont sans compagnie satisfaire à la justice du diable. Il ne faut point aussi que le lecteur revoque en doubte que non seullement dans Paris, mais par toutes les villes capitales de France, il y a des personnes qui sont pires que les diables, personnes qui se joüent à la plotte de l'immortalité de l'âme, et qui croyent et enseignent que l'ame est mortelle comme le corps; mais, helas! qui passent bien plus outre, soustenans qu'il n'y a point de Dieu. Les diables connaissent un Dieu et ne peuvent rien faire sans son commandement, et cognoissent l'immortalité de l'ame, et partant ces hommes la sont pires que les diables, pires que les anabaptistes, qui disent que le corps estant mort et mis dans le tombeau, l'ame de ce corps demeure vivante dans ce mesme tombeau, à costé du corps, attendant la resurrection d'iceluy pour se remettre dedans. Les Grecs, antiens payens et infidelles, ont escrit que les heroes sont les ames des hommes valeureux, qui, par leurs vertus et merites, après leur trepas montent à un degré plus auguste et une condition plus approchante de la divinité que ne sont les communs personages. Je ne veux point m'estendre sur la justification de la preuve de l'immortalité de l'ame, car elle est plus clair que ce qui paroist à noz yeux. Les cahiers saincts en sont remplis; sainct Augustin le chante assez, et l'Eglise, espouse de Dieu, en a la parfaite cognoissance. Je concluray donc, en chrestien, par les regrets que je reçois en l'ame de voir tant de pauvres esprits curieux se precipiter d'eux mesmes dans le gouffre de l'enfer. D'aller chercher l'essence de Dieu, c'est vouloir mettre l'eau de la mer dans un demy septier; et l'immortalité de l'ame, c'est vouloir rendre un verre plus fort qu'un rocher. Bien heureux sont ceux qui, despoüillez de telles curiositez, se contentent seullement de croire ce que l'Eglise croit, et s'efforcent d'executer les commandemens de Dieu et de l'Eglise; bien heureux sont les pauvres d'esprit, puisque le plus souvent nous voyons abysmer dans les ondes infernales les doctes et les plus relevez en doctrines. Mais afin que ce petit discours puisse destourner les curieux de telle curiosité, ou qu'il puisse profiter à ceux qui sont des-ja escripts dans la capitulation du diable, unissons nous tous d'un commun accord pour presenter nos prières à Dieu à ce qui luy plaise nous destourner de cet ambition de sçavoir tout, et de tout ne sçavoir rien, et que par sa grace il inspire à repentance ceux qui ont contracté et sont sur les poincts de contracter avec les demons pour perdre et leur corps et leur ame. Dieu commande au diable, et quoy que le diable ait la promesse d'une creature, signée et escripte de son sang, on le contrainct de la rapporter, et ce n'est pas la centiesme qu'il a rendue par les suffrages et les exorcismes de l'Eglise. Nous y sommes obligez puisqu'ils sont noz prochains, et s'ils sont indignes de noz prières, elles serviront à autre fin. Ainsi soit-il. FIN. _La Journée des Dupes[291]._ [Note 291: Cette relation est du duc de Saint-Simon, à qui son père, l'un des principaux acteurs dans cette affaire, en avoit raconté les détails. On ne la trouve jointe à aucune édition de ses _Mémoires_, pas même à la dernière, dont la publication n'est terminée que depuis quelques mois. Elle y eût cependant figuré avec avantage, je dirai même qu'elle y étoit indispensable comme pièce justificative du premier volume. Elle explique en effet, et complète, comme on le verra, ce passage du chapitre IV des _Mémoires_ (édit. Hachette, in-18, t. I, p. 34): «Je serois trop long, dit Saint-Simon, si je me mettois à raconter bien des choses que j'ai sues de mon père, qui me font bien regretter mon âge et le sien qui ne m'ont pas permis d'en apprendre davantage.» Il ne faut pas oublier ici que lorsque Saint-Simon vint au monde, son père avoit soixante-huit ans, et que par conséquent le temps dut manquer aux confidences paternelles: «Je ne m'arrêterai point, ajoute-t-il, à la fameuse _Journée des Dupes_, où il eut le sort du cardinal de Richelieu entre les mains, parce que je l'ai trouvée dans..., toute telle que mon père me l'a racontée. Ce n'est pas qu'il tînt en rien au cardinal de Richelieu, mais il crut voir un précipice dans l'humeur de la reine-mère et dans le nombre de gens qui par elle prétendoient tous à gouverner. Il crut aussi, par les succès qu'avoit eus le premier ministre, qu'il étoit bien dangereux de changer de main dans la crise où l'État se trouvoit alors au dehors, et ces vues seules le conduisirent.» Ce qu'on va lire confirme tout ce qu'il dit ici. Mais à quelle relation du même événement fait-il allusion dans cette phrase: «Je ne m'arrêterai point à la _Journée des Dupes_..., parce que je l'ai trouvée dans..., toute telle que mon père me l'a racontée?» Tous les éditeurs se contentent de dire que le nom qui se trouvoit après _dans_ a été gratté sur le manuscrit. C'étoit une belle occasion de mettre leur sagacité à l'épreuve; ils ne l'ont pas saisie. Aucun n'a pris la peine de chercher quel est celui des historiens de ce règne dont la relation de cette affaire avoit si bien l'assentiment de Saint-Simon, qu'il crût à cause d'elle pouvoir se dispenser d'en écrire une nouvelle dans ses _Mémoires_. Ma curiosité n'a pas été aussi indolente. La connaissance que j'avois du récit dont Saint-Simon pouvoit bien ne pas vouloir grossir son chapitre IV, mais qu'il avoit écrit cependant, m'excitoit d'ailleurs à chercher, puisque dans la coïncidence des deux relations je devois trouver une preuve de plus de l'authenticité de celle du duc. Mes recherches n'ont pas été vaines. C'est à Leclerc que revient l'honneur fort rare d'avoir fait un récit qui satisfaisoit complétement Saint-Simon, et dans lequel il ne voyoit ni rien à ajouter, ni rien à contredire. Ce qu'on lit dans son ouvrage _La Vie d'Armand-Jean, cardinal-duc de Richelieu_, 1724, in-12, t. II, p. 100-103, est en effet, sauf la forme bien entendu, et quelques détails, d'une identité parfaite avec ce qu'on va lire. Si cette preuve n'étoit pas suffisante, j'en trouverois une plus décisive encore dans ce passage de l'_Histoire de Louis XIII_ par le P. Griffet (1758, in-4, II, 66). Après avoir dit que plusieurs historiens de ce temps, et il veut parler de Montglat et de Fontenay-Mareuil, avoient prétendu qu'à la _Journée des Dupes_ ce fut le cardinal La Valette qui persuada à Richelieu de se rendre à Versailles, il ajoute: «D'autres disent que le roi lui fit dire de s'y rendre, et le témoignage de Monsieur le duc de Saint-Simon, propre fils du favori de Louis XIII, qui avoit entendu souvent raconter à son père l'histoire de cette fameuse résolution, ne permet pas d'en douter. Ce seigneur vivoit en 1754, et c'est d'après ce qu'il nous a dit lui-même que nous allons en poursuivre le récit.» Griffet ne s'en tint cependant pas à ce qu'il avoit appris de Saint-Simon. Il y a quelques différences entre ce qui se trouve dans son _Histoire_ et la narration du duc. Cela seroit assez naturel si elle ne lui avoit été faite que verbalement, mais nous savons par une note qu'il en connut la rédaction manuscrite. La confiance lui manqua sans doute; il voulut s'appuyer d'autres témoignages, et je crois qu'il eut tort. Voici cette note, analyse complète du récit de Saint-Simon, et qui pourra nous servir de sommaire: «Ce seigneur (Saint-Simon), dit Griffet, avoit composé une relation particulière de cet événement, dont nous avons vu une copie manuscrite, et prise exactement sur l'original: il y contredit, en divers points, les memoires et les histoires du temps; et, se fondant sur le témoignage de son père, il assure: 1º que la reine-mère ayant promis au roi de rendre ses bonnes grâces à la marquise de Combalet et au cardinal, le roi leur fit dire de se trouver, le 11 au matin, à la toilette de la reine; que la marquise de Combalet s'y présenta la première, et que la reine, en la voyant, oublia la parole qu'elle avoit donnée, et se mit à l'accabler d'injures et de reproches, en présence du roi, qui en fut indigné, et de Saint-Simon, son favori, qui fut seul admis à cette entrevue; que le cardinal, étant venu ensuite, ne fut pas mieux traité que sa nièce, et que le roi, sans rien dire à son ministre, qui se crut perdu, retourna promptement à l'hôtel des Ambassadeurs, où, étant entré dans son cabinet, seul avec Saint-Simon, il se jeta sur un lit de repos, et qu'un instant après tous les boutons de son pourpoint _sautèrent à terre, tant il étoit gonflé de colère_: circonstance qui ne paroît guère vraisemblable; qu'ensuite il consulta son favori, qui lui parla fortement en faveur du cardinal; et que le roi, étant résolu d'aller ce jour-là à Versailles, chargea Saint-Simon d'envoyer dire au cardinal de s'y trouver.» Tout cela se retrouve plus loin, y compris la phrase même dont s'étonne Griffet. M. Monmerqué avoit lu ce que celui-ci vient de dire, et lorsqu'il publia les _Mémoires_ de Fontenay-Mareuil, dans la 2e série de la collection Petitot, il eut grand regret de ne pouvoir confronter le récit qui s'y trouve des mêmes faits avec celui de Saint-Simon, d'autant plus que ce dernier contredit l'autre continuellement. M. A. Cochut, qui possédoit en orignal la relation de Saint-Simon, voyant, par le regret de M. Monmerqué, combien ce document faisoit défaut, en donna communication à la _Revue des Deux-Mondes_, où il fut inséré dans le numéro du 15 novembre 1834, p. 414-421. Ce recueil, étant plus littéraire qu'historique, ne put faire parvenir, à ceux qu'elle intéressoit surtout, la précieuse pièce. Elle y étoit donc si bien cachée, et presque perdue, que M. Cheruel ne l'y découvrit pas. Nous avons eu plus de bonheur, et nos lecteurs nous sauront gré de leur en faire part.] Il y a bien des choses importantes, curieuses et très particulières arrivées pendant le sejour de la Cour à Lyon, sur lesquelles on pourroit s'etendre, et qui preparèrent peu à peu l'evenement qui va être presenté, auquel il faut venir sans s'arrêter aux preliminaires. Il suffira de dire qu'il n'y fut rien oublié pour perdre le cardinal de Richelieu, et que le roy entretint la reyne d'esperances, sans aucune positive, la remettant à Paris pour prendre resolution sur une demarche aussi importante. Soit que la reyne, c'est toujours de Marie de Medicis dont on parle, comprist qu'elle n'emporteroit pas encore la disgrâce du cardinal, et qu'elle avoit encore besoin de tems et de nouveaux artifices pour y reussir; soit que, desesperant, elle se fust enfin resolue au raccommodement; soit qu'elle ne l'eust feint que pour faire un si grand eclat qu'il effrayast et entraînast le roy; ou que, sans tant de finesse, son humeur etrange l'eust seule entraînée sans dessein precedent, elle declara au roy, en arrivant à Paris, que, quelque mecontentement extrême qu'elle eust de l'ingratitude et de la conduite du cardinal de Richelieu et des siens à son egard, elle avoit enfin gagné sur elle de lui en faire un sacrifice, et de