The Project Gutenberg eBook of La petite femme de la mer

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Title: La petite femme de la mer

Author: Camille Lemonnier

Release date: November 2, 2021 [eBook #66652]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PETITE FEMME DE LA MER ***

CAMILLE LEMONNIER

La
Petite Femme
de la Mer

PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

M DCCC XCVIII

DU MÊME AUTEUR

Noëls flamands 1 vol.
Les Charniers 1 vol.
Un Mâle 1 vol.
Le Mort 1 vol.
Thérèse Monique 1 vol.
Happe-Chair 1 vol.
Madame Lupar 1 vol.
Ceux de la Glèbe 1 vol.
Le Possédé 1 vol.
Dames de volupté 1 vol.
La Fin des bourgeois 1 vol.
Claudine Lamour 1 vol.
L’Arche 1 vol.
La Faute de Madame Charvet 1 vol.
L’Ironique amour 1 vol.
L’Ile vierge 1 vol.
L’Homme en amour 1 vol.
La Vie secrète 1 vol.
Adam et Eve 1 vol.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

Dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 10

JUSTIFICATION DU TIRAGE :

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.

LA PETITE FEMME DE LA MER

Il vint sur le môle une étrange et sarcastique figure, un de ces visages équivoques aux yeux hardis, au rire muet, qui vous frôlent du coude et ensuite vous proposent mystérieusement de vous mener vers les tavernes.

Celui-là, on ne le connaissait pas, personne ne l’avait vu descendre d’un bateau et cependant il avait dû arriver à l’heure où les dernières barques enfilent la passe entre le feu rouge et le feu vert.

Il vint donc en sifflant sur le môle parmi les marins qui regardaient au loin la mer, et il examinait les terrasses de la digue au loin. Il avait la courte vareuse bleue et le feutre bossué des matelots après une traversée. Il appuyait son énorme main large ouverte sur un objet qu’il cachait dans sa poitrine et qui, par moments, paraissait remuer.

Un des hommes qui, de leurs prunelles grises et vagues, ne cessaient pas de regarder au large, s’approcha et lui demanda quelle sorte de bête il portait ainsi. L’étranger lui souffla silencieusement au visage un vent qui sentait l’ail et le saucisson d’ours, et puis il haussa les épaules, et il attendait que le premier flot de monde se décidât à descendre sur le môle.

Les tables, sous la tente des restaurants, se vidèrent ; les familles, après le déjeuner du midi, s’en venaient devant la mer aspirer l’air salé. C’était un but de promenade : de la jetée on pouvait voir caracoler les marsouins, danser les balises ou rentrer les chalutiers. La brise aussi soulevait les robes, emportait les chapeaux et détorsait les cheveux : on ne manquait pas de distractions.

Selon les prévisions de l’homme, il arriva d’abord quelques personnes qui s’intéressèrent à la couleur des vagues et ensuite, par petits groupes de vestons blancs et de robes claires, en riant et en échangeant des propos sans rapport avec l’incomparable splendeur de la mer, déferlèrent, simplement parce que c’était l’habitude de venir un instant sur le môle, parce qu’avant eux on l’avait toujours fait ainsi. Et au bout d’un peu de temps, il y eut là comme le noyau d’une foule.

Cependant à peine ils prenaient attention à cette torve figure qui louchait avec insolence du côté des dames et bientôt commença par des signes de leur révéler la présence d’une chose insolite sous sa vareuse. On se défiait plutôt de ce personnage sauré et barbu, au geste cauteleux.

Lui riait toujours de son rire doux, de son rire qui avait le frissement mousseux des écumes mourant sur la plage, comme s’il était sûr que, une fois pris par ce qu’il allait leur montrer, ils ne s’en iraient plus.

A présent de sa main libre il caressait, sous la laine pileuse de sa veste, la forme de l’objet caché que son autre main aux doigts gourds pressait contre lui. Et sa tête aussi se penchait : avec sa face boucanée et lippue, il semblait là-dessous couler en douceur des risettes de nourrice à un poupon, ou bien peut-être, par l’ouverture de sa vareuse, il déversait d’abominables jurons empestant l’ail et le saucisson d’ours, comme son rire.

Alors une première fois il monta un gémissement léger d’enfant, une plainte triste comme en ont aussi les petits chats malades. Oui, quelque chose, dans la poitrine du marin, avait longuement vibré, un cri de vie blessée, une douleur toute frêle et pourtant surhumaine qui, à la réflexion, récusait l’analogie avec l’enfant ou un jeune animal. C’était plutôt une voix lointaine et effrayante comme en a le vent dans les mâts pendant les nuits de l’équinoxe, comme en entend dans sa petite chambre, sous la fixité secourable de sa grande lampe, le gardien du phare. Hou ! Houhou ! Houhou !

Les pauvres pêcheurs qui étaient sur le môle connaissaient bien cette voix d’agonie. Plus d’un l’avait ouïe sangloter dans la bourrasque et s’était signé, se disant que c’étaient les marins trépassés dans l’abîme qui revenaient entre deux vagues. Ils se rapprochèrent : maintenant ils ne regardaient plus la mer devant eux et ils tenaient leurs barbes fermées dans leurs rudes visages.

Lui, le coriace bonhomme, continuait à rire sans bruit avec un plaisir cynique, comme si, en riant, il se fût certifié la joie de faire souffrir une âme quelque part. Il n’avait plus les mêmes yeux ; son regard sauvagement coruscait comme un écueil noir sous la pourpre oblique du couchant.

De nouveau il pencha son mufle crispé par la fente de sa veste, et on vit qu’avec sa main il faisait le geste d’appuyer sur la petite chose mystérieuse. Pour la seconde fois cria cette voix inouïe, cette petite voix qui donnait froid aux os comme si déjà on l’eût entendue pendant un voyage en mer, ou dans une autre vie, ou en songe.

Bientôt le monde afflua ; il s’entassa là, derrière les matelots, de ces visages stupides ou bassement amusés qui participent à la fois de l’inconscience et de la férocité des foules. Et d’ironiques jeunes gens criaient : « Qu’il montre son jouet ! Qu’il le montre donc s’il ne veut pas donner à croire qu’il porte sur la peau une petite chose vivante ! »

Les pêcheurs, les pauvres gens en surcot et en sabots, hochaient la tête ; ils attendaient avec patience ; ils avaient déjà attendu ainsi des jours et des nuits le retour des barques, debout sur le môle, les dents serrées ; et ceux-là savaient bien qu’il n’y a qu’un être humain, une créature en détresse pour pousser un tel cri. Quelquefois cela cessait un peu de temps. Aussitôt la grosse main rude appuyait et encore une fois la voix montait et rendait les marins tout pâles.

Alors l’aventurier d’un beau geste jeta son feutre à ses pieds. Il avait l’air d’un roi des îles avec son teint cuivré, l’astrakan bouclé de ses cheveux et ses bélières d’or aux oreilles. Il regardait avec mépris l’assistance. Maintenant aussi, dans un idiome fleurant le varech et l’iode des mers les plus diversement polyglottes, il annonçait la chose incroyable et à la fois impérieusement montrait son feutre bossué sur les larges dalles du môle.

Une pluie de monnaies s’abattit. Des souffles ardents l’entouraient comme à la procession, dans la fumée des cierges, il en monte derrière la robe argentoyée de Marie, et c’étaient ceux du petit peuple des barques, des bonnes gens qui avaient gardé l’humble foi.

Il arriva donc ceci : l’étranger ramassa sa collecte, la coula dans sa poche, regarda avec un visage livide la foule, et il ne riait plus, ses lèvres tremblaient.

Il se fit un grand silence ; puis, un à un, les boutons de la vareuse sautèrent et, entre la chemise de flanelle et la peau tatouée, blottie au chaud de l’estomac, dans les bouquets de poils de cette mâle poitrine, il apparut une tête de très petite femme aux pâles yeux de fièvre sous de minces filaments de cheveux verts. C’était aussi la gentillesse souffreteuse d’un ouistiti, la candeur étonnée et triste d’une petite femelle de phoque émergeant d’un bassin devant un public de militaires et de bonnes d’enfants avec sa tête ronde et lisse à laquelle il ne manque que des bandeaux.

Oh ! c’était surtout un petit bijou de chairs nacrées comme un coquillage, et tout le prisme des jardins de l’arc-en-ciel dans le miroir d’une lagune au bord de la mer. Un oripeau d’or et de soie l’habillait, un lambeau pasquillé qui, sans doute, autrefois avait miroité aux hanches saccadées d’une danseuse d’Asie.

On n’avait plus envie de rire ; on était pris plutôt d’inquiétude, d’un vague effroi comme devant un prodige, une forme élémentaire et abandonnée, devant un essai où s’était éprouvé le dieu des premiers âges. Les yeux étaient admirables, pareils à de tendres et sensibles émaux couleur d’aigue-marine. On croyait y voir onduler des barques, longuement s’enfler des voiles sur un clair matin de mer. Mais pas de bras, seulement de petits moignons ou des nageoires palmées, de timides et frêles appareils qui avaient la grâce d’un geste d’amour, aux deux côtés des mamelles, de mignonnes mamelles pointues et roses comme les seins d’une toute minuscule Eve vierge. La loque bariolée ensuite s’enroulait et on ne voyait plus rien que le bout d’une chaînette se rattachant aux amples et triples tours de l’écharpe rouge dont ce drôle à face de pirate s’était ceinturé les reins.

Les pauvres pêcheurs étaient arrivés tout près. Avec des bouches tremblantes, avec de la peur et de l’extase dans leurs prunelles immenses, ils se tenaient penchés et regardaient sous la vareuse. Ils n’auraient pas regardé autrement la sainte présence d’une relique. Et tous gardaient le silence, comme en mer quand l’eau devient noire et commence à clapoter dessous les coques.

Un, très vieux, un peu faible d’esprit, avait ôté son bonnet et priait ; personne n’aurait pu dire pourquoi priait cet homme. Et à la fin un autre des pêcheurs fit un pas et voulut toucher la petite chair pâle sous ses cheveux verts. Cependant celui — là, non plus que les pauvres hommes de foi qui l’entouraient, ne doutait ; il avança la main d’un geste dévotieux et timide et tout son corps tremblait. Le louche visage du gabier sur-le-champ verdit comme s’il eût été torturé par la colique ; très vite il referma sa vareuse, mâchant entre ses dents d’obscures imprécations ; et sous la colère de ses doigts de nouveau montait le cri blessé. Ensuite il ramassait son feutre, d’un coup de poing furieux le plantait en travers de sa nuque et déjà avec ses épaules il refoulait le monde et rapidement gagnait l’escalier à l’extrémité du môle. Il n’y eut que les jeunes messieurs spirituels qui de loin l’injurièrent.

Les petits vieux des barques, eux, avaient remis les mains dans leurs poches, le cœur soudain froid, ayant senti qu’une étrange force d’amour liait le diabolique navigateur, une force comme celle qui pour des semaines les faisait partir sur leurs barques et ensuite les ramenait vers les sables, regardant devant eux infiniment.

Le matelot reparut le lendemain et il revint encore les autres jours. Personne, parmi les hommes du port, n’aurait pu indiquer quel navire l’avait débarqué ni de quelle contrée il arrivait. A l’heure de la « belle société », il se campait sur les larges dalles bleues : on ne savait pas autre chose.

Maintenant, avec son rire cynique, il semblait défier les pêcheurs. Ceux-ci jetaient leur sou dans le feutre à côté des pièces blanches. Et puis le camarade, après avoir excité par d’itératifs pincements le petit cri d’agonie, amorçant ainsi la curiosité publique ou peut-être manifestant là un autre sentiment qu’on ignorait, défaisait les boutons de sa vareuse et exhibait la boule de chair pâle aux yeux d’aigue-marine, aux yeux frais, divins comme les premiers miroirs où s’était mirée la vie.

Aussitôt d’anxieux et rapides regards s’y mouvaient, couraient vers les eaux, vers la plainte et l’appel des grandes eaux par delà le môle. Le ruffian alors avec violence tirait sur la chaîne et il obligeait les pauvres yeux, maintenant pareils à des fleurs malades, à de mornes et débiles actinies, à se tourner du côté de la terre.

Les calfats du port, les marins des grands navires, les pêcheurs de la côte à une grande distance à leur tour arrivèrent voir le prodige. Toujours le clandestin personnage serrait les dents, éludant toute allusion à la provenance de cette précieuse fortune. Que leur importait, à eux ! Ils l’aimaient d’une foi profonde comme une idole, comme une petite sainte vierge venue jusqu’à leurs détresses sur la crête des flots. De vieux pilotes affirmaient avoir vu jouer dans les filets d’or et d’argent de la vague, parmi de la criblure d’étoiles, des petites femmes de mer qui avaient de pareils cheveux verts. Quelque part au large, là où n’allaient pas les barques, étaient des îles mystérieuses qu’habitaient ces filles des eaux.

Oh ! comme nostalgiquement, en leurs âmes sans paroles, ils l’adulaient et la redoutaient, la petite sirène, s’entourant de signes de croix comme pour un péché, une tentation, un mirage halluciné, outrés à la fois de ferveur charnelle et mystique devant ses minuscules mamelles d’amour palpitantes de tout l’inconnu de la mer. Il y en avait qui s’en allaient en battant l’air de leurs bras comme des hommes ivres.

Maintenant les pauvres gens des barques étaient sûrs que le goujat, qui si vilainement trafiquait de cette petite créature de douleur, épuisait sur elle de secrets et rageurs sévices. Ils le sentirent pris aux racines par un amour damné. Peut-être il se vengeait de leur culte ardent et naïf, lui entrant par jalouses représailles ses ongles dans la chair, ou bien la tirant par ses cheveux verts avec son horrible rire muet. Et alors, oh ! alors, c’était le cri lamentable, ce cri comme le hiement des poulies dans la nuit des ports, comme le sanglot du vent autour de la fenêtre du veilleur dans la tour du phare. Voilà ce que se disaient ces cœurs simples.

Or, vers la saison des gros temps, le nord-ouest se mit à souffler en tempête ; la mer tout entière passa sur le môle et, dans les soirs, ils partirent, les mains dans les poches, au bout de la grand’rue, regarder si les barques ne rentraient pas.

L’homme, désertant la digue solitaire, les suivit ; il s’abrita sous un porche, et encore une fois ils cessèrent de regarder la mer. C’était un autre cri à présent, un cri aigu et qui ne finissait pas, comme celui d’une femme en folie. A peine, en pesant des mains, il pouvait la retenir, elle faisait d’incessants efforts pour s’élancer vers les eaux.

Alors ils recommencèrent leurs signes de croix : toujours il coulait bas des barques quand cette voix effrayante ainsi criait. Ses yeux aussi avaient pris une fiévreuse et surnaturelle beauté qui vibrait, qui s’agitait comme l’aiguille de la boussole. Un magnétisme l’accordait au pouls de la tempête.

Et puis la grande colère du flot s’apaisa : elle resta pendant des jours toute morte, les prunelles troubles et livides. Et le sinistre forban avait beau la pincer ; elle ne criait plus.

Un jour, comme il avait bu du gin plus que de raison, il s’assoupit sur les dalles trempées d’écumes ; il cuva là un assez long temps le pétulant alcool. Tout à coup le port entendit d’épouvantables clameurs ; les hommes des barques accoururent et l’aperçurent se mangeant les mains, se roulant sur le ventre comme quelqu’un qui est pris du haut mal.

Alors il leur vint à tous une grande peine : peut-être la petite femme de la mer était partie, et ils cherchaient là-bas vers les eaux. Lui, maintenant, se jetait sur eux en blasphémant dans son baroque jargon ; ils ne se défendaient pas et ils le considéraient avec des yeux tristes et résignés.

Du temps s’écoula : il passait des jours entiers assis sur le môle ; on ne savait pas ce qu’il regardait au large de ses prunelles fixes, rongées par le sel. Quelquefois il meuglait comme un cachalot, comme la sirène d’un navire en détresse, ou très doucement, en dodelinant de la tête, il prolongeait un vagissement plaintif de petit enfant malade. Et les pêcheurs avaient remarqué que lui aussi, aux approches de la tempête, à présent poussait d’aigres cris. A l’heure de la marée, quand l’eau commençait à monter sur le môle, un des leurs le prenait sous le bras et le ramenait vers le port. Il serrait toujours contre lui quelque chose qui le faisait rire de son rire sans bruit.

Une nuit de l’hiver, la mer gronda si terriblement que des bergers, dans la dune, à une lieue des côtes, crurent qu’elle arrivait et s’enfuirent par la campagne. On ne revit plus jamais le marin. On supposa qu’il avait entendu une voix et qu’il était parti là-bas d’où la petite femme aux cheveux verts n’était pas revenue.

DANS LA FORÊT

A Léon Bazalgette.

Une fois, j’étais dans la forêt, vers le temps de l’aube. J’étais venu pour voir se lever le jour entre les petits chênes. Mais il tomba une pluie d’été : je vis monter au ciel une pâleur grise, elle s’étendit entre les arbres, et ce matin-là, l’espace ne se fleurit pas de roses. Alors, je restai longtemps au pied d’un hêtre à écouter de feuille en feuille ruisseler l’égouttis de l’eau, comme une source qui grésille en sourdant de terre. Et la futaie, dans cette fine musique de la pluie, doucement s’éveilla avec une odeur verte. Un coucou, dans le matin profond, sembla avoir poussé la porte d’une petite horloge et venir jusqu’au bord du cadran et sonner l’heure avec des coups de gosier comme des hoquets. Du côté des vergers, vers le village, un merle répondit et ensuite tous les merles à la fois chantèrent. J’avais oublié que j’étais venu aussi pour tirer des écureuils. En ce temps, je n’allais jamais au bois sans mon fusil. J’aimais cette chair sauvage et parfumée. Et je restai sous le hêtre, goûtant dans la forêt des âges une sensation d’éternité.

Jack n’aboya pas quand parut Mélita. Elle se glissait entre les arbres, toute mince, encore une petite fille d’apparence. Elle arriva comme un joli fantôme du matin, et elle marchait droit sous la pluie, avec un fichu aux cheveux, un bout de tissu bleu qui faisait une tache claire sous les arbres. Je savais qu’il y avait, à la lisière du bois, dans une maison de pauvres gens, une enfant qui dansait et tendait ensuite la main. Mais je ne connaissais pas Mélita, et je la reconnus à cette loque de couleur qu’elle tirait jusqu’à ses yeux.

Enfin elle fut près de moi ; je l’appelai en riant par son nom. Elle me regarda sans surprise. Elle avait un étrange regard d’or, d’un or vert de scarabée. Des bubelettes de pluie brillaient aux mèches de ses cheveux pareils à un bouquet de graminées sèches. Et elle ne m’avait rien dit, elle demeurait devant moi à considérer le foulard rouge que je portais à mon cou.

Jack, à présent, la flairait en remuant son tronçon de queue. Il ne l’avait jamais vue, non plus que moi, et il agitait la queue comme pour une amie.

— C’est bien toi pourtant qu’on appelle Mélita, lui dis-je.

Et j’avais fait un pas vers elle. J’étais très grand à côté de sa petite taille. Elle se mit à rire en découvrant ses dents, des dents claires de bête rongeuse. Et elle ne cessait pas de regarder à mon cou le foulard couleur des premières cerises aigres.

— Tu es beau, me dit-elle, tu es plus beau que les hommes d’ici.

Je touchai ses cheveux mouillés, et ensuite elle s’avança d’un joli mouvement rapide, elle porta la main à mon foulard. Et l’odeur de la terre humide était dans son corps jeune.

— Vois ! dit-elle, quelqu’un m’a donné cette soie.

— Un homme, Mélita ?

Je ne savais pas pourquoi, avec des yeux froids, je lui parlai tout à coup durement. Je savais seulement qu’elle allait quelquefois avec de jeunes hommes dans le bois. Et elle me répondit en fixant sur moi un regard étonné :

— Un homme sûrement.

Je pris sa main dans la mienne et doucement je lui dis :

— Ne crois pas, petite Mélita, que j’aie voulu te causer de la peine à cause de cela.

Je lui souriais. J’étais comme un chasseur plein de ruses dans le hallier. Je ne voulais pas lui montrer que j’avais le désir de son petit corps frais. Mais elle se blottit joliment contre moi en riant. Elle avait la câlinerie d’un animal charmé et je sentais le battement de son sang sous sa peau.

— Je te donnerai mon foulard, lui dis-je.

Elle le palpait entre ses doigts, un point d’or plus clair dans ses yeux de scarabée, et puis elle le détacha elle-même de mon cou, elle en fit une ceinture à ses maigres hanches. Et elle ne cessait pas de me regarder avec défiance comme si elle craignait que je ne lui reprisse ce tissu léger.

— Non, Mélita, ne crois pas cela, lui dis-je.

Elle se rassura et d’un balancement lent, maintenant elle dansait devant moi, ayant défait le foulard et l’agitant dans ses mains comme un drapeau. Et je me rappelai qu’elle dansait ainsi, le dimanche, pour les gens du village, sous les tonnelles. Je ne ressentis plus que du mépris pour cette petite mendiante des routes. Elle tournait sur ses pieds nus ; j’entendais le claquement mou de ses talons sur le sol humide, et sa jupe derrière elle s’évasait comme une large fleur.

— Va-t’en, Mélita. Tu as fait la même chose pour l’homme qui t’a donné ce fichu.

Elle ne tournait plus ; de nouveau, elle venait vers moi et me regardait étrangement.

— Mélita n’aime pas tous les hommes, me dit-elle.

Et ce n’était plus la même enfant hardie ; elle avait un autre regard, et une rougeur légère lui était venue sous les yeux, un petit feu vierge, comme les roses à l’orient du jour. Elle se tenait devant moi, soumise et gauche, à une petite distance. Et encore une fois ce fut moi qui fis un pas vers elle.

— Mélita… Mélita…

Le parfum vert de son corps monta, une odeur sauvage et chaude comme celle des écorces et elle ne faisait pas un mouvement pour s’en aller. Elle se balançait près de moi comme un arbre jeune dans le vent. Elle regardait au loin, dans la direction des derniers chênes. C’était ainsi que la première femme avait dû s’offrir à l’homme dans le matin frais, dans la rosée des herbes. Elle fut tout à coup pour moi la proie chaude et désirable, comme si nous étions venus chacun des limites de la forêt pour nous aimer.

— Mélita…

J’avais mis ma main à ses petits seins droits. Je riais avec un peu de folie ; et enfin, elle m’échappa ; elle se mit à courir devant elle, entre les arbres : je courais aussi. Ainsi nous pénétrâmes sous les chênes ; je voyais toujours ses talons relever le bord de sa jupe. Ensuite, ils retombaient avec ce bruit singulier de la chair nue. Et il me restait un peu de gêne de courir après elle, moi si grand. La pluie avait cessé, il filtrait d’entre les feuilles un tintement léger, la mouillure brillante d’une eau vaporisée à la chaleur du jour. Et puis ce fut le soleil ; tous les oiseaux à la fois chantaient dans les taillis. Le coucou poussa sa petite porte et sonna les douze coups de midi… C’est ainsi que je connus Mélita. Et ce jour-là, je n’avais pas tiré d’écureuil.

Je n’allais pas tous les matins à la forêt : il se passa des jours sans que j’y revins. Quelquefois on me disait que Mélita était venue danser sous les tonnelles, ou bien on l’avait vue entrer dans le bois avec un homme. La dernière fois, c’était Yets, le beau soldat arrivé en permission pour la moisson. Je ne connaissais pas Yets ; je savais que toutes les femmes l’aimaient à cause de ses pantalons rouges. Et Mélita aussi m’avait dit : Il est beau.

Bah ! celle-là ne pouvait résister à la joie de donner de l’amour aux hommes. Elle n’avait pas l’air de savoir ce qu’elle leur donnait si naturellement : elle semblait avoir été mise au monde pour donner du bonheur. Elle était le désir vivant du village. Au fond, je lui en voulais de n’avoir pas gardé pour moi seul la fleur âcre de son corps.

