Title: Christine
Author: Louis Enault
Release date: April 4, 2011 [eBook #35766]
Language: French
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR | |
Format in-18 Jésus. | |
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Constantinople et la Turquie. 1 vol. | 3 50 |
En province; 2e édition. 1 vol. | 3 |
Histoire d'une femme; 2e édition. 1 vol. | 3 |
Irène;—Le Mariage impromptu;—Deux villes mortes. 1 vol. | 3 |
Olga; 2e édition. 1 vol. | 3 |
Un drame intime; 2e édition. 1 vol. | 3 |
Le roman d'une veuve; 3e édition. 1 vol. | 3 |
La pupille de la Légion d'honneur; 2e édition. 2 vol. | 6 |
La destinée; 3e édition. 1 vol. | 3 |
Les perles noires; 2e édition. 1 vol. | 3 |
Le baptême du sang; 2e édition. 2 vol. | 6 |
Le secret de la confession; 2e édition. 2 vol. | 6 |
Alba; 4e édition. 1 vol. | |
Hermine; 2e édition. 1 vol. | 2 |
La rose blanche;—Inès;—Une larme ou petite pluie abat grand vent; 2e édition. 1 vol. | 2 |
La vierge du Liban; 3e édition. 1 vol. | 2 |
Nadéje; 4e édition. 1 vol. | 2 |
Stella; 3e édition. 1 vol. | 2 |
Un amour en Laponie; 2e édition. 1 vol. | 2 |
L'amour en voyage (Carine—Rose—la Bourgeoise de Prague); 4e édition. 1 vol. | 2 |
La vie à deux. 1 vol. | 2 |
Frantz Muller;—Le Rouet d'or.—Axel. 1 vol. | 1 25 |
Pêle-Mêle;—Nouvelles; 2e édition. 1 vol. | 1 25 |
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COULOMMIERS.—Typ. A. MOUSSIN |
PAR
LOUIS ÉNAULT
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HUITIÈME ÉDITION
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PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
—
1874
Droits de propriété et de traduction réservés.
A M. LE COMTE ARMAND DE PONTMARTIN
LOUIS ÉNAULT
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII |
Le lac Mélar, dont les longs bras projetés dans toutes les directions font communiquer l'intérieur de la Suède avec la mer Baltique, offre, pendant les belles journées d'hiver, un assez curieux spectacle. Pénétrant par mille canaux la ville bâtie sur ses flots mêmes, il devient, dès que le froid décembre l'a couvert d'une couche de glace unie et transparente, le boulevard de Gand, le Hyde-Park, le bois de Boulogne et le Prater de Stockholm: c'est le rendez-vous de la fashion suédoise, et l'étranger peut en deux heures y passer la revue complète des merveilleux et des élégantes de cette gracieuse capitale. Le beau golfe, qui s'incline et s'arrondit vers l'orient, est pour la ville de Charles XII—cette Venise du Nord—ce que le Grand-Canal est pour la cité des doges. On s'y rassemble, on s'y promène, on y flâne, on y patine. Tout Stockholm est là de deux heures à quatre, comme tout Paris, de quatre à six, est au Lac ou à la Cascade.
En 184., par une radieuse après-midi de février, un traîneau lancé à toute vitesse franchissait la place des Chevaliers, sur laquelle on n'avait pas encore élevé la statue du roi Charles-Jean XIV, et laissant à sa droite le noble palais de Riddarhus, débouchait au galop sur le lac, à l'endroit même où l'un de ses bras s'infléchit comme pour enlacer la ville dans sa molle étreinte.
Deux jeunes gens, enveloppés de fourrures, étaient assis à l'arrière du traîneau.
«Que c'est donc beau, chevalier! dit l'un d'eux en se soulevant pour mieux embrasser dans son ensemble la vaste étendue; il me semble que j'ai pour la première fois l'idée de la blancheur; cette nappe uniforme de neige amoncelée m'attire, m'éblouit, et m'attire encore. Elle donne à l'atmosphère je ne sais quelle éclatante sérénité; je n'avais pas encore vu cette lumière pure que tout répercute et que rien n'altère. C'est vraiment beau!
—Mon Dieu! reprit l'autre, je sais bien que cela ne vaut pas Paris. Rien ne vaut Paris, mon cher comte! mais je conviens pourtant que ce premier coup d'œil a bien son charme.
—Je connais toutes les grandes villes d'Europe, reprit le premier interlocuteur, et je vous déclare que je n'ai jamais admiré un plus magnifique spectacle.
—Alors je suis heureux d'avoir pu vous l'offrir comme bienvenue à votre arrivée parmi nous. Vous autres diplomates, vous êtes un peu gâtés: vous prenez la fleur de tout, et quand elle est cueillie, vous partez.»
Le jeune homme sourit et ne répondit rien. C'est une habitude prudente, qui ne compromet jamais: il l'avait prise avec un élève de M. de Tallayrand dans sa première chancellerie.
Le comte s'appelait Georges de Simiane. Longtemps attaché à la légation française près d'une petite cour d'Allemagne, il venait de passer en qualité de secrétaire à l'ambassade de Suède. Arrivé à Stockholm depuis deux jours seulement, il avait eu la bonne fortune de retrouver le matin même une de ses plus aimables relations d'autrefois dans le chevalier Axel de Valborg, chambellan du roi, qui avait été reçu tout un hiver à Paris chez la mère de Georges, Mme la marquise de Simiane.
Ceux qui n'ont pas vécu dans les pays du Nord ne savent pas quelle vie nouvelle leur apporte chaque hiver. Pendant de longues semaines, en flocons drus et serrés, la neige tombe.... ou plutôt elle est si abondante et si compacte, que l'on ne sait vraiment pas si elle tombe. Vous marchez au sein d'un nuage de duvet froid; vous êtes enveloppé dans un tourbillon blanc; à chaque pas que vous faites, il semble se resserrer autour de vous et vous enlacer dans des entraves cotonneuses et glacées. Le sol, sous vos pieds, c'est la neige; le ciel, sur vos têtes, c'est encore la neige—toujours la neige. Il n'y a plus au monde qu'un élément: la neige! C'est alors vraiment qu'il faut plaindre le voyageur. L'instinct le conduit bien plus que la raison: il marche au hasard, à demi aveuglé; ses chevaux, baissant tristement la tête et ne pouvant plus retrouver la piste accoutumée, vont comme on les pousse, sans savoir où; si vous vous arrêtez, si vous détournez les yeux, si vous vous accordez une distraction d'un instant, vous ne retrouverez plus votre route incertaine; vous êtes perdu! L'oreille, qui cherche en vain à saisir une vibration dans l'air muet, s'effraye de ce calme lugubre, symbole de la mort. La neige tombe sans bruit, et le pas mat s'amortit dans une ouate molle.... Seulement, de temps en temps, un corbeau secoue dans l'espace blanc ses ailes sombres et pesantes, et mesure, par un croassement lugubre, les intervalles de ce silence plein d'angoisse.
Mais quand la neige a tombé pendant bien longtemps, quand la plaine, la montagne et les bois ont reçu leur parure d'hiver, la scène change d'aspect. Une nappe partout égale, immense, s'étend sur la nature uniforme; les vallées sont remplies, les montagnes abaissées; un seul niveau passe sur le pays tout entier. La Suède n'est plus qu'une vaste plaine, déroulant d'horizon en horizon, pendant cinq cents lieues, ses perspectives infinies. Quand, vers midi, la brume, roulée par un vent léger, s'écarte; quand rien ne trouble la transparence bleue de l'éther, le soleil, sur la neige immaculée, resplendit avec un incomparable éclat. Il y a je ne sais quelle gaieté légère dans l'air vif et sec, et les rayons qui se brisent sur la surface brillante projettent dans l'atmosphère sereine une lumière éblouissante. La scène change d'aspect quand on entre dans les bois. La tête brune des grands sapins est poudrée à frimas; leurs bras longs et maigres accrochent la neige au passage; elle reste attachée aux rameaux, çà et là, comme les flocons d'une toison déchirée. Les longues aiguilles des pins se recouvrent de cristallisations diamantées, et des girandoles de glaçons, étincelantes pierreries de l'écrin des hivers, courent d'un arbre à l'autre, comme les pendeloques d'un lustre constellé, reflétant mille feux dans les facettes de leurs prismes. Dans les environs de Stockholm, ces grands spectacles prennent un caractère plus étrange encore. La civilisation, dont cette ville élégante est un foyer ardent, se mêle à la nature, et l'homme anime de sa présence et de sa joie la scène magique du paysage.
Le jour où commence ce récit, la ville entière semblait se répandre sur son beau lac, dont la glace éclatante était à chaque instant sillonnée de traîneaux et de patineurs, qui l'effleuraient par essaims rapides. Les petites îles posées sur les rochers, et qui, pendant la saison d'été, ressemblent de loin à des bouquets de fleurs dans des coupes de granit et de porphyre, opposaient gaiement le contraste de leur verdure foncée à la blanche monotonie de la plaine trop égale.
Un de ces îlots, situé à un quart de lieue de Stockholm, était entouré d'une foule compacte et un peu bruyante. Du côté de la ville, il s'échancrait en un croissant profond, dont les extrémités étaient garnies d'une double rangée d'épicéas noirs et de laryx argentés, mêlés de quelques saules aux bourgeons bruns sur des rameaux d'un vert pâle. Cette petite anse abritée servait d'arène favorite aux patineurs, qui venaient faire assaut de grâce et d'agilité, devant une élite de juges coiffés jusqu'aux yeux et cravatés jusqu'aux oreilles.
Quelques femmes, descendues des traîneaux et appuyées aux bras de leurs cavaliers servants, brillaient au premier rang et suivaient d'un œil inquiet, comme on ferait chez nous les péripéties d'un steeple-chase, les passes et les voltiges de cinq ou six virtuoses qui, dans leurs jeux, décrivaient mille courbes, dessinaient des arabesques, brodaient des festons, inventaient des figures, et, au milieu de leurs entrelacs sans fin, traçaient rapidement des chiffres mystérieux, plus rapidement effacés. Un jeune officier aux gardes, rose et blond comme un chérubin, attirait particulièrement l'attention des belles promeneuses. Rien n'égalait la souplesse et la force de ses muscles d'acier: il glissait à travers mille obstacles sans s'y heurter jamais, et passait au milieu des groupes sans effleurer la fourrure d'une pelisse ou la basque d'un habit. Tout à coup, au plus vif de son élan, il s'arrêta, et, se redressant sur le talon d'un seul patin, par une série de voiles précipitées, il traça, sur la glace, qui se fendillait avec de petits craquements secs, douze ou treize circonférences de même grandeur et se coupant entre elles avec une régularité parfaite. Un murmure flatteur s'éleva de toutes parts, et le jeune homme fut salué d'une triple salve d'applaudissements.
«Et dire qu'Elle n'est pas là! fit-il en se penchant à l'oreille du chevalier Valborg.
—Voilà son traîneau qui passe, répondit celui-ci; à vrai dire, je crois qu'il est vide, mais ses chevaux vous ont vu peut-être, c'est déjà quelque chose.
—Si peu!» reprit l'officier en riant. Et il s'élança de nouveau sur la glace polie.
Georges avait suivi des yeux la direction du regard de deux Suédois. Il aperçut dans la distance un traîneau, vide en effet, qui se dirigeait assez rapidement vers le nord.
Comme le sport du patin n'est pas précisément dans les habitudes de la diplomatie, le comte de Simiane trouva que ces exercices, fort intéressants tout d'abord, finissaient par devenir assez monotones, et il demanda de continuer sa promenade. Le cocher, à qui on ne donna point d'ordre, suivit la route que le traîneau avait prise avant lui.
Bientôt un point mouvant à l'horizon se détacha, noir sur la neige blanche. C'était le traîneau qui revenait. Il approchait avec une rapidité inouïe, et l'on put, au bout de quelques instants, distinguer le harnachement rouge de quatre poneys noirs, de cette race d'Islande, la plus petite de l'Europe, mais la plus intrépide, qui couraient comme le vent. Je me trompe: ils bondissaient plutôt qu'ils ne couraient; leur sabot soulevait la neige qui les enveloppait d'un tourbillon diaphane. Leurs yeux brillaient comme des charbons; leurs naseaux soufflaient des nuages, et ils secouaient, en mordant leur poitrail, leur épaisse et rude crinière, emmêlée de givre.
Quand les traîneaux se croisèrent, ni l'un ni l'autre ne ralentit son allure, et c'est à peine si Georges put apercevoir, à demi couchée sur une peau de renard bleu, une femme qui lui parut jeune. Il ne distingua point ses traits; mais en la voyant ainsi passer dans son nuage rapide, il se rappela ces divinités du Walhalla, les walkyries belles et froides, qui traversent le ciel en emportant les âmes.
«Est-ce que nous allons encore loin? dit M. de Simiane; je crois que j'ai froid.»
Le chevalier de Valborg lui jeta un regard malicieux et, sans rien répondre, se contenta de siffler d'une certaine façon—sage économie de paroles dans un pays où elles pourraient geler en l'air avant d'arriver à destination. Aussitôt le cocher tourna bride.
«Quelle est cette femme qui vous a salué de la main? demanda le comte au cavalier.
—C'est la comtesse de Rudden; on l'appelle ici la comtesse Christine.
—Qui, on?
—Tout le monde.
—On s'en occupe donc?
—On s'en préoccupe.... Elle n'est indifférente à personne; et tenez! vous-même, vous ne l'avez pas même vue.... vous seriez incapable de la reconnaître....
—Vous croyez?
—J'en suis sûr! et pourtant vous me demandez déjà qui elle est.
—Mettons que je ne vous ai rien demandé.
—Soit! mais sachez que, si l'on s'occupe de la comtesse Christine, ce n'est pas du tout comme vous l'entendez....
—Mais je vous jure que je ne l'entends d'aucune façon.
—Mme de Rudden est une de ces femmes qui n'ont que des amis!
—C'est ainsi qu'un homme du monde doit parler de toutes les femmes.
—Oui; mais je parle sincèrement.
—Et cet officier aux gardes qui dit: Elle?
—C'est un des mille soupirants. Il ne compte pas.
—Cela le regarde; mais il est du moins permis de trouver que votre comtesse se donne des airs assez étranges, seule dans son traîneau, emportée au galop sur la neige par quatre petits monstres. Je la tiens pour une grande artiste: elle entend merveilleusement la mise en scène.
—Elle! c'est la femme la plus simple du monde.
—Chevalier, il n'y a pas de femme simple: la plus naïve est rouée comme dix hommes. Mais, puisque nous retournons, je serais curieux de la voir.
—C'est précisément ce que je vous disais....
—Je ne comprends plus.
—A peine arrivé, vous voulez faire comme tous les papillons de Stockholm, vous brûler les ailes à cette belle flamme.
—Rassurez-vous, mon cher chevalier. Il y a longtemps que je n'ai plus d'ailes. On ne s'en sert pas dans la diplomatie; nous les coupons comme nos moustaches.
—Alors il y a moins de danger,» dit Axel en riant.
Les deux jeunes gens approchaient de l'îlot des patineurs. L'œil perçant de Georges avait déjà reconnu le traîneau étroit et allongé de la comtesse et ses chevaux islandais, qui creusaient la neige d'un pied impatient. Un petit groupe entourait Mme de Rudden. Elle aperçut les deux nouveaux venus, qui se tenaient à quelque distance dans la foule. Son regard glissa légèrement, et pour ainsi dire sans le toucher, sur M. de Simiane, et il s'arrêta un instant avec une expression d'enjouement affectueux sur Axel, à qui elle rendit son salut avec un sourire.
Georges, à première vue, lui donna trente ans, la trouva belle, mais la jugea froide et même un peu hautaine. Sa pâleur était mate et vigoureuse de teinte, comme celle de l'ivoire, et elle n'avait pas aux pommettes, comme presque toutes les Suédoises, ces touffes de roses un peu trop rouges que le froid fait éclore sur la joue. Elle avait relevé son voile, et des bandeaux bruns à reflets d'or, trop appliqués sur le front, échappant à la passe étroite du chapeau, coulaient en ondes molles jusqu'au bas de son visage un peu long. Deux grands yeux, d'un bleu si foncé que de loin ils paraissaient noirs, animaient sa physionomie si expressive, même dans le repos. Un gros bouquet d'azalées rouges était posé sur ses genoux, à côté de son manchon en peau de cygne. Chacun de ceux qui venaient lui parler témoignait à la comtesse une respectueuse déférence; elle montrait à tous cette bonne grâce polie et cette bienveillance courtoise qui est le premier apanage et comme la marque de la femme bien née.
«Voulez-vous que je vous présente? demanda le chevalier sans plus de façon.
—Je n'en vois pas la nécessité.
—Vous avez peur?
—Non, malheureusement.
—Pourquoi malheureusement?
—C'est que la peur est le commencement de l'amour, comme de la sagesse, et la sagesse est une bonne chose, et l'amour aussi!
—Alors, venez!
—Plus tard, si vous y tenez.... vous demanderez pour moi cette grâce à Mme de Rudden.... mais ici, en plain air.... sans qu'elle ait pu refuser.... Excusez-moi, chevalier, mais vous savez que je suis un peu formaliste.
—C'est que vous n'êtes pas encore fait à la simplicité cordiale de nos mœurs du Nord.... Cela viendra.... et l'amour aussi.»
Il était trois heures. Les nuits d'hiver ne se font point attendre sous ces latitudes voisines du pôle. La comtesse regagna la ville, et la foule la suivit comme une escorte.
Georges et le chevalier ne s'y mêlèrent point; ils revenaient tranquillement, causant et regardant.
Devant eux, Stockholm, fièrement posé sur ses trois îles de granit, entre le lac Mélar et la mer Baltique, dessinait sa silhouette élégante sur un ciel de saphir pâle. Les flèches de ses églises, les toits de ses maisons, la cime de ses palais, répercutaient comme des miroirs les rayons du couchant, qui se prolongeaient en traînées de feu sur la neige. Rien n'égale la splendeur de ces magnifiques adieux du soleil aux trop courtes journées du Nord. L'astre enflammé descend peu à peu avec une lenteur solennelle. Arrivé au bord extrême de l'horizon, il hésite et s'arrête, et alors même qu'il a disparu, il reste si près de nous, que l'on devine toujours sa présence. Cependant le ciel vers l'ouest garde des teintes plus ardentes: c'est une palette radieuse, où les nuances les plus riches se fondent et s'embrasent: il n'y a peut-être que deux couleurs primitives, le rouge et le jaune, mais elles se mêlent, se pénètrent, s'assortissent et se combinent de manière à nous présenter dans une chaude harmonie les tons les plus radieux. Cette lumière, qui naît à l'horizon dans une bande de pourpre foncé, va mourir au zénith, au milieu de légers flocons orangés, qui ménagent la transition avec l'azur sombre. Elle se dégrade d'une teinte à l'autre, et tout à coup se réveille et s'avive, comme une voix qui rejaillit d'échos en échos, et dont les vibrations se heurtent et se croisent dans l'air sonore: parfois alors on a deux teintes superposées, dont l'intensité même semble redoubler par le contraste; parfois de grands nuages aux aspects étranges, chariots aux roues étincelantes, trônes d'or, palais aux architectures fantastiques, croulant sous le vent, s'élèvent de la mer, montent dans le ciel et se détachent vivement sur ce fond resplendissant d'or et de feu. On comprend alors qu'en face de ces spectacles sublimes Odin ait placé dans les nuages le paradis des héros.
Cependant les derniers rayons s'évanouissent, les splendeurs s'effacent, le ciel s'éteint, les touffes de lilas remplacent les bouquets de roses; aux teintes fauves de l'or rutilant succèdent les délicates pâleurs de l'argent; enfin, c'est le tour de la nuit, nuit sereine et limpide, dont l'ombre même a des reflets de perle, irisés de la lueur lactée des opales.
Georges était poëte à ses heures, et cette grande scène fit sur lui une impression que peut-être il ne se croyait plus capable de ressentir. L'homme qui se connaît le mieux a toujours dans son cœur des replis secrets où la lumière ne pénètre point tous les jours. Et puis, à son insu, le regard profond de la comtesse le suivait toujours; il se surprit même, une fois ou deux, à chasser son souvenir. Mais comme, en sa qualité de diplomate, il était de ceux qui prétendent que la parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée, il se garda bien de révéler sa préoccupation naissante.
Les deux amis dînèrent ensemble dans un club, et allèrent le soir au Grand-Théâtre, où l'opéra, trois fois par semaine, réunit la société aristocratique de Stockholm. Georges lorgna dans toutes les loges. Il ne découvrit point Mme de Rudden.
Le président de la chambre des nobles donnait, le lendemain, un des plus grands raouts de l'hiver.
Georges reçut une invitation: c'était dans l'ordre. Il y vint, amené par son ambassadeur. Les bals du grand monde, à Stockholm, sont fort brillants. Les Suédois s'appellent eux-mêmes les Français du Nord: ils aiment le plaisir et s'y livrent avec une ardeur toute méridionale. La réunion était nombreuse, et l'on ne comptait pas les jolies femmes. Georges parcourait de l'œil leur escadron volant: il cherchait Christine. Il ne l'aperçut pas. Il était jeune et avait trop longtemps vécu en Allemagne pour ne pas aimer la danse; il accepta donc sans trop de regrets les compensations que lui offraient cinq ou six beautés à la mode, fort empressées de donner aux étrangers, par leur accueil, une idée favorable de l'hospitalité suédoise.
Mme de Rudden entra pendant qu'il dansait une rédowa: elle traversa le salon avec cet air de majesté gracieuse qui ne l'abandonnait jamais. Georges ne voulut point retourner la tête, mais il suivait tous ses mouvements dans les glaces; il entraîna sa danseuse vers elle pour la voir de plus près. La robe de la comtesse l'effleura. Mais Mme de Rudden ne fit qu'une apparition au milieu de la foule un peu bruyante: passé vingt ans, les femmes vraiment distinguées ne dansent plus; elles laissent ce plaisir à celles qui n'en ont pas d'autre. Elle se retira dans un des boudoirs disposés autour du salon pour servir d'asile à la causerie discrète. Quelques hommes l'entourèrent bientôt, et elle devint le centre d'un petit groupe.
Georges trouva que les rédowas suédoises duraient un peu trop longtemps, et quand il eut reconduit sa danseuse, il s'approcha du boudoir.
La comtesse se faisait habiller à Paris; elle passait pour une des femmes les plus élégantes de Stockholm. Personne mieux qu'elle ne savait s'asseoir: c'est un art plus difficile qu'on ne pense. La crinoline n'avait pas franchi le Sund, et les armatures de fer ne faisaient pas encore de la jupe ballonnée des Sébastopols de velours et de soie. Mais Christine avait une façon particulière de ranger autour d'elle les plis nombreux et souples: elle donnait au costume moderne, si facilement ridicule entre des mains malhabiles, la noblesse et la distinction. M. de Simiane avait le sentiment trop vif de la forme pour ne pas faire toutes ces remarques du premier coup d'œil: avec lui les plus petites choses avaient leur importance, et c'était toujours par les yeux qu'on le prenait d'abord. La comtesse portait, ce soir-là, une robe de velours noir, dont le corsage, montant peut-être un peu haut, cachait à demi ses épaules, mais faisait ressortir, par un contraste de tons très-puissant, toute la beauté de son cou, un peu long, mais fin d'attaches et légèrement doré. C'était tout à la fois magnifique et simple; puis c'était chaste, comme est toujours la beauté vraie. La plus séduisante des grâces c'est la grâce décente. Les femmes semblent l'oublier quelquefois, les hommes s'en souviennent.
La comtesse était assise dans un grand fauteuil, la tête un peu renversée en arrière sur le dossier, pour mieux écouter deux hommes qui lui parlaient debout. Cette pose, qui semblait si naturelle, une coquette l'eût choisie, car elle faisait merveilleusement valoir toute la beauté intelligente de sa physionomie. Son visage, vivement éclairé d'en haut par la lumière qui baignait ses cheveux et se jouait sur ses tempes transparentes, allait s'amincissant vers le bas de l'ovale allongé. En suivant le rayon de ses yeux, alors perdus dans le vague, on devinait qu'elle était faite pour regarder du côté du ciel.
Georges s'arrêta un moment sur le seuil du boudoir, et l'observa de cet œil pénétrant et sagace de l'homme qui a beaucoup examiné les femmes.
«Eh bien, fit le chevalier de Valborg, qui venait de le rejoindre, qu'en dites-vous?
—Elle est vraiment belle!...
—Et sage!
—Cela regarde son mari.
—Elle est veuve.
—Elle a donc toutes les qualités?
—Voulez-vous maintenant que je vous présente?
—Je n'ai aucune objection. Soit!
—Quelle froideur!
—Ma foi, chevalier, prenez-le comme vous voudrez, mais je n'ai jamais pu souffrir les femmes parfaites.... vous me dites trop de bien de celle-ci.
—N'en croyez que la moitié!
—Ce serait encore trop! je suis sûr qu'elle est ridiculement gâtée.... et prétentieuse!
—C'est ce qui vous trompe: elle est aussi simple qu'elle est charmante.
—Dites tout de suite que c'est la huitième merveille du monde, et n'en parlons plus. Tenez, l'orchestre joue une mazurka, je vais la danser...
—Avec elle?
—Non, vraiment, avec ce petit nez retroussé qui fait des mines au coin de la cheminée.
—Eh mais! fit le chevalier; j'avais raison de vous le dire hier: vous avez peur.»
Qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme, d'un quadrille ou d'un assaut, ce mot de peur, dans une bouche étrangère, sonne toujours mal aux oreilles françaises. Georges rentra dans le boudoir qu'il avait déjà quitté. Les hommes avec qui la comtesse causait s'étaient retirés peu à peu derrière son fauteuil, et en regardant par la porte du salon elle aperçut les deux jeunes gens. Axel prit son ami par le bras, et s'approchant de Mme de Rudden, il lui présenta M. de Simiane dans les règles et avec les formes de l'étiquette la plus cérémonieuse.
La comtesse accueillit le nouveau venu avec la grâce aimable qui la distinguait, et lui indiqua de l'éventail un siège tout près du sien. Axel, debout devant eux, attendit que la glace fût suffisamment rompue, puis il se rappela fort à propos qu'il devait danser, et il laissa Georges et la comtesse en tête-à-tête au milieu de la foule.
Georges était assez froid; la comtesse très-réservée: il fallut passer tout d'abord à travers ces généralités banales qui sont toujours le début frivole et mondain des relations les plus sérieuses; puis, peu à peu, comme si l'on se fût deviné avant de se connaître, tous deux se sentirent bientôt en confiance; l'entretien devint plus intime. On effleura tous les sujets, ainsi qu'il arrive entre gens à qui mille choses sont également connues et familières.
Georges releva une observation fine de la comtesse et parut l'admirer peut-être un peu trop.
«Savez-vous, lui dit-elle, que vos louanges ne sont pas flatteuses? elles marquent un certain étonnement dont vous ne pouvez pas vous défendre. On dit qu'à Paris vous nous prenez assez volontiers pour des barbares: «les barbares du Nord!» j'ai vu cela dans un de vos livres à la mode. Vous autres Français, vous êtes tellement civilisés!
—Trop, peut-être! Mais ce n'est pas non plus ce qui vous manque; seulement, vous l'êtes autrement que nous.
—Voudriez-vous m'expliquer la différence?
—En ce moment je prends mes notes, et ce sera l'objet d'un memorandum que j'adresserai aux grandes puissances.... après vous l'avoir dédié.
—J'ai peur d'attendre longtemps, et je le regrette d'autant plus que le sujet me semble piquant: vous avez eu le bonheur de voyager assez pour faire des comparaisons. Moi, je n'ai pas quitté la Suède, et je ne le regrette guère; j'aurais seulement voulu voir Paris. Est-ce que les Françaises sont vraiment belles?
—Quelquefois.... mais....
—Il y a un mais?
—Hélas! oui; leur beauté, presque toujours, a plus d'éclat que de charme. Il leur manque ce je ne sais quoi d'intime que l'on retrouve seulement dans les races du Nord. A moins d'une grande passion, rare partout, rare surtout chez elles, leur beauté luit pour tout le monde, comme le soleil à midi.
—Vous me semblez, dit la comtesse en riant, un casuiste subtil en ces matières, et je voudrais connaître votre opinion sur....
—Oh! une opinion générale.
—Eh bien, dit Georges, si vous me permettez encore une comparaison astronomique, je dirai que de ce côté-ci de la Baltique vous êtes belles plus souvent à la façon de ces blondes étoiles qui se lèvent à minuit, et gardent leurs doux rayons pour deux yeux solitaires.
—Est-ce que vous êtes poëte, monsieur le comte?
—Hélas! non, madame, je suis diplomate.
—Vous venez de rendre avec une image heureuse une idée trop flatteuse peut-être pour mes compatriotes. Je ne sais pas si elle est tout à fait vraie, mais je voudrais qu'elle le fût.
—Cependant, reprit Georges en attachant sur elle un regard qui ne dissimulait pas assez son admiration vive, il y a des beautés tellement radieuses, qu'il serait peut-être injuste de les vouloir réduire au simple rôle d'étoiles; elles auraient le droit de se plaindre.
—C'est qu'elles ne seraient pas raisonnables, dit la comtesse en riant; car il serait difficile, même à une femme, d'aller plus haut.
—Après cela, fit Georges en relevant les yeux, ces chastes étoiles, on est souvent plusieurs à les regarder d'en bas.
—Et elles n'en savent rien! reprit Christine avec un fin sourire.
—C'est un malheur de plus, madame.
—Pour qui? pour les étoiles?
—Non, pour ceux qui les regardent.»
Un nuage passa sur le front du jeune diplomate: la mélancolie lui allait bien; il parut s'abandonner à une rêverie silencieuse.
«Les observations s'arrêtent là? demanda Christine; je le regrette, car vous m'intéressiez.
—J'ai toujours cru, répondit-il, que les femmes de votre pays entendaient même ce qu'on ne leur disait pas.»
Christine le regarda de son beau regard clair et franc; ses yeux s'arrêtèrent un instant sur les yeux du jeune homme, puis elle les détourna bientôt avec une expression d'inquiétude et de contrariété. Rien au monde n'était moins capable de lui plaire qu'un compliment banal; la menue monnaie de la galanterie n'était pas reçue chez elle. On va plus vite à Paris qu'à Stockholm. La comtesse le savait, et son esprit se mit en garde. C'était peine inutile: elle ne fut point attaquée. Georges avait parfois l'allure aventureuse; mais, s'il allait loin, il savait s'arrêter à temps. C'est là le tact suprême, et le monde seul peut le donner.
Un murmure de l'orchestre arriva jusqu'au boudoir. M. de Simiane profita de l'occasion pour rompre le courant d'idées qui peut-être emportait l'âme de Christine loin de lui.
«Vous dansez, madame? lui dit-il en reprenant son air d'enjouement léger.
—Plus!
—C'est une résolution?
—Arrêtée.
—Vous n'en changerez pas?
—Je ne le crois guère.
—Achevez.
—J'ai bien envie de faire un tour de valse.
—Ah! la raison est bonne, dit Christine en retrouvant son sourire; mais voilà les trois filles de l'ambassadeur d'Autriche; elles dansent comme des Péris.... ou des Allemandes.
—Je voudrais danser avec une Suédoise.
—Justement! voici venir la jolie Mina de Welfen: invitez-la, vous allez faire son bonheur.
—J'aimerais mieux faire le mien! Madame la comtesse, c'est avec vous que je voudrais avoir l'honneur de valser.»
L'orchestre achevait le prélude de l'Invitation, de Weber. Elle faisait fureur alors à Stockholm comme à Paris. La comtesse se leva, et, sans dire un mot, elle mit sa main dans celle de Georges. Deux couples passèrent en valsant dans le boudoir. Georges et Christine les suivirent et entrèrent dans le tourbillon.
«Je crois que j'ai oublié! murmura la comtesse en essayant ses premiers pas.
—Ayez confiance,» dit Georges à demi-voix en effleurant des lèvres son oreille nacrée.
Et, raffermissant son étreinte, il l'enleva.
O valse! poésie du corps! rhythme du mouvement harmonieux! hymne de la séduction, écrite avec des strophes de poses! ô valse! charme et enchantement! Werther avait raison de te maudire, et les prédicateurs n'ont pas tort de te défendre.
Mais Werther n'a jamais sauvé personne, et tout le monde n'écoute pas les prédicateurs.
Georges et Christine valsèrent.
Christine avait le don de la grâce, et cette grâce, elle la portait en toute chose. La valse semblait faite pour lui donner l'occasion de déployer à la fois et de mettre dans leur jour éclatant toutes ces beautés de la femme, que, dans le repos, on pouvait seulement soupçonner. Le jeune homme l'enveloppait d'un long regard, et il admirait tour à tour cette taille élégante et souple qui ployait sous son bras; cette main un peu longue, mais si fine, qu'elle disparaissait dans la sienne; ces belles épaules que le mouvement de la valse tantôt noyait dans l'ombre et tantôt ramenait toutes frémissantes sous l'éclatante lumière. Cependant peu à peu la musique pénétrante, l'éblouissement des bougies, l'enivrement du tourbillon, le contact de ce beau corps contre sa poitrine, le vague parfum exhalé des cheveux, tout contribuait à jeter dans l'âme de Georges un trouble que depuis longtemps il ne connaissait plus.
Depuis qu'il s'était engagé avec elle dans le cercle mouvant, il n'avait point adressé la parole à Christine. Il voulut rompre ce silence, qui devenait embarrassant pour tous deux, et il regarda son visage. L'animation de la danse l'avait en quelque sorte transfigurée. Un demi-sourire errait sur ses lèvres, légèrement, comme un oiseau qui voltige sans se poser; sa joue, naturellement pâle, se teintait d'un carmin délicat, comme si la rose de la jeunesse s'était épanouie en elle tout à coup. Elle sentit le regard qui s'arrêtait sur elle, et, relevant ses paupières brunes, elle tourna vers Georges ses grands yeux, qui semblaient nager dans la joie divine de l'extase. Elle était vraiment au-dessus de toute banalité plus ou moins élégamment tournée: un compliment vulgaire devait sonner comme une fausse note à son oreille. Georges le comprit, et il se tut.
Comme il la reconduisait:
«Weber est un grand et noble génie, lui dit-il, et nul, à mon gré, n'a mieux interprété les sentiments du cœur. Sa musique est comme le soupir de l'âme.
—C'est pour cela que vous ne parlez point quand on la joue?
—Oui, dit-il à son tour, c'est précisément parce qu'elle exprime si bien ce que je sens que je me garde de l'interrompre.»
Christine se rassit.
«On assure, fit-elle en lui jetant un coup d'œil rapide, que les Français parlent un peu légèrement des choses sérieuses.
—Je ne sais pas, répondit-il; il y a fort longtemps que je vis à l'étranger.»
Quelques amis de Christine s'étaient rapprochés d'elle. Georges la salua profondément et rentra dans le salon où l'on dansait.