les recevoir en ses bonnes grâces, puisqu'elle luy voyoit tant de repugnance à le renvoyer, et tant de peine à voir sa mère s'exclure du conseil à cause de la presence de ce ministre, avec qui elle ne feroit plus de difficulté de s'y trouver desormais, par amitié et par attachement pour luy, roy. Cette declaration fut reçue du roy avec une grande joie, et comme la chose qu'il desiroit le plus et qu'il esperoit le moins, et qui le delivroit de l'odieuse necessité de choisir entre sa mère et son ministre. La reyne poussa la chose jusqu'à l'empressement, de sorte que le jour fut pris au plus prochain (car on arrivoit encore de Lyon[292], les uns après les autres), auquel jour le cardinal de Richelieu et sa nièce de Combalet[293], dame d'atours de la reyne, viendraient, à sa toilette, recevoir le pardon et le retour de ses bonnes graces. La toilette alors, et longtems depuis, etoit une heure où il n'y avoit ny dames ny courtisans, mais des personnes en très petit nombre, favorisées de cette entrée, et ce fut par cette raison que ce tems fut choisi. La reyne logeoit à Luxembourg, qu'elle venoit d'achever[294], et le roy, qui alloit et venoit à Versailles[295], s'etoit etabli à l'hôtel des Ambassadeurs[296] extraordinaires, rue de Tournon, pour être plus près d'elle. [Note 292: Au retour de l'expédition de Savoie, dont le principal fait d'armes sa trouvera raconté par Saint-Simon, dans le fragment qui suivra celui-ci. Le roi, arrivé à Lyon le 7 septembre, y étoit resté deux mois, pour se reposer d'abord, puis retenu par la maladie qui le prit à la fin de septembre et mit sa vie en grand danger. C'est cette maladie du roi qui permit aux ennemis du cardinal toutes sortes de manoeuvres en leur inspirant toutes sortes d'espérances, auxquelles ils ne voulurent pas renoncer, lorsque le retour du roi à la santé les aurait dû mettre à néant.] [Note 293: Nièce du cardinal de Richelieu. V. plus haut, p. 42, notes 1 et 2.] [Note 294: Il y avoit toutefois déjà dix ans, en 1630, que le Luxembourg étoit achevé. «Les fondements, dit Piganiol (_Descript. de Paris_, 1765, in-8, t. VII, p. 162), en furent jetés en 1615, et, quoiqu'on y travaillât sans discontinuation, il ne fut achevé qu'en 1620.» Quatre ans après, il en paraissoit un très curieux et magnifique éloge dans la troisième des _Satyres_ du sieur du Lorens (1624, in-8, p. 17.)] [Note 295: A cause de la chasse, dont c'étoit la saison, puisqu'on étoit alors au commencement de novembre. Il n'y avoit que quatre ans tout au plus que Louis XIII avoit achevé de construire, ou plutôt de remettre à neuf le petit château de Versailles, qu'il avoit acquis, moyennant cinquante mille écus, de Jean Soisy. Le Beuf. (_Hist. du diocèse de Paris_, t. VII, p. 307.) On n'eût pas dit que c'étoit un château royal, tant il étoit d'apparence modeste: «Nul gentilhomme, disoit Bassompierre en 1626, dans son discours aux notables, n'en voudroit tirer vanité.» Quatre pavillons, unis par trois corps de bâtiment; un péristyle à colonnes, surmonté d'une galerie et joignant ensemble les deux pavillons de l'est, le tout en briques; tout autour un large fossé, et derrière un parc, qui ne fut agrandi que lorsqu'en 1632 le roi eut acheté et fait démolir le vieux castel des Loménie et des Gondi: tel étoit alors le château de Versailles. Louis XIV le respecta: «Sa Majesté, dit Félibien, a eu cette piété pour la mémoire du feu roi son père de ne rien abattre de ce qu'il avoit fait bâtir.» Mansard, qui résistoit, dut se soumettre, et le vieux château de briques resta comme enchâssé dans le nouveau. On le voit encore avec sa rouge façade qui regarde de haut l'avenue de Paris. Au devant se trouve la _cour de marbre_, qu'on appela ainsi lorsque Louis XIV l'eut fait paver «d'un marbre blanc et noir, avec des bandes de marbre blanc et rouge».] [Note 296: C'étoit l'hôtel qui avoit appartenu auparavant au maréchal d'Ancre, et dont il a été parlé déjà, t. IV, p. 30. On y logeoit les ambassadeurs extraordinaires.] Le jour venu de ce grand raccommodement, le roy alla à pied de chez luy chez la reyne. Il la trouva seule à sa toilette, où il avoit été résolu que les plus privilegiés n'entreroient pas ce jour-là: en sorte qu'il n'y eut que trois femmes de chambre de la reyne, un garçon de chambre ou deux, et qui que ce soit d'hommes, que le roy et mon père, qu'il fit entrer et rester[297]. Le capitaine des gardes même fut exclu. Madame de Combalet, depuis duchesse d'Aiguillon, arriva comme le roy et la reyne parloient du raccommodement qui s'alloit faire en des termes qui ne laissoient rien à desirer, lorsque l'aspect de madame de Combalet glaça tout à coup la reyne. Cette dame se jeta à ses pieds avec tous les discours les plus respectueux, les plus humbles et les plus soumis. J'ai ouï dire à mon père, qui n'en perdit rien, qu'elle y mit tout son bien-dire et tout son esprit, et elle en avoit beaucoup. A la froideur de la reyne, l'aigreur succeda, puis incontinent la colère, l'emportement, les plus amers reproches, enfin un torrent d'injures, et peu à peu de ces injures qui ne sont connues qu'aux halles. Aux premiers mouvements, le roy voulut s'entremettre; aux reproches, sommer la reyne de ce qu'elle luy avoit formellement promis, et sans qu'il l'en eust priée; aux injures, la faire souvenir qu'il etoit present, et qu'elle se manquoit à elle-même. Rien ne peut arrêter ce torrent. De fois à autre, le roy regardoit mon père et lui faisoit quelque signe d'etonnement et de depit; et mon père, immobile, les yeux bas, osoit à peine et rarement les tourner vers le roy comme à la derobée. Il ne contoit jamais cette enorme scène qu'il n'ajoutast qu'en sa vie il ne s'etoit trouvé si mal à son aise. A la fin, le roy, outré, s'avança, car il etoit demeuré debout, prit madame de Combalet, toujours aux pieds de la reyne, la tira par l'epaule, et luy dit en colère que c'etoit assez en avoir entendu, et de se retirer. Sortant en pleurs, elle trouva le cardinal, son oncle, qui entroit dans les premières pièces de l'appartement. Il fut si effrayé de la voir en cet etat, et tellement de ce qu'elle luy raconta, qu'il balança quelque tems s'il s'en retourneroit. [Note 297: Saint-Simon étoit alors grand-écuyer et le favori en titre.] Pendant cet intervalle, le roy, avec respect, mais avec depit, reprocha à la reyne son manquement de parole donnée de son gré, sans en avoir eté sollicitée, luy s'etant contenté qu'elle vist seulement le cardinal de Richelieu au conseil, non ailleurs, ny pas un des siens; que c'etoit elle qui avoit voulu les voir chez elle, sans qu'il l'en eust priée, pour leur rendre ses bonnes grâces; au lieu de quoi elle venoit de chanter les dernières pouilles à madame de Combalet, et de luy faire, à luy, cet affront. Il ajouta que ce n'etoit pas la peine d'en faire autant au cardinal, à qui il alloit mander de ne pas entrer. A cela, la reyne s'ecria que ce n'etoit pas la même chose; que madame de Combalet lui etoit odieuse[298] et n'estoit utile à l'Estat en rien, mais que le sacrifice qu'elle vouloit faire, de voir et pardonner au cardinal de Richelieu, etoit uniquement fondé sur le bien des affaires, pour la conduite desquelles il croyoit ne pouvoir s'en passer, et qu'il alloit voir qu'elle le recevroit bien. Là dessus, le cardinal entra, assez interdit de la rencontre qu'il venoit de faire. Il s'approcha de la reyne, mit un genou à terre, commença un compliment fort soumis. La reyne l'interrompit et le fit lever assez honnêtement. Mais, peu après, la marée commença à monter: les secheresses, puis les aigreurs vinrent; après les reproches et les injures très assenées, d'ingrat, de fourbe, de perfide et autres gentillesses, qu'il trompoit le roy et trahissoit l'Estat, pour sa propre grandeur et des siens; sans que le roy, comblé de surprise et de colère, pust la faire rentrer en elle-même et arrêter une si etrange tempête; tant qu'enfin elle le chassa et luy defendit de se presenter jamais devant elle. Mon père, que le roy regardoit de fois à autre comme à la scène precedente, m'a dit souvent que le cardinal souffroit tout cela comme un condamné, et que luy-même croyoit à tous instants rentrer sous le parquet. A la fin le cardinal s'en alla. Le roy demeura fort peu de temps après luy, à faire à la reyne de vifs reproches, elle à se defendre fort mal; puis il sortit, outré de depit et de colère. Il s'en retourna chez luy, à pied, comme il etoit venu, et demanda en chemin à mon père ce qu'il luy sembloit de ce qu'il venoit de voir et d'entendre. Il haussa les epaules et ne repondit rien. [Note 298: S'il falloit en croire l'histoire secrète des amours du cardinal de Richelieu avec Marie de Médicis et Mme de Combalet publiée en 1805 dans les _Souvenirs_ du comte de Caylus, puis par Auguis dans les _Révélations indiscrètes du dix-huitième siècle_, cette haine de Marie de Médicis auroit eu la jalousie pour cause, Mme de Combalet, toujours d'après ce récit scandaleux, ayant enlevé à la reine-mère l'amour du cardinal, son oncle.] La Cour, et bien d'autres gens considerables de Paris s'etoient cependant assemblés à Luxembourg et à l'hôtel des Ambassadeurs pour faire leur cour, et par la curiosité de cette grande journée de raccommodement sçue de bien des personnes, mais dont, jusqu'alors, le succès etoit ignoré de tous ceux qui n'avoient pas rencontré madame de Combalet, ou lu dans son visage. Le sombre de celuy du roy aiguisa la curiosité de la foule qu'il trouva chez luy. Il ne parla à personne, et brossa droit à son cabinet, où il fit entrer mon père seul, et luy commanda de fermer la porte en dedans et de n'ouvrir à personne. Il se jeta sur un lit de repos, au fond de ce cabinet, et, un instant après, tous les boutons de son pourpoint sautèrent à terre, tant il etoit gonflé par la colère[299]. Après quelque temps de silence, il se mit à parler de ce qui venoit de se passer. Après les plaintes et les discours, pendant lesquels mon père se tint fort sobre, vint la politique, les embarras, les reflexions. Le roy comprit plus que jamais qu'il falloit exclure du conseil et de toute affaire la reyne, sa mère, ou le cardinal de Richelieu; et, tout irrité qu'il fust, se trouvoit combattu entre la nature et l'utilité, entre les discours du monde et l'experience qu'il avoit de la capacité de son ministre. Dans cette perplexité, il voulut si absolument que mon père lui en dist son avis, que toutes ses excuses furent inutiles. Outre la bonté et la confiance dont il luy plaisoit de l'honorer, il savoit très bien qu'il n'avoit ny attachement, ny eloignement pour le cardinal, ny pour la reyne, et qu'il ne tenoit uniquement et immediatement qu'à un si bon maître, sans aucune sorte d'intrigue ny de parti[300]. [Note 299: C'est cette circonstance que le P. Griffet trouve peu vraisemblable. Leclerc, dont encore une fois le récit est, sauf quelques particularités, tout à fait conforme à celui-ci, se contente de dire: «Ayant déboutonné son juste au corps, il (le roi) se