Title: Contes de bord
Author: Edouard Corbière
Release date: April 29, 2005 [eBook #15732]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
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Les observateurs qui ont vu d'un oeil curieux s'éloigner du port un navire emportant au loin sur les mers un équipage sortant du cabaret, n'ont pas manqué de raconter, et les adieux du matelot à ses amis, et les baisers effusifs dont il couvre les filles en pleurs qu'il va quitter peut-être pour toujours. Sans doute il y a quelque chose d'étrange dans ce spectacle du capitaine impatient, qui gourmande l'hésitation de ces marins, qui semblent se rattacher à la terre, en prodiguant toutes les marques possibles d'affection aux objets qu'ils abandonnent sur ce rivage qui va disparaître à leurs yeux pénétrés de regret. Mais ce n'est pas au moment du départ que le matelot est l'être le plus intéressant à observer: c'est quand il se sent une fois au large que la plus singulière des métamorphoses qu'il peut subir s'opère dans son individu pour ainsi dire multiple.
La première chose qu'il fait lorsqu'il a bien pris son parti et qu'il a dit adieu à la côte chérie qui va s'évanouir à l'horizon, c'est de changer son costume; il descend dans le logement de l'équipage, et il ne remontera sur le pont qu'après avoir fait subir à sa toilette le changement le plus complet. Le large pantalon bleu qu'il portait la veille est remplacé par la culotte de toile qui lui a servi dans la dernière campagne; l'escarpin fin et découvert est remis soigneusement dans le sac jusqu'au premier bal à venir; et, pour s'épargner l'embarras et les frais d'une autre chaussure, le matelot marchera nu-pieds, le pont étant, dit-il, assez propre pour qu'on ne craigne pas de couvrir de boue un pantalon déjà sale. Le chapeau ciré fait place au bonnet de laine, rouge ou brun, et une lourde vareuse goudronnée, faite des lambeaux d'un vieux hunier ou d'un reste de grand foc, couvrira le dos sur lequel la petite veste bleue, à double rang de boutons dorés, se dessinait avec tant de grâce quelques minutes encore avant le départ.
Une fois ce changement de costume opéré, notre homme montre sa tête au capot. Sa physionomie semble aussi s'être métamorphosée avec son costume. A l'air sémillant et galant qu'il affectait encore en montant avec souplesse à bord, a succédé un calme méditatif ou le ton d'un peu de mauvaise humeur. Il va ordinairement se joindre à la file des promeneurs qui s'est déjà formée sur le pont, pour parcourir, en revirant de bord à chaque instant, les dix ou douze pas que la longueur des passavans permet de faire à chacun. Il parle peu d'abord; il ne chante pas encore: il attend que la voix de l'officier de quart lui ordonne de prendre la barre ou de monter larguer un perroquet, prendre un ris, carguer ou amurer une basse-voile; c'est alors seulement qu'il paraîtra, en agissant avec activité, se dérouiller, et reprendre un peu les habitudes du bord; car tout le temps qu'il restera oisif, il semblera être encore tourmenté des souvenirs de la terre. J'ai vu d'anciens marins soupirer trois ou quatre heures encore après le départ. La plupart d'entre eux cependant se résignent avant cela.
Quand l'heure du premier repas vient, on se presse autour de la gamelle dans laquelle fume la soupe que vient de tremper le cook (le cuisinier); mais la gaîté ne préside pas encore à ce dîner ou à ce souper presque improvisé. L'ordre y manque surtout: c'est sa cuiller qu'il faut chercher; c'est un endroit commode qu'il faut trouver sur le pont, pour y assujétir la gamelle et ne pas exposer le précieux potage à être renversé par un coup de roulis ou submergé par un revolis de lame. Cette place commode, on ne la rencontre jamais bien la première fois; aussi la gamelle est-elle transportée d'un bord à l'autre, suivie par les six ou sept marins qui doivent y puiser, le clair bouillon de la chaudière. Jamais cette première soupe de la traversée n'est trouvée bonne: le cuisinier l'a manquée. Un des gastronomes lui reproche de n'avoir pas assez forcé sur le poivre; un autre, d'avoir fait aller trop de l'avant le consommé de l'équipage. Quand la ration de viande fraîche, traversée d'une broche en bois, arrive ficelée d'un bout de fil à voile qui a bouilli avec elle, c'est encore pis: elle n'est pas mangeable!... le cuisinier ne l'a pas mise assez tôt dans la marmite, ou l'a laissée se sécher dans la chaudière, comme de l'étoupe. L'un se lève, irrité de la maladresse du cook; l'autre, plus indigné, jette sa ration par-dessus le bord. Le cook s'excuse en alléguant l'impossibilité de faire de bonne soupe dans une chaudière neuve, et de faire cuire à point une viande coriace, avec un feu qu'il ne connaît pas bien encore. Vingt accusateurs sont là pour lui répondre que la viande est bonne et que c'est lui seul qui est mauvais. Il faut que le quart de vin, distribué à chaque mécontent par le mousse du plat, passe par-dessus cette petite contrariété, pour que les convives cessent de gourmander le pauvre cook, qui ne trouve de refuge contre l'unanimité des plaintes, qu'en se renfermant dans la cabane, dans l'espèce d'échoppe qui lui sert à la fois d'office, de laboratoire et de cuisine.
Cette cabane en bois, placée et amarrée sur le pont, est surmontée d'un capuchon en tôle par lequel s'échappe la fumée qui s'exhale des fourneaux; mais il faut, pour que cette fumée s'envole avec le vent qui enfle les voiles, que le tuyau du capuchon soit toujours tourné, ou pour mieux dire orienté selon la direction de la brise que l'on reçoit. Ainsi, chaque fois que l'on vire de bord, le cuisinier doit faire évoluer aussi sur sa base le tuyau mobile dont la manoeuvre lui est confiée. Pour peu que le pauvre diable ait indisposé les gens de l'équipage, dans le début de la traversée, c'est à la manoeuvre du capuchon qu'ils l'attendent, pour le tourmenter et signaler sa négligence au capitaine ou à l'officier de quart.
Vient-on à virer de bord, à changer d'allure, si le chef est en retard dans l'évolution de son tuyau de cuisine, aussitôt on entendra une grosse voix de matelot lui crier: «Allons donc, brûle-chaudière, orienterez-vous votre capuchon aujourd'hui? Jamais ce marmiton ne peut revirer de bord avec le navire! Il y a deux heures de différence entre la manoeuvre de boutique et celle du bord!...
—Non, ajoute un autre censeur, tu ne vois pas qu'il lui faudra un officier de manoeuvre pour faire envoyer vent-devant à son cabanon de cuisine, quand on enverra de l'autre bord, à bord du bâtiment!»
Alors le malheureux chef sort tout enfumé, l'oeil rouge et la bouche tombante, de sa chaude cahutte, pour grimper sur la toiture de son fragile édifice, et orienter selon la brise le maudit capuchon qui lui a déjà attiré tant de reproches, sans compter ceux qu'il lui fera essuyer tout le long de la traversée. Mais il faut voir, avant qu'il ait tourné l'appareil du tuyau dans le sens voulu, le regard interrogant qu'il jette de son oeil piteux sur l'horizon, pour voir de quel côté vient le vent, et sur quel bord il fera pirouetter sa machine!
Le mousse de la chambre et le cuisinier sont les deux martyrs du bord.
Les matelots qui composent un nouvel équipage ne se familiarisent bien les uns avec les autres que lorsque quelque circonstance un peu décisive est venue opérer un rapprochement forcé entre eux, les réunir côte à côte, en leur offrant l'occasion de faire connaissance dans la pratique du métier.
Au premier mauvais temps qu'on éprouve, les hommes qui ont été obligés de monter ensemble sur une vergue pour prendre le dernier ris ou pour serrer une voile que leur dispute la violence du vent, commencent à se traiter avec bienveillance et quelquefois même avec courtoisie: «Matelot, halez-moi, sans vous commander, un peu de toile au vent, pour que je puisse bien souquer mon empointure.
—Oui, matelot; avez-vous assez de mou comme ça?
—Oui, c'est suffisant, mon ancien.
—Dites si vous en avez à votre idée?
—C'est tout ce qu'il m'en faut.
—A la bonne heure!»
L'intimité, qui n'existait pas une minute avant de monter sur la vergue de hune, se trouve ainsi établie, en descendant sur le pont, entre les deux ou trois gaillards que l'officier a envoyés en haut.
Les marins, assez grands amateurs, pour la plupart, de chants langoureux et de romances plaintives, ne commencent ordinairement à fredonner leurs airs favoris que lorsque le temps devient sombre et que le vent se soulève et gémit autour d'eux. On dirait que ces Bardes monotones de l'Océan ont besoin d'être accompagnés par le mugissement des vagues et le hurlement de la tempête, pour jeter au vent les accords de leur triste mélopée. Rien au reste ne s'accorde mieux avec la sauvage harmonie des élémens courroucés, que les complaintes mélancoliques des matelots; mais ce sont les vieux maîtres d'équipage surtout qui paraissent ne retrouver les airs qu'ils ont appris ça et là, que quand la bourrasque souffle avec violence. Aussi entend-on quelquefois les matelots répéter, en entendant le maître grommeler un lambeau de couplet entre ses dents: «Maître un tel chante sur le bossoir: nous aurons bientôt du f...traud.»
L'eau dont on approvisionne les navires, pour une longue traversée, est ménagée à bord avec une parcimonie dont on se ferait difficilement une idée à terre. Cette habitude d'économiser cette partie si essentielle de l'alimentation en mer, finit par exercer un tel empire sur les marins, qu'il serait très-rare de trouver un matelot qui pût voir, même dans la ville la mieux pourvue de fontaines, répandre inutilement l'eau la plus abondante. Aussi faut-il voir la mine que font les gens de l'équipage aux passagers qui prodiguent, pour se laver la figure et les mains, l'eau qu'ils prennent dans les pièces amarrées sur le pont. Un maître d'équipage disait à deux dames qui s'amusaient à se jeter au visage les gouttes d'eau qu'elles avaient laissées dans leur verre: «Mes braves dames, sans vous faire de la peine, je dirai que vous êtes sans comparaison comme ces petits enfans qui jouent avec des armes à feu.... Peut-être avant qu'il soit quinze jours vous périrez faute de ces gouttes d'eau que vous vous jetez actuellement par la mine.»
Jamais l'eau potable n'est employée à laver des effets; on se contente d'en prendre un quart de verre pour se faire la barbe. L'eau de mer sert aux ablutions que prescrit la propreté.
Quand un nuage, poussé au-dessus du navire par le vent qui souffle, promet de la pluie, les hommes qui sont sur le pont tendent des prélars, pièces de toiles goudronnées, pour recevoir l'ondée qui se prépare. Les dallots, les trous par lesquels l'eau qui coule sur le pont pourrait s'échapper, sont bouchés soigneusement. Chacun prend son linge sale, s'arme d'une brosse à manche, et se dispose à faire la lessive. C'est dans ces momens que les passagères, qu'effraie la musculaire nudité des matelots, doivent se retirer dans leur chambre; car alors il est d'usage que chaque homme ne garde sur lui que son pantalon. La veste, la chemise, la cravatte, tout est placé à l'abri sous la chaloupe ou dans le fond du chapeau. La pluie peut tomber sur les épaules de ces lessiviers intrépides. Pendant qu'ils prennent un bain et que l'onde ruisselle sur leur dos, ils lavent avec impassibilité les effets qu'ils étreignent sous leurs pieds, et souvent la brosse qui a servi à frotter leur casaque ou leur chemise, passe sur l'omoplate et les reins du voisin. Chacun se fait un plaisir de frictionner ainsi son matelot, qui lui rend la pareille de la meilleure grâce possible.
Les mousses échappent rarement à cette lessive générale. Quand l'eau de pluie abonde, les laveurs ne manquent presque jamais d'élever, sur la propreté de ces jeunes gamins du bord, des soupçons que l'officier de quart accueille assez volontiers. On ordonne aux mousses de se déshabiller et de passer docilement sous l'inflexible brosse qui doit leur faire subir un nettoyage complet. Aucun effort n'est épargné par le brosseur, qui frotte l'épiderme des petits patiens, comme il ferait l'un des bordages du gaillard d'arrière, ou de la chambre du capitaine. Les mousses, ainsi balayés et fourbis une bonne fois, n'ont garde de manquer ensuite de se laver tous les matins, de crainte, à la première ondée, d'être encore accusés de malpropreté, et d'être forcés de subir la rigoureuse opération lustrale à laquelle on les a déjà si impitoyablement soumis.
Les matelots, avec le peu de vêtemens et de linge qu'ils possèdent, sont en général très-propres. L'idée de la vermine, qui s'engendre si facilement au milieu d'un grand nombre d'individus réunis dans un petit espace, leur fait horreur. L'homme qui parmi eux néglige de se laver ou de se peigner, éprouve à bord une espèce de proscription à laquelle il n'échappe que bien rarement. On l'exile du logement commun; on le force à manger seul, et nul ne lui adresse la parole que pour lui prodiguer les épithètes les plus dures et anathématiser sa saleté. Les jeunes marins, ceux que l'on appelle de jolis matelots, sont surtout soigneux de leur chevelure: chaque matin on les voit passer, avec une complaisance qui n'est pas toujours sans prétention, le peigne de buis bien nettoyé, dans les longs tire-bouchons chevelus dont ils ont soin d'encadrer leur figure quand ils descendent à terre pour faire ces rapides conquêtes dont ils ne sont pas toujours très-fiers en revenant à bord.
Il est pour les jeunes matelots un genre de coquetterie que l'on ne s'expliquerait pas facilement, si l'on ne savait l'amour-propre que chacun attache à la profession qu'il est forcé d'exercer.
Voici quel est ce raffinement d'élégance:
Quand un novice commence à travailler aux amarrages et à apprendre le matelotage sous la surveillance des gabiers du bord, il ne se pare jamais pour aller se promener, sans éviter de se laver trop les mains. Souvent même, lorsqu'il craint d'avoir les doigts trop blancs, il se les trempe dans du goudron pour compléter sa toilette. C'est un témoignage visible de ce qu'il peut faire comme matelot, qu'il veut laisser subsister à côté du costume destiné à relever sa bonne mine. Comme le travail qu'il sait faire l'honore à ses propres yeux, il croit que l'indice de sa capacité servira à le recommander à la considération des autres personnes, et même à la faveur des belles qu'il va courtiser. Est-ce là déjà si mal penser, et n'y a-t-il pas dans ce calcul de coquetterie du matelot, une opinion trop favorable de ce qui à terre détermine le plus souvent la préférence que les hommes et les femmes accordent à tels ou tels individus, à tel ou tel genre de mérite? Un métier qui condamne ceux qui l'exercent à lutter sans cesse contre des obstacles renaissans, ou à vaincre des incidens presque toujours imprévus, doit faire des marins les hommes les plus prompts et les plus ingénieux du monde. Un matelot est, au reste, l'être qui trouve le plus vite le plus d'expédiens possibles pour se tirer le mieux d'un mauvais pas ou d'une situation critique.
Que quelques matelots soient jetés sans ressource sur un rivage désert, et si quelques heures après leur naufrage ils ne se sont pas bâti une cabane, procuré du poisson ou du gibier, et s'ils ne sont pas parvenus à allumer du feu, vous pourrez à coup sûr en conclure que la côte sur laquelle ils se sont sauvés n'a ni bois, ni gibier, ni poisson. Les vieux soldats, qui sont incontestablement des hommes à expédiens, mourraient peut-être de faim ou de misère, là où des marins trouveraient encore à s'abriter, à se vêtir et à se nourrir assez convenablement.
C'est pendant les longues traversées que l'on est surtout à portée de se convaincre du parti qu'ils savent tirer, pour eux-mêmes, des moindres choses qu'on leur abandonne comme inutiles. Qu'un morceau de mauvaise toile à fourrure leur tombe sous la main, ils s'en font une casquette ou un chapeau. Si l'on peint le navire, ils barbouillent leur chapeau de toile des gouttes de peinture tombées sur le pont. Qu'un pantalon leur manque, ils retournent le pantalon d'un de leurs camarades pour tailler, sur les coupures du modèle qu'ils décousent, les parties du vêtement qu'ils veulent se faire. S'ils n'ont pu se procurer des aiguilles et du fil, ils se feront une aiguille avec un clou, ou même avec du bois dur, et du fil à coudre avec du fil à voile dédoublé. Pour peu qu'un morceau de basane, destiné à garnir les manoeuvres dormantes, soit mis au rebut, ils s'en emparent pour composer les semelles des souliers qu'ils confectionnent avec de la mauvaise toile. Long-temps avant que l'on songeât à fabriquer des capotes cirées, les matelots s'étaient fait des casaques inperméables, en goudronnant leurs hulots, et en passant, sur la toile dont ils étaient faits, deux ou trois copieuses couches de peinture.
Le goudron devient pour eux un topique universel. Se font-ils une coupure, aussitôt ils appliquent sur leur plaie un emplâtre de goudron. Pour certaines maladies internes, ils ne connaissent rien de mieux qu'une mixture de goudron. Ils prendraient du goudron en pilules, je crois même, si on ne cherchait pas par la persuasion, et quelquefois même par l'autorité qu'on a sur eux, à les guérir de la prédilection qu'ils ont pour cette étrange médication.
La vie du matelot à la mer est aussi simple qu'elle est active. A huit heures du matin il déjeûne d'un morceau de pain assaisonné d'un peu de fromage ou de beurre, et arrosé d'un petit verre d'eau-de-vie. A midi il dîne d'une demi-livre de viande salée. Le soir il mange une soupe aux haricots ou aux petits pois. Un quart de vin passe par là-dessus à chaque repas. Voilà toute sa cuisine; et pourtant encore il trouve moyen de faire, de temps à autre, un peu de gastronomie.
Distribue-t-on du lard, par exemple; il le coupe par tranche, au lieu de le faire bouillir dans la chaudière, avec la ration des autres. Il fait griller ensuite, sur des charbons ardens, les précieuses lèches qu'il a découpées avec précaution; puis il saupoudre de poivre et de biscuit râpé la grasse tamponne qu'il va manger avec délices, assis sur le bossoir ou sur le beaupré.
Mais c'est lorsque la pêche donne à bord, qu'il faut voir les Véry d'occasion mettre au jour leur science culinaire! Il n'est pas de partie d'un requin ou d'un marsouin, quelque dure qu'elle puisse être, qui ne soit macérée, exploitée, et livrée à l'appétit de ces mangeurs impitoyables.
Dès qu'un poisson est pris, soit au harpon ou à la ligne, l'heureux maraudeur qui a fait la capture, l'offre en tribut au capitaine: c'est un droit de suzeraineté que personne ne décline à bord. Le capitaine prend ce qui convient à sa table, et livre le reste aux gens de l'équipage. C'est alors que les fricoteurs pullulent: l'un demande qu'on lui avance sa ration de beurre pour cinq à six jours; l'autre, qu'on lui prête une poêle, et qu'on lui donne un peu de vinaigre à la cambuse. Chacun, armé de son couteau, dissèque le poisson, interroge ses entrailles palpitantes, non pour pénétrer, en augure téméraire, les secrets de l'avenir, mais pour chercher tout bonnement quelques muscles charnus à manger. Après cette autopsie plus gourmande que savante, il y a plaisir à voir l'activité avec laquelle les fricoteurs se disputent les places sur les fourneaux de la cuisine. Un requin de 200 livres, quelque coriace qu'il soit, quelque urineux que puisse être le goût de sa chair, trouvera encore des mangeurs plus voraces qu'il n'est dur lui-même. Deux jours suffiront à quinze ou vingt hommes, pour qu'il soit dévoré et qu'il passe de la poêle à frire dans les estomacs avides qui ne font autre chose que de l'avaler et de le digérer pendant quarante à quarante-huit heures consécutives.
Il existe chez les marins un préjugé médical qui peut-être n'est pas nuisible à leur santé, mais qui les conduit tout au moins à faire quelque chose de très-repoussant. Ces bonnes gens s'imaginent que le sang tiède d'un marsouin ou d'une tortue est le plus puissant anti-scorbutique qu'on puisse trouver. En sorte que, lorsqu'on vient de harponner un marsouin ou de chavirer la tortue qui passe endormie le long du bord, on voit les amateurs recueillir, dans le gobelet de fer-blanc qui sert à tout le plat, le sang fumant du poisson qu'on vient de tuer, et vite ils avalent d'un seul trait ce breuvage épais qui ne ressemble pas mal à du goudron liquide que l'on aurait fait tiédir. «Ça fait du bien à l'estomac,» disent-ils en buvant cette potion dont l'aspect seul soulèverait l'estomac de l'homme le moins délicat. Mais les marins ne sont pas gens à avoir mal au coeur pour si peu de chose.
Dès qu'un bâtiment marchand a quitté la terre, on s'occupe à bord de former les deux bordées pour le quart.
Pour former ces bordées, on divise l'équipage en deux parties égales. Chaque moitié de l'équipage, commandée par un officier et un maître, prend le quart à son tour, pendant que l'autre moitié dort ou se repose dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de tribord, et, par dérivation, on désigne les marins qui la composent, sous le nom de Tribordais. L'autre bordée est celle de babord, et elle se compose des Babordais.
Une cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l'un est Tribordais et l'autre Babordais. Les deux hommes auxquels ce hamac est commun sont matelots l'un de l'autre; aussi chacun d'eux appelle-t-il son camarade son matelot. Les matelots sont, à prendre cette expression dans son acception la plus restreinte par rapport aux usages du bord, ce qu'à terre, dans les casernes, sont entre eux les camarades de lit.
Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez pour désirer d'être amatelotés ensemble, mettent en commun tout ce qui peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu'ils peuvent se procurer à bord. La provision d'eau-de-vie se partage entre eux: le tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et il est fort rare que le partage quelquefois inégal des objets mis en consommation pour l'usage des deux parties, fasse naître entre les deux intéressés d'égoïstes contestations. La paix et l'union règnent presque constamment dans ces sortes de ménages d'hommes, d'où la passion jet à coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance toute confraternelle.
Cette camaraderie des matelots a parfois quelque chose de touchant et de fort extraordinaire chez des hommes aussi peu accessibles aux sentimens tendres, que le sont en général les marins.
Un capitaine français, parti de la Guadeloupe avec quelques hommes à peine échappés à la fièvre jaune, qui venait de décimer son équipage, eut le malheur, une fois à la mer, de voir un de ses matelots, convalescent, retomber malade de manière à ne plus pouvoir quitter son hamac.
Le camarade, nous pouvons maintenant nous servir de la désignation plus généralement usitée parmi les marins, le matelot du pauvre fiévreux s'empressa de prodiguer à cet infortuné tous les soins que sa position et son amitié lui prescrivaient de lui offrir. Le garde-malade ne quittait le moribond que pour venir faire son quart, et la nuit il se réveillait vingt fois pour donner à boire à son matelot: la plus tendre femme n'aurait pas veillé avec plus de sollicitude au chevet du lit de son époux.
Le capitaine, aux premiers symptômes de la rechute du convalescent, eut la sage précaution d'ordonner à ses hommes de ne donner au malade que des boissons rafraîchissantes. Sa ration d'eau-de-vie fut soigneusement retranchée à la cambuse. Mais, malgré le régime sévère qu'avait prescrit le capitaine, un passager, qui se connaissait un peu en médecine, crut remarquer que le malade recevait des boissons spiritueuses propres à augmenter l'intensité de la fièvre qui le dévorait. Les précautions les plus rigoureuses furent prises pour que le régime diététique imposé au malheureux fût observé dans toute son austérité. Défense expresse fut faite à tout autre que le matelot d'Alain et le demi-médecin, d'approcher du hamac où le malade luttait depuis trois ou quatre jours contre la mort.
Tous les soins furent inutiles. Une nuit, pendant que Vauchel, le camarade d'Alain, faisait son quart, on vint annoncer au capitaine que le malade avait succombé.
On se figurerait difficilement l'impression que produisit cette nouvelle sur Vauchel:
«Mon pauvre matelot! s'écria-t-il; voilà cinq ans que nous naviguions ensemble et que jamais nous ne nous étions dit une parole plus haute l'une que l'autre!... C'était bien la peine de lui faire boire ma ration d'eau-de-vie à seule fin de lui donner de la force, pour le voir mourir comme ça!»
Le capitaine, à ces mots, demande à Vauchel avec colère et précipitation: «Tu lui donnais donc ta ration d'eau-de-vie, malgré la défense que j'avais faite?
—Pardié, capitaine, c'était la faiblesse qui le tuait, et je voulais lui rendre sa force.
—Malheureux, c'est toi qui l'as tué!
—Moi qui l'as tué! quoi! c'est moi qui as tué Alain, mon matelot! moi qui aurais donné cinq cent millions de fois ma vie, pour le sauver de la mort....
—Oui, misérable, c'est toi, c'est l'eau-de-vie, ou plutôt le poison que tu lui as fait boire, qui a redoublé l'effet de son mal.
—Ah ça, monsieur, vous qui connaissez la médecine (il s'adressait au passager qui avait vu le malade), est-ce bien vrai ce que le capitaine me dit là? est-il possible que j'aie empoisonné mon pauvre matelot?
—C'est bien involontairement sans doute que vous lui avez fait du mal; mais on peut croire que, sans les liqueurs spiritueuses que vous lui avez données, il vivrait encore.»
Cette réponse sembla attérer le matelot d'Alain. Sans chercher à s'excuser, il descendit dans le logement de l'équipage. Ceux de ses camarades qui s'efforçaient de le consoler ne purent obtenir un seul mot de lui, et pendant plusieurs jours toutes les prières, les injonctions et les menaces du capitaine furent vaines pour l'engager ou le forcer à prendre quelque nourriture.
Une fièvre cérébrale, produite par l'exaltation de sa douleur, se déclara avec la dernière intensité chez lui. Dans les accès de son délire, il répétait sans cesse: «Moi qui as tué ce pauvre Alain! Moi qui deux fois l'avais sauvé en me jetant à la mer après lui!... Ah bien, oui!... Alain! Alain! dis donc, mon matelot, est-ce que c'est vrai que c'est ce que je t'ai donné sur ma ration, qui t'a fait du mal, matelot?... Hein? Parle donc! Tu ne dis rien! tu ne réponds pas! C'est donc moi qui t'ai donné le coup de la mort!... Ah! mon Dieu, que je suis malheureux!...»
Le matelot d'Alain expira peu de jours après avoir reçu les reproches de son capitaine sur l'imprudence de sa conduite.
L'homme se résigne facilement à supporter et à subir l'empire des choses que sa volonté et ses efforts ne sauraient changer. L'idée de s'irriter contre les obstacles irrésistibles ne lui vient même pas dans les momens où il pourrait cependant, avec le plus d'apparence de raison, accuser d'injustice le malheur qui le poursuit ou la destinée qui l'accable. C'est ainsi, par exemple, que tel matelot qui s'emporte contre le chef qui le maltraite sans motifs, ne laissera échapper aucun signe de mécontentement parce qu'il plaît à la Providence de lui faire éprouver un temps horrible pendant des mois entiers. Que la tempête le tourmente nuit et jour, que les accidens qui se multiplient à bord durant le mauvais temps le forcent à monter deux ou trois fois par heure dans la mâture, au péril de sa vie, vous ne l'entendrez presque jamais jurer contre la mer qui grossit ou contre le vent qui continue à souffler. Il prend tout ce qui lui vient de là-haut avec résignation. Mais qu'après avoir passé une heure à la barre d'un navire difficile à gouverner, il revienne causer devant avec ses camarades, vous l'entendrez crier contre la chienne de barque qui est trop ardente ou trop molle. On croirait que les imperfections seules qui tiennent, dans les choses, à l'erreur ou à l'ignorance des hommes, ont le privilége d'exciter sa colère et de provoquer ses reproches. Ce n'est qu'à ce qui est irréformable ou irrésistible qu'il se soumet sans murmurer.
Les marins, à qui certes le don de la poésie n'est que très-rarement départi, et chez qui les habitudes du métier ne contribuent guère à développer l'imagination, sont portés cependant à animer tous les objets qui se meuvent autour d'eux; ils donnent de la vie à presque tout ce qui a du mouvement. Un navire, à leurs yeux, a une physionomie, une volonté, et presque des passions. Ils vous disent, en parlant du dernier bâtiment sur lequel ils ont navigué: «Jamais je n'ai vu de brick aussi capricieux que ce coquin-là! aussitôt qu'on ne veille pas à gouverner, il revient dans le vent comme un gredin! C'est trop volage et trop sensible au coup de barre. Mais ça vous a un air guerrier, par exemple! et puis il n'y a pas de boulinier comme ça!»
Quand un navire est rencontré à la mer, ils le personnifient en quelque sorte: «Voyez-vous, disent-ils, comme il éternue en plongeant son avant dans la lame!... Ah! voilà qu'il masque son grand hunier pour nous parler!... Il n'est pas vif pourtant à la manoeuvre; c'est dommage, car il est bien espalmé et bien faraud, ce coquin-là!»
Rarement, malgré cette tendance à tout individualiser, il leur arrive cependant de personnifier la mer, malgré la constante mobilité qu'ils observent en elle, et l'influence qu'elle exerce sur tout ce qui les entoure. Ils disent bien que la mer est mâle quand elle grossit, que la lame grimpe à bord comme un chat, que la houle est sourde; mais ils ne prêtent pas à cet élément une âme, une volonté, des passions et des caprices, enfin, comme ils le font quelquefois en parlant d'un navire.
Les funérailles du marin sont aussi modestes que sa vie a été obscure et que ses moeurs ont été simples. Dès qu'un homme meurt à la mer, soit de maladie ou par l'effet d'un de ces accidens qui n'arrivent que trop fréquemment à bord, le capitaine, qui a recueilli, quand la mort le lui a permis, les dernières volontés du malheureux, ordonne au voilier du navire, ou au matelot du défunt, de faire son sac; on sait ce que cela veut dire, et alors l'ensevelisseur se met à coudre le cadavre dans un morceau de serpillière ou de toile à voile usée. Quelquefois on se sert du hamac du trépassé pour en faire son linceul, ou d'un pavillon, si c'est un officier. Aussitôt que cette opération est terminée, on monte sur le pont le corps ainsi emballé. Une longue planche, qui est ordinairement celle du cook, est placée sur le plabord de dessous le vent, et deux hommes s'avancent pour la soutenir. C'est sur cette voie glissante qu'on va lancer le pauvre diable dans l'éternité, comme disent les Anglais. Si l'on a des boulets à bord, on en fourre un ou deux dans l'emballage du mort: c'est du luxe. Quand les boulets manquent, on les remplace par du lest, des cailloux ou du sable. Le moment fatal arrive: chacun se découvre et s'arrête. Si quelqu'un parmi l'équipage sait une prière, il la récite: on l'écoute avec recueillement, et, au signal donné par le capitaine ou l'un des officiers, le corps est lancé par-dessus le bord: il tombe, coule, disparaît. On jette les yeux sur les flots qui l'emportent derrière le navire, qui continue paisiblement sa route, et bientôt le souvenir du malheureux que la mer vient d'engloutir, s'efface comme la trace que laisse après lui le bâtiment sur la surface de l'onde immense.
A bord d'une frégate mouillée paisiblement en rade des Basques, près de Rochefort, la plus grande partie de l'équipage se trouvait couchée dans les files de hamacs qui s'étendaient dans la batterie, depuis la chambre du commandant jusque sur l'avant. Quelques hommes de quart veillaient seuls sur le pont, et faisaient retentir, sous leurs pas cadencés, en se promenant les uns derrière les autres, les larges passavans du navire. Le temps était beau; la mer coulait pour ainsi dire avec harmonie le long du bord, et ce retentissement des pas des hommes de quart, ce murmure léger des flots et du vent, et ce bruit des conversations qui s'établissaient entre les hommes couchés dans la batterie, donnaient à l'ensemble de cette scène, un calme pour ainsi dire mélodieux.
Un des canonnière d'artillerie, couché non loin du fanal qui éclairait, dans la batterie, la porte de la chambre du commandant, fit entendre de sa grosse voix un cric dont le son se prolongea jusque sur le pont de la frégate, et de l'avant à l'arrière de la batterie. Les hommes étendus dans leurs hamacs s'empressèrent de s'écrier crac pour répondre au cric du canonnier. C'était le signal, le mot d'avertissement qui indiquait que l'artilleur, un des plus fameux narrateurs de l'équipage, allait conter un conte. Les matelots de quart, qui, sans être aperçus de l'officier qui se promenait derrière, pouvaient prêter l'oreille au récit du conteur, s'empressèrent de se glisser au bas des escaliers de l'arrière et de l'avant. La sentinelle qui, le sabre à la main, se promenait devant le fanal de l'arrière de la batterie, s'arrêta comme séduite par le charme. Chacun écouta en silence, et le conteur commença en ces termes:
LE ROI-MATELOT.
Cric! crac! boutons de guêtres, cire à giberne, la terre de pipe et la sueur des pieds pour le pousse-caillou (le soldat); suif au chapeau, l'épissoir à la main, le goudron au derrière et la chique à la bouche: c'est la rocambole du matelot. Attention: bosse-de-bout, pommes de racage, bout-de-drisse en queue de rat, soupe sans pain, bouillon sans viande, v'là la ration de l'équipage. Bon navire qui sonne la cloche pour dîner; il aura mon sac. Ceci, mes amis, n'est pas un conte: c'est une histoire qui n'en vaut pas mieux; tant pis pour ceux qui dorment, et que ceux qui veillent se mouchent sans mouchoir pour ne pas couper le fil du discours et ne pas me faire faire une épissure au milieu de la conversation. Cric! encore une fois, cric!
Tous les auditeurs s'écrièrent encore une fois crac!
Un tonnerre dans ton lit, une jeune fille dans mon hamac!
Je dois, d'abord un, vous prévenir que tous les contes commencent la même chose et finissent de même, et que je vais commencer le mien.
Il était autrefois un navire: à bord de ce navire il y avait un équipage. Le capitaine voyait à sept lieues dans la brume sans longue-vue; mais comme il se rendait on ne sait pas où, dans des parages de perdition, il jeta sa barque sur des cailloux qu'il n'avait pas aperçus sur sa carte, à douze pieds sous l'eau. «Sauve qui peut, malheureux qui se noie! s'écria-t-il dans son porte-voix d'embêtement, aussitôt qu'il sentit que son pont allait lui manquer sous les pieds.—Attrape à nous sauver corps et biens ou corps sans biens,» dit l'équipage en se jetant à la mer. Des canards se seraient sauvés, la queue en trompette, s'ils n'avaient pas été accommodés aux petits pois; mais les matelots, qui ne savaient pas nager aussi bien que des canards, burent, en faisant des façons et des grimaces, un coup de longueur à la grande tasse. Un seul homme finalement se sauva de tout l'équipage. Ce particulier, qui avait nom Pique-à-Terre, se déhala sur une île déserte où il y avait des habitans; mais quels habitans, mes amis! c'étaient des gaillards ni grands, ni gros, ni gras, ni maigres, mais entrelardés, comme on dit: la peau basanée, tirant sur le cuivre de casserole, le nez en forme de poire tapée, et la bouche retroussée en manière de garniture d'écubier: de vrais nègres rouges enfin.
Aussitôt qu'ils virent Pique-à-Terre à la côte, ils allèrent le chercher en dansant chica et en battant des entrechats à la sauvage. Comme ce jour-là précisément ils avaient un roi à choisir, et qu'il leur fallait une forte pièce pour la fête, ils dirent dans leur baragouin: «Voilà un chrétien qui fera joliment notre affaire.» Pique-à-Terre avait la côte grasse et la mine joufflue, pour son malheur.
On mit donc notre pauvre matelot dans la soute aux provisions à bouche, en attendant l'heure de le passer à la broche. Comme le bois ne manquait pas dans l'île, il était bien sûr de sa cuisson.
Mais bientôt un des chefs de cette escouade d'avaleurs de chair chrétienne s'avisa de le regarder de près et de lui passer le doigt sur le nez, en jetant un cri à casser les vitres des maisons, s'il y avait eu des vitres dans cette île déserte; aussitôt plus de trois mille cinq cents nègres, négrillons et négrailles lui passent le doigt sur le nez en défilant la parade devant lui, et en criant comme le premier de ces individus.
Le chef dit alors à tous ses camarades: «Il est blanc et nous sommes rouge foncé; il a un nez long et creux (car Pique-à-Terre, par bonheur, avait un piffe), B et nous autres nous en avons un si petit que ce n'est pas la peine d'en parler. Si nous le nommions roi, mes amis, puisqu'il nous en manque un, ça éviterait les disputes.»
Tous les individus présens à l'appel se mirent à crier: «Roi pour roi, autant vaut-il celui-là, qui nous est tombé du ciel, qu'un autre.» Car il est bon de vous dire que le navire de Pique-à-Terre s'était perdu net, et qu'il n'avait pas laissé plus de débris sur l'eau que de beurre sur la main.
«Oui, faisons-le roi! faisons-le roi! que se dit tout le monde; il sera plus facile à reconnaître dans la foule, à sa couleur et à son nez.»
Au lieu donc d'être mangé, voilà Pique-à-Terre qui est fait roi parce qu'il avait un nez de longueur.
Cric!
Crac! répondent tous les auditeurs de la batterie au conteur, qui continue:
Ceci est seulement pour voir si vous ne dormez pas, et pour vous faire savoir que les nez de longueur ne sont pas de trop, quand on se perd sur l'Ile-sans-Nom dont je vous parle dans le moment actuel.
Je disais donc que Pique-à-Terre fut nommé monarque de cette île, sans savoir la langue du pays.
Le Roi-Matelot avait bien gouverné, à son tour, et quand il était de barre, les navires où il avait été embarqué; mais une île, entendez-vous bien, ne se gouverne pas à la roue ou à la barre-franche, comme un brick ou un trois-mâts.
«Comment, se disait-il à lui-même, vais-je faire pour commander à toute cette sale espèce qui n'entend pas plus le français que les chiens la musique? S'ils veulent bien se laisser battre, je pourrai peut-être me faire entendre; mais s'ils se mettent dans leurs vilaines têtes de me manger, cuit ou cru, au gros sel ou à la sauce noire, ma royauté sera bientôt finie. Essayons un peu cependant le gouvernement de la trique.»
Ce qui fut dit fut fait. Le Roi-Matelot attrape une bille d'acajou, car partout il y avait de l'acajou dans l'île, et le voilà, pour essayer son sceptre, qui se met à bûcher les plus bêtes de sa cour. Les autres se mettent à rire et à danser autour du roi. «Bon, fit Pique-à-Terre, j'ai trouvé du premier coup la finesse de ma royauté: c'est de frapper dur et de faire jouer la bille.»
Il prit bientôt au roi l'envie de se marier avec toutes les femmes de son île, et la bûche d'acajou fit encore son jeu, parce que les hommes de ces femmes faisaient la grimace, et une vilaine grimace même, à ce qu'on dit.
«Ce n'est pas encore tout, pensa le roi, que d'avoir à moi les femmes de tout le monde, je veux avoir une garde impériale.» Il prit tous les plus grands, et il se fit un état-major de mangeurs de bananes.
Comme il ne manquait pas de charpentiers dans l'île, pour faire des flèches à ces sauvages, il voulut aussi mettre l'État sur un bon pied; car en tout, mes amis, il faut de la discipline, et le navire gouverne mal quand le second veut commander au capitaine.
A force de le haler, dit l'autre, le filain s'allonge. Pique-à-Terre, au bout de six mois, plus ou moins, commença à parler la langue du pays. Une fois qu'il put commander en bon français de l'endroit, à ses sujets, qui n'étaient pas plus malins que l'ordonnance de la marine ne le porte, il leur dit ces paroles en forme de décret:
ARTICLE PREMIER.
Il faudra qu'avant la fin de la semaine prochaine on me fasse une grand'hune sur l'arbre le plus haut de mon royaume.
ARTICLE DEUX.
Cette grand'hune sera mon trône, et gare à ceux qui passeront dessous!
ARTICLE TROIS.
Tous mes sujets mangeront dans des gamelles, et boiront ce qu'ils pourront, dans des bidons de sept.
ARTICLE QUATRE.
Cinq cents hommes feront le quart chaque nuit au pied du grand mât où sera Ma Majesté, pour empêcher de faire du bruit quand je dormirai, et quand je m'éveillerai je ne serai pas de bonne humeur.
ARTICLE CINQ.
Tout ce qui est à vous sera à moi, et tout ce qui m'appartiendra ne sera à personne.
ARTICLE SIX.
Quand je rirai, tout le monde sera content; si je deviens borgne, il me restera encore un oeil: ainsi, veille au grain!
ARTICLE SEPT.
Comme commandant de mon royaume, je choisirai pour seconds, officiers, maîtres et contre-maîtres, ceux qui plairont à Ma Majesté, et quand il me plaira de les renvoyer sans congé, ce sera signe qu'ils ne plairont plus à Ma susdite Majesté.
ARTICLE HUIT.
Je serai le maître tant que je vivrai, et quand j'irai faire la révérence au Père éternel, en vous faisant ma dernière grimace, vous pourrez vous battre, pour me remplacer, tant qu'il vous plaira; car telle est ma volonté.
Signé LE ROI-MATELOT.
Pour copie conforme:
Mot tout seul.
Après tout cela, le roi nomma ses ministres: c'étaient tous de grands gaillards qui, avec une garcette de bon filain en écorce d'arbre, vous faisaient marcher droit les sujets de Sa Majesté.
Mais comme les sujets de l'Ile-va-t'en-Chercher-son-Nom n'étaient que de fichus paresseux qui se reposaient la nuit après avoir dormi tout le jour, le roi inventa une mécanique pour les faire travailler dur: «L'oisiveté, qu'il leur dit, est la mère de tous les vices, et je vais vous relever du péché de paresse, à ma manière.»
