HISTOIRE
DE
FRANCE.
PARIS. Imprimerie de Béthune et Plon,
Rue de Vaugirard, 36.
LES
GRANDES CHRONIQUES
DE FRANCE,
selon que elles sont conservées
en l'Église de Saint-Denis
EN FRANCE.
PUBLIÉES PAR M. PAULIN PARIS,
De l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres.
TOME TROISIÈME.
PARIS.
TECHENER, LIBRAIRE,
12, PLACE DU LOUVRE.
1837.
CI COMENCENT LES GESTES
L'EMPEREUR CHARLES-LE-CHAUF.
I.
ANNEES: 842/851.
Coment ses frères se combatirent à luy, et coment il furent desconfis et
fuirent. Et puis coment il pacifièrent ensemble et partirent l'empir; et
coment Lothaire fu moine et trespassa en religion, et coment un de ses
frères fu déceu, et de maintes autres choses.
[1]Après la mort l'empereur Loys,[2] (qui par son nom fu appelé
Loys-le-Débonnaire et fu fils Charlemaine-le-Grant,) deux de ses fils,
Lothaire et Loys, assemblèrent grant ost de toutes pars de leur royaumes
contre Charles-le-Chauf, leur frère, qui estoit roy de France. (Voir est
qu'il n'estoit leur frère que de père, car il fu fils de la dernière femme
qui eut nom Judith.) Moult avoient sur luy grant envie pour ce qu'il avoit
à sa part le plus noble des royaumes. Tant assemblèrent de gens que il
aplouvoient de toutes pars ensi comme langoustes[3].
Note 1: On trouve le texte latin de ce commencement dans un
Epitome
gestorum regum Franciæ
, conservé par deux manuscrits; l'un de
l'abbaye de Saint-Victor, coté aujourd'hui n° 287; f° 188: l'autre de
Saint-Germain, coté n° 646; f° 1. (Voy. aussi le tome VII des
Historiens de France, p. 255.)
Note 2: Tout ce que j'ai mis entre parenthèses appartient uniquement
au traducteur.
Note 3:
Langoustes
, sauterelles.
Et quant Charles sceut ce, il manda ses barons, et leur demanda quel
conseil il y voudroient mettre. Et il luy respondirent d'un cuer et d'une
volenté qu'en nulle manière il ne souffreroient qu'il entrassent en leur
contrées né ès terres du royaume. Moult le roy rit de si belle response et
moult les en mercia. Son ost appareilla et alla encontre les ennemis, qui
jà estoient en l'archeveschié de Rains[4], et estoient venus en une ville
qui a nom Fontenay[5]. Si grant ost avoient et si merveilleux qu'il
habondoient de toutes pars, ainsi comme la gravelle de la mer: droitement
la veille de l'Ascension.
Note 4: L'
Epitome
dit la même chose,
In parochiâ Remensi
. C'est
une erreur dont la source est peut-être dans la bévue d'un scribe qui
aura lu:
In pago antistitis Remensis
, au lieu de
In pago
Antissiodorensi
.
Note 5:
Fontenay
est-il le bourg actuel de
Fontenay près Vezelay
,
à trois lieues d'Avallon, ou le village de
Fontenailles
, à cinq
lieues d'Auxerre? L'abbé Lebeuf, dans une dissertation consacrée à la
bataille de Fontenay, est pour ce dernier endroit.
Et quant ce vint à l'endemain, jour meisme de la feste, les osts des deux
roys s'appareillèrent pour combattre. Car il cuidèrent l'ost Charles
dépourveu et désarmé trouver pour la solennité du jour si très-hault. Et
sans faille si estoit. Si leur coururent sus soudainement par l'atisement
du diable, et les commencièrent forment[6] à escrier de toutes pars. Et les
François toutevoies s'armèrent au plustost qu'il peurent, et les reçurent
hardiement à quelque meschief. [7]Longuement et asprement se combatirent
d'une part et d'autre. Et tant en eut d'occis de chacune partie, que
mémoire d'homme ne recorde mie qu'il y eut oncques en France si grant
occision de chrestiens. A la parfin si comme Diex le voult, eurent François
victoire de leurs ennemis. (De cette occision eschappa Lothaire et Loys son
frère,) et s'en fu Lothaire jusques à Ais-la-Chapelle. [8]Et le roy Charles
rappareilla son ost, et les suivi jusques à Ais et chassa hors de la ville.
Et cil prit sa femme et ses enfans et s'en fui tousjours devant lui
jusques à Lyons, et puis jusques à Vienne. Là se rappareilla et receut ses
gens et Loys son frère. D'une part et d'autre estoient les osts. Mais avant
qu'il assemblassent derechief à bataille, coururent tant messages d'une
part et d'autre qu'il firent assembler les trois frères à parlement, en une
isle du Rosne[9]. A ce s'accordèrent à la parfin que tout l'empire seroit
divisé en trois parties, et se tiendroit chascun appaiés de sa partie.
Lothaire s'en retourna à la souveraine France[10], qui est le royaume
d'Austrasie, et Loys en la sienne partie, et Charles retourna en France.
Note 6:
Forment
, fortement.
Note 7: Les deux phrases suivantes sont dans le texte des
Annales
Fuldenses
, dont l'auteur, moine de Fulde, étoit attaché au roi de
Germanie Louis, frère du Charles-le-Chauve. Ces annales embrassent
les années 714 à 882. (Voyez
Historiens de France
, tome VII,
page 159.)
Note 8:
Adonis archiepiscopi Viennensis Chronicon
.
Note 9:
Adon
dit de la Seine: «In insulam quamdam Sequanæ
conveniunt.» Mais la phrase précédente semble donner raison à notre
traducteur.
Note 10:
Souveraine.
Supérieure.
(Mais aucunes chroniques en cet endroit dient que Lothaire eut si grand
dueil et tel doleur de ce qu'il fu desconfit, que quant il s'en fuit en son
païs, il fit crier partout la loy des païens par desespérance, et guerpi la
loy chrestienne; et pour ce que la gent du païs désiroient ce qu'il leur
commanda, nommèrent-il le royaume de son nom et laissèrent les noms des
anciens rois; et l'appelèrent Loheraine, qui vaut autant à dire comme le
royaume de Lohier. Mais cette sentence est moult contraire à celle qui
après vient. Car il dit:[11])
Note 11: On n'a pas conservé ces anciennes chroniques; je pense que
c'étoit plutôt quelque
chanson de geste
fondée sur les démêlés du
fils de Lothaire avec le pape.
Quant il fu retourné en son païs, il envoia son fils Loys, à qui il avoit
donné le royaume de Lombardie, à Rome par son oncle Dreue, l'évesque de
Mez. Et l'apostole Serges le receut et le couronna empereur, et fu salué du
peuple comme empereur Auguste. Lors senti Lothaire que maladie le
seurprenoit, pour ce départi son royaume à ses trois fils. A Charles le
maindre donna Provence et une partie de Bourgogne: A Lothaire le moien, son
siége et la terre toute qui y appartenoit, et à Loys qui jà estoit couronné
empereur, toute Italie. Après, quant il eut ainsi toute sa terre donnée et
départie à ses fils, il déguerpit le royaume temporel et le siècle, et
vesti les draps de religion en l'abbaïe de Prume[12]. Et peu de temps après
trespassa de ce siècle en l'an de l'Incarnation huit cent cinquante-cinq,
de son empire trente et trois. En l'églyse de Saint-Sauveur l'enterrèrent
honorablement les trois frères.
Note 12:
Prume.
«In Prumiæ monasterium.» A douze lieues de Trèves,
dans la forêt des Ardennes.
Incidence
. En ce temps mouru Bernard, archevesque[13] de Vienne. Après
luy fu un autre qui avoit nom Aglimaire. En ce temps fu aussi archevesque
de Lyon un autre qui avoit nom Emulons. En ce temps mouru le pape Grégoire.
Après luy fu Serges; après, Léon; après, Benoist. En ce temps fu occis
Segatz, le duc de Bonivent, par sa gent. Et ceux meismes qui l'occirent
firent venir les Sarrasins et les reçurent en la cité de Bonivent. Entour
huit ans après la mort l'empereur Lothaire, mouru Charles, le plus jeune
des frères[14], et fu ensépulturé en l'églyse Notre-Dame de Lyon. Son
royaume prirent les deux frères Lothaire et Loys. Si eut l'empereur Loys
Bourgogne en sa partie, et Lothaire Provence[15]. Loys assembla ost contre
les Sarrasins qui estoient entrés à Bonivent. A eux se combati et occit
Amalmathar, leur seigneur, et reçut la cité. Par mauvais conseil fut déceu
le roy Lothaire, son frère, du mariage de deux femmes, dont presque toute
saincte Eglyse fu émue contre luy; pour ce cas furent dampnés par la
sentence l'apostoile deux archevesques, Teugaudes, archevesque de Trèves,
et Gonter, archevesque de Couloigne. Pour ce cas fu assemblé le concile des
prélats par le commandement le roy Charles-le-Chauf, son oncle, qui bon
conseil li looit, sé il le voulust avoir creu. Mais pour nul ammonestement
ne voult laissier son propos, ains mut et s'en alla par Lombardie droict à
Bonivent à l'empereur Loys, son frère. A cette voie s'accorda bien le roy
Charles-le-Chauf, pour ce qu'il avoit espérance qu'il se refrainist de sa
mauvaise volonté par le chatiement et l'ammonestement l'apostoile; mais à
ce ne s'accordoient pas plusieurs des prélats de France, ains le
contredirent, tant comme il purent, ceulx qui estoient mus par le
Sainct-Esprit et qui se doubtoient que esclandres né périls ne venist à
saincte Eglyse de cette chose. Car il avoient doubte de ce qui après en
avint, que l'apostoile ne fist sa volonté par prières, et que commune
erreur n'en fut espandue en saincte Eglyse. Toutevoies vint, si comme il
avoit proposé: à l'apostoile s'en alla et impétra ce qu'il voult. [16]De
Rome se départi bault et liez, et vint jusques à la cité de Luques, et là
fu malade d'une fièvre, et là meisme prit une maladie à tout sa gent si
grant et si crueuse qu'il les véoit mourir devant lui à gratis monciaux, né
oncques pour ce ne se avertit né ne voult entendre la vengeance né le
jugement de nostre Seigneur. De Luques s'en parti et vint à Plaisance, en
la huitiesme ide du mois d'aoust. Là demoura jusques dimanche après. Et
entour heure de nonnes, devint ainsi comme hors du sens. L'endemain perdi
la parole du tout, et puis mouru entour la seconde heure du jour. Un peu de
sa gent qui estoient demourés de cette pestilence, pristrent le corps et
l'enterrèrent en ung moustier près de la cité.
Note 13:
Archevesque.
«Episcopus.»
Note 14:
Des frères
, c'est-à-dire des fils de ce Lothaire.
Note 15: Le texte d'Adon est ici mal traduit. «Accepit autem
(Ludovicus) partem transjurensis Burgundiæ, simul et Provinciam.
Reliquam partem Lotharius sibi retinuit.»
Note 16: A compter d'ici, notre chronique est traduite des Annales de
St-Bertin, année 869.
II.
ANNEE: 869.
Coment Charles-le-Chauf receut message qu'il n'entrast au royaume qui ot
esté Lothaire son frère, jusques après ce qu'il fu parti: et coment les
prélats le reçurent à seigneur en la cité de Mez. Et des constitutions qui
furent là establies.
En ce temps-là estoit le roy Charles-le-Chauf en la cité de Senlis, il et
la royne Judith[17]. Là avoient fait grans aumosnes, et avoient donné et
départi assez de leurs trésors aux églyses et aux lieux de religion; et les
rendirent par telle manière à Notre-Seigneur par cui don il les avoient
receus. De Senlis se départi et s'en alla à Atigny. Là vinrent à luy les
messages d'aucuns évesques et d'aucuns barons du royaume Lothaire qui mort
estoit, et luy mandoient qu'il n'allast en avant, et qu'il n'entrast au
royaume que Lothaire avoit tenu, jusques à tant que le roy Loys son frère
fust retourné d'un ost qu'il avoit fait sur les Wandres. Et quant il seroit
venu et qu'il séjourneroit en son palais d'Angelenham, si envoyast à luy
ses messages et luy mandast et le lieu et le temps qu'il assembleroient
pour traictier de la partision du royaume sans faille. Voir est qu'il avoit
jà ostoié par deux ans sur les Wandres, et plusieurs fois s'estoit jà à
eux combattu, mais pou ou noient y avoit gaigné; et refurent plusieurs qui
luy mandèrent qu'il venist jusques à Mez, et il se hasteroient de venir
contre luy en la voie, ou il vendroient à li en la cité. Loys s'appensa et
vit bien que c'estoit le meilleur conseil. A la voie se mit et alla jusques
à Verdun. Là rencontra plusieurs prélats du royaume Lothaire, Haston
l'évesque de Mez,[18] et Franque l'évesque de Tongres, et mains autres. Et
quant il furent en la cité, il assemblèrent en l'églyse Sainct-Estienne, et
puis furent les paroles qui s'ensuivent récitées en la présence le roy
Charles, en l'an de l'Incarnation huit cent soixante-neuf. Alors commença à
parler l'évesque de Mez, Avancien avoit à nom, devant tous les prélats et
le peuple, et dict ainsi: «Biaux seigneurs, bien savez tous, et si est
chose seue en plusieurs règnes, les griefs que nous avons souffers pour nos
causes communément et pour nos droits soustenir, au temps de nostre prince
soubs qui nous avons été jusques à ore. Et si savez bien la douleur et
l'angoisse que nous avons en cuer de la honteuse mort qui lui est advenue.
Or n'y a donc autre conseil à nous qui sommes sans prince et sans chief
terrien, mais que nous convertissions nos cuers en jeusnes et oroisons, et
prions à celui qui tient en son poing les règnes et les roys, et ordonne du
tout en sa volonté, qu'il nous doingt roy selon son cuer, qui nous gouverne
en droict et en justice, et nous sauve et défende, et nous fasse tels que
nous soions tous d'un cuer et d'une volenté à luy aimer et luy obéir en
Dieu. Pour ce donques que cil fait la volonté de ceux qui le doubtent, et
oi leur prière, a-il esleu droit hoir et successeur de ce royaume, à qui
nous sommes soubmis de nostre volenté et pour nostre profit, c'est à savoir
le roy Charles qui ici est présent; il nous est advis que nous luy devons
rendre grace de ses bénéfices, que nous ne soions vers luy encolpés du vice
d'ingratitude pour ce qu'il nous donne prince et gouverneur qui nous garde
et défende longuement au profit de la saincte Eglyse, et nous doint vivre
soubs luy en paix et en concorde en son service, à l'onneur et à la louange
de celuy qui vit et règne sans fin. Et sé il lui plaict et il nous semble
que ce soit bien, nous oïrons de sa bouche qu'il en voudra dire et répondre
à nous et au peuple qui ci est assemblé.» Adonc parla le roy Charles aux
prélats et au peuple, et dict ainsi: «Biaux seigneurs, tout ainsi comme ces
honorables évesques ont tous ensemble parlé par la bouche d'un seul, et ont
monstré certainement votre volenté et votre commune concordance, à ce que
vous m'avez appelé par élection au profit du règne et de vous; sachiez
certainement que devant toutes choses je regarderai l'onneur et le
cultivement de Dieu et des églyses par l'aide de luy meisme et, après, de
chascun de vous, d'après la dignité de son ordre et l'estat de sa personne,
et les honoreray et sauveray de mon pouvoir, et tendray amour, et garderay
à chascun les drois et les lois, selon la coustume du païs: en telle
manière que obédience et honneurs roiaux me soient portés de chascun de
vous selon son estat et conseil et aide, pour vous et pour le roiaume
deffendre, sé mestier en estoit; ainsi comme nos devanciers l'ont fait par
droict et par raison à ceux qui ont régné pardevant moy.»
Note 17:
Judith
. Il faut lire
Ermentrude
.
Note 18: «Il falloit traduire:
Haton l'évesque de Verdun, et Arnoul
l'évesque de Toul. De là, venant à Mez, il y trouva Advencien,
l'évesque de la ville, et Francon, l'évesque de Tongres
.» (Note de
dom Bouquet.)
Après le roy, parla Hincmaris, archevesque de Rains, et dit en telle
manière par le commandement Avancien[19], évesque de la cité, et des
évesques autres de la province de Trèves, comme Haston l'évesque de Verdun,
et Arnoult l'évesque de Toul et mains autres qui présens estoient. «Pour
ce,» dist-il, «qu'il ne semble à aucuns que ce soit desraison et
présomption sé nous et nos honorables frères et évesques de nostre province
de Rains, nous entremettons des causes et de l'ordonnance de cet
archeveschié, sachent tous que nous ne le faisons pas contre les drois des
canons, pour ce que l'églyse de Rains et celle de Trèves sont sereurs et
comprovinciaux en cette région de Belge, si comme l'auctorité de saincte
Églyse le monstre et l'ancienne coustume le preuve. Et pour ce doivent-il
garder à communs accors les establissemens des anciens pères et de sains,
et doit estre gardé entre l'archeveschié de Trèves et celluy de Rains la
condition de ce privilège, que celluy qui le premier est ordonné est tenu
pour le premier ordonné, et la divine loy establie de Dieu le dict ainsi.
Quant tu trépasseras par le champ de ton amy, tu cueildras les espis, et
pour les mangier les frotteras en ta main, mais tu n'en cueildras nul à
faucille.
La moisson c'est le peuple, si comme nostre Seigneur vous
monstre en l'Evangile; la moisson doncques de mon amy, c'est le peuple
d'autres provinces. Tu frotteras ces espis en trespassant, c'est admonester
le peuple en ung corps de saincte Églyse à la volenté de nostre Seigneur;
doncques pouvons-nous passer en la province en admonestant le peuple à bien
faire, sans tort faire à nullui; né ne mettons la faucille de jugement au
peuple d'autre province. Autre raison: car les honorables évesques et
nostre frère de cette province nous commandèrent et admonestèrent ce à
faire en charité, pour ce qu'il n'avoient pas de provincial et vouldrent
que nous ordennissons de leurs causes ainsi comme des nostres propres.
Est-il ainsi,» dict-il, «seigneurs évesques?» Et il respondirent que oil.
Et il dict après: «Or nous povons doncques avertir qu'il plaict à nostre
Seigneur que nostre prince et nostre roy, qui cy est présent, à qui nous
sommes soubmis de nostre volenté, pour nous et nos églyses, est ci venu
pour nous et nous pour luy en la dernière partie du royaume que il tient.
Pour ce doncques que son père Loys, le puissant empereur et de saincte
mémoire, fu couronné à empereur à Rains par la main du pape Estienne,
pardevant l'autel Nostre-Dame, et fu puis déposé par la traïson du peuple
et des barons et des mauvais évesques, et puis fu restabli devant le corps
sainct Denys en France, et couronné de reschief en ceste églyse devant cest
autel de sainct Estienne, par la main des évesques, si comme nous veismes
qui y estions présens; et d'autre part, si comme nous trouvons ès
histoires, que quant ces anciens roys conquéroient les royaumes, il se
faisoient couronner des couronnes de chascun royaume. Il nous semble, sé il
vous plaisoit, que avenante chose seroit qu'il fust et couronné et enoingt
de la saincte onction, par la main d'évesque, au nom et au titre du royaume
où il est appelé; et s'il vous plaict qu'il soit ainsi fait, si vous y
accordez communément et le prononciez de vostre bouche.» Après ces paroles
s'escrièrent tous que ainsi fust fait. Lors leur dict après: Rendons graces
à Dieu et chantons:
Te Deum laudamus
. Après ce fu couronné et sacré
devant l'autel sainct Estienne. Si départit atant le concile.
Note 19:
Par le commandement.
«Jubente et postulante.»
(An. S.-Bert.)
III.
ANNEE: 869.
Du mandement Loys à Charles son frère, et de la response. Et d'une
incidence. Des griefs et du dommage que les Sarrasins firent au roy Loys au
retour de Bonivent. Et puis de Rollant, archevesque d'Arle, et puis des
Normans, et de la mort la royne Hermantrude et du mandement l'apostoile à
Charles-le-Chauf.
De Mez se départit le roy et s'en ala à Floringues[20]: et quant il eut là
ordonné ce que bon luy sembla, il s'en ala chascier[21] en la forest
d'Ardennes. Entre ces choses advint que son frère Loys fit paix aux
Wandres[22], sous une condition dont l'histoire ne parle mie. Pour celle
paix confirmer y envoya ses fils et aucuns marchis de sa terre; car il
demoura malade en la cité de Ragenbourg[23]. Au roy Charles manda par ses
messages les convenances qui estoient entre eux deux et de sa partie du
royaume Lothaire, et le roy Charles luy remanda responses souffisans à ce
qu'il lui avoit mandé.
Note 20:
Floringues
, aujourd'hui
Floringhem
, dans le département
du Pas-de-Calais, arrondissement de Saint-Pol-sur-Ternoise, canton
d'Heuchin. Latinè:
Florinkengas
.
Note 21:
Chascier
. «Autumnali venatione exercitandum.»
Note 22:
Wandres
. «Pacem, sub quadam conditione, apud Winidos
procuravit obtinere.» Plus loin, l'annaliste de St-Bertin ajoute à ce
nom: «Qui in regionibus Saxonum sunt.»
Note 23:
Ragenbourg
. «Ragenisburg.» C'est Ratisbonne.
Incidence.
En ce temps advint en Grèce que Basile occit par traïson
l'empereur Michiel, et cil avoit celluy Michiel accompagnié en l'empire.
Couronner se fit et gouverna l'empire tout seul. L'un de ces princes qui
Patrice avoit nom[24] envoïa à Barrain à tout trois cens nefs pour aider au
roy Loys contre Sarrasins. Si requeroit par iceluy prince meisme qu'il luy
onnast sa fille en mariage[25] pour espouse. Mais il ne la luy envoïa pas,
pour ne sai quelle discorde qui fu entre luy et le prince, dont il avint
qu'il s'en retourna à Corinthe à toute sa navie. En ce que l'empereur Loys
s'en retournoit de sa contrée de Bonnivent, les Sarrasins qu'il avoit
assiégiés en la cité de Barre issirent hors et se férirent en la queue de
son ost soudainement et tollirent bien jusques à deux mille chevaux: dessus
montèrent et firent d'eux-meismes deux batailles, puis s'en allèrent en
l'églyse Saint-Michiel de Mont-Gargan. Les clers et les pèlerins, qui là
estoient venus pour adourer, robèrent et tollirent tout quanqu'il avoient,
et puis s'en retournèrent chargiés de dépouilles. De cette aventure furent
l'apostoile et l'empereur moult courrouciés.
Note 24:
Patrice avoit nom.
C'est-à-dire étoit revêtu du titre de
patrice. «Patricium suum ad Bairam cum CCCC (vel CCC) navibus
miserat.»
Bairam
, c'est
Bari
, dans le royaume de Naples.
Note 25:
Qu'il luy donnast sa fille en mariage.
Le latin dit plus
clairement que le patrice demandoit de conduire à son maître la
princesse qui lui avoit été fiancée auparavant. «Et filiam Hludowici,
a se desponsatam, susciperet.»
Incidence.
Loys, l'un des fils le roy Loys de Germanie, se combati en ce
temps contre les Wandres, à l'aide des Saisnes: grande occision y eut d'une
partie et d'autre, mais toutevoies il eut victoire à la parfin à grand
dommage de sa gent et à tant s'en retourna.
Incidence.
Rolland, archevesque d'Arles, empétra en ce temps vers
l'empereur et l'empereris Engeberge, l'abbaïe de Sainct-Césaire, en l'isle
de Camarie[26]; mais ce ne fu pas sans grans dons et sans grant service:
moult estoit cette abbaïe riche et de grande possession. En icelle isle
souloient avoir ung port les Sarrasins; pourquoi y pouvoient légièrement
arriver. Un chastel y fit cest archevesque de terre tant seulement, et
quant il oï dire que Sarrasins venoient, il se mit follement dedans; car il
n'estoit né fort né garni pour luy sauver. Les Sarrasins vindrent là, de sa
gent occirent plus de trois cens, et au dernier le prindrent et le menèrent
tout loié en leur nefs, puis le mistrent à rançon qui fu tauxée à cent
cinquante livres d'argent et à cent et cinquante manteaux, et à cent et
cinquante espées, et à cent et cinquante présens sans les dons qu'il leur
donna d'autre part. Si avint qu'ainsi mourut en les nefs avant qu'il
fussent délivrés et que la rançon fust paiée; et les Sarrasins qui le
virent, findrent[27] qu'il ne povoient plus illec demourer, et hastèrent
forment ceux qui de la rançon paier s'entremestoient, s'il vouloient
recevoir leur seigneur. Et quant elle fu toute paiée sans nul deffaut, il
prirent le corps de l'archevesque tout revestu en épiscopaux garnemens si
comme il l'avoient pris, et l'assistrent en une charrette, et puis
l'emportèrent hors des nefs entre bras ainsi comme par honneur. Lors
vinrent entour luy ceux qui l'amoient, et quant il cuidèrent parler à luy
et faire joie si le trouvèrent mort. Lors l'emportèrent en terre à grans
pleurs et le mistrent en terre en ung tombel que luy-meisme avoit fait
appareiller pour luy. En ce temps fit Salmon, duc de Bretaigne[28], paix
aux Normans qui estoient sur le fleuve de Loire, et fit cueillir à ses
Bretons tout le vin qui estoit en sa partie d'Anjou[29]. L'abbé Hue et le
comte Geoffroy[30] se combatirent aux Normans, qui habitoient sur le fleuve
de Loire, et en occidrent entour soixante. En cette bataille prindrent ung
moine apostate (c'est-à-dire renoié de la foy), qui la foy crestienne avoit
déguerpie et s'estoit mis avec les Normans. Et pour ce qu'il faisoit aux
crestiens moult de mal tant comme il povoit, luy firent-il couper la teste.
[31]En ceste tempeste vinrent les Normans la seconde fois jusques à Paris,
l'abbaïe de Sainct-Germain robèrent et boutèrent le feu dedans le cellier,
et puis retournèrent tous chargiés des despoilles de ce qu'il avoient tolli
et robé. En ce temps commanda le roy Charles aux Manceaux et aux
Tourangiaus et à ceux qui habitoient delà le fleuve de Saine qu'il
fermassent les cités et fissent forteresses contre les assaulx des Normans;
et quand les Normans oïrent ce dire, il mandèrent à la gent du païs qu'il
leur donnassent une grande somme d'argent, de vins, de fourment et de
bestes, s'il vouloient avoir paix et trèves avec eux.
Note 26:
Camarie.
La
Camargue
, sur le Rhône.
Note 27:
Findrent.
Feignirent.
Note 28:
Duc de Bretaigne.
L'annaliste de Metz l'appelle
roi des
Bretons
, et il a raison. (
Note de dom Bouquet
.)
Note 29:
En sa partie d'Anjou.
«Et vinum partis suæ de pago
Andegavensi cum Britonibus suis collegit.» C'est-à-dire: Et il put
récolter, cette année, le vin des vignes plantées du côté de la Loire
qui appartenoit au territoire d'Angers, et par conséquent à ses
états. M. Guizot a rendu cette phrase ainsi:
Et il récolta le vin
des territoires qui lui appartenoient au pays d'Angers
. La
traduction du chroniqueur de Saint-Denis est moins mauvaise.
Note 30: Le latin ajoute: «Cum Transsequanis.» C'est-à-dire: avec
ceux qui habitoient au-delà de la Seine ou jusqu'à la Loire.
Note 31:
En ceste tempeste, etc.
Cette phrase ne se trouve que dans
le manuscrit du roi des
Annales de Saint-Bertin
. On voit que les
Normands tenoient beaucoup aux celliers et aux vendanges.
En la ville de Dussy[32] estoit le roy Charles, quant il oï nouvelles par
certains messages de la mort Hermentrude, sa femme, en l'abbaïe de
Sainct-Denys en France; et léans meisme fu elle mise en sépulture. Lors
manda le roy à Theuberge, qui femme eut esté le roy Lothaire, qu'elle luy
envoiast sa fille[33] Richeut par Boson, le fils au comte Bivin, qui frère
estoit à ceste Richeut. (Une pièce de temps) la tint sans épouser, ainsi
comme concubine; (mais il l'espousa puis, si comme l'histoire le dira
ci-après). A celui Boson, son frère, donna l'abbaïe Sainct-Morize et toutes
les appartenances, et s'en ala à Ais-la-Chapelle, et mena avec luy cette
Richeut, et se hasta moult d'aler pour recevoir le remenant des hommages du
royaume Lothaire, si comme il l'avoit mandé; et fit assavoir à tous qu'il
seroit à Gondouville[34] dedans la feste Sainct-Martin pour recevoir ceux
qui à lui devoient venir de Provence et de la parfonde Bourgoigne[35]: et
quant il fu à Ais nul ne vint à luy qu'il n'eust d'abord receu[36]. De là
se départit et s'en ala à Gondouville en son palais comme il l'avoit
ordonné.
Note 32:
Dussy.
C'est
Douzy
, bourg de Champagne, près de Mouzon,
et sur la rivière du Cher.
Note 33:
Sa fille.
Le latin ne dit pas cela; mais la phrase est
obscure. «Exequente Bosone filio Bwni quondam comitis hoc missaticum
apud matrem et materteram suam Theutbergam Lotharii regis relictam,
sororem ipsius Bosonis nomine Richildem mox sibi adduci fecit, et in
concubinam accepit.» Je crois voir ici que pendant l'absence de
Boson, chargé de la mission d'annoncer à Theutherge la mort
d'Hirmantrude, Charles avoit fait venir près de lui Richilde, sœur de
Boson, et l'avoit retenue en concubinage.
Note 34:
Gondouville.
«Gundulfi-villa.» C'est
Gondreville
, dans
le pays Messin, à une lieue de Toul. Ce palais étoit situé sur la
rive droite de la Moselle.
Note 35:
De la parfonde Bourgogne.
«Et de superioribus partibus
Burgundiæ.»
Note 36:
Qu'il n'eust d'abord receu.
C'est-à-dire: Dont il n'eut
obtenu précédemment la soumission. «Nullum obtinuit quem ante non
habuit.»
Avant qu'il partist receut les messages l'apostoile Adrien. Ces messages
estoient deux évesques, l'un avoit nom Paul et l'autre Léon, et ne venoient
pas au roy tant seulement, mais aux princes et aux prélas du royaume. La
forme du mandement estoit telle que nul mortel ne fust si hardi qu'il
entrast au royaume qui jadis ot été Lothaire, et qui par droict devoit
venir en la main son fils espirituel, né qui osast né troubler né molester
les hommes du royaume, ne fortraire par promesses et par dons: et sé nul le
fesoit autrement, ce qu'il feroit ne seroit pas tant seulement anéanti par
son auctorité, ains seroit celuy qui ce feroit excommunié et dessevré de la
compagnie de saincte Églyse; et sé aucun des évesques se consentoit à luy
en taisant, si ne seroit plus appelé prestre né pasteur, mais bergier loué;
et pour ce, ne luy appartiendroit-il des brebris garder, par conséquent né
de la dignité de pasteur. Avec les messages et pour ceste besoigne meisme
vint ung autre message[37] qui avoit nom Boderas. Quand les messages
l'apostoile s'en furent partis, le roy Charles s'aperceut bien que ceux luy
avoient menti qui luy avoient fait entendant par faus messagiers que le roy
Loys, son frère, estoit ainsi comme à la mort. Lors se partit de
Gondouville, et s'en ala ès parties d'Elisse[38], pour recevoir en amour et
en concorde Hue, le fils Geuffroy, et Bernart, son fils[39]. De là s'en
retourna pour yverner à Ais-la-Chapelle, et tant y demoura que la Nativité
fu passée, en l'an de l'Incarnation huit cent soixante et dix.[40]
Note 37:
Un autre message.
Le latin ajoute: «Missus Hludowici
imperatoris venit.»
Note 38:
D'Elisse.
«In Elisacias partes.» Vers l'Alsace.
Note 39:
Son fils.
«Bernardi filium.» Bernard, fils de Bernard.
Note 40: La plupart des auteurs du IXème siècle commencent l'année à
Noël, comme notre annaliste de Saint-Bertin.
IV.
ANNEE: 870.
Coment Charles-le-Chauf espousa la royne Richeut, et de la pais aux
Normans, et du débat entre Charles-le-Chauf et Loys, son frère, pour la
partition du royaume Lothaire, et d'autres choses.
[41]D'Ais-la-Chapelle se parti le roy Charles et s'en retourna en France,
et vint en la cité de Noion. Là tint parlement à un prince des Normans qui
avoit nom Roric. Ci fu la fin telle qu'il le receust en amour et en
alliance. Après espousa Richeut, de qui nous avons devant parlé, qu'il
avoit tenue sans mariage. De là retourna à Ais-la-Chapelle. Là oï telles
nouvelles dont il ne se donnoit de garde; car Loys, son frère, roi de
Germanie, luy manda par ses messages s'il ne s'en issoit tantost de la
ville d'Ais et de tout le royaume qui avoit esté Lothaire, son frère, et
s'il ne le rendoit en paix ès mains des princes du royaume ainsi comme il
le tenoient au jour qu'il trespassa, bien sceut-il qu'il viendroit sur luy
à armes et qu'il auroit à luy bataille. Tant allèrent les messages d'une
part et d'autre, que la besoigne à ce menèrent que sermens furent faicts
des deux parties. De tenir les convenances jura par le roy l'un des
messages, et dit ainsi: «Je jure pour le roy Charles, mon seigneur, qu'il
se consent à ce que son frère le roy Loys ait une telle partie du royaume
Lothaire, leur frère, comme luy-meisme aura; et qu'il soit si loyaument
parti et si justement comme ceux le sauroient partir qui par l'accort des
deux parties y seront mis; et que ce soit sans barat et sans decevance, sé
son frère le roy Loys luy veult garder autelle fermeté et autelle loyaulté
comme il luy promet tant comme il vivra.» Quant ces convenances furent
ainsi affermées par sermens d'une partie et d'autre, le roy Charles se
partit d'Ais et s'en retourna en France, et s'en vint à Compiègne; là
célébra la Résurrection.
Note 41:
Annal. S.-Bertini, anno 870.
(Au moys de may qui après vint s'en ala à Atigny[42]). Là viendrent à luy
les messagiers Loys son frère, qu'il eut envoiés pour partir le royaume;
mais il ne vouldrent pas tenir les convenances qui devant avoient este
jurées, si estoient plus fiers et plus hautains pour la prospérité de leur
seigneur, pour ce qu'il avoit pris, tant par barat comme par armes, le
prince des Wandres qui longuement avoit à luy guerroié et mains dommages
luy avoit fais. En moult de manières fu cette partition devisée et mandée
aux deux parties par divers messages; n'accorder ne se pouvoient. A la
parfin fut ainsi atiré que le roy Charles leur manda que il et Loys son
frère assemblassent paisiblement au royaume qui devoit être parti, et
fussent faictes loyales parties selon les convenances et les sermens qui
avoient esté fais, par le regart des preudes hommes qui à ce faire fussent
mis par les parties. Entre ces choses fu assemblé ung conseil d'évesques de
dix provinces. Là fu accusé de plusieurs cas Haimart l'évesque de Loon et
meismement de deux choses de ce qu'il ne vouloit obéir au roy Charles comme
à son prince, né à l'archevesque de Rains comme à son prélat. Mais
toutesvoies fu-il contraint à ces deux choses: son libelle escripvit et le
rendit en plein conseil. Si contenoit cette sentence: «Je, Haimart, évesque
de Loon, regehis et cognois que je dois être et serai désormais obédient et
féable au roy Charles, selon mon estat, si comme évesque doit être par
droit à son prince terrien et à son roy; et si promets aussi que je ferai
obédience à mon pouvoir à l'archevesque de Rains, telle comme je lui dois
faire selon les droits et les canons et les décrets des anciens pères, à
mon sens et à mon pouvoir.» Et quant il eut ce dict, il mist sa
subscription en son libelle.
Note 42: Cette précieuse parenthèse n'est pas traduite des Annales de
Saint-Bertin, et ne se trouve que dans le continuateur d'Aimoin. Ce
fut effectivement dans le palais d'Attigny qu'Hincmar de Reims obtint
la condamnation d'Hincmar de Laon.
Charlemaine le fils le roy Charles, qui estoit nommé abbé de plusieurs
abbaïes, faisoit moult de griefs et de dommages à son père; et pour ce
perdit-il les abbaïes qu'il tenoit et fu mis en prison à Senlis. (En ce
temps tenoient les princes lays aucunes abbaïes.) Entre ces choses envoia
le roy Charles ses messages[43] à Loys son frère, Eudes l'évesque de
Beauvais, et deux comtes Hardoin et Odon; et luy manda qu'il assemblassent
paisiblement pour partir le royaume Lothaire. Après, s'en ala à une ville
qui a nom Pontigon[44], là retournèrent à luy les messages qu'il eust
envoiés à Loys, son frère, et luy nuncièrent la responce qu'il luy mandoit,
qui telle estoit qu'il venist jusques à Haristalle, et il viendroit d'autre
part jusques à Marne[45]; et au milieu de ces deux lieux assembleroient à
parlement; et amenast chacun tant seulement quatre évesques et dix
conseillers et trente que vassaux que chevaliers[46]. Ainsi fu la chose
créantée. Le roy Loys mut et s'en vint à Flamereshem en la contrée de
Ribuarie[47]; là luy advint telle adventure qu'il chaï d'un solier qui
estoit viel et pourri luy et aucuns de sa gent. Blessé fu en sa jambe, mais
assez tost fu gari si comme il luy sembloit. (Il se hasta ung peu trop, car
la bleceure ne fu pas bien esteinte, si comme nous le dirons ci-après.) A
Ais-la-Chapelle s'en alla. Le roy Charles se rapproucha d'autre part au
lieu déterminé, et tant coururent messages d'une partie et d'une autre que
les deux roys assemblèrent là où il estoit dévisé en la cinquième kalende
d'aoust. Là départirent le royaume paisiblement selon les convenances
devant dictes.
Note 43: Le latin ajoute: «Ad Franconofurt.»
Note 44:
Pontigon
, aujourd'hui
Pontion
.
Note 45:
Marne.
Mersen.
Note 46:
Que vassaus que chevaliers.
Je ne crois pas qu'il y eût de
différence bien sensible avant le XIVˆe siècle entre ces deux mots.
Aussi le latin dit-il
officiers ministériels et chevaliers
. «Inter
ministeriales et vassalos.»
Note: 47:
En la contrée de Ribuarie.
«In pago Ribuario.»
Ci-après sont nommés les cités et les villes de la partie du roy Loys:
Coloigne, Trèves, Utrehect, Strahasbourt, Baille[48], et maintes autres
villes et cités qui pas ne sont à nommer pour eschiver la confusion; et
pour ce que les noms sont en langue tioise on ne les peut pas assigner
proprement en françois[49]. En celle partie furent adjoutées les deux
parties de Frise qui estoient du royaume Lothaire. Et par dessus cette
division luy fu encore donnée la cité de Mez, l'abbaïe Saint-Père et
Saint-Martin et toutes les villes et les appartenances de cette contrée; et
si luy fu donnée pour le bien de paix et de charité une partie des Ardennes
tant comme le fleuve qui a nom Urcha en depart jusque à tant qu'elle cheï
en Meuse.
Note 48:
Baille.
Basle.
Note 49: En voici la liste exactement copiée du latin: «Coloniam,
Treviris, Utrecht, Strasburg, Basulam, Abbatiam Suestre (
Susteren
,
dans le duché de Jullers), Berch (
Berge
, près Ruremonde), Niu
monasterium (
Nussa
, près Cologne), Castellum (
Kessel
, sur la
Meuse), Indam (
Cornelismunster
, près d'Aix-la-Chapelle),
Sancti-Maximini (près de Trèves), Ephterniacum (
Esternach
), Horream
(
Oeren
, dans Trèves), Sancti-Gangulfi, Faverniacum (
Favernay
, en
Franche-Comté), Polemniacum (
Poligny
, en Comté), Luxoium (
Luxem
Baume
, dans les Vosges), Luteram (
Lure
, diocèse de Besançon),
Balmau, Offonis-villam (
Vellefaux
, diocèse de Besançon),
Meyeni-monasterium (
Moyen-Moustier
, dans les Vosges), Eboresheim
(dans l'Alsace), Homowa (dans Strasbourg), Masonis-monasterium
(
Maesmunster
, en Alsace), Hombroch, Sancti-Stephani, Strasburg,
Sancti-Deodati (
Saint-Dyé
), Bodonis monasterium (
Bon-Moustier
,
dans les Vosges), Stivagium (
Estival
), Romerici montem
(
Remiremont
), Morbach (en Alsace), Sancti-Gregorii (
id.
),
Mauri-monasterium (
id.
), Erenstein (
id.
), Sancti-Ursi in Salodoro
(
Soleure
), Grandivellem (
Grantfel
, diocèse de Basle),
Allam-Petram (près
Moyen-Moustier
), Lustenam (?), Vallem Clusæ
(
Vaucluse
, diocèse de Besançon), Castellum-Carnonis
(
Chatel-Challon
), Heribodesheim (?), Abbatiam de Aquis,
Hoenchirche, Aughtchirche, comitatum Testebrant, Batua (
Batavia
),
Harluarias (dans le duché de Gueldres), Masau subterior de ista
parte, et Masau superior, quod de illa parte est; Liugas (
Liège
),
quod de ista parte est, Districtum Aquense (
Aix
), Districtum
Trectis (
Maestricht
). In Ripuarias, comitatus V, Megenensium,
Bedagowa, Nitachowa, Sarachowa subterior, Blesitchowa, Selm,
Albechowa, Suentisium, Calmontis, Sarachowa superior, Odornense quod
Bernardus habuit, Solocense, Basiniacum, Elischowe, Warasch,
Scudingum, Emaus, Busalchowa. In Elisatia, Comitatus duo; de Frisia
duos partes de regno quod Lotharius habuit.... Civitatem cum Abbatia
S.-Petri et S.-Martini, et comitati Moslensi, cum omnibus villis in
eo consistentibus tam dominicatis quam et vassalorum. De Arduenna,
sicut flumen Urta surgit inter Bislam et Tumbus, decurrit in Mosam et
sicut recta via pergit in Bedensi. Exupto quod de Condrusio est, ad
partem Orientis, trans Urtiun, et Abbatias Prumiem et Stabelan, et
omnibus villis dominicalis et vassalorum.»
Ci-après sont nommées les cités et les bonnes villes de la partie le roy
Charles: Lyon sur le Rhosne, Besançon, Vienne, Tongres, Tol, Verdun,
Cambray, et moult d'autres villes et cités qui pas ne sont à nommer[50]. Le
lendemain que ces parties ainsi furent devisées, les frères revindrent
arrière ensemble, congié prindrent l'un à l'autre, et se départirent en
paix et en amour. Le roy Loys retourna à Ais-la-Chapelle, le roy Charles en
France, et commanda que la reyne Richeut, sa femme, fust admenée encontre
luy. A Saint-Quentin en Vermandois vint, et puis ensemble à Senlis, et puis
à Compiègne. Là se déporta tout le mois de septembre en gibier et en
chasse. De la partie du royaume Lothaire qu'il eut receu fit sa volenté et
en donna et départi à sa volenté.
Note 50: Voici les autres noms: «Vivarias, Vatiam, Montem-Falconis,
Sancti-Michaelis, Gildini-monasterium, S.-Mariæ in Bisantione,
S.-Martini in eodem loco, S.-Augentil, S.-Marcelli; S.-Laurentii
Leudensi, Sennonem, Abbatiam Niellam, Molburium, Laubias,
S.-Gaugerici, S.-Salvii, Crispinno, Fossas, Marilias, Honulficurt,
S.-Servatii, Maalinas, Ledi, Sunniacum, Autonium, Condatum,
Mesrebecchi, Tidivinni, Lutosa, Calmontis, S.-Mariac in Desmant,
Echa, Andana, Wasloi, Altummontem, Comitatus Texandrum. In Bracbanto,
Comitatus quatuor Cameracensim, Hainoum, Lomensem. In Hasbanio,
Comitatus quatuor, Masau superiur, Masau subterrior, Liugas quod
pertinet ad Veosutum; Scarponense, Viridunense, Dulmense, Arlon,
Waurense, Comitatus duo, Mosminse, Castricium, Condrust. De Arduennâ
sicut flumen Urta surget inter Bislanc et Tumbas, ac decurrit ex hac
parte in Mosam, et sicut recta via ex hac parte Occidentis pergit in
Bedensi. Tollense, aliud Odornense quod Tremarus habuit; Barrense,
Portense, Salmoringum, Lugdunense, Viennense, Vivarias, Ucericium. De
Frisiâ tertiam partem.»
V.
ANNEE: 870.
Des messages l'apostoile Adrien au roy Loys qu'il rendist le royaume
Lothaire à son nepveu Loys. Du contens le roy Loys, coment il envoya joyaux
à l'Eglyse de Rome et coment il prit Vienne.
Le roy Loys qui à Ais fu retourné, n'estoit pas encore bien guary de la
bleceure de sa jambe qu'il prist quant il chaï du solier, si comme
l'istoire ci devant conte, pour ce qu'il ne povoit pas bien endurer les
cures des physiciens. Et pour ce que la bleceure se tournoit à pueur et à
pourreture se fist-il tranchier toute la maladie[51], si en demeura plus
longuement en la ville qu'il ne cuida, car il acoucha du tout au lit et fu
aussi comme prest de la mort. En ce temps viendrent les messages de
l'apostoile à Ais, et de Loys l'empereur. Les messages l'apostoile furent
Johan et Pierre, cardinaulx de l'Églyse de Rome; les messages à l'empereur
furent l'évesque Vibode et li quens Bernart. Tel mandement apportoient au
roy Loys que de rien ne s'entreméist du royaume Lothaire son nepveu, qui
par droict devoit escheoir à l'empereur Loys son frère. Assez briesvement
leur rendit responce et congié, et puis si les envoia au roy Charles son
frère. Quand il fu guari de sa maladie et il put chevauchier, il se partit
et s'en alla à Renebourg[52]. Restice[53] le roy des Wandres qu'il tenoit
en prison[54] fit traire hors, et luy fit les yeux sachier, et puis
commanda qu'il fust tondu en une abbaïe. Après manda à ses fils Charlon et
Loys qu'il venissent à luy. Mais il ne y vouldrent pas venir, car il
sentoient bien qu'il avoit meilleure volenté à Charlemaine son frère que
vers eulx. De Renebourg se partit et s'en alla à Frenquefort vers le
commencement du caresme pour tenir le parlement pour le contens apaisier de
luy et de ses fils. Allèrent tant messages d'une part et d'autre que trève
fut donnée jusques au moys de may, que le père les assura qu'il n'auroient
par luy nul mal, et il promistrent d'autre part qu'il ne feroient nul mal
au royaume si comme il avoient commencié. Quant ce feust accordé et le
parlement feust fini, le roy se départi de Franquefort et s'en alla à
Renebourg.
Note 51:
La maladie
. C'est-à-dire:
La chair pourrie
.
Note 52:
Renebourg.
Ratisbonne.
Note 53:
Restice
ou
Ratislas
, prince de Moravie; le même qui
demanda à l'empereur Michel saints Cyrille et Methodius, pour prêcher
l'évangile à ses peuples.
Note 54:
En prison.
Le latin ajoute: «A Carlomanno per dolum
nepotis ipsius Restitii captum.»
Tout le mois de septembre se déporta le roy Charles en chasse de bois et
puis s'en vinst à Saint-Denis en France, pour célébrer la solennité des
glorieux martyrs. Le jour mesme, si comme on chante la messe, vindrent à
luy les messages à l'apostoile Adrien et ceux meismes qui au roy Loys
avoient esté; épistres luy apportaient à luy et aux évesques de son
royaume, qui contenoient moult espouventablement qu'il n'entrast au royaume
qui eut esté Lothaire son nepveu, car il appartenoit par droict héritage à
l'empereur Loys, qui son frère avoit esté. Au roy ne pleurent pas moult ces
nouvelles, ains porta moult griefs ce mandement. Tant luy prièrent les
messages et autres bonnes gens, qu'il osta Carlemaine, son fils, de prison
de Senlis et il luy commanda qu'il demourast avec soy. Les messages fit
conduire jusques à Rains et commanda que ses amis et son conseil feussent
là assemblés; et quand il lu là venu, il demoura entour huit jours, et aux
messages donna congié de repartir. Mais il envoïa avec eulx ses propres
messages à l'apostoile Adrien, Ansegesile l'abbé de Saint-Michel, et un
autre lay qui Liethart avoit nom. Par eulx envoia dons et offrandes à
l'autel de Saint-Pierre de Rome et des vestemens d'or et des couronnes d'or
à pierres précieuses. Luy-meisme alla avec les messages jusques à Lyon. Là
se départi de luy Charlemaine, son fils, sans son sceu, car il s'enfuit par
nuit et s'en alla au royaume de Belge. Grans tourbes de larrons et de
robeurs assembla, et fit par le pays si grant destruction et si grand
cruaulté qu'il n'est nul qui croire le peust, fors ceux qui ce virent et
souffrirent. Moult en fu dolent son père quand il le sceut, et dist: «Las!
quelle engendréure je ai faite, quand cil est larron qui peust estre
coronné de deux roïaumes! Pourquoi emble-il? Ne fust tout sien, s'il
vousist?» Mais pourtant ne voult-il pas retourner né laissier la voie qu'il
avoit entreprise, ains s'en alla à Vienne où Berte la femme Girart[55]
estoit, et assist la cité le plustost qu'il péust. Cil Girart n'éstoit pas
dedans, ains estoit ailleurs en ung fort chastel. Moult fu le pays d'entour
gasté et destruit pour ce siège. Tant fist le roy par sens et par engin,
qu'il mist discension entre ceux qui la cité gardoient, si que une grande
partie se tinst à luy. Mais quand Berte aperçut cette chose, elle manda
Girart son seigneur. Puis qu'il fust venu ne voult-il pas tenir la cité
contre le roy, ains la rendi maintenant, et le roy rentra liez et joyeux,
et célébra en la ville la Nativité Nostre-Seigneur.
Note 55:
La femme Girart.
Berte étoit femme de Girard de
Roussillon, si fameux dans nos anciens romans. Ce siége de Vienne a
beaucoup exalté l'imagination des poètes françois. Il forme le nœud
de la chanson de geste de
Gerard de Vianne
; il en est fait
également mention dans celle de
Gerard de Roussillon
.--«La
Chronique de Vezelay place à tort la mort de Girard en 847, et celle
de Berte en 844.»
(D. Bouquet.)
[56]Quant le roy eust ainsi la cité receue, il contraint Girart à ce qu'il
luy rendroit les chastiaux d'entour et les livreroit à ceux que le roy y
vouldroit envoier; et de ce luy donna bons ostages[57]; trois nefs luy
bailla, et luy souffrit qu'il s'en allast parmi le fleuve du Rosne, luy et
Berte sa femme, et leurs gens et leurs biens meubles. La cité bailla à
garder à Boson le frère la royne sa femme. De là se parti pour aller en
France, par Auxerre et par Sens retourna et s'en vinst droict à l'églyse
Saint-Denys. Quand Charlemaine son fils oy dire qu'il venoit, il s'en alla
à Maison luy et toute sa route: les chastiaux, les villes et le pays tout
dégasta. Après ce envoïa à son père quatre messages faussement et par
coverture, et luy manda que volentiers vendroit à luy à mercy et amendroit
vers Dieu et vers luy quanqu'il avoit meffait; mais tant seulement eust
merci de ceux qui avec luy estoient, né pour ce ne se voult oncques tenir
de mal faire. Le roy retint deux de ses messages et avec les autres deux
envoïa Gaulin, abbé de Saint-Germain, et le conte Baudouin qui serourge
estoit Charlemaine meisme. Par ces deux manda que seurement povoit-il venir
sé il vouloit. Lors faingni par tricherie et luy manda qu'il viendroit à
luy, et envoïa de rechief autres messages pour requerre ce qui ne pouvoit
estre; et, tandis, s'éloingna du pays et s'en ala vers la cité de Toul. A
ses barons le roy requit jugement de ceulx qui son fils luy avoient ainsi
soustraict et aliéné (qui estoit diacre de sainte Églyse), et qui si grand
tourment et destruction avoient faict en son royaume. Lors furent jugés et
condempnés à recevoir mort; et après commanda le roy que leurs terres et
leurs fiefs fussent pris et saisis en sa main. Après ce ordonna coment son
fils et tous malfaiteurs qui avec luy estoient au royaume, feussent pris et
chastiés. Si ne se tint pas tant seulement au jugement des pairs et des
barons, ains voult et requist qu'il feussent jugiés des prélats. Jugiés
furent et excommuniés selon la sentence de l'apostoile, qui commanda que
nul n'eut à eulx participation, n'en boire, n'en mangier, n'en nulle autre
chose, si comme il est contenu en l'épistre selon les saints canons qu'il
envoièrent à tous les prélas. Et meismement de son fils Charlon requist-il
jugement à tous les prélas de cette province[58] comme celui qui feust
diacre et eust fait serment à son père par deux fois dont il étoit parjure,
et avoit fait tant de tourmens en son royaume et telles desloyautés contre
son père. [59]En France retourna le roy vers le caresme; à Saint-Denis s'en
vint vers Pasques fleuries, et là célébra la résurrection. Après la feste
dut mouvoir à Saint-Morise pour aler encontre l'empereris qui ainsi lui
avoit mandé par ses messages; mais pour ce qu'il entendi certainement
qu'elle avoit pris jour de parlement à Loys son frère, le roy de Germanie,
à Trente, ne voult-il pas aller, ains retourna à Senlis[60]. Là vint à luy
Allard le message son frère le roy Loys, qui luy mandoit qu'il venist à luy
au parlement en la cité du Traict, et il viendroit d'autre part à
Renebourg[61] tantost coment il auroit envoié Charles son fils contre les
Wandres. Mais le roy Charles voulut ordonner l'estat de Loys son fils. Si
commanda que Boson frère à sa femme Richeut la royne, feust chambellan et
maistre sur tous les huissiers; et luy donna l'onneur et la terre Girart le
conte de Bourges. Bernart le marchis envoia en Aquitaine et luy bailla la
cure et l'ordonnance de tout le royaume. Avant, luy feist faire seremens,
et puis luy octroia Carcassonne, Arles-le-Blanc et Thoulouse.[62]
Note 56:
Annal. S.-Bertin. Anno 871.
Note 57:
Bons ostages.
C'est Girard qui donna ces ôtages au roi.
«A Gerardo sibi obsides dari jussit.»
Note 58:
De cette province.
De la province du diocèse de Sens, dans
lequel étoit situé le diaconat de Carloman.
Note 59: Ici le traducteur de Saint-Denis, guidé par le continuateur
d'Aimoin, a omis le récit des derniers événemens de l'année 871, tel
que le donnoient les Annales de Saint-Bertin. Il nous transporte à
l'année 872. Dans le texte des Annales, Charles, après avoir tenu un
plait, placit, ou parlement à Servais, vient célébrer la fête de Noël
à Compiègne. De Compiègne, il se rend au monastère de Saint-Lambert,
puis revient à Compiègne, et de là, comme dans la Chronique de
Saint-Denis, à Saint-Denis.
Note 60:
Senlis
.
Silvacum
a été pris ici pour Silvanectum.
Quelques-uns pensent que
Silvacum
est
Ville-en-Selve
, dans la
montagne de Reims; mais on s'accorde plutôt à le reconnoître dans
Servais
, proche de
La Fère
et à six lieues de Laon.
Note 61:
A Renebourg.
Le latin ajoute
Aquis
: c'est-à-dire:
Il
reviendroit d'Aix à Ratisbonne
.
Note 62: Cette dernière phrase est mal entendue. Le latin dit qu'avec
Boson, Charles envoya en Aquitaine Bernard et un autre marquis
également nommé Bernard, et qu'il confia à Boson l'administration du
royaume; qu'au comte de Toulouse Bernard il céda, après avoir reçu
ses sermens, Carcassonne et Rasez: «Eum (Bosonem) cum Bernardo,
itemquo cum alio Bernardo markione, in Aquitaniam misit, et
dispositionem ipsius regni et commisit. Bernardo autem Tholosæ
comiti, poat præstita sacramenta, Carcasonem et Rhedas concedens, ad
Tholosam remisit.» Ce premier Bernard étoit fils de Bernard, duc de
Septimanie, et étoit lui-même comte d'Auvergne. En 879, il devint
marquis de Gothie.
VI.
ANNEES: 872/873.
Coment le roy Loys rendit à l'empereris Angeberge sa partie du royaume
Lothaire, et puis des messages l'apostoile Adrien à l'empereur Basile de
Constantinoble; et coment Loys fu couronné; et coment Charlemaine le fils
Charles-le-Chauf eut les yeux crevés.
En ce temps manda Loys le roy de Germanie ses deux fils Charlon et Loys
qu'il venissent à luy; car il vouloit mettre paix et concorde entr'eux et
son aultre fils Charlemaine. Et quant il furent venus en sa présence, il
feist faire le serment aux deux parties et leurs hommes meismes; mais il
n'y eut né foy né loyauté, d'une part né d'aultre. Après les requist qu'il
ostoiassent avec Charlemaine leur frère sur les Wandres; mais oncques
accorder ne s'i vouldrent. Et quant il vit qu'il n'en feroient rien pour
luy, si ne laissa-il pas, pour ce, que il n'envoiast Charlemaine sur ses
ennemis à si grant ost comme il put rassembler. Après ce, mut au lieu et au
jour qu'il eust pris à l'empereris Angeberge. La fin fu telle qu'il rendit
sa partie du royaume Lothaire qu'il eut reçue encontre la partie du roy
Charles; si fist cette chose contre le serment qu'il eut fait et contre la
volenté et le sceu des barons du royaume Lothaire, qui à luy estoient
rendus et soubmis; dont fu lié par divers sermens dont l'un estoit jà
menti. Car le serment qu'il eust faict à l'empereris Angeberge fust tout
contraire à celuy qu'il avoit faict devant au roy Charles son frère et aux
barons du royaume. Après manda l'empereris au roy Charles qu'il venist
parler à elle à Saint-Morise de Chablies, si comme elle luy avoit mandé
devant.
Là ne voult pas aller, quand il sceut la besoigne et les convenances qui
avoient esté entre luy et le roy Loys son frère; mais il y envoia messages
qui riens ne firent né nulle certaineté ne luy apportèrent.
En ce temps advint que l'apostoile Adrien envoia messages en Constantinople
à l'empereur Basile et à ses deux fils Léon et Constentin pour la besoigne
que l'apostoile Nicholas son devancier avoit devant ce proposé et ordonné.
Ses messages furent Estienne, évesque de Néphese, Donez, évesque
d'Oiste[63], et Martin, diacre de l'églyse de Rome. Et si fu avecques eulx
Anastaise qui garde estoit des armoires et des écrins du palais[64]. Si
estoit un sage homme en paroles, en grec en latin; là fu grand concile
assemblé et fu appelé le huitiesme concile général. Là fu accordé le
contens et le schisme apaisié qui devant eust esté de la promotion[65]
Ignace et de l'ordonnement Foucin. Cil Foucin feust quassié et excomenié et
Ignace ordenné[66]. En ce concile feust aussi ordenné les images adourer
tout autrement que les anciens pères n'en avoient senti; dont les Grecs
contredirent aucunes choses en leur conseil; et quant à aucunes choses
s'accordèrent pour la faveur et pour la grace l'apostoile Adrien de Rome,
qui à eulx s'accordoit des images adourer.
