Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (1/9)
Author: duc de Raguse Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont
Release date: December 6, 2008 [eBook #27427]
Language: French
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PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41
N.D.T. Les autres portraits indiqués à la page courerture, n'ont pas été fournies avec les documents qui ont servis à cette production.
Les Mémoires du duc de Raguse ont été légués par le maréchal à des mains dévouées, avec la solennelle injonction qu'ils fussent livrés à l'impression tels qu'il les avait dictés. Les mandataires du maréchal ont voulu remplir son dernier voeu, et ses recommandations formelles ont été suivies par eux avec un religieux respect. Dans le fond comme dans la forme, ce livre est resté tel que l'illustre auteur le destinait à la publicité, sans corrections posthumes comme sans additions indiscrètes.
C'est en 1828 que le duc de Raguse songea à mettre en ordre ses notes et ses souvenirs, et entreprit la rédaction de ces Mémoires, qu'il a continués jusqu'à son dernier jour.
Il a jugé avec une liberté digne, avec son impartialité propre et à sa façon, les événements et les hommes de son temps.
«J'ai l'intention, dit-il, d'écrire ce que j'ai fait, ce que j'ai vu, ce que j'ai été à même de savoir mieux qu'un autre, et je ne dépasserai pas ces limites indiquées par la raison et posées par moi-même.» (Tome Ier, page 380.)
En lisant ces volumes, longtemps médités dans le calme de la retraite, ceux qui ont connu cet homme remarquable croiront encore l'entendre parler.
Chaque volume est accompagné de fragments de correspondance et des pièces justificatives, témoignages officiels à l'appui de cette histoire intime, immense, qui se déroule depuis le commencement de la Révolution jusqu'à nos jours.
L'exemplaire ci-joint de mes Mémoires est la copie d'un autre exemplaire appuyé des pièces justificatives originales et déposé dans la chancellerie du château de Malaczka, en Hongrie, appartenant au prince de Palffy. Un reçu du prince reconnaît le dépôt fait entre ses mains, et renferme le pouvoir de le remettre à la personne qui lui remettra son reçu.
Ce reçu est confié en des mains sûres, et sera remis, à ma mort, à la personne qui doit entrer, à cette époque, en possession de mes Mémoires, les publier sans y apporter aucun changement, même sous le prétexte de correction de style, et ne souffrir ni augmentation dans le texte, ni diminution, ni suppression quelconque.
Comme le dépôt fait à Malaczka date de dix ans, et que l'exemplaire ci-joint ne m'a jamais quitté, il diffère du premier dans les augmentations que j'y ai faites et celles que je pourrais y ajouter encore, et dans les corrections que j'ai pu croire nécessaires. C'est donc la rédaction de l'exemplaire ci-joint qui doit servir de règle invariable pour le texte.
LE MARÉCHAL DUC DE RAGUSE.
Venise, le 25 novembre 1851.
SOMMAIRE. -- Naissance de Marmont (1774). -- Sa famille. -- Ses premières années. -- Premières relations avec Bonaparte (1792). -- Admission à l'école D'artillerie. -- Foy. -- Duroc. -- Premières amours. -- Admission au 1er régiment d'artillerie. -- Lieutenant (1793). -- Camp de Tournoux. -- Premier Combat. -- Siége de Toulon. -- Bonaparte à Toulon. -- Carteaux. -- Dugommier. -- Du Teil. -- Junot. -- Attaque du Petit-Gibraltar (17 décembre 1793). -- Pillage de Toulon. -- Massacres. -- Anecdotes. -- Oneille (1794). -- Situation intérieure de la France. -- La terreur. -- 9 thermidor. -- Bonaparte accusé. -- Son opinion sur le 9 thermidor. -- Projet d'une expédition maritime contre la Toscane. -- Bonaparte quitte l'armée d'Italie. -- Siége de Mayence (1795). -- Retraite de l'armée française. -- Pichegru. -- Desaix. -- 13 Vendémiaire. -- Barras. -- Marmont aide de camp du général Bonaparte. -- Madame Tallien. -- Bal des victimes. -- Directoire. -- Dumerbion. -- Kellermann. -- Bataille de Loano (23 novembre 1795). -- Schérer. -- Hiver de 1795 à 1796 à Paris. -- Mariage de Bonaparte.
Le temps s'écoule rapidement: il y a peu d'années je touchais à la jeunesse, et déjà je me vois aux portes de la vieillesse 1. Quinze ans se sont écoulés dans la force de l'âge et à l'apogée de mes facultés, dans le repos et dans les réflexions; si l'avenir me réserve encore quelque occasion de gloire, si quelques circonstances me permettent de nouveau d'ajouter à mon nom des souvenirs honorables, si la fortune me réserve un dernier sourire, quelque chose que je fasse pour en profiter, l'éclat passager dont je serai revêtu aura à peine la durée de la lumière qui s'éteint. Ma vie est presque écoulée; le long horizon, autrefois devant moi, s'est tristement raccourci et diminue chaque jour; celui qui reste derrière devient immense, et bientôt la seule consolation de mon existence sera de le fixer. C'est encore quelque chose, à la fin d'une longue carrière, que de pouvoir porter ses regards sur un grand espace de temps parcouru honorablement, quelquefois glorieusement, et de rappeler à sa mémoire des faits et des actions dont la vie a été remplie, ornée et embellie. Je prends la plume dans ce but; je vais, autant que je le pourrai, réveiller mes souvenirs et consigner par écrit le récit de tout ce qui m'est arrivé; si d'autres y jettent les yeux, si la publicité est un jour réservée à ces Mémoires, la postérité saura qu'il exista un homme dont le nom fut l'objet de vifs débats, qui eut des amis chauds et des ennemis violents, dont tous les mouvements du coeur eurent pour principe l'amour de la gloire et de la patrie, et dont les actions ne furent jamais réglées par l'intérêt, mais toujours par la conscience.
Mon nom est Viesse; ma famille est ancienne et considérée: elle est originaire des Pays-Bas et habite la Bourgogne depuis trois siècles. De tout temps elle s'est vouée au service militaire; dès le commencement du seizième siècle, sous Louis XIII, un M. Alexis Viesse était officier dans le régiment de la vieille marine 2. Ses petits-enfants furent capitaines dans le régiment de Coislin-cavalerie et dans celui de Tavanne. Mon trisaïeul, Nicolas Viesse, qui avait servi avec distinction à la guerre près du grand Condé, reçut de ce prince la charge de prévôt des bailliages du nord de la Bourgogne. Cette partie de la province était dévastée par des nuées de brigands; en peu de temps, par son activité, son courage et son intelligence, M. Viesse les détruisit. Le grand Condé, à cette occasion, lui dit qu'il était digne et capable de commander une armée. Un de mes grands-oncles, Richard Viesse de Marmont, enseigne au régiment de Poitou, âgé seulement de quinze ans, périt, en 1713, au siége de Fribourg, d'une manière héroïque. Un coup de canon lui enleva le bras droit, et, du bras gauche, il releva le drapeau tombé. Mon père, capitaine au régiment de Hainault, eut, à vingt-huit ans, la croix de Saint-Louis, pour avoir, avec cent hommes de bonne volonté, gardé la mine pendant toute la durée du siége de Port-Mahon. Pour remplir cette tâche, il fallait être placé sur la mine ennemie et se dévouer à des chances terribles, et cela pendant quinze jours. Ce genre de courage de tous les moments, au milieu de grands dangers, est peut-être un des plus difficiles à rencontrer.
Ainsi ma famille me présentait des exemples à suivre, et, si la passion de la gloire et l'amour de la guerre ont rempli mon coeur pendant toute ma vie, et d'une manière presque exclusive, je n'étais pas le premier de mon sang qui eût éprouvé ces sentiments.
Je suis né à Châtillon-sur-Seine, le 20 juillet 1774. Mon père, retiré du service depuis la paix de 1763, s'occupa d'une manière particulière de mon éducation; jamais père n'a donné à son fils des soins plus éclairés et plus assidus. J'ai été, j'en ai la conviction, depuis ma naissance, le grand intérêt de sa vie. J'éprouve le besoin de proclamer tout ce que je lui dois et de reconnaître que, si j'ai possédé quelques qualités, quelques vertus, c'est lui qui les a fait naître et en a préparé le développement. De mon côté, j'ose le croire, j'ai payé en partie ses soins par ma reconnaissance et par des succès dont il a pu jouir pendant les dernières années de sa vie.
Mon père avait servi avec valeur et distinction; il aimait son métier avec ardeur; mais, à cette époque, les faveurs étaient réservées aux gens de la cour, tout ce qui n'appartenait pas à cette classe favorisée n'avait qu'un avenir fort limité. Cette situation lui donna du dégoût, et, son régiment ayant été réformé à la paix, il quitta le service: il avait fait les campagnes de Flandre sous le maréchal de Saxe, et rejoint son armée après la bataille de Fontenoy. Le marquis de Sennevoy, colonel du régiment de Boulonnois et son compatriote, lui proposa la lieutenance-colonelle de son régiment; mais son parti était pris, et il refusa. Possédant la terre de Sainte-Colombe, près Châtillon-sur-Seine, appartenant à sa famille depuis 1666, et nommé, par M. le prince de Condé, capitaine de ses chasses dans ses terres du voisinage, il put librement et exclusivement se livrer à une passion qui, chez lui, dépassait toutes les autres, l'amour de la chasse. Il avait cependant un esprit très-remarquable, beaucoup d'instruction, beaucoup d'élévation dans le caractère, d'activité et d'ardeur dans les passions. Imbu des idées nouvelles, le parti pris de la philosophie du dix-huitième siècle avait germé dans son esprit; homme de bien, il avait un véritable amour de la patrie. En 1769, à l'âge de trente-neuf ans, il se décida à se marier, et il épousa, à Paris, une fille de finance assez riche, mademoiselle Chappron, d'une grande beauté, fort vertueuse, de beaucoup de sens, mais d'un esprit peu étendu. Mon père en eut deux enfants, une fille qui mourut à douze ans, et moi, qui étais né trois ans après elle.
Mon père avait un frère, abbé commendataire, et une soeur sans enfants; ainsi je me trouvai l'enfant unique de toute la famille.
Depuis le jour de ma naissance jusqu'à quinze ans, mon père ne m'a pas perdu de vue un seul jour. Il s'appliqua à deux choses: à me donner une forte constitution et à éveiller mon ambition, non pas cette ambition soutenue par l'intrigue, mais cette ambition qui repose sur une base plus noble et consiste à mériter avant d'obtenir.
Combien de fois il m'a répété: «Il vaut mieux mériter sans obtenir qu'obtenir sans mériter.» Et il ajoutait: «Avec une volonté constante et forte, et quand on mérite, on finit toujours par obtenir.» Je me suis rappelé cet axiome dans toute ma carrière; j'ai beaucoup obtenu, mais le ciel m'est témoin que jamais je n'ai négligé les occasions qui pouvaient m'amener à mériter.
Cet amour de la gloire, dont je me sens encore la chaleur et la puissance comme dans ma jeunesse, aujourd'hui que je vais atteindre cinquante-cinq ans, après avoir fait vingt campagnes de guerre, vu tant de changements, tant de bouleversements, pu reconnaître le néant des grandeurs humaines; cet amour de la gloire était bien dans mon essence, car il s'est développé, pour ainsi dire, à ma naissance: je n'avais que trois ans, lorsque le récit d'une action d'éclat, dont les circonstances sont encore présentes à ma mémoire, fit naître en moi les émotions qui caractérisent l'enthousiasme.
Mon père, ainsi que je l'ai dit, s'occupa d'abord de me former un bon tempérament; aussi me fit-il suivre la meilleure hygiène: il résolut de me faire élever sous ses yeux, me donna un précepteur, et fit aussi concourir à me former l'éducation publique, en me faisant suivre, comme externe, mes études au collége de Châtillon. Dès l'âge de neuf ans, il me soumit progressivement aux exercices les plus violents, et, à dater de cette époque jusqu'à mon départ de la maison paternelle, je ne crois pas qu'un seul jour se soit écoulé sans avoir été à la chasse, depuis deux heures de l'après-midi jusqu'au soir; à douze ans je montais à cheval. Ces soins et ce système m'ont donné la plus forte constitution pour supporter de grandes fatigues et de grandes privations. Les souffrances qui anéantissaient les autres dans nos longues guerres étaient un jeu pour moi, et, aux blessures près, à mon âge, je suis encore à savoir ce que c'est qu'une maladie.
Mon père se rappelait les obstacles qu'il avait éprouvés dans sa carrière, qui l'avaient décidé à la quitter à trente-quatre ans, malgré son goût pour elle: aussi désirait-il m'en voir prendre une autre, qui lui paraissait plus en rapport avec ma position sociale et me promettre plus d'avantages, celle de l'administration. Il fallait entrer d'abord au parlement de Paris, pour ensuite être maître des requêtes et intendant: avec des talents et du bonheur, elle menait au ministère. Un instinct dont rien ne peut donner l'idée, une passion qui ne s'est pas démentie un seul jour, m'avait fait envisager avec effroi le projet de mon père. Je me sentais fait pour la guerre, pour ce métier qui se compose de sacrifices, nous grandit à nos propres yeux, et dont le prix et la récompense sont dans l'opinion, dans les éloges et les respects.
Je devinais les émotions sublimes qu'il cause, en nous donnant la conscience de notre importance propre et du mérite de nos actions.
J'aimais la guerre avant de l'avoir faite, presque autant que je l'ai aimée depuis que je lui ai consacré ma vie. Cette crainte d'être obligé de prendre une autre carrière m'avait donné contre celle qui m'était proposée une prévention et un éloignement dont les effets s'étendaient aux individus qui la suivaient. Les réflexions de l'âge ont seules pu les détruire. Il m'a fallu longtemps pour comprendre que, si les nations ont besoin d'être défendues, elles ont besoin aussi de voir la paix régner entre les citoyens, et qu'un magistrat sage, intègre, éclairé et laborieux, est l'honneur de son pays, le bienfaiteur de ses concitoyens, tout aussi bien que l'homme de guerre dont le sang et la vie sont consacrés à les défendre.
J'étais, au surplus, soutenu dans mes désirs par presque toute ma famille, mon père excepté. Ma mère, quoiqu'elle eût beaucoup de tendresse pour moi, désirait me voir militaire; mon oncle et ma tante formaient le même voeu: mon père céda et consentit à nos désirs, à la condition que je servirais dans l'artillerie. Il avait deux raisons pour agir ainsi: ce service offrait une carrière certaine, puisque l'avancement s'y faisait suivant l'ordre du tableau, et, dans le cas où je le quitterais, si l'état-major ou toute autre combinaison m'offrait plus de chances de fortune, j'avais toujours par devers moi les connaissances premières exigées pour l'admission dans ce service, avantage dont on trouve l'application dans tout le cours de sa vie. Je souscrivis sans peine à la condition qu'on m'avait faite, et, aussitôt le moment venu, je me livrai aux études exigées avec une grande ardeur.
À l'époque dont je parle, l'usage ne faisait pas entrer nécessairement dans l'éducation l'étude des langues étrangères, et le séjour de Châtillon aurait d'ailleurs offert peu de ressources pour s'y livrer; aussi ne m'en a-t-on enseigné aucune: souvent, dans ma carrière, je l'ai regretté et j'ai reconnu l'influence que peut avoir sur la fortune d'un jeune officier la connaissance des langues vivantes. Cette connaissance est aussi une source de jouissances pour lui. Cette omission est le seul reproche que j'aie à faire à mon père pour mon éducation. Mes études se bornèrent donc, suivant l'usage, au latin, dans lequel je n'ai jamais été très-fort, et à l'étude des mathématiques et des sciences exactes, pour lesquelles j'ai eu toujours beaucoup de facilité et un goût prononcé; au dessin et à la musique, dans laquelle j'ai réussi médiocrement, quoique j'aie fait gémir péniblement un violon pendant plusieurs années.
J'ai trouvé toujours un grand plaisir à lire, aussi ai-je de très-bonne heure assez bien su l'histoire; il m'arrivait souvent de consacrer mes récréations à l'étude d'ouvrages sérieux: il y en a un que j'ai lu très-souvent, très-jeune encore, et qui a failli déranger ma raison, l'Histoire de Charles XII, par Voltaire. Je m'étais identifié avec mon héros, je me croyais lui-même et je l'imitais dans tout ce que je faisais; j'avais obtenu, à force de prières, comme récompense, un habit, des bottes, une épée, un baudrier dans la forme de ceux qu'il portait, et, ainsi armé et monté sur mon petit cheval, je me croyais un héros invincible: j'avais alors treize ans.
Ma grand'mère maternelle, madame Chappron, était veuve depuis longues années; elle jouissait d'une assez belle fortune et se remaria; elle épousa M. le comte de Méhégan, frère de l'abbé de Méhégan, connu comme auteur. Il était maréchal de camp, et sa famille, irlandaise d'origine, avait accompagné en France le roi Jacques. C'était un brave soldat, ayant fait avec quelque distinction la guerre de Sept-Ans. Comme je n'avais pas encore les connaissances nécessaires pour entrer dans l'artillerie, que d'ailleurs il ne devait pas y avoir d'examen avant plusieurs années, il me fit donner le brevet de sous-lieutenant dans un corps de milice, le bataillon de garnison de Chartres, compagnie de Coquille, manière d'avoir des droits plus anciens pour la croix de Saint-Louis et les récompenses militaires. Ce brevet ne me donnait aucun devoir à remplir, mais le droit de porter un uniforme, et j'éprouvai un grand bonheur lorsque, à quinze ans, au commencement de 1789, je le mis pour la première fois: les premières sensations sont vives, et jamais elles ne s'effacent de la mémoire.
Je partis bientôt pour Dijon, où mon père m'envoya pour achever mon éducation, et, malgré mon uniforme, mes épaulettes et mon épée, je fus mis en pension, avec cinq ou six jeunes gens, chez un bon chanoine de Saint-Jean, appelé l'abbé Rousselot, brave et galant homme; il avait pour soeur une vieille fille, digne personne dont la tendresse pour moi était celle d'une mère. J'achevai mes humanités au collége, sous M. l'abbé Volfius, homme d'un esprit très-étendu et depuis évêque constitutionnel. Cet abbé m'a fait des prédictions extraordinaires de fortune; elles se sont en grande partie réalisées, et il avait la plus haute idée de mon avenir.
M. Renaud, professeur de mathématiques distingué, me donna ses soins, et bientôt j'acquis l'instruction nécessaire pour me présenter à l'examen de l'artillerie; il eut lieu enfin dans les premiers jours de janvier 1792. C'est pendant mon séjour à Dijon que je vis pour la première fois l'homme extraordinaire dont l'existence a pesé sur l'Europe et sur le monde d'une manière si prodigieuse, ce météore brillant qui, après avoir paru avec tant d'éclat, devait laisser après lui tant de confusion, d'incertitude et d'obscurité. Bonaparte servait alors dans le régiment d'artillerie de la Fère, en garnison à Auxonne; un cousin germain à moi, le chevalier Lelieur de Ville-sur-Arce, son ami intime à l'école militaire de Brienne et à celle de Paris, était entré dans le même régiment; j'étais aussi destiné à y servir, et Ville-sur-Arce, qui devait y être mon mentor, venait quelquefois me voir et me recommander à mes professeurs; souvent il était accompagné par son ami. Ces souvenirs sont les plus anciens qui se rattachent à Napoléon.
Les connaissances exigées alors pour entrer dans l'artillerie étaient très-inférieures à celles qui aujourd'hui sont nécessaires; mais elles étaient très-supérieures à celles de nos devanciers: nous avions une sorte de dédain pour eux, comme sans doute les jeunes gens d'à présent en ont pour les hommes de mon époque: ainsi va le monde! tant il est vrai qu'il n'y a rien d'absolu ni dans l'ordre physique ni dans l'ordre moral; tout est relatif. Toutefois les difficultés du concours auquel je devais participer venaient du nombre des concurrents: il était très-considérable, parce que depuis plus de trois ans il n'y avait pas eu d'examen; plus de quatre cents jeunes gens, choisis parmi les plus instruits de toutes les écoles de France, venaient se disputer quarante-deux places. Pour avoir plus de chances de réussir, je fus, en 1791, à Metz, afin de recevoir les soins des professeurs attachés à l'artillerie. Mon père se chargea de me conduire lui-même dans cette grande ville de guerre; il me présenta aux généraux et aux autorités militaires. Afin de continuer la sévérité de mon éducation et de ne pas déroger à ses principes, il me fit courir à franc étrier devant sa voiture depuis Châtillon jusqu'à Metz. La vue de cette garnison et de ses troupes, le grand mouvement qui y régnait, ce spectacle nouveau pour moi, m'enflammèrent à un point difficile à exprimer, et je sentis dès lors que l'emploi de mes facultés dans le noble métier que j'embrassais, et les émotions qu'il fait naître, composeraient, pour ainsi dire, l'histoire de toute ma vie.
À cette époque eut lieu la translation de l'école de Metz à Châlons, et la création d'une grande école d'application. Je subis mon examen dans cette dernière ville. Le célèbre Laplace, alors examinateur de l'artillerie, avait un aspect grave: sa figure triste et sévère, son habit noir, ses manchettes d'effilé, son garde-vue, rendu nécessaire par l'état de ses yeux, lui donnaient l'air le plus imposant. Si l'on pense à l'importance de la circonstance d'où dépend l'avenir d'un jeune homme, à la solennité de l'assemblée, on comprendra facilement l'inquiétude et la profonde émotion qui accompagnent celui qui approche du tableau. Je l'éprouvai d'une manière extraordinaire: c'était la première fois de ma vie où un intérêt tout-puissant agissait sur moi. Dans le cours de ma carrière j'ai été mis à de bien autres épreuves, et jamais mes facultés n'en ont été altérées; au contraire, les dangers ou l'importance des choses leur ont plus habituellement donné un plus haut degré d'énergie. Dans cette première circonstance il en fut autrement: ma tête s'égara, et je ne pus pas dire mon nom à M. Laplace quand il me le demanda.
Il fut frappé de ma prodigieuse émotion, me calma, me dit qu'il cherchait des jeunes gens instruits et non ignorants, m'engagea à me remettre, et je fis un bon examen. Jamais il ne l'a oublié, il me l'a rappelé souvent depuis, et moi j'en ai conservé beaucoup de reconnaissance. Ce fait prouve combien il est important, dans l'intérêt de la jeunesse, que ceux qui sont chargés de fixer ses destinées soient sans préventions, doux et patients.
Il y a au fond de nos coeurs, surtout dans la jeunesse, un sentiment de droiture et de justice qui agit puissamment sur nous: je comparais mon examen à ceux de mes camarades, et je ne doutais pas de mon admission, un bonheur expansif m'imprimait un mouvement impossible à comprimer; aussi, quoiqu'il fût nuit et qu'il fît froid, je courus toutes les rues de Châlons pendant une heure pour me calmer. Ma confiance ne fut pas trompée, et je fus admis le vingtième de la promotion. Plusieurs individus de cette promotion ont acquis divers degrés et différentes natures de célébrité: j'aurai l'occasion de parler d'eux dans ces Mémoires. Mais dès ce moment j'indiquerai les deux principaux: Foy, dont l'éloquence a eu tant d'éclat, dont les services militaires ont été si brillants, et qui serait parvenu à tout, s'il eût eu moins de mobilité dans l'esprit et moins de disposition à la contradiction; quoiqu'il fût rempli d'ambition, il était souvent plus sensible aux honneurs de l'opposition qu'aux intérêts de sa fortune. Bon par nature et quelquefois mauvais par légèreté ou par faiblesse; le temps l'avait bien modifié. Si le régime impérial eût duré, il aurait rapidement réparé le temps perdu: apprécié enfin par Napoléon, il s'était tout à fait donné à lui. Sans une mort prématurée, il serait aujourd'hui en situation de jouer en France un très-grand rôle.
Un autre compagnon de cette époque, auquel une étroite amitié m'attachait, était Duroc, devenu duc de Frioul, mort en 1813 d'un coup de canon, le soir de l'affaire de Reichenbach en Lusace; homme loyal, d'un caractère droit, d'un esprit juste, il a été au comble de la faveur, a rendu de grands services, et n'a jamais fait de mal à personne; il possédait un de ces caractères que, dans l'intérêt des souverains, on devrait toujours souhaiter à ceux qui les approchent. Je pourrais citer beaucoup d'autres noms moins saillants, qui depuis ont été revêtus cependant de quelque éclat; mais je le ferai en temps et lieu, quand le cours de mes récits les rappellera à mes souvenirs.
Me voilà donc élève sous-lieutenant d'artillerie à dix-sept ans et demi, plein d'ardeur, d'espérance et d'amour de mon métier. Il faut maintenant dire dans quelle religion politique j'avais été élevé, et quels étaient les sentiments qui m'avaient été inculqués presque en naissant, et pendant toute mon éducation.
Mon père, avec un esprit très-remarquable, une instruction fort étendue, avait adopté, comme je l'ai déjà dit, les idées nouvelles; l'objet de son admiration était M. Necker. C'est dans le Compte-Rendu de cet homme tristement célèbre, premier ouvrage de cette nature, première publication qui ait mis le peuple en communication avec le gouvernement sur ses intérêts, que j'ai appris à lire: aussi mon père avait-il été très-favorable à la Révolution. Lors des assemblées de bailliages pour élire les députés aux états généraux, il fit choisir, pour la noblesse du bailliage de Châtillon, M. le comte de Chastenay, dont les opinions s'accordaient avec les siennes, de préférence au marquis d'Argenteuil, notre voisin de campagne, animé de sentiments opposés: mon père était, dans la rigueur du mot, ce que l'on a appelé depuis un patriote de 89, un homme voulant la monarchie, un gouvernement régulier, ouvrant une carrière sans bornes à tout le monde, réprimant les écarts scandaleux de la cour, rétablissant l'ordre dans l'administration et rendant à la France sa puissance et sa considération; tels étaient ses voeux, ses souhaits, ses espérances; il m'en entretenait souvent, et ces principes, dont l'action n'a jamais cessé d'agir sur moi, étaient tous dans les intérêts du pays: selon lui il fallait tout leur sacrifier, et, quand le mot de patrie avait fait palpiter mon coeur, je me rappelle encore la joie qu'il en éprouvait. Ces principes, je les ai adoptés de confiance dans mon premier âge, et, plus j'ai vieilli, plus ils ont été la règle de ma conduite et la boussole de mes actions. Le bien du pays s'est présenté en quarante ans sous des physionomies bien diverses, sous bien des apparences différentes, et j'ai cherché loyalement, et à part de tout intérêt personnel, à découvrir où il se trouvait pour m'y attacher; peut-être quelquefois me suis-je trompé, mais certes jamais mes intentions et mes désirs n'ont été équivoques. Dans tout le cours de ma vie j'ai sacrifié, encore aujourd'hui je sacrifierais sans regret, mon intérêt et mon existence à la gloire et à l'honneur de la France.
Mon éducation avait eu pour objet de m'inspirer l'amour de la gloire et de la patrie, et mon coeur me disait qu'il était un autre genre de succès auquel j'étais digne d'aspirer; aussi avais-je fait faire un cachet, dont je me suis servi constamment dans mes premières années. Peut-être paraîtra-t-il un peu ambitieux; mais il exprimait tous les voeux dont mon jeune coeur était rempli: trois couronnes entrelacées, une de lierre, une de laurier et une de myrte, avec cette devise: Je veux les mériter, le composaient. C'est dans cette disposition d'esprit que j'entrai à l'école de Châlons.
L'école des élèves était composée de quarante-deux jeunes gens, en général fort distingués, et commandée par un homme respectable, M. le comte d'Agoût, colonel, M. le comte Tardy de Montravel, lieutenant-colonel, et deux capitaines. Il y avait de grandes divisions dans les chefs et dans les élèves, quant aux opinions politiques. M. d'Agoût, d'un caractère modéré, n'était pas favorable à l'émigration, mais très-opposé à ce que la Révolution avait de blâmable. M. de Tardy nous quitta bientôt pour aller joindre les princes. Les élèves se divisèrent en trois catégories: un certain nombre, fort ennemi de la Révolution, se disposait à émigrer; la majorité était royaliste constitutionnelle, et j'appartenais à cette nuance d'opinion; enfin il y avait cinq jacobins affiliés au club et professant les opinions les plus exagérées; du nombre de ces individus était Demarçai, que ses médiocres et ennuyeux discours ont rendu plus célèbre que ses batailles.
La ville de Châlons était alors fort bien habitée. Élevé dans l'habitude de la bonne compagnie, en ayant le goût, je fus admis dans les meilleures maisons. J'y rencontrai une femme charmante, dont le nom ressemblait beaucoup au mien, et dont le mari, capitaine d'artillerie, avait émigré. Elle joignait à toutes les séductions de la première jeunesse un esprit extrêmement remarquable. Aussi m'inspira-t-elle promptement une fort grande passion: c'était la première que mon coeur ressentait.
Ces amours eurent beaucoup d'éclat. La rigueur des parents et les folies qu'elle inspira à de jeunes gens bien épris contribuèrent à les rendre publiques. Une circonstance dont je ferai le récit plus tard leur donna une célébrité extraordinaire; le souvenir en existe encore chez quelques gens âgés de cette ville.
Ma belle dame détestait la Révolution, et ses excès me faisaient horreur. Il ne s'en est pas fallu de beaucoup alors que ce sentiment ou cette influence ne m'ait précipité dans les chances hasardeuses et incertaines de l'émigration. Souvent les principes de patrie et de liberté, devenus comme ma religion, ont été alors combattus dans mon esprit par l'horreur que m'inspiraient l'état de la France et l'avilissement de la couronne. J'avais pour la personne du roi un sentiment difficile à définir, et dont j'ai retrouvé la trace, et en quelque sorte la puissance, vingt-deux ans plus tard; un sentiment de dévouement avec un caractère presque religieux; un respect inné, comme dû à un être d'un ordre supérieur. Le mot de roi avait alors une magie et une puissance que rien n'avait altéré dans les coeurs droits et purs. Des gens âgés, autrefois témoins de la faiblesse des rois et de la corruption de leurs entours, avaient peut-être perdu beaucoup de cette religion de la royauté; mais elle existait encore dans la masse de la nation, et surtout parmi les gens bien nés, qui, placés à une assez grande distance du pouvoir, étaient plutôt frappés de son éclat que de ses imperfections. Vivant sous l'influence d'une éducation qui transmettait l'amour pour les souverains comme l'apanage des Français, cet amour devenait une espèce de culte. Aussi je me rappelle encore avec une sensation vive l'indignation profonde que j'éprouvai en lisant le détail de cette horrible journée du 20 juin 1792, où le pauvre Louis XVI fut insulté et avili dans son propre palais par une multitude grossière et abjecte. Si ma mémoire me sert bien, les journaux du temps racontèrent l'action d'un jeune homme qui, entraîné par les élans d'un noble dévouement, se précipita devant le roi pour le couvrir de son corps, le défendre et le sauver. Cette action me fit la plus vive impression; j'aurais voulu en être l'auteur, la mort eût-elle dû en être le prix; et, à cette occasion, j'écrivis à ma mère une lettre dont elle fut très-touchée.
Les événements se pressaient, les besoins des armées se faisaient sentir, et on ordonna l'examen de sortie des élèves pour les envoyer dans les régiments. Plusieurs de nos camarades nous avaient quittés pour émigrer: de ce nombre était Duroc, qui fit le siége de Thionville à l'armée des princes. À la fin de juillet et au commencement d'août, l'examen de sortie eut lieu.
Sur ces entrefaites arriva la catastrophe du 10 août. À cette époque, tout était confusion, tout était vengeance. Le peuple de Châlons, quoique d'une nature tranquille, échauffé par quelques intrigants, et probablement par le petit nombre de nos camarades qui passaient leur vie au club des Jacobins, s'irrita contre la masse des élèves, l'accusant d'être aristocrate. Des voies de fait eurent lieu, et un jour je courus risque d'être victime de cette disposition des esprits. Par suite d'un mouvement populaire, je faillis être mis à la lanterne. Je tirai l'épée; plusieurs de mes camarades se joignirent à moi, et nous fîmes ainsi notre retraite, toujours en défense, sur le quartier.
M. d'Agoût, pour notre sûreté, nous y consigna et envoya un courrier à Paris pour prévenir le gouvernement de ce qui s'était passé. Son retour nous apporta des congés, moyen bien choisi pour nous disperser en attendant le moment où nous aurions une destination définitive.
Tous mes camarades en profitèrent; mais moi, subjugué par la passion qui me dominait, je refusai de quitter Châlons. Des devoirs positifs m'eussent seuls paru une raison suffisante pour m'empêcher de profiter du bonheur dont il m'était permis de jouir. Mon séjour à Châlons était cependant fort périlleux; mon père en fut instruit, et arriva en toute hâte pour me chercher. Je me refusai à partir; je lui en dis les motifs en lui déclarant que la guerre seule pouvait m'enlever à celle que j'adorais, et que, jusqu'à présent, aucune raison de cette nature ne m'imposait l'obligation de la quitter. Mon père avait une grande connaissance du coeur humain: il savait bien qu'on ne combat pas avec succès une passion forte en l'attaquant directement. Il eut l'air de compatir à mes douleurs et de croire aux qualités supérieures de la femme qui, dans mon esprit, était la première de son sexe. Il ne doutait pas, me disait-il, que, si elle était digne de mon amour, comme il le supposait, dans la situation des choses, elle ne m'ordonnât de m'éloigner; plus elle m'aimait, plus elle devait tenir à me faire éviter des dangers inutiles. Il me demandait seulement de m'en rapporter à elle. Ce raisonnement spécieux, ma croyance qu'elle ne se résoudrait pas à me donner un pareil conseil, enfin la déférence que je devais à mon père, me décidèrent à accepter sa proposition. Peu après, dans un doux entretien, je lui rendis compte de l'arrivée de mon père, de ses désirs, de mes refus et de la promesse faite. Après beaucoup de larmes et de sanglots, elle m'ordonna de partir.
J'étais le lendemain avec mon père à l'auberge du Palais-Royal, au moment de me mettre en route, occupé à quelques préparatifs auprès de la voiture; une femme entra précipitamment; c'était elle, dans un étrange état d'égarement. Sortie de son logis en échappant à la surveillance de ses grands parents, et bravant toutes les conséquences de sa démarche, elle venait pour me retenir. Elle se jeta aux pieds de mon père dans la cour de l'auberge, en présence de vingt personnes, en s'écriant: «Au nom du ciel, monsieur, ne me l'enlevez pas!» Je fus atterré d'une si grande imprudence; mon père la conjura de se retirer en lui répétant qu'elle se perdait. On me porta dans la voiture, plus mort que vif, et nous partîmes immédiatement pour Luxeuil, où ma mère se trouvait pour sa santé.
J'eus une forte maladie, une horrible jaunisse; une grande mélancolie s'empara de moi; mais les soins touchants de ma mère, les sages conseils de mon père, me rendirent à moi-même. Bientôt l'ordre de rejoindre le premier régiment d'artillerie, dont l'état-major était à Metz, me parvint, et, au commencement de novembre, je m'y rendis; de là je fus envoyé à Montmédy pour servir dans la compagnie d'artillerie de M. de Méras, qui y tenait garnison.
Je passai trois mois dans cette petite forteresse. J'avais conservé le goût et l'habitude de l'étude; mais, à mon arrivée, dépourvu de mes livres, j'allai par désoeuvrement au café pendant une partie de mes journées, chose toute nouvelle pour moi; j'y trouvai des officiers aimables et bons compagnons, des officiers du 55e régiment d'infanterie, dont la vie se passait autour d'un tapis vert. J'avais été élevé dans l'horreur des jeux de hasard; mon père, ayant beaucoup joué dans sa vie, avait cherché à me prémunir contre les dangers de cette passion, et je résistai d'abord aux premières sollicitations; mais l'ennui l'emporta sur mes résolutions, et je succombai. Dans un moment je gagnai cinquante louis: c'était précisément une somme égale à celle que je possédais, et je pris goût à ce métier. Pendant huit jours ma fortune se soutint; mais, après ce temps, elle m'abandonna; je perdis tout mon gain, et, de plus, toutes mes petites avances. La leçon me profita: je me promis de ne plus jouer; et, malgré les occasions et les sollicitations souvent renouvelées, j'ai été bien des années fidèle à ma résolution. Cependant le goût du gros jeu est, par la nature des choses, dans les habitudes des gens de guerre. Le besoin d'émotions dans les moments tranquilles, l'incertitude de l'existence et l'oisiveté, l'expliquent suffisamment. Je dois à cette première leçon de m'être garanti d'un vice que j'aurais, j'en suis sûr, porté à un très-haut degré, si je m'y étais laissé aller.
C'est à Montmédy que j'appris le meurtre du roi, et la douleur profonde dont je fus pénétré est encore présente à ma pensée.
Au mois de février 1793, mon rang me porta à aller servir, comme lieutenant en premier, dans une compagnie en garnison à Bourg-en-Bresse; comme elle était sans capitaine, je la commandai. Peu après, je reçus l'ordre de partir pour Chambéry avec six pièces de canon, et je m'y rendis par le mont du Chat, passage alors très-difficile. Je trouvai le vieux Kellermann commandant l'armée des Alpes, qui venait de remplacer le général Montesquiou. Envoyé à Grenoble, j'y restai jusqu'à l'approche de la belle saison. La situation politique prenait chaque jour plus de gravité; mais je commençais à me trouver dans un grand mouvement de troupes, à la veille de l'ouverture d'une campagne, et toutes mes impressions, toutes mes pensées, toutes mes espérances, étaient tournées vers la guerre.
Je partis avec ma compagnie et un équipage de huit pièces de canon pour le camp de Tournoux. Position célèbre, occupée dans toutes les guerres défensives sur cette frontière, elle ferme la vallée de l'Arche, et par conséquent le débouché venant du col de l'Argentière et de la vallée de la Stura. Cette position, par sa force, équivaut à une place de guerre. Je fus envoyé à l'avant-garde au camp de Saint-Ours et au camp de Malmort; nous manquions d'officiers de génie, et je fus chargé d'en remplir les fonctions. Je fis construire un camp retranché sur le plateau de Malmort pour deux bataillons; les retranchements furent tracés et terminés en peu de jours: l'ennemi tenta vainement de s'en emparer. Ces travaux me mirent en réputation parmi les généraux. En ce moment eut lieu une de ces scènes déplorables dont ces temps malheureux offraient fréquemment l'exemple. Les troupes avaient occupé un poste avancé dans la vallée, le hameau de Maison-Méane; ce poste était en l'air, et l'ennemi le força à l'évacuer. Le quatrième bataillon de l'Isère, commandé par un officier corse nommé Fiorella, effectua sa retraite en bon ordre et sans accident; mais ce mouvement rétrograde suffit seul pour faire répandre des bruits de trahison. Le régiment de Neustrie, occupant le camp de Saint-Ours, se révolta et arrêta le malheureux général Camille Rossi, qui y commandait, et auquel on ne pouvait faire aucun reproche fondé; on l'emmena à Embrun, et, peu de jours après, il avait cessé de vivre.
Un fort ancien officier, le général Kercaradec, arriva, prit le commandement de la division, et établit son quartier général à Tournoux. Homme de mérite, ayant du nerf, il commanda dans cette vallée pendant toute la campagne. Cet officier général me distingua promptement, me combla de témoignages de bonté, et, quoique très-jeune et seulement lieutenant en premier, je jouai, grâce à lui, une espèce de rôle: des batteries furent établies dans les montagnes, et on organisa tout un système défensif dont j'avais la direction pour mon arme. Ensuite on fit une opération pour repousser les ennemis jusqu'au pied du col de l'Argentière. Nous attaquâmes et enlevâmes le poste de Tête-Dure, et nous occupâmes Maison-Méane. C'est le premier combat auquel j'aie assisté: il ne ressemblait guère à ce que j'ai vu depuis. Deux bataillons et quatre pièces de canon furent engagés dans le fond de la vallée; les Piémontais étaient en force supérieure: nous les battîmes. Le sifflement des balles et des boulets ne me causa que des sensations agréables; j'avais une impétuosité et une ardeur extrêmes, dont l'effet me portait à vouloir toujours avancer. Cette impatience s'est transformée très-promptement en un grand calme et une très-grande impassibilité, qui, dans tout le cours de ma carrière, ne m'ont jamais quitté dans le danger.
Pendant ce temps tout le Midi s'insurgeait, Lyon se révolta. Des troupes devaient venir nous joindre; avec elles nous aurions pu prendre l'offensive; mais elles furent dirigées contre cette ville: on retira même une portion de nos forces, de manière qu'à peine pouvions-nous nous défendre. Quelques petites affaires eurent lieu; mais, la mauvaise saison arrivant, toutes les opérations furent nécessairement suspendues. Je reçus la mission de reconduire à Mont Dauphin toute l'artillerie, et déjà la neige fermait les passages; de grandes difficultés m'arrêtèrent au col de Vars, mais je parvins cependant à les surmonter: revenu à Tournoux, je fus envoyé avec deux compagnies au siége de Toulon.
Pendant le cours de cette campagne, nous commençâmes à ressentir une assez grande misère par suite de la perte des assignats, et j'éprouvais des besoins qui me déterminèrent à demander des secours à mon père. Il m'envoya ce que je lui demandais, mais en y joignant une longue suite de recommandations fort déplacées, car je n'avais aucune prodigalité à me reprocher: cette espèce de mercuriale me déplut, et je renvoyai à mon père sa lettre et son argent, en lui déclarant que je n'en voulais pas à ce prix. Toute ma famille s'interposa plus tard pour me le faire accepter, et j'eus satisfaction complète.
De ce petit camp de Tournoux, où j'ai fait ma première campagne, sont sortis plusieurs généraux distingués. Laharpe, devenu général de division, tué après le passage du Pô, était alors lieutenant-colonel du régiment d'Aquitaine; Saint-Hilaire, tué général de division à Essling, était capitaine de chasseurs dans ce même régiment. Fiorella et Marchand, généraux de division qui vivent encore, étaient, l'un chef de bataillon, et l'autre capitaine dans le quatrième bataillon de l'Isère.
Je rejoignis, dans les premiers jours de frimaire, l'armée devant Toulon, et l'on me dirigea sur l'attaque de droite, où s'exécutaient les principales opérations; il fallut faire l'immense tour de la montagne du Pharon, occupée par l'ennemi, et j'arrivai le 12 frimaire (2 décembre) à Ollioule, où étaient et le quartier général de l'armée et le parc d'artillerie. Là je retrouvai cet homme extraordinaire que j'avais vu dans mon enfance, destiné à parcourir une carrière si prodigieuse, et auquel, pendant tant d'années, ma vie devait être consacrée sans partage.
Bonaparte, après avoir servi plusieurs années au régiment de la Fère, était passé, à la formation de 1791, au régiment de Grenoble: employé d'abord en Corse, ensuite à Nice à la première armée d'Italie, il reçut du chef de bataillon Faultrier, directeur du parc, la mission d'aller à Avignon pour y chercher des poudres de guerre. Le Midi venait de se soulever, et l'objet des insurgés était de porter du secours à Lyon, révolté et assiégé. Carteaux, peintre de profession, et qu'un caprice de la Convention avait élevé au grade de général, reçut l'ordre de marcher contre les insurgés avec quatre à cinq mille hommes. À la première rencontre, les troupes marseillaises se débandèrent, et, après une légère action, tout le pays se soumit. Les habitants de Toulon, dans leur détresse, ne virent de salut qu'en se jetant dans les bras des étrangers, et ils leur ouvrirent leurs portes le 27 août, le jour même où Carteaux entrait à Marseille. Des troupes anglaises, espagnoles, sardes et napolitaines, dont la force finit par s'élever à quinze mille hommes, occupèrent la place.
L'armée de Carteaux, après avoir repris Marseille, se porta sur Toulon; elle força les gorges d'Ollioule et vint s'établir en face de la ville, de ce côté, tandis qu'une division de l'armée d'Italie venait la bloquer du côté de Souliers.
La ville de Toulon est dans une des plus belles positions maritimes du monde: placée au fond d'une double rade, elle se trouve ainsi fort loin de la grande mer. L'entrée de la grande rade est défendue par le cap Brun et la presqu'île de Sainte-Croix; celle-ci est unie à la terre ferme par l'isthme très-étroit des Sablettes, et cette importante position était au pouvoir de l'ennemi. L'entrée, fort resserrée, de la seconde rade est fermée par la grosse tour à l'est, et par le fort de l'Aiguillette à l'ouest. La grosse tour est couverte, du côté de terre, par le fort Lamalgue, véritable citadelle de Toulon, et citadelle casematée, où toutes les ressources de l'art ont été déployées. Le fort de l'Aiguillette était couvert, du côté de la terre, par une redoute fort grande, faite avec soin, et armée de trente-deux bouches à feu; cette redoute, fermée à la gorge, occupait tout le mamelon qui forme le point culminant. Elle était liée avec le fort de l'Aiguillette par un ouvrage intermédiaire, et flanquée par le feu des vaisseaux. La ville de Toulon a une bonne enceinte bastionnée, et indépendamment des fortifications qui lui sont propres, elle est couverte, au nord, par la montagne du Pharon, rocher immense escarpé dans tout son pourtour, et tout à fait inaccessible au nord: sa grande épaisseur et les difficultés du pays forcent l'armée assiégeante à avoir une contrevallation de plusieurs lieues, de manière que les deux attaques séparées, et sans aucune liaison entre elles, ne peuvent communiquer que par des chemins non carrossables et presque impraticables. À l'est, un système de forts, placés en amphithéâtre, s'étend depuis le sommet de la montagne jusque dans la plaine: les forts du Pharon, d'Artigues et de Sainte-Catherine sont situés entre eux, à moins d'une demi-portée de canon, se soutiennent réciproquement par leurs feux et couvrent la ville, tandis qu'à l'ouest le fort Rouge, placé en haut du Pharon, et le fort Malbosquet, qui lie avec lui son feu et se combine avec le feu des vaisseaux, l'enveloppe de ce côté; ainsi on peut considérer l'ensemble des défenses de Toulon comme formant un immense camp retranché, avec un réduit dont les communications avec la grande mer sont couvertes et assurées.
L'escadre anglaise occupait la grande rade et la petite rade, et complétait par son feu ce magnifique et vaste ensemble de défense. C'est contre une pareille place, occupée par une armée, que Carteaux venait essayer son incapacité et sa complète, mais confiante ignorance. Au quartier général de l'armée, se trouvaient quatre représentants du peuple: Robespierre le jeune, Ricors, Gasparin, et Salicetti, Corse de naissance.
Bonaparte, ayant rempli sa mission pour Avignon, et retournant à Nice, passa à l'armée devant Toulon; il alla voir son compatriote Salicetti; celui-ci le mena chez Carteaux, qui l'engagea à rester à dîner, en lui annonçant, pour la soirée, le spectacle de l'incendie de l'escadre anglaise. Après le dîner, Carteaux et les représentants, échauffés par les fumées du vin et pleins de jactance, se rendirent en pompe à une batterie dont on attendait ces brillants résultats. Bonaparte, en homme du métier, sut à quoi s'en tenir en arrivant: mais, quelles que fussent ses idées sur la stupidité du général, il lui aurait été impossible de deviner jusqu'à quel point elle avait pu aller. Cette batterie, composée de deux pièces de vingt-quatre, était située à huit cents toises de la mer, et le gril pour rougir les boulets avait probablement été pris dans quelque cuisine.
Bonaparte annonça que les boulets n'iraient pas à la mer, et démontra que, dans aucun cas, il n'y avait le moindre rapport entre le but et les moyens. Quatre coups de canon suffirent pour faire comprendre combien étaient ridicules les préparatifs faits; on rentra l'oreille basse à Ollioule, et l'on crut avec raison que le mieux était de retenir le capitaine Bonaparte et de s'en rapporter désormais à lui. Dès ce moment, rien ne se fit que par ses ordres ou sous son influence, tout lui fut soumis. Il dressa l'état des besoins, indiqua les moyens d'y satisfaire, mit tout en mouvement, et, en huit jours, prit sur les représentants un ascendant dont rien ne peut donner l'idée.
L'imbécile Carteaux renvoyé, le digne et galant homme, le brave et respectable général Dugommier fut chargé de le remplacer. Bonaparte prit aussitôt sur son esprit le même empire. On le fit chef de bataillon, pour lui donner de l'autorité sur tous les capitaines d'artillerie; et, quoiqu'un vieux lieutenant général d'artillerie, M. Duteil, fût venu pour prendre le commandement en chef de l'artillerie, celui-ci vit le pouvoir en si bonnes mains et si bien exercé, et les commandements avaient souvent alors des conséquences si graves, qu'il laissa faire le jeune officier et ne prit aucune part à la direction du siége. Des moyens et des troupes arrivèrent de tous les côtés, et l'armée française devant Toulon, qui, dans l'origine, ne se composait que de quelques milliers d'hommes, augmenta successivement, et était arrivée, lors de la prise de la place, à la force de trente-quatre mille hommes, dont vingt mille seulement bien armés et inspirant de la confiance.
La première chose à faire était de chasser les Anglais de la petite rade. Bonaparte fit établir une forte batterie, dite des Sans-Culottes, sur le bord de la mer, avec des grils à rougir les boulets. Un combat long et opiniâtre s'engagea; des bâtiments sautèrent; la batterie fut détruite plusieurs fois et reconstruite aussitôt; mais, en huit jours de persévérance, Bonaparte arriva à ses fins, et les Anglais furent obligés de mouiller leurs vaisseaux dans la grande rade. En visitant cette batterie, Bonaparte remarqua Junot, depuis duc d'Abrantès. Junot, fils d'un riche paysan des environs de Châtillon, était né à Bussy, le village même où M. de Bussy-Rabutin, célèbre par son esprit et sa méchanceté, a passé tant d'années d'exil sous Louis XIV, et dont le joli château renferme encore des peintures qui sont l'histoire de ses amours. Junot, de trois années plus âgé que moi, avait été mon condisciple au collége de Châtillon. D'abord destiné à la prêtrise, il était parti, en 1790, comme soldat dans le deuxième bataillon des volontaires de la Côte-d'Or, et se trouvait alors de garde à la batterie des Sans-Culottes en qualité de sergent de grenadiers. Bonaparte demanda un sous-officier brave et de bonne volonté pour aller faire quelques observations sur le bord de la mer, dans un lieu très-exposé au feu de l'ennemi. Junot se présenta et remplit sa mission à la satisfaction de Bonaparte. Trois jours après, à la même batterie, il demanda quelqu'un pour écrire un ordre sous sa dictée, et Junot, qui avait une très-belle écriture, se présenta encore. Bonaparte le reconnut, et, se rappelant son courage et son intelligence, lui proposa de rester avec lui pour être attaché à l'état-major de l'artillerie. L'offre faite fut bientôt acceptée, et voilà le principe de sa fortune.
Bonaparte fit établir une grande batterie devant Malbosquet pour contre-battre le fort. Cette batterie fut appelée batterie de la Convention. Son objet principal était de faire diversion et de tromper l'ennemi; d'autres batteries, établies dans différentes positions, enveloppèrent de feux la redoute de l'Aiguillette, véritable point d'attaque, et dont la prise était le préliminaire nécessaire d'un siége régulier. Avant d'assiéger une place, il faut d'abord la bloquer pour l'isoler, et l'on ne pouvait parvenir à ce but qu'en s'emparant de la batterie de l'Aiguillette, et, par conséquent, de la redoute qui la couvrait. Le 10 frimaire (30 novembre 1793), les Anglais firent une vigoureuse sortie sur la batterie de la Convention. À l'instant où ils allaient s'en emparer, ils furent repoussés; on leur fit beaucoup de prisonniers, au nombre desquels se trouva le général O'Hara, commandant la sortie.
Deux jours après cette action, j'arrivai à Ollioule avec deux compagnies d'artillerie. Bonaparte se souvint de moi, et, en peu de jours, il remarqua mon zèle, le mit souvent à l'épreuve, et comblait ainsi mes voeux.
On écrasa de feux la redoute anglaise, que les soldats avaient surnommée le Petit-Gibraltar, et, le 25 frimaire (17 décembre), l'ordre fut donné de l'enlever. Trois colonnes, formées pour l'attaquer de vive force, avaient chacune en tête un détachement d'artillerie, avec un officier choisi, pour prendre possession des pièces de la redoute et les faire servir à sa défense aussitôt qu'elle serait en notre pouvoir.
Je fus placé à la colonne de gauche, débouchant du village de la Seyne, et commandée par le chef de brigade Laborde.
L'attaque fut vive et la défense vigoureuse. Cependant nous pénétrâmes. L'ennemi avait sept cents hommes dans la redoute, et occupait toute la presqu'île avec trois mille six cents hommes. Nous attaquâmes avec six mille hommes et restâmes maîtres de la position, après avoir fait un grand massacre. Bonaparte me donna le commandement de l'artillerie de la redoute conquise. Chargé de l'armer contre la mer et de retourner l'artillerie qu'elle renfermait, nous eûmes à supporter pendant plusieurs heures le feu épouvantable de trois vaisseaux; en ouvrant dix embrasures, j'eus vingt hommes tués. À trois heures après midi, les vaisseaux s'éloignèrent, et nous restâmes paisibles possesseurs de notre conquête. Toutes les dispositions furent prises pour en garantir la conservation; mais ce succès, qui devait assurer très-prochainement le blocus effectif de Toulon, avait changé toutes les dispositions de l'ennemi; et, comme au même moment l'attaque de gauche avait enlevé la montagne du Pharon, en franchissant, par une espèce de prodige, un escarpement en apparence inaccessible, l'ennemi résolut d'évacuer la place en emmenant notre escadre, et après avoir détruit, autant que possible, nos établissements et les vaisseaux incapables de naviguer.
L'ennemi, craignant que le fort de Malbosquet, encore très-imparfait, ne fût enlevé comme la redoute de l'Aiguillette, l'évacua. Ce fort était occupé par des troupes espagnoles soutenues par des troupes napolitaines. Nous y entrâmes immédiatement, et ses pièces furent dirigées sur les malheureux habitants de Toulon, qui, entassés dans des barques chargées à couler bas, couvraient la rade et se hâtaient de fuir les dangers dont l'entrée prochaine de l'armée républicaine les menaçait. On pouvait voir, de cette position, le désordre, la confusion et la terreur dont ils étaient frappés; mais la nuit qui suivit offrit un spectacle encore plus sinistre, et cependant les jours suivants devaient être pires! Tout à coup l'air paraît embrasé, l'horizon est en feu, des magasins et des vaisseaux brûlent; à la lueur de cet incendie, on voit un désordre toujours croissant et une terreur plus grande que celle remarquée pendant le jour: tout fuit, tout se précipite; une explosion se fait entendre: c'est celle des vaisseaux embrasés et de deux poudrières; semblables à des volcans, elles jettent au loin des débris et remuent, pour ainsi dire, la terre jusque dans ses entrailles; des détonations se succèdent; la commotion est si forte, le bruit si prodigieux, qu'il se transmet jusqu'au sommet des Alpes, et le camp français des Fourches, croyant être attaqué, se réveille et court aux armes.
À ce bruit infernal, aux cris, aux lamentations retentissant dans les airs, succède le silence le plus lugubre. Les portes de la ville sont ouvertes, la population semble avoir disparu en entier, ce qui reste s'est caché et redoute la lumière. Quelques patriotes seulement, précédemment plongés dans les cachots du fort Lamalgue, ont recouvré la liberté et viennent au-devant des vainqueurs. Peut-être la joie, en présence de pareils désastres, offre-t-elle un spectacle plus horrible que la misère publique; les troupes se répandent dans les maisons; on pille, et le pillage est tout à la fois autorisé et consenti; car personne n'apporte de résistance ou ne laisse, pour ainsi dire, échapper aucune plainte. Après la prise de possession, on ordonne à tous les habitants de se réunir sur la place; les représentants s'y rendent; ils se font accompagner des prétendus patriotes opprimés: on demande à ceux-ci quels sont les ennemis de la République, et là, chacun indique ses ennemis personnels ou ses créanciers; ceux-ci sont saisis et à l'instant même mis à mort. Cet état de choses dura quelques jours; toutes les vengeances trouvèrent à se satisfaire. Bonaparte, devenu puissant, employa son crédit plusieurs fois avec succès pour sauver quelques victimes: il voyait ce spectacle avec horreur; il fut l'intermédiaire dont je me servis pour obtenir la vie de plusieurs malheureux qui s'adressèrent à moi. Sans doute beaucoup d'officiers de l'armée, mus par les mêmes sentiments, employèrent leurs sollicitations pour diminuer les massacres. Cependant plus de huit cents malheureux, appartenant aux restes d'une population déjà réduite des trois quarts, trouvèrent la mort et la subirent sans aucun jugement.
Je n'oublierai jamais deux faits qui peignent merveilleusement le désordre d'alors, et la manière dont on disposait de la vie des hommes. En entrant à Toulon, dès le point du jour, au milieu de ce silence morne, triste précurseur des maux dont cette malheureuse cité allait être accablée, nous nous arrêtâmes, un de mes camarades et moi, sur une place, et aussitôt un habitant, fort jeune, sortit de chez lui pour nous y offrir un logement, moyen, à ses yeux, d'avoir une sauvegarde. Nous acceptâmes. Je l'engageai à rester chez lui et à attendre dans le silence; il ne crut pas à mes conseils, voulut se montrer, et la journée ne s'était pas écoulée que son père apprit, en voyant ses habits sanglants, la mort de son fils. Il s'appelait Larmedieu.
Le lendemain de notre entrée, le domestique d'un officier du génie de l'armée suivait stupidement un détachement de malheureux marchant au supplice, pour être témoin de cet horrible spectacle. Tout à coup un soldat de l'escorte croit qu'il est un des condamnés qui s'évade; il le prend, malgré ses protestations et ses cris, et le force à entrer dans le groupe funeste; il allait périr, lorsqu'un camarade de son maître, appelé par une semblable curiosité, le reconnut et le réclama.
Après la prise de Toulon, Bonaparte, élevé au grade de général de brigade, fut chargé de l'armement des côtes de la Méditerranée, et du commandement en second de l'artillerie de l'armée d'Italie: un vieux général d'artillerie, nommé Dujard, était en possession du commandement en chef; malgré son peu de capacité, on ne voulut pas lui enlever le poste qu'il occupait; mais Bonaparte fut là comme il devait être partout; toute lutte de pouvoir, avec lui, devait cesser: à son apparition, il fallait se soumettre à son influence.
En peu de jours tout fut mis dans la plus grande activité, en peu de mois tout fut achevé, et la côte de Provence, depuis l'embouchure du Rhône jusqu'à Villefranche, devint une côte de fer. Je fus chargé de mettre d'abord en défense les îles d'Hyères, au moment de leur évacuation par les Anglais, et ensuite le golfe de Juan, où devaient, plus tard, se passer de si grands événements.
Des fourneaux à rougir les boulets furent construits dans toutes les batteries, et j'eus la charge d'en faire l'inspection et de faire connaître sur toute la côte, aux canonniers servant ces batteries, les précautions à prendre pour tirer à boulets rouges sans danger. Mon rang m'avait porté au grade de capitaine; mais ma compagnie était employée à l'armée des Pyrénées occidentales. Cette armée était obscure; on espérait, au contraire, agir offensivement sur la frontière d'Italie; je désirais, d'ailleurs, ne pas me séparer d'un homme qui me paraissait appelé à de grandes destinées, et un arrêté des représentants me retint à l'armée où j'étais depuis le siége de Toulon, pour cause d'utilité publique.
La reddition de Toulon ayant été prompte, et, pour mieux dire, inopinée, on devait supposer que les bâtiments en pleine mer, en route pour s'y rendre, y entreraient sans méfiance: en conséquence, afin de les tromper, et pendant une semaine, on laissa flotter le drapeau blanc sur tous les forts; une frégate et une douzaine de bâtiments marchands vinrent mouiller dans la rade sans se douter de rien: ces derniers furent pris, mais la frégate, qui déjà avait jeté l'ancre et qu'il fallait amarrer, sortit sous le feu de toutes les batteries, et s'échappa.
En nous rendant aux îles d'Hyères, nous nous emparâmes aussi d'un bâtiment chargé de rafraîchissements pour l'escadre anglaise: ce bâtiment était monté et servi par le propriétaire même et ses enfants, et ce malheureux perdit en un moment le fruit du travail de toute sa vie et l'espérance de sa famille; aussi rien ne peut exprimer son désespoir. J'eus ma part de toutes ces prises; malgré ces avantages, je ne fus pas moins frappé de la barbarie de cette législation qui a créé pour la mer le droit monstrueux de dépouiller le négociant paisible: en considérant les choses du côté de l'équité et de la morale, quelle différence y a-t-il entre le bâtiment de guerre qui s'empare d'un vaisseau de commerce, et le détachement de hussards arrêtant un roulier sur la grande route? Il est vrai, pour ce dernier, que c'est la guerre qui vient le chercher, tandis que pour l'autre il s'est exposé volontairement aux maux dont il est frappé, et la politique, fondée sur les besoins des sociétés, a conservé ce droit, afin de donner le moyen de frapper, dans leurs plus chers intérêts, les nations maritimes, sans cela hors d'atteinte de leurs ennemis.
Quoique l'armée rassemblée à Toulon fût en grande partie envoyée aux Pyrénées orientales, l'armée d'Italie reçut aussi des renforts. On voulut agir offensivement sur cette frontière. La France avait des griefs fondés contre le gouvernement génois. Celui-ci avait laissé prendre dans son port la frégate la Modeste par les Anglais, et nous étions en droit d'exiger une réparation. L'occupation de la rivière du Ponent étant d'ailleurs nécessaire à nos opérations, il nous fut facile d'obliger les Génois à y consentir. On voulait ainsi isoler les Autrichiens et les Piémontais des Anglais, en les séparant de la côte, et leur ôtant les villes d'Oneille et de Loano, par lesquelles ils communiquaient. Les Génois, après une protestation de simple forme, nous laissèrent entrer, et les forts de Vintimille baissèrent leurs ponts-levis. Nous fûmes reçus avec une espèce de magnificence par le gouvernement génois; elle contrastait singulièrement avec notre pauvreté, avec nos formes; mais nous étions jeunes, et cet avantage était préférable à l'éclat dont nous étions éblouis alors, et à celui dont nous avons depuis été entourés.
Nous marchâmes sur trois colonnes; la première, remontant la Nerva par Dolce-Aqua, se porta sur les hauteurs de Tanaro; la deuxième, partant de Bordiguiers et de San Remo, remonta la Tagyra, et la troisième marcha par Port-Maurice et Oneille.
Je fus envoyé en reconnaissance sur Oneille, où nous entrâmes le 20 germinal (9 avril 1794) sans coup férir; il en fut de même à Loano. La division Masséna, après avoir battu l'ennemi à Ponte di Novo sur le Tanaro, s'était emparée d'Ormea, et, prenant les montagnes à revers, elle devint maîtresse du col de Tende et tourna Saorgio, dont le fort se rendit.
Cette opération, dont Bonaparte eut l'idée, qu'il dirigea par l'action qu'il exerçait sur les représentants du peuple, fut terminée en moins de quinze jours, et l'armée eut ainsi une large base d'opérations, soit pour entrer en Piémont, soit pour agir contre Gênes. Nous occupâmes les sommets des Alpes au col de Tende, et notre ligne continua jusqu'à Loano, en passant par Garessio, Saint-Bernard et Balestrino. Après cette opération, on s'arrêta, et l'on revint à Nice, dont au surplus n'était pas sorti le général en chef, Dumerbion, vieillard infirme et peu capable.
Le général Bonaparte, qui, à tout prix, voulait faire sortir l'armée d'Italie de son apathique repos, parla aux représentants de la nécessité d'obtenir une réparation complète du gouvernement génois, et au besoin de la facilité de s'emparer de la ville, si cette réparation était refusée. Il se fit donner une mission pour s'y rendre. Cette mission avait pour objet apparent d'entamer des négociations et de se procurer des approvisionnements; mais en réalité le but était de connaître les lieux et d'apprécier les obstacles que pouvait rencontrer un coup de main sur cette ville.
Trois officiers l'accompagnèrent, et je fus du nombre. Je reçus l'ordre de voir la place avec autant de détail que possible, sans me compromettre, de prendre des renseignements sur la force des troupes, sur leur manière de servir, sur le matériel dont elles pouvaient disposer. Il n'y avait presque aucune précaution de prise contre une attaque; à peine quelques pièces de canon étaient-elles en batterie pour défendre le port, et je ne doute pas le moins du monde que, si les circonstances l'eussent rendu nécessaire, nous ne nous fussions emparés de Gênes et par la surprise et par la terreur que nous aurions inspirée. Nous trouvâmes à Gênes un M. Villars, ministre de France; nous y restâmes cinq jours, et, après avoir pris et reçu tous les renseignements que nous étions venus chercher, nous rentrâmes à Nice.
Pendant le récit auquel je viens de me livrer, je n'ai point parlé de la situation intérieure de la France, époque de la grande terreur; jamais elle n'avait été aussi déplorable. Ma présence à l'armée n'avait pas préservé ma famille de la persécution générale: plusieurs de mes parents avaient émigré; les autres, et en particulier mon père et mon oncle, arrêtés, gémissaient dans le château de Dijon. De sages précautions ordonnées par mon père m'empêchèrent de l'apprendre; car il redoutait beaucoup l'influence que pouvait avoir sur ma conduite cette triste nouvelle. Mais, si le déchaînement des basses classes et le gouvernement de la populace faisaient naître chaque jour dans l'intérieur des scènes de désolation, si le sang ruisselait partout sur les échafauds, si les armées du Nord même n'étaient pas à l'abri de ces moyens de terreur employés par le pouvoir, l'armée d'Italie de cette époque respirait en liberté. Excepté les massacres de Toulon, dont j'ai rendu compte, aucun acte arbitraire, aucune destitution même n'eut lieu, à ma connaissance, pendant les six mois qui s'écoulèrent jusqu'au 9 thermidor: espèce de phénomène que la vérité oblige de reconnaître pour l'ouvrage du général Bonaparte, qui employa utilement, et avec un grand succès, son influence sur l'esprit des représentants. Éloigné par caractère de tous les excès, il avait pris les couleurs de la Révolution sans aucun goût, mais uniquement par calcul et par ambition. Son instinct supérieur lui faisait dès ce moment entrevoir les combinaisons qui pourraient lui ouvrir le chemin de la fortune et du pouvoir; son esprit, naturellement profond, avait déjà acquis une grande maturité. Plus que son âge ne semblait le comporter il avait fait une grande étude du coeur humain: cette science est d'ailleurs, pour ainsi dire, l'apanage des peuples à demi barbares, où les familles sont dans un état constant de guerre entre elles; et, à ces titres, tous les Corses la possèdent. Le besoin de conservation, éprouvé dès l'enfance, développe dans l'homme un génie particulier: un Français, un Allemand et un Anglais seront toujours très-inférieurs sous ce rapport, toutes choses égales d'ailleurs en facultés, à un Corse, un Albanais ou un Grec, et il est bien permis de faire entrer encore en ligne de compte l'imagination, l'esprit vif et la finesse innée qui appartiennent comme de droit aux Méridionaux, que j'appellerai les enfants du soleil. Ce principe, qui féconde tout et met tout en mouvement dans la nature, donne aux hommes venus sous son influence particulière un cachet que rien ne peut effacer. Il faut dire aussi que Bonaparte, en employant son crédit à garantir les généraux et les officiers de l'armée d'Italie des horreurs dont ailleurs ils étaient les victimes, trouva à exercer son empire sur des hommes qui n'étaient pas sanguinaires, et qui même avaient des moeurs assez douces: le nom de l'un d'eux, Robespierre le jeune, effrayait, mais il effrayait à tort; car, dans le temps des massacres, on lui dut beaucoup: il était simple et même raisonnable d'opinion, au moins par comparaison avec les folies de l'époque, et blâmait hautement tous les actes atroces dont les récits nous étaient faits. Il ne voyait et ne jugeait que par Bonaparte; sans doute celui-ci avait vu d'abord en lui l'élément de sa grandeur future. Salicetti et un nommé Ricors étaient les deux autres représentants.
Le 9 thermidor arrivé et Robespierre renversé, la France est soulagée de la tyrannie; mais une réaction va avoir lieu, car, dans ces temps d'exécrable mémoire, on ne sort d'un excès que pour tomber dans un autre. Tout ce qui avait paru en rapport avec le parti écrasé doit trembler: Robespierre le jeune ayant, par un sentiment de fausse générosité, suivi volontairement la destinée de son frère, Bonaparte, en raison de ses liaisons avec lui, fut considéré comme criminel par les vainqueurs, et les nouveaux représentants, parmi lesquels Albitte, arrivés à l'armée d'Italie, le suspendirent de ses fonctions, ordonnèrent son arrestation et son envoi à Paris. Provisoirement mis sous la garde de trois gendarmes par considération pour ses services et par respect pour l'opinion établie sur son compte, il fut décidé qu'il resterait ainsi jusqu'à son départ: mais le départ, c'était la mort, et nous étions bien décidés à l'empêcher.
Parmi les accusations dirigées contre lui, on fit valoir son voyage à Gênes: il se justifia bientôt en en faisant connaître l'objet et en donnant la preuve que ce voyage lui avait été ordonné. Il remua ciel et terre: Salicetti lui fut favorable et contribua à le sauver. Après huit ou dix jours d'angoisses, il fut mis en liberté et rendu à ses fonctions. Son envoi à Paris ayant été très-probable, nous étions décidés à l'empêcher à tout prix, vu ses conséquences infaillibles. À l'instant où le départ serait ordonné, nous devions, Junot, son aide de camp, moi et un nommé Talin, tuer les gendarmes s'ils faisaient résistance, et nous rendre dans le pays de Gênes avec lui. Toutes les dispositions étaient prises, mais l'exécution de ce projet ne fut pas nécessaire. En m'occupant de ces arrangements, j'étais frappé de ce caprice du sort qui nous faisait regarder comme notre asile et notre seul moyen de salut ce même lieu dont l'hospitalité avait été employée par nous, il y avait bien peu de temps, à tramer sa propre ruine.
Il n'est pas sans intérêt de faire connaître comment Bonaparte jugea la chute de Robespierre. Il la regarda comme un malheur pour la France, non assurément qu'il fût partisan du système suivi (sa mémoire est au-dessus de pareille accusation et je crois l'avoir justifiée d'avance), mais parce qu'il supposait le moment d'en changer imminent: l'isolement de Robespierre, qui depuis quinze jours s'absentait du comité de sûreté générale, en était à ses yeux l'indication. Il m'a dit à moi-même ces propres paroles: «Si Robespierre fût resté au pouvoir, il aurait modifié sa marche: il eût rétabli l'ordre et le règne des lois; on serait arrivé à ce résultat sans secousses, parce qu'on y serait venu par le pouvoir; on prétend y marcher par une révolution, et cette révolution en amènera beaucoup d'autres.»
Sa prédiction s'est vérifiée: les massacres du Midi, exécutés immédiatement au chant du Réveil du Peuple, l'hymne de cette époque, étaient aussi odieux, aussi atroces, aussi affreux que tout ce qui les avait devancés.
Le général Bonaparte, rentré en fonctions, chercha à retrouver son influence; mais, pour y arriver, il fallait de l'activité: c'était à la besogne que se déployait sa supériorité. Dans le repos, dans le calme, chacun est l'égal de son voisin; et souvent l'homme dépourvu de toute espèce de mérite a les plus hautes prétentions, et même plus de chances de fortune. Mais aussi avec quel empressement, quand une crise arrive, et la guerre ne se compose que de crises, l'amour-propre se tait devant l'intérêt de la conservation! Les hommes ayant la conscience de leur force et de leur capacité doivent donc ardemment désirer de voir naître les occasions de mettre en valeur leur mérite et d'acquérir les moyens de s'emparer de la position dont ils sont dignes, et que la médiocrité, hors le moment de la nécessité, leur refusera toujours plus qu'à tout autre.
Le général Bonaparte, désirant à tout prix commencer une véritable campagne de guerre, proposa de pénétrer en Piémont par le point le plus bas des Apennins, le point où cette chaîne se rattache à celle des Alpes, par Carcare. On fit cette tentative: on pénétra jusqu'au bourg de Cairo, où l'on battit l'ennemi le cinquième jour complémentaire de l'an III (21 septembre 1794); mais le représentant du peuple Albitte s'effraya: ce mouvement offensif était au-dessus de sa compréhension; il lui parut compromettre sa sûreté personnelle, et les intérêts d'une vie si précieuse nous ramenèrent sur Savone et sur Vado. C'est précisément par ce même débouché que s'est ouverte l'immortelle campagne de 1796. Nous fîmes seulement alors, pour ainsi dire, l'esquisse de ce premier mouvement.