Or, un matin, je m’en allai dans la futaie. Je ne pensais plus à Mélita ; j’avais pris mon fusil pour tirer les écureuils. Mais quand je fus sous le hêtre, je regardai longuement la place où elle avait dansé. Oui, me dis-je, c’est là que ses petits pieds ont tourné pour moi comme ils tournèrent pour d’autres avant moi, comme maintenant ils continuent à tourner pour Yets. Et je n’étais pas triste, je riais plutôt en dedans de moi pour cette étrange destinée d’une petite femme sauvage des bois. Mais voilà que soudain elle arriva par un chemin sous les arbres, un chemin qui venait du bout du monde. Et elle sembla, elle aussi, dans ce moment, arriver du fond de mes pensées, comme une petite présence évoquée, comme si nous nous étions donné rendez-vous dans la futaie.

— Vois-tu, oui, dit-elle, c’est moi !

Elle me dit cela en riant ; elle n’avait plus sur sa tête son fichu de soie fanée ; elle n’avait pas non plus mon foulard autour de sa taille. Mais un collier de grosses perles, rouges comme des sorbes vives, lui donnait un air de petite reine barbare. Je touchai du doigt le collier, je lui dis :

— C’est Yets qui te l’a donné ?

— Oui, Yets est revenu. Il m’a donné ce collier. C’est lui aussi qui, l’autre année, me donna le fichu.

Je l’aurais battue à cause de sa franchise. Je regrettais à présent mon beau foulard : c’était une amie qui autrefois m’en avait fait don. Elle vit ma peine et me mordant gentiment les doigts, elle me dit avec une candeur au fond de ses yeux d’or :

— Yets est venu avant toi. C’était aussi un matin dans la forêt, et il partait moissonner avec les autres. Et puis je l’ai trompé à cause de toi.

Jack, comme la première fois, se frottait à son jupon avec un tortillement joyeux de la queue et ensuite il parut me dire : Pourquoi ne l’as-tu pas revue ? Mais je retirai mes doigts et elle se mit à pleurer.

— Yets est le premier homme qui est venu, me disait-elle à travers ses pleurs. Avant lui, il n’y avait eu personne. Et quand il est parti pour la ville, il m’a donné le fichu.

Elle pleurait si doucement que ma rancune s’en alla.

— O Mélita… Mélita ! Tu es allée dans le bois l’autre jour avec un homme qui n’était pas Yets, ni moi.

Elle me regarda clairement.

— Oui, fit-elle. Mais avec celui-là ce n’est pas la même chose.

— Tu aimes donc Yets ? lui demandai-je.

Une rougeur monta sous ses yeux comme quand je la rencontrai, il y avait de cela des semaines, sous le hêtre. Et elle n’était plus hardie, elle avait les roses ingénues du premier péché.

— Oh ! me dit-elle en regardant vers les derniers arbres au loin, il y a encore quelqu’un que j’aime mieux que Yets…

Je lui entourai le cou de mon bras et elle ne me fuyait plus. Elle mettait ses petits pieds nus à côté de mes lourdes bottes et elle marchait à mon pas, toute chaude d’été et de désir.

— Il y a donc quelqu’un ? dis-je. Et cependant tu ne veux pas me dire son nom ?

— Je ne sais pas son nom, fit-elle simplement.

Et je pensai qu’en effet, elle ne connaissait pas mon nom. Je sus ainsi que c’était moi l’homme qu’elle aimait mieux que Yets. Nous pénétrâmes dans le taillis, et encore une fois elle m’offrit le trésor de sa chair nue, dans le frisson vert des herbes.

Et ensuite je ne revis jamais plus Mélita.

MAGGY

A J. T. Grein.

Maggy m’étonne, et je crois bien que je l’étonne aussi. Nous avions cru nous comprendre cependant, quand elle est venue dans cette maison après notre mariage. C’était alors presque une enfant encore, une petite enfant brune, aux yeux de vie profonde, un peu endormie. Oui, elle semblait avoir longtemps dormi derrière un nuage, dans une patrie, très loin. Et puis je lui ai dit les paroles sacrées qu’on ne dit qu’une fois. Elle me répondit simplement qu’elle était à moi pour la vie.

Aucune jeune fille ne fut plus sincère en me parlant ainsi, et je ne puis lui reprocher d’avoir jamais, dans la suite, manqué de sincérité envers moi. Maggy est franche ; elle dit comme elle pense, mais elle ne dit pas tout ce qu’elle pense. Je ne sais pas encore après trois ans si elle pense plus qu’elle ne dit. Et ainsi elle vint au mariage avec une âme très libre et qui cependant me resta fermée.

Peut-être Maggy ne s’était-elle pas éveillée tout à fait. Elle m’apporta ses petits seins vierges avec une soif hardie d’amour. Elle me fit une fête de son corps, et j’oubliai que j’avais déjà connu la femme avant elle. Ce fut bien comme si, pour la première fois, je mettais un baiser sur une bouche neuve. Elle me révéla la connaissance divine de la Beauté. J’entrai dans son amour comme dans un éden de vie parfumée. Et jamais cela ne s’en est allé : je suis resté, comme au premier jour où elle m’arriva, le jeune homme novice et charmé que fut Adam devant Eve.

Tout homme alors est sûr qu’aucun homme de sa lignée ni de la lignée des autres hommes ne s’égala à un tel bonheur. Il semble que les matins du monde recommencent dans la joie émerveillée de sentir palpiter une chair inconnue auprès de soi. Et peut-être personne n’a dit le délice de toucher avec des mains humaines à la fleur de vie amoureuse. On est tout près de Dieu, aux sources fraîches de l’être, et ensuite il n’y a plus que la mort qui soit un plus extraordinaire signe d’éternité.

Mais Maggy n’avait pas comme moi le sens de ces mystères. Elle me défendait de lui parler de la mort, bien qu’il ne soit pas possible de la détacher de la pensée de la vie ; et après tout, elle n’est dans la durée illimitée qu’une forme différente de la vie infiniment continuée. Je vis ainsi que nos âmes étaient venues inégalement au monde. Il régnait entre elles une barrière qui était notre vie profonde en nous ; et Maggy faisait le geste extérieur de la vie et ne savait pas qu’elle vivait.

Du moins, je le crus longtemps ; et cependant Maggy fut souvent sur le point de me dire une chose plus belle que toutes celles que je lui disais, et elle ne put pas me la dire. Ce sont les paroles qui font que nous ne nous comprenons pas. Les miennes demeuraient pour elle sans rapport avec la nécessité immédiate de nous donner mutuellement du bonheur ; et je ne voyais pas que les siennes prenaient leur source dans les sensations fraîches d’un être resté plus près que moi de la Nature. Tout le malentendu ne provient peut-être que de cela : la femme est l’éternel élémentaire, la force jaillissante et nuptiale, toujours proche des origines. Elle est, à travers le temps, le premier jour de la genèse quand l’homme, lui, par une combinaison différente de ses énergies, par une structure plus compliquée du cerveau, tend plutôt à épuiser en soi l’évolution humaine.

Maggy n’avait pas besoin de s’expliquer à elle-même qu’elle vivait ; elle était la vie ; elle était une jeune et vierge et royale force de vie. Et moi, je croyais sottement vivre plus qu’elle, parce que je m’efforçais d’écouter retentir en mon cerveau les mouvements de ma vie. Maggy ne pensait qu’à me donner prodigalement son amour. Elle était la lumière sur mon chemin, elle était la musique et le rythme de ma joie intérieure. Maggy était ma joie multipliée dans la beauté de ses yeux, dans les grâces de son corps comme aux facettes d’un miroir. Et elle ne se connaissait pas, et je ne la connaissais pas davantage, car je voulais voir au fond d’elle une chose qui n’y était pas.

Maggy vint donc dans notre maison et tout de suite elle se livra dans toute la sincérité libre de son amour. Elle me fit ainsi le don le plus précieux. Mais déjà, en ce temps, elle m’étonnait par son ignorance de tout ce que j’avais été habitué jusque-là à appeler la pudeur. Il n’y eut aucune réticence de sa part ; elle fit tomber un à un tous ses voiles : elle fut devant moi comme si, dans l’autrefois de sa vie, elle avait vécu en l’état d’antique nudité. Une petite sauvagesse sur ses lits de feuilles ne livre pas avec une plus téméraire chasteté le frisson de son flanc. Et ensuite elle continua de vivre dans les chambres comme un petit symbole, comme une image nue de l’innocence. Je vis ainsi que la femme est bien le péché vivant, au sens des théologies. La première femme initia le premier homme au péché, et cette gloire du péché la met au-dessus de tous les hommes, puisqu’il est la Nature, le secret divin de la vie. Et l’homme seul sait qu’elle est le péché.

Cependant Maggy ne me répéta jamais qu’elle était à moi pour la vie. Elle ne me le dit qu’une fois, et ce fut, en effet, pour la vie. Il y avait chez elle une étrange pudeur à dire des mots d’amour ; quand je la priais de me dire qu’elle m’aimait, elle se sentait nue et rougissait. Elle était comme une rose qui se défendrait d’exhaler son parfum.

Ainsi elle demeura toujours pour moi très franche et secrète, et peut-être elle ne se doutait pas qu’elle me cachait quelque chose. Elle n’avait pas à se défendre de moi. J’avais en elle une confiance aveugle et cette confiance-là seule est lucide, car elle regarde en dedans et ne se fie pas aux apparences. Mais il était dans sa nature d’être à demi obscure. Un instinct (venu de quels fonds de l’être, de quels servages lointains ?) avertit la femme de se réserver des coins d’ombre. Toutes sont mystérieuses et un peu dissimulées. Maggy avait des tiroirs où, puérilement, elle semblait serrer un peu de sa vie. Cependant elle m’était arrivée ignorante et vierge. Je crois qu’elle a toujours vécu plus au fond d’elle que moi-même.

Oui, il y a eu entre nous cette différence qu’elle s’ignorait vivre, et pourtant elle avait une vie profonde, elle vivait toute sa substance jusque dans les racines de son être. Maggy a des silences où peut-être elle me dit des choses que je ne comprends pas. Et ensuite elle sort de ces silences, elle a des folies de paroles que je comprends et qui ne disent plus rien. Elle parle alors comme si elle cessait de me dire quelque chose. Et elle m’est surtout cachée quand elle a l’air de m’avoir tout dit. Ses yeux aussi ne sont plus les mêmes : ils sont bien plus beaux pendant qu’elle se tait. Ils ont alors une lumière dormante, une lumière d’en dessous comme les étangs. La petite source tressaille au fond, le remous des algues, les fines chevelures de la vie. Il lui arrive, en ces moments, de rougir sans cause, une onde légère à ses tempes, le spasme délicieux du flot intérieur ; et elle seule sait ce que sa vie a pensé en elle ou plutôt c’est sa vie qui le sait et ne le dit pas. Elle ouvre la bouche comme si elle allait me dire quelque chose : « Ecoute, ami… » Je la regarde et elle continue : « Tu serais bien étonné si je te disais… » Et puis elle se met à rire ; je pense alors qu’elle-même ne savait pas ce qu’elle voulait me dire. Une secousse brève de la sensation, le bouillonnement léger de la source au fond et la surface ensuite s’est unifiée.

Pourtant l’âme ne monte pas en vain aux lèvres : Maggy, dans l’instant même, a eu quelque chose à me dire. Le grand courant a passé en elle, la vie profonde des races, de tous les êtres qu’elle continue. Et déjà il était trop tard, elle n’a pas pu dire la chose sacrée, la chose de vie. Puis-je douter, néanmoins, qu’elle fût en elle ?

C’est, d’ailleurs, une vraie enfant, ma Maggy, une enfant fantasque et très raisonnable, une rusée et ingénue petite femme, étrangement douée de personnalité brune. C’est une parcelle de la durée de la femme en qui toute la femme se résume, car l’homme n’est presque jamais qu’un homme, une forme accidentelle et localisée des séries ; mais la femme est bien le multiple aspect éternel de toute la féminéité.

O petite Maggy, je vois en toi des choses si loin ! Tu m’apparais toutes tes mères jusqu’à l’Eve nue, l’adorable femme sauvage qui livrait avec une impudeur délicieuse, dans les jeunes jardins du monde, ses seins pointus à la soif de l’époux. Elles furent des esclaves, des martyres, des reines, et tu aurais pu être une amazone, car je ne te connais que par tout ce que tu m’as laissé ignorer et ne sais pas toi-même. Tes colères sont d’une Sémiramis minuscule comme ton amour d’une petite reine de Saba, et cependant tu es venue dans la maison pour vivre aux côtés d’un pauvre raisonneur comme moi. Ni toi, ni moi, ne saurons jamais qui tu es, Maggy, et tu t’en iras avec le sceau de tes doigts sur tes lèvres, comme une qui a un secret. Et peut-être les femmes de plus tard, malgré l’émancipation et tout ce qui en fera des êtres plus conscients qu’à présent, ne se connaîtront pas davantage. Etant la vie, tu es aussi le mystère inconnu de toi et des autres comme l’origine des Forces, comme la raison de l’Univers.

Reste donc pour moi celle qui vient et qui est l’Amour et la Vie. Ne me dis plus comme hier encore : « Je voulais te dire une chose… » Et puis, tu m’as regardé, tu ne me l’as pas dite, tu ne pouvais pas la dire. Non, tais-toi, Maggy ; il arrivera ainsi un jour où peut-être je te comprendrai.

APRÈS-MIDI D’ÉTÉ

A Cyriel Buysse.

C’est dans une petite ville, vers le temps de la grande palpitation lasse et lourde de l’été. Et j’écris sous les clématites en berceau, parmi la flamme et la poudre d’une après-midi orageuse. Mon cœur bat fortement ; il soulève le tissu léger qui recouvre ma poitrine. Et cependant rien de désordonné, rien qu’un rythme large, immense, comme le vent doux chargé d’aromes floraux, comme la circulation des sèves aux artères du sol, le lumineux frisson des grands nuages immobiles.

Je ne sais plus quand a commencé la journée, je ne sais plus quand je suis venu ici. Je vis une sensation de lointain et d’éternité comme la succession de tous les hommes de ma lignée que mon sang perpétue. Et la maison est une des dernières après les autres de la ville, tout isolée, perdue dans son beau jardin plein d’arbres et d’oiseaux. Mais, moi, je ne suis pas seul : une forme immatérielle se meut au fond de mon être ; peut-être les hommes de mon sang la connurent avant moi. Toute chose future ou passée vit en nous comme notre substance indéfinie. L’Univers retentit dans les plus infimes de nos molécules. Et quand je pense, je ne sais si je pense hier ou demain ; la pensée n’est qu’une équation du temps et de l’espace.

C’est une petite ville dont les habitants s’en vont, l’après-midi, entendre une musique militaire au bois. Alors, il leur vient une âme dans le sommeil las de leurs jours, et cette âme est celle des hommes qui, avant eux, s’en allèrent aussi vers les hauts arbres de la silve.

Nous sommes tous menés par des forces en qui tout recommence. Nous arrivons toujours d’une contrée laissée en arrière et que nous avons oubliée. Nous sommes toujours en marche vers des contrées que nous ignorons. Autour de moi, il n’y a que la vie des feuilles, le stridement d’une sauterelle sous l’herbe, un pépiement de jeunes oiseaux. Un lourd silence tombe du ciel électrique, je m’écoute vivre au fond de moi-même sans paroles et sans idées, comme les plantes et la terre.

Je suis la parcelle infinitésimale, je suis la petite herbe du gazon en qui passe la palpitation des mondes. Je n’éprouve pas le besoin de faire acte de pensée pour savoir que je vis, moi si humble, toute la vie en dehors de moi, dans la continuité des âges et l’étendue des sphères. Je ne suis que l’humble chose, une des parts de la durée et qui, cependant, se sent nécessaire à la vie universelle. En vivant comme le brin d’herbe, en vibrant une seconde du frisson léger d’une feuille à l’arbre, j’accomplis une œuvre qui, dans l’ordre des conjonctions, pèse le poids d’un empire. Et toute vie est la vie totale. Cependant il se peut qu’une convulsion de l’étroite zone où je séjourne tout à coup déchire le sol sous mes pieds et me précipite parmi les ombres.

Maintenant le vent doucement s’élève comme un spasme des plaines par delà le mur. Là-bas sont les moissonneurs hâves et roux. Ceux-là non plus ne savent pas ce qu’ils font ; ils croient seulement couper avec la faucille des épis mûrs ; ils recommencent le geste du premier homme au temps des premières moissons. Et ils sont les auxiliaires divins de l’Œuvre de vie. Ils vont à pas rythmiques dans la houle vermeille, et ils ignorent que le moindre d’entre eux est plus grand sous les astres que tous les Ptolémée. Pourtant il n’est pas plus grand que le lis aux jardins de l’été et l’épi aux champs que rase la faux.

Et puis, je cesse d’entendre le battement du fer sur l’enclumette.

Le vent passe sous les quinconces et ensuite m’arrive avec des sonorités de cuivre, avec des voix héroïques et graves comme si, à l’horizon, dans l’ardent été, une armée partait vendanger la vigne rouge, comme si de beaux meurtriers, des chasseurs d’hommes remuaient des trophées sur les dalles.

Non, ce n’est pas la nuance, il y a moins de gloire et de fracas. Mais peut-être des amis s’en vont là-bas parmi les rumeurs d’un port et là-bas me saluent de longs adieux, les yeux déjà remplis d’une autre terre.

Ames, chères âmes en départ, âmes inconnues et qui cependant, à travers le chant des cuivres, se révélèrent fraternelles ! Elles aussi avec moi marchaient par les chemins du monde. Depuis quel temps, depuis combien de siècles ?

Je sais qu’elles pleurèrent des mêmes peines, je ne sais que cela, et jamais nous ne nous sommes rencontrés. Maintenant, je n’entends plus le friselis des feuilles, le crissement de la sauterelle sous l’herbe, comme une petite faux d’or fauchant du silence.

Mon âme a d’étranges nostalgies.

O cors, trompettes, voix venues du fond d’un songe ! Bruits puissants et doux où passent les âges ! Choses d’éternité ! Alors sans doute je te connus, Toi qui immatériellement, depuis tant de jours, te meus en moi, Toi qui, tout à l’heure, fus sur le point d’être reconnue par mes yeux et dont mes yeux ensuite se détournèrent ! Fantôme ! Esprit ! Nous étions la petite tribu qui en chantant s’en allait sous les futaies. Tu marchais en avant des autres, et je t’ai appelée, et tu n’es pas venue ! Maintenant, une amère soif d’amour me fait mal délicieusement. Quelquefois le vent se tait et puis de nouveau il se cuivre de voix lointaines, étouffées, échos des vies innombrables, palpitation mystérieuse des bois !

Tout ce qu’une musique d’une après-midi de lourd été contient de regrets, de langueurs et de désirs ! La vague intérieure, l’immense flot de la vie se soulève du poids d’une mer captive et retombe. On croit qu’on va connaître enfin l’ignoré de soi, qui sera la délivrance. On est dans un jardin, sous des arbres étouffants, et il y a une fontaine où l’on voudrait boire ; mais l’eau est tarie. On se sent mourir de toujours inutilement espérer et vivre. Cependant on espère. Spasme infini de tout le tourment d’être près de savoir et de s’ignorer ! Et la vie peut-être n’est que ces accords voilés d’une musique très loin et qu’un souffle de vent apporte et disperse !

Encore une fois, la petite faux d’or fauche le silence, et là-bas j’entends marcher aux plaines les moissonneurs. L’âme profonde des cuivres ne s’est plus gonflée dans le vent. O vertige bref d’avoir espéré ta venue, Toi qui te mouvais en ma vie intérieure et n’es pas apparue ! Je te ferai un lit de fleurs où tu reposeras les yeux fermés, tes chers yeux divins dont vainement j’attendis un regard. Et je continuerai ensuite mon chemin, passant solitaire des routes sans fontaines et sans arbres. Je ne t’aurai pas connue.

O voici qu’un long cri vermeil déchire l’air par-dessus le bois comme une agonie blessée, comme le signe d’une résurrection… Et il ne finit pas, il se prolonge comme la douleur d’un monde qui s’éteint, comme la joie d’un monde qui naît. Il s’enfle de toute la joie immense d’une âme qui, tout à l’heure, était enchaînée et salue la Vie. Moi aussi, je veux vivre une éternité de jours et de joie. Apparais, Toi qui n’es encore qu’une ombre et que pressentit mon amour ! Toi qu’à travers les âges je portai en moi ! Je suis celui qui s’avance sous la lumière de l’été.

Et dans la maison voisine, derrière le tremblement des feuillages, une fenêtre s’ouvre, une enfant vient jusqu’au bord et se penche sur le jardin… Elle me sourit avec des yeux clairs. Et je t’ai reconnue, Toi qui vins vers moi des confins de la Prédestination !

LES ROSES

A Eugène Montfort.

Quelqu’un a apporté, ce matin, un bouquet de roses et de grandes marguerites. Il parfumait mon cabinet, quand je suis entré. Il avait la fraîcheur des heures vierges de la vie. Et dans la maison, nul ne sait qui l’avait mis sur le banc, à l’entrée du jardin.

Je n’écrirai pas aujourd’hui. L’odeur des roses en nuage subtil flotte et me grise : il me monte du cœur des choses lointaines. Je poserai le bouquet sur une chaise, dans la clarté des fenêtres. Je prendrai mes pastels. Et tout s’arrange comme je l’ai voulu.

Voilà le bouquet sur la chaise ; il bruine à travers le store léger, tendu au dehors, un grésillement fin de soleil, une petite onde vermeille comme par les trous d’une pommelle d’arrosoir. Un grand silence dans la maison. Les jeunes filles sont à la rivière. Ma chienne dort au soleil sur le seuil de la véranda, les pattes longues, le ventre battant à petits coups. Et je n’entends plus là-bas que le crissement des faux dans l’herbe sèche des pelouses. Je me sens vivre d’une vie tranquille, profonde.

Non, la main est lourde : toutes les petites marguerites tremblent au ventilement doux du store ; les roses palpitent comme des cœurs, et mon cœur aussi bat, pressé. Quand le vent un peu plus fort monte des eaux de la rivière derrière les châtaigniers, les tiges ondulent toutes à la fois, comme si la grande vie sacrée de la terre les animait encore… Les délicats crayons s’effritent entre mes doigts. J’aime mieux écrire. Je prends une feuille de papier, je regarde longtemps l’émoi des roses.

Il passe dans la cour un chariot venu des prés avec un dôme d’herbes ; une faux reluit aux mains de l’homme qui guide l’attelage. Encore une fois, les fleurs frissonnent ; elles tremblent comme un pensionnat de petites filles au bois quand passe un mendiant farouche. Et il me semble qu’elles ont reconnu le dur éclair du fer. Une blessure saigne en elles, le mal de leur libre vie tranchée, restée là-bas au matin des jardins.

Petites étoiles blanches des marguerites au cœur d’or ! Ames divinement blanches et ingénues et curieuses qu’on dirait penchées, avec des yeux clairs, à la fenêtre ! D’un mouvement insensible, elles se sont tournées vers le soleil. Elles regardent, sous la bordure du store, les hautes herbes lumineuses, la joie immense des arbres à l’horizon, et maintenant je crois apercevoir en elles des visages d’autrefois. Il y avait aussi des yeux clairs aux fenêtres quand je passais. Où sont-ils ? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien regarder à présent sous la terre ? Et puis, nous sommes allés dans la prairie en nous tenant par la main. Quelquefois, l’une d’elles cueillait une marguerite et en effeuillait les pétales.

C’était alors le printemps ; toutes les prairies étaient pleines de jeunes filles qui, du bout des doigts, effeuillaient des corolles blanches. Et ensuite vint l’été : j’entrai dans un jardin de roses, je cueillis des roses vivaces au sang pourpre.

Je respire ma vie, je respire la vie universelle à travers le beau bouquet. Je suis un homme des commencements du monde. Une vierge éternité m’enivre au bord des fontaines d’Eden et peut-être déjà alors nous allions à deux. Je me sens la continuité de la petite cellule en qui s’est transmise la vie de tous les temps. Il y a des mille ans, j’avais déjà à mes côtés une chair amoureuse. Nous regardâmes ensemble se former d’un cœur la rose et elle avait la forme de notre amour. Et elle avait aussi le dessin d’une bouche de petit enfant. Tous les enfants que je fus, tous les enfants qui sortirent de moi à travers la durée de ma substance s’éveillent et frissonnent au fond de mon être. Et d’autres après moi infiniment s’en iront avec des yeux ingénus regarder s’ouvrir les roses.