jeta sur le lit, et dit à Saint-Simon qu'il se sentoit comme tout enflammé.» Ce débraillé, quelle qu'en fût la cause, étoit nécessaire au roi. Le mal dont il avoit failli mourir tout dernièrement à Lyon étoit, dit Leclerc, «une apostume dans le mesentère qui lui faisoit enfler le ventre», et il est assez naturel qu'il ne pût encore supporter longtemps un vêtement serré.] [Note 300: Saint-Simon, toutefois, avoit déjà prouvé qu'il étoit dévoué au cardinal. Quand on avoit été sur le point de désespérer des jours du roi, c'est à lui que Richelieu s'étoit confié pour se tirer du péril dans lequel cette mort pourroit le jeter. «Le cardinal, dit Leclerc, pria Saint-Simon, grand-écuyer, qui ne bougeoit d'auprès de la personne du roi, de porter Sa Majesté à avoir quelque soin de son premier ministre.» (_Vie d'Armand-Jean, cardinal-duc de Richelieu_, 1724, in-12, t. II, p. 98.)] Mon père fut donc forcé d'obeir. Il m'a dit que, prevoyant que le roy pourroit peut-être le faire parler sur cette grande affaire, il n'avoit cessé d'y penser depuis la sortie de Luxembourg jusqu'au moment que le roy avoit rompu le silence dans son cabinet. Il dit donc au roy qu'il etoit extrêmement fâché de se trouver dans le detroit forcé d'un tel choix; que Sa Majesté sçavoit qu'il n'avoit d'attachement de dependance que de luy seul; qu'ainsi, vuide de tout autre passion que de sa gloire, du bien des affaires, de son soulagement dans leur conduite, il luy diroit franchement, puisqu'il le luy commandoit si absolument, le peu de reflexions qu'il avoit faites depuis la sortie de la chambre de la reyne, conformes à celles que luy avoient inspirées les precedents progrès d'une brouillerie qu'il avoit craint de voir conduire à la necessité du choix, où les choses en etoient venues. Qu'il falloit considerer la reyne comme prenant aisement des amitiés et des haines, peu maîtresse de ses humeurs, voulant, neanmoins, être maîtresse des affaires, et quand elle l'etoit en tout ou en partie, se laissant manier par des gens de peu, sans experience ny capacité, n'ayant que leur interêt; dont elle revêtoit les volontés et les caprices, et les fantaisies des grands qui courtisoient ces gens de peu, lesquels, pour s'en appuyer, favorisoient leurs interêts et souvent leurs vues les plus dangereuses sans s'en apercevoir: que cela s'etoit vu sans cesse depuis la mort de Henry IV; et sans cesse aussi, un goût en elle de changement de serviteurs et de confidents de tout genre; n'ayant longuement conservé personne dans sa confiance, depuis le marechal et la marechale d'Ancre, et faisant souvent de dangereux choix; que se livrer à elle pour la conduite de l'Estat seroit se livrer à ses humeurs, à ses vicissitudes, à une succession de hazards de ceux qui la gouverneroient, aussi peu experimentés ou aussi dangereux les uns que les autres, et tous insatiables: qu'après tout ce que le roy avoit essuyé d'elle et dans leur separation, et dans leur raccommodement, après tout ce qu'il venoit de tenter et d'essayer dans l'affaire presente, il avoit rempli le devoir d'un bon fils au delà de toute mesure, que sa conscience en devoit être en repos, et sa reputation sans tache devant les gens impartiaux, quoi qu'il pust faire desormais; enfin que sa conscience et sa reputation, à l'abri sur les devoirs de fils, exigeoient de luy avec le même empire qu'il se souvint de ses devoirs de roy, dont il ne compteroit pas moins à Dieu et aux hommes; qu'il devoit penser qu'il avoit les plus grandes affaires sur les bras, que le parti protestant fumoit encore, que l'affaire de Mantoue n'etoit pas finie[301]; enfin que le roi de Suède, attiré en Allemagne par les habiles menées du cardinal, y etoit triomphant, et commençoit le grand ouvrage si nécessaire à la France, de l'abaissement de la maison d'Autriche (il faut remarquer que le roy de Suède etoit entré en Allemagne au commencement de cette même année 1630, et qu'il y fut tué à la bataille de Lutzen, le 16 novembre 1632); que Sa Majesté avoit besoin, pour une heureuse suite de ces grandes affaires, et pour en recueillir les fruits, de la même tête qui avoit su les embarquer et les conduire; du même qui, par l'eclat de ses grandes entreprises, s'etoit acquis la confiance des alliés de la France, qui ne la donneroient pas à aucun autre au même degré; et que les ennemis de la France, ravis de se voir aux mains avec une femme et ceux qui la gouvernoient, au lieu d'avoir affaire au même genie qui leur attiroit tant de travaux, de peines et de maux, triompheroient de joie d'une conduite si differente, tandis que nos alliés se trouveroient etourdis et peut-être fort ebranlés d'un changement si important; que, quelque puissant que fust le genie de Sa Majesté pour soutenir et gouverner une machine si vaste dont les ressorts et les rapports necessaires etoient si delicats, si multipliés, si peu veritablement connus, il s'y trouvoit une infinité de details auxquels il falloit journellement suffire dans le plus grand secret, avec la plus infatigable activité, que ne pourroient pas leur nature, leur diversité, leur continuité, devenir le travail d'un roy; encore moins de gens nouveaux qui, en ignorant toute la batisse, seroient arrêtés à chaque pas, et peu desireux, peut-être, par haine et par envie, de soutenir ce que le cardinal avoit si bien, si grandement, si profondement commencé. A quoi il falloit ajouter l'esperance des ennemis, qui remonteroient leur courage à la juste defiance des alliés, qui les detacheroit et les pousseroit à des traités particuliers, dans la pensée que les nouveaux ministres seroient bientôt reduits à faire place à d'autres encore plus nouveaux, et de la sorte à un changement perpetuel de conduite. [Note 301: C'est cette affaire où le duc de Savoie, soutenu par l'empereur et les Espagnols, vouloit se donner le gros lot, le duché de Mantoue, qui avoit motivé la dernière expédition de Louis XIII et sa conquête de toute la Savoie. Un traité étoit intervenu, par l'entremise de Mazarin, qui entre en scène pour la première fois comme négociateur au nom du duc de Savoie. La paix étoit faite, mais, ainsi que le dit fort bien le grand-écuyer, l'affaire n'étoit pas finie pour cela, puisque les ennemis s'avoient pas encore évacué le duché de Mantoue. Ils n'en partirent que le 27 novembre.] Ces raisons, que le roy s'etoit sans doute dites souvent à luy-même, luy firent impression. Le raisonnement se poussa, s'allongea, et dura plus de deux heures. Enfin, le roy prit son parti. Mon père le supplia d'y bien penser. Puis, l'y voyant très affermi, luy representa que, puisqu'il avoit resolu de continuer sa confiance au cardinal de Richelieu, et de se servir de luy, il ne devoit pas negliger de l'en faire avertir, parce que, dans l'estat et dans la situation où il devoit être, après ce qui venoit de se passer à Luxembourg, et n'ayant pas de nouvelles du roy, il ne seroit pas etonnant qu'il prist quelque parti prompt de retraite[302]. [Note 302: Saint-Simon savoit qu'en telle occurrence Richelieu n'ajournoit guère le moment de se mettre en sûreté, et qu'il en cherchoit au plus tôt les moyens. A Lyon, il y avoit songé, et avoit fait en sorte que le roi, tout mourant qu'il fût, y songeât pour lui. Le duc de Montmorency, à la prière de Louis XIII, avoit promis de mener Son Eminence en toute sûreté à Brouage. Ce n'étoit pas encore assez pour Richelieu: il avoit voulu s'assurer de Bassompierre et des Suisses. Bassompierre avoit refusé, et il le paya bientôt chèrement. Peu de temps après la _Journée des Dupes_, il étoit à la Bastille.] Le roy approuva cette reflexion, et ordonna à mon père de luy mander, comme de luy-même, de venir ce soir trouver Sa Majesté à Versailles, laquelle s'y en retournoit. Je n'ay point sçu, et mon père ne m'a point dit, pourquoi le message de sa part, et non de celle du roy: peut-être pour moins d'eclat et plus de menagement pour la reyne. Quoi qu'il en soit, mon père sortit du cabinet et trouva la chambre tellement remplie qu'on ne pouvoit s'y tourner. Il demanda s'il n'y avoit pas là un gentilhomme à luy. Le père du marechal de Tourville, qui etoit à luy, et qu'il donna depuis à monsieur le prince, comme un gentilhomme de merite et de confiance, lors du mariage de monsieur son fils avec la fille du marechal de Brezé[303], fendit la presse et vint à luy. Il le tira dans une fenestre et luy dit à l'oreille d'aller sur le champ chez le cardinal de Richelieu, luy dire de sa part qu'il sortoit actuellement du cabinet du roy, pour luy mander qu'il vinst ce soir même trouver sur sa parole le roy à Versailles, et qu'il rentroit sur le champ dans le cabinet, d'où il n'etoit sorti que pour luy envoyer ce message. Il y rentra, en effet, et fut encore une heure seul avec le roy. [Note 303: V. _Mémoires_, édit. Hachette, in-18, t. I, p. 36.] A la mention d'un gentilhomme de la part de mon père, les portes du cardinal tombèrent, quelques barricadées qu'elles fussent. Le cardinal, assis tête-à-tête avec le cardinal de La Vallette[304], se leva avec emotion dès qu'on le luy annonça, et alla quelques pas au devant de luy. Il ecouta le compliment, et, transporté de joie, il embrassa Tourville des deux côtés. Il fut le même jour à Versailles, où il arriva des Marillacs[305] le soir même, comme chacun sait[306]. [Note 304: Suivant Leclerc, le gentilhomme envoyé par Saint-Simon trouva Richelieu emballant ses papiers et ses meubles, pour se retirer à Brouage, dont il étoit gouverneur. La Valette étoit avec lui, comme le dit Saint-Simon; mais Leclerc, dont en cela la relation diffère un peu, ajoute que ce cardinal alla chez le roi, vit Saint-Simon, qui lui confirma toute l'affaire, puis Sa Majesté, qui lui dit: «Monsieur le cardinal a un bon maître; allez lui dire que je me recommande à lui et que sans délai il vienne à Versailles.» C'est à cause de cette démarche de La Valette et des paroles du roi que le rôle principal a sans doute été donné à ce cardinal dans plusieurs relations.] [Note 305: Sur les Marillac, V. plus haut, p. 8 et 9. Michel, frère du maréchal, avoit les sceaux. Mandé le soir même à Glatigny, près de Versailles, il crut à un redoublement de fortune; mais le lendemain La Ville-aux-Clercs vint le trouver, se fit remettre les sceaux et l'emmena à Châteaudun.] [Note 306: Richelieu, sauvé par Saint-Simon, fut-il reconnaissant? Ecoutons les _Mémoires_ du fils (t. I, p. 34): «Il n'est pas difficile de croire que le cardinal lui en sut un bon gré extrême, et d'autant plus qu'il n'y avoit aucun lien entre eux. Ce qui est plus rare, c'est que, s'il conçut quelque peine secrète de s'être vu en ses mains, et de lui devoir l'affermissement de sa place et de sa puissance, et le triomphe sur ses ennemis, il eut la force de le cacher si bien qu'il n'en donna jamais la moindre marque, et mon père aussi ne lui en témoigna pas plus d'attachement. Il arriva seulement que ce premier ministre, soupçonneux au possible, et persuadé sur mon père, par une expérience