Mais le général Bonaparte ne pouvait pas si facilement renoncer à l'espoir d'agir. Il conçut alors l'idée assez étrange d'une expédition maritime destinée contre la Toscane, et vingt-cinq mille hommes furent embarqués sous les ordres du général Mouret, homme tout à fait incapable. Depuis, je l'ai vu à la tête d'une demi-brigade de vétérans, et ce poste était bien plus en rapport avec ses facultés qu'un pareil commandement. Le général Bonaparte commandait l'artillerie de cette expédition, dont je faisais partie, étant chargé de la direction d'un petit équipage de pont. Nous nous embarquâmes sur des vaisseaux de transport, et l'état-major de l'artillerie, auquel j'appartenais, était placé sur le brick l'Amitié.
Très-heureusement on crut prudent de subordonner la sortie du convoi portant la plus grande partie des troupes à la bataille navale que devait gagner l'escadre pour ouvrir le chemin. L'escadre sortit, et nous restâmes. L'amiral Martin rencontra les Anglais dans les eaux de Gênes. Un combat s'engagea; deux vaisseaux français, le Ça ira et le Censeur, tombèrent au pouvoir de l'ennemi. L'escadre se réfugia au golfe de Juan, et nous débarquâmes, à notre grande satisfaction, car personne n'augurait bien de l'entreprise.
Ici commence un nouvel ordre de choses pour le général Bonaparte. Il était brusquement sorti de l'obscurité; son existence avait grandi avec une extrême rapidité; la fortune paraissait caresser son avenir, et tout à coup elle l'abandonne. Nous allons le voir arrêté dans sa carrière, contrarié dans toutes ses combinaisons et déçu dans ses espérances; mais ces déceptions ne seront qu'un calcul de la fortune, le menant, par des voies détournées, à la grandeur et à la puissance, car c'était l'y faire arriver que de le mettre en présence des occasions favorables. L'avenir est tellement caché aux yeux des faibles mortels, nos prévisions sont si fréquemment en défaut, que souvent la réalisation de nos voeux les plus chers est la cause de notre perte, tandis que les contrariétés apparentes nous amènent plus tard à la plus grande prospérité. Beaucoup d'officiers corses servaient à l'armée d'Italie; elle en était, pour ainsi dire, inondée. Les Corses sont belliqueux; leur pays était voisin; la prise de possession de Bastia par les Anglais avait rejeté en France tout ce qui tenait à la Révolution, et la présence d'un représentant corse à l'armée les y avait attirés. Le gouvernement y trouva des inconvénients, et résolut de les disperser en les répartissant dans les différentes armées. Par suite de cette mesure, le général Bonaparte reçut la mission d'aller commander l'artillerie de l'armée de l'Ouest, en conséquence d'un travail fait et arrêté sur le rapport d'un membre du comité de salut public, Dubois de Crancé. Cette disposition parut un coup funeste au général Bonaparte, et chacun en porta le même jugement. Il quittait une armée en présence des étrangers pour aller servir dans une armée employée dans les discordes civiles. On pouvait espérer raisonnablement que la première serait appelée à frapper de grands coups, à faire des entreprises importantes et glorieuses; dans l'autre, aucune perspective brillante n'était offerte: des services obscurs, pénibles, quelquefois déchirants, étaient la seule chose à prévoir. Il avait fait sa réputation par ses actions; mais ses actions n'avaient pas encore assez d'éclat pour faire arriver sa renommée hors de l'enceinte de l'armée où il avait servi; et, si son nom était prononcé de Marseille à Gênes avec estime et considération, il était inconnu à Paris et même à Lyon. Ce changement de destination devait donc lui paraître une véritable fatalité, et il ne s'y soumit qu'avec le plus vif regret. J'étais resté à l'armée d'Italie par attachement pour lui; je l'admirais profondément; je le trouvais si supérieur à tout ce que j'avais déjà rencontré en ma vie, ses conversations intimes étaient si profondes et avaient tant de charmes, il y avait tant d'avenir dans son esprit, que je ne me consolais pas de son départ prochain. Mon poste naturel était à l'armée des Pyrénées occidentales, où servait ma compagnie; j'avais été retenu à l'armée d'Italie extraordinairement, sur sa demande; il me paraissait tout simple de le suivre; il me le proposa, et, sans aucun titre régulier, sans autre ordre que le sien, je me décidai à l'accompagner. Nous convînmes qu'il se reposerait dans son voyage, en s'arrêtant quelques jours dans ma famille. Je l'y précédai, et il fut reçu avec empressement et admiration par mon père et ma mère, auxquels j'avais déjà communiqué les sentiments qui m'animaient.
Je passai quatre jours à Châtillon, et je partis avec lui pour Paris. Ce retard de quatre jours sembla lui avoir été funeste: la veille de son arrivée, un nouveau travail avait été signé, et ce travail l'excluait du service de l'artillerie. Un nommé Aubry, membre du comité de salut public, ancien officier d'artillerie, rempli de passion contre les jeunes officiers de son arme, avait blâmé l'avancement de Bonaparte. Chargé de revoir le travail de Dubois de Crancé, travail ancien déjà de trois mois, il avait rayé Bonaparte du tableau du corps. De tout temps il y a eu dans l'artillerie de grandes difficultés à un avancement extraordinaire, et rien encore n'avait motivé la nécessité de s'écarter de l'usage. Si les circonstances avaient paru expliquer la fortune de Bonaparte, elles n'étaient guère appréciées à une aussi grande distance du théâtre des événements, et un homme comme Aubry, qui n'avait pas fait la guerre, ne pouvait pas les comprendre. Au contraire, il devait apporter et il apporta dans cette affaire les passions résultant de l'âge et des préjugés. Aubry fut donc sourd aux représentations, et repoussa impitoyablement les réclamations de Bonaparte, appuyées par tous ceux qui l'avaient vu à l'armée. Ces démarches, faites cependant avec toute l'activité de son esprit, toute l'énergie de son caractère, n'obtinrent aucun succès.
Nous voilà donc à Paris tous les trois: Bonaparte sans emploi, moi sans autorisation régulière, et Junot attaché comme aide de camp à un général dont on ne voulait pas se servir, logés à l'hôtel de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre; passant notre vie au Palais-Royal et aux spectacles, ayant fort peu d'argent et point d'avenir. À cette époque, nous trouvâmes à Paris Bourrienne; il avait connu Bonaparte à l'école militaire de Brienne, et se lia avec nous.
Certes, Bonaparte pouvait se confirmer dans l'idée d'être persécuté par la fortune, et cependant il approchait à son insu des grandeurs. On offrit à Bonaparte de l'employer dans la ligne, c'est-à-dire de lui donner le commandement d'une brigade d'infanterie, et il refusa avec dédain cet emploi. Ceux qui n'ont pas servi dans l'artillerie ne peuvent pas deviner l'espèce de dédain qu'avaient autrefois les officiers d'artillerie pour le service de la ligne; il semblait qu'en acceptant un commandement d'infanterie ou de cavalerie, c'était déchoir. L'esprit de corps doit rehausser à nos yeux notre métier, mais encore faut-il mettre quelque discernement et quelque justice dans ses jugements. De longues guerres et des exemples de grandes fortunes militaires, commencées dans l'artillerie et terminées à la tête des troupes, ont pu seuls modifier l'opinion du corps à cet égard. J'ai été, comme un autre, subjugué pendant quelque temps par ce préjugé; mais je ne puis encore comprendre que Bonaparte, avec son esprit supérieur, une ambition si vaste, une manière si remarquable de lire dans l'avenir, y ait été soumis un seul moment. La carrière de l'artillerie est nécessairement bornée: ce service, toujours secondaire, a beaucoup d'éclat dans les grades subalternes, mais l'importance relative de l'individu diminue à mesure qu'il s'élève. Le grade brillant d'artillerie est celui de capitaine: aucune comparaison à faire entre l'importance d'un capitaine d'artillerie et d'un capitaine de toute autre arme. Mais un colonel d'artillerie est peu de chose à l'armée, comparé à un colonel commandant un beau régiment d'infanterie ou de cavalerie, et le général d'artillerie de l'armée n'est que le très-humble serviteur du général commandant une simple division.
Bonaparte, encore sous l'empire des préjugés de son éducation, refusa donc formellement le commandement offert. Résolu à attendre, il eut l'étrange velléité d'essayer une nouvelle carrière, à laquelle assurément il n'était pas propre. Quelques spéculations, faites par l'entremise et le concours de Bourrienne, lui firent perdre en peu de moments le peu d'assignats qu'il avait rapportés de l'armée. Ce Bourrienne, dont j'aurai l'occasion de parler plus tard, avait une très-grande capacité, mais il est un exemple frappant de cette grande vérité: que les passions nous conseillent habituellement fort mal. En nous inspirant une ardeur immodérée pour atteindre un but déterminé, elles nous le font souvent manquer. Bourrienne aimait immodérément l'argent; avec ses talents et sa position auprès de Bonaparte, à l'aurore de sa grandeur, avec la confiance de celui-ci et la bienveillance véritable qu'il lui portait, en quelques années il serait arrivé à tout, et comme fortune et comme position sociale; mais son avide impatience a étouffé son existence au moment où elle pouvait se développer et grandir.
Toutefois le commerce n'était pas mon fait, et, quand je vis Bonaparte renoncer à servir, je lui demandai la permission de retourner à l'armée. L'armée française du Rhin occupait des lignes devant Mayence, et l'on parlait de faire le siége de cette forteresse. C'était une grande école pour un jeune officier d'artillerie, et mon ambition fut d'y être employé. En ce moment les affaires de l'artillerie étaient entre les mains de Lacombe Saint-Michel. Le général Dulauloy, homme fort à la mode, aimable et obligeant, était son favori; j'allai lui présenter ma requête. «Comment, me dit-il, vous demandez d'aller à l'armée quand chacun sollicite d'en revenir? Je sais mieux ce qu'il vous faut, j'ai votre affaire; on va établir une fonderie de canons à Moulins, je vous y ferai employer.
«--Je vous rends grâce, mon général, lui répondis-je, de votre intérêt et de vos bontés; mais permettez-moi d'insister: quand la paix sera venue, j'aurai tout le temps de voir fondre des canons; il faut à présent apprendre à m'en servir, et mon intention, comme mon espérance, est de faire la guerre tant qu'elle durera.»
Il y avait à cette époque beaucoup de dégoût, et, la ferveur que je montrais étant peu commune, mes désirs furent bientôt satisfaits: on me donna des lettres de service pour être employé au corps devant Mayence. Je fis mes petits équipages, et, comme j'ai toujours eu une manière de magnificence, j'achetai une jolie chaise de poste, un bel équipage de cheval, de très-bonnes cartes, et tout ce qu'il me fallait pour paraître convenablement sur le nouveau théâtre où je me rendais; mes finances avaient pu pourvoir à tout, et il me restait, en partant de Paris, des assignats en abondance, et une réserve de dix louis en or qui composait ma véritable richesse.
Le général Bonaparte, en approuvant ce parti, me tint à peu près le langage suivant: «Vous avez raison de quitter Paris pour aller à l'armée; vous avez de l'expérience à acquérir, des grades à mériter, votre fortune militaire à faire. Moi, je suis momentanément arrêté dans ma carrière, mais les obstacles ne seront pas, je l'espère, de longue durée; un emploi obscur dans la ligne me ferait déchoir; il faut que des circonstances plus favorables se présentent pour que je reparaisse sur la scène d'une manière plus digne et plus convenable, et nous nous retrouverons plus tard: ainsi grandissez en capacité, ce sera au profit de notre avenir commun.»
Il me chargea d'emmener avec moi son frère Louis, et de le déposer à Châlons en le recommandant à mes anciens professeurs de l'école d'artillerie et à plusieurs des chefs, sous lesquels j'avais servi, qui s'y trouvaient encore. Louis avait toujours dû entrer dans l'artillerie, il allait à Châlons pour compléter ses études et subir ses examens: les événements qui survinrent bientôt et la grandeur de son frère le rappelèrent peu de mois après à Paris.
Je voyageai comme une espèce de seigneur. J'avais un domestique venu avec moi du camp de Tournoux, et je cheminais gaiement, car mes voeux les plus chers s'accomplissaient; j'allais enfin à la véritable guerre. Tout ce que j'avais vu jusque-là, excepté une action devant Toulon, était si peu de chose! Mes assignats pourvoyaient en route à mes besoins; il me semblait posséder un trésor inépuisable; mais mon illusion ne devait pas être de longue durée. Arrivé à la poste la plus voisine de Metz, à Gravellotte, le maître de poste me déclara que les assignats n'avaient plus cours, et que je devais payer mes chevaux en argent: terrible contre-temps sans doute; mais il fallut se soumettre à cette décision et entamer ma réserve de dix louis.
En arrivant à Strasbourg, où je ne connaissais personne, mon trésor était réduit à trente-six francs. Je me fis descendre à la meilleure auberge; comme moyen de crédit, je me hâtai de me défaire du superflu de mon équipage, ce qui augmenta un peu mes ressources, et de me mettre en route pour me rendre dans les lignes de Mayence. Il ne m'en a jamais coûté, dans tout le cours de ma vie, pour réduire mon existence au niveau de mes moyens; si j'ai quelquefois été très-magnifique, c'était moins par goût que par devoir, et je croyais servir mieux ainsi les intérêts dont j'étais chargé: parmi les hommes parvenus à une position élevée, je suis certainement un de ceux qui ont le moins de besoins personnels. Le général de division Dorsner, commandant l'artillerie de l'armée, m'accueillit avec intérêt et bonté, et me fit prêter deux chevaux d'artillerie pour me conduire à Mayence; une feuille de route assura ma subsistance par la distribution journalière de mes rations, et je partis pour le quartier général d'Ober-Ingelheim. La veille du jour où je le rejoignis, j'étais couché dans un moulin, et, par économie, je portais en route mon plus vieil habit; mon fidèle Joseph, couché dans ma voiture, gardait mes équipages, mais un sommeil trop profond l'empêcha de remplir sa consigne: des voleurs, au milieu de la nuit, enlevèrent la vache de ma voiture et me dépouillèrent complétement. Je perdis ainsi tout ce que je possédais au moment où j'allais en avoir le plus besoin: c'était échouer au port.
L'armée, devant Mayence, était composée de trois divisions: celle de droite, commandée par le général Courtot, avait son quartier général à Oppenheim; celle du centre, par le général Gouvion Saint-Cyr, à la Maison de chasse; et celle de gauche, par le général Renaud, à Feintheim: le général de division Schâll commandait le corps d'armée. Ancien officier du régiment de Nassau, homme de détail, il ne manquait pas d'esprit; mais il n'avait aucune des qualités nécessaires au commandement en chef. Le génie était sous les ordres du colonel Chasseloup-Laubat, dont j'aurai souvent l'occasion de parler dans ces Mémoires: cet officier est, sans contredit, l'ingénieur de la grande époque où j'ai vécu, car il a exécuté les plus importants et les plus grands travaux faits pendant l'Empire. Enfin l'artillerie était commandée par le général Dieudé: celui-ci était une espèce de nain, haut de quatre pieds environ, d'une laideur repoussante, et le plus ridicule personnage que j'aie jamais rencontré; je fus chargé de remplir près de lui les fonctions de chef de l'état-major.
L'armée du Rhin, en venant se poster devant Mayence à la fin de la dernière campagne, dut nécessairement s'y retrancher; il eût été plus sage de prendre une position assez éloignée pour éviter toute surprise; l'armée aurait pu être pourvue convenablement et y rester en sûreté sans être écrasée de service. La position sur la Pfrim et sur la Nahe semblait être indiquée. Ces positions, les seules à prendre, couvraient à la fois le Hundsruck et le Palatinat; mais on crut imposer à l'ennemi en se mettant presque à portée de canon de Mayence, comme si une circonvallation semblable ne devait pas être ajournée au moment d'un siège, et comme si le siège de Mayence pouvait être raisonnablement entrepris avant d'avoir passé le Rhin et bloqué Castel. Mais l'ignorance qui présidait à toutes les opérations de cette époque en avait autrement ordonné, et Mayence avait été bridée par des travaux immenses, les plus grands de cette espèce exécutés dans les temps modernes, et dont le développement était de plus de trois lieues; portion en retranchements continus couverts par des ouvrages avancés, et portion en ouvrages détachés; ceux de Montbach, à la gauche, étaient de la nature de ces derniers et se composaient d'ouvrages placés en échiquier. Ces lignes étaient précédées, dans toute leur étendue, de trente-six mille trous de loup; plus de deux cents pièces de canon les armaient, mais très-peu de ces pièces étaient attelées. Toutes les espérances de l'armée étaient dans les succès de l'armée de Sambre-et-Meuse, occupant le bas Rhin depuis Neuwied jusqu'à Cologne et Düsseldorf, et destinée à franchir ce fleuve. Le passage s'effectua de vive force, grâce à la vigueur du général Kléber, et Dusseldorf tomba entre nos mains. L'armée autrichienne évacua les montagnes de la Vétéravie et se porta en Franconie; l'armée française la suivit et jeta un fort détachement sur Castel pour bloquer Mayence sur la rive droite. L'arrivée de ces troupes fut un grand objet de joie pour nous; elle offrait un magnifique spectacle du haut de Sainte-Croix, d'où nous pûmes en jouir.
C'était le signal du commencement de nos travaux. Un équipage de siége, préparé sur les derrières de l'armée à Alzey, fut mis en mouvement. En attendant le commencement d'un siége régulier, on improvisa un bombardement avec des obusiers, et je fus chargé, avec vingt-quatre obusiers de campagne, de venir insulter la ville. J'avais reconnu un pli de terrain où l'on pouvait se loger au-dessous de la redoute dite de Merlin: une nuit fut employée à cette opération. Un millier d'obus fut jeté sans produire aucun effet; un léger incendie signala seulement nos impuissants efforts. Le moment semblait approcher où nos entreprises acquerraient un caractère plus sérieux; mais les succès de l'armée de Sambre-et-Meuse ne devaient pas être de longue durée. Cette armée avait proposition sur le Mein et sur la Nidda, sa gauche appuyée à la ligne de neutralité garantie par les Prussiens. Pendant ce temps, Manheim était tombé en notre pouvoir; un ridicule mouvement offensif, exécuté sur Heidelberg avec une faible partie de l'armée du Rhin, avait amené un revers; si trente mille hommes de cette armée l'eussent exécuté avec ensemble, la jonction des deux armées devenait facile, l'armée de Sambre-et-Meuse eût pu passer le Mein sans obstacle, et cette jonction nous rendait maîtres de la campagne. Une grande partie des échelons de l'armée de Sambre-et-Meuse aurait dû être rappelée; cette armée, en prenant sa ligne d'opération un peu au-dessus de Mayence, l'aurait beaucoup raccourcie et rendue très-sûre, et les deux armées réunies auraient sans doute repoussé l'armée de Clerfayt et de Wurmser jusqu'en Franconie et au delà des montagnes de la forêt Noire: au lieu de cela, on resta stupidement divisé; tandis que l'ennemi, après avoir réuni ses forces et violé la ligne de neutralité, tourna la gauche de l'armée de Sambre-et-Meuse et la força à une retraite si précipitée, qu'une portion des troupes placées devant Castel ne put la rejoindre et dut passer le Rhin par le pont volant de communication construit au-dessous de Mayence, en arrière des ouvrages de Montbach. L'armée de Sambre-et-Meuse se retira en partie sur Neuwied, où elle repassa le Rhin, et en partie sur la Lahn. Dès lors le siége de Mayence devenait impossible, et on y renonça. L'équipage d'artillerie de siége, amené à grand'peine, fut renvoyé de même.
Mais ensuite revenait la question de savoir s'il était possible de garder pendant l'hiver les lignes de Mayence, et si les souffrances des troupes et leur misère ne forceraient pas à les évacuer. S'il en était ainsi, il était sage de s'y préparer de bonne heure, d'en retirer d'avance un matériel considérable non attelé, qu'un mouvement prompt et forcé livrerait à l'ennemi. Un officier fut envoyé auprès du général Pichegru pour lui faire toutes ces représentations; le général y fit droit et ordonna l'évacuation de l'artillerie: le transport commencé fut interrompu; puis arriva l'ordre de ramener la partie déjà enlevée. Ces divers mouvements achevèrent d'exténuer le petit nombre de chevaux d'artillerie qui nous restait; enfin, le lendemain du jour où la dernière pièce de canon avait été remise dans les lignes, une attaque générale de l'ennemi nous en chassa. Ce combat fut court, l'ennemi dut son succès moins à son courage qu'au dégoût de l'armée, à la résolution où étaient les soldats de ne pas passer un second hiver devant Mayence, après avoir tant souffert pendant la durée du premier, et le combat ne fut qu'une déroute volontaire. Effectivement, le 7 brumaire (29 octobre 1795), à sept heures du matin, la nouvelle arriva à Ober-lngelheim que l'ennemi était sorti de Mayence et attaquait les lignes dans tous leurs développements. En un moment j'étais à cheval et lancé au galop pour me rendre au centre des lignes, partie la plus rapprochée; mais, quelque diligence que j'eusse faite, il était trop tard: arrivé près du village de Feintheim, je vis toute l'armée à la débandade, chaque corps se retirant pour son propre compte, et sans accord ni ensemble. J'étais au milieu d'un régiment de grosse cavalerie qui fuyait; je le ralliai; mais, m'étant trouvé bientôt à la queue, je fus enveloppé par des hussards autrichiens; je me défendis un moment contre trois d'entre eux, et je fus délivré de ce combat inégal, où j'allais succomber, par un trompette du régiment que j'avais rallié. Nulle part on ne tint. Le centre seul, commandé par Gouvion Saint-Cyr, se retira avec ordre et couvrit la retraite de la gauche; tout le matériel non attelé fut abandonné à l'ennemi. Il ne me resta autre chose à faire qu'à présider à la destruction des pièces et approvisionnements d'artillerie qui allaient encore tomber au pouvoir de l'ennemi: je parvins en partie à l'exécuter, et je suivis, avec le général Dieudé, le mouvement de l'armée, dont la masse se réunit sur la rive droite de la Pfrim.
La déroute de l'armée avait commencé par la droite des lignes; un intervalle de quelques centaines de toises restait ouvert entre les lignes et le Rhin: cette faute n'aurait eu aucune conséquence si un général capable et des troupes suffisantes et convenablement disposées eussent été chargés de défendre cette partie de la position. En effet, un corps, après avoir pénétré par cette trouée, aurait dû être détruit par la moindre réserve qui l'aurait pris en flanc, tandis que les lignes auraient été conservées; mais rien n'avait été prévu, et la terreur se mit dans les esprits à l'apparition de l'ennemi sur ce point: elle fut augmentée par la présence de quatre ou cinq cents hommes qui passèrent le Rhin et se portèrent sur la rive gauche en arrière des lignes. Cependant les premières attaques directes avaient été repoussées, et les ennemis, ayant perdu du monde en face de nos retranchements, s'étaient d'abord repliés. Au moment où la droite fut tournée et où nos troupes évacuaient leurs positions, la raison et le bon sens devaient leur faire faire un changement de front en arrière à droite pour se replier sur le centre, qui les aurait soutenues; mais tout le monde perdit la tête: généraux et officiers, chacun opéra pour son propre compte, sans s'occuper ni de couvrir le reste de l'armée, ni de recevoir aucun appui. La division Courtot se rendit d'une traite à Kircheim-Poland, au pied des Vosges, et, par un chassé-croisé, se trouva être à la gauche de l'armée au lieu d'être à sa droite, et à douze lieues en arrière.
Le centre, commandé par Gouvion Saint-Cyr, exécuta ce que la division Courtot aurait dû faire, rappela sa droite, se présenta parallèlement à l'ennemi, se retira en bon ordre, fit sa retraite lentement, sans être entamé, et couvrit ainsi la gauche, sans cela fort compromise, et le surlendemain prit position sur la Pfrim, après être entré en communication avec la division qui bordait le Rhin vers Oppenheim, et vint se réunir à lui.
L'ennemi trouva dans les lignes cent quatre-vingts pièces de canon et sept cents voitures d'artillerie: tout ce matériel tomba en son pouvoir. Étonné de ses succès, il mit peu d'activité à en profiter; il passa onze jours à contempler ses trophées. S'il eût suivi immédiatement l'armée française, il l'aurait trouvée sans organisation, sans artillerie, sans moyens de résistance, et, pour tout dire en un mot, dans la plus grande confusion. Le 19 brumaire seulement (10 novembre) le général Clerfayt arriva pour nous combattre.
Pendant l'hiver précédent, et tandis que l'armée prenait poste devant Mayence, elle s'était aussi présentée devant la tête du pont de Manheim, ouvrage régulier devant lequel on avait ouvert la tranchée, et que l'ennemi, après un simulacre de défense, avait évacué. Lorsque l'armée de Sambre-et-Meuse eut opéré plus tard son passage et fait des mouvements offensifs, on avait jeté des bombes dans Manheim, et cette ville avait ouvert ses portes.
J'ignore les combinaisons qui en donnèrent si facilement la possession, car Manheim était fortifié.
Le général Pichegru, soit par incapacité, soit dans l'intention de faire manquer la campagne, avait laissé dans le haut Rhin une grande partie de son armée avec le général Desaix; il la rappela cependant quand les opérations furent commencées, mais si tard, qu'elle ne put arriver à temps pour concourir au mouvement sur Heidelberg, mouvement très-important pour préparer la jonction des deux armées, exécuté seulement par une simple division (la division Dufour); une catastrophe en fut le résultat. Les troupes du haut Rhin, arrivées après la retraite de l'armée de Sambre-et-Meuse, ne s'occupèrent plus qu'à couvrir Manheim. Wurmser, en force, resserra cette ville, et des combats meurtriers eurent lieu à peu de distance de la place. Après la déroute des lignes de Mayence, toute l'armée repassa le fleuve; on laissa une simple garnison dans Manheim, commandée par le général de division Montaigu, on se disposa à se battre sur la rive gauche et à défendre la vallée du Rhin contre l'armée de Clerfayt, qui avait débouché par Mayence. En rapprochant les divers événements arrivés tant à Manheim qu'à Mayence, on conçoit d'autant moins la lenteur mise par le général autrichien à continuer ses opérations.
Toutefois le commandement de l'avant-garde, réunie sur la Pfrim, fut donné au général Desaix, et je fus chargé du commandement de son artillerie. Je retrouvai là Foy, que j'avais quitté à l'école des Élèves; il commandait sous mes ordres une compagnie d'artillerie à cheval, et avait déjà acquis de la réputation. Le 19 brumaire (10 novembre), l'ennemi se présenta en force; on se battit une grande partie de la journée en avant d'Alzey. C'était la première fois que je voyais en ligne se mouvoir régulièrement, et avec les différentes armes combinées, des troupes nombreuses. Nous tînmes tête à l'ennemi et nous ne perdîmes aucune bouche à feu, bien que l'ennemi nous en eût démonté plusieurs.
Nous fîmes notre retraite sur Frankendahl et sur Herxenheim: des combats assez insignifiants nous ramenèrent successivement en avant de Landau. L'armée s'établit dans les lignes de la Queich: le général Desaix, avec sa division, se plaça de manière à couvrir Landau, à voir l'ennemi et à rester en contact avec lui: il mit son quartier général au village de Neusdorf, à une lieue en arrière de la petite ville de Neustadt, qu'occupait l'ennemi.
Pendant toute cette campagne, le sort des officiers était extrêmement misérable: les assignats n'ayant plus cours, on accordait à chaque officier, depuis le sous-lieutenant jusqu'à l'officier général, huit francs en argent par mois, tout juste cinq sous par jour. La jeunesse a beaucoup de forces et de priviléges pour supporter la misère et les souffrances, et je ne me rappelle pas que cet état de choses m'ait donné un quart d'heure de chagrin; seulement, dépouillé, comme je l'ai raconté plus haut, au commencement de la campagne, et manquant absolument d'argent, je me vis obligé de réclamer des effets de magasin, et, avec un bon que je dus faire viser au général en chef Pichegru, je reçus deux chemises de soldat et une paire de bottes; c'est la seule fois que j'aie parlé à ce général, dont la vie a été flétrie par de si infâmes actions. Quoique très-jeune encore, j'avais assez réfléchi sur les difficultés du commandement, pour m'étonner qu'un homme chargé d'aussi grands intérêts fît assez peu cas de son temps pour l'employer à un pareil usage. Depuis, je n'ai pas vu un seul homme distingué, et capable de la conduite de grandes affaires, qui n'ait eu pour système de s'affranchir de toute espèce de détails, et de s'en tenir à juger le travail dont il avait chargé les autres. Et cette observation a été toujours pour moi un thermomètre sûr de la capacité véritable des hommes de réputation, comme de la médiocrité de ceux qui avaient des habitudes contraires; jamais mon observation ne s'est trouvée en défaut.
Pendant cette courte et malheureuse campagne, j'avais eu l'occasion d'approcher fréquemment le général Desaix; notre séjour à Neusdorf, à quelques affaires d'avant-poste près, nous laissait dans un grand repos et une grande oisiveté, et j'en profitai pour le voir tous les jours, et d'une manière intime et familière. C'était un homme charmant, possédant à la fois beaucoup d'instruction, de courage, de douceur et d'aménité; j'avais pris un très-grand goût pour lui, et il me témoignait beaucoup d'amitié. Sa conversation était remplie de séduction, il aimait passionnément son métier et en parlait d'une manière attachante. Je lui disais souvent qu'il y avait au monde un homme encore inconnu, né avec le génie de la guerre, dont l'esprit, le caractère, l'autorité, étaient choses transcendantes, et fait pour éclipser tout ce qui avait brillé jusqu'alors, si la fortune le faisait jamais arriver à la tête d'une armée; c'était de Bonaparte, comme on le devine, que je lui parlais. Il me répondait toujours: «Mon cher Marmont, vous êtes bien jeune pour porter un pareil jugement; peut-être l'amitié vous aveugle; car, soyez-en sûr, le commandement d'une armée est ce qu'il y a de plus difficile sur la terre; c'est la fonction qui exige le plus de capacité dans un temps donné.» Il avait raison, mais mes inspirations étaient justes.
J'ai laissé le général Bonaparte à Paris, sans avenir, sans projet fixe et dans une grande oisiveté. Le gouvernement eut l'idée d'envoyer au Grand Seigneur un officier général pour régulariser son artillerie et recommencer à peu près la mission de M. de Tott, avec l'étrange illusion de croire qu'il suffirait, pour rendre aux Turcs leur puissance, de s'occuper de l'amélioration d'un service isolé. Toujours est-il que M. de Pontécoulant, membre alors du comité de salut public, proposa le général Bonaparte pour cette mission et le fit agréer. Bonaparte indiqua plusieurs officiers pour l'accompagner, entre autres Songis, Muiron et moi. Cette mission le faisait sortir d'un état de repos pour lequel il était si peu fait, et l'enchantait; il voyait, dans l'accomplissement de ce projet, le retour des faveurs de la fortune; vain espoir! il fallait de l'argent pour partir, et, le trésor public ne renfermant pas un sou, sa nomination fut ajournée. Mais, tandis que chaque jour amenait une espérance que le lendemain faisait disparaître, le temps s'écoulait, et des troubles civils allaient brusquement et avec éclat mettre Bonaparte en évidence: on touchait au 13 vendémiaire.
Je n'entreprendrai pas de raconter ici les causes de cette révolution, d'autres les savent beaucoup mieux que moi. Je dirai seulement que le gouvernement de la Convention, n'étant plus soutenu par des supplices, était tombé dans le mépris et l'abjection; tous les honnêtes gens en désiraient ardemment la chute et le renversement; mais comment le gouvernement serait-il remplacé? voilà ce que beaucoup de gens sensés se demandaient. La Convention était séparée de l'opinion de Paris, c'est-à-dire, au moins de l'opinion des habitants de la classe moyenne, car la basse classe ne lui était point hostile; mais, si les troupes étaient peu nombreuses, elles étaient fidèles et même passionnées, et, avec des troupes animées d'un semblable esprit, des dispositions raisonnablement faites, et surtout un homme qui consente à prendre sur lui la responsabilité du sang versé, on peut, on doit espérer de résister à une population nombreuse qui attaque.
Cet homme se trouva: Barras, ayant été presque toujours en mission aux armées, s'était fait une espèce de réputation militaire; la Convention lui donna le commandement des troupes. Barras se rendait justice, et connaissait toute son incapacité; mais, dans le danger, les hommes ont souvent des inspirations soudaines, et ils voient tout à coup celui qui peut les sauver. Bonaparte avait laissé, depuis le siége de Toulon, dans la mémoire de tous ceux qui l'avaient vu à la besogne, une conviction profonde de son caractère et de sa haute capacité. Barras se rappela Bonaparte, le fit nommer commandant en second sous lui, c'est-à-dire qu'il se mit sous sa tutelle. Bonaparte accepta avec joie, il entrait en scène: en peu d'heures, de sages dispositions furent prises, et, bientôt après, le feu s'engagea. Les bourgeois de Paris, toujours persuadés dans le calme qu'ils sont des héros, furent dispersés à l'apparition du danger: il en sera toujours de même en pareil cas, quand l'opinion ne viendra pas immédiatement dissoudre les forces qui leur sont opposées, et que la basse classe ne sera pas leur auxiliaire. Mais on trouve rarement des hommes qui osent encourir cette grande responsabilité, de verser le sang de leurs concitoyens. Les haines publiques, une fois allumées, ne s'éteignent pas facilement, et le triomphe d'un moment peut être payé du repos de toute la vie; il faut des caractères d'une trempe supérieure, ou un sentiment profond de ses devoirs, pour oser la braver.
Le choix de Bonaparte dans le parti à prendre ne pouvait pas être douteux: d'un côté, ses amis et une autorité quelconque destinée à fonder quelque chose de régulier; de l'autre, incertitude, confusion, anarchie et bouleversements sur bouleversements. Nous avons vu d'ailleurs sa doctrine à l'occasion de la mort de Robespierre. Elle consacrait que les changements doivent venir d'en haut et non d'en bas; que le pouvoir doit se modifier sans laisser de lacune dans son exercice: et la circonstance actuelle était bien pire, puisque, lors de la révolution du 9 thermidor, la Convention, en qui résidait alors le principe du pouvoir, était conservée, tandis que, si aujourd'hui les sections triomphaient, il n'y aurait nulle part aucun pouvoir reconnu. Il accepta donc avec joie le poste offert, et il sauva la Convention.
Barras, qui savait tout ce qu'il lui devait, Barras, dont les goûts antimilitaires, dont la vie molle et voluptueuse était peu en harmonie avec les devoirs dont il se trouvait chargé, crut payer la dette de sa reconnaissance en faisant nommer Bonaparte à sa place au commandement de l'armée de l'intérieur; ainsi Bonaparte arrive presque inopinément à une situation très-élevée, et ce résultat vient de toutes les infortunes qui l'ont poursuivi et dont il a souvent gémi, car, si une disposition générale ne lui eût pas fait quitter l'armée d'Italie, il aurait continué à y servir avec considération, mais d'une manière subordonnée, puisqu'il n'était pas dans les usages et dans la nature des choses qu'un simple général d'artillerie fût choisi pour commander une armée; s'il n'eût pas été rayé du tableau de l'artillerie par Aubry, il aurait été enfoui dans l'Ouest avec ses talents supérieurs, et jamais il n'aurait pu sortir de la plus profonde obscurité. Enfin, si la mission pour Constantinople, si vivement désirée, lui eût été confiée, il aurait échappé à toutes les combinaisons de la fortune. Une série de circonstances, fâcheuses en apparence, lui ouvre donc, en réalité, la route qu'il va parcourir avec tant d'éclat. Grande leçon pour savoir supporter, sans murmurer, les contrariétés que chacun rencontre journellement dans sa carrière.
Bonaparte, devenu général en chef de l'armée de l'intérieur, se souvint de moi et me fit nommer son aide de camp: je reçus l'ordre de le rejoindre. La campagne était finie sur le Rhin; un armistice venait de suspendre toute hostilité, et je me mis avec grande joie en route pour rejoindre le général près duquel j'étais appelé à servir, et qui possédait depuis longtemps mon admiration et mon affection. Je voyageais lentement et par étapes; l'état de ma bourse ne me permettait pas de le faire autrement. En arrivant à Claye, je fus logé près du pont, chez une vieille femme qui me reçut de son mieux et me fit les plus grandes prédictions sur ma fortune et mon avenir. Je n'ai jamais beaucoup cru à de semblables prophéties; cependant celle-là ne m'est jamais sortie de la mémoire. J'arrivai à Paris: je trouvai le général Bonaparte établi au quartier général de l'armée de l'intérieur, rue Neuve-des-Capucines, dans un hôtel dépendant aujourd'hui des affaires étrangères. Il avait déjà un aplomb extraordinaire, un air de grandeur tout nouveau pour moi, et le sentiment de son importance, qui devait aller toujours en croissant. Assurément il n'était pas destiné par la Providence à obéir, l'homme qui savait si bien commander! Il me revit avec plaisir, me reçut avec amitié, et je m'établis dans le bel hôtel ou il logeait pour y remplir mes nouvelles fonctions. Il me questionna beaucoup sur la campagne que je venais de faire, et, peu de jours après mon arrivée, il obtint pour moi le grade de chef de bataillon, auquel je venais d'acquérir des droits. Depuis le 13 vendémiaire la constitution dite de l'an III ayant été mise en activité, le gouvernement se trouvait entre les mains du Directoire: c'est ce pouvoir que je trouvai établi à Paris.
Singulier temps que cette époque: on sortait de la barbarie, de la confusion et des massacres, et on avait, à juste titre, horreur des temps précédents. Malgré cela, on avait maintenu, par la force, au pouvoir ceux mêmes qui avaient concouru à tous ces maux. L'émigration et des événements funestes avaient couvert la France de deuil, brisé la société et rompu tous les liens de famille; mais la société tendait à se reconstituer. Le Directoire unissait à une espèce de pompe la plus grande corruption: Barras, l'un de ses membres, passait, à juste titre, pour un homme débauché, et sa cour l'était par excellence. Quelques femmes du monde, plus que suspectes, en faisaient l'ornement et se consacraient à ses plaisirs; la reine de cette cour était la belle madame Tallien. Tout ce que l'imagination peut concevoir fera à peine approcher de la réalité: jeune, belle à la manière antique, mise avec un goût admirable, elle avait tout à la fois de la grâce et de la dignité; sans être douée d'un esprit supérieur, elle possédait l'art d'en tirer parti et séduisait par une extrême bienveillance. On rendait grâces à madame Tallien de la salutaire influence exercée par elle lors du 9 thermidor; on ajoutait ainsi presque les hommages de la reconnaissance publique au culte rendu à sa beauté. Tallien paraissait alors vivre en bonne intelligence avec elle et jouissait d'une espèce de gloire par suite du rôle qu'il venait de jouer: ainsi une action dont la véritable cause était probablement le danger le plus pressant, et le besoin d'y échapper, avait, dans l'opinion, tout l'éclat du dévouement, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus sublime, de l'action qui consiste dans le sacrifice de soi-même pour l'intérêt des autres. Intime amie de madame Tallien et de Barras, madame de Beauharnais était moins jeune et moins belle que sa compagne. Une dame de Mailli de Château-Renaud, une dame de Navaille, et quelques autres femmes de l'ancienne noblesse, formaient cette coterie et servaient tout à la fois d'exemple et de mobile à la nouvelle société, mélange de grâce, de corruption, de nonchalance et de légèreté, en un mot portant le caractère de l'époque. Tout était cependant encore bien incomplet; à peine existait-il quelques voitures, et la tenue des hommes n'était guère en rapport avec les usages de la bonne compagnie de tous les pays et de tous les temps.
Une chose que l'histoire consacrera, et où l'on trouve l'image des moeurs de ce temps, c'est le bal connu sous le nom de bal des victimes. Personne n'était en situation de faire les frais de nombreuses réunions et de donner des bals; on voulait cependant rappeler les plaisirs, et on eut l'étrange idée de faire une souscription où étaient admis seulement les parents de ceux qui avaient péri sur l'échafaud; ainsi, pour aller se réjouir et pour avoir le droit de danser, il fallait apporter l'acte mortuaire de son père, de sa mère, de son frère ou de sa soeur. On ne comprend pas comment l'esprit et le coeur ont pu tomber dans une pareille aberration, et je ne sais pas si ce spectacle, vu en moraliste, n'est pas plus affreux que celui des massacres. Ceux-ci étaient terribles, le résultat des passions déchaînées, de l'ivresse et de la fureur du peuple; mais ici ce sont les classes élevées, des gens de moeurs douces, qui jouent avec les souvenirs du crime.
Le général Bonaparte faisait assidûment sa cour au Directoire, et à Barras en particulier. Il établit bientôt son ascendant sur Carnot et sur les autres membres du Directoire, car, une fois en contact avec lui, il était impossible d'y échapper. L'ordre de choses existant était d'ailleurs son ouvrage, car le 13 vendémiaire l'avait fondé; mis promptement et avec raison dans le secret des affaires de la guerre, il fut consulté journellement sur celles de l'armée d'Italie; il connaissait mieux que personne, et la valeur des hommes qui s'y trouvaient, et la nature des choses. Mais il est temps de raconter les événements passés dans ce pays depuis le moment où nous l'avons quitté.
Le général Dumerbion, commandant l'armée d'Italie à notre départ, était un homme infirme et incapable, n'offrant pas même l'image d'un général; il fut remplacé par Kellermann, auparavant commandant de l'armée des Alpes; vieux soldat de peu de talents, mais actif et brave, brutal dans ses manières, les circonstances lui avaient donné une sorte de réputation: son nom était mêlé au récit de la retraite des Prussiens en 1792, et son arrivée fut vue avec grand plaisir à l'armée. Cependant ni le nombre de ses troupes ni son peu de talent ne lui permettaient de prendre l'offensive; il trouva l'armée occupant Savone, la Madonna, Saint-Jacques, Saint-Bernard et Ormea; il évacua toutes les positions avancées difficiles à soutenir et prit sagement une bonne ligne de défense, la plus courte possible; partant des bords de la mer à Borghetto en avant d'Albenga, elle se prolongeait à gauche par Saint-Jacques, sur les hauteurs de Garessio, et se liait ainsi avec le col de Tende et les hautes Alpes; il se retrancha avec soin, et l'ennemi prit position en face de lui. Les deux armées restèrent ainsi en présence pendant une partie de la campagne, chacune sur la défensive, les alliés couvrant Savone et Gênes, et toute cette partie du littoral, et les Français tout le reste de la rivière du Ponent et le comté de Nice, en occupant en même temps l'origine des vallées et les cols.
Une surveillance réciproque occasionna pendant l'été une série d'affaires d'avant-poste dont aucune n'eut une grande importance; mais, la paix ayant été faite avec l'Espagne, l'armée des Pyrénées orientales devint disponible et on l'envoya grossir l'armée d'Italie. Le général Schérer, qui l'avait commandée, remplaça le général Kellermann. L'armée d'Italie ainsi renforcée, il était impossible de ne pas reprendre l'offensive: aussi fut-elle résolue, et, le 2 frimaire (23 novembre 1795), l'armée française attaqua l'armée austro-sarde, commandée par le général Devins. Celle-ci avait sa gauche appuyée à la mer, occupant la petite ville de Loano, et sa droite aux montagnes. La victoire fut complète; l'ennemi, chassé de toutes ses positions, perdit toute son artillerie; dix mille prisonniers et un grand nombre de drapeaux restèrent en notre pouvoir. Il effectua immédiatement sa retraite, ou pour mieux dire, sa fuite sur Finale et Savone. Le général Schérer, à la suite d'un succès aussi complet, était le maître d'entrer en Italie; il pouvait achever la destruction de l'armée ennemie et conquérir cette terre promise; mais, manquant à sa destinée, il s'arrêta non loin du champ de bataille et n'osa jamais se hasarder à déboucher dans les plaines du Piémont.
Les circonstances dans lesquelles il se trouvait alors étaient bien meilleures que celles sous l'empire desquelles nous avons, quelques mois plus tard, commencé la campagne.
Le reste de l'hiver se passa dans de simples escarmouches. Les Autrichiens s'occupèrent à réparer leurs pertes, à se rassurer et à faire venir des renforts, tandis que l'armée française souffrait beaucoup de la disette et d'une grande misère. Le général Devins, qui avait si mal opéré, fut rappelé par le gouvernement autrichien et remplacé par le général Beaulieu, jouissant alors d'une bonne et ancienne réputation. Ce général avait fait la guerre avec distinction contre les Turcs, et, sous ses auspices, les Autrichiens avaient obtenu contre nous leurs premiers succès en 1792, sur la frontière de Flandre.
L'hiver s'écoulait à Paris au milieu des plaisirs. Les soirées du Luxembourg, les dîners de madame Tallien à la Chaumière, nom qu'elle avait donné à une maison couverte de paille où elle demeurait, au coin de l'allée des Veuves, près du quai, aux Champs-Élysées, employaient notre temps d'une manière assez agréable. Nous n'étions pas, d'ailleurs, difficiles en fait de jouissances: nous pensions souvent à l'armée, dont les misères ne nous avaient pas dégoûtés; mais rien ne nous indiquait encore que nos désirs d'y retourner seraient bientôt satisfaits. Le Directoire entretenait souvent le général Bonaparte de l'armée d'Italie, dont le général Schérer représentait toujours la position comme difficile, ne cessant de demander des secours en hommes, en vivres, en argent. Le général Bonaparte démontra, dans plusieurs mémoires succincts, que tout cela était superflu. Il blâmait fortement le peu de parti tiré de la victoire de Loano, et prétendait que cependant tout pouvait encore se réparer. Ainsi se soutenait une espèce de polémique entre Schérer et le Directoire, conseillé et inspiré par Bonaparte. Cette discussion ne présageait rien de bon, car Schérer, étant sans aucune confiance, ne pouvait être persuadé. Il annonçait les plus grands revers comme probables, et déclarait que, si l'on ne venait puissamment à son secours, défendre le Var pendant la campagne prochaine était tout ce qu'il pouvait espérer. Le général Bonaparte répondit à ses lamentations en rédigeant un plan d'opérations pour l'invasion du Piémont, le même suivi depuis. Après l'avoir lu, le général Schérer répondit brutalement que celui qui avait fait ce plan de campagne devait venir l'exécuter. On le prit au mot, et Bonaparte fut nommé général en chef de l'armée d'Italie. Au comble de la joie et pleins d'espérances, nous eûmes bientôt terminé nos préparatifs de campagne; mais des intérêts d'une autre nature devaient retarder de quelques jours notre départ.
Le général Bonaparte était devenu très-amoureux de madame de Beauharnais, amoureux dans toute l'étendue du mot, dans toute la force de sa plus grande acception. C'était, selon l'apparence, sa première passion, et il la ressentit avec toute l'énergie de son caractère. Il avait vingt-sept ans, elle plus de trente-deux. Quoiqu'elle eût perdu toute sa fraîcheur, elle avait trouvé le moyen de lui plaire, et l'on sait bien qu'en amour le pourquoi est superflu. On aime parce que l'on aime, et rien n'est moins susceptible d'explication et d'analyse que ce sentiment. Une chose incroyable, et cependant très-vraie, c'est que l'amour-propre de Bonaparte fut flatté. Il a toujours eu beaucoup d'attrait pour tout ce qui se rattachait aux idées anciennes, et, lorsqu'il faisait le républicain, il était toujours sensible et soumis aux préjugés nobiliaires. Je le conçois, j'ai toujours eu moi-même cette manière de sentir. Tout ce qui rappelle des souvenirs grandit à nos yeux; le temps donne à son ouvrage un cachet qui lui est propre et inspire le respect. Une naissance distinguée suppose une bonne éducation; un nom honorable impose des obligations, des devoirs, des habitudes qui rendent meilleur; il inspire des sentiments délicats; tout cela est dans la nature des choses. Mais, que le général Bonaparte se crût très-honoré par cette union, car il en était très-fier, cela prouve dans quelle ignorance il était de l'état de la société en France avant la Révolution. Je l'ai entendu plus d'une fois s'expliquer avec moi à cet égard; enfin, grâce à ses préventions, je serais tenté de croire qu'il imagina faire, par ce mariage, un plus grand pas dans l'ordre social que lorsque, seize ans plus tard, il partagea son lit avec la fille des Césars. Son mariage résolu, il eut lieu le plus promptement possible, mais je n'y assistai pas: je me rendis sans retard à l'armée, et j'étais déjà aux avant-postes, près de Gênes, quand le général Bonaparte arriva à Nice.
Il existait dans le 21e régiment de chasseurs, en garnison à Versailles, un officier que nous aimions assez, Junot et moi: cet officier était Murat. Promu provisoirement, dans les événements de vendémiaire, au grade de chef de brigade (colonel), sa nomination n'avait pas été confirmée, et, quoiqu'il portât les signes distinctifs de ce grade, il n'avait dans son régiment que l'emploi de chef d'escadron. Junot avait aussi été nommé, mais sans confirmation, au grade de chef d'escadron; ainsi tous les deux portaient des distinctions auxquelles ils n'avaient pas droit. Murat apprit le départ du général Bonaparte pour l'armée d'Italie, et il nous exprima le désir de venir avec nous. Je ne sais si les hommes étaient alors meilleurs qu'à présent, mais ce désir ne nous offusqua pas, et nous ne craignîmes ni l'un ni l'autre de partager avec un nouveau camarade le crédit dont nous jouissions: aussi nous lui préparâmes les voies auprès de notre général.
Bientôt après, Murat se présenta au général Bonaparte avec cette confiance qui appartient aux seuls Gascons, et lui dit: «Mon général, vous n'avez point d'aide de camp colonel; il vous en faut un, et je vous propose de vous suivre pour remplir cet emploi.» La tournure de Murat plut à Bonaparte, nous lui dîmes du bien de lui, et il accepta son offre. Le général Duvigneau, chef de l'état-major général de l'armée de l'intérieur, ayant refusé au général Bonaparte de l'accompagner, celui-ci fit choix du général Berthier, jouissant à fort bon marché d'une assez grande réputation; mais il connaissait le pays et avait rempli, pendant la campagne précédente, les mêmes fonctions près du général Kellermann. Sur ma proposition et à ma recommandation, le colonel Chasseloup-Laubat fut choisi pour commander à l'armée d'Italie l'arme du génie. Je reçus pour instruction, en précédant le général en chef à l'armée, d'aller visiter les principaux cantonnements de la rivière de Gênes, et de lui rendre compte, à son arrivée à Albenga, de la situation des troupes et de l'esprit qui les animait. En le quittant, il me dit: «Allez, je vous suivrai de près, et dans deux mois nous serons à Turin ou de retour ici.» Ses succès ont bien dépassé les limites de sa prophétie.
«Camp de Saint-Ours, 4 juillet 1793.
«Nous sommes fort tranquilles ici, mon cher père; les Piémontais sont de même, et, si nous n'attaquons pas, je crois que nous ne courrons pas de grands risques. Le général Kellermann est venu hier visiter notre position; je l'ai accompagné à quelque distance d'ici.--Il a, je crois, des vues ardentes; j'ignore quels sont ses moyens.
«J'ai été témoin, il y a quelques jours, d'une scène bien affreuse. Un général a été amené de chez lui au camp par les soldats, hué, et ensuite envoyé honteusement, à pied, à Barcelonnette et jeté dans les prisons. Tel est le sort du général Rossi.
«Voici, en quatre mots, son histoire: il est Corse, et commandait dans le canton à mon arrivée; les jours précédents, il avait fait une entreprise sur les Piémontais; elle avait réussi; ensuite une retraite honteuse avait fait abandonner tous les avantages, et le peu de combinaison de l'attaque avait amené quelques malheurs. Les soldats ont pris pour trahison ce qui, probablement, n'était qu'entière ignorance et le fruit de l'opinion que chacun a de lui-même aujourd'hui. Bref, la haine la mieux prononcée les a tous enflammés, et, sans la fermeté des officiers, sa vie n'était pas en sûreté. Les députations de tous les corps l'ont traduit ici devant l'armée; les députés n'étaient sûrement pas de ses bons amis; eh bien, d'après l'ordre de leur chef, ils l'ont défendu au péril de leur vie contre un peuple qui s'était assemblé des environs pour lui arracher la vie et qui était altéré de son sang. J'ai vu avec plaisir qu'il n'est pas seulement venu dans la tête de mes canonniers d'être de l'équipée. Kellermann a reproché aux soldats leur faute, et pas un seul n'a élevé la voix pour se justifier.
«Je me plais fort au camp; mes occupations multipliées y influent sans doute beaucoup. Mon sort, fort heureux, m'a placé auprès d'un corps d'officiers fort bien composé; je crois avoir l'attachement des soldats; il ne me manque donc que l'assurance des bontés de mes tendres parents.
«Adieu, mon tendre père,» etc., etc.
«Camp de Saint-Ours, 10 juillet 1793.
«Je reçois dans ce moment même, ma bonne mère, les deux lettres que vous avez bien voulu m'écrire le 20 et le 28. J'en avais un vif besoin, car, depuis plus de trois semaines, je n'avais eu de vos nouvelles; je les attendais avec bien de l'inquiétude et bien de l'impatience; enfin mes désirs sont satisfaits.
«Nos travaux ne diminuent pas, ma chère mère; au contraire, ils augmentent; je n'en suis pas fâché, puisque je les dois à la confiance que je suis assez heureux d'inspirer et à l'opinion avantageuse que l'on veut bien avoir de mon instruction.
«Je me trouve commander l'artillerie de deux corps distants d'entre eux d'une lieue environ; c'est pour communiquer librement de l'un à l'autre que j'ai fait faire le chemin dont je vous ai parlé; il est achevé, et j'ai eu la gloire, hier, d'y faire passer quatre pièces de canon avec tout leur attirail sans aucun accident.
«Celui qui nous commande ici est un vieux militaire qui a seize campagnes par-devant lui. Il rejette les avis de tous ceux qui imaginent lui en donner; plus favorisé, il m'en a demandé, et profite presque toujours des idées que je lui donne. Il a confiance en moi; trop heureux si vraiment je la mérite; bref, il m'a chargé entièrement d'un ouvrage d'une haute importance: c'est la construction d'un camp retranché qui nous servirait de citadelle en cas d'échec. J'ai accepté; je l'ai entrepris et j'ai achevé mon tracé; il est bien vite accouru pour le voir, et il m'en a fait compliment. Il invite tous ceux qu'il rencontre à aller voir mon ouvrage. Plusieurs officiers supérieurs sont venus l'examiner, et j'ai été assez heureux pour obtenir leur approbation.
«Le travail de cette fortification n'est point une application pure et simple des principes établis dans l'artillerie. Le terrain n'était pas régulier, le site était varié: il a fallu profiter des avantages et remédier aux inconvénients. Toutes les gorges sont enfilées, tous les points sont battus: mon but est rempli. Pour vous faire voir, ma tendre mère, que cet ouvrage n'est pas un jeu, j'ajouterai que, fini, il aura plus de trois cents toises de développement. J'ai été, il y a quelques jours, à Tournoux pour voir le général Gouvion, qui commande en chef dans cette partie. C'est un homme de mérite, et qui sort de l'artillerie. Il m'a témoigné une confiance que je suis bien glorieux d'obtenir; il a bien voulu, devant plusieurs personnes, louer des talents que vraiment je n'ai pas et qu'à peine j'espère acquérir un jour.
«Ce grand ouvrage de ma fortification fini, ma tendre mère, je suis chargé d'un autre non moins important: c'est de la construction de deux redoutes, l'une sur un rocher, l'autre dans une vallée. Ces trois points, également difficiles, interceptent tous les moyens de passage. Tous les jours ma puissance augmente; je vais me trouver commander seul seize pièces de canon et cent hommes. J'espère cependant obtenir un officier qui me secondera au moins dans ce qui regarde une grossière pratique manuelle.--Vous désirez, ma tendre mère, avoir quelques détails sur ma manière de vivre ici: les voici. Je me trouve fort bien sous la toile, à une chaleur excessive près. J'ai acquis quelques petits meubles qui m'étaient absolument nécessaires: j'ai vécu quelque temps seul. J'ai fait depuis connaissance avec des officiers du régiment d'Aquitaine, qui sont fort aimables et dont je suis très-heureux de me trouver le voisin. Notre nourriture n'est pas recherchée, mais elle est saine: c'est du pain de munition, du boeuf et de la soupe. Le vin ne doit pas être oublié; car, après des fatigues aussi réelles, il est très-utile: j'ai senti son importance en essayant de m'en priver; aussi ai-je renoncé à ce projet. Je m'en trouve fort bien: il ne me manque que le bonheur de voir mes tendres parents,» etc.
«Quartier général de Certamussa, 2 août 1793.
«Vous verrez par la date de cette lettre, mon cher père, que le lieu de ma résidence est changé. En voici la cause: les généraux qui commandent ici ont bien voulu me confier plusieurs opérations militaires; j'ai été assez heureux pour m'en bien acquitter, et le général Gouvion a désiré m'avoir près de lui. J'y suis venu, en lui témoignant toute ma reconnaissance, et je n'ai pas trouvé un seul instant pour vous écrire, ayant été, depuis, chargé de travaux difficiles et périlleux.
«Je viens d'être interrompu en écrivant cette lettre; les Piémontais viennent de chercher à inquiéter les travailleurs dont j'ai tracé l'ouvrage ce matin. Des coups de canon, tirés de mes batteries, nous ont annoncé ce dont il était question: j'ai quitté cette lettre pour me mettre au fait. Je suis parti avec le général Gouvion, le général Kercaradec et leur suite; nous nous sommes avancés, et la cour dorée a été saluée de trois obus qui sont venus tomber à quinze pas de nous et dont un éclat a blessé légèrement le général Gouvion à la main, et un autre le cheval d'un officier d'état-major.
«Si vous avez reçu mes dernières lettres, mon cher père, vous devez savoir que je me suis trouvé à différentes affaires: je vais vous en rendre compte.
«J'avais été chargé par le général de faire construire différentes batteries et de les placer de manière qu'elles battissent une partie de la vallée de Larche. On m'avait donné aussi l'ordre de faire faire des chemins de communication. J'y travaillais lorsque, le 16 juillet, je reçus une lettre du général Kercaradec, qui m'apprenait qu'il fallait que tout fût prêt pour le 17. J'employai tous les moyens imaginables, et mes travaux furent achevés dans la nuit du 17 au 18 à minuit.
«Vers une heure du matin je fis monter toutes mes pièces, et, à trois heures, un détachement de grenadiers formait l'attaque d'une montagne très-élevée et qui nous était très-importante.--La nature du pays empêchait à une nombreuse artillerie de pouvoir nous être utile; aussi, pour l'action, tout fut réduit à quatre pièces, deux de huit, qui restèrent éloignées et dont l'effet fut à peu près nul, et deux de quatre que je commandais, et qui ont sauvé notre petite armée.
«Nous étions en bataille, dans la vallée, environ deux bataillons; l'ennemi était plus nombreux que nous et était en potence devant un village nommé Maison-Méane. Il fit un mouvement et envoya un fort détachement pour s'emparer des hauteurs. Nous répondîmes par un mouvement semblable et nous avançâmes. Je fis alors prendre à mes deux pièces une position avantageuse sur la gauche. Je fis tirer quelques coups de canon sur l'ennemi immobile; il devint bientôt fort mobile et démasqua le village.
«Un détachement du régiment de Neustrie avança en prenant sur la droite; les ennemis firent marcher à eux une colonne formidable qui suivit un chemin qui sépare la montagne de la rivière; elle avançait rapidement, et avait devancé le village de trois cents pas quand je fis tirer sur elle. Les deux premiers coups frappèrent au milieu et la mirent en désordre; les coups suivants firent aussi du mal, mais de ma vie je n'ai vu courir si rapidement. Elle disparut et se retira dans un bois de sapin où le détachement de Neustrie passa la rivière pour la poursuivre.--Le village de Maison-Méane fut évacué.--Un détachement d'Aquitaine s'en empara; je dispersai avec mes pièces quelques petits postes qui tenaient encore sur la gauche. Je fis avancer mes pièces encore jusqu'à une certaine distance, et, seul, j'allai à Maison-Méane observer le local. À peine y fus-je arrivé que, de leur camp, qui est retranché, on nous tira des coups de canon dont les boulets vinrent tomber à quelques pas de moi. Je me portai à la droite; j'y vis une fusillade très-vive de nos soldats contre ceux qui étaient retirés dans les sapins. Les balles sifflaient à mes oreilles, mais ne me faisaient pas la moindre impression; elles me paraissaient un jeu d'enfant en comparaison des boulets.--Un soldat de Neustrie fut tué fort près de moi.--Alors, sentant que nos troupes un peu en désordre allaient être foudroyées par le canon de l'ennemi et par la colonne qui s'avançait sur nous parfaitement en ordre, d'ailleurs, croyant qu'en arrêtant l'ennemi de front on pouvait le tourner par la gauche et le forcer de rétrograder, j'envoyai une ordonnance pour faire arriver les pièces; je ne me servis que d'une seule, le lieu étant trop étroit. Le feu commença d'une manière très-vive. J'estime, au feu que les ennemis ont fait, qu'ils avaient six pièces de trois; à ce moment la retraite battit, je restai; les boulets arrivaient en nombre prodigieux; la colonne ennemie qui était avancée fut obligée de se replier, et elle se rallia derrière une hauteur une deuxième fois, une troisième fois enfin. Je soutins, avec ma seule pièce, son feu pendant une heure et demie; enfin elle reparut plus nombreuse encore; les troupes avaient déjà gagné du terrain en arrière quand le village fut, en grande partie, abandonné; j'ordonnai la retraite à mes canonniers; je les fis aller très-vite, et je leur montrai, à l'instant où ils partirent, la position qu'ils iraient prendre. Pour moi, ne voulant pas qu'on crût que je voulais fuir le danger, je me retirai au petit pas et à l'agréable son du sifflement des boulets qui traversaient le chemin que je parcourais.--J'arrivai à mes pièces, et, lorsque quelques pelotons ennemis voulurent suivre nos troupes, je fis faire un feu dont l'effet fut le plus heureux.--Nous restons dans cette position et maîtres de la moitié de la vallée et de la montagne que nos grenadiers avaient attaquées.--Notre perte a été peu considérable; elle se réduit à quelques hommes tués et à vingt ou trente blessés.--Le général Gouvion a eu son cheval blessé d'un boulet, et, si un quart de minute avant il n'eût pas changé de position, il était coupé en deux. Les canonniers autrichiens ont tiré sur nous parfaitement dans la direction, mais toujours trop haut, heureusement. Le combat finit à midi, après avoir duré huit heures. J'étais harassé de fatigue, et, sans le secours d'un peu d'eau-de-vie, j'aurais bien senti le besoin de manger, car, depuis la veille, je n'avais rien dans l'estomac.--Le lendemain, je reçus l'ordre du général Kercaradec d'aller sur la montagne que nous avions prise pour faire faire les travaux qui en assuraient la possession. J'y passai quarante-huit heures au bivac, et j'y fis travailler, malgré une grêle de coups de fusil qui étaient tirés de l'autre côté d'un ravin de cent pas de large.--J'y perdis un caporal, et un grenadier qui eut les reins cassés.
«Depuis ce temps, j'y ai établi une batterie.--Le 27 et le 28, nous avons eu une canonnade de cinq heures. Dans peu, mon cher père, les ennemis n'occuperont plus la belle position qu'ils ont maintenant: c'est encore l'affaire de quatre jours.--Voilà, mon cher père, de bien longs détails; je désire qu'ils vous intéressent. Si je n'eusse écouté que mon amour pour vous et ma bonne mère, j'aurais rempli ces six pages des marques de mon tendre et respectueux attachement, je vous aurais encore dit tout ce que les témoignages de votre tendresse me font éprouver de bonheur.»
«Quartier général de Saint-Paul, 4 septembre 1793.
«Je reviens, ma bonne mère, d'une expédition où nous avons eu du succès. Il était très-important pour nous de nous emparer de trois villages que notre affaiblissement nous avait forcés d'abandonner aux Piémontais. Ces villages couvrent plusieurs ravins praticables qui aboutissent à l'important poste du col de Nave, qui, si nous n'en étions pas maîtres, nous couperait toute retraite. Ces villages étaient occupés par des Autrichiens, il fallait les en chasser; et, comme les chemins sont impraticables pour l'artillerie, j'ai demandé à y aller en faisant les fonctions d'officier d'état-major.
«Nous avons marché sur trois colonnes, et, si celle de gauche n'eût pas été arrêtée dans sa marche par des obstacles, nous aurions fait beaucoup de prisonniers. Bref, j'étais à la colonne du centre, et nous sommes arrivés jusqu'à cinquante pas du premier village. Ils venaient d'être avertis, étaient en batterie devant le village et marchaient à nous. Ils nous ont fait une décharge; nous leur avons riposté, et ils nous ont tourné le dos.--Nous les avons poursuivis, et nous en avons pris neuf, dont un cadet.--Le deuxième poste ne nous a pas attendus, il s'est retiré subitement dans les rochers. Nous les y avons suivis, et les intrépides chasseurs de l'Isère montaient par des endroits presque impraticables, malgré les coups de fusil des ennemis.--Ceux-ci se sont repliés de roche en roche, et enfin en ont occupé une, qui est vraiment inaccessible et où on trouve l'avantage d'être à l'abri.--Sentant qu'on ne pouvait pas les attaquer de front, j'ai pris deux ou trois compagnies qui étaient dans le bas, et j'ai grimpé à leur tête une haute montagne, d'où je pouvais les tourner en les prenant par leur gauche.--Ils ne nous ont pas attendus, ce qui est une grande lâcheté, car le poste était si avantageux, qu'ils pouvaient y tenir longtemps.--Au signal de la retraite, nous nous sommes repliés sur les villages, et, les grand'gardes placées, nous sommes revenus à Saint-Paul après une absence de dix heures.»
«Toulon, 26 décembre 1793.
«Mes chers parents, vous êtes instruits de la nouvelle qui, dans ce moment-ci, occupe toutes les têtes:--Toulon est en notre pouvoir,--et nous ne pouvions guère nous flatter d'un succès aussi prompt. Il a dépendu d'un calcul tout simple, et qui ne pouvait manquer d'être fait par les Anglais, gens toujours occupés de leurs plus véritables intérêts.
«Deux points élevés dominent Toulon du côté d'Ollioules, c'est-à-dire du côté où était la majeure partie de l'armée. Ces deux points étaient occupés par deux redoutes faites avec le plus grand soin, d'une capacité immense, mais tracées sans génie, sans intelligence. L'une des deux couvrait directement la place, l'autre directement le passage de la petite à la grande rade.--Il est bon de vous faire observer que ce passage peut avoir cinq cents toises de largeur, et que des batteries, établies à chaque pointe ou seulement à l'une d'elles, le rendaient impraticable.
«Cette redoute, qui défendait l'approche de cette langue de terre appelée l'Aiguillette, était soutenue par trois autres qui étaient placées successivement sur des points élevés jusqu'à la mer.--Elle avait d'ailleurs un avantage bien réel, celui de n'être dominée par rien. Les ennemis, pour la mettre plus en sûreté, avaient multiplié les travaux. Elle était précédée de haies, de chevaux de frise, de palissades. Aussi la croyaient-ils imprenable. L'expérience leur a montré le contraire.
«Quatre de nos batteries réunissaient leurs forces pour l'accabler; deux autres, battant la mer, empêchaient les pontons de venir sur les flancs de l'Aiguillette pour nous incommoder. L'attaque disposée, tout combiné pour la rendre utile, les batteries firent pendant quarante heures un feu soutenu pour chercher à démonter celles de la redoute.--On jeta une grande quantité de bombes, qui rendirent la redoute presque inhabitable.--On assembla sept mille hommes, dont on forma trois colonnes qui attaquèrent la redoute à trois heures du matin, le 26 frimaire. Cette redoute était défendue par environ quinze à dix-huit cents hommes, la plupart Anglais. Le combat fut vif, mais ne fut pas fort long. Nous emportâmes la redoute, et il fallait être Français pour tenter et exécuter un semblable projet.--L'artillerie, à l'instant de l'attaque, devait faire peu de chose; aussi la quittai-je pour marcher à la tête d'une colonne d'infanterie, et j'eus le plaisir d'entrer dans la redoute au bruit du canon et des fusils.--Cette affaire nous a coûté deux cents hommes tués et mille ou douze cents blessés.--Les cinq ou six personnes les plus proches de moi furent tuées ou blessées.--Les ennemis ont perdu à cette affaire beaucoup de monde.--Ils se replièrent dans les autres redoutes; on aurait dû les y attaquer; mais la victoire avait désuni nos braves soldats, et il n'était guère possible de le tenter. On s'arrêta là.--La redoute était fermée; on avait beaucoup de facilité pour s'y défendre.--On me chargea d'établir les batteries qui devaient les chasser des postes qu'ils occupaient encore.--Je le fis sous le feu de leurs vaisseaux, qui tiraient environ cent coups par minute sur le point où nous travaillions.--Je perdis vingt hommes, la besogne fut achevée, et douze bouches à feu mirent la redoute en sûreté.--Les Anglais, qui occupaient la pointe de l'Aiguillette, ne s'y crurent pas en sûreté: ils se rembarquèrent, mais avec tant de finesse, qu'il fut impossible de les inquiéter dans leur retraite.
«L'attaque avait été générale et la gauche avait eu aussi des succès.--Elle s'était emparée de la montagne du Pharon, qui domine de fort près le fort qui porte le même nom et le fort Rouge.--Il était difficile que les ennemis y tinssent alors; mais, avant de l'évacuer, ils auraient pu essayer de reprendre cette montagne.
«La deuxième redoute dont j'ai parlé et qui couvre directement Toulon est dominée, quoique d'un peu loin, par le fort Rouge.--Cette raison est peut-être une de celles qui l'ont fait abandonner; mais elle n'était pas suffisante.--Le fait est que les Anglais ont fait le calcul suivant: ils ont mieux aimé abandonner Toulon que de risquer de perdre leur flotte, ou, au moins, le monde nécessaire à la défense de la place, ce qui était infaillible; car, une fois nos batteries établies à l'Aiguillette, la communication de la ville était impossible avec la pleine mer, et la retraite de la garnison absolument fermée: elle ne pouvait plus s'échapper.
«Au reste, après les échecs que les troupes combinées avaient reçus, elles pouvaient encore, quoique Toulon ne soit pas aussi fort que plusieurs de nos villes du Nord, se défendre deux mois en suivant les règles établies par l'art, et nous faire perdre quinze mille hommes. Grâce à l'heureuse étoile qui nous protége, notre but est rempli sans avoir répandu autant de sang.
«Les Anglais se sont tant pressés de partir, qu'ils ne nous ont pas fait, à beaucoup près, le mal auquel nous nous attendions, c'est-à-dire qu'il est nul ou presque nul. L'arsenal est conservé dans son entier; les bois de construction, la superbe corderie, sont tels que l'on peut désirer qu'ils soient. Le port n'est point encombré; il contient encore douze vaisseaux de ligne de cent trente, cent, et soixante-quatorze canons,--et trois frégates prêtes ou à peu près à mettre à la voile.--Les ennemis nous ont seulement brûlé deux vaisseaux, une frégate, et nous en ont coulé autant.
«Plus j'observe l'esprit de nos soldats, plus je vois celui de nos ennemis, plus je vois la supériorité du caractère français.--Il y a du plaisir à voir nos compatriotes braver les dangers et courir à la gloire avec autant d'enthousiasme; il est indubitable que l'on ne trouve point ce caractère prononcé chez les autres nations: j'ai vu assez d'exemples pour pouvoir hasarder ce jugement.»
«Au quartier général de Toulon, le 6 de nivôse an II de la République française (26 décembre 1793) 3.
LE GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE, CHARGÉ DU SIÉGE DE TOULON, AU PRÉSIDENT DE LA CONVENTION NATIONALE.
«Citoyen président, je te prie de communiquer à la Convention un court mémoire que j'ai cru nécessaire de publier pour redresser l'opinion publique, que de fausses relations peuvent induire en erreur sur la prise de Toulon; il est dicté par la plus scrupuleuse impartialité et par la vérité, que j'aime autant que la République.