Note 63:
D'Oiste.
D'Ostie.
Note 64: C'étoit le célèbre
Anastase le bibliothécaire
, auteur de
l'histoire ecclésiastique et du
Liber pontificalis
.
Note 65:
Promotion.
Il faut lire
déposition
.--
Foucin
, Photius.
Note 66:
Ordenné.
C'est-à-dire
restitué
.
A Rome vinst l'empereur Loys la veille de la Penthecouste et le lendemain
fu couronné par la main Adrien l'apostoile, en l'églyse Saint-Père. Et
quant la messe fu chantée, l'apostoile le mena meisme à grand compagnie de
chevaulcheurs jusques au palais de saint Johan de Latren. En grand hayne
avoient l'empereris Angeberge les plus haus hommes d'Ytalie pour son
orgueil. Pour eulx tous envoièrent à l'empereur Loys le comte Ginise[67] et
firent tant vers luy, qu'il luy manda qu'elle ne se meust d'Ytalie et
qu'elle l'attendist tant qu'il feust retourné. Mais elle ne tint guères ce
commandement, ains s'en ala après luy assez tost après ce. Si eust envoié
avant à Charles, le roy de France, l'évesque Guinbode, pour grace et amour
impétrer vers luy ainsi comme s'il ne sceut pas ce qui avoit esté faict
entre luy et Loys, son frère le roy de Germanie. A Pontliaire[68] vint au
roi cil message: il estoit lors alé en Bourgoigne pour aucunes besoignes.
Là oït nouvelles que Bernart Vitel[69] estoit occis par les hommes Bernart
le fils Bernart meisme. De Bourgoigne se départi et vint à Atigny, là tint
parlement ès kalendes de septembre. Et quant il eust là demouré pour
aucunes besoignes, il s'en ala pour chacier en la forest d'Ardennes. Au
mois d'octobre se meist en navire au fleuve de Meuse et s'en ala
Avau-Terre[70] en la cité du Traict. Là furent à parlement à luy les deux
grands princes des Normans, Roric et Rodulphes. A luy s'accorda Roric et se
départi en paix et en amour; mais Rodulphe s'en partit à contens et à
discorde. Le roy toutesvoies se garni et s'appareilla contre sa malice. De
là s'en retourna en France non pas par eaue si comme il y étoit alé, mais
par terre. Par Atigny[71] s'en vint à Soissons, en l'abbaïe Saint-Marc
célébra la Nativité Nostre-Seigneur. En ce temps trespassa de ce siècle
l'apostoile Adrien. Après luy fu en siège Johan, diacre de l'églyse de
Rome.
Note 67: Le latin est ici mal entendu... «In loco illius inbergæ
filiam Winigisi substituentes, obtinuerunt apud cumdem imperatorem ut
missum suum ad Ingelbergam mitteret, etc.»
Note 68:
Pontliaire.
«Ad Pontem-liudi.» ou
Lieupont
, en
Bourgogne.
Note 69:
Vitel.
«Nunciatur ab hominibus Bernardi filii Bernardi,
Bernardus qui Vitellus cognominabatur, occisus.» Il est bien
difficile aujourd'hui de distinguer ces trois
Bernards
.... Mais le
surnom de la victime étoit sans doute
le viaus
.
Note 70:
En Avau-Terre.
Comme nous disons:
Dans les Pays-Bas
.
Note 71:
Attigny.
Le latin dit:
Gundulfi-villam
.
[72]Maint fil de discorde et ennemi de paix estoient encore au royaume de
France et en autres royaumes, qui s'attendoient que les maulx et
tribulations qui avoient esté faictes à sainte Églyse au royaume de France
et aux autres régions par Charlemaine le fils du roy Charles, feussent
recommanciés par luy-meisme. Pour lesquels cas qui devant estoient advenus
avoit le roy compilées et faictes aucunes loys par le conseil d'aucuns
sages hommes, ainsi comme ses devanciers vouloient faire, qui moult
estoient profitables à garder la paix de saincte Églyse et du royaume, et
avoit moult estroitement commandé que elles feussent moult fermement
gardées et tenues. Après ce, fist assembler les évesques en la cité de
Senlis, où ce Charlon son fils estoit en prison, et leur commanda qu'il le
desordonnassent selon ce que leur saincts canons enseignent à faire de tels
cas; car il estoit clerc et diacre. Ainsi le firent et le desposèrent de
tous les degrés de saincte Églyse; mais toutes-voies ne demoura-il pas
excommenié. Après ce fait se pourpensèrent les desloyaus ennemis de la
paix, qui estoient de sa suite et de son conseil, et leur sembloit que pour
ce qu'il ne portoit mes né nom né habit de clerc, de tant povoit-il plus
légièrement monter à nom et en pouvoir de roy. Alors commencièrent à
assembler et à faire coulpes et machinations plus hardiment que devant, et
à traire compaignons de leur accort non mie tant seulement de France, mais
d'autres régions. Si estoient tels leurs propos qu'il le vouloient traire
hors de prison au plus tost qu'il verroient qu'il auroient temps et lieu
convenable à ce faire. Et après, se il apercevoient que il se voulust tenir
de mal faire, il le couronneroient à roy par dessus son père. Ainsi eust
été fait par adventure sé le conseil n'y eut esté mis: car il fu mestier
qu'il fust traict hors de prison et mené avant par les évesques qui pas ne
l'avoient jugié, et fust atiré que la sentence par quoi il avoit esté jugié
à mort fust relaschiée et assouagiée, par quoi il peust avoir temps de se
repentir; en telle manière toutes-voies qu'il n'eust povoir né licence de
faire les maux qu'il pensoient. Et quant il fut traict hors de prison et
amené devant tous, ceux qui là furent commencièrent à crier que il eust les
iex crevés. Pour ce que tous ceux qui pensoient à mal faire pour couverture
de li feussent du tout hors de leur espérance et que saincte Églyse et le
royaume demourast en paix bonne et seure, et que jamais ne feust troublée
pour luy.
Note 72:
Annal. S.-Bertini, anno 873.
En ce temps vint à Franquefort Loys le roy de Germanie. Là meisme célébra
la Nativité de Nostre-Seigneur avant qu'il s'en partit. Après y tint
parlement entour les kalendes février, et manda à ses deux fils Charlon et
Loys qu'il y feussent, et à tous les hommes feutables qui avoient esté du
royaume Lothaire. Et tandis comme il demeuroit, advint une merveilleuse
adventure, car le diable prist semblance du bon ange et vinst à Charlon
l'un des fils du roy Loys, et li dist que Diex s'estoit courroucié à son
père et de ce qu'il le vouloit occire pour la raison de Charlemaine son
frère, et que il[73] li devoit tollir le royaume et à luy donner. Charlon
qui moult fust épouvanté de cette advision, se leva tout effraié et s'en
fust en ung moustier qui près estoit de la maison où il gisoit; si ne fut
pas merveille s'il fut éspoenté, car il y a telle différence entre l'ange
Dieu et du deable, quant il faint semblance et clarté du bon ange, que cil
qui a veue la vision de l'ange Dieu demoure en joie et en bonne espérance,
et cil qui a veue la vision du mauvais ange demoure en paour et en
tristèce. Le deable le suivit et entra au moustier après li, et li dist:
«Pourquoi as-tu paour? né pourquoi me fuis-tu? Tu pues bien savoir, sé je
ne venisse de par Dieu pour toy annoncier ce qui adviendra par temps, que
je n'osasse pas entrer après toy en ce moustier qui est la maison de Dieu.»
Tant li dist de telles paroles et de semblables que il prit communion, de
la main du deable, que Dieu li envoioit par luy, si comme il disoit; et
tantost comme il l'eut receue, le deable li entra au corps. Tantost vint à
son père qui séoit au milieu de son parlement avec ses aisnés fils et ses
barons et ses prélas. Lors le prist le deable à tourmenter et dist devant
tous qu'il vouloit guerpir le siècle, et que jamais à sa femme n'abiteroit.
Lors traict l'espée et la lessa cheoir à terre, et quant il voult descendre
le baudré, le deable le commença trop fort à tourmenter, et lors saillirent
avant les évesques et les barons et le tindrent à force. De ce fu le père
moult ému et tous ceulx qui là estoient. En l'églyse le menèrent, et
tantost se revesti l'archevesque Luiberz pour la messe chanter, et quand ce
vint au point de l'évangile, il commença à crier à haute voix:
Ve, ve,
ve,
et toujours cria ainsi continuellement jusques à tant que la messe
fust chantée. Le père qui moult étoit dolent le lessa aux évesques et à ses
autres amis et commanda qu'il fust mené par les sains lieux des martyrs et
des confesseurs, que par leurs mérites et par leurs dessertes sé il
plaisoit à Dieu peust estre ramené en son sens. Si se pensa qu'il le
envoieroit à l'églyse Saint-Père de Rome; mais il entrelessa cette voie
pour aucunes autres besoignes.
Note 73:
Il.
Dieu.
VII.
ANNEES: 873/874.
Coment Charles-le-Chauf assit les Normans en la cité d'Angiers. De la paix
que le roy Loys fit aux Wandres pour Charlemaine son fils aidier, et coment
Charles-le-Chauf fit venir à merci les Normans, qui avoient assiégé Angiers
et de maintes autres choses.
En ce temps repaira l'empereur Loys en la cité de Capue. Si estoit jà mort
Lambert-le-Chauve[74]. Et estoit venu à grant ost un patrice de l'empereur
des Grecs en la cité d'Ydronte[75], pour aider à ceulx de Bonivent, qui luy
promirent qu'il li rendroient une somme d'avoir pour le treuage que il
soloient devant ce rendre aux empereurs qui estoient roys de France. Lors
manda l'empereur Loys à l'apostoile Jehan qu'il venist à luy en la cité de
Capue[76], si que par luy fust à luy réconcilié son compère[77] Adelgise.
Si tendoit à ce l'empereur que son serment fust sauvé par la présence
l'apostoile (car il avoit juré qu'il prendroit à force cil Adelgise avant
qu'il partist du siège, né oncques prendre ne le polt).
Note 74:
Lambert-le-Chauve.
C'étoit le lieutenant d'Adalgise, duc
de Bénévent.
Note 75:
Idronte.
Latiné:
Hydrontus
. C'est
Otrante
.
Note 76:
Capue.
Le latin porte:
In Campaniam
.
Note 77:
Son compère.
Le compère du pape.
Charles le roy de France assembla son ost en ce contemple[78] et commanda
qu'il s'en alast tout droict vers Bretaigne. Pour ce le fist que il ne
vouloit pas que les Normans, qui avoient assis la cité d'Angiers,
s'aperceussent qu'il alast sur eulx, car tost s'en fussent fui en tel lieu
où il ne les peust pas contraindre. Puis qu'il fust meu en cette besoingne
vint à luy un message qui luy conta que son frère Loys le roi de Germanie
avoit fait par quoi Charlemaine estoit eschappé de Saint-Père de Corbie où
il estoit en prison, et s'estoit à luy accompagné en son contraire et en sa
nuisance par le consentement de deux faux moines et de sa gent meismes. De
ce fu le roy moult courroucié; mais pour ce ne laissa-il pas la besoigne
que il avoit emprise; ains s'en ala à Angiers et assit les Normans qui jà
avoient destruit maintes cités et maint chastel et maintes églyses, et
abbaïes si destruites et arses qu'il avoient tout rasé à terre. D'autre
part estoit Salemon le duc de Bretaigne[79], et li et son ost estoient
logiés sur un fleuve qui est appelé Maene. Et tandis comme le roy Charles
estoit à ce siège, le duc Salemon envoia à lui Bigon son fils, à grant
compagnie des plus nobles hommes de Bretagne, au roy se recommanda et luy
jura feauté devant tous les barons. Et le roy tint le siège devant la cité
si longuement et si asprement, qu'il les dompta et les contraint si que les
plus grans vindrent à lui à merci. Tel serement qu'il leur demanda firent,
tels ostages laissèrent comme il voult et tant comme il en demanda, et à
telle condiction que il istroient tous de la cité en un jour, et que jamais
en son royaume mal ne feroient né ne consentiroient à faire. Au derrenier
luy requistrent qu'il souffrist qu'il habitassent en une isle de Loire,
jusques au moys de février, et que il eussent marchié de viandes. Et après
ce mois ceulx qui crestiens estoient et qui la crestienneté vouldroient
tenir vraiment et loyaument, viendroient à luy, et ceulx qui encore
estoient païens et voudroient estre crestiens fussent baptisés à sa
volenté. Et ceulx qui la crestienneté refuseroient se partissent du
royaume, né jamais pour mal faire n'y retourneroient, si comme il avoient
juré. A ce s'accorda le roy et leur octroia cette requeste. Quant ils orent
la cité vidiée, le roy et les prélats et le peuple entrèrent enz à grant
dévotion. Les corps sains St. Aubin et St. Lucin, qui avoient esté repos en
terre pour la paour des Normans, remistrent en leurs fiertres
honorablement. Des Normans prit le roy tous ostages, puis se partit du pays
et s'en ala droict au Mans, du Mans à Evreux et puis à Neufchastel[80]; de
là s'en tourna vers la cité d'Amiens, de là s'en ala à une ville qui a nom
Audrieu[81]. Si estoit jà la saison entour les kalendes de novembre. En
chaces le roy se déporta un peu de temps, puis s'en vint à Soissons. La
Nativité Nostre-Seigneur célébra en l'abbaïe Saint-Marc.
Note 78:
En ce contemple.
Dans ces entrefaites; dans ce temps-là
même.
Note 79: Le latin dit: «Ultrâ Meduenam fluvium in
auxilio
residente.»
Note 80:
A Neufchatel.
«
Castellum novum apud Pistas.
» C'est
aujourd'hui Pitres, au confluent de l'Andelle et de la Seine, à peu
de distance du
Pont-de-l'Arche
.
Note 81:
Audrieu.
«
Audriacam-villam
.» C'est
Orreville
, près de
Doullens, sur les bords de la rivière d'Autie.
[82]En cette année, qui estoit celle de l'Incarnation huit cent
soixante-quatorze, fu l'hiver si lonc et si fort de gelées et de nois, que
nul homme qui lors vesquit n'avoit oncques veu si fort. Entour la
Purification tint le roy parlement à Saint-Quentin en Vermandois. Les
jeunes de la quarantaine fit en l'églyse Saint-Denis et léans meisme
célébra la Résurrection. Vers le moys de juing tint général parlement dans
la ville de Ducy. Là meisme receut les dons et les présens qu'on luy avoit
accoutumez à faire ainsi comme chacun an. De là se parti et s'en ala à
Compiègne. En cet esté fu si très-grant la sécheresse qu'il ne fu pas foin
et blé. [83]En ce point, advint que Rodulphe ung prince des Normans, qui
tant de maux avoit fait au royaume Charles et qui à luy ne voult pacifier
si comme l'istoire à la dessus conté, fu occis au royaume de Loys son
frère, et plus de cinquante Normans qui avec luy estoient. Cette nouvelle
fu apportée au roy Charles qui pas n'en fu courroucié.
Note 82:
Annal. S.-Bertini, anno 874.
Note 83:
En ce point.
Ce qui suit est placé dans les Annales de
Saint-Bertin, à l'année précédente, et immédiatement avant le récit
de la levée du siège d'Angers par les Normands. C'est dans cette
ville que Charles-le-Chauve apprit la mort de Rodolphe ou Raoul.
Incidence.
--En ce temps s'espandit planté de langoustes par Allemagne,
par France, par Espagne, si que cette pestilence put estre comparée à une
des plaies d'Egypte. Au roy Loys de Germanie, qui son parlement devoit
tenir en la cité de Mez, vint un message à grant haste et li dist: «Que
s'il ne se hastoit de secourre Charlemaine son fils, en la cité de Marc[84]
contre les Wandres, jamais ne le verroit.» Tantost après ces nouvelles s'en
vint à Renebourg; mais avant qu'il se partit livra-il Charlemaine
l'Aveugle, fils le roy Charles son frère, à Lambert l'archevesque de
Mayence, et li manda qu'il luy fist donner sa soustenance en l'abbaïe
Saint-Aubin, qui est en la cité meisme; et par ce monstra-il bien qu'il li
desplaisoit les maux que cil Charles, qui son neveu estoit, avoit fait aux
églyses et au peuple, et contre son père meismes tant comme il pot régner
né avoir pouvoir de roy. Quant il fu venu à Renebourg, il envoia ses
messages aux Wandres et fit paix à eulx au plus honorablement que il pot,
pour son fils oster de péril. Les messages d'une gent qui sont appelés
Behemes[85] mist en prison pour ce qu'il estoient à luy venus par tricherie
comme messagiers, et ainsi comme pour luy et sa gent espier.
Note 84: Marc. «
Monachia.
» C'est Munich.
Note 85:
Behemes.
Bohémiens.
[86]
Incidence
--Au roy Charles de France vindrent diverses nouvelles
de Salemon, duc de Bretaigne. Les uns disoient qu'il estoit mort et les
autres qu'il estoit malade; mais les plus vraies estoient de sa mort en la
manière que nous tous dirons. La vérité si est que il estoit haï des plus
nobles hommes de Bretaigne, Pascuitan et Urfan[87], et d'aucuns François à
qui il avoit fait vilainies et griefs. Ceulx et mains autres le pristrent
ung jour en chassant, luy et son fils Bigon. Son fils pristrent et le
mistrent en prison; mais Salemon eschapa et s'en fuit en une ville qui en
leur langue est appelée Pancheron[88], et s'enfouist en un moustier pour
soy garantir. Pris fu de ses hommes meisme et livré à Fulcoart et aux
autres François. Les iex li crevèrent et lendemain fu trouvé mort. Si
semble que ce fust vengeance de Dieu pour punir sa grant desloyauté, car il
avoit chacié Héripone, son droit seigneur, jusques dans un moustier et
l'avoit occis dessus l'autel meisme.
Note 86:
Annal. S.-Bertini, anno 874.
Note 87:
Pasquitan et Urfan.
Comtes de Vannes et de Rennes.
Note 88: C'étoit un lieu du comté de
Poher
, dans le duché de Rohan.
En ce temps envoia Loys le roy de Germanie message au roy de France
Charles, son frère. Ce message fu Charles son fils meisme et autres
messagers avec luy, et li mandoit que volentiers auroit à luy parlement sur
le fleuve de Muese[89]. Le roy Charles le receut volentiers, et fu pris
jour de parlement en lieu déterminé. Mais puis qu'il fu meu luy convint-il
demorer; car une maladie le prit en cette voie, qu'on appelle flux. Et pour
ce refu pris un autre jour ès kalendes de décembre, sur ce fleuve de Muese,
en une ville qui a nom Haristalle. (Au jour du parlement assemblèrent les
deux frères. Des besoignes du parlement se taist l'istoire et pour ce nous
en convient taire.) Au retour se mist le roy Charles, et s'en vint à
Saint-Quentin en Vermandois et puis par Compiègne. Là célébra la Nativité
Nostre-Seigneur, et le roy Loys fit cette feste meisme à Ais-la-Chapelle.
De Ais se parti pour tenir parlement à Franquefort qui siet par delà le
Rin. [90]Et le roy Charles s'en vint au commencement du Caresme en l'abbaïe
de Saint-Denis en France. Laiens meisme célébra la solempnité de la
Résurrection. La royne Richeut, qui laiens estoit avec luy, accoucha
droictement le mercredi devant Pasques par nuict; mais l'enfant mouru
tantost comme il fu baptisé. Laiens accompli la royne les jours de sa
gésine[91], et le roy s'en parti après la feste et s'en ala à Bar[92].
Après retourna à Saint-Denys aux Lethaines des Rovoisons[93]: puis s'en
parti et s'en ala à Compiègne la vigile de Pentecoste. Lors tint parlement
Loys de Germanie à Tribures[94], droictement en may. Et pour ce qu'il ne
put parfaire ce qu'il cuida, il rassigna parlement là meisme au moys
d'aoust. Vers le moys d'aoust s'en ala le roy Charles vers Ardennes, à une
ville qui a nom Ducy. Là oï certaines nouvelles de la mort Loys son nepveu,
l'empereur d'Ytalie. Pour cette raison mut tantost et s'en ala à Ponty[95]
et commanda à tous ceulx qui estoient ses feutables et de son conseil qu'il
venissent à luy. De là s'en ala à Langres et attendi ceulx qu'il béoit
amener avec luy en Ytalie. La royne Richeut envoia à Senlis[96] par la cité
de Rains. Son fils Loys envoia en cette partie du royaume qu'il avoit reçue
comme Loys son frère, après la mort Lothaire son neveu. Aux kalendes de
septembre mut et s'en ala par Saint-Morise de Chablies; après passa les
mons de Montjeu et entra ès plaines de Lombardie.
Note 89:
De Muese.
Il falloit
de Moselle
.
Note 90:
Annal. S.-Bertini, anno 875.
Note 91:
Les jours de sa gesine.
Le temps du repos qui suit
l'enfantement. Le latin dit: «Illaque, dies purificationis post
parturitionem expectante.»
Note 92:
Bar.
Erreur: le latin dit: «Ad Basivum perrexit.» C'est
Baisieux
, à deux lieues de Corbie et de Buissy.
Note 93:
Rovoisons.
Rogations.
Note 94:
Tribures.
Maison royale entre Mayence et Oppeinheim, sur
les bords du Rhin.
Note 95:
Ponty.
Pontyon.
Note 96:
A Senlis.
C'est-à-dire à
Servais
.
VIII.
ANNEES: 875/876.
Coment Charles-le-Chauf vint en Lombardie, et coment le roy Loys son frère
envoia ses fils contre luy et entra en sa terre. Coment Charles-le-Chauf fu
couronné à empereur de Rome, et du concile des prélas en la cité de Mez en
la présence l'empereur.
Bien sceut Loys le roy de Germanie les nouvelles de la mort de Loys
l'empereur d'Ytalie son neveu, et que le roy de France Charles son frère
estoit jà là meu pour cette chose. Tantost envoia Charlon son fils contre
luy. Et le roy Charles aussi ala encontre, quant il sceut qu'il venoit;
mais cil qui pas ne l'osa attendre s'enfui. De ce fu le père moult
courroucié né pour ce ne voult pas la besoigne entrelaissier. Ains envoia
Charlemaine son autre fils à grant gent. Le roy Charles, qui plus grant
force que li avoit, vint encontre à bataille; mais Charlemaine, qui bien
sceut qu'il n'avoit pas pouvoir à son oncle, requist paix. Foy et serment
donnèrent l'un à l'autre et puis cil s'en retourna. Quant le roy Loys de
Germanie sceut qu'il n'avoient rien fait contre leur oncle, il meisme prit
son fils et son ost et s'en vint devant Attigny. Si le fist par le conseil
Enguerran qui chambellan avoit esté au roy Charles, mais par la royne
Richeut eut été getté de court; (et ce fit-il par mal de luy[97] que il
véoit bien que le roy n'estoit pas au pays et qu'elle estoit seule
demourée.) Lors manda la royne les plus grans hommes du royaume son
seigneur, et leur fist jurer qu'il iroient contre le roy Loys. Le serement
firent, mais il ne le gardèrent pas comme faux et mauvais. Car il meisme
gastèrent le royaume qu'il avoient juré à garder. Après que le roy Loys ot
ainsi adomagié le royaume Charles son frère, tandis comme il n'estoit pas
au pays, par l'aide et le conseil des plus grans hommes du royaume meisme,
il s'en ala à Attigny et fit la feste de la Nativité; puis s'en ala par la
cité de Trèves à Franquefort et amena avec luy aucuns des barons du royaume
Charles son frère, qui à luy s'estoient joint et alié. Là demoura tout le
Caresme jusques après la résurrection. Avant qu'il s'en partist oï
certaines nouvelles de la mort la royne Ermentrus[98] sa femme, qui estoit
trespassée à Renebourg. Le roy Charles, qui en Lombardie estoit, manda les
barons d'Ytalie qu'il venissent à luy, mains vindrent et aucuns non. A Rome
s'en ala par le commandement l'apostoile Jehan qui mandé l'avoit, moult le
receut honorablement quant il fu là venu, en la seizième kalende de janvier
de l'Incarnation huit cent soixante-seize: [99]moult biaux présens et
riches offrit à l'autel Saint-Père, et l'apostoile Jehan li mist sur le
chief la couronne impériale, et fu appelé Auguste et empereur des Romains.
De Rome se parti et s'en ala à Pavie. Là tint parlement et ordenna de ses
besoignes. Boson, le frère Richeut sa femme l'empereris, fist duc et garde
de la terre, et li lessa tels gens comme il requist et telle compagnie.
Lors se parti l'empereur, les mons passa et s'en vint à Saint-Morise de
Chablies. Si se hasta moult de retourner, pour faire la feste de la
Résurrection en l'églyse de Saint-Denys en France, et l'empereris Richeut,
qui en la cité de Senlis[100] demouroit, ala encontre luy tantost comme
elle en oï nouvelles. Si passa parmi Rains et Chalons, parmi Langres et
Besançon, jusques à une ville qui a nom Warnifontène[101]. Avec l'empereris
retourna par les cités devant dites à Compiègne; de là s'en vint à
Saint-Denis pour faire les festes de la Résurrection. Lors manda les
messages l'apostoile Jehan, c'est à savoir Jehan de Touscane et Jean
d'Arete, et Ansegise de Sane[102]. Par leur conseil et par l'autorité
l'apostoile ordenna ung concile général de prélas en la marche de Lorraine,
en une ville qui a nom Pontigon. Cil Boson dont nous avons parlé que
l'empereur avoit laissié en Ytalie pour la garde, et qui frère estoit sa
femme, espousa Ermangart la fille l'empereur Loys. Puis que l'empereur
Charles s'en feut retourné en France, par le conseil Evrat le fils
Bérangier, en laquelle garde la demoiselle demouroit, sans le sceu
l'empereur[103].
Note 97:
Par mal de luy.
Par la haine qu'il portoit à la reine.
Note 98:
Ermentrus.
Le latin la nomme
Emma
.--
Renebourg
,
Ratisbonne.
Note 99:
Annal. S. Bertini, anno 876.
Note 100:
Senlis.
Lisez
Servais
.
Note 101:
Warnifontem.
«Warnaril-fontana.»
Note 102:
Sane.
Le latin porte
Senonensem
; Sens.
Note 103: Le latin porte: «Par le conseil de Béranger, fils
d'Evrard,» et ajoute: «
Iniquo conludio
in matrimonium sumpsit.»
Quant le terme du concile approcha, l'empereur Charles et les messages
l'apostoile murent et s'en alèrent par Rains et par Chaalons, et quant tous
furent rassemblés, prélas et autres personnes, et il furent revestis des
aornemens de saincte Églyse, et tapis et carpites[4] furent estendus et le
tiexte des Évangiles fust mis sus ung leutrin, droict devant le siège où
l'empereur devoit seoir, en plein senne[5], il entra au concile vestu de
draps à or, à la guise de France, luy et les messagiers l'apostoile Jehan.
Lors commencièrent une anthienne
Exaudi nos Domine
. Après fu chanté le
Te Deum
et le
Gloria
, et dit à la fin l'oraison l'évesque Jehan de
Toscane. Atant s'assit l'empereur et tous les prélats. Lors se dreça cil
Jehan message l'apostoile en plein concile, et commença à lire les épistres
l'apostoile que il envoioit au concile. Après en lut une autre de la
primacie Ansegise l'archevesque de Sens, qui contenoit telle sentence:
«Qu'il eut pouvoir d'assembler concile et de faire autres semblables choses
par toute la France et Allemagne toutes les fois que mestier en seroit, par
l'auctorité l'apostoile, et que les décrès du siège de l'apostole fussent
manifestés par luy, et ce que l'en feroit fu par luy mandé à la cour de
Rome; et plus, que s'il avenoit que l'on eust mestier de conseil sur aucun
grief cas, si que il convenist que l'apostoile en ordennast ou donnast
sentence, que par luy fust la besoigne requise et rapportée. Lors
requistrent les prélas que l'en leur laissast lire la lettre ainsi que elle
estoit envoiée. A ce ne s'accorda pas l'empereur, ains leur demanda qu'il
respondroient au mandement l'apostoile? Et il respondirent que volentiers
obéiroient au mandement, mais que les droicts et les privilèges de leurs
éveschiés, qui estoient donnés selon les canons, leur feussent gardés.
Moult s'efforça de rechief l'empereur et les messages à ce qu'il
respondissent simplement et absolument à ce que l'apostoile mandoit de la
primacie en l'églyse; mais oncques autre response que la première n'en
porent avoir; fors que tant que Frotaire l'archevesque de Bordiaus
respondit par flaterie ce qu'il cuidoit qui deust plaire à l'empereur, pour
ce qu'il estoit venu de Bordiaus à Poitiers et de Poitiers à Borges, contre
les droits des canons, par le déport et par l'assentement du prince. Lors
s'esmu l'empereur et dict que l'apostoile avoit donné son pouvoir à
Ansegise au concile et que il tendroit son commandement. Lors prit
l'épistre tout enroulée luy et le message et la baillèrent à Ansegise, et
luy fit apporter une chaire, et la fit mestre par dessus tous les évesques
du royaume de cà les mons, de lès Jehan de Toscane message l'apostole qui
séoit de lès luy; et commanda à Ansegise qu'il passast tout oultre par
dessus tous les autres qui avant devoient séoir par ordre, et séist en la
chaire. Lors commencia à crier devant tous l'archevesque de Rains, que
c'estoit contre les rieules[106] et contre les droicts des saints canons;
mais toutes-voies demoura l'empereur en son propos. Après ce, requistrent
les prélas de rechief qu'il eussent l'exemplaire de l'épistre qui à eulx
estoit envoiée; né oncques avoir ne la porent, et en telle manière se
départi le concile sans rien plus faire en cette journée.
Note 104:
Tapis et carpites.
Les
carpites
ou
carpetes
étoient
des tapis de pieds. (Voyez Ducange au mot
Carpetta
.) Le latin
porte: «
Domo ac sedilibus palliis protensis.
»
Note 105:
Senne.
Synode, assemblée solennelle. (Suite du chapitre
VIII.)
Note 106:
Rieules.
Règles.
En la dixième kalende de ce moys meisme assemblèrent les prélas. En ce
concile furent leues les épistres que l'apostoile envoioit aux lais, et si
fu leue la manière coment l'empereur fu esleu et la confirmation des prélas
du royaume d'Ytalie, et les chapistres qu'il establi et qu'il fist
confermer à tous et qu'il commanda à confermer aux évesques de cà les mons:
et atant départi le concile à cette journée.
En la cinquième nonne de juillet[107], s'assemblèrent de rechief les prélas
sans l'empereur. Là ot contens et plainctes des prestres des diverses
paroisses qui se plaignoient aux messages l'apostoile d'aucuns griefs: et
atant départi le concile sans plus faire à cette journée.
Note 107:
Juillet.
Le latin dit:
Juin
.
En la quatrième nonne du meisme moys, assemblèrent les prélas, si fu lors
l'empereur présent. Là meisme oï les messages Loys son frère, le roy de
Germanie, Gilebert l'archevesque de Couloigne, et deux contes Adalart et
Maingaut. De par leur seigneur requéroient partie du règne l'empereur Loys
le fils Lothaire, qui par droict héritage luy aferoit, ensi comme
luy-meisme l'avoit créanté par son serement. Lors commença Jehan le Toscan
à lire l'épistre l'apostoile Jehan qu'il envoioit aux évesques du royaume
Loys, si en bailla l'exemplaire à Gilebert l'archevesque de Couloigne, et
li commanda que il l'aportast aux évesques à qui elle estoit envoiée: et
atant départi le concile à cette journée.
En la sixième yde de juing[108], assemblèrent les évesques derechief; et
entour l'eure de nonne vint le message l'apostoile Léon, évesque et nepveu
l'apostoile, et ung autre qui Pierre avoit nom. Si apportoient épistres à
l'empereur et à l'empereris et salut aux évesques. Atant se départi le
concile en cette journée.
Note 108:
Juin.
Le latin dit:
Juillet
.
En la cinquième yde de juing assemblèrent les prélas. Là fut lue l'épistre
de la dampnation de Georges, l'évesque de Formose[109], et tous ceulx qui à
luy se consentoient. Là furent présentées à l'empereur de par l'apostoile
et entre les autres ung sceptre et ung baston d'or, et à l'empereris draps
de soie et ung fermail à pierres précieuses. Atant départi le concile à
cette journée.
Note 109:
De Georges, l'évesque de Formose.
Il falloit:
De
l'évêque Formose
. Le latin porte: «Lecta est Apostoli epistola de
damnatione Formosi episcopi, Gregorii Nomenclatoris et consentientium
eis.»
IX.
ANNEE: 876.
Coment le concile assembla de rechief, et coment les causes des églyses
furent débatues. Coment aucuns des Normans furent baptisiés qui puis
retournèrent à la mescréandise. De la mort le roy Loys de Germanie. Des
ormans qui se mistrent en Saine atout cent barges.
Le jour devant la première yde de juing rassembla le concile; mais avant
qu'il fust commencié i envoia l'empereur les messages l'apostoile pour
parler aux archevesques et aux évesques, pour eulx reprendre de ce qu'il
n'estoient pas venus le jour, si comme il leur avoit mandé; mais il
respondirent si raisonnablement que l'en s'en dust tenir apaié. De rechief
fut leue l'épistre l'apostoile de l'archevesque Ansegise, par le
commandement l'empereur: et la lut Jehan le Toscan, l'un des messages
l'apostoile. Si fu demandé de rechief aux prélas nouvelle responce, et il
respondirent que volentiers obéiroient, selon la rieule des canons, ainsi
comme leurs ancesseurs avoient obéis aux siens. Lors fu leur responce plus
légièrement receue que elle n'avoit esté devant, en la présence de
l'empereur. Après ce, fu parlé et disputé par devant les messages
l'apostoile de la clameur des prestres des diverses paroisses. Après ce,
refu oïe la cause et la complaincte Frotaire l'archevesque de Bordeaux, de
ce qu'il ne pouvoit demourer en sa cité, pour le grief que les Sarrasins li
faisoient. Pour ce requieroit qu'il peust venir à l'archeveschié de Borges;
mais sa requeste fut contredite de tous les évesques. Lors commandèrent les
messages l'apostoile qu'il assemblassent tous de rechief en la dix-septième
kalende d'aoust, bon matin; et quant il furent assemblés à cette journée si
vint l'empereur au concile, entour l'eure de nonne, couronné et appareillé
à la guise de Griex; et si l'amenoient les messages l'apostoile qui
estoient vestus à la guise de Rome, et le conduisirent jusques au milieu
des évesques qui estoient aussi revestus en aornemens de saincte Églyse. Si
avoient leurs mitres en leurs chiefs et leurs croces en leurs mains. Lors
fu chantée cette anthienne
Exaudi nos Domine
, à tout vers, et le
Gloria
. Après le
Kyriel
dist l'oraison l'évesque Léon, et quant tous
furent assis, Jehan l'évesque d'Arete, message l'apostoile, lut devant tous
un libelle dont la sentence estoit sans raison et sans auctorité. Après, se
leva Hues l'évesque de Beauvais, et lut une cédule que les messagiers
l'apostoile, et Ansegise, archevesque de Sens, et il meisme avoient faicte
et dictée sans l'assentement du concile; dans laquelle aucuns chapistres
estoient contenus qui entre eulx-meismes estoient contraires et
discordables. Et pour ce ne feurent pas là mis qu'il n'avoient né raison né
auctorité. De rechief fu mené question de la primacie en l'églyse
l'archevesque de Sens, et quant l'empereur et les messages l'apostoile en
eurent assez parlé et discuté entre les prélas, si n'en fut-il plus que il
en ot esté à la première journée du concile. Adonc se levèrent Pierre
l'archevesque de Forosimpre[110], et Jehan le Toscan; en la chambre le
roy s'en alèrent et amenèrent l'empereris toute couronnée, en estant se
tint de lès l'empereur. Lors se levèrent tous les prélas en estant en leur
ordre, Léon l'archevesque et le Touscan Jehan commencèrent leurs loenges et
graces à Dieu que l'évesque Léon accomplit par une oraison. Si se départit
le concile atant. Aux messages l'apostole l'empereur donna dons et présens,
congié pristrent atant et retournèrent à Rome. Avec eulx envoia l'empereur
en message Ansegise l'archevesque de Sens, et Algaires l'archevesque
d'Ostun.
Note 110:
Forosimpre.
Le latin porte:
Forum Sempronii
. C'est
aujourd'hui
Fossombrone
, dans le duché d'Urbin.
Incidence.
--Entre ces choses fit l'abbé Hues baptiser aucuns Normans qui
puis furent amenés à l'empereur qui leur fist donner dons. Atant
retournèrent à leur gent et puis repristrent leur mescréandise et
vesquirent païens comme devant. En la quinte kalende d'aoust se parti
l'empereur de Pontigon et retourna en France par Chalons. Là demoura
jusques aux ydes d'aoust pour une maladie qui le prist. En la dix-septième
kalende de septembre, vint à Rains et de Rains droict à Senlis; deux
messages l'apostoile qui estoient demourés, Jehan l'évesque d'Arete et
Jehan le Touscan, et l'évesque Hues de Beauvais envoia en message à Loys
son frère le roy de Germanie. Ces trois n'envoia par tant seulement, ains y
envoia ses fils et autres princes du royaume. Mais après qu'il furent mus,
vindrent nouvelles à l'empereur que son frère Loys, à qui il envoioit ses
messages, estoit trespassé en son palais de Franquefort, en la cinquième
kalende de septembre, et estoit ensépulturé en l'églyse Saint-Nazaire.
Tantost se parti l'empereur de Carisy et s'en ala à Satenai[111]. Ses
messages envoia aux barons du royaume, et s'appensa qu'il iroit tandis en
la cité de Mez pour eulx attendre là et récevoir. De propos changea et s'en
ala à Ais-la-Chapelle et mena avec soi les deux messages l'apostoile. De
Ais s'en ala à Couloigne. Assez fit-on de mal en cette voie; car ceulx qui
avec li estoient tolloient quoi qu'ils trouvoient, sans nul regart de
pitié.
Note 111:
Satanacum.
Stenay.
Incidence.
--En ce temps vindrent Normans en France par mer et entrèrent
en Saine à tout cent barges. Ces nouvelles furent contées à l'empereur en
la cité de Couloigne; mais oncques pour ce ne laissa à faire ce qu'il avoit
en propos.
X.
ANNEE: 876.
De Loys le neveu Charles-le-Chauf et des juises[112] qu'il fist de trente
hommes pour savoir sé son oncle avoit droict. Et coment Charles le cuida
seurprendre. Et coment il et sa gent feurent desconfits. Et coment la reyne
Richeut s'enfuit et enfanta en la voie, et coment les Normans entrèrent de
rechief en Saine à navires.
Note 112:
Juises.
Jugemens. Et mieux ici: Epreuves judiciaires. Le
latin dit: «Hludowicus, Hludowici regis filius, decem homines aqua
calida, et decem ferro calido, et decem aqua frigida ad judicium
misit coram eis qui cum illo erant.»
Loys, le neyeu Charles l'empereur, qui fils ot été le roy Loys de Germanie
son frère, estoit de là le Rhin à grant ost de Saisnes et de Thoringiens. A
Charles l'empereur son oncle envoia messages; s'amour et sa volenté bonne
requeroit, mais il ne la pouvoit avoir. Lors se doubta moult et cil qui
avec luy estoient: jeusnes et oroisons firent et chantèrent lethanies dont
la gent l'empereur ne se faisoient sé gaber non. Un juise de trente hommes
fit faire pour savoir quel droict son oncle avoit au royaume son père. Le
juise de dix fut par eaue boulante, et le juise des autres dix par fers
chaus, et le tiers juise des autres dix par eaue froide. Lors prièrent tous
à Dieu que il voulust faire démonstrance sé son oncle devoit rien plus
avoir au royaume, par droict, que son père luy avoit laissié, pour raison
de la partie qui de Lothaire leur frère leur estoit eschue. Après cette
prière furent trouvés les trente hommes tous sains et haitiés. Par ce fu
certain qu'il avoit droict et son oncle tort. Lors passa entre le Rin luy
et sa gent à un chastel qui a nom Andrenac: Et quant l'empereur sceut ce,
si manda à l'abbé Hildouin et à l'évesque Francone qu'il emmenassent
Richeut l'empereris à Haristalle. Son ost assembla et chevaucha sur le
rivage du Rin contre Loys son nepveu; mais toutes voies se pourpensa-il et
li manda qu'il envoiast de ceulx de son conseil et il enverroit aussi de
ceulx des siens pour traitier de paix. De ce fu Loys moult lié et moult
asseuré quand il sceut que son oncle ne viendroit pas sur luy à armes. (Ce
qu'ils firent de la besoigne à cette assemblée ne parle pas l'istoire.)
Mais quant ce vint après, ès nonnes d'octobre, l'empereur devisa ses
batailles et vint par nuit à bannières levées, par une haulte voie et
estroite qui moult estoit et fors et griève à trespasser; sur son nepveu et
sur sa gent se cuida embattre soudainement; car il les cuida trouver
despourvus. Ainsi chevaucha toute nuit jusques à tant qu'il vint à une
ville qui a nom Andrenac. Moult furent las et travaillés les hommes et les
chevaux pour la grieté de la voie et pour la pluie qui toute la nuit estoit
cheue sur eulx. Mais autrement ala la besoigne qu'il ne cuida. Car son
nepveu en fu tout pourveu[113] et luy fu dit que il venoit sus luy à grand
ost et bien appareillié: et cil tantost ordenna et mist en conroi tant de
gens comme il pot avoir et se traict d'autre part là où il les cuida plus
attendre seurement. Sus li courut l'empereur et sa gent, et ceulx se
deffendirent si bien et si fortement que les premières batailles des gens
l'empereur fuirent et resortirent arrières jusques soubs luy et soubs sa
bataille. Lors tournèrent tous communément en fuite si que l'empereur
eschappa et s'en fuit à peu de gens. Si feurent là plusieurs empeschiés qui
bien fussent eschappés sé il fussent vuis; mais il portoient les choses à
l'empereur et les harnois de l'ost et cuidèrent suivre les autres; mais
quand ce vint à l'entrée des voies qui estoient hautes et estroites, si fut
la presse si grant que le passage fut du tout estoupé[114]. (Là se
retornèrent et se contrestèrent tant comme il peurent.) Si furent occis en
cette foute le conte Renier et le conte Geromme, et mains autres. Si furent
pris en cette place, et dans un bois près d'ilec, l'evesque Othulphe et
l'abbé Gaulin, le conte Aledrans, le conte Bernart et le conte Ebroin et
mains autres grans hommes. Là ravirent et prindrent les gens Loys[115]
viandes, harnais et quanque les marchans de l'ost portoient. Si fu là
accomplie la prophétie qui dit: «honte et male avanture sera à ceulx qui
proie feront, car il meismes seront proié.» Et ainsi en advint-il. Car tout
quanque les proieurs de l'ost l'empereur avoient proié, et il-meismes
feurent proie de leurs ennemis. Les autres qui pas ne furent pris furent
robés par les vilains du pays, si que il demeurèrent tres-tous nus, et qu'il
convenoit qu'il fussent torchés de fain pour couvrir leur natures; mais
toutevoies ne les tuèrent-il pas. Quand ma dame Richeut l'empereris oï
nouvelles de cette desconfiture et de la fuite l'empereur, sé elle eut
grant paour ce ne fu pas de merveille. Par nuit, endroit les coqs chantans,
se mit à la fuite si grosse comme elle estoit, et tant se travailla qu'elle
enfanta un enfant en cette voie. Et quant il fu né elle le fit porter
devant elle en fuyant jusques à tant qu'elle vint à Atigny[116]. Après
cette desconfiture vint l'empereur à Saint-Lembert de Liège. A luy vindrent
abbé Hildouin et l'évesque Francone, qui l'empereris avoient conduite à
Haristalle, et furent avecques luy jusques à tant qu'il vint à Atigny après
l'empereris. De là s'en ala à Duzy puis retorna à Atigny, et là tint le
parlement entour la feste Saint-Martin[117]. Et Loys qui eut eue victoire
de son oncle[118] se partit d'Andrenac et s'en ala à Ais-la-Chapelle. Là
démoura trois jours, et puis s'en ala à Conflans[119] encontre Charles son
frère qui revenoit parler à luy. Et quand il eurent ensemble parlé, Charles
s'en retourna en Allemagne par la cité de Mez. Et Loys passa oultre le Rin.
Mais Charlemaine leur frère ne vint pas à eulx né à l'empereur leur oncle
qui mandé l'avoit; si fut pour ce qu'il estoit encore empeschié pour la
guerre qu'il menoit contre les Wandres. L'empereur envoia en ce contemple
le conte Conrart et autres princes aux Normans, qui par navires estoient
entrés en Saine, et leur dict que il fissent à eulx telle paix ou trèves
comme il pourroient, et puis retournassent à luy au parlement pour nuncier
ce qu'il auroient faict. Lors s'en ala à Saumouci pour tenir son parlement.
Là vindrent à luy ses hommes de la partie du royaume Lothaire son frère,
qui estoient eschappés de la desconfiture d'Andrenac. Volentiers les receut
et leur donna dons et bénéfices. Aux uns donna petites abbaïes, si comme
elles estoient tout entières, et aus autres petits bénéfices de l'abbaïe
Marcienne[120] qu'il avoit devisée et démembrée. Et après ordonna et
commenda que le fleuve de Saine feust bien gardé à plenté de bonnes gens de
çà et de là, pour les Normans qui y devoient entrer à galies. Après ces
choses s'en vint à Verzeny[121]. La fu si durement malade qu'il cuida
mourir, et tant y demeura que la Nativité fust passée en l'an de
l'Incarnation huit cent soixante dix-sept[122]. Et quant il fu trespassé de
sa maladie et guari, si s'en ala à Compiègne. Avant qu'il s'en partist, le
fils que l'empereris eut enfanté en la fuite avant qu'elle peust venir à
Atigny[123], fu mort. Charles estoit nommé; si l'avoit levé de fons Boson
son oncle, qui frère estoit l'empereris sa mère. A Saint-Denys fu le corps
porté et enterré en l'églyse.
Note 113:
Tout pourveu.
Plusieurs manuscrits portent
accointié
.
J'ai préféré la leçon du n°6, Suppl. franç.
Note 114: La phrase précédente a été mal rendue. Voici le latin:
«Multi autem qui effugere poterant impediti sunt, quoniam omnes Sagmæ
imperatoris et aliorum qui cum eo erant, sed et mercatores ac scuta
vendentes, imperatorem et hostem sequebantur, et in angusto itinere
fugientibus viam clauserunt.»
Note 115:
Les gens Loys.
Le latin porte:
Hostis Hludowici
. On
voit qu'ici le mot
hostis
à le sens du mot françois
ost
.
Note 116:
A Atigny.
Ce n'est certainement pas Attigny. Les textes
latins portent:
Antennacum
. Valois écrit que c'est encore
Andernach;
l'abbé Lebœuf reconnoît plutôt ici
Antenais
, petit
village situé dans le diocèse de Reims, entre Hautvillers et
Chatillon. Cette dernière opinion paroît plus vraisemblable, si l'on
songe qu'
Andernacum
, nommé plus bas, ne peut être l'endroit où
s'étoit réfugiée l'impératrice.
Note 117 Toute cette phrase est inexactement traduite. «Inde Duciacum
adiit, usque ad Antennacum rediit, et placitum suum in Salmontiaco,
quindecimo die post missam S. Martini condixit.» Il s'agit ici de
Samoucy
, près de Laon.
Note 118:
De son oncle.
Il falloit:
De son frère
. Le latin dit:
«Hludowicus Hludowici quondam regis filius.»
Note 119:
Conflans.
«Ad Confluentes.» Sans doute
Coblentz
.
Note 120
Marcienne.
«De abbatiâ Marcianus.» C'est
Marchiennes
.
Note 121:
Verzeny
«Virzinniacum villam.» C'est évidemment
Verzenay
, dans la montagne de Reims, à une lieue de
Saint-Basle
ou
Verzy
, et à trois lieues d'
Antenay
.
Note 122:
Annal. S.-Bertini, anno 877.
Note 123:
Atigny.
Il faudroit encore:
Antenay
.
XI.
ANNEE: 877.
Coment l'apostole Jehan manda à l'empereur Charles-le-Chauf qu'il
secourust et défendist l'églyse de Rome, si comme il y estoit tenu. Et puis
coment Charles passa les mons et mena la royne Richeut, et coment il
retourna et oï dire que Charles son nepveu venoit sur luy: et de sa mort.
Tout le caresme demoura l'empereur à Compiègne et y célébra la
Résurrection. Avant qu'il s'en partist vindrent à cour les messages
l'apostoile Jehan. Si estoient deux évesques et avoient ambedeux nom
Pierres. Par eulx lui mandoit l'apostoile et par bouche et par lettres
qu'il visitast l'églyse de Rome, et qu'il la délivrast et deffendist des
païens si comme il l'avoit promis par son serement. Es kalendes de may fist
assembler concile à Compiègne des évesques de la province de Rains et des
autres provinces. Si fist dédier l'églyse (de Saint-Cornille) qu'il avoit
fondée en son propre palais, en présence des prélats et des messages
l'apostoile. Là meisme fist-il parlement des barons et fu ordenné coment
Loys son fils gouverneroit le royaume par le conseil des barons, jusques à
tant qu'il fust retourné de Rome, et coment il recevroit le treu de l'une
des parties du royaume de France, qui estoit accoustumé à rendre, avant la
mort le roy Lothaire, et du royaume de Bourgogne. Ce treu si estoit cueilly
sur toutes manières de gens, sur gens lais et sur prestres, et sur des
églyses. Des uns plus, des autres moins, selon que il estoient. La somme de
ce treu se montoit à cinq mille livres d'argent à poids[124], et ce treu
payoient en Neustrie et évesques et autres gens, par convenant fait aus
Normans qui par Saine estoient entrés.
Note 124: Ce passage précieux des Annales Bertiniennes n'est pas ici
complètement traduit. Le voici: «Quomodo tributum de parte regni
Franciæ quam ante mortem Lotharii habuit, sed et de Burgundiâ
exigeretur, disposuit. Scilicet ut de mansis indominicatis solidus
unus: de uno quoque manso ingenuli quatuor denarii de censu dominico,
et quatuor de facultate mansuarii. Et unusquisque episcopus de
presbyteris suæ parochiæ, secundùm quod unicuique possibile erat, à
quo plurimùm quinque solidos, à quo minimum quatuor denarios,
episcopi de singulis presbyteris acciperent, et missis dominicis
redderent. Sed et de thesauris ecclesiarum, prout quantitas loci
extitit, ad idem tributum exsolvendum acceptum fuit. Summa vero
tributi fuerunt quinque millia libræ argenti, ad pensam.»
Ces choses ainsi ordennées, l'empereur se parti de Compiègne et s'en ala à
Soissons, et de Soissons à Rains, puis à Chalons et puis à Lengres. Lors se
mistrent à la voie, il et l'empereris, à grand plenté de sommiers tous
troussés d'or et d'argent et d'autres richesses. Les mons passa. Quant il
fu ès plaines de Lombardie si encontra l'évesque Algaire, qu'il avoit
envoié à l'apostoile Jehan pour estre au concile que il devoit tenir à
Rome. L'exemplaire du concile luy bailla pour grand don, et l'empereur le
receut liement, car sa confirmation y estoit contenue. Si estoit telle la
sentence que la promotion et l'élection qui avoit esté faicte l'an devant à
Rome de l'empereur Charles, roy de France, estoit ferme et estable à tous
les jours de sa vie. Si estoit loié et de tel lien que sé aucun de quelque
estat, de quelque ordre, de quelque profession qu'il feust, vouloit
encontre aller, si estoit-il escomenié et tenu en excommuniement jusques à
satisfaction. Tous ceulx qui ce pourchaceroient et qui seroient du conseil,
sé il estoient clers, qu'il soient déposés de leurs ordres; et sé il
estoient lays, que il fussent excommeniés perpétuellement. Et pour ce que
le concile qui eut esté célébré à Pontigone[125] l'an devant, n'avoit rien
profitié, fu-il establi que cil fust ferme et estable. Après luy nuncia
l'évesque Algaire que l'apostoile luy venoit encontre et devoit estre à luy
à la cité de Pavie. Tantost y envoia l'empereur Odoaire, notaire du secont
escrin, pour procurer et pour appareiller les nécessités l'apostoile; avec
luy furent le conte Goirant, Pepin et Heribert; et puis se hasta d'aller
encontre luy. Si l'encontra à Verziaux[126]. Moult honorablement le receut;
et puis alèrent jusqu'à Pavie. Là vindrent nouvelles certaines que
Charlemaine, son neveu, venoit sur luy à grant plenté de gens. Pour ces
nouvelles laissièrent Pavie et s'en alèrent à Tardonne[127]. Là feut sacrée
à empereris ma dame Richeut, par la main l'apostoile. Et tantost comme ce
feut fait, elle prist les trésors et s'enfui hastivement arrière en
Morienne[128]. Et l'empereur demoura là une pièce avec l'apostoile pour
atendre les barons du royaume, le conte Huon[129] et Boson, et Bernart le
conte d'Auvergne, et Bernart le marchis de Gothie; à tous avoit-il mandé
que il venissent après luy; mais pour noient les attendoit, car il avoient
jà faicte conspiration contre luy et s'estoient tournés et aliés aux autres
barons du royaume, fors aucuns et les évesques tant seulement. Et quant il
sceut ce il pensa que sé il venoient il viendroient plus à son dommage qu'à
son profit. Et quant il sceut d'autre partie que Charlemaine son neveu
venoit sur luy et se approchoit jà durement, il s'en parti de l'apostoile
et s'en ala hastivement après madame Richeut l'empereris, et l'apostoile
Jehan s'en retourna isnelement vers Rome. Si emporta une croix de fin or et
de pierres précieuses de grant pois où le crucefiement nostre Seigneur
estoit pourtraict, que l'empereur envoioit par luy à l'églyse Saint-Père.
Note 125:
Pontigone.
Ponthion, à deux lieues de Vitry-le-François.
Note 126:
Verziaux.
Verceilles.
Note 127:
Tardonne.
«Turdunam.» C'est
Tortone
.
Note 128: Le latin est moins dur pour
Richeut
ou
Richilde
. «Mox
retrorsum fugam arripuit, cum thesauro, versas Moriennam.» Ce fut
sans doute du consentement de son époux qu'elle agit ainsi.
Note 129:
Le comte Huon.
«Hugonem abbatem.»
Et quant Charlemaine oï dire d'autre part, par un message qui lui menti,
que l'empereur et l'apostoile venoient sus luy à grand gent, il s'enfui
arrière isnellement par cette meisme voie qu'il estoit venu, et ainsi
départirent à cette fois les uns et les autres sans bataille, par la
volenté du Seigneur.
En ce retour que l'empereur faisoit luy prit une fièvre. De luy estoit
moult privé et moult acointié un juif qui Sedechias avoitnom. Une poudre
luy envoia pour boire et luy fist accroire que il guariroit par cette
poudre. Cil en but, mais elle fu plus cause de sa mort que de sa santé. Car
tantost comme il eut bu le venin dont elle estoit faicte et confite, il fu
si abattu qu'il convint que ses gens l'emportassent entre bras. En telle
manière passa les mons de Montcenis jusques à un lieu qui est appelé Brios.
A l'empereris Richeut qui estoit à Morienne manda qu'elle venist à luy, et
elle si fist. Toujours engregea sa maladie et fu mort en onze jours qu'il
ot beu le venin, le jour devant la seconde nonne d'octobre; ses gens
fendirent le corps et ostèrent les entrailles, et quant il l'orent bien
lavé si l'enoindrent de basme et d'autres oingnemens aromatiques, et puis
le mistrent en un escrin pour le porter en l'églyse Saint-Denis en France,
où il avoit esleue sa sépulture. Mais pour ce qu'il commença si durement à
flairer qu'il ne le pussent pas longuement porter pour la flaireur qui
toujours croissoit, si l'enterrèrent en la cité de Verziaux, en l'églyse
Saint-Eusèbe le martyr. Là fu le corps sept ans entiers, puis fu-il porté
en l'églyse Saint-Denis de France, où il avoit tousjours désiré à gésir
pour une advision qui advint laiens, dont nous parlerons ci-après[130]. Et
Charlemaine son neveu, qui d'autre part s'en fu fui en son pays, si comme
vous l'avez oy, cheï en une maladie ainsi comment il s'enfuyoit et convint
qu'il feust porté jusqu'en son pays en littière. En langor fu un an entier
et fu en tel point qu'il cuida qu'il dust mourir de cette maladie.
Note 130: Cette dernière phrase me paraît une interpolation faite
pour ôter les doutes que pouvoit exciter le récit de la vision de
Charles-le-Chauve. Aimoin et le manuscrit du roi portent bien:
«Sepelierunt eum in Basilicâ B. Eusebii martyris in civitate
Vercellis, ubi requievit annis septem. Post hæc autem, per visionem
delatum est corpus ejus in Franciam, et honorificè sepultum in
basilicâ beati Dionysii martyris Parisius.» Mais les manuscrits de
l'abbaye de Saint-Bertin et de Saint-Germain-des-Prés, n° 646, sont
bien plus croyables: «Cœperunt ferre versus monasterium sancti
Dyonisii, ubi sepeiiri se postulaverat. Quem pro fœtore non valentes
portare, miserunt eum in tonnâ interius exteriusque picatâ, quam
coriis involverunt, quod nihil ad tollendum fœtorem profecit. Unde ad
cellam monachorum Lugdunensis episcopii, quæ Nantoadis (Nantua)
dicitur, vix pervenientes, illud corpus cum ipsâ tonnâ terræ
mandaverunt.»
XII.
ANNEE: 877.
[131]
De l'avision qui advint en l'églyse Saint-Denys par nuit à un moine
qui gardeit le cuer, et à un clerc de Saint-Quentin en Vermandois, tout en
une nuit.
Note 131: Dom Bouquet a placé ce chapitre après le suivant, en dépit
de tous les manuscrits, par la seule raison que tel étoit l'ordre que
lui donnent les mêmes manuscrits, dans les titres de chapitres.--J'ai
revu cette légende sur le latin du manuscrit de Saint-Germain,
n° 646. Elle s'y trouve à la suite de
la vision de
Charles-le-Chauve
, f° 1, v°, 1re colonne.
(En cet endroit voulons retraire la vision que nous ayons promise.) Sept
ans après que le corps eut géut à Verziaux, en l'églyse Saint-Eusèbe, il
s'apparut par la volenté nostre Seigneur, à un moine de Saint-Denys en
France qui par nuit gardoit l'églyse, ainsi comme l'on fait laiens et par
coustume en toutes saisons. Ce moine qui preud'homme estoit avoit nom
Archangis. Lors luy dit qu'il estoit l'empereur Charles-le-Chauf. Si
l'avoit notre sire là envoié, et que sa volenté estoit telle que cette
chose fust manifestée à Loys son fils et aux prélas et aux barons. Et dist
après que moult desplaisoit à Dieu et aux glorieux martyrs saint Denys et à
ses compaignons, et à tous les autres martyrs confesseurs qui laiens
reposent, de ce que son corps n'estoit laiens ensépulturé et mis
honorablement en l'églyse des glorieux martirs que il avoit tant amée et
honorée en sa vie, et donné villes et possessions et ornemens d'or et de
pierres précieuses et ornemens de soie, si comme nous dirons après. «Va
donc,» dist-il, «si leur di que il aportent mon corps dans cette églyse et
le mettent devant l'autel de la Trinité.» Tout et en telle manière comme
cette advision advint à Saint-Denys à ce moine dont nous avons parlé, en
cette nuit et en cette heure meisme advint à Saint-Quentin en Vermandois
à ung clerc qui par nuit gardoit l'églyse; si avoit nom Alfons. Et quand le
moine oï que il avoit compaignon en cette révélation, si en fust moult liés
et plus hardiment mist la chose avant. Lors s'en alèrent ensemble au roy et
aux barons et tesmoignèrent la vision selon le commandement que il avoient.