Une onde immense, le flot profond des âges a passé. Comme une Atlantique, il m’a submergé délicieusement. Et il ne reste ensuite que le parfum des roses, comme l’odeur des jardins d’Orient venue avec les houles.

Maintenant, à peine le léger fleur poivré des marguerites, je le sens encore, évent d’esprits timides dans la touffeur glorieuse des roses. Celles-ci expirent puissamment la vie, gonflées d’amour et de soleil, ivres du sacrifice de leur sang, plus belles d’être déjà la mort dans une palpitation suprême de désir, d’agonie. Une, très grande et lourde sous ses pourpres de plaie vive, a la somptuosité blessée, le tragique et royal orgueil d’une amazone. Un moût de vin foulé, l’arome des mûres vendanges se volatilise de sa sombre beauté, comme sur les pas d’une reine barbare monte le fumet des immolations. Et elle vit, elle s’avance sous l’or des tiares à travers les mosaïques sanglantes, avec un cœur rouge dans la main et qui saigna, mutilé, sous la serpe du beau Jardinier vainqueur.

Va, disparais ! ce n’est pas toi que j’aurais aimée, cruelle idole, symbole furieux des baisers qui donnent la mort. Mon âme pastorale a soif d’un plus tendre amour. Et je te contemple, je te touche d’un doigt tremblant, aimable nuage pâle, aube rosée d’un matin frais, cœur divin d’une rose mousseuse à l’odeur blonde, belle comme une vierge qui ne doit pas vivre. A peine tu es l’amour, tu n’es encore que le désir. Tu n’étais pas ouverte tout à fait quand au beau jardin de la vie on te coupa. Et voici que sous ma main ton cœur se déclôt ; tes petits seins, je les dévêts, si frais, si clairs, si nébuleux sous les frêles mousselines. Et un pétale tombe. Est-ce un sourire ? Est-ce déjà ta vie ?

Mes roses sont un harem. Toute la joie, toute la beauté du monde réside au mystère de leurs replis. Elles se conforment au dessein de n’être que l’image et le reflet de la femme. Et elles ont un tissu satineux comme une peau, tiède et satineux et moite comme la chair près de l’aisselle, sous la robe. Elles ont l’air de n’ouvrir que lentement, enfin conquises, comme pour un amant qui vient la nuit, leurs tuniques pourpres ou blanches. Et ensuite elles me laissent aux mains la palpitation d’une autre rose, plus secrète. Elles sont ardentes comme la fièvre et la volupté. Elles habitent des palais pleins d’alcôves. Et moi je suis leur amant. Un vertige me captive à respirer l’odeur de leur vie intérieure, les puissants bouquets desquels s’affole l’Elu.

Maintenant aussi, chacune d’elles me rappelle une jeune victoire, un délice du temps où je pénétrai dans le beau parterre des roses. Et toutes demeurent pâmées sous mes doigts, avec des langueurs différentes… Hardiment tu m’offris le calice d’amour, petite Eda, petite rose sauvage à l’espalier de mes vingt ans. Alors déjà j’avais fini d’effeuiller la marguerite, je n’y laissai qu’un pétale, plus qu’un, et celui-là, je ne sais comment il se fit que je ne l’effeuillai pas comme les autres. Et, une fois, j’étais près de la tonnelle, au bout du jardin de mon père. Tu poussas la barrière, Eda, tu m’apparus tout à coup avec tes yeux d’abeille. C’était l’été, comme aujourd’hui ; et tu portais un râteau de bois sur l’épaule ; tu me dis que tu allais faner avec les autres petites paysannes comme toi dans la prairie.

— Prends cette rose, Eda, te dis-je, je l’ai cueillie tout à l’heure au bord du chemin, dans le jardin de mon père.

Mais elle se mit à rire :

— Oh ! fit-elle, j’en connais de bien plus belles, là-bas, près du bois.

Si gentiment elle se moquait de moi ! Je la suivis et elle me mena hors du jardin, vers un églantier.

— Vois, me dit-elle, celles-là, personne ne les cueillit. Elles ont gardé l’odeur du matin.

Alors je me sentis devenir jaloux.

— Eda, demandai-je, est-ce que déjà tu menas d’autres jeunes hommes vers l’églantier ?

Elle me répondit loyalement :

— Oui, une fois, je menai ici un jeune homme : il n’est plus revenu.

Elle n’était pas triste, elle souriait, et il fleurissait aussi une églantine sur sa bouche. Ensuite nous entrâmes dans le bois. Pour la première fois, je sentis palpiter la fleur divine sous mes doigts. Et quand ensuite Eda s’en alla avec son râteau, tout le pré avait été fané.

Eda, pourquoi les belles roses orgueilleuses m’ont-elles fait penser à toi, la première de toutes celles que plus tard je moissonnai ? Ce fut alors vraiment comme un matin du monde ; tu fus la première femme d’Eden ; tu fus la vierge rose apparue devant mon désir. Et alors aussi je sentis passer en moi l’éternité, comme le flot d’une mer.

Un nuage a voilé le soleil ; c’est déjà l’après-midi, et moi-même je touche à l’après-midi de la vie. Une haleine froide souffle des eaux de la rivière. Des cœurs de roses fanées à présent jonchent le tapis.

Et j’ai cessé de penser à toi, Eda, et aux autres.

EDEN

A Maurice Le Blond.

Quand librement je l’eus prise pour femme, je la menai vers Eden. Elle et moi, nous n’avions alors une âme que depuis très peu de temps. Nous avions commencé à nous désirer avant de nous aimer, comme les autres jeunes hommes et les autres jeunes filles de notre âge. Nous étions comme des enfants devant les murs d’un jardin et qui tendent les mains vers des pommes qu’on aperçoit de l’autre côté, sans savoir quel sera leur goût. Et puis un jour, cette belle Elen, se conformant à l’analogie, me dit : — « N’est-il pas affligeant de songer que ce sera la Loi qui nous ouvrira les portes du jardin, au lieu que nous y pénétrions par la seule force de notre volonté ? Ensuite, elle retirera la clef et peut-être seulement alors nous apercevrons-nous que le jardin a des murs qu’il n’est plus permis de repasser. Si les fruits sont vénéneux, nous ne serons pas moins obligés de les manger tant qu’il en restera un sur les arbres. » Ni l’un ni l’autre n’avions encore envisagé le mariage à ce point de vue. Elle me parlait en riant, et pourtant je compris qu’Elen disait là une chose profonde et juste. Ce fut dès ce moment que nous cessâmes de penser comme les gens qui nous entouraient. Il ne faut d’abord qu’une petite fissure par laquelle entre un peu de lumière : ensuite, on ne peut plus vivre dans l’inconscience.

Elen et moi eûmes soif de vérité. Comme des âmes libres, nous nous promîmes l’amour et je l’enlevai à ses frères : je la menai vers la maison élue. C’était une petite maison dans un grand parc clôturé de haies hautes comme des murs. Les sarments d’un immense rosier la recouvraient du côté du levant et jusqu’à l’hiver restaient parfumés de grappes lourdes de roses qui avaient l’odeur des fruits mûrs. On ne l’apercevait pas du dehors : elle était cachée par la hauteur des arbres ; une sève puissante nourrissait leurs troncs dont jamais la hache n’avait ébranché les ramures vigoureuses. Et tout le parc, avec ses châtaigniers, ses platanes et ses ormes, ressemblait à une silve sauvage. Une pelouse s’inclinait vers un étang qu’avivait un cours d’eau ; elle ondulait en grandes vagues d’or et d’émeraude qui n’étaient jamais fauchées. Et nous connûmes là vraiment Eden, le libre et riant jardin du premier homme et de la première femme. Une vieille servante silencieuse, encore diligente, n’apparaissait qu’à l’heure des repas, si bien que nous goûtions l’illusion d’être séparés du reste du monde.

Elen et moi prîmes ainsi le parti de retourner à la vie de nature, ayant compris qu’elle seule est la source de ce qu’il y a de bon et de vrai dans l’homme. Nous vivions dans une communion parfaite de sentiments et de pensées comme avant la naissance des villes. Nous fûmes délivrés alors du préjugé que l’habitation en commun avec les autres hommes est la condition du développement de la personnalité humaine. La virginité de nos sensations nous induisit à croire que nous n’avions existé jusque-là qu’à l’état de mécanisme actionné par un moteur étranger. Et Elen et moi avions l’âge de la terre aux heures innocentes. Les tristes erreurs qui, pour la créature esclave, résultent des inflexibles lois sociales se résorbèrent dans l’épanouissement magnifique de nos êtres. Chaque jour, il me semblait l’apercevoir pour la première fois, toute neuve d’une beauté qui, avant ce moment, m’était demeurée inconnue. Elle ne ressemblait plus à aucune des filles de la terre, et elle était bien plus belle qu’au temps où je l’avais choisie. Alors encore, malgré une fraîcheur adorable d’esprit, elle était, par certains côtés, la petite poupée qui se conforme à la volonté d’autrui. Ici seulement elle commença à penser et à sentir par elle-même comme vivent les plantes, comme poussent et fleurissent et embaument les essences, et elle fut vraiment le jardin vierge de mon amour.

Moi aussi, en venant, j’avais été comme le carré de gazon tranché d’un coup de bêche et qui, transporté au loin, garde sa faune parasite aux fibres de son humus blessé. Des notions restreintes d’humanité m’avaient laissé, à l’égard de la passion amoureuse, le sentiment confus du péché et de la déchéance. Je croyais que la pudeur était une fleur spontanée des âmes délicates, une pousse franche de nature dont l’ombre voilait le mystère trouble de l’amour. Mais Elen cessa de rougir, une fois qu’elle eut été initiée aux baisers ; de tout l’élan de son être jeune et ardent, elle aspira à mes caresses, et dans la solitude des arbres, nous allions presque nus, comme aux jours d’Eden.

Je pus jouir ainsi de la beauté et de la jeunesse de son corps : elles ne furent plus secrètes ni dangereuses, comme tout ce qui demeure caché. Mais elles s’étalaient librement sous la moiteur et le brûlant des airs. Elles furent habillées de lumière ainsi que d’une soie légère et transparente ; elles se baignèrent et ondoyèrent aux éléments. Et nous nous aperçûmes l’un devant l’autre tels que l’exigeait la nature. Je compris le charme divin de la sensualité ; je sus pourquoi la vie nous avait donné des papilles frémissantes, l’arborescente vibratilité des nerfs, le tact, l’ouïe et les yeux ; et toutes choses, par d’infinies artérioles, forment les puits où s’abreuvent les soifs délicieuses de la Volupté. L’émoi de la chair m’apparut très pur et selon un ordre merveilleux. Il s’accorda au rythme universel, au vent qui sème les germes, aux pluies chaudes, au flux de la sève dont tressaille le cœur des chênes. Et, dans les soirs, Elen chantait, je l’accompagnais sur l’orgue ; nos âmes, à travers ces musiques, se cherchaient et goûtaient encore la Volupté.

Elle fut naturellement la loi de notre vie. Nous la trouvions dans la beauté des fleurs et des arbres, dans le dessin flexible des formes, dans l’enveloppe caressante de l’air, dans les images et jusque dans les livres vivant avec nous aux mystérieux silences de la maison. Elle nous apparut le rite essentiel, la résonance suprême du sentiment de la vie, la parfaite harmonie des êtres ; et une lecture, à travers la présence invisible des esprits, remuait en nos sources profondes les mêmes délices charmées, le même sens exalté de la Beauté que l’approche de nos corps. Nous sentîmes ainsi que la Joie était la prédestination du monde et que les hommes ne la connaîtraient dans sa plénitude qu’en vivant d’une vie personnelle et libre au sein de la nature.

Le parc était habité par des bêtes nombreuses. Nous distribuions nous-mêmes la provende aux biches et aux faons, et les arbres n’étaient qu’une vaste oisellerie. Même les espèces sauvages, l’alerte écureuil, le défiant lapin se laissaient approcher ; il nous fut démontré que l’homme et la bête, originairement, étaient unis de liens fraternels. Ils étaient, avec le vent des feuillages, avec le grésillement des sources, avec la trépidation sourde des sèves et le cœur gonflé des nymphéas de l’étang, le rythme actif, incessant, de la Vie. Le sang charriait en eux les mêmes parcelles d’éternité qui nourrissaient la substance végétale et notre propre substance. Ils étaient une des formes de la visibilité de Dieu, comme nous-mêmes. Et comme on ne mange pas une chair pareille à la sienne et familiale, nous avions proscrit le carnage des bêtes de la maison et de toutes les autres bêtes ; et seulement nous nous alimentions de laitage, de légumes, de gâteaux et de fruits. Ainsi nous n’avions pas aux lèvres le goût du sang et notre âme demeurait fraîche, sans souillure.

Le parc devint notre alcôve pendant les nuits de l’été. Ceux qui n’aimèrent que dans des chambres closes, comme les larrons, comme les ouvriers des œuvres clandestines, ne savent pas les joies sacrées et la divine innocence de l’Amour. Les étoiles étaient nos lampes, le murmure des feuillages une harpe plus merveilleuse que celle qui berçait le sommeil du roi Salomon : et notre vie restait mêlée à la splendeur des météores, à l’harmonieuse marche des sphères, à l’âme de la terre. Comme le premier mariage des hommes, comme le jeune Adam et la jeune Eve, nous nous endormions au tiède lit des ramures, nous nous réveillions dans un prisme de rosées. Et nous étions nus l’un près de l’autre, à la garde de la nuit bienfaisante. Nous nous apparaissions comme des esprits primordiaux, comme des essences venues fleurir là du fond des âges, dans la candeur de notre amour. J’étais l’époux du Cantique : elle chantait dans la molle ténèbre, dans la pluie verte de la lune, ruisselée des hauts dômes ; et j’accourais à son chant du fond de la belle nuit. J’arrivais tâtonnant devant moi, me guidant à sa voix, tout enveloppé des parfums plus forts qui montaient des cassolettes de l’ombre. Et ensuite, comme une étoile brillante, je l’apercevais sur sa couche fraîche, je voyais entre les feuilles briller l’astrale blancheur de sa gorge. Et je disais les paroles qui donnent le frisson à la femme, je lui disais le vœu d’amour avec le tremblement de mes lèvres. Les hommes vierges d’Eden n’avaient pas dû aimer autrement. Et puis nous restions longtemps unis ; ses bras ne s’ouvraient plus de dessus mes épaules, ils faisaient à ma vie un joug délicieux, des liens de chair et de fleurs comme le simulacre de la beauté et de la durée de notre libre hymen.

Pendant ces minutes, nous nous sentions épandus nous-mêmes au torrent de la création. Le prodigieux courant de la vie de l’Univers passait dans notre être et nous donnait l’illusion de vivre de la pulsation lointaine des mondes, du souffle profond de la terre et des espèces germées dans la silve. Et ensuite c’était le matin ; nous descendions aux eaux de l’étang ; les nénuphars ourlaient ses seins encore gonflés d’amour ; une fraîcheur exquisement calmait notre sang brûlant ; et nul de nous ne songeait au péché ni à la pudeur, fille du péché. Notre volupté était sacrée comme la promesse d’un âge de joie faite aux hommes.

Nous ne pensions qu’à la Vie, nous ne pensions pas à la Mort. Nous avions le sentiment que la Mort n’est que le temporaire évanouissement après les formes accomplies de notre passage et qu’ensuite, parcelle à parcelle, d’autres formes se recomposent où l’éternité de la vie continue. Et, ainsi, la Mort n’existe que dans l’effroi de la chose inconnue, dans le regret égoïste des hommes pour la perte d’un bien qui nous fut prêté par la nature et ensuite retourne se fondre en elle. Quand la Joie sera la loi des vivants, quand les temps seront venus pour eux de s’en aller à travers une haute lumière, ils fermeront des yeux charmés, comme des dieux prédestinés aux métamorphoses. Et une éternité était en nous ; nous perpétuions les premiers hommes de la race ; des âmes infiniment naîtraient de nos âmes, toujours plus magnifiques, toujours plus près des seuils de la Vérité ; et les grandes mains divines demeuraient ouvertes sur notre amour.

Enfin, une vie s’éveilla de la nôtre ; la source mystérieuse tressaillit au flanc d’Eve, sa poitrine se leva ; elle eut la courbe charmante des collines, le gonflement béni des plantes fécondées. Et un petit enfant courut nu dans les jardins. Alors, nous pensâmes des choses hautes et belles sur l’homme : il fut plus présent à notre isolement qu’au temps où nous vivions dans la mollesse et la lâcheté de l’état social. Nous cessâmes de le tenir pour un être pervers et dangereux, victime des Forces, inexorablement voué à la fatalité de refléter l’Univers comme une allégorie sans pouvoir le réaliser en soi ; tout le mal lui vient de ses chaînes et de l’éloignement de la nature. Il nous apparut bon, doux, très grand dans la beauté vierge de l’instinct, et il était encore enfant comme la petite éternité qui, près de nous, se jouait au soleil avec des sens élémentaires, ivre de se compléter dans la durée des jours.

LE SACRIFICE

A Edmond Glesener.

Il était assis, près de la fenêtre ouverte, déjà si faible, une lumière dans les yeux, la lumière de cette déclinante et tranquille après-midi aux ors légers d’automne et, plus encore, quelque mystérieuse clarté qui ne venait pas du dehors. Un souffle fraîchissait aux feuillages du square, il montait le sanglot d’une girande en jet d’argent retombant au granit rose de la vasque. C’était un quartier retiré, dans un silence de maisons. Au loin, comme un orage, roulait la grande rumeur basse de la ville.

Une présence doucement auprès de lui se révéla, un magnétisme d’esprits en efflux subtilement répandus. Nul bruit n’était monté des chambres, feutrées de tapis épais, et cependant il sentit qu’un pas les avait frôlés et venait. Il retourna la tête et aperçut sa femme en peignoir de laine blanche, dans une jeunesse d’ans et de beauté.

— Je savais que tu étais là, lui dit-il.

Et il lui prenait les mains, il l’attirait d’un geste d’infinie tendresse, regardant s’abaisser à mesure vers le sien, dans les lueurs du soir vermeil, la clarté heureuse de son visage.

— Tu es toute vêtue de blancheur… tu es blanche comme la joie, comme l’espoir, comme ton âme même… J’aime qu’il règne autour de moi cet air de bonheur.

Il lui souriait avec lassitude, usé par la vie, l’âme glissée jusqu’aux limites de ses forces, n’ayant plus, lui aussi, dans l’éteignement du regard, que le déclin des lumières qui sur le square s’accordait avec le déclin de la saison et passait comme une chaleur dernière d’humanité et de nature.

— Quelle imprudence ! lui dit-elle. Voilà que déjà monte le froid du soir et tu restes là, devant cette fenêtre ouverte.

D’un mouvement faible de la tête aux capitons du fauteuil, il eut le grand mot résigné des malades qui ne veulent plus lutter :

— Que m’importe ! Un peu plus tôt, un peu plus tard, puisque aussi bien cela doit arriver.

Le vieil attachement triste s’éveilla ; elle lui appuya au front le baiser des bonnes lèvres qui autrefois furent amoureuses.

— Ne dis pas cela… Tu sais comme je souffre.

— Pardonne… C’est vrai, tu souffres, quand à peine, moi, je souffre encore. Tout est si léger autour de moi… Il y a des moments où les formes réelles s’effacent, où les images ressemblent à un petit nuage qui va se dissiper… Et, dis-moi…

Ce fut une seconde d’angoisse inexprimable : il n’osait plus la regarder. Toute clarté s’en alla de ses prunelles soudain noyées de nuit, comme si la grande ombre approchait. Il lui demanda si leur ami, l’ami constant et fraternel, n’était pas encore arrivé.

— Mais non, pourquoi veux-tu ? (Elle était très calme, souriante à présent, et cependant il lui parut qu’un tremblement faible altérait sa voix.) Tu sais bien que ce n’est pas encore son heure.

Il voulut parler ; ses lèvres remuèrent sans qu’il en sortît aucun son ; elle sentit entre les siennes ses mains se glacer. Un silence pesa, une éternité ; et puis ses yeux se levèrent, tout froids, dans la pâleur des affres ; il la considéra d’un regard d’immense détresse.

— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ? J’ai besoin de savoir cela… Ce serait une si grande douleur de penser qu’après moi…

La parole ensuite de nouveau expira ; les ténèbres mortelles s’étendirent, la minute pleine de sanglots enchaînés avant la ténèbre finale. Et il s’écouta plus encore qu’il n’écoutait bruire au-dessus de cette agonie de son âme la molle parole, le souffle frêle dont elle sembla se défendre. C’était le regret d’avoir trop voulu savoir, l’espoir encore que ce cœur jusque dans la mort lui resterait fidèle ; et il semblait regarder devant lui très loin, par delà les jours. Elle cessa de parler, le froid des abandons passa au vide de l’air comme si elle n’était plus là, comme si déjà elle était partie. Et il l’appela comme des portes de la tombe — une voix dans un naufrage, un râle…

— Amie… Amie…

Elle le toucha de ses mains fiévreuses, si proche qu’ils n’eurent plus un instant qu’un même battement de cœur. La chaleur revint, le flot de la vie au contact de cette chair jeune et brûlante ; et il lui prenait les mains, il lui disait avec le sourire des convalescences après les grandes crises où l’on crut tout perdu :

— Cela vaut mieux ainsi.

Elle ne sut pas s’il lui parlait de son silence ou d’une autre chose à laquelle tous deux avaient pensé.

C’était presque un ami d’enfance pour lui ; ils s’étaient longtemps perdus de vue, et puis une rencontre, les mains qui se tendent, l’effusion des souvenirs. Il avait pris sa place au foyer, accueilli comme un frère. Il s’était mis à aimer l’enfant, illusionné lui-même d’un leurre charmant de famille, dans l’ennui découragé d’une vie qui avait eu ses mécomptes. Et petit à petit, à mesure que le mal le minait davantage, la consomption des êtres voués à un travail qui dépasse les forces, le mari avait cru remarquer qu’une nuance de sentiment plus tendre, plus ému que l’amitié était née dans ces âmes si voisines de la sienne. Jamais cependant il n’avait douté de leur probité ; il les croyait purs tous deux dans cette attirance secrète qui seulement leur donnait la tristesse de ne pouvoir s’appartenir.

Quelquefois leurs voix dans le crépuscule baissaient, n’étaient plus que des voix sans couleur dans la clarté éteinte des heures, comme leurs visages. Il eut la pensée qu’ils étaient malheureux et souffraient pour lui. Sa vie déclina encore ; il se perçut une ombre à côté d’eux qui étaient la vie et pourtant, de peur de trop lui faire sentir leur présence, glissaient autour de lui d’un pas d’ombres.

Il souffrit dans l’amour qu’il leur portait, dans ses plus profondes fibres ; il n’aurait point autant souffert d’être malheureux lui-même. Tout sentiment mauvais fut abaissé ; il monta une lumière très haute et fine, comme aux soirs de l’été la lumière plus belle du regret de devoir mourir. Sa sensibilité s’était exaltée ; il ne démêlait plus leur vie de la sienne, toutes trois mêlées, celle qui s’en allait et les deux autres qui peut-être ensuite s’accompliraient. Et des idées, des choses subtiles et encore indécises flottèrent. Il se tourmenta de les faire attendre, de leur faire mal aux sources délicieuses de leur soif, comme des voyageurs altérés qui s’affligent de voir se reculer les fontaines. Il y eut des jours où il sentit venir la tentation sublime, où d’un cœur héroïque il fut si près de la mort qu’enfin ils allaient être libérés. Et puis l’humaine défaillance le reprenait, l’enfant qu’il faudrait trop tôt quitter, l’amère douceur de languir encore un peu de temps auprès de leurs soins attendris et de n’être pas encore une mémoire qui pâlit, un reflet qui s’efface aux miroirs.

