Title: Napoléon et Alexandre Ier (1/3)
Author: Albert Vandal
Release date: March 5, 2009 [eBook #28254]
Language: French
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Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en décembre 1890.
Miniatures du Cabinet de Mr. le Comte de Rochechouart
E. Plon Nourrit & Cie----Editeurs Imp Chardon-Wittmenn----Heliog Dujardin.
Troisième Édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
Pendant toute la durée de son règne, Napoléon poursuivit au dehors un but invariable: assurer par une paix sérieuse avec l'Angleterre la fixité de son œuvre, la grandeur française et le repos du monde. Pour atteindre ce but, le principal moyen de politique qu'il employa, à l'époque décisive de sa carrière, fut une alliance avec Alexandre Ier, empereur de Russie. Si l'accord essayé à Tilsit se fût consolidé et perpétué, il est probable que l'Angleterre eût succombé, que la France et l'Europe se fussent assises dans une forme nouvelle; la rupture avec la Russie ranima la coalition expirante, entraîna Napoléon à de mortelles entreprises et le perdit. Comment se forma l'alliance? quelles en furent les vicissitudes? comment vint-elle à s'altérer et à se dissoudre? pouvait-elle durer? Ces questions dominent l'histoire européenne de 1807 à 1812, entre Tilsit et Moscou: leur étude forme l'objet de notre ouvrage.
L'alliance russe n'était pas une tradition de notre politique. Au dix-huitième siècle, certains monarques, certains hommes d'État en avaient eu le désir et comme le pressentiment; parfois l'entente avait paru s'opérer; mais, si la nature avait situé les deux États pour être alliés, la politique avait accumulé entre eux des intérêts discordants. Les contrées du Levant, objet des convoitises moscovites, étaient le marché privilégié de la France, et notre gouvernement se faisait un devoir d'en écarter tout compétiteur. L'introduction de la Russie sur la scène européenne dérangeait aussi le système politique du Nord et de l'Orient, tel que l'avait composé la prudence de nos rois et de nos ministres. Pour prendre à revers la maison d'Autriche, ils avaient cherché jadis des auxiliaires à Stockholm, à Varsovie, à Constantinople; la Russie, en poussant ses progrès aux dépens de la Suède, de la Pologne et de la Turquie, combattait nos alliés, et le cabinet de Versailles, sans les soutenir avec efficacité, ne sut point les sacrifier à une puissance qui eût pu nous en tenir lieu. De son côté, pour apprendre la politique, l'administration, la guerre, le gouvernement des Tsars s'était mis à l'école de l'Allemagne: subissant l'influence des instructeurs qu'il s'était choisis, il prenait son point d'appui tour à tour à Berlin et à Vienne; si la Russie policée se sentait portée vers nous par d'instinctives affinités, elle imitait nos mœurs, s'imprégnait de nos idées, aimait notre esprit sans rompre avec nos adversaires, et elle savait distinguer soigneusement ses sympathies de ses alliances.
Après 1789, Catherine II se fit l'un des moteurs de la coalition: son but était moins d'étouffer le mouvement révolutionnaire que de détourner l'attention de la Prusse et de l'Autriche; en occupant contre nous les puissances germaniques, elle s'assurait la main libre en Pologne, en Orient, et se donnait le loisir d'y achever son œuvre. Moins politique et plus ardent, son fils Paul jeta la Russie au plus fort de la mêlée; elle en sortit fatiguée de ses alliés et pleine d'admiration pour l'adversaire. Paul Ier se réconcilia avec la République par goût pour Bonaparte, et ce fougueux rapprochement marque la première de ces unions personnelles où les chefs des deux peuples crurent se comprendre et s'aimer, sans que les gouvernements sussent nettement déterminer les rapports respectifs. Après la mort de Paul, Alexandre Ier recommença la guerre au nom des principes; fils d'empereur légitime et élève de La Harpe, il haïssait dans Napoléon à la fois l'usurpateur et le despote, et, combattant la Révolution disciplinée par un homme, pensait servir en même temps la cause des rois et celle de la liberté.
En France, les partisans de l'alliance russe restaient rares et isolés. Leur voix s'opposait timidement aux deux doctrines nettement affirmées, soutenues avec vivacité, qui se partageaient l'opinion et le gouvernement. Une école fort accréditée vantait l'alliance prussienne; elle s'attachait à cette monarchie de Brandebourg qui avait su, sous Frédéric II, se servir des idées en vogue, se parer d'irréligion, flatter Voltaire et se concilier ce grand maître de l'opinion; elle montrait notre auxiliaire naturelle dans la puissance qui fomentait contre nous la haine de l'Allemagne et qui jadis, sous Louis XIV, avait donné le signal de la première coalition ourdie contre la France. D'autre part, l'alliance autrichienne avait formé, de 1756 à 1789, la doctrine officielle et la tradition du cabinet. Après s'être attardé à lutter contre la maison d'Autriche, à l'heure même où ce système séculaire avait perdu sa raison d'être, le gouvernement des Bourbons avait su à la fin s'en dégager. Sagement novateur, il avait compris que la France et l'Autriche, parvenues à leur développement normal et à leur pleine maturité, pouvaient s'associer utilement pour se modérer l'une l'autre, faire prévaloir une politique conservatrice et assurer la stabilité européenne. Ce principe, il est vrai, fut faussé dans l'application, compromis par des défaillances, discrédité par des revers; néanmoins, l'ancienne monarchie avait su, avant de périr, orienter notre politique dans une voie prudente, et nous avait laissé ce bienfait pour adieu. Après sa chute, lorsque l'ordre nouveau parut se fonder sous la main d'un grand homme, Talleyrand se fit auprès de Napoléon le défenseur des anciens principes, de l'alliance autrichienne, et essaya, par-dessus la Révolution, de renouer la chaîne brisée des traditions. Sa pensée nous paraît avoir été juste et sagace, mais son erreur fut de croire que Napoléon pouvait se l'approprier, choisir ses alliances, s'arrêter dès à présent à un système, et de vouloir soumettre à des règles permanentes une politique dont le caractère et la fatalité étaient de n'en accepter aucune.
Napoléon avait tout conquis, sauf la paix. Derrière chaque ennemi vaincu, il retrouvait l'Angleterre en armes, préparant contre lui de nouvelles coalitions. Pour arracher la paix à l'Angleterre et la donner au monde, il sentait le besoin de gagner une amie sûre qui lui assurerait l'obéissance du continent, tandis qu'il appliquerait tous ses moyens à la lutte sur les mers. Cette alliance indispensable, il la recherchait, la demandait de toutes parts, et partout ne rencontrait que déloyauté. Le combat de l'Europe contre la France restait un duel sans merci, une guerre de castes, en attendant qu'elle devînt la révolte des peuples contre l'omnipotence d'un maître. La Prusse flattait Napoléon et le trahissait tour à tour. Avec Vienne, le rapprochement semblait plus impossible encore. A plusieurs reprises, imposant silence à ses préventions personnelles, l'Empereur s'était adressé à l'Autriche et n'avait essuyé que des refus. Fière d'un long passé de gloire et de hauteur, cette cour aristocratique par excellence se dérobait à toute transaction définitive avec l'empereur révolutionnaire: elle cédait à ses armes sans cesser de le haïr, et plus tard, en essayant avec l'Autriche d'un rapprochement intime, en épousant l'une de ses princesses, Napoléon ne se rallia qu'en apparence ce faubourg Saint-Germain de l'Europe. D'ailleurs, avec quelque puissance que ce fût, la difficulté de s'unir était d'autant plus grande que l'Empereur, ayant eu à les combattre toutes et à les vaincre, devait chercher son alliée parmi ses ennemies de la veille et ne pouvait s'attacher l'une d'elles qu'après l'avoir tout d'abord frappée et meurtrie.
Avec la Russie, par un phénomène qui s'est reproduit plusieurs fois, ce fut l'acharnement de la lutte qui prépara la réconciliation. Les deux nations ne se connaissaient plus; se retrouvant sur vingt champs de bataille, elles apprirent à s'estimer en se battant corps à corps. Eylau prépara le rapprochement, Friedland le détermina, et Napoléon, dans cette journée, conquit l'alliance russe à la pointe de l'épée.
Pour arrêter sa marche triomphante, Alexandre vint à lui, et les souverains conférèrent à Tilsit. Ces deux hommes, que rapprochait le hasard des événements, l'un supérieur, l'autre remarquable, offraient un parfait contraste, et c'est le grand intérêt de leurs rapports que de voir, dans le contact intime qui s'établit entre eux, dans l'action toute personnelle qu'ils cherchent à exercer l'un sur l'autre, les deux caractères se révéler tout entiers, avec leurs particularités extraordinaires et leurs dissemblances profondes. À Tilsit, il semble que le génie de deux races se rencontre et s'oppose. Napoléon personnifie le génie latin dans sa plus forte expression, dans sa rayonnante clarté, dans son alerte vigueur, dans son goût pour les conceptions harmoniques et précises, et chez lui, l'imagination, quelque exubérante qu'elle soit, se subordonne toujours aux règles de la logique. Alexandre tient des races du Nord le goût des aspirations hautes, indéterminées et brumeuses, développé en lui par une éducation toute spéculative. Attrayant, mystérieux et décevant, il découvre de généreuses intentions et trop souvent l'impuissance d'agir, s'égare dans l'irréel, passe sa vie à changer d'idéal, combattu entre des sentiments divers qui tiennent ses décisions en suspens, nuisent à la netteté, à la franchise de son caractère, et laissent toujours au travail de sa pensée quelque chose de flottant et d'inachevé. Napoléon, c'est l'action; Alexandre, c'est le rêve.
À Tilsit, Napoléon se donne immédiatement un but déterminé et pratique: comme les hommes sont surtout pour lui des moyens, s'il s'attache à Alexandre, c'est dans l'espoir de le dominer et de l'employer. À ce moment, l'âme désemparée d'Alexandre s'offre sans difficulté à cette prise. Éperdu et consterné, le Tsar ne demandait que la paix: il s'étonne de trouver un vainqueur qui le console de sa défaite et lui fait espérer d'une alliance tous les avantages qu'il eût retirés d'une victoire; il cède alors à la fortune, à l'ascendant de l'Empereur, embrasse sa cause avec la sincérité relative et passagère dont il est susceptible, et se flatte un instant que Napoléon, l'entraînant dans une voie semée d'enchantements, va l'associer aux prodiges d'une destinée surhumaine.
Cette alliance venait trop tard pour qu'elle pût porter tous ses fruits et remplir l'attente d'Alexandre. Dans la campagne que Friedland avait terminée, en face de cette valeur russe qui trouvait dans le climat et la nature de précieux auxiliaires, qui se retrempait en touchant le sol de la patrie, Napoléon avait dû faire appel à tous les moyens de guerre et de diversion. Pour vaincre la Russie, il l'avait entourée d'ennemis, avait relevé sur ses frontières ceux qu'elle croyait avoir définitivement abattus: il avait tiré la Pologne du tombeau et réveillé la Turquie d'une longue léthargie. Après avoir évoqué ces forces, il ne crut pouvoir les rejeter au néant: à Tilsit, il conserva une Pologne sous le nom de grand-duché de Varsovie; s'il tenta les convoitises orientales d'Alexandre, il ne leur sacrifia point tout à fait la Turquie, laissa aux deux peuples qui s'étaient fiés en lui l'espoir de sa protection: c'était se replacer vis-à-vis de la Russie dans la situation où s'étaient mis parfois Louis XV et Louis XVI, amis de cette puissance, soutiens de ses adversaires.
Chez Napoléon, à défaut d'embarrassantes traditions, des motifs divers expliquent cette conduite. Avant d'avoir obtenu la paix générale, il jugeait dangereux de se dessaisir d'aucun de ses avantages. Une Pologne en armes lui restait utile pour brider la Prusse et surveiller l'Autriche. D'autre part, permettre dès à présent aux Russes d'étendre leurs frontières aux dépens de la Turquie, c'était jeter cet empire dans les bras de l'Angleterre, rouvrir l'Orient à l'influence, aux intrigues, aux armes de nos ennemis. Puis, la Russie nous serait-elle longtemps fidèle? La subite inclination d'Alexandre était-elle autre chose qu'un engouement éphémère? Autour du Tsar tout restait ennemi: le commerce regrettait les produits anglais; la société, cette grande puissance d'alors, se montrait irréconciliable: elle menait contre nous la guerre des salons, plus dangereuse parfois que celle des champs de bataille, continuait d'intriguer avec toutes les aristocraties d'Europe, agissait sur le monarque, le menaçait dans son pouvoir et dans sa vie, et Napoléon, se rappelant la subite disparition de Paul Ier, les revirements successifs d'Alexandre, hésitait à s'engager à fond avec un gouvernement mobile, sans lendemain, qui pouvait à toute heure lui échapper. Il conservait enfin contre la Russie certaines défiances de principe. Avec quelque inquiétude, il considérait cette masse obscure et redoutable, portant en elle l'inconnu, ce peuple qui «grossissait d'un demi-million d'âmes par année 1», ce flot d'hommes montant à l'horizon; il se demandait si la Russie, rompant ses digues, ne viendrait pas quelque jour submerger l'Europe, et lors même qu'il jugeait nécessaire d'employer cette force, il pensait à la contenir. Il avait donc conçu l'espoir de faire alliance avec Alexandre Ier plus qu'avec l'empire de Russie, et, isolant le monarque de sa cour et de sa nation, l'éblouissant, le subjuguant, lui offrant des satisfactions d'amour-propre et de sentiment, de l'avoir tout à lui sans abandonner à l'État moscovite des avantages irrévocables: laissant beaucoup espérer à la Russie, il s'était réservé de ne céder à ses exigences que le moins et le plus tard qu'il pourrait.
Peu à peu, il est vrai, la force des circonstances l'obligea de livrer à ses alliés plus que n'avaient conquis Pierre le Grand et Catherine: au Nord, une province qui complétait l'empire et couvrait sa capitale; en Orient, des avantages assez considérables pour que la Russie, si elle les eût conservés, eût pu résoudre à son profit le problème qu'elle n'a fait que perpétuellement agiter; mais Alexandre, promptement revenu de son enthousiasme, ressaisi par des doutes, servi par une ombrageuse finesse, avait percé le jeu dilatoire de l'Empereur, et nos concessions, magnifiques, mais tardives, ne suffisaient plus à fixer la confiance et à cimenter l'union.
En même temps, la puissance impériale débordait sur le monde, redoublant l'inquiétude de tous les États. Ce serait, il est vrai, mal connaître Napoléon que de voir dans ce progrès à outrance simple fureur de prendre, délire d'une ambition folle de conquêtes. Certes, les projets de Napoléon furent aussi démesurés que grandioses. Il prétendit à la fois ressusciter le passé et devancer l'avenir.--Devenu César, il rêva d'être Charlemagne; il voulut ramener transitoirement à l'unité romaine les États épars de l'Occident, et en même temps, se saisissant des peuples, les arrachant à leurs souvenirs, à leurs traditions, les soumettant à une autorité régénératrice, mais imposée, les précipiter violemment dans la voie de leurs destinées futures. Mais ces conceptions ne naissaient pas en lui spontanément; elles n'y apparaissent, pour ainsi dire, qu'à l'état d'idées réflexes, suscitées par les nécessités de sa lutte contre l'Angleterre. Pour réduire cette insaisissable ennemie, il doit chercher de tous côtés des moyens de guerre indirecte, prendre des sûretés et des gages, s'emparer de toutes les positions d'où il pourra inquiéter, menacer, léser l'Angleterre; il doit opposer partout la terre à l'Océan, et si cette obligation constante ne justifie point ses fautes, les écarts prodigieux de sa politique et de son ambition, elle les explique et en donne la raison première. Le but qui s'impose à lui, Napoléon le poursuit par des procédés conformes à son génie, tour à tour impétueux et subtil. Il introduit de force ou insinue son autorité chez tous les États qui l'environnent: débiles et vieillis, ces États tombent en poussière dès que sa main les touche; son imagination créatrice lui inspire alors d'élever sur ces ruines un ordre plus régulier, de tirer des avantages permanents de nécessités temporaires; voyant l'Europe crouler à son contact, il n'échappe pas à la tentation de la reconstruire sur un plan nouveau. C'est ainsi qu'allongeant sa domination sur les côtes de la mer du Nord et de celle du Midi, pour en interdire l'approche au commerce insulaire, il se laisse aller à réorganiser l'Allemagne et l'Italie. S'il touche à l'Espagne, pour son malheur et le nôtre, c'est qu'il voit en elle une arme contre l'Angleterre. Dans les ports de la péninsule dorment les restes d'une force navale imposante. Pour lutter contre l'éternelle rivale, l'ancienne monarchie se cherchait en Espagne des flottes auxiliaires, des moyens de guerre maritime qui suppléaient à l'insuffisance des nôtres, et elle s'était fait de ce royaume un arsenal de rechange. À son tour, Napoléon veut utiliser l'Espagne: il l'enlace, la domine; puis, frappé de la faiblesse et des hontes de son gouvernement, il conçoit peu à peu l'inique et funeste projet de la ravir à sa dynastie et d'établir les Bonapartes partout où ont régné les Bourbons. Enfin, aspirant à se frayer au travers de la Turquie une route vers ces régions de l'Inde où l'Angleterre est allée au loin placer son trésor et a cru le rendre inaccessible, il médite, chemin faisant, de réédifier l'Orient et de soumettre à nos lois la Méditerranée tout entière.
Cependant, avant d'entamer ou de préparer chacune de ces entreprises, il se retourne vers l'Angleterre, propose la paix, s'offre à transiger. L'Angleterre lui répond en poussant contre lui une nouvelle masse d'ennemis. Il triomphe encore; sorti de cette épreuve où il a dû remettre au jeu tous les résultats acquis, peut-il s'arrêter et cesser de vaincre? À l'ennemi abattu, notre rivale en substitue un autre, renouvelle sans cesse nos adversaires et éternise la querelle. Un général ne s'arrête point dans le fort du combat, à l'heure où les troupes sont mêlées, où les manœuvres se croisent, où le terrain reste disputé dans toutes ses parties, et le règne de Napoléon n'est qu'une bataille de douze ans, livrée aux Anglais à travers le monde. Chacune de ses campagnes n'est pas une action distincte et séparée, après laquelle il eût pu poser les bornes de sa domination et fermer l'ère sanglante: ce sont les parties indissolublement unies d'un seul tout, d'une guerre unique, où notre nation finit par tomber aux pieds de l'Europe après l'avoir pénétrée et transformée, où la France a succombé, où l'idée française a vaincu.
Seulement, s'il est du devoir impérieux de l'histoire de n'apprécier que dans leur ensemble cette crise de l'humanité et l'œuvre de l'homme qui y joua le principal rôle, de rendre à l'une et à l'autre leur véritable caractère, cette vue supérieure des choses échappait nécessairement aux princes contemporains. À mesure que la France, démesurément accrue, pesait davantage sur l'Europe, chacun d'eux se sentait plus menacé dans son indépendance, dans sa sécurité, et ceux mêmes qu'un penchant fugitif ou une association momentanée d'intérêts avait rapprochés de Napoléon revenaient vite à préparer contre lui la résistance et la révolte. Avec la Russie, néanmoins, l'alliance se fût prolongée peut-être, si les craintes vagues de cette puissance, moins directement opprimée que les autres, ne se fussent concentrées sur un objet précis, s'il n'y eût eu, dans le contact qui s'établissait entre les deux empires à travers l'Allemagne envahie, un point sensible et douloureux. Ce fut le grand-duché de Varsovie. La campagne de 1809 contre l'Autriche eut pour conséquence l'extension du duché, et ce progrès, faisant craindre à la Russie une complète restauration de la Pologne, la souleva contre un péril moins réel qu'imaginaire.
Cette guerre de 1809, fatale à l'alliance, peut-être Alexandre eût-il pu la prévenir; s'il eût, ainsi que Napoléon l'en conjurait à Erfurt, tenu à l'Autriche un langage sévère, peut-être eût-il arrêté cette puissance prête à pousser contre nous ses armées reconstituées. Plus tard, lorsque la cour de Vienne se fut dévoilée et que les hostilités eurent éclaté, en remplissant son devoir d'allié, en s'associant franchement à la lutte, le Tsar eût pu en modifier les résultats, réserver ses intérêts, intervenir aux négociations de paix avec l'autorité de services rendus à la cause commune. Sa conduite fut faible et sans loyauté. Il n'osa refuser son concours à Napoléon et ne le lui prêta qu'en apparence, rassura sous main l'Autriche en faisant mine de la combattre, retint l'élan de ses armées, et laissa les Polonais paraître seuls à nos côtés sur le champ de bataille déserté par les Russes. Puis, lorsque les soldats de Poniatovski eurent forcé par leurs services la reconnaissance de Napoléon et reçu le prix de leur valeur, il ne sut que se plaindre au lieu de s'expliquer.
Napoléon continuait pourtant de croire à l'utilité, à la nécessité d'un accord au moins apparent avec la Russie: pour reformer le lien qu'il sentait se dénouer, il essaya de bonne foi un double effort, demanda au Tsar la main de l'une de ses sœurs et lui offrit des garanties contre le rétablissement de la Pologne. Les deux négociations qui s'ensuivirent, menées simultanément, marquent la crise suprême de l'alliance. Les hésitations, les exigences d'Alexandre firent manquer l'une et l'autre; il prétendit dicter l'arrêt de mort définitif de la Pologne en termes qui révoltèrent l'orgueil de Napoléon, permit en même temps à sa mère de refuser la main de la grande-duchesse Anne, et laissa le conquérant, déçu, irrité, recevoir des mains de l'Autriche cette fille d'empereur qu'il avait demandée à la Russie. Après avoir provoqué cette évolution, le Tsar en aggrava les conséquences en les préjugeant; il interpréta le mariage autrichien comme un revirement total de la politique napoléonienne, comme la contre-partie de Tilsit, y découvrit une arrière-pensée d'offensive envers la Russie, et renonçant peu à peu aux bénéfices, aux obligations de l'alliance, ne songea plus qu'à se remettre en posture de défense. La responsabilité de la rupture retombe ainsi pour une grande part sur ce monarque. N'oublions pas cependant que l'usurpation commise par Napoléon au détriment des Bourbons d'Espagne, avec la guerre maudite qu'elle provoqua dans la péninsule, ayant porté atteinte à la sécurité de toutes les dynasties légitimes, augmenté en 1808 les terreurs de l'Autriche, fourni à cette puissance le motif et l'occasion d'une nouvelle prise d'armes, avait été la cause première de cette campagne de 1809 qui engendra celle de 1812. L'entreprise d'Espagne se rattache par un lien étroit, facilement saisissable, à tous les événements qui entraînèrent Napoléon à sa perte. C'est le point de départ d'une succession fatale, le premier anneau d'une chaîne ininterrompue, de même que le partage de la Pologne, en faisant redouter continuellement aux Russes une résurrection de leur victime, en les troublant par une crainte obsédante comme un remords, se retrouve à l'origine de tous les mouvements qui jetèrent leur politique hors de ses voies naturelles. Reconnaissons ici cette justice providentielle qui se dégage tôt ou tard des événements, sait rejoindre et frapper les coupables. Si Napoléon et la Russie reprirent une lutte funeste qui ensanglanta le monde, qui mena nos troupes dans Moscou en flammes et plus tard, par un formidable reflux, attira dans Paris les armées du Tsar, qui anéantit la puissance de Napoléon et fit peut-être manquer à la Russie la royauté de l'Orient, ce fut moins l'effet d'une opposition véritable d'intérêts, d'injures réelles et réciproques, que la conséquence indirecte d'abus de pouvoir respectivement commis aux dépens des faibles. En 1812, Napoléon porta la peine d'avoir en 1808 arbitrairement disposé de l'Espagne, et la Russie d'avoir participé un demi-siècle plus tôt au démembrement de la Pologne.
À partir des premiers mois de 1810, l'alliance n'est plus qu'un voile trompeur, recouvrant une hostilité latente. Des deux parts, on s'observe, on s'épie, on se suspecte; sans vouloir la guerre avec une préméditation consciente, on la rend inévitable à force de la prévoir et de s'y préparer. Les deux souverains s'intitulent encore alliés et amis; ils se flattent parfois du regard, se caressent de la parole, mais ce n'est que pour se donner mutuellement le change, prolonger entre eux une fausse sécurité et rassembler à loisir les moyens de se nuire. Cependant, dans la voie des manœuvres hostiles, Alexandre est toujours en avance. C'est lui qui, le premier, borde silencieusement sa frontière d'armées menaçantes, met en jeu contre nous les ressorts de sa diplomatie, cherche partout des ennemis à la France. Seulement, chacune de ces mesures qui présument à tort les intentions de l'Empereur, celui-ci les justifie rétrospectivement, pour ainsi dire, sinon en fait, au moins en apparence, en multipliant ces actes d'arbitraire, ces coups d'État internationaux auxquels il n'a que trop habitué l'Europe: il redouble ainsi les alarmes de la Russie, l'engage à des démarches plus compromettantes et, de son côté, rapproche la rupture. Enfin, cédant à ses terreurs, Alexandre appelle et provoque la crise: par crainte d'une attaque, il veut la prévenir, admet le rôle d'agresseur et croit possible de surprendre Napoléon.
Sur cette intention d'offensive, le doute n'est plus permis: les témoignages abondent, précis, concluants; on les verra se succéder dans leur ordre et leur gradation. Dans l'hiver de 1811, dix-huit mois avant le passage du Niémen par la Grande Armée, Alexandre songe à franchir ce fleuve, à envahir et à transformer le duché de Varsovie, à créer une Pologne russe pour l'opposer à cette Pologne française dont il se croit menacé, à soulever la Prusse, à corrompre l'Autriche, à essayer avant 1812 tout ce qu'il devait réaliser après, à reformer contre la France la ligue européenne.
Sur le point de tenter ce coup d'audace, il se trouble et s'arrête. Les Polonais, dont il a espéré changer le cœur et surprendre la fidélité, refusent de le comprendre et de le suivre; puis, si l'armée française qui garde l'Allemagne est encore inférieure aux forces dont il dispose, si le meilleur de nos troupes combat et meurt en Espagne, le prestige de Napoléon reste intact, et le nom seul du grand capitaine immobilise la Russie prête à déborder de ses frontières. Par une détermination qui devait être le salut de son empire, Alexandre renonce à l'offensive, conçoit l'idée d'une guerre où la Russie combattra chez elle, repliée sur elle-même, réfugiée dans ses déserts, et se décide à attendre une attaque que son attitude rend inévitable. En effet, par cela seul que la Russie s'est levée en armes et tend vers nous la pointe de son épée, elle paralyse Napoléon et l'empêche de finir son œuvre. Le Nord hostile, c'est la soumission de l'Espagne entravée, c'est un débouché rouvert aux produits de la Grande-Bretagne, c'est notre rivale défaillante reprenant courage, c'est la crise où s'épuisent la France et l'Europe indéfiniment prolongée. Napoléon subit l'inexorable loi qui le condamne à briser tout ce qui n'est pas sujet ou allié: n'ayant pu vaincre les Anglais avec l'aide de la Russie, il est conduit à les frapper à travers cet empire: entre Napoléon et Alexandre, il n'est plus de milieu entre l'alliance et la guerre.
Avant de décider la guerre, Napoléon hésite une dernière fois. Au printemps de 1811, il se consulte, s'interroge, cherche un moyen de transaction et ne le trouve pas. Pour éviter la rupture, il faudrait rappeler nos troupes en deçà de la Vistule, de l'Oder et de l'Elbe, retirer notre bras étendu jusqu'à Dantzig et Varsovie. Mais sacrifier la Pologne, c'est remettre la Russie hostile en contact avec l'Allemagne frémissante, c'est rendre au Tsar la facilité et la tentation d'exécuter les desseins offensifs que Napoléon a pénétrés et connus; reculer d'un pas, c'est s'exposer à tout perdre. Napoléon constate l'impossibilité de s'entendre; à partir de l'été de 1811, il se résout à la guerre, la fixe à l'année suivante, et juge qu'elle s'imposera alors à lui comme une nécessité inéluctable, à moins que l'immensité de ses préparatifs n'amène la Russie à se rendre avant le combat et à recevoir la loi. S'il ne cherche plus à négocier une transaction, il ne rejette pas l'espoir d'imposer à l'adversaire une capitulation anticipée, en dressant à ses yeux un terrifiant appareil. Et alors, c'est ce déploiement de forces devant lequel l'imagination s'étonne, c'est vingt peuples contribuant à former notre armée, c'est le Midi se conjurant contre le Nord, et le cours des grandes invasions remontant vers sa source. Cependant, le péril grandissant n'émeut plus Alexandre, l'âme du jeune empereur s'est affermie dans les épreuves; le génie de son peuple, fait de résignation et de patience, d'orgueil national et de courageuse ténacité, se retrouve en lui tout entier et l'élève à hauteur du rôle auquel son destin l'entraîne. Loin de s'humilier, il prononce plus fièrement ses exigences; la guerre s'engage alors, et les destins s'accomplissent. Napoléon avait cru que son entreprise devait réussir parce qu'elle résultait logiquement de son système, parce qu'il l'avait fortement conçue et préparée, parce que ses moyens étaient innombrables et son génie sans bornes. Dans son arrangement de l'avenir, il avait tout calculé, tout prévu, sauf ce qui échappe aux appréciations humaines, à savoir, la force de résistance que puise en elle-même l'âme croyante d'un grand peuple. Il avait pensé qu'il lui suffirait de vaincre la Russie pour la soumettre; il la vainquit en effet, mais la trouva plus forte après ses revers, inexorable, opiniâtre, sacrifiant ses foyers pour sauver la patrie, attendant sans défaillance que la nature vînt la secourir et la venger; en se flattant de l'atteindre et de la courber comme il avait fait fléchir sous le joug tant de gouvernements et de peuples, le conquérant présuma trop de ses forces, de sa fortune, poursuivit l'inaccessible et rencontra l'abîme.
Dans le récit de ces tragiques événements, l'histoire manquerait à son caractère si elle ne se dégageait des tendances et des sympathies présentes, quelque légitimes qu'elles soient: elle manquerait à son but, si elle ne cherchait dans le passé des avis et des leçons. Entre la France et la Russie, l'éloignement matériel est la raison et la condition de l'entente. La politique de conquêtes à deux, inaugurée à Tilsit, glorifiée à Erfurt, en supprimant les masses intermédiaires, en rapprochant les deux empires, devait inévitablement les constituer rivaux et aboutissait à créer entre eux une cause primordiale de mésintelligence. «Le monde est assez grand pour nous», disait Napoléon à Alexandre. Il se trompait, car il est du propre des ambitions déchaînées de se chercher et de se combattre, dussent-elles, pour se trouver un champ clos, se donner rendez-vous des extrémités de l'univers. Si le système d'envahissements respectifs, suggéré par Napoléon à Alexandre, fut imposé à l'empereur des Français par les circonstances, il n'en demeure pas moins condamné par ses résultats. Un avenir plus normal, plus fécond, semble s'ouvrir aujourd'hui aux destinées des deux peuples, telles que les ont associées le parallélisme des intérêts et la rencontre des sympathies. En s'unissant dans une politique de sagesse et de fermeté prudente, elles pourront assurer l'indépendance du continent, après avoir vainement cherché à s'en partager l'empire, et il paraît réservé à ces deux pôles de l'Europe d'exercer sur elle une influence modératrice, d'en tenir ou d'en replacer les éléments divers dans un juste équilibre.
L'histoire de l'alliance franco-russe pendant le premier empire se trouve en grande partie dans les archives de Paris et de Saint-Pétersbourg. En particulier, les documents conservés aux archives nationales, dans le fonds de la secrétairerie d'État, présentent une importance majeure: ce sont les correspondances adressées à l'Empereur par ses envoyés à la cour de Russie. Auprès d'un monarque qu'il traitait en ami plus encore qu'en allié, Napoléon ne se fit point représenter par des agents diplomatiques ordinaires et n'accrédita, à partir de 1807, que des personnages de son entourage immédiat: ce furent certains des membres les plus en vue de son état-major, les généraux Savary, de Caulaincourt et de Lauriston. Les deux premiers furent admis dans l'intime familiarité d'Alexandre Ier; en même temps, ils restaient en communications constantes et directes avec leur souverain; de loin, ils lui rendaient compte comme ils l'eussent fait aux Tuileries ou à Saint-Cloud, avec la même abondance et la même ponctualité. Aussi leur correspondance ne se compose-t-elle pas seulement de dépêches au sens habituel du mot, adressées au ministre des relations extérieures et conservées dans les archives du département. Par chaque courrier partait une lettre particulière pour l'Empereur, où nos envoyés consignaient par le menu leurs impressions. De plus, après chacune de leurs conversations avec le Tsar,--et ces entretiens se répétaient presque journellement,--ils l'écrivaient mot pour mot, sans y rien changer, en lui laissant la forme de dialogue, et ces sortes de procès-verbaux, annexés à leurs lettres en manière de pièces justificatives, désignés sous le titre de Rapports, nous font parvenir l'écho textuel des propos échangés: c'est l'empereur Alexandre et l'ambassadeur de France que nous entendons parler, à quatre-vingts ans de distance, sans rien perdre de ces particularités de pensée et de langage qui sont souvent révélatrices des caractères. Enfin, au maître qui voulait tout savoir et tout régler, on ne laissait rien ignorer de ce qui pouvait intéresser sa politique ou piquer sa curiosité. Aux lettres et aux rapports se joignaient souvent des feuilles de nouvelles; on y voit figurer la chronique de la cour, les incidents de la vie mondaine, les on dit, les bruits de ville et de salon, et ces pages légères, où réapparaît une société tout entière, avec ses passions grandes et petites, avec ses aspects familiers, complètent et éclairent parfois d'un jour assez vif les pièces purement politiques.
La collection formée par l'ensemble de ces témoignages n'est pas demeurée jusqu'à ce jour entièrement inexplorée, Thiers s'en est servi pour le grand ouvrage qui a établi sur d'inébranlables bases sa gloire d'historien 2. Il nous a paru néanmoins, ces documents étant offerts aujourd'hui aux investigations prolongées et minutieuses, qu'une étude nouvelle pourrait les prendre pour point d'appui, mettre le lecteur en contact plus direct avec eux, détacher un plus grand nombre d'extraits qui ont par eux-mêmes leur valeur, trouver place enfin après le tableau d'ensemble resté présent à toutes les mémoires. Comme complément aux correspondances de Russie, nous avons lu, tant aux archives nationales qu'au dépôt des affaires étrangères, les pièces de tout ordre concernant les relations de l'Empereur avec les autres cours, principalement avec l'Autriche, la Prusse, la Turquie et les États du Nord. Cette étude parallèle nous a paru indispensable comme moyen de contrôle et de plus sûre information: c'est souvent à Vienne et à Berlin que l'on doit chercher le secret des rapports entre la France et la Russie 3.
Note 2: (retour) Bignon, Histoire de France depuis le dix-huit brumaire, et Armand Lefebvre, Histoire des cabinets de l'Europe pendant le Consulat et l'Empire, n'ont pu se servir des papiers de la secrétairerie d'État; ils ont consulté et cité souvent les correspondances conservées au ministère des affaires étrangères. Leurs ouvrages n'en restent pas moins l'une des bases de l'histoire diplomatique pour la période napoléonienne.
Note 3: (retour) Afin d'éviter de trop nombreuses références aux sources, disons que les pièces citées en tout ou en partie dans notre premier volume, sans indication spéciale, sont tirées des archives nationales, AF, IV, 1697, lorsqu'elles sont adressées directement à l'Empereur, ce que nous mentionnons au bas des pages. Les extraits de la correspondance entre le ministère des relations extérieures et nos agents en Russie proviennent des archives des affaires étrangères, Russie, vol. 144 à 146.
Une visite aux archives du ministère des affaires étrangères de Saint-Pétersbourg, où notre ambassadeur en Russie, M. de Laboulaye, nous a fait l'honneur de nous présenter, et où nous avons reçu le plus gracieux accueil, nous a permis de comparer sur certains points la version moscovite à la version française. Nous avons pu consulter, non seulement les rapports des ambassadeurs de Russie à leur cour, mais une partie de la correspondance échangée directement entre l'empereur Alexandre et ses ministres ou représentants.
Il nous a été donné, en outre, de puiser à différentes sources privées. M. le comte Charles Pozzo di Borgo, avec une obligeance dont nous lui sommes reconnaissant, a bien voulu détacher pour nous quelques parties de ces archives de famille dont il fait lui-même un si fructueux usage; il a mis notamment à notre disposition les pièces relatives à la mission de Pozzo di Borgo à Vienne en 1806 et 1807. D'autre part, une précieuse bienveillance nous a mis à même de connaître un certain nombre d'écrits laissés par l'un des hommes qui ont été le mieux initiés au secret des deux empereurs et chez lequel un inébranlable dévouement n'a jamais fait tort à une impartiale sagacité. Le caractère, le mérite et le rôle de ce personnage font de ce qu'il a laissé un monument de grande valeur. Qu'il nous soit permis d'adresser ici, à tous ceux qui ont bien voulu nous prêter leur utile concours, le témoignage de notre gratitude.
Les documents imprimés, recueils de pièces diplomatiques, correspondances, Mémoires, abondent depuis quelque temps sur la période impériale. Une haute et libérale inspiration nous promet prochainement le plus précieux de tous. En attendant que cette publication soit venue satisfaire un besoin de l'histoire, d'autres nous en ont donné un avant-goût et n'ont excité que davantage notre curiosité 4. À l'étranger, la plupart des papiers laissés par les ministres dirigeants de la coalition ont déjà vu le jour. À Berlin, à Vienne, les archives d'État ont livré en partie leurs secrets. En Russie, l'initiative publique et privée nous a valu récemment des pièces d'un singulier intérêt et poursuit d'importantes publications 5. Nous avons essayé de mettre à profit ces documents nombreux, mais épars, en les éclairant par le témoignage auquel il faut essentiellement s'attacher et toujours revenir, lorsqu'il s'agit de pénétrer une politique où tout se lie, se coordonne et marche d'ensemble, la correspondance générale et déjà publiée de Napoléon 6.
Note 5: (retour) M. le professeur Tratchevski a entrepris, sous les auspices de la Société impériale d'histoire de Russie, une grande publication de textes français et russes sur les relations des deux puissances pendant le Consulat et l'Empire. Le premier volume, paru en 1890, comprend les années 1800 à 1803. M. de Tatistcheff a publié dans la Nouvelle Revue (15 mai à 15 juin 1890), avec d'autres documents tirés des archives de Paris et de Saint-Pétersbourg, les lettres d'Alexandre Ier à Napoléon, de 1801 à 1808.
Dans nos appréciations sur les hommes, notre effort constant a été de nous abstraire de toute préoccupation étrangère à l'histoire. Certes, nous ne prétendons pas que cette impartialité soit allée jusqu'à nous mettre en garde contre le souvenir des grands bienfaits et le prestige des grandes actions. Peut-on parler d'Alexandre Ier sans se rappeler que ce monarque, vainqueur de la France en 1814 et 1815, obéissant aux inspirations d'une âme élevée et d'un esprit prévoyant, s'est fait l'ami de la nation qu'il venait de combattre et a su la défendre contre de meurtrières rancunes? D'autre part, les merveilles rencontrées à chaque pas, sous le règne de Napoléon, renouvellent sans cesse l'admiration pour le génie qui les accomplit ou les suscita, dont le pouvoir magique exalta au suprême degré les qualités d'honneur, de bravoure, d'obéissance et de dévouement qui sont bien celles de notre race, pour celui qui, après avoir réconcilié notre nation avec elle-même, en fit une armée de héros et éleva pour un temps le Français au-dessus de l'homme. Sans doute, en face de ces triomphants spectacles, l'incertitude du lendemain, l'angoisse du péril imminent laisse à notre satisfaction, à notre orgueil, quelque chose d'inquiet et de haletant: à ces splendeurs, si éblouissantes qu'elles soient, nous préférons encore le tableau qu'offrit la France à d'autres périodes de son histoire, alors qu'elle joignait la sérénité à la force, la foi dans l'avenir à la pleine possession du présent, à l'avantage des mâles vertus celui des longues traditions, alors qu'elle n'avait pas éprouvé le malheur le plus difficilement réparable qui puisse frapper un peuple, la perte d'une dynastie tutélaire et consacrée par les siècles. Mais comment ne point tressaillir aux souvenirs de l'époque héroïque, de celle qui serait incomparable entre toutes, si la grandeur de l'homme pouvait suppléer à la majesté des antiques institutions! Pour Napoléon, la légende a précédé l'histoire. Celle-ci poursuit aujourd'hui lentement son œuvre, et nous ne pensons pas que la colossale figure qui apparaît au seuil du siècle ait rien à redouter d'un libre et minutieux examen. Néanmoins, notre sujet ne comportait pas sur Napoléon une appréciation d'ensemble, et notre but n'a pas été de l'essayer; peu de plumes sont à hauteur d'une telle tâche; d'ailleurs, pour emprunter une expression à l'un des hommes qui ont le plus combattu, haï et admiré Bonaparte, le juger, serait vouloir juger l'univers 7. Notre désir, plus modeste, répondant mieux à l'infirmité de nos forces, se réduit à faire connaître la politique extérieure de Napoléon sous le rapport spécial que nous avons entrepris d'étudier, à en dégager les mobiles et les moyens, à lui restituer sa physionomie propre, telle que la composèrent le caractère de l'homme et les nécessités extraordinaires de la situation: essayer de montrer le génie dans sa vérité, dans son activité, sans rien dissimuler de lui, en laissant à ses œuvres le soin de le juger, de l'expliquer et de le célébrer, tel est, ce nous semble, l'unique hommage qui puisse lui être dignement présenté: c'est le seul que nous voulions lui rendre.
Paris, juillet 1890.
Après une ébauche d'alliance pendant le règne de Paul Ier, Napoléon et la Russie se retrouvent ennemis.--Austerlitz.--À la fin de 1806, la guerre devient une lutte corps à corps.--Napoléon pénètre sur le terrain des intérêts propres de la Russie.--Ses vues sur l'Orient.--Son principal moyen pour diviser ses adversaires.--Le partage de l'empire ottoman.--Premières insinuations à Alexandre Ier.--Ce monarque résiste à la séduction.--Politique nouvelle de la Russie.--Le sultan Sélim.--Napoléon essaye de ranimer en Orient le conflit entre l'Autriche, la Prusse et la Russie.--Projet célèbre de Talleyrand.--Était-il réalisable?--Écrasement de la Prusse.--Ouvertures successives à l'Autriche.--Proposition de paix et d'alliance à la Prusse.--Frédéric- Guillaume refuse de ratifier l'armistice.--Napoléon entre en pays slave.--La Pologne s'insurge.--La Turquie se ranime.--Napoléon offre à l'Autriche de s'entendre avec lui sur la Pologne et sur l'Orient.--L'Autriche tient entre ses mains le sort des relations futures entre la France et la Russie.-- Mission de Pozzo di Borgo à Vienne.--Il est reçu par l'empereur François et par l'archiduc Charles.--Une audience point compromettante.--L'Autriche refuse de s'engager; raisons de son attitude.--Les Russes dans les Principautés.--Premières opérations en Pologne; Pultusk.--Napoléon redouble d'activité guerrière et diplomatique.--Diversion turque et persane.--Appel aux musulmans; l'archichancelier Cambacérès et les orientalistes français.--Langage tenu à l'Europe; mouvement d'opinion à créer.--Message au Sénat.--Politique conservatrice.--Napoléon et la diplomatie secrète de Louis XV.--Rapport de Talleyrand.--Contraste entre les déclarations officielles du ministre et ses confidences intimes.--Il ne croit pas à la possibilité de faire vivre la Turquie.--Napoléon autorise quelques insinuations à l'Autriche au sujet d'un partage éventuel de l'empire ottoman.--Sa conversation avec le baron de Vincent. --Réponse froide et évasive de Stadion.--Eylau.--Situation critique.--Un mot de Jomini.--Napoléon veut vaincre par les négociations.--Dernière proposition à la Prusse.--Rêve d'alliance russe.--Caractère d'Alexandre. --Ses entours.--Instabilité gouvernementale en Russie.--Le lien de l'intérêt matériel attache la Russie à l'Angleterre.--Phrase significative de Napoléon.--Ouvertures indirectes.--Le cinquante et unième bulletin de la Grande Armée.--Mise en demeure adressée à l'Autriche.--Langage correspondant de Pozzo à Vienne.--Au lieu d'une alliance, l'Autriche offre une médiation.--Plan de Stadion.--La crise orientale continue.--Échec des Anglais devant Constantinople.--Déception à Londres, à Saint-Pétersbourg et à Vienne.--Le futur congrès.--Talleyrand croit à la paix générale; Napoléon comprend la nécessité de combattre encore et de vaincre.--La paix sur le tambour.--Hostilité irréconciliable de la coalition.--Convention de Bartenstein.--Friedland.--L'armée russe hors de combat.--Lettre de Bennigsen.--Commission donnée au grand-duc Constantin.--Réponse d'Alexandre.--Il se décide brusquement à la paix; quels motifs le déterminent.--Sa rencontre avec la cour de Prusse.--Attrait subit qui le pousse vers Napoléon.--L'idée de l'alliance naît dans son esprit.--Appels indirects de l'Empereur.-- Alexandre propose l'entrevue.--La veille de la rencontre aux deux quartiers généraux.--Intentions respectives de Napoléon et d'Alexandre.
Après avoir conquis l'Italie et l'Allemagne, vaincu trois fois l'Autriche, supprimé momentanément la Prusse, Napoléon se trouva en face de la Russie. Naguère, il avait ébauché avec elle un essai d'alliance, interrompu par la mort de Paul Ier; il l'avait vaincue à Austerlitz, quand elle était descendue en Allemagne pour s'opposer à sa fortune: l'année suivante, après Iéna, obligé, pour se défendre, d'avancer encore, il pénétrait sur le terrain des intérêts propres et des ambitions traditionnelles de la Russie. Le 28 novembre 1806, il dépassait la Prusse conquise et entrait en terre slave: de Berlin, il transportait son quartier général à Posen, au seuil de la Pologne; le 1er décembre, il adressait à Sélim III, sultan de Turquie, d'énergiques appels, lui montrant l'occasion propice pour s'insurger contre l'ennemi éternel de l'Islam, et rendre à l'empire des Ottomans sa splendeur première 8.
Cette double action marque dans la carrière de Napoléon une étape importante et son entrée de vive force dans un monde nouveau; c'est l'instant où il rencontre, au delà de l'Allemagne soumise, l'Europe orientale, cette zone de peuples qui s'échelonnent des rives de la Baltique jusqu'à celles du Bosphore, et qui, divers par l'origine, la religion, la race, se sont trouvés réunis depuis un siècle par un péril commun, l'extension continue de la Russie. Cette grande ennemie les a tour à tour molestés et opprimés, pliés à son joug ou à son ascendant, et c'est en cet état que Napoléon les retrouve, mais sa venue leur rend l'espoir et pose à nouveau le problème de leur sort: comme si sa destinée était de rouvrir et de porter à leur crise aiguë toutes les querelles du passé, tandis qu'il déclare par le blocus continental une guerre sans merci au despotisme maritime des Anglais, il remet en question sur la Vistule et le Danube l'œuvre de Pierre le Grand et de Catherine II.
Consul et empereur, Napoléon avait toujours observé avec attention les troubles du Nord, ceux de l'Orient, et le travail qui s'opérait dans ces régions. «Depuis dix ans, écrivait-il en 1806, je suis les affaires de Pologne 9.» Mais la Pologne, partagée, occupée, comprimée, sans gouvernement ni représentation propres, ne lui avait offert jusqu'alors aucune prise; il ne pouvait prétendre à agir sur elle qu'après l'avoir matériellement touchée. Il n'en était point de même pour la Turquie et les pays d'alentour. Un instant, lors de l'expédition d'Égypte, Napoléon avait choisi l'Orient pour objectif; dans les années qui suivirent, il y vit surtout un moyen de diversion et de transaction: c'était sur ce terrain qu'il espérait diviser nos ennemis, dissoudre la coalition en lui ravissant l'un de ses membres, s'attacher l'une des cours principales, quelle qu'elle fût, conquérir enfin cette grande alliance dont il avait besoin pour maîtriser le continent et vaincre l'Angleterre.
En Occident, la haine de la France révolutionnaire, la peur de la France conquérante réunissaient contre nous toutes les puissances et faisaient taire leurs rivalités; pourquoi se disputer l'Italie ou l'Allemagne, quand l'ennemi commun détenait cette double proie? En Orient, si la lutte des intérêts s'était ralentie, elle n'avait point cessé et pouvait redevenir aiguë. Depuis un demi-siècle, on avait vu s'accomplir dans ces contrées de graves événements; on en prévoyait de décisifs: le partage de la Pologne avait paru préparer et annoncer le démembrement de la Turquie. Affaibli, diminué, miné dans ses fondements, cet empire s'effritait et se dissolvait: les provinces n'obéissaient plus à la capitale, les pachas se rendaient indépendants, les peuples se soulevaient, et la monarchie des sultans n'offrait plus qu'un assemblage de souverainetés hostiles et disparates, au-dessous desquelles s'agitait la mêlée confuse des nationalités chrétiennes. Pour déterminer la chute de cette ruine, il semblait que le moindre choc dût suffire, et c'était une croyance universellement répandue que la Turquie ne survivrait point à la tourmente qui s'abattait sur l'Europe. Parmi les États voisins, certains avaient longtemps désiré le partage, bien qu'ils n'osassent le précipiter aujourd'hui, craignant d'introduire en Europe une nouvelle cause de trouble et de confusion; plusieurs le redoutaient, mais se réservaient d'en profiter et d'empêcher surtout qu'il n'en résultât pour autrui un surcroît de grandeur et de fortune. Point de cabinet, point d'homme d'État qui n'eût ébauché un projet de morcellement et qui ne le tînt en réserve pour l'opposer au besoin à des prétentions rivales; sans se heurter avec violence, les convoitises s'attendaient et se suspectaient. Dans le conflit latent qui existait à ce sujet entre Pétersbourg, Vienne, Berlin et Londres, Napoléon avait reconnu la fissure de la coalition, et sa politique s'appliquait à y pénétrer comme un coin pour la creuser et l'élargir. Cette idée de partager la Turquie, qui flotte dans l'air, il s'en saisit et la formule, non pour la réaliser encore, mais pour en faire, selon les cas, un appât ou un épouvantail; tour à tour, il l'approuve, la condamne, et, suivant la puissance avec laquelle il s'entretient et qu'il veut séduire, se montre pressé de détruire la Turquie ou jaloux de la conserver.
En 1801 et 1802, pendant son premier rapprochement avec la Russie, s'adressant au tsar Paul, à Alexandre Ier ensuite, il appelle leur attention sur l'état précaire et chancelant de la Turquie, annonce l'inévitable écroulement de cet empire, et montre dans le partage de ses dépouilles le lien qui doit réunir la France et la Russie. Il s'efforce de réveiller, de stimuler à Pétersbourg des convoitises traditionnelles, et, pour parler aux Russes, s'approprie le langage de Catherine II: «Parlez de Catherine II, dit-il à Duroc envoyé en mission à Saint-Pétersbourg après la mort de Paul Ier, comme d'une princesse qui avait prévu la chute de l'empire turc et qui avait senti qu'il n'y aurait de prospérité pour le commerce russe que lorsqu'il se ferait par le Midi 10.» Alexandre Ier reste sourd à ces paroles tentatrices et résiste à la séduction: ajournant toute conquête matérielle en Orient, tout partage, il préfère retourner à la lutte contre la France et veut que la Russie serve de réserve à la coalition. Napoléon reprend alors la question orientale sous une autre forme, et s'en fait une arme contre la Russie. Naguère ennemi et contempteur des Ottomans, il revient à eux, veut être leur ami et s'efforce de les mettre en garde contre une ambition qui, pour se voiler de modération, n'en demeure pas moins active et persévérante.
Si la Russie semblait avoir renoncé momentanément à la politique envahissante de Catherine, elle s'était bornée en fait à en modifier les moyens. On a dit que son système consiste à être tour à tour le plus grand ennemi ou le plus grand ami de la Turquie 11. Paul Ier, puis Alexandre à ses débuts, avaient donné la préférence au second rôle sur le premier: pour dominer en Orient, ils avaient substitué à la forme brutale de la conquête la forme savante du protectorat. L'expédition d'Égypte, en soulevant les Turcs contre nous, les avait jetés dans les bras de la Russie; celle-ci en avait profité pour les soumettre à une alliance despotique et faire la loi dans leur empire. Semant l'intrigue dans le Divan, achetant les ministres, traitant avec les pachas, agissant sur les peuples, elle avait insinué partout son autorité. L'influence que nous lui avons vu de nos jours exercer dans le Levant ne saurait se comparer à celle qu'elle s'y était acquise au début de ce siècle, alors qu'elle garantissait seule les privilèges des Principautés roumaines, régnait despotiquement sur la mer Noire, faisait passer ses vaisseaux devant le Sérail, communiquait librement par les Détroits avec la Méditerranée, tenait dans chaque île de l'Archipel un consul qui en était devenu le vice-roi, groupait autour de ses agents des milliers de protégés désignés sous le nom significatif de Gréco-Russes, occupait Corfou, travaillait la Morée et l'Albanie, cernait, opprimait, dominait de toutes parts la Turquie, et étendait sur cet empire son ombre sans cesse grandissante.
Cependant, alors que tout autour de lui s'assujettissait et se vendait à la Russie, alors que lui-même affectait la soumission, le sultan Sélim sentait son abaissement et brûlait de secouer un joug qui lui pesait: il tournait parfois un regard plein d'espoir vers la puissance française, qui montait à l'horizon. A partir de 1804, Napoléon s'appliqua à cultiver et à fortifier en lui ces tendances; il faisait appel à sa dignité, à son énergie: «As-tu cessé de régner? lui écrivait-il le 30 janvier 1805.... Réveille-toi, Sélim; appelle au ministère tes amis; chasse les traîtres, confie-toi à tes vrais amis... ou tu perdras ton pays, ta religion et ta famille 12.» Par ces paroles enflammées, par un travail continu de diplomatie, il espérait soustraire progressivement les Turcs à la tutelle du Nord, puis, à un moment donné, les déterminer à une action vigoureuse et les jeter sur le flanc de nos ennemis, reprenant à son profit la vieille politique de la monarchie.
Cette diversion, dont la décadence militaire des Ottomans diminuait la valeur, n'était pourtant que l'un des services qu'il attendait de l'Orient: ce qu'il voulait toujours de ces régions, c'était un moyen de rompre le concert de nos ennemis. Au dix-huitième siècle, l'Autriche et la Prusse s'étaient émues tour à tour des progrès de la Russie sur le Danube, et s'étaient efforcées d'y mettre obstacle; depuis la Révolution, le péril français les avait distraites du péril moscovite, sans leur en dérober entièrement la vue. Serait-il impossible de réveiller leurs défiances, de les porter au comble, de rattacher à nous les puissances germaniques par le sentiment d'un danger commun? Napoléon ne jugeait pas cette tâche irréalisable. De 1804 à 1807, la pensée de provoquer avec la Prusse, avec l'Autriche surtout, une entente sur l'Orient, inspire périodiquement son action diplomatique, elle en forme un des traits essentiels, le plus original peut-être et le plus habile. Talleyrand, qui tient le portefeuille des relations extérieures, s'en fait l'interprète; elle se formule dans ses dépêches, dans ses circulaires, mais apparaît avec non moins de relief dans les lettres de l'Empereur, dans ses conversations, et rien ne permet d'établir que cette vue d'ingénieuse politique appartienne au ministre plus qu'au souverain 13. En 1805, Napoléon fait écrire à l'empereur d'Autriche, déjà presque en guerre avec la France, «qu'on ne peut plus se battre raisonnablement que pour l'empire de Constantinople 14», et montre en Orient le point de contact et de réunion entre l'intérêt des deux États. En toute circonstance, il s'attache à prouver que la politique du Tsar, en préparant l'asservissement graduel de la Turquie, nuit à l'Allemagne, au continent tout entier, autant qu'à la France, et tandis qu'Alexandre Ier se présente contre lui comme le champion de l'indépendance européenne, il se pose en défenseur de l'équilibre oriental contre les visées usurpatrices de la Russie.
À un moment, la pensée de Talleyrand dépasse celle de l'Empereur et s'en distingue. C'était en 1805, au lendemain d'Ulm, à la veille d'Austerlitz; Napoléon marchait sur Vienne, et Talleyrand, établi à Strasbourg avec sa chancellerie, pensait, en diplomate prévoyant, aux conditions de la paix future et aux moyens de la rendre durable. Héritier des dernières et des plus saines traditions du cabinet de Versailles, il désirait sincèrement la réconciliation de la France et de l'Autriche, et voyait dans l'alliance de ces deux empires un gage de repos et de stabilité. Mais la France et l'Autriche ne cesseraient d'être rivales qu'en perdant tout point de contact, c'est-à-dire de conflit: il fallait donc que l'Autriche fût à jamais éloignée de nous, mais il importait que, bannie de l'Italie, rejetée de l'Allemagne, elle reçût une compensation pour tant de dommages, qu'elle sortit de la lutte apaisée, consolée, relevée à ses propres yeux, et l'Orient seul pouvait offrir à ses ambitions une carrière nouvelle. En la poussant dans ces régions, en l'amenant à s'y réfugier et à s'y refaire une fortune, la France gagnerait l'inestimable avantage de la mettre en état d'hostilité constante avec la Russie: regardant désormais vers l'Est, l'Autriche cesserait de nous faire face; elle s'adosserait au contraire à nous pour s'opposer à la Russie et l'écarter du Danube.
Entrant dans le détail des moyens, Talleyrand proposait d'offrir à l'Autriche les Principautés roumaines, la Bessarabie, de la laisser atteindre les embouchures du Danube: son territoire, ainsi prolongé en ligne droite jusqu'à la mer Noire, interposé entre le reste des possessions ottomanes et la Russie, formerait barrière contre cette puissance. Au prix de quelques provinces, la Turquie retrouverait l'indépendance et la tranquillité; quant à la Russie, endiguée du côté de l'Orient européen, elle reporterait ailleurs sa force d'expansion, opérerait un mouvement analogue à celui de l'Autriche, se rejetterait elle-même vers l'Est, s'enfoncerait de plus en plus dans les profondeurs de l'Asie et, tôt ou tard, s'y heurterait à l'Angleterre, maîtresse des Indes. Ce double déplacement organiserait le conflit entre nos adversaires, préviendrait toute coalition nouvelle, assurerait la sécurité de nos conquêtes et résoudrait «le problème de la paix la plus durable que la raison puisse permettre d'espérer».
Talleyrand développa ces vues dans un mémoire célèbre 15 et les condensa ensuite dans un projet de traité: ces deux pièces montrent en lui l'un des politiques qui eurent «le plus d'avenir dans l'esprit», suivant l'expression qu'il appliquait au duc de Choiseul 16. L'Empereur mérite-t-il toutefois le reproche de n'avoir point rédigé la paix de Presbourg conformément aux conseils de son ministre? Il jugeait d'abord,--et l'avenir devait lui donner raison,--qu'une réconciliation avec Alexandre Ier n'était pas impossible, et ne voyait point avantage à créer entre la France et la Russie une opposition d'intérêts définitive. De plus, le projet de Talleyrand, qualifié par son auteur lui-même de «roman politique 17», n'était point susceptible de réalisation immédiate, car l'Autriche ne sentait pas encore sa vocation orientale et se fût dérobée à nos propositions. Ulcérée de ses défaites, considérant la paix comme une trêve, ne renonçant que des lèvres à ses provinces d'Allemagne et d'Italie, elle eût redouté nos présents et refusé de s'exiler aux extrémités de l'Europe; elle eût craint surtout de se compromettre avec la Russie, dont la bienveillance lui apparaissait, dans son malheur, comme sa sauvegarde et son refuge. Napoléon apprécia donc le projet de Talleyrand à sa juste valeur, lorsqu'il se borna à en approuver l'esprit, à y voir une indication pour l'avenir et la règle de ses rapports futurs avec l'Autriche tant que durerait la lutte avec la Russie. Il prévoyait, désirait l'évolution de l'empire des Habsbourg vers l'Est, mais jugeait impossible de la déterminer brusquement, ne l'admettait point d'ailleurs sans un agrandissement parallèle de la France, et, pour le moment, se bornait à la préparer. Aux conférences de Presbourg, il fit faire aux plénipotentiaires autrichiens quelques insinuations, éludées d'ailleurs, au sujet de conquêtes combinées à entreprendre en Orient, pour le cas où la monarchie ottomane se dissoudrait d'elle-même 18: en attendant, il s'efforçait toujours d'intéresser le cabinet de Vienne aux événements du Danube, lui remontrait la nécessité d'appuyer la Turquie défaillante et de réserver ainsi le sort futur de l'Orient.
Note 15: (retour) Analysé par Mignet, Notices historiques, I, 199, par Thiers, VI, 342, par M. Rambaud, Histoire de Russie, 567; cité en extrait par M. Pallain, Correspondance de Talleyrand et de Louis XVIII, XX, XXI; publié in extenso par M. Pierre Bertrand dans la Revue historique (janvier-mars 1889) et dans son ouvrage intitulé: Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon, 156- 174.
En 1806, à mesure que les dispositions de la Prusse deviennent plus équivoques et qu'une nouvelle campagne s'annonce, le langage de Napoléon à l'Autriche devient plus clair, plus pressant. En octobre, lorsqu'il a pris déjà le commandement de son armée, il s'efforce d'obtenir la neutralité de cette puissance en Allemagne en lui offrant de traiter avec elle «sur la base de la conservation et de la garantie de l'empire ottoman 19». Le comte de Stadion, principal ministre de l'empereur François, répond à notre ambassadeur «par monosyllabes 20», et l'Autriche concentre sur notre flanc droit, en Bohême, une menaçante armée d'observation; le coup de foudre d'Iéna déconcerte son mauvais vouloir. L'armée prussienne disparue, avant de marcher à la rencontre des Russes, Napoléon se retourne de nouveau vers l'Autriche, lui enjoint de disperser ses rassemblements de troupes, mais lui renouvelle en même temps ses propositions, la somme d'être notre ennemie ou notre alliée: «Le moment est plus unique que jamais, écrit Talleyrand, car d'un jour à l'autre des négociations peuvent s'ouvrir avec la cour de Berlin et avoir des conséquences telles qu'il ne serait plus possible de revenir à un système d'alliance avec l'Autriche 21.» En effet, las des atermoiements de cette dernière, Napoléon se retourne vers la Prusse qu'il vient d'abattre, et tente de l'entraîner dans son orbite: il offre au roi Frédéric-Guillaume III de lui rendre ses États, si ce prince consent à garantir avec nous et contre la Russie «l'indépendance et l'intégrité de la Porte Ottomane 22». Mais déjà Frédéric-Guillaume s'est jeté dans les bras de la Russie et a appelé dans la Pologne prussienne les armées du Tsar; il n'est plus libre, il refuse de ratifier l'armistice conclu en son nom. L'Empereur s'abandonne alors à son destin, continue d'avancer vers l'Est, réveille de redoutables questions, provoque lui-même la crise dont il n'a fait jusqu'à présent que surveiller les approches, et, touchant l'Europe orientale de son épée, la fait tressaillir et se lever.
À la vue de nos troupes, la Pologne s'insurge. Les Français sont accueillis en libérateurs; Posen, Varsovie leur dressent des arcs de triomphe. La noblesse sort de ses châteaux, où elle porte, depuis onze ans, le deuil de la patrie, et s'offre à Napoléon; les costumes d'autrefois, les emblèmes proscrits, les couleurs de la Pologne reparaissent: il semble que ce soit la résurrection d'un peuple.
En Turquie, l'explosion préparée se produit. En novembre 1806, le général Sébastiani a été envoyé comme ambassadeur à Constantinople, avec ordre d'amener la Porte à faire acte d'indépendance formel envers la Russie. Sélim a déjà prévenu en partie nos désirs; il a prescrit la fermeture des Détroits et restreint les privilèges des protégés: à l'arrivée de l'ambassadeur, il abolit virtuellement le protectorat moscovite sur les Principautés, en destituant leurs princes sans la permission du Tsar. Aussitôt l'ambassadeur de ce monarque, Italinski, proteste et tempête; il somme la Porte d'avoir à rétablir les hospodars déposés et parle de départ immédiat.
Terrifié par ces menaces, travaillé par les intrigues de l'Angleterre, le Divan cède d'abord et révoque le firman de déposition; mais déjà la Russie, alléguant l'ensemble de ses griefs, a jeté une armée en Moldavie et la pousse sur Bucharest: en se saisissant des Principautés, elle tient à s'assurer un gage contre la défection définitive de la Turquie, et voit dans cette occupation une mesure conservatoire de son influence. Cependant la Turquie, façonnée de longue date à la soumission, flotte entre plusieurs partis, lorsque l'annonce de nos victoires en Prusse et de notre marche triomphante finit son indécision. Les ministres, timides ou corrompus, hésitent encore; mais le souverain et le peuple veulent des mesures de vigueur; ils l'emportent. La guerre est déclarée: Sélim envoie au quartier général français un ambassadeur chargé de négocier un traité avec Napoléon; le fanatisme religieux, la haine de l'étranger se réveillent, font passer à travers l'empire ottoman un souffle belliqueux et rapprochent pour un instant les membres épars de ce grand corps. Si les populations chrétiennes s'agitent, si les révoltés serbes s'enhardissent et attaquent Belgrade, les pachas à demi indépendants du Danube se confédèrent pour marcher contre les Russes; ceux d'Albanie et de Bosnie, naguère nos ennemis, demandent secours à notre armée de Dalmatie; des troupes régulières s'assemblent à Constantinople, l'Asie envoie ses réserves, et l'ébranlement de la Turquie répond à l'effervescence polonaise 23.
Napoléon envisagea d'abord ce double et tumultueux mouvement en général et en chef d'armée; il y discerna des moyens de guerre et, sans s'exagérer leur importance, les appropria immédiatement à son usage. Il organisa les levées polonaises en corps réguliers; de Varsovie, il fit rayonner l'insurrection dans les provinces. En Turquie, il se mit en correspondance réglée avec Sélim, lui offrit un traité, une armée, des officiers qui serviraient d'instructeurs aux troupes ottomanes. Non content de s'adresser au souverain, il voulut parler aux peuples, alla jusqu'à faire composer par des orientalistes français, sous la direction de l'archichancelier Cambacérès, une exhortation rédigée en turc et en arabe, et ordonna de la répandre à dix mille exemplaires dans les contrées du Levant. Cet appel aux musulmans était présenté sous forme de prosopopée; c'était le muezzin que l'on faisait parler, le crieur dont la voix tombe d'heure en heure du haut des minarets pour rappeler Dieu aux hommes et leur ordonner la prière. On mettait dans sa bouche de pathétiques objurgations; on lui faisait retracer les progrès de la Russie depuis un siècle, montrer en elle l'adversaire acharné de l'Islam, et convier tous les croyants à une lutte suprême 24. Par de tels moyens, Napoléon espérait remuer de grandes masses d'hommes, les pousser sur le Danube et le Dniester, attirer de ce côté une partie des troupes russes, et affaiblir d'autant les armées qu'Alexandre nous opposerait sur la Vistule. Mais ces forces nationales qu'il évoquait, pourraient-elles plus tard se coordonner, acquérir consistance, se solidifier en États régulièrement constitués? La Pologne pouvait-elle revivre, la Turquie pouvait-elle se régénérer? S'animaient-elles seulement d'une vie factice, ou allaient-elles reprendre une place permanente dans le système européen et le modifier à notre avantage? Problèmes d'incalculable portée, mystérieux et complexes, dont Napoléon hésitait encore à aborder ou à préjuger la solution.
Il tient aux Polonais un langage bienveillant, mais énigmatique, déclare qu'il n'a jamais reconnu le partage, mais que la Pologne ne peut attendre son salut que de la Providence et d'elle-même, qu'elle doit d'abord prouver sa vitalité en s'armant tout entière et en se signalant dans la lutte. Par moments, de vastes et ingénieux projets fermentent dans son esprit. Dès novembre, à Berlin, lorsqu'il offrait sincèrement à Frédéric-Guillaume une suspension d'armes et une réconciliation, il avait pris ses mesures pour que les provinces polonaises appartenant à ce prince, restant inoccupées pendant la trêve, pussent reprendre leur autonomie; il destinait ces pays, accrus peut-être de la Galicie, à former dans la monarchie prussienne restaurée l'élément prédominant; la Prusse, écartée du Rhin, repoussée même au delà de l'Elbe, mais fortifiée sur la Vistule, deviendrait plus slave qu'allemande; elle succéderait au rôle que notre ancienne politique réservait à la Pologne, et qui consistait à appuyer la Turquie au Nord, à former rempart contre la Russie; c'eût été appliquer à la Prusse le système recommandé par Talleyrand à l'égard de l'Autriche, la rejeter dans l'Est, la dépayser en quelque sorte, et lui faire changer de politique en même temps que d'intérêt. Frédéric-Guillaume repousse nos offres: Napoléon songe alors à se passer de lui, à le détrôner, à prononcer la déchéance de sa dynastie, et à placer sous un autre sceptre l'état germano-polonais qu'il est tenté de constituer. On a retrouvé le préambule du décret par lequel il eût annoncé au monde que la maison de Hohenzollern avait cessé de régner, et le motif principalement invoqué était «l'indispensable nécessité qu'entre le Rhin et la Vistule il existât une puissance inséparablement unie d'intérêts avec l'empire ottoman, qui fasse constamment cause commune avec lui, et contribue, dans le Nord, à sa défense, pendant que la France ira l'embrasser au sein même des provinces ottomanes 25».
Toutefois, si Napoléon ne recule pas en principe devant les conséquences extrêmes de sa victoire, il ne les admet encore qu'à titre d'hypothèse. En fait, il sent qu'il n'est point libre et qu'un intérêt majeur enchaîne ses résolutions. L'Autriche reste postée sur notre droite, avec sa force encore imposante et ses troupes toutes fraîches; sa situation la met en mesure, si les Russes nous résistent sur la Vistule et balancent la fortune, de nous prendre en flanc, si les Russes se replient et nous attirent dans l'intérieur de leur pays, de nous prendre à revers; l'intervention d'un nouvel ennemi peut mettre en péril la Grande Armée triomphante, mais éloignée de sa base d'operations, affaiblie par ses victoires mêmes, par le prodigieux élan qui l'a portée d'un bond aux rives de la Vistule. C'est donc l'Autriche qu'il importe toujours et plus que jamais de ménager, de se concilier. Or, la crise turco-polonaise offre cette singularité qu'elle est susceptible, sous certains rapports, de ramener l'Autriche à notre alliance, sous d'autres, de la rejeter vers nos adversaires. La renaissance d'une Pologne sur sa frontière peut lui inspirer de vives alarmes, peut-être des déterminations hostiles, en l'inquiétant pour ses possessions de Galicie; d'autre part, la brusque irruption des Russes sur le Danube, leur entrée dans ces provinces roumaines d'où sa politique s'est fait un principe de les écarter, est de nature à réveiller son attention sur un péril trop négligé. Il importe donc de la rassurer au sujet de la Pologne, d'entretenir et d'aviver ses craintes en Orient. Napoléon ne perdra plus de vue ce double objet. À peine établi à Posen, il s'adresse à l'empereur François en termes conciliants; s'il lui propose, par insinuations d'abord, puis en termes formels, d'abandonner la Galicie, il lui offre une ample compensation en Silésie, dans cette belle province que Marie-Thérèse a perdue et pleurée, et encore ne prétend-il pas imposer à l'Autriche cet échange; il lui laisse l'entière liberté de son choix, affirme qu'il ne prendra aucun parti sans son assentiment, remet entre ses mains la destinée future de la Pologne 26. En même temps, Talleyrand fait renouveler à Vienne l'offre de se concerter sur l'Orient 27, et c'est cet accord que le ministre des relations extérieures, avec une habileté convaincue, va s'efforcer pendant plusieurs mois de réaliser. Napoléon le laisse agir; s'il ne partage point ses préférences de principe pour l'Autriche, s'il conserve contre cette cour d'invincibles défiances, s'il la tient au fond pour irréconciliable et n'attend guère de sa part une conversion sincère, il sent l'extrême besoin de conjurer actuellement son hostilité; d'une nécessité militaire il consent à faire un système politique; envisageant les événements de Varsovie et de Constantinople surtout dans leurs rapports avec Vienne, il subordonne toute décision sur la Pologne, sur la Turquie même, à la pensée de s'assurer dans le présent la neutralité de l'Autriche et, s'il est possible, son alliance dans l'avenir.
Dans le même moment, par une coïncidence remarquable, c'était vers l'Autriche que se portaient les regards de la Russie, son principal espoir et l'effort de sa politique. Comme Napoléon, Alexandre Ier sentait le besoin d'une grande alliance. Depuis Austerlitz, il ne croyait plus que ses forces, si imposantes qu'elles fussent, pussent suffire par elles-mêmes à contre-balancer la valeur de nos troupes, le génie et la fortune de leur chef. La Prusse, réduite à quelques lambeaux de territoire, ne lui offrait plus qu'un concours insignifiant: il ne s'agissait plus de combattre avec elle, mais pour elle, et quelque ardeur que mît Alexandre à la secourir et à la venger, il hésitait parfois à affronter seul une campagne plus redoutable que les précédentes, où l'enjeu ne serait plus seulement le prestige des armes russes, mais l'intégrité de l'empire et la conservation des conquêtes antérieures. Il sentait vaguement que si l'Autriche, seule en état de lui fournir une assistance efficace, ne saisissait point cette occasion de s'unir à lui et de compléter l'accord européen, il serait forcé, tôt ou tard, de traiter avec nous, d'écouter Napoléon, toujours disposé à négocier séparément avec ses adversaires, d'isoler l'intérêt russe de l'intérêt général et de sauvegarder le premier aux dépens du second. Répugnant encore à ce parti, il espérait se l'épargner en triomphant diplomatiquement à Vienne, et toute la force persuasive de son gouvernement s'employait à obtenir la coopération de l'Autriche. Il semblait donc que l'Autriche, par sa situation et la position respective des belligérants, tînt entre ses mains le sort de l'Europe, celui des rapports futurs entre la France et la Russie; en se portant vers l'une ou vers l'autre, elle prolongerait la lutte, en changerait le caractère et les chances; son abstention pourrait amener les deux adversaires, hésitant devant un combat corps à corps, à se rapprocher et à s'entendre.
Tandis que Napoléon faisait porter à l'Autriche par un nouvel ambassadeur, le général Andréossy, ses explications et ses offres, Alexandre Ier comptait tout d'abord, pour déterminer son ancienne alliée, sur son représentant auprès d'elle, le comte Razoumovski, diplomate remuant, bien posé à Vienne, agissant sur la cour par la société. Néanmoins, la gravité des circonstances parut comporter une mission extraordinaire; on la confia à un personnage dont le nom se trouve mêlé à toutes les luttes de ce temps. Le Corse Pozzo di Borgo était allé chercher jusqu'à Pétersbourg un terrain où combattre librement contre son glorieux compatriote, devenu pour lui un ennemi abhorré; il s'était fait Russe, et c'était en cette qualité qu'il menait aujourd'hui sa guerre contre Napoléon, et devait rendre plus tard à la France accablée de précieux services. L'empereur Alexandre, remarquant en lui des talents hors de pair, le jugea propre à activer la plus importante négociation que la Russie eût alors à conduire.
Adroit, audacieux, profondément dévoué à la cause qu'il avait embrassée, Pozzo savait mettre «l'intrigue au service des principes 28»: dans sa manière de traiter, il apportait une verdeur de langage et de pensée qui pourrait avoir raison de la débilité autrichienne; il excellait à déchirer les voiles, à préciser les situations, à montrer le parti qu'elles commandaient; il ne ménageait point les vérités hardies à ceux mêmes qu'il voulait convaincre et servir; il fut souvent le confident de la coalition, il n'en fut jamais le courtisan. Avec cela, fort connu à Vienne, possédant à fond le personnel mondain et diplomatique de cette résidence, il pourrait mettre à profit ses relations cosmopolites pour concerter ses attaques avec celles des autres représentants, et paraissait mieux que quiconque à même de porter la parole au nom de l'Europe tout entière. Enfin, la haine qui stimulait son ardeur naturelle, son âpre envie de réussir, semblaient le meilleur garant de son succès: on ne crut mieux faire que de confier à l'adversaire personnel de Napoléon le soin de déterminer le mouvement tournant qui devait surprendre l'Empereur abordé de front par les Russes et mettre en péril sa fortune aventurée.
Pozzo arriva à Vienne le 13 décembre, peu de jours après Andréossy. Il apportait une longue missive du général baron de Budberg, ministre des affaires étrangères de Russie, pour le comte Stadion; il apportait deux lettres de l'empereur Alexandre, l'une pour l'empereur François, l'autre pour l'archiduc Charles, dont l'avis passait pour décisif en tout ce qui concernait l'emploi des armées autrichiennes. La première était conçue en termes pressants et solennels: «Le sort du monde, disait le Tsar à François Ier, dépendra en grande partie de la résolution que Votre Majesté va prendre 29.» La seconde était un appel flatteur à l'intervention de l'archiduc, auquel on voulait ouvrir une nouvelle carrière de gloire. Pozzo tint d'abord avec Stadion plusieurs conférences; après divers ajournements, le ministre finit par dire, en enveloppant son refus de chaleureuses protestations, que l'Autriche, vu l'insuffisance de ses armements, la restauration imparfaite de ses forces, l'épuisement de ses finances, ne pouvait entrer immédiatement en lice: il donnait des espérances et déclinait tout engagement. Mécontent de cette réponse, Pozzo alla droit à l'empereur et à l'archiduc Charles, fut reçu par eux, et il a fait de cette double audience un récit caractéristique:
«M. le comte de Razoumovski et moi, écrivait-il à sa cour, nous fûmes présentés à l'Empereur. Je remis la lettre de Sa Majesté Impériale. L'Empereur me dit: «J'en sais le contenu, j'ai examiné l'affaire et lu tout ce que vous avez remis par écrit à Stadion. Il vous aura dit que je ne peux pas me battre à présent.» Je répondis que j'avais reçu cette communication avec peine, parce que je savais que S. M. l'Empereur, mon maître, pensait que le moment actuel offrait des avantages qui seront perdus peut-être à jamais, et que le temps que Sa Majesté voulait attendre, au lieu de diminuer les difficultés, les augmenterait de beaucoup. L'Empereur ajouta: «J'ai la plus grande confiance dans les sentiments de votre maître; je serai toujours son ami de cœur, il pense si noblement!» Je répliquai que cette juste et heureuse réciprocité ne pouvait que contribuer au bien des deux empires, mais que pour la rendre utile, elle avait besoin d'efforts et de coopération réelle. Sa Majesté dit alors: «Il me faut gagner du temps; je manque de beaucoup de choses; l'empereur Alexandre sait lui-même dans quel état il m'a laissé il y a un an. Si je me déclare, il faut m'attendre à avoir toutes les forces de Bonaparte sur les bras; je risque d'être écrasé, et alors ce serait pire pour votre maître, il ne resterait plus personne sur qui compter.» J'observai que cette hypothèse était impossible et que, pour s'en convaincre, on n'avait qu'à jeter les yeux sur la situation des armées. Alors, Sa Majesté répéta: «Je me suis souvent battu avec les alliés sans succès; dans ce cas, il ne faut compter que sur soi.» Alors, le comte Razoumovski prit la parole et dit: Si Sa Majesté ne croyait pas que Bonaparte l'obligerait à se déclarer et l'attaquerait en cas de résistance. L'Empereur répliqua: «Dans ce cas, il faut se battre, ça va sans dire, et en désespéré; on se bat mieux dans ces extrémités.» Je dis que j'espérais que Sa Majesté n'aurait jamais attendu les extrémités; ce à quoi il répondit: «Je suis franc, je me battrai le plus tard possible.»
«Ma conversation avec l'archiduc Charles a été plus monotone. Il dit, en se prosternant jusqu'à terre, que c'était une grande bonté à Sa Majesté Impériale d'avoir bien voulu se rappeler de lui, que Sa Majesté étant soldat lui-même, il prenait intérêt à tous ceux de sa profession. Je répondis qu'en effet, c'était en général une grande recommandation auprès de Sa Majesté Impériale que ce titre honorable, mais que Son Altesse en avait encore de plus particulières à l'estime de mon maître par la réputation brillante et méritée qu'il s'était acquise par ses victoires;--alors encore une grande révérence. Je voudrais que Sa Majesté fût persuadée que c'est à l'armée seule qu'est dû tout ce mérite. Je dis que Sa Majesté ne pouvait pas ignorer combien les talents et le courage de Son Altesse avaient influé sur la bonne conduite de l'armée, et que c'étaient ces grands motifs et cette conviction qui avaient déterminé Sa Majesté Impériale à comprendre au nombre des grands moyens pour le salut des deux empires et de l'Europe en général, l'emploi de ces mêmes talents. Alors, comme je voulais entrer en matière, il me coupa la parole en me disant: «Je ne peux pas..... Sa Majesté l'Empereur..... Ce n'est pas à moi», d'un ton tout embarrassé. Pour surprendre son hésitation, je lui demandai s'il avait des nouvelles de l'armée. Il me dit qu'on lui mandait qu'il y avait eu une canonnade sur les bords du Narew, sans conséquence; que, jusqu'alors, le corps de Davoust seul avait passé la Vistule. Je profitai de la tournure de la conversation pour lui dire que notre armée fixait dans ce moment toute l'attention et occupait les forces de Bonaparte, et que Son Altesse Royale, à la tête des Autrichiens, pouvait... Alors, nouvelle interruption et embarras, en répétant que l'Empereur son frère est le seul à qui l'on pouvait parler de choses pareilles, et tout de suite, avec de profondes révérences, il nous congédia, M. de Razoumovski et moi 30.»
Ainsi l'archiduc se dérobait; l'empereur avouait son impuissance, en la déplorant; le ministre paraissait bien disposé, mais se disait retenu et paralysé par des difficultés d'ordre intérieur; et Pozzo, éconduit de toutes parts, constatait avec douleur l'impossibilité présente d'entraîner l'Autriche. Devait-il en induire que cette puissance se disposait à écouter nos offres, à trahir définitivement la cause commune? Il ne lui faisait point l'injure d'un tel soupçon, et, s'il eût pénétré le mystère des propos qui s'échangeaient dans le cabinet de M. de Stadion entre ce ministre et Andréossy, il n'eût été que mieux rassuré. L'Autriche avait accueilli nos propositions comme celles de la Russie, avec une politesse évasive; elle se refusait à l'échange de la Galicie contre la Silésie, sans écarter pour l'avenir l'idée d'une alliance; donnant de bonnes paroles à Pozzo, elle en faisait porter d'autres à Napoléon par un envoyé spécial, le baron de Vincent, dirigé sur Varsovie, où l'Empereur venait d'établir son quartier général; en un mot, elle entendait ne s'engager nulle part et ne se brouiller avec personne 31.
Pozzo découvrit très vite, sous les excuses données, les causes réelles et diverses de cette attitude. Dans plusieurs entretiens, Stadion s'était exprimé avec aigreur sur la rupture de la Russie avec la Porte et l'occupation des Principautés: il jugeait cette mesure inopportune, car elle détournait de la lutte contre la France une partie des forces moscovites, dangereuse, car elle risquait d'entraîner la Russie malgré elle dans un système de conquêtes désavantageuses à l'Autriche. Vainement, en vertu d'instructions formelles, Pozzo avait-il affirmé le désintéressement de la Russie, son désir d'exercer seulement une pression sur la Porte, par la saisie temporaire des Principautés, et de l'arracher à l'influence française; il était certain que le réveil de la question orientale donnait quelque ombrage à l'Autriche et, la plaçant entre deux dangers, entre deux craintes qui la tiraient en sens contraire, contribuait à la tenir immobile. Là n'était point cependant le motif principal qui occasionnait son inertie calculée. En fait, l'Autriche restait de cœur avec nos ennemis: elle désirait leur triomphe, se fût unie à eux si elle l'eût osé, mais ne croyait pas à leur succès, redoutait Napoléon et appréhendait que le conquérant, au moindre signe prématuré d'hostilité, ne se retournât contre elle et n'achevât sa ruine avant de se porter contre d'autres adversaires. L'archiduc ne voulait point compromettre, dans une lutte avec Napoléon, une réputation militaire lentement acquise et soigneusement préservée; l'empereur tremblait pour sa couronne et l'existence de son État, l'aristocratie viennoise pour sa sécurité et ses richesses, et la peur,--Pozzo n'hésitait pas à trancher le mot,--imposait silence à la haine: «Il est certain, écrivait-il, que les dispositions secrètes du cabinet sont contre la France; c'est un mouvement de la nature impossible à contenir, produit par les pertes et les torts qu'ils ont soufferts; mais la peur glace leurs cœurs; on se garde d'avouer ce motif honteux, mais il est la cause dominante de leur conduite 32.» Pour déterminer l'Autriche à agir, il n'est qu'un moyen: résister victorieusement à nos armes et montrer que Napoléon peut être mis en échec. «Les mesures que Sa Majesté Impériale prend de son côté, ajoutait Pozzo en s'adressant au Tsar, sont l'étoile polaire de cette cour et le thermomètre de son courage 33.» Les yeux fixés sur le théâtre des opérations, sur les plaines de Pologne, sur ce réseau de rivières, Vistule, Bug, Narew, entre lesquelles les armées évoluent et se cherchent, l'Autriche attend que des rencontres suffisamment décisives soient venues lui donner une indication, justifier ses craintes ou réveiller ses espérances, et sa conduite finale dépendra des événements de la guerre.
Note 32: (retour) 14-26 décembre 1808. Archives Pozzo di Borgo. Cette dépêche a été citée dans l'ouvrage russe sur la Famille Razoumovski, par A. Vassiltchikoff, IV, 279. Andréossy écrivait de son côté: «La cour de Vienne voudrait se mettre en mesure de n'offenser ni la France ni la Russie, bien qu'évidemment elle soit plus portée vers cette dernière puissance.» 14 décembre 1806. Cf. Adair, Historical memoir of a mission to the court of Vienna in 1806, 157-169.
Les Russes avaient pris position en arrière de Varsovie. En décembre, Napoléon marcha contre eux, força leur ligne de défense, les battit à Czarnowo, à Golymin, à Soldau; de savantes manœuvres devaient lui livrer leur armée tout entière, mais la nature du terrain, la saison ennemie, la pluie, la neige, le dégel contrariaient l'élan de nos troupes; nos soldats avançaient difficilement sur un sol détrempé; l'obscurité de ces tristes régions leur dérobait la vue des mouvements de l'adversaire; Lannes le rencontra en forces à Pultusk et ne put que le contenir. Combattant à l'aveugle, Napoléon préféra suspendre ses opérations et mit son armée en quartiers d'hiver. Les Russes de Bennigsen, abandonnant une partie de leur artillerie, purent néanmoins se replier sans avoir été sérieusement entamés, et c'était pour eux presque un triomphe que d'avoir, dans cette rencontre avec Napoléon, échappé à un désastre 34.
Devant une résistance qui, s'annonçant opiniâtre, pouvait donner du cœur à l'Autriche et grossir le nombre de nos adversaires, Napoléon sentit la nécessité de développer tous ses moyens de guerre et de négociation. Il voulut, sur toutes les frontières de la Russie, prolonger une ligne continue d'attaques, de diversions, enserrer le grand empire dans un cercle d'ennemis. Tandis qu'il lui opposait sur la Vistule un front de défense redoutable et préparait pour le printemps une reprise d'offensive, tandis qu'il organisait plus fortement les corps polonais, il essayait de propager la révolte dans les provinces russes de Volhynie et de Podolie, d'y former des bandes d'insurgés. Cette Pologne d'avant-garde servirait de lien entre la Grande Armée et les forces ottomanes, qui devaient s'avancer sur le Dniester et remonter au Nord en débouchant de la vallée du Danube, après avoir chassé les Russes des Principautés. Pour activer ce mouvement, Napoléon lance de toutes parts des agents, des observateurs, établit à Widdin un centre de correspondance, cherche à nouer des rapports directs avec les pachas de Bulgarie, avec les Serbes; il songe à transporter son armée de Dalmatie sur le bas Danube; trente-cinq mille Français appuieront les bandes musulmanes dans leur marche en avant, donneront un noyau solide à cette masse flottante. Sur la mer Noire, Napoléon veut que les Turcs aient une flotte destinée à insulter les côtes de la Russie, à assaillir la Crimée, et montre à Sébastopol l'un des points vulnérables du colosse.
L'Asie même doit coopérer à nos mouvements. Des émissaires pratiquent les pachas d'Arménie et les poussent contre la région du Caucase; une alliance avec la Perse se prépare: il faut que cette monarchie, diminuée graduellement par la Russie, enlacée d'intrigues, se ressaisisse, reprenne conscience d'elle-même, comprenne que l'heure est propice pour réparer ses pertes: dans la lutte qui s'organise contre l'empire du Nord, la Turquie doit former notre droite, et la Perse notre extrême droite 35.
Mais la question d'Orient reste surtout pour Napoléon une arme politique: plus que jamais, il veut s'en servir pour retourner contre la Russie la coalition dont cette puissance le menace. Il met l'Orient à l'ordre du jour de l'Europe. S'adressant à tous les États, directement aux neutres, à l'Autriche surtout, indirectement aux ennemis, tels que la Prusse et l'Angleterre même, il leur montre qu'il combat pour tous en empêchant la Russie de se frayer à travers la Turquie un chemin vers la Méditerranée. Pour intéresser, pour convaincre, il varie ses moyens, met en activité tous les ressorts qui peuvent agir sur les gouvernements et émouvoir l'opinion; il fait parler la diplomatie et la presse, inspire des dépêches, des circulaires, rédige des proclamations, suscite des ouvrages et commande des articles. En même temps qu'il multiplie les formes de sa pensée, il les condense dans un document solennel. Le 17 février 1808, le Sénat est convoqué à Paris et reçoit un message adressé de Varsovie, appuyé d'un rapport du ministre des relations extérieures; le message est à la fois un discours à la France et un manifeste à l'Europe: «Qui pourrait, dit-il, calculer la durée des guerres, le nombre de campagnes qu'il faudrait faire un jour pour réparer les malheurs qui résulteraient de la perte de l'empire de Constantinople, si l'amour d'un lâche repos et les délices de la grande ville l'emportaient sur les conseils d'une sage prévoyance? Nous laisserions à nos neveux un long héritage de guerres et de malheurs. La tiare grecque relevée et triomphante depuis la Baltique jusqu'à la Méditerranée, on verrait, de nos jours, nos provinces attaquées par une nuée de fanatiques et de barbares. Et si, dans cette lutte trop tardive, l'Europe civilisée venait à périr, notre coupable indifférence exciterait justement les plaintes de la postérité et serait un titre d'opprobre dans l'histoire 36.»
Avec une éloquence plus sobre, le rapport du ministre reprend et développe la même pensée: Napoléon y tient indirectement un langage qui étonne de sa part. Il reprend et s'approprie, pour les besoins de sa cause, cette politique conservatrice que la monarchie à son déclin a eu l'honneur de formuler, et que son action défaillante n'a su faire prévaloir. Impérieusement, à la face du monde, il répète ce que les agents secrets de Louis XV murmuraient à l'oreille des puissances, ce que leur disaient Louis XVI et Vergennes; le conquérant affirme aujourd'hui la nécessité de maintenir les droits acquis, les souverainetés existantes, de refréner les ambitions perturbatrices. Avec une haute raison, il montre dans le partage de la Pologne, dans cette première atteinte au droit public, le principe et la source des maux qui affligent l'Europe; la destruction de la Turquie, si on la laisse s'accomplir, préparera de plus grandes calamités; c'est pour sauver cet empire, dont la préservation est d'intérêt général, pour le rétablir dans son intégrité et son indépendance, que la France verse aujourd'hui son sang, combat à trois cents lieues de ses frontières: l'Europe doit reconnaître en elle le champion de sa cause et le défenseur de ses droits 37.
Le rapport est signé de Talleyrand, et nul doute que le ministre n'en ait inspiré le fond et la forme. Mais ce politique avisé, cet incomparable rédacteur était-il aussi convaincu qu'habile et disert? Croyait-il vraiment à la possibilité de maintenir la Turquie, en faisant de cet empire rétabli dans la plénitude de ses droits l'un des fondements de l'Europe reconstruite? À consulter les témoignages épars de sa pensée, on surprend une discordance singulière entre ses communications officielles et ses confidences privées.
Le 31 janvier 1807, Talleyrand écrivait à M. d'Hauterive, chef de division au ministère, demeuré à Paris, pour lui annoncer l'envoi du message et du rapport; il lui fournissait en même temps des indications sur la manière de créer un mouvement d'opinion en faveur du principe proclamé par l'Empereur, de donner aux esprits l'impulsion nécessaire. «Je vous envoie, disait-il, un article que vous ferez insérer dans l'un des petits journaux; vous en ferez faire un autre dans le même sens pour un autre journal. Il faut que ces articles soient insérés le lendemain du jour de la séance du Sénat, et le jour même où les pièces officielles seront insérées dans le Moniteur. Vous comprenez qu'il ne faut pas différer l'insertion d'un seul jour, afin de ne pas laisser prendre aux journaux une fausse direction.»--«Le principal objet, avait écrit Talleyrand dans un passage précédent, est de faire sentir que l'Empereur, en faisant tout pour rétablir la paix, a dû ne vouloir qu'une paix solide et durable... C'est pour l'affermir que l'Empereur veut l'existence de l'empire ottoman; il la veut pour empêcher que d'autres ne s'enrichissent de ses dépouilles et ne deviennent formidables à leurs voisins; il la veut pour conserver à notre commerce du Midi la première, la seule source de sa prospérité. La conservation de l'empire ottoman devient, sous ce rapport, le premier de nos intérêts, et Sa Majesté ne peut point l'abandonner 38...»
Ce langage porte l'accent de la sincérité. Seulement, six jours auparavant, le 25, Talleyrand avait écrit confidemment à d'Hauterive, qui lui rendait compte des mesures prises pour assurer la composition de l'appel destiné à réchauffer le zèle des musulmans: «Vous faites très bien de suivre les directions officielles que vous a données M. l'archichancelier. Du reste, je ne crois pas que quelque chose puisse relever la puissance ottomane: elle est, à mon sens, perdue, et la question est de savoir quelle portion en aura la France dans le partage qui nécessairement doit être fait de nos jours. Je trouve tout bien, parce que je trouve toute diversion excellente, quelque peu importante qu'elle soit. Aveuglément ou non, ni l'Autriche, ni la Prusse, ni la Turquie même, ni l'Angleterre, ne veulent plus de l'empire ottoman.»
Ainsi, le ministre ne jugeait point qu'une pensée conservatrice à l'égard de la Turquie pût jamais servir de lien entre l'Empereur et l'une des puissances. Fidèle à son projet de 1805, il estimait que ce résultat ne pourrait être obtenu qu'au prix de vastes remaniements en Orient, combinés de manière à créer entre la France et l'une de ses rivales une solidarité d'intérêts actifs et à associer leurs ambitions. Et cette fois encore, malgré ses déclarations officielles, Napoléon ne répugnait pas aux vues de son ministre. Il avait choisi la défense de la Turquie comme terrain d'entente offert à d'autres puissances: c'était à ses yeux un moyen plus qu'un but; mais, s'il lui était prouvé qu'il rallierait mieux l'une des cours européennes en lui proposant de partager plutôt que de maintenir la Turquie, il ne se refuserait pas à entrer dans cette voie, et cette pensée, rencontrée dans son esprit dès le début de sa carrière, retrouvée au début de 1807, rendra moins surprenante son évolution de Tilsit. Actuellement, dans l'état de ses relations avec la Russie, c'est à l'Autriche seule qu'il peut s'adresser, et la nécessité de la gagner devient plus pressante à mesure que croissent les difficultés de notre situation militaire. Jusqu'à présent, l'Autriche est demeurée sourde à nos sollicitations, à nos raisonnements, mais peut-être l'appât d'un profit matériel, d'un agrandissement territorial, la laissera-t-il moins insensible. Napoléon permet donc à Talleyrand de tenter les convoitises orientales de cette puissance, et tandis qu'il semble ériger en dogme politique l'intégrité de la Turquie, il autorise quelques insinuations à l'Autriche au sujet d'un partage éventuel de cet empire.
M. de Vincent, envoyé par l'Autriche en porte-parole et en observateur, était arrivé à Varsovie le 8 janvier 1807, muni d'une lettre amicale et vague de son maître pour l'empereur Napoléon. Celui-ci l'accueillit bien, traita avec lui les différentes questions en cause, annonça l'intention de rendre au roi de Prusse tous ses États, sauf les provinces situées sur la rive gauche de l'Elbe, de ne point restaurer la Pologne, puis, allant au point principal, parla de l'Orient, du péril que faisaient courir de ce côté à l'empire des Habsbourg l'ambition, le progrès constant de la Russie, le pouvoir d'attraction qu'elle exerçait sur ses coreligionnaires du Levant: «Un jour viendra, dit-il, où je paraîtrai devant Vienne avec cent mille hommes pour défendre cette capitale contre l'invasion des Russes 39.» En attendant, il ne s'opposait point à ce que l'Autriche prît ses sûretés et sauvegardât ses intérêts. Le baron de Vincent ayant prononcé le nom de la Serbie et de Belgrade, la réponse fut que l'on verrait sans déplaisir l'Autriche mettre la main sur cette position d'importance majeure; seulement, comme il y avait lieu de ménager encore les susceptibilités ottomanes, il ne fallait point qu'elle s'établît officiellement à Belgrade; elle pourrait s'y glisser subrepticement, déguisant ses soldats en Turcs ou en Serbes 40. À la lettre de l'empereur François, Napoléon répondit par une autre où il était dit «que la puissance russe, non fondée sur une armée plus ou moins forte, mais sur une influence bien prononcée à l'égard des Grecs, devait un jour resserrer les liens entre l'Autriche et la France 41».
Dans un long entretien, Talleyrand se chargea de fournir à M. de Vincent le commentaire de cette phrase. Sans cesser d'exprimer des vœux pour la conservation de la Turquie, il ne se refusa pas à prévoir le cas où l'on reconnaîtrait d'un commun accord que cet empire ne pouvait plus subsister; il indiqua la nécessité de se concerter dès à présent en vue de cette hypothèse, fit allusion aux prétentions que l'Autriche aurait à faire valoir, laissa entendre que la France serait disposée à les favoriser, et que les paroles de l'Empereur devaient être considérées à cet égard comme une avance: «J'ai fait remarquer au baron de Vincent, écrivait-il à Andréossy, que la lettre de l'empereur Napoléon entrait plus en matière sur les questions qui intéressent les deux gouvernements que celle de l'empereur d'Autriche. J'appuie sur cette observation, parce que le premier mot de M. de Vincent était que nous ne faisions point un pas et que nous restions en arrière. La lecture raisonnée de la lettre de l'empereur Napoléon a prouvé le contraire. Elle nous a même placés, pour rendre trivialement mon idée, dans la position de deux personnes qui se rencontrent et dont l'une fait à peine un signe de tête, que l'autre a déjà marché deux pas en avant. La dernière a mieux témoigné sans doute l'intention et le désir d'un rapprochement.
«Après l'analyse de ces deux lettres, faite avec soin et avec détail dans ce sens, j'ai dit à M. de Vincent que la politique de l'Empereur n'était point comme celle du cabinet de Vienne, qu'elle ne variait point suivant les circonstances; qu'elle était uniforme et constante; que la cour de Vienne, au contraire, après avoir parlé de l'alliance, en avait aussitôt éloigné l'époque en faisant naître des obstacles chimériques de la guerre qui s'est élevée entre la France et la Prusse. J'ai ajouté que l'Empereur persévérait dans les dispositions qu'il avait manifestées pour un rapprochement plus intime entre les deux empires. J'ai même été plus loin. J'ai fait remarquer à M. le baron de Vincent que les affaires de l'empire ottoman étaient le véritable nœud des difficultés actuelles, et je lui ai proposé de faire un traité éventuel dont l'objet serait, s'il y a moyen de conserver l'empire des Turcs, d'en garantir l'indépendance et l'intégrité, ou de s'entendre et de se concerter sur ce qu'il y aurait à faire de ses débris pour l'intérêt des deux puissances, si, dans une supposition contraire, il était prouvé qu'il n'est pas plus possible de le conserver dans son entier que de réparer une glace qui se serait brisée en un grand nombre de morceaux 42.»
Cette grave communication trouva la cour de Vienne sous l'impression des derniers événements militaires. Les bulletins russes en avaient singulièrement altéré l'aspect; d'affaires honorables, ils avaient fait des succès marqués; à propos de Pultusk, ils avaient entonné un chant de triomphe, et ces nouvelles inattendues avaient provoqué à Vienne une explosion de joie et d'ardeur belliqueuse. Le parti de la guerre relevait la tête, montrait Napoléon presque vaincu et l'occasion favorable pour déterminer sa défaite; l'empereur paraissait moins timide, l'archiduc Charles semblait ébranlé; Pozzo reprenait espoir et renouvelait ses efforts. Néanmoins, le cabinet ne cédait pas encore à l'entraînement, il éprouvait seulement avec plus de force la tentation de s'y livrer. Avec cette tendance, il devait plus que jamais éviter de se lier avec nous, sans cesser de nous ménager, et réserver ses déterminations. Il répondit à nos offres nouvelles en style de chancellerie. M. de Stadion rédigea une note ambiguë, embarrassée, où la pensée se voilait sous de savantes réticences. On y démêlait pourtant une théorie à laquelle l'Autriche semblait s'être fixée sur les affaires d'Orient; en principe, elle ne voulait, ne demandait rien, et n'interviendrait que dans le cas où l'agrandissement d'autres puissances l'obligerait à réclamer des compensations et à rétablir l'équilibre; en attendant, elle refusait de produire aucune prétention et se dérobait à toute initiative 43.