Et quant le roy Loys son fils et les barons oïrent cette chose, si
mandèrent les évesques et les abbés et meismement l'abbé Gautier de
Saint-Denis; là s'en alèrent où le corps gisoit, les os et la poudre
pristrent, car il avoit jà là géu sept ans, et l'en aportèrent en l'églyse
Saint-Denys et le mistrent honorablement en sépulture au cuer des moines
devant l'autel de la Trinité.
XIII.
ANNEEE: 877.
[132]
De l'avision qu'il vit; et coment il fu ravy en esprit ès tourmens
d'enfer, si comme il meisme raconte; et coment l'esprit retourna puis au
corps; si lui advint tout ce, avant qu'il trespassast.
Note 132:
Visio K. Calvi.
(Manuscrit de Saint-Germain, n° 646,
f° 1, r°, 1re colonne.)
En cet endroit nous convient retraire les grans dons et les grans bénéfices
qu'il fist à l'églyse en son vivant pour l'onneur et l'amour des glorieux
martyrs. Mais, avant, nous estuet mettre une merveilleuse aventure que
nostre Seigneur, puissant de tout, voult qu'il eust en sa vie pour son
amendement, si comme il meisme conte de sa propre bouche. Si ne la devons
pas oublier, jà soit que nous la déussions avoir mise en l'ordre des faits
de sa vie. Si parle par première personne, comme cil à qui l'avision
advint. Mais nous la conterons par la tierce personne, et commence
ainsi:[133]
Note 133: Cette légende commence effectivement ainsi: «Ego Karolus
gratuito Dei dono, etc.»
«Charles, par le don de nostre Seigneur, roy de Germanie, patrice des
Romains, empereur de France, après le service des matines de la Nativité
nostre Seigneur, s'estoit couchié pour reposer. En ce point qu'il se deust
endormir descendit à luy une voix moult horriblement, si luy dist: Ton
esprit s'en partira maintenant de ton corps et sera mené en tel lieu où il
verra les jugemens de nostre Seigneur, et aucuns signes de choses qui son
à advenir; mais après un peu de heure retournera au corps.» Tantost fu ravy
son esprit, et cil qui le ravit estoit une chose très-blanche. Si tenoit un
luissel de fil aussi resplendissant comme la trace que nous véons au
ciel,[134] que aucunes gens cuident que ce soit estoile. Lors luy dist
cette chose blanche: «Prens le chief de ce fil et le lie forment au pouce
de ta main destre, car je te menerai au lieu des paines d'enfer.» Et quant
il eut ce dist, il s'en ala devant luy en distordant le fil de ce luissel
resplendissant, et le mena en très-parfondes vallées de feu qui estoient
plaines de puis ardens; et ces puis estoient plains de pois, de souffre, de
plomb et de cire. En ces puis trouva les évesques, les patriarches et les
prélats qui furent du temps son père et ses aïeulx. Lors leur demanda en
grant paour pourquoi il souffroient si griefs tourmens, et il lui
répondirent: «Nous feumes,» distrent-il, «évesques ton père et tes aïeulx,
et quant nous deumes amonester paix et concorde entre les princes et le
peuple, nous semasmes et espandismes guerres et discordes, et feumes causes
et émouvemens de maulx. Et pour ce ardons-nous à ces tourmens d'enfer et
nous et ceux qui aimions omicides et rapines; et si saches que cy vendront
les évesques et ta gent qui orendroit font faire tels maulx.» Et
endementiers que il les escoutoit en grant paour et en grant engoisse,
estoient des deables tous noirs qui avoloient à grans cros de fer ardens,
et s'efforçoient moult durement de sachier et de traire à eulx le fil que
il tenoit. Mais il ressortissoient et chéoient arrière, né adeser[135] ne
le pouvoient pour la grande clarté qu'il rendoit. Lors li couroient par
derrière et le vouloient sachier à cros et tresbuchier ès puis ardent,
quant cil qui le conduisoit li jetta le fil en doublant par dessus les
espaulles et le sachia fortement après li. Lors montèrent une haulte
montaigne de feu; au-dessoubs du pic de ces montaignes sourdoient palus et
fleuves tous boillans de toutes manières de métaux. En ces tourmens
estoient ames sans nombre des princes son père et ses frères, qui estoient
plungiés dedans, l'un jusques aux cheveux, l'autre jusques au menton,
l'autre jusques au nombril. Lors luy commencièrent à dire en criant et en
hurlant: «Charles pour ce que nous amasmes à faire omicides et guerres et
rapines, par convoitise terrienne, au temps de ton père, de tes frères et
du tien meisme, pour ce sommes-nous en ces fleuves bollans punis par les
tourmens de plusieurs métaulx.» Tandis comme il entendoit en grant paour et
en grant tribulation d'esprit ce qu'il luy contoient, il vit derrière luy
ames qui très-horriblement crioient: «Puissans puissamment sueffrent
tourmens.» Lors se retourna et vit vers la rive du fleuve fournaises de fer
plaines de dragons, de serpens, de pois et de souffre, et là cognut-il
aucuns des princes son père, ses frères et ses sœurs meismes, qui luy
commencièrent à crier: «Ha! Charles, vois-tu coment nous sommes,pour nostre
malice et pour nostre orgueil, et pour les mauvais conseils et desloiaux
que nous donnions au roy et à toy meisme par desloyauté et par convoitise.»
Et ainsi comme il escoutoit en grans pleurs et en graus gémissemens, il vit
accoure contre luy grans dragons les goulles ouvertes, plaines de feu, de
pois et de souffre pour luy engloutir. Lors fu en grant paour quand cil qui
le conduisoit luy jetta le tiers ploy du fil par dessus les espaules, qui
si cler et si resplendissant estoit, que les dragons feurent surmontés et
estains par la clarté; et le commença forment à sachier après luy.
Note 134:
Un luissel
, etc., ou peloton. «Tenuitque in manu suâ
glomerem lineum clarissimè emittentem jubar luminis, sicut solent
facere cometæ quando apparent.»
Note 135:
Adeser.
Atteindre. «Contingere.»
Lors descendirent en une vallée merveilleusement grande, qui en une partie
stoit obscure et ténébreuse et si y avoit grans rais de feu ardent et, en
une partie, de soy estoit resplendissant et si délicieuse que il n'est nul
qui le put conter né retraire. Lors retourna devers la partie si obscure et
vit aucuns roys de son lignage qui souffroient grans tourmens. Et lors
eut-il trop merveilleusement grant paour, car il cuida tantost estre
plungié en ces tourmens par grans géans noirs et orribles qui embrasoient
ces fournaises de cette vallée de diverses manières de feus. Et tandis
comme il estoit en si grant paour, il vit, à la clarté du feu qui du fil
issoit et ses iex enluminoit, un point de lumière resplandir de l'un des
costés de cette vallée, et deux fontaines courans, dont l'une estoit
merveilleusement chaude et bouillant, et l'autre clère et froide; si
estoient illec deux tonneaux. Lors regarda à la clarté du fil et vit sur le
tonnel, en l'iaue bouillante, le roy Loys son père dedans l'iaue bouillante
jusques au gros des cuisses. Lors li dit son père moult tourmenté et
aggravé: «Charles, biau fils, n'aies pas paour. Je sais bien que ton esprit
retournera en corps, et que nostre Seigneur t'a donné graces de çà venir
pour ce que tu voies pour quels péchiés moy et les autres souffrent tels
tourmens. Ung jour suis en ce tonnel plain d'iaue bouillant, ung autre suis
mis en cet autre tonnel qui est plain d'iaue tiède et attrempée: et cette
grace me fait nostre Seigneur par la prière saint Pere, saint Denys et
saint Remy, par lesquels trois notre royale lignée a régné jusques ci: et
sé tu me veulx aider toy et mes évesques et mes abbés et tous les ordres de
saincte Eglyse en messes et en oblacions, en vigiles, en salmodies et en
aumosnes, je seray tost délivré de ce tonnel d'iaue bouillant: car Lothaire
mon frère et Loys sont jà délivrés de ces tourmens par les mérites saint
Père et saint Remy, et sont pour ce en joie du paradis.» Après ce, luy dist
qu'il regardast à senestre. Et quand il fu tourné si vit deux grans tonnes
plains d'iaue boullant. «Ceulx,» dit-il, «te sont appareillés, sé tu ne
t'amendes et sé tu ne fais pénitence de tes douloureux péchiés.» Lors
eust-il grand paour, et quant son conducteur vist qu'il estoit en tel
mésaise, si luy dist: «Viens après moy à la deuxième partie de la
délicieuse vallée de paradis.» Et quant il l'eut là mené si vist Lothaire
son oncle, qui séoit en grant clarté avec les autres roys, sur ung topase
merveilleusement grant et estoit couronné d'une précieuse couronne, et son
fils Loys qui delez luy séoit aussi couronné. Et quant il vit Charles, si
li dist: «Charles mon successeur, qui maintenant est le tiers après moy en
l'empire des Romains, viens près de moy, je sais bien que tu es venu par
les tourmens d'enfer où ton père et mes frères sont tourmentés; mais il
sera tost délivré par la miséricorde de nostre Seigneur de ses paines,
ainsi comme nous sommes par les mérites saint Père et les prières saint
Denys et saint Remy, à qui nostre Seigneur a donné grant pouvoir d'apostre
sur tous les roys et sur toutes les gens de France. Et s'il ne soubtenoient
notre lignée et gardoient, elle faudroit assez tost. Et saches que l'empire
sera assez tost délivré et osté de ses mains et que tu vivras désormais
assez peu de jours.» Et lors se retourna Loys et luy dist: «L'empire des
Romains que tu as tenu jusques ci doit par droit recevoir Loys le fils de
ma fille.»
Et quant il ot ce dit, il li sembla qu'il véist devant luy Loys l'enfant:
et Lothaire son oncle le print lors et luy dist: «Tel est cet enfant comme
cil que nostre Seigneur establit au milieu de ses desciples, quant il leur
dict: A tel est le royaume des cieus. Atant,» luy dist Lothaire, «rends li
maintenant le pooir de l'empire, par ce fil que tu tiens en ta main.» Lors
deslia Charles le fil de son pouce, et par ce fil luy rendi la monarchie de
tout l'empire. Et tout maintenant le luissel du fil resplendissant ainsi
comme ung ray de soleil s'amoncela dans la main de l'enfant. Après ce
repaira l'esprit Charles au corps moult las et moult travaillié.[136]
Note 136: Ces deux visions ne sont imprimées que dans les chroniques
de Saint-Denis. Sans doute elles n'ont aucune importance historique,
et dom Bouquet a d'ailleurs fait judicieusement remarquer que la
seconde, du moins, fut imaginée pour Charles-le-Gros et non pas
Charles-le-Chauve. Mais enfin, telle qu'elle est, et dans la
supposition probable qu'elle ne fut rédigée que sur la fin du Xème
siècle, elle n'en est pas moins antérieure à la légende de saint
Patrice, et doit par conséquent faire remonter avant elle le dogme
obscurément expliqué du Purgatoire. Sous le point de vue littéraire,
on ne manquera pas de se souvenir ici de la terrible épopée de Dante;
tous les élémens s'en retrouvent dans la vision de Charles-le-Chauve:
la punition des grands personnages politiques, le genre de tourmens,
le caractère de ceux qui les souffrent et les infligent. Ce n'est
donc pas comme effort d'imagination que nous devons admirer la
Divina Comedia
, mais comme l'immortelle création d'un génie
vigoureux, implacable et mélancolique.
XIV.
ANNEE: 877.
Des grans terres et possessions que il donna à l'abbaïe de Saint-Denys et
à plusieurs autres abbaïes.
[137]Moult fu cet empereur Charles-Le-Chauf large aumosnier aus povres et
aus églyses, et moult les acrut et mouteplia de rentes et d'autres
bénéfices; et sur toutes les autres celle de Saint-Denis en France où il
repose corporellement. Tant donna laiens joiaux et saintuaires, rentes et
possessions confirmées par ses chartres, que ce n'est se merveilles non.
[138]Après ama moult celle de Saint-Cornille à Compiègne, car il la fonda
en son propre palais et li donna rentes et possessions assez et
saintuaires. Moult ama la ville de Compiègne et la fit ceindre de fossés en
lonc, et la fit appeler et intituler Carnopole de son nom, aussi comme
l'empereur Constantin ot jadis faict Constantinoble. La ville de Reuil
donna à l'églyse de Saint-Denys[139] et toutes les appartenances; (et
establit que sur les rentes de cette ville feussent pris les despens de
sept lampes qui arderoient continuelement et en toutes saisons devant
l'autel de la Trinité. La première establit pour l'ame de l'empereur Loys
son père; la seconde pour l'ame l'empereris Judith sa mère; la tierce pour
luy; la quarte pour la royne Hermentrus sa première femme; la quinte pour
la royne Richeut sa présente femme; la sixième pour toute sa lignée
présente et trespassée; et la septième pour Boson et pour Gui et pour tous
ses amis familiers. Après establi quinze cierges au réfectoir à mettre sur
les tables en yver, pour ce que le couvent va trop tard aucunes fois à
collacion pour le service qui pas ne peut estre accompli par jour et
meismement aus grandes festes. Après donna neuf lieues de Saine en ung
tenant et tout continuellement. Si commence au-dessus de Saint-Clout au ru
de Sèvres et dure jusques au ru de Chambric au-dessus de
Saint-Germain-en-Laye, si entièrement et si franchement que nul n'a né
pêcherie, né justice haute né basse, né au cours né en l'yaue né ès rivages
en quelque terre que ce soit, fors l'abbé et le couvent de Saint-Denys, qui
aussi franchement la tient que les roys de France l'ont toujours tenue.
Pour ce qu'il avoit pris de l'or, de l'argent et des richesses pour ses
guerres maintenir contre ses frères, que les anciens rois et les princes
avoient laiens jadis offert par grande dévotion, volt-il donner aussi comme
en retour la foire du Landit, qui par tout le monde est renommée: et la fit
venir à Saint-Denys en France, tout ainsi comme Charles-le-Grant son aïeul
l'avoit apportée à Ais-la-Chapelle quant il ot apporté les reliques
d'outremer. Et tout avec autel pardon et autele franchise comme elle avoit
là où elle fu premièrement establie. Si donna avec, l'un des sains clous
dont nostre Seigneur fu attachié en la croix parmi les piés, et grande
partie des espines de la sainte couronne, et le dextre bras saint Siméon
dont il receut nostre Sauveur au jour de la Purification, quant il fu
offert au temple. Si donna-il un riche autel portrais de marbre pourfire
tout carré qui sied sur quatre petits pieds, et mit au front devant le bras
saint Jacques l'apostoile frère nostre Seigneur. En la dextre partie
enclost le bras saint Estienne le martyr, et au senestre costé le bras
saint Vincent. Et pour la rayson de ces trois saintuaires qui dedans sont
scellés et enclos, fu-il appelé l'autel de la Trinité. Si est assis sur
l'autel manuel au cuer du couvent, et est chascun jour chantée dessus la
messe matinel. Après donna laiens le hanap Salomon qui est d'or pur et
d'esmeraudes fines et fins granes, si merveilleusement ouvré que dans tous
les royaumes du monde ne fu oncques œuvre si soubtille. Avec ce donna
laiens une grant croix de fin or, qui est divisée en quatre parties et est
aornée de grand plenté de fines pierres précieuses, et aux quatre chiefs de
cette croix sont scellées et encloses soubtilement precieuses reliques des
corps sains, en chasses soubtilement ouvrées. Avec ce donna un autre grand
vaissel d'éleutre, si est aorné au milieu et tout à l'entour de grand
plenté de sardeines et de granes. Avec ce donna ung merveilleusement riche
joïel, si riche et si précieux que à peine le pourroit-on aprisier, tout
fait de saphirs et de rubis et d'émeraudes et d'autres manières de pierres
enchassées en or. Si est joint par trois ordres l'une sur l'autre, et est
mis sur le maistre-autel aux grans festes et est assis sur un siège
précieux. C'est à savoir: un vaissel de pur argent par dedans et par
dehors, soubtilement ouvré et couvert de bandes d'or aorné de grans saphirs
et fins, de grosses esmeraudes et de gros perles, et dedans ce vaissel est
scellé le bras saint Apollinaire le martir, qui fu le premier archevesque
de Ravenne et disciple saint Père. Avec ce donna cinq paires de tiextes
d'évangile soubtilement ouvrés d'or et de pierres précieuses; et si rendit
aux martirs sa grant couronne impériale, qui est pendue aux grans festes
devant le maistre-autel avec les couronnes des autres roys. Et si doit
chascun savoir que tous les roys de France doivent laiens rendre et offrir
aus martirs leurs couronnes dont il sont couronnés au royaume, ou envoier
quant il trespassent, car elle sont leur par droict. Et celle églyse est
aornée de draps de soie, de pailles d'or et d'argent et de pierres
précieuses, si est-elle garnie d'autres plus précieux aornemens; car elle
est raemplie et saoulée de précieux corps sains, martirs, confesseurs et
vierges, qui laiens reposent corporellement, dignement et honorablement.
Premièrement, le corps monseigneur saint Denys l'ariopagite, martir et
apostre de France, et de ses deux compaignons saint Ruth et saint
Eleuthère. Après, le corps saint Ypolite le martir et de sainte Concorde sa
nourrice, et le corps de monseigneur saint Eustace le martir, le corps
monseigneur saint Fremin le martir, le premier archevesque d'Amiens; et le
corps madame sainte Osmanne, et trois des dix mille vierges qui furent
martirisées à Couloigne; sainte Senubaire, sainte Seconde et saint
Panefrède, et sont toutes trois ensemble en une chapelle, et en leur propre
oratoire. Après, l'un des Innocens que le roy Hérode fit décoller, en ung
bercelet de palmes, et l'un des compagnons monseigneur saint Morise, et
sont mis tous en une chasse. Après gist le corps saint Peregrin le martir,
premier évesque d'Aucierre, qui fu laiens apporté par grant miracle. Après
gist le corps saint Ylaire de Poietiers le glorieux confesseur, et le corps
saint Patrocle le martir tout ensemble en une chasse. Après gist le corps
monseigneur saint Cucuphas le martir, tout à par soy en une chasse. Après
gist le corps monseigneur saint Eugène le martyr, le premier archevesque de
Tholète qui fu des disciples monseigneur saint Denys. Après gist le corps
du glorieux confesseur saint Hylier, qui fu évesque de Gaiète en Espagne.
Après gist le corps saint Denis confesseur, qui fu archevesque de Corinthe
en Grèce. Tous ces corps sains glorieux gisent laiens au chevet de l'églyse
en propres oratoires et en propres chasses, tous par ordre. Bien est laiens
escrit coment chascun de ces sains corps fu laiens apporté, et par qui et
en quel temps; mais trop fust longue chose que tout ce feust ci
escript.)[140]
Note 137: On trouve le latin de cette première phrase après le récit
de la bataille de Fontenay, dans le manuscrit 646 de
Saint-Germain (f° 1er, recto, colonne 1re).
Note 138: Ex fragmente historiæ Franciæ. (Historiens de France,
tome VII, page 215.)
Note 139: Ce don est constaté par l'épitaphe de Charles-le-Chauve,
rédigée au XIIIème siècle comme le monument funéraire sur lequel on
la lisoit à Saint-Denis. La voici:
Imperio Carolus Calvus regnoque politus
Gallorum jacet hac sub brevitate situs,
Plurima cum villis, cum clavo cumque corona,
Ecclesiæ vivus huic dedit ille bona:
Multis ablatis, nobis fuit hic reparator;
Sequani fluvii Ruoliique dator.
Note 140: Charles-le-Chauve est celui de tous les descendans de
Charles-Martel et de Charlemagne dont les poètes ont le plus
fréquemment confondu les
gestes
avec l'histoire de ces deux héros.
Tout à la fin du grand poème des
Lohérains
, on lit les vers
suivans, qui semblent le résumé des traditions populaires le plus en
vogue avant le XIIème siècle:
De cheste dame[*] ke jou ci vous devis,
Karles li Cauf en fu premiers naïs,
Chil fu frans rois rices et poestis,
Et sainte église ama moult et chéri;
Trésor n'ama, ki fust en serre mis.
Les marchéans fist cerchier le païs;
Tout si tresor furent abandon mis;
Dix foires fist en France le païs,
L'une est à Bar et deus mist à Prouvis,
La tierce à Troies et la quarte à Senlis,
Et troi en Flandres, la neuviesme au lendi,
Et la disiesme remist-il à Laigni.
Ce savent bien li marchéant de Fris,
Icil d'Artois, de Flandres le païs,
De Vermendois, et chil de Cambresis,
De Rains, de Cartres, et ausi de Paris;
Chil de Provence en resont bien apris.
(Msc. du Roi, n° 9654, 3.
A
.)
Note *:
Berte aux grans piés.
Cy fénissent les fais Charles-le-Chauf.
CI COMMENCENT LES GESTES LE
ROY LOYS-LE-BAUBE ET DES
AUTRES ROYS APRÈS
JUSQUE AU GROS
ROY LOYS.
I.
ANNEES: 877/878.
Coment le roy Loys, qui fut appelé le Baube, donna aux barons ce qui leur
plaisoit, pour acquerre leur grace. Et coment l'empereris Richeut luy
apporta l'espée et le ceptre son père, et coment il fu couronné; coment il
passa en Berry contre les Normans; de l'apostoile qui en France vint et fit
concile des prélas.
[141]A Loys le fils Charles-le-Chauf, qui Loys-le-Baube fu appelé, vint la
nouvelle la mort son père à Andreville[142] où il estoit. Lors au plus tost
qu'il put manda les barons. A ceux que il put se réconcilia et atrait à
s'amour par promesses et par dons. Aux uns donna contées, aux autres
villes, et aux autres abbaïes, et fist à chascun selon son pooir, selon ce
que il requeroit. Lors mut d'Andreville et par Carisi s'en ala droit à
Compiègne. Moult se hastoit pour ce qu'il peust venir à tems à la sépulture
son père, qui devoit estre mis à Saint-Denys, si comme il cuidoit. Mais
quant il scéut que il estoit ensépulturé en Lombardie, en la cité de
Verziaus, et il eut entendu que les plus grans hommes du royaume et contes
et abbés s'estoient jà tournés contre luy avant qu'il mourust, pour ce
qu'il donnoit les honneurs et les contées aus uns et là où il li plaisoit
sans leur assentiment, il retourna à Compiègne.
Note 141:
Annales Bertinianæ, anno 877.
Note 142:
Andreville.
«
Audriaca-villa
.» Aujourd'hui
Orreville
,
près de Doullens.
Les barons et ceulx qui s'en retournoient avec Richeut l'empereris en
France, faisoient moult de maulx et dégastoient tout le pays devant eus,
jusques à tant que il vindrent à l'abbaïe qui est apelée
Vegnon-Moustier[143]. Lors pristrent un parlement à Moymer en Champaigne.
Leur messages envoièrent à Loys et il leur envoia aussi les siens, et tant
alèrent messages d'une part et d'autre que la besoigne fu ainsi ordennée
que Richeut l'empereris et les barons vendroient à lui à Compiègne, et que
le parlement qui fu pris à Moymer seroit mis à Chaene en Cosse-Selve[144].
A Compiègne vint donc ma dame Richeut et les barons droit à la feste
Saint-Martin, et lui aportèrent le mandement que son père avoit fait au lit
de la mort: que il lui laissoit le royaume de France et l'en revestoit par
l'espée qui estoit appelée l'espée Saiut-Père[145]; et si luy envoioit une
couronne et les royaux garnemens, puis un ceptre d'or à pierres précieuses.
Puis alèrent tant messages entre Loys et les barons que il s'accordèrent
tous et évesques et abbés à son couronnement; et il leur donna les honneurs
du royaume selon ce qu'il requéroient par raison.--Lors fu couronné à Rains
par les mains l'arcevesque Haimar,[146] par le consentement des barons et
des prélas qui se mistrent en sa deffense et en sa garde, et luy jurèrent
que il luy seroient loial selon leur povoir, en ayde et en conseil, au
profist de luy et du royaume: et les vavasseurs se recommandèrent aussi à
luy et luy jurèrent féauté et loiauté. (Mais, pour ce que l'istoire parle
souvent des abbaïes du royaume, pourroient aucuns cuidier que ce fussent
moines ou gens de religion; mais nous cuidons miex que ce fussent barons ou
grans hommes séculiers à qui l'en les donnast à temps et à vie. Si estoit
mauvaise coustume et contre Dieu que autre gent tenissent les biens de
religion que ceulx qui la riule et l'abit en avoient; né le service
Nostre-Seigneur ne povoit estre bien fait né les ordres bien gardés en
telle manière. Sans faille, l'istoire ne parole pas plainement qu'il fust
ainsi; mais assea le donne à entendre.) Le couronnement du roy Loys fu l'an
de l'Incarnation Nostre-Seigneur D.CCC et LXXVIII[147]. La Nativité nostre
Seigneur célébra à Saint-Maart delez Soissons. De là se parti et s'en ala à
Andreville, et la feste de la Résurrection célébra à Saint-Denis en France.
Puis s'en ala outre Saine pour trois raisons, à la prière Hue l'abbé: la
première fu pour luy aidier contre les Normans; et la seconde fu pour ce
que les fils Godefroy avoient saisi le chastel et les honneurs le fils le
conte Audon[148], et la tierce si put estre pour ce que Haymes, le fils
Bernard, avoit prinse la cité d'Evreux, et faisoit moult de maulx au pays
d'entour; car il proioit et roboit tout quanqu'il trouvoit, à la guise des
Normans. Jusques à Tours ala le roy: là fu si durement malade que l'en
cuidoit qu'il déust mourir; mais la mercy nostre Seigneur l'allégea de
cette maladie. Lors vint à luy Godefroy par le conseil de ses amis qui
moult le tindrent court de ce faire, et amena avec luy ses deux fils: au
roy rendirent ses chasteaux qu'il avoient saisis et les appartenances; par
tel condition que il les tenissent après par son don et par sa voulenté.
Après ces choses Godefroy converti grant partie de Bretons et les mena à la
féauté le roy; mais après firent-il comme Bretons.
Note 143:
Vegnon-Moustier.
«Usquè ad Avennacum monasterium
pervenerunt, et conventum suum ad montem Witmari condixerunt.» Au
lieu de
Vegnon-Moustier
, il faut lire
Avenay
, petite ville de
Champagne aujourd'hui célébre par ses vins et autrefois par son
abbaye de filles, de l'ordre de saint Benoît. Plus bas, par
montem Witmari
, que notre chroniqueur traduit
Moiemer
, il faut
entendre le
Mont-Aimé
, près Vertus, à quatre lieues d'Avenay.
Note 144:
Chaene-en-Cosse-Selve.
«Ad Casnum in Cotiâ.» C'est
aujourd'hui, suivant Dom Bouquet,
Chesne-Herbelot
, à la sortie de
la forêt de
Cuise
, aujourd'hui
de Compiègne
.
Note 145:
L'espée Saint-Père.
«Per spatam quem vocatur S. Petri.»
Le ménestrel du comte de Poitiers a rendu ce passage des Annales de
Saint-Bertin d'une manière plus intéressante: «A Compiègne, vint à
luy Richeut,» la fame Charles son père, plourant et dolente outre
mesure, et si li dist: Dous amis, je t'aport, par le commandement de
ton père, son royaume que il te donna devant sa mort et l'espée qui
est apelée de Saint-Pierre, par laquelle il te revesti du royaume
devant moi et devant maints autres, etc.»
(Manuscrit du roi 9633, f° 63.)
Note 146:
Haimar.
Hincmar.
Note 147:
Annales Bertinianæ, anno 878.
C'est à ce couronnement si
vivement contesté et dont les historiens nous ont vaguement indiqué
les circonstances, que doit se rapporter la branche de la
Chanson de
geste
de Guillaume au court nez, intitulée:
Le coronement Loys
.
Elle débute par un morceau de haute poésie qu'on nous saura gré de
reproduire ici:
Quant Diex fist primes nonante et neuf reaumes
Lou premiers rois que Diex tramist en France
Coronés fu par anuncion d'angles;
Por ce, dit l'en, totes terres l'appendent:
Que li appent Baviere et Alemaigne,
Tote Borgoigne, Loheraigne et Toscane,
Poitou, Gascoigne dusqu'aus marches d'Espaigne.
Cela sent assez bien, à mon avis, l'époque Carlovingienne; mais
continuons:
Rois qui de France porte coronne d'or
Preudons doit estre et hardis de son cors.
Bien doit mener cent mille hommes en ost,
Parmi les pors, en Espagne la fort.
S'il en trueve home qui li face nul tort,
Tant le demaine que l'ait ou pris ou mort,
Et devant lui face gesir le cors.
Sé ce ne fait, France a perdu son los,
Ce dit la geste, coronnés est à tort.
Li coronemens le roy Loois, manusc. du roi, n° 7535.
Note 148: Ce Godefroi étoit fils de Roricon, comte du Mans, et frère
de abbé Gozlin.
En ce temps avint que l'apostole Jehan fu moult durement esmeu contre deux
contes, Lambert et Albert, qui avoient ses cités et ses villes proiées et
robées. Si puissamment comme il put les escomenia: de Rome s'en issi et
emporta moult de précieuses reliques, Formose l'évesque de Portue enmena
avec luy, en mer se mist et vint à navie jusques à Alle-le-Blanc. Si arriva
droitement le jour de Penthecouste. Lors envoia ses messages au prince
Boson, et cil lui envoia gens pour luy conduire jusques à Lyons sur le
Rosne. De là manda au roy Loys de France que il luy venist à l'encontre là
où il pourroit miex, à son aisement. Et le roy envoia à l'encontre de luy
aucuns de ses évesques, et luy requist qu'il venist jusques à Troies, et
commanda que les évesques du royaume luy administrassent leurs despens.
Encontre luy vint à Troies ès kalendes de septembre; car il n'i put plus
tost aler pour sa maladie. Lors assembla grant concile de tous les évesques
du royaume et de la province de Belge. En ce concile fist relire
l'escommeniement dont il avoit escommenié à Rome Lambert et Albert: à
Formose et Grégoire requist et à tous les prélas leur assentement en cest
escommeniement, et les prélas lui requistrent que ainsi comme il avoit ce
fait réciter par escript, ainsi leur ottroiast-il à avoir, si que il
peussent mieux et plus certainement prononcier leur assentement. Ainsi leur
ottroia l'apostole, et, le lendemain, quant le concile fu assemblé,
baillèrent leur escript à l'apostole qui contenoit telle sentence:
«Syre père apostole Jehan, de la sainte Eglyse de Rome, nous évesques de
France et de Belge, fils sergens et disciples de votre auctorité, nous nous
dolons pur grant compassion et plorons pour les plaies et les griefs que
les mauvais menistres et fils du déable ont fait à notre mère et maistresse
de toutes les églyses, l'Eglyse de Rome, et soustenons nostre jugement, et
nous consentons de cuer et de bouche et de voix à la sentence que vous avez
donnée sur eulx et sur leurs aydes, selon les drois des canons qui furent
establis et donnés par nos ancesseurs; et nous qui sommes sacrez par le
Saint-Esprit à l'ordre de prebstre et à la dignité d'évesque, les férons et
tresperçons du glaive du Saint-Esprit qui est la parole de Dieu. C'est à
savoir que, ainsi comme vous les avez dégetés de saincte Eglyse, nous les
en dégettons. Et ceulx qui à satisfacion vouldront venir, qui seront absous
de vostre auctorité, et par vous seront receus en saincte Eglyse selonc les
canons, nous tendrons pour absous et pour fils de saincte Eglyse. Tout
aussi comme il avint jadis des plaies d'Egypte selon ce que nous trouvons
en la saincte Escripture, que il n'y avoit maison où il ne y eust un mort,
né nul n'y avoit qui sceust l'autre conseillier, pource que chascun avoit
assez à plourer en sa maison; ainsi est-il de nous évesques, que chascun a
assez à plourer en son églyse; et, pour ce, nous tous vous supplions
humblement que vous nous secourez de vostre auctorité, et vous requérons
que vous establissiez et confermez un chapitre pourquoy nous en soions si
fors et si garnis par l'auctorité de l'Eglyse de Rome que nous nous
puissions vigoureusement deffendre contre les parjures maufaiteurs qui
tollent et détruisent les biens de nos églyses, et qui despisent les
sentences et les dignitez des évesques; selon ce que dist saint Pol
l'apostre, que tel gent soient livrés au déable, mais que il soient
touteffois saufs au jour du juise[149] Jeshu-Crist.» Cette sentence fist
l'apostole Jehan escripre avec la sentence de l'escommeniement, et voult
que tous les évesques y méissent leur subscripcion. Après commanda que les
canons du concile de Sardique feussent leus devant tous, et les décrets
l'apostole Léon qui parolent des évesques qui remuent leurs sièges; et les
canons du concile d'Auffrique qui deffendent les transmutations des
évesques qui pas ne doivent estre, né que l'en doive de rechief baptisier
né de rechief ordener; et ce fut fait pour l'arcevesque Frotaire qui de
Bordeaux s'en estoit alé à Poitiers et de Poitiers à Bourges.
Note 149:
Juise.
Jugement. Cette fin est une citation de la
première épître de saint Paul aux Corinthiens: «Traditus Sathane
spiritu salvus fiat in die Domini nostri Jesu-Christi.»
II.
ANNEE: 878.
Coment l'apostole refusa la royne à couronner; et coment il et les prélas
assemblèrent à Troies. Du débat entre Haimar et Adenofle, de l'éveschié de
Loon; du mariage de la fille Boson au fils le roy. Coment l'apostole s'en
revint, et du parlement des deus rois Loys.
Après ces choses couronna l'apostole le roy Loys; et le roy le semont à
mengier avec lui et sa femme: richement le fist de viandes servir et de
vins, puis se départi l'apostole et s'en ala à Troies. Puis lui requist le
roy par ses messages que il voulsist couronner sa femme à royne; mais il ne
le voult faire[150]. Lors vindrent avant deux évesques Frotaire et
Aldagaire, et aportèrent à l'apostole un commandement, devant tous les
évesques, de l'empereur Charles-le-Chauf, par quoy il revestoit Loys son
fils du royaume de France: et luy requéroient, de par le roy Loys, qu'il
affermast ce précept par son privilège. Lors traist avant l'apostole
l'exemplaire ainsi comme[151] d'un commandement fait par l'empereur
Charles, de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à l'Eglyse de Rome, qu'il
peust tollir, ainsi comme par droit, à l'abbé Goslin et retenir à soy. Si
cuidoit-on que ce eust esté fait et pourchassié par le conseil de ces deux
évesques et d'autres conseilleurs. Et au roy Loys dist l'apostole sé il
vouloit que il méist son privilège sur son commandement, que il confermast
avant le précept de son père. Comme ceste chose eut esté baillée et
pourchasciée par malice et non mie selon raison, ainsi vint-elle au
derrenier à noient.
Note 150:
Il ne le voult faire.
Parce que Louis-le-Bègue avoit
répudié sa première femme Ansgarde, alors vivante. Le pape, en
s'opposant dans cette occasion au vœu du roi dont il alloit implorer
la protection, montra certes une fermeté vraiment apostolique. L'abbe
Vély toutefois a bien eu le courage de considérer le refus du
souverain pontife comme l'effet probable d'une odieuse intrigue.
(Voyez tome 2, p. 135 de son
Histoire de France
.)
Note 151:
Ainsi comme.
C'est-à-dire:
Simulé, prétendu.--D'un
commandement
. D'un don.
En ce mois meisme que fu ce fait, le roy vint à Troies et ala à l'ostel
l'apostole par le conseil des barons; à luy parla bien privéement et puis
alèrent ensemble là où les évesques estoient assemblez delez l'ostel
l'apostole. Là furent escommeniés Hues le fils Lothaire et Haymes et tous
ceulx de leur complot, pour ce qu'il faisoient force et outrage à aucuns
des évesques par le consentement le roy Loys. Lors dist l'apostole que
Adenofle, qui par s'auctorité avoit esté ordené évesque, tenist son siège,
et son office d'évesque, et Haymar chantast messe sé il vouloit et eust
partie de l'éveschié de Laon. Lors se traist avant Adenofle et requist à
l'apostole que il l'assousist de l'éveschié, pour ce que il estoit trop
foible desoremais à porter si grant fais et qu'il vouloit entrer en
religion. Mais il ne put ce empétrer, ains luy fu commandé et par le
commandement le roy et des évesques qui sa partie soustenoient que il féist
office d'évesque, et que il tenist son siège. Et quand les évesques de la
partie Haymar eurent oy que l'apostole eut dit qu'il chantâst messe sé il
vouloit, et que le roy se consentent à ce que il eust des biens de
l'éveschié, cils et les autres évesques des autres provinces et régions,
sans que l'en le cuidast mie, emmenèrent Haymar tout revestu comme prebstre
en la présence de l'apostole et sans son commandement, et puis le menèrent
chantant jusques à l'églyse et lui faisoient donner bénéicon au peuple. A
tant se départi le concile.
L'endemain Boson semonst le roy et sa femme avec luy; et le roy y ala et y
mena aucuns de ses conseilleurs, moult le fist bien servir de diverses
viandes et de divers vins. Là fu fait un mariage de la fille Boson et de
Carlemaine le fils le roy; et le roy, par ceulx de son conseil, départi les
terres et les honneurs de Bernart le marchis de Gothie, à Thierry le
chamberlent et à Bernart le comte d'Auvergne.
De Troies se parti l'apostole Jehan, et s'en ala à Chaalons, puis à
Morienne. Après passa les mons de Mont-Cenis, et eut convoy de Boson et de
sa femme jusques ès plains de Lombardie, et s'en retourna à Rome. Le roy se
départi de Troies et s'en ala à Compiègne; là oy nouvelles des messages
qu'il avoit envoies à Loys son cousin, et ce qu'il avoient fait de la
besoingne. Si les avoit là envoiés pour traitier de paix entre luy et son
cousin. De Compiègne mut à tout une grant partie de son conseil, et s'en
ala à Haristale. D'autre part vint Loys son cousin ès kalendes de novembre
et assemblèrent en une cité qui a nom Marsne[152]. Là fu paix confermée
entr'eux deux, et puis mistrent un autre parlement d'assembler à la
Purification Nostre-Seigneur. Lors vint le roy Loys, le fils l'empereur
Charles-le-Chauf à Gondolville, et le roy Loys, le fils le roy Loys de
Germanie, revint d'autre part près de cette ville où il pot plus aisiément
demourer; et puis après assemblèrent à parlement. Là furent ordenées les
choses qui cy s'ensuivent, par le consentement de leurs loyaux barons.
Note 152:
Marsne.
Mersen.
III.
ANNEE: 879.
Des convenances et de l'accort qui fu entre les deus roys. Et coment il fu
traitié en chascune jornée, au profit des deus roiaumes; tout n'en fust-il
après tenu, par la dnsloiauté le roy Loys de Germanie.
C'est la convencion et l'accors entre les deux glorieux roys Loys le fils
Charles-le-Chauf, et Loys le fils le roy de Germanie, qui fu faite ès
kalendes de novembre, en un lieu qui est appelé Furones[153], par le commun
accord et par l'assentement des barons des deux royaumes, en l'an de grâce
D. CCCC et LXXIX[154].
Note 153:
Furones.
Aujourd'hui
Foron
, à peu de distance
d'Aix-la-Chapelle.
Note 154: 879. Le latin dit: 878.
Lors commença à parler le roy de Germanie et dist ainsi: «Comme le règne
Lothaire fu parti entre l'empereur Charles et nostre père le roy Loys,
ainsi voulons-nous qu'il le soit et que les parties soient établies. Et sé
aucuns de nos princes et de nos gens ont riens prins né saisi du royaume
vostre père, nous voulons qu'il le laissent à vostre commandement. Et pour
ce que partison ne fu faite oncques de notre part du royaume d'Italie, que
le roy Loys tint; ce que chascun en tient, si le tiengne orendroit encore
en ceste manière; jusques à tant que nous puissions assembler encore une
autre fois par la voulenté Nostre-Seigneur, et déterminer miex par bon
conseil ce que drois et raison sera. Et pource que on ne peut orendroit
faire nulle raison de notre partie du royaume d'Italie, sachent tous que
nous en avons requis notre droit et requérons à l'ayde de Dieu.» Ce fu
ainsi establi en la première journée.
Le secont jour refu ainsi parlé: «Pour ce que la fermeté de notre amour et
de notre conjonction ne puet pas estre maintenant confermée, pour aucunes
causes qui l'empeschent maintenant, jusques à ce parlement que nous
mettrons, telle amistié soit faite entre nous, par la grace de
Nostre-Seigneur, de bon cuer et de bonne confience et de foy entérine, si
que nul de nous né de nostre conseil ne soustraie né forconseille riens qui
soit à l'onneur né à la prospérité de nous né de nos roiaumes.»
Au tiers jour fu ainsi ordené, que sé païens ou faux chrestiens envaïssent
leur roiaumes, que l'un aideroit à l'autre quant mestier en seroit, de
quanque il pourroit par soy ou par ses gens. «Et s'il avenoit,» dist Loys
fils de l'empereur, «que je vesquisse plus que vous, je aideray Loys vostre
fils, qui encore est petis et jeune, et les autres que Dieu vous peut
encore donner, si que il peussent leurs terres gouverner.»
Le quart jour fu ainsi gouverné et ordené: «Que sé aucuns murmureurs et
envieux, qui tousjours portent envie à bien et à paix, s'efforçoient de
semer tençons et discordes entre nous pour troubler nous et nos roiaumes,
que nul de nous ne les reçoive né ne voie voulentiers, s'il n'est ainsi que
il le voulsist monstrer raisonnablement par devant nous deux, et par devant
nos gens. Et s'il ne vouloit le faire, que il n'eust priveté né société à
nul de nous. Et que nous le getissons hors comme traytre et faux semeur de
discorde entre les frères, si que à l'exemple de luy nul ne soit si hardi
que il ose aporter tels mensonges.»
La quinte journée fu ainsi atirée. Et dist Loys le fils l'empereur Charles:
«Or convient que nous envoions nos messages aux deux glorieux roys Charles
et Charlemaine, qui leur feront assavoir le parlement que nous avons mis à
la huitiesme yde de février et qui leur prient de par nous qu'ils viennent
là. Et sé il viennent, si comme nous désirons, que nous les accompaignons
avec nous à la voulenté de Nostre-Seigneur, et au commun profit de saincte
Eglyse et du peuple chrestien que nous avons à gouverner. Si que nous
soions une chose en luy qui est seul et que nous voulons et disons et nous
façons une chose, selon les apostres, c'est que en nous n'ait né tençons né
discorde. Et s'il avenoit que il n'y vousissent venir, pour ce ne lairons
nous mie que nous n'y venons si comme il est ordené, et que nous ne façons
selon la voulenté Dieu, si comme nous avons devisé. Et sé il n'estoit ainsi
par aventure et que autre nécessité avenist que l'en ne peust autrement
eschiver, par quoy nous ne puissions ce faire, et s'il avenoist qu'il fust
ainsi; que l'un féist resavoir à l'autre le terme du parlement qui seroit
de nouvel prins. Et que il soit ainsi que nostre amour soit né muée né
changée né amenuisiée jusques à tant que Diex vueille que elle soit du tout
confermée. Et si ordenons des choses des églyses, des éveschiez et des
abbayes où que ce soit de nos deulx roiaumes, si comme les évesques et les
abbés les tiengnent paisiblement. Et sé aucun les prenoit né saisissoit en
quelque royaume que ce soit et fust contre raison, que elles fussent
rendues selon droit.»
La sixiesme journée fu ainsi ordenée: «Pour la paix des roiaumes, pour ce
que il pevent aucunes fois estre troublés par aucuns hommes vagues et qui
riens qui maux soient ne redoubtent à faire, nous voulons que en quel lieu
que ce soit que tel gent vendront, que il ne puissent fuyr né eschever la
justice de ce qu'il aront fait. Et que nul de nous ne les tiengne né ne
reçoive à autre chose fors en tant comme il le tendra, pour amener à rendre
raison et à faire amende selon son fait. Et s'il définoit de venir avant,
cil en cui roiaume il s'enfuyra le fera chacier et prendre, jusques il soit
amené avant pour raison rendre; ou il soit du tout bani et essilié des deux
roiaumes. Si voulons que cil qui par leur meffait auront perdue la
prospérité de leurs choses et de leurs héritages, que il soient jugiés
selon les anciens drois de nos ancesseurs. Et s'il en y a nul qui die que
il ait à tort perdue la prospérité de ses choses, viengne avant en nostre
présence et recuèvre ses choses, sé droit les lui donne.»
IV.
ANNEE: 879.
Du département des deus rois, et de la mort Loys le roy de France qui fu
appelé le Baube. De l'abbé Gozlin et du conte Corral, et du roy de Germanie
coment il vint en France; et coment il s'en retourna sans riens faire.
[155]Après ces choses ainsi devisées, se départirent les deux roys Loys; le
fils le roy Loys de Germanie retourna en sa terre, et Loys le fils Charles
s'en ala par Ardenne et fist la feste de la Nativité à une ville qui a nom
Longlaire[156]: un peu de temps y demora et s'emparti après la Chandeleur,
et vint à Compiègne[157]. De là mut à Ostun, pour aller sur le marchis
Bernart[158] qui contre luy s'estoit révélé. Jusques à Troies s'en ala, si
luy convint là demourer pour une maladie qui le prist, et cuidoit-on qu'il
eust esté empoisonné. Et quand il senti que la maladie lui engregoit et
qu'il ne pouvoit avant aler, si manda son fils Loys; quant venu fu, si le
livra especiaument en la garde de Bernart le conte d'Auvergne[159]. Pour ce
envoia tantost son fils et celuy Bernart en qui garde il l'avoit livré à
l'abbé Huon, à Boson, Tierri[160] et ses autres amis qui là estoient, en la
cité d'Ostun. Et leur commanda qu'il saisissent la conté et la livrassent à
Bernart[161] à qui il l'avoit donnée. Lors se parti de Troies à quelque
grief et retourna à Compiègne par l'abbaye du Juerre[162]. Et quant il
senti qu'il ne pourroit eschapper de cette maladie, il envoia à Loys son
fils s'espée, sa couronne et son sceptre et ses autres royaux aornemens,
par Huede, l'évesque de Beauvais, et par le conte Auboin; et manda à ceux
qui avec luy estoient que il le féissent sacrer et couronner. Et quant ce
vint en la quarte yde d'avril, droitement le vendredy de crois aourée, vers
le vespre, il trespassa de ce siècle, entour celle heure que Jesu-Crist
rendi son esprit à Dieu le père. L'endemain, que il fu la vegille de
Pasques, il fu mis en sépulture, en l'églyse Nostre-Dame. Quant l'évesque
Huede et le conte Auboin sceurent que il fust mort, il baillèrent ce qu'il
portoient à Thierry, le chamberlen, et retournèrent isnellement[163]
arrières. Et quant ceus qui avec l'enfant estoient sceurent que le roy fust
trespassé, il mandèrent aux barons de ceste France par deçà, que il
venissent encontre eulx, à Meaux, et là traiteroient ensemble qu'il
feroient. Là furent faites unes convenances entre Thierry et Boson, dont
l'abbé Hues fu jugieur: que il auroit la conté d'Auxerre, et Thierry auroit
en eschange les abbayes de ce pays. L'abbé Gozelin à qui il souvenoit bien
des ennuis et des griefs que ceus lui avoient fait qui envie lui portoient,
se pourpensa coment il s'en pourroit vengier; car il ly sembla qu'il estoit
temps et point de le faire. Si se mist en voie, pour ce que il se fioit
moult en l'amour et en la familiarité Loys, roy de Germanie, et de la royne
et des barons du pays, que il eut acquise tant comme il demoura entour eulx
quant il fu prins en la bataille d'Andrenaque et là mené en prison. Mais,
avant, s'en ala à Corrat, le conte de Paris, et tant luy dist et tant luy
donna et d'unes et d'autres, et tant luy promist d'onneurs et de
seigneuries, sé il pouvoit ce faire à quoy il béoit, qu'il le crut et
s'accompaigna à luy, et luy monstra engin et voie par quoy il sembloit que
il peust ce faire. Et avant que ceulx qui avec le roy estoient fussent
venus à Meaux, se hasta-il d'envoier aux évesques et aux abbés et aux
puissans hommes du roiaume; et soubz telle couverture leur mandoit que
puisque le roy estoit mors il traitassent ensemble de la paix et du proffit
du roiaume Loys qui mort estoit. Quant ceus qui venir y vouldrent furent
assemblés, si leur loèrent qu'il[164] appelassent au roiaume Loys, le roy
de Germanie, et ce scéussent-il, sé il faisoient ce, qu'il leur donroit les
terres et les honneurs que il ne peurent oncques avoir jusques à ce temps.
Par convoitise et par desloiauté s'i accordèrent-il et mandèrent au roy
Loys de Germanie et à sa femme par leur messages, qu'il venissent jusques à
Mez et là leur amenroient tous les évesques et les abbés et les haus hommes
du roiaume de France. Lors se mistrent en voie à aler encontre luy, robant
et gastant tout le païs devant eus, selon la rivière d'Aisne, jusques à
tant qu'il vindrent à Verdun[165]. Et endementiers, fu le roi Loys de
Germanie venu à Mez. Lors luy mandèrent de rechief que il venist jusques à
Verdun pour ce qu'il peussent plus aisiément luy mener le peuple du
roiaume. Lors s'aprocha jusques à Verdun: en cette voie firent ses gens
tant de maulx de toltes et de rapines, que plus n'en osassent pas faire nul
paien né nul tirant.
Note 155:
Annal. Bertinianæ, anno 879.
Note 156:
Longlaire.
Aujourd'hui
Glare
, dans le diocèse de Liège.
Note 157:
Compiègne.
Il falloit
Pontigon
(Ponthion).
Note 158:
Le marchis Bernart.
Fils d'un autre Bernard et de
Blichilde, fille du comte du Mans Roricon. Il avoit reçu le titre de
marquis de Gothie, en 865, et en avoit été dépossédé dans le synode
de Troyes, en 878. (Note de dom Bouquet.)
Note 159:
Bernart, le comte d'Auvergne.
Fils de Bernard, duc de
Septimanie, père de Gaillaume-le-Pieux. Il avoit succédé à Bernard,
fils de Blichilde, dans le marquisat de Gothie, en 875. Il mourut en
886.
Note 160:
Huon, Boson, Thierri.
Hugues, fils du comte Conrad, mort
en 886. Boson, duc de Provence, frère de Richilde. Thierry,
chambellan de Louis-le-Bègue, comte d'Autun.
Note 161:
Bernart.
Le latin dit avec raison:
Thierri
.
Note 162:
Juerre.
Aujourd'hui
Jouarre
; c'étoit une abbaye de
l'ordre de saint Benoît, sous l'invocation de la Ste-Vierge.
Note 163:
Isnellement.
Promptement.
Note 164:
Furent assemblés.
Le lieu de la réunion fut le confluent
du
Tairin
et de l'
Oise
, auprès de Creil. «Ubi Thara Isaram
influit.»
Note 165:
A Verdun.
Le latin dit: depuis
Servais
. «Per Silvacum
et secus Axonam.... usquè ad Viridunum.»
Et quant Hues, Beuves[166] et Tierri sorent ce que Gozlin et Corrat et cil
de leur partie aloient pourchassant, il envoièrent tantost à Verdun Gautier
l'évesque d'Orléans, le conte Goirant et le conte Anchier; et luy
mandèrent, sé il vouloit, qu'il preist cette partie du roiaume Lothaire que
l'empereur Charles-le-Chauf avoit eue en partie contre le roy Loys, son
frère, et à tant retournast en son pays; et voulsist que l'autre partie du
roiaume que l'empereur Charles tint par droit d'héritage demourast à ses
nepveus.
Note 166:
Beuves.
Ou plutôt
Boson
. Cependant le n° 646
Saint-Germain porte:
Beuvo
.
De ceste offre se tint bien apaié le roy Loys, et la reçut moult
volontiers; l'abbé Gozlin et Corrat et ceus de leur complot réusa[167] et
estrangea de soy, et se mist en possession de la partie du roiaume qui
offerte luy fust.
Note 167:
Reusa.
Rejeta.
Atant retourna en son palais de Francquefort. Mais moult fu la royne sa
femme courroucée de ce qu'il n'en avoit plus fait, et dist que s'il fust
avant alé il eust eu tout le roiaume de France. Si refurent à grant mésaise
Gozlin et Corrat de ce que le roy les avoit ainsi réusés de soy, eulx et
leurs compaingnons. A la royne s'en alèrent, et se complaintrent de ce
qu'il estoient ainsi déçus. Et la royne envoia messages à leur compaignons,
si dit ainsi, comme de par le roy, pour eulx conforter, et un autre message
aussi comme pour ostage. A tant retournèrent l'abbé Gozlin, Corrat et ses
compaignons; tout ravissoient et tolloient quanqu'il povoient trouver
devant eus, et distrent qu'il ne demourroit pas que le roy ne venist en
France à grant ost; mais que il n'y povoit pas venir maintenant; car
nouvelles luy estoient venues que Charlemaine, son frère, estoit chéu en
paralisie, et estoit ainsi comme à la mort. Et voir estoit qu'il estoit jà
mort, et que un sien fils de bast[168] qui avoit nom Arnoul s'estoit jà mis
en saisine de cette partie du royaume, et pour ce estoit là le roy alé
hastivement. Et sans faille tout ce estoit voir. Et quand il eut la chose
apaisée il retourna à sa femme.
Note 168:
De bast.
Le même sens que noire mot
bastard
qui en est
dérive.
Cy fine l'istoire de Loys-le-Baube, fils de Charles-le-Chauf, empereur.
CI PARLE DE LOYS ET DE
CARLEMAINE, FILS AU
ROY LOYS-LE-BAUBE.
V.
ANNEES: 880/881.
L'abbé Hue et les autres barons de France qui estoient avecques les enfans
le roy Loys scéurent bien ces nouvelles que le roy Loys de Germanie et sa
femme devoient venir en France. Tantost envoièrent aucuns des évesques
avecques les deus enfans, en l'abbaye de Saint-Pierre-de-Ferrières en
Gastinois, et les firent là sacrer et couronner à roys.
Entre ces choses avint que cil Boson dont nous avons si souvent parlé pria
tant et amonesta les évesques du pays que il le couronnèrent à roy. Si le
firent aucuns par force, et aucuns pour ce que il leur promettoit à donner
villes et possessions. Et tout ce faisoit-il par l'enortement de sa femme
qui disoit que jamais vivre ne querroit[169] sé la fille au roy d'Ytalie et
la femme à l'empereur de Grèce ne faisoit son mary roy.
Note 169:
Ne querroit.
Ne pourroit. Je crois ce mot formé du latin
queo
ou même
nequeo
, duquel on aura plus tard séparé la négation.
--La femme de Boson étoit Ermengarde, fille de l'empereur Louis II,
qui d'abord avoit été mariée à Constantin, fils de l'empereur Basile.
En ce temps avint aussi que Hues[170], l'un des fils Lothaire le plus
jeune, assembla barons et robeurs pour entrer au royaume son père.
Note 170:
Hues.
Lothaire le jeune l'avait eu de Valdrade.
Charles le jeune, fils du roy, de Germanie, assembla ses osts, les mons
passa, et entra en Lombardie: du royaume se mist en possession et le tint.
Mais avant qu'il eust passé les mons de Mont-Jeu, alèrent parler à luy Loys
et Carlemaine les deulx frères qui roys estoient de France. Après
retournèrent, et cil s'en ala outre.
Ainsi qu'il retournoient, leur fu dit que les Normans estoient sur la rive
de Loire, et estoient venus avant par terre et dégastoient tout le pays.
Maintenant assemblèrent leur ost et murent le jour de la fesle
Saint-Andrieu. Si trouvèrent les Normans, tout maintenant leur coururent
sus, moult en occistrent, moult en noièrent en la rivière de Vienne[171],
et les deus roys retournèrent à grant victoire.
Note 171:
Vienne.
Dom Bouquet a commis une erreur en reconnaissant
ici la petite rivière de Vigene qui se jette dans la Saône à peu de
distance Pontœillier, aujourd'hui département de la Côte-d'Or. En ce
cas là, les Annales de Saint-Bertin n'auroient pas dit: «Nortmanni
qui erant in Ligeri.... et reges moti in illas partes.... plures in
Vencenna fluvio immerserunt.» Le mot
fluvio
ne pouvoit s'appliquer
à une aussi petite rivière.
[172]Ne demoura puis longuement que le roy de Germanie vint et sa femme, et
murent d'Aix-la-Chapelle à grant ost pour venir en France, et vindrent
jusques à Duizi. Encontre luy alèrent Gozlin, Corrat, et maint autre de
leurs compaingnons. Sy s'estoient jà mains retirés de leur compaingnie.
Avant vint tousjours le roy et sa femme jusques à Atigny, et puis jusques à
Erchury[173], et plus avant encore à Ribemont. Et quant il vit que Gozlin
et Corrat ne luy pourroient accomplir ce qu'il avoient promis, et qu'il ne
pourroit venir à chief de son propos; si ferma amistié avec les deux roys,
ses cousins, et prisrent parlement ensemble à Gondolvile, au moys de
juillet. Atant se mist au retour et, si comme il s'en aloit, trouva en son
chemin les Normans, sa gent ordena et se combati à eus, et occist grant
partie par la voulenté Nostre-Seigneur. Et sé il luy chéy bien en cette
bataille, il luy meschéy d'autre part; car les Normans luy firent grant
dommage de sa gent en Sassoingne.
Note 172:
Annal. Bertinianæ, anno 880.
Note 173:
Erchury
ou
Ecri
, le même endroit où se croisèrent les
barons françois, en 1198, à la suite d'un tournoi. Voyez ce que j'en
ai dit dans les notes de mon édition de Villehardouin.
Après cette victoire que les deus roys eurent eue des Normans, s'en alèrent
à Amiens; là départirent le royaume de leur père au mielx et au plus
loyaument que les preudommes de leur conseil le sceurent deviser. Si furent
teles les parties que Loys, qui ainsné estoit, aroit de France ce qui
estoit demouré au royaume son père, et toute Neustrie qui ore est appelée
Normandie, et toutes les marches; et Carlemaine auroit Bourgoigne et
Aquitaine et toutes leurs marches: et feroient les barons hommage à celuy
en quel royaume leur terres seroient. Après s'en alèrent droit à Compiègne,
et firent là ensemble la feste de la Résurrection. Après passèrent par
Rains et par Chalons, et s'en alèrent droit à Gondolvile, au parlement
qu'il orent prins au roy Loys, au moys de juing. A ce parlement ne pot
venir le roy Loys pour maladie qui le print, mais il envoia ses messages,
et Charle qui venu estoit de Lombardie vint à ce parlement. Là fu accordé
par commun accort que Loys et Carlemaine son frère prendroient les gens le
roy Loys de Germanie, que il avoit pour luy envoiés à ce parlement, et s'en
iroient à Atigny, sur Hues le fils le jeune Lothaire. Et quant il furent
là, pour ce qu'il ne trouvèrent plus Huon, il coururent sus Tybout son
serourge[174]. Moult occistrent de sa gent et le chascièrent en fuye. Leurs
terres garnirent contre les Normans[175] et establirent bonnes gardes en
leurs royaumes, et puis assemblèrent leurs osts; les gens le roy Loys de
Germanie prisrent et s'en alèrent parmy Bourgoigne contre Boson. Quant il
furent partis de Troies, si devoit aler en leur ayde le roy Charle à tout
son ost. En leur voie jetèrent hors du chastel de Mascon le chastelain de
Boson, et le chastel et la contrée donnèrent à Bernart, par seurnom
Plante-Peleuse.