si décisive et si gratuite, alloit depuis à lui sur les ombrages qu'il prenoit. Il est souvent arrivé à mon père d'être réveillé en sursaut, en pleine nuit, par un valet de chambre, qui tiroit son rideau, une bougie à la main, ayant derrière lui le cardinal de Richelieu, qui s'asseyoit sur le lit, et prenoit la bougie, s'écriant quelquefois qu'il étoit perdu, et venant au conseil, et au secours de mon père sur des avis qu'on lui avoit donnés, ou sur des prises qu'il avoit eues avec le roi.»] _Louis XIII au Pas de Suze_[307]. [Note 307: Ce fragment est de Saint-Simon, comme le précédent, et vient de la même source. Il complète ce qu'on trouve sur le même sujet, au chapitre V des _Mémoires_ (édit. Hachette, in-18, t. I, p. 39).] On a derobé à Louis XIII la gloire d'un genre d'intrepidité que n'ont pas tous les heros. Les Alpes etoient pleines de peste. Le roy, en y arrivant[308], se trouva logé dans une maison où elle etoit[309]. Mon père l'en avertit et l'en fit sortir. Celle où on le mit se trouva pareillement infectée. Mon père voulut encore l'en faire sortir. Le roy, avec une tranquillité parfaite, lui repondit qu'à ce qu'il eprouvoit, il falloit que la peste fust partout dans ces montagnes, qu'il devoit s'abandonner à la Providence, ne penser plus à la peste, et seulement au but où il tendoit: se coucha et dormit avec la même tranquillité. Cette grandeur d'âme n'etoit pas à oublier dans ce heros, si simplement, si modestement, si veritablement heros en tout genre. Quel bruit n'eût pas fait un tel trait dans ses successeurs? Mais sa vie à luy n'etoit qu'un tissu continuel de pareilles actions, variées suivant les circonstances, qui echappoient par leur foule, et dont sa modestie le detournoit saintement d'en sentir le merite. [Note 308: Le roi et le cardinal, qui vouloient en finir avec le duc de Savoie et ses prétentions sur Mantoue, étoient partis de Grenoble le 2 février 1629 pour se rendre au pied des Alpes, alors toutes couvertes de neige. (V. Bassompierre, anc. édit., t. II, p. 524; Vittorio Siri, t. VI, p. 603.)] [Note 309: Quand, l'année suivante, Louis XIII retourna en Savoie, la peste y étoit encore. (Leclerc, _Vie de Richelieu_ t. II, p. 83, 97.)] Or, voici le _Pas de Suze_[310], tel que mon père me l'a plusieurs fois raconté, qui, entre autres vertus, etoit parfaitement veritable. [Note 310: C'est le passage des Alpes, dont la ville de Suse domine l'entrée, à la réunion des deux routes du mont Cenis et du mont Genèvre.] Les barricades[311] reconnues furent estimées très difficiles, et, tôt-après, impossibles à forcer: les trois marechaux[312], et ce qu'il y avoit de plus distingué après eux, ou en grade, ou en merite et connoissance, furent de cet avis; et pour le moins autant qu'eux le cardinal de Richelieu. Ils le declarèrent au roi, qui en fut très choqué, et plus encore quand le cardinal lui representa la necessité d'une prompte retraite, par les raisons des lieux, des logements, des vivres, de la saison, qui feroient perir l'armée. Ils redoublèrent, et comme le cardinal vit qu'il ne gagnoit rien sur l'esprit du roy, qui faisoit plutôt des voyages que des promenades continuelles parmi les neiges et les rochers, pour s'informer et reconnoître par luy-même des endroits et des moyens d'attaquer ces retranchements, le cardinal eut recours à un artifice par lequel il crut venir à bout de son dessein. Le roy, logé dans un mechant hameau de quelques maisons, y etoit presque seul, faute de couvert pour son plus necessaire service, mais gardé d'ailleurs pour sa sûreté. Le cardinal, de concert avec les marechaux et les principaux de la Cour, fit en sorte que, sous pretexte de la difficulté des chemins, le roy fut abandonné à une entière solitude dès que le jour commenceroit à tomber: ce qui en cette saison, et dans ces gorges etroites, etoit de fort bonne heure, ne doutant pas que l'ennui, joint à l'avis unanime, ne l'engageast à se retirer. [Note 311: «Les diverses ruses, dit Saint-Simon dans ses _Mémoires_ (t. I, p. 38), suivies de toutes les difficultés militaires que le fameux Charles-Emmanuel avoit employées au délai d'un traité et à l'occupation de son duché de Savoie, l'avoient mis en état de se bien fortifier à Suse, d'en empêcher les approches par de prodigieux retranchements bien gardés, connus sous le nom de barricades de Suse, et d'y attendre les troupes impériales et espagnoles, dont l'armée venoit à son secours.»] [Note 312: Bassompierre, Créqui et Schomberg.] L'ennui n'y put rien, mais il fut grand. Mon père, qui etoit dans ce même hameau tout près du roy, dont il avoit l'honneur d'être premier gentilhomme et premier ecuyer, à qui le roy se plaignit de sa solitude et de l'affront que luy feroit recevoir une retraite, après s'être avancé jusque-là pour le secours de M. de Mantoue, qui, malgré sa protection, se trouveroit livré aux Espagnols et au duc de Savoie; mon père, dis-je, imagina un moyen de l'amuser les soirs. Le roy aimoit fort la musique; M. de Mortemart avoit amené dans son equipage un nommé Nyert[313], qui la savoit parfaitement, qui jouoit fort bien du luth, fort à la mode en ce temps-là, et qu'il accompagnoit de sa voix, qui etoit très agreable. Mon père demanda à M. de Mortemart s'il vouloit bien qu'il proposât au roy de l'entendre. M. de Mortemart, non-seulement y consentit, mais il en pria mon père, et ajouta qu'il seroit ravi si cela pouvoit contribuer à quelque fortune pour Nyert. Cette musique devint donc l'amusement du roy, les soirs, dans sa solitude, et ce fut la fortune de Nyert et des siens[314]. [Note 313: Pierre de Nyert, ou plutôt de Niel, musicien de Bayonne, qui, venu jeune à Paris, avoit d'abord appartenu à M. d'Epernon, puis à M. de Créqui, à la suite duquel il étoit allé à Rome. Il y avoit appris la manière de chanter des Italiens, qu'il combina habilement avec celle qui étoit à la mode en France, et se fit ainsi une méthode d'une fort agréable originalité. Il passa pour avoir fait une révolution dans la musique. (Tallemant, édit. P. Paris, t. VI, p. 192.) M. de Mortemart, qui l'avoit amené dans son équipage, étoit premier gentilhomme de la chambre et fut duc et pair en 1633. Au retour de Suse, d'Assoucy vit à Grenoble de Nyert chantant devant le roi. Dans l'_Epistre_ qu'il lui adressa, et qui se trouve parmi ses _Poésies et Lettres_ (1653, in-12), il lui dit: Gentilhomme de maison noble, Qu'en noble ville de Grenoble Je vis item, et que j'ouïs Chanter devant le roi Louïs, Qui vous trouva, chanson chantée, Digne d'être son Timothée. Louis XIII le fit son premier valet de chambre, et c'est de Nyert qui charma ses derniers instants: «Quelques jours avant sa mort, dit Onroux dans son _Histoire de la Chapelle des rois de France_, Louis XIII se trouva si bien qu'il commanda à de Nielle d'en rendre grâces à Dieu, en chantant un cantique de Godeau, sur l'air composé par Sa Majesté. Cambefort et Saint-Martin s'étant mis de la partie, ils formèrent tous trois un concert vocal dans la ruelle du lit, le malade mêlant, autant qu'il le pouvoit, sa voix aux concertants.» Louis XIV continua de Nyert dans sa charge de premier valet de chambre; il l'occupoit encore en février 1677, quand La Fontaine lui adressa son _Epistre_ sur l'Opéra (_Oeuvres complètes_, édit. gr. in-8, p. 542), et, en 1689, quand il lui arriva le double accident dont Mme de Sévigné parle ainsi dans sa lettre du 12 octobre: «L'abbé Bigorre me mande que M. de Niel tomba, l'autre jour, dans la chambre du roi; il se fit une contusion, Félix le saigna et lui coupa l'artère: il fallut lui faire à l'instant la grande opération. Monsieur de Grignan, qu'en dites-vous? Je ne sais lequel je plains le plus, de celui qui l'a soufferte, ou d'un premier chirurgien du roi qui coupe une artère.»] [Note 314: Son fils eut sa survivance; sa femme étoit femme de chambre de la reine Anne d'Autriche. (V. _Mémoires_ de Mme de Motteville, sous la date du 15 janvier 1666.) Elle étoit soeur de cette fameuse Manon Vangaguel, pour qui La Sablière composa la plupart de ses madrigaux. (Walckenaër, _Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine_, 1re édit., p. 438.)] Le roy, continuant ses penibles recherches et ses infatigables cavalcades, trouva enfin un chevrier qu'il questionna si bien qu'il en tira ce qu'il cherchoit depuis si longtemps. Il se fit conduire par luy sur le revers des montagnes par des sentiers affreux, d'où il decouvrit les barricades à plein, qui, d'où il se trouvoit, lui etoient inferieures et très proches. Il examina bien tout ce qui etoit à remarquer, longea le plus qu'il put cette crête et ces precipices, descendit et tourna de très près la première barricade, forma son plan, l'expliqua à mon père, qui se trouva presque le seul homme de marque à sa suite, parce qu'on le vouloit laisser solitaire et s'ennuyer en ces penibles promenades; revint enfin à son logis, resolu d'attaquer. Le lendemain, ayant mandé de très bonne heure les marechaux et quelques officiers de confiance, il les mena partout où il avoit eté la veille, leur expliqua son plan, qu'il avoit redigé lui-même le soir precedent. Les marechaux et les autres officiers ne purent disconvenir que, quoique très difficile, l'attaque etoit praticable et savamment ordonnée. Le cardinal ne put ensuite s'y opposer seul, et fut même bien aise qu'elle se pût executer: ce qui fut le lendemain[315], parce qu'il falloit un jour pour les dispositions et les ordres. Le roy y combattit en grand capitaine et en valeureux soldat; grimpant, l'epée à la main, à la tête de tous, quelques grenadiers seulement devant luy, et franchissant les barricades à mesure qu'il y gagnoit du terrain; se faisant pousser par derrière pour grimper sur les tonneaux et les autres obstacles, donnant cependant ordre à tout avec la plus grande presence d'esprit et la tranquillité d'un homme qui, dans son cabinet, raisonne sur un plan de ce qu'il faut faire. Mon père, qui eut l'honneur de ne quitter pas ses côtés d'un instant, ne parloit jamais de cette action de son maître qu'avec la plus grande admiration. [Note 315: 9 mars 1629.] Après la bataille eut lieu l'entrevue du roy et du duc de Savoie. Le roy demeura à cheval, ne fit pas seulement mine d'en vouloir descendre, et ne fit que porter la main au chapeau. Monsieur de Savoie aborda à pied de plus de dix pas, mit un genou en terre, embrassa la botte du roy, qui le laissa faire sans le moindre semblant de l'en empêcher. Ce fut en cette posture que ce fier Charles Emmanuel fit son compliment. Le roy, sans se decouvrir, repondit majestueusement et courtement. Lorsque, sous le règne suivant, le doge de Gênes vint en France[316] faire ses soumissions au roy (Louis XIV), après le bombardement, le bruit qu'on en fit[317] m'impatienta par rapport à Louis XIII et au fait que je viens d'expliquer: tellement que dès lors je resolus d'en avoir un tableau, que j'ai executé depuis, ayant eu soin de me faire de tems en tems raconter cette entrevue par mon père pour