Sa manière était solide, au Roi-Matelot, et je vais vous conter comment le malin s'y prit pour donner de l'ouvrage à tout son équipage.
Il commença d'abord par faire mettre en travers, sur chaque arbre haut de cinquante pieds, un autre arbre, hissé en croix, si vous aimez mieux, et puis après il envoya en haut, des hommes pour gréer des suspentes et des balancines sur ces grands coquins d'arbres, comme sur la grande vergue d'un navire, sans comparaison. Quand cet ouvrage-là fut fini, il dit à tout son monde: «Hale dessus maintenant; brasse babord derrière et tribord devant.» C'était une vraie farce de voir dix mille hommes haler toute la journée sur les vergues de la forêt. Le roi, monté sur son trône, c'est-à-dire dans sa hune, commandait la manoeuvre avec un porte-voix de bois, et tous ceux qui ne halaient pas bien sur le bout de corde qu'on leur mettait dans la main, recevaient une doudouille (une volée) un peu ronflante, des ministres, qui n'étaient, une supposition, que les quartiers-maîtres du Prince-au-Long-Nez, car c'était le nom qu'on lui avait donné dans son royaume, à cette espèce de matelot parvenu.
Une fois, je me suis laissé dire qu'il y avait eu son premier ministre qui s'était avisé de l'appeler l'empereur Nasica, par rapport à son nez.
Un espion du prince, car il avait aussi des espions de tous les bords, vint lui récapituler cette parole dans le sifflet de l'oreille.
«Oui, répondit le roi, qui ce jour-là s'était levé de mauvais poil; oui, je suis Nasica premier, empereur des Va-nu-Pieds; mais toi, mon premier ministre, tu seras pendu,»
Effectivement le premier ministre, dix minutes après le rapport de l'espion, fut hissé par le cou au bout de la grande vergue du mât royal.
Toutefois et quantes il n'était pas content de ses autorités, il leur faisait brasser une vergue pendant vingt-quatre heures de quart. Tout cambusier qui, en distribuant la ration à son escouade, s'avisait de rogner la portion du pauvre b...., était bien sûr d'être amarré sur le tenon (sur le sommet) d'un arbre gréé en bas-mât, et de recevoir en descendant une ration de coups de bout de corde qui n'était pas piquée des hannetons.
C'était tout de même un bon roi que l'empereur Nasica Ier; il bûchait tout son monde; mais il était juste, et la justice fait toujours aimer ses chefs.
Je ne vous ai pas dit qu'une fois, en montant sur son trône, qui était plus haut que la girouette du grand-mât de la frégate, il aperçut au large une façon de terre toute ronde. Le temps était beau et voyant ce jour-là. «Bon, dit-il, c'est une île que je viens de voir; elle me reste dans le nord-ouest-quart-de-ouest, distance de dix lieues, et en gouvernant dessus, je finirai par l'avoir.»
Mais jusqu'à ce moment-là on n'avait pas pensé, dans l'île, à faire des pirogues.
«Attrape tout de suite, dit le prince, à faire comme moi; qui m'aime me suive!» Tout le monde le suivit, parce que les coups de garcette étaient là pour un coup ou deux.
La première chose que fit le prince, ce fut d'abattre des arbres sur le bord de la mer, et de travailler à poser la quille d'un bateau. Le gouin (le marin) n'était pas charpentier de son état, mais il avait de l'idée, le coquin! et il avait vu des pratiques travailler des embarcations. En moins de quatre jours, tout en chantant la Mère-Gaudichon, il monta une pirogue clouée et chevillée en bois, mais pas trop mal solide pourtant.
«A présent, dit-il à tous ceux qui le regardaient, vous voyez comment je m'y suis pris. Le premier des chefs d'escouade qui n'en aura pas fait autant que moi dans une semaine, aura sur le dos pendant quinze jours.»
La semaine n'était pas finie, qu'il y avait plus de deux cents pirogues de faites tant bien que mal.
Voilà comme quoi, mes amis, un prince qui veut avoir une marine doit s'y prendre pour ne pas laisser l'Anglais régner seul sur la mer. Le malheur de la France, c'est de n'avoir jamais eu un roi-matelot.... Hum! je n'en dirai pas plus long là-dessus, parce que tous ceux qui m'entendent ici ont deux oreilles et une demi-paire de langue. Assez causé.C
L'empereur Nasica Ier n'eut pas plutôt ses deux cents pirogues à la mer, qu'il fit mettre un pavillon sur sa flotte. Vous dire quel était son pavillon, c'est ce que je ne vous dirai pas, parce qu'on ne me l'a pas appris; mais tout ce que je puis vous assurer, c'est que son pavillon n'était pas un pavillon blanc, comme celui qu'on hisse tous les matins à bord de nos navires dans le moment actuel.... Hum! hum! Je m'entends, si vous ne m'entendez pas. Sufficit. Je suis un peu enrhumé.
Où donc est-ce que j'en étais de mon histoire?
—Au lançage des pirogues, canonnier.
—Ah! c'est vrai: m'y revoilà!
Donc les deux cents pirogues étaient bien lancées, comme je vous l'ai conté; mais les équipages ne savaient pas ramer ensemble et de long. L'empereur prit lui-même un aviron, et il montra à ses gens comment il fallait manier une plume de dix pieds pour faire sailler une embarcation de l'avant.
Une fois l'exercice des rames fait deux ou trois fois, on embarqua des vivres sur chaque pirogue: à savoir, un corosol, deux bananes et un bidon d'eau par tête. On annonça que le coup de canon de partance serait tiré le lendemain. Quand je dis le coup de canon de partance, vous comprenez bien que je ne sais pas ce que je dis, puisqu'il n'y avait pas plus de canon dans l'île, que je n'ai de pièces en or dans mon sac. Mais c'est égal. Il y avait dans le pays une ancienne, une vieille sorcière rouge-brun qui passait pour avoir autant d'années sur la tête, que de cheveux. Elle devinait ce qui devait arriver aux hommes et aux femmes. Avant de se mettre pour la première fois en mer, les équipages de la flotte des pirogues voulurent sonder un peu l'idée de la vieille diseuse de bonne-aventure, sur l'expédition. L'empereur, lui, ne croyait pas à toutes ces bêtises-là; mais, pour ne pas trop juguler son monde, il dit à la sorcière avec douceur: «Viens-t'en ici, toi, espèce de manivelle sans dents. Qu'est-ce que tu penses de mon expédition?
—Je pense, répondit-elle, que le navire périra par son gréement.
—Qu'est-ce que cela signifie? lui demanda l'empereur.
—Tu l'apprendras en temps et lieu.
—Et moi, qu'est-ce que je deviendrai?
—Tu veux le savoir, grand empereur?
—Tiens, puisque je te le demande, est-ce pour ne le savoir pas!
—Le navire périra par son gréement.
—Ah ça, tu n'as donc que la même chose à me dire? Attends un peu; puisque tu devines tout ce qui doit arriver au tiers comme au quart, je vais bien voir si tu as l'esprit de Nostradamus dans le ventre. Sais-tu, par exemple, ce que tu vas devenir toi-même dans dix minutes d'horloge?
—Je deviendrai ce qu'il plaira à Votre Majesté, grand empereur.
—Mais qu'est-ce qui me plaira dans dix minutes d'ici?
—Il vous plaira ce que vous voudrez.
—Puisque c'est comme ça, il me plaît de te faire pendre.
—Je l'avais deviné, reprend la vieille sorcière, pour ne pas perdre sa réputation de devinage.
—En ce cas, pour qu'il ne soit pas dit que tu n'as pas dit la vérité, j'ordonne et je commande que tu sois accrochée à une potence pour y voir de plus haut.»
L'empereur fut obéi, comme on le pense bien. La flotte, après ce beau coup de manoeuvre, partit pour l'île inconnue; la v'là en mer.
Nasica Ier, qui n'était pas une bête, comme il y a certains rois, à ce que je me suis laissé dire, avait remarqué que la pleine lune se levait toujours sur l'île ancienne. Il partit donc au lever du soleil le jour de pleine lune, parce qu'il se dit à lui-même: «Je n'ai pas de boussole pour pouvoir gouverner au compas; mais en ayant soin de gouverner à avoir le soleil levant sur l'arrière de ma pirogue, j'arriverai dans quelques heures à vue de l'île, et ensuite j'attendrai la nuit pour l'accoster, en gouvernant sur la pleine lune qui se lèvera du bord de cette terre que je veux voir pour m'amuser, par manière d'acquit.»
Un autre prince qui aurait mal pointé sa carte, se serait mis dedans, royalement, comme on dit; mais le Roi-Matelot ne se blousa pas, je vous en fiche ma parole. Le particulier vit la terre le premier à l'heure dite, et vers les six ou sept heures du soir, quand la lune se leva large comme un pain de munition et rouge comme la figure d'un capitaine hollandais, il fit signal, avec un fanal de poupe, à toutes les pirogues de nager droit sur la lune levante. Le coup ne manqua pas, et la flotte mal montée de sauvages accosta l'île inconnue, en donnant un bon coup d'aviron. Les habitans de ces parages, qui étaient à danser dans le moment de la descente, commencèrent tous par jouer des jambes d'abord. Mais l'empereur Nasica, qui le premier avait sauté à terre, se mit à dire aux mal-blanchis qui battaient en retraite: «Il n'y a pas d'affront, vous autres; je ne veux pas vous faire du mal. C'est une visite de ma part tout bonnement. Avez-vous un roi?
—Oui, répondirent les habitans. Car il est bon de vous apprendre que, par le plus grand des hasards, dans les deux îles on parlait le même langage, ou pour mieux dire le même baragouin.
«A la bonne heure, reprit Nasica; car si vous n'aviez pas eu de roi, j'aurais fait votre affaire. Allez me chercher cet individu.»
On alla en rognonnant chercher le roi de l'île inconnue.
Le monarque arriva tout essouflé, car il était gros et il avait joliment peur.
«Qu'y a-t-il pour votre service? demanda-t-il à l'empereur.
—Mais rien, mon ami; je suis venu, en qualité de voisin et de confrère, saluer Ta Majesté.
—Oserai-je demander à la vôtre d'où elle vient?
—Ose, oui, ose, mon camarade; je ne vois pas pourquoi tu n'oserais pas. Je viens de mon île, qui est à peu près à quinze lieues de la tienne. Comment se porte Ta Majesté?
—Bien, et vous? je vois avec plaisir que vous paraissez jouir d'une bonne santé.
—Ça ne va pas trop mal comme ça. Mais voilà assez de cérémonies. J'invite Ta Majesté à conduire la mienne dans ta maison, pour nous rafraîchir, car j'ai soif.»
Les deux monarques allèrent amicalement se rafraîchir dans la case royale:
Or, il est temps de vous dire que le roi de l'île inconnue avait la plus belle femme de tous ses états. C'était un vrai colosse: cinq pieds huit à neuf pouces; une peau comme une peau d'orange, mais douce comme un gant, et des appas relevés en bosses d'or, et à coups de palan, jusqu'au menton. Aussitôt que Nasica Ier eut vu la reine, il dit au mari de cette aimable princesse: «Voilà qui n'est pas mal, et je ferais bien mon affaire de votre femme.
—Vous êtes trop bon, lui répondit le roi; mais j'en fais moi-même mon affaire aussi, et tout seul.
—C'est dommage. Je voudrais dire un mot en particulier à la reine sur la politique des deux états.
—Mon épouse, répondit le roi, n'entend pas la politique, et je l'entends bien mieux qu'elle.
—C'est égal, je la lui apprendrai. Sors pour un instant, mon ami, tu me feras plaisir.»
Le roi, qui ne voulait pas trop se fâcher avec l'empereur, sortit pour un instant, en faisant une mine à faire trembler tout son royaume.
Une fois que l'empereur fut seul avec la princesse, il voulut prendre des libertés, à la bonne matelotte. Mais la princesse, qui était bien élevée, lui dit avec modestie, et en lui donnant une tape à poing fermé: «Est-ce que tu voudrais nous embêter, beau prince?»
Le prince rengaîna pour l'instant son compliment d'ouverture et ses libertés.
Après avoir donc été repoussé avec perte, l'empereur changea la conversation. La princesse fit tomber l'entretien sur les nez.
«Beau prince, dit-elle, voilà le premier nez de cette façon que je vois dans ma vie. Voulez-vous me permettre de le toucher?
—Avec plaisir, princesse. Il est de taille; mais, comme on dit, jamais grand nez n'a défiguré un beau visage.
—Ce que vous me dites là, bel empereur, est méchant, et c'est peut-être parce que je n'ai pas de nez moi-même, que vous me récitez ce compliment. Mais il m'est avis que vous avez la peau blanche.
—Oui, c'est un agrément que je me suis donné en naissant.
—Cela vous plaît sans doute à dire, car on n'est pas maître de se faire la peau soi-même.
—Pardonnez-moi, et si vous le désiriez, je vous blanchirais la vôtre.
—C'est une plaisanterie, sans doute; mais pour la farce, je serais bien aise d'en essayer.»
Voilà-t-il pas, mes amis, que cette princesse, qui avait commencé par bégueularder, par donner une taloche à Nasica, se mit, pour avoir la peau blanche, à se laisser aller avec le courant.
Dans cette entrefaite arrive le roi son époux, qui s'ennuyait de tenir la chandelle à la porte de sa maison.
«Je voudrais bien savoir ce que vous faites là avec mon épouse? demanda-t-il à l'empereur.
—Mais j'étais occupé à faire quelque chose à la princesse.
—C'est bon, répond le roi; mais, selon les lois du pays, il faut que je rende la pareille à Votre Majesté. Avez-vous une femme dans votre île?
—J'en ai cinquante, mon camarade, et tout ce demi-cent de femelles est à ta disposition.
—En ce cas-là, partons pour votre empire, car mon honneur ne sera vengé que lorsque j'aurai fait aux femmes de Votre Majesté ce qu'elle vient de faire à la mienne.
—Partons, dit l'empereur, je ne demande pas mieux.»
Le roi de l'île inconnue était malin, mais il n'avait pas plus de méfiance qu'un nouveau-né. Il s'embarque avec l'empereur sur la pirogue royale, et voilà la flotte qui revient dans l'empire de Nasica.
A son arrivée, il y eut des fêtes et de la boisson à discrétion pour tout le monde: «Voyons, où sont vos femmes? demanda le roi inconnu à son camarade l'empereur, car il faut que mon honneur soit vengé!
—Mes femmes, mais je les ai toutes; prends-en tant que tu voudras, et venge-toi tant que tu le pourras. Je n'ai pas d'autre système.
—Ah! je vois bien que Votre Majesté m'a roulé, répondit tout haut le roi de l'île inconnue; mais je m'en souviendrai, se dit-il à lui même, en dedans et tout bas.
—Ah ça, voulez-vous, lui souffla dans le tympan de l'oreille l'empereur, voulez-vous savoir ma manière de régner?
—Ce n'est pas de refus, répond l'autre; donnez-moi une leçon de royauté.»
Vous vous souvenez bien, sans doute, que je vous ai déjà appris comment l'empereur avait hissé son trône au haut d'un grand arbre. Cet arbre était soutenu par des haubans qui venaient tribord et babord s'amarrer à terre sur de forts pitons de bois plantés en plein champ. «Bon, pensa le roi de l'île inconnue, en voyant cette installation: dans un pays où il y a beaucoup de rats de forêts, il ne sera pas malaisé de jouer un mauvais tour à mon empereur.»
Nasica monta donc sur son trône, et quand il fut assis, il commanda à son peuple un tas de manoeuvres qui étonnèrent le roi: «C'est beau! s'écriait-il, c'est superbe! mais la manoeuvre que je lui prépare sera encore plus belle que tout cela.»
Savez-vous ce que c'était que la manoeuvre qu'il préparait, le malin? vous allez le savoir.
Le roi, en visitant l'île, avait vu du coin de l'oeil qu'il y avait de gros rats partout, comme à bord d'une vieille carcasse de navire. Il demanda à son souper, pendant plusieurs jours, à manger du lard grillé. Et puis la nuit, sous prétexte d'un besoin, il allait graisser, avec le reste de ce lard, le pied des haubans qui soutenaient le mât du trône de l'empereur. Vous sentez bien que lorsque les rats, qui sont friands, se mirent à flairer l'odeur de cette graisse, ils ne manquèrent pas de rogner le bas des haubans. Les dents de ces animaux jouèrent tant, qu'en moins de quarante-huit heures les bas-haubans ne tinrent plus qu'à un fil carré. C'est alors que le roi, un jour qu'il ventait bonne brise, se mit à dire par manière d'acquit à l'empereur: «Je voudrais bien savoir si Votre Majesté aurait assez de toupet, au moment où l'on y pense le moins, pour faire venir tout son peuple autour de son trône.
—Crois-tu donc, camarade, que ce soit si difficile?
—Non, rien ne vous est difficile à vous; mais je voudrais bien le voir tout de même.»
Voilà que, sans ajouter un mot, l'empereur monte en vrai gabier sur son trône, son porte-voix de combat à la main. Mais, en mettant le pied sur ses enfléchures, il vint à penser à la parole que la vieille sorcière, que vous savez bien, lui avait dite avant son embarquement: «Le navire ne périra que par son gréement, rognona-t-il en montant. Il vente bonne brise aujourd'hui, et mes gueux de ministres ne visitent pas souvent mon haubantage: c'est égal, il ne s'agit pas de caponner devant le roi. En descendant, je ferai pendre les principaux de l'Etat.»
Au commandement de l'empereur, grimpé sur son trône, tout le peuple vint en courant, comme vous autres, sans comparaison, quand on commande le branle-bas général de combat à bord. Mais au moment où les habitans se poussaient comme des moutons au pied du mât du trône, ne voilà-t-il pas que les haubans larguent du bord du vent, et que le mât, qui n'est plus soutenu contre la raffale qui soufflait dur, craque en deux endroits, et qu'il tombe avec l'empereur au bout! Je vous demande un peu quel boucan de cinq cent mille diables cette avarie fit dans l'île! Le corps de l'empereur fut trouvé en quatre morceaux au milieu des parias du peuple, que la cassure du mât du trône avait écrasés comme des mouches. Mais la tête de Nasica tenait encore à ses épaules par ce tas de petits fils à voile en chair que nous avons dans le cou; et avant de fermer les sabords (les yeux) de sa batterie, il dit à ses ministres, qui étaient venus pour le relever: «Mes amis, la vieille sorcière avait raison: c'est par le gréement que mon navire a péri. Mais vous êtes tous des tas de gredins de n'avoir pas fait la visite de mes bas-haubans; et si j'avais seulement dix minutes de plus à vivre, je vous trouverais joliment votre marche.... Bonsoir....»
C'est de cette façon que finit le Roi-Matelot. On l'enterra comme un chien, mais ce n'est pas l'enterrement qui fait quelque chose à l'affaire: une fois mort, tous les logemens sont bons. Ce conte est seulement pour vous apprendre que, si jamais vous devenez roi, ce qui n'est pas aussi sûr que du vinaigre, et que vous vous mettiez dans la tête de gouverner votre royaume comme un navire, il ne faudra jamais oublier de visiter vous-même votre gréement tous les matins. Les ministres, c'est bon, si l'on veut; mais le coup-d'oeil du capitaine vaut encore mieux. C'est celui qui est chargé de la route qui doit regarder le plus souvent au compas et se méfier des embardées.
Cric! crac! le conte est fini.... Tant pis pour ceux qui ont dormi; attrape à taper de l'oeil, et dorment en double ceux qui sont de quart à minuit!
Un murmure d'approbation s'éleva, après la narration du conteur, des hamacs de tous les auditeurs qui avaient prêté jusqu'au bout la plus scrupuleuse attention aux paroles du canonnier. Les réflexions morales sur l'imprévoyance du Roi-Matelot ne manquèrent pas. La critique d'artiste vint après. Les uns trouvaient que le conte était trop long: c'étaient ceux qu'on devait appeler au quart à minuit. Les autres Aristarques trouvaient que les événemens péchaient surtout par l'invraisemblance. Comment une île déserte pouvait-elle avoir dix mille habitans? Le moyen de croire que dans une île tant de sauvages n'eussent pas essayé, avant l'arrivée du chrétien, à faire des pirogues pour visiter les autres insulaires du voisinage! Le conte du canonnier était évidemment une folie; et puis ce mât du trône, et puis ce long nez, cause première de la fortune du Roi-Matelot, et cette sorcière qui, sans savoir ce que c'était qu'un navire, avait prédit au monarque que le navire périrait par son gréemént! Tout cela était de l'embrouillamini; mais, quelque sévères que fussent ces critiques, chacun convenait que le conteur avait une bonne platine, et que la citoyenne qui lui avait coupé le filet avait bien, gagné son argent!
Quatre doubles coups tintèrent bientôt sur la cloche de la frégate. C'était minuit. La voix tonnante du maître d'équipage fit entendre alors ces mots: Réveille au quart, et que personne ne descende avant que son matelot soit monté sur le pont!
Le pilotin alla derrière allumer un fanal pour descendre réveiller l'officier qui devait relever celui de ses confrères qui, depuis six heures du soir, se promenait sur le gaillard.
Les matelots désignés pour prendre le quart qui allait commencer sautèrent, de leurs hamacs, sur le pont de la batterie. C'est ce diable de conte, s'écriaient-ils, qui m'a empêché de dormir; mais c'est égal, ce gredin de canonnier n'a pas la langue amarrée dans sa poche. Et puis chacun montait sur les passavans par l'escalier de devant, pour s'entretenir, en faisant les cent pas, des aventures du Roi-Matelot. Pendant plus d'une semaine dura le commentaire. Il fallut qu'un autre conte vînt effacer le souvenir du premier, pour que la critique du gaillard d'avant changeât d'objet et trouvât un aliment nouveau.
Deux frégates françaises, destinées pour l'Inde, étaient appareillées de Toulon, en pleine paix, avec un assez grand nombre de passagers du gouvernement.
L'une de ces frégates, la Bramine,D était montée par le plus ancien des deux commandans: c'était un vieux marin de l'Empire, bon et brave homme, plus soigneux de bien faire son métier que d'arrondir de belles phrases à l'usage des passagers et des passagères qu'il avait à bord. C'était lui qui commandait, comme il le disait, la paire de frégates qui venait de mettre à la voile pour aller jeter à Chandernagor ou à Pondichéri quelques gens inutiles à la France et fort importuns au ministre.
La seconde frégate, l'Albanaise, avait pour commandant un assez jeune capitaine de vaisseau, aux manières franches et courtoises, au maintien élégant, mais décidé; c'était aussi un très-bon officier, aimant beaucoup le plaisir et la gaîté, mais aimant, avant tout, ses devoirs et son métier.
Rien n'était plus piquant que de voir se promener ensemble, sur le gaillard d'arrière, le commandant de la Bramine et son confrère de l'Albanaise: l'un s'emportait à tout propos, en rudoyant parfois, mais sans aucune aigreur, son collègue, qui tournait toujours toute la mauvaise humeur de son chef en plaisanterie. Souvent, après s'être chamaillés pendant une heure, les deux commandans se quittaient les meilleurs amis du monde et en se serrant cordialement la main. Personne n'estimait plus que le commandant de l'Albanaise son supérieur le commandant de la Bramine, et personne n'aimait plus le commandant de l'Albanaise que le vieux capitaine de la Bramine.
Quand à la mer le temps était trop mauvais pour que le jeune capitaine pût se rendre au bord de son vieil ami, on sentait qu'il manquait quelque chose à celui-ci: «Chien de métier! s'écriait-il; naviguer si près l'un de l'autre, et ne pouvoir pas mettre une embarcation à l'eau pour communiquer! Ce diable-là est peut-être malade; mais il ne m'en dit rien de peur de m'alarmer....» Et aussitôt le vieux commandant appelait l'officier chargé des signaux, pour lui dire: «Monsieur, ordonnez à l'Albanaise de passer a poupe; j'ai un ordre à lui donner.»
Le signal était fait. On voyait alors l'Albanaise manoeuvrer pour ranger l'arrière de la Bramine; et, dès qu'elle était à portée de voix, le vieux commandant lui criait dans son gueulard:E
«Oh! de l'Albanaise, oh!...
—Holà! commandant, répondait le capitaine de cette dernière frégate.
—Comment vous portez-vous, mon bon ami?
—A merveille, mon commandant; et vous?
—Très-bien, très-bien; mais j'aurais envie de vous voir: j'ai quelque chose à vous dire.
—Cela suffit, commandant; si dans la nuit la mer devient moins grosse, comme il y a toute apparence, j'aurai l'honneur de me rendre à vos ordres.»
Les deux frégates, qui s'étaient mises en panne pendant ce petit entretien, reprenaient leur route, et le vieux capitaine se sentait plus content: il avait parlé à son ami.
Pour peu que le temps le permît, on pense bien que le jeune capitaine ne manquait pas de se rendre aux ordres de son supérieur; et, quand ils se revoyaient, il arrivait qu'aucun d'eux n'avait plus rien à dire à l'autre. Mais ils se promenaient ensemble, ils discutaient, dînaient, fumaient un peu, et le temps passait plus vite.
Un jour cependant il se fit que le commandant de la Bramine eut quelque chose à confier à son collègue.
Il lui dit, avec toute la naïve brusquerie de son caractère et de son langage:
«Vous savez, mon cher ami, que l'on m'a donné les principaux passagers et les plus belles passagères qu'il a plu au ministre de nous faire transporter dans l'Inde. Eh bien! au nombre de ces passagers, il en est un qui me taquine singulièrement par son ton dédaigneux et ses manières fanfaronnes.
—C'est, j'en suis sûr, cet ambassadeur qu'on envoie traiter avec les Malais et les Malabars. On devine ces gens-là en leur regardant seulement la coiffure.
—Précisément, c'est lui. Voyez comme il vous a sauté aux yeux de suite.... Tenez, il se promène avec un bonnet grec sur l'oreille, et son fusil armé pour tuer quelques méchans goëlans, afin, dit-il, de faire la guerre à quelque chose.... C'est un ambassadeur très-extraordinaire, je vous assure, que l'on envoie là aux Indiens.
—Mais que ne le laissez-vous tout entier dans sa fatuité! On boit, on mange avec ces hommes-là, et on ne leur parle pas.
—Tout cela est bien facile à dire; mais quand un fanfaron de cette espèce vient vous répéter à chaque instant: «Je croyais le métier de marin plus difficile et la mer plus terrible! Mais ce n'est rien que tout cela. Quel dommage que je n'aie pas navigué en temps de guerre! je serais devenu amiral.» Que voulez-vous qu'on lui réponde, ou plutôt qu'on ne lui réponde pas?
—On lui tourne le dos, et tout est dit.
—C'est bien aussi ce que je fais; mais j'enrage, corbleu! en revirant de bord. Tenez, le voyez-vous encore se pavaner au milieu de ces passagères, en leur répétant que notre métier est une vétille, et que nous ne sommes que des charlatans qui singeons le courage au milieu de périls imaginaires.... Oh! que ne vient-il donc un bon coup de vent pour faire descendre ce crâne-là à fond de cale.... Pourquoi ne sommes-nous pas en temps de guerre, comme il dit qu'il le souhaite! Je crois, le diable m'emporte, que j'irais attaquer toute une escadre, rien que pour faire peur à ce fat.»
En ce moment même le plénipotentiaire passager aborda nos deux commandans:
«Eh bien! graves et soucieux confidens d'Eole, que dites-vous de ce temps qui, quoique beau, nous contrarie dans notre route? Aurons-nous un coup de vent bientôt, ou voguerons-nous à pleines voiles vers notre destination, conduits et protégés par une brise légère?
—Quel fat! dit à part, à son collègue, le commandant de la Bramine.
—Quel sot plutôt! lui répond le commandant de l'Albanaise.
—En vérité, reprend le plénipotentiaire, je vous admire du plus profond de mon âme, Messieurs les marins. Il faut que vous ayez une grande vertu pour exercer votre profession.
—A la fin, monsieur l'envoyé du gouvernement, vous nous rendez donc justice. Vous convenez qu'il faut être doué de quelques qualités pour faire un bon marin.
—Mais, commandant, ai-je jamais refusé à ceux qui font le premier métier du monde la justice qui leur est due si légitimement? Personne plus que moi ne rend hommage au mérite dont il faut que l'homme de mer soit doué! et, comme je me suis fait l'honneur de vous le dire à l'instant même, j'admire en vous une vertu que l'on chercherait vainement dans ceux qui exercent une autre profession que la vôtre.
—Et quelle est donc cette vertu que vous admirez tant! Le courage?
—Oh! non: tout le monde en a.
—La franchise de notre caractère et de nos manières?
—Pas davantage; car, malgré les éloges que vous méritez sous ce rapport-là, la franchise n'est pas exclusivement le partage des marins.
—Mais quelle peut être enfin cette vertu que vous trouvez en nous seuls?
—La patience! Ne faut-il pas en effet que vous soyez cuirassés d'une angélique longanimité, pour vous résigner à supporter l'ennui d'une longue traversée, les contrariétés que vous font éprouver des mois entiers de calme ou de mauvais temps? Si encore, dans votre ennuyeuse carrière, quelques incidens inattendus, quelques espérances de gloire, venaient varier la monotonie de votre existence! Mais non, rien, rien que des tempêtes en temps de paix, et Dieu sait ce que c'est qu'une tempête! c'est toujours la même chose: de grands coups de roulis et quelques grosses lames qui viennent tomber à bord!
—Et vous appelez cela rien?
—Sans doute. M'avez-vous vu, par exemple, frémir le moins du monde, pendant la première bourrasque que nous avons essuyée en sortant du Détroit? Voyons, rendez-moi justice; ai-je sourcillé en face du coup de vent qui menaçait de nous démâter? Pendant que vous étiez dans l'anxiété en attendant l'événement, je riais avec nos jolies passagères, presqu'aussi résignées que moi. Et cependant, avant de m'embarquer, on m'avait fait redouter la mer et ses fureurs, le naufrage et ses angoisses. Tenez, mon cher commandant, cela soit dit sans vouloir diminuer votre mérite; votre mer ressemble un peu à ces bâtons flottans du Bonhomme:
De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.
—Ouf, dit le commandant à ce dernier trait d'ironie, je voudrais, pour deux des doigts de ma main droite, être en temps de guerre, et tenir ce gaillard-là à bord de ma frégate.
—Il n'est pas besoin de cela, reprend le confrère du commandant en attirant à lui le vieux loup de mer irrité: votre passager n'est qu'un mauvais fanfaron un peu soufflé d'orgueil et d'impudence. Rien n'est plus facile à mystifier que les gens de cette espèce.
—Oh! pour celui-là, il est à mystifier ou à claquer; et si je ne puis pas réussir à l'humilier, je sens là, au bout de mes cinq doigts, que j'aurai recours aux moyens violens, car, je vous l'avoue, mon cher ami, malgré la longanimité qu'il vient d'admirer si insolemment en nous, je n'y tiens en vérité plus.
—Voyons, calmons-nous un peu, mon cher commandant. Si vous voulez bien me laisser agir et vous prêter de bonne grâce au petit projet assez plaisant que je viens de concevoir et qu'il nous est très-facile d'exécuter, je vous promets une complète et risible vengeance.
—Disposez de moi, mon ami; tout ce que vous voudrez me faire faire pour tirer raison de l'impudence de cet impertinent passager, sera exécuté à la lettre par votre commandant. Parlez, vous vous entendez en malice beaucoup mieux que moi, et sous ce rapport-là j'amène pavillon devant vous.
—J'ai besoin de faire repeindre ma frégate. Depuis notre départ nos équipages n'ont pas fait l'exercice à feu.... Permettez-moi, une belle nuit et au premier petit coup de vent que nous éprouverons, de me séparer de vous pour cinq à six jours.... Comprenez-vous mon projet?
—Oui, j'entrevois bien quelque chose.... Votre intention serait.... Oh! je devine bien à peu près.... Mais expliquez-moi comment, par exemple, vous....
—On nous écoule. Votre plénipotentiaire paraît même nous observer avec curiosité; allons dans votre chambre concerter notre affaire. Là je vous déroulerai tout mon plan de campagne, et nous conviendrons de tous les faits.»
Les deux amis descendirent. Ils parlèrent bas assez long-temps, et à la suite de leur entretien, qui dura près d'une heure, on les entendit rire aux éclats. En montant sur le pont pour s'embarquer dans le canot qui devait le ramener à bord de sa frégate, le commandant de l'Albanaise serra joyeusement la main de son confrère, qui paraissait ne pas se tenir d'aise, et qui lui répéta plusieurs fois, de manière à être entendu de tout le monde: «Surtout, mon ami, n'oubliez pas que je vous recommande de naviguer le plus près possible de moi.
—Soyez assuré, mon commandant, qu'il ne faudrait rien moins que de bien mauvais temps ou qu'une forte avarie pour me faire abandonner mon chef de file.»
Mais, après avoir prononcé ces paroles le plus haut qu'ils avaient pu, l'un dit tout bas à l'oreille de l'autre: «Dans huit jours, par les 4 degrés sud et les 15 ouest.... C'est entendu.»
A la mer, en effet, deux navires se séparent et conviennent de se retrouver à tel point du globe, à peu près comme deux amis se donnent rendez-vous, à Paris, dans telle ou telle partie du Palais-Royal ou du jardin des Tuileries.
Les deux frégates amies, quelques quarante-huit heures après la dernière entrevue de leurs commandans, éprouvèrent dans la nuit une forte brise qui les força de naviguer sous leurs huniers au bas ris. Les passagers, un peu secoués dans leurs cabanes, crurent qu'il s'agissait d'une tempête; mais, malgré l'émotion qu'il ressentait, le plénipotentiaire pensa qu'il devait faire bonne contenance aux yeux du commandant devant qui il s'était mis dans la presque obligation de montrer du calme et du courage. Il monta sur le pont. L'obscurité était profonde. On distinguait à peine, de temps à autre, le fanal de poupe de l'Albanaise, balloté par les grosses lames et errant sur les flots plaintifs, comme ces feux qui, pendant les orages nocturnes, se balancent au-dessus des abîmes dont les funèbres échos rejettent aux vents le bruit de la foudre qui gronde au loin.
La nuit se passe: le calme renaît avec le jour, et la mer, encore un peu agitée, laisse voir à l'horizon, comme de hautes montagnes qui s'écroulent, les vagues qu'a soulevées pendant quelques heures l'impétuosité de la brise. L'officier de quart recommande aux premiers matelots qui montent en vigie sur les barres, de regarder au large pour tâcher de découvrir l'Albanaise. Les matelots promènent attentivement leurs regards sur la vaste étendue de mer au centre de laquelle ils sont perchés sur les barres de catacois.... Ils n'aperçoivent rien.... L'Albanaise a disparu dans la nuit, mais par quel motif? Le coup de vent n'a pas été assez fort pour lui occasioner des avaries! Elle n'a fait, au moyen de ses fanaux, aucun signal de détresse! S'il lui était arrivé quelque accident qui eût pu exiger le secours de sa conserve, elle n'aurait pas manqué de tirer un coup de canon, dans le cas où l'obscurité n'aurait pas permis d'apercevoir ses feux.... Qu'est-elle donc devenue?
La disparition de la frégate donna lieu, comme on doit bien le penser, à mille conjectures, à mille objections à bord de la Bramine. On attendit l'arrivée du commandant sur le pont, pour tâcher de lire sur sa physionomie l'effet que produirait la nouvelle de l'absence de sa compagne de route.
«Si notre commandant n'est pas surpris quand on lui annoncera cela, disaient les matelots, c'est une preuve qu'il aura permis à l'Albanaise de lui brûler la politesse.
—Mais s'il se montre étonné du coup de temps, répondaient d'autres matelots, quel signe ce sera-t-il?
—Ce sera signe que l'Albanaise aura été obligée de nous quitter par force majeure.»
Le commandant paraît sur le pont à sept heures du matin.
L'officier de quart, après l'avoir salué respectueusement, lui apprit qu'on ne voyait plus la frégate.
«A-t-on bien regardé partout de dessus les barres? reprend le commandant avec vivacité, et en feignant un air d'inquiétude.
—Partout, commandant: moi-même j'y suis monté pour parcourir avec ma longue-vue tous les points de l'horizon. Je n'ai rien aperçu.
—Diable! diable! c'est contrariant.... Que lui sera-t-il donc arrivé?...» Tout l'équipage prit un air inquiet. Les passagers et les passagères arrivèrent bientôt sur le pont, et en voyant toutes les figures se rembrunir, ils se mirent aussi à prendre un air soucieux. On ne parla plus de l'Albanaise qu'à voix basse et toujours en arrière du commandant. Le vieux marin avait au mieux joué son rôle.
Six à sept jours se passent sans qu'on revoie la fidèle compagne de la Bramine; chaque matin les hommes placés en vigie se crèvent les yeux pour découvrir quelque chose à l'horizon, et chaque matin la Bramine fait de la route, et l'on finit par oublier l'Albanaise, sur laquelle on ne compte presque plus. Le plénipotentiaire, ce passager qui va si mal au vieux commandant, s'avise encore de lancer quelques épigrammes sur la séparation forcée des deux frégates, et sur l'insuffisance des moyens qu'a l'homme de mer à sa disposition pour lutter contre la puissance ou le caprice des élémens. Le commandant enrage toujours; mais il sait se contenir pourtant, car il espère bientôt se venger de la crânerie de son insupportable passager. L'heure de la vengeance, en effet, va sonner.
Un beau jour, vers midi, les officiers, armés de leurs cercles de réflexion ou de leurs sextans, observent la hauteur du soleil qui darde perpendiculairement ses rayons sur les tentes qui abritent les gaillards. On est par 4 degrés de latitude sud. Bientôt on fait le point, et l'on trouve que la longitude est de 15 degrés et quelques minutes ouest.
Le commandant, après s'être entretenu un moment avec l'officier de route chargé des montres marines, se promène sur le pont; il laisse échapper des mouvemens d'impatience.
La vigie du grand mât crie: Navire!
Toutes les têtes se dressent.
Le commandant continue de se promener, mais en riant sous cape, et en faisant demander où se trouve le navire aperçu. La vigie répond: Par le bossoir de tribord!
Tous les regards se portent sur les flots dans la direction indiquée.
Le navire approche: il est gros. La Bramine manoeuvre de manière à aller à sa rencontre. On n'est plus, au bout de quelque temps, qu'à une lieue de lui. Alors on l'observe.
«Ne serait-ce pas l'Albanaise? disent d'abord ceux qui croient avoir les meilleurs yeux.
—Mais l'Albanaise a un grand bord blanc et des mâts de catacois garnis, tandis que celui-ci est peint tout en noir et n'a que des mâts de perroquet à flèche.
—Cependant c'est bien une frégate que ce bâtiment!
—Et n'y a-t-il que l'Albanaise qui soit une frégate?»
Les officiers, qui tiennent leurs longues-vues braquées sur le navire qui s'avance toujours, ne prononcent pas une seule parole. Les passagers sont dans l'anxiété en voyant le commandant examiner avec une certaine préoccupation la manoeuvre du bâtiment dont on n'est plus qu'à deux portées de canon.
Le plénipotentiaire s'avance alors: «Commandant, que dites-vous de la rencontre que nous venons de faire? Ne serait-ce pas par hasard notre infidèle qui nous revient? Plusieurs de nos hommes croient reconnaître l'Albanaise dans ce grand navire si noir et d'une allure si lugubre....»
Le commandant ne répond rien à l'importun questionneur. Il ordonne au chef de timonerie de hisser le pavillon français.
Le grand pavillon monte rapidement au bout de la corne de la Bramine.
Le grand bâtiment noir répond à ce signal en hissant un long pavillon rouge dont la queue va se jouer sur sa poupe.
«Que diable cela signifie-t-il?» s'écrie le commandant en regardant son lieutenant.
Le lieutenant hausse les épaules en faisant une grimace qui signifie: «Ma foi, je n'en sais rien.»
«Branle-bas général de combat!» dit le commandant.
Le premier lieutenant ajoute: «Chacun à son poste: les gens de la batterie à la batterie, les gens de la manoeuvre à la manoeuvre.»
Les officiers et les aspirans de la batterie descendent. Les autres courent à leurs pièces sur les gaillards. Il se fait à bord un remue-ménage qui surprend assez désagréablement les passagers. Quelques minutes après l'ordre donné, le lieutenant annonce au commandant que tout est prêt pour le combat.
«Messieurs les passagers, et vous mesdames, dit le lieutenant en s'adressant au groupe des voyageurs plantés mornes et silencieux sur le gaillard d'arrière, voudriez-vous descendre dans la cale ou dans la sainte-barbe, pour ne pas gêner la manoeuvre ou pour vous rendre utiles, si vous le voulez, au pansement des blessés ou à la distribution des poudres?
—Mais monsieur, dit le plénipotentiaire, je demanderai à monsieur le commandant la faveur de rester encore un peu sur le pont, après avoir conduit ces dames en lieu de sûreté?»
Le commandant ne répond rien: il a bien autre chose à faire que de s'occuper de monsieur son passager!
Celui-ci descend dans le faux-pont avec madame son épouse. En passant dans la batterie, il voit une centaine de gaillards rangés le long d'une file de canons bien démarrés et bien chargés. Les mèches sont allumées: les officiers se promènent le sabre en main, sans dire mot. Un parfum de poudre et une odeur de carnage semblent déjà se répandre dans cette batterie si longue et si basse. Le passager se rend dans le faux-pont. Là c'est bien un autre spectacle! Trois chirurgiens, les manches retroussées, préparent, sur une longue table couverte de charpie et de bandelettes, leurs larges couteaux et leurs scies à amputation. Ils se disposent à nager dans le sang qui va couler. L'un d'eux, à l'aspect de notre ambassadeur, lui dit en plaisantant, et en lui montrant un couteau bien affilé: «Eh bien! monsieur l'ambassadeur, est-ce vous qui m'étrennerez?...» Le passager sourit, mais du bout des lèvres, pour accueillir cette saillie le plus gaîment possible. Mais il fait comprendre, par un signe, à l'Esculape goguenard, qu'il ne faut pas effrayer les dames qui viennent chercher un refuge dans la cale. L'Esculape se tait; mais, comme on dit proverbialement, il n'en pense pas moins sur le compte du passager, qui paraît un peu ému.