Note 174:
Serourge.
Beau-frère. Le latin porte:
Sororium
.
Note 175:
Les Normans.
Le latin ajoute: «In Ganto residentes.»
Lors chevauchèrent ensemble les deus roys, et Charle leur cousin, qui jà
estoit venu, et s'en alèrent assiéger la cité de Vienne que Boson tenoit,
qui dedans avoit laissié sa femme et grant partie de sa gent, et s'en
estoit fuy aux montaignes. Et Charle s'en parti tantost qu'il orent fait
entr'eus ne say quels seremens, et si estoit-il venu pour tenir le siège
avecques eus. En Lombardie s'en ala et puis à Rome, et fist tant vers
l'apostole Jehan qu'il fu couronné à empereur, le jour de Noël.
[176]Au siège devant Vienne demoura le roy Carlemaine et sa gent pour
prendre vengement de la malice Boson. Et le roy Loys son frère prist sa
gent et retourna en une partie de son royaume contre les Normans qui tout
dégastoient devant eulx, et jà avoient prinse et destruite l'abbaye
Saint-Père de Corbie, et la cité d'Amiens. A eus se combati et en occist la
plus grande partie, et les autres chaça. Et quant il ot eue celle victoire
par l'ayde de Nostre-Seigneur, il et son ost s'en retournèrent fuyant, et
si n'estoit nul qui le chassast: et, en ce, fu appertement monstré que la
victoire qu'il avoit eue des paiens n'estoit pas faite par homme, mais par
la vertu Nostre-Seigneur. Après ce retournèrent les Normans en une autre
partie de son royaume: et il assembla tant de gent comme il pot avoir et
ala contre eus en un lieu que l'istoire nomme Stromus[177]. Par le conseil
d'aucuns de ses gens fist là drécier un chastel de fust; mais il fu au
profist et à la deffense de ses ennemis, plus que de luy né de sa gent; car
il ne pot trouver qui le voulsist deffendre né garder. De là se parti
atant, et s'en ala à Compiègne; là célébra la Nativité et Résurrection.
Note 176:
Annal. Bertinianæ, anno 881.
Note 177:
Stroms.
J'ignore la position de ce lieu, que le manuscrit
646 de St-Germain écrit
Scortius
.
[178]Avant qu'il s'en partist, oï nouvelles que le roy Loys, son cousin,
fils le roy Loys de Germanie[179] qui noient profitablement vivoit au
royaume et à saincte Eglise, estoit mors. A luy vindrent les barons de la
partie du royaume qui ot esté Lothaire, et se vouldrent rendre à luy, en
telle manière que il leur consentist à avoir ce que son père et son aïeul
Charles-le-Chauf en avoit tenu; mais il n'ot pas conseil de les recevoir,
pour le serement qui entre luy et Charle avoit esté fait. Son ost assembla,
le conte Thierry fist chevetain, oultre Loire[180] s'en ala contre les
Normans; et puis jusques à Tours aussi, comme pour recevoir en son ayde les
princes et la gent de Bretaingne contre les Normans. Tandis que il
demouroit là le prist une maladie, en une litière se fist couchier et
porter jusques à l'églyse Saint-Denis; mors fu laiens et ensépulturé avec
les autres roys qui laiens gisent, et si comme l'istoire dist, il fu plains
de toutes ordures et de toutes vanitez[181]: et ces choses avindrent au
moys d'aoust.
Note 178:
Annal. Bertinianæ, anno 882.
Note 179: Ce qui met tant d'obscurité dans l'histoire de ces
temps-là, c'est la ressemblance des noms et leur peu de variété.
Ainsi, maintenant, il faut distinguer deux Charles, deux Carlemaine
et deux Louis, tous fils de deux Louis. Le premier, Louis-le-Bègue
fils de Charles-le-Chauve; le second, Louis, fils de
Louis-le-Débonnaire.
Note 180:
Loire.
Il falloit ici, comme dans le latin,
Seine
.
Note 181: Le manuscrit de Saint-Germain 646 n'a pas supprimé, comme
celui que Duchesne et dom Bouquet ont suivi, cette flétrissure du roi
Louis III. «Vir plenus omnibus immundiciis et vanitatibus, infirmatus
est corpore, etc.» Le ménestrel du comte de Poitiers raconte
autrement sa mort: «Il avint une autre fois à ce chaitif roy Loys que
ainsi come si baron le menoient à force à Tours contre les Normans
qui la terre dégastoient, il et si grant paour que la mort l'emprist,
et l'en convint rapporter en litière, etc.» (Manusc. du roi, n° 9633,
f° 64.)
VI.
ANNEE: 882.
Coment Carlemaine retourna du siège, après la mort son frère, pour aler
contre les Normans. Coment il leur rendi treu en pacifiant à eus. Coment il
furent desconfis devant Paris, par la vertu saint Germain. Coment il
gastèrent Laonnois et coment le roy Carlemaine les desconfist.
Tout maintenant que le roy Loys fu mort et enterré, les barons du royaume
mandèrent à Carlemaine qui devant Vienne tenoit siège, que il s'en venist
hastivement et laissast une partie de sa gent contre Boson; car son frère
estoit mort; et il estoient jà tous appareilliés pour ostoier contre les
Normans qui avoient prins la cité de Trèves et de Couloingne; et les
églyses et les abbayes, qui ès cités et entour estoient, avoient arses et
destruites, et l'églyse Saint-Lambert du Liège[182]: et de là s'en estoient
alés à Aix-la-Chapelle, et avoient gastées les églyses de l'éveschié de
Tongres et d'Amiens et de Cambray et une partie de l'arceveschié de Rains,
et jà estoient venus jusques à Mez. Et s'estoit à eus combatu Wales,
l'évesque de Mez; et estoit issu hors à bataille contre eus, tous armé luy
et sa gent; tout fust-ce contre l'office et la dignité d'évesque. Mais
besoing l'avoit contraint à ce; occis avoit esté et sa gent desconfite et
chaciée. Après ce luy mandèrent les barons qu'il venist liement, et que il
estoient tous appareilliés de le recevoir à seigneur, et de eus mettre en
sa seigneurie. Ainsi le fist comme il le mandèrent. Et peu de temps après
qu'il fust parti du siège de Vienne et qu'il s'apareilloit d'aler contre
les Normans, droitement au moys de septembre, luy vindrent nouvelles par
certains messages que il avoient la cité prinse, et que Richart qui frère
estoit Boson en avoit mené sa femme et sa fille en la contrée d'Ostun.
Note 182:
Du Liège.
Le latin ajoute:
Et Promiæ
.
En ce temps issi Hastingues et les Normans dessus le fleuve de Loire, et
s'en alèrent sur la Marine. Et quant Charles, le roy d'Austrasie[183], fust
venu à tout son ost contre les Normans, et il fu aucques près de leur
forteresse, si luy failly le cuer et fist paix à eus, par le conseil
d'aucuns de sa gent: meisme en tele manière que Godefroi qui sire estoit de
celle gent recevroit baptesme, il et ses Normans, et auroit Frise et toutes
les honneurs que Roric avoit devant tenues. Et par dessus tout ce donna-il
grant somme d'or et d'argent que il avoit prins et tollu el trésor
Saint-Estienne de Mez et aux autres églyses, à Sigefrois et Curmones et à
leur compaingnons: et plus grant lascheté de cuer fist-il encore, à
souffrir que il démourassent là meisme, à la nuisance du royaume son cousin
et du sien meisme. Quar cil Sigifrois assist puis la cité de Paris à tout
quarante mille Normans. Mais cil Gozlin de quoy l'istoire a dessus parlé,
qui évesque estoit de celle cité et abbé de Saint-Germain, et le conte Eude
qui puis fu roy de France, la deffendirent si bien, par les mérites
Nostre-Dame Saincte-Marie, et par les suffrages Saint-Germain qui leur
furent en ayde, que oncques prendre ne la purent, ains s'en partirent
atant. En ce comtemple, prinstrent les moines le corps sainct Germain qui
jusques alors avoit esté en la cité, et l'en enportèrent en l'abbaye[184],
et les Normans dégastèrent tout, et essillèrent et ordoièrent toute
l'églyse; mais par les mérites des glorieux confesseurs en y eut assez de
mors, et les autres s'en alèrent mal et confus à grant paour. Et de ce fu
le conte Eude merveilleusement lié, qui bien vit et apperçut les grans
miracles que le glorieux confesseur fist à ce siège. Dont il fu si devot
vers luy après, que il fist faire un riche vaisel d'or et de pierres
précieuses, où son glorieux corps repose encore jusques au jour d'huy.
Note 183:
Le roy d'Austrasie.
Le latin dit: «Nomine imperator.»
C'est Charles-le-Gros.
Note 184: Il falloit d'après le latin: «Les moines
déposèrent
le
corps de saint Germain dans le monastère du saint Pontife, situé dans
la ville de Paris.»
A Hues le fils le jeune Lothaire abandonna Charle les trésors et les
richesses de l'églyse de Mez, contre le droit des canons qui dient que on
les doit garder à l'évesque qui aprez doit venir.
Engeberge, la femme Loys l'empereur d'Ytalie, que l'empereur avoit envoyé
en Allemaingne, envoia-il à Rome à l'apostole Jehan, qui ce mandé luy avoit
par Liétart, l'évesque de Verziaus. Ainsi se départi des Normans et ala en
la cité de Garmaise pour tenir parlement ès kalendes de novembre. A ce
parlement vint l'abbé Hues, et requist au roy Charle que il rendist à
Carlemaine, si comme il luy avoit promis, celle partie du royaume que Loys
son frère avoit reçue ainsi comme en garde. Au départir n'emporta-il nulle
certaineté de sa requeste; mais moult fu grant dommage au royaume que cil
Hues n'estoit pas présent; quar Carlemaine n'ot pas force de gent par où il
peust contrester aux Normans, pour ce meismement que aucuns des barons se
retrayrent, quant il luy durent aydier. Et pour ce en prisrent-il hardement
d'aler jusques à la cité de Laon; car il n'estoit qui les contredéist. Ce
qu'il trouvèrent entour prisrent et ardirent, et ordenèrent qu'il iroient
par Rains et puis par Soissons, et par Noyon s'en retourneroient à Laon. Et
puis après quant il auroient la cité prinse si prendroient tout le royaume.
En ce point que Halmar, l'arcevesque de Rains, oy ces nouvelles, moult ot
grant paour: car tous ses hommes deffensables estoient lors avec le roy
Carlemaine. Par nuit se leva comme cil qui moult estoit malade, si prist le
corps saint Remy et les aournemens de l'églyse de Rains, et se fit porter
en une chaière porteresse, si comme sa maladie le désiroit, oultre le
fleuve de Marne en une ville qui a nom Esparnay. Les chanoines et les
moines s'enfuyrent çà et là où il purent. Et les Normans firent ce qu'il
avoient devisé, et vindrent jusques aux portes de Rains: ce qu'il
trouvèrent dehors les portes robèrent, et aucunes petites villes d'entour
mistrent en feu et en flambe. Mais oncques dedans la cité n'entrèrent, tout
ne fust-elle oncques défendue; car la vertu de Dieu et la mérite des corps
sains qui dedans estoient la deffendirent. Carlemaine le roy des Frans qui
oy dire que les Normans venoient et qu'il fesoient tant de maux, lors
s'appareilla et ala contre eus à tant de gens comme il pot assembler;
forment se combati et en occist grant partie de ceulx qui les proies
enmenoient à leurs compaingnons vers la cité de Rains, et les autres fist
flatir et noier en la rivière d'Aisne; les proies qu'il enmenoient
rescoust, la plus grant partie et la plus fort se mist en une ville qui a
nom Avaulx[185]. Ceulx ne pouvoient sa gent assaillir sans grant péril pour
le lieu qui fors estoit, et pour ce se retraystrent. Quant ce vint vers le
vespre, il se hebergèrent aux villes voisines, et quand les Normans virent
que il fu anuitié et que la lune fu levée, il issirent de cette ville et
s'en retournèrent arrière, par celle voix meisme qu'il estoient venus.[186]
Note 185:
Avaux.
Aujourd'hui sur l'emplacement d'
Ecry
ou
Erchery
.
Note 186: Ici s'arrête le manuscrit d'abord trouvé dans l'abbaye de
St-Bertin, et qui a fait surnommer
Annales de Saint-Bertin
la
chronique qui y étoit renfermée. Il est certain que le nom et la
patrie des auteurs de ces annales sont également incertains. Depuis,
on a retrouvé le même texte dans d'autres manuscrits et au milieu
d'autres monumens historiques. Il avoit même été déjà publié avec
quelques additions importantes, à la suite de la compilation dite
d'Aimoin, sous le titre de continuation de ce dernier. Ce qui suit
est emprunté à la chronique désignée sous le nom de
continuateur
d'Aimoin
. On pourroit aussi bien l'appeler le continuateur des
Annales de Saint-Bertin
.
En celle tempeste meisme que Hastingues et ses Normans se foursenoient
ainsi, maint corps sains furent ostés de leurs propres lieux et raportés en
France. Saint Amand fu porté à divers lieux, et au darrain il fu mis à
Saint-Germain-des-Prés dessoubz Paris, où il repose encore jusques au jour
d'uy. Et fu aporté lors avec le corps saint Agofroy son frère, et le corps
saint Thurion, arciprestre de l'églyse de Dol en Bretaigne.
VII.
ANNEE: 884.
De la mort le roy Carlemaine et de son fils Loys-Fai-noient. Coment
appelèrent en aide l'empereur Charle les barons, contre les Normans, et
coment il revindrent en France. De la mort Loys-le-Fai-noient. Coment les
barons couronnèrent le roy Eudes pour l'enfant garder qui fu appelé le roy
Charles-le-Simple.
(Mort fu le roy Carlemaine; mais comment né quant il mourut ne parole pas
l'istoire, et pour ce nous en convient taire.) [187]Après luy régna son
fils qui par surnom fu appelé Fai-noient. Sy fu ainsi surnommé ou pour ce
qu'il ne fit nule chose que l'on doive mettre en mémoire ou pour ce que il
traist une nonnain de l'abbaye de Chiêle et l'espousa par mariage, si comme
aucuns disoient; que c'est l'un des grans pechiés que nul homme puisse
faire.
Note 187: L'histoire de ce roi
Louis Fai-noient
est entièrement
fausse; on doit supposer que par l'effet d'une transposition on aura
mis sur le compte d'un fils de Carloman qui mourut sans enfans, ce
qui se rapportoit soit à son frère, soit à son père.
Au temps de ce Loys retournèrent les Danois en France, qui au royaume
avoient fait moult de maulx au temps son père Carlemaine, [188]qui à eus
avoit fait accort en telle manière que il leur deust rendre, chascun an,
douze mille besans d'argent, par telle condicion que il tenissent paix au
royaume douze ans. Mais il ne tindrent pas celle condicion, car tantost
comme il sorent que Carlemaine fust mors, il retournèrent à grant ost, et
disoient qu'il n'avoient faitte nulle paix aux François, mais au roy tant
seulement. Grans dolours et grans persécutions firent lors au royaume; et
pour paour d'eulx s'enfuyrent les gens de religion à tous les corps sains
là où il cuidoient estre plus asseur. Lors appelèrent en leur ayde ceulx de
France et d'Austrasie l'empereur Charle qui fils ot esté le roy Loys de
Germanie. Les Normans assist en un fort lieu; à la parfin fist paix à eulx
en telle manière que Godefrois, le roy de celle gent, seroit baptisié et
aroit à femme Gille la fille le roy Lothaire, et qu'il tendroit la duchée
de Frise. Baptisié fu, et le tint sur fons l'empereur meismes. Un autre roy
des Normans qui Sigefrois avoit nom fist issir de son royaume par dons
qu'il luy donna[189]; et puis revint au royaume de France par la
mauvaistié qu'il sentoit au roy Loys Fai-noient. [190]Et plus grant dolour
y eust que devant, sé ne fust Hues qui par France estoit appelé abbé, qui
les chastoia et défoula durement; car il se combati à eulx à pou de gent,
et estoient multitude sans nombre, et en fist si grant occision que à
paines en demoura-il un seul pour porter aux autres la nouvelle de leur
confusion. Par celle desconfiture furent les Danois si chastoiés et si
humiliés que il se tindrent en paix une pièce. Un pou après mourut cil
Hues, et pou de temps après fu mors ce roy Loys que l'istoire appelle
Fai-noient
. Un petit fils laissa qui estoit alaitant en bersueil qui
estoit appellé Charles-le-Simple[191]. (Cil Charles-le-Simple fu mort ou
chastel de Péronne en prison si comme nous dirons cy après.) Et quant les
barons virent qu'il n'avoit pas aage à terre tenir, si se conseillièrent
que il feroient; car il avoient oy dire que les Normans devoient revenir en
France. De Robert, le conte d'Anjou, estoient demourés deux fils; cil
Robers estoit descendu du lignage de la gent de Saissoingne, et l'avoient
les Normans occis. De ces deulx frères avoit nom l'ainsné Eudes et l'autre
Robert, ainsi comme le père. L'ainsné des deus eslurent les barons de
France et de Bourgoingne et d'Aquitaine, et jà soit ce qu'il[192] en alast
moult encontre, pour l'enfant garder et pour le royaume gouverner. A roy le
sacra et enoint Gautier, l'arcevesque de Sens. Tant comme il régna fu moult
débonnaire, viguereusement governa le roiaume; bien nourri l'enfant et
toujours fu loial vers luy. Mors fu, dont ce fust dommage. Si reçut le
roiaume Charles, qui puis fu appelé le Simple. En son temps vindrent
Normans de rechief et entrèrent par devers Bourgoingne jusques à
St-Florentin. Et Richart, le duc de Bourgoingne, assembla son ost et leur
ala à l'encontre en la contrée de Tonnoire; grant multitude en occist et le
remenant s'enfuy.
Note 188: Ce qui suit est traduit des
Annales
dites
de Metz
, anno
884. (Voy.
Historiens de France
, tome VIII, page 65.)
Note 189: Tout ce qui précède se rapporte à l'année 882, et a déjà
été raconté. C'est toujours Louis III, frère de Carloman, dont la vie
et la mort sont confondues avec celles de Carloman.
Note 190:
Aimoini Continuatio, lib. V, cap. 41.
Note 191: Charles-le-Simple étoit le troisième fils de
Louis-le-Bègue.
Note 192:
Qu'il.
C'est-à-dire:
Lui Eudes
.
Incidence.
En ce temps fu mouvement et croulléis de terre près de la cité
de Sens au terroir de Sainte-Coulombe, en la quinte ide de janvier.
CI COMMENCENT LES GESTES LE
ROI CHARLE-LE-SIMPLE.
§
ANNEE: 898.
Ci commence l'istoire de Rollo qui puis fu appelé Robert, et des ducs de
Normandie qui de luy descendirent.
([193]Grant temps avant, estoient en France venus les Normans par maintes
fois, si comme l'istoire a devisé en plusieurs lieux: si avoient fait moult
de maulx au royaume et en l'empire, et dura cette dolour par fois plus de
XL ans. Mais au temps de ce roy Charles-le-Simple fu la grant persécution
au royaume et en l'empire; car les Normans retournèrent à si grant force et
à telle multitude qu'il ne povoient estre nombrés.) Par mer vindrent et
arrivèrent en Neustrie par grant navire. [194]Francques, l'archevesque de
Rouen, qui bien sceut que telle gent venoit, regarda l'estat de la cité et
les murs qui estoient decheus et abatus, si pensa que c'estoit plus seur
d'acquerre leur paix et leur amour en aucune manière que leur mautalent: à
eulx s'en ala et fist tant qu'il ot leur bonne volenté. Tantost vindrent et
amenèrent leur navie par Seine jusques aux murs de la cité. Sagement
regardèrent le siège de la cité et la contrée d'environ, et virent que le
lieu leur estoit moult profitable par mer et par terre. Pour ce
establirent, tout d'un accort, que ce fust le siège et le chief de toute la
contrée. Si esleurent un d'eulx, qui avoit nom Rollo, et le firent prince
et seigneur sor eulx tous. [195]Quant Rollo se vit souverain de toute sa
gent, si se prist à pourpenser comment il pourroit destruire la cite de
Paris et confondre et estaindre crestienté. [196]En trois parties divisa sa
navie par trois grant rivières qui chéent en la mer, si comme par Seine,
par Loire et par Gironde. Ainsi s'espandirent par toute France, si n'estoit
nul qui appertement leur osast contrester. Le jour de la saint Jehan
prinstrent et ardirent la cité de Nantes et martirièrent l'évesque Guimard
dessus l'autel qui sa messe chantoit. Lors vindrent plus avant et
s'espandirent par tout le pays; la cité d'Angiers embrasèrent et puis
assistrent la cité de Tours, mais à celle fois fu garantie par les prières
monsieur saint Martin. Son corps avoient porté, un peu avant que ce
avenist, en la cité, et les païens ardirent l'abbaye qui estoit delez la
ville: et s'enfuyrent les moines et les clercs. Et puis fu le corps
monsieur saint Martin porté en la cité d'Aucuerre. Aussi fu destruit et
abattu en Acquitaine le palais Charlemaine qui estoit en un lieu appelé
Cassinoge[197].
Note 193: Les chapitres qui suivent immédiatement ne sont numérotés
dans aucuns manuscrits. Je me suis surtout réglé dans l'ordre que
j'ai suivi sur la belle leçon exécutée pour Charles V, et cotée
aujourd'hui n° 8,395.
Note 194:
Willelmi Gemeticensis monachi historia Normanorum
,
lib. 2, cap. 9. Ou cette intervention de l'archevêque Francon doit
être reportée à trente années au-delà, ou bien ce fut un autre
archevêque de Rouen, sans doute Jean, qui conclut avec Rollon
l'arrangement dont parle ici Guillaume de Jumiéges. Wace raconte la
même chose. (Vers 1158 et suivans.)
Note 195:
Will. Gemet. hist., lib. 2, cap. 10.
Note 196:
Ex fragmento historiæ Franciæ
. Ce fragment est inséré
dans le tome VIII des
historiens de France
, page 300.
Note 197:
Cassinoge.
Ou Chasseneuil, palais de nos rois dont nous
avons déjà parlé.
Quant Rollo et les Danois orent ainsi tout le pays destruit, si entrèrent
en leurs nefs et s'en alèrent par la rivière de Saine et passèrent par
Auvergne et en la parfonde Bourgoingne, et détruisent tout lu pays jusques
à Clermont en Auvergne. Après, retournèrent par la province de Sens et
vindrent jusques en l'abbaye Saint-Benoît-de-Flory; mais deulx jours avant
qu'il venist là, soient bien les moines que il devoient venir; lors
prisrent le corps monsieur saint Beneoist et l'emportèrent en la cité
d'Orléans et le reposèrent en l'églyse de Saint-Agnan jusques à tant que
ceste pestilence fust passée. En l'abbaye vint Rollo et sa gent: les moines
qu'il trouvèrent laiens et aucuns sergens de l'églyse occirent, le moustier
robèrent et puis ardirent tout.
§
ANNEE: 898.
Coment S. Beneoit se apparut au conte Sigillophes et luy dist que il
allast hardiement sus les Normans. Et coment S. Beneoit le conduisoit parmi
la presse des batailles. Et coment il ot victoire.
En celle nuit meisme apparut saint Beneoist à un conte qui avoit nom
Sigillophes qui estoit advoué de l'églyse et luy dist ainsi: «Haa! conte,
coment es-tu plain de si grant couardise et de mauvaistié que tu n'as pas
deffendue l'abbaye de Flory dont tu dois être deffendeur et advoué, et dont
les sergens Nostre-Seigneur que les païens ont occis gisent à terre sans
sépulture?» Et le conte luy demanda: «Sire, qui es-tu?--Je suis,» dit-il,
«Beneoît qui des parties de Bonivent voult estre ça translaté, et ay laissé
mon propre lieu de Montcassin pour cest lieu de Flory, pour ce que la
lumière et la discipline de religion resplandist en toute France pour la
présence de mon corps. Liève dont sus tantost, et soies fors et hardis, et
enchasse les paiens qui mon moustier ont ars et mes moines occis, et sont
ainsi eschappés dont ce est grant honte.» Et le conte respondi: «Sire,
comment pui-je ce faire que tu me commandes, et rescourre les proies de tes
ennemis quant je n'ay pas temps d'assembler gens?» Et le saint père luy
dist: «Ne te chaut sé tu as peu de chevaliers, mais prens tant seulement
ceulx que tu as avec toy et ton escu, si enchauce les paiens et n'aies
nulle paour, car je seray avecque toy et te deffendray; et saches que tu
retourneras vainqueur et auras très-bonne et grant victoire.» Lors
s'esveilla le conte et commença à penser en soy meisme de celle avision.
Tantost se leva et s'arma et suivit les paiens à tant de gens comme il pot
assembler; en eulx se feri hardiement et leur rescoust la proie et les
prisonniers qu'il enmenoient; et retourna à grant joie luy et sa gent sans
nul mal. Après s'en ala en l'abbaye et fist enterrer par grant dévotion le
corps des moines qui occis estoient.
Ceste novelle vint au roy Charles, coment le conte Sigillophes avoit
rescous la proie aux Normans à peu de gent, et estoit retourné à grant joie
sain et haitié. Mander le fist le roy, et quant il fu devant luy, si luy
compta tout ainsi comme il avoit fait; si en appela Dieu à tesmoing que à
celle heure qu'il se combatoit, messire saint Beneoist monta sur son cheval
et le gouverna et tint parmi le frain, tant comme la bataille dura, et
tournoioit l'escu contre ses ennemis et le ramena sain et haitié, luy et
tous les siens. Le roy fu moult liés de ces nouvelles et glorifia moult
nostre Seigneur, puis ala à l'abbaïe Saint-Beneoist-de-Flory: grant deuil
fit quant il vit la destruction de celuy lieu; si largement y donna de ses
biens que le moustier fust presque tout restoré dedans un an. Une petite
chapelle estoit fondée au chastel en l'onneur saint Père qui oncques du feu
ne fu bruslée né mal mise.
En cel an meisme, oient conseil les moines qui revenus estoient, que il
rapporteraient le corps monsieur saint Beneoist en une nef parmy Loire, de
la cité d'Orléans où il avoit esté porté, et le remestroient arrière au
moustier, en son propre lieu qui pas n'avoit esté ars par la volonté nostre
Seigneur. Au commencement des Avans establirent lieu et temps de ce faire.
Lors furent assemblés évesques et abbés et s'en alèrent à Orléans pour
apporter le saint trésor. En une nef le mistrent qui tantost s'esmut sans
ayde et sans gouvernement de nul homme, et s'en ala fendant contremont
Loire, dès Orléans jusques prez de l'églyse Saint-Beneoist; si fu le jour
que ce avint devant les nonnes de décembre. Et quant la nef vint au port
desous l'abbaïe, grand nombre d'évesques, d'abbés, de moines et de peuple
coururent au devant, qui tous chantoient: «Bien soit venu qui vient au nom
de nostre Seigneur!»
Si avint en celle journée merveilleux miracle; que tous les arbres qui
estoient restraint par la grant gelée et par la grant froidure que il
faisoit comme en celle saison, florirent, et porriers, pommiers, haies et
buissons qui fleurs doivent porter. Le corps saint reçurent devotement et
le mirent en l'églyse Saint-Pierre; et quant il orent le service célébré,
si se départirent à grant joie.
§.
ANNEE: 898.
Coment Rollo assist la cité de Chartres. Et coment Richart duc de
Bourgogne et l'ost des François et le conte de Poitiers vinrent sur luy et
destruirent moult de ses gens, tant qu'il s'en fui.
[198]En ce point envoya le roy Charles Franques, l'archevesque de Rouen, à
Rollo, le tyran, pour demander trèves de trois mois. Données furent, mais à
la fin des trèves recommença le tyran à destruire tout le pays ainsi comme
devant. [199]Par Estampes s'en ala jusques à Chartres; forment commença à
estreindre la cité et assaillir. Et tandis comme il estoit en ce point,
vint sur luy Richart le duc de Bourgoigne et l'ost des François et Ebalus
le conte de Poitiers. Rollo et les siens les reçurent hardiement, et
fièrement se combatirent d'ambedeulx pars, quant Asselins, évesque de la
cité, issi hors soudainement à tant de gent comme il pot avoir, si portoit
en sa main la chemise Notre-Dame. Si les assaillirent par derrière, et
moult en firent grant occision. Et quant Rollo vit que luy et sa gent
estoient à si grant méchief, si aima mieux à fuyr et à donner lieu à ses
ennemis, que soy combatre en tel péril; si s'en fuy tant plus par sens que
par paour. Une partie de son ost s'en fu sur une montaigne devant les
François qui les enchasçoient; et Ebalus le conte de Poitiers, qui tard
estoit venu, les acceint[200] quant il furent sur la montaigne, si que il
ne s'en peussent fuir né eschapper. Quant ce vint vers la mienuit, les
Normans descendirent et s'enfuyrent parmi l'ost. Lors cuida le conte Ebalus
que Rollo fust couru sur eulx; si eut moult grant paour et se bouta en la
maison d'un foulon et reposa là toute nuit. Au matin s'apperçurent les
François que les Normans estoient eschappés, des esperons brochèrent après.
Quant il les eurent trouvés, il ne s'osèrent embatre à eulx, car il avoient
fait entour eulx un parc et une forteresse d'arbres et de charrettes et
d'autres choses, si qu'il ne povoient pas venir à eulx sans grant péril.
Lors s'en retournèrent atant, et les Normans, qui eschappés furent,
s'enfuyrent à leur seigneur. [201]Moult fu Rollo courroucié et forcené pour
la mort de sa gent: son ost assembla et les exorta moult à prendre
vengeance de leurs compaignons et à dégaster tout le pays. Que vous
compteroit-on plus? Ainsi comme des lous affamés se férirent les païens au
peuple crestien, les églyses ardoirent, le peuple menèrent en chetivoison
et les femmes aussi; partout estoit pleurs et cris et lamentations.
Note 198:
Willelmi Gemeticensis chronicon, lib. II, c. 15.
Le
traducteur de Saint-Denis abrège le récit original.
Note 199:
Id. id., c. 16.
Note 200:
Acceint
, entoura.
Note 201:
Willelm. Gemet., liv. II, c. 17.
§.
ANNEES: 911/912.
Coment Rollo receut baptesme, et fu son parrin Robert le duc
d'Aquitaine, et luy mist son nom et eut à femme Gille la fille
du roy de France.
Quant François virent que France estoit tournée à tel dolour, si s'en
allèrent au roy et se complainstrent tous d'une voix de luy-meisme, que le
peuple crestien et toute France estoit en telle persécucion par son deffaut
et par sa paresse; moult fu le roy esmeu pour ces paroles. Tantost envoia
Francques, l'archevesque de Rouen, à Rollo, et luy manda que sé il et sa
gent vouloient recevoir le baptesme loyaument, il luy donneroit Gillette sa
fille par mariage et toute la terre de la rivière d'Epte, jusques en
Bretaingne. Au tirant s'en ala l'archevesque Francques et luy compta ce que
le roy luy mandoit et moult luy amollia et luy chastoya son cuer, car il
estoit paravant son acointe moult grandement. Et, si comme Dieu l'avoit
ordonné, Rollo reçut liement ce mandement, par le conseil de sa gent, et
prist jour de parlement, au roy à Saint-Cler-sur-Epte[202]; si donna trèves
de trois mois, et convenança que dedens ce terme il feroit au roy ferme
paix. Au jour et au lieu nommé vindrent d'une part et d'autre, si fust le
roy deça la rivière d'Epte et le conte Robert qu'il eut avec luy amené; et
Rollo et sa gent refurent par delà de la rivière. Tant allèrent messaiges
entre deulx que paix fu faicte selon les convenances qui orent esté mises.
Note 202:
Saint-Cler-sur-Epte
, aujourd'hui bourg du département de
Seine-et-Oise, ancien Vexin, à sept lieues de Mantes.
Toute la terre de Neustrie luy donna le roy et Gillette sa fille par
mariage et, par-dessus, toute Bretaingne; et commanda le roy aux deulx
princes de cette contrée, Berengier et Alain, qu'il entrassent en son
hommage. Tout le pays jusques à la mer estoit tourné en gastine[203]; si
que nul n'estoit qui osast terre labourer, et estoient les haies et les
buissons par tout creus, par la longue persécution et pour les continues
assaux des païens. Après ces choses ainsi faictes retourna le roy en France
et envoia à Rollo Robert, le conte de Poitiers. Quant Rollo fu venu à
Rouen, l'arcevesque Franque appareilla les fons pour le baptisier. Robert,
le duc d'Aquitaine, le leva de fons: son nom luy mist et fu appelé Robert.
Note 203:
Gastine
, désert.
Puis que Rollo fu baptisié, il honora moult sainte églyse et crut moult
dévotement en la foi crestienne. Tous les sept premiers jours qu'il demoura
en aubes, donna chascun jour grans dons aux églyses: le premier jour donna
grant terre à l'églyse Notre-Dame de Rouen; le second jour à Notre-Dame de
Baieux; au tiers jour à l'églyse Notre-Dame d'Evreux; au quart jour à
l'églyse de Saint-Michel-en-Péril-de-Mer; au cinquiesme jour à l'églyse
Saint-Père et Saint-Oyen qui sont en la cité; au sixiesme jour, à l'églyse
St-Père et St-Acadie-de-Jumèges; et au septiesme jour donna Berneval et
toutes les appartenances à l'églyse Saint-Denis le martire, l'apostre de
France.
Au huitiesme jour qu'il ot les armes mises jus, il commença à donner à ses
princes et à ses chevaliers la terre qu'il avoit conquise: et quant les
païens virent que leur sire estoit crestien, il guerpirent les idoles et
coururent au saint baptesme d'un cuer et d'une volenté; et le conte Robert
d'Aquitaine retourna en France lié et joiant, quant il ot accompli la
besoingne pour quoy il estoit alé. Et le duc Robert, nouvellement converti,
fist grant appareil comme pour espouser la fille du roy, si l'espousa à la
loy crestienne en l'an de l'Incarnation neuf cent et douze. Après establi
ses lois et ses drois par toute Normandie et fu la terre si seure et si
bien gardée qu'il n'estoit nul qui rien y osast méfaire. [204]Une pièce de
temps vesquit Gillette, la duchesse, avec son seigneur; morte fu sans hoir,
et le duc Robert reprist, après mort, une dame qui ot nom Pompée[205] que
il avoit avant laissée. De celle avoit un fils qui Guillaume avoit nom;
vaillant et sage et bien entechié[206]. Le duc Robert qui moult estoit jà
affoibloié des travaux et des batailles ou il avoit toute sa force
dégastée, se pourpensa et ot délibération à qui il pourroit sa terre
délaissier. Lors assembla tous ses barons et les deulx princes de
Bretaingne, Alain et Berengier. Son fils Guillaume, qui moult estoit beaux
et avenant, fist venir devant tous et leur commanda que il le préissent à
seigneur et le féissent prince de toute Normandie qui, jusques à ce temps,
estoit appelée Neustrie, et leur dist en telle manière: «A moi appartient
que je le vous livre pour seigneur et à vous que vous luy portez foi et
loiauté.» Quant il ot ce dit, si parla à eulx moult doulcement et les
enseigna moult de paroles et commanda que chacun luy feist hommage en sa
présence. Après ces choses vesquit environ cinq ans et mouru vieux et
debrisié.
Note 204:
Willelmi Gemet., lib. II, c. 22.
Note 205:
Pompée
, latinè,
Poppa
. Rollo l'avoit eue pour maîtresse
avant d'épouser la princesse Gilette. Le roman de Rou dit de
Poppa
:
Liquens Berengiers ot une fille mult bele,
Pope l'apele l'en, mult est gente pucele....
Rou l'en a fait sa mie, qui mult l'a désirée;
D'ele fu né Wiliam, qui ot nom Lunge-Espée.
(
Vers
1340.)
Note 206:
Entechié.
Instruit, morigéné.
§.
ANNEE: 923.
Coment Hebert le conte de Vermendois prist par traïson, en semblance
d'amour, le roy Charle-le-Simple et le mist en prison.
Incidence.
[207]Es kalendes de février furent vues en l'air compaignies
ainsi comme de gens armés: et sembloit que l'une chassast l'autre parmy
l'air; et fu signe et demonstrance des choses qui puis avindrent au
royaume; car en cel an meisme fu si grand dissencion entre le roy et les
barons que pour ces guerres meismes y ot faicte mainte occision, mais à la
parfin cessèrent ces guerres par la voulenté Nostre-Seigneur. Au tiers an
après, mourut Richart, le duc de Bourgoingne, et fu enseveli en l'abbaye
Saincte-Colombe de lez la Cité de Sens, en l'oratoire Saint-Simphorien le
martir.
Note 207:
Chronicon Lugonis Floriacensis monachi. A° 918.
[208]Entour un an après la mort le duc Richart, mut contens entre le roy
Charle-le-Simple et le prince Robert dont l'istoire a dessus parlé, qui
frère eut esté le roy Heudes. La cause de la guerre fu pour ce que Robert
disoit que il n'avoit pas eu partie du royaume qui lui estoit eschéue du
descendement de son père; un pou du royaume saisi par force; et pour ce
qu'il semblast que il peust encore mieux faire et par auctorité d'aucune
seigneurie, fist-il tant vers aucuns des évesques, en partie par losangerie
et en partie par don et en partie par menace, que il le couronnèrent, et de
ceptre et de couronne. Puis assembla son ost et vint à bataille contre le
roy à Soissons, mais en celle bataille le occirent les barons de la partie
le roy. Si ne furent pas sa gent si esbahis qu'il ne se combatisseut
forment et longuement puis encore qu'il furent certains de sa mort; mais
quant le roy s'en retournoit de celle bataille, si luy vint à l'encontre
Hebers, le conte de Vermandois; homs étoit le plus desloiaux de tous les
desloiaux; au roy parla faulcement en semblance d'amour, et le pria de
herbergier au chastel de Péronne. Le roy, qui par simplesse ne pensoit à
nul mal, si le crut et fist sa requeste; et quant le desloyaux Judas le
tint en sa forteresse, si le prist et le mist en fort prison. Tout ce
fist-il pour ce que Robert, qui en la bataille avoit esté occis, avoit sa
serour à femme; et de celle fu né Hugues-le-Grand.
Note 208:
Hugo Floriac. A° 922.
I.
ANNEE: 923.
Ci comence du roy Raoul, coment il fu coroné à roy et vertueusement
governa le roïaume.
Quant Charle-le-Simple fu ainsi emprisonné par trahison, si demoura l'estat
du royaume moult périlleusement. Lors s'accorda que un sien filleul, qui
avoit nom Raoul et eut esté fils Richart, le duc de Bourgoingne, fust
couronné. A ce s'accorda Hugues-le-Grant et les autres barons de France. Si
fu cil Raoul couronné à Soissons. Grant pièce de temps demoura Charle en
prison. Maint mal et maint grief y souffri, et à la parfin mouru-il et fu
enseveli en l'églyse Saint-Foursin. Son fils Loys, que il avoit eue de
Algine, la fille au roy d'Angleterre, s'enfui à son aioul, car il se
doubtoit moult que autelle meschéance ne l'y avenist comme à son père; et
si sembloit que il feust plus seurement oultre-mer en estrange région que
en son propre royaume et entre ses gens meisimes. Vingt-sept ans régna
Charle-le-Simple. [209]Au temps du roy Raoul moult vindrent paiens en
Bourgoingne; grant partie du pays dégastèrent; François et Bourguignons
alèrent encontre, et fu celle bataille en un lieu qui a nom Kallos li
mons[210]. Mais moult y eut occis de crestiens; toutes voies eurent-il
victoire. (Le roy Raoul gouverna le royaume douze ans noblement et
vertueusement; et deffendi sainte Eglyse, et voult que le povre eust aussi
audience, en requérant son droit, comme le riche.) [211]Dessoubs ce Raoul
eut Hues-le-Grant le nom d'abbé, après son père le conte Robert, et tint
l'abbaye de Saint-Germain: et furent laiens, en son temps, trois déans: le
premier eut nom Armaire, le second Gobert et le tiers Albon. En ce temps
morut le roy Raoul. Enseveli fu en l'églyse Sainte-Colombe de Sens.
Note 209:
Ex chronico Hugonis Floriacensis, anno 926.
Note 210:
Kallos li mons.
Hugues de Fleury dit:
In monte Chalo
,
et le continuateur d'Aimoin:
Kalomonte
.
Note 211:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 42.
II.
ANNEEs: 931/933.
Des bones meurs Guillaume, duc de Normandie; et coment il eut victoire sur
tous ceulx qui le vouloient grever.
[212]Après la mort Rollo, qui en baptesme fu appelé Robert, tint la duché
de Normandie son fils Guillaume, dont l'istoire a fait là dessus mencion.
La foy crestienne gardoit de tout son pouvoir loiaument; moult lui avoit
Dieu donné de graces, car il estoit grant et bien fourmé, beau de face, les
ieus vairs et clairs. Débonnaire estoit et de ferme volenté à ses amis, et
à ses ennemis horrible et fier comme un lyon: en bataille fors comme un
géant, si n'apétiçoit pas entour lui sa seigneurie, ains la croissoit de
toutes pars: et pour ce conçurent maint des barons de France hayne et envie
contre luy. En ce temps se vouldrent soustraire de son fié et de sa
seigneurie les deulx princes de Bretaingne Alain et Berengier, qui au temps
le roy Robert, son père, luy avoient fait hommage, et se vouldrent monstrer
amis du royaume de France[213]; mais le duc entra tantost en Bretaingne; le
pays dégasta, et abati les forteresses. Tant mena Alain qui estoit
principal de cette félonie, qu'il le chasça en Angleterre, et Bérengier
fist vers luy paix.
Note 212:
Willelmi Gemetie, lib. III, cap. 1.
Note 213:
Et se vouldrent monstrer amis.
Dom Bouquet a lu:
Et se
vodrent mettre nu à nu de sor le roiaume de France.
Je pense que
j'ai reproduit le véritable texte de la traduction; mais cette
traduction est mauvaise. Il falloit: Et se disposent à faire la
guerre au roi de France. «
Regi Francorum ulterius disponentes
militare
.»
[214]Après ce lui sourdi autre guerre de ses gens meismes; car Riulphe,
l'un de ses princes, le cuida chascier de Normandie. Grant gens assembla,
le fleuve de Seine trespassa soudainement, et dedens la cité de Rouen
assist le duc Guillaume qui dedens estoit à peu de gens, comme cil qui pas
ne s'en prenoit garde. Si pensoit à ce le traître qu'il l'occiroit et se
mettroit en saisine de la terre. [215]Et quant le duc se vit ainsi
entreprins des siens meismes, il se commença à pourpenser quel conseil il
pourroit prendre qui fust à son honneur et à sa sauveté, et par quoy il
chastoyast les siens de telle présomption. En la fin issi hors par
l'enticement Bothone[216] un sien amy qui assez luy disoit de laides
paroles pour luy encouragier. A tout trois cens chevaliers armés courut sus
ses ennemis; parmy les tentes se feri et fist d'eulx moult grant occision.
Et les autres s'enfuyrent et se rependirent parmi les bois et là où il se
peurent le miex sauver. Et Riulphe, qui vit la desconfiture de sa gent, se
mist avec ceulx qui fuyoient et eschappa en telle manière. Après la
bataille nombra le duc sa gent et trouva qu'il n'en y avoit nuls perdus. Le
lieu où telle desconfiture fu est encore aujourd'huy appelé
Le Pré de la
bataille
[217].
Note 214:
Villelm. Gemet., lib. III, c. 2.
Ce Riulphe étoit comte
de Cotentin.--Wace, vers 2120:
Riouf fu uns Normanz qui mult se fist doter,
Quens fu et sage et pros, bien sout mal en arrier;
Quais fu de Costentin entre Vire et la mer.
Note 215:
Id.-- id.-- c. 3.
Note 216: Bothone. «A quodam Bothone procuratore suo indecenter
lacessitus.
Les poètes françois Wace et Beneoît de Sainte-More
entrent dans d'autres détails sur
Bothon
. Il étoit, dit Beneoît,
comte du Bessin, et fut le
maître
du jeune Guillaume Longue-Epée.
Beneoît ne cite que les reproches de Bernart le Danois, mais Wace
nous a conservé ceux de Boton:
Willame, dist Boton, tu dis grant avillance,
Encore n'as feru né d'espée né de lance,
Et jà t'en veille fuir, mult as dit grant enfance....
Cuars es, dist Boton, par le cors saint Fiacre, etc.
(Vers 2175.)
Note 217:
Le pré de la bataille.
M. Le Prévost, dans les notes du
roman de Rou, a remarqué que jusqu'à la fin du XVIIIème siècle on
avoit continué de désigner sous ce nom le boulevard occidental de
Rouen.
Au retourner de celle bataille, luy vint un message de Fescanp qui luy dist
qu'il avoit un nouvel fils d'une noble dame qui avoit nom Sporte, qu'il
avoit espousée. Moult fu lié de ces nouvelles; tantôt manda à Herie,
l'évesque de Baieux, que il le baptisast ès sains fons et que il luy méist
nom Richart. L'évesque, qui moult en fu lié, fist son commandement et puis
envoia l'enfant pour nourrir à Fescanp.
Pour les victoires que le duc avoit de ses ennemis, estoit jà la renommée
de luy espandue par diverses régions, si que les contes et les barons du
royaume venoient de diverses parties et hantoient sa court; et il les
honoroit tant et donnoit de si beaux dons que quant il se partoient de lui
il s'en alloient en grant liesce. De la renommée de luy furent si esmeus le
duc Hues et Guillaume le conte de Poitiers, et le conte Herbert, que il
vindrent à luy en la forest de Lyons, où il se déduisoit en chasces de
bestes sauvages moult lyement; à grant appareil les reçut tant comme il
vouldrent demourer avec luy. Souvent disputèrent de moult de besoingnes et
de maintes ordenances de choses temporeles. Entre ces choses et ces paroles
luy requist Guillaume le conte de Poitiers une sienne seur qui avoit nom
Gellot par mariage; et le duc luy octroia volentiers par le conseil
Hues-le-Grant. Là meisme l'espousa à grant feste et puis l'enmena en son
pays.
Pour la noblesse du duc et pour sa grant renommée desiroit moult aussi le
conte Herbert que il eust à faire à luy et que hoirs ississent de luy qui
fussent de son lignage. Tant parla le duc Hues de ceste besoingne, que le
conte Herbert luy donna sa fille, et le duc Guillaume la prist et l'espousa
et puis la mena à Rouen à grant compaingnie de sa gent.
Ci fine du roy Raoul et du bon duc Guillaume de Normendie.
CI COMENCENT LES GESTES
DU ROY LOYS, FILS
CHARLE-LE-SIMPLE.
I.
ANNEE: 936.
Coment le duc Guillaume de Normandie et les barons de France envoièrent en
Angleterre querre Loys, le fils Charle-le-Simple; et coment il fu coroné en
la cité de Laon.
(En ce temps n'avoit en France point de roy, car le roy Loys et la royne
Algine, sa mère, s'en estoient fuys au roy d'Angleterre, son père.) [218]Et
Hues-le-Grant et les autres barons de France envoyèrent Guillaume,
l'arcevesque de Sens, en Angleterre à la royne Algine, qui femme avoit esté
au roy Charle-le-Simple, et à Loys, son fils; et luy mandèrent que
seurement s'en retournassent en France, elle et Loys son fils, et il luy
feroient serement de loiauté et luy donneroient ostage. [219]Et le roy
Elphetains d'Angleterre qui jà avoit oïe la renommée du duc Guillaume, si
luy envoia ses messages, à tous grans présens et luy pria moult que il
restablisist, par l'accort aux barons, son nepveu Loys au royaume. Et puis
si luy prioit après, que il pardonnast son mautalent à Alain, le Breton,
pour l'amour de luy. Les prières le roy reçut le duc moult voulentiers; à
Alain pardonna son mautalent, et luy donna congié de retourner en son pays.
Note 218:
Hugonis monachi Floriacensis Chronicon, anno 936.
Note 219:
Historia Willelmi Gemetic., lib. III, c. 4.
Quant l'enfant Loys fu retourné en France, le duc Guillaume et le duc
Hues-le-Grant et les autres barons du roiaume le firent couronne
solempnelement en la cité de Loon.
[220]
Incidence.
--Au second an après le seizième jour des kalendes de
mars, furent vues compaignies toutes rouges parmi l'air; et commencèrent au
cos chantant; et durèrent jusques au jour. Le neuviesme jour de devant les
kalendes d'avril, les Hongres, qui estoient encore païens, vindrent en
France et commencèrent à dégaster Bourgoingne et Aquitaine.
Note 220:
Hug. monach. Floriac. Chron., anno 937.
Le roy Loys n'eut pas régné plus de cinq ans, quant les barons de France se
tournèrent contre luy. En celle année fu si grant famine que l'on vendoit
un septier de fourment XXIIII souls; [221]et quant le roy Loys vit qu'il ne
povoit durer ainsi, il manda au roy Henry d'oultre le Rin que moult
voulentiers aroit à luy parlement et volentiers aroit à luy amour et
alliance. Et il luy remanda[222] que en nulle manière il ne feroit cette
chose sans la voulenté et sans l'assentement Guillaume, duc de Normandie.
Et quant le roy oy ceste chose, il s'en ala au duc et luy requist conseil
et ayde vers ses barons, et le duc le reçut honorablement comme roy et
comme son lige seigneur et luy promist conseil et ayde vers ses barons.
Ensemble demourèrent ne scay quans jours. Un chevalier qui Tigris avoit nom
envoyèrent, tandis, au roy Loys d'oultre le Rin; et puis se mirent après à
grant gent, et, pour celle besoingne, appelèrent avec eulx deulx princes de
France, le duc Hues et le comte Herbert.
Note 221:
Willelmi Gemet., lib. III, cap. 5.
Note 222:
Il lui remanda.
Le roi de Germanie lui manda.
Lors s'assemblèrent les deulx roys sur le fleuve de Meuse et se logèrent
l'un çà et l'autre là: et le duc Guillaume traveilla tant pour les deulx
parties, que les deulx roys fermèrent amour et alliance l'un vers l'autre
tout en la manière que il le devisa. A tant se départirent; si s'en
retourna le roy Loys en France, et moult mercya le duc Guillaume de ce que
il avoit fait pour luy.
[223]En son retour encontra le roy un message qui à luy venoit battant; qui
lui compta que la royne Engeberge avoit eu un fils. Moult en fu le roy lié.
Le duc pria, qui estoit encore avec luy, que il le levast des sains fons et
luy méist nom Lothaire; le duc luy octroia et moult en fu lié. Ensemble
s'en alèrent à Loon; là fu l'enfant baptisié. Du roy se parti le duc et
s'en ala à Rouen. Tout le clergié de la cité yssirent hors contre luy, et
chantoient:
Bien vingne qui vient au nom de Nostre-Seigneur!
et le
menèrent ainsi chantant jusques à l'églyse de Nostre-Dame. Là fist ses
oroisons dévotement, et de là retourna en son palais.
Note 223:
Willelm. Gemet., lib. III, c. 6.
II.
ANNEE: 941.
Coment le duc Guillaume voua être moine, et coment il establi Richart,
son fils, duc de Normandie.
[224]
Incidence.
En ce temps avint que deux sains hommes religieux se
départirent du Cambresis, d'une ville qui a nom Hapre. Si avoit nom l'un
Baudouyn et l'autre Godoin, et pour mener vie solitaire s'en alèrent à
Jumèges et commencèrent à coper haies et buissons à grant traveil de leurs
corps, et aplanèrent la terre pour faire habitacion. Si estoit cil lieu
près de l'abbaye de Jumèges, qui au temps de lors estoit gastée et
détruicte et sans habitacion pour les guerres qui orent esté au temps de la
persécucion. Lors avint que le duc Guillaume, qui lors chasçoit en la
forest, les trouva et leur enquist de quel pays il estoient là venus et
quel édifice c'estoit: car il estoient près de l'abbaye, si comme j'ai dit;
et les preudhommes lui comptèrent leur besoingne que il venoient à faire,
et luy offrirent du pain d'orge et de l'eaue en charité: et le duc
Guillaume ne le voult prendre, ains en eut desdaing pour la vilté du pain
d'orge et de l'eaue; et s'en parti le duc Guillaume et entra en la forest.
Tantost trouva un grant porc et l'escria[225]. Le porc qui estoit grant et
fort se retourna vers luy; et le duc, qui pas ne le redoubta, le reçut à
l'espée; si avint que la hante de l'espée brisa et le porc luy courut sus
et le débrisa et défoula malement, le duc touteffois sailly sus, et se
pourpensa à chief de pièce[226] que ce estoit pour le despit qu'il avoit eu
pour la charité des deulx preudhommes. Arrière retourna, leur requist la
charité que il avoit devant refusée, et promist à Dieu qu'il restoreroit le
lieu de Jumèges. Ouvriers y fist mettre pour le lieu nettoier et pour
copper arbres et buissons. L'églyse de Saint-Père, qui estoit descheue,
fist noblement rappareiller et recovrir: le cloistre et tous les offices
rappareilla et garni. Tandis[227], ses messages envoia à Gelot, sa serour,
la contesse de Poitiers, et luy manda que elle luy envoyast un nombre de
moines preudhommes religieux, pour mettre en celuy lieu; et la contesse,
qui moult fu liée et curieuse de ceste besoingne, luy envoia douze moines
et leur abbé, qui Martin avoit nom; si les prist du couvent Saint-Cyprien
de Poitiers. Au duc vindrent en la cité de Rouen; liement les reçut et les
mena en l'abbaye et donna à l'abbé et le lieu et l'abbaye en la ville, et
promist et voua à Dieu qu'il seroit moine en ce meisme lieu. Et eust
tantost parfait son veu sé l'abbé ne l'en eust destourbé pour ce que son
fils Richart estoit encore enfant: si se doubtoit que le pays ne feust
troublé par aucuns pervers hommes, par le deffaut de l'enfant. Et
touteffois fist-il tant vers l'abbé que il emporta une coulle et
estamine et les mist en son escrin, fermant à une petite clef d'argent
qu'il portoit à sa ceinture; dont, retourna à Rouen moult dolent qu'il ne
pouvoit faire ce que l'abbé luy avoit deffendu.
Note 224:
Willelm. Gemet. hist., lib. III, c. 7.
Note 225:
Et l'escria.
C'est-à-dire le fit lever, fit mettre les
chiens à sa poursuite. Le latin dit: «Quem festinè insequi cœpit.»
Note 226:
A chief de pièce.
A la fin. Au bout du compte.
Note 227:
Willelm. Gemet. hist., lib. III, c. 8.
Tantost après fist assembler un parlement des princes de Normandie et de
Bretaingne; et quant il furent tous assemblés, si descouvri son cuer. De ce
furent tous si esbahis qu'il ne sorent que respondre; au darrenier, quant
il furent revenus à eulx-meismes, si commencèrent tous ensemble à crier
tretous: «Très-débonnaire sire, pourquoy nous veulx-tu si soudainement
laissier; né cui laisseras-tu ta terre et ta seigneurie?» Lors respondi le
duc: «Je ay,» dit-il, un fils qui a nom Richart; si vous prie tous que sé
oncques m'amastes, que vous le me monstrez maintenant et que vous le
retenez à seigneur au lieu de moy; car ce que j'ay promis à Dieu de bouche,
je veux ce acomplir par fait.» A sa volenté s'accordèrent, tristes et
dolens, puisqu'il le convenoit faire. Tantost fu envoyé messages à Fescamp
pour l'enfant amener. Si luy fist chacun hommage, quant il fu venu, en la
présence du père humblement; et le père l'envoya à Baieux en la garde
Bethon, le prince des chevaliers, pour apprendre la langue danoise, pour ce
qu'il sceust donner appertement response aux siens et aux estrangers. Si
avons ces choses racomptées de l'abbaye de Jumèges, pour monstrer le saint
propos et la dévotion que le duc Guillaume avoit au lieu.
[228]
Incidence.
En ce temps avint que Suènes, le roy de Danemarche,
chasça Aigrolde, son père, du royaume; et cil qui eut oy parler du povoir
et de la valeur le duc Guillaume, s'en vint en Normandie par mer, à tout
soissante nefs garnies de bonnes gens armées. Et le duc le reçut bonnement
et luy donna la contrée de Coustance jusques à tant que son ost fu creu, si
qu'il peust recouvrer le royaume qu'il avoit perdu.
Note 228:
Willelm. Gemet. hist., lib. III, c. 10.
III.
ANNEE: 943.
Coment le bon duc Guillaume fu traï et martirié par Arnoul, le desloyal
conte de Flandres.
[229]Arnoul, conte de Flandres, qui estoit homme plain de trayson et de
boisdie[230], faisoit en ce temps moult de tors et de griefs à ses voisins.
Par son orgueil et par sa convoitise, au conte Herlouyn tolly le chastel de
Monstereuil. Cil Herlouyn avoit espérance que Hues-le-Grant, qui ses sires
estoit, ly deust aydier; mais quand il vit qu'il n'avoit de luy nul
secours, il s'en ala au duc Guillaume et le pria en plourant qu'il le
secourust contre le conte de Flandres, qui à tort le deshéritoit. Et le duc
assembla son ost, mist le siège devant le chastel, à force le prist et le
rendi au conte Herlouyn, et puis s'en retourna à Rouen. En ce temps
trespassa Franques l'arcevesque de la cité: si fu après luy un autre qui
Guimars avoit nom.
Note 229:
Id. id. c. 9.
Note 230:
Boisdie.
Fraude.
[231]Tant fu couroucié le conte Arnoul de Flandres pour ce chastel encontre
le duc Guillaume qu'il commença à traitier de sa mort entre luy et aucuns
des barons de France, et s'allièrent par serrement contre luy; et le
desloyaus traytre qui par trayson véoit à faire ce qu'il avoit en propos,
manda au duc que moult volentiers aroit à luy amour et alliance; et que,
pour l'amour de luy, pardonneroit à Herloyn son mautalent, et que sé ne
fust pour aucunes maladies qu'il avoit, il alast à sa cour meisme; et pour
ce luy prioit que il luy nominast un lieu où il peust aler et avoir à luy
parlement seur ceste besoingne. Et le duc, qui en toute manière désiroit à
prendre l'abit de moinage et à entrer en religion, et qu'il peust tout
avant laissier la terre, luy assena à Péquegni[231], sur l'eaue de Somme.
Là vindrent de deulx parties. Si fu l'ost du duc d'une partie de l'eaue, et
l'autre de l'autre. En my l'eaue estoit une ille; là s'assemblèrent les
deulx princes et s'entrebaisèrent, puis s'assistrent pour traitier de la
besoingne pourquoy il devoient estre venus; et Arnoul, qui la trayson Judas
avoit au cuer, detint longuement le duc en truffes. A la parfin, après
plusieurs baisiers et plusieurs seremens de paix et d'amour se départirent.