Rien qu’un pas à faire, une marche à descendre de l’obscur escalier et il se retenait aux pierres, il enfonçait ses ongles dans le mur, attardé par les beautés suprêmes de la vie. Cependant il n’était plus vivant déjà ; à leurs regards qui se détachaient de lui, il se sentait glisser hors des jours, tout faible et évanoui sur la frontière. Il lui sembla qu’ils le poussaient ; il trembla qu’ils désirassent sa mort ; il eût voulu leur épargner le reproche de ne s’être pas désirés jusqu’au bout.

Après des mois, un soir de clarté revenue, il se retrouva à sa fenêtre, dans le frisson vernal. Il y avait de petits enfants dans le square, il y avait de légères feuillées aux arbres, tout était promesses d’amour et d’avenir. Un pas glissa sur les tapis, il sentit un souffle et vit devant lui l’amie aux mains courageuses, aux mains comme des baumes, mais plus pâle, dépouillée des roses de sa chair autrefois si claire. Quelqu’un marchait derrière elle doucement, un visage de silence, aux lèvres scellées et froides ; et il reconnut le compagnon patient qui n’avait pas désespéré de sa mort.

Comme on entre ouvrir les rideaux dans une chambre longtemps close ou les fermer sur un départ, ils s’avancèrent. Ils lui sourirent d’un effort las, immense. « Ils n’ont point failli », pensa-t-il. Il eut une joie infinie ; et tous trois restèrent un instant sans parler dans l’heure charmante et lourde. Il la sentit fuir avec la lumière, avec l’ombre qui montait de la terre. Bientôt elle s’en irait tout à fait, elle retournerait se fondre dans la durée obscure. Et il lui sembla qu’il avait une chose à dire, entre leurs trois cœurs rapprochés, une chose terrible et adorable pour laquelle une pareille heure ne reviendrait plus. Ses lèvres s’agitèrent, il crut qu’il allait mourir dans le sacrifice. A peine, dans le flot maintenant rapide de la nuit, il voyait encore leurs visages ; toute la lumière parut s’être attardée sur le sien. Il leur prit à chacun la main et les attira près de lui. Un souffle passa, il leur dit :

— Ami, je la remets à ton amour. Et toi, amie, aime-le comme tu m’aimas. Je m’en vais heureux, j’ai le sentiment de vous rendre heureux tous les deux vous-mêmes.

Il n’y eut plus ensuite que ce murmure :

— Cela vaut mieux ainsi.

L’heure sembla ne plus vouloir finir, dans une clarté plus haute et dernière, où le ciel et la vie palpitèrent une éternité. Et l’amie se rappela l’autre fois, quand encore la parole hésitait dans l’angoisse. A présent elle s’achevait, toutes chaînes déliées, dans la charité ineffable d’un grand cœur résigné.

LA MAISON DE MA VIE

A Alfred Vallette.

Quelqu’un frappe à la porte. — « Es-tu le vent ? Es-tu la pluie ? Il n’y a ici qu’un vieil homme malade. — Je suis l’Amour. — Entre, alors, il y a si longtemps que je t’attends. »

C’est une vieille histoire : je ne sais pas d’où elle vient. Elle était peut-être en moi dès ma petite enfance. Elle bourdonne d’un long bruit d’abeille. Elle sonne très doucement comme une cloche qu’on entend au loin dans la campagne. L’Amour est entré. Il y avait là un vieil homme. On ne sait pas ce qui est arrivé ensuite. J’écoute la bonne leçon profondément en moi.

Cœur fou ! cœur qui n’a pas su vieillir ! Quelqu’un aussi a frappé à ta porte. Il pleuvait un ciel en larmes. Le vent avait une voix basse et malade comme un vieil homme. Qui es-tu, toi qui es derrière la porte, battant à petits coups pressés le bois vermoulu ?

Oh ! je tremble si mollement avec mon cœur dans les mains, car je te reconnais à présent. Tu es venu déjà, tu es venu souvent. C’était le matin, c’était l’après-midi, et voici le soir. Je sais bien ce que sont ces petits coups dans l’ombre. Demeure là un long instant. Je ferai la maison belle pour te recevoir. Je sèmerai des fleurs sur le seuil et la fenêtre. J’étendrai mes plus beaux tapis pour tes petits souliers blancs. Il y a ici un si ardent jeune homme qui t’attendait depuis l’autre fois. La porte tourna sur ses gonds dérouillés. Et tu es entré, bel Amour !

C’est une petite maison là-bas, sous les arbres. Cela n’a pas de sens spécial ; on pourrait en dire autant de toutes les autres maisons qui l’avoisinent. Mais moi, je me redis cette chose si simple avec une voix attendrie, une voix qui m’était encore inconnue. Une petite maison… et toute ma vie dans cette petite maison. Une vie dort là chaque nuit et s’éveille là chaque matin. Ma vie à petits pas traverse les chambres, et puis elle descend jusqu’au jardin. Je passe sous les fenêtres ; je regarde s’allumer les lampes ; un rideau se ferme et ma vie n’a pas eu l’air de me reconnaître. Que lui dirai-je quand, dans l’heure admirable, nous serons là, derrière le rideau, l’un en face de l’autre, avec nos mains jointes, près de la vieille Dame ?

Le ciel est plus haut sur la maison. Les vitres non plus ne sont pas les mêmes qu’aux autres maisons. Elles s’éclairent d’une lumière qui n’est pas celle de la rue ; elles ont la clarté humide et brillante des yeux qui regardent en dedans d’eux-mêmes. Je n’ignore pas pourquoi je pleure très doucement quand je les aperçois, de l’autre côté de la plaine. Je crois qu’elles me regardent ; elles regardent bien plus la délicieuse enfant qui est assise près de la fenêtre, ou à la table, ou sous le portrait d’un doux vieil homme blond, et qui emmêle ses mains aux soies d’une tapisserie, ou qui, à présent, à son tour regarde du côté des vitres, comme celles-ci tout à l’heure regardaient dans la chambre. Un léger brouillard ondule à mes yeux : on dirait qu’une chaude pluie d’été étame les vitres ; et puis la maison se met à trembler au fond de cette petite moiteur de mes yeux. Elle n’a plus que la forme indécise d’une chose qui est là et que je ne vois plus, que je ne vois plus.

Je viens du bout de la plaine, je viens du bout de l’ombre, et la route à mesure s’élucide. Je suis venu les soirs et les matins. L’hiver neigeait sur le vieux jardin ; l’hiver neigeait dans mon cœur. Et, un jour, le lilas a gonflé ses bourgeons verts par-dessus le mur. Il y a si longtemps que j’attendais cela ! Il y a si longtemps que j’arrive du fond de la plaine, en marche vers la petite maison ! Peut-être je l’ai vue déjà dans une autre vie. Je suis le vieil enfant crédule qui va, écoutant chanter en lui la petite chanson d’éternité. Voilà bien la porte et les marches du seuil. Il viendra un jour un timide jeune homme qui franchira le seuil, et moi, je serai retourné là-bas, dans le fond de la plaine. Oh ! je la connais bien, cette voix ironique qui me fait tristement m’en aller chaque soir après que je suis venu ! Porte, chère porte terrible ! Vois, à présent, je gratte ton seuil avec mes ongles !

Eh bien, il faudra changer ce vieux conte. Quelqu’un frappe. Est-ce le vent ? est-ce la pluie ?… Je suis l’Amour… N’entre pas, il y a trop longtemps que je n’attends plus. Mensonge ! mensonge ! Mon cœur est toujours le même cœur ardent et jeune. Entre, Amour ! maintenant tu ne partiras plus !

Alors, ma vieille folie arrange ainsi les choses. Je suis près de Dea : je tiens ses mains dans les miennes. La lampe brûle clairement sur la table, et le portrait du père nous regarde avec des yeux bienveillants. Tout est mystère autour de nous comme nous pour nous-mêmes. Et la bonne Dame aux cheveux d’argent, qui fut autrefois si belle, lentement remue les doigts sur un ouvrage qu’on ne voit pas, comme si elle tissait de l’ombre. Son sourire m’encourage. « Mes enfants ne vous gênez pas. Je suis un peu sourde, vous savez… Je n’entends que ce que je veux entendre. Il y eut un temps où, à moi aussi, celui qui est là dans son cadre, chuchotait de tendres aveux. » Et, ce soir-là, j’ai apporté l’anneau, je le passe au doigt de Dea. Je lui dis très bas : « Dea ! il y a des milliers d’ans, un jeune homme est venu, pour la première fois, vers une jeune fille. C’était au matin du monde et l’humanité est toujours ce même jeune homme et cette même jeune fille comme toi et moi à présent. »

Mon Dieu ! que cela était doux à dire ! Je lui parlais ainsi, moi, un homme qui déjà avait dépassé le temps de la vie moyenne. Mon sang sauvage bouillait de sentir les genoux de l’enfant près des miens.

Dea ! ne viendras-tu jamais me faire signe derrière le rideau ?

Et puis des jours encore ont coulé, je ne sais plus combien de jours. Le lilas s’est guirlandé de feuilles vertes ; ses touffes bleues ont fleuri la crête du mur. Les soirs maintenant sont pleins de tièdes odeurs délicieuses. Est-ce à cause du petit nuage qui monte à mes yeux ? Quand je passe, il me semble qu’une main inquiètement soulève le rideau. Les vitres ont la beauté humide et brillante d’un regard qui me suit jusqu’au bout de la plaine.

O vie ! vie des sèves et des substances ! Vie qui fais lever les seins des vierges et tourmentes le flanc des mâles ! Vie qu’avec mes mains j’écrase dans ma poitrine pour en étouffer les battements et qui, à gros bouillons rouges comme un jeune vin, ruisselles de moi ! Vie qui éternellement rajeunis le cœur des vieux chênes dans la forêt ! J’ai traversé de nouveau la plaine. Je veux être ce jeune homme timide et téméraire qui franchissait le seuil et disait à Dea les paroles d’amour.

Dea ! Dea ! je suis le vieil hiver qui a déposé sa toison d’ours et bondit à présent avec le pas du jeune printemps par les chemins. Voici la petite maison, et voici les vitres claires. Je monterai les degrés du seuil, je frapperai à la porte. Mon cœur, mon cœur orageux et enfant, je le laisserai rouler très faiblement de mes mains comme une chose lourde et fragile sur laquelle, avec tes petits pieds blancs, tu marcheras. Et Dea est là, avec ses doigts délicats au rideau, petite ombre si pâle qui me regarde venir. Je ne sais pas si elle pleure ou si elle me sourit. Je sais seulement qu’elle est là, qu’elle fut toujours là comme ma vie même.

Et encore une fois, je suis passé sous la fenêtre. Il n’y avait pourtant que trois petites marches à monter, rien que trois petites marches. La première était le passé, la seconde était le présent, et voilà, à la troisième, j’aurais vu s’ouvrir les jours espérés. J’aurais été au cœur même de la maison de ma vie.

Mais il est trop tard. Vois-tu, Dea, un homme à mon âge est malgré tout un vieil homme, et tu n’es plus toi-même une jeune fille. Vie effrayante qui aboie en moi comme un chien ! tire sur ta chaîne. Une petite main jamais, jamais ne viendra te délivrer.

Maintenant, il faut arranger ainsi ce conte charmant avec lequel fut bercée l’ancienne humanité. Quelqu’un frappe à la porte. Es-tu le vent ? Es-tu l’Amour ? Je suis la Mort. Alors, entre, car ma vie est partie là-bas ; il n’y a plus que toi qui pouvais venir encore.

LA CHANSON D’ÉTERNITÉ

A Henri Charriaut.

Jurieu est à sa table. Il a laissé tomber sa plume. Son cœur bat à coups pressés et il n’est plus le même homme qu’hier, que tout à l’heure. Une onde chaude a passé, un large flot de vie. Et il s’étonne d’avoir pu écrire tout ce matin d’été, dans le calme de sa pensée. Ses pages sont humides d’encre encore ; elles palpitent d’humanité lointaine ; elles ont jailli brûlantes et fraîches, visions des âges où passa l’homme vierge, le libre enfant de la Genèse. Et Jurieu, comme un patriarche, comme un mage, a vécu de la vie merveilleuse des forêts et de la savane. Le jour se levait quand il a ouvert la haute baie de sa chambre de travail. Le matin parfumé d’une odeur de thym est entré. Et ensuite, avec le reflet vert des grands arbres sur ses mains, il s’est assis à sa table. La vie tardait encore aux champs et dans la maison. Une paix profonde de silence l’enveloppait comme une éternité.

Il a dit la transmission divine de l’être à travers le temps. Et lui-même se croyait rêver aux matins du monde. Puis la joie des hauts feuillages a vibré dans l’heure lumineuse. Les faucheurs au bruit clair des faux ont marché par les pelouses. D’autres hommes à mesure naissaient des races, comme l’herbe en fleur allait repousser de l’herbe et rien n’était fini, tout recommençait dans un cycle éternel. Ainsi, parmi les images et les analogies, il a remonté les courants profonds d’humanité.

Maintenant une voix jeune chante dans la maison et il n’est plus le même homme : le rythme intérieur s’est rompu, un flot de vie ardente a passé. Jurieu se lève, il comprime à deux mains sa poitrine et il est heureux d’une chose lointaine, inexplicable. La petite Chanson, elle aussi, semble venir du fond des âges, des matins du monde. Tout à l’heure, il l’entendit au jardin d’Eden ; elle monta pour la joie du premier homme ; elle emplit d’amour le cœur ingénu d’Adam. Et toute autre voix se tut ; il n’y eut plus sous les cieux sidérés que ce souffle mélodieux et frêle. Jurieu fait un pas vers la porte, revient et, en passant devant un miroir, il aperçoit sa barbe blanche. Elle ruisselle en ondes argentées de ses joues ; elle a l’éclat des neiges sur un haut mont, sur une cime qui vit les jeunes humanités ; et lui aussi porte à ses épaules des faix d’humanité, pèlerin chargé des reliques d’un millénaire passé. Il appuie la main sur ses tempes, il se sourit avec mélancolie.

— Quelle folie ! à mon âge ! Presque un vieillard !

Et il cesse d’entendre la petite Chanson ; la maison, d’un silence lourd, pèse sur sa songerie.

Il lui semble avoir marché depuis des siècles ; il ne sait plus depuis combien de temps il est en marche. Peut-être c’était aux premières aurores du monde. Et il longeait les fleuves sacrés, il vivait avec les brahmes et les éléphants blancs, dans des contrées merveilleuses. Alors encore l’éternité était fraîche, toute jeune : les hommes ne connaissaient pas les temples en ruines ni les dieux mutilés, et les choses de mémoire n’étaient pas encore nées ; la durée des jours se fondait dans un jour unique et divin, sans commencement et sans fin. Et puis, la petite Chanson une première fois s’était fait entendre.

Elle venait des fontaines et des jardins ; elle arrivait de l’autre côté de la vie ; elle sembla monter du mystère profond de la Genèse. Et il vit apparaître la Femme : la Chanson avait la forme de sa bouche et déjà cette bouche avait connu le baiser. Ensuite, il cessa d’être seul ; il eut un toit sous lequel ils vivaient ensemble, et une petite existence avait grandi près d’eux, la petite onde claire d’une source, le matin délicieux d’une vie d’enfant.

Ainsi Jurieu avait cru revivre lui-même le grand rêve d’humanité, la transmission infinie des âges de jeunesse et d’amour qui était sa foi. Absorbé dans ses palingénésies, il ne s’aperçut des neiges de sa barbe qu’après que la mort eut passé sur la maison. La jeunesse du monde s’éclipsa ; il ne resta que le poids effrayant des âges. Et il était lui-même un homme ancien qui se souvenait d’Eden. Des ans s’écoulèrent, des portions d’éternité où la douleur demeura victorieuse, où aux champs, de la conjecture elle fauchait toute vie comme auprès de lui elle avait fauché la fleur de son mûr été. Albine parut avoir emporté aux ombres la grande clarté qui avait marché devant lui. Il fut dans les ténèbres, il tâtonnait du côté de l’Orient et il ne croyait plus à l’éternité de la substance, à la loi qui fait tous les hommes contemporains d’un même point de la durée qui est la vie. Et puis un jour, dans son âge d’ancêtre, la petite Chanson s’était réveillée. Comme un vent léger, comme une brise venue des confins de l’espace et du temps, elle avait brui sur les lèvres de l’enfant. Celle-ci aussi s’appelait Albine. Une bouche s’était fermée, une autre s’était ouverte et elles avaient toutes deux le même nom. Ses ans semblèrent recommencer et il sentit finir l’exil d’Eden.

Jurieu à présent s’apparaît dans le miroir avec les clairs yeux d’un jeune homme. Son regard est un miroir plus brillant, une eau profonde et fraîche mirant l’infini d’un ciel. Et il ne voit plus sa barbe blanche, sa toison de patriarche : le flot remonté du cœur lui met aux joues les roses ardentes de la vie. Et les images d’éternité se sont renouées.

— Exquise petite Albine, aube et midi de mes jours, symbole jeune de l’Etre impérissable, tu fis ce miracle de ressusciter celle qui, en partant, te confia à ma garde paternelle. Tu es deux fois Albine, toi en qui Albine revit, et toute la jeunesse du monde !

Les heures repassent. Il revit l’harmonieux hymen, leur chère solitude d’amour et de travail, le mirage d’univers que seule la mort avait pu rompre. Mais la mort n’est qu’un passage vers les métamorphoses : la vie seule règne et l’éternité en elle. Et il entend la douce voix des adieux : « Ne pleure pas… En la regardant, plus tard tu croiras que je te suis revenue. » Une ombre s’est levée et lui sourit, la forme même du corps aimable qu’eut Albine ; et des mains, comme alors, se sont jointes, et il croit sentir entre les siennes la petite main d’enfant qu’elle lui mit entre les doigts comme un legs, comme les petites mains délicieuses de son âme. Et Albine l’avait eu d’un premier époux, six ans avant qu’il l’eût prise pour épouse, à son tour.

Le flot s’est apaisé, la sève orageuse remontée du vieux cœur vert. Et Jurieu s’en va vers la fenêtre, il contemple le bel été des pelouses, la gloire des chênes centenaires, images des Forces éternelles. Déjà le jour est haut comme dans sa vie ; le soleil sous sa meule vermeille a broyé le matin ingénu. Il n’est plus que le blanc patriarche, le grand arbre bruissant d’ans et d’abeilles dans la forêt de l’Etre. Un calme merveilleux lui vient des siècles derrière lui.

Mais de nouveau la petite Chanson monte de la maison, semble monter du fond des âges. Il la connut au matin de la vie ; elle chantait le bonheur et elle s’appelait aussi Albine. Alors encore une fois le vieil arbre frémit jusqu’en ses racines. Le printemps est revenu, le flot de jeunesse et d’éternité, et la porte s’ouvre, il voit apparaître la Vierge comme autrefois lui apparut la Femme. Elle est presque nue sous la transparence des mousselines. Son corps ondule comme une vapeur d’argent venue des eaux ; ses gestes secouent dans l’air des parfums de roses. Il croit sentir l’odeur divine de sa vie.

— Vois, dit-elle, je les cueillis encore mouillées de rosée pour en parer cette table.

Il lui répond en souriant :

— Fleuris-en donc ces vieilles écritures comme d’un jeune symbole, comme du signe charmant de ta présence.

Maintenant, elle s’assied sur ses genoux et caresse ses joues chevelues ; les petites mains joueuses font un vent léger à ses lèvres. Il demeure troublé d’un délice profond, d’une peine délicieuse, et toute la terre a tremblé autour de lui comme pendant un mystère. Doucement, il lui ouvre les yeux, il contemple leur orient limpide, et un autre regard se lève.

Il croit entendre une voix :

— Elle et moi, c’est encore moi.

Ensuite, ses larmes coulent.

LA FILEUSE DE MINUIT

A Eugénie Meuris.

Près d’un canal (c’était, sur les eaux de ce canal, un brumeux et triste minuit de novembre), une file de pauvres maisons sous les arbres me suggéra tout à coup — après des heures à errer par les carrefours sans passants — de lentes douleurs de très vieilles gens, comme des malades en une cour d’hôpital. Mais peut-être, songeais-je, il y a là, derrière ces mornes vitres, au fond d’un de ces logis d’un âge reculé, peut-être il y a le pâle visage et les cheveux décolorés d’une enfant lasse de filer toujours à son rouet, de filer les soirs et les matins en rêvant à celui qui l’ira prendre par la main et la mènera vers les sacrements. Et sans doute — ah ! filer sans espoir le chanvre et le rêve comme une petite aïeule ! — elle vient de souffler la lampe, elle s’est couchée dans le lit, sous la touffe de buis, à côté d’une vieille femme qui s’agite et ne peut trouver le sommeil.

Mes pas, las de tourner sous les tours et les beffrois en cette ville millénaire, — Memling, l’évangélique peintre, avait vécu et connu là de pareils mélancoliques minuits, car la ville s’appelait Bruges ! — mes pas donc, après tant de venelles et de ponts et de places et de porches, m’avaient conduit jusqu’en cette agonie d’un solitaire quartier, dans l’humide voisinage d’un triste canal. Nulle lune n’éclairait les maisons sous les arbres ; leur fantôme seulement (puisqu’à peine j’en pouvais distinguer la forme) se dressait devant moi dans le pluvieux brouillard, comme si vraiment, depuis tant de siècles qu’elles subissaient les rafales, ce n’étaient plus que des fantômes de maisons, de pauvres fantômes à présent ressuscités par un nocturne sortilège.

Mais, m’avisai-je, ils vont m’entendre, ils vont se réveiller au bruit lourd de mes pas, les habitants de ces taciturnes demeures ; car sans doute plus jamais personne, depuis des ans, ne passe le long de ce canal. Aussitôt je m’efforçai d’étouffer ma marche en la moite couche de feuilles dont le pavé était jonché ; je devins moi-même un fantôme dans cette rue spectrale.

Un réverbère (il semblait s’éteindre subitement, puis jetait une petite flamme) — un réverbère, comme une veilleuse dans un dortoir d’hôpital, au loin sillait l’eau du canal d’un reflet rouge. Et toujours quelque gargouille, avec un clapotis léger, — mais je ne pouvais voir en quel endroit, — avec une triste musique de larmes éternelles, se déversait dans cette eau. On dirait, pensais-je, que pleure en cette stillation sans arrêt la moribonde lumière de là-bas, la lumière des yeux crevés du sinistre réverbère ou si c’est du sang qui, comme dans un hôpital, s’égoutte des plaies et larme par les souterraines rigoles jusqu’au fond des puits. Un cimetière — ce me semblait, expliquez cela ! — un cimetière, comble d’antiques pourritures oubliées, devait étendre aux alentours son funèbre enclos.

A la fin, l’angoisse du silence au bord de cette eau comme des larmes et du sang, m’opprima si affreusement que, sans cause, et seulement pour rompre le silence, je me mis à crier :

— Hola ! Ho ! Quelqu’un ! Y a-t-il encore ici quelqu’un de vivant ?

Une fenêtre s’ouvrit, — et justement un air de carillon se mit à tinter dans la nuit, tinta comme des gouttes de pluie mélodieuses sur les sombres carreaux de la nuit ou comme un vol musical d’oiseaux dans la nuit, si bien que je me persuadai d’abord que s’ouvrait réellement par cette fenêtre une volière à un vol d’oiseaux.

Mais un aimable rire, un rire frais et jeune — c’était aussi comme le rire de ce carillon ! — trilla presque aussitôt, tandis qu’une rose, lancée par d’invisibles mains, frôlait mon visage et ensuite, parmi les feuilles mortes, tombait à mes pieds.

Il n’y eut pas de paroles, les lèvres n’émirent que le son de cristal de ce rire, comme si toute la petite personne — frêle, frêle, la bouche en cœur de rose — aussi eût été en cristal. Mais cette rose sur ma joue, dis-je en ramassant la fleur, ce cœur de rose, n’est-ce pas sa bouche même qu’elle me jeta ? Sans doute ma voix l’avait tirée de son sommeil ; elle quittait à l’instant le lit où constamment s’agitait cette vieille femme.

Je la soupçonnai toute pâle et décolorée comme une petite aïeule, après les étés et les hivers à filer son rêve et son chanvre.