Après avoir placé ses dames en sûreté, l'ambassadeur remonte sur le pont, en passant toutefois par l'escalier de l'avant, car l'aspect des instrumens de chirurgie étalés sur l'arrière du faux-pont a produit sur lui une impression désagréable. Tous ces cadres tendus pour recevoir blessés, tant d'hommes qui sont encore si bien portans, si pleins d'ardeur, lui font faire des réflexions pénibles. Il aime mieux encore voir l'appareil du combat dans toute sa majesté, que tous ces préparatifs qui n'attestent que trop les tristes réalités qui accompagnent les illusions de la gloire.
En montant sur le pont et en regagnant le gaillard d'arrière, il s'aperçoit que la scène est changée: le navire, qu'il avait quitté à quelques portées de canon, n'est plus qu'à une portée de fusil de la frégate. Les deux bâtimens s'observent en continuant silencieusement leur route parallèle. La mer, qu'ils font clapotter le long de leurs bords, est douce et tranquille; la brise se joue dans le pavillon et les voiles qu'elle enfle gracieusement. Quel repos et quelle harmonie sur les flots, dans les airs et sous le ciel! Et c'est au sein de ce calme si délicieux que deux équipages vont bientôt se massacrer, que le sang humain va rougir la blanche écume des vagues que ces deux navires sillonnent encore en paix.... Cette idée fait frémir notre passager; mais il la repousse comme une faiblesse: il se passe la main sur le front comme pour chasser loin de lui toute pensée indigne du courage dont il veut faire preuve.... Il observe le commandant, dont l'air est calme, dont la contenance est ferme.
«Eh bien! mon brave commandant, que pensez-vous que puisse être ce navire?
—Je ne pense rien, mais je me prépare à tout événement.
—Ce n'est probablement qu'une frégate anglaise?
—Ou quelque pirate qui nous prend pour un bâtiment de la compagnie.
—Mais je ne savais pas que les pirates eussent des frégates!
—Et que croyez-vous donc qu'ils fassent des frégates qu'ils prennent?
—Les pirates ont donc pris quelquefois des frégates?
—Pourquoi pas, quand ils rencontrent des capitaines plus disposés à amener qu'à se faire sauter!»
L'entretien n'alla pas plus loin: le commandant ne paraissait guère disposé d'ailleurs à prolonger la conversation: d'autres soins réclamaient toute sa sollicitude.
Il ordonne à son second de faire envoyer un coup de caronade pour assurer le pavillon français.
Le coup de caronade part avec fracas. Personne ne dit mot à bord: c'est à l'artillerie seule et au commandant de parler.
La frégate au pavillon rouge répond à la Bramine, en lui lançant un coup de canon dont le boulet va ricocher sur l'arrière de celle-ci.
«Ils pointent bien mal, ces gaillards-là! dit le commandant; pointons mieux, mes amis: Feu tribord!»
Une détonation épouvantable jaillit du flanc droit de la Bramine: c'est un volcan qui vient de vomir la flamme de ses entrailles brûlantes, sur les flots que couvre un nuage épais de feu et de fumée.
La frégate ennemie n'attendait que cette volée. Elle riposte sans perdre une seconde. La canonnade est engagée. On n'entend plus que la voix des deux commandans qui mugit, majestueuse et solennelle, dans de longs porte-voix: Feu! feu partout!
Les pièces sont halées dedans une fois qu'elles ont fait feu: on les charge pour les pousser vivement aux sabords et pour faire feu encore. Feu toujours, et toujours feu! A peine songe-t-on à la manoeuvre des voiles. On s'aperçoit seulement que la Bramine a masqué son grand-hunier pour se canonner plus à l'aise avec son ennemie, qui de son côté a aussi mis en panne. Quelle situation!
Notre ambassadeur, qui jusque là avait perdu l'usage de ses sens, retrouve bientôt toute la force de ses jambes, au moins, pour regagner, non pas le fond de la cale, où il a placé les passagères, mais bien la sainte-barbe. La soute aux poudres est un lieu aussi sûr que la cale, et en se transportant là, il pourra au moins éviter la honte de se représenter pendant le combat aux yeux de ses dames; et d'ailleurs, en aidant les cambusiers et les non-combattans à distribuer des gargousses aux mousses, il saura se rendre utile. Il court donc à la sainte-barbe en traversant les nuages de fumée qui remplissent la batterie. Au brusque mouvement qu'il fait pour se jeter en double dans cette espèce de sépulcre qu'éclaire un large fanal cadenassé, un vieux canonnier invalide se retourne et reconnaît notre ambassadeur.
«Mettez-vous à côté de moi, dit l'invalide; ils ont besoin de munitions là-haut, nous leur-z-en donnerons tant qu'ils en voudront.»
Le plénipotentiaire se met à passer des gargousses; mais son voisin remarque que ses blanches mains tremblent un peu. Il cherche à le rassurer en causant avec lui assez familièrement. Rien ne vous nivèle mieux les conditions humaines que l'approche ou l'apparence du danger commun.
«Monsieur l'ambassadeur, il y a un grand bruit là-haut, et on manoeuvre.
—On manoeuvre!
—Oui; c'est sans doute cette chienne de frégate qui veut nous prendre en poupe. Mais notre vieux commandant est manoeuvrier aussi, et il ne se laissera pas juguler comme ça.... Tenez votre gargousse plus haute que ça un peu, et élongez-moi bien vos bras, monsieur l'ambassadeur.... Entendez—vous le boucan sempiternel qu'ils font sur le pont?
—Oui, j'entends des cris!... Qu'est-ce donc?...
—C'est l'abordage peut-être.... Ecoutez, écoutez.... Non.... on crie aux pompes! C'est comme si la frégate avait reçu, vous entendez bien, des boulets au-dessous de la flottaison. C'est bon ça: c'est pour former nos jeunes gens à l'exercice.
—Mais non, il me semble que c'est au feu! qu'on crie....
—Ah! C'est vrai! c'est comme s'il y avait le feu sur l'arrière du navire, voyez-vous....
—L'eau! le feu! le vent! Mais on n'est donc en sûreté nulle part à bord d'un bâtiment qui combat?
—Oui, en sûreté! ah bien oui! J'ai vu un agent comptable tué, sans vous faire tort, où vous êtes dans la sainte-barbe, à bord de la frégate la Clorinde.... Mais qu'ont-ils donc à gueuler de cette manière?... Est-ce qu'on ne commande pas de noyer les poudres!
—Ah! mon Dieu! noyer les poudres! Et nous aussi peut-être!
—Ne craignez rien; si c'était pour de bon, nous aurions sauté dans notre trou à poudre, avant d'être noyés.... V'là que ça se calme, v'là que ça se calme!... Attendez, je vas bientôt savoir ce que c'est (mettant la tête au panneau).... Eh bien! bigres de mousses, pourquoi est-ce que vous ne demandez plus de poudre et que vous restez là, dans la batterie, comme des épiciers retraités avec vos gargoussiers vides?
—Père La Frimousse, c'est qu'on va battre le roulement; le commandant a dit de cesser le feu.
—Déjà!... Ah! c'est que l'autre frégate aura amené pour nous qui sommes la commandante. Tant mieux, autant de tués que de blessés, il n'y a personne de mort.»
Le roulement se fit effectivement entendre. L'officier commandant la batterie ordonne de taper et amarrer les canons. Au son roulant des tambours, le calme le plus parfait succède au fracas qui, pendant près d'une heure d'effroi, a retenti aux oreilles de notre ambassadeur niché encore dans la soute aux poudres. Mais, le combat fini, il se dispose à se présenter aux yeux du commandant ... aux yeux du commandant, si toutefois il vit encore, car dans ce combat acharné bien des braves gens ont dû périr.... N'importe, il faut que notre ambassadeur s'assure par lui-même de ce qui s'est passé au dehors pendant sa longue absence.... Le canon ne ronfle plus: il sort lestement de la sainte-barbe, le nez et les mains barbouillés de poudre, l'habit tout noirci, la cravate toute défaite. Le désordre de sa toilette n'attestera que mieux la part active qu'il a prise a l'affaire.... Il traverse la batterie en détournant les yeux, de peur de frémir à l'aspect du sang répandu, et de voir le désordre que les boulets ennemis ont exercé dans la coque du bâtiment.... Là cependant rien n'est changé. Des matelots ou des chefs de pièces fredonnent gaîment un petit air, en amarrant leurs canons, restés en parfait état. Des novices fauberdent le pont de la batterie, sous la surveillance des quartiers-maîtres, qui leur indiquent l'endroit d'où il faut faire disparaître les taches de poudre.... L'ambassadeur enfin arrive sur le gaillard d'arrière: il cherche avec anxiété son commandant: il le demande aux timoniers placés flegmatiquement à la roue du gouvernail.
Un d'eux lui répond avec indifférence: «Le commandant, monsieur? le voilà qui se promène sur les passavans avec le commandant de l'Albanaise.
—Avec le commandant de l'Albanaise!» s'écrie le plénipotentiaire.
Et en effet, l'Albanaise, la grande frégate noire, la frégate pirate à laquelle on venait de livrer combat, naviguait côte à côte avec sa compagne la Bramine, qu'elle venait de rallier après huit jours de séparation. Le diplomate passager est furieux; il aborde son commandant en prenant une attitude menaçante qui contraste singulièrement avec la contenance calme et gaie du vieux capitaine:
«C'était donc une mystification, monsieur le commandant, que votre combat?
—Non, monsieur l'ambassadeur; c'était un exercice à feu: il y a huit jours que la chose était convenue entre mon collègue de l'Albanaise et moi.»
Puis les deux commandans continuèrent à se promener en reprenant le fil de la conversation que la brusque apparition du diplomate avait un instant interrompue. Leur ton d'indifférence et leur air presque méprisant durent humilier un peu sans doute notre pauvre diplomate, tout barbouillé de poudre, tout froissé encore de l'humble attitude qu'il avait été forcé de prendre dans sa chaude et sinistre sainte-barbe. Mais qu'y faire?
Depuis ce jour il n'adressa la parole à son vieux commandant que pour lui exprimer l'admiration que lui inspirait le dévoûment sans faste des bons et intrépides marins.
Le vaisseau de ligne le Trophée avait déployé dès le matin son grand pavillon national sur l'arrière, et dès le matin aussi un autre pavillon tricolore flottait sur son beaupré. Quoique ce jour fût un jour ordinaire de la semaine pour les autres bâtimens de l'escadre, c'était une fête pour le vaisseau le Trophée: on passait la revue à son bord; trois mois d'arrérage devaient être payés à l'état-major et à l'équipage.
Dès la veille de ce jour solennel, la grande chambre des officiers avait été disposée, dans la batterie de 18, à recevoir le commissaire aux revues et ses commis. La cloison qui sépare cette chambre du reste de la batterie avait été enlevée. Des pavillons de toutes couleurs tapissaient, autour d'une longue table, les parois de l'arrière; et les quatre grosses pièces de canon, circonscrites dans l'enceinte de la chambre, avaient été cachées sous la riche étamine de la première série de signaux, pour ne pas trop effrayer les officiers administratifs, sans doute, par l'aspect d'un appareil guerrier qui s'accorde du reste assez mal avec les fonctions des honnêtes comptables qui viennent compter de l'argent à l'équipage.
Tous les matelots avaient revêtu de très-bonne heure leur habit d'apparat. Ils s'étaient lavé les mains et le visage avec un scrupule tel que plusieurs tonneaux d'eau de mer avaient à peine suffi à ce débarbouillage général. L'onde sur le sein de laquelle vivent les marins est, comme on sait, la seule eau lustrale qu'ils connaissent dans leurs cérémonies, et le plus précieux cosmétique qu'ils emploient dans leur toilette.
A neuf heures, le commandant arrive à bord dans son élégante et rapide yole.F
Le maître d'équipage, à l'approche de cette embarcation dont un brillant pavillon couronne l'arrière, donne un long coup de sifflet qu'il fait suivre de ce commandement solennel:
«Elonge une amarre au canot à tribord!»
Le patron du commandant, avant d'accoster le vaisseau, fait faire un grand circuit à la yole qu'il gouverne avec grâce et pourtant avec gravité!
Le maître d'équipage, perché sur la drôme, au pied du grand mât, reprend son sifflet qu'il fait roucouler une seconde fois, et puis il commande:
«Passe deux hommes sur le bord à tribord.»
Le commandant monte lestement le long escalier pavoisé de tapis bleus bordés de rouge. Il salue son capitaine de frégate et l'officier de garde, qui le reçoivent, selon le cérémonial usité en pareil cas; il passe devant la garde alignée sur le gaillard d'arrière, l'arme au pied; le tambour, prêt à battre, ne bat pas: c'est l'étiquette du bord, car là on mesure les honneurs à rendre avec autant d'intégrité que si c'était de l'argent que l'on comptât.
Le commandant passe dans sa chambre: son capitaine de frégate le suit en papillonnant sur ses traces.
Après la yole commandante arrive l'embarcation qui porte à bord le commissaire aux revues et ses gros livres, l'agent comptable du vaisseau et ses états de paiement. On reçoit le commissaire avec moins de gravité que le commandant, mais pourtant avec distinction: c'est l'homme essentiel du jour.
Tous les officiers d'administration déjeûnent chez le commandant: c'est de règle. Ils se frottent les mains en sortant de table, jettent un coup-d'oeil sur le gréement du vaisseau, qu'ils trouvent admirable, quoiqu'ils ne s'y connaissent pas du tout: c'est l'usage.
A dix heures on descend dans la batterie. Le commissaire se place au centre de la table qu'on lui a préparée. A ses côtés s'asseyent le commandant, le capitaine de frégate, l'agent comptable du vaisseau, les commis qui escortent le commissaire, les officiers du bord et tutti quanti enfin.
L'appel va se faire. Toutes les oreilles se dressent. On écoutera les réclamations: chacun se dispose à en faire on à chercher comme il s'y prendra pour présenter la sienne. Les maîtres, contre-maîtres, quartiers-maîtres et les matelots de première classe se pressent sur l'arrière de la batterie au-dessous de la cloison qui indiquait, la veille, la place de la grande chambre. Le commissaire va appeler son monde: attention!
«Jean-Marie-Pierre-Chrétien Lemalennec, premier maître de manoeuvre.
—Présent, mon commissaire!
—A 90 fr. par mois, trois mois: 270 fr.
—C'est ça, mon commissaire.
—Marie-Paul-Christophe Lapierre, dit Recouvrance, maître calfat.
—Présent-z-à l'appel.
—A 80 fr.: 240 fr.
—Pardon, monsieur le commissaire, mais j'ai une réclamation.... J'ai navigué deux mois d'à bord la Circé, un mois et demi d'à bord l'Aculon (l'Aquilon), ceci me fait trois mois et demi, sous votre respect.
—Mais, mon ami, on ne paie actuellement que les trois mois qui vous sont dus à bord du Trophée.
—Ça ne fait pas moins trois mois et demi de dus, sans vous offenser, mon commissaire, car je serais bien fâché de vous dire une parole plus haute l'une que l'autre.»
Le maître d'équipage prend alors la parole à demi-voix, et s'adressant à son confrère:
«Vous ne voyez donc pas, maître Recouvrance, que vous ne savez pas ce que vous dites actuellement: on vous doit bien trois mois et demi, mais....
LE CAPITAINE DE FRÉGATE. Vous lui expliquerez tout cela plus tard, maître Chrétien. A un autre!
LE COMMISSAIRE. Justin-Emile Le Goarant, maître charpentier.
—Présent!»
Il passe, et l'appel se continue ainsi. Aux masses qui ont répondu présent, succèdent d'autres masses de matelots qui viennent faire leur apparition dans le sens de l'échelle descendante des grades du bord.
On est bientôt aux matelots à 24 francs par mois.
La voix un peu fatiguée du commissaire appelle Job, Pierre, Lebras!
A ce nom personne ne répond: Présent.
Le maître d'équipage promène, les bras croisés, ses deux grands yeux noirs sur le groupe de matelots à 24, placé à sa gauche...: «Eh! bien, s'écrie-t-il, répondras-tu aujourd'hui, Barbe Rouge? en s'adressant à un gros matelot tout hébété.
—Plaît-il, maître? répond cette espèce d'homme, en baissant la tête et en s'approchant timidement du maître d'équipage, le chapeau à la main.
—Réponds au commissaire qui t'appelle, animal.»
L'homme ne dit mot.
LE COMMISSAIRE. Voyons, mon ami, comment vous nommez-vous?
L'HOMME. Barbe-Rouge!
LE COMMISSAIRE. Mais quel est votre nom de famille?
L'HOMME. Barbe-Rouge!...
LE MAÎTRE D'ÉQUIPAGE. Monsieur le commissaire, Barbe-Rouge c'est son nom de bord, son sobriquet, quoi! Il y a dix ans que je le connais, et on ne l'a jamais appelé que comme ça. Excusez-le, mais il est un peu petit d'esprit.
UN MATELOT, prenant la parole. Mon commissaire, son nom de famille c'est Job-Pierre Lebras. Je suis de son pays, porte à porte avec lui. Il est imbécile de son naturel.
UN CONTRE-MAÎTRE D'ÉQUIPAGE: A présent que tu sais ton nom, réponds donc à l'appel, et file. Voyons, dis: Présent!
L'HOMME. Présent!
LE COMMANDANT. Ne rudoyez pas ce malheureux. Faites-lui comprendre qu'il n'a plus besoin de rester là, et qu'il peut maintenant s'en aller.
Le pauvre Barbe-Rouge, en s'éloignant, jeta un coup-d'oeil timide et bas sur son commandant, un coup-d'oeil qui semblait dire: Commandant, je vous remercie! Il n'y a que vous ici qui ayez pitié de ma stupidité!
Quel était donc cet infortuné Barbe-Rouge, le patira, le souffre-douleurs de tout l'équipage du Trophée? Un misérable orphelin que, tout enfant encore, on avait jeté à bord du premier navire venu, et qui, presque idiot, avait fini par oublier, avec le temps, sa famille, son pays, et jusqu'à son propre nom. Son poil roide et rubéfié lui avait fait donner le sobriquet de Barbe-Rouge. Les taquineries de ses autres camarades avaient réussi à rendre sa stupidité native, presque complète, et cependant Barbe-Rouge était parvenu à devenir, à l'âge de 27 à 28 ans, matelot à 24 francs par mois! Comment cela s'était-il fait? Par protection?—Est-ce à bord que les imbéciles trouvent des protecteurs!—Par intrigues?—Est-ce encore à bord que les imbéciles peuvent intriguer!—Par l'effet d'un merite caché, d'une utilité spéciale peut-être? Oui certes, car Barbe-Rouge avait un mérite à lui, et avait réussi plusieurs fois à se rendre utile à bord. Le malheureux possédait la vertu caractéristique d'un chien de Terre-Neuve, et cette vertu canine l'avait fait remarquer parmi les hommes de son espèce: tant il est vrai qu'il est des humains qui seraient bien mieux placés qu'ils ne le sont dans la société, s'ils pouvaient posséder les qualités qui distinguent la plupart des animaux.
Barbe-Rouge nageait comme un poisson, et en cherchant bien, peut-être aurait-on découvert, sous les sales vêtemens qui le recouvraient, une peau de marsouin ou des écailles de dorade, et cette disposition phénoménale aurait donné à peu près la mesure de l'intelligence de ce pauvre diable. Il n'articulait qu'avec peine quelques syllabes de bas-breton, et encore fallait-il prononcer plusieurs fois devant lui les mots qu'on s'amusait à lui faire balbutier. Il vivait, à bord, de tout ce qu'on laissait dans les gamelles, et sa voracité égalait au moins sa malpropreté. Un coup de pied d'un côté, une taloche de l'autre, étaient tout ce qu'il recevait en échange des privautés qu'il cherchait à se permettre avec les gens qui s'égayaient de sa crédulité et de son ignorance. La seule passion qu'il parût connaître, c'était l'amour, le goût immodéré des liqueurs spiritueuses; mais quand il avait bu, son ivresse n'avait rien de plaisant: c'était un animal repu, pas autre chose. Pour une bouteille d'eau-de-vie, on le faisait plonger de dessus la grand'vergue, sous la quille du vaisseau, et quelques minutes après on le voyait reparaître de l'autre bord du navire, après avoir parcouru une distance de soixante pieds sous l'eau, et avoir atteint une profondeur de cinq à six brasses.
Un homme, un objet de quelque valeur ne tombait jamais à la mer sans que Barbe-Rouge ne fit son devoir. Il s'élançait à l'eau quelque temps qu'il fit, plongeait, disparaissait un moment, et, le moment d'après, on le voyait revenir, triomphant des vagues et des dangers, tenant dans ses bras l'homme ou l'objet qu'il était parvenu à retirer des flots. C'était alors seulement qu'il était beau à contempler. Il ne devenait véritablement homme que lorsqu'il devenait poisson, dauphin, ou chien de Terre-Neuve; et ce n'était qu'alors aussi qu'il paraissait éprouver un sentiment d'orgueil qui le rapprochât de la dignité de l'espèce humaine. Mais, une fois hors des lames et loin du danger, il redevenait Barbe-Rouge en montant à bord ou en touchant la terre du bout de ses larges et vilains pieds. Sa figure n'était bonne à encadrer qu'au-dessus des flots en courroux.
Plusieurs de ces beaux traits de dévoûment que notre homme-poisson avait accomplis par instinct beaucoup plus que par vertu, lui avaient mérité la paie de matelot à 24 francs. On le gardait à bord comme une bouée de sauvetage, comme un objet utile dont l'entretien coûte quelque chose; mais aucun des hommes de l'équipage ne le regardait bien certainement comme un de ses égaux.
Nous avons déjà parlé du contre-maître qui, le jour de la revue, avait un peu rudoyé Barbe-Rouge au moment où celui-ci ne répondait pas à l'appel du commissaire. Cet officier marinier avait, depuis long-temps, conçu pour notre animal amphibie une antipathie qui se manifestait le plus souvent par de grands coups de poing et quelques bonnes giffles, comme autrefois savaient si bien en administrer les maîtres d'équipage.
Un jour, le commandant, que le hasard avait rendu témoin des mauvais traitemens du contre-maître envers Barbe-Rouge, ordonna sévèrement au supérieur de ne plus frapper son indigne subalterne.
Le pauvre Barbe-Rouge ne sut remercier son commandant qu'en se jetant à genoux et en tournant vers lui des yeux mouillés des larmes les plus étranges qu'on eût encore vues couler. C'était la première preuve de sensibilité qu'eût donnée Barbe-Rouge, et le commandant en fut attendri. Il prit le malheureux sous sa protection.
Mais depuis ce moment-là aussi la haine déjà assez prononcée du contre-maître redoubla de violence.
«Le commandant, lui disait-il chaque jour, m'a défendu de te frapper. C'est bien, et j'obéis; mais je te pousserai si rudement que le coeur t'en fera mal!»
Je vous laisse à penser si Barbe-Rouge était rudement poussé!
Une fois le contre-maître surprend de grand matin celui qu'il appelait sa bête noire récitant, du mieux qu'il le pouvait, une prière à voix haute.
«Qui pries-tu là,-espèce de vilain chrétien?
—Je prie le bon Dieu, répond Barbe-Rouge.
—Et qu'as-tu à lui demander, à ton bon Dieu?
—Que vous tombiez un jour à la mer.
—Ah! oui, pour me mettre le pouce sur la lumière, n'est-ce pas? Attends, chien d'imbécile, que je te pousse encore une bonne fois, pour t'apprendre à avoir actuellement la langue aussi bien démarrée.»
Barbe-Rouge fut poussé ce jour-là comme jamais il ne l'avait encore été par la terrible main de son persécuteur.
Mais les voeux que l'opprimé adressait au ciel, peut-être pour la première fois, ne tardèrent pas à être exaucés.
Peu de temps après cette scène, la chaloupe du Trophée fut envoyée, à quelque distance du bord, lever une des ancres du vaisseau. Le contre-maître commandait la corvée chargée de cette opération. L'ancre levée, se trouvant un peu trop pesante pour la chaloupe, surchargeait tellement l'arrière de cette embarcation, qu'il suffit à la lame qui se formait de faire tanguer l'arrière pour que l'eau entrât à bord, et pour que la chaloupe coulât à une encablure du bâtiment. Les chaloupiers se trouvent livrés aux flots: ceux qui savent nager se dirigent, en jouant des bras et des jambes, vers le vaisseau. On arme tous les canots pour porter secours le plus promptement possible aux trente ou quarante hommes qui flottent çà et là. Barbe-Rouge, depuis long-temps placé sur le beaupré du Trophée, comme pour guetter les mouvemens de la chaloupe, n'avait pas attendu le moment du danger extrême pour prendre son parti. Bien avant que les canots du bord fussent prêts à secourir les chaloupiers en péril, il s'était jeté tout habillé à la mer, du haut du beaupré où il avait établi son observatoire. Il nage en vrai marsouin, au milieu des malheureux qui se débattent contre les lames; il semble choisir les hommes qu'il veut sauver les premiers. Le contre-maître, son ennemi, lutte contre la mer qui va l'engloutir, en s'efforçant de se tenir quelques instans à flot. Il étend ses bras convulsifs vers Barbe-Rouge. Sa voix, presque étouffée par l'eau que sa bouche repousse encore, l'appelle, l'implore; mais Barbe-Rouge passe auprès de lui sans daigner seulement le regarder: il saisit tous ceux qu'il rencontre autour du contre-maître, et les amène aux embarcations du vaisseau qui arrivent, à force de rames, sur le lieu de l'événement. Le contre-maître disparaît à l'instant même où le brigadier d'un des canots allait mettre la main sur lui.
Cinq à six hommes venaient d'être sauvés par Barbe-Rouge.
En revenant à bord du vaisseau, les embarcations déposent sur l'escalier de commandement les chaloupiers qu'elles ont pu recueillir. Le commandant s'informe du sort du contre-maître.
«Il a coulé, répond un des patrons des canots, justement à l'instant où nous allions le haler en dedans.
—Et tu n'as donc pas pu le sauver, toi Barbe-Rouge?» demanda avec vivacité le commandant.
Barbe-Rouge ne répond rien, mais il se jette de nouveau à la mer.... Il plonge; il paraît chercher quelque chose à l'endroit où la chaloupe a disparu. Au bout d'une demi-heure, il revient à bord avec un cadavre qu'il a réussi enfin à retirer du fond des flots.
C'était le cadavre du contre-maître!
Le commandant, à cette vue, ne peut s'empêcher de s'écrier, en s'adressant à Barbe-Rouge, avec plus de douleur encore que de vivacité:
«Pourquoi, malheureux, ne pas avoir fait, il y a une demi-heure, ce que tu viens de faire à présent? il est bien temps!»
Ces paroles, prononcées avec un air de reproche à peine perceptible pour les personnes les plus intelligentes, parurent produire un effet inconcevable sur Barbe-Rouge. Comment cet homme, jusque là si insensible au mépris qu'on avait pour lui et même aux mauvais traitemens dont on l'accablait journellement, sembla-t-il comprendre si bien le sentiment qui animait le commandant quand il lui adressa ces paroles dites pourtant d'un ton qui n'avait rien de rude ni d'accusateur? La bienveillance que seul, entre toutes les personnes du bord, le commandant avait témoignée à Barbe-Rouge, avait-elle eu le privilège de développer dans cette âme, jusqu'alors fermée à toutes les douces émotions, une susceptibilité inconnue? Le coeur du malheureux n'attendait-il qu'un touchant intérêt de la part de celui qu'il avait aimé, pour éprouver le sentiment qui ennoblit le plus la nature humaine? Que de secrets il reste encore à découvrir dans les profondeurs de l'âme! Que d'hommes sont morts stupides, que l'on aurait pu arracher à cette espèce de paralysie morale qui engourdit le coeur, si l'on avait pu connaître les moyens de guérir leur âme, comme de savans médecins savent guérir le corps de ces enfans difformes dont leur art parvient à faire des hommes robustes et sains!
Cette sensibilité, à laquelle paraissait naître le pauvre Barbe-Rouge, fut loin, hélas! d'être un bienfait pour lui: elle ne devint un bonheur que pour tous ces matelots qui se faisaient, depuis si long-temps, un jeu inhumain de le tourmenter comme un de ces animaux que l'homme a soumis à ses cruels caprices.
Le vaisseau le Trophée mit à la mer, emportant avec lui son brave commandant, son ancien équipage, le sournois Barbe-Rouge, et toutes ces vieilles habitudes et ces moeurs qui subsistent à bord d'un navire depuis long-temps armé, comme au sein d'une société anciennement constituée; cité mouvante et guerrière, peuple flottant qu'une vague submerge tout entier, et que la volonté d'un seul homme gouverne despotiquement sur l'immensité des mers indomptées!
Barbe-Rouge, depuis l'accident de la chaloupe, languissait à bord, mais languissait comme l'aurait fait un chat ou un chien. Il ne mangeait plus. C'était à ce signe que l'on reconnaissait surtout qu'il avait du chagrin. Le médecin du vaisseau avait déclaré au commandant que son sauvage protégé n'était pas malade, mais que le moral paraissait être affecté chez lui. Le moral de Barbe-Rouge! qui jamais s'en serait douté! Le commandant, après l'avoir interrogé sur ce qu'il éprouvait et n'avoir pu obtenir de lui d'autre réponse que de grosses larmes, chercha à le consoler par de bons traitemens. Peine inutile! l'infortuné Barbe-Rouge dépérissait à vue d'oeil. L'idée d'avoir mérité, dans une circonstance funeste, le reproche de son commandant, le déchirait comme un remords; car cet idiot, qui jusque là paraissait être resté étranger à presque toutes les douleurs et les jouissances de l'humanité, avait un remords.
Un jour le commandant ordonna, pendant le beau temps que le vaisseau éprouvait depuis une semaine, de calfater les coutures du pont. On appelle coutures les interstices qui existent entre les planches dont le pont est formé, et que l'on remplit avec de l'étoupe enduite de brai.
Pour faire cette opération, c'est-à-dire pour rebattre les coutures, les calfats du bord préparèrent le brai sec dont ils avaient besoin, et au moyen d'un boulet rougi à la cuisine ils faisaient fondre cette espèce de résine dans des marmites en fer. Ce procédé est, à bord des bâtimens, le plus prudent que l'on puisse employer; car avec un boulet rougi il n'est guère possible de mettre le feu au brai, que l'on s'exposerait à enflammer en le faisant chauffer sur des fourneaux.
Un large baril de brai avait donc été posé sur le pont que l'on travaillait.
Par un de ces accidens qui arrivent souvent, malgré la prévoyance que l'on apporte à les prévenir, il se fit qu'en chauffant le brai d'une des marmites, un copeau, un morceau de toile ou de bois rippé, se trouva toucher le boulet rouge. Cet objet prend feu au même instant. La flamme qu'il produit se communique aux coutures fraîchement brayées. Cette flamme voltige sur le pont du vaisseau, où partout elle trouve un aliment. Elle gagne bientôt, au milieu de la confusion générale, le gros baril de brai. On court, on se heurte, on crie: Au feu! on cherche le moyen d'éteindre l'incendie. Il y a de l'eau partout; mais l'eau jetée sur le brai qui flamboie irriterait encore l'ardeur de l'embrasement. On demande du sable pour étouffer la flamme; on en cherche. C'est surtout du baril de brai qu'il faut tâcher de se débarrasser à tout prix; on jette des chaînes sur lui, pour l'entraîner le long des passavans et le faire tomber à la mer. Le commandant sort tout ému de sa chambre, et il voit avec effroi le désordre extrême qui règne sur le pont. Ses yeux inquiets rencontrent, en ce moment d'anxiété, les yeux de Barbe-Rouge. Celui-ci, comme s'il venait de puiser une inspiration dans les regards que le hasard a fait tomber sur lui, court à son commandant: il saisit une de ses mains, qu'il baise convulsivement, puis il se jette dans les flammes qui cachent le baril de brai: il disparaît à tous les yeux, et l'on voit aussitôt la masse des flammes se mouvoir du côté de l'ouverture du gaillard, où est placé l'escalier de tribord. Le baril de brai tombe à la mer éteint, étouffé dans les bras d'un matelot qui l'a saisi comme pour lutter corps à corps avec lui. Ce matelot, c'était Barbe-Rouge!
On amène précipitamment une embarcation à la mer. Le commandant crie: «Sauvez-le! sauvez-le! ne perdez pas un seul instant, mes amis, je vous en supplie ...»
L'incendie, privé sur le pont de son principal aliment, est bientôt étouffé sous les efforts de tout l'équipage.... L'embarcation mise à la mer ramène à bord un corps défiguré et à moitié consumé, le corps de Barbe-Rouge!
La mort de Barbe-Rouge venait de sauver le vaisseau le Trophée et l'équipage dont l'infortuné avait été presque toute sa vie le mépris et la risée!
«Oh! de la goëlette, oh!
—Holà!
—D'où venez-vous?
—De Madagascar.
—De quoi êtes-vous chargés?
—Vous le savez bien!
—Répondez de suite, ou je vous coule! De quoi êtes-vous chargés?
—Eh bien, de bois d'ébène.
—Comment se nomme le navire?
—L'Oiseau-Mouche.
—Tenez-vous en panne, et aussitôt que vous aurez pris la remorque que je vais vous faire élonger, vous ferez servir et vous gouvernerez, toutes voiles dehors, dans les eaux de mon brick.»
Cette conversation au porte-voix avait lieu à onze heures du soir, dans les parages de l'Ile-de-France, entre un brick anglais et une petite goëlette française, qui, chassée pendant douze à quinze heures par le brick, avait été forcée d'amener, et de se rendre à l'opiniâtre croiseur sous la volée duquel il n'aurait pas fait bon pour elle.
Le brick le Sparrow, après avoir pris le négrier capturé, à la remorque, fait filer le long de son bord une embarcation montée de dix hommes et d'un midshipman, chargé d'amariner la prise et de surveiller l'équipage prisonnier.
En arrivant à bord de l'Oiseau-Mouche, le midshipman trouva un grand homme brun à l'air mécontent, qui lui dit être le capitaine de la goëlette. Vingt hommes de mauvaise mine l'entouraient. C'était son équipage.
«Où alliez-vous? lui demanda le midshipman.
—A Bourbon. La goëlette est de Saint-Paul.
—Mais comment se fait-il que, parti de Madagascar et voulant vous rendre à Bourbon, vous vous trouviez sur les attérages de l'Ile-de-France?
—Comment se fait-il que l'on se trompe, et que quelquefois un coup de vent vous jette où vous ne vouliez pas aller?
—Un coup de vent! Mais nous sommes à la mer depuis long-temps, et nous n'en avons ressenti aucun.
—Tiens, parbleu! il vente dans des parages et il fait calme dans d'autres! Qui sait d'ailleurs si le bon Dieu n'aura pas fait un ouragan tout exprès pour moi, et du beau temps tout exprès pour vous autres Anglais!
—Combien de Noirs avez-vous dans votre cale?
—Quatre-vingts à quatre-vingt-dix, plus ou moins. Vous les compterez une fois à terre, car c'est à vous maintenant de prendre livraison de la marchandise. Moi, je m'en bats l'oeil.
—Vous êtes bien heureux, capitaine, d'avoir été pris à une certaine distance de terre.
—Oui, le beau f ...tu bonheur! C'est le bonheur des chiens apparemment: des coups de bâton. J'aurais été bien plus heureux si vous m'eussiez laissé débarquer ma petite cargaison tranquillement.
—Oui, et si l'on vous avait saisi débarquant vos Noirs sur une terre anglaise, on vous aurait pendu!
—Et que me fera-t-on actuellement?
—On vous emprisonnera tout au plus, pour la fin de vos jours.
—Croyez-vous donc qu'il ne valait pas mieux risquer la potence! Mais définitivement je ne voulais pas attérir à l'Ile-de-France. C'est une erreur ou le mauvais temps qui m'a jeté ici, et les Anglais ne peuvent pas me punir pour m'être trompé ou pour avoir reçu un coup de vent. Ce ne serait pas faire justice; et si l'on s'avisait de me pendre, mon gouvernement réclamerait là-dessus, soyez-en bien sûrs.... Ce n'est pas l'embarras, mon gouvernement à présent et rien du tout, c'est bien à peu près la même chose.
—Pour justice, soyez tranquille; on vous la rendra. L'Angleterre est toujours juste.
—Nous le verrons bien. Mais en attendant me voilà bloqué, moi et mes gens. Je voudrais bien, je vous en donne ma parole, que, pour quelque chose de bon, le diable vous confondît et qu'il n'en fût plus parlé!»
Là-dessus le capitaine de l'Oiseau-Mouche alla se promener devant avec son équipage, et le midshipman se mit à surveiller celui de ses matelots qu'il avait placé pour plus de sûreté à la barre du gouvernail de la goëlette.
La mer était un peu grosse. Le brick anglais, en tirant un peu fort sur le grelin qui tenait la goëlette à la remorque, faisait de temps à autre plonger ce faible bâtiment dans les lames qui s'élevaient entre les deux navires. Vers une heure du matin, le midshipman cria à l'officier de quart du brick qu'il était nécessaire d'alonger la remorque pour soulager un peu la goëlette qui fatiguait. Cet avertissement fut écouté, et sur le grelin qui liait déjà le bâtiment capteur au bâtiment capturé, on ajusta un autre grelin. Par ce moyen la goëlette remorquée se trouva à une assez grande distance du navire qui la traînait. Deux matelots anglais, armés jusqu'aux dents, veillaient sur l'avant de l'Oiseau-Mouche pour prévenir les tentatives qu'aurait pu faire l'équipage du négrier pour couper la remorque à l'endroit où elle était amarrée.
«Savez-vous bien, disait le capitaine à son second, en faisant les quatre à cinq pas que l'exiguité de l'espace lui permettait de parcourir, savez-vous bien, Pinchaud, que nous courons là une bien vilaine bordée?
—Mais vilaine! Oui, capitaine, pas trop belle! Nous risquons, à ce que je me suis laissé dire, de faire bientôt le saut de carpe au bout d'un morceau de bois.
—C'est fichant!
—Oui, et bigrement fichant! pour moi surtout qui entrais aujourd'hui justement dans ma vingt-septième année.
—C'est qu'il n'y a pas là à tortiller! Pour avoir cherché à introduire des esclaves sur une terre anglaise, la potence: c'est la loi..... Nous aurions joliment fait notre beurre cependant, si nous avions eu le hasard de mettre nos quatre-vingt-dix Malgaches à l'abri de la lame du Ouest.
—Sans doute, mais que voulez-vous! Je n'ai jamais eu de réussite dans ma vie, ni vous non plus, capitaine.
—Ah! coquin de sort, si nous pouvions tailler une petite soupe à ces chiens d'Anglais qui sont à bord!... Voyez-vous comme ce gredin de brick est loin de la goëlette, avec les deux grelins qu'il a amarrés bout à bout pour nous remorquer!... Le diable m'élingue, rien que de les voir, ça vous donne des envies....
—Oui, des envies d'escapade, n'est-ce pas? Pour moi, tenez, depuis que vous venez de me dire ce que vous m'avez dit, je sens la plante des pieds qui me brûle!... Regardez donc nos gens, capitaine, comme ils ont la figure de travers, et la physionomie chavirée.... Les pauvres b ...es! La potence ne leur va pas mieux qu'à nous!
—Eh bien! Pinchaud, il faut leur porter la consolation en douceur dans le tuyau de l'oreille, et leur remonter la mine. Mourir pour mourir, c'est toujours risquer le même paquet, n'est-ce pas?
—Ah! mon Dieu oui; et on peut bien se donner, en fait de ça, l'agrément du choix.
—En ce cas-là, écoutez-moi....»
Le capitaine parla bas alors à l'oreille de son second; et après avoir échangé mystérieusement entre eux quelques mots auxquels ils paraissaient attacher une grande importance, tous les deux allèrent causer avec chacun des hommes de leur équipage.
On vit bientôt les hommes de la goëlette, réunis auparavant en groupes, se disperser et se coucher, l'un sur le gaillard d'arrière, l'autre sur l'avant, l'un au pied du grand mât, l'autre au pied du mât de misaine, et les derniers enfin auprès du grand panneau, ou sur le capot du logement d'équipage.
Ils parurent un instant dormir de lassitude: les Anglais veillaient toujours.
Le capitaine se promenait sur l'arrière, près du midshipman. Un grain tombe à bord. Il faut manoeuvrer un peu: les Anglais s'emploient beaucoup plus activement que les matelots français. Au moment de la plus grande confusion, le capitaine se met à tousser de toutes ses forces.
L'aspirant lui demande s'il est enrhumé.
«Oui, répond-il; mais mon rhume va être bientôt guéri, et le tien va commencer. Tiens, voilà de mon jus de réglisse!»
En prononçant ces derniers mots, il saute sur le midshipman, qui se débat en vain entre les bras poilus de son nerveux assaillant. Chaque matelot négrier s'empare d'un matelot anglais: le nombre triomphe de la résistance; les pistolets dont les Anglais sont armés ratent: la pluie a mouillé les amorces. Les capteurs crient au secours; mais leur voix n'est pas entendue à bord du brick, trop éloigné de la goëlette, dans un moment surtout où le vent souffle dans les cordages et emporte de l'avant à l'arrière le bruit qu'on fait à bord du négrier.
Les dix Anglais et leur midshipman sont tombés à la disposition de l'équipage de l'Oiseau-Mouche. Un matelot français a remplacé à la barre du gouvernail le timonier anglais qu'on y avait aposté. La goëlette navigue toujours traînée par la remorque dans les eaux du brick, qui continue paisiblement sa route comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé derrière lui.