«Nous aurions pu t'envoyer les drapeaux des esclaves que nous avons combattus, et dont nous avons trouvé un grand nombre dans les postes avancés; mais nos braves frères d'armes n'ont pris que les drapeaux emportés sur la brèche, ou arrachés des mains d'un ennemi, et ils auraient rougi d'une trivialité qui ne doit plus en imposer à personne. J'aurais pu me donner quelque éclat personnel en prenant les devants pour annoncer un si grand événement; mais Toulon était pris, j'y avais contribué de toutes mes facultés, c'était assez pour moi: la gloire doit être tout entière à mes braves frères d'armes. Je cherche encore dans l'obscurité des rangs les soldats qui se sont distingués, et je ne publierai les noms des officiers qu'après avoir fait connaître ceux qui les ont secondés.
«Salut et fraternité,
DUGOMMIER.»
«Je ne me suis pas empressé de donner les détails les plus essentiels de la réduction de Toulon parce que je devais croire que beaucoup d'autres pouvaient se livrer à ce doux loisir et satisfaire la curiosité du public sans préjudicier à de plus importantes occupations.
«Toulon est pris: ces trois mots suffiraient aux quatre coins de la République, au moment où l'armée républicaine eut la gloire d'entrer dans les murs de la ville rebelle. Les détails, pour être exacts, ne pouvaient venir qu'après la collection et la connaissance des faits, surtout lorsqu'ils se passaient dans des positions opposées et éloignées. J'ai vu quelques relations imprimées qui blessent la dignité républicaine et dégradent, je le dis avec regret, le mérite de nos braves frères d'armes, en publiant qu'ils n'ont trouvé, en entrant dans Toulon, que de vils troupeaux. Effaçons promptement une impression défavorable qu'un récit infidèle, dicté par la précipitation (si ce n'est par un autre motif moins excusable), a pu laisser dans l'opinion publique.
«Il n'est personne qui, connaissant Toulon et ses défenses, ne vît que son côté faible était celui d'où l'on pouvait approcher les escadres combinées et diriger sur elles des bombes et des boulets rouges; il n'est personne qui, connaissant la marine, ne sache que jamais vaisseau ne les attendit.
«La position qui nous donnait plus facilement cet avantage sur l'ennemi était sans contredit le promontoire de l'Aiguillette; les autres étaient trop couvertes par Lamalgue et les fortifications environnantes; maîtres de l'Aiguillette, nous ordonnions impérativement aux ennemis d'évacuer le port et la rade. Cette évacuation forcée répandait la consternation dans la ville; la consternation nous la livrait, et tout ce qui est arrivé est parfaitement conforme au projet déposé au comité de salut public il y a un mois. Cette mesure fut donc arrêtée par un conseil de guerre tenu à Ollioules, qui décida qu'on attaquerait la redoute anglaise, la clef du promontoire; qu'en même temps on se porterait sur Pharon, et que dans tous les autres postes républicains on simulerait à la fois des attaques qui présenteraient le plan d'une attaque générale.
«Il fallut, en conséquence, rassembler et établir les moyens convenables au succès du plan. L'affaire du 10 frimaire, où l'on fit prisonnier le général anglais, retarda nos mesures, surtout concernant les cartouches d'infanterie, dont on fit, dans cette journée, une incroyable consommation; enfin, le 26 du même mois, nous crûmes être en état d'attaquer; l'ordre fut donné, et le feu de toutes nos batteries, dirigé par le plus grand talent, annonça à l'ennemi sa destinée. Tandis que nous faisions entendre nos dernières raisons, nos colonnes offensives s'organisaient et attendaient la nuit pour se mettre en marche; la journée fut affreuse; une pluie continuelle et toutes les contrariétés qu'entraîne le mauvais temps pouvaient attiédir l'ardeur de nos guerriers; mais tous ceux qui avaient juré sincèrement le triomphe de la République ne montraient que l'impatience d'entendre battre la charge. Ce moment arriva le 27, à une heure après minuit. Une colonne eut ordre de marcher sur l'extrémité inférieure du promontoire pour couper la double communication du camp ennemi avec la mer et avec la redoute anglaise; une autre était réservée à attaquer, par l'extrémité supérieure, le front de ladite redoute, qui, pendant la journée, avait été très-maltraitée par nos batteries. Ces deux mesures rendaient nul le feu intermédiaire de la redoute anglaise, de sa double enceinte et des autres redoutes dont elle était flanquée; elles furent négligées, ces mesures, par ces circonstances forcées si ordinaires à la guerre, et surtout dans un temps où il est assez difficile de faire exécuter tout ce qui est un peu combiné. Les deux colonnes, ou, pour mieux dire, une faible portion de ces colonnes se porta tout entière sur la redoute anglaise; pendant plus de deux heures ce fut un volcan inaccessible; tout ce que l'audace dans l'attaque, l'opiniâtreté dans la défense peut offrir en spectacle fut épuisé de part et d'autre. Mais enfin l'opiniâtreté céda à l'audace, et nos braves frères d'armes entrèrent triomphants dans la redoute. Elle était défendue par une force majeure en hommes et en armes, armée de vingt-huit canons de tout calibre et de quatre mortiers; elle était défendue par une double enceinte, un camp retranché, des chevaux de frise, des puits, des buissons épineux, et par le feu croisé de trois autres redoutes. Enfin, on peut dire avec vérité que c'était le chef-d'oeuvre de l'art, qui prouvait combien l'ennemi savait apprécier la position dont elle gardait l'entrée. Cette redoute, dominant tout le promontoire, nous en assurait la conquête, si nous y entrions. L'ennemi simula une résistance sérieuse, et couvrit adroitement sa retraite. Il égorgea dans ses postes ses chevaux et ses mulets; il abandonna une immense quantité de munitions de toute espèce, plus de cent bouches à feu, mortiers et canons, épars sur le promontoire; près de cinq cents prisonniers, des tas de cadavres, une foule de blessés, enfin l'Aiguillette en notre possession, rendirent cette action décisive. Comme on l'avait prévu, les vaisseaux se retirèrent au large, et Toulon trembla; ses redoutes Rouge, Blanche, Pornet, Malbosquet, furent successivement évacuées; les hauteurs de Pharon avaient déjà été enlevées par notre division de l'est dans l'attaque combinée; et ce double succès fit évacuer aussi de ce côté les forts Pharon, l'Artigues, Sainte-Catherine, et la redoute du cap Brun. Ces différentes positions furent aussitôt occupées par les troupes de la République. Voilà le tableau exact des journées des 27 et 28 frimaire; il n'y manque qu'un trait, que je réservais pour l'embellir et le rendre plus cher au peuple; qu'il y voie donc ses représentants donnant au milieu de la nuit la plus dure l'exemple de la constance, au milieu du combat l'exemple du dévouement. Salicetti, Robespierre, Ricors et Fréron étaient sur le promontoire de l'Aiguillette, et Barras sur la montagne du Pharon; nous étions tous alors volontaires; cet ensemble fraternel et héroïque était fait pour mériter la victoire. Elle était à nous, complète; nous l'ignorions encore, parce que la ville était toujours protégée par Lamalgue, par ses remparts soigneusement fermés et par la ligne des vaisseaux, qui faisaient bonne contenance; cependant les ennemis attendaient tous avec une douloureuse impatience la nuit pour fuir nos bombes et nos échelles; nous n'en fûmes avertis que par le feu mis à la tête du port et à quelques magasins. Nous nous approchâmes aussitôt; Lamalgue tonnait toujours et nous avertissait que l'évacuation n'était pas encore achevée; enfin les portes de la ville s'ouvrirent, et quelques habitants se disant républicains nous invitèrent à y entrer. Notre première attention se porta sur l'arsenal et les vaisseaux qu'il fallait préserver des flammes; on prit également les précautions qu'exigeaient les poudrières.
«Nous ne pouvions craindre de voir sauter la ville, comme on l'a écrit; absurdité pour ceux qui la connaissent, erreur pour les autres. Nos ennemis, saisis d'une terreur panique, s'étaient précipités dans toutes sortes d'embarcations, et trouvèrent en grande partie la mort où ils croyaient trouver leur salut. Les autres se réfugièrent aux îles d'Hyères avec leurs vaisseaux.
«Ce jour mémorable, qui a rendu à la République son plus beau port, qui a vengé la volonté générale d'une volonté partielle et gangrenée, dont le délire a causé les plus grands maux; ce jour a réellement éclairé, plus tôt qu'on ne s'y attendait, le triomphe des Français républicains et la honte de la vile coalition qu'ils ont combattue. Son trésor délaissé, un butin immense en subsistances, en munitions de guerre, rachètent au centuple quelques vaisseaux brûlés ou enlevés, quelques magasins incendiés.
«Enfin l'égalité, la liberté relevée pour toujours, dans le midi de la France, par ce grand événement, voilà ce qu'il fallait présenter à l'histoire, et non des gémissements qu'on n'a point entendus, des risques que l'on n'a point courus, des troupeaux que l'on n'a point vus; enfin des petits détails qui ont encore le malheur d'être la plupart controuvés.
«Quelques faits particuliers compléteront cette esquisse, tracée par la plus scrupuleuse exactitude, et j'ose dire par une sévère impartialité. J'en appelle à mes braves frères d'armes, qui ont vu de près le fond du canevas.»
«Le 6 nivôse an II (26 décembre 1793).
«Rien de plus glorieux pour les armes de la République et pour les braves sans-culottes, rien de plus utile à l'affermissement de la souveraineté nationale que le triomphe complet obtenu sur l'infâme Toulon et sur les despotes coalisés qui s'y étaient rassemblés; toute la France se réjouit de vos succès; combien tous ceux qui y ont concouru doivent s'estimer heureux! S'ils avaient entendu les cris de joie dont les voûtes de la Convention nationale ont retenti à la lecture des dépêches, ils auraient joui doublement du bonheur public, et ils auraient senti que la plus belle récompense est de pouvoir se dire qu'on a concouru à sauver son pays et à le délivrer des tyrans qui voulaient l'asservir.
DUGOMMIER,
«Général en chef.»
«Au fort de la Montagne, 12 janvier 1795.
«Que de douloureuses inquiétudes n'aillent pas troubler votre repos, ma chère mère! Ce serait un mal ajouté à celui de notre séparation. Envisagez le métier que je fais sous des couleurs plus riantes; voyez votre fils remplir ses devoirs avec zèle, mériter de son pays et servir la République. Voyez-le, toujours digne de vous et formé par les événements, courir dans vos bras lorsqu'une fois la douce paix aura plané sur la France.--Les fruits de nos travaux seront bien doux, quoiqu'ils aient été quelquefois arrosés par des larmes. Mais pourquoi jeter un regard en arrière et envisager nos malheurs passés? Nous sommes au moment de jouir, et nous sentirons mieux le prix du bienfait qui nous est réservé.--Serions-nous dignes de posséder la liberté si nous n'avions rien fait pour l'obtenir?
«Il est arrivé ici un ambassadeur de Toscane.--Il est parti pour Paris; je le connais, et j'ai dîné l'été dernier avec lui chez l'envoyé de France à Gênes. Ses opinions politiques sont connues, et le choix que l'on a fait de lui ne peut être que d'un très-bon augure. Voici, en peu de mots, son histoire.
«Son attachement à la Révolution française lui avait suscité beaucoup d'ennemis; il eut une affaire avec un homme de la cour du grand-duc et le tua. Quoiqu'il fût très-lié avec le prince, les réclamations de la famille de son ennemi le firent exiler à Gênes, pour la forme seulement. Il épiait et sondait là les opinions. Enfin il vient d'en être tiré et chargé d'une mission importante, puisqu'il s'agit des intérêts de deux nations. Il montrait, à l'époque où je l'ai vu, beaucoup d'intérêt pour la République. Je crois que le bruit de nos préparatifs a un peu fait hâter cette mesure.
«On emploie toujours tous les moyens pour accélérer notre départ.--Je reviens de Marseille, où j'ai vu embarquer les vivres avec beaucoup de célérité. Il y a à parier que, pour le 15 de pluviôse, nous partirons.»
«Au fort de la Montagne, 21 janvier 1795.
«Les préparatifs de l'embarquement continuent, mon cher père, et ils commencent à tirer à leur fin.--Je m'embarquerai sur l'Helvétie, bâtiment marchand de cinq cents tonneaux et armé de vingt pièces de canon, qui a été dévolu à l'état-major de l'artillerie.
«Je viens de revoir ici un homme auquel je suis bien attaché, et qui le mérite sous tous les rapports: c'est le général Gouvion. J'ai connu sous lui les premiers travaux et les premiers dangers de la guerre; il est doux de s'en retracer l'image et de voir l'objet qui vous les rappelle.--L'intérêt qu'il veut bien me porter est d'ailleurs un assez grand titre à ma reconnaissance;--il vient de l'armée des Alpes et va à celle d'Italie avec le général Vaubois, dont vous vous rappelez sans doute, et dont j'ai été bien aise de faire la connaissance.
«Adieu, mon tendre père,» etc., etc.
«En rade du fort de la Montagne, 3 mars 1795.
«C'est le pied dans l'eau, ma bonne mère, que je vous écris. Nous avons tous reçu l'ordre, hier, de nous embarquer, et nous avons couché à bord. Nous sommes à merveille; je suis pourvu de tout ce qui m'est nécessaire; depuis longtemps, j'avais prévu tous mes besoins et je m'étais occupé à les prévenir.
«L'escadre a mis à la voile le 11. Elle offrait un brillant spectacle. Elle n'a pas encore vu les Anglais, mais elle les cherche pour les combattre.
«Notre destination est enfin arrêtée. La paix faite avec la Toscane a fait renoncer au projet d'aller à Livourne, et nous allons décidément en Corse. Cette paix a fait sensation ici; elle va nous ramener l'abondance. Voilà déjà un des bienfaits de cette convention.»
«À bord du brick l'Amitié, en rade de Toulon, 8 mars 1795.
«Nous sommes toujours embarqués, mon cher père, et nous nous consolons de notre exil. Le séjour d'un vaisseau n'est pas bien amusant, surtout lorsque l'on est dans une inactivité semblable. Cependant l'espoir de partir nous fait attendre patiemment.
«Une lettre écrite aux représentants par le ministre de France à Gênes, Villars, nous apprend que l'escadre anglaise est réduite à neuf ou dix vaisseaux; que, poussée par la nôtre, elle a été obligée de se réfugier à Livourne, où elle s'occupe à refaire ses équipages fatigués et à réparer ses vaisseaux délabrés; et qu'enfin l'escadre française qui croise devant la rade de cette place l'y tient renfermée et lui fait jouer le rôle qui a été son partage l'an passé au golfe de Juan.
«Cette nouvelle a tout le caractère de la vérité; elle assure à notre expédition des succès qui couronnent nos efforts: et bientôt, je l'espère, nous acquitterons les lettres de change tirées sur nous par les autres armées de la République.
«Toute l'armée est impatiente de voir tous ces projets s'effectuer.
«Les nouvelles de l'armée d'Italie ne sont pas aussi satisfaisantes que celles de l'escadre; on prétend que la faiblesse prodigieuse de cette armée, causée par les maladies, nous a valu quelques désavantages du côté d'Oneille; mais rien de cela n'est encore confirmé et tout se réduit à des bruits.»
«Toulon, 18 mars 1795.
«Plus d'expédition, ma bonne mère; un revers détruit tous nos projets, anéantit tout notre espoir. L'escadre est sortie le 11, comme je vous l'ai mandé; elle a tenu la mer pendant quelque temps. Le 17, elle a pris un vaisseau anglais de soixante-quatorze canons qui avait été démâté par un coup de vent et qui, après avoir réparé le dommage qu'il avait éprouvé, allait à Gibraltar. Le 24, elle a rencontré les ennemis entre Livourne et le cap de Corse; ils avaient eu le vent pour eux et venaient de se ravitailler. Leur escadre était composée de treize vaisseaux anglais et d'un napolitain. Le combat s'est engagé; mais l'ineptie complète, l'ignorance crasse de nos officiers de marine et les fausses manoeuvres particulièrement d'un de nos vaisseaux, ont été cause que notre ligne a été coupée plusieurs fois, et que notre escadre a été battue à plate couture. Deux de nos vaisseaux, le Ça-ira et le Censeur, ont été pris par les ennemis, qui ont eu trois vaisseaux démâtés, mais les nôtres ont aussi beaucoup souffert et se sont retirés partie ici, partie à Hyères et au golfe de Juan.
«On a d'abord présenté cette affaire comme un avantage; mais bientôt la vérité a percé, et la nouvelle de ce désastre en a été plus sensible.
«Nous sommes trois officiers envoyés sur la côte pour ajouter encore à sa défense, pour faire l'inspection des batteries et ordonner les travaux qui nous paraîtront utiles. Je suis chargé des environs de Toulon et des îles d'Hyères. Demain je commencerai à remplir ces nouveaux devoirs.
«Les papiers publics ont dû vous apprendre les troubles qui ont eu lieu ici. Depuis longtemps on en fomente, et l'esprit de vengeance des Provençaux est bien propre à favoriser tous les projets sanguinaires. Onze émigrés étaient rentrés: je ne sais s'ils ont été la cause ou le prétexte du mouvement. Bref, le peuple s'est attroupé et en a massacré sept: les quatre autres ont échappé et ont trouvé leur salut dans les prisons.
«La représentation nationale a été insultée et la vie des représentants a couru des dangers. La fermeté que l'on a déployée a tout fait rentrer dans l'ordre; et de fortes gardes, des canons braqués partout, en assurent l'observation.
«Je suis bien fâché d'avoir vendu mes chevaux; mais j'avais, comme beaucoup d'autres, cru faire pour le mieux. Ce mal est irréparable: il faut donc l'oublier.»
«Strasbourg, 23 juillet 1795.
«Je suis arrivé ici avant-hier; mon tendre père; je vous aurais écrit hier, si je n'eusse voulu vous instruire de ma destination. Je pars après-demain pour Mayence.--J'aurais pu rester ici quelque temps, mais qu'y faire, n'y ayant point de besogne fixe et mangeant beaucoup d'argent? J'aime à remplir mes devoirs, et, quand je n'en ai plus, j'aime à m'en imposer pour avoir le plaisir de ne pas m'en écarter.
«Je ne crois pas que les grands projets sur l'armée du Rhin s'exécutent. La paix conclue avec l'Espagne amènera probablement celle avec l'empire, et indispensablement ensuite celle avec l'empereur. Telle est ici l'opinion commune; et l'on croit avec plaisir que nous goûterons, cet hiver, les douceurs de la paix.
«Cette perspective me paraît douce, puisqu'elle me fait entrevoir le bonheur de me rapprocher de mes bons parents. J'ai vu avec intérêt cette ville; j'y suis arrivé prévenu fort favorablement; mais, pour la bien juger, il faudrait y faire un plus long séjour.
«J'ai aperçu les bois de Saverne, où je vous ai ouï dire que vous aviez chassé souvent, et j'ai considéré avec plaisir le théâtre des anciens plaisirs de mon père.
«C'est à force de vivre et de comparer que l'on acquiert, et c'est dans cet esprit-là que je n'aime rester ni dans le repos ni dans l'inaction.
«Il y a apparence que cette campagne ne sera pas aussi instructive que je l'avais supposé.--Si l'armée ne passe pas le Rhin, elle sera nécessairement inactive, à quelques affaires près, devant Mayence, car les dispositions de siége ne sont point faites, à ce qu'il paraît, et l'on n'agirait vigoureusement sur ce point qu'autant qu'on le ferait aussi ailleurs.»
«Ober-Ingelheim, 3 août 1795.
«Je suis arrivé ici, ma chère mère; ma route a été assez longue, et enfin je vois arriver un peu plus d'ordre et de méthode dans ma manière de vivre. Je vais avoir des fonctions à remplir; il faut un intérêt de devoirs, et qui agisse dans tous les moments, sans quoi une vie errante finirait par être insipide; mais me voilà satisfait, à l'exception cependant du spectacle d'une grande opération, dont, à ce que je crois, je ne jouirai pas. Il ne me paraît nullement probable que l'on passe le Rhin, quoique l'on continue de faire beaucoup de mouvements de troupes. Dans cette supposition, le siége de Mayence ne se ferait pas, et cette armée-ci ne sera destinée qu'à empêcher celle des ennemis d'agir.
«Si cette tranquillité nous amène également la paix, je la bénis, et je sacrifie volontiers l'instruction que pourrait m'offrir la marche d'une grande armée, au bonheur de l'humanité. Elle ne sera bientôt plus oppressée, ma tendre mère, par les maux qu'elle supporte depuis si longtemps, et le sage B... rendra bientôt de précieux parents à leurs enfants, et de tendres enfants à leurs familles.--Que de bénédictions il recevra! il les aura bien méritées!
«Quoi qu'il en soit, ma tendre mère, nous venons de vaincre les obstacles qui s'opposaient à notre bonheur; nous arriverons au port; l'armée a toujours cet esprit de courage, de constance, de dévouement, qui la rend si estimable.--Le tableau que l'on m'en avait fait n'était que juste, et je le reconnais tous les jours.--Vous savez tout ce que je vous ai dit des armées que j'ai déjà vues; eh bien, celle-ci est encore au-dessus par sa discipline, sa tenue et le bon ordre. Que ceux qui calomnient les soldats sont criminels! Qu'ils viennent donc les voir pour les admirer et pour apprendre à les imiter.
«Le discrédit des assignats est ici à peu près le même qu'à Strasbourg et dans les pays que je viens de parcourir; un liard vaut dix-huit ou vingt sous. Si vous me faites passer de l'argent, ainsi que je vous l'ai demandé, vous pouvez me l'adresser directement ici;--il y en arrive journellement. Le service des postes est fort bien établi. J'aurais bien également besoin de ma malle, que j'espère cependant bientôt recevoir. J'ai été dévalisé, en partie au moins, dans la nuit d'hier. Ma voiture était devant mon logement, le fidèle Joseph couchait au-dessus. Son sommeil était profond. On a percé la vache pour en retirer les effets; on avait déjà soustrait mon habit, ma redingote, une paire d'épaulettes, lorsque Joseph s'est réveillé et a arrêté l'opération; tous les efforts ont été vains; un coup de pistolet, qu'il a tiré sur les voleurs, n'a fait que les effrayer et accélérer leur fuite, sans les décider à réparer leurs torts, et ils n'ont pas moins emporté ce dont ils s'étaient emparés; j'ai porté des plaintes; à quoi tout cela aboutira-t-il?--Ma malle aura beaucoup plus de pouvoir pour réparer ce malheur.
«J'ai suivi un moment ici les bords du Rhin; rien ne m'a paru plus beau que le pays que ce fleuve arrose. Des plaines riches, vertes et fertiles, de belles communications, des moyens de transport et de commerce, de jolies villes; tout cela m'a offert un magnifique spectacle. Que ces contrées auraient de prix pour nous! Qu'il serait important que nous pussions garder cette barrière, mais que c'est beau pour tout le monde! J'ai été à Worms; c'est une ville commerçante et fort bien bâtie; elle a été l'asile des émigrés pendant longtemps. Quoique haïs là moins qu'ailleurs, ils n'y sont point aimés: il paraît que l'opinion est à peu près partout la même sur leur compte.
«J'ai vu dans cette ville un monument du système absurde dont nous avons été quelque temps les victimes: un fort beau palais a été brûlé solennellement parce que le prince de Condé l'a habité pendant quelque temps. Malgré cette circonstance, il aurait beaucoup de prix aujourd'hui pour faire un hôpital, car nos malades sont placés dans un local dont l'air est bien plus malsain que ne l'était celui qu'on a purifié par le feu.
«J'ai cru remarquer, dans mon voyage, que le caractère des Allemands était beaucoup au-dessus de celui des Italiens. Les premiers sont serviables, francs et loyaux, tandis que les derniers manquent de toutes ces qualités. Sous tous les rapports, il vaut mieux habiter chez ceux-là.»
«Ober-Ingelheim, 1er septembre 1795.
«Mon cher père, la nouvelle du passage du Rhin se répand en ce moment, et elle paraît plus que probable. Il est constant que nous nous sommes emparés, auprès de Coblentz, d'une île qui est à une très-petite distance de la rive droite du Rhin, et que, dans ce moment-ci, nous devons être établis de l'autre côté du fleuve. La campagne va donc commencer: il est temps qu'elle s'ouvre. Les opérations ne peuvent être que brillantes, car l'armée est animée d'un bon esprit. Pour mon compte, je suis fort aise de sortir de l'inaction dans laquelle nous étions plongés, et parce qu'il se présente de nouveaux triomphes à obtenir, et parce que les travaux du moment amènent plus sûrement et plus promptement la paix.
«Ne vous inquiétez pas des dangers que je vais courir; j'ai échappé à ceux que je brave depuis trois ans, et je ne vois pas pourquoi l'étoile qui me protége m'abandonnerait aujourd'hui. Au reste, je les crains peu, et je regarde leur perspective moins désagréable que la disette.--Rassurez-vous donc. Vous m'avez bien jugé quand vous avez pensé que les besoins n'étaient pas capables de m'abattre; mais mon courage ne doit pas vous les faire oublier.
«Je ne suis pas encore instruit du sort de Bonaparte. Puisqu'il en est heureux, je l'apprendrai avec le plus vif plaisir. Notre séparation ne doit en rien diminuer l'attachement que je lui ai voué.»
«Quartier général d'Ober-Ingelheim, 12 septembre 1795.
«J'avais bien raison de vous écrire, il y a peu de temps, ma chère mère, que, si l'armée devenait active, ma position serait fort agréable. Je suis au centre des affaires, et j'y ai beaucoup d'influence. L'artillerie était ici désorganisée; aujourd'hui elle est sur un très-bon pied; tout se fait avec ordre et méthode; j'espère que, si elle agit, elle ne sera pas en arrière de ses devoirs. Je vous dis avec un peu de vanité ce que je pense; je me serais dispensé de vous écrire tout cela si je n'eusse pas été persuadé de l'intérêt que vous prenez au succès que j'obtiens, et si je n'eusse pas cru que vous ne m'accuseriez pas de présomption pour vous dire aussi franchement ce que j'espère. Autant le commencement de l'été a été vilain ici, autant la fin en est belle.
«Cette époque-ci est bien intéressante pour la République. Les nouvelles de l'intérieur portent un caractère aussi important que celles des armées. Nous avons tous ici maintenant adopté la constitution. Que partout l'opinion soit la même, et qu'enfin une réunion sincère nous assure la jouissance des biens pour lesquels nous avons combattu. Adieu, ma tendre mère,» etc., etc.
«Quartier général d'Ober-Ingelheim, 19 septembre 1795.
«Vous êtes sans doute instruit, mon cher père, de tous nos succès. Vous savez que Manheim est à nous. La possession de cette place nous assure la plus brillante campagne. Manheim est un dépôt qui nous est confié et dont nous n'abuserons pas, mais qui nous est d'un grand secours. Cette ville nous assure un point sur la rive droite du Rhin; elle nous sert de dépôt; elle nous donne le passage du Necker; elle rompt la ligne des ennemis et les force à s'éloigner en les divisant; elle nous donne la paix.
«L'armée de Sambre-et-Meuse a fait les progrès les plus rapides; elle a constamment battu l'ennemi, dont on ne peut guère comparer la retraite qu'à celle que nous avons faite en 93, avant la bataille de Nerwinde. Le découragement le mieux prononcé est chez tous les soldats autrichiens, tandis que rien ne peut peindre le zèle et l'enthousiasme des nôtres.
«Les ennemis ont déjà évacué tout le Rhingau. Les troupes des Cercles gardent seules le fort d'Ehrenbreistein, vis-à-vis Coblentz; et, quoique sa position lui donne des moyens de défense particuliers, sa petitesse et la nature des troupes qui le défendent nous en assurent la prochaine possession.
«J'ai été avant-hier à Oppenheim, j'ai fait armer toutes les batteries, et nous aurions pu, avec vingt pièces de canon que j'y ai fait placer, forcer l'ennemi à s'éloigner de la rive droite, si nous avions eu les moyens de l'y remplacer.--Les transports nous ont manqué, et, malgré notre bonne envie, nous n'avons pas pu effectuer le passage hier. Probablement la partie sera remise à après-demain. Il doit y arriver aujourd'hui trois bateaux, demain trois autres. Avec ces six bateaux, nous formerons un pont volant qui nous transportera environ deux mille hommes par passage. Nous réaliserons ce projet, je l'espère, sans grande peine. Notre position est si brillante, nos dispositions si belles, que l'ennemi ne peut pas même avoir l'idée de se défendre: aussi n'a-t-il fait que des dispositions insignifiantes.
«Ce passage est d'une grande importance, et voici pourquoi. Pichegru n'a avec lui que fort peu de troupes, et, avant qu'il puisse descendre le Rhin, il faut qu'il reçoive des renforts.
«Jourdan arrive, et, d'après les apparences, les débris de l'armée de Clerfayt livreront bataille sur le Mein. Il est donc nécessaire de faire diversion, de l'inquiéter et de le forcer à se retirer par le pays de Darmstadt et la forêt Noire; car, s'il attendait, sa position ne serait nullement brillante. La neutralité de Francfort, garantie par les Prussiens, le force à faire une marche latérale, et, dans cinq ou six jours, il se trouverait chargé par une armée victorieuse, pris de front et de flanc par des troupes fraîches qui brûlent du désir de combattre. Le seul parti qui lui reste donc est de hâter sa retraite pour rejoindre Wurmser, qui commande quatre-vingt mille Autrichiens dans le haut Rhin, et occuper seulement la Bavière et le Brisgau.
«Le général Wurmser a, dit-on, fait un mouvement pour se rapprocher de nous. J'imagine que notre passage à Manheim va lui faire changer ses calculs, car alors les soixante mille hommes que nous avons dans le haut Rhin le suivraient bientôt. Il sort beaucoup de chevaux, de troupes et de voitures de Mayence: il est probable que les Autrichiens ou prennent le parti de l'évacuer et de n'y laisser que les troupes des Cercles, ou vont renforcer l'armée de Clerfayt.
«Quoi qu'il en soit, il est certain que Mayence sera cerné dans huit jours, et que, dans peu, nous chaufferons cette ville vigoureusement. Je parierais que, dans six semaines, nous en serons les maîtres.»
«Ober-Ingelheim, 12 octobre 1795.
«À mon départ de Paris, mon tendre père, je voyais grossir le parti qui devait balancer la Convention, et j'étais parfaitement convaincu que l'abolition complète du terrorisme produirait une réaction. Je l'avais fixée à trois mois, et je ne m'étais guère trompé. Confiant dans la grande masse des habitants de Paris, dans l'opinion bien prononcée de la Convention et des troupes qu'elle a appelées près d'elle, je voyais avec tranquillité s'avancer le moment du dénoûment, et j'étais surtout rassuré depuis quelques jours par les changements sensibles, par les insinuations de paix faites par quelques journaux royalistes.
«Ce n'est pas seulement à Paris qu'on se bat, mon tendre père, mais aussi aux armées; ce sont effectivement elles qui le font le plus souvent et le plus volontiers. Celle de Sambre-et-Meuse est depuis hier soir aux prises avec l'ennemi; on ne connaît pas encore les résultats.
«Sa position est assez belle: elle occupe la rive droite du Mein, et sa gauche est appuyée au territoire neutre de Francfort. Si l'ennemi l'attaque de front, toutes les probabilités de la victoire sont pour elle; s'il ne respecte pas la neutralité de Francfort, alors sa résistance est impossible. Elle est forcée à la retraite et ne peut prendre une position défensive que derrière la Lahn, et, alors, adieu toute notre campagne, tous nos succès et le siége de Mayence! Nous ne sommes encore instruits ici d'aucun détail.--Nous savons seulement:
«Que le quartier général de l'armée de Sambre-et-Meuse, qui était à Wiesbaden, est parti hier, et a rétrogradé à six lieues;
«Qu'une division de notre armée, qui avait passé avant-hier le Rhin, pour renforcer l'armée d'observation, l'a repassé hier avec beaucoup de précipitation et de confusion.
«Assurément, quelles que soient les causes de ces mouvements, ils sont bien maladroits.
«Je remonterai plus haut, et je vous dirai qu'une épouvantable rivalité éclate entre Jourdan et Pichegru; que Jourdan, qui a pour lui les victoires, a obtenu que les quatre divisions de l'armée de Rhin-et-Moselle, qui sont devant Mayence, seraient sous son commandement, et feraient momentanément partie de l'armée de Sambre-et-Meuse; que le général qui commandait ces quatre divisions a été remplacé par un autre; que tout ce qui appartient à l'armée de Rhin-et-Moselle perd son prix pour cette seule raison-là; que celle de Sambre-et-Meuse se croit autorisée à tout envahir, à tout faire, à tout ordonner pour sa plus grande gloire, et qu'enfin la réunion de tant de partis hétérogènes désorganise tout à un point que rien ne peut exprimer. L'artillerie, au milieu de ce chaos, reste à peu près intacte et montre encore l'exemple de l'harmonie.
«J'ignore quels vont être les résultats de tout ceci. Il me paraît clair que, si l'armée de Sambre-et-Meuse est victorieuse, Mayence sera bientôt à nous et la paix bientôt faite; que si, au contraire, elle est battue, elle se retirera, et que nous, nous en ferons autant, car comment tenir ici et pourquoi le faire? Si Mayence est débloqué, nous pourrions rester à ses portes éternellement, sans jamais y entrer.
«Voilà donc la destinée d'un grand empire confié au sort d'une bataille!»
«31 octobre 1795.
«Je viens d'apprendre, ma tendre mère, qu'il y avait une poste ici; j'en profite pour vous dire que je suis en parfaite santé, qu'au milieu de toute la bagarre je n'ai eu à supporter que de la fatigue, et que je n'ai couru de danger que dans la journée malheureuse du 7.
«L'armée est à la débandade. Jamais déroute n'a été plus complète: il n'existe pas quinze cents hommes réunis. Notre immense artillerie a été prise, parce que nous avons manqué de chevaux pour l'emmener: nous avons perdu deux cents pièces de canon.
«L'armée ne s'est pas battue; il y avait trois causes pour cela: son moral était affecté de la retraite de l'armée de Sambre-et-Meuse; elle est en paix depuis douze mois, et elle ne se souciait pas de passer l'hiver affreux qui lui était préparé.
«J'ai été pris par des hussards autrichiens le 7 au matin. J'étais occupé à rallier un régiment de cavalerie qui fuyait, et j'ai été délivré par un trompette du même régiment, qui, à lui seul, avait plus de courage que tout son corps.
«Une heure après, j'étais allé à la droite de l'armée pour voir où en étaient les choses et pour joindre l'artillerie à cheval, lorsque je suis tombé dans un peloton de Kaiserlichs qui m'a vigoureusement chargé: la bonté et la vitesse de mon cheval m'ont sauvé. Le cavalier d'ordonnance qui était avec moi, étant moins bien monté, a été pris.
«Les généraux ont manqué de tête: il y en a un de pris et un autre de tué. Les colonnes restantes de l'armée marchent sans destination, et à peine nos places pourront-elles nous offrir un abri. Cependant l'ennemi est encore loin, et, s'il y eût eu plus d'ordre, on eût pu faire une brillante retraite; mais un corps dont toutes les parties se désunissent n'est bon à rien tant qu'il reste dans cet état.
«Les ennemis vont nécessairement s'emparer de Manheim; c'est leur seul projet: la campagne est trop avancée pour vouloir entamer la frontière.»
Sommaire. -- Masséna. -- Augereau. -- Serrurier. -- Laharpe. -- Steigel. -- Berthier. -- Montenotte (11 avril 1796). -- Dego. -- Mondovi. -- Cherasco. -- Mission de Junot et de Murat. -- Passage du Pô (16 et 17 mai). -- Lodi. -- Milan. -- Pavie. -- Borghetto. -- Valleggio: création des guides. -- Vérone. -- Mantoue investie. -- Emplacement de l'armée française. -- Anecdotes. -- Madame Bonaparte. -- Armistice avec le roi de Naples. -- Surprise du château Urbain. -- Siége de Mantoue. -- Lonato (3 août 1796). -- Anecdote. -- Castiglione (5 août). -- Roveredo. -- Trente. -- Lavis. -- Bassano. -- Cerea. -- Deux Castelli. -- Saint-Georges. -- Marmont envoyé à Paris. -- Arcole (17 novembre). -- Les deux drapeaux. -- Réflexions sur les opérations de Wurmser. -- Rivoli (15 janvier 1797). -- La Favorite (17 janvier). -- Capitulation de Mantoue (2 février). -- Expédition contre le pape Pie VI. -- Trait de présence d'esprit de Lannes. -- Prise d'Ancône. -- Singulière défense de la garnison. -- Monge et Berthollet. -- Tolentino. -- Pie VI. -- Rome. -- L'armée française entre dans les États héréditaires (10 mars 1797). -- Tagliamento (16 mars). -- Joubert dans le Tyrol. -- Neumarck (13 avril). -- Mission de Marmont auprès de l'archiduc Charles. -- Armistice de Leoben (avril 1797). -- Causes des premières ouvertures faites par Bonaparte. -- Traité préliminaire de paix avec l'Autriche (19 avril). -- Réponse de M. Vincent à Bonaparte. -- Troubles de Bergame (12 mai). -- Venise se déclare contre la France. -- Mission de Junot. -- Le général Baraguey-d'Hilliers marche sur Venise. -- Entrée des Français dans la ville. -- Création de la République transpadane. -- Alliance avec la Sardaigne.
J'arrivai à l'armée au commencement du mois de germinal (à la fin de mars), et je ne perdis pas un moment pour remplir ma mission. L'armée occupait toute la rivière du Ponent, y compris Savone; le besoin de protéger sa communication avec Gênes et d'imposer au gouvernement génois avait fait porter une brigade, commandée par le général Cervoni, jusqu'à Voltri; ce mouvement imprudent et inutile, donnant de la jalousie à l'ennemi, le fit entrer en campagne, et, par suite, nous obligea à y entrer nous-mêmes avant d'avoir achevé nos préparatifs, c'est-à-dire quelques jours plus tôt que ne l'avait calculé le général Bonaparte.
Voici en quoi consistait l'armée d'Italie: ses forces (je parle de ce qui pouvait entrer en campagne et formait la partie active et disponible de l'armée), se composaient de cinquante-neuf bataillons et vingt-neuf escadrons; l'effectif présent sous les armes de ces cinquante-neuf bataillons s'élevait à vingt-huit mille huit cent vingt hommes d'infanterie, mourant de faim et presque sans chaussures; mais ces vingt-huit mille hommes étaient de vieux soldats, braves, aguerris depuis longtemps, accoutumés au succès et vainqueurs en maints combats des mêmes ennemis qu'ils allaient combattre; vainqueurs aussi des Espagnols, qu'ils avaient forcés à conclure la paix; ils étaient encore remplis des souvenirs de la victoire de Loano. Vingt-quatre pièces de montagne composaient toute l'artillerie; les équipages consistaient en quelques centaines de mulets de bât, et la cavalerie, renvoyée en partie sur le Var, et même sur la Durance, par suite du manque de fourrage, ne comptait que quatre mille chevaux étiques. Le trésor ne s'élevait pas à trois cent mille francs en argent, et il n'y avait pas, sur le pied de la demi-ration, des vivres assurées pour un mois.
L'armée était formée en quatre divisions, commandées par les généraux Masséna, Augereau, Serrurier et Laharpe. La division Laharpe occupait Voltri, la division Masséna Savone, la division Augereau la Pietra et les positions qui la couvrent, enfin la division Serrurier Ormea.
La cavalerie était commandée par le général Stengel. Avant de commencer le récit des opérations, il convient de faire connaître les personnages qui y ont joué les principaux rôles.
Masséna était âgé de trente-huit ans, dans la force de l'âge. Il avait été soldat dans le régiment Royal-Italien, et, après avoir servi quatorze ans sans pouvoir franchir le grade d'adjudant sous-officier, il avait pris son congé et s'était marié à Antibes. La formation des bataillons de volontaires réveilla son instinct belliqueux. Il fut d'abord adjudant-major dans le troisième bataillon du Var, et, s'étant distingué à l'armée d'Italie, il eut un avancement rapide, fut fait général de brigade en 1793, et général de division en 1794. Il avait combattu avec gloire devant Toulon, à l'attaque de la gauche, et, pendant toute la campagne de la rivière de Gênes, il avait joué un rôle principal. Son corps de fer renfermait une âme de feu, son regard était perçant, son activité extrême: personne n'a jamais été plus brave que lui. Il s'occupait peu de maintenir l'ordre parmi ses troupes et de pourvoir à leurs besoins; ses dispositions étaient médiocres avant de combattre; mais, aussitôt le combat engagé, elles devenaient excellentes, et, par le parti qu'il tirait de ses troupes dans l'action, il réparait bien vite les fautes qu'il avait pu commettre auparavant. Son instruction était faible, mais il avait beaucoup d'esprit naturel, une grande finesse et une profonde connaissance du coeur humain; d'une impassibilité extrême dans le danger, d'un commerce sûr, il possédait toutes les qualités d'un bon camarade; très-rarement il disait du mal des autres. Il aimait beaucoup l'argent, il était fort avide et très-avare, et s'est fait cette réputation bien longtemps avant d'être riche, parce que son avidité l'a empêché d'attendre des circonstances importantes et favorables; aussi a-t-il compromis son nom dans une multitude de petites affaires, en levant de faibles contributions. Il aimait les femmes avec ardeur, et sa jalousie rappelait celle des Italiens du quatorzième siècle. Il jouissait d'une grande considération parmi les troupes, considération justement acquise; il était dans de bons rapports avec le général Bonaparte, à la capacité duquel il rendait justice; il était loin de le croire son égal comme soldat. La nomination de celui-ci dut lui paraître pénible, cependant il n'en témoigna rien ostensiblement; seulement il considéra son obéissance comme méritoire. Masséna a eu une carrière bien remplie, d'une manière naturelle, honorable et glorieuse, et s'est fait un grand nom. Il n'y avait pas en lui les éléments nécessaires à un général en chef du premier ordre, mais jamais il n'a existé un homme supérieur à lui pour exécuter, sur la plus grande échelle, des opérations dont il recevait l'impulsion. Son esprit n'embrassait pas l'avenir, et ne savait pas prévoir et préparer; mais personne ne maniait avec plus de talent, de hardiesse et de courage ses troupes sur un terrain, dont ses yeux embrassaient le développement. Tel était Masséna.
Augereau était d'un an plus âgé que Masséna, c'est-à-dire qu'il avait trente-neuf ans en 1796. Sa vie avait été celle d'un aventurier mauvais sujet. Soldat en France et déserteur, soldat en Autriche, en Espagne, en Portugal, et déserteur de ces services, soldat à Naples et ensuite maître d'armes, la Révolution l'avait rappelé en France. Il commença à servir dans un bataillon de volontaires à l'armée des Pyrénées orientales, et parvint successivement, à cette armée, jusqu'au grade de général de division. Sa haute stature lui donnait un air assez martial, mais ses manières étaient triviales et communes, sa mise était souvent celle d'un charlatan. D'un esprit peu étendu, et cependant se rappelant assez bien ce qu'il avait vu en courant le monde, il s'occupait beaucoup de ses troupes et était bon homme dans ses rapports habituels; bon camarade et serviable; d'une bravoure médiocre, disposant bien ses troupes avant le combat, mais les dirigeant mal pendant l'action, parce qu'il en était habituellement trop éloigné. Assez hâbleur, il se croyait un grand mérite et capable de commander une grande armée: le prétendu drapeau porté sur le pont d'Arcole, raconté partout, n'a rien de vrai, ainsi que je l'expliquerai en temps et lieu. Il aimait l'argent; mais, fort généreux, il avait presque autant de plaisir à le donner qu'à le prendre; malgré son origine, il était magnifique dans ses manières: quoique son nom ait souvent été accolé à celui de Masséna, ce serait faire injure à la mémoire de celui-ci que d'établir entre eux la moindre comparaison.
Serrurier était d'un âge déjà fort avancé, et avait servi dans le régiment de Médoc, où il était parvenu au grade de lieutenant-colonel. Sa taille était haute, son air sévère et triste, et une cicatrice à la lèvre allait bien à sa figure austère. Aimant le bien, probe, désintéressé, homme de devoir et de conscience, il avait des opinions opposées à la Révolution: depuis le commencement de la guerre, constamment aux avant-postes, il s'occupait de ses devoirs et non d'intrigues, était respecté et estimé: il voyait ordinairement tous les événements en noir. Son âge et sa position sociale l'avaient fait arriver très-promptement du grade de lieutenant-colonel à celui de général de division.
Laharpe avait servi dans le régiment d'Aquitaine, où je l'ai connu lieutenant-colonel. Bel homme de guerre, mais ayant assez peu de tête et pas beaucoup plus de courage, il était Suisse du pays de Vaud, et cousin du célèbre Laharpe, précepteur de l'empereur Alexandre. Compromis par quelque entreprise révolutionnaire, et condamné à mort dans son pays, il était entré dans nos rangs par suite de cette circonstance; il a péri au commencement de la campagne.
Stengel avait été colonel du régiment de Chamboran, hussards, et passait pour un excellent officier de cavalerie; il a péri en entrant en campagne.
Berthier avait quarante-trois ans; l'avancement rapide qu'il avait eu par l'état-major avant la Révolution, la guerre d'Amérique qu'il avait faite avec distinction, et son âge, lui avaient donné une fort grande réputation. Berthier était d'une grande force de tempérament, d'une activité prodigieuse, passant les jours à cheval et les nuits à écrire; il avait une grande habitude du mouvement des troupes et de la triture des détails du service. Fort brave de sa personne, mais tout à fait dépourvu d'esprit, de caractère et des qualités nécessaires au commandement, à cette époque c'était un excellent chef d'état-major auprès d'un bon général.
Voilà quels étaient les hommes qui allaient avoir Bonaparte pour chef. Mais ce Bonaparte, que notre imagination nous rappelle puissant, glorieux et victorieux, n'avait jamais commandé: si son nom n'était pas inconnu à l'armée d'Italie, jamais on ne l'avait associé à l'idée du pouvoir suprême. La nature lui avait donné le génie de la guerre: quelques individus avaient pu le deviner par ses conversations, par des mémoires; mais le peuple de l'armée n'en savait rien, et ce peuple, avant d'avoir foi en ses chefs, veut les voir au grand jour. C'est par leurs actions, et surtout par les résultats, qu'il les juge, et avec raison; car, quoiqu'il y ait tout à la fois des exemples de gloire usurpée, d'actions dont le mérite n'appartient pas aux généraux auxquels on les attribue, et de gens d'un mérite supérieur dont la fortune a trahi les efforts, si on prenait, pour établir les réputations, d'autres bases que celles des résultats, on risquerait d'être encore bien plus souvent dans l'erreur; aussi les gens de guerre, soldats et officiers, attendent-ils qu'un général ait mérité leur confiance pour la lui accorder, et cependant cette confiance est un des premiers éléments du succès. Quand Bonaparte a commencé ses opérations, elles n'étaient pas entreprises avec cet appui. La confiance est le premier élément des succès, parce qu'elle est le complément de la discipline et de l'instruction. En effet, l'organisation, la discipline et l'instruction ont pour objet de faire d'une réunion d'hommes un seul individu: or les parties qui la composent ne sont pas compactes si la confiance ne vient pas donner une sorte d'énergie à ce que l'instruction et la discipline ont déjà produit. Non-seulement cette confiance, cette foi en son chef, qui décuple les moyens, n'accompagnait pas les ordres de Bonaparte, mais les rivalités et les prétentions de généraux beaucoup plus âgés et ayant depuis longtemps commandé devaient ébranler les dispositions à l'obéissance. Il faut le dire cependant: les succès vinrent si vite, ils furent si éclatants, que cet état de choses ne dura pas longtemps. Au surplus, l'attitude de Bonaparte fut, dès son arrivée, celle d'un homme né pour le pouvoir. Il était évident, aux yeux les moins clairvoyants, qu'il saurait se faire obéir; et, à peine en possession de l'autorité, on put lui faire l'application de ce vers d'un poëte célèbre:
«Des égaux? dès longtemps Mahomet n'en a plus.»
J'ai fait connaître la force de l'armée française et son état: il faut maintenant indiquer la force et la position de l'ennemi. L'armée autrichienne se composait de quarante bataillons, quatorze escadrons, cent quarante-huit pièces de canons et treize escadrons napolitains. Il y avait dans cette armée des troupes médiocres, les régiments Belgiojeso et Caprara, composés d'Italiens. Certes, ces régiments ne pouvaient pas faire deviner le parti que nous étions destinés à tirer de leurs compatriotes.
L'armée piémontaise, réunie sur ce point aux Autrichiens, s'élevait à quinze mille hommes d'infanterie, non compris vingt-cinq mille occupant les Alpes depuis le col de Tende et le mont Saint-Bernard. Le général Colli la commandait sous les ordres du duc d'Aoste, généralissime. Ces troupes, excellentes, animées de l'esprit le plus militaire, étaient parfaitement pourvues de toutes choses. Les Piémontais couvraient Ceva et Millesimo: la jonction des deux armées se faisait sur les bords de la Bormida; mais les deux armées manoeuvraient chacune pour leur compte et sans ensemble. Nous avions en outre devant nous les places dont le Piémont est hérissé et les obstacles que nous présentait le passage des montagnes; après les avoir traversées, il fallait combattre dans la plaine avec une infanterie dépourvue d'artillerie, avec une misérable cavalerie, contre des troupes de toutes armes combinées et bien organisées. En un mot, nous avions contre nous des ennemis dans la proportion de deux contre un, des positions à enlever, des places à prendre et des armées bien organisées, tandis que nous n'avions que de l'infanterie; mais nous avions un homme à notre tête, et il manquait un homme aux ennemis.
Avant d'entrer dans le détail des opérations, je veux cependant expliquer les circonstances qui nous furent favorables dans cette campagne.
L'armée, comme je l'ai dit, était très-aguerrie et composée de soldats excellents: trois campagnes faites dans ces pays difficiles, où une multitude de combats avaient été livrés, l'avaient accoutumée aux fatigues et aux dangers.
Les affaires de postes, si fort du goût du soldat français, en rapport avec son intelligence et son caractère, sont la meilleure éducation qu'on puisse donner à des troupes nouvelles: dans ce genre de guerre les troupes françaises seront toujours remarquables et supérieures aux troupes allemandes, à cause de leur activité intelligente et de l'amour-propre qui les distingue. Eh bien, cette guerre d'Italie, si célèbre, conduite avec des troupes peu manoeuvrières, ne se composa, à deux exceptions près, que d'affaires de postes, de combats partiels. Au début de la campagne, notre champ de bataille était dans des montagnes âpres; dans la Lombardie, ce fut dans les défilés dont elle est remplie par sa culture, ses rivières, ses canaux et ses irrigations. Le génie de cette guerre était dans de bonnes dispositions stratégiques, dans la rapidité des mouvements et la vivacité des attaques; et nos troupes comme leur chef étaient éminemment propres à ce genre d'opérations. Aussi tout leur réussit-il. Une guerre qui, après le passage des montagnes, eût été faite dans un pays nu et découvert, où il eût fallu manoeuvrer avec des troupes formées par ailes et par lignes, nous aurait peut-être fort embarrassés; plus tard, l'armée française est devenue très-manoeuvrière, et la plus manoeuvrière de l'Europe, et son chef, le général qui a le mieux su remuer de grandes masses; mais alors l'éducation de tout le monde était à faire, et, pour le terrain où nous devions combattre, nous possédions au plus haut degré les qualités nécessaires.
Après avoir parcouru toutes les divisions de l'armée, je me rendis près du général en chef à Albenga, pour lui rendre un compte détaillé de la situation des choses; dès le lendemain, il me fit repartir pour la division Laharpe, établie aux portes de Gênes: les rapports sur les mouvements des Autrichiens dans cette partie lui donnaient des inquiétudes. Ces inquiétudes étaient fondées, la position des troupes françaises à Voltri était très en l'air, et les mettait tout à fait à la discrétion du général autrichien. D'après les instructions dont j'étais porteur, l'ennemi s'étant montré en force, nous fîmes notre retraite en nous approchant de Savone, et nous nous portâmes à Montelegino. Le général Bonaparte arrivait en même temps à Savone. Le général Beaulieu fut inepte dans ce début de campagne: au lieu d'aller parader inutilement devant Gênes, s'il avait profité de sa supériorité numérique, de ses forces et de leur réunion exécutée avant la nôtre, marché vigoureusement sur Savone par Altare, comme le général Colli le proposa (et le moindre succès l'y faisait arriver), il coupait la division Laharpe, et la forçait de se faire jour, l'épée à la main, au travers de l'armée autrichienne, ou de mettre bas les armes; elle aurait été dans la position la plus critique; mais Beaulieu eut la crainte ridicule de voir le général Bonaparte enlever Gênes, et, pour l'empêcher, il voulut couvrir cette ville et occuper Voltri.
Le 21 germinal (11 avril) ce mouvement s'était exécuté. Le 22 (12 avril), le général Argenteau se porta avec douze bataillons sur Montelegino, et se plaça en face du point extrême qu'occupait la division Masséna, point de la plus haute importance; sa conservation donnait le moyen de déboucher par les hauteurs, qui commandent la vallée de la Bormida. Ce poste retranché était défendu par un bataillon de la trente-deuxième et commandé par le colonel Rampon. L'ennemi essaya vainement de l'enlever, ses efforts furent inutiles et impuissants. Dans la nuit, toute la division Masséna arriva par Altare et Carcare, déboucha de la position occupée par Rampon, tourna l'ennemi, le culbuta à Montenotte et le poursuivit jusque sur les hauteurs de Cairo, où un nouvel engagement eut lieu. La division Laharpe, pendant ce mouvement, flanquait la droite de la division Masséna et marchait sur Sozzello, et la division Augereau, après avoir replié tous ses postes de montagne, arrivait en seconde ligne et campait à Carcare.
Renforcé de quatre bataillons piémontais, le général Argenteau prit position à Dego; il avait appelé à lui le colonel Vukassowich, venant de Sozzello avec cinq bataillons; mais cet officier, par suite d'une erreur de date dans l'ordre du mouvement, n'arriva pas le 14, jour auquel il était attendu. Cette position de Dego était bonne et couverte en partie par la Bormida: les Piémontais occupaient celle de Millesimo, et, en avant, le vieux château de Cossaria. Les divisions Masséna et Laharpe se réunirent pour attaquer les Autrichiens; j'étais à cette affaire, et je fus chargé de conduire l'attaque de l'extrême gauche, à la tête d'un bataillon de la brigade du général Causse. Nous passâmes à gué la Bormida, sous le feu de l'ennemi; nous eûmes bientôt gravi la montagne, enlevé toutes les positions et les retranchements, pris les dix-huit bouches à feu qui les défendaient et fait sept bataillons prisonniers. Ainsi le succès le plus complet couronna les efforts de cette journée, et, les troupes ayant agi avec vigueur et sans hésitation, notre perte fut très-modérée. Pendant ce temps, le général Augereau, avec sa division, avait pris position en face de l'armée piémontaise et bloqué le vieux château de Cossaria. L'ennemi avait occupé cette masure avec douze cents hommes, à la tête desquels se trouvait le lieutenant général Provera. Le général Colli, informé de la défaite du général Argenteau, lui avait donné l'ordre de la défendre à outrance. Rien ne peut justifier une pareille disposition; ce poste, isolé du reste de l'armée, nous gênait, mais ne défendait rien, et les troupes qui l'occupaient ne pouvaient y rester trois jours, puisqu'elles s'y trouvaient sans vivres, sans eau et sans munitions. Les Piémontais de Millésimo et du camp retranché de Ceva devaient, sans perdre un instant, tomber sur la division Augereau, qui couvrait notre gauche, la culbuter et venir au secours des Autrichiens, avec lesquels nous étions aux prises. Si ce mouvement, indiqué et commandé par l'évidence, eût été exécuté, il est possible que cette mémorable campagne, à juste titre l'admiration des gens du métier, et destinée à être l'étonnement de la postérité, eût échoué en naissant, car, en supposant même que les succès des Piémontais n'eussent pas été complets et décisifs, si les événements nous eussent forcés à séjourner seulement huit jours de plus dans la vallée de la Bormida, la misère et l'embarras des subsistances, dont les effets étaient portés à leur comble dès le quatrième jour et causaient les plus grands désordres, auraient détruit l'armée; elle aurait cessé d'exister; son salut dépendait donc de la célérité des mouvements et de la promptitude des succès.
Le lendemain de l'affaire de Dego, je fus envoyé auprès du général Augereau pour le suivre dans ses opérations. Nous étions autour de Cossaria; mais Provera, s'attendant à un mouvement de son armée, et d'ailleurs ayant des ordres positifs de défendre ce mauvais poste, ne voulait pas l'évacuer. Des conférences, établies pendant une heure entre nos avant-postes et le fort, n'amenèrent aucun résultat. Il fallut tenter un coup de main, et, après avoir canonné pendant quelques instants avec nos pièces de montagne le fort dépourvu d'artillerie, les colonnes s'ébranlèrent et arrivèrent jusqu'au pied de ses murailles en ruines. Le général Brunel, brave soldat venant de l'armée des Pyrénées, fut tué: huit cents hommes furent mis hors de combat, et nous dûmes nous replier. Le lendemain, le général Provera capitula, et les douze cents hommes de belles troupes que renfermait le château furent prisonniers de guerre.
Pendant cette action, le 15 au matin, le colonel Vukassowich, qui aurait dû arriver la veille à Dego, déboucha, par Oneglia, avec cinq bataillons, et attaqua les hauteurs de Dego. Les troupes françaises étaient sans défiance: la misère avait forcé un grand nombre de soldats à se répandre dans la campagne pour y chercher des vivres, et Dego fut évacué dans le plus grand désordre; cependant l'énergie des généraux, des officiers, des soldats présents, répara promptement ce malheur. Dego fut repris et l'ennemi chassé de nouveau avec grande perte; il se retira sur Acqui, et ce fut là que Beaulieu concentra ses forces.
Les Piémontais évacuèrent successivement et presque sans combats les positions de Millesimo, le camp retranché de Ceva, et abandonnèrent le fort de Ceva à lui-même. Le général Serrurier, après avoir battu les Piémontais à Bagnasco et Ponte-Nocetto, entra dans la ville de Ceva, et fit ainsi sa jonction avec la division Augereau et le gros de l'armée.
Les Piémontais se retirèrent derrière la Corsaglia, et les Autrichiens sur Acqui; dès ce moment, la campagne était décidée: cette retraite excentrique assurait la continuation de nos succès. Laharpe, resta d'abord à Dego, puis suivit le mouvement général et se porta sur Acqui en passant par San Benedetto, de manière à ne pas cesser de nous couvrir contre les Autrichiens, pendant que nous opérions contre les Piémontais, et en restant toutefois toujours en communication avec l'armée. La division Masséna passa le Tanaro à Ceva, et alla prendre position à Lesegno, au confluent de la Corsaglia et du Tanaro.
La division Serrurier, impatiente de se distinguer, tenta à elle seule de passer la Corsaglia. Elle se battit à Saint-Michel; mais, le pillage ayant causé du désordre, l'ennemi revint sur elle, et le général Colli (le jeune), qui, depuis, a servi avec distinction dans nos rangs, força cette division à repasser la rivière, après avoir éprouvé d'assez grandes pertes. L'arrivée de la division Masséna à Lesegno détermina l'ennemi à évacuer les bords de la rivière et à se retirer dans une belle position qui couvre immédiatement Mondovi. Le général en chef, resté avec la division Masséna, me chargea de suivre les mouvements de la division Serrurier, soutenue par la cavalerie du général Stengel, qui débouchait par Lesegno.
Arrivés en face de Mondovi, nous trouvâmes environ huit mille Piémontais, occupant une belle position armée d'une assez nombreuse artillerie: Serrurier prit aussitôt la résolution de les attaquer; ses dispositions furent faites en un moment: former ses troupes en trois colonnes, se mettre à la tête de celle du centre, se faire précéder par une nuée de tirailleurs et marcher au pas de charge, l'épée à la main, à dix pas en avant de sa colonne, voilà ce qu'il exécuta. Beau spectacle que celui d'un vieux général résolu, décidé, et dont la vigueur était ranimée par la présence de l'ennemi! Je l'accompagnai dans cette attaque, dont le succès fut complet. Les actions énergiques d'un homme vénérable ont une autorité entraînante, à laquelle rien ne résiste: près de lui dans ce moment périlleux, je n'étais occupé qu'à l'admirer. L'ennemi, culbuté, nous abandonna sa nombreuse artillerie: je la fis retourner et servir immédiatement contre la ville, qui, après une canonnade de quelques moments, nous ouvrit ses portes.
La cavalerie du général Stengel, composée du 1er régiment de hussards et de dragons, appuyait notre mouvement à droite, et devait tourner la ville pour poursuivre l'ennemi; arrêtée par la cavalerie piémontaise, elle exécuta diverses charges, dont plusieurs ne furent pas à notre avantage, et Murat, qui s'y trouva, s'étant conduit avec valeur, il acquit, en cette circonstance, une certaine réputation: le général Stengel y fut blessé mortellement.
Le lendemain, l'ennemi se retira en toute hâte, et l'armée marcha dans différentes directions: la division Serrurier sur Fossano; la division Masséna sur Bene et Cherasco; la division Laharpe était toujours à Acqui, en observation devant Beaulieu, dont la retraite s'était opérée vers Nizza della Paglia.
La ville de Cherasco se trouvait sur la communication directe de Turin. Cette ville est fortifiée, mais ses remparts n'ont point de revêtements. Le général en chef m'ordonna d'aller en faire la reconnaissance, afin de juger ce que nous pouvions entreprendre. Cette reconnaissance fut l'occasion d'un de ces hasards singuliers dont la guerre offre beaucoup d'exemples.
La ville étant bloquée seulement en partie, et les postes d'investissement incomplets et encore assez éloignés, je ne pus m'en approcher à pied, comme on le fait ordinairement, et c'est à cheval que je résolus de remplir ma mission: un seul hussard d'ordonnance m'accompagnait. Le général Joubert, qui commandait la brigade d'avant-garde, voulant également voir par lui-même, m'aperçut; il vint se joindre à moi, suivi aussi d'une seule ordonnance: nous étions arrêtés et occupés à regarder, l'un à côté de l'autre, ayant chacun notre ordonnance derrière nous, quand un coup de canon à mitraille, parti de la place, fut tiré sur nous: la mitraille nous enveloppa sans nous faire de mal, et tua nos deux soldats ainsi que leurs chevaux.
La place de Cherasco était sans approvisionnements; rien n'avait été préparé pour sa défense; l'ennemi l'évacua aussitôt qu'il vit que nous nous préparions à l'investir, et dirigea ses troupes sur Carmagnole: le lendemain de notre entrée, des plénipotentiaires se présentèrent et proposèrent un armistice, en exprimant le désir de la paix.
Cet armistice était trop dans notre intérêt pour ne pas être accepté; mais, comme nous étions en plein succès, il était naturel de demander des garanties. Le général Bonaparte exigea la remise entre ses mains de cinq places de guerre, qui serviraient de point d'appui à son armée, protégeraient les communications et recevraient ses dépôts. Ces places étaient: Alexandrie, Tortone, Coni, Ceva et Demonte. Après une légère discussion, tout fut accordé. Il fut mis dans la convention, dont les clauses devaient être secrètes, que le roi de Sardaigne s'engageait à faire construire un pont sur le Pô à Valence pour être mis à la disposition de l'armée française. Ce n'était pas assurément dans l'intention de s'en servir: le général en chef, certain que les Autrichiens en seraient avertis, voulait les tromper et leur cacher le véritable point choisi pour le passage. Ce stratagème eut, comme on le verra plus tard, le plus grand succès.
Le général Bonaparte avait fait partir de Ceva Junot avec les nombreux drapeaux pris dans les combats de Montenotte, Dego, Mondovi, etc.--Murat fut expédié de Cherasco, en traversant le Piémont, pour porter à Paris le traité d'armistice, de manière qu'il arriva dans cette capitale avant celui de nos camarades que le général en chef avait chargé d'y présenter nos trophées.
Ce beau métier de la guerre, et de la guerre avec la victoire et les triomphes, me plaisait tellement, que j'étais loin de former le désir d'une pareille mission au milieu de l'activité de la campagne. Nous allions suivre les Autrichiens, passer le Pô; j'aurais été inconsolable de rester étranger à ces événements, qui promettaient tant de gloire à l'armée et de si belles opérations à étudier. D'ailleurs mes deux camarades avaient des grades provisoires, et, en allant à Paris, c'était un moyen pour eux d'en obtenir la confirmation. Mais cette mission leur procura de beaucoup plus grands avantages. On était dans l'ivresse à Paris: les succès de l'armée d'Italie avaient dépassé toutes les espérances. Ce début consolidait le gouvernement, et il ne marchandait pas les récompenses. En conséquence, on décida que les deux aides de camp du général Bonaparte recevraient de l'avancement. Les marques distinctives qu'ils portaient devaient indiquer leurs grades actuels; on ne chargea pas les bureaux de faire les propositions, les nominations étant faites par le Directoire lui-même. Junot fut nommé chef de brigade ou colonel, et Murat général de brigade. Quoique les avancements dans des positions analogues soient la grande affaire d'un officier, tout étant comparaison, et que, dans cette circonstance, mes intérêts fussent lésés, je n'en éprouvai aucun chagrin. D'abord, j'avais de l'amitié pour mes deux camarades, et puis je me trouvais encore mieux traité qu'eux. Tandis qu'ils étaient à Paris, occupés de plaisirs, moi je restais en face de l'ennemi, et, tous les jours, j'étais employé à ce qu'il y avait de plus important. D'ailleurs, je me reposais sans inquiétude sur l'avenir pour un avancement qui ne pouvait m'échapper.
Le général en chef m'envoya de Cherasco à Turin pour complimenter le duc d'Aoste, généralissime, et arrêter les détails du passage par le Piémont des troupes de l'armée des Alpes, destinées dès lors à nous joindre, et la première route fut ouverte par le col de l'Argentière, la vallée de la Stura et Coni.
Dans ce mémorable début de la campagne, en moins de vingt jours, deux armées, chacune presque aussi forte que la nôtre, avaient été battues et séparées; cinq places de guerre avaient ouvert leurs portes; le Piémont avait été réduit à demander la paix, et les Autrichiens forcés à repasser le Pô. Cette même armée, dépourvue de tout, que Schérer, un mois auparavant, commandait et disait être insuffisante pour la défensive dans les montagnes, était triomphante, avait dicté des lois, allait envahir le coeur de l'Italie et échanger sa misère, ses privations et ses souffrances contre l'abondance, la richesse et les jouissances de toute espèce.
À peine l'armistice de Cherasco était-il signé, que le général Bonaparte mit ses troupes en mouvement pour opérer le passage du Pô, opération difficile. Le Pô, grand fleuve, offre une véritable barrière; une artillerie nombreuse et de gros calibre, auxiliaire si nécessaire au passage des rivières, nous manquait; et, bien qu'on fît de grands efforts, tout en marchant, pour la créer, elle était peu de chose encore.
Aussi le seul moyen de réussir était dans la rapidité des opérations. Il fallait profiter de l'effet moral produit sur l'ennemi par nos prodigieux succès, et surprendre le passage du fleuve avant qu'il pût être régulièrement défendu. Le 2 mai, Beaulieu repassa le Pô à Valence, après avoir été rejoint par le corps auxiliaire, commandé par le général Stubich. Il plaça ses troupes de la manière suivante: il s'établit de sa personne à Ottobiana avec vingt bataillons et vingt-six escadrons; il mit huit bataillons et six escadrons à Sommo, sous les ordres du général Coselmini; quatre bataillons et quatre escadrons de Frazeruolo à Vercelli, sous les ordres de Vukassowich. Le général Beaulieu, apprenant la marche des Français à Casteggio, se décida à passer le Tessin. Il plaça le général Liptay, de l'embouchure de l'Olona jusqu'à celle du Lambro, avec huit bataillons et six escadrons, et, plus tard, le 7, il le dirigea sur Plaisance, tandis que lui se porta, avec sept bataillons et douze escadrons, au camp de Belgiojeso.
Dès le 10 floréal (30 avril), le général Bonaparte avait mis ses troupes en marche, et, pendant que les Autrichiens croyaient au projet de passer le Pô à Valence, et prenaient leurs dispositions pour s'y opposer, les quatre divisions de l'armée se rendaient, par une marche convergente, à Castel San Giovanni, lieu du rassemblement de toutes les troupes, la division Laharpe en passant par Tortone et Voghera, la division Augereau par Castel San Giovanni et Voghera, la division Masséna par Bra, Alba, Nizza, Voghera, et la division Serrurier par Cherasco, Alba, Osti, Alexandrie et Voghera. Aussitôt les premières troupes arrivées à Castel San Giovanni, le général en chef se porta avec elles à Plaisance, où des moyens de passage considérables se trouvaient disponibles. Quelques hussards autrichiens seulement étaient sur l'autre rive, et, les 16 et 17 mai, le passage s'effectua sans obstacle dans des barques qui portaient le général Dallemagne et le colonel Lannes; bientôt un pont volant donna des moyens de passage réguliers. La division Laharpe fut la première qui atteignit la rive gauche, et successivement les divisions Masséna, Augereau et Serrurier la suivirent. La division Laharpe rencontra l'avant-garde ennemie à Fombio: elle la culbuta et la poursuivit jusqu'à Codogno; là elle trouva le général Liptay, qui, après un léger engagement, se retira sur Pizzighettone, où la division Laharpe le suivit. La division Masséna, après avoir servi de réserve à celle de Laharpe, se porta sur Castel-Pusterlengo, tandis que Beaulieu arrivait en toute hâte avec sept bataillons, afin de secourir et recueillir les troupes du général Liptay. Enfin la division d'Augereau marcha sur Borghetto, et celle de Serrurier sur Pavie.
Codogno fut le théâtre d'un événement funeste: le général Laharpe y périt de la main de ses propres soldats; pendant une alerte de nuit il monta à cheval, se porta en avant pour en reconnaître les causes, et, à son retour, ayant été pris pour l'ennemi, il tomba sous une grêle de balles. Singulière destinée que la sienne! Proscrit par suite de révolutions dans son pays, et condamné à mort, les soldats de sa patrie adoptive se chargèrent ainsi d'exécuter la sentence.
Pendant que le mouvement sur Plaisance et le passage du Pô s'effectuaient, j'avais été chargé de me rendre à Alexandrie pour convenir des arrangements relatifs à la remise de cette place importante avec M. le comte de Solar, gouverneur de cette forteresse. Aussitôt cette opération terminée, je rejoignis l'armée, où j'arrivai le lendemain du fatal événement de la mort du général Laharpe. L'ennemi se trouvant surpris, tourné et attaqué au milieu de son mouvement, le seul parti qu'il eût à prendre était de se rapprocher de l'Adda et de mettre cette rivière entre lui et nous, et c'est aussi ce qu'il fit le 9 mai à Lodi. Il garda Pizzighettone comme tête de pont pour pouvoir déboucher sur nos derrières; en se plaçant ainsi il couvrait Milan. Il était donc indispensable de le chasser de cette position avant de se porter sur cette ville. Chargé d'aller faire la reconnaissance de Pizzighettone, quoique cette place fût démantelée depuis longtemps, elle me parut à l'abri d'un coup de main, et hors d'état d'être enlevée avec nos faibles moyens. La division Laharpe reçut l'ordre de l'observer; après avoir rempli cette mission, je rejoignis le même jour le général en chef, qui marchait sur Lodi avec la division Masséna, suivi de la division Augereau: la force totale de l'ennemi s'élevait alors à trente-six bataillons, quarante-quatre escadrons, soixante-neuf bouches à feu, formant vingt mille hommes d'infanterie et cinq mille cinq cents chevaux. Arrivés à deux milles de la ville de Lodi, nous trouvâmes l'ennemi en position; le 10, Beaulieu se porta sur Reposan et Formigara; il plaça ainsi ses troupes: douze bataillons et huit escadrons immédiatement sur le bord de l'Adda, en face de Lodi, sous les ordres du général Sebottendorf; cinq bataillons à Rieva, neuf bataillons à Redo, un bataillon dans Lodi, et trois bataillons et quatorze canons avec deux escadrons en avant de la ville.