La note autrichienne ne trouva plus Napoléon à Varsovie; elle dut être dirigée vers les bivouacs de la basse Vistule et n'allait parvenir à sa destination qu'après un grand événement de guerre. Une subite irruption des Russes vers Thorn et Dantzig avait obligé l'Empereur à lever ses quartiers d'hiver et à se remettre en campagne. En attaquant sa gauche, les ennemis lui tendaient le flanc; il espérait les surprendre en flagrant délit d'imprudence et leur infliger un désastre. Un incident fortuit, l'interception d'un ordre, déjoua ce projet; prévenu à temps, Bennigsen suspendit son mouvement et se déroba en combattant; vivement poursuivi, il fit front en avant de Kœnigsberg et risqua une bataille: ce fut Eylau. Dans cette journée où la guerre atteignit des horreurs qui n'ont point été dépassées, où les deux armées s'entre-tuèrent sans se voir, sous un ciel obscur, voilé de neige, et ne réussirent qu'à accomplir en vain des miracles d'héroïsme, Napoléon sentit plus sérieusement chanceler sa fortune. Après douze heures de carnage, l'ennemi avait à peine reculé, et il fallut que l'aube du lendemain éclairât ses positions désertes pour montrer que le champ de bataille nous restait. Habituée à d'autres victoires, la Grande Armée comptait silencieusement ses blessures; malgré sa confiance en elle-même et dans son chef, une angoisse douloureuse l'oppressait. Autour de Napoléon, on ne se méprenait point sur le péril grandissant; on calculait l'effet que produirait en Europe cette journée meurtrière et indécise, et l'on sentait l'heure propice aux traîtreuses surprises; sans connaître le secret des négociations entamées avec l'Autriche, chacun se demandait si cette ennemie mal réconciliée n'allait point surgir sur nos derrières. Pendant la bataille, le Suisse Jomini, qui servait dans nos rangs, mais suivait les péripéties du combat avec son flegme d'étranger, s'était écrié, en voyant nos colonnes fondre sous le canon et les Russes rester immobiles, sans profiter de leurs avantages: «Ah! si j'étais Bennigsen!» Le soir, au bivouac, il tint un autre langage: «Ah! dit-il, si j'étais l'archiduc Charles!»
Dans cette situation critique, Napoléon fut à hauteur de lui-même, actif, ingénieux, plein de force d'âme et de ressources. Après avoir fait mine de poursuivre l'ennemi et, par quelques marches en avant, affirmé plutôt que prouvé sa victoire, il se replia sur la Vistule et se cantonna dans une position défensive, tandis qu'il pressait le siège de Dantzig, pour assurer ses derrières, et appelait à lui ses réserves. En même temps, il se mit à traiter de toutes parts: ne se sentant pas actuellement le plus fort, il voulut être le plus adroit, demanda aux négociations cette victoire que la guerre lui faisait attendre, et se livrant à de multiples tentatives pour désunir ses adversaires déclarés ou secrets, se rattacher l'un d'eux, briser le faisceau de forces qui le tenait en échec, espéra par ce moyen ressaisir et maîtriser la fortune.
Attendant toujours la réponse de l'Autriche, ne la voyant point venir, il se tourna d'abord vers la Prusse. Six jours après la bataille, il détachait l'un de ses aides de camp, le général Bertrand, auprès de Frédéric-Guillaume, et offrait de nouveau à ce monarque de lui restituer ses États, pourvu qu'il consentît à se séparer de la Russie et à épouser notre système. «Cette démarche, disaient les instructions du général Bertrand, doit être aigre et douce 44»; il faut laisser prévoir à la maison de Brandebourg la possibilité d'une déchéance, d'un anéantissement total, mais montrer qu'un moyen de salut lui reste et consiste à se jeter dans nos bras, à contracter avec nous une «éternelle amitié 45»; sous peine de périr, la Prusse doit accepter notre alliance. Sans s'émouvoir des menaces, sans céder à la persuasion, Frédéric-Guillaume refusa d'abandonner ses alliés, et l'officier chargé de porter cette réponse remarqua que l'Empereur, en la lisant, dissimulait mal son impatience et ses préoccupations. «Il avait la contenance, écrivait-il, d'un homme dont l'esprit était inquiété furieusement, ce qui, en le rendant distrait, lui faisait répéter souvent la même chose 46.»
Quelques jours après, Napoléon recevait enfin la note autrichienne. Il la lut, la relut, cherchant en vain à pénétrer la pensée qui se cachait sous un texte rendu obscur à dessein: «Je n'y comprends rien, écrivait-il avec impatience à Talleyrand, et je ne sais quelle réponse vous faire... Que veut la maison d'Autriche? Je ne sais pas. Veut-elle traiter pour garantir l'intégrité de la Turquie? J'y consens. Veut-elle un traité par lequel, la Russie venant à acquérir un accroissement de puissance ou de territoire en Turquie, les deux puissances feraient cause commune pour obtenir l'équivalent? Cela peut encore se faire. Enfin, la maison d'Autriche veut-elle gagner quelque chose dans tout ceci? se mettre du côté de celui qui lui donnera de l'avantage? Que veut-elle? Je ne sais rien de tout cela 47.» Il ordonnait néanmoins à Talleyrand de continuer les pourparlers avec M. de Vincent, de chercher à le pénétrer, de renchérir au besoin sur nos offres précédentes, d'aller jusqu'à proposer une part de la Silésie sans conditions; le premier but à atteindre est de prolonger l'immobilité de l'Autriche.
Toutefois, si l'Empereur ne désespère pas d'entretenir les hésitations de cette cour, il ne conserve plus guère d'illusions, en admettant qu'il s'en fût jamais fait, sur la possibilité de contracter avec elle des liens sérieux et durables, de prendre à Vienne son point d'appui. Où le trouvera-t-il donc? Devant ce problème de plus en plus menaçant, une idée nouvelle entre en lui et se glisse dans son esprit. L'armée russe vient de lui tuer plusieurs milliers de soldats, quelques-uns de ses meilleurs officiers; il souffre de ces pertes cruelles, pleure vraiment sur ces braves, sur le sacrifice de tant de vies précieuses; mais ressent-il contre l'auteur de ces maux un âpre désir de vengeance et un redoublement d'ardeur guerrière? Point, il l'admire. Il apprécie maintenant la Russie à sa juste valeur et songe que cette puissance pourrait mieux qu'aucune autre, s'il parvenait à se la rallier, l'aider à tenir l'Europe sous ses lois et à la soulever contre l'Angleterre. Le sens suprême de son intérêt, cette passion de l'utile qui n'empêche pas, mais domine dans son âme tous autres mouvements, lui inspire le désir de s'approprier l'instrument qui vient de le blesser, et c'est au lendemain d'Eylau que renaît dans son esprit l'idée de l'alliance russe.
Mais cette alliance n'est-elle pas un rêve, une insaisissable chimère? Comment passer avec la Russie de la guerre à l'intimité, d'une lutte acharnée à un concert de mesures? Jadis, il est vrai, le premier consul a entretenu avec le tsar Alexandre une correspondance directe et presque amicale: distinguant chez ce monarque des idées libérales et philosophiques qui lui donnent une physionomie à part parmi les princes de son temps, Bonaparte a essayé de flatter ses aspirations, de caresser ses rêves; il a cru pouvoir un instant le dominer moralement et le tenir; mais Alexandre, ondoyant et versatile, lui a glissé entre les mains, s'est éloigné, et son hostilité systématique n'a plus désarmé. Sa protestation contre l'enlèvement du duc d'Enghien a eu le caractère d'une prise à partie personnelle et injurieuse. Dans l'été de 1806, il a refusé de ratifier le traité conclu à Paris par M. d'Oubril, et a rompu la paix déjà signée. Aujourd'hui, il laisse soulever contre nous les passions de son peuple et n'épargne rien pour donner à la guerre un caractère national et religieux. D'ailleurs, son amour-propre saigne encore au souvenir d'Austerlitz. Après cette journée, les Russes et leur souverain, poursuivis, éperdus, sur le point d'être enveloppés, n'ont dû leur salut qu'à une évasion tolérée par le vainqueur: Alexandre pardonnera-t-il jamais à Napoléon cette clémence plus insupportable que la défaite? À supposer qu'il se prête loyalement à un essai de réconciliation, ce prince aux impressions mobiles, au rêve changeant, échappera-t-il longtemps aux influences qui le circonviennent? N'a-t-il point pour favoris, pour amis personnels, les principaux artisans de la coalition de 1805? Autour de lui, la France n'aperçoit que des ennemis: famille impériale, ministres, dignitaires, généraux, cour, noblesse, armée, tout passe pour être assujetti, livré à l'Angleterre. On sait au moins que la Russie tient à notre rivale par le plus solide des liens, celui de l'intérêt matériel: depuis près d'un siècle, grâce à des traités périodiquement renouvelés, la Grande-Bretagne s'est acquis, en fait, le monopole du trafic avec l'empire moscovite, en achète les produits, y déverse les siens; le commerce avec les Anglais est devenu indispensable à la Russie; c'est l'une des fonctions de sa vie, et il en est résulté entre les deux États une persistance de rapports amicaux, une tradition d'intimité qu'il ne dépend peut-être d'aucune volonté humaine, fût-ce celle de l'autocrate, de rompre brusquement. Rejetée en dehors de ce qu'elle considère comme sa voie naturelle, la Russie sentira toujours l'invincible tentation d'y rentrer, fût-ce au prix d'une secousse violente, d'un changement de règne, et l'exemple du passé démontre que cette hypothèse n'a rien d'invraisemblable.
En ce temps, l'autorité du Tsar, toute despotique qu'elle fût, ne se présentait pas avec le caractère d'immuable fixité qu'elle a paru revêtir par la suite. Quatre révolutions de palais ou de caserne, accomplies en soixante ans, lui avaient donné l'apparence d'un pouvoir mouvant, précaire, dépourvu de cette consistance qui fait le crédit politique des États. «A Pétersbourg, disait l'un de nos envoyés, les souverains sont plus qu'ailleurs sur un volcan 48», et c'est l'un des traits les plus singuliers de nos anciennes relations avec la Russie que l'instabilité de son gouvernement ait été considérée par tous nos souverains, depuis Louis XV jusqu'à Napoléon, comme l'un des principaux obstacles à l'alliance. En 1807, Napoléon se rappelait 1801: maître alors de l'esprit de Paul Ier, il voyait déjà dans la Russie un instrument à son service, s'apprêtait à s'en saisir, lorsque le pouvoir avec lequel il traitait s'était évanoui subitement, et sa main n'avait rencontré que le vide. Le souvenir de cette déception pesait sur ses jugements à l'égard de la Russie et le mettait en garde contre un retour prématuré de confiance.
Il se demandait toutefois si la Russie de 1807, qu'il combattait sans la connaître, ressemblait trait pour trait à celle de 1801, si le pouvoir du Tsar n'avait point gagné en sérieux, en solidité, en autorité réelle; si, d'autre part, le souverain et ses ministres, instruits eux-mêmes par l'expérience, ne saisiraient point avec empressement l'occasion qui leur serait offerte de fortifier une paix utile par une alliance brillante.
Ne saurait-on leur remontrer qu'il n'existait entre les deux empires aucune divergence essentielle d'intérêts, que seules les nécessités de la lutte nous avaient conduits à attaquer directement la Russie, à l'inquiéter sur ses frontières, à ranimer ses ennemis, que la Pologne et la Turquie ne présentaient pour nous qu'une utilité relative et perdraient leur prix à nos yeux dès que la Russie aurait consenti à les remplacer avec un incontestable surcroît d'avantages dans notre système d'alliances? Le préjugé du Tsar résisterait-il à ce langage, à une explication cordiale et de bonne foi? En agissant personnellement sur ce prince, Napoléon ne saurait-il le ramener, le changer, et, s'emparant de cet esprit malléable, le marquer à une autre empreinte? En somme, il inclinait à essayer de l'alliance russe, sans cesser de la considérer comme une aventure, et son nouveau penchant, en même temps que son doute, se trahit et se résume dans cette phrase écrite à Talleyrand, le 14 mars: «Je suis d'opinion qu'une alliance avec la Russie serait très avantageuse, si ce n'était pas une chose fantasque, et qu'il y eût quelque fond à faire sur cette cour 49.»
Quel moyen d'approcher pacifiquement la Russie et d'entrer en matière avec elle? Depuis quelque temps, des négociations se poursuivaient conjointement avec la Russie et la Prusse par l'intermédiaire du cabinet, mais ne pouvaient mener à rien, puisqu'il devait s'agir, au contraire, d'isoler le Tsar de ses alliés et de l'aborder directement. Napoléon ordonna d'entamer quelques pourparlers avec Bennigsen; ce général répondit qu'il avait mission de combattre, non de négocier 50. Réduit à employer des voies détournées, Napoléon fit placer dans les journaux des notes sur l'immensité des pertes subies par les Russes, sur la barbarie de prolonger une lutte sans objet réel, sur le désir de paix qui s'éveillait dans l'armée du Tsar et à Pétersbourg 51: il voulait agir sur Alexandre par l'opinion, s'adresser aussi à la sensibilité d'un monarque philanthrope.
Vingt jours après Eylau, dans un bulletin remarquable, il revient et insiste sur le spectacle d'horreur que présentait le lieu du combat. Pendant près d'une semaine après la bataille, il a visité chaque jour le champ de carnage, reconnaissant l'emplacement des divisions aux cadavres entassés, faisant relever les blessés couchés dans la neige, les consolant de paroles magiques, secourable et bienfaisant, dans l'attitude où il a voulu lui-même que la peinture le fixât pour la postérité 52, et son âme s'est sincèrement émue à l'aspect de ces scènes où la guerre se dépouillait de son prestige et se montrait affreuse. L'impression qu'il a ressentie, il s'efforce de la communiquer. Dans son bulletin, il accumule les détails frappants, recherche l'effet, compose un tableau: «Qu'on se figure, sur un espace d'une lieue carrée, neuf ou dix mille cadavres, quatre ou cinq mille chevaux tués, des lignes de sacs russes, des débris de fusils et de sabres, la terre couverte de boulets, d'obus, de munitions, vingt-quatre pièces de canon auprès desquelles on voyait les cadavres des conducteurs tués au moment où ils faisaient des efforts pour les enlever: tout cela avait plus de relief sur un fond de neige 53»; et le passage se termine par ces mots: «Ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre.» Ce rappel à l'humanité, répandu dans toute l'Europe, ne s'adressait-il point particulièrement à l'adversaire principal, à celui qui portait surtout le poids et la responsabilité de la lutte, et le bulletin d'Eylau n'est-il pas une première ouverture de paix à l'empereur de Russie?
Cependant, avant de donner suite à un projet hasardeux, problématique, présentement irréalisable, Napoléon voulut voir si la combinaison recherchée depuis six mois avait perdu toute chance de succès. Une dernière fois, il se retourna vers l'Autriche, la mit en demeure de parler net et de se prononcer. C'était quelques semaines après Eylau: la Grande Armée se refaisait, nos approvisionnements étaient assurés; en France, la conscription se levait, deux armées de réserve étaient en voie de formation; en Italie, quatre-vingt mille hommes, qui seraient quatre-vingt-dix mille au printemps, se massaient sur l'Adige, prêts à passer la frontière au premier signal, et cette situation, qui nous donnait barre sur l'Autriche, permettait à l'Empereur de lui tenir un langage d'une impérieuse franchise. Il ne déguisa rien, laissa voir le travail qui s'opérait en lui et présenta la question telle qu'il se la posait à lui-même; il écrivit à Talleyrand: «La tranquillité de l'Europe ne sera stable que lorsque la France et l'Autriche, ou la France et la Russie, marcheront ensemble. Je l'ai proposé plusieurs fois à l'Autriche, je le lui propose encore. Vous pouvez dire à M. de Vincent que vous êtes autorisé à signer tout traité éventuel sur ces bases 54.» Que l'on se décide donc à Vienne et que l'on ne se méprenne point sur la solennité de l'instant; il s'agit d'une dernière ouverture; l'Empereur est résolu, si l'on se dérobe encore, à se pourvoir ailleurs et à chercher parmi ses ennemis mêmes son allié de demain.
Au même temps, à l'insu de Napoléon, un mouvement non moins remarquable s'opérait chez Alexandre. Ému des proportions que prenait la lutte, n'accordant pas une entière confiance aux bulletins de Bennigsen, apprenant d'autre part que les Autrichiens hésitaient toujours, le Tsar comprenait que cette pusillanimité l'enfermait dans un cercle vicieux: on ne se déclarerait point à Vienne avant que les armes russes eussent remporté un avantage indiscutable, et la Russie était impuissante à prendre nettement le dessus sans un secours effectif de l'Autriche. Cette situation laissait-elle d'autre issue à la crise qu'un rapprochement avec la France au détriment de l'Europe? Alexandre, à la vérité, envisageait encore cette extrémité avec une sorte d'horreur; il n'était nullement résigné à se séparer d'une cause qu'il avait embrassée avec une conviction ardente, quoique momentanée, mais il sentait que les circonstances pourraient l'y contraindre. Cette menace qui pesait sur l'avenir, il la signalait à l'Autriche, afin d'arracher cette puissance, s'il était possible, «aux spéculations de la lenteur 55», mêlait à ses instances auprès d'elle un avertissement, et le langage de Pozzo à Vienne servait de pendant à celui que l'Empereur plaçait dans la bouche de Talleyrand. Le 13 mai, dans un entretien avec Stadion, l'émissaire russe déclarait «que la pente naturelle des événements menait son maître, d'une manière évidente, à prendre un parti définitif; que si, d'un côté, l'Autriche s'obstinait à ne pas vouloir donner la promesse de réunir ses armes à celles de Sa Majesté Impériale, et, de l'autre, Bonaparte offrait pour la paix des conditions et des avantages, inefficaces à la vérité pour le rétablissement de l'indépendance générale de l'Europe, mais proportionnés à ceux que Sa Majesté Impériale pouvait raisonnablement espérer d'obtenir par la guerre isolée du moment, la continuation de cette même guerre aurait cessé d'avoir un objet utile, et qu'ainsi la paix se ferait sans la participation de l'Autriche, qui resterait exclue d'un système établi dans des circonstances qu'elle seule aurait rendues aussi défavorables; que tout délai à l'avenir était sans raison et même sans excuse, d'autant plus que si nous avions le malheur de perdre une bataille, la cour de Vienne serait encore plus effrayée, et cette disgrâce deviendrait plus grande, parce qu'elle nous ferait perdre entièrement l'espoir de sa coopération 56».
Avant de recevoir cette double et plus pressante sommation, avant même Eylau, l'Autriche s'était arrêtée à un parti qui la rapprochait des événements, sans l'y mêler encore de façon compromettante. Aux partis qui se disputaient son alliance, elle avait décidé d'offrir sa médiation: elle émit discrètement d'abord, puis en termes officiels, l'idée d'un congrès où tous les belligérants, y compris l'Angleterre, seraient appelés à se rencontrer sous ses auspices.
Stadion avait été l'instigateur de cette mesure et y voyait un moyen de ménager l'entrée de l'Autriche dans la coalition; il disait à Pozzo «qu'après avoir tout essayé, la tournure qu'il avait prise, c'est-à-dire l'offre de la médiation et le désir de s'immiscer dans les affaires sur le motif de la paix, était la seule qui pouvait se concilier avec la différence des opinions ici, c'est-à-dire entre l'archiduc et l'empereur; s'il existait un moyen de leur faire prendre part à la guerre, c'était ou le refus de Bonaparte de consentir à une négociation générale, ou les incidents qui pourraient arriver pendant cette négociation 57». Dans le premier cas, l'obstination de l'empereur des Français fournirait contre lui un argument décisif; dans le second, au cours d'une discussion générale, l'Autriche serait amenée à épouser les revendications de nos adversaires, à y joindre les siennes, à s'engager peu à peu, et, insensiblement, elle glisserait de la médiation dans la guerre. Dès à présent, Stadion proposait de mettre sur pied toutes les armées de la monarchie, de les porter sur la frontière de Pologne et de les tenir prêtes à tout événement: il rêvait le rôle que l'un de ses successeurs devait jouer avec succès en 1813, et le nom de Prague, désigné dans les notes autrichiennes comme lieu du futur congrès, achève d'accuser l'analogie des deux époques. L'empereur François, il est vrai, retenu par l'archiduc Charles, qui «possédait toute la force négative de l'empire 58», n'admettait pas dans son entier le plan du ministre: se laissant attirer vers la guerre sans la préméditer avec une froide résolution, il se refusait encore à appuyer une démarche pacifique par un grand déploiement de forces, et, lorsqu'il offrait ses bons offices, son but immédiat était surtout d'empêcher que la Russie et la Prusse ne traitassent directement avec la France, que l'Autriche ne fût exclue d'un débat et d'une paix qui régleraient à nouveau le sort de l'Europe. Présente à la négociation, la cour de Vienne pourrait y soutenir ses intérêts, s'y faire payer de ses services, et peut-être réussirait-elle, sans tirer l'épée, à se relever de la déchéance que ses désastres lui avaient fait encourir. Dans tous les cas, son rôle nouveau lui offrait à la fois un prétexte pour prolonger son inaction militaire et un moyen d'en sortir opportunément. Dans la position d'attente qu'elle s'était choisie, elle serait mieux établie pour suivre les péripéties de la crise et se régler d'après leur tournure tant en Turquie qu'en Pologne, car le conflit soulevé par les Russes sur le Danube continuait de l'inquiéter, et cette épine incommode ajoutait à l'embarras de ses mouvements 59.
Durant quelques semaines, elle crut que de ce côté tout souci allait cesser. Le différend turco-russe paraissait sur le point de tourner court, sous la pression violente de l'Angleterre. L'ambassadeur de cette puissance à Constantinople, sir Arbuthnot, après avoir vainement essayé par ses remontrances d'arrêter le Divan dans la voie des mesures guerrières, était allé chercher, comme suprême argument, la flotte britannique qui croisait dans l'Archipel; revenu avec elle, il lui avait fait franchir les Dardanelles, l'avait établie dans la mer de Marmara, devant Constantinople, et du haut de ses trois-ponts l'Angleterre sommait le Divan de désavouer tout ce qu'il avait fait, de répudier l'alliance française, de chasser Sébastiani, de renouveler ses traités avec la Russie, de livrer en gage les châteaux des Détroits et la flotte ottomane; une menace de bombardement appuyait cette injonction. Que la Porte capitulât, la situation de l'Orient redeviendrait ce qu'elle était un an auparavant; toute hypothèse de remaniement territorial serait écartée; la Russie, satisfaite d'avoir renouvelé sa main-mise sur le gouvernement ottoman, retirerait ses troupes des Principautés, et l'Autriche, délivrée de ce voisinage alarmant, se sentirait moins gênée pour embrasser la cause des coalisés.
Personne en Europe, pas même Napoléon, ne croyait à la résistance de la Turquie; on s'était tellement habitué à la voir plier, s'affaisser sous le moindre choc, qu'une fermeté persistante de sa part devait paraître invraisemblable et prodigieuse. Ce miracle, le nom de Napoléon et le zèle de ses agents l'opérèrent. Confiants dans la protection du grand empereur, les Ottomans ne voulurent point démériter d'un tel allié; ils écoutèrent Sébastiani et le conseiller d'ambassade Rufin leur montrant que le danger était plus apparent que réel, que toute résistance déconcerterait l'agresseur, et que le meilleur moyen d'éviter le combat était de l'offrir. S'ils négocièrent, ce fut pour gagner le temps de s'armer: sur les conseils, sous la direction de notre ambassadeur, Constantinople s'entoura de défenses improvisées, se hérissa de batteries; puis, rompant les pourparlers, démasquant trois cents bouches à feu, la Turquie se présenta en ordre de bataille. Venus pour menacer plutôt que pour agir, Arbuthnot et l'amiral Duckworth hésitèrent à transformer une démonstration en attaque: le succès d'une opération de vive force devenait singulièrement douteux, et, d'ailleurs, convenait-il à l'Angleterre de s'aliéner irrévocablement la Turquie en frappant sa capitale? La flotte s'éloigna donc et repassa les Dardanelles, maltraitée dans sa retraite par le feu plongeant des batteries ottomanes 60. L'insuccès de cette tentative retentit dans toute l'Europe: à Vienne, la déception ne fut pas moins vive qu'à Pétersbourg et à Londres. La question orientale, que l'on avait crue prête à se fermer, restait ouverte, et l'Autriche y vit une raison de plus pour ne rien précipiter et s'en tenir au système d'intervention progressive qu'elle s'était lentement formé.
Sa médiation fut envisagée par Napoléon avec défaveur; il avait compris que le congrès rapprocherait nos adversaires et préparerait entre eux de nouveaux accords: ce serait la coalition délibérante, en attendant qu'elle redevînt agissante. Toutefois, fidèle à son principe de ne jamais repousser une offre pacifique, désireux d'ailleurs de ne fournir à l'Autriche aucun prétexte de rupture, il accepta les propositions de cette cour, dès qu'elles eurent été clairement formulées. Il prescrivit seulement à Talleyrand de gagner du temps et de traîner en longueur les discussions préalables. Surtout, il entendait rester maître de l'instant où les hostilités seraient suspendues, et ne se décider à cet égard que d'après les circonstances: en mars, après Eylau, il avait paru désirer un armistice; en mai, sa tendance était de l'ajourner 61. À ce moment, Dantzig succombait; la Vistule, définitivement dégagée d'ennemis, assurait notre base d'opérations; le printemps approchait, réchauffait le sol glacé de la Pologne, rendait aux armées la liberté de se mouvoir, et Napoléon espérait, avant que l'Europe se fût assemblée en congrès, imposer une solution à la pointe de l'épée, surprendre à l'un des belligérants une paix suivie d'alliance, et trancher le nœud de la coalition sans lui laisser le temps de se resserrer. Nourrissant avec plus de force, à mesure que les dispositions de l'Autriche devenaient plus équivoques, l'idée d'un rapprochement avec la Russie, il comptait qu'une grande victoire en ferait surgir l'occasion et, finissant momentanément la querelle, provoquerait chez l'ennemi une défaillance dont notre politique saurait profiter.
La Russie, de même que la Prusse, avait accepté la médiation autrichienne, mais du bout des lèvres, et les deux puissances, qui demandaient plus à la cour de Vienne que de les aider à faire la paix, s'étaient ménagé des échappatoires: la Prusse subordonnait son assentiment définitif à l'adhésion de l'Angleterre, la Russie à la connaissance des bases sur lesquelles Napoléon consentirait à traiter. D'ailleurs, les pourparlers qui continuaient directement entre le quartier général français et les deux gouvernements ennemis, à travers les avant-postes, avaient abouti à un résultat relatif, qui ne rendait pas indispensable l'entremise de l'Autriche. De part et d'autre, le principe du congrès avait été admis; on était même tombé d'accord sur quelques points préliminaires. La réunion des plénipotentiaires se tiendrait à Copenhague; nos alliés, tels que l'Espagne et la Turquie, y seraient appelés. Comme base de négociation, Napoléon proposait un système de compensation portant sur l'ensemble des conquêtes opérées par les deux masses belligérantes, ce qui nous permettrait de recouvrer nos colonies et de faire rendre à la Porte les Principautés contre abandon d'égale partie des territoires prussiens. La Russie et la Prusse avaient paru adhérer à ce principe; la réponse de l'Angleterre se faisait attendre, mais ne pouvait tarder.
En présence de ces symptômes favorables, Talleyrand concevait l'espoir d'une paix générale. Il préférait cette solution, la meilleure en principe assurément, à celle que Napoléon jugeait être la seule pratique, à cette capitulation isolée, «à cette paix sur le tambour», suivant l'expression de Pozzo 62, qu'il voulait arracher à l'un de ses adversaires. À cet égard, une divergence d'opinion caractéristique existait entre le souverain et le ministre, et certains témoignages la rendent perceptible. Le 4 juin, Talleyrand fait rédiger pour l'Empereur un rapport sur l'état des négociations: la minute de cette pièce, chargée par le ministre de ratures et d'additions, atteste qu'il y a mis toute sa pensée; il résume l'ensemble de la situation et la peint sous un jour avantageux. Avec finesse, il déduit les raisons qui le font croire à la résignation des différentes cours. À Londres, un changement de ministère vient de s'opérer; le nouveau cabinet, dirigé par MM. Canning et Castlereagh, appuyé sur une majorité factice, suspect à l'opinion, doit désirer d'offrir au peuple anglais la paix avec la France comme don d'avènement; la Prusse, dans l'état où nos victoires l'ont mise, accueillera comme le salut toute transaction, quelle qu'elle soit; la Russie ne demande qu'à se retirer, sans sacrifices essentiels, d'une guerre qui dévore ses armées et épuise ses ressources. L'Empereur n'a donc qu'à laisser les puissances venir à lui, à accepter leur soumission; il peut attendre la paix, sans avoir à la conquérir sur le champ de bataille, et l'on sent percer chez Talleyrand la crainte qu'un succès plus décisif que les précédentes rencontres, s'il doit se produire, ne rende l'Empereur plus entier, plus exigeant, et n'éloigne la pacification totale. Le ministre redoute à l'égal d'un malheur un triomphe trop prononcé de nos armes; avec d'adroits ménagements, sur un ton caressant et flatteur, il s'efforce de retenir Napoléon et le dissuade de vaincre. Après avoir indiqué les moyens de patience qui doivent, suivant lui, conduire à un accord, il ajoute: «Il n'y a point en ce moment de voie plus courte pour arriver à la paix, si ce n'est que Votre Majesté la force, comme Elle le peut, par une nouvelle victoire. Mais Votre Majesté préférera de la devoir à des moyens plus doux, quoique peut-être un peu plus lents, et qui donneront un résultat à la fois plus complet et plus sûr. En effet, que la Prusse et la Russie soient forcées de faire seules la paix, sans qu'elles puissent reprocher à l'Angleterre de les avoir abandonnées, l'Angleterre conservera sur elles toute son influence. Elle y gagnera de pouvoir faire sa paix particulière avec moins de sacrifices et par conséquent avec plus de désavantage pour nous, ou, si elle poursuit la guerre dans de nouvelles conditions, elle pourra espérer de trouver encore des alliés sur le continent 63.»
Ce raisonnement eût été irréprochable, si l'Angleterre eût été prête à céder, si la Russie et la Prusse, sincères dans leurs assurances, eussent été disposées à signer une paix acceptable pour Napoléon, un traité qui se fût borné à limiter les résultats de la campagne présente, sans remettre en question ce que la France avait acquis par quinze ans de combat et d'héroïsme. Malheureusement, il n'en était point ainsi, et l'Empereur, lorsqu'il jugeait indispensable de vaincre avant tout, d'abattre l'une de ses ennemies pour la relever ensuite et se l'attacher, pénétrait mieux que son ministre l'arrière-pensée des puissances et leur infatigable déloyauté: Talleyrand avait raison en théorie, Napoléon dans le fait. Aussi bien, à ce moment même, loin de vouloir transiger, ainsi qu'elle s'en donnait les airs, la coalition se jurait secrètement à elle-même de rester intraitable et de ne poser les armes qu'après avoir diminué de toutes parts la puissance impériale; la Prusse, acharnée à l'espoir d'une revanche, demeurait l'âme de la ligue formée contre nous, et la Russie s'en faisait toujours l'instrument.
Avant de se livrer aux idées de paix qui le hantaient quelquefois, Alexandre Ier, par scrupule et point d'honneur, s'était décidé à tenter un dernier effort. Il était venu rejoindre son armée, s'était rencontré avec Frédéric-Guillaume et la reine Louise, avait cédé à leurs instances, et, le 26 avril, au village de Bartenstein, une convention nouvelle avait été passée entre la Russie et la Prusse. Les deux puissances s'associaient plus étroitement et s'engageaient à ne jamais traiter l'une sans l'autre. Avec un désintéressement chevaleresque, Alexandre s'interdisait toute prétention territoriale et reconnaissait le principe de l'intégrité ottomane; ne s'occupant que de ses alliés, il promettait à la Prusse non seulement la restitution de tout ce qu'elle avait perdu, mais «un arrondissement» avec une meilleure frontière. La confédération du Rhin serait dissoute, l'Allemagne soustraite à notre influence et constituée dans une forme nouvelle, sous la direction de la Prusse et de l'Autriche. L'Italie serait remaniée d'accord avec les cours de Londres et de Vienne, celle-ci devant recouvrer dans tous les cas le Tyrol et la ligne du Mincio; il s'agissait d'effacer de l'histoire non seulement les conséquences d'Iéna, mais celles d'Ulm et d'Austerlitz 64.
Napoléon n'admettrait jamais ces conditions; les poser à l'avance, c'était renouveler contre lui une déclaration de guerre. En élargissant ainsi la question, en dressant une première liste de revendications européennes, susceptible de s'étendre par la suite, Alexandre et Frédéric-Guillaume se flattaient d'entraîner dans leur cause toutes les puissances. La convention devait être présentée à la signature des cours de Stockholm, de Londres et de Vienne; dans la pensée de ses auteurs, son but était surtout de forcer le concours actif de l'Angleterre, qui faisait attendre les secours d'hommes et d'argent qu'elle avait promis, et de lever les hésitations de l'Autriche. À Vienne, les agents russes et prussiens redoublaient d'importunité; le texte nouveau à la main, ils subordonnaient, dans une certaine mesure, l'acceptation de la médiation à l'entrée de l'Autriche dans l'accord de Bartenstein. On consentait à traiter par son entremise, sous la condition qu'elle se lierait à l'avance, s'interdirait toute impartialité dans le débat et s'obligerait à la guerre après un simulacre de négociation. La convention d'avril était une suprême tentative pour reformer, étendre, fortifier la coalition, et opposer à Napoléon, dans le futur congrès, un accord préalable de toutes les puissances, destiné à préparer une reprise générale d'hostilités.
Les atermoiements de l'Autriche et le génie militaire de Napoléon firent échouer cet effort. Au lieu d'accéder à l'acte de Bartenstein, l'empereur François envoya au quartier général des alliés le général Stutterheim, chargé de faire espérer son adhésion. Stutterheim n'avait pas encore quitté Vienne lorsque la nouvelle d'un choc décisif retentit dans cette capitale: Napoléon avait enfin rencontré l'occasion si longtemps attendue de ressaisir pleinement l'avantage. Les Russes l'avancèrent de quelques jours en tentant pour la seconde fois un mouvement offensif. La belle contenance du maréchal Ney leur en imposa presque aussitôt et les fit reculer, mais l'Empereur avait eu le temps de concentrer ses forces: il fondit sur l'ennemi, le combattit à plusieurs reprises, cherchant toujours à le tourner et à l'envelopper; il le surprit enfin le 14 juin à Friedland, entassé dans un ravin, acculé à l'Alle. Friedland, ce fut Eylau réussi, la victoire accablante que Napoléon poursuivait depuis six mois, et qui deux fois lui avait échappé. Aucune ombre ne ternit l'éclat de cette belle journée, date claire et lumineuse de notre histoire: la fortune de Napoléon se dégageait des nuages qui l'avaient un instant obscurcie et de nouveau resplendissait. Les résultats furent immenses: trente mille Russes avaient été tués, blessés ou pris: une nombreuse artillerie tomba entre nos mains; Kœnigsberg, la place d'armes de la coalition, ouvrit ses portes; le roi de Prusse s'enfuit à Memel: de ses États, il ne lui restait qu'une ville. En même temps, l'Autriche était déjouée dans ses desseins hostiles, l'Allemagne contenue, le Midi raffermi dans l'obéissance, la France rassurée; l'Europe tout entière, après quelques doutes, recommençait de croire à la continuité fatale de nos succès, et dans Napoléon reconnaissait l'invincible.
L'armée russe fuyait dans le plus grand désordre, emportée par le torrent de la défaite. Toutes les positions derrière lesquelles elle eût pu se reformer et reprendre pied lui échappaient successivement; après la ligne de l'Alle, celle de la Pregel, celle du Niémen. Près de Tilsit, situé au bord du Niémen et sur la rive gauche, le prince Murat et notre avant-garde eurent un singulier spectacle: une horde de barbares à face asiatique, Kalmouks et Sibériens, sans fusils, s'entourant d'un nuage de flèches, tourbillonnait dans la plaine et nous opposait un vain épouvantail: c'était l'armée de réserve annoncée par la Russie et amenée par le prince Lobanof. Une division de cuirassiers se déploya, chargea, et l'avant-garde de l'Asie s'évanouit 65. Nos troupes entrèrent à Tilsit, et l'armée ennemie disparut derrière le fleuve, se masquant d'un rideau de cavalerie légère.
Au lendemain de Friedland, le 15 juin, Bennigsen avait écrit au Tsar, retiré sur la frontière russe, une lettre dans laquelle il rendait compte de sa défaite et signalait l'urgence, pour arrêter la poursuite, d'entamer une négociation. En même temps, afin de faire dire ce qu'il n'osait écrire, il s'adressa au grand-duc Constantin, frère d'Alexandre, le pria de se rendre auprès du maître et de lui exposer la situation sous son véritable jour: «Demandez-lui, dit-il, s'il ne veut pas arrêter l'effusion du sang; ce n'est plus un combat, mais une véritable boucherie.» Le grand-duc ayant répondu qu'il transmettrait fidèlement ces expressions et n'irait pas au delà: «Dites-lui tout ce que vous voudrez, reprit Bennigsen, pourvu que je puisse faire arrêter le carnage 66.» C'était reconnaître l'impossibilité de prolonger la lutte et s'avouer hors de combat.
L'empereur Alexandre répondit à Bennigsen, le 16 juin, par une lettre sévère, douloureuse; il lui reprochait la perte de belles troupes inutilement sacrifiées, redemandait son armée, autorisait enfin une offre de suspension d'armes; le prince Lobanof partit aussitôt pour Tilsit, précédé d'un parlementaire; le feu cessa entre les avant-postes, et des communications s'établirent entre les deux armées.
Il semblait toutefois que le Tsar ne se résignât à interrompre les hostilités qu'avec un déchirement d'âme, contraint par la nécessité, sans préjuger ses résolutions définitives. «Vous devez sentir, écrivait-il à Bennigsen, tout ce qu'il m'en coûte de passer par ce parti 67.» Il n'admettait pas encore que la paix fût une suite nécessaire de l'armistice, et avait voulu que les pourparlers ne fussent ouverts qu'au nom du général en chef, afin de ne point engager le gouvernement.
Cependant, ce qui lui arrivait de toutes parts, ce qu'il voyait, lui faisait mieux connaître l'étendue du désastre. Point de régiment qui ne fût décimé et démoralisé; certains avaient perdu quatre cents hommes sur cinq cent vingt; la discipline avait péri, le soldat ne se battait plus et pillait, exerçant ses ravages sous les yeux mêmes de l'Empereur; la résistance de la Russie, inébranlable jusqu'alors, s'abattait d'un seul coup: ce mur tombait en poussière. Parmi les généraux, Barclay de Tolly seul parlait de continuer la guerre, de se retirer et d'attirer l'ennemi dans l'intérieur de l'empire; les autres n'échappaient pas à ce découragement qui saisit les plus braves au lendemain d'un grand effort inutile. Dans l'entourage du Tsar, un travail actif s'opérait pour le déterminer à la paix: le grand-duc Constantin s'en faisait l'ardent promoteur; il remontrait à son frère en termes véhéments la nécessité d'en finir et a raconté lui avoir tenu le langage suivant: «Sire, si vous ne voulez pas faire la paix avec la France, eh bien, donnez un pistolet bien chargé à chacun de vos soldats et commandez-leur de se brûler la cervelle, vous obtiendrez le même résultat que celui que vous offrira une nouvelle et dernière bataille, qui ouvrira infailliblement les portes de votre empire aux troupes françaises exercées aux combats et toujours victorieuses 68.» Les ministres ne combattaient plus ces avis, et les plus hostiles à la France, tels que Budberg, recommandaient de traiter. Alors, en présence de cette universelle défaillance, éperdu, épouvanté, voyant la Russie sans armée et la frontière ouverte, Alexandre prit son parti, le prit complet et sans réserve; dépassant les conseils qu'on lui donnait, quittant le système dans lequel il avait mis son honneur jusqu'alors à persévérer, il passa brusquement à l'extrême de l'autre; après s'être résigné le dernier à la paix, il fut le plus ardent à la vouloir. Il montra désormais une impatience surprenante à se mettre en rapport direct avec Napoléon, et on le vit, s'arrêtant dans sa retraite, rebrousser chemin et reprendre la direction de Tilsit.
Au village de Szawl, il rencontra la cour prussienne, qui errait désolée, réduite au roi Frédéric-Guillaume, à son ministre Hardenberg, à quelques officiers et fonctionnaires. Les souverains et leurs ministres tinrent conseil; on récrimina contre l'Autriche, contre l'Angleterre; on tomba d'accord sur la nécessité de s'entendre avec la France, sans convenir des moyens. Sur ces entrefaites, arriva la nouvelle de l'armistice signé le 22 à Tilsit au nom de la Russie; c'était une première défection envers la Prusse, puisque les deux cours avaient pris l'engagement, à Bartenstein, de ne jamais séparer leur fortune. La Russie s'était bornée à stipuler que les hostilités seraient interrompues pendant cinq jours entre Français et Prussiens, afin de laisser aux derniers le temps de conclure eux-mêmes une suspension d'armes. Frédéric-Guillaume fit aussitôt partir pour Tilsit le maréchal de Kalckreuth, chargé de régulariser la situation; mais Alexandre, sans attendre le résultat de cette démarche, se remit en route et continua de se rapprocher du Niémen, entraînant la cour de Prusse, qui le suivait d'un pas haletant; le 23, il était à moins d'une journée du fleuve; le 24, à une lieue, presque en vue de nos avant-postes; il avançait toujours, attiré et comme fasciné.
C'est qu'en effet, de jour en jour, presque d'heure en heure, des paroles plus douces, plus encourageantes, lui arrivaient de l'autre côté du fleuve. Le 19, Napoléon s'est établi à Tilsit; les hostilités avaient cessé depuis la veille, et déjà Lobanof avait conféré une heure avec le prince de Neufchâtel. Le lendemain de son arrivée, l'Empereur a envoyé le grand maréchal Duroc s'aboucher avec Bennigsen et l'entretenir longuement; d'autres officiers français se sont présentés au quartier général russe: Murat s'est mis en rapport avec le grand-duc Constantin, qui a fait sa conquête en lui donnant d'emblée de l'Altesse. Les Français ont tenu un langage singulièrement engageant, affectant de traiter la Russie moins en ennemie vaincue qu'en amie égarée, qu'il s'agit de ramener dans sa voie véritable; c'est à la suite de ces propos qu'Alexandre a admis l'armistice individuel, sans adjonction de la Prusse, et le principe d'une négociation de paix à ouvrir «dans le plus court délai 69»; sa réponse est arrivée le 21 au soir au quartier général, qui a reçu mission de la transmettre à Tilsit 70. Pourtant l'espoir du Tsar ne va pas encore au delà d'une paix qui assurerait l'intégrité de l'empire: il est prêt à évacuer les Principautés, à abandonner les îles Ioniennes, espérant obtenir à ce prix des conditions moins écrasantes pour la Prusse 71. Mais voici que le prince Lobanof, revenu à Tilsit le 22 pour y signer l'armistice, est reçu par l'empereur des Français en personne, qui l'accueille avec faveur, l'invite à sa table, boit à la santé de l'empereur Alexandre et, inaugurant son système de séduction, jette dans la conversation que la Vistule pourrait bien être la frontière naturelle de la Russie 72. Victorieux et irrésistible, Napoléon eût été en droit de tout refuser à la Russie; il lui laisse beaucoup espérer, pourvu que l'on s'entende seul à seul et sans se préoccuper d'intérêts étrangers aux deux empires. Il ne parle pas encore, à la vérité, d'explication intime et directe entre les souverains et ne prononce pas le mot d'entrevue; ayant jadis, à la veille d'Austerlitz, proposé un colloque aux avant-postes et sa demande étant demeurée sans réponse, il met son orgueil à ne point la réitérer aujourd'hui, à se laisser provoquer; il se borne à tenter Alexandre par d'attirantes insinuations et amicalement lui fait signe. Alexandre n'y tient plus; cédant à un mouvement intense de curiosité et d'espoir, il risque une démarche positive, et Lobanof est renvoyé à Tilsit, le 24, avec des instructions écrites. On y lit cette phrase surprenante sous la signature du prince qui venait de nous faire une guerre de deux ans: «L'alliance de la France et de la Russie a toujours été l'objet de mes désirs, et je suis convaincu que seule elle peut garantir le bonheur et le repos de l'univers»; et le Tsar continue: «Un système entièrement nouveau doit remplacer celui qui a existé jusqu'ici, et je me flatte que nous nous entendrons facilement avec l'empereur Napoléon, pourvu que nous traitions sans intermédiaires 73.» C'était proposer l'entrevue. Napoléon ne s'y refusa pas, redoubla de bienveillance envers Lobanof, qu'il retint longtemps dans son cabinet, envoya Duroc complimenter l'empereur Alexandre, qui était arrivé tout près du fleuve et venait s'offrir, et ce fut pendant ces allées et venues que les conditions de la conférence furent arrêtées; on se rencontrerait le lendemain 25, à une heure, dans un pavillon élevé sur le fleuve qui séparait les armées 74.
Dans les instants qui précédèrent l'entrevue, Alexandre et Napoléon reçurent l'un et l'autre, de leurs agents à l'extérieur, des avis qui achevèrent de préparer leurs résolutions. Alexandre savait déjà que l'Angleterre avait négligé d'accéder à la convention de Bartenstein, qu'elle faisait même difficulté de garantir un emprunt à contracter par la Russie pour la continuation de la guerre, qu'elle jugeait le placement aléatoire et exigeait des avantages proportionnés aux risques à courir. Le Tsar apprit un peu plus tard, par des dépêches concluantes du comte Razoumovski, que tout espoir fondé sur la coopération de François Ier devait être tenu définitivement pour illusoire, tant que la Russie n'aurait point par elle-même décidé le sort de la guerre; l'Autriche ne s'engagerait qu'à coup sûr. Ce marchandage d'une part, cet égoïsme de l'autre, provoquèrent chez Alexandre un mouvement plus prononcé d'impatience et de dégoût, dissipèrent ses derniers scrupules, le détachèrent plus complètement de la cause européenne. Puisqu'on laissait la Russie s'exposer seule pour le salut de tous, pourrait-on lui reprocher une défection, si éclatante fût-elle? pourrait-on se plaindre qu'après avoir tout essayé en vain, elle n'ait pris conseil que de sa sécurité et de ses intérêts propres, recherché son avantage particulier, préféré un adversaire magnanime à d'inutiles amis? En venant franchement à Napoléon, elle obtiendrait peut-être de participer aux faveurs qu'il déversait si généreusement sur ceux qui savaient le comprendre et le servir, et l'idée de féconder une paix nécessaire par une alliance profitable prenait forme dans l'esprit d'Alexandre 75.
On remettait en même temps à Napoléon, dans la journée du 24, deux plis de provenance différente. Le premier contenait une série de dépêches du général Andréossy: il en résultait que l'Autriche n'avait jamais voulu traiter sérieusement avec nous et n'avait attendu qu'une occasion vraiment propice pour «tenter le sort de la guerre 76». La seconde communication était un avis de Constantinople, portant qu'une révolution avait éclaté dans cette ville le 27 mai, que les janissaires avaient détrôné Sélim, l'avaient égorgé (ce dernier fait était controuvé), que la Turquie retombait dans l'impuissance et le désordre.
Par ce que mandait Andréossy, l'Empereur fut affermi dans ses défiances et dans ses préventions contre l'Autriche; il s'écarta d'elle plus résolument et sentit davantage la tentation de transporter en Russie les offres dédaignées à Vienne. D'autre part, la disparition de Sélim, le seul homme qui eût pu ranimer la Turquie et la faire concourir à nos desseins, privait notre politique du point d'appui qu'elle s'était cherché au delà du Danube; elle justifiait notre défection à l'égard des Ottomans, permettait de les abandonner sans scrupule et sans regret, de se ménager à leurs dépens une alliance plus efficace. Avec la Russie, comme naguère avec l'Autriche, l'Orient restait le terrain d'entente: il convenait toutefois de s'y placer autrement pour négocier avec la première que pour converser avec la seconde; au lieu de mettre en avant le principe de l'intégrité ottomane et de n'admettre le partage qu'à titre subsidiaire, il importait désormais de placer cette hypothèse en première ligne, de la rapprocher, de se montrer prêt à la réaliser. Napoléon reprendrait donc directement avec Alexandre l'entretien entamé jadis par intermédiaires, et Tilsit devait marquer moins un complet revirement qu'une nouvelle évolution de sa politique, de cette politique ondoyante et souple, qui revenait à son point de départ après un long circuit, qui savait, avec une adroite mobilité, tourner sur elle-même, se replacer dans la même position à mesure que les circonstances se retrouvaient identiques, et présenter toujours aux événements une face appropriée.
Admettant, il est vrai, le cas où Alexandre éluderait ses offres et se montrerait insaisissable, où la Russie ne traiterait que pour se donner le temps de reprendre haleine, Napoléon n'entendait renoncer prématurément à aucun de ses avantages; il mandait à Sébastiani de se concilier le nouveau gouvernement ottoman, quel qu'il fût, d'entretenir l'ardeur des musulmans: «Si d'ici à un mois, faisait-il écrire à l'ambassadeur, je m'aperçois qu'on ne veut pas négocier de bonne foi, je passerai le Niémen, et ma jonction sera bientôt faite avec le grand vizir 77.» Néanmoins, sentant derrière lui le France impatiente de repos et à peine remise de ses inquiétudes, pressé de se montrer à elle, apercevant devant lui le morne et vaste empire qui déployait au loin ses horizons fuyants, hésitant à pénétrer dans cet inconnu, il désirait sincèrement que l'entente se fît avec Alexandre et lui permît de fixer l'avenir. Non qu'il crût à une identité permanente d'intérêts entre les deux empires, non qu'il voulût, stipulant dès à présent une parfaite réciprocité d'avantages, admettre comme système immuable un partage d'autorité et d'influence entre la France et la Russie régnant d'accord sur le inonde. À vrai dire, il n'avait point de système, mais un but, qui était de vaincre l'Angleterre et de conquérir la paix générale. De toutes les puissances, la Russie lui semblait la mieux placée pour l'assister dans cette tâche; elle pourrait l'y aider par sa situation géographique, à la fois continentale et maritime, par sa force, par l'immensité de ses moyens; elle lui offrait prise par son désarroi présent; il allait à elle, afin de lui proposer de lutter à deux contre l'Angleterre et lui offrir, comme prix de cette alliance, l'espoir de partager avec nous l'empire de l'Orient.
Le radeau du Niémen.--L'attente d'Alexandre.--Première entrevue.-- Bonne grâce et manières charmantes de l'empereur de Russie.--Un mot de Napoléon.--Armistice avec la Prusse.--Impression de Napoléon sur Alexandre; il règle d'après le caractère de ce prince toute sa politique avec la Russie; plan de séduction qu'il imagine.--Profession de foi d'Alexandre.--Est-il sincère?--Effet produit sur lui par Napoléon.--Raisons qui le déterminent à embrasser actuellement le système de la France.--Ses arrière-pensées.--1807 et 1812.--Caractère de l'accord intervenu à Tilsit.--Seconde entrevue.--Le roi Frédéric-Guillaume.--Napoléon exige le renvoi de Hardenberg.--Le Tsar à Tilsit.--La Prusse propose le démembrement de la Turquie.--Occupation des premières journées.--Visite aux troupes, revues.--Splendeurs militaires.--Coup de théâtre.--Le partage de l'Orient.--Napoléon et Catherine II.--Réserve posée par l'Empereur; moyens qu'il emploie pour se soustraire à tout engagement positif.--Le Tsar promet sa visite à Paris.--Nature des espérances qu'il conçoit.--Son secret désir.--Désignation des plénipotentiaires; les princes de Talleyrand et Kourakine.--Suite de la négociation directe entre les deux empereurs.--Emploi de leurs journées.--Le roi de Prusse en tiers dans leurs promenades.--Le dîner, la soirée.--Intimité des deux empereurs.--Sujets de leurs entretiens.--Alexandre se met à l'école de Napoléon.--Jugement sur le futur Louis XVIII.--La reine Hortense.--Correspondance échangée à Tilsit.--L'Europe occidentale.--L'Allemagne française.--La Silésie.--Le grand-duché de Varsovie.--Rôle que l'Empereur réserve à la Pologne dans ses combinaisons.--Le traité de Tilsit contient le principe de sa propre destruction.--La rive gauche de l'Elbe.--Le royaume de Westphalie.--Désespoir de la Prusse.--Suprême tentative.--Arrivée de la reine Louise.--Visite de Napoléon à la maison du meunier.--Le dîner chez l'Empereur.--Joie de la reine, suivie d'une amère déception.--La seconde soirée.--La reine de Prusse et le prince Murat.--Départ.--Traité avec la Prusse.--La convention de Kœnigsberg.--Un chef-d'œuvre de destruction.--Droit pour la Russie d'intervenir.--Stipulations concernant l'Angleterre et la Turquie.--Double médiation.--La ligue continentale.--Partage éventuel de l'empire ottoman.--Les îles Ioniennes.--L'air noté.--Signature des trois actes.--Fête militaire.--Napoléon décore le premier grenadier de Russie.--Séparation des empereurs.--L'œuvre de Tilsit.
Au milieu du Niémen, un radeau avait été établi à l'aide de barques juxtaposées: l'art industrieux de nos soldats y avait élevé «une maisonnette très joliment meublée 78», comprenant deux pièces, dont l'une devait recevoir les empereurs et servir à leur conférence, dont l'autre était destinée à leur état-major. Des branchages, des guirlandes fleuries cachaient la nudité des murs; au fronton, les chiffres de Napoléon et d'Alexandre figuraient entrelacés. Attirée par ces apprêts, par l'annonce de l'entrevue, notre armée au repos distinguait peu à peu sur l'autre rive, peu de jours avant hostile et déserte, où seuls quelques Cosaques voltigeaient le long de la grève sablonneuse, des groupes nombreux et brillants. L'empereur de Russie venait d'arriver, suivi de son frère, des généraux Bennigsen et Ouvarof, du prince Lobanof et de plusieurs aides de camp: il s'était arrêté et se reposait dans une auberge à demi ruinée. Un officier entra: «Il vient», dit-il, et annonça qu'un grand mouvement se voyait sur la rive française, que les soldats faisaient la haie et acclamaient leur chef, qui passait au galop entre leurs rangs pour s'approcher du fleuve. Alexandre s'embarqua sur-le-champ; dans le même instant, un canot se détachait de l'autre bord, et Napoléon s'y reconnaissait à son uniforme traditionnel, au petit chapeau légendaire 79. Le canon tonnait; au cri français de: Vive l'Empereur! répondaient les acclamations plus graves et rythmées des soldats de Russie. On saluait les souverains, on saluait aussi la paix; chez tous ces hommes acharnés depuis huit mois à se haïr et à se combattre, la nature reprenait ses droits; un immense espoir de repos, d'apaisement, soulevait en même temps des milliers de cœurs et faisait souhaiter que la réconciliation des deux monarques vînt enfin procurer la sécurité de l'univers.
Lorsque l'empereur Napoléon, arrivé le premier au radeau, reçut le tsar Alexandre, il se trouva en présence d'un monarque de trente ans, d'une figure avenante et remarquablement agréable, d'élégantes manières, chez lequel l'habitude de l'uniforme corrigeait ce que pouvait avoir d'excessif la souplesse et la flexibilité slaves. Alexandre était charmant dans la tenue sobre et un peu grave des gardes Préobrajenski, habit noir à parements rouges, agrémenté d'or, avec la culotte blanche, l'écharpe, le grand chapeau à trois cornes, surmonté de plumes blanches et noires 80. Il vint gracieusement à Napoléon et, d'un élan spontané, les deux empereurs s'embrassèrent; ils se mirent ensuite à causer familièrement.
Pour plaire à première vue, l'un des secrets d'Alexandre était de prendre dès le début un ton simple, amical, confiant; il avait l'air d'admettre d'emblée son interlocuteur dans son intimité. La tête légèrement penchée, un joli sourire aux lèvres, il s'exprimait en termes d'une aisance parfaite, et dans sa bouche le français se modulait à la russe, avec des inflexions caressantes, avec une douceur presque féminine 81. Napoléon fut charmé de ces manières auxquelles les souverains d'ancienne race ne l'avaient pas habitué. Il avait vu s'incliner devant lui les rois d'Allemagne, mais leur attitude était celle de vassaux craintifs; au lendemain d'Austerlitz, il avait vu l'empereur d'Autriche s'approcher de son bivouac, mais le descendant des Habsbourg portait au front l'amertume de sa défaite: réduit à implorer la paix, il laissait voir, par sa tenue et son langage, ce que cette démarche coûtait à son orgueil. À Tilsit, Napoléon rencontrait pour la première fois un vaincu aimable, qui répondait à ses avances: il se sentit encouragé à les poursuivre, et la bonne grâce témoignée de part et d'autre créa une sympathie réciproque. Entre les deux monarques officiellement en guerre, le rétablissement de la paix fut sous-entendu et la possibilité d'un accord étroit aussitôt envisagée.
Toute alliance naît de haines partagées. À ce moment, Alexandre avait deux objets d'aversion: l'Angleterre, qui l'avait mal secondé, l'Autriche, qui s'était dérobée à ses instances. On assure que son premier mot à l'Empereur fut celui-ci: «Sire, je hais les Anglais autant que vous.--En ce cas, aurait répondu Napoléon, la paix est faite.» À cette profession d'animosité commune contre l'Angleterre, Napoléon donna un pendant à l'adresse de l'Autriche. Quand l'intimité fut plus complète, quand on en vint aux plus libres confidences, il témoigna le désir d'un accord à deux, exclusif, jaloux, sans alliance «collatérale», suivant le mot d'un homme d'État russe 82, et formulant sa pensée avec une brutalité crue: «J'ai souvent couché à deux, dit-il, jamais à trois.» Le tiers incommode auquel il faisait allusion, c'était l'Autriche: Alexandre trouva le mot «charmant 83».
Un seul scrupule retenait le Tsar et contrariait ses épanchements. Au sortir de l'entrevue, il allait retrouver, au pauvre village de Pictupœhnen, Frédéric-Guillaume et les Prussiens, qui demeuraient nominalement ses alliés. Avec eux, la signature de l'armistice restait en suspens: Napoléon y mettait des conditions rigoureuses; il exigeait que les dernières places conservées par les troupes de Frédéric-Guillaume en Silésie et en Poméranie lui fussent remises avec leurs garnisons: il voulait que l'armistice fût encore une capitulation, succédant à tant d'autres. Si l'empereur Alexandre ne rapportait pas à la Prusse un adoucissement de son sort, quelle réponse ferait-il aux questions anxieuses de Frédéric-Guillaume? Ne lirait-il pas au moins sur le visage du roi de muets et navrants reproches? Il pria Napoléon d'épargner à la Prusse, réduite à merci, une humiliation inutile, et obtint que l'armistice serait signé sur-le-champ, sans remise des places 84.
Ce point réglé, rien ne s'opposait plus à ce que les négociations pour la paix et l'alliance fussent menées bon train et avec un égal empressement. Pour les faciliter, Napoléon offrit au Tsar de s'établir à Tilsit: il s'y trouverait chez lui, y viendrait avec une partie de sa garde: un quartier de la ville serait mis à sa disposition, Frédéric-Guillaume étant admis à jouir du même privilège. Alexandre accepta ces propositions, s'en montra reconnaissant, fut de plus en plus expansif, cordial, et l'entretien se prolongea près de deux heures. Toutes les questions y furent légèrement abordées, et l'on reconnut qu'aucune d'elles ne mettrait obstacle à l'entente. Alexandre les traita avec tact, avec une ouverture et une liberté d'esprit qui furent remarquées de son interlocuteur et achevèrent de lui plaire: «Je viens de voir l'empereur Alexandre, écrivait le soir même Napoléon à Joséphine, j'ai été fort content de lui! C'est un fort beau, bon et jeune empereur; il a de l'esprit plus qu'on ne pense communément 85.»
À travers ce peu de lignes, il est aisé de lire tout l'espoir que Napoléon fondait maintenant sur l'empereur Alexandre. D'un rapide coup d'œil, il avait embrassé ce caractère sous toutes ses faces. Et d'abord, Alexandre lui était apparu de nature affectueuse et tendre, très sensible aux égards, donnant et demandant beaucoup à l'amitié. Puis, c'était une imagination vive, qu'il serait facile d'enflammer: prompt à s'éprendre d'idées, pourvu qu'elles fussent belles et séduisantes, il s'attachait moins à les préciser, à les traduire sous forme de réalités qu'à s'enivrer de leur éclat; esprit brillant, mais incomplet, il était propre surtout à recevoir des impressions, à s'assimiler les pensées qu'on lui suggérait, à les parer de poésie et de splendeur, à leur rendre un culte contemplatif, et semblait né pour rêver plutôt que pour agir. Par chacun de ces côtés, Napoléon reconnut que le jeune empereur lui offrait prise; il le jugea accessible de toutes parts à l'ascendant de son impérieux génie. Dès lors, son parti est pris: d'une main délicate et sûre, il touchera tous les ressorts qui doivent faire vibrer l'âme d'Alexandre et s'emparera de ce prince, afin de tenir en lui la Russie. Ce qu'il veut, c'est à la fois dominer son esprit et prendre son cœur: aux rapports qui vont s'établir, il donnera moins le caractère d'une alliance au sens ordinaire du mot que celui d'une liaison personnelle et intime, fondée sur un attachement d'homme à homme, et ce lui sera un moyen de laisser à l'accord quelque chose d'indéterminé et de mystérieux; on s'entend à demi-mot entre amis qui se goûtent mutuellement et bannissent toute défiance. En politique, les paroles, les actes de l'Empereur s'inspireront invariablement des tendances morales et des particularités d'âme remarquées chez Alexandre: jeter en avant des idées générales, les développer avec une incomparable magie de pensée et de langage, relever, ennoblir toutes les questions, montrer en elles des aspects humanitaires, sentimentaux, philosophiques, les transporter dans une région haute et nuageuse, éviter autant que possible d'en dégager dès à présent les côtés matériels et pratiques, traiter tout en grand, poser des principes et laisser à l'avenir le soin d'en tirer l'application, parler au futur plus qu'au présent, s'épargner ainsi des engagements prématurés et peut-être dangereux; lorsqu'il deviendra indispensable de fournir à Alexandre de réelles satisfactions, les accorder à l'homme plus qu'au souverain, les ménager de manière à contenter son amour-propre, ses aspirations personnelles et momentanées plus que les intérêts permanents de son peuple, lui faire espérer d'autres avantages, plus vastes encore, lui laisser toujours à désirer, le tenir en un mot dans une expectative pleine de charme, dans une attente constamment renouvelée, dans un songe enchanteur qui lui ôtera la faculté de raisonner et de se reprendre: tel fut le plan auquel Napoléon devait s'attacher avec une suite, une constance, une habileté extraordinaires, et auquel il semble s'être fixé dès l'instant de sa rencontre avec l'empereur de Russie.
De son côté, Alexandre a raconté en ces termes sa première impression: «Je n'ai jamais eu plus de préventions contre quelqu'un que je n'en ai eu contre lui, mais après trois quarts d'heure de conversation avec lui, elles ont toutes disparu comme un songe 86.» La première fois qu'il reçut après l'entrevue un diplomate français, il l'accueillit par ces paroles: «Que ne l'ai-je vu plus tôt... le voile est déchiré et le temps de l'erreur est passé 87!» Convient-il d'ajouter une entière confiance à ces ferventes et soudaines professions de foi? Dès le moment où il eut la révélation de Napoléon, Alexandre fut-il aussi complètement à lui qu'il s'en donna l'apparence? se laissa-t-il vraiment subjuguer et séduire? abjura-t-il toutes ses préventions contre l'homme redoutable qu'il avait combattu avec tant d'âpreté et dans les bras duquel une subite défaillance l'avait inopinément conduit?
Alexandre avait l'enthousiasme prompt et variable; son cœur généreux et son esprit inquiet le firent s'attacher à des objets divers, quoique toujours nobles et relevés; s'acheminant tour à tour dans des voies différentes, il s'y engagea d'abord avec ardeur, puis s'arrêta lassé, non sans marquer son passage par des traces fécondes, car il rencontrait le bien en poursuivant l'idéal. Il eut successivement la religion du progrès, celle du passé, se prit d'un égal amour pour les idées libérales, pour l'autorité ensuite, envisagée sous une forme mystique et tutélaire. Napoléon fut-il l'une de ses passions, suivant et précédant tant d'autres? Il fut à coup sûr l'une de ses curiosités, l'un de ses étonnements. Placé en présence de cet universel génie, qui se mettait en action devant lui et déployait pour lui plaire ses multiples ressources, il en fut frappé comme d'un phénomène unique, extraordinaire; il l'admira d'abord comme une force de la nature, l'étudia avec un intérêt soutenu, absorbant, puis éprouva pour lui ce goût qui attache invinciblement à ce que l'on veut comprendre et pénétrer. Il faut ajouter que son éducation, ses impressions primitives ne le mettaient point spécialement en défense contre le prestige du héros révolutionnaire; moins attaché que les autres souverains de son temps aux principes et aux passions d'autrefois, moins d'ancien régime, si l'on peut dire, il se dégageait plus facilement de leurs préventions, et les nouveautés grandioses, de quelque ordre qu'elles fussent, avaient le don de le capter. Qu'il ait subi l'ascendant d'une nature supérieure et cette prise que Napoléon exerçait si fortement sur les hommes, c'est ce que ses épanchements intimes, appuyant ses témoignages publics, laissent clairement apercevoir. Il n'échappa pas à la puissance de ces yeux qui dardaient sur lui un regard si pénétrant, au charme de cette bouche qui lui souriait avec tant de grâce et le caressait de paroles infiniment flatteuses; il ne résista pas à l'action de ce langage qui savait tout embellir et transformer, qui peuplait le monde de merveilles, et nul doute que la grandeur de l'homme n'ait été pour beaucoup dans l'attrait qui le poussa vers le monarque.
D'ailleurs, dans ce que Napoléon lui avait dit ou laissé entendre, tout était pour lui plaire et le ravir. Il était venu en vaincu, encore meurtri de sa défaite, de ses illusions détruites, agité, il est vrai, de nouveaux et ambitieux désirs, mais osant à peine se les avouer, et voici que le vainqueur, le consolant et le relevant de ses disgrâces, dépassant du premier coup son attente, lui offrait part à une fortune et à une gloire sans exemple. S'il essayait d'échapper à cet éblouissement et repassait de sang-froid dans sa mémoire les paroles recueillies, il n'y trouvait rien qui pût blesser l'intérêt présent de la Russie; il n'y découvrait que motifs d'espérer pour elle et de se réjouir, et la raison lui semblait justifier son entraînement. Pour s'unir à la Russie et l'associer à sa destinée, que demandait en somme Napoléon? D'abord qu'on renonçât à contester sa suprématie sur le midi et le centre de l'Europe, qu'on reconnût les changements opérés tant en Allemagne qu'en Italie; Alexandre était résigné d'avance à ce sacrifice. D'autre part, Napoléon ne lui proposait pas de participer à de plus profonds bouleversements. Questionné sur deux points, il avait déclaré ne point vouloir détruire la Prusse ni rétablir la Pologne. S'il écartait l'Autriche de ses combinaisons, répondant en cela aux désirs d'Alexandre, il n'annonçait aucun projet contre l'existence même de cet empire, indispensable à la sécurité de la Russie. Ce qu'il réclamait avec force, c'était qu'on l'aidât à assurer le repos du monde par la paix maritime, à menacer les Anglais, au besoin à les combattre, à soulever contre eux le continent. Certes, une rupture avec Londres porterait atteinte à la prospérité matérielle de l'empire, troublerait profondément et déconcerterait la nation; mais Alexandre envisageait les rapports de la Russie avec l'Angleterre d'un point de vue plus élevé que son peuple: révolté par l'égoïsme des insulaires, il jugeait de plus que leur despotisme pesait aussi lourdement sur l'Océan que celui de Napoléon sur la terre; il estimait que la Russie, puissance baltique, trouverait son compte à combattre leurs prétentions, à limiter leurs prérogatives; en revenant à l'idée entrevue par Catherine II, saisie avec ardeur par Paul Ier, d'assurer les droits des neutres et l'égalité des pavillons, il reprendrait une tradition intermittente de la politique moscovite et se consolerait de n'avoir point affranchi le continent en poursuivant avec nous l'indépendance des mers. En échange de ce service, Napoléon semblait promettre à la Russie des profits sérieux, brillants surtout et flatteurs, et l'Orient était le terrain où elle aurait naturellement à les demander et à les recevoir. Sans doute, l'Empereur n'annonçait rien de positif, mais ses regards, le ton de ses discours, son air, en disaient plus que ses paroles, et, pour se manifester par de précieux témoignages, sa bonne volonté paraissait n'attendre qu'une occasion. Alexandre estimait donc de plus en plus qu'une saine politique lui recommandait de s'unir actuellement au vainqueur, de lui prêter contre l'Angleterre un concours «non seulement apparent, mais sincère 88», afin d'obtenir de lui des avantages qui payeraient la Russie de ses pertes et compenseraient ses désastres.
Est-ce à dire qu'il se livrât sans réserve au génie qui avait juré sa conquête? Il y avait chez lui, au milieu de ses enthousiasmes, au milieu de ses idéales et flottantes aspirations, une subtile finesse, même, suivant le mot d'un homme qui l'approcha de près et le jugea bien, un «acquit de dissimulation souveraine 89»; il était fils d'une race de Slaves, mais de Slaves élevés à l'école de Byzance. À Tilsit, subissant le charme, il ne s'y abandonna pas tout entier, garda une part de lui-même pour l'observation et la méfiance. Dans cette âme à la fois mobile et complexe, les sentiments les plus divers se superposaient alternativement, pour ainsi dire, plutôt qu'ils ne se substituaient tout à fait les uns aux autres: celui qui l'emportait un jour ne détruisait pas entièrement celui qui avait prévalu la veille, le refoulait seulement, et, sous l'engouement qui portait aujourd'hui Alexandre vers l'alliance napoléonienne, on eût retrouvé un reste de crainte et de suspicion. Si réelle qu'elle fût, sa confiance gardait quelque chose de fragile, d'instable, et s'abandonnant avec délices aux séductions de l'heure présente, il laissait certains doutes planer sur l'avenir.
Croyait-il, par exemple, que l'alliance, lorsqu'elle aurait produit les résultats dont elle était promptement susceptible, peut-être la paix maritime, au moins l'extension de la Russie en Orient, dût être indéfiniment prolongée? Fallait-il, suivant lui, reconnaître la loi de l'avenir dans un accord de principe entre la Russie se désintéressant des affaires occidentales et la France débordant sur le monde? À cet égard, il évitait de s'interroger. En descendant au fond de sa pensée, on y eût retrouvé la crainte que la sécurité permanente de la Russie ne pût se concilier avec l'excès de la puissance française. Il ne renonçait pas absolument à rétablir l'Europe dans ses droits, à rejeter la France dans de plus étroites limites, mais n'attendait plus la réalisation de ce vœu que d'un concours problématique de circonstances: «Changent les circonstances, disait-il confidentiellement, la politique aussi pourra changer 90.» En attendant, il emploiera d'une part à rétablir ses forces, de l'autre à se ménager d'égoïstes satisfactions, le temps qu'il ne saurait plus consacrer à la défense commune, travaillera pour lui-même après s'être épuisé en efforts stériles au profit d'autrui, quitte ensuite, lorsqu'il aura pris ses avantages et ses sûretés, à voir s'il doit rester l'allié de Napoléon ou redevenir celui de l'Europe. Il se peut, à la vérité, que l'ambition du conquérant se découvre à bref délai insatiable et dévorante, qu'elle menace la puissance même qu'elle semble vouloir prendre pour auxiliaire: contre de tels périls, Alexandre se tiendra sur ses gardes; sitôt qu'ils lui apparaîtront, l'alliance se rompra d'elle-même, au cours de son activité, mais la Russie y aura gagné tout au moins d'avoir suspendu quelques années la marche terrifiante des armées françaises, d'avoir détourné ce torrent, d'avoir obtenu le temps de fortifier ses frontières, de réparer ses pertes, de se remettre en posture de défense. Après ce répit, s'il lui faut engager une lutte suprême, elle se trouvera mieux préparée à la soutenir; sans recourir alors à l'inutile moyen des coalitions, ne s'appuyant que sur elle-même, sur sa puissance restaurée, sur le sentiment de son droit, elle attendra l'envahisseur, lui opposera sa masse redoutable et «vendra chèrement son indépendance 91». En 1807, Alexandre ne souhaitait pas encore, mais prévoyait par instants 1812.
Toutefois, les nuages qui passaient sur son esprit n'assombrissaient point son visage. Auprès de Napoléon, il se montrait parfaitement calme, rayonnant de satisfaction, plein d'espoir, affectait une foi sans bornes dans la perpétuité de l'accord: il entrait dans les vues du grand homme, admettait tous ses plans, s'inclinait devant sa supériorité, se déclarait disposé à le seconder, prêt à l'aimer, et ce jeu caressant, qui répondait à son caractère, à son penchant actuel, au plaisir qu'il éprouvait de bonne foi à cultiver des relations attrayantes, faisait aussi partie de sa politique. Vraiment séduit, il se montrait plus conquis encore qu'il ne l'était en réalité, son but étant de procurer à l'Empereur des impressions et des satisfactions qui lui fussent nouvelles. Napoléon avait vaincu l'Europe, il ne l'avait point persuadée; il avait soumis les rois à son joug, sans les plier à son ascendant moral, et, parmi tous ses triomphes, l'amitié d'un grand souverain était le seul succès qui lui manquât.
En la lui offrant, Alexandre pensait contenter en lui un secret et orgueilleux désir, prendre dans ses sentiments une place à part et se ménager plus aisément sa confiance: «Flattez sa vanité, disait-il aux Prussiens en leur recommandant son système; c'est mon loyal intérêt pour votre roi qui me fait vous donner ce conseil 92.» On doit chercher en partie dans cette arrière-pensée et dans cette illusion le secret des hommages à la fois délicats et passionnés qu'Alexandre prodiguait à Napoléon. Sans doute, le désir de charmer était chez lui inné, continuel, et la conquête de Napoléon devait particulièrement tenter Alexandre «le séduisant 93». Il s'y vouait par goût, par une instinctive tendance, mais aussi parce qu'il y voyait un moyen de mieux servir et ménager l'intérêt de son État 94. Il se trouvait de la sorte que les deux souverains avaient adopté le même système l'un vis-à-vis de l'autre: Napoléon voulait s'attacher Alexandre, mais la volonté de plaire était égale chez le Tsar, et si l'on cherchait à préciser le véritable caractère des rapports inaugurés à Tilsit, en les dégageant de l'appareil émouvant et grandiose qui était venu les environner, on pourrait les définir: un essai sincère d'alliance momentanée, doublé d'une tentative de séduction réciproque.
Note 94: (retour) Dans une note autographe sur les instructions à donner au nouvel ambassadeur de Russie à Paris, le comte Pierre Tolstoï, Alexandre écrivait: «Il faut dire entre autres choses que, la paix de Tilsit ayant délivré la Russie du danger dont la menaçait son ennemi le plus dangereux, la politique exige que nous cherchions à tirer le meilleur parti possible de ce nouvel état de choses, et que c'est en cherchant à resserrer les liens qui unissent les deux empires qu'on peut se flatter de tourner à notre avantage les rapports nouvellement établis entre la Russie et la France.» Archives de Saint-Pétersbourg.
On se revit le 26, sur le radeau du Niémen. Le roi de Prusse vint à cette seconde conférence et fut présenté par Alexandre à Napoléon; son attitude forma avec celle du Tsar un contraste déplaisant. Frédéric-Guillaume était naturellement dépourvu de grâce et d'aisance: le malheur le rendait plus gauche encore, et il ne sut faire à triste fortune bon visage. Son air morne, ses yeux fixés à terre, son langage hésitant, tout dénotait en lui une insupportable contrainte. Derrière ce visage fermé, Napoléon soupçonna une âme d'autant plus difficile à ramener qu'elle était honnête et convaincue: il jugea et condamna définitivement la Prusse dans la personne de son roi; sans espoir de la rattacher à son système, obligé de la conserver, puisque l'alliance russe était à ce prix, il ne songea plus qu'aux moyens de la réduire à l'impuissance et, ne pouvant la frapper à mort, voulut l'empêcher de vivre.
Son langage au Roi fut dur et hautain: à peine une allusion aux conditions de la paix; il appuya sur les défauts qu'il avait remarqués dans l'administration et l'armée prussiennes, donna à Frédéric-Guillaume quelques conseils, mit une insistance blessante à lui remontrer son métier de roi. Puis il renouvela une prétention cruelle. Avant la guerre, le baron de Hardenberg, ministre dirigeant de Prusse, avait manqué à la France en refusant audience à son envoyé; pour venger cette injure, Napoléon refusait maintenant de traiter avec lui, ce qui était imposer son renvoi, le frapper d'incapacité politique et l'exclure des conseils de son souverain. Frédéric-Guillaume discuta cette exigence; il n'avait personne, disait-il, pour remplacer Hardenberg. Napoléon n'admit point cette excuse, cita des noms, et entre autres, par une erreur singulière, celui du baron de Stein, le futur régénérateur de la monarchie prussienne. Après un entretien pénible, on se sépara très froidement, et Frédéric-Guillaume, retournant sur la rive droite, entendit Napoléon et Alexandre se donner rendez-vous pour le soir même à Tilsit 95.
L'entrée du Tsar en ville se fit avec la pompe que permettaient le lieu et les circonstances, au milieu d'un bel appareil militaire. L'armée française avait effacé en elle les traces de la lutte, resplendissait d'un éclat martial. L'Empereur et sa maison montèrent à cheval pour recevoir le Tsar à son débarquement. Lorsque Alexandre approcha du rivage, où un beau cheval arabe, richement harnaché, lui avait été préparé, les troupes rendirent les honneurs, les drapeaux s'inclinèrent; soixante coups de canon furent tirés. Sur le chemin que les deux empereurs devaient parcourir à travers la ville, des détachements de la garde, infanterie et cavalerie, étaient massés; tous les régiments étaient représentés, dragons, chasseurs, grenadiers, et avant que Napoléon les lui nommât, Alexandre reconnaissait ces uniformes que la victoire avait rendus populaires, ces soldats qui portaient dans leur tenue et leur regard l'orgueil de leurs triomphes. De leur côté, les Français admiraient la haute mine du monarque russe, la grâce inimitable avec laquelle il saluait de l'épée 96. Chevauchant côte à côte et causant, les deux souverains arrivèrent à la maison que le Tsar avait habitée pendant son précédent séjour à Tilsit, avant Friedland: «Vous êtes chez vous», lui dit l'Empereur. Mais Alexandre ne mit pas encore pied à terre; par une flatterie délicate, il continua d'avancer entre les troupes formant la haie, afin de mieux voir la garde impériale, rangée sur toute la longueur de la rue 97.
On dîna chez l'Empereur, et l'on ne se sépara qu'à neuf heures. À tout instant, Alexandre était informé de quelque gracieuseté nouvelle: c'était l'échange des prisonniers, commencé de suite et que l'on activait, c'était l'envoi de courriers aux commandants de nos troupes dans l'Allemagne du Nord, afin qu'ils eussent à respecter les domaines du duc de Mecklembourg, allié à la famille impériale de Russie, enfin, «tous les honneurs et attentions imaginables 98». De son côté, Alexandre traitait en allié, en ami, le souverain dont il n'avait pas encore officiellement reconnu le titre impérial et que les dépêches de ses ministres continuaient d'appeler, avec un formalisme imperturbable, «le chef du gouvernement français 99».
Cependant, si bien établies que fussent les relations personnelles entre les deux souverains, ils n'avaient qu'effleuré l'objet destiné à sceller leur accord: dans leurs premières causeries, l'Orient était demeuré à peu près hors de cause. On prévoyait dans cette partie de l'Europe de profonds remaniements; on connaissait la catastrophe de Constantinople, on en ignorait les détails, on hésitait à en préjuger les conséquences. Sur le partage de la Turquie, le premier mot ne fut dit à Tilsit ni par la France ni par la Russie: la Prusse osa le prononcer.
Toujours relégué à Pictupoehnen, ignorant s'il resterait ministre, le baron de Hardenberg passait son temps à ébaucher des projets d'accommodement; pour ménager à la fois la satisfaction du vainqueur et celle du vaincu, pour sauver la Prusse et contenter Napoléon, il faisait appel à toutes les ressources de son esprit, remontait aux précédents et consultait l'histoire. Au dix-huitième siècle, la Prusse avait inauguré en Europe et pratiqué avec un incontestable succès la politique des partages: elle avait trouvé dans les démembrements successifs de la Pologne une mine inépuisable de profits; même, afin de s'assurer la main libre sur la Vistule, elle avait imaginé en 1788 de suggérer à l'Autriche et à la Russie un premier partage de la Turquie. Si les circonstances avaient totalement changé, le moyen n'en restait pas moins bon, éprouvé: la Turquie ne s'offrait-elle pas toujours pour attirer et détourner les ambitions qui s'acharnaient sur l'Europe, pour assouvir les puissants, dédommager les vaincus, et ne saurait-elle payer pour tout le monde? Hardenberg fonda sur l'anéantissement de cet empire une vaste combinaison: il s'agissait de remanier l'Europe orientale et centrale dans toutes ses parties, de déterminer un échange de possessions et un chassé-croisé de souverains. La Russie prendrait une partie des Principautés, la Bulgarie, la Roumélie et les Détroits; l'Autriche, remise en possession de la Dalmatie, y joindrait la Bosnie et la Serbie; la France aurait la péninsule hellénique et les îles. Russie, Autriche et Prusse renonceraient aux provinces qu'elles avaient arrachées en dernier lieu à la Pologne, et cet État, retrouvant ses membres épars, reprendrait vie sous le gouvernement du roi de Saxe: transporté à Varsovie, ce prince abandonnerait le domaine de ses pères à la Prusse, à laquelle serait rendu en outre tout ce qu'elle avait possédé en Allemagne, si bien qu'une campagne désastreuse se solderait en fin de compte pour la monarchie de Brandebourg par un agrandissement. Au milieu des plus accablants revers qui eussent frappé un État, la Prusse ne démentait pas ses traditions, ne renonçait point à ses procédés: accablée et agonisante, elle cherchait encore dans la destruction d'autrui le rétablissement de sa propre fortune 100.
Le projet de Hardenberg, rédigé sous forme de mémoire, approuvé par le Roi, transmis à titre d'instruction au maréchal de Kalckreuth, qui avait signé l'armistice et continuait de résider à Tilsit, fut communiqué à Alexandre et appuyé par le ministre Budberg. Le Tsar se borna à en prendre acte; les élucubrations in extremis de la Prusse le touchaient peu, venant d'un ministre condamné et d'un roi sans États, et c'était de Napoléon seul qu'il attendait le mot qui devait donner carrière à son ambition. Cette parole vivement attendue, l'Empereur allait enfin la laisser échapper dans une circonstance frappante et solennelle: il rencontra ou sut se ménager l'occasion d'un coup de théâtre, éclatant au milieu de l'une de ces mises en scène imposantes qu'il excellait à déployer.
Depuis l'établissement du Tsar à Tilsit, il lui faisait les honneurs de notre armée, disséminée et installée autour de la ville. Le bonne heure, les souverains sortaient de Tilsit, à cheval, brillamment escortés; dans la campagne égayée par les sonneries matinales, ils rencontraient de toutes parts les campements de nos troupes; en peu de jours, nos soldats avaient su s'improviser des abris: avec ce goût naturel, actif à s'ingénier, qui leur est propre, ils avaient même enjolivé de leur mieux ces demeures passagères, les avaient parées d'ornements rustiques enlevés aux villages environnants. Napoléon parcourait les quartiers avec son hôte; il lui faisait voir les hommes de près, s'offrait à leur culte familier, témoignait pour leur bien-être une sollicitude qui frappait l'autre empereur. Puis, on galopait jusqu'à un espace découvert, propice aux manœuvres; là, d'autres troupes étaient massées, rangées avec ordre; leurs longues lignes immobiles, scintillantes d'acier, se dessinaient à l'horizon; les maréchaux prenaient le commandement de leurs corps, un nombreux état-major se groupait autour des empereurs et la revue commençait.
Alexandre portait à ces spectacles une attention passionnée; comme tous les princes de sa race, il aimait les beaux régiments, les manœuvres correctement exécutées, et rien ne lui plaisait autant que de voir évoluer devant lui les troupes de pied bien alignées, passer les masses tourbillonnantes de la cavalerie: c'était ce que le prince Adam Czartoryski appelait sa «paradomanie» 101. L'armée française lui offrait alors inépuisable matière à satisfaire ses goûts; elle n'était pas seulement la plus brave, la plus aguerrie, la mieux disciplinée de l'Europe, mais la plus riche en couleurs, en aspects variés, la plus pittoresque et la plus splendide. Alexandre ne se lassait point d'admirer ces troupes sans pareilles, leur tenue et leur entrain: avec une bonne grâce aisée, il leur rendait justice et ne ménageait point les éloges à ceux qui l'avaient vaincu. Il se faisait présenter les colonels des régiments qui l'avaient particulièrement frappé: «Vous êtes bien jeune pour tant de gloire 102» disait-il à l'un d'eux. Les plus petits détails l'intéressaient et émerveillaient son frère. Le grand-duc Constantin, avec l'assentiment du Tsar, devait demander à l'Empereur de lui prêter l'un de ces tambours-majors au costume galonné d'or sur toutes les coutures, au panache extravagant, qu'il avait vu parader en tête de nos régiments, afin que cet instructeur d'un nouveau genre apprît à ses confrères de Russie les exercices et «singeries» qu'il exécutait avec son bâton de commandement 103. Ce trait n'évoque-t-il pas tout un tableau et ne fait-il pas, pour un instant, repasser à nos yeux nos régiments vainqueurs, tels qu'ils défilaient tour à tour devant le double état-major impérial, allègres et superbes, dans le chatoiement des uniformes et le fracas des instruments?
Au milieu d'une de ces revues, on apporta à l'Empereur des dépêches diplomatiques. Il les ouvrit, les parcourut, puis se tournant vers Alexandre d'un air inspiré: «C'est un décret de la Providence, s'écria-t-il, qui me dit que l'empire turc ne peut plus exister 104.» Les dépêches, qu'il fit lire au Tsar, étaient du général Sébastiani, son ambassadeur à Constantinople; elles racontaient en détail l'événement du 27 mai, montraient les soldats mécontents et la populace s'unissant contre le sultan réformateur, Sélim assiégé dans son palais, se résignant promptement à l'arrêt du destin, déposant la couronne avec la docilité dont tant de ses prédécesseurs lui avaient donné l'exemple, et la Turquie, après s'être un instant ressaisie sous un chef éclairé, descendant d'elle-même dans l'abîme. Napoléon était l'allié du Sultan; il n'était point celui de la Turquie, avec laquelle il n'avait signé aucun traité. Il déclara que la chute de Sélim le dégageait de tous liens avec cet empire, mettait sa conscience à l'aise, le laissait libre d'accomplir les grands projets auxquels sa propre inclination et son amitié pour Alexandre le conviaient également. Et la pensée des deux empereurs, dépassant l'appareil guerrier qui se déployait autour d'eux, les campagnes de Pologne, les pâles horizons du Nord, s'élança vers de plus lumineuses régions, vers l'Orient et Constantinople, terre promise de l'ambition des Tsars.
Dans les jours qui suivirent, avec cette éloquence familière, imagée, vibrante, qui lui était naturelle et qui n'était qu'à lui, Napoléon parla continuellement de l'Orient. Il évoqua ce monde captivant, qu'il avait vu et jugé en Égypte, ces contrées qui lui étaient apparues riches de tous les dons de la nature et que l'homme laissait inexploitées, ces Turcs dont il se servait à l'occasion, dont il appréciait parfois les vertus guerrières, mais dont le gouvernement impuissant et désordonné lui était odieux, parce qu'il répugnait à son esprit épris de la force et de la règle: «L'Empereur n'aime pas les Turcs, écrivait plus tard un de ses ministres, il les trouve des barbares 105.» Faisant toucher du doigt à Alexandre cet empire en dissolution, il lui montrait la facilité d'en recueillir les débris: cette conquête serait en même temps, disait-il, œuvre d'humanité et de civilisation: la présence des Turcs déparait l'Europe régénérée, mettait une tache d'ombre sur le continent éclairé de lumières nouvelles. Et ces ardentes professions n'étaient pas seulement un jeu éblouissant, destiné à séduire Alexandre par de décevantes perspectives; Napoléon portait réellement en lui les aspirations qu'il exprimait avec tant de force. Si sa conduite à l'égard de la Turquie variait suivant les nécessités de sa politique, s'il abandonnait ou soutenait cet État au gré de ses convenances, une idée persistante, quoique vague et lointaine, se retrouvait en lui depuis le début de sa carrière et demeurait à l'horizon de sa pensée: c'était celle d'une grande mission à remplir en Orient et d'une société entière à recomposer. À coup de victoires, il avait refait, façonné l'Europe à sa guise; mais son œuvre était-elle complète tant que l'Orient restait à organiser, tant que cette noble partie de l'ancien monde demeurait à l'état d'informe chaos? Ignorant, comme la plupart de ses contemporains, l'état réel et la distribution des races sur le sol de la Turquie, il discernait pourtant l'une d'elles, parce qu'elle lui apparaissait avec l'auréole d'un lumineux passé, et la pensée de ressusciter la Grèce, en la rattachant à son empire, avait plus d'une fois hanté son esprit profondément imbu des souvenirs et des passions classiques: «La Grèce, disait-il plus tard, attend un libérateur, il y a là une belle couronne de gloire à cueillir 106.» Pressentant pour les peuples du Levant une destinée nouvelle, il voulait l'avancer, afin de la régler par lui-même, et là, comme partout, son génie impatient rêvait d'accélérer l'histoire.
Alexandre l'écoutait avec ravissement; au contact de cette pensée exubérante et forte, son imagination s'exaltait; la passion de l'Orient rentrait dans son âme, et il se sentait saisi par d'ambitieuses réminiscences. Dans la bouche de Napoléon, il reconnaissait l'écho des accents qui avaient bercé sa jeunesse; le plan de partage redevenait pour lui ce «projet grec» qui avait enchanté son aïeule; il l'appelait encore de ce nom 107, par habitude, par tradition, et les paroles du conquérant français, ranimant en lui tous les souvenirs du règne de Catherine, le replaçaient à cet âge héroïque de la Russie moderne.
Cependant, lorsque Napoléon avait montré l'instant venu de reprendre les traces de la grande impératrice, d'entamer la délivrance de l'Orient, il posait une réserve: c'était à l'avenir, disait-il, qu'il appartenait de mûrir et d'achever cette œuvre. On ne devait s'occuper aujourd'hui que de rétrécir le territoire ottoman, de refouler, «de comprimer 108» vers l'Asie un peuple étranger à l'Europe, de lui enlever quelques-unes des provinces qu'il molestait encore et ne gouvernait plus. Aller plus loin, procéder à un partage total, serait une opération grosse de difficultés et de périls; elle risquerait de provoquer entre la France et la Russie un contact funeste à leur harmonie: il était des positions que l'on ne voulait point se disputer et que l'on ne pouvait s'abandonner. Il ne semble pas que le sort futur des provinces centrales de la Turquie et surtout de Constantinople ait été sérieusement discuté; lorsque cette question se souleva plus tard entre les deux empereurs, elle leur apparut toute nouvelle, et ni l'un ni l'autre ne firent allusion à de précédents débats; à Tilsit, ils s'attachaient à ce qui pouvait les réunir et non à ce qui les eût divisés. Or, dans l'Orient européen, en admettant l'hypothèse d'un partage restreint, il était des contrées dont l'attribution ne pouvait offrir matière à dispute: leur position décidait de leur sort. Napoléon les montrait du doigt sur la carte et taillait le domaine respectif des deux puissances dans les possessions diminuées de la Turquie. La Russie ambitionnait depuis un siècle les principautés moldo-valaques et les occupait militairement aujourd'hui; elles constitueraient son lot. Au besoin, si l'on franchissait le Danube, une portion de la Bulgarie pourrait partager le sort des Principautés. Quant à la France, elle trouverait autour de ses possessions d'Illyrie matière à s'étendre, et Napoléon indiquait tantôt la Bosnie et l'Albanie, qui donneraient plus d'épaisseur et de consistance à la Dalmatie, cette mince province allongée sur la côte adriatique, tantôt l'Albanie, l'Épire, la Grèce, qui la prolongeaient au sud. Toutefois, si les deux souverains prévoyaient d'idéales conquêtes, ils n'en déterminaient pas rigoureusement la valeur et l'étendue; ils ne traçaient point de frontières. Quand on s'était bercé d'hypothèses multiples, sans en préciser aucune, on revenait à des généralités vagues et fuyantes, et l'entretien se prolongeait sans conclure.
C'est qu'en effet, si Napoléon inclinait à morceler la Turquie, s'il étudiait dès à présent les moyens d'opérer cette spoliation 109, son parti n'était pas arrêté: «Mon système sur la Turquie chancelle, écrivait-il à Talleyrand, et est au moment de tomber; pourtant, je ne suis pas décidé 110.» Cette matière était celle où il jugeait le plus nécessaire à la fois de tenter les convoitises de la Russie et d'éviter avec elle tout engagement positif. Conservant ses défiances de principe contre cette puissance, il hésitait encore à la rapprocher du but éternel de ses ambitions. De plus, si l'on précipitait le partage, cette suprême commotion, ajoutant de nouvelles causes de dissentiment à toutes celles qui divisaient les puissances, reculerait indéfiniment la paix générale, dont Napoléon sentait le besoin et éprouvait l'ardent désir; ce serait une querelle aiguë, interminable, venant se greffer sur celle que quinze ans de victoires françaises n'avaient point résolue. Sans doute, si l'Angleterre, malgré les efforts que la Russie tenterait auprès d'elle, demeurait intraitable, il conviendrait de recourir à des moyens extraordinaires pour faire face aux nécessités d'une lutte sans exemple; afin de s'attacher plus complètement la Russie, de l'entraîner à des mesures actives contre l'ennemi commun, de frapper celui-ci sur un terrain nouveau, Napoléon ne reculerait pas devant l'entreprise orientale; il la regarderait en face, s'y résoudrait franchement, l'entamerait à condition de la diriger et saurait en faire sortir le triomphe définitif de sa politique; mais il était résolu à n'admettre ce parti extrême qu'en cas d'absolue nécessité, après avoir mieux assuré sa domination sur l'Europe, pénétré les intentions de l'Angleterre et éprouvé la bonne foi d'Alexandre. En attendant, il se flattait qu'une espérance, à défaut d'une promesse, suffirait à satisfaire ce monarque et à le retenir sous le charme.
Note 109: (retour) Il faisait écrire le 8 juillet à Marmont, commandant l'armée de Dalmatie, d'examiner quelles ressources offriraient les provinces occidentales de la Turquie «pour une puissance européenne qui posséderait ces pays», et de rédiger un mémoire sur les moyens de s'en emparer. Voyages du duc de Raguse, II, 389.
Après quelques jours, il suspendit la conversation, prétextant sa hâte de rentrer à Paris, où de grands devoirs le rappelaient; d'autres affaires, à régler de suite, absorberaient le temps que l'on avait encore à passer ensemble; il convenait de renvoyer l'accord définitif sur le partage à une seconde entrevue, dont il formerait l'objet exclusif. L'empereur Alexandre avait promis à son allié de le visiter à Paris: c'était là que les deux souverains, dégagés d'immédiates préoccupations, pourraient reprendre à loisir le grand dessein, fixer le sort d'un monde et s'en répartir le gouvernement 111.
Alexandre était trop ébloui et comme étourdi par les impressions que Napoléon lui faisait éprouver à toute heure, par les images inattendues et captivantes qui passaient en foule à ses yeux, pour qu'il songeât, retrouvant la pleine possession de lui-même, à réclamer dès à présent une solution et à exiger un contrat. Dans ce qui lui avait été dit, il ne retenait qu'une chose: loin d'opposer aux convoitises de la Russie une fin de non-recevoir, Napoléon les encourageait à se produire, à s'affirmer, leur annonçait sous peu une satisfaction quelconque. Alexandre s'attachait désormais à cette espérance avec ardeur, avec passion, sans la préciser encore et sans lui donner une extension démesurée. On doit même se demander si la perspective d'un véritable partage de la Turquie, d'une vaste répartition de territoires à opérer de concert avec Napoléon, le séduisait autant qu'on l'a cru généralement. Il semble bien que parfois une arrière-pensée se fit jour dans son esprit. Était-il prudent, se demandait le monarque russe, était-il d'une politique avisée d'engager le règlement définitif de la question orientale, alors qu'il fallait s'associer pour cette œuvre avec une ambition qui effrayait le monde? si considérable qu'elle fût, la part de la Russie ne demeurerait-elle pas toujours inférieure à celle que s'arrogerait la France par le droit de la toute-puissance, et le plus sage n'était-il point, tout en tirant des dispositions de l'Empereur un profit immédiat et fort appréciable, de ne pas compromettre trop gravement l'avenir?
Alexandre n'éprouvait point d'ailleurs ce besoin de prendre à l'infini, cet appétit d'annexions qui avait tourmenté certains princes de l'autre siècle. S'il rêvait de conquêtes, c'était surtout de conquêtes morales, et son ambition n'était pas à hauteur de son amour-propre. Après s'être flatté de charmer et de ravir l'Europe, en se montrant à elle sous les traits d'un arbitre bienfaisant, il se proposait maintenant de plaire à ses sujets, de frapper leur imagination et, par suite, de rallier leur esprit incertain. Ses projets de réforme, cette guerre aux abus qui devait faire son honneur, avaient suscité contre lui une opposition mondaine, irritante et parfois dangereuse: malgré ses nobles et gracieuses qualités, sa popularité restait incertaine; pour la fixer, il brûlait de procurer à la Russie un avantage prochain, sensible, longtemps convoité, qui atténuerait l'amertume des désastres subis et consolerait l'orgueil de la nation. Mais, pour que ces vues fussent remplies, point n'était besoin de se lancer dans une carrière sans fin de conquêtes et d'aventures. La prise en Orient de quelques territoires bien choisis, de tout ou au moins d'une notable partie de ces principautés moldo-valaques que Catherine avait rêvé d'incorporer à son empire, suffirait à contenter la Russie, à clore dignement la crise actuelle, et Alexandre ne renonçait pas à obtenir cet agrandissement restreint, quoique considérable encore, sans qu'il y eût partage, c'est-à-dire accroissement parallèle de la France. Ce qu'il espérait vaguement, c'était que Napoléon, condamnant l'empire ottoman sans se reconnaître encore la faculté d'exécuter cet arrêt, laisserait la Russie prendre quelques provinces en avancement d'hoirie sur la succession future de la Turquie.
Affectant donc un grand zèle pour le partage, Alexandre ne pressait pas Napoléon de l'entamer, et lorsque celui-ci, témoignant d'un scrupule, émit le désir que la Russie essayât d'une négociation avec les Turcs, avant que l'on eût à concerter contre eux des mesures extrêmes, le Tsar ne repoussa pas cette idée: il jugeait facile d'arracher à la Porte une paix avantageuse et des cessions, puisque la France, qui avait soutenu jusqu'alors cette puissance, retirait son bras et se détournait d'elle; même se flattait-il que Napoléon favoriserait ses prétentions et trouverait avantage à laisser affaiblir un empire qu'il se réservait d'attaquer et de dépecer par la suite. «Je n'attends pas trop grande opposition à mes vues, écrivait Alexandre, puisqu'elles sont de l'intérêt de l'empereur des Français et répondent assez aux vues qu'il a sur l'empire ottoman 112.» Finalement, on convint en principe, dans les premiers jours de juillet, que la Russie ouvrirait une négociation de paix avec la Porte sous la médiation de la France; on dresserait en même temps, pour le cas où la Turquie refuserait ou se trouverait hors d'état de traiter, un plan de partage qui constaterait l'ordre d'idées dans lequel on s'était placé et l'abandon par la France de son ancienne alliée; mais ce projet, rigoureusement secret, ne recevrait aucune suite avant que l'on se fût revu et parfaitement entendu.
Note 112: (retour) Instructions au comte Tolstoï. Dans sa note pour la rédaction de cette pièce, Alexandre exprime l'idée qu'au lieu d'offrir à Napoléon la Bosnie et l'Albanie, ce qui eût été provoquer le partage, il convient de lui rappeler seulement qu'au cas où il voudrait exécuter cette opération, il serait de son intérêt que la Russie restât dès à présent en possession des Principautés. Archives de Saint- Pétersbourg.
Lorsque le mirage de l'Orient, déployé magnifiquement à l'horizon, eut tout embelli aux yeux d'Alexandre, disposé davantage ce monarque à la bonne grâce et à la condescendance, Napoléon reprit et traita vivement les affaires dont le règlement était indispensable pour constituer dès à présent entre les deux empires l'état de paix et d'alliance: il entendait faire préciser ses avantages à défaut de ses obligations. Envisageant d'abord l'Europe en général, puis la Turquie en particulier, on avait posé quelques bases; il restait à constater l'accord par des stipulations écrites.
Pour cette tâche, il semblait que les deux souverains dussent trouver en leurs ministres des auxiliaires désignés, et de fait, dès les premiers jours de leur réunion, ils avaient respectivement nommé leurs plénipotentiaires. Celui de France était tout indiqué: ce fut M. de Talleyrand, appelé en hâte de Koenigsberg. Alexandre proposa M. de Budberg, qui tenait toujours le portefeuille. Napoléon fit à ce choix quelques objections; il craignait que le baron de Budberg, après s'être fait l'instrument d'une politique hostile à la France, n'entrât pas de bonne foi dans la pensée nouvelle de son maître; de toute façon, ce nom allemand lui inspirait quelque défiance. Alexandre fit remarquer que M. de Budberg, né dans les provinces baltiques, était Russe de la même manière «qu'un Alsacien était Français 113»; néanmoins, par un comble d'égards, il n'insista pas, exclut de la négociation son propre ministre, et choisit comme plénipotentiaire le prince Kourakine, son nouvel ambassadeur à Vienne, qui se trouvait au quartier général; on lui adjoignit le prince Lobanof. Kourakine était un vieux courtisan, parfaitement docile, mais dépourvu d'initiative et d'activité: le 2 juillet, il n'avait encore tenu avec notre représentant qu'une seule conférence et, dans une lettre dolente, s'excusait sur ses infirmités de faire attendre Talleyrand 114. En réalité, la discussion entre les plénipotentiaires ne porta que sur des points de détail ou de rédaction, et tout objet d'importance demeura du ressort exclusif des empereurs.