Une fois maître de son navire, le capitaine, rentré par droit de conquête en possession de son droit de commandant, ordonne à ses gens de garrotter les Anglais devenus prisonniers à leur tour. On exécute cet ordre, et puis on tire de la soute aux vivres autant de sacs vides qu'il y a d'Anglais, et on loge chacun de ces derniers dans le fond du sac à biscuit, destiné à lui servir d'emballage et de cachot.
«Que ferons-nous maintenant? demande le second du négrier à son capitaine.
—Mes amis, vous allez me laisser là, jusqu'à nouvel ordre, ces sacs d'Anglais, et nous allons sailler rondement notre chaloupe à la mer. Puis après, quand l'embarcation sera le long du bord, nous placerons à la traine notre drome et tout le fardage qui nous embarrasse. Vous verrez le tour que je vais jouer à ce coquin de brick.»
Les intentions du capitaine sont exécutées. La chaloupe est amenée le long du bord. On y dépose les onze Anglais empaquetés. On hisse la voile sur le mât qu'on a gréé à la hâte, et l'on établit, sur l'arrière de cette embarcation, une espèce d'habitacle au centre de laquelle on place une lampe dont la lueur imitera celle que le brick aperçoit à bord de la goëlette.
Aussitôt que ces dispositions sont prises, le capitaine fait amarrer le bout de la remorque qu'il tient encore à bord de la goëlette, sur l'avant de la chaloupe, et sur l'arrière de cette chaloupe il met à la traine l'espèce de radeau qu'il a formé avec les bouts de mâture et de planches qui composaient sa drome. «Tout cela, dit-il, fera du poids dans l'eau, et le brick, ayant quelque chose de lourd à haler, croira toujours avoir la goëlette à trinquebaler derrière lui.»
Au moment décisif où le négrier quitte la remorque pour ne laisser amarrés à son extrémité que la chaloupe et la drome, le capitaine fait éteindre le feu de l'habitacle de l'Oiseau-Mouche, et fait carguer ou amener d'un seul coup toutes les voiles, pour qu'il ne reste plus de visible, sur les flots, que le feu de la petite habitacle improvisée de la chaloupe, et la voile qu'on a gréée sur son mât.
Que devint le négrier après cette manoeuvre?
Quand il se trouva un peu éloigné du brick, qui le remorquait quelques minutes auparavant, il rehissa et reborda toutes ses voiles; et, favorisé par la brise qui continuait à souffler et par l'obscurité de la nuit qui régnait encore, il réussit à gagner, avec l'aube naissante, une des petites anses de la côte ouest de l'Ile-de-France.
Mais avec le jour quelle ne dut pas être la confusion du capitaine du brick le Sparrow, lorsque, au lieu de la goëlette qu'il avait prise à la remorque pendant la nuit, il ne vit plus qu'une mauvaise chaloupe au bout du grelin à l'extrémité duquel il croyait toujours tenir sa capture! Il fallut se déterminer à voir la vérité dans tous ses détails. Le brick met en panne: on haie le long de son bord, et la remorque et la maudite embarcation sur l'avant de laquelle elle était fixée.... Et que trouve-t-on encore dans cette chaloupe? onze grands sacs à biscuit! Et dans ces sacs à biscuit? les dix matelots et le midshipman qui avaient été envoyés pour amariner l'Oiseau-Mouche!
«Ah! misérable forban! s'écria le commandant anglais, après avoir essuyé une aussi cruelle mortification; si jamais je te rencontre!...»
Il le rencontra, mais sans pouvoir mettre à exécution les projets de vengeance que, dans un moment de colère, il avait conçus contre lui.
Quinze à vingt jours après l'événement, le brick le Sparrow vint mouiller à Bourbon en rade de Saint-Denis. Le commandant descend à terre. Il se promène. Un homme, dont l'extérieur annonce un marin, un capitaine, l'aborde familièrement et d'un air même un peu goguenard:
«Eh bien! mon commandant, qu'avez-vous fait de la petite goëlette négrière que vous avez amarinée dernièrement dans la nuit, sur les attérages de l'Ile-de-France?
—Qui vous a dit que j'eusse amariné une goëlette?
—Qui? mais tout le monde.
—Tout le monde sait donc ce qui m'est arrivé avec ce damné de capitaine négrier?
—Mais on en parle partout, du moins.
—Si jamais je puis le rencontrer, lui ou son diable de navire!
—Son navire! rien de plus facile, mon commandant. Tenez, voyez-vous là-bas, à terre de votre brick, cette petite goëlette, cette espèce de risque-tout, barbouillé de noir?
—Oui!
—Eh bien! c'est le farceur de bateau qui vous a mis si joliment dedans.
—Sans plaisanter!... Et son capitaine?
—Son capitaine? Rien n'est plus aisé non plus que de vous le faire voir. Tenez, voyez-vous devant vous un grand diable de cinq pieds sept pouces qui vous parle sans façon dans le moment actuel, et qui n'a pas trop l'air d'avoir froid aux yeux.
—Parbleu! si je le vois!
—Eh bien, c'est lui!
—Quoi! lui! ce serait donc vous qui seriez?...
—Le capitaine de l'Oiseau-Mouche pour vous servir, pas davantage. Qu'en dites-vous?
—Que vous êtes, ma foi, un bon b...gre ... mais que si quelque jour je vous rattrape, vous ne me sortirez plus de dessous la patte.
—Hélas! il n'y a plus moyen maintenant, mon commandant; vous arrivez trop tard. Grâces à votre complaisance, j'ai gagné, dans mon dernier voyage, de quoi vivre à terre. Vous m'avez donné ma retraite.
—Et vous, vous m'avez fait me donner au diable. Mais, à propos, vous me devez les armes que vous avez prises à mes onze bommes.
—Oui, commandant; et vous, vous me devez une chaloupe, ma drome et mes onze sacs à biscuit.
—Allons, je vois que vous êtes un farceur. Nous dînerons ensemble aujourd'hui, puisque je n'ai pas réussi à vous faire pendre à l'Ile-de-France!
—Une autre fois, peut-être, vous serez plus heureux. En attendant, c'est moi qui dois vous payer à dîner.
—Non pas; c'est moi.
—Vous plaisantez; c'est à moi, pour reconnaître le petit service que vous m'avez rendu!
—C'est plutôt à moi, pour le tour que vous m'avez joué.»
Les deux capitaines dînèrent ensemble.
Si quelques-unes des professions qui s'exercent dans nos cités peuvent parfois modifier d'une manière bizarre le caractère ou les moeurs des individus qui s'y livrent, on doit bien penser que le métier de marin et les habitudes qu'il fait contracter ont dû souvent aussi exercer une influence remarquable sur l'esprit de ces hommes dont la mer était devenue la patrie, et le bord le foyer domestique. C'est sur les vieux marins surtout qu'il est facile de reconnaître l'empreinte de cette influence morale, quelquefois si étrange et presque toujours si piquante à observer.
Au sein de cette réclusion maritime que la vocation ou la nécessité impose à ceux qui se destinent à être ballottés toute leur vie à bord des vaisseaux de guerre, il est pourtant de la gaîté, des joies folâtres pour une classe de jeunes gens. Cette classe, qui seule a le privilège d'échapper à la monotonie de l'existence du bord, est celle des aspirans. Elle n'est redevable de ses plaisirs qu'à elle-même, car c'est elle seule qui sait se créer des distractions, des amusemens aux dépens de ceux qui la harcèlent ou qui l'humilient. Les vieux officiers font ordinairement les frais de ce petit impôt prélevé par la jeunesse et l'esprit, sur la routine et l'ignorance.
Oh! qu'aussi les anciens officiers de la première révolution étaient précieux pour les aspirans de l'Empire! C'était un siècle ganachisant, comme on le disait alors, qui prêtait à rire au siècle qui grandissait: on ne pouvait finir plus tristement d'un côté, ni commencer plus joyeusement de l'autre.
L'espèce des vieux parvenus est perdue aujourd'hui, fort heureusement pour la marine, mais bien malheureusement pour la classe des aspirans.
Rappelons-nous cependant une de ces charges de bord qui ont amusé toute une génération d'élèves de marine, et rappelons-nous-la pour donner à nos lecteurs, en leur montrant un des types de l'espèce, l'idée de ce qu'était à peu près, dans le bon temps, une race aujourd'hui perdue.
Un lieutenant de vaisseau, presque sexagénaire, naviguait sur une frégate que tous les officiers de la division venaient visiter par curiosité, pour se donner le plaisir d'entendre parler le lieutenant Lamêcherie; ce brave homme répétait sans cesse «qu'il s'était perdu cinq fois corps et biens;
»Qu'il avait été obligé de rendre sa femme mère, avant de pouvoir triompher de sa vertu farouchassière;
»Que Pékin était la ville la plus populaire de L'Europe civilisée;
»Que Troyes, en Champagne, était la plus forte place de France, puisqu'elle avait résisté dix ans à la flotte combinée des Grecs;
»Que, dans l'expédition d'Egypte dont il faisait partie intègre, Buonaparte avait fait empoisonner, à Jaffa, toutes les sources pour se débarrasser des malades de son armée qui manquait d'eau;
»Que l'Angleterre était un colosse insulaire sans pieds, sans tête, sans bras et sans corps; mais que son ilotisme, au milieu des mers, ne la sauverait pas;
»Que sa mère était une Charette (une des parentes du Vendéen), et son père un Bouillon, et que madame son épouse était une Tour d'Auvergne premier grenadier de France.»
Toutes ces naïvetés faisaient les délices des aspirans.
Le lieutenant Lamêcherie les débitait avec une gravité et un ton de voix qu'il était facile et amusant de contrefaire. Aussi chaque élève ne manquait-il pas de s'exercer tous les matins à rendre la charge Lamêcherique de la veille.
Le bon lieutenant avait à bord un fils qu'il avait fait débuter dans la carrière, en obtenant pour lui le grade de pilotin. Quand le pauvre enfant dormait dans son petit cadre, il était quelquefois réveillé en sursaut par une voix pseudonyme qui lui criait: «César-Auguste, lève-toi, mon enfant, viens tirer les bottes d'un père.»
Le jeune homme, trompé par cet accent de voix imitateur, dans lequel il croyait reconnaître l'organe de son inflexible père, sautait de son cadre avec un dévoûment tout filial, puis il se rendait, encore mal éveillé et mal habillé, dans la chambre de l'auteur de ses jours, qu'il arrachait souvent au sommeil le plus profond pour lui demander:
«Que voulez-vous, papa?
—Moi, ignare, rien! qui t'a permis de venir troubler mon repos patriarcal?
—Mais, papa, ne m'avez-vous pas appelé?
—Moi, produit absurde à qui j'ai eu la maladresse de donner l'être! tu ne sais donc pas reconnaître ma voix de celle des malappris qui osent la contrefaire?... Attends, attends un peu!» Et le papa, armé d'un nerf de boeuf paternel, poursuivait son fils dans toutes les parties de la frégate.
Ces corrections nocturnes, qui se répétaient assez souvent, fatiguaient les hommes paisiblement couchés dans leurs hamacs, et que les cris du lieutenant et les plaintes de César-Auguste venaient éveiller à chaque instant.
Ils résolurent d'y mettre fin.
Une nuit on entendit dire que M. Lamêcherie avait reçu un coup de poing dans le visage en poursuivant, dans le poste des canonniers, sa fugitive progéniture.
Le lendemain, les aspirans ne manquèrent pas de demander à leur lieutenant quelques détails sur le déplorable événement dont toutes les conséquences se lisaient encore sur son visage empaqueté.
M. de Lamêcherie raconta ainsi sa mésaventure à tous les mauvais petits sujets rassemblés autour de lui pour recueillir malignement chacune de ses paroles:
«Il y a, messieurs les aspirans, à bord de la frégate, une habitude pestilentielle; les pilotins, dont mon cher fils fait pour le moment partie, s'avisent de me ventriloquiser. Oui, mes amis, ils imitent mon son de voix, et vous le savez bien, de manière à tromper jusqu'à l'oreille de mon sang, de mon enfant, en un mot.
«Si bien qu'hier au soir j'étais dans le carré à jouer le cent de piquet avec l'officier de quart, lorsque César-Auguste vient, tout écouvillonné, me demander: «Plaît-il, cher père?»
«Vous avez assez d'étude et assez d'habitude du monde pour comprendre que plaît-il, cher père, n'est pas une demande à faire à quelqu'un!
«Que veux-tu? m'écriai-je, en m'adressant à mon enfant.
«—Mais papa, c'est toi qui m'as appelé.
«—M'as appelé! répondis-je: il n'y a pas de m'as appelé, et je voudrais bien savoir quand tu me feras l'amitié de parler ta langue, cuirassier en herbe.
«—Papa, je vous demande pardon; mais vous m'avez appelé, et je suis venu voir....
«—Ah! tu es venu voir, et tu as pris la voix d'un autre pour la mienne. Je suis à toi dans l'instant.... Je passe alors mon caleçon.
«Au même moment, je saisis un nerf de boeuf; et pour apprendre au petit drôle à discerner mieux les accens d'un père, je le poursuis, afin de lui appliquer la tendre correction.
«Le cher enfant s'échappe avec une légèreté qui me rappelle celle de sa pauvre mère....
«Ce n'est pas d'une effusion de coeur qu'il s'agit, me dis-je en moi-même, c'est d'une bonne volée.... Allons, pas de faiblesse, Henri de Lamêcherie: tape en père.
«Je cours sur les pas de mon héritier qui me fuit.
«L'héritier présomptif, malin comme une chouette, se glisse dans le poste des canonniers, et se courbe de manière à passer sous les hamacs de tous ces gaillards qui dormaient réellement comme des bûches.
«J'allais atteindre le drôle, qui n'était plus qu'à une portée ou une portée et demie de nerf de boeuf de moi, lorsqu'en soulageant avec ma tête un des hamacs, il m'arrive sur le visage un coup de poing qui m'étend roide. L'obscurité était complète. Je jette un cri.... A ce cri, que mon sang reconnaît enfin, César-Auguste devine mon accident. Il revient sur ses pas en bon et véritable fils, et il s'écrie: Ah! mon père, vous êtes blessé! Je nageais en effet dans les flots d'un sang nasal.
«Eh bien, messieurs, le croiriez-vous? Je me sentis tellement ému de l'action de mon fils, que je ne lui donnai que dix à douze coups de nerf de boeuf!...»
Tous les aspirans s'extasièrent sur la clémence du père et sur le mouvement filial de César-Auguste. Un instant après, chacun des élèves s'exerçait à raconter, en imitant le vieux Lamêcherie, l'aventure de la veille. Elle fit le tour de la division; et avec la division, une partie du tour du monde.
Dans sa jeunesse, notre lieutenant avait appris quelques règles de grammaire qu'il employait à tort et à travers, d'une manière tout-à-fait barbarismique.
Son professeur lui avait dit que l'apostrophe se plaçait par élision après l'article que l'on employait avant les mots commençant par une voyelle.
Fidèle à cette règle, que le temps avait un peu embrouillée dans sa mémoire, il signait: De Lamêcherie, lieutenant de vaisseau l'gionnaire; mettant ainsi l'apostrophe euphonique à la place de l'e qu'il supprimait dans le mot légionnaire.
En se rappelant aussi que les noms se formaient, dans le féminin, en ajoutant un e muet au masculin, il écrivait à sa fille:
«A Mademoiselle,
«Mademoiselle de Lamêcheriee,»
convaincu qu'il était que l'on devait faire suivre pour sa fille, qui était du genre féminin, l'e qui se trouvait déjà à son nom, d'un e supplétif exigé par la nature du genre.
Le père Lamêcherie, qui, selon l'expression des aspirans, était la personnification ganachisante du coq-à-l'âne, habillé en lieutenant de vaisseau, n'aimait pas qu'on l'interrogeât. Il aimait beaucoup mieux, comme la plupart des esprits de son espèce, interroger les autres, il procédait presque toujours par voie d'enquête dans la conversation, afin de s'éviter le désagrément de quelques questions auxquelles il aurait été souvent très-embarrassé de répondre.
Quand plusieurs aspirans causaient entre eux, il les abordait quelquefois en leur formulant les problèmes les plus bizarres:
«Messieurs, vous qui avez usé plus de culottes qu'il ne me reste de cheveux, sur les bancs des cours de mathématiques, pourriez-vous bien me dire combien il y a d'hémisphères dans le monde?
—Deux, monsieur Lamêcherie, l'hémisphère nord et l'hémisphère sud.
—C'est fort bien, et l'on sait cela aussi bien que vous.
—Pourquoi alors nous le demander?
—Pourquoi? mais pour savoir si vous le savez. Mais je vais vous faire une autre question.... Lorsque vous êtes dans un hémisphère quelconque, par exemple, et que vous passez dans un autre hémisphère, dans quel hémisphère vous trouvez-vous?
—Dans quel hémisphère?
—Oui, dans quel hémisphère vous trouvez-vous? Ah! vous ne vous attendiez pas à cette botte-là, messieurs les savans, qui vous moquez d'un lieutenant de vaisseau, marin, je l'espère, mais lequel lieutenant de vaisseau, selon vous, a passé depuis long-temps du côté des badernes.
—Tiens, pardieu, on se trouve dans l'autre hémisphère.
—Mais dans quel hémisphère, encore une fois?
—Eh bien! si c'est dans l'hémisphère nord ou boréal qu'on se trouve, et que l'on passe dans l'autre hémisphère, on est par conséquent dans l'hémisphère sud ou austral.
—Je ne vous demande pas si c'est l'hémisphère sud ou l'hémisphère austral; je vous demande tout simplement dans quel hémisphère vous vous trouvez?
—Mais puisque sud, méridional ou austral c'est la même chose!
—Allons, voilà maintenant trois mots au lieu d'un! Ah! mon Dieu, que les savans sont bornés aujourd'hui! Vous êtes cinq à six mathématiciens là réunis en conseil, et aucun de vous ne peut me dire dans quel hémisphère il se trouve, en quittant l'hémisphère nord!
—Dans l'hémisphère sud.
—Eh bien, monsieur, vous n'y êtes pas, et c'est moi qui vous le dis.
—Ah, par exemple, la farce est bonne!
—Non, vous n'y êtes pas, messieurs: il n'y a pas de farce là-dedans, et je le soutiendrais contre celui qui a fait le Cours de mathématiques de Bezout.
—Mais où sommes-nous donc, selon vous, monsieur Lamêcherie?
—Je vous dis que vous n'y êtes pas, et cela me suffit. Ah! messieurs les savans, on vous en trouvera encore des questions de cette force! Je voudrais qu'on vous donnât des examinateurs, pour vous faire tourner en bourriques, comme moi!
—Grand merci, monsieur Lamêcherie; rien ne presse.
—Passons maintenant à une autre difficulté, et voyons si vous êtes aussi forts sur la tactique navale que sur votre cours d'astronomie?
—Voyons.
—Je suppose que vous ayez une division de neuf vaisseaux, et que vous vouliez construire le carré naval avec cette division. Vous savez sans doute bien ce qu'on nomme un carré naval? Avec neuf vaisseaux pour établir le carré naval, c'est trois vaisseaux sur chaque côté.
—Oui, attendu que quatre fois trois font neuf!
—Comment, qui est-ce qui vous dit que quatre fois trois font neuf?
—Mais un carré est composé de quatre côtés. Si sur chacun des côtés vous placez trois vaisseaux, il en faudra nécessairement douze pour composer votre carre naval.
—Voilà bien les jeunes gens d'aujourd'hui! ils savent tout en marine, sans n'avoir jamais rien vu! Voulez-vous, oui ou non, vous en rapporter à ma vieille expérience, à mes cheveux blancs enfin?
—Oui sans doute, nous ne demandons pas mieux, mais....
—Mais, mais ... il ne s'agit ici de mai ni d'avril, il est question seulement de carré naval. Je vous disais donc que vous avez neuf vaisseaux, vous en mettez trois sur chacun des côtés....
—C'est-à-dire sur chacun des quatre côtés....
—C'est entendu, il y a une heure que je me tue à vous le répéter.
—Alors cela fera douze vaisseaux, attendu que quatre fois trois ou trois fois quatre font douze.
—Messieurs, je vois bien que vous êtes trop instruits pour que l'on puisse vous apprendre quelque chose. Dès l'instant que vous savez que trois fois quatre ou quatre fois trois font douze, il n'y a plus moyen de vous donner de leçons de tactique navale, et je rengaîne ma démonstration.
—Ah! lieutenant, vous vous fâchez, et vous ne voulez pas raisonner.
—Raisonner avec vous, messieurs, non certainement pas! on y perdrait la tête: vous êtes trop forts en argumens.»
Et là-dessus le lieutenant se promenait furieux sur le pont, ou bien il courait s'armer de son nerf de boeuf paternel, pour se venger, sur le dos de son fils, du peu de succès qu'il avait obtenu dans sa leçon de tactique navale.
La carrière du brave homme se termina, assure la chronique des aspirans, comme elle devait finir, par un solécisme.
Le premier consul ayant eu envie de s'arrêter un instant dans le petit port que ce vieux serviteur avait choisi pour le lieu de sa retraite, parut désirer de faire une course en mer dans une embarcation que l'on arma du mieux possible. En sa qualité d'officier de marine retraité, le bonhomme Lamêcherie fut chargé de servir de patron au canot qui allait porter un instant sur les mers du rivage le héros de la république française. L'ancien lieutenant de vaisseau ne saisit la barre du gouvernail qu'en tremblant. Mais le sentiment du devoir lui fit surmonter toutes les craintes que lui inspiraient de sinistres présages. Un Romain à sa place aurait reculé. Lui avança et fit avancer l'embarcation. Dans le petit trajet, Buonaparte, dont la manie interrogante était assez connue, demanda à son timide patron: «Quel âge avez-vous, monsieur?—Soixante-dix ans sonnés, premier consul?—Sonnés! hum. On vit vieux ici. Vous paraissez vous porter bien encore?—Mais dans ce moment ici je jouis d'une assez mauvaise santé. Vous êtes trop bon, premier consul.—Diable! vous jouissez ... de vous mal porter!... vous êtes bien heureux!» Le ton bref et un peu amèrement railleur du héros en prononçant ces derniers mots fut compris du pauvre Lamêcherie, et l'effet qu'il produisit sur toute son économie fut tel, que le premier consul porta plusieurs fois son mouchoir sous le nez, en paraissant éprouver une sensation désagréable. Il ordonna à son patron de regagner la terre au plus vite. Le trouble du patron était si grand, qu'il entendit à peine la voix du chef de la république qui lui répétait: «Mettez-moi à terre tout de suite, j'en ai besoin et vous aussi!» En revenant au rivage, le malheureux Lamêcherie est serré dans les bras d'un de ses amis qui s'écrie: «Combien tu es heureux! le premier consul vient d'ordonner que ta retraite te soit comptée sur le pied du grade de capitaine de frégate.....
—Fuis-moi, laisse-moi, répond l'infortuné Lamêcherie à son ami: je viens d'empoisonner le plus beau jour de ma vie!»
Il disait vrai. L'accident qu'il venait d'éprouver produisit un désordre si considérable dans toutes ses facultés, qu'il se mit au lit en descendant du canot, et qu'il succomba quelques jours après, en répétant à tous ceux qui déploraient son sort: Ah! mes amis, j'ai empoisonné le plus beau jour de ma vie!
Les aspirons de marine portèrent son deuil.
Je me trouvais embarqué, en 1817, sur un vaisseau de ligne dont la mission était de croiser dans les Antilles et les débouquemens.
Un jour, vers midi, nous aperçùmes un peu au vent à nous, et sur notre arrière, la petite île de la Barboude, langue de terre basse, alongée, sur laquelle croissent des arbres que l'on voit s'élever au-dessus des flots comme une de ces forêts qui dominent les eaux de la plaine après une inondation. Les bas-fonds qui environnent cette île et qui, à son approche, donnent une teinte verdâtre à la transparence de la mer, avertissent le navigateur des dangers qu'il courrait en ne s'éloignant pas assez de cette terre dont le prolongement s'étend à quelques lieues au large. La brise était ronde et la mer belle. Nous contournâmes, en virant vent-devant, la partie du nord de la Barboude.
Les hommes placés en vigie sur les barres de perroquet annoncèrent qu'ils croyaient distinguer, dans le nord-ouest de l'île, la basse-mâture d'un navire naufragé. Toutes les longues-vues du bord se trouvèrent braquées, en un instant, sur le point que venaient d'indiquer les vigies.
Trois bas-mâts, peints en blanc, sortaient en effet des flots, et paraissaient appartenir à un grand navire entièrement coulé. Le corps du bâtiment naufragé était penché de telle manière, que sa mâture se trouvait inclinée de quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la mer. Un petit baril avait été placé sur le tenon de chaque mât, comme pour conserver, le plus long-temps possible, les dernières dépouilles du bâtiment. Admirable prévoyance, quand tout le navire lui-même était abandonné sans doute pour toujours!
Il prit envie à notre commandant de faire visiter les restes de ce bâtiment, et d'obtenir des renseignemens sur le sinistre qui venait de laisser des vestiges si frappans. On mit une embarcation à la mer, et on désigna un aspirant de corvée. Je fus choisi pour commander l'embarcation.
Après avoir écouté, chapeau bas, les instructions que me donnait le commandant, je m'éloignai du vaisseau, qui s'était mis en panne pour m'offrir la facilité de déborder, et je me dirigeai sur le trois-mâts à la côte. En une heure je parcourus, à la rame, la distance d'une lieue et demie qui me séparait de lui; le vaisseau, en m'attendant, se mit à courir quelques petites bordées cà et là, en se tenant toujours au vent de la Barboude.
Ma visite à bord du bâtiment submergé ne m'offrit aucun indice bien précis ni bien intéressant. Le gréement avait été enlevé. La coque était coulée à cinq ou six pieds de la surface de la mer. Ce bâtiment s'était crevé sur le fond que la transparence de l'eau laissait apercevoir dans les plus petits détails. D'énormes et voraces requins rôdaient lentement autour de ce cadavre de navire. Quoique privés de harpons, mes hommes se donnèrent le plaisir de piquer ces terribles ennemis avec le fer de la gaffe de l'embarcation. Le patron du canot me proposa, malgré la présence des requins, de plonger sur le fond, et de s'insinuer dans la chambre du bâtiment pour tâcher d'en arracher quelques objets, s'il en existait encore. Je crus devoir applaudir à son dévoûment, et refuser net sa courageuse proposition.
J'allais m'en retourner fort tristement à bord du vaisseau sans avoir réussi à recueillir le plus petit indice intéressant, lorsqu'un de mes canotiers, dont l'oeil était vif et bon, me fit remarquer sur le rivage un rouffleH de navire, peint en vert, et qui, sans doute, avait appartenu au navire naufragé. Je me dirigeai de suite, à la rame, sur la partie de la côte où se trouvait ce rouffle, supposant avec quelque raison qu'en interrogeant les débris du naufrage, je pourrais obtenir quelques renseignemens satisfaisans sur les détails, ou tout au moins sur la date approximative de cet événement.
Cet espoir me parut bientôt d'autant mieux fondé, qu'en gouvernant sur la grève, que battait une houle assez forte, j'aperçus une petite pirogue se jouant entre les grosses lames qui se déroulaient lentement sur le rivage. Mais, à mon approche, la petite pirogue alla se cacher dans une des échancrures de la côte, comme un de ces plongons qui disparaissent sous une vague, au moment où le chasseur les couche en joue.
J'abordai la Barboude non loin de l'endroit où le rouffle avait été halé à sec, ou jeté par la mer entre quelques cocotiers qui ombrageaient cet ancien asile de quelques malheureux marins naufragés sans doute sur cette terre inhospitalière. «Voilà, me disais-je très-philosophiquement, notre destinée à nous, hôtes infortunés de l'Océan! Ce rouffle, après avoir parcouru peut-être, sur le pont d'un navire, toutes les mers du globe, au milieu des tempêtes qui l'ont battu vainement, est venu se briser au sein du calme sur cette île sauvage. Pendant que le navire sur lequel il dominait fièrement les flots se trouve submergé là, ici lui sert de repaire à quelques hideux serpens, à d'immondes manitoux, et le capitaine et les officiers qui l'habitaient sont peut-être morts de faim dans ces lieux de désolation!»
La tête toute remplie de ces tristes réflexions, je mets le pied à terre, porté sur les épaules d'un de mes hommes qui s'était jeté à la mer pour m'épargner le désagrément d'entrer dans l'eau jusqu'aux aisselles. Je me dirige vers le rouffle, dont l'extérieur me paraissait se trouver dans un parfait état de conservation. Dans la crainte de rencontrer sous mes pas quelques dangereux reptiles, j'avais mis le sabre à la main. Armé ainsi, je pénètre, suivi du patron et du brigadier de mon embarcation, dans le rouffle abandonné, en frappant de la lame de mon sabre sur le bord de la porte de cet édifice de bois, pour déterminer les hôtes sauvages qui auraient pu s'emparer du logis, à nous céder la place que nous voulions visiter.... Mais quel ne fut pas mon étonnement, lorsque, du fond de ce silencieux refuge, je vis s'avancer dans l'obscurité un homme à la longue barbe, aux longs cheveux et à la figure cave et pâle!... Je crus d'abord à une vision, ou plutôt je ne crus encore à rien, car, dans ce moment et à cet aspect, je ne sus éprouver autre chose qu'une impression extraordinaire. Malgré l'assurance que devait me donner le sabre que je tenais dans la main, et l'escorte que je voyais à mes côtés, je reculai d'étonnement ou d'effroi.... «Mais, monsieur, me dit mon patron, c'est un homme!
—Un homme! pardi, je le vois bien!
—Mais quand je vous dis que c'est un homme, je veux vous dire, monsieur, que ce n'est qu'un homme, et qu'il n'y a pas tant de quoi avoir peur!
—Que faites-vous ici? demandai-je à l'inconnu, sans trop savoir s'il comprendrait le français, ou sans trop savoir moi-même ce que je lui disais.
—Monsieur l'aspirant, me répondit-il d'une voix creuse et rauque, je vis ... voilà ce que je fais.
—Vous êtes donc Français?
—Oui, j'étais Français du moins, car à présent je ne suis plus d'aucune nation.
—Vous apparteniez sans doute à l'équipage de ce navire naufragé?
—Non pas précisément....
—Vous avez pourtant fait côte sur cette île?
—Oui, j'ai fait côte ici, mais pas à bord de ce navire.... Mon affaire, voyez-vous, monsieur l'aspirant, est une histoire.... C'est moi qui étais tout-à-l'heure dans cette petite pirogue que j'ai moi-même construite et que j'ai clouée et chevillée en bois. J'ai fait cette embarcation tout seul, et elle marche aussi bien que votre canot, sans me vanter.
—Et quel est donc ce navire naufragé que je viens de visiter?
—C'est un anglais, pas autre chose. L'équipage s'est sauvé, et il a été conduit à Antigues par un bâtiment caboteur qui l'a pris ici il y a deux mois, plus ou moins.
—Pourquoi donc n'êtes-vous pas parti aussi avec les Anglais?
—Pourquoi? parce que v'là ce que c'est! Quand je vous dis que mon affaire est une histoire, c'est que c'est une histoire, et il y a plus d'un an, voyez-vous, que je vis ici comme un vrai sauvage de la mer du Sud.
—Racontez-moi donc votre histoire?...
—Oui, je veux bien à vous, mais à vous tout seul, entendez-vous, parce que ... je vous dis cela à l'oreille, car c'est malsain de parler devant tout le monde.... (S'adressant à mon patron et au brigadier:) Dites donc, vous autres, si, pendant que je serai à causer là, sans façon, avec votre aspirant, vous voulez aller abattre quelques cocos pour vous rafraîchir le tempérament, vous en trouverez de bons ici, au moins; je sais, voyez-vous, ce que c'est que des matelots: j'étais passager à bord du navire qui m'a mis ici à la côte....
—Si vous voulez nous le permettre, monsieur, me demanda le patron, nous irons, comme monsieur l'habitant nous le dit, amurer quelques cocos et un ou deux régimes de bananes?
—Oui, oui, allez, reprend l'inconnu. Je suis le propriétaire de tout cela, moi, parce que je suis seul dans le pays.»
Mes gens s'éloignèrent avec une gaffe ou un aviron à la main, pour aller gauler quelques fruits à une petite distance du rivage.
Une fois seul avec mon demi-sauvage, il se rapprocha de moi d'une manière mystérieuse pour me dire à l'oreille, comme s'il se fût agi de la révélation du secret le plus terrible: «Quand je vous ai dit devant vos gens que j'étais un passager naufragé, je vous ai mis dedans, je suis un matelot!
—Et quel intérêt aviez-vous donc à cacher que vous êtes marin?
—Tiens, pardieu, quel intérêt! est-ce que vous ne devinez pas ma raison? Quand le navire la Bonne Sophie, sur lequel j'étais embarqué, s'est perdu ici, les autres gens de l'équipage ont regagné les Iles quelques jours après s'être sauvés à terre. Moi, je me suis caché dans les bois de la Barboude, pour ne pas partir avec eux, parce que j'avais une idée dans la tête.
—Et quelle idée aviez-vous?
—J'avais l'idée de devenir mon maître.... Tenez, monsieur, quand on n'est qu'un pauvre diable et qu'on a bourlingué trente à trente-cinq ans sur la mer en qualité de matelot, on est bien aise d'avoir quelques instans de repos et de liberté.... Lors donc que mes camarades sont partis d'ici, je me suis dit: Dans cette île, il n'y a pas grand'chose à gratter, mais tu y chercheras ta vie à la pêche, à la chasse, si tu peux. A bord, on te rationnait: ici, tu feras ta ration toi-même. A bord, tu travaillais quand on le voulait: ici, tu ne travailleras que quand tu voudras manger. A bord, tout le monde était ton supérieur: ici, tu n'auras d'ordre à recevoir de personne.... La nuit, si tu veux, tu te reposeras de n'avoir rien fait le jour.... Vogue donc la galère, que je me suis dit, et je suis resté ici, comme vous voyez.
—Et avez-vous eu lieu de vous féliciter de cette étrange résolution?
—Je mange tant que je peux du poisson et des fruits; je bois quand j'ai soif, de l'eau, par exemple; je dors quand j'ai sommeil; je chante quand je suis gai, comme s'il y avait quelqu'un là pour m'entendre.... Que voulez-vous de plus?
—Et vous logez?
—Dans ce rouffle-là: c'est ma maison, mon domicile.
—Comment avez-vous fait pour le haler tout seul à vous aussi loin du rivage?
—J'ai fait des inventions. C'est la mer, d'abord, qui avait jeté ce rouffle sur le bord. Mais, comme je ne voulais pas laisser la lame reprendre ce qu'elle m'avait apporté là comme à souhait, je me suis mis à faire un appareil avec quelques bouts de corde et des poulies que j'avais été chercher à la nage à bord du bâtiment qui avait coulé. Avec toute cette mécanique et du temps, j'ai fini, en vrai matelot, par venir à bout de monter ma maison où vous la voyez maintenant. Ça n'a pas été plus malin que cela; et, à présent, je couche et je loge dans la cabane qu'occupait le capitaine de la Bonne-Sophie.
—Quelle jouissance!
—Vous croyez? Certainement que c'est de la jouissance! Tenez, quand le vent souffle dur pendant la nuit et que j'entends la mer déferler sur le plein à cinq ou six brasses de moi, il n'y a pas de plaisir comme celui d'être couché dans ma cabane! Souffle, que je dis au vent; déferle, que je dis à la mer; tombe plus fort, que je dis à la pluie: l'officier de quart ne viendra pas te commander de monter prendre le dernier ris dans le grand hunier. Et sans avoir peur d'être jeté à la mer de dessus une vergue, je suis là dans mon rouffle comme si je naviguais encore. J'ai toujours aimé la navigation, moi, tel que vous me voyez; mais je n'aimais pas, à l'âge de cinquante ans passés, à faire le métier.... J'ai pris ma retraite, et je suis heureux à ma façon.
—Heureux dans cette solitude, sans compagnon!...
—Des compagnons! mais si j'en avais, ils seraient mes maîtres, ou j'aurais toujours dispute avec eux. Et, tout seul, je ne me dispute jamais avec moi-même.
—Sans femme!
—On voit bien que vous êtes un jeune homme! A mon âge, et quand on a eu de la misère toute sa vie, on est mort pour le sexe, et le sexe est mort pour moi.
«Je suis enfin devenu ici un ... un.... A propos, comment appelez-vous un homme qui se moque de tout et qui prend le temps comme il vient?
—Un sage.
—Non; c'est bien cela pourtant; mais c'est encore un autre mot. Le français m'échappe, depuis que je ne parle plus à personne.... Un, comment donc?... un....
—Un philosophe?
—Oui, un philosophe; eh bien, je suis un fameux philosophe, allez!
—Et vous êtes bien déterminé à passer le reste de vos jours dans cet abandon?
—Pourquoi pas, si Dieu le veut!... si Dieu ou le diable le veut, c'est-à-dire; car je ne sais pas trop.... Cependant, tenez, depuis que je suis tout seul ici, je commence à croire, le diable m'emporte, qu'il y a un Dieu au monde.... Eh bien! je vous disais donc que je ne demande rien à personne que de me laisser tranquille dans mon île avec mon rouffle et ma pirogue. Et quand j'avalerai ma cuiller par le mauvais bout, l'hôpital n'aura pas à payer mes frais d'enterrement.
—Mais on m'a dit qu'il existait dans l'île une ou deux familles anglaises qui cultivent une portion de terre dans l'autre partie de la Barboude.
—Ça se peut bien, mais jamais je n'ai vu leur mine; ici chacun vit chez soi, apparemment Je n'aime pas les voisins, et les voisins anglais surtout. Mais à présent que je vous ai conté mon histoire, j'ai un service à vous demander.
—Quel service? parlez.
—V'là ce que c'est.
«Vous voyez bien ce grand cocotier là-bas, que j'ai gréé à mon idée, avec une vergue en travers et des haubans pour le tenir droit, et des enfléchures pour monter dessus?
—Oui. Eh bien?
—C'est mon observatoire, à moi. C'est là que je grimpe tous les matins pour donner mon coup de longue-vue sur l'horizon. Quand je dis mon coup de longue-vue, c'est ma manière de parler; car, ma longue vue, pour moi, c'est mes yeux, puisque malheureusement je n'ai pas de lunette d'approche: c'est la seule chose qui me manque.
—Eh bien, après?
—Après donc, comme je vous le disais, il n'y a encore qu'une minute, je suis monté en vigie au haut de ma mâture, et là tout aussitôt je me suis mis à crier: navire, comme si tout l'équipage avait été sur le pont pour m'entendre. C'était votre grand coquin de vaisseau qui débouquait par la pointe du nord. Quoiqu'on ne navigue plus, le coup d'oeil est toujours là, quand on a été trente ans marin. Aussi en voyant les deux bords blancs de votre grand ship, son gréement et sa manière de naviguer, je me suis dit tout de suite: C'est un vaisseau français, ou que le diable m'élingue! Voyez si je me suis mis dedans?... Après, quand le vaisseau a mis en panne, je me suis encore redit: V'là un coquin qui va larguer une embarcation à la mer pour visiter le navire perdu auprès de l'île; et je ne me suis pas encore trompé.
«Or vous sentez bien actuellement, monsieur l'aspirant, que je ne suis pas trop rassuré.
—Pourquoi cela?
—Pourquoi? pardieu, vous le savez bien
—Pas le moindrement, je vous jure!
—Comment, vous ne sentez pas que si vous aviez envie de dire à votre commandant, en retournant à bord de votre vaisseau: Je viens de voir un matelot français qui vit en vrai sauvage à la Barboude, votre commandant vous dirait: Pourquoi n'avez-vous pas ramené cet homme qui ne peut être autre chose qu'un déserteur? Et alors, ma foi, vous répondrez peut-être à votre commandant: Si vous voulez, mon commandant, je vais chercher à le rattraper. Voilà ce qui me taquine, car si ça se passait comme ça, je serais obligé d'aller faire le nègre-marron dans les bois, et puis vous démoliriez sans doute mon habitation, ne pouvant pas mettre la main sur l'habitant. Il me montrait tristement son rouffle en prononçant ces derniers mots.
—Et si je vous donnais ma parole d'honneur de ne rien dire à mon commandant qui pût vous compromettre?
—Alors je serais tranquille; car je sais bien que les aspirans sont malins, mais que quand ils ont donné leur parole, c'est fini. J'ai connu un aspirant à bord d'une corvette; il m'a donné plus de taloches et de quarts de vin que je n'ai de cheveux sur le baptême. Eh bien! c'était le meilleur enfant du monde, et quand il me disait: Jean Lafumate....
—Ah! vous vous appelez Jean Lafumate?
—Oui; c'était mon nom de baptême et mon nom de guerre à bord....»
En ce moment mes canotiers, à qui j'avais donné la permission d'abattre quelques cocos, s'en revinrent chargés de fruits et de branches d'arbres.
«Voilà vos gens qui rallient à l'appel, me dit mon interlocuteur en les voyant paraître. Je vais leur donner quelques douzaines d'oranges, que j'ai là, ça leur fera du bien à ces pauvres b.... Car moi j'aime les matelots et je les aimerai toujours, monsieur l'aspirant.
—C'est fort bien tout cela, mais comment vous paierai-je les petites provisions dont vous allez vous priver pour nous? De l'argent? vous ne sauriez qu'en faire? Des vivres? je n'en ai pas à vous donner....
—Oui, mais vous avez un couteau, et vos gens en ont aussi, et c'est toujours la crainte de manquer de couteau qui me trouble la tête. Je n'en ai plus que deux, et ce n'est pas assez.»
Je fis consentir six de mes hommes à donner leur couteau à l'ermite, à charge de leur en rendre un à chacun d'eux une fois à bord.