Le général en chef me donna l'ordre de prendre le 7e régiment de hussards, et, aussitôt que l'infanterie serait engagée à droite et à gauche de la route avec l'infanterie de l'avant-garde ennemie, de charger vigoureusement sur la grande route. Notre infanterie était commandée par le colonel Lannes, qui depuis a obtenu avec raison une belle et éclatante réputation. J'exécutai mes instructions, et bientôt la cavalerie ennemie fut culbutée et l'infanterie mise en déroute; mais il me fut impossible de l'atteindre avec ma cavalerie, étant séparée d'elle par les canaux qui bordent la chaussée des deux côtés. Nous prîmes six pièces de canon, mais la cavalerie qui les soutenait disparut en faisant le tour extérieur de la ville. Les portes s'étant trouvées fermées et les troupes battues étant sous la protection des remparts, la cavalerie française fut obligée de rebrousser chemin.
Il m'arriva dans cette charge un accident dont les conséquences auraient pu m'être funestes: placé à la tête de la cavalerie formée en colonne sur la route et chargeant au milieu de l'affreuse poussière occasionnée par le mouvement des troupes ennemies en retraite, mon cheval arriva jusqu'à toucher une pièce de canon abandonnée, fit un épouvantable écart qui me renversa, et la colonne entière me passa sur le corps sans me blesser. Quelques pièces de canon placées contre la porte, et une escalade des remparts en terre, nous ouvrirent bientôt l'entrée de la ville. Nous nous précipitâmes dans les rues, où la cavalerie ennemie essaya encore de nous résister: culbutée de nouveau, elle repassa la rivière en toute hâte sous la protection de l'armée bordant la rive gauche de l'Adda. La division Masséna entra tout entière, et se disposa à tenter un des plus vigoureux coups de main qui aient jamais été faits. Les Autrichiens s'étaient placés immédiatement sur le bord de la rivière; une disposition semblable pour défendre le passage de vive force d'un pont est assurément fort mauvaise, car l'ennemi, parvenant à déboucher, toute la ligne se trouve ou coupée par son centre si le pont y correspond, ou tournée si c'est une de ses ailes qui se trouve en face.
Pour défendre le passage d'un pont, il faut placer du canon qui le voie, battre ses approches s'il est possible, et éloigner assez la ligne pour qu'elle puisse recevoir sur son front, et toute formée, les premières troupes de l'ennemi qui parviennent à franchir le défilé, et qui d'abord et nécessairement sont peu nombreuses et en désordre. Les remparts de Lodi, très-élevés, n'étant pas terrassés dans la partie voisine de l'Adda, il n'y avait aucun moyen de s'en servir pour fusiller les Autrichiens; mais, les troupes étant très-exaltées, on pouvait en espérer les plus grands prodiges. Les retraites constantes de l'ennemi, ses revers continuels, ne donnaient pas une bien grande idée de sa résolution à se défendre; aussi fut-il décidé que le passage de vive force de ce pont, long de quatre-vingts toises au moins, serait tenté. Toute l'artillerie que pouvait contenir l'emplacement précédant l'entrée du pont y fut placée, et une vive canonnade occupa l'ennemi. Un gué praticable pour la cavalerie existait à cinq cents toises en remontant la rivière, et le général Beaumont, commandant la cavalerie de l'armée depuis la mort du général Stengel, fut dirigé sur ce point et passa avec deux mille chevaux environ, tandis que l'infanterie en colonne, à la tête de laquelle une foule de généraux et d'officiers d'état-major s'étaient placés, se précipita sur le pont. Nous le franchîmes à la course, sous le feu de l'ennemi. Les Autrichiens, intimidés par cet acte de vigueur, lâchèrent pied et s'éloignèrent en toute hâte en nous abandonnant presque toute l'artillerie en batterie. Quelques moments avant le passage du fleuve, je courus un des plus grands dangers de ma vie. On vint dire au général Bonaparte qu'un corps de troupes se trouvait sur la droite de la rivière, au-dessous de la ville; il était important de savoir promptement à quoi s'en tenir; car, si c'était un corps en arrière, il fallait le faire prisonnier, et, si c'était une tentative offensive, nous devions nous mettre en mesure de lui résister. Le général en chef me donna l'ordre de prendre un faible détachement et d'aller en toute hâte reconnaître ce qu'il y avait de vrai dans ce rapport. Traverser la ville aurait été trop long avec tous les embarras de l'armée, et il était plus court, mais très-dangereux, de suivre le bord de la rivière entre celle-ci et les remparts de la ville, en passant en vue et à portée de dix mille hommes environ, et de l'artillerie qui bordait la rive gauche. Je pris quatre dragons avec moi, et je m'embarquai au grand galop dans cette périlleuse entreprise. Toute cette ligne d'infanterie, dans ce moment en repos, et les pièces de canon, firent sur nous une décharge générale; nous passâmes par les armes comme une compagnie de perdreaux qui parcourt une ligne de chasseurs. J'arrivai au point que je devais atteindre, moi troisième, et ayant mon cheval blessé: deux soldats et leurs chevaux avaient été tués. Il n'y avait aucun ennemi sur la rive droite, et je m'empressai de rejoindre le général en chef; mais, cette fois, en passant par la ville.
Cette belle et glorieuse affaire de Lodi mettait le sceau à la réputation de l'armée, à la gloire de son général, et assurait la conquête de toute l'Italie. Je reçus pour récompense, à l'occasion de cette mémorable journée, un sabre d'honneur.
L'ennemi se retira sur le Mincio. La division Augereau le poursuivit jusqu'à Crema; nous nous portâmes, par la rive gauche, jusqu'à Pizzighettone, évacué par l'ennemi sans combat; à la tête de quelque cavalerie, je marchai sur Crémone, dont je chassai l'ennemi; ce jour-là, nous rencontrâmes pour la première fois des hulans, et cette troupe intimida d'abord beaucoup notre cavalerie. L'ennemi battu, chassé et ainsi éloigné, le général en chef fut maître de se rendre à Milan. Il y fit son entrée le 26 mai. L'investissement de la citadelle eut lieu aussitôt, et tout fut disposé pour en faire le siége. Les places de Piémont, remises par le roi de Sardaigne, nous fournirent tout ce dont nous avions besoin pour composer notre équipage de siége, qui commença peu après. Le général Despinois avait été distingué par le général en chef; il passait pour un homme instruit; il fut chargé de le diriger et eut en même temps le commandement de la Lombardie. Le général en chef, après être resté huit jours à Milan pour satisfaire aux besoins de l'armée, donner les ordres nécessaires à la levée des contributions, à la formation des magasins, et laisser quelque repos aux troupes, entreprit d'achever la conquête du nord de l'Italie.
La cavalerie fut renforcée à cette époque par le 10e régiment de chasseurs; il était nombreux et en bon état: c'est le premier corps de cavalerie qui, dans cette campagne, se soit fait une grande réputation; son vieux colonel, Leclerc-Dostein, était l'un des plus braves soldats qu'ait eus la France. Jamais la réputation de ce régiment n'a subi d'altération.
L'entrée de l'armée française à Milan eut beaucoup d'éclat, et fut un véritable triomphe. Une population immense, réunie sur son passage, vint admirer ces braves soldats, dont toute la parure consistait dans un teint basané, une figure martiale, et dans l'éclat de leurs actions récentes. Les idées nouvelles avaient fermenté en Italie, et il était facile de leur donner du développement. Nous nous annoncions comme les vengeurs des peuples, et ces mots n'avaient pas encore perdu leur magie, car les peuples ne connaissent l'horrible fardeau amené par la guerre qu'après en avoir fait l'expérience; les Allemands n'ont, d'ailleurs, jamais été aimés en Italie; enfin il y a toujours, dans les grandes villes, une partie de la population désireuse de changements; elle les suppose favorables, parce que, n'ayant rien à perdre, elle a tout à gagner; ainsi notre prise de possession semblait faite sous les meilleurs auspices. Des ressources immenses nous étaient présentées, des renforts étaient en marche de France, et nous allions avoir tout à la fois un nombreux personnel et un matériel bien organisé, ce qui, ajouté à la bravoure éprouvée de nos soldats, aux talents de notre chef et à la confiance universelle, était le gage d'une série non interrompue de succès.
Le jour même de notre entrée à Milan, et au moment où le général Bonaparte se disposait à se coucher, il causa avec moi sur les circonstances où nous nous trouvions, et il me dit à peu près les paroles suivantes: «Eh bien, Marmont, que croyez-vous qu'on dise de nous à Paris; est-on content?» Sur la réponse que je lui fis, que l'admiration pour lui et pour nos succès devait être à son comble, il ajouta: «Ils n'ont encore rien vu, et l'avenir nous réserve des succès bien supérieurs à ce que nous avons déjà fait. La fortune ne m'a pas souri aujourd'hui pour que je dédaigne ses faveurs: elle est femme, et plus elle fait pour moi, plus j'exigerai d'elle. Dans peu de jours nous serons sur l'Adige, et toute l'Italie sera soumise. Peut-être alors, si l'on proportionne les moyens dont j'aurai la disposition à l'étendue de mes projets, peut-être en sortirons-nous promptement pour aller plus loin. De nos jours, personne n'a rien conçu de grand: c'est à moi d'en donner l'exemple.»--Ne voit-on pas dans ces paroles le germe de ce qui s'est développé ensuite?
Loin de laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître, il fallait achever la conquête du nord de l'Italie, rejeter les Autrichiens au delà de l'Adige, et prendre Mantoue, place d'armes et dépôt de l'ennemi. Tout fut donc disposé pour continuer les opérations, et l'armée se mit en mouvement pour le Mincio, où l'ennemi était rassemblé. Elle marcha de la manière suivante: la division Augereau, par Cassano, Brescia et Desenzano; la division Masséna, par Chiari, Brescia et Montechiaro; et la division Serrurier, par Lodi et Volta. Une avant-garde, composée en grande partie de cavalerie, commandée par le général Kilmaine, fut dirigée par Brescia, Montechiaro et Castiglione. Les troupes étaient en pleine opération, et le général Bonaparte arrivait à Lodi pour aller les joindre, quand il reçut la nouvelle d'une horrible insurrection éclatée à Pavie. J'étais avec lui; nous retournâmes en toute hâte à Milan, où il prit les dispositions convenables pour la réprimer et imposer une crainte salutaire, nécessaire au repos de l'avenir.
Trente ou quarante mille paysans, soulevés à la voix des prêtres et réunis à Pavie, s'étaient portés sur Binasco, bourg situé à moitié chemin de Milan. Quelques Français, isolés et surpris, avaient péri; d'autres s'étaient réfugiés dans le château de Pavie et en avaient fermé les portes. Cet incendie pouvait embraser la Lombardie tout entière. Le général Bonaparte partit de Milan immédiatement avec deux mille hommes et six pièces de canon; il se fit accompagner par l'archevêque. En un moment, les insurgés, réunis à Binasco, furent dispersés, et ce beau village réduit en cendres. Les portes de Pavie se trouvaient fermées, et les insurgés garnissaient les murailles. Une vingtaine de coups de canon brisèrent les portes; les troupes entrèrent, et les paysans se dispersèrent sans opposer plus de résistance. Nous rendîmes la liberté au général Acquin et à quelques Français réfugiés dans le château et menacés d'une mort prochaine. La ville fut livrée au pillage, et quoique complet, les soldats n'y joignirent pas, comme il arrive souvent en pareil cas, le meurtre et d'autres atrocités. La maison du receveur de la ville était menacée, et ce malheureux croyait, en jetant son argent dans la rue, se préserver de l'entrée des soldats dans sa maison, tandis que sa conduite devait, au contraire, les y attirer. Le général Bonaparte, prévenu, me donna l'ordre de me rendre sur les lieux et d'enlever l'argent. Nous avions à cette époque une fleur de délicatesse qui me rendit l'obéissance pénible. Je craignais d'être soupçonné d'avoir fait tourner cette mission à mon profit. Je la remplis en murmurant; mais j'eus soin, en prenant et comptant le trésor, de me faire assister par tous les officiers que je pus réunir: les sommes trouvées furent donc remises avec une grande régularité. Plus tard, le général Bonaparte m'a reproché de ne pas avoir gardé cet argent pour moi, ainsi que dans une autre circonstance dont je ferai le récit, et qu'il avait saisie, me dit-il, pour m'enrichir. L'ordre rétabli à Pavie, nous nous mîmes en route pour l'armée, et, le 10 prairial (30 mai), la plus grande partie des troupes était réunie à deux lieues du Mincio.
Nous trouvâmes beaucoup de cavalerie ennemie en avant de Borghetto, et le village de Valleggio, situé sur la rive gauche, occupé par une infanterie assez nombreuse. On fit quelques prisonniers, et l'ennemi abandonna plusieurs pièces de canon. L'armée autrichienne se composait alors de quarante-deux bataillons et quarante et un escadrons, dont la force était de trente mille six cent soixante et un hommes: la moitié seulement aurait été en mesure de combattre à Borghetto, le reste étant détaché. Sa retraite s'opéra sur Dolce, après avoir porté la garnison de Mantoue à vingt bataillons faisant douze mille hommes, et de là sur Ala et Roveredo. La division Augereau passa la rivière et marcha sur Peschiera, où elle entra sans obstacle; cette ville, ayant été évacuée par les Autrichiens, fut abandonnée par eux à son approche. C'était une place vénitienne; le gouvernement vénitien n'ayant pris aucune disposition pour faire respecter sa neutralité, rien n'avait été préparé pour la défendre; aussi nous ouvrit-elle ses portes, comme elle l'avait fait à l'armée autrichienne. Le général en chef entra à Valleggio et y établit son quartier général. On avait choisi pour son logement une grande maison à peu de distance de la sortie du village, et par conséquent assez éloignée de la rivière. La division Masséna, s'étant établie près de la rive droite pendant le temps nécessaire à la réparation du pont, avait pris ce moment pour faire la soupe. Son séjour prolongé l'empêcha de se placer en avant du village aussitôt qu'elle le devait, et comme le général en chef le lui avait ordonné. Il faisait très-chaud, et tout le monde se reposait à moitié déshabillé; un coup de canon se fait entendre; en même temps quelques coups de pistolet, et des cris: «Aux armes, voilà l'ennemi!» sont répétés par des fuyards. Chacun court à son cheval; mais les chevaux étaient débridés. Je pris sur-le-champ les dispositions nécessaires pour nous sauver de ce danger, si pressant en apparence. Nous ne pouvions avoir à redouter que de la cavalerie; si déjà elle était dans ce village, le premier détachement qui passerait, voyant une porte ouverte, entrerait, nous sabrerait sans difficulté et nous prendrait. En conséquence, je courus à la grande porte, je la poussai et la tins fermée avec un de mes camarades, pendant que nos gens apprêtaient nos chevaux. Une fois tout le monde à cheval, nous sortîmes ensemble et nous aurions certainement passé sur le ventre de deux escadrons si cela avait été nécessaire. Le général Bonaparte ne se fia pas à cette combinaison, et, je crois, à tort. Il sortit à pied par la petite porte, rencontra un dragon qui fuyait, lui prit son cheval, et arriva ainsi, seul, au pont. Si l'ennemi eût été dans le village, comme on devait le supposer, il aurait été perdu. De ce jour il prit la résolution d'avoir à lui, et toujours avec lui, une forte escorte; il forma ce corps de guides qui l'accompagnait partout et a été le noyau du régiment des chasseurs de la garde impériale. Voici maintenant la cause de l'alerte: deux des quatre régiments napolitains servant dans l'armée autrichienne venaient de Goito et rejoignaient le gros de l'armée; en passant devant le village de Valleggio et marchant avec précaution, ils voulurent s'assurer si nous l'occupions, et s'en approchèrent. Des canonniers français, envoyés pour ramener quelques pièces abandonnées par l'ennemi, les voyant paraître, tirèrent un coup de canon sur eux. D'un côté, nous fûmes ainsi avertis de ce qui se passait, et, de l'autre, les Napolitains virent que Valleggio était occupé par les Français, et se retirèrent. Sans cette circonstance, l'ennemi serait probablement entré dans le village et aurait pris le général Bonaparte. Quelle conséquence n'aurait pas eue sur sa destinée, sur celle de l'Europe, sur celle du monde, un événement qui changeait sa situation et toutes les combinaisons de son avenir! Et cet événement eût été l'ouvrage d'un très-petit corps d'une très-mauvaise armée d'un très-petit souverain! Ô puissance cachée du destin, les anciens avaient bien raison de t'élever des temples!
L'armée se porta sur Vérone, excepté la division Serrurier, dirigée sur Mantoue et destinée à masquer cette place. À son arrivée à Vérone, le général Bonaparte feignit contre le gouvernement vénitien une grande colère, qu'il exprima au provéditeur Foscarini. Le prétexte de ses plaintes était l'asile donné à Louis XVIII; ce prince avait résidé, avec sa petite cour, pendant assez longtemps dans cette ville, et y avait reçu les témoignages de respect et d'intérêt que le spectacle d'une grande infortune inspire toujours. Le général Bonaparte ne pouvait désapprouver au fond du coeur une conduite motivée par un sentiment noble et généreux; mais sa conduite était commandée par sa position, et je ne doute pas qu'il n'envisageât dès lors le parti qu'il pourrait tirer, soit pour le présent, soit pour l'avenir, d'une querelle ouverte avec le gouvernement vénitien: au surplus, toutes ces menaces n'aboutirent pour le moment à rien, et on se contenta de prendre possession des forts et d'exiger des vivres pour les troupes.
La division Augereau occupa Vérone et les bords de l'Adige, en descendant jusqu'à Porto-Legnago. La division Masséna fut chargée de la défense des montagnes qui commandent la vallée de l'Adige et occupent l'espace entre ce fleuve et le lac de Garda; elle prit poste à Montebaldo et s'y retrancha. La division Serrurier, aidée et soutenue par la cavalerie commandée par le général Kilmaine, fit l'investissement de Mantoue, et on disposa tout pour commencer le siége aussitôt après l'arrivée de la grosse artillerie. Les Autrichiens s'étaient retirés à Trente; ils avaient besoin de beaucoup de temps pour se refaire, et de recevoir de grands renforts pour être en état de rentrer en campagne; ainsi nous pouvions nous reposer, et c'est ce que l'on fit, car l'armée en avait grand besoin. On s'occupa à réparer les pertes causées par une campagne si active, et à mettre l'armée sur un pied convenable pour pouvoir soutenir sa réputation et accomplir ses destinées. Le général Bonaparte crut sa présence utile à Milan; il avait à presser le siége du château et à prendre les dispositions relatives à l'administration générale; après avoir donné ses instructions à ses lieutenants, il partit pour Milan, emmenant avec lui et dans sa voiture le général Berthier et moi.
Les succès glorieux de cette campagne, les prodiges opérés en si peu de temps, et si fort au-dessus de tous les calculs, de toutes les espérances, avaient développé au plus haut degré les facultés du général Bonaparte; cette confiance en lui-même, cette confiance sans bornes qu'il inspirait aux autres, donnait à ses discours et à ses actions un aplomb, une décision capables de tout entraîner. Il lui semblait voir devant lui tous les jours un nouvel horizon; c'était le fond de son caractère, et j'en fus frappé dès cette époque. Loin de paraître s'étonner de ce qu'il avait fait, il écrivait de Vérone au Directoire que, si on lui envoyait des renforts, il traverserait le Tyrol, et prendrait l'armée autrichienne du Rhin à revers. Je fus frappé d'étonnement en lui entendant dicter cette phrase; cette proposition formelle, faite en ce moment, me parut presque de la folie. Tout le monde a pu remarquer dans le cours de sa carrière qu'il en a toujours été ainsi; à force de vaincre les obstacles, il les a toujours méprisés davantage; mais aussi, à force de les mépriser, il a fini par en accumuler une telle masse sur sa tête, qu'il en a été écrasé. Alors il était dans la mesure des choses possibles, et il y est resté encore bien longtemps; quand il en est sorti, l'orgueil avait remplacé les éclairs du génie.
Une chose remarquable à l'époque dont je parle, c'est l'esprit admirable et le zèle ardent de tout ce qui l'entourait. Chacun de nous avait le pressentiment d'un avenir sans limites, et cependant était dépourvu d'ambition et de calculs personnels; on ne pensait qu'aux résultats généraux; c'était du patriotisme dans la belle acception du mot.
Il arriva alors une chose digne d'être signalée: le général Bonaparte fut accusé de n'avoir pas assez fait, et d'avoir manqué de résolution, par un de ces militaires de plume, le fléau des militaires combattants, gens traitant souvent des questions qu'ils ne comprennent pas, qu'ils ne sont pas à portée de juger, et dont ils ignorent même presque toujours les circonstances, cause des résolutions prises.
Le général Matthieu Dumas discuta cette campagne d'Italie dans une brochure, et reprocha au général Bonaparte de s'être borné à envahir l'Italie: celui-ci me chargea de lui répondre, et je publiai une réfutation qui était facile; elle eut quelque succès dans le temps, et le général Bonaparte fut très-satisfait.
Le général Bonaparte, quelque occupé qu'il fût de sa grandeur, des intérêts qui lui étaient confiés et de son avenir, avait encore du temps pour se livrer à des sentiments d'une autre nature; il pensait sans cesse à sa femme. Il la désirait, il l'attendait avec impatience: elle, de son côté, était plus occupée de jouir des triomphes de son mari, au milieu de Paris, que de venir le joindre. Il me parlait souvent d'elle et de son amour avec l'épanchement, la fougue et l'illusion d'un très-jeune homme. Les retards continus qu'elle mettait à son départ le tourmentaient péniblement, et il se laissait aller à des mouvements de jalousie et à une sorte de superstition qui était fort dans sa nature.
Dans un voyage fait avec lui à cette époque, et dont l'objet était d'inspecter les places du Piémont, remises entre nos mains, un matin, à Tortone, la glace du portrait de sa femme, qu'il portait toujours, se cassa: il pâlit d'une manière effrayante, et l'impression qu'il ressentit fut des plus douloureuses. «Marmont, me dit-il, ma femme est bien malade ou infidèle.»
Enfin elle arriva, accompagnée de Murat et de Junot. Envoyé au-devant d'elle jusqu'à Turin, je fus témoin des soins et des égards qui lui furent prodigués par la cour de Sardaigne à son passage. Une fois à Milan, le général Bonaparte fut très-heureux; car alors il ne vivait que pour elle; pendant longtemps il en a été de même, jamais amour plus pur, plus vrai, plus exclusif, n'a possédé le coeur d'un homme, et cet homme était d'un ordre si supérieur!
Le Directoire eut, à cette époque, la ridicule idée d'envoyer Kellermann en Italie et de diviser le commandement: celui-ci aurait commandé dans le nord, et Bonaparte dans le midi. On conçoit d'où venait cette pensée: c'était assurément la combinaison la plus absurde. Bonaparte ne voulut pas y souscrire; il demanda à rentrer en France si on envoyait Kellermann au delà des monts, et cette proposition n'eut pas de suite. Les troupes de l'armée des Alpes vinrent nous joindre, et de nouvelles divisions s'organisèrent successivement. Les généraux de division Vaubois et Sauret arrivèrent à l'armée, et le général Despinois fut fait général de division.
Pendant le cours de la campagne, divers armistices, faits successivement par le général Bonaparte avec les ducs de Parme et de Modène, avaient valu à l'armée beaucoup de millions et de nombreux tableaux: ces tableaux ont décoré notre musée pendant un bien petit nombre d'années, hélas! Un armistice, fait aussi avec le roi de Naples, rappela de l'armée autrichienne ses régiments de cavalerie. Restait le pape, demeurant encore en état d'hostilité. Pie VI, se croyant une puissance effective, avait fait des armements en conséquence. Pour lui faire acheter la paix, ou au moins une suspension d'armes, il fallut faire contre lui des dispositions positives. Une autre opération tenait aussi fort à coeur au gouvernement, et son utilité était sentie par tout le monde: le grand-duc de Toscane, frère de l'empereur, avait fait depuis longtemps sa paix avec la République; cette paix avait précédé même de plus d'une année notre entrée en Italie. Ainsi il n'y avait rien à lui demander; mais son port de Livourne, consacré au commerce anglais, était le point de communication des Anglais avec l'Italie et le dépôt de leurs marchandises. Leur fermer ce débouché, s'emparer de toutes leurs marchandises et occuper Livourne par des forces imposantes, fut l'objet d'une expédition dont on ne voulut pas différer d'un moment l'exécution. À cet effet, on réunit à Plaisance une division commandée par le général Vaubois, tandis que la division Augereau reçut l'ordre de se rendre à Borgoforte et de passer le Pô pour marcher sur Ferrare et Bologne.
Cependant ce mouvement fut suspendu par une insurrection qui éclata dans ce qu'on appelle les fiefs impériaux, pays situé entre Tortone et Gênes, appartenant alors à la république de Gênes. De grands exemples, faits là comme à Pavie, y rétablirent bientôt l'ordre. Ce mouvement, projeté contre Bologne et Livourne, était en ce moment sans danger. Les Autrichiens étaient loin d'avoir réparé leurs pertes; encore hors d'état de reprendre l'offensive sur l'Adige, ils ne pouvaient rien tenter sans avoir reçu de puissants renforts. L'armée du Rhin en envoya, et Wurmser les amenait en personne.
On connaissait l'époque du départ et celle de l'arrivée présumée de ces troupes.
La division Augereau marcha directement sur Bologne, et celle de Vaubois par Parme, Modène, Reggio et Pistoja. Le général en chef était avec cette division. En avant de Modène existait le fort Urbin, appartenant au pape et occupé par ses troupes. Ce fort, sans boucher le passage, puisqu'il était situé dans une plaine, gênait les communications, la grande route passant sur ses glacis. Il était donc important de s'en rendre maître. J'en fus chargé, et la chose réussit à souhait. Il n'y avait rien qu'on ne pût tenter contre les troupes du pape, comme on va le voir et comme on le verra encore plus tard.
Le général Bonaparte fit écrire de Modène au commandant de venir lui parler, et ce brave homme, instruit cependant que nous étions en guerre avec son souverain, se rendit sans défiance à cette invitation; il partit sans laisser d'instructions à ses officiers. Le général Bonaparte me prescrivit de marcher à la tête de toutes les troupes avec un faible détachement de dragons d'une quinzaine d'hommes; un autre détachement plus fort me suivait à une très-petite distance. J'avais l'ordre de passer tranquillement sur la route, comme marche un détachement allant faire les logements; et, si je voyais la porte du fort ouverte, de m'y précipiter et de sabrer la garde. Alors je serais soutenu par les troupes qui me suivraient. Arrivé à l'endroit où la route est sous le chemin couvert, je trouvai en dehors des palissades les officiers de la garnison réunis, inquiets de l'absence de leur commandant. Ils me demandèrent de ses nouvelles; je leur répondis qu'il était à cent pas derrière moi, et qu'ils allaient le rencontrer. Cette réponse les fit porter un peu plus en avant. Quelques instants après, ayant vu la porte ouverte, je m'y rendis au grand galop, sans donner le temps à la garde de fermer la barrière. Cette garde s'enfuit, et, en un moment, tout le régiment de dragons eut pénétré dans le fort. Les soldats se réfugièrent dans leurs casernes et en sortirent prisonniers. Il y avait en batterie sur les remparts plus de quatre-vingts pièces de canon, et toutes chargées. Le fort tomba ainsi entre nos mains; son artillerie fut transportée immédiatement à l'armée devant Mantoue, et servit au siége de cette place.
Le général Bonaparte m'envoya à Ferrare pour sommer le commandant. Je m'y rendis en poste, et j'annonçai l'arrivée des troupes. Il fut convenu que les portes de la ville et de la citadelle leur seraient livrées immédiatement, et on me permit, en attendant, d'inspecter la forteresse; on me fournit même l'état de l'artillerie et les approvisionnements existants. Une partie de ce matériel fut encore envoyée devant Mantoue. Il était commode d'avoir ainsi ses ennemis pour fournisseurs. Sans l'artillerie de ces deux places, nous n'aurions pas pu commencer aussitôt le siége de Mantoue. Je rejoignis le général en chef à son arrivée à Pistoja; de là il marcha sur Livourne et m'expédia à Florence auprès du grand-duc de Toscane. J'étais porteur d'une lettre pour ce souverain et chargé de lui faire connaître les motifs de notre mouvement. Je rapportai à Livourne la réponse du grand-duc. La conduite de celui-ci fut celle d'un homme qui se soumet à tout et ne veut pas avoir recours à des moyens violents. Il lui aurait été difficile, d'ailleurs, de les employer avec succès. Il engageait vivement le général Bonaparte à passer par Florence à son retour. On trouva à Livourne de grandes richesses; elles offrirent à l'armée beaucoup de ressources. Ainsi, de toutes parts, le trésor se remplissait. Depuis ce moment, la majeure partie de la solde et des appointements fut payée en argent. Il en résulta un grand changement dans la situation des officiers, et jusqu'à un certain point dans leurs moeurs.
L'armée d'Italie était alors la seule échappée à cette misère sans exemple, supportée par toutes les armées depuis si longtemps.
Le général en chef, après avoir donné ses ordres, quitta Livourne et partit pour Bologne en passant par Florence. Il s'arrêta dans cette dernière ville pour admirer tout ce qu'elle avait de curieux et voir le grand-duc. Celui-ci le reçut avec toute la distinction possible. Nous dînâmes avec lui. Singulier tableau que ces hommages rendus par le frère de l'empereur et la fille du roi de Naples à un général républicain, dont les triomphes récents étaient si opposés à leurs intérêts! En sortant de dîner chez le grand-duc, Bonaparte reçut un courrier qui lui annonçait la reddition du château de Milan. Il renvoya en toute hâte M. de Fréville, notre chargé d'affaires, chez le grand-duc pour lui en faire part. C'était mal reconnaître son hospitalité! Ce souverain est le premier avec lequel le général Bonaparte a été en contact personnel. Alors ce fut un événement pour lui; et, comme il a toujours été sensible aux souvenirs qui se rattachaient au commencement de sa carrière, il a conservé, toute sa vie, à ce prince une affection qui lui a été utile en plus d'une occasion. Tous les noms, datant de ce temps-là ou d'une époque antérieure, rappelant à la mémoire de Bonaparte des services rendus ou des témoignages d'affection ou de considération, n'ont jamais perdu leur puissance auprès de lui. La nature lui avait donné un coeur reconnaissant et bienveillant, je pourrais même dire sensible. Cette assertion contrariera des opinions établies, mais injustes. Sa sensibilité s'est assurément bien émoussée avec le temps; mais, dans le cours de mes récits, je raconterai des faits, je donnerai des preuves incontestables de la vérité de mon opinion.
La famille Bonaparte est originaire de Toscane; une branche y était restée, elle était alors représentée par un chanoine demeurant à San Miniato, petite ville entre Pise et Florence; nous nous y arrêtâmes et nous couchâmes chez lui; il jouissait vivement de l'éclat que son cousin donnait à son nom, mais il voyait d'un autre oeil que nous cette gloire de la terre, et il aspirait à la voir prendre ses racines dans le ciel. Un Bonaparte avait été déclaré bienheureux par je ne sais quel pape, c'était le premier pas vers la canonisation; le chanoine aspirait à le voir sanctifié; il prit le général en particulier pour le supplier d'employer son influence, supposée sans bornes, pour obtenir ce titre de gloire pour sa famille. Bonaparte rit beaucoup du désir de son cousin, qu'il ne satisfit pas, et il aima mieux obtenir du pape, dans les négociations postérieures, quelques millions et quelques tableaux de plus, que le droit de bourgeoisie dans le ciel pour un homme de sa maison.
Nous restâmes quelques jours à Bologne, où l'armistice avec le pape, bientôt convenu et signé, amena de riches tributs de toute espèce. À Bologne comme à Reggio et dans toutes les villes, on organisa une force municipale pour la sûreté du pays, de manière qu'à l'exception de Livourne, constamment occupée par une garnison française, la totalité des troupes françaises repassa le Pô.
Tout étant disposé pour faire le siége de Mantoue, il fut entrepris. On croyait à tort la garnison faible, car elle était de douze mille hommes, et l'on supposait pouvoir opérer une surprise, vu le grand développement de la ville.
Mantoue, pourvue d'une bonne enceinte, est en outre couverte par deux lacs, l'un supérieur, l'autre inférieur: en avant du premier se trouve la citadelle, donnant une tête de pont d'un grand développement; en avant du deuxième, le faubourg Saint-Georges, alors non fortifié, et qui tomba entre nos mains. Du côté opposé, le lac était presque à sec, et se composait d'un courant d'eau formant une grande île avec les fossés de la place: une partie était occupée par l'ouvrage dit du T, destiné à couvrir une longue courtine de la place flanquée seulement par quelques tours et couverte par un fossé plein d'eau. L'ouvrage du T était en terre et sans revêtement, mais fraisé et palissadé; on crut, en débarquant la nuit dans l'île, surprendre l'ennemi et enlever ce poste; s'il en avait été ainsi, la première batterie à construire aurait été une batterie de brèche, et en cinq jours la place eût été à nous. Un Espagnol, nommé Canto d'Irlès, en était gouverneur. Le coup de main proposé fut tenté de la manière suivante: trois cents hommes furent habillés en Autrichiens avec l'uniforme d'un des régiments de la garnison, et mis sous les ordres d'un nommé Lahoz d'Ortitz. Cet officier, d'une bonne famille de Milan, avait servi en Autriche et ensuite déserté chez nous, à cause de ses opinions révolutionnaires; devenu aide de camp de Laharpe, et plus tard, à la mort de celui-ci, aide de camp du général Bonaparte, il montrait du courage, un caractère ardent, violent, et beaucoup d'esprit. Son ambition était sans bornes; il devint général cisalpin, et organisa les premières troupes de cette république; mais, en l'an VII, après la reprise des hostilités, il nous abandonna pour quelque mécontentement, se réunit à nos ennemis, et fut tué, en faisant le siége d'Ancône, par les troupes mêmes qu'il avait formées.
Je reviens au siége de Mantoue. Les trois cents hommes de Lahoz, habillés en Autrichiens, devaient, à l'instant où le débarquement dans l'île aurait lieu pendant la nuit, se séparer, simuler la défense de l'île, se retirer, étant pressés vivement par les Français, sur l'ouvrage du T, y entrer, en livrer la porte aux troupes qui suivraient, et ensuite faire main basse sur l'ennemi. Murat fut chargé du commandement des troupes destinées à appuyer Lahoz. L'exécution eut lieu d'une manière timide, les troupes se firent attendre; le détachement n'étant pas pressé, on ne se hâta pas de lui ouvrir la barrière; le stratagème fut reconnu, et l'opération manqua: on accusa généralement Murat d'avoir agi avec mollesse et causé cet échec; ce fut dans la nuit du 7 au 8 juillet que le coup de main fut tenté.
On prit sur-le-champ son parti, et l'on ouvrit la tranchée. Un pont fut construit devant Pietroli pour établir la communication; dès ce moment, il fallut passer par tous les détails et toutes les lenteurs d'un siége régulier. Le général Bonaparte m'attacha à ce siége, suivant mes désirs, sous les ordres du général Serrurier, et je montai la tranchée à mon tour. Nos travaux, conduits avec talent et vigueur par notre ingénieur, le colonel Chasseloup, commandant le génie de l'armée, et les batteries nécessaires établies, nous arrivâmes à la deuxième parallèle. Le front d'attaque, comme je l'ai dit, n'était pas revêtu: toutes les palissades étant brisées, les pièces de l'ennemi démontées, son feu presque éteint, il fut décidé que l'on n'attendrait pas plus longtemps pour donner l'assaut. Quatre colonnes de trois cents hommes chacune furent désignées pour assaillir les points les plus accessibles; je devais en commander une, et nous attendions la nuit du 30 juillet pour agir quand les dispositions générales de l'armée vinrent changer l'état des choses et nos projets.
Le maréchal de Wurmser, successeur de Beaulieu dans le commandement de l'armée ennemie, avait amené un fort détachement de l'armée du Rhin, et reçu d'autres renforts de l'intérieur: la force de son armée était de quarante-sept bataillons, trente-sept escadrons, formant quarante et un mille cent soixante et onze hommes d'infanterie, cinq mille sept cent soixante-six de cavalerie; son artillerie se composait de cent quatre-vingt-douze bouches à feu attelées; et tout cela indépendamment de la garnison de Mantoue, forte de douze mille hommes.
Wurmser divisa son armée en quatre colonnes principales, de la manière suivante: la première, sous les ordres du lieutenant général Quasdanovich, formait l'aile droite; se divisant elle-même en quatre brigades commandées par les généraux Ott, Ocskay, Sport et prince de Reuss, elle avait deux avant-gardes sous les ordres des colonels Klenau et Lusignan, et se composait de seize bataillons, neuf compagnies, treize escadrons, et cinquante-six bouches à feu. Sa force était de quinze mille deux cent soixante-douze hommes d'infanterie, et deux mille trois cent quarante-neuf chevaux.
La deuxième, sous le commandement du lieutenant général Melas, formait la droite du centre: composée de deux divisions et quatre brigades, commandées par les généraux Gremma et Sebottendorf, et sous eux par les généraux Grummer, Basilico, Nicoletti et Pettoni, elle avait dix-sept bataillons, onze compagnies, quatre escadrons, et cinquante-huit bouches à feu, et sa force était de treize mille six cent soixante-seize hommes d'infanterie, et sept cent vingt-sept chevaux.
La troisième colonne, sous les ordres du lieutenant général Davidovich, formant la gauche du centre, se composait de trois brigades, commandées par les généraux Mittrowsky, Liptay et le plus ancien colonel de la brigade; sa force était de dix bataillons, huit compagnies, dix escadrons, soixante bouches à feu; elle comptait huit mille deux cent soixante-quatorze hommes d'infanterie, seize cent dix-huit chevaux.
Enfin, la quatrième colonne, commandée par le général Mezzaro, formant l'aile gauche, était divisée en deux brigades, commandées par les généraux de Hohenzollern et Mezzeris, et se composait de quatre bataillons, six compagnies, sept escadrons et dix-huit bouches à feu, et d'une force de trois mille neuf cent quarante-neuf hommes d'infanterie, mille soixante-douze chevaux.
La première colonne fut dirigée sur Brescia; elle devait se porter sur Plaisance pour prévenir l'armée française. La deuxième attaqua la division Masséna à la Corona, s'empara de Rivoli, et couvrit la marche de la troisième colonne. La troisième colonne descendit par la vallée de l'Adige, et rejoignit la deuxième colonne à Rivoli. La quatrième colonne déboucha par Vicence et Legnago, marcha sur Vérone, et se réunit à la troisième colonne.
L'armée française était ainsi placée: Masséna occupait la Corona et Montebaldo, et défendait le pays entre le lac de Garda et l'Adige; Augereau occupait Vérone et Legnago; la division Sauret, Salo; le général Despinois, avec quatre mille hommes, était à Peschiera, et la division Serrurier faisait le siége de Mantoue. Toutes les divisions actives réunies composaient soixante-trois bataillons et trente escadrons dont la force s'élevait à trente-six mille six cent vingt-huit hommes d'infanterie, cinq mille deux cent soixante-neuf chevaux, et trente-sept bouches à feu. Les forces supérieures de l'ennemi culbutèrent Masséna des postes qu'il occupait dans les montagnes. Le général Sauret ayant été forcé devant Salo, l'ennemi entra à Brescia sans coup férir; Murat, Lasalle et bon nombre d'autres officiers y furent surpris et faits prisonniers. La situation de l'armée était critique; pour continuer le siége de Mantoue, il fallait livrer bataille à l'ennemi vers Roverbella; mais, si la bataille était perdue, l'armée devait immédiatement repasser le Pô; elle abandonnait ainsi toute la Lombardie, et courait de grands risques d'être détruite en exécutant ce mouvement, pour lequel rien n'avait été préparé. Lever le siége de Mantoue, afin de réunir toutes les forces disponibles; manoeuvrer avec légèreté pour balayer ce que nous avions derrière nous, afin de rétablir la sûreté de notre ligne d'opération, et ensuite marcher à l'ennemi divisé, le surprendre dans ses mouvements, au milieu de ses corps séparés par les lacs et les montagnes, voilà ce qu'il y avait à faire et à quoi Bonaparte se résolut. Mais alors que deviendra l'artillerie du siége de Mantoue? Elle se composait de cent quatre-vingts bouches à feu, et des approvisionnements correspondants: l'enlever est impossible, on n'en a ni le temps ni les moyens; elle tombera au pouvoir de l'ennemi, c'est un grand trophée pour lui; mais le premier but est la victoire, et c'est un sacrifice qu'elle exige impérieusement. Le général Bonaparte n'hésita pas; il foula aux pieds les petites considérations, prit son parti, et se montra, par cette résolution ainsi motivée, un grand général. Il envoya l'ordre au général Serrurier de lever le siége après avoir détruit, autant que possible, les munitions et l'artillerie abandonnée, de se retirer sur l'Oglio, à Marcaria, et d'y attendre de nouveaux ordres. La division Masséna, après avoir disputé le terrain pied à pied, fit sa retraite sur le Mincio, qu'elle passa à Peschiera: une garnison fut laissée dans cette place après quelque incertitude, et le commandement en fut confié au général Guillaume, espèce de fou, mais homme de zèle et de surveillance: plus tard, cette division continua son mouvement sur la Chiesa, à Ponte San Marco, laissant une forte arrière-garde à Lonato, tandis que la division Despinois devait soutenir la division Sauret, en position en arrière de Salo.
La division Augereau se retira par Borghetto sur Castiglione et Montechiaro, où elle s'arrêta. La cavalerie, soutenue par quelque infanterie, se porta sur Brescia; à son approche l'ennemi l'évacua en se retirant sur Gavardo. On voit par le tableau des positions respectives que les deux armées étaient fort divisées, les corps presque entremêlés; mais ceux de l'armée française, étant au centre, pouvaient se soutenir, combiner leurs mouvements et se secourir. On doit observer cependant que la division Serrurier, jetée hors du théâtre des opérations, sur l'Oglio, était une mauvaise disposition; en la dirigeant sur Montechiaro, chose beaucoup plus raisonnable, elle eût pu servir utilement de réserve à la division Augereau; la disproportion de nos forces était fort grande, nous n'avions à négliger aucune de nos ressources; cette division de plus à l'affaire du 16 thermidor (3 août) pouvait assurer la victoire, tandis que, battue, l'armée était séparée d'elle. Elle arriva utilement le 18 thermidor (5 août), mais il y avait plus d'une chance pour que, partie de si loin, elle n'arrivât pas d'une manière opportune, et la précision de son mouvement, ce jour-là, fut un trait de bonheur sur lequel un général en chef ne doit pas baser ses calculs quand il peut s'en dispenser. Malgré le bon esprit de nos troupes et leur énergie, quelle que fût l'habileté des combinaisons, on pouvait redouter de grands malheurs. L'ennemi à combattre alors ne ressemblait pas à l'armée de Beaulieu, découragée; mais, en possession de toute sa force morale, il avait le premier élément des succès. Nous étions dans la position indiquée ci-dessus le 15 thermidor (2 août), bien résolus à tenter la fortune. Le 16 (3 août) au matin, l'ennemi attaqua l'avant-garde de Masséna, placée à Lonato, la mit en déroute et fit prisonnier le général Pigeon, qui la commandait. Le général Masséna, avec lequel se trouvait le général en chef, déboucha aussitôt de Ponte San Marco, soutenu par la division Despinois; l'ennemi, à son tour, fut culbuté, et l'on reprit Lonato; débouchant de cette ville, après des engagements très-chauds et successifs, l'ennemi fut repoussé jusqu'au bord du lac de Garda à Desenzano. En même temps, le général Sauret attaquait Salo; après une vigoureuse résistance de l'ennemi, il parvint à reprendre la ville et à dégager le général Guieux, qui, séparé de lui à l'instant où il l'évacuait, deux jours auparavant, s'était jeté dans une grosse maison sur le bord du lac avec quelques centaines d'hommes, où il s'était défendu avec la plus grande opiniâtreté et la plus rare valeur contre le général Veckzay; peut-être ce combat isolé, imprévu, et hors des combinaisons, a-t-il eu une influence importante en retenant le corps qui devait déboucher de Salo. Le général Guieux, homme médiocre, mais brave soldat, avait résisté pendant trois jours, sans canons, avec moins de quatre cents soldats, à quatre ou cinq mille hommes.
Pendant que ces événements se passaient sur la gauche, la droite avait eu également des succès; j'avais eu l'ordre de m'y rendre et de rester pendant toute la bataille auprès du général Augereau; celui-ci, n'étant pas content de la manière dont son artillerie était servie, me demanda d'en prendre le commandement, ce que je fis; elle contribua au succès de cette belle journée; j'y reçus une contusion de boulet, mais je ne fus pas obligé de quitter le champ de bataille.
Le général Davidovich avait pris position la veille au soir à Castiglione, évacuée par le général Valette avec un régiment placé sous ses ordres. Ce mouvement rétrograde causa une grande colère au général en chef, et je n'ai jamais compris le mécontentement solennel qu'il en exprima au général Valette, car ce corps faible, isolé, n'avait pas autre chose à faire. Comment la division Augereau, séparée de Castiglione par une grande plaine, aurait-elle pu le secourir? et, si elle se fût portée à Castiglione, c'était commencer intempestivement le mouvement préparé seulement pour le lendemain. Cette colère, je le crois, était feinte, et, résolu à combattre sans retard, le général Bonaparte voulait convaincre les soldats qu'un mouvement rétrograde était en ce moment un crime: il lui est arrivé plus d'une fois de montrer ainsi, dans un but caché, un mécontentement qu'il n'éprouvait pas.
Dès le point du jour, le 16 thermidor (3 août), nous nous ébranlâmes et nous quittâmes la position de Montechiaro pour nous porter sur Castiglione. Nous traversâmes la plaine dans un bel ordre et une belle formation. À partir du pied des mamelons sur lesquels Castiglione est bâtie, l'ennemi nous opposa une vive résistance, ensuite à la ville même, et enfin aux positions plus en arrière, et jamais il ne fut mis en déroute. Nous le laissâmes, après dix heures d'un combat opiniâtre, à sa dernière position en avant de la tour de Solferino, et nous restâmes, le reste de la journée et le lendemain, en présence, nos postes à portée de fusil des siens.
Le succès de la journée avait été complet partout; on s'était battu depuis les environs de Salo jusqu'à Castiglione, c'est-à-dire sur un espace de plus de trois lieues. On appela l'ensemble de ces combats tous isolés, bataille de Lonato, parce que le général en chef se trouvait à Lonato, situé au centre. Il vint le lendemain matin voir la division Augereau, la féliciter et reconnaître l'ennemi; de là il se rendit à Lonato: à son arrivée, on annonçait une colonne ennemie venant de Ponte San Marco, dont elle avait chassé nos avant-postes; immédiatement après, cette colonne s'arrêta et envoya un parlementaire pour sommer le commandant français à Lonato de se rendre; à peine y avait-il quinze cents hommes dans cette ville, la division Masséna s'étant portée jusqu'auprès de Desenzano. La crainte avait saisi ces troupes, qui étaient loin de se croire en force suffisante. Le parlementaire fut introduit, les yeux bandés, devant le général Bonaparte. Celui-ci, avec la supériorité de son esprit et son coup d'oeil d'aigle, jugea à l'instant que ce corps de troupes, séparé de l'armée et coupé, était un détachement fait la veille au matin pour tourner Masséna, et dont la communication se trouvait perdue, par suite de nos succès et du terrain que nous avions gagné. Il fit ôter le bandeau à cet officier, et l'apostropha ainsi: «Savez-vous devant qui vous vous trouvez? Vous êtes devant le général en chef de l'armée française, et apparemment vous n'avez pas la prétention de le faire prisonnier avec son armée; votre corps est coupé, et c'est lui qui doit se rendre; je ne lui donne que dix minutes pour mettre bas les armes, et j'accorde aux officiers leurs chevaux, leurs équipages et leurs épées; s'il résiste, je ne fais de quartier à personne.» Une heure après, nous avions trois mille prisonniers de plus. Cette colonne, composée de trois bataillons du régiment d'Erbach et de Devins, et d'un détachement de hussards de Wurmser, était commandée par le général Knort, et avait fait partie de l'aile droite de l'armée autrichienne aux ordres du général Quasdanovich, dont elle avait été séparée par le combat de Salo.
C'est par une présence d'esprit semblable et par une décision si prompte et si juste que l'homme se montre tout entier. Beaucoup de désordres auraient eu lieu probablement, si le hasard n'avait pas fait arriver Bonaparte à point nommé dans cette circonstance critique, et peut-être les troupes se seraient-elles échappées. On avait envoyé une partie de la division Despinois sur Gavardo à la poursuite de l'ennemi; pendant la nuit du 17 au 18 (4 au 5 août), la division Masséna, toute la cavalerie et l'artillerie disponible se réunirent en avant de Castiglione; cette division, placée à la gauche, fut chargée d'attaquer la droite de l'ennemi, appuyée à la tour de Solferino; la division Augereau descendit dans la plaine, et sa droite fut couverte par toute l'artillerie à cheval de l'armée, soutenue par toute la cavalerie. Je reçus dans cette circonstance un grand témoignage de confiance du général Bonaparte. Je n'étais encore que chef de bataillon, et il mit toute l'artillerie à cheval réunie sous mes ordres: elle consistait en cinq compagnies, servant dix-neuf pièces de canon, et destinées à jouer un rôle important. Le centre et la gauche de l'armée ennemie s'étendaient obliquement dans la plaine; celle-ci se liait à un mamelon isolé, situé à peu de distance du village de Medole, et couvert de pièces de position. L'ennemi avait un calibre supérieur; je ne pouvais lutter avec lui qu'en m'approchant beaucoup, et, quoique le pays fût uni, il y avait un défilé à franchir avant de pouvoir me déployer à la distance convenable. Les boulets de l'ennemi arrivaient à ce défilé, qui était assez large; je le traversai par sections de deux pièces; après avoir mis en tête la compagnie dans laquelle j'avais le moins de confiance, je lançai ma colonne au grand galop; la tête fut écrasée, mais le reste de mon artillerie se déploya rapidement et se plaça à très-petite portée de canon; un feu vif, bien dirigé, démonta plus de la moitié des pièces de l'ennemi en peu de temps; l'infanterie souffrait aussi de mon canon, une partie de son feu étant dirigé sur elle; enfin arriva à point nommé la division Serrurier, venant de Marcaria et prenant à revers la gauche de l'ennemi; la bataille fut dès ce moment gagnée, et l'ennemi précipita sa retraite sur le Mincio, qu'il repassa. Les forces de l'ennemi en présence, à cette bataille, se composaient des deux corps formant le centre de l'armée; celui de gauche, placé à Goito, avait reçu l'ordre de s'y réunir, mais il n'arriva pas à temps.
Cette campagne de huit jours donna près de vingt mille prisonniers. Modèle de vigueur et d'activité, elle est remarquable par le plan adopté et suivi. Profiter de la faute que fit l'ennemi de diviser ses forces; se placer au centre avec une armée inférieure, de manière à présenter successivement les mêmes soldats aux différents corps à combattre; égaliser ainsi les forces, si on ne les rendait pas supérieures à celles de l'ennemi au moment du combat, voilà certainement un grand prodige obtenu. Mais on peut faire quelques observations. La première porte sur la division Serrurier. Elle fut étrangère, comme je l'ai dit déjà, à tous les combats, excepté au dernier; et renoncer à se servir de la sixième partie de ses forces, dans de pareilles circonstances, est une assez grande faute, car elle resta quatre jours à Marcaria sans utilité et sans remplir aucun objet. La seconde est que l'espace dans lequel nous opérions, borné par des montagnes infranchissables, était si rétréci, que le moindre échec de l'une de nos divisions pouvait avoir les conséquences les plus graves. En effet, si la division Masséna eût été battue, la division Sauret, acculée à des montagnes occupées par l'ennemi, était perdue; et, si c'eût été la division Augereau, et que le succès de l'ennemi eût été complet, il est difficile de deviner comment la division Masséna et la division Sauret se seraient tirées d'affaire. Ce système de position centrale est admirable quand on a plus d'espace; mais, quand on est ainsi resserré, il est environné de périls et peut entraîner les conséquences les plus graves. À la vérité, avec l'énergie dont les troupes étaient alors pénétrées, l'activité prodigieuse, les talents et la résolution du chef, tout était possible et pouvait être tenté.
Jamais fatigue ne pourra être comparée à celle que j'éprouvai pendant ces huit jours de campagne. Toujours à cheval, en course, en reconnaissance, en bataille, je fus, je crois, cinq jours sans dormir, autrement que quelques instants à la dérobée. J'étais accablé, exténué. Après cette dernière bataille, le général en chef me donna permission de prendre un repos absolu, et j'en profitai amplement. Je mangeai bien, je me couchai; je dormis d'un somme vingt-deux heures, et, grâce aux immenses ressources de la jeunesse et d'un corps robuste et fortement constitué, grâce à ce sommeil réparateur, je fus aussi frais, aussi dispos qu'en entrant en campagne.
Le lendemain, à Castiglione, le général Bonaparte fit au général Despinois un compliment qui devint célèbre et fut accompagné de la perte du commandement de sa division et de son renvoi de l'armée. Ce général était venu faire sa cour au général en chef comme beaucoup d'autres généraux. En l'apercevant, celui-ci lui dit: «Général, votre commandement de la Lombardie m'avait bien fait connaître votre peu de probité et votre amour pour l'argent; mais j'ignorais que vous fussiez un lâche. Quittez l'armée et ne paraissez plus devant moi.» Et cette accusation était sans doute méritée, puisque ce malheureux a supporté l'infamie imprimée à son existence par ces paroles, et qu'il a mieux aimé vivre et servir d'une manière obscure que de se venger.
L'armée suivait l'ennemi sur le Mincio, qu'elle passa à Peschiera, où Masséna combattit contre les brigades Bayalitsch et Mittrowsky. L'ennemi se divisa en deux corps: l'un remonta la vallée jusqu'à Roveredo, après avoir essayé de garder la position de la Corona, dont il fut chassé par Masséna; l'autre occupa Vicence et Bassano. Les brigades Spiegel et Mittrowsky furent envoyées dans Mantoue. L'armée française reprit ses positions accoutumées, occupa Vérone, Montebaldo, Legnago. La division Serrurier mit son quartier général à Marmirolo et observa Mantoue; mais cette ville était ravitaillée; toute notre artillerie de siége était perdue et servait maintenant à sa défense. On ne pouvait donc plus penser sérieusement à l'assiéger: il fallait se résoudre à tout attendre du temps, à la bloquer d'abord et à essayer de la prendre par famine.
Le général en chef, ne voulant pas s'éloigner du théâtre des opérations, établit son quartier général à Brescia. De nombreux drapeaux avaient été enlevés à l'ennemi; il fut question de désigner un officier pour les porter à Paris, et j'eus à cette occasion un grand chagrin: le général Bonaparte fit choix du premier aide de camp du général Berthier, nommé Dutaillis, officier extrêmement médiocre, et passant pour peu brave. En le désignant, le général Bonaparte avait eu le désir de faire quelque chose d'agréable à son chef d'état-major, dont il était content. Je ne fis pas ce calcul, et je fus outré. J'avais servi avec un zèle soutenu, et j'avais été, ainsi qu'on l'a vu, constamment employé; je n'avais montré aucune humeur quand mes camarades m'avaient été préférés; mais mon tour devait arriver enfin, et il me semblait que le moment était venu, en raison de ma position et de mes autres titres. Je n'y pus tenir, et je me rendis auprès du général en chef pour lui porter mes plaintes; je fis valoir mes droits, je lui déclarai que, s'il avait cherché dans l'armée l'officier le plus vaillant, celui dont les faits d'armes avaient été les plus remarquables, et qu'il me l'eût préféré, je n'aurais pas élevé la voix; que le choix présent le rendait coupable envers moi d'une injustice impossible à supporter; qu'en agissant ainsi il ne méritait pas d'avoir près de lui des officiers dévoués. En conséquence, je venais lui demander de le quitter sur-le-champ; une destination dans l'armée, quelle qu'elle fût, me convenait mieux qu'un poste où je venais de recevoir un pareil dégoût et une semblable humiliation. Le général Bonaparte, dont tant de gens parlent avec prévention et sans l'avoir connu, avait au fond du coeur beaucoup d'équité; il n'aimait pas les gens à prétentions, et une susceptibilité déplacée vous perdait dans son esprit. Mais, quand une réclamation était fondée, il excusait facilement l'inconvenance des expressions et la fougue de la passion, pourvu que tout se passât sans témoins. Il s'occupait alors lui-même des moyens de réparer l'injustice commise, et, loin d'être obligé plus tard de la lui rappeler, il devançait les désirs. Il connaissait les faiblesses de l'humanité, savait y compatir, et n'a jamais résisté à la vue de la tristesse motivée de quelqu'un qu'il estimait, et cela dans toutes les positions de sa vie et de son étonnante carrière: enfin on pouvait tout lui dire, en choisissant le moment et le lieu; jamais il n'a refusé d'entendre la vérité, et, si cela était quelquefois sans effet, c'était au moins toujours sans danger. Pour en revenir à ce qui me concerne, mes plaintes étaient vives, et il voulut me calmer; j'insistai, et il m'ordonna de m'embarquer sur une demi-galère de la flottille du lac de Garda et d'aller reconnaître toutes les côtes de ce lac, ce qui employa une douzaine de jours; je revins rendre compte de ma mission; ma tête s'était refroidie, on rentrait en campagne, et ce n'était pas le moment de m'éloigner. Peu de jours s'étaient écoulés, et j'avais obtenu un ample dédommagement des torts dont je croyais avoir eu à me plaindre.
Wurmser, tranquille dans son quartier général de Bassano, attendait des renforts; ses troupes, divisées et cantonnées, comme je l'ai dit plus haut, étaient répandues depuis Roveredo et Trente sur l'Adige, jusqu'à Primolano et Bassano sur la Brenta, et occupaient Vicence par une avant-garde. Le surprendre au milieu de son repos, l'empêcher de réunir son armée, et l'accabler avant qu'il eût le temps de se reconnaître, c'était compléter les beaux mouvements de Castiglione, tuer le lion après l'avoir blessé, en l'achevant avant qu'il fût guéri de ses blessures. Le général Serrurier, atteint d'une maladie gagnée dans les marais de Mantoue, forcé de s'éloigner de sa division, fut remplacé par le général de division Sahuguet, arrivant de France, et cette division continua à observer la garnison de Mantoue. Le général Sauret, qu'un âge avancé rendait peu propre à la guerre active, fut envoyé pour commander en Piémont, et remplacé par le général Vaubois, rappelé de Livourne, officier de sens et de jugement, instruit, mais faible et d'un médiocre instinct militaire; sa division occupait les débouchés entre le lac de Garda et le lac d'Idro, et était placée à Storo et à la Rocca d'Anfo.
Le général Bonaparte chargea le général Kilmaine de commander sur l'Adige et à Vérone. Homme de tête, froid, calculateur et brave, cet officier était capable de combiner ses mouvements et d'agir par lui-même. On lui donna quatre mille hommes d'infanterie et environ deux mille chevaux, et Véronnette (la partie de Vérone qui est sur la rive gauche) fut armée. Le général Kilmaine dut, en outre, occuper Porto-Legnago et observer l'Adige avec des postes de cavalerie. On présentait ainsi un rideau, ou, si l'on veut, une barrière à l'ennemi. Cette barrière aurait été faible si nos opérations eussent dû être de quelque durée; mais elle suffisait pour imposer à l'ennemi pendant huit ou dix jours. En effet, il n'avait rien disposé pour l'offensive; ses troupes n'étaient pas rassemblées, et il serait d'ailleurs suffisamment occupé par les nouvelles qu'il recevrait successivement de notre marche rapide, de ces attaques brusques et multipliées, semblables à la foudre, dont ses lieutenants allaient être écrasés, pour n'être pas tenté de prendre une offensive sérieuse qui compromettrait gravement sa ligne d'opération.
Le général Vaubois, jusqu'à ce moment couvrant Brescia avec sa division, reçut l'ordre de la rassembler en entier à Storo et de se porter sur Arco, tandis que Masséna remonterait l'Adige. Vaubois rencontra l'ennemi à Arco, puis à Mori, et le culbuta; Masséna à Serravalle et puis à Marco, et le défit complétement. Ce double combat de Mori et de Marco, livré le même jour, composa ce que l'on appelle la bataille de Roveredo: on fit beaucoup de prisonniers à l'ennemi. Pendant ce mouvement, Augereau arrivait à Alba; il s'y était rendu de Vérone en passant par le Val-Pantena, et avait flanqué ainsi par les montagnes le mouvement de Masséna dans la vallée de l'Adige. Le lendemain, nous arrivâmes aux portes de Trente. J'étais à l'avant-garde, et Masséna avait mis sous mes ordres une partie de sa cavalerie: nous culbutâmes l'ennemi, et nous entrâmes, le sabre à la main et en le poursuivant, dans la ville de Trente. L'ennemi continua sa retraite en remontant l'Adige; nous trouvâmes de l'infanterie postée sur la rivière de Lavis, à une lieue et demie au-dessus de Trente. La rivière était guéable pour la cavalerie, mais non pour l'infanterie. L'ennemi occupait le village de Lavis, placé sur la rive droite, et particulièrement une grosse maison en face du pont. Ce pont, ressemblant à tous les ponts de la Suisse et du Tyrol, était très-large et couvert par un toit; il n'était pas coupé, mais on en avait enlevé tous les madriers. L'ennemi n'étant pas en force, et nos troupes se trouvant pleines d'ardeur, je résolus de passer le pont et d'enlever ce poste. Je descends de cheval; je réunis trois cents hommes d'infanterie environ, et, à leur tête, j'entreprends de franchir la rivière en passant sur les poutres du pont. Jeune et leste, je réussis à souhait; le danger semblait nous donner de l'adresse, et, malgré les coups de fusil, nous arrivâmes de l'autre côté après avoir perdu quelques hommes renversés dans la rivière par le feu de l'ennemi. Murat était venu nous joindre; il ne voulut pas courir ces chances, se cacha derrière un mur, et resta spectateur. Pendant ce temps la cavalerie passait au gué. Nous donnâmes encore la chasse à l'ennemi, et je retournai à Trente, où je rendis compte au général en chef de ce que j'avais fait.
Le général Bonaparte plaça sur le Lavis le général Vaubois, et le chargea de la défense de la vallée. Pour lui, dès le lendemain il avait franchi le col qui sépare la vallée de l'Adige des sources de la Brenta, et s'était porté à Val-Sugana avec les divisions Augereau et Masséna. Le lendemain, la division Augereau, tenant l'avant-garde, rencontra l'ennemi à Primolano, le culbuta et le poursuivit. Le 5e régiment de dragons, commandé par un ex-conventionnel nommé Milhaud, mais cependant fort brave homme et bon soldat, le suivit l'épée dans les reins, le traversa, et fit un très-grand nombre de prisonniers: j'étais à cette affaire. Le jour suivant, nous débouchâmes sur Bassano, où Wurmser était en personne; la division Masséna marchait par la rive droite, et la division Augereau opérait sur la rive gauche.
Wurmser, surpris par cette entrée en campagne si brusque, ne devinant pas les projets de son ennemi, fut d'abord dans une grande perplexité. Il porta une partie de ses troupes sur la route de Vérone, ce qui augmenta encore leur éparpillement. Instruit cependant de notre marche par la Brenta, il rappela à lui tout ce qu'il put et voulut s'opposer de vive force à notre sortie de la vallée, ou au moins la retarder pour pouvoir faire sa retraite d'une manière moins périlleuse. Mais la chose lui devint impossible, et, quoique sa résistance fût vive, elle n'en fut pas moins inutile. La division Augereau, avec laquelle j'étais, battit l'ennemi et entra dans la ville, pendant que Masséna la tournait par la rive droite. Après ce coup de collier et la ville occupée, nous nous reposâmes; mais l'ennemi se présenta de nouveau, et il y eut encore grande alerte. La surprise n'eut pas de conséquence fâcheuse; nous repoussâmes l'ennemi, et, cette fois, pour qu'il n'y revînt pas, nous profitâmes de sa déroute pour le poursuivre jusqu'à extinction: nous lui prîmes son matériel, équipage de pont, parcs, etc., etc., et tout ce qui l'escortait, et j'arrivai, moi dix-septième, à Citadella, où nous atteignîmes la tête de ses équipages.
Je vois d'ici de corrects officiers de cavalerie blâmer une charge ainsi abandonnée; mais ils ont tort: il y a des circonstances où, avec le risque de perdre un petit nombre d'hommes, on a la chance de faire un mal irréparable à l'ennemi. La guerre est un jeu de coeur humain: quand l'ennemi est rempli de terreur, il faut en profiter. Quelques centaines d'hommes de plus ou de moins dans une armée ne sont rien, et, dans tel moment donné, dix hommes font tout fuir. Autant les grands mouvements doivent être méthodiques et soutenus, autant de petits corps, et particulièrement de la cavalerie, peuvent être abandonnés et lancés en enfants perdus. Il faut que la cavalerie charge toujours vigoureusement; car, à force de méthode et de prudence, elle ne sert plus à rien et n'obtient aucun résultat. Sans doute, il faut que la cavalerie se conserve, que ses masses ne se compromettent pas légèrement; mais, une fois dans l'action, tous ses mouvements doivent être rapides et décidés. La cavalerie française, ayant beaucoup d'élan, est, à mes yeux, la première de l'Europe. J'ai rencontré beaucoup de contradicteurs de cette opinion; j'ai vu même beaucoup d'officiers français qui étaient admirateurs irréfléchis de la cavalerie autrichienne, qui la mettaient au-dessus de la nôtre; mais c'est à tort: ces officiers ne se sont pas rendu compte de l'esprit fondamental de cette arme. Les Allemands nous sont supérieurs pour l'ordre et l'esprit de conservation; mais, pour l'emploi, ils sont loin de nous. La cavalerie française, à égalité de force, a toujours battu la cavalerie étrangère, et, dans un succès décidé, elle a détruit l'ennemi, ce qui n'est, à ma connaissance, jamais arrivé à la cavalerie allemande. En un mot, la cavalerie française aura quelquefois des revers, des échauffourées; mais ces accidents arriveront plus souvent à de très-bonnes troupes qu'à de mauvaises, et ils sont bien plus que compensés par les immenses avantages résultant habituellement de la cause qui les a produits.
La position des troupes de Wurmser décidait la direction à prendre; celles qu'il avait envoyées de Vérone n'étaient pas toutes revenues; Vicence était encore occupée; Wurmser dut donc renoncer à se retirer sur le Frioul, se résoudre à marcher sur Mantoue, maintenant son seul asile, et passer l'Adige au plus vite. En conséquence, il se dirigea sur Porto-Legnago; malheureusement cette place avait été évacuée par le général Kilmaine; resté avec peu de monde à Vérone, il avait rappelé à lui la garnison de cette place. Si Legnago eût été occupée, l'armée autrichienne était détruite, et le pont qu'elle trouva là fut son salut. Nous nous dirigeâmes, savoir: la division Augereau sur Legnago, en passant par Montagnana, et la division Masséna sur Ronco, où plus tard il devait y avoir de bien mémorables combats. Faire un pont sur l'Adige et marcher sur Cerea, pour couper l'ennemi en marche sur Mantoue, fut l'affaire de quatre jours; mais la précipitation avec laquelle nous marchions entraînait du désordre, et nous nous présentâmes à Cerea avec peu de monde et mal formés; aussi fûmes-nous repoussés. Le général en chef, qui se trouvait à l'avant-garde, surpris par un désordre inopiné, au moment d'être pris, fut obligé de fuir de toute la vitesse de son cheval pendant que nous rétablissions les affaires; mais jamais nous ne pûmes couper l'ennemi, marchant à tire-d'aile; l'arrière-garde, laissée dans Legnago, capitula le lendemain. La division Masséna attaqua de nouveau l'ennemi auprès de Due-Castelli, mais fut encore repoussée: il y avait beaucoup de fatigue et de relâchement dans les troupes: le désordre même, ce jour-là, fut fort grand: j'étais au plus chaud de ce combat, et, avec le cinquième bataillon de grenadiers, dont je disposai, j'arrêtai la cavalerie ennemie, qui nous poursuivait. Ce bataillon, solide comme un rocher de granit, reçut sans s'ébranler les charges dirigées contre lui, et les fuyards eurent le temps de se rallier. Ces deux petits échecs étaient venus de trop de confiance, mais il fallait cependant en prévenir un troisième; il nous restait à renfermer Wurmser dans Mantoue, et on devait supposer que, soutenu par la garnison, trouvant des troupes fraîches, et appuyé à la place, il essayerait de tenir la campagne. On laissa reposer les troupes, on leur fit faire la soupe avant de partir, on prit enfin des dispositions de prudence auxquelles nous n'étions guère accoutumés, et on attaqua. Quand l'ennemi eut commencé à plier, je fus chargé par le général Masséna de conduire deux bataillons à l'attaque du faubourg Saint-Georges, le cinquième bataillon de grenadiers et le troisième du dix-huitième, en tournant l'ennemi par son flanc gauche; ces deux bataillons, ployés en colonne et précédés par un bon nombre de tirailleurs, renversèrent tout ce qui s'opposait à leur marche; j'entrai dans Saint-Georges, et j'enlevai de vive force la tête de pont intérieure avec les grenadiers: je les y laissai pour empêcher les troupes de la ville de venir sur nous par la chaussée, et je plaçai en bataille devant la porte du faubourg le troisième bataillon du dix-huitième. À peine ces dispositions étaient-elles prises, qu'un régiment de cuirassiers, encore en arrière, se présenta pour rentrer et nous chargea; nous le reçûmes avec intrépidité, une vingtaine d'hommes tombèrent à nos pieds, et nous prîmes ceux qui avaient traversé nos rangs. Ce régiment descendit ensuite le Mincio pour passer à Governolo; mais, ayant trouvé de ce côté la division Augereau, il mit pied à terre et rendit ses armes. Cette journée fut appelée la bataille Saint-Georges, du nom du point où le combat fut le plus vif. Dès le lendemain, le général en chef me dit d'une manière presque inopinée: «Marmont, je vous envoie à Paris; partez sur-le-champ; allez-y porter nos trophées, et présentez au gouvernement les vingt-deux drapeaux pris à l'ennemi; allez raconter tout ce que nous avons fait, et annoncez que j'envoie encore en France quinze mille prisonniers. Vous n'avez pas perdu votre temps pour avoir attendu; vous avez eu le bonheur de concourir à nos dernières opérations, et vous aurez de nouveaux récits à faire; rappelez-vous vos torts de Brescia pour ne plus en avoir de pareils, et, une autre fois, ne doutez ni de ma justice ni de mon affection.» Il me donna ses instructions et m'expliqua ce que j'avais à dire, à voir, à faire. À cette époque, il ménageait beaucoup Barras et Carnot; sa recommandation de hâter mon retour était assurément superflue; je fus d'autant plus heureux de cette mission, que, le général en chef m'ayant beaucoup mis en avant et fort employé pendant cette campagne, j'avais le sentiment de l'avoir méritée, et que le choix dont j'étais l'objet aurait l'assentiment de l'armée.
Il est convenable d'examiner cette opération, après en avoir raconté les détails. Belle conception, ses résultats étaient presque certains, et elle n'offrait aucune chance fâcheuse. Les pertes de l'armée autrichienne, lors des affaires de Castiglione, avaient été telles et si supérieures aux nôtres, que les deux armées étaient alors à peu près de même force.
L'armée française opérant sur la rive gauche de l'Adige avait vingt-huit mille hommes et trois mille chevaux, et l'armée autrichienne n'avait pas plus de trente mille hommes, éparpillés de manière à ne pas pouvoir présenter plus de mille à douze cents hommes à une attaque brusque; nécessairement, toutes les rencontres devaient être à notre avantage.
L'armée française ne courait aucun risque, et, en découvrant en apparence sa ligne d'opération, elle se trouvait en réalité fort en sûreté, couverte par l'Adige, qui formait une véritable barrière. Pour qu'il en fût autrement, il aurait fallu que l'ennemi, prêt à agir, eût eu une grande supériorité; ni l'un ni l'autre n'était vrai, et, même dans ce cas, de deux choses l'une: ou l'armée française aurait été arrêtée à Roveredo, et il y a une si petite distance, qu'elle eût pu revenir sur Vérone assez à temps pour défendre le passage de l'Adige; ou, ayant battu l'ennemi, elle serait arrivée à Trente, et alors elle aurait eu sa retraite sur Brescia par la Rocca d'Anfo. Il était sage et prudent de saisir le moment où l'ennemi n'avait pas reçu ses renforts pour l'attaquer, et, heureux de pouvoir le trouver décousu et sans système défensif, il était habile de changer la défensive en offensive. Cette opération, exécutée avec rapidité, ne pouvait pas manquer de réussir, et les résultats furent tels qu'on avait pu l'espérer. Après cette bataille, le général en chef prit pour aide de camp Sulkowsky, jeune Polonais et brillant officier que j'avais distingué pendant le combat, et dont je lui avais parlé avec éloge.