«En vérité, comtesse, dit un homme d'une quarantaine d'années qui venait de prendre la main de Mme de Rudden à l'instant même où M. de Simiane s'éloignait d'elle, je ne vous ai jamais vue comme ce soir. Vous devenez d'une beauté inquiétante.
—Pour qui?
—Pour moi!
—Il y a si longtemps que vous êtes inquiet!
—Et sans raison.... Je ne suis pas coquette, vous le savez bien....
—Par malheur.
—Pourquoi?
—Parce qu'alors vous auriez un défaut.
—Monsieur le baron, vous devenez bien.... français.
—Est-ce un compliment ou une épigramme?
—Je ne fais pas d'épigrammes et je n'aime pas les compliments.
—Je ne vous en faisais point en vous disant que jamais vous n'avez été plus belle.
—Eh bien! tant mieux! dit-elle en riant, je veux l'être....
—Ah! comtesse, il ne fait que d'arriver!
—Fou! dit Christine en cachant derrière son éventail une rougeur furtive.
—Ma pauvre amie, reprit le causeur avec une nuance de mélancolie, vous ne savez pas encore mentir.
—Cela viendra peut-être, dit-elle en riant, mais sans le regarder. En attendant, soyez assez bon pour faire demander mon traîneau.
—Savez-vous, mon cher, disait de son côté le chevalier de Valborg en passant son bras sous celui du jeune homme, que vous faites rapidement vos conquêtes?
—Je ne comprends pas....
—Dissimulé!
—Étourdi!
—Enfin, mon cher, il y a trois ans qu'elle n'avait valsé....
—Voilà une preuve!
—Évidente!
—Si elle ne danse point, c'est que vous ne l'invitiez pas....
—Elle nous refuse!
—C'est votre faute.
—Et une demi-heure de tête-à-tête!
—En plein bal!
—La faveur n'en était que plus précieuse.
—Que n'en preniez-vous votre part?
—Et l'hospitalité! je m'en serais bien gardé: la comtesse, d'ailleurs, ne me l'aurait jamais pardonné, ni vous non plus.... Mais, vrai, comment la trouvez-vous?
—Charmante!
—Adorable, mon cher, un diamant sans tache!
—Non: une perle; elle en a les douces lueurs.
—Soit! mais dites-le plus bas, car la voici.»
La comtesse, en effet, traversait le salon au bras de l'homme qui venait de demander son traîneau.
«Qui donc est avec elle? fit Georges au chevalier.
—C'est le major baron de Vendel: cinquante ans, mais le cœur jeune; un peu gros, mais parfaitement distingué; l'ami de la maison.
—Ah?
—Non pas comme vous l'entendez.
—Un cousin?
—Point. Un soupirant, mais pour le bon motif, comme vous dites en France; du reste, un vrai héros de roman.... une âme délicate et chevaleresque. Il se jetterait au feu ou à l'eau pour la comtesse. En attendant, il vient de faire la campagne des Duchés, où il a gagné de la gloire, deux blessures et une décoration, en se battant comme volontaire pour le Danemark.»
La comtesse en ce moment passait devant les deux jeunes gens, qui causaient dans l'embrasure d'une fenêtre. Ils s'inclinèrent devant elle. Le major salua, non sans hauteur; Georges se redressa vivement sous son regard. Mais les yeux de Christine s'arrêtèrent sur les siens, et il ne vit plus qu'elle. Elle sourit doucement au chevalier de Valborg.
«Voilà, dit Axel, un sourire qui a eu soin de se tromper d'adresse. Tout va bien; décidément, vous êtes né sous une heureuse étoile.
—Je n'en sais rien, dit Georges; mais je ne fais jamais de sentiment après minuit.... Est-ce qu'on soupe à Stockholm? Je voudrais boire une bouteille de vin de France à la santé des Suédois....
—Et des Suédoises!
—Bien entendu!
—Rien de plus facile. Nous avons ici notre Café de Paris, ainsi nommé parce qu'il est tenu par un Allemand et fréquenté par des Anglais. Il est dans la rue de la Reine, non loin du palais de la belle; car nous avons un palais, mon cher comte!
—Eh bien! chevalier, je vous invite à souper.
—J'accepte.
—A la seule condition que nous ne parlerons pas d'elle.
—J'aurai soin de vous désobéir.
Les deux jeunes gens descendirent gaiement l'escalier d'honneur, garni d'un tapis rouge et planté de petits sapins auxquels on avait mis des fleurs de serre dans les branches, pour leur donner une apparence de végétation exotique.
«Enveloppez-vous, dit Axel au moment où son groom ouvrait la porte du vestibule; il est une heure après minuit, nous allons passer les ponts, il fait trente degrés de froid à l'ombre, et mon traîneau est découvert!
—Andiamo!» répéta Georges en modulant la délicieuse phrase que Mozart a mise dans la bouche de Zerline et de Mazetto. Et il se jeta au fond de la petite voiture basse, découverte comme le chevalier l'avait dit.
Les chevaux, sans bruit, comme des fantômes, emportèrent le traîneau rapide, qui glissait sur la neige durcie. De chaque côté, les maisons noires semblaient courir; la lune riait dans le ciel, toute blanche, entre les nuages gris. Un coup de vent froid avertit les voyageurs qu'ils franchissaient la petite rivière de Norrstrom et les bains de Rosen. Ils entrèrent bientôt dans la longue rue de Drottninggatan (la rue de la Reine). Au bout de cinq minutes, les chevaux fumants s'arrêtaient devant la taverne de Hans-Bamberg, éclairée a giorno. Hans-Bamberg est honoré de la confiance de toute la jeunesse élégante, et il ne ferme jamais son café les nuits de bal. Les deux jeunes gens traversèrent, entre deux rangées de torches résineuses fixées au mur dans des anneaux ne fer, un petit vestibule garni d'arbres aux verts rameaux, et franchissant les vingt marches d'un escalier de bois, ils se trouvèrent à la porte de la salle commune.
«Norra! un cabinet, dit Axel en prenant par le menton une grande et belle fille qui était venue à sa rencontre: c'est possible, j'espère? ajouta-t-il en lui tapant familièrement sur la joue.
—Tout est possible à monsieur le chevalier.
—Même de t'empêcher d'avoir des amoureux?
—Cela plus que tout le reste! dit Norra en faisant une belle révérence.
—Je te préviens, friponne, que je n'en crois pas un mot!... Mais n'importe.... c'est ton affaire; à souper!
—Que veut monsieur le chevalier?
—Ce que tu as.... des huîtres.
—Monsieur le chevalier veut rire.... Il y a trois mois qu'elles sont gelées au fond de la mer.
—C'est juste! Eh bien! ce que tu voudras, et du champagne Cliquot! Vous verrez, mon cher comte, qu'il faut venir en Suède pour boire des vins de France.
—Il n'est pas encore frappé, monsieur le chevalier.
—Eh bien! ma belle, ouvre la fenêtre, et ce sera fait tout de suite.»
Norra descendit pour aller commander le souper.
«Savez-vous, mon cher Axel, dit Georges en s'asseyant, que je vous trouve assez Sybarites de vous faire servir à table par de jolies filles?
—Que voulez-vous, mon cher comte? nous aimons mieux cela que des garçons, comme chez vous; rien ne nous déplaît comme le service des hommes; celui des femmes est meilleur: leur main est plus légère; elles ont tout à la fois plus de prévenance, plus de douceur et plus de délicatesse. Je suis toujours tenté de rire de vos valets de pied, robustes gaillards qui portent à bras tendus.... une assiette de porcelaine ou un verre mousseline. Et puis j'avoue que j'aime assez, comme coup d'œil, voir passer et repasser devant moi ces jolies créatures en jupon court, en corset de couleur, le petit bonnet sur l'oreille,—un rien ce bonnet, un morceau de velours, et un bout de dentelle chiffonné sur le chignon,—et l'œil éveillé! Oui, j'aime mieux cela que vos laquais solennels, empesés dans leur cravate.»
Axel eût peut-être continué longtemps sur ce ton, mais il fut interrompu par deux petits coups frappés à la porte.
C'était Norra qui revenait accompagnée d'une seconde piga (c'est le nom qu'on donne à ces jeunes filles[*]), portant les flacons et les plateaux. On eût dit deux jolis lutins échappés à cette fraîche province du Bléking, où le sang rose coule sous la peau satinée. En deux minutes le souper fut servi.
[*] Piga vient de l'adjectif pig, qui veut dire mutin, éveillé. Les jeunes filles de Stockholm ont mérité d'en faire le substantif qui les désigne.
«Plaise à Votre Honneur, si quelque chose manque, deux coups sur le verre.... et bon appétit!...»
Les deux pigas sortirent en faisant force révérences.
Axel découpa lestement un jerper, sorte de gibier de la taille d'un fort pigeon, à la chair blanche et savoureuse, dont le fumet délicat excite l'appétit et donne soif. Georges fit sauter le bouchon cerclé de fer d'une bouteille à fine encolure.
«Et maintenant, dit le chevalier en choquant les verres, à la santé de vos amours.
—Attendez donc!
—Quoi!
—La seconde bouteille!
—Alors, dépêchons de boire la première.»
Le souper fût très-gai, plein de verve: les deux jeunes gens étaient de joyeux compagnons. Cependant Georges versait plus qu'il ne buvait, en homme qui veut se taire et écouter. Axel ne demandait qu'à parler: il n'attendit pas le troisième verre pour commencer ses confidences.
«Pardieu! dit-il, vous croyez que je ne vous vois pas venir? Vous n'osez pas m'interroger et vous brûlez d'envie de m'en tendre.... Ne soyez donc pas boutonné comme cela jusqu'au menton: vous apportez partout un air de chancellerie; nous ne sommes pas ici dans un congrès.
—Je n'interroge jamais! dit Georges.
—Mais vous écoutez toujours.
—C'est un peu mon métier.
—Vous vous arrangez de façon à cumuler le bénéfice du silence et de l'indiscrétion.
—Et vous, comptez-vous donc pour rien le plaisir de parler?
—Au fait, que voulez-vous savoir?
—Tout ce qu'il vous plaira de m'apprendre.
—Eh bien, sachez donc que la comtesse—car c'est de la comtesse qu'il s'agit, j'imagine!...
—Eh oui, bourreau! pourquoi me retournez-vous ainsi sur les charbons?
—Enfin, voilà un cri du cœur, et il vous comptera plus auprès de moi que deux bouteilles de Cliquot. Sachez donc que la comtesse est un ange.
—Prenez garde, chevalier, vous allez tomber dans le lieu commun.
—La comtesse est un ange que l'on accoupla jadis à un démon.
—Son mari! Je connais cela, toutes les histoires commencent ainsi.
—Alors, j'abrège; donc, M. le comte de Rudden était un assez piètre sire, pour ne pas dure plus, et il mérita.... tous les malheurs qu'il n'a pas eus. Enfin, après cinq ou six ans de cet enfer anticipé qu'on appelle un mariage mal assorti, le comte mourut. Ce fut la première politesse qu'il eût jamais faite à sa femme. Il la laissait jeune, riche et belle, et avec un passé de malheur que beaucoup d'hommes auraient bien voulu lui faire oublier.
«La comtesse est la franchise même. Elle ne feignit donc point une douleur à laquelle d'ailleurs personne n'aurait crû. Mais elle porta sévèrement son deuil, et, avec ce sentiment des convenances qui ne l'abandonne jamais, elle quitta Stockholm, passa dix-huit mois dans ses terres, puis revint ici, et ouvrit ses salons, qui furent bientôt les plus agréables de la ville. M. de Rudden eût été assez étonné de la métamorphose; mais il eut le bon esprit de ne pas revenir. Cependant sa veuve fut demandée en mariage par tous ceux qui avaient quelque raison de se mettre sur les rangs, et même par d'autres. Celui-ci convoitait sa fortune; cet autre, sa beauté; un troisième, l'appui naturel qu'il trouverait dans ses alliances, car elle est des Oxen-Stjerna, et tient à tout ce qu'il y a de grand dans ce pays. Christine n'accepta personne: elle n'aimait point. Mais les amants repoussés devinrent pour elle les plus dévoués des amis. Que ceci soit dit à leur louange et à la sienne.
—Et vous chevalier?
—Moi, mon cher comte, sans doute j'aurais fait comme les autres; mais j'étais en France quand Mme de Rudden revint à Stockholm, et, à mon retour, je la trouvai si fortement retranchée dans sa position de veuve inexpugnable, que je résolus de commencer comme les autres avaient fini.
—Et de finir comme ils avaient commencé?
—Point, mais de me résigner tout d'abord à l'amitié sans passer par l'amour.
—C'est pourtant le chemin le plus court et le plus sûr, à ce qu'on prétend. La belle veuve ne vous aura pas su gré de votre discrétion rare.... croyez-en ma vieille expérience.
—Quel âge avez-vous, mon cher Georges?
—Vingt-six ans, mon cher Axel.»
Axel se mit à rire.
«Mais les années de campagne comptent double! reprit le comte. Oui, continua-t-il, les femmes qui se défendent le mieux aiment cependant à être attaquées, ne fût-ce que pour se défendre! Elles veulent se refuser, mais elles ne veulent pas qu'on ne les demande point.
—Ceci peut être vrai à Paris; mais c'est un manège de coquette, et nous ne comprenons guère toutes ces subtilités. Soyez certain que vous jugez mal Mme de Rudden. Elle est exempte d'artifice. Je vous l'ai déjà dit: c'est la simplicité même. Elle est trop bonne pour se complaire au spectacle du mal qu'elle aurait fait, et elle est trop étrangère à tout calcul de vanité pour traîner après elle un cortège de cœurs captifs. Je vous le répète: vous ne la connaissez point. Ce n'est pas une nature tout à fait comme une autre. Le jour où elle aimera, elle est femme à le dire la première et à mettre loyalement sa main dans la main de l'homme qu'elle aura choisi. Oh! celui-là sera un homme heureux, et je bois à sa santé!» continua le chevalier en choquant son verre contre celui du comte.
Georges était devenu très-sérieux. Il trinqua sans boire.
«Et ce major, ce baron de Vendel, reprit-il au bout d'un instant, qu'est-ce donc?
—C'est le meilleur ami de la comtesse; il a pour elle, depuis tantôt dix ans, une amitié passionnée; ou plutôt il a de l'amour.—Allons! ne vous emportez pas: vous avez des yeux qui flambent! Cependant le choix d'un homme comme le major ne peut que vous flatter; il justifie vos préférences. Le baron ne cache pas ses sentiments; il s'en vanterait presque, et le monde les respecte, tant il les croit sincères. Christine est sa dame, comme disaient nos pères, et nos pères disaient bien. Il a pour elle le culte chevaleresque des preux du moyen âge; il irait se faire tuer, avec ses couleurs sur la poitrine, sa pensée au cœur et son nom sur les lèvres. Saluez, mon cher comte! on ne rencontre pas des amours comme celui-là tous les soirs! Christine le sait et s'en montre profondément reconnaissante. Mais il a cinquante ans et relâche tous les six mois un cran de son ceinturon. Ce n'est ni l'âge ni la taille qu'il faut pour aller chanter: Je suis Lindor! sous les fenêtres de Rosine. Du reste, le baron ne s'en fait point accroire, et il n'a aucun des ridicules d'un prétendant suranné. Il désire assez, n'espère pas beaucoup, et ne demande rien. «Aujourd'hui, lui dit-il parfois, vous êtes plus jeune que moi.... mais, dans dix ans, nous serons à peu près du même âge.» Ce brave major calcule à sa manière. «Je n'ai pas le droit d'être impatient; je n'aurais pas d'excuse. J'attendrai tant que vous voudrez,—toujours! si vous ne voulez jamais. Enfin, me voilà! vous savez où je suis.... j'y reste; vous n'avez qu'à me faire un signe, et même c'est inutile, je crois que je devinerai sans cela!
—En attendant, soyons amis! répond Christine, car je ne fais cas de personne plus que de vous.»
«Et ainsi vivent-ils dans ce clair de lune de l'amitié qu'aucun nuage n'a jamais obscurci. On assure que Christine lui a promis de ne pas se remarier ou de n'épouser que lui. Ce n'est pas le major qui l'a dit; mais on l'a répété devant lui, et il s'est contenté de répondre par un gros soupir. Voici, monsieur l'ambassadeur, à quel point nous en sommes, et il est fort possible que tout ceci vous donne à penser.
—Je pense que la comtesse est une femme ravissante et que le major sera quelque jour le plus heureux des maris.
—Et moi je crois que vous ne croyez que la moitié de ce que vous dites; mais c'est déjà beaucoup, et le temps nous apprendra la fin de l'histoire. Il est quatre heures; je n'entends plus de bruit nulle part: tous les soupeurs ont disparu; peut-être serez-vous bien aise de rêver tout seul: partons!»
Norra, dormant debout, vint apporter la note avec un geste de somnambule: les deux jeunes gens quittèrent les derniers le bel établissement de Hans-Bamberg; Axel conduisit Georges jusqu'à sa porte, sur la grande place du Stortorget, la plus belle de Stockholm, et, après lui avoir souhaité des songes d'or, il reprit le chemin des quais en fredonnant un air d'opéra.
Le vin de Champagne, après un bal, n'a pas les vertus narcotiques de l'opium ou du hatchisch. Georges dormit peu, et, s'il fit des rêves, ce furent des rêves à demi éveillés. Ses yeux mal fermés revoyaient toujours la belle image de Christine, passant et repassant devant lui; il entendait encore les préludes de la valse de Weber; il pressait contre sa poitrine une taille fine, souple, frémissante; il respirait ce doux parfum de mimosa qui s'exhalait, quelques heures auparavant, de l'éventail et du mouchoir de la comtesse: son front brûlait. Puis, tout à coup, il éprouvait comme une sensation de froid: il se retrouvait sur le Mélar, la neige étendait devant lui sa nappe blanche sans fin. Les poneys noirs passaient comme le vent, emportant Christine, qui lui tendait les bras. Il s'élançait vers elle, et, au moment où il allait l'atteindre, les épaulettes du major lui barraient le chemin.
Le réveil prolongea ces agitations de la nuit: le valet de chambre allait et venait dans l'appartement, faisant le feu, apportant le sucre, préparant le thé, attendant des ordres qu'il ne recevait pas. Le soleil était paresseux comme Georges; il oubliait de se lever: à midi, il ne faisait jour nulle part; Stockholm demeura enseveli dans un brouillard sombre. M. de Simiane passa le reste de sa journée à ranger ses papiers et à s'installer un peu: il ne sortit pas.
Le lendemain, la matinée était souriante, le ciel bleu: Georges fit atteler deux beaux chevaux dalécarliens que le chevalier de Valborg lui avait cédés, et il fit une promenade sur la route de Haga; Haga est comme le Saint-Cloud de la Suède, et l'on y va par des routes charmantes, que fréquentent assez les gens du bel air. Comme il rentrait en ville, à la nuit tombante, sa voiture se croisa avec un traîneau fermé, qui en sortait. Il était lancé au grand trot. Le givre brodait d'arabesques la vitre obscurcie; c'est à peine si Georges put distinguer une forme à demi couchée sur les coussins. Il vit cependant que c'était une femme, mais il ne vit pas autre chose.
Arrivé à la hauteur de la petite église de Sainte-Clara, située vers le milieu de la rue de la Reine, Georges donna l'adresse de la comtesse à son cocher, qui le mena chez elle et sonna.
«Madame n'y est pas!» répondit le concierge, honnête Danois dont on avait fait un suisse, et que l'on affublait, dans les grandes occasions, d'une hallebarde et d'un baudrier.
Georges descendit et se nomma.
«Quand Mme la comtesse y est pour quelqu'un, elle y est pour tout le monde, fit avec une majestueuse solennité l'incorruptible gardien.
—Au château!» dit le jeune homme assez brusquement.
Les chevaux repartirent, et, franchissant au galop la place de Gustave-Adolphe et le pont du Nord, s'arrêtèrent tout en sueur au pied de la Montée des Lions, rampe gigantesque dont les lions de Charles XII semblent défendre l'accès. La sentinelle et le cocher échangèrent quelques mots; puis la voiture, entrant dans l'intérieur du palais, traversa deux cours et alla gagner la petite terrasse des Lynx, disposée en parterre et garnie de bouquets d'arbres. Le baron de Vendel s'y promenait avec le fils du ministre de la guerre. Le major avait l'air assez soucieux; Georges l'évita et fit demander le chevalier de Valborg. On lui répondit au bout d'un instant que le service retenait le chevalier dans les appartements. Georges écrivit au crayon sur sa carte: «J'ai besoin de vous: venez! On dit que vous serez libre à huit heures; je vous attendrai depuis sept.»
Il alla ensuite lire les journaux dans un cercle, trouva les nouvelles diverses insignifiantes, la politique absurde, les feuilletons ennuyeux, et, en fin de compte, ne sachant plus que faire, dîna pour tuer le temps et rentra chez lui.
A huit heures dix minutes il entendit un coup de sonnette brusque qui le fit bondir.
C'était le chevalier.
«Axel, je vous remercie, dit Georges en lui tendant les mains; vraiment, j'avais besoin de vous voir.
—Je m'en doutais: aussi me voilà!
—Merci encore! Eh bien?
—Est-ce que vous savez déjà...
—Rien! Qu'y a-t-il?
—Avez-vous vu la comtesse?
—Non.
—Êtes-vous allé chez elle?
—Oui, sans être reçu... Je suis d'assez méchante humeur...
—A quelle heure y êtes-vous allé?
—A quatre heures.
—Elle était partie.
—Partie!... Ah! et pourtant le major est toujours ici!
—Comte, ce n'est pas bien ce que vous dites là. C'est une injure gratuite et que personne ne se permettrait chez nous. Un jour vous vous repentirez de vos paroles.
—Soit! je m'en repens déjà; mais, de grâce, ou est-elle?
—Près d'Upsala, chez son oncle, qui est très-mal. La nouvelle est arrivée à deux heures; la comtesse est partie à trois!...
—Et... quand revient-elle?
—On ne sait.
—Upsala... c'est loin d'ici?
—Trente ou quarante lieues.
—J'y peux aller?
—Oui, si vous voulez la perdre!
—Axel, mon ami, je crois que je vais l'aimer.
—Il est évident que vous l'adorerez... surtout si elle ne revient pas.
—Mon cher Valborg, vous avez trop d'esprit pour moi.
—Allons, ne vous fâchez pas! je vous donnerai de ses nouvelles.»
Christine ne revint point à Stockholm de tout l'hiver. Je n'affirmerai point que le chevalier eut raison tout d'abord, et que, par cela seul qu'elle était absente, Georges l'adora; mais du moins il y pense très-souvent.
Le comte de Simiane était jeune: il n'avait pas encore trente ans. Mais il y en avait déjà sept ou huit qu'il vivait de la vie du monde. Il avait connu la meilleure compagnie de l'Europe et passé quelques hivers dans des capitales plus renommées pour leur élégance que pour leur moralité. Beau, distingué, spirituel et discret, il n'avait pas rencontré beaucoup plus de cruelles qu'un surintendant de l'ancien régime.
La facilité du plaisir est un de ces malheurs heureux dont on ne songe point à se plaindre, mais qui donne souvent à nos relations une légèreté fâcheuse et à nos sentiments une inconstance coupable. Georges faisait la cour à une femme comme un autre lui aurait dit bonjour. Il appelait cela être poli, et il était trop bien élevé pour ne pas être poli avec tout le monde. Mais ces intrigues, nouées par la fantaisie, dénouées par le caprice, ne lui rapportaient pas plus qu'elles ne lui coûtaient: le plaisir n'est pas même la petite monnaie du bonheur. Des millions de centimes ne font pas toujours une pièce d'or; il y a manière de compter. Si Christine fût restée à Stockholm, sans doute il eût été pour elle un poursuivant plus redoutable que les autres. Il eût apporté à son attaque cette furie française, qui peut conquérir autre chose que des provinces. Ou Christine eût été vaincue, et Georges, après les premiers enivrements, n'eût pas senti tout le prix de sa victoire; ou, par sa résistance, la noble femme eût fait vibrer en lui la fibre irascible et maladive de la vanité, et la tendresse serait morte, en naissant, des blessures de l'orgueil.
L'absence arrangeait mieux les choses. Elle paraît d'une grâce nouvelle Mme de Rudden, si séduisante déjà; elle lui donnait la seule chose qui pût lui manquer: le prestige de l'éloignement et le mérite de l'impossible. Les femmes qu'elle laissait après elle n'avaient ni sa beauté ni son charme, et son souvenir, trop vif encore, en détournait Georges. Il lui dut ainsi les premières heures de solitude que sa jeunesse eût connues. La solitude, qui est mortelle aux petites passions, est favorable aux grandes. Elle leur donne cette conscience de soi, sans laquelle on n'est pas: elle les fortifie en les épurant. Il y a, dit-on, des arbres qui ne puisent leur séve et leur vie que dans les couches les plus reculées de l'humus profond; il y a des amours qui ne s'épanouissent en fleurs et en parfums que si leur racine a pénétré dans les cœurs jusqu'à la source sacrée des larmes. Georges avait échangé avec Christine un regard, quelques paroles, à peine un serrement de mains dans l'émotion sympathique d'une valse. Au bout d'une semaine, il avait pour elle un culte idéal; au bout d'un mois, il l'aimait.
Et Christine? Christine ne fit de confidences à personne, et l'on ne sait jamais ce qui se passe dans le cœur des femmes,—même quand elles le disent! Quelques amis pourtant reçurent de ses lettres. Depuis longtemps, à chacune de ses absences, elle écrivait au baron de Vendel. Ainsi fit-elle cette fois comme toujours. On le savait; on lui demanda des nouvelles de la comtesse, et l'on apprit par lui qu'elle avait été appelée en toute hâte près d'un oncle malade dangereusement. Au bout d'un mois, Axel lui-même reçut une lettre. C'était la première fois que Mme de Rudden lui écrivait. Axel était l'ami de Georges.
Le chevalier courut chez M. de Simiane. Il entra dans son cabinet, la lettre à la main, et toute ouverte.
«Si vous croyez que je m'y trompe! lui dit-il; à d'autres, mon cher!... On ne m'adresse à moi que l'enveloppe! Mais ce n'est pas à mon mérite que je dois cette aimable lettre; je crois donc remplir les intentions de l'auteur....
—Est-ce qu'elle parle de moi? dit Georges en prenant le billet.
—Vous êtes plus amoureux que je ne pensais! Et les convenances? Sachez donc que vous n'êtes pas même nommé, et qu'il n'y a point de post-scriptum!»
Georges dévorait la lettre des yeux.
«Elle a d'autres correspondants que moi, reprit Axel; mais elle sait que je suis votre ami, et elle veut que vous la lisiez.
—Je vous préviens que je n'en crois rien, répondit le comte tout en lisant.
—Français et modeste!» reprit Axel en riant.
La lettre était courte et simple. La comtesse annonçait la mort de son oncle, et disait qu'elle resterait quelques semaines encore près de la veuve et des enfants: elle ajoutait qu'elle regrettait Stockholm; elle chargeait le chevalier de lui envoyer des livres. C'était à peu près tout. Du reste, pas un mot de Georges. Mme de Rudden ne faisait point une seule allusion qui se pût rapporter à lui dans sa lettre; mais on découvrait dans son ensemble une nuance de rêverie tendre et des expressions à demi voilées de souvenirs et d'amitié, dont la gracieuse comtesse n'avait jamais encore senti le besoin vis-à-vis d'Axel.
«Vous remarquerez, dit le chevalier, qu'elle a écrit en français.
—C'est la langue de la cour, et vous vous en servez volontiers dans le monde.
—Oui, mais jamais entre nous, à moins que.... enfin ne m'en faites pas dire davantage.»
Valborg sortit en oubliant la lettre.
Georges passa la journée à la lire et à la relire. Il en creusa les phrases, et il en pesa les expressions, s'efforçant de découvrir le mot pensé sous le mot écrit. Mais elle était d'une convenance et d'une mesure parfaites. Ce sont les qualités qui distinguent les femmes du vrai monde. Georges put soupçonner une intention générale, si le chevalier disait vrai; mais rien de particulier dont il dût tirer avantage. Sans doute, c'était peu pour lui; mais pour elle, n'était-ce point déjà beaucoup? Il obtint du chevalier la permission de faire lui-même la réponse que celui-ci devait envoyer à la comtesse. Le premier jet ne lui réussit pas: il s'aperçut à la lecture que cette lettre d'un ami était celle d'un amoureux, qu'il mettait une déclaration dans la bouche du chevalier, et que sa passion brûlante courait sous la plume froide d'Axel. «Cela est trop, se dit-il, et puis, si la comtesse s'y trompait, si elle attribuait au chevalier qu'il ne lui dit que pour moi! il y a là un danger et la chose est délicate.» Il jeta son brouillon au feu, recommença et fut plus content de la seconde épreuve. C'était à peu près possible. Il parlait d'amitié, de souvenir.... des vifs souvenirs que la comtesse laissait partout, des regrets qui l'avaient suivie, des espérances qui l'attendaient.... Si réservée que l'expression fût toujours, on devinait comme un trouble secret.... Après une phrase assez émue, Georges glissa son nom assez habilement, en disant qu'il avait plus d'une fois demandé des nouvelles de la comtesse: rien de plus. Axel relut, approuva la rédaction, en se félicitant lui-même des progrès qu'il avait faits dans la langue française. «Ce n'est plus du français de Stockholm, c'est du français de Paris, disait-il, et je ne jurerais pas que l'on ne s'en apercevra point quelque part..., mais je ne crois pas que l'on s'en fâche,» ajouta-il. Il recopia la lettre et l'envoya.
Au bout de trois semaines, Axel reçut un second billet plus court que l'autre. Il le porta sur-le-champ à son ami. Georges y trouva comme un souffle de printemps: l'espérance y battait des ailes; la vie courait et frémissait dans ces lignes écrites à la hâte pour demander les drames de Schiller et la Saga de Frithiof. La comtesse y parlait avec une émotion visible de l'heureux retour et du cher revoir, dont elle ne fixait point encore l'époque.
Cependant les premières brises de mai passent tièdes sur les montagnes; la sève court dans les branches flétries qui se relèvent, les bourgeons roses s'entr'ouvrent, et les feuilles se déplient, vertes au bout des rameaux noirs encore et déjà gonflés; la mousse refleurit avec la bruyère sur les rochers de granit, et les cataractes, secouant leurs chaînes de glace, sonnent et retentissent dans les bois.
Le Mélar était libre, comme le lac Clara, son voisin; les steamers reprenaient chaque matin leur route vers le Nord. L'aristocratie, que ne retenaient point à Stockholm les affaires de la diète ou des charges à la cour, en attendant la saison des bains ou des voyages, retournait à ses villégiatures dans les châteaux.
Georges voulut faire quelques visites aux familles dans lesquelles il avait été reçu l'hiver. Rien de plus facile autour de Stockholm. Le bateau vous emporte le matin et vous rapporte le soir, après avoir parcouru les détours du lac, sondant ses golfes, effleurant ses îles, visitant ses villages, prenant et débarquant partout ses passagers.
La première excursion de M. de Simiane le conduisit au château de Skokloster, sur la rive occidentale du lac Clara. La famille illustre qui habite ce splendide domaine marche à la tête de la noblesse du royaume, et elle accueille le visiteur avec cette simplicité, cette courtoisie et cette grâce à la fois familière et digne, qui tient des réceptions princières et de l'hospitalité patriarcale.
Georges ne trouva au château que la vieille comtesse douairière de Brahé. La famille, qui se composait de sa bru, veuve comme elle, et de deux jeunes enfants était allée battre les buissons dans le parc avec une amie en visite. Georges fut retenu à dîner. Le château est curieux pour un étranger, tout plein de souvenirs d'héroïsme et d'amour. Mme de Brahé racontait avec le charme infini de ces grandes dames d'autrefois, qui ont tout vu et qui savent tout dire; les heures s'écoulèrent donc assez vite, et la noble hôtesse en était encore à la seconde édition de cette élégie sentimentale de la belle Ebba Brahé, qui fut la Bérénice et la Marie Mancini de Gustave-Adolphe, quand Georges, jetant un œil distrait par la fenêtre ouverte, aperçut deux jeunes enfants, le frère et la sœur, qui s'en venaient courant dans la grande allée du parc. Deux femmes les suivaient: l'une était la comtesse de Brahé, avec laquelle Georges avait dansé une fois ou deux pendant les dernières fêtes de l'hiver; l'autre.... elle se retournait en ce moment vers la grande avenue de tilleuls et d'ormes qui traverse le parc dans toute sa longueur, et l'on ne pouvait point apercevoir son visage; mais à l'élégance de sa tournure et à la désinvolture superbe de son mouvement, M. de Simiane ne pouvait hésiter une seconde. En faut-il tant pour reconnaître la femme aimée? Un des enfants, revenant vers elle, la tira par sa robe pour lui donner une fleur: Georges revit le cher et doux visage. La surprise fut grande, et non moins grande l'émotion. Tout son sang reflua au cœur: il retomba, plutôt qu'il ne s'assit dans son fauteuil, et, pour se donner une contenance, il prit sur la cheminée un album de dessins, et se mit à étudier les costumes pittoresques de la Dalécarlie.
Bientôt la porte s'ouvrit à deux battants, et les marmots, courant à leur grand'mère, répandirent sur ses genoux leurs mains pleines de fleurs.
«Mes petits-enfants! dit à Georges la vieille comtesse en promenant des caresses sur les deux têtes blondes.
—Charmants!» murmura Georges, déjà revenu de sa trop soudaine émotion.
Les deux femmes entraient au même instant.
«Quel joli tableau! dit, en regardant la grand'mère et les deux enfants, la comtesse de Rudden, qui n'apercevait point Georges, à demi caché par le dossier de chêne d'un fauteuil gothique; et moi aussi, grand'mère, je vous apporte des fleurs, continua-t-elle en se mettant à genoux à côté des enfants, aux pieds de la vieille comtesse.
—Christine! Christine! que fais-tu?» dit en riant l'autre jeune femme, qui venait de saluer Georges.
Christine se retourna, toujours à genoux, et aperçut M. de Simiane. Elle resta une ou deux secondes sans se relever, le regardant avec un ravissement muet.
«Monsieur de Simiane! ma chère comtesse, dit la vieille dame en manière de présentation.
—J'ai déjà vu monsieur,» dit Christine. Et elle rougit jusque dans ses cheveux.
«Quel beau groupe vous faites tous ainsi!» s'écria la jeune veuve en se rapprochant d'eux.
Plus d'un peintre, en effet, eût voulu reproduire sur sa toile cette belle scène pleine de grâce. La vieille grand'mère, avec son visage blanc sans rides, toute couverte de violettes, de primevères et d'anémones, souriait à ses deux petits-enfants, qui se pressaient contre elle à demi effrayés; Christine, encore à genoux, tournée vers Georges, le sein palpitant, avait l'expression de surprise effarouchée de la biche inquiète au fond des bois. L'air de la campagne avait bruni son teint; son œil nageait dans une sereine lumière; le vent, qui s'était joué dans ses cheveux, avait enlevé aux larges ailes du chapeau une de ses tresses, dont les anneaux dorés retombaient sur sa poitrine. Elle tenait à la main une branche d'aubépine fleurie, renversée sur son épaule, comme les palmes des vierges et des saints qui s'inclinent autour des madones dans les tableaux du Pérugin.