me mieux assurer des faits. Monsieur Phelippeaux, lors ambassadeur à Turin[318], m'envoya un portrait de Charles Emmanuel. Le sieur Coypel me fit ce tableau tel que je luy fis croquer pour la situation du roy et du duc de Savoie, et il eut soin d'y rendre parfaitement le paysage du lieu, et les barricades forcées en eloignement. Ce tableau, qui est fort grand, tient toute la cheminée de la salle de La Ferté[319] avec les ornements assortissants. C'est un fort beau morceau qui a une inscription convenable, avec la date de l'action, courte, mais pleine et latine[320]. [Note 316: Au mois de mai 1685.] [Note 317: On peut voir la relation de cette réception dans le _Dangeau_ complet, sous la date des 15 et 18 mai 1685. Comme on demandoit au doge ce qui l'avoit le plus étonné à Versailles: «C'est de m'y voir», auroit-il répondu. Si le mot étoit vrai, Dangeau ne l'eût pas oublié, car il en cite d'autres du doge. Il se nommoit Francesco Maria Imperiali; il étoit venu avec quatre sénateurs qui l'accompagnèrent partout. La loi de Gênes, comme en prévision de l'affront infligé à la république en cette circonstance, vouloit que le doge perdît sa dignité et son titre sitôt qu'il étoit sorti de la ville. Ce n'étoit pas le compte de Louis XIV, dont l'orgueil ne se fût pas satisfait de la visite d'un simple Génois. Il exigea donc que Francesco Imperiali conservât titre et dignité, tout exprès pour qu'il pût venir les abaisser devant lui.] [Note 318: Sur lui et sur son ambassade, V. Saint-Simon, t. 2, p. 42.] [Note 319: Le château de la Ferté-Vidame, dans le département d'Eure-et-Loir, près de Dreux. Il fut de notre temps la propriété du roi Louis-Philippe, qui y fit d'énormes dépenses pour les jardins. C'est là que Saint-Simon se sauvoit de la cour et de ses ennuis, et qu'il écrivit une partie de ses mémoires.] [Note 320: Ce tableau, ainsi que la plupart de ceux que possédoit Saint-Simon, dut passer à sa petite-fille et unique héritière, la comtesse de Valentinois. Saint-Simon dit en effet, à l'article II de son testament: «Je lègue et substitue à la comtesse de Valentinois tous les portraits que j'ay à La Ferté et chés moy, à Paris, qui sont tous de famille, de reconnaissance ou d'intime amitié. Je la prie de les tendre et de ne les pas laisser dans un garde-meuble.» (_Mém._, édit. Hachette, in-18, t. XIII, p. 105.)] _Passe-port pour l'autre monde, delivré par les jesuites pour la somme de deux cent mille florins, le 29 mars 1650[321]._ [Note 321: L'original de cette pièce se trouve au _British Museum_, parmi les manuscrits de la bibliothèque Harleienne, nº 6845, § 143. Nous la donnons ici à cause de sa curiosité.] Nous soussignés, protestons et promettons, en foi de prestres et de vrais religieux, au nom de notre Compagnie, à cet effet dûment authorisés, qu'elle prend maistre Hippolyte Braem, licentié en droit, sous sa protection, et promet de le defendre contre toutes les puissances infernales qui pourroient attenter sur sa personne, son âme, ses biens et moyens, que nous conjurons et conjurerons pour cet effet, employant en ce cas l'authorité et credit du serenissime Prince, nostre fondateur, pour être ledit sieur Braem par lui presenté au bienheureux chef des apôtres avec autant de fidelité et d'exactitude comme notre dite Compagnie lui est extremement obligée; en foi de quoi nous avons signé ceci et apposé le cachet secret de la Compagnie. Donné à Gand, ce 29 mai 1650. _Signé_: FRANÇOIS DE SECLIN, recteur de la Compagnie de Jesus. FRANÇOIS DE SURHON, prêtre et religieux de la Compagnie de Jesus. PETIT-DE-POYE, prêtre et religieux de la Compagnie de Jesus. _Lettre du sieur d'Aligre au chancelier Seguier, au sujet d'une proposition scandaleuse touchant le pouvoir des Papes sur les Rois, soutenue dans l'université de Caen le 29 octobre 1660[322]._ [Note 322: Cette pièce, qui se trouve aussi dans les manuscrits du _British Museum_ (biblioth. Harleienne, nº 4442), a été publiée, ainsi que celle qui précède et celle qu'on trouvera à la suite, dans un recueil devenu rare, _La Revue trimestrielle_, juillet 1828, p. 366. Elle est d'un grand intérêt, en ce qu'elle prouve une fois de plus combien Louis XIV étoit jaloux de l'indépendance de son pouvoir, et combien ceux qui le servoient étoient ardents à défendre ce pouvoir contre toute prétention.] MONSEIGNEUR, Comme je suis obligé de vous rendre compte de tout ce qui se passe icy contre le service du roy, je dois vous donner advis d'une proposition scandaleuse qui s'est faite depuis trois jours, dans l'université de cette ville. Ceux qui pretendent y estre receus bacheliers ont accoustumé, avant que de faire leurs actes, d'y expliquer une question de theologie, en presence du recteur et de quelques docteurs, pour juger s'ils seront admis à faire leurs actes. Un prestre de cette ville, nommé Fossar, chapelain de l'Hostel-Dieu, qu'on dit estre d'ailleurs de bonnes moeurs, satisfaisant à cette coustume, en parlant de la puissance des papes, s'emporta à dire qu'ils avoient pouvoir de deposer les rois, et l'appuya par plusieurs fausses autorités. En mesme temps, le recteur et les docteurs lui imposèrent silence. Il respondit qu'il entendoit les rois tyrans; et comme ils lui dirent que cette explication ne suffisoit pas, il se dedit absolument, et demeura d'accord sur le champ de la fausseté de cette proposition, que les paroles lui estoient echappées contre ses propres sentiments dans la chaleur du discours, et non poinct par un dessein premedité, et qu'il offroit de prouver la negative dans les premières thèses qu'il soutiendroit en public. Ce prestre a été arrêté prisonnier il y a deux jours, à la requeste du procureur du roi, qui lui fait faire son procès au presidial de cette ville; je crois qu'on lui fera bonne justice, car les officiers sont ici fort zelés pour conserver l'autorité du roy. Je viens d'apprendre que l'université de cette ville a rendu un decret contre ce prestre, par lequel elle l'a declaré incapable de recevoir aucun grade. M. le procureur du roy s'est chargé de vous envoyer une copie de ce decret et des informations qui ont été faites contre lui. Je suis, Monseigneur, Votre très humble et fort obeissant serviteur. D'ALIGRE. _Deposition sur la supposition de part de Marie, reine d'Angleterre, femme de Jacques II, le 21 janvier 1690-91_[323]. [Note 323: Cette pièce se trouve au _British Museum_, dans les manuscrits de la bibliothèque Harleienne, nº 6345, _ad finem_. Elle se rapporte à une question qui fut longtemps en litige, et qui n'est même pas encore complétement éclaircie, à savoir si le prince de Galles (le prétendant) étoit ou non fils de Jacques II. La grossesse un peu tardive de la reine Marie, seconde femme du roi Jacques, donna lieu aux soupçons, surtout de la part de ceux dont l'intérêt étoit d'en avoir: je veux parler des partisans de Guillaume d'Orange, qui, voyant en lui le successeur de Jacques, comme époux de sa fille Marie, eussent été frustrés dans leurs espérances par la naissance d'un prince. Ils mirent tout en oeuvre pour faire croire que cette grossesse étoit supposée, leurs doutes à ce sujet gagnèrent même les ministres de France près du roi d'Angleterre, MM. de Bonrepaux et Barillon, qui, jusqu'au dernier moment, ne semblent pas avoir considéré la grossesse comme très authentique. Chez le peuple et dans les provinces on la niait formellement, tant on craignoit, parmi ces populations tout anglicanes, que le dévôt Jacques II ne fît souche de princes catholiques. (V. Mazure, _Histoire de la Révolution d'Angleterre en 1688_, t. II, p. 366.) Quand le prince fut venu au monde, le 20 juin 1688, les soupçons furent loin de cesser. Guillaume, qui, plus que personne, demandoit à ne pas croire, et qui pouvoit mettre une armée et une flotte au service de son doute, se fit envoyer une _requête_, par laquelle on le sommait de venir vérifier la naissance du prince de Galles. Le comte Danby et le docteur Burnet y avoient travaillé: «C'étoit, dit Mazure (t. III, p. 26), un chef-d'oeuvre de raisonnement et d'artifice.» On y insistoit sur le mystère dont la grossesse avoit été entourée, sur l'isolement dans lequel, tant qu'elle avoit duré, s'étoit tenue la reine. L'accouchement, disoit-on, s'étoit fait dans l'obscurité, et l'on n'avoit pas entendu crier l'enfant, etc., etc.; bref, le prince de Galles étoit un fils supposé. Pour arriver à en obtenir un viable, il n'avoit pas fallu moins de trois essais. Le premier enfant, introduit dans le lit de la reine à l'aide d'une bassinoire d'argent, seroit mort presque aussitôt; mais le lendemain on lui auroit substitué un nouveau-né robuste et gaillard, qui, malgré sa vigueur, seroit aussi mort, et auroit rendu nécessaire la substitution d'un troisième enfant. Celui-là, enfin, auroit survécu. (_Id._, t. III, p. 30-41.)--Quand on sut que le prince d'Orange s'apprêtoit à venir faire sa vérification armée c'est-à-dire qu'il étoit sur le point de débarquer en Angleterre avec des troupes considérables, Jacques II fit assembler les lords pour protester devant eux de la fausseté des bruits qui couroient sur la naissance de son fils. Dans cette séance, qui eut lieu le 1er novembre 1688, comparurent quarante-deux témoins, la reine douairière en tête: «Ils donnèrent, dit Mazure (t. III, p. 152), des détails si positifs, si manifestes, que la crédulité la plus malicieuse et la plus obstinée devoit se rendre à l'évidence de la vérité.» On ne s'y rendit pas cependant, et le doute dure encore. La princesse Palatine, mère du Régent, ne le croyoit pas possible: «Je gagerois, écrivoit-elle au sujet du prince de Galles le 11 avril 1706, je gagerois ma tête qu'il est parfaitement légitime; d'abord, il ressemble à la reine sa mère comme deux gouttes d'eau; ensuite, je connois une dame qui a assisté à sa naissance qui n'étoit pas du tout amie de la reine, et qui, pour dire la vérité, m'a avoué qu'elle étoit venue là afin de tout surveiller; elle m'a déclaré qu'elle avoit vu l'enfant retenu par le cordon ombilical, et qu'il étoit très positivement le fils de la reine. Comme les Anglois se conduisent parfois assez singulièrement avec leurs rois, et qu'ils n'ont pas encore vu d'étrangers sur le trône, on n'a pas beaucoup d'empressement à devenir leur souverain.» Vous venez de voir que le prince ressembloit à sa mère; aussi, pour quelques-uns que ce fait eût confondus, n'y avoit-il pas eu dans tout cela une substitution d'enfant, mais une infidélité de la reine. Elle auroit fait, disoit-on, comme Anne d'Autriche avec Mazarin. Ce quatrain à deux tranchants le donnoit à penser: A Jacques disoit Louis: De Galles est-il votre fils? --Oui dà, par sainte Thérèze, Comme vous de Louis treize: Mais l'idée de substitution dominoit. Dans une comédie satirique de 1708, _L'Expédition d'Ecosse_, etc., on fait dire à Jacques II: Je voulus, par l'avis d'un jésuite pervers, Faire la reine grosse; aux yeux de l'univers La chose réussit: la reine, en apparence, Dans une obscurité