«Vous ne savez pas le service que vous venez de me rendre là, monsieur l'aspirant. Dieu vous bénisse; car, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, je commence à croire qu'il y a un Dieu.... Excusez-moi; mais, avant de me quitter, voulez-vous me permettre de contenter mon envie?... Je voudrais, si c'est un effet de votre bonté, regarder au large avec la longue-vue que vous portez là en bandoulière.... Il y a si long-temps que je n'ai regardé au large qu'avec mes pauvres yeux!»
Il saisit la longue-vue, que je lui prêtai de suite, avec l'avidité qu'un homme qui aurait eu faim eût mise à se jeter sur un morceau de pain. Puis je le vis monter sur le haut du cocotier qui lui servait d'observatoire, et promener tout autour de l'horizon le bout de la longue-vue qu'il tenait avec une espèce d'ivresse....
«Tenez, s'écria-t-il, voilà votre vaisseau qui vire de bord!... Il cargue sa grand' voile en levant les lofs.... Ah mon Dieu! que c'est heureux d'avoir une longue-vue! Je donnerais tout ce que j'ai ici, mon bateau, mon rouffle, pour en avoir une, parce que je referais une autre cabane, un autre bateau, et que je ne peux pas faire une longue-vue.
—Cet instrument paraît donc vous faire beaucoup d'envie? lui dis-je, en voyant sa joie.
—Ah! monsieur, comment pouvez-vous me demander ça!
—Et si je vous en faisais cadeau?
—Quoi! de cette longue-vue? ah bien oui! Mais n'allez pas vous en aviser au moins! vous me feriez perdre la boule. Tenez, v'là déjà que la tête me tourne de vous avoir seulement entendu me dire cette parole!...
—Eh bien! tâchez de conserver toute votre raison, et de me faire l'amitié de garder ma longue-vue comme un souvenir de ma visite....
—Et vous, comment ferez-vous sans longue-vue?
—N'y en a-t-il pas d'autres à bord?
—C'est vrai, il y a tant de choses à bord d'un vaisseau de ligne! Ce n'est pas comme chez moi! mais c'est égal, je suis maître ici, et ce n'est pas difficile, puisque je suis tout seul.»
L'ermite accepta ma longue-vue avec de grandes manifestations de joie et de reconnaissance; je me disposai à me rembarquer dans mon canot et à m'éloigner de l'île pour regagner le vaisseau. Le naufragé, avant de me faire ses adieux, m'attira à lui à quelques pas du groupe que formaient mes canotiers en regagnant le rivage, et il me dit à l'oreille: «Surtout n'oubliez pas, monsieur l'aspirant, si jamais vous retournez en France, de faire dire à ma famille, à mon frère Thomas Giroux, qui demeure à Saint-Servan, rue des Bas-Sablons, n° 17, que son frère Antoine est devenu le plus grand philosophe de la terre, un vrai philosophe, quoi! Vous entendez bien, et vous ne me refuserez pas cela, n'est-ce pas?
—J'aurai bien garde de l'oublier, et je vous donne ma parole que votre famille aura bientôt des nouvelles de vous; cela vous suffit-il?
—Oh! des nouvelles de moi, ce n'est pas cela que je veux. Je veux, voyez-vous bien, que ma famille sache que je suis devenu un grand philosophe. Mon nom fera du bruit dans le pays; vous comprenez maintenant.
—A merveille!»
Le malheureux venait de laisser échapper là le mot de l'humanité, et ce mot venait de trahir toute cette prétendue philosophie qu'une minute auparavant j'admirais tant encore en lui. Il ne s'était résigné à vivre seul sur un rivage désert, que dans l'espoir peut-être de faire parler de lui un jour, et c'était aussi par amour d'une vaine gloire qu'il s'était séquestré du monde, lui simple matelot, lui que son ignorance et son obscurité condamnaient à vivre et à mourir oublié!... Le bonheur ne lui aurait même pas suffi: il fallait de l'éclat à sa réclusion, de la renommée pour l'exil volontaire qu'il s'était imposé: il fallait aussi, en d'autres termes, une auréole de gloire sur son rouffle, une promesse d'immortalité peut-être sur sa dépouille cadavéreuse qu'il abandonnerait bientôt aux serpens de l'île et aux oiseaux de proie de ce rivage désert!
A peine eûmes-nous quitté notre grand philosophe, que je le vis monter sur le cocotier au sommet duquel il avait établi sa vigie. Il s'empressa de diriger la longue-vue dont je venais de lui faire présent, sur mon embarcation, et je ne le perdis de vue que lorsque la nuit, qui commençait à se faire, eut enveloppé de ses tranquilles voiles et la Barboude et le rouffle de l'ermite, et l'arbre sur lequel il s'était planté pour suivre du regard le canot qui allait mettre tant d'espace entre lui et nous.
Notre vaisseau, enveloppé au large par une nuit obscure, avait hissé deux fanaux au haut du grand mât pour m'indiquer sa position La mer calme et unie que fendait mon embarcation pour regagner le bord retentissait au loin sous les coups d'aviron de mes canotiers. La conversation que je venais d'avoir avec le naufragé de la Barboude m'occupait encore tout entier, et absorbé dans mes réflexions sur l'étrange abandon auquel s'était résigné cet homme extraordinaire, je ne fus réveillé pour ainsi dire de ma préoccupation, que lorsque la voix de la sentinelle du vaisseau se fit entendre pour nous crier: «Oh de la chaloupe! vient-elle à bord?...» En revoyant notre vaisseau, mes amis et les gens de cet équipage si nombreux et si actif, il me sembla avoir fait un rêve.... «Quelle différence, me dis-je, entre l'exil de ce malheureux et le mouvement de ce bord où l'espace suffit à peine à cette multitude de matelots!...» Moi qui auparavant trouvais qu'un vaisseau n'était à peu près qu'une prison, je crus en revenant de la Barboude rentrer dans une ville opulente et populeuse!
J'allai rendre compte de ma corvée au commandant. Je lui rapportai à peu près toutes les circonstances de ma petite expédition. Il s'amusa beaucoup de la philosophie du naufragé. Mais j'eus bien garde de lui dire que notre ermite était un vieux matelot: l'impassible rigueur de l'inscription maritime aurait bientôt mis fin au bonheur qu'il s'était promis dans sa sauvage et rude réclusion.
Un général de mer se plaisait à tyranniser les officiers de la division qu'il commandait, à peu près comme autrefois certain empereur romain s'amusait, pour passer le temps, à tuer des mouches. En retour de ses mauvais traitemens, tous ses officiers l'envoyaient au diable; mais leurs malédictions ne réussissaient qu'à réjouir le vieil amiral, qui se montrait fier surtout de la haine universelle qu'il inspirait; et les arrêts forcés ne réjouissaient nullement les jeunes officiers.
Lorsque l'amiral riait en montant à bord, on pouvait en conclure qu'il venait de jouer quelque bon tour à l'un des élégans de la division. Rien ne l'égayait autant que de pouvoir dire à son capitaine de pavillon: «Monsieur le commandant, vous ordonnerez les arrêts forcés pour quinze jours à M. un tel, qui s'est permis d'aller faire la belle jambe à terre malgré mes ordres.» Il se serait volontiers pâmé d'aise, lorsqu'après avoir rencontré dans une rue un officier déguisé en matelot, il lâchait aux trousses du pauvre fugitif deux ou trois de ses adjudans. Il appelait cela faire la chasse aux lapereaux. Cet homme aurait fait le meilleur chef de police que l'on pût posséder dans une capitale. Le sort, en se trompant, n'en avait fait qu'un contre-amiral.
Tous les officiers lui rendaient depuis long-temps haine pour vexations, et cette haine était devenue telle, qu'on pouvait dire qu'elle avait fini par dégénérer en esprit de corps. Il était d'usage de détester l'amiral, à peu près comme il est ordinaire, dans le service, de respecter ses chefs. C'était presque un article de l'ordonnance.
Mille fois on se serait vengé de ce damné d'homme, si les règles d'une discipline d'airain avaient pu se prêter aux voeux que les subalternes formaient contre leur injuste et inflexible chef. Mais, comme il le disait lui-même, il était le pot de fer, et il ne redoutait pas les cruches qui auraient osé l'aborder.
Les cruches enrageaient donc de n'avoir pu ébrécher le pot de fer que par quelques piquantes plaisanteries et quelques bonnes épigrammes auxquelles leur puissant adversaire avait toujours riposté par les arrêts forcés ou de mauvaises notes envoyées au ministre.
Un jeune enseigne de vaisseau, malgré les difficultés et les dangers de l'entreprise, résolut cependant de venger tous ses camarades de la longue humiliation sous laquelle la main de l'amiral avait courbé leurs fronts craintifs. «Je veux, leur dit-il, pour peu que le ciel seconde mes projets, couvrir de honte celui qui nous a jusqu'ici accablés de vexations. Faites des voeux pour moi, et laissez-moi faire.»
La division se trouvait mouillée depuis quelques jours dans un port étranger. Le Léonidas qui aspire à arrêter le torrent des mauvais traitemens de l'amiral, ne choisit pas pour compagnons trois cents Spartiates, mais il prend avec lui les deux plus jolis petits aspirans qu'il peut trouver, et il marche aux Thermopyles. Mais quelles sont les Thermopyles de notre officier? une maison de joie qu'il loue pour quelques heures à d'aimables filles dans une des rues les plus fréquentées de la Havane.
Les deux petits aspirans, dont les traits sont doux et malins, et dont la taille est encore petite et svelte, se laissent habiller en jeunes personnes. Leur teint, déjà un peu bruni par l'air brûlant de la mer, reprend toute sa fraîcheur native sous une légère couche de blanc de céruse. Leurs pieds adolescens, long-temps comprimés par des bottes épaisses, recouvrent une élégante flexibilité dans de fins souliers de prunelle. Leurs hanches, comprimées sous la ceinture d'un lourd poignard, se dessinent voluptueusement sous un large ruban rose. Nos deux petits chérubins de bord deviennent enfin, avec un peu d'art et de patience, de jolies petites filles agaçantes, faites pour tromper l'oeil enflammé de plus d'un amateur. Au bout de quelques heures d'exercice à la fenêtre du logis où l'on vient de les installer, elles auraient pu prendre dans leurs filets les passans les moins disposés à se laisser séduire par les agaceries de ce sexe dont l'empire s'étend si facilement de la croisée à la rue.
L'amiral, le soir même du jour où nos masculines Laïs étaient entrées en fonctions, s'était rendu au spectacle accompagné d'un de ses aides-de-camp. A onze heures il s'en revenait à bord, précédé par deux matelots qui, sur ses pas, avaient soin de projeter la vive clarté de deux énormes fanaux. En passant par une des rues qu'il lui fallait parcourir pour se rendre vers le warf où l'attendait son canot, il fait remarquer à l'aide-de-camp marchant respectueusement à ses côtés, deux fenêtres d'où sortent des voix qu'il croit reconnaître pour des voix de femmes, et de femmes françaises même!
«Quelle drôle de chose, à la Havane, à cette heure, monsieur mon aide-de-camp! Qu'en dites-vous?
—Mon général, je dis que ce n'est pas plus drôle que partout ailleurs. Il y a dans tous les lieux du monde connu, des Françaises qui font ce métier-là.»
—Quel métier entendez-vous donc?
—Mais, mon général, le métier que font probablement ces deux dames.
—Vous avez raison, elles sont deux, et elles me paraissent même être assez gentilles. Ecoutez! elles parlent.... Il me semble même qu'elles parlent de nous.»
Une de ces dames, en effet, en voyant passer le petit cortège, s'était écriée avec le doux accent de la curiosité et de l'intérêt:
«Ah! c'est le général français nouvellement arrivé!
—Voyez-vous, monsieur mon aide-de-camp, reprend l'amiral en recueillant ces paroles tendrement provocatrices, voyez-vous que ce sont des Françaises!... Mesdames, j'ai bien l'honneur de vous saluer....»
Les dames répondent gracieusement à ce salut.... La porte de la rue, près de laquelle les deux passans se sont arrêtés, s'entr'ouvre au même instant. Les matelots qui portaient les fanaux destinés à éclairer le général, se sont arrêtés aussi.... Mais le général leur ordonne de continuer leur route sans lui, en leur recommandant d'avertir leur patron qu'il ira bientôt rejoindre son canot.
Resté seul avec son aide-de-camp, et délivré de la présence importune de ses deux matelots, il reprend plus librement la conversation avec son interlocateur.
«Si, pour la singularité du fait, nous montions, monsieur l'aide-de-camp?
—Chez ces dames?
—Mais où voulez-vous que nous montions, si ce n'est chez elles?
—Y pensez-vous sérieusement, mon général?
—A quoi voulez-vous que je pense, si ce n'est à ce que je vous propose?
—Mais que dira-t-on si l'on vient à savoir que....
—On dira que j'ai fait le galant et vous un peu le cafard, peut-être! Quel mal y aura-t-il à cela? Partout on veut me faire passer pour une espèce de Hun farouche, insensible à toutes les douces séductions du sexe.... J'ai envie de perdre ce soir une aussi fâcheuse réputation.... Allons, soyez aimable une fois en votre vie. Vous aussi vous n'avez pas plus que moi de temps à perdre pour réparer vos longues années d'endurcissement et de rébellion contre le pouvoir des belles. Entrons. Je vais vous donner l'exemple en ma qualité de chef.
—Mais une seule observation, mon général, elle ne sera pas longue.
—Cela ne l'empêchera pas d'être peut-être fort déplacée, votre observation, et encore assez ennuyeuse probablement.
—En entrant dans cette maison, vous ne risquez rien, vous....
—Il me semble cependant que je risque tout autant que vous au moins?
—Ce n'est pas cela que je veux dire. Je veux dire que le rôle que je jouerai en vous suivant pourra, en ma qualité de subalterne, paraître un peu trop complaisant, et que si l'on vient à apprendre plus tard....
—Ah! oui, vous craignez en votre qualité de subalterne, n'est-ce pas, que l'on dise que.... Quel enfantillage! Est-ce que dans ces sortes d'aventures tous les rangs ne sont pas égaux! Vous voyez bien même que dans la situation où nous nous trouvons, c'est moi qui fais tous les frais de la négociation; et, le diable m'emporte, je crois que si j'avais une chandelle à la main, je serais obligé de vous la tenir pour vous engager à monter l'escalier, tant ce soir vous paraissez tenir à faire la prude. Allons donc, montons, et que cela finisse!
—Puisqu'il le faut et que vous le voulez décidément, montons, mon général. Mais en grand uniforme....
—Pourquoi pas? personne ne nous voit, et la nuit sauve le scandale.»
Pendant tout ce colloque, nos deux syrènes avaient mis en usage leurs plus agaçantes minauderies pour séduire notre vieux navigateur et son scrupuleux compagnon. Leurs enchantemens n'avaient, hélas! que trop triomphé de la faiblesse de cet autre Ulysse.
En entrant dans l'appartement de nos piquantes Françaises, le général fut agréablement surpris de la richesse qui régnait dans le simple ameublement du lieu.
«Je reconnais bien là, s'écria-t-il pour dire quelque chose, le goût et l'élégance de mes compatriotes.»
Les deux beautés reçurent ce compliment d'introduction en faisant une révérence assez gauche et en baissant modestement la tête pour ne pas éclater de rire.
«Mais par quel hasard, ou plutôt par quel destin favorable pour nous, vous trouvez-vous ici, mes belles dames, au milieu de messieurs les Espagnols?
—Des événemens qu'il serait trop long de vous raconter, nous ont conduits ... c'est-à-dire nous ont conduites dans ce pays, et ensuite des malheurs nous y ont retenues....
—Vous me trouverez peut-être un peu indiscret, mais l'intérêt que je porte à toutes les jolies femmes de ma patrie excusera la singularité de ma question.... Mesdames, êtes-vous demoiselles ou mariées?
—Nous étions mariées, monsieur le général.
—Et messieurs vos maris?
—Ne sont plus.... Des chagrins et l'inclémence du climat....
—Ah! j'entends, j'entends ... la fièvre jaune, n'est-ce pas?... Ah! ce maudit climat.... (Voyez-vous, monsieur l'aide-de-camp, que ce sont des femmes distinguées: l'inclémence du climat....) Mais, mesdames, il paraît que l'air de la Havane, tout redoutable qu'il est, s'il vous a ravi les objets de votre tendresse, a respecté au moins les roses de votre teint; car il serait difficile, avec cette fraîcheur, que l'on ne vous reconnût pas pour françaises.
—Monsieur le général, vous êtes trop bon!
—Non, je ne suis que sincère. Et à cette taille élégante et à cette tournure qu'on n'a qu'en France, on se sent vraiment fier d'être de son pays.... Et qu'en dites-vous, monsieur l'aide-de-camp?
—Je dis, mon général, que vous avez raison, et que les Françaises sont des femmes charmantes.
—Mais il me semble que ces dames, sans doute pour charmer l'ennui du veuvage, ont adopté les moeurs du pays où elles se trouvent exilées; car voilà une guitare, si je ne me trompe.
—C'est une mandoline, général. Oui, quelquefois ma compagne a la bonté de m'accompagner sur cet instrument, confident discret de nos peines!... Ah!
—Ah! vous en pincez, madame: je vous y prends, et je tiens note de l'aveu.
—Mais j'en pince un peu, monsieur le général, je ne m'en défends pas.
LE GÉNÉRAL A SON AIDE-DE-CAMP.—Hum, mon ami, c'est significatif cela, j'espère. Vous ne vous étiez pas trompé. (A ces dames). Vous allez nous chanter une petite chanson, une chanson de France.
UNE DES DAMES.—Je chante si mal!
L'AUTRE DAME.—J'en pince si peu!
—Modestie que tout cela, modestie! Vous allez chanter et en pincer, aimables friponnes. Nous écoutons.
—Mais avant de nous soumettre à l'épreuve que vous voulez nous faire subir ou subir vous-mêmes, messieurs, voudriez-vous vous rafraîchir?... Domingo! Domingo! apportez des confitures et du Sangari à monsieur le général.
—Si Señora,» répond un gros nègre.
Le général dépose sur un canapé son épée et son chapeau. L'aide-de-camp en fait autant. Voilà Mars désarmé par l'Amour.
Une des syrènes chante la plaintive romance. Son amie l'accompagne sur sa mandoline, en faisant rouler sur le général des yeux qu'elle s'efforce de rendre caressans et fripons. Le général est transporté d'aise et d'ivresse.
«Comment trouvez-vous cette voix? demande-t-il à son compagnon.
—Un peu forte, mais assez bien timbrée.
—Et la pinceuse de guitare ou de mandoline?
—Elle me paraît avoir les mains assez fortes et le pied un peu épais.
—Vous ne savez ce que vous dites!
—Je sais bien au moins, mon général, ce que je vois.
—Elles sont charmantes, parfaites en tout; c'est moi qui vous le dis, et je m'y connais.»
Le chant a cessé: les tendres émotions commencent; les félicitations et les complimens vont leur train. Les oeillades se croisent et s'enflamment en se croisant. La pinceuse de mandoline se lève pour suspendre son instrument sonore à l'une des cloisons de l'appartement. En se levant avec grâce, elle sent deux mains un peu roides se presser sur la taille qu'elle s'efforce de dessiner d'une manière avantageuse. Ce sont les mains frémissantes du général qui se sont égarées sur ses hanches. La prude veut se fâcher et repousser avec dignité cet attouchement un peu trop leste. Le général devient plus pressant: il avance toujours: la belle recule jusque vers le canapé, et là, pour faire, en présence d'une attaque trop vive, une retraite digne d'elle, elle s'empare de l'épée et du chapeau du héros, et la coquette disparaît, avec la légèreté d'une sylphide, dans une chambre voisine, en poussant de grands éclats de rire. L'amoureux amiral veut la suivre, sûr qu'il paraît être de son triomphe: mais sa conquête lui échappe encore en grimpant les marches d'un escalier obscur qui paraît conduire au second étage.
Attiré par ce bruit, un gros gaillard à la figure basanée, au menton barbu, et à l'air rébarbatif, entre et arrête ses deux gros yeux noirs et irrités, sur le général.... Cet homme semble être un de ces bravos de la Havane, qui vendent au premier venu, une ou deux gourdes, chaque coup de stylet. Il baragouine quelques mots d'espagnol qui signifient qu'il est le chef de l'établissement. Le général à cette vue veut saisir son épée: elle a disparu! L'aide-de-camp cherche aussi la sienne: elle a disparu de même. La violence triomphera.
«Dans quel guêpier nous sommes-nous jetés là, mon cher ami!
—Ce n'est pas un guêpier, général.... Je vous l'avais bien dit.
—Emparons-nous, si vous m'en croyez, de ces barreaux de chaise, et forçons le passage.
—Forçons le passage, puisque nous ne pouvons faire autrement, et tapons, puisque vous le voulez, mon général. Mais c'est là une bien cruelle extrémité.»
Deux autres bravos espagnols s'avancent: les deux dames se tiennent derrière cette force imposante, arrivant tout exprès pour les protéger: elles rient toujours aux éclats en montrant aux deux officiers désarmés les deux épées et les chapeaux dont elles se sont si perfidement emparées.
«Tas de coquines, me rendrez-vous mon épée! s'écrie en les menaçant le général exaspéré.
—Dinero, dinero! s'écrient les bravos.
—Cela veut dire: Payez, payez, messieurs, et l'on vous rendra vos armes, répètent les dulcinées.
—Nos armes! Tiens, dit le général en jetant aux pieds des malheureuses qui le narguent, une bourse d'or pour rançon; tiens, ramasse cet argent, et rends-nous les armes et les chapeaux que tu nous as volés.»
Les bravos se nantissent d'abord de la bourse. Ils descendent ensuite l'escalier: les deux donzelles les suivent sans rien restituer. Le général et son aide-de-camp veulent aussi gagner la rue. Mais les portes par lesquelles le cortège s'est esquivé se referment sur eux, et pour comble de rage, les victimes entendent dans la rue leurs bourreaux crier: A la guarda! à la guarda! Nul doute, la garde va venir.
Elle arriva en effet. Le sergent de la patrouille, en ouvrant violemment la porte de la maison où le scandale avait lieu, reconnaît dans les deux officiers désarmés et décoiffés, le général de la division française et l'un de ses aides-de-camp. On s'explique du mieux qu'on peut, en espagnol et en français. Le sergent croit apprendre quelque chose de très-nouveau au général, en lui annonçant qu'il se trouve dans une maison suspecte. Le général demande pour toute grâce au chef de la force armée la faveur d'être reconduit à l'embarcation de son vaisseau, qui l'attendait au warf. Mais dans quel état il parut aux yeux de ses canotiers! sans épée et sans chapeau! Les canotiers ne savent que penser de cette circonstance singulière. Ils se contentèrent de nager jusqu'au vaisseau, et là encore, en montant à bord, le général et son piteux camarade en bonnes fortunes, eurent la honte de passer, en faisant de grands saluts, devant l'officier de garde qui les recevait à la lueur des fanaux allumés pour éclairer leur marche. Le lendemain de cette aventure, les flâneurs de la Havane aperçurent, suspendus à un poteau de réverbère, deux chapeaux et deux épées surmontés de cette inscription: «A VENDRE POUR CAUSE DE DÉPART PRÉCIPITÉ.»
Et puis on entendit dire dans toute l'île que le général commandant la division française avait fait hommage de sa bourse, à la caisse des indigens du pays.
Mais ce qu'il y eut de plus étrange dans tout cela, c'est le bruit qui courut avec la rapidité de l'éclair dans toute la division. Les officiers se disaient que les deux coquines qui avaient si adroitement décoiffé et désarmé leur général, n'étaient autre chose que deux petits aspirans travestis, et qu'en cherchant bien parmi les enseignes de vaisseau, on aurait pu reconnaître peut-être les deux ou trois bravos qui avec leur longue barbe factice et leur teint d'emprunt, avaient si galamment assisté les deux belles. Un des légers échos de ce bruit scandaleux alla frapper assez désagréablement l'oreille inquiète du général. Il devina bientôt toute la vérité, et il s'emporta d'abord comme un lion pris dans un piége. Il appela son aide-de-camp. «Vous savez, monsieur, le tour infâme qu'on nous a joué.
—Général, je commence depuis ce matin à m'en douter un peu.
—Je puis ordonner une enquête terrible, et faire fusiller les scélérats qui ont attenté à mon honneur. Commencez-vous à vous douter un peu aussi de toute l'étendue de mon autorité?
—Jamais, mon général, je n'en ai douté. Vous pouvez, il est vrai, ordonner une enquête: une enquête est même une chose excellente; mais n'y a-t-il pas eu, à votre avis, mon général, assez de scandale comme cela?
—Et comment vous, chef d'état-major, vous mon plus fidèle limier en quelque sorte, qui devriez deviner chaque officier de la division rien qu'à l'allure et au pas, n'avez-vous pas reconnu, flairé, dépisté deux polissons d'aspirans dans ces deux coquines de la nuit d'avant-hier?
—Vous les trouviez si aimables et si gentilles, mon général, que le moindre soupçon m'aurait paru inconvenant.
—Moi, je les trouvais gentilles! allons donc! vous ne voyiez pas que je me moquais d'elles? C'est vous peut-être que je devrais faire casser comme du verre, pour ne vous être pas douté de ce que vous deviez savoir mieux que tout autre.
—Moi, mon général, mais il me semble que vous feriez encore mieux d'ordonner une enquête, comme vous en avez eu d'adord l'idée, si décidément vous tenez à faire quelque chose de décisif.
—Ah! je suis bien malheureux! et ne pouvoir pas me venger sans augmenter le scandale! et dévorer ma honte, si je ne me venge pas!... Monsieur l'aide-de-camp!
—Plaît-il, mon général?
—Allez dire à l'officier chargé des signaux, que je lui ordonne d'annoncer à MM. les commandans de la division, que je mets tous les officiers aux arrêts forcés jusqu'à nouvel ordre!...
—De suite, mon général, j'y cours!
—Attendez donc un peu; que diable! aujourd'hui vous êtes bien prompt!
—Qu'y a-t-il encore pour votre service, mon général?
—Il y a pour mon service que, quand vous aurez exécuté l'ordre que je viens de vous donner, vous garderez les arrêts forcés vous-même, pour vous apprendre un autre fois à mieux faire votre devoir.
—Oui ... oui ... mon ... mon général!... J'y vais!
En se rendant par mer de Bréhat à l'Ile-de-Bas, on rencontre, à moitié route à peu près, un petit archipel qui, par rapport au nombre de rochers qui le composent, a reçu le nom des Sept-Iles. Un seul de ces îlots est habité: les autres servent d'asile aux oiseaux de proie qui, lassés de chercher leur nourriture sur les flots que l'on voit s'agiter entre le continent et le petit archipel, vont le soir se reposer dans les cavités de ces rochers battus presque sans cesse par les vagues, la foudre et la tempête.
Entre toutes ces îles, Tomé, la plus rapprochée de la terre ferme, se trouve posée à l'entrée d'une anse assez belle que l'on nomme la rade de Perros. A droite de Tomé, en faisant face au large, on aperçoit les écueils qui hérissent l'embouchure de la rivière de Tréguier. A gauche s'étend la côte qui joint le bourg de Perros au village de la Clarté. Au bas de cette côte se dessine une batterie de quelques canons, destinés à gronder, à l'occasion, sur le petit détroit d'une lieue de large qui sépare l'île de Tomé du rivage des Côtes-du-Nord.
Pendant la guerre, rien n'était plus commun que de voir les croiseurs anglais louvoyer entre les Sept-Iles et la terre de France. Les petits convois de caboteurs avaient bien soin alors de s'assurer, avant de donner dans la passe, qu'aucun navire ennemi ne viendrait troubler leur timide navigation. Quand la plus grande des Sept-Iles avait annoncé, au moyen du sémaphore qu'on avait établi sur son sommet, qu'il n'y avait aucun bâtiment anglais à vue, vite les commandans des convois faisaient appareiller les navires placés sous leur escorte, et on s'efforçait alors de donner dans le courreau avant que l'ennemi pût contrarier la marche de la petite flotte de lougres, de goëlettes et de sloops marchands.
Les Anglais aimaient d'autant plus à s'approcher de cette partie de la côte de Bretagne, que l'île de Tomé, par un privilège assez singulier, leur offrait souvent l'occasion de faire des vivres frais. Ceci a peut-être besoin d'une courte explication topographique.
Pas un arbre ne croît sur cette île qui, avec une demi-lieue de long, ne présente à l'oeil qu'un lambeau de chaîne de montagnes, recouvert d'un peu de bruyère. Pas une source, pas le plus petit ruisseau ne murmure ou ne serpente sur cette terre inculte. Autrefois un cultivateur voulut y établir une ferme et fatiguer son sol dépouillé, pour en tirer quelque chose; mais les ruines de la ferme attestent aujourd'hui l'inutilité des efforts du pauvre fermier. Une seule espèce d'animaux peut se contenter de ce séjour si peu fait pour les hommes. La tradition rapporte qu'un chasseur y jeta une paire de lapins, et depuis ce temps les lapins ont tellement pullulé à Tomé, qu'on ne peut y faire un pas sans rencontrer un de ces insulaires herbivores. Aussi les matelots, dans leur langage pittoresque, disent-ils que Tomé n'est autre chose qu'une colonie de lapins.
Les Anglais manquaient rarement, pour peu qu'ils restassent quelque temps à croiser dans ces parages, d'envoyer des embarcations à Tomé pour y faire du lapin, comme disaient encore les matelots, ainsi qu'on dit qu'un navire a envoyé ses embarcations à terre, pour y faire de l'eau.
La petite île, quelque pauvre et inutile qu'elle fût, avait pourtant un propriétaire; mais, par une de ces lois qui ne sont tolérables qu'en temps de guerre, il était défendu au possesseur suzerain de ce fief maritime de visiter sa propriété: les bâtimens de la station de Perros et les pataches de la douane avaient seuls le privilège d'aborder dans cette île, que l'imagination des anciens aurait peuplée peut-être de dieux ou tout au moins d'heureux mortels, mais qui en réalité n'était peuplée que d'assez mauvais gibier, à la chair aussi sèche que le terrain qui le nourrit.
Le privilège exclusif accordé aux péniches et aux pataches qui visitaient Tomé, produisit assez souvent d'étranges rencontres. Pendant qu'une embarcation française, par exemple, abordait l'île par un bout, un canot anglais l'accostait quelquefois par l'autre bout, et alors venaient les coups de fusil entre les Anglais, qui d'un côté tiraient des lapins pour leur compte, et les Français, qui trouvaient plus piquant de brûler leur poudre sur des ennemis, que sur le gibier qu'ils étaient venus chasser.
Lorsque des canots anglais envoyés à Tomé se voyaient surpris par le mauvais temps pendant leur petite expédition, ils attendaient, cachés dans les rochers de l'île, que la bourrasque s'apaisât, pour aller rejoindre les navires auxquels ils appartenaient, et qui, pour éviter les dangers que leur aurait fait éprouver le coup de vent, avaient prudemment gagné le large.
Sur des côtes moins mal gardées que ne l'étaient les nôtres, on aurait pu quelquefois faire d'assez bonnes captures sur l'ennemi; mais les Anglais se montraient si peu disposés en général à opérer des descentes, que l'on daignait à peine se prémunir contre leurs rares tentatives de débarquement.
Un jour toutefois ils surent faire tourner à leur avantage une situation difficile dans laquelle le mauvais temps les avait soudainement placés.
Trois de leurs embarcations, assaillies par un coup de vent pendant qu'elles étaient à Tomé, cherchèrent en vain, malgré la grosseur de la mer et la force de la brise, à regagner leurs navires. Réduites, après d'impuissans efforts, à se réfugier dans les criques de l'île dont elles avaient voulu s'éloigner, elles revinrent, poussées par la lame, s'échouer dans une petite anse où bientôt les matelots réussirent à les haler à terre, de manière à les soustraire au choc des vagues qui auraient fini par les briser si on les eût laissées à flot.
Le coup de vent dura quarante-huit heures, et pendant ce temps-là, les matelots anglais n'eurent d'autre asile que leurs embarcations tirées à sec, et d'autre nourriture que les lapins qu'ils purent tuer.
La mer enfin et le vent s'apaisèrent. On songea à remettre les canots à flot et à regagner les navires qui, revenant du large, ralliaient déjà la côte pour se rapprocher des canots qu'ils avaient laissés à terre.
Au moment où les officiers anglais ordonnaient à leurs matelots de s'embarquer pour quitter l'île hospitalière, ils aperçurent dans le courreau des Sept-Iles, et non loin d'eux, une grande péniche qu'ils prirent d'abord pour française. C'était en effet une patache des douanes qui, voyant les croiseurs anglais trop au large pour avoir à les redouter, se rendait avec toute sécurité de Tréguier à Lannion.
Par malheur, à bord de la patache s'étaient embarqués ce jour-là même une douzaine de préposés qui, devant passer l'inspection d'un de leurs chefs supérieurs, avaient cru très-bien faire en prenant la voie de mer pour se rendre à Lannion. La tenue de ces passagers était parfaite. La plaque et les jugulaires de leurs schakos reluisaient au soleil qui venait de se montrer. Leurs buffleteries, soigneusement blanchies, tranchaient admirablement sur le vert foncé de leurs fracs époussetés et brossés jusqu'à la corde. Rien enfin ne manquait à leur tenue militaire.
Quelle proie, je vous demande, pour nos Anglais cachés dans les rochers auprès desquels la patache venait virer nonchalamment de bord! Sortir de leur gîte de la nuit, comme des éperviers acharnés; fendre les flots avec la rapidité d'un poisson volant, et se jeter sur la pauvre patache, qui n'y pensait guère, je vous le jure, ne fut que l'affaire d'un moment, d'une minute pour les embarcations ennemies! Les douaniers, surpris et sans doute effrayés de cette attaque si prompte, essayèrent de résister. Ils sautent sur leurs armes; la patache avait un petit canon et deux espingoles: elle fait feu; mais les Anglais, comme agresseurs, étaient disposés à l'attaque, et les douaniers, assaillis à l'improviste, étaient bien loin d'avoir tout préparé pour la défense. Le grand nombre dut avoir l'avantage, et après une inutile résistance, la patache se rendit aux trois péniches.
La joie des vainqueurs dut être grande, lorsque, pour rejoindre les croiseurs qui les attendaient en louvoyant, ils défilèrent sous la Grande-Ile avec leurs trois embarcations et la patache conquise. Le sémaphore placé sur cette Grande-Ile annonça à son confrère le sémaphore situé sur la côte ferme, le triste événement qui venait de se passer dans le courreau des Sept-Iles et presque sous les yeux de la garnison qui gardait le plus important des rochers de l'archipel.
On vit bientôt la frégate ennemie à laquelle appartenaient les canots sortis de Tomé, aller au-devant de la conquête des péniches victorieuses, et prendre à la remorque la pauvre patache. Ce dut être pour elle une capture assez étrange que cette douzaine de préposés de douanes parés, brossés, fourbis, pour aller passer l'inspection à Lannion et arrivant prisonniers de guerre à bord d'une division anglaise.
On parla beaucoup, à Perros, du malheur arrivé à la patache de Tréguier. Les préposés des brigades établies sur les côtes voisines de l'événement, jurèrent de venger leurs camarades sur les Anglais. Plusieurs jours de suite, ils s'embusquèrent dans les rochers de Tomé, pour chercher à surprendre les embarcations des croiseurs qui s'aviseraient de vouloir débarquer dans l'île. Mais leurs tentatives furent vaines. Personne ne parut.
Pour suivre bien le fil des petits détails que j'ai encore à raconter, il est nécessaire de se rappeler succinctement ceux que l'on a déjà lus, et de ne pas oublier surtout l'île de Tomé où venaient aborder les Anglais et les Français; la frégate anglaise avec les douaniers pris en grande tenue, etc.
Lors du dernier événement arrivé à ces pauvres douaniers, je commandais une péniche appartenant à la station de Perros, station très-imposante, composée d'une canonnière qui commandait les forces navales de l'endroit, et de deux mauvaises embarcations dont la mienne faisait partie! Le commandement que l'on m'avait confié, à moi très-jeune aspirant de première classe et futur amiral de France, avait été dans son temps un grand canot de vaisseau. En rehaussant les pavois de ce canot et en plaçant un petit obusier en fonte sur son arrière, on avait cru en faire une péniche. J'oublie de dire qu'on lui avait même donné un nom assez pompeux, mais assez peu convenable à ses qualités: ma péniche se nommait l'Active. Vingt-sept hommes la montaient. Vingt environ à couple pouvaient être bordés, à l'occasion, de l'avant à l'arrière. Un caisson placé au pied du grand mât contenait quelques fusils, une dizaine de pistolets et autant de sabres: c'était là notre arsenal. Un des bancs de l'arrière me servait de cabane; l'autre banc de babord était réservé au chef de timonerie que j'appelais toujours mon second, pour qu'à son tour il m'appelât toujours mon capitaine. Quand il faisait froid, je tapais des pieds sur le tillac, ne pouvant pas me promener faute d'espace. Quand il pleuvait, je me couvrais d'un manteau. Mes hommes faisaient leur soupe à la mer, en plaçant la chaudière, commune à l'état-major et à l'équipage, sur la moitié d'une barrique remplie de sable et au centre de laquelle on allumait du feu. C'était une vie d'Arabes, au milieu des flots; mais à quinze ou seize ans, avec un poignard au côté, des épaulettes en or mélangé de bleu sur le dos, et deux douzaines d'hommes à commander, on se croit général d'armée. Un capitaine de vaisseau ne se promenait pas plus fièrement sur sa dunette, que moi sur le banc qui me servait à la fois de gaillard d'arrière, de chambre à coucher et de banc de quart dans les circonstances solennelles.
Un jour avant la prise de la patache des douanes, le commandant de la station m'avait donné l'ordre d'escorter jusqu'à l'île de Bréhat trois ou quatre caboteurs chargés d'objets du gouvernement. Dieu sait, à la tête de ce convoi composé de trois ou quatre barques, les signaux que je faisais à mon bord; car j'avais toute une série de pavillons pour transmettre mes ordres aux divers bâtimens placés sous ma protection. Un amiral commandant une escadre aurait envié les évolutions que j'exécutais, et à coup sûr il ne se serait pas donné plus de soins pour conduire une armée alignée sur trois colonnes, que moi pour mener mes trois bateaux à bon port.
Dès que mon importante mission fut remplie et que j'eus vu défiler devant moi les navires de mon convoi pour aller mouiller à leur destination, je tirai un coup d'obusier en hissant et rehissant trois fois mon pavillon à tête de mât, pour faire mes adieux aux capitaines marchands que j'allais quitter. Les capitaines de mon escadre répondirent à ce galant signal en m'exprimant leurs remercimens et leur satisfaction. Ils hissèrent et rehissèrent par trois fois aussi leur pavillon national, et je me séparai d'eux pour retourner à Perros.
J'insiste un peu sur ces détails puérils, parce qu'ils ont encore pour moi tout l'attrait et toute la fraîcheur des souvenirs d'un âge que l'on ne se console d'avoir passé qu'en se le rappelant sans cesse. Tous les marins, j'en suis bien sûr, me sauront gré de raconter longuement ces petites scènes qui sont celles que les hommes de mer se rappellent avec le plus de plaisir et d'attendrissement. Les critiques seuls pourront me reprocher mon verbiage. Je sais bien que dans tout cela il y a peu de mérite sous le rapport de l'art et du goût littéraire; mais chez moi les douces impressions et la vérité passent avant l'art: mes plus chers souvenirs d'abord, et le travail d'artiste après, s'il se peut, telle est ma devise de raconteur.
Le jour tombait déjà quand je me mis en devoir de revenir à la station. Mais ce jour tombait comme tombe un beau jour d'été. La mer était calme, le ciel tranquille, et l'air tiède que l'on respirait semblait s'être imprégné en caressant les flots, de ces parfums de l'Océan, que les marins préfèrent à l'ambre le plus exquis et aux essences les plus précieuses. La lune se dégageait, à l'horizon, du cercle noirâtre que les effets de lumière formaient au loin autour de nous, et sa clarté si vive et à la fois si douce paraissait couvrir d'une nappe d'argent la houle que nous fendions à grands coups de rames. Il nous avait fallu en effet border nos avirons: le vent avait cessé, comme pour ne pas interrompre le calme harmonieux de la nature. A terre, au sein des forêts ombreuses et des plaines désertes, le silence des nuits a sans doute quelque chose de bien religieux; mais à la mer combien le repos de tous les élémens est noble et sublime! L'homme qui ne s'est pas oublié des heures entières au milieu de l'Océan pendant une belle nuit d'été, n'a pas éprouvé ce qu'il y a de mieux fait pour nous élever aux idées les plus nobles et les plus consolantes.
Revenons un peu aux choses terrestres. A droite de ma péniche je voyais l'immense mer se gonfler majestueusement sous les rayons de la lune: à ma gauche et du côté de la terre, défilaient une multitude de rochers auxquels la nuit et la clarté de l'astre qui nous guidait donnaient les formes les plus bizarres et l'apparence la plus fantastique. Le calme de ce beau spectacle n'était interrompu, que par le bruit régulier de nos avirons ou par la voix retentissante de mes matelots, et quelquefois par le mugissement lointain de la houle paresseuse qui allait s'engouffrer dans les cavités des rochers ou les grottes du rivage. Jamais je n'ai passé d'heures plus douces que celles de cette nuit, pendant laquelle, tout jeune que j'étais, mes petites facultés méditatives allaient grand train.