Georges, immobile et charmé, gravait ces belles images dans son âme.
Mais il y a des situations qu'il ne faut point prolonger. Il fit deux pas vers Christine, et lui tendit sa main pour la relever. Peut-être garda-t-il une seconde de trop celle qu'on lui donna; mais personne ne s'en aperçut. Christine tenait toujours la branche d'aubépine en fleur, qui se dressait entre eux, ombrageant les deux têtes et secouant sur elles ses grappes blanches et parfumées.
«Ainsi la présentation est toute faite! dit Mme de Brahé. Vous vous connaissiez? Je vous en félicite l'un et l'autre, et je n'en suis que plus heureuse de vous réunir. Comte, j'aime Mme de Rudden comme ma fille, et c'est vraiment en famille que vous passerez la journée.»
Cette journée-là fut courte pour Georges. C'était une de celles que, dans nos souvenirs, nous marquons d'une pierre blanche: le jeune homme éprouvait un immense bonheur à retrouver Christine. Jamais il ne l'avait si bien vue: elle lui parut cent fois plus belle qu'au bal; peut-être parce qu'il était seul, dans cette intimité toute cordiale, à goûter le charme qui était en elle. La comtesse était tout en noir; il trouva que le noir était la toilette distinguée par excellence, et la seule qui convint à une femme un peu grande. Les rubans violets, qui crevaient de quelques nœuds les longs crêpes du deuil, relevaient ce que cette couleur seule eût eu de trop sévère peut-être. Lui, de son côté, fut plein d'esprit, d'entrain et de gaieté. Il avait plus de fleurs épanouies dans l'âme que les enfants n'en avaient cueilli sur les gazons du parc, et si Christine eût pu écouter son cœur, elle eût entendu chanter tous les rossignols dû printemps de l'amour. Elle aussi était heureuse; mais son bonheur était mêlé d'un trouble secret, et tout voisin de la crainte.
Le bateau d'Upsala devait reprendre le comte dans l'après-midi et le ramener à Stockholm. Christine demeurait de l'autre côté du lac, qui n'est pas très large. A quelque distance du bord, on pouvait, des fenêtres du château, apercevoir sa voiture qui venait l'attendre à un petit débarcadère, construit pour l'usage des deux châteaux amis. La barque de Skokloster ne partait de son rivage qu'après avoir vu les chevaux sur l'autre.
Il fut convenu que Georges reconduirait Christine jusqu'à sa voiture, et que la barque attendrait le steamer: celui-ci n'attendait jamais; il stoppait un instant pour échanger ses lettres, et repartait aussitôt. L'arrangement proposé était chose toute naturelle, et personne ne fit d'objection. Mais la vieille comtesse, qui avait manqué le passage du bateau une fois dans sa vie, craignait toujours que ses visiteurs n'éprouvassent la même mésaventure. Aussi quand le moment approchait, elle songeait beaucoup plus à les hâter qu'à les retenir. C'est de quoi Georges n'eut garde de se plaindre. Quant à Mme de Rudden, elle avoua depuis qu'en ce moment elle n'avait pas trop de volonté. Elle suivait l'impulsion donnée, sans avoir même l'idée de la résistance; les autres voulaient pour elle. Elle noua ses rubans avec un mouvement fébrile; quand elle embrassa la petite-fille de son amie:
«Vous me faites mal! dit l'enfant, étonnée de sa brusquerie soudaine.
—Enveloppez-vous bien, ma toute belle,» dit la grand'mère, croyant que c'était de froid qu'elle tremblait.
Georges, le chapeau à la main, paraissait d'un calme superbe; mais l'impatience le dévorait: il trouva qu'on prolongeait singulièrement les adieux, et que ces mille tendresses sentimentales, que les femmes échangent en se quittant, font perdre aux hommes un temps bien précieux.
Enfin Christine prit la main qu'il lui tendait et entra dans la barque.
«Adieu!—au revoir!—à bientôt!—écrivez-nous!»
Toutes ces exclamations retentirent à la fois; puis les deux châtelaines rentrèrent avec les enfants, et trois coups d'aviron mirent les voyageurs en pleine eau.
Quand Georges et Christine se virent seuls dans cette barque, avec un rameur, Suédois pur sang, qui n'entendait pas un mot de français, l'étrangeté de leur position les frappa tout d'abord: ils se regardèrent en souriant, et se dirent que ce n'était pas ainsi qu'ils auraient cru se retrouver.... «Car nous devions nous retrouver! dit Georges.
—Je le désirais,» répondit Christine avec cette simplicité et cette franchise que tous ses amis louaient si fort en elle.
Ils étaient assis l'un près de l'autre sur une planchette étroite, à l'arrière du batelet. Le lac Clara, qui succède au Mélar, n'est pas très-large en face de Skokloster; mais ses rives assez basses ont des ondulations charmantes. Çà et là des roches de granit et de porphyre, couronnées d'une aigrette de sapins tremblants, se dressent comme des géants pétrifiés; deux ou trois petites îles, jetées au milieu du lac irrégulièrement, rompent la monotonie des lignes et varient le tableau, auquel la grande masse carrée des constructions de Skokloster, bâti avec l'imposante lourdeur des premières années du dix-septième siècle, servait de fond magnifique. La soirée était splendide; de petits nuages roses couraient dans le ciel, ce beau ciel du Nord, si délicatement bleu; des vapeurs blanches, argentées, chassées par un vent frais, roulaient sur le lac vert et transparent, troué de mille fossettes, comme la joue d'un enfant qui rit.
Les circonstances extérieures exercent sur nous plus d'influence qu'on ne le croirait tout d'abord, et l'on ne doit point reprocher au romancier de les décrire, parce qu'elles modifient souvent les sentiments chez ses personnages. En tête-à-tête, sous le ciel et au sein de la belle et libre nature, on ne parle point à une femme comme on ferait dans un salon, au coin du feu ou au bord d'un piano. C'est le privilège de notre âme de s'exalter et de s'agrandir avec les spectacles qui l'entourent.
M. de Simiane et Mme de Rudden éprouvèrent d'abord un instant de contrainte, et cet embarras, qui n'est point sans charmes, d'un homme et d'une femme qui se trouvent seuls ensemble, pour la première fois, sous l'empire d'une émotion vraie et profonde. Pour avoir trop à se dire, ils ne se parlaient pas. Georges jouissait de son trouble même, et plus encore de celui de Christine. Il regardait à la dérobée sa belle compagne, qui laissait tremper dans l'eau le bout de son rameau fleuri. Elle fit un mouvement pour ramener son châle sur sa poitrine, et, comme le cachemire rebelle volait au vent sur ses épaules, Georges prit les deux bouts et les croisa sur elle, avec la douce câlinerie d'une jeune mère. Christine frissonnait. Sans le vouloir, sans le chercher du moins, Georges effleura sa main.
«Comme vous avez froid!» lui dit-il. Il mit dans sa voix je ne sais quelle inflexion tendre et quelle douceur caressante.
«Oui, reprit Christine sans relever les yeux; il faisait très chaud chez la comtesse; l'air est vif, j'ai été saisie. Ce ne sera rien; le trajet est si court!»
Georges, sans répondre, jeta aux pieds de Christine son vêtement de dessus, avec une sorte de bonhomie brusque qui éloignait toute idée de galanterie ou de fadeur de salon, et, comme elle fit un geste pour l'engager à le reprendre, il se mit à genoux, et, malgré elle, il enveloppa ses petits pieds captifs.
«Comment êtes-vous, maintenant?
—Mieux, tout à fait bien! Et vous!
Il prononça ces deux mots d'une voix où son âme émue vibrait tout entière. Il ne s'était point relevé, et il la regardait à genoux. C'est peut-être ainsi qu'il faut regarder les femmes; elles paraissent cent fois plus belles.... quand elles sont belles. On a l'air de les adorer avant de les aimer, et leur regard à elles nous arrive plus doux, en glissant à travers les cils, sous leurs longues paupières. Elles ont alors, tout en nous voyant, cette expression d'œil fermé si ravissante, que Raphaël donne toujours à ses plus belles madones. Une tendresse ineffable, profonde et sereine brillait sur le visage de Georges. Il avait éteint le feu de la passion dans ses yeux, qui n'avaient plus que l'humide éclat des larmes prêtes à couler. Ces yeux noirs, Christine les fixa malgré elle, attirée, retenue et comme fascinée par un charme magnétique. Elle était redevenue pâle. Sa poitrine ne battait pas, mais sa bouche frémissait, et l'ombre de ses cils abaissés palpitait sur sa joue comme une aile d'oiseau.
«Relevez-vous!» dit-elle à Georges si bas, qu'à peine il entendit; et comme il restait toujours à genoux: «Je vous en prie! continua-t-elle en lui tendant la main.
—J'étais si bien!» répondit-il. Cependant il se rassit près d'elle en gardant sa main.
Ils se turent. Quels mots auraient valu ce silence?
«Voulez-vous bien parler! dit Christine avec un enjouement feint; on dirait que vous avez peur de réveiller les poissons du lac.
—Non, reprit-il, je me taisais pour ne point effaroucher mes rêves.
—Attendez, pour rêver, que vous soyez seul.»
Il ne répondit pas.
«Que ce vieux manoir est beau!» dit Christine, comme effrayée de ce silence. Et elle montra de la main les tourelles du château de Brahé tout inondées des feux du soir.
«Oui, fit Georges en regardant sans voir, d'autant plus beau pour moi qu'il est lié maintenant à mes plus chers souvenirs.»
Un pli léger fronça le beau front de Christine; elle parut contrariée de l'insistance avec laquelle il ramenait la conversation sur eux-mêmes.
Il s'en aperçut.
«Pardonnez-moi, lui dit-il; mais je sens que ce moment sera peut-être unique dans ma vie.... Qui sait si jamais je retrouverai ainsi l'occasion favorable et l'heure propice.... qui sait si je vous reverrai jamais?...»
Christine eut un geste de naïf effroi.
«Si je vous reverrai jamais seule, continua-t-il, et, comme aujourd'hui, l'âme douce et clémente!»
Elle le regarda sans rien dire, comme heureuse de l'entendre parler, et parler ainsi.
«Depuis que je vous ai vue, reprit Georges.... oh! si peu! et pour sitôt vous perdre!... j'ai un secret là.... dans le cœur.
—De grâce, ne me le dites pas!»
Un nuage passa sur les yeux de Georges; ses émotions étaient soudaines et brusques, Christine craignit de l'avoir blessé.
—Ah! reprit Georges, vous le savez donc, puisqu'il vous déplaît de l'entendre?
—Déplaire! dit Christine, vous ne le croyez pas.
—Oh! merci! reprit-il à son tour, merci du fond de l'âme. Les autres savent combien vous êtes belle.... moi seul, à présent, je devine combien vous êtes bonne.
—Ne m'en faites donc jamais repentir!» dit Christine avec un sourire pâle, en lui abandonnant sa main.
Georges la regarda: son visage était comme transfiguré, sa joue s'animait d'une vive rougeur, comme si elle eût reflété la pourpre posée de ces aurores boréales qui se lèvent sur la neige de son pays; son œil était limpide comme l'eau du beau lac qu'ils traversaient; la vie respirait sur sa bouche, et l'on voyait que son âme s'épanouissait dans le bonheur, comme une fleur sous le soleil.
Georges éprouva une folle envie de se jeter à ses pieds, de la serrer dans ses bras et de jurer sur ses lèvres tous les serments de l'amour.
Elle vit son trouble profond, et, pour l'apaiser, elle mit sa main sur la bouche du jeune homme, et lui montra le batelier qui frappait le lac en cadence et chantait un lied amoureux. Il leur tournait le dos; mais il n'avait qu'un mouvement à faire pour les voir.
Georges baisa mille fois la petite main qui d'elle-même s'était pressée sur ses lèvres, et qui semblait lui rendre involontairement ses baisers. Alors, d'une voix si basse, qu'elle paraissait calme, il dit à Christine combien elle avait été la préoccupation de sa pensée; il lui avoua que la première fois qu'il l'avait rencontrée sur le Mélar il l'avait jugée hautaine et fière, et qu'il avait cru ne l'aimer jamais, mais qu'au bal du lendemain, où tous étaient comme éblouis de sa beauté, lui s'était senti pénétré de sa grâce; il avait compris qu'une destinée peut tenir dans un moment, et que sa vie désormais, ce serait elle! Aussi, depuis son départ, il l'avait cherchée partout. Il n'avait eu qu'une sensation heureuse: c'était un jour, dans une rue de Stockholm, en respirant par hasard ce parfum de mimosa qu'elle avait porté.
«Que je porte toujours,» reprit Christine en tirant son mouchoir.
Il le saisit vivement, et, avec une folle ardeur, il s'enivra de ces senteurs exquises. Les parfums, subtils esprits des choses, émanations pures; haleine céleste, charme pénétrant, donnent l'éternité aux reliques humaines, et flottant dans l'air, rapprochent les âmes et les retiennent comme d'invisibles liens.
«Enfin, continua Georges, depuis ce jour je vous ai aimée.... car je vous aime, Christine! Je vous aime avec la pureté des premières passions de la jeunesse, avec toutes les ardeurs qui s'allument dans une âme virile! Oh! j'ai bien souffert, allez! sans avoir un cœur ami pour épancher mon cœur, obligé de garder en mon sein un secret brûlant, sans pouvoir le répandre!
—Et moi! dit-elle, comme entraînée par sa violence, croyez-vous donc que j'aie parlé?»
Elle ne lui fit jamais d'autre aveu.
«Je ne sais, ce que fait le Prince-Karl, murmura le batelier en se retournant vers Christine.
—Il viendra, Piers! répondit la comtesse; soyez tranquille!»
On était arrivé au milieu du lac; Piers souleva ses rames; les petites vagues berçaient le batelet, qui s'en allait à la dérive, doucement. L'homme avait repris à demi son lied, dont la mélodie lente et plaintive, mais infiniment tendre, s'accordait bien avec les paroles d'un chant populaire de la Dalécarlie, familier aux bateliers du lac Mélar, et dont la première strophe débute ainsi:
Perdus tous deux dans la steppe infinie!
De temps en temps Georges et Christine en écoutaient un vers, puis leur pensée revenait à eux-mêmes.
«J'en étais arrivé, continua Georges, à ne plus même oser parler de vous. Sur une femme, toute question est indiscrète, et quelle femme est jamais entourée de plus de respect que la femme vraiment aimée?»
Christine le remercia du regard.
«Et puis, dit-il, si vous saviez mes inquiétudes! vous si belle, vous devez être adorée; vous si tendre;—car vous êtes tendres, Christine,—vous devez aimer....
—Mon Dieu! non, fit-elle avec un mouvement de tête doux et triste, je n'ai jamais pu!
—Cela veut-il dire que vous ne pourrez jamais?
—Voilà le Prince-Karl!» dit le rameur en sautant sur les avirons.
Une colonne de fumée épaisse envoyait une spirale noire derrière les sapins et les mélèzes d'une petite île qui cachait encore le bateau. Christine tendit une main dégantée au jeune homme.
«Est-ce votre réponse? demanda Georges.
—Que vous êtes exigeant!... déjà!
—Eh bien, non! reprit-il, ne répondez pas. Je ne demande plus rien.... Ce que vous voudrez! ici comme toujours! Sachez seulement que je laisse ma vie à vos pieds, mon bonheur dans vos mains.»
Le Prince-Karl avait tourné l'île, et, jaloux sans doute de regagner le temps perdu, il arrivait à toute vapeur. Le remous des ondes battues par ses aubes puissantes fit danser la barque à la pointe des vagues. Christine, qui s'était levée, chancela. Georges étendit les bras pour la soutenir: elle frémit sous sa rapide étreinte....
«Christine, Christine! lui dit-il à voix basse, je vous aime de toute mon âme!»
Elle ferma les yeux et se laissa retomber sur la banquette de l'arrière. On avait accosté.
«Adieu, madame,» dit Georges en la saluant et le pied déjà sur la première marche.
Le bateau fila vers Stockholm; la barque se dirigea vers la rive orientale du lac. Christine envoya de la main un dernier adieu. Georges, debout près du pilote, agita son mouchoir. L'air ému lui apporta le parfum du mimosa; il regarda et vit sur la fine batiste un C et la couronne de perles qui cercle le front des comtesses.... C'était le mouchoir de Christine, qu'involontairement il avait gardé. Il cacha dans sa poitrine cette première relique de l'amour, si chère et si douce.
«Elle m'aime! je te dis qu'elle m'aime! Illumine ce soir la Pinacothèque en mon honneur! Qui donc a été assez fou pour dire du mal de la Suède, ou assez sot pour le croire? La Suède est un pays charmant, et Stockholm vaut Paris. Je sais qu'il y fait froid; mais on s'y chauffe si bien! et puis, le climat est sain, il n'y a nulle part autant de centenaires: on n'y meurt presque pas! Et comme on y vit! les hivers sont d'une gaieté folle; le carnaval dure six mois. Et les printemps, mon cher, si tu voyais ces printemps du Nord! On dirait une improvisation de la nature. Aujourd'hui rien, demain tout! Le matin, tu passes sur un rocher nu; le soir, à la même place, tu marches sur des fleurs!
Tu as trop d'esprit pour me demander d'où me vient cet accès de lyrisme, et quel besoin j'éprouve tout à coup de chanter un hymne au mois de mai!
Puisque je te dis qu'elle m'aime!
Va! j'étais bien triste, hier encore, hier matin du moins. Il y avait si longtemps que je n'entendais plus parler d'elle! Je croyais par moments que tout était fini, avant que rien fût commencé, et que je ne la reverrais jamais, et il me prenait alors, non pas un désespoir,—n'abusons pas des grands mots,—mais une désespérance profonde, et je ne sais quel découragement plein d'amertume.
Henri, nous avons vécu ensemble longtemps; tu es mon ami; mon seul ami; tu as été plus d'une fois témoin des orages de ma vie.... tu crois savoir ce que je puis souffrir, parce que tu sais de quelles passions ma nature est capable. Oh! la passion, c'est une grande chose, sans doute; mais la tendresse, c'est bien plus! Cette femme dont je t'ai parlé à peine, que j'avais vue deux fois, avec qui j'ai valsé dix minutes, eh bien, Henri, je ne voulais pas te le dire, mais je l'aimais! Peut-être n'éprouvais-je point pour elle ces ardents désirs qui, plus d'une fois déjà, se sont allumés en moi; mais je sentais à sa seule pensée une tristesse mêlée de je ne sais quelle douceur infinie; un charme prenait tout moi. Et elle n'était plus là! et je ne savais pas si elle reviendrait, et je ne pouvais même pas parler d'elle: quand on aime on devient discret: il y a un grand respect au fond de tout grand amour. Je me contentais de souffrir seul, et à toi-même, ami, je ne voulais pas te dire que je souffrais! Mais, vois-tu, la tristesse se cache mieux que la joie, et aujourd'hui la joie me flambe dans les yeux, me rit sur le visage; je suis heureux: je veux que tu le sois avec moi! Elle m'aime! c'est pour moi que le printemps fleurit; c'est pour moi que chantent les buissons; elle m'aime: je suis le roi du monde!... Je l'ai donc revue hier; plus belle que jamais, et plus touchante en sa grâce mélancolique; c'était au château de Skokloster, par hasard.... un hasard béni! Je ne te raconterai pas cette journée.... un enchantement depuis la première heure jusqu'à la dernière.... Il y a eu surtout une promenade en bateau sur un lac! Mais je ne suis pas un écrivain, moi, et puis les mots sont des traîtres, qui ne disent jamais ce qu'on veut leur faire dire. Il faudrait mettre tout cela en musique de Bellini, et aller le chanter sous ses fenêtres! C'est bien peu de chose pourtant! quelques paroles échangées à voix basse, sous les yeux d'un batelier.... il est vrai qu'il ne nous regardait pas! seulement le temps de traverser le lac!... Qu'il est étroit, ce lac!.... Avec elle, je me serais embarqué pour l'Amérique dans cette barque fragile.... Avec elle!... oh! mon ami, comme ces deux mots me sonnent doucement aux oreilles! Enfin, sa main rapidement serrée, baisée à peine, non!—pas même cela!—et c'est tout! et je sens que j'ai maintenant des souvenirs pour ma vie, si longue qu'elle puisse être. Ah! si seulement tu les avais vus, tournés vers moi, ces grands yeux d'un bleu sombre.... deux violettes qui regardent! A présent tu en sais autant que moi. Je n'ai rien demandé; on ne m'a rien promis; l'avenir est tout mystère, et je l'attends avec une confiance qui n'est pas sans trouble. Pour toi, cher ami, voilà décidément que tu passes à l'état de confident; pardonne-moi: je recommencerai.
P. S. Quand tu écriras à Paris, dis donc à V.... de m'envoyer une caisse pleine de toutes sortes de choses. On ne s'habille pas ici: on se fagote et je tiens à représenter dignement mon pays!»
Georges sonna pour envoyer cette lettre à l'ambassade: le courrier partait le jour même pour l'Allemagne.
Le domestique, en rentrant, lui en remit une autre. Le cachet n'était point aux armes des Rudden: les trois merlettes au chef, et l'épée en pal, qu'il avait vues sur la voiture de la comtesse. C'était une étoile d'argent sur fond d'azur, dont les rayons effleuraient une mer de sinople. Il sut depuis que c'étaient les armes des Oxen-Stjerna. La comtesse, car la lettre était d'elle, redevenait jeune fille pour lui écrire; l'écusson conjugal des Rudden n'avait rien à voir dans sa lettre, et, par une attention délicate, elle avait repris, ce jour-là, les armes de son père. Georges regarda quelque temps ces jambages déliés, longs, peu formés, guère lisibles, qui allaient peut-être lui apprendre l'avenir de sa vie; il fit sauter le cachet, et, d'un seul coup d'œil, lut ces deux lignes:
«Dans trois jours je serai à Stockholm. Si vous avez un peu de bonheur dans l'âme, n'y laissez lire personne.»
Aucun timbre ne maculait l'enveloppe: le billet avait été apporté. Georges le relut vingt fois, étudiant chaque mot et chaque lettre, jusqu'à ce qu'il fût pour ainsi dire daguerréotypé dans sa tête; il atteignit alors un petit coffret d'ébène doublé de cèdre, l'ouvrit, en retira quelques papiers, des fleurs séchées, des rubans fanés qu'il jeta au feu; puis il mit à leur place la lettre et le mouchoir de la comtesse. Les célibataires qui ne furent pas toujours vertueux ont nécessairement, dans leur mobilier, une boîte discrète ou un tiroir secret, véritable appartement garni dont les habitants reçoivent plus ou moins souvent congé, suivant la constance ou la légèreté du propriétaire.
«Dans trois jours! disait Georges en retirant la clef du coffret d'ébène. La lettre n'est pas datée.... mettons qu'elle soit écrite d'hier.... il le faut bien, pour qu'elle arrive aujourd'hui; Christine sera ici après-demain.... demain peut-être!... Demain!... ah! je ne me croyais pas si jeune!»
Il se fit habiller et alla au cercle, où on ne l'avait pas vu depuis dix jours. Il traversa la salle de billard: le chevalier de Valborg faisait une poule avec cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels se trouvait le baron de Vendel. Le chevalier vint à lui.
«Victoire! mon cher, la belle comtesse revient! elle l'a écrit au major; voyez comme il a l'air radieux! Mais prenez garde! je crois que vos actions baissent.
—Il faudrait pour cela qu'elles eussent monté.... Mais qui donc vous fait supposer que je sois en disgrâce?
—C'est qu'elle ne m'a rien fait dire!...
—Souvent femme varie!
—Mon Dieu! oui, l'absence! Ah! l'absence, mon cher comte! mais elle revient! c'est là l'important! une fois sur le terrain, vous reprendrez vos avantages.
—Croyez-vous? dit Georges avec bonhomie.
—Ma foi, mon cher, avec les femmes, il faut tout croire.... et ne croire à rien.
—Belle maxime! elle a cours en Suède?
—Oui; mais nous l'avons fait venir de France.»
CHRISTINE DE RUDDEN À MAÏA DE BJORN, À COPENHAGUE.
«Chère Maïa! voici tantôt deux mois que je ne t'ai donné signe de vie; si je cherchais bien, je trouverais des excuses: la mort auprès de moi, des ennuis et des chagrins tout autour; un petit rôle de sœur de charité que j'ai joué à huis clos au bénéfice de ma tante et de mes cousines, et puis ceci, et puis cela! Enfin, ma chère, mille prétextes et mille excuses.... si seulement je savais mentir.... mais je ne sais pas! Donc, la vérité vraie, c'est que j'étais fort embarrassée de ce que j'avais à te dire.... Il y avait quelque chose, mais quoi?—Moi-même je ne le savais pas encore.... Je te vois d'ici bien intriguée, ma belle curieuse, et j'en ris! Or çà! madame l'ambassadrice, comment sont faits les secrétaires de la légation française à Copenhague? Il y en a un ici, un certain Georges de Simiane, qui est en train de ravager le cœur de ton amie. Ah! Maïa, que je suis heureuse de l'avoir si bien gardé, ce pauvre cœur, pour le lui donner tout entier! Tu fais un geste d'étonnement; tu demandes quels beaux feux ont si vite fondu toutes mes glaces: tu voudrais des détails. Le plus étonnant, ma chère, c'est qu'il n'y en a pas. Mon histoire, c'est tout et ce n'est rien! Je l'ai vu deux fois, trois peut-être, et encore ce n'est pas sûr! Mais il me semble que j'ai été créée et mise au monde pour lui.
Mon cœur, en le voyant, a reconnu son maître!
«Prends garde, c'est un vers français que je cite là depuis que je.... j'allais dire depuis que je l'aime, mais ce serait trop tôt, n'est-ce pas? je ne lis plus guère que des livres français. Je ne veux être étrangère à rien de ce qui l'intéresse. Il est très-beau, distingué plus encore, et jeune! Ah! trop jeune! c'est là son seul tort et mon seul malheur.... Vingt-six ans.... et moi!... c'est effrayant, n'est-ce pas?... Mais que veux-tu? ce n'est pas sa faute.... encore moins la mienne. Enfin, il en sera ce qu'il pourra. Il ne faut pas marchander avec son bonheur.... Mon bonheur, eh bien! oui, le mot est dit, et je ne le reprends pas! je suis heureuse.... depuis hier, et pour la première fois de ma vie. Tu sais que je l'avais rencontré au bal du comte de F.... Toi, chère âme calme et sereine, tu ne crois pas à ce que nos grand'mères appelaient le coup de foudre! Le coup de foudre a du vrai! Le lendemain je quittais Stockholm, mais j'emportais un souvenir!... De longs mois se passèrent; j'étais inquiète et triste; je me croyais oubliée: c'est notre sort, à nous autres femmes.... Les absentes ont tort, bien plus encore que les absents! Enfin, nous nous sommes revus, ce matin même, chez la comtesse de Brahé. Nous avons passé le lac ensemble. Oh! j'étais bien troublée, et lui bien ému. Chère Maïa, tu me l'as dit vingt fois, cette discrète émotion de celui qui nous aime, n'est-ce pas pour nous le plus tendre et le plus charmant des hommages? et si tu l'avais vu quand il me prenait la main! Sans ce batelier sournois, qui nous regardait du coin de l'œil, je crois que je me serais jetée à son cou la première.... Ne me gronde pas, ma belle sérieuse; je me suis assez grondée moi-même. Mais que veux-tu? J'ai perdu bien du temps! Personne ne m'a aimée, ou je n'ai aimé personne, ce qui revient absolument au même. Tu vois qu'il faut me pardonner quelque chose! Quant à celui-ci, je sens que je l'aimerais.... et tu sais, Maïa, si je puis aimer!... Je pars demain pour Stockholm, le cœur plein de joie et l'âme pleine de trouble. Je sens que ma destinée s'accomplit. Elle est en lui!... Je ne sais comment tout cela finira..., peut-être je souffrirai.... Souffrir pour lui, c'est encore du bonheur!»
Christine revint à Stockholm le jour marqué. Son retour fut une fête: on eût dit une jeune reine rentrant dans ses États. Ses amis l'adoraient; on l'invitait partout. Le deuil récent l'empêchait d'accepter. Sa porte s'ouvrit à un battant, et elle ne reçut que les intimes: aux yeux de tous, Georges fut bientôt du nombre. Les amis de la comtesse s'en effrayèrent tout d'abord: autour d'une jolie femme, l'amitié est presque aussi jalouse que l'amour. La prudence et la retenue du jeune diplomate endormirent les soupçons des uns et désarmèrent les défiances des autres. Mais rien n'échappait à la clairvoyance du baron de Vendel: il n'y a que les amants aimés qui soient aveugles. Christine contenait mal son bonheur; il lui échappait de toutes parts.
«Que vous êtes belle! lui dit un jour le baron d'un ton chagrin, plus belle que jamais, en vérité! vous vous transfigurez!
—En êtes-vous fâché?
—Oui.
—Et pourquoi donc?
—C'est le bonheur qui vous rend belle, et c'est l'amour qui vous rend heureuse!
—Je retrouve là votre ancienne idée: l'amour est le fard de la femme....
—Je vous aimais mieux quand vous n'en mettiez pas.»
Stockholm, comme Paris, comme Vienne, comme toutes les grandes villes, n'est habité qu'une saison de l'année. Les belles Suédoises partent de leur capitale quand les hirondelles y arrivent: quelques-unes vont en Europe, c'est-à-dire qu'elles traversent le Sund; d'autres se contentent des bains de Gothenbourg: elles appellent cela aller dans le Midi! Il ne s'agit que de s'entendre. La plupart se livrent à la villégiature dans leurs châteaux, où, sans faire une grande dépense d'argent, elles ont la vie large et facile, servies par des paysans toujours un peu corvéables, et au milieu de ces mille aisances que la terre féconde donne partout au propriétaire qui daigne l'habiter.
Mais Christine, depuis la mort du comte de Rudden, avait renoncé à ce genre de vie, qui exige la présence d'un homme. Elle passait tous les étés dans le château de l'oncle qu'elle venait de perdre; y retourner, c'était s'éloigner de Georges pendant cinq ou six mois: elle ne pouvait y songer. L'emmener dans ses terres, qu'elle n'avait pas visitées depuis dix ans, les convenances ne le permettaient point. Christine, comme toutes les femmes qui se respectent, respectait les lois du monde. Mais elle était ingénieuse: toutes les femmes le sont quand elles aiment; elle trouva donc le moyen de tout concilier.
Il y avait, à une heure de Stockholm, de l'autre côté du château de Haga, une villa délicieuse, bâtie par un chargé d'affaires anglais. De magnifiques vues s'échappaient sur le parc royal, tout fier de ses beaux arbres plantés par Gustave III. Les deux petites rivières, qui brodent de leurs méandres ses gazons verts, traversaient le jardin de la villa, dessiné par milord; de charmantes promenades conduisaient dans toutes les directions. On pouvait entrer par une route et sortir par l'autre. En un mot, c'était une petite maison à la campagne. Christine l'acheta et vint s'y établir en annonçant à ses amis qu'on l'y trouverait tous les soirs. Le major présida lui-même à tous les arrangements de l'installation avec une bonne grâce qui voilait sa tristesse. C'est lui qui voulut, avec le chevalier de Valborg, y amener la comtesse le jour où elle en prit possession.
«Il sera bien ici! lui dit-il à l'oreille en lui donnant la main pour descendre de voiture.
—J'espère, répondit-elle, que vous y serez tous bien.
—Le site me plaît, dit le chevalier, et j'espère qu'on m'y verra souvent avec mon ami Simiane.
—Vous y serez tous deux les bienvenus,» fit Christine.
Le baron, qui avait gardé toute la vive impressionnabilité de la jeunesse, rougit en entendant prononcer le nom de son rival.
«Pour moi, dit-il à la comtesse en s'enfonçant avec elle dans une allée du jardin anglais, j'espère n'y pas venir.
—Et pourquoi donc? fit-elle d'un air de surprise fâchée.
—J'y souffrirais trop! reprit-il à voix basse.
—Et moi, si vous n'y veniez point?
—Alors, mon choix n'est pas douteux, reprit-il avec cette résignation du martyr qui sourit à ses bourreaux.
—A la bonne heure! vous voilà raisonnable, et c'est ainsi que vous me plaisez,» dit Christine en le ramenant vers le bassin de porphyre gris et bleu, où le chevalier jetait du pain aux poissons rouges.
Christine avait toutes les délicatesses du cœur; mais elle aimait! et, dans cet enivrement du premier amour, elle ne s'apercevait même point qu'elle froissait une noble affection, et qu'elle méconnaissait une profonde tendresse. La présence du major ajoutait peu de chose à son bonheur, et, ce peu de chose, il le payait de son repos. C'est déjà une assez rude épreuve que de voir son amour méconnu. Qu'est-ce donc quand à cette première torture il s'en ajoute une seconde, celle de voir un autre amour préféré? Mais la femme que la passion domine est un peu comme ces prêtres d'Orient qui marchent vers la statue du dieu en foulant sous leurs pieds le corps vivant des dévots et des esclaves.
Le major entra résolûment dans cette voie semée d'épines du sacrifice caché et de l'héroïsme inconnu. Christine ne comprit que plus tard la grandeur et le mérite de cette abnégation. Peut-être, s'il faut tout dire, était-ce aussi la faute du baron. Il avait l'amour maladroit: jamais il n'avait tant parlé que depuis que l'on en écoutait un autre. C'était au moins mal choisir son temps. Paisiblement, et pour ainsi dire peu à peu, il s'était habitué à son rôle d'ami préféré, et, tant que personne ne s'était présenté pour en jouer un plus brillant devant lui, il s'en était contenté. La présence de Georges bouleversait sa vie, réveillait ses rêves et interrompait ses espoirs à longue échéance. Rien ne se trahit pourtant au dehors; il y eut bien peut-être quelques accès d'irritabilité nerveuse, promptement réprimés: mais ce fut tout. «Si peu que je sois dans sa vie, se disait-il, c'est au moins cela! Ne lui ai-je pas juré cent fois d'obéir même à un caprice d'elle? Peut-être souffrirais-je davantage encore en ne la voyant pas. Mais la question n'est pas là: elle veut que je reste; restons: c'est la consigne!»
La vie au cottage prit bientôt un caractère tout à fait intime. Axel, le major et Georges y venaient seuls régulièrement. Le drame se nouait entre ces quatre personnages. Christine commençait à perdre un peu de sa sérénité; le major était impassible; Axel observait, plus peut-être qu'on n'eût dû l'attendre de sa nature mobile et légère. Bientôt cependant M. de Vendel, qui était toujours dans les cadres de l'armée active, reçut l'ordre d'accompagner son général dans une tournée d'inspection. Christine le vit partir avec une émotion mêlée d'un plaisir secret: elle fut, à son insu, si charmante pour lui, qu'il comprit tout le plaisir qu'il lui faisait en s'en allant. L'amour qui n'a pas encore souffert a parfois cette naïveté d'égoïsme; son excuse, c'est qu'il ne s'en aperçoit point.