La fenêtre s’était refermée sur le rire ; maintenant l’escalier craquait sous la hâte d’un pas ; et ensuite, dans l’entrebâillement de la porte, m’apparut une main qui me faisait signe d’entrer.

— Oh ! dites-moi (la fille était brune et maigre et je lui parlais ainsi, en considérant autour de nous la nudité des murs) dites-moi. N’y a-t-il pas un cimetière en ce quartier loin de la ville ? N’y a-t-il pas des malades en un hôpital au bout du canal dans ce quartier de la ville ?

— Je vois que vous aimez à rire, me répondit-elle en riant et en déroulant ses cheveux. Eh bien ! si vous êtes venu pour ce que je crois, la mère dort dans son lit, mais il y a une petite place sur le côté, jusqu’où descend le drap.

Elle m’avait pris par la main et m’attirait vers l’escalier ; mais un insurmontable dégoût à présent me dissuadait de la suivre.

— Non, non, dis-je, laissons cela.

— Oh ! — et elle riait plus fort à présent — la bonne femme n’est pas pour nous inquiéter ! Et il y a encore ma petite sœur dans un autre lit ; mais, vous savez, pour elle j’éteins la lampe.

— Et, dites-moi, repris-je après un moment — (je parlais comme en songe), — n’a-t-elle pas le pâle visage et les cheveux décolorés d’une enfant lasse de filer toujours à son rouet ?

Elle cessa de rire :

— Ah ! nous avons cru la perdre souvent. A dix ans, elle n’était pas grande en tout comme une poupée. Il fallait passer les nuits à la lever, à la coucher ensuite. On n’était jamais sûr qu’elle verrait venir le jour. Et c’est vrai, elle est pâle, c’est comme une petite image de la Vierge. Voici qu’elle va sur ses dix-sept ans. Avec mes gains, je lui achète des robes ou du lin, et comme ça elle file, elle file de la belle toile pour le jour où elle s’ira mettre en ménage, — de la toile toute blanche pour ses draps de mariée. Mais, attendez, je vais l’appeler. — Hé ! Leentje !

Un pas bientôt glissa le long des degrés — (encore une fois tintait le carillon au loin sur la ville) — un pas léger comme les notes de ce carillon descendant et remontant l’échelle des arpèges, et ces pas des agneaux sur les prairies en fleurs des vieux volets gothiques. Ensuite s’avança jusque près de moi en sa longue robe blanche, s’avança dans le cercle de lumière de la lampe une petite forme charmante, la grâce et la pâleur mêmes d’une vierge de Memling (mais elle ne portait pas le lys), les candides yeux d’améthyste et les fines mains translucides d’une vierge de Memling.

— Et si vous saviez comme elle chante ! s’écria la fille brune en se reprenant, par une vieille habitude, à rire.

— Au clair de lune (maintenant elle chantait, la petite fileuse) au clair de lune, avec des fils de lune, filait en un pré de lune, la princesse. — Ah ! personne ne sait plus son nom ! — Passa par le pré, en habits de lune, le fils du roi. « Ah ! lui dit-elle sous la lune, je file pour mon cœur un beau rêve couleur de lune. » Longtemps après, par le pré de lune, revint le fils du roi. « Ah ! lui dit-elle sous la lune, je file pour mon lit de noces de beaux draps de lune. » Encore une fois passa, en le pré, sous la lune, le fils du roi : « Ah ! lui dit-elle, c’est fini de filer le rêve et les draps ; maintenant avec ces fils de lune, je file mon suaire, mon beau suaire de lune, dit la princesse. » — Ah ! personne ne sait plus son nom ! Et quand une dernière fois revint le fils du roi, sur le pré séchaient les beaux draps de lune ; mais la princesse ne filait plus. — Ah ! filait dans la lune la princesse !

— Assez ! (étreint par une réelle douleur, je ne pus maîtriser ce cri.) Assez ! tous les lins sont filés. Il y a assez de toiles filées pour les suaires ! Et comment pouvez-vous nier qu’il y ait un cimetière proche de ce canal, un cimetière aux ossements pourris par les eaux de ce canal ?

Je m’aperçus alors que j’avais effrayé cette enfant.

— Oh ! (lui dis-je très doucement), il viendra, celui que vous attendez et qui vous mènera aux sacrements. Oui, il viendra, n’ayez point de crainte ; il viendra, le prince pour qui vous vêtirez vos blancs vêtements de lune ; et vous irez ensemble vous aimer dans la lune, — ô ma petite vierge, ô vierge que Memling eût peinte avec des couleurs de lune.

En sortant de cette maison (sur le seuil la fille brune à présent m’injuriait), j’entendis encore une fois le sanglot de la gargouille dans la nuit, encore une fois les oiseaux du carillon.

LA JEUNE FILLE A LA FENÊTRE

A Judith Cladel.

Par l’entre-bâillure des mousselines, à travers la vitre comme étamée d’un soir d’hiver, un canal s’aperçoit. De l’autre côté du canal, les maisons sont bordées par un quai. Une vieille arche de pont, un peu au delà vers la gauche, érige un crucifix. Il neige. Dans la reculée, un chevet d’église s’écorne, cassé par la perpective.

La jeune fille à la fenêtre, faisant de la dentelle. — Mes mains, mes petites mains, mes pâles mains jamais nuptiales, les avez-vous fait danser toute cette après-midi, les fuseaux !… C’est ma triste vie qui, fil à fil, s’enroule autour des épingles d’or, et les fils sortent de mon cœur, les fils vont de mon cœur à mes doigts, les beaux fils couleur de neige qui retiennent mon cœur captif.

» Mes sœurs, s’il ne vient pas, Celui que j’attends, vous enlèverez les épingles, vous détacherez la dentelle, vous l’éploierez sur la nuit de mes yeux… Je l’ai commencée avec les fils de mai… Il neigeait alors de l’aubépine, les soirs avaient des tuniques blanches de petites filles ; dans l’église, les orgues du mois de Marie chantaient. Et mon cœur aussi était une église où, derrière les vitraux sous la petite lampe, mon Jésus resplendissait. Son sourire me regardait avec la forme de mon propre cœur ; et je lavais doucement ses plaies avec des larmes qui n’avaient pas encore pris le goût du sel !

» Mes mains, mes joyeuses mains jamais lasses, c’était mon voile de mariée qu’en ce temps vous fleurissiez de marguerites et d’étoiles… Le prêtre a quitté la chapelle ; l’enfant de chœur a éteint les cierges de l’autel ; les orgues se sont tues dans les soirs. L’hiver était venu ; et j’ai continué mon beau voile avec des fils de neige. Mes mains ont filé la neige qui tombait dans l’hiver de mon cœur, elles en ont fait le fil avec lequel maintenant s’achève le triste voile.

» Mon cœur est une église où, après la messe, il passe des visages aux yeux vides comme des chambres de trépassés. Des mères intercèdent à genoux pour leur enfant malade. Une très vieille jeune fille porte son cœur dans ses doigts et l’offre aux Saintes miséricordes.

» Je suis cette mère, Seigneur, intercédant pour mon amour malade, je suis cette vieille jeune fille, Seigneur ! Je remets entre vos mains l’offrande douloureuse de mon cœur inexaucé. Dévidez-vous, les fuseaux ! Mes larmes à la longue ont durci de leurs cristaux le fil ; la dentelle sous mes larmes s’est gelée en dures et brillantes fleurs de givre.

» Dites, dites, mes sœurs, le voile, en l’éployant, sera-t-il pas assez long pour s’étendre de mon visage à mon cœur ?

(Les cloches sonnent à l’église. Elle regarde s’allumer les vitraux dans le chœur. Des mantes noires passent sur le pont.)

» Je les reconnais : ce sont toujours, depuis que je travaille à cette fenêtre, les mêmes visages de soir et de prières ; l’hiver aussi a neigé sur ces âmes. Mes espoirs, vous vous êtes usés comme les genoux qu’elles vont fléchir devant les autels… Chaque soir, elles passent au tintement de la cloche dans leurs grands manteaux ; elles se signent devant le crucifix ; elles vont vers les cierges et les chants, comme des oiseaux battant de l’aile du côté des volières. Mon cœur, comme elles, porte une sombre mante… Mon cœur passe sur un pont, mon cœur va vers une chapelle dont le prêtre est mort il y a longtemps. Nulle lampe ne brûle plus par delà les verrières, nul encens ne fume plus sous les voûtes ; et cependant mon Jésus y est couché parmi l’or et les aromates.

» Silence ! Mon cœur a frappé à la porte ; la porte ne s’est pas ouverte, la porte jamais ne s’ouvrira. Ah ! sonnez, les cloches ! sonnez, mes glas ! Mes prières connaissent une chapelle muette comme un tombeau.

(Elle a laissé retomber les bobines et rêve, les yeux distraits, perdus dans la neige qui floconne lentement.)

» Nous étions alors autour de la table quatre petites sœurs. Une est partie, un soir qu’il neigeait comme à présent ; elle n’avait pas quinze ans. Celle-là sans doute, dès le berceau, avait été fiancée à un beau jeune homme pâle dans la lune… Et ensuite, la table est devenue trop grande pour les trois autres. Annie ! ma chère Annie, pourquoi ne suis-je pas couchée à votre place dans la petite bière où vos lys ont fleuri pour l’éternité ? J’étais l’aînée de nous ; il n’eût fallu qu’un peu plus de bois au cercueil…

» Et tant qu’elles furent quatre, les soirs, dans le jardin, les petites sœurs dansaient une ronde en chantant : « Il était un beau prince, et ri et ri, petit rigodon… » — Ah ! je ne veux plus chanter cela. Une princesse au fond d’une tour espère la venue du beau prince… Le beau prince a passé par le pays ; il a passé devant la tour ; la petite princesse est morte de chagrin parce que le beau prince n’a pas trouvé la clef de la tour… Annie, ma chère Annie, est-ce que quand il neige, ce ne sont pas les pleurs gelés des pâles jeunes filles qui tombent des étoiles — des pauvres jeunes filles pleurant le bel amant qui n’est pas venu ? Dites, bonne Annie, est-ce que ce n’est pas la charpie que des petites mains de jeunes filles effilent au fond des étoiles pour panser les blessures de celles qui sont demeurées ?

(Une lampe s’allume dans une des maisons en face.)

» La bonne dame tout à l’heure descendra son chien à la rue, elle le regardera un instant courir dans la neige ; ensuite elle le rappellera. Et, à travers la mince guipure blanche, je verrai la bonne dame passer l’eau sur son thé, ajouter quelques points à sa tapisserie… (Ah ! toujours la même depuis de si longues années !)… puis s’endormir, son petit chien sur ses genoux : ils n’ont pas connu le poids léger d’une chair d’enfant.

(D’autres fenêtres s’allument.)

» Ah ! Des lampes encore ! Des lampes comme des yeux rouges de pleurs ! Des lampes comme des regards d’aveugles derrière la vitre d’un hôpital ! De vieilles gens sans doute, des âmes lasses d’infinies résignations ! D’anciennes douleurs de jeunes filles regardant neiger le silence à travers le cloître de leur cœur. « Il était un beau prince ! Et ri et ri, petit rigodon ! » Pourquoi la triste chanson me revient-elle surtout ce soir ? Pourquoi grelotte-t-elle à la porte comme un vieux pauvre chargé des reliques d’un autre âge ? Il y a si longtemps qu’elle est morte, la princesse : le beau prince sans doute n’en a jamais rien su… Mes mains, séchez les pleurs de mes yeux.

(Sur le pont tout à coup quelqu’un apparaît, un homme dont on n’aperçoit pas le visage à travers la neige et la nuit. Il s’arrête près du crucifix et regarde du côté de la fenêtre. Elle rit.)

» Le voilà, mon prince Charmant… Il y a six ans qu’il passe sur le pont, tous les soirs, à la même heure. J’ignore son nom ; je sais seulement qu’il a des cheveux blancs. Il passe, il regarde ; nous ne nous sommes jamais rien dit. Mes sœurs l’appellent : l’ange des dernières pensées du jour. Et ensuite ce n’est plus qu’une ombre au bout de ce canal… Il s’en ira dans un instant comme il s’en est allé tous les autres soirs.

» Ah ! qui aurait dit, quand nous étions quatre petites sœurs chantant cette antique ballade, qu’un si vieux monsieur s’arrêterait devant ma tour et que je serais la princesse des espoirs qui ne doivent pas se réaliser ! Je ne tiens plus au monde pourtant que par cette charité d’un regard qui se tourne vers ma vitre…

(L’inconnu fait un geste et quitte le pont.)

» Parti ! Et ce geste encore depuis six ans, ce geste dont toujours il semble se résigner et prendre à témoin le ciel de l’impossibilité de franchir la distance qui nous sépare… Il n’y a cependant là qu’une flaque d’eau, il n’y a que les silences d’un peu d’eau qui dort ! Mon cœur est une maison au bord d’un canal, avec une fenêtre derrière laquelle veille mon amour et où se réfléchit le regret d’un passant.

(La nuit est entièrement tombée ; une douceur de sommeil pèse sur la ville. Là-bas, les hautes fenêtres de l’église se découpent, étincelantes.)

» Seigneur, je mêle ma voix à celles de vos humbles servantes… Seigneur, prenez en pitié ma longue peine… Donnez-moi la force de continuer jusqu’au bout ce voile de mariée, afin que, n’ayant pu servir à ma vie, il serve au moins à ma bonne mort… Et vous, mes mains, mes pauvres mains flétries, si, à force de vider les bobines, le fil venait à vous manquer, prenez les lins de mes cheveux, prenez à mes tempes les fils sur lesquels a neigé l’hiver. »

(Elle ferme les rideaux, allume sa lampe et se remet à sa dentelle.)

LES PAS

Aux aubes insomnieuses de l’hiver, quand le dur hoquet des coqs — et leur diane — éveille le sanglot comme à regret des horloges, lequel, roulant sa tête découragée sur l’oreiller (avec cette plainte : Ah ! déjà eux ! déjà les pas ! et le jour n’a pas même cogné à la vitre !) lequel sans un frisson les a entendus, par le sonore pavé des villes et les sourdes campagnes, tinter ainsi que des glas à des cloches et battre à coups de talons on dirait de funèbres tambours, et tout un temps — alors aussi sonnent les cloches dans les paroisses — clouer en des bières avec des marteaux (ce semble ! ce semble !) le silence nocturne ?

Pour moi, tourmenté dès le déclin des ténèbres par la certitude de leur approche fatale, je me résigne à l’obsession de les écouter — depuis des ans ! depuis ma petite enfance ! — toujours aux mêmes heures passer sous mes fenêtres. Il me semble qu’ils n’ont pas cessé de marcher ainsi depuis des siècles, que l’aube des âges les vit, comme l’aube des jours actuels, s’avancer en longues files par la poudre des routes, par la poudre d’ossements broyés des routes, tels des migrations de races vers l’espoir des patries ! Et d’abord — (ah ! qui pourrait douter que ce ne soit le pas d’un très vieil homme levé avant les autres, car il sait, celui-là, que sa journée sera plus brève) — je reconnais les lents et las sabots du premier qui passe — les sabots devanciers de tous les sabots, comme d’un patriarche frayant le chemin à d’errantes tribus. Nul — qui n’a ouï ce pas doucement sortir des lointains et tout à coup grandir et ensuite se perdre en du lointain encore — ne sait la tristesse du servage humain. Mystérieux et furtif, c’est comme si du fond des temps il arrivait, le voyageur toujours en marche par le deuil des aubes ; et oui ! c’est bien son même pas de sommeil et d’ennui, son même pas comme en léthargie et qui après inévitablement, ah ! inévitablement s’éteint dans le silence. (Dites, vous autres les mauvaises consciences, n’est-ce pas ainsi quelqu’un en vous, et ce qu’on nomme remords, ce pas pesant qui bat le rappel des funestes souvenirs à travers la nuit des rideaux de votre âme ? Ou quelque fossoyeur s’en allant, pour un crime encore chaud, fouir un trou dans un coin de cimetière ? Ou la Mort, voyons, ne serait-ce pas la Mort elle-même, vers les holocaustes et les hécatombes menant les foules ?)

Maintenant il a passé ; mais d’autres s’éveillent, d’autres sabots comme des tambours et des marteaux, — en vérité ceux-là mêmes, n’en doutez pas, qui sur vos orgueils endurcis et vos faims regoulées, battront la charge à l’aube de la Sociale, mes frères, méprisants de demain ? Or, chacun de ces pas, comme à un but différé, mais certain, va vers la mort, chaque accourcit le temps qui entre la mort et l’homme laisse tout juste l’espace où se meut le bœuf quand déjà le tueur manœuvre son maillet, — et peut-être pour cela te paraissent-ils résonner comme des tambours voilés, ô ma triste pensée des aubes d’hiver ! L’heure, par larges andains, fauchera dans le tas, vendangera leur pauvre vigne de misère, les couchera sur les claies du carnage en copieuses moissons (afin que les morgues ne chôment et que regorgent utilement les rouges hôpitaux !) Car ne sont-elles pas les nécessaires proies des charniers, car ne nourrissent-elles pas vivants l’impérieuse voracité des vers — les plèbes besoigneuses qui dès l’aube heurtent à nos sommeils leurs sabots (ils étaient partis à l’aube aussi ceux d’Austruweel !) et courent affronter l’effroi des cataclysmes ?

Par les fournaises des usines et leurs typhons enchaînés — mais ils se déchaînent, — par le volcan en sommeil des mines, à travers les mâchoires et les étaux des sournoises machines, peine, tourbe misérable ! pour qu’à tes vertèbres en poudre, à ta chair en lambeaux, à tes saignantes pourritures notre charité (mais vaut-elle la tienne qui nous octroie cette illusion de réparer des torts sans nombre ?) dispense les funérailles pompeuses et publiques.

Ah ! il y avait aussi, parmi les lourds et lents sabots qui, ce matin-là, s’en allaient vers Austruweel, de petits sabots rapides et légers (vous savez, presque en joie et comme on va à une fête !) oui, il y avait aussi des sabots de jeunes filles et d’enfants. Car, écoutez ! il faut les prendre jeunes, puisque aussi bien leur vie n’a pas de lendemain.

Et… et (à présent c’est le moment de pleurer, les yeux !) la Mort, comme pour une fête, ne leur a-t-elle pas tiré, n’a-t-elle pas tiré avec leurs os un feu d’artifice merveilleux ?

Par les aubes insomnieuses, les sabots comme des pas de sommeil vers les fosses ! comme des pas mous sur la glaise des cimetières, des pas sur le vide sonore des puits ![1]

[1] Le 6 septembre 1889, la cartoucherie Corvilain, sise au polder d’Austruweel, devant Anvers, fit explosion. Les tanks à pétrole sautèrent ; tous les réservoirs de combustible aux alentours prirent feu. La fumée lourde et noire de l’incendie s’en alla vers les Flandres. Le patron pêcheur du bateau l’Angélique la vit en mer par la traverse de Coxyde. Il y eut 80 morts.

NEUF CHANSONS DE FLANDRE

A Max Elskamp.

I
LA CHANSON DE L’ANNEAU

Quelque chose est survenu, ma mère, — retirez de l’armoire la robe de l’autre jour, — la belle robe fleurie.

Faites-y, ma mère, un point — si solide que la mort même ne puisse le défaire. — Un vent léger a passé sur le verger, — il a passé d’abord sur les ifs du cimetière.

J’irai au puits, j’en viderai les eaux — je chercherai l’anneau que j’y lançai l’autre jour. — Je suis allée au puits, je n’ai pas retrouvé l’anneau. — Un vent glacé remuait les croix du cimetière.

Non, ma mère, c’est trop tard pour moi d’en aimer un autre. — Celui qui repose là a aussi — mon cœur enterré avec lui. — A présent retirez la clef du tiroir, — plus jamais je ne porterai la robe fleurie.

La clef, jetez-la où l’autre jour j’ai lancé l’anneau.

II
LA CHANSON DE L’ENFANT MORT

Un gentil oiseau a fait son nid — dans la mousse du toit. — Mon petit enfant n’avait pas trois ans ; — un oiseau sous son aile emporta son âme, — comme descendait sur les plaines l’hiver.

L’oiseau n’est plus revenu, — je suis restée veuve de ma vie. — Ensuite les pommiers ont fleuri, — les fleurs du verger étaient roses comme ses petits pieds quand il marchait devant le seuil.

J’ai porté les fleurs à ma bouche, — j’ai cru baiser la chair froide — de celui que je n’ai pu réchauffer. — Et maintenant toujours son ombre — va devant moi au soleil.

Va-t’en, horrible oiseau ! va là-bas — où est partie la petite âme de l’enfant ! — Il n’y a plus de place pour un nid dans la maison.

III
LA CHANSON DE L’ÉPOUSÉE

Ma fille, mets ton linge le plus fin, — le boucher a tué hier l’agnel, l’agnel n’avait que peu de sang. — Rappelle-toi comme il gambadait dans le pré ! — Sa petite laine était blanche — comme la laine de Noël !

Le boucher, ma mère, a passé par la maison, — tous les agneaux sont morts. — Mon cœur aussi gambadait sur le chemin — par où arrivait là-bas le noir ami.

Elle va vers la porte et elle dit à celui qui vient : — Maintenant, ils ont mis mon cœur en croix comme l’agnel, — j’ai gardé pour toi trois gouttes de sang.

Je mettrai ma ceinture rouge — celle que tu me donnas aux Pâques dernières — et m’en irai vers ta mère comme un fils.

Ma mère, je suis venu à l’aube, — la maison était close, — j’ai repassé au soir, j’ai trouvé un homme sur la porte. — Un autre homme que moi a-t-il passé l’anneau — au doigt de mon amour ? — J’ai cueilli en m’en allant — une rose dans le cimetière. — Je l’arroserai avec les trois gouttes de ton sang.

Ma fille, accroche tes beaux pendants d’oreille, — les cavaliers font voler la poussière devant les portes. — Ce soir, un bel homme te ramènera — avec lui à sa ferme.

Ma mère, dites de quel homme vous voulez parler — afin que mon couteau frappe là où il doit frapper. — Je boirai à la bonde — comme une cuvée de bière — les jets fumants.

A présent j’ai vêtu le voile — et accroché les pendants d’oreille. — Dites au fossoyeur, ma mère, qu’il sonne le glas — comme si j’entrais sous la nef dans mon cercueil. — Et ensemble ils sont allés entre les aubépines vers les cloches. — Un des hommes dansait devant — en jouant de l’harmonica.

Ton sang, homme fourbe — qui m’as volé mon amour, criera vers les cloches — car mon couteau, je viens de l’aiguiser — sur ton cœur.

IV
LA CHANSON DES KERELS

Nous sommes les Kerels, les francs gars ! — Au carillon des cloches — nous descendons vers les paroisses. — Tue ! tue ! Nos rires sonnent clairs en nos coutelas.

Nos pères aussi étaient gens des bois, — on croyait voir marcher les hêtres et les chênes par les chemins quand ils arrivaient. — Personne n’a le droit de nous commander ; — nous sommes libres partout où reluit — le fer en nos poings.

Frairie ! Frairie ! Nous leur fendrons la panse — nous en extrairons la fressure. — Les boudins juteront et péteront sur le gril. — Dites, mon amour, n’est-ce pas là une belle kermesse ? — Faites brasser une bière fraîche — pour arroser entre vos dents le cœur que nous vous ferons manger.

Nous sommes les Kerels, fiers et loyaux comme nos couteaux. — Ceux qui toucheront à la lame auront la main coupée.

V
LA CHANSON DU SANG

Là où nous passons, il y a du sang dans le ruisseau. — Là où nous frappons, un homme peut entrer son poing — et le bras jusqu’au coude.

Un vrai fils de Kerels est, à son baptême, — ondoyé avec du sang. — On fait, avec le couteau, — une croix sur son cercueil quand il tombe frappé. — Alors le soleil se lève rouge sur le bois, — le jour a le visage d’un homme blessé à mort.

Les Kerels, comme la mer, se sont rués sur les villages ; — ils ont éventré les fermiers gras. — Ils ont fait danser ensuite les femmes — en frappant leurs couteaux l’un contre l’autre. — Leur musique était comme du sang — qui chanterait dans des violons.