Un canonnier de marine que j'avais à bord ne me permit pas de rester long-temps plongé dans mes délicieuses rêveries. Ce canonnier était un de ces clowns d'équipage, de ces agréables de bord qui ont le privilège de faire rire leurs camarades en toute occasion, et d'égayer pour ainsi dire la pénible vie du matelot. Mon clown à moi se nommait Fournerat: c'était un joyeux et joli garçon, aimé de tout son monde, et qui, chose rare, était aussi bon homme de bord qu'il était bon farceur. Mes gens étaient-ils fatigués, harassés, mouillés jusqu'aux os? Fournerat laissait échapper une saillie, et le plus mécontent riait et se remettait à l'ouvrage; Étions-nous obligés de nager pendant une demi-journée? Quand l'ardeur des rameurs mollissait, Fournerat improvisait une chanson, et le courage revenait au plus maussade. Les quarts-de vin de ses camarades, les doubles rations que je lui donnais en supplément, pleuvaient sur lui; mais jamais il ne se grisait, et je l'aimais comme l'homme le plus utile, le plus rangé et le plus soumis de mon petit équipage.
Mes gens, avaient les avirons sur les bras depuis trois ou quatre heures. L'air chaud de la nuit semblait leur inspirer la mollesse dont ils étaient remplis. Quelques-uns des nageurs se plaignaient déjà de la fatigue, mais se plaignaient comme font souvent les matelots, en exhalant leur mauvaise humeur en bons mots contre les objets, qu'ils pouvaient accuser sans craindre d'être réprimandés. «Savez-vous bien, disait l'un à ses camarades, que la lettre que nous avons à écrire avec ces plumes de dix pieds (les avirons) est bigrement longue!—Oui, répondait un autre, et j'ai envie de mettre de suite ma signature au bas, pour en avoir plus tôt fait.
—Qu'est-ce que ça veut dire? s'écria Fournerat; vous voulez finir déjà votre lettre par paresse d'écrire? Eh bien! moi, je vais en commencer une. Prêtez-moi une de vos plumes de bois, et vous allez voir comment je vas styler la lettre d'un mauvais fils à son cher père.»
Fournerat, en prononçant ces mots avec un ton qui n'était qu'à lui, saisit l'aviron d'un des mécontens. Chacun se dispose à entendre le farceur dicter la lettre qu'il va adresser à son père. Le courage revient à tout le monde, et mon canonnier, tout en hallant un grand coup sur son long aviron, commence ainsi:
«La mer est mon papier, la péniche l'Active mon écritoire, et mon aviron ma plume. La bouteille à l'eau-de-vie, si le capitaine le veut bien, sera ma bouteille à l'encre.
—J'y consens, m'empressai-je de dire, en devinant l'intention du drôle.
—C'est bon, mon capitaine, vous souscrivez, et moi j'écris.
Lettre d'un mauvais fils à monsieur son père.
«Mon cher père, et bigrement trop cher, puisque vous avez donné le jour à un garnement de mon espèce,
«Je profite de l'occasion de la poste aux lettres pour vous adresser celle-ci. Quant à la mienne, elle est fort bonne, et je souhaite que la présente vous trouve de même, et dans la situation où j'ai l'honneur d'être. Il me reste encore, à ce que je crois, deux frères et une soeur que ma chère mère vous a donnés à nourrir et à éduquer; la présente est pour vous dire et vous assurer, en bon fils, que je donnerais bien mes deux frères pour ne plus avoir de soeur, sachant bien que cela ferait plaisir à votre coeur paternel. Je suis bien aise de vous apprendre que j'ai profité des bons principes que vous m'avez fait sucer chez vous quand vous ne me donniez pas de pain à manger. J'irai loin, si je suis votre exemple, et déjà je suis en route pour Toulon, où je serai nourri, habillé et chauffé aux frais du gouvernement.
«Quand vous aurez l'occasion de battre ma chère mère et qu'elle aura le malheur de vous taper conjugalement, tâchez de vous assommer l'un et l'autre, en souvenir de moi, persuadés que je vous le rendrai à tous deux aussitôt que le ciel voudra bien me le permettre.
«Adieu, mes chers parens, je vous embrasse aussi parfaitement que je vous aime, et suis votre infectionné fils,
«LACARCAILLE.
«Posse-cripthomme. J'oubliais de vous dire, si ça peut vous intéresser, que je viens d'être condamné à cinq ans de galères innocemment au bagne de Toulon. C'est une bien jolie ville, où vous pourrez m'envoyer de l'argent si vous avez le hasard d'en voler à quelques amis. Je n'ai pas voulu vous laisser apprendre cette nouvelle par un autre. Mais soyez persuadé qu'au bagne comme ailleurs je n'oublierai pas les principes que j'ai reçus de vous.
«Bah! se prit à crier un canonnier nommé Baradin, après avoir entendu la lettre de son confrère, ce bavacheur de Fournerat ne nous parle jamais que de ses galères! C'est toujours le bagne de Brest ou de Toulon avec lui. Change ta barre, conteur d'histoires de chaînes et de forçats; le bagne ne rend plus!
—Tiens, comme il est mal bordé cette nuit le prince Baradin premier, l'empereur des mouches tuées au vol, vice-roi des gamelles vides, protecteur de la confédération sale!
—Pourquoi m'appelles-tu prince, espèce de va-de-la-langue? Encore une autre bêtise, n'est-ce pas? et tu restes là la bouche ouverte, comme un sac quand il n'y a rien dedans!
—Ah! tu me demandes pourquoi je t'appelle prince? Je vas te le dire, mais dans une petite chanson, composée par ton serviteur, dans les cinq minutes qui vont venir.
—Silence, les enfans! s'écria un des maîtres à tous ceux qui riaient de la dispute survenue entre les deux canonniers; Fournerat va faire et chanter une chanson sur Baradin: taisons nos langues et ouvrons nos oreilles; c'est l'ordre.
—Mes amis, c'est sur l'air de Oui, noir, mais pas si diable, que je vais vous déchanter la Baradine, romance de circonstance, cadrant avec le sujet, et un bien vilain sujet, voyez plutôt. Mais il ne faut pas que la musique vous empêche de haller dur et long-temps sur vos avirons. Chantons mal, mais nageons bien. Je tousse trois fois, je me mouche deux: c'est vous dire que je vais commencer.
Je rappelle ici cette improvisation, toute grossière qu'elle est, pour faire connaître l'humeur et l'esprit des matelots. Qu'on me pardonne de la reproduire: ce fut, hélas! le chant du cygne, du pauvre Tyrtée de mon équipage!
La marée avait cessé de pousser favorablement la péniche vers sa destination. Mes hommes étaient las de toujours tirer sur leurs avirons. Le vent ne s'élevait pas et le jour allait se faire. Je pris le parti d'aborder l'île de Tomé qui se trouvait sur ma route, et d'attendre là que la marée suivante me permît de regagner Perros sans trop de peine. «Gouvernez sur Tomé, dis-je à mon patron. Nous mouillerons le grappin derrière en abordant.»
En accostant l'île, entre trois grands rochers qui formaient une espèce de petit port, mes hommes levèrent leurs rames. Le silence était parfait autour de nous, et ma voix seule et celle de mes gens allaient, au terme de la plus calme des nuits, réveiller les tranquilles échos du rivage. La mer gémissait à peine sur le bord, humide déjà de la rosée du matin. La clarté de la lune, qui allait bientôt faire place à celle du soleil, argentait encore le sommet de l'île et le côté opposé à celui sur lequel nous nous disposions à débarquer. Mais autour de nous l'obscurité prêtait à tous les objets des formes gigantesques et fantastiques. Un aviron tombant à la mer, le bruit du grappin que l'on mouillait derrière la péniche, la confusion même des voix de mes matelots, donnaient à cette scène si simple un charme inexprimable, du moins pour moi.
Je me plais ici à décrire un peu longuement ces choses, parce que ce sont des souvenirs que ma mémoire me rappelle avec ravissement au bout de vingt ans, et que je pense que l'on doit bien raconter et bien exprimer pour les autres ce que l'on se rappelle soi-même avec charme. L'art d'émouvoir et d'intéresser peut-il être autre chose que celui de peindre naïvement ce que l'on a senti le mieux?
En abordant à Tomé je recommandai à ceux de mes gens qui les premiers étaient sautés à terre, de ne pas trop s'éloigner, et de ne pas perdre de vue la péniche, non loin de laquelle moi-même je jugeai prudent de rester. Un coup de fusil, au reste, devait être le signal de ralliement. La marée devant bientôt nous permettre de continuer avec le jour notre route sur Perros, je ne pensai pas devoir passer plus d'une heure ou une heure et demie dans l'île.
Malgré la sévérité de mes ordres, quelques-uns de mes hommes s'écartèrent un peu plus que je ne leur avais permis. Ils voulaient chasser, disaient-ils, quelques lapins à coups de manche de gaffe. Après l'événement que je vais raconter et que j'étais loin de prévoir, je n'eus pas la force d'en vouloir à ces maraudeurs: ils nous sauvèrent.
Pendant que mes matelots rôdaient ça et là autour de moi, je m'assis sur un rocher près du rivage. J'aurais volontiers cédé dans ce moment d'inaction au sommeil que deux nuits blanches m'avaient rendu nécessaire, sans l'intérêt que m'inspirait une conversation qui s'était établie, à dix ou douze pas de ma place, entre Fournerat, mon brave canonnier, et le matelot Tasset, l'un de ses amis. Il s'agissait d'amour, de mariage et de projet de retraite: je prêtai attentivement l'oreille.
Les deux interlocuteurs s'étaient alongés nonchalamment sur un tertre de bruyère: c'était la pelouse du pays. Fournerat avait la parole.
«Jamais, disait il à son camarade, je ne me suis senti autant envie de retourner à Perros qu'aujourd'hui. Les deux jours que nous venons de passer dehors m'ont paru longs comme un câble sans bout ou vingt-quatre heures sans pain.
—Et pourquoi donc ça? Le temps m'a paru long à moi parce qu'il a fallu manier l'aviron toute la nuit, et que ça vous alonge joliment une soirée qui dure douze heures de temps jusqu'à la pointe du jour.
—Moi je me suis embêté, parce que, vois-tu, je m'impatientais d'attendre, et je m'impatientais parce qu'il y a quelque chose de nouveau qui m'attend à Perros.
—Quel nouveau?
—Mon congé.
—Ton congé! à toi!
—Un peu! Dix ans de service et une blessure à l'omoplate, d'un coup de canon de l'ennemi, qui m'empêche le remuement à volonté du bras avec lequel je me mouche avec ou sans mouchoir; voilà ce qui m'a fait demander mes invalides. Y es-tu?
—Mais que feras-tu avec ton congé, sans avoir un morceau de pain pour te laver la figure en dedans, quand la faim t'arrivera militairement tous les matins?
—Ce que je ferai? je me ferai des enfans tout seul, si je peux; car les enfans, comme on dit, c'est la richesse du pauvre.
—Et avec quoi encore te feras-tu des enfans?
—Avec un joli moule que je me suis choisi pour cela, va. Tu connais bien Marie Angel?
—Cette grande belle fille de la Clarté, l'aînée au père Angel?
—Indubitablement!
—C'est une belle criature!
—Je ne taille jamais que dans le beau.
—Qui vous a un bel estomac, au moins!
—Le plus bel estomac du département des Côtes-du-Nord, à ce que m'ont dit les connaisseurs.
—Et un bon caractère de fille, toujours de belle humeur, été comme hiver.
—Ah! ça doit être encore plus facile à manier, il n'y a pas de doute, qu'une pièce de quatre pour un ancien canonnier comme moi.
—Et tu veux l'épouser?
—Oui, et par le côté le plus pressé encore. Elle n'a pas grand'chose, mais elle a ce qui me plaît, et ça vous donne tant de force pour gagner sa vie, une femme qui vous chausse un peu proprement! Le père Angel, dont je vais devenir le respectable gendre, gagne quarante à cinquante sous par jour à faire des filets de pèche. C'est le plus grand fabricant du pays en filets à la brasse: le brave homme ne peut pas aller loin avec la goutte qu'il a par en bas, et celle qu'il prend à chaque instant par en haut. Une fois mort de rhumatisme et d'eau-de-vie, il me cédera son fonds, c'est-à-dire sa navette; et comme je me suis exercé, en faisant la cour à sa fille Marie, à passer assez gentiment une maille ou deux dans les filets du beau-père futur, je me trouverai établi tout naturellement avec ma petite femme, dans le domicile et l'état du pauvre défunt.
—Allons, je te vois bientôt négociant en filets de pèche, avec une femme sur les bras et un cabillot entre les quatre doigts et le pouce.
—Et le pouce! Oui, je le pousserai mon commerce. Tiens, vois-tu, la navigation me scie depuis long-temps le tempérament. On ne risque qu'à se faire casser les reins dans notre métier, et ce n'est pas un assez grand avantage pour qu'on se donne tant de mal pour l'État. Au lieu qu'avec une belle petite gaillarde qui vous tricotte une paire de bas en vous chantant la petite chanson, et en vous faisant une bonne soupe aux choux, on est plus heureux et plus tranquille qu'un roi. Hein! Qu'en dis-tu, espèce de célibataire?»
A ce moment de l'entretien, j'entendis courir vers moi deux des matelots qui s'étaient éloignés pour parcourir l'île. Ces hommes paraissaient s'être hâtés pour venir m'annoncer qu'ils avaient aperçu sur une hauteur voisine plusieurs douaniers.... Le jour s'était fait, et à la clarté de ses premiers rayons, et avec le secours d'une petite longue-vue que je portais sur moi, je distinguai, en effet, quelques hommes qui s'avançaient vers nous. A la forme de leurs schakos et à la couleur de leurs habits, je reconnus des douaniers. «Nul doute, me dis-je, qu'une des pataches des postes voisins aura abordé l'île comme moi, et dans une autre partie....» Mais pour plus de précaution et avant de pousser une reconnaissance, j'ordonnai à tout mon monde de rembarquer dans la péniche. Le canonnier Fournerat et son camarade, trop occupés encore, peut-être, de la conversation qu'ils avaient entamée, ne se disposaient pas à exécuter mon ordre, soit qu'ils l'eussent mal entendu ou qu'ils ne jugeassent pas nécessaire de se hâter. A peine, cependant, avais-je prononcé quelques mots d'impatience contre leur lenteur, que mes faux douaniers, qui s'avançaient toujours, nous couchèrent en joue et nous envoyèrent une grêle de coups de fusil. Cette décharge si inattendue produisit plus d'effet que mon commandement. Tous mes gens se jettent dans la péniche: on saute sur les armes et les avirons. Je fais pousser l'embarcation au large: nous lâchons précipitamment quelques coups de feu sur les douaniers qui continuent à tirer sur nous. La péniche enfin s'éloigne du rivage avec tout son équipage, à l'exception cependant du pauvre Fournerat. Une balle venait de l'étendre mort auprès de son camarade Tasset, qui, plus heureux que lui, avait réussi, à la première décharge, à regagner le bord.
Ma péniche fuit en désordre. Une fois un peu au large et hors de danger, nous cherchons à nous expliquer cette attaque imprévue. Comment nos assaillans, si réellement ils avaient été des douaniers français, auraient-ils pu nous prendre pour des Anglais, quand le pavillon tricolore flottait dès le matin au haut du mât de tappe-cul de la péniche? «Ce sont des Anglais déguisés en préposés de douane, me répondait mon patron....—Mais pourquoi des Anglais auraient-ils eu recours à ce stratagème, lorsque, sans changer de costume, ils auraient pu nous approcher aussi bien qu'ils l'ont fait au moyen de ce déguisement?—Par farce, peut-être, me répondait encore mon patron, ou sans doute, parce qu'ils croyaient, en s'habillant en préposés, pouvoir nous accoster impunément de plus prés et à bout portant, comme ils l'ont fait.»
J'ordonnai de gouverner de manière à contourner la queue de l'île, et à nous rendre le plus tôt possible à Perros.
Mais à peine avions-nous atteint la pointe sud de Tomé, que nous vîmes déborder par l'autre côté et de la partie du nord trois légers canots qui nageaient sur nous à grands coups d'avirons. C'étaient encore les Anglais qui venaient nous attaquer. Ma péniche ne marchait que très-médiocrement à l'aviron, comme je l'ai déjà dit, et je prévoyais bien que j'allais avoir affaire à force partie, quoique les canots ennemis fussent assez grêles. Il fallut se disposer à résister au nombre. Mes gens, un peu honteux de s'être laissés surprendre par l'attaque vigoureuse à laquelle nous avions été obligés de céder, ne demandaient pas mieux que de prendre leur revanche.
Dès que la plus agile des trois embarcations ennemies fut rendue assez près de moi pour me lancer quelques coups de fusil, je fis tonner sur elle l'obusier de 12, dont l'arrière de ma péniche était armé. Ce coup chargé à mitraille produisit merveille, et les balles que mon unique pièce d'artillerie fit pleuvoir autour de mes plus hardis assaillans, semblèrent les déconcerter un peu. La fusillade s'engagea bientôt entre eux et nous, et sans interrompre le service des avirons, nous tînmes tête à l'ennemi, qui nous gagnait toujours de vitesse. La brise, pendant ce petit combat à la course, vint à s'élever; mais elle nous était contraire, et rendait inutile l'emploi de nos voiles. Les Anglais, malgré la supériorité de leur marche, n'osaient cependant pas nous aborder, car ils paraissaient surtout redouter la brutalité de notre obusier. Dans la confusion de ce petit engagement, j'eus à peine le loisir de remarquer que la canonnière de la station, favorisée par la brise qui nous contrariait, venait d'appareiller du fond de la rade, et se trouvait déjà à portée de canon du champ de bataille.
Il était temps pour nous que son gros calibre ronflât sur les péniches anglaises! Ma pauvre embarcation, ébranlée et fatiguée par la fréquence des chocs que lui faisait éprouver la détonnation de mon obusier, se remplissait d'eau, et si l'engagement s'était prolongé, peut-être aurions-nous fini par couler, non pas sous le feu de l'ennemi, mais par l'effet du propre feu que nous faisions sur lui.
Une gloire aussi négative ne nous était pas réservée.
A l'approche de la canonnière s'avançant couverte de toile et à force de rames, et faisant déjà gronder ses gros canons de devant, les péniches anglaises abandonnèrent la chasse qu'elles m'appuyaient avec acharnement. Elles s'éloignent, s'arrêtent un instant, rentrent leurs avirons, et bientôt nous les voyons livrer au vent, qui favorise leur fuite, les petites voiles blanches qu'elles hissent, avec la rapidité de l'éclair, au haut des mâts qu'elles ont établis dans un clin d'oeil. Des mauves agiles ne glissent pas plus légèrement sur les flots qu'elles effleurent du bout de l'aile, que ces trois embarcations, livrant aussi leurs ailes blanches, au souffle de la risée. D'assailli que j'étais, je veux devenir assaillant, et me voilà, dans ma lourde péniche, poursuivant à mon tour mes ennemis, avec le secours imposant de la canonnière. Mais tous mes efforts furent vains. Les Anglais gagnèrent le large avant que nous pussions les approcher, et nous restâmes maîtres absolus du champ de bataille, sans avoir à nous enorgueillir beaucoup de cet avantage. Quelques trous de balles dans ma mâture et dans les chapeaux de deux ou trois de mes gens, furent les résultats les plus remarquables de ce petit combat.
J'appris en quelques mots au commandant de la canonnière mon aventure à Tomé, et le piège dans lequel, à la faveur de leur travestissement de douaniers, les Anglais avaient voulu m'attirer. «Pardieu-! me dit mon commandant, ces gaillards-là n'ont pas payé cher les frais du nouveau costume sous lequel ils ont cherché à vous abuser. Il y a trois jours qu'une frégate anglaise s'est emparée d'une de nos pataches de douane; et les habits des prisonniers auront servi à métamorphoser en préposés, les gaillards dont vous vous serez laissé approcher sans assez de défiance.»
Le mystère que jusque là nous avait caché le costume de douanier, venait de nous être expliqué. Les Anglais nous avaient joué une petite comédie de travestissement, une espèce de pièce à tiroir.
Pour plus de prudence, la canonnière commandante voulut faire le tour de l'île de Tomé, quoiqu'il n'y eût plus aucun espoir d'y surprendre des Anglais.
Le vent, qui depuis quelque temps s'était élevé de l'ouest, devint plus fort; et comme il était contraire pour rentrer, la canonnière et ma péniche louvoyèrent avec l'avantage de la marée afin de regagner le mouillage en dedans de ce qu'on nomme le lanquin de Perros.
Le soir, ou ne s'entretenait dans tout le pays que de l'événement de Tomé, de la mort du pauvre Fournerat, et du mauvais tour enfin qu'avaient voulu me jouer les Anglais.
Ce ne fut que le surlendemain de mon aventure que le temps devint assez beau pour me permettre de retourner dans la petite île, théâtre de ma récente aventure.
Je me, disposais à faire ce petit voyage en ordonnant à tout mon monde de s'embarquer dans la péniche, lorsqu'une jeune fille s'avança vers moi les yeux en pleurs.
«Monsieur, me dit-elle, j'ai une grâce à vous demander?
—Et quelle grâce, mademoiselle?
—Celle de me permettre d'aller à Tomé avec vous.
—Et quel besoin avez-vous d'aller à Tomé?
—Quel besoin? Ah! monsieur, si vous saviez....» Et la jeune fille à ces mots fondit en larmes.
«Quel est votre nom? êtes-vous de Perros?
—Monsieur, je suis du village de la Clarté, je me nomme Marie Angel.»
A ce nom, dont je fus frappé comme d'un coup de foudre, je me rappelai avec une vive et poignante douleur la conversation de l'avant-veille entre Fournerat et son ami.... Pauvre Fournerat!
«Mais, mademoiselle, je ne sais trop si, pour vous-même, je dois vous permettre de venir à Tomé. Je crois devoir vous épargner le spectacle douloureux que vous venez chercher peut-être à l'insu de votre père, de votre famille.
—Oh! je vous le demande en grâce, monsieur: ne me refusez pas. Je ne pleurerai pas, je vous le jure, et je tiendrai si peu de place dans votre embarcation....
—Allons, venez, puisque vous le voulez. Je crains également de vous recevoir dans ma péniche, et de vous désobliger en vous refusant..... Embarquez-vous.»
La jeune fille s'embarque. Je donne ordre à mes hommes de pousser au large, et nous voilà naviguant vers Tomé.
Tous mes matelots connaissaient la pauvre Marie Angel. Ils la regardaient en silence et d'un air qui voulait lui dire combien ils respectaient sa douleur et les larmes qu'elle s'efforçait de ne pas répandre devant eux et surtout devant moi, à qui elle avait promis de ne pas pleurer.
Placée derrière, près du patron de l'embarcation, elle tenait ses yeux humides fixés sur les flots que nous fendions à force de rames. En approchant de Tomé, je remarquai que son sein battait avec plus de force, et que ses joues pâlissaient. Mais elle m'avait promis de ne pas pleurer, et elle ne pleurait pas, de peur peut-être de m'importuner.... Je commande au patron d'aborder l'île dans un autre endroit que celui où nous aurions retrouvé le corps de notre infortuné canonnier.
A peine sommes-nous rendus à terre, que Marie Angel se dirige vers le lieu que je voulais lui cacher: soit qu'elle connût déjà l'île, ou qu'un instinct trop naturel la guidât, elle gagne avec rapidité et avant nous, la partie du rivage que nous avions abordée l'avant-veille.... Nous ne pouvons que la suivre; et bientôt nous la voyons s'arrêter, se coucher et se jeter sur le corps défiguré de son amant.
La pluie et le vent avaient passé pendant deux jours sur ce corps livide et sur ces tristes restes que les Anglais n'avaient eu le temps ni d'enlever ni d'enterrer.
Tous nos efforts furent vains pour arracher la pauvre Marie à cet affreux spectacle. Nous ne parvînmes à transporter le cadavre vers la péniche, qu'en consentant à laisser Marie soutenir, dans ce pénible trajet, la tête inanimée de son amant, comme si cette tête, à la bouche béante, aux yeux vitrés et fixes, vivait encore!
«C'est au coeur, s'écriait la malheureuse fille, c'est au coeur qu'ils l'ont tué!»
Le cadavre fut reçu, avec précaution et recueillement, par les hommes qui se trouvaient dans la péniche: on le plaça sur le banc de l'arrière, et une voile recouvrit en entier le corps du défunt.
Nous repartîmes aussitôt pour Perros.
Marie, agenouillée aux pieds du cadavre de son amant, laissait tomber sa tête sur sa poitrine affaissée; elle priait à voix basse, pendant que nous nous éloignions de l'île. Personne ne causait à bord: c'est à peine si quelquefois je prenais la parole pour donner à mes hommes les ordres nécessaires à la manoeuvre. Jamais traversée plus courte ne me parut plus pénible. Le bruit des rames, frappant à coups réguliers les flots tranquilles, semblait ajouter quelque chose de sinistre à cette scène lugubre. On aurait dit une marche funèbre, battue par les avirons des nageurs sur la mer immobile. Il y avait du deuil jusque dans les plis de notre petit pavillon que j'avais fait amener à demi-mât, et qui, abandonné par le vent qui s'était tu, tombait le long de sa drisse, comme un long crêpe ou comme un lambeau de linceul.
Nous arrivâmes enfin à Perros.
La multitude nous attendait sur le rivage où nous devions aborder.
Des artilleurs de la station se disputèrent l'honneur de porter le cadavre de leur camarade Fournerat. Quant à Marie, elle ne pleura pas. Elle voulut que le corps fût conduit chez elle, en attendant l'inhumation, et en suivant la marche de ceux qui le portaient, elle priait toujours, mais sans laisser échapper une larme. On aurait dit que, moins malheureuse que quelques heures auparavant, elle venait de retrouver quelque chose de consolant, et que la mort ne lui avait pas encore tout ôté, en lui ravissant celui seul qu'elle aimait. Triste illusion de la douleur, qui fait retrouver une consolation dans la vue des objets qui devraient le plus augmenter notre désespoir!
Le lendemain, on enterra Fournerat dans le modeste cimetière du village de la Clarté. Tous les marins de la station l'accompagnèrent jusqu'au champ de l'éternel repos.... Marie jeta la première poignée de terre sur sa fosse, et puis, quand cette fosse fut comblée, elle sema des fleurs sur la tombe qui venait de recouvrir pour toujours les restes de celui qui aurait été son époux.
Quelques jours après cet enterrement, qui avait produit sur moi la plus pénible impression, je revins visiter, conduit par quelque chose de rêveur et peut-être aussi par un instinct de curiosité, le petit cimetière de la Clarté.
Mes regards cherchèrent d'abord la tombe de Fournerat: c'était la seule chose que je voulusse voir autour de moi. Je remarquai que sur cette tombe, déjà un peu affaissée, une main, que je devinai sans peine, avait déposé des fleurs toutes fraîches. Une croix, sur laquelle se trouvaient tracés le nom, l'âge et la profession du mort, avait été plantée depuis peu: au haut de la fosse et sur la tête de cette croix pendait une petite couronne de marguerites touffues, qu'il avait fallu bien du temps pour composer. «Peut-être, me dis-je, ces fleurs nouvelles sont-elles encore mouillées des larmes de la pauvre Marie!... Quel secret avait donc ce malheureux Fournerat pour se faire aimer ainsi d'une jeune fille de village, ou plutôt, que de sensibilité avait-il rencontrée chez cette jeune fille si naïve et si touchante dans sa douleur!...» Et je pensai long-temps à Marie sur la tombe de son amant!...
Les impressions les plus profondes s'effacent bien vite dans le coeur des marins: ils voient tant de choses en si peu de temps! J'oubliai bientôt et Fournerat et sa maîtresse, et le cimetière de la Clarté et le petit port de Perros, que je quittai pour aller courir les mers pendant plusieurs années sur une demi-douzaine de navires différens.
Les petits événemens que je viens de raconter avaient presque disparu de ma mémoire, lorsqu'un jour en visitant, pendant une de mes relâches au Sénégal, le cimetière de Saint-Louis, il me prit envie de lire les inscriptions que l'on pouvait encore déchiffrer sur quelques croix funéraires, battues depuis long-temps par le vent, ou couchées pour la plupart sur le sable qui recouvrait les ossemens des infortunés moissonnés par les maladies de ce pays terrible. Il m'était souvent arrivé, dans les colonies, de parcourir les lieux où l'on entasse les cadavres des pauvres Européens, pour avoir des nouvelles de ceux de mes amis dont je n'avais entendu parler depuis long-temps; et souvent aussi j'avais appris leur sort, en voyant leur nom écrit sur la fosse qui les avait pour toujours séparés du monde. Une sorte de pressentiment m'avait dit qu'en faisant une visite dans le cimetière de Saint-Louis, je rencontrerais là quelques morts de ma connaissance. Je me laissai aller à cette idée tant soit peu triste, et mon sombre pressentiment ne tarda pas à être justifié.
A peine, en effet, avais-je fait quelques pas sur le sable dans lequel on creuse les tombeaux que la fièvre jaune ou le ténesme se chargent de combler dans ce climat inexorable, que je m'arrêtai, presque involontairement, devant une croix blanche sur laquelle on avait tracé une inscription en lettres noires, encore toutes fraîches peintes. La première chose que je vis dans cette inscription, ce fut l'âge de la personne qu'on venait d'inhumer depuis peu, à en juger par l'état dans lequel se trouvait encore la terre: AGÉE DE VINGT-TROIS ANS! «Vingt-trois ans! me dis-je.... Mourir à cet âge, et encore au Sénégal! Mais quelle peut être la pauvre femme que la mort a si tôt enlevée?» Je lus, ou plutôt, sans avoir le temps de bien lire, je fus frappé comme d'un coup électrique, en croyant avoir vu sur la croix qui était devant moi, ces mots:... «Marie Angel, dite soeur Sainte-Marie....»
Il me fallut m'asseoir sur une tombe voisine, et me remettre un peu du malaise que j'éprouvais, avant de pouvoir arrêter de nouveau mes yeux sur cette fatale inscription.
Au bout de quelques minutes d'efforts faits sur moi-même, je voulus relire les mots qui m'avaient si fort troublé.... Je n'avais déjà que trop bien lu.
«Ci-gît Marie Angel, dite soeur Sainte-Marie, née à Perros, département des Côtes-du-Nord, le 1er mai 1801, morte à l'hospice de Saint-Louis, âgée de vingt-trois ans. Priez Dieu pour le repos de son âme!»
C'est alors que le souvenir de l'infortuné Fournerat et de toutes les circonstances que j'avais depuis long-temps oubliées, vint de nouveau assaillir toute mon âme. Avec quelle vivacité se présentèrent à mon esprit, et le petit cimetière de la Clarté, et les traits de la pauvre Marie me demandant à venir à Tomé dans ma péniche! Que d'événemens, de lieux et d'époques venaient en ce moment se rapprocher, se confondre dans mon imagination, à la vue de cette croix où le sort de la pauvre Marie m'était révélé!... Quelle immense distance entre la tombe de son amant et la sienne! Lui en France, elle au Sénégal!... Ensevelis tous deux pour jamais, et si loin l'un de l'autre!...
Hélas, il n'était que trop vrai! Le soir, en revenant accablé de tristesse vers l'hospice de Saint-Louis, j'appris de la bouche même des compagnes de soeur Sainte-Marie, que la pauvre Marie, attachée depuis cinq ans, par des voeux indissolubles, à l'ordre des Soeurs de la Charité, avait terminé au Sénégal des jours remplis pour elle d'une longue et cruelle amertume!
Cinq ans! c'était juste le temps qui s'était écoulé depuis la mort du malheureux Fournerat!
J'ai cherché bien long-temps depuis dans le monde un pareil exemple de constance et d'amour: je ne l'ai pas encore trouvé. Peut-être est-ce pour cela que je me suis rappelé si bien, comme la chose la plus rare, tant de fidélité et de tendresse. Je chercherai long-temps encore sans doute!
Les anciennes ordonnances de la marine, que l'on a refaites sans réussir à faire quelque chose de bien meilleur qu'elles, permettaient aux aspirans de choisir, parmi les équipages des navires où ils servaient, quelques petits mousses et un novice que l'on chargeait des détails du ménage et de la cuisine du posteI; triste cuisine qu'alimentaient les 22 francs de traitement accordés par mois à chaque commensal! Il ne fallait rien moins qu'une continence à la Scipion ou une vertu d'estomac à la Spartiate, pour se contenter de si peu. Mais la gloire se chargeait de payer tout le reste, et de compenser, en espérances brillantes, ce qu'il y avait de désespérant dans le positif d'une telle vie.
Le chef de gamelle sous les ordres duquel se trouvait toute la marmaille du poste, était celui des aspirans que ses collègues avaient chargé de dépenser le traitement de table, le plus convenablement possible. C'était la femme de ménage ou plutôt l'économe de toute la confrérie: le novice et les petits mousses en étaient les frères servans.
A bord de la frégate la Topaze, il existait un jeune marin sale et vif, actif et intelligent: il s'appelait Faraud. Il était novice: les aspirans de la frégate le choisirent pour en faire leur cuisinier.
Faraud débuta dans sa nouvelle charge en faisant un dur apprentissage du métier pour ses maîtres et pour lui. Il manqua d'abord toutes les sauces, et il reçut quelques taloches; il consomma d'abord aussi, beaucoup trop de beurre, et il reçut encore des taloches; mais à force de faire des écoles et de subir des corrections, il se forma et devint moins prodigue. Les vieilles paires de bottes, les habits usés et les doubles rations à la cambuse commencèrent alors à pleuvoir sur lui. Encourager les âmes actives et nobles, c'est semer en bonne terre. Faraud, largement rémunéré par ses jeunes maîtres, devint bientôt la perle des novices des aspirans, et ce n'était pas peu de chose, au moins, dans toute une division navale.
Pendant tout le temps que le traitement de table avait été régulièrement payé aux aspirans, le cuisinier de ces messieurs avait trouvé le moyen de faire faire assez bonne chère à ses Lucullus. Rien n'est plus facile, en effet, que de faire quelque chose avec beaucoup d'argent. Mais par une circonstance trop ordinaire, hélas! sous ce gouvernement impérial que tout le monde regrette tant aujourd'hui qu'il est déjà si loin, il arriva que le traitement cessa d'être payé pendant trois éternels mois. Durant ce temps de famine et de stérilité, il fallut bien vivre d'industrie et de la maigre ration du bord: une livre et demie de pain, quelquefois une demi-livre de mauvaise viande, de lard rance ou six onces de haricots!... Quelle dure extrémité pour de futurs amiraux de France! C'est cependant ainsi que l'on entre dans ce chemin de la gloire, au bout duquel on meurt encore quelquefois de faim et de soif.
La cambuse fournissait de tout cela. Avec un bon signé par le chef de gamelle, sous la responsabilité de tout le poste, le commis aux vivres délivrait autant de rations qu'il en fallait pour assouvir l'appétit de dix ou douze voraces aspirans.
Mais comment, avec du lard et des fayotsJ, faire autre chose que des fayots et du lard? Faraud était désespéré en pensant que toute la science qu'il avait apprise ou plutôt qu'il avait devinée, était impuissante à varier, par la forme, des alimens qui, par le fond, restaient toujours les mêmes. Cependant, toujours ingénieux à déguiser l'uniformité de la nourriture quotidienne qu'il offrait au palais rebuté de ses maîtres, on le voyait tantôt leur servir un gros morceau de lard au milieu d'un lac de haricots.
Tantôt un grand plat de haricots accidentés par de petits morceaux de lard, semés çà et là à l'aventure et comme par un coquet caprice.
Mais la base, la maudite base de cette culination restait toujours la même. Un Vatel se serait passé son épée dans le corps dix mille fois pour une. Faraud, qui n'avait point d'épée, s'y prit autrement.
«Messieurs, dit-il un jour à ses dix ou douze aspirans réunis assez mélancoliquement autour du potage limpide qu'il leur avait servi ce jour-là comme d'ordinaire; Messieurs, je suis désespéré, dégoûté de ma cuisine.
—Pas plus que nous, va, mon pauvre Faraud!
—L'humiliation que j'éprouve me tue!
—Oh! c'est trop fort. Désespéré, oui; mais humilié, pourquoi?
—Pourquoi, Messieurs? parce que je vois les autres novices des aspirans de la division aller à terre, et que je n'y vais pas comme eux.
—Aller à terre! et que vont-ils faire à terre, tes novices?
—Ils vont y faire la provision.
—La provision! et avec quoi? Ils ne sont pas, je pense, plus en fonds que toi. Les espèces manquent depuis long-temps dans tous les goussets d'aspirans.
—Quand je dis qu'ils vont à terre faire la provision, je veux dire qu'ils vont à terre faire semblant d'acheter quelque chose pour l'honneur du corps et la dignité de la gamelle.
—Et comment font-ils semblant, ces gens-là, d'acheter quelque chose avec rien?
—Je me charge, si vous le voulez bien, messieurs, de vous apprendre la manière dont mes confrères s'y prennent. Si, en vous cotisant entre vous, on pouvait seulement me composer, chaque jour, un fonds de cinq à six sous, je me ferais bon d'aller tous les matins au marché, dans la poste-aux-choux K, et de revenir à bord avec un panier assez gentiment garni de légumes à bon marché; et, au moins, cela aurait l'air de quelque chose, et je n'entendrais plus dire à tous les malins de l'équipage, quand je passe à vide auprès d'eux: «Dis donc, Faraud, les aspirans doubleront-ils bientôt le Cap-Fayot? est-ce que la rafale bat toujours en côte, mon fiston?» Je n'y peux plus tenir. J'aimerais mieux être tué sur le coup que de mourir de honte à petit feu, comme je le fais depuis trois mois.»
Tout ému de la harangue de Faraud, le chef de gamelle, qui, plus que tous ses autres camarades, sent la peine secrète de son cuisinier, s'écrie: «Il a raison!
—Mes amis, reprend avec vivacité l'un des aspirans, il est nécessaire, urgent, pour la réputation dont jouissait notre table, de soutenir l'opinion qu'on a encore de l'ordre et des convenances qui régnaient dans notre gamelle. Nous sommes rafalés, il est vrai; mais un temps meilleur viendra, et si jusque là nous pouvons cacher, sous des apparences d'aisance, le dénuement dont nous souffrons, croyez bien que ce ne sera pas en vain que nous aurons fait un sacrifice au décorum du grade et à la dignité de notre corps. Moi, je donne cinq centimes de ma poche chaque jour, pour que Faraud puisse faire semblant d'aller à la provision.»
Cet exemple entraîna la majorité, et tous les assistans s'écrièrent: «Donnons chacun un sou de notre poche pour que Faraud se rende chaque matin au marché.»
Le lendemain de l'adoption de cette mesure, Faraud se leva avec l'aube naissante, de crainte de manquer la poste-aux-choux qui ne partait pourtant qu'à cinq heures. Il ne se sentait pas d'aise en se rendant à terre le panier sous le bras et dix sous dans la poche. Il allait donc, après trois mois d'exil, reparaître au milieu de ce marché où tant de fois il s'était vu sollicité par toutes les marchandes de légumes et les crieurs de poisson! La sensation produite par sa réapparition fut générale; mais, hélas! le pauvre novice eut bientôt dépensé ses cinquante centimes.
Pendant plusieurs jours néanmoins on le vit revenir à bord non-seulement avec quelques carottes, un chou et un paquet de radis, mais encore avec un poulet, une tranche de saumon ou une côtelette. Puis, après avoir soumis ses provisions au rapide examen du chef de gamelle, Faraud allait dans la cuisine préparer son dîner pour l'offrir le plus tôt possible à l'avide appétit de ses maîtres.
Etonnés, à la fin, de voir figurer sur leur table des morceaux que le peu d'argent qu'ils donnaient à leur novice ne lui permettait pas d'acheter, ceux-ci voulurent avoir une explication catégorique sur la singularité d'un fait qu'ils ne pouvaient concevoir.
«Comment fais-tu, demanda le chef de gamelle à son novice, pour nous rapporter chaque jour un tas de choses que tu ne peux pas bien évidemment payer avec les dix ou douze sous que nous te donnons?
—Allez toujours, messieurs; mangez cela en attendant mieux. Le reste est mon secret.
—C'est justement ton secret que nous voulons connaître. Il doit être beau! Voilà, par exemple, ce petit poulet que tu nous as servi aujourd'hui....
—Eh bien! ce petit poulet n'était-il pas bon? Il n'en est pas seulement resté un os!
—Je le crois bien, à douze! Tu nous donnes, pour toute la table, des choses qui seraient tout au plus suffisantes pour deux ou trois personnes.
—Que voulez-vous? quand on ne peut pas faire mieux!
—Mais encore, comment fais-tu pour te procurer ces objets que l'on croirait le fruit d'une maraude plutôt que....
—Allons, je vois bien qu'il faut que je vous dise comment je m'y prends.
—Voyons, parle.
—Rien n'est plus facile à vous expliquer. Quand les femmes du marché, à qui j'avais l'habitude d'acheter mes provisions dans le bon temps, me voient passer sur lest devant elles, le panier sous le bras, elles me crient toutes:
«Eh bien! mon pauvre Faraud, vous ne nous prenez donc rien aujourd'hui?» Moi je leur réponds du mieux que je peux: «Non, pas aujourd'hui, la mère Pignon ou la mère Mariette,» c'est selon. Mais ces braves femmes, qui devinent mon embarras et qui ne veulent pas me faire honte, me disent alors: «Allons, tenez, prenez ce petit poulet, prenez ces deux artichauts, ce morceau de saumon; vous nous paierez plus tard, et quand vous pourrez.» C'est du crédit qu'elles font à une ancienne pratique. Voilà tout mon secret, messieurs, et je vous l'aurais dit plus tôt si je n'avais pas craint de recevoir un poil de votre part.»
Cette explication parut suffire; mais il fut ordonné expressément à Faraud de ne pas se laisser aller dorénavant aux offres trop généreuses de ses anciennes marchandes. Faraud n'en continua pas moins, malgré les remontrances de ses maîtres, à rapporter chaque jour à bord du butin dépareillé, comme il disait. Il aurait mieux aimé recevoir quotidiennement vingt à trente taloches, que de renoncer à faire aller sa cuisine.