Le major une fois parti, Axel vint beaucoup moins à la villa. Georges, au contraire, y alla davantage. Plus il voyait Christine, et plus il l'aimait. Tout resserrait l'attache de leurs cœurs. Ni l'un ni l'autre ne trouvaient le fond de leur amour: jamais bonheur n'avait été plus complet ni plus égal. Christine avait bien parfois dans l'âme quelque inquiétude vague; mais elle la cachait à Georges, et, le plus souvent, à elle-même. Georges ne voyait sur ses lèvres que des sourires, et tous ses chagrins inconnus, il les emportait avec une caresse. C'est ainsi que les amants consolent! Du reste, on ne savait point lequel aimait le plus; mais ni l'un ni l'autre ne pouvait aimer davantage. Christine avait pour Georges une affection dont la grâce parfois craintive touchait profondément le cœur du jeune homme. Georges avait pour Christine une tendresse passionnée qui enivrait l'âme de la femme. Ils vivaient beaucoup ensemble: pour mieux dire, ils ne se quittaient presque plus. Georges, après les affaires expédiées, se rendait chez la comtesse, tantôt en voiture et par la route de tout le monde, tantôt à cheval à travers champs. Le jour où, par hasard, il restait à la ville, il avait soin de se montrer partout et de faire du bruit pour une semaine. C'était du reste une précaution inutile; on ne s'occupait guère d'eux. Stockholm n'est pas aussi petite ville que certains salons parisiens.
On raconte les catastrophes et les péripéties d'une vie que le malheur traverse. On fait des livres avec les événements et les aventures des amours contrariés: le bonheur n'a pas d'histoire.
L'été s'écoula comme un jour sans nuages. Ce fut pour eux une de ces saisons rapides et bénies qui ne reviennent jamais deux fois dans une existence. Georges le sentait, et il en jouissait avec une sorte d'avidité un peu âpre, qui parfois troublait Christine. Elle, au contraire, accueillait le bonheur avec une reconnaissance secrètement étonnée; elle ne le croyait plus fait pour elle, et il la surprenait autant qu'il la charmait. Son âme, trop délicate, avait gardé l'empreinte des premières douleurs de sa jeunesse, et, malgré l'affection dont on l'avait toujours entourée depuis, il lui était demeuré une sorte de défiance contre elle-même. Il en est souvent ainsi dans les natures les plus exquises, exposées d'abord aux durs froissements de la vie. Elles se replient sur elles-mêmes, invinciblement, et, quand, plus tard, une tendresse sympathique vient à elles pour les relever et leur créer une nouvelle vie, il faut de longs et patients efforts pour leur rendre cette confiance sereine qui est au bonheur comme le gage de sa durée. Ces souffrances morales de la première vie aigrissent, en les corrompant, les âmes vulgaires, qui se vengent plus tard sur ce qui les entoure: elles ont souffert; on souffrira par elles! mais les âmes généreuses rendent au contraire le bien pour le mal, et elles font la joie des autres, impuissantes seulement quand il s'agit de leur propre félicité. Il y a des plantes qui donnent leur parfum quand on les écrase!... mais quand une fois elles l'ont donné, elles ne peuvent plus refleurir.
Christine avait gardé la fraîcheur et la tendresse des jeunes années; elle n'avait perdu que la confiance qui d'ordinaire les accompagne, et elle était devenue meilleure pour les autres en devenant moins bonne pour elle-même. Aucun amour, plus que celui de Georges, n'était capable de pacifier ses craintes et de lui rendre la seule chose qui lui manquât, la juste appréciation de soi. Mais, ici encore, l'excès de sa délicatesse l'égarait. Elle se sentait aimée plus qu'elle n'eût espéré, autant qu'elle pouvait désirer de l'être; mais, toujours ingénieuse à tourmenter ses joies mêmes, elle se demandait s'il ne se mêlait point trop de bonté à l'affection de M. de Simiane, s'il ne l'aimait point trop pour elle et pas assez pour lui. Elle eût voulu le savoir égoïste, pour se permettre enfin d'être heureuse tout à fait; noble et charmante erreur d'une adorable nature, qui craignait toujours de trop recevoir et de ne point donner assez, et dont le suprême bonheur était le bonheur de l'autre.
Georges, qui n'était qu'un homme, soupçonnait ces raffinements plus encore qu'il ne les comprenait; il en avait cependant le pressentiment et l'inquiétude; car voici la lettre qu'il écrivait à son ami vers les premiers jours de l'automne.
GEORGES À. HENRI.
«Tu ne m'as pas répondu; je t'en aurais voulu si j'avais eu le temps. Mais j'ai passé une saison enchantée. C'est une vie à part dans ma vie. Cette femme, vois-tu, je ne saurais ni trop la louer ni l'aimer trop. Elle m'a fait pénétrer dans un monde nouveau de tendresse et d'amour. L'amour avec elle ne ressemble à rien de ce que l'on a connu, et quand je lui dis que j'aime pour la première fois, et qu'avant elle je n'ai jamais aimé, il me semble que je dis vrai. Tout en elle est tendresse et passion, avec une fraîcheur, et, si j'ose dire, une prime fleur de jeunesse, qui semble s'épanouir, ou plutôt s'entr'ouvrir pour moi. Je ne sais pas comment on a fait pour me la conserver ainsi: c'est sans doute une affaire de climat. Il y en aurait eu pour un hiver parisien. Je te jure qu'elle est parfaite. Et puis, elle est belle! Tu sais que c'est un détail auquel j'ai la faiblesse de tenir. Il y a des gens qui prétendent que l'on s'accoutume à tout, et qu'après huit jours il n'y a plus de différence entre une femme belle et une laide! C'est un paradoxe inventé sans doute par quelque victime des erreurs de la nature; mais il ne m'a jamais convaincu. Je pense, au contraire, que c'est précisément lorsque le calme succède aux premiers transports qu'il est doux d'arrêter sa vue sur les lignes pures et les gracieux contours d'un visage aimé, qui charme encore en reposant. C'est ce que je trouve chez Christine. Rien ne trouble en elle l'harmonieux accord de la femme qu'on devine et de la femme qu'on voit. Jamais âme plus noble ne s'est révélée sous de plus nobles traits.
Voilà pourquoi je l'aime tant, avec un si complet détachement de tout ce qui n'est pas elle. Tu le sais, mon ami, j'ai besoin de la perfection comme si j'en étais digne! Une seule chose m'afflige, non pour moi,—mon égoïsme s'en réjouirait,—mais pour elle: je veux dire cette inguérissable défiance qu'elle a d'elle-même; cette crainte de ne jamais assez faire, alors qu'elle a déjà trop fait. Cette inquiétude rêveuse et vague, que l'on rencontre si peu chez nos Françaises, et qui est comme le fond même de son âme, elle l'oublie parfois.... mais elle y revient toujours. J'ai beau renouveler à ses pieds mes serments d'amour, je sens qu'elle les croit quand elle les entend, et je devine qu'elle en doute quand elle ne les entend plus. Ses adieux ont quelque chose de déchirant; quand nous nous quittons pour vingt-quatre heures, on dirait que nous ne devons plus nous revoir.
Un jour je l'entendis qui murmurait en me regardant: «Oh! être jeune!» Ce mot me frappa. Est-ce que deux ou trois ans—quatre ou cinq, si tu veux—qu'elle a de plus que moi, pourraient l'effrayer? Chère folle! Je fis comme si je ne l'avais pas entendue; les consolations sont parfois maladroites: elles laissent croire aux gens qu'ils en ont besoin, et, avec cette nature, si fine qu'elle comprend trop, si délicate qu'un rien la blesse, tout devient dangereux.
Quand je crois que ces idées tristes lui arrivent, je prends les meilleurs moyens de la distraire. Je prétends que son âge est un artifice de sa coquetterie, que les femmes n'ont d'autre extrait de naissance que celui qu'elles portent sur le visage, qu'elle a vingt ans le matin, et dix-huit le soir! et je te jure, Henri, que je dis vrai. Jamais la nature n'a plus fait pour une femme. Les glaces du Nord ont sans doute préservé chez elle la pureté du sang, et les années lui ont tout apporté sans lui rien prendre.
Je ne puis pourtant pas lui expliquer tout cela; elle me reproche déjà de la trop juger, bien qu'elle-même ne s'en fasse pas faute dans le particulier, et pendant que je rédige mes dépêches. Quoi qu'il en soit, Henri, aime-la sans la connaître; aime-la parce qu'elle me rend heureux, bien heureux, en vérité! et je sens chaque jour grossir ma dette pour tout ce bonheur qui me vient d'elle. Il ne faut point qu'elle le sache pourtant, car elle assure qu'elle n'aime que les ingrats, qu'elle ne fait rien que pour elle-même, et qu'elle cessera de m'aimer la veille du jour où je devrai lui savoir gré de quelque chose. Ce n'est pas là, tu le vois, une femme comme une autre, et c'est sans doute pourquoi je l'aime; aucune ne m'aurait donné ce que j'ai reçu d'elle: la vie du cœur et la vie de l'âme. En elle je trouve une force et une direction; elle m'inspire, sans paraître seulement s'en douter: ce qu'elle veut, c'est ce qui doit être.
Tu sais que je suis assez rude aux conseils; mais les femmes, plus que nous, ont la main légère et forte, douce et puissante, et je crois, en vérité, qu'elles seules peuvent conduire certains hommes, comme elles seules, dit-on, peuvent mener certains chevaux. Depuis que je l'ai vue, je sens que ma vie est meilleure: je suis dans un monde d'idées plus hautes. Tout est là, mon cher, tout est dans la femme qu'on aime! ailleurs il n'y a rien. Christine n'est pas un bas-bleu, sotte espèce que je n'ai jamais pu sentir; mais elle connaît la littérature de son pays et comprend la nôtre: elle m'explique ce que je ne sais pas et me demande ce qu'elle ignore, et nos heures passent rapides et charmantes; nous travaillons comme deux enfants, élèves et maîtres chacun à notre tour.
Veux-tu un détail?
Tu sais que j'adore la musique et que je ne puis souffrir le piano: c'est mon caractère! Un soir, j'avais été retenu à Stockholm tout le jour, et je ne pus venir qu'assez tard: je vis le salon éclairé. Nous nous tenons d'ordinaire dans un petit boudoir.... le mot est mal choisi, car ce n'est pas un boudoir comme tu l'entends, et l'on n'y trouve aucune de ces futilités, plus ou moins coûteuses, que recherche la main frivole des femmes. C'est une sorte de cabinet, entre son salon et sa chambre, où elle a ses livres, quelques tableaux et un petit portrait de moi à douze ans, qu'elle a copié au pastel avec beaucoup d'habileté; elle n'y reçoit jamais les étrangers, et c'est pour nous un sanctuaire, sacré comme la chambre à coucher d'une Anglaise.
«Une visite!» me dis-je en apercevant les vitres qui flambaient; et, comme il me plaisait d'être seul, ce soir-là, je me permis un petit mouvement d'humeur. En approchant j'entendis les sons doux et voilés d'un de ces orgues de création nouvelle, qui font pénétrer la musique partout. Je demandai au valet de chambre s'il y avait du monde.
«Personne, me répondit-il; madame est seule.»
Je montai.
Christine était assise devant l'orgue: elle jouait des mélodies suédoises en s'accompagnant à demi-voix. J'entrai sans bruit et j'écoutai.
Après avoir effleuré, comme pour essayer les octaves, les touches d'ébène et d'ivoire, elle s'arrêta un instant, posa sa tête dans sa main, comme pour recueillir ses souvenirs ou sa pensée; puis, frappant deux ou trois accords, elle chanta, mais si doucement, et avec quel charme profond! ce lied populaire:
Perdus tous deux dans la steppe infinie!
que nous avions entendu ensemble en traversant le lac Clara, le soir où, pour la première fois, je lui parlai d'amour.
Je n'eus pas le courage de la laisser finir et je m'élançai vers elle en lui disant: «Merci! chère âme, merci!» Elle se retourna tout émue et vint à moi la main ouverte et le sourire aux lèvres.
«Il y a longtemps, me dit-elle, que j'aurais voulu vous faire cette surprise; mais croiriez-vous qu'il n'y avait pas un orgue dans tout Stockholm? J'ai dû faire venir celui-ci de Hambourg. Voilà pourquoi vous avez attendu.»
Que répondre à cela, Henri? j'ai pris sa main, je l'ai baisée, et je l'ai forcée de se remettre à jouer et à chanter.
Sa voix, sans être puissante, et je l'aime mieux ainsi, est d'un timbre pur; elle sonne comme l'argent, et, si je pouvais comparer les sons aux couleurs, je dirais qu'elle est limpide comme son regard: elle a des notes de cristal. Quant à l'expression, c'est une âme qui chante! l'extase me prend quand je l'écoute; la musique ouvre ses ailes blanches et nous emporte! Jamais Christine ne m'avait paru plus belle que ce soir-là: elle avait ce front radieux que les peintres mystiques donnent à la sainte Cécile de la Légende dorée; c'est le même œil, agrandi par l'extase; le même visage, un peu allongé vers le bas, et sur lequel, quand on sait lire, on retrouve si bien la rêverie et la passion; ses mains fluettes et ses doigts fins voltigeaient sur les touches émues, caressant l'instrument plutôt qu'elles ne le touchaient, et réveillant les notes endormies qui se levaient à son appel et montaient dans l'air, pareilles à un essaim d'oiseaux mélodieux, dont elle venait d'ouvrir la cage.
Comme elle achevait son chant, deux grosses larmes, qui tremblèrent un instant au bord de ses cils, ont coulé sur sa joue. Moi-même j'étais profondément ému.
«Christine, lui ai-je dit, il ne faut plus jouer ainsi: vous vous faites mal.
—Vous ai-je fait plaisir?» m'a-t-elle répondu avec un adorable sourire.
Elle est là tout entière, mon ami; c'est le même dévouement dans les petites choses et dans les grandes, le même oubli de soi et la même préoccupation de l'autre. Henri, tu vois maintenant quelle est Mme de Rudden; tu peux juger si je dois m'attacher à elle. Je ne sais pas encore comment nous arrangerons notre vie; mais ce que je sais, c'est que rien ne nous séparera l'un de l'autre.»
HENRI DE PIENNES À GEORGES DE SIMIANE.
«Tu tiens ton bonheur dans ta main: ne l'ouvre pas. Le bonheur a des ailes; c'est un oiseau qui ne se pose jamais deux fois sur la même branche. Fais mettre les bans: je vais demander un congé; je veux être le premier à saluer la comtesse de Simiane. J'aurais voulu t'écrire plus longuement; mais tu ne lis pas les longues lettres, et je veux profiter, pour t'envoyer celle-ci, de l'occasion d'un certain M. Borgiloff, que j'ai beaucoup connu en Italie: il arrive de Florence et passe ici pour rejoindre la légation russe. Mon billet te sera peut-être remis par Mlle Nadége, sa fille, une brune aux yeux bleus, qui a fait tourner ici toutes les têtes. Au dernier bal de la cour, le galant roi Louis n'a regardé qu'elle. La douce Lola Montès a cassé trois cravaches le lendemain.»
CHRISTINE À MAÏA DE DJORN.
«Il a été retenu toute la matinée, et il dîne ce soir chez son ambassadeur. Si je n'étais allée moi-même à Stockholm, où nous nous sommes rencontrés par hasard (connais-tu ces hasards-là?) je ne l'aurais pas vu aujourd'hui. Enfin, je l'ai aperçu: ce n'est pas une journée tout à fait perdue. Toutes mes minutes sont tellement prises, que je n'ai pas encore eu le temps de t'écrire depuis deux mois, à toi, ma meilleure, ma seule amie. Je n'ai, du reste, le temps de faire quoi que ce soit. Rien ne remplit la vie comme le bonheur. Quand il est là, c'est lui; et, quand il n'y est pas, c'est encore lui! Tu vois que c'est lui toujours! Le cher tyran m'a prise tout entière, et comme il m'a prise!
J'habite un véritable paradis terrestre planté par un Anglais, qui ne s'en jugeait pas digne, puisqu'il l'a vendu. Je n'y ai pas encore rencontré de serpent, et je ne suis pas femme à l'écouter. Eve n'avait que seize ans; c'est ce qui a perdu son pauvre Adam. Le mien n'a rien à craindre. M. de Simiane est le meilleur des hommes. Je ne sais si l'amour m'aveugle, mais il me semble la perfection en tout: il m'humilie, et je crois parfois que je le voudrais moins bon. C'est l'âme la plus tendre et la plus ardente.... et vraie surtout! Il pourra bien ne plus m'aimer; mais me tromper, jamais il en est incapable comme d'une lâcheté. Ne plus m'aimer! ah! chère, cette seule pensée, vois-tu, c'est pour mon âme, au milieu même de son bonheur, comme ce petit grain noir dans le ciel d'une journée bleue, qui prédi les tempêtes aux matelots. Quand elle m'arrive, je la chasse; si elle revient encore et que je m'y abandonne, ma raison s'égare, mon sang court dans mes veines, bat dans mes tempes, et s'embrase: je deviens folle. Ne plus m'aimer! le pourrait-il? et ne l'ai-je pas enchaîné dans tous les liens que noue la tendresse?... C'est maintenant que je me réjouis de n'avoir pas toujours été heureuse. Je remercie ceux qui m'ont fait souffrir. On dit qu'il faut payer son bonheur tôt ou tard.... n'ai-je point payé le mien d'avance? Il y a deux jours, Georges était de charmante humeur, avec quelque chose d'épanoui sur le visage.... Si tu savais comme la joie lui va bien! C'était une de ces heures bénies où la confiance est absolue, et où chacun peut lire dans l'âme de l'autre. Je lui ai demandé son âge, qu'il m'a toujours caché; il m'a avoué qu'il n'avait que vingt-six ans. J'en ai trente-quatre. Comprends-tu, Maïa, tout ce que disent ces deux chiffres? Aujourd'hui, ce n'est rien, et l'on ne voit pas de différence. Nous n'avons notre âge ni l'un ni l'autre. Je suis plus jeune: il est plus vieux. Nous avons tous deux vingt-huit ans; mais bientôt il en aura trente et moi quarante. Est-ce qu'on peut aimer une femme de quarante ans? C'est malsain de penser à cela. Georges, s'il y pense, dissimule bien habilement,—mais je crois qu'il n'y pense pas. J'ai son âme comme il a la mienne.
Hier, nous avons eu un entretien solennel.
«Comtesse, m'a-t-il dit en entrant, vous m'excuserez si je me présente chez vous en cravate noire et en redingote.
—Mon cher Georges, il me semble que c'est assez votre habitude, quand nous sommes seuls.
—Oui, m'a-t-il répondu; mais aujourd'hui je vais faire une chose qui sort un peu de mes habitudes.
—Parlez vite, vous m'effrayez!
—Déjà, comtesse?»
Je te jure, Maïa, que je ne savais pas ce qu'il allait me dire.... j'étais si loin de m'attendre!...
«Eh bien, qu'est-ce? lui ai-je demandé, un peu troublée malgré moi; vous me faites peur avec vos airs mystérieux!»
Et comme je lui retirais ma main qu'il avait gardée:
«Je viens, m'a-t-il dit, vous demander.... pour toujours.... cette petite main que vous voulez déjà me reprendre.»
J'ai été saisie, et l'émotion m'a tout d'abord empêchée de répondre. Il a cru que j'hésitais; il n'a rien dit, mais il est devenu pâle, et j'ai senti trembler sa main.... O Maïa, que j'ai été heureuse de me voir aimée ainsi!
«Georges, lui ai-je dit, je vous aime. Vous savez que je vous aime! Mais votre demande est si soudaine! je ne croyais pas.... vous ne pouvez pas exiger....
—Je n'exige rien, Christine, m'a-t-il répondu d'une voix si douce et si triste!
—Mon ami, lui ai-je dit alors, je suis prête à tout ce qui vous plaira.... je veux tout ce que vous voudrez. Vous ne souffrirez jamais pour moi ni par moi, Georges! Mais, à votre tour, soyez bon, et donnez-moi huit jours pour réfléchir.... Je vous le demande pour vous comme pour moi.»
Il y a consenti. Je me suis mise à l'orgue: je ne pouvais plus parler. J'ai joué les airs qu'il aime. Je crois que j'ai bien joué, car, lorsque je l'ai regardé, j'ai vu qu'il avait aussi de grosses larmes dans les yeux. Mais, chère Maïa, je n'avais pas besoin de huit jours. Va! c'est tout réfléchi. Je ne serai jamais comtesse de Simiane. Il l'a voulu: c'est assez pour moi.... Oh! ne t'y trompe pas; je n'écris point ce mot sans une douleur profonde. C'est ma meilleure part de bonheur sur cette terre à laquelle je renonce; je le sais, mais je sens qu'il le faut.... pour lui! Oh! il ne saura jamais le prix du sacrifice. Mais toi, Maïa, tu le comprendras et tu me plaindras.... Être la femme de l'homme qu'on aime, être à lui.... à la vie et à la mort! toujours!—toujours, ce grand mot de l'éternité humaine,—marcher avec lui, la main dans la main, sous l'œil des hommes, sous l'œil de Dieu, avec la faveur de tous! n'avoir plus à craindre, ni la tristesse des cheveux blancs, ni l'isolement des derniers jours; mais vieillir ensemble, doucement, au milieu des chers enfants qui vous aiment et vous rendent vos beaux jours en vous rajeunissant de leur jeunesse! N'est-ce pas là le plus grand bonheur qui puisse être donné à la femme? et ne sais-tu pas qu'au fond du cœur, dès que nous aimons, c'est ce bonheur-là que nous désirons toutes? Crois-tu que rien, même dans les plus heureuses liaisons, remplace jamais cela?
Et pourtant! ce bonheur qui m'est offert, je le refuse. Je le refuse à cause de lui.... Je ne veux pas lui ménager de repentirs amers; je ne veux pas profiter des entraînements de son cœur; je ne veux pas être dans dix ans la femme d'un jeune mari: je ne veux pas lui forger des fers qu'il ne pourrait plus rompre quand il en sentirait le poids. Je sais bien que je me sacrifie; mais le sacrifice, sous une forme ou sous une autre, n'est-ce point toujours la vertu de la femme? Et puis, s'il faut tout te dire, à me sacrifier pour lui, j'éprouve je ne sais quel âpre bonheur et quel contentement douloureux! Oh! je l'aime bien, car il n'y a pas d'égoïsme dans mon amour. Je me suis promis de le rendre heureux, et je me tiendrai parole, advienne que pourra! Je crois qu'il m'aimera longtemps encore, et pourtant, il y a des moments où j'ai peur.
Je ne connais rien de son passé; et, sache-le bien, cette ignorance absolue, c'est parfois une torture cruelle! Non, je ne sais rien de lui; mais il me semble que cette nature si délicate doit être terriblement mobile. Personne, je le crois, personne n'est plus capable d'être rapidement et fortement ému; mais peut-il garder la même émotion bien longtemps? Cette facilité d'impression qui le rend si séduisant, ne le rend-elle point en même temps incapable de constance, et le danger n'est-il pas, avec lui, tout à côté du charme? Ce qui m'effraye souvent chez Georges, c'est encore ce sentiment si vif de la beauté, qui le prédispose à l'enthousiasme pour tout ce qui réalise l'idéal à ses yeux,—mais qui doit si rapidement l'en détourner, dès que la désillusion arrive. Croirais-tu qu'il y a telles de ses louanges les plus exquises et les plus tendres dont je souffre, parce que je me persuade qu'il ne m'aimerait plus autant si je venais à les mériter moins?
Ne dis pas que je suis trop subtile; si tu savais comme on le devient quand on a l'âme tendue vers une seule et unique pensée! Dans ton sage et calme bonheur, tu trouveras peut-être ces craintes folles et ces terreurs chimériques. Mais, quand on aime comme j'aime, on a toujours une inquiétude au fond du cœur. Celles-là n'aiment point qui ne craignent pas.
Adieu, Maïa; ne prends point garde si cette lettre est un peu triste. Il pleut et j'ai froid. Demain il reviendra, et avec lui toute ma joie. Demain le ciel sera bleu, la brise tiède et mon âme en paix. Adieu encore, garde-moi cette bonne amitié, toujours la même, qui n'a ni veille ni lendemain.»
MADAME DE BJORN À CHRISTINE.
«Je te plains et je t'admire; tu me fais envie et tu me fais peur. Mais que puis-je te dire? Je ne connais rien à tous ces grands sentiments. Ne m'écris plus de pareilles lettres. Depuis que j'ai lu celle-ci, je passe ma vie à trembler. Je sens qu'un tel amour doit être tout toi; mais je ne sais pas s'il y a un homme au monde qui le mérite. J'aime beaucoup mon cher baron; mais je suis plus calme, et lui aussi, et nous n'en sommes pas plus malheureux. Quoique je n'aie pas ton imagination, je me doute bien que tu dois avoir des heures charmantes. Mais cette vie est un rêve: prends garde au réveil. A ta place j'aurais accepté. Tu seras belle longtemps: c'est de famille; M. de Bjorn, qui t'adore toujours, me dit que ta mère a fait des passions à cinquante ans. Le mariage a du bon, et, si rien n'est parfait en ce monde, c'est peut-être encore la meilleure chose parmi les mauvaises. Je ne te fais pas de morale, quoique je sois toujours un peu puritaine: je garde cela pour moi. Mais, au point de vue même du bonheur, le mariage est encore la plus sûre des garanties. Un inconstant est bien retenu par la douce voix d'un petit ange rose et blond qui lui crie: «Papa!» Il s'arrête sur le seuil, se retourne, voit la mère qui sourit,—et reste. S'il s'en va, il revient. Mais les autres! une fois partis, on ne les revoit jamais. Ce sont des oiseaux de passage qui chantent sur les branches, picorent le fruit.... et s'envolent. Réfléchis encore!
Aimée comme tu l'es, tu peux tout. Tu seras punie de passer à côté de ton bonheur. Ton bonheur! en le faisant, ne feras-tu pas le sien? Voilà vraiment un homme bien à plaindre, parce que la plus aimable femme de Suède aura quelques années de plus que lui, c'est-à-dire plus d'âme, plus de dévouement, plus de vraie tendresse, car il n'y a qu'à notre âge que l'on sache aimer, ma chère; à vingt ans une femme aime l'amour; à trente ans elle aime l'amant et le mari, surtout quand elle a le bonheur que les deux n'en fassent qu'un.
Et ce pauvre major? un grand cœur, ma Christine! mais je ne suis pas assez éloquente pour plaider les causes perdues! en voilà un qui t'aimait! c'est toi qui l'as chargé d'une mission? C'est bien trouvé! Il est toujours heureux pour une femme d'être la cousine d'un ministre.
Si ta protection pouvait nous envoyer à Paris! Je porte Copenhague sur mes épaules. Adieu. Mon amitié t'attend. Tâche de n'en avoir pas besoin! C'est un capital dont tu ne touches pas les intérêts; mais tu es sûre de le trouver toujours. Pardonne-moi cette comparaison financière: on a parlé argent autour de moi toute la soirée. C'est la maladie du jour, et je crois qu'elle est contagieuse.»
L'été, puis l'automne, s'écoulèrent au milieu des joies sans mélanges de l'amour partagé. Ceux-là auront-ils jamais le droit de se plaindre, dont la vie a compté deux saisons de bonheur? Ils vivaient l'un pour l'autre. Christine se paraît pour Georges: c'était l'occupation de ses matinées; elle savait la coiffure qu'il préférait et la robe qui devait lui plaire. Partout et en tout il retrouvait chez elle sa pensée constante et cette préoccupation de lui qui est pour les amants comme la douce flatterie du cœur: c'est à de tels signes qu'on reconnaît l'amour. Quand on aime moins, on n'aime pas. Quatre années, depuis la trentième, avaient glissé sur Christine comme les siècles sur le marbre éternel de ces statues dont ils rendent la beauté plus éclatante encore et plus accomplie. Parfois, le matin, une petite ride imperceptible plissait la peau, trop fine, au bord de l'œil; parfois dans le réseau bleu des veines qui courent sur le front blanc, on eût dit, à l'heure du petit lever, qu'un rasoir avait promené sa lame mince: c'était tout. Et quand, pareille à la Vénus-Aphrodite, elle sortait du bain glacé, secouant les perles liquides de sa chevelure tordue, c'était un printemps de beauté. Elle avait gardé ses cheveux de quinze ans, si épais, qu'ils paraissaient bruns, quoiqu'ils fussent blonds, tant l'or se brunissait dans la profondeur de leur masse; mais cet or, qui se fonçait jusqu'au bronze, ne cessait pas d'être de l'or. On le voyait bien quand sa tête, appuyée sur le dossier du fauteuil gothique, recevait le rayon du soleil qui les traversait, les pénétrait et les faisait rayonner autour de son front, comme une auréole de lumière vivante; sa bouche, dans le sourire, avait la fraîcheur d'une bouche d'enfant: elle faisait penser à une fleur qui s'entr'ouvre. Jeune fille, Christine s'était peu souciée de sa beauté; je croirais assez volontiers que cette beauté s'ignorait elle-même. Maintenant elle la connaissait, et elle en était fière, à force d'en être heureuse. L'émotion surtout la transfigurait: son âme, devenue visible, se répandait sur ses traits et les animait. Elle s'exaltait facilement: un souffle de vie la pénétrait alors, et une sorte de lumière intérieure faisait resplendir son visage, comme ces beaux vases aux fines sculptures, que l'on éclaire tout à coup par dedans; son œil un peu allongé, comme la feuille dépliée du pêcher, si calme et si doux dans le repos, dégageait des effluves magnétiques; la passion respirait dans son sourire. Alors il s'exhalait d'elle comme un charme qu'il fallait subir. Mais elle était de celles que l'on pouvait surprendre à toute heure et voir toujours. Elle n'avait rien à cacher, parce qu'en elle tout était vrai, noble et grand, et c'était là le caractère particulier de sa beauté, qu'en la regardant on se sentait meilleur. Georges, en la tenant par la main, entra donc avec elle dans un monde dont il ne soupçonnait pas l'existence: ce monde mystique des races septentrionales, où les femmes savent épurer l'amour en l'élevant. Elle lui ouvrait des horizons inconnus, et si larges que son regard n'en sondait point la profondeur. Jamais deux âmes ne s'étaient ni mieux comprises ni plus pénétrées, et cet accord était si parfait, que, même éloignées, et par une sorte d'union mystérieuse dont le lien ne se rompait jamais, elles ressentaient chacune le contre-coup de ce qui frappait l'autre,—ensemble, malgré la distance.
Cependant la Suède frissonnait déjà sous son manteau de neige. L'hiver ramenait la campagne à la ville; les châteaux se dépeuplaient; on abandonnait les parcs, les cottages perdus dans les bois et les villas semées au bord des lacs. Christine revint plus tard que les autres; mais enfin elle dut revenir. Ce ne fut point sans regrets.
Georges alla passer un dernier jour avec elle. Il avait neigé pendant la nuit; une nappe blanche couvrait les petits sentiers qui voyaient passer leur promenade chaque jour. Le bassin était gelé; les sapins secouaient d'un air mélancolique leur tête poudrée à frimas; les oiseaux consternés voletaient d'un arbre à l'autre en poussant des cris plaintifs. Georges et Christine déjeunèrent tous deux au coin du feu, en regardant la campagne triste. Vers midi, le soleil, entre deux nuages, montra son sourire pâle. Ils sortirent un instant pour revoir le parc, le bois, le jardin, tous ces lieux chers où s'étaient écoulés leurs plus beaux jours. Christine eut froid; ils rentrèrent, et passèrent leurs dernières heures à recueillir les souvenirs de leur amour. Ils devaient se revoir le lendemain à Stockholm: ils se quittèrent pourtant avec un serrement de cœur. Georges s'arrêta, tout hésitant, sur le seuil qu'il avait franchi tant de fois si joyeux. Les insensibles témoins de notre bonheur en gardent toujours quelque chose: la nature prend une part de notre âme: on s'en aperçoit à l'heure des adieux.
Le major, revenu de son inspection depuis une semaine ou deux, alla, de compagnie avec le chevalier de Valborg, chercher Christine au cottage; tous deux la ramenèrent à la ville. Le major était plus épris que jamais, et pas le moins du monde découragé; le voyage lui avait fait du bien; il gardait encore des doutes consolants. «Ces Français ne savent pas aimer, se disait-il; leurs plus belles flammes ne sont que des feux de paille: cela brille, mais cela ne dure pas. Mon tour viendra!... et, s'il ne vient pas, continuait-il avec moins d'assurance, eh bien, je serai toujours près d'elle pour la défendre ou la consoler: c'est encore un assez beau rôle.»
La vie à Stockholm fut à peu près ce qu'elle avait été à Haga: la comtesse retrouva sa société habituelle. Georges, le baron de Vendel et le chevalier de Valborg en formaient le noyau. Quelques comparses se groupaient autour d'eux. Les rapports de Georges et du baron dénotaient la meilleure intelligence; l'œil le plus exercé n'aurait jamais surpris entre eux la moindre apparence de rivalité. C'était comme un secret accord de tous deux pour enchanter la vie autour de leur idole: pour ne pas jeter sur elle l'ombre même d'une préoccupation ou d'une inquiétude, l'un savait cacher sa joie et l'autre sa tristesse. Tous deux lui présentaient un visage calme et riant. Vis-à-vis l'un de l'autre, ils gardaient en sa présence les formes courtoises et polies des gens du monde; passé le seuil du salon, ils ne se connaissaient plus, ce qui rendait parfois assez comique l'embarras du chevalier, quand il se trouvait entre les deux sans savoir auquel parler ou lequel suivre.
La comtesse sortait peu. Elle dut pourtant se montrer dans quelques salons, et elle y brilla comme une belle étoile qui traverse la nuit et l'illumine. Elle s'aperçut bien que Georges l'aimait davantage après ces rapides éblouissements qu'elle lui donnait dans le monde. D'autres auraient pu s'en réjouir; elle était plus disposée à s'en affliger. Sa nature trop délicate ne lui permettait point d'en tirer avantage, même au profit de son amour: elle se disait que c'étaient là de mauvais triomphes, qui pouvaient flatter son orgueil, mais qui humiliaient son cœur. Elle ne voulait point que la vanité enlevât jamais la moindre part à la tendresse. Georges, cependant, avait des devoirs de position; elle les comprenait et s'y soumettait avec cette abnégation qui se retrouve toujours au fond de l'amour vrai. Il fallait qu'on le vît partout. Mais souvent il commençait et toujours il finissait la soirée chez elle. Les réunions du grand monde suédois sont dans tout leur éclat vers dix heures. Georges, après son apparition officielle, pouvait donc, sans blesser aucune convenance, aller demander une tasse de thé à la comtesse, qui l'attendait en comptant les minutes. Quand il était trop en retard, elle arrêtait la pendule.