de nocturne silence, Mit au monde un enfant, né depuis plus d'un mois, Car il étoit le fils d'un des moindres bourgeois. Ici le prince de Galles seroit né d'un bourgeois; ailleurs on le dit fils d'un meunier. Au bas d'une caricature gravée par Romain de Hooghe, et indiquée dans le catalogue Leber (t. IV, nº 569), on lit: _L'Europe allarmée pour le fils d'un meunier_. Voici le titre de quelques autres pasquils et pamphlets sur cette curieuse affaire: _La Couronne usurpée et le Prince supposé_, 1689, in-12; _Consultation de l'oracle par les puissances de la terre, pour savoir si le prince de Galles est supposé ou légitime_, Whitehall, 1688, in-12; _Lettre du P. de la Chaize au P. Peters, confesseur du roy d'Angleterre, sur le bon succès qu'on a eu à faire et à inventer le prince de Galles_, imprimé en 1688, qui est l'an de tromperie; _Le Roi prédestiné par l'esprit de Louis XIV, avec plusieurs lettres concernant l'accouchement de la reine d'Angleterre_, 1688, in-12; _L'Ancien bâtard_ (c'est Louis XIV) _protecteur du nouveau_, 1690, in-12; _Le Retour de Jacques II à Paris_, comédie.] La deposition d'Antoine Trainier, sieur de Lagarde, faite pardevant le chevalier Jean Holt, chef de justice d'Angleterre, ce jourd'hui 21 janvier 1690, qui, faisant serment sur les saints Evangiles, depose ce qui s'en suit: Qu'estant à Paris, prêtre et confesseur, dans l'année 1688, une dame nommée Longueil, qu'il confessoit ordinairement, lui declara qu'elle alloit en Angleterre pour y accoucher, ce qui l'obligea à lui demander quelle en estoit la raison, puisque autrefois elle partoit d'Angleterre pour venir accoucher à Paris; elle lui respondit que c'estoit un mystère, et, en lui disant de prier Dieu pour que son dessein reussit, lui dit qu'elle esperoit de faire sa fortune, dont elle lui feroit ensuite quelque part.--Pour lors, ladite dame Longueil donna de l'argent audit deposant pour dire quinze messes à cette intention, lui promettant à l'instant de lui decouvrir à son retour ce mystère.--Elle partit aussitôt sans rien ajouter autre chose, et cela s'est passé sur la fin du mois d'avril en l'année ci-dessus. Ledit deposant ajoute qu'environ le commencement du mois d'aoust, ladite dame Longueil, à son retour d'Angleterre, le vint voir avec empressement, lui expliqua le mystère dont elle lui avoit parlé ci-devant, lui disant qu'elle avoit bien reussi dans son dessein, et qu'apparemment Dieu avoit exaucé ses prières. Elle commença par lui dire que c'estoit la plus agreable aventure du monde; et, lui ayant demandé quelle elle estoit, elle lui repondit que la reine d'Angleterre n'ayant point d'enfans, avoit toutefois formé le dessein, pour la gloire de Dieu et l'avancement de la religion catholique, de donner un heritier à la couronne d'Angleterre, et qu'elle s'estoit engagée, en ayant esté sollicitée par madame de Labadie, commissionnaire de ladite reine, de donner son enfant, en cas qu'il fût mâle, pour estre fait prince de Galles; et ladite dame continua de dire audit deposant que la chose estoit en tel estat que son fils estoit effectivement et veritablement prince de Galles, quoyque cela ne se fust pas fait sans quelque difficulté, puisqu'on avoit choisi d'abord, entre quatre enfants qui estoient dans la mesme maison pour le mesme dessein, celui d'une demoiselle qui appartenoit à la duchesse de Portsmouth; mais parce que cet enfant ayant été jugé estre d'une petite santé et de peu de vigueur, on changea de dessein, et on lui prefera le sien. Ladite dame de Longueil a declaré audit deposant que c'estoit dans la maison de ladite dame de Labadie qu'elle et les autres femmes avoient accouché, et que toutes lesdites femmes qu'on avoit choisies pour ce pieux dessein avoient reçu ordre de sortir incessamment du royaume, mais toutes chargées de grands dons et de riches presents, et que pour elle, en son particulier, elle avoit encore une condition bien plus fortunée et plus avantageuse, qui estoit que la reine d'Angleterre lui donnoit, non-seulement mille livres sterling de pension, mais mesme lui promettoit de faire souvenir ledit prince de Galles, à mesure que ses années croîtroient, des grandes obligations qu'il lui avoit, ce qui obligea ledit deposant à demander à ladite dame de Longueil si elle avoit une assurance positive de cette pension; sur quoy elle repondit à l'instant qu'il n'y avoit convention au monde plus certaine que celle qui assuroit sa pension, et en mesme temps, elle fit voir audit deposant ladite convention par escrit, qui contenoit sommairement que ladite reine d'Angleterre accordoit à ladite dame de Longueil ladite somme de mille livres sterling de pension, avec promesse de faire souvenir ledit prince de Galles du grand service qu'elle lui avoit rendu. Ledit deposant declare de plus que dans le temps que le roy d'aujourd'hui estoit sur le point d'arriver en Angleterre, ladite dame de Longueil recevoit souvent des lettres d'Angleterre, qu'elle lui faisoit voir, qui l'alarmoient beaucoup, dans la crainte où elle estoit qu'il arrivast quelque accident audit prince de Galles; et pria le deposant de faire plusieurs prières à Dieu pour sa conservation; mais à l'arrivée du roy Guillaume en Angleterre, immediatement après la reception d'une lettre, le deposant dit que ladite dame de Longueil l'alla voir toute eplorée et dans une extrême tristesse, en disant audit deposant qu'elle estoit au desespoir dans la crainte qu'elle avoit que le prince de Galles tombast entre les mains du prince d'Orange, priant instamment ledit deposant de redoubler ses voeux au ciel pour sa conservation, et ajouta plusieurs autres paroles qui seroient difficiles et inutiles à rapporter. Ledit deposant declare, de plus, que ladite dame de Longueil lui a dit qu'on avoit transporté ledit prince de Galles de Londres à Portsmouth, et qu'on cherchoit soigneusement les moyens de le conduire à Paris; et, la larme à l'oeil, dit qu'elle apprehendoit extrêmement qu'il n'arrivât quelque malheur dans cette entreprise. Quelque temps après, ladite dame de Longueil, toute joyeuse, alla voir ledit deposant, et lui annonça l'arrivée du prince de Galles avec la reine à Saint-Germain; et, peu de jours après, ayant invité ledit deposant d'aller voir le prince de Galles, le fit monter en carrosse avec elle et le conduisit dans la chambre où estoit ledit prince de Galles, auprès duquel estoient plusieurs dames qui estoient inconnues au deposant, à la reserve de ladite dame de Labadie que ladite dame de Longueil lui fit connoître sur le champ, en lui disant à l'oreille que c'estoit chez elle que toute l'histoire s'estoit passée; et ladite dame de Longueil demanda audit deposant s'il n'estoit pas vrai que le petit Colin, son fils, avoit beaucoup de l'air du petit prince; et en disant ces paroles, elle sourioit avec madame de Labadie; et ledit deposant respondit qu'ouy, d'autant plus qu'il connoissoit parfaitement les enfants de ladite dame de Longueil. Ledit deposant dit de plus qu'il y a huit ou neuf ans qu'il a connu ladite dame de Longueil, et que depuis ce temps-là elle lui a fait voir des lettres escrites par les Pères Mansuet et Gallé, confesseurs du duc et de la duchesse de York, avec lesquels elle avoit un particulier commerce de lettres, et qu'elle passoit souvent d'Angleterre en France, et de France en Angleterre. Ledit deposant declare aussi que les superstitions de l'Eglise romaine, et le cruel traitement des protestants en France, joint avec l'infame supposition du prince de Galles, l'ont fait prendre incessamment la resolution d'abjurer lesdites superstitions pour embrasser la pureté de l'Evangile; et, pour cet effet, s'est rendu à Dieppe au mois d'octobre 1688 pour passer en Angleterre, mais en ayant esté empesché par le lieutenant de l'amirauté et par le procureur du roy, il fut obligé de retourner à Paris, et il en partit le 25 du mois de mars suivant, se rendit à Calais, où ayant aussi esté empesché de passer, il se rendit à Nieuport, d'où il passa heureusement en Angleterre, et abjura aussitôt ladite religion romaine entre les mains de M. Allix, qui lui estoit connu pour un fameux ministre, comme il paroît par le certificat qu'il a donné au deposant, qui marque qu'il a fait son adjuration le 21 avril 1689. Ledit deposant declare derechef que, sur le bruit de la découverte de la supposition du prince de Galles, est allé trouver M. Taaffe, ayant entendu dire qu'il estoit un de ceux qui avoient dejà travaillé à ladite decouverte, afin de lui donner la connoissance qu'il en avoit, lequel M. Taaffe, estant malade, l'a adressé deux jours après au comte de Bellomont, au château de Saint-James, le 19 de ce present mois de janvier, auquel il a laissé écrit de sa propre main tout ce qui est ci-dessus. _Signé_: ANTOINE TRAINIER[324]. [Note 324: Dans le même manuscrit se trouve une autre copie de la même déposition, écrite de la même main. On y lit à la fin: _Sworn before the lord-chief-justice Holt the 26 day of jan. 1690_ (juré avec serment devant le lord-chef-justice Holt le 26 janvier 1690).] _Le Courtisan à la mode, selon l'usage de la cour de ce temps, adressé aux amateurs de la vertu._ 1625.--In-8[325]. [Note 325: Pièce fort rare et fort curieuse, souvent citée par nous dans les notes du _Satirique de la Cour_, t. III, p. 241. Elle n'a pas été connue du bibliophile Jacob, qui n'eût pas manqué de la réimprimer, comme il l'a fait de tant d'autres, dans son recueil, publié pour l'étranger et introuvable à Paris: _Costumes historiques de la France_, 1852, grand in-8.] Ces valeureux courtisans qui font estat d'avoir veu le monde, et comme les perroquets parlent divers langages: quant à moy, je n'estime pas dire avoir veu le monde, de regarder des bastimens de terre et des eaux, combien que cela serve. Mais quand je dis avoir veu le monde, j'entends cognoistre la manière de vivre des nations, les proprietez et singularitez particulières qu'ont les unes et les autres; ce que l'on peut taire quelquefois sans aller loing et faire des courvées. Il faut seulement, se trouvant en quelque ville celèbre, frequenter des personnes de nations diverses, faisant profit de leurs actions et discours, et remarquer curieusement ce qui est digne de recommandation. Ou, au contraire, plusieurs de ce siècle, qui passent une partie de leur vie ès païs estrangers, retournent aussi grossiers et peu cognoissant le monde qu'un simple paysan qui ne perdit jamais le clocher de sa parroisse, hormis qu'ils font un peu mieux la morgue, marchent plus delicatement sur la poincte du pied, sçavent faire la reverence, branslant la teste en cadence et en discours, disent à tous propos _chouse_, _souleil_[326], mâchent fort bien l'anix, rongent le cure-dent[327]. [Note 326: Sur cette prononciation, toute parisienne et fort à la mode alors, V. t. VI, p. 262, note 2. Balzac se moque de l'usage où l'on étoit à la cour de prononcer _o_ comme si c'étoit la diphthongue _ou_: «Toute la France, dit-il dans sa lettre à Chapelain, du 20 janvier 1640, prononce _Roume_ et _lioune_.»