On avait depuis long-temps cessé de le tracasser sur son étrange monomanie de fricoter, lorsqu'un beau matin un des aspirans de corvée de la Topaze, en montant paisiblement la grande rue de Brest, entendit crier au voleur! au voleur! Des marchands de légumes et de volailles, des archers de ville, poursuivaient à outrance un petit marin qui leur échappait à toutes jambes, un canard d'une main et un chou-fleur de l'autre. L'aspirant se met en devoir de barrer le chemin au fugitif qui court vers lui. Mais quelle est sa surprise, lorsque, dans l'individu qu'il va pour saisir au collet, il reconnaît Faraud! Un ventru aurait reculé; un Brutus aurait même peut-être balancé. Mais un aspirant de marine! L'aspirant, d'une main vigoureuse, arrête son novice. Les hommes qui poursuivent celui-ci, accourent tout essoufflés pour l'accuser d'avoir volé un canard et un chou-fleur. La foule arrive aussi, et le scandale va grossir avec elle. L'aspirant, après avoir entendu toutes les plaintes, ne trouve d'autre moyen d'apaiser les marchands et de renvoyer les archers de ville, qu'en fouillant dans sa poche et en jetant à l'avidité des plaignans une pièce de cinq francs, qu'il avait été assez heureux pour rencontrer ce jour-là dans son gousset.
Et voilà Faraud tout confus resté libre, son canard et son chou-fleur à la main, en face de son maître justement irrité!...
«C'est donc ainsi, misérable, que tu te procurais les provisions que tu nous faisais manger!
—Monsieur, je vous demande mille fois pardon de vous avoir trompés comme je l'ai fait jusqu'ici. Mais je puis vous assurer que jamais l'envie de voler quelque chose pour moi, ne me serait venue toute seule. C'est l'ambition de notre gamelle qui m'a perdu.
—Allons, marche devant moi! Je vais te conduire à bord, et une fois arrivé, tu verras comment on punit les voleurs.
—Ah! oui, monsieur, vous avez bien raison, je suis un gueux, un scélérat. J'ai escroqué, je ne m'en cache pas, bien des petites choses au marché. Mais au moins aujourd'hui le canard et le chou-fleur, que vous avez payés de votre poche, sont bien à moi, et vous me permettrez bien de les servir à table, avant de me faire corriger comme je le mérite.
—Marche devant moi, te dis-je, et plus vite que cela!»
Le pauvre Faraud, les yeux en pleurs et les provisions sous le bras, chemine piteusement escorté par son aspirant.
On arrive à la poste-aux-choux. On s'embarque pour retourner à bord du vaisseau; et à chaque coup d'aviron que donnent les canotiers, le malheureux novice des aspirans sent qu'il se rapproche du moment inévitable où la voix redoutée de ses maîtres l'accusera avec trop de justice d'avoir compromis l'honneur de la gamelle du poste. La contenance du coupable, dans l'embarcation, est loin d'être arrogante ou d'indiquer la résignation de son âme. Son air, au contraire, est pénétré, rêveur et presque suppliant. Le patron et les canotiers, qui ignorent encore l'aventure arrivée à Faraud, se demandent, de l'oeil, en le voyant ainsi affligé, ce qui peut lui être advenu de fâcheux. L'infortuné ne dit mot, et sa bouche ne s'entr'ouvre que pour laisser de temps à autre passer quelques soupirs, longs et sourds, qui le suffoqueraient s'il ne les exhalait pas à la dérobée. Il tient ses yeux confus attachés obstinément sur la surface de la mer qui coule, hélas! si rapidement le long du canot qui porte à bord de la Topaze le témoin impassible de sa faute, les remords de son coeur, et la crainte du châtiment que lui réserve le sort!...
Bientôt la lourde poste-aux-choux, qui, ce jour-là, semble avoir marché si vite, accoste le flanc de babord de la frégate. L'aspirant monte à bord: il faut bien que Faraud le suive, et il grimpe aussi, tenant toujours dans sa main tremblante le panier dans lequel barbote encore le canard fatal, et s'élève la tête panachée du chou-fleur accusateur.
On descend au poste des aspirans, dans ce faux-pont obscur où se trouve une longue table autour de laquelle l'aspirant arrivant de terre a bientôt rassemblé tous ses camarades, pour leur faire entendre une communication importante.
Les douze camarades, qui ne se sont pas fait prier pour se rassembler, examinent d'abord avec curiosité les provisions que contient le panier. L'un se confond en éloges sur la sagacité de Faraud, en tâtant avec une sorte de volupté gastronomique, les flancs dodus du canard qui crie entre ses doigts frémissans; l'autre agite, avec orgueil, le chou-fleur parfumé qu'il se propose déjà de manger à la sauce blanche, ou à l'huile et au vinaigre, si le beurre manque. Un mot du chef de gamelle vient mettre fin à cette scène, moitié plaisante et moitié sérieuse.
«Messieurs, dit-il en s'adressant à ses camarades avec un ton qui sent un peu la gravité d'une justice solennelle, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, une action infâme vient de m'être révélée. Les provisions que vous venez d'étaler sur notre table avec tant de complaisance attestent un fait qui portera l'affliction et l'indignation dans tous vos coeurs: elles ont été volées!
—Volées! s'écrièrent ensemble, comme avec une seule voix, tous les aspirans.
—Oui, volées, messieurs!
—Et par qui?
—Par le drôle que vous voyez là, et dont la contenance coupable attesterait seule le crime, si un témoin irrécusable ne l'avait pas déjà dénoncé à notre sévérité.»
Faraud, en effet, la casquette à la main et la tête baissée, se tenait morne et muet au bout de cette longue table qu'il avait si souvent et si ingénieusement recouverte de mets si vite avalés, de cette table théâtre passager de sa gloire fugitive, et qui, pour lui, va être transformée, dans une minute, en table de justice.
Le chef de gamelle raconte en peu de mots l'événement du matin. C'est un acte d'accusation qu'il dresse en parlant. Tous ceux qui l'écoutent, pénétrés de l'importance du délit, nomment par acclamation le chef de gamelle président de la commission qui doit prononcer sur le sort du prévenu. Il a déjà un accusateur, on lui donne des juges. Le plus gourmand des aspirans se constitue son défenseur officieux. On prend des plumes, de l'encre; on se procure un Code pénal, et tout ce qu'il faut, enfin, pour faire fusiller un homme, ou pour l'envoyer tout au moins aux galères.
Faraud est consterné.
Le rapporteur prend la parole. Il tonne, il éclate, il foudroie l'accusé, et l'accusé sanglote. Le défenseur, qui a eu le temps de préparer sa plaidoirie en rongeant une galette de biscuit, se lance et s'épanouit dans un brillant exorde: il repousse l'accusation avec l'éloquence du coeur, et un peu aussi avec l'éloquence de l'estomac. Le ministère public réplique au défenseur: le défenseur répond au ministère public. Les petits mousses qui composent l'assistance de la salle d'audience se réjouissent en qualité d'ennemis naturels de Faraud, leur supérieur, en prévoyant la condamnation de celui qui si souvent s'est permis de stimuler vigoureusement leur paresse, ou de punir, à coups de martinet, leurs trop fréquentes étourderies.
L'affaire est entendue. Le conseil, après avoir essuyé un déluge de paroles, se trouve suffisamment éclairé pour rendre un jugement impartial. Les juges se retirent dans un coin du faux-pont, qui leur servira de chambre de délibération. A peine nos Minos se sont-ils dit trois ou quatre mots à l'oreille, qu'on les voit revenir à leur place. Le président se lève, et d'une voix ferme et solennelle, il prononce l'arrêt suivant au milieu du plus profond silence:
«La commission militaire instituée à bord de la frégate de S. M. la Topaze, en vertu du droit qu'elle tient de la justice, après avoir ouï l'accusé Faraud dans sa défense et le rapporteur du conseil de guerre dans son accusation, a reconnu que le prévenu Faraud a bien évidemment commis un vol que rien ne saurait justifier, et dont la nature est telle, qu'il pouvait compromettre, sans une circonstance indépendante de la volonté de l'accusé, l'honneur de la gamelle des aspirans de cette frégate;
«En conséquence, ladite commission condamne Jean-Julien Faraud à sept jours de fer et à ne plus aller à la provision à terre.»
Ici, redoublement de sanglots du condamné, et redoublement de joie chez les petits mousses qui viennent d'entendre prononcer l'arrêt.
Le président impose silence à l'auditoire, et il reprend: «Mais attendu que le dit Faraud ne s'est livré que par un zèle excessif pour le bien de ses maîtres, une action coupable dont la gamelle des aspirans a été appelée involontairement à recueillir les fruits, les membres de la commission ont été d'avis de concilier à la fois ce qu'ils doivent à l'équité, et ce qu'ils doivent à l'indulgence que leur inspirent l'âge et les antécédens honorables du prévenu....»
L'auditoire prête en ce moment la plus vive attention aux paroles que va prononcer encore le président.
«En conséquence, la susdite gamelle sera tenue, dès les premiers fonds reçus pour traitement de table, d'acheter un habillement complet, en drap bleu ou noir, au novice Faraud, pour le récompenser du dévoûment absolu qui l'a conduit à immoler, en faveur de ses aspirans, jusqu'aux bons principes que ceux-ci s'étaient plu à lui inculquer;
«Condamne en outre la susdite gamelle aux frais du procès, et le canard ainsi que le chou-fleur, déposés sur le tribunal comme pièces de conviction, à être mangés dans les vingt-quatre heures, attendu que ces deux objets ont été dûment acquis par un des aspirans, au profit de la table, qui lui restituera ses avances en temps opportun.»
Il serait difficile de dire l'impression favorable avec laquelle fut accueilli ce jugement. Faraud surtout, l'heureux Faraud semble avoir perdu la raison par excès de satisfaction et de reconnaissance. Il se jette en pleurant sur les mains de son défenseur généreux, sur celles de l'impartial président, et même sur celles du rapporteur, qui a porté à regret, contre lui, une accusation que lui dictait bien plutôt l'équité que son coeur. Puis, après avoir bien pleuré d'attendrissement, le novice se rappelle ce qu'il doit à la justice: il s'élance dans la batterie; il va d'un pas ferme et résolu trouver le capitaine d'armes, pour le prier de le mettre aux fers: c'est Régulus venant reprendre ses chaînes dans les cachots de Carthage.
Il resta sept jours bien comptés aux fers, notre bon novice; mais à l'expiration de sa peine, le ciel permit ou voulut que trois mois de traitement fussent payés à la gamelle, et, quarante-huit heures après le traitement reçu, un habillement complet de drap bleu se dessinait sur la taille altière et droite du chef de cuisine des aspirans de la Topaze.
Un mois de bombance s'était à peine écoulé, qu'il ne restait déjà plus un sou au chef de gamelle. La frégate la Topaze partit heureusement pour aller croiser dans l'Océan. Il était plus que temps; car, malgré la leçon qu'il avait reçue, on ne sait pas ce qu'aurait pu faire encore le novice Faraud, dans un nouveau moment de rafale.
Mais dans ce vaste Océan qu'allait sillonner la Topaze, on rencontrait alors force bâtimens anglais de toutes les espèces et de toutes les dimensions, depuis le faible cutter, jusqu'au terrible vaisseau à trois ponts de 140 bouches à feu. La frégate fit d'abord plusieurs captures parmi les navires qui ne pouvaient lui résister. Mais, à force de chercher, elle finit par rencontrer un bâtiment en état de lui tenir tête.
Ce fut un beau matin à la pointe du jour qu'elle fit cette belle rencontre. Le soleil allait s'élever radieux sur les petites lames qui clapotaient paisiblement à l'horizon, lorsque la vigie du grand mât de perroquet cria: Navire!
«Où? demanda l'officier de quart.
—Sous le vent à nous, pas bien loin.»
Tout le monde le vit bientôt ce navire, de dessus le pont: il paraissait assez gros. La mer était superbe et la brise jolie: la journée, qui avait commencé par un beau soleil, devait se terminer par un combat, et le combat par....
On chassa le bâtiment aperçu en laissant arriver sur lui bonnettes hautes et basses.
Le bâtiment à vue, au lieu de prendre chasse, se mit tout bonnement en panne pour attendre l'événement.
En s'approchant l'un de l'autre, chacun des navires reconnut dans celui qui lui était opposé ni plus ni moins qu'une frégate.
La Topaze, ayant fait son branle-bas général de combat, hissa son large pavillon tricolore aux sons guerriers des tambours qui battaient déjà la charge dans sa batterie et sur ses gaillards.
L'autre frégate répondit à cette espèce de défi en hissant aussi son pavillon. Mais ce pavillon était un long yatch anglais!
Après s'être aussi bien entendu, il n'y avait plus moyen d'entrer en pourparlers: il fallait en venir aux beaux et bons coups de canon. A terre, deux adversaires, flanqués de leurs témoins, peuvent bien s'arranger sur le champ de bataille et aller déjeûner à la suite des explications. Mais en mer, les duels entre deux navires n'admettent pas la ressource des protocoles: on se tape d'abord, et l'on s'arrange après, si l'on peut.
Par bonheur pour la frégate française, elle avait du 18 en batterie, et 350 hommes d'équipage.
Par malheur pour la frégate anglaise, elle n'avait que des canons de 12, et 200 et quelques hommes, tout compris.
Cette infériorité de force et d'équipage ne l'empêcha pas d'accepter le combat que la Topaze lui présentait avec obstination, et qu'il était devenu d'ailleurs trop tard pour elle de refuser.
On entra en matière des deux côtés, en lâchant, à demi-portée de canon, des volées entières qu'enveloppa bientôt la fumée qui s'étendit sur le champ de bataille des deux combattans. Tristes combats que ceux que se livrent dans la plus affreuse solitude deux équipages au sein de l'immensité des mers! Là, pas de spectateurs pour redoubler l'émulation des braves, pas d'ambulances pour recevoir les blessés, pas un écho qui répète, pour la patrie que l'on défend, le fracas de l'artillerie, les cris de victoire, les derniers soupirs des mourans!... C'est partout du péril sans illusion, de la gloire presque sans espoir et sans couronne.... Oh! qu'il faut de courage pour se battre jusqu'au dernier souffle sans être vu, et quelquefois sans perspective de se sauver!
La Topaze, en tirant, en manoeuvrant, en revirant de bord pendant une heure ou deux pour battre avec avantage l'ennemi qui tirait, qui manoeuvrait, qui revirait de bord aussi vite qu'elle, s'aperçut que, malgré la supériorité de son calibre, elle pourrait encore combattre fort long-temps avant de parvenir à réduire son adversaire.
Les équipages français aiment, une fois lancés dans le danger, les choses qui finissent vite d'une manière ou d'autre. Les longues canonnades, qui vont assez bien au flegmatique courage des Anglais, conviennent assez peu à la bouillante vivacité de nos matelots, une fois que le salpêtre de la poudre a communiqué son ardeur au salpêtre de leur caractère. Le commandant français connaissait le faible de sa nation et de son équipage. Après avoir donné à ses gens le temps de s'ennuyer à faire le coup de canon, il saisit le moment opportun de leur accorder l'abordage, comme quelque chose de propre à les affriander vers la fin du lourd repas qui les avait un peu fatigués. Ce mot magique, à l'abordage, ranima, enleva tous les courages affaissés. Un coup de gouvernail donné à propos, et une manoeuvre décisive exécutée avec la promptitude de l'éclair, logent le boute-hors de beaupré de la Topaze dans la hanche de la Blanche. Car la frégate anglaise s'appelait la Blanche: on ne connut son nom qu'en l'abordant par l'arrière, pour y voir de plus près.
Je ne décrirai pas ici toute l'horreur du choc des deux navires ennemis et des équipages. Tout le monde en littérature a déjà raconté ce qu'était un abordage en mer. L'abordage même est devenu le pont-aux-ânes des romanciers maritimes, comme autrefois, depuis la tempête si classiquement essuyée par Énée, la tempête devint le pont-aux-ânes de tous les poètes. Je ne m'en mêlerai plus.
Mais avant l'accouplement terrible des deux frégates, un novice, à la mine encore toute barbouillée de suie et de fumée, s'était placé à l'une des pièces de l'avant de la batterie, près de la cuisine des aspirans. Ce novice-là c'était Faraud, le novice Faraud que nous avons un peu oublié. Dans les jours de combat, Faraud se trouvait être servant du dernier canon de 18 de la batterie. Quelle métamorphose pour un cuisinier! quitter la batterie de cuisine pour servir une pièce dans la batterie d'une frégate!
Deux ou trois minutes avant l'abordage, Faraud avait quitté sa pièce pour sauter sur le pont. Un sabre tout rouillé était tombé sous sa main calleuse. Le passage pour se jeter à bord de l'ennemi est étroit et périlleux; mais Faraud est leste et téméraire. Un de ses aspirans, n'écoutant que son courage; s'élance un des premiers: c'est son chef de gamelle; Faraud le suit par habitude, par zèle, comme s'il allait à la provision. Le voilà donc à bord de l'anglais. On se hache là comme chair à pâté. Tant mieux, c'est son métier; il s'y connaît, il hache aussi. Au bout d'un quart-d'heure de carnage, le nombre l'emporte, et quoique les Anglais se battent bien, ils sont écrasés par ceux qui se battent aussi bien qu'eux et qui sont plus forts. La victoire reste à l'équipage de la Topaze. On bat le roulement: le feu cesse; le massacre est suspendu, et Faraud revient à bord de sa frégate avec un coup de sabre sur la figure et un rayon de gloire sur le front.
Le commandant, qui a tout vu au sein de la confusion générale, le commandant, qui a tout fait faire et à qui aucun détail n'est échappé, ordonne au maître d'équipage de donner un coup de sifflet de silence....
Tout le monde se tait, même les blessés qui crient de douleur.
Le commandant prend la parole pour féliciter en quelques mots rapides et énergiques l'équipage qui s'est si bien conduit. Puis il proclame que le novice Faraud s'est montré dans la mêlée un des plus intrépides parmi 350 braves.
Le héros reçoit avec autant de surprise que de modestie le compliment solennel dont il est encore plus étourdi que de son coup de sabre sur la joue, puis il se rend au poste du chirurgien pour se faire appliquer un emplâtre sur le visage, à seule fin, dit-il, d'aller faire bien vite le dîner de ses pauvres maîtres, qui doivent avoir bien bon appétit après s'être si bien peignés.
Pendant le temps que Faraud emploie à faire cuire dix ou douze rations de boeuf salé, on coule la frégate anglaise, trop endommagée dans le combat et par le choc de l'abordage, pour pouvoir tenir long-temps à flot. C'est ainsi qu'en temps de guerre, des hommes qui quelquefois n'ont pas le sou en poche, envoient, pour le bien du service, des millions au fond de l'eau.
Les aspirans, après avoir satisfait noblement à tous les devoirs du service pendant l'action, viennent, midi sonnant, se réunir joyeusement autour de la table sur laquelle le chef de gamelle a fait servir un déjeuner improvisé. Tous les jeunes convives, en se revoyant remplis de gaîté et d'appétit, se félicitent de se retrouver aussi bien portans, aussi dispos, à la suite d'une affaire dans laquelle chacun d'eux ne s'est pas épargné. Ils s'embrassent, ils se complimentent, ils se racontent les détails particuliers qu'ils ont pu recueillir sur les incidens qu'ils ont été à portée d'observer dans la partie du navire où ils étaient placés. Tout s'est passé à merveille dans le combat. On nomme les morts; on s'apitoie sur le sort des blessés. On accorde un regret à l'un, une louange à l'autre. La conversation va grand train; les langues s'animent, les têtes s'exaltent. Une voix nasale au milieu de tout ce tumulte, se fait entendre et domine le bruit de tous les entretiens: c'est la voix de Faraud qui, en arrivant avec un grand plat sur lequel fume un gros morceau de salaison, annonce à ces messieurs que le déjeûner est servi.
Cet avertissement, attendu avec une certaine impatience, rétablit pour un instant le silence dans le poste des aspirans. On se met à table, comme s'il s'agissait de faire un bon repas.
Le chef de gamelle, après s'être placé à l'une des extrémités du cordon formé par ses camarades assis par ordre d'ancienneté, se met en devoir de découper la pièce de boeuf, qui résiste long-temps sous le tranchant du large couteau dont il est armé; et tout en divisant les rations, il adresse à Faraud quelques mots que celui-ci écoute avec respect, sa main appliquée sur celle de ses joues qui a reçu provisoirement l'emplâtre destiné à couvrir sa blessure.
«Eh bien! Faraud, on dit, mon ami, que tu t'es vaillamment comporté dans le combat.
—Mais on dit qu'oui, monsieur. Quant à moi, ce que je sais, c'est que j'ai fait mon possible. J'ai marché devant moi, en tapant le mieux que j'ai pu.... Que voulez-vous! on ne peut pas toujours se sauver et prendre chasse, comme je l'ai fait, vous savez bien, dans la grande rue de Brest.
—Qui te parle de ta grande rue de Brest? je te parle du combat, aujourd'hui.
—Vous, je sais bien, messieurs. Mais tout l'équipage n'était pas comme vous: à chaque instant j'entendais dire, tribord et babord, de moi, des choses qui ne m'allaient pas trop. J'ai voulu faire voir à quelques-uns du bord que je savais aussi bien aller de l'avant que battre en retraite. Et avec ça, un sabre d'abordage, c'est plus facile à manier dans la main, qu'un canard escroqué.
—C'est bien cela, mon ami; tu auras de l'avancement, va; et nous saurons reconnaître ton zèle pour nous et le courage que tu as montré dans le service.... Et ton coup de sabre, qu'en dis-tu? te fait-il beaucoup souffrir?
—Mais, monsieur, je dis que pour celui-là, je ne l'ai pas volé, comme le canard et le chou-fleur.
—Ah ça! en finiras-tu avec ton maudit canard, qui commence à m'ennuyer à la fin? Qui te parle de voler et de battre en retraite? Ta conduite a tout expié depuis long-temps, et ta blessure suffit pour effacer le souvenir d'une bagatelle que personne, du reste, n'est en droit de te reprocher, maintenant surtout.... Messieurs, j'ai conçu un projet pour lequel je demanderai votre approbation et même votre coopération. Le commandant a fait solennellement l'éloge de la conduite de notre novice. Il paraît être des mieux disposés en sa faveur; croyez-vous que si nous saisissions ce moment opportun pour demander de l'avancement pour Faraud, nous ferions mal?
—Non, au contraire, nous ferions très-bien. Allons en corps demander de l'avancement pour Faraud.
—Oui, mes amis, mais après que nous aurons fini de déjeûner. Je n'ai pas encore mangé mon morceau de fromage, dit un des aspirans.
—A propos de fromage: dis donc, chef de gamelle, s'il était possible d'avoir, avec un bon à la cambuse, une demi-livre de tête de maure de plus? Ce n'est pas tous les jours fête, et après cinq heures de combat, c'est bien la moindre chose qu'on obtienne un petit supplément.
—Vous avez raison, mes amis; le commis aux vivres est bon enfant: je vais lui faire un bon pour une livre, afin d'obtenir, au moins, la demi-livre de tête-de-maure.... (Le chef de gamelle écrit....)
«Tiens, Faraud, va-t'en à la cambuse porter ce bon, et tâche de nous ramener quelque chose, car ils crèvent encore tous de faim....
—Oui, monsieur. Attendez un instant, je reviens à la minute. L'équipage se priverait plutôt de sa ration que de vous laisser manquer de quelque chose, car c'est vous autres, mes aspirans, qui nous avez montré, à tous, le chemin pour aller à bord de la frégate anglaise.... Excusez, messieurs; mais voyez-vous, c'est que je suis si content aujourd'hui....
—C'est bon; cours en double, et reviens avec ton fromage. La sensibilité aura son tour une autre fois que nous serons moins pressés.»
Quand le demi-pain de fromage eut été dévoré, et cela fut fait vite, les aspirans, fidèles à leur promesse, se rendirent collectivement auprès de leur commandant, pour demander de l'avancement en faveur de leur novice. La chose était déjà faite, et Faraud, le soir de ce beau jour, prépara le maigre souper de ses maîtres, en qualité de matelot à vingt et un francs par mois. C'était le nouveau grade auquel il venait d'être promu pour sa belle action et son coup de sabre.
Une distinction aussi flatteuse, un avancement aussi subit étaient bien faits pour exciter un zèle nouveau chez celui qui venait d'être l'objet de tant de marques de bienveillance. Pendant tout le reste de la croisière, Faraud continua à mériter de plus en plus l'attachement que déjà lui avaient voué ses jeunes maîtres. Ceux-ci, croyant même avoir fait trop peu pour récompenser un dévoûment aussi long et aussi inaltérable, résolurent de prélever, une fois arrivés à terre, une certaine somme sur les fonds à venir de la gamelle, pour procurer à leur novice les moyens nécessaires d'acquérir la petite instruction qui pourrait le mettre à même de s'élever un jour au-dessus de la classe des simples matelots.
L'heureux Faraud ne savait que se trouver confondu de tant de témoignages d'intérêt et de sollicitude.
La Topaze revint enfin à Brest, après plusieurs mois de victorieuse et de productive campagne. En arrivant en quarantaine, car c'est toujours par des quarantaines ou l'hôpital que se terminent, pour les marins, les plus glorieuses croisières, le commandant s'empressa de signaler, en style énergique et pressant, au ministre de la marine, les officiers et les matelots qui s'étaient le plus distingués pendant le voyage.
Les récompenses avaient du prix alors, parce qu'elles avaient un motif, et qu'un mérite reconnu les justifiait presque toujours; et quoique l'on touchât d'assez près à la fin du règne de Napoléon, les croix d'honneur ne pleuvaient pas aussi fort qu'aujourd'hui. Cependant alors nous étions en guerre, et aujourd'hui nous sommes en paix. Mais revenons à notre affaire et au seul fait dont nous ayons encore à nous occuper.
Quinze étoiles de la Légion-d'Honneur arrivèrent, courrier pour courrier, pour être réparties entre les plus braves des braves de la frégate la Topaze. La plus stricte impartialité devait présider à la distribution de ces nobles récompenses.... L'opinion publique, qui existe à bord d'un vaisseau aussi bien que dans le plus grand des royaumes de la terre, avait déjà prononcé ... le matelot Faraud fut nommé membre de la Légion-d'Honneur, et voilà le cuisinier des aspirans devenu chevalier!
Dites à présent, contempteurs d'un temps que vous n'avez pas connu ou que vous n'avez pas bien vu, dites-nous qu'alors tout se donnait aussi à l'intrigue et à la servilité!
Les aspirans de la frégate, en apprenant l'illustration subite de leur novice, comprirent assez tous les devoirs que leur imposaient les convenances, pour prendre une résolution qui pût s'accorder avec le rang auquel venait d'être élevé Faraud. Ils ne voulurent plus souffrir que celui-ci continuât à fricoter pour eux. Mais Faraud, plus attaché à son ancien métier que séduit par la grandeur de son nouvel état, s'obstina à vouloir encore cuisiner pour le compte de ses chers aspirans. Un grand débat s'émut à ce sujet. A la délicatesse des scrupules de ses maîtres, à la sagesse de leurs remontrances, le serviteur zélé opposait l'irrésistibilité de ses goûts, la considération qu'on devait à l'ancienneté de ses services. Le combat fut long et opiniâtre; la voix impérieuse du devoir militaire fut obligée de se faire entendre pour mettre fin à cette querelle de procédés et de sacrifices. Le commandant ordonna à Faraud de quitter le poste des aspirans, pour prendre rang à un plat de matelots à vingt et un.
Fatale élévation, décevant honneur, qui venaient de condamner Faraud à abandonner une profession, au prix de laquelle tous les honneurs du monde et leur vain éclat n'étaient rien pour lui! Pourquoi, se disait-il souvent, ai-je été chercher, le sabre à la main, à bord de la frégate anglaise, cette diable de croix qui me force de renoncer au métier que je faisais depuis si long-temps? La belle avance à présent! N'aurais-je pas cent fois mieux fait de rester tranquillement dans ma cuisine? c'était là le vrai poste où je devais mourir. L'ambition, que je n'aurais jamais dû avoir, m'a perdu. Oh! que si je pouvais remettre cette croix d'honneur à qui me l'a donnée, je quitterais bientôt tout ce bataclan, pour le plaisir seulement de faire cuire encore une bonne grillade pour ces messieurs!... Mais il n'y a plus moyen: un autre m'a remplacé dans mes fonctions, et me voilà condamné au matelotage pour le restant de mes jours!
Que de fois, cédant à la tentation qui le tourmentait jour et nuit, on vit l'infortuné se glisser à l'improviste dans la bien-aimée cuisine qui lui était interdite! Avec quelle volupté il s'empressait alors de jeter une poignée de sel dans la chaudière de ses aspirans, de fourrer un morceau de bois dans le feu qu'il accusait son successeur de ne pas faire assez pétiller! Puis, après avoir ainsi contribué clandestinement à faire bouillir sa chère marmite, il se sentait plus content de lui-même et moins fatigué du poids de son insupportable dignité.
Une chose bien douce venait encore le consoler un peu du triste veuvage auquel la fortune l'avait condamné. Ses jeunes maîtres, en le perdant, lui avaient conservé toute leur ancienne bienveillance. Jamais un grand dîner ne se donnait au poste des aspirans, sans que Faraud ne fût invité à jeter un coup d'oeil sur les préparatifs du festin. Avec ses conseils tout allait bien. Sans son approbation tout aurait paru aller mal. C'était un vieil ami de la maison, sans lequel rien n'aurait été bon, avant qu'il y eût mis le doigt. Faraud, malgré sa réclusion forcée dans son nouveau grade, n'avait jamais cessé, au reste, d'être commensal du poste. Il partageait, avec le personnel des serviteurs des aspirans, tous les rares débris des repas ordinaires ou extraordinaires. Outre ces petites douceurs, il recevait encore, pour les bons offices qu'il rendait à ses ex-patrons, les vieilles paires de bottes, les vieux habits que ceux-ci ne pouvaient plus porter. Des cadeaux fastueux, faits à Faraud par d'autres mains que celles des aspirans, auraient révolté sa dignité; mais venant d'eux, tout lui semblait acceptable et presque sacré.
Tant de dévoûment devait un jour recevoir son prix, obtenir sa couronne, et cette couronne fut celle du martyre.
Dans une rixe sanglante, au milieu de laquelle un de ses maîtres d'autrefois s'était vu forcé de mettre le sabre à la main pour résister à l'attaque de plusieurs matelots furieux, Faraud, n'écoutant que l'instinct de toute sa vie, se précipita au-devant du coup qui menaçait un de ses aspirans. Le coup destiné au jeune officier alla frapper la victime qui s'immolait pour lui. Le malheureux succomba quelques heures après que son généreux sang eut éteint l'ardeur des révoltés, et en expirant sur un lit d'hôpital, il fit entendre, avec l'accent d'une âme satisfaite, ces mots touchans, que le corps des aspirans n'oubliera jamais: Je meurs content: j'ai sauvé l'un d'eux!
Dans l'étroit logement que l'on nous avait affecté à bord d'un petit bâtiment convoyeur, et que l'on nommait pompeusement à bord le Poste des aspirans, le hasard ou plutôt la destinée m'avait donné pour camarade de hamac un bon et excellent petit aspirant de seconde classe, dont le caractère arrangeant convenait au mieux à mon humeur un peu exigeante.
N'ayant qu'un hamac pour deux, il fallait que l'un de nous se trouvât toujours sur le pont quand l'autre était couché, et mon ami Mainfroy, sans cesse disposé à s'accommoder de tout ce qui pouvait me faire plaisir, se promenait plus souvent qu'à son tour sur le pont, pendant que je dormais pour lui. Il ne reculait jamais, au reste, devant quelques heures de quart, qu'il fit beau ou mauvais temps; et, par un goût tout particulier à sa nature de marin, il arrivait toujours que c'était lorsqu'il ventait le plus fort ou que la pluie tombait avec le plus de violence, que mon camarade se plaisait à affronter en face la tempête ou l'orage. Rien ne lui allait aussi bien que le gros temps et les choses périlleuses.
Le partage de hamac que je faisais avec lui, d'une manière au reste assez inégale, nous avait conduits à mettre aussi en commun, comme dans une tirelire, notre peu d'argent, nos peines et nos plaisirs, et jusqu'à nos vêtemens.
Voici comment s'exécutaient, par exemple, les articles de notre communauté d'habits.
Les aspirans ne pouvaient aller en corvée, ni s'absenter du bord, sans être décorés des trèfles en or qu'ils portaient sur leur petit frac bleu, en guise d'épaulettes, comme marque distinctive de leur grade.
Comme nous n'avions à nous deux qu'une paire de trèfles par économie, et que nous n'étions jamais de service ensemble, lorsque je quittais le quart, je remettais mes insignes à Mainfroy, et avec ces insignes quelquefois aussi le frac râpé auquel ils tenaient.
Tout s'arrangeait ainsi au mieux entre lui et moi, et le plus simplement du monde, à la satisfaction des deux parties contractantes.
L'ami Mainfroy avait embrassé le métier de marin par goût, et l'on pouvait même dire par passion; l'idée de devenir un jour amiral de France lui était venue à Paris en lisant Robinson Crusoé ou les Mémoires de Duguay-Trouin.
Ses parens, qui étaient des gens fort paisibles et peu fortunés, n'avaient d'abord voulu faire de lui qu'un avocat ou tout au plus un médecin. La vocation du jeune homme l'emporta sur les arrangemens de famille. Un beau jour il quitta les brillantes études qu'il avait à moitié terminées, et sans autre recommandation que sa charmante figure, et sans autre fortune qu'une pièce de cinq francs, il arriva de Paris à Brest vêtu de la seule petite veste qu'il eût emportée du collège.
Le père Mainfroy ne tarda pas à découvrir les traces du fugitif. Mais, en homme sage, il se résigna à laisser son fils parcourir la carrière qu'il s'était ouverte si résolument. En peu de temps, et après une campagne fort dure, le drôle apprit tout ce qu'il fallait pour être reçu dans la marine en qualité d'aspirant de deuxième classe, à 50 francs par mois.
Sa gaîté insouciante nous réjouissait fort. A toutes les allusions qu'il puisait avec originalité dans les habitudes du métier, il manquait rarement d'ajouter une foule de citations poétiques, un déluge de distiques latins qu'il exhumait en lambeaux de tous les vieux auteurs que sa mémoire lui rappelait encore. Il excellait à habiller sa vive conversation, des guenilles des études qu'il avait abandonnées pour courir les mers. Ses entretiens étaient de vrais habits d'arlequin, et nous nous amusions beaucoup de son érudition de carnaval, comme nous disions, sans qu'il se fâchât jamais.
Personne au reste n'aurait deviné, sous la douce enveloppe de mon ami Mainfroy, l'âme que ce petit diable tenait comme en réserve pour les circonstances décisives ou les événemens périlleux. En le voyant pour la première fois, on aurait dit d'une belle petite fille travestie en aspirant de marine. Mais, pour peu qu'on le poussât trop à bout, on rencontrait, sous cet extérieur naïf et séduisant, tout l'entêtement d'un vieux soldat et l'audace d'un damné de corsaire. Au surplus, avec nous il était le meilleur enfant de toute l'armée navale: il ne se donnait de coups d'épée qu'avec les étrangers, et toujours pour des bagatelles dont il riait lui-même jusque sur le terrain, où bien rarement d'ailleurs il se rendait pour son propre compte.
La vie un peu trop uniforme que menaient les aspirans à bord des bâtimens de l'Etat finit par l'ennuyer. Dans les relâches que faisait notre petit navire sur les côtes de Bretagne, nous avions quelquefois l'occasion de fraterniser avec des officiers de corsaire. L'existence de ces messieurs parut convenir à notre ami, et un beau jour, sans en avoir parlé à qui que ce fût, il vint nous annoncer qu'ayant obtenu du ministre de la marine la permission d'embarquer en course, il venait nous faire ses adieux pour aller courir les grandes aventures.
«Mais à bord de quel corsaire t'es-tu embarqué?
—A bord d'un beau lougre de Saint-Malo, mes amis: tenez, d'ici vous pouvez voir si j'ai eu bon goût: voilà désormais mon navire.
—Et quand appareilles-tu?
—Demain, et je compte sur vous pour me faire la conduite, et sur toi particulièrement, mon vieux, me dit-il en me frappant affectueusement sur l'épaule:
Car lorsque je retrouve un ami si fidèle, Ma fortune doit prendre une face nouvelle.
Il est entendu que nous boirons un bol de punch avant de nous quitter. A demain donc, vous autres.»
Le lendemain nous nous trouvâmes sur le rivage à l'heure du rendez-vous.
Le bol de punch fut exactement bu: Mainfroy, à l'instant dit, s'embarqua en nous criant à tous: «Adieu, les enfans: Audaces fortuna juvat. Portez-vous bien, et moi aussi.» C'était sa formule ordinaire d'adieu. Il s'éloigna de nous dans la petite embarcation qui le conduisait à bord, en prenant lui-même la barre du gouvernail, et en ordonnant à un de ses canotiers de border un peu l'écoute de misaine.
On ne pouvait quitter plus gaîment ses amis. Il partit.
Quinze à vingt jours après l'appareillage du corsaire qui avait emporté sur les mers notre camarade et sa fortune, ou plutôt ses espérances de fortune, nous apprîmes que le malheureux lougre avait été capturé par un croiseur anglais. Voilà donc le pauvre Mainfroy prisonnier en Angleterre, au bout de deux ou trois semaines de course. Ce n'était pas, hélas! ce qu'il s'était promis, ni ce que nous avions souhaité pour lui.
Nous le supposions le plus sincèrement du monde, rongeant tristement son frein sur quelque ponton de la Tamise ou de Chatam, et nous avions déjà même fait le deuil de notre infortuné collègue, lorsqu'un jour, mouillés sur notre navire dans une petite rade fort ignorée de la côte du Finistère, nous vîmes arriver du large, et toutes voiles dehors, une espèce de barque toute noire, toute charbonnée, portant fièrement, au bout du pic de sa brigantine enfumée, un pavillon anglais renversé. Rien de plus grotesque ne s'était encore offert sur mer à nos yeux. Nous nous primes d'abord à rire beaucoup de la prise qui nous arrivait. Quel corsaire maudit du sort, nous disions-nous, a pu mettre la patte sur une telle barquasse! Il faut apparemment qu'il n'ait eu rien de mieux à faire. La belle capture, et que le capteur est à plaindre! C'est probablement quelque brick charbonnier de Dublin ou de Corck. Il n'a pas pour plus de cinquante francs de voilure au vent, et il veut faire encore la frégate!
La prise avançait toujours vers nous, et, quelque piètre que fût sa mine, nous allâmes au-devant d'elle dans nos embarcations pour lui offrir notre assistance, s'il était besoin, soit pour la piloter dans le port ou la traîner à terre à coups d'aviron.
En approchant du navire, nous vîmes derrière, un grand jeune homme effilé qui se promenait sur le gaillard en se donnant des airs de commandement sous un gros bonnet rouge qui lui couvrait la moitié du visage. Avant de répondre aux questions que nous lui adressions comme au capitaine de la prise, il s'appuya les deux coudes sur le bastingage, et après nous avoir assez long-temps examinés, il s'écria d'une voix que nous crûmes tous reconnaître:
Beatus ille qui, etc.
» Le diable m'emporte, je crois que c'est vous autres!»
Nous ne fîmes tous qu'un seul cri en reconnaisant dans le capitaine de prise du charbonnier, notre bon ami Mainfroy!
«Et d'où viens-tu ainsi, notre brave camarade?
—Tiens, parbleu, je viens de la mer! Et mon corsaire, en avez-vous eu des nouvelles?
—Les journaux ont annoncé dernièrement qu'il venait d'être pris.
—Pris! Et le gaillard! tant mieux. Mon gueux de capitaine, pour se débarrasser de moi au bout de huit jours de mer, m'a donné le commandement de ce mauvais bateau avec cet équipage de canailles que vous voyez là. Et il se trouve que je suis attéri, et que c'est lui qui a été mis dans le sac! C'est charmant.
(S'adressant à son équipage.) «Voyons, tas de carognes, brasse un peu babord devant, et borde deux pouces de l'écoute de guy.... Croiriez-vous, mes amis, que voilà sept nuits que je passe sans fermer l'oeil?
—Tu as donc éprouvé bien du mauvais temps à la mer?
—Non pas précisément; mais j'ai été obligé de veiller pour faire aller mon monde à coups de trique. Quel chien de métier! si vous saviez? Mais enfin, me voilà rendu au port, Dieu merci, et comme dit Horace:
Nous nous mîmes en devoir, au moyen de nos embarcations, d'aider le navire assez lourd de notre ami, à arriver à terre. Le calme était survenu, et notre secours ne fut pas inutile au capitaine Mainfroy. «Mais, à propos, nous cria-t-il pendant que nous traînions son gros bâtiment à force de rames, ayez soin, mes camarades, de conduire ma barque dans l'anse la plus déserte de la côte; et dans l'endroit surtout où il y aura le moins de douaniers!
—Pourquoi cela?
—La bonne question, pourquoi cela! C'est afin d'avoir le moins possible de surveillans incommodes. Quoique mon brick ne soit chargé à peu près que de charbon de terre, j'ai ici quelque petite chose que je serais bien aise de pouvoir débarquer sans visa et sans contrôle importun. Et vous le savez bien:
Vous m'entendez, n'est-ce pas? C'est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage pour le moment.»