Le monde avait bien quelque soupçon de leur liaison; mais le monde est meilleur enfant qu'on ne pense. S'il déchire sans pitié ceux qui l'offensent ouvertement, il est au contraire tout rempli d'indulgence pour ceux qui lui montrent quelques égards en observant les convenances, qui sont sa loi suprême. Christine était adorée, même des femmes, et aucun souffle n'avait terni le pur diamant de son honneur. Ceux qui ont du cœur, c'est le petit nombre admiraient de loin, et non sans quelque secrète envie, ce ciel azuré de leur amour, que ne voilait jamais aucun nuage. Quelques-uns s'étonnaient qu'un Français pût montrer tant de constance, et, dans l'attente d'un abandon prochain, ils avaient la précaution de plaindre Christine par avance. En Suède comme en Norvége, on nous prend toujours pour les petits-fils des marquis badins du dix-huitième siècle. La mère de deux ou trois grandes filles, difficiles à marier, trouvait seule que Christine avait tort d'accaparer un si bon parti, devenu même inutile entre ses mains; mais elle ne faisait pas plus la majorité qu'une hirondelle ne fait le printemps.
Un soir, à l'ambassade d'Autriche, Georges, après avoir fait le whist d'un général et de deux diplomates, demanda son traîneau. Comme il passait devant la dernière banquette du salon, il entendit un chuchotement de voix moqueuses. Deux femmes causaient et riaient en le regardant. L'une d'elles était une Suédoise assez coquette, à laquelle il avait eu l'impardonnable tort de ne pas faire la cour. Il n'avait jamais vu l'autre.
«Il n'a donc que la permission de dix heures? dit celle-ci d'une voix sèche et mordante à son amie, qui étouffait un méchant rire sous la nacre de l'éventail.
—Oh! reprit la Suédoise entre deux éclats, il est bien gardé.... mais il faut convenir qu'il est très-docile: c'est une justice à lui rendre.
Il faut être vraiment fort pour porter noblement le poids d'un amour vrai, les pieds sur la terre, mais la tête dans le ciel. Les femmes, en cela, sont plus vaillantes que nous; un grand sentiment les préserve toujours des petites passions; l'homme s'en défend moins bien. Georges devait mépriser une raillerie misérable. Il se sentit blessé au cœur par cette flèche barbelée du ridicule, qu'on n'arrache plus quand elle a pénétré. La vanité lui souffla dans l'âme toutes sortes de mauvais conseils.
Il ralentit le pas; et, au lieu de descendre, il entra dans une galerie qui longeait les trois salons de l'appartement.
«Pardieu! fit-il assez légèrement, Christine n'en mourra point pour m'avoir attendu une demi-heure de plus. Elle aime à se coucher tard. Comme elle me prend, cette femme, depuis un an!» Il jeta les yeux dans une glace pour se rajuster.... «Ah! dit-il en regardant sa cravate, c'est elle qui m'a refait ce nœud....» Un souvenir charmant lui arriva et changea ses pensées. «Je viens d'être injuste pour la première fois, se dit-il au fond du cœur; pauvre chère âme, comme elle vaut mieux à elle seule que tout ce monde ensemble! Serait-elle assez malheureuse! si elle m'avait entendu!» Il fit deux pas pour sortir. Le mauvais ange lui souffla tout bas: «Il y a dans ce salon deux femmes qui ont ri de toi!
—Ne les écoute pas, lui disait son cœur, Christine t'attend.
—Ne fût-ce que pour elle, reprenait la vanité maudite, tu dois leur prouver que tu es libre.... Christine te le demanderait si elle était là.... Fais-le pour elle!»
Il rentra dans le bal.
«Encore vous, cher comte! dit Axel en venant à sa rencontre. Que dira-t-on rue de la Reine?»
Georges fronça le sourcil.
«Rien, j'imagine, répondit-il avec un peu de sécheresse. Mais, vous, chevalier, dites-moi donc quelle est cette femme en robe vert pâle qui cause là-bas avec la petite baronne de Strom.
—Cette femme est une jeune fille.
—On ne s'en douterait pas! mais enfin qui est-elle?
—Vous ne le savez pas?
—Puisque je vous le demande!
—Ce ne serait pas une raison.
—Parole d'honneur!
—Eh mais, continua le chevalier, voilà qui flatterait singulièrement l'aimable comtesse. Comment! vous ne connaissez pas même de vue, depuis huit jours qu'elle est ici, la nouvelle reine de l'hiver, la belle des belles, l'incomparable Nadéje, Mlle Borgiloff?
—Non, en vérité, et voici la première fois que je la rencontre.
—Au fait, c'est possible, vous sortez peu!
—Moi? mais tous les soirs!
—Alors c'est qu'elle vient tard, et que vous partez de bonne heure. Oh! il n'y a pas de mal à cela; vous y avez perdu les débuts d'une élégante dans nos salons: mais c'est un malheur facile à réparer.
—Vous m'y aiderez, chevalier.»
Et le comte, qui s'était rapproché de la porte, se mit à examiner Mlle Borgiloff avec une attention que peut-être Christine eût trouvée trop scrupuleuse.
Pour un juge fin de la beauté féminine, Nadéje était loin de mériter l'éloge que le chevalier faisait d'elle. Elle avait beaucoup d'éclat, et, dans un cercle de femmes, c'était toujours elle que l'on remarquait la première; mais elle excitait l'attention bien plus qu'elle n'attirait la sympathie.
Il y avait de la dureté dans les plans trop nettement accusés de son front; malgré la rondeur ferme et veloutée des joues, on devinait la saillie des pommettes accentuées; sa main, petite, mais dure de paume, sèche dans l'étreinte, avec un pouce trop fort et des doigts légèrement renflés au nœud des phalanges et carrément coupés, indiquait l'esprit positif, la volonté tenace et l'ardeur ambitieuse de la femme qui veut parvenir, son nez trop court (un peu plus il était écrasé) rappelait l'origine kalmouque de sa famille, plongée depuis trop peu de temps encore dans le grand courant de la civilisation occidentale. Pour être vrai, il fallait bien lui reconnaître une taille charmante, plus accomplie et mieux formée qu'il n'arrive d'ordinaire chez les jeunes filles, et une fleur de teint éblouissante:—des roses du Bengale écloses sur de la neige;—une bouche un peu grande, mais rouge comme la grenade mûre, et faisant luire, quand elle riait ou qu'elle parlait, l'éclair humide et nacré des dents blanches; ses beaux cheveux fièrement relevés, et dégageant la tempe, sans une perle, sans un ruban, sans une fleur, s'amoncelaient sur la nuque en masse sombre, dont le noir sans reflet absorbait la lumière et semblait l'éteindre. Son œil allongé avait l'air de s'ouvrir par une fente, comme celui des races félines: mais la passion pouvait le dilater puissamment; il se redressait aux coins vers les tempes, par une oblique chinoise qui donnait à sa physionomie, quelque chose de singulièrement piquant. Elle en jouait comme d'un instrument perfectionné: son regard avait des gammes de rayons, tantôt perçants et vifs, tantôt adoucis en de si molles langueurs, qu'on eût cru l'apercevoir à travers un voile de larmes. Beaucoup de femmes étaient plus belles; on en rencontre rarement de plus séduisantes: mais ce n'était point l'âme qu'elle séduisait.
Nadéje n'était pas riche. C'était là le pied d'argile de la statue à tête d'or. Le plus clair de sa fortune était la protection du czar et les talents de son père, qui n'avait pas assez de naissance pour arriver au premier rang dans une carrière où la noblesse est souvent le premier des mérites. Une disgrâce ou une maladie pouvait la ruiner. N'ayant point l'indépendance que l'on trouve dans le patrimoine assuré de la famille, elle voulait donner par le mariage une base solide à son avenir. Cette préoccupation constante dominait chez elle tous les entraînements de la jeunesse. Si elle ne les étouffait point, Nadéje les ajournait. A vingt ans elle avait un plan de conduite. Élevée par son père au milieu des hommes, traversant dans toutes les capitales les sociétés les plus intelligentes de l'Europe, et s'appropriant tout, avec cette facilité d'assimilation qui est le propre de certaines races, elle mettait au service de ses petits intérêts des moyens assez puissants, qu'elle dirigeait avec le calme et la ruse froide d'un diplomate en jupons.
Arrivée à Stockholm depuis peu, elle n'avait encore été présentée que dans deux ou trois salons; mais un secrétaire de son ambassade l'avait merveilleusement renseignée sur la cour et la ville. Elle avait ses notes particulières. Décidée à ne pas coiffer plus longtemps le chef vénérable de sainte Catherine, elle s'avançait vers le mariage sans faire de faux pas sur le terrain glissant du monde. Il ne lui manquait plus qu'une petite chose: le mari.
En voyant rentrer Georges dans le salon, la physionomie de Nadéje opéra un changement à vue trop soudain pour être bien sincère. Elle n'écouta plus la petite baronne, qui continua seule sa chronique peu charitable. Elle leva au plafond, comme pour prendre le ciel à témoin, son œil innocent, qui se voila d'un nuage de rêverie; bientôt elle s'approcha de la cheminée, et d'un doigt distrait effeuilla dans une coupe de Chine une des roses de son bouquet. Elle tournait ses épaules vers Georges avec la cambrure de reins d'une cariatide: M. de Simiane ne pouvait voir qu'imparfaitement son visage. Nadéje, qui s'était trop regardée pour ne pas se bien connaître, se défiait un peu de son profil; mais elle montrait assez volontiers sa nuque opulente et les belles attaches de son cou.
Georges la regardait fort attentivement, sans s'apercevoir qu'elle suivait dans la glace le mouvement de ses yeux.
«Nommez-moi donc à cette belle Mélancolie, dit-il au chevalier.
—Il paraît, reprit Axel, que j'ai le privilège de vos présentations; mais je vous préviens que je ne réponds pas des conséquences.»
Ils s'avancèrent vers la jeune fille, qui tout à coup se retourna, au moment où ils n'étaient plus qu'à deux pas d'elle, avec un geste de surprise d'un naturel admirable: ses lèvres s'entr'ouvrirent comme pour un petit cri, qu'elle ne poussa point, et l'on put voir courir sur ses épaules de neige le frisson du réveil en sursaut. Aucun de ces détails n'échappa au jeune diplomate.
Axel nomma le comte de Simiane, et tous trois commencèrent à causer debout, près de la cheminée, en ce moment déserte. Georges trouva que le chevalier aurait bien pu s'éloigner après la présentation. Il n'aimait pas les conversations à trois. Georges, sans même s'en apercevoir, commettait sa première infidélité. Quand un homme désire se trouver seul avec une jeune et jolie femme, il en offense une autre: celle qu'il aime.
L'orchestre jouait les premières mesures d'une polka. Georges s'inclina devant la jeune fille et lui tendit la main en souriant; elle y mit la sienne avec une grâce charmante, au moment où deux jeunes officiers s'élançaient pour l'engager. On ne dansait pas encore; mais, à un certain mouvement de chaises et de fauteuils, Georges devina qu'il s'agissait d'un cotillon, cette danse qui, pour les uns, commence toujours trop tôt et finit toujours trop tard, tandis que, pour les autres, c'est précisément le contraire. M. de Simiane jeta un regard furtif sur la pendule; elle marquait onze heures moins un quart. «Et ma pauvre comtesse! pensa-t-il; à quelle heure arriverai-je chez elle?» Si diplomate que l'on soit, on ne peut pas tout cacher: une ombre obscurcit le visage du jeune homme, et Nadéje sentit comme un frémissement nerveux dans la main qui tenait la sienne. Elle releva sur le comte ses yeux qu'elle tenait baissés, et laissant passer son plus doux regard à travers de longs cils soyeux:
«Monsieur le comte, lui dit-elle d'une voix timide, presque soumise, je ne veux pas vous devoir à une surprise: vous m'avez demandé une polka; je ne vous condamnerai point à un cotillon.» Elle ajouta, en le regardant à la dérobée: «On sait quand le cotillon commence, on ne sait pas quand il finit.» Et elle voulut dégager sa main: Georges la retint avec une contrainte polie et la regarda plus qu'il n'avait encore fait.
Nadéje baissa de nouveau les yeux en rougissant: elle parut troublée comme une jeune pudeur à qui l'on parle d'amour pour la première fois. Georges l'enveloppa tout entière d'un long regard.
«Il est vrai, répondit-il, que je n'avais point tant espéré; mais, si j'ai demandé moins, je n'en suis que plus charmé d'avoir davantage.»
Nadéje s'appuya sur le bras de Georges avec plus d'abandon, et le jeune homme put voir sur son visage une expression de reconnaissance heureuse.
Cependant le conducteur du cotillon, un jeune homme assez élégant et suffisamment sot pour son emploi, avait donné le signal des premières évolutions: bientôt les figures se succédèrent dans leur ordre capricieux et galant. Tour à tour les couples se perdaient dans la foule ou se reformaient à leur gré. Tantôt les cavaliers choisissaient leurs dames, tantôt les dames choisissaient leurs cavaliers. Georges et Nadéje se donnèrent des preuves insignifiantes d'abord, mais trop multipliées, de leur mutuelle préférence. Bientôt ils furent en coquetterie réglée. Georges se retrouvait, non sans un secret plaisir, sur son ancien terrain. Il y avait plus d'un an qu'il vivait aux pieds de la comtesse, sans se permettre la distraction même la plus innocente auprès d'une autre. Il est vrai qu'il n'en avait pas eu même le désir. Il n'en trouva pas moins sa conduite extraordinairement méritoire. Il se dit que peu d'hommes à sa place auraient poussé aussi loin le scrupule de la fidélité, et que, jusqu'à un certain point, c'était même donner à Christine une preuve de défiance que de ne pas oser s'occuper d'une autre femme, comme si elle avait à redouter la comparaison. La conclusion de tout ceci fut qu'il devait faire un peu la cour à Nadéje. Il est vrai que la jeune fille déploya pour sa conquête tout un arsenal de séductions: elle fut tour à tour railleuse et mélancolique, étincelante de verve ou recueillie en des silences pleins de choses. Elle était trop habile pour se permettre l'allusion même la plus indirecte contre Christine, et M. de Simiane n'était point d'ailleurs homme à la permettre; mais elle sut, en deux ou trois occasions, parler fort délicatement de ces grands sentiments du cœur, si beaux, qu'il faut les admirer partout où on les rencontre, mais si rares, qu'en les voyant on est excusé presque de leur porter envie. Tout cela fut indiqué plutôt que dit, avec ce tact suprême du monde, qui sait ne jamais blesser, glissant sur tout, n'appuyant sur rien. Puis Nadéje dansait à merveille; ce qui ajoutait beaucoup de persuasion à ses paroles. Le cotillon suédois a des pas de caractère qui développent la grâce de la femme et rehaussent l'élégance de sa beauté.
Nadéje le savait et en abusait. Au milieu de ces figures qui commencent l'émancipation des jeunes filles, en leur permettant quelque liberté dans leurs choix, elle fit à Georges l'hommage de tous les siens: elle sollicitait le mouchoir avec le regard humble et amoureux de l'esclave qui attend le bon plaisir de son maître; elle lui offrait le bouquet avec le geste d'une sultane qui veut prendre un favori. Quand on la conduisit au fauteuil pour le pas du miroir, tous les danseurs défilèrent devant elle comme une armée de prétendants; une main légère, rapidement passée sur la glace, semblait effacer chaque nouvelle image: c'était le signe du refus. Georges, à son tour, et le dernier vint plier le genou sur le coussin de velours. Une seconde de trop, peut-être, elle contempla dans le miroir le visage du jeune homme, où perçait une nuance d'inquiétude; puis, se penchant vers lui, elle étendit la main, comme pour le relever, et ils valsèrent ensemble. Elle emmêla les pas. Georges, pour la soutenir sans doute, l'enlaça dans une étreinte plus puissante, et la rapprocha de sa poitrine. On eût dit qu'elle allait fléchir et incliner sa tête jusque sur l'épaule du danseur; mais tout à coup elle se dégagea, et s'arrêtant:
«Assez! dit-elle, je vous en prie!»
Georges la reconduisit à sa place, aussi troublé qu'elle paraissait l'être.
Tout finit en ce monde, même les cotillons. Georges regarda furtivement à sa montre; il était près d'une heure: il sortit en toute hâte. Il était comme enivré d'elle; véritable ivresse, en effet, car il y avait du trouble dans son bonheur. Ce n'était plus l'émotion sans mélange, si douce et si pure qu'il avait ressentie un an plus tôt en valsant avec Christine. Il éprouvait, au contraire, cette inquiétude vague qui précède, dit-on, le remords. L'air de la nuit, en frappant son front, sec et froid, calma l'exaltation malsaine de ses idées.
«Et Christine!» se demanda-t-il pour la première fois depuis deux heures.
Il ne lui avait jamais fait, même en pensée, une aussi longue infidélité. Il n'était pas possible d'aller maintenant chez elle; cependant il donna l'ordre au cocher de prendre par la rue de la Reine. Ce n'était pas son chemin.
«Il faut qu'il ait le diable au corps! murmura celui-ci en relevant son collet de fourrure; me faire faire un détour par cette bise aiguë!...» Il déchargea sa colère sur les pauvres chevaux, qui partirent au galop.
La chambre à coucher de la comtesse donnait sur la rue: les fenêtres étaient encore éclairées, non pas de ces molles lueurs qui tombent du sein voilé de la lampe nocturne, comme pour garder le sommeil, mais de la vive clarté des bougies qui annonce l'insomnie et la veille. Christine n'était pas couchée.
«Pauvre âme! murmura Georges en cachant sa tête dans ses mains, elle veille et elle souffre!»
Quand l'égoïsme des mauvaises passions ne nous a pas encore pétrifié le cœur, nous ne pouvons subir de torture plus cruelle que la pensée d'une souffrance éprouvée pour nous et à cause de nous par une créature noble et dévouée. Ces douleurs-là sont poignantes entre toutes, et, si on mérite le nom d'homme, jusqu'à ce que le calme et la douce sérénité du bonheur soient revenus dans l'autre âme, rien ne peut ni les guérir ni les consoler.
Les chevaux, qui connaissaient les habitudes de leur maître, avaient d'eux-mêmes ralenti le pas. «Chez moi!» cria Georges au cocher, et, jetant un dernier regard vers la fenêtre éclairée: «Christine! Christine! dit-il tout bas, c'est toi que j'aime!»
La veille il n'aurait pas senti le besoin de le lui dire. On ne proteste jamais si fort que quand on commence à douter. Il rentra chez lui en maudissant Nadéje. C'était trop: il eût mieux valu n'y point penser.
Le lendemain, en s'éveillant, il retrouva, mais un peu confus, le souvenir de ce qui s'était passé le soir précédent, et il essaya de se justifier à ses propres yeux, pour mieux se justifier aux yeux de la comtesse. Après tout, ce n'était pas un grand mal de s'être un peu attardé dans un bal et d'avoir dansé le cotillon avec une Russe qu'il voyait pour la première fois. Il est vrai que Christine l'attendait. Mais ne l'avait-il pas vue quelques heures auparavant, et la comtesse ne lui avait-elle pas dit cent fois qu'elle ne voulait le priver d'aucun plaisir?... Sans doute! mais ne lui avait-il pas répondu qu'il n'y avait point pour lui de plaisir où elle n'était pas? Enfin, s'il y avait faute, la faute était bien légère!
Une voix secrète répondait qu'en amour il n'y a point de petites choses, et qu'on est très-coupable dès qu'on l'est un peu. C'était la première peine qu'il eût volontairement faite à la comtesse, et rien encore n'avait émoussé chez lui la pointe vive du remords.
Le valet de chambre de Christine vint dès huit heures chercher de ses nouvelles. Il fit répondre qu'il était bien et qu'il irait chez la comtesse vers midi. Il n'est guère permis de se présenter plus tôt chez une femme.
Christine l'accueillit avec cette grâce pénétrante qu'il n'avait retrouvée chez aucune autre, et qui, doucement lui prenait l'âme. Il vit bien qu'elle n'avait pas dormi; il crut voir qu'elle avait pleuré. Ces premières douleurs de l'amour, qui n'ont pas eu le temps de ravager l'âme, font plus beau le visage, sur lequel se répand une teinte douce de langueur et de mélancolie. Georges fut touché, et il voulut se défendre, alors qu'on ne l'attaquait pas.
«Je n'étais qu'inquiète, répondit Christine; ne me rendez pas triste!
—Si vous êtes triste, lui dit-il, j'ai tort; j'aurai tort, Christine, dès que vous ne serez plus heureuse.» Il se laissa glisser à ses genoux. «Je ne me relève que pardonné, ajouta-t-il en prenant sa main.
—Alors relevez-vous, mais ne péchez plus!» dit-elle en souriant.
Puis redevenant grave tout à coup:
«Si vous saviez, Georges, ce que j'ai souffert cette nuit.... si vous pouviez savoir toutes mes suppositions, toutes mes craintes! Mais vous voilà.... Vous m'aimez?»
Elle le regarda dans les yeux.
«De toute mon âme, Christine!
—C'est bien! avec vous le bonheur me revient.... Maintenant, causons.... C'était donc bien beau, monsieur, ce bal qui vous a fait m'oublier?
—C'était brillant comme tous les bals officiels: des épaulettes et des diamants! Qui en a vu un en a vu mille! Je n'y veux plus mettre les pieds; laissons chercher le plaisir à ceux qui n'ont pas trouvé le bonheur.»
L'antithèse était vieille comme le monde et digne d'être rimée sur les papiers roses d'un confiseur, au jour de l'an. Elle n'en fit pas moins son effet. La comtesse se sentit toute rassérénée, et, avec cette confiance un peu aveugle des natures généreuses, ce fut elle la première qui parla des nécessités de la position officielle, des exigences du monde et des devoirs que son nom et son rang imposaient à M. de Simiane. «Seulement, ajouta-t-elle, quand vous devrez rester si tard, je sortirai moi-même. Je ne passerai pas ainsi toute une soirée sans vous voir.»
La paix fut signée; le nom de Nadéje ne fut point prononcé, et la comtesse n'eut pas même un soupçon.
Christine oublia; Georges ne se souvint que pour entourer celle qu'il aimait d'attentions plus délicates et de soins plus empressés: ce fut comme un second printemps de leur amour, avec plus de feux que le premier. Christine en était tour à tour effrayée et charmée: tantôt elle s'abandonnait à l'impression heureuse, comme une femme qui se sent bien aimée et qui a mis son bonheur dans son amour; tantôt elle éprouvait un trouble secret devant ces fiévreuses ardeurs, et se surprenait à regretter tout bas la tendresse plus égale des premiers jours. Celles-là seules qui ne connaissent pas le cœur des hommes peuvent préférer la passion à la tendresse.
Georges, cependant, continua de tenir sa vie en partie double. Il alla dans le monde plus que jamais. N'était-ce point Christine qui le voulait? La comtesse, un peu souffrante, resta près d'un mois sans sortir. Georges, pendant ce mois-là, ne manqua pas un seul jour à venir terminer la soirée chez elle. Nous devons ajouter que presque partout il rencontrait Nadéje.
Ils étaient en commerce réglé de galanterie mondaine: on le remarquait déjà. Il est vrai que les coquetteries de la jeune Russe n'entamaient point son cœur; mais il s'en occupait quand elle était là, et s'en préoccupait quand elle n'y était pas: c'était trop. Il jouissait des grâces de son esprit avec une complaisance dangereuse déjà, sinon coupable encore.
Georges était bon; ses ennemis mêmes n'ont jamais pu lui reprocher qu'un peu de faiblesse dans le caractère et d'irrésolution. Mais la force, cette vertu virile, n'est-elle pas nécessaire à celui qui porte dans ses mains le bonheur d'une femme?
Georges, mécontent de lui, devint bientôt mécontent des autres. Il perdit peu à peu la sereine égalité de son humeur. Il devint nerveux et irritable et éprouva de temps en temps le besoin de se mettre en colère. Dans ces moments-là il en voulait à la comtesse de cette désespérante perfection qui ne lui donnait pas même le prétexte de se fâcher un peu. Souvent, dans un intérieur, jadis si calme, il rapportait les orages couvés au dehors. Ils n'éclataient pas sans doute; mais on pouvait, à son trouble, reconnaître au prix de quels efforts il parvenait à les contenir. Cela seul suffisait à faire le désespoir de Christine; désespoir muet, sans larmes et sans cris. Christine était une de ces belles âmes pour qui le dévouement semble être le premier des besoins, et qui ne sont jamais heureuses que du bonheur qu'elles donnent. L'agitation inquiète de Georges ne pouvait lui échapper longtemps; elle était trop discrète pour songer à lui en demander la cause et trop délicate pour n'en souffrir point. Bientôt, à divers symptômes, elle sentit que la pensée d'une autre femme troublait l'âme de Georges. Elle n'avait point de preuves; mais celles qui aiment n'ont-elles pas une sorte de devination magnétique qui leur apprend tout ce qu'on ne leur dit pas? Christine, d'ailleurs, entourée aujourd'hui d'hommages, inspirant aux plus nobles et aux meilleurs des sentiments chevaleresques, et pour laquelle ses amis avaient un culte plutôt qu'une affection, avait été comprimée dans sa première jeunesse, froissée dans les dures épreuves du mariage, et elle s'était peu à peu repliée sur elle-même: elle avait vécu au milieu du monde dans une vraie solitude de cœur; elle y contracta une sorte de défiance que pendant longtemps, rien ne put guérir. Elle crut également qu'il lui était difficile d'aimer et impossible d'être aimée. Elle ne se trompait donc pas quand elle disait à M. de Simiane qu'il lui avait apporté une nouvelle vie.
Cette vie nouvelle et si complète avait eu pour eux toutes les grâces, toutes les fleurs et tous les parfums du printemps de la jeunesse et de l'amour. Christine fut si heureuse qu'elle pardonna bientôt au passé. N'était-ce point lui qui faisait le présent si beau? Et quelle reconnaissance pour Georges! Elle n'aimait pas; elle adorait. Peu de femmes ont connu des joies aussi profondes et plus ardentes, parce que chez aucune le don de soi ne fut plus complet et plus généreux. Mais dès que le doute entra dans son âme il dut se changer en angoisse poignante. Elle avait bravement porté la douleur avant d'aimer; et maintenant, désarmée par l'amour, elle se trouvait contre la vie sans courage et sans force. Elle souffrit: sa santé s'altéra; elle se trouva moins belle. «Georges a raison, pensait-elle; je ne mérite plus qu'il m'aime, s'il m'aime pour ma beauté seulement.» Elle se trompait, elle était toujours belle, et Georges l'aimait toujours; il y avait peut-être péril en la demeure, mais rien n'était perdu pour la défense; seulement Christine était trop fière pour se défendre! Elle ne connaissait pas le nom de sa rivale; mais elle ne doutait point qu'elle n'en eût une. Quand elle voyait Georges plus grave, elle croyait qu'il dissimulait; quand elle le trouvait plus tendre: «Il fait ce qu'il peut!» disait-elle; et tout en lui sachant gré de l'effort, elle ne s'en trouvait pas plus rassurée.
Les cœurs les plus honnêtes ont d'étranges retours; l'inquiétude de Christine exagérait le mal à ses yeux, mais le mal existait. Nos sentiments les plus vrais et les meilleurs subissent certaines crises inévitables; les natures les plus impressionables sont aussi les plus changeantes. Georges ne s'était point repris; mais peut-être à son insu commençait-il à se détacher un peu. On ne sait pas comment l'amour vient: sait-on davantage comment il s'en va? Christine eût pu retenir celui qu'elle aimait; mais pour elle n'était-ce point déjà le plus grand des malheurs qu'il eût besoin d'être retenu!
Le baron s'était rapproché d'elle, comme s'il se fût douté qu'elle allait souffrir; mais sa sympathie était discrète autant que délicate. Aucun nom ne fut prononcé par lui. Il était homme à cacher la vérité; Christine n'était pas femme à la demander.
Georges, de son côté, n'était pas plus calme. En échange de ce bonheur jadis si complet, et qu'il perdait chaque jour davantage, que retrouvait-il donc? Au lieu d'une femme dévouée, ne voulant et ne sachant qu'aimer, il rencontra devant lui une coquette rompue à tous les artifices du monde, une main dure, pleine de ruse froide. Nadéje avait bien jugé le jeune diplomate. Elle devina promptement tout ce qu'il y avait en lui d'indécision et de faiblesse; elle s'étudia donc à l'encourager et à le désespérer tour à tour. Elle était avec lui le caprice même: il ne savait jamais quel accueil il allait en recevoir. Après quelques jours d'une intimité naissante, et pour lui pleine de charmes, elle le sevra tout à coup de ces menues faveurs, prodiguées le premier soir, et qui avaient si doucement chatouillé sa vanité d'homme à la mode. Elle était sans cesse entourée d'un escadron de jeunes beaux, qu'elle faisait manœuvrer contre Georges. Puis, au moment où elle le voyait à demi vaincu et prêt à fuir, elle lui en faisait une hécatombe, et paraissait n'avoir déjà plus d'attention que pour lui; une femme qui aime est incapable de tous ces calculs petits et misérables: mais la femme qui aime est-elle toujours la femme aimée?
Entre Georges et Christine, l'abîme chaque jour se creusait. Rien ne semblait changé au premier abord. Tous les jours il allait chez elle; il avait les mêmes soins pour elle; il était reçu par elle avec la même bonté. Il paraissait même plus attentif, et elle semblait plus touchée: mais il éprouvait une sorte de contrainte, et elle, en lui parlant, sentait parfois que les larmes lui passaient dans la voix. Elle ne se plaignait point: elle attendait douloureusement le retour, le désirant toujours, l'espérant quelquefois, en doutant plus souvent, mais ne voulant point le hâter d'un mot. Georges, entre ces deux femmes, se trouvait embarrassé. Si jamais on lui eût parlé de quitter Christine, il se serait indigné sincèrement. Mais il comptait mener en même temps une affaire de tête et une affaire de cœur; ou plutôt, sans trop s'en rendre compte à lui-même, il cédait tour à tour à des attractions diverses. Ce n'était pas une nature mauvaise, et il avait même un peu moins d'égoïsme que l'on n'en rencontre d'ordinaire chez les hommes. Mais il n'avait pas cette force de vouloir qui fait le caractère. Il revenait parfois à de bons sentiments; alors il était mieux avec sa conscience: instinctivement il comprenait que le bon et le vrai il les rencontrait chez Christine, et chez Christine seule: il savait avec quelle tendresse indulgente, inépuisable, la noble femme accueillerait ce retour de son cœur. Mais il se trouvait que, la veille, Nadéje avait été charmante; pour causer avec lui elle avait refusé une mazurka et deux valses. Un tel sacrifice méritait quelque reconnaissance! Et ainsi la vie à deux, si unie, si calme et si douce, était remplacée peu à peu par cette existence à trois, troublée de remords et agitée de tiraillements douloureux. Ces amères et rudes épreuves sont moins rares qu'on ne le pense, même dans les liaisons qui ont gardé toute la liberté de leur choix, et l'écharpe municipale, tant calomniée, n'a pas le privilége exclusif de former des nœuds mal assortis.
Christine résolut de se renfermer peu à peu davantage. Avec sa beauté, son esprit, et ce charme qu'elle gardait toujours aux yeux de M. de Simiane, elle eût pu l'éblouir encore, le ramener et le captiver. Elle dédaigna superbement ce que tant d'autres auraient recherché. Elle voulait ne devoir Georges qu'à lui-même. C'était un orgueil comme un autre—plus grand peut-être.
Le nom de Nadéje fut enfin prononcé devant Mme de Rudden par une amie, avec une intention charitable, et accompagné de toutes sortes de commentaires, sur lesquels il n'était point possible de se tromper.
Christine ne voulut pas même voir sa rivale: non point qu'au fond de l'âme elle n'éprouvât un âpre et ardent désir de connaître la femme qui lui enlevait son bonheur; mais elle eût cru, en se rencontrant avec elle, accepter une sorte de lutte qu'elle jugeait peu digne de Georges et d'elle-même. Il y avait dans une telle conduite une incontestable noblesse de cœur, et, avec un homme plus ferme que M. de Simiane la comtesse aurait eu cent fois raison. Mais peut-être avait-elle tort avec Georges, dont elle pouvait maintenant soupçonner les involontaires faiblesses, et qu'il fallait sauver de lui-même, en le sauvant pour elle.
Vers la fin de janvier, le comte de Lovendall, un des plus grands sportmen de la Suède, fit venir du Nord ses équipages à Stockholm, et annonça qu'il donnerait une chasse sur le Mélar. Le froid était rigoureux et la faim faisait sortir les loups du bois. Ils se rassemblaient par petites troupes et maraudaient dans les environs de la ville; les paysans se plaignaient et appelaient les veneurs à leur secours. Le comte adressa de nombreuses invitations, qui furent acceptées avec enthousiasme. La société oisive est partout la même, et elle saisit avidement toutes les occasions de se divertir. Il y a si peu de gens qui puissent se suffire, que tout est prétexte à se répandre hors de soi. Les femmes n'y mettent pas moins d'empressement que les hommes. On organisa des parties de traîneau; on arrangea des cavalcades: Stockholm prit un air de fête à la fois galante et guerrière. Les Suédoises, nerveuses et hardies, excellent dans tous les exercices du corps et montent très-bravement à cheval. On pourrait aisément, sans sortir du grand monde, lever chez elles un escadron d'amazones. Aussi, quand, vers dix heures du matin, la chasse, en bon ordre, débouchant par la place du Riddarholm, apparut au bord du lac gelé, le Mélar présenta tout à coup la scène la plus brillante et la plus animée. Les piqueurs du comte, en grande livrée de gala, conduisaient la petite troupe vers les îles couronnées de grands bois, où les rabatteurs avaient laissé leurs brisées. Les officiers, en uniformes chamarrés, escortaient les femmes en traîneau; l'habit rouge des veneurs tranchait sur le drap noir des longues robes de cheval. La neige volait sous les sabots d'acier, et parfois, soulevée par le vent, enveloppait la chasse tout entière de ses blancs tourbillons. De temps en temps la fanfare joyeuse éclatait, puis tout à coup se taisait, comme si les notes s'étaient gelées dans les pavillons de cuivre. Le chœur des rires sonores et des joyeux propos reprenait à son tour. Les loups étaient bien avertis. Par bonheur un détachement de piqueurs les gardait dans leurs îles. Cependant, quand on approcha des fourrés, le comte de Lovendall dut commander le silence dans les rangs.