Cette négociation directe ne ressemblait à aucune autre: rien d'apprêté, point d'appareil solennel, point de conférences à jour fixe, point de témoins importuns chargés de tenir la plume: «Je serai votre secrétaire, avait dit Napoléon à Alexandre, et vous serez le mien 115.» On se voyait et l'on conférait à toute heure: des digressions variées, attrayantes, des confidences à coeur ouvert rompaient la monotonie des conversations d'affaires et apprenaient aux deux empereurs à se mieux comprendre, en les faisant se connaître et s'apprécier davantage.
Ils avaient pris des habitudes réglées et communes. D'ordinaire, ils se retrouvaient dans le milieu de la journée, chez l'un ou chez l'autre. Si le rendez-vous était chez l'Empereur, on causait de longues heures dans son salon, debout, en parcourant la pièce à grands pas; parfois, on passait dans un cabinet voisin où les cartes étaient étalées; on étudiait la configuration de cette Europe qu'il s'agissait de remanier. Comme délassement à ces laborieuses séances, on avait la promenade, la visite aux troupes, les excursions à cheval aux environs de Tilsit. Le tête-à-tête se rompait alors, et le roi de Prusse reparaissait en tiers entre les deux empereurs. Frédéric-Guillaume s'était résigné enfin à habiter Tilsit, ou, du moins, à y passer une partie de ses journées; il s'y était établi en modeste appareil, avait pris logis dans la maison d'un meunier 116. S'ils l'écartaient de leurs conférences, Napoléon et Alexandre ne pouvaient l'exclure de leur société; ils l'invitaient à les accompagner pendant leurs sorties quotidiennes, et les trois souverains partaient côte à côte, précédant leurs suites confondues.
A peine hors de la ville, Napoléon mettait son cheval au galop et prenait le train fougueux qui lui était habituel. Alexandre, adroit et gracieux à tous les exercices du corps, se maintenait à son allure; le triste Frédéric-Guillaume, cavalier moins habile, embarrassé de sa personne, «pouvait à peine suivre, ou bien heurtait et gênait sans cesse Napoléon 117». Les Prussiens en souffraient visiblement, et leur attitude douloureuse faisait contraste avec la belle humeur qui régnait dans le reste de l'état-major. Entre Français et Russes, la cordialité s'était vite établie, et si, parmi nos ennemis de la veille, quelques généraux, Platof entre autres, refusaient tout contact avec nous, les officiers attachés à la personne du Tsar imitaient et exagéraient sa conduite. Quant à son frère Constantin, il s'était mis sur un pied d'intimité avec Murat, avec le maréchal Berthier et le général de Grouchy; il leur parlait de Paris, promettait de les y aller voir, leur jurait amitié pour la vie: «Je voudrais, disait-il plus tard, qu'ils fussent bien persuadés de mon estime et de mon attachement; témoin de leur mérite et de leur valeur, j'ai été à même de les apprécier. Il est impossible de les aimer plus que moi, et je me rappellerai toute ma vie les moments agréables que j'ai passés avec eux 118.»
Après la promenade, Napoléon et Alexandre ne se quittaient plus de la journée. On dînait chez l'Empereur; à ce moment, la présence de Frédéric-Guillaume ramenait quelque contrainte et jetait une ombre sur la réunion. Aussi les deux amis «rompaient-ils la société 119» d'assez bonne heure; mais cette séparation n'était souvent qu'une feinte, destinée à les débarrasser d'un hôte importun. Ils se retrouvaient dans la soirée chez le Tsar, où ils «prenaient le thé 120»; ils prolongeaient leur conversation jusqu'à minuit et au delà, sortaient ensemble, et parfois les militaires de tout rang qui remplissaient le soir les rues de Tilsit, rencontrant deux promeneurs qui causaient en marchant et se tenaient familièrement par le bras, s'étonnaient de reconnaître les empereurs de France et de Russie 121.
Dans ce contact de tous les instants, c'était Napoléon qui dirigeait toujours et dominait l'entretien; il le renouvelait avec une inépuisable fécondité de pensée et de paroles. Se livrant à son goût pour les monologues à effet, il trouvait en tout matière à développements, à aperçus originaux ou profonds. Alexandre le laissait parler, savait l'écouter, et cette attention était d'autant plus facile au jeune monarque que les sujets abordés étaient les plus dignes de le captiver: c'étaient la politique, l'administration, la guerre. Napoléon faisait le récit de ces premières victoires qui avaient émerveillé le monde, des campagnes d'Italie, d'Égypte, et, remarquant que cette dernière frappait au plus haut point l'imagination du Tsar, il lui en redisait le roman. Puis, sur un ton de bonhomie, il dévoilait les secrets et les procédés du métier: il montrait que l'art de vaincre n'est pas un inaccessible mystère, qu'à la guerre la présence d'esprit et le sang-froid déjouent parfois les calculs profonds de l'adversaire: le tout, disait-il, est d'avoir peur le dernier 122. Alexandre l'écoutait dévotement, gravait dans sa mémoire ce qu'il entendait et ne l'oublierait plus, «bien décidé, racontait-il plus tard, à en profiter dans l'occasion 123». Il voulait aussi apprendre de Napoléon comment se mène un peuple et se dirige un État; et l'Empereur répondait avec bonne grâce à cette curiosité, mettait à nu les ressorts de sa puissance, expliquait la structure de son gouvernement, découvrait le jeu intérieur de cette «immense machine» dont l'Europe n'était admise à contempler que l'imposant dehors. Il rappelait par quels moyens il avait recréé une administration, une société, une nation, refait une France à l'aide d'éléments épars et discordants. Descendant aux détails, il passait en revue les hommes qu'il employait, indiquait leurs origines, leurs passions, leurs aptitudes diverses, ce qu'il demandait à chacun d'eux et savait en extraire, quel prix il attachait à les laisser en place, à assurer la stabilité de leurs fonctions, comment il préférait passer sur leurs défauts plutôt que de renoncer à utiliser leurs qualités, aimant mieux les assouplir que de les briser 124.
Puis, l'entretien s'élevait à nouveau, s'égarait parfois sur le terrain des pures spéculations. On discutait des différentes formes de gouvernement et de leur valeur respective. Alexandre découvrait alors une forte dose «d'idéologie 125». Autocrate par état, il se montrait libéral par principe et allait jusqu'à se dire républicain; le soldat couronné avait à défendre contre lui la vertu du droit héréditaire. Dans tout sujet abordé, si abstrait qu'il fût, Napoléon s'appliquait surtout à saisir le côté pratique, à toucher le point qui devait intéresser son interlocuteur et lui plaire. On parlait un jour de la presse. L'Empereur, qui se servait de cette arme d'une main habituée à ne point ménager l'adversaire, se rappela qu'Alexandre avait eu à souffrir d'attaques personnelles et en conservait un déplaisant souvenir: «Il ne faut pas parler du passé, lui dit-il, mais je vous assure qu'à l'avenir il ne sera pas dit un mot qui puisse vous choquer en rien, car, quoique la presse soit assez libre, cependant la police a une influence raisonnable sur les journaux 126.»
Pour répondre à ces attentions, Alexandre affectait un complet détachement des hommes et des choses d'ancien régime. Très franchement, il avouait sa visite à Mittau pendant la dernière campagne, sa démarche auprès du chef de la maison de Bourbon, mais ajoutait qu'il avait reconnu ce prince «pour l'homme le plus nul et le plus insignifiant qui fût en Europe 127». Napoléon abondait dans ce sens, et l'on convenait que le futur Louis XVIII manquait de toutes les qualités propres à faire un souverain. Par contre, Alexandre se montrait plein d'une sympathique curiosité pour la nouvelle dynastie qui régnait sur la France: il voulait que Napoléon lui parlât de sa famille, de son intérieur, de ses émotions intimes. L'Empereur rappelait alors la perte qu'il venait de faire, la mort du fils aîné de Louis, de l'enfant qu'il laissait nommer «le petit Napoléon»; il insistait sur le chagrin de la mère, montrait que la reine Hortense occupait une grande place dans ses affections, et l'empereur Alexandre, quelques mois plus tard, se permettait une délicate allusion à ces entretiens: «Faites mon compliment à l'Empereur, disait-il à notre envoyé, sur les couches de la reine Hortense. Je suis fort aise que ce soit un garçon 128. L'Empereur m'a souvent parlé d'elle à Tilsit, et de l'enfant qu'elle a perdu: c'est une perte cruelle. Je sais que c'est une femme de beaucoup de mérite et dont il fait grand cas 129.»
Après s'être donné ces témoignages mutuels d'attachement et de confiance, les deux souverains se trouvaient mieux préparés à reprendre leur travail, à concilier leurs intérêts; insensiblement, ils revenaient à la politique, aux affaires, et la causerie redevenait conférence. À ce moment même, Napoléon évitait que les opinions parfois divergentes se choquassent trop vivement. Quelle que fût la question en jeu, il ne la serrait pas de près, se bornait à jeter des idées en avant, à suggérer des modes divers de solution. Puis, le soir ou le lendemain, il faisait passer à Alexandre une note concise, fortement rédigée, dans laquelle il précisait le point en litige, formulait nettement sa prétention, résumait ses arguments et les mettait en saillie. La discussion, en reprenant de vive voix, se plaçait ainsi d'emblée sur un terrain mieux défini et circonscrit à l'avance. Néanmoins, l'entente ne s'opérait pas toujours. Alors, réfléchissant à nouveau sur la question, Napoléon cherchait un moyen de transaction, un mezzo termine, disait-il, et en faisait l'objet d'une note nouvelle et définitive 130. Lorsque les souverains se revoyaient, ils trouvaient le désaccord atténué et achevaient de l'aplanir. Grâce à ce procédé de correspondance, appuyant la négociation verbale, les affaires marchaient, les solutions intervenaient, les articles de traité s'ajoutaient les uns aux autres, et l'œuvre d'alliance prenait forme concrète.
Un premier ordre de questions avait été promptement réglé: par quelques stipulations générales, Alexandre reconnaissait explicitement ou tacitement, garantissait même toutes les conquêtes et toutes les créations de son allié antérieures à la guerre de 1806. Il consentait que la France, établie par la République dans ses limites naturelles, les dépassât de toutes parts et trônât au milieu d'États feudataires: que Louis-Napoléon régnât en Hollande, Murat dans le duché de Berg, que la Suisse restât vassale, que l'empereur des Français fût protecteur et chef de la confédération du Rhin. Non content d'admettre l'existence de cette ligue, il lui reconnaissait le droit d'extension indéfinie: «Sa Majesté l'empereur de Russie, disait l'article 15 du traité de paix, promet de reconnaître, sur les notifications qui lui seront faites de la part de Sa Majesté l'empereur Napoléon, les souverains qui deviendront ultérieurement membres de la Confédération, en la qualité qui leur sera donnée par les actes qui les y feront entrer 131.» Dans le Midi, Alexandre consentait que notre alliance pesât sur l'Espagne, que la France, débordant au delà des Alpes, s'étendît sur le Piémont, s'allongeât sur la rive ligure; que le grand empire eût pour prolongement le royaume cisalpin, qu'il eût pour fiefs les autres États d'Italie; que Joseph-Napoléon, roi de Naples, nous gardât l'extrémité de la Péninsule; que la Dalmatie établît la France aux confins du Levant. L'Autriche, passée sous silence dans le traité, demeurait exclue de l'Allemagne, resserrée dans les limites que la paix de Presbourg lui avait imposées. En un mot, tous les pays situés au sud des frontières septentrionales de l'Autriche, au sud de la Saxe et de la Thuringe, à l'ouest du Rhin et même de la frontière hollandaise, étaient maintenus dans l'état où nos victoires les avaient placés; c'était abandonner à Napoléon l'empire de l'Occident.
Cette démarcation opérée, la tâche des deux empereurs devenait moins lourde: trois questions seulement, touchant aux intérêts propres et essentiels de la Russie, restaient à débattre et à trancher: le sort de la Prusse, les mesures à concerter contre l'Angleterre, les articles à rédiger au sujet de la Turquie.
La question de la Prusse renfermait celle de l'Allemagne du Nord tout entière et celle de la Pologne. Du Rhin au Niémen, l'invasion française, roulant son flot, avait tout abattu ou soulevé sur son passage; elle avait effacé les frontières, brisé les trônes, courbé plusieurs peuples; elle en avait ranimé d'autres et les avait entraînés à sa suite, sans leur rendre une existence assurée et stable. Sur le sol qu'elle avait bouleversé, où rien ne subsistait que des éléments informes, des débris et des germes, quel ordre nouveau allait surgir? Napoléon avait promis à Alexandre de rétablir une Prusse, mais s'était réservé de la refaire et de la façonner à sa guise; comment concilierait-il le maintien de cet État avec les créations qu'il jugeait indispensables à sa propre sûreté?
Il conçut tout d'abord un système d'ensemble, et sa première pensée fut de projeter sur l'Allemagne, à travers toute la longueur de cette région, du Rhin à la Vistule, une zone d'États qui dépendraient de la France. Ce seraient d'abord le grand-duché de Berg, accru des possessions westphaliennes de la Prusse, puis les domaines de Hesse, de Brunswick et de Nassau, groupés sous un autre régime; ensuite la Saxe, ralliée à notre politique et érigée en royaume; plus loin la Silésie, arrachée à Frédéric-Guillaume et donnée à un prince français 132; enfin, à l'extrémité de cette ligne continue, une principauté à créer: le grand-duché de Varsovie, que l'on composerait avec les provinces polonaises de la Prusse. Grâce à cette juxtaposition d'États divers, mais rattachés l'un à l'autre par des rapports étroits et par le lien d'une sujétion commune, l'influence ou, pour mieux dire, l'autorité de l'Empereur se prolongerait sans interruption à partir de nos frontières jusqu'à celles de la Russie. La zone française couperait en deux l'Allemagne et même l'Europe centrale: intercalée entre des masses hostiles ou douteuses, Prusse et Autriche, elle les tiendrait séparées, les empêcherait de se réunir et disloquerait la coalition en divisant ses membres.
Dans cette hypothèse, la Prusse perdait moins en longueur qu'en épaisseur; on lui rendrait quelques possessions en deçà de l'Elbe 133; par contre, elle ne récupérerait au delà de ce fleuve que le Brandebourg, la Poméranie, la vieille Prusse, les provinces stériles et sablonneuses du Nord; elle serait réduite à une mince bande de territoire, resserrée et appliquée contre la mer. Encore Napoléon se réservait-il de garder sur le littoral, au moins provisoirement, tous les points de quelque utilité pour la lutte contre l'Angleterre. Détenant le Hanovre, attirant le Danemark dans son alliance, continuant d'occuper les villes hanséatiques, Stettin, les côtes du Mecklembourg, la Poméranie suédoise, il érigerait Dantzig en ville libre et y installerait son influence. Le rétablissement tant à Dantzig qu'à Varsovie de souverainetés autonomes, mais protégées virtuellement par la France, reliées l'une à l'autre par la Vistule, où la navigation serait déclarée libre, mettrait le cours de ce fleuve sous nos lois et compléterait l'investissement de la Prusse.
En rendant l'existence à quelques parties de la Pologne, Napoléon voulait-il préparer pour l'avenir, malgré ses assurances, la résurrection de ce royaume? Pendant la guerre, on a vu avec quel soin il avait évité de prendre parti sur la question et de se compromettre avec les Polonais par aucun engagement; d'ailleurs, ce qu'il avait vu d'eux lui semblait peu propre à inspirer confiance dans l'esprit politique de ce peuple, dans son aptitude à revivre; il était donc de bonne foi quand il écartait devant Alexandre toute idée de restauration véritable. Seulement, son génie pratique n'entendait point rendre au néant, se priver d'approprier à son usage les éléments belliqueux qu'il avait évoqués sur la Vistule. En les combinant avec d'autres, empruntés à l'Allemagne, ne pourrait-il composer un corps politique et militaire assez fort pour faire l'un des boulevards de l'Empire? Sans doute, cet État hybride, mi-parti slave, mi-parti germanique, manquerait de la cohésion que lui eût donnée une nationalité homogène, un ensemble de traditions et d'aspirations communes; cette création factice serait peut-être éphémère, mais Napoléon entendait moins construire pour l'avenir que satisfaire aux besoins d'une époque de crise où l'Empire avait à se défendre et à se garder sur toutes ses faces. Son projet d'accoler le grand-duché à des éléments hétérogènes, tels que la Saxe et la Silésie, donne le véritable caractère et la mesure de ses desseins sur la Pologne. Sans prétendre reconstituer la victime du triple partage à l'état de puissance permanente et stable, il veut en Europe, je ne dis pas une nation, mais une armée polonaise, parce qu'il y voit l'une des grand'gardes de la France; il veut l'installer dans un poste assez vaste et assez fortement appuyé pour qu'elle puisse briser ou au moins ralentir l'élan de nos ennemis; il veut faire du grand-duché un établissement analogue à ces provinces frontières, organisées militairement, à ces marches que créait Charlemagne pour couvrir ses immenses possessions et en garder les approches. Soutenu en seconde ligne par les forteresses de l'Oder, en troisième ligne par celles de l'Elbe supérieur, l'État de Varsovie se reliera étroitement à notre système défensif, tiendra la Prusse en respect, menacera au besoin l'Autriche; et la Russie elle-même, si elle doit un jour se détacher de notre alliance et rentrer dans la coalition, ne pourra faire un pas vers l'Allemagne sans se heurter à la pointe de l'épée française, prolongée à travers la Saxe, la Silésie et la Pologne jusqu'aux confins de son empire.
Cependant, Napoléon sentit bientôt l'impossibilité de faire prévaloir ce système dans toute sa rigueur; il laissa se rompre pur le milieu la chaîne d'États qu'il comptait tendre entre le Rhin et la Vistule. Après avoir admis Frédéric-Guillaume à Tilsit, après avoir reconnu à Alexandre le droit d'intercéder en faveur de ce prince, pouvait-il lui imposer, avec tant d'autres sacrifices, la perte accablante de la Silésie? Rendue au roi de Prusse, la Silésie ne reprendrait pas dans ses mains toute sa valeur: resserrée et étranglée à son extrémité supérieure entre le royaume de Saxe et la province de Posen appartenant au grand-duché, traversée par une route militaire qui mettrait en communication ces deux États, elle ne tiendrait plus à la monarchie de Brandebourg que par un lambeau de territoire, et s'en détacherait au premier choc. D'ailleurs, Napoléon se réservait d'imposer à la Prusse des charges pécuniaires qui lui permettraient de la tenir longtemps sous le joug, de lui arracher au besoin de nouvelles cessions. Par ces motifs, il renonça à exiger la Silésie; seulement, en retour de cette condescendance, il retira sa proposition de rendre quelques territoires en deçà de l'Elbe; les pays situés entre ce fleuve et le Rhin lui seraient entièrement livrés, les uns devant servir à accroître le grand-duché de Berg, apanage de Murat, les autres à constituer un royaume véritable, celui de Westphalie, pour le prince Jérôme-Napoléon 134.
Comme l'Empereur n'avait parlé que légèrement de la Silésie et formulé d'une manière assez nette ses offres de restitution sur la rive gauche de l'Elbe, Alexandre avait pu, dans ce langage inégalement précis, retenir ce qui répondait à ses vœux, écarter le reste. Le 4 juillet, par une note accompagnée d'une lettre fort tendre, il rappelait à Napoléon sa promesse, affectant de la considérer comme ferme et non conditionnelle. Il sentait néanmoins la difficulté de faire passer cette interprétation; pour qu'on l'admît plus facilement, il l'appuyait de propositions séduisantes: puisqu'il fallait trouver un trône au prince Jérôme, ne pourrait-on lui donner celui de Varsovie et lui ouvrir des droits à celui de Saxe, par le moyen d'un mariage 135? Napoléon repoussa vivement ce parti; il y découvrait plus d'inconvénients que d'avantages. Organisant au cœur de l'Europe un système défensif dirigé en partie contre la Russie, il ne voulait point que cette pensée se dévoilât; il entendait bien toucher indirectement l'empire du Nord, non lui faire sentir le contact. Or, placer sur la Vistule un de ses frères, c'était y mettre officiellement la France, l'établir par conséquent sur les frontières de la Russie, créer une source de conflits entre deux puissances qui ne pouvaient rester amies qu'à la condition de demeurer matériellement séparées: «Appeler le prince Jérôme au trône de Saxe et de Varsovie, répondit Napoléon à Alexandre dans une note fortement motivée, c'est presque, dans un seul instant, bouleverser tous nos rapports... La politique de l'empereur Napoléon est que son influence immédiate ne dépasse pas l'Elbe, et cette politique, il l'a adoptée parce que c'est la seule qui puisse se concilier avec le système d'amitié sincère et constant qu'il veut contracter avec le grand empire du Nord 136.» Que la Saxe conserve donc son antique dynastie et que celle-ci soit appelée également à régner sur le grand-duché de Varsovie, mais que la Prusse se retire définitivement au delà de l'Elbe et reconnaisse dans ce fleuve une infranchissable limite.
Note 135: (retour) Quel eût été ce mariage dont il fut question entre les deux empereurs? La note d'Alexandre ne nous est point parvenue, et Napoléon, dans sa réponse, ne s'exprime pas clairement. Il s'agissait, nous semble-t-il, d'unir le prince Jérôme à la fille aînée du roi de Saxe: toutefois, l'insuffisance des documents ne nous permet point de rien affirmer. Voy. le n° 12849 de la Correspondance.
Alexandre n'osa plus insister directement, mais fit reprendre la question par ses plénipotentiaires. Pour la première fois, un débat assez sérieux s'éleva entre les représentants respectifs, ceux de Russie réclamant pour la Prusse au moins deux cent mille âmes sur la rive gauche de l'Elbe, demandant aussi que l'on rendît à ce royaume quelques parcelles de ses anciennes possessions en Pologne, «afin d'établir une continuité d'États depuis Kœnigsberg jusqu'à Berlin 137». Sur le premier point, Napoléon demeura inflexible et n'admit à ses exigences qu'un tempérament hypothétique; il consentit à un article secret où il serait dit que «si le Hanovre, à la paix avec l'Angleterre, venait à être réuni au royaume de Westphalie, alors des États sur la rive gauche de l'Elbe, jusqu'à concurrence de quatre cent mille âmes, seraient restitués à la Prusse 138». Dans le Nord, il ne se refusa pas dès à présent à élargir légèrement les frontières nouvelles de la Prusse, de manière que cet État eût «depuis Kœnigsberg jusqu'à Berlin, partout une étendue de plus de cinquante lieues 139». Cette double et minime concession fut son dernier mot, irrévocablement prononcé dans une note à l'empereur de Russie.
La cour prussienne était tenue au courant par le Tsar de toutes les phases de la négociation. Promptement remise de l'alarme que lui avait causée la demande de la Silésie, elle avait repris un peu de confiance et s'était rattachée obstinément à l'idée de recouvrer quelques possessions sur la rive gauche de l'Elbe, Magdebourg surtout, cette place qui valait une province. Quand la désolante vérité lui fut connue, sa douleur fut extrême et s'accrut d'une déception. Pour comble de disgrâce, elle n'était admise à plaider sa cause que par procuration; il lui fallait produire ses raisons et ses plaintes par l'intermédiaire d'Alexandre, dont l'obligeance commençait à se lasser. Avec Frédéric-Guillaume, Napoléon évitait toujours de parler affaires, et la tristesse taciturne du Roi semblait de moins en moins propre à faciliter une explication. Vainement le suppliait-on de se surmonter, de témoigner quelque empressement; il restait sombre et digne, comme s'il eût mieux aimé subir son sort que de solliciter un pardon. Le maréchal de Kalckreuth, il est vrai, continuait à faire officiellement figure de représentant prussien, mais n'avait jamais su soutenir ni même apprécier la situation. Ce vieux soldat d'ancien régime, brave et léger, croyait que la guerre se faisait encore comme au siècle passé, sans haine, avec une modération courtoise, que la défaite était une mésaventure sans trop graves conséquences, que la Prusse, après des revers inouïs, se tirerait de peine en cédant «quelques églises catholiques 140». Napoléon et Talleyrand le laissaient à ses illusions, le payaient de compliments et de politesses; on causait avec lui, on ne négociait point. Pour suppléer à son insuffisance, le Roi lui avait tardivement adjoint le comte Goltz, avec mission de voir Napoléon et, s'il était possible, de le fléchir; mais le nouveau plénipotentiaire avait vainement prié Talleyrand et Duroc de lui obtenir une audience; le ministre et le grand maréchal s'étaient mutuellement renvoyé l'infortuné solliciteur: le 7 juillet, après avoir écrit deux fois à Talleyrand, Goltz attendait encore une réponse, l'Empereur demeurait invisible, et la Prusse se sentait condamnée sans avoir été entendue 141.
Pour sortir à tout prix de cette situation désespérante, l'idée d'une tentative suprême traversa l'esprit des ministres prussiens. Quelque difficile qu'il parût d'approcher Napoléon, l'impérieux vainqueur refuserait-il d'écouter une personne auguste, qui viendrait l'implorer en s'armant d'un charme universellement reconnu? Depuis quelque temps, la beauté, la grâce célèbre de la reine de Prusse entraient en compte dans les calculs de la diplomatie européenne. Son ascendant sur Alexandre avait contribué, disait-on, à attirer et à retenir ce monarque dans l'alliance prussienne. Avant Iéna, le parti de la guerre s'était abrité derrière le prestige de la reine pour entraîner la nation dans une désastreuse aventure, et c'était alors que Napoléon, déclarant une guerre personnelle à cette princesse, la lui avait faite dans le Moniteur, sans ménagements ni pitié. Aujourd'hui, après d'accablantes douleurs, retirée à Memel, Louise de Prusse suivait de ce morne séjour, avec une tristesse anxieuse, les débats qui devaient décider du sort de son peuple. Quand on lui demanda d'intercéder pour lui, de traiter avec le vainqueur qui avait frappé en elle la souveraine et la femme, elle eut d'abord un mouvement de révolte, puis comprit, se résigna, se déclara prête à l'épreuve qu'on exigeait d'elle. Sa visite à Tilsit fut officiellement annoncée: «La belle reine de Prusse, écrivait Napoléon à Joséphine le 6 juillet, doit venir dîner avec moi aujourd'hui 142.»
Note 142: (retour) Corresp., 12861. La plupart des citations qui suivent sont empruntées à l'ouvrage allemand de M. Adami, Louise de Prusse. Cet auteur s'est servi de deux relations émanées de personnes attachées à la cour, 243-257. Voy. aussi les Souvenirs de la comtesse Voss, 305-309. Nous indiquons au fur et à mesure les sources françaises.
Elle fit son entrée à Tilsit en carrosse de cour et reçut les honneurs militaires. Deux dames l'accompagnaient, les comtesses Voss et Tauenzien. La première, grande maîtresse à la cour pendant cinquante ans, personnifiait l'étiquette: elle offrait de plus le type complet des manières et du goût germaniques; ses toilettes «faisaient mal aux yeux 143». Malgré l'émotion qui étreignait son cœur, la Reine était divinement belle, avec la grâce un peu languissante de son maintien et l'élégance vaporeuse de sa toilette, en crêpe blanc brodé d'argent, au front un diadème de perles. Elle descendit à l'humble logis du roi Frédéric-Guillaume. Là, ministres, officiers, de s'empresser autour d'elle, chacun de lui prodiguer des avis, des encouragements, chacun de lui faire la leçon: «Ah! de grâce, disait la pauvre femme, laissez-moi un peu de calme, que je rassemble mes idées 144.»--«L'Empereur vient», cria-t-on tout à coup. Il arrivait en effet, en grand et bruyant appareil, à cheval, une courte cravache à la main, escorté de ses maréchaux et de tout son état-major; le roi et les princes s'avançaient pour le recevoir.
«La reine est là-haut», dit-il après avoir salué, comme s'il eût voulu marquer par ces paroles que sa visite était uniquement pour elle, et il s'engagea dans l'étroit et incommode escalier menant à l'appartement de la souveraine. «Que ne ferait-on pour atteindre un tel but», dit-il galamment quand la reine s'excusa de l'avoir obligé à cette ascension. Elle lui demanda comment il supportait le climat du Nord, puis, de suite, avec une hardiesse émue, aborda l'objet de son voyage, pleura les malheurs de la Prusse, cruellement punie d'avoir provoqué le dieu de la guerre, de s'être laissé aveugler par les souvenirs glorieux de Frédéric; elle s'efforçait de donner à la scène un caractère touchant, élevé, pathétique même: «on eût dit mademoiselle Duchesnois dans la tragédie 145», a dit irrévérencieusement l'Empereur. Lui, par contre, faisait de son mieux pour ramener l'entretien au ton du badinage; à cette lutte, il ne fut pas le plus fort,--c'est lui-même qui l'a reconnu. Il complimentait la reine sur sa toilette: «Est-ce du crêpe, de la gaze d'Italie?»--«Parlerons-nous de chiffons, répondit-elle, dans un moment aussi solennel?» Elle resta maîtresse de la conversation, exprima tout ce qu'elle voulait dire, demanda des restitutions en Westphalie, dans le Nord, surtout Magdebourg: «Vous demandez beaucoup, finit par dire l'Empereur, mais je vous promets d'y songer.» Et il la quitta sur cette parole d'espérance.
La journée ne fut qu'une suite d'attentions à l'adresse de la reine. À tout instant, de grands personnages, des maréchaux, des princes, arrivaient en messagers à la maison du meunier: c'était Bessières apportant la grâce d'un prisonnier; c'était Berthier qui venait à l'heure du dîner chercher la reine et la conduire chez son maître. À table, elle fut placée entre les deux empereurs, à la droite de Napoléon, qui avait lui-même le roi de Prusse à sa gauche. Se tournant parfois vers ce monarque, le vainqueur lui adressait d'assez mauvaise grâce quelques consolations, repoussées avec dignité, puis, revenant à la reine, entamait avec elle d'amicales disputes: «Savez-vous que mes hussards ont été sur le point de vous prendre?--J'ai peine à le croire, Sire, puisque je n'ai pas vu de Français.--Mais pourquoi vous exposer ainsi? Que ne m'attendiez-vous à Weimar!--Vraiment, Sire, je n'en avais aucune envie.»
Au reste, Napoléon demeurait d'une politesse raffinée et continuait de suivre son système; à défaut de concessions, il ne ménageait pas à la reine les prévenances, la payait de menus soins; il lui offrit une rose au lieu de Magdebourg. Après le dîner, il poursuivit longuement la conversation et jugea tout à fait la reine femme d'esprit, de tête, d'une grande séduction. Parfaitement sûr de lui, certain qu'il ne se laisserait jamais gagner par cette impression, il ne résista pas à s'y abandonner. S'il mit un soin extrême à éviter toute parole qui pût lui être opposée comme un engagement, s'il ne promit rien, ses amabilités, qui permettaient de tout espérer, encouragèrent la reine à continuer, à redoubler ses frais, et de la sorte il se mit mieux à même de goûter les agréments de cette rencontre avec une femme belle, distinguée par l'esprit, attentive à lui plaire. En un mot, il se montra sous le charme et laissa la reine, qui avait déployé toute la puissance de ses attraits sans rien abdiquer de sa dignité, partir en croyant qu'elle avait cause gagnée. Puis, quand elle se fut retirée, l'impitoyable politique se retrouva tout entier: il manda tranquillement Talleyrand, exprima la volonté d'en finir, ordonna que le traité fût signé au plus vite, sans aucun adoucissement, ce qui ne l'empêchait point de se montrer enchanté de la reine et de rendre sur son compte le meilleur témoignage: «La reine de Prusse est réellement charmante, écrivait-il à Joséphine; elle est pleine de coquetterie pour moi, mais n'en sois point jalouse: je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m'en coûterait trop cher pour faire le galant 146.»
La pauvre reine était rentrée tout heureuse: «Venez, venez, disait-elle à ses dames, que je vous raconte.» Elle croyait si bien au bon effet de sa présence, qu'elle se déclarait prête à la prolonger. «Si on le juge nécessaire, disait-elle, je m'établirai tout à fait à Tilsit.» Elle revint pendant la nuit à Pictupoehnen, où ses récits jetèrent la joie, mais il avait été convenu qu'elle retournerait le lendemain à la ville, Napoléon ayant réitéré son invitation. Le lendemain, on allait partir, les équipages étaient avancés, on n'attendait plus que la reine, qui achevait de se parer, lorsqu'elle parut enfin, en costume splendide et théâtral, rouge et or, un turban de mousseline posé sur ses cheveux, mais les yeux rougis de larmes, le visage décomposé: un billet du roi, qui était demeuré à Tilsit, venait d'anéantir toutes ses espérances: «Les dispositions, disait l'infortuné monarque, sont bien changées, et les conditions effrayantes.» Le comte Goltz arrivait au même instant; l'Empereur l'avait enfin reçu dans la matinée, mais s'était montré inexorable, avait laissé entendre que son langage à la reine n'avait été «que phrases de politesse», que la maison de Prusse devait s'estimer heureuse de recouvrer une couronne, alors qu'elle avait failli tout perdre et ne devait son salut qu'à l'intercession d'Alexandre; après quoi il avait renvoyé Goltz à Talleyrand, et celui-ci, tirant de son portefeuille un projet de traité tout préparé, laissant à peine au ministre prussien le temps d'en prendre connaissance, le lui avait présenté comme un acte qu'il s'agissait de signer et non plus de discuter. L'Empereur, avait ajouté le prince de Bénévent, voulait reprendre prochainement le chemin de ses États, et son intention était qu'en deux jours tout fût terminé.
Révoltée de cet arrêt, la reine dut cependant revenir à Tilsit; il fallut qu'elle subît à nouveau les compliments de Berthier, les politesses de Talleyrand, qu'elle reprît sa place à table aux côtés de l'homme qu'elle haïssait. Lui se remit à causer «chiffons»:--«Comment donc, la reine de Prusse porte un turban? Ce n'est pas pour faire la cour à l'empereur de Russie, qui est en guerre avec les Turcs?--C'est plutôt, je crois, répondit Louise, pour faire ma cour à Roustam.» Et elle regardait le mamelouk de l'Empereur, droit derrière le siège de son maître 147. La soirée fut pour elle un supplice, avec la contrainte et les derniers efforts de séduction qu'elle dut s'imposer, quand son cœur débordait d'amertume. Par moments, elle ne fut pas maîtresse de ses sentiments. Le prince Murat s'empressait fort autour d'elle: «À quoi, disait-il, se distrait Votre Majesté à Memel?--À lire.--Que lit Votre Majesté?--L'histoire du passé.--Mais l'époque présente offre aussi des actions dignes de mémoire.--C'est déjà trop pour moi que d'y vivre 148.» Napoléon a raconté qu'au moment du départ, lorsqu'il descendait pour reconduire la reine, elle lui avait dit d'un ton sentimental et pénétré: «Est-il possible qu'ayant eu le bonheur de voir d'aussi près l'homme du siècle et de l'histoire, il ne me laisse pas la liberté et la satisfaction de pouvoir l'assurer qu'il m'a attachée pour la vie...--Madame, je suis à plaindre, répondit-il gravement, c'est un effet de ma mauvaise étoile 149.» Un récit prussien affirme que la reine se serait exprimée plus vivement: «Sire, eût-elle dit, vous m'avez cruellement trompée», et un sourire «satanique» eût été la seule réponse à ce reproche. Il est certain que devant Duroc, qui la mit en voiture et la visita le lendemain, elle ne ménagea pas les expressions de son ressentiment. Elle se plaignit aussi à Alexandre d'avoir été victime d'un manque de foi, mais fut dans l'impossibilité de rappeler aucune parole positive de l'Empereur. Son erreur, commune à plusieurs de ses émules en grâce et en beauté, avait été de croire que de passagers hommages rendus à ses charmes répondaient à une impression irrésistible et profonde, emportaient soumission à son empire. Brusquement détrompée, elle se crut trahie, partit ulcérée, mesurant enfin toute l'étendue de son infortune, emportant l'inguérissable blessure dont elle devait mourir: «Si l'on ouvrait mon cœur, disait-elle en s'appropriant un mot de Marie Tudor, on y lirait le nom de Magdebourg.»
Le traité avec la Prusse fut signé le 9 juillet et ratifié le 12, après quelques discussions de détail, sans qu'aucune des clauses principales eût été modifiée. Frédéric-Guillaume perdait un tiers de ses États, tout ce qu'il avait possédé dans l'Allemagne occidentale et en Pologne; il s'engageait à fermer ses ports au commerce de l'Angleterre; de plus, par un article séparé, il promettait, au 1er décembre 1807, de déclarer la guerre à cette puissance, si elle n'avait pas consenti antérieurement à signer avec nous une paix conforme «aux vrais principes du droit maritime 150»; la Prusse vaincue abdiquait toute liberté d'action et s'enchaînait au vainqueur.
Au prix de cette soumission, Frédéric-Guillaume rentrerait-il au moins à bref délai en jouissance de ses États amoindris? À cet égard, les articles du traité semblaient formels; mais Napoléon n'en avait point fini avec la Prusse, et lui ménageait un surcroît d'infortune. Le 12 juillet, une convention fut signée à Kœnigsberg entre le prince de Neufchâtel et le maréchal de Kalckreuth pour l'évacuation des États prussiens. Nos troupes devaient se retirer graduellement, par échelons, à des époques convenues; seulement, l'article 4 stipulait que cette clause ne recevrait son exécution «que dans le cas où les contributions frappées sur le pays auraient été acquittées 151»; c'était subordonner la libération de la Prusse au payement d'une dette dont le montant non spécifié pourrait dépasser ses ressources, dont la liquidation exigerait de longs délais et risquait de soulever d'interminables difficultés. Par ce moyen, Napoléon se réservait de différer indéfiniment l'évacuation, de prolonger le supplice de la Prusse, de lui arracher peut-être de nouveaux sacrifices, de poursuivre ses conquêtes en pleine paix. Combiné avec la convention du 12 juillet, le traité du 9 devenait un «chef-d'œuvre de destruction 152», et le corollaire donné à l'acte principal en rendait les stipulations purement éventuelles dans ce qu'elles avaient de favorable à la Prusse.
Pour cet État, l'unique espoir de recouvrer promptement et intégralement les provinces non cédées résidait dans la garantie de la Russie. L'article 4 du traité de paix convenu entre les deux empereurs mentionnait les restitutions promises à la Prusse et ajoutait que Napoléon renonçait à garder cette part de ses conquêtes «par égard pour Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies 153». S'armant de cette clause, Alexandre pourrait réclamer l'affranchissement de la Prusse comme l'exécution d'un engagement contracté envers la Russie. Napoléon, il est vrai, n'avait épargné aucun effort pour séparer définitivement et brouiller les deux puissances. Il avait offert à Alexandre une part des dépouilles de la Prusse. Non content de lui faire accepter le district de Bialystock, en Pologne, qui devait changer de maître dans tous les cas, il avait été, alléguant le principe des frontières naturelles, jusqu'à le presser de prendre Memel avec la bande de territoire que la maison de Brandebourg possédait au delà du Niémen, et le Tsar avait dû repousser plusieurs fois ce cadeau presque offensant, tant il ménageait peu sa délicatesse. Malgré ce refus, comme Alexandre, après avoir appuyé de son mieux les doléances de la Prusse, affectait maintenant de se montrer dégagé vis-à-vis d'elle, Napoléon espérait qu'on ne le rappellerait pas trop tôt à l'exécution du traité: néanmoins l'article 4 autorisait une intervention de la Russie, qui risquait de créer entre les alliés de Tilsit, si elle venait à se produire, un premier dissentiment.
Là n'était pourtant que le moindre danger des stipulations qui avaient paru régler du Rhin à la Vistule la forme des États et la répartition des territoires. Il se pouvait qu'Alexandre soutint encore la Prusse par point d'honneur, par remords, par intérêt aussi, mais c'était sur le duché de Varsovie que se concentrerait plutôt sa défiante attention. Vainement Napoléon avait-il imposé à cet État des limites étroites et un nom qui ne renfermait ni souvenirs ni promesses; vainement avait-il évité de le placer sous sa dépendance directe; vainement en avait-il détaché certaines parcelles pour rectifier avantageusement les frontières de la Russie; il était difficile que cette puissance ne reconnût point à bref délai dans le duché l'embryon d'une Pologne renaissante, destinée à se reformer contre elle, à se redresser vengeresse, à redemander ses provinces. À Tilsit, il semble qu'Alexandre ait écarté cette crainte: il avait attesté sa foi dans la loyauté de son allié en proposant de confier à un prince français le sort du grand-duché; néanmoins, pour dissiper cette confiance, affectée ou réelle, il suffirait d'un incident, d'une imprudence, d'un avantage conféré ou promis aux Polonais en dehors de ceux que le traité leur avait parcimonieusement mesurés. Or, était-il au pouvoir de Napoléon lui-même d'arrêter et de circonscrire l'expansion d'une force qu'il aurait probablement à utiliser? Sans doute, si la paix générale, succédant de près au pacte entre les deux empereurs, venait immobiliser les États dans leur forme et leurs limites présentes, rendre la fixité à l'Europe agitée depuis quinze ans d'un mouvement furieux, solidifier, pour ainsi dire, cette masse en fusion, la Russie continuerait peut-être à envisager avec quelque sécurité sa frontière de l'Ouest, où elle n'apercevrait qu'une Pologne incomplète, défigurée, entravée dans son développement. Mais la paix maritime pouvait tarder: en ce cas, tout resterait instable et mouvant; l'Angleterre continuerait à troubler l'Europe, chercherait et réussirait à y provoquer de nouvelles prises d'armes; pour les prévenir ou les punir, Napoléon serait entraîné à opérer de plus profonds bouleversements: les frontières continueraient à se modifier, à se déplacer sans cesse, et, dans ce perpétuel remaniement du monde, la principauté de Varsovie trouverait motif et matière à s'accroître. On la verrait exercer un pouvoir d'attraction sur les éléments de même race qui l'entouraient; elle rendrait à Napoléon des services qu'il faudrait payer; l'Empereur ne saurait décourager totalement les espérances d'un peuple dont la bravoure resterait un instrument à son service, et, sans vouloir le rétablissement de la Pologne, il se donnerait les airs de le préparer. À partir de cet instant, c'en serait fait de la confiance affirmée à Tilsit, et le Tsar ne reconnaîtrait plus un ami dans le protecteur de ces Polonais qui se montreraient à lui comme l'avant-garde de l'invasion. Inutile donc de chercher ailleurs qu'à Varsovie la cause principale de mésintelligence qui risquait de remettre aux prises la France et la Russie, malgré l'intimité actuelle de leurs rapports. Dès 1807, la Pologne nous la montre, latente encore, mais destinée tôt ou tard à se manifester: en créant le grand-duché, conception défensive dans l'esprit de l'Empereur, mais appelée presque inévitablement à prendre un aspect offensif, le traité de Tilsit avait introduit dans l'alliance franco-russe un germe de mort et posé le principe de sa propre destruction.
Les articles concernant l'Angleterre et la Turquie furent établis de manière à présenter une visible corrélation. L'action de l'un et l'autre empereur, pacifique ou guerrière suivant les cas, s'exercerait parallèlement sur des terrains différents, chacun d'eux agissant au profit de son allié, et les services que la Russie nous rendrait contre l'Angleterre auraient pour pendant les secours que nous aurions à lui prêter en Orient, à cette différence près qu'Alexandre contractait de positifs engagements et que Napoléon n'en prenait que d'éventuels.
Tout d'abord, Alexandre s'oblige à offrir au cabinet de Londres sa médiation pour le rétablissement de la paix entre la France et l'Angleterre: il emploiera tous ses soins à procurer cette œuvre désirable. Si l'Angleterre consent à conclure la paix, en reconnaissant «que les pavillons de toutes les puissances doivent jouir d'une égale et parfaite indépendance sur les mers 154», en rendant toutes les conquêtes faites sur la France ou ses alliés depuis 1805,--il s'agit des colonies françaises, espagnoles et hollandaises,--Napoléon lui restituera le Hanovre. Au 1er novembre 1807, si l'Angleterre n'a point accepté la médiation de la Russie ou si, l'ayant acceptée, elle n'a point consenti à traiter sur les bases précitées, le cabinet de Pétersbourg lui adressera une dernière sommation; au 1er décembre, si cette mise en demeure n'a point produit d'effet, l'ambassadeur russe prendra ses passeports et la guerre commencera.
À ce moment, l'alliance franco-russe déploiera l'irrésistible puissance de ses moyens. Non contents d'employer toutes leurs forces contre l'ennemi commun, les deux empereurs obligeront l'Europe entière de s'associer à leur cause; ils n'admettront plus de neutres sur le continent, puisque la Grande-Bretagne n'en reconnaît point sur les mers. Jusqu'à présent, une grande puissance, l'Autriche, et trois États de second ordre, mais avantageusement situés pour la lutte maritime, la Suède, le Danemark et le Portugal, sont demeurés neutres ou fidèles à l'Anglais. Les cours de Stockholm, de Copenhague et de Lisbonne seront sommées d'avoir à fermer leurs ports au commerce insulaire, à rappeler de Londres leur ambassadeur, à déclarer la guerre: sur leur refus, on procédera immédiatement contre elles par voie de mesures coercitives. La Suède, dont le roi affiche envers Napoléon une hostilité poussée jusqu'à la manie et dont les possessions de Finlande offrent à l'ambition d'Alexandre une proie tentante, sera traitée avec une particulière rigueur: non seulement la Russie et la France feront marcher contre elle, mais le Danemark sera contraint de l'attaquer. Quant à l'Autriche, pour l'entraîner dans la querelle commune, on n'ira pas jusqu'à lui faire la guerre, on se contentera «d'insister avec force». Usant tour à tour de pression matérielle et morale, Napoléon et Alexandre n'épargneront rien pour organiser contre l'Angleterre la ligue européenne, et feront en sorte que leur alliance se transforme en coalition 155.
Durant la période antérieure à ces mesures extrêmes, tandis que le cabinet de Pétersbourg s'efforcera d'amener l'Angleterre à une transaction, Napoléon s'emploiera pareillement à procurer la paix entre la Russie et la Porte. Il offre sa médiation au Tsar, qui l'accepte, et la proposera aux Ottomans. Par ses soins, un armistice sera conclu sur le Danube, et la condition principale en est dès à présent spécifiée, la Russie devant évacuer les Principautés sans que les troupes du Sultan soient admises à y rentrer. Toutefois, si l'Empereur avait tenu à ce que cette clause figurât dans le traité patent, afin de ménager l'amour-propre des Turcs et de garder leur confiance, il avait laissé entendre de vive voix à Alexandre qu'il n'attachait pas un très grand prix à son exécution et n'insisterait pas avec force sur le retrait des troupes moscovites 156.
Après suspension des hostilités, les négociations pour la paix se poursuivront dans un lieu à désigner, et la France, présidant au débat, aura pour tâche de concilier les prétentions respectives. Cependant, «si, par une suite des changements qui viennent de se faire à Constantinople, la Porte n'acceptait point la médiation de la France, ou si, après qu'elle l'aura acceptée, il arrivait que dans le délai de trois mois après l'ouverture des négociations, elles n'eussent pas conduit à un résultat satisfaisant, la France fera cause commune avec la Russie contre la Porte Ottomane, et les deux hautes parties contractantes s'entendront pour soustraire toutes les provinces de l'empire ottoman en Europe, la ville de Constantinople et la province de Roumélie exceptées, au joug et aux vexations des Turcs 157».
On le voit, le partage de l'empire ottoman demeurait subordonné à l'issue d'une négociation que la France, par sa qualité de médiatrice, appuyée de son redoutable prestige, serait à même de diriger, d'accélérer ou de prolonger, de rompre ou de faire aboutir. Par cette réserve, Napoléon se gardait la faculté de discuter, de graduer, de doser ses concessions à la Russie suivant les services qu'il aurait à réclamer d'elle, suivant les nécessités de la lutte avec l'Angleterre. Au lieu de faire opérer à sa politique orientale une brusque évolution, il se mettait simplement en mesure de la modifier, si les circonstances l'y obligeaient, et se donnait plusieurs mois pour prendre un parti. Par suite, il est vrai, l'empereur Alexandre a affirmé que Napoléon, dans les entretiens de Tilsit, était allé plus loin et avait fait à la Russie la promesse ferme d'un agrandissement sur le Danube. Mais il est à remarquer que cette interprétation ne fut donnée aux paroles impériales que près de quatre mois après l'entrevue, lorsque Alexandre eut vu plus clair dans ses propres ambitions, senti grandir et se fixer ses convoitises. A supposer cependant que Napoléon ait laissé se créer un malentendu favorable à sa politique, il s'était muni, pour le dissiper au besoin, d'un argument difficile à réfuter et qui n'était autre que le texte même du traité, l'instrument écrit, appelé seul à faire foi entre les deux empereurs. Aux revendications intempestives ou prématurées d'Alexandre, il pourrait toujours répondre, comme il devait le faire un jour: «On me répète que je ne suis plus sur l'air de Tilsit; je ne connais que l'air noté, c'est-à-dire la lettre du traité 158.»
Remarquons enfin que les conditions du partage, pour le cas où il aurait lieu, étaient mal déterminées. Le point seul de Constantinople était formellement mis hors de cause; le terme de Roumélie, employé pour désigner les contrées qui seraient laissées à la Porte avec sa capitale, était singulièrement élastique; on pouvait le restreindre aux territoires groupés immédiatement autour de Constantinople, l'étendre à toutes les provinces centrales de la Turquie européenne, désignées dans le vocabulaire ottoman sous le nom de Roumélie. D'autre part, le traité ne défendait point que le partage comprît certaines positions insulaires: un article spécifiait que les Bourbons de Naples, si la paix générale leur enlevait la Sicile, recevraient «une indemnité telle que les îles Baléares ou l'île de Candie ou toute autre de même valeur 159». Dès à présent, Napoléon s'adjugeait une précieuse parcelle de l'Orient maritime, la rade de Cattaro et les Sept Iles 160: il pourrait en faire un acheminement à de plus vastes acquisitions, s'il lui fallait lutter et conquérir encore, y trouver un objet d'échange et de compensation dans ses débats avec l'Angleterre, si cette puissance ne refusait plus de «procurer à l'humanité le bienfait de la paix 161».
Toutes les dispositions concertées entre les deux empereurs furent réparties dans trois actes: le traité de paix, destiné à être immédiatement publié, des articles séparés et réservés, enfin un traité d'alliance secret. Ces actes se complétaient et s'éclairaient mutuellement: de leur ensemble ressortait le système adopté par les deux empereurs pour régler en commun les affaires du monde. Indépendamment de la double action prévue tant à l'égard de l'Angleterre que de la Turquie, le traité secret stipulait une alliance générale, offensive et défensive: «Sa Majesté l'empereur des Français, roi d'Italie, et Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies s'engagent à faire cause commune, soit par terre, soit par mer, soit enfin par terre et par mer, dans toute guerre que la France et la Russie seraient dans la nécessité d'entreprendre ou de soutenir contre toute puissance européenne. Le cas de l'alliance survenant et chaque fois qu'il surviendra, les hautes parties contractantes régleront par une convention spéciale les forces que chacune d'elles devra employer contre l'ennemi commun et les points où ces forces devront agir; mais, dès à présent, elles s'engagent à employer, si les circonstances l'exigent, la totalité de leurs forces de terre et de mer 162.»
Note 162: (retour) Le traité patent a été publié par M. de Clercq, II, 207-212; le même auteur n'a pu qu'analyser partiellement les articles séparés et le traité secret. Ce dernier acte a été publié, d'après la minute parafée par les plénipotentiaires et conservée dans nos archives diplomatiques, par M. Fournier: Napoléon Ier, Leipsick et Prague, 1888, II, 250-52. Il a été réédité, d'après l'instrument officiel conservé aux archives de Saint-Pétersbourg, par M. de Tatistcheff, Nouvelle Revue, 1er juin 1890. Nous croyons devoir reproduire en appendice, sous le chiffre I, les trois actes, afin de présenter pour la première fois dans leur ensemble les stipulations intervenues à Tilsit entre la France et la Russie.
Les traités furent signés le 7 juillet et ratifiés le 9. Malgré le vague de certains articles, Alexandre se montrait parfaitement heureux, tout entier à la joie des avantages entrevus; à mesure que la réunion approchait de son terme, l'amitié des deux empereurs devenait plus démonstrative encore, et ils voulaient que leur satisfaction se communiquât autour d'eux. Il y eut distribution et échange de décorations, convenus à l'avance entre les souverains: Alexandre avait dressé de sa main la liste des nouveaux grands aigles de la Légion d'honneur, ce furent le grand-duc Constantin, les princes Kourakine et Lobanof, le baron de Budberg. Le nouveau roi de Westphalie, le grand-duc de Berg, les princes de Neufchâtel et de Bénévent reçurent le cordon de Saint-André. De part et d'autre, les principaux chefs, les officiers renommés furent complimentés en termes flatteurs; les troupes mêmes ne furent pas oubliées, et l'on voulut que la réconciliation des armées servît de symbole à celle des peuples. Entre la garde impériale française et le bataillon des Préobajenski, établis côte à côte dans Tilsit, les meilleurs rapports existaient. Quand les deux troupes durent fraterniser solennellement et par ordre, leur réunion se fit d'un élan naturel. Un jour, des tables se dressèrent sur les promenades de Tilsit, sous des berceaux de verdure: un festin plantureux fut servi aux soldats des deux gardes: Napoléon avait fait venir de Varsovie, de Dantzig, de plus loin encore, des vivres et du vin. Le soir, la gaieté pétulante de nos Français triompha de l'ivresse morne des soldats du Nord; échangeant leurs coiffures, leurs signes distinctifs, travestis et confondus, ils défilèrent joyeusement devant une fenêtre où se tenaient les empereurs, et la nuit se prolongea en jeux bruyants, avec accompagnement d'une canonnade effrénée 163.
Le 8 juillet, Napoléon fit à Alexandre sa visite d'adieu. Après avoir causé longtemps, les deux empereurs descendirent ensemble. Devant la maison, le bataillon des Préobajenski était sous les armes et rendait les honneurs; c'est alors que Napoléon demanda au Tsar la permission de décorer le premier grenadier de Russie. On fit sortir des rangs un vieux brave du nom de Lazaref. L'Empereur portait sur son uniforme la croix de la Légion d'honneur, mais le matin, prévoyant et ménageant un effet, il avait recommandé qu'on ne la fixât pas trop solidement 164. Il la détacha, la mit sur la poitrine de Lazaref, et le vieux soldat, à la russe, lui baisa la main, puis le pan de son habit, tandis que partait des rangs une grande acclamation.
Le lendemain, les empereurs se séparèrent et Alexandre repassa le Niémen. Tandis que l'embarcation s'éloignait, Napoléon, resté sur la rive, faisait de la main à son allié des signes d'amitié et d'au revoir. À dix heures du soir, il partit lui-même pour Kœnigsberg, après avoir expédié les ordres qui devaient accélérer la remise des îles Ioniennes entre nos mains et l'armistice avec la Turquie.
Les scènes de Tilsit, grand spectacle de réconciliation et d'apaisement, produisirent sur tous ceux qui en furent témoins une impression ineffaçable, d'autant plus forte qu'elle fut presque unique dans ce temps de luttes et d'orages. En France, la joie de la paix fut plus vive encore que l'orgueil du triomphe. Subitement, le ciel parut s'être rasséréné; après avoir cru à l'éternelle durée des guerres, on entrevit un avenir plus doux, et l'on jugea que l'Empereur, scellant l'œuvre de ses victoires par une entente avec le puissant monarque du Nord, marquait enfin la volonté et le pouvoir de s'arrêter. Illusion que ne saurait partager l'histoire! Tant que durait la guerre maritime, source lointaine et parfois invisible d'où découlaient toutes les autres, il était dans la destinée de l'Empereur de ne s'allier que pour combattre et de pousser sans relâche dans la carrière des conquêtes. Si nos ennemis du continent étaient une fois de plus vaincus et dispersés, l'Angleterre restait là pour leur offrir un point de refuge et de ralliement, pour solder la révolte, encourager la défection, et aussi longtemps que cette tête de la coalition resterait intacte, les membres dispersés tendraient toujours à se rapprocher et à se rejoindre. La Prusse morcelée, l'Autriche humiliée, tant d'États frappés, soumis, contraints, ne se résigneraient pas à leur sort; nos vassaux sentiraient la tentation d'échapper à une lourde tutelle, nos amis resteraient incertains, et l'on a vu que l'alliance russe elle-même ne pourrait que difficilement résister à la prolongation de la crise générale. Tilsit n'avait point fixé le sort du monde, il n'avait même pas fixé l'alliance avec la Russie. Si les deux monarques s'étaient juré amitié, concours réciproque, inaltérable confiance, s'ils avaient abordé dans un esprit d'union les graves problèmes qui les avaient divisés jusqu'à ce jour, ils n'en avaient, à vrai dire, résolu aucun: la question de la Prusse n'était fermée qu'en apparence, celle de Pologne subsistait grosse de périls; pour l'Orient, le traité avait fait naître l'espoir plutôt que la certitude d'une solution; dès qu'il s'agirait de mieux préciser les intérêts respectifs, tels que les avaient engagés les rivalités du passé et surtout les nécessités de la dernière lutte, on risquait de les retrouver hostiles et dissidents. Ce nuage sur l'avenir n'échappait point à Napoléon: il sentait que l'Angleterre disposait encore de mille moyens pour ruiner l'édifice fragile de ses alliances; qu'il suffirait à cette ennemie de prolonger une résistance passive, de ne point céder, pour retrouver des auxiliaires, des complices; qu'il fallait la poursuivre sans trêve, l'abattre sans retard, sous peine de lui voir remettre en question les résultats glorieusement acquis; que la France ne pouvait attendre la paix, mais devait la conquérir. Aussi, profitant de la ferveur première d'Alexandre, avait-il organisé à Tilsit le plus formidable système de guerre qu'il eût encore imaginé pour avoir raison de la ténacité britannique. Mais ce système portait en lui d'immenses périls: entraînant l'Empereur à un redoublement de rigueurs, à exaspérer les vaincus, à violenter les neutres, il rendrait de nouvelles armes à l'Angleterre et, poussant l'oppression jusqu'à ses dernières limites, devait justifier et préparer contre nous l'insurrection générale. Néanmoins, Napoléon quittait Alexandre avec espoir et satisfait de son œuvre; pour la première fois, il avait contracté une grande alliance, trouvé un second dans la lutte qu'il menait contre l'insolente nation; avec cette aide, dût-elle n'être que passagère, il comptait tout entreprendre et se flattait de tout accomplir. Pourvu qu'Alexandre lui restât momentanément fidèle, que le charme ne se rompît pas trop tôt, que le Tsar continuât de suivre à Pétersbourg l'impulsion donnée à Tilsit, Napoléon se promettait de courber promptement l'Angleterre ou de la briser: «La paix générale est à Pétersbourg, disait-il après l'entrevue, les affaires du monde sont là 165.» La réconciliation avec la Russie n'assurait point l'universel repos, mais l'alliance pouvait le procurer: si Tilsit ne finissait rien, Napoléon y voyait le moyen de tout terminer.
Le général Savary détaché temporairement auprès de l'empereur Alexandre.--Double objet de son envoi: il doit entretenir la confiance d'Alexandre et étudier les dispositions de la société russe.--Instructions de l'Empereur; mot de Talleyrand.--Voyage pénible; universelle malveillance.--Gracieux accueil du Tsar.--Ses conversations répétées mot pour mot dans les rapports du général.--Les soirées de Kammennoï-Ostrof.--L'impératrice Élisabeth.-- Simplicité d'Alexandre.--Les deux cours.--Situation de l'Impératrice mère.-- L'audience d'une minute.--Saint-Pétersbourg l'été; les Îles.--Savary éconduit de toutes parts.--Mortifications qu'on lui inflige.--Il envoie une première série d'informations; portraits des ministres russes et des représentants étrangers.--Le prince Adam Czartoryski et Joseph de Maistre.--L'empereur Alexandre essaye de diminuer les répugnances de la société pour l'envoyé français.--L'objet de ses délassements.--L'empereur Napoléon et les belles Russes.--Agitation croissante dans les salons.--Savary craint un attentat contre le Tsar; il s'institue officieusement son ministre de la police.- -Rôle de madame Narischkine.--Efforts pour amener Alexandre à épurer le ministère et à éloigner les mécontents: paroles caractéristiques de ce monarque.-- Opérations mondaines de Savary; son humeur batailleuse.--Résultats de son enquête.--Ses appréciations sur l'empereur Alexandre, l'impératrice régnante, l'impératrice mère.--Le musée de Pavlovsk.--Le grand-duc Constantin.-- Tableau de la noblesse.--Luxe et pénurie; raisons historiques du désordre des fortunes; danger qui en résulte pour l'alliance.--Qualités que devra posséder l'ambassadeur de Napoléon.--La question commerciale et économique.-- Napoléon désigne comme ambassadeur le général de Caulaincourt; moyens d'influence qu'il met à sa disposition.--Il continue vis-à-vis d'Alexandre son système de séduction personnelle.--Échange de cadeaux; correspondance intime et directe.--Quelle conclusion tire Napoléon des rapports de Savary.
Après un rapide séjour à Dresde, Napoléon était revenu en France jouir de sa gloire et s'adonner pour quelques instants au gouvernement intérieur de ses États. Quelque occupé qu'il fût de ce soin, sa pensée se reportait souvent, et non sans inquiétude, vers le jeune monarque qui venait de disparaître dans les profondeurs de la Russie. Rendu à lui-même, Alexandre ne se laisserait-il pas ressaisir par des influences contraires à la France, et son amitié de fraîche date résisterait-elle à l'épreuve de la séparation? Afin de conserver sut lui l'ascendant nécessaire, Napoléon voulut qu'aucune solution de continuité n'intervînt dans leurs rapports. Le rétablissement des relations diplomatiques, l'envoi d'ambassades respectives, avait été décidé, mais cette opération exigeait quelque temps, des formalités. En attendant qu'elle fût accomplie, Napoléon résolut de détacher auprès d'Alexandre l'un de ses aides de camp et de l'accréditer à Pétersbourg en mission temporaire. Cet envoyé, dépourvu de tout caractère officiel, recommandé seulement par ses épaulettes d'officier général, prendrait peut-être dans l'intimité du Tsar une place à laquelle pouvait difficilement prétendre un ambassadeur qualifié, dont l'étiquette fixait rigoureusement et limitait les prérogatives. L'aide de camp choisi fut le général Savary, qui avait assisté à l'entrevue et s'était trouvé plusieurs fois en rapport avec Alexandre: un chargé d'affaires, M. de Lesseps, lui fut adjoint pour l'expédition des affaires. A titre d'introduction, Savary reçut une lettre de son maître pour le Tsar: «Je prie Votre Majesté, disait l'Empereur, de le recevoir avec cette bonté qui lui est particulière et d'ajouter une entière confiance à ce qu'il lui dira de ma part 166.»
A vrai dire, il ne s'agissait pas encore de négocier, de régler les questions abordées ou effleurées à Tilsit, mais d'entretenir la confiance, de faire durer, en la renouvelant constamment, l'impression qu'avait produite sur le monarque russe le contact avec Napoléon. Vivant depuis dix ans auprès de l'Empereur, le voyant à toute heure, formé à le servir et à le comprendre, Savary transmettrait mieux que personne la pensée du maître, sur laquelle il s'était habitué à modeler la sienne; il en rendrait non seulement le sens, mais la forme, avec ces tournures originales qui la caractérisaient si fortement, apparaîtrait ainsi comme un rappel vivant des heures d'intimité passées à Tilsit et mettrait toujours auprès d'Alexandre quelque chose de Napoléon.
Sa mission avait un autre objet. Si l'empereur de Russie paraissait nous appartenir, son gouvernement, ses ministres, ses conseillers officiels ou privés, les chefs de la noblesse, les directeurs de l'opinion, tout ce qui à Pétersbourg pouvait influer sur la marche des affaires, sous un prince indulgent, tout ce qui pouvait servir, contrarier ou changer ses intentions, n'avait point figuré à Tilsit ni signé au pacte d'alliance. La Russie suivrait-elle l'évolution de son souverain? Au contraire, persisterait-elle envers nous dans une hostilité qui tiendrait continuellement en péril l'union et même la paix? Était-il possible d'agir sur elle, de la gagner en tout ou en partie? Avant de juger ce que l'on devait en attendre, il était nécessaire de la connaître, et l'on ne possédait sur son compte que des notions surannées, vagues ou contradictoires. Savary fut envoyé en reconnaissance. Il dut considérer de près la société russe, étudier les factions, les coteries, démêler le jeu des intrigues, examiner les moyens de créer un parti français, apprécier l'esprit de l'armée, et transmettre sur tous ces points des détails circonstanciés: Napoléon avait besoin de ces renseignements pour apprécier l'alliance à son juste prix et régler en conséquence sa marche ultérieure. Les talents d'observation, de pénétration, que Savary avait toujours déployés et qui plus tard devaient faire de lui un excellent chef de police, le rendaient particulièrement propre à ce rôle d'explorateur. Il dut toutefois l'aborder avec tact, s'insinuer dans la confiance des Russes, les observer sans en avoir l'air, évitant tout ce qui pourrait donner à ses investigations un caractère de surveillance et d'espionnage. D'un mot, Talleyrand lui traça sa conduite: «Tâchez, lui dit-il, de savoir beaucoup en demandant peu 167.»
Savary passa le Niémen avec une suite d'officiers et de secrétaires. Les Français traversèrent d'abord l'étroite bande de territoire prussien que n'avaient pas occupé nos armées, parlant haut, commandant en maîtres, menant grand tapage de vainqueurs. À la frontière de Russie, il leur en fallut rabattre. Pour commencer, on les assujettit à la formalité des passeports, bien que Savary eût pris soin de décliner toutes ses qualités 168. Lorsqu'il put continuer son chemin, il s'aperçut vite que la population russe nous considérait toujours en ennemis: partout des visages fermés ou malveillants, un mutisme impénétrable ou des paroles de haine. Obéissant à l'impulsion précédemment donnée, ignorant Tilsit, fonctionnaires et prêtres ne cessaient d'exciter contre nous le sentiment national et religieux. Comme Alexandre n'avait pas encore songé à révoquer l'ordre donné d'appeler la malédiction du ciel sur les Français, ennemis du Tsar, ennemis de Dieu, on continuait de prier officiellement dans toutes les églises pour notre extermination. À mesure que nos voyageurs approchaient de la capitale, l'hostilité prenait un caractère plus sensible, plus injurieux. Entré dans Pétersbourg, Savary eut quelque peine à s'y procurer un logement, personne ne se souciant de le recevoir et de l'héberger 169.
Pour se retrouver en pays ami, il lui fallut passer le seuil du palais impérial. Arrivé le 23 juillet, il fut reçu par Alexandre le soir même. Après quelques mots aimables à l'adresse de l'envoyé: «Comment se porte l'Empereur?» dit Alexandre, et tout de suite, avec cette aisance souveraine qui faisait partie de ses moyens de séduction, sur un ton d'amicale et confiante causerie, il se mit à parler de Tilsit, de ces jours dont le souvenir semblait posséder et bercer sa pensée. Savary a consigné par écrit cette conversation, en lui laissant la formé de dialogue, ainsi qu'il devait faire pour tous ses entretiens avec Alexandre, et ce tour donne à ses récits une vie singulière, ressuscite les personnages. Alexandre avait reçu la lettre de Napoléon et la lisait; il posa quelques questions sur le voyage de l'Empereur, et bientôt: «Il m'a donné à Tilsit des marques d'attachement que je n'oublierai jamais. Je suis bien sensible aux témoignages d'amitié qu'il me donne aujourd'hui, et lui sais gré du choix qu'il a fait de vous pour me les apporter.»
Après un moment de silence, en fixant le général: «Eh bien! reprit-il, plus j'y pense, et plus je suis content de l'avoir vu; je crains toujours d'oublier un seul mot de l'énorme quantité de choses qu'il m'a dites dans un si court intervalle de temps. C'est un homme extraordinaire, et il faut reconnaître, messieurs, que, quoique nous ayons quelque droit à votre estime, vous avez une supériorité marquée et qu'il faudrait être insensé pour vous la contester. Au reste, j'espère que cela est bien fini: j'ai une parole et je la tiendrai.--Avez-vous quelques instructions avec cette lettre?
Réponse.--Non, Sire, je n'ai ici aucun caractère et je n'ai pour commission que de faire mes efforts pour être agréable à Votre Majesté.
L'Empereur.--Avez-vous entendu parler du choix que veut faire l'Empereur pour envoyer près de moi?
Réponse.--Non, Sire. Beaucoup de personnes ambitionnaient cette faveur, mais l'Empereur n'avait encore rien prononcé. Il m'a recommandé de dire à Votre Majesté qu'il avait un long voyage à faire, son Corps législatif à ouvrir, ses communications avec le Sénat, son administration intérieure et son Conseil d'État qu'il n'avait pas présidé depuis longtemps, et que probablement ces soins l'occuperaient exclusivement au moment de son arrivée, mais qu'au premier instant de repos, il chercherait quelqu'un qui pût convenir à Votre Majesté et qui fût tout à fait dans les principes du grand événement de Tilsit.
L'Empereur.--Fort bien, je recevrai avec plaisir tout ce qui viendra de lui et parlera comme lui, c'est-à-dire qui sera toujours dans sa manière de voir qui est la mienne... entendez-vous, qui est la mienne 170.»
Après cette affirmation catégorique, l'audience dura encore quelques instants; quand elle fut terminée, le grand maréchal Tolstoï s'approcha de Savary, et, au nom de l'empereur, «qui, disait-il, n'aimait pas les cérémonies», l'invita à dîner pour le lendemain.
Savary dîna au Palais d'hiver le 24, et quelques jours après à Kaminennoï-Ostrof, résidence d'été de Sa Majesté. Les convives étaient peu nombreux, quelques ministres, deux ou trois grands officiers de la maison de l'empereur. Peu de minutes avant qu'on servît, l'impératrice paraissait, suivie de sa sœur la princesse Amélie de Bade. Élisabeth Alexievna était fort jolie et vraiment souveraine par la grâce incomparable de sa taille et de sa démarche. Quand Catherine II l'avait choisie pour en faire la femme du grand-duc Alexandre, jamais couple plus charmant ne s'était offert à l'adoration des peuples, et pourtant cette union, qui semblait promettre à Élisabeth le bonheur, ne lui avait donné qu'une couronne. Ame romanesque et fière, elle n'avait point su fixer l'adolescent inquiet auquel on l'avait mariée, et s'était refusée à admettre le partage; incomprise et délaissée, elle s'était alors repliée sur elle-même, cachait ses véritables sentiments sous une apparence d'impénétrable froideur, mettait une sorte d'orgueil à vivre comme une étrangère à la cour de son mari et à y passer ignorée. D'ailleurs, dédaignant l'intrigue, elle évitait, sinon d'avoir, au moins d'exprimer une opinion, affectait une docilité indifférente, cédait sur tout et ne réservait que son cœur. Elle accueillit l'envoyé français avec une politesse souriante et vide, et sa sœur imita cette attitude composée. Pourtant, Savary crut remarquer chez les deux princesses une nuance dans la résignation, et la contrainte lui parut moins visible chez la souveraine que chez son inséparable compagne.
A table, Savary était placé à côté et à la droite de l'empereur. La conversation était générale; Alexandre la dirigeait de préférence sur des sujets militaires, sur ses troupes, sur notre armée et les emprunts qu'il comptait lui faire. Une parfaite aisance régnait parmi les convives, et le ton familier de ces scènes faisait mieux ressortir l'élégance et la splendeur du cadre. La salle était magnifiquement décorée; la table, chargée de massive argenterie, offrait un luxe de fleurs qui donnait l'illusion d'un autre climat; la livrée, vêtue de rouge, avait grand air, et, debout derrière le siège des deux Majestés, des esclaves africains, avec leur visage d'ébène et leur costume à la turque, mettaient chez le Tsar un souvenir et comme une vision de l'Orient 171.
Après le dîner, l'impératrice se retirait de bonne heure; à Kammennoï-Ostrof, elle passait sur la terrasse, d'où sa vue se reposait sur de fraîches verdures, des eaux tranquilles, et découvrait au loin l'horizon embrasé des soirs du Nord. Autour de l'empereur, on restait entre hommes; il allait alors à Savary, le détachait du cercle, s'emparait de lui, l'emmenait dans le jardin, où la soirée se passait en conversations familières. On parlait du voyage que Napoléon avait promis de faire à Pétersbourg: «Je sais qu'il craint le froid, disait Alexandre, mais malgré cela, je ne le tiens pas quitte de venir me voir; il aura un appartement que je lui ferai chauffer au même degré qu'en Égypte.» Auparavant, lui-même irait à Paris; il voulait rendre visite à son allié, «causer encore avec lui, le voir chez lui, et toutes ses grandes institutions».--«Rien ne peut rendre, ajoute Savary, comment l'empereur Alexandre parle de ce voyage et avec quel plaisir. Il a déjà calculé qu'il arrivera en vingt jours à Paris et qu'il ne visitera nos grandes garnisons comme Metz et Strasbourg qu'à son retour. Il parle de cela comme d'une pensée favorite qu'il a toujours bercée.» Puis, Alexandre faisait allusion aux bruits du jour, aux nouvelles qui arrivaient d'Orient, laissait l'entretien glisser sur le terrain de la politique, et ne résistant pas à parler de l'objet qui lui tenait surtout au cœur, l'effleurait légèrement: «L'Empereur, disait-il, lors de l'événement arrivé à Constantinople, a eu la bonté de me dire qu'il se regardait comme tout à fait dégagé avec cette puissance, et, par une extrême bonté de sa part, m'a fait espérer..... Vous a-t-il parlé de cela?
Réponse.--Je crois comprendre Votre Majesté dans ce moment. Elle me fait l'honneur de m'entretenir d'une chose de laquelle il m'a été parlé, mais sans aucune instruction.
Le Tsar.--L'Empereur, qui juge mieux que personne, a paru voir aussi que l'empire de Constantinople ne pouvait longtemps encore occuper une place parmi les puissances de l'Europe. Nous avons beaucoup parlé de cela, et j'avoue que si cette puissance doit s'écrouler un jour, la position de la Russie lui fait espérer d'hériter d'une partie de sa dépouille. L'Empereur a la bonté de me comprendre là-dessus, et je m'en rapporte entièrement à lui quand il croira le moment arrivé... Je compte beaucoup sur l'attachement qu'il m'a témoigné... Je ne presserai pas ce moment... 172» Et, sans insister davantage, se bornant à ce discret rappel, Alexandre revenait vite à de moins délicats sujets. Il parlait des autres puissances, de leur attitude qu'il blâmait, de leurs représentants à Pétersbourg qu'il n'épargnait pas, réservait pour la France toutes ses sympathies, pour notre envoyé toutes ses faveurs, et Savary se retirait flatté, ravi de cet accueil, enchanté de l'aimable monarque qui l'admettait à ses plus libres confidences.
Ces triomphantes soirées eurent, hélas! de cruels lendemains. Savary s'était vite aperçu qu'Alexandre Ier ne tenait pas à proprement parler une cour. Son intérieur ressemblait à celui d'un particulier riche, vivant avec ses amis, entouré d'un cercle qu'il s'était choisi et n'étendait pas; chez lui, peu de réceptions officielles, jamais de dîners de cérémonie, parce qu'il lui eût fallu, dans ce cas, «être assis sur un siège élevé et représenter comme un souverain 173». Si le général, s'étonnant de cette simplicité, demandait où trouver à Pétersbourg le faste, la solennité, l'appareil souverain, avec le prestige et l'ascendant qu'ils exercent, on lui répondait de les chercher auprès de l'impératrice douairière.
Marie Féodorovna, femme de Paul Ier et mère d'Alexandre, après la nuit tragique qui l'avait faite veuve, avait conservé en Russie une position sans précédent. Son fils, en montant sur le trône, avait voulu qu'elle gardât le rang, les dotations, les privilèges honorifiques, qui lui avaient été attribués; de plus, détestant le cérémonial, n'aimant que l'intimité ou la pompe toute militaire des revues et des défilés, il avait dédoublé en quelque sorte les fonctions de la souveraineté et, se réservant le soin des affaires, avait laissé à sa mère la partie d'extérieur et d'apparat. Marie Féodorovna convenait parfaitement au rôle que son fils lui abandonnait. Si le temps était loin où elle était apparue à la cour de Catherine II dans tout l'éclat de la jeunesse, belle et «blanche 174», l'âge et le malheur n'avaient fait que rehausser son prestige. Elle s'imposait maintenant par l'aspect digne de sa vie, par sa piété un peu théâtrale envers le passé, par le souvenir des épreuves qui avaient blessé son cœur sans altérer la sérénité de son front; on la révérait aujourd'hui, après l'avoir tour à tour admirée et plainte. D'une bienfaisance toujours en éveil, elle gouvernait les bonnes œuvres, régnait sur les pauvres et s'était fait, dans les États de son fils, un empire à elle, fondé sur l'amour et la reconnaissance. Avec cela, née pour la cour, habile à distinguer et à maintenir les rangs, aimant l'étiquette et l'introduisant dans les moindres détails de la vie, supportant sans fatigue de longues heures de représentation qui harassaient ses dames d'honneur, elle excellait à faire paraître la souveraineté sous sa forme la plus imposante et y mettait son orgueil. Elle avait donc continué à faire figure d'impératrice en exercice, recevant, trônant, s'entourant d'une maison nombreuse à laquelle celles de ses quatre plus jeunes enfants, qui vivaient à ses côtés, formaient autant de satellites. C'était auprès d'elle seulement que l'on voyait un service de dames, de chambellans, d'écuyers, de pages, la splendeur des grandes réceptions et le cérémonial des présentations officielles. Aussi, tout ce qui à Pétersbourg voulait une cour et ne pouvait s'en passer, ne la rencontrant plus que chez l'impératrice mère, venait l'y chercher; naturellement et sans effort, Marie Féodorovna avait retenu à elle les hommages, l'assiduité, le culte qui se rend aux personnes royales, et le pouvoir de la veille avait gardé tous les fidèles que celui du jour dédaignait d'attirer. C'était la Tsarine douairière que l'on allait remercier pour toute nomination obtenue, pour toute grâce conférée, alors même qu'elle n'y avait pris aucune part; les officiers nouvellement promus ou décorés venaient s'incliner devant elle et lui baiser la main 175. Bien qu'elle résidât d'ordinaire au château de Pavlovsk, à douze lieues de Pétersbourg, les grands ne laissaient jamais passer quinze jours sans faire acte de présence à son cercle, et Alexandre lui-même s'y montrait deux fois par semaine. L'ancienne cour,--c'était de ce nom que l'on désignait l'impératrice mère et son entourage,--demeurait ainsi la grande puissance sociale et mondaine de la Russie et, à ce titre, sans exercer l'autorité, conservait l'influence 176.
Note 175: (retour) «On ne va rien dire à l'impératrice régnante, écrivait Savary, et quand un étranger fait une observation à ce sujet, on lui répond que ce n'est pas d'usage... Dans les cérémonies publiques, l'impératrice mère prend le plus souvent le bras de l'empereur; l'impératrice régnante ne marche qu'après elle et seule. En voiture elle a toujours la droite du fond--l'impératrice régnante à sa gauche, et l'on a vu quelquefois l'empereur sur le devant. Il est arrivé fréquemment dans les cérémonies militaires, et je l'ai vu, que, les troupes étant sous les armes et l'empereur à cheval, la cérémonie ne commençait pas parce que l'impératrice mère n'était point arrivée.» Archives nationales, AF, IV, 1697.
Note 176: (retour) Notice sur la cour de Russie, jointe par Savary à ses rapports du 6 août 1807. Notes sur la cour de Russie et Saint-Pétersbourg, par le même, mémoire conservé aux archives nationales, AF, IV, 1697. Cf. Mémoires de Czartoryski, I, 275, 384, et Réminiscences sur Alexandre Ier et Napoléon er, par la comtesse de Choiseul-Gouffier, 355.
En politique, le rôle de l'ancienne cour aurait pu se comparer à celui d'une chambre haute dans les gouvernements constitutionnels. Lente à se décider et à évoluer, gardienne des traditions, elle modérait le mouvement de l'État; elle empêchait sans agir, et, pour qu'une mesure restât sans effet, il suffisait souvent qu'elle ne l'approuvât point. Or, elle n'avait pas encore ratifié la paix avec Napoléon, et la présence d'un envoyé français demeurait pour elle chose non avenue. Savary s'en aperçut vite aux dépens de son amour-propre. «Le 30, dit-il, je fus présenté à l'impératrice mère, au palais de Tauride; l'accueil fut froid et ne dura pas tout à fait une minute 177.»
Ce fut pour le général le signal des déboires. Il était arrivé à Pétersbourg en plein été; mais la belle saison ne suspendait pas la vie mondaine et ne faisait que la déplacer. La Russie officielle, c'est-à-dire l'ensemble des familles qui depuis un demi-siècle occupaient les fonctions de cour et d'État, désertait alors la capitale, mais restait à ses portes et s'établissait aux Îles. Dans ce site où l'imposante Néva, divisée en innombrables bras, se fait gracieuse et riante, enlace entre ses replis des pelouses et des bois, les résidences d'été, palais ou pavillons, s'étaient logées de toutes parts. Là, ministres, personnages influents, hommes de cour et de plaisir, femmes à la mode, élisaient domicile et restaient groupés. Aux Îles, on se voyait beaucoup; tout présentait un aspect de luxe et d'entrain; le jour, d'élégants équipages à quatre, six et huit chevaux sillonnaient les allées; le soir, les villas resplendissaient de lumières, et des concerts de trompes de chasse, improvisés sous bois, jetaient au loin leurs profondes fanfares. Aux réceptions pompeuses de la ville succédaient les réunions sans apprêt, les dîners à huit, dix ou douze personnes, la promenade dans les beaux jardins du comte Strogonof, situés en terrasse sur un bras du fleuve. Cette vie d'épanouissement et de grand air semblait offrir à Savary une occasion propice pour examiner de près la société russe et la surprendre dans son laisser-aller familier; il essaya consciencieusement de s'y ménager des accès.
Il s'inscrivit chez les principaux personnages; on ne lui rendit pas sa politesse. Il revint à la charge, réitéra ses visites et se vit opiniâtrement refusé. Comme si un rapide mot d'ordre eût circulé, la société russe se murait dans ses préjugés de caste, dans ses passions nationales, et refusait tout contact avec un étranger qui était son vainqueur et qui n'était pas de son monde 178.
Les femmes se montraient les plus hostiles. Françaises par les goûts et l'éducation, mais Françaises d'autrefois, elles ne nous reconnaissaient plus dans le peuple révolutionnaire qui s'imposait désormais par la force et la violence. Séduisantes pour la plupart, instruites, exerçant sur les hommes qui les entouraient le prestige d'une culture supérieure, elles savaient, en peu de mots qui portaient, désigner Savary à l'animadversion générale, et de lèvres gracieuses, où notre parler prenait d'ordinaire un charme un peu mièvre, tombaient sèchement des arrêts sans appel. Pendant les premières semaines de son séjour, Savary ne réussit pas à se faire ouvrir une seule maison; quand il dînait chez l'empereur, il voyait les autres convives l'abandonner le soir pour aller dans le monde, et lui s'en revenait tristement, disait-il, à la compagnie de son secrétaire 179.
La malveillance qu'on lui témoignait ne s'attachait pas seulement à son caractère, mais s'étendait à sa personne. Son rôle dans l'exécution du duc d'Enghien, rappelé, commenté, fournissait contre lui un argument décisif, décourageait de rares bonnes volontés, et contribuait aux mortifications qu'on lui infligeait en tous lieux. Paraissait-il à la promenade, il voyait tous les regards se porter sur lui avec une insistance blessante. S'il parcourait les rues de Pétersbourg, il remarquait à la devanture des libraires des pamphlets où sa nation, son empereur et lui-même étaient bafoués, des libelles contre- révolutionnaires, toute la littérature de l'émigration. Afin de tromper son dépit et son ennui, il en fut réduit pour quelque temps à prendre le rôle d'un voyageur obscur et solitaire, à visiter consciencieusement Pétersbourg, faisant à travers les églises, les galeries et les palais de cette majestueuse capitale, la promenade ordinaire des étrangers 180.
«Comment trouvez-vous Pétersbourg, général? lui dit l'empereur Alexandre au bout de quelques jours.--Étonnant, Sire, et l'Italie n'offre rien de comparable.--Comment passez-vous votre temps? Je sais que vous ne vous amusez pas. Vous avez donc vu peu de monde jusqu'à présent?--Sire, j'avoue à Votre Majesté que sans sa bonté et celle du grand-duc, je ne serais pas encore sorti de mon appartement.--Cela changera bientôt 181», reprit l'empereur, et, pour faciliter à Savary la patience, il lui conseilla d'aller visiter Cronstadt. Peu de temps après, de brillantes réunions eurent lieu au château de Péterhof pour la fête de l'impératrice mère. Alexandre eut soin d'y afficher le général français par les plus flatteuses distinctions, le tint toujours à ses côtés, donnant tacitement l'ordre de reconnaître en lui l'hôte autorisé de la Russie et le représentant d'un allié.
L'intervention du prince eut quelque effet. «Les visages ont pris un air plus riant, écrivait Savary, quelques portes se sont ouvertes. 182» Au bout d'un mois et demi de quarantaine, il fut reçu dans certaines maisons, s'y trouva avec des Russes haut placés, put les observer, et, le 23 septembre, une première note, après une sommaire et franche constatation des tendances hostiles de la société, transmettait une suite d'appréciations sur quelques personnages en vue 183. Savary s'est rencontré avec le prince Adam Czartoryski, de réputation européenne, chargé des affaires étrangères avant Austerlitz, «aujourd'hui sénateur et membre du Conseil; on ajoute dans le public: ami de l'empereur. Il a une conduite inexplicable, a l'air de ne se mêler de rien, et l'opinion le place presque partout. On ne sait ce qu'il veut; il voit peu de monde...» Et Savary ajoute, en marge, cette note qui surprend: «Je l'ai trouvé fort au-dessous de sa réputation. C'est un homme de l'opinion duquel on doit peu se soucier.» Jadis, le prince formait avec MM. Kotchoubey, Strogonof et Novossiltsof le conseil intime de l'empereur, ce que l'on appelait le Comité de salut public; que sont devenus les autres membres de ce cénacle? Kotchoubey est ministre de l'intérieur, mais sa position est ébranlée; Novossiltsof reste à craindre; toujours ami de l'empereur, il est libéral à l'anglaise et ne rêve que d'importer en Russie les institutions britanniques: «il en est ridicule», ajoute Savary. Parmi les meilleurs officiers de l'empereur, le prince Lobanof, désigné pour le portefeuille de la guerre, est à nous; l'amiral Tchitchagof, ministre de la marine, «est un jeune homme instruit dans sa partie; il n'est ni Anglais ni Français; c'est un bon Russe»; le comte Roumiantsof, ministre du commerce, et le général de Budberg, ministre des affaires étrangères, paraissent acquis à la France, avec la différence qui sépare un partisan de la veille d'un ami du lendemain. En arrière de ces ministres de premier plan, dans le groupe de portraits esquissés par Savary, apparaissent vaguement les titulaires des autres portefeuilles, figures effacées, et à l'écart se tient le héros de la dernière campagne, le prince Bagration, «homme sombre, ambitieux et n'aimant pas les Français».
Ce n'est point d'ailleurs parmi les Russes qu'il faut chercher les meneurs de la société. «Le corps diplomatique, dit Savary, la régente à son gré; il en dirige l'esprit et les plaisirs.» Or, le corps diplomatique est la citadelle de l'opposition. Les ambassadeurs d'Angleterre et d'Autriche mènent campagne contre nous; les agents des autres cours agissent sous leurs ordres, et ceux mêmes des États que Napoléon croit avoir enchaînés à sa politique, nous sont ouvertement ou perfidement hostiles. Il y a plus: on voit à Pétersbourg des ombres de diplomates, représentant des fantômes d'États, certains envoyés de souverains détrônés par Napoléon, se faire écouter et rendre des oracles. Des figures d'un autre âge, comme le vieux duc de Serra Capriola, ambassadeur de Naples depuis trente-cinq ans 184, tiennent en échec l'envoyé du vainqueur de l'Europe; qu'est-ce donc quand parmi ces ministres de rois in partibus se trouvent des adversaires d'un mérite redoutable? «On rencontre ici, dit Savary, un comte de Meister (Joseph de Maistre) qui prétend toujours être ministre de Sardaigne. C'est un homme d'esprit et un habitué de la maison de l'ambassadeur d'Autriche et de celui d'Angleterre. Il serait peut être mieux à Mittau qu'ici, s'il s'obstine à vouloir être ambassadeur du roi de Cagliari.»
Ces premières informations ne satisfirent Napoléon qu'imparfaitement. Il attendait un tableau, et on lui envoyait une série de croquis. Il demanda à Savary des observations plus complètes et surtout plus profondes; jetant un regard interrogateur sur le lointain et obscur empire du Nord, il se demandait si la réunion de seigneurs groupés autour du trône composait à elle seule toute la nation pensante et agissante, si cette Russie mondaine n'en masquait pas une autre, moins attachée à ses préjugés, où notre influence pourrait trouver son point d'appui. «Veuillez faire connaître, ordonnait-il d'écrire à Savary, s'il existe une autre société, plus loin du trône, mais plus près du peuple 185.» À cette question, Savary pouvait répondre hardiment, comme il le fit, par la négative. À part un groupe de marchands, la Russie ne possédait point de classe moyenne; la noblesse reposait directement sur le peuple, masse en apparence inerte, inacessible à toute influence du dehors et où rien ne se distinguait des forces internes qui sommeillaient dans son sein. C'était l'aristocratie seule qu'il importait de connaître, afin de se mettre en mesure de la combattre ou de la rallier, et c'était elle que Savary s'obstinait avec raison à vouloir pénétrer et observer.
Dans le siège qu'il menait autour d'elle, l'empereur Alexandre continuait à le seconder. Ce prince procédait maintenant par démarches individuelles, agissait sur les personnes de son entourage et sur «les dames auxquelles il donnait quelques soins».--«Il m'est revenu par une voie entièrement sûre, ajoute Savary, différentes petites anecdotes galantes qui le concernent et dans lesquelles il a eu l'occasion de montrer toute la sincérité de son attachement pour Votre Majesté. C'est au point qu'il a rompu en visière avec une personne pour laquelle il avait des bontés dont il recevait le retour, parce qu'elle osa lui parler de tout ce qui s'était passé entre lui et l'empereur des Français 186.» De son côté, Savary s'adressait aux femmes que l'influence du séduisant monarque avait déjà ébranlées, et ce fut auprès de l'une d'elles qu'il rencontra son plus brillant succès.
Parmi les beautés de Pétersbourg, le Tsar avait particulièrement remarqué madame Alexandre Narischkine, la gracieuse et poétique Marie Antonovna, et le culte qu'il lui rendait depuis plusieurs années était tendre et persistant, sans se montrer exclusif. Admis chez le mari de cette dame, Savary fut bien accueilli par elle, la trouva favorablement disposée et jugea possible de la mettre tout à fait dans nos intérêts au prix de quelques menus services. Il suffirait de lui procurer les moyens de s'assurer, sur le terrain de l'élégance et de la mode, une supériorité décidée sur ses rivales. Paris seul pouvait les fournir. Malgré tout, les regards des Russes se tournaient encore vers cette capitale du luxe et du goût, et quelques-uns pardonnaient à la France en faveur de Paris. Avec un empressement intéressé, Savary songea aussitôt à faire venir de cette ville tout ce qui pourrait plaire à madame Narischkine et s'institua son fournisseur. Il en écrivit à Duroc, à Caulaincourt, mais ce fut surtout un jeune officier français, M. de Saint-Chamans, qu'il chargea de la commande; rien ne devait se faire naturellement qu'avec la permission de l'Empereur.
L'idée plut à Napoléon; il trouva seulement que Savary avait manqué de discrétion et mis trop de monde dans la confidence: «Tout ce qui tient à la vie privée d'un souverain, lui fit-il mander par Champagny, doit être un objet sacré 187.» L'affaire étant d'État, il ne fallait pas craindre de s'en ouvrir directement à l'Empereur, et ce fut lui qui voulut se charger de la commission. Après la mercuriale ministérielle, qui sauvait le principe, il écrivit personnellement à Savary, avec une amicale brusquerie: «Je ne vous connaissais pas aussi galant que vous l'êtes devenu. Toutefois, les modes pour vos belles Russes vont vous être expédiées. Je veux me charger des frais. Vous les remettrez en disant qu'ayant ouvert, par hasard, la dépêche par laquelle vous les demandiez, j'ai voulu en faire moi-même le choix. Vous savez que je m'entends très bien en toilettes 188.»
On ne sait si ces prévenances étaient nécessaires pour gagner définitivement Marie Antonovna; de plus sérieux motifs la dirigeaient. En fait, elle n'aimait pas beaucoup la France et point la politique, mais elle aimait tendrement Alexandre et croyait servir ses vœux, ses intérêts, sa sécurité même, en se faisant notre alliée. Son concours ne nous fut pas inutile; à plusieurs reprises, Savary fit passer au Tsar d'utiles avis par celle qu'il appelait, en style de guerrier sentimental, «l'objet de ses délassements»; de plus, madame Narischkine assista de bonne grâce le général dans ses opérations mondaines et contribua à augmenter le nombre des salons où il était admis.
La société russe était entamée; par contre, l'ardeur de nos adversaires en redoubla. Jusqu'alors, maîtres incontestés de la place, ils s'étaient bornés à une défensive dédaigneuse; l'attaque se prononçant, leur résistance s'organisa. La guerre des salons fut ouverte; les cercles qui nous étaient fermés--ils restaient de beaucoup les plus nombreux--prononcèrent l'anathème sur les autres; il suffisait qu'une maison accueillît les Français pour que le vide se fit autour d'elle. En même temps, l'opinion se déchaînait contre Alexandre; le ton des conversations, de frondeur qu'il était, se montait jusqu'à la violence; des propos graves s'échangeaient; on parlait d'amener à tout prix un changement de politique, fût-ce au prix d'un changement de règne, et Savary, instruit de ces clameurs, se demandait s'il n'y fallait point voir le symptôme avant-coureur d'une catastrophe. Les souvenirs de 1801 l'obsédaient, et, ses habitudes scrutatrices le portant à voir partout des complots, il craignait pour Alexandre le sort de Paul Ier. Considérant que son devoir envers Napoléon l'obligeait de veiller à la sécurité d'un monarque ami, il s'y appliquait consciencieusement. Il lisait l'histoire de Russie, afin d'y retrouver le récit des révolutions passées, se demandait comment elles auraient pu être prévenues, suppliait Alexandre de se faire suivre, excitait la vigilance de son entourage et s'instituait officieusement son ministre de la police 189. Il alla jusqu'à lui dénoncer des propos imprudents ou coupables tenus dans son armée, et la manière dont fut reçu cet avertissement le poussa à tenter une démarche qu'il jugeait susceptible de résultats décisifs. En achevant d'éclairer Alexandre sur les dangers de la tolérance, ne pourrait-il l'amener à un grand acte de vigueur, à remanier son conseil, à épurer la haute administration, à éloigner les meneurs du parti hostile? Ce coup d'autorité materait l'orgueilleuse société qui refusait de se rendre.
Savary tâta d'abord le terrain auprès de madame Narischkine; là, ses insinuations furent parfaitement accueillies. On le supplia de parler à l'empereur, d'être net et pressant: «Rappelez-vous, lui disait-on, que vous pouvez tout lui dire et qu'il vous écoutera 190.» Savary montrant quelque scrupule à prendre l'initiative d'une telle explication: «Eh bien! dit la dame, on vous parlera, et nous verrons si vous avez envie de le servir... Tâchez au moins, ajoutait-elle, de le rendre un peu plus méchant 191.»
Le surlendemain, Savary, à cheval et en grand uniforme, accompagnait l'empereur à une revue; pendant le défilé, Alexandre lui fit signe de se placer immédiatement à ses côtés, puis: «Vous dînez avec moi aujourd'hui, lui dit-il, et ne partez pas le soir, j'ai à vous entretenir.» Dans la conversation annoncée, Savary fut provoqué à dire tout ce qu'il savait. Il signala alors avec véhémence le mauvais langage des salons, l'agitation croissante, l'action pernicieuse de certains hommes, la nécessité de les frapper pour prévenir leurs desseins et les empêcher de corrompre plus longtemps l'opinion publique: «Cette opinion, ajouta-t-il, n'est point à mépriser du tout. Elle couve quelque chose, et il est d'autant plus urgent d'être en garde contre elle et d'aller crever le nuage avec l'épée, que, si on ne l'observe pas, elle finira par gagner tellement tous les esprits que, lorsque le moment de remplir les engagements de Votre Majesté sera arrivé, elle trouvera tous les ressorts détendus, jusque dans les membres du gouvernement... Il me semble donc que Votre Majesté aurait beaucoup à gagner en éloignant les hommes trop prononcés dans l'opposition et en les remplaçant par d'autres dont les principes connus aideraient à l'exécution de ce que Votre Majesté se propose, sans quoi il est possible qu'avant peu l'intrigue, la faction même et les cris de tout le commerce ne vous forcent encore à balancer entre l'Angleterre et nous. Je vous avoue, Sire, que je prévois ce moment...»
Ici, le Tsar l'interrompit et, lui prenant le bras: «Général, dit-il, le choix est tout fait et rien ne peut le changer. Ne discutons pas là-dessus et attendons les événements.» Alors, en termes émus, il invita Savary à ne point voir la Russie dans quelques fauteurs d'intrigues, à mépriser leurs menées et à leur opposer seulement le calme et le dédain. Il travaillait, disait-il, à mettre tout sur un autre pied, mais devait user de ménagements et ne rien précipiter; il avait à vaincre un ensemble de préjugés, à refaire l'éducation d'un peuple: le changement qu'il méditait ne pouvait s'opérer qu'à la longue. Il affirmait d'ailleurs qu'aucune intrigue ne l'ébranlerait et ne l'empêcherait d'aller à son but: il fit aussi allusion à l'espèce d'opposition que l'on essayait de créer entre sa mère et lui, et s'animant par degrés: «J'aime mes parents beaucoup, finit-il par dire, mais je règne et je veux que l'on ait pour moi des égards.»--«En disant cela, ajoute Savary, l'empereur paraissait s'échauffer; il s'arrêta tout à coup avec des yeux fixes, puis, me prenant par la main et me la serrant, il continua: «Vous voyez, général, que j'ai bien de la confiance en vous, puisque je vous entretiens de l'intérieur de ma famille. Je compte sur votre discrétion et sur votre attachement pour moi 192.»--Cette explosion de sensibilité paraissait sincère, mais elle termina l'entretien, auquel l'empereur ne donna point d'autre conclusion, et Savary reconnut que rien ne pourrait le décider à trancher dans le vif et à sévir contre une opposition où se retrouvaient beaucoup d'hommes demeurés chers à son cœur.
Sa tentative d'assaut ayant échoué, Savary revint à son travail de cheminement. Il s'y montrait infatigable. Fidèle à sa consigne, qui était de s'immiscer à tout prix dans la société, il ne se décourageait point des rebuffades; refusé à la porte «d'une beauté de Pétersbourg», il se présentait une seconde, puis une troisième fois, et se voyait reçu à la quatrième 193. S'il se rencontrait avec des adversaires, il acceptait la lutte et s'y comportait en brave. Durant cette période, nous le voyons batailler sans cesse, le verbe haut, toujours prêt à la riposte, relevant vertement chaque allusion malveillante, faisant respecter d'autorité son souverain et sa nation, et s'il supplée trop souvent au tact par l'aplomb, s'il a parfois le mauvais goût de déclamer des tirades révolutionnaires à la table de diplomates d'ancien régime, nous l'entendons aussi rabattre la jactance de nos ennemis par des mots qui font plaisir. Un Anglais parlait de l'Égypte perdue par nous: «C'est que l'Empereur n'y était pas, reprit vivement le général; s'il eût envoyé une de ses bottes, c'eût été assez pour vous mettre en fuite.» Étonnant par la singularité de ses manières, par son langage tour à tour brusque et fleuri, il intéressait aussi et finissait par s'imposer de toutes parts 194.
Pour diminuer les préventions de l'impératrice mère et de sa cour, le moyen qu'il employa ne fut pas mal choisi. Il demanda à visiter l'un des grands établissements de charité que Marie Féodorovna avait créés, qu'elle administrait elle-même et aimait à présenter comme des modèles du genre; il s'extasia très haut sur ce qu'on lui montrait, et apprit bientôt que son approbation avait été goûtée. À quelque temps de là, bien qu'il n'eût pas lui-même ses entrées au cercle de l'impératrice mère, il eut l'art d'y faire présenter un jeune officier français, M. de Montesquiou, qui fut admis malgré sa qualité et à cause de son nom; par cette brèche, s'il ne passa pas lui-même, il put jeter un coup d'œil sur l'intérieur de la place et y nouer quelques relations. Il se trouva ainsi posséder jusque dans les milieux les plus hostiles non certes un parti, mais des intelligences, ne ramena pas les dissidents, mais put reconnaître les positions à conquérir, leurs points faibles, les facilités d'attaque, fixer en un mot ses notions sur l'état de la société russe et les moyens de la conquérir; après cinq mois de séjour, un travail d'ensemble intitulé: «Notes sur la cour de Russie et Saint-Pétersbourg», vint transmettre à l'Empereur les résultats de son enquête 195.