Si estoit jà vers le soleil couchant. Ainsi comme le duc dut entrer en sa
nef et trespassoit le flum, Heris, Basox, Robert et Riulphes, cil quatre
fils de Deable, le commencèrent à huchier que il retournast, car leur sire
avoit oublié à parler à luy d'un secret moult profitable. Quant le duc fu
retourné et il eut mis le pied hors de la nef, il sachèrent les espées et
martirièrent l'innocent, né ne pot avoir nul secours de sa gent pour l'eaue
qui estoit trop profonde, et il n'avoit nul vaissel. Le corps du saint
homme laissèrent, et tournèrent en fuie. Et Bérengier et Alain commencèrent
à crier, quant il virent occire leur seigneur né secourre ne le povoient. A
chief de pièce pristrent le corps et le dépoillèrent; la petite clef
d'argent trouvèrent pendant à la ceinture qui le trésor gardoit, c'est
assavoir la coulle et l'estamine dont il eust esté vestu en l'abbaye de
Jumèges, sé il fust retourné vif. En une bière mistrent le corps et
remportèrent à Rouen à grans pleurs et à grans cris. Encontre vint le
peuple et le clergié à pleurs et à soupirs, et l'emportèrent à l'églyse
Nostre-Dame. Si envoyèrent tantost querre l'enfant Richart à Baieux pour ce
qu'il feust à l'enterrement de son père. Là renouvelèrent les barons leur
serement à l'enfant et le baillèrent en la garde de Bernard le danois, et
vouldrent qu'il feust gardé dedens les murs de la cité.
Note 231:
Willelm. Gemet. hist., c. 11.
Note 232:
Pecquegny
, ou Piquigny, sur la Somme, en Picardie, à
trois lieues d'Amiens.--
Willelmi Gemet., lib. III, c. 12.
Mort fu le glorieux duc Guillaume, par seurnom Longue espée, en la
seiziesme kalende de janvier, en l'an de l'Incarnation Nostre-Seigneur neuf
cent quarante-trois.
IV.
ANNEE: 944.
Coment le roy Loys tint en prison Richart, fils le bon duc Guillaume. Et
coment il fu porté hors de prison dedens un faiscel de herbe.
[233]Après la mort le duc Guillaume, qui fu sacrefié par les mains des
traytres en pure innocence, ainsy comme un aigneau, Richart, son fils,
demoura pour la terre tenir. Enfant estoit bel et gracieux et bien morigené
de souveraine noblesse; et selon la manière son père demonstroit oudeur de
vertus ainsi comme le rameau qui est esrachié de l'arbre aromatique est
doux et fleurant. Et jà commençoit à venir à si grant perfection de valleur
et de sens, que ce que il povoit entendre de sens et de bien selon tel âge,
il retenoit en son cuer sans oublier. [234]Et quant les barons de France
oyrent parler de la démesurée trayson Arnould, conte de Flandres, et de la
mort le duc Guillaume, en y eut qui en furent dolens, et aucuns qui
estoient parçonniers de la trayson et qui avant ce faisoient semblans qu'il
fussent ses amis, descouvrirent leurs cuers et monstrèrent appertement le
mal qu'il avoient conçus. Le roy meisme cuida que grans honneurs luy
feussent escheus; au plutost qu'il peut s'en ala à Rouen ainsi comme pour
conseil prendre aux Normans de la vengeance du duc Guillaume. Si ne prenoit
or pas garde aux bénéfices et aux honneurs que le duc luy avoit faites, né
à la foy entérine que il luy avoit toujours portée. Anlech, Rodulphe et
Bernart, qui estoient tuteurs de l'enfant et gardes de la duchée, le
reçurent à grant honneur comme il afferoit à si grand roy et se mistrent à
luy et à sa volenté pour la fiance de leur petit seigneur. Et le roy, qui
vit la terre belle et plantureuse et plaine de bois et de rivière, fu meus
par convoitise et leur commença teles choses à promettre qu'il n'avoit
talent de tenir, et ce meismement que il béoit à retenir pour soy meismes.
Lors commanda que l'enfant Richart fust amené devant luy; moult le vit bel
et avenant et de noblesse fournie, et voult qu'il fust nourri en son palais
et que on luy quist autres nobles enfans pour luy faire compaingnie.
Maintenant, courut la nouvelle par toute la cité que le roy vouloit à
l'enfant sa terre tollir et qu'il l'avoit jà détenu en prison.
Note 233:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 1.
Note 234:
Id.--id., c. 2.
Tout maintenant s'armèrent les bourgeois et la chevalerie et coururent
parmi la cité tout foursenés, les espées et les glaives ès poins, et
vouloient jà entrer au palais pour le occire. Moult eut le roy grant paour
quant il vit ce. Par le conseil de Bernart le danois, prit l'enfant entre
ses bras et vint à l'encontre eulx; et quant il virent leur seigneur que le
roy tenoït, si se tindrent en paix; et le roy, qui volt du tout leurs cuers
apaisier, rendit à l'enfant sa terre et son héritage, sauf son droit et son
hommage et le reçut en grande foy et en loiauté, et promist aux bourgeois
que il leur rendroit bien introduit et bien aprins de la doctrine du
palais.
[235]Quant ces choses furent ainsi apaisiées, le roy retourna en France,
mais moult porta griefment la villenie que les Normans luy eurent faite, et
enmena l'enfant avec luy, c'est assavoir Richart, ainsi comme pour prendre
vengeance de la mort de son père. Et le traytre Arnoul, conte de Flandres,
se doubla moult que le roy ne courrust sur luy pour la félonie qu'il avoit
faitte. Avant envoya par ses messages dix livres d'or, puis vint à court et
se voult en telle manière escuser devant le roy et luy dist qu'il n'avoit
coupes en la mort le duc Guillaume, et promist que il banniroit hors la
contée de Flandres les homicides qui ce avoient fait, sé le roy luy
commandoit; puis si dist au roy que il luy déust ramembrer des dommages et
des reproches que les Normans luy avoient faits jadis à luy et à son père;
et pour ce, luy disoit-il, qu'il feust du tout hors du soupeçon et que plus
grant dommage ne luy avenist, le meilleur conseil estoit que l'enfant
Richart eust les jarès cuis et que il feust gardé à tousjours en prison, et
que les Normans feussent si forment constrains et agrevés de toltes et de
tailles que il leur convenist vuidier France par force et retourner en leur
pays. Le roy qui feust aveuglé par les dons du trayteur et par les
mauvaises paroles qu'il luy amonesta, le délivra du crime dont il déust
estre pendu, et destourna son mautalent sur l'enfant qui rien ne luy avoit
meffait, à l'exemple de Pilate qui Barrabas, le larron, laissa aler et
Jésus-Crist condempna à mort. Lorsque ce fu fait, estoit le roy à Loon; et
quant l'enfant fu venu de chascier et de jouer, le roy le prist forment à
menacier et à laidengier, et l'appela fils de putain[236], et luy dist que
sé il ne se chastioit, il luy feroit cuire les jarès et l'osteroit de tous
honneurs; et après commanda que il fust bien gardé si que il ne peust
eschapper.
Note 235:
Id.--id., c. 3.
Note 236: Ces mots sont, comme on le voit, anciens dans noire langue.
«Meretricis filium ultrò virum alienum rapientis eum vocavit.»
[237]Quant Omons, le maistre de l'enfant, eut oy les dures paroles et la
cruelle sentence du roy, il pensa bien en son cuer ce qu'il en pouvoit
avenir. Moult fu dolant et manda aux Normans, par un message, que le roy
avoit mis leur seigneur en estroite prison. Quant il oyrent ce, si firent
crier par tout Normandie que chascun jeunast trois jours et que sainte
Eglyse féist continuel oroison à Dieu, que il leur sauvast leur seigneur.
Note 237:
Willelmi Gemet. hist., lib. 4, c. 4.
Tandis, parlèrent ensemble Omons, le maistre de l'enfant, et Yvons, le père
Guillaume de Bellesme, et conseillèrent à l'enfant Richart qu'il se
couchast en son list comme s'il fust forment malade et si durement que l'on
cuidast qu'il deust mourir. L'enfant, qui fu sage, le fist ainsi et
faignist que il fust si malade comme jusques à la mort. Les gardes qui ce
virent ne firent pas grant force de luy garder, mais s'en alèrent l'un çà,
l'autre là où il avoient à faire. Si avint ainsi que en my la mayson où
l'enfant gisoit avoit un faiscel d'herbe; et Omons prist l'enfant et le lia
dedens, et puis troussa sus son col comme s'il portast l'herbe à l'ostel
pour les chevaux: ainsi s'en ala hors des murs, jusques à son ostel et luy
avint si bien que le roy mangeoit à celle heure, et la gent de la cité
communément. Si que il paroit trop pou de gens parmy les voies. Tantost
prist l'enfant et monta sur un cheval et s'enfuy jusques à Coucy. L'enfant
livra en garde au chastelain. Toute nuit chevaucha jusques au matin qu'il
vint à Senlis. Moult s'émerveilla le conte Bernart, quant il le vist si
matin, et luy demanda coment son nepveu Richart le faisoit. Moult fu lié
quant Omons luy eut la besoingne comptée. Tantost s'en alèrent à
Hues-le-Grant; la besoingne luy discovrirent et prinstrent de luy le
serement que il l'ayderoit à délivrer l'enfant. Grant gent assemblèrent et
s'en alèrent à Coucy et en ramenèrent l'enfant à Senlis, à grant joie.
V.
ANNEE: 944.
Coment le roy, par l'enortement le conte Arnoul, guerroya Normandie, et
coment Bernart le Danois l'apaisa, et obligea la bonne cité de Rouen à sa
volonté.
[238]Lors fu le roy moult dolent quant il sceut que l'enfant fu ainsi
soustrait. A Hues-le-Grant manda par ses messages et luy amonesta par sa
foy que il luy rendist l'enfant; et il luy manda que il ne le tenoit mie,
ains estoit en la garde de Bernart, son oncle, le conte de Senlis. Bien
sceut le roy que il ne luy seroit point rendu. Tantost manda Arnoul, le
conte de Flandres, qu'il venist à luy. De ceste besoingne parlèrent, et
quant il furent ensemble au darrenier, dist le conte Arnoul: «Nous savons
bien que le conte Hues-le-Grant a longuement esté de la partie aux Normans
et pour ce le convient attraire et aveugler par promesse. Ottroies luy
doncques la duchée de Normandie, dès le fleuve de Seine jusques à la mer,
et retiens à toy la cité de Rouen, si que celle perverse gent vuident
France par force quant il n'aront où fuyr né où il puissent habiter né il
n'aront de luy né secours né ayde.»
Note 238:
Willelmi Gemet. hist., lib. IV, cap. 5.
Le roy crut Arnoul le trayteur et manda Hugues-le-Grant qu'il venist à luy
parler à la Croix delez-Compiègne[239]; et quant Hues-le-Grant oy parler et
disputer de donner cités et contrées, sy fu tantost aveuglé, et volt miex
mentir son serement pour la convoitise de terre et de richesce que garder
sa foy et sa loiauté vers l'enfant Richart son ami. Avant qu'il se
départissent, jurèrent l'un et l'autre d'une part et d'autre la guerre
contre les Normans et assemblèrent leur ost. Le roy entra en Caux et
Hues-le-Grant en la cité de Baieux et commencèrent à desgaster la contrée
par embrasement et par rapines. Quant Bernart le Danois vit ce, tantost
envoya au roy message par le conseil Bernart le conte de Senlis, en telles
paroles: «Très-puissant roy, pourquoy desgate-tu ainsy le pays, quant la
cité de Rouen est en ta volenté? Prends débonnairement le service des
Normans, pour ce que tu puisses eschiver en lieu et en temps le péril de
tes ennemis, par leur ayde.»
Note 239:
A la croix deles Compiègne.
«Ad villam quæ dicitur
Crux
, juxtà Compendium.» Beneoit de Sainte-More nomme ce lieu
La Croix sus Getiezmer
. (Vers 14,416.)
[240]De cette parole que les messaiges luy apportèrent fu le roy moult lié;
à sa gent manda qu'il se tenissent de la terre dommagier, et puis s'en ala
à Rouen au plutost qu'il peust. Jusques aux portes alèrent à l'encontre le
clergié et le peuple, chantant: «Bien viengne cil qui vient au nom de
Nostre-Seigneur.» Au mangier s'assist le roy et le servoit Bernart le
Danois, et quant il vit que le roy estoit aucques lié, si commença à parler
en telle manière: «Très-noble roy, moult nous est grand honneur creue au
jour duy, car nous avons esté jusques cy soubs la seigneurie au duc et nous
sommes orendroit royal. Or tiengne Bernart le conte de Senlis son nepveu
Richart, et nous soyons soubs toy longuement et te servons comme seigneur.
Mauvais conseil te donna qui te loa à esmouvoir contre la noble chevalerie
des Normans; où fu si fors et si puissans hommes que tu ne peusse
espouventer par leur vertu? Saches que sont tous en ton commandement et
qu'il désirent tous à chevauchier avecques toy en tes besoingnes de bon
cuer et de bonne volenté. Si s'émerveillent moult, comment tu as armé
Hugues-le-Grant ton ennemy, de vingt mille hommes, celui meisme qui
tousjours eut à toy contens et guerre.»
Note 240:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 6.
Par ces parolles et par autres semblables fu le roy apaié; et manda à
Hues-le-Grant que il issist tantost de Normandie; et luy manda telles
parolles, que foie chose estoit de donner si grant povoir à aucuns sur la
gent dont il se peust aydier à son besoing et dont il peust user par droit
sans contredit. Moult fu Hues-le-Grant couroucié de ce mandement, mais
toutesfois s'en issi-il tantost de Normandie et commanda à sa gent qu'il se
tenissent de rapines. Après un pou, se parti le roy de Rouen et fist un
prévost en la cité, qui avoit nom Raoul et du seurnom la Torte, qui de par
luy receut les rentes et détermina les causes et les besoingnes. Si
mauvaisement se contint qu'il estoit plus cruel que les paiens. Tous les
moustiers et les églyses qui avoient esté arses au temps de persécucion
abattoit jusques aux fondemens et faisoit porter la pierre pour
rappareiller les murs de Rouen. Le moustier de Nostre-Dame de Jumèges
abatty, et l'eust tout abattu sé ne fust un clerc, Climent avoit nom, qui
en racheta deulx tours par déniers qu'il donna aux ouvriers. Les deux tours
demourèrent en estat jusques au temps l'archevesque Robert, qui celle
abbaye restora. Et quant le roy eut ainsi faite sa volenté si s'en retourna
à Loon.
VI.
ANNEES: 944/945.
Coment le conte Bernart le Danois et le roy Agrolde de Danemarche
prindrent le roy.
[241]Moult se doubta Bernart le Danois que le roy ne retournast avec
Hues-le-Grant, et qu'il ne feist plus grief aux Normans que devant. Pour ce
manda Agrolde le roy de Danemarche, qui encore demouroit à Cherbourch, que
il assemblast sa gent et la chevalerie de Costentin et de Baieux, et les
envoyast par terre; et il appareillast ses nefs et entrast en Normandie par
devers la mer et destruisist tout devant luy; si que il convenist que le
roy venist à luy à parlement; et ainsi pourroit vengier la mort le duc
Guillaume, son amy. Cil le fist volentiers: sa navie appareilla et entra en
la terre, par devers la marine. Tost fu la nouvelle sceue en France que les
Normans estoient retournés et qu'il avoient jà pris les pors et la marine à
grant multitude de nefs. Bernart le Danois et Raoul la Torte mandèrent au
roy ceste besoingne, et le roy assembla grant ost et s'en ala au plutost
qu'il peust à Rouen. Au roy Agrolde manda que il venist à luy à parlement
au gué qui est appelé Herluin, pour dire la raison pour quoy il dégastoit
ainsi son royaume. Moult plut ceste chose au roy paien, car il avoit grant
talent de vengier la mort du duc Guillaume. Quant il furent assemblés, si
disputèrent longuement de ce que le duc Guillaume avoit ainsi esté mort; et
un Danois regarda le conte Herlouyn, qui estoit sire du chastel, par quoy
le duc avoit esté occis; d'une lance le feri parmi le corps et le jeta mort
à la terre. Et Lambert, son frère et autres si coururent sus au Danois, et
les paiens les reçurent fièrement. Là eut grant bataille et fort; si en
occirent les Danois dix-huit des plus grans et des plus nobles, car il
estoient garnis et appensés[242] de mal faire, et le roy ne s'en prenoit
garde. Là eut faite grant occision de notre gent. Le roy meisme eut esté
prins; mais il monta seur un isnel[243] cheval, et, ainsi qu'il s'enfuyoit,
il chéy ès mains d'un chevalier. Moult le proia en promettant grans dons,
sé il le sauvoit des mains à ses ennemis; et le chevalier, qui pitié en
eut, l'envoia repostement en une isle. Et quant Bernart le Danois seut ce,
par ceulx qui luy rapportèrent, il envoia querre le chevalier et le mist en
prison. A la parfin recongnut-il coment il voloit sauver le roy par les
promesses que il luy faisoit; pris fu le roy et mené en prison à Rouen par
le commandement Bernart le Danois.
Note 241:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 7.
Note 242:
Garnis et appensés de.
Préparés par de longues réflexions
à....
Note 243:
Isnel.
Prompt. Comme l'allemand
snell
.
[244]Moult fu dolente la royne Engelberge quant elle sceut ceste
meschéance. Au roy Henry d'oultre Rin, son père, s'en ala et luy requist
qu'il assemblast son ost et asségeast la cité de Rouen, et délivrast son
seigneur de prison. Et il respondi que ce estoit à bon droit, pour ce que
il n'avoit pas gardé la foy et le serement qu'il avoit au duc Guillaume;
ains l'avoit brisié quant il avoit mis son fils Richart en prison. Lors
dist à sa fille qu'elle luy aidast par ses gens, car il avoit assez à faire
de ses propres besoingnes. Ainsi s'en retourna la royne Engelberge sans
rien faire. Lors s'en ala à Hues-le-Grant et luy proia moult humblement
qu'il méist paine à la délivrance de son seigneur; et Hues-le-Grant ala à
Bernart le conte de Senlis et l'envoia parler aux Normans pour prendre jour
de parlement à Saint-Cler-sur-Epte.
Note 244:
Willelmi Gemeticensis historia, lib. IV, c. 8.
Quant assemblés furent, si parlèrent longuement de la délivrance du roy. Au
darrenier dist Hues: «Rendez-nous notre roy et prenez son fils en ostage en
telle manière que nous assenblons cy une autre fois et que nous affermons
ensemble paix et alliance.» A ce s'accordèrent les Normans et reçurent les
ostages, c'est assavoir Lothaire, le fils le roy, et deulx évesques,
Hildric, l'évesque de Beauvais, et Guy, l'évesque de Senlis. Ces choses
ainsi faites, le roy s'en ala à Loon et les Normans s'en retournèrent à
Rouen.
[245]Un pou après, les Normans assemblèrent grant ost et ramenèrent de
Senlis l'enfant Richart, leur seigneur. Au terme qui fu mis assembla le roy
les prélas de France et Hues-le-Grant, et s'en vint à grant gent sur l'eaue
d'Epte. D'autre part, revinrent les Normans et amenèrent l'enfant Richart.
Tant alèrent messages d'une part et d'autre, que paix et alliance furent
fermées; à tant retourna le roy à Loon, et Richart et sa gent à Rouen.
Note 245:
Willelmi Gemet. hist., lib. IV, cap. 9.
[246]Raoul la Torte, que le roy avoit fait prévost de la cité, le
[247]commença malement à traictier luy et sa gent; constraindre les vouloit
à ce que il n'eussent chascun jour que vingt-deux deniers pour toutes
choses. Et le duc, qui moult en fu couroucié, le chaça hors de la cité, et
cil s'en ala à son fils qui estoit évesque de Paris. D'ilecque en avant eut
le duc Richart et tint la terre de Normandie; et le roy Aigrold s'en
retourna en Danemarche, et fist paix à Suène, son fils, qui du royaume
l'avoit chacié.
Note 246:
Id.-- id., c. 10.
Note 247:
Le.
C'est-à-dire:
Richard
.
Hues-le-Grant, qui bien véoit que le duc Richart proufitoit et amendoit en
sens et en force, fist tant, par l'assentement Bernart, son oncle, le conte
de Senlis, qu'il lui affia[248] sa fille, qui avoit nom Emma.
Note 248:
Luy affia.
Lui fiança, ou seulement lui promit. Wace
emploie la même expression:
Li dus out deus enfés d'une dame enorée,
Un fils et une fille, mes la fille est poisnée;
Ne pooit por l'aage estre encor mariée,
Mès li dus l'afia; ke li seroit donnée
Dès qu'ele porroit estre par raison mariée.
(Vers 3871 et suiv.)
VII.
ANNEE: 946.
Coment Othon, le roy d'oultre le Rhin, tint à grant ost sur les Normans
par le conseil le roy et Arnoul le conte de Flandres. Coment il assailli la
cité de Rouen, et coment il perdi son nepveu. Et coment il s'enfui.
Ceste chose espoventa moult le roy et plusieurs des barons de France, et
meismement le conte Arnoul de Flandres, homme plain de grant trayson et de
tricherie. Le roy regarda que ces deulx ducs, qui ensemble estoient joins
par affineté, le povoient moult grever; et pour ce envoya Arnoul, conte de
Flandres, par son conseil meisme à Othon, le roy d'outre le Rin, et luy
mandoit que s'il abatoit Hues-le-Grant du tout en tout, il luy rendroit
toute la terre de Normandie en sa main, et luy rendroit le royaume de
Loraine (que les hoirs de France tenoient au temps de lors.) Et cil, qui
moult fu lié quant il oy la promesse qu'il avoit tousjours désirée,
assembla son ost comme il put plus et si grant comme il convenoit à tel
besoingne. Les osts le roy Loys et les gens au conte de Flandres assembla
avec les siens et courut à grant force sur la terre Hues-le-Grant; et quant
il eust tout gasté ce que il trouva dehors les murs des chasteaux, il
retourna en Normandie.
Un sien nepveu envoia devant la grant chevalerie, pour espouvanter la cité;
si cuida que les Normans, qui dedens se tenoient, ne fussent de nulle
prestesse; aux portes commença forment à assaillir, et ceux dedens
ouvrirent soudainement les portes et leur coururent sus. Le nepveu le roy
Othon occistrent dessus le pont et tant des aultres qu'il en eschappa
petit. Après vint le roy Othon et le conte Amoul à toute leur gent; [249]et
quant le roy Othon vist que la cité estoit si fort, et il eut d'autre part
oy la mort de son nepveu et la desconfiture de sa gent, si commença à
conscillier sa gent privéement dedens l'abbaye Saint-Oyen[250], coment il
livreroit au roy le conte Arnoul, et puis à ordonner coment il s'en
pourroit plus surement retourner. Mais quant le conte Arnoul apperçu que il
béoit ce à faire, si fist trousser son harnois à mienuit et se mist à la
fuyte, luy et sa gent; si que les aultres, qui pas ne le savoient, avoient
grant paour de la freinte[251] de leurs chevaux.
Note 249:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 11.
Note 250: L'église de Saint-Ouen étoit alors dans le faubourg, comme
le remarque Guillaume de Jumièges. «Cum suis clam cœpit consultare
infrà ecclesiam sancti Petri sanctique Audoeni, quæ in suburbio sita
est civitatis.»
Note 251:
Freinte.
Le hennissement.
Au matin sceurent les deulx roys que le traytre s'en estoit alé. Tantost
firent trousser leurs harnois et s'en alèrent, sans plus faire, par là
meisme où il estoient venus et laissèrent le siège. Et les Normans issirent
hors et s'appareillèrent et les enchauscièrent longuement, et assez en
occistrent et pristrent. Celle fin dut bien avenir à celle besoingne qui
par le conseil Arnoul le traystre fu commencée.
[252]Hues-le-Grant, qui moult fu dolent de sa terre qui estoit gastée,
assist la cité de Poitiers. Tandis comme il tenoit le siège, leva un
estorbeillon, et commença à espartir et à tonner si forment et venter, que
ses paveillons furent desrompus d'amont jusque aval; et paour luy prist si
grant, luy et tout son ost, qu'il leur sembloit qu'il ne peussent eschapper
de ce pays: tantost tournèrent tous en fuye. Tout ce fist Nostre-Seigneur
par le mérite saint Hilayre, qui est garde et deffendeur de la cité, (jà
soit ce que son corps ne gise pas dedens. Mais qui vouldra son corps
aourer, si voist à St-Denys, en France, où il repose honourablement[253]).
Note 252: Notre traducteur quitte ici Guillaume de Jumièges et passe
au texte de Hugues, moine de Floury. (Voy.
Historiens de France
,
tome VIII, p. 323.)
Note 253: On voit que c'est ici le moine de Saint-Denis qui croit
devoir ajouter un mot au récit de Hugues, moine de Fleury.--
Voist
,
aille.
Incidence.
En ce temps plut sanc sur les ouvriers des champs.
Ci fénist l'istoire du roy Loys.
CI COMENCENT LES GESTES LE
ROY LOTHAIRE, FILS
LE ROY LOYS.
I.
ANNEE: 960.
Coment Lothaire, l'ainsné fils le roy Loys, fu couronné à Rains. Après,
coment Thibaut, le conte de Chartres, accusa faussement le duc Richart de
Normandie envers la royne Engeberge.
[254] En celle année meisme que ces choses avindrent mourut le roy Loys.
Enterré fu en l'églyse Saint-Remy de Rains. Tout le cours de sa vie se
démena en angoisses et en tribulution. Deulx fils eut de la royne
Engeberge, la sereur Othon qui puis fu empereur: Lothaire et Charles. Cil
Charles mena sa vie en privées besoingnes. Lothaire, l'ainsné, couronnèrent
les barons à Rains devant les ydes de novembre.
Note 254:
Ex chronico Hugonis monachi Floriacensis, anno 954.
En celle année mourut Gillebert, le duc de Bourgoingne; la duchée laissa à
Othon, le fils Hues-le-Grant; car cil Hues avoit sa fille espousée.
Bien sentit Hues-le-Grant que la fin de son temps approchoit. Les princes
de sa duchée manda et par leur conseil livra Hues, l'ainsné de ses fils, au
duc Richart de Normandie. De ce siècle trespassa vieux et plain de jour ès
kalendes de juingnet. Enseveli fu en l'églyse Saint-Denys, en France. Trois
fils eut de sa femme, la fille Othon, roy de Saissoingne, Hues, l'ainsné,
Othon et Henry; cil Hues fu fait duc de France, Othon duc de Bourgoingne,
si comme nous avons dit, et Henry, son frère, refu duc après sa mort.
Incidence.
--En ce temps mut contens entre Ensegise, l'évesque de Troies,
et le conte Robert. Au derrenier le geta, le conte Robert, de la cité et
l'évesque s'en ala en Sassoingne à l'empereur Othon. Grant plenté amena des
Sesnes et assist la cité de Troies et le conte Robert. Du siège se
despartirent les Sesnes et alèrent en proie vers la cité de Sens; mais
l'archevesque Archambaut et le vieus conte Renart leur furent au-devant à
grant gens à un lieu qui a nom Villers et les occistrent et Herpon leur
prince. Cil Herpon s'estoit vanté qu'il ardroit les églyses et les villes
qui sont sus la rivière de Venene[255], et qu'il ficheroit sa lance en la
porte St-Lyon; mais il fu tout autrement, car il et sa gent furent prins et
presque tous occis; son corps firent porter[256] en son pays en Ardenne;
car sa mère, Warna, l'avoit ainsi devisé. L'archevesque Archambault et le
vieus conte Renart le plainstrent et regrettèrent assez, tout fust-il par
eulx occis, pour ce qu'il estoit leur cousin. Et quant Brunon (compains
estoit de Herpon), un autre duc, vit qu'il fu occis et sa gent desconfite,
si se leva du siège et s'en retourna en son pays.
Note 255:
Venene
,
la Vaine
, rivière qui se perd dans l'Yonne,
justement à l'entrée de la ville de Sens.
Note 256:
Firent porter
. Le latin attribue ce transport aux
serviteurs de Herpon. «Reportatus est in patriam suam Ardennam à
servis suis.»
[257]En ce temps commença le conte Thibaut de Chartres à guerroier le duc
Richart de Normandie; et prit sa terre à gaster et à proier. Mais le duc ne
se souffri pas[258] longuement que il ne chastoiast sa présompcion; et
quant le conte veit qu'il ne pouvoit venir à chief par luy d'omme si
puissant, si se tirast à la royne Engeberge et luy commença à dire
mauvaises paroles et fausses du duc, et luy fist entendre que jà le roy
Lothaire, son fils, ne tendroit son royaume en paix tant comme il vesquit;
dont ce seroit le souverain conseil que elle féist tant en toutes manières
que si grant ennemi feust chacié du royaume ou occis. La royne, qui feust
déçue, cuida qu'il déist voir. Tantost manda à Bruns l'archevesque de
Couloingne et duc, son frère, qu'il aydast Lothaire, son nepveu, à garder
et à deffendre son royaume; et s'il pouvoient en nulle manière, qu'il
préissent Richart, duc de Normandie, car c'estoit le plus grant et le plus
fort ennemi du royaume. L'archevesque Bruns envoia tantost un évesque au
duc et luy manda qu'il ne laissast mie qu'il ne venist à luy à parlement en
Amienois, car il vouloit mettre paix entre luy et Lothaire le roy; et
feist, sé il pouvoit, que le royaume feust en sa pourvéance, et le duc qui
n'y pensa à nul mal pensa que ce fust voir. Tantost vint, et quant il fust
meus, deulx chevaliers luy vindrent au-devant qui estoient de la mesnie au
conte Thibaut de Chartres, desquels l'un luy demanda: «Noble duc, où
vas-tu? Veulx-tu estre duc de Normandie, ou estre pasteur de brebis hors de
ton pays?» Et le duc leur demanda à qui il estoient chevaliers; et l'un des
chevaliers luy dist: «Que te chaut à qui nous soions? tu scés bien que nous
ne sommes pas à toy.» Lors s'averti le duc et se pensa qu'il estoient
envoiés de qui que ce feust ou venus de leur volonté pour son bien et pour
le avertir. Honorablement les salua. Au départir donna à un une
armille[259] de fin or de quatre livres pesant; à l'aultre donna une moult
riche espée dont le pommel et l'enheudeure[260] estoient de fin or de ce
pois meisme. D'ilecques s'en retourna à Rouen et l'archevesque Bruns se
retourna à Couloingne, mas et confus de ce que sa trayson estoit ainsi
découverte.
Note 257:
Willelm. Gemetic. historia, lib. IV, c. 13.
Note 258:
Ne se souffri pas
. Ne patienta pas.
Note 259:
Une armille
. Un collier ou un bracelet. Plusieurs
manuscrits, et entre les autres le numéro 6 Suppl. franç., portent:
Un fermeillet
.
Note 260 L'
enheudeure
. La poignée.
II.
ANNEE: 962.
Coment le roy Lothaire et sa mère, par le conseil du conte Thibaut, se
pourpensèrent de trayson et de desloiauté contre le duc Richart de
Normandie.
[261]Bien vit le roy Lothaire et la royne sa mère que celle desloiauté, qui
contre le duc Richart avoit été pourparlée, estoit à noient venue; pour ce,
se pourpensa d'une autre manière de desloiauté par l'énortement et par le
conseil le conte Thibaut de Chartres, et manda au duc telles paroles:
«O tu, jusques à quant atendras-tu à moy rendre le service que tu me dois?
Ne scés-tu bien que je suis roy de France, et que tu me dois hommage et
services? N'auroient grant joie mes ennemis et les tiens sé guerre mouvoit
entre moy et toy? Regarde doncques et mets jus de ton cuer toute manière de
haines et de discordes et viens encontre moy hastivement, si que nous
fermons entre nous alliance et amour à tousjours mais, et s'esjoïsse le roy
du service de si grant duc, et le duc de la seigneurie de si grant roy.» Et
le duc luy remanda que volentiers viendroit à luy et qu'il feroit sa
volenté.
Note 261:
Willelm. Gemet. historia, lib.
IV, c. 14.
Quant le roy oï ce, si fu moult lié; lors manda les ennemis Richart, c'est
assavoir le conte Baudouyn de Flandres, Geffroy le conte d'Angiers et
Thibaut le conte de Chartres, et vint à tous ces trois contes sur la
rivière de Eaune[262], là où il dévoient assembler; et le duc fu d'autre
part de l'eaue avec sa gent. Toutesfois s'apensa-il et envoia aucuns de ses
plus privés oultre l'eaue en l'ost le roy pour savoir coment il se
contenoient. Si s'apperçurent tantost que cil trois ducs s'appareilloient
pour courre contre le duc; tantost s'en retournèrent et luy distrent et
loèrent qu'il s'en retournast isnellement, car il estoit traïs et que ses
ennemis s'appareilloient efforciement de courre sus luy et sus sa gent.
Lors assembla les siens entour luy et deffendi un pou le passage de l'eaue
contre ses ennemis. Toutesfois, pour ce qu'il se doubla de la force du roy,
s'en retrait et s'en retourna à Rouen.
Note 262:
Eaune
, rivière qui se jette dans la Béthune et dans
l'Arques, à peu de distance du Dieppe.
[263]Le roy, qui vit que son project estoit anéanty, s'en retourna à Loon
ainsi comme tout desvé. Ne demoura pas granment qu'il assembla grant ost de
Bourgoingne et de France, si entra en Normandie et assist la cité d'Evreux;
et toutesfois la prist-il par la trayson Gillebert Machel. Au conte Thibaut
la livra en garde pour destraindre le pays d'environ. Et quant il s'en fu
parti et mis el retour, le duc Richart le suivist et gasta toute la contrée
de Dunois et celle de Chartres. Et quant il eut ainsi gasté la terre au
conte Thibaut, si s'en retourna en Normandie. Et le conte Thibaut rassembla
son ost et assist un chastel qui a nom Hermeville; si séoit en la terre du
duc; et le duc, qui estoit sage et pourveu, trespassa par nuit la rivière
de Seine et vint au matin soudainement sur ses ennemis. En leur ost se feri
et occist de la gent le conte Thibaut six cent quarante personnes; et les
autres s'enfuirent que navrés que blessiés et se repostrent en bois et en
valées, là où il porent mieus. Le conte meisme eschappa à paines, et
s'enfuy reponnant à pou de gens, mas et confus, jusques à Chartres. Et si
comme Nostre-Seigneur rent à chascun sa desserte, luy avindrent deulx
autres meschiefs avecques celle perte, car en celuy meisme jour fu son fils
mort et la cité de Chartres arse. Et le duc, qui repaira[264] au champ de
la bataille, eut moult grant pitié de ceulx que il vit occis, et commanda
qu'il fussent enterrés et les navrés fussent portés à Rouen au plus souef
que l'en pourroit et livrés aux mires. Ainsi fu fait; et quant il furent
garis, il les en renvoya sains et haitiés au conte Thibaut.
Note 263:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 15.
Note 264:
Repaira.
Resta, fit séjour.
III.
ANNEE: 962.
Coment le duc Richart envoia querre secours contre le roy à Héralt, roy de
Danemarche, lequel luy envoia grant plenté de gens d'armes qui ardirent et
destruirent grant partie de France.
[265]Bien véoit le duc les maies volentés que le roy avoit à luy et les
agais que il luy bastissoit par les conseils et par le pourchas le conte
Thibaut, et d'autre part les barons de France forcenés contre luy, ainsi
comme tous d'un accort: si ne sceut que faire s'il ne quéroit secours
d'aucuns gens.
Note 265:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 16.
Pour ceste chose envoya ses messages à Héralt, le roy de Danemarche, et luy
prioit que il le secourust et que il luy envoyast si grant plenté de gent
que il peust donner et abatre l'orgueil des François. Le roy receust les
messages liement et leur donna dons; et remanda au duc qu'il luy envoleroit
secours prochainement. Bien luy tint son convenant; car il appareilla
tantost grant navie et bien garnie de jeune bachelerie et de toutes
manières d'armeures. De leur pays se départirent et singlèrent tant par mer
qu'il arrivèrent là où Saine chiet en la mer.
Moult fu lié le duc quant il sceut leur venue. A l'encontre leur alla et
vint avec eulx contre mont Saine jusques à Gondolfosse[266]. Là
s'arrestèrent jusques à tant qu'il oient ordené comment il dégasteroient
France.
Note 266:
Gondolfosse.
Aujourd'hui
Gefosse
, lieu situé entre
Vernon et Bonnières, sur la Seine. En latin:
Givoldi fossa
et
Ginoldi fossa
. Le roman de Rou:
A Guiefosse alèrent, illau se herbergèrent....
(Vers 4916.)
De leurs nefs issirent à grant tumulte et à grant noise: par le pays
s'espandirent et ardirent et destruirent quanqu'il trouvèrent avant eulx.
Les hommes et les femmes traynoient enchayennés; les villes et les cités
roboient; les chasteaux et les forteresses trébucheoient et metoient en
gastines. Partout oïssiés crier et braire communément; et quant la terre le
conte Thibaut feust gastée, si entrèrent après en la terre le roy; et ce
qu'il ravissoient vendoient-il aux Normans et leur donnoient pour petit de
prix; mais en la terre de Normandie ne faisoient-il nul mal.
IV.
ANNEES: 962/991.
Coment le roy Lothaire ala à amendement au duc Richart de Normandie, et
coment il fermèrent pais et aliance ensemble.
[267]Tandis comme ces persécutions se faisoient au royaume de France, les
prélas s'assemblèrent et furent en concile à Loon. En la parfin envoyèrent
l'évesque de Chartres au duc Richart pour enquerre la raison de quoy si
grant cruauté venoit de si bon crestien et de si débonnaire prince; et
quant l'évesque eut entendu que c'estoit pour la cruauté le roy et pour la
desloyauté du conte Thibaut qui luy avoit osté la cité d'Evreux, si demanda
trièves des païens et les eut, de telle manière que dedans le terme des
trièves le prélat amenroit le roy en aucun lieu déterminé pour faire
amendement au duc de quanque il avoit mespris vers luy.
Note 267:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 17.
Bien sceust le conte Thibaut la nouvelle de ceste besoingne et que le roy
requeroit paix au duc. Si se doubta moult que le fais et la paine de toute
la desloiauté n'eschéist sur luy. Au duc envoya un moine et luy manda que
moult se repentoit de ce qu'il avoit oncques vers luy mespris et que moult
volentiers vendrait à sa court et luy rendroit la cité d'Evreux. Moult fu
le duc lié de ce mandement: puis luy manda qu'il venist à luy seurement; et
il vint à sa court et lui rendi sa cité. Ensemble fermèrent paix et amour;
et luy donna le duc grans dons au départir. Quant le terme du parlement
approcha, que les prélas durent amener le roy à Gondolfosse, le duc fist
faire grans loges en l'ost des païens. Là descendi le roy et les prélas et
les barons. Au duc amenda toutes les mesprisons dont il s'estoit mesfait
vers luy, et donnèrent les uns aux autres serement de paix et d'alliances
à tousjours mais. Et ces choses ainsi profitablement faites, se départirent
d'une part et d'autre. Et le duc converti plusieurs des païens à la foy
crestienne, puis les envoya en Espaingne sur les Sarrazius, où il
destruirent dis-huit cités[268].
Note 268: Le texte de cette dernière phrase est mal traduit. «Alios
in paganismo permanere disponentes, ad Hispanias transmisit. Ubi
plurima bella perpetrantes, decem et octo diruerunt urbes.» Waco n'a
pas commis ce contre-sens.
[269]En ce temps morut Emma la duchesse, sans nul hoir, qui eut esté fille
Hues-le-Grant. Après un pou de temps espousa le duc une moult noble dame de
la gent de Saissoingne qui avoit nom Gunor. En celle engendra trois fils:
Richart, Robert et Mangier; et deux autres fils et trois filles: la
première, qui eut nom Emma, espousa puis Aldelrede, le roy d'Engleterre. De
celle issirent deux fils, Counars et Alurés[270]. La seconde, qui eut nom
Helduys, espousa Geffroy, le conte de Bretaingne. De celle issirent OEudes
et Alain, qui puis furent ducs; et la tierce, qui eut nom Maheut, fu
espousée au conte Heudon, dont l'istoire parlera cy-après[271]. [272]Cil
vaillant duc Richart mouteplioit tousjours en bonnes œuvres et restoroit et
édifioit églyses. A Fescanp fonda une églyse de grant beauté et de
merveilleuse grandeur en l'honneur de la sainte Trinité et l'ournaet garni
de riches aournemens; et celle de Saint-Oyen restora, qui est en la cité de
Rouen, et celle aussi de Saint-Michel, qui est au Péril-de-Mer[273], et
establi laiens un couvent de moines pour servir Nostre-Seigneur.
Note 269:
Willelm. Gemet. hist., lib. 4, cap. 18.
Note 270:
Counars et Alurés.
Le latin dit: «Edwardum et Alvredum,
Godwini longo post tempore dolis interremptum.»
Note 271:
Ci-après.
Guillaume de Jumièges dit: «Mathildis de quâ
sermo in posteris orietur.» Ce qui semble différent.
Note 272: Ici notre auteur traduit la chronique d'Ademar de
Chabanois, dont on trouve un extrait dans le tome 8 des Historiens de
France, p. 235.
Note 273:
Au péril de mer.
Adémar do Chabanois fait sur ce nom la
remarque suivante qui rappelle la topographie des romans de la Table
ronde:
Et in ea Normannia quæ anteà vocabatur Marcha Franciæ et
Britanniæ, monasterium Sancti-Michaelis, etc
.
[274]En ce temps mourut Hues, l'archevesque de Rouen. Après luy fu Robert,
qui fu fils le duc Richart[275].
Note 274:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 19.
(Voy. Historiens
de France, tome X, p. 184.)
Note 275: Et de
Gunnor
.
Li secuns fu à lettres mis:
Robert ot nun, bien fu apris;
Arcevesque fu de Ruen
Emprès l'arcevesque Huen.
(Wace. Vers 5408.)
[276]Ne demoura puis granment que le roy Lothaire assembla grans osts et
voult à soi retraire le roïaume Lothaire qui au temps le roy Loys son père
eut esté soustrait au royaume. Jusques à Ais-la-Chapelle ala où l'empereur
Othes et sa femme estoient. Lors, si les surprist que il s'embati sur eulx
au palais, à celle heure que il se devoient asseoir au mangier. Au palais
entra sans contredit de nulluy. L'empereur et sa gent et sa femme vuidèrent
le palais et s'enfuyrent; et cil burent et mangièrent ce qu'il y avoit
appureillié; et Lothaire et sa gent robèrent le palais et toute la
province; puis s'en retourna en France sans suite de ses ennemis et sans
contredit.
Note 276:
Ex chronico Hugonis Floriacensis.
(Histoire de France,
tome 8, p. 323.)
L'empereur Othes, qui moult fu dolens de ce que Lothaire l'eut ainsi
surprins, rassembla ses osts. En France entra et vint devant la cité de
Paris. Devant la cité fu occis un sien neveu et maint autre de sa geut. Les
forbours de la cité ardirent et gastèrent. Vanté s'estoit l'empereur Othes
que il ficheroit sa lance en la porte de Paris; et le roy Lothaire se
pourchaça[278] et appela en son ayde Hues-le-Grant, qui duc estoit de
France, et Henry, le duc de Bourgoingne. Sur Othes et sur sa gent
coururent; et la gent Othes ne les purent souffrir, si se mistrent à la
fuite et cil les enchascèrent jusques à Soissons et par force les firent
flatir en la rivière d'Aigne. Et pour ce que du royaume ne savoient pas les
gués, se noïèrent, et plus en y eut de noïés que d'occis, si que la rivière
redonda par-dessus les rives pour la plenté des corps noïés; et pour ce ne
laissa pas Lothaire à eulx chascier; ains les enchauça continuelment trois
jours et trois nuis jusques à une rivière qui court de lez Argonne[272] et
moult en y eut d'occis en celle chace. A tant retourna le roy à grant
victoire, et l'empereur Othes s'enfuy à grant confusion; né puis ne fu si
hardi que retournast en France, ains s'accorda au roy et fist paix, en
celle année meisme, en la cité de Rains. Et luy dona le roy en bénéfice le
roiaume Lothaire, contre la volenté Hues-le-Grant et Henry, le duc de
Bourgoingne, et de tous les barons; et ce fu une chose qui trop durement
courouça les barons de France.
Note 277:
Se pourchaça.
Se donna du mouvement, se mit en quête. De
même dans
Garin Le Loherain
, tome 1er, p. 180:
«Sire, dist-il, entendez envers mi:
Porchasciés
s'est Fromons, ce m'est avis;
Il a tant fait que il a feme prins.»
Note 278: Hugues de Fleury dit: «Usque ad fluvium quod fluit juxta
Ardennam
sive
Argonnam
.»
[279]En ce temps fu Gautier, doyen de l'abbaïe St-Germain, dessoubs Hues le
duc de France. Après luy fu un autre qui avoit nom Auberis; mais
Hues-le-Grant, qui tendoit à plus grant chose, laissa l'abbaïe qui moult
estoit jà dommagiée et venue à néant, en temporalité et en spiritualité,
par le deffaut de pasteur et de gouverneur. Et le vaillant Galles la prist
après en cure, par la prière du roy Lothaire et le duc Hues meisme qui
moult de biens y fist.
Note 279:
Aimoini continuatio, lib. V, c. 44.
Maladie prist le roy Lothaire au lit; acoucha et trespassa de ce siècle
vieux et plain de jours, en l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur neuf cent
quatrevins-six. En l'abbaïe St-Remy de Rains fu mis, et fu mors au
trentième an de son règne et gouverna le royaume bien et viguereusement.
§.
Du roy Loys, fils de Lothaire.
Après le roy Lothaire fu le roy Loys couronné. Jeune estoit d'aage. Luy
régna neuf ans. Mors fu sans hoir en l'an de l'Incarnation neuf cent neuf
vingt et sept. Enseveli fu en l'églyse Saint-Cornille de Compiengne. (De
luy né de ses fais ne parole pas l'istoire, ains s'en taist atant; et pour
ce, nous en convient taire.)
§.
De Charles, frère au roy Lothaire.
Après le roy Loys vint au royaume Charles, le frère Lothaire, dont
l'istoire a dessus parlé, qui menoit sa vie en privées choses. Recouvrer
cuida la lignée de ses ancesseurs pour ce que son nepveu le roy Loys estoit
mort sans hoir; mais faire ne le pot, pour la force Hues Cappet qui en
celle année meisme se rebella contre luy. Et la raison si estoit pour ce
qu'il[280] avoit espousée la fille Herbert, le conte de Troies. Grant ost
assembla et assist la bonne cité de Laon où Charles et sa femme estoient;
et il issi hors contre luy à tout son ost, et ardi et craventa leur
herberges. Quant le duc vit qu'il ne le porroit ainsi seurmonter, si fist
tant qu'il trait à son accort l'évesque de la cité de Laon qui avoit nom
Asselins et qui du conseil Charles estoit. Une nuit que Charles et sa gent
se dormoient, ouvri les portes de la cité et reçu dedens Hues-le-Grant et
sa gent, pris fu et lié Charles et sa femme et mené en prison en la cité
d'Orléans. L'istoire ne l'appelle pas roy, pour ce qu'il n'avoit oncques
esté couronné.
Note 280:
Pour ce qu'il.
Pour ce que Charles avoit épousé, etc.
Par la force le duc Hues tant demoura en prison en la tour d'Orléans, que
sa femme eut deulx enfans: Loys et Charles, et deulx filles: Ermengart et
Gerberge. Ermengart fu mariée à Aubert, conte de Namur. (Puis que le duc
Hues vit que les hoirs et la lignée le grant Charlemaines fu destruite et
ainsi comme faillie et que il n'eut mais nulluy qui le contredéist,) si se
fist couronner en la cité de Rains.
Ci faut la génération du grant empereur et roy Charlemaines.
[281]Cy faut la lignée du grant roy Charlemaines et descent à la lignée et
aux hoirs Hues-le-Grant, que l'en nomme Cappet, qui duc estoit de France au
temps de lors. Mais puis fu elle recouvrée[282] au temps le bon roy
Phelippe-Dieudonné. Car il espousa, tout appenséement pour la lignée
Charles-le-Grant recouvrer[283], la royne Ysabelle, qui fu fille le conte
Baudouin de Henaut. Et cil Baudouin fu descendu de madame Ermangart, qui fu
fille Charles, le conte que le roy Hues Cappet fist tenir en prison à
Orléans, si comme l'istoire a là-dessus compté[284]: dont l'en puet dire
certainement que le vaillant roy Loys, fils le bon roy Phelippe, qui mort
fu à Monpencier au retour d'Avignon, fu du lignage le grant roy
Charlemaines; et fu en lui recouvrée la lignée Charlemaines, et son fils
aussi le saint hom qui fu mort au siège devant Thunes, et cil roy Phelippe,
qui maintenant règne et tous les autres qui de luy descendront, sé la
lignée ne deffaut, dont Diex et messire Saint-Denys la gart[285]!
Note 281: Ce préambule et le chapitre entier de Hugues Capet sont
omis dans le manuscrit de Charles V, n° 8395.
Note 282:
Puis fu-elle recouvrée.
Plus tard, la lignée de
Charlemagne rentra-t-elle en possession de la couronne.
Note 283:
Tout appenséement pour, etc.
Précisément dans l'intention
de faire rentrer la couronne dans la famille de Charlemagne.
Note 284: Le texte suivi par don Brial est, dans cette circonstance,
fautif.
Note 285: On voit par ces dernières paroles que c'est au roi
Philippe-le-Hardi qu'il faut reporter la plus ancienne traduction de
nos chroniques.
CI COMMENCENT LES FAIS
DU ROY HUES CAPPET.
§.
ANNEE: 995.
Coment fist guerre à Arnoul, conte de Flandres; et coment à tort fist
dégrader l'archevesque de Rains. Coment le pape escomenia tous ceux qui
l'avoient dégradé; coment il fu remis en son siège, et de la mort le roy
Hues.
(En la nouvelleté que le roy Hues fu couronné, en la manière que vous avez
oï),[286] ne luy voult obéïr Arnoul, le conte de Flandres. Dont le roy
assembla grant ost et ala contre luy, et luy tolly tout Artois et tous les
chasteaux et forteresses qui estoient sur une eaue qui a nom Lys. Lors fu
le conte Arnoul moult dolent pour son dommage et pour la male volenté du
roy. Au duc Richart de Normandie s'en ala et luy pria moult qu'il
pourchassast sa paix vers le roy et vers les barons de France. Et le franc
duc, (qui pas ne prenoit garde à la desloiauté du conte, par cui trayson
meisme son père avoit esté occis), s'en ala au roy à parlement, et fist
tant vers luy que il pardonna au conte son mautalent et luy rendi sa terre.
Note 286:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, cap. 19.
[287]En ce temps estoit archevesque de Rains un preudhomme qui avoit nom
Arnoul. Frère avoit esté le roy Lothaire de bast[288]. Moult luy portoit le
roy grant envie, pour ce qu'il estoit du lignage le grant roy Charlemaines,
et le vouloit du tout esteindre et anéantir. Pour luy dégrader fist
assembler un concile en la cité de Rains; et fist semondre Seguin,
l'archevesque de Sens et tous ses évesques. En ce concile fist abatre et
deposer l'archevesque Arnoul par mautalent de son frère Charlon que il
tenoit en prison; et disoit que un bastart ne devoit mie estre en telle
prelacion. En prison le fist mettre avec Charles, son frère, en la cité
d'Orléans. En lieu de luy fist mettre et ordener au siège un moine qui
avoit nom Gerbers. Cil Gerbers estoit grant clers et philosophe et avoit
esté maistre à Robert, le fils le roy Hues; mais à la déjection de Arnoul
et à la promocion de Gerbers ne se voult oncques accorder le vaillant
Seguin, archevesque de Sens; tout l'eust le roy commandé, qui forment les
contraingnoit à ce qu'il s'accordassent à sa volenté: mais les autres
s'accordèrent à ce, qui plus doubtèrent un roy terrien que le souverain roy
des roys. Mais l'archevesque Seguin, qui plus doubtoit Dieu que homme, en
reprist le roy devant tous et le contredist tant comme il peust. De ce fu
le roy si durement courroucé qu'il le fist jeter hors de l'églyse
Nostre-Dame vilainnement. Trois ans demoura Arnoul desgradé. A la parfin fu
ceste chose annonciée à l'apostole, qui moult le porta grief. Tous les
évesques qui avoient Arnoul desgradé escommenia et qui avoient Gerbers
ordené. Et envoia l'abbé Léon à Seguin, l'archevesque de Sens, et luy manda
qu'il assemblast un concile en la cité de Rains et rappelast, sans demeure,
Arnoul et le restablist en son siège. Quant le conseil fu assemblé à Rains,
Seguin, l'archevesque, fist le commandement de l'apostole; et fu l'appelé
Arnoul de prison et restabli en son siège. Et Gerbers, qui bien entendi
qu'il avoit receu contre droit l'archeveschié, s'en repenti moult et
forment disputa contre l'abbé Léon messagier à l'apostole. La disputoison
d'eulx, qui moult est profitable, trouveras escripte ès fais des apostoles
de Rome. Après fu ce Gerbers esleu à l'archeveschié de Ravennes, par
l'empereur Othes et le peuple de la cité. Par plusieurs ans tint
l'archeveschié, jusques à tant que l'apostole mourut; lors requist le
peuple de Rome que il leur fust donné et ainsi fu-il apostole.
Note 287:
Ex Orderici Vitalis ecclesiastica historia, lib. 1.
(Voyez Historiens de France, tome X, p. 234.) Le même texte se trouve
dans la continuation d'Aimoin, lib. V, c. 45.
Note 288:
De bast.
C'est-à-dire
bâtard
, quoiqu'en aient cru les
éditeurs du 10ème volume des Historiens de France. Dom Bouquet, comme
on sait, n'a poursuivi son excellent travail que jusqu'au milieu du
9ème volume. Ses successeurs, moins habiles que lui, sont, jusqu'au
12ème, doms Haudiquier frères, Housseau, Précieux et Poirier.
L'an de l'Incarnation de Nostre-Seigneur neuf cens quatre-vins dix-huit
mouru le roy Hues. Enseveli fu en l'églyse Saint-Denys avec les autres
roys. Poi plus d'un an gouverna le roiaume de France[289].
Note 289: Ces dates sont inexactes. Hugues Capet fu couronné en 987,
et mourut le 24 octobre 996.
CI COMMENCE L'ISTOIRE
DU BON ROY
ROBERT.
I.
ANNEE: 998.
Coment le roy Robert fu preudhome et bien morigené et bon clerc. Et coment
il fit plusieurs nobles sequences de l'églyse. Après, coment Melun fu livré
par traïson, et coment il fu recouvré par le roy.
[290]Auprès le roy Hues, gouverna le roïaume son fils, le roy Robert qui,
au temps, son père meisme, avoit esté couronné. Moult fu cil roy débonnaire
et attrempé, et l'un des mieux entechiés de tous les roys et des mieux
morigenés; preudom et loial, et moult aima sainte églyse. Bon cler fu et
merveilleux trouverre de beaux dis en sequences et en respons que l'en
chante en sainte églyse, comme la sequence du Saint-Esperit:
Sancti
Spiritûs adsit nobis gracia
; et le respons de la vigile de Noël:
O Judæa
et Jherusalem!
et ce respons des martyrs:
O Constancia martirum!
[291] et
ce respons de Saint-Père:
Cornelius Centurio
.
Note 290:
Ex chronicâ regum Francorum.
Des fragmens de cette
chronique renfermée dans le manuscrit du roi, fonds de Colbert
n° 1320, ont été données dans le tome X des Historiens de France,
p. 301.
Note 291: La chronique de St-Bertin s'exprime ainsi: «Ipse habuit
uxorem reginam nomine Constantiam quæ semel rogavit eum ut aliquid in
ejus memoriam faceret. Composuit igitur
R. O Constantia martyrum!
Quod regina propter vocabulum
Constantia
, suo nomine credidit esse
factum.»
(Hist. de France, tome X, page 299.)
Le jour de la feste Saint-Père un jour estoit à Rome: présens estoient
l'apostoile et les cardinaulx. Et le roy s'en ala à l'autel et mist dessus
une escro[292] ou cil respons estoit escript et noté; si l'avoit
nouvellement trouvé. Si cuidèrent tous qu'il eust fait une grant offrande;
et quant il y gardèrent si n'y trouvèrent autre chose. Et tout fust-il
grant cler, si fu il bon roy et vertueusement gouverna le roiaume et mist
soubs pié et plaissa[293] ses rebelles.
Note 292:
Escro.
Billet, papier, rollet. La formule la plus commune
des mandats, dans le moyen-âge, commence ainsi:
Baillés escroe de
telle somme à, etc.
Note 293:
Plaissa.
Maltraita.
[294]En sa nouvelleté avint que tandis comme Bouchart, le conte de Melun,
estoit à sa court, Gautier, un sien chevalier, et sa femme, en cuy garde le
chastel estoit demouré, le livra au conte Hues[295] par grans dons que il
luy donna. Au roy s'en complaint le conte Bouchart, et le roy manda tantost
au conte Hues, que il rendist au conte Bouchart son chastel que il luy
avoit mauvaisement soustrait. Cil qui se fia en la force du chastel pour la
rivière de Saine qui cueurt tout autour, remanda au roy que jà tant comme
il vivroit ne se rendroit né à luy né à autre.
Note 294:
Willelmi Gemet. hist., lib. V, c. 14.
Note 295: Hues, comte de Troyes.
De ceste response fu le roy moult couroucié. Au duc Richart de Normandie
manda qu'il venist à luy pour telle besoingne, et il y vint moult liement à
grant force de gent. Le chastel assist d'une part et le roy d'autre.
Drecier firent les engins et assaillirent forment et par jour et par nuit.
Si virent ceulx dedens que il ne le pouvoient longuement tenir contre la
force le roy: si orent conseil que il le rendroient sauves leurs vies.
Ainsi ouvrirent les portes et reçurent le roy et le duc dedens. Gautier,
qui le chastel avoit tray, livrèrent; et le roy le fist tantost pendre, luy
et sa femme, et puis rendi le chastel au conte Bouchart. Atant prist le duc
congié de retourner en son pays, et le roy le mercia moult de son secours.
[296]
Incidence.
--En celle année, qui fu neuf cent nonante et neuf,
commença Seguin, le vaillant archevesque de Sens, à restorer l'abbaïe
Saint-Pierre-de-Melun et y mist un abbé qui avoit nom Gautier. En ce temps
mouru le vieux Reinart, conte de Sens, qui maint mal avoit fait. Enseveli
fu en l'églyse Sainte-Colombe de Sens. Après luy tint la conté son fils
Fromont. Espousée avoit la fille Régnault, le conte de Rains[297].
Note 296:
Chronicon Hugonis Floriacencis.
(Historiens de France,
tome X, f° 220.)
Note 297:
Comte de Rains.
Quel pouvoit être ce Regnault, comte de
Reims, mentionné par Hugues de Fleury? C'est la première fois qu'il
est parlé d'un comte laïe de cette ville, et c'est sans doute une
erreur.
[298]
Incidence.