Christine avait voulu suivre la chasse: elle était restée trop longtemps enfermée; ses amis lui persuadèrent que le mouvement et l'exercice lui feraient du bien. Elle les crut. Elle avait voulu d'abord monter à cheval; on craignit la fatigue d'une trop longue journée, et elle se résigna au traîneau. Son attelage islandais était toujours merveilleusement tenu, et son cocher conduisait fort habilement ses petits chevaux à grandes guides. Le comte de Lovendall, passant près d'elle, lui dit tout bas qu'elle était la reine de sa fête et que les autres ne semblaient être que les dames de sa suite. Georges, le chevalier de Valborg et le baron de Vendel, tous trois écuyers consommés, entouraient son traîneau. Nadéje, sur un beau cheval noir paradait et piaffait au milieu d'un groupe de jeunes hommes. La belle Russe montait avec plus d'audace que de véritable élégance: elle exigeait trop, et l'on pouvait voir qu'elle avait la main dure. Le cheval bondissait sous elle, rongeait son frein et couvrait d'écume son poitrail. Un homme qui a connu les femmes, autant du moins qu'il est possible de les connaître, assurait qu'il n'aimait point les amazones. Il prétendait que l'habitude du cheval leur donnait une décision hardie, dont les suites étaient presque toujours fâcheuses; qu'elles contractent vite, dans ces exercices trop violents, un goût dangereux de domination, et que l'usage de la cravache compromet singulièrement l'aimable douceur qui est leur plus grand charme. Il y a peut-être un peu d'exagération dans cette idée, comme dans toutes les opinions absolues; mais il y a du vrai cependant: tout est un indice pour qui sait voir, et la façon dont une femme monte à cheval peut être une révélation de son caractère pour l'observateur attentif.
Christine, en voyant passer Nadéje (elle connaissait maintenant sa rivale), la jugea sèche, impérieuse et hautaine. «Mon pauvre cher Georges, pensa-t-elle, si vraiment il l'aime, je le plains, car elle ne le rendra pas heureux. Elle est belle; mais elle n'est pas bonne, et il faut tant de choses pour qu'il soit heureux!... Il faut.... tout ce que je n'avais pas sans doute!»
Nadéje passait devant le traîneau.
Georges la salua; elle lui sourit et rendit le salut du bout de sa cravache, puis elle baissa la main et elle partit au galop au milieu de sa petite escorte. Christine jeta un coup d'œil rapide sur M. de Simiane. Ce n'était point Nadéje qu'il regardait; c'était elle-même. Elle vit dans ses yeux une expression de mélancolie rêveuse et de profonde tendresse. «Mon Dieu! se dit-elle, est-ce qu'il m'aimerait encore?» Et elle se sentit toute consolée.
«Au galop!» cria-t-elle à son cocher.
Il fit un appel de langue et rendit un peu. Les quatre poneys, qu'il avait peine à maintenir en main, bondirent sur la vaste plaine. Christine respira l'air vif à pleins poumons.
C'était une journée froide et un peu triste, car elle était sans soleil, et le soleil est la dernière gaieté de l'hiver. De temps en temps la rafale passait dans les arbres en gémissant et secouait la neige, qui tombait sur les traîneaux en flocons légers, pareils à de larges gouttes de pluie blanche.
Les loups s'étaient réfugiés dans une sorte d'archipel, dont les îlots n'étaient séparés que par de courts intervalles de neige et de glace. Traqués dans l'un, ils se jetaient rapidement dans l'autre. Par ces grands froids et dans la neige, le loup se décide moins facilement à prendre un parti et à risquer une pointe: il craint de se faire battre en plaine. Les chasseurs, suivis du reste de la compagnie, avaient d'abord cerné l'ensemble des îlots, lançant en avant leurs grands chiens découplés, dont on entendait au loin les voix sonores. Puis, à mesure que les loups, forcés dans leur retraite, s'étaient retirés vers le centre, le cercle s'était peu à peu rétréci. On arriva enfin au dernier îlot, dont l'épais fourré abritait la troupe sauvage. Une attaque bien sonnée y poussa les chiens, qui s'y jetèrent bravement, appuyés des piqueurs, et suivis de quelques chasseurs intrépides. Coupés de toutes parts, et forcés dans leur dernier asile, les loups firent d'abord tête aux chiens; mais après quelques minutes d'énergique défense, voyant, avec ce coup d'œil d'instinct que la nature donne aux bêtes sauvages, la partie inégale et la lutte impossible, ils ne songèrent plus qu'à la fuite, et débouquèrent tous à la fois, les crocs étincelants, le poil hérissé, roulant du feu sous leurs prunelles fauves. Harcelés par les limiers, décimés par une décharge à bout portant, rougissant la neige de leur sang qui fumait, ils firent leur trou, comme une volée de boulets, à travers la foule étonnée. Ce fut un moment d'inexprimable désordre: les voitures, trop rapprochées, reculaient les unes sur les autres, les femmes criaient, les chevaux se cabraient, les chiens, éventrés et traînant leurs entrailles, soulevaient leurs têtes mourantes avec des aboiements plaintifs. Un vieux loup, presque blanc, vrai chef de bande, vint tomber aux pieds des chevaux de Christine en poussant des hurlements féroces. Les deux poneys de volée tremblent sur leurs jarrets, frémissent et reculent, s'embarrassent eux-mêmes dans les traits emmêlés, et se jettent sur les deux autres; le cocher n'est plus maître de rien. Cependant, le traîneau, acculé contre une souche cachée dans la neige, se soulève et semble prêt à se renverser. Christine, pâle d'effroi, pousse un cri et met son mouchoir sur ses lèvres pour étouffer le nom de Georges qui lui échappe.
Ce ne fut pas Georges qui répondit.
Le baron de Vendel avait déjà mis pied à terre, et, jetant les rênes à son groom, il avait saisi, ramené et calmé l'attelage furieux.
Où donc était Georges?
Après le tumulte et le désordre du premier moment, toute la troupe, dirigée par le comte de Lovendall, qui sonnait à pleins poumons le bien-lancer, s'était mise à la queue des chiens, et donnait la chasse aux loups, poussés vers la ville.
Nadéje montait un cheval de l'Ukraine, appartenant à l'ambassade, assez bien dressé, mais jeune encore et irritable. Depuis le commencement de la chasse, elle l'avait tourmenté comme à plaisir. Il se contint assez, tant qu'il fut au milieu des rangs, et pour ainsi dire emprisonné dans les autres; mais au moment du sauve-qui-peut général, affolé par le bruit et le mouvement, malmené par sa folle maîtresse, excité par les fanfares, effrayé par le hurlement des loups, il essaya de profiter du désordre pour se débarrasser de l'incommode fardeau. Nadéje résista bien aux deux premières pointes: c'était une nature assez vaillante, et d'ailleurs elle était soutenue par son amour-propre de femme vaniteuse qui se sent regardée. Mais comme le cheval se défendait de plus belle: «Rendez donc la main!» lui cria Georges.
Elle obéit instinctivement; mais, en rendant la main, elle cingla d'un coup de cravache, comme par une dernière bravade, l'épaule du fougueux animal. Celui-ci bondit de colère et de douleur à travers les broussailles, et, libre enfin de toute entrave, mal contenu par une main trop faible, il s'élança au galop dans la plaine, emportant Nadéje éperdue sur ses reins puissants, comme Nessus le centaure emporta jadis Déjanire, belle et tremblante.
La jeune fille n'eut que le temps de jeter à Georges un regard où l'angoisse se mêlait à la prière. C'était au même moment que Christine, non moins effrayée, criait à l'aide vers lui. Sans doute il vit l'une et n'entendit pas l'autre, car il enfonça l'éperon dans le ventre de son cheval et se précipita sur les traces de la belle Russe.
Cependant Nadéje peu à peu se raffermit en selle et se laissa bravement emporter. Le fils des steppes buvait l'air libre, et, voyant se dérouler sous ses pieds la blanche étendue et le vaste espace, il oublia la chasse et se donna carrière pour son compte, s'enivrant de sa vitesse, et comme pris du vertige de sa course. Elle, penchée en avant, immobile sur l'étrier, fixe sur la selle et tenant assez courtes les rênes dans ses deux mains, essayait du moins de diriger l'ardeur qu'elle ne pouvait maîtriser tout à fait.
Le cheval de Georges n'avait ni le même sang ni la même race; et, bien qu'il fût impitoyablement roulé par son maître, il perdait du terrain de minute en minute.
Personne n'y prenait trop garde: le monde est une foule où chacun tire à soi! la chasse tournait toutes les têtes, et l'on s'occupait en ce moment des loups plus que des femmes. Les traîneaux eux-mêmes volaient sur la neige à la suite des cavaliers.
Seule une pauvre créature oubliait tout autour d'elle.
Presque debout dans son traîneau, la narine frémissante et gonflée, le mouchoir dans les dents pour respirer plus facilement, l'œil pétrifié, la pâleur au front, la mort dans l'âme, Christine regardait de loin la course éperdue de Georges et de Nadéje. Elle n'en perdait pas un seul incident. Sa prunelle, contractée comme celle de l'aigle, perçait la distance: elle se rendait compte du moindre détail avec une merveilleuse lucidité; elle voyait les efforts de l'une pour ralentir sa course, et les efforts de l'autre pour précipiter la sienne. Elle ne pouvait prévoir quel serait enfin le résultat de cette folle vitesse. Une anxiété terrible oppressait son sein.
Cependant le vent se leva du nord et jeta la neige pénétrante et fine dans les yeux du cheval noir. Il s'arrêta une seconde, et, voyant venir à lui le tourbillon épaissi, il pirouetta par une demi-volte rapide, et, changeant de direction brusquement, tourna sur lui-même, comme s'il eût voulu décrire un grand cercle, dont Georges eût été le centre. Le cavalier, attentif à tous ses mouvements, coupa par une oblique, et ne tarda point à l'atteindre. Nadéje alors rassembla toute son énergie, et, se renversant violemment en arrière, sciant la bouche, puis lâchant une rêne et roidissant l'autre, elle jeta son cheval de côté. Celui-ci, voyant auprès de lui un autre cheval immobile, s'arrêta enfin.
Tant que le danger dura, Nadéje avait courageusement lutté. Mais ses forces étaient à bout; elles l'abandonnèrent tout à coup: ses mains défaillantes laissèrent tomber les rênes. Georges n'eut que le temps de courir à elle; il la reçut presque évanouie dans ses bras. L'animation de la course avait peint ses joues des plus vives couleurs; mais dès qu'elle fut arrêtée, le sang reflua vivement au cœur, et elle devint pâle comme la neige dont le blanc tapis couvrait la terre; ses lèvres décolorées n'avaient plus de paroles, ses yeux éteints plus de regards. Mais, aperçue ainsi et comme à travers la poésie du danger, elle était peut-être plus séduisante encore. Elle avait perdu son chapeau; ses longs cheveux s'étaient dénoués: ils frémissaient sur son cou comme les ailes d'un cygne noir; ils inondèrent la tête et les épaules du jeune homme. Il la prit et l'enleva de terre comme un enfant; elle abandonnait mollement à ses étreintes son corps souple et charmant. Il la garda quelques secondes dans ses bras, jusqu'à ce qu'il sentît battre son cœur ranimé; puis il l'assit doucement sur la neige. Il n'avait rien pour la réchauffer: il se mit à genoux devant elle, ouvrit son habit, prit les deux mains glacées de la jeune fille, et les posa sur sa poitrine. Le vent lui jetait les cheveux de Nadéje au visage; il les écartait en frissonnant; ils revenaient d'eux-mêmes, et semblaient voler au-devant de ses baisers. Cependant la chaleur de la vie peu à peu la pénétrait; une teinte rose nuança délicatement ses joues; ses lèvres remuèrent comme si elles eussent parlé, mais on n'entendait point les paroles. Georges l'appela, tout bas, et comme s'il eût craint de la réveiller d'un beau rêve:
«Nadéje! Nadéje! c'est moi! ne craignez rien.... revenez à vous! Nadéje! chère Nadéje!»
Nadéje, lentement, doucement, avec la grâce et la langueur d'une gazelle mourante, releva ses longues paupières. Au lieu d'un regard, ce fut une larme qui s'en échappa.
«Oh! j'étais bien, dit-elle; je croyais que j'allais mourir!»
Georges ne répondit rien, mais il la couvrait d'un regard ardent. Nadéje vit ses cheveux dénoués et répandus; elle essaya de les relever.
«Je ne puis pas!» murmura-t-elle avec un sourire pâle, en laissant retomber ses bras.
Georges restait à genoux devant elle; il avait tiré ses gants et tenait toujours dans les siennes ses deux mains glacées.
«Sauvée! sauvée par vous! dit Nadéje tout à coup, en le regardant avec un accent de reconnaissance passionnée. Oh! j'aimerai la vie, maintenant que je vous la dois.»
Un petit fichu qu'elle portait au cou s'était détaché; Georges le renoua. Nadéje prit sa main qui tremblait, et, avec un geste de brusquerie tout à la fois charmante et sauvage, elle la baisa.... Puis elle le repoussa, rougit, et, comme vaincue par l'instinct de la sainte pudeur, cacha sa tête dans ses deux mains. Georges les écarta, non sans peine, et il vit son visage tout baigné de larmes.
Christine fut oubliée.
«Tu m'aimes donc? s'écria-t-il en la pressant dans ses bras.
—Il le demande!» murmura Nadéje avec une voix d'ange.
Ils échangèrent mille promesses et mille serments dans un seul baiser.
Cependant Nadéje la première se dégagea de l'étreinte avec plus de vivacité qu'on n'eût dû l'attendre de la langueur sentimentale dans laquelle on la voyait plongée.
Georges surpris releva les yeux.
L'œil de Nadéje était fixe, et sa main étendue se dirigeait vers Stockholm.
«Oh! cette femme, murmurait Nadéje, avec une sorte d'égarement, elle vient te prendre à moi. Je ne veux pas!» Et elle appuya sa tête sur la poitrine du jeune homme.
Georges se retourna: il aperçut au loin un petit point noir, immobile d'abord, qui grossit en se rapprochant lentement, puis enfin dévora l'espace en devenant de plus en plus distinct.
C'était le traîneau de Christine.
La comtesse, nous l'avons dit, tout en suivant la chasse, d'un peu loin peut-être, car elle venait la dernière, n'avait perdu aucune des péripéties de la course. De l'œil et de la pensée elle avait surveillé la fuite de Nadéje et la poursuite de Georges: tant qu'elle les avait vus courant et séparés, elle n'avait éprouvé qu'une inquiétude vague; quand elle s'aperçut qu'ils étaient arrêtés et réunis, l'inquiétude devint une crainte réelle et bientôt une poignante angoisse. La course, l'air, la foule, l'animation de la chasse, ces mille bruits joyeux, le son des trompes entendu par intervalles, tout cela excita ses nerfs, troubla son sang, exalta son imagination, et elle prit un de ces partis violents que, dans le calme, elle eût repoussés comme indigne d'elle. Elle n'eut plus qu'une idée.... les séparer, interrompre le tête-à-tête, les glacer par sa présence.... reprendre Georges! Nadéje avait raison.
Christine avait l'exécution prompte. Mais, malgré l'émotion vive, elle avait aussi cette possession de soi-même, du moins à l'extérieur, qui n'abandonne jamais la femme du monde. Elle fit d'abord ralentir sa course. Axel et le major l'imitèrent.
«J'ai peur, dit-elle au chevalier d'une voix assez dégagée, qu'il ne soit arrivé malheur à Mlle Borgiloff. Il n'y a qu'un moment, ils étaient (elle ne voulut pas prononcer le nom de Georges), ils étaient à la hauteur de ce petit bouquet de saules; je les ai vus encore plus loin qui couraient.... Maintenant, plus rien!... Si!... là-bas, là-bas! une sorte de tache brune sur la neige.... Si c'est eux, ils sont arrêtés.... peut-être un accident.... il ne serait pas humain de laisser par ce froid une pauvre jeune fille blessée sur le lac.... Je ne connais pas Mlle Borgiloff, mais il y a des choses que l'on se doit entre femmes. Je veux lui offrir une place dans mon traîneau. Allons, messieurs, en avant! et qui m'aime me suive!»
Tout cela fut dit avec une aisance et un naturel exquis. Le chevalier cependant ne fut pas maître d'un peu d'étonnement, qui se trahit dans son regard. M. de Vendel avait déjà fait signe au cocher, et tous ensemble partirent au galop dans la direction du petit groupe. Le fouet donna des ailes à l'attelage ardent. C'est à peine si, quoique bien montés tous deux, le major et le chevalier purent le suivre.
En quelques minutes, qui semblèrent des siècles à l'impatience de Christine, on arriva tout près des fugitifs. La comtesse se pencha en dehors du traîneau; mais les deux chevaux, placés devant leurs maîtres, empêchaient de rien voir. Au-dessus de leurs têtes, avec des croassements sinistres, un vol de corbeaux tournoyait dans le ciel. Leurs ombres mobiles promenaient des taches sur la neige. On eût dit qu'ils flairaient une proie.
«Y aurait-il vraiment un malheur?» pensa Christine, qui sentit la bonté entrer dans son âme, dès que l'inquiétude âpre, tyrannique et mortelle, en sortit pour lui faire place.
On fut bientôt en présence.
Georges s'avança, tenant en main les rênes des deux chevaux, qui piétinaient dans la neige et se cabraient à l'approche des autres.
«Et Mlle Borgiloff?» demanda Christine, qui cherchait à l'apercevoir derrière Georges.
Nadéje se leva et vint au-devant de Christine.
«Je vous rends mille grâces, madame la comtesse, dit-elle en saluant, ce n'est plus rien.... un peu de fatigue.... un éblouissement.... mais le danger était grand. M. de Simiane m'a sauvé la vie.»
Ce dernier mot entra comme un poignard dans le cœur de Christine. Georges devina combien elle souffrait.
«Mademoiselle exagère, dit-il en retrouvant tout son calme, son cheval courait un peu trop vite; je n'ai eu que le mérite de l'arrêter, en prenant sa bride.
—Au moment où je l'abandonnais!» dit Nadéje en fermant les yeux comme si elle eût vu encore le péril devant elle.
Le regard de la comtesse allait de l'un à l'autre, sévère, plein d'interrogations muettes; Georges était très-pâle et son œil semblait fuir celui de Christine. Nadéje, au contraire, avait le teint animé par le vif incarnat du bonheur. Elle étalait ses vingt ans. Puis, le moment d'après, elle reprenait un air de gaucherie naïve: elle baissait les yeux comme si elle eût eu peur d'y laisser voir trop de choses; sa poitrine, qui battait, soulevait son corsage.
On ne pouvait point songer à retrouver le chapeau, roulé par le vent dans la steppe, et il n'était guère possible de la laisser courir tête nue entre trois hommes.
Christine lui offrit dans son traîneau une place qu'elle accepta, la fit asseoir auprès d'elle, l'enveloppa de ses fourrures et la coiffa de ses mains, à la créole, avec un mouchoir de soie rouge et or, trouvé dans une poche de sa pelisse. Elle était charmante ainsi. Seulement le mouchoir à la créole manque de majesté, de sorte qu'elle avait l'air d'une soubrette piquante à côté d'une grande dame qui avait bien voulu lui faire place dans sa voiture.... Mais la soubrette n'avait pas vingt ans.
On reprit le chemin de Stockholm, assez lentement, et en causant comme de vieux amis. Georges, en présence de Christine, sentit bientôt tomber son exaltation folle. Sa pensée redevenait grave et triste: elle était tout entière à cette grande douleur si peu méritée et dont il était la cause. Il lisait sur le visage de Christine, comme nous lisons dans un livre dont maintes fois nous avons tourné les pages familières. Il connaissait l'énergie et la soudaineté de ses impressions, et il savait quels secrets mais violents contre-coups, étouffés dans son âme, altéraient tout à coup sa physionomie si sereine et si pure. Un cercle bleuâtre estompait ses yeux, et sur ses mains couraient des frissons nerveux. De temps en temps elle regardait Nadéje. «Si c'est elle qu'il aime, pensait-elle, il faudra bien que je l'aime aussi.... si je puis!» Une ou deux fois elle jeta les yeux du côté de Georges. Georges était près d'Axel, qui le séparait du traîneau. Il tourmentait machinalement son cheval: tous ses mouvements étaient saccadés et nerveux. Mille pensées, qui se succédaient dans son esprit, se reflétaient sur sa physionomie mobile. Il était mécontent de lui: il se reprochait de s'être si vite engagé à Nadéje; il trouvait ridicule la position de Christine, ramenant ainsi sa rivale dans sa voiture, et il s'irritait contre elle de se donner ainsi en spectacle avec Mlle Borgiloff. Puis le souvenir du passé lui revenait, et, se rappelant l'inépuisable bonté de Christine, son exquise délicatesse, sa tendresse profonde, son dévouement sans bornes, il se demandait de quel prix il allait payer tous ces trésors d'une âme qui s'était répandue à ses pieds. Christine le regarda par hasard dans un de ces moments où il redevenait lui-même; elle comprit ce qui se passait dans ce cœur troublé, elle devina la lutte, et, avec cette défiance sourde dont une année de bonheur n'avait pu la guérir: «Ainsi, dit-elle, il est entraîné vers elle invinciblement, et, comme il est bon, il s'attarde de mon côté, plein de regret du mal qu'il va me faire, plein de tendresse encore, de pitié douce et de compassion; il se sacrifie peut-être. C'est ce que je ne veux pas!»
Le comte de Lovendall aimait les fêtes complètes.
Le soir, il réunit dans un bal tous ses invités du matin. L'animation était grande et le plaisir partout. Les hommes causaient un peu de Nadéje; les femmes regardaient Georges; il ne tenait qu'à lui de se poser en héros de roman: il avait trop de tact pour le faire. L'état de son esprit ne lui permettait guère, d'ailleurs, de jouer un rôle, quel qu'il fût. Il ne savait plus vouloir: il se laissait aller aux événements, ballotté entre des craintes et des désirs, des espérances et des remords, le cœur troublé, l'âme incertaine, ne voyant plus le devoir et ne sachant pas où était le bonheur; fatalement condamné, quoi qu'il fît, à tromper une femme, et, s'il ne faisait rien pour cela, les trompant toutes deux, il abandonnait sa vie à l'aventure et laissait au hasard le soin de régler sa conduite. Les émotions de la journée, qui l'avaient si violemment surexcité, semblaient avoir détendu ses nerfs en s'apaisant. Il entra dans les salons du comte sans savoir ce qu'il y ferait. Christine n'y était point, et il fut tenté de s'en réjouir; ce qui était, comme on voit, une assez mauvaise pensée. Il est vrai que Nadéje absente ne lui aurait pas fait moins de plaisir: ce qu'il craignait surtout, c'était de les voir toutes deux à la fois. Cependant, comme Nadéje était là, il ne lui fut guère possible de n'aller point lui demander de ses nouvelles. Elle était très-pâle et ne semblait pas encore remise: elle lui parut très-touchante. Elle n'avait point, ce soir-là, son air habituel, ce maintien glacé de sceptique indifférence, qui, plus d'une fois, avait froissé les susceptibilités de Georges et irrité son orgueil. Elle paraissait, au contraire, rêveuse et comme recueillie doucement dans un bonheur grave. Elle reçut M. de Simiane avec un mélange de timidité amoureuse et de reconnaissance émue, et l'appela son sauveur. Georges s'assit auprès d'elle. Elle devina qu'il était triste. Assez habile pour ne pas heurter de front une pensée qu'elle comprenait trop pour ne pas la craindre, elle le promena et l'égara dans les détours d'une causerie ingénieuse; puis, peu à peu, avec des transitions ménagées et par des allusions transparentes, elle le ramena vers des idées moins dangereuses pour elle. Georges l'écouta, peut-être avec distraction tout d'abord; puis, à son insu, entraîné bientôt par ce charme magnétique que possède toujours une créature jeune et belle qui veut persuader, il se livra tout entier. Devant ses yeux passèrent des images confuses; les souvenirs brûlants du matin se rallumèrent dans son âme; il revit la jeune fille assise sur la neige, tout près de lui, presque dans ses bras, frémissante, les mains dans ses mains, et, pour ainsi dire, se ranimant à son souffle.... Il sentait encore sur ses lèvres le baiser qu'ils avaient échangé avec leurs serments. Il la regarda et la trouva plus belle que jamais: il comparait son épaule nue à toutes les blancheurs qui fournissent des métaphores aux poëtes, à la fourrure des hermines, au duvet des cygnes, au jasmin et aux camélias, à l'albâtre et au marbre de Paros, au lis qui entr'ouvre son calice d'argent et à l'aubépine en fleur.... et il pensa que, quelques heures auparavant, ils étaient là-bas tous deux, seuls, presque perdus dans l'espace immense.... quand Christine était venue interrompre ce rêve d'une matinée d'hiver.... Georges ne demandait pas mieux que de le continuer maintenant; les yeux de Nadéje ne disaient pas non.
La porte s'ouvrit à deux battants, et on annonça Mme la comtesse de Rudden.
Christine avait compris que l'avenir de son cœur allait se jouer ce soir-là: il y a des heures décisives dans la vie. Il se fit en elle, au dernier instant, une réaction subite: elle secoua ses langueurs; elle voulut voir sa rivale en face. Aussi, après avoir déclaré qu'elle n'irait point au bal, elle se fit habiller au dernier moment et demanda sa voiture.
Personne ne se mettait mieux qu'elle; sa toilette fut un chef-d'œuvre, et, quand elle entra, le même mouvement d'admiration tourna vers elle tous les yeux. Sa robe semblait caresser son corps plutôt que de le couvrir; elle tenait par miracle; ses épaules en sortaient et s'épanouissaient dans l'éclat blond et chaud de leur radieux ivoire, brillantes sous les flots transparents de la gaze, dont la tête se dégageait, comme un astre sort en rayonnant d'un nuage d'argent; elle avait, pour la première fois, soulevé autour de son front ses cheveux,—d'ordinaire trop chastement plaqués à la tempe,—et légers, aériens, vivants, ils frissonnaient et éclairaient des riches reflets de l'or en fusion cette belle tempe large, veinée de réseaux bleus. En la voyant, on songeait à une belle reine qui venait de déposer sa couronne. Elle passa à côté de Nadéje, vit Georges et ne se détourna point. Elle alla s'asseoir dans le boudoir de la comtesse de Lovendall; un groupe d'hommes l'y suivit; elle en devint le centre, et, autour d'elle, anima tout de sa présence, de sa parole et de son charme. Ses amis se disaient qu'ils ne la reconnaissaient point. Georges l'observait de loin, avec un mélange d'étonnement et de curiosité, de plaisir et de vague inquiétude. Nadéje le comprit, et, comme ces sentiments-là pouvaient devenir dangereux: «Allez donc lui parler!» dit-elle avec le raffinement de politique d'un Machiavel en robe de satin.
Il obéit sans répliquer et se mêla au groupe des louangeurs et des admirateurs: Christine le vit et en ressentit une joie secrète; mais Georges sut à peine trouver l'occasion de lui adresser quelques mots. Elle lui répondit comme à tout le monde. Il ne put se tenir d'en éprouver du dépit, et il accusa de coquetterie une femme qui, pendant un an, n'avait vu que lui au monde; je crois même qu'il murmura tout bas le grand mot d'ingratitude. Qui donc peut voir l'âme douloureuse à travers le masque souriant du visage? Georges revint vers Nadéje et lui parla d'amour avec colère. L'air n'était pas d'accord avec la chanson; mais Mlle Borgiloff était l'indulgence même! Peu à peu il s'excita lui-même, sans qu'il fût besoin de l'y aider. Il trouva que Nadéje était simple et naturelle, qu'elle n'avait pas besoin d'auditeurs, comme Christine, et que, pour son compte, il avait toujours mieux aimé le dialogue à deux que le discours public: il s'étourdit et s'exalta à froid, et, après avoir commencé par ne point dire ce qu'il pensait, il finit par penser ce qu'il disait. Au moment où les invités passèrent dans la salle du souper, il s'engageait de plus en plus vis-à-vis de Nadéje. Christine, au bras du major, alla s'asseoir à une table. M. de Simiane conduisit Mlle Borgiloff à une autre. Deux ou trois douairières, qui n'avaient plus d'amoureux depuis vingt ans, se préparèrent à compter les coups.
En Suède on prolonge pendant tout janvier le règne pacifique des rois du gâteau, et chaque festin voit donner à ses favoris la couronne de la fève. La Fortune, qui est femme, a parfois des caprices cruels. Elle donna la fève de la première table à Christine, qui couronna le baron de Vendel, et celle de la seconde à Georges, qui partagea son trône avec Nadéje.
On a eu tort d'abolir le souper: c'est le repas le plus gai et le moment le plus heureux de la journée; on ne le remplacera jamais.
Le souper du comte de Lovendall fut charmant. L'esprit pétillait avec la mousse du vin d'Aï: les toasts joyeux s'échangeaient d'un groupe à l'autre; on mêla, chaque fois qu'ils burent, les noms des rois et des reines, en les saluant d'acclamations et de hurrahs; les propos malins voltigeaient sur toutes les lèvres; les traits légers s'entre-croisaient comme des flèches qui passent en sifflant dans l'air; on déclara que le sort avait beaucoup d'esprit, et que ces unions d'un jour auraient d'excellentes raisons pour ne pas finir.
Mme de Rudden entendait et ne répondait pas; le major faisait comme s'il n'entendait point; Nadéje rougissait, Georges buvait: mais quatre cœurs étaient troublés.
Après le souper, on organisa une de ces promenades dans les salons, mêlées de musique et de danses, si célèbres dans le Nord sous le nom de Polonaises. Nulle part la beauté de la femme ou l'élégance de l'homme ne se déploie avec plus de grâce et de majesté, dans une pompe plus grandiose et plus solennelle. On s'avance lentement, avec une démarche cadencée sur un rhythme indolent, qui imprime au corps entier un balancement harmonieux; les tailles flexibles se soulèvent et s'abaissent tour à tour, ondoyantes: c'est ainsi que sur les fleuves, qu'ils descendent en nageant, le mouvement caché des vagues berce une blanche troupe de cygnes. Le comte de Lovendall, qui conduisait la danse, avait donné la main à Mme de Rudden, les autres le suivaient par couples. Le cavalier offrait à sa dame tantôt une main, tantôt l'autre; parfois c'est à peine s'il osait serrer le bout de ses doigts minces, et parfois il les réunissait et les emprisonnait dans sa main; puis, sans quitter encore celle qu'il avait choisie, il passait de sa droite à sa gauche, de sa gauche à sa droite; le même mouvement se répétait sur toute la ligne, qui, tour à tour, aux appels de l'orchestre, pressait ou alanguissait la mesure; puis, sur les pas de son guide, elle s'engageait dans des arabesques ingénieuses, serrées, compliquées, inextricables, mais correctes, comme les allées vivantes d'un labyrinthe qui se meut, de telle sorte que le ruban animé, contourné dans tous les sens, pouvait, sans se rompre jamais, former mille nœuds et les défaire. Puis, à un moment donné, toutes les mains se quittèrent, tous les couples se dispersèrent comme dans un tumulte réglé, et chaque danseur, à son tour, passa devant chaque femme, mettant la main dans sa main et tournant avec elle.
Quand le hasard de ces échanges amena Georges devant Christine, il y eut chez tous deux une émotion profonde: chez Georges une irritation nerveuse, chez Christine une palpitation douloureuse. Mais l'occasion n'était point propice: le monde n'est pas favorable à l'expansion des cœurs; il les resserre et les refoule sur eux-mêmes. C'est la solitude qui les invite à s'épancher. Deux mains gantées se touchèrent; mais le fluide électrique n'en jaillit point; les regards ne se rencontrèrent pas—ces regards émus, qui tremblent et brillent au fond des larmes. Les âmes restèrent fermées.
Les explications en amour sont trop souvent inutiles: dès que la douce harmonie des cœurs est troublée, il est bien à craindre que rien ne puisse plus jamais la rétablir. Christine le savait. Elle savait que dans ces ruptures tristes, qui donnent un si éclatant démenti aux promesses d'éternité des sentiments humains, et qui nous rappellent si amèrement le néant et le vide de nos cœurs, il ne faut pas chercher d'où viennent les torts et à qui est la faute. Il est si rare que les forces soient égales chez les deux, et en même temps les volontés pareilles! Dès que l'on ne marche plus du même pas dans la voie que l'on suivait ensemble, chaque pas de plus nous sépare et nous éloigne davantage. Il faut prendre garde au premier!
Mais à quoi bon écrire l'histoire douloureuse de ces déchirements, blessures cachées, dont le sang, qui s'épanche en dedans, nous étouffe? Qui ne connaît, hélas! cet enchaînement fatal de petites choses qui deviennent grandes, ces coups d'épingle de la vie journalière, qui peu à peu s'enveniment; cette mésintelligence latente et sourde, qui, tout à coup, se montre et éclate en ruptures soudaines, alors peut-être que tous deux s'aiment encore, alors que chacun regrettera l'autre? En amour, tout est si facilement irréparable, à moins que l'homme, par d'inattendus et brûlants retours de passion, n'emporte et ne fonde ces glaces naissantes; à moins que la femme, par le dévouement de sa tendresse, ne touche et ne désarme chez l'autre une irritabilité douloureuse!
Christine l'aurait pu faire, sans doute; elle ne l'osa point. Il lui fallait le bonheur pour qu'elle osât: elle était désarmée par la douleur qui lui venait de Georges. Une invincible tristesse s'empara d'elle; et, désormais incurable en sa mélancolie, enfermée dans sa volonté muette, comme dans une tour, absorbée dans le regret de l'idéal évanoui, et repliée de plus en plus sur son amour et sur elle-même, elle ne fut plus capable de ces élans passionnés, souveraines inspirations de l'amour en ses crises suprêmes, dont la violence qui sauve secoue deux âmes et les rend l'une à l'autre. Mais elle était du moins assez ardemment éprise pour savoir mourir maintenant du sentiment qui jadis la faisait vivre. Comme tous ceux qui aiment pour aimer, aucune souffrance ne la pouvait rebuter; après avoir traversé lentement et en s'attardant la phase de l'ivresse, elle entra résolument dans celle de la douleur. Son amour était devenu sa vie, et doux ou amer, il ne dépendait plus d'elle de s'y soustraire.
Le lendemain du bal, quand Georges vint la demander chez elle, on lui dit qu'elle était absente; il éprouva un mouvement d'impatiente humeur.... Ah! s'il eût pu la voir derrière son rideau, l'épiant et pleurant!
CHRISTINE À MAÏA.
«Le jour des larmes est arrivé: il ne m'aime plus! J'en suis sûre: l'illusion ne m'est plus permise, et tout est fini. Ne me console pas: ce serait inutile; ne me dis pas surtout, comme ces égoïstes maladroits, qui se défendent contre la pitié: «Je te l'avais prédit!» Plains-moi, pleure avec moi! voilà tout ce que je demande.... ou plutôt je ne demande rien.... rien ne m'est plus!... Ah! chère, chère amie! où es-tu? Pardonne-moi! Je t'offense peut-être; mais tu sais bien que ces mauvaises paroles ne sont pas de moi.... de moi à toi surtout!... Mais, vois-tu, je souffre cruellement.... et je ne sais pas souffrir.... hélas! je n'apprendrai que trop! Il ne m'aime plus! Maïa, je sens que c'est la fin de moi! Oh! comme il m'avait cependant rattachée à cette vie qu'il brise aujourd'hui! Il ne m'aime plus! Depuis deux jours je me répète ce mot à chaque heure, à chaque minute: il ne m'aime plus!... C'est pourtant un noble cœur! L'infidélité lui répugne.... il souffre comme moi!... Il lutte courageusement, généreusement.... Mais tu connais ton amie, Maïa: tu sais si je suis femme à vouloir cette lutte, ou à jamais accepter un sacrifice. Oh! comme on est puni de son bonheur! Je mettais ma joie dans ce cœur qui venait à moi, de lui-même et en suivant sa pente.... Je repoussais jusqu'à l'idée d'un lien qui lui eût enlevé, avec le pouvoir de se reprendre, la liberté de se donner à chaque instant! et maintenant j'en suis à regretter de n'avoir pas même cette dernière consolation de sa présence assurée.