«Un voyageur qui arrive à Saint-Pétersbourg, dit Savary dans son rapport, y remarque quatre choses bien distinctes, savoir: la cour, la noblesse, le corps des négociants, et le peuple qui est esclave.» Passant d'abord en revue la cour, il n'ajoute que peu de détails à ceux précédemment donnés sur l'empereur Alexandre, croit de plus en plus à la sincérité de ses sentiments. Il s'arrête un instant devant l'énigmatique figure qu'offre l'impératrice Élisabeth et dont nul n'a encore pénétré le mystère. «Depuis quatorze ans, dit-il, que l'impératrice régnante est ici, son caractère est encore inconnu de ceux mêmes qui la voient le plus habituellement. Elle s'observe tellement dans le monde, qu'elle ne laisse échapper aucune parole, aucun regard qui puisse la faire juger.» Savary la croit très fine et d'un jugement exercé, et «comme elle s'occupe beaucoup, dit-il, de choses sérieuses, lit beaucoup, raisonne bien de nos bons auteurs, et s'exalte l'imagination par la lecture de nos auteurs tragiques», il pense qu'il serait plus facile «de la saisir par l'esprit que par le cœur». Mais à quoi bon s'attacher à surprendre le secret de cette âme qui veut rester impénétrable et voilée? Moins que jamais l'impératrice aspire à jouer un rôle, et nous n'avons pas plus à espérer son appui qu'à craindre son hostilité. «Une politesse de loin en loin, un cadeau fait avec grâce la maintiendront dans la ligne de l'empereur son mari.»
C'est l'impératrice mère et son salon qu'il importe de gagner à tout prix. Par quels procédés cette conquête peut-elle s'opérer? Sur ce point, Savary évite de se prononcer et de rien préciser. D'après lui, l'entreprise peut être tentée; il faut qu'elle le soit, mais elle est assez importante et assez délicate pour que l'Empereur la prenne personnellement en main; son infaillible sagesse lui suggérera les moyens de la mener à bonne fin. Savary a cru remarquer pourtant que l'impératrice Marie se montrait extrêmement sensible aux égards. Toute marque de déférence lui est précieuse, les moindres présents sont par elle religieusement conservés, lorsqu'ils représentent une attention, une prévenance, et elle vit entourée d'objets qui tous évoquent un souvenir et dont les uns parlent à son cœur, les autres à son amour-propre. Son château de Pavlovsk est le temple du passé; visitant en touriste cette belle résidence, Savary y a vu le cabinet de l'empereur Paul conservé tel qu'il se trouvait au moment de sa mort 196. Dans les jardins, on lui a montré, auprès de mausolées et d'urnes funéraires élevés par l'impératrice à la mémoire de ses parents décédés, des arbres qui ont leur histoire et qui, plantés par Marie Féodorovna au moment de la naissance de chacun de ses enfants, consacrent le souvenir de ses joies intimes. Il a remarqué aussi un musée de présents royaux, un service de Sèvres envoyé par Louis XVI et ornant les petits appartements de l'impératrice, des tapisseries, don de Louis XV à Catherine II, et il a acquis la certitude que des cadeaux de même nature seraient accueillis avec reconnaissance, venant de l'homme extraordinaire qui fixe l'attention du monde, pourvu qu'ils soient de bon goût, offerts discrètement, et qu'ils puissent passer dans une certaine mesure pour un hommage délicat. «C'est l'élégance dans le choix, dit-il, et la grâce dans la manière de donner qui font surtout le prix de telles choses. Cela produirait un effet d'autant meilleur qu'il y a ici, et particulièrement à cette cour (celle de l'impératrice mère), des gens persuadés que sous l'empereur Napoléon nos fabriques et manufactures ne font rien d'aussi beau que ce qu'elles faisaient sous les rois. On a l'air de croire que nous avons traité les arts et métiers en Turcs et en Arabes.»
Après avoir attardé son lecteur à Pavlovsk, Savary le mène faire une rapide excursion au château de Strelna, résidence du grand-duc Constantin. Ce prince paraît entièrement français; comme il n'aime que le militaire et les plaisirs faciles, Napoléon est son dieu et Paris son paradis. Il aspire à revoir l'un et à connaître l'autre. En attendant, il vit seul à sept lieues de Pétersbourg, avec son régiment de houlans, et là, par un phénomène d'hérédité qui reparaît périodiquement dans la dynastie des Romanof, il reproduit à peu près les goûts et les occupations de son aïeul Pierre III; comme lui, il joue au soldat avec frénésie. Son château est tenu comme une forteresse; on y observe dans toute leur rigueur les détails du service des places. L'appartement du prince est un arsenal, sa bibliothèque ne se compose que d'ouvrages relatifs à l'armée, et les yeux fixés sur la grande nation militaire de l'Occident, il y cherche perpétuellement un sujet d'études minutieuses et de petites imitations. Pour orner ses jardins, il a fait élever par des prisonniers français un camp de Boulogne en miniature; les musiques de sa cavalerie ne jouent plus que des airs français, et c'est au son du Chant du départ que ses houlans défilent la parade. Éloignant d'ailleurs les sympathies par son humeur fantasque, Constantin Pavlovitch est peu populaire dans l'armée, qui lui reproche d'être plus militaire que belliqueux, et d'autre part cette recrue, malgré son rang dans la famille impériale, ne semble guère propre à nous ramener la société polie de Pétersbourg.
Cette dernière, qui se compose exclusivement de la noblesse, fournit à Savary le sujet d'un tableau détaillé, très vivant, très mordant. Sa sévérité va-t-elle jusqu'à l'injustice? Nous serions tenté de le croire, si le témoignage d'hommes placés mieux encore que lui pour bien voir, mais appartenant à des milieux tout différents, s'inspirant de principes et de passions tout autres, ne concordait avec le sien; son rapport apparaît comme le développement impitoyable, peut-être exagéré, mais logique, de certaines observations consignées par le prince Adam Czartoryski dans ses Mémoires, par Joseph de Maistre dans sa correspondance 197. Néanmoins, nous ne ferons pas difficulté de reconnaître que Savary, en tenant sous sa plume ceux qui l'avaient tant de fois éconduit, s'est trop souvenu de ses propres mésaventures. Sans pénétrer à fond cette société inquiète et complexe, où luttaient tant d'aspirations diverses, où tant d'idées fermentaient sous les passions et les frivolités mondaines, il s'est attaché à en relever les travers saillants, ceux qui paraissaient à première vue et s'accusaient en relief; puis, les envisageant dans leurs rapports avec la politique, il les signale avec véhémence à l'attention de l'Empereur.
Dans la société russe telle qu'elle se composait alors, Savary distingue deux parts: l'une comprend quelques familles d'une situation établie, d'une honorabilité irréprochable, d'un lustre traditionnel; l'autre, plus nombreuse, plus remuante, se montre à notre émissaire comme une réunion de grands seigneurs ruinés, avides de luxe et pauvres d'argent, chez lesquels le sens moral n'a pas toujours résisté aux embarras pécuniaires et à la pratique dégradante des expédients.
Cette pénurie s'expliquait historiquement. Catherine II, par calcul, Paul, par caprice, avaient laissé s'établir une pratique détestable, en vertu de laquelle le prince ne récompensait pas seulement les services de la noblesse, mais les payait au sens strict du mot; il les payait en argent, en domaines, en hommes. Sous Catherine, après chaque expédition heureuse contre la Turquie, le partage des terres conquises s'opérait entre les généraux et les officiers; la Russie faisait la guerre pour le butin autant que pour la gloire; «nous sommes restés un peu Asiatiques à cet égard», disait ingénument un ministre. Quand les dépouilles des vaincus ne suffisaient plus, Catherine employait les domaines de la couronne à gorger de richesses ceux qui la servaient bien; sa facilité de main, sa générosité dissipatrice, étaient demeurées proverbiales. Paul, désordonné et excessif en tout, outra encore ce système; il donnait «trois mille paysans comme il eût fait d'une bague 198». Encouragés par ces libéralités sans mesure, voyant dans le trésor impérial une inépuisable réserve, la noblesse russe avait donné carrière à ses instincts de dépense et d'ostentation. Une fureur de jouir et de paraître, une fièvre de plaisirs s'était emparée d'elle, et la plus jeune capitale de l'Europe en était devenue la plus fastueuse. À la fin du dix-huitième siècle, aux heures sombres où la tourmente révolutionnaire passait sur l'Europe, Pétersbourg demeurait le point lumineux où s'était réfugié tout le brillant de l'ancienne société, où la vie demeurait facile et insouciante du lendemain, l'hospitalité somptueuse, où l'on faisait assaut de prodigalités grandioses.
Tout à coup, au milieu de ce tourbillon où la société russe se laissait emporter, la source des profits s'était tarie. Appelé au trône, Alexandre y avait apporté des intentions réformatrices, le désir honnête de restaurer les finances de l'État et aussi de mettre fin à un usage avilissant; il avait suspendu toutes gratifications sur le trésor impérial, et aux demandes de secours répondait en conseillant l'économie. Mais l'impulsion était donnée, et les mœurs furent plus fortes que la volonté du monarque. La noblesse ne sut pas modérer son train, continua de vivre grandement, portes ouvertes, dans ses palais parés de tous les raffinements du luxe, au milieu d'un peuple de clients et de parasites, et bientôt, la munificence impériale ne réparant plus les brèches qui se creusaient sans cesse aux fortunes, une gêne universelle se glissa sous ces apparences dorées. En 1807, Pétersbourg, la capitale aux dehors splendides, était une ville de débiteurs, et Savary cite à cet égard des détails caractéristiques. «J'en connais plusieurs, dit-il en parlant des Russes, titrés, couverts de diamants les jours de représentation et occupant des charges éminentes dans l'État, auxquels il arrive fréquemment qu'un boulanger refuse au moment du dîner de fournir le pain nécessaire. On voit ici à cet égard des choses qu'on ne voit nulle autre part, des hommes qui ont des millions de dettes et qui n'ont d'autre ressource que de s'en mettre à la mode, que de s'en flatter et d'en tirer vanité.--Une femme titrée de Saint-Pétersbourg raconte comme une chose à laquelle elle met peu d'importance, qu'elle a cent cinquante mille roubles de dettes, et quand on l'invite à un bal paré et qu'elle n'a pu s'y rendre, il est ordinaire de l'entendre s'excuser en disant que le préteur n'a pas voulu lui confier ses diamants pour la nuit. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que tout cela ne fait aucun tort à ces femmes dans le monde, toutes étant à peu près dans le même cas.»
Dans ce désordre des fortunes réside en partie le péril pour le système nouveau et pour Alexandre. Si la faction anglaise a pu facilement ameuter l'opinion contre le signataire des traités de Tilsit, c'est qu'elle s'adressait à des mécontents d'ancienne date. Parmi eux, plusieurs ont épuisé leurs dernières ressources; l'horreur de leur situation les rend prêts à tout, et une révolution qui leur rouvrirait auprès d'un monarque nouveau le chemin des honneurs profitables, leur apparaît comme le moyen de salut. Qu'un chef audacieux se présente pour les mener à l'assaut du pouvoir, il trouvera en eux des soldats tout préparés, et Savary, qui sait ses auteurs, reconnaît ces ennemis intéressés du souverain dans les vers célèbres:
Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes
Que pressent de ses lois les ordres légitimes,
Et qui, désespérant de les plus éviter,
Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.
Mais le remède ne saurait-il se trouver dans le mal? Par ses faiblesses, qui la rendent dangereuse, l'aristocratie russe offre sur elle une prise facile. Si elles disposent certains de ses membres aux entreprises désespérées, elles la laissent aussi sans défense contre les appels du plaisir, l'éblouissement des fêtes données à propos et le prestige des grandes situations mondaines. À l'aide de tels moyens, ne peut-on la séduire et la fasciner? Qu'un ambassadeur de France s'établisse avec fracas à Pétersbourg, qu'il mène grand train et fasse étalage d'opulence, qu'il ouvre toutes grandes les portes de son hôtel, que ses fêtes soient de celles dont on parle et auxquelles il faut avoir assisté, les convictions politiques ne tiendront pas devant l'attrait du plaisir, et l'on verra les seigneurs russes se presser dans les salons de notre envoyé; celui-ci pourra gagner les uns et les plier à son ascendant, pénétrer les autres, surveiller à la fois et gouverner la société.
Ce système a été employé par plusieurs puissances tour à tour et avec succès; il est de tradition dans le pays, et c'est l'Angleterre qui le met aujourd'hui en pratique. Elle a si bien compris la nécessité de tenir à Pétersbourg maison ouverte qu'elle y a dédoublé son ambassade: un ministre de second rang, sir Stuart, fait les affaires; l'ambassadeur en titre, lord Gower, a surtout pour fonction de représenter. «Un grand indolent qui n'aime pas son métier», dit de lui l'empereur Alexandre; mais ce membre hautain de l'aristocratie britannique, d'une nonchalance superbe, possède les plus beaux chevaux de Pétersbourg, les plus luxueux équipages, la meilleure table, un train supérieur à celui de certains souverains d'Allemagne, et la noblesse, subjuguée par ses manières, éblouie de son faste, attirée par ses réceptions, vient docilement recevoir de sa bouche les leçons de l'Angleterre. Quand l'empereur Alexandre, se conformant aux stipulations de Tilsit, rompra avec Londres, le départ de la mission britannique opérera une révolution dans les habitudes de la société et la laissera déconcertée; c'est ce moment de désarroi qu'il faudra saisir pour l'attirer à nous, en prenant la direction de ses plaisirs et en lui offrant aussitôt un nouveau point de ralliement. Il est donc indispensable qu'à cette époque la France ait à Pétersbourg un représentant définitif, puissamment établi dans sa charge; que cet envoyé ne soit pas seulement un agent consciencieux et habile, mais un homme de grande allure, d'un nom ancien, s'il se peut, et retentissant, d'une situation personnelle hors de pair; qu'il soit surtout un maître de maison incomparable et ne craigne point de rival dans l'art de faire magnifiquement figure. S'il est pourvu de toutes ces qualités, notre représentant parviendra peut-être à recueillir en partie l'héritage politique de nos rivaux, en succédant à leur ambassadeur dans sa royauté mondaine. Non qu'il y ait lieu d'espérer un triomphe absolu; un parti d'opposition subsistera toujours, bien prononcé, irréductible, mais la masse indécise et flottante, celle qui suit l'impulsion et se laisse entraîner où l'on dîne et où l'on danse, viendra chercher le mot d'ordre au palais de France après l'avoir pris longtemps à celui d'Angleterre.
Il y aurait un autre moyen de substituer notre influence à celle de notre ennemie: ce serait d'introduire en Russie un commerce français. Savary a pu se rendre compte à quel point les relations d'intérêt et de négoce établies entre la Grande-Bretagne et la Russie contribuaient à l'intimité politique des deux États, et il fournit à ce sujet des détails curieux. Il a vu le commerce avec l'Angleterre entré de plus en plus dans les mœurs de la Russie; c'est lui qui peuple la Néva de voiles et de chalands, qui répand l'activité dans ses ports et anime ses quais; sur douze cents bâtiments que l'on voit entrer par an dans le grand fleuve, plus de six cents portent pavillon britannique. À Pétersbourg, le corps des marchands tout entier doit son aisance aux transactions avec l'Angleterre; une grande partie d'entre eux est de nationalité ou d'origine britannique; pour les autres, qu'ils soient Allemands ou Russes, l'intérêt leur a fait une seconde patrie et les a naturalisés Anglais. Les nobles eux-mêmes sont tributaires de la Grande-Bretagne; c'est elle qui, achetant le bois de leurs vastes domaines, leur sert la partie la plus régulière de leurs revenus; de plus, elle les a accoutumés à voir en elle le pourvoyeur attitré, traditionnel, indispensable, de toute une partie des objets nécessaires à leur vie. Les produits de son industrie sont partout en Russie; ils affluent chaque printemps par cargaisons immenses, et pour ceux qu'écartent des droits rigoureux ou prohibitifs, l'Angleterre les confectionne sur place par la main d'ouvriers à elle, émigrés volontaires, et fabrique en Russie des produits anglais. Elle fournit aux nobles le drap de leurs vêtements, le mobilier de leurs maisons, la vaisselle qui décore leurs tables, jusqu'au papier, aux plumes et à l'encre dont ils se servent, et se rendant maîtresse de leurs goûts, de leurs habitudes, de leurs commodités, a su tisser des liens ténus, mais innombrables et résistants, qui enlacent la Russie et la tiennent prisonnière. Cependant, après que la rupture politique aura momentanément suspendu ses envois, sera-t-il impossible à la France de remplacer ses produits par les nôtres et de succéder à son monopole? Savary ne le pense pas et conseille d'entreprendre cette œuvre, mais il ne se dissimule guère que les moyens à employer, envoi d'articles choisis, création d'une factorerie française, établissement de maisons recommandables, ne sauraient opérer que graduellement et à la longue. La conquête économique d'un empire doit être l'ouvrage du temps, et un marché ne s'enlève pas comme une place de guerre. La France ne peut donc espérer de combler immédiatement le vide immense que l'interruption du négoce avec l'Angleterre va produire en Russie, et d'éviter à ce pays une période de souffrances. Cette crise marquera pour l'alliance l'épreuve aiguë; c'est alors que se produira contre nous la révolte des intérêts, le choc furieux des mécontentements; c'est à ce moment que l'énergie deviendra particulièrement nécessaire à l'empereur Alexandre et qu'il sera à propos de la lui insuffler. Seul, l'empereur Napoléon, par ses communications directes avec ce prince et l'ascendant qu'il exercera sur lui, pourra le raidir contre des obsessions de toute sorte, l'amener aux rigueurs nécessaires, briser ainsi indirectement l'opposition du commerce, chasser l'intrigue de la cour et faire triompher définitivement la France en Russie. Un recours à l'Empereur, un appel à sa toute-puissance, l'espoir dans un miracle de son génie, telle est la conclusion à laquelle aboutit Savary dans cette matière comme en d'autres, et rien ne laisse mieux voir combien était limitée sa confiance en tous moyens humains et rationnels.
Dans les rapports du général, Napoléon puisa les éléments de plusieurs décisions. Le choix d'un ambassadeur pour Pétersbourg le préoccupait extrêmement. Sentant la nécessité de donner à sa représentation dans cette capitale un caractère exceptionnel, il s'était d'abord arrêté au parti suivant: un diplomate de carrière, possédant à fond la pratique et le maniement des affaires, M. de La Forest, ancien ministre à Berlin, serait accrédité comme ambassadeur; en même temps, l'Empereur tiendrait toujours à Pétersbourg l'un de ses aides de camp, attaché à la personne même du Tsar et appelé a remplacer Savary dans la familiarité de ce monarque. Cette résolution avait même transpiré, lorsque la nécessité reconnue par Napoléon d'agir non seulement sur l'empereur, mais sur la société, l'amena à changer d'avis et à concentrer sur l'ambassadeur tout le relief de la représentation; dès lors, la nomination d'un seul envoyé et un changement de personne devenaient nécessaires.
Napoléon possédait un homme que son nom et ses traditions de famille rattachaient à l'ancienne France et qui, cependant, avait donné au nouveau régime les preuves d'un dévouement sans réserve; c'était son grand écuyer, le général de division de Caulaincourt. Esprit distingué, cœur généreux et droit, Caulaincourt portait à l'Empereur un attachement chevaleresque, l'avait servi avec honneur dans différentes missions, dont l'une l'avait déjà conduit en Russie, et plus tard, à l'heure des épreuves, devait se grandir encore par cette fidélité au malheur qui est le privilège des âmes nobles. En même temps, ce galant homme se souvenait de ses origines, aimait à les rappeler par son langage, sa tenue, ses manières; ses goûts naturellement relevés le portaient vers l'élégance et le luxe; il recherchait l'atmosphère des cours, et aucune gloire ne pouvait lui être plus sensible que celle de réconcilier la France impériale avec l'une des aristocraties de la vieille Europe. Napoléon jugea que nul personnage de sa cour ou de son état-major n'était mieux propre à remplir, non seulement avec dignité, mais avec éclat, le premier poste de la diplomatie française. «J'envoie décidément Caulaincourt 199»; ce fut en ces termes qu'il annonça son choix à Savary le 1er novembre 1807. Quelques jours après, M. de Caulaincourt, malgré ses vives résistances, était désigné d'autorité pour aller à Pétersbourg, avec le titre d'ambassadeur extraordinaire, 800,000 francs de traitement, 250,000 francs pour frais d'installation, un personnel choisi de secrétaires et d'attachés, l'ordre de faire grand en toutes choses, de déployer un faste dominateur et d'entreprendre la conquête mondaine de la Russie.
Napoléon s'occupa de préparer les voies à son ambassadeur et, personnellement, chercha à plaire en Russie. Grands et petits moyens, rien ne fut épargné. Pour diminuer les souffrances du commerce, l'Empereur s'offrit à lui acheter des bois de mâture et à faire mettre trois vaisseaux français en construction sur les chantiers de Russie. Il promit à l'armée du Tsar cinquante mille fusils d'un nouveau modèle, ouvrit nos ports aux cadets désireux de perfectionner leur éducation navale. En même temps, il parut disposé à pourvoir aux amusements de Pétersbourg. Savary lui ayant fait connaître que l'ouverture d'un théâtre français ferait plaisir: «Talleyrand, répondit-il, enverra des acteurs et des actrices 200.»
Il voulut aussi que les relations avec les différentes cours de Russie devinssent suivies et spécialement courtoises. S'il dédaigna envers les deux impératrices les procédés de séduction un peu vulgaires dont avait parlé Savary, il tint à ce que son frère Jérôme et sa nouvelle belle-sœur, la reine Catherine de Westphalie, parente de Marie Féodorovna, annonçassent leur mariage à cette princesse en termes déférents. Vis-à-vis d'Alexandre, il se réserva d'agir lui-même et d'exercer son charme fascinateur. Un échange de courtoisies s'était établi déjà entre les deux souverains: Alexandre envoyait à l'Empereur des pelisses estimées quatre-vingt mille roubles chacune et s'intitulait son fourreur; Napoléon répondait par des cadeaux de porcelaines de Sèvres, choisies sur les indications de Savary et d'après les goûts du Tsar. De plus, jugeant que des témoignages d'abandon et de confiance le mèneraient mieux à gouverner l'esprit de ce prince, en le rendant maître de son cœur, il se mit à lui écrire directement et souvent; dans ses lettres, il mêlait avec tact au langage de la politique et des affaires des assurances d'attachement, exprimait en termes sobres et pénétrants, sans protestations exagérées, son désir de voir s'affermir entre Alexandre et lui une amitié réelle, une amitié d'hommes, simple et solide, et prolongeait ainsi à distance l'intimité de Tilsit 201.
Malgré l'espoir qu'il fondait sur ce commerce et les autres moyens d'ascendant qu'il s'était choisis, Napoléon avait trop le sentiment des réalités pour leur attribuer une efficacité certaine. Les constatations peu rassurantes de Savary fixaient dans son esprit les doutes qu'il n'avait cessé de concevoir sur la solidité de l'alliance russe; résolu plus que jamais à essayer franchement du système ébauché à Tilsit, il jugeait que l'imprudence de s'y abandonner sans réserve lui était péremptoirement démontrée. Il croyait peu cependant à l'imminence d'un attentat contre le Tsar; parmi les chefs de l'opposition, il n'en distinguait aucun dont l'audace fût à hauteur d'un tel forfait, ordonnait même à Savary de suspendre ses avertissements, les jugeant plus dangereux qu'utiles, mais n'en découvrait pas moins un grave péril dans les dispositions de la société russe; ce qu'il craignait d'elle était une influence pernicieuse sur l'esprit d'Alexandre, où il distinguait, malgré tout, un reste d'incertitude et de défiance. En somme, la Russie n'était qu'à demi conquise; sans doute, la position principale, culminante, c'est-à-dire l'empereur, était à nous, mais, située entre des masses hostiles qui s'étaient fortement retranchées, se défendaient bien et ne se laissaient que difficilement entamer, elle formait entre nos mains une possession aventurée, en l'air, pour parler le langage des opérations militaires, et toujours exposée aux entreprises de l'ennemi. Le retour de la Russie aux errements du passé apparaissait de plus en plus à Napoléon comme une hypothèse à prévoir et comme un élément essentiel à faire entrer dans ses calculs. Cette conviction, à laquelle les observations de Savary donnaient une base précise, devait exercer sur sa politique une influence très appréciable, et ses rapports avec Pétersbourg s'inspireront d'une double pensée, conserver d'une part l'alliance de la Russie, la mettre en activité et lui faire porter tous ses fruits, mais en même temps se tenir constamment en garde contre une défection nouvelle de cette puissance.
La Russie offre sa médiation à Londres; fin de non-recevoir qui lui est opposée.--L'Angleterre aux écoutes.--Elle ne surprend qu'en partie le secret de Tilsit.--Napoléon et l'Angleterre également résolus à ne point respecter la neutralité et l'indépendance du Danemark.--Le ministère britannique devance Napoléon.--Bombardement de Copenhague; capture de la flotte.--Impression produite sur Napoléon par cette catastrophe.--Son habileté à tirer parti même des circonstances les plus défavorables.--Il veut profiter de l'attentat commis par les Anglais pour soulever contre eux le continent et hâter l'exécution du plan de Tilsit.--Appels adressés à la Russie.--Entrée de l'Autriche dans la ligue continentale.--Raisons qui portent Alexandre Ier à ménager momentanément l'Angleterre.--Un postillon d'intrigues et de corruptions.--Sir Robert Wilson à la table du Tsar.--Comment se forme une légende.--Illusions du cabinet de Saint-James.--La politique russe s'accentue sous l'influence du comte Roumiantsof; antécédents et caractère de ce ministre.--Raisons d'ordre économique qui ont retardé le conflit des intérêts russes et anglais en Orient.--Paroles tentatrices de Wilson.--Son activité mondaine, ses succès de salon.--Savary utilement servi par ses instincts scrutateurs et policiers; mésaventure qu'il ménage à Wilson.--Colère et douleur d'Alexandre; ses paroles sur l'émancipation des serfs.--Wilson éconduit. --Manifeste de guerre.--Véritables causes de la rupture entre la Russie et l'Angleterre.--Alexandre met Napoléon en demeure de lui livrer les Principautés.
Le premier acte qu'imposaient au Tsar les stipulations de Tilsit était l'offre de sa médiation entre la France et l'Angleterre. Alexandre fit faire cette démarche à Londres; il lui fut répondu, le 29 août, que Sa Majesté Britannique désirait avant tout connaître «les principes justes et équitables sur lesquels la France entendait négocier»; elle demandait aussi qu'on lui communiquât les articles secrets du traité de Tilsit 202. Cette seconde prétention, incompatible avec les engagements pris envers Napoléon, rejetait en fait la médiation russe; elle trahissait en même temps la pensée dont le cabinet anglais se sentait, depuis un mois, assailli et troublé.
Dès que l'Angleterre avait appris l'entrevue succédant à l'armistice, dès qu'elle avait eu vent de négociations intimes entre les deux souverains, elle avait compris que leur réconciliation ne pourrait s'opérer qu'à ses dépens; ses craintes s'étaient éveillées, et sa curiosité s'était mise aux aguets. Sa police, active et corruptrice, était présente à Tilsit; elle s'était glissée au quartier général des deux armées. L'oreille attentive, elle recueillit quelques échos des paroles et des promesses échangées; seulement, comme il arrive d'ordinaire à qui se tient indiscrètement aux écoutes, elle ne recueillit que des lambeaux de phrases et d'idées, ne put transmettre à Londres que des renseignements vagues et d'autant plus inquiétants. Les efforts de l'Angleterre pour découvrir la vérité ne lui en dévoilèrent qu'une partie et, pour le reste, la réduisirent aux conjectures; elle sut qu'un accord se tramait contre elle, sans en connaître exactement la portée 203.
Afin de mieux s'éclairer, il ne lui était pas interdit de recourir aux précédents historiques et de consulter le passé pour pénétrer le présent. 1807 offrait de frappantes analogies avec 1801. Alors, l'Angleterre s'était déjà trouvée seule en présence de la France victorieuse de l'Europe. Après Marengo et Hohenlinden, comme plus tard après Iéna et Friedland, les puissances continentales, lasses de continuer au profit d'autrui une guerre dont elles payaient tous les frais, avaient laissé tomber leurs armes, capitulé tour à tour, et c'était la Russie qui s'était séparée le plus franchement de la cause britannique. Bonaparte avait songé aussitôt à se faire de cette puissance une arme contre les Anglais; toutefois, il n'avait osé exiger qu'elle se retournât immédiatement contre ses alliés de la veille; il s'était borné à la réunir aux autres riverains de la Baltique, Suède et Danemark, dans une ligue destinée à formuler, à affirmer et à soutenir au besoin par la force ces droits des neutres dans lesquels l'Angleterre voyait la négation de son despotisme sur les mers. La neutralité armée conduisait à une rupture avec Londres, mais permettait à la Russie de colorer sa défection d'un motif d'intérêt général, de l'accomplir graduellement, et ménageait la transition. À Tilsit, il était naturel de penser que Napoléon avait eu recours au même procédé, et l'Angleterre ne se résignait pas à admettre qu'Alexandre eût mis dans son évolution plus de brusquerie et moins de scrupules que Paul Ier. D'après ses prévisions, le seul engagement imposé au Tsar était d'accéder à une ligue d'apparence défensive, destinée en fait à préparer l'emploi contre l'Angleterre de forces navales imposantes 204. Encore était-il probable que la Russie, dans une telle coalition, se bornerait à un rôle de seconde ligne, consistant à peser sur la Suède et surtout à laisser agir le Danemark.
En 1801, si la Russie avait proclamé avec hauteur l'indépendance des mers, c'était le Danemark qui s'était fait le soldat de cette cause; pour elle, il avait versé son sang et risqué sa capitale. Aujourd'hui, avec ses vingt vaisseaux de haut bord, ses équipages exercés et braves, sa population de matelots, il semblait destiné à reprendre ce rôle, pourvu que le Tsar, son antique protecteur, l'encourageât ou au moins cessât de le retenir. Si la connivence d'Alexandre était indispensable à la formation d'une ligue de la Baltique, il était vraisemblable que le Danemark en serait le membre le plus actif et le plus prompt. En mettant d'emblée ce royaume hors de combat, l'Angleterre avait chance de déconcerter les autres membres de l'association projetée, de prévenir peut-être leur hostilité; elle considéra qu'il fallait frapper à Copenhague pour anéantir dans leur germe les projets de Tilsit.
Cette vue était incomplète, car elle n'embrassait pas dans toute leur étendue les engagements souscrits par Alexandre, mais elle était singulièrement pénétrante et juste. En effet, la possibilité d'un effort naval était le premier résultat que Napoléon attendait de sa réunion avec la Russie. Maître de la terre, il se retournait encore une fois vers la mer, où se tenait son insaisissable rivale, où il avait juré de la chercher, et il revenait contre elle à ses projets d'attaque directe où s'était naguère complu son génie. Ce serait une erreur grave, nuisible à l'intelligence de sa politique, que de voir dans le système de blocus inauguré par son décret de Berlin le seul mode de lutte admis désormais par lui contre l'Angleterre. Dans les dix mois qui suivent Tilsit, s'il poursuit, d'une part, et développe l'application du blocus continental dans ses plus extrêmes rigueurs, d'autre part, il étudie sans relâche et successivement de vastes combinaisons maritimes qu'il destine à frapper la puissance britannique dans ses parties vitales.
Parmi ces plans, le premier en date, celui qui se présenta tout de suite à son esprit, s'appliquait aux mers du Nord. Avec les côtes de la Manche, de la mer du Nord proprement dite, de la Baltique, Napoléon comptait former un immense front d'attaque contre l'Angleterre, le garnir de puissants moyens de guerre navale, flottes, flottilles, corps de débarquement, puis, par une série de manœuvres concertées, menacer, harceler l'ennemi, préparer enfin et faciliter une descente 205. Or, dans la distribution projetée des forces françaises ou alliées, la marine danoise, la seule qui comptât dans la Baltique, tenait une place importante et formait notre aile droite. La cour de Copenhague, il est vrai, malgré ses sympathies françaises, hésitait encore à se prononcer et essayait d'une neutralité dans laquelle elle voyait sa sauvegarde. Mais l'Empereur n'admettait plus un tel rôle, et le traité secret de Tilsit, on s'en souvient, avait décidé que le Danemark, de gré ou de force, deviendrait notre allié; la volonté d'exercer sur cet État une contrainte matérielle ressort d'ailleurs avec évidence des mouvements prescrits par l'Empereur à sa diplomatie et à ses troupes 206. Donc, il faut le reconnaître, les successeurs de Pitt, en poussant contre Copenhague une expédition destinée à subjuguer le Danemark et à lui ravir sa flotte, ne firent que deviner et devancer Napoléon; ils ne firent que briser, avant qu'il s'en saisît, l'arme dont il avait décidé de s'emparer. Seulement, leur attentat, par le mélange de perfidie et de brutalité avec lequel il fut exécuté, par l'universelle sympathie qu'inspira la victime, par la grandeur de la catastrophe, est demeuré l'exemple le plus cruel de l'insuffisance qu'opposent, hélas! en temps de crise, ces barrières appelées le droit des gens, la foi des traités, le respect des neutres, au déchaînement des grandes forces politiques.
Dans les derniers jours de juillet, l'expédition anglaise était en mer; au commencement d'août, une escadre de trente-sept vaisseaux enveloppait l'île de Seeland, où débarquait une année; on sait par quels actes l'amiral Gambier et le général Cathcart signalèrent leur présence. Le 1er septembre, après une suite de sommations arrogantes et de courageux refus, une ligne de batteries incendiaires ouvrait le feu contre Copenhague; au bout de cinq jours de bombardement, une partie de la ville était en flammes, des centaines de victimes avaient péri; Copenhague cédait alors, ouvrait ses portes, livrait son arsenal, laissait emmener la flotte, et ne sauvait que l'honneur. Le prince-régent s'était retiré dans le Holstein; ce fut de là qu'il écrivit à Napoléon pour lui offrir une alliance désormais inutile et nous appeler à le venger 207.
Ce désastre surprit l'Empereur et le courrouça; depuis la mort de Paul Ier, assure-t-on, il ne s'était point livré à de tels mouvements de colère. Cette explosion n'a rien qui doive surprendre. Et d'abord, si Napoléon avait pu croire un instant que l'Angleterre, abandonnée par la Russie, se résignerait à traiter, l'exploit sinistre de sa flotte infligeait à ces prévisions le plus outrageant démenti; il signifiait que les déceptions successives de l'Angleterre avaient surexcité son ardeur, loin de l'abattre, que Tilsit n'était, à ses yeux, qu'un incident de la grande lutte dont elle ne voulait pas entrevoir le terme, que son énergie sans scrupule ne désarmait point. De plus, la flotte danoise capturée, l'élément essentiel de la première combinaison formée pour conquérir la paix, au cas où l'Angleterre nous la refuserait, faisait défaut; par suite, le projet entier manquait de base et s'écroulait. Mais l'un des traits caractéristiques de Napoléon était une facilité prodigieuse à évoluer suivant les circonstances, à modifier et à renouveler continuellement ses desseins d'après la marche variable des événements. Habile à tirer parti de tout, même des revers, enveloppant de son regard les faits accomplis sous toutes leurs faces, il s'attachait toujours à leur découvrir un côté par lequel il pût s'en emparer et les tourner à ses fins; c'est ainsi qu'à maintes reprises une conjoncture fâcheuse, funeste même, devenait pour lui le point de départ d'une opération triomphante. Vaincu indirectement à Copenhague, il voit dans la destruction de la marine danoise un moyen de remplir l'autre partie de ses desseins, de fermer le continent aux Anglais. Dénonçant à l'Europe entière l'horreur de leur conduite, il la fera sentir spécialement à la Russie, déterminera ainsi cette puissance à tenir toutes ses promesses, à en avancer même l'exécution, à se déclarer le plus tôt possible contre la Grande- Bretagne; en même temps, il se servira de la Russie pour exercer une contrainte sur d'autres États, pour peser sur la Suède, sur l'Autriche même, pour les amener contre les agents, les nationaux, les produits de l'ennemi, à des mesures d'exclusion et de rigueur. C'est au Tsar qu'il destine la tâche de soulever le nord et même le centre du continent, tandis que lui-même, se chargeant du Midi, enlaçant l'Espagne, occupant le Portugal, poursuivra jusqu'au fond de la péninsule ibérique l'influence et le commerce de nos rivaux. Puisque ceux-ci s'affirment une fois de plus maîtres de l'Océan, il s'armera de leur criminelle victoire pour leur interdire la terre et les bannir de la société européenne.
Dès le 28 septembre, dans une lettre à Alexandre, il indiquait l'expédition de Copenhague comme la réponse significative des Anglais aux ouvertures de la Russie: «Il me semble, ajoutait-il, qu'il nous sera facile de les chasser de tout le continent; une déclaration commune produirait cet effet 208.» Le 13 octobre, dans une longue dépêche à Savary, M. de Champagny, qui a succédé à Talleyrand au ministère des relations extérieures, détaille les engagements pris par la Russie et rappelle qu'au 1er décembre elle doit avoir fermé ses ports et commencé la guerre, «Les ports du Portugal et de la Suède, continue le ministre, devront aussi être fermés de gré ou de force. La nature des choses veut que la France se charge de fermer ceux du Portugal, et la Russie ceux de la Suède... Les deux cours devront agir de concert auprès du cabinet de Vienne pour lui faire embrasser la cause commune 209.» Cette dernière demande allait devenir promptement sans objet. Prévoyant une mise en demeure, l'Autriche aima mieux se l'épargner en prévenant nos désirs; sur de simples insinuations, elle rappela de Londres son ambassadeur. Le 7 novembre, Napoléon ordonnait à Savary de communiquer cette nouvelle à l'empereur Alexandre; elle était de nature à piquer d'honneur ce monarque et à stimuler son zèle, pour le cas où il ne se serait pas encore mis en règle. «Il serait honteux pour la Russie, disait Napoléon, après un événement qui la touche de si près, d'être restée en arrière; mais j'espère que lord Gower est déjà chassé 210.»
Le passage du Sund par les vaisseaux de Gambier avait été connu à Pétersbourg dans le courant d'août; bientôt après, les bulletins terrifiants des opérations anglaises se succédèrent coup sur coup et produisirent une émotion croissante. Dès que l'on sut le bombardement de la ville et les premiers incendies, Alexandre fit remettre à Gower une note de protestation; en même temps, il faisait part à Savary de son indignation. Aux premières ouvertures du général, il répondit qu'il était prêt à prendre contre l'Angleterre les mesures que l'Empereur lui indiquerait; il n'attendait qu'un signal 211.
Ces assurances étaient-elles absolument sincères? Ce qui en ferait douter au premier abord, c'est certaine différence entre le langage affecté publiquement envers l'Angleterre et celui qu'on lui tenait en secret, entre le ton des notes diplomatiques et celui des conversations de cabinet. M. de Budberg laissait entendre à lord Gower que le Tsar n'avait point perdu l'habitude de considérer l'Angleterre comme sa meilleure alliée 212, et les rapports d'Alexandre lui-même avec un agent irrégulier de cette cour semblaient confirmer plutôt que démentir de telles confidences.
Depuis quelque temps, Savary signalait la présence à Pétersbourg «d'un postillon d'intrigues et de corruptions 213»; c'était un jeune officier anglais du nom de Wilson. On le comptait au nombre de ces agents qui formaient ce qu'on pourrait appeler la diplomatie errante de la coalition; sans résidence fixe, sans caractère permanent, ils se déplaçaient sans cesse, allaient d'une capitale à l'autre, réchauffaient partout le zèle de nos adversaires; ils pouvaient être, suivant les cas, approuvés ou désavoués, laissés au rôle de simples porte-parole ou élevés à celui de négociateurs autorisés; leurs menées conservèrent toujours entre les puissances d'invisibles liens, alors que Napoléon tranchait de son épée le nœud des coalitions.
De bonne race, intelligent, instruit, sir Robert Wilson avait fait la guerre avec honneur, toujours contre nous, et conquis sur le champ de bataille son grade de colonel. Pourtant, à considérer les portraits qui nous ont été laissés de lui au physique et au moral, à voir ce visage d'une finesse presque féminine, ce profil mince, ce regard à la fois pénétrant et charmeur, à lire les rapports de nos agents sur son compte et aussi le journal tenu par lui-même de son séjour à Pétersbourg, véritable courrier mondain où se mêlent à la politique des récits de fêtes et de piquantes appréciations sur les femmes, on reconnaît un homme habitué à trouver dans l'intrigue de cour et de cabinet son élément naturel. Il s'y plongeait en ce moment avec délices, car c'était encore un moyen de nuire à son ennemi abhorré. Bonaparte personnifiait tout ce qu'il détestait, la France, la Révolution, le triomphe des forces populaires sur les droits de la naissance et de l'éducation; il portait au conquérant une haine implacable, faite de patriotisme amer et de préjugés de caste, haine d'Anglais et d'aristocrate. Après avoir fait avec les Prussiens la campagne de 1806, celle de 1807 au quartier général de l'empereur Alexandre, envoyé aujourd'hui en Russie comme porteur de dépêches diplomatiques, il venait y reprendre la lutte contre nous sur un autre terrain et la menait activement dans les salons de Pétersbourg.
Bien accueilli partout, choyé par nos ennemis, il s'était posé hardiment en antagoniste de Savary, qu'il appelait «l'exécuteur du duc d'Enghien 214». Adroit, alerte, toujours en mouvement, il contrecarrait le général en tout, le suivait, ou le précédait dans ses visites, afin de prévenir ou de défaire son œuvre. Savary allait-il voir madame Narischkine? Il se croisait à la porte avec l'Anglais. Quelque autre dame ouvrait-elle son salon à l'envoyé français et à «sa clique», Wilson lui adressait de ce chef une verte réprimande et ne tolérait point pareille défaillance; il faisait bonne garde autour de la Russie «fashionable 215», s'appliquant à la défendre contre les Français et à lui épargner la souillure de leur contact. Fort insinuant, il pénétra jusqu'à la cour, où l'empereur le reçut avec une amicale familiarité, en ancien compagnon d'armes, dîna même à Kammenoï-Ostrof, et, par une rencontre assez étrange, son récit de cette scène ressemble trait pour trait à celui de Savary après sa première soirée au palais. Il y eut pour l'Anglais mêmes honneurs, mêmes prévenances, même place auprès du souverain que pour le Français; l'impératrice parla un peu plus au premier qu'au second, et ce fut la plus notable différence 216. Voici qui est encore plus singulier: à quelques jours de là, Wilson, dans une conversation avec M. d'Alopéus, ministre de Russie en Suède, fit allusion à certaines paroles plus que rassurantes que l'empereur lui aurait adressées; Alexandre serait allé jusqu'à dire qu'il verrait avec plaisir les troupes anglaises prolonger leur séjour dans l'île de Seeland, autour de Copenhague. Ce propos, transmis par Wilson à ses chefs et à ses amis de Londres, répété par eux dans la suite à titre de particularité historique, rapproché du langage tenu par M. de Budberg, a permis d'édifier une légende, celle d'Alexandre trahissant Napoléon au lendemain de Tilsit et rassurant d'avance les Anglais sur ses intentions, avant de leur opposer un simulacre de guerre 217.
L'attribution au Tsar d'un tel rôle ne repose, hâtons-nous de l'ajouter, que sur des données inexactes ou faussement interprétées. En premier lieu, le langage de M. de Budberg ne saurait être tenu pour l'expression de la pensée impériale; Alexandre avait retiré sa confiance à ce ministre et s'apprêtait à le remplacer. Quant aux paroles répétées par Wilson, Alexandre les démentit avec colère quelques semaines plus tard, non pas devant Napoléon ou ses agents, qui ne les connurent jamais, mais devant l'Angleterre et ne s'adressant qu'à elle. Wilson, sommé de s'expliquer, essaya de se tirer d'embarras en observant que le propos tombé de la bouche impériale, recueilli par lui, confié à d'Alopéus et reporté par ce dernier au Tsar, n'avait pu revenir à son auteur, après un tel circuit, qu'étrangement dénaturé; il n'insista pas sur sa première interprétation 218. Néanmoins, nous ne ferons pas difficulté d'admettre qu'Alexandre ait tenu alors, dans ses rapports particuliers avec l'Angleterre, un langage pacifique et presque amical; mais il serait téméraire, suivant nous, d'y chercher une arrière-pensée perfide envers la France.
Aussi bien, Alexandre avait un double motif pour ne point dévoiler prématurément ses desseins à la cour qu'il s'était obligé à attaquer. Par le coup qu'elle venait de frapper, l'Angleterre avait montré qu'elle aimait mieux prévenir qu'attendre une attaque. Sa flotte était dans la Baltique; une attitude trop prononcée de la Russie pouvait l'amener devant l'embouchure de la Neva, avec l'intention d'infliger à Pétersbourg le sort de Copenhague. À Cronstadt, on s'attendit pendant plusieurs jours à la voir paraître; les forts furent réparés, les batteries armées, on fit provision de boulets rouges; mais ces préparatifs, suffisants pour protéger la capitale, laissaient les autres ports de la Baltique exposés à de graves insultes, tant que l'hiver n'aurait point dressé devant eux son rempart de glace 219. D'autre part, la plus belle flotte de la Russie, commandée par l'amiral Séniavine, employée au commencement de l'année contre les Turcs et rappelée aujourd'hui du Levant, remontait lentement vers le Nord en faisant le tour de l'Europe; divisée en plusieurs fractions, éparse sur la Méditerranée, elle demeurait à la merci des croisières britanniques, tant qu'elle n'aurait point achevé son périple. Si elle se déclarait trop tôt, la Russie s'exposait donc à un désastre presque assuré; elle faisait plus que brûler, elle livrait ses vaisseaux. Dans ces conditions, il est naturel de penser qu'Alexandre voulut endormir les défiances du cabinet de Londres, qu'il déploya envers Wilson et ses compatriotes le pouvoir de dissimuler dont la nature l'avait si spécialement doué, suivant la remarque d'un homme d'État britannique 220, et que, s'il chercha à tromper quelqu'un, ce fut moins Napoléon que l'Angleterre.
Son but fut atteint, car le cabinet de Londres crut à la possibilité d'éviter une rupture et se garda à son tour de rien précipiter. S'attachant aux avis rassurants de Gower et de Wilson plus qu'aux notes de protestation contre le bombardement, il ne vit dans ces dernières que l'expression d'une colère officielle, s'en émut peu, et se flatta, moyennant certaines concessions, de conclure avec la Russie, sur l'affaire danoise, un arrangement qui assurerait l'immobilité du grand empire. Le Danemark réduit à l'impuissance, il n'en coûtait plus à l'Angleterre de reconnaître la neutralité de cet État et celle de la Baltique; au Foreign-Office, on imagina d'offrir au Tsar de prendre l'une et l'autre sous sa garantie; ce rôle à la fois pacifique et protecteur plairait peut-être à l'orgueil sentimental d'Alexandre. Wilson, appelé à Londres en septembre, dut rapporter immédiatement à Pétersbourg cette proposition, en y ajoutant sur tous les points les explications les plus satisfaisantes; s'il trouvait les esprits bien disposés, lord Gower interviendrait officiellement pour signer un accord. Le leste officier ne fit donc que toucher barre à Londres; après quelques journées passées à conférer avec M. Canning, il repartait le 2 octobre, voyageant en courrier, et le 17 tombait à Pétersbourg, où ses amis de la cour et de la ville l'accueillirent à bras ouverts 221.
Durant son absence, la saison s'était avancée; l'approche de l'hiver fermait désormais la Baltique aux incursions des Anglais. Quant aux vaisseaux de Séniavine, ils avaient trouvé asile, quelques-uns dans les ports d'Italie, la plupart à Lisbonne, et, placés en fait dans la main de Napoléon, échappaient du moins à la rapacité britannique. En même temps, la Russie prenait de plus en plus sa voie dans un sens défavorable à l'Angleterre, moins par l'effet du bombardement de Copenhague que par une suite naturelle de l'évolution commencée à Tilsit.
Un changement dans le ministère contribua à cette inflexion plus prononcée de la politique moscovite. En septembre, le comte Roumiantsof, qui gouvernait le département du commerce, vit un jour entrer chez lui l'empereur lui-même, tenant le portefeuille des affaires étrangères;--le portefeuille demeurait en ce temps, non seulement au figuré, mais au propre, l'attribut de la fonction ministérielle. Alexandre remit au comte le précieux fardeau, ou plutôt le lui imposa, malgré une résistance assez vive 222.
Nicolas Roumiantsof était le plus glorieux survivant d'un autre âge. Distingué depuis longtemps par d'honorables services, possesseur d'une immense fortune, riche aussi de considération et d'estime, les charges d'État, si hautes qu'elles fussent, ne pouvaient ajouter à l'éclat de sa situation, et ce vieillard chargé d'ans et de dignités, ce ministre grand seigneur, dont la personne et les manières gardaient le parfum du siècle disparu, eût pu croire déroger plutôt que s'élever en s'assujettissant davantage au souci journalier des affaires. Il se laissa tenter toutefois par la fonction offerte, parce qu'il y vit le moyen de faire prévaloir une politique qui lui était chère et de la conduire à de triomphantes destinées.
Les hommes d'État russes peuvent se diviser en deux catégories, les Européens et les Orientaux; les premiers rêvent surtout pour leur gouvernement le rôle de modérateur et d'arbitre dans les querelles du continent, les autres estiment que la Russie doit oublier l'Europe pour ne considérer que ses intérêts propres sur le Danube et la mer Noire. Roumiantsof était un Oriental; il l'était par tradition et, si je puis dire, de naissance. Fils du feld-maréchal Roumiantsof, qui avait le premier porté l'aigle impériale au delà du Danube et cueilli au pied du Balkan d'immortels lauriers, il gardait le culte de ses grands souvenirs. De plus, parvenu pendant la plus brillante période du règne de Catherine à sa pleine maturité, à cet âge où l'homme assoit définitivement ses principes, où son esprit, son caractère, sa manière de voir et de juger prennent un pli qui ne se modifie plus, Nicolas Roumiantsof avait fait sa foi et sa doctrine politiques des idées qui régnaient alors à la cour de Russie, celles qui avaient produit les entreprises réitérées contre la Turquie et trouvé dans le projet grec leur plus audacieuse formule. Si la grande impératrice n'avait fait qu'entrevoir Byzance, si la vie lui avait manqué pour assujettir à son sceptre les plus belles parties de la monarchie ottomane, la reprise de ce dessein n'incombait-elle pas à son petit-fils comme un devoir glorieux? Roumiantsof s'attachait d'autant plus à cette pensée que la Révolution française, avec son cortège de guerres et de bouleversements, lui semblait en favoriser l'exécution; au milieu de l'écroulement de l'ancien monde, il serait plus facile à la Russie de pousser du pied l'édifice vermoulu qui chancelait en Orient; ce ne serait qu'une révolution de plus au milieu de tant d'autres, et la plus attendue, la plus légitime de toutes. Au début du nouveau règne, alors que la Russie s'épuisait à lutter contre Napoléon au lieu de suivre sur le Danube les traces de Catherine, Roumiantsof s'était effacé, se confinant dans une fonction spéciale. L'acte de Tilsit, en marquant un retour vers la politique orientale, le ramenait naturellement au premier plan et faisait de lui l'homme indiqué, presque nécessaire. Appelé au pouvoir, il y apportait des vues plus arrêtées que celles de son maître, dont les conceptions gardaient quelque chose de nuageux et d'indéfini, plus d'audace dans ses désirs, plus de rigueur dans ses déductions. Il se montrait plus enclin qu'Alexandre à l'idée de partager la Turquie et, dans tous les cas, n'admettait point que la crise actuelle se terminât sans qu'il en résultât pour son pays une notable extension. Sous son influence, les vues de la Russie sur l'Orient commencent à se préciser; des velléités à la fois très ardentes et très vagues tendent à se transformer en un système méthodiquement conçu, lié dans toutes ses parties, et dont la rupture avec l'Angleterre forme l'un des éléments essentiels.
L'Angleterre, il est vrai, avait longtemps fermé les yeux sur les usurpations orientales de la Russie, et ce n'est pas l'un des spectacles les moins surprenants du dix-huitième siècle que de voir la future rivale des tsars applaudir aux victoires de Catherine II, prêter à cette princesse ses marins, ses officiers, pour concourir à l'anéantissement des flottes ottomanes, et servir de pilote à la Russie dans les mers du Levant. L'intérêt commercial expliquait cette conduite. Si la Russie était l'un des marchés de l'Angleterre, l'Orient demeurait celui de la France, et nos voisins d'outre-Manche favorisaient leurs clients, les consommateurs de leurs produits, au détriment de ces Turcs qui délaissaient les draps de Londres pour ceux du Languedoc. Pourtant, à la veille de la Révolution, alors que les progrès de la Russie mettaient en péril l'existence même de l'État turc et que, de son côté, l'Angleterre se créait un empire en Asie, Pitt eut la vision prophétique d'un choc entre ces deux forces à marche convergente; il reconnut l'imprudence de laisser les routes terrestres de l'Inde passer des mains indolentes du musulman dans celles du Russe ambitieux et dominateur; il essaya d'ériger la préservation de l'empire ottoman en dogme de la politique britannique 223. Mais la nation ne le comprit pas et refusa de le suivre; les marchands de la Cité s'insurgèrent presque à l'idée d'une guerre contre la Russie; Pitt ne put agir et ne fut qu'un précurseur.
Après lui, sa doctrine germa sous l'action des circonstances. La Révolution et l'expédition d'Égypte nous avaient chassés des Échelles; les Anglais y prirent en partie notre place, s'y trouvèrent en rivalité avec le commerce moscovite, et tandis qu'en Europe la Grande-Bretagne et la Russie restaient étroitement unies, dans le Levant, les intérêts se distinguaient, se mettaient en opposition, et l'antagonisme des deux États naissait. Si la nécessité de combattre l'influence française les avait rapprochés sur ce terrain en 1807 et amené le miracle d'une flotte anglaise menaçant Constantinople au nom du Tsar, cet accord contre nature, œuvre d'une politique éperdue, ne pouvait durer; l'hostilité qu'il recouvrait, latente, mais déjà profonde, n'attendait qu'une occasion pour éclater; Tilsit la lui fournit. Le cabinet de Saint-James comprit tout de suite que l'Orient formait l'un des objets du contrat passé entre les deux empereurs, et crut devoir opposer aux prétentions éventuelles de la Russie une déclaration de principes: le gouvernement de Sa Majesté, dit Canning au ministre de Russie, ne reconnaîtrait jamais un arrangement où la Porte serait sacrifiée 224. Cette communication frappa vivement Alexandre et Roumiantsof; elle leur démontrait que le revirement de l'Angleterre était complet, que cette puissance se mettait désormais en travers de leurs ambitions, et qu'il leur faudrait tôt ou tard la combattre avant de réaliser aux dépens de la Turquie les bénéfices attendus.
Or, il était d'un intérêt majeur pour la Russie que ce règlement de comptes avec la Porte se fît sans retard. Les dispositions de Napoléon lui offraient une occasion extraordinairement favorable pour l'entreprendre, non seulement en ce qu'elles semblaient admettre une vaste dépossession de la Turquie, mais aussi en ce qu'elles excluaient l'Autriche du partage ou au moins l'y réduisaient à un rôle subordonné. De toutes les puissances, c'était l'Autriche la mieux située pour contrarier ou balancer les progrès de la Russie. Dans les négociations de partage qui avaient eu lieu à différentes époques, il avait fallu toujours, pour conjurer son hostilité ou gagner son concours, tenter sa cupidité par l'appât de riches compensations, et il demeurait acquis que toute entreprise à poursuivre en Orient, de compte à demi avec elle, se solderait pour la Russie par des sacrifices qui neutraliseraient en partie ses avantages. C'était donc pour Alexandre une chance inespérée, une véritable bonne fortune que d'avoir saisi Napoléon à Tilsit dans un moment d'humeur contre la cour de Vienne, de l'avoir trouvé prévenu, irrité contre elle, prêt à la punir de sa conduite ambiguë pendant la guerre en lui refusant tout agrandissement sérieux en Orient. L'Autriche, il est vrai, pourrait s'insurger contre cet arrêt, mais elle était mal remise du coup que Napoléon lui avait asséné en 1805; sa réorganisation militaire n'était pas achevée, son immobilité dans de récentes circonstances avait suffisamment manifesté son impuissance d'agir, et il serait facile, au prix de quelques concessions à son amour-propre, de l'amener à fermer les yeux sur ses intérêts sacrifiés. Donc, pensait la Russie, puisqu'il était impossible d'effectuer aucune opération importante en Orient, qu'il s'agît d'un partage combiné avec Napoléon ou de conquêtes isolées à poursuivre avec son assentiment, sans avoir la guerre avec les Anglais, mieux valait faire cette guerre et cette opération tout de suite, alors que l'on n'avait pas à craindre l'intervention d'un tiers incommode, et l'empereur Alexandre inclinait à resserrer ses liens avec nous, à remplir scrupuleusement ses promesses, dans l'espoir de résoudre la question d'Orient avec la France seule, contre l'Angleterre et sans l'Autriche 225.
Ce calcul n'échappait pas complètement à la cour de Londres. Aussi, après avoir tout d'abord opposé aux exigences possibles de la Russie une fin de non-recevoir, avait-elle compris le danger de se maintenir sur un terrain aussi ferme, et essayait-elle maintenant de prouver à Pétersbourg que l'Orient lui-même, entre amis d'ancienne date, pourrait fournir matière à transaction. La question turque était de celles que Wilson devait aborder et, s'il était possible, traiter à fond pendant son deuxième voyage; muni d'instructions confidentielles, il avait ordre de ne rien céder qui pût compromettre l'existence de l'empire ottoman, mais, ce point mis hors de cause, devait se montrer coulant sur tous les autres et user envers Alexandre de séductions variées.
Il vit Roumiantsof le 30 octobre. Tout d'abord, il développa la proposition relative au Danemark et à la Baltique, mais bientôt, comme si les deux interlocuteurs eussent senti que là n'était point le nœud de la difficulté, on parla d'autre chose. Wilson affirma que l'Angleterre était prête aux plus grands sacrifices pour conserver l'amitié du Tsar; elle ne prétendait point le brouiller avec la France, l'entraîner dans une nouvelle coalition, ne demandait que sa neutralité et voulait faire son bien sans qu'il eût à s'en mêler. Prenant alors un ton mystérieux, l'envoyé déclara que son gouvernement ne traiterait jamais avec Napoléon avant d'avoir élevé contre l'omnipotence française des barrières suffisantes; ces sûretés ne pourraient consister qu'en de sérieux avantages territoriaux pour la Prusse et pour la Russie du côté de l'Allemagne. Ici, Roumiantsof ne put cacher quelque surprise; pensait-on que la Russie consentirait à s'étendre dans la direction de la France, se créant imprudemment des points de contact avec le redoutable empire? Wilson n'insista pas, et l'on passa en Orient.
Là, disait l'émissaire de Canning, l'Angleterre ne se refuserait à rien de ce qui serait compatible avec ses principes. Sans doute, elle ne consentirait jamais à une suppression, à un partage total de la Turquie, mais elle reconnaissait que la Russie possédait au delà du Danube des intérêts de premier ordre; loin de les combattre, elle voulait s'en faire la protectrice, la gardienne, et les soigner à l'égal des siens. Elle savait que le cabinet de Pétersbourg entretenait une correspondance avec les Grecs d'Albanie, d'Épire et de Morée; ces fils mystérieux venaient de se rompre par l'abandon des positions russes dans la Méditerranée, qui en formaient les points d'attache; l'Angleterre offrait de les renouer au moyen d'agents à elle, et de se faire l'intermédiaire du Tsar avec les clients traditionnels de son empire. Ce n'était pas assez, et sa munificence réservait à Alexandre un magnifique présent, véritable joyau du Levant, dont la Russie avait pu d'autant mieux juger la valeur qu'elle l'avait tenu longtemps en son pouvoir: «Je dois vous dire, déclara Wilson, que l'Angleterre se propose d'attaquer sans délai et de prendre les îles Ioniennes qui ont été cédées à la France, ne voulant pas les lui laisser, à quelque prix que ce soit. Notre intention n'est pas de les garder, mais de forcer la France à vous les laisser à la paix.» De la sorte, l'Angleterre restituerait à ses anciens alliés ce que la France venait de leur enlever, et effacerait au prix de son sang l'une des conséquences de Friedland. La Russie voulait-elle plus? il ne serait pas impossible de la satisfaire. Elle occupait la Moldavie, la Valachie, et le bruit public lui prêtait l'intention de les garder. La Grande-Bretagne pourrait y consentir, ne voyant pas dans ces mutilations infligées à la Turquie un véritable démembrement, mais à une condition: c'était que l'on trouverait quelque moyen de désintéresser l'Autriche, et que tout se ferait d'accord avec elle. En énonçant cette dernière concession, Wilson croyait peut-être porter le coup suprême; il ignorait que la réserve dont il l'accompagnait lui ôtait toute valeur, les Russes considérant que l'un des avantages essentiels de leur situation présente était de n'avoir pas à compter avec Vienne. D'ailleurs, à Tilsit, Napoléon avait paru disposé à offrir d'emblée tout ce que l'Angleterre se laissait péniblement arracher; il avait même laissé entrevoir de plus brillantes perspectives. L'incorruptibilité de la Russie était surtout prévoyance, et si les offres britanniques la touchaient peu, c'était qu'elle s'attendait de notre part à une surenchère décisive.
Roumiantsof n'opposa donc que le silence aux paroles tentatrices de Wilson; laissant celui-ci se découvrir, prodiguer ses moyens, épuiser ses arguments, il se tint constamment sur une défensive impénétrable, et l'Anglais, malgré la politesse parfaite du ministre, sortit de l'entretien déçu, troublé, se demandant si son éloquence ne s'était pas dépensée en pure perte auprès d'un interlocuteur dont le siège était fait 226.
L'imminence d'une rupture apparut alors à tous les yeux; ceux mêmes de Gower furent dessillés. Un seul espoir restait à nos ennemis; ils comptaient sur un soulèvement de l'opinion, assez fort, assez unanime pour faire reculer l'empereur en l'effrayant sur les conséquences de sa détermination. Plus remuant que jamais, Wilson s'évertuait à susciter ce mouvement, et à l'incroyable audace de ses discours, on pouvait se demander s'il n'était point accouru en Russie pour y souffler la rébellion: «Il avait l'air, écrivait Savary toujours en proie à ses sombres pressentiments, d'être venu hâter un événement 227.»
La vie de notre actif adversaire s'employait en conciliabules et en démarches; le matin, il travaillait--c'était son expression --avec les chefs de la faction anglaise; il passait la journée en compagnie des officiers aux chevaliers-gardes, pour la plupart viveurs, besoigneux, qui ne nous avaient point pardonné Austerlitz; le soir, il se montrait dans toutes les réunions mondaines, dîners, thés, bals, soupers, attisant la haine contre les Français et distribuant le mot d'ordre. Le retour de la saison d'hiver, en rouvrant à la société ses lieux habituels de rendez-vous et de plaisir, lui fournissait l'occasion de l'y trouver groupée et de la régenter en masse. Au théâtre, on le voyait parcourir les loges, aller de l'une à l'autre, avec l'air d'un général qui inspecte ses troupes et les anime au combat. Le 31 octobre, une fête chez l'une des dames de la cour donna lieu en sa faveur à une sorte de manifestation. Il eut l'honneur d'ouvrir le bal avec la comtesse Lieven, grande maîtresse de l'impératrice mère, et la princesse Amélie le choisit pour cavalier à la polonaise. Cette danse ou plutôt cette marche majestueuse et lente, sous l'éclat des lustres, au milieu du chatoiement des uniformes et des parures, devant six cents personnes, les plus qualifiées de Pétersbourg, prit pour le jeune Anglais les proportions d'un triomphe. Était-ce celui de l'Angleterre? Wilson s'en flattait et consignait cet espoir dans son journal 228. Mais son cri de victoire était prématuré; grisé par ses succès de salon, il se méprenait sur le pouvoir de ses intrigues; d'ailleurs, perdant toute mesure, il avait fourni à ses adversaires les moyens de l'évincer, et son imprudence lui ménageait une cruelle mésaventure.
Afin de monter davantage les esprits, il avait introduit en Russie, à plusieurs exemplaires, une brochure intitulée: Réflexions sur la paix de Tilsit. C'était un pamphlet né à Londres; on y trouvait, au milieu des invectives ordinaires contre la France, des passages positivement injurieux pour Alexandre. Wilson et Gower se faisant les distributeurs de cet écrit, il fut bientôt dans toutes les mains; il circulait et faisait son œuvre, échappant toutefois à la police impériale, partout présent et toujours insaisissable. Savary, qui surveillait tous les mouvements de l'Anglais, eut alors l'idée que ses propres facultés de découvreur pourraient une fois de plus servir la bonne cause; sans chercher à rivaliser avec Wilson sur le terrain des grâces et de l'élégance mondaines, il se mit à la poursuite de la mystérieuse brochure, réussit à s'en procurer un exemplaire, et le lendemain, invité à dîner chez l'empereur, eut soin de se munir de sa conquête.
«Ces messieurs du parti anglais recommencent donc à causer? lui dit l'empereur en l'apercevant.--Oui, Sire, et plus que jamais. Cette fois, cela paraît mériter attention, puisqu'à Pétersbourg même et parmi des officiers de votre cour on débite des libelles dans lesquels on ose séparer Votre Majesté de la nation et de son armée. Ces ouvrages dégoûtants ont été apportés de Londres ici par M. de Wilson et distribués par lui à MM. Orlof, Novossiltsof, Kotchoubey, Strogonof et quelques autres.--L'empereur: C'est-à-dire tout le parti anglais. Mais avez-vous lu vous-même cette brochure?--Oui, Sire, et la voilà. J'ai cherché à me la procurer pour vous la remettre. Votre Majesté verra combien il est instant d'empêcher ces messieurs d'aller trop loin pour qu'elle ne se trouve pas dans la nécessité de punir d'une manière trop sévère.--L'empereur (avec l'air satisfait): Je vous remercie bien, général; Romanzof 229 m'avait promis cette pièce, qu'il n'avait pas encore pu avoir, mais vous avez été plus habile que lui.....»
«Je viens de lire cette vile brochure, reprit l'empereur dans la soirée. Il faut être bien osé pour apporter un pareil ouvrage en même temps que des dépêches de cabinet. Je vous remercie de me l'avoir confié. Dites-le à l'Empereur, mais ajoutez-lui que, loin d'y avoir attaché de l'importance, je foule aux pieds tout ce qu'elle renferme contre lui et contre moi. J'espère qu'il me jugera assez bien pour être persuadé que je ne puis être ébranlé.» Puis, ce fut chez Alexandre une explosion plus douloureuse encore qu'indignée contre les hommes qui avaient reçu et colporté le libelle, contre ces traîtres qu'il rencontrait partout sur sa route, contre les agents incapables de le comprendre et de le servir. «Votre empereur, dit-il, est plus heureux que moi; il a trouvé des hommes et il en a beaucoup formé. Moi, au contraire, je n'ai pas même assez de ce qu'on appelle hommes chez vous, pour composer mon ministère, et, indépendamment de cela, j'ai trouvé mille abus à réformer, des gens en place indignes d'y être.» Il continua longtemps sur ce ton, parlant de ses volontés rénovatrices, des entraves que leur opposait l'état social de la Russie, des habitudes de désordre introduites sous les gouvernements précédents, de l'ignorance du peuple, devenu propriété vénale, objet de trafic pour les grands; il ajouta ces paroles remarquables, où se peint vraiment une âme éprise du progrès et du bien: «Je veux sortir la nation de cet état de barbarie. Je dis même plus, si la civilisation était assez avancée, j'abolirais cet esclavage, dût-il m'en coûter la tête 230.»
II congédia ensuite Savary, en promettant un avertissement sévère aux coupables, et cette fois sa colère ne fut pas dépourvue de sanction: «Depuis un moment, écrit le général en marge de son rapport, M. de Kotchoubey a reçu l'ordre de remettre son portefeuille, M. Novossiltsof a reçu l'ordre de voyager, et M. Orlof est venu se mettre à genoux aux pieds de l'empereur en lui avouant que lord Gower lui avait remis lui-même la brochure.» Cet acte de vigueur précéda immédiatement les mesures décisives contre l'Angleterre. Wilson avait osé écrire au Tsar; sa lettre lui revint non décachetée. Quelques jours après, le 7 novembre, une déclaration fulminante était lancée contre son gouvernement; elle prononçait la suspension des rapports, affirmait à nouveau les principes de droit maritime contestés à Londres et précédait immédiatement le début des hostilités.
Ainsi, un mois avant la date fixée par le traité de Tilsit, sans avoir reçu de Napoléon un rappel positif,--les instructions envoyées à Savary en novembre, véritable sommation d'agir à l'adresse de la Russie, ne parvinrent à Pétersbourg que vers la fin du mois,--Alexandre se déclarait contre l'Angleterre, et par cette violence faite aux sentiments, aux intérêts matériels de son peuple, donnait à son allié un gage indiscutable de sa bonne foi. Savary, par l'adresse avec laquelle il avait su retourner contre nos adversaires les armes discourtoises dont ils faisaient usage, avait peut-être hâté de quelques jours les mesures extrêmes; il les avait rendues plus brusques et plus éclatantes. Ce serait toutefois exagérer son rôle que d'attribuer à son intervention, si opportunément qu'elle se soit produite, le mérite d'avoir décidé la rupture. Si l'empereur Alexandre se résout alors à la guerre, c'est que l'évolution dont nous avons noté en lui les progrès est désormais parvenue à son terme; l'exécution anticipée de son engagement avec la France lui apparaît comme la contre-partie indispensable de la politique d'action, de revendications positives et pressantes, à laquelle il se fixe irrévocablement en Orient. Jusqu'alors, s'il s'attachait de plus en plus aux espérances que Napoléon lui avait fait concevoir, si l'occasion pour les réaliser lui semblait particulièrement propice, il n'avait osé encore en formuler l'expression; il attendait que l'Empereur parlât le premier et reprît la conversation commencée à Tilsit; désirant de vastes agrandissements, il les subordonnait, dans une certaine mesure, au parti que prendrait Napoléon sur l'ensemble de la question turque; pour le cas où la France préférerait ajourner le partage, il ne se refusait pas tout à fait--des travaux rédigés sous son inspiration en font foi 231--à se contenter d'avantageuses rectifications de frontières en Europe et en Asie. Aujourd'hui, mûries, développées par la réflexion, encouragées par Roumiantsof, ses convoitises s'accentuent et s'enhardissent; il se décide à produire des prétentions, et c'est afin de pouvoir réclamer beaucoup qu'il accorde tout ce qu'il saurait donner, c'est-à-dire un concours empressé contre l'Angleterre. Ayant payé d'avance, il se sentira plus fort pour demander que la France paye à première sommation et, après s'être exécuté correctement, galamment même, se jugera en droit d'exiger chez Napoléon une parfaite réciprocité. L'attentat contre le Danemark lui fournissait un juste motif de rupture; il dissipait ses scrupules et mettait sa conscience à l'aise. Certes, une honorable indignation, à laquelle se joignait le désir de faire éclater dans tous ses actes un raffinement de loyauté, contribua à sa décision, mais n'en fut pas la cause déterminante, et tandis qu'il signait les actes par lesquels il se constituait ennemi de l'Angleterre, ses regards cherchaient au loin les rives du Danube plutôt qu'ils ne s'attachaient aux ruines fumantes de Copenhague.
Cette disposition se révèle nettement par les paroles, par les commentaires dont fut accompagnée la notification à Savary des mesures prises. Alexandre voulut lui faire savoir toutes les propositions dont l'avait accablé l'Angleterre, en insistant sur celles qui avaient trait à l'Orient: «Dites à l'Empereur, ajoutait-il, que l'intrigue est au comble; on voudrait nous acheter, mais on ne m'aura pas; je mets tout à la porte au plus vite 232, et il laissait entendre qu'il aimerait mieux devoir à Napoléon qu'à l'ennemi commun l'accomplissement de ses vœux. De son côté, en termes voilés, mais suffisamment expressifs, forçant le sens des conventions de Tilsit, Roumiantsof s'attachait à établir une similitude parfaite entre les engagements souscrits par Alexandre contre l'Angleterre et les promesses de Napoléon relatives à la Turquie, à traiter concurremment les deux questions. À l'exposé des moyens que l'on allait employer pour la guerre maritime, il faisait succéder des aperçus caractéristiques sur l'Orient; d'après lui, la situation s'aggravait à Constantinople; là, le désordre dans le gouvernement, l'agitation dans la rue, la violence et la rébellion chez les milices régnaient à l'état chronique; la Turquie entrait en décomposition. «Vous voyez, disait le ministre, que l'on va être obligé d'annoncer dans les journaux que l'empire ottoman est mort et que l'on invite ses héritiers à se présenter à la succession 233.» L'empereur ne dédaignait point d'employer les mêmes procédés; après avoir annoncé à Savary que son parti était pris et qu'il rompait avec l'Angleterre: «Parlons d'autre chose», lui disait-il, et il l'emmenait brusquement en Orient; il rappelait alors en quels termes Napoléon avait prononcé à Tilsit la condamnation de la Turquie, et se plaisait à répéter cet arrêt tombé de lèvres infaillibles.
Ces insinuations, ces provocations étaient le prélude d'une mise en demeure véritable. Sans réclamer encore le partage, Alexandre invita Savary à transmettre de sa part à Napoléon la demande formelle des deux Principautés; il désirait que la Moldavie et la Valachie fussent réunies à son empire dans tous les cas, quelle que dût être la décision à prendre sur le sort de la monarchie ottomane. Cette communication fit l'objet d'une dépêche écrite par Savary le 18 novembre 234, neuf jours après le manifeste de guerre contre l'Angleterre, et le rapprochement des dates achève de démontrer l'étroite corrélation que la Russie établissait entre ces deux démarches. En même temps, elle prononçait son attitude sur le Danube; là, faisant échouer les tentatives de conciliation opérées en vertu du traité de Tilsit, soulevant des difficultés, ranimant le conflit, elle signifiait son intention de repousser tout accommodement modéré avec les Turcs, de conserver au moins une partie de leur empire et de se rémunérer à leurs dépens du service rendu contre l'Angleterre.
La situation sur le Danube après Tilsit.--Mission de Guilleminot et conclusion d'un armistice.--Clauses blessantes pour la Russie; Alexandre refuse de ratifier l'armistice et maintient ses troupes dans les Principautés.--Napoléon comprend l'impossibilité d'obtenir l'évacuation.--Il sent la nécessité de terminer quelque chose avec la Russie.--Ses perplexités.--Il imagine diverses combinaisons susceptibles de se suppléer l'une l'autre.--Il désire et n'espère pas une paix qui assurerait à la Turquie l'intégrité presque totale de ses possessions.--Il consent à abandonner aux Russes les Principautés moyennant compensation territoriale pour la France.--Raisons qui le poussent à ajourner le partage de l'empire ottoman.--Ses vues persistantes sur l'Égypte.--Il songe à prendre sa compensation en Prusse.--L'évacuation retardée; difficultés financières.--Napoléon veut mettre définitivement la Prusse dans l'impuissance de nous nuire.--Caulaincourt chargé de proposer au Tsar les Principautés au prix de la Silésie.--Frédéric II et Napoléon.--Langage prescrit à Caulaincourt; l'amputation indiquée comme remède aux souffrances de la Prusse.--Note dictée par l'Empereur en marge de l'instruction.--A défaut de la combinaison turco-prussienne, Napoléon ne repousse pas en principe le partage de l'empire ottoman, mais en rejette la réalisation à une échéance indéterminée et après une nouvelle entrevue.
Après Tilsit, un officier français, l'adjudant-commandant Guilleminot, avait été envoyé au quartier général des armées russes en Valachie, afin d'y ménager entre les belligérants une suspension d'hostilités. Par ses soins, un armistice fut signé le 24 août à Slobodzéi; s'inspirant de la disposition exprimée dans l'article 22 du traité, cet acte stipulait l'évacuation par les Russes des deux Principautés. Mais Alexandre n'avait jamais pris au sérieux cette obligation et n'attendait que l'occasion de s'en délier. Volontairement ou non, ses généraux la lui fournirent en laissant insérer dans la convention d'armistice des clauses inusitées; la Russie s'engageait non seulement à ramener ses troupes en deçà du Dniester, mais à restituer le matériel de guerre, les vaisseaux qu'elle avait pris; elle aurait à rendre non seulement ses conquêtes, mais ses trophées. S'appuyant sur ce que ces exigences avaient de blessant pour l'honneur de ses armes, invoquant aussi quelques incursions opérées par les Turcs au delà du Danube, le Tsar refusa de ratifier l'armistice; son armée, qui avait déjà commencé un mouvement rétrograde, reçut l'ordre de réoccuper sur-le-champ ses positions et de ne plus quitter les deux provinces, sans reprendre toutefois les hostilités avant le terme convenu. Avec une preste habileté, la Russie se remettait en possession du gage dont Napoléon, afin de réserver la liberté de ses propres résolutions, avait voulu la dessaisir.
L'Empereur apprit cet incident en octobre, avant que la Russie eût rompu avec l'Angleterre, et s'en montra contrarié. Il expédia à Guilleminot des ordres sévères, voulut que l'on fît disparaître de l'armistice les clauses inacceptables, afin d'enlever aux Russes tout prétexte de différer l'évacuation. Toutefois, les demi-engagements qu'il avait pris de vive voix à Tilsit ne lui permettaient point d'insister avec force, et d'ailleurs il ne se faisait guère d'illusions sur la possibilité de reprendre en sous-œuvre la combinaison avortée. Il comprenait que la Russie, échappée des liens auxquels le traité de Tilsit avait prétendu l'assujettir, ne s'y laisserait plus renfermer, et que la procédure imaginée pour réserver la question d'Orient pendant plusieurs mois, au moyen d'un armistice qui remettrait tout en état, devenait inapplicable.
De plus, la situation générale, en se prononçant, obligeait Napoléon à préciser de son côté sa politique. À Tilsit, se flattant que la seule menace d'une alliance franco-russe ferait fléchir l'Angleterre, il avait évité de signer avec Alexandre un contrat positif et qui lui eût ôté la faculté de se reprendre. Mais l'Angleterre avait refusé de traiter; elle restait debout, indomptée; il était donc indispensable que l'alliance des deux empires se fixât et que leur action se produisît effectivement. Napoléon, il est vrai, comptait apprendre prochainement qu'Alexandre s'était déclaré contre notre ennemie, mais il sentait que, dans ce cas même, le concours de ce prince n'en demeurerait pas moins conditionnel, entouré de certaines réserves, et que seule une entente sur la question turque le rendrait absolu. Dès le mois de novembre, cette vérité lui apparaissait: «Je sens, écrivait-il, la nécessité de terminer quelque chose, et je suis prêt à m'entendre là-dessus avec la Russie 235.» Ainsi ce problème oriental, qui toujours avait tenté son imagination, qu'il avait soulevé plusieurs fois sans le résoudre, s'imposait à lui et devenait pressant. Sa fortune, l'entraînant sur des hauteurs de plus en plus redoutables et mettant son génie à de suprêmes épreuves, l'obligeait aujourd'hui, au cours d'une lutte dont les conditions extraordinaires venaient tout compliquer, à trancher le grand litige qui faisait depuis un demi-siècle l'occupation et le tourment de l'Europe.
Dans le problème à résoudre, la difficulté capitale était de satisfaire Alexandre sans trop compromettre et même, s'il était possible, en sauvegardant pleinement les intérêts de la France. Et ceux-ci étaient si graves et si divers, que Napoléon, devant leur effrayante complexité, s'arrêtait incertain et presque troublé. Le travail de sa pensée ne s'opérait que lentement, pas à pas, avec d'infinies précautions: «Cette affaire est bien intéressante pour moi, écrivait-il, c'est une chose qui demande bien des combinaisons, sur laquelle il faut marcher bien doucement 236.» Suivant les dispositions, les exigences, les facilités qu'il rencontrerait à Pétersbourg, il imaginait des solutions diverses, susceptibles de se substituer l'une à l'autre et de se concilier, quoique à des degrés inégaux, avec les principes de sa politique.
La plus simple, la plus facile à réaliser matériellement, eût été une paix assurant l'intégrité à peu près totale des possessions ottomanes et par laquelle la Russie se fût contentée de légers avantages dans le présent, doublés de vastes espérances pour l'avenir. Ce dénouement était sans contredit le plus conforme aux désirs de Napoléon, et il n'y renonçait pas d'une manière absolue; toutefois, s'il l'inscrivait le premier dans l'ordre de ses préférences, il ne s'y arrêtait guère, convaincu que la Russie le repousserait, ou au moins ne l'admettrait qu'à regret, conservant au cœur l'amertume d'un grand espoir déçu. Après avoir fait appel à ses convoitises, il paraissait bien difficile d'en renvoyer la satisfaction à une échéance indéterminée, et seul un agrandissement considérable en Orient, obtenu sur-le-champ, semblait propre à nous attacher définitivement le Tsar et peut-être à nous ramener l'opinion. D'ailleurs, en continuant d'occuper la Moldavie et la Valachie, en y maintenant ses troupes malgré la lettre des traités, Alexandre laissait pressentir sa volonté de conserver au moins cette portion de la Turquie. Sans savoir encore les intentions positives de la Russie, Napoléon considérait l'abandon des deux provinces comme une éventualité fâcheuse, mais presque inévitable, et il s'occupait d'en faire l'un des éléments d'une seconde combinaison, d'un arrangement acceptable pour les deux empires.
Dans la poursuite de ce but, une pensée le dominait: il n'admettait point de conquête pour la Russie sans un avantage au moins égal pour la France. Les deux empires, disait-il, devaient marcher du même pas. Si excessive que fût cette conception, alors que l'Empereur avait déjà largement dépassé son allié dans la carrière des conquêtes, ce serait se tromper que d'y voir simple passion d'envahir. Napoléon raisonnait profondément toutes ses ambitions, et c'était l'excès, si je puis dire, de logique, de calcul, de prévoyance, qui le rendait insatiable. S'il prétend aujourd'hui opposer à tout progrès de la Russie un accroissement parallèle, c'est à titre de précaution, et, il faut le dire, de précaution justifiée contre cet empire. Par les observations recueillies à Pétersbourg, il sait que, si sincère qu'on la suppose, l'alliance russe ne tient qu'à la durée des sentiments d'un monarque impressionnable et mobile, entouré de nos ennemis, exposé lui-même à tous les accidents qui menacent le trône et la vie d'un Tsar; il sait aussi que, dans les rapports entre la France et la Russie, tels que les circonstances les ont établis, il n'est point de milieu entre l'intimité et la brouille, entre l'alliance et la guerre, et que la cour de Pétersbourg ne se détachera de nous que pour revenir à nos ennemis 237. Aussi, sentant la nécessité de donner une large satisfaction à son allié du jour, veut-il préparer en même temps ses moyens de défense contre l'adversaire possible du lendemain, et est-ce moins une compensation à laquelle il prétend qu'une sûreté. Et cette préoccupation, quand il s'agit de désigner son lot, vient singulièrement restreindre son choix. Dans la balance de profits qu'il veut établir entre les deux puissances, il ne fait entrer en compte et ne porte à son actif ni l'Italie, où il prend les provinces toscanes, ni l'Espagne, qu'il médite déjà de s'associer étroitement, ni le Portugal, que ses troupes vont atteindre et que sa politique va dépecer; ce qui lui paraît à exiger, c'est un accroissement de force dans les contrées où la Russie elle-même peut agir, où s'opérera le choc des deux empires, s'il doit se renouveler, c'est-à-dire dans cette zone de territoires qui coupe transversalement l'Europe du nord-ouest au sud-est et s'étend des rives de la Baltique à celles du Bosphore. Là, s'il consent que la Russie avance d'un pas, c'est à la condition que lui-même en fera un autre et marquera un point sur ce vaste échiquier où les intérêts respectifs sont en jeu et s'entre-croisent.
Note 237: (retour) Le général Savary écrivait à ce moment, confirmant ses premières appréciations: «L'empereur et son ministre le comte de Roumiantsof sont les seuls vrais amis de la France en Russie; c'est une vérité qu'il serait dangereux de taire. La nation serait toute prête à reprendre les armes et à faire de nouveaux sacrifices pour une guerre contre nous.» Archives des affaires étrangères, Russie, 144.
À Tilsit, quand les deux empereurs, laissant errer leur imagination, méditaient de profonds remaniements, la Turquie seule était appelée à en faire les frais. La France, on s'en souvient, prenait dans l'ouest de la péninsule des Balkans une position assez forte pour contre-balancer celle de la Russie, établie sur le cours inférieur du Danube. Cependant, depuis Tilsit, Napoléon avait réfléchi; ses vues s'étaient modifiées, et les parts ne lui semblaient plus égales. Maîtresse, en fait, de la Moldavie et de la Valachie, la Russie n'aurait qu'à s'y maintenir pour se trouver en possession de son lot; la France aurait à conquérir le sien. Par l'annexion des pays roumains, notre alliée s'adjoindrait des territoires limitrophes de son État et qui en formaient le prolongement géographique. Entre nos mains, la Bosnie, l'Albanie, voire l'Épire et la Grèce, ne seraient que des possessions éloignées, difficiles à relier aux parties principales de l'empire. La Russie acquerrait des provinces, la France des colonies; et quelles colonies! Des pays âpres, pauvres, d'accès difficile, défendus par une race belliqueuse. Il faudrait combattre pour les conquérir, combattre pour les garder; ces luttes sans gloire n'aboutiraient qu'à des profits contestables, et Napoléon n'était pas éloigné de penser que de semblables parcelles de la Turquie ne valaient pas le sang d'un grenadier de son armée.
La prise de possession de ces contrées aurait un autre inconvénient. La perte de la Moldavie et de la Valachie n'aboutissait pas nécessairement à la destruction de l'empire ottoman; la Turquie pouvait vivre amputée; résisterait-elle à une double mutilation? Quand la Russie lui aurait enlevé ses provinces danubiennes, si la France l'entamait à son tour et mordait à plein dans ses possessions de l'Ouest, elle succomberait presque infailliblement à cette formidable atteinte; elle se disloquerait d'elle-même et tomberait en pièces, ou, se ranimant pour une lutte désespérée, viendrait se précipiter sur les envahisseurs, se briser contre leurs armes et mourir à leurs pieds. Dans l'un et l'autre cas, les deux empereurs auraient à recueillir la totalité de ses dépouilles et se verraient appelés à la tâche difficile d'en opérer la répartition. L'idée d'un partage restreint, admise éventuellement par l'Empereur à Tilsit, ne lui paraissait plus réalisable; à ses yeux, le sacrifice des Principautés, compensé par l'attribution des provinces occidentales à la France, n'offrait point par lui-même une solution; il préjugeait et entraînait le partage total de la Turquie.
Cette immense opération, l'Empereur la jugeait inévitable tôt ou tard; pour lui, il ne s'agissait point de savoir si la Turquie pouvait vivre, mais seulement s'il convenait de hâter violemment sa fin ou de la laisser mourir. Napoléon reculait encore devant le premier parti, par des motifs purement politiques. Après la chute de Sélim, il avait cru que le nouveau gouvernement, faible, divisé, institué en haine de l'étranger, tiendrait à notre égard une attitude passive ou hostile. Des nouvelles plus fraîches démentaient cette prévision. À Constantinople, si la paix entre la France et la Russie avait jeté l'inquiétude, on y faisait à mauvaise fortune bon visage; les Turcs continuaient à se proclamer nos amis, recherchaient la protection de l'Empereur, remettaient leur sort entre ses mains; ils avaient muni leur ambassadeur à Paris de pleins pouvoirs pour traiter avec la Russie sous notre médiation; ils n'avaient point renoué avec l'Angleterre. Napoléon irait-il détruire de ses propres mains une puissance qui se rattachait désespérément à lui et restait de quelque utilité? Si grave que lui parût cette considération, c'est ailleurs pourtant qu'il faut chercher le principal motif qui le détournait de porter la main sur la Turquie. Pour comprendre le secret de ses répugnances, on doit pénétrer jusqu'à l'une de ses pensées intimes et profondes, née d'un événement qui avait fait époque dans l'histoire de ses idées comme dans celle de sa vie.
L'expédition d'Égypte n'avait pas été seulement une aventure héroïque, inspirée à Bonaparte par des vues égoïstes et le désir de se faire sacrer grand homme sur le sol des anciens. En 1797, amené par la victoire des Alpes à l'Adriatique, le jeune général avait aperçu l'Orient au delà de l'Italie soumise; se penchant sur ce monde nouveau, il l'avait embrassé d'un rapide coup d'œil, en avait relevé les reliefs, les positions saillantes, et, frappé des avantages incomparables qu'offre la situation de l'Égypte, l'avait marquée comme le lot de la France dans le partage futur de la Turquie. Un an après, il était au Caire. Il subit alors l'attrait captivant de l'Égypte; cette contrée privilégiée entre toutes, avec son sol deux fois fécond, son fleuve nourricier, sa position au confluent de deux mondes, le prestige d'un passé sans bornes, produisit sur lui une impression ineffaçable, et il ne devait plus renoncer à l'espoir de remettre en valeur ce merveilleux domaine, de le rendre à la civilisation en l'assurant à la France. Forcé de le quitter, il ne l'oublie point; après Marengo, tous ses efforts tendent un instant à la délivrance de l'Égypte française, et la perte de notre colonie mêle une amertume à l'ivresse de ses triomphes. Pendant les années qui suivent, forcé de s'élever dans le Nord, d'y lutter et d'y vaincre, d'y faire des acquisitions dont la valeur ne lui apparaissait que relative ou momentanée, il se reportait souvent par la pensée vers le pays de soleil qui lui était apparu au delà des mers et qui avait été sa conquête de prédilection.
Désireux de ramener la France sur les bords du Nil, il reconnaissait, en 1807, que les temps n'étaient point venus, et sa politique se bornait à réserver l'avenir. À cet égard, la prolongation du régime ottoman servait ses desseins. Le Turc, dont les jours semblaient comptés, apparaissait sur le Nil moins en possesseur définitif qu'en détenteur temporaire, conservant pour autrui l'héritage dont il était constitué gardien. Décréter de mort l'empire ottoman et, par suite, déclarer l'Égypte bien vacant et sans maître, c'était la livrer au premier occupant; or, suivant toute apparence, l'Angleterre y serait avant nous. L'Angleterre était maîtresse de la mer; postée à Malte, en Sicile, croisant à l'entrée de l'Adriatique, elle tenait toutes les approches de l'Égypte. Elle couvait des yeux la riche province dont Bonaparte lui avait montré le chemin; lors de ses différends avec la Porte, si elle s'était bornée à menacer Constantinople, elle avait tenté d'enlever l'Égypte. Aujourd'hui, le désir de s'accommoder avec Constantinople et l'intérêt supérieur qu'elle portait à la conservation de l'empire ottoman, l'empêchaient de renouveler ce dessein, de donner elle-même le signal du partage; mais que Napoléon et Alexandre prissent l'initiative de ce bouleversement, on la verrait, incapable de s'y opposer, sauvegarder ses intérêts en ravissant la meilleure part de la proie. Avant que nos troupes eussent atteint Constantinople et Salonique, elle mettrait la main sur Alexandrie, sur le Caire; elle prendrait en même temps Chypre, Candie, les Cyclades, peut-être la Morée, les Dardanelles, toutes les parties maritimes de l'empire, les plus précieuses, les seules que la France eût véritablement à convoiter. En arrachant aujourd'hui ces positions à la Turquie, Napoléon s'en privait pour l'avenir et les abandonnait à l'Angleterre: «C'est la plus forte objection de l'Empereur, écrivait Champagny, contre le partage de l'empire ottoman 238.»
D'ailleurs, était-ce bien en Orient qu'il convenait de chercher notre compensation aux progrès de la Russie? Sans doute, si l'alliance se rompait, les influences française et moscovite, redevenues ennemies, se heurteraient violemment sur le Danube et le Bosphore; mais était-ce là que le Tsar tenterait de nous porter des coups décisifs? Avant tout, il s'occuperait de soulever l'Europe: cette tâche serait d'une exécution facile, presque instantanée, et le premier résultat d'une reprise d'hostilités avec la Russie serait de réunir contre nous les trois monarchies militaires du continent dans une coalition plus formidable que les précédentes. À l'apparition des armées russes sur le Niémen, la Prusse, irréconciliable depuis Iéna et Tilsit, s'élancerait à leur rencontre et leur servirait d'avant-garde. L'Autriche nous demeurait foncièrement hostile. Si les blessures saignantes de 1805 ne lui avaient pas permis de se lever en 1807 et de se jeter sur le flanc droit de la Grande Armée, elle poursuivait activement la réparation de ses forces.
Quelques années, quelques mois peut-être ne s'écouleraient pas sans qu'elle ait repris figure de grande puissance. Vienne alors une occasion aussi favorable que celle dont elle n'avait pu user pendant la campagne de Pologne, elle se hâterait de la saisir, ferait cause commune avec la Russie et la Prusse, et ainsi se formerait cette triple alliance que la diplomatie de Pétersbourg avait vainement tenté de nouer à la veille d'Austerlitz et au lendemain d'Iéna. Napoléon avait battu l'Autriche et la Russie sans la Prusse, la Prusse et la Russie sans l'Autriche. S'il avait à combattre maintenant un contre trois, la lutte deviendrait plus inégale et aboutirait au plus formidable assaut que l'établissement impérial eût encore subi.
Mais si, des trois États dont l'hostilité était à craindre, l'un était préalablement mis hors de combat, réduit à l'incapacité de nuire, rayé du nombre des puissances actives, la coalition resterait toujours incomplète et boiteuse, partant moins redoutable; pour la vaincre, Napoléon n'aurait qu'à recommencer Austerlitz ou à frapper de nouveau le coup de foudre de Friedland. Depuis Iéna, on s'en souvient, l'idée d'annuler totalement l'un des membres de la ligue européenne n'était plus de celles devant lesquelles reculât Napoléon. À Tilsit, forcé d'adopter un parti mixte envers la Prusse, contrevenant avec regret à ce précepte du grand Frédéric: «Ne jamais maltraiter un adversaire à demi», il ne s'était point mépris sur le danger des restitutions promises à Frédéric-Guillaume, et l'on a vu avec quel soin méfiant il s'était ménagé le moyen de les retarder, en les subordonnant au payement d'une lourde contribution.
Depuis, sa Grande Armée n'avait reculé que d'un pas; il avait retiré ses troupes en deçà de la Passarge, rendu à Frédéric- Guillaume Kœnigsberg, mais il gardait le reste du royaume, maintenait le gros de ses forces entre l'Elbe et la Vistule, l'avant-garde au delà de ce fleuve; se retranchant derrière la convention du 12 juillet, il faisait dépendre l'évacuation d'un accord sur le chiffre et le mode de payement de l'indemnité, et ce règlement de comptes, ses exigences le rendaient bien difficile. Son commissaire, M. Daru, demandait en principal une somme de cent cinquante millions, hors de proportion avec les ressources de la Prusse, ajoutait d'autres réclamations, multipliait les difficultés, prolongeait systématiquement le débat. En même temps, l'occupation militaire continuait de peser sur la Prusse avec une rigueur inouïe; nos agents détenaient partout l'autorité, mettaient le pays sous séquestre, le pressuraient, épuisaient méthodiquement ses ressources, et comme les Prussiens, exaspérés de ce traitement, se répandaient en plaintes, en protestations, laissaient percer un âpre désir de révolte, l'Empereur sentait redoubler contre leur patrie son hostilité et sa méfiance. Il songeait maintenant aux moyens d'éluder définitivement l'exécution du traité; il se demandait par quel procédé se munir contre la Prusse d'une sûreté permanente et définitive, lorsque les exigences prévues de la Russie furent pour lui un trait de lumière. Puisque le Tsar, au mépris des articles par lesquels le morcellement de la Turquie n'avait été admis que pour le cas où cette puissance refuserait de traiter, prétendait acquérir d'emblée certaines de ses provinces, pourquoi s'opposerait-il à ce que l'Empereur, par une dérogation identique au traité, revînt sur la Prusse, renchérît sur les conditions imposées à ce royaume et lui infligeât une nouvelle mutilation? Napoléon, invoquant alors l'inexécution par la Prusse de ses engagements pécuniaires, la traiterait en débitrice insolvable et procéderait contre elle par voie d'expropriation; conformément à son idée première de Tilsit, il se ferait céder la Silésie, après avoir auparavant assuré au Tsar la Moldavie et la Valachie. Il laisserait son allié prendre les Principautés; Alexandre le laisserait prendre la Silésie; les deux monarques se feraient un sacrifice réciproque aux dépens d'autrui, et une double spoliation rétablirait entre eux l'équilibre.
Perdant la Silésie, la Prusse se verrait rejetée dans les limites de l'ancien électorat de Brandebourg; la monarchie des Hohenzollern, après avoir un instant empiété sur tous ses voisins, Suède, Saxe, Autriche, Pologne, reviendrait languir aux lieux mêmes qui lui avaient servi de berceau. Refoulée sur les bords de la Baltique, réduite à des provinces pauvres dont les ressources ne lui permettraient plus l'entretien d'une armée, elle retomberait au rang de puissance secondaire, assisterait, désormais impuissante, aux luttes du continent ou ne jetterait dans la balance qu'un poids insignifiant. Cependant la Silésie, sans se placer directement sous nos lois, contribuerait à fortifier le système défensif de l'empire. Suivant toutes probabilités, elle devait être attribuée au royaume de Saxe et servir à le relier au grand-duché de Varsovie, soumis au même sceptre; retrouvant la destination que l'Empereur avait songé tout d'abord à lui donner, elle accroîtrait la puissance de l'État germano-polonais créé par nous comme une position avancée. Cette fois encore, la pensée de rétablir une Pologne proprement dite, composée d'éléments homogènes, ne perce point chez Napoléon. Il ne prétend pas ressusciter une nation, mais en paralyser une, cette Prusse dont il prévoit l'éternelle hostilité, et, en même temps, augmenter ses moyens de défense contre la Russie. Ce qu'il veut s'assurer de plus en plus contre cette dernière, c'est un point de résistance, «un fort d'arrêt», dirait-on aujourd'hui, et peu lui importe de mêler dans la construction de ce retranchement des matériaux de provenance diverse, en ajoutant à ceux qu'il a trouvés dans les ruines de la Pologne quelques débris du royaume prussien.
Trente-cinq années auparavant, un roi de Prusse, profond et astucieux génie, avait cherché dans les querelles de l'Orient un moyen de satisfaire son ambition aux dépens d'un peuple infortuné. Catherine II, victorieuse des Turcs, prétendait imposer à leur empire de cruelles mutilations; l'Autriche, émue des progrès de sa voisine, s'agitait, menaçait, armait. Un choc paraissait inévitable entre les deux empires, lorsque Frédéric II imagina de les réconcilier en leur montrant la Pologne assez vaste et assez faible pour qu'ils pussent assouvir sur ses provinces leurs convoitises respectives. L'Autriche chercherait en Galicie une compensation aux progrès de la puissance moscovite; la Russie, limitant ses conquêtes en Orient, se dédommagerait avec d'autres lambeaux de la Pologne, et Frédéric lui-même se payerait de son bon conseil en s'adjugeant une troisième part de l'État condamné. Cette suggestion aboutit au premier partage de la Pologne.
En 1807, les desseins de Napoléon à l'égard de la Prusse s'inspiraient du principe posé naguère par cette puissance elle-même; en faisant de sa meilleure province un objet d'échange, un appoint dans la distribution de territoires qui s'opérait du nord au sud du continent, le monarque français reprenait et appliquait pour son compte cette politique de partages et de compensations dont Frédéric II avait donné à l'Europe les premières et inoubliables leçons. La comparaison, il est vrai, est fautive en un point. Quand Napoléon méditait de frapper à nouveau la puissance qui, en 1806, l'avait follement provoqué, il se disposait seulement à faire du droit de la victoire un usage immodéré, usage d'autant plus abusif qu'il mettait à néant les conditions d'une paix récente, et que c'était une reprise de châtiment succédant au pardon, mais Frédéric n'avait même pu alléguer contre la Pologne l'intérêt supérieur de sa propre défense; il l'avait surprise et spoliée au cours d'une paix séculaire, par le seul motif qu'il convoitait ses possessions et la savait impuissante à les défendre. A cette différence près, le procédé était pareil et la violence égale; c'était toujours le droit de vivre dénié aux faibles par l'arrêt du plus fort. Par un prodigieux retour de fortune, par cette justice des révolutions humaines qui n'est trop souvent que le déplacement de l'injuste, la Prusse vaincue, terrassée, inerte, recevait dans les plans du vainqueur une destination analogue à celle que le plus habile de ses rois avait assignée naguère à la Pologne; en nous fournissant une compensation aux conquêtes orientales de la Russie, elle éviterait à Napoléon de se dédommager aux dépens de l'empire ottoman, prolongerait l'existence de cet Etat et servirait à son tour de rançon à la Turquie.
S'arrétant à cette idée, Napoléon résolut de la communiquer à l'empereur Alexandre et de lui en démontrer l'excellence; ce dut être le premier soin de notre nouvel ambassadeur, M. de Caulaincourt, dès son arrivée à Pétersbourg, et ce fut l'article principal de son instruction d'ensemble. Cette pièce remarquable, portant la date du 12 novembre 1807, rédigée par M. de Champagny, mais approuvée et revue par l'Empereur, laisse apercevoir toute la trame de son raisonnement 239. Mis pleinement au courant de l'évolution opérée dans l'esprit du maître, Caulaincourt comprendra mieux l'importance d'en assurer les résultats. Il devra employer à cette œuvre tout son zèle, toute sa force persuasive. Sans offrir de prime abord les Principautés, il laissera entendre, si on le provoque, que l'Empereur ne se refuse pas à cette grave concession, dans son infini désir de complaire à un allié qui est en même temps son ami. Toutefois, l'acte solennel de Tilsit ne saurait être modifié à l'avantage exclusif d'une des parties; l'infraction admise en faveur de la Russie doit en commander une autre au profit de la France. «Tel sera le principe de la conduite de l'Empereur. Raison, justice, prudence ne lui permettent pas de prendre un autre parti, et aucun obstacle ne pourra le détourner de cette voie.»