--En cel an trespassa Seguin, le honorable archevesque de
Sens, qui fu l'an de l'Incarnation mil. Après sa mort fu l'églyse vaquante
un an. Tout le peuple de la cité requéroit que le archediacre Leuthaire
fust ordené. Cil Leuthaire estoit moult noble home de lignage et noblement
aourné de meurs, mais plusieurs estoient contraires à luy, pour ce qu'il
béoient à la dignité; et meismement le conte Fromont, fils le vieus
Raihart, qui descendu estoit et né de mauvaise racine, contredisoit sa
promocion pour un sien fils qui Brun avoit nom, dont il béoit à faire
archevesque. Mais autrement avint si comme Dieu le volt; car quant tous les
évesques furent assemblés, il jetèrent jus toute paour terrienne, et par la
volenté de l'apostole, ordenèrent l'archediacre Leuthaire.
Note 298:
Hug. Flor. chronicon, anno 1000.
II.
ANNEE: 996.
Du duc Richart de Normandie; coment il ordena son fils Richart duc après
lui, et coment il mouru.
[299]Le duc Richart de Normandie, lesquieux tesches sont exemple de bonne
vie, estoit jà moult desbrisié. Tant amoit paix que tous ceux que il savoit
en contens, il ramenoit en concorde ou par luy ou par ses messages.
Débonnaire père estoit à toutes gens de religion, au clergié prest aydeur.
Humilité essauçoit et abaissoit orgueil; les povres soustenoit, les veuves
et les orphelins nourrissoit et deffendoit.
Note 299:
Willelm. Gemetic. hist., lib. IV, cap. 19.
Quant il senti qu'il affoibloioit, si appela, une heure, le conte Raoul,
son frère, et luy demanda conseil coment il ordoneroit de sa terre. Cil fu
moult esbahi quant le duc luy parla de telle chose; mais toutefois luy
conseilla qu'il ordenast du commun estat du pays. Ses nobles homs manda, et
fist devant tous venir son fils Richart et parla en telle manière: «Mes
chevaliers et mes compaingnons, je ay esté vostre sire jusques au jour
d'uy; mais puisque Nostre-Seigneur me vuelt à soy appeler, il me convient
de vous partir. Pour ce, vous prie sé vous oncques m'aimastes, que vous
obéissiez à mon fils, et que vous luy soyez loyaux ainsi comme vous avez
tousjours esté vers moy, car vous ne me povez plus avoir à seigneur.» Quant
il eut ainsi parlé en plourant, toute la sale fu remplie de cris et de
gémissemens, et quant ce fu passé si s'accordèrent à sa volenté: l'enfant
Richart reçurent à seigneur et luy firent feauté et hommage, et le duc
acoucha du tout, pour la maladie qui l'engregeoit. De ce siècle trespassa
plain de jours et rendi son esprit, entre les paroles d'oroison.
(De son fils Richart peut-on moult de bien dire. A son père retraioit en
graces et en vertus et en toutes bonnes tesches; et si ne fait pas moins à
loer du père en victoire et en discipline de chevalerie.) [300]En armes fu
moult esprouvé noblement, et sagement conduisoit ses osts en bataille et
gouvernoit, et tousjours acoustumément avoit victoire de ses ennemis. Et
tout fust-il ainsi abandonné aux choses temporels et au tumulte du siècle,
si estoit-il ferme et entier en la foy crestienne et envers ceux qui Dieu
servoient humbles et dévots; si que plusieurs églyses et abbaïes
mouteplioit en son temps, soubs luy et soubs sa seigneurie.
Note 300:
Id., lib. V, cap. 17.
[301]Un frère avoit le duc Richart qui Guillaume avoit nom; si luy avoit
donné la conté de Hiemes[302], mais il ne volt à luy obéir par aucuns
mauvais amonestemens, et se vouloit soustraire de son hommage. De ce le
chastia le duc aucunes fois par ses messages, mais amander ne se voult. A
la parfin le fist prendre et mettre en prison; touteffois eschappa-il en
derrenier par une corde que un sien chevalier luy pourchaça, et puis se
mist à la fuite. Par jour se reponnoit, qu'il ne fust apperçeu, et par nuit
fuioit tant comme il povoit.
Note 301:
Id., lib. V, cap. 3.
Note 302:
Hiemes.
C'est le comté d'
Hiesmes
, ainsi nommé du bourg
d'
Exmes
ou
Hiesmes
, à trois ligues d'Argenton. La chronique
latine, dont plusieurs fragmens sont transcrits dans les
Historiens
de France
, tome X, page 302, porte ici et plus bas:
Comitatum
d'Eu
. Guillaume de Jumièges écrit d'abord ici:
Oximensem
comitatum
; et plus bas:
Ocensem comitatum
. Wace de même distingue
le
premier fief de Guillaume
,
A Willealme a
Vuismes donné
.
(Vers 6123.)
du second, le
conté d'Ou
.
Touteffois se pourpensa-il que il assouageroit la débonnaireté de son
frère, et que mieux luy valoit qu'il se meist en sa mercy que requérir la
débonnaireté d'aucun roy ou d'aucun conte qui au derrenier luy vaudroit
petit. En ce propos demoura et s'en ala à son frère qu'il trouva chasçant
en un bois. A ses piés se laissa cheoir et luy requist mercy, en pleurant,
quant il luy eut compté coment il estoit eschappé de prison. Et le duc le
leva de terre, et tantost luy pardonna son mautalent et luy donna la
contée[303], et l'aima puis tousjours comme son frère, et luy donna à femme
Elveline, une noble pucelle, fille d'un haut homme qui avoit nom Turchel.
De celle femme eut trois fils: Robert, qui sa contée tint après luy, et
Guillaume, conte de Soissons, et Hues, qui fu puis évesque de Lisieus.
Note 303:
La contée.
Le mot est laissé en blanc. C'est l'
Ocensum
comitatum
de Guillaume de Jumièges.
III.
ANNEE: 1002.
Coment Edelred, le roy d'Angleterre, envoia grans gens d'armes en navie
pour destruire Normandie, coment les Normans les mirent tous à mort.
[304]
Incidence.
--En ce temps avint que Edelred le roy d'Angleterre qui la
seur du duc avoit espousée assembla grant navie et l'envoia sur le duc
Richart pour soy vengier d'aucuns contens qu'il avoit à luy. En celle
besoingne eslut les meilleurs de tout son règne et leur commanda qu'il
destruisissent toute la Normandie avant eulx sans néant espargnier, fors
que seulement l'églyse Saint-Michiel au Péril-de-Mer, car à si saint lieu
n'à si religieux ne doit nul s'adresser pour mal faire. Et leur commanda
que quant il aroient toute Normandie arse et destruite que il préissent le
duc Richart de Normandie et luy amenassent les mains liées darrière le dos.
Eux se partirent d'Angleterre et arrivèrent en Normandie au rivage de
Saine; de leur nefs issirent et boutèrent le feu ès villes et es hameaux
dessus la marine. Ceste nouvelle vint à Nigel, un prince de Costentin: lors
assembla la chevalerie et les gens de pié du pays; sur les Anglois
coururent et firent d'eulx si grant occision que il n'en demoura que un
tout seul qui aux autres racompta leur meschéance. Cil s'en estoit fuy et
se tenoit loing de la bataille; et quant il vit la dolour et l'occision de
leur gent, si s'en fuy à ceulx qui leur nefs gardoient et leur compta la
mortalité de leur gent; et ceulx s'assemblèrent tous en trois des meilleurs
nefs et des plus fors et se traistrent en un rigort de mer[305] à grant
paour de leur vie, leurs voiles tendirent et s'en fuirent arrière en
Angleterre; et quant le roy Edelred les vit, si leur demanda tantôt le duc
Richart; et il luy respondirent qu'il n'avoient oncques le duc veu, mais il
s'estoient combattus à leur grant malavanture à la gent d'une contrée si
fort et si cruel qu'il avoient tous ses chevaliers occis; et quant le roy
Edelred oï ces nouvelles, il eut grant honte et s'apperçu lors de sa folie.
Note 304:
Willelm. Gemet., lib. V, c. 4.
Note 305:
Rigort de mer.
Golfe, anse. «
In sinum maris
ne
conferentes.»
[306]Bien véoit Geoffroy, le conte de Bretaingne, la valeur du duc Richart
et coment il s'accroissoit tousjours en force et en richesse: si se pensa
que plus fors et plus seur en seroit s'il avoit l'amour et l'alliance de si
grant prince par aucune affinité. Par le conseil de sa gent, issi de
Bretaingne et s'en vint à sa court moult noblement; et le duc le reçut
moult honnorablement et le retint avec luy par aucuns jours; et quant il
vit que le duc l'eut si noblement receu, si demanda en mariage une sienne
sereur qui avoit nom Hadvis. Moult estoit belle et honneste et sage. Et le
duc luy octroïa moult volentiers, par le conseil de sa gent. Là meisme
l'espousa-il à grant solempnité. Après les nopces se parti le conte à grant
dons et retourna en son pays liément. En ceste dame engendra, puis, deux
fils: Huedes et Alains, qui puis furent hoirs de sa terre.
Note 306:
Willelm. Gemet., lib. V, c. 5.
IV.
ANNEE: 1011.
Du descort qui fu entre le duc Richart de Normandie et Huedes, le conte de
Chartres. Et coment le roy Robert les mist en pais.
[307]En ce temps espousa Huedes, le conte de Chartres, Maheut, une des
sereurs du duc Richart, et luy donna en douaire la moitié du chastel de
Dreux qui siet sur la rivière d'Avre[308]. Si avint que celle dame mouru
sans hoirs. Après sa mort volt le duc reprendre celle terre qu'il luy avoit
donnée en douaire; mais le conte Huedes qui moult estoit malicieux ne luy
voult laissier le chastel de Dreux, et le duc assembla son ost et s'en vint
sur la rivière d'Avre. Là fonda un chastel qui a nom Tillierres[309]; moult
le fist bien garnir et prist la garnison en la terre le conte Thibaut.
Après le livra en la garde le conte Noel de Coustance, et Raoul de
Thoen[310] et Rogier son fils; lors s'en départi et renvoya chascun en son
pays. Et le conte appareilla son ost et appella en son ayde le conte Huedes
du Mans et Galleran, le conte de Meulent; ainsi chevauchèrent toute nuit.
Au matin vindrent leurs coursiers à toutes leurs armes devant le chastel de
Tillières; et quant les barons qui dedens estoient les apperçurent, si
gardèrent les entrées du chastel de leur gent meisme, et puis issirent hors
contre eulx et les desconfirent en bataille en pou d'eures; si que il en y
eut d'occis la plus grant partie; et les autres s'en fuyrent là où il
porent mieux; le conte Huedes et le conte Galleran s'en fuyrent et se
mirent au chastel de Dreux; mais le cheval sur quoy le conte Huedes estoit
chay mors; et le conte s'en fui tout à pie jusques à un parc de brebis et
despouilla le hautbert de son dos et le couvri en un champ, au royon[311]
d'une charrue: et puis vesti le mantel d'un bergier et portoit les cloies
du parc, d'un lieu en autre, sor ses épaules pour soy plus desguyser, qu'il
ne fust apperçu de ses ennemis; et disoit aux Normans qui enchausceoient
les fuyans que il se hastassent, car cil n'estoient pas loing d'eulx. Quant
il furent oultrepassé, il prist un bergier pour soy conduire parmy les
bois. Au tiers jour vint au Mans à quelques paines, les piés et les jambes
escorchiés d'espines et des chardons.
Note 307:
Willelm. Gemet. hist., lib. V, c. 10.
Note 308: Notre traducteur n'est pas exact ici; Guillaume de Jumièges
ne dit pas que Dreux fût situé sur la rivière d'
Avre
, mais que le
duc de Normandie donna, avec la moitié du château de Dreux les
terrains qui touchoient au fleuve d'Avre. «Cui dux medietatem
Dorcasini castri dedit dotis nomine, cum terrâ super Arvæ fluvium
adjacente.» L'Arve se jette dans l'Eure, à une lieue au-dessous de
Dreux, et il s'agit ici sans doute des terrains renfermés entre
l'Eure et l'Avre; peut-être tout l'ancien Thimerais.
Note 309:
Tilliers
ou
Tillières
, situé sur la rivière d'Avre, à
une lieue de Verneuil.
Note 310:
Thoen
ou
Tony
, nom d'une famille ancienne dont le fief
seigneurial étoit
Tony
, près de Gaillon.
Note 311:
Au royon.
Au sillon. «Sub telluris sulco.»
[312]Quant le duc Richart vit que le conte Huedes estoit si esmeu contre
luy, et monté en telle forcennerie que il s'efforçoit en toutes manières de
luy tollir terre, si envoya ses messages à deux roys païens pour querre
secours: à Olau le roy de Noronce[313] et Lacman le roy de Souabe. Les roys
reçurent volentiers les messages et leur donnèrent beaux dons, et mandèrent
au duc par eulx meismes qu'il vendroient prochainement à grant gent, si
comme il firent: car il arrivèrent en Bretatngne à grant navie; et les
barons s'assemblèrent de toutes pars et cuidèrent les païens surprendre et
despourveus; mais ceulx qui bien seurent leur venue si s'appensèrent d'une
nouvelle malice; si firent fosses parfondes et larges par dessoubs et
estroites par dessus, parmy les champs où les Bretons devoient venir; et
ceulx qui vindrent isnellement sur eulx que il cuidoient avoir surpris
chéyrent en ces fosses et tant en y eut d'occis que pou en eschappa de
celle bataille. Et les païens passèrent plus avant et assistrent la cité de
Dol et la pristrent et ardirent; et occirent Salemon, avoué[314] du lieu.
Note 312:
Willelm. Gemet. hist., lib. V, cap. 11.
Note 313:
Noronce.
«Olaum scilicet Noricorum (rex).» Olaüs, roi de
Norwège.
Note 314:
Avoué.
Gouverneur, commandant.
Après ceste destruccion se retrairent en leurs nefs et singlèrent tant
qu'il vinrent là endroit où la rivière de Saine chiet en la mer. Contre
mont nagièrent jusques à Rouen et le duc Richart les reçut liément.
[315]De la persécucion que les païens eurent faite en Bretaingae fu le roy
Robert moult couroucié; et quant il fu certain que le duc Richart les avoit
mandés pour destruire le conte Huedes de Chartres si se doubta moult que il
ne s'espandissent par France. Tous ses barons manda à Coldres, et si manda
aussi le duc Richart et Huedes le conte de Chartres. La cause de la
discencion entendi et fist tant qu'il s'accordèrent à paix, en telle
manière que le conte Huedes rendroit le chastel de Dreux et le duc aroit la
terre qui siet sor la rivière d'Avre; et que le chastel de Tillières
demourroit en ce point en la main le duc et de ses hoirs. Ainsi fu faite la
paix. Et le duc s'en retourna lié et joyeux à ses deus roys. Largement les
soudoia, si retournèrent en leur pays, tout appareilliés de retourner à son
mandement. Mais ains que Olau, le roy de Noronce, s'en retournast,
guerpi-il la fausse créance des ydoles, il et une partie de sa gent, par la
prédication Robert, l'archevesque de Rouen, et fu baptisié par la main
d'iceluy Robert, et retourna en son pays moult lié pour la foi crestienne
qu'il avoit receu; puis la garda moult fermement tousjours. De sa gent
meisme fa puis traïs et martirié pour sa foy, et resplandist encore par
vertus et par miracles au pays de celle gent. (Et garissent les gens du
païs de vilaines maladies quant il le requièrent. Et est un autel fondé en
l'onnor de luy en l'églyse des Frères meneurs de Paris)[316].
Note 315:
Willelm. Gemet. hist., lib. V, cap. 12.
Note 316: Cette parenthèse, qui n'est pas traduite du latin, se
trouve dans un petit nombre de manuscrits. L'église des
Frères-Mineurs ou Cordeliers a été détruite vers 1792; elle étoit
placée tout prés de l'école actuelle de Médecine.
V.
ANNEE: 1026.
Coment le duc Richart prist à femme la fille le conte Geofroi de
Bretaingne, et eut trois fils de cette dame; et coment Richart, son fils,
fu duc après luy.
[317]Le duc, qui encore n'avoit esté espousé, desiroit moult avoir hoir
pour sa terre tenir. Au conte Geofroy de Bretaingne demanda une sienne
fille; Judith avoit nom; moult estoit belle dame et bien morigénée; et le
conte, qui moult en fu lié, luy amena jusques au mont Saint-Michiel. De
celle dame eut puis trois fils: Richart, Robert et Guillaume. Cil Guillaume
fu puis moine à Fescamp. Et si eut trois filles: la première eut nom Alis;
celle espousa Renaus, le conte de Bourgoingne, et en eut deux fils: Guy et
Guillaume. Et l'autre eut Baudouyn, le conte de Flandres. Et la tierce
mouru pucelle. Ce conte Geofroy de Bretaingne vint en ce temps à Rome en
pélerinage: toute sa terre et ses deux fils, Huedes et Alain, laissa en la
garde le duc Richart. Mort fu si comme il s'en retournoit.
Note 317:
Willelm. Gemet. hist., lib. V, c. 13.
[318]En ce temps espousa le conte Renaus de Bourgogne[319], une fille du
duc qui eut nom Adeline. Long-temps après avint que le conte Huedes de
Chaalons prist par trayson Josselin et le conte Renaus et Berart. Le duc
Richart, qui ce seut, manda au conte Huedes qu'il délivrast son gendre pour
l'amour de luy; mais cil ne le voult faire, ains commanda moult
orgueilleusement qu'il fust plus estroitement gardé que devant. Ces paroles
furent rapportées au duc. Tantost manda à son fils Richart qu'il
appareillast grant ost et entrast en la terre le conte de Chaalons pour
venchier[320] ceste honte. Cil le fist ainsi et assist le chastel de
Milmande[321], ceulx du chastel se tindrent et ceulx du dehors assaillirent
si fort qu'il prinstrent le chastel et ardirent femmes et enfans, et
quanqu'il avoit dedens: puis s'en alèrent à Chaalons et dégastèrent devant
eux la terre le conte Huon; et quant il vit qu'il ne pouroit durer, il
meisme prist une sele chevaleresse[322] et vint devant Richart l'enfant en
priarit mercy humblement de son mesfait. Lors rendi le conte Renaut et
donna bons ostages qu'il iroit à Rouen au duc Richart pour faire l'amende à
sa volenté. Ainsi retourna l'enfant Richart au duc son père.
Note 318:
Id.--id., c. 16.
Note 319:
Renaus de Bourgogne.
«Rainaldus trans Saona fluvium
Burgundionum comes.»
Note 320:
Venchier.
Venger. Nous gardons encore le mot revanche.
Note 321:
Milmande.
Wace écrit
Mismande
, et Guillaume de Jumièges
Milinandum
ou
Milbiandum
. On n'a pas bien reconnu ce lieu, jusqu'à
présent.»
Note 322:
Une sele chevaleresse.
Une selle de cheval. «Equestrem
sellam ferens humeris.»
[323]Au duc Richart, où tant avoit de graces et de bien, approchoit le
terme de sa fin. Quant il senti que sa maladie luy croissoit, il manda
Robert, l'archevesque de Rouen, et tous les nobles hommes de Normandie; et
leur dist qu'il ne povoit pas vivre longuement. Lors commencèrent tous à
plourer. Au derrenier appela son fils Richart et le fist duc de Normandie,
par le conseil de ses barons. A son fils Robert donna la conté d'Eu[324],
en telle manière qu'il en fist hommage à son fils Richart, comme à son lige
seigneur: et quant il eut ordené de son testament et d'autres besoingnes
temporels, si trespassa de ce siècle, en l'au de l'Incarnacion mil
vingt-six ans.
Note 323:
Willelm. Gemet. hist., lib. V, cap. 17.
Note 324:
D'Eu
ou mieux d'
Hiesmes
. «Robertum comitatûs
Oximensi
præfecit.»
VI.
ANNEE: 1026.
Coment les Bourguignons ne vouldrent recevoir à seigneur le roy Robert, et
coment par force d'armes il les soubmist. Coment il ferma le chastel de
Montfort et d'Espernon; et coment Thibaut File-estoupe ferma le chastel de
Montlhery.
[325]En ce temps mouru Henry, le duc de Bourgoingne. Toute sa terre laissa
au roy Robert, mais les Bourguignons ne le vouldrent pas recevoir à
seigneur; ains reçurent le conte de Nevers, qui avoit nom Landry, en la
cité d'Aucère, ainsi comme avoué contre le roy. Et le roy appela en son
aide Richart, le duc de Normandie, qui à luy vint à grant ost. Son ost
assembla d'autre part et assist la cité d'Aucère longuement; et tant i
séist que ceulx dedens luy rendirent par force la cité et la contrée et
Landry à sa volenté. Après mist le siège devant le chastel d'Avalon, et si
longuement y séist qu'il affama le chastel; et convint que ceulx dedens luy
rendissent la forteresse, et qu'il fussent obéissans à sa volenté. Atant
retourna en France et le duc en Normandie.
Note 325:
Chronicon Hugonis Floriacensis, anno 1002.
[326]En ce temps mouru Fromont, le conte de Sens. Après fu quens son fils
Renart, le plus desloiaux de tous les desloiaux. Si grant persécucion fist
aux églyses, que si grant ne fu oïe puis le temps des païens. Pour ce grief
que les églyses souffroient, l'archevesque Leuthaire estoit en si grant
angoisse de cuer qu'il ne savoit qu'il péust devenir. Mais touteffois
estoit-il en oroisons et en vigiles et prioit la divine pitié que elle luy
envoiast secours. Dedens la cité estoit le conte Renart aiant garnison de
sa gent et la tenoit à force contre le roy et contre l'archevesque. Mais
touteffois la prist l'archevesque par le conseil Renaut l'évesque de Paris
et tantost la livra au roy Robert. Le conte Renart eschappa et s'enfui tout
nu. Fromont, son fils[327], et les autres chevaliers de la garnison
s'enfuyrent en la tour et la tindrent tant comme il porent contre le roy,
et le roy la fist assaillir par meisme jour. En la parfin la prist, et
prist tous ceulx qui dedens estoient. Fromont, le fils le conte Renart,
envoïa en prison à Orléans, et là mourut.
Note 326:
Id.--id., anno 1005.
Note 327:
Son fils.
Le latin dit:
Son frère
.
[328]En ce temps fu faite banie de la seigneurie de Saint-Denis.[329]Cil
roy Robert ferma le chastel de Montfort et d'Esparnon. Une dame de Nogent
eut espousée; de celle eut deulx fils, Simon et Amaury, et cil Simon fu père
Amaury de Montfort et Berte la contesse d'Anjou; et cil Amaury fu père
Simon le conte de Montfort et la contesse de Meullent. Et madame la
contesse d'Anjou eut un fils qui eut nom Fouques, conte fu d'Anjou et puis
roy de Jhérusalem. Cil Fouques fu père Baudouin et Amaury, qui ambedeulx
furent roys de Jhérusalem l'un après l'autre. Et de cestui Fouques issi
aussi Geffroy, le conte d'Anjou, et la femme Thierry, le conte de Flandres.
Et cil Geffroy fu père le roy Henry d'Angleterre. Et sa suer, la contesse
de Flandres, eut deux fils: Philippe, le conte de Flandres, et Mathieu, le
conte de Bouloingne, et une dame qui fu femme Hues d'Oisy.
Note 328 Par
banie
, je crois qu'il faut entendre suppression,
extinction de la souveraineté qu'affectoient encore, en certains cas,
les rois de France et les seigneurs voisins de l'abbaye de
Saint-Denis. Le continuateur d'Aimoin, qui semble avoir ici copié le
texte original de notre traduction, pourroit faire soupçonner d'une
légère infidélité cette dernière. Il porte: «In tempore regis Roberti
Bema
fuit de dominio Sancti-Germani.» Mais qu'est-ce que
Bema
?
Note 329: Le tome X des Historiens de France n'a pas donné le texte
latin des passages suivans ni ces passages eux-mêmes. La raison qu'en
donnent les éditeurs est que les faits n'appartenoient plus au règne
de Robert. (Voy. pour le latin la continuation d'Aimoin, lib. V,
c. 46.) Au reste, le texte latin du continuateur d'Aimoin et du
chroniqueur anonyme a sans doute été tronqué dans cet endroit. Ce
doit être un seigneur nommé Amaury, qui,
au temps du roi Robert
,
auroit fortifié
Montfort
, auroit épousé une dame de Nogent, etc.
Au temps le roy Robert, ferma le chastel de Montlhery un sien forestier qui
avoit nom Thibaut File-estoupe. Cil eut un fils qui avoit nom Guy. Cil Guy
espousa la dame de La Ferté et de Gomez. De cette dame eut deux fils: Mille
de Bray et Guy le Rouge, et cinc dames, la contesse de Reiteste et
Bonnevoisine de Pons: Elysabel, femme de Jocelin de Courtenay, et la dame
de Puisat et la dame de Saint-Valery.
Cil Mille de Bray engendra Guy Troussel (qui puis s'en a fui d'Antioche et
laissa en la cité le bonne chevalerie assiégée des Sarrasins), et si
engendra Thibaut La Bouffe et Millon, que Thibaut de Creci estrangla en
trayson, et Renaut, l'évesque de Troies, et la mère Simon de Broies, et la
mère Simon de Dampierre, et la mère Hues de Plancy, et la mère Mille Crecy,
et la mère Salon, le visconte de Sens; et Guy engendra Hugues de Crecy, et
Biotte, la mère le visconte de Gastinois, et la mère Ymbert de Beaujeu, et
la femme Anseau de Gallande et Biétris, contesse de Pierrefons.
Au temps le roy Robert, fonda le chastel de Courtenay, Haston, le fils d'un
gastelier du chastel Renart, chevalier fu par son sens et par son
avoir[330]. Une grant dame espousa dont il engendra Jocelin de Courtenay,
et cil Jocelin espousa la fille le conte Gieffroy-Foirole. De celle dame
eut deulx fils[331] Guy et Renart, le conte de Joingny. Icil Jocelin, après
la mort de celle première dame, espousa Ysabelle, la fille Millon de
Montlhery. En celle engendra Millon de Courtenay, et Jocelin, le conte
d'Edesse, et Gieffroy Capalu. Cil Mille de Courtenay engendra trois fils de
la sereur le conte de Nevers: Guillaume, Jocelin et Renaut. Cil Renaut
engendra la femme Pierre, le frère le roy et la femme Avalon de Selgny.
Note 330:
Gastelier.
Pâtissier. Le latin se contente d'ajouter:
Militari honore se fecit sublimari.
Note 331: Ici notre traducteur passe un degré: «Filiam comitis
Gaufridi Fœrolem ex quâ genuit unam filiam quæ duos filios habuit.»
VII.
ANNEE: 1026.
Coment le roy Robert donna plusieurs dons et privilèges et franchises à
l'abbaïe de Saint-Denis. Après coment il trespassa.
[332]De ce roy Robert peut l'en moult de bien dire. Grant amour, grant
affeccion avoit à sainte églyse et à tous les sains de paradis,
[333]meismement aux glorieux martirs Saint-Denys et à ses compaingnons que
il tenoit à patrons et à deffendeurs du roïaume, si comme il pert aux
chartres de ses dons et des franchises qu'il donna à l'églyse, si comme
nous dirons ci-après. A un corps saint qui léans gist, et a nom saint
Ypolite, avoit merveilleusement grant dévocion et grant amour. Jà n'éust si
grant besoing pour quoy il fust au pays qu'il ne venist à sa feste, qui est
au mois d'aoust, deulx jours devant l'assompcion Nostre-Daine. Pour ce que
la feste fust encore plus solempnel, pour la présence de si grant homme,
estoit en my le couvent, et tenoit cuer avec le chantre tout revestu d'une
riche chappe de pourpre que il avoit fait faire pour soy proprement; et
tenoit en sa main le royal ceptre, et alloit par my le cuer de renc en
renc, chantant et exortant son couvent à chanter comme cil qui ardemment
amoit Dieu et sainte églyse. Si s'esjoïssoit avec les esjoïssans et
chantoit avec les chantans et par grant melodie de voyes faisoit prières
aux oreilles du souverain juge, de cuer et de bouche, et ainsi estoit
adés[334], jusques à tant que la messe estoit chantée.
Note 332 Cette phrase se retrouve dans toutes les chroniques
anciennes.
Note 333: A compter de là, notre traducteur suit, non pas les
paroles, mais le sens du
Liber de reliquiis ecclesiæ
Sancti-Dionysii
, publié par Duchesne, tome IV, p. 146. Le passage
auquel se rapporte notre traduction est transcrit dans le tome X des
Historiens de France, p. 380.
Note 334:
Adés.
Toujours.
Maintes belles chartres donna à l'églyse; la première, si fu que il
l'affranchi de maintes mauvaises coustumes, que ses sergens alevoient en la
ville et dehors[335]. Et si donna sa court et son palais que les autres
roys avoient tousjours eus léans, et y venoient tenir leur court aux festes
solempnels, comme à Noël et à l'Epiphanie et à Pasques et à la Pentecouste;
et de ce les franchi si que nuls roys ne puet né ne doit jamais i tenir
court, pour ce que le couvent soit en paix et qu'il puisse mieux entendre à
Dieu, faire prier pour le roy et pour l'estat du royaume; [336]et voult que
l'églyse fust absoulte du grief de tous ses voisins et meismement de
Bouchart à la Barbe qui lors tenoit un chastel en fié de l'églyse en une
île de Saine, de par sa femme, et sa femme d'un sien mary qu'elle eut eu
devant, qui avoit nom Hues Basset. Moult genoit cil Bouchart l'églyse et
ses hommes. Au roy s'en complaint l'abbé Vivien, qui l'églyse gouvernoit
pour le temps de lors. Amonesté fu que il se cessast de ces griefs; et pour
ce que cesser ne se volt, le roy, par le conseil de ses palatins[337],
commanda que le chastel feust abatu; et pour ce que le roy savoit bien que
cil Bouchart estoit esmeu contre l'églyse, il ordonna pour bien de paix,
par la volenté de l'abbé et du couvent, et permist qu'il fermast une
forteresse à trois miles de Saint-Denis[338] qu'il appelent Montmorency de
lez la fontaine Saint-Walery; par tel condicion que cil Bouchart et tous
ceux qui, après luy, seroient seigneur de celle forteresse, feroient
hommage à l'églyse du fié qu'il tenoit de par sa femme en la devant dite
isle, et au chastel de l'églyse et aux autres lieux. Et, avec tout ce, fu
adjousté que les fiévés[339] qui demourroient à Montmorency se metroient en
ostage en la court l'abbé deux fois en l'an: à Pasques et à la feste
St-Denys; né en nulle manière ne requerroient congié d'issir hors de laens
jusques à tant qu'il eussent respondu et rendu raison des choses de
l'églyse qui avoient esté soustraites, aménuisiées ou prises par Bouchart
ou par ses hommes, et qu'il auroient faite plenière satisfacion, selon
droit, au martir saint Denys de toutes ces choses, à la volenté de l'abbé
et du couvent. Et quiconque seroit trouvé en meffait vers l'églyse, et
s'enfuyroit après pour garantie à Montmorency, dedens les quarante jours
que Bouchart ou ceus qui après luy seront, seroit amonesté de par l'abbé
pour la justice de ce fait, il en ainenra le maufaiteur par devant l'abbé,
en sa court, pour justicier, par devant luy. Et se le maufaiteur ne se
veult ottroier aux condicions nommées, Bouchart ou ses successeurs le
boutera hors de toute sa seigneurie et le doivent avoir comme ennemy de
l'églyse jusques à tant qu'il s'abandonnera à justice de l'abbé. Toutes ces
condicions jura Bouchart pour luy et pour tous ceulx qui après luy
vendroient, en la présence du roy et des barons.
Note 335: Voyez la charte dont il s'agit, Hist. de France, tome X,
p. 581.
Note 336:
Ex chronicâ anonymâ.
Voyez Histor. de France, tome X
p. 303. Voyez aussi pour les détails l'autre charte de Robert,
reproduite dans le même volume, p. 593.
Note 337: Plusieurs manuscrits ont au lieu de ces derniers mots:
De
son plaisir
.
Note 338:
De Saint-Denis.
La charte dit: «Tribus leugis a castello
Sancti-Dionysii.» Ce château étoit Montjoie, et ce que l'on ignore
communément, c'est que ce château de Montjoie a été l'occasion du cri
de guerre de nos vieux rois de France:
Montjoie Saint-Denis!
Note 339:
Les fiévés.
Ceux qui relevoient du fief.
Après, conferma la chartre du roy Dagobert, fondeur de l'églyse, qui
commence au dessoubs de Mont-martre, au lieu proprement où le martir fu
décolé, et dure jusques à la voie commune qui mène à Louvres, que quanques
est contenu dedens celle enceinte est au pouvoir et au droit de l'églyse en
toutes justices et en tous cas, soit en voies communes et privées. Maintes
autres belles chartres donna à l'églyse qui ne sont pas cy nommées.
De ce siècle trespassa ce glorieux roy, en l'an de l'Incarnacion mil et
trente et un; et fu ensépulturé au cimetière des roys, c'est l'églyse
Saint-Denys qu'il avoit tant amée et honorée.
[340]
Incidence.
--Par l'enticement des fils au deable, commença contens
entre le jeune duc Richart et son frère Robert, qui, pour luy grever, se
mist au chastel de Falaise. Et le duc assembla son ost et assist le
chastel, longuement y fist assaillir; mais à la parfin firent-il paix
ensemble, et revint le conte Robert à sa subjeccion. A tant se despartirent
en bonne paix, et le duc Richart desparti son ost et retourna à Rouen, et
assez tost après mourut-il et plusieurs autres de sa gent, et cuida l'en,
certainement, que il fussent empoisonnés. Un petit fils eut qui avoit nom
Nicolas; à lettres fu mis en enfance, et fu puis moine de Saint-Oen de
Rouen et gouverna l'abbaïe glorieusement plus de cinquante ans après la
mort l'abbé Herfast.
Note 340:
Willelm. Gemet. hist., lib. VI, cap. 2.
[341]La duchée tint après le duc Robert. Jà soit ce qu'il fust fier et
couragieux vers les rebelles et vers ses ennemis, si estoit-il doulx et
humble vers l'églyse et vers ses ministres.
Note 341:
Id.--id., c. 3.
Ci fine l'istoire du bon roy Robert
CI COMMENCENT LES GESTES
DU ROY HENRI.
I.
ANNEE: 1031.
Coment la royne Constance voult déshireter Henri, son ainsné fils, du
roïaume, et voult faire roy de Robert, son mainsné fils. Et coment le roy
Henri humelia l'orgueil de sa mère et de tous les traitres.
[342]Des hoirs Robert, roy de France, estoit l'ainsné Henri. La royne
Constance, qui pas ne l'amoit comme mère ains le haioit comme marastre,
s'efforçoit en toutes manières de luy deshireter de la couronne, et de
couronner en lieu de luy Robert, son frère, duc de Bourgoingne. Pour ce,
s'enfui-il au duc Robert de Normandie, et luy requist, par la foy que il
luy devoit, que il fust en s'aide, envers sa mère, qui deshireter le
vouloit. Et le duc le reçut moult honorablement et luy donna de beaux dons;
et pou de temps après, luy donna armes et chevaux et l'envoia à son oncle
Mangier, le conte de Corbueil, et luy manda que il commençast et
contrainsist tous ceulx de son païs qu'il verroit qui seraient rebelles à
venir à l'hommage de Henri, leur seigneur. Il meisme mist bonne garnison de
chevaliers par tous les chasteaux de France qui près de luy estoient; et
ceulx qui à l'hommage le roy ne voloient venir, contrainst et humilia si
que par force les y convint venir pour faire sa volenté.
Note 342:
Willelm. Gemet. hist., lib. VI, cap. 7.
(Ainsi parolent une manière de croniques; et si, n'est-ce pas chose
contraire à ce que un autre dit, qui ainsi parole: Que)[343] la royne
Constance eut du roy Robert trois fils et une fille. Le ainsné fu cil
Henri, le second Robert et le tiers Hues, qui fu puis évesque d'Aucère; et
la fille eut nom Adelinde, qui fu puis femme Regnault, le conte de Nevers.
(Et puis si dient, en continuant la matière)[344], après que le roy Robert
fu mort, que la royne Constance prist et saisi grant partie du royaume,
comme Senlis, Sens et le chastel de Béthizy et de Melun, le Puisat[345],
Dammartin, Poissy et mains autres chasteaux et cités. Et tant avoit jà fait
qu'elle avoit à elle alié maint baron de France et de Bourgoingne qui
avoient laissié et adossé le roy Henri, leur droit seigneur; et
espéciaument Huedes, le conte de Champaingne, à qui elle avoit donné une
partie de la cité de Sens; si béoit en toutes manières à faire couronner
son mainsné fils, Robert, le duc de Bourgoingne. Et le roy Henri, qui
estoit chevalereux, vit que sa mère le vouloit ainsi deshireter, que par
elle, que par ses aides. Si assembla son ost et fist tant que par ses armes
et par sens, il abati l'orgueil de sa mère, et seurmonta tous et humilia
ceulx qui estoient contre luy. Et la première de ses batailles si fu contre
su mère, et fu le chastel de Poissy le premier qu'il recouvra. Après assist
le Puisat, et puis Meaux, et puis Melun et tous les autres aussi. Et quant
la mère vit la force et la vigueur de luy, si luy fu tart que elle se fust
accordée: à luy fist si bonne paix qui tant comme elle vesqui puis luy
porta foy et loïauté. Tantost après courut le roy sur Huedes, conte de
Champaingne, et luy tolli le chastel de Gournay et la moitié de Sens, que
sa mère luy avoit donnée, et le renvoïa arrière en sa seigneurie. Et après
courut sus Baudouyn, conte de Flandres[346], et assist longuement aucuns de
ses plus fors chasteaux; et à la parfin les prist-il et les abatti.
Note 343: Cette seconde chronique est entrée dans la continuation
d'Aimoin et dans le texte d'Hugues de Fleury. Voyez
Aimoni, lib. V,
c. 47
.
Note 344:
Hug. Floriac. chronicon, anno 1031.
(Voyez Historiens de
France, tome XI, p. 158.)
Note 345:
Le Puisat.
Latinè:
Pateolum
. Le
Puiset
, entre Étampes
et Orléans.
Note 346: Le texte d'Hugues de Fleury est ici mal rendu. Celui-ci dit
que le roi, de concert avec le marquis de Flandres Baudouin, renversa
Merville, château de Hugues Bardoul, et qu'après un siège de deux
ans, il entra dans le château de
Petuera
. «Post hæc verò, cum
marchione
Flandrensium Balduino, Hugonis Bardulfi castellum
Merisvillam evertit; et Petueram castrum, biennali obsidione
conclusum, suam redegit in potestatem.»
[347]En ce temps avint que Huedes, le conte de Champaingne, dont nous avons
parlé, assembla grant ost et grant orgueil contre les Allemans et les
Lorrains. Bataille y eut grant et périlleuse. En la parfin fu-il desconfi
et fu occis en fuyant devant la cité de Troies. Deux fils avoit: Thibaut,
Estienne. Thibaut, l'ainsné, eut Chartres et Tours, et son frère Troies et
Meaux.
Note 347:
Hug. Flor., anno 1037.
Assez tost après commencèrent cil deux frères à mouvoir guerre contre le
roy Henri, et le roy se combati premier contre Estienne, le mainsné, et le
desconfi et chaça assez légièrement, et prist, en celle bataille, le conte
Raoul. Après vainqui Galleran de Meulant[348] et saisi toute sa terre.
Après ces choses, le roy esmeut Geffroy, le conte d'Anjou, à guerroier
contre Thibaut, l'ainsné des fils le conte Huedes de Champaingne. La cité
de Tours assist, par l'assentement le roy; et le conte Thibaut vint là à
tout son povoir; et le conte Geffroy ala contre luy à grant force, et se
combati à luy et le prist à la parfin, et sept cent soixante chevaliers; et
assez tost après prist la cité de Tours.
Note 348:
Meulant. Medandicum
ou
Meldanticum
.
En ce temps fonda le roy Henri l'églyse de Saint-Martin-des-Champs de lez
Paris: et Geffroy, le conte d'Anjou, en fonda une autre[349] de la
Sainte-Trinité au chastel de Vendosme.
Note 349:
Une autre.
Hugues de Fleury dit:
Cœnobium
.
II.
ANNEES: 1031/1035.
Coment le duc Robert de Normandie ala au saint voïage d'outremer, et
coment il mouru au retourner.
(Robert, le duc de Normandie, dont l'istoire a dessus parlé, homme plain de
bonnes graces et de toutes bonnes meurs, ne forlignoit pas de la lignée
dont il estoit descendu, ainsi s'efforçoit plus et plus d'ensuivre les
nobles fais de ses ancesseurs; moult estoit renommé par victoires et par
œuvres de miséricorde. Mais pour ce que n'est pas notre entencion de
retraire les fais des Normans, fors par incidences et là où elles
s'afferront, ne voulons-nous pas tous ces fais descrire; car trop y aroit à
faire. Mais touteffois en donnons nous aucunes choses qui touchent en notre
matière, au plus briefment que nous porrons.)
[350]Au temps que Suènes, le roy de Danemarche, chaça Adelred, roy
d'Angleterre, hors du pays, s'en vint cil fuitis en Normandie au duc
Robert, (la cui sereur il avoit eu à femme,) et amena ses deulx fils avec
luy, Edouard et Alvret. En pou de temps après s'en repaira et laissa ses
deulx fils en la garde le duc Robert leur oncle. Et le duc les garda moult
honorablement et les ama autant comme ses fils, et moult avoit grant
compassion et grant pitié de leur essil. Pour ce manda au roy Suènes, qui
le royaume d'Angleterre tenoit lors, que bien estoit temps désoremais qu'il
eust pitié de ses nepveux, et que il leur rendist leurs terres pour l'amour
de luy; mais il ne voult oïr ses prières, ains s'en retournèrent les
messages sans rien faire. De ce fu le duc moult couroucié et moult honteux.
Tous ses princes manda tantost et fist appareillier grant navie de tous les
pors de Normandie, et les nefs aempli de bonne chevalerie et de gens toute
esleue, et fist tout assembler à Fescamp sur le rivage de la mer. Lors
s'espandirent en mer et furent boutés par tempeste qui les mena jusques à
une isle qui a nom Giersé. Et croy que ce fu fait par la divine ordenance,
pour le roy Edouart qui avoit à régner; que Dieu ne vouloit pas qu'il
regnast par effusion de sanc. Longuement demourèrent en celle isle, dont le
duc meisme fu si couroucié qu'il se tourmentoit tout de dolour et de
tristesse; et puis qu'il vit qu'il ne pourroit passer en Angleterre, si
fist la navie retourner droict au mont Saint-Michiel. [351]L'une partie de
la navie livra à Rabel, un très bon chevalier, et luy commanda à passer et
destruire Angleterre[352] par feu et par occision.
Note 350:
Willelm. Gemet. hist., lib. IV, c. 10.
Note 351:
Id.--id., c. 11.
Note 352:
Angleterre.
Le latin dit:
Britanniam
, et, par ce mot,
il falloit entendre la Petite-Bretagne.
[353]En ces entrefaites, vindrent les messages Chanut qui tenoit le royaume
d'Angleterre, et mandoit au duc qu'il estoit tout prest de rendre à ses
nepveux la moitié du royaume d'Angleterre, qu'il avoit convenancié, car il
estoit grevé de maladie. Et le duc fist tantost mander la partie de sa
navie qu'il avoit envoiée, si ne voult pas mouvoir en Angleterre si comme
il avoit commencié, jusques à tant qu'il fust retourné d'oultre-mer où il
désiroit moult à aler sur toutes riens, pour visiter le saint sépulcre et
les sains lieux de Jhérusalem. Robert, l'archevesque de Rouen, et tous ses
barons manda, et leur découvri ce qu'il proposoit à faire. De ce furent
tous esbahis et se doubtèrent moult que le pays ne fust troublé, pour le
deffaut de sa présence. Guillaume, son fils, fit venir devant tous et les
pria qu'il le receussent à seigneur pour luy et le tinssent désormais pour
duc de Normandie. Touteffois, pour ce que faire le convenoit,
accomplirent-il sa volenté; mais moult furent réconfortés de ce que
l'enfant leur demouroit, tout fust-il encore tendre et de jeune aage. Ainsi
le reçurent à seigneur et luy firent hommage.
Note 353:
Willelm. Gemet. hist., lib. VI, cap. 12.
Quant le duc eut ainsi tout ordené si connue il le désiroit, il livra son
fils en la garde de bons tuteurs et de sages, jusques à tant qu'il fust en
aage de terre tenir. A tant prist congié à toute sa gent à grans pleurs et
à grands gémissemens, et mut en son voïage à moult noble compaingnie. Moult
faisoit grant aumosnes et larges, chascun jour, aux povres notre Seigneur;
les orphelins et les veuves estoient relevés de ses richesses. Tant erra
par mer et par terre qu'il vint à Jhérusalem[354]. Qui pourroit racompter
les larmes dont il lava le saint sépulcre par quatre jours continuels et
les grans offrandes d'or et d'argent qu'il y offri? Et quant il eut visité
les sains lieux de Jhérusalem, si se mist au retour et revint jusque à la
cité de Nice. Là meisme le prist une maladie dont il acoucha au lit de la
mort, et trespassa de ce siècle à la joie de paradis, si comme l'en cuide,
plain de bonnes euvres; et sa sépulture fust en l'églyse de Nostre-Dame
dedens les murs de la cité, en l'an de l'Incarnation mil et trente-cinc.
Note 354:
Id.--id., c. 13.
III.
ANNEE: 1035.
Coment pluseurs guerres et occisions sourdirent en Normandie, et
deboutèrent l'enfant Guillaume de la duchée.
(Puisque nous avons descripte la fin et la mendre partie des fais le grant
duc Robert de Normandie, avenant chose est doncques que nous racomptions
aucunes choses par incidence des fais le duc Guillaume, son fils, qui fu
appelé Guillaume le Bastart: coment il eschiva les las et les agais de ses
ennemis, et coment il les dompta tous et mist soubs piés.)[355] Si come
vous avez oï demoura jeune et orphelin; mais toujours croissoit et amendoit
en bonnes mœurs par l'enseignement de ceux qui en garde l'avoient. A son
commencement le faillirent pluseurs et se tournèrent contre luy, et
s'abandonnerent à toutes rapines et à si grans dissencions que maint
milliers d'ommes en furent occis; [356]comme Hue de Monfort contre Gauchier
de Ferrières, dont l'un et l'autre en furent occis; et le conte Gillebert
refu occis en traïson par Raoul de Gaci[357]; et Turor, le maistre le duc
meisme, refu aussi occis par traïson par les eschis[358] du pays.
Note 355:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, cap. 1.
Note 356:
Id.--id., c. 2.
Note 357: Le latin est ici fort abrégé: «Gillebertus, comes Ocensis,
filius Godefridi comitis, callidus et fortis tutor Willelmi pueri sed
domini, quodam mane dum equitans loqueretur cum compatre suo
Wascelino de ponte Erchenfredi, nil mali suspicans, occiditur cum
Fulcoio filio Geroii. Hoc vero malum, dolosis hortatibus Rodulphi de
Waceio filii Roberti archiepiscopi factum est, per manus crudeles
Odonis Grossi et Roberti filii Geroii.»
Note 358:
Les eschis.
Les bannis.
Partout frémissoient guerre et dissencions et occisions: si ne doubtoient à
faire nul mal, pour ce jeune duc qui encore estoit en enfance. Et à ce, se
print garde Rogier Tohins, home estrait et descendu de mauvaise racine[359]
qui, au temps que le duc meut à aller oultre mer, estoit alé en Espaingne
où il fist mainte proesce sor les Sarrazins, (car il estoit home fier et
orgueilleux et preux aux armes.) Moult eut grant despit de ce que
Guillaume, l'enfant, estoit entré en la duchée après la mort de son père,
et dist que bastart ne devoit pas être héritier, né avoir né commandement
né seigneurie seur luy né seur les autres barons de Normandie. Et sans
faille, le duc Robert l'avoit engendré en une pucelle qui avoit nom
Herleve[360], fille de Fulbert, son chamberlent; ainsi estoit despis le
jeune duc Guillaume de tous les nobles homes du pays, et meismement[361] de
ceulx qui estoient descendus de la lignié de Richart. Si commença guerre
contre luy Rogier Tohins, par l'ayde que il avoit des nobles homes du pays.
Mais par une chose fu desavancié. Car il tenoit en despit tous ses voisins
et leur tolloit et gastoit leurs terres, et meismement la terre d'un sien
voisin Honfroy de Vielles; mais cil ne le souffri pas longuement, ains
envoya contre luy Rogier de Beaumont, son fils, et sa meisnie et sa gent.
Et quant Rogier Tohins le vist venir si ne le prisa noient, ains se combati
à luy, et fu occis en la bataille et ses deux fils, Elinard et Herbers.
Robert de Grant-Mesnil, qui là fu, reçut une grant plaie mortelle dont il
mouru trois jours après. [362]Et Rogier de Beaumont, qui ot eu victoire,
rendi graces à Dieu, et tant de temps comme il vesquit puis, s'estudia à
mener bonne vie et à faire bonnes euvres; et fonda une abbaïe de son propre
demaine qui est appelée Préaux et si se maintint bien et loiaument envers
le duc Guillaume et envers tous homes.
Note 359: Contre l'avis des éditeurs du 11ème volume des Historiens
de France, je pense que le traducteur de Saint-Denis s'est ici
trompé, et qu'il auroit fallu lire: «
De stirpe Malahulci
.» De la
race des Malehout, peut-être la même que celle des
Malaterra
.
Note 360:
Herleve.
Plus connue sous le nom d'
Harlote
ou
Arlette
. Wace la fait fille d'un bourgeois de Falaise:
A Faleize out li dus hanté...
Une meschine i ot amée
Arlot ot non, de Burgeis née
Meschine ert encore et pucele. (Vers 7991.)
Note 361:
Meismement.
Surtout. De
Maximè
.
Note 362:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, c. 4.
Tandis, croissoit et amandoit le duc Guillaume en sens et en forces. Si
s'averti coment sa terre estoit gastée et troublée par ses barons meismes.
Lors manda tous ses barons et ses princes et les atrait à amour tant comme
il pot, et les pria et commanda qu'il ne féissent, l'un à l'autre, chose
qui fust contraire à raison. Par le conseil de ses barons fit garde et
tuteur de soy et prince de sa chevalerie Raoul de Gaci et pluseurs de
nobles homes qui bien et loiaument luy obéirent volentiers et luy aidèrent
à plaissier ses ennemis.
IV.
ANNEES: 1044/1049.
Coment le jeune duc Guillaume recouvra sa duchée par l'aide du roy de
France. Et coment ses traitres furent desconfis et occis en bataille.
Mais les fils au deable, qui tousjours s'esjoïssent des guerres et des
dissencions[363], s'en alèrent en ce point au roy Henri et tant l'esmurent
par leur desloiauté contre le duc Guillaume,[364] qu'il dist que il ne
seroit en bonne paix de cuer, tant, comme le chasteau de Tillières
demourroit en ce point. Si ne regardoit or pas à l'onneur né à la
courtoisie que son père luy avoit jadis faite. Lors s'accordèrent les
princes de Normandie qui vers leur seigneur estoit loïaus, que l'on
s'accordast à la volenté le roy pour eschiver le contens et la guerre. A ce
s'accordèrent que le roy requerroit, dont il se repentirent puis.
Note 363: Guillaume de Jumièges ajoute ici, après avoir parlé des
auteurs de ces menées: «Quos nominatim litteris exprimerem, si
inexorabilia corum odia declinare nollem.» Cette réticence est
curieuse, et doit nous laisser penser que fréquemment l'obscurilé
dans les noms propres, chez les historiens du 11ème siècle, a été
calculée.
Note 364:
Willelm. Gemet. hist. lib. VII, c. 5.
Mais quant Gillebert Crespin, à qui le duc Robert avoit baillié le chastel
en garde, vit qu'il avoient ce esgardé que le chasteau fust rendu au roy,
il entra ens et le tint contre le roy, tout appareillié du deffendre. Là
vint le roy, mais moult fu courroucié de ce que le chasteau luy fu véé.
Arrière s'en retraist et assembla grant gent de Normandie et de France, et
assist le chastel moult efforciément; mais le duc proia tant Gillebert
Crespin que il convint qu'il le rendist au roy. Ce fist-il triste et
dolent, et maintenant que le chasteau fu rendu, fu le feu bouté et esprins
partout et fu ars en la présence de tous ceux qui là estoient.
De là se parti le roy, et assez tost après entra en la contée d'Auge[365]
et ardi une ville le duc, qui avoit nom Argenthom[366]. Au retour se mist;
par celle voie meime qu'il estoit alé vint droit au chasteau de Tillières
et assez tost le restora et le garni moult bien de gent: et si avoit-il dit
qu'il ne seroit restoré de ça un an. [367]Le duc Guillamne s'apperceu bien
du péril qui est en nourrir et essaucier felon et traiteur; car Guy, le
fils Renaut le conte de Bourgoingoe, le traïst en la parfin; si avoit esté
nourri en enfance avec luy, et luy avoit-il donné le chastel de Brioc[368],
pour ce qu'il le peust mieux lier à luy en amour et en loiauté; et tant
fist par sa malice que il perverti plusieurs des plus nobles hommes de
Normandie et les assembla contre le duc, leur droit seigneur. De ceste
alliance fu parçonnier Nigel de Coustances; si estoit au service le duc et
alié à luy par serement.
Note 365:
D'Auge.
Le latin porte:
Oximensem comitatum
, et Wace,
Wismes
. C'est
Exmes
, capitale au pays d'Auge (Pagus Oximensis).
Variantes,
Huiges
,
Eu
.
Note 366:
Argenthom.
Latinè:
Argentomum
. C'est
Argenton
, près
d'
Exmes
.
Note 367:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, cap. 17.
Note 368:
Brioc.
Variantes:
Brionne
. Wace dit aussi:
Et quant il l'ot fet chevalier
Li donna Briunne et Vernon
Et altres terres envirun.
(Vers 8765.)
Cepedant Guillaume de Jumièges nomme ce lieu:
Castrum Brioci<
; mais
la mention de la
Rille
, que nous allons trouver tout-à-heure,
prouve qu'il s'agit bien ici de
Brionne
.
Le duc, qui sagement regarda que les siens meismes l'avoient traï et du
tout guerpi, et chascun jour s'efforçoient de s'aider de ses villes
meismes, se doubta moult qu'il ne fust osté de sa seigneurie par force, et
que les traiteurs ne féissent seigneur de celuy qui telle envie luy
portoit. Henri, le roy de France, requist par nécessité, et le pria, comme
à son seigneur, que il luy aidast contre ses ennemis; et le roy, à qui il
souvint des bénéfices que son père luy avoit fais, assembla ses osts, en la
contée d'Uisme entra et vint jusques à Valdune[369]. Là trouva les ennemis
le duc, qui estoient trente mille par nombre; et le roy n'avoit avec luy
fors environ trois mille chevaliers. Le duc revint d'autre part à tout son
effort; sur les traiteurs coururent hardiement, et en pou d'eures en firent
si grant occision que ceulx qui ne furent occis au champ, s'enfuyrent et
furent noïés en l'eau d'Olne[370]. Beneureuse fu celle bataille où tant de
traiteurs furent occis, et tant de chasteaux et de forteresses trébuchèrent
en un jour.
Note 369:
Valdune
, dans le pays d'
Uimes
, ou
Hiesmes
. On ne
retrouve plus sur les cartes le nom de Valdunes; heureusement Wace,
qui connaissoit parfaitement cette partie de Normandie, nous en donne
exactement la position:
Valedumes est en Oismeis
Entre Argences et Cingueleis;
De Caun i puet-l'en cunter
Treis leugs el mein cuider.
Note 370:
Olne.
L'Orne.
De celle bataille eschappa cil Guy, qui celle traïson avoit bastie, et se
feri au chastel de Brioc; mais le roy et le duc allèrent après et
assistrent le chastel et garnirent les deulx rivages d'une eaue qui a nom
Risle. Quant Guy vit qu'il avoient ainsi les rivages garnis et que c'estoit
noient de vouloir eschapper, et d'autre part il sot que le chastel estoit
jà à l'afamer, si fist requerre pardon de son méfait, et le duc eut pitié
de luy, par le conseil de sa gent. Le chastel prist en sa main et luy
commenda qu'il demourast en sa maison avec sa propre mesnie tant seulement.
Lors furent hors de leurs espérances tous ceulx qui contre luy s'estoient
tournés; et meismement quant il virent que partie des chasteaux où il
avoient leur refuge furent abatus et l'autre partie fust garnie en la main
le duc. Lors vindrent à luy en mercy, et luy obéirent comme à leur
seigneur. Puis que les chasteaux et les forteresses furent ainsi abatues,
ne fu plus nul si hardi qui s'osast croler contre le duc. Si eut le duc
ceste victoire (par le roy Henri,) en l'an de l'Incarnacion mil quarante
sept.
Incidence.
--[371]En ce temps tenoit la contée de Montrueil Guillaume
Guerlant. Descendu estoit de la lignée le grant Richart. Un jour s'en vint
à luy un chevalier qui avoit nom Robert Bigot, et luy dist qu'il estoit
povre et qu'il ne se povoit chevir en ce pays; et puis luy demanda congié
d'aler en Puille où il auroit sa vie plus honorablement. Et le conte luy
dist: «Qui te fait ce faire?» Et cil respondi: «La povreté que je suefre.»
Et le conte respondi: «Sé tu me veulx croire, tu demourras en cest pays,
car tu verras tel temps dedens quatre-vingt jours en Normandie que tu
pourras ravir et prendre quanque tu vouldras, que mestier te sera sans nul
contredist.» Le chevalier le crut et demoura en telle manière. Ne demoura
pas puis longuement qu'il fu de l'hostel le duc et eut s'amour et
s'accointance, par un sien cousin qui avoit nom Ricnart. Un jour parloit le
duc privéement; si avint que entre les autres paroles luy dist le chevalier
ce que le conte Guillaume luy avoit dit. Mander le fist le duc maintenant,
et luy demanda pourquoi il avoit dit teles paroles. Cil ne le pot noier né
esclairier l'entencion de sa parole; et le duc luy dist tout couroucié:
«As-tu donc pourchacié et fait par quoy Normandie soit par toi troublée, et
que je sois deshérité par ton pourchas, qui proméis au chevalier
souffraiteux tant de proie et de rapines? Ainsi ne sera pas sé Dieu plaist;
ains aurons paix pardurable par le d'on de notre créateur. Si te commande
que tu vuide tantost Normandie et que tu ne sois si hardi que tu retournes
tant comme je vive.» Et cil s'en parti tantost et s'en ala honteusement en
Puille à un sien escuier; et le duc donna la contée de Montrueil à son
frère Robert. Ainsi humilia le duc ses orgueilleux parens qui luy venoient
de par son père; et ceulx qui luy appartenoient de par sa mère, qui humbles
estoient et débonnaires, essauçoit et élévoit.
Note 371:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, cap. 19.
V.
ANNEE: 1054.
Coment le roy, par l'enticement des envieus, guerroia Normandie, et coment
ses gens furent desconfis et occis par les Normans.
[372]Puis que les Normans orent conquist Neustrie, ne fust un jour que les
François ne leur portassent envie. Les roys esmouvoient encontre eulx et
leur faisoient entendre que il tenoient les terres que il avoient tollues à
leur ancesseurs. Par les paroles d'envieux fu le roy Henri si meu contre le
duc Guillaume, qu'il entra en Normandie à deulx paires d'osts: l'une de
fors chevaliers esleus envoia par devers Caux et la livra en conduit à
Huedes, son frère; l'autre mena il meisme en la contée d'Evreux, et en fist
chevetain Geffroy Martel. Le duc, qui vit ainsi son païs destruire, fu
moult dolent. Une partie de ses chevaliers envoia contre ceulx qui estoient
entrés en Caux, et il meisme prist l'autre et vint là où le roy estoit.