«Comment cela s'est-il fait?» diras-tu. Eh? que sais-je? Sait-on jamais comment le malheur vient? On ne le voit que lorsqu'il est venu. C'est d'ailleurs toujours la même histoire, et il n'y en a qu'une pour toutes les femmes. Il est arrivé ici une jeune Russe: on l'appelle Nadéje Borgiloff; ni bien ni mal; plutôt bien: ce que les Français appellent la beauté du diable.... dix-neuf ans! Ah! sont-elles fières de leur jeunesse!
Elles ont raison, après tout, puisque rien ne la remplace et qu'avec elle on se passe du reste.... Ils se sont rencontrés ici ou là; je ne sais: n'importe! Vois-tu, Maïa, j'avais tort peut-être de vivre ainsi dans l'isolement; j'aurais dû aller plus souvent dans le monde....
Et quand j'y serais allée?... Ah! ta mère avait raison: on n'évite rien, et ce qui est écrit est écrit. Il l'a donc aimée, tout d'un coup, comme il m'avait aimée moi-même.... et voilà le danger et le châtiment de ces amours soudains; ils s'en vont comme ils viennent: rien avant, rien après!
Mais moi, chère, le croirais-tu? je l'aime mieux depuis que je ne l'ai plus; non pas par ce vulgaire sentiment, trop commun chez la femme qui s'éprend de l'impossible et s'attache à ce qui veut la quitter, mais parce que, depuis ce moment surtout, j'ai vu combien il était noble et bon. Si tu savais comme il est déchiré, comme il voudrait m'aimer encore! J'en suis réduite à l'admirer quand il me blesse! Et pourtant, si je voulais.... Ah! chère amie, si je voulais! C'est ma dernière consolation, et il ne faut pas que j'en abuse. Oui d'un mot je le ramènerais à mes pieds; mais je sens que ce ne serait digne ni de lui ni de moi.... Et puis.... pour combien de temps? L'homme qui s'est une fois relevé ne reste plus guère à genoux. Qu'il soit donc libre tout à fait, tout d'un coup, libre sans même un remords!... Je ne te trompais pas quand je te disais que je l'aimais bien et que je ne voulais être ni un chagrin ni un obstacle dans sa vie. Je sens maintenant la joie amère du sacrifice; ce sera sans doute mon dernier bonheur ici-bas!... Une chose me contriste pourtant: je crains qu'il ne soit point heureux. Si tu savais que de choses il faut pour qu'il soit heureux, lui! Et il m'a dit tant de fois qu'il l'était avec moi! Si j'étais sa sœur, à coup sûr il ne l'épouserait point: elle est ambitieuse et froide, j'ai vu cela toute de suite: je crois qu'elle n'a de cœur que dans la tête. Le comte est riche; il a un bel avenir; il la mènera à Paris. Et voilà comme les mariages se font! Crois-tu, Maïa, qu'il y a bien des hommes aimés pour eux-mêmes? Et, quand nous les aimons ainsi, comment nous en récompensent-ils?... Mais adieu, Maïa! même avec toi je ne veux pas une plainte. Pendant ces rapides instants que le bonheur enchantait pour moi, je m'étais toujours promis d'être douce au malheur quand le malheur viendrait; c'est maintenant qu'il faut tenir parole. Adieu.»
MAÏA À CHRISTINE.
«Tête folle, tu me fais peur! Par bonheur, nous avons un congé. On traverse encore le Sund en traîneau; attends-moi: je t'arrive. Chère Christine, tu vois une baronne à tes pieds; j'y mets le baron, si tu veux; mais, par grâce, je t'en conjure, pas de précipitation inutile, rien d'irrévocable, d'irréparable!... Rien, entends-tu! rien avant de m'avoir revue! Attends! c'est tout ce que je te demande pour quinze ans d'affection vraie! Ah! sois donc un peu malheureuse, et tu verras si on t'aime!... Ta lettre! je l'ai trop lue, elle me donne le frisson.... Tu le sais, mon amitié est inquiète et troublée comme l'amour.... Je crois que je suis née pour être une amie!... ton amie!... Si tu ne me promets pas d'être sage, je pars comme je suis, sans mes fourrures et sans mon baron....
Mais ris donc un peu, malheureuse! Tu vois que je ne veux pas pleurer. Adieu, Christine chère, je t'aime tendrement!»
GEORGES DE SIMIANE À HENRI DE PIENNES.
«Je te le donne en cent ou en mille! Mais non, tu ne devinerais pas! Jette ta langue aux chiens: j'aime mieux te le dire tout de suite, et quand je te l'aurai dit, je te permets de ne pas le croire. La comtesse de Rudden, cette Christine que j'ai tant aimée, qui m'aimait tant... je le croyais, du moins, et elle aussi, j'imagine? eh bien, mon cher, elle se marie.... et pas avec moi!—Moi, elle m'a refusé.—Elle épouse un certain baron de Vendel, fort galant homme, je l'avoue, et qui lui fait la cour, c'est une justice à lui rendre, depuis dix ans à tout le moins! Tu vois que la vertu est toujours récompensée. Moi, cependant, je ne me doutais de rien; cela m'a frappé comme un coup de foudre dont on ne voit pas l'éclair.... Frappé! pas à mort, mais du moins assez étourdi, j'en conviens! Ce n'est point par elle que j'ai appris la nouvelle.... elle n'a pas daigné me voir! C'est par le chevalier de Valborg, qui sait tout; c'est par le public, qui répète tout, comme un écho sonore et stupide.
Eh! cependant, il n'y a jamais rien eu de grave entre nous! Quand je dis rien, si l'on cherchait, il y aurait peut-être un bout de coquetterie avec cette jeune Russe dont tu m'as parlé, Mlle Borgiloff. Un cotillon dansé jusqu'à une heure du matin: cela se voit tous les jours; un cheval emporté que j'ai arrêté par la bride: le premier gendarme venu en aurait fait autant; et puis encore, tu vois, je ne veux rien te cacher, un gâteau des rois dont je lui ai donné la fève.... Fallait-il la manger! Et voilà tout! Depuis ce temps, Christine est complètement changée. Du reste, nous ne sommes, ni elle ni moi, gens à querelles et à raccommodements; le premier mot devait être le dernier.... et il n'a pas même été prononcé! Tu te rappelles ces blanches petites hermines de notre chère Bretagne? une tache les fait mourir. Ainsi de notre amour! Et encore, il n'y a que le soupçon d'une tache!
J'ai été vraiment triste, cent fois plus que je ne te pourrais dire. On ne rompt pas en un jour ces puissantes attaches du cœur sans que le cœur ne saigne. Et elle? Eh bien, je te l'avoue, j'ai parfois des craintes.... je l'ai aperçue un jour au fond de sa voiture, si pâle!... après cela, elle était souvent pâle.... Enfin je suis allé pour la voir; je le devais, Henri, et, ne l'eussé-je pas dû, je l'aurais fait encore! N'ai-je pas vécu de sa vie pendant une année,—une année si courte et si longue?—Avec une larme, une parole, une caresse, tant de choses sont réparées, tant de torts oubliés! Elle ne m'a pas reçu.... Je suis retourné; on m'a répondu qu'elle n'était plus à Stockholm.... Cela m'a mis un peu en colère. J'ai déliré un jour ou deux. Je crois même que j'ai été fort dur envers Nadéje. Mlle Borgiloff a tout supporté avec une résignation touchante.... elle semblait me demander pardon de ce que je souffrais.... C'est un bon cœur que cette fille; elle mérite vraiment ce que je veux faire pour elle. Elle n'est pas riche; elle me l'a dit sans fausse honte et sans embarras bourgeois, comme une femme qui ne sait pas compter, mais qui veut tout dire. Mais n'ai-je point assez pour deux, et n'est-ce pas un bonheur de donner à ce qu'on aime?
Enfin, mon cher Henri, trois ou quatre jours de ma vie m'ont fait comprendre les tourments des âmes damnées! Je ne savais s'il fallait rompre avec Nadéje,... mais l'aurais-je pu? ou renouer avec Christine.... mais l'eût-elle voulu?
Je suis allé un soir dans un salon où j'ai vu que l'on me regardait d'un certain air. Les femmes semblaient avoir pitié de moi. Tu sais cette pitié moqueuse, plus intolérable que l'insulte des hommes!
Le chevalier de Valborg est venu à moi. Je l'ai regardé dans les yeux. Je crois, Dieu me pardonne! que je lui aurais volontiers cherché querelle.
«Eh bien, cher, m'a-t-il dit en me prenant par le bras, vous êtes philosophe?
—Comme Chamfort, lui ai-je répondu; j'avale une couleuvre tous les matins: cela m'aide à digérer le reste de la journée.
—Le moyen est héroïque: et aujourd'hui?
—J'en ai avalé deux.
—Cela se trouve bien!
—Achevez donc! De quoi s'agit-il?
—D'un mariage!»
Ce mot m'a fait froid.
«Et de quel mariage? Du mien?... On va bien vite!...»
Et à part moi je me sentis fort irrité contre Nadéje.
«Non, reprit le chevalier; je veux parler de celui de la comtesse.
—Ah! elle se marie.
—Vous ne le saviez pas?
—Parole d'honneur! et elle épouse?
—M. le baron de Vendel!
—Cela devait être,» ai-je répondu avec un assez mauvais rire.
Je n'ai rien à te cacher, Henri, même dans mes meilleurs jours, j'ai toujours été un peu jaloux de cet homme.... La nouvelle m'a bouleversé. Elle! Christine! déjà! elle qui paraissait m'aimer tant! Comment croire aux femmes, à présent?
«Eh bien, m'a dit mon bourreau, il me semble que la couleuvre vous reste dans la gorge!»
J'ai cru que les ongles m'allongeaient et qu'il me poussait des griffes. J'ai senti un nuage sur mes yeux; j'aurais étranglé le chevalier avec délices. Il y a des moments dans la vie où l'homme civilisé disparaît chez moi pour faire place au sauvage. Dans ces moments-là j'ai du sang de tigre dans les veines.
Mais j'ai réfléchi qu'une scène de violence, ce serait trop scandaleux pour le corps diplomatique, et j'ai répondu avec mon plus beau sourire que les deux mariages se feraient en même temps.
«Quel est donc l'autre! m'a-t-il demandé avec un étonnement vrai ou feint.
—Le mien ne vous déplaise!
—Avec qui?
—Avec Mlle Borgiloff.
—Me chargez-vous de l'annoncer à la comtesse?
—Vous avait-elle chargé de m'apprendre le sien?
—Alors, attendez! Elle recevra un billet de part.
—Comme tout le monde?
—Sans doute. Voulez-vous être mon témoin?
—Je serai celui de Mme de Rudden,» me répondit-il.
Nous nous saluâmes avec assez de froideur, et je lui tournai le dos.
Le lendemain, je demandai solennellement en mariage Mlle Borgiloff. Elle me fut accordée par M. son père avec un empressement flatteur. Depuis ce temps-là, je dois être le plus heureux des hommes. Nadéje est jeune, elle est belle.... elle m'aime.... je l'aime aussi, puisque Christine en a été jalouse! Je ne t'invite pas à la noce: ce sera très-simple; je n'ai pas la joie bruyante; d'ailleurs nous nous hâtons: il faut à tout prix sortir des positions fausses.
Nous n'attendrons pas la corbeille de Paris. Ma femme.... ce mot me semble étrange sous ma plume, et je ne sais pas encore comment on l'écrit.... ma femme, donc, ira la choisir un peu plus tard. Adieu. Si jamais tu as envie de faire des romans en action; songe à mon dernier chapitre.»
A mesure que Georges s'était éloigné de Mme de Rudden, le major s'était rapproché d'elle: uniquement par bonté, tout d'abord, et pour ne la point laisser à son isolement et à sa douleur; puis bientôt avec la secrète espérance de la consoler pour son propre compte. Avec un sourire, Christine le rendait heureux pour huit jours; elle lui sourit plusieurs fois dans la même semaine. Le malheur l'attendrissait au lieu de l'aigrir, elle y compatissait davantage chez les autres depuis qu'elle le comprenait mieux en l'éprouvant davantage.
Le baron rappela d'anciennes promesses.
«Je n'ai rien promis, répondit Christine.
—Vous ne m'avez pas défendu d'espérer.
—Le moyen de vous en empêcher?»
M. de Vendel crut voir dans les paroles de Christine un acquiescement à ses vœux: il crut, à force de désirer, et il entoura Christine de soins plus empressés. C'était l'homme le plus incapable d'une indiscrétion; mais, si sa bouche était muette, ses yeux étaient éloquents: ils parlaient de bonheur. Le monde traduisit, et, comme toujours, il fit un contre-sens; le chevalier de Valborg eut soin de le publier avec commentaires.
Il en revint quelque chose aux oreilles de la comtesse. Elle ne fit rien pour accréditer ces bruits; rien non plus pour les démentir. Elle ne se préoccupait que de l'effet qu'ils pourraient produire sur M. de Simiane. Elle se disait qu'ils mettraient fin de toute manière à une incertitude maintenant intolérable. Si Georges l'aimait encore, ce coup violent, qu'elle n'aurait pas porté, le ramènerait à elle; et, comme elle suivrait alors les conseils de Maïa! comme elle enlacerait d'indissolubles liens ce cœur inconstant par faiblesse, qu'il fallait rendre heureux malgré lui!
Si, au contraire, elle n'était plus aimée.... aimée comme elle voulait l'être.... si Georges n'avait plus pour elle qu'une reconnaissance tendre et les égards d'un cœur délicat, se préoccupant encore, alors même qu'il n'aime plus, du mal qu'il peut faire à ce qu'il a jadis aimé, il fallait l'affranchir et lui donner d'elle-même cette liberté qu'il était trop noble pour demander jamais, mais qu'elle était trop fière pour ne pas lui rendre.
Christine, en agissant ainsi, obéissait à une inspiration généreuse; mais elle comptait sans le dépit qui peut déranger les meilleurs calculs, sans la vanité, qui se trouve si souvent au fond de l'amour chez les hommes. Elle ne savait pas encore combien Georges était capable de partis violents, de résolutions soudaines et désespérées.... dussent-elles briser sa vie!
La nouvelle du mariage de la comtesse se répandit assez rapidement à travers la ville; on félicita le baron, qui s'en défendait mal, parce qu'il y croyait lui-même; on approuvait Christine, qui ne se montrait guère. Le matin, dans le cercle des ambassadrices, on faisait des mots piquants sur le malheur de Georges. Il crut mettre la galerie de son côté en devançant la comtesse par son mariage avec Nadéje, qui fut officiellement annoncé.
La nouvelle en fut portée à Christine par Valborg, dont la main étourdie la frappait mortellement au cœur. Elle demanda des détails et les écouta avec une fiévreuse avidité. Elle voulait savoir si l'on disait que les fiancés s'aimaient.
«Ils s'adorent! répondit le chevalier, et c'est un peu ma faute. Imaginez que c'est moi qui ai présenté le comte à Mlle Borgiloff!»
M. de Valborg examinait en ce moment les feuilles dépliées d'un éventail chinois; il ne put pas voir le regard navrant que lui jetait Christine.
«Il n'a pas perdu de temps, reprit la comtesse, entraînée comme malgré elle à revenir sur ce douloureux sujet.
—C'est encore moi qui en suis cause, dit M. de Valborg.
—Et comment cela?
—En lui apprenant votre propre mariage.
—Ah! Et comment a-t-il pris la nouvelle?
—Très-bien.... c'est-à-dire très-mal!... Je crois qu'il avait envie de me sauter à la gorge. Mais je lui pardonne de grand cœur, à ce pauvre Simiane: car enfin, comtesse, je comprends qu'on ne perde pas sans regret une femme comme vous; pour moi, je ne m'y serais jamais résigné.»
Le chevalier attendit l'effet de ce compliment du dernier galant. Christine ne parut point y prendre garde.
«Ainsi, continua-t-elle, vous lui avez annoncé mon mariage comme une chose tout à fait arrêtée?
—Positivement! et c'est ce qui l'a décidé. Il a eu comme un éclair de rage dans les yeux.... Il n'y avait pas là de quoi flatter infiniment la belle Nadéje! Mais il s'est calmé bientôt, et je puis dire que je l'ai vu prendre sa résolution.
—Je trouve, chevalier, que vous avez mis à tout ceci un peu plus de zèle qu'on ne vous en demandait. Qui vous avait donc chargé de publier ainsi mes bans dans les salons?
—Et mais! comtesse, c'était la nouvelle du jour, et vous savez, les nouvelles, c'est toujours bon à raconter. Cela intéresse la conversation. Jamais je ne m'étais fait mieux écouter.»
La comtesse leva imperceptiblement les épaules.
«A quand le mariage? demanda-t-elle.
—On parle du 1er mars.
—Nous sommes au 20 février! c'est bien mener les choses!
—Et vous, comtesse, quand?
—Oh! moi.... il n'y a rien encore de certain.
—Comment? dit Valborg en reculant son fauteuil, rien de certain!... Mais alors....»
Il regarda la comtesse, sur le visage de qui la douleur était peinte; le jour se fit en lui; il entrevit une partie de la vérité, et, saisissant vivement la main de Christine:
«Comtesse, comtesse, pardonnez-moi! Mon Dieu, qu'ai-je donc fait?
—Le bonheur de votre ami, sans doute; il n'y a pas là de quoi vous affliger.
—Son bonheur!... Ah! on n'aime pas deux fois.
—Non! mais on aime cent fois.... les hommes du moins! Ne disiez-vous pas tout à l'heure qu'ils s'adoraient?
—Je ne sais pas ce que je dis! reprit Valborg en cherchant son chapeau.
—Peut-être alors faudrait-il moins parler,» reprit la comtesse avec douceur.
Elle ne lui fit point d'autre reproche; mais, quand il eut laissé retomber la portière du salon, elle cacha sa tête dans ses mains et dévora ses larmes.
Georges cependant brusquait les choses pour arriver à un prompt dénoûment: il était d'une activité inquiète. «En voilà un qui aime sa femme!» disaient les observateurs superficiels; un œil clairvoyant eût aperçu plutôt les indices d'un cœur troublé qui voulait s'étourdir. Le vrai bonheur est plus calme.
Nadéje s'occupait de ses robes et chiffonnait dans la corbeille. Elle ne s'aperçut point des soucis de son fiancé. On ne peut pas tout voir à la fois: elle regardait des dentelles! Peut-être Georges ne venait-il point chez elle aussi souvent qu'il eût dû; mais n'auraient-ils point le temps d'être ensemble, puisqu'ils ne devaient plus se quitter? Elle eut soin d'envoyer une lettre de part à la comtesse, avec une adresse de sa main. Georges ne le sut pas, et il eût trouvé sans doute le procédé d'un goût douteux.
Toutes les échéances arrivent à leur jour. Georges regretta peut-être, le matin du 1er mars, que l'année ne fût pas bissextile; mais le temps des réflexions était passé: encore quelques heures, et le dernier mot de sa vie jeune et libre allait être dit pour jamais. Il n'avait pas un ami auprès de lui; ses pensées, qu'il ne pouvait confier à personne, lui retombaient sur le cœur.
Nadéje était fille d'une mère polonaise; elle avait été élevée dans la religion catholique, apostolique et romaine. La bénédiction nuptiale dut avoir lieu dans la chapelle de cette communion, qui se trouve près du couvent des Dames-Françaises, et qui sert d'église à tous les catholiques suédois, ainsi qu'aux deux reines. On avait fixé l'heure de midi; mais longtemps à l'avance une foule d'élite remplissait l'enceinte trop étroite. On y retrouvait tous les étrangers de distinction (c'est la formule consacrée) et toute la société élégante de Stockholm, moins Christine et le baron de Vendel. Le chevalier de Valborg, appuyé contre la grande vasque de porphyre rose qui sert de fonts baptismaux, paraissait soucieux. On eût dit que c'était sa fiancée qu'un autre allait épouser. Quelques jeunes gens placés autour de lui n'eussent pas demandé mieux que de le faire causer, mais il paraissait vouloir être discret, ce jour-là, pour la première fois de sa vie.
Au coup de midi, quatre ou cinq voitures s'arrêtèrent devant l'église. Le suisse, en grand costume, l'épée au côté, la hallebarde au poing, ouvrit la porte à deux battants, Georges parut, donnant la main à Nadéje.
La fiancée portait son beau costume avec une suprême élégance; son long voile de dentelle blanche traînait derrière elle comme un manteau de reine. On l'accueillit par un murmure flatteur. Peut-être eût-on pu trouver que, pour une jeune fille, elle montrait trop d'assurance; mais elle était si près d'être femme! Quant à Georges, il avait l'impassible dignité de l'homme bien né qui sent tous les yeux fixés sur lui et qui garde ses pensées et cache ses impressions.
Un vieux chapelain à cheveux blancs commença bientôt les cérémonies du rite catholique, au milieu d'une assemblée étrangère, qui admirait, non sans quelque étonnement, leur poésie grandiose, et les souvenirs bibliques des patriarches, mêlés aux pompes du sacrement; il rappelait les images douces et charmantes de ces héroïnes de la famille, force et parure de l'homme, poésie de la tente, fleurs du désert, grâce du chaste foyer, Rebecca, Rachel, Ruth et Noémi, mères fécondes et bénies, et il invoquait sur les têtes inclinées les faveurs du dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui fit la race d'Israël aussi nombreuse que les grains de sable de la mer.
Quand le prêtre demanda tout haut au comte Georges de Simiane s'il prenait pour femme et légitime épouse Nadéje Borgiloff, présente devant lui, au moment où le fiancé prononça le oui fatal, on entendit comme une plainte de l'orgue, un rapide accord des touches effleurées, un soupir dans les tuyaux, un gémissement vague: Georges se défendit mal d'un trouble involontaire; Nadéje le rappela à lui par un regard froid et ferme, et, à son tour, elle répondit d'une voix haute et sonore. Le prêtre monta à l'autel et célébra la messe; puis, à l'instant marqué par la liturgie, il se tourna vers l'assemblée et revint près des époux; deux jeunes hommes soulevèrent au-dessus de leurs têtes les plis flottants du voile symbolique: le rideau de l'orgue s'agita; un prélude d'une harmonie douce et triste jeta sur l'assemblée le frisson nerveux des grandes émotions; bientôt le chant se dégagea du groupe harmonieux des accords, vibrant, pathétique, inspiré. Une mélodie légère, aérienne, ailée sembla voltiger sous les arceaux de l'église et planer sur la tête de la foule ravie. Peu d'artistes, à Stockholm pas plus qu'ailleurs, eussent été capables de communiquer ainsi leur âme à l'ivoire insensible. On se regardait sans comprendre. Georges seul avait compris; car, dès les premières notes, il avait reconnu ce chant d'amour et de mélancolie, entendu pour la première fois sur le bateau de Skokloster, et que, par un beau soir d'été, Christine avait joué pour lui près des fenêtres ouvertes du salon, dans son cottage de Haga. C'était le lied dalécarlien:
Perdus tous deux dans la steppe infinie!
«Vous me le jouerez souvent!» avait-il dit à la comtesse. Ni l'un ni l'autre ne songeaient alors qu'ils dussent, elle le jouer, et lui l'entendre jamais en de telles circonstances!
L'essaim confus des souvenirs se leva tout à coup dans son âme, chantant et battant des ailes: il se rappela les joies évanouies du passé, ces joies profondes et pures dont elle l'avait si souvent enivré; il se rappela cette inépuisable et sereine tendresse de toutes les heures et de tous les instants; ce dévouement ingénieux, infatigable, toujours présent; cette délicatesse de l'esprit et cette prévenance du cœur, visibles dans les petites choses aussi bien que dans les grandes, comme si elle eût trouvé le suprême bonheur dans le don de sa vie incessamment renouvelé. Puis il se demandait comment il avait payé ces dettes sacrées du cœur; il s'accusa tout bas d'ingratitude; il se dit que sa précipitation devait être une injure pour Christine.... même coupable! Et, si elle était coupable, la faute ne venait-elle pas de lui? S'il y avait oubli des deux côtés, qui donc avait donné l'exemple? Pour la première fois, depuis sa résolution prise, il eut peur. Le doute lui vint, avec tout son cortège de remords et de poignantes amertumes.... Il s'avoua tout bas qu'il avait compromis son bonheur; une voix intérieure et puissante lui disait qu'il avait tué le bonheur d'une autre! Et, quand il cherchait s'il y avait des remèdes à ces malheurs qui étaient des fautes, le prêtre, l'autel, sa fiancée, sa conscience, tout répondait: «Il est trop tard!»
Les deux époux s'étaient agenouillés sur les coussins de velours, pour écouter les dernières prières. Georges laissa tomber sa tête dans ses mains et oublia le monde.
Cependant l'orgue jouait toujours: on le sentait frémir sous les attaques nerveuses de l'artiste inconnu. Il avait repris le thème primitif et le conduisait à travers ces variations habiles, qui sont comme les nuances de la pensée et les demi-teintes du sentiment. Quand la mélodie descend des hautes sources de l'inspiration, elle trouve les accents qui remuent le cœur et pénètrent l'âme. L'émotion a partout le même langage, et rien ne ressemble plus à un chant d'amour que le chant de la prière. Ce lied, trouvé au fond des bois par quelque paysan rêveur, agrandi par l'art, devenait, sous des mains habiles, le poëme harmonieux de la tendresse ineffable et des douleurs cachées.... Ceux qui connaissent la langue passionnée des sons soupçonnaient vaguement, chez l'exécutant, une de ces tragédies sans paroles de la vie intime, qui se jouent au fond de l'âme dans les moments suprêmes. Tantôt la phrase mélodique semblait emportée dans un orage de notes brûlantes, une ardeur fiévreuse précipitait son rhythme entraînant; tantôt elle se berçait comme au souffle d'une rêverie douce, et sa mélancolie semblait sourire: mais on se demandait de combien de larmes de tels sourires étaient faits. Tout à coup le clavier se troubla; le rhythme entrecoupé se dérobait sous les doigts qui ne le dominaient plus; la mesure, abrupte et languissante à la fois, vacillait comme la flamme sous le vent.... Dans la foule, on ne respirait plus! Mais bientôt la grande âme douloureuse rassembla ses forces dispersées comme pour un dernier effort; elle embrasa de ses flammes le clavier insensible; des notes de feu s'en échappaient, des effluves amoureux couraient dans l'air.... Puis tout à coup le calme se fit, l'harmonieuse tempête s'apaisa, la phrase primitive reparut, douce, naïve et simple, comme soupirée par la voix d'une jeune fille. Et lentement elle s'éteignit sur les touches frémissantes, comme la plainte qu'on étouffe sur des lèvres dans un baiser!
La cérémonie s'achevait. La foule sortit dans un tumulte d'émotions impossible à dépeindre. On avait presque oublié les époux. Quelques jeunes gens se groupèrent devant les portes de la chapelle pour attendre la sortie de l'artiste: «Il joue, disait-on, comme Jenny Lind aurait chanté.» On attendit vainement. Quand le suisse vint pour fermer la porte, on l'interrogea. Il répondit qu'il ne savait rien, mais que la tribune de l'orgue s'ouvrait sur le couvent, et qu'il était inutile de former des attroupements devant l'église!
Christine, avons-nous besoin de la nommer au lecteur? était rentrée chez elle par des rues détournées, qui longeaient les vastes jardins du couvent. Elle trouva Maïa établie dans son salon. La baronne de Bjorn était arrivée le matin même du mariage. Elle était accourue chez son amie, et, ne la trouvant pas, elle l'avait attendue, en proie à une inquiétude pleine d'angoisses.
Mme de Rudden, que l'excitation fébrile de la crise ne soutenait plus, se jeta, ou plutôt se laissa tomber dans les bras de la jeune baronne. Un profond sanglot souleva sa poitrine; ses yeux étaient secs, mais ses mains tremblaient; son front brûlait l'épaule de Maïa, sur laquelle il s'était posé. Maïa lui prit la tête et la baisa tendrement, puis elle l'éloigna un peu, comme pour mieux la voir. Elle fut effrayée des changements rapides que la douleur avait produits sur cette beauté si radieuse. Il y a un âge où les femmes ne doivent plus souffrir: elles ne se conservent que dans le calme heureux, les orages du malheur les effeuillent, comme les orages de l'atmosphère les dernières roses de l'automne.
«Ce n'est plus moi! murmura Christine; tu ne peux pas me reconnaître.»
Maïa la fit asseoir près du feu, lui ôta son chapeau et sa pelisse; Christine se laissait faire comme un enfant malade. Maïa se mit à genoux devant elle et prit ses deux mains, qu'elle réchauffa dans les siennes.
«Mais parle donc! lui dit-elle tout à coup, tu me fais peur!
—Je te fais peur! répéta Christine comme un écho.
—Eh! sans doute, reprit Maïa; voilà dix-huit mois que je ne t'ai vue, et tu ne veux pas même me regarder!
—Je te fais peur aujourd'hui; demain je te ferai pitié.
—Tais-toi! dit Maïa; j'aime encore mieux ton silence! Tu roules, j'en suis sûre, quelque méchante pensée dans ta pauvre tête vide. Jure-moi que jamais....
—Quoi?» fit Christine.... Puis, comprenant tout à coup: «Me tuer!» dit-elle. Et elle ajouta avec un regard où l'on pouvait mesurer la profondeur de son désespoir: «Se tuer!... Il n'y a que les impatients qui se tuent.... A quoi bon? est-ce qu'on ne meurt pas?
—Ah! reprit Maïa, tu es cruelle pour ceux qui t'aiment.
—Ceux que j'aimais ont été si bons pour moi! répondit-elle avec un sourire égaré.
—Allons! dit Maïa d'un ton de douce autorité, c'est assez! chasse ce souvenir; je le veux: oublie!
—Oublier! Comment fait-on? je n'ai jamais su.
—Ah! reprit l'aimable femme fondant en larmes, tu as raison, chère Christine, je ne puis même plus consoler.... Laisse-moi donc pleurer avec toi!»
Christine était assise au coin de la cheminée, dans un grand fauteuil; Maïa, toujours à ses pieds, posa la tête sur ses genoux. Bientôt Christine sentit ses mains toutes baignées d'une chaude rosée de pleurs. Peu à peu ses nerfs se détendirent, ses sanglots longtemps contenus éclatèrent; puis les larmes vinrent, abondantes, qui la calmèrent un peu. Dans la douleur comme dans la joie, les larmes, c'est toujours le trop-plein du cœur!
Maïa, cependant, sous l'ingénieux prétexte qu'une maison depuis longtemps inhabitée est froide et malsaine, ne voulut point aller demeurer chez elle, où ses gens l'attendaient; elle obtint de son mari la permission de venir s'établir auprès de Christine, pour amortir au moins ces premières atteintes des grandes souffrances, qui frappent parfois sur les organisations nerveuses comme le coup de marteau de la folie. Elles vécurent ainsi, toujours ensemble, près de deux semaines, dans une intimité bienfaisante, ne recevant que le chevalier de Valborg, qui comprenait enfin l'étendue et l'intensité du mal qu'il avait fait, et le major, qui avait toutes les délicatesses comme il avait toutes les ardeurs de l'amour vrai. Il comprenait trop les tristesses de Christine pour ne pas les respecter. Deux jours avant le mariage de Georges il avait quitté Stockholm; il n'y revint qu'une semaine après. Il observait ces secrètes convenances du cœur qu'aucune civilité n'inscrit dans son code puéril et honnête, mais que devinent si bien certaines natures.
La présence de Maïa rendait possibles de plus fréquentes assiduités chez Christine. Il essaya de la distraire. Enfin, assuré de l'appui de la baronne, il reparla de son mariage. Ce seul mot effaroucha Christine pour deux jours: les regrets ont aussi leur pudeur. Le major crut qu'il s'était trop hâté, et il résolut d'être plus patient à l'avenir; mais on devinait son silence.
Un matin, ils déjeunaient tous trois; Christine, qui remarquait sa tristesse, lui tendit la main par-dessus la table.
«Mon ami, lui dit-elle, j'ai une grâce à vous demander.
—Parlez, chère Christine, vous savez qu'elle est accordée d'avance. Il me semble qu'en me la demandant c'est à moi que vous la faites.
—Vois comme il est bon! dit-elle en se retournant vers Maïa.
—Oui, dit Maïa, je sais que c'est le roi des hommes; mon cher baron ne vient qu'après.
—Eh bien, mon ami, reprit Christine en lui jetant un regard qui eût attendri un tigre, il faut que vous me pardonniez le mal que je vais vous faire.»
Une vive émotion se peignit sur les traits du major, mais il ne répondit rien.
«Que veux-tu dire? demanda Maïa non moins inquiète.
—Mes amis, reprit Christine, je ne suis pas bien; depuis quelque temps je souffre.
—Je le vois bien, dit le baron.
—Et vous ne m'en parlez pas!
—C'est que je ne saurais vous guérir, reprit-il en hochant tristement la tête; du moins maintenant! ajouta-t-il en essayant de sourire.
—Ni maintenant, ni jamais! reprit Christine, j'en ai grand'peur.
—Toujours tes folles idées, fit Maïa avec un mouvement d'épaules.
—Il ne faut donc pas songer aujourd'hui à un mariage que....
—Que vous ne désirez pas, interrompit le major.
—Pour lequel les forces me manqueraient, reprit Christine.
—Comme vous voudrez, comtesse.... Ce n'est pas l'heure de vous apprendre mes sentiments; vous les connaissez. Ce que vous faites est toujours bien.
—Vous ne perdez pas grand'chose! dit-elle en regardant ses bras amaigris et ses mains diaphanes.
—Chacun est juge de ses malheurs, fit le baron avec un sourire triste; je ne me plains pas; mais du moins laissez-moi croire que je pourrais me plaindre.
—Ah! murmura Christine en cachant sa tête dans ses mains, la vie est un jeu cruel! Quels nobles cœurs on déchire! et pourtant, je ne l'ai pas voulu! N'est-ce pas mon ami, que je ne l'ai pas voulu? Le malheur est sur moi! Que faire, mon Dieu?
—Tout pour vous, Christine; rien pour moi!
—Il m'aime comme j'aimais l'autre! pensa Christine.
—Si vous voulez, reprit le major, je ne reviendrai plus!
—Oh non! dit-elle, comme en proie à une terreur soudaine. Non! restez, restez. Vous et Maïa, vous êtes maintenant mes seuls amis. Si vous partez, je serai seule, toute seule... et il n'est pas temps encore. Un peu de patience! Maintenant je vous désire autour de moi. Vous voulez bien?»
Le baron se tourna vers Maïa, sans prononcer une parole.
«Chers amis, c'est que j'ai le droit d'être humble,» reprit la comtesse en leur tendant ses mains.