Cette base posée, Caulaincourt indiquera les motifs qui conseillent de différer le partage et dissuadent l'Empereur de chercher sur l'Adriatique son dédommagement aux conquêtes russes; dans ces conditions, la Silésie seule peut lui offrir un juste équivalent. Le plus difficile sera sans doute de faire agréer au Tsar ce second terme de la proposition; Caulaincourt devra s'y employer par de franches explications. Il ne cachera pas que l'Empereur, dans la situation de l'Europe, ne peut renoncer à aucun de ses avantages, que l'hostilité persistante de la Prusse justifie contre elle toutes les précautions. La France continuera donc de l'occuper tant que les Russes resteront en Moldo-Valachie, à moins que la cession de la Silésie ne vienne nous conférer une autre garantie. La Prusse se trouve ainsi placée dans l'alternative de rester indéfiniment captive entre nos mains, prisonnière de guerre, ou de se rédimer par le sacrifice d'une province. Entre ces deux partis, il faut s'attacher à prouver que le second n'est pas le plus désavantageux pour elle, et notre ambassadeur aura la tâche délicate, passablement étrange, de démontrer que la Prusse souffrira moins après l'opération dont elle est menacée, que les deux empereurs doivent l'amputer pour son bien et qu'une sympathie éclairée pour cette monarchie conseille de lui enlever le rang de grande puissance, incompatible avec sa position actuelle, pour lui assurer le repos dans la médiocrité. «La Prusse, dit l'instruction, n'aurait plus qu'une population de deux millions d'habitants; mais n'y en aurait-il pas assez pour le bonheur de la famille royale, et n'est-il pas de son intérêt de se placer sur-le-champ et avec une entière résignation parmi les puissances inférieures, lorsque tous ses efforts pour reprendre le rang qu'elle a perdu ne serviraient qu'à tourmenter ses peuples et à nourrir d'inutiles regrets?»
Si le Tsar accède à l'échange proposé, tout pourra être terminé dès à présent. Une convention modifiant le traité de Tilsit, sous couleur de l'interpréter, sera passée entre les deux empereurs; elle demeurera secrète, mais servira de règle aux conditions de la paix qui sera conclue entre la Russie et la Porte, sous notre médiation, et à celles d'un nouvel arrangement à signer entre la France et la Prusse, par l'entremise du Tsar. Napoléon se chargera de recommander la résignation au Sultan, Alexandre s'employant dans le même sens auprès de Frédéric-Guillaume. La question orientale et la question prussienne seront résolues simultanément et l'une par l'autre.
Quelque tentante que dût être pour Alexandre cette perspective d'une conclusion immédiate, quelle que fût l'abondance des arguments fournis à Caulaincourt, quelque assuré que l'on fût de ses efforts, il n'était pas certain cependant que le gouvernement russe adhérerait à la combinaison projetée. Napoléon, d'après certains rapports de Savary, estimait que le Tsar ne portait plus à la Prusse qu'un faible intérêt, mais, se rappelant l'ardeur avec laquelle Alexandre avait paru à Tilsit accueillir l'idée du partage, il se demandait si ce prince ne s'était point juré d'en finir avec le Turc et ne réclamerait pas plus que la Moldo-Valachie. Cette exigence se produisant, conviendrait-il de la repousser? Napoléon en jugeait autrement. Il voulait que son idée fût présentée au Tsar sous une forme positive, pressante, mais cette offre formelle ne serait pas son dernier mot. Dans le cas où l'empereur Alexandre insisterait sur le démembrement de la Turquie, Caulaincourt devait ne point s'y refuser, faire observer seulement que la matière était assez grave pour nécessiter, conformément au principe posé à Tilsit, une nouvelle entrevue et une négociation directe entre les deux souverains. On voit que, si désireux qu'il fût à présent d'éviter le partage, Napoléon n'en repoussait pas absolument l'idée, mais ne l'admettait plus qu'à titre subsidiaire, en dernière analyse et comme suprême expédient. C'est ce qu'il prit soin d'ailleurs d'indiquer en personne à son ambassadeur; dans le cours de l'instruction, il est un moment où le secrétaire d'État s'efface, où le maître prend lui-même la parole; une note portée en marge avec cette mention: «dictée par l'Empereur», illumine le fond de sa pensée d'un rapide éclair. «Ainsi, dit-elle, le véritable désir de l'Empereur dans ce moment est que l'empire ottoman reste dans son intégrité actuelle (par ce mot, Napoléon excluait les Principautés, déjà séparées en fait de la domination ottomane), vivant en paix avec la Russie et la France, ayant pour limites le thalweg du Danube, plus les places que la Turquie a sur ce fleuve, telles qu'Ismaïl, si toutefois la Russie consent que la France acquière sur la Prusse une augmentation pareille. Cependant, il est possible que l'idée du partage de l'empire ottoman soit décidée à Pétersbourg. Dans ce cas, l'intention de l'Empereur est de ne point trop choquer cette puissance sur cet objet, préférant faire ce partage seul avec elle, de manière à donner à la France le plus d'influence possible dans le partage, plutôt que de porter les Russes à y faire intervenir l'Autriche. Il ne faut donc point se refuser à ce partage, mais déclarer qu'il faut s'entendre verbalement sur cet objet.»
En somme, Napoléon admettait trois modes de solution pour le litige oriental: en premier lieu, une paix assurant à la Turquie la remise de toutes ses provinces, y compris les Principautés, si le Tsar consentait spontanément à ajourner les projets dont on s'était entretenu à Tilsit; en second lieu, l'abandon à la Russie des Principautés moyennant la mise à notre disposition de la Silésie, et sur cette base Napoléon se déclarait prêt à traiter sur-le-champ; enfin, le partage de l'empire ottoman, sous la condition que les deux empereurs se concerteraient personnellement sur les moyens de le faire tourner au profit commun de leurs États. «Telles sont sur ce point important de politique, concluait l'instruction, les intentions de l'Empereur. Ce qu'il préférerait à tout, serait que les Turcs puissent rester en paisible possession de la Valachie et de la Moldavie. Cependant, le désir de ménager le cabinet de Saint-Pétersbourg et de s'attacher de plus en plus l'empereur Alexandre ne l'éloigne pas de lui abandonner ces deux provinces moyennant une juste compensation à prendre dans les provinces prussiennes; et enfin, quoique très éloigné du partage de l'empire turc et regardant cette mesure comme funeste, il ne veut pas qu'en vous expliquant avec l'empereur Alexandre et son ministre, vous la condamniez d'une manière absolue, mais il vous prescrit de représenter avec force les motifs qui doivent en faire reculer l'époque. Cet antique projet de l'ambition russe est un lien qui peut attacher la Russie à la France, et, sous ce point de vue, il faut se garder de décourager entièrement ses espérances.»
Qualités désirables chez un ambassadeur de Russie à Paris: Alexandre le voudrait inaccessible à l'influence des salons.--Le choix du Tsar se porte sur le comte Pierre Tolstoï.--Mérites et défauts de ce personnage.--La comtesse Tolstoï.--Le comte se résigne à accepter l'ambassade et part pour Paris.--Ses instructions en ce qui concerne l'Orient et la Prusse.--Son passage à Memel; sentiments que lui inspirent le roi et la reine de Prusse.--Accueil prévenant et flatteur de Napoléon.--Le prince Murat exproprié pour faire place à l'ambassade russe.--Froideur de Tolstoï; il se dérobe aux avances de Napoléon.--Son altercation avec Ney.--Le voyage de Fontainebleau.--Splendeur de la cour impériale.--Jugement des Russes sur le monde officiel français; Tolstoï cherche des distractions au faubourg Saint-Germain et les membres de son ambassade à la Comédie française.--Hostilité préconçue de Tolstoï contre Napoléon.--Il entame vivement la question prussienne.--Napoléon développe ses diverses combinaisons.--Il ne refuse pas Constantinople à la Russie. --Tolstoï croit découvrir chez lui l'intention de détruire totalement la Prusse.-- Ses dépêches effarées.--Scène prétendue entre l'Empereur et le roi Jérôme.-- Fâcheux effet produit à Saint-Pétersbourg.--Explication avec Savary.--Arrivée de Caulaincourt.--Audience triomphale.--Dîner intime chez le Tsar.--Importante conversation.--Débuts de Caulaincourt dans la société. --Alexandre le comble d'honneurs, se met avec lui en rapports familiers et continuels.--Épanchements intimes de ce monarque; questions sur la vie privée de Napoléon.--Noble caractère de Caulaincourt; son attachement pour Alexandre ne fait pas tort à sa clairvoyance politique.--Il comprend le danger de la situation et l'expose franchement à son maître.--Raisons de sentiment et d'intérêt qui empêchent Alexandre de consentir à une nouvelle mutilation de la Prusse.--Réveil de la question polonaise; elle primera désormais toute autre dans les rapports entre la France et la Russie.--Pourquoi le Tsar ne peut renoncer aux Principautés.--Première crise de l'alliance.
Tandis que Napoléon, après avoir réglé le rôle et le langage de Caulaincourt, se préparait enfin à accréditer en sa personne un représentant régulier auprès de la cour amie, Alexandre le prévenait dans cette démarche de politique et de courtoisie. M. de Caulaincourt devait partir le 10 novembre; le 6, le comte Tolstoï remettait à Fontainebleau ses lettres de créance: il était qualifié d'ambassadeur extraordinaire, et c'était la première fois, depuis la Révolution, qu'un Russe paraissait en France sous ce titre imposant.
Avant de fixer son choix, Alexandre avait passé par les mêmes perplexités que Napoléon. Si la tâche de cultiver et de faire fructifier à Pétersbourg l'alliance de Tilsit était parmi les plus délicates que l'empereur des Français pût confier à l'un de ses sujets, représenter le Tsar auprès du cabinet des Tuileries n'offrait guère moins de difficultés; elles étaient, il est vrai, d'un ordre tout différent, et même pouvait-on dire que l'ambassadeur de Russie en France, pour réussir, devait fournir avec l'ambassadeur de France en Russie un parfait contraste. Il fallait que ce dernier fût avant tout homme du monde; il était nécessaire que le premier ne le fût pas trop. Loin de conquérir et de gouverner les salons, il devait éviter de les trop fréquenter. En effet, si l'un des devoirs de notre ministre à Pétersbourg était de se concilier personnellement l'aristocratie du pays, afin de la ramener à la France, l'écueil le plus redoutable pour l'envoyé moscovite était de se lier trop particulièrement à Paris avec la société d'ancien régime et d'en subir l'influence. Les hôtels du faubourg Saint-Germain, où l'opposition mondaine tenait discrètement ses assises, s'ouvraient volontiers devant les ministres étrangers, et ceux-ci y venaient avec d'autant plus de plaisir que, dans ce milieu, leurs sympathies, leurs goûts, leurs préjugés se sentaient à l'aise; c'était là seulement qu'ils retrouvaient, dans la capitale transformée, le ton et les manières qui régnaient à leur cour et que l'ancienne France avait apprises à l'Europe. S'il se laissait prendre au charme de cette société frondeuse, le plénipotentiaire russe risquait de déplaire à l'Empereur; de plus, il recevrait des impressions défavorables à l'ordre nouveau, le verrait avec des yeux d'émigré, et sa défiance systématique aigrirait promptement les rapports. La conduite antérieure de M. de Markof, qui, se rendant personnellement odieux au Premier consul par ses fréquentations et ses intrigues, avait hâté la rupture, offrait à cet égard un fâcheux précédent, et le retour des mêmes faits semblait d'autant plus à craindre que le corps des diplomates russes n'offrait aucun partisan avéré de l'alliance napoléonienne.
À défaut d'un ambassadeur bien pensant, Alexandre se réduisit à en souhaiter un chez lequel la docilité pût suppléer à la conviction, et cette pensée le conduisit à chercher dans le haut état-major de ses armées. On pouvait croire qu'un militaire, disposé par métier à l'obéissance passive, ne discuterait pas ses instructions et les exécuterait à la manière d'une consigne. Ce fut le lieutenant général comte Tolstoï, frère du grand maréchal, qui parut offrir à cet égard les meilleures garanties. Le comte Pierre Tolstoï avait fourni la plus grande partie de sa carrière à l'armée; son passé et ses opinions ne permettaient point de le ranger parmi nos amis, mais il ne s'était jamais affilié à aucune des coteries politiques qui divisaient la société de Pétersbourg, vivait à l'écart des partis, et cette réserve semblait de bon augure pour la conduite qu'il tiendrait à Paris. Son abord était froid, peu engageant, son maintien sévère, mais ses défauts ne pouvaient-ils, dans les circonstances présentes, devenir des qualités? Un homme de brillants dehors, un causeur aimable, eût été immédiatement recherché et peut-être accaparé par les salons; Pierre Tolstoï paraissait rassurant à cet égard. En même temps, sa tenue correcte d'officier général, sa réputation de brave militaire, ses manières simples, sa physionomie ouverte pouvaient plaire à Napoléon, qui détestait par-dessus tout l'intrigue de cour et de société. Peut-être ce soldat rigide, pourvu qu'on lui traçât sa ligne avec précision, réussirait-il mieux qu'un diplomate de carrière à gagner la confiance de l'Empereur et à s'assurer auprès de lui des accès familiers.
Le comte Tolstoï reçut dans ses terres l'offre de l'ambassade; il en fut ému, presque consterné, hésita à assumer cette charge, partagé entre ses habitudes de soumission et sa répugnance pour un fardeau auquel il se jugeait impropre. On assure que la comtesse, très hostile à la France, le supplia de refuser, et que cette opposition domestique troubla fort un homme façonné à tous les genres d'obéissance 240. À la fin, se résignant, Tolstoï accepta l'ambassade comme un service commandé. Dans les derniers jours d'août, il était à Pétersbourg et officiellement désigné pour le poste de Paris: «Voilà mon ambassadeur arrivé, dit un jour le Tsar à Savary; vous allez le voir, c'est un galant homme qui a toute ma confiance et que j'envoie à l'Empereur, comme l'homme que je trouve lui mieux convenir. Je vais vous parler avec franchise (prenant la main du général): vous êtes un de nos amis et il faut que vous me rendiez service. J'ai le plus grand désir que le comte Tolstoï réussisse chez vous; j'éprouverais une peine mortelle s'il ne plaisait pas à l'Empereur, et je serais fort embarrassé pour le remplacer. J'attends donc de vous, général, que vous écrirez pour lui et que vous lui faciliterez les moyens de se mettre là-bas, dès en arrivant, comme il convient pour ne point être désagréable et cependant être rapproché autant que possible de l'Empereur. Je sais que votre étiquette permet que tous les ambassadeurs soient invités aux chasses et aux manœuvres de l'Empereur; je vous avoue que je désire beaucoup cela pour le comte Tolstoï, parce qu'à la chasse il arrive souvent que l'Empereur, pensant aux affaires, laisse là les chasseurs pour s'en occuper, et c'est dans de telles occasions que mon ambassadeur pourra trouver l'occasion de lui parler. Enfin, il y a mille petits moyens de ce genre qui souvent resserrent mieux les liaisons que toutes les formes officielles, qui sont si fatigantes. Écrivez donc à vos camarades et demandez-leur leur amitié pour Tolstoï. Dites à Duroc et à Caulaincourt 241 que je recommande beaucoup à mon ambassadeur de les voir souvent, et je compte sur eux et leur amitié pour lui 242.»
Aux précautions que prenait le Tsar pour ménager à Tolstoï un accueil favorable, pour lui assurer à l'avance des relations et aussi des conseils, il est aisé de juger que sa confiance dans l'habileté de son envoyé n'était point sans limites. Il l'avait choisi faute d'un meilleur, et, s'il espérait que la personne du comte ne déplairait pas, il n'entendait guère mettre à l'épreuve ses talents de négociateur. Aux yeux d'Alexandre, une seule question, celle des rapports avec la Turquie, restait à trancher avec la France; elle présentait, il est vrai, une importance capitale, mais il est sans exemple qu'une grande négociation se soit menée en partie double et à la fois auprès des deux cours intéressées. Elle ne marche, n'aboutit, qu'à la condition de se poursuivre sur une scène unique et que tout se passe entre l'un des gouvernements et le représentant autorisé de l'autre puissance. Alexandre avait entamé la question d'Orient avec Savary, il comptait que notre nouvel ambassadeur apporterait réponse à ses ouvertures et posséderait pleinement le secret de la France; il se persuadait donc que l'accord se conclurait par l'intermédiaire de cet envoyé et que son propre agent n'aurait à prendre aucune initiative. Les instructions de Tolstoï, antérieures à la rupture avec l'Angleterre et aux prétentions que la Russie s'était jugée en droit d'émettre après cette démarche, retardaient sur les événements; au sujet des provinces turques, elles ne prescrivaient à l'ambassadeur que des insinuations. Le principal débat ainsi soustrait à sa compétence, sa tâche en paraissait considérablement allégée et simplifiée. Les seules affaires dont il aurait à procurer la solution se rapportaient à l'exécution des articles du traité non relatifs à l'Orient et surtout à l'évacuation des provinces prussiennes.
Sur ce point, comme sur les autres, Alexandre ne prévoyait pas de difficultés sérieuses. Sans doute, il avait été frappé des retards apportés au retrait de nos troupes; sensible aux souffrances de ce pays, aux doléances de son gouvernement, il désirait sincèrement abréger les unes et s'épargner les autres; toutefois, ignorant la connexité que l'Empereur établissait entre le sort de la Silésie et celui des Principautés, persuadé qu'il s'agissait seulement pour la Prusse de subir plus ou moins longtemps une occupation transitoire, il n'entendait pas se brouiller à ce sujet avec Napoléon. S'il avait donc signalé à Tolstoï la libération de la Prusse «comme un point auquel il attachait la plus haute importance», et s'il lui avait recommandé de la hâter par ses instances, il lui avait prescrit en même temps de garder dans toutes ses démarches la mesure compatible avec le but essentiel de sa mission, qui était de cimenter l'accord et la confiance 243.
Cette réserve formellement exprimée dans ses instructions, il semble que Tolstoï ait omis de la lire, ou que du moins, dérogeant du premier coup à ses principes d'obéissance militaire, il ait résolu de la considérer comme non avenue, pour s'attacher exclusivement aux lignes qui la précédaient. Les soins à prendre pour le rétablissement de la Prusse lui parurent la grande affaire du moment, la seule véritablement digne de sa sollicitude. Étranger aux rêves grandioses qui hantaient Alexandre et Roumianstof, il n'éprouvait point l'effet de captivant mirage que les contrées du Levant produisent d'ordinaire sur les imaginations russes, et ce qu'on peut appeler la fièvre orientale ne l'avait pas touché. À son avis, un péril redoutable menaçait son pays; c'était celui qui s'était révélé à ses yeux, évident et tangible, pendant la guerre, contre lequel il avait combattu dans les plaines de Pologne, à savoir l'extension démesurée de la puissance française en Europe et surtout en Allemagne. Pour relever au plus vite une barrière entre les deux empires, pour rendre à la Russie un boulevard, il aspirait à reconstituer la Prusse, et il quitta Pétersbourg avec la volonté d'y travailler de son mieux.
Un incident de son voyage acheva de le dévouer à cette œuvre, en y intéressant ses plus intimes sentiments. Passant à Memel, il y rendit ses devoirs à la famille royale de Prusse; il put la contempler dans l'excès de son infortune. Sans pouvoir, sans provinces, sans argent, Frédéric-Guillaume et la reine Louise assistaient impuissants au martyre de leurs peuples. À de poignants souvenirs, aux inquiétudes pour l'avenir, à une lutte contre des prétentions sans cesse renaissantes, le manque de ressources matérielles s'unissait pour les torturer; c'était la gêne, presque la pauvreté; afin de leur venir en aide, Alexandre était obligé de leur faire passer, sous couleur d'attentions et de souvenirs, des objets d'habillement et des cadeaux utiles: «Ces malheureux, disait-il, n'ont pas de quoi manger 244.» L'aspect de cette grandeur humiliée, de ce monarque abreuvé d'amertumes, de cette souveraine dont la beauté survivait à toutes les épreuves et rayonnait au sein du malheur, émurent profondément l'âme royaliste de Tolstoï et lui inspirèrent le plus tendre intérêt. Il y puisa un redoublement de ferveur pour la cause des Hohenzollern, qui se confondait à ses yeux avec celle de toutes les dynasties légitimes, et cet ambassadeur de Russie résolut de s'ériger à Paris en représentant officieux et bénévole de la Prusse: il eût été difficile d'imaginer chez lui des dispositions aussi diamétralement opposées à celles qu'eût souhaitées Napoléon.
L'Empereur lui fit grand accueil; c'était une manière de reconnaître l'hospitalité prévenante dont jouissait Savary; il était d'ailleurs de notre politique, non seulement de resserrer, mais d'afficher l'alliance russe. Voici en quels termes M. de Champagny raconte à Savary la réception de l'envoyé moscovite: «Cette audience, dit-il, qui a eu lieu le 6 de ce mois, a été remarquable par la grâce et la bonté avec lesquelles Sa Majesté a reçu l'ambassadeur de Russie. On a remarqué l'attention délicate qui a porté l'Empereur à mettre sur son habit le cordon de Saint-André, qu'il a gardé toute la journée, et la cour ainsi que le public de Fontainebleau, qui est admis au spectacle de la cour, ont fait le soir, lors de la représentation de Manlius, une grande attention à ce témoignage public et distingué de la considération de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre. M. de Tolstoï a été admis au cercle particulier de l'Impératrice, ce qui n'est pas l'usage à l'égard des ambassadeurs ni des étrangers, et a eu l'honneur de faire sa partie avec Sa Majesté. Il a occupé l'appartement qu'on lui avait préparé au palais, il jouit de tous les privilèges de la cour, est admis au lever et ce matin a suivi l'Empereur à la messe. Cela a excité la jalousie des autres ambassadeurs 245.»
Un cadeau vraiment impérial couronna ces prévenances. Napoléon voulut pourvoir désormais au logement des ambassadeurs russes dans sa capitale, et voici, s'il faut en croire un récit qui eut cours à Pétersbourg, la manière dont il s'y prit: «Murat, dit-il un jour au grand-duc de Berg, combien vous coûte votre hôtel rue Cérutti?--Quatre cent mille francs.--Mais je ne parle pas des quatre murs; j'entends l'hôtel et tout ce qu'il contient, meubles, vaisselle, etc.--Dans ce cas, Sire, c'est un million qu'il me coûte.--Demain, on vous payera cette somme: c'est l'hôtel de l'ambassadeur russe 246.»
En réponse à ces distinctions sans précédent, quelle fut l'attitude de Tolstoï? «Il a été un peu intimidé, écrivait Champagny à propos de la première audience impériale, comme doit l'être un homme d'un sens droit qui paraît pour la première fois devant un grand homme d'un génie si supérieur, mais le ton de bonté et d'affabilité de l'Empereur l'a bientôt rassuré 247.» Malgré l'optimisme de la prose officielle et ses explications consolantes, on devine que la froideur du Russe avait mal répondu à la bienveillance de son interlocuteur. Quelques lignes plus loin, le ministre en fait presque l'aveu:
«Je ne sais, dit-il, s'il a senti tout le prix de l'accueil extraordinaire que lui a fait l'Empereur autant que l'aurait fait un homme étant dans la carrière diplomatique et habitué à mettre du prix aux plus légères circonstances.» Et bientôt, dans une dépêche postérieure, Champagny est obligé de convenir que l'Empereur n'a point trouvé en M. de Tolstoï «l'homme qu'il désirait, avec qui il pût causer 248». En effet, le mutisme respectueux, mais décourageant, dont Tolstoï s'était montré affligé à ses débuts, persistait et devenait chronique. À toutes les avances de Napoléon, il opposait un visage glacé. Au cercle de cour, l'Empereur s'adressait-il à lui en termes qui semblaient provoquer une conversation suivie, il balbutiait quelques réponses pénibles, évitait toute parole qui pût nourrir l'entretien, et laissait le monarque passer mécontent. D'autres fois, on le voyait éviter les regards qui venaient à lui, se reculer avec embarras, s'effacer dans la foule des courtisans, et sa grande préoccupation semblait être de se dérober à la faveur.
Avec les personnages de la cour et du gouvernement, ses manières n'étaient pas moins étranges. Chez lui, rien qui dénotât l'espoir d'une intimité durable entre les deux États et le désir d'y contribuer, rien qui sentît l'ambassadeur d'une puissance amie. On eût dit plutôt d'un parlementaire envoyé au quartier général ennemi un soir de bataille malheureuse. Ce messager mesure toutes ses paroles, présente un front grave, douloureux, impénétrable, et s'efforce avant tout de sauvegarder sa dignité de vaincu: tel était le modèle d'après lequel Tolstoï semblait s'être composé un rôle. S'il se livrait à quelques épanchements, ils étaient plus menaçants que son silence; ses discours devenaient alors belliqueux et sentaient la poudre. Un jour, après avoir assisté à une chasse impériale, il revenait en voiture avec le maréchal Ney et le prince Borghèse. Pendant la route, il ramena la conversation avec persévérance sur des sujets militaires, puis, s'échauffant, se mit à vanter les armées russes et fut sur le point de les déclarer invincibles; il attribuait leurs revers au hasard de circonstances malheureuses, à des ordres mal interprétés; il finit par laisser percer l'espoir d'une revanche. Ney, peu endurant de sa nature, releva vivement ces propos; l'entretien prit un tour véhément, et le bruit d'un duel possible entre l'ambassadeur de Russie et un maréchal d'Empire se répandit de toutes parts 249.
Ces sorties déplacées, alternant avec une réserve hautaine, trahissaient de plus en plus chez Tolstoï l'impossibilité de se plier à la conduite qui lui avait été dictée. Ce soldat ponctuel devenait un diplomate indiscipliné. Trompant les espérances d'Alexandre, dépassant ses craintes, non content d'apporter en France toutes les haines, toutes les rancunes de l'aristocratie russe, il ne prenait point la peine de les dissimuler et se disposait à apporter dans sa manière d'observer, de négocier, l'hostilité préconçue qui éclatait dans son attitude.
Ses premières impressions en France, l'esprit de son entourage, loin d'affaiblir en lui ces tendances, les accrurent. L'ambassade russe ne se plaisait guère dans sa nouvelle résidence, quelque soin qu'on prît pour la lui rendre agréable. Insensible à l'aspect de puissance et de force que présentait la France, car cette grandeur avait été conquise en partie aux dépens de son pays, elle goûtait peu les attraits de la société officielle. C'était pourtant l'un des instants où Napoléon se soit le plus préoccupé de rechercher les pompes mondaines et de tenir une cour. À Fontainebleau, dont le séjour fut particulièrement brillant cette année, il y avait un défilé incessant de visiteurs illustres, d'hôtes princiers, un hommage constant de l'Europe à l'Empereur. La charmante demeure des Valois, restaurée suivant le goût du jour, décorée avec un luxe sévère et romain, avait retrouvé toute son animation, et chaque jour voyait se succéder des plaisirs à heure fixe, réceptions officielles, représentations théâtrales, fêtes magnifiquement et militairement ordonnées, parties de chasse où les femmes elles-mêmes portaient un uniforme réglementaire, coquet et seyant à la vérité, et où figuraient des escadrons d'amazones arborant chacun leurs couleurs distinctives 250. Les Russes admiraient ces spectacles, mais trouvaient que l'éclat n'en sauvait pas toujours la monotonie, et que la nouvelle cour n'avait su emprunter à l'ancienne ce qui en faisait le charme inimitable, l'aisance dans le bon ton. Revenaient-ils à Paris, il leur semblait que les personnes attachées au gouvernement y étaient en général peu accueillantes; ils se plaignaient «qu'il n'y eût pas à Paris deux ou trois maisons ouvertes comme celle de M. le prince de Bénévent, où l'on soit sûr de trouver du monde, une maîtresse de maison aimable, prévenante, et un bon souper après le spectacle»; ils trouvaient que «cela manquait tout à fait à Paris 251». À défaut d'une société organisée suivant leurs goûts, ils cherchaient ailleurs leurs plaisirs et passaient leurs soirées chez mademoiselle George, «l'héroïne de la légation russe 252».
D'allures plus posées, leur chef ne résistait pas à la tentation de fréquenter les salons royalistes; là, il n'intriguait pas, mais écoutait, observait, recevait le ton sans le donner, et les discours qu'il entendait, roulant d'ordinaire sur l'ambition et le despotisme de Napoléon, redoublaient ses méfiances contre l'homme et le régime. Se tenant désormais à l'égard du gouvernement impérial sur un perpétuel qui-vive, il en vint à flairer un piège dans toutes les paroles qu'il en recevait et à les interpréter dans le sens de ses préventions. Non dépourvu de finesse, mais dominé par une haine qui faussait sa perspicacité, s'il devina vite quelques-unes des intentions de l'Empereur, il se mit gratuitement à lui en supposer d'autres.
Dès qu'il s'était rencontré avec Champagny, il avait entamé très vivement la question prussienne. Les réponses évasives du ministre le mécontentèrent et lui parurent l'indice d'une arrière-pensée. Dans sa première conversation avec l'Empereur, il aborda le même sujet et se montra très différent de ce qu'il paraissait d'ordinaire; dépouillant son embarras pour ne conserver que sa raideur, il demanda carrément l'évacuation de la Prusse, osant dire que la Russie ne pourrait s'estimer en paix avec la France tant que la première condition du traité resterait inaccomplie. Napoléon essaya d'abord de se dérober à une réponse: Pourquoi, disait-il à Tolstoï avec une familière rondeur, s'intéresser tant au roi de Prusse, allié incommode et peu sûr? «Il vous jouera encore de mauvais tours 253.» D'ailleurs, la France se prépare à évacuer, les troupes sont en marche; mais le général Tolstoï est trop au courant des choses du métier pour croire que de pareilles opérations puissent s'exécuter à la minute: «on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac 254.» Tolstoï ne se rendant pas à ces raisons et insistant davantage, l'Empereur, poussé à bout, désireux d'ailleurs de pressentir le gouvernement russe et de le préparer à de plus précises ouvertures, ne se refusa pas à soulever le voile dont s'enveloppaient ses plans; à grands traits, il esquissa les trois combinaisons possibles, affirmant qu'il ne disputerait point à la Russie les satisfactions, fussent les plus éblouissantes, pourvu qu'on le laissât libre de choisir ses dédommagements.
Tout d'abord, il se déclara prêt à évacuer la Prusse, si la Russie se retirait des Principautés; l'exécution intégrale et réciproque du traité était son premier vœu. «Il me dit, expose Tolstoï dans son rapport, que lui ne voyait aucun avantage pour la France au démembrement de l'empire ottoman, qu'il ne demandait pas mieux que de garantir son intégrité, qu'il le préférait même, ne se souciant guère de l'Albanie et de la Morée, où il n'y a, comme il prétend, que des coups et de l'embarras à gagner; cependant, que si nous tenions infiniment à la possession de la Moldavie et de la Valachie, il s'y prêterait volontiers et qu'il nous offrait le thalweg du Danube, mais que ce serait à condition qu'il pût s'en dédommager ailleurs. Je le pressai de m'apprendre ce qu'il entendait par là et où il comptait prendre ses compensations. Il voulut éluder toute explication là-dessus, mais mes instances devenant toujours plus pressantes et l'ayant presque mis au pied du mur par l'observation que, lui connaissant les agrandissements que nous désirons, il était on ne peut pas plus juste que nous fussions également instruits de ceux qu'il convoitait, il me dit, après avoir hésité quelque temps et comme faisant un grand effort: Eh bien, c'est en Prusse. Il consent même à un plus grand partage de l'empire ottoman, s'il pouvait entrer dans les plans de la Russie. Il m'autorise à offrir Constantinople, car il assure n'avoir contracté aucun engagement avec le gouvernement turc, et de n'avoir aucunes vues sur cette capitale. Cependant, dans cette supposition, il ne saurait mettre les intérêts de la France tout à fait de côté ni s'expliquer d'avance sur les vues qu'ils commanderaient. Ainsi il propose d'évacuer les pays restitués à la Prusse par le traité de Tilsit, si nous renonçons à nos vues sur la Modalvie et la Valachie. Dans le cas contraire, il nous accorde le thalweg du Danube contre une compensation aux dépens de la Prusse. Dans la troisième supposition, qui annoncerait un entier démembrement de la Turquie européenne, il consent à une extension pour la Russie jusqu'à Constantinople, cette capitale y comprise, contre des acquisitions sur lesquelles il ne s'est point expliqué 255.»
En jetant brusquement dans l'entretien le nom de Constantinople, avec des réserves qui laissaient à la proposition quelque chose de vague et d'incertain, on peut croire que Napoléon avait voulu surtout éprouver et tenter Tolstoï, essayer sur lui l'effet d'un mot magique; peut-être aussi voulait-il voir jusqu'où allaient les ambitions de la Russie, si cette puissance serait disposée à tout admettre de sa part pour obtenir Constantinople, à lui abandonner l'Europe au prix d'une ville. Mais Tolstoï, à l'aspect de la radieuse vision que l'on évoquait à ses yeux, ne tressaillit point; il garda son sang-froid et, s'il transmit à sa cour les offres impériales, ce fut en y ajoutant un commentaire de sa façon. Rapportant tout à son idée fixe, il avait surtout relevé dans le langage de Napoléon ce qui avait trait à la Prusse. Il ne doutait plus que l'exécution du traité au profit de cette puissance ne fût suspendue de propos délibéré, et partant de cette donnée juste, son imagination en tirait des conséquences inexactes ou singulièrement exagérées. Rapprochant les déclarations de l'Empereur de bruits recueillis à la légère, admis sans contrôle, il arriva à la conviction que Napoléon avait arrêté en principe le démembrement total de la Prusse. Cette prétendue découverte l'émut au plus haut point, et il crut de son devoir de sonner l'alarme.
Prenant un ton de révélateur, il se hâta de signaler à sa cour non seulement la Silésie, mais Berlin et le cours de l'Oder comme l'objet immédiat de nos convoitises. D'après lui, ces pays avaient été destinés tout d'abord à arrondir le royaume français d'outre-Rhin, l'apanage de Jérôme; ce projet allait s'exécuter, quand la fermeté de l'envoyé russe avait fait réfléchir Napoléon; et Tolstoï, à l'appui de son dire, citait les plus invraisemblables scènes: «Monsieur Jérôme, écrivait-il, avait la promesse positive de Berlin, avec une extension jusqu'à l'Oder pour son royaume de Westphalie. Au sortir de mon audience particulière, l'Empereur le fit venir et lui déclara tout net qu'il ne fallait pas y songer; mais, comme il lui arrive souvent de regimber, il osa insister et s'appuyer de la parole impériale qu'on lui avait donnée. Il s'ensuivit entre les deux frères une scène des plus violentes, qui se termina par le renvoi de Jérôme, obligé de partir ce matin pour Cherbourg, sous prétexte d'une commission de l'Empereur 256.»
À défaut d'un frère, au dire de Tolstoï, ce sera un vassal de Napoléon qui recueillera les dépouilles de la Prusse; le grand-duché de Varsovie est actuellement désigné pour en recevoir la meilleure part. Le conquérant achèvera ensuite de reconstituer la Pologne avec les provinces occidentales de la Russie; l'anéantissement de la Prusse n'est qu'un moyen pour lui d'atteindre l'empire qu'il traite en allié et leurre par de fallacieuses promesses. Loin de favoriser la Russie, il veut la refouler dans ses anciennes limites, en faire une puissance asiatique, l'exiler dans l'Est, la rejeter sur la Perse et les Indes, en attendant qu'il puisse la bouleverser de fond en comble. Tout décomposer, tout abattre autour de lui, afin de régner sur l'Europe en ruine, tel est son but; il a déclaré que sa dynastie serait bientôt la plus ancienne du continent, et se tiendra parole 257.
Ce fut à développer ces effrayantes perspectives que Tolstoï consacra son premier courrier. Il le fit en termes pathétiques, sur un ton de sincérité parfaite, d'alarme profonde, suppliant qu'à Pétersbourg on ouvrît les yeux, qu'on prît des mesures de défense et de salut. Non content d'exprimer ses terreurs dans plusieurs rapports, il en fit l'objet d'une lettre particulière à Roumianstof, et ses communications, expédiées précipitamment à Pétersbourg, y devancèrent M. de Caulaincourt. Ainsi, par un concours de circonstances inattendues et fâcheuses, l'idée de faire entrer une partie de la Prusse en compensation avec les provinces roumaines, au lieu d'être transmise à Alexandre avec les ménagements convenables, à titre de simple proposition, lui était découverte brutalement; elle lui arrivait par la bouche d'un ennemi de la France, travestie, amplifiée, présentée sous l'aspect d'une décision irrévocable, transformée en projet mûrement médité contre la foi des traités, l'existence d'un État indépendant et la sûreté de la Russie.
En lisant les dépêches de Tolstoï, Alexandre ne se défendit point d'un mouvement de surprise et d'émotion. Il interrogea Savary; à ce moment, le malheur voulut que celui-ci eût été chargé, le cas échéant, de préparer les voies à la proposition dont Caulaincourt était porteur; il ne put donc opposer aux questions du Tsar une dénégation absolue. À la suite de ses demi-confidences, Alexandre se sentit porté à croire que Tolstoï avait vu juste et que la suppression de la Prusse entrait dans les vues de Napoléon. Sa pitié envers cette nation se révolta, en même temps que se réveillaient toutes ses craintes à l'endroit d'un génie effréné et destructeur: il sentit chanceler sa foi dans l'alliance française et douta de son œuvre. Il fit écrire aussitôt à Paris pour rappeler à Napoléon les entretiens de Tilsit, voulut qu'on montrât en Orient et non ailleurs la compensation désignée de la France et, pour la première fois, que l'on proposât nettement le partage de la Turquie 258. Vainement Savary expliqua-t-il que le projet de l'Empereur visait uniquement une province et non l'ensemble de la monarchie prussienne, qu'il demeurait éventuel, subordonné à l'assentiment de la Russie, destiné à faciliter les desseins de cette cour; Alexandre demeura sous une impression de méfiance, prévenu contre toute proposition où la Prusse serait appelée à de nouveaux sacrifices, et lorsque Caulaincourt arriva enfin à Pétersbourg, le 17 décembre, loin que le terrain eût été aplani devant ses pas, il se trouva qu'une haine diligente y avait accumulé les obstacles.
L'accueil fait à M. de Caulaincourt ne se ressentit nullement des doutes qui assiégeaient l'esprit du Tsar: pour ramener Napoléon, Alexandre eut recours tout d'abord à un redoublement d'égards et de procédés. Entré dans Pétersbourg, l'ambassadeur fut conduit au palais Wolkonski, le plus beau de la capitale après ceux de l'empereur et du grand-duc; là, on lui fit connaître qu'il était chez lui, et que le Tsar mettait à sa disposition cette magnifique demeure. «C'est une ville 259», écrivait-il dans le premier élan de son enthousiasme. Le 20 décembre eut lieu la remise des lettres de créance. Depuis la réception du comte de Cobenzl, envoyé extraordinaire de Joseph II auprès de la grande Catherine, Pétersbourg n'avait point assisté à une aussi belle solennité diplomatique; le même cérémonial fut observé, avec quelques variantes à notre avantage, et la France officiellement reconnue comme l'héritière des Césars germaniques. Le Tsar accueillit notre envoyé en ancienne connaissance, et, par quelques mots familièrement aimables, sauva la banalité ordinaire des entretiens officiels. Le soir, il y eut spectacle à l'Hermitage; la salle, construite à l'extrémité du palais, présentait un amphithéâtre de gradins où la cour entière étalait le luxe de ses uniformes et de ses parures. Derrière l'orchestre, une rangée de fauteuils était réservée pour l'empereur, les deux impératrices, les princes; Caulaincourt, convié par invitation spéciale, fut conduit à l'un de ces sièges et placé sur la même ligne que la famille impériale, à côté des grands-ducs, «distinction, dit un récit du temps, dont il n'y avait pas encore d'exemple, qui frappa toute la cour et disposa les esprits à voir dans Son Excellence plus qu'un ambassadeur 260».
«Je reçois avec plaisir l'ambassadeur, lui avait dit Alexandre à l'audience du matin, et je verrai de même le général dans mon intérieur 261.» Il tint parole et le surlendemain invitait Caulaincourt à l'un de ces dîners intimes dont Savary avait été pendant quatre mois le convive assidu. Le nouvel ambassadeur obéit à cet appel avec quelque appréhension. Mis au courant par Savary des habitudes et aussi des sentiments du monarque, il savait qu'Alexandre tenait volontiers dans la soirée ses conférences politiques, et que, d'autre part, les communications de Tolstoï l'avaient exaspéré: «Le mot n'est pas trop fort 262», écrivait-il à Napoléon. Il craignait donc, s'il était appelé à formuler dès à présent ses propositions, qu'on ne lui fermât la bouche par une fin de non-recevoir. Après avoir pris conseil de Savary, dont l'expérience faisait autorité, il résolut de ménager extrêmement Alexandre, de le tâter seulement par de discrètes insinuations, quitte à se replier au premier signe de résistance. Son plan ainsi dressé, il se rendit au Palais d'hiver, où il trouva réunis plusieurs ministres et généraux, amis et ennemis de la France; il s'entretenait avec le comte Roumianstof, lorsque l'empereur et l'impératrice parurent, et nous lui laisserons désormais la parole; il s'exprime ainsi dans son rapport à Napoléon:
«Avant le dîner, l'empereur me dit: «Général, je vous vois ici avec plaisir et je m'empresse de vous mettre en possession de tous vos droits. Nous causerons après le dîner.» L'impératrice me dit plusieurs choses obligeantes sur mon premier séjour ici, et on passa pour se mettre à table.
«Pendant le dîner, l'empereur parla de la rapidité avec laquelle Votre Majesté voyageait et de la vitesse dont elle allait à cheval, que lui seul et moi la suivions à Tilsit. Il fut ensuite question du prince de Neufchâtel. Sa Majesté dit que c'était un des hommes qui lui avaient inspiré le plus d'estime. Elle me demanda si Votre Majesté avait fait beaucoup de promotions dans l'armée, et elle ajouta qu'on lui avait dit que Votre Majesté avait renoncé au blanc pour son infanterie; que pour elle, elle était pour le bleu, que les armées françaises avaient fait des choses si glorieuses sous cette couleur, qu'elle lui donnait la préférence.
«Après le dîner, la conversation continua quelques minutes avec moi sur Pétersbourg et des objets indifférents. L'empereur passa ensuite dans son cabinet et me fit demander. Il me dit:
L'empereur.--Jusqu'à l'arrivée des dépêches que porte Faudoas (il s'agissait des dépêches expédiées par Savary le 18 novembre, confiées au capitaine de Faudoas et qui transmettaient la demande des Principautés), nous n'aurons rien de bien important à traiter; mais je veux vous mettre en possession de tous vos droits.
«(L'empereur me prit par la main, me fit asseoir à sa droite et continua ainsi:)
«Vous avez toute ma confiance. L'Empereur ne pouvait faire un choix qui me convînt plus personnellement et qui fût plus convenable pour le pays, à cause de votre rang près de lui. Mandez-lui que c'est une nouvelle marque d'amitié qu'il m'a donnée. Je ne vous verrai jamais assez. Dans les jours d'étiquette, vous serez l'ambassadeur tant que vous voudrez; dans les autres moments, vous connaissez le chemin de mon cabinet; je vous y verrai avec plaisir.
L'ambassadeur.--C'est l'honneur que j'apprécie le plus ici, Sire, et le seul qui puisse me dédommager d'être loin de mon maître.
L'empereur.--Je sais que vous avez fait un sacrifice en vous éloignant de l'Empereur, mais La Forest ne convenait point. Je ne pouvais le voir comme cela. Il fallait ici un officier général et un homme qui ralliât la société par des formes. L'empereur Napoléon choisit toujours bien.
L'ambassadeur.--Si M. de La Forest était venu, le général Savary serait resté avec lui ou un autre aide de camp de l'Empereur.
L'empereur.--Deux personnes ne font pas bien les affaires, ce sont deux intérêts personnels qui se mettent souvent à la place de celui des choses. Mes intentions sont droites, je n'ai point d'arrière-pensée dans mon attachement pour l'empereur Napoléon, je le lui ai prouvé par toutes mes démarches. Le général Savary a pu vous dire qu'il a trouvé faites d'avance toutes les choses qu'il avait été chargé de demander. Nous avons fait en octobre ce qui ne devait être fait qu'en décembre, et le général Savary doit avoir mandé à l'Empereur que moi et Roumianstof l'avons toujours prévenu pour la guerre avec l'Angleterre. Je l'aurais peut-être déclarée plus tôt, s'il n'avait pensé comme moi qu'il fallait attendre le signal de l'empereur Napoléon. Quant aux Suédois, comme je vous l'ai dit hier, nous sommes en mesure.»
«Ici, l'empereur s'expliqua brièvement sur les sommations adressées à la Suède, qui persistait dans son endurcissement, et les préparatifs faits pour la contraindre. Puis, comme si la pensée qui remplissait son cœur eût eu hâte de monter à ses lèvres, il reprit presque aussitôt: «L'Empereur a parlé à Tolstoï de la Prusse. Cela m'a peiné; Savary vous l'aura dit. Il n'avait jamais été question de la faire entrer en compensation des affaires de Turquie. C'est l'empereur Napoléon qui a prononcé à Tilsit le premier mot sur la Valachie et la Moldavie, ainsi que sur une autre partie de la Turquie. Lui-même a désigné son lot. Lui-même s'est regardé comme entièrement dégagé par la déposition du sultan Sélim. Certes, il n'a pas été dit un mot qui pût faire penser que la pauvre Prusse dût être un équivalent dans cet arrangement que les révolutions des provinces en question amènent encore plus que l'intérêt de la Russie. Le général Savary a pu vous dire quel était mon éloignement pour cet arrangement, que je ne pouvais consentir à partager de fait les dépouilles d'un malheureux prince que l'Empereur a désigné à l'Europe et à la France comme rétabli en considération de moi. Il ne peut d'honneur cesser d'être mon allié tant qu'il n'est pas remis en possession de ce que lui rend la paix.
L'ambassadeur.--Sire, l'empereur Napoléon porte à Votre Majesté le même attachement; toutes ses pensées sont pour les intérêts et la gloire de Votre Majesté. Elle a dû en trouver de nouvelles preuves dans ce qu'il a dit au comte de Tolstoï, si celui-ci en a rendu un compte fidèle à Votre Majesté. Elle ne peut avoir de doutes sur ses véritables intentions, car la stricte exécution du traité de Tilsit est ce que l'Empereur peut désirer le plus. C'est la première fois qu'il sépare sa cause de celle d'un de ses anciens alliés. Il fallait que ce fût pour Votre Majesté, car toutes les raisons qu'elle allègue pour tenir à la Prusse, mon maître pouvait s'en faire des motifs pour tenir à la Turquie. La position des deux puissances est la même sous tous les rapports d'honneur auxquels Votre Majesté semble attacher tant de prix. Je le répète à Votre Majesté: la pensée de l'empereur Napoléon a cherché dans cette circonstance les intérêts personnels de Votre Majesté plus que les siens. Je prie Votre Majesté de peser cette observation.
L'empereur.--Je vous comprends, ce que vous dites est juste. Avec cette manière de traiter les affaires, on doit toujours s'entendre. Cette lettre de Tolstoï m'avait peiné. Je ne puis consentir à un arrangement de cette nature qui n'est pas conforme aux intentions que l'Empereur m'a manifestées lui-même.
L'ambassadeur.--Sire, quand M. de Tolstoï aura résidé plus longtemps près de l'Empereur, il présentera mieux dans leur véritable intention les ouvertures qui lui seront faites.
L'empereur.--Voilà ce qui me plaît dans le choix que l'Empereur a fait de vous. Vous comprendrez mieux qu'un autre ce qu'il veut, et nous nous entendrons toujours.
L'ambassadeur.--Que Votre Majesté fasse connaître ses intentions à son ambassadeur, l'Empereur mon maître ne demande pas mieux que de régler sa marche sur celle de Votre Majesté. L'Empereur est prêt à tout, et sa pensée la plus chère est pour les intérêts et la gloire de Votre Majesté. J'ai l'honneur de le lui répéter. Votre Majesté me permet-elle de revenir sur une partie de cette conversation?
L'empereur.--Avec plaisir.
L'ambassadeur.--J'avais à cœur, Sire, de faire connaître à Votre Majesté les véritables intentions de mon maître, et j'ai commencé par là. Maintenant, je dois aussi répondre relativement à ses intérêts. Les compensations dont Votre Majesté parle en Turquie sont une conquête à faire, tandis que par la non-exécution du traité de Tilsit et de l'armistice qui en a été la conséquence, celles de Votre Majesté sont faites. Il faudrait se battre pour conquérir et se battre encore pour conserver. Ces provinces n'ont point de commerce et aucun des avantages que recueillerait Votre Majesté. Si elle veut peser avec une entière impartialité tout ce que présente la position de l'une et de l'autre puissance, elle ne doutera plus que la position de la France relativement à la Turquie serait la même que celle de la Russie relativement à la Prusse, si l'attachement de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre ne faisait pencher la balance de son côté.
L'empereur.--Cela se peut. Vous présentez bien la chose. Mais je m'en réfère toujours à ce que m'a dit l'empereur Napoléon. J'ai été au-devant de tout ce qu'il a pu désirer. Ses intérêts ont été la base de ma conduite. Je n'ai compté les miens pour rien, car je n'ai point de nouvelles de ma flotte. J'attends donc l'effet de la bonne amitié qu'il m'a témoignée; il a des preuves de la mienne. Je ne puis entrer dans un arrangement dont il n'a jamais été question entre nous, et qui dépouillerait un prince qui a déjà tant perdu. Qu'il soit remis en possession de tout ce que le traité de Tilsit lui restitue et que l'Empereur a dit lui avoir remis pour moi. Ensuite, il en arrivera ce que Dieu voudra. Je ne doute point des intentions de l'Empereur, mais ici, il faut quelque chose qui prouve à la nation et à l'armée que notre alliance n'est pas seulement à votre avantage. Il est de votre intérêt de la nationaliser; je vous parle franchement, ce serait même me servir personnellement. L'Empereur, d'après ce qu'il m'a dit à Tilsit, n'a pas des Turcs une opinion qui le fasse tenir à eux. C'est lui qui a fait notre lot et le sien: quelque chose à l'Autriche pour satisfaire son amour-propre plutôt que son ambition, telles étaient ses intentions. Elles ne peuvent avoir changé, puisque j'ai été depuis lors au-devant de tout ce qu'il a pu désirer. Quant à la conquête à faire pour lui, mes troupes sont prêtes, s'il revient à ses premières intentions. Ce sont les Turcs qui ont rompu l'armistice. Si je n'étais pas de bonne foi avec l'Empereur, j'aurais donc un prétexte de rompre avec eux sans porter atteinte au traité de Tilsit.
L'ambassadeur.--Les arrangements dont Votre Majesté me parle me semblent rentrer dans le cercle de ceux que les empereurs se sont réservé de traiter dans une entrevue. Si les Turcs ont maltraité quelques Valaques, ce sont encore leurs sujets. La Prusse, de son côté, n'a pas toujours eu la mesure et les égards que l'état de paix lui commandait, mais ce sont de ces petits événements qui sont plutôt du ressort de la police que de la politique et qui ne peuvent influer sur les grands intérêts qui nous lient.
L'empereur.--J'ai envoyé des instructions à Tolstoï, comme vous avez pu le voir par ma conversation avec le général Savary. L'Empereur vous en enverra sûrement d'après les dépêches de Faudoas. Nous causerons souvent et nous nous entendrons. Il sera nécessaire que nous concertions ce que nous ferons au printemps si les Anglais menaçaient nos côtes. Mon armée est bien réorganisée et en mesure d'agir soit contre les Anglais, soit contre les Suédois.
L'ambassadeur.--L'Empereur secondera sûrement Votre Majesté de tous ses moyens, et pour le moment une armée française et danoise sera prête, s'il est nécessaire, à pénétrer en Scanie pour seconder les opérations de Votre Majesté.
L'empereur.--Au revoir. Je suis bien aise d'avoir causé avec vous (et en me serrant le bras); en s'expliquant ainsi on s'entend toujours 263.»
Que démontrait en somme cette causerie, terminée sur un mot de confiance et d'espoir, et quelles conclusions Caulaincourt était-il à même d'en tirer? La prudence de son langage, la convenance de son attitude, avaient paru charmer l'empereur; elles avaient atténué, on pouvait le croire, les impressions fâcheuses que Tolstoï avait jetées dans l'esprit du souverain, mais avaient-elles modifié son opinion sur le fond même des choses? Il était permis d'en douter. Alexandre était apaisé; il n'était point convaincu. Afin de le sonder sur tous les points, Caulaincourt avait indiqué légèrement, dans l'ordre qui lui avait été prescrit, les trois solutions entre lesquelles on aurait à choisir pour les difficultés orientales. Il avait parlé d'une paix qui laisserait toutes choses en état; on avait fait la sourde oreille. Par deux fois, il avait glissé une allusion à l'échange des Principautés contre la Silésie; il s'était heurté alors à une résistance courtoise, mais opiniâtre, et il semblait acquis que, de tous les partis à prendre, celui qu'avait nouvellement imaginé Napoléon était le plus opposé aux sentiments du Tsar. Enfin, poussé dans ses derniers retranchements, l'ambassadeur avait admis la possibilité de certains arrangements à prendre de vive voix entre les deux souverains, ce qui s'appliquait au partage, et à la manière dont Alexandre avait amené, provoqué cette vague assurance, il était facile de voir qu'il n'abandonnait rien de ses prétentions; il voulait démembrer ou au moins mutiler la Turquie et ne voulait point sacrifier la Prusse; voilà ce qui résultait de ses paroles et de ses réticences. Caulaincourt se hâta de faire part à Paris de la résolution qu'il avait cru découvrir dans l'esprit du Tsar, et que son entretien avec Roumiantsof lui avait d'ailleurs fait pressentir 264. Il réservait cependant son appréciation définitive, demandait quelque temps pour s'éclairer davantage, mieux pénétrer Alexandre et, après avoir subi une impression, asseoir un jugement.
D'autres devoirs le détournèrent un instant de ce soin. Il n'avait pas seulement à négocier, mais à représenter. Bien établi dans la confiance du souverain, il lui restait à affronter la société. Avant de chercher à plaire, il voulut frapper les esprits et s'imposer; aussi se montra-t-il intraitable sur le chapitre de ses prérogatives. À la première réception du corps diplomatique, il prit hardiment le pas sur l'ambassadeur d'Autriche, investi d'une préséance séculaire, et cette hardiesse fut approuvée en haut lieu: «Ces Français, dit Alexandre en souriant, sont toujours plus lestes que les Autrichiens 265.» Le soir du même jour, à un grand bal chez l'impératrice mère, on alla au-devant des désirs de notre envoyé; il eut partout la première place. Il parut à cette fête dans tout l'éclat de son rang, entouré d'une véritable maison civile et militaire, et ses débuts firent sensation. Son élégante prestance, ses manières à la fois très hautes et très courtoises furent appréciées, et on lui sut gré de ses efforts pour imiter le ton et les allures de l'ancienne société française. Sans se départir d'une certaine réserve, la plus grande partie de la noblesse ne lui opposa point, comme à Savary, une déclaration de guerre préalable et ne se refusa pas à entrer en relation. Même l'opposition féminine ne se montra pas irréconciliable, et il parut à l'ambassadeur que la ramener serait affaire de soins et de prévenances: «Je dansai avec les plus révoltées, écrivait-il, et le temps fera le reste 266.»
«Ma position, ajoutait-il un peu plus tard, est convenable avec la société.» À la cour, il la jugeait «parfaite 267». En effet, chaque fête officielle devenait pour lui l'occasion d'honneurs plus marqués et de nouveaux enchantements. Le 1er janvier, grand bal au Palais d'hiver, où quatorze mille personnes sont invitées et où les femmes paraissent dans le costume pittoresque des provinces de la Russie, relevé par une profusion de perles et de diamants: le souper est servi dans la salle de l'Hermitage, transformée pour la circonstance en palais de féerie; Caulaincourt a sa place à la table des souverains, dressée sous une voûte de cristal étincelant de mille feux. Quelques jours après, bal intime chez l'empereur; l'ambassade française y est invitée en dépit des règles ordinaires du cérémonial. Au souper, la table est couverte de l'un des services de Sèvres envoyé par Napoléon: «L'empereur et les deux impératrices, écrivait Caulaincourt, ainsi que la princesse Amélie, ont cherché toutes les occasions d'en faire valoir le goût et les dessins, et de répéter à l'ambassadeur tout le plaisir qu'on avait à se servir de quelque chose envoyé par l'Empereur 268.»
Au lendemain de ces réunions, le Tsar et le général se retrouvaient à la parade, devant le front des troupes, et Caulaincourt se sentait flatté dans son orgueil national, en constatant que, par une habitude invariable après une guerre malheureuse, le vaincu copiait minutieusement l'allure et la tenue du vainqueur: «Tout à la française, écrivait-il, broderies aux généraux, épaulettes aux officiers, baudriers aux soldats au lieu de ceinturons, musique à la française, marches françaises, exercices français 269.» Pendant la revue, Alexandre s'adressait constamment à notre envoyé et l'invitait souvent à dîner pour le soir: plusieurs fois par semaine, Caulaincourt était admis à cette faveur, et, après le repas, la conversation se prolongeait, sans témoins importuns, dans le cabinet de l'empereur.
Alexandre se montrait alors expansif et charmeur; par un renversement des rôles, c'était le monarque qui semblait avoir entrepris la conquête de l'ambassadeur. Pour plaire, il n'épargnait aucun moyen. Connaissant le culte que Caulaincourt avait voué à Napoléon, il témoignait pour le grand homme d'une admiration sans bornes, sans oublier de délicats compliments à l'adresse de l'envoyé: «À propos, général, lui disait-il tout à coup, vous avez eu de grands succès dans la haute société; vous avez conquis les plus révoltés... Avec ces manières, tout le monde deviendra Français 270.» Et Caulaincourt goûtait avec joie ce témoignage rendu à ses qualités mondaines. Puis, c'étaient de ces épanchements intimes qui flattent si délicieusement un particulier, quand ils tombent de lèvres augustes, car ils suppriment les distances et, ne laissant voir que l'homme dans le souverain, le font pour un instant l'égal de son interlocuteur. Toutes les fois que l'intérêt de son État ne lui semblait pas en jeu, Alexandre aimait à se confier, et, comme ses sympathies allaient très sincèrement à Caulaincourt, dont il appréciait le tact, la discrétion, la droiture, il le prenait pour témoin de ses joies et de ses émotions intimes; il lui livrait volontiers le secret de son cœur. En homme fortement épris, il ne résistait pas à parler de ses amours, de la femme qui lui avait rendu un intérieur, «de l'attrait qui le ramenait toujours vers madame N..., quoiqu'il s'occupât en passant de quelques autres, de la jalousie qui ne menait à rien et ne sauvait rien, du plaisir de voir grandir de petits enfants qu'on aimait. «Il y a des moments, ajoutait-il, où on a besoin de ne plus être souverain; être sûr qu'on est aimé pour soi, que les soins, les caresses que l'on vous prodigue ne sont pas un sacrifice fait à l'ambition ou à la cupidité, fait du bien 271.»
Revenant ensuite à Napoléon, sans changer de sujet: «Je le plains, disait-il, s'il n'aime pas quelqu'un; cela délasse quand on a bien travaillé. Il doit avoir besoin de délassements, quoiqu'il ait une trop forte tête pour être très sentimental 272.» Et il voulait connaître la vie privée de l'Empereur, se montrait amicalement curieux, questionneur, et témoignait de s'intéresser au bonheur autant qu'à la gloire de son allié. Enfin, allant jusqu'à flatter chez Caulaincourt le sentiment le plus chatouilleux qui soit, l'amour-propre du cœur, instruit que l'ambassadeur avait laissé en France l'objet d'une tendre inclination et poursuivait un mariage qui rencontrait des obstacles, il paraissait approuver son choix et faire des vœux pour son succès: «Et vous aussi, général, ajoutait-il, vous aurez votre chapitre, ne viendra-t-elle pas 273?»
L'âme sensible et délicate de Caulaincourt était sans défense contre de tels procédés. Il était de ceux qui ne résistent pas à une marque sincère d'intérêt et aiment par réciprocité. Une anecdote, répandue jadis sur son compte dans la société parisienne, le peint à cet égard. On racontait que M. de Caulaincourt, fort empressé auprès des femmes et sachant leur parler, n'en avait négligé qu'une, non la moins aimable; celle-ci en avait conçu un amer dépit et, depuis lors, n'épargnait point dans ses propos le brillant officier, coupable envers elle du crime d'indifférence. Instruit de cette hostilité, Caulaincourt imagina un moyen de se venger, le plus noble à la fois et le plus piquant. Désormais, il n'y eut sorte de prévenances, d'attentions, d'hommages qu'il ne prodiguât à celle qui s'était déclarée son ennemie, et il fit si bien que la dame, ne se bornant pas à abjurer ses préventions, se prit pour lui d'un goût très vif et ne le lui dissimula point. Son triomphe était complet; il ne le fut que trop. En effet, flatté tout à la fois et touché de la révolution opérée dans un cœur qui maintenant se donnait à lui sans réserve, il ne put s'empêcher de partager le sentiment qu'il avait inspiré et aima pour de bon sa conquête. À part les difficultés du début, cette aventure offre quelque analogie avec les rapports qui s'établirent entre M. de Caulaincourt et l'empereur Alexandre. Chargé de plaire et s'y appliquant consciencieusement, le général réussit fort bien dans cette tâche, mais, en même temps, frappé des côtés généreux, magnanimes, poétiques même par lesquels le Tsar se révélait à ses yeux, il lui voua un attachement enthousiaste et durable. On commettrait toutefois une complète erreur en supposant que son admiration pour l'homme ait influencé ses jugements sur le chef d'État. Son zèle vigilant, son sens droit et raffiné, le préservèrent à cet égard de toute illusion, lui permirent d'apprécier constamment la politique russe avec une parfaite clairvoyance, et ce fut son honneur que d'avoir, en toute circonstance périlleuse pour la fortune de Napoléon, reconnu opportunément et montré le danger. Les étroites relations qu'il cultiva avec Alexandre lui servirent au contraire à étudier de près et à bien comprendre ce prince, à agir sur son esprit avec efficacité, à dissiper souvent ses doutes et à prolonger sa confiance. Même, s'il prêta au Tsar une délicatesse de conscience encore supérieure à ce qu'elle était en réalité, si, non content d'apprécier ses nobles qualités, il fut porté parfois à prendre ses séductions pour des vertus, cette tendance ne lui fut pas inutile pour mieux pénétrer et prévoir plus tôt les évolutions d'un prince qui aimait à se montrer guidé en tout par des considérations d'honneur et de sentiment.
C'est ainsi qu'Alexandre lui étant apparu dans la vie privée, spécialement en amour, un chevalier,--c'était le mot qu'il se plaisait à répéter,--il en fut affermi dans l'opinion, très juste au fond, qu'on ne verrait jamais l'empereur russe sacrifier un allié malheureux, et que la Prusse resterait pour lui «l'arche sainte 274». Une réflexion, à la vérité, se présentait naturellement: si le Tsar tenait par-dessus tout à assurer la délivrance totale de la Prusse, il disposait d'un moyen très simple pour atteindre ce but; qu'il renonçât aux provinces turques, et Napoléon, lié par de formelles déclarations, se trouverait dans l'impossibilité de garder la Silésie. Mais Caulaincourt jugeait que le Tsar n'était plus libre de reculer en Orient, et qu'une sorte de contrat passé avec ses sujets lui faisait une loi d'être exigeant.
Par les propos qu'il avait entendus dans les salons de Pétersbourg, par la réception qu'il y avait trouvée, l'ambassadeur avait pu constater que la société russe, dont l'opposition contre le système d'Alexandre se prononçait jusqu'alors ouvertement, avait changé de tactique. Elle se recueillait maintenant, se taisait, s'enfermait dans une attitude expectante, et avant de prononcer un jugement définitif sur l'alliance française, l'attendait à ses fruits. C'était le Tsar en personne qui avait négocié cette trêve; préférant composer plutôt que lutter avec les chefs de l'opposition, il ne leur avait point caché quelles espérances Napoléon lui avait fait concevoir; il leur avait promis, au prix de leur résignation, de vastes conquêtes en Orient, et, comme de telles perspectives avaient le don d'éblouir tous les esprits, l'opinion, prenant acte des confidences impériales, attendait que l'événement vînt les vérifier ou les démentir. Si les avantages annoncés se réalisaient, si la frontière de l'empire s'étendait sans coup férir jusqu'au Danube ou même le dépassait, à une suspension d'hostilités succéderait une paix définitive. Au contraire, que le résultat espéré se fît attendre, que la France laissât douter de sa sincérité, dont Alexandre s'était porté garant, ce monarque verrait aussitôt se produire contre sa politique et sa personne même un redoublement d'attaques d'autant plus pénibles qu'il les sentirait justifiées; il sortirait de cette épreuve convaincu d'avoir donné dans un piège, peut-être menacé dans son pouvoir et sa vie, au moins atteint dans son prestige de souverain, amoindri, compromis aux yeux de ses sujets, et sa légitime susceptibilité ne pardonnerait pas à l'empereur des Français cette mortelle humiliation. Caulaincourt jugeait donc que la question, quittant le domaine politique pour se transporter sur le terrain infiniment plus délicat de l'amour-propre et du point d'honneur, avait pris une acuité redoutable; suivant lui, l'instant était venu où il fallait que l'Empereur s'attachât définitivement Alexandre, sous peine de se l'aliéner à jamais. Alors, comme son dévouement ne se ménageait pas et parlait avec franchise, au risque de déplaire, il voulut confier à son maître toute la vérité, telle qu'elle lui apparaissait; il le fit en termes émus, courageux et pressants:
«Sire, écrivait-il à l'Empereur le 31 décembre, l'alliance de la Russie avec Votre Majesté, et surtout la guerre avec l'Angleterre, ont renversé toutes les idées de ce pays; c'est, on peut le dire, un changement de religion.» L'ambassadeur explique ensuite qu'Alexandre se juge engagé d'honneur à procurer aux Russes des avantages en Orient en échange des sacrifices que leur impose la guerre avec l'Angleterre: «Voilà sa position, ajoute-t-il, ou pour mieux dire son embarras, car son honneur de chevalier lui ferme la porte que Votre Majesté lui ouvre pour en sortir en Prusse... Certes, l'empereur triomphera de tous les obstacles si son opinion ne change pas, mais, si lui se croit trompé et le ministre qui a cru attacher son nom à de glorieux avantages dupe de sa confiance dans ce que l'empereur lui a annoncé, on ne peut calculer les conséquences de sa réflexion 275.»
Un peu plus tard, s'éclairant encore mieux, Caulaincourt reconnut que les motifs dont s'inspiraient les résistances et les demandes d'Alexandre n'étaient pas exclusivement d'ordre sentimental. Si le Tsar nous refusait obstinément la Silésie, c'était moins par compassion ou sympathie envers la maison de Prusse que par une sollicitude inquiète pour les intérêts de son empire. Alexandre et Roumiantsof avaient immédiatement compris que Napoléon destinait la Silésie à renforcer l'État de Varsovie; subissant malgré tout l'influence des sinistres pronostics de Tolstoï, prompts d'ailleurs à accueillir des bruits qui répondaient à leurs secrètes terreurs, ils craignaient que cet avantage ne devînt pour le grand-duché le prélude d'une complète transformation. L'idée prêtée par eux à Napoléon de rétablir la Pologne, au lieu d'une simple velléité, leur apparaissait désormais comme une intention ferme, prête à se réaliser; leurs soupçons prenaient corps, de vagues appréhensions se transformaient en mortelles alarmes, et le germe de mésintelligence introduit entre les deux empires par la création du grand-duché, mûri rapidement par les circonstances, faisait éclosion. Si l'empereur de Russie et son ministre parlaient continuellement de la Prusse, ils pensaient surtout à la Pologne, et c'était dans la crainte de voir cette dernière renaître de ses cendres, dans une arrière-pensée destinée à exercer désormais sur leurs rapports avec Napoléon une influence prépondérante et fatale, qu'il fallait chercher le secret de leur véhémente opposition au projet sur la Silésie. «La demande de Berlin effaroucherait peut-être moins 276», écrivait Caulaincourt, et ces mots caractérisaient la situation. Quant à la Turquie, si l'empereur Alexandre tenait grand compte des aspirations de son peuple, il leur donnait raison, s'y associait pleinement, et une parfaite communauté de vues, d'espérances, existait sur ce point entre le gouvernement et l'opinion.
Le Tsar obéissait donc à des mobiles moins désintéressés que Caulaincourt ne l'avait d'abord supposé; mais l'ambassadeur n'en avait pas moins abouti, du premier coup, à des conclusions rigoureusement exactes. Oui, l'alliance de Tilsit passait par une phase critique et décisive. Les deux questions qui, depuis un siècle, avaient empêché tout rapprochement durable entre la France et la Russie, celles d'Orient et de Pologne, reparaissaient aujourd'hui, concurremment soulevées, et Napoléon, en essayant de résoudre la première par la seconde, n'avait fait que la compliquer. Que l'une ou l'autre demeurât en suspens, prolongeant l'incertitude présente, l'alliance ne se romprait pas immédiatement, mais ce qui en faisait la substance et la force, c'est-à-dire la foi d'Alexandre dans les bienfaits de cette union, disparaîtrait sans retour et ne laisserait subsister qu'une enveloppe desséchée, prête à tomber au premier choc. Si tout pouvait se réparer encore, c'était à la condition que Napoléon dissipât les défiances de la Russie et du même coup contentât ses ambitions; il devenait nécessaire de la rassurer au sujet de la Pologne, il demeurait urgent de la satisfaire aux dépens de la Turquie.
Napoléon apprend qu'Alexandre lui refuse la Silésie et revendique les Principautés.--Son voyage en Italie; sa visite à Venise.--Vision de l'Orient.--Napoléon songe plus sérieusement au partage de la Turquie et veut s'en faire un moyen d'atteindre sa rivale.--Vue prophétique de l'avenir.-- L'Angleterre vulnérable en Asie.--Rêve persistant d'une expédition contre les Indes.- -Trois routes pour accéder aux Indes, celle de Suez, celle du Cap, celle de l'Asie centrale; Napoléon a essayé de les employer successivement.--Projets de Paul Ier.--Rapports avec la Perse.--Un ambassadeur de Feth-Ali au château de Finkenstein.--Traité qui nous assure le passage à travers la Perse.-- Mission topographique.--Napoléon songe à combiner le partage et l'expédition.-- Véritable caractère de ses projets sur l'Asie.--Conversations avec Talleyrand.-- Système de guerre embrassant le monde.--Efforts pour soulever et employer contre l'Angleterre tous les États de l'Europe méridionale: corrélation entre les projets sur l'Espagne et ceux dont la Turquie est l'objet.-- Hésitations de l'Empereur.--Toujours l'Égypte.--Napoléon veut gagner du temps.-- Nouveau courrier de Caulaincourt; instances plus vives de la Russie.--L'Autriche invitée éventuellement au partage.--Conversation avec Metternich.-- Importante dépêche à Caulaincourt du 29 janvier 1808: elle témoigne des irrésolutions de l'Empereur.--Retour de Savary.--Questions posées à Caulaincourt.--Nécessité temporaire de l'alliance russe.--L'Angleterre s'affirme intraitable; discours du trône; débats au Parlement.--Courroux de Napoléon; il se jure d'anéantir l'Angleterre et fait part à Alexandre de ses conceptions colossales.
Napoléon apprit pour la première fois en décembre 1807, par les rapports de Savary antérieurs à l'entrée en fonction de Caulaincourt, que l'empereur Alexandre lui refusait la Silésie. Il avait reçu, d'autre part, la mise en demeure du 18 novembre et savait que le Tsar affirmait ses prétentions sur les Principautés. Si Caulaincourt ne réussissait pas mieux que Savary à faire agréer l'échange proposé, il ne resterait qu'un moyen pour satisfaire la Russie et indemniser la France, ce serait de partager en commun la Turquie. Après avoir fait allusion à ce suprême parti dans ses instructions écrites, dans ses entretiens, en posant ses réserves et sans dissimuler ses répugnances, Napoléon se résoudrait-il à l'adopter?
Les dépêches de Savary l'avaient rejoint à Venise. Depuis quelques semaines, il visitait son royaume transalpin, charmé toujours de revoir le théâtre de ses premiers exploits, désireux aussi d'inspecter ces États vénitiens qu'Austerlitz lui avait donnés, et de mettre en valeur ce nouveau domaine. Il passa à Milan, parcourut rapidement la Lombardie, semant les institutions utiles, les germes féconds. Venise l'arrêta plus longtemps: il s'occupa de ranimer cette cité morte, et l'on remarqua qu'il y fit plus en quatre jours que le gouvernement autrichien en quatre ans. À Venise, il se retrouvait au seuil de l'Orient; c'était là qu'en 1797 ces régions lui étaient apparues, qu'elles l'avaient tenté, qu'il s'était senti initié et intéressé au problème de leur sort 277; à dix ans de distance, la même vision révélatrice se reproduisit-elle? Revenu au bord de l'Adriatique, dont il tenait désormais les deux rives et, par Corfou, gardait l'entrée, contemplant ce golfe profond qui s'ouvre sur les mers grecques et dont il voulait faire une rade française, éprouva-t-il plus vivement le désir d'utiliser cette précieuse base d'opérations? Céda-t-il de nouveau à l'appel de l'Orient, et cette attraction contribua-t-elle autant que les exigences russes à diminuer ses préventions contre la grande entreprise? Nous le croirions volontiers, car la vue des lieux saisissait fortement son imagination et parfois décidait de ses projets. Ce qui est certain, c'est que son esprit se met de nouveau à évoluer vers l'Orient. De Venise, il écrit à Savary: «Mon premier but, comme le premier sentiment de mon cœur, est de modifier ma politique de manière à accorder mes intérêts avec ceux de l'empereur Alexandre 278», et ces paroles semblent promettre implicitement l'abandon de la Turquie. D'Udine, il mande à Marmont:«Envoyez-moi toujours les renseignements que vous pourrez sur la valeur des différentes provinces de la Turquie d'Europe, sans cependant vous compromettre en prenant ces renseignements, ainsi que sur la nature des choses 279. «Après avoir soulevé à Tilsit la question du partage, après l'avoir ajournée et réservée en novembre, il y revient aujourd'hui, ne la tranche pas encore, mais la remet à l'étude et en délibère avec lui-même.
Fidèle à son procédé, il n'entendait point s'insurger contre l'inévitable, mais l'assouplir et le façonner suivant ses vues; il conserverait ainsi la direction des événements; au lieu de les subir, il les maîtriserait. La subversion de l'Orient, limitée au partage des provinces turques, restait grosse de périls, puisqu'elle risquait d'attirer les Anglais en Égypte, mais la même opération, si on la poussait jusqu'à ses plus audacieuses conséquences, si on lui donnait un couronnement gigantesque, loin de profiter à nos rivaux, ne pourrait-elle devenir contre eux un instrument de ruine et de destruction?
Les contrées ottomanes, en particulier ces péninsules de Thrace et d'Asie Mineure qui se rapprochent et s'affleurent par leurs extrémités, ne possèdent pas seulement une valeur intrinsèque: leur position géographique double leur importance; elles marquent le point de soudure, forment le lien terrestre entre l'Europe et l'Asie. Or, c'était dans cette lointaine Asie que l'Angleterre avait été chercher ses plus précieuses possessions, que cette puissance maritime avait pris terre et s'était faite continentale: n'était-ce point là qu'il appartenait au maître de la terre de la saisir et de la frapper? Aux Indes, l'immensité des domaines conquis par la Grande-Bretagne nuit à la solidité de son pouvoir; quelques milliers d'Européens règnent sur des millions d'indigènes, population molle, d'apparence résignée, mais facile à émouvoir, agitée d'invisibles remous et de sourds frémissements. Sur cette base instable, l'édifice de la domination anglaise s'élève éblouissant et fragile; pour l'abattre, il suffirait de le toucher. Aussi l'Angleterre a-t-elle reconnu de tout temps la nécessité de défendre de loin ses possessions indiennes, d'en interdire et d'en commander les avenues. Les États musulmans qui s'échelonnent depuis la vallée de l'Indus jusqu'à la Méditerranée, principautés afghanes, Perse, Turquie même, lui ont toujours apparu comme les remparts indispensables de son empire oriental, et nous lui avons entendu proclamer de nos jours qu'aux murs de Constantinople commencent les défenses de l'Inde. Pénétré de cette vérité, Napoléon songeait à faire de l'Orient turc le point de départ d'une marche vers les profondeurs de l'Asie. Que la France et la Russie s'unissent dans un grand effort, que la Turquie soit broyée ou asservie, la Perse utilisée, que les armées combinées, débouchant de l'Asie Mineure, viennent prendre position sur les hauts plateaux qui bordent et dominent le bassin de l'Euphrate, aucun obstacle insurmontable ne se dressera plus entre elles et les possessions anglaises. La mer seule, peuplée de vaisseaux ennemis, peut limiter leur essor: de l'Euphrate à l'Indus, elles n'auront que des populations barbares à écarter, des distances à franchir, la nature à vaincre, la terre à parcourir, et peut-être est-il moins difficile à la France d'aller aux Indes que de franchir le pas de Calais.
Dans sa lutte contre l'éternelle ennemie, l'Empereur avait toujours combiné deux systèmes, faisant prédominer alternativement l'un ou l'autre. Tantôt il s'adonnait plus particulièrement à l'idée d'une descente, voulait saisir l'Angleterre dans son île et la prendre à l'abordage; tantôt il préférait l'attaquer sur tous les points où elle avait égrené ses stations navales ou commerçantes; contre cette puissance diffuse, il rêvait alors, d'agir en tous lieux, mais surtout dans ces régions de l'Asie où se découvrait pour elle une inépuisable source de richesses, dans cette colonie qui devenait un empire; depuis dix ans, il laissait le projet contre l'Inde planer sur l'avenir, prenant des formes diverses et successives.
En 1797, tandis que le Directoire prépare une descente en Irlande, Bonaparte organise le corps expéditionnaire d'Égypte, en fait «l'aile droite de l'armée d'Angleterre», et le destine à nous ouvrir par Suez un chemin vers le plus bel établissement de nos ennemis 280. L'Égypte fut conquise par Bonaparte, mais ravie à ses lieutenants, et le Premier consul dut chercher d'autres voies pour accéder aux Indes. La Russie parut un instant les lui offrir. Paul Ier s'était donné à lui, et déployait à le seconder l'ardeur passionnée qu'il avait mise naguère à nous combattre: ce monarque caressa l'idée d'une expédition franco-russe à travers l'Asie 281, et son rêve ne finit qu'avec sa vie. Paul disparu, la Russie se referme et dresse à nouveau entre nous et l'Asie sa masse impénétrable. Cependant, Napoléon ne renonce pas encore à ses projets d'attaque ou au moins de diversion dans les Indes: en 1805, alors qu'il prépare l'invasion de l'Angleterre et semble concentrer la puissance française entre Boulogne et Dunkerque, il médite de faire doubler le cap de Bonne-Espérance à trois escadres et de les pousser jusqu'aux rivages de la grande péninsule asiatique 282.
Quelques mois plus tard, Trafalgar lui interdit de nouveau l'Océan, mais voici que la route des Indes semble se rouvrir par terre. La Turquie revient à notre alliance, et, au delà de l'empire du Grand Seigneur, d'aventureux agents retrouvent la Perse. Là, le bruit de nos victoires les a précédés: sur le trône des Sofis, ils aperçoivent un monarque admirateur de Napoléon et jaloux de se mettre à son école. Le schah Feth-Ali se déclare l'ami du grand empereur d'Occident, lui envoie des présents, demande des officiers pour discipliner ses troupes, des fusils pour les armer, réclame notre secours contre la Russie et offre le sien contre l'Angleterre. Napoléon comprend aussitôt que la Perse, seul état à demi policé de l'Asie supérieure, grâce à ses ressources, à ses routes, à son semblant d'organisation, peut nous frayer le passage et nous guider jusqu'aux établissements anglais. Ce concours inattendu stimule son audace; l'idée de gagner les Indes par l'Asie se réveille en lui et prend corps.
Des relations s'établissent avec la Perse; un ambassadeur de Feth-Ali part pour l'Europe. Il rejoint Napoléon en Pologne, pendant l'hiver de 1807, au fort de la lutte contre la Russie. L'Empereur le reçoit à son quartier de Finkenstein, entre deux batailles, au milieu de ses troupes bivouaquant sur la terre glacée, et cette apparition guerrière évoque, aux yeux de l'Oriental, l'image de ces conquérants asiatiques qui n'avaient d'autre capitale que leur camp et qui gouvernaient de leur tente la moitié de l'univers. De Finkenstein, l'ambassadeur est ramené à Varsovie: une négociation s'engage; Napoléon suit son idée; il fait signer au Persan un traité où se remarque la disposition suivante: «S'il était dans l'intention de S.M. l'empereur des Français d'envoyer par terre une armée pour attaquer les possessions anglaises dans l'Inde, S.M. l'empereur de Perse, en bon et fidèle allié, lui donnerait passage sur son territoire.» En même temps, le général Gardane est envoyé en Perse, mais cet ambassadeur est surtout le chef d'une mission topographique chargée d'étudier la configuration du pays, ses ressources, et les moyens d'y faire cheminer une armée. En trois mois, ces renseignements devront être pris; Gardane les transmettra alors à son maître, après avoir fait ratifier le traité qui nous ouvre l'intérieur de l'Asie 283.
Note 283: (retour) Le texte du traité et les instructions du général ont été publiés dans l'ouvrage intitulé: «Mission du général Gardane en Perse sous le premier empire», par le comte Alfred de Gardane. Paris, 1865, p. 71-94. Cf. Lettres inédites de Talleyrand à Napoléon, publiées par M. Pierre Bertrand, février à avril 1807.
Cependant la Russie cède à nos armes et demande la paix. Les deux empereurs se rencontrent, se comprennent, s'accordent, mettent en commun leurs haines et leurs ambitions. Dans cette alliance, Napoléon voit une raison de plus pour agir en Asie; que ne pourra-t-il dans cette partie de l'ancien monde, s'il joint aux facilités que lui promet Feth-Ali celles que lui offrait Paul Ier, s'il dispose à la fois de la Perse et de la Russie? À Tilsit, il s'ouvre de son dessein à Alexandre, lui parle de l'expédition projetée et lui demande de s'y associer; quatre mois plus tard, Caulaincourt était chargé de reprendre cet entretien dès son arrivée à Pétersbourg 284. Alexandre et Roumiantsof accueillirent alors nos propositions avec quelque réserve 285: plus près des lieux, mieux placés pour connaître les difficultés de l'entreprise, la barbarie des peuples, l'immensité des distances, ils ne partageaient guère les illusions de Paul Ier, mais évitaient de prononcer un refus, et l'on sentait qu'ils pourraient se prêter à nos vues, sinon par conviction, au moins par complaisance. Seulement, la Russie ne nous fournirait pas un concours gratuit; elle voudrait des avantages proportionnés aux risques à courir et, croyant peu à de problématiques conquêtes au delà des déserts, demanderait dès à présent des réalités positives; avant d'agir en Asie, elle se ferait payer en Europe. Napoléon sentait que même l'abandon des Principautés ne la déciderait pas, qu'il serait nécessaire de lui accorder, aux dépens de la Turquie, des concessions définitives, extraordinaires, et peu à peu germait en lui cette pensée dont l'exécution semblait défier les forces humaines: greffer l'expédition aux Indes sur le partage de l'empire ottoman.
Croyait-il sincèrement à la possibilité d'atteindre les Indes? De nos jours, la Russie a employé un tiers de siècle pour opérer sa percée à travers l'Asie et se glisser jusqu'au pied des montagnes à peine franchissables qui forment le portail de l'Inde. Prévoyant ce mouvement de la Russie par une intuition prophétique, Napoléon pensait-il le lui faire exécuter d'un bond, sous son impulsion, à son commandement, guidée et entraînée par quelques milliers de Français? Si tel était réellement son espoir, on ne peut que s'arrêter confondu devant cet excès d'audace, joint à une pénétration si profonde de l'avenir. L'alliance de la Perse, il est vrai, rendait l'entreprise moins chimérique. Dans notre siècle, les agents et les soldats du Tsar, obligés d'éviter le territoire persan, ont dû le contourner par le Nord, s'acheminer à travers les steppes du Turkestan, et n'ont pu s'approcher de l'Inde qu'après un prodigieux circuit. En 1808, la Perse, assise sur ce plateau de l'Iran qui constitue la position maîtresse entre la vallée de l'Euphrate et les régions de l'Inde, nous ouvrait vers celles-ci une route plus naturelle et plus directe, celle qu'ont toujours suivie les conquérants et les marchands. Mais le concours de la Perse eût-il été sincère ou du moins effectif? Quelles que fussent les dispositions de Feth-Ali, son gouvernement restait désordonné, mal obéi; l'intrigue en déterminait les mouvements, la corruption les suspendait. La Perse nous eût-elle admis sur son territoire, elle en eût refusé l'accès à nos alliés, à ces Russes dans lesquels elle s'était habituée à voir de dangereux ennemis.
Ces difficultés ne pouvaient échapper à Napoléon, et pourtant, à lire les instructions de Gardane, si nettes, si détaillées, l'intention de marquer les étapes d'une marche future apparaît distinctement chez l'Empereur. Il est toutefois une particularité de son esprit que l'on ne saurait négliger dans l'appréciation de si invraisemblables projets. Alors même qu'il se laissait attirer par eux, il était loin d'en méconnaître le caractère aventureux, romanesque, de s'abuser sur leurs probabilités de succès. Seulement, comme la force et la passion calculatrices, par un phénomène peut-être unique, égalaient en lui la puissance imaginative, dès que l'un de ces desseins fixait son attention, il aimait à se le représenter sous une forme précise, concrète, avec des contours arrêtés, des lignes bien définies, et ses rêves mêmes prenaient une forme mathématique. De ce qu'il ait sérieusement étudié la traversée de l'Asie, on ne peut inférer avec certitude qu'il se soit flatté d'introduire l'une de ses armées dans les Indes, au moins d'un seul élan. Sa véritable pensée,--elle ressort de sa correspondance complétée par d'autres témoignages 286,--paraît avoir été moins irréalisable et plus pratique.
Lorsqu'il songeait à prononcer un mouvement impétueux de la France et de la Russie vers les contrées asiatiques, son but immédiat était moins d'y infliger à l'Angleterre une blessure matérielle qu'une atteinte morale, d'ébranler son prestige et de détruire sa sécurité; pour que ce résultat fût obtenu, il n'était point nécessaire que l'arrivée aux Indes s'effectuât, mais seulement qu'elle devînt moins impossible, et l'Empereur méditait une démonstration plutôt qu'une attaque. Il suffirait à nos colonnes de dépasser le Bosphore pour que leur apparition fît tressaillir l'Asie: à travers les solitudes de ce continent dépeuplé, dans ces espaces vides où tout retentit, le bruit de nos pas éveillerait des échos sans fin et se répercuterait jusqu'aux Indes; il y sèmerait l'espoir chez les peuples, l'épouvante chez leurs maîtres. L'Angleterre sentirait chanceler son empire; voyant la nation qui avait reculé les limites du possible se mettre en position de la frapper mortellement, elle craindrait une attaque dont le nom de Napoléon doublerait les chances, traiterait pour la prévenir, et son orgueil succomberait devant cette suprême menace.
Telles étaient les pensées que Napoléon roulait dans son esprit en revenant d Italie; on peut croire qu'elles l'avaient hanté durant les longues heures de la route. Le 1er janvier 1808, arrivant aux Tuileries, sans prendre aucun repos, il s'enferme avec Talleyrand et converse avec lui cinq heures 287. S'il avait laissé le prince de Bénévent échanger le ministère contre la dignité de vice-grand électeur, il aimait toujours à prendre ses avis, le consacrait aux grandes affaires, après l'avoir déchargé des autres, et le tenait en réserve pour les consultations de haute politique. Ses conférences avec lui se répétèrent plusieurs jours et furent remarquées; il y dévoila son double projet, celui dont la Turquie serait victime, celui dont les Indes pourraient devenir l'objet, et, malgré les objections de Talleyrand, laissa voir que l'un et l'autre le sollicitaient fortement 288.
Note 288: (retour) Mémoires de Metternich, II, 144 à 150, d'après des conversations tenues avec Talleyrand. Celui-ci disait confidentiellement à l'envoyé autrichien, le 16 janvier 1808: «L'Empereur nourrit deux projeté; l'un est fondé sur des bases réelles, l'autre est du roman. Le premier est le partage de la Turquie, le second celui d'une expédition aux Indes orientales... Vous savez que de nouveaux bouleversements n'entrent point dans mes plans; mais rien ne peut influer, sous ce rapport, sur les déterminations de l'Empereur, dont vous connaissez le caractère...» Cf. Beer, Die orientalisclie Politik Oesterreichs, 171- 174, et Zehn Jahre œsterreischicher Politik, 303-308.
Ce n'était là pourtant qu'un côté de plus vastes desseins, l'une des parties d'un système englobant le monde. D'autres préoccupations, dont chacune eût pu paraître exclusive et absorbante, se partageaient alors l'Empereur. À cette heure, il complète et renforce l'occupation du Portugal, envoie de nouvelles divisions au delà des Pyrénées, insinue son armée au cœur de l'Espagne, étend sans bruit la main sur ce royaume; en Italie, après avoir occupé l'Étrurie, Parme, Plaisance, il décrète la saisie des États romains et entame contre le chef de l'Église une lutte fatale à sa mémoire. Ces actions multiples, il les mène de front avec ses méditations sur l'Orient, et, loin que tant d'entreprises commencées ou préparées se fassent diversion dans son esprit, il les appelle à se compléter et à s'appuyer réciproquement. À ses yeux, l'identité de but forme leur lien: il ne les envisage pas isolément, mais voit en elles autant d'opérations convergentes dont la réunion doit accabler l'Angleterre et la jeter anéantie à ses pieds. La passion de conquérir définitivement la paix, par la réduction de l'Angleterre, prend alors chez lui un caractère plus impérieux et plus despotique; elle surexcite, féconde, égare tour à tour son génie, lui inspire des combinaisons toujours ingénieuses et profondes, mais démesurées, lui dicte l'emploi de moyens extraordinaires, surhumains, qui violent les lois ordinaires de la politique autant que le droit des nations. Étreignant l'Allemagne, croyant à la possibilité de s'assurer la Russie qui lui garde le Nord, il juge l'instant venu d'organiser le midi de l'Europe pour la lutte contre la puissance maritime et coloniale des Anglais. Dans le Midi, plusieurs États, par principe ou débilité, se dérobent encore à ce qu'il attend d'eux, et leur faiblesse les rend accessibles à l'action de sa rivale. Il faut que ces États reprennent consistance sous sa main, ne se ferment pas seulement aux ennemis, mais s'emploient contre eux, se laissent pénétrer, transformer, soulever, qu'ils cèdent à notre impulsion ou qu'ils disparaissent, car leurs ressources, leurs populations doivent être utilisées pour la cause commune, et leurs territoires doivent nous livrer passage jusqu'aux points occupés ou menacés par l'Angleterre. Déployant la puissance française autour de la Méditerranée, Napoléon veut lui faire embrasser ce vaste bassin depuis l'une de ses extrémités jusqu'à l'autre, afin d'en former une seule et immense base d'opérations, et c'est la même pensée qui le pousse à diriger son aile droite vers Gibraltar, à prolonger son aile gauche au delà du Bosphore.
Cependant, s'il se produit en lui un prodigieux effort de conception, une affluence et comme un bouillonnement d'idées, dans les deux questions maîtresses, Espagne et Orient, il n'estime point que l'heure des décisions soit arrivée. Il attend que les événements, se prononçant davantage, viennent lui fournir des indications plus nettes et lui donner prise. En Espagne, il flotte entre plusieurs partis, incertain s'il supprimera la dynastie régnante ou en fera l'instrument de son pouvoir, s'il démantèlera le royaume en s'emparant des provinces septentrionales ou essayera de se le concilier en lui assurant un meilleur régime, s'il poussera ses frontières jusqu'à l'Èbre ou son autorité indirecte jusqu'à Cadix. Pour l'Orient, il attend que les dispositions de la Russie soient mieux connues et les premiers courriers de Caulaincourt arrivés. Avant de sacrifier l'empire ottoman, il veut savoir si les exigences d'Alexandre lui en font décidément une loi: il se demande en même temps si la Turquie est apte encore à jouer un rôle actif dans son système.
Le 12 janvier, il ordonne de poser à Sébastiani une série de questions: la Porte, dont l'ambassadeur à Paris vient de s'aboucher avec Tolstoï et se montre pressé d'ouvrir les négociations, signerait-elle une paix qui lui enlèverait la MoldoValachie? Sa résignation offre-t-elle ce moyen de satisfaire la Russie? Au contraire, les Turcs recommenceront-ils la lutte plutôt que de céder les deux provinces, et faut-il, dans tous les cas, que l'Orient reste en feu? Quelle que soit l'issue de la négociation, la Porte demeurera-t-elle notre alliée contre l'Angleterre? Quels moyens de guerre peut-elle nous offrir? Sur tous ces points, Napoléon veut être exactement renseigné 289. Il revient enfin à son objection de principe contre le partage et songe qu'il n'a point réussi à la lever: la présence des flottes britanniques dans la Méditerranée gêne, contrarie tous ses plans, et, modérant son essor vers d'idéales conquêtes, le ramène à des réalités prévues et menaçantes. Il n'est point certain que la Turquie s'écroule au premier choc, et que l'Asie nous soit ouverte; il est a peu près certain que l'Angleterre tentera d'enlever l'Égypte et les Îles, aussitôt que notre attaque aura porté le premier coup à l'intégrité ottomane. Devant cette perspective redoutée, Napoléon s'arrête de nouveau, hésite et se fixe provisoirement à l'idée de ne rien précipiter; le 14 janvier, il laisse Champagny écrire à Caulaincourt dans le sens des premières instructions données à cet ambassadeur, revenir sur le projet turco-prussien et repousser encore pour la France toute compensation orientale: «elle déciderait la question de l'existence de l'empire turc, et l'Empereur ne veut point en hâter la ruine».
Sa véritable intention, à cette date, se trahit dans un post- scriptum annexé à la dépêche ministérielle. En fait, il n'espère plus obtenir la Silésie en retour des Principautés; son vœu se réduit à réserver aussi longtemps que possible ses dernières déterminations. Il désire donc que la négociation se ralentisse, que l'empereur Alexandre et son ministère ne soient pas appelés à se prononcer catégoriquement, qu'on lui évite une mise en demeure immédiate d'évacuer la Prusse et de prendre parti sur la Turquie. L'état présent, si incertain et mal défini qu'il soit, ne nous est point défavorable; il laisse notre armée en Prusse et la France maîtresse de l'Europe; il peut se prolonger sans péril, et c'est afin de tenir tout en suspens que Napoléon fait ajouter pour Caulaincourt cette observation: «La situation actuelle des choses convient à l'Empereur, rien ne presse de la changer; il ne faut donc pas accélérer la détermination du cabinet de Saint-Pétersbourg, surtout si cette détermination ne devait pas être conforme aux vues de l'Empereur. Cela s'appliquerait encore plus au partage de l'empire turc en Europe, mesure que l'Empereur veut éloigner, parce que, dans la circonstance actuelle, il ne pourrait se faire avec avantage pour lui. Vous devrez donc chercher à gagner du temps, en y mettant assez d'art pour que ces délais ne soient point désagréables à la cour de Russie, à laquelle vous ne pouvez trop faire entendre que la guerre avec l'Angleterre et la paix à laquelle il faut la forcer doit être le premier objet de l'attention et des efforts des deux empereurs 290.»
La dépêche du 15 janvier, avec son post-scriptum daté du 18, était préparée, elle n'était point expédiée, quand arrivèrent les lettres écrites par Caulaincourt depuis son arrivée jusqu'au 31 décembre. On n'a pas oublié en quels termes d'une vivacité croissante l'ambassadeur peignait l'invincible préjugé du Tsar contre le projet touchant la Silésie, ses défiances réveillées, ses ambitions surexcitées, l'opportunité de satisfaire les unes et de calmer les autres, en un mot, l'urgence d'une décision. Cette nécessité de se résoudre, à laquelle Napoléon essayait d'échapper, devenait pressante. Les observations de son envoyé le frappèrent: il laissa partir les dépêches précédemment rédigées, mais promit à Caulaincourt des instructions nouvelles et positives. En attendant, il autorise l'ambassadeur à faire espérer un accord, alors même que la France, pour y souscrire, devrait sacrifier ses principes. «Vous n'avez rien à demander, lui faisait-il écrire, vous n'avez rien à répondre aux demandes qui vous seront faites; mais, dans toutes les occasions, vous devez parler de la déférence que veut avoir l'Empereur pour les vœux de l'empereur Alexandre, qui seuls peuvent le déterminer à s'écarter de la marche que lui tracent les intérêts de son empire, et il faut montrer la possibilité de tout concilier pour peu qu'on veuille s'entendre 291.»
Dans les jours qui suivent, l'Empereur reprend à nouveau la question du partage, l'examine, la retourne sous toutes ses faces, cherche à atténuer les inconvénients et les dangers de l'acte redoutable auquel son destin semble l'entraîner. Les convoitises russes, dont l'âpreté se révèle, ne l'inquiètent pas moins que les entreprises possibles de l'Angleterre, et il éprouve le besoin de se couvrir contre ses alliés autant que de se garder contre ses adversaires. Cette digue qu'il va abattre devant l'ambition moscovite, s'il détruit la Turquie, ne saurait-il la reconstituer sous une autre forme? est-il impossible de satisfaire tout à la fois la Russie et de la contenir?
Napoléon retrouve alors certains avantages à une politique essayée naguère, préconisée toujours par Talleyrand, et dont Tilsit avait paru la négation même: en juillet 1807, il a écarté dédaigneusement l'Autriche de toute participation aux remaniements à venir; en janvier 1808, il s'estime heureux que cet empire existe toujours et puisse lui servir à contre-balancer la puissance débordante de nos alliés; sa tendance est maintenant de combiner les deux systèmes entre lesquels il a oscillé autrefois, le système russe et le système autrichien. Que l'empereur Alexandre recueille au delà du Danube des avantages assez brillants pour nous assurer momentanément sa reconnaissance, mais qu'en même temps la cour de Vienne, invitée au partage, soit appelée à se tailler un vaste domaine dans les parties centrales de la Turquie, sa politique, entraînée brusquement en Orient, s'y fixera désormais; là, ses intérêts, comme les nôtres, se trouveront en opposition avec ceux de la grande puissance orthodoxe, qui aspirera de plus en plus à grouper autour d'elle les populations de son culte ou de sa race, et l'on verra la monarchie des Habsbourg se rejeter vers nous et nous servir d'auxiliaire. Dès à présent, Napoléon voulut la préparer à ce rôle, et c'est ainsi qu'envisageant surtout le partage comme un moyen de complaire à l'empereur Alexandre, il fit confidence de son dessein éventuel à l'envoyé d'Autriche avant de s'en ouvrir au cabinet de Russie.
Le 22 janvier, il recevait en audience privée le comte de Metternich, ambassadeur de François Ier. Après quelques paroles indifférentes, il «sauta à pieds joints,--c'est l'expression de Metternich,--dans la question de Turquie». «Des circonstances impérieuses, dit-il, peuvent seules me forcer à porter atteinte à cette puissance que je devrais soutenir par tous les moyens; les Anglais peuvent m'y contraindre malgré moi, et il faut que je les cherche où je les trouve. Je n'ai besoin de rien, de nul agrandissement; l'Égypte et quelques colonies me seraient avantageuses, mais cet avantage ne saurait compenser l'agrandissement prodigieux de la Russie. Vous ne pouvez pas voir non plus cet agrandissement d'un œil indifférent, et je vois que ce qui doit essentiellement nous réunir très étroitement, c'est le partage de la Turquie.» Les paroles de l'Empereur prirent ici une gravité significative; en termes ambigus, qui dénotaient à la fois des velléités et des doutes, il laissa échapper un demi-aveu des sacrifices extraordinaires auxquels l'obligerait peut-être son alliance avec Alexandre. «Le jour où les Russes», dit-il, puis, se ravisant aussitôt et «ravalant» ce commencement de phrase: «Quand on sera établi à Constantinople, reprit-il, vous aurez besoin de la France pour vous prêter secours contre la Russie; la France aura besoin de vous pour les contre-balancer.» Il évoqua alors aux yeux de Metternich le péril moscovite, «déclama sur ce sujet», approuva au contraire les prétentions de l'Autriche sur la vallée du Danube, prétentions tout à fait justes, suivant lui, parce qu'elles étaient «fondées sur la géographie»; enfin, se résumant: «Vous manderez à votre cour, dit-il au comte en manière de conclusion, qu'il n'est pas encore question du partage de la Turquie, mais que dès qu'il le sera, vous y serez non seulement admis, mais même appelés, comme de juste, pour défendre et discuter d'un commun accord vos intérêts et vos vues 292.»