--Dans _La Mode qui court et les Singularitez d'icelle_, etc., 1612, in-8, la mode figura sous le nom de _Chouse_.] [Note 327: On en avoit de bois de senteur ou de paille, à la façon espagnole. Le connétable de Montmorency avoit toujours un cure-dents aux lèvres, et il falloit se tenir en défiance quand il se mettoit à le mordiller. Ce quatrain courut vers 1565: De quatre choses Dieu vous guard: Des patenostres du vieillard, De la grand main du cardinal, Du cure-dents du connestable, De la messe de L'Hospital.] Et cela est tout ce qu'ils ont retenu et sçavent faire. La France, plus que province du monde inconstante, grossière d'inventions, en produict et enfante tous les jours de nouvelles. L'un des plus illustres personnages de ce temps, parlant du _mignon François_. . . . . . . . . . . . Qui Guenon affecté Des estrangères moeurs cherche la nouveauté, Et ne müe inconstant si souvent de chemise, Que de ces vains habits la façon il deguise. C'est bien pis au temps où nous sommes, auquel l'on porte la barbe poinctüe, les grandes freizes, les chapeaux hors d'escalades, et d'autres en preneurs de taupes, l'espée la poincte haute, bravant les astres, et crains encores à l'advenir un plus grand debordement de moeurs et humeurs, chose beaucoup plus dangereuse que la superfluité des habits: ce qu'apprehendoit ce poëte liricque. _Damnosa quid non imminuit dies[328]? Ætas parentum, pejor avis, tulit Nos nequiores mox daturos Progeniem vitiosiorem._ [Note 328: Horat. Lib. III, Od. 1, v. 37.] Pourquoy nous mocquons-nous d'Hercule quand nous lisons qu'il prit l'habit d'une servante, sinon pour ce qu'il avoit laissé son coeur d'homme et avoit prins celuy de femme, et tant qu'il fut vestu de cet habit, il ne sceut que porter la quenoüille. Ainsi plusieurs de nos fendeurs de nazeaux qui ont commencé parmy les nations estrangères sans avoir exercé l'art militaire, ne sçavent faire acte de vaillance, quelque morgue qu'ils facent, et la response que fit la belle Heleine à ce mignon et damoiseau Paris leur est fort convenable, lequel persuadant de le suivre à Troye, et luy raconter les braves exploits de guerre, elle le voyant sans armes, ains poupin mignonnement frizé et coiffé de son amour luy dit: _Quod bene te jactas, et fortia facta recenses, A verbis fades dissidet ista suis; Apta magis Veneri, quam sint tua corpora Marti. Bella gerant fortes; tu, Pari, semper ama_[329]. [Note 329: Ovide, _Epist. Heroidum_, Helena Paridi, _ad fin._] Et parce que ceste galante response est digne de remarque, et que les dames de la Cour en facent leur profit pour gausser en ces genereux cavalliers, j'ay mis ces vers françois: Quant à vos preux et vaillans faicts Dont vous tenez si grand langage, Je le crois, mais vostre visage Ne me semble point si mauvais: Vous estiez nay mieux pour les femmes Que pour les armes et debats. Laissez aux autres les combats, Mignons, faictes l'amour aux dames. Je ne tance point par ces vers les braves guerriers et genereux enfants de Mars, qui, pour estre amoureux de la belle Venus, ne laissoient de se trouver aux lieux d'honneur, et faire leur devoir à la guerre. Ce pacquet s'addresse à certains plumeurs, tellement effeminez qu'ils n'auroient le courage de voir esventer une veine, et cependant ces braves capitaines, en temps de paix, veulent estre estimez des Achilles, des Hercules, et, assis auprès de leurs dames, font à tout propos des rodomontades qu'on diroit, à les ouyr parler, qu'ils avalleroient des charrettes ferrées, prendroient la lune avec les dents, mettroient le soleil en capilotades; que si on demandoit à tels pipeurs preneurs de papillons, vrays Prothées de Cour, pourquoy ils changent si souvent de face et de grimace, ils vous respondront que leur habit, leur demarche et leur barbe est à l'espagnolle[330]. [Note 330: Sur ces modes à l'espagnole, V. t. III, p. 244. On chantoit alors ce couplet, qui a pris place dans la _Comédie de chansons_, 1640, in-8, p. 41: Bien que nous ayons changé nos pas En des démarches espagnolles, Des Castillans pourtant nous n'avons pas Les humeurs, ni les parolles, Et ceux qui comme nous sont vaillants et courtois Ne sçauroient être que François.] Il voudroit mieux les imiter en ce qui est de vertueux et louable, non-seulement en eux, mais en toutes les nations du monde: car nous devons, sans distinction de personnes, sexes et qualitez, naturaliser la vertu estrangère. Et si pour lors l'on n'a assez pour se vestir à l'espagnolle, italienne et toupinambourde[331], que les courtisans à la mode s'habillent à la bragamasque. [Note 331: Depuis que Razilly avoit amené, au mois d'avril 1613, de l'île de Maragnan six sauvages topinamboux, qui furent présentés à la reine et baptisés, tout s'étoit mis à la topinamboue. (V. _Lettres de Malherbe à Peiresc_, p. 258, 264, 273-274, 283, 297, 340, 442.)] Il ne faut pas s'etonner si dans Rome, dans la gallerie du cardinal Fernèze, que l'on estime estre l'une des plus admirables pour les peintures et autres singularitez qui s'en puissent trouver dans l'Europe[332]. [Note 332: V., sur ce tableau, t. III, p. 242.] Où, entre autre chose, l'on voit toutes les nations despeintes en leur naturel, avec leurs habits à la mode des pays, hormis le François, qui est despeint tout nud, ayant un rouleau d'etoffe soubs l'un de ses bras, et en la main droicte des cizeaux, pour demontrer que de toutes les diversitez de l'univers il n'y a que le François qui est seul à changer journellement de mode et façon, pour se vestir et habiller, ce que les autres nations ne font jamais. Maintenant, à cause de l'alliance de la France avec l'Angleterre, incontinent vous verrez nos courtisans habillez à l'anglaise[333], et par ce moyen, pour rendre leurs freizes et collets jaunes, ils seront cause qu'il pourra advenir une cherté sur le saffran, qui fera que les Bretons et les Poictevins seront contraints de manger leurs beurres blanc et non pas jaune, comme ils ont accoustumé. [Note 333: C'est au contraire le courtisan anglois qui avoit subi l'influence françoise: «Les Espagnols, écrit Malherbe à Peiresc le 19 septembre 1610, sont habillez à leur mode, et les Anglois à la nôtre, en sorte qu'on ne les sauroit discerner des François que du langage.» (V., sur l'histoire des _modes angloises_, un excellent article de la _Revue britannique_, 1er août 1837.)] Voilà, amy lecteur, ce que pour le present j'ay tracé pour un petit racourcissement sur ma toille le portrait de l'un des plus parfaits courtisans à la mode, lequel pour un peu de temps s'est absenté de la Cour au subject que ses amours n'alloient selon sa volonté, et pour en faire paroistre les vifs ressentimens, je te feray part de ce qu'il a faict sur son depart. * * * * * _La retraicte du courtisan à la mode._ Que j'ayme l'air des champs! j'y voy en mille endroicts, Et tout premier object, la nature en son estre; Je voy d'un franc desir ceste trouppe champestre Reverer la justice et honorer les roys. Les petits bergerots, d'une contente voix En chantant, le matin meinent leur troupeau paistre; Leur père seul leur sert et d'escolle et de maistre, Pour suivre mesme trace et vivre en mesme loix. Heureuses bonnes gens, ainsi loing de nos villes, Loing de l'ambition, loing des murs inutiles, Loing des traicts de la Cour, pleins de fidelité. C'est un theatre ouvert pour jouer les misères. Chacun tourne le voille au cours des vents prospères, Et jamais nul n'accorde à la felicité. * * * * * STANCES _Sur l'adieu d'un courtisan de ce temps à sa maistresse._ Je cherche le plus sombre au fond de ces forests Pour pleurer mon absence, et contre mes regrets: Car je ne puis chasser de ma triste pensée La fortune, bon heur de mon aise passée. Comme droict au soleil regarde le soucy, Mon oeil trop amoureux, qui se desplaist icy, Jettant mille souspirs, à toute heure se tourne Du costé de la France, où ma Blanche sejourne. Je croy pour me tromper qu'ayant les yeux tournez Sur le beau paradis des amants fortunez, Que mon coeur se soulage, et qu'une douce flame, Compagne de l'amour, vient contenter mon ame. O jardins compassez de mille lauriers verts! Beaux vergers fructueux, où je couche à l'envers! J'ay moderé ma peine et ma douleur charmée Au giron bien-aymé de ma deesse aymée. Cabinets derobez, et vous petits destours, Où nous prenions l'escart pour conter nos amours, Lorsque sur le tapis de l'herbe la plus molle Mille mignards baisers nous bouschoient la parolle, Doux paradis d'amour si souvent frequentez, Combien depuis six mois je vous ay regrettez! Mille fois tous les jours dans mon coeur je vous conte Le malheur qui me tue, et le mal qui me dompte. Las! vostre souvenir ne me sert seulement Que d'augmenter ma peine et doubler mon tourment Car ce fort sentiment, loing du bien qu'on desire, Au lieu de l'appaiser, augmente le martyre. FIN. _Lettres patentes du Roi, qui ordonnent que les arbres necessaires pour le Mai et la plantation d'icelui dans la cour du Palais, à Paris, seront annuellement délivrés dans le bois de Vincennes aux officiers de la bazoche dudit Palais, par les officiers de la maîtrise de ladite ville._ _Données à Versailles le 19 juillet 1777._ _Registrées en Parlement le 12 août 1777._ Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre: A nos amés et feaux conseillers, les gens tenant notre Cour de parlement à Paris, salut. Nous etant fait representer en notre conseil, nous y etant, le contrat passé devant Duclos Dufresnoy, notaire à Paris, et son confrère, le 9 octobre 1770, ratifié par lettres patentes du mois de novembre suivant, duement enregistrées, et par lequel le feu roi, notre très honoré seigneur et aïeul, auroit cedé à M. le duc d'Orléans la forêt de Bondy, en echange des principautés de la Roche-sur-Yon et du Luc, et du comté d'Argenton, à condition, entre autres choses, de fournir tous les ans aux officiers de la bazoche du Palais, à Paris, les arbres qui leur avoient eté accordés par les rois predecesseurs pour le Mai dudit Palais[334], dont la delivrance continueroit de leur être faite par les officiers de la maitrise particulière des eaux et forêts de ladite ville, en la manière accoutumée, si mieux n'aimoit notredit aïeul transferer ce droit sur telle autre de ses forêts qu'il jugeroit convenable; et ayant consideré, d'un côté, que la forme prescrite pour cette delivrance ne pouvoit que difficilement se concilier avec la faculté qui, par ledit contrat d'echange, avoit eté donnée à M. le duc d'Orleans de nommer et instituer pour ladite forêt de Bondy des juges gruyers, et que, d'un autre coté, il etoit preferable que le droit dont il s'agissoit fût exercé dans un bois qui fût dans nos mains, afin qu'il fût conservé dans toute son integrité, et qu'aucune circonstance ne pût y porter atteinte; nous aurions jugé à propos de transporter l'exercice du droit dont il etoit question dans le bois de Vincennes, à quoi nous aurions pourvu par arrêt rendu en notre conseil