On n'est pas impunément le jeune mari d'une jolie femme. Les rapides semaines de la lune de miel s'écoulèrent pour Georges dans une sorte de fièvre de plaisir, au milieu des fêtes, au sein d'une dissipation étourdie. Nadéje l'entraînait; il n'avait pas le temps d'être malheureux.
Mais, au premier relâche, et dans l'intervalle de deux plaisirs, la pensée de Christine lui revint, et, une fois venue, elle resta, assidue, obstinée: le remords troubla ses joies mondaines. Bientôt il s'aperçut que Nadéje n'était pas celle qu'il avait rêvée. Le châtiment commençait. Il croyait avoir épousé une femme; il ne trouvait qu'une poupée, qui passait sa vie à s'habiller et à se déshabiller. Stockholm fut ébloui de ses toilettes; mais les femmes qui ont de si belles robes font en général plus de plaisir aux autres qu'à leurs maris. A vrai dire, Georges n'avait plus d'intérieur depuis qu'il était marié. Il éprouva quelques moments d'ennui; sa pensée fit beaucoup de chemin en arrière. Il était certain maintenant d'avoir passé à côté de son bonheur. C'est ce qui arrive à beaucoup dans ce monde. Comme tous ceux qui sont malheureux, il devint injuste, et, intervertissant les rôles, il accusa Christine de l'avoir sacrifié. Quand il se trouvait seul, il songeait aux heures charmantes passées près d'elle, si rapides et tellement remplies.
Il s'aperçut bientôt que Nadéje ne l'aimait point, et il en souffrit; non point dans sa tendresse, qu'elle n'avait point éveillée, mais dans son orgueil si adroitement flatté d'abord, et maintenant si rudement déçu. Il vit clairement que l'ambition seule, avec l'intérêt, avait guidé son choix, et il en ressentait un mécontentement secret, que mille causes chaque jour venaient irriter encore.
Sur beaucoup de choses, Nadéje et lui n'avaient point la même façon de voir. Sur beaucoup d'autres, Nadéje n'avait même pas d'opinion. Quand une pointe d'aigreur envenimait entre eux quelque querelle, Georges se rappelait cette sympathie si profonde entre la comtesse et lui, que l'un achevait toujours la phrase que l'autre avait commencée, comme si tous les deux n'avaient eu qu'une pensée. Il se disait qu'au lieu d'être un obstacle dans sa vie, elle en eût été la force, le conseil et la raison. Bientôt il éprouva contre le baron des accès de jalousie âpre. La jalousie était la seule nuance de l'amour que Christine lui eût encore jamais fait connaître.
Il s'étonnait cependant que le mariage de la comtesse fit si peu de bruit à Stockholm; il se demandait si l'on ne voulait point avoir des ménagements pour lui. Christine était capable de tous les raffinements. Au lieu de lui en savoir gré, il s'en irritait. Enfin il interrogea le chevalier de Valborg, le seul des amis de la comtesse qu'il vît encore.
«Elle ne se marie pas! dit le chevalier; et, si j'en crois le baron de Vendel, si je m'en crois moi-même, elle ne se mariera jamais. Ah! mon cher comte! vous êtes un homme dangereux; mais, cette fois, je ne vous en fais pas mon compliment: vous avez brisé le cœur d'une pauvre femme qui méritait mieux.»
Cette parole de Valborg fut pour Georges le dernier trait de lumière. Il courut chez la comtesse, égaré, fou de douleur.
On lui dit que Mme de Rudden était sortie. Il revint trois fois en deux jours, et comme, à la dernière tentative, il voulait forcer la porte, qu'un groom n'osait pas trop défendre, le vieux valet de chambre accourut.
«Que veut monsieur? demanda-t-il en reconnaissant Georges.
—Ne puis-je voir Mme la comtesse?
—On ne la voit pas!
—Pas même moi?»
Le vieux serviteur le regarda sans répondre.
«Est-ce que Mme de Rudden ne reçoit pas?
—Quand recevra-t-elle?
—Mme la comtesse ne l'a pas dit.»
Georges rentra chez lui fort triste. C'était une de ces natures à la fois faibles et violentes, que les obstacles irritent. La femme qu'il ne pouvait plus obtenir était précisément celle qu'il était le plus près d'aimer. Les regrets se mêlèrent aux remords, et il entra dans une phase de tortures morales qui devint à ses propres yeux le commencement de l'expiation. Nadéje ne s'aperçut de la tristesse de son mari que pour s'en plaindre; elle laissa même échapper quelques mots de récrimination aigre, qui n'étaient guère propres à ramener le calme dans l'âme troublée du comte de Simiane.
A quelque temps de là, il rencontra Mme de Bjorn; il la connaissait un peu et savait qu'elle était l'amie intime de la comtesse. Il alla droit à elle. Maïa voulut l'éviter; mais il lui parut si malheureux, qu'elle n'en eut pas le courage.
«Si vous saviez ce que je souffre! dit-il en l'abordant.
—Vous ne faites que votre devoir,» riposta la baronne.
L'amie de la comtesse était à peu près de son âge: c'était une blonde piquante; un poëte de la cour avait comparé ses yeux à deux petits feux follets. Ils en avaient l'inquiétude et l'éclat et le mouvement. Mme de Bjorn n'était pas grande et méritait son surnom de petite baronne; sans être belle, elle était charmante: ses joues, ses mains, ses épaules, logeaient dans leurs fossettes de petites nichées d'amours. Avec cela, vive, pétulante, le cœur sur la main, et la main ouverte! Elle ne marchandait la vérité à personne, et se faisait assez craindre de ceux qu'elle n'aimait pas.
«Je n'ai pas l'honneur de vous comprendre, dit Georges, qui savait que tout mauvais cas est niable: de grâce, expliquez-vous.
—Non, ce serait trop long et c'est inutile. Si votre conscience ne vous a pas tout dit, je n'ai rien à vous apprendre.»
Maïa parlait d'un ton qui ne permettait guère de réplique. Georges baissa la tête sans répondre.
«Voilà comme vous êtes tous, reprit-elle en le regardant fixement; parce que vous savez vous faire aimer, vous croyez que tout est dit et que l'on n'a plus rien à vous demander; vous tuez une femme par votre inconstance et vos légèretés; vous en épousez une autre pendant qu'elle se meurt,... et il faut encore qu'on vous plaigne! ajouta-t-elle avec une ironie d'autant plus poignante qu'elle la contenait davantage. Eh bien, non! souffrez, monsieur, comme vous avez fait souffrir!... c'est maintenant ce qui peut vous arriver de mieux, s'il y a une justice là-haut!
—Mais regardez-moi donc! s'écria Georges en lui prenant la main, et dites si je ne suis pas assez puni!
—Oui, reprit Maïa en s'adoucissant, je vois que vous êtes malheureux, et cela m'aiderait à vous rendre quelque estime, si je pouvais oublier ce que je vois chaque jour.... Ah! si vous assistiez comme moi à ces tortures d'une âme brisée...
—C'est plus que je ne puis supporter! dit Georges en se levant d'un bond. Chez elle! allons chez elle! je vous en supplie!
—Non, non! je vous le défends: elle n'est point préparée à vous revoir.
—Comme vous voudrez!» murmura-t-il en baissant la tête.
Maïa n'était point encore désarmée; elle profita, elle abusa peut-être du silence et de l'abattement du jeune homme, et, sans pitié, avec cette éloquence particulière aux femmes, et qu'elles ont parfois à un si haut degré, quand la passion parle en elles, elle lui peignit l'amour de Christine, si ardent, que, n'ayant plus d'autre aliment, il se dévorait lui-même; si profondément dévoué, que, pour assurer le bonheur de l'autre, aucun sacrifice ne lui avait coûté, pas même le sacrifice de soi; un amour tel, en un mot, qu'un homme ne le rencontre pas deux fois dans sa vie. Quant à son mariage avec le baron, ce n'était qu'une fable. L'idée ne venait pas d'elle; car jamais elle n'eût consenti à contrister un homme digne de son estime et qui souffrait pour elle; et, cependant, elle ne l'avait point repoussé tout d'abord, parce qu'elle ne voulait point devoir l'amour de Georges à un scrupule ou à un remords.
«Et pourtant je l'aimais! s'écria Georges, et de toute mon âme!
—Vous voyez bien que non, reprit Maïa, puisque vous en avez épousé une autre. Est-ce qu'elle n'était pas aussi jalouse que vous? est-ce qu'elle n'a pas souffert autant que vous? Cependant Mlle Borgiloff ne l'a pas jetée dans les bras du major.»
Georges ne trouvait pas une réponse; il éprouvait ce vertige qui nous prend quelquefois quand nous nous penchons sur les abîmes.
«Quittez-moi maintenant, dit la baronne; il est deux heures; il faut que je rentre chez elle.»
Georges baisa la main qu'elle lui tendait; elle y sentit tomber une larme.
«Portez-lui mes respects, mes regrets,» murmura-t-il d'une voix suppliante: il allait ajouter.... et mon amour! il n'osa point.
«Ah! dit Maïa en regardant la goutte amère qui tremblait encore sur sa main, c'est cette larme qu'il faudrait lui porter!»
Quelques instants après, elle entra chez la comtesse.
Christine était étendue sur la chaise longue; elle se leva, et, aussi vite que ses forces le lui permirent, courant au-devant de son amie:
«Tu l'as vu! dit-elle en remarquant son trouble; ce visage a vu Georges!»
Maïa lui passa un bras autour des épaules, et, la baisant au front, doucement, elle la contraignit à se rasseoir.
«Si tu n'es pas calme, lui dit-elle, tu ne sauras rien.
—Mais tu vois bien que je suis calme, dit Christine en cachant ses mains qui tremblaient. Je suis très-calme: mais parle, parle donc!»
Maïa fut obligée d'avouer son entrevue avec M. de Simiane; et, comme elle prenait toutes sortes de précautions et de ménagements, choisissant ce qu'elle voulait dire et taisant ce qu'elle devait cacher:
«Non, tout! dis-moi tout!» s'écria la comtesse avec une exaltation mal contenue.
Maïa lui raconta leur entretien avec la plus scrupuleuse exactitude. Une fois ou deux, il lui arriva de se servir des expressions mêmes de Georges.
«Oui! je reconnais ce mot-là, dit Christine, c'est ainsi qu'il a dû parler; il me semble l'entendre! je distingue son accent et sa voix: une voix charmante dont le timbre caresse....»
Maïa vit bien qu'elle ne réussirait pas à la calmer; elle laissa la crise suivre son cours, espérant quelque adoucissement de sa violence même. C'était la première fois, depuis le mariage de Georges, qu'elle parlait avec tant d'abandon.
«Ainsi, disait-elle quand Maïa eut terminé son récit, il n'est pas même heureux, et je me suis perdue inutilement!»
On l'entendit à plusieurs reprises répéter encore, comme en se parlant à elle-même: «Il n'est pas heureux!»
Peut-être ceux qui ont étudié beaucoup le cœur humain.... des femmes, prétendront-ils qu'au milieu de ses regrets, si vifs d'ailleurs et si sincères, il se glissait à son insu une secrète joie de voir que Georges n'avait pas trouvé auprès d'une autre le bonheur qu'il avait goûté près d'elle, que rien n'avait chassé son image, et qu'il l'aimait encore.
Maïa suivait attentivement sur son visage tout ce travail de la pensée rapide. «Veux-tu, dit-elle en prenant sa main brûlante en la regardant fixement dans les yeux, veux-tu le revoir?» Un éclair passa sur le visage ranimé de la comtesse. Elle se jeta au cou de Maïa.
«Oui!» lui dit-elle tout bas. Puis elle releva la tête, pâlit, mit sa main sur sa poitrine, et, au bout d'un instant de réflexion: «Non; reprit-elle, non, cela ne se peut pas, car cela ne se doit pas!... Pas maintenant, du moins, pas encore.... mais bientôt!» ajouta-t-elle avec un sourire qui eût rendu Georges fou d'amour et de douleur.
Georges, cependant, avait repris, bon gré, mal gré, la vie du monde: il le fallait; ne fût-ce que pour éviter un éclat inutile. A travers les raouts et les soirées, il traînait le boulet conjugal, comme un forçat du mariage. Les femmes qui ne voyaient pas Christine commençaient à la plaindre tout bas.
La comtesse ne sortait point; elle cachait le deuil de son cœur. Maïa la soignait comme une sœur. Le mois de mars eut deux ou trois belles matinées. Un jour, le soleil frappait aux fenêtres avec la pointe d'or de ses rayons; Maïa jeta une pelisse de fourrures sur les épaules de Christine.
«Viens-tu boire un peu d'air? lui dit-elle; cela te fera du bien!»
La voiture attendait tout attelée dans la cour.
«Où allons-nous?
—Je ne sais; où tu voudras, n'importe! nous allons pour aller! à Djurgaard, par exemple?
—Soit!» dit Christine assez nonchalamment.
La voiture s'engagea dans les faubourgs, longea les bassins du port—dont la glace, soulevée par le flot de la Baltique, se détachait déjà—passa devant la caserne du Roi, et s'engagea bientôt dans un parc superbe, semé de villas, de châteaux, de jardins, de théâtres en plein vent, de cafés en plein air, où la bourgeoisie de Stockholm fête le dimanche et vient se réjouir pendant les beaux soirs d'été. Elles descendirent près du château de Rosendal (la vallée des roses), non loin de cette belle coupe de porphyre, la plus grande du monde, dont les Anglais ne manquent jamais de mesurer avec leurs cannes le diamètre et la hauteur. Christine était mieux et pouvait marcher.
«Allons voir les chênes,» dit Maïa.
Une longue avenue de pins, qui ondulait avec les plis du terrain inégal, conduisait jusqu'au rond-point du parc, où un bouquet gigantesque de chênes centenaires, jetant leurs fortes racines entre les rochers de granit, flottait au vent comme un panache sur le front de la ville. Les deux femmes traversèrent à pas lents une clairière de gazon ras; mais, au moment de prendre une autre allée qui conduisait à un petit chalet suisse dominant la mer au loin, Christine s'arrêta tout à coup. Elle avait aperçu Georges qui venait à elle.
Elle regarda Maïa.
«Je le savais,» dit Mme de Bjorn.
Christine se pressa en frissonnant contre son amie. Toutes deux s'assirent sur un banc. Georges s'approcha et se tint un moment devant elles, immobile et muet.
Il releva les yeux, et, en voyant Christine si changée, il sentit une immense pitié s'emparer de lui.
«Je vous fais peur, Georges?» dit Christine en remarquant l'émotion qui s'était emparée de lui.
Deux larmes jaillirent des yeux du jeune homme.
«Tu vois bien qu'il m'aime encore! fit-elle en serrant le bras de Maïa.
—Oh! toujours, et plus que jamais!
—Taisez-vous, reprit-elle en levant la main comme pour la poser sur les lèvres de Georges, taisez-vous! vous n'avez plus le droit de me le dire.
—C'est vrai, fit-il en gardant sa main, et d'une voix où il y avait des larmes; mais j'ai du moins le droit de m'accuser d'avoir méconnu la plus chère et la plus adorée des femmes!
—Ne vous accusez pas, reprit Christine; sans doute je ne devais pas être heureuse. Il y a eu dans ma vie plus d'un malentendu cruel; celui-ci fut le plus cruel de tous. Mais, enfin, des deux parts la loyauté est sauve; consolez-vous, car je crois que maintenant j'aime ma douleur.»
Insensiblement l'émotion la gagnait; Maïa s'en aperçut.
«Christine, lui dit-elle, il faut partir.» Et elle se leva la première.
«Encore une minute!» dit Georges.
La comtesse ne dit rien, mais elle regarda son amie.
«Impossible! reprit Maïa; c'est assez, c'est trop déjà!
—Ne vous reverrai-je point? demanda Georges avec la timidité d'un amoureux de quinze ans.
—Je le voudrais, reprit Christine, mais cela serait mal: vous êtes le mari d'une autre. Je serai franche et droite jusqu'au bout, même contre moi! Je devais peut-être cette suprême entrevue à votre douleur et à notre passé.... plus serait trop! Adieu!»
Le comte fit un geste de désespoir violent.
«Georges, dit-elle en lui prenant la main, épargnez-moi! laissez-moi ma conscience. Que me resterait-il si je ne l'avais plus?»
Maïa fit deux ou trois pas dans l'allée: les longues aiguilles des pins, broyées par ses petits pieds impatients, faisaient entendre un craquement sec: elle revint à Christine et toucha son bras.
La comtesse voulut se lever. Ses forces la trahirent; elle se rassit et appuya sa tête contre le tronc du chêne auquel on avait adossé le banc rustique. Un vif incarnat couvrait sa joue, une toux sèche déchira sa poitrine. Bientôt elle pâlit en regardant Maïa. Quand elle retira le mouchoir qu'elle avait posé sur ses lèvres, Georges s'aperçut qu'il était rouge. Il ne trouva plus une parole: il y a des sentiments que les mots n'expriment pas. Sans la présence de Maïa, il l'aurait prise dans ses bras, serrée contre son cœur, et leurs deux âmes, plus que jamais éprises, eussent oublié le présent et retrouvé le passé.
Devant l'amie, si indulgente qu'elle fût, chacun devait garder ses pensées.
Enfin la comtesse fit un effort; elle se leva et prit le bras de Maïa, adressant à Georges un signe d'adieu.
«Ne venez point! lui dit Mme de Bjorn; les gens sont au chalet, et il ne faut pas qu'on vous voie.»
Georges, immobile à la même place, les suivit du regard. Christine traversa la pelouse lentement, et avec la grâce languissante d'un beau cygne blessé. Elle se retourna une dernière fois pour le voir. Mais bientôt les deux femmes entrèrent sous une allée d'épicéas et de tamarins; un pli du terrain les cacha tout à fait.
Georges, resté seul, s'enfonça sous les plus sombres taillis du parc; il ne rentra chez lui que vers le soir. Nadéje avait dîné sans l'attendre, et était allée chez une de ses amies, où l'on répétait un certain quadrille, appelé les Lanciers, vieille danse rajeunie, que deux merveilleuses de Vienne venaient d'importer en Suède. Il put donc jouir en paix de l'âcre volupté de sa douleur, et savourer avec ses larmes ce que le poëte anglais appelle the joy of grief! Depuis qu'il avait revu Christine, il sentait le besoin de se cacher à tous les yeux et de vivre avec sa pensée solitaire. Cependant sa douleur avait retrouvé le calme. Il respectait trop les volontés de sa malheureuse amie pour se présenter chez elle; mais il passait chaque jour dans la rue de la Reine: il voyait au moins sa maison. Un matin, il trouva les volets fermés: un voisin lui apprit que Mme de Rudden avait quitté Stockholm.
Quelques jours après, il recevait une lettre de Maïa, portant le timbre de Lübeck. La baronne lui annonçait que Christine, plus souffrante, avait dû quitter la Suède et chercher un ciel moins rigoureux.
Georges resta trois mois sans nouvelles, livré aux tortures de l'incertitude et de l'absence, les plus grands des maux pour une âme aimante.
Un matin que M. de Simiane travaillait dans son cabinet, un domestique sans livrée fut introduit près de lui. Cet homme venait l'avertir qu'une femme l'attendait en voiture dans une rue voisine qu'il lui nomma. Georges le suivit et aperçut bientôt la voiture. Un mouchoir s'agita, une portière s'ouvrit; il monta, et le cocher, sans attendre d'ordres, lança ses chevaux. Georges, à travers les doubles plis du voile noir, avait reconnu Maïa, dont les cheveux blonds éclairaient le visage. Il la regarda avec une inquiétude profonde, mais sans toutefois oser encore l'interroger, bien qu'il eût un nom dans le cœur et sur les lèvres.
«C'est maintenant qu'il faut venir!» dit la baronne en lui serrant la main.
Elle releva son voile; il vit qu'elle avait pleuré.
«Et Christine? demanda-t-il, mais tout bas et comme un homme qui craint d'entendre sa voix.
—Vous allez la voir, dit Maïa; du courage!»
Georges jeta un regard distrait à la portière: il reconnut la route de Haga, qu'il avait si souvent parcourue pour aller chez la comtesse. Il eût voulu donner des ailes aux chevaux. Enfin on arriva.
L'attelage fumant franchit la grille de fer doré que tant de fois sa main tremblante avait ouverte. Il contourna un tapis de gazon anglais, semé de bouquets d'arbres, et s'arrêta devant un petit perron de quatre marches, dont les houblons verts et le chèvrefeuille brodaient la rampe de festons flottants. C'était une radieuse matinée; juin souriait à la terre amoureuse et rajeunie; il y avait des chansons dans tous les arbres; le soleil étincelait dans les fenêtres et le printemps jetait des fleurs partout.
Georges s'élança sur le perron; c'est à peine si Maïa put le suivre. Deux lévriers, favoris de Christine, couchés sur le ventre, et allongeant sur leurs pattes menues leur fin museau de brochet, gardaient la dernière marche. Ils reconnurent Georges, et se levèrent joyeusement pour lui lécher les mains.
«Comme ils me haïraient, pensa-t-il, s'ils me connaissaient mieux!»
Au bruit de la voiture, le vieux valet de chambre de la comtesse était accouru. En apercevant Georges il porta la main à son front.
«Comment est-elle? demanda la baronne.
—Elle se croit mieux.
—Et vous, Niels, comment la trouvez-vous?
—Plus mal.»
Mme de Bjorn regarda Georges.
«Remettez-vous, lui dit-elle, et soyez fort pour elle, sinon pour vous!
—Entrons! dit le comte; maintenant je ne puis plus attendre.»
Il se dirigea vers la chambre de Christine.
«Pas là! dit le vieux Niels en hochant la tête, ici!» Et il montra le salon.
«Attendez que je la prévienne, fit Maïa, qui passa la première.
—Il est là! je sais qu'il est là! dit Christine; je le vois, poursuivit-elle en étendant le bras vers le mur, que son regard ardent semblait percer.
—Oh! comme elle l'aime encore!» murmurait M. de Vendel, assis près de la fenêtre la tête entre ses mains.
La porte se rouvrit: Georges s'élança vers le canapé sur lequel Christine était étendue, et tomba à genoux devant elle.
«Georges! Georges!» dit Christine, mais si bas, qu'à peine on put l'entendre. Et de ses bras amaigris elle entoura la tête du jeune homme, qu'elle pressait contre sa poitrine.
Georges la regarda, et fut frappé de sa beauté, plus peut-être que le jour où il la vit pour la première fois. C'est qu'elle était plus belle encore. Sa joue animée s'était teinte d'un soudain éclat: elle éblouissait. Son œil brillait d'un feu étrange; ses belles mains, que si souvent il avait couvertes de baisers, semblaient s'être encore allongées et amincies; elles avaient la transparence de la cire diaphane, et la plus légère pression rougissait leur blancheur délicate. Ses cheveux dénoués roulaient en ondes épaisses sur ses épaules, comme un ruisseau d'or fluide. Elle plongea ses yeux dans les yeux du jeune homme avec une expression d'ineffable tendresse. Elle oubliait le passé, elle oubliait l'avenir, l'avenir qu'il fallait mesurer par minutes. La vie, pour elle, se concentrait dans l'instant présent. Mais la violence de ses émotions l'épuisa: les roses blanchirent sur sa joue, ses lèvres se décolorèrent, ses yeux s'éteignirent; elle laissa retomber sa tête et s'évanouit.
Maïa la prit dans ses bras et lui fit respirer des sels. Le baron se leva, fit quelques pas vers le lit de repos, et montrant la comtesse:
«Voilà ce que vous en avez fait!» dit-il.
Georges le regarda sans lui répondre. Sa bouche n'avait plus de voix, comme ses yeux n'avaient plus de larmes: l'angoisse sculptait sur son visage l'image de la douleur. Le baron regretta sa violence.... il se rassit sans ajouter un mot.
Georges tenait toujours une des mains de Christine dans les siennes: Maïa soutenait sa tête échevelée et défaillante. Enfin elle revint à elle, essaya de sourire, et dit tout haut: Je suis mieux! pardon et merci!» Puis elle ajouta quelques mots tout bas et murmurés à l'oreille de son amie.
Le baron, avec cette merveilleuse délicatesse qui semble donner un sens de plus à certaines natures, comprit que la comtesse désirait rester seule avec M. de Simiane, et, si avare qu'il fût de ses dernières minutes, comme s'il eût été jaloux de s'oublier et de se sacrifier jusqu'au bout, il sortit sur la pointe du pied.
«Va le remercier,» dit Christine en serrant la main de Maïa.
Celle-ci rejoignit le baron; Georges et la comtesse restèrent seuls. Georges avait posé ses lèvres sur les mains de Christine; il les mouillait de ses larmes.
Ce fut elle la première qui retrouva la parole.
«Georges, lui dit-elle, j'ai manqué de courage; je n'ai pas pu mourir sans vous revoir.»
Il la regarda d'un air égaré.
«O Christine! pardonnez-moi!
—Pauvre cher! que veux-tu que je te pardonne? tu t'es trompé de chemin; mais ce n'est pas ta faute. Tu es allé où tu croyais le bonheur. Qui donc n'eût pas fait comme toi?
—Christine, soyez bonne, ne m'accablez pas.... Je vous jure....
—Ne jurez rien, mon ami; maintenant je sais tout... Ah! si du moins vous étiez heureux!
—Heureux! peut-on l'être quand on vous a connue et perdue?
—N'est-ce pas, dit-elle avec une sorte d'égarement passionné, n'est-ce pas que je savais bien aimer?
—Oui, Christine.... et pourtant!
—Pourtant.... j'ai fait comme si je ne vous aimais pas; mais écoutez-moi, Georges, car c'est comme le testament de mon cœur que je vous ouvre ici. Un jour vous vous le rappellerez avec une tristesse douce.... Quand je commençai de vous aimer, quand je recueillis, oh! avec quelle joie profonde! tous ces trésors de tendresse que vous répandiez à mes pieds, je vous promis, ou plutôt je me promis à moi-même de n'être jamais un obstacle dans votre vie. Cet obstacle, je crus l'être le jour où vous rencontrâtes.... celle qui est aujourd'hui votre femme.»
Georges fit un geste de désespoir. Christine pressa d'une molle étreinte sa main tour à tour brûlante et glacée.
«Ménagez-moi, lui dit-elle; j'ai encore besoin d'un peu de force.... Je vis vos incertitudes, reprit-elle après un instant de silence, je vis le trouble de votre âme, je vis vos combats, vos résistances, vos nobles efforts pour rester à moi! Et pour tout cela, je vous aimai plus encore.... Mais je ne crus point pouvoir vous rendre heureux davantage.... Vos désirs allaient plus loin.... Je sentais tout ce qu'il y avait en vous de reconnaissance profonde, de pitié généreuse, de tendresse délicate, de dévouement chevaleresque. Tout cela, c'était assez pour le bonheur de dix autres.... Ce n'était pas assez pour moi, Georges.... Georges, voilà ma faute: j'ai péché par orgueil; mais cet orgueil, c'était encore de l'amour.... je voulais donner.... je ne voulais pas recevoir. Je rompis violemment les liens que vous n'auriez pas voulu dénouer.... J'acceptai l'apparence d'un tort.... et vous fûtes libre!
—Ainsi vous m'aimez encore!
—Ah! malheureux! j'en meurs, et tu le demandes! Est-ce qu'on peut ne plus t'aimer?
—Et moi! et moi, Christine!... Ma tête a pu un instant s'égarer, jamais mon cœur.... Je t'ai toujours aimée.... je t'aime!
—Tais-toi, par pitié! Tu veux donc me rendre la mort impossible?
—Mourir! toi!... Oh!... non, jamais! Je te défendrai.... je te cacherai.... La mort.... elle ne te verra pas!»
Il l'entoura de ses deux bras....
«Jamais! jamais plus je ne te quitterai!
—Et Nadéje? murmura-t-elle.
—Nadéje? reprit-il avec un geste de fou, les cheveux en désordre et l'œil hagard.... Qu'est-ce, Nadéje? je ne la connais pas.... je ne la reverrai de ma vie.
—Et le devoir! dit-elle en soulevant, comme pour regarder le ciel une dernière fois, ses longues paupières fatiguées; le devoir!... un grand mot et une grande chose, que ta pauvre morte te supplie de n'oublier jamais! Le temps n'est plus où nous étions libres tous deux. Oh! les beaux jours! Mais comme ils ont passé vite! T'en souviens-tu de nos beaux jours?»
Georges cacha sa tête dans ses mains.
«Non, dit-elle avec une mutinerie d'enfant, regarde-moi. Maintenant, je veux te voir toujours! toujours! reprit-elle comme en se parlant à elle-même, toujours, avec moi, ce n'est pas bien long!»
Et, comme il faisait un signe d'incrédulité:
«Va, reprit-elle, je ne me trompe pas.... Si ce n'était pas vrai, tu ne serais pas ici. Mais avant que le soleil ait quitté cette fenêtre, Georges, je ne vivrai plus que dans ton cœur.»
Elle parlait avec une telle conviction et un si profond accent de vérité, que Georges vit bien qu'elle ne le trompait point. Il étouffa ses sanglots pour ne pas troubler la sérénité de sa dernière heure, et il laissa couler ses larmes silencieuses.
«Pourquoi pleurer? dit-elle d'une voix douce et faible: ne sais-tu pas que nous nous reverrons?
—Oui! et bientôt!
—Pas encore, je t'avertirai!» reprit-elle.
Et un sourire ineffable vint éclairer ses lèvres, qui se fermèrent.
Le baron et Maïa rentraient: ils s'arrêtèrent immobiles à deux pas du lit. Le soleil tournait l'angle de la maison. Son rayon quitta le lit de la mourante.
«Il fait nuit, dit Christine.... et j'étouffe!»
Maïa courut à la fenêtre et l'ouvrit. Un rouge-gorge chantait dans le cytise en fleur, sous lequel plus d'une fois Christine s'était assise, pendant que Georges, à ses pieds, lui lisait quelque poëte ou lui parlait d'amour. Elle prit leurs mains à tous trois, et les réunit dans la même étreinte; puis, sans relever les yeux, d'une voix qui s'éteignit, elle murmura: «Mes amis, mes chers amis!... Georges! Georges!...» Puis sa main se roidit et s'attacha dans une convulsion suprême à la main du jeune homme.
Georges voulut la prendre dans ses bras.
«Plus en ce monde!» lui dit Maïa en s'agenouillant devant son amie, dont elle ferma les yeux avec ses lèvres.
La plus aimante et la plus douce des créatures avait quitté la terre pour toujours.
Georges écarta brusquement Mme de Bjorn et reprit les deux mains de Christine: tantôt il la regardait tendrement, tantôt il promenait autour de lui des yeux égarés; des sanglots étouffés brisaient sa poitrine, puis il retombait dans un muet désespoir.
Maïa et le baron voulurent l'arracher à cette contemplation funeste; et comme il leur résistait:
«C'est maintenant, fit M. de Vendel, qu'il vous faut du courage!
—Je n'en ai pas! dit Georges; il y a des choses qu'on ne peut point supporter.
—Et moi donc, reprit le baron, comment fais-je depuis un an?»
Georges ne répondit rien et se laissa emmener.
Le lendemain, il revint à Haga, avec le baron, pour rendre à Christine les suprêmes devoirs. Tous deux accompagnèrent jusqu'à sa dernière demeure les restes de la comtesse, qui alla dormir avec ses pères dans la chapelle funèbre des Oxen-Stjerna.
«Nous l'avons trop aimée, pour ne pas nous aimer en souvenir d'elle!» dit le major sur la tombe où l'on venait de sceller leur amour unique à tous deux.
Georges lui serra la main, mais ne répondit qu'avec des larmes.
Le séjour de Stockholm devint insupportable à M. de Simiane. Sa santé s'épuisait; il tomba dans une sorte de marasme: on dut demander son rappel. Les médecins conseillèrent l'air de France. Il traversa le Gotha-Canal, creusé dans le granit des montagnes, comme l'escalier de Neptune du canal Calédonien, dont les marches liquides soulèvent et portent les flottes de Victoria à travers les sapins du Glen-Névis. Le bateau de Kiel se fait attendre un jour ou deux à Gothenbourg.
Georges erra dans les environs assez tristement. Le matin du départ, un hasard funèbre l'amena près du cimetière, situé non loin de la ville, au pied d'une montagne, au bord d'une prairie. La porte était ouverte: il entra. Le cimetière de Gothenbourg n'est pas monumental; mais, si j'ose dire, il est intime. On n'y bâtit point aux riches défunts des palais de granit et de marbre, ou des villas de stuc, mais chaque tombe a son arbre et sa croix.
Si vous aimez la pensée des morts, si déjà l'herbe cache une part de ce qui était vous, s'il vous plaît de retrouver les chers absents, ou du moins de vous croire près d'eux, ils auront pour vous un charme extrême, ces cimetières du Nord, avec leur ciel mélancolique, leurs longues allées de tilleuls et de chênes, leurs bouquets d'ormes et d'érables, leurs aunes tremblants et leurs grands bouleaux, dont les branches accablées caressent les pierres couvertes de mousse et les tombes de gazon fleuri.
Le cimetière de Gothenbourg est grand; on n'y dispute pas, pouce à pouce, la dernière couche des morts; on n'y trouble point leur sommeil sacré; on y épargne à la douleur toutes ces vexations gratuites et mesquines dont elle s'irrite ailleurs; on n'est pas même contraint à suivre l'alignement vulgaire des inhumations officielles: on se groupe par familles. Parfois un couple d'amis s'isole à l'ombre d'un saule au blanc feuillage, uni dans la mort même, malgré la parole du maître: Siccine separat amara mors! La mort ne les a pas séparés, et c'est dans le même sommeil qu'ils attendent le même réveil, ensemble!...
«Je serais bien ici, dit Georges en s'arrêtant sous un grand tilleul, et je dormirais du moins dans la terre qui la garde! Mais non, reprit-il, elle ne le veut pas, car elle ne m'a pas encore averti.»
Il cueillit sur une tombe une touffe de bruyère blanche, la cacha dans sa poitrine et sortit. Un aveugle à genoux près de la porte lui tendit une sébile de bois en murmurant: Denka pa Döden! «Pensez aux morts!»
Georges lui jeta un rixdale d'argent, et s'éloigna en frissonnant. «Oh! les morts, je ne les oublie pas!» se disait-il.
Le bateau l'emporta, et quand, vers le soir, les côtes de Suède disparurent dans les flots embrasés du couchant, il lui sembla perdre Christine encore une fois.
Georges est maintenant à Paris. Il passe au milieu du monde, insensible à ses joies comme à ses douleurs. Nadéje va souvent au bal: c'est la reine des belles nuits; mais Georges se retire d'assez bonne heure: il n'aime pas à voir danser le cotillon.
Plusieurs femmes, de celles que la douleur attire, noble race qui s'épuise! auraient daigné le consoler en lui versant l'oubli avec l'amour. Georges est avec elles d'une politesse distraite et froide; il a toujours l'air d'écouter quand on lui parle, mais c'est à lui-même qu'il répond tout bas: Denka pa Döden! «Pensez aux morts!»
Stockholm, septembre 1856.
FIN.
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COULOMMIERS.—TYP. A. MOUSSIN
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