Prévenu par Talleyrand, Metternich s'attendait à ces ouvertures. Toutefois, il n'avait pas eu le temps de prendre les ordres de sa cour et se borna à recueillir la communication impériale. Au reste, Napoléon n'en demandait pas davantage: il n'imaginait point que l'Autriche pût se dérober aux espérances qu'il fondait sur elle. Non qu'il crût à la vivacité, à la spontanéité des convoitises orientales de François Ier: il n'ignorait pas que l'Autriche, conservatrice par essence, verrait avec effroi un écroulement nouveau, mais il savait aussi que la situation géographique de cette puissance lui fait une loi, malgré ses scrupules, de participer à tout démembrement de la Turquie qu'elle ne saurait empêcher. L'empire ottoman lui est un voisin commode et peu redoutable; elle n'aspire guère à l'échanger contre un ou plusieurs autres, de moins facile composition; seulement, dès qu'une spoliation nouvelle de cet État lui apparaît inévitable, le seul moyen qui lui reste d'en diminuer les funestes effets est de s'y associer; elle pleure, mais elle prend, et elle se console de n'avoir pu sauver les Turcs en s'enrichissant de leurs dépouilles. C'était sur cette donnée parfaitement juste que Napoléon fondait ses calculs: aussi avait-il moins voulu consulter l'Autriche que la prévenir, afin qu'elle ne se laissât point surprendre par l'événement, qu'elle étudiât de son côté la question, fixât ses vues, préparât ses moyens; de cette manière, quand l'heure du suprême débat aurait sonné, elle pourrait s'y présenter avec compétence, avec autorité, et, s'y rangeant de notre côté, servir utilement nos intérêts.
Ayant pris ses précautions à Vienne, Napoléon va-t-il enfin aborder avec la Russie le grand objet? Le 29 janvier, il envoie à Caulaincourt la réponse promise, mais cette instruction ne conclut pas encore. L'Empereur s'avance un peu plus; il fait un pas vers les mesures extrêmes: il permet à Caulaincourt, non seulement d'écouter les Russes quand ils l'entretiendront du partage, mais de leur demander comment ils comprennent et veulent exécuter cette opération; toutefois, son langage ne doit pas impliquer une adhésion formelle. Napoléon sait que, si la guerre avec l'Angleterre se prolonge, il devra prendre avec la Russie des arrangements fermes, contenter le Tsar, et il enveloppera alors cette satisfaction dans un ensemble d'événements destructeurs pour la puissance britannique, mais il ne s'y résoudra qu'à regret et veut éloigner autant que possible cette extrémité, parce qu'en la reculant il espère toujours s'y soustraire. L'Angleterre se montre acharnée à la lutte; mais son attitude est-elle sincère? Pour l'amener à des dispositions plus modérées, ne suffirait-il pas de trouver un moyen de l'approcher et de s'expliquer? Récemment le cabinet de Vienne, avant de retirer de Londres son ambassadeur, a essayé, par cet agent, d'une médiation 293; l'Autrichien s'y est mal pris et a échoué, mais le fil rompu ne saurait-il se renouer entre des mains plus habiles ou mieux intentionnées? Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, il est possible qu'une négociation se lie, devienne sérieuse, aboutisse et épargne à Napoléon d'irréparables décisions. Seulement, Alexandre voudra-t-il, peut-il se prêter à de nouveaux ajournements? Combien de temps encore, en ne lui parlant plus de la Prusse et en lui parlant du partage, peut-on le faire patienter et le nourrir uniquement d'espérances, sans le détacher de nous ni compromettre sa propre sécurité? Tel est le point sur lequel Savary, arrivé depuis peu de Pétersbourg, questionné longuement, n'a pu fournir une certitude 294, sur lequel Caulaincourt est appelé à porter ses investigations. Dans la lettre du 29, l'Empereur ne commande pas, il interroge, et cette pièce livre le secret de ses irrésolutions. Sentant peser sur lui la loi fatale qui le condamne à ne plus s'arrêter, il résiste encore à la subir et, sur le point de dépasser les limites au delà desquelles la raison et la prévoyance humaines abdiquent leur empire, attiré par les entraînements de la lutte jusqu'au bord de l'inconnu, avant d'y aventurer sa fortune, il hésite et se recueille.
«Monsieur l'ambassadeur, écrit Champagny, je vous ai annoncé que j'aurais à vous faire connaître d'une manière plus particulière les intentions de l'Empereur sur la direction politique que vous devez suivre. C'est ce que je fais aujourd'hui. Vous avez très bien exprimé les intentions de l'Empereur. On ne peut trop dire à la cour de Pétersbourg, et il faut qu'elle en soit bien persuadée, que le premier intérêt de la France et le premier vœu de l'Empereur ont pour objet la stricte exécution du traité de Tilsit, que l'Empereur ne songe pas à démembrer la Prusse, qu'il n'ambitionne aucune de ses provinces et que, lorsqu'il demande la Silésie en compensation de la Valachie et de la Moldavie, qui resteraient aux Russes, c'est beaucoup moins par le prix qu'il met à l'acquisition de cette province que par l'impossibilité de trouver ailleurs le juste dédommagement d'un pareil sacrifice. Mais cet arrangement même, il ne le conclura qu'avec regret et uniquement dans la vue d'obliger l'empereur Alexandre et de donner à son autorité une force plus imposante. L'Empereur préférerait de beaucoup que les choses restassent telles que le traité de Tilsit les a établies.
«Peuvent-elles rester ainsi? Le peuple de Pétersbourg, qui ne sera plus distrait par le bruit des armes et par la perspective d'un nouvel agrandissement de l'empire, ne supportera-t-il pas avec plus d'impatience les privations et les pertes auxquelles l'expose l'interruption de ses anciennes relations avec l'Angleterre? Ce mécontentement du peuple ne sera-t-il pas encouragé par les mécontents de la cour et de l'armée? L'armée entière ne sera-t-elle pas fatiguée de son inactivité et ne verra-t-elle pas avec un extrême regret s'évanouir les espérances de fortune que lui offrait une conquête nouvelle? Le parti anglais ne peut-il pas tirer un grand avantage de ces dispositions?
«Examinez, Monsieur, s'il est possible que l'Empereur surmonte ces difficultés. Le moment critique sera le printemps prochain. C'est alors que l'interruption des relations commerciales avec l'Angleterre se fera plus vivement sentir. L'empereur Alexandre peut-il, sans changer de système, ou sans danger d'une révolution, atteindre l'hiver suivant sans pouvoir dire à ses peuples: «Grâce à mon alliance avec la France, j'ai accru l'empire de Russie, et si vous avez éprouvé quelques privations, elles sont bien plus que compensées par l'illustration qui accompagne le nom russe et par l'acquisition de riches provinces qui augmentent la richesse de l'empire en même temps que sa puissance»?
«Enfin, combien de temps croyez-vous qu'on puisse conserver la tranquillité de cet empire, seulement en nourrissant des espérances que la paix dispenserait de réaliser?
«S'il est vrai que par votre rang, votre représentation et l'impulsion que vous donnerez au corps diplomatique, qui sera bientôt composé de personnes dévouées à la France, vous puissiez influer sur l'esprit de la société de Saint-Pétersbourg qu'on représente comme exerçant elle-même une grande influence sur la cour et l'armée, vous êtes invité à ne négliger aucun moyen d'atteindre ce but, et tous ceux qui peuvent vous être fournis d'ici seront mis à votre disposition.
«Mais ce résultat sera-t-il tel que vous puissiez parvenir à réaliser le vœu de l'Empereur, de se borner à exécuter le traité de Tilsit, en maintenant l'alliance de la France et de la Russie jusqu'à la paix avec l'Angleterre, et sans exposer l'empereur Alexandre au danger d'une révolution?
«L'Empereur sait bien qu'il conservera cette alliance et assurera à l'empereur Alexandre la tranquille possession de son trône, soit par l'abandon de la Valachie et de la Moldavie, soit par le partage de l'empire turc. Mais cette alliance sera chèrement payée: une nouvelle scène de bouleversements s'ouvrira en Europe, qui, sans doute, offrira au génie de l'Empereur des chances qu'il saura faire tourner à son avantage, mais qui aussi éloignera la paix avec l'Angleterre et redoublera pour la France et pour l'Europe les calamités d'une guerre si longtemps prolongée et devenue plus coûteuse et plus inquiétante par des expéditions de plus en plus lointaines.
«Cependant, dans vos entretiens avec l'empereur Alexandre et le comte de Roumiantsof, ne rejetez pas absolument l'idée de ce partage: informez-vous comment on veut le faire, quels sont les moyens d'exécution, quelles puissances on veut y faire entrer, et ne cachez pas combien il est peu favorable aux intérêts de la France, qui ne peut y avoir un lot avantageux, fût-il même très étendu. Faites voir aussi l'avantage de différer cette mesure jusqu'à la paix avec l'Angleterre, ou au moins jusqu'au moment où l'on aurait pu lui arracher l'empire de la Méditerranée, qui la met en état de recueillir dès ce moment les plus précieuses dépouilles de l'empire ottoman 295.»
La position prise par l'Angleterre sur le chemin de l'Égypte et de l'Archipel, tel était toujours l'obstacle principal, jugé jusqu'alors insurmontable, auquel se heurtait l'Empereur. Cependant, un concours de circonstances favorables, que nous indiquerons tout à l'heure, commençait à lui inspirer l'espoir de l'écarter. Peu après, à l'extrême fin de janvier, d'irritantes nouvelles lui arrivèrent de Londres. La session du Parlement venait de s'ouvrir; le discours du trône, lu et commenté devant les deux Chambres, respirait une indomptable ténacité, et les ministres y disaient aux représentants: «Si, comme Sa Majesté en a la ferme confiance, vous déployez dans cette crise des destinées de votre pays l'esprit qui caractérise la nation britannique, et si vous affrontez sans crainte la ligue étrange qui s'est formée contre vous, Sa Majesté nous ordonne de vous assurer de sa ferme persuasion que, avec l'aide de la divine Providence, la Grande-Bretagne sortira de cette lutte avec gloire et succès. Enfin, nous avons l'ordre de vous assurer que, dans cette lutte si imposante et si terrible, vous pouvez compter sur la fermeté de Sa Majesté, qui n'a d'autre intérêt que celui de son peuple 296...» À cette fière déclaration, Napoléon frémit de colère. Il releva le défi, se jura d'anéantir l'Angleterre, puisqu'elle voulait une guerre à mort, et d'ébranler le monde pour l'écraser sous ses débris. Il prit alors son parti, résolut de s'associer plus étroitement la Russie, de soulever ce vaste empire, d'ouvrir à l'ambition d'Alexandre des perspectives illimitées et de lui montrer Constantinople comme une étape sur la route des Indes.
Lettre écrite par Napoléon à Alexandre le 2 février 1808.--Elle respire la passion des grandes choses.--Est-elle sincère?--L'offre de partager la Turquie n'est-elle qu'un leurre destiné à éblouir et à distraire Alexandre?--Nécessité de détourner de l'Espagne et de la Prusse l'attention du Tsar; la proposition de partage en fournit le moyen.--La lettre impériale n'a-t-elle point aussi pour but de préparer une action ultérieure en Orient?--Les plans de Napoléon sur la Turquie et les Indes mûrissent et se développent graduellement.--Préparatifs en Dalmatie et en Albanie.--Opérations maritimes.--Napoléon a l'ambition de la Méditerranée.--Ses efforts pour s'emparer successivement de toutes les positions qui dominent cette mer.--Importance exceptionnelle qu'il attribue à la possession de Corfou.--Le vrai chemin de l'Égypte.-- Multiplicité des moyens employés pour assurer la conservation de Corfou.--Tant qu'ils seront en Sicile et à Malte, les Anglais resteront maîtres de la Méditerranée.--En décembre 1807, ils retirent de la Sicile une partie de leurs troupes et les ramènent dans l'Océan.--Napoléon appelle aussitôt dans la Méditerranée la plus grande partie de ses forces navales.--Il médite la surprise de la Sicile.--Nécessité urgente de ravitailler Corfou.--Napoléon croit pouvoir combiner ces deux opérations dont le succès ferait tomber sa principale objection contre le partage.--Rapprochement entre les instructions données au roi Joseph, à l'amiral Ganteaume, et les propositions faites à Pétersbourg.--Confidence à Decrès au sujet de la Turquie et de l'Égypte.--Caractère éventuel du projet contre la Turquie.--Conversation avec Tolstoï pendant une chasse.--Napoléon subordonne les grands mouvements qu'il médite à la persistance des hostilités avec l'Angleterre; ses efforts redoublés pour obtenir la paix; justice que lui rendent à cet égard ses ennemis les plus acharnés.--Véritable sens de la lettre du 2 février.--Combinaison d'ensemble à la fois politique et militaire.--Napoléon veut livrer bataille à l'Angleterre à travers le monde.--Diversion à tenter dans le Nord: opérations méditées sur les côtes de l'Océan, en Espagne, dans la Méditerranée, en Afrique: projet final sur la Turquie et les Indes.--Idées de l'Empereur sur le sort futur de l'Orient.--Instructions à Caulaincourt.--Napoléon propose une nouvelle entrevue.--Le débat qui va s'ouvrir à Pétersbourg n'aura qu'un caractère préparatoire et très vague.--Points réservés.--La Serbie.-- Question de Constantinople distincte de celle des Dardanelles.--Napoléon demande dès à présent la coopération des escadres russes dans la Méditerranée.-- La flotte européenne.--La mer Noire domaine moscovite.--Carrière ouverte aux ambitions russes dans le nord de l'Asie.--La tendance de Napoléon est de pousser la Russie en Asie, l'Autriche dans la péninsule des Balkans, afin de s'assurer la suprématie en Europe et l'empire de la Méditerranée.
Le 2 février 1808, Napoléon écrivit à l'empereur de Russie la lettre suivante:
«Monsieur mon frère, le général Savary vient d'arriver. J'ai passé des heures entières avec lui pour m'entretenir de Votre Majesté. Tout ce qu'il m'a dit m'a été au cœur, et je ne veux pas perdre un moment pour la remercier de toutes les bontés qu'elle a eues pour lui et qu'elle a pour mon ambassadeur.
«Votre Majesté aura vu les derniers discours du parlement d'Angleterre et la décision où l'on y est de pousser la guerre à outrance. Dans cet état de choses, j'écris directement à Caulaincourt. Si Votre Majesté daigne l'entretenir, il lui fera connaître mon opinion. Ce n'est plus que par de grandes et vastes mesures que nous pouvons arriver à la paix et consolider notre système. Que Votre Majesté augmente et fortifie son armée. Tous les secours et assistance que je pourrai lui donner, elle les recevra franchement de moi; aucun sentiment de jalousie ne m'anime contre la Russie, mais le désir de sa gloire, de sa prospérité, de son extension. Votre Majesté veut-elle permettre un avis à une personne qui fait profession de lui être tendrement et vraiment dévouée? Votre Majesté a besoin d'éloigner les Suédois de sa capitale; qu'elle étende de ce côté ses frontières aussi loin qu'elle le voudra, je suis prêt à l'y aider de tous mes moyens.
«Une armée de 50,000 hommes, russe, française, peut-être même un peu autrichienne, qui se dirigerait par Constantinople sur l'Asie, ne serait pas arrivée sur l'Euphrate qu'elle ferait trembler l'Angleterre et la mettrait aux genoux du continent. Je suis en mesure en Dalmatie; Votre Majesté l'est sur le Danube. Un mois après que nous en serions convenus, l'armée pourrait être sur le Bosphore. Le coup en retentirait aux Indes, et l'Angleterre serait soumise. Je ne me refuse à aucune des stipulations préalables nécessaires pour arriver à un si grand but. Mais l'intérêt réciproque de nos deux États doit être combiné et balancé. Cela ne peut se faire que dans une entrevue avec Votre Majesté, ou bien après de sincères conférences entre Roumiantsof et Caulaincourt, et l'envoi ici d'un homme qui fût bien dans le système. M. de Tolstoï est un brave homme, mais il est rempli de préjugés et de méfiance contre la France, et est bien loin de la hauteur des événements de Tilsit et de la nouvelle position où l'étroite amitié qui règne entre Votre Majesté et moi a placé l'univers. Tout peut être signé et décidé avant le 15 mars. Au 1er mai, nos troupes peuvent être en Asie, et à la même époque les troupes de Votre Majesté à Stockholm. Alors les Anglais, menacés dans les Indes, chassés du Levant, seront écrasés sous le poids des événements dont l'atmosphère sera chargée. Votre Majesté et moi aurions préféré la douceur de la paix et de passer notre vie au milieu de nos vastes empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux par les arts et les bienfaits de l'administration: les ennemis du monde ne le veulent pas. Il faut être plus grands, malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d'aller où la marche irrésistible des événements nous conduit. Alors cette nuée de pygmées, qui ne veulent pas voir que les événements actuels sont tels qu'il faut en chercher la comparaison dans l'histoire et non dans les gazettes du dernier siècle, fléchiront et suivront le mouvement que Votre Majesté et moi aurons ordonné, et les peuples russes seront contents de la gloire, des richesses et de la fortune qui seront le résultat de ces grands événements.
«Dans ce peu de lignes, j'exprime à Votre Majesté mon âme tout entière. L'ouvrage de Tilsit réglera les destins du monde. Peut-être, de la part de Votre Majesté et la mienne, un peu de pusillanimité nous portait à préférer un bien certain et présent à un état meilleur et plus parfait; mais, puisqu'enfin l'Angleterre ne veut pas, reconnaissons l'époque arrivée des grands changements et des grands événements 297.»
Cette lettre, d'une admirable éloquence, n'exprimait pas l'idée du partage, mais la sous-entendait; celle écrite le même jour à Caulaincourt, plus explicite, l'admettait formellement; elle ordonnait à l'ambassadeur d'aborder la discussion des parts, des avantages respectifs, des moyens, entrait dans le vif et dans le détail de la question. Au Tsar, l'Empereur n'avait voulu qu'indiquer l'ensemble du mouvement et donner l'impulsion. Il l'avait fait avec autant d'habileté que de grandeur et, sans livrer au monarque russe une seule parole dont il pût abuser, lui laissait tout comprendre et tout espérer. Dans sa lettre, son génie se montre sous tous ses aspects, tour à tour familier, souple, ingénieux, sublime: il flatte d'abord et caresse, puis s'élève, prend son essor, déploie son vol. À mesure que la lecture se poursuit, l'élan de la pensée se communique; on est entraîné, on subit l'irrésistible pouvoir de cet homme, et l'on comprend que plus tard vingt nations différentes, sans haine, sans passion, sur un signe de sa main, se soient précipitées derrière lui à la conquête de Moscou. Quand il parle aujourd'hui de faire refluer l'Europe sur l'Asie, il semble que l'esprit des grands conquérants d'autrefois, celui qui déplaçait les peuples, les arrachait du sol et les poussait à de lointaines migrations, revive en lui et commande par sa bouche: jamais voix d'homme plus puissante n'a sonné le signal de grands combats et le renouvellement d'un monde.
Cependant, si la lettre impériale fait passer d'abord à travers l'âme un frisson d'enthousiasme guerrier, un doute s'élève peu à peu et embarrasse l'esprit. Jusqu'au dernier moment, nous l'avons vu, Napoléon avait conservé ses répugnances pour le partage; le 29 janvier, il hésitait encore, n'accordait rien, et le voici, quatre jours après, qui prévient les désirs de son allié, dépasse ses espérances, abaisse devant lui toutes les barrières. L'impression produite par les déclarations anglaises avait-elle été jusqu'à provoquer en lui un si complet revirement? L'appel au Tsar était-il sincère? Ne cachait-il pas une immense duperie? Pressé par la Russie, obligé de plus en plus, à mesure que l'Angleterre redoublait d'opiniâtreté, à mesure aussi que nos armées s'enfonçaient en Espagne, de rassurer le Nord et de se le concilier, partagé entre le sentiment de cette nécessité et ses invincibles défiances, Napoléon n'a-t-il point cherché, en offrant à son allié l'apparence d'une concession capitale, à s'épargner de réels sacrifices? Il aurait alors proposé le partage sans intention de l'exécuter, et son plan se fût réduit à ceci: par une discussion solennelle sur l'Orient, il donnerait le change à l'empereur Alexandre, charmerait, éblouirait ce prince, tandis que lui-même exécuterait son dessein sur l'Espagne, le seul dont il ait été sérieusement occupé; puis, le sort de la Péninsule réglé, la Russie et l'Europe mises en présence du fait accompli, il rétracterait insensiblement ses offres et laisserait s'évanouir le mirage si magnifiquement évoqué. Sa lettre n'eût été que le chef-d'œuvre d'un art incomparable, mais fallacieux, et les phrases de la fin, où vibre la passion des grandes choses, une péroraison à effet. Napoléon n'eût voulu que donner à la Russie la représentation d'un grand dessein, agiter devant elle l'appareil d'une feinte négociation, faire passer à ses yeux l'illusion de villes à conquérir, de territoires, de royaumes à partager, puis, derrière ce prestigieux décor, poursuivre un projet plus pratique dans sa perfidie, la spoliation d'une dynastie débile et le rapt d'une couronne. Faut-il admettre cet artificieux calcul et reconnaître que le vainqueur de l'Europe s'est réduit, cette fois, à n'être que le plus habile des metteurs en scène? Au contraire, croirons-nous que Napoléon, plus grand dans la sincérité de ses conceptions sans frein, voulait ce qu'il annonçait, qu'il inclinait réellement, après avoir remanié l'Europe, à transformer l'Orient? Ce problème se rencontre au point culminant de sa carrière, à l'heure où il semble s'arrêter incertain sur cette cime, avant de s'égarer dans une voie fatale.
Il est certain que l'Empereur, dans les premiers jours de février 1808, avait un besoin impérieux, urgent, d'occuper et de distraire Alexandre: c'était tout à la fois de l'Espagne et de la Prusse, du midi et du centre de l'Europe, que l'attention du Tsar devait être détournée. On ne peut douter qu'à cette époque, peut-être sous l'impression des nouvelles de Londres, Napoléon ne se soit résolu à prononcer son action en Espagne, à mieux s'assurer de ce royaume, afin d'en disposer plus utilement contre l'Angleterre. Préméditait-il déjà tout ce qu'il devait accomplir en Espagne? Si l'abaissement des Bourbons le frappait de plus en plus, si leurs misérables querelles semblaient les lui livrer, s'il sentait la tentation d'intervenir entre un père déconsidéré et un fils qui n'avait point le courage de ses ambitions pour les éliminer l'un par l'autre, s'il pensait à un changement de dynastie, nous ne saurions affirmer qu'il ait écarté dès cet instant la possibilité d'une solution moins violente, à procurer par des moyens diplomatiques appuyés d'un grand déploiement de forces, qu'il ait renoncé à l'idée d'un traité qui eût réuni à la France les provinces du Nord, stipulé le mariage du prince des Asturies avec une fille de Lucien et asservi davantage la maison royale. Dans tous les cas, il ne prévoyait pas une résistance nationale; une lutte avec le peuple révolté, une guerre d'Espagne n'entrait nullement dans ses calculs, et ce devait être la plus complète, la plus funeste de ses erreurs. Estimant que l'absorption de l'Espagne dans son système serait surtout affaire de politique, d'adresse, de longueur peut-être, il ne jugeait pas cette œuvre incompatible avec d'autres entreprises, plus vastes encore, mais ne se préparait pas moins à l'accomplir. Or, pour que la Russie fermât les yeux sur ce nouvel accroissement de la puissance française, il était utile de stimuler ses propres ambitions; en lui ouvrant l'espoir de prendre aux dépens de tous ses voisins, Napoléon s'en réservait à lui-même la faculté: «Je ne suis jaloux de rien, écrivait-il dans sa lettre à Caulaincourt, et je demande le réciproque 298.»
Ayant laissé d'autre part se créer entre la France et la Russie une question prussienne, irritante, scabreuse, et ne voulant la résoudre, Napoléon aspirait à l'écarter. Ce qu'Alexandre demandait implicitement à Caulaincourt, ce qu'il laissait réclamer par Tolstoï, c'était la libération de la Prusse. Or, Napoléon était profondément résolu à ne point laisser échapper cette nation des liens où il la retenait, à ne point desserrer son étreinte, tant que l'Angleterre resterait en armes. Sur cet article il ne céderait jamais, n'accorderait pas à Alexandre l'évacuation, mais répugnait à la lui refuser trop positivement, craignant de le révolter à la fin et de faire éclater le conflit. Il désirait donc suspendre le débat et s'épargner de plus pressantes instances; la proposition de partage lui en fournissait le moyen. En jetant cet objet sur le tapis, Napoléon rompait une partie mal engagée, brouillait les cartes, et se mettait en mesure de reprendre son jeu avec la Russie sur de nouveaux frais. Conviée à une discussion dont l'importance ferait pâlir à ses yeux tout autre intérêt, cette puissance cesserait pour l'instant de considérer la Prusse, ne verrait que la Turquie, ne nous troublerait plus dans la possession de nos sûretés en Allemagne; en pleine paix, Napoléon pourrait continuer de traiter la Prusse en pays conquis et retenir contre elle tous les droits de la guerre; tel était encore et incontestablement l'un des avantages qu'il attendait de sa lettre.
Ne se proposait-il pas enfin d'en retirer un dernier résultat, celui qu'il annonçait ouvertement? Réservant l'un des deux points de difficulté entre la France et la Russie, n'avisait-il pas en même temps à s'entendre avec Alexandre sur l'autre, c'est-à-dire sur l'Orient, et à sceller par un gigantesque concert de mesures, fatal à l'adversaire commun, l'accord des deux empires?
À cette question, il semble que notre exposé de l'évolution opérée chez l'Empereur, pendant les deux mois précédents, ait répondu par avance. De l'arrière-plan de sa pensée, nous avons vu le projet de partage monter peu à peu au premier rang de ses préoccupations. En janvier 1808, nous le sentons en lui et même nous l'apercevons nettement par échappées, grâce à des paroles émanées de lui-même ou de ses ministres, grâce aux révélations de Talleyrand à Metternich et aux propos par lesquels Napoléon fait pressentir au ministre autrichien la ruine prochaine de la Turquie. Ainsi l'idée fait son chemin dans l'esprit de l'Empereur, quoique lentement et avec peine; les instructions du 29 janvier à Caulaincourt nous la montrent toujours combattue, mais plus pressante, et enfin quand elle se dévoile le 2 février, il est naturel de penser que Napoléon, provoqué par l'Angleterre, n'a pas cru devoir en retarder plus longtemps l'explosion. Ce qui le prouve, c'est que, dans la lettre à l'empereur Alexandre, nous reconnaissons le projet tel que nous l'avons surpris en germe quelques semaines auparavant; c'est bien le même dessein, pris à des états successifs, à des degrés divers de développement, mais comprenant toujours, à titre caractéristique, deux éléments essentiels: le partage et l'expédition aux Indes. Et cette dernière particularité est révélatrice. Si Napoléon n'eût voulu que leurrer la Russie, il lui eût proposé le partage, qu'il pensait devoir la combler de joie, et non la marche en Asie, qu'elle goûtait peu, jugeait irréalisable et périlleuse; par cela seul qu'il met cette condition et ce correctif au démembrement de la Turquie, il laisse voir qu'il admet vraiment cette première opération et nous livre un des motifs de sa condescendance: il consent à jeter bas le vieil édifice oriental, parce qu'il espère se frayer au milieu de ses ruines un chemin vers les Indes, atteindre et frapper l'Angleterre à travers la Turquie.
Cette disposition achève de se révéler par les mesures prises autour des frontières de l'empire ottoman; il y a concordance entre le langage prescrit par Napoléon à sa diplomatie et les ordres donnés à son armée, à sa marine; tandis qu'il propose le partage à Pétersbourg, il se met en position de l'exécuter. Son armée de Dalmatie lui servait d'avant-garde vers le Levant: à ce moment il la renforce, pourvoit à son équipement, se tient en communication continuelle avec ses chefs. Il interroge Marmont sur les points d'atterrissement qu'offre la côte d'Épire 299; il fait étudier les routes par lesquelles nos troupes pourront s'introduire sur le sol ottoman et non seulement y côtoyer la mer, mais s'enfoncer dans l'intérieur. Apprenant qu'un chemin conduit de nos possessions à Bérat, chef-lieu de l'un des pachaliks d'Albanie: «Il faut connaître à fond cette route, écrit-il, dont le détail, lieue par lieue, m'intéresserait beaucoup 300.» Ces instructions, il est vrai, peuvent s'expliquer par une pensée défensive. Depuis quelque temps, Napoléon songeait, le cas échéant, à faire traverser l'Albanie turque par un corps français qui viendrait se poster en face de Corfou et protéger cette île contre une attaque des Anglais. Mais arrivons à des témoignages plus probants; des côtes de l'Adriatique, passons sur celles de la Méditerranée. Là tout s'émeut, tout se prépare; des flottes, des convois se réunissent; à travers mille difficultés, parfois ralentie, jamais suspendue, une imposante concentration de forces se poursuit depuis deux mois. À remonter aux origines de cette action, à en suivre les péripéties, on voit s'éclairer d'un jour plus vif les plans d'abord incertains de l'Empereur, ses variations, ses espérances plusieurs fois déjouées, subitement ranimées, et enfin, dans les premiers jours de février, lorsque le mouvement s'accélère, se développe, se tourne vers la Méditerranée orientale, les ordres qui le règlent, rapides et pressés, font au dessein sur la Turquie de claires allusions, livrent à cet égard des indices irrécusables, des expressions de plus en plus significatives, et finalement, en toutes lettres, un aveu.
Depuis que Napoléon était né aux grandes choses, il méditait la conquête de la Méditerranée; c'était l'une de ses idées permanentes et préconçues, non de celles qui ne jaillissaient en lui que sous la pression des événements. Pour régner sur cette mer qu'il aimait, dont les flots enveloppaient sa patrie, dont la voix avait bercé ses premiers rêves, point n'était besoin à ses yeux d'opposer aux Anglais une égalité de forces navales, de les chercher sur leur élément et de les y vaincre. De Gibraltar au Bosphore, la mer est sujette de la terre; les golfes où elle s'emprisonne, les presqu'îles qui la divisent et isolent ses parties, les promontoires qui la déchirent, les archipels qui la parsèment, les canaux où elle se resserre, la tiennent dans une étroite dépendance; pour conquérir le libre Océan, il est nécessaire d'asservir ses flots sous des escadres triomphantes; la Méditerranée se gouverne du haut des terres qui la dominent. Parmi ces positions, Napoléon, guidé par cet instinct topographique, ce «diagnostic des lieux 301» que nul n'a possédé à un si haut degré, avait immédiatement reconnu les plus importantes, les mieux situées, celles qui devaient servir de bases à son pouvoir, et son but était de se les approprier successivement.
Dès le début de sa carrière, ce système se dévoile. À peine descendu des Alpes, il recueille et choisit pour la France, parmi les dépouilles des États italiens, d'abord les îlots situés au sud de la Sardaigne, puis, à mesure que nos victoires se succèdent, Gênes, l'Elbe, Ancône, Corfou enfin et ses compagnes, ces sept îles de la mer Ionienne que Venise avait su garder jusqu'au jour de sa chute, débris de son empire oriental, dernières perles de sa couronne. Maître de Corfou, il s'élance à la conquête de l'Égypte et enlève Malte en passant. À cette poussée de la France sur la Méditerranée succéda bientôt un recul. La deuxième coalition fit tomber de nos mains les îles Ioniennes, Malte, Alexandrie, et mit partout à notre place les Anglais ou leurs alliés. Cependant Napoléon ne renonce pas à réparer ces pertes et s'y applique indirectement; de 1805 à 1807, il fait servir chacune de ses victoires dans le Nord à la reprise de quelque position méditerranéenne; après Austerlitz, il s'empare de la Dalmatie, chasse les Bourbons de Naples, borde de ses troupes les côtes de leur royaume; deux ans plus tard, par Friedland, il rachète Corfou. Le traité de Tilsit, en lui restituant l'archipel Ionien et la précieuse rade de Cattaro, ramène pour la seconde fois la France dans le bassin oriental de la Méditerranée.
Aussitôt Corfou devient pour Napoléon l'objet d'une sollicitude sans égale. Ce poste, remis de mauvaise grâce par les commandants russes, à peine occupé par quelques détachements français, restait aventuré; il devait tenter l'avidité des Anglais, et l'on a vu par les ouvertures de Wilson au cabinet russe que l'une de leurs pensées favorites était d'enlever les îles. Mais Napoléon a deviné ce projet, avant même que les confidences de Roumiantsof le lui aient divulgué, et, pour le prévenir, il multiplie les moyens. De tous côtés, il veut faire affluer dans Corfou des troupes, des munitions, des approvisionnements; il organise de loin la résistance, entre dans les plus minutieux détails, ne laisse rien au hasard de ce qu'il peut lui enlever. À mesure que les semaines s'écoulent, son attention inquiète redouble; il réitère ses ordres, aiguillonne, gourmande ses lieutenants, incrimine leur lenteur; le nom de Corfou revient continuellement sous sa dictée, et cette île de quelques kilomètres carrés l'occupe plus à elle seule que toutes les autres parties de son empire 302.
Note 302: (retour) Corresp., 13095, 13098, 13116, 13117, 13118, 13126, 13206, 13221, 13223-24, 13232-33, 13240, 13209, 13331, 13337, 13341, 13368. Correspondance politique et militaire du roi Joseph, publiée par A. Du Casse 3e édition, t. IV, 25 septembre au 15 décembre 1807. Voy. aussi la mission du commandant de Clermont- Tonnerre à Corfou, dans l'ouvrage de M. Camille Rousset intitulé: Un ministre de la Restauration, le marquis de Clermont-Tonnerre, 50 et suiv.
Ce soin absorbant s'explique dès qu'on le rapproche des plans agités à Tilsit. Si le partage devait se faire, Corfou serait le pivot sur lequel tournerait l'opération tout entière, développant ses deux faces, l'une continentale, l'autre maritime. Attachée aux flancs de la Turquie européenne, la principale des îles Ioniennes nous plaçait en contact avec les parties les plus intéressantes de cette contrée, permettait d'observer l'Albanie, l'Épire et Ali son tyran, de se créer des intelligences parmi les Hellènes, qui commençaient à frémir sous le joug et à reprendre conscience d'eux-mêmes; cette Grèce insulaire pourrait servir à agiter, à soulever l'autre. Ses annexes sur la terre ferme, Parga, que l'Empereur commandait de fortifier, Butrinto, qu'il prescrivait d'occuper, nous fournissaient des têtes de pont au delà de l'Adriatique, des lieux de débarquement désignés; l'ensemble de la position facilitait le passage d'Italie en Épire, et dans le cas où la Turquie devrait être brusquement envahie, marquait l'un des points où il serait le plus facile d'amorcer l'entreprise.
D'autre part, Corfou était une sentinelle avancée sur la route de l'Égypte, cet objet éternel de regrets et de convoitises. Qu'on jette un regard sur la carte. L'Italie, s'allongeant dans le sud-est, projette sa pointe méridionale vers l'Égypte; une ligne droite, prenant son point de départ au fond du golfe de Tarente et tirée à travers les flots, irait aboutir aux quais d'Alexandrie. Le pays d'Otrante, de Brindisi, de Tarente, ce que Napoléon appelait «l'extrémité de la botte 303» et ce qui en figure plus exactement le talon, tel est l'endroit où l'Europe occidentale se rapproche le plus de notre ancienne possession africaine; c'est là que se rattache aujourd'hui la voie de communication rapide, le lien commercial qui unit nos contrées par Suez à celles de l'extrême Asie. Le génie précurseur de Napoléon avait pressenti l'importance de cette portion de l'État napolitain; c'était de Tarente qu'il comptait faire partir l'expédition destinée à nous rendre l'Égypte. Mais les îles Ioniennes bordent et jalonnent à l'est la route que nous aurions à suivre; elles formaient le complément indispensable de notre position; leur perte en eût annulé la valeur. Les Anglais à Corfou, c'était l'Adriatique fermée, le golfe de Tarente étroitement surveillé, le royaume de Naples pris à revers. Au contraire, restant entre nos mains, Corfou offrait à notre flotte une première escale, une rade spacieuse où elle pourrait s'abriter contre l'ennemi et contre la mer, attendre pour passer l'instant favorable, préparer définitivement ses moyens et prendre son élan.
Toutefois, si la possession de Corfou nous facilitait l'accès de l'Égypte, elle ne l'assurait pas, tant que les Anglais conserveraient Malte et surtout la Sicile. Établis dans cette grande île qui permet d'intercepter les communications entre les deux bassins de la Méditerranée, ils pouvaient nous prendre en flanc, nous barrer le passage, nous prévenir et nous contrarier dans toutes les parties du Levant. Ayant fait de la Sicile leur place d'armes, leur asile, ils y tenaient constamment huit à dix mille hommes de troupes éprouvées, une force prête à rayonner dans toutes les directions. Napoléon les jugeait maîtres de la Méditerranée tant qu'ils seraient dans l'île; aussi, lorsqu'il n'entrevoit pas encore la possibilité de les en chasser, en octobre et novembre 1807, s'efforce-t-il d'ajourner indéfiniment le partage de la Turquie.
En décembre, il reçut à Milan une nouvelle inattendue; la Sicile se dégarnissait d'Anglais 304. La majeure partie de leurs troupes, sous le commandement du général Moore, s'étaient embarquées à Palerme, et l'on apprit bientôt qu'elles avaient gagné l'Océan. Cette expédition allait-elle défendre le Portugal contre nos troupes? Remonterait-elle jusque dans la Baltique, se portant au secours de la Suède menacée par les Russes? Quelle que dût être sa destination, il n'en était pas moins certain que le péril grandissant dans d'autres régions obligeait l'Angleterre à y faire refluer ses forces et dégageait la Méditerranée. Avec sa promptitude ordinaire de coup d'œil, Napoléon comprit immédiatement le parti qu'il pourrait tirer de cette évolution et résolut d'y répondre par un mouvement en sens inverse. Au lendemain de Tilsit, alors qu'il comptait sur le concours de la flotte danoise, c'était dans le Nord qu'il s'était proposé d'employer principalement ses escadres: le Midi lui offrant aujourd'hui un champ momentanément libre, il prescrit à sa puissance navale un subit changement de front et décide de la transporter tout entière dans la Méditerranée. Il conservait une escadre a Brest, une autre à Lorient, une troisième à Rochefort; le 12 décembre, de Venise, il fait expédier à toutes l'ordre de sortir, de doubler la péninsule ibérique, de franchir le détroit de Gibraltar et de rejoindre à Toulon la flotte qu'il possède encore dans ce port, sous les ordres de l'amiral Ganteaume, et à laquelle doivent se réunir en même temps six vaisseaux appelés de Cadix 305. Aussitôt tout entre en action: les courriers volent, les escadres appareillent, et l'on apprend le 24 janvier que celle de Rochefort, réussissant la première à tromper la vigilance des croisières ennemies, fait voile vers Toulon, où l'attendent les vaisseaux de Ganteaume. L'Empereur veut utiliser cette première concentration, prélude d'une autre plus importante, et songe aussitôt à diriger sur la Sicile les forces navales combinées. Le 24 janvier, il adresse à Joseph, roi de Naples, un plan pour la surprise et la conquête de l'île 306: c'est une réminiscence et comme une réduction du grand projet de descente en Angleterre; il s'agit toujours d'assurer le succès par la coopération momentanée d'une flotte aux mouvements d'une armée.
Napoléon s'adonnait avec ardeur aux préparatifs de l'expédition, quand de fâcheuses nouvelles lui arrivèrent de Corfou. Si le gros des forces anglaises avait déserté la Méditerranée, des croisières y étaient demeurées, et l'une d'elles, faisant bonne garde autour des Sept-Îles, empêchait le ravitaillement 307. Nos renforts, nos convois étaient interceptés: au 1er janvier, rien n'était arrivé à destination, et quelques jours après, le roi Joseph signalait franchement l'insuffisance des moyens employés pour assurer la défense 308. Les Anglais pouvaient reparaître à l'improviste en grand nombre, et le danger devenait imminent. Aux yeux de Napoléon, la Sicile elle-même était moins importante que Corfou; la conquête de la première eût tout facilité, mais la perte de la seconde empêcherait tout. Obviant au plus pressé, l'Empereur résolut d'abord d'employer au ravitaillement de Corfou les deux flottes dont il disposait; Ganteaume reçoit l'ordre, aussitôt que l'escadre de Rochefort aura été signalée devant Toulon, de se porter à sa rencontre et de la rejoindre au large; il poussera ensuite droit à Corfou, y jettera son chargement de munitions et d'approvisionnements, protégera le passage des convois, mettra la place à l'abri de toute atteinte. En même temps Napoléon écrit au général César Berthier, gouverneur des Sept-Îles, pour lui annoncer l'arrivée de ce secours et lui ordonner, s'il est attaqué, de tenir jusqu'à la dernière extrémité 309; à Joseph, il écrit de concentrer tous ses efforts sur la défense de Corfou et ne fait plus d'allusion à la descente en Sicile.
À quelques jours de là, sa pensée se modifie encore et s'enhardit: de nouvelles possibilités lui apparaissent. Puisque la jonction des deux flottes va nous assurer dans la Méditerranée une supériorité passagère, mais réelle, pourquoi ne pas associer les deux opérations, aller d'abord à Corfou, puis en Sicile? Une telle expédition, qui offre toutes les chances de réussite, serait vraiment d'un effet décisif pour nos projets sur l'Orient et de nature à fixer nos irrésolutions; elle enlèverait aux Anglais leur base d'opérations et du même coup assurerait la nôtre; c'est à la tenter que Napoléon se résout en fin de compte, et il formule dans ce sens ses dernières instructions. Ganteaume se dirigera d'abord sur Corfou, puis, après avoir pourvu à la sûreté de ce poste, pénétrant dans le détroit de Messine, fournira à notre armée de Naples, que Joseph tiendra toute prête à passer, les moyens de prendre pied en Sicile 310.
Ces mesures sont ordonnées le 7 février; elles ont donc été arrêtées pendant les jours précédents, c'est-à-dire à l'instant où Napoléon proposait le partage à l'empereur de Russie, et la connexité entre ces deux mouvements de sa volonté apparaît indéniable. Elle s'accuse jusque par certains rapprochements d'expression: dans la dépêche à Caulaincourt du 29 janvier, Napoléon indiquait l'avantage de différer le partage «jusqu'au jour où l'on aurait arraché aux Anglais l'empire de la Méditerranée 311». Dans ses instructions pour Ganteaume, il signale «la grande importance d'avoir la Sicile, ce qui change la face de la Méditerranée 312». Il considère ainsi la conquête de cette mer comme désormais réalisable, imminente, et juge que la condition principale à laquelle il avait subordonné le partage peut se trouver accomplie. En même temps il tient à Joseph, au sujet de Corfou, un langage de plus en plus frappant, caractéristique dans son mystère: «Corfou est tellement important pour moi, lui écrit-il, que sa perte porterait un coup funeste à mes projets... Souvenez-vous de ce mot: dans la situation actuelle de l'Europe, le plus grand malheur qui puisse m'arriver est la perte de Corfou 313.»
Bientôt, il s'explique davantage. Après quelques semaines, quand la flotte de Ganteaume a ravitaillé les îles Ioniennes, mais a manqué la Sicile et est venue reprendre haleine à Toulon, ce demi-succès excite l'Empereur plus qu'il ne le décourage. En mars, dans un aperçu d'ensemble adressé au ministre Decrès sur la distribution et l'emploi possible de toutes ses forces navales, lorsqu'il a détaillé les mesures à prendre dans le Nord, il ajoute: «En même temps j'aurai à Corfou, à Tarente et à Naples, des préparatifs pour une expédition de Sicile ou d'Égypte 314.» Puis il reprend et complète sa pensée, n'admet plus l'alternative entre l'expédition de Sicile et celle d'Égypte, les montre inséparables et se rattachant toutes deux aux événements dont la Turquie deviendra le théâtre; après avoir indiqué par quelles manœuvres il espère masquer aux Anglais ses vues sur l'Océan et la Méditerranée occidentale, il renonce à leur donner le change du côté de l'Orient, laisse entendre que l'attaque de l'empire ottoman par terre fera éclater nos projets maritimes, et il termine par cette phrase: «Il sera si évident qu'on en veut à la Sicile et à l'Égypte, les opérations qui se feront à Constantinople l'indiqueront tellement que les Anglais ne pourront pas s'y tromper 315.»
Ainsi, la pensée d'envahir la Turquie et de menacer les Indes existait toujours et plus fortement chez l'Empereur. S'ensuivait-il qu'elle eût pris en lui la valeur d'une décision irrévocable? Surtout Napoléon croyait-il que la double opération pût être définitivement arrêtée et s'accomplir dans les étroits délais que spécifiait sa lettre, avec une rapidité foudroyante et miraculeuse? Il est plus vraisemblable que l'une de ses intentions, lorsqu'il écrivait la lettre du 2 février, était au contraire, tout en se ménageant la possibilité d'un accord ultérieur avec la Russie, d'échapper à tout engagement prématuré, grâce à un débat dont l'importance et la complexité fourniraient matière à multiplier les incidents. Pour calmer l'impatience de la Russie, il la conviait à discuter dès à présent avec lui l'entreprise qu'il avait imaginée et tenait en réserve comme suprême moyen contre l'Angleterre, sans juger que l'exécution dût en être immédiatement poursuivie ou même concertée. Obsédé plus impérieusement par le rêve qui le hantait depuis plusieurs mois, il le continuait tout haut devant Alexandre, dans le but d'enchanter ce monarque, de lui faire tout oublier et tout supporter, dans le but aussi de préparer avec lui les moyens de transformer en réalités les plus audacieuses conceptions, mais seulement si l'avenir en donnait le pouvoir et en démontrait la nécessité.
Aussi bien, dans son principe même, le projet restait incertain; sa mise à effet dépendait d'un concours de circonstances. Il fallait que les opérations préliminaires dans la Méditerranée eussent un plein succès, que l'affaire d'Espagne fût facilement réglée, que l'on pût s'accorder avec Alexandre sur la répartition des territoires ottomans. Pour le cas où l'une ou l'autre de ces conditions ferait défaut, Napoléon n'excluait point de ses rapports avec la Russie les autres moyens d'entente qu'il avait proposés ou envisagés. Comme toujours, ses combinaisons ont plusieurs faces, et il les laisse alternativement paraître, suivant les interlocuteurs auxquels il s'adresse. Dans les premiers jours de février, tandis qu'il écrit au Tsar, il invite Tolstoï à la chasse et en profite pour lui parler longuement. S'il se garde de livrer à l'ambassadeur, dont il se défie, ce qu'il vient de communiquer au souverain, s'il se borne à l'une de ces conversations abondantes, prolixes, souvent contradictoires, par lesquelles il excelle à déconcerter ses interlocuteurs et à masquer sa pensée, il effleure néanmoins tous les modes de solution et n'en repousse aucun: il pourra consentir au partage, dit-il, «par complaisance pour l'empereur Alexandre 316»; il ne rejette pas l'idée de laisser simplement la Russie s'étendre jusqu'au Danube, alors même que la France évacuerait la Prusse: toutefois, il redemande encore la Silésie, mais déclare toujours et avec une grande énergie qu'il est prêt à y renoncer, à la restituer sur-le-champ, si la Russie se retire des Principautés 317. Il ne se montre invariable qu'en un point, la nécessité de frapper un grand coup contre l'Angleterre et de l'atteindre en Asie: si l'on ne détruit pas la Turquie, on pourra se servir d'elle et emprunter pacifiquement son territoire jusqu'aux confins de la Perse; c'est l'Euphrate qu'il faut atteindre: «Une fois sur l'Euphrate, rien n'empêche d'arriver aux Indes; ce n'est pas une raison pour échouer dans cette entreprise parce qu'Alexandre et Tamerlan n'y ont pas réussi: il s'agit de faire mieux qu'eux 318.»
Note 317: (retour) Prenant son chapeau des deux mains, écrit Tolstoï, et le jetant à terre, il me tint ce discours trop remarquable pour ne pas être transcrit mot à mot: Écoutez, monsieur de Tolstoï, ce n'est plus l'empereur des Français qui vous parle, c'est un général de division qui parle à un autre général de division: Que je sois le dernier des hommes si je ne remplis pas scrupuleusement ce que j'ai contracté à Tilsit, et si je n'évacue pas la Prusse et le duché de Varsovie lorsque vous aurez retiré vos troupes de la Moldavie et de la Valachie. Comment pouvez-vous en douter? Je ne suis ni un fou ni un enfant pour ne pas savoir ce que je contracte, et ce que je contracte, je le remplis toujours.» Tolstoï à Roumiantsof, 25 janvier-6 février 1808, archives de Saint-Pétersbourg.
Tout étant dirigé contre l'Angleterre, il était évident, d'autre part, que la soumission anticipée de cette puissance arrêterait tout, immobiliserait le bras de l'Empereur prêt à frapper. À l'heure même où il proposait de donner à la lutte un développement inouï, Napoléon ne négligeait aucune chance, si frêle qu'elle fût, de prévenir par un accommodement cette suprême nécessité. Dans le courant de février, le ministre de Russie à Londres, M. d'Alopéus 319, rappelé par suite de la rupture, traversait la France pour rentrer dans son pays; apprenant que ce diplomate a recueilli en Angleterre quelques paroles conciliantes qui semblent contraster avec le ton des déclarations ministérielles, Napoléon se hâte de saisir ce fil; par l'intermédiaire du Russe, il essaye de reprendre la négociation ébauchée par l'Autrichien, et ses détracteurs obstinés, Tolstoï entre autres, sont forcés de reconnaître en lui un vrai désir de la paix 320. La tentative nouvelle ne devait pas mieux réussir que les précédentes, mais l'Empereur était parfaitement résolu, si l'Angleterre se montrait disposée à en finir, de considérer ses offres à la Russie comme non avenues, d'arrêter les ressorts formidables qu'il s'apprêtait à faire jouer.
Note 320: (retour) «Trouvant dans l'empereur Napoléon, écrit Tolstoï le 6 -18 mars 1808, toujours les mêmes dispositions, toujours le même désir de la paix, j'ai cru devoir profiter de cette dernière ressource» (l'entremise de M. d'Alopéus); archives de Saint-Pétersbourg. De son côté, M. d'Alopéus disait, après une conversation avec l'Empereur, «qu'il avait trouvé que son désir de la paix avec l'Angleterre était assez marqué et que toutes ses questions l'avaient marqué... Ce n'est pas de même à Londres, ajoutait le Russe, où non seulement le sieur Canning, mais tout le ministère sont décidés à la continuation de la guerre...» Hassel, 498.
Entourée de ces réserves, éclairée par les témoignages divers qui nous sont apparus, la lettre au Tsar découvre son véritable sens et prend toute sa valeur. Si on la rapproche en même temps des mesures ordonnées par l'Empereur, non seulement au Midi, mais dans les autres parties de l'Europe, tout s'explique en elle, chaque passage prend une signification précise, et à travers ses lignes le tracé d'un projet d'ensemble apparaît dans toute sa grandeur. C'est un plan de subtile et profonde politique, pouvant aboutir à la plus formidable combinaison de guerre qui ait jamais surgi d'un cerveau humain. Depuis la Baltique jusqu'au cœur de l'Asie Mineure, en passant par la mer du Nord, les côtes de l'Atlantique, la péninsule Ibérique, l'Italie, le Levant, Napoléon dispose le monde comme un champ de bataille. Sur cette ligne de plusieurs mille lieues d'étendue, usant d'autorité ou d'habiles incitations, il appelle, range, met en ordre de combat les peuples sujets ou alliés, comme autant de corps d'une même armée, assigne à chacun sa position, son rôle, charge les uns de démonstrations et de fausses attaques, réserve les autres pour les coups décisifs; il veut provoquer une succession de mouvements destinés à se répondre, à se concerter, à s'appuyer mutuellement, jusqu'à ce qu'enfin, tenant l'Europe rassemblée sous sa main, il la lance, si les circonstances l'exigent, à un assaut suprême contre la puissance britannique; ce sera l'acte dernier de la grande lutte, le digne dénouement de ce drame dont les péripéties se sont appelées Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland et Tilsit.
Dès à présent, la Russie doit agir vivement au Nord, contre la Suède, et menacer Stockholm: Napoléon offre au Tsar comme prix de son énergie, non seulement la Finlande, mais tout ce qui pourra être conquis de ce côté, et se déclare prêt à l'appuyer. En effet, à ce moment même, il prescrit à Bernadotte, qui occupe avec son corps les villes hanséatiques, de s'élever dans le Jutland, afin de se mettre en mesure de passer dans les îles danoises et de concerter avec le gouvernement de Copenhague l'attaque de la Scanie, province méridionale de la Suède. Veut-il réellement anéantir cet État? Un tel projet est loin de sa pensée: «Je n'ai rien à gagner à voir les Russes à Stockholm 321», écrira-t-il bientôt, et le concours qu'il leur prêtera ne sera jamais effectif. Le mouvement qu'il provoque de leur part n'est qu'une diversion à la fois politique et militaire, destinée à absorber l'attention de nos alliés et celle de nos adversaires. Offrant à la Russie dans le Nord l'agrandissement immédiat qu'elle sollicite en Orient, il donne un premier aliment à l'avidité conquérante de cette cour; il l'occupe matériellement contre la Suède, tandis qu'il l'occupe en esprit à discuter le démembrement de la Turquie. D'autre part, la marche des Russes vers la péninsule Scandinave, combinée avec la démonstration de Bernadotte, attirera de plus en plus dans cette direction les forces de l'Angleterre, les retiendra loin de l'Espagne et de la Méditerranée.
Tandis que l'Angleterre, n'osant refuser assistance au monarque qui s'est follement compromis en sa faveur, enverra en Suède ses meilleurs régiments, l'Espagne, abandonnée à elle-même, dominée et comme fascinée, tombera dans la main de Napoléon; changeant peut-être de dynastie et à coup sûr de régime, elle se liera plus étroitement à nous et s'emploiera contre notre rivale. Dans le même temps, la Méditerranée sera purgée d'Anglais; de hardis coups de main nous livreront soit la Sicile, soit certains postes sur la côte septentrionale d'Afrique, et faciliteront de plus lointaines opérations. Jusque-là, le projet de partage ne sera qu'un appât présenté à la Russie: il sera en même temps un épouvantail dressé aux yeux de l'Angleterre, car Napoléon a soin, dans le Moniteur, de laisser entrevoir «quel sera le résultat de la guerre que l'on a l'imprudence de prolonger. La paix arrivera un jour..., dit-il; mais alors des événements de telle nature auront eu lieu, que l'Angleterre se trouvera sans barrière dans ses possessions les plus lointaines, principale source de sa richesse 322.» Si cette menace n'a pas raison de l'orgueil britannique, si les coups portés indirectement dans le Nord, en Espagne, sur la Méditerranée, ne suffisent pas à faire fléchir l'Angleterre, alors les destins de l'Orient s'accompliront; c'est de ce côté que se dessinera la manœuvre finale et qu'aura lieu l'irruption de nos forces.
Lorsque tout aura été convenu entre la France, la Russie et l'Autriche, l'armée de Marmont, qui se tient l'arme au pied en Dalmatie, s'ébranlera vers le sud, puis, s'adossant à l'Adriatique, se renforçant de corps débarqués, prendra son élan vers Constantinople. Derrière elle, Corfou, bondée de troupes, de munitions, de vivres, d'approvisionnements, lui servira de place d'armes et de magasin: «Quand on nous a saisi Corfou, disait plus tard l'Empereur à Sainte-Hélène, on a dû y trouver des munitions et un équipement complet pour une armée de quarante à cinquante mille hommes 323.» Dans les premières provinces à traverser, l'armée d'invasion ne rencontrera aucune résistance organisée, point de troupes régulières, des pachas qui s'entre-tuent, des tribus musulmanes qui ne demandent que la conservation de leurs privilèges, des chrétiens prêts à s'insurger; l'Albanie n'a pas six mille hommes à nous opposer 324. En Macédoine et en Roumélie, les Français opéreront leur jonction avec les Autrichiens descendus du Nord à travers la Serbie révoltée, plus loin, avec les Russes accourus des Principautés; vainqueurs et vaincus d'Austerlitz, réconciliés dans une pensée commune, poursuivront alors de concert leur marche accélérée. Aux abords mêmes de sa capitale, la Turquie ne pourra essayer d'une défense sérieuse: son armée, rassemblée l'année précédente autour d'Andrinople, s'est dissipée en grande partie après l'armistice, et sa reconstitution exigerait plusieurs mois. Les alliés arriveront sans coup férir à Constantinople, où l'émeute aura préparé leur œuvre, détruiront ou expulseront le gouvernement du Sultan et décapiteront la Turquie.
Tandis que ce grand corps achèvera de mourir en d'impuissantes convulsions, les masses de seconde ligne, les troupes d'occupation, se mettront en mouvement. Peu à peu la partie occidentale de la péninsule balkanique, attribuée à la France dans le partage, se couvrira de nos soldats; leur mission sera de briser les résistances locales et d'organiser le pays. Cependant la colonne de tête, l'armée tripartite, poursuivra audacieusement sa pointe en Asie, marchant à la rencontre de nouvelles troupes russes descendues du Caucase; quand elle aura atteint l'Euphrate supérieur, mis le pied sur la route de la Perse et de l'Hindoustan, sa tâche sera momentanément remplie: il s'agit pour elle de menacer plutôt que de frapper, et c'est sur d'autres points que l'Empereur se réserve de pousser à fond ses entreprises. Avant que les troupes européennes aient traversé la Turquie de part en part, notre flotte de Toulon aura été rejointe par des forces françaises ou alliées accourues de tous les points de l'horizon. «J'attends d'autres escadres 325», écrit l'Empereur à Joseph; ce seront celles de Lorient, de Brest, de Carthagène, les vaisseaux de l'île d'Elbe, ceux de Lisbonne, de Cadix. Ainsi se composera une redoutable armée navale, irrésistible par sa masse; frôlant d'abord les rivages de Tarente, elle y prendra à son bord un corps expéditionnaire et ira le jeter en Égypte, où la population nous appelle et espère en nous 326. L'Angleterre, visée dans son empire asiatique, se sentira atteinte en Égypte, et verra les deux routes qui conduisent aux Indes par les États musulmans, celle de terre et celle de mer, passer simultanément entre nos mains. En même temps, devant nos ports de la mer du Nord et de l'Atlantique, des flottes et des flottilles se montreront, exécuteront une série de démonstrations; l'Irlande, travaillée par nos agents, frémira, et d'agiles croisières, se glissant sur toutes les mers, iront porter partout la terreur dans les possessions ennemies. Alors l'Angleterre, étourdie de tant de chocs, ne sachant où répondre, impuissante à distinguer les coups réels des attaques simulées, s'épuisant en efforts stériles, chancellera éperdue au milieu de ce «tourbillon du monde 327»; à bout de forces et surtout de courage, elle cessera de s'opposer aux destinées de la France nouvelle, reconnaîtra son vainqueur, et la paix définitive sortira de cet immense bouleversement.
On voit donc que Napoléon entendait traiter sérieusement avec la Russie, quoique éventuellement et à échéance indéterminée, dans le sens de sa lettre, et loin que cette intention dût n'être chez lui que passagère, elle devait, par la suite, prendre plus de consistance, résister aux premières difficultés de l'affaire espagnole, et ne céder que devant un ensemble d'événements dont les plus graves furent les plus imprévus. C'est qu'en effet, comme toujours, si la raison stratégique se retrouve à la base des projets conçus par Napoléon, si elle les engendre et les suscite, son imagination découvre en eux des côtés d'éclat et de grandeur qui les relèvent à ses propres yeux et l'entraînent plus fortement à les suivre; sa lutte contre l'Angleterre pouvant l'obliger à frapper la Turquie, cette nécessité réveille et développe en lui le sentiment d'une œuvre régénératrice à accomplir au delà du Danube et de l'Adriatique. Animé à la poursuite d'un tel but, peu lui importaient de nouvelles vies à sacrifier, des crises à soulever, des engagements à répudier, une politique traditionnelle à démentir. L'idée d'immoler un antique allié ne l'arrêtait plus: il sacrifiait sans scrupule un monarque qui voulait être son ami, ce sultan auquel il écrivait en ce moment même sur un ton d'affection et de confiance, en recommandant toutefois à son ambassadeur de remettre la lettre discrètement et sans éveiller l'attention 328. Ce double jeu lui semblait un simple calcul de prudence, et, s'il évitait de se compromettre prématurément vis-à-vis de la Turquie, il n'en agitait pas moins les moyens de la dépouiller. L'utilité et la grandeur du but l'emportaient à ses yeux sur toute autre considération, et l'iniquité des moyens disparaissait dans la justice finale de l'ordre futur qu'il comptait inaugurer, en ramenant sous une autorité forte, vivifiante, tutélaire, des pays disputés entre de barbares tyrans, et en faisant régner la paix française dans la plupart des contrées où Rome avait étendu jadis son despotisme civilisateur.
Sur quelles bases Napoléon songeait-il à fonder le régime nouveau de l'Orient? En d'autres termes, dans quelles conditions proposait-il au Tsar d'exécuter le partage? D'après quel principe fixait-il son propre lot, celui de la Russie, celui de l'Autriche? Par quel procédé espérait-il concilier des nécessités en apparence contradictoires, faire tourner l'opération à la satisfaction d'Alexandre et au profit de la France? La difficulté de répondre à cette question se complique d'une lacune dans les documents. La lettre à Caulaincourt manque dans la Correspondance et ne nous est pas intégralement parvenue 329; c'est seulement à l'aide des volumineuses réponses de l'ambassadeur, où celui-ci se réfère sans cesse aux ordres de son maître, en donne l'interprétation, en reproduit parfois les termes, qu'il devient possible de reconstituer, sinon le texte complet, au moins le sens de l'instruction.
Note 329: (retour) L'extrait publié par M. de Tatistcheff (voy. p. 246), étant destiné à être communiqué au cabinet de Russie qui l'a conservé dans ses archives, ne fait que développer la lettre au Tsar, sans indiquer les vues de l'Empereur sur les conditions du partage. D'une manière générale, les lettres écrites par Napoléon à Caulaincourt, pendant la mission de ce dernier en Russie, n'ont pas été retrouvées jusqu'à présent, à de très rares exceptions près.
À vrai dire, cette lettre, en la supposant littéralement connue, ne nous éclairerait pas d'emblée sur les intentions de l'Empereur. D'après les passages qui nous en sont parvenus, il est aisé de comprendre qu'elle ne contenait rien de tout à fait précis, rien d'absolu, sur la mise en application du principe posé. Il est douteux que Napoléon eût conçu dès lors un plan de partage irrévocable et complet; à coup sûr, il ne l'avait pas communiqué à son ambassadeur, pas plus qu'il ne livrait au général chargé d'ouvrir le feu, au début d'une affaire, le secret des opérations destinées à fixer le sort de la journée.
En diplomatie, comme à la guerre, ses habitudes variaient peu. Il offrait d'abord le combat largement, c'est-à-dire que, s'adressant à la partie adverse, il l'appelait à débattre la question d'ensemble et sous toutes ses faces; c'était un moyen de faire produire à l'ennemi toutes ses vues, livrer tous ses arguments. Laissant ainsi la discussion s'engager sur toute la ligne, s'étendre, se disperser, il se rendait compte des dispositions et des facultés d'autrui, de ses propres avantages, de ce qu'il pourrait tenter et obtenir; alors, au milieu des idées qui de part et d'autre avaient été jetées en avant, il démêlait un moyen de solution, s'y attachait avec une détermination soudaine, invincible, et s'appliquait à le faire prévaloir par l'effort de sa volonté toute fraîche sur des adversaires déjà fatigués de la lutte.
Dans l'affaire du partage, cette tactique se révèle plus que dans toute autre. Napoléon assigne à la négociation deux phases bien distinctes. Dans la première, Caulaincourt aura à entamer une discussion générale et sans conclusion; il devra aborder toutes les difficultés sans les résoudre, amener les Russes «à présenter des vues 330», c'est-à-dire à montrer le fond même de leurs espérances et de leurs convoitises. Dans la seconde phase, l'Empereur se découvrira et donnera de sa personne: présentant une solution toute faite, celle qu'il aura jugée d'après les indications du débat préliminaire à la fois la plus pratique et la plus favorable, il s'efforcera de l'imposer, soit dans ses conférences avec un envoyé russe muni de pleins pouvoirs, soit dans un colloque avec Alexandre lui-même, attiré à un second Tilsit. Dans sa lettre au Tsar, il fait allusion à une nouvelle entrevue: à Caulaincourt, il ordonne de la proposer positivement. Pourvu qu'elle ait lieu à bref délai, il abandonne à Alexandre le soin d'en fixer le lieu et la date. Que le Tsar et l'ambassadeur «mettent le compas sur la carte 331», qu'ils choisissent un point à égale distance de Pétersbourg et de Paris, que le monarque russe fasse savoir son intention de s'y trouver à tel jour, Napoléon accepte d'avance le rendez-vous, promet d'y être exact, autorise Caulaincourt à prendre en son nom des engagements formels, et cet empressement atteste une fois de plus sa volonté de diriger par lui-même la dernière partie de la négociation.
Ainsi le débat qui allait s'ouvrir à Pétersbourg n'aurait qu'un caractère préparatoire. Toutefois, s'il convenait, pour qu'il remplît son but, de lui laisser une grande latitude, encore importait-il de lui fixer des limites, de réserver certaines positions. Bien que l'Empereur se promît de recouvrer par lui-même une partie du terrain que son représentant aurait abandonné, celui-ci ne pouvait se retirer indéfiniment, même en combattant, sous peine de laisser concevoir aux Russes des espérances irréalisables. Il était donc nécessaire, dès à présent, d'opposer sur quelques points à leurs prétentions une résistance absolue: ces points, Napoléon les indiquait à Caulaincourt, et les rapports de l'ambassadeur permettent de les distinguer. Sur d'autres, il se résignait à des concessions plus ou moins graves; sur d'autres enfin, il suggérait divers moyens de transaction, se réservant de choisir entre eux, en temps opportun, ceux qui lui paraîtraient les plus propres à ménager l'entente définitive.
Chacun des copartageants avait à sa portée des contrées qui s'offraient naturellement à ses convoitises; il s'en saisirait tout d'abord. Tandis que la domination française, partant de la Dalmatie, s'allongerait sur les rivages de l'Adriatique et de la mer Ionienne, à l'autre extrémité de l'Orient, les Principautés seraient attribuées définitivement à la Russie, mais lui seraient comptées dans son lot pour une part proportionnée à leur étendue, à leur extrême importance. Au delà du Danube, la zone comprise entre ce fleuve et les Balkans semblait le prolongement des nouvelles acquisitions de nos alliés; Napoléon ne la leur refusait pas. Mais jusqu'où les laisserait-il venir dans l'Ouest et au Midi? Sur le Danube, il leur interdisait la Serbie, qui serait constituée à l'état de principauté autonome ou placée sous la dépendance de l'Autriche. De Belgrade, l'attention de l'Empereur obliquait vers le sud-est, dépassait les obscures régions de la Roumélie, champ ouvert aux compétitions respectives de la Russie et de l'Autriche, se portait jusqu'aux extrémités de la péninsule, rencontrait les Détroits et Constantinople. Là surgissait la difficulté capitale. Placée dans un site incomparable, où Rome s'est transportée naguère pour gouverner plus commodément le monde, Constantinople semble née pour régner. L'imagination populaire attachait alors à sa possession une idée de souveraineté sur toutes les contrées d'alentour. Aux yeux des contemporains, tandis que le reste de la péninsule se voilait encore d'épaisses ténèbres, Constantinople, se découvrant dans le rayonnement de sa gloire passée, de son immuable beauté, portait et renfermait en elle l'Orient européen tout entier: telle la coupole dorée qui brille au sommet d'un monument, se montrant la première aux regards, les appelle, les fascine, semble de loin composer à elle seule l'édifice dont elle n'est que l'étincelant décor.
C'est une croyance établie que Napoléon n'eût jamais abandonné Constantinople à la Russie; elle repose sur une tradition confirmée par certains passages du Mémorial. «Constantinople, a dit l'Empereur à Sainte-Hélène, est placée pour être le centre et le siège de la domination universelle 332.» Cependant nous avons entendu Napoléon, dans ses entretiens avec Tolstoï, avec Metternich 333, prévoir et admettre l'établissement des Russes sur le Bosphore: en 1812, dans une conversation tenue avec M. de Narbonne, il a reconnu avoir offert Constantinople à l'empereur Alexandre 334. La contradiction entre ces divers témoignages nous paraît s'expliquer chez Napoléon par des états d'esprit différents et successifs. À Sainte-Hélène, il exprimait ses idées sous une forme théorique et absolue, sans tenir compte des nécessités qui avaient pu en modifier l'application: il composait d'ailleurs ses traits pour la postérité et aimait à se présenter devant elle comme le défenseur de l'indépendance européenne contre une ambition sans mesure. Au contraire, sa confidence à M. de Narbonne semble répondre à l'ordre d'idées tout spécial dans lequel il se trouvait placé en 1808. Demandant à la Russie un grand effort, songeant à se servir d'elle pour porter aux Anglais «le coup de massue 335», il répugnait moins à payer son concours de faveurs extraordinaires.
Irait-il toutefois jusqu'à lui livrer la position sans rivale qui lui eût ouvert l'accès de la Méditerranée et donné prise sur toute l'Europe? Assurément non. Mais la ville de Constantin ne compose pas à elle seule toute cette position; elle n'en est que l'une des parties. Le passage entre la mer Noire et la Méditerranée comprend d'abord le Bosphore, puis s'épanouit en une mer intérieure, devient la Propontide, se resserre ensuite aux Dardanelles; cette précieuse porte de communication possède deux serrures, et Napoléon, en se réservant l'une d'elles, pouvait paralyser l'autre entre les mains de la Russie. L'idée lui était donc venue de scinder la position en litige et, dans le cas où l'empereur Alexandre demanderait péremptoirement Constantinople, d'en subordonner l'acquisition par nos alliés à l'établissement aux Dardanelles d'une autre puissance, soit la France elle-même, soit l'Autriche 336. Certes, Caulaincourt ne devrait pas offrir d'emblée Constantinople; il devait la refuser d'abord, proposer d'en faire le siège d'un État indépendant et neutre, assis sur les deux détroits, puis, si la Russie devenait trop pressante, se replier lentement sur les Dardanelles et y concentrer sa résistance. Cette tactique amènerait peut-être la Russie à se désister de ses exigences; peut-être n'était-ce qu'un moyen de lui refuser indirectement Constantinople, en mettant à l'abandon de cette ville une condition difficilement admissible. Si le Tsar eût souscrit au moyen terme proposé, Napoléon eût-il définitivement consenti à le faire empereur de Byzance? Nous sommes loin de l'affirmer; il est probable que sa dernière détermination restait en suspens. Un fait seul est certain: en février 1808, il ne rangeait pas la question de Constantinople au nombre de celles sur lesquelles il se refusait à transiger et qu'il plaçait en dehors de toute discussion.
Napoléon ne faisait jamais de concessions gratuites: s'il ne repoussait pas de prime abord la plus éclatante de toutes, c'était que cette condescendance, peut-être apparente, pouvait le conduire à de grands, à d'extraordinaires avantages. L'Égypte était pour lui ce qu'était Constantinople pour la Russie, la position culminante; il se la réservait dans tous les cas. Mais cette conquête en nécessitait d'autres. Afin de protéger notre nouvelle colonie, il serait indispensable de lui donner pour annexe la Syrie, qui la dominait au nord, d'acquérir aussi Chypre, Candie, ces avant-postes d'Alexandrie, et de relier par une chaîne d'îles françaises l'Égypte réduite en province à la Morée délivrée par nos armes: la France n'aurait plus alors qu'à achever la conquête de l'Archipel, à mettre la main sur les échelles d'Asie Mineure, pour dominer à leur point de jonction toutes les routes maritimes de l'ancien monde et régner sur le principal carrefour du globe.
Toutefois, Napoléon ne désirait pas que les possessions ottomanes d'Afrique et d'Asie fissent dès à présent l'objet d'une attribution précise, parce qu'il n'était point fixé sur les proportions à donner au remaniement projeté, parce qu'il craignait aussi que la Russie, si la France obtenait formellement des provinces au delà des mers, ne s'en autorisât pour restreindre notre lot européen. Ce qu'il désirait, c'était que l'empereur Alexandre, concentrant son attention sur le Danube, la mer Noire et Constantinople, nous laissât la main libre en Égypte, en Syrie, dans les Échelles, nous accordât même dans ces parages le concours désintéressé de sa marine. La flotte russe de la Méditerranée n'avait pas encore regagné la Baltique; ses vaisseaux restaient dispersés entre Trieste, l'île d'Elbe et Lisbonne, inutiles, endormis sur leurs ancres, et Napoléon voyait avec douleur cette force demeurer inactive, alors que les ressorts de son énergie se tendaient principalement vers la lutte sur les mers. Il avait donc chargé Caulaincourt de demander la mise à ses ordres des vaisseaux moscovites, le pouvoir d'en disposer suivant ses convenances, de les employer comme une fraction de nos escadres. Il voulait que cette coopération lui fût assurée dès à présent, qu'elle précédât tout arrangement définitif, que la Russie, en nous prêtant sa flotte, favorisât nos opérations préliminaires autour de Corfou et de la Sicile, qu'elle concourût à la formation de cette puissante Armada destinée à recueillir les dépouilles maritimes de la Turquie et qui ne devait quitter Toulon que pour être maîtresse de la Méditerranée 337. Que si la Russie, en échange de tant de services, demandait à son tour la faculté de prendre hors du continent européen, Caulaincourt ne la lui refuserait pas; il la lui offrirait seulement loin de nous, dans le nord de l'Asie turque, lui désignerait Trébizonde, la côte méridionale de la mer Noire, et lui montrerait de ce côté le champ naturel de son expansion 338.
Ainsi, que l'Euxin devienne un lac moscovite, pourvu que la Méditerranée devienne un lac français, telle paraît avoir été la pensée dominante de Napoléon. Il y ajoutait ce correctif que les deux mers pourraient toujours être séparées l'une de l'autre; il se réservait la faculté d'isoler l'Euxin, le cas échéant, et c'était dans cette vue qu'il proposait la création à Constantinople d'un État intermédiaire, constitué gardien des Détroits et chargé de les fermer à la Russie. Si cette puissance voulait à tout prix Constantinople, l'occupation des Dardanelles, où s'élèverait un établissement destiné à clore la Méditerranée dans l'Est, remplirait sous une autre forme le but de l'Empereur. La Russie trouverait alors à Constantinople le terme magnifique, mais définitif, de sa carrière européenne, et quand elle aurait rempli sa mission historique et providentielle, relevé et vengé la Croix sur le Bosphore, fait resplendir sous les voûtes de Sainte-Sophie les pompes du culte grec, tout auprès de sa conquête, elle se heurterait à l'avant-garde de l'Occident, postée sur le second détroit, puissamment retranchée, soutenue par les forces de la France et de l'Autriche, présentant un plus sérieux obstacle que la faible et inconsistante Turquie. Devant «ce barrage 339» elle refluerait; fortement contenue du côté de l'Europe, elle irait se répandre en Asie, où Napoléon lui indiquait et lui ouvrait la voie. Ainsi s'explique la phrase prononcée plus tard devant M. de Narbonne et dont les deux parties paraissent au premier abord s'exclure: «J'ai voulu refouler amicalement la Russie en Asie: je lui ai offert Constantinople 340.» Par un prodigieux détour, par la voie de l'alliance russe, Napoléon se rapprochait du point où Talleyrand avait voulu le conduire par les chemins de l'alliance autrichienne. Quelques satisfactions d'orgueil, d'imagination, qu'il réservât à la Russie, il ne la laisserait pourtant s'établir que sur le rebord oriental de la péninsule des Balkans; en lui livrant les embouchures du Danube sans la Serbie, la côte bulgare sans les parties centrales de la Roumélie, Constantinople peut-être, mais sans les Dardanelles, il la placerait dans une position stratégiquement inférieure à celle de l'Autriche, fortement installée au cœur de l'ancienne Turquie; poussant à la fois les deux empires vers l'Est, il les rejetterait l'un sur l'autre et finirait par diriger le premier dans une voie où il se trouverait un jour en contact, c'est-à-dire en lutte avec l'Angleterre. Ainsi s'établirait un conflit permanent entre les trois puissances que nous avions à combattre ou à redouter, et le recul simultané de nos deux rivales du continent, en dégageant le terrain devant nous, laisserait la France arbitre de l'Europe et reine de la Méditerranée.
Impatience et angoisses d'Alexandre.--Malgré les efforts de Caulaincourt, la Russie hésite à s'engager contre la Suède.--Excuses diverses qu'elle allègue.--Les affaires traitées au bal.--La fête de la bénédiction des eaux.--Défilé des troupes; Alexandre promet de les employer contre la Suède.--Nouvel ajournement.--Protestations de l'ambassadeur; moyen terme adopté.--Le baron de Stedingk.--On essaye d'apaiser les inquiétudes de la Suède.-- Brusque irruption des Russes en Finlande.--Alexandre réclame avec plus de force des concessions en Orient.--Cadeaux de Napoléon.--Alexandre espère des provinces et ne reçoit que des armes de luxe et des porcelaines de Sèvres.--Contentement officiel et déception intime.--Impossibilité de s'entendre sur la Silésie.--Le péril redouble pour l'alliance.--Arrivée de la lettre du 2 février.--Coup de théâtre.--Ravissement d'Alexandre.--Épanouissement des visages.--La réflexion ramène la défiance.--Alexandre voudrait obtenir une renonciation formelle à la Silésie et des garanties contre l'extension de l'État varsovien.--Artifice de langage.--Alexandre propose de faire Constantinople ville libre.--Conférences entre Caulaincourt et Roumiantsof au sujet du partage: caractère extraordinaire de cette négociation.--Distribution de villes, de provinces, de royaumes.--Première escarmouche au sujet de Constantinople et des Dardanelles.--Marche prudente et nombreux détours de Roumiantsof: la bataille s'engage.--Caulaincourt laisse entrevoir la possibilité de céder Constantinople, se replie sur les Dardanelles et y concentre sa résistance.--Il en appelle du ministre au souverain.--Changement dans le langage d'Alexandre: motifs et conseils qui le portent à réclamer Constantinople et les Détroits; il se fixe à cette prétention avec une opiniâtre ténacité.--Longues heures de discussion avec Roumiantsof.--Les Dardanelles restent l'objet du litige.--La langue de chat.--Deux ministres en une seule personne.--Pour obtenir la position contestée, la Russie nous abandonne l'Égypte et les échelles d'Asie Mineure, nous offre une route militaire à travers les Détroits, met ses flottes à notre disposition.--Moyen de transaction suggéré par Caulaincourt: la France et la Russie auraient chacune leur Dardanelle.--Refus de Roumiantsof.--Dernière conversation avec Alexandre.--Note de Roumiantsof et réserves de Caulaincourt.--L'Orient franco-russe.--Lot de l'Autriche.--Alexandre exige comme condition de l'entrevue un accord préalable sur les bases du partage.--Ses deux lettres à Napoléon.--Envoi de cadeaux.--Les marbres de Sibérie au palais de Trianon.--Impression d'ensemble transmise par Caulaincourt.--Le partage du monde.
L'empereur de Russie attendait avec une anxiété croissante une réponse à ses appels successivement transmis par Savary et par Caulaincourt. Pendant les premières semaines de l'année 1808, la tâche de notre ambassadeur auprès de lui était devenue singulièrement délicate: il devait, en vertu de ses instructions antérieures, demander à la Russie de nouveaux gages et ne lui laisser prendre aucun des avantages qu'elle sollicitait, lui recommander l'activité au Nord, la patience au Midi, et sans lui permettre d'agir contre la Turquie, hâter ses résolutions contre la Suède.
Sourd aux remontrances, insensible aux menaces, le roi de Suède avait définitivement refusé de s'unir aux deux empires et de fermer ses ports à l'Angleterre. Chez ce monarque à l'âme chevaleresque, à l'esprit mal équilibré, la fidélité au passé et la haine de l'empereur révolutionnaire avaient pris les proportions d'une idée fixe. Au milieu de l'Europe prosternée, il voulait rester debout, et eût cru, en se pliant aux injonctions de la France ou de ses alliés, transiger avec l'honneur. Dès que ses dispositions ne laissèrent plus de doute, Caulaincourt pressa le Tsar de recourir aux moyens annoncés et d'attaquer la Suède. Alexandre ne s'y refusait pas: vers la fin de 1807, les corps destinés à envahir la Finlande achevèrent de se grouper et de s'organiser autour de Pétersbourg. Cependant, l'armée se trouvant au complet et n'attendant plus qu'un ordre de marche, une certaine hésitation commença de se manifester chez le gouvernement. Les derniers préparatifs se poursuivaient avec mollesse, ils s'interrompaient souvent. Les lenteurs inhérentes à l'administration russe ne suffisaient pas à expliquer ces retards, et c'était avec raison que Caulaincourt les attribuait pour partie à d'autres motifs.
Jusqu'alors la rupture avec la Grande-Bretagne avait gardé un caractère platonique; Alexandre avait déclaré la guerre à nos ennemis, il ne la leur faisait pas. Envahir la Suède, alliée et cliente du cabinet britannique, c'était passer de la menace à l'action, se fermer tout retour en arrière, et Alexandre hésitait à risquer ce pas définitif avant d'être entièrement rassuré sur nos intentions. Il craignait en même temps, s'il se hâtait d'occuper la Finlande, que Napoléon ne lui désignât cette conquête comme un équivalent aux provinces turques et ne la portât aussitôt à l'actif de la Russie, afin de réduire d'autant la part de cette puissance sur le Danube et la mer Noire 341.
La Russie ne se pressait donc pas d'agir, et le comte Roumiantsof, à qui revenait la charge de résister à nos instances, multipliait avec une inépuisable fécondité les prétextes d'ajournement. Un jour, c'était le dégel qui arrêtait le mouvement des troupes; le lendemain, les vivres faisaient défaut; le surlendemain, le général en chef Buxhoewden avait fait une chute de cheval qui le condamnait à l'immobilité; puis, la fête de l'Épiphanie approchait: c'était en ce jour que l'on procédait à la bénédiction des eaux, et la cérémonie religieuse s'accompagnait traditionnellement d'une grande revue. Pour rehausser l'éclat de ce spectacle, il convenait d'y faire figurer les troupes du corps expéditionnaire; on devait donc les retenir à Pétersbourg jusqu'à la date solennelle. Contre cette tactique, l'unique ressource de l'ambassadeur était de recourir au Tsar, qui se piquait de traiter les affaires avec plus de largeur, et de fait il était rare qu'un entretien avec lui n'aboutît point à une réduction des délais réclamés par son ministre 342.
Heureusement, les occasions de s'entretenir avec le souverain ne manquaient pas à notre envoyé. Non seulement Alexandre admettait plus que jamais M. de Caulaincourt dans son intérieur, mais les rencontres de la vie mondaine les mettaient presque chaque soir en présence. L'hiver s'avançait, Pétersbourg redoublait d'animation, et les fêtes officielles ou privées se succédaient de plus belle. L'empereur se montrait dans les unes comme dans les autres, s'y attardait jusqu'à la fin de la nuit, et, se livrant au plaisir avec l'ardeur de son âge, n'interrompait ses occupations galantes que pour causer avec l'ambassadeur de France. On le voyait alors aller à M. de Caulaincourt, l'aborder familièrement et s'oublier avec lui dans de longues conversations. Les assistants, attirés par la curiosité, retenus par le respect, formaient à quelque distance un cercle de spectateurs, et le plus attentif était le ministre de Suède, le vieux et spirituel baron de Stedingk, qui voyait discuter sous ses yeux et sans lui le sort de son pays. Au moins cherchait-il à surprendre sur la physionomie et dans les gestes des deux interlocuteurs le secret de leurs propos; il voyait l'ambassadeur se montrer pressant, l'empereur résister d'abord, puis céder, et à la profondeur des révérences qui accueillaient ses dernières paroles, il jugeait que l'ennemi de la Suède avait obtenu de nouvelles assurances et que le péril se rapprochait 343.
Le 6 janvier, par une faveur sans précédent, Caulaincourt accompagna l'empereur à la bénédiction des eaux; il fut placé à ses côtés pendant toutes les phases de cette cérémonie essentiellement russe, suivit sur la glace la procession formée par le clergé, les deux impératrices, la cour, l'empereur et son état-major. Après la Bénédiction, les troupes défilèrent; il y avait quarante-sept bataillons, trente-neuf escadrons, une armée entière: «C'était un coup d'œil superbe, dont je me serais bien passé 344», écrivait Stedingk, qui contemplait d'une fenêtre, spectateur mélancolique, ce redoutable déploiement de forces. «Avez-vous été content de mes troupes?» dit l'empereur à Caulaincourt après la revue.--«Oui, Sire, je les ai trouvées superbes 345,» répondit l'ambassadeur, et il prit prétexte de ce compliment pour demander une fois de plus que l'emploi de cette armée d'élite ne fût pas plus longtemps retardé. On lui répondit qu'une déclaration, équivalant à un manifeste de guerre, allait être lancée, et, cette fois, notre ambassadeur crut avoir cause gagnée.
Quelle ne fut pas sa déception, lorsque, se présentant le lendemain chez le ministre des affaires étrangères pour y prendre copie de la déclaration, il apprit de sa bouche que tout était remis à quinzaine. Il se récria, ne se priva point de mettre en opposition les paroles du maître et celles de Roumiantsof, signala les premières comme la loi suprême et traita d'«hérétiques 346» tous ceux qui y contrevenaient. Alexandre ne voulut point que sa loyauté fût mise en doute, et un moyen terme fut adopté. Il fut convenu que la déclaration serait dressée sur-le-champ et qu'un double nous en serait remis; seulement, cette communication, qui liait la Russie envers la France, devait rester confidentielle jusqu'au 15 février, époque à laquelle l'acte de rupture serait signifié à la cour de Stockholm et l'armée entrerait en Finlande 347. Par ses lenteurs calculées, la Russie s'était réellement mise hors d'état d'agir avant l'instant fixé et, d'autre part, recourant à un procédé d'une habileté peu scrupuleuse, elle ne voulait avertir définitivement ses voisins qu'au moment de les frapper 348. On tint donc jusqu'au bout à Stedingk un langage rassurant, on essaya d'apaiser les inquiétudes de la Suède, tout en se préparant à la surprendre: «Je cause tant qu'on veut à Pétersbourg, disait Alexandre, mais cela n'empêche pas mes troupes d'agir 349.» En effet, l'armée se rapprochait insensiblement de la frontière; elle la franchit brusquement le 15, et les hostilités commencèrent, le cabinet impérial se bornant à atténuer par quelques réticences de langage l'effet de cette soudaine attaque.
La Russie avait une fois de plus rempli ses promesses. Dans cette exactitude, elle se découvrit de nouveaux droits à réclamer les provinces turques, et ses exigences en acquirent plus d'âpreté. Malheureusement, en ce mois de février, Caulaincourt ne pouvait encore que conformer son langage aux ordres ambigus qui lui avaient été expédiés dans le courant de janvier. Durant cette période, dans ses rapports avec la Russie, Napoléon cherchait à remplacer les concessions par les attentions: chaque envoi de dépêches s'accompagnait de présents pour l'empereur Alexandre, choisis avec goût et délicatesse. Alexandre remerciait avec effusion, mais eût préféré quelques lignes décisives, et rien n'est si piquant que le contraste entre la satisfaction officielle qu'il se croyait tenu de témoigner et le désappointement qui perçait dans ses entretiens intimes.
Le 6 février, un courrier arrive de Paris: il est chargé des dépêches écrites par Champagny les 15 et 18 janvier et qui recommandent de tenir tout en suspens; il apporte en même temps pour Sa Majesté Russe une collection d'armes précieuses. Le lendemain, Caulaincourt vit l'empereur à la parade. «Vous avez un courrier», lui dit celui-ci; et il continua: «Je regrette que ce soit aujourd'hui dimanche. Il faut que je dîne en famille, mais venez demain manger ma soupe.» Le lendemain, pendant le dîner, l'empereur ne parla que de Paris et de la France. «Il nomma tous les maréchaux, écrivait Caulaincourt à Napoléon, parla des aides de camp de Votre Majesté, de l'armée, de l'avantage de ne pas avoir de tableau d'ancienneté à suivre pour l'avancement, et de pouvoir donner au mérite seul. Après le dîner, je passai dans son cabinet et lui offris les armes de Votre Majesté. Il les examina en détail, se récria à chaque instant sur leur fini, sur leur élégance, me répéta souvent que Votre Majesté le comblait, et qu'il sentait bien vivement le prix de chacune de ces marques de souvenir, quoique chaque courrier lui en apportât de nouvelles. Il me dit ensuite qu'il avait le regret de ne pouvoir rien lui offrir de cette perfection, puis il ajouta: «Avez-vous reçu une lettre de l'Empereur?»--«Non, Sire», fut obligé de répondre Caulaincourt, et aussitôt le front du Tsar se rembrunit. Au cours de l'entretien, ses plaintes s'échappèrent plusieurs fois: «Je fais pour ma part, disait-il, tout ce qui est possible; j'ai rempli tous mes engagements; l'Empereur me trouvera toujours disposé à aller au-devant de ce qu'il croira utile et même de ce qui lui sera agréable, mais je m'attendais, je vous l'avoue, à une réponse conforme à ce que m'a dit l'Empereur à Tilsit 350.» Et quelques jours après, rencontrant Caulaincourt au bal, le Tsar ajoutait ces paroles: «Je désirerais pourtant que cela se terminât 351.»
Le 20 février, nouveau courrier de France; il apporte, avec la longue et incertaine dépêche du 29 janvier, un tableau peint sur porcelaine, chef-d'œuvre de la manufacture de Sèvres. Quand cette pièce unique fut présentée à la famille impériale, la tsarine Elisabeth, sortant de sa réserve, en fit délicatement l'éloge. Alexandre voulut renvoyer à Napoléon la gloire des progrès accomplis par l'art sous son gouvernement: «Le génie anime tout», fit-il remarquer avec courtoisie. Puis, prenant le général en particulier: «Eh bien, lui dit-il, vous parle-t-on de la Turquie? L'Empereur doit avoir pris son parti; il sait s'il veut ou non tenir ce qu'il m'a dit à Tilsit 352.» N'étant pas autorisé à satisfaire son ardente curiosité, Caulaincourt put désormais suivre sur son visage, jour par jour, les progrès de son mécontentement; il le trouva d'abord «sérieux», ensuite «pensif», puis «rêveur» et même «sombre 353».
L'ambassadeur reprenait-il la pensée d'échanger la Silésie contre les provinces roumaines, Alexandre la rejetait avec plus d'opiniâtreté que jamais, et la discussion recommençait pour la dixième fois, pénible et fastidieuse. S'il ne paraissait plus tout à fait impossible de faire souscrire la Russie à une nouvelle mutilation de la Prusse, encore faudrait-il que la province sacrifiée ne fût point la Silésie et que la cour de Kœnigsberg 354 reçût un semblant de compensation; d'ailleurs, cet expédient ne rétablirait pas la confiance et laisserait un nuage sur l'avenir. Les dépêches de Tolstoï, qui continuait de voir «tout en noir 355» et de dénoncer le péril polonais, les gémissements de la Prusse, qui accusait le cabinet de Pétersbourg de l'immoler à ses propres ambitions, achevaient de jeter le trouble dans l'âme d'Alexandre. Si ses ménagements envers Caulaincourt, sa douceur et son aménité naturelles l'empêchaient d'exprimer toute sa pensée, Roumiantsof s'en faisait l'interprète autorisé; il laissait clairement entendre que nos premières propositions demeuraient inacceptables, que nos procédés dilatoires n'étaient bons pour personne, qu'ils fournissaient des armes à nos ennemis; au ton grave, pressant, parfois amer de ses discours, on sentait que le Tsar se détachait rapidement et que le péril pour l'alliance devenait extrême. Cependant les semaines, les jours s'écoulaient sans apporter de réponse concluante, et les intentions de l'Empereur s'enveloppaient toujours d'un impénétrable mystère 356.
Enfin, le 25 février, la lettre impériale du 2 arriva à Pétersbourg, portée par le chambellan Darberg. Ce fut un coup de théâtre. Plus l'attente avait été longue, impatiente, douloureuse, plus le ravissement fut extrême. Si l'empereur Alexandre avait témoigné jusqu'alors moins de goût pour le partage que pour la simple acquisition des Principautés, en voyant aujourd'hui le rêve doré de ses ancêtres devenir réalité, se laisser approcher et saisir, il sentit vibrer en lui cette passion héréditaire qui faisait étinceler les yeux de son aïeule Catherine, quand elle parlait de l'Orient; il ne sut point maîtriser son émotion et, devant Caulaincourt, dont le récit nous a transmis toutes les particularités de cette scène, s'abandonna à un transport de joie.
Caulaincourt s'était rendu au palais, afin d'informer le grand maréchal Tolstoï qu'il avait à présenter au Tsar une lettre de l'Empereur. Aussitôt prévenue, «Sa Majesté, écrit l'ambassadeur, me donna l'ordre de passer chez elle tel que j'étais. Je demandai la permission d'aller chercher la lettre de Votre Majesté et je l'apportai de suite.
L'empereur.--Pourquoi ne vouliez-vous point entrer? Il n'y a point de cérémonie dans mon cabinet. Je ne reçois jamais assez tôt une lettre de l'Empereur et je vous vois toujours avec plaisir. L'Empereur se porte-t-il bien? Je pense que nous aurons à causer.
L'ambassadeur.--J'ai l'honneur de remettre à Votre Majesté une lettre de l'Empereur mon maître.
«L'empereur la prit avec empressement et me dit: «Je vous demande, général, la permission de la lire. Vous n'êtes point de trop», ajouta-t-il parce que je me retirais. L'empereur était sérieux, son visage s'anima peu à peu; il sourit à la fin de la première page, puis après il s'écria: «Voilà de grandes choses», et répéta plusieurs fois: «Voilà le style de Tilsit.» À la phrase: «Ne cherchons pas dans les gazettes», il s'écria: «Voilà le grand homme», me lut cette phrase, puis continua tout bas jusqu'à la fin. Il me prit ensuite par la main et me dit en la serrant avec émotion: «Dites à l'Empereur combien je suis touché de sa confiance, combien je désire le seconder. Vous êtes témoin de la manière dont je reçois sa lettre, je veux vous la lire.» L'empereur la lut avec moi; il s'arrêtait à chaque phrase, mais surtout à celle précitée. Après il me dit: «Général, je vous parle franchement, cette lettre me fait grand plaisir: c'est le langage de Tilsit. L'Empereur peut compter sur moi, car je n'ai point changé de ton, vous le savez 357.»
«Il se mit alors, avec volubilité, à parler des moyens de s'entendre définitivement, après que Caulaincourt et Roumiantsof auraient tenu des conférences et préparé les bases de l'accord. Il désirait ardemment aller à Paris; mais comment n'y rester que quelques jours, et pouvait-il s'absenter longtemps dans les circonstances présentes? C'était un voyage qu'il réservait pour l'avenir, une récompense qu'il s'accorderait après de glorieux travaux. Quant à envoyer un homme de confiance, la difficulté était de le trouver, «L'Empereur a vu par Tolstoï que je n'en avais pas; en connaîtriez-vous un ici? J'ai choisi Tolstoï parce qu'il n'est pas intrigant; eh bien, il ne mène pas les affaires. L'Empereur n'est pas content de lui: de vous à moi, je m'en aperçois depuis longtemps.» Il penchait donc pour une entrevue à mi-chemin, il irait «comme un courrier», afin de se rencontrer plus tôt avec son allié. En attendant, il voulait que l'on fît connaître à l'Empereur ses sentiments: «Parlez-lui de ma reconnaissance... Au revoir, général», ajouta-t-il en congédiant M. de Caulaincourt; «êtes-vous encore fâché de votre négligé? Moi, je suis bien aise de vous avoir vu.» Et le rapport de l'ambassadeur se termine ainsi: «Le soir, au bal, l'empereur me parla plusieurs fois, me répéta: «J'ai relu plus d'une fois la lettre de l'Empereur, voilà des paroles de Tilsit.» Je l'assurai qu'on n'en avait jamais proféré d'autres 358.»
Le premier mouvement d'Alexandre avait été l'enthousiasme; le second fut la réflexion, et celle-ci réveilla la défiance. Le soupçon qui nous saisit aujourd'hui, quand nous lisons la lettre du 2 février et que nous songeons aux circonstances dans lesquelles elle fut écrite, au besoin qu'avait Napoléon de s'épargner une réponse positive au sujet de la Prusse, de suspendre et de déplacer le débat, Alexandre et Roumiantsof l'éprouvèrent fortement; ils craignirent (c'est Caulaincourt qui parle) que «le partage proposé ne fût un moyen de changer la question et de rester en Silésie, sans que la Russie fût en position de demander pourquoi 359». Cette pensée, faisant suite à toutes celles qui, depuis trois mois, assiégeaient le Tsar, empoisonnait sa joie; elle devint si absorbante qu'il lui fallut à tout prix un éclaircissement. Roumiantsof fut chargé de tâter Caulaincourt, de le presser au besoin, et c'est ainsi que, dans la première conférence entre les deux négociateurs, la Prusse devint l'objet principal d'un entretien dont la Turquie semblait appelée à faire tous les frais.
Ce que le ministre russe voulait obtenir, ce qu'il réclamait sans se lasser, c'était l'assurance que nos offres nouvelles emportaient renonciation expresse au projet sur la Silésie. Un mot, disait-il, un mot suffirait. Caulaincourt n'était pas autorisé à le prononcer, et ses réponses parurent si peu satisfaisantes que le Tsar se crut obligé d'appuyer en personne les sollicitations de son représentant. Le 1er mars, l'ambassadeur dînait au palais; il fut naturellement question de la lettre impériale, et Alexandre, employant cet artifice de langage qui consiste, au lieu de formuler une demande directe, à supposer accompli ce que l'on désire, s'exprima de la sorte: «Je suis enchanté qu'il ne soit plus question de la Silésie. Franchement, cette question du partage de l'empire ottoman doit annuler tout ce qui a été proposé et dit sur la Prusse depuis Tilsit, cela rétablit la question telle que l'a consacrée le traité 360.» À ce rappel, Caulaincourt opposa les nécessités de la lutte contre l'Angleterre, qui ne permettaient point de remplir encore les obligations respectivement contractées; il reconnut que l'évacuation de la Prusse restait en suspens, mais montra les armées russes dans les Principautés, et son explication se résuma dans une phrase empruntée aux instructions de son maître: «L'empereur Napoléon demande à Votre Majesté de ne pas le presser plus qu'il ne la presse 361.»
Alexandre dut se contenter de cette réponse, qui semblait renfermer une promesse d'évacuation à terme, et ne refusa plus de nous suivre en Orient. Sur ce terrain, abordant d'emblée la question capitale, il se montra d'une modération inattendue: «Constantinople, dit-il, est un point important, trop loin de vous et que vous regarderez peut-être comme trop important pour nous. J'ai une idée; pour que cela ne fasse pas de difficultés, faisons-en une espèce de ville libre 362.»
Après cette déclaration, qui semblait faciliter grandement la tâche du négociateur français, Alexandre alla plus loin que Constantinople et se laissa entraîner au fond de l'Asie. Il admettait l'expédition aux Indes, malgré ses répugnances premières, et fournirait le nombre de soldats indiqué par Napoléon. «Je les lui choisirai en ami 363», disait-il. La plus grande partie d'entre eux passerait avec nous par Constantantinople et l'Asie Mineure; d'autres débarqueraient à Trébizonde, sur la mer Noire, et à Astrabad, au sud de la Caspienne; peut-être ensuite pourrait-on s'acheminer au but suprême par Hérat et l'Afghanistan. Au reste, concluait le Tsar, c'était aux deux représentants à convenir des moyens, à prévoir les difficultés et à les résoudre: lui-même ne voulait voir Napoléon que pour consacrer l'accord. Il acceptait définitivement l'entrevue, en Allemagne, à Weimar ou à Erfurt, et ne se ferait pas attendre au rendez-vous, dût-il «aller jour et nuit 364».
Pour répondre à cette impatience, Roumiantsof et Caulaincourt se mirent enfin à l'œuvre et, le 2 mars, commencèrent à partager. Il y eut d'abord entre eux un moment d'hésitation et de réserve; ainsi deux adversaires en combat singulier, quand les épées se touchent et que les regards se croisent, s'observent quelque temps et s'attendent, chacun d'eux espérant que l'autre va s'engager le premier et se découvrir. Cette tactique avait été prescrite à Caulaincourt par Napoléon, mais il se trouvait que Roumiantsof l'avait également jugée bonne et ne voulait point s'en départir. Suivant lui, l'empereur Napoléon ayant pris l'initiative du projet, c'était à ce monarque qu'il appartenait de faire connaître ses vues et de fournir des bases à la discussion. Et d'abord, de quel partage s'agissait-il? Était-ce de celui dont il avait été question à Tilsit et qui laissait aux Turcs la Roumélie avec Constantinople? Fallait-il partager toute la Turquie d'Europe? Irait-on jusqu'à se distribuer les possessions ottomanes d'Asie et d'Afrique? La réponse de Caulaincourt était invariablement la même; c'était que l'on devait s'expliquer en vue de toutes les hypothèses, que les instructions de Napoléon ne précisaient et n'excluaient rien. Enfin, désespérant d'amener son interlocuteur à l'offensive, Roumiantsof se résigna à la prendre, et alors commença l'une des plus extraordinaires négociations dont nos archives aient conservé le secret. Le ministre et l'ambassadeur causent familièrement, seul à seul: devant eux, une table chargée de cartes. Ensemble, avec cette politesse raffinée et même sur ce ton d'aimable légèreté que les diplomates d'autrefois se piquaient de donner à leurs débats, ils cherchent une solution improvisée aux plus redoutables problèmes que puisse soulever la politique; ils répartissent plus de territoires, de provinces, de royaumes que n'eut jamais à en distribuer congrès solennellement réuni, et rivalisant de courtoisie dans la forme, d'âpreté dans le fond, jouant serré, mais jouant avec grâce, se disputent courtoisement les contrées les plus illustres, les mieux situées et les plus enviées de l'univers.
On raisonna d'abord dans l'hypothèse du partage restreint, et les cartes furent déployées:
L'ambassadeur.--«Cherchons ce qui vous convient; que désirait l'empereur à Tilsit? il doit savoir aussi ce que voulait l'empereur Napoléon.
Le ministre.--Il ne s'est jamais expliqué là-dessus d'une manière bien positive. Il me semble que nous avions la Moldavie, la Valachie et la Bulgarie; la France la Morée, peut-être l'Albanie, Candie.