Les intentions de l'intègre capitaine furent comprises à merveille et exécutées avec ponctualité. Nous le nichâmes entre deux rochers, à l'abri de tous vents et près d'une partie du rivage où l'on ne pouvait se rendre que par des chemins à peu près impraticables. Le douanier même qui montait la garde en face de ce mouillage, avait de la peine à se promener pour se chauffer les pieds dans un aussi mauvais endroit. Le capitaine Mainfroy déclara que nous l'avions piloté avec une intelligence digne d'éloges. Il nous poussa sur cette circonstance, une citation latine ou peut-être bien même grecque, qu'il me serait difficile de me rappeler aujourd'hui. Il fit encore mieux: il ne consentit à nous laisser partir de son bord avec nos embarcations, qu'après nous avoir fourré en contrebande, dans le fond de nos canots, quelques pièces de cordage qu'il nous engagea à mettre à terre le plus vite et le plus adroitement que nous pourrions. »Demain, dit-il, nous nous reverrons. J'espère bien qu'alors je serai débarrassé de toutes les tracasseries de l'arrivée, et que j'aurai mis en lieu de sûreté tout ce qu'il y a de portatif à bord.»
Le lendemain, quand nous revîmes notre ami, il avait réussi à dévaliser, à très-peu de choses près, toute sa prise. Il ne restait plus à bord que le charbon qu'il n'avait pas pu enlever. Mais les câbles, les embarcations et la plupart des voiles, avaient passé sous le nez de la douane et du syndic de la marine, pour être vendus à des receleurs du pays.
«A présent, nous dit Mainfroy, je puis attendre paisiblement la part qui me reviendra légitimement sur cette prise. J'ai commencé par faire comme le roi des animaux, et en vertu d'un droit qui se résume en un hémistiche.... Sic nominor leo. Et si nous bambochions un peu maintenant, mes amis! Car nous pouvons dire enfin avec Horace:
—Bambocher, bambocher! cela est bien facile à dire. Mais quelles bamboches veux-tu faire dans un pays à peu près sauvage?
—Un pays sauvage où j'ai trouvé à vendre toute ma contrebande en quelques heures! Vous allez voir comme on improvise des fredaines avec de l'argent. N'y a-t-il pas des filles ici?
—Oui, des filles sales à faire mal au coeur!
—On fait laver et brosser ces filles-là.
—Dans un trou où l'on ne trouverait seulement pas une baignoire au poids de l'or?
—On envoie ces filles-là se baigner à la mer.
—Dans le mois de janvier?
—Les bains froids à la lame sont toniques. Mais, au surplus, à défaut de filles, on fait du punch avec du rhum et du sucre, et j'ai encore de tout cela à bord de ma prise.»
Nous bambochâmes donc avec du punch, et du sein d'une orgie qui dura quarante-huit heures, notre ami partit à cheval pour Paris, afin, disait-il, de dépenser son argent sur un théâtre plus vaste. Il voulait aussi revoir sa famille.
Nous n'entendîmes plus parler de lui.
Deux mois s'étaient écoulés depuis notre séparation, lorsque nous le vîmes revenir à Brest dans un costume tout différent de celui sous lequel il était parti après notre bamboche sur la côte de Bretagne.
Notre ami Mainfroy nous apparut en habit marron, suivi par un faiseur de commissions qui marchait à cinq pas de lui, portant sans beaucoup d'efforts une valise. Cette valise était vide. Notre camarade, au-devant duquel je me précipitai tendrement du plus loin que je le vis, me demanda une dizaine de sous pour payer le jeune homme qui portait ses effets.
—Je n'ai plus le sou, me dit-il, et ma valise vaut à peine les cinquante centimes que tu vas donner pour elle. Je ne l'ai fait venir derrière moi que pour le décorum.
—Comment, tu portes des éperons d'or, et tu as le gousset à sec!
—Dis donc des éperons de cuivre doré, malheureux! Toujours pour le décorum. Il vaut mieux faire envie que pitié. Va, je me suis joliment amusé à Paris. C'est ça une ville civilisée! A propos, as-tu toujours l'habitude de déjeûner?
—Cette question!
—Non, je te demande cela parce que depuis cinq jours que je voyage, j'ai perdu cette bonne habitude par nécessité.... Déjeûnons pour me refaire un peu l'estomac à la vie de province.»
Nous déjeûnâmes.
Pendant plusieurs jours Mainfroy dîna, coucha ad turnum sur chacun des navires de guerre mouillés en rade. Il avait à bord de ces bâtimens assez d'amis pour vivre une ou deux semaines très-agréablement sans être obligé de porter deux fois un appétit à bord du même navire. Quant au blanchissage de son linge, il employait un procédé qui depuis a été renouvelé avec succès, mais dont, à coup sur, il peut passer pour l'inventeur. Un cahier de papier à lettres lui suffisait pour changer chaque jour, pendant une quinzaine, le col de l'unique chemise qu'il possédât; et quand il se promenait d'un air grave, l'habit boutonné jusqu'au menton, on aurait juré, à quatre pas de lui, que le liseré blanc qui relevait l'éclat de sa haute cravate noire, n'était rien moins que de la batiste nouvellement repassée. Ce n'était pourtant autre chose qu'une rognure de papier vélin. La nécessité, comme il disait, est bien la plus ingénieuse de toutes les couturières.
Mainfroy se promenait du reste assez peu depuis qu'il n'avait plus qu'une paire de bottes. Il attendait des jours meilleurs pour reprendre son essor et se dégourdir les jarrets au gré de sa vive et pétulante imagination.
Ces jours meilleurs qu'il attendait dans le statu quo avec la résignation d'un vrai sage qui n'a plus de chaussure, arrivèrent enfin.
Il trouva à s'embarquer comme sous-lieutenant à bord d'un corsaire de Brest.
Sous-lieu tenant! c'était justement le grade qu'il avait déjà occupé dès son début dans la carrière. Il accepta ce poste avec une tranquillité apparente qui ne nous présagea rien de bon, à nous qui connaissions l'homme.
Il partit une seconde fois pour recommencer sa fortune sur mer, après avoir mangé avec nous les avances qu'il avait reçues en s'enrôlant à bord du corsaire brestois.
La première des prises que fit ce corsaire fut confiée à Mainfroy, qui déjà avait fait preuve d'habileté en ramenant au port un mauvais bateau monté par un mauvais équipage. Le corsaire revint de sa croisière; mais Mainfroy ne revint pas avec sa prise. Cette fois-là nous n'eûmes pas même la consolation de penser qu'il avait eu le malheur d'être fait prisonnier de guerre par les Anglais. Nous le crûmes, au bout de quelques mois, englouti pour jamais au fond de ces flots sur lesquels il avait voulu tenter audacieusement la fortune.
Bien des événemens autrement importans que la perte de notre ami Mainfroy s'étaient passés en France depuis notre séparation. Mais le souvenir de ce cher collègue, si vif, si original, était resté si profondément gravé dans nos coeurs et notre mémoire, que jamais mes camarades et moi nous ne nous rencontrions sans parler de sa jolie figure, de ses cols de chemise en papier, et du goût qu'il avait toujours eu pour la bamboche et les grands hasards.
Le sort ayant voulu que je commandasse des bâtimens marchands après mon exclusion de la marine royale et royaliste en 1815, je courus sur ces divers navires, pendant plusieurs années, une bonne partie du globe; et jamais je ne séjournai dans un pays étranger sans parler de mon ancien camarade corsaire, comme si tous les rivages que j'abordais dussent m'entretenir de lui. Mais j'avais un secret pressentiment qu'un jour je finirais par apprendre de ses nouvelles sur des plages lointaines. Il y a des sortes d'amitié qui sont un peu comme l'amour, et qui ne perdent jamais totalement les illusions qui les consolent d'un chagrin pourtant sans espoir.
On m'avait donné pour consignataire d'un beau navire que je conduisis à Bahia en 1820, un excellent homme chez lequel on dînait fort bien alors. Un dimanche, étant à table avec plusieurs personnes que je ne connaissais pas, la conversation vint à rouler sur les jeunes Français qui avaient rempli les mers de l'Amérique du Sud du bruit de leurs exploits flibustiers. Je ne sais comment je trouvai le moyen de placer le nom de mon ami Mainfroy, au milieu de tous les contes que l'on débitait au dessert; mais ce que je sais fort bien, c'est qu'il m'arriva de parler en termes assez gais du caractère et des fredaines de mon ancien camarade. Un officier français, devenu général buénos-ayrien, qui se trouvait au nombre des convives, m'arrêta tout court à moitié de ma narration pour m'adresser ces sévères paroles:
«Monsieur le capitaine, je connais particulièrement la personne sur le compte de laquelle vous vous égayez avec un peu trop de légèreté peut-être. Son nom n'est pas Mainfroy, comme vous le dites, mais bien Manfredo. C'est un des hommes à qui la république que j'ai l'honneur de servir doit le plus: et si, comme vous nous l'avez donné à entendre, le capitaine Manfredo vous fait l'honneur d'être un de vos amis, je ne puis que vous en faire mon très-sincère compliment. Je bois à sa glorieuse santé.»
Le ton de cette solennelle remontrance me coupa net le fil de l'histoire que j'avais commencée. Dès que je me trouvai un peu remis de mon embarras, je m'empressai, du mieux qu'il me fut possible, de recueillir, de la bouche du général indépendant, des informations sur le compte de mon ex-collègue. Mais le général se montra si réservé dans toutes les réponses qu'il daigna faire à mes pressantes questions, que je n'appris rien de plus que ce qu'il m'avait déjà dit sur son compte. Enfin, je venais de savoir que Mainfroy existait encore, qu'il s'était distingué au service de la république, et qu'un jour je pourrais peut-être le revoir couvert de gloire et chargé des riches dépouilles des ennemis qu'il avait vaincus.
Peu de jours après mon singulier entretien avec le général de Buénos-Ayres, mon consignataire me convia à dîner chez lui, avec un air de finesse et d'espièglerie qu'il ne mettait pas ordinairement dans les formes de ses invitations ordinaires. «Vous rencontrerez à ma table, me dit-il, une personne que vous ne serez pas mécontent d'y voir!
—Une jolie personne, quelque dame de votre connaissance, peut-être?
—Oui, une fort jolie personne même, et que je connais depuis peu. Oh! vous la connaissez aussi, mon gaillard.... Mais je ne puis vous en dire davantage aujourd'hui: c'est une surprise agréable que je vous ai ménagée. A demain donc!
—A demain!»
Je crus être tombé en une bonne fortune, et quoiqu'à Bahia la chose soit assez rare, je n'attachai pas une grande importance à l'espoir flatteur que j'aurais pu concevoir sur l'aventure du lendemain.
Je me rendis un peu tard à l'invitation du brave M. R.... Tout le monde était déjà à table, et l'on mangeait silencieusement les premiers plats qui venaient d'être servis. Une place était vide: c'était la mienne, et je m'en emparai sans que les convives levassent la tête de dessus leur assiette, pour remarquer mon arrivée. Je me trouvai placé entre le général que j'avais déjà vu, et un invité que je ne connaissais pas.
Je me disposais à manger le potage que le maître de la maison venait de me faire passer, lorsque mon voisin l'inconnu, en me regardant le visage et en me donnant une grande tape sur l'épaule, s'écria avec l'accent de la surprise et de la joie:
«Et comment va mon brave et digne camarade?»
Je lève les yeux sur l'individu qui m'adresse ainsi la parole: c'était mon ami Mainfroy.
Les témoins de cette rencontre si imprévue semblèrent prendre plaisir à nous voir nous embrasser et nous serrer l'un contre l'autre avec toutes les marques d'une vieille et sincère amitié. Mon ami s'était essuyé la bouche du coin de sa serviette, pour mieux me coller sur le visage ses lèvres encore barbouillées de sauce. Je ne restai pas, comme on peut bien le croire, en reste de démonstrations de tendresse avec lui. Notre reconnaissance fut parfaite.
«Et par quel hasard, lui demandai-je après le premier coup de feu, ai-je le bonheur de te retrouver ici, toi que pendant six à sept ans j'ai cru mort?
—Mais, mon bon ami, par un hasard que, toujours supérieur à la destinée, je me suis fait moi-même. Va, il s'est passé bien des événemens dans ma vie depuis ma paire de bottes à éperons dorés et mes cols de chemise en papier. Heim, te souviens-tu de ma manière de me faire du linge blanc?
—Est-ce qu'on peut oublier jamais les souvenirs d'un si bel âge? Mais qu'as-tu donc fait, mon pauvre camarade, depuis notre séparation?
—Eh! des choses assez drôlettes. J'ai fait presque toujours la course; car ici le pays est on ne peut plus favorable au développement du mérite des jeunes marins qui veulent devenir quelque chose. Ils sont toujours en guerre civile dans les États de la Nouvelle-Union; et les Européens qui se vouent à la profession de corsaire et qui savent l'exercer, jouissent ici de la plus grande considération. J'ai servi la république de Buénos-Ayres.
—Même avec distinction, d'après ce que m'a dit M. le général.
—J'ai servi aussi le gouvernement brésilien.
—Mais ces deux États ont été cependant en guerre l'un contre l'autre.
—C'est justement pour cela que je les ai servis tous les deux. Mais je te conterai tout ça quand nous aurons fini de dîner, car nous avons bien des choses à nous dire depuis le temps que nous ne nous sommes vus.... Ce pauvre ami, qui m'eût dit que je l'eusse retrouvé aujourd'hui!... Messieurs, je vous demande bien des pardons; mais quand après une si longue absence on se revoit, on semble n'exister que pour l'ami que l'on retrouve.
—Faites, faites, Messieurs: rien de plus naturel, reprirent les convives.
—Mais, en vérité, je ne te trouve nullement changé, continua Mainfroy. C'est ton ancien visage, un peu sombre, et un peu passé au soleil.
—C'est comme toi! tu as toujours ton air de jeune fille, de timidité même, et sans les roses de ton teint qui out un peu bruni aussi.....
—Finissez donc, vil flatteur!
—Mais, à propos, Mainfroy, parles-tu encore latin et grec? Les citations ont-elles été toujours leur train?
—Moi! Ah! tu te souviens encore de mes distiques et de mes sentences! Non, mon ami, j'ai renoncé à toutes ces pompes de la pédanterie. Naviguant sans cesse au milieu de matelots et de marins assez peu lettrés, j'ai totalement négligé le culte des antiques Muses. Ces gaillards-là m'ont gâté même toute mon érudition. J'ai appris seulement quelques petites chansons maritimes et anacréontiques que je braille passablement au besoin en société joyeuse. Là se borne maintenant toute ma littérature.
—Ah! vous chantez, capitaine? se prit à dire notre Amphitryon. Je vous saisis au mot, et vous allez nous faire entendre quelque chose de votre crû.
—Très-volontiers, Messieurs. Je me sens d'autant moins disposé à faire des façons aujourd'hui, que j'ai besoin de répandre ma joie de quelque manière que ce soit. Je vais donc vous chanter de petits couplets composés il y a quelques dix années par deux aspirans de nos amis. Il n'y a pas de dame ici, et l'on peut se permettre, je crois, la chanson de bord. D'ailleurs, Messieurs, les couplets que je me propose de vous faire entendre pourraient se chanter dans une maison d'éducation de jeunes demoiselles, sans que la plus prude d'entre elles se crût en droit de faire la moindre petite grimace.»
Je me disposai, comme tous les autres convives, à écouter la chanson de notre troubadour.
«C'est, me dit-il avant de commencer, le Départ de Lorient. Tu connais cela comme ta poche; nous chantions ces couplets dans toutes nos bamboches.... Messieurs, on répétera en choeur, si vous le voulez bien, le refrain de chaque couplet. Cela dit, je commence, et attention à aller de l'avant à mon commandement. Ne vous scandalisez pas.
» A propos, c'est sur l'air de Tirlemont, ville du Diable. Ne vous scandalisez pas
» M'y voici:
«Répétez donc, Messieurs, et soutenez la voix mieux que ça!»
Tout le monde répéta tant bien que mal.
»Allons donc, ensemble: Double ration!!! C'est mieux, cela!
Après avoir beaucoup bu et beaucoup chanté encore, les convives, que la gaîté de mon ami avait mis en verve, commencèrent à causer entre eux au sein du nuage que formait, sur la table et dans l'appartement, la fumée de dix à douze cigarres allumés depuis une demi-heure. Mainfroy, qui ne trouvait plus à s'occuper au milieu de tout ce monde, me prit par-dessous le bras, et, m'entraînant dans le jardin, il me dit: «Viens-t'en faire un tour. Nous avons à nous dire des choses beaucoup plus intéressantes que celles que nous entendons ici. Prends ton chapeau: j'ai des cigarres en poche, et le temps est magnifique.»
Une fois au grand air, et seuls tous deux, la conversation alla vite, comme on peut bien le penser.
«Tu sauras d'abord, me dit-il, que je ne me nomme plus Mainfroy. J'ai changé ce nom-là contre celui de Manfredo. Si bien que depuis très-long-temps on ne m'appelle plus dans toute l'Amérique méridionale que le capitaine Manfredo! Je t'aurais bien appris cette petite substitution euphonique à table, mais j'ai jugé que cela aurait pu paraître singulier à tous ces gens-là.
—Et qu'as-tu donc fait depuis ton départ de Brest et pendant les six années que tu as passées loin de nous?
—J'ai commencé d'abord par enlever la prise que l'on m'avait confiée à bord du corsaire où l'on m'avait accordé la place de sous-lieutenant. Puis après, avec ma prise, je suis venu à Carthagène, où j'ai tout vendu pour mon compte. On parle dans l'histoire, d'un général qui brûla ses vaisseaux pour se fermer le chemin de sa patrie. Moi, j'ai fait mieux: j'ai vendu mon navire pour m'ôter la possibilité de rentrer en France. Je voulais faire forcément de grandes choses dans ces mers-ci.
—Et as-tu réussi à satisfaire ton ambition?
—J'ai réussi au-delà de mes espérances. Pendant la guerre entre le Mexique et l'Espagne, j'ai été tour à tour Mexicain pour prendre les navires espagnols, et Espagnol pour courir sur les bâtimens mexicains. Lorsque les hostilités ont ensuite éclaté entre le Brésil et Buénos-Ayres, je suis devenu Brésilien contre les Buénos-Ayriens, et peu de temps après Buénos-Ayrien contre les Brésiliens, mes anciens compagnons d'armes. Et dans ce changement de nations et de patrie, il m'est arrivé souvent, à bord des corsaires que je commandais, de reprendre, sous un pavillon, les navires marchands que j'avais déjà pris pour le compte du gouvernement que je ne servais plus. J'ai enfin, tel que tu me vois, défendu ou combattu sept à huit causes différentes, mais toujours avec loyauté. J'ai été naturalisé Mexicain, Colombien, Brésilien, Buénos-Ayrien, Chilien et Péruvien, sans jamais avoir abjuré intérieurement ma qualité de Français. Si tous les pays ont voulu de moi, ce n'est pas de ma faute. Je n'ai voulu sincèrement adopter aucun d'eux pour ma patrie. Je n'ai cherché à m'approprier que leur argent, et à le dépenser le plus joyeusement possible sur la terre même que mes profusions avaient pour but de féconder.
—Et la fortune que tu as cherchée par tant de moyens et en, bravant tant de périls, a secondé tes voeux, il n'y a pas de doute?
—Oui, je suis très-riche, mais je n'ai fait aucune épargne. Je m'enrichis à tout moment, à la minute, parce que j'ai toujours de l'argent sous la main; mais je n'en prends que lorsque j'en ai besoin.
—Et de la considération, tu en as acquis beaucoup à Buénos-Ayres, à ce que l'on m'a assuré, du moins?
—Oui, mais de la considération de Buénos-Ayres. Là on m'estime assez, parce que je puis valoir, au bout du compte, un peu mieux que ceux qui m'ont fait une réputation. Mais ailleurs on m'a souvent regardé comme un écumeur de mer. Ce n'est pas l'embarras, j'ai assez passablement écume les mers que j'ai parcourues depuis quelques années.»
Je parlai à mon ami de femmes, de conquêtes et de plaisirs, et de toutes ces choses enfin qu'on n'oublie jamais à notre âge dans les entretiens intimes.
«Les femmes, me répondit-il, n'ont jamais occupé une grande place dans mes idées ni dans l'ordre des choses de ma vie presque épopétique. Je les ai toujours regardées comme des trouvailles agréables que l'on pouvait faire en route, mais jamais comme un but ou même comme un moyen d'arriver à ce but. J'en ai eu de toutes les espèces, et je pourrais dire de toutes les couleurs; mais aucune d'elles, quelque séduisante qu'elle pût être, ne m'aurait pas fait oublier dix minutes l'heure d'aller à ce que j'appelais mon devoir. On peut cueillir çà et là une jolie fleur que l'on trouve sous ses pas; mais je donne comme le plus grand fou d'entre tous les fous du globe, le monomane qui emploie toute sa vie à cultiver une tulipe sur laquelle d'autres monomanes mettront une somme de vingt à trente mille francs. Parlons maintenant d'autre chose. Tu sais à présent toute ma vie; tu connais ma position. Que puis-je faire pour toi?
—Mais rien, mon bon ami, je pense.
—Je reconnais bien là ta vieille et sincère amitié. Rien! Cependant s'il t'arrivait à la mer d'être rencontré par quelque pirate, ne serais-tu pas bien aise à avoir un laissez-passer de la main du capitaine Manfredo? Heim! dis donc, si nous venions à nous rencontrer à la mer tous deux, quelle bonne peur je ferais à ton équipage, et quel plaisir j'aurais à te protéger au lieu de te piller, comme souvent j'ai été réduit à le faire pour de pauvres diables de navires!
—Oui, ce serait assez drôle. Mais, à mon tour, ne puis-je pas l'offrir aussi quelques petits services?
—Si, ma foi. Tu peux même me servir plus que tu ne le penses peut-être.
—Et comment cela?
—Voici l'affaire:
»L'estimable Amphytryon dont nous venons de manger le dîner, qui n'était pas déjà trop bon comme cela, M. R.... enfin, ton cosignataire à Bahia, m'a appris que tes armateurs, en t'envoyant ici, t'avaient donné l'autorisation de traiter pour le joli brick que tu commandes, dans le cas où tu trouverais à faire un marché avantageux.
—C'est vrai; mais j'ai reçu aussi l'ordre de ne donner le navire qu'au prix de seize mille piastres. C'est, du reste, un excellent bâtiment, sortant des chantiers, construit pour une grande marche, et qui navigue aussi bien qu'on peut le désirer.
—J'ai envie d'acheter ton brick; car je te dirai avec franchise, et entre nous seulement, que j'ai un plan en tête. Je veux enfin faire encore quelques petites affaires sur mer pour mon compte, et c'est un fin voilier que je cherche. Le prix ne me fera rien, si je puis me procurer ce que je désire.
—En ce cas-là, mon cher, je pourrai faire ton affaire et la mienne.
—C'est cela, et voilà entre nous deux un marché presque terminé. Mais cependant, malgré toute la confiance que j'ai en toi, je sais qu'il n'est pas de capitaine qui n'ait un faible pour le navire qu'il commande, et, involontairement, tu pourrais bien m'avoir exagéré l'excellente marche et les qualités de ton brick, par cela seul qu'il est ton brick.
—Mais il ne tient qu'à toi, si tu le veux, de te convaincre, autant que possible, de la réalité d'une partie des qualités que je lui ai trouvées.
—En l'essayant un peu dans la baie, n'est-ce pas?
—Sans doute.
—C'est justement là ce que je voulais te proposer. Je sais fort bien que ce n'est pas en courant ça et là quelques petits bords sous terre, que l'on peut éprouver complètement un navire et juger exactement de ce qu'il doit être à la mer; mais, néanmoins, un marin devine bien à peu près, en bordaillant pendant quelques heures, si un bâtiment vire bien ou mal de bord, s'il est facile ou difficile à gouverner, et s'il porte ou ne porte pas la voile. Quel jour veux-tu que nous essayions ton bateau ou plutôt notre bateau, puisque déjà nous sommes en marché?
—Demain, si tu le veux, si la brise est bonne.
—C'est cela, demain. Le plus tôt possible est toujours le mieux avec moi. Ainsi, c'est entendu. Demain matin, dès que l'amante de Céphale ouvrira en souriant les portes de l'Orient, comme disent les poètes, j'arrive à ton bord: nous appareillons deux minutes après, et nous faisons torcher à ton ship autant de toile qu'il pourra en porter.
—C'est une affaire convenue. Tout sera prêt pour te recevoir.»
Le reste de la soirée se passa entre nous deux en entretiens intimes, et je vis avec un plaisir extrême que Mainfroy n'avait rien perdu de son ancienne gaîté. En nous séparant, moi pour retourner à mon bord, et lui pour aller coucher je ne sais où, nous nous embrassâmes comme déjà nous l'avions fait, en nous retrouvant, quelques heures auparavant.
Le lendemain matin, exact au rendez-vous qu'il m'avait donné, j'étais à peine levé, que je le vis arriver à mon bord dans une grande embarcation chargée de provisions et montée de douze à quinze robustes lurons qui m'avaient l'air d'être des matelots.
—Que veux-tu faire de tout ce monde-là? lui demandai-je dès qu'il fut rendu assez près de mon brick pour pouvoir m'entendre.
—Ce que je veux faire de tout ce monde-là, dis-tu? Mais de quel monde veux-tu parler?
—Pardieu! de cet équipage complet que tu m'amènes-là!
—Comment! tu ne devines pas ce que je veux en faire? Je reconnais bien à cette question ton peu de prévoyance ordinaire. Crois-tu qu'avec le peu d'hommes que vous avez presque toujours à bord de vos barques marchandes l'on puisse manoeuvrer un navire ou louvoyer de manière à l'essayer? J'ai trouvé sur ce port ces quelques hommes de bonne volonté, et je leur ai payé une journée de travail pour qu'ils vinssent nous aider afin de ne pas harasser trop tes gens.
—Ce secours-là, je t'assure, nous serait complètement inutile. J'ai un équipage assez exercé et très-nombreux qui nous suffira. Ainsi, fais-moi le plaisir de renvoyer ces gaillards-là à terre. Nous ferons notre affaire tout seuls.
—Oui, mais c'est que je leur ai payé une journée à ces braves gens! Il faut au moins leur faire gagner leur argent: c'est bien la moindre des choses.
—Je leur paierai plutôt le double de ce que tu leur as donné, pour ne pas les prendre à bord.
—Et pourquoi cela?
—Parce que je ne m'en soucie pas. Ils m'ont des mines....
—Des mines! Parbleu! pourvu qu'ils aient des mains, c'est tout ce qu'on leur demande. Mais tu en prendras toujours bien la moitié?
—Pas un seul, puisque je te dis que nous avons à bord plus de monde qu'il ne nous en faut.
—Tu en prendras bien au moins trois ou quatre, ne fût-ce que pour m'obliger?
—Allons, puisque tu y tiens tant, fais-en embarquer trois, et qu'il n'en soit plus question.»
Il en fit sauter quatre à bord. Le reste fut envoyé à terre avec l'embarcation qui les avait apportés.
Plus j'examinai ces quatre drôles, plus je trouvai qu'il y avait dans leurs figures sombres et jaunes quelque chose qui me disait que j'avais bien fait de ne pas laisser venir à bord leurs autres compagnons.
J'appareillai mon brick en quelques minutes. Le capitaine Manfredo se plaça à la barre, donnant de temps à autre et avec moi quelques ordres, comme un homme habitué au commandement. Mais je remarquai sur sa physionomie un air de mécontentement qu'il n'avait pas quelque temps auparavant en arrivant à bord.
Nous nous trouvâmes bientôt sous voile avec une brise aussi belle qu'on pouvait le désirer pour louvoyer et pour courir sous toutes les allures.
Nous prolongeâmes notre première bordée au plus près du vent, jusqu'à deux ou trois lieues au large. Le navire paraissait glisser sur l'eau à peu près de la même manière qu'un aigle nage dans l'air: il faisait à peine clapoter la mer qui venait couler comme de l'huile sur ses flancs élongés. On jeta le lock: huit noeuds et demi à la main! Manfredo, pour mieux vérifier l'exactitude de ce sillage dont la vitesse l'étonne, veut filer lui-même la ligne: neuf noeuds pleins, au plus près du vent, gouvernant à six quarts!...
Nous courons largue: le bâtiment sous cette allure est enlevé par la brise: il ne marche plus, il vole. Nous virons de bord sous toutes les voilures: non-seulement il vire, mais il tourne comme une toupie. Il n'y a pas à le nier: jamais corsaire ne s'est mieux patiné que cela, et Manfredo en convient en s'écriant à chaque évolution: «Le joli bateau! le beau morceau de bois! Il ferait, le diable m'emporte, piler du poivre à une frégate.»
Nous barbotions depuis long-temps dans l'immense baie de Bahia. Le capitaine Manfredo, malgré l'admiration qu'il exprimait sur la marche et les qualités de mon brick, ne paraissait pas encore disposé à me faire une proposition et à entrer en arrangement pour l'achat du navire. Je voulais le laisser venir, et il ne venait pas.
Cependant, après être resté quelques minutes seul sur l'arrière du bâtiment, dans une attitude qui sentait un peu la méditation, il s'approcha de moi, comme tout préoccupé encore de quelque bonne idée dont il aurait eu à me faire part.
«Quel dommage, me dit-il, que tu n'aies pas voulu ce matin me laisser embarquer les hommes que je t'avais amenés! Ton équipage manoeuvre le brick aussi bien qu'il est possible de le faire; mais comme nous t'aurions patiné la barque avec ma douzaine de gaillards!
—Vous ne me l'auriez que trop bien patinée, peut-être! J'ai mieux aimé n'avoir affaire qu'à mes gens. Quelles faces avaient ces drôles!
—Tu trouves qu'ils avaient des faces!... Et quelle espèce de faces donc, subtil physionomiste?
—Ma foi! des faces de forbans.
—Quelle idée! Des hommes à la journée, pris au hasard sur le port, et par moi! A ton avis, j'aurais donc la main bien malheureuse.... Ah! je vois, mon vieil ami, que le temps ou la fréquentation des hommes t'ont rendu défiant. Tant pis pour toi; car avec ce sentiment-là on ne fait jamais de grandes choses.
—Que veux-tu? Je suis peut-être né pour ne remplir qu'une obscure vocation. Chacun son lot dans ce monde.
—Ah ça, dis-moi, mais ne va pas t'effrayer au moins de ma question, et interpréter avec effroi une simple plaisanterie, dis-moi, mon ami, si je venais à enlever ton navire, une supposition, par un moyen quelconque, mais à te l'enlever là d'amitié, tout en louvoyant comme nous faisons pour l'essayer, que dirais-tu?
—Je dirais que j'ai été un imbécile.
—Je ne dirais pas le contraire non plus. Mais que penserais-tu de moi après cela?
—Je penserais.... Pardieu! que veux-tu que l'on pense d'un camarade qui surprend votre confiance pour vous piller en vous mettant le couteau sur la gorge?
—J'entends: tu penserais que je suis un forban, un pirate, un brigand. Parle, va, ne te gêne pas. J'y suis fait depuis long-temps.
»Mais si, en te soutirant ton bâtiment avec adresse et élégance, je te proposais de prendre tout le crime sur mon compte, en te réservant en sous-main, bien entendu, la moitié des bénéfices de l'opération, et cela sans altérer le moindrement ta réputation d'honnête capitaine, et en allant même jusqu'à t'offrir la facilité d'alléguer la violence pour te justifier, que dirais-tu, voyons?
—Je ne dirais rien, attendu que jamais je ne me trouverai dans une position semblable, et qu'il faudrait m'arracher la vie avant de s'emparer ainsi de mon navire.
—Allons donc! réponds-moi mieux que cela; voyons, ne fais pas ainsi la cruelle. Et tiens, malgré ton air chaste et un peu irrité, je devine, tant je te connais, que tu ne serais pas fâché de te laisser faire une douce violence, n'est-ce pas?
—Capitaine Manfredo, lui répondis-je pour mettre fin à cet entretien, voulez-vous bien me faire un plaisir?
—Et lequel, mon cher collègue?
—Celui de vous rappeler que vous n'avez que quatre hommes à votre disposition, et qu'en commençant à louvoyer ce matin, j'ai donné l'ordre à mon second de distribuer à chacun de mes vingt hommes un poignard bien affilé et un pistolet chargé de deux bonnes balles.
—Tu plaisantes!
—Je dis vrai, et je parle très-sincèrement; et pour mieux vous en convaincre, voici dans la poche de ma veste un pistolet à deux coups qui ne m'a pas quitté. Ainsi donc, à moi encore le droit de commander ici.
—C'est juste. En ce cas ordonne donc, si bon te semble, à ton second, de regagner le mouillage, car il me semble qu'à présent il ne me reste plus rien à faire à ton bord.»
Je revins jeter l'ancre au poste que j'avais quitté le matin pour essayer mon pauvre brick, qui risquait fort de ne pas être vendu. Le capitaine Manfredo ne m'adressa plus la parole que pour me dire des choses très-insignifiantes et tout-à-fait étrangères au marché dont il m'avait parlé la veille. Pour lui c'était un coup manqué, et pour moi un danger évité.
A peine étions-nous revenus dans la rade de Bahia, qu'il se fit mettre à terre avec les quatre hommes que le matin j'avais laissé embarquer à bord à sa sollicitation. Il me quitta, le drôle, eu me donnant un coup sur l'épaule, et en me disant, comme à son ordinaire: «Adieu l'ami; porte-toi bien, et moi aussi.»
Je remarquai que pendant qu'il se rendait de mon bord sur le quai, il se tenait sur l'arrière de l'embarcation qui le portait, et qu'il semblait jeter encore sur mon navire des regards de regret et de convoitise. Ce fut pour moi un avertissement de me tenir en garde contre les tentatives que pourrait encore imaginer le pirate pour rattraper la proie qui venait de lui échapper.
La nuit qui suivit notre promenade sur l'eau, je fis tenir sur mon pont la moitié de mes hommes armés jusqu'aux dents. J'avais jugé prudent de faire faire le grand quart comme en temps de guerre. L'événement me prouva que j'avais bien jugé.
Vers une heure du matin, étendu sur la natte dont je m'étais fait un lit sur mon banc de quart, je fus réveillé par un de mes officiers, qui attira mon attention sur ce qui paraissait se passer à bord d'une goélette brésilienne, l'Isabella, mouillée à quelque distance de nous.
Je prêtai attentivement l'oreille dans l'obscurité de la nuit, que troublaient par instans des cris, des gémissemens, partis du pont de cette goélette. Je crus d'abord que c'étaient des matelots ivres qui se battaient entre eux, et je n'y pris plus garde. Le bruit qui m'avait un peu inquiété s'étant même tout-à-fait apaisé, je descendis dans ma chambre, croyant n'avoir plus rien à redouter, du moins pour le reste de la nuit. A peine cependant étais-je rendu dans ma cabine, que j'entendis mes hommes me rappeler sur le pont pour parler, me disaient-ils, au capitaine de la goélette qui venait d'appareiller. Je n'eus que le temps de m'élancer sur le gaillard. L'Isabella passait sous toutes voiles à nous ranger. Un homme, monté sur le bastingage de l'arrière de ce navire, me hurla ces mots au porte-voix:
«Adieu, mon ami: je viens de faire mon affaire. La goélette que je tiens sous mes pieds m'a coûté moins cher que tu ne voulais me vendre ton brick. Je vais courir quelques bordées au large. Au revoir, porte-toi bien, et moi aussi!»
C'était la voix du capitaine Manfredo.
Toute la journée qui suivit ce coup de piraterie, on ne parla à Bahia que du bonheur que j'avais eu d'échapper à l'envie du forban pour mon joli navire. Une fois délivré de la présence de mon ancien confrère, je respirai plus librement que je n'avais encore fait depuis notre entrevue.
Dès que toute ma cargaison se trouva embarquée, je fis mes dispositions pour partir, et j'appareillai enfin avec une bonne brise de terre. La nuit qui suivit mon départ ne fut marquée par aucun incident extraordinaire; mais le lendemain, vers deux ou trois heures de l'après-midi, j'aperçus à une assez grande distance, et un peu sous le vent de moi, un bâtiment qui paraissait courir la même bordée que la mienne ou vouloir me rallier. Le peu de vent qui se jouait en ce moment sur la mer, pour ainsi dire endormie, ne permettait pas au navire en vue de m'approcher promptement, et cependant, au bout de quelque temps, je crus remarquer qu'il m'avait assez sensiblement gagné. Je braquai ma longue-vue sur lui avec quelque inquiétude, et à force de chercher à découvrir tous ses mouvemens, je m'aperçus qu'il avait bordé une assez grande quantité d'avirons, et je demeurai convaincu qu'au bout de peu d'instans, il pourrait bien m'avoir accosté.
Privé, au sein du calme plat qui se fit bientôt, de m'éloigner de ce diable de navire qu'un pressentiment secret me faisait déjà regarder comme suspect, j'attendais avec anxiété le moment où la brise du soir s'élèverait. Cette brise maudite n'arrivait pas, et chaque minute d'attente me paraissait longue comme une heure de torture. La goélette s'approchait toujours; et, quand il me fut permis de l'observer de plus près que je ne l'avais encore fait, je reconnus, ou je crus reconnaître l'Isabella.... Un quart d'heure après cette triste découverte, il ne me resta plus de doute sur l'espèce de rencontre que je venais de faire. La goélette hissa, une fois à deux portées de canon de moi, un grand pavillon rouge à croix blanche au haut de son mât de misaine. Malgré le trouble de mes idées, je me rappelai que c'était le signal particulier auquel le capitaine Manfredo m'avait dit que je le reconnaîtrais si nous avions quelque jour le bonheur de nous rencontrer à la mer..... Quel bonheur!... J'étais consterné: il n'y avait plus moyen de lui échapper, car il venait trop bon train.... Mais au moment où je réunissais toutes mes forces pour me résigner au sort que je ne prévoyais que trop, la brise, cette brise que j'avais attendue si vainement jusque là, s'éleva tout-à-coup du côté de terre, et je la vis avec un ravissement indicible enfler mes voiles abattues et faire plier mollement mon navire sur le côté de tribord. C'était la vie et l'espoir qui me revenaient avec la fraîcheur du vent. Plus de crainte du pirate! Mes voiles, arrondies par les risées dont je profite, m'enlèvent comme des ailes rapides, à l'avidité de mon infatigable vautour. Il a beau rentrer ses avirons en double, et larguer toutes ses petites voiles pour me poursuivre sans relâche; au bout d'une heure de chasse il n'a rien gagné sur moi; au contraire, il parait avoir perdu du terrain, et il se voit bientôt contraint d'abandonner la partie, avant la nuit qui s'avance, apportant dans ses flancs une brise forte et ronde, qu'elle étend, avec ses ombres immenses, sur la mer doucement agitée.
Mais mon ami le pirate ne voulut pas me quitter sans me faire solennellement ses adieux. Au moment où il virait de bord pour s'éloigner de moi, il m'envoya quatre coups de canon dont les boulets allèrent se perdre à quelque cents brasses de mon navire.
Ce furent là ses derniers adieux! Ah! si jamais je confie encore mou existence aux flots, puisse le ciel ne plus me faire rencontrer d'anciens amis à qui il aurait pris fantaisie de faire, pour leur compte, de petites affaires sur mer!
A On trouvera peut-être ce conte d'assez mauvais goût, et je conviendrai sans peine moi-même qu'il est bien loin de donner aux lecteurs une idée favorable de la littérature de bord; mais l'intention qui m'a guidé en publiant ces esquisses, c'est celle d'offrir aux gens du monde la peinture, aussi exacte que possible, des moeurs des marins, et, sous ce dernier rapport, on ne peut nier que les contes dont s'amusent les hommes de mer ne portent l'empreinte la plus fidèle de leur caractère et des idées qu'ils se sont formées sur la plupart des choses qui occupent à terre une société à laquelle ils sont pour ainsi dire étrangers. Le Roi-Matelot n'est pas une oeuvre d'imagination, tant s'en faut: c'est, si l'on peut se permettre cette expression, le croquis d'un site, la copie d'un bizarre paysage, prise dans une contrée aride, inconnue. On rapporte souvent des pays de découvertes des choses plus étranges que belles. La science et l'étude seules y trouvent leur compte, et c'est déjà beaucoup.
B Un long nez.
C Il est bon de remarquer, pour comprendre cette allusion, que le conteur parlait alors sous la Restauration, et que la Restauration avait des espions partout.
D Les noms que je donne à ces deux frégates sont supposés.
E Nom que l'on donne aux petits porte-voix.
F Yole, pirogue, embarcation légère à rames et à voiles.
G Il est nécessaire de ne pas confondre, en lisant cette petite notice, l'île de la Barboude avec celle de la Barbade. Toutes deux appartiennent aux Anglais. Mais la Barbade, riche et jolie colonie, est située par les 13 degrés de latitude nord et les 62 degrés de longitude ouest, tandis que la Barboude, une des plus septentrionales des îles du Vent, située par les 18 degrés de latitude nord, et 65 degrés 55 minutes de longitude ouest, n'est qu'une langue de terre à peu près inculte, et depuis peu habitée par quelques colons. Il est à remarquer que les Connaissances des temps, malgré les dangers que présente l'approche de la Barboude, ne donnent pas, dans la liste des situations géographiques des lieux les plus important la position de cet écueil.
H On appelle rouffle ou carrosse, à bord des navires, ces sortes de grandes cabanes que l'on élève sur l'arrière du pont des bâtimens pour loger les officiers ou les passagers. Un rouffle présente à peu prés l'aspect d'une caisse de diligence.
I On nomme le poste des aspirans, la partie du faux-pont où logent et mangent les aspirans de marine.
J On nomme ainsi à bord, les haricots secs de la cambuse.
K La poste-aux-choux est l'embarcation qui va tous les matins à terre pour chercher les provisions fraîches du bord.
L Soifier ou soifeur, buveur qui a toujours soif et qui soife toujours. C'est un terme d'orgie.
M Ces couplets, qui eurent un grand succès dans la marine, furent en effet composés par MM. Luco et Rinjard, deux aspirans de la division navale de Lorient, embarqués sur le vaisseau l'Eylau et la corvette la Diligente.