Maintenant que de rouges funérailles ont vengé leur frère, — ils regagnent les bois. — Le couchant est toujours rouge — par-dessus les Kerels, quand leur bois ils regagnent.

VI
LA CHANSON DE JACQUERIE

Qui a dit que nous n’étions pas des hommes comme les autres hommes ? — Comme les autres hommes nous avons poussé — notre premier cri entre le moulin à eau et le moulin à vent.

Le poil ensuite nous est venu en même temps — que poussaient nos dents ! — Alors comme les bêtes nous avons mordu. — Un vent secouait nos cheveux comme des drapeaux.

Pourquoi serions-nous inférieurs aux hommes — issus comme nous d’une matrice de femme ? — Est-ce que nous n’avons pas des mains pour les égorger comme ils nous égorgent ?

Tout aussi grands visages possédons, — tout autant souffrir pouvons. — Nous sommes bruns comme les labours, — nos yeux luisent comme les faux avec lesquelles nous les faucherons — le jour des rouges moissons.

Partout où nos pieds larges foulent la terre, — le corps de Christ gît trépassé pour notre rédemption.

VII
LA CHANSON DE LA QUENOUILLE

Filez, quenouille ! Les fuseaux d’hiver — là-haut filent de la neige, — le moulin dans le vent file de la farine. — Mon cœur comme une araignée file la toile bise, — mon cœur file les lins de ma cornette de veuve. — Filez, filez, quenouille !

En Palestine, l’homme avec le roi est parti. — Ils ont emporté le soleil à leurs étendards. — Je suis comme un champ sous le givre, — l’hiver maintenant neige sur mes épaules. — Je suis comme un champ où parmi la neige — est restée enfoncée la charrue. — Filez, quenouille !

L’homme pendant les adieux — m’a dit : Ils ont cloué Notre Seigneur sur la croix ! — Ils lui ont percé le flanc de leurs lances ! — Alors les rameaux verdoyaient, la rosée — sur la lande brillait comme les pleurs de Notre Seigneur ! — Les rameaux n’ont plus reverdi, — l’hiver filait de la neige. — J’ai filé toute seule dans l’âtre, — les lins de mon agonie. Filez, quenouille !

Quelle est cette femme ? — La mienne avait des cheveux blonds — comme les froments mûrs. — Dites, savez-vous ce qu’elle est devenue ? — L’homme est revenu et ne m’a pas reconnue, — portez-moi sur le lit et me couchez dans le suaire, — lequel j’ai tissé avec mes cheveux gris.

Filez, filez, quenouille !

VIII
LA CHANSON DU PETIT PAYSAN

Le petit bœuf et la vache, comme mari et femme — tirent à la charrue. Houlà !

De l’aube à la nuit, ils vont lents et maigres, par les sillons. — Le champ est en pente : par le bout, il s’enfonce dans le ciel. — Chaque fois qu’ensemble ils montent, — le petit bœuf et la vache tirent plus fort sur l’attelle. — Ils croient qu’arrivés là-haut — on les ramènera vers leur litière. — Houlà !

Voilà qu’il leur faut descendre pour remonter ensuite. — Jamais ils n’ont fini de rayer les cailloux avec le soc. — Moi et Katia, nous sommes comme le petit bœuf et la vache. — Quand l’un va à droite, l’autre va du même côté. — Il y a longtemps que notre charrue — retourne le champ ; les cailloux sont toujours en aussi grand nombre. — Le petit bœuf ne se plaint à la vache, — la Katia non plus ne se plaint à moi. — Jamais nous ne nous parlons : — la bouche est un moulin qui moud du vent. Houlà !

Le jour où nous serons riches, — nous irons voir au bout du champ, là où luit le ciel — ce qu’il y a par-dessus le champ. — Il y a l’église et le cimetière, — il y a la mort qui sonne les cloches. Houlà ! Houlà ! Hue ! Ja !

IX
LA CHANSON DU SABOT

La rivière entre nos deux fermes — est comme un ruban le dimanche — au corsage de Rietje.

J’ai mis une touffe aromatique dans un sabot, — j’ai poussé le sabot sur l’eau — en soufflant dessus. — Va, léger bateau, la rivière te mènera là — où une main sortira des roseaux.

Mon amour, Rietje, est un grand bateau comblé de présents ; — il descend au fil de mes pensées vers ta présence là-bas. — Je ne vois plus le petit sabot ; il a tourné derrière les joncs. — La rivière est comme ta jarretière autour de ton genou. — Maintenant j’attends inquiet qu’il reparaisse.

Un gros nuage a passé sur nous et nous a — séparés comme une mauvaise pensée — comme si nos cœurs devaient rester disjoints. — Que fait à cette heure ma Rietje ? Son esprit — s’en est allé loin, — il erre avec ses yeux vers la route poudreuse — où roule une carriole. — J’écraserai les fleurs sous mes talons, — je briserai le sabot contre une pierre.

Mais voilà qu’enfin il sort des joncs, — il se remet à glisser sur l’eau. — Rietje n’a pas cessé d’être avec moi.

J’irai dans la saulaie, je taillerai — une branche de saule, j’y ferai un bec comme à une flûte pour siffler — amoureusement sous ta fenêtre, le soir.

(1889)

LE MORTEL AMOUR

A Hector France.

Le médecin, un homme qui ne comprenait pas grand’chose à la vie, passa et dit :

— C’est d’amour qu’Izolin est malade : il convient de le séparer un peu d’avec Claribelle.

A son tour vint le pasteur. Celui-là aussi lisait mieux dans les livres que dans les cœurs. Et il dit :

— Le feu d’amour charnel le consume. C’est grand péché de transgresser le commandement de chasteté.

Alors la Dame (c’était la mère d’Izolin) entra dans le bosquet où ils étaient aux bras l’un de l’autre. Et aucun d’eux ne l’avait entendue approcher : ils se miraient demi-nus aux eaux d’une fontaine.

— O Claribelle ! ô Belle ! ton petit sein est comme un fruit rose dans les transparences de ce bassin. Vois, j’approche ma bouche. Je crois le baiser avec mes lèvres, et mes lèvres seulement effleurent l’eau. Quelle douce folie nous fit nous regarder à travers ce miroir ?

— O Izolin, prends plutôt mon petit sein dans tes doigts. Caresse-le amoureusement pendant que je mettrai ma bouche sur la tienne. Il me monte alors une salive âcre et délicieuse.

— Non, c’est trop simple, petite Claribelle. Laisse tomber ta robe ; laisse-la tomber jusqu’à tes chevilles. Et ensuite je te tiendrai sous la gorge ; nous entrerons doucement ainsi aux eaux du bassin. Nous nous apparaîtrons bien plus beaux.

Ils entendirent une voix irritée qui les appelait. Et, ayant levé les yeux, ils virent apparaître la Dame sévère. Cependant, ils ne se dépêchaient pas de se vêtir et la regardaient en souriant, dans leur innocence. Alors elle s’attendrit, et, baisant son bel Izolin sur les paupières, elle lui dit étrangement :

— Savais-tu pas que la mort est au fond de cette fontaine ?

— La mort ? fit-il en pâlissant. Je n’y vis que Claribelle.

— Ses yeux, ses yeux dangereux, ô pâle enfant, y sont restés.

Aucun des deux ne savait ce qu’elle voulait dire, et Claribelle, en regardant vers les arbres profonds, déjà appelait Izolin.

— Viens, ami, là où la mort ne pourra nous atteindre.

Mais la Dame cria :

— Va, fuis, n’écoute pas celle qui m’a pris ton cœur. Crois-moi, cher Izolin, il y a là-bas dans la maison une fontaine bien plus belle que toutes les autres. Une mère la combla de ses larmes. Et il y a au fond un trésor qu’il n’est au pouvoir de nulle Claribelle de te donner.

Elle l’avait entouré de ses bras et tendrement l’entraînait. Claribelle, en tordant ses cheveux et en pleurant, marchait derrière eux. Et elle ne cessait d’appeler de sa petite voix d’or Izolin. Mais la Dame de toutes ses forces appuyait la tête du doux jeune homme à sa poitrine, en sorte qu’il resta un peu de temps sans entendre les appels de Claribelle. Et tout à coup ensuite, il reconnut sa voix. Et comme sa mère, en voulant le retenir, était tombée, il marcha sur elle et courut vers Claribelle.

— Retournons au bassin, lui dit-il. Nous n’aurons jamais fini d’y mirer notre image.

Leur rire clair au loin sonna comme les merles et les loriots du bois.

Quand enfin ils rentrèrent dans la nuit, la Dame vit qu’Izolin à peine pouvait se traîner ; il ressemblait à une ombre ; et Claribelle avait des lèvres d’œillet en fleur. Encore une fois, elle baisa son pâle enfant sur les paupières et ensuite, insidieusement elle leur dit :

— Gentils époux, j’ai décidé que cette nuit, vous la passerez loin l’un de l’autre. L’absence est comme une huile sur le feu. Demain, votre joie sera plus grande de vous retrouver réunis.

Elle-même, avec un flambeau, précéda Izolin vers la chambre. De ses mains, elle le coucha dans ses draps, et puis, en s’en allant, elle ferma la chambre et retira la clef. Et Claribelle, dans l’escalier, vit apparaître deux femmes : leurs robes tombaient à plis droits et elles portaient un voile sur la tête ; et toutes deux, avec des flambeaux, la menèrent vers la tour.

— Bonnes servantes, leur dit-elle, où me conduisez-vous ?

— Vers votre chambre nuptiale, madame, et à la garde de Dieu.

— Bonnes servantes, dites plutôt mon tombeau, car je vois bien à présent qu’il me faudra traîner ici de tristes jours loin de mon cher époux.

Elles soufflèrent le flambeau et on n’entendit plus que le bruissement de leurs chapelets dans la nuit.

Or, en s’éveillant au matin, Izolin étendit la main et ne trouva pas Claribelle à ses côtés dans le lit. « Divine amie, pensa-t-il, ma mère avait raison : nous croirons, en nous revoyant, nous aimer pour la première fois. » Il courut vers la porte et ne put l’ouvrir. Il alla vers la fenêtre et il s’aperçut qu’on y avait placé des barreaux. « O Belle ! viens me délivrer », criait-il. Claribelle, de son côté, sanglotait sous ses cheveux, appelant son ami. Et ils ne s’entendaient pas, très loin l’un de l’autre, car le château était vaste, au fond d’une gorge. Quelqu’un me conta cette légende au pied même de la tour.

Ainsi se passa le premier jour. La Dame, au soir, apparut et dit à Izolin :

— Crois-moi, bel enfant, je n’ai rien fait là qui ne soit selon ton salut dans cette vie et dans l’autre.

Et Claribelle criant toujours après son cher Izolin, les bonnes servantes lui montrèrent le ciel.

— Prions ensemble pour Izolin, madame, car il est parti pour un long voyage.

— Non ! dit-elle, Izolin est comme moi prisonnier en ce château. J’entends battre son cœur à travers les murs.

Cette nuit-là, tandis que dormaient les femmes, elle marcha vers la fenêtre et jusqu’au matin, en se penchant sur les jardins, elle appela doucement Izolin.

Les nuits suivantes, elle ouvrit encore la fenêtre, et elle entendit un bruit de pierres qui roulaient dans le fossé. Elle n’entendit pas la voix d’Izolin. Mais, la dixième nuit, des pas légers avec lenteur s’avancèrent et puis s’arrêtèrent devant la porte.

— Claribelle !

Elle se coula entre les robes à plis droits des servantes, et comme elle n’osait élever la voix, elle souffla longuement son haleine à travers le trou de la serrure. Il connut ainsi que Claribelle était là et il aspira le vent de sa bouche comme un baiser. Et ni l’un ni l’autre ne se parlaient. Ils demeurèrent là une éternité à se baiser à travers la porte.

Personne au matin ne put expliquer pourquoi du sang avait rougi le seuil. Les murs seuls ont pu pleurer ces larmes rouges, se dirent les femmes. C’est un grand miracle et cependant on ne sait pas ce qu’il veut dire.

Et Claribelle pensait :

— Je sais bien, Izolin, que c’est ton cœur qui saigna devant cette porte.

La nuit prochaine il vint comme la veille ; ses pas s’arrêtèrent ; elle l’entendit soupirer ; et de nouveau leurs bouches se cherchèrent à travers les clous de fer. Elles croyaient se joindre l’une à l’autre ; tous deux étaient sûrs que leurs bouches vives s’étaient aimées. Et ensuite il glissa un papier par la serrure et, l’ayant porté sous la lune après qu’il fut parti, elle aperçut qu’il était teint de sang. Elle pensa : « Ce sont les doigts de mon ami qui laissèrent là couler leur vie. » Elle sut ainsi que c’étaient les doigts d’Izolin qui avaient ensanglanté la dalle du seuil. Et sur le papier une ligne était tracée : « J’ai descellé avec mes ongles les barreaux, petite Claribelle. Attends-moi à la fenêtre demain à l’heure de la lune. »

A petites fois délicieuses, elle se mit à manger le papier et elle croyait sentir passer en elle l’amour d’Izolin. Au minuit suivant, elle ouvrit sa fenêtre, et quelqu’un prudemment marchait dans l’ombre des jardins. Elle ne vit pas d’abord ce que portait Izolin ; il pliait sous le faix de quelque chose qui le faisait trébucher, et parfois il s’arrêtait et lui faisait des signes. Elle ne comprenait pas ce qu’il voulait dire. Mais il sortit de l’ombre, la clarté de la lune s’épandit et elle reconnut le charmant visage de l’époux : le vent était parfumé de l’odeur de ses cheveux. Cependant, elle n’osait lui demander ce qu’il portait sur l’épaule, car les femmes qui la gardaient avaient plus tard que de coutume égrené leur chapelet, et à peine seulement elles commençaient de dormir.

Il fit un pas ; elle vit qu’il avait pris une des échelles avec lesquelles on montait aux arbres dans le verger. Et tandis qu’avec des soins minutieux il la dressait contre le mur, déjà le cœur de Claribelle un à un descendait les échelons et volait vers lui.

La voix d’Izolin maintenant gémissait :

— O Belle ! l’échelle est trop courte. Jamais je n’arriverai jusqu’à toi. Et il n’y en a pas de plus longue dans les jardins.

Elle répondit très bas :

— Quand tu seras parvenu au dernier échelon, cher Izolin, une petite distance seule nous séparera. Je mettrai mes baisers au bout de mes mains, et, tendant les tiennes, tu les recueilleras.

Il monta vingt échelons et ensuite il n’y en eut plus que trois ; et il demeurait les mains contre le mur, allongé de tout son corps, comme un espalier.

— O Claribelle ! dit-il d’un souffle, jamais je ne pourrai si tu ne noues ensemble les draps de ton lit et ne les laisses descendre vers moi.

— Hélas ! Izolin, il n’y a pas de draps à mon lit !

— Belle ! ô belle ! si tu n’a pas de draps à ton lit, défais les rideaux et laisse-les couler jusqu’à moi.

— Il n’y a pas de rideaux non plus, Izolin. La chambre est toute nue et je n’ai que mes bras.

— Eh bien ! tends-les moi.

Elle se pencha autant qu’elle put et tendit les bras, mais à peine leurs doigts parvenaient à se toucher. Alors, elle les mouilla à la salive de ses baisers, et il en essuyait avec ses lèvres la fraîche odeur.

— Prends… Encore… encore… tant qu’il me restera un peu de salive dans la gorge.

Lui, dans une agonie exquise et triste, soupirait :

— O Claribelle ! toute la salive de ta bouche n’apaisera pas ma soif d’une chose de toi qui me reste perdue depuis tant de jours affreux. Je meurs, ô Belle ! ô Claribelle ! si je ne puis monter jusqu’à ton sein !

Il entendit qu’elle riait, et tout à coup ses cheveux se déroulèrent ; il fut enveloppé de la nuit profonde de sa chevelure.

— Ne prends peur, ami, lui dit-elle. Tords-les entre tes poings, mes beaux cheveux solides comme la corde qui sonne le glas. Et t’y étant suspendu, tu t’enlèveras ensuite d’un bond léger par-dessus le rebord de la fenêtre. Va, crois-moi, mes cheveux sont l’échelle de soie qui te mènera au bonheur.

Il se hissa, ne sentit plus que le vide ; et Claribelle ne poussa pas un cri, toute raide de douleur surhumaine, accrochée des deux mains à la pierre. Et puis Izolin franchit la fenêtre : ils allèrent vers le lit, et seulement après qu’il fut redescendu, elle resta longtemps morte sous une couronne de sang.

— Claribelle ! Divine Claribelle !

Encore une fois, c’était la nuit. Izolin vint avec l’échelle, il tendit les bras et elle déploya ses cheveux.

— Va, ne crains rien, cria-t-elle. Il m’en reste assez pour nous en faire un linceul !

Et, comme la veille, il s’enleva jusqu’à la fenêtre et ils couchèrent dans le lit, la bouche et les mains jointes.

Maintenant, ô Izolin et Claribelle, vous reposez ensemble dans la même fosse jusqu’au Jugement dernier, car, au matin, les servantes s’étant éveillées, elles vous ont vus tout nus dans l’amour et dans la mort. Et la plus âgée s’est écriée :

— O Ciel, la Dame avait menti, puisque voilà le seigneur Izolin revenu, lui qui n’était pas parti ! Et voilà, à présent, ils sont partis ensemble dans un pays si loin que même nos prières ne peuvent aller jusque-là.

La plus jeune a dit :

— Se peut-il que ce soit là cette Claribelle qui avait de si beaux cheveux ? Il ne lui en reste qu’une pauvre tresse avec laquelle ils se sont étranglés.

Pendant des ans, les pies bâtirent leurs nids avec les cheveux qui s’étaient détachés du front de Claribelle, et ils ne cessaient pas de flotter par les airs.

PAULA

A Mme E. Pardo Bazan.

Ce fut une nuit de fête et de musique que le mal la prit, une nuit de la fin du printemps, quand déjà les fleurs ont le parfum puissant de l’été. Elle toussa d’abord légèrement comme elles font toutes, une petite toux dans le creux des mains qui, avec un léger mouvement indifférent de l’épaule, faisait dire à ses parents : « Ce n’est rien ! Cela passera avec les jours chauds de l’été ! » Et c’était alors si amusant la moue de petit singe espiègle dont, la main à sa gorge, elle se moquait gentiment, ma chère Paula, de cette méchante toux qui allait passer. Elle jouait si follement à la mort en ce temps, comme une petite poupée qui ferme et qui rouvre les yeux, comme une enfant étourdie qui répète la leçon qu’une grande figure voilée lui fait derrière son dos.

Et puis l’été passa. A présent, elle n’avait plus besoin d’efforts pour simuler l’horrible déchirement du poumon. Une ombre creusa ses joues. Ses pauvres lèvres ressemblèrent à un bouquet de violettes fanées. Et quand elle riait, c’était encore comme si elle toussait. Cependant, personne de nous ne croyait qu’elle eût autre chose qu’une de ces toux un peu tenaces de l’été et qui s’en vont à la chaleur des feux de bois, dans les chambres frileuses des approches de l’automne. Il arrivait des amis qui se tenaient sur le bout de leur chaise, gênés, sans rien dire et qui nous regardaient à la dérobée et qui, ensuite, se dépêchaient de partir.

Paula et moi faisions des projets pour le printemps prochain. Je lui avais acheté une bague de fiançailles. Elle riait de ne plus pouvoir retenir l’anneau à son doigt. Moi aussi, je riais comme si tout cela n’eût été qu’un jeu. Je prenais l’anneau, je l’essayais à mon doigt et quelquefois je ne pouvais plus le retirer. Je ne voyais pas qu’il était entré quelqu’un dans la maison, une grande figure voilée qui toujours un peu plus faisait glisser la jolie bague de fiançailles et cherchait à mettre à la place un dur anneau de fer.

— Une petite maison sous les roses, Paula, disais-je, avec une chèvre au jardin, pas loin du bois, une maison de jolie poupée comme toi, et où nous ferons des dînettes pour rire !

Elle battait des mains et encore une fois la bague glissait.

— Au matin, je descendrai cueillir la fraise toute chaude du premier soleil… Ensuite, pendant qu’assis à ta table devant la fenêtre tu aligneras de belles phrases, j’irai ramasser les œufs au poulailler. Tu ne te doutes pas de tout ce qu’on peut faire avec des œufs… Déjà avec mystère, des messagers apportaient des étoffes souples et légères, fleuries de clairs bouquets, des étoffes de rideaux et de tentures où à la veillée, sous la lampe, courait la pointe brillante de l’aiguille.

Nous vivions ainsi dans un rêve délicat d’avenir, d’heures lumineuses. Et je ne songeais pas que les suaires aussi sont faits de rapides et brillantes aiguillées. Je ne voyais que les rideaux à nos fenêtres, là-bas, dans le vent joyeux de l’été. « Chère Paula, nos fenêtres s’ouvriront sur un paysage délicieux, sur le bois à l’horizon et les touffes de roses de notre jardin… Et il y aura toujours des fleurs fraîches dans les vases… »

Ainsi passa l’automne. Derrière la vitre, à la tiédeur des après-midi, je tenais ses petites mains pâles dans les miennes et elle avait l’air, sous les dentelles de ses manches trop larges, d’une frêle fleur malade, d’une de ces étranges fleurs lointaines au dessin artificiel et qui ne sont pas faites pour vivre. Et puis, aux premières fraîcheurs du soir, tout le monde se précipitait, les portes battaient, on fermait très vite les issues, comme s’il fallait empêcher quelque chose de sortir de la maison. Il y avait maintenant comme un petit chien qui toujours aboyait derrière les portes.

Quand je commençai à voir, c’était déjà l’hiver. Je lui avais pris les mains et tout à coup elle se mit à crier comme si je lui faisais mal. Cependant, je les tenais doucement serrées ; à peine j’y imprimais les doigts. Elles étaient brûlantes et si maigres qu’ensuite je cessai de les sentir, comme un peu de terre légère qui s’en va en poussière et coule des mains. Et je fus pris d’un battement de cœur violent. Mais presque aussitôt, elle eut une grande secousse de toux ; ses mains tremblèrent comme un oiseau captif qui essaie de se délivrer, et ainsi je vis que je les avais gardées entre les miennes. « Paula, ne tousse pas si fort », m’écriai-je. Je m’efforçais avec une anxieuse pitié d’arrêter leur tremblement ; il me semblait que mon âme aussi était un petit oiseau qui battait de l’aile pour s’échapper. « O Paula, chère Paula, ne tousse plus, je t’en prie… » Je ne savais plus ce que je disais dans ma douleur. Elle voulut me répondre et soudain elle retira ses mains ; elle les porta vivement à sa bouche, et il vint un flot rouge. « Vois, me dit-elle ensuite, c’était cela qui devait sortir. Maintenant, c’est fini. » Sa voix faiblement me parlait comme d’une autre région, comme du bord opposé d’un lac, et cependant elle me souriait avec une confiance tranquille.

C’est alors que je m’aperçus vraiment pour la première fois qu’elle était déjà loin de moi, qu’elle s’en allait par un chemin qui ne menait pas à la petite maison. Et je regardai ses ongles bleus où une goutte de sang était restée ; je les regardais à présent sans souffrance, moi-même presque aussi calme qu’elle. « Oui, ma Paula, lui dis-je singulièrement, cela passera au printemps avec le reste. »

Je repris ses petites mains. J’en lavai tendrement, avec un baiser, le sang, et puis nous nous mîmes tous deux à dire des folies. Je pensais : « Comment se peut-il que ses parents soient assez stupides pour ne pas s’apercevoir que la bague ne tient plus à ses doigts ? » Et je ne ressentais nulle tristesse : il me semblait que c’était une autre Paula que j’avais aimée autrefois, une Paula belle de santé et de jeunesse, toute fraîche de vie claire.