L'ambassadeur.--Ce n'est pas tout; que faisait-on du reste? même en laissant la Roumélie aux Turcs, car c'est de ce système que nous parlons maintenant, n'est-ce pas, monsieur le comte?
Le ministre.--Oui, nous désirons que vous ayez ce qui est à votre convenance. L'Autriche n'a rien fait, il lui faut peu de chose si elle agit, mais il sera bon de s'en servir.
L'ambassadeur.--Mais que lui donnez-vous?
Le ministre.--La Croatie; si c'est trop peu, quelque chose en Bosnie.
L'ambassadeur.--La Bosnie est le véritable chemin de l'Albanie. À vue de pays, c'est notre lot naturel; mais vous oubliez la Servie.
Le ministre.--On peut la rendre indépendante, lui laisser son gouvernement sous votre influence et la nôtre.
L'ambassadeur.--Deux grandes influences dans un pays, n'est-ce pas comme deux maîtresses dans une maison?
Le ministre.--Vous avez raison, cela aurait des inconvénients. On pourrait donner cette province à un archiduc d'Autriche. L'empereur Napoléon pourrait le choisir dans une branche cadette, pour que cela ne revînt jamais à la branche régnante.
L'ambassadeur.--N'avez-vous pas quelques engagements avec les Serviens?
Le ministre.--Point sous ce rapport, seulement de ne point les livrer aux Turcs et de tâcher de leur obtenir un gouvernement particulier, même sous l'influence de la Porte, c'est-à-dire de ne point les livrer aux Turcs pour être massacrés.
L'ambassadeur.--Ce que vous prenez est immense. Toutes ces provinces se lient entre elles; toute la population vous restera et sera pour vous, puisqu'elle est chrétienne, tandis que dans les autres la grande majorité des habitants est composée de Turcs qui suivront par conséquent le gouvernement ottoman dans sa fuite. Vos provinces seront donc peuplées et les nôtres désertes 365.»
Roumianstof ne releva pas cette objection de son adversaire. Aussi bien l'un et l'autre ne discutaient encore que pour la forme, à propos d'une hypothèse qu'ils sentaient sans fondement. Napoléon, en assignant Constantinople pour point de départ à l'expédition aux Indes, préjugeait la destruction de la Turquie et le démembrement total. Le débat devait nécessairement s'élargir, et c'était à ce moment que les convoitises se heurteraient sérieusement. Le premier, Roumianstof déchira les voiles: «Si les Turcs, dit-il, sont chassés d'Europe, ce qui me paraît inévitable si on veut une expédition en Asie, car je doute qu'on obtienne le passage du Grand Seigneur à qui on aurait coupé d'avance bras et jambes, et même sans cela, s'ils sont, dis-je, chassés de Constantinople, ce que je regarde comme contraire à nos intérêts, à moins qu'elle ne soit donnée à un gouvernement invalide comme celui des Turcs, cette ville, par sa position, par la nôtre, par tous les intérêts de notre commerce dont la clef est au Bosphore et aux Dardanelles, nous revient, ainsi qu'un grand territoire qui comprenne ces points.
L'ambassadeur.--La clef de la mer Noire et celle de la mer de Marmara, c'est beaucoup pour une porte, monsieur le comte, ce serait déjà beaucoup d'en avoir une. Ceci, il me semble, ne serait même proposable qu'en ayant chacun la sienne.
Le ministre.--L'une sans l'autre, ce n'est rien; c'est la géographie et notre mer Noire, plus encore que notre intérêt politique, qui veulent que nous ayons Constantinople. Vous en êtes loin et vous aurez d'assez belles possessions pour n'avoir rien à nous envier 366.»
Ces paroles, après lesquelles les deux interlocuteurs se hâtèrent d'aborder d'autres questions, comme s'ils n'eussent voulu pour cette fois qu'effleurer un terrain brûlant, se trouvaient en désaccord formel avec la pensée exprimée par l'empereur Alexandre quelques heures auparavant. Le ministre se montrait plus exigeant que son maître, plus Russe que le Tsar: sans faire aucune allusion à l'idée de Byzance ville libre, il réclamait cette capitale et refusait même de la séparer des Dardanelles. Avait-il amené l'empereur à son opinion et exprimait-il la volonté définitive de son gouvernement? Parlait-il seulement en son nom personnel? Dans ses exigences, peut-être ne fallait-il voir qu'un moyen de discussion, l'une de ces prétentions que l'on met en avant pour se donner le mérite d'y renoncer. Si Caulaincourt nourrit d'abord cette illusion, une autre conférence, tenue le surlendemain, devait la dissiper complètement: la doctrine du ministre russe allait s'y affirmer avec plus de précision et d'énergie.
Il s'engagea toutefois avec prudence, voulut préparer le terrain et débuta par offrir à l'empereur Napoléon «tout ce qui pouvait lui convenir.
L'ambassadeur.--Qu'entendez-vous par là, monsieur le comte?
Le ministre.--Mais qu'outre la Morée et l'Archipel, par exemple, vous preniez l'Albanie, dont il n'a pas été question: ce pays est près de vous et offre des ressources précieuses à votre marine. L'empereur Alexandre a eu de lui-même l'idée que cela convenait à l'empereur Napoléon. Outre cela, vous pouvez encore acquérir l'Égypte, même la Syrie, si c'est à votre convenance.
L'ambassadeur.--L'Albanie n'a jamais pu faire question. Souvent vous me l'avez nommée, et avant-hier encore, comme une acquisition sur laquelle vous n'éleviez point de doutes. Ce que vous prétendriez nous offrir sans l'Albanie serait comme le don de la Valachie sans la Moldavie. Puis vous nous menez tout de suite en Asie, monsieur le comte. Je ne demande pas mieux que de vous suivre: cependant marchons pas à pas, classons nos idées et partageons d'abord l'Europe, car c'est de ce point qu'il faut, je crois, partir.
Le ministre.--Eh bien, la Valachie et la Moldavie, voilà ce qui nous convient, en y ajoutant la Bulgarie et peut-être même la Servie; la France prendrait la Morée, l'Albanie, l'Archipel et une partie de la Bosnie; l'autre partie et la Croatie seraient pour l'Autriche. Tout cela dans le cas où la Roumélie et Constantinople resteraient aux Turcs.
L'ambassadeur.--Depuis la dernière fois, vous avez bien augmenté votre lot, monsieur le comte; si cela traîne, vous mangerez tout. L'Autriche ne vous remerciera pas du lot que vous lui faites. Je ne sais même trop que penser du nôtre. Voyez la carte; la Servie est tout à fait hors de votre géographie.
Le ministre.--L'empereur n'y tient pas; n'en parlons plus sous ce rapport, si vous ne voyez pas la chose admissible. Alors donnez-la, comme nous avons dit, à un archiduc d'une branche cadette ou à un prince quelconque de l'Europe, celui de Cobourg par exemple, si vous voulez, ou tout autre. Si vous désirez nous obliger, faites-en la dot d'une de nos grandes-duchesses (celle que vous voudrez), quoique la propriété du mari, si vous le croyez nécessaire. Étant de la religion grecque, elle ralliera au prince qu'on lui fera épouser tous les habitants de ce pays: ils sont plus que fanatiques, et quand j'ai cette idée, je crois servir la cause de la paix et indiquer le seul moyen de maintenir la tranquillité parmi ces sauvages. Peut-être même serait-il bon de stipuler que les enfants seront élevés dans la religion grecque. Je n'attache au reste aucune importance à cette idée, qui m'est toute personnelle.
L'ambassadeur.--L'Empereur serait sûrement fort aise de faire quelque chose qui serait personnellement agréable à la famille impériale; mais la Servie serait une médiocre dot pour une grande-duchesse avec l'obligation d'y rester. Mettre ainsi une de ces princesses entre vous et nous, ne serait-ce pas agir de fait contre vos principes sur les inconvénients du contact entre grandes puissances et donner lieu peut-être à quelques difficultés, car vous régnerez de fait où sera cette princesse. Comme vous voyez, j'abonde dans votre sens; au reste, vous savez que je n'ai pouvoir ni pour vous refuser ni pour vous accorder.
Le ministre.--Que ce pays soit donc indépendant, c'est tout ce que nous voulons dans l'état de choses dont nous parlons 367.»
Après cette escarmouche, la bataille allait-elle se livrer? Roumiantsof commença de s'acheminer à la position principale, mais par d'ingénieux détours. Nous voulons, disait-il, vous obliger, vous seconder de toutes nos forces; mais cette coopération, précisément parce qu'elle sera sans limites, doit entraîner de grands profits, des avantages qui parlent aux yeux, frappent la nation, la rallient au nouveau système et ne lui paraissent pas disproportionnés avec les sacrifices exigés d'elle: «c'est pour vous que nous irons aux Indes; nous n'y avons aucun intérêt personnel.
L'ambassadeur.--On dirait que vous n'êtes pas en guerre avec l'Angleterre? Nous voulons aussi vous obliger, monsieur le comte, et surtout faire quelque chose qui attache votre nation à son maître: voilà notre but dans cette affaire, croyez-moi! Vous et moi ne pouvons que jeter des idées en avant, tâcher de prévoir les difficultés pour qu'on s'entende plus tôt: voilà notre rôle, car je ne puis rien stipuler, vous le savez. Abordons donc franchement la question.»
Avant de répondre à cette provocation, le Russe essaya encore une fois d'assurer ses derrières. Ressaisi par une crainte ou un scrupule, il revint brusquement à la Prusse et fit cette réserve: «Il faudra toujours s'entendre et s'expliquer sur la Silésie.
L'ambassadeur.--On voit bien que les distances ne sont rien en Russie. Quel rapport la Silésie peut-elle avoir avec le grand objet dont nous nous occupons? Je suis fâché que vous n'ayez pas encore fait rédiger vos vues, nous irions plus vite 368.»
Roumiantsof répliqua que le mieux serait de dresser un projet commun, d'écrire au fur et à mesure que l'accord se ferait, et se décidant enfin à prononcer son attaque: «Parlons de Constantinople, dit-il: notre lot est de l'avoir, notre position nous y mène comme au Bosphore et aux Dardanelles. La Servie doit alors être donnée en toute propriété à l'Autriche, ainsi qu'une partie de la Macédoine et de la Roumélie jusqu'à la mer pour que cette puissance nous sépare, d'après le principe émis dans la note de l'empereur Napoléon à Tilsit que, pour rester amis, il ne faut pas être voisins. Cet arrangement attachera bien plus que vous ne pouvez le penser ce pays à votre système, à votre dynastie; votre cause sera la nôtre. Vous aurez le reste de la Macédoine et la partie de la Roumélie qui est à l'ouest; en général, tout ce qui vous conviendra, toute la Bosnie, si vous voulez, en compensation de ce que l'Autriche aurait en Roumélie et Macédoine pour nous séparer. De plus, l'Égypte, la Syrie, si cela vous convient.
L'ambassadeur.--La part n'est pas égale. Constantinople à lui seul vaut mieux que tout ce que vous nous offrez en Europe; vous n'êtes pas généreux aujourd'hui, monsieur le comte.
Le ministre.--C'est plutôt vous qui auriez tout. Qu'est-ce que c'est que Constantinople et ce qui l'entoure quand il n'y aura plus de Turcs? Enfin, comment voyez-vous la chose?
L'ambassadeur.--Constantinople m'effraye, je vous l'avoue. C'est un beau réveil que d'ouvrir les yeux empereur de Constantinople. De votre frontière actuelle jusque-là, c'est un empire tout entier. Quelle position, on peut dire, sur deux parties du monde! Ce sont de ces idées avec lesquelles il faut se familiariser pour oser en parler.
Le ministre.--La géographie le veut ainsi, autant que l'intérêt de notre commerce; elle a bien voulu autre chose pour vous. Ce n'est pas aussi avantageux que vous croyez, c'est loin de nous, ce sera une ville et un pays sans habitants, mais notre position est telle que nous ne pouvons pas ne point tenir à Constantinople et aux Dardanelles, à cause de la mer Noire.
L'ambassadeur.--Je ne comprends pas bien la possibilité de l'acquisition de Constantinople, mais si on l'admettait, je vous avoue que je ne consentirais pas à celle des Dardanelles par la même puissance.
Le ministre.--À qui les donneriez-vous donc?
L'ambassadeur.--Je les prendrais pour la France.
Le ministre.--Pourquoi cela? Quel avantage trouveriez-vous à vous rapprocher autant de nous?
L'ambassadeur.--Si on pouvait vous accorder Constantinople, il faudrait nécessairement qu'il en résulte de grands, même d'étonnants avantages pour la France; où les chercher en Europe? Je n'en vois pas! En Asie, serait-ce l'Égypte, la Syrie? Cela peut-il se comparer? Enfin, vous nous les offrez, il faut un moyen de communiquer avec ces acquisitions, et je ne le trouve avec sûreté que par les Dardanelles. Alors encore, je vous demanderais si vous nous seconderiez pour conquérir ces deux provinces. Après tout, en me parlant de la Syrie et de l'Égypte, vous avez prétendu nous obliger, monsieur le comte; de quel prix est cette offre, sans les Dardanelles?
Le ministre.--L'empereur ne s'est pas expliqué sur cette coopération particulière, mais vous savez comme il est coulant sur toutes ces choses, et que tout ce qui prouve le prix qu'il met à cette alliance et arrange l'empereur Napoléon est facilement adopté par lui. Mais notre commerce, monsieur l'ambassadeur! Du vivant de l'Empereur on ne l'inquiétera pas, je veux le croire; mais ensuite quelle sûreté aura-t-il si vous avez cette clef?
L'ambassadeur.--Votre commerce ne consiste que dans les productions de votre sol. Toute l'Europe en a besoin, la France comme les autres puissances. Ce sont leurs bâtiments qui les transportent et non les vôtres: quel dommage pourriez-vous donc éprouver de notre position aux Dardanelles? Aucun, je vous assure; c'est la vôtre qui peut gêner tout le monde, la nôtre personne.
Le ministre.--Voyez tout ce que vous acquérez de cette manière; quelle influence! et nous, qu'aurons-nous? une ville d'un grand nom et rien de plus. J'aimerais cent fois mieux le second.
L'ambassadeur.--La comparaison ne nuit pas à Constantinople.
Le ministre.--Les Îles sont pour vous une richesse incalculable, elles vous donneront d'excellents matelots. L'Égypte et la Syrie, vous en disposerez pour qui vous voudrez, et nous, qu'aurons-nous pour cela? Si vous tenez aux Dardanelles, ne pourriez-vous pas nous donner la Servie?
L'ambassadeur.--De cette manière, vous vous mettez dans notre poche en disant que vous ne voulez pas nous avoir dans la vôtre. Que laissez-vous à l'Autriche, puisqu'on s'en sert? Voyez la carte, monsieur le comte, la géographie ne veut décidément pas que la Servie soit à vous. Nous parlons aussi de l'Asie, c'est là que vous pouvez prendre. Trébizonde est sous votre main. Voilà une belle acquisition pour le ministre du commerce; en tout, monsieur le comte, faites cette réflexion: tout ce que vous acquérez se touche et consolide votre puissance, tout ce que vous nous proposez est pour la nôtre presque au bout du monde. Vous serez donc en tout état de cause forts partout et nous faibles.
Le ministre.--Mais jusqu'où viendriez-vous et par où, si vous aviez les Dardanelles?
L'ambassadeur.--Mais au moins jusqu'à Rodosto; on pourrait prendre pour frontière la chaîne des montagnes depuis Pristina jusque vers Andrinople.
Le ministre.--Mon opinion est que nous ne pouvons céder ni Constantinople ni les Dardanelles. Au reste, je prendrai les ordres de l'empereur; peut-être sera-t-il plus facile. Nous voulons, soyez-en certain, vous aider, vous seconder de toutes manières, et que vous ayez tout ce qui est à votre convenance; nous devons trouver les mêmes sentiments dans l'empereur Napoléon pour ce qui est à la nôtre 369.»
À qui le Tsar, auquel Roumiantsof offrait de s'en référer, donnerait-il raison? Serait-ce à son ministre, héritier des traditions moscovites dans toute leur rigueur? Serait-ce à l'ambassadeur, qui pouvait se réclamer des espérances primitivement données? Admettrait-il au moins le moyen terme suggéré par la France? Pendant quelques jours, il fut inabordable: le carême et les dévotions qui en étaient la suite interrompaient toutes les affaires: la Russie officielle s'était mise en retraite; que sortirait-il de son recueillement?
Lorsque Alexandre se montra de nouveau à notre envoyé, son abord fut plus gracieux que satisfaisant.--«Il paraît que vous vous entendez bien avec Roumiantsof, lui dit-il, et que cela avance.
L'ambassadeur.--Nos opinions sont différentes pour Constantinople et les Dardanelles, quoique je n'aie rien à accorder ni à refuser. C'était au reste la première idée de Votre Majesté. Elle pensait qu'il faudrait peut-être rendre cette ville indépendante.
L'empereur.--Les choses sont changées. L'Empereur demande une expédition dont il n'était pas question. On s'entendra, soyez-en sûr; il est des choses auxquelles je suis obligé de tenir même pour marcher franchement et continuer votre système 370.»
Alexandre ne nommait pas Constantinople: il avait encore la pudeur de ses ambitions, mais on sentait qu'une évolution s'était opérée en lui, et Caulaincourt apprit bientôt quelles influences l'avaient déterminée. Malgré le secret promis, quelques avis avaient été demandés, des conseils avaient été tenus, l'opinion la plus envahissante, celle de Roumiantsof, y avait toujours prévalu, et les arguments produits avaient pleinement persuadé l'empereur. Amené peu à peu aux exigences suprêmes, il s'y tiendrait désormais, parce que le raisonnement et le calcul, plus encore que la passion, les lui montraient nécessaires. Il s'était convaincu que l'instant était décisif pour l'avenir de son État. Depuis cent ans, se disait-il, la Russie désire Constantinople pour sa gloire, les Détroits pour son intérêt; dans sa marche vers ce double but, la jalousie des puissances européennes l'a constamment arrêtée. Aujourd'hui l'Europe n'existe plus; elle est remplacée par un homme qui fait et défait les empires à son gré, qui tranche par l'épée les problèmes dont la diplomatie se bornait autrefois à ajourner la solution. Cependant, il se trouve que ce conquérant ne peut assurer son œuvre et briser l'Angleterre sans le concours de la puissance moscovite. Sous peine de manquer à sa destinée, la Russie doit profiter d'une occasion peut-être unique dans le cours des siècles, arracher à Napoléon ce qu'elle n'obtiendra jamais après lui de l'Europe reconstituée et s'assurer la conquête sans égale qui la fera souveraine de l'Orient.
Se sentant soutenu, Roumiantsof demeura intraitable. Les prétentions respectives furent consignées par écrit, et leur divergence s'accentua. On se trouva en présence de deux systèmes de partage bien définis, et dans cet essor de deux grandes ambitions, dans cette marche audacieuse et pourtant raisonnée de la France et de la Russie à travers le Levant, les Dardanelles restaient le point de rencontre et de conflit. On s'était abandonné sans combat d'immenses espaces; autour de ce coin de terre, autour de cette «langue de chat 371», comme l'appelait Roumiantsof en faisant allusion à la forme de la presqu'île de Gallipoli, l'attaque et la défense réunirent leur effort. Le 9 mars, on lutta quatre heures: le 10, la discussion reprit, sans se renouveler: mêmes demandes, mêmes réponses, mêmes arguments. Roumiantsof mettait toujours en avant des nécessités politiques et économiques, sachant faire valoir les unes et les autres avec une égale compétence, car il était resté ministre du commerce tout en devenant ministre des affaires étrangères: «De cette manière, écrivait tristement Caulaincourt, il est toujours deux contre un 372.»
Le comte revenait aussi à sa tactique enveloppante, essayait d'ébranler son adversaire en lui offrant sur tous les autres points des avantages de plus en plus importants. C'est ainsi qu'après s'être prononcé d'abord contre la coopération de la Russie à la conquête pour notre compte de l'Égypte, de la Syrie, des Échelles, il se laissa aller peu à peu à la promettre, graduant savamment ses concessions. Sa cour, dit-il d'abord, nous garantirait formellement, sinon l'Égypte et la Syrie, trop éloignées d'elle, au moins les ports d'Asie Mineure, et ferait de leur abandon à la France l'une des conditions de sa paix future avec l'Angleterre.--Mais nous aiderait-elle dès à présent, répliquait Caulaincourt, à en prendre possession? Roumiantsof refusa en premier lieu, puis fit une distinction; la Russie ne saurait agir par terre, la guerre de Suède, la conquête de la Turquie et l'expédition aux Indes devant occuper toutes ses armées, mais ses forces navales de la Méditerranée restaient disponibles et pourraient nous être confiées, ainsi que l'ambassadeur en avait exprimé le désir. Roumiantsof n'admettait pas cependant qu'un tel prêt pût avoir lieu sans condition ni réserve; il renvoyait Caulaincourt à traiter ce point avec l'amiral Tchitchagof: «La marine, disait-il, a un chef particulier; ce chef est comme le Dieu d'Israël, un dieu jaloux de tous les autres dieux, et par-dessus le marché un dieu un peu entêté 373.» Au lieu d'aller chez l'amiral, Caulaincourt eut l'heureuse idée d'aller chez l'empereur: il en rapporta une décision par laquelle ce prince se dessaisissait purement et simplement au profit de son allié, pendant la durée de la guerre, de toute autorité sur ses propres vaisseaux de la Méditerranée. Alexandre connaissait Caulaincourt et savait qu'un procédé agissait sur lui plus sûrement qu'une exigence, mais il avait compté sans les instructions positives qui liaient notre envoyé et paralysaient ses intentions conciliantes. Sur le point principal, le désaccord subsistait irrémédiable, le cabinet impérial n'ayant point la volonté ni Caulaincourt le pouvoir de céder.
La Russie essaya pourtant de se donner les airs de la condescendance. Comme moyen de communiquer par terre avec nos futures possessions de l'Anatolie, elle nous offrit, à défaut des Dardanelles, une route militaire qui traverserait la Roumélie, devenue province moscovite, franchirait le détroit et tiendrait l'Asie constamment ouverte à nos troupes. Caulaincourt repoussa ce moyen de transaction, mais s'avisa de lui en substituer un autre. Les deux forts ou châteaux des Dardanelles, qui tiennent sous le feu de leur artillerie le mince détroit auquel ils ont donné leur nom, s'élèvent, l'un sur la côte d'Europe, l'autre sur celle d'Asie; ne pourrait-on donner le premier à la Russie et réserver le second à la France? Chacun aurait ainsi sa Dardanelle. Roumiantsof répondit que tout arrangement par lequel son maître n'obtiendrait pas la position entière, sans restriction d'aucune sorte, serait pire à ses yeux que la prolongation de l'état présent, qui, au moins, ne préjugeait point l'avenir et le laissait ouvert à toutes les espérances 374.
Une dernière fois, Caulaincourt voulut en appeler du ministre au souverain. Il eut avec celui-ci une conversation définitive:
«Roumiantsof m'a lu ses vues, dit Alexandre; j'ai fait peu de changements et tous à votre avantage. Ma foi, vous avez un beau et bon lot.
L'ambassadeur.--C'est plutôt celui que Votre Majesté s'est fait, qui est beau et bon: tout se lie, tout se tient; il a l'avantage de la position géographique et de la population.
L'empereur.--Et vous! quel nombre de possessions, sans compter l'Albanie et la Morée!
L'ambassadeur.--Des morceaux partout, et tous loin de nous.
L'empereur.--Comment! cela touche à la Dalmatie, à Cattaro, et tient à l'Italie, à toutes vos possessions.
L'ambassadeur.--Oui, Sire, si Votre Majesté avait les États de l'empereur d'Autriche et qu'elle nous les donnât. Avec cela nous toucherions à ces possessions. Sans cela, il n'y a que la mer entre, tandis que dans le lot de Votre Majesté tout se lie à ce qu'elle a déjà.
L'empereur.--Il faut faire quelque chose qui dure, qui inspire de la confiance, qui prouve que notre système actuel est le meilleur. Je vous l'assure, je suis modéré dans mes prétentions; je ne demande que ce que l'intérêt du pays me force à exiger, et ce sur quoi je ne puis céder.
L'ambassadeur.--Je demande cependant à Votre Majesté la permission de la ramener à la première idée qu'elle avait eue, celle d'un gouvernement indépendant à Constantinople. L'empereur Napoléon sera, soyez-en sûr, de cet avis.
L'empereur.--Je n'avais pas envisagé alors l'importance de tout ce que l'Empereur me demandait. Regardez ce que je vous ai dit sur cela comme non avenu. Si je fournis une armée pour aller dans l'Inde, il faut qu'il en résulte des avantages qui dédommagent la Russie de ses sacrifices, il ne faut donc point laisser de doutes sur la possession de Constantinople.
L'ambassadeur.--Mais les Dardanelles, Sire? Si Votre Majesté les possède avec Constantinople, le passage sera moins libre que le Sund, qui a cependant une puissance différente sur chaque rive.
L'empereur.--Ne soyons pas voisins; je me rappelle les bons conseils de l'empereur Napoléon. Je ne puis céder sur ce point, Roumiantsof vous l'aura dit. Moi ni personne ne pourrait sortir de chez moi ni entrer, sans votre permission, si vous étiez là. Je suis sans aucun doute sur les intentions de l'empereur Napoléon, mais je ne veux rien faire qui laisse de l'inquiétude à l'opinion, ni de l'incertitude entre nous. On attend depuis longtemps un résultat. Faites qu'il soit digne de l'Empereur; il faut qu'on voie enfin les avantages que vous nous avez tacitement promis. Ces échelles du Levant, savez-vous que c'est ce qu'il y a de plus riche, de plus populeux! Smyrne, quelle richesse! En général, votre position est superbe sous tous les rapports.
L'ambassadeur.--Votre Majesté parle de notre position; qu'est-elle, cependant? L'attitude de gens prudents que l'Angleterre force à être prévoyants; rien de plus! Après tout, pouvons-nous jamais être l'ennemi de la Russie? Nous sommes trop loin d'elle, Sire, et quand nous nous en rapprocherons, ce ne sera que pour marcher avec elle. L'ennemi de la Russie, Sire, c'est l'Autriche. Si le partage a lieu, elle le sera plus que jamais. La géographie ne peut pas vous en faire un allié; mais, grâce à nos guerres avec elle, Votre Majesté n'en a rien à redouter pendant un demi-siècle; la France a donc encore rendu ce service à la Russie; cet avantage ne peut échapper à la politique, qui calcule tout. Quand l'impartialité pèsera tout en Russie, Sire, on n'aura jamais un doute sur les intentions de la France à son égard; jusque-là on sera plus d'une fois injuste, mais l'empereur Napoléon n'en sera pas moins le fidèle allié de l'empereur Alexandre. Je reviens à la Turquie, Sire. Votre Majesté nous offre en Asie ce que nous ne demandons pas et nous compte ce qu'elle nous offre.
L'empereur.--Sans l'Asie, vous avez encore le plus beau lot à cause de votre marine.
L'ambassadeur.--Votre Majesté nous offre une route militaire pour aller aux échelles du Levant; mais d'où partent ces Échelles? Des Dardanelles d'Asie probablement; sans cela, quelle sûreté pour cette route? Puis, elle nous porte réellement en compte ce qu'elle nous offre en Asie pour ce qu'elle prend en Europe; passe encore si elle nous offrait de nous aider à en faire la conquête indépendamment de l'expédition des Indes; de cette manière cela acquerrait peut-être quelque prix!
L'empereur.--Prenez en Asie tout ce que vous voudrez, excepté ce qui touche aux Dardanelles: cela ôterait tout le prix à ce que vous nous donneriez. Quant à cette coopération pour la conquête des Échelles, je l'avais toujours refusée; je n'avais promis que ma garantie; mais je ne veux pas vous refuser ce soir tout ce que vous me demandez. Si les bases que j'ai proposées sont adoptées, que le grand partage ait lieu et que je sois par conséquent aux Dardanelles et à Constantinople, je coopérerai avec vous à cette conquête, mais non compris la Syrie et l'Égypte.
L'ambassadeur.--Votre Majesté y met sûrement une obligeance qui me pénètre de reconnaissance; mais j'ai l'honneur de lui observer que je ne fais que causer sur l'Asie pour faciliter les moyens de s'entendre; j'ignore les intentions de l'Empereur. Je ne puis ni accepter, ni refuser, ni donner. Je n'ai d'autre mission que de présenter les moyens de s'entendre et de raisonner dans ce sens. Si j'ai donc dit trop ou trop peu dans toute la négociation, je prie Votre Majesté d'en rejeter le blâme sur moi, car l'Empereur ne m'a donné aucune autre instruction que celles qui sont dans la lettre qu'elle a reçue de lui.
L'empereur.--Vous faites votre devoir en cherchant à rendre votre lot le meilleur possible, c'est tout simple. Mais l'Empereur appréciera mes raisons; j'espère beaucoup puisque voilà une occasion de faire pour moi ce que son amitié m'a toujours promis 375.»
Après des déclarations aussi fermes, il était difficile d'admettre que la Russie n'eût point dit son dernier mot par la bouche de son souverain. Notre ambassadeur, se rappelant alors que sa mission se bornait à pénétrer les vues de la cour copartageante, en s'efforçant de les ramener à leur expression la plus modérée, jugea inutile de prolonger le débat et crut l'heure venue de transmettre à Napoléon les résultats de son travail. Il pria Roumiantsof de rédiger son projet sous une forme plus détaillée, en ayant soin de spécifier les objections et réserves qui s'étaient produites de notre part; il en résulta une note entièrement écrite de la main du ministre, où l'on voyait apparaître dans leur ensemble, en parallèle et en opposition, avec leurs différences caractéristiques dans le fond et la forme, les deux plans de partage, l'un français, l'autre russe, qui s'étaient développés au cours des conférences 376.
Le projet français n'est qu'une esquisse tracée par son auteur d'une main timide, d'après des instructions sommaires, et réservant sur tous les points l'approbation du maître. On y voit pourtant la France, s'élançant de l'Adriatique et de la mer Ionienne, dévorer toute la partie occidentale de la péninsule jusques et y compris Salonique; la Russie, partant de sa frontière actuelle, s'approprie d'abord la Bessarabie, la Moldavie et la Valachie; elle franchit ensuite le Danube, s'étend sur la Bulgarie, l'Autriche suivant une marche parallèle en Serbie et en Macédoine. Pour Constantinople, les Dardanelles, la côte septentrionale de la mer Égée, le projet laisse le choix entre deux solutions: d'après la première, Constantinople, avec les Dardanelles et un territoire à fixer, est érigée en principauté autonome; l'Autriche s'empare des parties maritimes de la Macédoine, à l'exclusion de Salonique. Dans la seconde hypothèse, la partie russe va se rétrécissant depuis les Balkans jusqu'au Bosphore, et la ville de Constantinople en forme l'extrême pointe; la partie française, dépassant Salonique, s'allonge sur la rive de l'Archipel jusqu'aux Dardanelles, englobe cette position et vient affleurer la Propontide. L'Autriche est écartée de la mer, mais regagne en épaisseur ce qu'elle perd en longueur; établie en Serbie, elle déborde sur les provinces environnantes, Croatie turque, Bosnie, haute Macédoine; confinée dans l'intérieur des terres, elle y reçoit une position mieux assurée.
Hors d'Europe, la France prend acte de l'offre qui lui est faite de l'Égypte, de la Syrie, des échelles d'Anatolie, du secours qu'on lui propose pour acquérir et conserver ces régions; elle accepte dès à présent la mise à sa disposition de la flotte moscovite. Par contre, la Russie pourra prendre en Asie, vers Trébizonde, une compensation soit à l'abandon de Constantinople, si elle se détermine à y renoncer, soit à l'établissement de la France aux rives de l'Hellespont.
Dans le projet russe, tout se précise, tout s'accentue; à le lire, il devient possible de dresser la carte de l'Orient franco-russe, telle que la rêvaient Alexandre et Roumiantsof. La nouvelle frontière de l'empire, enveloppant les Principautés, suit d'abord le contour des Carpathes jusqu'au Danube; elle franchit ensuite ce fleuve, s'appuie quelque temps à la Serbie, puis s'infléchit au sud-est pour rejoindre le cours de la Maritza, l'ancien Hémus, qu'elle longe jusqu'à la mer. Se détournant alors franchement vers l'est, elle borde l'Archipel jusqu'aux Dardanelles, se continue sur la rive européenne de ce détroit, laissant la rive asiatique aux Turcs, contourne la Propontide, et, après avoir englobé Constantinople avec un rayon de quelques lieues en Asie, vient aboutir à la mer Noire. La part de l'Autriche se juxtapose à celle de la Russie depuis le Danube jusqu'à l'Archipel, son tracé se modelant à l'est sur la nouvelle frontière moscovite. Au couchant, toute liberté est laissée à la France pour délimiter ses possessions et celles de l'Autriche en Croatie, Bosnie, Serbie et Macédoine, à condition de respecter le principe de la non-contiguïté des empires français et russe; il demeure spécifié d'ailleurs, non seulement que Salonique nous appartiendra, mais que l'Autriche devra nous garantir cette importante acquisition. La France obtient en totalité l'Albanie, l'Épire, la Thessalie, la Grèce propre, le Péloponèse, les Îles; au delà des mers, elle se prolonge en Égypte, en Syrie, sur le rebord occidental de l'Asie Mineure, et le mémoire énumère complaisamment toutes les facilités que la Russie nous offre pour nous approprier ces régions: libre usage de sa flotte méditerranéenne, route militaire coupant les Dardanelles, garantie des échelles d'Anatolie, enfin, dernière concession du Tsar, coopération d'une armée de terre à la conquête de ces riches comptoirs. D'autre part, la Russie refuse Trébizonde et renonce d'avance à tout prélèvement sur les conquêtes qui pourront être faites en commun dans les Indes: elle traversera l'Asie à notre intention, sans y rien prétendre pour elle-même; au lieu de disperser ses ambitions, elle les concentre sur l'empire nouveau qu'elle aspire à se créer en Europe et dont Byzance sera capitale.
La dernière partie du mémoire se rapportait à un point essentiel et délicat: plus qu'aucune exigence territoriale, elle devait déplaire à Napoléon. On a vu que le plan de l'Empereur repoussait tout engagement préalable à l'entrevue. Jusque-là, il fallait que tout restât vague, indéterminé, flottant, quant aux conditions du partage, afin que Napoléon, se rencontrant avec Alexandre sans avoir enchaîné à l'avance aucune de ses décisions, pût reprendre, s'il y avait lieu, la question tout entière, la traiter et la résoudre suivant ses libres inspirations. Malheureusement, il semblait que l'on eût à Pétersbourg deviné ce calcul et voulu le déjouer: on acceptait l'entrevue, mais on y mettait une condition, c'était que Napoléon adhérerait tout d'abord aux principes énoncés par la Russie et admettrait dans ses traits principaux, sinon dans ses détails, le projet de partage formulé: la note de Roumiantsof posait expressément cette réserve. On eût dit que le Tsar eût voulu se prémunir contre ses propres faiblesses et ne plus se livrer sans défense aux séductions du génie.
Au reste, ce prince et son conseiller affectaient la plus entière confiance dans les intentions de l'Empereur: il serait plus juste que son envoyé n'était traitable, disaient-ils à Caulaincourt sur un ton d'amical reproche, et ils lui répétaient: «Vous perdrez votre procès 377.» Alexandre crut néanmoins nécessaire de tenter une démarche personnelle auprès de Napoléon. Il devait une réponse à la lettre du 2 février: il la rédigea de manière à en faire la ratification expresse et pressante du mémoire ministériel. Il s'y exprime avec émotion, accentue la note affectueuse et tendre, mais, au milieu des assurances de son dévouement et de sa gratitude, sait par deux fois glisser une allusion aux préliminaires indispensables de l'entrevue. Sa lettre ne laisse d'ailleurs aucun doute sur sa volonté réfléchie d'applaudir et de participer au bouleversement du monde, pourvu qu'on lui abandonne l'objet principal de son ambition, et d'aller chercher jusqu'aux Indes les clefs de Constantinople. Répondant à l'Empereur point par point, il cherche à élever sa pensée au niveau des conceptions colossales de son allié, sans atteindre à une égale splendeur de langage.
«Monsieur mon frère, dit-il, la lettre de Votre Majesté du 2 février m'a replacé au temps de Tilsit, dont le souvenir me restera toujours si cher. En la lisant, je croyais me retrouver à ces heures que nous passions ensemble et ne puis assez lui en exprimer tout le plaisir qu'elle m'a causé. Les vues de Votre Majesté me paraissent aussi grandes que justes. Il était réservé à un génie aussi supérieur que le sien de concevoir ce plan si vaste. C'est ce même génie qui en guidera l'exécution. J'ai exprimé avec franchise et sans réserve au général Caulaincourt les intérêts de mon empire, et il est chargé de présenter à Votre Majesté mes idées. Elles ont été discutées à fond entre lui et Roumiantsof, et, si Votre Majesté y adhère, je lui offre une armée pour l'expédition des Indes, une autre pour l'aider à s'emparer des Échelles situées dans l'Asie Mineure. De même, j'écris aux différents commandants de ma flotte d'être entièrement aux ordres de Votre Majesté. J'espère qu'elle reconnaîtra dans toute ma conduite le désir constant de lui prouver toute l'étendue des sentiments que je lui ai voués, de même que celui de resserrer de plus en plus les liens qui nous unissent et qui doivent influer sur les destins du monde. Si les idées que je propose à Votre Majesté sont d'accord avec les siennes, je suis prêt à me rendre à l'entrevue qu'elle désire avoir avec moi. Je m'en fais une fête d'avance, et il ne me faut que quinze jours pour arriver à Erfurt, lieu qui me semble le plus propre pour nous réunir. Le général Caulaincourt est chargé d'expliquer à Votre Majesté les raisons qui me le font préférer. J'envisage ce moment comme un des plus beaux de ma vie. La conquête de la Finlande n'a pas été difficile. Mes armées occupent déjà les points les plus importants et marchent sur Abo, tandis qu'on bombarde Sweaborg. Je compte que dans peu tout sera fini de ce côté, et le moment où l'Angleterre doit fléchir, grâce à toutes les mesures réunies que prend Votre Majesté, ne me paraît plus éloigné 378.»
À cette lettre s'en joignit une autre, d'un caractère tout intime; elle renchérissait encore sur les protestations passionnées de la première. Alexandre avait voulu répondre d'une manière digne de lui aux prévenances réitérées de son allié; depuis quelques jours, tout Pétersbourg admirait, exposés dans l'une des salles du Palais d'hiver, les produits les plus caractéristiques de l'Asie russe: c'étaient des marbres rares, des colonnes de porphyre, d'un grain et d'un poli admirables, des vases massifs de malachite, extraits à grands frais des carrières de Sibérie; ces objets devaient former les présents d'Alexandre à Napoléon. «Monsieur mon frère, disait le Tsar dans sa seconde lettre, je ne puis assez remercier Votre Majesté des différents envois qu'elle a bien voulu me faire, nommément d'armes magnifiques, d'un charmant tableau peint sur porcelaine avec deux vases de même et, en dernier lieu, du superbe ouvrage de l'Institut du Caire 379. Elle n'oblige pas un ingrat. J'ose aussi offrir à Votre Majesté quelques productions de mon pays. Ce ne sont que des blocs de pierre, mais susceptibles d'être embellis par le goût avec lequel on travaille à Paris. Qu'elle veuille les accepter comme un souvenir de quelqu'un qui fait profession de lui être sincèrement attaché.»
Napoléon voulut que les marbres de Russie, sertis de bronze et d'or, transformés en meubles précieux, servissent à décorer l'une des salles du grand Trianon 380. On les retrouve aujourd'hui dans le palais désert, où ils perpétuent le souvenir d'une amitié qui s'était proclamée indestructible comme eux, et qui, après s'être promis de renouveler les destins du monde, n'a laissé d'elle à la France que ce seul témoignage.
Après l'expédition des deux lettres impériales accompagnant la note Roumiantsof, Caulaincourt ne se contenta point d'adresser à Napoléon le volumineux rapport ou plutôt le procès-verbal de ses conférences: il voulut, dans une lettre particulière à l'Empereur, résumer l'impression qui se dégageait pour lui de ce débat sans précédent et de «la grande épreuve 381» à laquelle son maître l'avait soumis. Il le fit avec sa loyauté de serviteur sans reproche. Ce qui l'a frappé tout d'abord,--et il croit de son devoir d'y insister,--c'est que la cour de Russie, malgré l'offre du partage et la joie débordante qu'elle en a ressentie, continue à se méfier; caresses, présents, promesses, elle accueille tout avec satisfaction, avec reconnaissance, mais se tient néanmoins sur ses gardes, depuis qu'elle a cru surprendre dans nos projets sur la Silésie le secret de la politique napoléonienne, la pensée occulte et perfide de reconstruire une Pologne avec les débris de la Prusse. Ainsi s'explique sa persistance à réclamer une garantie au sujet de la Silésie; si l'Orient lui-même, contrairement aux espérances de Napoléon, n'a pu la distraire tout à fait de la question prussienne, c'est que celle-ci se confond plus que jamais à ses yeux avec la question de Pologne.
Caulaincourt persiste néanmoins à croire le Tsar personnellement attaché à l'Empereur et disposé à la confiance: il abjurerait promptement ses soupçons, si son ministre ne les renouvelait sans cesse, et s'il ne subissait, d'autre part, quoi qu'il en dise, l'influence de la cour et de la société. Pour le tranquilliser, il y aurait un moyen radical, ce serait d'évacuer la Prusse et surtout le grand-duché: l'ambassadeur n'ose recommander pareil sacrifice, mais supplie qu'on évite désormais toute allusion à un remaniement de territoires, qu'on réprime les manifestations intempestives des Polonais, que l'on s'abstienne de toute mesure qui puisse, suivant l'expression caractéristique d'Alexandre, «faire revivre les morts et donner à penser qu'on veut les ressusciter tout à fait 382». Grâce à cette prudence, il ne sera peut-être pas impossible d'assoupir les craintes de la Russie, de les dissiper à la fin, et ce résultat simplifierait grandement notre tâche à Pétersbourg. «Dans six mois, l'ambassade sera un canonicat, écrit familièrement Caulaincourt, s'il n'est plus question de la Silésie et que l'on s'entende sur le partage de l'empire ottoman 383», mais il juge la seconde condition non moins indispensable que la première, et se trouve ainsi amené à exprimer franchement son opinion sur les moyens de la remplir.
Sa conviction est qu'Alexandre ne cédera jamais sur Constantinople ni sur les Dardanelles: ce double point réglé à sa satisfaction, tout deviendra facile. La Russie n'est pas au bout de ses concessions, en ce qui concerne son concours à nos propres mouvements; maîtresse de Constantinople et de ses dépendances géographiques, elle ira avec nous non seulement aux Indes, mais en Syrie, en Égypte, partout où nous jugerons utile d'employer ses flottes et d'entraîner ses armées. De plus, elle laissera l'Empereur maître à son gré d'organiser le midi et le centre de l'Europe; ne réservant que les affaires du Nord, elle lui abandonnera la direction de toutes les autres, ne troublera point ses gigantesques opérations, abdiquera toute jalousie, et consentira que le partage de l'Orient devienne en fait le partage du monde: «Que Votre Majesté, conclut l'ambassadeur dans sa lettre à Napoléon, réunisse l'Italie à la France, peut-être même l'Espagne, qu'elle change les dynasties, fonde des royaumes, qu'elle exige la coopération de la flotte de la mer Noire et d'une armée de terre pour conquérir l'Égypte, qu'elle demande les garanties qu'elle voudra, qu'elle fasse avec l'Autriche les échanges qui lui conviendront, en un mot, que le monde change de place, si la Russie obtient Constantinople et les Dardanelles, on pourra, je crois, lui faire tout envisager sans inquiétude 384.»
Napoléon prononce son action en Espagne.--Situation de la péninsule.- -Affolement de la cour.--Symptômes de révolution.--Napoléon incline de plus en plus à détrôner les Bourbons.--Tout engagement avec la Russie remis jusqu'après règlement de l'affaire espagnole.--Confidence de Talleyrand à Metternich.--L'Orient reste pour Napoléon l'objectif final.--Ses paroles au prince Guillaume de Prusse.--Mémoire demandé à M. de Champagny sur le partage et les moyens de l'opérer.--Nécessité d'entretenir la patience de la Russie.--Attitude de Tolstoï à Paris.--Ses fréquentations.--L'ambassadeur de Russie et madame Récamier.--Napoléon s'efforce de rassurer Tolstoï et lui fait espérer l'évacuation de la Prusse.--Il offre à Alexandre, ailleurs qu'en Orient, des concessions immédiates.--Il le presse itérativement de s'emparer de la Finlande.--La crise espagnole éclate.--Arrivée des lettres d'Alexandre et des rapports de Caulaincourt.--L'Empereur recule l'entrevue, ajourne toute discussion sur l'Orient et part pour Bayonne.--Nouvelles inquiétantes de Constantinople.--Mouvements brusques et incohérents de la politique ottomane.--Agitation guerrière.--Napoléon veut à tout prix empêcher la reprise des hostilités sur le Danube.--Il prend au nom d'Alexandre l'engagement qu'aucun acte de guerre ne sera commis avant l'issue des négociations entamées à Paris entre la Russie et la Porte.--Audace de cette démarche.--Comment sera-t- elle accueillie à Pétersbourg?--Confiance passagère et sérénité d'Alexandre.- -Il se prépare à partir pour Erfurt.--Succès des Russes en Finlande.--Le Tsar accepte cette province en cadeau de Napoléon.--Les belles de Pétersbourg.--Annexion de la Finlande.--Faveur qui en rejaillit sur l'alliance française.--Les chefs de l'opposition dans les salons de l'ambassade.--Le maréchal Bernadotte suspend son mouvement vers la Scanie.--Fâcheux effet produit à Pétersbourg.--On apprend le départ de l'Empereur pour Bayonne; déception d'Alexandre.--Seconde crise de l'alliance.--Importance politique et stratégique du rôle dévolu à Caulaincourt.
Tandis que l'on conférait à Pétersbourg, Napoléon agissait en Espagne. À supposer qu'il n'eût pas été fixé, le 2 février, sur les proportions qu'il donnerait à son entreprise, sur le mode d'intervention qu'il choisirait, ses projets avaient vite mûri, développés par les circonstances: dès le milieu du mois, la situation de la péninsule lui inspirait plus fortement le désir d'en finir avec les Bourbons, de brusquer les événements à Madrid et d'y implanter sa dynastie 385.
Note 385: (retour) C'est dans le milieu de février que Thiers, par une étude et une comparaison attentive des documents, croit pouvoir placer chez l'Empereur la naissance du plan suivant: déterminer les Bourbons à s'enfuir, en les terrifiant; les faire arrêter à Séville par notre flotte; puis, après les avoir ainsi éliminés sans leur permettre de se transporter en Amérique et de détacher les colonies de la métropole, établir un prince français sur le trône vacant des Espagnes (VIII, 428).
Poussées silencieusement au delà des Pyrénées, nos colonnes continuaient d'avancer, mettaient garnison dans les villes, occupaient les provinces, dépassaient l'Èbre, sans rencontrer de résistance, mais l'état intérieur du pays se révélait redoutable. Le sentiment national s'éveillait et souffrait, l'opinion s'éloignait de plus en plus d'un pouvoir discrédité, accusé de livrer l'Espagne à l'étranger; les mécontents se tournaient vers l'infant Ferdinand; les magistrats de la cour suprême, en acquittant les amis de ce prince prévenus de complot, semblaient condamner la vieille royauté, et de toutes parts apparaissaient les symptômes précurseurs d'une crise. Entre la révolution menaçante et notre armée, dont les intentions lui devenaient suspectes, la cour ne savait que trembler. Charles IV écrivait à Napoléon des lettres éperdues, le suppliant de rompre le silence et de faire connaître ses volontés. Autour de la reine, on agitait des mesures extrêmes et l'on songeait à fuir. Partout les ressorts du gouvernement se détendaient, le concours maritime de l'Espagne, destiné à servir de lien entre la réorganisation de la péninsule et nos entreprises sur la Méditerranée, nous faisait défaut; appelée à Toulon, l'escadre de Carthagène ne dépassait point les Baléares, manquait à Ganteaume sur les côtes de Sicile, et son absence laissait un vide dans nos combinaisons. Irrité de ces mécomptes, n'attendant plus rien d'une autorité défaillante, Napoléon réunissait ses armées d'Espagne sous le commandement de Murat et les poussait sur le chemin de Madrid. Jugeant que la moindre secousse imprimée au trône chancelant des Bourbons suffirait pour en déterminer la chute, il s'était résolu à précipiter ce dénouement; puis, quand la disparition de la dynastie régnante aurait fait place nette, il franchirait les Pyrénées, apparaîtrait aux Espagnols en arbitre, en réformateur, irrésistible et bienfaisant, et élèverait parmi eux un pouvoir qui ne serait qu'une émanation de lui-même. S'il avait paru, dans les semaines précédentes, surtout préoccupé de l'entreprise orientale, il ne dissimulait plus à ses entours qu'il comptait donner au règlement de l'affaire espagnole la priorité sur toute négociation définitive avec la Russie, et c'était à cette volonté que Talleyrand faisait allusion dans un nouvel entretien avec Metternich: «La question, disait-il en parlant du partage, me paraît un peu plus éloignée», et comme l'Autrichien, mal remis de l'épouvante que lui avait causée l'annonce de nos projets, se hâtait de saisir au passage cette espérance d'ajournement: «Ne dites pas ajournée, reprenait Talleyrand avec vivacité, je vous dis tout au plus moins imminente 386.»
En effet, l'Orient reste pour Napoléon l'objectif final. Le 17 février, écrivant à son frère Louis, il lui fait entrevoir l'instant où l'Angleterre, assaillie de tous côtés, «menacée dans les Indes par une armée française et russe 387», devra se rendre, et il le presse de coopérer à ce résultat par un redoublement d'activité maritime. Le 23, recevant le prince Guillaume de Prusse, qui vient l'implorer pour son pays, il l'accueille par ces paroles: «L'arrangement de vos affaires tient sa place parmi les combinaisons de la politique générale qui sont à la veille de se développer: ce n'est pas une affaire d'argent, mais de politique... Pendant l'été, ajoute-t-il, les grandes affaires seront peut-être arrangées.» Et il répète plusieurs fois que «dans ce moment, Constantinople est le point essentiel vers lequel se dirige sa politique», ajoutant que «selon les circonstances, il regardera les Turcs comme ses amis ou ses ennemis 388».
Par son ordre, on rassemblait des renseignements topographiques sur la Turquie européenne et les facilités d'invasion qu'elle offrait; le ministère des relations extérieures avait été chargé spécialement de cette étude. Lorsque Napoléon avait écrit à Alexandre et à Caulaincourt les lettres du 2 février, il les avait adressées directement à son ambassadeur, sans emprunter l'intermédiaire du secrétaire d'État; même il n'avait point jugé à propos de mettre prématurément M. de Champagny dans la confidence de ce grand acte. On se tromperait étrangement, il est vrai, en croyant surprendre dans un tel procédé une intention de diplomatie occulte, le désir de modifier ou de traverser les directions officielles. Napoléon n'agissait jamais à l'encontre de ses ministres, il agissait parfois sans eux. Agents passifs et subordonnés de sa volonté, il ne les appelait à connaître toute sa pensée qu'autant que cette communication devenait indispensable pour l'accomplissement de leurs devoirs respectifs. Jugeant que l'affaire du partage devait se traiter directement entre les deux souverains, relevait de leur compétence immédiate, il avait voulu lui laisser tout d'abord un caractère intime et confidentiel, sans affaiblir par l'intervention des chancelleries l'autorité des paroles préliminaires qui s'échangeraient. Il ne renonçait pas pour cela à se priver des lumières que pourrait lui offrir le ministère des relations extérieures; il le consulta rétrospectivement. Dans le milieu de février, il demandait à Champagny, dont il appréciait au plus haut point le zèle et le dévouement, un travail à la fois politique et géographique sur le partage de la Turquie et les moyens de l'effectuer.
Le ministre, ignorant que le principe même de la question se trouvait préjugé dans une forte mesure, l'examina longuement, apprécia l'opportunité de l'opération, résuma consciencieusement dans deux rapports les arguments pour et contre, évitant de se prononcer et s'en remettant à la sagesse du maître. À ses développements, il joignit plusieurs séries de notes dont une partie avait été rédigée par M. Barbié du Bocage, géographe du département; on y trouvait, d'après les données assez incomplètes que l'on possédait alors sur la péninsule des Balkans, le tracé des différentes routes que pourraient suivre des armées d'invasion parties de l'Adriatique et s'acheminant vers Constantinople; c'était un recueil d'itinéraires, indiquant les étapes, les distances, les ressources des pays à traverser, les obstacles à vaincre. De son côté, M. de Champagny avait nourri son exposé de toutes les informations qu'il avait pu colliger sur la superficie des différentes provinces et leur importance respective 389.
Note 389: (retour) Les deux mémoires de Champagny, avec leurs annexes et les lettres d'envoi à l'Empereur, sont conservés aux archives nationales, A. F. IV, 1688. À cette époque, M. de Champagny avouait à Tolstoï, qui continuait de lui exprimer ses craintes au sujet de la Silésie, que l'Empereur nourrissait «de plus vastes plans». Tolstoï à Roumiantsof, 12-22 février 1807. Archives de Saint- Pétersbourg.
À l'aide de ces travaux, l'Empereur se mettait en mesure de mieux discuter avec Alexandre, lorsque l'heure serait venue, les conditions du démembrement et de la conquête. En même temps, il avisait aux moyens d'adoucir pour la Russie l'amertume d'un délai qui entrait de plus en plus dans ses combinaisons. S'il ne revenait pas avec elle sur le partage, se contentant d'avoir jeté dans l'esprit du Tsar une grande espérance et attendant de savoir l'effet qu'elle y aurait produit, il se montrait, sur les autres questions, disposé à la complaisance. Employant avec la Russie tous les modes de communication, s'adressant par lettres à l'empereur et verbalement à Tolstoï, il composait son langage à l'un et à l'autre suivant la différence de leurs passions et de leur caractère.
C'était une tâche malaisée que de rassurer Tolstoï et de guérir ses défiances. L'ambassadeur résistait à toutes les séductions. Vainement l'Empereur l'attirait-il dans sa société privée; vainement cherchait-il toutes les occasions de le distinguer et de lui faire honneur: le Russe restait sombre, inquiet, préoccupé. Dans sa conduite, il prenait le contre-pied de tout ce qu'eût désiré Napoléon. Au lieu de voir une «société qui fût dans l'esprit du gouvernement 390», il cherchait toujours au faubourg Saint-Germain des consolations aux déboires que lui causait la partie officielle de sa mission; on eût dit qu'il prenait à tâche de se lier avec les personnes les moins agréables au souverain; auprès d'elles, il perdait sa froideur, devenait aimable: il alla jusqu'à être amoureux de madame Récamier, à l'instant où l'Empereur disait «qu'il regarderait comme son ennemi personnel» tout étranger qui fréquenterait le salon de cette dame 391. Pourtant, Napoléon ne lui tenait pas rigueur de tels procédés; désespérant de le ramener par des prévenances, il essaya à la fin de le raisonner et sentit la nécessité de quelques concessions, au moins apparentes, à la politique personnelle de l'ambassadeur.
Jusqu'alors, il ne lui avait promis l'évacuation de la Prusse que conditionnellement, si la Russie se retirait des Principautés; il s'était efforcé surtout de lui inculquer la patience, en la lui montrant la première vertu de son nouvel état: «Vous n'êtes pas diplomate, lui disait-il, vous voulez faire marcher les affaires comme les brigades et les régiments; vous voudriez les faire aller au galop; elles doivent être bien mûries 392.» Vers la fin de février, son langage devient plus affirmatif; il se dit à la veille d'évacuer la Prusse, parle spécialement de rendre à Frédéric-Guillaume sa capitale; il laisse même Daru signer à Berlin un projet d'arrangement financier. Il proteste aussi devant Tolstoï contre toute idée de rétablir la Pologne, assure qu'il évacuera le grand-duché aussitôt que la saison lui permettra de déplacer ses troupes: en juillet au plus tard, ajoute-t-il, tout sera si bien terminé, réglé, entre la France et la Russie, que les deux cours n'auront plus à échanger une explication avant quatre ou cinq ans 393.
À l'empereur Alexandre, il ménage de plus positives satisfactions. Il lui fait réitérer par Caulaincourt l'offre de la Finlande et l'engage à prononcer l'annexion de cette province: c'est un acompte qu'il lui accorde sur de plus vastes conquêtes, un moyen qu'il lui donne de calmer les impatiences de l'opinion et de traverser l'épreuve redoutable du printemps. Pour occuper et engager de plus en plus les Russes dans le Nord, il les entretient de sa coopération, annonce que le corps de Bernadotte est en marche, qu'il est entré dans le Holstein, et que, sous peu de jours, si la saison le permet, vingt mille Français avec dix mille Danois vont entamer la péninsule Scandinave par le Sud, tandis que les Russes l'aborderont par le Nord, et mettre Stockholm entre deux feux 394. Il consacre effectivement quelques soins à cette opération combinée 395, sans cesser d'observer avec une attention croissante l'Espagne, où il attend les événements qui vont lui donner le signal d'intervenir.
En mars, la crise espagnole éclate: terrifiée par l'approche de nos troupes, parvenue au dernier degré de l'épouvante, la cour a pris le parti de se retirer à Séville et ensuite de s'embarquer pour l'Amérique. Elle se dispose à s'éloigner, quand le peuple de Madrid, résolu d'empêcher cette fuite, se révolte contre Charles IV, ou plutôt contre la reine et son indigne favori. Le 18, l'insurrection se porte sur Aranjuez, résidence de la cour, s'empare du prince de la Paix, arrache au vieux roi un acte d'abdication, et proclame Ferdinand. Nos troupes vont entrer à Madrid, mais se trouveront entre deux pouvoirs qui se contestent et s'accusent mutuellement; la situation est devenue franchement révolutionnaire, l'Espagne s'ouvre d'elle-même à notre intervention, et Napoléon peut entrer en scène.
Il annonce aussitôt, prépare son départ. Toutefois, pour régler ses mouvements, il a besoin de savoir quel accueil Alexandre a fait à sa lettre, si ce prince accepte l'entrevue et en a déterminé la date. Que l'empereur de Russie, le prenant au mot, ait résolu de se rendre immédiatement à son appel, quelle raison alléguer pour manquer à un rendez-vous si formellement provoqué, si solennellement offert? Napoléon prolonge donc son séjour à Paris, impatient et comptant les jours, calculant que les réponses de Russie sont en chemin et ne peuvent tarder. Enfin, dans les derniers jours de mars, la double expédition d'Alexandre et de Caulaincourt lui arrive et le met à l'aise. En acceptant l'entrevue conditionnellement, le Tsar l'ajournait en fait, puisqu'il la subordonnait à l'issue de nouveaux pourparlers; Napoléon s'empare de cette circonstance pour en faire auprès de son allié l'excuse de son départ. L'entrevue devant se trouver retardée dans tous les cas, il se juge libre de prolonger le délai, écrit en ce sens à Caulaincourt, puis, le 2 avril, se met en chemin pour Bayonne, évitant de se prononcer sur le fond même des propositions russes et remettant toute discussion. Sans renoncer à ses projets ultérieurs sur l'Orient, il les exclut pour quelques semaines de sa pensée et les met momentanément hors de cause.
Afin de réserver en entier la question, il voulut empêcher sur le Danube la reprise des hostilités, que l'armistice non ratifié et d'ailleurs expiré laissait imminente; des événements de guerre, surgissant de ce côté, pourraient modifier la situation respective des parties et exercer sur nos décisions à venir un fâcheux préjugé. Depuis six mois, Russes et Turcs restaient en présence, l'arme au pied, attendant que Napoléon conciliât leurs différends ou leur rendît la liberté de se combattre, mais cette inaction commençait à leur peser, et les nouvelles de Constantinople, en particulier, devenaient menaçantes.
Se conformant à ses instructions de janvier, Sébastiani avait sondé la Porte au sujet d'une cession des Principautés; il s'était acquitté de ce devoir avec douleur, se rappelant les jours où il garantissait fièrement aux Turcs l'intégrité de leur territoire et craignant qu'on ne lui opposât ses propres paroles. «J'ai éprouvé dans cette circonstance, écrivait-il, tout ce que les fonctions d'homme public ont de pénible 396.» Réuni solennellement pour écouter ses communications, le Divan les accueillit avec une morne stupeur. Sous le calme et la gravité propres aux Orientaux, l'indignation perçait sur les visages; seuls, nos ennemis triomphaient, voyant se confirmer leurs sinistres pronostics; aux yeux des autres ministres, le voile se déchirait, et il ne leur était plus permis de conserver un doute sur la défection de l'Empereur. Une réaction se produisit aussitôt contre nous; des paroles de haine et de colère parvinrent jusqu'aux oreilles de l'ambassadeur; nos amis furent privés de leurs charges, exilés, suppliciés; on reprit sous main des négociations avec l'Angleterre. Toutefois, le gouvernement de Mustapha IV, à la fois violent et faible, n'osa aller jusqu'au bout de son revirement; craignant nos armes, sentant vaguement un péril suprême planer sur sa tête, il essaya de le détourner par des ménagements. La réponse à notre communication fut conçue en termes dignes et non dépourvus d'habileté; la Porte ne se plaignait point, protestait de son inaltérable fidélité, mais affirmait sa volonté de ne point céder un pouce de son territoire; le Sultan écrivit personnellement à Napoléon pour lui demander de garantir l'intégrité de ses États. Le Divan refusa en premier lieu, puis se laissa arracher une promesse formelle d'ouvrir l'Albanie à nos troupes, si les Anglais paraissaient devant Corfou: le chef du parti antifrançais, porté d'abord au pouvoir, fut promptement destitué; en quelques jours, par brusques saccades, la politique ottomane évolua plusieurs fois, tantôt s'éloignant de nous, tantôt revenant à l'Empereur afin de forcer sa bienveillance, et l'on sentait dans ces mouvements incohérents le combat de craintes et de tendances diverses. Les Turcs n'étaient unanimes qu'en un point: la nécessité de prendre des mesures de défense et de salut. On rassemblait de nouvelles troupes, on appelait les bandes asiatiques, on parlait de guerre sainte et de levée en masse; l'armée du Danube s'augmentait, reprenait une attitude belliqueuse, et, dans cette situation critique, le moindre incident, la moindre provocation des Russes, renforcés eux-mêmes en prévision de la grande action prochaine, risquait d'amener un choc redoutable.
D'après Sébastiani, l'issue de ce conflit ne saurait être douteuse; les soldats du Sultan combattraient en braves, en furieux, mais leur ardeur désordonnée succomberait devant un ennemi supérieur par la discipline, l'armement et la tactique; il en résulterait pour la Turquie un grand désastre et une commotion fatale. Le gouvernement s'écroulerait, l'anarchie se déchaînerait dans la capitale, les provinces se détacheraient d'elles-mêmes, les Russes, dans l'élan de leur victoire, arriveraient d'un bond jusqu'à Constantinople et se trouveraient nantis des plus précieuses parties de l'empire avant que la France ait pu s'entendre avec eux sur la répartition des territoires orientaux 397.
Ce fut ce danger que Napoléon résolut de conjurer à tout prix. Afin de contenir la Porte en la rassurant, il agit d'autorité et engagea Alexandre sans le consulter; se portant fort des intentions de ce monarque, il fit savoir à Constantinople que la Russie n'agirait point avant l'issue des négociations qui se poursuivaient à Paris pour la forme entre Tolstoï et l'ambassadeur turc et que l'on pouvait à volonté rompre ou laisser traîner 398. Pour expliquer au cabinet de Pétersbourg cette mesure audacieuse, il ordonna de lui communiquer, comme pièces justificatives de sa bonne foi, les dépêches de Sébastiani qui attestaient l'abandon par la France des intérêts ottomans, mais qui indiquaient en même temps les conséquences d'une action prématurée des Russes 399. Ainsi, résolu plus que jamais d'en finir avec l'Espagne avant de revenir à l'Orient, il immobilisait tout dans cette partie du monde et, comprimant de sa main puissante la Russie et la Turquie prêtes à se heurter, suspendait le cours des événements.
Prenant acte de notre garantie, la Porte se calma et consentit à ne point donner la première le signal de la lutte. La Russie se plierait-elle aussi docilement à nos volontés? Quel effet produiraient sur elle l'ajournement de ses espérances et l'interdiction d'agir? Croyant toucher au but de son ambition, Alexandre ne le verrait-il pas sans un amer déplaisir s'éloigner à nouveau? N'interpréterait-il point le départ de Napoléon comme un prétexte pour se dérober à toute concession définitive et un premier manque de foi?
Depuis la fin des conférences, aucun nuage n'était venu troubler la sérénité des rapports entre notre ambassade et le Palais d'hiver; on eût dit que la France et la Russie, dont l'harmonie avait été un instant troublée, se reprenaient à s'aimer sans arrière-pensée et goûtaient le charme d'une seconde lune de miel. Pour mieux faire sa cour à Napoléon, Alexandre dépassait en certains points les bornes de la condescendance: il allait jusqu'à interdire aux émigrés restés en Russie de porter la cocarde blanche et les fleurs de lis, proscrivait le noble et gracieux emblème de l'ancienne France. Par ces flatteries, il espérait attirer plus tôt l'Empereur à Erfurt et l'y rendre plus conciliant. Considérant l'entrevue comme très prochaine, il comptait de son côté les journées, calculait les distances; il estimait que la réponse de Napoléon serait connue à Pétersbourg le 15 avril, et qu'au commencement de mai les deux empereurs pourraient se réunir à Erfurt. Il mettait son plaisir à s'occuper de son voyage; ses équipages avaient reçu l'ordre de se tenir prêts: «Quand partons-nous?» disait-il gaiement à Caulaincourt, et il ne tarissait pas sur la joie qu'il éprouverait à revoir son allié, à retrouver les enchantements de Tilsit.
En attendant, il activait la guerre contre la Suède. Parfaitement résolu, depuis que ses troupes avaient franchi la frontière, à s'approprier la Finlande et la considérant déjà comme son domaine, il ne laissa point que d'en accepter le don avec reconnaissance. Ce cadeau de plusieurs centaines de mille âmes, sujettes du roi de Suède, fut offert et reçu avec une égale désinvolture, à titre d'attention et de galanterie: «L'Empereur, dit Caulaincourt à Alexandre en se servant des termes mêmes indiqués par son maître, désire bien que Votre Majesté soit en possession de la Finlande, et pour l'avantage personnel de Votre Majesté et pour que les belles de Pétersbourg n'en entendent plus le canon.»--«Je le remercie, répondit Alexandre, et pour moi et pour les belles de Pétersbourg; (en riant) je le leur dirai; il est toujours aimable pour moi 400.»
«L'affaire est en bon train», ajoutait-il. En effet, les premières opérations en Finlande avaient brillamment réussi. Surpris dans leurs postes mal gardés, les Suédois n'avaient tenu nulle part: Helsingfors, Abo, avaient été enlevés sans coup férir, et tandis que des colonnes volantes se répandaient dans toutes les parties du pays, où elles ne rencontraient d'autre obstacle que la nature, le gros de l'armée se concentrait autour de Sweaborg, capitale de la province, entreprenait le siège de cette place et la réduisait promptement. Le 5 avril, Alexandre écrivait à Napoléon que la ville, bombardée à outrance, demandait à capituler, le 10 mai, que l'acte de reddition était signé 401. Dans cette correspondance, il s'abstenait avec un tact parfait de revenir sur la question du partage; ayant exprimé très nettement ses désirs, il jugeait hors de propos d'y insister et de marquer ainsi un doute sur les dispositions de son allié; il pensait sans cesse à l'Orient et n'en parlait plus, se bornant à faire connaître que la Porte lui avait adressé des propositions d'accommodement direct et qu'il les avait déclinées. Il évitait aussi toute allusion au sort de la Prusse, laissant à Tolstoï le soin de traiter cette pénible affaire, d'obtenir la ratification et même, s'il était possible, l'amélioration de l'arrangement préparé à Berlin, et ses lettres n'étaient que le bulletin de ses succès: il voulait en instruire l'Empereur au fur et à mesure qu'ils survenaient, afin de lui en faire partager la joie, afin de lui montrer aussi qu'il profitait de ses conseils. Avant même que l'occupation totale de la Finlande fût un fait accompli, s'autorisant de nos encouragements et de nos exemples, préjugeant l'acte de cession qui serait arraché plus tard au roi de Suède, érigeant le droit de conquête en loi suprême, il avait prononcé la réunion de la province à l'empire par simple décret, à la manière de Rome et de Napoléon.
Cet événement produisit à Pétersbourg une sensation profonde et toute à notre avantage. Pour la première fois, la valeur de l'alliance française se révélait par un signe matériel, palpable, évident pour tous. Alexandre, qui voyait dans la conquête de la Finlande un triomphe personnel, une première justification de sa politique, ne manqua point de faire ressortir ce côté de la question: «Vous plaindrez-vous encore de mon alliance avec la France? disait-il aux mécontents; qu'ont produit celles avec votre chère Angleterre 402?» L'argument était irréfutable et produisit son effet dans les cercles mondains. Sans doute, les incorrigibles ne désarmèrent point; dans les salons, la politique continua de provoquer d'aigres controverses, mais le crédit de nos adversaires se trouva ébranlé et leur nombre diminua. On vit même, symptôme caractéristique, les chefs de l'opposition, les Czartoryski, Novossiltsof, Strogonof, se présenter pour la première fois chez notre ambassadeur, faire acte de présence à ses soirées, et ces démarches individuelles, plus ou moins sincères, mais vivement commentées, semblaient le prélude d'une conversion en masse 403.
Note 403: (retour) Id. Caulaincourt poussait parfois la minutie dans ses informations jusqu'à reproduire mot pour mot, à la suite de ses rapports, les propos qui s'échangeaient dans les salons de Pétersbourg. Nous citons l'une de ces conversations prises sur le vif; on peut la rapprocher de certaines scènes où l'auteur de La guerre et la paix, avec la puissance évocatrice de son talent, fait parler la société russe de cette époque.«Il y a eu une grande discussion chez le grand chambellan Narischkine sur la Finlande. «Je suis Russe, a dit le mari; quand je vois que l'empereur met pour toujours Pétersbourg à l'abri d'une insulte et qu'il réunit à son empire ce que notre grande Catherine n'osait même espérer, je suis content; cela doit nous faire espérer d'autres avantages.» La femme, qui est une commère, reprit: «Voilà notre chère grande-duchesse vengée de ce petit roi de Suède (Gustave IV avait autrefois brusquement rompu un projet de mariage avec une fille de Paul Ier). «Que la France nous donne ces provinces turques, que tous nos jeunes gens reviennent de l'armée et que nous ayons la paix; alors, si quelqu'un se plaint encore de l'Empereur, il devrait le chasser de la cour. Ces Anglais, ils nous ont toujours laissés là, ils ne pensent qu'à eux.» Quelques personnes plaignirent la Suède, disant tout bas que la France laissait prendre à la Russie ce qu'elle ne pouvait l'empêcher d'acquérir, mais qu'on verrait qu'elle ne lui laisserait pas les provinces turques. Voilà le dernier retranchement des mécontents, mais leur nombre est beaucoup diminué.
«La princesse Serge Galitsyne (jeune et jolie, qui a été à Paris et ne voyait que des artistes et des savants) a dit au ministre de Danemark: «Vous voilà province française! vous verrez ce qu'il vous en coûtera. L'Espagne peut vous servir d'exemple.»--«Il valait mieux recevoir les Anglais, n'est-ce pas»? reprit le ministre de Danemark, «ils ont si bien secondé leurs alliés.....»
«Madame Golovine, chez laquelle cela se passait, s'est aussi mêlée de la conversation dans le sens de la princesse; de part et d'autre on s'est dit de gros mots: «Vous parlez sans cesse de votre admiration pour l'Empereur, même de votre attachement pour lui», dit le ministre, à la fin, à la princesse, «croyez-vous que cette manière de penser soit d'accord avec vos sentiments? L'anglomanie vous a tourné la tête, vous n'êtes plus Russe.»--«Je sépare l'Empereur de tout ce qui se fait, répondit-elle; il est dupe de l'empereur des Français et de son ambassadeur qui nous gouverne; on lui jette de la poudre aux yeux comme à vous; on nous aveugle avec la Finlande, mais on verra avant peu que c'est tout ce qu'on veut nous donner. C'est là que j'attends tous nos amateurs de nouveautés...» Nouvelles de Pétersbourg du 12 au 15 avril 1808.
Une première déception suspendit ce mouvement. Se fondant sur les communications réitérées de l'Empereur, Alexandre et son ministère croyaient fermement et avaient laissé entendre autour d'eux que notre passage en Scanie allait se produire, que cette coopération faciliterait l'entière soumission de la Finlande et permettrait de plus audacieuses entreprises. Aussi bien, Bernadotte s'était avancé avec son corps jusqu'au point du Holstein le plus rapproché de l'archipel danois; c'était de là qu'il devait s'élancer à l'attaque des provinces méridionales de la Suède. Toutefois, si Napoléon, se conformant à ses promesses, avait envoyé au maréchal tout un plan d'offensive, il ne l'avait autorisé qu'éventuellement à en faire usage. Considérant la pointe en Scanie comme une simple diversion destinée elle-même à en favoriser une autre, celle que les Russes tenteraient contre Stockholm et les parties centrales du royaume, il y regardait à plusieurs fois avant d'engager témérairement ses troupes au delà de la Baltique et de risquer quelques-unes de ses divisions pour une cause qui ne l'intéressait point directement. Il avait donc recommandé à Bernadotte de n'agir qu'à coup sûr et en multipliant les précautions: le maréchal devait franchir les détroits et entrer en Suède, mais seulement au cas où les Danois lui fourniraient assez de troupes pour rendre infaillible le succès de l'opération 404. Naturellement circonspect, Bernadotte interpréta de tels ordres dans le sens le plus restrictif; il ne fit passer dans les îles qu'une avant-garde, puis, rencontrant chez les Danois peu d'empressement et apprenant l'arrivée dans la Baltique de quelques frégates anglaises, avant-garde d'une escadre, il interrompit tout à fait sa marche et ne bougea plus de sa position continentale.
Connu très vite à Pétersbourg, cet arrêt y produisit la plus fâcheuse impression; on soupçonna à tort un contre-ordre de l'Empereur, et l'on y vit un premier signe de duplicité. Nerveuse et mobile à l'excès, l'opinion se reprit aussitôt; on venait à nous, on s'arrêta, et quelques symptômes de recul se manifestèrent. Alexandre lui-même parut affecté, et ce fut au milieu de l'émoi causé par cet incident qu'éclata la nouvelle du départ de l'Empereur pour Bayonne; la France se laissait décidément attirer vers le Sud-Ouest, lorsqu'on s'était attendu, d'une part, à la voir s'acheminer au Nord et, de l'autre, aider la Russie à déborder sur l'Orient.
«Voilà donc l'Empereur parti, dit Alexandre à Caulaincourt; le moment où je pouvais m'absenter de Pétersbourg avec le moins d'inconvénient passera, et rien ne sera fini. Je n'avais cependant pas pris la moitié du compas; je faisais les trois quarts du chemin pour que quelques jours pussent suffire à l'Empereur et qu'il eût la facilité de s'occuper après de ses autres affaires. Celles de Turquie sont aussi importantes; qui sait ce que les Turcs vont faire? Pour complaire à l'Empereur, je n'ai jamais profité d'aucun de mes avantages contre eux. Maintenant, il ajourne tout sans rien décider. Qu'en arrivera-t-il 405?...» Et il refusa de subordonner à notre assentiment la reprise des hostilités; il n'agirait pas encore, disait-il, retiendrait ses troupes aussi longtemps que possible, si les Turcs n'attaquaient point, mais n'entendait pas se lier les mains et se réservait de fixer lui-même les bornes de sa condescendance.
La communication des lettres de Sébastiani produisit sur lui un effet contraire à celui que l'on s'en était promis; il releva dans leur contenu un esprit de défiance envers la Russie et demanda si la France, en lui faisant lire ces dépêches, n'avait point voulu le préparer à un changement de système 406. Il s'étonnait surtout de ne point savoir si l'Empereur adhérait à la note Roumiantsof, s'il admettait la part que la Russie s'était faite, et cette incertitude lui pesait. Comme toujours, Roumiantsof se montrait plus explicite, plus pressant que son maître; il accentuait les plaintes, soulignait les reproches, réclamait une réponse catégorique: «L'Empereur, disait-il, ne peut pourtant nous oublier tout à fait entre Paris et Madrid 407.» Quant à la société, son retour en arrière était complet: elle s'était remise dans une position d'hostilité et de combat.
Tout concourait d'ailleurs à troubler, à attrister la Russie, à lui faire voir le revers de cette alliance qui s'était montrée à elle, peu de semaines auparavant, sous un jour brillant et favorable. Plus incertaine que jamais au Midi, la situation se modifie brusquement au Nord et devient mauvaise. Remis de leur désarroi, les Suédois ont commencé de se défendre; leurs qualités de bons soldats se sont retrouvées; dans plusieurs engagements, ils ont ressaisi l'avantage, infligé à l'amour-propre de leur ennemi de cuisantes blessures: ils viennent d'enlever l'île de Gothland avec sa garnison, et ce poste, situé tout près de la côte finlandaise, leur fournit le moyen d'y reprendre pied, remet en question le sort de la province. Derrière la Suède, l'Angleterre commence à se montrer, découvrant ses moyens et se portant au secours de ses alliés. Les dix mille soldats du général Moore, retirés de Sicile, viennent de débarquer à Gothenbourg. On sait la flotte britannique dans les eaux danoises; on croit la voir paraître sur la Baltique; on n'ignore pas que les côtes de l'empire sont dégarnies de troupes, que l'armée de Finlande, mal commandée, mal pourvue, dispersée sur un territoire trop étendu, résisterait difficilement à un retour offensif de l'ennemi; on craint qu'une attaque combinée des Suédois et des Anglais ne rejette la guerre jusqu'aux portes de la capitale, et Pétersbourg ne se sent plus en sûreté.
En même temps, la rupture du commerce avec Londres fait sentir ses effets; les transactions s'arrêtent, les ruines se succèdent, le papier-monnaie subit une effrayante dépréciation, l'universelle souffrance ajoute aux embarras du gouvernement et avive en lui la douleur de ses propres mécomptes. Alexandre sent renaître ses soupçons, se fortifier ses doutes, et Caulaincourt va avoir à lutter contre un retour d'inquiétude et de défiance. Désormais, le rôle de notre ambassadeur se modifie. Il ne s'agit plus pour lui, dans une offensive brillante, de poursuivre sur le terrain de l'Orient une passe d'armes diplomatique, destinée à préparer une rencontre plus sérieuse entre les deux empereurs: son poste devient défensif et prend, sous ce rapport, une valeur capitale. Tandis que la puissance napoléonienne se détourne temporairement vers l'Espagne, Caulaincourt doit couvrir ce mouvement, contenir le Nord, et, empêchant que la Russie ne s'unisse à l'Allemagne révoltée pour nous surprendre en plein changement de front, assurer la sécurité de notre évolution.
Revirements successifs dans la pensée et le langage d'Alexandre.-- L'autocrate de Russie et les journaux français.--Mémoire du prince Adam Czartoryski. --Rentrée en scène de Pozzo di Borgo.--Efforts de Caulaincourt pour réaliser la conquête mondaine de la Russie; il sollicite des renforts.--Voyage d'exploration à Moscou.--L'ambassadeur travaille à s'attirer de plus en plus l'estime et la confiance d'Alexandre.--Il donne des conseils stratégiques.--Blâme de Napoléon.--Belle réponse de Caulaincourt.--Napoléon continue à agir sur Alexandre par le sentiment.--Lettre de condoléance.--Explications données au sujet de l'Espagne: les événements de Bayonne commentés par Napoléon lui-même.--Plaidoyer du 8 juillet.--Les affaires d'Espagne mettent l'alliance à une nouvelle épreuve.--Alexandre dissimule ses sentiments, approuve et flatte Napoléon.--Il espère hâter par ce moyen le règlement de la question orientale.--Napoléon rompt le silence, mais se dérobe encore à tout engagement compromettant: il désire l'entrevue sans conditions.--Lassitude et énervement d'Alexandre.--Il accepte l'entrevue sans conditions.-- Dernière discussion au sujet de Constantinople et des Dardanelles.--Se croyant assuré de l'Espagne, Napoléon revient à ses projets sur l'Orient et les Indes: développement gigantesque qu'il compte leur donner.--Les flottes de Brest et de Lorient.--La nouvelle expédition d'Égypte.--Observations de Decrès.--Napoléon comparé à Dieu.--Activité surhumaine et innombrables préparatifs.--Annonce d'extraordinaires événements.--Tandis que Napoléon se croit sur le point d'arracher la paix à l'Angleterre par un ensemble d'opérations accablantes, l'Espagne se soulève et donne à l'Europe le signal de la révolte.
Alexandre passait par des alternatives d'espoir et de découragement, et son langage reflétait les ondulations de sa pensée. Parfois, revenant à son système favori, il cherchait à toucher l'Empereur en affectant pour la France et pour lui un enthousiasme débordant: il lui faisait transmettre par Caulaincourt des assurances d'admiration et d'attachement, y mêlant quelques discrets conseils de modération. «Après avoir réglé les affaires de Turquie et de l'Inde, disait-il, qui forceront l'Angleterre à la paix, l'Empereur n'aura plus besoin que de repos et de bonheur surtout. Il ne peut plus rien désirer. Il me le disait souvent à Tilsit dans des moments d'épanchement. Quel voeu peut-on former quand on commande à des Français? Quelle nation! Quelles lumières! Quelle différence avec celle-ci! Nous avons sauté tous les échelons. Pierre Ier a été trop pressé de jouir; Catherine n'aimait que le clinquant. À la paix, en la conservant, on adorera l'Empereur autant qu'on l'a admiré à la guerre. Quel génie! Mais il lui faut du bonheur, de la tranquillité, pour jouir de tout ce qu'il a fait, il en faut à tous les hommes. L'activité de l'esprit de l'Empereur lui en fera sentir plus tard le besoin. Moi, je désire qu'il soit heureux, car je me suis attaché à lui à Tilsit... J'aime que nos contemporains mêmes lui rendent justice. Je vous assure que ceux qui ne pensent pas comme moi sont mal accueillis par l'empereur Alexandre. Personne n'est plus son admirateur que moi... 408»
Au lendemain de ces épanchements, Alexandre montrait de nouveau un front soucieux, voilé de tristesse: il «battait froid 409» à l'ambassadeur. À quelle raison attribuer ce subit changement? Alexandre était susceptible par nature: ses récents déboires avaient irrité, exaspéré en lui cette disposition, et il en était venu à ce point de sensibilité où la moindre piqûre d'épingle fait souffrir comme une blessure. Il suffisait alors d'un léger incident, d'un article de journal français conçu dans un sens défavorable à la Russie, pour que le doute rentrât poignant dans son âme, et Caulaincourt devait employer de longues heures à le calmer, à le rassurer, tâche délicate et toujours à reprendre, travail de Pénélope où chaque jour défaisait l'oeuvre de la veille.
En effet, quittant notre ambassadeur, Alexandre retrouvait ses ministres, ses amis, sa famille, et, autour de lui, chacun semblait s'être donné le mot pour le détourner de la France. Son cabinet actuel, choisi cependant parmi les personnages les moins opposés au système de Tilsit, lui recommandait la prudence et le mettait sur ses gardes. Quant à ses anciens conseillers, aux confidents de ses premiers rêves et de ses jeunes enthousiasmes, s'ils semblaient par moments renoncer à la lutte et quitter la place, ils redoublaient en secret de vigilance et d'hostilité. Le prince Adam Czartoryski partait pour Vienne, mais, en s'éloignant, lançait un dernier trait: il faisait passer à l'empereur un mémoire rédigé avec talent et virulence, où l'avenir était peint sous les plus noires couleurs. Les agents ordinaires de la coalition se remettaient à l'œuvre: Pozzo di Borgo avait reparu. Alexandre, il est vrai, dans ses causeries avec Caulaincourt, s'exprimait fort durement sur le compte de cet ennemi personnel de Napoléon 410: il promettait de l'écarter à nouveau, mais ses assurances n'étaient qu'à moitié sincères. Renvoyant à Vienne son ancien émissaire dans cette ville, il l'autorisait à lui faire connaître son avis sur tout ce qui pouvait intéresser la sécurité ou la gloire de la Russie 411, et Pozzo s'empressait, avant de partir, de lui adresser un travail d'ensemble sur la situation. Dans cet écrit, avec son franc-parler, sa verve, sa passion habituels, il s'attachait à prouver que la Russie, en se fiant à Napoléon, courait aux abîmes, que l'offre du partage, en la supposant sincère, n'en était pas moins un piège, que le Tsar, en exécutant cette périlleuse opération au signal et sous la direction de la France, se ferait à la fois l'instrument et le jouet d'une ambition sans scrupules 412.
Alexandre lisait et gardait les mémoires rédigés par les adversaires de l'alliance; celui de Czartoryski fut retrouvé à sa mort dans ses papiers 413. S'ils ne le persuadaient pas encore, ils l'ébranlaient; en lui renvoyant le reflet démesurément grossi de ses propres défiances, ils les lui faisaient discerner plus nettement, et ce contact assidu avec la pensée de nos ennemis, pendant les heures consacrées chaque jour par le monarque au travail d'État, suscitait en lui d'amères et dangereuses réflexions.
Le soir, Alexandre retrouvait la société assemblée chez l'impératrice mère, chez les princes, dans les maisons où il avait coutume de paraître, et l'écho des passions antifrançaises montait jusqu'à lui. Ayant pris le parti de discuter avec les salons, au lieu de les réduire au silence, il se trouvait maintenant embarrassé pour répondre à leurs objections. Assez brave pour tenir tête à l'opinion, il n'était pas assez convaincu pour ne tenir aucun compte de ses révoltes et ne s'en point affliger. Pendant quelques semaines, écrivait Caulaincourt, il avait été heureux, «parce qu'on ne le boudait plus 414»; il souffrait aujourd'hui de lire sur les visages, voilées sous les formes du respect, une tristesse anxieuse ou l'expression d'une pitié plus insupportable encore.
Caulaincourt était là, il est vrai, se multipliant, toujours sur la brèche, s'appliquant sans relâche à atténuer les mécontentements et, par suite, leur action fâcheuse sur l'esprit du maître. Pour ressaisir son ascendant mondain, il ne négligeait aucun des moyens dont peut user un ambassadeur zélé et magnifique; il n'épargnait ni sa personne ni sa fortune. Il était parvenu à étonner de son faste une société «où le plus malaisé particulier allait à quatre chevaux 415»: on citait son train, son luxe, sa dépense, ses raffinements 416. Ses récents mécomptes ne l'avaient point découragé, et, pour lui emprunter une comparaison, «après avoir porté quelques semaines en triomphe le drapeau de la France», il le tenait aujourd'hui «haut et ferme dans la tempête».--«On venait beaucoup chez moi, écrivait-il, on y reviendra sous peu 417.» Si sa grandeur même l'empêchait de trop multiplier les avances, s'il lui fallait attendre la société plutôt que de la rechercher, il lui adressait, avec mission de la ramener, les membres les plus actifs et les plus séduisants de son ambassade; il demandait même à son gouvernement que l'on grossît le nombre de ces auxiliaires; il sollicitait des renforts: «J'ose rappeler à Votre Majesté, écrivait-il à l'Empereur, qu'un officier jeune, surtout bien élevé et spirituel, musicien, chantant agréablement, me serait fort utile pour mettre à la raison quelques jeunes femmes plus indignées que les autres. Les gardes fourmillent de jolis jeunes gens qui ont des talents de société: quelques-uns sont aimables; il faut donc mieux qu'eux ou rien.» Et il va jusqu'à citer, parmi ses relations de Paris, l'homme qu'il juge le mieux pourvu des qualités propres à un tel emploi 418 et le plus apte à «ramener sous notre bannière tout le parti Czartoryski et Kotchoubey, qui est, il faut l'avouer, celui où s'est réfugié l'esprit mâle et femelle de la capitales 419».
Ses opérations ne se bornent pas à Pétersbourg; il lance l'un de ses attachés en éclaireur jusqu'à Moscou, où se sont retirés les disgraciés de tous les règnes et où l'on signale une dangereuse effervescence. Dans l'état des esprits, une subite explosion, un attentat contre l'empereur, redevient une hypothèse à prévoir; il importe d'en vérifier la possibilité, afin de se mettre, le cas échéant, en position d'y parer. À cet égard, les renseignements pris tant à Moscou qu'à Pétersbourg parurent rassurants; ils le furent moins sous d'autres rapports: la noblesse russe ne préparait pas une révolution, mais se rattachait plus que jamais à l'espoir d'amener un changement de politique. Partout nos ennemis reprenaient le dessus; ils régnaient dans les salons, y aiguisaient leurs traits, y lançaient leurs épigrammes, et leur audace même leur valait de plus nombreux alliés; certains amis de la veille, tels que le grand-duc Constantin, le grand maréchal Tolstoï, devenaient hésitants, et leur influence auprès de l'empereur cessait de s'exercer au profit de la bonne cause.
Caulaincourt revenait alors à l'idée d'agir directement sur le monarque, «le seul homme, reconnaissait-il avec chagrin, qui soit peut-être un peu de bonne foi dans le système actuel 420». À défaut de son esprit, toujours combattu entre des tendances diverses, ne saurait-on retenir et fixer son coeur? Alexandre continuait de témoigner pour la personne de l'ambassadeur beaucoup de goût et de sympathie. Si ces sentiments, cultivés, développés avec soin, prenaient la force d'un véritable attachement, s'il s'établissait entre le souverain et l'ambassadeur une confiance absolue d'homme à homme, les affaires en recueilleraient indirectement le profit. Alexandre ajouterait foi plus facilement aux déclarations de notre envoyé, lorsque celui-ci lui affirmerait la sincérité de notre politique; on croit mieux aux paroles qui passent par des lèvres amies. Pour servir plus utilement l'Empereur, Caulaincourt s'attacha à gagner de plus en plus et à mériter l'affection d'Alexandre.
Dans cette tâche, il eut à lutter de nouveau contre la société qui, non contente de traverser ses opérations politiques, le prenait personnellement à partie, s'efforçait de lui ravir la confiance et jusqu'à l'estime du maître. Des bruits perfides avaient été répandus sur son compte, et l'on affectait, contre toute équité, de rattacher son nom à des souvenirs particulièrement odieux; profitant de sa présence à Strasbourg en 1804, avec une mission spéciale et distincte, on lui prêtait un rôle dans l'enlèvement du duc d'Enghien; on montrait en lui l'un des instruments choisis par Bonaparte pour saisir et frapper une illustre victime. Caulaincourt crut devoir à l'intérêt public, autant qu'à son honneur, de dissiper à cet égard tous les doutes qui pouvaient s'être élevés dans l'esprit d'Alexandre; il provoqua une explication confidentielle, rétablit, pièces en mains, la vérité des faits, amena son interlocuteur à s'incliner de bonne grâce devant l'évidence, et fit justice une fois pour toutes de la calomnie qu'on lui jetait périodiquement à la face 421.
En même temps, dans ses entretiens d'affaires, il contrariait Alexandre le moins possible, semblait entrer dans ses vues, ne discutait point la légitimité de ses prétentions, s'attachait à excuser plutôt qu'à justifier nos retards. Il alla jusqu'à s'ériger en conseiller militaire du Tsar et le fit profiter d'une expérience acquise aux côtés de Napoléon. Il lui adressa des aperçus techniques, des mémoires raisonnés sur les moyens de couvrir la Finlande et d'assurer cette acquisition, un plan d'offensive contre la péninsule Scandinave. Alexandre parut apprécier au plus haut point ces marques de dévouement, et les premiers effets de sa reconnaissance furent un blâme plus sévère aux meneurs de l'opposition, l'avis donné à certains d'entre eux «qu'ils feraient bien de voyager 422».
Cependant cette tactique nouvelle, que Caulaincourt avouait franchement dans ses rapports et dont il commençait à recueillir les fruits, ne fut nullement approuvée de l'Empereur. Celui-ci jugeait les conseils donnés au Tsar peu compatibles avec le rôle d'ambassadeur et témoignant d'une sollicitude trop marquée pour des intérêts étrangers: «Souvenez-vous, écrivit-il durement à son envoyé, de rester Français 423!»
Cette parole, qui frappa Caulaincourt au coeur, provoqua en lui une noble révolte; il la releva avec une hardiesse respectueuse et refusa d'accepter un reproche contre lequel protestait toute sa vie: «J'ose croire, répondit-il, que Votre Majesté a l'opinion de moi que j'ai fait mes preuves. Si elle avait daigné penser que sa plume est le burin de l'histoire, peut-être n'aurait-elle pas abreuvé d'une telle amertume un serviteur dont elle a éprouvé la fidélité et le dévouement.» Il justifiait en même temps sa conduite par les résultats qu'elle avait produits: «Ces détails, auxquels Votre Majesté a trouvé le ton de conseils, m'ont plus servi que tout autre moyen pour gagner la confiance de ce souverain et faire diversion aux embarras du moment... Montrer sur certaines choses du zèle pour son service, c'est toucher ce prince au coeur. Il me sait trop attaché à Votre Majesté pour ne pas attribuer un avis qui lui paraît utile à l'intérêt qu'elle lui porte. L'empereur n'a montré à personne les mémoires ou réflexions que je lui ai remis; je sais cependant qu'il a donné des ordres sur tout. Je serai, Sire, plus circonspect à l'avenir. Si je l'ai été moins, c'est qu'il fallait capter tout à fait la confiance de ce prince, me rendre même un peu nécessaire pour ne rien perdre dans un moment où tout le monde l'éloignait plus ou moins de moi..... Quant aux embarras de ma position, Votre Majesté les connaît mieux que moi; je me borne donc à l'assurer qu'elle ne tousse pas qu'on ne l'entende ici, et qu'une partie de la société est trop l'écho de tout le mal qui se pense et se dit en Europe contre la France, pour qu'on ne doive pas être toujours en garde contre elle et occupé à déjouer ses menées. La bienveillance de l'empereur pour moi dans ces derniers temps et sa fermeté ont plus découragé l'opposition que tout ce qui s'était passé avant. Peut-être méritais-je, sous ce rapport, que Votre Majesté ne me soupçonnât pas d'avoir douté de sa confiance et de ses bontés; on veut m'accabler, Sire, mais Votre Majesté me rend justice au fond de son coeur 424.»
En préjugeant de la sorte les sentiments intimes de l'Empereur, Caulaincourt ne s'abusait point. Suivant une pratique qui lui était familière, Napoléon avait laissé volontairement son expression dépasser sa pensée, afin d'impressionner plus fortement l'agent auquel il s'adressait: en fait, il n'avait jamais cessé d'apprécier à leur juste valeur les nobles qualités de M. de Caulaincourt, son zèle à toute épreuve, et, dans l'instant qu'il le reprenait avec une sévérité cruelle, il récompensait son dévouement en le créant duc de Vicence 425. Seulement, ombrageux à l'excès, il n'admettait pas que l'un de ses officiers se mît en contact trop intime avec un souverain étranger; surtout, il n'entendait point que Caulaincourt, par ses avis, fît l'éducation militaire des Russes et développât en eux des facultés qu'ils pourraient un jour utiliser contre nous.
Au reste, il ne renonçait nullement à employer lui-même vis-à-vis d'Alexandre ces moyens d'influence directe et de sentiment qu'il interdisait à son envoyé. S'il craignait que d'autres ne fussent pas les plus forts à ce jeu dangereux et ne se laissassent prendre au charme de l'aimable monarque, en croyant le captiver, il se sentait assez sûr de lui-même pour n'avoir pas à craindre de tels entraînements; il savait que ni caresses ni prévenances ne sauraient le faire dévier d'un pas des voies inflexibles et mystérieuses par lesquelles il menait sa politique. Comptant reprendre à Erfurt l'oeuvre de séduction tentée à Tilsit, il la préparait en maintenant ses rapports avec son allié sur un pied d'amicale et confiante familiarité.
Quelle que fût la circonstance, il s'attachait à prouver au Tsar qu'il l'aimait pour lui-même, en dehors de toute préoccupation politique. Il témoignait de s'associer à ses émotions, à ses chagrins: apprenant qu'Alexandre venait d'éprouver une grande douleur par la perte de son unique enfant, la jeune grande-duchesse Élisabeth, il lui écrivait ces lignes: «Je partage toute la peine de Votre Majesté. Je sens combien son coeur a dû être affecté de la perte qu'elle vient de faire. Veut-elle me permettre de lui réitérer l'assurance qu'elle a bien loin d'elle un ami qui sent toutes ses peines et qui prend part à tout ce qui peut lui arriver d'avantageux 426?» Dans d'autres lettres, il se montrait impatient de la rencontre projetée: «Je désire fort, disait-il, le moment de revoir Votre Majesté et de lui dire de vive voix tout ce qu'elle m'inspire 427.» Même, s'il évitait momentanément toute allusion au partage, craignant qu'on ne lui opposât quelque parole compromettante quand viendrait l'instant d'entamer le suprême débat, il se prêtait, sur toutes autres matières, à entrer dans de fréquentes, intimes et cordiales explications.
Ce soin devient surtout sensible à mesure que les affaires d'Espagne approchent de leur crise. Arrêté à mi-chemin entre Paris et Madrid, établi à Bayonne, Napoléon y attendait Charles IV et Ferdinand VII, qui s'étaient laissé attirer à ce rendez-vous. Successivement le jeune prince, puis le vieux roi et la reine arrivent et viennent s'abandonner à Napoléon en le prenant pour juge: le dénouement se prépare, la «tragédie est à son cinquième acte 428». En ce moment décisif, Napoléon n'oublie pas la Russie; son attention se reporte périodiquement sur elle, et plus que jamais il sent le besoin de garder le contact avec Alexandre. Il tient à lui expliquer les motifs de sa conduite envers l'Espagne, à lui présenter sous un jour favorable les opérations destinées à mettre ce royaume entre ses mains; il veut l'habituer peu à peu à l'idée d'une audacieuse prise de possession. Tantôt, c'est au Tsar lui-même qu'il s'adresse; tantôt, par de courts billets à Caulaincourt, il fait la leçon à l'ambassadeur, fournit les explications à donner, les termes mêmes à employer; nous avons ainsi le bulletin des événements de Bayonne rédigé par Napoléon lui-même et le commentaire dont il les accompagne au fur et à mesure de leur développement 429.
Le 29 avril, écrivant à Alexandre, il se borne à lui annoncer la présence à Bayonne du couple royal et du prince des Asturies: il parle de leurs différends et, sur un ton presque débonnaire, se plaint du tracas que lui causent ces déplaisants conflits, sans paraître y attacher trop d'importance: «Cette querelle de famille, dit-il, et les symptômes de révolution qui s'annoncent en Espagne, me donnent quelque embarras, mais je serai bientôt libre pour concerter la grande affaire avec Votre Majesté 430.» Cependant l'action s'engage, le père et le fils sont en présence; Napoléon les oppose l'un à l'autre, les confond l'un par l'autre, les terrifie également, afin de les jeter tous deux à ses pieds humiliés, prosternés, anéantis, prêts à livrer leurs droits en échange d'un asile. C'est à ce dénouement qu'il importe de préparer Alexandre, en discréditant de plus en plus à ses yeux les Bourbons d'Espagne, en démontrant l'impossibilité de les faire régner; Caulaincourt est chargé de tenir le langage suivant: «Le fils récrimine contre le père, le père contre le fils: cela n'avance pas les affaires. Il sera bien difficile de les mettre d'accord. Le fils heurte les principes et la morale, le père la nation. L'un ou l'autre calmera difficilement l'effervescence et pourra en imposer à toutes les passions que ces événements ont déchaînées. Au reste, l'Empereur regrette toujours beaucoup que l'entrevue n'ait pas eu lieu comme il l'avait proposé: il aimerait mieux être à Erfurt qu'à Bayonne 431.»
Bientôt l'événement préparé se produit; la révolte de Madrid, survenue le 2 mai, vient le précipiter. Ferdinand VII, épouvanté de l'acte accompli en son nom, chargé des imprécations paternelles, renonce à tous ses droits; le pouvoir retourne nominalement au vieux roi, qui se hâte de le repousser: la couronne d'Espagne est à terre; Napoléon s'en saisit et va en disposer. Pour se justifier auprès d'Alexandre, son procédé consiste toujours à se montrer mené, entraîné par les circonstances, sans qu'il ait prémédité son usurpation. «Le père, dit Caulaincourt par ordre, ayant déshonoré le fils et le fils déconsidéré le père, il était impossible que ni l'un ni l'autre en imposât à une nation fière et ardente, parmi laquelle se développaient tous les germes d'une révolution. Le plus pressé était donc de sauver ce pays et ses colonies. Votre Majesté avouera qu'il n'y avait pas d'autre moyen. Quant au retour de l'Empereur, ce dénouement imprévu pourra peut-être, comme le pense Votre Majesté, le retarder un peu 432.» Quelques jours s'écoulent encore: Napoléon se dévoile tout à fait et annonce qu'il réserve à son frère Joseph la royauté d'Espagne. Il fait dire aussitôt à Pétersbourg «que le changement de dynastie ne donnait que plus d'indépendance au pays, que l'Empereur ne gardait rien pour lui, que la France ne trouverait d'autre avantage que plus de sécurité, en cas de guerre, dans le gouvernement d'un prince de sa dynastie que dans celle des Bourbons», et il insiste à nouveau sur la nécessité où il s'est trouvé «d'arracher l'Espagne à l'anarchie 433». Enfin, lorsque Joseph est proclamé, il reprend sa correspondance avec Alexandre et lui écrit une lettre assez longue, presque embarrassée, dans laquelle il raisonne, se disculpe, prévoit les objections, cherche à les détruire, emploie un ton de discussion qui ne lui est pas habituel; sa lettre est moins une apologie qu'un plaidoyer.