ce jourd'hui, et sur lequel nous aurions ordonné que toutes lettres necessaires seroient expediées. A ces causes, de l'avis de notre conseil, qui a vu ledit arrêt, et dont extrait est ci-attaché sous le contre-scel de notre chancellerie, nous avons, conformément à icelui, ordonné, et, par ces presentes signées de notre main, ordonnons qu'à commencer en l'année prochaine mil sept cent soixante-dix-huit, les arbres necessaires pour le Mai et la plantation d'icelui dans la cour du Palais, à Paris, seront annuellement delivrés dans le bois de Vincennes aux officiers de la bazoche dudit Palais par les officiers de la maitrise particulière des eaux et forêts de ladite ville, en la manière accoutumée. Si vous mandons que ces presentes vous ayez à faire lire et registrer, et le contenu en icelles garder, observer et executer de point en point selon leur forme et teneur, nonobstant toutes choses à ce contraires: car tel est notre plaisir. Donné à Versailles le dix-neuvième jour du mois de juillet, l'an de grâce mil sept cent soixante-dix-sept, et de notre règne le quatrième. _Signé_ LOUIS. _Et plus bas_: Par le roi, AMELOT. Vu au conseil, PHELYPPEAUX. Et scellées du grand sceau de cire jaune. [Note 334: On peut consulter, au sujet de ce droit, _Les Statuts, Ordonnances, Règlements, Antiquités, Prérogatives et Prééminences du royaume de la Basoche_, petit volume publié à Paris en 1586, réimprimé en 1664, mais néanmoins très rare. Le droit de prendre _trois arbres_ dans la forêt de Bondy, pour la fête du Mai, avoit été accordé par François Ier aux clercs de la bazoche, en récompense de la vaillante campagne qu'ils étoient allés faire, pour son service, en 1547, contre les paysans révoltés de la Guienne. Trois jours avant d'aller chercher les arbres du Mai, les dignitaires de la bazoche alloient, musique en tête, donner des aubades aux magistrats du Parlement. Henri III leur avoit interdit de donner le titre de roi à leur chef, qui ne dut plus s'appeler que chancelier; mais ils avoient conservé le droit qu'un arrêt de 1562 leur avoit accordé, de traverser la ville, soit de nuit, soit de jour, avec des flambeaux. Le premier dimanche de mai étant venu, tous les basochiens, en habits de fête, se réunissoient dans la cour du Palais; un beau discours sur l'excellence de la corporation étoit prononcé, puis l'on partoit pour la forêt de Bondy. On déjeunoit à l'entrée, en attendant que messieurs des eaux et forêts, avec leurs gards, eussent rejoint la bande. De nouvelles harangues étoient prononcées; on choisissoit les trois arbres, et on les marquoit; l'on dînoit ensuite sur l'herbe, et l'on reprenoit enfin le chemin de Paris. Les fêtes continuaient jusqu'au vendredi suivant, jour de la plantation solennelle du Mai, qu'on dressoit pavoisé de banderolles et orné de l'écusson aux trois écritoires d'or, dans la cour du Palais. C'est encore à François Ier que la bazoche devoit ces armoiries. Les deux autres arbres pris dans la forêt de Bondy étoient vendus, et le prix qu'on en retiroit formoit, avec le produit de certaines amendes et l'impôt prélevé sur les _becs jaunes_ ou bienvenues des nouveaux, le revenu du noble royaume.] * * * * * Registrées, ouï et ce requerant le procureur general du roi, pour être executées selon leur forme et teneur, suivant l'arrêt de ce jour. A Paris, en parlement, les grand'chambre et Tournelle assemblées, le douze août mil sept cent soixante-dix-sept. _Signé_ YSABEAU. _Histoire admirable arrivée en la personne d'un chirurgien, qui fut condamné par justice, il y a environ quatre mois, comme homicide de soy-mesme._ _A Paris._--M.DC.XLIX. In-4[335]. [Note 335: Pièce fort rare, à laquelle, comme à toutes celles du même temps et du même format, M. C. Moreau auroit certainement donné place dans son excellente _Bibliographie des mazarinades_, s'il l'eût connue.] Dieu, dit le prophète, est aussi admirable en ses saincts qu'il est sainct en ses actions et judicieux en sa conduite sur les hommes; nous avons des preuves de cette verité infaillible dans toutes les histoires, où nous remarquons que ce n'est pas d'aujourd'huy que le ciel mesnage nos vies et nos fortunes d'une manière qui nous est inconnue, et mesme que nous ne devons pas penetrer par respect. Mais l'histoire suivante, que je vais raconter et qui s'est passée en cette ville de Paris il y a environ quatre mois, en fera foy. Un honneste homme, chirurgien de son art, nommé Jacques de la Cressonnière, natif de Boiscommun, avoit commencé sa fortune avec feu monsieur de Bordeaux, au service duquel il avoit amassé quelque chose; de là en après il s'engagea à celuy du feu chevalier Garnier, qui est mort gouverneur de Toulon, ville frontière de France et de Savoye, et un port de mer d'importance; de sorte qu'il fut avec luy en Catalogne à la prise de Rose, et de là au siége d'Orbitello, à la prise de Portolongone et de Piombino, où moy-mesme qui escris avec larmes, et non sans estonnement, l'accident funeste de sa deplorable mort, l'ay veu mille fois et conversé avec luy civillement et honnestement. Cet homme donc retourné de tous ces voyages, après avoir rendu les derniers devoirs à son bon maistre, vint à Paris, où desjà dans quelques autres rencontres il avoit contracté affection avec quelque sage fille dans l'esperance d'un legitime mariage; et comme ses amis le jugeoient sur le point de s'engager dans les liens de l'hymenée, le bruit couru que luy-mesme, par un desespoir estrange, s'estoit rendu esclave des demons et captif de la mort, laquelle fut approuvée de la justice comme violentée, et pour ce son cadavre condamné d'estre privé de sepulture en terre saincte[336]. Or beaucoup allèguent plusieurs raisons de s'estre ainsi donné la mort: les uns disent qu'ayant somme d'argent, il l'avoit donnée à garder à un procureur, qui, manquant de pratique durant cette guerre, avoit gagné les champs et volé la Cressonnière; les autres asseurent qu'il s'est osté la vie pour avoir esté mal recompensé de son maistre, comme il arrive assez souvent que les meilleurs services sont payez d'ingratitude; les autres enfin protestent que c'est l'amour qui a causé son aveuglement et sa perte, et que cette meurtrière l'a couvert de playes et d'infamie, au lieu qu'elle comble les autres de joye, de gloire et de contentement. Mais ce qui est de plus estrange en cette histoire, c'est que les signes qui paroissent en sa personne font aucunement douter si sa mort est venue de luy ou d'autres. Je dis cecy sans offenser ny interesser personne, et le plus asseuré c'est de laisser l'affaire au jugement de Dieu. Neantmoins l'on juge par les accidens qu'il y a en ce rencontre quelque chose d'extraordinaire. En effet, quelle apparence qu'un corps ensevely depuis quatre mois parmy les immondices, les puanteurs, les charongnes et les ossemens des animaux, ait encore la main palpable, la chair blanche, et les nerfs avec mouvement, si ce n'est par permission de Dieu, qui fait connoistre par ces signes qu'il veut que l'on espluche l'affaire de plus près, et que l'on en examine les circonstances. S'il est vray ce que plusieurs disent avoir veu de leurs yeux, que son bras soit elevé hors de terre, et que sa main piquée d'une lancette ait rendu du sang, sans doute ce sang demande vengeance, et ce bras s'estend pour chastier les coulpables de sa mort. Ce n'est pas d'aujourd'huy que la justice se trompe, qu'elle rend des innocens criminels, et des criminels en fait des innocens. Sainct Nicolas fit miracle en la personne de trois marchands qui avoient esté condamnez au gibet injustement; et les annales rapportent qu'un prevost de Paris fut obligé de faire dependre de la potence trois jeunes hommes de Ponthoise qu'il avoit fait mourir avec trop de precipitation, les conduire la torche au poing jusques au lieu de leur naissance, comme pour faire amende honorable à leur innocence, et les faire inhumer à ses despens. Enfin, sans blamer les juges, ils ont devant les yeux un bandeau qui souvent leur cache la verité d'une affaire, comme les medecins nous laissent mourir pour ne pas connoistre nos maladies. Et pour conclusion, bien que ce malheureux se soit donné la mort luy-mesme, non pas la justice, le grand concours de peuple neantmoins qui va en foule et avec empressement voir ce cadavre à demy vivant, nous fait croire qu'il y a quelque chose de prodigieux, puisque la voix du peuple est celle du ciel, et qu'elle passe pour des inspirations d'en haut. [Note 336: Sur les procès faits aux suicidés et sur les peines infligées à leurs cadavres, V. t. VI, p. 63.] FIN DU TOME IX. TABLE DES PIÈCES CONTENUES DANS CE VOLUME. 1. La Milliade, satyre contre le cardinal de Richelieu 5 2. Duel signalé d'un Portugais et d'un Espagnol 47 3. Quinziesme feuille du Bureau d'adresse (1er septembre 1633) 51 4. Deluge du faubourg Saint-Marcel (9 avril 1579) 63 5. La Bravade d'Amour 71 6. Description du tableau de Lustucru 79 7. Catalogue des princes, seigneurs, etc., qui accompaignent le roy de Pologne (1574) 81 8. Lettre à tous les seigneurs de la cour, pour leur donner avis de la mort du singe Macaty 107 9. Le vray Discours sur la desconfiture des Reistres (nov. 1587) 111 10. La Promenade du Cours (1630) 125 11. Discours de M. Guillaume et de Jacques Bonhomme sur la defaicte de trente-cinq poules et le cocq 137 12. Le Bourgeois poly, par Fr. Pedoue (1631) 145 13. Memoire pour les coeffeuses, bonnetières et enjoliveuses de la ville de Rouen (1773) 215 14. Nouveaux compliments de la place Maubert, des Halles, du cimetière Saint-Jean, etc. (1644) 225 15. Discours véritable de la vie, mort, et des os du geant Theutobocus (1613). 241 16. Nouvelle de la venue de la royne d'Algier à Rome (1587). 259 17. La Prise du capitaine Carfour, un des insignes et signalés voleurs qui soient en France (1622). 267 18. Effroyables pactions faites entre le diable et les pretendus Invisibles (1623). 275 19. La Journée des Dupes, par St-Simon. 309 20. Louis XIII au Pas de Suze, relation par le même. 327 21. Passe-port pour l'autre monde, delivré par les jesuites, moyennant 200,000 florins (29 mars 1650). 337 22. Lettre du sieur d'Aligre au chancelier Seguier, sur une proposition scandaleuse touchant le pouvoir des papes sur les rois (29 oct. 1660). 339 23. Deposition sur la supposition de part de Marie, reine d'Angleterre, femme de Jacques II. 341 24. Le Courtisan à la mode. 351 25. Lettre du Roi pour que les arbres du Mai soient pris dans le bois de Vincennes. 359 26. Histoire admirable arrivée en la personne d'un chirurgien, condamné comme homicide de soy-mesme. 363 * * * * * [Notes au lecteur de ce fichier numérique: --Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. --Les lettres supérieures unusuelles sont encadrées de parenthèses.] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VARIÉTÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES (09/10) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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