Je partis de Vérone le 2 vendémiaire avec les trophées qui m'étaient confiés. On a vu quels sentiments je portais à mes parents: m'offrir à eux sous ces glorieux auspices, c'était augmenter beaucoup mon bonheur; aussi me déterminai-je à passer par Châtillon. La joie de mon père fut grande en me voyant. Cette gloire de l'armée d'Italie, si éclatante, si pure, il la sentait plus qu'un autre; plus que personne aussi il était à même de l'apprécier; j'étais comme le représentant, comme l'image vivante de cette brave armée illustrée par tant de prodiges, et j'étais son fils! Je crois, dans le cours de ma carrière, lui avoir fait éprouver des jouissances profondes, et cette pensée a souvent satisfait mon coeur; car, en justifiant ses soins par mes succès, c'était en quelque sorte m'acquitter envers lui. Pour rappeler et consacrer cette heureuse époque, mon père fit peindre sur le fronton de son château, à la place des armes existantes autrefois, un trophée où étaient représentés vingt-deux drapeaux avec la date de mon passage, et cet ingénieux monument de tendresse a duré jusqu'à l'époque où les restaurations faites à cette maison l'ont fait disparaître. Je fus reçu à Paris comme on l'est toujours en pareille circonstance. Tant de prodiges occupant sans cesse les esprits, on ne pouvait se rassasier de mes récits, et, devenu moi-même objet de la curiosité générale, mon séjour à Paris fut un triomphe continuel.
Le jour fut désigné pour la présentation solennelle des vingt-deux drapeaux. Je me rendis chez le ministre de la guerre, d'où le cortége partit. Un très-brave homme, mon compatriote, dont la carrière s'était faite dans le commissariat de guerre, M. Petiet, était alors ministre. Son frère avait été juge seigneurial de la terre de Sainte-Colombe, appartenant à ma famille. J'étais en voiture avec le ministre; vingt-deux officiers de la garnison, à cheval, portant les vingt-deux drapeaux, nous enveloppaient. Le Directoire nous reçut dans toute sa pompe, et revêtu du costume assez bizarre qu'il avait adopté pour les solennités. Je prononçai un discours où je racontai brièvement les travaux et les hauts faits de l'armée d'Italie, et le président du Directoire, Laréveillère-Lépeaux, me répondit sur le même ton; mais il inséra dans son discours une recommandation sur le respect dû aux lois, annonçant ainsi qu'il pressentait déjà le moment où la force militaire essayerait de les changer. Je fus nommé colonel, et on me donna le commandement du 2e régiment d'artillerie à cheval.
J'ai passé les premières années de ma vie à entendre distinguer dans l'artillerie le grade dans le corps et hors du corps, et on avait respecté le ridicule amour-propre du corps de l'artillerie en continuant cette distinction. On se le rappelle, le général Bonaparte lui-même n'avait pas échappé à ce préjugé; mais on ne devinerait jamais à quel degré d'absurdité ce principe, faux en lui-même, était arrivé dans son application. L'état militaire de l'époque dont je parle présente ceci: Bonaparte, chef de bataillon d'artillerie, détaché dans l'armée comme général en chef de l'armée d'Italie;--et ailleurs: Marmont, colonel du 2e régiment d'artillerie à cheval, détaché comme aide de camp du général en chef Bonaparte.
Mes jours s'écoulaient à Paris dans les plaisirs de toute espèce; mais je n'étais pas homme à leur donner la préférence sur la guerre et sur mes devoirs. Je reçus d'Italie la nouvelle que l'ennemi se disposait à rentrer en campagne; je sollicitai vivement d'être expédié pour l'armée, et le Directoire me donna ses ordres et ses instructions pour le général en chef; je me mis en route, j'allai embrasser mon père et ma mère en passant, et je continuai jour et nuit mon voyage. Je trouvai madame Bonaparte à Milan: elle m'apprit le renouvellement des hostilités et me dit qu'on était aux mains. Je repartis aussitôt et fis tant de diligence pour rejoindre le général en chef, que j'arrivai à Ronco une heure avant le commencement de la bataille d'Arcole.
Après la bataille de Saint-Georges, et Wurmser rejeté dans Mantoue, voici quelles avaient été les dispositions du général en chef et les positions de l'armée française: le général Kilmaine, ayant sous ses ordres le général Sahuguet, commandant toujours la division Serrurier, et le général Dallemagne, pour lequel on avait organisé une petite division, observa et bloqua Mantoue; son quartier général était à Roverbella, celui de Sahuguet à Castellaro. Le faubourg Saint-Georges, l'un des principaux débouchés de Mantoue, et celui par lequel les secours pouvaient le plus facilement arriver des bords de l'Adige, fut fortifié; on en fit une petite place destinée à résister à un coup de main et susceptible d'être abandonnée à elle-même sans danger pendant quelques moments; le commandement et la direction des travaux furent donnés au général Miollis, homme austère, brave, d'une vertu stoïque et d'une grande résolution. Cette disposition prépara le succès brillant obtenu plus tard et connu sous le nom de bataille de la Favorite; Masséna avait son quartier général à Bassano et occupait Trévise; Augereau était à Vérone, et Vaubois occupait la ligne de Lavis et couvrait Trente.
Une nouvelle armée autrichienne, commandée par le général en chef Alvinzi, était sortie de terre comme par enchantement. L'organisation de l'armée autrichienne, son système de recrutement et d'administration, donnent constamment des résultats de cette nature, qui tiennent du prodige; une armée est détruite, elle est aussitôt remplacée; les plus grandes pertes ne se font pas sentir trois mois; on dirait que les Autrichiens, dont assurément je ne veux pas révoquer en doute la valeur, ont cependant moins en vue de gagner des batailles que d'être toujours prêts à en livrer; et ce système leur a bien réussi, car les plus grands succès épuisent, et, si une armée victorieuse ne reçoit pas constamment des renforts pour réparer ses pertes, elle finit par succomber devant une armée battue, qui, plusieurs fois renouvelée, est devenue toujours moins bonne, mais enfin existe et semble toujours menacer. Après l'arrivée de Wurmser dans Mantoue, voici comment était placée l'armée autrichienne.
Dans le Tyrol, sous les ordres de Davidovich, et dans la vallée de l'Adige, en présence de Vaubois, treize mille hommes; sous le commandement de Graffen, en Vorarlberg, trois mille cinq cents hommes; sous celui de Quasdanovich, en Frioul, quatre mille hommes; sous Wurmser, dans Mantoue, trente bataillons, vingt-huit compagnies et trente escadrons formant vingt-neuf mille six cent soixante-seize hommes, dont dix-huit mille en état de porter les armes. Le 24, Alvinzi prit le commandement de l'armée; Davidovich fut renforcé de six mille huit cents hommes de la landsturm du Tyrol; Quasdanovich reçut un renfort de quinze bataillons de nouvelles levées. Le plan d'opération était celui-ci: Davidovich devait s'emparer de Trente; Quasdanovich marcher sur Vérone, et Wurmser, agissant avec tout son monde contre les troupes formant le blocus, devait contribuer au gain de la bataille qui aurait lieu sous Vérone. Le général Alvinzi ouvrit la campagne, et son avant-garde passa la Piave le 1er novembre. La force de son armée, ce jour-là, présentait sous ses ordres immédiats vingt-quatre bataillons, onze escadrons: vingt-huit mille six cent quatre-vingt-dix-neuf hommes; sous Davidovich, dix-neuf bataillons: dix-huit mille quatre cent vingt-sept hommes. Total: quarante-sept mille cent vingt-six hommes, et cent trente-quatre bouches à feu. Le général Vaubois commença d'abord par repousser l'ennemi à Saint-Michel; mais des revers suivirent ce premier succès: il évacua Trente et se retira sur la Pietra, dans la vallée de l'Adige. La division Masséna se retira sur Vicence, tandis que la division Augereau vint à son secours. Ces deux divisions marchèrent le 6 novembre à l'ennemi; la division Masséna se dirigea sur Citadella, tandis qu'Augereau se porta sur Bassano. Mais Liptay repoussa Masséna, et Quasdanovich repoussa Augereau à Montefredo. La retraite de Vaubois continuant, les divisions Masséna et Augereau se replièrent d'abord sur Vicence, et ensuite sur Vérone; elles furent suivies par le prince de Hohenzollern, jusqu'auprès de Vérone, avec quatre bataillons et huit escadrons; mais, repoussé, il se retira sur Caldiero, occupé par huit bataillons, deux compagnies, neuf escadrons et vingt-six bouches à feu. Alvinzi avait à Villanova la plus grande partie de ses forces; il renforça de quatre bataillons, sous les ordres du général Brabek, les troupes placées à Caldiero. Les deux divisions Augereau et Masséna marchèrent de nouveau à l'ennemi et attaquèrent Caldiero le 12 novembre. Elles furent repoussées: toutes les circonstances du temps leur avaient été contraires; il fallut revenir à Vérone. Vaubois avait pris position à Rivoli. La situation devenait extrêmement critique; l'armée, défalcation faite des troupes d'observation de Mantoue, ne s'élevait pas à plus de quarante-trois bataillons et vingt-sept escadrons, dont l'effectif présent ne dépassait pas vingt-six mille hommes, et Alvinzi en avait plus de quarante mille. Un miracle semblait nécessaire pour nous sauver, et le général Bonaparte l'opéra. Alvinzi marchait avec confiance sur Vérone, et presque toutes ses troupes étaient devant cette place et à San Martino; tout paraissait lui promettre une prompte évacuation de cette ville: dès lors il allait se joindre au corps de Davidovich descendant l'Adige. Il ne nous restait plus qu'à repasser le Mincio et à lever le blocus de Mantoue; c'était l'opinion de toute l'armée et des habitants: personne n'envisageait l'avenir autrement. Bonaparte comptait sur cette opinion si généralement répandue pour assurer ses succès; il fallait surprendre l'ennemi et l'écraser avant qu'il eût le temps de se reconnaître. Son avant-garde était devant Vérone, la masse de ses troupes en échelons, et son artillerie et ses bagages en arrière. Le général Bonaparte imagina donc de partir le soir de Vérone avec presque toutes ses troupes, et de descendre l'Adige par la rive droite jusqu'à Ronco, où il fit jeter un pont; et, lorsque silencieusement et tristement l'armée se mettait en marche et croyait commencer une retraite dont il paraissait difficile de prévoir le terme, tout à coup elle voit son avenir changé, en reconnaissant la nouvelle direction donnée à ses colonnes. Tout était prêt pour la construction du pont; avant la fin de la nuit, il était terminé, et, le 17 novembre au point du jour, l'armée défila et marcha sur Arcole. C'est à ce moment qu'arrivant de Paris je rejoignis le général Bonaparte au village de Ronco; il était avec Masséna et plusieurs généraux, au moment de passer la rivière.
La division Augereau marchait la première; le succès de cette opération était basé sur l'espérance de surprendre l'ennemi. Il fallait arriver immédiatement sur la grande route à Villanova et tomber sur le parc de l'ennemi: on prenait toute l'armée autrichienne à revers, sans être formée, sans ordre de bataille. Si on réfléchit à la terreur qu'un semblable début devait inspirer, il était permis d'espérer en peu d'heures une victoire complète. Mais le général Alvinzi, en général avisé, s'était fait éclairer avec soin et avait laissé des troupes à portée de cette partie de l'Adige; il découvrit notre mouvement et se hâta de porter remède à sa position en jetant à la hâte trois mille Croates, sous les ordres du colonel Brigido, dans le village d'Arcole. Alors s'engagea un rude combat d'un bord à l'autre de l'Alpon et sur la digue qui mène de Ronco à Arcole: nos troupes rebroussèrent chemin, et l'ennemi eut le temps de se renforcer et de prendre sa nouvelle ligne de bataille.
À peu de distance de l'Adige, une seconde digue se détache de la première, à Ronco, et, bifurquant avec elle, se dirige à travers les marais sur Caldiero; plusieurs digues transversales et parallèles à l'Adige établissent des communications entre celle-ci et la digue principale. Cette digue secondaire, sur laquelle la division Masséna fut dirigée, servit de champ de bataille; mais, comme elle n'arrive à la grande route qu'après mille détours et trop près de Vérone, elle ne convenait pas pour servir de débouché à l'armée.
La division Augereau, arrêtée dans son mouvement, battit en retraite; Augereau, pour l'exciter, avait pris un drapeau et marché quelques pas sur la digue, mais sans être suivi. Telle est l'histoire de ce drapeau dont on a tant parlé, et avec lequel on suppose qu'il a franchi le pont d'Arcole en culbutant l'ennemi: tout s'est réduit à une simple démonstration sans aucun résultat; et voilà comment on écrit l'histoire! Le général Bonaparte, instruit de cet échec, se porta à cette division avec son état-major, et vint renouveler la tentative d'Augereau, en se plaçant à la tête de la colonne pour l'encourager: il saisit aussi un drapeau, et, cette fois, la colonne s'ébranla à sa suite; arrivés à deux cents pas du pont, nous allions probablement le franchir, malgré le feu meurtrier de l'ennemi, lorsqu'un officier d'infanterie, saisissant le général en chef par le corps, lui dit: «Mon général, vous allez vous faire tuer, et, si vous êtes tué, nous sommes perdus; vous n'irez pas plus loin, cette place-ci n'est pas la vôtre.» J'étais en avant du général Bonaparte, ayant à ma droite un de mes camarades, autre aide de camp du général Bonaparte, officier très-distingué, venant d'arriver à l'armée: son nom de Muiron a été donné à la frégate sur laquelle Bonaparte est revenu d'Égypte; je me retournais pour voir si j'étais suivi, lorsque j'aperçus le général Bonaparte dans les bras de l'officier dont j'ai parlé plus haut, et je le crus blessé: en un moment, un groupe stationnaire fut formé. Quand la tête d'une colonne est si près de l'ennemi et ne marche pas en avant, elle recule bientôt: il faut absolument qu'elle soit en mouvement; aussi rétrograda-t-elle, se jeta sur le revers de la digue pour être garantie du feu de l'ennemi, et se replia en désordre. Ce désordre fut tel, que le général Bonaparte, culbuté, tomba au pied extérieur de la digue, dans un canal plein d'eau, canal creusé anciennement pour fournir les terres nécessaires à la construction de la digue, mais très-étroit. Louis Bonaparte et moi nous retirâmes le général en chef de cette situation périlleuse; un aide de camp du général Dammartin, nommé Faure de Giers, lui ayant donné son cheval, le général en chef retourna à Ronco pour changer d'habits et se sécher: voilà encore l'histoire de cet autre drapeau que les gravures ont représenté porté par Bonaparte sur le pont d'Arcole. Cette charge, simple échauffourée, n'aboutit à rien autre chose. C'est la seule fois, pendant la campagne d'Italie, que j'aie vu le général Bonaparte exposé à un véritable et grand danger personnel. Muiron disparut dans cette bagarre; il est probable qu'au moment du demi-tour il reçut une balle et tomba dans l'Alpon. Je restai toute la journée à la division Augereau; nous fîmes tous les efforts imaginables pour donner quelque élan aux troupes, mais inutilement. L'ennemi déboucha alors, et nous fit plier.
Le général Masséna, occupant la digue gauche, fit tête de colonne à droite avec une partie de ses troupes, marcha par une des digues transversales dont j'ai parlé, coupa et prit tout ce que l'ennemi avait lancé contre nous, et qui avait déjà dépassé le point de jonction des deux digues. La journée s'écoula ainsi, et fut remplie par une alternative de succès et de revers, jusqu'au moment où l'ennemi évacua Arcole et se retira sur San Bonifaccio.
On avait établi le pont de Ronco à l'endroit où le bac était situé, chose naturelle à cause du chemin dont il indiquait l'existence; cependant on fit mal. Si on l'eût d'abord établi au village d'Albaredo, au-dessous du confluent de l'Alpon dans l'Adige, l'armée n'aurait rencontré aucun obstacle avant de joindre l'ennemi, puisque l'Alpon ne devait plus être passé, et peut-être les résultats eussent-ils été tels que Bonaparte les avait espérés; mais la nécessité de franchir le pont d'Arcole, l'occupation de ce poste, faite à temps par l'ennemi, et l'énergie de sa première défense, changèrent tout. Le général en chef reçut à la nuit le rapport de l'occupation d'Arcole, et il donna l'ordre de l'évacuer et de prendre position en arrière. Cet ordre surprit, et cependant rien n'était mieux calculé, la situation des choses ayant entièrement changé: déboucher dans un pays ouvert, devant une armée prévenue, et avec des forces aussi inférieures, eût été funeste; puisque nous n'avions pas pu surprendre l'ennemi, il fallait le forcer à combattre sur un terrain très-rétréci, et un combat par tête de colonne, sur des digues et dans des marais, nous convenait merveilleusement; en évacuant Arcole, on engageait ainsi l'ennemi à y revenir, et, par conséquent, on le mettait dans les circonstances qui nous étaient les plus favorables. Le général Bonaparte a toujours été admirable pour changer sur-le-champ tout un système, quand les circonstances lui en démontraient les inconvénients.
Provera, avec les brigades Brabek et Gavazini, fortes de six bataillons et deux escadrons, et Mittrowsky, avec les brigades Stiker et Schubitz, fortes de quatorze bataillons et deux escadrons, reçurent l'ordre d'Alvinzi de rejeter l'armée française sur la rive droite de l'Adige. En conséquence, le lendemain le combat se renouvela, et Masséna battit les troupes ennemies sur les deux digues, qu'il fut chargé d'occuper et de défendre; la journée se passa sur ces points de même que la précédente, en alternatives de succès et de revers.
Le général en chef voulut faire passer l'Alpon à la division Augereau, à son embouchure dans l'Adige, et, comme on manquait de barques et de chevalets, on prétendit combler l'Alpon avec des fascines sur lesquelles on passerait. Afin de faciliter cette opération, je fus chargé d'aller, sur la rive droite de l'Adige, établir une batterie de quinze pièces de canon, dont le feu devait enfiler et prendre à revers la digue de la rive gauche de l'Alpon, qui servait de retranchement à l'ennemi. La digue de la rive gauche de l'Adige défilait l'ennemi, et je fus obligé de faire tirer à ricochet avec demi-charge. Après une demi-heure d'un feu soutenu, une colonne chargée de fascines s'ébranla et vint les jeter au point de passage; mais le courant de l'Alpon, pour être peu sensible, n'en existait pas moins, et toutes les fascines furent entraînées dans l'Adige. L'absurdité de ce moyen de passage fut ainsi démontrée. Le jeune Éliot, aide de camp de Bonaparte et neveu de Clarke, devenu depuis duc de Feltre, y fut tué roide d'une balle à la tête. Les deux armées restèrent donc ainsi chacune sur le champ de bataille, l'ennemi ayant perdu encore bon nombre de prisonniers faits par Masséna, en poursuivant Provera jusqu'à Caldiero, tandis que Mittrowsky avait repoussé toutes les attaques d'Augereau. Pendant la nuit suivante, on construisit un pont à Albaredo, et la division Augereau vint y passer. L'ennemi avait rassemblé beaucoup de monde à Arcole; comme cette partie de la rive gauche de l'Alpon est plus élevée, les troupes étaient plus déployées; ce n'était plus un combat de poste, mais un combat en ligne; l'ennemi nous fit plier un moment, mais l'affaire fut promptement rétablie; il plia à son tour; une charge de vingt-cinq chevaux des guides, faite dans un moment opportun sur la digue qui suit le ruisseau, et commandée par un officier nègre, nommé Hercule, servit à faire des prisonniers. D'un autre côté, l'ennemi avait poussé devant lui une brigade de Masséna; mais la 32e, placée en embuscade, s'étant levée à propos, lui prit environ mille hommes. Provera se retira à Villanova, et Mittrowsky à San Bonifaccio. Par cette suite de combats, dont on peut seulement faire connaître l'esprit et indiquer la direction, l'ennemi avait eu beaucoup de tués et de blessés, de cinq ou six mille prisonniers, et perdu toute confiance en lui-même; aussi se retira-t-il dans la nuit, après le troisième jour de combat, en se portant sur Vicence. J'en eus l'agréable certitude quand, le matin, étant allé en reconnaissance jusqu'à Villanova, des blessés, des traînards et les habitants m'en eurent rendu compte. Le général en chef accourut, et nous rentrâmes à Vérone par la rive gauche de l'Adige. C'était apporter la preuve irrécusable des succès obtenus; dès ce moment personne ne crut plus jamais à la possibilité d'un revers durable. Cette campagne si courte est d'autant plus remarquable, que les troupes étaient, sous le rapport du nombre, fort inférieures à celles de l'ennemi, et, d'un autre côté, se battaient mal et semblaient avoir perdu toute leur énergie.
Pendant que Bonaparte luttait avec opiniâtreté contre l'ennemi à Arcole, Vaubois continuait à être battu et avait fait sa retraite jusqu'à Castel-Novo; encore un pas, encore un jour, et notre situation devenait extrêmement critique; mais la retraite d'Alvinzi sur Vicence décidait tout. Bonaparte ne perdit pas un moment pour profiter de son éloignement, et, après avoir laissé un petit corps à Caldiero pour couvrir Vérone, il dirigea Augereau par les montagnes de Lugo sur Dolce, dans la vallée de l'Adige, tandis que Masséna, ayant été joindre Vaubois, déjà arrivé jusqu'à Castel-Novo, marcha à l'ennemi, le culbuta et remporta sur lui un succès complet à Rivoli; en six jours l'armée sortit d'un des plus grands périls qu'elle ait éprouvés pendant ces immortelles campagnes.
Cette série d'opérations ne donnera lieu qu'à peu d'observations; le but des mouvements se comprend de lui-même: quelque hardis qu'ils paraissent, on peut remarquer combien le général Bonaparte avait mis de soins à ne pas compromettre sa ligne d'opération, on voit clairement que le sort de l'armée autrichienne ne tint à rien; mais, d'un autre côté, celui de l'armée française fut bien compromis. On se demande ce qui força Alvinzi à un mouvement rétrograde le quatrième jour, quand la marche de sa division du Tyrol allait nous forcer à quitter les bords de l'Adige, et quand il était évident que nous n'avions pas osé déboucher dans les plaines de Villanova, après les succès obtenus. On se demande encore comment Wurmser n'a fait aucune tentative avec la masse des troupes dont il disposait. À quoi tient le sort des batailles et le destin des empires, et combien de succès brillants sont dus, à la guerre, aux fautes de l'ennemi! L'évacuation d'Arcole, le soir du premier jour, fut pour l'armée un grand objet d'étonnement, et, depuis, l'occasion de grandes controverses, mais à tort; cette disposition est digne d'admiration. Il fallait être un général supérieur pour renoncer ainsi à des succès apparents, afin d'en obtenir plus tard de réels.
Le général Vaubois, dont le général Bonaparte n'avait pas eu lieu d'être content, reçut une autre destination, retourna à Livourne, et Joubert, élevé au grade de général de division, fut chargé de la défense de la Corona, de Montebaldo et de Rivoli. Masséna vint à Vérone avec sa division. Augereau fut à Legnago, et une nouvelle division, aux ordres du général Rey, fut placée en réserve à Desenzano. Le général Kilmaine continuait à observer et à bloquer Mantoue. Murat avait perdu presque toute sa réputation de bravoure, depuis son retour de Paris, par sa manière de servir; aussi Bonaparte lui avait-il retiré ses bontés: voulant sortir de cet état d'abaissement, il demanda à commander une brigade d'infanterie sous les ordres de Joubert; alors il retrouva son premier élan; sa réputation se rétablit, et depuis elle n'a subi aucune altération.
Le général Bonaparte avait perdu deux aides de camp pendant les affaires d'Arcole: l'un d'eux, Muiron, officier d'artillerie très-distingué, qui venait à l'instant même de le rejoindre. Muiron avait été l'ami de ma jeunesse et le compagnon d'armes du général en chef. Il lui avait succédé immédiatement dans la compagnie du 4e régiment d'artillerie, dont Bonaparte avait été capitaine titulaire: enfin il s'était trouvé au 13 vendémiaire. Je lui indiquai, et il accepta, deux autres officiers pour les remplacer: Duroc, mon ami intime, alors officier d'ouvriers d'artillerie, et Croisier, officier de chasseurs très-brillant, tué depuis en Syrie.
Le général Bonaparte, après avoir placé ses troupes ainsi que je l'ai dit plus haut, attendit les nouveaux efforts des Autrichiens pour délivrer et sauver Mantoue. La nombreuse garnison de cette place avait presque consommé tous les vivres et allait être réduite aux dernières extrémités.
Nous sortions d'une crise où nous avions été au moment de succomber, malgré nos constants efforts. Des combats si multipliés avaient affaibli nos moyens; les renforts attendus étaient encore éloignés; le général en chef eut la pensée, dans la pénurie où il se trouvait, de faire une tentative pour créer quelques ressources immédiates et en préparer de plus importantes pour l'avenir. Il m'envoya à Venise pour renouveler au gouvernement vénitien les propositions qui lui avaient été déjà faites d'une alliance avec la République française, dont il pourrait un jour tirer de grands avantages. M. Lallemant, ministre de France, me seconda et me dirigea dans ces ouvertures, et j'eus deux conférences, dans son casino, avec M. Pesaro, membre du conseil des Dix, l'un des hommes les plus influents du gouvernement. Prendre parti pour une armée qui, quoique victorieuse, paraissait être aux abois, était un acte de trop grande résolution pour ce gouvernement tombé dans le mépris et dénué de toute énergie. Les calculs de la raison et de la prudence auraient dû lui conseiller, au moment de notre invasion, de prendre les armes pour se faire respecter par les puissances belligérantes; mais, puisqu'il n'avait pas su adopter cette politique sage, digne et juste, on ne pouvait espérer le voir se déterminer à prendre couleur plus tard, en s'associant à l'un des deux combattants, surtout à nous, dont les principes politiques étaient menaçants pour l'aristocratie; aussi ma mission fut-elle sans résultat, et je n'en rapportai que la connaissance de cette ville singulière, l'un des plus étonnants monuments du moyen âge, et l'expression des besoins de l'époque où elle fut fondée.
C'est ici le moment de faire remarquer l'absurdité du système de conduite suivi par Wurmser, et de faire ressortir le parti qu'un homme plus habile aurait pu tirer de sa position. Ses fautes lui avaient fait perdre sa ligne d'opération et l'avaient contraint à se réfugier dans Mantoue, où il se trouvait avec trente mille hommes, une nombreuse cavalerie et beaucoup d'artillerie attelée. Jamais on ne réunit les moyens de rien entreprendre de sérieux contre lui; on ne put même le bloquer qu'en partie. Il resta constamment maître du Seraglio, c'est-à-dire de tout le triangle formé par le Pô, le Mincio et la Fossa-Maestra; il pouvait donc se porter sur le Pô à volonté. Si, au lieu de s'endormir à Mantoue, il eût quitté cette ville, en y laissant dix mille hommes, et, se portant avec quinze mille, sa cavalerie et une nombreuse artillerie de campagne, sur la rive droite du fleuve, en faisant faire, ce qui était facile, une bonne tête de pont sur la rive gauche, il aurait d'abord, en diminuant le nombre des bouches, assuré la conservation de Mantoue pour un beaucoup plus long temps; ensuite, par sa présence dans cette partie de l'Italie, il aurait imprimé un mouvement favorable aux intérêts de la maison d'Autriche. Le pape Pie VI se jetait dans les bras de l'Empereur, lui demandait protection et secours; il donnait à Wurmser argent et soldats, munitions, vivres, etc.; ses troupes enfin, encadrées dans les troupes autrichiennes, auraient acquis quelque valeur. La force des choses en eût fait faire autant à la Toscane; le fanatisme des paysans aurait pu être excité et devenir un puissant auxiliaire. Il était possible alors que l'armée française ne fit pas un détachement de ce côté; et, si les divisions Augereau et Masséna avaient reçu cette destination, on peut voir le peu de troupes qui seraient restées pour combattre Alvinzi. Livourne tombait, et la garnison se trouvait prisonnière de guerre. Les insurrections du pays de Gênes auraient recommencé; l'Italie était en feu, et il eût fallu des miracles à peine concevables pour sauver l'armée française et la garantir, sinon d'une destruction, au moins de la nécessité absolue d'évacuer l'Italie.
Moins de vingt jours s'étaient écoulés, et déjà les renforts reçus par l'armée autrichienne l'avaient mise en état de rentrer en campagne. Mais l'armée française aussi avait été renforcée. Elle se composait, au 10 janvier, au moment où les opérations recommencèrent, de soixante-seize bataillons et trente et un escadrons, dont la force était de trente-huit mille huit cent soixante-quinze hommes d'infanterie, trois mille cinquante-quatre chevaux et soixante bouches à feu. L'ennemi attaqua à la fois les avant-postes d'Augereau, à Bevilacqua, ceux de Masséna à Saint Michel, devant Vérone, et ceux de Joubert à la Corona. Cette fois, Alvinzi avait senti que la principale attaque devait venir du haut Adige. Cette ligne d'opération, la plus courte pour arriver à Mantoue, est aussi la plus facile: une fois maître de Rivoli, tout obstacle naturel est vaincu; et, dans une forte marche, on est sous Mantoue, où l'on entre par la citadelle. Ce plan avait en outre l'avantage de menacer les communications de l'armée française sans compromettre les siennes. S'il réussissait, il lui promettait de grands avantages et mettait l'armée française dans un péril imminent. Mais il fallait, pour en assurer le succès, trouver le moyen de la forcer à se partager. Aussi l'ennemi cacha-t-il ses mouvements avec assez d'art pour donner des inquiétudes sur plusieurs points à la fois et laisser le général français dans la plus grande incertitude. Le 1er janvier, l'armée autrichienne se composait de quarante-cinq mille hommes. Alvinzi divisa son armée de la manière suivante. Provera, avec dix bataillons et six escadrons, formant en tout neuf mille hommes, et conduisant un grand convoi, partit de Padoue, marcha par Este sur Anghiari pour y passer l'Adige et se porter sur Mantoue. Alvinzi partagea le reste de son armée, qu'il conduisit en personne, en cinq colonnes, par la vallée de l'Adige et les montagnes qui la dominent. Les cinq colonnes étaient commandées:
La première, forte de quatre mille neuf cent un hommes, par le colonel Lusignan;
La seconde, forte de quatre mille six cent soixante-seize hommes, par le général Liptay;
La troisième, forte de quatre mille cinq cent trente-trois hommes, par le général Köblös;
La quatrième, forte de trois mille quatre cent six hommes, par le général Oczkay.
La cinquième, forte de huit mille sept cent un hommes, par le général Quasdanovich.
Les 11 et 12 janvier, les deuxième et troisième colonnes se portèrent, par les hauteurs, en face de la position de la Madone de la Corvana; la troisième attaqua les troupes françaises, qui se retirèrent dans la vallée de Caprino. Le 14, la troisième colonne s'empara de la chapelle San Marco; réunie à la quatrième, elle chassa les Français jusqu'à Canale; la seconde s'empara des hauteurs devant Caprino; la cinquième descendit la vallée, et attendit que le débouché de Rivoli fût ouvert; et la première, après avoir tourné toute la position de l'armée française, se mit en bataille derrière elle afin de lui couper sa communication avec Vérone. Tels furent les mouvements de l'armée autrichienne dans les journées des 13, 14 et 15, tandis que Provera, effectuant son passage de l'Adige à Anghiari, marchait sur Mantoue. Le salut de l'armée exigeait sans doute qu'à tout prix on parvînt d'abord à empêcher Alvinzi de déboucher du Tyrol. Pour y réussir, Bonaparte était obligé de réunir contre lui la plus grande partie de ses forces; mais, pendant ces combats, Provera arriverait à Mantoue, et Wurmser, étant ravitaillé, pouvait, avec ces secours, sortir de la place et tenir la campagne: nous aurions eu alors réellement deux armées à combattre. Le salut de l'armée française et le succès des opérations dépendaient donc du parti qu'allait prendre le général Bonaparte: il fallait, après avoir reconnu le véritable point d'attaque et tout disposé pour battre d'abord le corps principal de l'ennemi, opérer avec assez de célérité pour pouvoir, avec les mêmes troupes, se présenter aux deux corps en lesquels son armée était divisée. Bonaparte fut dans la plus grande perplexité: pendant vingt-quatre heures sa voiture resta attelée, incertain s'il remonterait ou descendrait l'Adige. Il m'avait envoyé auprès du général Augereau pour lui porter des instructions sur les différentes circonstances à prévoir, et donné l'ordre de lui écrire à chaque renseignement qui me parviendrait. L'ensemble de tous ces rapports lui fit juger que la grande attaque venait du haut Adige: dès ce moment, il se mit en route pour Rivoli, emmena avec lui la division Masséna, et m'envoya l'ordre de le rejoindre sur-le-champ. Cet ordre me parvint au milieu de la nuit, au moment où le général Provera tentait le passage de l'Adige à Anghiari. Je hâtai ma marche, afin d'informer promptement le général en chef de cet événement.
Le général Bonaparte, arrivé à Rivoli, trouva Joubert aux prises; celui-ci était trop inférieur à l'ennemi pour résister encore bien longtemps, mais il disputait opiniâtrément son terrain et le défendait pied à pied: quelques moments plus tard, il allait perdre les dernières positions de la montagne: c'était le sort de la bataille. Une armée venant du Tyrol par la vallée de l'Adige ne peut arriver sur le plateau de Rivoli qu'après s'être emparée des montagnes qui le dominent; jusque-là, l'accès du plateau, qui commande et ferme la vallée, lui est interdit, et les deux armes, l'artillerie et la cavalerie, auxquelles les montagnes n'ont pas donné passage, sont accumulées dans la vallée et sans emploi, tandis que celui qui défend le bassin de Rivoli a toutes ses armes combinées pour combattre l'ennemi, quand le terrain leur permet d'agir. Joubert était réduit au poste qui dominait le plus immédiatement le débouché, quand Bonaparte arriva. Avant le jour, le général en chef ayant fait attaquer, les positions perdues furent enlevées. L'ennemi tenta un grand effort par la vallée afin d'ouvrir le débouché; mais il fut écrasé, et le combat continua à notre avantage dans la montagne.
L'ennemi, suivant l'usage autrichien, avait fait un détachement pour tourner l'armée et l'envelopper; la première colonne, commandée par Lusignan, avait marché par le bord oriental du lac de Garda, et, de chaîne en chaîne, était venue, le 15 au matin, couronner les hauteurs dont le bassin de Rivoli est entouré. Par le fait de ce mouvement, l'armée française perdit ses communications et se trouva enfermée par l'ennemi. Arrivée au moment où le mouvement s'achevait, je fus un des derniers à entrer dans le cercle, et je n'y pénétrai même qu'à l'instant où il s'achevait, et sous les coups de fusil. Je courus informer le général Bonaparte de cet état de choses: pour le moment, il se contenta de placer en observation, contre ce rideau de troupes, la soixante-dixième demi-brigade, sous les ordres du général de brigade Brune.
Le général en chef avait donné l'ordre au général Rey, commandant la division de réserve de Castel-Novo, de venir le joindre. Ce général, en arrivant, trouva l'ennemi entre lui et l'armée, et n'imagina pas de le combattre; il prit position en face de lui et attendit, avec une stupidité difficile à comprendre, le moment où la communication serait rouverte. Peut-être, au surplus, sa présence imposa-t-elle à l'ennemi, et l'empêcha de descendre de ses hauteurs pour attaquer l'armée, dont la presque totalité des troupes était engagée. Le fait est que, le succès ayant été complet sur notre front, on put s'occuper de ceux qui l'avaient tourné; la soixante-dixième, en un instant, en eut fait justice: tout disparut et se retira après avoir fait de grandes pertes en prisonniers. Un capitaine de la dix-huitième demi-brigade de ligne, s'étant trouvé avec sa compagnie, par une combinaison du hasard, sur le chemin de retraite de ces troupes, fit mettre bas les armes à quinze cents hommes et les amena prisonniers, et cette colonne fut ainsi, à peu de chose près, détruite en entier.
L'ennemi était battu et en pleine retraite de tous les côtés; il restait à s'occuper des troupes qui avaient passé l'Adige à Anghiari, et marché probablement sur Mantoue. Le général Augereau, n'ayant pas réussi à empêcher le passage, s'était d'abord posté sur le flanc de l'ennemi, en établissant sa ligne d'opération sur Legnago; il se mit ensuite à la poursuite de Provera, dont il harcela l'arrière-garde, qu'il finit par enlever à Castellaro. Bonaparte, afin de brider Mantoue, avait, ainsi que je l'ai déjà dit, fait retrancher avec soin le faubourg Saint-Georges. Miollis y commandait. Ce n'était pas un homme à se laisser intimider; il vit sur-le-champ le rôle brillant ouvert devant lui. Il reçut Provera comme il le devait, et celui-ci, n'ayant pu prendre Saint-Georges, dut en faire le tour et s'acheminer, par de mauvais chemins, vers la citadelle; mais les troupes du blocus de Mantoue étaient là et résistaient tout à la fois à une sortie de la garnison et à Provera qui arrivait, quand le général Bonaparte en personne parut avec la division Masséna et écrasa l'ennemi.
Le 26 nivôse (15 janvier), la bataille de Rivoli avait été gagnée, et le 27 (16), les mêmes troupes vinrent remporter une victoire non moins signalée sous les murs de Mantoue, entre Saint-Georges et la citadelle, auprès d'un château de plaisance des ducs de Mantoue, appelé la Favorite, château qui a donné son nom à cette bataille. Provera, enveloppé de toutes parts, posa les armes et nous remit huit mille prisonniers, cinq cents chevaux de cavalerie, et des équipages immenses.
Joubert, poursuivant l'ennemi avec vigueur dans le Tyrol, le combattit à Avio et Torbole, reprit successivement Roveredo et Trente, et s'établit sur la ligne du Lavis, tandis qu'Augereau prit position à Castel-Franco. Le général Rey, pour prix de la manière dont il avait opéré, fut chargé, avec sa division, d'escorter et de conduire en France les vingt mille prisonniers faits pendant les huit derniers jours. Ce fut la dernière fois dans cette guerre que, sur les bords de l'Adige, une série d'opérations rapides, de combats multipliés, de marches habilement conçues, doublant nos forces, donna en une seule semaine les résultats d'une campagne. Mantoue allait tomber et la guerre changer de théâtre.
Il n'était pas dans le caractère de Bonaparte de perdre auprès de Mantoue un temps à employer plus utilement ailleurs. Nos derniers succès assuraient la reddition de cette place; sa possession donnait de la consistance à nos conquêtes. Le général en chef autorisa le général Serrurier à accorder des conditions très-favorables; et, pour lui, méprisant la futile jouissance de voir défiler cette garnison et un feld-maréchal autrichien lui remettre son épée, il partit pour Bologne, où d'autres soins l'appelaient. À peine quelques jours s'étaient écoulés, que Wurmser se rendit. La capitulation eut lieu le 2 février. La garnison eut la permission de se rendre en Autriche, après avoir promis de ne pas servir contre l'armée française pendant un an et un jour. Nous prîmes possession de la place, et le général Miollis, le brave défenseur de Saint-Georges, en fut nommé commandant. Les procédés du général Bonaparte furent délicats envers le général Wurmser; on s'accorda à louer beaucoup les égards qu'il témoigna à un vieux général qui avait consacré toute sa vie à la guerre et dont la carrière était glorieuse. Je ne sais s'il y eut de sa part une intention modeste à s'éloigner lors de la reddition de la place; mais, s'il eût agi autrement, il aurait sacrifié des intérêts bien entendus à une simple jouissance d'amour-propre. Au surplus, peut-être y a-t-il plus d'orgueil à dédaigner le spectacle d'un ennemi vaincu défilant devant soi que d'en jouir: et ne s'élève-t-on pas plus haut en chargeant un de ses lieutenants de recevoir son épée? Toutefois Wurmser s'exprima en termes flatteurs sur son vainqueur, et lui écrivit pour l'avertir d'un projet dont il assura avoir connaissance, et consistant à l'empoisonner avec de l'aqua-tophana, poison célèbre en Italie, sur lequel il y a beaucoup d'histoires, et dont l'existence n'est pas très-démontrée. Augereau fut chargé de porter à Paris les drapeaux de la garnison de Mantoue. Bonaparte récompensait son zèle et prenait, par ce choix, l'engagement tacite d'en faire autant pour ses autres lieutenants. Il n'était pas d'ailleurs fâché de montrer aux Parisiens les instruments dont il s'était servi pour faire de si grandes choses: bon moyen de les mettre à même de juger du mérite de celui qui avait su en tirer un si grand parti. Bonaparte se rendit donc à Bologne dans les premiers jours de pluviôse, et il réunit une division aux ordres du général Victor, nouvellement promu au grade de général de division. Elle était composée de treize bataillons et quatre escadrons, formant un total de sept mille quatre cent seize hommes et trois cent trente-neuf chevaux, et avait pour mission d'envahir les États du pape, de le forcer à exécuter les conditions de l'armistice, sur lesquelles il était fort en retard, et de le contraindre à la paix. Cette campagne fut la petite pièce du grand spectacle auquel nous assistions. Le général Lannes commandait l'avant-garde de Victor. On marcha sur Imola, et de là sur Faenza; on rencontra l'ennemi au pont, sur le ruisseau, en avant de cette ville. Une levée en masse composait ses forces; elle combattit, et il y eut de part et d'autre quelques hommes de tués. C'était le début des troupes italiennes, commandées par Lahoz d'Ortitz. Ce combat fut le seul où il y eut du sang versé; nous eûmes meilleur marché des troupes régulières. Pie VI, se rappelant les exploits militaires de quelques-uns de ses prédécesseurs, avait cru pouvoir les imiter; il oublia de faire la part des temps. Il n'est pas aussi facile qu'on le pense de créer un esprit militaire dans un pays où il n'existe pas. D'ailleurs, pour vaincre le ridicule jeté sur les troupes du pape depuis quatre-vingts ans, il aurait fallu un homme d'un ordre supérieur et des succès. L'Empereur avait envoyé au pape un certain général Bartolini et le vieux général Colli, notre adversaire du Piémont, pour organiser ses troupes; mais tout cela aboutit seulement à dépenser de l'argent et n'eut d'autre résultat que d'assembler dix à douze mille malheureux, dont pas un seul n'avait l'intention de se battre. On va en juger par le récit suivant.
À une lieue en avant d'Ancône, on avait retranché une hauteur présentant une belle position, et le camp de l'armée papale y était placé: une artillerie convenable armait ses retranchements, et tout annonçait l'intention de se défendre. Si cette intention eût existé, il eût été extravagant de l'exécuter ainsi; il fallait s'en tenir à occuper et à défendre les places fortes, et Ancône, fortifiée régulièrement, pouvait, avec les plus mauvaises troupes du monde, nous arrêter longtemps; mais il y avait dans la manière d'agir de l'ennemi une espèce de forfanterie, toujours condamnable, et plus particulièrement encore en pareille circonstance. À la vue d'un ennemi ainsi formé, nous nous arrêtâmes pour faire nos dispositions. En attendant l'exécution de quelques ordres préparatoires, le général Lannes s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du chemin, il se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemi, d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain, nommé Bischi; Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et huit ou dix ordonnances; à son aspect, le commandant de cette troupe ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde: il courut au commandant, et, d'un ton d'autorité, il lui dit: «De quel droit, monsieur, osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ le sabre dans le fourreau!--Subitò, répondit le commandant.--Que l'on mette pied à terre, et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.--Adesso,» reprit le commandant. Et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir: «Si je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques coups de carabine; j'ai pensé qu'il y avait moins de risque à payer d'audace et d'impudence.» Et par l'événement il eut raison. Lannes avait peu d'esprit, mais une grande finesse de perception, beaucoup de jugement dans un cas imprévu et périlleux. Je raconterai à cet égard des traits de lui d'une bien plus haute importance.
Les ordres donnés, les colonnes formées, les troupes s'ébranlèrent pour attaquer l'ennemi; un coup de canon donna le signal du mouvement, et à ce signal toute la ligne ennemie se coucha par terre. On battit la charge, et, sans tirer ni recevoir de coups de fusil, on arriva aux retranchements; ils étaient difficiles à franchir; mais, avec l'aide de ceux qui étaient chargés de les défendre, la chose devint aisée. Toute cette petite armée mit bas les armes et fut prisonnière; Ancône ouvrit ses portes. Telle fut l'action principale de cette campagne, dirigée contre le pape: le général Bartolini, après avoir établi la veille les troupes dans cette position, était parti immédiatement, et le général en chef Colli n'avait pas quitté Rome. Le lendemain on marcha sur Loreto; aucun ennemi n'était plus en présence, mais devant nous un trésor d'une haute réputation; le général en chef me chargea de partir pendant la nuit, à la tête du 15e régiment de dragons, et d'aller en prendre possession. Depuis, il m'a dit que son intention avait été de m'enrichir. Je me contentai de faire mettre les scellés avec beaucoup de soin, et de livrer le tout bien intact à l'administration; au surplus, les choses précieuses et portatives, comme les diamants, l'or, etc., avaient été enlevés, et il ne restait que de grosses pièces d'argenterie, évaluées à un million environ. Nous continuâmes notre marche sur Rome.
Si les combats et la gloire n'étaient plus notre aliment, notre vie ne se passait cependant pas sans intérêt. Monge et Berthollet, savants célèbres, suivaient le quartier général, et chaque soir était employé à causer avec eux: ils étaient, dans la vie privée, d'aimables gens, remplis d'indulgence, et chérissant la jeunesse. J'ai toujours eu le goût des sciences, et, si ma vie d'alors le contrariait ordinairement, cette circonstance particulière le favorisait beaucoup. Celui qui n'a pas vécu familièrement avec les savants du premier ordre, simples et faciles dans leurs relations, à cause de leur immense supériorité, n'a pas connu un des plus grands charmes de la vie. Ces hommes rares initient aux secrets de la nature, rendent compte avec lucidité des phénomènes qu'elle présente, étudient et observent toujours; leurs paroles sont sans prix. Ces conversations, auxquelles prenait part comme écolier avec nous le général en chef, présentaient un spectacle curieux. Depuis ce temps, je n'ai jamais perdu l'occasion de profiter du contact et de l'amitié de ces hommes, l'honneur de leur siècle, et, en ce moment encore, c'est une des jouissances que je goûte chaque jour davantage.
Arrivés à Tolentino, des envoyés du pape vinrent nous trouver, demandèrent la paix, et, au moyen de nouveaux sacrifices, ils l'obtinrent, après fort peu de jours de négociations. Le général Bonaparte fut insensible à la gloire d'entrer en vainqueur dans la capitale du monde chrétien; à cette époque, les calculs de la politique et les conseils de la prudence dirigeaient uniquement ses actions; on n'a peut-être pas assez admiré cette maturité, cette raison si haute dans un si jeune homme. Il repartit pour l'armée, et m'envoya à Rome pour complimenter le pape, veiller à l'exécution des premières dispositions du traité signé, et voir Rome. Il eut la bonté de me dire qu'en me choisissant pour cette mission il voulait donner aux Romains une bonne idée du personnel de l'armée française. Il m'adjoignit deux officiers pour me faire cortége et m'accompagner; l'un était un homme bien né nommé Julien, brave et excellent officier, autrefois aide de camp de Laharpe, et tué depuis malheureusement en Égypte sur le Nil, en portant des ordres à l'escadre; l'autre un nommé Charles, homme d'esprit, adjoint à l'adjudant général Leclerc, dont cependant toute la célébrité consiste à avoir été publiquement et patemment l'amant d'une femme célèbre et l'agent de tous les fournisseurs. Je restai quinze jours à Rome; j'y fus extrêmement bien traité. Le pape Pie VI me reçut avec dignité et bienveillance; pontife imposant et tout à la fois gracieux, il avait beaucoup d'esprit; il me parla du général Bonaparte avec intérêt, de nos campagnes avec admiration, me trouva bien jeune pour ma position; j'eus deux fois l'honneur de lui faire ma cour. Le gouvernement désigna M. Falconieri, grand maître des postes, homme fort considérable par lui-même, pour me faire les honneurs de Rome et me mener partout. C'était un homme doux, aimable et aimant beaucoup le plaisir; son choix était tout à fait à propos dans la circonstance; il s'occupa avec un grand succès de nous faire trouver Rome agréable, et la chose n'était pas difficile; Rome, la ville des souvenirs, Rome, la ville européenne, Rome, la ville de la tolérance et de la liberté, la ville des arts et des plaisirs: rien ne peut en donner l'idée quand on ne l'a pas vue et habitée; et, si cette ville conserve encore tant d'avantages aujourd'hui, après de si nombreux malheurs, on peut juger ce qu'elle devait être alors, vierge de toute souffrance. Je parcourus Rome avec soin, je l'étudiai autant que possible; mais que faire en si peu de temps? chaque quartier, chaque maison, chaque pas, rappellent un grand nom ou un grand événement, et la multiplicité des objets les rend nécessairement confus quand le temps manque pour les classer dans l'esprit; c'est ce qui m'arriva alors. Le pape me frappa profondément, et c'est une impression qui ne s'est pas effacée. Je ne devinais pas alors la série de malheurs dont ce respectable vieillard devait être si prochainement accablé. Je trouvai la société extrêmement animée et livrée exclusivement aux plaisirs; la facilité des femmes romaines, alors autorisée par les maris, passe toute croyance; un mari parlait des amants de sa femme sans embarras et sans mécontentement, et j'ai entendu de la bouche de M. Falconieri les choses les plus incroyables sur la sienne, sans que sa tendresse en parût alarmée; il savait faire une distinction singulière entre la possession et le sentiment, et le dernier avait seul du prix pour lui; en ma qualité de très-jeune homme et d'étranger, cette distinction me convenait beaucoup, et j'en acceptais volontiers les conséquences. Je fus très-bien traité par la belle société de Rome. Après quinze jours je partis pour rejoindre l'armée; j'étais arrivé à Rome souffrant d'un gros rhume; la manière dont j'avais vécu n'était pas de nature à me guérir; qu'on joigne à cela la rigueur de la saison. J'en partis malade avec un commencement de fluxion de poitrine; j'arrivai mourant à Florence. De fortes saignées réitérées, et huit jours de repos me mirent en état de partir pour rejoindre l'armée. Le 30 ventôse (20 mars) j'avais rejoint le quartier général à Gorizia; la campagne était ouverte depuis dix jours.
Les succès constants du général Bonaparte avaient enfin déterminé le Directoire à lui envoyer de puissants renforts pour frapper un grand coup. Jusque-là, les secours avaient été donnés avec une scandaleuse parcimonie: des jalousies honteuses et des motifs secrets de défiance et de haine personnelle en avaient été la cause. Il semblait voir renaître ici les passions du sénat de Carthage contre Annibal. On se le rappelle: lorsque celui-ci demandait des renforts après ses victoires, on lui répondait: «Mais à quoi servent donc vos victoires, et parleriez-vous autrement si vous aviez été battu?» Toutefois cette conduite coupable eut une fin, et Bernadotte, à la tête de quinze mille hommes, fut détaché de l'armée de Sambre-et-Meuse et envoyé à l'armée d'Italie. Ces troupes, très-belles, étaient peut-être inférieures à nos anciennes troupes pour leur élan, mais elles étaient incontestablement supérieures pour leur tenue, leur discipline et leur instruction. Elles avaient fait la guerre dans un pays plus ouvert et où la tactique est plus nécessaire. Ces troupes parurent pour la première fois au passage du Tagliamento, et Bernadotte leur fit cette harangue à la fois simple et éloquente: «Soldats de l'armée de Sambre-et-Meuse, rappelez-vous que vous formez la droite de l'armée d'Italie!»
L'armée active se composait alors de cent vingt-deux bataillons, trente-sept escadrons et soixante-dix-huit bouches à feu, sa force s'élevait à cinquante-neuf mille cinq cent quatre-vingt-sept hommes d'infanterie et trois mille sept cent trente-six chevaux. Elle fut organisée en huit divisions: deux divisions, commandées par les généraux Delmas et Baraguey-d'Hilliers, furent mises sous les ordres du général Joubert, qui eut ainsi un corps de trois divisions. Sa part aux opérations générales était d'envahir le Tyrol et de flanquer le mouvement général de l'armée entrant en Carinthie. Les cinq autres divisions étaient: la division Masséna, la division Augereau, commandée par le général Guyeux; la division Serrurier, la division Bernadotte, et la division Victor: cette dernière eut l'ordre de rester en Italie.
Le 20 ventôse (10 mars), l'armée sortit de ses cantonnements: l'ennemi se replia sur le Frioul. Des combats eurent lieu à Ospedaletto, à Sacile..., et, le 26 (16 mars), l'armée passa le Tagliamento.
La division Masséna, dirigée sur San Daniel, Osopo et Gemona, se porta, par la Chiusa vénitienne, sur Tarvis. Les divisions Guyeux et Bernadotte étaient en ligne au passage de cette rivière, et la division Serrurier formait la réserve. Chaque demi-brigade des deux premières divisions marchait, le bataillon du centre déployé et les deux autres en colonne, à distance de déploiement.
Cette formation avait été motivée par la nature du terrain à traverser. Une immense plaine de graviers, habituellement couverte par le Tagliamento dans ses débordements, ne pouvait être traversée avec sûreté qu'à l'aide d'une formation compacte, et cependant donnant du feu. La résistance de l'ennemi fut faible, et sa retraite s'opéra en bon ordre. L'archiduc Charles, son nouveau chef depuis le 11 février, avait trouvé une armée très-inférieure en nombre à la nôtre et fort découragée: on pourra juger de son esprit par le fait ci-après. Il crut nécessaire de mettre à l'ordre du jour une disposition ordonnant l'arrestation et la destitution de tout officier qui, sans ordre régulier, se trouverait sur les derrières, à une journée de marche de son corps.
Le 29 ventôse (19 mars), on arriva devant Gradisca; Bernadotte, impatient de se signaler, tenta fort imprudemment un coup de main sur cette ville, et fut repoussé: la division Serrurier passa l'Isonzo, et Gradisca capitula.
L'armée autrichienne se composait de quarante-cinq bataillons, vingt-six compagnies, dix-neuf escadrons, formant trente-neuf mille sept cent cinquante et un hommes présents sous les armes: elle opérait sa retraite par trois routes différentes: une partie directement sur Tarvis, en passant par la Chiusa; Masséna la suivait. Arrivée sur l'Isonzo, une autre partie remonta cette rivière; celle-ci fut suivie par la division du général Guyeux, soutenue par la division Serrurier; enfin, la troisième et la moins nombreuse sur Adelsberg; et, après celle-là, marcha le général Bernadotte. Beaucoup de gros bagages étaient avec la seconde: sa direction se réunissant à celle de la première colonne, à Tarvis, au col de la chaîne de montagnes où se rencontrent les deux routes, et le général Masséna comprenant l'importance d'occuper promptement Tarvis, point du débouché, poussa l'ennemi avec vigueur. On était encore au commencement du printemps, et l'on combattit sur la glace. Un succès complet sur l'archiduc Charles en personne ayant été le résultat de ses efforts, les Autrichiens se retirèrent sur Villach: les troupes en arrière encore dans la vallée du Natisone furent coupées. Pendant ce temps, l'arrière-garde de cette colonne luttait contre le général Guyeux, marchant à sa suite, et défendait les forts vénitiens de Caporetto; mais ces forts, enlevés rapidement en même temps que Masséna battait l'ennemi à Tarvis, trois mille hommes, commandés par le général Soutrenil, mirent bas les armes et furent prisonniers de guerre.
Pendant ces mouvements en Carinthie, Joubert battait complétement, le 30 (20 mars), la division autrichienne qui lui était opposée sur le Lavis; après l'avoir suivie, il s'était emparé de vive force, le 3 germinal (23 mars), de Botzen, puis il avait battu de nouveau l'ennemi à Clareseto et à Brixen. Cette division autrichienne, commandée par le général Laudon, composée de dix bataillons, quinze compagnies, deux escadrons, formant un total de sept mille quatre cent vingt-quatre hommes, était en outre soutenue par la population sous les armes.
Masséna, entré dans Villach, et appuyé par les généraux Guyeux et Serrurier, continua à pousser l'ennemi, dont la retraite se faisait sur Klagenfurth; après la prise de Klagenfurth, on se battit, le 13 avril, à Neumarkt, dont on força les gorges; nous perdîmes dans ce combat un brave officier, le colonel Carrère, commandant l'artillerie de Masséna; son nom fut donné à la deuxième frégate qui escortait Bonaparte à son retour d'Égypte, et sur laquelle je fus embarqué alors. Le lendemain, le général en chef m'envoya aux avant-postes autrichiens avec une lettre de lui pour l'archiduc. Cette lettre était une provocation à la paix, une homélie sur les malheurs qu'engendre la guerre: moyen dont Bonaparte a souvent fait usage avec un grand succès, lui qui comptait ces malheurs-là pour si peu de chose. J'étais chargé d'observer, de chercher à préparer la négociation; mais je ne fus reçu qu'aux avant-postes et ne pus pénétrer. L'archiduc répondit une lettre polie et se servit d'expressions générales, annonçant qu'il allait rendre compte à sa cour des propositions faites. Masséna continua son mouvement et battit encore l'ennemi, le 15 germinal (5 avril), à Unzmarkt. Ce jour-là, envoyé avec le 4e régiment de chasseurs et quelque infanterie sur Murau, afin d'avoir des nouvelles des opérations du général Joubert, je rencontrai et fis prisonniers des détachements ennemis, et j'appris le soir les succès obtenus par Joubert, et son arrivée à Mittelwald et Unterau. L'ennemi avait continué à se retirer, et nous venions d'occuper Bruk, quand les réponses de Vienne arrivèrent; elles autorisaient l'archiduc à conclure un armistice, et annonçaient l'envoi de plénipotentiaires pour traiter de la paix.
L'armée s'établit ainsi: Masséna à Bruk, Guyeux à Leoben, Serrurier à Grätz, et Bernadotte à Saint-Michel. Joubert se rapprocha de l'armée, et vint, en passant par Spital et Paternion, occuper Villach, couvrir et assurer ses communications.
En vingt-cinq jours, à partir de la sortie des cantonnements, nous avions conquis le Frioul, la Carniole, la Carinthie et la Styrie, et nous étions arrivés aux portes de Vienne: quinze jours plus tard, les préliminaires de la paix étaient signés à Leoben.
Le général Bonaparte, en commençant cette dernière campagne, ne doutait pas du succès; jamais il n'avait eu une armée aussi bonne et aussi nombreuse, et jamais l'ennemi une moins redoutable; il prévint le Directoire de sa très-prochaine arrivée au coeur des États héréditaires, et demanda avec instance l'entrée en campagne de nos armées sur le Rhin.
Cette diversion était indispensable, qu'elles fussent victorieuses ou non; car, séparées par le Rhin, si elles restaient en repos, elles mettaient l'ennemi en mesure de faire un fort détachement contre nous. Le Directoire répondit que deux mois étaient nécessaires à l'armée du Rhin pour se mettre en état de passer le fleuve. Cette réponse, changeant tout à fait l'état de la question, nous plaçait dans une position que le moindre revers pouvait rendre très-périlleuse; aussi fit-elle beaucoup d'impression sur l'esprit du général en chef. En effet, en continuant notre offensive, la ligne d'opération de l'armée, déjà immense, s'allongerait encore, au milieu de chaînes de montagnes et de défilés sans nombre; elle passait à côté de pays extrêmement affectionnés à la maison d'Autriche, et où les levées en masse sont organisées et donnent des moyens sans limites et bien supérieurs à ceux des autres pays de l'Europe. Il fallait donc, puisque nous étions abandonnés à nous-mêmes et réduits à nos propres forces, profiter de la terreur de nos armes, du péril dont la capitale de l'Autriche était menacée, pour réaliser nos avantages et sortir d'une position équivoque et soumise à de grandes chances contraires. Ces considérations avaient déterminé le général Bonaparte à faire les premières ouvertures dont j'avais été le porteur, et à se livrer, en apparence, à ces mouvements d'humanité dont les hommes passionnés pour la guerre ne sont guère susceptibles. Toutefois sa conduite en cette circonstance avait été prudente et sage; mais il fut trompé par la fortune, car l'armée du Rhin, s'étant piquée d'honneur, avait redoublé d'activité pour achever ses préparatifs; elle passait le Rhin et battait l'ennemi précisément au moment où nous cessions de combattre. Jamais il n'aurait consenti à la paix de Leoben s'il eût pressenti ce concours, et nous serions arrivés à Vienne; la paix n'aurait pas laissé un Autrichien en Italie, et il est même difficile de calculer jusqu'où auraient été portées les conséquences de la continuation de la guerre avec de pareils succès et les circonstances de l'époque.
On peut se demander par quel mauvais génie le gouvernement autrichien avait adopté le plan de campagne suivi en cette circonstance. L'armée française était supérieure, comme je l'ai déjà dit; sa force s'élevait à environ soixante mille hommes, et toutes les forces autrichiennes opposées ne formaient que quarante-neuf mille combattants. Celles-ci avaient donc besoin de grands renforts; rassembler l'armée dans la direction de Vienne, c'était ouvrir aux Français le chemin de cette ville. Les probabilités de la victoire étaient pour l'armée française, et, en s'avançant, elle ne risquait rien; d'ailleurs, les renforts effectifs et vraiment utiles ne pouvant venir que des bords du Rhin, on ajournait ainsi à un temps indéfini l'époque où l'armée réunie dans le Frioul pouvait les recevoir. Si, au lieu de cela, la masse des forces autrichiennes eût été rassemblée dans le Tyrol, soutenue par une population dévouée et belliqueuse, elle y eût été inexpugnable; là elle se trouvait de vingt marches plus rapprochée des armées d'Allemagne, et pouvait manoeuvrer de concert avec elles dans toutes les hypothèses. Qu'eût pu faire raisonnablement le général Bonaparte? Aurait-il osé marcher sur Vienne, en laissant derrière lui une armée complète, prête à déboucher après son départ, à le prendre à revers et à s'emparer de l'Italie? Non; son mouvement sur Vienne aurait été nécessairement subordonné à ce qui se passerait dans le Tyrol, et, si les Autrichiens y eussent eu des forces suffisantes pour pouvoir prendre l'offensive, jamais il n'aurait pu se porter sur le Tagliamento. Les Autrichiens auraient donc dû établir leur armée principale en avant du Brenner, dans les environs de Botzen, et former le corps du Frioul des nouvelles levées de la Croatie et de l'insurrection hongroise, soutenu par un noyau de bonnes troupes. Alors la marche sur Vienne était impossible, tant que l'armée française du Rhin ne serait pas arrivée, par une suite de succès, en Bavière et à la hauteur de l'armée d'Italie.
Les négociations entamées, les conférences se tinrent à Leoben; en quatre jours tout fut terminé, et le traité des préliminaires de la paix signé le 30 germinal (19 avril), quarante jours après la sortie de nos cantonnements.
MM. de Gallo, de Vincent et de Mersfeld avaient été chargés des intérêts de l'Autriche. Je me souviens d'une réponse de M. de Vincent au général en chef, faite le jour même; elle mérite d'être rapportée. Les plénipotentiaires dînaient avec le général en chef et son état-major. Bonaparte, dont le rôle alors était d'avoir un langage républicain, voulut plaisanter avec ces messieurs sur les usages monarchiques: «On va vous donner de belles récompenses, messieurs, leur dit-il, pour le service que vous venez de rendre; vous aurez des croix et des cordons.
--Et vous, général, répondit M. de Vincent, vous aurez un décret qui proclamera que vous avez bien mérité de la patrie; chaque pays a ses usages et chaque peuple ses hochets.»
Certes, Bonaparte a fait depuis un grand usage de ces hochets qu'il voulait alors tourner en ridicule. Les rieurs furent pour M. de Vincent.
Dessoles, employé près du général, chef de l'état-major, le même connu depuis par le rôle important qu'il a joué à l'époque de la Restauration, et alors colonel, fut chargé par le général en chef de porter à Paris la nouvelle de l'armistice. Après avoir traversé l'Allemagne avec un passe-port autrichien, il rencontra les avant-postes de l'armée du Rhin à Offenbourg. La veille, cette armée avait effectué le passage du fleuve; à son grand regret elle vit suspendre les hostilités. Masséna porta quelques jours plus tard le traité des préliminaires de paix. Bonaparte, en agissant ainsi, faisait une chose agréable à ses généraux; mais, comme je l'ai déjà dit, il avait pour but spécial de présenter successivement à la vue des Parisiens ses principaux lieutenants, ceux dont les noms avaient été prononcés avec le plus d'éclat, afin de les mettre à même de les juger.
Pendant cette campagne, le nord de l'Italie avait été dégarni; quelques dépôts de la division Victor, restée dans les États du pape, en composaient les seules troupes. Le gouvernement de Venise était effrayé de l'avenir, avec d'autant plus de raison que l'armée française avait révolutionné une partie de la terre ferme; Bergamo, Vérone et Brescia nous étaient contraires, tandis que les agents de l'Autriche, sentant les conséquences funestes pour nous du soulèvement de cette partie de l'Italie, en nous séparant de nos ressources et de nos moyens, mirent tout en oeuvre pour l'effectuer. Les habitants avaient souffert par la guerre, et, quoique les moeurs françaises et italiennes soient assez sympathiques, il ne s'était pas écoulé un temps suffisamment long depuis la conquête, et il n'était pas résulté de l'ordre de choses nouveau assez d'avantages aux yeux de ces peuples, pour que ces intrigues ne dussent pas réussir. En conséquence, un horrible mouvement éclata à Vérone, à Vicence, à Padoue, et dans beaucoup d'autres lieux de la terre ferme, alors sous la domination de la sérénissime république. Le corps de Laudon, placé dans le Tyrol, après avoir cédé aux efforts de Joubert et s'être retiré dans les positions retranchés de Salurn pendant la marche de celui-ci vers la Drave, était revenu sur la frontière d'Italie. Arrivé jusque dans le voisinage de Vérone, il ne soutint pas d'une manière efficace les insurgés, chose facile cependant et d'un immense avantage pour l'armée autrichienne: le général Kerpen avait remplacé Laudon dans ce commandement, et on peut difficilement expliquer les motifs de sa conduite timide et irrésolue. Beaucoup de Français furent massacrés; on sentit en cette circonstance la grande utilité, pour une armée conquérante, d'établir des points à l'abri d'un coup de main, pouvant servir à la conservation du matériel de guerre, de refuge aux administrations, aux hommes isolés, et, s'il est possible, de sûreté aux hôpitaux. Les forts de Vérone remplirent cet objet en partie, et ramenèrent bientôt la population à l'obéissance. On rassembla en toute hâte quelques troupes: la division Victor arriva; Augereau, revenant de Paris, où il avait porté les drapeaux de Mantoue, prit le commandement de toutes les forces; des punitions terribles et la nouvelle de la paix de Leoben rétablirent l'ordre dans la campagne et dans les villes.
La nouvelle de cette révolte, dont les suites auraient pu être si graves et si funestes, nous arriva à Grätz, après la signature du traité de Leoben. Le général Bonaparte envoya Junot à Venise avec une lettre fulminante au sénat, dans le but d'empêcher, pour l'instant, de nouveaux désordres; mais les troubles passés motivaient et justifiaient merveilleusement la destruction de ce gouvernement, déjà résolue, et il ne restait plus qu'à en réunir les moyens. La division Baraguey-d'Hilliers reçut l'ordre de quitter Villach et de marcher sur Venise; elle établit son quartier général à Mestre, et bloqua complétement la ville du côté de la terre ferme. Ce gouvernement, debout depuis quatorze cents ans, touchait à son terme et mourait de vieillesse; tous les ressorts s'étaient détendus, ses souvenirs faisaient toute sa vie. Sa puissance avait dépendu autrefois de la supériorité de ses lumières, de ses richesses et de la navigation, dont il était presque seul en possession alors. Dans le moyen âge, la république de Venise jouait le rôle que la force des choses attribue de nos jours à l'Angleterre; mais, du moment où les grandes puissances ont participé aux mêmes avantages, toute lutte à soutenir contre elles était devenue difficile pour Venise: elle aurait pu encore se maintenir par un reste d'énergie et une grande habileté dans sa politique; mais, le jour où, seule, isolée, elle heurtait de front une grande puissance, elle devait succomber. Elle ne montra d'ailleurs, à cette époque, aucune vertu, et pas même cette prévoyance si nécessaire à tous les gouvernements, et surtout aux États faibles. Des démonstrations, faites avec modération, mais avec le caractère d'une dignité fondée sur l'amour du pays et le bon droit, auraient imposé encore longtemps, en rappelant des temps de gloire et d'éclat.
Le salut de Venise, dès le commencement de l'invasion de l'Italie, se trouvait dans une neutralité armée, lui assurant la conservation de ses places: elle aurait eu, aux yeux des puissances belligérantes, une attitude respectable; au lieu de se conduire sagement, elle essaya de se faire oublier; Autrichiens et Français commandèrent en maîtres tour à tour dans ses provinces; par là fut engendré le mépris qu'inspire quelquefois la seule faiblesse, mais toujours la faiblesse réunie à la lâcheté: des entreprises perfides, faites sur quelques détachements de l'armée, ajoutaient la haine la plus légitime à ce mépris, et le gouvernement vénitien, par la faiblesse montrée d'abord, et ensuite par cette trahison, car il était complice de tous les excès, avait perdu, même aux yeux de ses peuples, cette puissance d'opinion si nécessaire, premier moyen d'action sur l'esprit des hommes: il se trouva donc privé tout à la fois des moyens positifs de défense, et même de cette confiance dans son propre pouvoir, indispensable pour en favoriser le développement. Si on ajoute à cet état de choses quelques intrigues ourdies dans la ville et dans le gouvernement, on comprendra que tout devait finir promptement par une transaction, et c'est aussi ce qui arriva.
Le gouvernement de Venise abdiqua, et les troupes françaises furent admises dans la ville. Ainsi vit finir sa vie politique une ville dont la réputation s'était établie dans le monde entier, dont la puissance avait été créée par la valeur, le patriotisme, les lumières, et par une industrie précoce, qu'une haute sagesse de conduite avait maintenue pendant un grand nombre de siècles, malgré les efforts de monarques puissants: la vie de Venise devait s'éteindre quand elle eut répudié ses qualités et ses vertus. Sans doute les changements survenus en Europe devaient agir sur sa destinée; mais, si elle eût été encore digne d'elle-même, elle se serait conservée, ou au moins sa chute n'eût pas été sans gloire. Le général Baraguey-d'Hilliers, qui fut chargé de la prise de possession de Venise, convenait parfaitement à cette opération: homme d'une grande distinction, instruit, spirituel, imposant, rempli d'honneur et de délicatesse, partout où cet officier a été employé, il a fait estimer et respecter le nom français. Sa personne avait de l'autorité et de la séduction; il effectua tous les changements avec le plus grand ordre, et à la satisfaction de tous. Si la France, dans la dictature qu'elle exerça plus tard sur presque toute l'Europe, n'avait été représentée que par des hommes semblables au général Baraguey-d'Hilliers, elle n'eût pas fini par être la victime de la réaction terrible préparée et en quelque sorte ourdie contre elle par ses propres agents.
Bonaparte partit de Gärtz, et se rendit à Milan; il me donna l'ordre d'aller joindre le général Baraguey-d'Hilliers, et de l'accompagner dans l'opération dont il était chargé. Quand j'arrivai, il était déjà maître de Venise; j'y restai quelques jours, afin de connaître bien l'état des choses, et j'en partis pour aller joindre le général en chef, et lui rendre compte de ce que j'avais vu et appris.
Le général en chef avait établi son quartier général à douze milles de Milan, dans un fort beau château appelé Montebello, lieu devenu célèbre par son séjour de trois mois. Que de souvenirs ce lieu retrace à mon esprit, que de mouvement, de grandeurs, d'espérances et de gaieté! À cette époque, notre ambition était tout à fait secondaire, nos devoirs ou nos plaisirs seuls nous occupaient: l'union la plus franche, la plus cordiale, régnait entre nous tous, et aucune circonstance, aucun événement, n'y a jamais porté la plus légère atteinte. Je dois rapporter ici un événement personnel, et confesser une faute qui faillit renverser tout mon avenir. J'arrivais de Venise avec des documents complets, attendus par le général en chef avec la plus vive impatience, car il avait ajourné la réception des députés de Venise jusqu'après le moment où il m'aurait vu. Amoureux à Milan, au lieu de me rendre immédiatement près de mon général, je m'arrêtai dans cette ville, où je restai vingt-quatre heures; je ne puis encore concevoir comment je me rendis coupable d'un pareil tort, moi, pour lequel les devoirs ont toujours été si impérieux depuis ma plus tendre jeunesse. J'eus un moment d'aberration qui me prouve combien la jeunesse, quand elle est soumise à l'empire des passions, est digne d'indulgence; quel que soit son zèle habituel, il y a des circonstances où elle en a besoin. Le général en chef, instruit de ma faute, entra en fureur et agita la question de me renvoyer à mon régiment; tout le monde intercéda pour moi. J'avais tort, cette fois, et je ne disputai pas; je montrai beaucoup de repentir, et le général Bonaparte, l'un des hommes les plus faciles à toucher par des sentiments vrais, me pardonna.