Ceulx qui en Caux furent envoies vindrent à Mortemer[373], là où les
François estoient. Là les trouvèrent où il ardoient tout et roboient et
honnissoient les femmes à force. Ensemble se combatirent d'ambedeulx pars
moult cruellement, et dura la bataille dès le matin jusques à nonne, sans
cesser, et trop en y eut d'occis d'une part et d'autre. Mais à la parfin,
les François, qui sans raison destruisoient le païs, furent desconfis (tout
ainsi comme le champion est plutost vaincu quant il se combast pour
mauvaise cause, que celuy qui se combast pour la bonne.)[374]
Note 372:
Will. Gemet. hist., lib. VII, c. 24.
Note 373:
Mortemer-sur-Eaulne
, entre Aumale et Neufchatel.
Note 374: Notre bon traducteur, que les rodomontades de l'historien
normand impatientent, se permet de rappeler la seule raison qui lui
semble plausible de l'infériorité de courage des François, dans cette
circonstance.
Moult fil le duc lié de ces nouvelles et pour ce qu'il vouloit le roy
espouvanter, envoia-il un message près des herberges sur une haulte
montaigne. Quant il fu nuit, haultement commença à crier; et ceus qui
faisoient le gait s'en allèrent celle part, et luy demandèrent pourquoy il
crioit et qui il estoit. «Je ay nom,» dist-il, «Raoul de Toene, et vous
apporte dures nouvelles. Allez à Mortemer, et menez chars et charettes, et
rapportez les corps de vos amis qui là sont occis. François estoient venus
pour esprouver la chevalerie des Normans, mais il l'ont trouvée plus grant
qu'il ne voulsissent. Huedes, le chevetain, s'en est fui, et Guy, le conte
de Poitou, y est prins et tous les autres y sont mors et prins ou eschappés
par grant fuyte. Si rendez ces nouvelles au roy de par le duc de
Normandie[375].» Et quant le roy sot la vérité, si ne voult pas aler avant,
mais s'en retourna tout dolent de la perte de sa gent[376]. Et le duc
restora le chastel de Breteuil encontre le chastel de Tillière, que le roy
luy avoit tollu, qui ne vault pas moins de celuy. Bien le fist garnir et
puis le bailla à garder à Guillaume, le fils Hosbert.
Note 375: Wace, contre son habitude, a abrégé ici le texte précieux
de Guillaume de Jumièges:
Là u li Reis fu hebergiés
Fist un home tost enveier,
Ne sai varlet u esquier;
En un arbre le fist munter
Et tute nuit en haut crier:
--François! François! levez! levez!
Tenés vos veies, trop dormés:
Alés vos amis enterrer
Ki sunt ocis à Mortemer.
(Vers 10073.)
Note 376:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, c. 25.
VI.
ANNEE: 1089.
Coment le chevetain des souldoiers Normans, qui estoient en Puille, tolli
par force une chièvre de la goule d'un lion, et geta le lion par la queue
par-dessus les murs du palais.
[377]
Incidence.
--En ce temps que les Normans estoient en Puille
souldoiers entour Wilmache, le duc de Salerne, estoit leur chevetain
Toustain Scitel; homme estoit renommé de maintes grandes proesses. Entre
les autres hardiesces dont il avoit faites pluseurs en fist-il une dont il
estoit trop renommé. Une fois vist-il un lyon qui tenoit une chièvre en sa
goule; vers luy courut et la luy arracha à force; et puis le prist parmy la
queue en ce point que il estoit encore tout forcené de sa proie, et le jeta
par-dessus les murs du palais, ainsi comme il fust un mastin.
Note 377:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, c. 30.
Tant le haoient les Lombars par envie que il désiroient sa mort. Une fois
le menèrent en un désert où un grant dragon habitoit et grant multitude
d'autres serpens, et quant il y fu, si tournèrent tous en fuyte. Toustain,
qui pas ne savoit la traïson, s'émerveilla moult quant il les vit fuir, et
demanda à son escuier que ce estoit. A tant vint le dragon sur luy
soudainement, et luy lança feu et flamme parmy la goule, si que luy ardi
son escu en un moment et puis engoula la tête de son cheval. Et Toustain
sacha l'espée[378] et le féri si durement qu'il l'occist; mais il fu si
envenimé de son flair qu'il ne vesqui que trois jours après. Quant il fu
mors les Normans firent deulx princes, Ranulphes et Richart; et en venjance
de la mort Toustain, se combattirent contre les Lombars et firent d'eulx
grant occasion.
Note 378:
Sacha.
Tira.
[379]Moult avoit le roy Henri grant désirier de vengier la honte et le
dommage que le duc Guillaume luy avoit faite. Grant ost rassembla de
rechief et appela en son aide Geffroy, e conte d'Anjou, et puis s'en vint
en Normandie. La contée d'Uisme trespassa et celle de Baieux; au derrenier,
se mist au retour, et s'en vint par l'eaue de Dive; oultre passa l'une
partie de son ost, et l'autre partie s'arresta par deçà né passer ne pot,
pour la mer qui jà estoit montée. Le duc survint à grant ost et couru sus à
ceulx qui par delà estoient demourés. Pluseurs en occist et prist en la
présence le roy, qui aidier ne leur povoit. Toutefois s'apensa-il que il
avoit tort vers luy, et qu'il estoit esmeu contre luy sans raison par
l'enticement de deulx envieux. Enseurquetout, il regarda la valeur et la
proesse du duc et qu'il luy chéoit bien en toutes choses; si désira moult
à avoir s'amour et s'acointance. Si bonne paix firent ensemble que oncques
puis n'y eut sé bien non, et luy rendi le roy le chastel de Tillière que il
luy avoit tollu.
Note 379:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, c. 28.
VII.
ANNEE: 1050.
Coment un abbé et son couvent, de la cité de Radibonne, en Bavière,
affermèrent au peuple d'un homme mort que il trouvèrent au fondement de
leur églyse, que c'estoit le corps Monsieur saint Denis, pour essaucier
leur lieu.
(En ce temps tenoient l'empereur de Rome et le roy de France Henri grant
amour et grant affinité ensemble: car le roy Henri avoit une sienne niepce
par mariage.) [380]Si avint ainsi que le roy Henri envoia ses messages à
l'empereur pour aucune besoingne avoir, si comme il est de coustume entre
les roys et les empereurs. En Bavière estoit l'empereur, en une cité qui a
nom Radibonne; et tout le peuple du pays, les barons et les prélas estoient
assemblés pour aucune erreur qui estoit espandue par le païs: si vous
comperons coment.
Note 380: Cela est pris du livre intitulé:
De detectione corporum
S.S. Dionysii, Rustici et Eleutherii
. (Voyez les
Historiens de
France
, tome XI, p. 469.)
En ceste cité il est une abbaïe fondée de Saint-Ermantrus. Si avint que
l'abbé de léans faisoit un fondement pour maçonner en l'églyse qui moult
estoit vielle et ancienne, ains comme sé elle déust cheoir. Dedens
trouvèrent le corps d'un homme tout entier. Tantost cheyrent en ténèbres
d'ignorance et oublièrent la paour de Nostre-Seigneur, pour ce que il
vouloient essaucier leur lieu; et affermèrent au peuple qu'il avoient
trouvé le corps saint Denys aréopagite. Tost fu ceste nouvelle par le pays
espandue: l'évesque meisme de la cité manda les autres évesques voisins, et
leur demanda conseil de ceste chose, et leur dist à la parfin que c'estoit
sa volenté que tel corps qui ainsi avoit esté trouvé fust levé
solempnellement et mis entre les corps sains. A ce s'accordèrent tous, et
asséna l'évesque le jour de celle élévation, et les pria qu'il revenissent
tous à celuy jour.
Endementres, furent plusieurs de divers ordres qui amonestèrent l'évesque
qu'il priast l'empereur qu'il voulsist estre à ce jour. Et l'empereur, qui
pas ne cuidoit que ce fust vérité, se fléchit toutefois à leurs prières et
leur promist que il y seroit. Endementres assembla le peuple et les prélas
de diverses régions. En la parfin, vint l'empereur et l'apostole Léon, qui
nouvellement estoit ordené. En ce point, vindrent les messages le roy Henri
à la court de l'empereur. Moult s'emerveillèrent quant il virent l'apostole
et les barons et les prélas et tout le peuple assemblés: et demandèrent
sagement pourquoy ce estoit. Et quant il sceurent la vérité, si n'en firent
nul semblant, ains se présentèrent devant l'empereur pour dénoncier la
besoingne pourquoy il estoient venus. L'empereur les escouta volentiers, et
quant il s'en fu conseillié, si leur donna response souffisant à leur
oppinion.
Lors cuida qu'il demandoient congié de retourner en leur païs; mais avant,
descouvrirent ce qu'il avoient en leurs cuers conceu devant l'empereur, et,
en la présence de tous, parlèrent en telle manière: «Très puissant
empereur, tu scés bien que cil n'est pas establi en son propos qui a double
courage[381]; et comme cil vice fait à blasmer en personne de petit estat,
moult doit mieux estre damné en prince, en empereur et en roy; car ainsi
comme aucun esleu en grant dignité resplandist plus s'il est enluminié de
vérité, ainsi cil meisme qui est en tel état fait plus à dampner et à
despiser, s'il s'abandonne à péchié; et ce voulons manifester pour ce que
nous avons ainsi commencié à parler. Tu as maintenant promis que tu
garderas loïauté et amitié générale envers notre roy; mais il semble que tu
face jà contre luy et contre ce que tu as promis, car nous avons entendu
que cil peuple, qui ci est assemblé de divers lieux, est pour ce venu que
tu veus lever et metre en révérence avec les sains martirs la charoingne
d'un homme mort que l'en a trouvé en terre; et plus, que l'en le veult
lever pour le corps saint Denys l'aréopagite. Si tu veulx bien savoir et
enquerre la vérité de ceste chose que nul ne devroit né penser né dire né
faire, car la sentence des plus grans clers qui soient en France conferme
que l'en treuve ès gestes le roy Dagoubert, qui fonda l'églyse, que il
scella le corps saint Denys et de ses deux compaingnons en chasces dont
l'entrée ferme à trois paires de serreures que l'en puet encore veoir
jusques au jour d'uy; et les mist darrière l'autel en une croute voutée à
chiment qui est si fort et si estroite que nul n'y puet entrer fors par une
petite entrée; et plus encore, que par-dessus est un tabernacle hault et
pesans d'or fin et de pierres précieuses, où le saint clou et la sainte
couronne sont honnestement gardées jusques au jour duy; et sé le corps
saint Denys doncques est si diligemment gardé et a tousjours esté, comment
le eust su nul larron embler? Après comme tu dois savoir que il soit
apostre de France, et la couronne et le roiaume a tousjours esté gardé et
deffendu par les prières de si grant patron, nous nous esmerveillons coment
tu t'es si légièrement assenti à croire ceste erreur, tu qui recongnois de
parole que tu es joins à nostre roy en amistié et en charité, pour laquelle
chose il nous semble que tu ayes courage et propos de grever et de faire
moleste au roiaume de France, quant tu accordes que celle charoingne d'home
mort soit levée pour le corps saint Denys l'aréopagite, au moins, jusques à
tant que tu ayes fait savoir à nostre seigneur le roy de France, ton amy,
que il fasse enquerre loiaument, savoir non sé il a en France le corps
saint Denys; et sé tu oïs dire certainement que il ne soit là, si pourras
faire ce que tu as commencié; et sé tu le fais autrement, nous cuidons que
moult de maux en doivent venir.»
Note 381:
Courage.
Manière de penser.
Courage
étoit autrefois
synonyme de
cœur
.
Après ce que les messages orent ainsi parlé et l'empereur les eut
diligemment escoutés, si leur respondi que il s'en conseilleroit à
l'apostole et aux barons. Après le conseil leur respondi que leur sentence
estoit bonne et selon raison. A tant s'en partirent les messages et s'en
retournèrent en France.
VIII.
ANNEE: 1050.
Coment ceste erreur fu estainte et prouvée du contraire à Saint-Denis, en
France, par le démonstrement des glorieux martyrs Monsieur saint Denis et
ses compaignons, en la présence le roy, et les barons, et les prélas et le
peuple.
Quant il furent retournés et il eurent au roy rendu response de la
besoingne pourquoy il estoient là alés, si luy comptèrent après, tout par
ordre, coment ceste chose estoit alée. Et le roy, qui moult estoit en
grande cure de ceste chose, manda, à jour nommé, les barons et les prélas
du royaume et les assembla, et meismement Huon, abbé de Saint-Denys. Et
quant il furent assemblés, le roy leur compta la besoingne à grant pleurs
et grant larmes, si comme les messages luy avoient rapporté, et leur
demanda conseil de ceste chose.
Lors trouvèrent en leur conseil que ceste erreur ne pouvoit estre esteinte
sé ce n'estoit par la démonstrance du corps; et que l'abbé mandast par tout
et signifiast, par lettre, le jour que ce serait fait; et que tous ceulx
fussent présens à qui les lettres seroient portées; et que il ne laissast,
en nulle manière, que il ne feist savoir le jour à ceulx qui ceste erreur
avoit esmeue, pour ce que, sé il n'y estoient pas, la derrennière erreur ne
fust pire que la première; à tant se despartirent tous. Mais l'abbé leur
pria avant, que il venissent quant il leur feroit assavoir le jour. Et
l'abbé repaira à Saint-Denys, et raconta au couvent de léans ceste chose à
grant plours et à grant larmes; et les frères, qui doubtoient le commun
péril, estoient à grant mésaise et chanceloient entre paour et espérance,
et touteffois furent-il relevés et confortés par la grace de celuy en qui
l'espérance des bien-créans est toute mise jus, et se mistrent en la
disposition de Nostre-Seigneur, et s'abandonnèrent moult efforciement à
vigilles et à oroisons communes et privées. Et l'abbé envoya, tandis, ses
lettres près et loing, et si n'oublia pas à envoyer à ceulx de la cité de
Radibonne, par qui celle erreur estoit commenciée, et assigna le jour au
cinquiesme des ides de juing.
Quant le couvent eut longuement esté en oroisons, en vigilles, en jeunes et
autres pénitences par quoy la divine pitié a mercy de pécheurs, et le jour
que fu mis approcha, si commencèrent à venir de toutes pars évesques, abbés
et prestres et clers, moines, contes et barons; et, du menu peuple, hommes
et femmes sans nombre, de diverses contrées; et si y vint Huedes, le frère
le roy, que le roy y envois, et, avec luy, plusieurs gens de court; et si
luy commanda que il luy sceust raconter certainement en quelle manière le
créateur de toutes choses vouldroit révéler aux siens ce qu'il désirent. Si
n'y voult pas venir, car il se sentoit à si grant pécheur, ce disoit, que
il n'estoit pas digne de regarder de yeux du corps les reliques de si
précieux martyr; mais touteffois créoit fermement et loiaument que la
divine debonnaireté seroit là présente par œuvres; et si envoia une pourpre
vermeille pour envelopper les précieuses reliques[382]. Quant ce vint après
l'office des matines, que tout le couvent eut esté toute nuit en oroison,
et les évesques et les abbés furent présens, il ostèrent l'escrin de
l'entrée de la fort voute, à grant révérence, et fu apportée devant tous
scellée et forment et fermement, par merveilleux art, selon l'ancienne
coustume des orfèvres qui jadis furent. Descellée fu à grant peine en la
présence de tous, et furent trouvés entièrement les os du corps du précieux
martyr, enveloppés en un drap de soie si viel et si pourri, que il
s'anientissoit et devenoit poudre entre les mains de ceulx qui le
manioient, ainsi comme fait toille d'araignées. Tous furent maintenant
remplis de si grant odeur, que il disoient que nulle espice né nulle odeur
aromatique ne povoit si souef flairier. Lors furent maintenant remplis de
si grant léesse qu'il commencèrent à chanter graces et louanges à
Nostre-Seigneur, et en grans larmes et en grans sangloux entremellés,
assemblèrent les pièces du viel paile et la poudre de vestement Monsieur
saint Denys et ses compaingnons; et les os qui par l'abbé Hues de léans
estoient traittés dévotement enveloppèrent au riche paile que le roy y eut
envoié. Lors commencèrent les évesques à crier au peuple la vérité si comme
il l'avoient trouvée: adoncques la joie fu si grant au peuple que nul ne le
pourroit dire. Un pou en loing de l'églyse portèrent les reliques en
procession pour esmouvoir la dévocion du peuple. Huedes, le frère du roy,
retourna au roy à Paris, et luy compta tout, par ordre, si comme il avoit
esté. Et le roy, qui fu lié oultre mesure, vint en ce jour meisme à pié, et
tout nus piés par grant dévocion, et vint jusques à l'églyse moult
humblement, pour honorer son glorieux seigneur. Après, offri un riche drap
de soie et puis prist congié de retourner. Les reliques portèrent à
procession à grant multitude de peuple, devant et darrière, et puis
asseirent la chasse sur l'autel. Ainsi demoura vingt jours entiers, pour la
multitude du peuple; car chascun jour venoient nouvelles de diverses
régions, et tant comme il demoura ainsi, fu gardé, par jour et par nuit,
des deux parties du couvent, l'une après l'autre. Si fu ainsi laissié tout
apensement, jusques à tant que cil qui avoient esmeu celle erreur en porent
savoir la certaineté par eux ou par autruy.
Note 382: Suivant toutes les apparences, on auroit dû faire remonter
l'
oriflamme
au don de cette
pourpre vermeille
, et je ne comprends
pas comment aucun de ceux qui ont parlé de ce fameux étendard ne
s'est arrêté au récit de cette première ouverture de la chasse de
Saint-Denis.
Après les vingt jours fu le vaisseau rassis en son propre lieu, ainsi comme
il estoit devant, à la loange de celuy qui vit et règne sans fin.
IX.
ANNEE: 1050.
Des noms des barons et des prélas qui la furent présens.
Si ne doit-on pas entrelaissier que l'en ne mette les noms d'aucuns qui là
furent, à la mémoire de ceux qui à venir seront.
Des prélas furent cils: Guy, archevesque de Sens; Robert, archevesque de
Cantorbie; Imbert, évesque de Paris; Elinant, évesque de Laon; Baudouyn,
évesque de Noyon; Gautier, évesque de Meaux; Frolans, évesque de Senlis. Si
amena chascun avec soy vaillans personnes et clers et lays. Des abbés
furent cils: premier, l'abbé Hues de Saint-Denys; Aubert, abbé de
Nermoustier; Jehan, abbé de Fescamp; Landry, abbé de
Saint-Pierre-de-Chartres; Robert, abbé de Saint-Pierre-de-Fossés; Raoul,
abbé de Saint-Remy de Rains. Si fu celui un des messages qui afferma devant
l'empereur que saint Denys l'aréopagite estoit en France, et si y fu
Geffroy, abbé de Coulons, et tous ces abbés avoient amené preud'homes et
religieux. Des barons furent cils présens: Huedes, le frère le roy;
Gautier, le conte de Pontis; Girart, conte du Corbueil; Yves, conte de
Beaumont; Galerant, conte de Meulant, et maint autres nobles hommes, sans
le grant nombre des simples chevaliers.
X.
ANNEE: 1051.
Coment le roy espousa la fille au roy de Roussie, dame de sainte vie. Et
coment la cite de Paris fu arse, et coment le roy fist couronner Phelippe
son fils ainsné. Après, de la mort le roy Henri.
[383]De la niepce Henri, l'empereur d'Allemaingne, que le roy eut espousée,
eut le roy une fille qui assez tost fu morte; la mère meisme ne vesqui puis
longuement; et le roy, qui pas ne voult estre sans femme, envoia Gautier,
évesque de Meaux, au roy de Roussie, et luy manda qu'il luy envoiast une
sienne fille qui avoit nom Anne; et cil le fist moult volentiers. Et quant
elle fu venue, le roy manda ses barons et l'espousa moult solempnellement.
Et la dame, qui sainte vie menoit, pensoit plus aux choses spirituelles qui
à venir sont que elle ne faisoit aux temporelles, en espérance qu'elle en
receust le loier en la vie perdurable. Une églyse fonda en la cité de
Senlis, en l'onneur de saint Vincent.
Note 383:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 47.
Beneureusement et glorieusement vesqui le roy avec ele long-temps, et
engendra en ele trois vaillans fils: Phelippe, Robert et Hues, qui fu
appelé Hues-le-Grant, et fu père Raoul, conte de Vermandois.
En ce temps fu arse la cité de Paris, et avecques, en tour ce temps, fu
famine trop grant qui dura bien sept ans. Phelippe, l'ainsné des trois
frères, fu oint et sacré au vivant de son père, et par son commandement;
car il estoit jà viel et débrisié; ce fu en l'an de l'Incarnation mil
soixante-dix. Eu l'an après morut Henri et fu enseveli en l'églyse
Saint-Denys avec son père et son aïeul et son bisaïeul, et les autres roys
qui laiens gisent. Cil roy Henri fu moult vaillant et moult courageux en
armes.
Ci finent les fais au bon roy Henri.
CI PARLE DU PREMIER
ROY PHELIPPE.
I.
ANNEES: 1080/1095.
Coment il saisi la contée de Vauquessin, et coment il ferma le chastel de
Montmelian. Et coment le duc Guillaume de Normandie passa en Angleterre et
occist le roy et saisi le roiaume. Et coment le pape Urbain fist croiserie
pour aler oultre-mer.
[384]Le roy Phelippe, qui fu le premier des roys qui par ce nom fust
appelé, vesqui en son temps moult en paix[385], et moult luy fu fortune
débonnaire. Femme prist qui Berthe fu appelée, fille le conte de Hollande
et sereur le conte Robert de Flandres. De celle eut une fille et un fils.
La fille eut nom Constance et le fils Loys. Puis fu-elle espousée à
Buiaumont, le prince d'Antioche. Le roy, qui véoit bien que son pouvoir et
sa seigneurie estoit moult amenuisiée, ce luy estoit avis, par le défaut de
ses ancesseurs, désiroit moult à mouteploier. En ce temps, estoit conte de
Bourges un vaillant chevalier qui Harpin avoit nom. Cil Harpin, si comme
aucunes escriptures dient, se croisa à la première croiserie de Perron
l'Hermite, qui fu en ce temps, et ala oultre-mer à la première muete; la
contée de Bourges vendit au roy Phelippe soixante mil sols[386].
Note 384:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 47.
Note 385:
Moult en paix.
Cela n'est pas dans le texte d'Aimoin, qui
se contente de donner à Philippe l'épithète de
Magnificus
.
Note 386: Harpin, comte ou vicomte de Bourges, a été célébré dans les
chansons de geste du treizième siècle. Celle de Lion le fait père du
héros principal, et, suivant elle, Harpin auroit été dépouillé de son
fief en punition d'un meurtre commis sous les yeux du roi de France.
Plus tard son fils Lion seroit revenu à Bourges et auroit été reconnu
comme le légitime héritier des domaines de son père. (Voyez le
manuscrit du Roi, fonds de Sorbonne, n° 450.)
Après ce, avint que guerre mut entre Geffroy-le-Barbu, conte d'Anjou, et
Fouques Rechin, son frère, qui conte estoit de Gastinois. Si estoit la
cause telle que Fouques se plaingnoit de ce que son frère luy avoit donné
trop petite partie de terre. Au roy Phelippe ala et luy promist que il luy
lairoit toute la contée de Gastinois, mais que il ne luy nuisist de la
guerre que il pensoit à mouvoir contre son frère. Et le roy se conseilla
sur ce, puis luy octroya volentiers. Lors vint Fouques à bataille contre
son frère et eut de luy victoire par l'aide des Angevins et des Torainois,
et le prist et le tint en sa prison jusques à la fin de sa vie; mais en
celle bataille eut assez occision de barons et d'autres gens. Après celle
victoire laissa au roy la contée de Gastinois, si comme il luy avoit
promis; mais les riches hommes et les chevaliers du païs ne vouldrent faire
hommage, jusques à tant qu'il eut juré, comme roy, que il tendroit les
anciennes coustumes du païs.
Ne scay quans ans après, si comme convoitise et malice croissent toujours,
le roy saisi et prist la contée de Vouquesin et la tint en sa seigneurie;
et ferma lors le chastel de Montmelian[387], contre le conte Huon de
Dampmartin. (Mais cy endroit doit chascun savoir que ceste contée de
Vouquesin muet[388] des fiés de Saint-Denys en France, et quiconque la
tient, il en doit l'ommage à l'abbé de laiens. Et le service du fié si est
tel que il doit porter ès batailles et ès osts l'oriflamme Monsieur saint
Denis, toutes les fois que le roy ostoie; et le roy la doit venir querre en
l'églyse par grant dévotion et prendre congié aux martyrs avant qu'il
meuve. Et quant il part de l'églyse, il s'en doit aler tout droit là où il
muet, sans tourner né çà né là en autre besoingrie[389].)
Note 387:
Montmelian.
D'après ce texte, le château de Montmelian
devoit être entre le Vexin et le comté do Dammartin en Goële. Cette
position est encore attestée par le rapprochement de deux passages du
roman de
Garin-le-Loherain
. Dans le premier, Fromont citant un don
que lui fit le roi:
Jà fust uns jor que m'éustes covent,
Quant vous chaciez devant
Montmelian
,
En la forêt qui à celui appent,
Quant à Begon donnas en chasement
La ducheté de Gascongne la grant.... etc.
(Tom. 1, p. 123.)
Et plus loin, Fromont revenant sur lu même point:
Vous savez bien l'emperères jadis
M'ot en covent quant il fu à Senlis,
Quant à Bégon la Gascongne rendit..., etc. (Id., p. 149.)
Il existe encore aujourd'hui, au-dessous des forêts d'Ermenonville et
de Chantilly, un petit bois de
Montmelian
, près d'un hameau nommé
Notre-Dame de Montmelian. C'est là qu'étoit le château fermé par le
roi Phillippe Ier.
Note 388:
Muet
est mouvante.
Note 389: De là l'opinion à tort soutenue par Ducange et autres
savans illustres, que nos rois auroient adopté
l'oriflamme de Saint-Denis seulement depuis la réunion du Vexin à la
couronne. Mais ce passage bien compris, et la charte de Louis-le-Gros
sur laquelle on s'est appuyé, prouvent justement le contraire. Voyez
une note de
Garin-le-Loherain
, tome 2, page 121. Voyez aussi le
précieux ouvrage de M. Rey sur le
Drapeau et les insignes de la
monarchie françoise
. Paris, 1836.
Incidence.
--Sept jours devant les kalendes de may, apparurent comètes au
ciel, près de cinq jours, et donnoient grant clarté contre occident.
En cest an meisme, avint que Guillaume, duc de Normandie, passa en
Angleterre; (le roy occist) et saisi le roiaume.
En cest an meisme, osta le roy Phelippe les chanoines lui estoient à
Saint-Martin-des-Champs, delez Paris, ainsi comme par divine inspiration,
pour ce qu'il vivoient déshonnestement et faisoient mauvaisement le
service. L'églyse donna à Saint-Pierre-de-Clugny et fist laiens venir les
moines de l'abbaïe, au temps l'abbé Huon.
[390]En l'an de l'Incarnation Nostre-Seigneur mil quatre vingt et quinze,
vint en France le pape Urbain; homme estoit plain de bonnes meurs et de
grant dévocion. Son concile assembla en la contée de Clermont en Auvergne.
Et quant le concile fu assemblé qui fu de trois cent et vint, que évesque
que abbés, il se leva au concile et commença à parler comme cil qui estoit
bien enparlé et de parfonde loquence. Lors les commença à enseigner et
amonester comment il se devoient maintenir et gouverner eulx et le peuple
de leur éveschié et de leurs diocèses par les provinces. Lors descendi en
plourant sur la povre terre d'oultre-mer où nostre Sauveur avoit esté mort
et vif et crucifié pour nos péchiés, que la gent sarrazine destruisoient,
si comme il avoit oï dire certainement; si amonestoit, à grans soupirs, le
peuple et les barons que elle fust secourue.
Note 390:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 48.
Sa parole, qui volentiers fu reçue ès cuers des bons crestiens par la vertu
u Saint-Esperit, fist grant fruit: car le très-vaillant Aimars, évesque du
Pui, se croisa tantost, embrasé de l'amour Nostre-Seigneur, comme cil qui
tant bien fist et tant fust sage et preux en secourre et en aidier en toute
manière la chevalerie de la crestienté; si comme il est apparent, ès fais
que le barnage[391] de France fist en celle voie.
Note 391:
Barnage.
Baronnage.
Après luy, se croisèrent les haulx hommes Hues-le-Grant[392], frère le roy
Phelippe; Raymont, le conte de saint Gile; Estienne, le conte de Blois;
Robert, conte de Flandres; Paiens de Kaneleu[393], Rogier de Rosoy et maint
autres princes du roiaume de France, outre chevalerie et gens de pié sans
nombre. Par la renommée de ceste croiserie, se croisèrent maint autres
nobles et princes en autres régions.
Note 392
Hues-le-Grant.
«Hugo magnus.» Cette finale du nom de
plusieurs membres de la famille capetienne ne doit-elle pas être
considérée comme analogue à celle des Charles de la seconde race.
Carlomannus
ou
Carlomagnus
,
Hugomagnus
, etc.
Note 393:
Paiens de Kaneleu.
Le latin du continuateur ne porte pas
ce nom ni le suivant.
En Sezile Buiaumons, le prince de Puille qui fu fils Robert Guichart,
estrait de la nacion des Normans; et le vaillant Tancrès, ses niés et maint
autres vaillans chevaliers de celle contrée; en Lorraine, le vaillant
Godefroy de Bouillon, Baudouyn et Eustace, ses frères, et maint autres
nobles princes de celle région. Et Nostre-Seigneur, qui vit leur intention
et leur bonne volenté, leur donna si grans graces que, après tant de paines
et de travaux que il souffrirent pour l'amour de Nostre-Seigneur,
prinstrent-il la grant cité de Nice et la noble cité d'Antioche, et puis
après la sainte cité de Jhérusalem et aultres plusieurs cités et chasteaux
sans nombre; et délivrèrent le saint sépulcre des paiens et de leurs
ordures, et les occistrent et destruirent, et orent tousjours victoire par
la vertu du Saint-Esperit. Et quant il orent ainsi esploicté, aucuns
retournèrent en leurs contrées et aucuns démourèrent au pays pour la terre
et le peuple deffendre, si comme Godeffroy de Bouillon, qui puis fu roy de
Jhérusalem, Baudouin et Eustace ses frères et maint autres barons.
II.
ANNEES: 1100/1101.
Coment le roy Phelippe refusa la royne Berthe sa femme et la mist en
prison. Et coment l'apostole l'escomenia et son roiaume. Et de Loys, son
fils, coment il deffendi viguereusement le roiaume contre le roy
d'Angleterre.
(Atant nous tairons de ceste matière qui pas n'appartient à nostre propos;
si parlerons du roy Phelippe et de son fils Loys qui, avec son père,
gouverna le roiaume, ains qu'il fust couronné jusques à ce qu'il alast de
vie à mort: et puis se fist couronner et régna tout seul; comme roy fier et
vertueux, si comme nous racompterons en ses propres fais.)
[394]Grant temps après refusa le roy Phelippe la royne Berthe, sa femme,
par l'amonestement du deable; du tout se retrait d'ele et la mist en un
fort chastel qui a nom Montrueil sur la mer, dont il l'avoit, devant ce,
douée, et s'abandonna à la luxure et avoultire, qui parestoit trop honteuse
chose à si hault homme. A Foulques Rechin, conte d'Angiers, tolli-il
Bertrade sa première femme; par plusieurs ans fu avec ele en avoultire et
la dame eut trois enfans de luy, deux fils et une fille. Les deux fils
furent Phelippe et Floire, et la fille fu puis contesse de Triple.
Longuement vesqui ainsi en avoultire, né oster ne s'en vouloit pour nul
amonnestement; mais l'apostoile, qui vouloit pourveoir au salut de s'ame,
et qui se doubtoit que Dieu ne l'en méist à raison par son deffaut, au jour
du jugement, escoménia luy et son roiaume; et le roy qui toutefois douta la
sentence par la grace que Nostre-Seigneur lui fist, laissa celle dame qu'il
avoit longuement tenue es avoultire, et reprist la royne Berthe, sa loyale
espouse. [395]Le damoiseau Loys, qui encore estoit en l'aage de douze ans
ou de treize ans, estoit tant beau et tant doulx et tant preux et tant bien
affaitié en toutes choses et plain de bonnes meurs, et tant amandoit
toujours en proesce et en courage que il donnoit bonne exemple de soy, aux
barons et au peuple, de son roiaume maintenir et gouverner, et des églyses
deffendre merveilleusement. Dont tous ceulx qui bien et paix aimoient en
estoient en grant désirier.
Note 394:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 49.
Note 395: A compter d'ici commence la traduction de la
Vita Ludovici
regis Philippi filii
, par le célèbre abbé de Saint-Denis, Suger.
Icil noble damoiseau s'accoustumoit à amer et à honnorer l'églyse de
Saint-Denys de France, selon la coustume de France ancienne et de
long-temps; et selon ce que ses ancesseurs la maintindrent, il la maintint
tousjours à grant chierté et à grant révérence, pour l'onneur des martyrs
desquels il estoit soustenu et aidié en ceste mortelle vie et par quelles
prières il attendoit à estre secouru quant à l'ame, après la mort; et si
pensoit à estre moine de léans, sé ce fust que estre péust. Mais tandis
comme il estoit encore en l'aage de douze ou de treize ans, se penoit-il
moult de venir à valeur et à proesce de grant homme, non pas à chacier né à
autres jeux enfantins à qui tel aage s'abandonne légièrement; ains
apprenoit et usoit des armes par qui l'on vient à proesce et à valeur; et,
sans faille, faire luy convenoit par force, sé il ne voulsist perdre son
roiaume par mauvaiseté et par paresse; car les plus grans et les plus
puissans des barons du roiaume le commencièrent à assaillir: et meismement
le puissant et le couragieux roy d'Angleterre, fils Guillaume, duc de
Normandie, qui Angleterre conquist et fust appelé Guillaume le bastart. Et
pour ce que il commença à estre assailli si jeune, fu il preux, par les
grans besoingnes qui luy sourdoient de toutes pars: car vertu et proesce
croit par us et par travail endurer, et en devient on sage et pourveus aux
grant besoingnes, et en vient-on souvent à grans emprises. Et par ce
s'enfuit paresse et oisiveté, qui trop font de maus à ceus qui les
maintiennent; car ainsi comme dit le sage: «Oisiveté et paresse
admenistrent nourrissement aux vices.»
Cil roy Guillaume d'Angleterre estoit chevalier merveilleus aux armes et
sur tous hommes estoit convoiteux et désirant d'acquerre los et renommée.
Quant il eut deshireté son ainsné frère, Robert, le duc de Normandie, de
toute la duchée, si comme elle s'estent, après ce qu'il s'en fust alé
oultre-mer, si se commença à approchier des marches du roiaume de France et
à assaillir le noble damoisel Loys, en toutes les manières qu'il povoit.
Semblablement et dessemblablement guerroioient l'un l'autre: semblablement
en ce que l'un né l'autre ne se tenoit maté né vaincu; dessemblablement en
ce que le roy Guillaume estoit fort et aduré et parcréur d'aage, comblé
d'avoir et large despendeur, et que merveilleusement savoit atraire à luy
chevaliers et soudoiers; et que le jouvenceau Loys estoit povre d'avoir et
jeune d'aage, et se gardoit de grever le roiaume que son père tenoit encore
en sa main: et si, osoit maintenir guerre et contrester à si puissant homme
et si riche, par proesce de chevalerie et par hardement de cuer tant
seulement. Dont véissiez le noble damoisel chevauchier par le païs, à tant
de chevaliers comme il povoit avoir, une heure ès marches de Berri, autre
heure ès marches d'Auvergne: né jà, pour ce, ne le véist on moins tost en
Vauquessin, quant mestier en estoit. Et assembloit souvent au roy Guillaume
d'Angleterre, à trois cens chevaliers ou à cinq cens ou à moins, encontre
dix mille chevaliers. Si avenoit souvent selon la doubteuse avanture de
bataille, que il desconfisoit ses ennemis et tel fois qu'il restoit
desconfi. Et en tels poingnéis prenoit-on souvent des plus nobles barons,
d'une part et d'autre. Une heure en prist, le damoiseau Loys, des plus
nobles que le roy d'Angleterre eust, comme le noble conte Simon, Gilebert,
seigneur de l'Aigle, qui, à ce temps estoit le plus prisié chevalier de
toute Normandie et Angleterre[396], et Paiens, le seigneur de Gisors, à qui
le roy d'Angleterre ferma lors premièrement le chastel de Gisors[397], et
d'autre part reprist, le roy d Angleterre, des plus vaillans chevaliers de
France, comme le vaillant conte Mathieu de Beaumont, le noble conte Simon
de Montfort[398], et Paiens, le seigneur de Montjay. Mais l'angoisse et la
destresse d'avoir, pour les soubdoiers paier, fist tost venir à raençon les
prisonniers au roy Anglais; mais les prisonniers de France ne peurent pas
estre si tost délivrés; ains furent en prison longuement, n'oncques par
mille raençon n'en porent eschapper jusques à tant qu'il eurent fait
hommage au roy d'Angleterre et qu'il eurent juré sur sains qu'il luy
seroient en aide à leur povoir contre le roy et contre le roiaume de
France.
Note 396:
Gilebert de Laigle
est honorablement mentionné par le
poète Geoffroi Gaimard. Voyez les fragmens de ce poète, publiés par
M. Fr. Michel. (Rouen, 1830, p. 56.) Il étoit à côté du roi Guillaume
le Roux, quand celui-ci fu mortellement frappé par Tyrrel, à la
chasse.
Note 397: Le sens est ici mal rendu; c'est
Paiens
que Suger indique
comme ayant fermé ce chateau: «Paganum de Gisortio, qui castrum idem
primo munivit.»
Note 398: Simon Ier, fils d'
Amauri
Ier, celui qui fortifia
Montfort-l'Amauri
.
III.
ANNEE: 1106.
Coment le roy Guillaume d'Angleterre, desiroit à avoir le roiaume de
France, et coment il grevoit povres gens et l'Églyse, et ravissoit leurs
biens; et coment il fu occis soudainement d'une saiete, par la divine
vengeance.
Lors disoit-on que cil roy Guillaume d'Angleterre, qui trop estoit fier et
orgueilleux, béoit à avoir le roiaume de France. Car le noble damoiseau
Loys estoit tout seul demouré droit hoir du roy Phelippe et de la royne
Berthe, qui sereur estoit Robert, le conte de Flandres. Si avoit-il deulx
autres fils, Phelippe et Floire, de Bertrade, la contesse d'Angiers, qu'il
avoit louguement maintenue par-dessus sa femme espousée; mais nul ne
s'attendoit que nul en deust régner, pour ce qu'il estoient nés en
avoultire, sé il avenist par ayanture que le noble Loys mourut. A ce
s'atendoit le roy Guillaume, si comme l'on cuidoit. Mais pour ce que ce
n'est pas droit né chose naturele que François soient en la subjeccion
d'Anglois, ains est droit que Anglois soient en la subjeccion
françoise[399], avint tout autrement qu'il ne cuidoit; si luy tolli
s'espérance la fin de la guerre. Car celle guerre eut jà duré trois ans et
plus; et le roy Guillaume vit qu'il n'en pourroit venir à chief, né par ses
Anglois né par ses Normans, si comme il cuidoit premièrement, né par les
François meisme qu'il avoit à luy alié par serement et par fiance. Si
laissa la guerre tout de son gré, et passa en Angleterre.
Note 399: Notre traducteur commet ici un contre-sens qui n'est
peut-être pas complètement involontaire. Suger dit: «Parce qu'il
n'est pas permis que les François soient soumis aux Anglois, ni même
les Anglois aux François.»
Quia nec fas nec naturale est Francos
Anglis, imò Anglos Francis subjici, etc.
Après ce avint, un jour qu'il chaçoit en une forest qui avoit nom
Neuveselve, que il fu soudainement occis d'une saiete, si que pluseurs
cuidèrent qu'il eust esté occis par la divine vengeance et à bon droit, car
il guerroioit povres, gens cruellement et essilloit les églyses et trop
angoisseusement ravissoit leurs biens quant les prélas mouroient. Ce cas fu
mis de pluseurs gens sur un hault homme d'Angleterre qui avoit nom Gautier
Thirel; mais il jura puis, sur sains, devant pluseurs, non pas pour ce
qu'il en doubtast rien, comme cil qui coupe n'y avoit[400], que oncques,
celuy jour que le roy avoit esté occis, n'avoit-il esté en la forest, celle
part, né veu ne l'avoit en celle journée. Dont il est bien apparissant que
la cruauté de si puissant homme fu abatue et chastoiée par la divine
puissance; en manière que cil qui les autres travailloit à tort fu
travaillié sans fin, et cil qui tout convoitoit fu du tout despouillié. A
Dieu tant seulement qui desceint les baudrès[2] des roys quant il luy
plaist sont soubmis les roys et les roiaumes.
Note 400: La traduction est obscure et incomplète. Ici Suger se met
en scène, et dit avoir lui-même entendu Gautier Tirrel jurer de son
innocence. «Quem cum nec timeret nec speraret, jurejurando sæpius
audivimus, et quasi sacrosanctum asserere, etc.» Mais, ce témoignage
de Suger ne me satisfait pas complètement; lu désir de fonder une
onjecture édifiante y paroît trop. D'ailleurs tous les historiens
anglois s'accordent à accuser de la mort du roi, non pas la
vengeance, mais la maladresse de Geoffroi Tirrel. (Voyez Orderic
Vital, Gaimar, Wace; Eadmer et les autres.).
Note 401:
Les baudrés.
Aujourd'hui
baudriers
, du latin
baltheum
, dont se sert Suger. De même dans Garin le Loherain:
Aubris fu biaus, eschevis et molés,
Gros par espaules, graisles par le
baudré
.
(T. I, p. 85.)
Après ce roy Guillaume, vint au roiaume son mendre frère, Henri, qui tant
fu sage et puissant: sa grant valeur et son grant sens fu puis sceu et
cogneu, comme nous dirons cy-après. Si avint ainsi qu'il fu roy
d'Angleterre, pour ce que son aisné frère, le vaillant Robert, estoit au
temps de lors au grant ost des nobles barons qui estoient meus au saint
sépulcre. Et pour ce que nous n'avons pas en propos de retraire les fais
des Anglois, fors de tant comme il appartient à nostre matière, nous en
convient taire, jusques à tant que l'istoire en fera mencion.
IV.
ANNEE: 1106.
Coment le noble jouvencel Loys amoit les églyses et les povres, et
combatoit noblement pour metre pais entre les barons qui guerroioient les
uns les autres.
Loys, le noble jouvenceau, estoit jà grant et parcréu; et de tant comme il
estoit tenu à simple de pluseurs[402], de tant se penoit-il plus de
pourveoir le profit des églyses; et comme courageux et defendeur du siècle
et du règne de son père, se traveilloit pour la paix du clergié, et des
gaigneurs et des povres gens: car la paix et le repos avoient jà esté si
longuement en desaccoustumance au roiaume de France, et tant avoient-il
esté troublés, que nul ne savoit mais que estoit joie né paix.
Note 402: Suger dit: «Ludovicus itaque famosus juveuis, jocundus,
gratus et benevolus (quo etiam à quibusdam simplex reputebatur), etc.
Si avint en ce temps que entre l'abbé Adam de Saint-Denys et Bouchart, le
seigneur de Montmorency, sourdi contens pour aucunes besoingnes et
coustumes de leurs terres qui ensemble marchissoient. Et à ce montèrent les
paroles que cil Bouchart rompi son hommage, et s'entredeffièrent et
s'entrecoururent sus, à armes et à bataille, et ardi l'un à l'autre sa
terre. Mais ceste nouvelle vint tantost au vaillant roy Loys qui moult en
eut grant desdaing. Cestui Bouchart fist tantost semondre de droit par
devant le roy Phelippe, son père, à Poissy le chastel. Cil se défailli du
tout de droit oïr et de obéir au jugement; et s'emparti de court ainsi. Né,
pour ce, ne fu-il pas retenu, car ce n'est pas coustume en France; mais il
apprist, assez tost après, quelle paine doit porter le subgiet orgueilleux
vers son seigneur. Semondre fist ses osts Loys et ala sur luy à armes, et
sur ses aides; c'est sur le conte Mathieu de Beaumont et sur Droon, le
seigneur de Moncy[403], qui estoient ses jurés de ceste entreprise, et
chevaliers merveilleux. En la terre Bouchart entra premièrement et gasta
tout par feu et par glaive, fors son chastel. Si mist le siège entour, que
de ses propres gens que des gens Robert, son oncle, le conte de Flandres;
et, tant le destraint qu'il vint à luy à mercy, et se mist sur luy, hault
et bas, de toute la querelle.
Note 403:
Moncy.
«Monciacensem.» C'est aujourd'hui
Mouchy-le-chatel
, village de Picardie (département de l'Oise), à 4
lieues de Beauvais.
Après, rassailli de guerre, Droon de Moncy, pour ce meisme et pour autres
griefs qu'il faisoit à l'églyse Saint-Pierre de Beauvais. Devant son
chastel vint à grant plenté de chevaliers et d'arbalestriers. Cil Droon
issi hors et assembla ses gens assez près de son chastel; mais cil qui le
règne deffendoit le fist assez tost flatir ens[404] parmy les portes, luy
et sa gent. Mais ce ne fu pas sans luy, car il les suivoit au dos de si
près qu'il se féri en eulx de vive force jusques au milieu dn chastel,
comme preux et hardi. Maint grans cops y feri le preux Loys et maint en
reçut, n'oncques issir n'en daigna jusques à tant que il eust tout le
chastel ars, jusques à la maistre tour. Si esloit de si grant cuer et de si
fière proesce qu'oncques ne daigna eschiver le grant embrasement du
chastel, tout fust-ce grant péril à luy et à son ost. Et tant y souffri
qu'il luy prist un grant enroueure qui longuement luy dura. En telle
manière les soubmist et humilia à la volenté Nostre-Seigneur à qui la cause
de la guerre estoit.
Note 404:
Flatir ens.
Se précipiter au travers.
En ces entrefaites mut contens entre Huon, le seigneur de Clermont qui home
estoit simple et sans malice, et Mathieu, le conte de Beaumont; pour ce que
le conte Mathieu, qui sa fille avoit espousée, luy tolloit à force la
moitié du chastel de Lusarches; car l'autre moitié tenoit-il pour raison de
sa femme. Si l'avoit tout saisi et bien garni; au damoisel Loys s'en ala
clamer et s'en laissa chéoir à ses piés. En pleurant fist sa complainte par
telles paroles: «Sire, ayés pitié de moy qui suis vielx et desbrisié: si me
secourrés contre mon gendre qui me veult deshireter. Si vueil mieux que
vous ayés toute ma terre de qui je la tiens, que mon gendre l'ayt.» Grant
pitié eut de luy le deffendeur du règne, et luy promist son ayde: et ainsi
le renvoia tout asseuré de sa promesse.
Tantost manda au conte Mathieu que il revestist Huon de sa partie du
chastel; puis les adjourna ambedeulx à sa court. Mais le conte Mathieu
refusa tout né, à sa court ne daigna venir né contremander. Et le damoisel
assembla son ost et ala assaillir le chastel qu'il avoit garni contre son
seigneur. Tant y assailli par armes et par feu et par engin qu'il le prist
à force. La tour garni de chevaliers et la rendi à Huon, si comme il l'i
avoit promis. De là se parti et ala assiéger un chastel le conte, qui a nom
Chambely[405]. Ses engins fist entour drecier; mais autrement avint de ce
siége qu'il ne cuida. Une nuit eut fait clair tems et seri; si avint que le
temps se couvri soudainement et commença un fort temps de tonnoire et de
pluye si horrible que le plus des gens de l'ost estoient en désespérance de
leur vie et cuidoient bien mourir. Quant ce vint vers le jour que le noble
Loys se dormoit en son paveillon, plusieurs s'appareillèrent, pour le fort
temps, à despartir de l'ost. Si fu bouté le feu en l'une des parties des
loges, par desloiauté et par traïson, et pour ce que c'est signe de
despartir ost du siége. Si avint ainsi que le ost s'estormi et issirent des
tentes folement et confusément, et commencièrent à fuyr comme ceulx qui
cuidoient estre pris pour la tumulte et pour la noise; et se mistrent à la
fuite. De ce fu moult esbabi le damoiseau Loys, et demanda que ce estoit.
Lors s'arma et sailli au destrier, et couru après l'ost pour faire
retourner; mais pour chose qu'il sceust né dire né faire, ne les pot metre
au retour, pour ce, meismement, qu'il estoient tous espandus et espartis çà
et là. Lors assembla tant de gens comme il pot avoir, et pour les autres
garantir qui s'en fuioient se mist il pour mur et pour deffense contre ses
ennemis qui luy coururent sus. Souvent y feri et souvent y fu feru; bien et
seurement s'en porent fuyr ceulx à qui il estoit deffense; mais assez en y
eut de pris de ceulx qui estoient loing de luy et s'en fuyoient espandus
par troupeaux. La furent pris cil Hue de Clermont, le plus haus home et le
plus puissant, et Guy de Senlis, Heloyn de Paris, sans les autres, que
chevaliers que sergens, qui pas n'estoient de grant nom, et des gens à pié
dont il n'est nul compte.
Note 405:
Chambely.
C'est Chambly, en Beauvaisis, à une lieue de
Beaumont, et à six de Senlis: aujourd'hui petite ville du département
de l'Oise.
Moult fu le gentil damoiseau embrasé de grant yre. A Paris retourna, et de
tant luy engroissa plus le cuer de fierté et d'ogueil, comme il n'avoit pas
appris à receveoir telle honte et tel meschéance. A Paris ne demoura guères
pour séjourner; mais pour sa honte vengier assembla gens de toutes pars,
trois fois tant qu'il n'avoit fait devant; et souvent disoit en son cuer
que c'estoit greigneur honneur de mourir en proesce que honteusement vivre.
Ceste assemblée sceut le conte Mathieu, par ses amis de la court; si se
doubta moult, comme cil qui sage homme estoit, que la meschéançe que son
sire avoit eue ne retournast sur luy. Lors prist de ses privés amis et leur
pria de parler de la paix par moult grant doulceur, et par, moult grant
blandissement; et moult se pena d'amollier le cuer et l'ire du noble
damoisel. Et se purgeoit en telle manière que par luy né par son pourchas
ne luy estoit telle meschéance avenue, sé par aventure non. Et coment qu'il
fust avenu, il s'en mettoit du tout à sa volenté et à son esgart.
Mais avant qu'il s'en voulsist de rien amollier en eut maintes prières, que
du roy Phelippe, son père, que d'autruy; mais touteffois, à la parfin,
refrena son mautalent, et si fut à tart et à envis: le tort qu'il avoit
fait luy fist amender et rendre ce qu'il pot rendre, de ce qu'il avoit
dommagié; et luy fist rendre les prisons, et après fist la paix de luy et
de Huon de Clermont, son seigneur, et luy fist rendre sa partie du chastel
de Lusarches qu'il luy vouloit tollir.
V.
ANNEE: 1102.
Coment il deffendi les églyses contre Eblon, le conte de Rouci, et son
fils, qui les persécutoit; et coment il les contraint par glaive et
occisions à faire satisfactions.
En ce meisme temps estoit en grant tribulacion l'églyse de Nostre-Dame de
Rains, par la cruauté Eblon, le conte de Roucy, et de sou fils Guichart qui
souvent la grevoit et couroit sus; et non mie tant seulement à ele, mais
aux autres églyses qui estoient soubz ele: et si estoit-il si bon chevalier
de sa main et si entreprenant que il ala aucune fois à ost banie[406] en
Espaigne contre les Sarrazins; ce que nul ne déust oser entreprendre sé il
ne fust roy ou empereur. Maintes clameurs et maintes plaintes en avoient
esté faites aucunes fois devant le roy Phelippe où il ne mettoit pas grant
conseil; mais tant ala puis la besoingne que ceste clameur vint bien deulx
fois ou trois jusques à son fils Loys; et tantost, comme il fu certain des
griefs que cil tirant faisoit aux églyses, il assembla un ost de bien cinc
cens[407] chevaliers, des meilleurs que il pot trouver au royaume son père.
A Rains s'en ala hastivement, où il avoit esté attendu deulx mois, pour
prendre vengeance de la bonte et du dommage que le tirant avoit fait aux
églyses. Lors entra en sa terre où il mist tout en feu et en flambe, et la
sienne et celle à ses aydes, et à proier quanqu'il trouvèrent. Si furent
robés qui les autres souloient rober, pris et tourmentés qui les autres
souloient tourmenter. Moult y souffri travail le noble jouvenceau, car tant
avoit en luy et en ses chevaliers vigueur et proesce, que oncques tant
comme il y furent ne séjournèrent jour, s'il ne fust vendredi ou diemenche,
qu'il ne tourmentassent leurs ennemis, ou par assaut de navie[408] ou de
lancier ou de traire, ou par courre sur leurs terres. Si n'estoit mie celle
guerre tant seulement contre celuy Eblon, ains estoit aussi contre les
autres barons du pays. Si leur faisoit grant secours la force des
chevaliers de Lorraine qui leur aydoient pour ce qu'il estoient de leur
parenté. Entre ces choses y eut parlé de paix en plusieurs manières: si fu
plus légièrement accordée, de la partie au jouvencel de France, pour ce
qu'il avoit ailleurs maint grans afaires qui requeroient sa présence. Au
tirant commanda qu'il féist paix et satisfaction aux églyses; et il si fist
et asseura par bons hostages. Ainsi abati et defoula celuy Eblon, et si
ardi et gasta sa terre. Et ce que luy requeroit et demandoit du
Nuef-chastel[409] mist en sa souffrance jusques à un autre jour.
Note 406:
A ost banie
, et non pas
banié
, comme on lit dans le
texte de dom Brial. A armée convoquée.
Note 407:
Cinc cens.
Le latin dit:
sept cents
.
Note 408:
De navie.
Il y a dans le latin
manuali congressione
, et
l'auteur aura lu
navali
au lieu de
manuali
. La rédaction du temps
de Philippe-le-Bel traduit mieux:
d'envaïr
. (Msc. 8396. 2.)
Note 409:
Nuef-chastel.
Château situé sur l'Aisne, aujourd'hui
chef-lieu d'un canton duquel dépend Rouci.
Sic transit gloria
mundi.
Un autel[410] ost de chevaliers assembla une autre fois pour secourre
l'église d'Orléans, contre Lion, le seigneur de Meun, qui home estoit
l'évesque, et si tolloit à l'églyse la greigneur partie de ce chastel
meisme et la seigneurie d'un autre. En pou de temps le mata et abati, car
il mist siége devant le chastel et l'enclost dedens, luy et tous ceulx qui
en son ayde estoient; et prist le chastel par vive force. Mais cil se féri
en l'églyse du chastel qui près estoit de sa maison, et se pensoit là à
deffendre; mais ne li valu, car par la force d'armes et par le feu qui
laiens fu bouté, il fu mors et estaint; et non pas luy tant seulement, mais
jusques à soixante personnes qui, par la force du feu, trébuchèrent de la
tour en haut et furent recueillis et tresperciés au fer des lances. Et
ainsi fenirent leurs vie, et descendirent leurs ame en enfer comme ceulx
qui généraument estoient escomeniés de leur évesque.
Note 410:
Autel.
Semblable.
VI.
ANNEE: 1104.
Coment un cruel tyrant appellé Thomas de Malle, qui tenoit le chastel de
Montagu, fu assis laiens; et coment il issi par nuit et vint au noble Loys
qui fu deceu par son conseil, tant qu'il li restabli son chastel.
En Loonois est un chastel qui a nom Montagu[411]. Fondé est de grant
ancienneté et fors de grant manière, car il est assis sor une haute roche
ronde de toutes pars. Ce chastel tenoit en ce point, par raison de mariage,
Thomas de Malle, home desloiaus oultre mesure, et que Dieu et tout le monde
haioit pour sa grant cruauté. Si le redoubtoient toutes les gens du pays
environ, comme lyon enragié et le haioient de haine mortelle, et chascun
jour ne faisoit s'empirer non pour la force de son chastel. Si avint que
Enguerrant de Boves, qui son père estoit, le béoit à geter hors du chastel,
pour la desloiauté dont tout le monde se plaingnoit. Si estoit cil
Enguerrant, plain de grant valour et de grant renommée en son temps. Entre
luy et Eblon, le conte de Roucy, qui en ceste emprise se mist, assemblèrent
tant de gens comme il porent avoir, par prière ou aultrement, et dévisèrent
à assiéger le chastel et le tyrant dedans, et à aceindre de fors palis; et
béoient à tenir leur siége si longuement qu'il feust dedens affamé et pris
par force et tenu en prison toute sa vie. Et si béoient à abatre le chastel
sé il le pouvoient prendre: ainsi le firent comme il avoient devisé. Et
quant le desloiaux se vit assis et les bretesches de fust entour le
chastel, si eut moult grant paour et s'en issi par nuit, avant que les
deulx chiefs de la cloisture fussent joins ensemble. Au plutost qu'il pot
s'en ala au roy Loys, et fist tant, par don et par promesse, que il
corrompi ses conseillers et qu'il luy promist son aide, comme cil qui
encore estoit flechissable, que par meurs que par aage. Tantost assembla un
ost de huit cens chevaliers, sans autres gent, et chevaucha celle part
hastivement. Quant les barons qui tenoient le siège soient que il
approchoit, si envoièrent messages contre luy, et luy mandèrent en priant
et en requérant, comme à leur seigneur, en toutes manières, que il se
souffrist et que il ne les levast pas du siège, car il leur feroit trop
grant honte; et que, pour un trayteur et desloial homme, ne perdist pas
l'amour et le service d'eulx et de tant preud'hommes comme il avoient en
leur ost: et bien scéust-il que luy-meisme y pourroit avoir grant honte et
plus grant dommage que eus, sé le trayteur eschappoit ou sé il remanoit au
pays. Et quant il virent qu'il ne le pourraient fléchir de son propos né
par blandir né par menacier, si se levèrent du siège pour ce qu'il se
doubtèrent à mesprendre vers luy; et se trairent arrière, eulx et leurs
gens, entalentés de retourner au siège, sitost quant il s'en seroit
retourné. Et ainsi souffrirent à faire sa volonté sans contredit, tout leur
genast-il moult. En telle manière se retrairent arrière tous courouciés. Et
le sire du règne leur destruist et despeça tous leurs chasteaux et leurs
forteresses et tout leur autre appareil, et délivra le chastel, en telle
manière, du siége et le garni assez richement d'armes et de viandes. Et
quant les barons qui, par honneur et par paour de luy, s'estoient partis du
siège, virent qu'il ne les avoit de rien espargnés, si en eurent grant
despit et grant dueil; adont s'entredirent, ainsi comme par aatine[412],
qu'il ne le déporteroient plus né de rien ne le seigneuriroient, et le
menacèrent moult durement. Et sitost comme il le virent partir, si issirent
de leurs herberges et chevauchèrent après luy, tous armés, à bataille
rangiée et ordenée, et bien monstroient semblant qu'il voulsissent
assembler à luy; mais un ruissel, qui entre les deulx osts couroit,
destournoit celle assemblée, parquoy les uns ne pouvoient légièrement venir
aux autres pour assembler. En telle manière furent les deulx osts deulx
jours, et menaçoient les uns les autres, et tant que un chevalier trop fort
gabeur[413], qui estoit de l'autre part, s'en vint à l'ost des François et
leur fist entendant que sans faille ceulx de là assembleroient à eulx, tout
entalentés de prendre vengeance de la honte et du tort que il leur avoient
faite, aux fers des lances et aux espées tranchans; et pour ce que il
savoit ce, estoit il venu par devers eulx pour sa partie deffendre et pour
aidier sou droit seigneur. Assez tost fu ceste nouvelle espandue parmy
l'ost des François; dont véissiez chevaliers liés et esbaudis, eulx armer
et appareiller de toutes beautés d'armeures, hyaumes lacier, chevaux covrir
et très-noblement acesmer[414], et faire très-grant semblant de requerre
leurs adversaires, si tres-tost comme il poroient trouver passage pour
trespasser le ru. Et se hastèrent tant d'aler qu'il trouvèrent passage
ainsi comme par aatine l'un de l'autre; et disoient entre eulx que mieulx
valoit qu'il assemblassent avant, qu'il attendissent tant qu'il fussent
assaillis. Et quant ce virent les barons de l'autre part, c'est assavoir
Enguerrant de Boves et Eblon, le conte de Roucy, et le conte Andris de
Rameru, Hue-le-Blanc de la Ferté, Robert de Capi[415] et les autres sages
homes de leur ost, et il orent apperçu la hardiesse et la contenance du
seigneur du règne et de sa gent, si s'émerveillèrent moult et esbahirent.