«Monsieur mon frère, dit-il, j'envoie à Votre Majesté la constitution que la junte espagnole vient d'arrêter. Les désordres de ce pays étaient arrivés à un degré difficile à concevoir. Obligé de me mêler de ses affaires, j'ai été, par la pente irrésistible des événements, conduit à un système qui, en assurant le bonheur de l'Espagne, assure la tranquillité de mes États. Dans cette nouvelle situation, l'Espagne sera en réalité plus indépendante de moi qu'elle ne l'a jamais été; mais j'aurai l'avantage que, se trouvant dans une position naturelle et n'ayant aucun sujet de méfiance du côté de terre, elle emploiera tous ses moyens au rétablissement de sa marine. J'ai lieu d'être très satisfait de toutes les personnes de rang, de fortune ou d'éducation. Les moines seuls, qui occupent la moitié du territoire, prévoyant dans le nouvel ordre de choses la destruction des abus, et les nombreux agents de l'Inquisition, qui entrevoient la fin de leur existence, agitent le pays. Je sens bien que cet événement ouvrira un des plus vastes champs pour disserter. On ne voudra pas apprécier les circonstances et les événements; on voudra que tout ait été suscité et prémédité. Cependant, si je n'eusse considéré que l'intérêt de la France, j'aurais eu un moyen plus simple, qui eût été d'étendre mes frontières de ce côté et d'amoindrir l'Espagne; car qui ne sait que les liens de parenté entrent pour peu de chose dans les calculs de la politique et deviennent nuls au bout de vingt ans? Philippe V a fait la guerre à son grand-père. Une province, comme la Catalogne ou la Navarre, ajoutée à la France, eût été plus pour sa puissance que le changement qui vient d'avoir lieu, qui en réalité n'est utile qu'à l'Espagne 434.»
C'était à l'aide de tels arguments que Napoléon s'appliquait à défendre ses mesures spoliatrices et à en atténuer l'impression. Plus tard, parlant des mêmes faits, mais s'adressant à la postérité, il s'exprimera en juge, décidera contre lui-même, et, sans cesser d'affirmer avec une hauteur superbe la grandeur de son but, ne cherchera plus à pallier la violence inique et malhabile des moyens: il reconnaîtra dans l'affaire d'Espagne la faute capitale de son règne et la cause de sa chute 435.
En présence d'un acte qui atteignait toutes les anciennes dynasties dans l'une d'elles, Alexandre se montra plus Russe qu'Européen, plus attentif à poursuivre ses intérêts propres qu'à sauvegarder le droit des couronnes. Ce n'était point que cette usurpation, succédant à tant d'autres, ne redoublât ses alarmes à l'endroit d'une ambition qui ne songeait qu'à elle et se cherchait sans cesse de nouvelles proies. Cependant, quelque ébranlée que fût sa foi dans le système essayé à Tilsit, sa prudence, son amour-propre, son ambition surtout, lui commandaient d'y persévérer. L'expérience ne serait vraiment concluante et ne pourrait donner ses fruits qu'à la condition de se prolonger. Était-ce au moment où la Russie semblait appelée à recueillir le prix de sa longanimité, où Napoléon, après avoir disposé de l'Espagne, ne pourrait plus alléguer aucune raison pour se dérober au règlement de l'affaire orientale, qu'il convenait de se l'aliéner par des observations et des reproches. Résigné par ces motifs à la condescendance, Alexandre voulut au moins s'en faire un mérite auprès de son allié, en y mettant cette bonne grâce qui ne lui coûtait jamais. Ne pouvant s'insurger contre les événements du Midi, il ne se borna pas à les ratifier par son silence, mais eut l'air de les approuver, et celant au plus profond de son âme ses véritables sentiments, sut en afficher d'autres.
Tant que durèrent les négociations de Bayonne, il évita toute question déplacée, se contentant des explications qu'on lui donnait et laissant agir Napoléon; peu favorable d'ailleurs aux Bourbons d'Espagne, il n'eut pas trop à se contraindre pour s'exprimer sur leur compte d'un ton dédaigneux ou léger: l'abdication de Charles IV lui parut naturelle chez un prince qui ne «voulait plus vivre que pour sa Louise et pour son Emmanuel 436». Quand le dénouement fut connu, il n'eut pour l'Empereur que des paroles d'approbation et alla jusqu'à la flatterie: «Je croyais, disait-il, qu'il avait rempli toutes les pages de l'histoire, mais il lui en reste une belle pour l'Espagne 437», et il saluait en lui «le régénérateur, le législateur 438» de cette contrée. Lorsque la nouvelle constitution du royaume lui fut présentée, il la trouva libérale et digne de son auteur. Toutefois, à certaines précautions de langage, à certains mots placés avec tact, il était aisé de se convaincre que le Tsar ne considérait point ses éloges comme purement gratuits: «Je ne suis ni ne serai jaloux, disait-il, d'aucun des avantages qu'a ou que peut avoir l'Empereur 439», mais il avait commencé par indiquer que les satisfactions devaient être réciproques. Il ne manquait pas, en termes significatifs, d'insister sur la correction de son attitude, sur «sa discrétion pendant tout le temps de ces événements 440», et l'on voyait qu'il prenait note de ses bons procédés, les laissait s'accumuler, se réservant de les faire valoir en masse lors de cette explication décisive sur les affaires d'Orient qu'il réclamait avec une inquiète persévérance.
Il n'était jamais entré dans la pensée de Napoléon de se soustraire à cette échéance, sauf dans l'hypothèse d'un accommodement avec l'Angleterre, mais seulement de la retarder. S'il répugnait encore à préciser ses engagements avec la Russie, il admettait toujours le principe du partage pour le cas où la cour de Londres perpétuerait la lutte. Il comprenait également le danger de mettre à une épreuve trop prolongée la patience d'Alexandre. Aussi, dès le mois de mai, à peine maître des négociations de Bayonne et assuré de l'effacement des Bourbons, considérant que le plus difficile de sa tâche au Midi est accompli, il reporte sur l'Orient une part de son attention. Un coup d'œil jeté sur le plan de morcellement dressé par Roumiantsof lui avait suffi pour le juger inadmissible en bien des points: un examen plus sérieux ne fit que le fortifier dans cette conviction; néanmoins, il ne désespérait pas de concilier un jour les prétentions respectives, et dès à présent, dans le but de raviver les espérances d'Alexandre plutôt que d'arriver à un accord immédiat, il ne se refusa point à reprendre le débat.
La note de Roumiantsof et la lettre confirmative d'Alexandre, en posant comme condition à l'entrevue un accord préalable sur les bases du partage, l'obligeaient de modifier sa tactique. Au lieu de tout régler seul à seul avec Alexandre, ainsi qu'il l'avait désiré, il lui fallait se résoudre à traiter de loin et par intermédiaires. Il essaya d'entrer dans cette voie. Il initia tout à fait M. de Champagny au secret, disposa entre ses mains les différentes pièces venues de Pétersbourg, et lui commanda à leur sujet un travail étendu 441. Le 22, il fait annoncer à Caulaincourt l'envoi d'un mémoire ministériel, en réponse à celui de Roumiantsof 442. Cependant les jours, puis les semaines s'écoulent, et l'expédition annoncée se fait attendre. Pourquoi ce nouveau retard? Approfondissant la question, Napoléon a reconnu une fois de plus l'impossibilité de la trancher par les armes ordinaires de la diplomatie, à coup de notes, de dépêches, de propositions et de contre-projets. Dans une affaire qui engage le sort du monde, il n'admet décidément d'autre négociateur que lui-même. Peut-être aussi hésite-t-il à livrer aux Russes une pièce dont ils pourront faire usage contre lui-même, si l'accord ne se réalise pas et que l'alliance se rompe, à laisser une preuve écrite de ses intentions destructives. Il revient donc à son idée première, celle de l'entrevue sans conditions, s'y attache obstinément, veut l'imposer. Le 31 mai, il écrit à Caulaincourt de la présenter à nouveau; l'ambassadeur devra remontrer la nécessité de tout renvoyer à une explication de bonne foi entre les deux souverains, acceptée en dehors d'engagements qui viendraient restreindre et contrarier les élans de leur confiance: il leur faut se voir pour s'entendre, et c'est à leur amitié seule qu'ils doivent remettre le soin de concilier leurs intérêts 443.
À l'heure où cette lettre fut envoyée, elle n'avait plus d'objet. Répondant victorieusement aux reproches de son maître, Caulaincourt avait devancé ses ordres; continuant d'agir dans le sens de ses instructions antérieures, il avait redemandé et obtenu l'entrevue sans conditions.
Il dut ce succès à la lassitude plutôt qu'à l'empressement d'Alexandre. Énervé de l'attente, partagé de plus en plus entre le doute et l'espoir, le Tsar préférait à tout une certitude, et celle de se rencontrer avec Napoléon au cours de l'année, d'échanger avec lui des explications catégoriques, donnerait à son impatience un premier soulagement. De plus, sous le coup du malheur privé qui venait de le frapper, il passait par une phase plus prononcée de découragement et d'abandon: sa force de résistance s'en trouvait diminuée. Après les premiers jours de son deuil, il voulut recevoir Caulaincourt avant tout autre: il lui parla de son chagrin, lui ouvrit son cœur, puis, revenant aux affaires par un effort sur lui-même: «Moi, dit-il, j'ai toujours désiré l'entrevue, j'ai toute confiance en l'Empereur. Il vous écrivait bien de mettre le compas sur la carte; mais, par ma lettre, il semblait qu'on devait préalablement s'entendre sur quelques bases, puis il n'y aurait pas eu d'inconvénient à trouver les grandes discussions terminées en nous voyant. Les détails étaient encore assez importants pour nous occuper. Vous a-t-on répondu quelque chose sur ce que vous avez envoyé? Y a-t-il des difficultés sur la langue de chat?
L'ambassadeur.--Trente courriers ne tireront pas au clair ce qui se fera dans trois jours d'entrevue, et l'on ne finirait pas en deux ans ce qui se fera en dix jours. Il y a tant de choses scabreuses dans cette grande affaire, que des souverains seuls peuvent s'entendre. Le comte Roumiantsof a les bras un peu longs.
L'empereur.--J'ai désiré l'entrevue. C'est une preuve de l'amitié de l'Empereur à laquelle j'ai été fort sensible.
L'ambassadeur.--Cette proposition prouvait à Votre Majesté toute la confiance qu'il met en elle. La manière d'y répondre, si Votre Majesté me permet de le lui dire, c'est d'accepter l'entrevue sans conditions. Les intérêts de la Russie se trouvent plus liés à cette affaire que ceux de la France. En témoignant à l'empereur Napoléon autant de confiance qu'il en place en elle, Votre Majesté ne fait que répondre à la sienne. C'est Votre Majesté qui désire ce partage: l'empereur Napoléon y consent pour lui être agréable. Il ne peut donc sacrifier dans cette circonstance tous les intérêts de la France et ceux de son ancien allié. Dans une affaire de cette importance, les discussions diplomatiques arrêtent plus qu'elles n'avancent.
L'empereur.--Je crois cela; pour mon compte, j'ai toujours pensé ainsi. Au reste, j'ai toute confiance; je veux trop tout ce qui peut être avantageux à l'empereur Napoléon pour qu'il ne pense pas de même à mon égard, et je le lui ai prouvé. Comment voudriez-vous arranger cela? Parlez-moi franchement.
L'ambassadeur.--Accepter l'entrevue sans conditions, Sire.
L'empereur.--Avec plaisir, mais quand 444?»
Cette question ne laissa pas que d'embarrasser M. de Caulaincourt. Il ignorait si son maître assignait dès à présent une date à l'entrevue. À tout hasard, il parla du mois de juin. Alexandre le mit à l'aise en trouvant l'époque trop rapprochée, en refusant de quitter Pétersbourg pendant la saison la plus propice aux hostilités: c'était le moment où l'on aurait à craindre un retour offensif des Suédois, peut-être à repousser une tentative des Anglais, concordant avec un assaut suprême des mécontents; pour quitter son poste, un souverain doit-il choisir l'heure du péril? Suivant Alexandre, le mieux était, puisqu'on avait laissé passer l'hiver sans donner suite au projet, d'attendre jusqu'à la fin de l'été, au moins jusqu'en août. Cette époque admise, l'ambassadeur de France serait autorisé à fixer avec le Tsar la date précise de la rencontre, Napoléon s'engageant de son côté à se mettre en route dès qu'il aurait reçu l'avis du départ de son allié. Ce vœu fut immédiatement consigné dans une note expédiée à Bayonne, et qui débutait par cette phrase: «L'empereur Alexandre accepte l'entrevue sans conditions préalables 445.»
Napoléon l'emportait: la Russie lui cédait sur le principe de la négociation directe, et la retardait assez pour lui permettre d'achever auparavant la soumission de l'Espagne. Il se hâta d'adhérer à la proposition venue de Pétersbourg. Toutefois, ne voulant point qu'Alexandre apportât à Erfurt des illusions qui rendraient tout accord impossible, il le prévint que le silence gardé sur la note Roumiantsof ne devait pas être tenu pour un acquiescement à toutes les exigences territoriales de la Russie: il le lui écrivit, le lui fit répéter par Caulaincourt, muni d'instructions appropriées, et le Tsar ayant désiré savoir sur quels points portait la difficulté, Constantinople et les Dardanelles devinrent l'objet d'une dernière discussion:
«Les bases de M. de Roumiantsof, disait l'ambassadeur, font bien la part de la Russie, mais ne concilient rien. Constantinople est un point si important, que sa possession et le débouché des Dardanelles vous rendraient doublement maîtres de tout le commerce avec le Levant, avec l'Inde même. Sans rien préciser, les bases du projet de M. de Roumiantsof ne peuvent être acceptées.
L'empereur.--Constantinople, par l'éloignement des Turcs, ne sera plus qu'une ville de province au bout de l'empire. La géographie veut que je l'aie, parce que si elle était à un autre, je ne serais plus maître chez moi, et qu'il est cependant sans inconvénient pour les autres, l'Empereur l'avouera, que j'aie la clef de la porte de ma maison.
L'ambassadeur.--Cette clef est aussi celle de Toulon, de Corfou, du commerce du monde.
L'empereur.--Mais on peut faire tel arrangement qui garantirait que cette route ne sera et ne pourra jamais être fermée au commerce de qui que ce soit, et en quelque temps que ce soit.
L'ambassadeur.--Si Votre Majesté régnait toujours, cette garantie pourrait avoir un grand prix; mais la prévoyance veut que, dans une affaire qui réglera les destinées du monde, l'Empereur prenne toutes les sûretés possibles pour son empire. Le successeur de Votre Majesté sera-t-il l'ami, l'allié de la France? Votre Majesté peut-elle le garantir? M. de Roumiantsof fait le lot de la Russie pour qu'il soit bon et sûr en tout état de cause. Tout en voulant ce qui peut convenir à Votre Majesté et lui être utile, l'Empereur ne peut cependant, dans un arrangement de cette importance, lui sacrifier les intérêts et la sûreté de la France. Concilier les uns et les autres, ce n'est pas tout s'approprier.
L'empereur.--Je ne demande pas mieux que de m'entendre; mais quand vous avez la plus grande part, et que toutes les conséquences de ce grand événement seront à votre avantage, il faut bien que j'aie ceux que la géographie me donne. C'est, d'ailleurs, bien moins que vous ne pensez. L'Empereur ne peut vouloir les Dardanelles; veut-il les donner à quelqu'un, quel inconvénient que je les aie?
L'ambassadeur.--Si Votre Majesté les possédait, elle serait aux portes de Corfou, de Toulon.
L'empereur.--Bien moins que vous n'êtes aux portes de Portsmouth, et l'Angleterre à celles de Brest et de Cherbourg.
L'ambassadeur.--Aussi sommes-nous rivaux, même en paix. Peut-être ne serons-nous jamais amis, certainement pas alliés. Votre Majesté me permettra de lui répondre que sa comparaison même fournit une raison contre le projet de M. de Roumiantsof, car elle veut que nous restions amis. Pour cela, il ne faut que des avantages qui ne nous nuisent pas réciproquement. En suivant les vues de M. de Roumiantsof, la puissance réelle dans le Levant serait la Russie, dont les nouvelles acquisitions se lieraient avec son vaste empire. Il n'y aurait donc plus cet équilibre qui conserve la paix. La France qui n'acquiert que loin d'elle, la France aux Dardanelles, à Constantinople même, n'est redoutable pour personne, parce que c'est une propriété éloignée, une espèce de colonie, tandis que dans les mains de la Russie, c'est un établissement formidable.
«Toutes ces raisons prouvent à Votre Majesté qu'une entrevue peut seule mettre d'accord sur de tels intérêts. Ce sont de ces grandes transactions dans lesquelles les souverains seuls peuvent s'entendre.
L'empereur.--Je le crois aussi, mais je ne veux pas placer mon pays dans une position plus gênante que celle où il se trouve par son voisinage des Turcs. La France aux Dardanelles, nous perdrions plus que nous n'aurions gagné 446.»
Malgré l'issue négative de cet entretien, une sorte d'apaisement s'était fait dans l'esprit d'Alexandre, depuis que l'accord intervenu sur le mode et l'époque de l'entrevue avait réglé provisoirement la situation respective des deux cours. Alexandre vivait désormais avec cette pensée que ses angoisses auraient un terme, qu'il pourrait, à jour fixe, interroger franchement Napoléon, pénétrer ses intentions, surprendre le secret d'une politique qui lui apparaissait de plus en plus ondoyante et fugace; il saurait enfin si l'alliance pouvait devenir une réalité ou n'était qu'un décevant mirage, et reviendrait d'Erfurt guéri de ses défiances ou de ses illusions. En attendant, s'il parlait encore de la difficulté capitale, c'était avec moins d'âpreté, et parfois sur un ton d'enjouement: «Avez-vous dit à l'Empereur, demandait-il un jour à Caulaincourt à propos des Dardanelles, que Roumiantsof appelle cela la langue de chat?»
L'ambassadeur.--Oui, Sire, je ne cache rien à l'Empereur, c'est le moyen de le bien servir et Votre Majesté aussi 447.» Et Alexandre ne poussait pas plus loin l'escarmouche. Il affirmait que l'entrevue lèverait tous les doutes, satisferait tous les intérêts, et peut-être son espoir n'était-il pas affecté. Peut-être croyait-il que Napoléon produirait quelque moyen inattendu et infaillible d'entente, que ce génie, auquel rien ne semblait impossible, ferait le miracle de concilier deux ambitions également tenaces, jalouses et démesurées.
De son côté, s'il réservait ou au moins ensevelissait dans un profond secret ses volontés définitives sur les conditions du partage, Napoléon espérait le succès de l'entrevue et en attendait d'immenses résultats. Fixant davantage ses plans ultérieurs à mesure que les difficultés du présent semblaient s'aplanir sous ses pas, il marquait en septembre le moment de la rencontre, en octobre le début des grandes opérations destinées à bouleverser le monde oriental du Danube à l'Indus.
Pour cette époque, il jugeait que tout serait terminé dans la péninsule, que cette contrée serait indissolublement liée à son système, qu'elle deviendrait pour lui un secours au lieu d'un embarras: «L'Espagne sera tellement organisée avant ce temps, écrivait-il, que mon expédition de Toulon en sera augmentée de plusieurs vaisseaux 448.» Persistant dans son aveuglement fatal, affermi dans ses illusions par la triste facilité avec laquelle les Bourbons s'étaient livrés, il croyait que la renonciation des deux princes lui avait livré le royaume et s'imaginait avoir conquis l'Espagne au pied des Pyrénées. Tout au plus pensait-il que ses troupes auraient à combattre quelques mouvements partiels, isolés, quelques révoltes de villes, semblables à celle qu'il avait écrasée jadis dans les rues du Caire, quelques insurrections de montagnards, pareilles à celle que son armée de Naples avait eu à réprimer dans les Calabres. Quant à la masse du peuple, il ne doutait point qu'elle s'inclinât et reconnût le régime nouveau; il tenait déjà ce résultat pour acquis et l'annonçait avec un optimisme hautain: «L'opinion de l'Espagne, mandait-il à Cambacérès, se ploie suivant mon désir 449.» Aussi, dès que Charles IV et Ferdinand l'ont quitté, le premier pour se rendre à Compiègne, le second à Valençay, s'il reste encore six semaines à Bayonne, réglant la transmission des pouvoirs, offrant son frère aux hommages de l'Espagne officielle, organisant un simulacre de représentation nationale, présidant à l'inauguration du nouveau règne, il prépare l'entreprise du lendemain tout en pensant mettre la dernière main à celle de la veille, et déjà l'Espagne l'occupe moins que l'Orient.
Plus que jamais, il est avide de renseignements sur ces lointaines contrées: apprenant que l'on conserve à Madrid, chez certains agents du gouvernement, «une grande quantité de cartes et de papiers sur un voyage en Égypte, en Afrique, dans l'Asie Mineure, fait depuis 1803 450», il ordonne de saisir tous ces documents, où il y aura sans doute des renseignements utiles; ce sera sa part personnelle dans les dépouilles de l'Espagne. Il a fait préparer une carte détaillée de l'Égypte; il la fait imprimer, mais non publier, et veut qu'elle reste «sous les sceaux, comme secret d'État, afin d'être distribuée dans un événement extraordinaire 451». En même temps, il prescrit sur tous les points de son empire une reprise d'activité et des préparatifs innombrables: à travers les ordres de plus en plus précis, lumineux, concluants, qui partent de Bayonne, nous voyons le grand projet ébauché en janvier et février saillir plus nettement, ses lignes s'accentuer et ses contours s'affermir.
Sur terre, tout est prêt: la levée de la conscription de 1809 a jeté un renfort de 80,000 hommes dans nos armées d'Italie et de Dalmatie, destinées, au premier signal, à entamer la Turquie d'Europe: c'est la partie maritime de l'entreprise, partie essentielle, qui absorbe surtout l'attention de l'Empereur et à laquelle il ajoute chaque jour de nouveaux développements. Il médite maintenant une incursion navale contre les Indes, concordant avec les vastes opérations qui s'accompliront par terre: il fait équiper une flotte à Lorient, une autre à Brest 452; elles partiront l'une après l'autre, la première servant d'avant-garde, et doivent jeter 18,000 hommes dans l'Inde, tandis que l'armée franco-russe arrivera sur l'Euphrate après avoir détruit la Turquie sur son passage. Entre les deux expéditions de l'Est et de l'Ouest, destinées à converger au même but en partant des deux points extrêmes de notre ligne d'opérations, la grande expédition de la Méditerranée, celle qui comprendra des vaisseaux français, russes, italiens, espagnols, portugais, montés par des marins de toute nationalité, composera l'attaque principale. L'Égypte reste son objectif, car c'est toujours cette contrée que l'Empereur convoite avant toute autre parmi les dépouilles de la Porte et qu'il s'approprie en espérance; son désir ne se trahit plus seulement par des allusions, par quelques mots jetés dans sa correspondance: il s'accuse dans de longues instructions, où les conditions de l'entreprise, le nombre d'hommes à employer, la durée des trajets, les points d'atterrissage sont minutieusement indiqués.
Sans doute, l'exécution demeure incertaine, car il est possible que l'on ne s'entende point avec la Russie sur le partage, et d'ailleurs Napoléon n'est pas irrévocablement résolu à briser la puissance ottomane. Si l'on ne va pas en Égypte, on ira à Alger, à Tunis ou en Sicile, mais ces éventualités demeurent au second plan: «Je vais raisonner, écrit Napoléon à Decrès en lui détaillant les mesures à prendre pour l'approvisionnement des troupes et en évaluant les dépenses de l'expédition, dans l'hypothèse qu'elle serait destinée pour l'Égypte 453.» À Clarke, ministre de la guerre, chargé de réunir à Toulon le matériel nécessaire, il adresse cette phrase significative: «Pour mieux comprendre mon idée, comparez ce que je vous demande à ce que possédait l'armée d'Égypte à son débarquement 454.» Le 13 mai, il se dévoile tout à fait; c'est dans une grande dépêche au ministre de la marine, portant sur la corrélation à établir entre toutes les entreprises projetées: il indique les dates auxquelles devront appareiller la flotte de Lorient et celle de Brest, puis continue: «Au même moment, j'enverrai mon escadre de Toulon prendre 20,000 hommes dans le golfe de Tarente pour les porter en Égypte... Le concours de ces opérations, ajoute-t-il, portera l'épouvante à Londres 455.» Après avoir successivement rêvé, dans le cours de sa carrière, d'assaillir l'Angleterre dans les Indes par trois routes, par celle de Suez, en 1796, par celle de l'Asie centrale, en 1800, pendant son premier rapprochement avec la Russie, par celle du Cap, en 1805, il veut aujourd'hui les employer simultanément, y pousser à la fois ses soldats ou ses vaisseaux, et recommencer l'expédition d'Égypte dans le même temps qu'il fera doubler l'Afrique à ses flottes et prononcera sur les frontières de la Perse l'aventureux mouvement rêvé par Paul Ier.
Devant de telles audaces, ses ministres, ses agents, s'arrêtent parfois interdits et lui laissent entendre que l'exécution de ses ordres dépasse la raison et le pouvoir de l'homme. Il s'irrite alors, les malmène durement: «Pour réussir, dit-il, il n'y a pas besoin d'être Dieu, mais de vaincre les obstacles et partager ma volonté, qui est forte 456.» Ce qu'il veut, en effet, c'est de communiquer à tout ce qui l'entoure l'activité brûlante qui l'anime, c'est de faire passer jusqu'au moindre des Français une parcelle de ce grand feu. Ce qu'il exige, c'est un concours unanime d'efforts, de dévouements, d'espérances, tendant directement ou indirectement au même but. Pour atteindre l'Angleterre aux endroits sensibles, il faut agir comme si l'on voulait la frapper partout. Il faut se mettre en mesure non seulement à Brest, à Lorient, à Toulon, à la Spezzia, où s'élève un autre Toulon, dans la rivière de Gênes, sur tous les points où se formeront et d'où s'élanceront les expéditions principales, mais en Hollande, à Boulogne, à Dunkerque, au Havre, à Cherbourg, à Rochefort, à Bordeaux, au Ferrol, à la Corogne, à Lisbonne, à Carthagène, sur les mille lieues de côte où commande la France. Que dans tous les ports on active donc les constructions, on exerce les hommes, on fasse des vaisseaux, on fasse des matelots; que les flottes chargées par l'ennemi de surveiller nos côtes et de bloquer nos rades sentent grossir et s'agiter les forces qui leur sont opposées. Pendant l'été, nos escadres, nos flottilles, seront en état d'appareillage constant; elles passeront d'un port à l'autre, «feront le jeu de barres 457», tiendront l'Angleterre en haleine et «la mettront sur les dents 458». À l'approche du moment décisif, les diversions se prononceront; une nouvelle poussée de nos troupes au Nord, en Scanie, retiendra l'attention des Anglais sur la Baltique; à Flessingue, il y aura une flotte, à Boulogne une flottille appuyée sur un camp, tournées l'une et l'autre vers les îles Britanniques, à Cadix, où sont déjà les vaisseaux de Séniavine, une accumulation de bâtiments, et partout des sorties, des manœuvres, des démonstrations, et «une telle confusion de mouvements que l'ennemi ne puisse pas savoir si tout cela ne doit pas débarquer chez lui 459». C'est cette universelle menace qui permettra de tromper la vigilance des Anglais sur la Méditerranée et peut-être sur l'Océan, de les prévenir en Égypte, en Asie Mineure, peut-être aux Indes, de faire tomber au moins les positions qui couvrent leur empire d'extrême Orient et lui servent d'accès, de mener contre eux cette campagne écrasante où toutes les armées, toutes les marines de l'Europe combattront sous nos ordres, et où l'empereur des Français aura le tsar de Russie comme principal lieutenant.
Pour ce combat suprême, le poste du commandant en chef, celui de l'Empereur, est tout désigné; il ira se placer en Italie, au centre du mouvement, à portée de la Sicile, de la Grèce, de l'Égypte, entre les deux bassins de la Méditerranée, entre l'Occident qu'il compte soulever et l'Orient qu'il veut inonder de ses forces. Le 30 juin, il annonce au vice-roi Eugène qu'il passera les Alpes en octobre ou en novembre 460, et cet avis confirme une parole précédente de Talleyrand: «Comment dirigerait-on un pareil mouvement combiné?» lui avait demandé Metternich.--«Pouvez-vous croire que l'Empereur, avait répondu le prince, se départirait de cette besogne? Il mènera tout cela d'Italie 461.»
Au reste, si l'Empereur ne révèle aux rois feudataires, aux ministres, aux généraux, aux administrateurs, que la partie du plan à l'exécution de laquelle chacun d'eux se trouve spécialement préposé, il fait prévoir à l'Europe d'extraordinaires événements et veut qu'elle s'y prépare. Le 19 juin notamment, dans une dépêche à l'adresse d'un gouvernement ami, celui de Saxe, il promet la paix, mais au prix d'une dernière crise: après avoir exposé à sa manière, par la plume de Champagny, la chute des Bourbons et l'élévation de Joseph, il laisse entendre que ces faits ne sont qu'un commencement, que l'Angleterre, en lui refusant la paix, l'oblige à des moyens extrêmes, qu'elle doit se hâter de céder, si elle veut sauver ce qui reste du vieil édifice européen, et résumant l'historique de la lutte qu'il dirige contre elle depuis cinq années à coups de mesures destructives sur le continent, il montre dans ses entreprises une formidable gradation: «Si les hommes sages, dit la dépêche, ne parviennent point à dominer dans les conseils britanniques, l'Angleterre s'expose à des événements encore plus funestes pour elle que tous ceux qui ont eu lieu et qu'il ne faut attribuer qu'à l'administration qui a voulu la guerre et à celle qui a la folie de la perpétuer. Ceux qui peuvent les suivre auront une telle tendance, un tel développement, que la puissance anglaise sera écrasée ou forcée à rentrer dans de justes bornes 462...»
Cependant, à l'heure où Napoléon se livre à ses projets grandioses, leur laisse prendre une forme de plus en plus nette et presque définitive, près de lui, mais à son insu, l'insurrection générale de l'Espagne commence, dément ses prévisions et va déjouer tous ses desseins. Déjà, derrière le mur des Pyrénées, la lutte est ouverte entre les populations soulevées et nos troupes trop faibles, réparties sur un territoire trop vaste, et cette guerre déconcerte nos soldats par son caractère d'acharnement sans pitié et de fureur perfide. Déjà, de tous les points de la péninsule, des aides de camp accourent vers l'Empereur; expédiés par ses généraux en détresse, ils doivent lui apprendre le péril de la situation et l'urgence d'un secours; mais il leur faut traverser les villes en révolte, braver la fusillade des partisans embusqués sur leur passage; les uns périssent, les autres, obligés à de multiples détours, errent de province en province, rencontrent partout l'incendie, parviennent difficilement à le traverser et n'apporteront à Bayonne que des nouvelles déjà vieilles. L'Espagne est en feu, et Napoléon ne sait que la moindre part de la vérité, et il continue de s'adonner avec une confiance superbe à ses apprêts d'action lointaine. Le 22 mai, il écrit cinq fois à Decrès, lui reproche ses lenteurs, ses objections, veut que pour le 15 août il y ait à Toulon quinze vaisseaux français et que l'Espagne y ait envoyé sa flotte des Baléares; c'est par Carthagène qu'il faut prévenir cette dernière; c'est de Carthagène que doit partir le mouvement. Or, ce même jour, Carthagène s'insurge, massacre les Français, arbore l'étendard de Saint-Ferdinand, donne l'exemple à toutes les cités d'Espagne. C'est le 26 mai que Napoléon dresse le plan de la nouvelle expédition d'Égypte; le 26 mai, la seconde capitale de l'Espagne, Séville, se prononce, institue un gouvernement, donne un centre à la révolte. L'avant-veille, Saragosse a acclamé Ferdinand VII; quelques jours après, c'est Valence qui suit l'exemple; puis viennent Grenade, Badajoz, la Corogne; au Nord, les Asturies et la Galice d'un côté, l'Aragon de l'autre, sont debout et marchent pour se rejoindre sur les derrières de notre armée. À la fin du mois, si Napoléon s'occupe de l'Espagne, c'est encore pour faire coopérer à la grande oeuvre les forces militaires et navales de ce royaume; il songe à les pousser sur Gibraltar, peut-être sur le Maroc, afin de fermer aux Anglais l'entrée de la Méditerranée; il veut surtout grossir par l'appoint de ressources locales les flottes de Cadix et de Lisbonne. Il ignore que ses vaisseaux de Cadix sont assiégés par l'insurrection, qu'ils seront prisonniers demain, que les troupes régulières du Midi se sont ralliées à ses ennemis, et que l'Espagne vient de lui déclarer la guerre par la voie de la Junte suprême 463. Violentée dans ses sentiments, atteinte dans sa dignité, une nation entière s'est levée; elle va s'attacher aux flancs du conquérant, retenir son essor, paralyser ses mouvements et engager contre lui la lutte des peuples, succédant à celle des rois. Déjà l'exemple des Espagnols remue l'Allemagne, et la maison d'Autriche, cédant à l'opinion autant qu'à ses propres défiances, se prépare à commencer la première guerre de l'indépendance germanique. Après une suite ininterrompue de triomphes qui ont mis le comble à sa gloire sans lui procurer le repos, Napoléon a cru qu'un dernier effort, colossal et décisif, le séparait seul de cette paix avec l'Angleterre si violemment convoitée, de cette paix qui devait fixer sa fortune, asseoir sa grandeur, couronner son œuvre, et voici que sous ses pieds le sol tremble, lui manque; les bases mêmes de sa puissance se dérobent et s'effondrent.
Napoléon comprend tardivement la gravité de l'insurrection espagnole; il suspend jusqu'au 15 juillet les préparatifs d'expéditions lointaines.--Effet produit à Vienne par les événements de Bayonne; mesures de salut public, mobilisation générale; l'Autriche en armes.--Napoléon ne veut pas la guerre avec l'Autriche et cherche à l'éviter.--Rôle qu'il réserve à la Russie.--Jeu caressant d'Alexandre.--Ses premières paroles au sujet de l'Autriche.--L'archiduc Charles et la couronne d'Espagne.--La Russie reconnaît le roi Joseph.-- Situation incertaine de la péninsule.--Napoléon ne renonce pas tout à fait à ses projets sur l'Orient et les Indes; instructions pour la Perse; travail demandé au bibliothécaire Barbier.--La trace des légions romaines sur l'Euphrate.--Bataille de Médina de Rio-Seco; importance que Napoléon attribue à cette victoire.--Capitulation de Baylen.--Immense gravité de ce désastre; toutes les combinaisons de l'Empereur anéanties.--Courroux et chagrin qu'il en éprouve.--Sa brusque évolution.--Il prend le parti d'évacuer la Prusse et présente cette mesure comme une satisfaction donnée à la Russie.--Comment il s'y prend pour annoncer au Tsar la catastrophe de Baylen.--Les deux courriers de Rochefort.--Convenance de l'attitude observée par Alexandre.--Les recrues russes et les soldats de Dupont.--Le Tsar ne veut point menacer l'Autriche et se borne à de discrets avertissements; raisons de sa conduite.--Ses paroles et ses actes.--Nouvelle révolution à Constantinople: meurtre de Sélim: le vizir Baïractar.--Alexandre fixe la date de l'entrevue.--Il redouble ses cajoleries.--Raideur de Tolstoï.--Paroles de Napoléon à la chasse.--Les neiges du Nord et le beau climat de France.-- Alexandre dresse le bilan de l'alliance franco-russe.--Convention du 8 septembre avec la Prusse.--Alexandre réclame la libération totale de ce royaume et le partage de la Turquie.--Lettre tendre et pressante à Napoléon.--Points sur lesquels portera la discussion à Erfurt.
Ce fut à la fin de juin que Napoléon reconnut pour la première fois dans l'Espagne un obstacle sérieux à ses projets sur l'Orient et sur les Indes. Prévenu d'abord des mouvements qui s'étaient opérés près de nos frontières, en Aragon, en Catalogne, dans les Asturies, il n'y avait vu que des accès de fanatisme local, provoqués par les moines, et soulevant une multitude prompte aux excès; il avait cru que ses troupes auraient à combattre en Espagne, non la nation, mais la populace, et que quelques coups portés avec une preste vigueur feraient tout rentrer dans l'ordre. Il avait ordonné que des colonnes fussent dirigées sur les points principaux, et expédié hâtivement des renforts au delà des Pyrénées. Les premières rencontres furent à notre avantage, mais ces succès mêmes ne firent que mieux mesurer la violence et l'étendue du mal; derrière les ennemis qu'elles avaient dispersés, nos troupes en rencontraient d'autres, ne se trouvaient plus en présence d'émeutes à comprimer, mais d'un royaume à conquérir, province par province. Au Nord, Bessières se heurtait à de véritables armées; sur l'Ebre, Saragosse nous arrêtait; dans le royaume de Valence, Moncey, entouré d'ennemis, n'avançait que lentement; de Dupont, aventuré en Andalousie, on n'avait que de brèves et rares nouvelles. Napoléon comprit alors que la soumission de l'Espagne exigerait un grand déploiement de forces, une campagne véritable, et pourrait l'obliger à ajourner ses lointaines expéditions. Il ne contremande pas encore les préparatifs ordonnés, mais leur fait subir un temps d'arrêt. «Je désire, écrit-il à Decrès le 28 juin, qu'avant de vous jeter dans des dépenses qui seraient perdues, si l'expédition de Brest n'avait pas lieu, vous me demandiez de nouveaux ordres... Les affaires d'Espagne, ajoute-t-il bientôt, ayant pris depuis un mois une tournure assez sérieuse, il ne sera peut-être plus dans mon projet de hasarder une si grande quantité de forces sur les mers 464.»
Les nouvelles d'Autriche vinrent lui mieux démontrer la nécessité de cette halte dans la voie où il s'élançait. Malgré ses efforts pour améliorer ses relations avec la cour de Vienne, celle-ci n'avait rien abdiqué de ses préjugés et de ses haines. Sa rupture avec l'Angleterre n'avait été que fictive: les marchandises britanniques continuaient d'affluer à Trieste. À Vienne, la société restait partie intégrante de cette coalition qui se maintenait entre toutes les aristocraties de l'Europe, alors même qu'elle cessait d'exister entre les gouvernements: la capitale autrichienne demeurait un foyer d'intrigues cosmopolites. Quant au cabinet, malgré sa faiblesse, ses divisions, il ne se résignait pas à admettre que la paix de Presbourg eût fixé pour jamais le sort de la monarchie. Désolé d'avoir manqué en 1807 l'occasion de rétablir sa fortune, mécontent des autres et de lui-même, sentant son isolement, se défiant de tout le monde et surtout de la France, il se préparait à une lutte suprême, l'appelait et la redoutait à la fois, mais jugeait qu'elle devait inévitablement se produire, soit que l'Autriche eût à la subir, soit qu'elle eût à la provoquer.
Sa grande occupation, depuis Presbourg, était de refaire et de transformer les institutions militaires de l'empire d'après un système emprunté en partie à la France, et qui permettrait de réunir en temps de guerre des effectifs à hauteur des nôtres. Les ouvertures de Napoléon au sujet de la Turquie n'avaient engagé à Vienne qu'à plus de précautions: résolu, s'il le fallait absolument, de coopérer à nos mouvements, se résignant à prendre quelques provinces ottomanes et les marquant d'avance 465, on avait rassemblé plusieurs corps sur les confins de la Serbie, sans cesser d'observer avec angoisse les autres frontières. Environnée de ruines, voyant un monde s'écrouler autour d'elle, l'Autriche, par instinct de conservation, se préparait à tout événement et armait sans relâche, sans savoir au juste contre qui et dans quel but.
Les événements d'Espagne, éclatant tout à coup, donnèrent à ses terreurs un objet précis; la chute des Bourbons retentit à Vienne comme un glas funèbre. On ne douta plus que l'usurpation du trône d'Espagne ne fût le début d'une entreprise méditée par Napoléon contre toutes les dynasties légitimes, que le tour des Habsbourg ne dût suivre celui des Bourbons; cette pensée, fortifiée par les rapports alarmants que Metternich expédiait de Paris, par le séjour prolongé de nos troupes en Allemagne, en Silésie surtout, par le langage batailleur de quelques officiers de la Grande Armée, produisit une véritable panique et le recours à des mesures de salut public. L'excès de la peur détermina chez l'Autriche un brusque sursaut d'énergie et d'audace. D'urgence, elle voulut achever la reconstitution de ses forces militaires et donna à des mesures organiques, d'utilité permanente, quelque chose de précipité et de fiévreux qui en altéra singulièrement le caractère. En un mois, l'empereur François ordonna la formation d'une réserve destinée à renforcer l'armée active, déjà portée à trois cent mille hommes, puis la création d'une armée régionale, comprenant tous les hommes laissés en dehors du recrutement: au 16 juillet, il fallait que tout fût achevé sur le papier; ensuite commenceraient des exercices et des manoeuvres auxquelles la réserve et la milice en entier seraient appelées à prendre part; sans se contenter d'organiser des forces immenses, on en décrétait la mobilisation. Pour faciliter ce grand effort aux peuples divers qui composaient la monarchie, on crut nécessaire d'allumer leurs passions, de réveiller ou plutôt de créer chez eux un patriotisme commun. Proclamations, articles de journaux, voyages princiers, rien ne fut omis; on parla d'un grand péril à conjurer, d'un ennemi toujours menaçant à repousser: et quel pouvait être cet adversaire, si ce n'était le vainqueur impitoyable de 1805, le Français détesté? N'était-ce point lui d'ailleurs que désignait le gouvernement en ordonnant une concentration de troupes dans la Silésie autrichienne, en face de nos camps, et des mesures de défense spéciale sur la frontière de l'Ouest? Le soulèvement de l'opinion se fit donc contre nous; tandis que des bruits de rupture circulaient, entraînant une baisse rapide des fonds publics, le cri de: «Mort aux Français!» retentissait de toutes parts, et la populace commençait d'insulter nos agents; la levée des milices se fit avec enthousiasme, en tumulte, et brusquement, sans avoir été menacée ni sérieusement provoquée, l'Autriche prit l'aspect d'un camp qui se lève 466.
Napoléon apprit avec regret cette effervescence, dont les avis lui arrivaient de tous côtés, de Vienne, de Dresde, de Munich, de Trieste. Une guerre avec l'Autriche n'avait jamais été plus loin de sa pensée. Il avait compté se servir de cette puissance, au lieu de songer à l'attaquer; mais il comprenait aujourd'hui que la cour de Vienne, en persistant dans son attitude, alors même qu'elle ne voudrait pas une rupture, la rendrait inévitable. Ses armements obligeraient la France à en exécuter d'autres; quand les troupes seraient en présence, quand les deux puissances se tiendraient mutuellement en observation, les yeux dans les yeux, on verrait naître à coup sûr quelques-uns de ces incidents qui, d'importance minime par eux-mêmes, prennent en pareil cas une gravité redoutable. Il en résulterait d'aigres explications, des menaces, des démonstrations hostiles, et finalement la guerre, née des circonstances plutôt que de l'intention préméditée des gouvernements. Dès à présent, Napoléon se voyait forcé d'admettre comme une éventualité très fâcheuse, mais peut-être prochaine, une nouvelle campagne contre l'Autriche coïncidant avec de multiples opérations en Espagne, et l'emploi dans un but défensif, non seulement de la Grande Armée, mais de ces forces d'Italie et d'Illyrie qu'il avait réservées pour de plus lointaines et de plus fructueuses besognes.
Devant la double complication qui surgissait, il sentait le frémissement d'impatience et de courroux qu'il avait éprouvé en 1805, au camp de Boulogne, à la veille de passer le détroit, quand il avait aperçu les signes précurseurs d'une nouvelle coalition et compris que la terre allait le détourner de l'Océan. En 1808, après avoir conquis l'Europe jusqu'au Niémen et l'avoir organisée à sa guise, il était revenu à son œuvre interrompue, à sa lutte directe contre l'Angleterre; il avait préparé contre cette puissance une action diffuse, mais non moins formidable que celle rêvée trois ans auparavant, se croyait sûr d'atteindre notre ennemie, sinon au cœur, au moins dans ses parties vitales, et, se livrant tout entier à cette pensée, avait longtemps fermé les yeux sur les symptômes de révolte qui s'annonçaient de toutes parts. Aujourd'hui, l'illusion ne lui était plus permise: il lui fallait reconnaître que son œuvre se défaisait une fois de plus sur le continent, que d'importunes diversions menaçaient à nouveau de lui arracher l'Angleterre; obligé de renoncer à cette proie, il aurait peut-être à recommencer ces campagnes d'Italie et d'Allemagne, ces luttes dont il ne voulait plus, où il avait cueilli assez de gloire, à reprendre cette carrière de conquêtes éblouissantes, mais stériles, qui ne terminaient rien et lui faisaient toujours retrouver la guerre au fond de sa victoire.
Toutefois, au début de juillet, la situation ne paraissait pas irrévocablement compromise, et il semblait que tout pût se réparer. En Espagne, les armées improvisées de l'insurrection n'offraient point la consistance de troupes régulières: une suite d'opérations menées contre elles avec méthode, avec ensemble, à l'aide de forces suffisantes, pourrait en avoir presque immédiatement raison, décourager la haine des séditieux par d'accablants revers et abattre l'ardeur enthousiaste qui faisait toute leur force: la révolte était-elle autre chose que l'une de ces flammes subites et passagères qui se développent et s'évanouissent avec une égale facilité? Pour calmer les esprits et produire l'apaisement, Napoléon comptait beaucoup sur l'arrivée de Joseph dans sa capitale, où il apparaîtrait aux Espagnols comme le signe visible et le garant de leur autonomie. Aussi, calculant que le nouveau roi pourrait être établi à Madrid avant le milieu de juillet, écrivait-il à Decrès qu'il ne déciderait qu'au 15 du même mois si les expéditions maritimes devaient être définitivement abandonnées, ou s'il convenait de reprendre les préparatifs 467; à cette époque, on verrait plus clair dans l'état de la péninsule, et peut-être l'Espagne, ressaisie d'une main ferme au moment même où elle nous échappait et se retournait contre nous, ne serait-elle plus une entrave.
Rapidement assurée, la pacification de l'Espagne pourrait faire réfléchir l'Autriche et l'arrêter sur le chemin d'une suprême aventure. Dès à présent, était-il impossible de provoquer chez elle un retour de prudence et de sang-froid, de lui inspirer de salutaires réflexions, de lui découvrir l'abîme qu'elle se préparait? Il serait facile de lui démontrer que, depuis 1805, en dépit de certaines apparences, ses moyens contre nous avaient diminué, loin de grandir, et que, dans la redoutable partie où elle s'apprêtait à risquer son existence, si sa mise au jeu était devenue plus forte, ses chances n'avaient point suivi la même progression. Elle possédait plus de troupes que par le passé, plus de matériel, comptait davantage sur le dévouement et l'élan de ses peuples, mais la paix de Presbourg avait démantelé son empire et ouvert partout ses frontières. De plus, différence essentielle, elle combattait, en 1805, adossée à la Russie et tirait de cet empire d'inépuisables réserves; aujourd'hui, la Russie marchait avec nous et la prendrait à revers. La cour de Vienne, il est vrai, mal instruite des stipulations de Tilsit, n'ayant point réussi à pénétrer le véritable caractère de nos relations avec Alexandre, comptait sur la neutralité de ce monarque et se flattait même de rencontrer chez lui une bienveillance graduée d'après le cours des événements militaires; mais ne saurait-on dissiper ces illusions, amener Alexandre à prononcer son attitude, à publier ses sympathie?, ses engagements, et à exercer sur l'Autriche une pression qui la paralyserait? Avant de devenir entre nos mains une puissante arme d'offensive contre l'Angleterre, la Russie ne pourrait-elle nous être un précieux moyen de défense contre certaines velléités perturbatrices? Ne pourrait-elle faire pour nous la police de l'Europe? Ce fut ce rôle préventif que Napoléon allait lui destiner jusqu'à l'entrevue, et auquel il voulut dès maintenant la préparer.
Le 28 juin, puis le 9 juillet, il écrivit à Caulaincourt, lui ordonnant de sonder et, s'il était possible, de ménager les dispositions du Tsar au sujet de l'Autriche. L'empereur des Français, devait dire notre envoyé, n'a pu voir qu'avec une profonde surprise les armements dont toute l'Europe s'entretient; n'ayant rien à démêler avec l'Autriche, il ne saurait concevoir son but. D'ailleurs, les mesures par elle prises menacent autant la Russie que la France; l'Empereur en a la preuve, car il sait que la politique de Vienne agit sous main auprès des insurgés de Serbie, afin de les soustraire à l'influence moscovite: dans ces conditions, il est prêt à s'entendre avec Alexandre pour que l'on adresse au gouvernement de l'empereur François une mise en demeure commune de s'expliquer. Quant aux événements d'Espagne, il avait toujours une façon à lui de les présenter, allant jusqu'à s'en faire un mérite auprès de la Russie. Suivant lui, la chute des Bourbons, avec les troubles qui l'ont suivie, en attirant vers la péninsule l'attention et les forces des Anglais, en leur ouvrant un champ de bataille au Midi, les détourne de porter secours à la Suède, dégage le Nord et facilite de ce côté les opérations des armées russes; si la soumission de l'Espagne exige de nous quelques peines, l'Empereur s'en consolera en pensant qu'elle en épargne d'autres à nos alliés et qu'il se sacrifie pour la cause commune. Enfin, pour achever de se rendre la Russie favorable, toujours habile à doser ses concessions suivant les circonstances, il autorisait Caulaincourt à promettre de nouveau l'entrée de nos troupes en Scanie, mouvement qui d'ailleurs, nous l'avons vu, concordait avec l'ensemble de ses desseins 468.
L'empereur Alexandre devança les communications que M. de Caulaincourt avait à lui faire, et ce fut lui qui parla le premier de l'Autriche. Il le fit d'abord en termes qui ne laissaient rien à désirer. Toujours fidèle à la ligne qu'il s'était tracée, il n'entendait fournir à Napoléon aucun grief avant l'entrevue: loin de là, il découvrait dans nos embarras une occasion de nous mieux témoigner ses sentiments et, par suite, d'en exiger le retour; on le vit alors mettre une sorte de coquetterie à raffiner ses prévenances envers un ami moins heureux, avec l'espoir de grossir, par cette générosité délicate, la dette de reconnaissance qu'il voulait faire contracter à l'Empereur.
Dès qu'il eut vent des préparatifs exécutés à Vienne: «L'Autriche, dit-il au duc de Vicence, ne peut que se perdre si elle se brouille avec vous. Pour moi, je ne la crains pas, franchement ami et allié de l'empereur Napoléon, comme je le suis 469.» À quelques jours de là, apprenant l'arrivée à Trieste d'un bâtiment anglais, porteur d'un message par lequel les insurgés de Saragosse offraient à l'archiduc Charles la couronne d'Espagne, il tint à avertir Caulaincourt de cet incident, en accompagnant sa confidence de paroles qui en rehaussaient le prix: «Dans l'état d'intimité et d'alliance, dit-il, où je suis avec l'empereur Napoléon, je me reprocherais une pensée que je ne lui dirais pas sur ce qui peut l'intéresser, à plus forte raison sur ce que les autres peuvent projeter. S'il me vient d'autres renseignements, vous savez la confiance que j'ai en vous; cinq minutes après, vous les connaîtrez. Je ne sais pas ce que c'est que d'être allié ou ami à moitié 470.»
Sa conduite allait-elle répondre à ses assurances? Lorsque Caulaincourt lui parla d'une remontrance à adresser aux Autrichiens, il émit le désir de ne rien précipiter. Il ne croyait pas, disait-il, à une attaque de l'Autriche; un tel acte serait insensé, et la démence ne se présume pas. Il développa plusieurs fois la même opinion, et, dans cette affectation de tranquillité, il était aisé de reconnaître un système adopté par lui pour se soustraire le plus longtemps possible à des démarches qui lui coûtaient. Cependant, sa réponse définitive fut que l'Empereur pouvait compter sur lui en toute circonstance, et il était permis de penser qu'en le pressant un peu, en faisant miroiter de plus en plus à ses yeux, comme un appât fascinateur, l'espoir du règlement très prochain des affaires d'Orient, on l'amènerait à tenir au cabinet de Vienne un langage suffisamment explicite 471. Pour l'Espagne, il éprouvait moins de scrupules; afin de nous fournir, à défaut d'un secours matériel, un appui moral, il se hâta de reconnaître le roi Joseph, ratifiant à la face de l'Europe la déchéance des Bourbons.
Ce gage donné par la Russie n'était pas encore connu de Napoléon au 15 juillet, date à laquelle il s'était promis de prendre parti sur les entreprises d'outre-mer. Il avait appris seulement les premières paroles d'Alexandre et pouvait en tirer des présomptions plutôt que des certitudes. L'Autriche continuait d'armer, tout en niant ses armements; une suite d'observations formulées par le cabinet français n'avait obtenu que des réponses évasives. En Espagne, la situation s'améliorait, mais ne se prononçait pas. Nos premières opérations d'ensemble n'avaient point produit le résultat décisif que Napoléon en attendait, et le succès retardait sur ses prévisions. Le roi Joseph n'avait pu encore atteindre Madrid; poursuivant son voyage sur une route bordée de partis ennemis, obligé à de fâcheuses précautions, entouré de troupes qui éclairaient et protégeaient sa marche, il n'avançait que pas à pas; le 15, il n'avait point dépassé Burgos. Dans toutes les parties de la péninsule, la lutte continuait, obscure et confuse. Sur certains points, nos troupes avaient repris l'ascendant; sur d'autres, de faux mouvements avaient compromis leur position. En Aragon, en Catalogne, le plat pays se soumettait, les villes résistaient; Moncey, dans l'Est, Dupont, dans le Sud, restaient sur la défensive, le second ayant affaire aux milices aguerries de Castaños; au Nord, un choc était imminent entre Bessières et l'armée des Asturies et de la Galice, commandée par La Cuesta, qui s'avançait pour séparer de la France nos troupes aventurées en Espagne et les isoler de leur base d'opérations. Napoléon attachait une importance extrême au résultat de cette rencontre, croyait à la victoire, mais ne la jugeait pas infaillible, et se contentait de chiffrer nos chances à soixante-quinze pour cent 472.
Dans cette incertitude, il n'ordonne pas encore la reprise des préparatifs à Brest, à Lorient, à Toulon, mais ne se détache pas définitivement de tout ce qu'il a rêvé et médité depuis six mois. Il est toujours à Bayonne; là, à le voir se plongeant de plus en plus dans l'entreprise d'Espagne, s'efforçant, par un travail incessant, prodigieux, de tout réparer, de tout prévoir, de régler tout le détail de la guerre, il semble que cette fatale diversion l'occupe exclusivement. Cependant, à de certains indices, il faut reconnaître que le grand projet habite toujours en lui, l'occupe encore et le possède. Il continue de songer au moins à l'expédition méditerranéenne, de pousser l'approvisionnement de Corfou, «de sorte, dit-il, que si l'on voulait donner là deux ou trois mois de vivres à une escadre, on sût à quoi s'en tenir 473». Parfois même, sa pensée s'échappe au delà de la Méditerranée, sonde les profondeurs de l'Orient, s'arrête sur la vallée de l'Euphrate, chemin de la Perse et des Indes.
Les mémoires demandés à la mission Gardane sur la topographie de la Perse et les moyens de la traverser viennent de lui parvenir: il a ordonné à Champagny «de les classer avec soin, pour pouvoir les retrouver dans l'occasion 474». C'est à Paris, où il compte revenir en août, qu'il se propose d'étudier la question; en attendant, il veut qu'on lui prépare les éléments de son travail, qu'on collige d'autres renseignements, qu'on interroge pour lui la géographie, l'histoire, et puisqu'il faut remonter jusqu'aux conquérants de l'antiquité pour lui trouver des modèles, qu'on lui dise par où passaient les Césars romains quand ils menaient leurs légions à la poursuite du Parthe et à la conquête de l'Asie. Dictant une instruction à son bibliothécaire Barbier, au sujet d'un choix de volumes dont il veut faire les compagnons ordinaires de ses voyages, il prescrit d'ajouter la note suivante, qui accuse ses préoccupations intimes: «L'Empereur désirerait également que M. Barbier s'occupât du travail suivant avec un de nos meilleurs géographes: rédiger des mémoires sur les campagnes qui ont eu lieu sur l'Euphrate et contre les Parthes, à partir de celle de Crassus jusqu'au septième siècle, en y comprenant celles d'Antoine, de Trajan, de Julien, etc.; tracer sur des cartes, d'une dimension convenable, le chemin qu'a suivi chaque armée, avec les noms anciens et nouveaux du pays et des principales villes, des observations géographiques du territoire et des relations historiques de chaque expédition, en les tirant des originaux 475.»
Note 474: (retour) Id., 14124. En même temps, l'Empereur faisait exprimer à Gardane son étonnement que la Perse n'eût pas encore signé la paix avec les Russes: «Elle paraissait devoir la désirer d'autant plus, ajoute la dépêche, qu'elle a à soutenir la guerre contre les Afghans et peut-être à s'occuper d'expéditions plus étendues.» 27 juillet 1808, archives des affaires étrangères, Perse, vol. 10.
Cet ordre est du 17 juillet; le même jour, l'Empereur apprenait la victoire de Médina de Rio-Seco, résultat de la rencontre prévue entre Bessières et les meilleures troupes de l'insurrection espagnole. C'était un beau fait d'armes, la dispersion de trente-cinq mille ennemis par l'élan de trois divisions. Napoléon attribue aussitôt à cet événement des conséquences majeures: «Jamais bataille, écrit-il avec un tressaillement d'aise, n'a été gagnée dans des circonstances plus importantes; elle décide les affaires d'Espagne 476.» En prononçant cette affirmation, il s'avançait trop, et la journée de Médina ne tranchait la question qu'à moitié; pour que le succès d'ensemble fût assuré, il fallait qu'elle eût son pendant dans le Midi, en Andalousie, que Dupont battît Castaños comme Bessières avait écrasé La Cuesta. C'est d'ailleurs ce que Napoléon comprit presque aussitôt, et il reporta sur l'armée d'Andalousie la plus grande part de ses soins; il lui envoyait des renforts, la pressait d'avancer, attendait anxieusement le bulletin de ses opérations, espérant une seconde victoire qui viendrait anéantir les dernières forces régulières de l'Espagne et nous rendrait pour l'automne la liberté de nos mouvements.
Ce fut un désastre qu'il apprit, la capitulation de Baylen. Dupont, obligé de reculer devant les obstacles accumulés sous ses pas par la nature, le climat, l'ennemi, s'était laissé envelopper, n'avait su ni manoeuvrer ni utilement combattre, s'était rendu à merci, livrant ses hommes, ses fusils, ses canons, ses aigles, infligeant à nos armes cette première flétrissure. Les effets de cette catastrophe se faisaient immédiatement sentir. Joseph, arrivé à Madrid, mais jugeant impossible de s'y maintenir, rétrogradait jusqu'à Vittoria; la domination française, répandue naguère sur toute l'Espagne, refluait jusqu'au pied des Pyrénées, se réfugiait entre ces montagnes et l'Èbre, assiégée de toutes parts par le flot montant de l'insurrection. En se retirant, elle abandonnait Junot en Portugal, l'y laissait isolé, exposé au sort de Dupont; les deux flottes de Cadix et de Lisbonne, sur lesquelles se fondaient tant d'espérances, allaient être perdues pour nous, et l'Angleterre, loin d'attendre l'assaut dont Napoléon la menaçait dans ses possessions les plus reculées, débarquait une armée en Portugal, une armée en Galice, s'avançait vers nos frontières méridionales et prenait l'offensive.
On a tout dit sur l'indignation de l'Empereur à la nouvelle de Baylen et sur les éclats terribles de sa colère. «J'ai une tache là», disait-il en mettant la main sur son uniforme 477, et à la pensée d'une défaillance chez des hommes qui avaient été les vainqueurs d'Iéna et de Friedland, son honneur de soldat, son orgueil de Français saignaient. Chez lui, le politique et le chef d'empire n'étaient pas moins frappés. Connaissant seul les ressorts multiples, mystérieux, compliqués, par lesquels il agissait sur tant de nations et les faisait servir à ses fins, il pouvait seul comprendre à quel point la répercussion de l'échec subi en Espagne les avait tous dérangés et faussés. Seul il pénétrait jusqu'au fond de son malheur; au delà des effets directs du désastre, visibles pour tous, il en découvrait d'autres, ignorés du public, mesurait leur gravité redoutable, et là résidait aussi l'une des causes de cette fureur et de cette peine, de cette douleur «vraiment forte 478» qu'exhalaient toutes ses lettres. Dans la perte des trois divisions de Dupont, suivie de la retraite sur l'Èbre, il ne voyait pas seulement une atteinte à la gloire immaculée de nos drapeaux, à son renom d'invincible, à ce prestige qui faisait partie de sa force, il voyait encore la ruine de toutes ses combinaisons, tant défensives qu'offensives. Le résultat de Baylen, c'était d'abord le recul indéfini de ces vastes opérations dans l'Orient et sur les mers au delà desquelles apparaissaient la paix avec l'Anglais, la fin de la grande querelle; c'était aussi la révolte du continent tout entier redevenue possible, l'établissement impérial menacé dans toutes ses parties.
À la veille de la capitulation, l'Empereur restait maître de l'Europe; protecteur impérieux des États secondaires, il comprimait l'Allemagne et la Prusse par sa Grande Armée, immobilisait l'Autriche par la main de la Russie, et tenait cette dernière enchaînée à sa fortune en lui promettant de l'associer à ses desseins sur la Turquie et au partage des dépouilles. Au lendemain de Baylen, tout changeait de face. Pour reconquérir la péninsule, il faudrait rappeler d'Allemagne une partie de nos forces, dégager la Prusse de notre étreinte, c'est-à-dire la rendre à la tentation de se soulever et de nous attaquer par derrière; l'Autriche, tout armée, semblait n'attendre qu'une occasion pour éclater; elle la trouverait dans notre changement de front, et, pour la retenir, l'aide de la Russie pouvait nous manquer. Dès à présent, le contre-coup de nos revers se faisait matériellement sentir dans le Nord et menaçait d'altérer nos rapports avec Alexandre. Les troupes espagnoles de La Romana, qui formaient l'avant-garde de Bernadotte et occupaient déjà les îles danoises, en attendant qu'elles pussent débarquer en Suède, se soulevaient contre nous au bruit des efforts heureux de leurs compatriotes, passaient à l'ennemi, demandaient à la flotte anglaise de les rapatrier, voulaient s'associer à l'œuvre de délivrance. Cette défection privait Bernadotte d'une force indispensable à l'accomplissement de sa tâche; le mouvement en Scanie, simplement retardé jusqu'alors, devenait inexécutable, et l'on sait quel prix Alexandre attachait à cette diversion. De plus, Napoléon, obligé de suspendre sa marche vers la Turquie, ne pourrait plus offrir à la Russie l'avantage principal et extraordinaire qu'elle attendait de notre alliance. Le grand contrat en préparation depuis six mois entre les deux empereurs ne pourrait se former, faute d'objet, et Napoléon sentait lui échapper à la fois les moyens de contenir ses ennemis, celui de s'assurer la fidélité intéressée de son allié.
Contraint de changer tous ses plans, Napoléon évolua brusquement, prit son parti sans hésiter, comme sur un champ de bataille. Avant tout, il fallait aller au plus pressé, jeter en Espagne assez de troupes pour y rétablir à tout prix nos affaires et venger nos drapeaux. Napoléon rappellera donc du Nord trois corps de la Grande Armée pour les porter de l'Oder sur l'Èbre; avec les autres, il pourrait encore retenir quelques provinces prussiennes; toutefois, obligé à un sacrifice dans le Nord, il le fera complet, afin d'en tirer sur d'autres points d'amples avantages; il évacuera totalement la Prusse, réglera ses différends avec elle, lui rendra une existence, et cette mesure, commandée en partie par des nécessités militaires, deviendra pour lui le pivot d'une nouvelle combinaison politique.
Il communiquera sa décision à Pétersbourg avant de la transmettre à Kœnigsberg, la présentera comme une marque de confiance personnelle envers l'empereur Alexandre, s'en fera un mérite auprès de ce prince et s'en servira pour le retenir dans nos liens. Se rappelant que, depuis Tilsit, deux questions dominent ses rapports avec Pétersbourg, celle d'Orient et celle de Prusse, et ne sachant plus comment résoudre la première, il revient à la seconde, qu'il a laissée sommeiller depuis six mois, la soulève à nouveau, mais c'est pour la trancher dans un sens favorable à la Russie et délivrer cet empire de la présence inquiétante de nos troupes en Silésie et sur l'Oder. Grâce à cette concession, si souvent réclamée, si ardemment souhaitée, il est probable qu'Alexandre se prêtera non seulement à en imposer par sa contenance à la Prusse et à l'Allemagne, mais à peser plus fortement sur l'Autriche et à la refréner. Par ce moyen, peut-être obtiendra-t-on de cette dernière des garanties propres à assurer la tranquillité de l'Europe centrale, tandis que la France prendra ses mesures pour réduire l'Espagne. Puis, quand arrivera l'heure de statuer sur la question turque, c'est-à-dire le moment de l'entrevue, Napoléon se décidera suivant les circonstances, avisant à concilier les prétentions de la Russie avec l'intérêt français et les exigences nouvelles de la situation.
Pour que ce plan réussît, il fallait que l'exécution en fût menée avec adresse, tact et ménagement. Sur un prince tel qu'Alexandre la confiance et les égards pouvaient beaucoup; on le révolterait au contraire, pour peu qu'on parût lui poser des conditions et lui soumettre un marché. Il importait donc de ne pas laisser voir une trop étroite corrélation entre nos concessions et nos demandes, de ne produire les unes qu'après les autres, et d'assurer aux services que se rendraient les deux empereurs l'air et le mérite de la spontanéité.
Dans ce but, Napoléon gradua fort habilement ses communications. Il avait appris Baylen le 2 août, a Bordeaux, alors qu'il remontait de Bayonne vers Paris, visitant sur sa route nos départements du Sud-Ouest; le 5, de Rochefort, il dépêche à Caulaincourt un premier courrier qui, faisant diligence, devancera à Pétersbourg les nouvelles d'Espagne.
Au reçu de cette expédition, Caulaincourt se bornera à informer le Tsar que l'Empereur a pris le parti de s'accommoder avec la Prusse et de rendre au roi la jouissance de ses États, qu'ayant conçu cette pensée, il a cru en devoir à son allié la première confidence, afin de lui laisser le plaisir d'annoncer à Kœnigsberg l'heureuse nouvelle. Au besoin, on pourra dire à Alexandre que la France, non contente d'évacuer la Prusse, retirera en même temps ses troupes de Varsovie, qu'elle va se replier définitivement sur la rive gauche de l'Elbe et y marquer la limite de son pouvoir; l'ambassadeur ne devra toutefois donner cette assurance supplémentaire qu'au cas où il en reconnaîtrait l'utilité; il ne l'accompagnera, pas plus que la première, d'aucune allusion à l'Espagne. D'autre part, Caulaincourt se trouvant déjà chargé de demander un avertissement à l'Autriche et y travaillant avec zèle, Napoléon le laisse persévérer dans cette voie, sans lui prescrire encore de plus pressantes instances.
Vingt-quatre heures après, le 6 août, un second courrier part de Rochefort, à destination de notre ambassade en Russie. Supposant désormais le malheur d'Espagne connu, Napoléon y relève ce qui doit toucher particulièrement les Russes, le péril de leur flotte aventurée à Lisbonne; il témoigne pour le sort des vaisseaux de Séniavine d'une particulière sollicitude et envoie à leur sujet des informations rassurantes, trop tôt démenties, hélas! par l'événement. L'ambassadeur dira que la première pensée de son maître, aux nouvelles du Midi, a été pour la flotte russe; le général Junot, qui la protège avec son corps d'armée, se trouve placé dans une situation difficile par suite de la défection des troupes espagnoles chargées de coopérer à ses mouvements, mais on va le secourir, et d'ailleurs, le souvenir du mont Thabor répond de ce que Junot sait faire dans le moment du danger. Sur l'ensemble de la situation, l'ambassadeur s'exprimera avec calme; il reconnaîtra que le mal est sérieux, mais ajoutera que l'Empereur reste maître de la situation et en mesure sur tous les points. Il se contentera encore d'allusions discrètes aux services que la Russie peut se trouver dans le cas de nous rendre pour remplir ses devoirs d'alliée; l'Empereur, dira-t-il, sait tellement ce qu'il doit attendre d'elle qu'il n'en parle même point dans sa lettre 479.
C'est seulement le 20 août que Napoléon, rentré à Paris et agissant lui-même avec vigueur sur la cour de Vienne, fait demander officiellement à la Russie, par une dépêche de Champagny à Caulaincourt, des démarches parallèles. Ce qu'il veut de l'Autriche, ce ne sont point des paroles, de vaines assurances, c'est un acte, un gage de sa loyauté, une manifestation d'autant plus probante qu'elle coûtera davantage à son orgueil et à ses préjugés. Que l'empereur François reconnaisse Joseph pour roi d'Espagne et Murat pour roi de Naples, qu'il souscrive ainsi à l'échange de couronnes ordonné par Napoléon, qu'il s'y décide sur-le-champ, de bonne grâce, sans se faire prier, il répudiera par là toute connivence avec les insurgés et avec l'Angleterre, montrera qu'il ne craint point d'embrasser hautement notre cause et de se compromettre avec nous; c'est à cet acte de résignation salutaire que doivent l'amener les efforts de la Russie, combinés avec les nôtres.
Pour déterminer Alexandre à agir, Caulaincourt devra employer deux arguments, l'un et l'autre de nature à l'impressionner. D'abord, il laissera entendre que l'Empereur, s'il n'est promptement rassuré sur les dispositions de l'Autriche, n'hésitera pas à prévenir l'attaque de cette puissance, à l'assaillir avec toutes ses forces et à l'écraser, avant de se tourner contre l'Espagne; or, il est de l'intérêt de la Russie, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, d'éviter une nouvelle conflagration en Europe. De plus, quelque résolu que soit l'Empereur d'évacuer la Prusse, pourra-t-il donner suite à ses intentions bienveillantes, si les armées des archiducs en Bohême, en Moravie, sur le Danube, continuent de le menacer? En pareil cas, la stratégie commanderait à la politique, nos troupes resteraient en Silésie, afin de conserver une position avantageuse sur le flanc de leur futur adversaire; il dépend donc d'Alexandre, en obligeant l'Autriche à se remettre en posture pacifique, d'écarter tout obstacle à la délivrance de l'Allemagne 480.
Le premier message de Napoléon, annonçant le projet d'évacuer la Prusse, parvint à destination, par un prodige de célérité, en dix-sept jours; il fut accueilli par le Tsar avec autant de joie que de surprise. Depuis longtemps, Alexandre ne parlait plus de la Prusse; mais que de fois, dans ses entretiens avec Caulaincourt, le nom de cette puissance infortunée ne lui avait-il point brûlé les lèvres! Plus que jamais le maintien de nos troupes à Berlin le troublait comme un remords, leur présence à Varsovie lui apparaissait comme un danger. Apprenant que la maison de Hohenzollern allait être rétablie dans ses droits, il en conclut, sans que Caulaincourt ait eu à lui faire formellement prévoir cette conséquence, que la Pologne allait être délaissée et abandonnée à son sort; il éprouva donc un double soulagement. «C'est inappréciable pour moi», s'écria-t-il, et faisant allusion aux doléances qu'il n'eût pas manqué d'essuyer à Kœnigsberg, en passant par cette résidence pour se rendre à l'entrevue, si le sort du couple royal de Prusse n'eût été antérieurement réglé: «Au moins, dit-il, je ne trouverai pas ces gens-là au désespoir 481», et il se montra extrêmement touché que l'Empereur eût voulu lui épargner cette épreuve.
Pendant les premiers jours, il attribua cette générosité inattendue à un mouvement de gratitude provoqué, chez Napoléon, par l'empressement qu'il avait mis lui-même à reconnaître Joseph; il s'applaudissait qu'une simple démonstration eût déjà produit de tels résultats. Cependant, d'inquiétantes rumeurs sur notre situation en Espagne, colportées de salon en salon, grossies par la malignité publique, se précisaient peu à peu et prenaient corps; on sut bientôt que la France avait perdu une armée, et le roi Joseph sa capitale. Trop fin pour ne pas saisir entre ces faits et les concessions de l'Empereur un rapport évident, Alexandre dissimula cette remarque, et sa reconnaissance, moins sincère, resta tout aussi expansive. En même temps, la convenance parfaite de son attitude imposait silence à nos ennemis et empêchait leur joie d'éclater trop bruyamment; il se montrait affecté de nos revers, écoutait avec complaisance les explications de Caulaincourt, s'attachait lui-même à atténuer la gravité de l'événement. S'il revint ensuite sur ce pénible sujet, ce fut parce qu'une trop grande réserve aurait paru affectée: parlant de l'Espagne à plusieurs reprises, il le fit avec tact, avec à-propos, évitant ces consolations accablantes qui aggravent les maux qu'elles prétendent adoucir, et pansant d'une main légère les blessures de notre amour-propre. À ses condoléances se mêlait toujours quelque parole d'espoir et de réconfort. Il attribuait la défaite de Dupont à la formation hâtive de son armée, au peu de solidité de jeunes troupes qui, rendues à la France par la capitulation, reprendraient vite leur aplomb et trouveraient leur revanche. Un jour, assistant à une parade avec Caulaincourt, il voyait défiler quelques bataillons composés de recrues, dont la marche et la tournure laissaient à désirer; se penchant alors vers l'ambassadeur: «Ceux-là, dit-il, sont comme l'armée de Dupont, mais, dans quelques mois, ils vaudront mieux et frapperont avec ceux de Dupont là où nos intérêts communs l'exigeront 482.» Et il revenait toujours à son thème favori: «C'était dans les circonstances difficiles que l'Empereur le trouverait 483.»
À ces assurances, Caulaincourt avait beau jeu de répondre en montrant l'occasion propice pour donner à la France un témoignage irrécusable d'attachement et de sympathie: le meilleur moyen de servir notre cause en Espagne n'était-il point de parler à l'Autriche un langage sévère. L'ambassadeur réitéra plusieurs fois cette remarque et n'obtint d'abord que des réponses où perçait quelque embarras. Aussi bien, en appuyant sur ce point, il touchait aux parties les plus délicates, les plus sensibles, de la conscience et de la politique russes.
Certes, Alexandre appréhendait une nouvelle guerre entre la France et la maison de Habsbourg; il la verrait avec terreur, parce que cette crise fournirait à l'Empereur un prétexte pour ajourner toute action en Orient, pourrait entraîner la destruction de l'Autriche et, faisant disparaître toute puissance intermédiaire, exposer la Russie au contact redoutable «de la grande domination 484». Son vœu sincère était donc que la cour de Vienne fût avertie et contenue. Par malheur, sa foi dans l'alliance française n'était plus assez robuste pour le dispenser désormais de tous ménagements envers l'Autriche. Si l'accord avec nous ne se fixait pas à Erfurt, c'était vers cette puissance qu'il se retournerait nécessairement; il serait heureux de retrouver l'alliée de la veille pour en faire l'auxiliaire du lendemain; incommode en Orient, l'Autriche restait utile, pouvait redevenir indispensable en Europe. Depuis Tilsit, il y avait eu avec elle refroidissement, mais non rupture; elle avait fait plusieurs fois des avances: tout récemment, elle venait de proposer à la Russie de l'aider à obtenir les Principautés par son entremise à Constantinople 485. Alexandre avait décliné poliment ces offres, évitant ce qui pourrait blesser. Dans les cours étrangères, les agents du Tsar, par tradition et principe personnel, écoutaient les doléances de leurs collègues autrichiens, leur prêtaient assistance, agissaient d'accord avec eux, et ce commerce, contraire en apparence aux intentions de leur maître, servait dans une certaine mesure ses intérêts en lui rendant plus facile un rapprochement avec François Ier. C'était par ces rapports indirects avec l'Autriche que la Russie tenait encore à la coalition. Irait-elle, se livrant à d'irréparables démarches, briser ce dernier lien, ce fil presque invisible grâce auquel elle pourrait un jour retrouver et reprendre sa voie naturelle, s'il lui fallait reconnaître décidément l'inanité et le danger de l'alliance française? D'ailleurs, en se disant menacé par l'Autriche, Napoléon ne cherchait-il pas un prétexte pour attaquer et ruiner cet empire? ses demandes avaient-elles d'autre but que d'engager irrévocablement la Russie? En lui cédant, cette dernière ne se laisserait-elle pas entraîner dans une criminelle aventure, prélude de son propre écrasement? «La destruction de l'Autriche, écrivait Tolstoï, doit être envisagée comme l'avant-coureur et le moyen de la nôtre 486.» Ému de ces sombres paroles, assiégé de doutes, partagé entre des sentiments contradictoires, Alexandre s'arrêta à des demi-mesures: il essaya de servir la France, sans se compromettre ailleurs, et fit à peu près ce que nous lui demandions. Napoléon lui soufflant à l'adresse de l'Autriche des paroles de blâme et de menace, il ne refusa pas de les transmettre en se les appropriant, mais eut soin de les transposer, de les baisser d'un ton et de les traduire sous forme d'amicaux et discrets conseils.
Pourquoi, disait Caulaincourt, ne pas déclarer que l'alliance des deux cours était indissoluble, universelle, que leur action se concerterait dans tous les cas, que rompre avec l'une était se mettre en guerre avec l'autre? Alexandre jugeait l'idée bonne et promettait de s'en inspirer; il écrirait dans ce sens au prince Kourakine, son ambassadeur à Vienne: «Je parle à l'Autriche, disait-il quelques jours plus tard, un langage ferme; je lui fais entendre que j'ai des engagements avec vous auxquels je tiens par-dessus tout, et que, s'ils ne se mettent pas d'eux-mêmes à la raison, ils y seront forcés 487.»
Voici maintenant l'envers de ces fortes déclarations: c'est le texte même des lettres adressées à Kourakine. L'avertissement s'y fait timide, enveloppé: «Nul, écrit Alexandre le 10 juillet, n'est meilleur juge des intérêts de l'Autriche que le cabinet de Vienne. Mais l'empereur François connaît ma franchise, il a paru l'estimer. Je ne dissimulerai donc pas que je crains que ces grandes mesures, au lieu de conserver l'harmonie, pourraient l'altérer. La réserve va succéder à la confiance, le soupçon produira des explications, et ces explications conduiront à la guerre, qu'on a tant d'intérêt d'éviter.
L'armement est fait; il a réveillé l'attention. Il ne reste à souhaiter que le cabinet de Vienne, marchant dans les principes de sa propre sagesse, écarte et atténue tout ce que cette mesure peut produire d'inimitié, et qu'il dirige sa sollicitude à conserver la paix dont il a recueilli le fruit. Représentez-lui que je le désire avec ardeur. La paix de Tilsit, que j'ai contractée, ne peut-elle avoir ses engagements 488?» Et le Tsar recommande à Kourakine de placer cette remarque «avec discrétion».
Caulaincourt avait insisté pour que le prince eût ordre de se déclarer prêt à prendre ses passeports au premier signe manifeste d'hostilité contre la France; on se borna à faire prévoir aux Autrichiens le remplacement de l'ambassadeur par un simple ministre. Le 5 septembre, Alexandre éprouvait le besoin de leur adresser un second avis: il excusait leurs craintes, compatissait à leurs embarras, leur parlait le langage ordinaire de la coalition, tout imprégné de défiance envers l'Empereur, mais s'attachait à démontrer l'inopportunité et le danger d'une action immédiate, sans défendre de réserver l'avenir: «Les affaires en Espagne allant mal, écrivait-il à Kourakine, n'est-il pas permis de supposer que Napoléon serait charmé de les ajourner quelque temps et de tomber avec toutes ses forces sur l'Autriche, et anéantir une des deux seules puissances qui peuvent encore lui donner ombrage en Europe? Le parti le plus sage pour l'Autriche me paraîtrait donc de rester spectateur tranquille de la lutte que Napoléon a à soutenir en Espagne. Il sera toujours temps de prendre ensuite le parti que les circonstances suggéreront alors. En suivant cette conduite, l'Autriche m'éviterait la pénible nécessité de prendre fait et cause contre elle, car je n'y suis tenu qu'autant qu'elle attaquera 489.» Cette fois, Alexandre énonçait ses engagements avec plus de clarté, mais leur attribuait une portée restrictive et montrait combien il lui en coûterait de les tenir. Dans l'affaire de la reconnaissance des nouveaux rois, s'il ne nous refusa pas son concours diplomatique, il l'enveloppa des mêmes réticences.
Tout incertain qu'il fût, le langage de la Russie fit d'abord impression à Vienne. Dans cette capitale, où l'on avait peine à se familiariser avec l'idée d'une entente sérieuse entre Alexandre et Napoléon, en apprenant que l'on ne pourrait en aucun cas compter sur le premier, qu'on risquait même de le rencontrer devant soi, on fut surpris, décontenancé 490. Sans doute, le choc ne fut que momentané; il ne fit pas reculer sensiblement l'Autriche, ne la détermina pas à reconnaître tout de suite les nouveaux rois, mais prolongea ses hésitations: le contre-coup des événements d'Espagne ne produisit point l'explosion redoutée. L'action de la Russie s'était exercée en somme dans un sens pacifique et contribuait à ajourner la guerre continentale. Par contre, si l'Empereur avait pu croire que son allié, tout entier au désir de prévenir de nouvelles complications en Europe, se laisserait distraire de la Turquie, cette illusion fut de courte durée. Loin de s'apaiser, les convoitises d'Alexandre prenaient une intensité nouvelle; c'est qu'en effet, parallèlement à la guerre d'Espagne, la crise d'Orient se continuait, développant ses péripéties: à l'heure même où s'effondrait la domination française au delà des Pyrénées, un de ces changements à vue si fréquents sur la scène mouvante et compliquée de l'Orient venait réclamer plus vivement l'attention des deux empereurs, semblait justifier et même commander leur intervention.
Le sultan Mustapha IV, faible et pusillanime, n'avait pas su se soustraire à l'humiliante tutelle des soldats révoltés qui l'avaient placé sur le trône. À Constantinople, ce n'était même plus la milice tout entière qui faisait la loi, c'en était la partie la plus indisciplinée et la plus turbulente, les yamacks ou gardiens de batteries, ramassis d'aventuriers, brigands plus que soldats; retranchés dans les châteaux du Bosphore, ils tenaient Constantinople sous le joug, faisaient et défaisaient les ministres, remaniaient et bouleversaient continuellement le conseil du souverain. Cette anarchie allait provoquer une réaction des provinces contre la capitale, un effort tenté de l'extérieur pour rétablir dans Constantinople une autorité capable de diriger et de réformer l'empire.
Le pacha de Roustchouk, Mustapha-Baïractar, avait dans sa main quatre mille hommes résolus; à leur tête, il conçoit le projet de délivrer et de restaurer Sélim III, captif dans le Sérail. Il quitte sa position du Danube et se dirige vers Constantinople, où il va, dit-il, replacer l'étendard du Prophète, porté au camp l'année précédente. Devant le signe révéré, les barrières s'abaissent, les villes s'ouvrent, les armes s'inclinent, les fronts se courbent. Près d'arriver sur le Bosphore, Baïractar s'y fait précéder par une poignée d'Albanais résolus qui vont surprendre et poignarder dans son harem le chef des yamacks: ainsi décapitée, cette milice se dissout d'elle-même. Baïractar est aux portes de la capitale; sans se laisser désarmer par les flatteries du Sultan, il pénètre dans la ville avec un millier d'hommes armés et pousse droit au Sérail. Toutefois, avant de violer le sanctuaire, il hésite un instant, parlemente, et laisse s'accomplir derrière les murs du palais une sombre tragédie. Lorsque les arrivants forcent enfin l'entrée de la seconde cour, le premier objet qui frappe leur vue est le cadavre de Sélim; en tuant ce prince, Mustapha IV a pensé se rendre lui-même invulnérable et a cru qu'on n'oserait le renverser du trône, faute d'un remplaçant à lui donner.
Cet espoir est vain, car la lignée d'Othman n'a pas péri tout entière. Parcourant le palais, les soldats de Baïractar découvrent, blotti sous des nattes, le jeune prince Mahmoud; ils se prosternent à ses pieds et l'acclament empereur, après avoir emprisonné Mustapha; leur chef est nommé grand vizir et espère régner sous le nom du nouveau padischah. Mais son gouvernement ne sera qu'une lutte; odieux aux janissaires, qui détestent en lui le continuateur de Sélim, suspect aux ulémas, qui combattent tout projet de réforme, révoltant le peuple par son orgueil et son impitoyable rigueur, Baïractar voit se conjurer contre lui tous les partis qui s'agitent dans la capitale, et déjà l'on peut prévoir que ce maître d'un jour, élevé par la violence, succombera sous les coups d'une nouvelle sédition. Ces crises de plus en plus rapprochées, ces convulsions périodiques où s'épuise le gouvernement ottoman, le menacent d'une totale dissolution: il semble que la Turquie, réalisant la prophétie de Roumiantsof, va devancer l'arrêt de mort suspendu sur sa tête et périr de ses propres fureurs 491.
Les mouvements désordonnés de la capitale se répercutaient aux frontières. Sur le Danube, tout était confusion et tumulte. Bien que Baïractar parût personnellement enclin à la paix, l'armée, cédant à une ardeur indisciplinée, poussait des pointes au delà du Danube, faisait mine d'attaquer les Russes, toujours immobiles dans leurs cantonnements: on croyait savoir à Pétersbourg que les hostilités étaient reprises contre les Serbes, protégés du Tsar et compris dans l'armistice. Se laisserait-on ainsi assaillir ou au moins insulter impunément? Lorsque Alexandre s'était implicitement engagé à ne reprendre la lutte qu'après s'être entendu avec nous, il avait toujours excepté le cas où l'attitude des Turcs ferait craindre une attaque. Cette circonstance se produisant, on allait être obligé d'agir, si l'accord entre les deux empereurs ne se réalisait pas à bref délai. Le cabinet russe prit argument de cette situation pour réclamer plus impérieusement la solution promise depuis six mois et toujours attendue. Roumiantsof communiqua lui-même au duc de Vicence les nouvelles de Constantinople et du Danube, en fit ressortir la gravité, et Alexandre donna bientôt aux paroles de son ministre une sanction éclatante. Usant de la latitude que lui avait laissée Napoléon, il fixa de lui-même la date précise de l'entrevue, fit savoir à Caulaincourt qu'il serait le 27 septembre à Erfurt, viendrait y chercher la réponse définitive de l'Empereur: «Je serai exact au rendez-vous», dit-il à l'officier français chargé de porter cet avis 492.
Pendant les semaines qui précédèrent l'entrevue, Alexandre ne se borna plus à combler Caulaincourt de prévenances et de caresses: il l'en accabla. Établi à Kamennoï-Ostrof, il voulut que l'ambassadeur choisît une résidence d'été à côté de la sienne, afin que ce voisinage multipliât les occasions de se voir et de s'entretenir. En août, la cour étant allée passer quelques jours à Péterhof, il fallut que l'ambassadeur fût du séjour; on l'installa avec sa suite dans l'un des pavillons semés dans le parc du Versailles moscovite, et durant tout le voyage il fut le commensal assidu de l'empereur. Le jour de la fête de la Tsarine douairière, après le souper, quand la famille impériale fit à travers les jardins illuminés sa promenade traditionnelle, Caulaincourt était dans la voiture qui suivait immédiatement celle des souverains, avec les ducs d'Oldenbourg et de Weimar, placé sur le même rang que ces hôtes princiers de la Russie. En toute circonstance, Alexandre lui assignait une place à part, au-dessus du corps diplomatique, et voyant arriver le moment décisif, s'efforçait une dernière fois de flatter l'orgueil de Napoléon et de mériter sa gratitude 493.
À la même époque, Napoléon, revenu à Paris, invitait l'ambassadeur Tolstoï à l'une de ses chasses, faveur toujours rare et enviée. Sans connaître encore la date de l'entrevue, il la sentait prochaine; il voulait, de son côté, préparer l'esprit d'Alexandre, le placer à l'avance sous une impression favorable; il comptait donc faire entendre à Tolstoï des paroles qui, communiquées à Pétersbourg, y produiraient l'espoir et la confiance.
Pour aller au rendez-vous de chasse, indiqué près de Saint-Germain, il avait pris dans sa calèche l'ambassadeur russe avec ses deux autres invités, le prince Guillaume de Prusse et le maréchal Berthier: le prince était à ses côtés, le maréchal et l'ambassadeur sur le devant. Pendant le trajet, Napoléon se mit à vanter les qualités de l'empereur Alexandre, parla de l'amitié qu'il lui avait vouée, fit valoir les avantages que la Russie avait déjà retirés de l'alliance et ceux qu'elle allait en recueillir. Mais ses paroles se dépensaient en pure perte, Tolstoï paraissant peu soucieux de les relever et d'en provoquer d'autres: le visage de l'ambassadeur, sévère, impénétrable, n'exprimait qu'une froideur respectueuse et un parti pris de défiance. À la fin, pour le dérider, l'Empereur se mit à le plaisanter sur ses terreurs, sur les bruits sinistres dont il s'était fait l'écho. L'événement n'en faisait-il pas justice? Au lieu d'une brouille entre la France et la Russie, on allait assister à l'imposante consécration de leur accord. S'animant peu à peu, il laissa échapper des paroles que l'avenir devait rendre remarquables et auxquelles lui-même se chargerait de donner un fatal démenti. Pourquoi le soupçonner, disait-il, de vouloir faire la guerre à la Russie? Qu'irait-il chercher chez elle? Le supposait-on assez insensé pour s'aventurer dans ses déserts? Une telle entreprise ne serait-elle pas en contradiction avec la nature des choses, avec le passé? «L'histoire ne fournit pas d'exemple que les peuples du Midi aient envahi le Nord; ce sont les peuples du Nord qui inondèrent le Midi.» Puis, contemplant la campagne ensoleillée, le ciel pur, la beauté calme et sereine de l'été finissant, jouissant de cet éclat et de cette douceur: «Ah bah! dit-il, il fait trop froid chez vous. Qui voudra de votre neige, tandis que vous pouvez désirer notre beau climat?» D'un ton rogue, Tolstoï répliqua que le présent n'offrait point d'analogie avec les temps dont parlait Sa Majesté; aussi peu aimable pour ses compatriotes que pour nous-mêmes, il observa que, «le Nord étant presque aussi corrompu que la France, celle-ci n'avait rien à craindre de lui». Mais retrouvant presque aussitôt son orgueil de Russe: «Pour moi, ajouta-t-il, je préfère ma neige au beau climat de France 494.» S'il fit de cet entretien l'objet d'un rapport à son gouvernement, ce fut pour le mettre en garde contre de perfides avances, pour le supplier de renoncer à un système de condescendance que le caractère de Napoléon rendait, selon lui, inutile et périlleux.
Quelque contraste qu'offrît la conduite de cet ambassadeur avec celle de son maître, Alexandre jugeait au fond, comme Tolstoï, que l'ère des concessions devait se clore; s'il persistait toujours dans l'emploi des moyens de grâce et de sentiment, ses cajoleries n'avaient d'autre but que de mieux préparer Napoléon à entendre bientôt des revendications positives. Ces exigences, il les laissait déjà prévoir. Son langage à Caulaincourt, sans jamais se départir d'une amicale familiarité, prenait souvent une gravité significative. À la veille de l'entrevue, il semblait qu'Alexandre s'occupât à dresser le bilan de l'alliance franco-russe: dans le compte que l'on s'était mutuellement ouvert, il montrait à chaque page le nom de la Russie; relevant à son actif de considérables avances, il en tirait cette conclusion que la France devait s'acquitter à la fin, s'acquitter d'un seul coup et rétablir la balance.
Remontant jusqu'à Tilsit, récapitulant l'histoire d'une année, il énumérait complaisamment les gages de fidélité donnés par lui à la cause commune, les épreuves que son amitié pour Napoléon avait eu à subir et auxquelles elle avait victorieusement résisté. «Rien, rien au monde, disait-il, ne m'a fait changer, vous le savez. Ni les obstacles, ni les pertes que peut éprouver ce pays n'ont pu et ne pourront jamais me faire varier. Le général Savary ne peut avoir laissé ignorer à l'Empereur que je n'ai pas eu besoin d'être pressé pour déclarer la guerre à l'Angleterre, que la déclaration était déjà préparée et faite quand il en a parlé et mon parti pris parce que c'était l'époque convenue. Je n'ai calculé ni les risques que courait ma flotte, ni aucune des raisons qui pouvaient légitimer un retard. J'avais donné ma parole, je l'ai tenue. Je ne vous parle de tout cela que pour vous prouver que l'Empereur peut compter sur moi, et que je tiens aujourd'hui aux engagements de Tilsit comme il y a un an. Vous voyez ce que souffre ce pays de l'interruption du commerce, de toutes les mesures que j'ai prises pour l'empêcher, afin que les Anglais ne puissent en profiter. Cependant, vous pouvez remarquer comme l'opinion est changée, comme on vient à vous, et en général comme quelques espérances nationalisent votre alliance. Il ne tiendra qu'à l'Empereur qu'elle soit éternelle, et qu'elle donne enfin la paix au monde... Par rapport aux affaires d'Espagne, je n'ai d'autre désir que de les voir promptement terminées tout à l'avantage du roi Joseph et comme l'Empereur peut le souhaiter. Vous avez vu comme Roumiantsof a été à cet égard au-devant de vos désirs 495, comme nous les avons prévenus 496.»
En regard de tant de services, Alexandre ne faisait figurer à l'actif de la France que des paroles, des promesses souvent réitérées et dont l'exécution restait en suspens. Caulaincourt parlait-il de la Finlande, de cette acquisition qui complétait si heureusement l'unité territoriale de l'empire, de ce «bras ajouté au corps 497», rappelait-il l'occupation des Principautés prolongée au mépris des traités, grâce à la complaisance de l'Empereur, Alexandre détournait l'entretien, revenait avec une insistance caressante, mais tenace et plaintive, aux deux objets principaux sur lesquels il réclamait encore et attendait satisfaction.
C'était d'abord la Prusse, dont la délivrance, si formellement promise par le message du 5 août, ne lui semblait pas s'opérer dans les conditions annoncées. On venait de recevoir à Pétersbourg le texte de la convention d'évacuation que Napoléon prétendait imposer à la cour de Kœnigsberg, et ses clauses avaient douloureusement surpris. Cet acte, qui allait être signé à Paris le 8 septembre, bien qu'il stipulât la libération territoriale de la Prusse, n'assurait pas son indépendance. Napoléon restituerait à Frédéric-Guillaume sa capitale, lui rendrait graduellement ses provinces, l'administration de ses États, la perception de ses revenus, mais limitait à quarante-deux mille hommes l'effectif de l'armée prussienne et conservait, entre autres garanties pour l'acquittement des sommes dues, les trois forteresses de l'Oder, Stettin, Glogau, Kustrin. En s'assurant cette ligne stratégique, Napoléon n'avait-il point voulu se réserver, avec un moyen de prolonger l'asservissement de la Prusse, une base d'opérations contre la Russie? Loin d'évacuer le duché de Varsovie, le corps de Davoust s'y concentrait, et n'était-ce point à l'État érigé comme une menace permanente contre la Russie que profiterait l'abaissement définitif de la Prusse, ruinée par une dette que le traité fixait à cent quarante millions et rendait promptement exigible 498?
«Je vous l'avoue, disait Alexandre à Caulaincourt, j'espérais que ces arrangements de la Prusse, que l'Empereur annonçait faire pour moi, ne seraient pas si durs. Tolstoï m'en parle. Vous demandez une somme que ces gens-là ne pourront jamais payer en si peu de temps; puis, vous avez joui des revenus de la Prusse depuis Tilsit, vous vous les réservez jusqu'à l'évacuation et vous ne les précomptez pas. Avec quoi peuvent-ils vous payer? Après cela, les places que vous gardez! Je vous parle franchement, on ne peut me soupçonner d'une arrière-pensée, car j'ai fait plus que témoigner de l'attachement, de la déférence, de la confiance à l'Empereur, je lui ai prouvé en toutes circonstances que j'en avais. Tenez, on dira que ces places sont plutôt contre nous que contre la Prusse, car les domaines 499 sont une garantie plus réelle que ces places, et d'une chiquenaude donnée à Magdebourg, vous feriez trembler la Prusse. L'Empereur le sait bien; par conséquent, ce n'est pas une garantie nécessaire pour le payement. Il faut demander des choses possibles; avec du temps, ils vous payeront; mais, dans le terme que vous leur donnez et dans la position où vous les avez tenus depuis Tilsit, cela me paraît impossible. Si l'Empereur veut décidément rétablir ces gens-là, comme l'exige la paix de Tilsit, il faut le faire avec des conditions qu'ils puissent raisonnablement remplir. Sans cela, il faudra continuellement les chicaner, et les grands seigneurs ne doivent pas chercher querelle aux petits. Moi, je désire qu'ils vous satisfassent, mais je crains que ces conditions ne soient une source de nouveaux chagrins pour eux et d'embarras par conséquent pour l'Empereur, car il ne peut exiger l'impossible. Faites-leur payer encore ce qu'ils pourront, mais ne leur imposez pas de conditions humiliantes. L'Empereur a trop de gloire pour avoir besoin d'humilier qui que ce soit. Ces gens-là seront à lui, je vous le jure, s'il le veut, s'il veut seulement ne pas avoir l'air de peser autant sur eux. Je vous parle comme on parle dans le monde, général. Si l'Empereur a voulu m'obliger, qu'il soit un peu généreux. Rien, je vous le jure, ne me sera plus agréable; puis, cela prouvera aussi à tout le monde qu'il fait aussi quelque chose pour moi, tandis qu'on dit que c'est moi qui fais tout. Je veux faire à l'Empereur des amis. Rappelez-vous la devise que vous avez mise sur son buste (dans l'un des salons de l'ambassade): Grand dans la guerre, grand dans la paix, grand dans les alliances.
«S'il retire ses troupes des endroits d'où elles menacent, il donnera de la sécurité aux puissances; vous inspirerez de la confiance à tout le monde, car on ne peut se dissimuler qu'on est inquiet de votre séjour dans le grand-duché, de votre position à Prag 500. Un peu de modération servira aussi vos intérêts. La France n'en sera que plus puissante, et l'Empereur plus grand et plus heureux. Les Anglais, comme tous vos ennemis, n'auront plus rien à dire alors. Comme je n'ai jamais partagé les craintes de tout ce monde, je vous en parle avec franchise. Je n'ai jamais rien voulu obtenir de l'Empereur par ma politique, mais par ma loyauté. Il voit combien il peut compter sur moi; qu'il fasse pour ce pays-ci et pour moi quelque chose qui prouve à tout le monde, je vous le répète, que je compte avec raison sur lui 501.»
Passant alors à l'autre objet de ses désirs et de ses espérances, au règlement du litige oriental, Alexandre y montrait le véritable noeud de l'alliance, ce qui la rendrait indissoluble et la marquerait d'un caractère d'impérissable grandeur. Depuis six mois, il semblait que tout eût été dit sur le partage de la Turquie; Alexandre savait renouveler le sujet, y découvrir des côtés inattendus, séduisants et grandioses. Il revenait bien sur de prétendus engagements, parlait toujours de parole donnée, mettait aussi en jeu l'intérêt suprême de la France, la nécessité de réduire l'Angleterre en lui portant aux Indes un coup décisif, mais ses appels s'adressaient surtout chez Napoléon aux sentiments les plus hauts qui pussent faire vibrer l'âme d'un conquérant: s'armant du langage tenu à Tilsit, renvoyant à l'Empereur ses propres arguments, il répétait: «Ces Turcs sont, comme me le disait l'Empereur, des barbares sans organisation, sans gouvernement; on ne sait réellement à quoi cela ressemble. C'est plus que jamais le cas de donner aux projets de Tilsit, à l'affranchissement réel de ce pays, la couleur libérale qui appartient à ce grand événement. Notre siècle, encore plus que la politique, repousse ces barbares en Asie. C'est une noble et louable action que celle qui affranchira ces contrées; ce n'est pas de l'ambition. L'humanité veut que ces barbares ne soient plus en Europe dans ce siècle de lumières et de civilisation 502.»
Enfin, s'exaltant par degrés, s'échauffant au feu de ses propres discours, il allait jusqu'à des accents belliqueux qui ne lui étaient pas ordinaires, sonnait la charge contre tous les ennemis de son empire. L'hiver approchait, disait-il, c'était la saison propice à la reprise des hostilités contre la Suède; «la glace ferait des ponts partout», permettrait de passer le golfe de Bothnie, d'aller à Stockholm, et l'entreprise du Nord se combinerait à merveille avec les grandes opérations du Midi. Plus de retards sur aucun point; il fallait agir et que partout les destins de la Russie s'accomplissent: «En septembre à Erfurt, en octobre les mouvements, et pendant l'hiver les résultats 503.»
Non content de développer ces pensées devant Caulaincourt sous vingt formes diverses, Alexandre voulut en faire passer à Napoléon l'expression directe et résumée. Il devait une réponse à la lettre du 8 juillet, dans laquelle l'Empereur avait exposé et défendu sa conduite en Espagne. De plus, par une instruction postérieure, Caulaincourt avait été chargé de remercier chaleureusement le Tsar pour la reconnaissance du roi Joseph, et ce message semblait solliciter de nouveaux épanchements. Enfin, ayant fixé la date de l'entrevue, Alexandre jugeait convenable de donner personnellement rendez-vous à son allié; le 25 août, il lui écrivit une dernière lettre et la rédigea en ces termes:
«Monsieur mon frère, j'ai à remercier Votre Majesté pour sa lettre de Bayonne du 8 juillet, et pour tout ce qu'elle veut bien m'y dire des affaires d'Espagne. Son ambassadeur m'a rendu compte du contenu de la lettre qu'il venait de recevoir avant-hier de sa part. Je vois avec plaisir que Votre Majesté a rendu justice au sentiment qui m'a fait aller au-devant de ses désirs. Il est naturel et n'est qu'une suite de l'attachement que je désire lui