Je venais tous les jours, je restais des heures assis auprès d’elle ; j’avais les yeux froids et avisés d’un homme qui attend. Je me disais : « Elle aura bientôt son petit flot de sang. » Je connaissais les signes certains qui précédaient la crise. Alors moi-même je prenais son mouchoir et l’appliquais à ses lèvres. « Vois-tu, ce n’est rien, il faut bien que cela sorte ! Tu te trouveras mieux après. » Je souffrais de lui parler avec cette assurance cruelle. Je souffrais surtout de me paraître à moi-même si indifférent à son mal. Je ne crois pas que je souffrais d’une autre chose. Et elle ne semblait pas souffrir plus que moi. Sans cesse elle reparlait de notre petite maison près du bois ; elle me priait d’aller chercher les rideaux sur le canapé, dans la chambre voisine ; et ensuite elle voulait que je les fixasse à la fenêtre pour juger de l’effet. « O chéri ! pense donc qu’un jour nous pourrons les pendre ainsi à nos fenêtres à nous ! »

Je remarquai qu’à mesure elle apportait une insistance plus fiévreuse à s’occuper des détails de notre aménagement. Un feu léger rosissait son visage vert, un reflet de matin dans la nuit pâle d’une chambre, autour d’une agonie. Avec ses yeux sans couleur, elle regardait plus haut que l’horizon. Tout au fond, dans le noir plus noir des prunelles, c’était comme une âme qui achevait de se consumer. Et déjà elle semblait s’être détachée de moi, tant sa vie s’était ramassée dans la vision de la petite maison. Moi, je lui disais très haut, sur un ton léger : « Ah ! oui, la petite maison ! Et les rideaux, Paula ! Et les fraises du jardin ! Et nos dînettes, ma chère Paula ! » Je ne croyais à plus rien de tout cela ; je lui en parlais comme d’une chose hors de la vie et sans importance pour elle et pour moi. Je pensais à une autre maison qui n’avait pas de fenêtres ni de rideaux. « Encore deux mois, trois mois peut-être… Petite Paula, iras-tu bien trois mois encore ?… »

Il arriva un moment où elle commença à tenir ses regards obstinément fixés du côté de la porte. Elle parut attendre quelque chose qui, pas à pas, entrait un peu plus dans la maison. Ses parents maintenant se cachaient de moi pour échanger des paroles ; parfois, on entendait monter un sanglot du fond des corridors ; et je n’osais les regarder, ils évitaient aussi de se tourner vers moi. Nous savions bien, eux et moi, qu’au moindre regard nous aurions parlé de cela, que jamais plus ensuite nous n’aurions eu à nous dire autre chose que cela, cela…

Ainsi régna un silence froid et pénible, une dissimulation rusée, comme si nous n’étions plus, l’un pour l’autre, que des étrangers. Peut-être ils me gardaient rancune pour mon sang riche qui me donnait les apparences de la force. Et j’en vins à penser à la mort de Paula comme à une délivrance pour tout le monde. Jamais l’idée de la mort ne m’avait moins troublé.

Avec les jours, elle eut d’étranges et morbides gentillesses. « Ecoute, me disait-elle, quand le râle la prenait, c’est la petite musique. » Oh ! elle disait cela avec un charme si joliment funèbre ! Je riais, j’avais l’air d’écouter avec attention. « Mais non, je t’assure, Paula, je n’entends rien. » Alors elle se fâchait : « Si ! Si ! On l’entend du bout de la chambre. On l’entend dans la rue. » Et elle appelait sa mère, ses sœurs. Tout le monde disait comme moi : « Paula, ce n’est pas ce que tu crois, c’est la roue d’un chariot, là-bas, sur la route. » Et, un jour, comme elle étendait le bras, la bague tomba de sa main ; elle roula à terre. Ce fut moi qui, dès ce moment, la portai à mon doigt, à mon petit doigt.

L’hiver passa, et de nouveau il flotta un air de printemps. Je songeais : « Paula ira jusqu’aux lilas. » J’étais très maître de moi auprès d’elle ; je n’éprouvais pas de douleur ; mais, en la quittant, les larmes me montaient aux yeux à la pensée d’un petit convoi blanc qui s’en allait sous les fleurs au cimetière. Je suivais le char fleuri de lilas et de boutons d’oranger, j’avais la cravate blanche et l’habit que j’aurais portés en la conduisant à l’autel. Je crois bien que je pleurais sur moi-même plus que sur elle. Qu’est-ce que j’allais faire dans la vie sans ma chère Paula ? Et je répétais doucement, infiniment, son nom, comme si déjà elle eût été morte. Mon Dieu, oui ! elle était morte ; sa vie avait passé dans un songe. Il fallait bien se faire une raison. Et tout de même, exquise petite Paula, je t’ai bien aimée, me disais-je en me surprenant à l’évoquer au passé.

Mais quand, vers le temps des lilas, elle ne fut plus qu’un léger fantôme, une ombre en fuite vers les ombres, il me sembla que je commençais seulement à ressentir le véritable amour. Je baisais ses pauvres ongles bleus avec passion. Je regardais anxieusement au fond de ses yeux si je n’allais pas voir apparaître la chose qu’elle regardait toujours. Maintenant elle ne prenait plus attention à moi ; elle parlait moins souvent de la petite maison ; ses regards restaient avec fixité tournés vers la porte. Alors, moi aussi, je regardais vers la porte, et je croyais entendre s’avancer un pas dans le jardin. Jamais Paula ne m’avait paru plus belle, mais d’une autre beauté, d’une beauté qui n’a pas de nom dans les langues humaines. Je ne pensais plus à la mort ; elle me sembla bien plus près de la vie ; je me disais : « Maintenant, elle et moi, sommes unis par un sacrement d’éternité. » Je vis se décomposer son pauvre corps ; la vie s’en allait d’elle par lambeaux rouges. Elle ressembla, sous ses cheveux piqués d’un œillet pourpre, avec les dents de ses mâchoires en relief sous la peau des joues, à un ironique petit squelette prêt pour le bal. Et toute la vertigineuse profondeur des tombes tenait dans ses yeux immenses.

Un jour que je la pressais dans mes bras, elle me montra du doigt la porte. Ses yeux s’agrandirent. Elle me dit : « Là… là… » Et ensuite sa tête retomba. C’est ainsi que je sus que celle qu’elle attendait était entrée.

Il y a de cela six ans… et partout où je suis, tu es avec moi, Paula.

LA MYSTÉRIEUSE IMAGE

A A. Quantin.

Je possède une image d’un maître inconnu. Des jeunes filles, vêtues de tuniques légères, descendent les degrés d’un escalier de pierre. Il y en a treize, et toutes sont dissemblables et pourtant se ressemblent.

Le sens de leurs attitudes, aussi bien que le secret de leur nombre, longtemps me resta obscur. Je ne savais quel mystère les avait réunies et, comme une guirlande qui se dénoue, les déroulait de marche en marche. Elle avaient la grâce aimable des kharites, et, comme plusieurs étaient musiciennes, elles évoquaient aussi pour moi un concert d’anges et de muses. Mais, même en mêlant le profane au sacré, je ne parvenais pas à comprendre la raison pour laquelle elles étaient treize.

Douze degrés composaient l’escalier ; il partait d’un porche éclatant au bas d’un sombre et grandiose édifice dont les créneaux se détachaient sur un coin du ciel. On eût dit un manoir légendaire bâti dans les âges. Et, ensuite, l’escalier se courbait selon l’arc du zodiaque et, vers les derniers degrés, semblait s’enfoncer dans la nuit. Un cyprès avait poussé là et dissimulait un passage qu’un peu de lumière étoilait seulement vers le fond. Chacun des douze degrés était occupé par une figure, et la treizième ne faisait qu’apparaître par-dessus les autres, dans la clarté du porche. A peine on pouvait reconnaître ses traits sous l’écharpe qui la voilait d’une nuit. D’un geste délicat de ses mains d’enfant, elle l’écartait sur le rire de ses lèvres, et tout le reste du visage demeurait énigmatique. Cependant la bouche ainsi apparue n’était pas sans analogie avec celle de la belle jeune fille qui déjà s’enveloppait des ombres de la douzième marche. Mais l’une avait la fraîcheur d’un cœur de rose ; l’autre, la pâleur triste des violettes sur le point d’expirer. Je ne doutai plus, en y réfléchissant, qu’il n’y eût là un symbole. Sans nul doute, me disais-je, l’hermétique artiste, en leur donnant une semblance de sœurs à peu près pareilles, visiblement resserra autour d’elles les liens d’une famille spirituelle. Mais celles qui séjournent aux degrés supérieurs semblent infusées d’un sang d’aurore ; celles qui descendent les marches finales sont investies déjà d’un signe crépusculaire.

J’observai alors que, très belles et fraternelles par les grâces et la naissance, elles différaient seulement en la nuance de leur âme, joyeuse chez les premières et, à mesure, plus mélancolique chez les autres. Le charme d’innocence dont s’illuminaient les vierges rieuses voisines du grand porche d’or se voilait sitôt que, pour les secondes, commençait de s’accourcir la distance vers le sombre cyprès. Alors naissait le regret de l’antérieure ingénuité. Un amer savoir avait remplacé la céleste ignorance et fanait les roses et les lys. Je remarquai aussi que celles-ci, pour la plupart, tournaient la tête en arrière avec le regard dont on considère fuir une rive heureuse, tandis que les premières regardaient devant elles et, aux cercles extasiés des yeux, paraissaient refléter la clarté d’une illusoire et espérable contrée… Une, dont les pieds charmants s’attardaient sur l’un des degrés vers le temps où l’escalier décrivait sa plus large périphérie, surtout m’émut, car elle n’avait point encore la résignation de celles de ses sœurs qui, déjà, s’étaient engagées dans la courbe étrécie. Son visage était la métamorphose de la vierge en la femme dans la minute frêle où l’âme s’inquiète de ne plus s’ignorer. Une étrange langueur lui faisait les prunelles pâles, et elle semblait avertir celles qui la suivaient d’alentir leurs pas. Toutes cependant s’avançaient d’un rythme égal, réglé selon un ordre divin, et un vent léger autour de leurs attitudes nouait les plis harmonieux de leurs tuniques. Il y en avait qui expiraient leur souffle en de longues trompettes de cuivre ou agitaient des tambourins, et, sans doute, c’étaient des esprits d’amour, de plaisir et de gloire, selon le sens de ces instruments et leurs musiques. Mais un charme mortel captivait celles qui avaient franchi les marches moyennes ; leurs lèvres et leurs mains restaient oisives, désabusées de ces fragiles allégories. Petits pas aériens qui, tout à l’heure, glissiez aux pâleurs nacrées du marbre en foulant la vie parfumée des roses, pas de jeunes prêtresses ou de saintes novices, ô fleurs humaines effeuillées d’un paradis, quel enchantement fatal, à mesure que mouraient les roses, attrista votre marche et l’accorda aux âmes charmantes et désolées qui s’en allaient vers la région des ombres ?

A force de scruter ce mystère, d’abord je me persuadai que l’ingénieux artiste, en cette image ondoyante et subtile, tenta d’exprimer les formes de la passion de Psyché, et toutes les douze étaient Psyché, sur l’escalier de la connaissance, ingénue et déjà moins candide et blessée enfin, saignant sa petite âme qui mourait de trop bien savoir. Mais tous les voiles n’étaient pas levés par cette glose : je ne savais pas la raison qui les fit douze et qui fit la treizième si exquise et renaissante. Ce nombre même, toutefois, à la longue éclaircit ma conjecture. Je ne doutai plus que c’étaient là les Heures, filles du Temps, en leur marche giroyante ainsi qu’autour d’un cadran, et les plus jeunes sortaient de la maison d’éternité, les aînées s’inclinaient vers les limbes cependant que la treizième, voilée et les lèvres rieuses, annonçait le jour qui ne doit point finir.

A LAUDES

A Octave Maus.

L’horloge à l’église du village vient de sonner sept heures ; dans la tiédeur frileuse de ce matin d’octobre, le mince segment de la lune s’apâlit, comme très loin en mer, une barque qu’on cessera bientôt d’apercevoir. J’arpente les allées de mon jardin, je me figure devenu un bon curé rentrant après sa prime messe, les mains derrière sa soutane, faire sa promenade entre ses carrés de fleurs et ses bordures de buis.

Baptiste, le jardinier bancroche, est à l’ouvrage depuis la première heure du jour. Il a appuyé sa haute échelle dans l’un des pommiers : autour de lui les feuilles, damasquinées déjà par l’automne, s’emperlent de rosée. La cueillette de la pomme est un travail silencieux et prudent : il faut éviter que le fruit se blesse en tombant dans le panier ; un heurt léger risque de meurtrir la pulpe et lui fait une talure qui à la longue l’imprègne d’amertume. Avec précaution, la main du brave garçon va chercher au bout des branches les acides et froids capendus, trésor de notre future conserve. Ensuite, il les dépose dans un corbillon pendu à son échelle ; et le corbillon empli, il descend déverser dans une banne spacieuse le tas.

La terre, pour notre joie d’hiver, a miraculeusement fructifié tout cet été : le clos comporte huit arbres à capendus et un chiffre à peu près pareil d’arbres à calvilles, à belles-fleurs et à reinettes. Si le calcul est juste, nous aurons bien quinze sacs de pommes. Je m’en réjouis, mais en m’attristant un peu sur l’aspect du jardin quand la cueillaison l’aura dépouillé de ses grappes vermeilles. En attendant, elles constellent les épaisseurs feuillues des pommiers ; elles sont comme des boules de verre soufflé aux rutilements variés qui diaprent les arbres de Noël. L’herbe, au pied des troncs, est jonchée de pommes : il y aurait, rien qu’avec le fruit tombé, de quoi remplir la besace de dix vieux mendigos. Mais ce n’est pas le jour de leur passage : à la campagne, chaque temps a ses habitudes ; ils arriveront le prochain vendredi. La grille, ce jour-là, reste ouverte : ils s’en vont avec des sous et du pain. Ils ne manqueront pas de pommes non plus. C’est pourquoi j’éprouve un plaisir secret à chacune d’elles qui échappe aux doigts diligents de Baptiste et roule se mêler aux autres dans la mousse et les flouves. Pauvres mendigos, elles vous sont réservées et crisseront à la pointe de vos chicots.

Est-ce la bénignité de l’heure ? Est-ce la gravité de la saison ? L’indice des approches hivernales déjà se dénonce aux fraîcheurs du sol, à l’aiguail plus lent à se vaporiser et qui roule en grosses larmes de mercure au cœur des choux. Peut-être est-ce tout cela à la fois qui me fait regarder ce matin la bonne terre nourricière d’un œil plus attendri et plus filial. Il me vient des émotions que je n’ai pas encore ressenties ; les choses se suscitent à moi avec des formes et comme une âme inhabituelles. Je ne puis dire que ce soit de la mélancolie non plus : c’est la plénitude d’un sentiment très doux, très profond, très candide, qui m’associe à cette terre maternelle. Entre elle et moi, il me paraît qu’une communication plus intime s’est établie : je me répands en elle, je circule au torrent de ses sèves ; je vis de son énorme vie frêle et violente. En retour, elle agrée mon infirmité humaine qui ne saurait concevoir la vie en dehors de ce qu’elle est pour moi-même et lui prête un reflet de ma fragilité et de mes passions. Elle participe de ma nature ; nous sommes ensemble dans un état de sympathie.

Il semble alors que les fleurs vous parlent, que leur arome est une voix, qu’elles se balancent avec un geste qui vous suggère une mimique féminine. Je perçois lucidement le petit manège de tout ce petit monde de couleurs et de parfums si humble, si frais, si inexprimablement poétique et touchant. Toutes nos meilleures pensées s’épanouissent et se sublimisent en leur symbole : elles sont l’aboutissant exquis de nos âmes ; c’est de noms de fleurs qu’il faudrait baptiser les choses déliées et supérieures qui sont en nous. C’est à des fleurs que nous sommes ramenés à comparer les mémoires vénérées, nos cultes d’amour, les objets de nos prédilections et de nos idolâtries. Ainsi nous demeurons captifs de leurs doux sortilèges. Pour moi, je ne puis me souvenir de la chère aïeule qui prit soin de mon enfance sans penser au balsamique et discret réséda. J’ai continué à aimer par analogie les roses orgueilleuses, les ingénues marguerites, les frivoles volubilis, les sentencieux et trop plastiques dahlias. Mes chemins en sont bordés ; leurs guirlandes me commémorent des visages connus.

Si l’on était sage, une grande pelouse, un clos mi-courtil et mi-verger, comme celui qu’éventent mes hauts peupliers et que polychroment vers l’automne mes pommiers, devraient limiter le rêve. La maison est à mi-côte, abritée d’un rideau d’arbres et chevelue de vigne vierge : elle domine la pelouse et celle-ci dévale vers la grille, au bord de la route. Par delà la haie, vers la droite, on aperçoit onduler une futaie, derrière le vert riant des prairies. C’est la maison d’un écrivain ; ce pourrait être le presbytère d’un pasteur. Ses dix chambres suffisent à contenir la famille et les amis ; il n’en faut pas plus pour être heureux. Puis-je affirmer que j’ai su mériter ce bonheur ? Le souci littéraire, les départs, l’éparpillement de la vie souvent effacèrent la petite maison dans les feuilles et les fleurs de mes horizons. Elle n’a été, depuis des années, qu’un relai entre des exils. Cependant, elle a bien son charme ; les grandes demeures ne sont pas aussi personnelles.

Je vais, ratiocinant ainsi entre les flox à l’odeur de miel, les passe-velours au fleur amer d’absinthe, les hauts hélianthes, les passe-roses pareils à des cierges enrubannés de procession. Une brume bleuâtre, un très moelleux nuage estompe les lointains ; l’air s’agatise à travers une lumière scintillante et qui s’égoutte en fine ondée, en pluie de prases et de béryls. Mais la nuit lutte encore : il flotte par-dessus la vie comme un reste de sommeil ; il ondule dans la clarté comme la pâleur d’une ombre ; et la nature se veloutine d’un peu du duvet qui bleuit à l’espalier la pulpe du raisin. Un délicat effluve de résédas, de pois de senteur, d’immortelles monte des plates-bandes échauffées et se mêle à la fermentation lourde des choux, à l’odeur de vin jeune de la mûre dans les épines de la haie. Chaque feuille a sa goutte de rosée ; l’herbe s’emperle d’un semis de diamants ; un givre léger semble, par places, comme une nappe de lune attardée.

C’est l’heure indécise : la bûche ne pétille pas encore dans la maison, et les fleurs, point tout à fait décloses, ont des langueurs, des étirements lents de belles dames dans l’alcôve. Une abeille, sur un grand aster encore dans l’ombre, repose comme morte, les pattes longues et rigides. Le froid sans doute l’a prise la veille, au tomber du soir, avant vêpres complètes : elle s’est gîtée en l’auberge ouverte sur la route. Encore un instant, petite abeille ! Un rayon va te dégourdir.

Voilà que ronflent les grosses mouches ; les bourdons sonnent matines dans le clocher des grands héliotropes d’Amérique. Aux ors clairsemés des peupliers le rural pinson fifre son petit air guilleret, le piloui des moineaux répond dans le tilleul et les pommiers. Trois petites hirondelles, trop faibles pour suivre la migration, décrivent à tire-d’ailes, par-dessus la pelouse, de grandes ellipses où reluit leur ventre blanc. Avec la chaleur monte à présent le bruit ; une vache meugle dans une étable voisine ; les porcs se répandent en grognant parmi les paillers fumants. Et, par delà la haie, dans le pré humide, argenté comme par un grésil, je regarde se rapprocher les andains d’un homme qui fauche le regain. C’est l’être élémentaire et primitif, compagnon de la bête pour laquelle il prépare le fourrage, le serf de la glèbe plus indispensable à l’œuvre universel que le vain enfileur de métaphores que je suis.

Une sonnerie carillonne là-bas, à l’école du village : c’est l’institutrice qui, du seuil de la classe, appelle à la provende intellectuelle les enfants piaillant entre les croix du cimetière. Il est la demie après huit heures ; les valets de campagne, à coups de sabots, talonnent par les routes et rentrent prendre le repas qui, aux champs, coupe la matinée.

Baptiste, à son tour, descend du pommier ; mais son échelle, insérée entre deux hautes branches, suffit à donner au paysage l’intimité d’une scène agreste et la signification d’un travail qui a son importance dans l’ordre des choses. Mes laudes sont dites, je quitte la bonne église et son fin encens de fleurs montant sous les arbres comme des piliers gothiques.

La Hulpe.

LE HAMEAU

A Gerhard Gran.

Dans une boucle de la Lesse, quatorze maisons forment un hameau précaire, un noyau d’humanité détaché du reste du monde, roulé là comme un bloc erratique loin de l’échine des monts. Les aïeux bâtirent sur cette grève humide ; les enfants à leur tour y firent souche : les quatorze feux n’ont pas d’autre histoire. C’est celle de la graine chue en un sillon sans que personne pense encore à la graine.

De loin on aperçoit, au bout des prairies, les toits de chaume et d’ardoises. A l’aube, une spire de fumée monte des rempants et dénonce ce coin de terre, des familles, des ménages, des cœurs simples et liés. Ensuite la rumeur s’éteint en même temps que l’odeur du bois brûlé cesse d’aromatiser l’air. Tout le monde est parti pour les champs, les foyers se sont vidés, il n’y a plus dans le hameau que l’aïeule pour garder les maisons. La rivière clapote à la rive et mire un silence de vieilles murailles frôlées par le vol des palombes ou rasées par un chat furtif. Cependant un traînement lent de sabots, dans la sonorité vide des chambres, par moments décèle une présence vigilante. C’est la bonne aïeule qui rôde dans le désert des maisons et pense à ceux qui tout à l’heure vont rentrer.

Puis l’obscurité tombe des roches voisines, l’eau se vespérise, des pas lourds descendent la pente. Et le petit hameau se repeuple, on entend rire et sonner des voix. Comme au matin, la fumée floconne au haut des toits : un cliquetis de vaisselles bat les tables pour le dernier repas.

Chaque jour, à ces fils des races, voués à recommencer l’œuvre primordial, assigne les mêmes labeurs. Ils s’en vont, ils reviennent : leur vie est là-bas, dans les campagnes qu’ils raient de leurs charrues, dans les prés qu’ils fauchent, dans la montagne qu’ils déboisent et qui retentit du choc de leurs cognées. Les femmes comme les hommes ne rentrent que pour connaître un repos de quelques heures. L’été, c’est la moisson : on part à l’aube ; on mideronne dans les javelles ; le soir est toujours trop tôt tombé pour leur grand travail sans trêve. Toute saison ainsi amène sa peine et son servage : à peine on a dormi qu’il faut partir.

Quelquefois une mère s’alite un jour pour mettre bas sa portée. La sage-femme habite à des lieues. A quoi bon l’appeler ? Les bêtes, d’ailleurs, leur ont appris à s’accoucher elles-mêmes. Elles se raidissent dans leurs draps et brament leur douleur solitaire. L’aïeule, ce jour-là, les veille. De ses lourdes mains, en attendant l’eau lustrale, elle ondoie la géniture, récite le Pater, lui sale la bouche, comme elle le fit aux nouveau-nés des vaches et des chèvres. En rentrant, les hommes entendent des vagissements. Ils savent ainsi qu’une petite âme leur est née : ils poussent la porte, ils aperçoivent la mère vaquant par les chambres, et, tranquilles, rompent le pain quotidien. C’est la vie de nature, puissante et simple, résignée à la Loi, telle qu’aux premiers jours du monde.

Un matin, les parrains, en habits de dimanche, montent la côte et s’en vont vers l’église où le capelan, un très vieux prêtre sur qui d’immémoriaux hivers ont neigé, incline vers l’urne ce fruit des dures amours. Rien n’a changé dans le hameau : la mère est retournée aux champs, son nourrisson près d’elle, tirant sa mamelle quand il a soif, l’emplissant de son lait fort qui en fera pour la tribu un moissonneur râblé. L’aïeule a repris la garde des maisons. Il n’y a qu’un petit berceau de surcroît où, pendant les nuits, geint une pauvre chair qui va continuer les autres.