Pendant son séjour à Montebello, le général Bonaparte s'occupa d'une création politique, depuis longtemps l'objet de ses méditations. La république transpadane fut d'abord essayée, et, en même temps, on parlait d'une future république cispadane. Je fus envoyé en qualité de commissaire auprès du congrès de Reggio, composé des députés de Modène, de Ferrare, de Bologne, etc., et où se trouvaient beaucoup d'hommes distingués, connus depuis par un rôle plus ou moins important qu'ils ont joué dans les affaires d'Italie. Ces hommes, animés d'un véritable patriotisme, voulaient sérieusement l'affranchissement de leur pays. Parmi eux, je citerai Cicognara, Compagnoni, Paradisi, Aldini, Caprara, tous recommandables ou par un esprit supérieur, un grand savoir, ou par des richesses et une position sociale élevée. En favorisant la création de deux républiques à la fois, le général Bonaparte avait l'intention de flatter l'esprit de localité, si puissant chez les Italiens et si fort dans leurs habitudes. D'ailleurs, la cession faite par le pape d'une partie de ses États était définitive, et l'on pouvait en disposer sans retard, tandis que le sort de la Lombardie n'était encore fixé que par les préliminaires de Leoben; et, provisoirement, j'avais l'ordre de stimuler, de réveiller partout l'esprit d'indépendance. L'espoir et l'apparence pour Bologne de devenir la capitale d'un nouvel État devait engager les habitants à en favoriser le développement; mais, une fois le mouvement imprimé, les idées devaient s'agrandir; la réunion des républiques transpadane et cispadane s'effectuer et composer la seule république cisalpine, et c'est ce qui arriva bientôt. Il était assez singulier de voir à la tête de ce congrès, composé d'hommes âgés et graves, un jeune officier de vingt-trois ans. Tout ce que le général en chef avait projeté eut lieu, et son but fut atteint.
Peu après, une alliance offensive et défensive, faite avec le roi de Sardaigne, mit par ce traité un corps de dix mille hommes de belles troupes, bien organisées, à la disposition du général en chef français.
Les affaires de France prirent aussi de l'importance: des intrigues menacèrent la tranquillité; un parti opposé à l'ordre établi se montra dans les conseils et dans le Directoire. Le noyau de ce parti se composait de royalistes essayant leurs forces. Le général Bonaparte était résolu à ne pas les laisser triompher. On a vu sa doctrine constante de soutenir le gouvernement jusqu'au moment où il pourrait le renverser à son profit. En effet, un changement dans la direction des affaires, le pouvoir remis entre les mains d'individus ennemis de l'ordre actuel, les amis de Pichegru, depuis longtemps en rapport avec M. le prince de Condé et les étrangers, un tel changement entraînait nécessairement la perte du général Bonaparte, le renversement de sa position politique et de ses espérances. Il envoya à Paris Lavalette, son aide de camp, pour observer, pour prendre langue, et il le chargea de promettre son appui à la portion du Directoire qui conservait davantage les couleurs de la Révolution. Il envoya de l'argent; enfin il employa un moyen déjà mis en usage, dont on s'est servi depuis, mais auquel, il faut l'espérer, aucune circonstance ne forcera de revenir jamais: on fit faire des adresses par l'armée. Je fus envoyé auprès de plusieurs divisions, entre autres près de celle d'Augereau, pour cet objet. Les adresses partirent; elles étaient énergiques, menaçantes. Cette manifestation d'opinion, jointe aux moyens efficaces dont je viens de parler, firent pencher la balance et déterminèrent les mesures de rigueur employées à cette époque dans le but d'arrêter un mouvement dont les apparences semblaient mener à la contre-révolution. Bonaparte prit alors une physionomie toute révolutionnaire. Elle n'était nullement dans ses goûts; mais ce fut un rôle qui lui parut dans ses intérêts et résultant de sa position.
Les négociations, suspendues avec les Autrichiens pendant toutes les incertitudes dans lesquelles on flottait, reprirent de leur part, après le 18 fructidor, le caractère de la bonne foi. Le lieu des négociations fut changé, et Milan et Montebello furent abandonnés pour Udine et le château de Passeriano, dans le Frioul.
Pendant notre séjour à Montebello, le général Bonaparte s'occupa de marier sa seconde soeur, Pauline, depuis princesse Borghèse. Il me la fit proposer par son frère Joseph; elle était charmante; c'était la beauté des formes dans une perfection presque idéale. Âgée de seize ans et quelques mois seulement, elle annonçait déjà ce qu'elle devait être. Je refusai cette alliance, malgré tout l'attrait qu'elle avait pour moi et les avantages qu'elle me promettait; j'étais alors dans des rêves de bonheur domestique, de fidélité, de vertu, si rarement réalisés, il est vrai, mais souvent aussi l'aliment de l'imagination de la jeunesse. Ces biens qu'on envie, après lesquels on court, sont une espèce de phénomène dans une vie agitée, aventureuse, et surtout dans les conditions d'un éloignement continuel, imposé par des devoirs impérieux. Dans l'espérance d'atteindre un jour cette chimère, remplie de tant de charmes, je renonçai à un mariage dont les effets auraient eu une influence immense sur ma carrière. Aujourd'hui, après le dénoûment du grand drame, il est probable qu'en résultat j'ai plus à m'en féliciter qu'à m'en repentir.
L'adjudant général Leclerc, officier assez médiocre, s'occupa d'elle et l'obtint. Leclerc était un bon camarade, d'un commerce facile et doux, d'une naissance obscure, de peu d'énergie et de capacité. Ce mariage seul a motivé d'abord son avancement rapide, et, plus tard, le commandement de l'expédition de Saint-Domingue, si malheureuse et si funeste.
Le général Bonaparte vint donc s'établir à Passeriano, beau château du Frioul appartenant à un noble Vénitien, au doge Manin, et situé à dix milles d'Udine. Les plénipotentiaires autrichiens étaient au nombre de trois: le comte Louis de Cobentzel, le marquis de Gallo, le comte de Mersfeld.
Le comte de Cobentzel est très-connu, et il est presque superflu d'en parler. Homme d'une grande laideur et d'une monstrueuse grosseur, il avait beaucoup d'esprit et un esprit de société, léger et superficiel. Représentant de l'Autriche à Saint-Pétersbourg, il avait joué un grand rôle à cette cour et joui d'une grande faveur auprès de Catherine II. Malgré sa difformité, son talent pour jouer la comédie était merveilleux. Gâté par ses succès politiques et de société, fort tranchant, il voulut essayer de ces manières avec le général Bonaparte, et ne réussit pas. Jamais il n'aurait amené la négociation dont il était chargé à bonne fin sans M. de Gallo, dont l'esprit fin et conciliant réparait sans cesse le mal fait par son collègue. À plusieurs reprises, il parvint à renouer des négociations rompues ou à prévenir des scènes fâcheuses. Le troisième, M. de Mersfeld, était un général distingué, d'un esprit droit, de manières polies. Les conférences se tenaient alternativement à Udine, chez M. de Cobentzel, et à Passeriano, chez le général en chef. Le Directoire avait adjoint au général Bonaparte, pour ces négociations, le général Clarke, dans le but spécial de faire observer sa conduite et d'en rendre compte. Véritable espion attaché à ses pas, il se garda bien de remplir cette mission, n'en fit aucun mystère au général Bonaparte et servit constamment ses intérêts.
Nous nous livrions avec violence aux exercices de corps pour entretenir nos forces et développer notre adresse; mais nous ne négligions pas la culture de l'esprit et l'étude. Monge et Berthollet consacraient chaque soirée à nous instruire. Monge nous donna des leçons de la science dont il a fixé les principes et dont les applications sont si usuelles aujourd'hui, la géométrie descriptive. Monge, né pour les sciences exactes et doué à leur égard des plus hautes facultés, a droit à une gloire immortelle pour cette création; mais son courage était fort au-dessous de son esprit. À la Restauration, sa mémoire et son coeur lui reprochèrent des actions peu honorables dont il s'était rendu coupable en 1793; la terreur et les inquiétudes qu'il en ressentit lui coûtèrent d'abord la raison, et ensuite la vie.
Je me permis un jour une plaisanterie un peu forte, mais elle amusa beaucoup le général en chef et tout l'état-major: nous avions momentanément, à la suite de l'état-major, un homme d'esprit, mais très-poltron, nommé Coméras, résident de la République à Coire, auprès des Grisons; un de mes camarades, appelé Dutaillis, premier aide de camp de Berthier, le même dont le choix pour porter les drapeaux pris à Castiglione m'avait si fort blessé, n'avait pas une meilleure réputation sous le rapport du courage. Une dispute s'éleva entre eux; elle fut vive, et des injures s'ensuivirent. Un duel parut nécessaire; Coméras me choisit pour son témoin, et Dutaillis choisit pour le sien un jeune officier très-brave, fort de mes amis, nommé Bruyère. Nous nous entendîmes bientôt sur ce qu'il y avait à faire, et nous nous décidâmes à nous amuser à leurs dépens sans compromettre leur vie. La dispute avait eu lieu tard, et, malgré l'heure avancée, les adversaires voulaient aller à l'instant même sur le terrain; je m'y opposai, non que j'eusse envie de terminer l'affaire, mais parce que je voulais donner le temps à la colère de s'apaiser, et à la peur de la remplacer. Tel qui serait capable, au premier moment, de se bien conduire, s'abandonnera aux plus lâches terreurs quand il sera dans la solitude et livré à ses réflexions: il fallait d'abord leur assurer une mauvaise nuit. De grand matin, Bruyère et moi, nous allâmes chercher les combattants: je trouvai le mien défait, ayant passé la nuit à faire son testament et s'occupant des plus graves méditations. Nous nous mîmes en route; je reconnus une place favorable, mais elle fut trouvée trop voisine du chemin; plus tard, on trouva un autre inconvénient à un second emplacement, qui cependant nous avait paru convenable. Et nos pauvres victimes, voulant éloigner, sous tous les prétextes, le moment fatal, avaient toujours quelque chose à dire à chaque champ de bataille choisi par nous. Enfin il n'y eut plus d'objection possible, et l'on se mit en devoir d'en finir. Il avait été décidé qu'on se battrait au pistolet et que les témoins seraient chargés de mesurer la distance à vingt pas. En général, les témoins diminuent le plus possible le danger, et moi, au contraire, chargé de mesurer les vingt pas, je les fis si petits, qu'ils n'équivalaient qu'à dix. Coméras, j'en suis certain, était fort mécontent de me voir si peu répondre à ses espérances; car je n'avais rien fait pour empêcher le combat, et, au contraire, j'avais l'air de vouloir le rendre mortel. La figure de nos malheureuses victimes ne peut se décrire, et, si nous n'avions eu notre arrière-pensée, elles nous auraient fait pitié. Nous réclamâmes, comme le droit de nos fonctions, de charger nous-mêmes les armes; nous avions préparé des balles de cire noircies à la poudre, rendues brillantes par le frottement, et simulant parfaitement des balles de plomb. Chacun des combattants tira, et aucun des deux n'eut de mal; nous les fîmes s'embrasser en les louant beaucoup de leur héroïsme. Je racontai, un moment après, à madame Bonaparte cette facétie, avec tous les développements et les ornements qu'elle comportait; ce récit l'amusa beaucoup; elle en fit part à son mari, qui en rit de même; et, en deux heures, l'affaire avec tous ses détails fut l'histoire de l'état-major et l'objet de ses plaisanteries pendant huit jours. Coméras ne dit rien et prit son parti; Dutaillis parut vouloir des explications: je l'envoyai promener, et il s'en tint là. Au fond du coeur, il était trop heureux de la solution obtenue et d'en avoir été quitte pour la peur: c'est là le cas d'employer cette expression, car ce fut pour eux une rude peur, en même temps que le spectacle dont nous jouissions était fort gai pour nous.
Un gouvernement provisoire avait été créé à Venise, et Bonaparte, ayant des idées arrêtées sur le sort de ce pays, ne voulut pas entrer lui-même dans cette ville et y recevoir les hommages de la population; sa position eût été fausse et son langage embarrassé. L'idée des Italiens en général, et des Vénitiens en particulier, étant alors l'affranchissement de tout le nord de l'Italie, cette entreprise n'était nullement, à cette époque, en rapport avec nos moyens, et il fallait encore bien des combats, bien des batailles et bien des victoires pour la rendre exécutable et y faire penser sérieusement. Madame Bonaparte, dont les paroles n'avaient aucun caractère officiel, put aller sans inconvénient voir cette Venise si curieuse, si belle, retraçant de si grands souvenirs. Les Vénitiens, ne pouvant se mettre aux pieds du vainqueur de l'Italie, de celui dont leur destinée dépendait, furent empressés de faire, pour la réception de sa femme, tout ce qui pouvait lui plaire, la flatter et l'honorer. Madame Bonaparte resta quatre jours à Venise; je l'y accompagnai; trois jours furent consacrés aux plus belles fêtes. Le premier jour on donna une régate, course de barques et genre de fête réservé à la seule Venise; les courses de régates sont censées avoir pour objet de former des matelots; ce but était sans doute réel autrefois, quand Venise s'occupait de sa marine, et quand la marine militaire se composait seulement de bâtiments à rames; mais, de nos jours, et depuis un siècle, ces exercices n'avaient plus d'application, et ces fêtes étaient un vieil usage, un vieux souvenir et comme un monument des temps anciens. La course se fait avec des bateaux extrêmement allongés, très-étroits, montés par un seul homme, et quelquefois par deux. Cinq ou six de ces bateaux luttent ensemble, et la course, commençant dans le grand canal, finit au Ponte-Rialto. Ces barques volent, et l'on ne peut se faire l'idée de leur vitesse si on ne les a vues. La beauté de la fête consiste surtout dans l'affluence des spectateurs. Les Italiens sont très-avides de ce spectacle; on arrive de la terre ferme pour en être témoin; il n'y a pas un individu de la ville qui ne vienne sur le grand canal pour en jouir, et, dans la circonstance dont je parle, cent cinquante mille curieux au moins occupaient les maisons ou les toits bordant le grand canal; plus de cinq cents barques, grandes ou petites, et plus ou moins ornées, suivaient la course. Le second jour on fit une promenade sur l'eau; un repas fut donné au Lido; toute la population suivait sur des barques, et toutes les barques étaient couvertes de fleurs, de guirlandes, et retentissaient de musique. Enfin le troisième jour la promenade se fit la nuit; les palais et les maisons du grand canal, illuminés d'une manière éclatante, éclairaient une multitude de barques couvertes elles-mêmes de feux de couleur; après une promenade de deux heures et un beau feu d'artifice tiré sur l'eau, on se rendit à un bal au palais. Si on réfléchit aux moyens résultant de la localité de Venise, à la beauté de l'architecture, à ce mouvement prodigieux des barques serrées les unes auprès des autres, et donnant l'idée d'une ville qui marche; si l'on pense aux efforts inspirés, dans une pareille circonstance, à ce peuple, dont l'imagination est brillante, le goût exquis, et la passion des plaisirs effrénée, on devinera quel spectacle nous fut offert. Ce n'était plus la Venise puissante, c'était la Venise élégante et voluptueuse.
Le général Desaix vint en Italie à cette époque, et particulièrement pour voir le général Bonaparte, dont il désirait vivement faire la connaissance. Il passa quelques jours avec nous à Passeriano. Bonaparte le reçut comme le méritait un des hommes les plus recommandables par ses qualités militaires, intellectuelles et morales; et lui vit avec admiration l'homme extraordinaire qui avait porté si haut la gloire de nos armes. Il n'avait point oublié mes prédictions sur le général Bonaparte, si promptement réalisées; dès qu'il me vit, il me les rappela; moi, je les rappelle ici avec complaisance, parce que peut-être y avait-il quelque mérite, étant si jeune, à reconnaître toute l'étendue de sa supériorité, et à pressentir la gloire immense qu'il devait acquérir.
Le général Desaix exprima au général Bonaparte le désir de servir avec lui à la première campagne. De cette époque date le premier projet sur l'Égypte; le général Bonaparte parlait volontiers de cette terre classique; son esprit était souvent rempli des souvenirs de l'histoire, et il trouvait du charme à nourrir des idées de projets plus ou moins exécutables sur l'Orient. Sa prédilection pour ce théâtre n'a jamais varié; dans tout le cours de sa vie, il n'a jamais cessé de l'avoir en perspective, ni renoncé au projet d'y figurer, sinon en personne, au moins par ses lieutenants.
Le séjour de Passeriano se retrace en ce moment à mon souvenir avec un charme tout particulier; il avait un caractère à lui, qu'aucune circonstance n'a reproduit depuis. Nous étions tous très-jeunes, depuis le chef suprême jusqu'au dernier des officiers, tous brillants de force, de santé, et dévorés par l'amour de la gloire. Notre ambition était noble et pure; aucun sentiment d'envie, aucune passion basse ne trouvait accès dans nos coeurs, une amitié véritable nous unissait tous, et il y avait des exemples d'attachement allant jusqu'au dévouement: une entière sécurité sur notre avenir, une confiance sans bornes dans nos destinées nous donnait cette philosophie qui contribue si fort au bonheur, et une harmonie constante, jamais troublée, formait d'une réunion de gens de guerre une véritable famille; enfin cette variété dans nos occupations et dans nos plaisirs, cet emploi successif de nos facultés du corps et de l'esprit, donnaient à la vie un intérêt et une rapidité extraordinaires. Mais je n'ai encore rien dit de la manière d'être particulière du général Bonaparte à cette époque, et c'est ici le moment d'en faire le tableau.
Dès l'instant même où Bonaparte arriva à la tête de l'armée, il eut dans sa personne une autorité qui imposait à tout le monde; quoiqu'il manquât d'une certaine dignité naturelle, et qu'il fût même gauche dans son maintien et ses gestes, il y avait du maître dans son attitude, dans son regard, dans sa manière de parler, et chacun, le sentant, se trouvait disposé à obéir. En public, il ne négligeait rien pour maintenir cette disposition, pour l'augmenter et l'accroître; mais dans l'intérieur, avec son état-major, il y avait de sa part une grande aisance, une bonhomie allant jusqu'à une douce familiarité. Il aimait à plaisanter, et ses plaisanteries n'avaient jamais rien d'amer: elles étaient gaies et de bon goût; il lui arrivait souvent de se mêler à nos jeux, et son exemple a plus d'une fois entraîné les graves plénipotentiaires autrichiens à en faire partie. Son travail était facile, ses heures n'étaient pas réglées, et il était toujours abordable au milieu du repos. Mais, une fois retiré dans son cabinet, tout accès non motivé par le service était interdit. Quand il s'occupait du mouvement des troupes et donnait des ordres à Berthier, son chef d'état-major, comme lorsqu'il recevait des rapports importants, pouvant motiver un long examen et des discussions, il gardait seulement près de lui ceux qui devaient y prendre part, et renvoyait toutes les autres personnes, quel que fût leur grade. On a dit qu'il dormait peu, c'est un fait complétement inexact: il dormait beaucoup, au contraire, et avait même un grand besoin de sommeil, comme il arrive à tous les gens nerveux et dont l'esprit est très-actif. Je l'ai vu souvent passer dix à onze heures dans son lit. Mais, si veiller devenait nécessaire, il savait le supporter et s'indemniser plus tard, ou même prendre d'avance du repos pour supporter les fatigues prévues; enfin il avait la faculté précieuse de dormir à volonté. Une fois débarrassé des devoirs et des affaires, il se livrait volontiers à la conversation, certain d'y briller; personne n'y a apporté plus de charme et n'a montré, avec facilité, plus de richesse ou d'abondance dans les idées. Il choisissait ses sujets et ses pensées plutôt dans les questions morales et politiques que dans les sciences, où, quoi qu'on ait dit, ses connaissances n'étaient pas profondes. Il aimait les exercices violents, montait souvent à cheval, y montait fort mal, mais courait beaucoup; enfin, à cette époque heureuse, si éloignée, il avait un charme que personne n'a pu méconnaître. Voilà ce qu'était Bonaparte pendant la mémorable campagne d'Italie.
Après le 18 fructidor, de grands changements avaient eu lieu sur le Rhin; la trahison de Pichegru ayant éveillé la défiance du Directoire, la faiblesse de Moreau avait paru suspecte. Le Directoire confia alors le commandement en chef des deux armées réunies sur le Rhin, et formant cent vingt mille hommes, au général Augereau. Ce choix était misérable; il eut, comme on va le voir, une grande influence sur les événements politiques. Le général Bonaparte avait employé utilement l'intervalle écoulé depuis la paix de Leoben et mis son armée sur un pied excellent, reçu de grands renforts, bien organisé et augmenté son artillerie; les troupes, animées du meilleur esprit, jouissaient d'une bonne santé. La guerre venant à éclater, il aurait eu de bonnes places pour point d'appui et marché à la tête de soixante-dix mille hommes. Son armée se composait alors de cent onze bataillons, soixante-huit escadrons et cent une bouches à feu. Certes, il avait montré ce qu'il pouvait faire avec des moyens bien inférieurs, mais les Autrichiens s'étaient refaits aussi. L'armée de l'archiduc était extrêmement nombreuse et bien pourvue. On sait avec quelle facilité les Autrichiens savent réparer leurs pertes et rétablir une armée détruite, et ils avaient eu le temps de pourvoir à tous ses besoins. L'affaire était donc grave et sérieuse; elle le devenait bien davantage si l'armée du Rhin ne jouait pas convenablement son rôle, si elle agissait mollement ou avait des revers. Alors l'armée d'Italie pouvait être écrasée, et le choix d'Augereau autorisait à tout craindre. Le général Bonaparte le connaissait bien; il le savait incapable de conduire une grande armée. Ces diverses considérations inspirèrent au général en chef la résolution de faire la paix. Il y vit le salut de la France, et, en particulier, celui de l'armée d'Italie, et prit sur lui de modifier ses instructions et de signer. Voilà tout le secret de cette paix dans laquelle le gouvernement fut entraîné malgré lui; et, à cette occasion, je raconterai une conversation que le général Bonaparte eut avec moi deux jours avant la signature de cette paix. Me promenant seul avec lui dans les jardins de Passeriano, il me fit part de cette résolution et s'exprima à peu près ainsi: «Notre armée est belle, nombreuse et bien outillée, et je battrais infailliblement les Autrichiens. Mon point de départ est menaçant, et mes premières victoires me ramèneraient au coeur de la Styrie; mais la saison est avancée, et vous voyez d'ici les montagnes blanchies par la neige. L'arrière-saison, dans un pays aussi âpre, rend la guerre offensive difficile. N'importe, tout pourrait être surmonté; mais l'obstacle invincible à des succès durables, c'est le choix d'Augereau pour commander l'armée du Rhin. Cette armée, la plus forte, la plus nombreuse de la République, est entre des mains incapables. Comprenez-vous la stupidité du gouvernement d'avoir mis cent vingt mille hommes sous les ordres d'un général pareil? Vous le connaissez, et vous savez quelle est la mesure de ses talents et même de son courage. Quelle ignorance des choses et des hommes dans un pareil choix! Je le leur ai envoyé; ils l'ont vu et entendu; ils ont pu le juger; mais ils ont pris son bavardage pour du génie et sa jactance pour de l'héroïsme. Combien les avocats sont stupides quand ils ont à décider les grandes questions qui touchent aux destinées des États! Augereau commander une armée et décider du sort de la guerre! En vérité, cela fait pitié. Il faut éviter d'être victime de ses sottises, et, pour cela, l'empêcher de pouvoir en faire. Une fois enfoncés en Allemagne et arrivés aux portes de Vienne, et l'armée du Rhin battue, nous aurions à supporter tous les efforts de la monarchie autrichienne et à redouter l'énergique patriotisme des provinces conquises. À cause de tout cela, il faut faire la paix: c'est le seul parti à prendre. Nous aurions fait de grandes et belles choses; mais, dans d'autres circonstances, nous nous dédommagerons.»
Ces raisons étaient si bonnes, si péremptoires, qu'il n'y avait pas moyen de les contredire. On voit que la nomination d'Augereau fut l'événement décisif dans cette circonstance et devint la cause principale de la paix.
La paix fut signée le 17 octobre 1797. Elle porta le nom du village de Campo-Formio, situé à égale distance, entre Udine et Passeriano. Cependant il ne s'y est pas tenu une seule conférence, mais seulement c'était là que devait avoir lieu la signature. Je fus envoyé pour y faire tout préparer, et en même temps pour engager les plénipotentiaires à continuer leur route jusqu'à Passeriano. Ils s'y prêtèrent de bonne grâce. On signa avant le diner, en datant de Campo-Formio, où les préparatifs avaient été faits pour la forme; et sans doute on montre dans ce village la chambre où ce grand événement s'est passé, la table et la plume employées à l'accomplir. Il en est de ces reliques-là comme de beaucoup d'autres!
Le général Bonaparte avait en résidence auprès de lui un envoyé du gouvernement vénitien, du nom de Dandolo; il n'appartenait pas à la famille de l'illustre doge qui, à quatre-vingts ans, s'empara de Constantinople à la tête d'une armée de croisés, mais il était d'une famille bourgeoise de Venise. Son grand-père, juif, se convertit à la religion chrétienne; un Dandolo patricien le tint sur les fonts de baptême, et en Italie existe l'usage de donner à son filleul, au lieu du nom de saint que chacun porte, son propre nom de famille. Homme d'esprit, assez bon chimiste, occupé de sciences, d'améliorations, d'industrie, sa tête était très-vive; susceptible d'exaltation et d'enthousiasme, il parlait avec cette facilité et cette abondance si communes aux Italiens. Du reste, très-chaud partisan de la liberté et de l'indépendance italiennes, il avait joué un rôle très-actif dans les intrigues qui avaient amené la dissolution du gouvernement vénitien. Le traité de paix sacrifiait Venise, et la population de cette ville allait être au désespoir. Le général en chef voulut justifier la résolution prise et en expliquer les causes à Dandolo. Aussitôt le traité signé, il le fit appeler et lui donna connaissance des dispositions qu'il renfermait. Il lui dit que l'affranchissement de l'Italie ne pouvait pas être l'ouvrage d'un jour; que les Vénitiens, quoique dignes de la liberté, n'avaient pas assez d'unanimité entre eux et n'avaient pas fait d'assez grands efforts pour l'obtenir; tout le fardeau de l'entreprise tomberait donc sur la France; or beaucoup de sang français avait déjà été versé, et on ne pouvait pas en répandre encore pour une cause, non sans doute tout à fait étrangère à la France, mais cependant ne la touchant pas immédiatement; c'était plutôt une cause morale pour nous qu'autre chose; l'avenir pouvait beaucoup, et il fallait s'en reposer sur lui, se résigner aux circonstances et attendre: il ajouta tout ce qu'un esprit comme le sien put imaginer pour calmer un homme exalté et lui conserver des espérances; enfin il exerça en apparence avec succès sur sa raison cette séduction puissante à laquelle il était difficile de résister. Dandolo, profondément triste, parut convaincu et se rendit à Venise pour expliquer au gouvernement provisoire ce qui s'était fait et lui en donner les raisons.
Bonaparte partit de Passeriano pour se rendre à Milan, vit les divisions de l'armée cantonnées sur sa route, et les passa en revue.
Il arriva, à Padoue, à la division Masséna, un événement peu important, mais singulier et digne d'intérêt, parce qu'il concerne un homme dont la carrière a eu une sorte d'éclat. Suchet, chef de bataillon dans la dix-huitième demi-brigade de ligne, avait fait toutes les campagnes d'Italie sans avoir aucun avancement. Bon camarade, d'un commerce facile, mais officier médiocre, servant assez bien, sans être de ces hommes particuliers que le danger grandit toujours davantage, nous l'aimions assez, et nous le trouvions traité avec sévérité. À la fin d'un grand repas donné au général en chef, où étaient cent cinquante officiers, Dupuis, chef de brigade de la trente-deuxième, officier très-brave, aimé par le général en chef, et en possession de son franc parler avec lui, s'approcha, tenant Suchet par la main, et lui dit: «Eh bien, mon général, quand ferez-vous chef de brigade notre ami Suchet?--Bientôt, nous verrons;» répondit Bonaparte. Après cette réponse évasive et dilatoire, Dupuis détacha une de ses épaulettes, la mit sur l'épaule droite de Suchet, et lui dit en présence du général en chef: «De par ma toute-puissance, je te fais chef de brigade.» La bouffonnerie de cette action réussit, et, en sortant de table, la nomination véritable fut expédiée par Berthier.
Le général Bonaparte, arrivé à Milan, expédia diverses affaires, et se disposa à se rendre à Radstadt comme négociateur. Mais il arriva avant son départ un événement où son caractère véritable est trop bien marqué pour que j'omette ce récit.
On a vu les explications données à Dandolo sur la paix signée et la cession de Venise à l'Autriche. Celui-ci, convaincu en apparence, était parti pour Venise afin d'y calmer les esprits; mais ses efforts furent vains auprès de ses collègues; la nouvelle apportée jeta les Vénitiens dans la plus grande fureur; leur exaspération passa toutes les bornes et entraîna Dandolo lui-même. Après beaucoup de discussions sur le parti à prendre dans cette circonstance malheureuse, le gouvernement provisoire, dans l'espérance de sauver le pays, décida de faire tous les efforts possibles pour empêcher le Directoire de ratifier le traité signé; et, comme les directeurs étaient accessibles à la corruption, on résolut de leur envoyer trois députés avec tout l'argent dont on pouvait disposer.
Tout cela tenu secret et les préparatifs promptement terminés, les trois députés, au nombre desquels se trouvait Dandolo, se mirent en route, munis de leur puissant auxiliaire, l'argument irrésistible. Cette démarche, si elle eût réussi, était la perte de Bonaparte, le tombeau de sa gloire; il aurait été dénoncé à la France, à l'Europe, comme ayant outre-passé ses pouvoirs, comme ayant, par corruption, abandonné lâchement un peuple appelé à la liberté. Et quel beau texte de déclamation! Flétri, déshonoré, il disparaissait pour jamais du monde politique: c'était pour lui un événement pire que la mort. Bonaparte, au moment où il apprit l'envoi de ces députés, leur mission, leur passage à Milan, prévit toutes les conséquences; aussi entra-t-il dans la plus violente colère. Il envoya Duroc à franc étrier après eux, avec ordre de les arrêter partout et de les amener pieds et poings liés. Les troupes du roi de Sardaigne étaient à ses ordres d'après le traité d'alliance; les voyageurs n'avaient pas encore dépassé le Piémont quand Duroc les atteignit; et ils furent ramenés à Milan.
J'étais dans le cabinet du général en chef quand celui-ci les y reçut; on peut deviner la violence de sa harangue. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et, quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de son pays et le sort misérable qui lui était réservé, sur les devoirs d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements, sa conviction, sa profonde émotion, agirent sur l'esprit et sur le coeur de Bonaparte au point de faire couler des larmes de ses yeux. Il ne répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et, depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une prédilection qui jamais ne s'est démentie; il a toujours cherché l'occasion de le grandir et de lui faire du bien, et cependant Dandolo était un homme médiocre; mais cet homme avait fait vibrer les cordes de son âme par l'élévation des sentiments, et l'impression ressentie ne s'effaça jamais. Celui qui pouvait éprouver de pareilles émotions et garder de semblables souvenirs n'était pas assurément tel que tant de gens ont voulu le représenter.
La ratification du traité ayant eu lieu sans retard, tout fut disposé pour son exécution, et nous nous mîmes en route pour Radstadt le 17 novembre, en passant par Chambéry, Genève et la Suisse. Nous voyageâmes rapidement en Piémont: le général en chef évita de s'arrêter à Turin et de voir le roi. Quel langage lui aurait-il tenu? quelle aurait été sa position vis-à-vis de lui? Tout était incertitude dans ce temps-là; tout était danger. Le roi de Sardaigne le fit complimenter, lui fit rendre tous les honneurs compatibles avec les circonstances, et nous passâmes le mont Cenis.
À cette époque, causant avec lui dans sa voiture des événements passés et de nos existences personnelles, il me reprocha d'avoir négligé de m'enrichir, et, sur ma demande de m'indiquer les moyens dont j'aurais pu faire usage, il me rappela les commissions données à Pavie et à Loreto, et me dit m'avoir alors choisi dans ce but; il ajouta: «C'est un soin qui me regarde pour l'avenir, et je ne m'en occuperai pas en vain.» Je le remerciai et l'assurai que la fortune, pour avoir du prix à mes yeux, devait venir d'une source honorable dont je pourrais me glorifier: je n'ai pas changé de doctrine pendant toute ma carrière, et, malgré de grands besoins et de grandes crises éprouvées, je ne m'en suis jamais repenti: il y a quelque chose au fond du coeur dont la valeur est supérieure aux richesses, et qu'on ne doit pas sacrifier pour les acquérir.
Nous arrivâmes à Chambéry, et la population entière reçut le général Bonaparte avec transport. C'étaient des cris incessants de: «Vive Bonaparte! Vive le héros vainqueur! Vive la République!» etc. Bonaparte me dit: «Je parie que vous ne savez pas distinguer celui de tous les cris dont j'ai été le plus touché.» Un petit groupe avait crié: «Vive le père du soldat!» je l'avais remarqué, et je le lui dis; c'était effectivement ces voix amies qu'il préférait.
De Chambéry, nous nous rendîmes à Genève, où nous nous arrêtâmes un jour: nous logeâmes hors de la ville, chez le résident de France, M. Félix Desportes, homme de beaucoup d'esprit. Rien n'avait été disposé dans cette ville pour fêter le vainqueur d'Italie, et il y avait à cette époque, dans le pays, une inquiétude vague sur les projets de la France: les événements qui survinrent bientôt la justifièrent complétement; mais, dans ce moment même, des intentions hostiles étaient suggérées au gouvernement par le général Bonaparte: il ne les cachait pas devant nous, et répétait souvent que l'aristocratie de Berne, ses intérêts et son pouvoir, étaient incompatibles avec la république; selon ses vues, un état de choses différent devait donc succéder à celui qui existait alors: aussi évita-t-il avec soin de se trouver en contact nulle part avec une autorité du premier ordre en Suisse, et pressa-t-il sa marche autant que possible. Il refusa de s'arrêter pour voir M. Necker, qui l'attendait sur la route, à la hauteur de son château de Coppet: le général Bonaparte avait une prévention, tenant de la haine, contre M. Necker, et l'accusait d'avoir, plus qu'aucun autre, amené la Révolution.
Nous traversâmes donc toute la Suisse rapidement, en passant par Berne, Soleure et Bâle. Nous passâmes le matin devant l'ossuaire de Morat: nous étions à pied, et il fut l'occasion d'abord de pénibles réflexions; ensuite elles eurent pour objet la puissance de résistance toujours fort grande d'un peuple, même faible, dont les individus sont tous animés de haine contre l'étranger et de la résolution de se défendre. Ce monument de nos défaites devait bientôt disparaître. Un habitant du pays qui se trouvait sur la route, M. d'Affry, ancien colonel du régiment des gardes suisses, donna au général Bonaparte les explications qu'il lui demanda: les explications portaient principalement sur la marche des troupes des deux armées, et sur leurs positions respectives.
De Bâle nous descendîmes la vallée du Rhin, par la rive droite, pour nous rendre à Radstadt, et nous traversâmes Offenbourg, quartier général d'Augereau. Ce général, venant de servir sous Bonaparte, lui devait sa gloire; cet homme médiocre, cet instrument si imparfait, associé à tant de grandeur, n'imagina pas de lui rendre des honneurs, de lui montrer un empressement dont il devait trouver le principe dans sa reconnaissance et son admiration, mais il voulut traiter d'égal à égal. Il envoya un aide de camp pour le complimenter et pour l'engager à se reposer chez lui. Le général Bonaparte en fut piqué; il fit répondre par cet officier que, trop pressé pour s'arrêter, il reviendrait de Rastadt tout exprès pour le voir. Le général Augereau fut sans doute assez vain et assez sot pour croire à cette promesse. Avant d'arriver à Rastadt, nous rencontrâmes un escadron autrichien de hussards de Szekler, envoyé au-devant du général Bonaparte pour l'escorter. Quelques mois plus tard, ils rendirent aux ministres français près du congrès des hommages d'une autre nature. Nous fûmes logés au château, et le lendemain le général Bonaparte m'envoya à Carlsruhe pour complimenter le margrave, qui me reçut avec égards et bienveillance. Ce respectable vieillard, âgé alors de soixante-quinze ans, montait à cheval tous les jours; sa famille était belle et nombreuse; plusieurs de ses petites-filles, remarquables par leurs agréments et leur bonne éducation, occupaient des trônes. L'une avait épousé le grand-duc Alexandre, depuis empereur de Russie; on l'a connue sous le nom de l'impératrice Élisabeth. Une autre avait épousé le roi de Suède, tombé du trône par suite du dérangement de son esprit; la troisième, l'électeur, devenu roi de Bavière. Je dînai avec le margrave. On me questionna beaucoup sur notre guerre d'Italie, et, le soir, je revins à Rastadt fort satisfait de l'accueil dont j'avais été l'objet. Ces petites cours d'Allemagne ont quelque chose de digne et de paternel; les sujets ont l'air de jouir d'un grand bien-être et les pays d'une grande prospérité. En effet, un petit prince ne peut pas se livrer aux calculs de l'ambition; tous ses efforts doivent tendre à rendre ses sujets heureux; sa gloire, à lui, c'est leur bonheur; si près d'eux, comment pourrait-il supporter la vue continuelle de leurs souffrances et l'expression de leur mécontentement? Et puis il consomme tous ses revenus dans les lieux mêmes qui les produisent; ainsi ces produits tournent au profit de la reproduction. Cette division en petits États, peu favorable à la puissance, a créé les moeurs auxquelles l'Allemagne doit sa prospérité, les établissements d'où viennent son bien-être et les progrès remarquables de son agriculture; progrès tels, qu'elle avait déjà atteint presque la perfection quand la nôtre était encore dans l'enfance et dans la barbarie. Les changements en agriculture doivent venir de l'exemple; il faut, pour donner cet exemple d'une manière utile, avoir tout à la fois des lumières, des capitaux et le goût de les employer ainsi. Les petits souverains d'Allemagne n'ont guère autre chose à faire; ils sont en général bien élevés et instruits; riches, ils ne quittent guère leurs résidences; toutes les conditions d'amélioration sont donc réunies chez eux.
Rien n'était prêt pour l'ouverture du congrès. Un séjour prolongé du général Bonaparte eût été sans objet, et d'ailleurs le Directoire l'appelait à Paris; huit jours après son arrivée, il se mit donc en route. Son voyage, depuis Strasbourg, fut un triomphe continuel; partout l'expression de l'enthousiasme et de l'admiration était la récompense de ses travaux glorieux. La paix et les espérances qu'elle laissait concevoir venait encore ajouter à la satisfaction générale, et les sentiments dont partout il recevait l'expression sur son passage étaient aussi sincères qu'énergiques. Nous arrivâmes à Paris, Bonaparte alla modestement descendre dans la petite maison, rue Chantereine, habitée par madame Bonaparte avant son mariage; il l'avait quittée deux jours après celui de son union avec elle, et cette maison était encore pour lui le temple de l'amour.
«Cairo, 22 avril 1796.
«Vous me pardonnerez, mon cher père, de vous avoir écrit moins souvent que je ne le désire, lorsque vous saurez que, depuis que nous avons pris l'offensive, mon activité est de tous les moments. Elle est telle, que l'autre jour, je suis resté vingt-huit heures à cheval sans en descendre, et qu'après trois heures de repos j'y suis remonté quinze heures.
«La vie extrêmement active que je mène me va à merveille, et je la trouve préférable aux plaisirs de Paris.
«Je veux vous donner une idée des opérations militaires qui ont été faites ici. Je le ferai succinctement, parce que je suis fort pressé.
«Le général Bonaparte était occupé à organiser son armée lorsque l'ennemi l'attaqua sur le point de Voltri. Ce point, beaucoup trop étendu sur la droite, n'avait été occupé que pour intimider les Génois. L'ennemi employa ses forces d'une manière assez maladroite: il attaqua de front et nous fit replier sans de grandes pertes.
«Le lendemain, il attaqua une redoute située dans les montagnes qui couvrent Savone. S'il l'eût prise, notre position était bien critique. Elle fut défendue vaillamment. Le général se décida sur-le-champ à prendre l'offensive. Le 23, un corps de troupes nombreux sortit de la redoute; un autre la tourna en attaquant Montenotte, passant par Altare. L'ennemi fut battu; il eut mille hommes tués ou blessés, et deux mille prisonniers. Le 24, nous marchâmes en avant, et nous investîmes le château de Cossaria. Nous essayâmes de l'emporter de vive force; nous ne réussîmes pas. Nous perdîmes deux cents hommes. De ma vie je n'ai vu un feu semblable. Comme les troupes qui le défendaient étaient sans subsistances, elles se rendirent le lendemain, et nous prîmes aux ennemis seize cents hommes d'élite avec un lieutenant général. Le soir, nous attaquâmes l'ennemi dans la position de Dego. Il était fort et bien placé; il ne fit pas cependant une grande résistance. J'étais à la tête du bataillon qui donna le plus vigoureusement et qui reçut le plus de leur feu, et nous eûmes huit hommes tués et dix blessés. Il perdit beaucoup; mais nous fîmes, par la disposition de nos colonnes, quatre mille prisonniers et nous primes vingt-huit pièces de canon.
«Le lendemain, l'ennemi nous attaqua à son tour. Nos volontaires étaient débandés et pillaient. Nous perdîmes deux cents hommes tués ou pris; mais, le soir, nous les attaquâmes de nouveau, et nous leur prîmes encore dix-huit cents hommes. Il évacua la position parallèle, et, le 26, nous nous trouvâmes devant le camp retranché. Plusieurs redoutes furent emportées; les autres auraient eu le même sort si l'ennemi ne les eût évacuées. De ce moment le fort de Ceva fut cerné, et, aujourd'hui, sa prise ne tient plus qu'à l'arrivée de quelques pièces de canon.
«L'ennemi avait pris une belle position derrière Cossaria; sa gauche au Tanaro. À l'instant où nous allions l'attaquer, il fit sa retraite; dix mille hommes se retirèrent sur Mondovi. Le combat s'engagea dans l'après-dînée; il fut chassé des positions qu'il occupait; Mondovi fut cerné. Nous nous emparâmes de dix pièces de canon, avec lesquelles je tirai sur la ville, et on nous apporta ses clefs. Nous y avons pris seize cents hommes et des magasins très-considérables. L'ennemi s'est retiré en désordre, et, dans ce moment, il est derrière la Stura et occupe les lignes de Cherasco. Il est très-important de le débusquer de cette position; son moral est affecté, et il sera battu.
«La prise de Mondovi est d'une haute importance pour nous: elle met l'armée dans une grande abondance et la délivre de l'affreuse misère où elle était plongée.»
«Cherasco, 26 avril 1796.
«Nous venons d'ajouter un nouveau succès, mon tendre père, à ceux que nous avions déjà obtenus. L'armée s'est approchée de Cherasco, ville forte où l'ennemi s'était réfugié. Elle est située au confluent du Tanaro et de la Stura; ses fortifications sont en terre, mais bien disposées, fraisées et palissadées. Je vins hier matin, avec cent hussards, faire la reconnaissance de la place, à quatre-vingts toises. Tandis que j'étais à faire mes observations, on m'a tiré quelques coups de canon à mitraille qui ont tué l'ordonnance qui m'accompagnait et qui s'était placé derrière moi; je l'ai regretté: c'était un brave homme.
«Nos dispositions faites, nous allions brûler la ville; mais les habitants ne s'en sont nullement souciés. La place ne touche pas la Stura, et l'on pouvait empêcher la garnison de se rendre sans passer la rivière: ces considérations l'ont décidée à l'évacuer. Le commandant a craint, en perdant sa troupe, d'affaiblir encore l'armée piémontaise, qui, dans ce moment, est réduite à douze ou quinze mille hommes découragés. Ainsi nous avons vaincu le seul obstacle qui semblait nous empêcher d'arriver aux portes de Turin.
«Notre gauche a canonné Fossano, et l'ennemi l'a évacué: sa ligne est absolument coupée.
«Il est impossible de faire une campagne plus brillante; nous le devons au courage de nos troupes et aux excellentes combinaisons qui ont été prises. Le général Bonaparte est heureux, et il mérite de l'être; sa réputation se consolide tous les jours, et les derniers traits de son tableau ne sont pas les moins brillants.
«Le général Colli, qui commande l'armée piémontaise, a demandé une suspension d'armes, en attendant les arrangements de paix qui seraient pris à Gênes par nos ministres respectifs. Le général Bonaparte a répondu qu'il désirait sincèrement voir les malheurs de l'humanité diminuer, mais que, comme les succès qu'il a obtenus lui en promettent d'autres, il demande au roi de Sardaigne, pour gage de la pureté de ses intentions, la possession d'Alexandrie, de Tortone et de Coni. Le général Colli a répondu qu'il envoyait un courrier au roi pour le lui demander; il a ajouté verbalement que la nation française pouvait seule donner la paix à l'Europe, après avoir déployé autant de grandeur; que les Piémontais, après leurs désastres, ne pouvaient plus espérer résister aux Français, et qu'ainsi la paix leur était nécessaire.
«Nous sommes parfaitement reçus partout où nous passons; les Piémontais de la plaine ne ressemblent guère à ceux des montagnes. Quelle richesse de sol, et quelle douceur chez les habitants! Ils n'ont sans doute pas notre franchise, mais au moins paraissent-ils respecter nos actes, notre caractère et notre courage. J'ai été avant-hier, à la tête de deux régiments de cavalerie, m'emparer de la ville de Bene; après avoir fait replier quelques troupes de cavalerie qui la couvraient, les habitants sont venus m'en apporter les clefs et me demander sûreté et protection.
«Junot est parti hier pour porter au Directoire vingt et un drapeaux pris aux ennemis depuis l'ouverture de la campagne. J'aurais été fâché de quitter l'armée à l'instant où ses succès sont si brillants et où ses marches sont si instructives et si savantes. J'ajoute tous les jours à mon instruction militaire, et cette école ne peut que me promettre une carrière satisfaisante.»
«Crémone, 14 mai 1796.
«Nous avons eu, ma tendre mère, une brillante action. Elle décide de la possession de Milan; nous avons battu complétement l'ennemi en arrière et en avant de Lodi. Le passage de l'Adda est une des entreprises les plus hardies et les plus heureusement exécutées de cette guerre.
«Toute l'armée s'est couverte de gloire, et, si les marches forcées qu'elle a faites lui ont causé de grandes fatigues, elle se trouve bien dédommagée par l'abondance dont elle jouit aujourd'hui.
«Je ne vous donne point de détails sur l'affaire. La relation que vous en lirez dans les feuilles publiques est fort exacte et vous mettra parfaitement au fait. Vous aurez, je crois, le plaisir d'y lire mon nom.
«L'ennemi a perdu beaucoup de monde. L'affaire a été très-chaude, et cependant nous n'avons pas eu deux cents hommes tués ou blessés.
«J'ai couru, pour ma part, d'assez grands dangers. J'ai chargé à la tête de cent cinquante hussards, et c'est moi qui me suis emparé de la première batterie de l'ennemi. Je montais un cheval un peu ombrageux; à la fin de la charge, il fit un écart et me désarçonna; la cavalerie que je commandais et qui était la première, et toute celle qui me suivait, passa sur moi sans me toucher ni me faire le moindre mal.
«Chargé par le général d'aller voir un mouvement des ennemis à notre droite, je suivis la rive droite de l'Adda pour y arriver plus tôt. L'armée autrichienne était en bataille sur la rive gauche, et tout entière elle tira sur moi: j'eus donc à essuyer environ trente mille coups de fusil et cinquante coups de canon. J'avais avec moi quatre dragons, deux ont été tués ainsi que deux chevaux. Que ces dangers-là ne vous effrayent pas, ma chère mère, ils sont passés, et nous allons prendre quelque repos à Milan, où nous nous rendons demain.
«Nous nous sommes emparés, avant-hier, de Crémone. L'ennemi l'avait évacué, et y avait seulement laissé un poste de cinquante hulans. Je suis arrivé avec trois cents chevaux, et nous les avons chassés; mais il est difficile de peindre le peu de courage de nos troupes à cheval. Autant l'infanterie est intrépide, autant la cavalerie l'est peu. Heureusement que nous sommes dans un pays extrêmement coupé, et qu'elle devient d'une très-petite influence.»
«Milan, 15 mai 1796.
«Mon tendre père, nous sommes aujourd'hui à Milan. Hier, nous y avons fait notre entrée triomphale. Elle m'a donné l'idée de l'entrée à Rome des anciens généraux romains, lorsqu'ils avaient bien mérité de la patrie. Je doute que l'ensemble de l'action offrît un coup d'oeil, un spectacle plus beau et plus ravissant. Milan est une très-belle ville, très-grande et très-peuplée. Ses habitants aiment les Français à la folie, et il est impossible d'exprimer toutes les marques d'attachement qu'ils nous ont données.
«Les Autrichiens ont laissé deux mille cinq cents hommes dans la citadelle. Ils paraissent vouloir être les meilleures gens du monde; ils n'ont pas encore tiré un seul coup de canon, quoique nos troupes en soient tout près. Cependant c'est un siége à faire.
«L'armée s'embellit chaque jour, son courage a encore augmenté avec ses victoires; elle est aujourd'hui aussi richement pourvue de tout qu'elle était pauvre et misérable dans les montagnes. On oublie toutes les fatigues d'une guerre aussi active que celle-ci, quand la victoire en est le prix.
«Nos succès sont vraiment incroyables. Ils éternisent à jamais le nom du général Bonaparte; et on ne peut pas se faire d'illusion, nous les lui devons. Tout autre, à sa place, aurait été battu, et il n'a couru que de triomphes en triomphes.--C'est un mois juste après notre départ de Paris que la campagne a été ouverte et que nous avons remporté sur l'ennemi la première victoire.
«C'est juste un mois après l'ouverture de la campagne, c'est-à-dire deux mois après notre départ de Paris, que nous sommes entrés à Milan.
«C'est avec une armée dépourvue de tout, sans habits, sans souliers, sans artillerie, souvent sans cartouches, douze jours sans pain, mais toujours avec du courage, que nous avons obtenu ces succès.
«C'est avec une armée de trente-quatre à trente-six mille hommes, car notre armée actuelle n'a jamais été plus forte, que nous avons ainsi chassé devant nous ou détruit une armée de soixante à soixante-dix mille hommes présents qui composaient celles des Piémontais et des Autrichiens réunis.
«C'est avec cette même armée que nous avons remporté six victoires décisives, pris quinze mille hommes aux ennemis, tué ou blessé six mille, pris deux places de guerre, forcé le roi de Sardaigne à nous ouvrir les portes de ses États, jeté les débris de l'armée des Autrichiens à trente-cinq lieues de nous.
«Cette campagne est la plus belle et la plus brillante qui ait jamais été faite. Elle doit être écrite et lue. Elle est savante: et ceux qui pourront la comprendre en tireront bien parti. Voilà, mon tendre père, le tableau fidèle de notre position.»
«Peschiera, 1er juin 1796.
«Encore une victoire, mon père, mais celle-ci est la dernière. L'armée des Autrichiens, battue constamment depuis deux mois, a enfin évacué l'Italie; elle s'est retirée dans le Tyrol et occupe les montagnes de l'Allemagne. Le général Beaulieu occupait le lac de Garda, le Mincio, et avait sa gauche à Mantoue. Il se croyait inexpugnable dans cette position qui, effectivement, était belle à défendre, et cependant nous l'en avons chassé.
«Ce dernier succès appartient de la manière la plus absolue au général Bonaparte, et il le couvre de gloire. Il est le résultat de ses manoeuvres. Il a trompé complétement l'ennemi; et, tandis qu'il s'était renforcé sur un point, nous l'avons forcé sur un autre.
«Nous l'avons attaqué sur Borghetto; notre cavalerie a engagé l'affaire, et, pour la première fois, elle s'est parfaitement conduite; elle a culbuté la cavalerie ennemie, et, arrivée sur la rive droite du Mincio, notre infanterie l'a passé au gué. Elle a chassé l'ennemi de la position la plus belle et la plus formidable, et là nous nous sommes emparés du village de Valleggio. L'armée ennemie s'est trouvée coupée et séparée en deux. Une partie s'est retirée sur-le-champ dans les montagnes du Tyrol; une autre partie a passé l'Adige, et le reste s'est renfermé dans Mantoue.
«Tous les princes d'Italie viennent demander grâce. Le roi de Naples tremble. Il vient d'obtenir un armistice de dix jours, après l'arrivée du plénipotentiaire à Paris, sous les conditions que les deux mille quatre cents chevaux de ses troupes qui sont joints à l'armée impériale la quitteront sur-le-champ, et viendront cantonner en arrière de notre armée (ainsi ils sont censés prisonniers); et que les vaisseaux du roi de Naples qui sont joints à la flotte anglaise se retireront sur-le-champ dans le port de Naples.
«Tout nous sourit, nos triomphes sont constants, tout nous rapproche de la paix, elle est infaillible, et nous conserverons la Belgique. Assurément nous sommes bien payés de nos peines.»
«Milan, 8 juin 1796.
«Nous voici de retour à Milan, ma tendre mère, où nous prendrons quelques instants de repos; l'ennemi, loin de nous, réfugié dans les montagnes du Tyrol, ne sera pas à craindre de longtemps. Il nous reste, en attendant, deux siéges à faire: celui de Mantoue et de la citadelle de Milan. Lorsque nos moyens seront pris, ces siéges ne seront ni longs ni meurtriers.
«Mantoue est maintenant serrée de très-près. Nous avons pris deux de ses faubourgs; la garnison est peu forte, la ville très-étendue; les eaux seules en rendent les accès difficiles.
«Nous avons été à Vérone. J'ai vu le palais du prétendu roi de France; il n'a pas plus d'appareil que son maître. Dix mille émigrés habitaient Vérone, ils sont tous partis à notre approche.
«J'ai vu à Vérone un des plus beaux monuments de l'antiquité: un cirque parfaitement conservé et assez grand pour contenir quatre-vingt mille spectateurs. Cette vue a agrandi mes idées et a élevé mon imagination. Nous sommes dignes d'un pareil ouvrage, il en faudrait un semblable à Paris.
«Je vous apprends avec plaisir, ma tendre mère, que je vais recevoir une récompense honorable, pour la conduite que j'ai tenue en différentes affaires, qui ont eu lieu depuis l'ouverture de la campagne, et notamment à la bataille de Lodi; le Directoire exécutif m'envoie un sabre, j'en ai reçu la nouvelle, et le sabre arrivera dans peu. J'attache le plus grand prix à un pareil cadeau; il n'y en a que douze donnés pour toute l'armée, et je suis assez heureux pour en obtenir un, sans que personne l'ait demandé pour moi.»
«26 juin 1796.
«Nous sommes, mon tendre père, à deux jours de Livourne; dans peu nous y entrerons, et, nous emparant de tous les magasins anglais, nous ôterons à nos plus cruels ennemis le moyen de nous nuire. Nous le reléguerons à Saint-Florent et à Gibraltar.
«Enfin la voix de la raison a été entendue, et le gouvernement renonce à une expédition aussi ridicule que dangereuse par ses suites; nous n'irons pas à Rome. Notre armée n'était pas assez forte pour la diviser ainsi, et les dix mille hommes jetés ainsi au fond de la botte n'entraîneront point la grande armée dans des malheurs incalculables. Le plan sage et bien conçu du général Bonaparte est adopté; nous reprendrons incessamment l'offensive, car c'est le moyen le plus sûr de triompher. Nous allons porter la guerre dans la Souabe et la Bavière, et, si, selon toutes les apparences, nos projets réussissent, la paix ne sera-t-elle pas le fruit de tous nos travaux?
«On a peine à concevoir d'aussi grands résultats avec d'aussi petits moyens. C'est lorsqu'on pouvait à peine espérer des succès secondaires que les hautes destinées de l'armée nous ont portés en Allemagne, après avoir traversé l'immense et riche pays de l'Italie; l'imagination s'exalte en pensant à d'aussi grandes actions. Nous devons tout au général Bonaparte. Un autre à sa place nous eût peut-être menés aux bords du Var. Ah! que je me sais bon gré de l'avoir bien jugé lorsqu'il était peu connu, et lorsque même des femmes, prétendues d'esprit, mettaient en question son esprit et ses talents!
«Nous sommes entrés sur les États du pape; nous lui avons pris deux bonnes citadelles, l'une avec de la cavalerie. Nous lui avons fait deux mille prisonniers, et nous l'avons dépouillé de deux cents pièces de canon; en vérité, le ridicule jeté sur les soldats du pape est bien mérité, car tous ces succès ne nous ont pas coûté un seul coup de fusil.
«La suspension d'armes est conclue avec le pape. Sa taxe est d'environ trente-cinq millions ou leur valeur. Il nous donne cent statues et cent tableaux à notre choix, avec beaucoup de manuscrits. Ainsi Paris va devenir le dépôt des précieux restes de l'antiquité, et les étrangers viendront habiter la France pour les admirer et s'instruire.
«Nous sommes arrivés à Bologne. C'est une grande et belle ville, riche, et où l'on nous a bien reçus. J'y ai pris l'idée des bons spectacles italiens. Rien ne peut être comparé au talent de la première actrice. Nos premières cantatrices de l'Opéra sont à mille piques au-dessous d'elle, et tous les connaisseurs l'ont jugée au moins aussi favorablement que moi.»
«Bassano, 11 juillet 1796.
«Nos succès sont incroyables, mon tendre père, et moi-même, qui les vois tous les jours, j'ai presque peine à me les persuader. Nous avons encore battu l'ennemi deux fois depuis que je vous ai écrit. L'armée des Autrichiens est absolument détruite; nous avons pris dix mille hommes le 21 et le 22, des équipages de pont, d'artillerie, etc., etc. Bref, cette formidable armée, qui devait nous chasser de l'Italie, fuit aujourd'hui, épouvantée, réduite à sept ou huit mille hommes égarés, et dans l'impossibilité de faire sa retraite par la position qu'elle occupe.
«Nous voilà donc paisibles possesseurs de l'Italie, rien ne peut plus balancer notre puissance. Que l'empereur envoie quarante mille hommes, deux cents pièces de canon, et tout ce qui sert à constituer une armée, et nous aurons encore quelques combats à livrer.
«Le bonheur est d'accord avec la bravoure. Nous ne perdons presque personne, et l'ennemi toujours beaucoup. Mais aussi comme nos troupes sont braves! Rien ne peut donner une idée juste de leur courage, et combien les Autrichiens ont perdu du leur!
«Ces travaux nous donneront la paix, et il me sera bien doux d'en jouir auprès de vous.
«Adieu.»
«Castiglione, 26 juillet 1796.
«Nous avons eu de grands événements depuis peu, mon cher père; la fortune nous a abandonnés un instant, mais elle a bientôt été forcée de nous revenir fidèle.
«Le siége de Mantoue se faisait avec vigueur; nous étions à la veille de prendre cette ville, lorsque Wurmser a tenté un coup hardi. Il l'a bien exécuté. Une armée nombreuse et brave lui en a donné les moyens; les secours du Rhin l'avaient prodigieusement augmentée. Nous étions dans une parfaite sécurité; une partie de nos troupes occupait les montagnes. Elle fut attaquée vigoureusement le 11; elle fit une résistance opiniâtre, mais elle fut forcée à la retraite, et notre perte, ce jour-là, fut évaluée à trois mille hommes. L'armée se jeta sur Mantoue pour protéger les opérations du siége. On agita la question de savoir si on lèverait le siége ou non; les avis étaient partagés. J'étais du premier, et je crois avoir eu raison. C'est le parti qu'on a pris, et l'on s'en est bien trouvé.
«Nous sommes partis brusquement, et nous avons été rallier et rassembler l'armée à deux marches d'ici. Les Autrichiens étaient tombés aussi sur Brescia, qu'ils avaient pris. Nous marchâmes sur eux, et ils se replièrent dans les montagnes. Le lendemain, 16, on s'avança plus près de la grande armée de l'ennemi; les armées se trouvèrent en présence. On avait eu déjà un combat, où l'on avait fait quatre cents prisonniers; les bonnes dispositions des troupes et mille circonstances décidèrent à donner bataille le 16.
«L'armée occupait un front de trois lieues. Elle avait son centre à Lonato, sa droite à Monte-Chiaro et sa gauche en arrière de Salo. Toutes les différentes parties de la ligne donnèrent; tout le monde fit son devoir de la manière la plus brillante: infanterie, cavalerie, artillerie, tout s'est battu à merveille. Le général en chef était au centre; j'étais à la droite, et c'est là que l'affaire fut la plus chaude. J'y restai constamment. Le combat fut opiniâtre, et, quoique la victoire ait fini par se déclarer pour nous, elle fut chancelante un instant. Nous forçâmes la balance à pencher de notre côté. Trois ou quatre, dont j'étais, se jetèrent à la tête des troupes, les rallièrent, les encouragèrent, et, en les menant à l'ennemi, les firent triompher.
«La victoire fut donc complète à la droite. L'ennemi ne fut pas mis en déroute, mais nous restions maîtres du champ de bataille, et nous lui prîmes, de ce côté seulement, sans exagération, quatre mille hommes, dix-huit pièces de canon, et nous lui avons tué quinze cents hommes.
«Notre perte a été de six cents hommes tués ou blessés à droite; au centre, nous avons pris deux mille cinq cents hommes et deux généraux; à la gauche, douze cents hommes et quatorze pièces.
«Il a eu au moins mille hommes tués au centre et à la gauche; ainsi il a éprouvé une perte de trois mille hommes.
«Le lendemain il resta en présence. Un corps de trois mille cinq cents hommes était cerné: il fut forcé de mettre bas les armes.
«L'ennemi, battu, a voulu payer d'audace et chercher à approvisionner Mantoue, mais inutilement. Nous l'avons attaqué à la droite, et il a été non-seulement battu, mais mis encore dans la déroute la plus complète. J'étais à la droite, où je commandais un corps de troupes et quinze pièces d'artillerie légère, et nous avons, les premiers, entamé l'ennemi. J'ignore combien nous avons fait de prisonniers, vous voyez que l'ennemi a eu au moins dix-huit mille hommes hors de combat depuis cinq jours.
«J'ai couru quelques dangers: un boulet m'a touché légèrement le côté gauche, sans me faire le moindre mal. Nous avons perdu de bons officiers.
«J'ai eu du plaisir à me trouver à la bataille de Lonato; c'est, sans contredit, la plus belle bataille rangée que j'aie encore vue.
«Le combat d'aujourd'hui a été extrêmement intéressant et instructif.
«Adieu, mon cher père. Depuis huit jours je n'ai pas dormi quatre heures; je tombe de fatigue, mais je me porte bien. Nous n'avons plus d'ennemis à combattre, et nous allons bien, je l'espère, profiter de nos triomphes.»
«Brescia, 18 août 1796.
«Nous avons encore battu l'ennemi dans les montagnes; nous lui avons pris douze cents hommes. Il a évacué les bords du lac de Garda et se retire au delà de Trente. Nous allons le suivre; nous sommes secondés par l'armée du Rhin; elle arrive près de nous et nous allons à sa rencontre. Dans moins d'un mois, si la fortune nous seconde, nous aurons opéré notre jonction avec elle.
«Les chaleurs de l'Italie diminuent, et, dans quinze jours, elles seront passées. Ainsi les dangers du climat n'existeront plus pour nous, et ma bonne santé ne se démentira pas plus que depuis le commencement de la campagne.
«On vient d'envoyer à Paris les drapeaux pris dans cette fin de campagne. Le général en chef a désiré me garder ici et m'a dit qu'il m'aurait choisi si je lui eusse été moins utile.--On a envoyé l'officier le moins capable.--Je ne suis pas fâché de voir la suite des opérations; je connais l'ensemble, car je n'ai pas quitté un seul instant l'armée.»
«Vérone, 20 novembre 1796.
«Nous venons d'obtenir, mon tendre père, de grands succès, et Mantoue est plus près que jamais du moment de sa reddition. L'ennemi avait tenté de délivrer cette place; nous avons manoeuvré pendant plusieurs jours, et, après plusieurs combats sanglants, l'ennemi a été forcé de se retirer sur Vicence. Nous allons donc bientôt jouir du fruit de nos travaux, et Mantoue pris nous donnera des quartiers d'hiver qui nous mettront à même de réorganiser l'armée.
«Les officiers manquent, et nos soldats, qui veulent être conduits, se sont mal battus. Cependant la force des choses l'a emporté, et nous avons été victorieux.
«Nous avons eu, en huit jours, onze généraux tués ou blessés, six aides de camp. J'ai à regretter la mort d'un de mes amis, Muiron, dont souvent vous m'avez entendu parler.»
«Milan, 27 décembre 1796.
«J'arrive dans l'instant même, ma tendre mère, de Vérone, après avoir parcouru les montagnes et les divisions. J'ai trouvé tout dans un état très-satisfaisant; l'armée est plus nombreuse que jamais, elle a un excellent esprit, et jamais nous n'avons eu plus de chances en notre faveur: si notre étoile veut que le sort de l'Italie soit encore décidé par les armes, nous pouvons espérer qu'elles nous seront favorables.
«Je vais repartir dans quelques heures pour une mission fort intéressante. Le Modénais, le Bolonais, le Ferrarais, viennent d'envoyer leurs députés à Reggio, où va s'assembler le congrès de ces différents États. Le général en chef m'envoie près de lui pour le surveiller, le diriger dans sa marche, et prendre toutes les mesures de sûreté que pourraient ordonner les circonstances. Ainsi me voilà de nouveau dans la diplomatie: c'est un repos de quelques moments qui vient fort à propos, après la vie active que j'ai menée depuis mon retour.
«Le général Clarke, qui est envoyé à Vienne par le gouvernement français pour conclure un armistice, est ici depuis quelques jours. Le général Alvinzi lui avait refusé un passe-port en attendant les ordres de l'Empereur. Enfin il vient d'être envoyé un officier par le gouvernement autrichien pour s'aboucher avec lui à Vicence, et, dans peu, les conférences seront ouvertes.»
«Goritz, 1796.
«J'ai reçu, mon cher père, les lettres que vous m'avez adressées; elles m'ont fait éprouver les plus douces satisfactions. Je suis arrivé ici hier, après avoir couru longtemps après le quartier général, dont les mouvements sont aussi rapides que ceux de l'armée et la retraite de l'ennemi. Le prince Charles a perdu six mille hommes depuis huit jours, et il se retire avec une armée dispersée. On s'est cependant peu battu, mais les manoeuvres ont été belles et les dispositions savantes.
«Nous sommes à la hauteur de Trieste, et nous avons aujourd'hui la certitude d'y entrer; mais une plus haute destinée nous attend, c'est à nous de détruire encore une armée autrichienne, et, en un mot, de renverser de fond en comble la réputation éphémère que s'est acquise le prince Charles par les sottises de nos généraux du Rhin et de notre gouvernement.
«Je suis resté dix jours à Florence pour me remettre d'une fluxion de poitrine qui était la suite d'un gros rhume. Je suis aujourd'hui parfaitement guéri. Pendant ma maladie, j'ai reçu mille témoignages d'intérêt de tous les personnages de la cour du grand-duc: lui-même a envoyé savoir de mes nouvelles. À mon rétablissement, j'ai été le voir, et j'en ai été parfaitement bien reçu; nous avons causé, pendant plus d'une demi-heure, gouvernement, commerce, politique. Je n'ai pas laissé échapper l'occasion de faire l'éloge des moeurs des Toscans et du bonheur dont ils jouissent; j'en ai attribué la cause à la sagesse du gouvernement, qui influe d'une manière si directe sur le sort des peuples. Cette observation a fait fortune et a été très-bien reçue. Le grand-duc m'a montré infiniment d'intérêt, et je l'ai quitté fort content de lui.
«Vous avez dû voir ma réponse à M. Dumas; elle a été mise dans plusieurs papiers, notamment dans le Moniteur.
«L'armée offre en ce moment le plus beau coup d'oeil: brave, enthousiaste de son général, équipée, disciplinée, nombreuse, tout nous assure des succès; et, pour peu que la fortune nous seconde, nous sommes certains d'aller faire signer, sous les murs de Vienne, une paix que l'Europe désire depuis si longtemps.
«J'espère que ma mission de paix près du pape m'obtiendra de ma tante des indulgences plénières.»
Sommaire. -- Retour du général Bonaparte à Paris. -- Sa conduite politique. -- Situation intérieure de la France. -- Première idée d'une descente en Angleterre. -- Bonaparte, nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, reconnaît l'impossibilité d'effectuer une descente. -- Mariage de Marmont. -- Projet arrêté d'une grande expédition en Égypte. -- Moyen par lequel on se procure de l'argent. -- Départ de Toulon (19 mai 1798). -- Anecdote. -- Réflexions sur l'expédition d'Égypte. -- Malte. -- Alexandrie (1er juillet). -- Les Mameluks. -- Mourad-Bey. -- Ibrahim-Bey. -- L'armée française d'Égypte. -- Marche sur le Caire. -- Les savants. -- Ramanieh (13 juillet). -- Le Nil. -- Premier engagement avec les mameluks. -- Combat de la Flottille. -- Chébréiss. -- Camp de Ouardân (19 juillet). -- Embabéh. -- Pyramides. -- Pêche aux mameluks. -- Entrée au Caire. -- Mécontentement de l'armée. -- Expédition contre Ibrahim. -- Aboukir. (1er août). -- Paroles de Bonaparte en apprenant ce désastre. -- Mission confiée au général Marmont. -- Excursion malheureuse dans le Delta. -- Le canal du Calidi. -- Influence des vents. -- Apparition d'une flotte anglo-turque à Alexandrie (26 octobre 1798). -- Dilapidations. -- Le général Manscourt. -- Marmont nommé commandant d'Alexandrie. -- Menou. -- Son singulier caractère. -- Peste. -- Réflexions sur cette maladie. -- Bombardement sans effet contre Alexandrie. -- Idris-Bey et M. Beauchamp. -- Arnault. -- Triste situation des Français à Alexandrie.
On peut juger quelle sensation produisit l'arrivée du général Bonaparte à Paris. La paix avait donné de l'assiette au gouvernement; la tranquillité intérieure était rétablie, l'ordre commençait à régner dans l'administration, le numéraire avait reparu, et une grande considération, en Europe, était accordée aux armées françaises.
Il n'était pas un homme de bonne foi qui ne reconnût la cause d'un changement si complet dans la fortune publique.
Le mouvement imprimé par les prodigieux succès obtenus en Italie avait seul donné ce résultat: aussi, dès ce moment, Bonaparte, après avoir tout éclipsé, fut-il considéré comme le représentant de la gloire française, l'appui et le pivot de l'ordre établi.