Adont se conseillèrent et trouvèrent en leur conseil que mieulx leur valoit
honnorer leur seigneur par soy retraire, que follement assembler à luy à
bataille dont il leur pouvoit assez légièrement meschéoir. Lors s'en
vindrent à luy à paix et l'honnorèrent moult et luy firent ilecques meisme
fiances et seureté d'amour et d'alliance et luy offrirent leurs corps et
leurs choses, abandonnéement à tous besoings et contre tous homes; et atant
se despartirent en bonne paix.
Note 411:
Montagu.
Ce château étoit entre Laon et Neufchatel; il
fut détruit en 1441, par ordre de Charles VII. Thomas de Marle
l'avoit eu en dot de sa seconde femme et cousine, fille de
Roger de
Montaigu
.
Note 412:
Aatine.
Défi, irritation, colère.
Note 413:
Trop fort gabeur.
Suger dit: «Un jongleur, preu
chevalier.» Quidam joculator, probus miles.»
Note 414:
Acesmer.
Orner.
Note 415:
De Capi. De Capiaco.
C'est
Chépoix
, en Picardie, non
loin de
Breteuil
.
Après ce, ne demoura pas moult que cil Thomas de Malle perdi, tout
ensemble, et le chastel et le mariage qu'il avoit corrompu et conchié par
affinité de lignage: car la dame par cui il tenoit le chastel fu de luy
desseurée par l'esgart de sainte églyse.
VII.
ANNEE: 1104.
Coment le chastel de Montlehéry eschéi en la main du roy par mariage,
lequel avoit moult grevé le roy et le royaume.
Par teles emprises et par teles proesses dont le noble Loys venoit si bien
à chief, montoit en pris et amendoit de jour en jour le noble damoiseau; et
pour son règne accroistre et amender se penoit par grant pourvéance de
soubsmettre et humilier ceulx qui se révéloient contre luy et qui
esmouvoient les guerres et les contens par le royaume; et abatoit ou
prenoit leurs chasteaux par quoy il cuidoient la terre essillier, et grever
les povres gens. Dont il avint que Gautier[416] Troussel, le fils Millon de
Montlehéry, qui moult avoit grevé le royaume par maintes fois, prist moult
à affebloier et deffaillir par griefs maladies, après qu'il se fu retourné
du saint sépulcre, pour le travail de la longue voie où il fist
mauvaisement son preu et s'onneur: car il s'en embla de la cité d'Antioche
pour paour de Corbaran et des Sarrasins qui entour estoient, par dessus les
murs s'en issi, et laissa l'ost enclos dedens la cité[417]. Quant il se vit
ainsi affebloier, si se doubta que par deffault de luy ne fust une sienne
fille deshéritée qu'il avoit. Pour ce, la donna-il, par mariage, à un fils
de bast[418] le roy Phelippe, que il avoit engendré en la contesse
d'Angiers, et ce fist-il par la volenté et par le pourchas le roy meisme et
son fils Loys qui moult convoitoit à avoir le chastel; et pour ce que
messire Loys peust mieulx lier à luy son frère en paix et en amour, lui
donna-il, par dessus ce, le chastel de Meun[419], et s'acorda à la prière
du père.
Note 416:
Gautier Troussel.
Il falloil
Guy
, comme dans le latin,
et d'après la généalogie donnée à la fin du règne de Robert.
M. Guizot le nomme
Guy de Truxel
, bien que la position de cette
seigneurie de
Truxel
dût l'embarrasser.
Troussel
étoit un
sobriquet.
Note 417: Les historiens du siége d'Antioche ont rappelé la honte de
Guy Troussel. (Voyez entre les autres Tudebode, collection de
Duchesne tome IV, p. 796.)
Note 418:
De bast.
Bâtard.
Note 419
Meun.
Il falloit
Mantes
.
Castrum Meduntense
.
Et quant il eut ainsi receu en garde le chastel de Montlehéry, si en furent
moult liés tous ceulx du pays d'entour, ainsi comme qui leur eust traite la
boise[420] de l'œil qui trop les destrainsist, ou ainsi comme qui leur eust
desbarré les huis d'une fort tour où il fussent en estroite prison. Et bien
tesmoingnoit le roy Phelippe à son fils Loys, devant tous, que trop l'avoit
cil chastel lassé et grévé par plusieurs fois. Et puis luy disoit: «Beau
fils Loys, garde bien celle tour qui tant de fois m'a traveillié et en cui
combattre et essilier sui presque tout envielli, et par laquelle desloiauté
je ne péus oncques avoir bonne paix né bonne santé. Laquelle desloiauté
faisoit des preud'hommes et des loiaux, traytres et mauvais; car laiens
s'attropeloient et de près et de loing les traytres et les desloiaux; né en
tout le royaume n'estoient maux fais né traysons, sans leur assentement né
sans leur ayde; si que du chastel de Corbeil qui est mi voie de Montlehéry,
à destre jusques à Chasteaufort, estoit Paris et la terre si atainte, et si
grant confusion entre ceulx de Paris et ceulx d'Orlenois, que les uns ne
povoient aler dans la terre de l'autre pour marchéandise né pour autre
chose, sans la volenté à ces trayteurs, se n'estoit à trop grant force de
gent.»
Note 420:
La boise.
Le fétu de paille. «Festucam.»
Teles paroles disoit le roy à son fils, et l'amonestoit de bien garder la
tour et le chastel qui pour ce mariage estoit venue en sa main; dont tout
le pays estoit en paix et en repos et pouvoient les Parisiens et les
Orlénois repairier ensemble si comme il désiroient.
VIII.
ANNEE: 1104.
Coment le seigneur de Montlehéry et son lignage se vouldrent retourner en
leur desloiauté acoustumée et assaillirent Montlehéry. Et coment le conte
Gui de Rochefort, qui estoit sénéchal de France, le secourut.
En ce temps revint d'oultre-mer le conte Gui de Rochefort, à grant renommée
et à grans richesses. Sage homme estoit et de grant chevalerie; et si
estoit oncle le devant dit Gautier Troussel. Moult luy fist le roy Phelippe
belle feste, pour ce que moult avoit esté son famillier et son ami, avant
qu'il allast oultre-mer, comme cil qui son sénéchal avoit esté. Et lors le
retindrent à leur service le roy Phelippe et mesme Loys, son fils, pour
tenir les affaires du règne; et luy rendirent la sénéchaussée, pour ce,
meismement, qu'il peussent plus en paix tenir le devant dit chastel de
Montlehéry, et que, par ce, acquéissent paix et services de sa contée, qui
à eulx marchissoit; c'est assavoir de Rochefort,[421] de Chasteaufort et
des autres prochains chasteaux. Et tant moutéplia puis, en eulx, amour et
familiarité, que Loys, sire du roiaume, dut espouser la fille de celuy
Guion, qui lors n'estoit pas encore en aage. Mais avant qu'il parvenissent
ensemble, il furent desseurés par lignage qui fu trouvé en eulx. En telle
manière dura celle amour entre eulx bien trois ans, si que le roy et son
fils se fioient du tout en luy et s'atendoient en luy de toutes les
besoingnes du roiaume. Et cil conte Gui et un sien fils qui avoit nom Hues
de Crecy entendoient loiaument aux besoingnes du roiaume et au proffit;
mais ainsi comme le vieux pot retient tousjours à luy la saveur qu'il a
prise en sa nouveleté[422], ainsi le sire de Montlehéry et son lignage[423]
retournèrent à leur acoustumée traïson et à leur desloiauté; et
pourchacièrent, par traïson et par [424]les deulx frères Gallandois qui
lors estoient mal du roy et de son fils, coment Miles[425], le viconte de
Troies, le mendre frère Gui Troussel, vint à sa mère, la vicontesse, à
grant compaingnie de chevaliers, et vint à ce chastel où il fu liement
receu. Lors, parla à Gui Troussel[426] et luy commença à retraire, en
plourant, les biens et les honneurs que son père luy avoit fais, la grant
noblesse et le grant sens de leur lignage et la loiauté qu'il avoient
tousjours eue. Et moult le mercia de son rappellement, et le pria à genoulx
de parfaire ce qu'il avoit piéçà commencié. Par teles paroles et par tels
humiliemens, les fléchit et les mena si que tous ceulx de laiens coururent
aux armes et alèrent à la tour, tous armés, pour assaillir ceulx qui la
gardoient de par le roy. Lors commença l'assaut fors et périlleux, aux
espées et aux lances, à feu et à grant pieus agus et à grosses pierres, si
qu'il effondrèrent le mur devant la tour en plusieurs lieux, et navrèrent
à mort plusieurs qui la deffendoient. Et lors estoit en celle tour la fille
Gui, le conte de Rochefort, que Loys, le sire du règne, devoit espouser; et
quant cil conte Gui, qui sénéchaux estoit le roy, sçeut ces nouvelles, si
mut là, à tant de chevaliers qu'il pot avoir, comme cil qui trop estoit
fors et couragieux, et envoia messages isnellement aux chevaliers et aux
gens d'environ, pour dire qu'il venissent hastivement, et ainsi approcha
hardiement le chastel. Ceulx qui la tour assailloient et qui encore ne la
povoient prendre né ceulx dedens surmonter les aperceurent venir dès les
montaingnes; lors se trairent arrière et guerpirent l'assaut comme ceulx
qui la mort doubtoient, et que le deffendeur du règne ne venist sor eulx
despourveuement. Lors commencèrent à pourpenser lequel feroient, ou de fuyr
ou de l'attendre. Adont, vint le conte Gui, et connue sage et bien apeusé,
fist à soy venir les Gallandois qui estoient au chastel, et par grant
conseil parla à eulx et fist la paix d'eulx et du roy et de son fils Loys,
et puis la fist affermer par serement. Et ainsi fist retraire ceulx et les
leurs de leur emprise; et quant Miles vit que cil luy furent faillis, si
s'enfui hastivement, grant dueil menant de ce que il n'avoit sa traïson
traite à fin. Mais quant le noble Loys oï ces nouvelles, si vint au chastel
isnellement. Si fu moult couroucié, quant il eut la vérité sceue, de ce que
il n'ot trouvé les traiteurs; que il les eusttous pendus aux fourches s'il
les péust avoir tenus. Et à ceulx qui remés furent tint la paix que le
conte Gui avoit faite, pour ce qu'il l'avoit jurée à tenir; et pour ce
qu'il ne peussent autretel faire une autrefois, fist-il abattre toute la
forteresse du chastel, sans la tour[427].
Note 421:
Rochefort.
Aujourd'hui petite ville à dix lieues de
Paris, vers Chartres. Il reste quelques débris du vieux château de
Guy-le-Rouge.--
Chateaufort
est à cinq lieues de Paris. On voit
encore deux des tours des anciennes fortifications.
Note 422: Ce passage est la traduction d'un vers de l'épître d'Horace
ad Lollium
et non pas
de Arte poëtica
, comme le disent dom Brial
et M. Guizot.
«Quo semel est imbuta recens servabit odorem »
Testa diù.
Note 423:
Le sire de Montlehéry.
C'est je crois une faute. Il
s'agit ici des habitans de Montlehéry. Suger dit seulement:
Viri de
Monte-Leherii
, et c'est à eux que Miles va s'adresser
tout-à-l'heure, non pas à Gui Troussel, qui sans doute n'étoit pas
dans le château.
Note 424:
Gallandois.
Les frères de
Garlande
.
Note 425:
Coment
, etc. C'est-à-dire: De manière à ce que, etc., ou:
Ils firent tant que, etc.
Note 426:
A Guy Troussel.
Cela est ajouté, et mal à propos.
Note 427:
Sans la tour.
Cette tour chancelante, noire et
sourcilleuse, subsiste toujours et nous rappelle encore le XIIème
siècle et les guerres du baronnage de l'Ile de France avec la
royauté.
IX.
ANNEE: 1106.
Coment Buiaumont, le prince d'Antioche, et Robert Guichart son père,
eurent, tout en un jour, victoire sur l'empereur d'Allemaigne et l'empereur
de Grèce. Et coment cil Buiaumont eut à femme Constance, la seur le noble
Loys.
En ce temps vint en France Buiaumont, le noble prince d'Antioche. A celuy
espéciaument fu rendue la forteresse et la seigneurie de la noble cité
d'Antioche, au temps que le grant siège y fu mis de celle très-puissant
baronnie de France et d'autres terres, que Pierre le hermite esmut. Cil
Buiaumont estoit adont un des plus nobles et des plus puissans barons de la
terre d'Orient, de cui proesce il estoit grant renommée par tout le monde,
meismement par un merveilleux fait qu'il fist en sa vie, qui ne pot estre
fait sans la divine aide; dont il fu grant parole démenée néis entre les
Sarrazins. Si le vous compterons briefment.
Cil puissant prince Buiaumont et son père Robert Guichart avoient une fois
assise la cité de Duras, dont la grant richesse de Thessalle[428] né le
grant trésor de Constantinoble né la force de toute Grèce ne les peurent
oncques par force lever de ce siège où il sistrent longuement. Si avint que
les messages le pape Alexandre passèrent la mer et alèrent jusques à eulx,
et leur requistrent et semondrent en la charité Nostre-Seigneur et par
l'ommage qu'il devoient à saint Pierre de Rome et à son vicaire, que il
secourussent à l'églyse de Rome et l'apostoile que l'empereur de Rome avoit
assis dedens la tour de Crescence; et les prièrent humblement et par
l'ommage que il avoient à l'églyse de Rome, qu'il ne laissassent pas
périllier l'églyse de Rome né son vicaire, qui en grant péril estoit sé il
n'estoit secouru.
Note 428:
De Thessale.
Suger dit:
Thessalonicenses Gazæ
.
En grant doubte furent cil deus riches princes de ces nouvelles; lequel il
feroient avant ou s'il lairoient ce grant siège qui tant leur avoit cousté
ou il ne peussent jamais recouvrer sé à grant paine non, né à ce venir
qu'il en estoient jà; ou sé il nostre saint père de Rome laisseraient
périllier et asservir, pour le siège maintenir. Si comme il orent grant
pièce demouré sur ceste affaire terminer, si prisrent un trop haut conseil;
ce fu qu'il feroient et l'un et l'autre, et le siège maintenir et secourre
l'apostoile. Ainsi le firent et remest Buiaumont au siège; et Robert
Guichart, son père, passa la mer en Pouille et tantost comme il fu armé,
assembla à grant plenté de chevaliers, que de Puille que de Sezille que de
Kalabre que de terre de Labour, et de sergens à riches armes, et puis
chevaucha hardiement vers la cité de Rome. Et vint une aventure dont tout
le monde se doit esmerveillier; que tantost comme l'empereur des Griex
sceut que Robert Guichart se fu parti du siège devant Duras, si assembla
merveilleux ost de Griex, et vint contre Buiaumont à bataille, et par mer
et par terre, pour le lever du siège. Si avint que luy et son père se
combattirent tout en un jour aux deulx empereurs: Robert Guichart à
l'empereur d'Allemaingne, et son fils Buiaumont à l'empereur de Grèce: et
orent ambedeulx victoire des deulx empereurs, par l'aide
Nostre-Seigueur[429].
Note 429: Ce récit de la double victoire des princes Normans sur les
deux empereurs semble avoir été emprunté par Suger à
l'Historia
Sicula
éditée par Muratori, et dont M. Champollion vient de publier
une très-ancienne traduction. (Voy. la suite de l'
Istoire de li
Normant
,
par Aimé moine du Mont-Cassin
. Paris, 1835, page 308 et
suiv.) Seulement Suger a eu tort de nommer le pape Alexandre II;
c'est Grégoire VII que Robert Guiscart fit sortir de la tour de
Crescence, en 1084.
La raison pourquoi cil Buiaumont estoit venu en France, c'estoit pour
demander à femme la gentille dame Constance, la sereur le noble Loys, qui
moult estoit belle et vaillant et sage, et bien enseingnée sor toutes
autres damoiselles. Et pour ce, en toutes manières, essaya s'il la porroit
avoir. De si grant renommée et de si grant noblesse estoit le royaume de
France et cil qui sire en devoit estre, que néis[430] les Sarrazins avoient
grant paour de ce mariage. Sans seigneur estoit la dame et avoit refusé le
conte Huon de Troies, et n'avoit cuer de se marier. Et tout ce savoit bien
le prince Buiaumont qui tant fist, touteffois, que par dons que par
promesses que par proières, que la dame luy fu ottroiée du roy Phelippe et
de Loys, son fils. Et ce fu fait en la cité de Chartres par devant mains
barons du règne, que arcevesques que évesques que princes que abbés. Et si
fu présent aux espousailles dans Bruns, évesque de Seigne[431] qui, de par
l'apostoile, estoit légat en France. Si estoit venu avec le prince
Buiaumont pour prescier la voie du saint sépulcre. Et de ce tint il grant
concile à Poitiers, et là eut traitié de plusieurs establissemens, et
meismement de la terre d'oultre-mer. Et tant firent-il et le prince
Buiaumont qu'il encouragièrent maint preud'hommes d'aler en ce voiage. En
celle compaingnie s'en retournèrent en leur pays le légat et cil Buiaumont
et madame Constance, sa femme, à grant joie et à grant compaingnie de
chevaliers de France et d'ailleurs, qui pour eulx avoient emprise la voie.
Note 430:
Néis.
Même.
Note 431:
Seigne
, Seigni.
Dans
, «Dominus.»
De celuy prince Buiaumont eut puis la dame deulx fils: Jehan et Buiaumont;
mais cil Jehan morut en Puille, ains qu'il fust chevalier, et cil Buiaumont
qui fu prince d'Antioche après son père et chevalier merveilleux eut un
jour desconfi les Sarrasins: si comme il les enchaussoit, luy centiesme de
chevaliers tant seulement, si fu entrepris par leurs agais, comme cil qui
follement les enchaussoit et plus qu'il ne déust se fioit en sa proesce. Là
luy fu le chief copé, et tous ses chevaliers pris et mors; et ainsi perdi
Antioche, et Puille et la vie.
X.
ANNEE: 1107.
Coment l'apostole Pascase se conseilla au roy Phelippe et à son fils,
contre l'empereur Henri, qui contrainst son père à metre jus tous les
aournemens royaux; et persécutoit saincte églyse.
Au second an que le prince Buiaumont s'en fu retourné et eut enmenée madame
Constance, sa femme, si comme vous avez oï, avint que l'apostole Paschaise
s'en vint vers les parties d'Occident à grand compaingnie de ses hommes,
que cardinaux que évesques que sages hommes de Rome, pour soy conseillier
au roy Phelippe et à Loys son fils et à l'églyse de France, d'une nouvelle
querelle, d'endroit une manière de revesteure[432], de quoy l'empereur de
Rome le travailloit et le béoit encore plus à travailler et luy et l'églyse
de Rome. Bien faisoit à croire, car il estoit homme sans pitié et sans
amour, et vers luy et vers tous autres hommes; et si cruel et si desloiaux
que il avoit déshérité son père meisme et tenu en sa propre prison, et
contraint à ce qu'il luy fist rendre ses roiaux aournemens à force, c'est
assavoir: la couronne et le septre et la lance saint Maurice; et que il ne
tendroit rien en propre de son héritage. Et pour ce que l'apostole et tous
ses consaulx se doubtoient de sa desloiauté et de la convoitise des Romains
qui, partout, sont ardens et convoiteux, leur fu-il avis que plus seure
chose seroit d'eulx conseillier au roy Phelippe et à Loys son fils et à
l'églyse de France, que à ceulx de la cité de Rome. Droit à Clugny s'en
vint, et de là à la Charité-sur-Loire. Là dédia et sacra l'églyse d'iceluy
priouré, à grant compaingnie d'évesques et d'autre clergie, et y furent
plusieurs barons de France, et le conte Guy de Rochefort, séneschaux de
France, qui, de la part le roy Philippe et Loys, son fils, y fu envoié; et
de par eulx, luy offri et abandonna le roiaume à sa volenté, comme à leur
père spirituel[433]. Et à ce dediement fu un cler le roy, qui Sugier avoit
nom[434]: (moine estoit de Saint-Denis en France, et puis fu-il abbé de
léans et fist tant de bien au roiaume et à l'églyse; car il eut tout le
roiaume en sa garde, au temps que le roy Loys, fils Loys-le-Gros et père au
roy Phelippe, fu oultre-mer; et ce fust cil meisme qui fist ceste istoire
si certainement comme cil qui, tousjours, fu nourri au palais et au service
le roy.) Là estoit alé, si comme nous l'avons dit, contre l'évesque de
Paris, Galon, qui l'églyse de Saint-Denis avoit traite en cause pour une
grant querelle qu'il clamoit sur elle. Et cil Sugier allégua, devant
l'apostole meisme, pour l'églyse, et deffendi sa querelle par droit et par
appertes raisons.
Note 432: Suger dit: «
Super.... novis investiturœ ecclesiasticœ
querelis
.»
Note 433: Le sens du latin est moins large: «
Missus occurrit, ut ei,
tanquam patri spirituali, per totum regnum, ejus beneplacito,
deserviret.
»
Note 434: Suger dit seulement: «
Cui consecrationi et nos ipsi
interfuimus.
»
De la Charité se parti l'apostole et s'en ala à Saint-Martin de Tours. Là,
chanta la messe solempnellement, le jour de la mi-caresme, et porta mitre
sur son chief[435], à la guise de Rome. De là desparti et s'en ala
droitement à Saint-Denis en France, humblement et dévotement ainsi comme à
l'églyse Saint-Pierre de Rome. Là fu assez haultement et honorablement
receu, comme si haute personne. Mais un exemple merveilleux et remembrable
laissa aux Romains et à ceulx qui à venir estoient; car de chose
quelconque, né or né argent né garnement de pierres précieuses qui en ceste
abbaïe fust, dont l'en se doubtoit moult, ne daigna regarder, par semblant
de convoitise: tant seulement devant les corps sains se coucha et estendi
devotement, tout dégoutant de larmes, comme cil qui tout s'offroit de corps
en sacrefice à Dieu et à ses sains; et prioit à l'abbé et au couvent que
aucune partie de vestement entaint de son sanc luy fu donnée et ottroiée;
et disoit telles paroles: «Ne vous doit pas déplaire sé vous rendez aucunes
parties petites des vestemens de celuy que nous vous envoiasmes jadis en
France, de nos grés et sans murmure, pour estre apostre de France.» Là luy
vindrent à l'encontre à grant joie, le roy Phelippe et son fils Loys, et
s'inclinèrent dévotement à ses piés, en la manière que les roys seulent
faire devant le sépulcre et l'autel Saint-Pierre, les couronnes ostées et
les chiefs enclins. Et l'apostole les prist par les mains, comme les dévos
fils des apostoles, et les fist ambesdeulx séoir devant luy.
Note 435:
La mitre.
«Frygium.» C'est la
Thiare
, et non pas la
mitre que tous les évêques de France portoient. Suger affecte deux
fois de rappeler que la coiffure pontificale ne différoit de cette
des prélats françois qu'en raison de la différence de la
mode
en
deçà et au-delà des monts.
Après parla à eulx, comme sage et par grant familiarité, de l'estat de
sainte églyse, et les pria moult qu'il aidassent à saint Pierre et à son
vicaire, si comme les roys de France leurs devanciers avoient fait, comme
les roys Pepin et Charles-le-Grant et Loys, son fils, et les autres qui
après vindrent; et qu'il contrastassent aux ennemis de sainte églyse et
meismement à l'empereur Henri.
Moult volentiers reçurent ces paroles, et luy offrirent et promistrent leur
conseil et leur aide, par tous lieux et contre tous hommes mortels, et luy
abandonnèrent tout le roiaume à sa volenté. Après, luy baillèrent grant
compaingnie d'archevesques et d'évesques, et l'abbé Adam de Saint-Denis,
pour aler à l'encontre des messages de l'empereur Henri, qui à Chaalons
devoient venir à luy.
XI.
ANNEE: 1107.
Des messages l'empereur Henri et de leur légation à l'apostole. Après, de
la réponse l'apostole aux messages; et coment les messages l'empereur
s'empartirent à mautalent.
Quant l'apostole eut jà demouré à Chaalons, ne sçai quans jours, si
vindrent les messages l'empereur Henri, et pristrent leur hostel à
Saint-Mange[436], dehors de la cité, et laissèrent illecques Almaubert, le
chancelier, par cui conseil l'empereur ouvroit le plus. Et tous les autres
vindrent à la court de l'apostole à grant compaingnie et à grant bobant; et
arneischiés et atournés à merveilles orgueilleusement de lorains[437] et
d'autres appareils. Ces messages furent l'archevesque de Trèves, l'évesque
d'Antatense,[438] l'évesque de Moustier[439] et plusieurs contes, tous
d'Allemaingne; et avec eulx, le duc Welphons, devant qui l'en portoit une
espée toute nue. Si estoient à merveille corsus, gros et gras, curieux et
noiseux en paroles. Si sembloit mieux que eulx tous fussent venus pour
tencier et pour menacier, que pour besoingne desrenier[440] par mesure et
par raison. L'archevesque de Trèves conta leur parole; home sage et amesuré
et qui savoit bien langue françoise. Sagement conta la besoingne pourquoy
il estoient là envoié de par l'empereur; et de par luy, aporta à l'apostole
et à toute la court salus et services, sauve la droiture de l'empire. Après
commença la parole si comme ele luy eut esté enchargiée.
Note 436:
Saint-Mange
ou
Saint-Memmie
, faubourg de Châlons. De là
les noms propres de
Mangin
,
Mangeart
et
Magineau
si communs en
Champagne.
Note 437:
Lorains.
Harnois de chevaux.
Note 438:
Antatense.
Halberstadt.
Note 439:
Moustier.
Munster.
Note 440:
Desrenier.
Exposer par raisons. Discuter.
Lors commença à parler en tele manière: «Cogneue chose est que ce
appartient à l'empire dès le temps à nos ancesseurs et nos sains pères, qui
ont esté au lieu monsieur Saint-Père, au siège de Rome, si comme dès le
temps le grant Grégoire et les autres après jusques à ore, que en toutes
élections soit gardé et tenu cil ordre: que ainçois que l'élection soit
espandue né magnifestée, qu'il soit fait assavoir à l'empereur; et sé il
voit que la personne soit convenable à ce, l'en doit prendre de luy
asseurement et ottroy. Après ce, doit estre mené en la congrégacion des
évesques et du clergié où il doit estre esleu selon les sains canons, et à
la requeste du peuple, et par l'élection du clergié, et par l'assentement
de l'empereur. Et puis quant il sera sacré franchement, non pas par
simonie, si doit estre ramené à l'empereur pour revestir-le du régale, si
comme de l'anel et de la croce, et pour luy faire hommage et féauté; et si
n'est mie merveilles, car autrement ne se peust-il saisir de chastel né de
cité né des marches né d'autres dignités qui soient de l'empire, et sé
monsieur l'apostole se veult ainsi souffrir, si tienne sainte églyse en
paix et en prospérité à l'onneur de Dieu, et de ses droitures telles comme
il doit avoir en l'empire et au règne.»
A ce respondi l'apostole sagement, par la parole l'évesque de Plaisance qui
parla en telle manière: «Sainte églyse, qui est rachetée et franchie du
précieux sanc Nostre-Seigneur Jésus-Christ, ne convient mie de rechief
ramener à servage, en ce que elle ne puisse eslire prélat, sans le conseil
de l'empereur et que elle se mette en servitude; mise arrière et oubliée la
précieuse mort de Jésus-Christ, par cui elle fu franchie de toutes
subjeccions et de tous servages. Que ce serait jà avenu sé il convenoit
qu'il fust par luy revestu de la croce et de l'anel, comme ces choses
appartiennent à l'autel plus que à luy qui d'eulx se veult saisir et
entremettre contre Dieu; et plus, que ses mains, qui sont sacrées au corps
et au sanc Nostre-Seigneur proprement, sé par ce lien les convenoit
sousmettre aux mains qui sont soilliées et ensanglantées et pecheresses de
glaive et de bataille; par teles mesprison abaisseroit trop ses ordres et
sa sainte unction.»
Quant les messages oïrent ceste response, si commencèrent à frémyr de
mautalent et dire contre l'apostole; et en manière de Tyois[441] noisier et
faire grant tumulte: et s'il osassent, il eussent dict et faicte violence à
luy et à sa gent; si dirent à la parfin: «Ne sera or pas ci terminée ceste
querelle, mais à Rome aux espées tranchans.» Si s'en partirent à tant.
Note 441:
Tyois.
Allemands.
Tout maintenant envoia l'apostole aucuns sages hommes et esprouvés, à
Almaubert, le chancelier, pour le prier et requerre que ses messages
fussent oïs et qu'il se penassent d'abaissier ce couroux et de mettre paix
au règne et à l'empire; et quant les messages qui ces paroles oïrent les
lui eurent portées, si s'en partirent, et tantost l'apostole s'en ala à
Troies et là assembla un grant concile qu'il avoit fait semondre grant
pièce devant. Après ce concile retourna à Rome en prospérité, à grant amour
et à grant grace des François, qui moult l'avoient servi et honnoré; et à
grant paour et à grant haine des Tyois qui moult l'avoient grevé et
traveillié.
XII.
ANNEE: 1111.
Coment l'empereur assembla grant ost et entra en la cité de Rome, comme
ami, faintement. Et coment il prist l'apostole en chantant sa messe et les
cardinaux, et comme icel tirant et anemi desloyal mist main à l'apostole et
le traitta vilainement.
Entour un an après ce que l'apostole s'en fust retourné, assembla
l'empereur un merveilleux ost, bien de trente mil chevaliers, et chevaucha
à Rome par grant force et par grant cruauté, comme cil qui en celle voie ne
s'esjoïssoit fors que quant il véoit occision et sanc espandre. Quant il fu
là venu, si faint son cuer par grant traïson et par grant guile, et fist
semblant paisible, né oncques ne parla de la querelle de revesteure qu'il
clamoit devant seur l'apostoile, et commença à promettre à faire moult de
bien à l'églyse et à la cité; et puis si blandi moult et pria que on le
laissast entrer en la cité, car autrement n'i pouvoit-il entrer. Et le
desloiaux qui ne béoit fors à la traïson, ne doubta pas à décevoir le
souverain du monde et toute saincte églyse, et le roi des rois à qui la
querelle estoit toute.
Taudis, s'espandi la renommée par la cité que l'empereur vouloit clamer
quitte cette grant querelle qu'il clamoit sur l'apostole, qui si estoit
contraire à Dieu et à saincte églyse. Lors commencièrent tous à faire plus
grant joie que nul ne pourroit cuider; et le clergié et les chevaliers de
Rome s'efforcièrent tous comment il le pourroient plus honorablement
recevoir. L'apostole et les cardinaux montèrent à grant compagnie
d'évesques et de prélas, tous couvers leurs chevaux de blanches couvertures
et tous parés et acesmés de riches aournemens, et luy alèrent à l'encontre
et grant suite de peuple de Rome. Adonc, prist l'apostole aucuns de ses
cardinaux et les envoia devant soy pour prendre le serement de l'empereur
qu'il rendroit paix à l'églyse Saint-Père, et à son vicaire et à la cité,
et qu'il clamoit quitte tout le contens de celle revesteure. Ainsi
s'entrencontrèrent l'apostole et l'empereur en un lieu que l'en dit la
Monjoie de Rome, et de ce lieu voit-on l'églyse des apostres. Et ilecques
de rechief furent fais cil seremens, et après ce le jura tierce fois, et
porche de l'églyse, de sa main nue et une partie de ses plus hauts barons.
Lors fu mené jusques à l'églyse des apostres à grant procession du clergié,
assés plus noblement et à plus grant joie que Rome ne fist jadis de la
victoire d'Afrique.
Tous rendoient loanges à Dieu: et crioient cil Allemans en leur Tyois, si
espouventablement et si hault, qu'il sembloit qu'il déussent les cieux
trespercer. Là fu couronné solempnellement, par les mains de l'apostole,
selon la manière des anciens empereurs. Après se revesti l'apostole pour la
messe chanter; et quant ce vint en ce point qu'il eut sacré le vrai corps
Dieu et son précieux sanc, si en coménia l'empereur d'une partie en
alliance de paix et d'amour pardurable, et en plege et en ostage de tenir
les convenances qu'il avoit vers saincte églyse. Quant l'apostole eut la
messe chantée, et ains que il fust du tout devestu, avint que les Tyois
descouvrirent la desmésurée traïson que il avoient jusques à ce point
célée; et traisrent, comme forcenés, les espées, et coururent sus aux
Romains qui, en ce lieu et en ce point, estoient désarmés; et commencièrent
haultement à crier à haulte voix que tout le clergié de Rome, et cardinaux
et évesques, fussent prins et destranchiés.
Après, firent une desverie à qui nul forfait ne se prent, né nul outrage ne
se puet comparer: car il pristrent l'apostole et mirent la main au vicaire
Nostre-Seigneur et de saint Père. Tantost fu la cité esmeue et troublée et
plaine de dolour et d'angoisses plus que l'en ne pourroit dire. Et lors
primes apperçurent la traïson des Tyois, mais ce fu trop tart. Lors
commencèrent les uns à courre aux armes, et les autres à fuir comme gent
seurprise et esbahie; mais il ne porent si légièrement fuir à l'assaut de
leur ennemis qui, soudainement, les avoient seurpris et desceus, qu'il n'y
en eust assez de blessiés. Et touteffois montèrent-il sor les trefs[442] du
porche de l'églyse qu'il firent verser et trébuchier sor ceulx qui les
chaçoient, et, par ce firent-il d'eulx leur deffence. L'empereur, qui de
son desloial fait et de s'orde conscience estoit forment espouvanté, issi
hastivement de la cité et emmena avec luy la plus merveilleuse proie qui
oneques-mais eust esté faicte, contre crestiens né ailleurs: ce fu le corps
de l'apostole meisme, et tant des cardinaux et des évesques comme il peust
tenir aux poins, et se mist dedens la cité Chastelle[443] qui trop estoit
fort de grant siège naturel et de grant forteresse. Laiens fist despoillier
et laidement traictier les cardinaux et les évesques; puis fist une si
très-grant cruauté que néis du dire est-ce grant félonnie; car il mist main
el Crist dame-Dieu, et le despoilla orgueilleusement de sa chappe et de sa
mitre et de tous les autres aournemens qui à sa dignité appartenoient; et
après ce, lui fist moult d'ennuis et de honte: né oncques, né luy né les
siens ne voult laissier aler, jusques à tant qu'il les eust contrains à ce
que il le quitteroient de la convenance dont le contens estoit, et qu'il en
eurent fait privilège. Un autre privilège leur estordist[444] aussi à
force, qu'il avoit devant ce quassé, par le jugement de l'églyse, au grant
concile qu'il tint de trois cens évesques et de plus. Ce fu que l'empereur
le revestiroit, d'ore en avant, des devant dictes choses. Et sé aucun
demande pourquoy l'apostole le fist ainsi laschement, sache-il que saincte
églyse estoit en langueur par deffaut de pasteur et de collatéraux, et que
le tirant qui l'avoit ramenée à servitude la tenoit en sa main comme sienne
propre, pour ce que nul n'estoit qui l'osast contredire. Après ces choses,
quant l'apostole eut reformé l'estat de saincte églyse au mieux qu'il pot,
et mise paix quelle que ce fu, si s'en fui en un désert, et fist un
hermitage; là eust demouré le remenant de sa vie, sé saincte églyse et la
force des Romains ne l'eussent contraint de revenir à son siège. Mais
Nostre-Seigneur Jésus-Christ, qui saincte églyse racheta de son précieux
sanc, ne le laissa pas longuement défouler, né ne volt souffrir que
l'empereur s'esjoïst longuement du grief et de l'outrage qu'il eut fait;
car ceulx qui de noient n'estoient tenus à l'empire par foy et par serement
né autrement, pristrent sur eulx la besoingne. Par le conseil et par l'aide
le noble damoisel de France, assemblèrent un grant concile en son règne, et
par le commun jugement de saincte églyse, escommenièrent l'empereur et le
férirent du glaive saint Père, puis s'en retournèrent vers le règne
d'Allemaingne, et pourchacièrent tant qu'il esmeurent contre luy grant
partie de ce règne, et le plus des barons du païs et ceulx qui à luy se
tenoient. Et déposèrent Richart le Roux, évesque de Moustier, né oncques ne
finèrent jusques à ce qu'il eurent à leur povoir destruit et deshérité ses
aideurs, en vengeance de sa pesme vie et de la desloiauté par quoy il
guerroia saincte églyse. Et par son péchié fu l'empire transporté en autrui
main, par le droit jugement Nostre-Seigneur. Après son décès, furent ses
hoirs déshérités par son péchié, et vint pu la main Lohier le duc de
Saissoingne, un chevalier merveilleux et moult prudomme et fort deffendeur
de l'empire, qui, après ce qu'il eut soubmis à l'empire Puille et Kalabre
et Lombardie et Campaigne jusques à la mer Adrienne et tout dégasté devant
soy, voiant le roy Rogier qui de Puille s'estoit fait roy par force, s'en
revint en son règne à grant victoire, et puis morut. Ces fais et autres que
ses gens firent mistrent en istoire leurs maistres et les istoriographes;
et nous, dès ore mais, retournerons aux fais des François qui sont de
nostre propos.
Note 442:
Trefs.
Les poutres.
Note 443:
Chastelle.
Le château Saint-Ange.
Note 444:
Estordist.
Arracha.
Qu'il avoit;
que le pape avoit.
XIII.
ANNEE: 1107.
Coment Huc de Ponponne, chastelain de Gornay-sur-Marne, ravist chevaus à
marchéans au chemin le roy et mena en son chastel. Et coment le sire du
règne l'asségia séant à grant ost et coment il le prist à moult grant
paine.
Le conte Guy de Rochefort, duquel l'istoire a parlé dessus, se forcenoit
tout de couroux et de mautalent, pour ce que le mariage de sa fille et du
damoisel Loys de France avoit esté despécié, en la présence l'apostole,
pour la raison du lignage qui prouvé y fu par l'engin et par le pourchas de
ses ennemis qui envie luy portoient; et la rancune qu'il en avoit en son
cuer reçu béoit bien à monstrer par envie contre eulx, en lieu et en temps;
et nonpourquant le devant dit sire ne le béoit mie à oster de son service
pour le mariage qui despécié estoit. Tant qu'il avint que les Gallandois
s'i entremeslèrent qui l'amour et la familiarité d'eulx deux despécièrent
et i semèrent discorde. Si sourdi une ochoison qui au seigneur du règne
donna matière de guerroier; si fu pour ce que un chevalier merveilleux, qui
avoit nom Hues de Ponponne, et estoit chastelain de Gournay sur la
Marne[445], eut une fois pris chevaux à marchéans au chemin le roy et mené
en son chastel. Mais le sire du règne qui, pour ceste outrage, estoit
forcené, assembla son ost hastivement et ala assiéger ce chastel au plutost
qu'il pot, pour que il ne péust estre garni de viandes né d'autre
garnison[446]. Devant ce chastel estoit une isle merveilleusement belle et
délitable qui, à ceux de la ville, donnoit trop grant aaisement de leurs
bestes pasturer, et grant déduit et grant esbatement pour la beauté de la
rivière et pour le grant déduit de la riche praerie. Si amande moult le
lieu ce qu'il est enclos de la parfonde rivière, qui grant seureté leur
donne. De ceste isle prendre et saisir se péna moult l'avoué du règne; et
si tost qu'il eut sa navie appareilliée, si fist une partie de ses
chevaliers et moult de ses gens à pié despoillier tous nus, pour passer
plus légièrement et plus tost relever et saillir sus, s'il avenist que il
chéissent: les uns fist passer à noe[447], et les autres à cheval parmy les
parfons flos, jaçoit que ce fu trop périlleuse chose, et il meisme passa
avec eulx, monté sur son destrier pour donner à sa gent cuer et hardement.
Lors commença à envahir l'isle en telle manière. Mais ceulx du chastel qui
s'estoient garnis au mieux qu'il povoient leur deffendoient moult forment
la terre dessus les haultes rives où il estoient assemblés; et à ceux qui
estoient ès flos et en la navie lançoient menu et souvent grosses pierres
et lances et pieus agus, par quoi il les firent guenchir et réuser de la
rive. Mais tost se rallièrent les royaus et retournèrent sus de rechief aux
chastelains par grant force, tous encouragiés de bien faire. Dont firent
traire leurs arbalestriers et leurs archiers, et les chastelains se
combattaient de maintenant, si comme il povoient mieux venir à eulx. Et les
roiaux de la navie, qui leurs haubers avoient vestus et leurs heaumes
laciés, les rassailloient vertueusement à guise de galios[448]; et tant
dura les assaus, que les royaus qui avant avoient esté réusés, firent
ressortir par force ceulx du chastel, et par vertu et par proesce qui n'a
pas appris à avoir honte né deshonneur, conquistrent et pourpristrent celle
isle, et leurs ennemis firent flatir par vive force en leur chastel. Mais
quant le sire du règne et les royaus virent que ceulx du chastel ne se
rendroient pas ainsi (et il eut jà tenu le siège ne sais quans jours), si
ne pot plus souffrir, comme cil à qui le lonc siège ennuioit inoult. Lors
fist son ost assembler et armer, et puis fist assaillir le chastel qui trop
estoit fors et de parfons fossés et de glant haut et fort, d'eaue bruiante
et parfonde qui au pié luy courroit; et par ce estoit-il tel que, à bien
près, n'avoit-il garde[449] d'escu né de lance. Et tout ainsi, passa parmy
le ruissel qui près des fossés estoit où il eut de l'eaue jusques au
braier[450], tout atalenté d'aler jusques au fossé et d'assaillir au
glant[451] et sa gent après luy. Lors leur commanda à assaillir fièrement,
et eulx si firent par grant force, à moult grant grévance et à moult grant
meschief.
Note 445:
Gournay
, à trois lieues et demie de Parie. C'est
aujourd'hui un petit bourg.
Note 446: Celle aventure de Hue de Pomponne a contribué beaucoup à
justifier les déclamations que nos écrivains modernes se font une
religion politique de répéter contre l'ancienne baronnie françoise.
Tous les chevaliers, du Xème au XVème siècle, sont ainsi devenus des
détrousseurs de passans, des voleurs de grands chemins. Mais si telle
avoit été la coutume des seigneurs châtelains, Suger n'auroit pas
remarqué la grande colère de Louis-le-Gros contre Hue de Pomponne et
la guerre qui en fut la conséquence. Nous conviendrons volontiers que
la lutte une fois déclarée entre barons, les routes dévoient être
moins assurées qu'au milieu d'une paix complète. Tant que Hue du
Puiset, Bouchard de Montmorency ou Guy de Rochefort soutinrent la
guerre contre Louis VI, les bourgeois et les artisans du voisinage
durent tomber souvent victimes des dissensions qu'ils n'avoient pas
allumées. Mais il y a loin de là à l'usage chevaleresque du
détrousser les passans
ou de les
épier sur les grandes routes
: en
un mot, les
Mandrin
étoient dans le moyen-âge tout aussi rares, et
les
Cartouche
plus sévèrement punis qui de nos jours.
Note 447:
Noe
. Nage.
Note 448:
De galios.
De pirates. Suger dit:
Piratarum more
. J'ai
déjà remarqué ailleurs cette expression, à laquelle on ne trouve pas
la même acception dans le glossaire de Ducange.
Note 449:
N'avoit-il garde.
N'avoit-il besoin, pour se défendre.
N'avoir garde
étoit toujours pris dans le même sens.
Note 450:
Braier.
La ceinture. «Usquè ad baltheum.» Dom Brial a eu
tort d'expliquer ce mot par celui de
braies
.--
Atalenté
, désireux.
Note 451:
Glant
, partie supérieure des murs. On ne trouve guères le
mot de
glandis
avec ce sens ailleurs que dans Suger.
D'autre part furent ceulx du chastel qui hardiement et vigoureusement se
misrent avant et s'abandonnèrent moult à eulx deffendre, si que il
n'espargnoient à nulluy, néis au seigneur du règne; et vindrent à armes à
l'assault contre leurs ennemis, si qu'il les firent ressortir, et le plus
d'eulx trébuchier ès fossés, si qu'il délivrèrent et rendirent à leur
bataille tout le ru[452] dont il estoient enclos de celle part. Si avint
ore ainsi, à celle fois, que ceulx du chastel en eurent l'onneur et la
victoire, et les royaus la honte et le dommage, si le convint ainsi
souffrir. Lors fist le sire du règne les engins appareiller, et en fist un
à trois estages, et le fist drecier plus haut que le chasteau n'estoit et
au plus haut mist archiers et arbalestriers qui véoient tout l'estre et le
couvine du chastel, et deffendoient à ceulx dedens l'aler et le venir parmi
les rues. Si avint que ceulx dedens qui sans repos et sans entrelaissier
estoient constraint et engoissiés par eulx, ne s'osoient apparoir à leur
deffenses; mais se deffendoient en terraces et sousterrains sagement, et
faisoieut traire en agait à leurs archiers et à leurs arbalestriers aux
royaus qui estoient au premier estage de l'engin, et plusieurs en
occioient.
Note 452:
Le ru.
Le ruisseau.
Près de cel engin[453] avoit un pont de fust qui s'estendoit d'en hault et
s'abaissoit un petit sur le glant, si qu'il donnoit légière entrée à passer
oultre à ceulx qui, par le pont, voulsissent assaillir la ville. Mais
encontre ce, refirent ceulx du chastel un trébuchet et apoiaux de fust,
l'un un petit loing de l'autre, si que le pont et ceulx qui dessus
montassent chéissent de dessus le glant ès fosses que ceulx du chastel
avoient faites, années de fors pieus agus et ferrés, et bien couvertes
d'estrain et de paille, que elle ne fussent apperceues; si que ceulx qui là
chéissent mourussent de tel mort, à giant hachiée.
Note 453:
Près de cel engin
, ou plutôt
sur cette engin;
le latin
dit: «Hærebat machinæ eminenti pons ligneus.»
En ce point estoit le conte Guy en grant pourchas de gent assembler et
requerrait d'ayde et parens et cousins et seigneurs pour secourre ceulx qui
au chastel estoient asségiés. Et tant se pourchasça que, entre les autres
aides, eut tant fait vers le conte Thibault de Champaingne qui estoit conte
du palais et homme si puissant et si riche et si merveilleux chevalier, que
il l'eut asseuré d'aidier à jour nommé et hastivement, et luy eut promis
que il lèveroit le siège du chastel et délivreroit ceulx qui estoient
dedens enclos, qui jà estoient en tel point que la vitaille leur alloit
moult apetissant. Et le conte Guy fu entredeulx ententis à proier et à
ardoir le règne, pour le seigneur faire lever du siège. Au jour nommé que
le conte Thibaut deust venir pour le siège lever, eut le sire du règne fait
mander son arrière ban, et les gens voisines semonses[454], car il n'eut
pas loisir de mander loing souldoiers. Et à tant de gens comme il pot lors
avoir issi de ses herberges fervestu et apparcillié luy et les siens, hardi
et courageux, et remembrant en son cuer de haulte prouesce; et vint liement
contre ceulx que il ooit contre luy venir. Mais avant envoia contre eulx
tel qui luy séut noncier leur estre et leur affaire; et luy, tandis, manda
ses barons; si les amonesta de bien faire, et commença à rengier et à
ordener ses batailles, chevaliers et sergens, arbalestriers et archiers et
sergens à glaives, et ordena chascun à son droit et en sou lieu. Après
chevauchièrent tous rangiés contre leurs ennemis qui, contre eulx,
appareilliés venoient; et si tost comme il les choisirent, si firent sonner
trompes et buisines parquoy les chevaliers et les chevaux s'esbaudirent et
pristrent hardement. Dont laissièrent chevaux aler et s'entreférirent des
fers des lances. Là, peust-on véoir grant bruit et grant esclatéis de
glaives. Si fu moult grand l'estour à l'assembler et fort et pesant
d'ambedeulx pars; mais les Briois[455] ne peurent pas longuement endurer
les royaus qui estoient fors et adurés de continuelles guerres; et cil qui
n'avoient appris sé repos non et séjour se desconfirent et tournèrent les
dos; et les royaus les assailloient vertueusement aux roides lances et aux
brans fourbis dont il leur donnoient de grans cops et les faisoient
trébuchier des destriers comme cil qui sur toutes choses desiroient la
victoire. Né oncques ne cessèrent, né cil à pié né ceulx à cheval, jusques
à tant que il les eurent tous tournés à desconfiture.
Note 454:
semonces
, Averties.
Note 455:
Les Briois.
Les gens de Thibaut, comte de Brie.
Le conte Thibaut, qui à desconfiture estoit tourné, voult mieulx estre le
premier de la fuyte que le derrenier. Si s'entourna fuyant à force de
cheval, et laissa son ost tout desbareté et s'en ala en sa terre à grant
perte et à grant confusion. Moult y eut occis de gens par devers les
barons, et plus de navrés et de pris. Après celle victoire retourna le sire
du règne liement à ses herberges. Ceulx du chastel bouta hors et le prist
en sa main et le bailla à garder aux Gallandois.
XIV.
ANNEE: 1107.
Coment le noble sire du règne courut sus un chastelain Hombaus par nom,
pour la plainte qu'il ooit de luy. Et coment il prist luy et son chastel
appelé Sainte-Sevère. Et coment il le mist en prison en la tour de
Estampes.
En ce temps avint que le noble sire du règne fu moult prié et requis de
plusieurs que il alast sor un chevalier qui Hombaus avoit nom. Si tenoit le
chastel de Saincte-Sevère[456] et siet en ceste terre de Bourges par devers
Limozin, pour luy constraindre et chastoier des tors et des oultrages qu'il
faisoit aux gens du pays dont il avoit oïes les clameurs et les plaintes
plusieurs fois; ou s'il ne le povoit constraindre de venir à droit, au
moins qu'il le déshéritast, par droit, de son chastel qui estoit de moult
grant noblesse. Et moult estoit à ce temps renommé de grant chevalerie
et moult bien garni de bonne gent à pié et à cheval; et, d'ancienneté y
avoit toujours eu bons chevaliers.
Note 456:
Sainte-Sevère
, aujourd'hui petite ville du département de
l'Indre, sur la rivière d'Indre, à trois lieues de La Châtre.
Là mut à aler par les prières que il eut eues, et non mie à moult grant
ost. Si comme il fu entré en ces marches et il approcha de ce chastel, le
chastelain Hombaus qui moult estoit hault homme et de grant pourvoiance,
luy vint à l'encontre à grant chevalerie, et fist fremer et bien garnir de
fors barres et de gros pieux un ru par où les François devoient passer, car
il ne pouvoient eschever ce pas né passer par ailleurs: et il meisme se
mist à l'encontre du pas, à toute sa gent; ainsi furent sor le pas
assemblés d'une part et d'autre part et se doubtoient à passer d'ambedeulx
pars. Si avint ainsi que le sire du règne vit un de ceulx de là qui, devant
tous les autres, estoit hors issu des lices contre sa gent. Lors hurta le
destrier par grant desdaing et sacha l'espée, l'escu avant, la lance au
poing. Si comme il estoit tout armé, et voiant tous ses barons, ala
assembler à celuy, comme cil qui sor tous les autres estoit fier et
courageux: si le féri si noblement de la lance que il l'abati jus du
destrier; et non mie seulement celuy, mais un autre, (comme je treuve
vraiement escript,) si que il en abati deux en un seul poindre et les fit
baingnier au gué jusques au heaume; et ne s'en tint pas à tant, ains se
feri tout maintenant parmy le pas où le premier estoit passé, et s'adressa
vers ses ennemis qui tous estoient esbahis de ce que luy voioient faire.
Lors les assailli fièrement à s'espée tranchant si qu'il en fist plusieurs
réuser et resortir. Et les François, qui ce regardoient, prirent cuer par
son bien faire; adont tressaillirent le ru qui mieux mieux et se ferirent
en leurs ennemis trop aigrement et les convoièrent chassant aux roides
lances, jusques en leur chastel.
Renommée, qui tost vole, s'espandi par le chaslel et par le pays que le
sire du règne et les siens estoient venus ce chastel prendre, et si ne s'en
partiroient jusques à tant qu'il fust pris et ceulx dedens pendus et les
yeulx sachiés, et tout le chastet ars et destruit. Moult eurent grant paour
ceulx du chastel et de toute la contrée, de ceste nouvelle. Si eut cil
chastelain tel conseil que il rendi soy et le chastel et toute sa terre, en
la manière et à la volenté du sire du règne. Et ainsi s'en retourna à
victoire et enmena avec soy ce chastelain et le mist en prison en la tour
d'Estampes.
XV.
ANNEE: 1108.
Coment le roy Phelippe trespassa, et coment son noble fils Loys le fist
enterrer en l'abbaye Saint-Benoist-sur-Loire, où il avoit élu sépulture.
Autresi comme le damoisel amendoit et croissoit de jour en jour de valeur
et de proesce, aussi defailloit et descroissoit de jour en jour le roy
Phelippe, son père, comme cil qui, oncques puis qu'il eut prise et ravie la
contesse d'Angiers et maintenue pardessus sa loiale épouse, ne fist chose
qui soit digne de mémoire; et tant avoit esté espris de l'amour de ceste
dame, avant que il la laissast, que il n'avoit nulle autre cure, fors
d'acomplir son délit, né du roiaume gouverner ne s'entremetoit-il de rien.
Par une seule personne estoit le roiaume gouverné et conforté, ce estoit
l'atendue et l'abaiance du noble damoisel Loys, qui après luy devoit
règner, car à luy s'atendoit toute la menue gent du roiaume.
Le roy Phelippe, qui moult estoit affebloié, acoucha du tout au lit, à
Melun-sur-Saine, et mourut (en l'an soixante de son aage et de
l'Incarnation Nostre-Seigneur mil cent six,[457]) en la présence son fils
Loys. Aux obsèques fuient présens Gales, l'évesque de Paris, l'évesque de
Senlis, l'évesque d'Orléans et l'abbé Adam de Saint-Denis et maint autres
religieux preud'hommes. Le corps du roy portèrent en l'églyse Nostre-Dame.
Là veillé fu toute nuit à grand luminaire. L'en demain le fist atourner son
noble fils Loys richement, et mettre en une litière couverte de riches dras
de soie, si comme il convient à tel prince, et puis le chargea aux cols de
ses maistres sergens; et ainsi atourné le fist porter en l'abbaïe
Saint-Benoist-sur-Loire où il avoit esleu sa sépulture. Et tous jours,
comme bon fils, aloit après, une heure à pié, autre heure à cheval,
plourant et demenant grand dueil, avec tant de barons comme il avoit avec
luy. Si fu tous jours de si grant noblesse et de si grant franchise de
cuer, mesmement envers son père, que onques, en toute sa vie, troubler né
courouscier ne le voult, néis pour le desseurement de sa mère pour la
contesse d'Angiers; né boisier né fortraire le royaume par mauvais engin,
si comme seulent faire, aucunes fois, aucuns jouvenciaux.
Note 457: Il falloit:
mil cent et huit
.
Quant il fu là venu et sa compaingnie, si le fist enterrer devant le
maistre autel, au mieulx et au plus noblement que il pot deviser. Ainsi
comme ceulx disoient que luy avoient oï dire en son vivant, il ne vouloit
pas être enterré en la sépulture de ses ancesseurs les roys de France qui
ainsi comme par nature et par droit doivent gésir en l'églyse Saint-Denis
en France. Pour ce disoit par humilité que il n'en estoit pas digne. Et
pour ce qu'il n'avoit pas fait à celle églyse né aux autres, tant de biens
comme il deust, pour ce ne devoit pas être mis entre tant de nobles roys et
empereurs comme il en gist léans.
Ci fine l'istoire du roy Phelippe, premier du nom.
CI COMMENCE L'ISTOIRE
DU GROS ROY
LOYS.
I.
ANNEE: 1108.
Coment les prélas et les barons assemblèrent à Orléans pour le coroner, et
coment les messages de Rains vindrent pour contredire le coronement, mais
ce fu trop tart.
Le noble damoiseau Loys qui, en sa jouvente, avoit desservi l'amour et la
grace de sainte églyse par la grant cure et par la grant peine qu'il avoit
mise en luy deffendre; et aussi comme il avoit soustenue la cause des
povres et des orphelins et domté et plaissié par ses vertus les tyrans et
les ennemis du règne, autressi, par la volenlé de Dieu, fu-il appelé à la
hautesce et à la seigneurie du royaume, par le commun accort et désirier
des preud'hommes et des bonnes gens. Et moult volentiers en eust esté
forsmis et bouté arrière, sé il peust estre par le pourchas et par l'engin
aux félons trayteurs qui le royaume béoient à troubler; mais par le commun
esgart aux preud'hommes et mesmement le sage Yvon, l'évesque de Chartres,
fu ordené que contre l'engin et la force aux malfaiteurs du royaume,
s'assembleroient à Orléans pour le couronner hastivement. Là fu semons
Daimbert l'archevesque de Sens et les evesques de sa province, c'est
assavoir: Gales, l'évesque de Paris; Manessier, l'évesque de Meux; Jehans,
l'évesque d'Orléans; Guyon, l'évesque de Chartres; Hues, l'évesque de
Nevers, et cil d'Aucerre droitement. Le jour de l'Invencion sainct Étienne,
au mois d'aoust, furent assembles en la cité d'Orléans; là fu sacré et
couronne à roy (par la main Daimbert, l'archevesque de Sens;) la couronne
luy mistrent au chief et luy cindrent l'espée de justice, à prendre
vengeance des malfaiteurs du règne, et du revestement du septre et des
autres aournemens, à la deffense de saincte églyse, du clergié et des
povres gens, par la voix et par la requeste du clergié et du commun peuple.
Encore n'estoit pas l'archevesque devestu des vestemens où il eut la messe
chantée, quant les messages de la ville de Rains seurvindrent qui portèrent
lettres de contradiction, parquoy il eussent destourbé le couronnement le
roy, se il féussent à temps venu: et disoient que la droiture du
couronnement au roy de France appartient à l'églyse de Rains tant
seulement, et ceste seigneurie et ce privilège en avoit dès le temps