Il arrive qu’à bout d’ans, un des mâles de cette famille de quatorze feux, exténué de fatigue, l’échine et les reins rompus, laisse au matin les autres partir sans les accompagner. Au retour, on retrouve l’aïeule près du lit : dans les draps une figure rigide ressemble à une très lointaine sculpture déchiquetée par le temps. L’aïeule, comme elle a dit pour la naissance les paroles sacrées, a prié pour la mort, en tâchant de joindre ses mains de silex qui ne peuvent plus se croiser. Elle a fermé les yeux, elle a clos les mâchoires, elle a béni pour les absents celui qui s’en est allé. Maintenant tous viennent l’un après l’autre ; ils disent à leur tour les prières ; les fils sans pleurer considèrent l’antique souche de laquelle ils sont sortis ; et ils pensent que tout est bien, puisque ce corps a fait son temps et n’est plus bon pour le travail. Ensuite ils vont dans le bois, scient quatre planches, les clouent solidement ensemble par-dessus le mort. La pointe des clous çà et là pénètre dans les os ; mais ils résistèrent à la vie, ils résisteront bien aux clous de la bière, indestructibles, lents à s’émietter, voués à éterniser, sous la terre du champ, ces morts de paysans qui, après cinquante ans, ont encore l’air de la vie.

A quatre, en se relayant, on porte le faix. Par le chemin des baptêmes, à travers la montagne, on s’en va sous la charge, vers l’eau bénite et les fosses. Personne n’a de larmes : quelqu’un, à propos de la terre et des semailles, dit un mot ; puis le silence retombe, on n’entend plus qu’un piétinement lent et scandé qui s’enfonce sous les taillis. Et quelques heures plus tard, tout est consommé : le prêtre a ratifié la bénédiction de l’aïeule ; il a écouté le mort, il l’a absous. Les fils de la terre, les cœurs simples ne pèchent pas devant Dieu.

Un jour, passant par là, je démarrai la barque et traversai la rivière, — cette Lesse fantasque et jolie aux barrages écumeux, aux friselis d’eaux cristallines sur ses galets rouilleux, aux ténébreuses plongées en des gouffres de cavernes, et qui garde, pour mon cœur d’homme des bois, le charme d’un vieil amour. Midi plombait les roches et l’air. Sous les herbes grillées, la cigale éperdument grésillonnait. Des pigeons roucoulaient sur un toit. Je pénétrai dans le hameau, poussai une porte, puis une seconde. Les maisons étaient vides. Des sabots tout à coup battirent sur un seuil : je vis se dresser la haute stature de l’aïeule. Sa main qu’elle portait à son oreille me fit signe qu’elle n’entendait plus. Elle me dit qu’on l’appelait la tante Johanna ; huit des ménages étaient sortis de son flanc ; elle avait nonante-trois ans.

Autrefois, toute petite, son père l’avait menée à la ville. Elle n’y était plus retournée que deux fois ensuite. La terre l’avait prise comme elle avait pris les autres, corps et âme ; elle en avait fait la créature vouée aux maternités et aux labours, la serve qui meurt dans les sillons où elle naquit, après avoir ouvert sa matrice aux races et sa main aux semailles.

J’admirais se mouvoir dans la chambre aux cuivres reluisants, aux frustes solives enfumées, au net carrelage couleur d’ardoise, ce spectre d’un autre âge et qui ne savait du monde que ce lopin de pierres et d’herbages où elle avait conçu, aimé, peiné près d’un siècle entier. L’horloge, dans sa gaine, battait son tic-tac égal et monotone, comme la vie qui persistait en ce grand corps desséché, — comme la vie dont elle avait réglé les lentes heures toujours pareilles.

La demi sonna. Il me sembla que quelqu’un passait derrière la vitre et regardait dans la chambre. Moi seul compris que l’Inévitable rôdait autour de la maison. Elle se leva, fit quelques pas au dehors. Et son ombre la précédait, comme pour lui marquer le chemin par lequel elle s’en irait tout à l’heure à son tour.

DEVANT CHANAAN

A Ch. Vander Stappen.

Dans la plaine cabossée de gravats, les huttes en torchis hâtivement bousillées suggèrent les symboles. Ils sont venus des hameaux et des bourgs, les Briquetiers, délaissant les clos fleuris où sur la vache pâturant les gramens reverdis neigent les pommiers blancs. Par bandes, ils se sont mis à arpenter les routes qui mènent vers les villes, et les petits ont marché dans le pas large des hommes mûrs. Les vieux, à la peau corroyée, aux faces de grands bœufs osseux, se sont joints à l’exode : il n’est resté là-bas que les aïeules tisonnant l’âtre et les mères allaitant leurs nourrissons.

Après des jours et des nuits, comme un mirage, les tours ont apparu dans la poussière vermeille des horizons. Alors ils ont fait halte ; ils ont dressé les paillassons, édifié la noria, préparé l’aire. Et maintenant, en tous sens, un peuple poudreux et roux recommence le geste antique des Bâtisseurs de villes. La campagne recule devant le travail des pétrisseurs d’argile. Là où ils campent, les matrices terrestres demeurent brehaignes ; ils piétinent une glèbe gercée et nue, sans arbres ni moisson.

Pendant des mois, ils se cantonnent, actifs et sédentaires, vivant à même le champ tari d’une vie de nomades momentanément parqués. Terrés la nuit en leurs abris, couchant pêle-mêle sur des litières, les filles et les gars, avec le frisson froid des ténèbres sur la peau, ils se lèvent au chant du coq, quand encore les dernières ombres nocturnes embrument la dentelure des toits au lointain des cités. Le jour tardif est devancé dans la plaine par leurs maigres silhouettes qui se meuvent à ras du sol. Continuellement ils modèlent la substance d’éternité. Rythmiques et subtils, ils apparaissent les sculpteurs d’un œuvre mystérieux auquel est reliée la durée des races. Ils pratiquent l’art primitif des Demeures humaines. Comme aux âges, celles-ci sortent de leurs mains, glaises encore, mais agglutinées déjà pour un dessein définitif, et ainsi ils semblent eux-mêmes sortir des temps et se transmettre le secret des ancêtres.

Chacun de leurs gestes, d’une parcelle de limon, fait surgir une maison. Ils bâtissent pour les autres, ils n’ont pas de toit, afin que leur labeur se suscite sacrificatoire et sacré. Les générations successivement descendent pourrir aux hypogées, mais les villes qu’ils édifièrent d’un peu de poussière et d’eau subsistent, relais pour l’immense caravane en route vers la mort. De leurs mains se lèvent les siècles : ils construisent les alvéoles de la ruche où ne se pose qu’un instant l’homme. Toujours plus loin, plus haut s’étend, monte la Cité ; ils demeurent loin de ses portes. Ils n’entrent pas dans les Chanaans qu’ils bâtissent.

Les semaines en ce grand ahan s’ajoutent aux semaines. Pas un jour n’est perdu. Ils ignorent le dimanche, comme si le suspens commandé par l’Eglise n’existait pas pour eux. Leur Dieu est resté en arrière, au fond des humbles tabernacles et des blanches chapelles que bordent les cimetières. Ils le retrouveront au retour, près des aïeules et des mères, dans la paix des campagnes mûres. Alors, la tâche accomplie, ils s’en reviendront par les routes parcourues au temps des pommiers en fleur et laboureront le petit champ qui nourrit la famille. La tribu vagabonde, jusqu’au prochain printemps, nuitera à l’abri de ses lares, précairement récupérés.

C’est la tribu aux faces boucanées et aux barbes broussailleuses qui apeure les citadins qu’aventure extra muros le goût des relents suburbains. Prudemment, ils se gardent de ses atteintes et louvoient loin de ses huttes, défiants des grands cônes incendiés brasillant dans les soirs. Le chef pourtant scrupuleusement assume le respect de la loi. Le plus souvent, c’est une famille avec le père et ses gars ; même la couchée en commun ne leur enlève pas un reste de mœurs ingénues. Comme les bûcherons, leurs frères des silves, ils ont une vie de nature, silencieux et quiets.

L’œuvrée les prend par toutes leurs sueurs, sans trêve les tient sur leurs gardes, de peur des surprises du temps. Il faut disputer au vent les paillis, à la pluie les argiles pétries et, lors de la cuisson, veiller à la combustion régulière des fours. Une négligence réduirait en bouillie la brique séchant sur l’aire ou calcinerait la fournée. Telle quelle, cette brique, en sa symétrie et son exiguïté, est déjà une des formes de la beauté : elle contient en essence les nobles architectures, et sa couleur, variant du rose léger, aérien, du rose des nuées matinales, au rouge pourpré ou vineux des ciels crépusculaires, suggère l’idée du sang même de la terre extravasé et recuit aux fournaises solaires.

De ma fenêtre, je suivais au large, dans l’arène blonde, toute la péripétie. La pâte pétrie à point, le chef, planté droit à sa table, d’un rythme léger balançait son corps, se mouvait entre ses aides, recevant de l’un le moule vide que rapidement il remplissait et passait ensuite à l’autre. D’un pas ailé, un troisième volait l’étendre sur le sol, soigneusement ratissé et poudré de sable fin. Les mouvements étaient réguliers ainsi que le battement d’un pendule, sans trêve. Chaque fois qu’un moule partait, un autre arrivait ; l’homme prenait la terre, l’égalisait de sa raclette, recommençait. C’étaient des orbes, des ellipses cérémonieuses et réglées comme pour un liturgique devoir ; et l’ondulement des corps mi-nus faisait penser à la beauté cadencée d’un bas-relief.

Un peu plus loin se dressait la charpente du puits, un délicat édifice d’ais croisillés lignant le ciel. Un homme à chaque bout du cylindre se courbait, se relevait, faisait monter l’eau qui, par un chéneau, ruisselait vers le gâcheur en train de piétiner sa glaise. Au soir, tout le champ semblait dallé d’un carrelage frais.

Puis, avec les fours, la plaine changeait d’aspect : la sole s’était déblayée, les briques achevaient de se durcir en petits murs ajourés d’ouvertures. Des hommes ensuite traçaient un carré ; le charbon, à ras du sol, pétillait ; un rudiment de maçonnerie s’élevait toujours plus haut, enduit de glaise à l’extérieur. Maintenant les petits murs diminuaient, arrivaient à mesure s’engloutir dans la gueule du four. Et les hommes là-haut, debout par-dessus le lit de charbon exhaussé, d’autres en bas constamment se passaient des bannes de houille : dans le couchant, elle s’enflammait et volutait en écharpes de fumée.

Maigres et bruns, brûlés par les feux, tannés par le vent d’est, je les voyais prendre un bref repos vers le midi du jour. Un filet de fumée alors spiralait hors du toit des huttes. Une des fillettes apportait le brouet, et ensuite ils s’allongeaient, l’échine rigide, accablés par leur travail infatigable. La petite, à son tour, un visage de jeune animal sous des cheveux de lin, se couchait près d’eux ou nostalgique, reprise au souvenir du village, gagnait une lisière verte, l’ombre d’un pommier.

Bientôt l’horizon se hérissait de pylônes, comme la vision d’une cité des âges. Sous les étoiles, les hauts fours rutilaient avec le vol des petites flammes roses et bleues. Et des semaines encore passaient : les cônes, l’un après l’autre, s’éteignaient, tombaient à la mort dans la campagne silenciée où les grands paillassons ne viraient plus, sous les nuées pluvieuses, comme des ailes d’immenses oiseaux précurseurs de l’autan. Les briquetiers étaient repartis sans retourner la tête, tandis que derrière eux la Ville montait.

MANOU

Le vent léger remue du soleil et des parfums ; j’écris sous la tonnelle, dans le friselis des feuilles comme le bruit clair d’une source, comme le pétillement mousseux des sèves. Et un or délicat filigrane la blancheur de mon papier, met à mes doigts qui vont des anneaux mobiles. C’est le jeune printemps, l’âme tendre du monde. Il pleut une onde blonde, le fin arrosage d’une lumière miraillée aux pelouses, et devant moi, des tuniques pâles de jeunes filles ondulent au geste du tennis.

Manou ! cher souvenir des vingt ans ! Pourquoi mon âme de jeune homme te reconnaît-elle soudain aux miroirs de l’air, dans le tremblement diaphane de ces clartés d’après-midi ? Je ne suis plus seul : deux yeux, deux prismes du fond de moi-même se lèvent et me regardent. Ils reflètent la frêle dentelle des arbres ; une lueur vermeille les damasquine, la beauté même du paysage qui m’entoure, et comme là-bas, dans le grand jardin aux grilles d’or, un fin jet d’eau, une girande mince comme un lys y darde du vif et svelte et solitaire émoi d’un désir.

Manou ! âme énigmatique et qui à la fin s’éveilla ! Petite Galathée folle et sauvage, comme un libre esprit des grandes silves humaines, comme l’oiseau moqueur des orageuses futaies de la ville ! Alors aussi je contemplais tes yeux ; je n’y vis longtemps que la mobile vie d’un paysage extérieur, l’inconscience divine d’être la petite chose qui danse et qui rit comme les feuilles, comme les sources. Je n’y vis d’abord que cela ; tu étais la folle aventure de la graine venue on ne sait d’où, fleur ou herbe de pavé, et que pousse le vent et qui s’abat et qui ne voulait pas mûrir. Et puis un jour, comme aux velours verts de la vasque là-bas, l’onde claire et fuselée a jailli, l’eau du désir et des larmes. Où es-tu, Manou ? Sous un tertre pieusement fleuri d’un souvenir ? Sous la terre sèche et dure et les Saharas de l’oubli ?

Nous sommes venus ici. Je reconnais les vieux ormes qui, à la lisière des luzernes, ébrèchent un pan du ciel. Il y avait, à la pointe du bois, une maison basse et humide qui n’est plus. Quels cris tu poussas quand, doux cueilleur de tes baisers, j’osai te parler de la joie d’y vivre ensemble, pas trop loin du bois bleu où des geais grollaient tout le jour, où surtout un loriot, comme un musicien aux mains attentives à alternativement boucher les trous de sa flûte, sans trêve recommençait son petit sifflotement de quatre notes !… Et voici bien la tonnelle : un or léger dentelait à ta main comme les mailles d’une guipure de Venise. C’est la même sous laquelle j’écris : il passait un souffle aromal de printemps ; et tu voulus aller tourner sur les chevaux de bois. Ta tête tournait bien plus vite qu’eux, sous l’envol de tes frisons de soie grège : c’était aussi un moulin à verroteries et à musiques, dans un tourbillon d’éclats de rire et d’éclairs de dents. Et voici maintenant l’étang avec sa barque, ses dormants d’eau profonde sous le pasquillage des lentilles, ses franges d’iris hauts où se poursuivent d’ardentes libellules aux cuirasses d’émeraude et d’argent.

Tu étais en ce temps la petite ouvrière qui fait des points de couture dans des satins. Tu habillais de belles dames qui n’avaient pas ta grâce mutine, ton bouquet capiteux d’essence faubourienne, ni ce bout fringant d’épaule qui si bien eût drapé les souples tissus que tu faufilais pour d’autres ! C’était un atelier quelque part dans un quartier très noir, où le vis-à-vis des maisons resserrées et culminantes obligeait à allumer les lampes bien avant l’heure verte du crépuscule. Ah ! les lampes aux mèches mal coupées et encrassées de fumerons, le rouge pétrole qui te brûlait les yeux d’un feu d’insomnie et de fièvre ! J’allais te prendre sous le porche à la dégringolade de ce quatrième, dans le tirant d’air de la grande cour où sous un auvent était remisée une vieille berline postière, on ne sait pas pourquoi. J’étais moi-même alors un petit employé de mairie, un quatre-sous comme toi, grelottant l’hiver sous une pelure à laquelle tu voulus absolument fixer un collier d’astrakan à vingt francs le mètre et qui, cousu de morceaux rapportés, fut juste assez grand pour la moitié d’un tour de cou. Tu habitais avec une vieille tante : nous étions obligés de nous réfugier dans des portes pour nous embrasser. Mais tout de même tu avais une drôle de manière de relever un peu ta voilette et de m’offrir le moins possible de tes joues en me disant : « Qu’est-ce que les hommes peuvent bien avoir à toujours vouloir racler la peau des filles avec leur picotis de barbe ? »

Ah ! Manou ! tu n’étais pas tout à fait une emballée d’amour. Tu haussais les épaules à m’entendre te débiter mes folies. Tu me faisais l’effet de serrer à deux mains ton petit cœur pour ne pas le laisser échapper. Quant au reste, tu n’en était pas trop chiche, Dieu merci ! Tes sensualités gourmandes consentaient à me laisser grignoter les miettes de ton plaisir, et cependant je restais toujours sur mon appétit, comme disent les paysans de chez nous, avec une grande faim de ton corps joli, une soif de ta bouche à l’odeur poivrée que tu n’apaisais pas.

Un jeune homme, c’était pour toi, avec les parties d’ânes et les sauteries des bals-musette et la griserie légère d’un coup de vin sous les tonnelles, c’était la petite chaleur du sang sous le chatouillis des lèvres, la montée trouble d’un nuage aux yeux, comme une eau dont on remue le fond, et puis le cri bref et le gel des papilles de la langue et la sensation de quelque chose qui délicieusement se casse tout au dedans de soi. Tu n’allais pas au delà de l’effluve magnétique, dans ta notion élémentaire de l’amour. Tu étais une petite poupée terriblement égoïste et tyrannique, va, je puis bien te le dire à présent. Tu n’avais pas encore senti ton maître.

Ah ! nos dimanches de l’été ! Nos envolées au bois, pas trop loin des villages où rissolaient des fritures de beignets et d’ablettes, où au piaulis d’une clarinette éructait le mugissement d’un ophicléide scandant les figures des quadrilles ! Ces jours-là, une folie t’emportait avec le sautillement à tes cheveux de ton bout de chapeau, une croqûre de tulle et de paille faite d’une chiquenaude. Tu devenais le nuage d’une robe claire et d’un jupon blanc courant entre les arbres, vision d’une nymphe descendue des villes au frétillement des rubans qui tombaient de ta ceinture et claquaient dans le vent. Toute ta sauvage indépendance d’enfant qui n’en veut faire qu’à sa tête te montait aux tempes, fusait en sang de roses à tes joues, dans la pétulance du grand air, la griserie des vertes senteurs du feuillage. Il me fallait saccager les champs pour te gerber des coquelicots et des bluets qu’ensuite tu tordais en guirlande et passais, comme une large collerette vive, autour de ton cou. Tu avais vraiment, avec tes crins d’or dépeignés, les freluches de soleil de tes frisures dansant sur tes prunelles, avec l’écarlate œillet de ton rire à tes lèvres longues comme le retroussis du bec d’une amphore, l’air d’une sœur des rousses faunesses du temps des mythologies.

Quelquefois, t’arrêtant dans ton élan, mon désir te pressait contre moi, buvait à ta peau, derrière l’ourlet des oreilles, d’un baiser qui te faisait toute froide, la mouillure de ta sueur et ce fumet de blonde qui était comme l’odeur des feuilles et des résines restée sur toi. Mais fouit ! tu te délivrais d’un rire qui avait le frisson d’une chatouille, qui grelottait gentiment du petit froid de l’âme descendue au bord de la grande secousse mortelle ; et puis là-bas, j’entendais ta moqueuse chanson qui leurrait ma peine et mon espoir. Comme toute chose finissait par les chevaux de bois et la danse, nous nous en allions, moi avec le regret du mystère des arbres, vers les orgues qui moulaient des airs tristes autour de la chevauchée en rond des hippogriffes à tête de léopard, vers les mugissants ophicléides qui faisaient partir les bourrées.

Tu ne m’avais pas dit encore un mot qui m’annonçât que tu avais un cœur. Une fois seulement, oh ! je me rappelle, un silence te vint devant la nappe de serge quadrillée où, dans la frisure du persil, se figeait le grésillement d’une de ces fritures de poisson que tu allais voir puiser à la pêchette dans la banne, près de la rivière. D’un geste las, tu finissais de chipoter sans goût dans ton assiette. Et, tout à coup, Manou, tu m’as regardé, tu es restée un peu de temps à m’observer du coin de tes yeux. Je levai les miens, il me passa une douceur que j’ignorais encore avec toi. Jamais je ne t’avais vue si sérieuse. Et tu me dis ce mot qui ensuite me causa une grande peine, car je ne comprenais pas alors : « Vois-tu, il serait temps tout de même de nous quitter. » Et, là-dessus, tu te remis à rire. Moi, j’aurais plutôt pleuré ; et tu taquinais mon air triste du frôlement d’une barbe d’épi. Tout ce soir-là, tu fus d’une gaieté folle : tu semblas vouloir enterrer joyeusement la mort d’un béguin, afin de n’y plus penser le lendemain.

Mais, le lendemain, tu avais cessé de rire. Ce fut toi qui pleuras pour une gronderie, un peu d’humeur boudeuse qui m’était restée de la veille. Et je sentis que quelque chose en toi était changé, que tu n’étais plus la même petite poupée, ni le gentil animal libre qui défiait la captivité. Nous parlâmes à peine ; tu te disais à toi-même des mots que je n’entendais pas. Et la nuit vint ; je te ramenai à ta porte et je n’étais plus non plus le même jeune homme. Maintenant une joie cruelle de te faire un peu souffrir me venait de ta défaite et de ta mélancolie. Je te serrai la main presque avec indifférence. Tu me rappelas, tu me dis : « Embrasse-moi. » Tu avais relevé toute ta voilette ; c’était la première fois que tu me tendais toi-même ta bouche. Le dimanche revint, la folie mousseuse du bois. Tu étais redevenue la petite faunesse, le nuage de la robe claire et des rubans pimpants courant devant moi, et je n’entendais plus le son de la voix qui m’avait fait revenir et m’avait offert, comme un cœur de rose pâmé, le baiser. L’oiseau, avec des battements d’ailes, se débattait dans ma main qui l’avait cru prisonnier.

Mais ensuite il arriva une étrange chose. Elle s’arrêta de courir, me prit par la main, et nous entrâmes dans un taillis profond où garrulait un merle. Je l’avais prise entre mes bras ; tout son cher corps tremblait ; et je vis sourdre en ses yeux une rosée brillante, comme le filet d’eau d’une source sous les mousses. Manou ! adorable Manou ! soupirai-je en baisant son cou. Elle me regarda comme jamais encore elle ne m’avait regardé et me dit « Oh ! que c’est effrayant ! Que tu m’apparais à présent terrible ! Il me semble que je ne t’avais pas encore vu jusqu’à ce jour. » Ce ne fut plus ensuite qu’un souffle à travers lequel elle me dit : « Bats-moi, mon chéri… Je veux être punie pour avoir été si longtemps méchante envers toi. » Je crus qu’elle se moquait, mais elle se pendait à mes épaules, suppliante : « Bats-moi, je t’en prie ! » Si bien que, doucement, avec étonnement, de la tendresse chaude de mes mains, du frôlement d’une tape qui ressemblait à de la caresse, je fus celui qui pour rire frappe une femme. Le merle chantait toujours, mais nous cessâmes de l’entendre. Il y avait un oiseau qui bien plus joliment chantait près de moi, dans une cage.

La petite âme volage enfin s’était laissé prendre, et tes baisers, Manou, eurent un goût que je n’avais pas connu encore, comme si tout ton être, toute l’exquise odeur de l’amour de tes vingt ans y montait, printemps fleuri. Je te dis souriant : « Faudra-t-il encore nous quitter, méchante ? » Toute rose dans le nuage de tes cheveux, avec un émoi aux joues que tu n’avais pas eu au premier péché, rougissante comme de l’abandon même de ta vie, tu te cachas dans mon épaule et me répondis : « Je ne peux plus. »

Ce dimanche-là, nous n’allâmes pas tourner sur les chevaux de bois.

TABLE

 PAGES
La petite Femme de la mer
7
Dans la forêt
27
Maggy
41
Après-midi d’été
55
Les Roses
65
Eden
77
Le Sacrifice
93
La Maison de ma vie
107
La Chanson d’éternité
119
La Fileuse de minuit
131
La Jeune fille à la fenêtre
143
Les Pas
155
Neuf Chansons de Flandre
163
Le mortel Amour
185
Paula
201
La mystérieuse Image
217
A Laudes
225
Le Hameau
237
Devant Chanaan
247
Manou
259

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le dix-huit novembre mil huit cent quatre vingt-dix-huit
PAR
L’IMPRIMERIE PROFESSIONNELLE
POUR LE
MERCVRE
DE
FRANCE