On pressentait cependant qu'un tel homme, après avoir surgi avec tant d'éclat, dont le caractère, les talents, avaient paru si supérieurs; on pressentait bien, dis-je, que cet homme, si jeune, ne pouvait plus se contenter d'un rôle secondaire et d'une vie obscure. Si la France était sortie, comme par miracle, de la maladie violente et terrible qui avait failli la détruire, elle ressentait encore du malaise. Les dépositaires du pouvoir ne jouissaient d'aucune considération personnelle, et ni l'opinion de leurs talents ni l'idée de leurs vertus ne venaient rassurer sur l'avenir. Aussi beaucoup de bons esprits pensèrent-ils, dès ce moment, à favoriser l'ambition de Bonaparte; lui, jugeait plus sagement le temps présent et l'avenir; il savait bien que le pouvoir suprême devait être son partage, mais il sentait aussi que le moment n'en était pas arrivé. Si, aux yeux des hommes éclairés, on devait tout redouter d'un gouvernement faible, mal pondéré, et composé d'hommes corrompus, il n'y avait pas cependant assez de maux présents pour justifier, aux yeux de la multitude, une action dont l'objet aurait été de s'emparer violemment de l'autorité. Le grand nombre est conduit par la sensation du jour, et, pour le moment, il n'y avait pas de reproches graves à faire au gouvernement. En effet, la France, depuis deux ans, avait toujours marché vers un état meilleur. Le Directoire l'avait trouvée dans le chaos, dans le désordre et au milieu des défaites. Des victoires multipliées et la paix avaient changé cet état de choses, et, si on pouvait prévoir une vie fort courte pour lui, rien ne démontrait encore d'une manière absolue qu'il ne pût continuer à vivre. La grande entreprise de s'emparer du pouvoir doit, pour réussir, être provoquée par l'opinion publique, et, en quelque sorte, préalablement justifiée par l'assentiment universel; il faut que le besoin d'un changement soit généralement senti; et le général Bonaparte savait tout cela mieux que personne; il connaissait par expérience l'incapacité des directeurs, la corruption de plusieurs d'entre eux; il avait jugé combien la lutte des pouvoirs était à redouter; combien un pouvoir exécutif aussi mal constitué était faible devant les assemblées; il n'avait pas oublié que sans lui ce gouvernement débile aurait croulé, à l'époque du 18 fructidor, au milieu de ses triomphes; malgré tout cela, il recula devant les propositions qu'on lui fit de le renverser à son profit, et il eut raison. Lors du 18 brumaire, Bonaparte fut applaudi universellement, avec transport, et regardé comme le sauveur de l'État; mais, si en ce moment il eût fait la même tentative, les neuf dixièmes des citoyens se seraient retirés de lui.
Le Directoire, au milieu du plus grand appareil, en séance publique au Petit-Luxembourg, reçut des mains du général Bonaparte le traité de paix ratifié par l'empereur d'Autriche. Cette cérémonie fut, comme il arrive toujours en pareil cas, l'occasion de discours remplis de lieux communs, prononcés par le ministre des affaires étrangères, M. de Talleyrand, par le général Bonaparte et le président du Directoire. Le public contempla avec avidité ce spectacle. Les conseils des Anciens et des Cinq-Cents se réunirent pour fêter le vainqueur de l'Italie, et un repas immense fut donné dans la grande galerie du Louvre. Cette fête fut triste; personne n'était à son aise; l'avenir était incertain, et la sécurité de l'avenir est un élément indispensable au bonheur présent.
Après ces ovations, le général Bonaparte affecta la plus grande simplicité, il évita de se montrer; et cette modestie feinte, nullement dans ses goûts, fut bien calculée, car elle augmenta sa popularité. Deux événements, peu importants, lui furent très-agréables; le premier lui procura une surprise pleine de grâce: par arrêté de l'administration de la ville de Paris, la rue Chantereine, où il demeurait, perdit son nom, et reçut celui de rue de la Victoire: il l'apprit un soir, au moment où il rentrait chez lui, en voyant les ouvriers occupés à changer l'inscription. L'autre fut sa nomination à la première classe de l'Institut, section mathématique. Il prit avec empressement ce titre, qu'il plaça en tête de ses lettres; c'était un moyen d'agir sur l'opinion. En général, rien de plus flatteur que de réunir de hautes facultés dans des genres différents. Sa capacité comme grand capitaine et homme d'État n'était pas mise en question; sa nomination à l'Institut lui donna la réputation de savant, cette nomination le mit à même de voir familièrement un grand nombre de ces hommes dont la France s'honore, devenus ses collègues. Ces hommes ont beaucoup d'influence sur les renommées, et la renommée, indépendamment de ce qu'elle a de flatteur, est un moyen puissant d'action pour ceux qui se nourrissent d'ambition: elle était donc chère à Bonaparte à double titre, car il aimait passionnément la gloire, en même temps que son ambition était sans bornes.
La guerre continuait avec l'Angleterre, et tous les efforts devaient naturellement être dirigés contre cette puissance. On prononça le mot de descente. Cet épouvantail dont on s'est servi plusieurs fois sans y croire; cette menace, souvent renouvelée sans effet, fut, quelques années plus tard, au moment d'être réalisée, et de changer probablement la face du monde. Le général Bonaparte, placé si haut dans l'opinion, pouvait seul en être chargé: aussi fut-il nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, titre ambitieux, d'où ressortit bientôt notre impuissance. Le gouvernement désigna les principaux généraux, ceux dont la réputation était la plus grande, pour être employés sous ses ordres, et on s'occupa des vastes préparatifs que ce projet exigeait. Le général en chef voulut avoir des renseignements circonstanciés sur les moyens défensifs des Anglais, sur diverses localités, ces renseignements, enfin, qu'un général habile sait toujours se procurer avant d'agir; renseignements nécessaires pour arrêter ses projets. Il lui vint une étrange idée pour se les procurer. Un M. Gallois, homme recommandable et distingué, avait une mission en Angleterre pour l'échange des prisonniers. Au moment de partir, il était venu avec M. de Talleyrand chez le général Bonaparte, rue de la Victoire. Tout à coup la porte du cabinet s'ouvre, le général Bonaparte m'appelle, et je me trouve, moi quatrième, dans ce cabinet, et il me dit: «Marmont, M. Gallois part pour l'Angleterre avec la mission de traiter de l'échange des prisonniers; vous l'accompagnerez; vous laisserez ici votre uniforme; vous passerez pour son secrétaire, et vous vous procurerez telle et telle nature de renseignements, vous ferez telles observations,» etc. Et il me détailla mes instructions. Je l'écoutai sans l'interrompre; mais, quand il eut fini, je lui répondis: «Je vous déclare, mon général, que je n'irai pas.
--Comment, vous n'irez pas? me dit-il.
--Non, mon général, poursuivis-je; vous me donnez là une mission d'espion, et elle n'est ni dans mes devoirs ni dans mes goûts. M. Gallois remplit une mission d'espionnage convenue, la mienne est hors des conventions reçues. Mon départ avec lui sera connu de tout Paris, et l'on saura en Angleterre que son prétendu secrétaire est un des principaux officiers de votre état-major, votre aide de camp de confiance. Hors du droit des gens, on m'arrêtera, et je serai pendu ou renvoyé honteusement. Ma vie, comme soldat, vous appartient, mais c'est en soldat que je dois la perdre. Envoyez-moi, avec vingt-cinq hussards, attaquer une place forte, certain d'y succomber, j'irai sans murmurer, parce que c'est mon métier; il n'en est pas de même ici.»
Il fut atterré de ma réponse, et me renvoya en me disant: «Je trouverai d'autres officiers plus zélés et plus dociles.»
Cette lutte hardie avec un homme si puissant, cette réponse nette, en opposition à ses volontés, firent une grande impression sur M. de Talleyrand, qui ne me connaissait pas alors, et m'en a plusieurs fois parlé depuis.
Quand MM. de Talleyrand et Gallois furent sortis, le général me rappela et me dit: «Y avez-vous pensé, de me répondre ainsi devant des étrangers?--Mon général, lui répondis-je, je sens tout ce que ma réponse a dû vous faire souffrir, tout ce qu'elle semblait avoir d'inconvenant; mais, permettez-moi de vous le dire, vous l'aviez rendue nécessaire: vous n'aviez pas craint de me faire devant eux une proposition offensante, et je ne pouvais me laver de l'injure qu'en la repoussant aussi devant eux avec indignation. Si en tête-à-tête vous m'en eussiez parlé, je l'aurais discutée avec vous dans les formes commandées par le respect que je vous porte et les sentiments que je vous dois.»
Il me comprit, mais me montra pendant très-longtemps une assez grande froideur. Duroc, auquel j'avais rendu compte de cette scène, me dit: «Je suis bien heureux que cela ne soit pas tombé sur moi, car je n'aurais jamais osé le refuser.» Sulkowsky, témoin de l'explication, et redoutant que la mission ne lui revînt, se hâta de la prévenir en lui disant: «Mon général, aucun de nous ne s'en serait chargé.» Il n'en fut plus question, et tout le monde en fut préservé.
Bonaparte se décida à voir par lui-même l'état des choses dans nos ports; en conséquence, le 10 février, il entreprit une course sur les côtes. Huit jours suffirent pour lui démontrer la disproportion existante entre le but et les moyens. Il fallait tout créer, et un temps très-considérable devait y être nécessairement consacré. Il ne trouvait pas d'ailleurs, dans le Directoire, la force et la tenue nécessaires à des travaux d'une aussi longue haleine, et, dès lors, il crut devoir y renoncer. À son retour, il me dit à peu près ces paroles: «Il n'y a rien à faire avec ces gens-là; ils ne comprennent rien de ce qui est grand; ils n'ont aucune puissance d'exécution. Il nous faudrait une flottille pour l'expédition, et déjà les Anglais ont plus de bateaux que nous. Les préparatifs indispensables pour réussir sont au-dessus de nos forces; il faut en revenir à nos projets sur l'Orient: c'est là qu'il y a de grands résultats à obtenir.»
Je ne l'accompagnai pas dans cette tournée; alors j'avais conçu un projet dont l'exécution réussit pour le malheur de ma vie. Quelques amis eurent l'idée de me marier; on me proposa mademoiselle Perregaux, fille du banquier de ce nom, appelée à avoir une assez grande fortune. Sa famille était honorable, et mademoiselle Perregaux jolie et agréable. Elle me trouva à son goût, et, en deux mois, tout fut préparé et exécuté. J'étais fort amoureux, je l'ai été encore longtemps; mais, en l'épousant, j'ai appelé sur moi mille infortunes. Je n'avais pas vingt-quatre ans, et je devais passer ma vie à courir le monde, deux circonstances funestes en pareil cas. À vingt-quatre ans, un jeune homme n'a pas la maturité nécessaire pour sentir le prix du bonheur domestique: les passions sont trop fougueuses pour ne pas l'entraîner à le compromettre; d'un autre côté, une séparation prolongée, donnant à une jeune femme l'habitude et le goût de l'indépendance, lui fait trouver insupportable le joug d'un mari au moment où il revient, tandis que, pendant son absence, elle reste sans défense auprès de ceux qui veulent la séduire. Je parlerai peu de cette malheureuse union, le moins qu'il me sera possible, quoiqu'elle ait joué un grand rôle dans l'histoire de ma vie; souvent elle a été pour moi un obstacle en aggravant mes maux, mes chagrins, mes embarras; jamais elle ne m'a apporté de joie, de secours ou de consolation; mais elle a toujours contrarié et obscurci ma destinée. Mademoiselle Perregaux, avec une grande inégalité de caractère, avait tous les défauts d'un enfant gâté; elle n'était pas incapable de bons mouvements, mais un amour-propre excessif et beaucoup de violence en détruisaient les effets. Plus tard, les flatteurs l'ont perdue, et ses torts envers moi ont été sans mesure et de toute nature.
L'inspection des côtes avait donc fait renoncer le général Bonaparte à l'expédition d'Angleterre; mais son intérêt personnel exigeait du mouvement. Il voulait continuer à agir sur les esprits, faire prononcer de nouveau son nom avec admiration et entretenir l'enthousiasme qu'il avait inspiré. Le temps et le silence effacent le souvenir des plus grandes choses, en France surtout; et il voulait éviter pour lui ces tristes effets. Alors revint à sa pensée le projet favori de l'expédition d'Égypte, dont il s'était occupé en Italie et qui avait été si souvent l'objet de ses entretiens spéculatifs d'alors. C'était le pays des grands noms et des grands souvenirs, le berceau de toutes les croyances; aller fouiller cette terre, c'était rappeler à la vie les grands hommes qui l'avaient habitée. S'emparer de l'Égypte, c'était porter un grand coup à l'Angleterre, prendre une position menaçante contre son commerce et ses possessions, acquérir une colonie d'autant plus précieuse, que tous les genres de produits peuvent y être obtenus, et qu'une population laborieuse, docile et sobre, s'y trouve toute réunie à la disposition du maître qui y commande.
La proposition fut faite au Directoire, et lui plut; tous les avantages en furent déroulés: il y avait de la gloire et des résultats politiques importants. D'ailleurs, Bonaparte, embarrassant pour ces petites gens, avait une taille trop haute et trop grande pour le cadre dans lequel il était placé, et son éloignement satisfaisait à tout. Ou son expédition réussissait, et le gouvernement grandissait, et les talents de Bonaparte étaient mis à profit sans devenir dangereux; ou elle ne réussissait pas, et le Directoire était débarrassé de lui. Tous ces avantages réunis firent donc accepter sa proposition. L'expédition fut préparée dans tous ses détails par Bonaparte seul, et le ministre de la guerre, Schérer, ne fut même pas mis dans le secret de la destination des troupes qu'on rassemblait. Le manque d'argent présentait des obstacles: ils furent levés au moyen d'une expédition sur Rome et d'une autre sur Berne. On prétendit avoir à se plaindre des Suisses; des patriotes vaudois avaient réclamé des secours. Deux corps furent formés; l'un entra par Soleure, et l'autre par Lausanne. Un combat dispersa les forces des confédérés: on arriva à Berne, où l'on s'empara d'un trésor considérable formé par la prévoyance et l'économie, et l'ordre politique de l'Helvétie fut changé.
Bernadotte avait été nommé à l'ambassade de Vienne, immédiatement après la paix. Un drapeau tricolore, établi dans sa maison, devint la cause ou le prétexte d'un mouvement populaire. D'abord on crut au renouvellement de la guerre; mais peu de jours suffirent pour convaincre que cet événement fortuit était sans importance et ne cachait aucun projet. Des excuses faites, des assurances de bienveillance données, on reprit les travaux un moment suspendus, et on s'occupa à mettre la dernière main aux préparatifs de l'expédition, déjà très-avancés. Le secret avait été si bien gardé, que l'opinion publique fut complètement trompée; on croyait généralement à une descente en Portugal ou en Irlande.
La prise de Malte avait été considérée comme un préliminaire nécessaire de l'expédition, et on résolut de s'en emparer en passant. Quelques intrigues ourdies dans la bourgeoisie de Malte, la division des chevaliers, et la faiblesse du grand maître Hompesch, semblaient autoriser l'espérance d'une prompte reddition à l'apparition de nos forces; mais c'était jouer gros jeu que de baser le succès de l'expédition sur cette conquête; le moindre retard pouvait occasionner et entraîner la destruction de l'armée, et il a tenu à bien peu de chose qu'il n'en fût ainsi. L'escadre destinée à nous porter et à nous convoyer se composait de quatorze vaisseaux de ligne, dont deux vieux, le Conquérant et le Guerrier, faiblement armés, et pour ainsi dire hors de service; de trente frégates ou bâtiments légers, et la flotte, de trois cents voiles. Les bâtiments de la Méditerranée étant en général très-petits, ce nombre immense fut indispensable. On juge d'après cela des difficultés et de la lenteur de sa marche. Une division prépara son embarquement à Civita-Vecchia; et son point de ralliement lui fut donné devant Malte. Le général Desaix commandait les troupes qui y furent embarquées. L'armée de terre formait cinq divisions commandées par les généraux Desaix, Bon, Kléber, Menou et Régnier; sa force en troupes de toute arme ne s'élevait pas au delà de vingt-quatre mille hommes. Elle emportait un matériel d'artillerie considérable, mais un très-petit nombre de chevaux. Le temps ni la grandeur des bâtiments n'avaient permis de faire les dispositions nécessaires pour en avoir davantage; l'armée n'avait en tout avec elle que mille huit, chevaux d'artillerie, de cavalerie ou d'état-major; mais les régiments de troupes à cheval emportèrent des équipages pour les chevaux au complet. Tout était embarqué le 15 mai, et, le 19, l'escadre et cette immense flotte mettaient à la voile.
Je dois raconter ici un événement dont je n'ai vu le récit nulle part: il caractérise la carrière de Napoléon, carrière de génie et de courage sans doute, mais où la fortune se trouva souvent son puissant auxiliaire. Aussi avait-il une sorte de foi dans une protection surnaturelle; cette superstition l'a décidé dans plus d'une circonstance à s'abandonner à des chances extraordinaires, qui l'ont sauvé contre tous les calculs humains. Plus tard, je n'en doute pas, il a cru sincèrement avoir une mission du ciel.
Bonaparte était arrivé à Aix en Provence, à l'entrée de la nuit, se rendant en toute hâte à Toulon. Il voyageait avec madame Bonaparte, Bourrienne, Duroc et Lavalette, dans une très-grande berline, fort haute, et sur laquelle était une vache. Voulant continuer son chemin, mais sans passer par Marseille, où il aurait été probablement retardé, il prit une route plus directe, par Roquevaire, grande route aussi, mais moins fréquentée que l'autre; les postillons n'y avaient pas passé depuis quelques jours; tout à coup la voiture, à une descente qu'elle parcourait avec rapidité, est arrêtée par un choc violent. Tout le monde est réveillé, on se hâte de sortir pour connaître la cause de cet accident; une forte branche d'arbre, avançant sur la route, et placée à la hauteur de la vache, avait barré le chemin à la voiture. À dix pas de là, au bas de la descente, un pont placé sur un torrent encaissé, qu'il fallait traverser, s'était écroulé la veille, et personne n'en savait rien; la voiture allait infailliblement y tomber, lorsque cette branche d'arbre la retint sur le bord du précipice.
Ne semble-t-on pas voir la main manifeste de la Providence? N'est-il pas permis à Bonaparte de croire qu'elle veille sur lui? Et sans cette branche d'arbre, si singulièrement placée et assez forte pour résister, que serait devenu le conquérant de l'Égypte, le conquérant de l'Europe, celui dont, pendant quinze ans, la puissance s'exerça sur la surface du monde?
Il était impossible que les Anglais n'eussent pas l'éveil sur nos projets et notre prochaine sortie de Toulon. L'amiral Nelson avait été envoyé dans la Méditerranée avec une escadre de quatorze vaisseaux, et chaque jour pouvait la voir paraître. Puisque l'expédition était résolue, rien n'était plus pressant que de partir sans retard; aussi rien n'était négligé pour en rapprocher le moment. On signala quatre voiles de guerre, et on fit sortir en toute hâte l'escadre légère pour les reconnaître. Tout annonçait qu'elles étaient ennemies, et on se disposa au combat; quand nous fûmes à portée, elles furent reconnues pour quatre frégates espagnoles. J'étais à bord de la Diane, montée par l'amiral Decrès, commandant l'escadre légère. Le temps était gros, et je fus extrêmement malade; les dispositions du combat me guérirent en un moment du mal de mer; et j'ai toujours vu qu'une grande préoccupation d'esprit, une agitation un peu vive, garantissaient ou guérissaient de cette maladie. Elle a son siége dans le système nerveux, et elle cède à la secousse qu'il reçoit. L'escadre et la flotte sortirent enfin, et nous fîmes voile en longeant les côtes d'Italie; nous passâmes entre la Corse et la Toscane, ensuite entre la Sardaigne et la Sicile, et nous nous dirigeâmes sur Malte, où nous arrivâmes le 10 juin.
J'ai expliqué les motifs du général Bonaparte pour s'éloigner de France momentanément. Chercher des occasions de faire retentir son nom et, de se grandir dans les esprits était toute sa pensée; mais certes je n'entreprendrai pas de justifier une expédition faite avec des chances contraires si multipliées, et en présageant même de si funestes. En effet, nos vaisseaux étaient mal armés, nos équipages incomplets et peu instruits, nos bâtiments de guerre encombrés de troupes et de matériel d'artillerie qui gênaient la manoeuvre. Cette flotte immense, composée de tartanes et de bâtiments de toute espèce, aurait nécessairement été dispersée et même détruite par la seule rencontre d'une escadre ennemie. Nous ne pouvions pas compter sur une victoire navale, et une victoire même n'eût pas sauvé le convoi.
Pour que l'expédition réussît, il fallait avoir une navigation paisible, et ne faire aucune rencontre fâcheuse; mais comment compter sur un pareil bonheur avec la lenteur forcée de notre marche, et la station que nous avions à faire devant Malte? Toutes les probabilités étaient donc contre nous, il n'y avait pas une chance favorable sur cent: ainsi nous allions de gaieté de coeur à une perte presque certaine. Il faut en convenir, c'était jouer un jeu extravagant, et le succès même ne saurait le justifier.
Arrivé devant Malte, le général en chef m'appela à son bord, et me donna la mission d'aller en parlementaire demander la permission, pour l'escadre et le convoi, d'entrer dans le port sous prétexte d'y faire de l'eau. Si elle nous eût été accordée, le projet était de débarquer dans la ville et de nous en rendre maîtres par un coup de main; mais on mit à cette permission des restrictions qui la rendaient illusoire. Dès lors il fallut se disposer à débarquer dans l'île et à employer la force ouverte pour atteindre notre but.
Le bruit de nos projets sur Malte nous avait précédés, et le grand maître avait levé dans l'île des troupes pour la défense de la place. Elles consistaient environ en six mille hommes de milices assez bien organisées, en uniforme, et animées d'un très-bon esprit. Elles auraient suffi et au delà à l'objet proposé, si on avait su s'en servir avec un peu de sagesse et de bon sens. Quoi qu'on ait dit et répété, il n'y avait aucun marché de fait, aucun arrangement de pris avec le gouvernement maltais. Quelques intrigues seulement avaient été tramées dans la bourgeoisie par un nommé Poussielgue, dont la famille était établie à Malte.
Toutes nos espérances étaient fondées sur la faiblesse du gouvernement, sur la désunion existant dans la place, et la puissance d'opinion qui parlait en notre faveur; mais, je le répète, rien ne garantissait un succès prompt: c'était un véritable coup de dés qui pouvait et devait naturellement être contre nous. Voici quel était l'état de l'intérieur de la ville: six cents chevaliers environ s'y trouvaient rassemblés, trois cents appartenant aux langues de France, les autres, Espagnols, Allemands et Italiens. Les uns déclarèrent que leur souverain étant l'allié des Français, les autres que leur pays étant en paix avec la France, ils ne voulaient pas combattre contre nous. Les chevaliers français seuls furent d'avis de résister. Ils montrèrent, dans cette circonstance, l'énergie propre à notre nation, et, comme on le verra aussi, cette confiance, cette légèreté et cette imprudence que l'histoire a consacrées plus d'une fois, et qui, souvent, ont rendu inutiles nos plus généreuses résolutions; ceux-ci décidèrent donc et organisèrent la défense. Nous commençâmes immédiatement nos opérations. Chargé de débarquer à la calle Saint-Paul avec cinq bataillons, savoir: trois du 7e léger, et deux du 19e de ligne, je fus le premier Français qui prit terre dans l'île. Quelques compagnies du régiment de Malte, placées sur la côte, se retirèrent sans combattre; nous les suivîmes, et elles rentrèrent dans la place. Je fis l'investissement de la ville depuis la mer jusqu'à l'aqueduc, pour me lier avec le général Desaix, débarqué à l'est de la place. Je m'approchai de la ville et reconnus un ouvrage à cornes, celui de la Florianne, couvrant la place de ce côté, mais non armé. J'établis des postes aussi rapprochés que possible, pour resserrer la garnison et l'enfermer. Je venais d'exécuter ces dispositions, quand je vis baisser le pont-levis et sortir une troupe nombreuse et confuse, marchant à moi. Je réunis en un moment mes postes, et me retirai par la route en bon ordre et avec lenteur, en tirant de temps en temps des coups de fusil sur la tête de cette colonne, afin d'en ralentir le mouvement. J'envoyai l'ordre à deux bataillons du 19e, campés à une portée de canon de la ville, à droite et à gauche de la route, de s'embusquer et de se lever quand je serais arrivé à leur hauteur, et que je leur en aurais fait le commandement. Tout cela fut exécuté comme je l'avais prescrit. Les Maltais, me voyant retirer, prenaient confiance. Arrivés ainsi en masse à petite distance du 19e, ce régiment se montra et les reçut par un feu meurtrier qui les mit dans le plus grand désordre. Je courus alors sur eux avec les troupes que j'avais ramenées, et ils se mirent en déroute. Nous les suivîmes la baïonnette dans les reins; nous en tuâmes un certain nombre, et j'enlevai, de ma main, le drapeau de l'ordre, porté en tête de la colonne. Ces pauvres soldats maltais, simples paysans et ne parlant qu'arabe, firent ce raisonnement très-simple: nous combattons des Français, nous sommes commandés par des Français, et nous sommes battus; donc les Français qui nous commandent sont des traîtres. Et, dans leur colère et leur déroute, ils massacrèrent sept des chevaliers français sortis avec eux; et cependant c'étaient les chevaliers français seuls qui avaient été d'avis de se défendre. Ce traitement n'était pas encourageant; il n'y avait plus de sécurité pour eux: en conséquence, ils me firent dire, dès le lendemain, par un émissaire, que, si les négociations entamées n'amenaient pas la reddition de la ville, ils me livreraient la porte Saint-Joseph. Les négociations arrivèrent à bonne fin, et la capitulation fut signée. Ainsi eurent lieu les funérailles de l'ordre de Malte, déchu de sa gloire et de sa splendeur par son manque de courage et sa lâcheté. Les Maltais étaient furieux. Nous eûmes un moment d'inquiétude sur l'exécution de la capitulation: ces paysans soldats étaient en possession de deux forts intérieurs, composés de cavaliers très-élevés, fermés à la gorge, armés et dominant toute la ville, connus sous les noms de forts Saint-Jean et Saint-Jacques, et refusaient d'en sortir lorsque nous avions déjà passé les portes et pénétré dans l'enceinte; il n'a tenu à rien qu'ils ne fissent résistance, et Dieu sait ce qu'aurait produit ce seul obstacle dans la position où nous étions.
Si le gouvernement de Malte eût fait son devoir, si les chevaliers français, après avoir mis en mouvement la défense, n'eussent pas été des insensés, ils ne fussent pas sortis, avec des milices sans instruction, pour combattre des troupes nombreuses et aguerries; ils seraient restés derrière leurs remparts, les plus forts de l'Europe, et jamais nous n'aurions pu y pénétrer. L'escadre anglaise, lancée à notre poursuite, aurait, peu de jours après notre débarquement, détruit ou mis en fuite la nôtre, et l'armée de terre, débarquée, manquant de tout, après avoir souffert pendant quelques jours l'extrémité de la faim, aurait été obligée de mettre bas les armes et de se rendre comme les trois cents Spartiates à l'île de Sphacterie. Il n'y a aucune exagération dans ce tableau, c'est la vérité tout entière; et l'on frémit en pensant à de pareils risques, si faciles à prévoir et si menaçants, courus capricieusement par une brave armée. Mais alors la main de la Providence nous conduisait, et elle nous préserva de cette catastrophe.
Huit jours suffirent à pourvoir aux besoins de l'escadre, à mettre les bâtiments de guerre de Malte en état de nous suivre. Nous nous embarquâmes ensuite, et nous continuâmes notre route pour Alexandrie, seul port de l'Égypte. Je fus élevé au grade de général de brigade, et, les troupes que j'avais eues sous mon commandement ayant reçu l'ordre de rester à Malte pour y tenir garnison, on me donna une brigade composée d'un seul régiment, le 4e léger, faisant partie de la division du général Bon. Cette nomination me rendit très-heureux; je sortais de pair, et j'étais destiné à avoir toujours des commandements.
Le général Baraguey-d'Hilliers, malgré sa haute distinction, regrettait d'être parti de France, et désirait y retourner; sa femme exerçait un grand empire sur son esprit, et il était inconsolable de l'avoir quittée. Le général Bonaparte le renvoya, et le chargea de porter au gouvernement les trophées de Malte. Il s'embarqua sur une frégate en partie désarmée, et qui, après un léger combat, tomba au pouvoir de l'ennemi.
Nous partîmes de Malte le 12 juin, en nous dirigeant sur l'île de Candie, que nous reconnûmes. Cette multitude de petits bâtiments, dont la flotte était composée, offrait un spectacle curieux. Se précipitant sur la côte dans toutes les directions, pour y chercher un abri, ils résistaient aux ordres de l'amiral, aux signaux, et bravaient les coups de canon des bâtiments d'escorte. Cette navigation des petits bâtiments de commerce de la Méditerranée est fort misérable; tout ce qui n'est pas simple cabotage les étonne et les intimide. Nous serrâmes donc beaucoup l'île de Candie, et cette circonstance contribua à sauver l'armée.
L'amiral Nelson était arrivé devant Malte, avec son escadre de quatorze vaisseaux, peu après notre départ: il reconnut cette ville occupée par les troupes françaises. Le bruit public indiquait l'Égypte pour notre destination; le seul point de débarquement étant la côte d'Alexandrie, il se dirigea sur ce point. Il marchait bien réuni et toujours prêt à combattre: quatorze vaisseaux de ligne tiennent d'ailleurs peu d'espace à la mer. Le hasard régla la marche respective des deux escadres de manière que le moment où elles furent le plus rapprochées fut celui où nous étions sous Candie. À la fin du jour, nous étions en vue de cette île, et ce fut pendant la nuit que l'escadre anglaise nous doubla. Tout notre convoi s'était rapproché de la terre, comme je l'ai dit plus haut; il se trouvait au nord, et les Anglais, naviguant au sud, n'aperçurent personne et continuèrent leur route pour l'Égypte. Ils arrivèrent devant Alexandrie, où ils n'apprirent rien et où personne n'avait de nos nouvelles. Nelson ne fit pas entrer dans ses calculs la lenteur forcée de notre marche, causée par le nombre et la nature de nos bâtiments; ne nous trouvant pas sur la côte d'Égypte, il crut faux les premiers renseignements reçus sur notre destination: il nous supposa en route pour la Syrie. Dans son impatience, il fit voile sur Alexandrette: s'il fût resté un jour devant Alexandrie, nous étions perdus. Decrès, commandant l'escadre légère, avait reçu l'ordre d'envoyer à Alexandrie une frégate pour y prendre langue, s'enquérir de l'ennemi et nous ramener le consul de France. La Junon, chargée de cette mission, arriva à Alexandrie précisément au moment où l'escadre anglaise venait d'en partir, et du haut de ses mâts on put encore l'apercevoir. Elle revint promptement, et nous apprit cette fâcheuse nouvelle: on juge de l'effet qu'elle produisit sur les esprits. Les Anglais pouvaient reparaître à chaque instant; le moindre renseignement reçu en mer pouvait les éclairer: notre salut dépendait donc d'un prompt débarquement; aussi eut-il lieu avec une célérité presque incroyable.
La flotte se dirigea sur le Marabout, petite anse située à quatre lieues ouest d'Alexandrie. Arrivée au milieu de la journée du 1er juillet, toutes les chaloupes furent aussitôt mises à la mer, et le débarquement commença, malgré la mer la plus agitée et la plus houleuse. Dans le cours de la nuit, chacune des divisions de l'armée mit à terre environ quinze cents hommes, de manière que l'armée eût environ six à sept mille hommes d'infanterie en état de marcher, le 2, à la pointe du jour. Nous nous dirigeâmes immédiatement sur Alexandrie; nous rencontrâmes un petit nombre d'Arabes, qui s'éloignèrent après avoir reçu quelques coups de fusil. Les cinq divisions de l'armée étaient placées en échiquier, à distance de demi-portée de canon l'une de l'autre. La division Bon, dont je faisais partie, était à l'extrême droite et chargée d'envelopper la ville et d'intercepter, du côté de Rosette et de l'intérieur de l'Égypte, les communications par lesquelles les troupes turques pouvaient se retirer. L'enceinte d'Alexandrie, dite des Arabes, bien inférieure à celle de la ville grecque, est cependant encore très-étendue; c'est la limite que lui donna le calife Omar quand il la fit fortifier. Cette ville, où il reste encore tant de monuments de sa splendeur passée, a toujours été en diminuant. La population qui lui restait lors de notre débarquement occupait à peine l'isthme séparant les deux ports et réunissant, avec la terre ferme, l'ancienne île de Pharos, aujourd'hui la presqu'île des Figuiers; aussi y a-t-il un très-vaste espace entre les maisons habitées et l'enceinte, espace rempli par des ruines. À l'angle sud-ouest est une espèce de citadelle appelée le fort triangulaire. Il se compose de deux faces faisant partie de l'enceinte formant un angle obtus, et d'un rempart intérieur. Ce fort était occupé. Des Turcs, placés de distance en distance, dans de grandes tours carrées qui flanquaient le rempart dans tout son développement, en défendaient les approches; mais des brèches assez nombreuses donnèrent le moyen d'y pénétrer, et les troupes les eurent bientôt escaladées. Le général Menou, marchant à la gauche, fut renversé du haut de la brèche, après l'avoir gravie; le général Kléber reçut un coup de feu à la tête au moment où il commandait l'assaut: heureusement cette blessure était légère. J'arrivai, pendant ce temps, avec ma brigade, à l'autre extrémité de la ville, et j'y pénétrai, en faisant enfoncer à coups de hache, et malgré le feu de l'ennemi, la porte de Rosette, qu'il défendait. Les Turcs, forcés sur tous les points, se retirèrent dans leurs maisons, et, le cheik El Messiri s'étant présenté pour implorer la clémence du vainqueur, les hostilités cessèrent. Toute la flotte entra aussitôt dans les deux ports, et l'escadre alla mouiller dans le port d'Aboukir pour y continuer le débarquement des troupes et du matériel de terre placé à son bord. Elle devait y rester jusqu'à ce que l'on eût reconnu la possibilité de la faire entrer dans le port Vieux.
L'armée une fois mise à terre, son sort allait dépendre d'elle-même. La marine avait rempli sa tâche. Il lui fallait maintenant conquérir cette belle contrée, s'y établir, réaliser de grandes espérances de gloire et de civilisation; et le général Bonaparte sentait en lui la force nécessaire à cette mission. Nous passâmes huit jours à Alexandrie pour nous organiser, débarquer les chevaux, les munitions, les pièces de canon attelées, nous pourvoir de biscuit et nous mettre en mesure de commencer notre marche sur le Caire.
Nous n'avions trouvé aucun mameluk à Alexandrie; les habitants seuls avaient présenté une légère résistance.
Les mameluks composaient une admirable cavalerie, mais ils n'avaient aucune idée de la véritable guerre. En recevant la nouvelle de notre arrivée et de notre débarquement, Mourad-Bey demanda: «Les Français sont-ils à cheval?» On lui répondit qu'ils étaient à pied. «Eh bien, dit-il, ma maison suffira pour les détruire, et je vais couper leurs têtes comme des pastèques dans les champs.» Telle était sa confiance; mais il fut bientôt détrompé.
La puissance des mameluks est détruite aujourd'hui: il est bon de dire ici un mot de leur existence passée et de la composition de ce corps, formant un ordre politique et militaire différent de tout ce qui exista jamais ailleurs. La souveraineté en Égypte résidait dans le conseil des beys, au nombre de vingt-quatre; mais là, comme partout où un certain nombre d'hommes est appelé à exprimer sa volonté, ces vingt-quatre beys se divisaient en deux partis qui se balançaient, et étaient sous la direction d'un bey plus influent, dont ils soutenaient et partageaient la puissance. Chaque bey avait une province pour son apanage, et entretenait une troupe de mameluks recrutés par des esclaves achetés en Géorgie et en Circassie, de l'âge de douze à quinze ans, et choisis parmi les individus d'une grande beauté et d'une belle conformation. Une fois admis dans la maison d'un bey, ils étaient exercés tous les jours à monter à cheval et à se servir de leurs armes: les faveurs de leur maître, des gratifications, de l'avancement, récompensaient leur adresse, leur zèle et leur courage. Toutes les charges, toutes les dignités, même celle de bey, leur étaient dévolues, et, par conséquent, ils étaient appelés à partager la souveraineté de l'Égypte. Ces mameluks avaient, comme on le voit, devant eux une carrière sans limites, tandis que des corrections corporelles étaient infligées aux maladroits et aux individus dépourvus de zèle et de bravoure. On devine l'effet produit par ce mélange de récompenses et de punitions, et à quel point il stimulait le zèle et l'ambition. Des esclaves étrangers et achetés pouvaient seuls composer le corps des mameluks; le fils d'un bey ne pouvait y entrer; et, chose singulière! cette milice, dont la formation remonte au temps de Saladin, composée uniquement d'esclaves, conservait constamment, d'une manière exacte, et avec défiance, au profit d'autres esclaves qu'elle ne connaissait pas, le pouvoir viager qu'elle tenait de ses devanciers; et la crainte de voir ce pouvoir changer de nature et devenir l'apanage héréditaire d'une race empêchait tout homme né en Égypte d'être admis parmi eux. Cette loi singulière, dont tout le bénéfice était pour des individus à naître de personnes et de familles inconnues, a toujours été fidèlement exécutée, et ce corps est arrivé jusqu'à nous dans la pureté de son institution. Un mameluk se considérait comme le fils du bey qui l'avait acheté. Il s'établissait entre eux, du jour de l'admission, des devoirs réciproques de protection, de fidélité et de dévouement à la vie et à la mort. Une place de bey devenait-elle vacante, le divan, c'est-à-dire la réunion des beys, choisissait, parmi les mameluks, le plus brave, mais presque toujours sur la recommandation d'un bey prépondérant. Le nouvel élu, quoique partageant le droit légal des autres beys, conservait pour son ancien maître, celui dans la maison duquel il avait passé sa jeunesse et fait sa carrière, un sentiment de dévouement et de déférence qui ne se démentait presque jamais. Ainsi, quand un bey avait fourni plusieurs beys, pris dans sa maison, sa puissance tendait toujours à s'accroître. La maison de Mourad-Bey ou celles qui en ressortissaient avaient donné le plus grand nombre de beys existant alors: aussi Mourad-Bey était-il le plus puissant; celle d'Ibrahim avait fourni presque tous les autres, et Ibrahim était son rival et son compétiteur. Le nombre de tous les mameluks réunis s'élevait à huit mille: cinq mille obéissaient à Mourad, et les trois mille autres à Ibrahim. Mourad passait pour un soldat d'une valeur extraordinaire; Ibrahim, pour un homme d'une intelligence supérieure et possédant de grands trésors. Tels étaient les mameluks sous le rapport politique et militaire. Cette cavalerie, nécessairement très-brave et très-redoutable, ne fuyait jamais: tant que son chef était à sa tête, aucun mameluk n'était capable de l'abandonner. Le caractère particulier des barbares est d'être beaucoup plus soumis aux influences personnelles qu'aux lois; ils s'attachent facilement à un homme, c'est le premier lien qui peut les unir; il faut déjà quelques lumières pour porter du respect à la règle et s'attacher à cette puissance morale, placée hors de l'action de nos sens. Le défaut de cette cavalerie était de posséder seulement de l'instruction individuelle, et d'ignorer complétement celle dont l'objet est d'organiser et de mouvoir les masses, celle enfin qu'on appelle la tactique, et dont les manoeuvres sont les éléments.
Avant de commencer le récit de la marche et des opérations de l'armée, je dirai un mot de sa force et de son organisation. Cette armée, dont le nom, revêtu de tant d'éclat, ne périra jamais, qui a fait de si grandes choses et occupé pendant quatre ans tous les esprits en Europe; cette armée, dont les travaux ont été au moment de fonder quelque chose de durable, et qui au moins a servi à jeter les germes d'une espèce de civilisation dans cette partie du monde, était d'une faiblesse numérique difficile à croire; mais les états officiels ôtent tout doute à cet égard. Commandée par les généraux les plus illustres de l'époque, Bonaparte, Kléber, Desaix, sa force morale, il est vrai, était grande. Formée en cinq divisions d'infanterie et une de cavalerie, et composée de quarante-deux bataillons, son effectif présent sous les armes s'élevait en tout à vingt-quatre mille trois cent quarante hommes; la cavalerie avait deux mille neuf cent quinze hommes, montés ou non montés, et l'artillerie mille cinquante-cinq. L'armée partit enfin d'Alexandrie et se porta sur le Nil, au village de Ramanieh. La division du général Desaix formait l'avant-garde; soutenue par la division Régnier, elle était à une marche du reste de l'armée. Le pays traversé en partant d'Alexandrie présente à la vue une plaine sans culture et sans eau, et forme un véritable désert. Un seul et misérable puits, situé dans une localité nommée Beda, fut mis à sec par les premières troupes: les suivantes n'y trouvèrent que de la boue et des sangsues, et ce début de notre marche détruisit beaucoup d'illusions. Plus tard, on rencontra de pauvres villages sans ressources, composés de huttes éparses sur la frontière du grand désert; mais ces villages, comme je l'expliquerai plus loin, ont une culture peu étendue; elle dépend du temps nécessaire pour assurer à Alexandrie les approvisionnements d'eau, l'arrosement de leur territoire leur étant subordonné. Cette première partie de notre marche nous fit donc éprouver des privations augmentées par la chaleur brûlante du climat dans cette saison. Aussi, dès ce moment, des murmures se firent entendre dans les troupes. On nous avait annoncé comme un point de repos et de ressources Damanhour, grande ville de vingt-cinq mille âmes; on sait quelle idée donne, dans notre Europe, une ville de cette importance; aussi étions-nous impatients d'y arriver. On ne nous avait pas trompés sous le rapport de la population, mais cette population, comme celle de tous les villages que nous avions traversés, se composait uniquement d'agriculteurs; et cette ville nous offrit pour tout secours quelques subsistances, c'est-à-dire du bétail et des légumes; quant au pain, il n'y fallait pas penser, les Égyptiens n'en faisant presque aucune consommation.
Il faut expliquer ici ce qui compose un village d'Égypte. Une cabane, dont les murs sont faits en terre et quelquefois en briques cuites au soleil, a quatre pieds de haut; la dimension est proportionnée à la famille; on ne peut y entrer que courbé; on ne peut s'y tenir debout. Elle est surmontée habituellement par une jolie tour construite avec grâce et servant de logement à une grande quantité de pigeons; voilà la maison de presque tous les cultivateurs de l'Égypte; quelquefois elle est précédée par une petite enceinte lui servant de cour. Les récoltes restent à l'air, et d'énormes tas de lentilles, de haricots, d'oignons, etc., sont près de la maison et s'y conservent parfaitement, parce qu'il ne pleut jamais. Près de chaque village, en Égypte, il y a un bois de dattiers, arbres d'un très-grand revenu (chaque dattier rapporte par an environ sept francs); ces bois sont plus ou moins vastes, suivant la population et la richesse des villages. Ils composent les paysages les plus agréables. La touffe gracieuse qui couronne ces arbres élancés leur donne une élégance extrême. Le voyageur, harassé par la marche et un soleil brûlant, compte y trouver un asile délicieux, où le repos et la fraîcheur vont lui rendre les forces: espérance déçue, complète illusion! Ces arbres ne donnent aucun ombrage; la rareté de leurs branches et leur grande élévation permettent aux rayons du soleil de pénétrer, et l'on n'y trouve aucun abri. Cette sensation est pénible; malgré l'expérience, elle se renouvelle toujours. Si, par fortune, on trouve près de là un sycomore, ce qui est rare, on n'a plus rien à regretter: leur feuillage épais, leur grande envergure, donnent un ombrage frais, immense, et rien n'est plus délicieux que de s'y reposer.
Dans sa marche, l'armée rencontra quelques milliers d'Arabes-Bédouins qui venaient avec défiance contempler un spectacle si nouveau pour eux. S'approchant des petits détachements, ils échangeaient quelques coups de fusil et prenaient des hommes isolés; plusieurs de ceux-ci furent tués, d'autres rendus après avoir été victimes de la plus indigne et la plus brutale corruption. Les Arabes-Bédouins, plus intelligents que les paysans (fellahs), nous regardaient avec curiosité; mais les derniers ne montraient aucun étonnement et ne semblaient rien remarquer. La curiosité chez les hommes suppose le développement des facultés intellectuelles; elle est presque toujours dans la même proportion, et l'homme encore voisin de la brute n'est frappé de rien. Les fellahs voyaient passer nos régiments sans les regarder, et cependant ce spectacle était tout nouveau pour eux. N'ayant aucune idée de la valeur des monnaies autres que les leurs, paras, piastres et sequins, ils auraient préféré quelqu'une de ces pièces de peu de prix à une pièce d'or de la nôtre. Un paysan remarqua un jour le bouton d'uniforme d'un soldat; il le trouva à son gré, le lui demanda comme moyen d'échange, de préférence à un louis d'or qu'il lui offrait. Le soldat le lui donna bien vite, et, en peu d'instants, tous les habits des soldats du régiment furent privés de boutons et les boutons mis en circulation.
Un contraste quelquefois fort plaisant pouvait se remarquer chaque jour: d'un côté, le mécontentement et le dégoût de l'armée, venus si promptement, et, de l'autre, l'enthousiasme toujours croissant de nos savants. Monge nous donnait souvent ce spectacle: son imagination vive lui représentait tout ce qu'il voulait voir. Dans cette marche, nous suivîmes pendant quelque temps l'ancien canal du Calidi, servant autrefois à la navigation entre Alexandrie et le Nil, et depuis consacré seulement à y conduire les eaux douces. Monge tout à coup s'arrête, observe d'anciennes fondations, en parcourt le développement, reconnaît une cour et l'entrée d'un corps de logis avec ses divisions, et déclare que c'était une auberge située sur le canal, et où, d'après Hérodote, on buvait du vin, il y a trois mille deux cents ans, à tel prix la bouteille. Son exaltation, reçue par des rires universels, ne l'empêchait pas de renouveler fréquemment des scènes semblables.
J'ai oublié de parler de cette troupe de savants et d'artistes embarqués avec nous: belle pensée et qui a porté ses fruits. Quoique assurément beaucoup d'entre eux fussent au-dessous de leurs fonctions et dénués de zèle, décourage et quelquefois d'instruction, leurs recherches en général ont été utiles et leurs travaux profitables: le grand ouvrage de l'Institut est un monument destiné à vivre éternellement. Mais, si des hommes de premier ordre, ces flambeaux de leurs semblables, ces phares des siècles, tels que Monge, Berthollet, Fourrier, Dolomieu, etc., honoraient l'expédition, une foule de misérables écoliers ou d'artistes sans talent avaient usurpé un nom dont ils n'étaient aucunement dignes; et la qualification de savant perdit de sa considération et fut tournée en ridicule. Les soldats, attribuant l'expédition à ceux qu'on nommait ainsi, leur reprochaient leurs souffrances, et se plaisaient, pour se venger, à appeler du nom de savant les animaux si nombreux et si utiles (les ânes) dont le pays est rempli; et, habituellement, un mot était substitué à l'autre.
Nous arrivâmes à Ramanieh, et nous vîmes le Nil, ce fleuve célèbre dont les prodiges se renouvellent depuis tant de milliers d'années, créateur et bienfaiteur de cette vaste contrée, dont le cours est si étendu, que sa source a été longtemps inconnue 4, comme l'origine de ces races illustres chargées par la Providence de gouverner le monde. Ce fut une grande joie pour l'armée: nous étions assurés d'échapper au moins à une partie de nos souffrances, car notre marche ne devait pas nous éloigner de ses bords. La flottille qui le remontait arriva en même temps; plusieurs savants et non-combattants s'y embarquèrent: elle reçut l'ordre de se tenir toujours à notre hauteur et de flanquer ainsi notre marche sous notre protection. Nous étions au moment des plus basses eaux du Nil; il en résultait une marche difficile pour les plus forts bâtiments, et entre autres pour la demi-galère amenée de Malte. Cette flottille était commandée par le contre-amiral Perrée, matelot renforcé, sachant à peine lire. Nous partîmes de Ramanieh le 13 juillet pour nous rendre au Caire, en suivant la rive gauche du Nil.
Notre flottille nous précédait, et, marchant avec trop de confiance, avait dépassé le village de Chébréiss, quand elle rencontra la flottille ennemie, soutenue de quatre ou cinq mille mameluks, à la tête desquels était Mourad-Bey. On connaissait l'approche de l'ennemi; une rencontre avait eu lieu, deux jours auparavant, entre lui et trois cents hommes de notre cavalerie. Un nombre très-supérieur de mameluks avait attaqué ce détachement; mais on vit en cette circonstance l'avantage et la puissance résultant de l'organisation et des mouvements d'ensemble, qui rendent un corps compact, et le font mouvoir comme un seul homme. Les mameluks, infiniment mieux montés, mieux armés, composés d'hommes plus adroits, au moins aussi braves et en nombre double, ne purent pas entamer cette troupe; elle se retira en bon ordre, sans confusion et sans avoir éprouvé d'autres pertes que celles causées par le feu de l'ennemi. Le général Mireur, commandant ce détachement, un des meilleurs officiers de l'armée d'Italie, fut tué en cette circonstance.
C'était la première fois que notre infanterie rencontrait les mameluks, aussi marchâmes-nous avec la plus grande précaution: il fallait faire connaissance avec eux. On forma en un seul carré chaque division, sur six hommes de profondeur; au centre on mit la cavalerie, les ambulances, les caissons, et tous les embarras de la division. Les six pièces de canon composant toute son artillerie furent placées aux angles et extérieurement. Des compagnies de carabiniers, marchant à trois cents pas en avant, et sur les flancs, pour éloigner les tirailleurs, devaient se retirer dans le carré aussitôt que l'ennemi approcherait en force et se disposerait à charger. Les cinq divisions de l'armée, savoir: Desaix, Régnier, Bon, celle de Kléber, commandée par le général Dugua, celle de Menou, commandée par le général Vial (Kléber et Menou, blessés, étant restés à Alexandrie); ces cinq divisions, dis-je, formaient ainsi cinq carrés placés en échiquier, et marchaient en se soutenant réciproquement, l'extrême gauche appuyée au Nil.
Pendant les dispositions préparatoires à notre marche, notre flottille combattait avec beaucoup de vivacité. La flottille ennemie, nombreuse, pourvue d'une artillerie bien servie, avait pour chef un Grec nommé Nicolle, très-brave homme et excellent soldat, depuis passé au service de France, que j'ai beaucoup connu, parce qu'il a été longtemps placé sous mes ordres, à la tête d'un corps composé de Cophtes. Notre flottille souffrit beaucoup pendant cet engagement; la demi-galère, engravée par le manque d'eau, abandonnée par nous, prise par l'ennemi, fut reprise ensuite; les mameluks s'étant approchés de la rivière avec de petits canons, et en mesure de se servir aussi de leurs fusils, notre flottille, dominée par les rives escarpées du fleuve et dans la situation la plus critique, allait périr, quand l'arrivée de l'armée la dégagea et la sauva.
Les mameluks restèrent à une assez grande distance, sans oser s'engager sérieusement: l'attitude de l'armée leur imposa; quatre ou cinq seulement vinrent sur une compagnie de carabiniers qui flanquait la droite de notre carré, et se ruèrent sur elle; ils furent tués, eux ou leurs chevaux; ceux qui se trouvaient seulement démontés vinrent, le sabre à la main, expirer sur les baïonnettes de cette compagnie; c'étaient des fous dont le courage égalait l'ignorance et la déraison. Voilà tout ce qui se passa dans cette journée, appelée pompeusement et assez ridiculement du nom de bataille de Chébréiss. Toutefois la mort de ces quatre ou cinq mameluks fut un événement important. Dépouillés, on trouva sur chacun d'eux cinq ou six mille francs en or, de riches habits et de belles armes. L'idée de pareilles dépouilles éveilla la cupidité des soldats, et leur rendit pour un moment toute leur bonne humeur. L'ennemi se retira et se rapprocha du Caire. Mourad-Bey, après avoir montré tant de confiance en partant, dit, pour se justifier de n'avoir rien entrepris, qu'il avait trouvé les Français liés entre eux et attachés les uns aux autres avec des cordes, et n'avait pas cru pouvoir les entamer. Nous continuâmes notre marche, prenant chaque jour position à des villages remplis de subsistances; nous étions dans l'abondance de toutes choses, excepté de pain et de vin. Le pain est tellement dans l'habitude des soldats français, et d'une nécessité si absolue pour eux, que cette privation leur parut insupportable; il y avait souffrance et mécontentement; cet état de malaise n'affectait pas seulement les soldats, mais aussi les officiers. J'avouerai que je partageai ces sensations; je le dirai naïvement, je crus avoir été quinze jours sans manger, parce que pendant ce temps je n'avais pas eu de pain; depuis, en y réfléchissant, j'ai reconnu le ridicule de cette prévention, et je suis convaincu qu'il est nécessaire de modifier les habitudes de nos soldats et de les accoutumer à se passer de pain, ou à savoir s'en procurer eux-mêmes. La chose n'est pas difficile, la volonté seule suffit; j'expliquerai plus tard mes pensées à cet égard.
Nous approchions du Caire, et aussi du moment où l'ennemi tenterait certainement le sort des armes. Nous nous arrêtâmes à Ouardan, et nous y campâmes pendant deux jours, afin de faire reposer les troupes, nettoyer les armes, et nous mettre dans le meilleur état pour combattre. Le général en chef vint visiter les camps, placés dans une situation assez agréable; il annonça notre entrée prochaine au Caire, très-douce perspective; mais personne ne crut y voir le terme de nos travaux, de nos fatigues et de nos privations.
Le 21 juillet, on leva le camp de Ouardan pour marcher sur Embabéh, où était placé celui des mameluks; un retranchement d'un très-grand développement l'entourait; il était armé de quarante pièces de canon de gros calibre, et sa droite était flanquée par la flottille commandée par le Grec Nicolle. Nos cinq divisions, formées comme à Chébréiss, étaient en échiquier, la droite très-avancée. On avait marché plusieurs heures, et chaque division venait de faire halte pour se rafraîchir au milieu de ces immenses champs de pastèques dont l'Égypte est couverte, quand trois mille mameluks parurent à l'improviste et fondirent sur la division du général Desaix. Cette division, enveloppée en un moment, courut aux armes et reçut convenablement la charge. La division Régnier, à portée, soutint la division Desaix par le feu de son canon. L'ennemi échoua dans sa tentative, fit quelques pertes, et se retira, partie dans les retranchements d'Embabéh, partie en dehors et plus haut, sur le bord du Nil. Au signal de cette attaque, toute l'armée s'ébranla. La division Bon, dont je faisais partie, reçut l'ordre d'enlever de vive force les retranchements. Trois petites colonnes de trois cents hommes chacune, mises aux ordres du général Rampon, mon camarade et mon ancien, précédaient la division. Trois ou quatre cents mameluks le chargèrent pendant leur marche, mais ils furent repoussés; alors toute l'artillerie ennemie tira sur nous, sans nous faire grand mal. Mon général de division imagina assez mal à propos de s'arrêter à ce feu, de faire mettre en batterie nos six pièces de trois ou de quatre, et de répondre ainsi à l'ennemi. Je lui fis observer qu'il n'y avait aucune proportion ni dans le nombre des pièces ni dans le calibre, et que la seule chose à faire était de marcher en avant le plus vite possible: il me crut, et notre mouvement continua. Une misérable infanterie défendait ces retranchements informes, et s'enfuit; nous y pénétrâmes sans difficulté. Alors les mameluks placés encore dans l'enceinte, au nombre de deux mille environ, s'ébranlèrent pour en sortir en remontant le Nil. Il fallait passer par un défilé existant au lieu même où le retranchement aboutissait à la rivière; je m'en aperçus, et, prenant avec moi tout un côté du carré, composé d'un bataillon et demi de la quatrième légère, je me rendis au pas de course, en suivant le parapet, jusqu'à son extrémité. À notre arrivée, nous canardâmes les mameluks qui défilaient. Les hommes et les chevaux tués eurent bientôt obstrué le passage, et, comme de toute part ces malheureux étaient pressés, ils se jetèrent avec leurs chevaux dans le Nil, dans l'espoir d'atteindre le bord opposé. Quelques-uns y parvinrent, mais plus de quinze cents perdirent la vie ou s'y noyèrent.
Tout le camp tomba en notre pouvoir. Après cette destruction, la flottille ennemie, sous le feu de laquelle nous étions passés pour faire notre attaque, fut abandonnée et incendiée par ses équipages, qui se retirèrent sur la rive droite. Telle fut la bataille des Pyramides. Le général Desaix, avec sa division, se porta sur Giséh, où il s'établit. La division Bon resta sur le champ de bataille et dans le camp dont elle s'était emparée, attendant sur les bords du Nil que tout fût préparé pour notre entrée au Caire. Nous restâmes deux jours dans cette position. Pendant ce temps, les cheiks de cette ville vinrent faire leur soumission. Les bateaux nécessaires au passage étant rassemblés, nous prîmes possession de cette capitale. Pendant notre séjour sur le bord du Nil, à Embabéh, il arriva une chose digne d'être racontée.
On connaît déjà l'usage qu'avaient les mameluks de porter sur eux-mêmes presque toutes leurs richesses. Les soldats de la division Bon, après avoir dépouillé les mameluks tués à Embabéh, étaient au désespoir de perdre les trésors des noyés: un Gascon, soldat dans le 32e de ligne, imagina d'essayer de se les approprier en retirant leurs corps du fleuve. Il courba sa baïonnette et fit ainsi un crochet, une espèce d'hameçon; placé au bout d'une corde, il le traîna au fond du fleuve, et ramena à la surface un mameluk. Grande joie pour lui, et grand empressement de la part de ses camarades à l'imiter. Beaucoup de baïonnettes ayant été courbées immédiatement, la pêche fut abondante; il y eut des soldats qui déposèrent jusqu'à trente mille francs dans la caisse de leur régiment.
La division dont je faisais partie prit possession du Caire, on s'y établit militairement; le général en chef s'occupa immédiatement de la sûreté des troupes, des moyens à prendre pour contenir cette grande population avec peu de monde, de l'isoler des mameluks et des Arabes, en empêchant les uns et les autres de pénétrer dans la ville. À cet effet, il fit mettre en état de défense la citadelle qui la commande, et construire un système de petits forts ou tours fermées à l'abri d'un coup de main, armés de canons et placés en vue les uns des autres à petite distance, et l'enveloppant de toute part. Cette ville du Caire avait alors trois cent mille habitants: elle me parut très-belle pour une ville turque. Les maisons, bâties en pierre, étant fort élevées, et les rues très-étroites, la ville paraît très-peuplée; de grandes places, sur lesquelles étaient bâties les maisons des principaux beys, l'embellissaient; enfin tout cet ensemble nous parut fort supérieur à l'idée que nous nous en étions formée. La maison du Kasnadar, trésorier d'Ibrahim-Bey, m'échut en partage. Elle était belle, et les principales pièces étaient rafraîchies par des jets d'eau, usage de ce pays et luxe rempli de charmes avec une température aussi élevée. Toutes les maisons se trouvèrent aussi bien meublées que les moeurs de l'Orient le comportent, et nous nous reposâmes avec délices de nos fatigues dans ces lieux que l'imagination des poëtes et des voyageurs a souvent représentés comme enchantés. Quoique notre existence fût devenue supportable, le mécontentement de l'armée n'en était pas moins vif, et les soldats, les officiers, et même quelques généraux, l'exprimaient souvent de la manière la plus indiscrète. Cette disposition des esprits donna quelques inquiétudes au général en chef; il s'assura secrètement des corps sur lesquels il pouvait le plus compter. Je m'occupais beaucoup de celui qui m'était confié, j'en étais fort aimé, et je lui en répondis pour toutes les circonstances; mais aucune révolte n'eut lieu, et tout se passa, comme il arrive souvent en France, en plaintes et en murmures. Les travaux du général en chef étaient immenses. Il fallait organiser et constituer le pays; achever de le conquérir et de l'occuper; créer les ressources nécessaires pour satisfaire aux besoins impérieux, urgents et journaliers de l'armée. Comme j'en ignore les détails, je ne dirai rien des dispositions administratives qui furent prises. J'ai l'intention d'écrire ce que j'ai fait, ce que j'ai vu, ce que j'ai été à même de mieux savoir qu'un autre, et je ne dépasserai pas ces limites indiquées par la raison et posées par moi-même.
Au bout de quelques jours, je fis avec le général Desaix le projet d'aller visiter les pyramides célèbres à l'ombre desquelles nous venions de combattre. Cet ouvrage, le plus grand, l'un des plus anciens sortis de la main des hommes, respecté par les siècles, et qui en verra tant d'autres s'écouler encore, jusqu'à ce qu'un cataclysme bouleverse cette planète, est tout à la fois l'oeuvre de la superstition et de l'esclavage; car l'intérêt d'un avenir sans limites pouvait seul donner la pensée d'un pareil travail, comme l'esclavage, les moyens de l'exécuter. Aucun monument sur la terre ne parle davantage à l'imagination par sa masse immense. Mais mes désirs ne purent être satisfaits.
Rendus à Giséh, au jour indiqué, nous nous mîmes en route; je montais un cheval arabe pris à la bataille des Pyramides; mon cheval se cabra, se renversa; je ne fus point écrasé, mais je tombai sur la poignée de mon sabre, qui m'enfonça une côte; porté sur un bateau et transporté au Caire, souffrant beaucoup, je ne pouvais faire aucun mouvement.
Peu de jours après, le général en chef se disposa à forcer Ibrahim-Bey à quitter Belbeis et Salahieh, et à se retirer dans le désert et en Syrie; il résolut de marcher sur lui avec la division Régnier, ma brigade et la cavalerie, tandis que le général Desaix entreprendrait la conquête de la haute Égypte. Mon état de souffrance rendait mon départ difficile; le général en chef vint me voir, m'annonça ce qu'il allait exécuter, m'ordonna de rester, et voulut ainsi me consoler de ne pouvoir le suivre. Mais rester, tandis que mes troupes partaient pour aller à l'ennemi, était pour moi pire que la mort. Tous les mouvements de flexion me faisaient souffrir des douleurs atroces; mais, ayant remarqué que, debout et très-droit, elles étaient supportables, j'essayai de me faire placer sur un petit cheval dont les allures étaient douces; je supportai ce mouvement, et je me mis en marche avec ma brigade. Je m'arrêtai à Matarieh, anciennement Héliopolis, lieu où le général Kléber a gagné depuis, contre le grand vizir, une bataille glorieuse pour lui et pour nos armes. Le 30 mars 1800, avec moins de dix mille hommes, il y remporta une victoire complète sur soixante mille Turcs, et cette bataille l'a placé dans l'histoire à une hauteur digne de son courage et de son esprit supérieur. De là, je fus à El-Kanka, où je restai en réserve et en observation, tandis que le général en chef, aux prises avec Ibrahim-Bey, le rejetait, le 11 août, dans le désert. Ibrahim-Bey retiré en Syrie, le général en chef se mit en route pour retourner au Caire; il s'arrêta dans ma tente pour se reposer et pour dîner. Ce fut là qu'il apprit le désastre d'Aboukir du 1er août, par les dépêches du général commandant à Alexandrie. Le général Bonaparte fut calme, et, sans se déguiser l'immensité de la perte et les conséquences graves qui en résulteraient probablement, il s'occupa sur-le-champ à diminuer l'effet qu'elles devaient faire sur les esprits, et nous tint à peu près ce discours: «Nous voilà séparés de la mère patrie sans communication assurée; eh bien, il faut savoir nous suffire à nous-mêmes! L'Égypte est remplie d'immenses ressources: il faudra les développer. Autrefois, l'Égypte, à elle seule, formait un puissant royaume: pourquoi cette puissance ne serait-elle pas recréée et augmentée des avantages qu'amènent avec elles les connaissances actuelles, les sciences, les arts et l'industrie? Il n'y a aucune limite qu'on ne puisse atteindre, de résultat qu'on ne puisse espérer. Quel appui pour la République, que cette possession offensive contre les Anglais! Quel point de départ pour les conquêtes, que l'écroulement possible de l'empire ottoman peut mettre à notre portée! Des secours partiels peuvent toujours nous être envoyés de France; les débris de l'escadre offriront des ressources importantes à l'artillerie. Nous deviendrons facilement inexpugnables dans un pays qui n'a pour frontières que des déserts et une côte plate et sans abri. La grande affaire pour nous, la chose importante, c'est de préserver l'armée d'un découragement qui serait le germe de sa destruction. C'est le moment où les caractères d'un ordre supérieur doivent se montrer: il faut élever la tête au-dessus des flots de la tempête, et les flots seront domptés. Nous sommes peut-être destinés à changer la face de l'Orient et à placer nos noms à côté de ceux que l'histoire ancienne et celle du moyen âge rappellent avec le plus d'éclat à nos souvenirs.» Et ensuite il ne perdit pas un moment pour prévenir les reproches qu'on ne pouvait manquer de lui adresser, et rejeter le blâme sur le pauvre amiral qui venait de périr. Cependant il ne trompa personne; jamais l'amiral Brueys, le fait est indubitable, n'a eu l'ordre d'aller à Corfou ni de croiser. Peut-être plus d'efforts pour faire entrer son escadre dans le port vieux d'Alexandrie, chose rigoureusement possible, auraient pu la mettre à l'abri; mais jamais Bonaparte n'a conçu ni manifesté l'intention de se séparer de son escadre. La manière même dont il accusait Brueys prouvait le peu de sincérité de son langage.
Je rentrai au Caire avec le général en chef, et je reçus immédiatement l'ordre d'en partir avec le 4e léger et deux pièces de canon, pour me rendre sur la côte et pourvoir à sa sûreté. Je devais ramener à l'obéissance les habitants de Damanhour, révoltés contre un détachement parti d'Alexandrie et forcé d'y rentrer; je devais me rendre ensuite à Rosette, assurer la défense de l'entrée de cette branche du Nil et y faire construire une batterie; mettre également en défense la presqu'île d'Aboukir, armer le fort et y ajouter un retranchement; de là venir à Alexandrie pour concourir à tout ce que demandaient les besoins de cette place; enfin revenir à Rosette pour avoir l'oeil sur toute la côte, empêcher autant que possible la communication entre les Anglais et les Arabes, et surtout l'envoi de secours en subsistances à l'escadre; en un mot, me porter partout où la présence de mes troupes serait nécessaire, en me plaçant, à Rosette, sous les ordres du général Menou, ou à Alexandrie sous ceux du général Kléber; tous les deux étaient généraux de division et chargés chacun du commandement de leur arrondissement. Je partis du Caire le 20 août, et je remplis cette mission à la satisfaction du général en chef; je vis les désastres de notre escadre, ses débris étaient encore fumants; il n'y avait plus que quelques vestiges de notre puissance maritime, elle avait entièrement disparu. Rien ne menaçait l'existence de l'armée; mais, dès ce moment, elle était complétement isolée, forcée de trouver en elle les moyens de satisfaire à tous ses besoins. Avec la disposition d'esprit des soldats, la chose paraissait difficile et l'avenir effrayant; mais les événements se succédèrent avec une telle rapidité, que nous ne fûmes pas un seul moment inoccupés; grand moyen de maîtriser les mécontents. De nouvelles combinaisons venaient constamment s'emparer des imaginations; rien d'ailleurs n'était au-dessus de la capacité et de l'autorité du chef que l'armée avait alors, et de celui qu'elle devait avoir ensuite. On avait pourvu aux premiers besoins d'Alexandrie, et cette place paraissait en sûreté; d'après mes instructions, je retournai à Rosette pour y attendre les événements. Je remarquai dans cette circonstance un phénomène bien d'accord avec l'ancien usage d'Égypte de conserver les morts; la nature semble en faire tous les frais, et l'état de l'atmosphère se charger de cette opération. Une grande quantité de cadavres avaient été jetés sur la côte d'Aboukir, et aucun d'eux n'était entré en putréfaction; une forte chaleur et un air sec les avaient desséchés, pour ainsi dire, en un moment, sans qu'aucune partie de leur peau eût été endommagée ou détruite par la corruption. Dans nos climats, au contraire, la putréfaction suit toujours de très-près la mort.
Pendant mon séjour à Rosette, le général Menou me proposa de faire une excursion dans l'intérieur du Delta; aucun de nous ne l'avait encore parcouru et ne le connaissait. C'est la partie la plus fertile de l'Égypte; elle est entièrement composée d'alluvions, pouvant être arrosée avec facilité par des prises d'eau sur les deux branches du Nil, à différentes hauteurs, à l'abri des incursions des Bédouins: c'est une terre de promission. Notre curiosité nous coûta cher et nous fit courir de grands risques. Nous composions une assez nombreuse caravane. Il y avait d'abord le général Menou, ses officiers et les miens, en outre plusieurs savants et artistes: Dolomieu, Denon, Delisle, botaniste, Redouté, peintre, et un nommé Joly, dessinateur. Une compagnie de carabiniers du 4e léger, forte de soixante hommes, nous servait d'escorte, et nous nous dirigeâmes sur un des principaux villages de l'intérieur du Delta, situé à quatre lieues du Nil, et nommé Caffre-Schiabasammer. Nous marchions au pas de nos chevaux en dissertant, sans nous occuper de notre escorte, et nous arrivâmes avant elle aux portes de ce village. Le Nil étant déjà fort élevé, et les inondations tendues, nous suivions une digue fort étroite, aboutissant à ce village. Après avoir achevé de la parcourir, et arrivés au commencement du plateau, fait de main d'homme, à la sommité duquel il est placé, nous aperçûmes en face de nous, et hors de ses murs, environ deux cents paysans armés, courant à nous et criant: «Erga, erga!» ce qui veut dire: «Retourne.» Et ils accompagnèrent leurs paroles de quelques coups de fusil. Notre escorte encore éloignée, nous n'avions aucun moyen de combattre; il fallut nécessairement aller la rejoindre pour revenir ensuite et punir les paysans, et c'est ce que nous nous mîmes en devoir de faire. Mais Joly, l'un de nos compagnons, éprouva une terreur telle, que toutes ses facultés l'abandonnèrent. Il se mit à crier qu'il était perdu; et, au lieu de nous suivre, il descendit de cheval, apparemment de peur d'en tomber. Je m'arrêtai, j'allai à lui, je cherchai à le rassurer, je l'engageai à remonter sur son cheval, mais ce fut vainement; je lui dis de prendre la queue du mien, que nous nous retirerions au petit trot, et qu'ainsi il échapperait. Je ne pus m'en faire entendre, il avait l'esprit égaré, et enfin il tomba comme frappé d'apoplexie. Pendant ce temps, l'ennemi s'était approché, et plusieurs paysans entrés dans l'eau allaient s'emparer de la digue; il ne me restait plus qu'un moment pour me retirer, et c'est ce que je fis. J'allai rejoindre mes compagnons, déjà très-inquiets pour moi. Notre escorte arriva, et nous attaquâmes le village, espèce de forteresse. Un mur d'enceinte, formant un carré, était flanqué par quatre tours placées aux quatre angles; l'une d'elles, beaucoup plus grande et plus haute, formait un donjon. Après avoir escaladé la muraille et incendié le village, nous fîmes le siége du réduit, et mîmes le feu à la porte; des postes extérieurs formèrent le blocus, afin de prendre la garnison; mais la résistance, qui se prolongea jusqu'au milieu de la nuit, nous coûta cher, et nous ne prîmes personne: les révoltés, profitant de l'obscurité, se sauvèrent, homme par homme, en observant le plus grand silence. Nous perdîmes vingt soldats, tués ou blessés; le général Menou eut son cheval tué sous lui. Le malheureux Joly eut la tête tranchée; nous le trouvâmes ainsi mutilé à notre retour; mais certes il ne s'aperçut pas de son supplice, ayant déjà perdu toute connaissance de lui-même à l'instant où nous l'avions quitté. Après cette belle expédition, nous rentrâmes à Rosette.
Peu de jours après, j'en partis avec ma brigade, pour aller garder le canal du Calidi et assurer l'arrivée des eaux douces à Alexandrie; ceci mérite explication. Le canal du Calidi prend naissance au Nil, à Ramanieh, et arrive à Alexandrie, autrefois canal de navigation, et depuis quelques années rendu à son ancienne destination par Méhémet-Ali; travail très-utile, parce qu'il donne les moyens d'éviter la barre du Nil, dont le passage est fort dangereux. Il n'avait alors d'autre objet que d'amener l'eau dans les citernes d'Alexandrie et d'arroser les terres riveraines. Les eaux du Nil amenant avec elles beaucoup de limon, des dépôts annuels très-considérables se forment particulièrement dans les lieux de repos, à son embouchure, où le choc continuel du courant du fleuve contre les eaux de la mer suspend son cours, et dans les canaux où l'eau est sans mouvement. Ainsi se forment les barres dans toutes les rivières; elles sont plus ou moins fortes, suivant que les eaux du fleuve sont plus ou moins chargées; à ce titre, celle du Nil est très-élevée, et la rivière a peu de profondeur à son arrivée dans la mer.
Une absence totale d'administration ayant privé le canal de tout entretien, la navigation l'avait abandonné; mais, comme il est toujours indispensable pour conduire les eaux potables à Alexandrie, qui sans cela en serait entièrement dépourvue, on avait borné les soins à remplir cet objet. La seule eau courante en Égypte est celle du Nil; il n'y pleut presque jamais: ainsi le désert est nécessairement là où les eaux du Nil n'arrivent pas, et l'importance d'Alexandrie, où est situé le seul port de cette côte, est telle, que dans tous les temps, et au milieu des plus grands désordres, les mesures ont été prises pour assurer l'arrivée des eaux douces dont cette ville ne peut se passer.
Le dépôt annuel du limon des eaux ayant successivement élevé le fond du canal, il était plus haut que la campagne environnante dans une grande partie de son développement. Quelquefois cette élévation dépassait dix pieds: dans cet état de choses, la moindre ouverture faite à une digue s'élargit promptement par la pression de l'eau, et à cause du peu de ténacité des terres dont elle est formée: une ouverture d'un pouce devient une ouverture d'un pied dans un quart d'heure, et de vingt pieds dans quelques heures. Les possesseurs des terres voisines du canal étaient très-intéressés à avoir des arrosements, seul moyen d'obtenir des récoltes. On leur en donnait d'une manière régulière, et on faisait entre eux la distribution des eaux aussitôt après avoir rempli les immenses citernes d'Alexandrie; mais jusque-là il fallait les leur refuser. De leur côté, il n'y avait sorte de moyens qu'ils n'employassent pour en obtenir par surprise: c'était une lutte établie entre les riverains et l'autorité, et il fallait, de la part de celle-ci, la plus grande surveillance. Sous le gouvernement des mameluks, un bey était chargé d'y camper tout le temps nécessaire chaque année. On me donna cette tâche, et je posai mon camp contre ce canal, auprès d'un village nommé Léloua. J'établis des postes de surveillance à des distances déterminées, des dépôts d'outils, de fascines et d'approvisionnements de toute espèce, pour réparer les brèches qui seraient faites, et des patrouilles entre ces stations allaient continuellement à la rencontre les unes des autres. De fréquentes entreprises furtives eurent lieu contre le canal par les riverains; mais, tout étant réparé promptement, Alexandrie reçut son approvisionnement d'eau.
Pendant ce temps, l'armée avait grand besoin de munitions de guerre; toutes étaient déposées à Alexandrie, et Alexandrie avait besoin du blé déposé à Rosette et sur le Nil. Les Anglais bloquant le port et les bouches du Nil, aucun bateau ne pouvait les franchir sans un imminent danger: j'imaginai de faire servir le canal à la navigation pendant le temps de la haute crue du Nil, et j'y réussis. Le canal passe tout à côté du lac de Madieh, lac d'eau salée communiquant avec la mer 5; il est sans profondeur; aussi les pêcheurs sont-ils obligés d'employer de très-petites barques, et, pour la plupart, tirant moins d'eau que la profondeur du canal. Je fis transporter à bras, et dans l'espace de deux jours, trente de ces barques: elles firent voile sur-le-champ pour Alexandrie; elles y chargèrent des munitions de guerre qu'elles transportèrent à Ramanieh, où elles échangèrent ces munitions contre des blés qu'elles portèrent à Alexandrie; elles continuèrent jour et nuit à opérer ces doubles transports. Un succès complet couronna donc cette invention, dont l'usage dura environ trois semaines.
Cette navigation me donna l'occasion de faire des observations assez curieuses sur les causes du débordement du Nil. On attribue en général le débordement annuel aux pluies de l'Éthiopie; ces pluies ont une certaine influence, sans doute; la couleur des eaux du Nil à cette époque, le limon qu'elles charrient, le prouvent d'une manière suffisante; mais ces pluies n'en sont pas la seule cause. À partir du printemps et jusqu'en automne, les vents de nord-ouest règnent dans la Méditerranée d'une manière constante. Tous les jours, la brise de mer s'élève de neuf à dix heures, et elle va toujours croissant jusqu'au soir. Ce vent bienfaisant diminue beaucoup l'inconvénient de la chaleur; constamment frais, il donne le moyen de respirer et de supporter l'ardeur du soleil. Ce même vent chasse les nuages d'Europe, et on les voit passer chaque jour avec rapidité à une grande hauteur, allant se condenser et se réduire en eau dans les montagnes de l'Abyssinie, où sont les affluents du Nil, et au coeur de l'Afrique, où sont placées ses sources. Mais ces vents rendent encore d'autres services à l'Égypte, en refoulant les eaux de la mer sur la côte; l'élévation de celles-ci soutient les eaux du fleuve, qui se gonflent et débordent. J'acquis la preuve de leur influence immédiate sur l'élévation du Nil de la manière suivante. La navigation dont j'ai rendu compte durait depuis quinze jours, lorsque tout à coup les eaux baissèrent d'un pied: ma petite flottille resta engravée en face de mon camp. Je supposai la crue finie, et je fis chercher des chameaux pour emporter le chargement des barques. C'était vers le 21 ou le 22 septembre, et le vent venait de quitter sa direction ordinaire et de passer au sud. Tout à coup, au moment où je ne pensais plus qu'au départ, le vent revint au nord-ouest, les eaux reprirent leur première hauteur, et la navigation fut rétablie encore pendant huit jours. La direction des vents et leur constance sont donc une des causes les plus directes, les plus efficaces et les plus immédiates du débordement du Nil.
Avant de finir cet article concernant le Nil, je dirai que sa situation absolue et relative a changé depuis deux mille ans d'une manière sensible. Il y a deux mille ans, le Nil avait cinq bouches, et toutes refoulaient les eaux de la mer; c'est à leur action victorieuse et continuelle que la basse Égypte, le Delta, doivent leur formation. Aujourd'hui deux véritables bouches existent seulement, et ces deux bouches ne peuvent pas en même temps soutenir les eaux de la mer. Il y a trente ou quarante ans, les eaux de la mer pénétraient à six lieues dans la branche de Damiette; des travaux exécutés donnèrent à cette branche une augmentation d'eau. Dès ce moment, les eaux de la mer ont pénétré dans la branche de Rosette. Il est donc très-probable et même certain que le Nil roule moins d'eau aujourd'hui qu'autrefois. D'un autre côté, la mer Méditerranée, sur la côte d'Égypte, s'est élevée de plus d'un pied, et j'en ai trouvé la preuve en observant d'anciens monuments. Au phare d'Alexandrie, dont la place n'a pu être changée, des ornements d'architecture sont toujours couverts par un pied d'eau de la mer; certes, quand les constructions auxquelles ils appartiennent ont été faites, ils étaient destinés à être vus et découverts. Cette observation semble être sans réplique.
La navigation du canal tirait à sa fin, quand, le 4 brumaire (26 octobre), dix-huit bâtiments anglais et turcs de diverses grandeurs parurent subitement devant Alexandrie, vinrent reconnaître la côte et observer de près nos batteries. Le général Kléber avait quitté cette ville depuis trois semaines, et s'était rendu au Caire pour y reprendre le commandement de sa division. L'autorité était, à Alexandrie, entre les mains du général Mauscourt, ancien officier d'artillerie du régiment de la Fère, homme au-dessous du médiocre, sans tête et de fort peu de courage. L'apparition de cette flotte l'effraya, et il se crut au moment d'être attaqué et perdu. Il m'envoya prévenir en toute hâte, exagérant beaucoup les dangers prétendus de sa position, et me demandant de venir à son secours. Je partis à l'instant même avec mes troupes, laissant quatre cents hommes en arrière pour escorter et conduire à Alexandrie la petite flottille chargée de grains qui naviguait encore sur le canal; mais l'empressement des fellahs à saigner le canal pour arroser leurs terres le mit sur-le-champ à sec. La flottille s'arrêta, et son chargement fut plus tard transporté sur des chameaux. Je trouvai une grande alarme à Alexandrie, et cependant il n'y avait aucun danger. Tout se réduisit, de la part de l'ennemi, à de légères tentatives contre Aboukir, où un petit débarquement fut tenté sans succès et repoussé. Je m'y étais rendu dès que j'avais vu la flotte ennemie se concentrer sur ce point; peu de jours après je revins à Alexandrie. Des fortifications étaient nécessaires pour mettre en sûreté cette place, et le général en chef me fit demander un projet dont je m'occupai. Je fis exécuter aussi quelques travaux à Aboukir, consistant dans une bonne redoute, située sur la hauteur qui commande immédiatement le fort et ferme l'entrée de l'isthme, et une autre sur une hauteur plus élevée et située entre l'isthme et le passage donnant entrée au lac Madieh; mais ce dernier ouvrage ne put jamais être conservé, les sables mouvants dont cette hauteur est formée, constamment poussés par le vent, s'accumulaient en rencontrant des obstacles, et ne cessaient de s'élever; ils couvrirent en peu de jours les palissades, comblèrent les fossés, et arrivèrent ensuite jusqu'au parapet. Là où des sables semblables existent, ce phénomène se reproduit toujours; la seule manière de les combattre, de les vaincre et de les arrêter est d'employer la culture. C'est ainsi que les canaux d'irrigation, en faisant arriver l'eau des inondations loin du Nil, assurent des conquêtes sur le désert, tandis que les sables envahissent à leur tour les terres fertiles au moment où celles-ci ne servent plus à la végétation, au moyen des arrosements périodiques. Cette seconde redoute ne put donc être d'aucune utilité. On décida pour Alexandrie la construction de deux forts sur les deux hauteurs existant dans l'intérieur de la ville. L'un fut appelé, après l'expédition de Syrie, fort Caffarelli, du nom du général illustre, commandant le génie de l'armée, qui mourut à Saint-Jean-d'Acre, et l'autre, plus tard, fort Crétin, du nom de l'ingénieur qui fut chargé des travaux d'Alexandrie, homme d'un mérite très-distingué, d'un caractère honorable, tué à la bataille d'Aboukir. On ordonna la réparation de l'enceinte, dite des Arabes, et la mise en état du fort triangulaire; enfin on arrêta la construction d'un bon retranchement du fort Crétin jusqu'à la mer. Tous ces travaux, exécutés pendant l'hiver, furent armés avec profusion et devinrent capables de faire une véritable défense.
J'avais été chargé d'assurer l'arrivage du blé à Alexandrie, et aucun effort n'avait été négligé pour y parvenir; il était important d'avoir dans cette place de grands approvisionnements. La navigation créée momentanément sur le canal avait paru devoir être d'une grande ressource; mais ses effets ne se firent pas sentir longtemps. Une dilapidation horrible consommait presque tout ce qu'elle procurait, et, quand je croyais les magasins remplis, ils se trouvaient vides. Le blé avait été évidemment vendu. Je portai des plaintes, je criai bien haut, j'opposai aux états des magasins d'Alexandrie ceux des magasins de Ramanieh, dans lesquels nous avions puisé, l'état des transports effectués, et, en comparant le tout avec les consommations, dont les bases étaient connues, je trouvai qu'il y avait un grand déficit. Je demandai la mise en jugement des commissaires des guerres et des gardes-magasins. Le général Mauscourt s'y refusa et protégea les fripons presque ouvertement. Après mes vives instances et les ordres arrivés du Caire, quelques poursuites cependant eurent lieu; mais tout cela aboutit à fort peu de chose, comme il arrive ordinairement en pareil cas. Il y eut seulement un garde-magasin condamné à deux ans de galères. Ces désordres et l'importance d'Alexandrie décidèrent le général en chef à en changer le commandant, et je fus nommé à la place de Mauscourt. Il y avait de quoi employer toute mon activité. Ce poste était flatteur, et je ne négligeai rien pour justifier le choix dont je venais d'être l'objet. Tous les services étaient déjà en grande souffrance, et cependant chaque jour devait ajouter encore aux difficultés. L'escadre nous avait laissé ses débris, et le convoi une multitude d'hommes à peu près inutiles et consommant beaucoup. Vérification faite au moment où je pris le commandement, nous n'avions de subsistances pour vivre régulièrement que pour cinq jours; aucun moyen de transport par terre n'était en rapport avec nos besoins; des Arabes, en état de guerre, gênaient nos communications: voilà pour les vivres. Les troupes, la marine, étaient sans solde depuis longtemps, et les caisses sans argent. Enfin, quant à la défense de terre de cette importante ville, aucun ouvrage n'avait encore été commencé. Grâce à une volonté forte et à une activité soutenue, en quelques mois il fut pourvu à tout.
La première chose était d'avoir quelques jours de répit; c'est presque toujours le temps qui manque aux hommes; quand il échappe complétement, il n'y a aucune ressource; quand au contraire on en a devant soi et qu'on en fait un bon usage, on peut espérer, à force de soins et d'efforts, d'esprit et de caractère, parvenir à tout surmonter.
C'est en raison de cela que la prévoyance est la première qualité de l'autorité, surtout dans les circonstances difficiles, en augmentant le temps dont elle peut disposer; car, lorsque le moment d'exécuter est arrivé, si les préparatifs nécessaires sont faits d'avance, elle peut agir avec promptitude, et le temps est augmenté de tout celui que les préparatifs auraient exigé.
Je commençai par réunir les principaux habitants, et j'exigeai d'eux un emprunt de blé qui pût servir à nourrir les troupes pendant quinze jours. Ces blés existaient chez eux, et, en les leur rendant avec une plus-value considérable sur le Nil, je ne blessais en rien leurs intérêts. À cet égard j'étais en fonds, car nous avions de grands magasins à Rosette et à Ramanieh. Cette première mesure, m'assurant vingt jours de subsistances, me donna du temps et par conséquent quelque sécurité. La croisière des Anglais empêchait la navigation; il fallait donc exécuter d'abord des transports par terre. Voici ce que j'imaginai.
Il y a quatre tribus d'Arabes qui résident à portée d'Alexandrie; elles habitent la frontière du grand désert. La plus considérable, celle des Oulad-Ali, se compose de quatre mille âmes et de mille hommes à cheval, et se tient sur la côte d'Afrique, à l'ouest d'Alexandrie; celle des Frates, plus voisine, est moins nombreuse: après elle, vient celle des Anadis. Je fis sonder ces deux dernières tribus, et j'entamai avec elles une négociation pour traiter de la paix. Je prévoyais bien le peu de durée de ces traités; mais des rapports pacifiques, même momentanés, avec les Arabes, et les secours qu'on pouvait en tirer pour les transports, ne fût-ce que pendant un mois, étaient beaucoup dans la circonstance. Les négociations eurent un plein succès, et la paix fut résolue. Les cadeaux d'usage faits, les principaux chefs vinrent manger avec moi le pain et le sel, et il fut convenu qu'ils me donneraient à loyer tous les chameaux dont j'aurais besoin, se chargeraient de transporter nos blés du Nil à Alexandrie sous leurs propres escortes, et recevraient le payement de leurs transports en blés pris à Rosette et à Ramanieh. Cet arrangement, exécuté assez promptement, nous assura des moyens de subsistance pour six semaines. Le défaut absolu d'argent se faisait sentir de la manière la plus cruelle; l'armée avait laissé à Alexandrie de fort grands approvisionnements de vin: j'eus l'idée de disposer d'une partie, et je fis un emprunt de cent cinquante mille francs aux négociants de cette ville, hypothéqués sur soixante mille pintes de vin que je leur livrai. Cette mesure créa immédiatement les moyens de satisfaire à nos premières dépenses. Mais toutes ces mesures n'étaient que momentanées et accidentelles; il fallait un système régulier. J'avais été placé sous les ordres du général Menou, dont le quartier général était à Rosette, et le commandement s'étendait au deuxième arrondissement, composé des provinces de Rosette, Bahiré et Alexandrie. Alexandrie possédant peu de ressources, et se trouvant cependant le lieu des plus grandes consommations et des plus grandes dépenses de l'Égypte, les provinces de Rosette et de Bahiré étaient destinées à satisfaire à ses besoins; il était désirable que l'homme chargé de leur administration pût apprécier notre situation: en conséquence, j'engageai mon général de division à venir voir tout par lui-même, à juger sur place de nos besoins, des travaux de défense à exécuter, enfin de toutes les mesures rendues nécessaires par les circonstances. Le général me répondit sur-le-champ d'une manière affirmative; il sentait la nécessité de ce voyage; il allait l'exécuter et m'annonçait son arrivée dans trois jours. Cette nouvelle, cause d'une grande joie pour moi, me rassurait sur l'avenir, et j'attendis avec impatience son arrivée: je me préparai à le recevoir de mon mieux. Au jour indiqué, je vais à sa rencontre à une lieue, et je l'attends à l'ombre imaginaire d'un bois de palmiers; mais j'attends vainement. Au coucher du soleil, un Arabe arrive et me remet une lettre; elle était du général Menou: une affaire importante, survenue au moment de partir, me disait-il, l'avait retenu; mais, le lendemain sans faute, il se mettra en route. Le lendemain, mêmes préparatifs et aussi inutiles. Un mois s'écoula ainsi dans les promesses, renouvelées chaque jour et chaque jour oubliées: jamais elles ne furent réalisées.
Le général Menou a acquis une réputation si tristement célèbre, en attachant son nom à la perte de l'Égypte, que je saisirai cette occasion pour le faire connaître et raconter les principaux traits de sa vie. Le général Menou avait alors quarante-huit ans; il avait joué un rôle assez honorable à l'Assemblée constituante, et montré beaucoup de modération dans les crises de la Révolution. Sans aucune espèce de talents militaires, mais non pas sans bravoure, il avait compromis, par ses mauvaises dispositions, le sort de la Convention à l'époque du 13 vendémiaire, quand Barras d'abord, et ensuite Bonaparte, lui succédèrent; il fut accusé et mis en jugement. Le général Bonaparte, connaissant son innocence, le sauva: de là sa résolution de suivre celui-ci en Égypte, où, pour le malheur de l'armée, il se trouva être le plus ancien officier général après la mort de Kléber. Pourvu d'esprit et de gaieté, il était agréable conteur, fort menteur, et ne manquait pas d'une certaine instruction: son caractère, le plus singulier du monde, approchait de la folie. D'une activité extrême pour les très-petites choses, jamais il ne pouvait se décider à rien exécuter d'important. Écrivant sans cesse, toujours en mouvement dans sa chambre, montant chaque jour à cheval pour se promener, il ne pouvait jamais se mettre en route pour entreprendre un voyage utile ou nécessaire: on a vu ce que j'ai raconté sur son voyage projeté à Alexandrie. Quand le général Bonaparte partit pour la Syrie, il lui donna le commandement du Caire: Menou arriva seulement huit jours avant le retour de Bonaparte, et l'absence de celui-ci avait été de cinq mois. Quand, après avoir perdu l'Égypte, il débarqua à Marseille, son premier soin semblait devoir être de venir se justifier, et il resta plus de quatre mois à Marseille, sans avoir rien à y faire. Quand plus tard Bonaparte, premier consul, lui donna, par une faveur insigne, l'administration du Piémont, il retarda de jour en jour son départ pendant six mois, et ne partit que parce que Maret, son ami, le plaça lui-même dans sa voiture attelée de chevaux de poste.
Après avoir montré son incapacité comme administrateur du Piémont, et en quittant cette fonction, on trouva dans son cabinet neuf cents lettres qui n'avaient pas été ouvertes. Constamment et partout le même, on ne cessa cependant de l'employer. À Venise, dont il eut le gouvernement, il devint éperdument amoureux d'une célèbre cantatrice, madame Colbran, devenue madame Rossini, dont il fut la risée, courant après elle dans toute l'Italie, arrivant toujours dans chaque ville après son départ. Il avait rêvé à Venise être grand-aigle de la Légion d'honneur et commandeur de la Couronne de fer, et il avait pris les décorations de ces ordres et les a portées pendant quinze mois. Toujours perdu de dettes, et de dettes criardes, s'élevant souvent à trois cent mille francs, et acquittées plusieurs fois par Bonaparte, il ne pouvait se résoudre à rien payer, et donnait tout ce qu'il avait. Je l'ai vu faire cadeau à un cheik arabe d'une montre marine du prix de trois mille francs, et depuis dix ans son valet de chambre était créancier de ses gages. D'un caractère violent, il tua d'un coup de bûche, à Turin, un fournisseur de sa maison venu pour lui demander de l'argent. Son mariage avec une Turque fut l'écart d'esprit le plus étrange, et le rendit la fable de l'armée et la risée du pays.
C'était un extravagant, un fou, quelquefois assez amusant, mais un fléau pour tout ce qui dépendait de lui. Incapable des plus petites fonctions, l'affection de Bonaparte pour lui et son obstination à l'employer vinrent de ce qu'à son départ de l'Égypte il lui était resté fidèle et s'était placé constamment à la tête de ses amis. Bonaparte n'oubliait jamais les preuves d'attachement qu'il avait reçues, et voilà tout le secret de son incroyable condescendance pour lui.
Je reviens à mes embarras toujours croissants. J'avais pourvu au plus pressé, en me procurant des vivres et de l'argent pour les premiers besoins du service. Mais un fléau très-redouté se déclara et vint compliquer ma position: des symptômes de peste se montrèrent dans un de nos hôpitaux. Cette nouvelle jeta une grande alarme parmi les Francs et parmi nos soldats. L'isolement et diverses mesures de prudence furent ordonnés à l'égard de cet hôpital. Les accidents devenant plus nombreux, la terreur se répandit dans tous les esprits; jusqu'aux chirurgiens, tout le monde voulut s'éloigner. Je m'y rendis plusieurs fois, et ma présence réitérée suffit pour obliger chacun à remplir ses devoirs. Mais les pestiférés ne se montraient pas seulement parmi les malades des hôpitaux; ce fut dans les casernes, chez les habitants, enfin partout.
Dès ce moment, et vu les besoins du service et les communications indispensables qu'ils entraînent, on put tout redouter. Dans une circonstance semblable, il y a deux choses à faire: d'abord calmer autant que possible les esprits, et faire ensuite ce qu'une sage prévoyance concilie avec les devoirs du service. J'appris par les habitants qu'un médecin vénitien, appelé Valdoni, établi au Caire depuis plusieurs années, guérissait la peste: son expérience nous serait utile, sa présence, dans tous les cas, devait rassurer, et je demandai au général en chef de me l'envoyer. À son arrivée, je réunis chez moi les principaux médecins des troupes de terre et de marine en commission. Cette espèce de charlatan, vêtu à la turque, débuta dans son discours en nous disant: «La peste? non e niente affatto.» Cette entrée en matière était singulière et plaisante: il détailla cependant les accidents de cette maladie de manière à satisfaire. Le traitement qu'il indiqua parut raisonnable aux médecins français. Les symptômes étaient une grande prostration de forces, une fièvre horrible, une grande sécheresse à la peau, et la formation d'un bubon. Quand le bubon aboutissait, le malade était sauvé; quand il ne pouvait pas percer, le malade mourait infailliblement, et la crise ne dépassait jamais le quatrième jour. Mais cette tension extraordinaire de la peau cédait souvent à une saignée; alors la crise salutaire arrivait, et on la secondait par d'autres remèdes. On suivit la méthode indiquée, et beaucoup de pestiférés furent sauvés. Les esprits se calmèrent, les soins convenables furent donnés, et tout rentra dans l'ordre accoutumé. D'un autre côté, je pris toutes les mesures préservatrices possibles: les troupes sortirent de leurs casernes et furent consignées hors de la ville, excepté quatre postes commandés; chaque bataillon fut baraqué isolément, et chaque baraque ne contenait que deux soldats; quand une baraque avait contenu des soldats pestiférés, elle était brûlée aussitôt. Chaque habitant européen s'enferma, suivant son usage, dans sa maison: ces maisons, nommées okel, sont construites pour cette circonstance, comme pour résister à une insurrection et à un désordre momentané. Ce sont de grands carrés longs, sans fenêtres extérieures au rez-de-chaussée, fermés par une espèce de porte de ville. Dans la distribution intérieure, il y a autant de parties qu'il y a de familles de la même nation, et tous ces logements communiquent par un corridor couvert, situé au premier étage et donnant sur une grande cour. Je consignai dans l'okel de France, où je demeurais, tous mes domestiques, ne voulant pas, sans motif, ajouter aux dangers que nous courions nécessairement. Nous continuâmes, moi et mes officiers, à vaquer à nos devoirs, comme dans un temps ordinaire, laissant à la fortune à disposer de nous et à régler notre destinée. Dans cette horrible maladie, dont pendant quatre mois j'ai suivi attentivement toutes les phases, j'ai constaté qu'un isolement complet garantissait certainement de ses effets. J'ai remarqué également que ceux qui la redoutaient le plus en étaient atteints plus promptement que d'autres, et, une fois attaqués, ils en mouraient toujours: ceux au contraire qui, plus courageux, n'avaient pas l'esprit inquiet, se montraient moins prédisposés à la prendre, et, quand ils l'avaient gagnée, ils en guérissaient assez souvent. Dans cette circonstance, comme dans tant d'autres, la peur n'est bonne à rien. Enfin j'acquis la triste certitude que les mêmes soins, les mêmes traitements, ne produisent pas les mêmes effets: quand l'état de l'atmosphère a subi des changements notables pendant une même saison, la maladie prend alors divers caractères, ce qui la rend très-difficile à traiter.
Nous voilà donc avec une bonne peste, bien conditionnée, ajoutée à tous les embarras dont j'ai fait le tableau. Cela ne suffisait pas: la flotte ennemie reçut des bombardes, et, chaque jour, ou plutôt chaque nuit, elle nous lança cent cinquante bombes pendant dix jours. Ce bombardement devint un divertissement pour nous, et, au moyen de quelques précautions prises, il ne produisit aucun effet.
Nous étions absolument sans nouvelles de France, et cette ignorance était un des plus grands supplices de l'armée.
La certitude de la déclaration de guerre de la Porte ne nous était point encore acquise; et, quoique des bâtiments portant pavillon turc fissent partie de la flotte en vue, nous nous abandonnions à l'espérance que ces bâtiments de transport avaient été conduits de force par les Anglais.
Nous avions à Alexandrie une caravelle du Grand Seigneur, et le général en chef se décida à la renvoyer à Constantinople, en forçant le capitaine Idris-Bey à emmener avec lui M. Beauchamp, astronome célèbre, trouvé en Égypte à notre arrivée, revenant des bords de l'Euphrate, où il avait été voyager dans l'intérêt des sciences. Idris-Bey s'engagea avec moi, par un traité, à tenir caché M. Beauchamp, à le conduire en Chypre et de là à Constantinople; une fois sa mission remplie, il devait le renvoyer à Damiette. Son fils resta à Alexandrie, afin de servir d'otage à M. Beauchamp, et en outre un officier et dix hommes de son équipage, pour être échangé contre le consul de France à Chypre et les employés de ce consulat. Beauchamp était porteur d'une lettre pour le grand vizir, avec lequel Bonaparte cherchait à entrer en relation. Nous essayâmes à plusieurs reprises de faire partir la nuit la caravelle, au moment où les Anglais s'éloignaient de la côte, mais toujours sans succès; elle dut mettre de jour à la voile. Arrêtée et fouillée par les Anglais, Beauchamp, découvert, fut envoyé à Constantinople, comme il le demandait, mais mis au château des Sept-Tours, où peu après il termina sa vie.
D'un autre côté, Bonaparte, voulant établir des rapports avec la France par la côte de Barbarie, me chargea d'envoyer à Derne un négociant d'Alexandrie, nommé Arnault, très-brave et très-galant homme, qui parlait bien arabe et connaissait tous ces parages. Cette mission étant fort périlleuse, le général en chef craignit qu'il ne refusât de la remplir; en conséquence, il m'ordonna de l'expédier par surprise. Sous un prétexte, je le fis arriver sur le brick le Lodi, où il reçut ses ordres, ses instructions et l'argent nécessaire. Il s'y résigna sans hésiter; le pauvre homme était profondément affligé du doute montré sur son courage et son dévouement; quatre heures après son embarquement il était parti pour sa destination. Le brick avait l'ordre, après l'avoir débarqué, de rester à sa disposition; mais il s'éloigna de la côte aussitôt après l'avoir mis à terre, et ce malheureux, ainsi abandonné, fut tué par les Arabes. Sa veuve, madame Arnault, existant encore aujourd'hui en France, est un exemple de l'erreur des médecins, qui avaient cru utile l'inoculation de la peste; madame Arnault eut cette année la peste à Alexandrie; c'était la troisième fois qu'elle en était attaquée. Chaque fois, à la vérité, la maladie a été plus faible; mais il n'est cependant pas très-rare en Égypte de voir des gens mourir d'une seconde attaque.
«Alexandrie, 2 octobre 1798.
«J'ai eu, mon cher général, une entrevue avec le capitaine de la caravelle turque; il est intimement convaincu de l'amitié de la Porte pour nous, il ne croit à aucune hostilité, et il prétend que la marine turque qui est devant le port d'Alexandrie a été ramassée dans les îles de l'Archipel par les Anglais, et se trouve aujourd'hui sous leur oppression.
«Il a dit à un officier qu'il avait reçu la nouvelle de la sensation que notre entrée ici avait faite à Constantinople; que d'abord elle avait été fâcheuse; mais que, la note officielle étant parvenue, l'opinion avait changé, et que le Grand Seigneur avait expédié partout des petits bâtiments pour ordonner d'avoir des égards pour les Français; qu'il avait envoyé un bâtiment à Alexandrie pour vous porter des témoignages de bienveillance et d'amitié; que le bâtiment avait été pris par les Anglais et n'avait pu communiquer. Effectivement, on vous a rendu compte qu'il y a environ deux mois un petit bâtiment turc vint pour entrer dans le port; mais, chassé et arrêté par une frégate anglaise, il resta deux jours à Aboukir. Le capitaine de la caravelle envoya à celui qui le commandait des rafraîchissements; les Anglais les prirent, les portèrent à bord, mais empêchèrent que le canot ne communiquât.
«Il ajoutait que le Grand Seigneur, las de ne recevoir aucune nouvelle d'Alexandrie, d'entendre constamment les calomnies des Anglais, envoyait le capitan-pacha avec une division de trois vaisseaux et de plusieurs bâtiments légers, pour voir par lui-même ce qui se passait, et donner de nouvelles assurances d'amitié; qu'il était parti il y a déjà quelque temps, et qu'il l'attendait sous trois ou quatre jours; que, si à son approche on avait des inquiétudes sur la conduite qu'il garderait, il proposait de laisser en otage ses enfants, et d'aller lui-même en parlementaire annoncer au capitan-pacha la manière distinguée dont nous avions traité tout ce qui appartenait au Grand Seigneur.
«Il nous redit hier mot pour mot les mêmes choses, mais cela seulement comme bruit qu'il avait entendu et comme sa conviction particulière; pour se dispenser probablement de nous faire connaître par quelle voie ces nouvelles lui étaient parvenues.
«Je lui fis observer que, puisque le capitan-pacha venait avec des intentions amies, les Anglais mettraient sans doute obstacle à son entrée, et qu'alors nous serions privés de recevoir les témoignages éclatants qu'il nous promettait par l'envoi du hatti chérif. Il ne put pas concevoir cette difficulté, et la fierté ottomane ne put admettre que les Anglais osassent encourir l'indignation de la Porte, en faisant injure à un grand de l'empire.
«Le capitaine de la caravelle paraît, au reste, un homme loyal; tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, a le caractère de la vérité; il peut être trompé, mais n'est pas trompeur.
«Après avoir canonné quatre jours sans succès, les ennemis se sont lassés. J'ai ordonné quelques travaux que je crois utiles pour couvrir le fort, et pour donner refuge à la légion nautique, si des forces supérieures venaient à effectuer un débarquement. J'ai fait bien armer les batteries, et je ne crois pas qu'avec le secours de troupes qu'en cas de besoin j'y conduirais il puisse y avoir quelque chose à craindre.»
«Rosette, 21 octobre 1798.
«Vous êtes un homme d'or, mon cher général, vous êtes un des véritables créateurs de l'Égypte. Vous naviguez avec deux cents bâtiments sur un canal qui était jugé impraticable; vous fertilisez les campagnes arides de Damanhour et de l'Élowa; vous alimentez Alexandrie, etc., etc.
«Pour moi, vous êtes d'une amabilité parfaite, puisque vous prenez autant de soin de mes canons. Je prie Dieu, Mahomet, tous les saints du paradis et de l'alcoran, pour que la mesure que vous proposez soit adoptée. Car, quant à la réussite, j'en suis convaincu, d'après ce que vous me mandez. Recevez tous mes remercîments de votre obligeance; je vous aime et embrasse de tout mon coeur. Vale et ama.»
«Alexandrie, 28 octobre 1798.
«Je viens de recevoir, mon cher général, votre lettre du 2 brumaire. Nous avons été vivement affectés des événements arrivés au Caire, et particulièrement de la perte de Dupuis et de Sulkowski. L'exemple terrible que vous avez donné préviendra sans doute de nouveaux malheurs et assurera notre tranquillité.
«Les ennemis paraissent ne plus s'occuper d'Alexandrie. Ils ont réuni une partie de leurs forces vis-à-vis d'Aboukir; ils ont canonné le fort depuis quatre jours, mais inutilement et sans produire d'autre effet que la mort d'un seul homme.
«L'ennemi, hier, a paru vouloir débarquer à une lieue d'Aboukir; on a canonné vigoureusement ses chaloupes, qui, à ce qu'on estime, portaient environ huit cents hommes. Une seule est arrivée à terre, et n'y est pas restée deux minutes; puis elles se sont éloignées.
«Si les Anglais veulent entreprendre quelque chose aujourd'hui, ils ne réussiront pas davantage. Le renfort que j'y ai envoyé fera merveille au physique et au moral.
«Le transport de l'artillerie que vous demandez est suspendu pour le moment. On emploiera le peu de chevaux qui sont ici à ce travail lorsque les circonstances auront changé, et je ne crois pas qu'il faille attendre longtemps.
«Je ne sais si vous avez des données sur les bâtiments turcs qui sont ici près, mais je suis bien impatient de fixer mon opinion sur ceux qui les montent. Jamais un bâtiment turc ne s'approche d'une de nos batteries sans être suivi d'un vaisseau anglais, et la promptitude avec laquelle ils sont arrivés ne pourrait-elle faire penser que ce n'est point une expédition venant de Constantinople, mais quelques bâtiments en croisière ou de Rhodes, ramassés par les Anglais? Si nous sommes assez heureux pour que les ennemis essayent encore de descendre, nous ferons des prisonniers, et nous saurons à quoi nous en tenir.»
«Alexandrie, 12 novembre 1798.
«J'attache le plus grand prix, mon cher général, aux témoignages de confiance que vous voulez bien me donner, et personne plus que moi n'en sent la valeur. Vous m'imposez l'obligation précieuse de les mériter, et je suis prêt à tout faire pour y parvenir.
«L'amitié avec laquelle vous me traitez m'autorise, mon cher général, à vous ouvrir mon coeur, et je crois pouvoir vous dire tout ce que je pense. Vous connaissez mieux que personne ma position, et vous savez que dans l'ordre des choses le destin de mes jours sera déterminé par les événements qui auront lieu d'ici à quelque temps. Si des opérations militaires doivent avoir pour théâtre l'Égypte, rien au monde ne pourrait me décider à retourner en France. Je sacrifierais ma vie et mon bonheur futur pour sauver ma gloire et mériter l'estime publique. Mais, si nous sommes destinés à être bientôt dans une paix profonde, si enfin l'honneur me permet de partir, je ferai tout au monde pour en obtenir la permission. Vous voyez, mon général, que ce n'est point l'erreur d'une passion légère qui me conduit, c'est un calcul plus sage, et le désir de prévenir des désordres domestiques qui me prépareraient des tourments éternels, qui me dirige. Je veux fixer la paix, la tranquillité et la confiance dans ma maison, et me préparer pour tous les âges un bonheur durable.--Si le général en chef me donne le commandement que votre bienveillance sollicite pour moi, ne croyez pas que je risque d'être oublié longtemps ici, et de perdre l'occasion de profiter des circonstances favorables qui peuvent se présenter.--Bonaparte me donne trop de témoignages d'amitié pour la révoquer en doute. Je crois être certain qu'il comptera pour quelque chose mon bonheur et mes vrais intérêts. Mais, mon cher général, vous connaissez les hommes, et vous savez combien il est utile de solliciter soi-même ce que l'on désire. N'est-il donc pas à craindre que les difficultés se multiplient pour moi si l'on me place ici? Je suis franc dans ce moment comme je le suis toujours. Je crois que j'y pourrais être utile, qu'en peu de temps peut-être même j'y remonterais la machine, et que mon désir de bien faire, mon zèle et vos conseils suppléeraient à ce qui me manque. Mais vous voyez ma position, assurez-moi votre appui, mon cher général, pour obtenir mon changement, lorsque vous ne me croirez plus nécessaire ici, si le général en chef me donne le commandement d'Alexandrie. Lorsqu'il n'y aura plus de danger, lorsqu'on ne pourra plus prévoir d'opération militaire, lorsque tout sera organisé, que votre amitié si franche me tende une main secourable, et je me consacre avec le plus grand plaisir à tous les travaux qui se préparent, et que vous dirigerez.
«Pardon, mon cher général, si je vous ai entretenu si longtemps de mes intérêts, mais vos bontés m'ont inspiré de la confiance, et cette confiance, mon abandon.»
«Rosette, 15 novembre 1798.
«INSTRUCTION ENVOYÉE AU COMMANDANT D'ALEXANDRIE.
«S'il se présente une ou deux frégates turques pour entrer dans le port d'Alexandrie, le général commandant les laissera entrer.
«S'il se présentait un plus grand nombre de bâtiments de guerre turcs pour entrer dans le port d'Alexandrie, le général fera connaître à celui qui les commande qu'il est nécessaire de faire part de sa demande aux chefs supérieurs: on devra même l'engager à envoyer quelqu'un au Caire, au général en chef.
«Si le commandant turc persistait à vouloir entrer avec un nombre de bâtiments qui excéderait celui de deux avant d'avoir la réponse du Caire, le général emploiera la force pour l'en empêcher.
«Si une escadre turque vient croiser devant le port, et qu'elle communique directement avec le général, celui-ci prendra d'elle toute espèce d'informations et lui fera toute espèce d'honnêtetés.
«Si cette escadre, ou tout autre commandant turc, ne voulait communiquer que par des parlementaires anglais, le général fera connaître à ces commandants turcs combien cette mesure est indécente et contraire à la dignité du Grand Seigneur; le général les engagera à communiquer directement avec lui, sans intermédiaire anglais, et il fera connaître à ces commandants qu'il regardera comme nulles toutes les lettres qui, relativement aux Turcs, lui viendraient par des parlementaires anglais.
«Si ces pourparlers avaient lieu, il faudrait employer mesure, circonspection, politesse et fermeté.»
«Rosette, 15 novembre 1798.
«Mon cher général, ne parlons plus de devoirs entre nous; ne parlons que d'amitié: je compte sur la vôtre comme vous pouvez compter sur la mienne.
«Je suis extrêmement sensible à la confiance que vous me témoignez; soyez assuré que j'en sens tout le prix et que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour y répondre.
«Mon cher général, l'estime publique vous appartient depuis longtemps, et la gloire que vous avez acquise partout où vous avez servi est un capital que vous ne perdrez jamais et qui ne fera que s'augmenter.
«Je sens combien vous devez désirer de retourner en France. Le général en chef, qui vous aime, qui vous estime, et qui depuis longtemps a des liaisons particulières avec vous, est certainement, à cet égard, du même avis que vous et moi, et vous donnera toutes les facilités qui pourront se concilier avec les circonstances et avec les besoins que la chose publique et lui ont toujours d'un homme tel que vous. Quant à moi, mon cher général, je ferai aussi entendre ma faible voix au général en chef pour tout ce qui peut vous être agréable, mais la vôtre seule suffirait. Vous êtes dans ce moment d'une utilité majeure à Alexandrie; vous seul pouvez donner à cette ville et aux troupes le ton qui convient. Je l'ai demandé au général en chef, j'espère qu'il me l'accordera; ne vous y opposez pas, et je vous donne ma parole d'honneur, mon cher général, que vous n'y resterez que le temps nécessaire pour mettre tout en ordre et pour montrer aux Anglo-Turcs un homme fait sous tous les rapports, soit pour leur en imposer, soit pour traiter avec eux.
«Je vous répète que ce n'est que momentané, et que vous ne vous fixerez à Alexandrie qu'autant de temps que la difficulté des circonstances vous promettra de la gloire à acquérir. Si, dans les événements qui vont se succéder rapidement dans ce pays-ci; si, dans les négociations qui, dans mon opinion (peut-être erronée), vont s'ouvrir, il se présentait une occasion d'aller en France porter quelque dépêche importante, ou pour envoyer au Directoire un homme qui, sous tous les rapports, servît parfaitement bien la chose publique, dressons toutes nos batteries, mon cher général, pour que vous en soyez chargé. Mais, au reste, vous connaissez mieux que moi le général en chef: vous êtes pour ainsi dire son frère d'armes; il sait que, quand il vous charge de quelque mission importante, c'est un second lui-même qui exécute.
«Je joins ici des instructions qu'il vient de m'envoyer. Je veux, en attendant que l'affaire du commandement soit arrangée, que vous soyez instruit de tout et que vous concouriez à tout; je le mande au général Mauscourt, en lui marquant que c'est mon intention formelle.
«Adieu, mon cher général, comptez à tout jamais sur ma franche amitié. Vale et ama. Pressez la construction des ouvrages.»
«Au Caire, 29 novembre 1798.
«L'état-major vous donne l'ordre, citoyen général, de prendre le commandement de la place d'Alexandrie. Je fais venir le général Mauscourt au Caire parce que j'ai appris que, le 24, il a envoyé un parlementaire aux Anglais sans m'en rendre compte, et que, d'ailleurs, sa lettre à l'amiral anglais n'était pas digne de la nation. Je vous répète ici l'ordre que j'ai donné de ne pas envoyer un seul parlementaire aux Anglais sans mon ordre. Qu'on ne leur demande rien. J'ai accoutumé les officiers qui sont sous mes ordres à accorder des grâces, et non à en recevoir.
«J'ai appris que les Anglais avaient fait quatorze prisonniers à la quatrième d'infanterie légère. Il est extrêmement surprenant que je n'en aie rien su.
«Secouez les administrations; mettez de l'ordre dans cette grande garnison, et faites que l'on s'aperçoive du changement de commandant.
«Écrivez-moi souvent et dans le plus grand détail.
«Je savais depuis trois jours la nouvelle que vous m'avez écrite des lettres reçues de Saint-Jean-d'Acre.
«Renvoyez d'Alexandrie tous les hommes isolés qui devraient être à l'armée. Ayez soin que personne ne s'en aille qu'il n'ait ses passe-ports en règle. Que ceux qui s'en vont n'emmènent pas de domestiques avec eux, surtout d'hommes ayant moins de trente ans, et qu'ils n'emportent point de fusils.
«Je vous salue.»
«Au Caire, 2 décembre 1798.
«Vous ferez réunir chez vous, citoyen général, dans le plus grand secret, le contre-amiral Perrée, le chef de division Dumanoir, le capitaine Barré. Vous leur ferez part de la présente lettre; vous leur ferez les questions suivantes, et vous dresserez un procès-verbal de la réponse qu'ils feront, que vous signerez avec eux.
PREMIÈRE QUESTION.
«Si la première division de l'escadre sortait, pourrait-elle, après une croisière, rentrer malgré la croisière actuelle des Anglais, soit dans le port neuf, soit dans le port vieux?
DEUXIÈME QUESTION.
«Si le Guillaume Tell paraissait avec le Généreux, le Dégo, l'Athénien et les trois vaisseaux vénitiens que nous avons laissés à Toulon, et qui sont actuellement réunis à Malte, la croisière anglaise serait obligée de se sauver. Se charge-t-on de faire entrer l'escadre du général Villeneuve dans le port?
TROISIÈME QUESTION.
«Si la première division sortait, pour favoriser sa rentrée, malgré la croisière anglaise, ne serait-il pas utile, indépendamment du fanal que j'ai ordonné qu'on allumât au phare, d'établir un nouveau fanal sur la tour du Marabout? Y aurait-il quelque autre précaution à prendre?
«Si dans la solution de ces trois questions il y avait des opinions différentes, vous ferez mettre sur le procès-verbal les opinions de chacun.
«Je vous ordonne qu'il n'y ait à cette conférence que vous quatre. Vous commencerez par leur recommander le plus grand secret.
«Après que le conseil aura répondu à ces trois questions et que le procès-verbal sera clos, vous poserez cette question:
«Si l'escadre du contre-amiral Villeneuve partait le 15 frimaire de Malte, de quelle manière s'apercevrait-on de son arrivée à la hauteur de la croisière; quel secours les forces navales actuelles du port pourraient-elles lui procurer, et de quel ordre aurait besoin le contre-amiral Perrée pour se croire suffisamment autorisé à sortir?
«Combien de temps faudrait-il pour jeter les bouées, pour désigner la passe?
«Les frégates la Muiron et la Carrère, le vaisseau le Causse seraient-ils dans le cas de sortir?
«Après quoi, vous poserez cette autre question:
«Les frégates la Junon, l'Alceste, la Courageuse, la Muiron, la Carrère; les vaisseaux le Causse, le Dubois, renforcés chacun par une bonne garnison de l'armée de terre et de tous les matelots européens qui existent à Alexandrie, seraient-ils dans le cas d'attaquer la croisière anglaise si elle était composée de deux vaisseaux et d'une frégate?
«Vous me ferez passer le procès-verbal de cette séance dans le plus court délai.»
«Alexandrie, 4 décembre 1798.
«J'ai reçu hier, mon cher général, votre lettre du 9, par laquelle vous me donnez le commandement d'Alexandrie. Je vous remercie de ce nouveau témoignage de confiance. Je ferai tout pour justifier votre choix, et, si le zèle le plus constant et l'activité la plus soutenue suffisent, j'espère m'acquitter d'une manière satisfaisante de la tâche que vous m'avez imposée: elle ne me paraît pénible que parce qu'elle m'éloigne de vous.
«Le général Mauscourt a été vivement affecté de son rappel, et des motifs exprimés dans l'ordre qu'il a reçu. J'ai cherché à le rassurer, à le calmer, et j'y suis parvenu. Il a presque cru que vous attaquiez son honneur et sa probité, et il voulait à toute force faire mettre les scellés sur ses papiers. Je l'en ai dissuadé, et je lui ai promis de vous écrire pour attester près de vous, non la bonté de son administration, mais la pureté de ses intentions. Il compte partir dans deux jours pour se rendre à vos ordres.
«Je prends le commandement d'Alexandrie dans des circonstances difficiles. Il se consomme journellement ici (la ration n'étant que d'une livre) quatre-vingt-quinze quintaux de blé, et il n'existe en magasin, aujourd'hui, que cinq cents quintaux. Nous n'avons de vivres que pour environ cinq jours.
«Le général Menou a imposé, sur Damanhour, une contribution de deux mille quintaux de blé, de cinq cents d'orge, de cinq cents de fèves, qui doivent être versés à Alexandrie. Nous serions bien riches si tout cela y était arrivé; mais nous avons pour tout moyen de transport quatorze malheureux chameaux, et, au compte que je viens de faire, cent chameaux portant du blé de Damanhour à Alexandrie pourraient à peine suffire à la consommation journalière. Il faut donc réunir plusieurs moyens.
«Je fais chercher, sur le lac Madieh, une passe pour aller le plus près d'Alexandrie, au point le plus près de Rosette. On n'aurait plus alors qu'un transport par terre de trois lieues du côté de Rosette, et de deux lieues du côté d'Alexandrie; et les chameaux, retournant chaque jour à leur gîte, n'ayant plus la dangereuse passe d'Aboukir à traverser, seraient susceptibles d'un plus grand travail. L'officier que j'ai envoyé pour ce travail sera, j'espère, de retour ici dans deux jours.
«Ce moyen n'exige pas moins une grande quantité de chameaux. Je ne vois qu'une manière de se les procurer. Les Arabes en ont beaucoup, et, comme ils nous craignent, ils se tiennent toujours enfoncés dans les déserts. Ils éprouvent aujourd'hui une perte très-considérable: les pâturages des bords du canal, qui, les autres années, faisaient leur richesse, sont déserts maintenant et ne servent à personne. J'espère les décider à envoyer ici des otages pour obtenir la liberté d'amener leurs troupeaux dans ces environs. Alors nous aurions à notre disposition, et à bas prix, un grand nombre de chameaux, qui, avant que la navigation du lac soit en activité, apporteraient quelques charges de Damanhour.
«Le général Perrée, le citoyen Dumanoir, et tous les marins, pensent qu'il est possible, pendant le temps de l'absence de la lune, de faire venir de Rosette des djermes. Je l'ai mandé au général Menou, qui n'a pas cru devoir risquer le blé qu'elles contiendraient. Je lui propose, par ce courrier, de nous envoyer deux djermes chargées de paille. Cette paille nous sera très-précieuse, et, si elle est prise, la perte ne sera pas considérable. Si elles arrivent, on pourra en envoyer d'autres chargées de blé.
«Enfin, mon général, d'ici à dix jours, j'espère avoir organisé un transport de blé qui excédera la consommation.
«J'emprunterai aux habitants du blé, que nous leur rendrons en nature quand nous en serons pourvus.»
«Alexandrie, 6 décembre 1798.
«Le général Menou vous a sans doute rendu compte, mon cher général, du départ de tous les bâtiments à pavillon rouge; trois vaisseaux anglais seulement sont à notre vue: deux croisent devant Alexandrie, un à Aboukir, mouillé.
«Je crois maintenant les transports par mer possibles: nous allons l'essayer. Dût-il y avoir quelque danger, il faudrait encore y avoir recours, car nos besoins sont pressants: nous sommes sans blé, nous n'en avons plus que pour demain, et il faut renoncer à l'idée d'approvisionner Alexandrie par des caravanes. Cent cinquante chameaux marchant continuellement pourraient à peine suffire à la consommation journalière.
«Les rapports que j'ai eus sur la navigation du lac sont satisfaisants: les deux points d'embarquement seront, l'un à une lieue et demie d'Alexandrie, et l'autre à quatre lieues de Rosette. Ainsi nos transports par terre seront diminués; mais cette navigation ne peut pas être mise en activité sur-le-champ: il faut donc employer la navigation extérieure, qui j'espère, sera heureuse, et pourvoira à nos besoins. J'envoie, à cet effet, à Rosette, un officier de marine et deux aspirants intelligents capables de conduire les djermes.
«Les agences en chef des différents services n'ont rien envoyé depuis longtemps aux agents d'Alexandrie; en conséquence, personne n'a un sou: il est difficile que la machine aille. Le divan fournit, en attendant, de la paille, du bois pour la consommation journalière de la garnison, et de la viande pour les hôpitaux. Ces ressources seront bientôt épuisées, et je n'y compte que pour très-peu de temps; aussi vais-je chercher à me pourvoir ailleurs.
«Il est dû à la garnison d'Alexandrie les mois de vendémiaire et de brumaire, tandis que la première décade de frimaire est payée à l'armée.
«Les travaux du génie sont sans activité, parce qu'on n'a encore rien donné sur l'ordonnance de vingt mille francs que vous avez fait délivrer.
«J'ai emprunté quinze cents quintaux de blé au divan pour pourvoir à la subsistance de quinze jours. J'espère que d'ici à ce temps-là, s'il nous arrive quelque argent et que nous profitions bien de la circonstance, nous serons dans l'abondance; et alors je rendrai en nature, ainsi que j'ai promis, quinze cents quintaux.
«Le divan ne marchait pas; je lui ai adjoint, pour le stimuler un peu, le capitaine Arnaud, qui est bien capable d'en tirer parti. Le divan s'assemblera tous les deux jours; le capitaine Arnaud me représentera. Dans les cas extraordinaires, je le convoquerai chez moi.
«Je vais chercher à faire venir du bois par Aboukir.»
«Alexandrie, 24 décembre 1798.
«J'espère, mon cher général, que nous avons vaincu le mal, et que, si la peste reparaît, elle ne fera pas de grands ravages. Nous n'avons, depuis ma dernière lettre, qu'un seul accident de peste: un tailleur français avait sa boutique remplie de vieilleries; il est tombé malade et est mort. Nous avons pris toutes les précautions que la prudence nous a suggérées pour empêcher la propagation de la maladie, et nous en avons senti les bons effets.
«Les vents constamment contraires ont empêché les djermes chargées de blé d'arriver de Rosette ici, de manière que nous finissons aujourd'hui de consommer l'emprunt de blé que j'ai fait il y a quinze jours. Il a fallu encore avoir recours au divan. J'ai trouvé en lui beaucoup de bonne volonté, et il a été convenu qu'un négociant serait chargé de nous fournir chaque jour cent quintaux de blé. Le divan fera les fonds nécessaires s'il en est besoin, et, dans tous les cas, demeure responsable du prix de ce blé. J'ai pris le double engagement près du divan, et comme commandant à Alexandrie, et comme particulier, de le lui faire payer, c'est-à-dire que je lui rendrai, quand nos blés seront arrivés, la quantité qui représentera la somme d'argent qui aura été dépensée. Ainsi nos besoins sont pourvus pour le moment.
«Comme les vents peuvent être encore longtemps contraires, j'ai dû penser aux transports intérieurs. Je me suis adressé aux Arabes qui environnent Alexandrie; j'ai à peu près la certitude d'obtenir d'eux cent cinquante à deux cents chameaux, qui apporteront le blé à Alexandrie, et qui seront payés en nature à raison d'un tiers de la charge, c'est-à-dire que le transport de deux ardebs, pesant huit cent quarante livres, ne nous coûtera qu'un ardeb pris à Rosette, dont la valeur est de trois piastres, ce qui est très-bon marché.
«Dans deux jours la navigation du lac sera en activité. Le premier objet sera de m'approvisionner en fourrage; j'en ai, depuis six jours, fait faire un gros magasin sur le bord du lac, près de l'Élowa, et, là, cinquante bateaux iront le prendre pour l'apporter ici, ou au moins à l'extrémité du lac, près d'Alexandrie.
«Depuis longtemps les envois de Damanhour sont suspendus. J'attribue ce retard aux difficultés locales que le pays présente à un Français. Je crois que le meilleur moyen pour ramener ici l'abondance, pour faire facilement et promptement acquitter la contribution de Damanhour, enfin pour profiter de toutes les ressources qu'offre ce pays, qui doit être considéré comme le grenier d'Alexandrie, serait d'étendre jusqu'à Damanhour le commandement du shériff d'Alexandrie. Il nous est extrêmement utile; il le serait bien davantage s'il avait, pour pourvoir à nos besoins, un pays riche et peuplé; et personne n'en tirerait un plus grand parti que lui, parce qu'il joindrait alors à l'estime qu'on a pour lui les moyens que donne l'autorité. L'unité de commandement ne serait pas blessée, puisqu'il ne ferait qu'exécuter les ordres du général Menou.
«J'ai trouvé un Arabe dont je suis sûr et qui partira demain pour Derne. Quatre jours après, j'en ferai partir un autre: ils porteront tous deux des lettres à un négociant et à un juif qui y fait les affaires des Français. On pourrait, à telle fin que de raison, se servir de ce moyen-là pour envoyer une lettre jusqu'à Tripoli, car il y va souvent des bateaux.
«J'ai l'état, bâtiment par bâtiment, des matelots du convoi: le nombre s'en élève à quinze cent trente-cinq, y compris les capitaines. Il me paraît, d'après cela, difficile de vous en envoyer huit cents. Demain nous prendrons tout ce qui peut remplir votre but et nous vous l'enverrons. Quant aux Napolitains, dont les bâtiments ont été brûlés, une centaine s'est réfugiée sur les vaisseaux de guerre. Nous les aurons quand nous voudrons; mais ils sont en quarantaine.
«Je vous remercie de la défense que vous avez faite de recevoir en payement du vin les billets de la caisse du Caire; il en était déjà arrivé pour soixante mille francs.»
«Alexandrie, 22 janvier 1799.
«Nos maux s'aggravent chaque jour, mon cher général, nos pertes augmentent à chaque instant: la journée d'avant-hier nous a coûté dix-sept hommes morts; celle d'hier à peu près autant. Notre position est vraiment déplorable. Je n'exagère pas nos malheurs; mais, si on ne vient promptement à notre secours, ils seront bientôt à leur comble. Le mécontentement des troupes est extrême et tel, que je puis raisonnablement craindre une insurrection; si elle arrive, je saurai ou tout ramener à l'ordre ou succomber; mais qu'on ne nous abandonne pas; et ces malheurs-là seront prévenus. Tout est ici six fois plus cher qu'à Paris, et il n'y a qu'une très-petite partie de la garnison qui ait reçu le mois de vendémiaire; la misère est donc excessive, et les troupes disent hautement qu'on ne les paye pas, parce qu'on espère bientôt les voir périr. Ajoutez à cela la lecture des ordres du jour, qui leur annonce que l'armée est payée régulièrement, et qui leur fait croire que l'argent destiné pour eux est distrait par les autorités immédiates qui les commandent. La ration, d'ailleurs, n'est que d'une livre de pain, à cause de la disette extrême de blé que nous éprouvons; il ne nous reste plus de bois, et voyez si le mécontentement des soldats n'est pas fondé.
«J'ai fait part de toutes mes inquiétudes et de tous mes chagrins au général Menou, et je n'ai obtenu que des phrases de consolation. Ce n'est qu'à regret que je vous fais une peinture aussi triste; mais je ne puis m'adresser qu'à vous pour obtenir un remède, le général Menou n'en trouvant pas. J'ose, espérer, d'ailleurs, que vous m'estimez assez pour croire que le récit que je vous fais est littéralement vrai.
«Vous avez réuni le commandement des trois provinces, afin que la ville d'Alexandrie, qui ne peut pas exister par elle-même, reçût de l'argent et des subsistances de Rosette; vos intentions ne sont pas remplies. Le général Menou s'isole, et le miri des provinces de Rosette et de Bahiré, qui pourrait servir à payer ici les troupes, est employé à tout autre usage. Un négociant d'ici vient de m'assurer à l'instant que son correspondant vient de lui écrire que le général Menou venait de faire rembourser six mille talaris, formant le tiers d'une contribution qui a été payée par la province de Rosette, il y a quelques mois. Et quel moment le général Menou choisit-il pour cela? celui où nous manquons de tout, et où la terre, la marine, les soldats et les administrations, sont dans une égale misère!
«Le commandement que vous m'avez donné de la province de Bahiré me donnerait quelques moyens pour faciliter nos transports, si la quarantaine ne mettait obstacle à tout; mais je ne puis disposer de rien; le général Menou a donné ses ordres à l'adjudant général le Turcq; ainsi ce commandement est illusoire.
«Le général Menou vient d'ordonner que les caravanes ne partiraient de Rosette que tous les cinq jours; ainsi c'est lorsque nous avons le plus besoin de secours que les communications deviennent plus rares.
«Le général Menou vient de défendre, sous les peines les plus graves, à qui que ce soit, de se joindre aux caravanes. Ainsi trois ou quatre cents âmes, qui, sous la protection du détachement français, nous apportaient régulièrement ici des subsistances, n'osant pas marcher seuls à cause des Arabes, né viendront plus, et nous faisons par là un pas vers la famine.
«Nous n'avons pas reçu de Rosette, depuis trois semaines, un grain de blé, et nous en avons tout juste pour quarante-huit heures.
«Il a été impossible de vendre ici la plus petite quantité de vin; personne n'est venu en acheter; et cela me paraît tout simple. Voici le parti que j'ai pris. J'ai forcé les habitants à l'acheter, le divan s'y est refusé formellement. Après avoir tourné la question de toutes les manières, sans avoir pu le décider, je lui ai signifié que je me chargeais de tous les détails, qu'il y aurait sans doute moins de justice dans les répartitions, parce que j'avais des connaissances locales moins exactes qu'eux, mais que mon but serait rempli et que j'aurais de l'argent. J'ai pris ensuite le nom des quinze négociants turcs les plus riches, et leur ai fait signifier que je ne connaissais qu'eux et qu'ils eussent à fournir, sous deux fois vingt-quatre heures, la portion des musulmans. Le divan, qui a senti sa faute, m'a envoyé demander pardon de s'être ainsi refusé à mes demandes, et s'en est lui-même chargé; j'ai cru indispensable de diminuer de vingt-cinq mille livres les cent cinquante mille livres portées dans mon arrêté; il m'eût été impossible de porter le vin à trois livres; je l'ai mis à cinquante sous.
«Ces cent vingt-cinq mille livres serviront à payer un mois à la garnison; la marine vingt-cinq mille, le génie huit à dix mille, l'artillerie deux mille; il ne restera plus rien. Vous voyez que les secours que je vous demande au commencement de cette lettre n'en sont pas moins pressants.
«Le médecin Valdony, que vous m'avez annoncé, n'est pas arrivé, je crois même qu'il n'est pas parti.
«Nous n'avons plus de chirurgiens pour nos hôpitaux; je vous demande avec la plus vive instance de nous en faire envoyer.
«Le commissaire des guerres Renaud est mort, le commissaire Michaud est en quarantaine; le service ici est entre les mains du commissaire adjoint de Damanhour; il est incapable de mener une machine aussi vaste, et d'ailleurs il est nécessaire dans sa province; je vous demande de nous en faire envoyer un.
«La commission sanitaire fait tout ce qu'elle peut; je lui ai adjoint deux capitaines de bâtiments marchands, afin de l'aider dans ses pénibles travaux.
«J'attends votre réponse à ma lettre du 26, afin de savoir si je dois envoyer à Damanhour les marins dont je vous ai parlé.
«La caravelle serait partie ce matin si un vaisseau anglais n'était paru.
«Je n'ai reçu qu'hier votre arrêté du 22 nivôse; je vais le mettre à exécution; les alléges sont prêtes.»
«Au Caire, 5 février 1799.
«Puisqu'il est impossible que la caravelle parte de nuit, puisqu'elle ne peut pas profiter du moment où les Anglais sont loin pour sortir, qu'elle sorte lorsqu'elle voudra, et le plus tôt possible.
«Je vous salue.»
«Rosette, 23 février 1799.
«Nos maux augmentaient, mon cher général, et je ne voyais aucun moyen de leur apporter de remède, tant qu'Alexandrie resterait dans l'oubli où cette ville est depuis longtemps. J'ai pris le parti de venir passer quarante-huit heures ici. J'ai respecté les lois sanitaires, et me suis campé hors la ville. Le général Menou m'a remis le commandement. J'ai sur-le-champ fait un emprunt de cent vingt mille francs, hypothéqué sur les rentrées de l'arrondissement. La moitié sera payée ce soir, et je l'emporterai avec moi. Le reste me suivra de près. Je payerai avec cet emprunt la première quinzaine de frimaire aux troupes. Je donnerai une vingtaine de mille francs à la marine, et je donnerai assez d'argent au génie pour pousser vigoureusement les travaux, qui depuis longtemps déjà sont suspendus.
«C'est la perspective qu'offrent les événements que l'on peut présumer qui m'a décidé à venir trouver le général Menou, et de lui demander ou de me donner des secours, ou de me remettre le commandement que vous m'avez confié. Votre absence me rend personnellement responsable de tout ce qui doit être fait, et j'ai été effrayé en pensant qu'en restant encore quelque temps dans la même sécurité la ville d'Alexandrie ne serait pas capable de la résistance qu'il est nécessaire qu'elle oppose.
«J'ai donc cru devoir mettre de côté les considérations particulières, au risque même de déplaire au général Menou. J'ai cru indispensable de tout sacrifier aux besoins pressants de la place d'Alexandrie. J'ai pensé surtout qu'il fallait faire arriver promptement les fortifications à un terme qui donnât quelque confiance; et je crois pouvoir atteindre ce but; mais il fallait de la prévoyance; et, si j'eusse attendu encore quelque temps, je crains bien qu'il n'eût été trop tard.
«J'ai donc fait ce que j'ai cru devoir faire, et ce que vos derniers ordres m'ont autorisé à faire. J'ai pensé exclusivement à préparer la défense d'Alexandrie, à laquelle mon honneur aujourd'hui est lié. Le général Menou m'a parfaitement reçu et a paru me céder sans peine le commandement. Il part sous peu de jours pour le Caire. Il sent, mon général, l'impossibilité d'envoyer un bataillon à Damanhour. Les quatre qui font la garnison ne forment en tout que quatre cent quatre-vingts fusiliers pour le service. Jugez, je vous prie, s'il est possible de diminuer ce nombre.
«Le général Menou me laisse donc la légion nautique, moins un détachement qui partira avec lui. Je vais l'envoyer à Ramanieh, afin de mettre à même le chef de brigade Lefebvre de s'établir de nouveau à Damanhour. Je vais avec ce secours presser la rentrée des contributions. Malgré tous mes efforts, elles ne s'élèveront jamais à la hauteur des dépenses fixes de l'arrondissement. Je vous enverrai par le premier courrier le tableau des différences.
«La peste va bien à Alexandrie; les accidents sont devenus moins fréquents, et le nombre des morts moins considérable: nos hôpitaux ne perdent pas plus de trois à quatre hommes par jour.
«Les Anglais sont toujours en présence. Ils ont suspendu depuis quelques jours leur bombardement.»
FIN DU TOME PREMIER.
Avis de l'éditeur.
LIVRE PREMIER.--1774-1797.
Naissance de Marmont (1774).--Sa famille.--Ses premières années.--Premières relations avec Bonaparte (1792).--Admission à l'école d'artillerie.--Foy.--Duroc.--Premières amours.
Admission au 1er régiment d'artillerie.--Lieutenant (1793).--Camp de Tournoux.--Premier combat.--Siége de Toulon.--Bonaparte à Toulon.--Carteaux.--Dugommier.--Du Teil.--Junot.--Attaque du Petit-Gilbraltar (17 décembre 1793).--Pillage de Toulon.--Massacres.--Anecdotes.--Oneille (1794).
Situation intérieure de la France.--La terreur.--9 thermidor.--Bonaparte accusé.--Son opinion sur le 9 thermidor.--Projet d'une expédition maritime contre la Toscane.--Bonaparte quitte l'armée d'Italie.--Siége de Mayence (1795).--Retraite de l'armée française.
Pichegru.--Desaix.--15 vendémiaire.--Barras.--Marmont aide de camp du général Bonaparte.--Madame Tallien.--Bal des victimes.--Directoire.--Dumerbion.--Kellermann.--Bataille de Loano (23 novembre 1795).--Schérer.--Hiver de 1795 à 1796 à Paris.--Mariage de Bonaparte.
CORRESPONDANCE DU LIVRE PREMIER.
Lettre de Marmont à son père, du camp de Saint-Ours.
------------------à sa mère, du camp de Saint-Ours.
Lettre de Marmont à son père, de Certamussa.
------------------à sa mère, de Saint-Paul.
------------------à son père, de Toulon.
Rapport original de la prise de Toulon au président de la Convention nationale.
Ordre du jour du général Dugommier.
Lettre de Marmont à sa mère, du fort de la Montagne.
------------------à son père, du fort de la Montagne.
------------------à sa mère, en rade.
------------------à son père, à bord du brick l'Amitié.
------------------à sa mère, de Toulon.
------------------à son père, de Strasbourg.
------------------à sa mère, d'Ober-Ingelheim.
------------------à son père, d'Ober-Ingelheim.
------------------à sa mère, d'Ober-Ingelheim.
------------------à son père, d'Ober-Ingelheim.
------------------à son père, d'Ober-Ingelheim.
------------------à sa mère.
LIVRE DEUXIÈME.--1797-1798.
Masséna.--Augereau.--Serrurier.--Laharpe.--Stengel.--Berthier.--Montenotte (11 avril 1796).--Dego.--Mondovi.--Cherasco.--Mission de Junot et de Murat.
Passage du Pô (16 et 17 mai).--Lodi.--Milan.--Pavie.--Borghetto.--Valleggio: création des guides.--Vérone.--Mantoue investie.--Emplacement de l'armée française.--Anecdotes.--Madame Bonaparte.--Armistice avec le roi de Naples.--Surprise du château Ubin.
Siège de Mantoue.--Lonato (3 août 1796).--Anecdote.--Castiglione (5 août).--Roveredo.--Trente.--Lavis.--Bassano.--Cerea.--Deux Castelli.--Saint-Georges.--Marmont envoyé à Paris.--Arcole (17 novembre) .--Les deux drapeaux.--Réflexions sur les opérations de Wurmser.--Rivoli (15 janvier 1797).--La Favorite (17 janvier).--Capitulation de Mantoue (2 février).
Expédition contre le pape Pie VI.--Trait de présence d'esprit de Lannes.--Prise d'Ancône.--Singulière défense de la garnison.--Monge et Berthollet.--Tolentino.--Pie VI.--Rome.--L'armée française entre dans les États héréditaires (10 mars 1797).--Tagliamento (16 mars).--Joubert dans le Tyrol.--Neumarck (13 avril).--Mission de Marmont auprès de l'archiduc Charles.
Armistice de Leoben (avril 1797).--Causes des premières ouvertures faites par Bonaparte.--Traité préliminaire de paix avec l'Autriche (19 avril).--Réponse de M. Vincent à Bonaparte.--Troubles de Bergame (12 mai).--Venise se déclare contre la France.--Mission de Junot.--Le général Baraguey-d'Hilliers marche sur Venise.--Entrée des Français dans la ville.--Création de la République transpadane.--Alliance avec la Sardaigne.
18 fructidor.--Pauline Bonaparte.--Leclerc.--Négociation de Passeriano.--Le comte de Cobentzel.--Clarke.--Anecdote.--Madame Bonaparte à Venise.--Desaix à Passeriano.--Première idée sur l'Égypte.--Existence de Bonaparte en Italie.--L'armée du Rhin confiée à Augereau.--Paix de Campo-Formio (17 octobre 1797).--Dandolo.--Anecdotes.--Voyage de Milan à Radstadt et de Radstadt à Paris.
CORRESPONDANCE DU LIVRE DEUXIÈME.
Lettre de Marmont à son père, de Cairo.
------------------à son père, de Cherasco.
------------------à sa mère, de Crémone.
------------------à son père, de Milan.
------------------à son père, de Peschiera.
------------------à sa mère, de Milan.
------------------à son père.
------------------à son père, de Bassano.
------------------à son père, de Castiglione.
------------------à son père, de Brescia.
------------------à son père, de Vérone.
------------------à sa mère, de Milan.
------------------à son père, de Goritz.
LIVRE TROISIÈME.--1798-1799.
Retour du général Bonaparte à Paris.--Sa conduite politique.--Situation intérieure de la France.--Première idée d'une descente en Angleterre.--Bonaparte, nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, reconnaît l'impossibilité d'effectuer une descente.--Mariage de Marmont.
Projet arrêté d'une grande expédition en Égypte.--Moyen par lequel on se procure de l'argent.--Départ de Toulon (19 mai 1798).--Anecdote.--Réflexions sur l'expédition d'Égypte.--Malte.--Alexandrie (1er juillet).--Les mameluks.--Mourad-Bey.--Ibrahim-Bey.--L'armée française d'Égypte.--Marche sur le Caire.--Les savants.--Ramanieh (13 juillet).--Le Nil.
Premier engagement avec les mameluks.--Combat de la flottille.--Chébréiss.--Camp de Ouardan (19 juillet).--Embabéh.--Pyramides.--Pêche aux mameluks.--Entrée au Caire.--Mécontentement de l'armée.--Expédition contre Ibrahim.--Aboukir (1er août).--Paroles de Bonaparte en apprenant ce désastre.
Mission confiée au général Marmont.--Excursion malheureuse dans le Delta.--Le canal du Calidi.--Influence des vents.--Apparition d'une flotte anglo-turque à Alexandrie (26 octobre 1798).--Dilapidations.--Le général Mauscourt.--Marmont nommé commandant d'Alexandrie.--Menou.--Son singulier caractère.--Peste.--Réflexions sur cette maladie.--Bombardement sans effet contre Alexandrie.--Idris-Bey et M. Beauchamp.--Arnault.--Triste situation des Français à Alexandrie.
CORRESPONDANCE DU LIVRE TROISIÈME.
Lettre de Marmont à Bonaparte, d'Alexandrie.
-------de Menou à Marmont, de Rosette.
-------de Marmont à Bonaparte, d'Alexandrie.
------------------à Menou, d'Alexandrie.
-------de Menou à Marmont, de Rosette.
------------------à Marmont, de Rosette.
-------de Bonaparte à Marmont, du Caire.
------------------à Marmont, du Caire.
-------de Marmont à Bonaparte, d'Alexandrie.
------------------à Bonaparte, d'Alexandrie.
------------------à Bonaparte, d'Alexandrie.
------------------à Bonaparte, d'Alexandrie.
-------de Bonaparte à Marmont, du Caire.
-------de Marmont à Bonaparte, de Rosette.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER.