Title: L'Illustration, No. 0030, 23 Septembre 1843
Author: Various
Release date: January 21, 2012 [eBook #38639]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0030, 23 Septembre 1843
Nº 30. Vol. II.--SAMEDI 23 SEPTEMBRE 1843. Bureaux, rue de Seine, 33. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois. 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br. 1 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an, 33 fr. pour l'Étranger. 10 20 40
Manoeuvres et Fête militaire à Saumur. Gravure.--De l'autre côté de l'eau. Souvenirs d'une promenade. (Suite.)--Quelques réflexions sur l'Apprentissage.--Séjour de la reine d'Angleterre au château d'Eu. Entrée de la reine Victoria dans la cour du château d'Eu; Repas royal dans la forêt; Pavillon Montpensier.--Théâtre de l'Opéra-Comique. 1re représentation de Lambert Simnel. Une scène du deuxième acte; Portrait de Monpou. --Explosion de gaz à Londres. Moyen de prévenir de semblables accidents. Gravure.--Fête de Saint-Louis à Tunis. Gravure.--Fêtes des environs de Paris, Saint-Cloud. Un Mirliton, dessin allégorique par J.-J. Grandville; la Lanterne de Diogène; les grandes Eaux de Saint-Cloud; le Retour de Saint-Cloud.--Romanciers contemporains. Dickens. Arrivée à New-York. (Suite.)--Margherita Pusterla. Chapitre VIII, les Désastres. Huit Gravures.--Annonces.--Ameublement en cuir. Cinq Gravures.--Échecs.--Rébus.
Les fêtes se succèdent, cette année, avec une telle rapidité, que le zèle le plus actif parvient à grand'peine à les suivre. Obligés de faire un choix parmi celles qui ont eu lieu dans les départements au passage des princes, il en est plusieurs que nous avons dû négliger d'illustrer, parce qu'elles n'avaient point un caractère d'intérêt ou d'utilité, assez général. Il était, au contraire, dans notre plan et de notre devoir de chercher à conserver le souvenir de celles qui ont été des occasions de cérémonies vraiment nationales, soit qu'elles aient exprimé un sentiment de piété pour les grands hommes, par exemple les inaugurations de statues, soit qu'elles aient permis de déployer l'art, l'industrie, ou de faire ressortir la physionomie particulière de quelques-unes des principales villes du pays, par exemple les régales, les camps de manoeuvres, etc.
C'est à ce dernier titre que le carrousel de Saumur devait trouver place dans nos colonnes, et, l'abondance des matières en a seule retardé jusqu'ici la publication.
L'itinéraire du duc de Nemours, publié d'avance, avait appris à la ville de Saumur que le prince arriverait dans ses murs le 8 août, et qu'il y séjournerait jusqu'au 11.
Le 9, de sept à dix heures du matin, le prince visita les bâtiments de l'École, quartiers, écuries, manèges, haras, etc. A trois heures, le carrousel devait avoir lieu; depuis plusieurs heures déjà, les curieux remplissaient le Champ-de-Mars; les tentes préparées pour les spectateurs invités, les débouchés des rues qui donnent sur le Chardonneret, la levée qui borde la Loire, les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons voisines, tout était rempli par la foule.
Les tambours et les trompettes annoncèrent enfin l'arrivée du duc et de la duchesse de Nemours, qui prirent place dans une loge réservée, immédiatement après, on fit traverser la carrière par les plus belles juments du haras, puis par un cheval indompté, le Caravant, et par le bel et docile Othon.
Cinquante officiers, montés sur les magnifiques chevaux du manège, revêtus de riches et élégants uniformes, parurent ensuite. Ils passèrent d'abord devant la princesse, la saluèrent de leurs armes, et exécutèrent, aux trois allures, avec, une grâce et une adresse remarquables, tous les exercices de l'équitation: voiles, courbettes, ballottades, cabrioles, etc., puis le saut de la barrière. En ce moment, deux trompettes parurent à chaque extrémité du Champ-de-Mars; à leur signal apparurent deux escadrons, l'un de lanciers et l'autre de chasseurs; ils se formèrent en bataille, puis exécutèrent diverses manoeuvres et plusieurs charges avec une précision qui ne laissa rien à désirer. Ils se reformèrent aux extrémités du Champ-de-Mars, et les cinquante officiers, qui avaient fait repos, se mirent en mouvement et commencèrent le carrousel.
Le Carrousel de l'École de Saumur.--9 août.
Le carrousel est une sorte de ballet où les chevaux remplacent les danseurs. Les figures qui le composent sont exécutées au son des instruments et avec une sorte de cadence. Les cavaliers qui l'exécutent sont divisés en deux troupes et par quadrilles. On commence par les exercices de la lance, au pas, au trot et au galop. On fait ensuite le maniement du dard. En exécutant ces mouvements d'armes, on décrit les diverses figures du carrousel, qui sont: les doublements dans la longueur et dans la largeur de la carrière, les changements de main, la serpentine, la demi-volte, les doublements par quadrille, le cercle et la spirale; on fait ensuite la course de la bague, celle des têtes et celle du dard. Tous ces mouvements ont été exécutés par les officiers de Saumur avec un aplomb et une habileté qui ont dû satisfaire les princes et les spectateurs. Après le carrousel il y eut une mêlée autour de l'étendard. C'est une scène qui se représente souvent à la guerre après les charges de cavalerie.
Après quelques instants de repos, remplis par une distribution de croix d'honneur, le 63e régiment de ligne, une batterie d'artillerie et la cavalerie se mirent en mouvement et exécutèrent des manoeuvres de guerre, des attaques de tirailleurs et des charges de cavalerie sur des carrés d'infanterie. Le défilé eut lieu enfin, et les troupes rentrèrent dans leurs quartiers sans avoir aucun accident à déplorer. Après le dîner, un feu d'artifice eut lieu en face de l'hôtel du Belvédère. Le bouquet représentait la brèche et l'explosion à l'assaut de Constantine.
La journée du 10 fut consacrée à des travaux plus paisibles, à des visites d'établissements publics. Le 11 au matin, le duc et la duchesse de Nemours quittèrent Saumur.
(Suite.--Voyez tome II, pages 6 et 18.)
Rapprochez ces dates, et vous verrez qu'il faut détruire tout ce qui existe aujourd'hui pour recomposer le décor de la terrible scène qui se joua le 29 décembre 1170 dans l'enceinte de l'église de Cantorbery, à l'entrée du choeur, dans le transept du nord (the Martyrdom).
C'est là une grande déception pour le touriste. Aussi, quand la bonne vieille sacristine qui nous promenait dans le vaste édifice nous eut conduits sur le lieu même où périt, nous dit-elle, Thomas Becket,--je me mis en frais d'imagination, distribuant de mon mieux les entrées et les sorties d'après le souvenir de mes lectures récentes, les indications de la Vie Quadripartite, et l'habile narration du docteur Lingard, si dramatiquement reproduite par M. Amédée Thierry.
Les meurtriers, me disais-je, étaient sans doute cachés dans le cloître, ou dans un de ces couloirs étroits et sombres qui débouchent sur la chapelle de Saint-Bennet. Serrés l'un contre l'autre, la dague et l'épée au poing, ils attendaient leur vénérable victime.
«L'archevêque, ayant traversé la nef, était sur la troisième ou quatrième marche de l'escalier qui conduit à l'Aile du nord, se dirigeant vers le Choeur, lorsque les quatre hommes qui avaient résolu sa mort s'élancèrent par la porte du cloître dans la très-sainte église, tenant dans leurs mains des épées nues. Celui qui marchait en avant s'écria d'une voix forte:
Où est le traître? où est le traître? où est l'Archevêque?--Sur ce dernier mot, il tourne la tête, et, descendant les degrés qu'il venait de monter, il dit: Aucun traître n'est par ici mais si fait bien l'archevêque? Me voici. Que voulez-vous?--Et à l'instant même ils le frappèrent de leurs épées sur la tête tandis qu'il tombait sur ses genoux, recommandant son âme au seigneur; et, dans la même minute, il fut étendu mort au pied de l'autel de Saint-Benoît (1).»
Note 1: Traduction littérale de la relation du meurtre, donnée par John Batteley, d'après John Gandisson, évêque d'Exeter. Elle diffère de la version commune, et, plus simple, nous paraît plus vraisemblable.
Mais, en jetant les yeux sur le Handbook de Summerly quel ne fut pas mon désappointement!
En 1174, nous l'avons dit,--quatre ans après le meurtre de Becket,--l'église fut incendiée. Le choeur actuel date de 1175; les transepts occidentaux, de 1379 seulement; le choeur, de 1184; la nef et la plus grande portion des cloîtres, de 1460, sous Henri IV.
Ainsi Thomas Becket avait traversé une nef qui n'existe plus, il montait un escalier dont il ne reste plus vestige; il était entre des murs écroulés depuis lors et rebâtis. Ses assassins s'embusquèrent dans un cloître impossible à retrouver; ils ouvrirent une porte qui n'est point la porte actuelle: leurs cris éveillèrent un autre écho, leurs épées froissèrent un autre granit. A quoi donc le souvenir peut-il se prendre?
Non pas même aux dalles sur lesquelles l'archevêque tomba et qu'il rougit de son sang.
«Ces dalles, dit l'impitoyable Handbook, ont été enlevées en 1177 par le prieur de Peterborough, qui en a fait deux autels consacrés.»
Ainsi, voilà qui est clair et net. Il n'y a pas plus de raison, --logiquement parlant,--pour songer à Thomas Becket, quand on traverse le transept nord-ouest de la cathédrale qui porte son nom, que lorsqu'on se promène sur le bitume des boulevards, dans notre bonne ville de Paris.
Est-ce bien la peine d'aller au loin recueillir sur les lieux des impressions et des souvenirs?
«Hé quoi! s'écrie mon cousin de Ch., singulièrement scandalisé par cette conclusion inattendue, vous ne seriez pas ému, en songeant à Léonidas, sur les rochers mêmes des Thermopyles?
--Permettez, interrogatif parent. Sans aucun doute je ne saurais penser au dévouement des trois cents Spartiates, qu'une fièvre patriotique ne circule aussitôt dans mes veines; --je me reproche alors volontiers mon apathie civique. --Je suis même honteux, je l'avoue, de ne pas monter ma garde avec plus de zèle.--Mais les Thermopyles, c'est-à-dire trois ou quatre méchants blocs de pierre jaune, très-certainement modifiés de forme et d'aspect depuis deux mille trois cent vingt-trois ans qu'ils entendirent le fameux Viens les prendre!--les Thermopyles, quand bien même on trouverait moyen de les restituer complètement, n'ajouteraient rien à ces pathétiques dispositions. En un mot, le lieu où s'est consommé un grand événement, le meuble que le hasard en rendit témoin, le vestige même qu'il laisse après lui,--que ce soit une plume d'oie, comme celle qui servit à signer l'abdication de Fontainebleau;--un couteau de cuisine, comme celui de Jacques Clément;--une planche ou une pierre tachée de noir, comme celle qui reçut le sang du musicien David Rizzio ou celui de Monaldeschi;--toutes ces incidences purement matérielles n'augmentent en aucune façon, pour moi, la valeur morale d'une tragédie quelconque... et je crois...
--Misérable! tu n'es donc pas poète?
--Apparemment.
--Et tu oses l'avouer?
--Pourquoi donc pas?
Mon cousin cherche encore à ce pourquoi un parce que raisonnable.
J'espère,--et c'est fatuité pure de ma part,--que l'on n'a pas oublié le menu du dîner commandé à notre respectueux aubergiste par mon compagnon de voyage.
Premier service, roast-beef; deuxième service, stockfish; troisième service, new cottage pudding.
Master Robertson, quand nous entrâmes au Star-Hotel, nous précéda, de noir toujours plus habillé, dans la salle à manger du rez-de-chaussée.
Un subalterne, également en noir, également attentif, également obséquieux, marchant à l'arrière-garde, portait sous une cloche d'argent que nous enlevâmes en grande hâte...... un magnifique quartier de mouton!--qui fut suivi d'une tranche de saumon bouilli!!--puis d'un gâteau à la rhubarbe (rhubarb pie)!!!
Cette triple métamorphose s'était accomplie sans bruit, sans vaines excuses, sans tout le bavardage dont un hôtelier français ou italien n'aurait pas manqué de l'assaisonner. Mine host avait la figure sereine et calme d'un homme qui a rempli ponctuellement tous ses devoirs. Au fait, n'avait-il pas écouté nos ordres avec la plus irréprochable déférence?
Toute réclamation expira sur nos lèvres à l'aspect de cette placide impassibilité! Le temps donné aux plaintes eût été perdu pour l'appétit. D'ailleurs, à l'exception du pâté pharmaceutique dont tâta seul mon compagnon plus aguerri, le repas substitué n'avait rien que de très-tolérable.
C'est le nom des promenades publiques de Cantorbery. Elles occupent remplacement des anciens remparts, et forment comme une longue chaussée bordée de jolies maisonnettes et dominant les fossés maintenant plantés en jardins. Cette terrasse vous conduit à un petit monticule gazonné, que surmonte un obélisque municipal parfaitement absurde, et destiné à perpétuer la mémoire d'un banquier (James Simmons), aux frais duquel la promenade et les plantations se sont faites.
Au lieu de perdre son temps à lire les inscriptions qui m'apprirent ce fait important, le voyageur avisé devra laisser aller son regard sur les riches paysages qui environnent Cantorbery; puis il descendra sur les gazons des Public Walks, gazons peignés brin à brin et tondus au ciseau. Enfin, la nuit venant à tomber, il s'enfoncera, comme nous, sous l'allée sombre qui remmène à la ville.
Cependant,--dût en rougir la morale Angleterre,--nous devons le prémunir contre les dangers de ce lieu charmant et mystérieux: on est choqué de trouver à ce parc de province, si paisible et si chaste au premier abord, les allures effrontées, le dévergondage attristant d'un trottoir de Londres ou de Paris.
Le lendemain, après déjeuner, nous primes congé de notre hôte, dont l'habit noir et la politesse sérieuse ne se démentirent pas un seul instant, et je montai pour la première fois sur l'outside d'une de ces petites diligences proprettes, lestes et fringantes que mon compagnon m'avait fait admirer.
Le stage coach semble construit pour résoudre ce problème curieux; une voiture publique étant donnée, y faire entrer, quelles que soient ses dimensions, le moins de voyageurs possible. Nous étions quinze; quatre seulement d'entre nous avaient trouvé place dans l'intérieur. Le surplus s'était hissé tant bien que mal,--et, à vrai dire, plus mal que bien,--sur une foule de banquettes extérieures, ménagées avec un art infini. Figurez-vous une pelote roulante où l'on aurait piqué des bipèdes en guise d'épingles. Mes idées françaises étaient complètement bouleversées. Après avoir cru pendant vingt-neuf ans les voitures faites pour abriter les voyageurs, il me fallait adopter la conviction,--fondée sur les usages d'un peuple renommé par ses comforts,--que les voyageurs sont, au contraire, destinés à servir d'enveloppe à la voiture, et à la protéger contre l'intempérie des saisons.
J'aurais certainement fait part de mes reflexions sur ce point délicat au driver, ou cocher, près duquel j'étais assis; mais j'avais cru m'apercevoir que pas un mot de son patois n'arrivait intelligible à mon oreille étonnée, et j'en concluais assez naturellement qu'il ne goûterait guère le sel de mes plaisanteries, rédigées dans l'idiome d'Addison et de Steele. Aussi gardai-je un profond silence, qui me fit prendre pour un Anglais pur sang.
Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir de l'erreur flatteuse dont j'étais l'objet. Le driver, ayant à descendre pour je ne sais quelle menue réparation, me jeta les rênes de l'attelage, sans plus me regarder qu'un duc et pair ne regarde son groom en sautant à bas du tilbury laissé à la garde de ce dernier.
Or, j'avouerai sans hésiter que, très-différent de Néron à beaucoup d'autres égards, je n'excelle pas, comme il excellait, à guider un char dans la carrière. J irai plus loin,--bien que cette franchise puisse me fermer l'accès du Jockey-Club;--je ne me crois pas en état de guider convenablement la plus inoffensive rosse qu'on ait jamais attachée au char à bancs le moins susceptible d'un mauvais procédé.
Jugez de ma profonde stupeur, quand je me vis investir tout à coup, sans avoir été consulté, de fonctions superlativement responsables, et chargé de quinze existences, dont la mienne n'était pas à mes yeux la moins intéressante.
Peut-être les chevaux partagèrent-ils mon étonnement. En tout cas, ils se conduisirent avec une magnanimité dont je ne puis m'empêcher de leur tenir compte. Les» nobles animaux n'abusèrent pas de leurs avantages, et feignant de se croire maintenus, ils donnèrent le temps à leur légitime directeur de remonter sur sa banquette. Le cher homme m'arracha les rênes avec autant de grâce qu'il en avait mis à me les confier; mais j'étais trop satisfait, au fond, de ce dernier geste, pour lui chercher noise sur la brutalité de la forme.
Maintenant filez avec moi, cher lecteur, sur un joli chemin encaissé de haies vives, uni comme la main, sinueux comme un labyrinthe. La matinée était belle; le soleil, voilé de quelques nuages, ne nous envoyait de rayons que par moments et comme pour dorer çà et là quelque village fleuri, quelque pelouse enveloppée d'arbres, quelque ruisseau écumant sous les roues d'un moulin.
Seulement, sur ce chemin si bien entretenu, de trois en trois lieues, se hérissait le turnpike, la barrière fiscale, telle espèce de forteresse où l'impôt direct s'embusque pour détrousser les passants. Au bruit de nos roues, un homme ou un enfant sortait de sa tanière, et tendait la main pour recevoir le péage que le cocher y déposait sans s'arrêter, sans ralentir l'essor de la voiture, avec une dextérité que la grande habitude peut seule donner à l'homme qui paie.
Quand on a vu le turnpike et subi ses exigences tracassières, on comprend les exploits meurtriers de mistress Rébecca et de ses aimables filles.
Herne-Bay, où nous allions nous réembarquer pour arriver à Londres par la Tamise, est un petit bourg tout neuf composé d'une chapelle, d'un grand hôtel qui ferait honneur à une vieille capitale, et d'une longue jetée (pier) au bout de laquelle stationnent toujours deux ou trois bateaux à vapeur.
Là, pour la seconde fois depuis notre départ, je donnai carrière à mes facultés interprétatives en me racontant un nouveau roman.
Le héros de cette histoire était au nombre des passagers qui s'embarquèrent avec nous à Herne-Bay.
Je ne l'aperçus pas tout d'abord, mon attention se trouvant détournée par une des figures les plus originales que j'aie rencontrées dans la patrie de Cruieshank. C'était un homme de quarante-cinq ans environ, gras, frais, un peu chauve, en culotte courte et bas de soie; un ruban bleu de ciel passait dans une des boutonnières de son gilet noir: décoration mystique dont je n'ai pu me faire expliquer l'origine.
Jusque-là, rien de moins offensif que cette espèce de prédicant méthodiste, qui pouvait être ou le père Mathews lui-même, ou quelque agent de la Biblical Society; mais ses manières n'avaient rien d'évangélique,. tant s'en faut. Il allait à grands pas sur le pont, furetant et regardant de tous côtés, incivil et gênant pour ses voisins, auxquels il semblait n'accorder aucune attention; je remarquai dans ses yeux ronds, à fleur de tête, l'expression d'un orgueil têtu, d'une âme fermée à toute pitié, un éclat rigide, intolérant, monacal.
L'habitude du despotisme se trahissait dans le soin minutieux avec lequel il était rasé. Ses mains, tenaces et actives, étaient celles d'un abbé du Moyen-Age; ses mollets eux-mêmes, charnus et musculeux, avaient une physionomie brutale et un peu féroce.
Je ne tardai pas à découvrir la femme de cet être singulier: une créature grasse et blafarde, emmitouflée dans toutes sortes de vêtements noirs, bizarrement surannés. Elle cachait sa tête, constamment penchée vers un prayer book, sous un curieux assemblage de bandelettes en crêpe noir et en mousseline blanche, que surmontait un chapeau de taffetas dont la calotte en dôme et la passe en éventail comportaient toute une série de recherches archéologiques.
Dans ce travestissement,--et comme intimidée de son étrange tournure,--elle s'était réfugiée au fond d'une de ces petites guérites pratiquées, sur presque tous les bateaux à vapeur, aux deux côtes du pont, et qui ouvrent vers la poupe.
Auprès d'elle était assis l'enfant chétif.
Imaginez la douce et rêveuse figure de Master Lambton: --vous connaissez, au moins par la gravure, cet admirable portrait de Lawrence;--imaginez-la, dis-je, dépouillée de sa fraîcheur et de sa transparente carnation; ôtez-lui ces boucles abondantes de cheveux bruns, pour y substituer des cheveux blonds, clair-semés, tombant en mèches plates sur un front flétri; au lieu de ce regard intelligent et profond avant l'âge, qui va demander aux clartés nocturnes des pensées précoces, un reflet poétique,--supposez deux pauvres yeux, rougis par les pleurs,--que fatigue l'éclat du jour,--et que la crainte, d'ailleurs, tient baissés vers la terre; ajoutez-y une prostration générale dans l'habitude du corps,--des membres grêles et faibles qu'une gêne constante semble avoir étiolés,--des lèvres livides,--des épaules déjà voûtées,--des genoux en dedans et comme noués.
Tel devait être Louis Capet,--le petit prisonnier du Temple,--l'enfant martyr de 95.
J'étudiais avec intérêt la misère anticipée de cet être souffreteux et malingre, quand je le vis, levant obliquement les yeux, s'assurer à la dérobée que sa vieille et blême gardienne, absorbée dans sa dévotion, avait cessé de s'occuper de lui. Alors, par une série de mouvements réfléchis et furtifs, il se laissa glisser à bas de son banc,--passa, plié en deux, sous le prayer book, dont la reliure massive protégeait son escapade,--et s'en alla, vers l'avant du bateau, se cacher dans un groupe de braves matelots occupés à la manoeuvre.
Cette fuite,--riez de moi tant qu'il vous plaira,--m'avait vivement intéressé. Casanova, s'échappant des Plombs vénitiens, ou l'enfant chétif, se dérobant pour quelques minutes au vieux tyran femelle, sous la surveillance duquel on l'avait mis, me paraissaient, en ce moment, deux héros du même ordre;--et même, tout bien considéré, l'évasion du dernier pouvait passer pour la plus dramatique des deux. L'innocence et la faiblesse méritent bien quelque préférence, quand on les compare au vice audacieux et fort.
D'ailleurs, le drame du bateau à vapeur allait avoir, sans aucun doute, un dénouement triste, dans l'attente duquel mon coeur battait avec force.
Hélas!--connue je l'avais prévu,--le méthodiste au ruban bleu vint jeter un coup d'oeil inquisitif sur la dunette, où sa compagne marmottait encore des prières, sans s'être aperçue de rien. Lorsqu'il la vit seule, il haussa les épaules, en proférant à demi-voix je ne sais quelles imprécations, et je le vis, en quelques grandes enjambées, faire le tour du bateau.
Je ne sais où s'était tapi le fugitif; mais il ne pouvait échapper longtemps à la recherche obstinée, aux yeux, de lynx de son robuste persécuteur. Ils revinrent tous deux, l'instant d'après;--l'enfant chétif se débattait sous l'étreinte de l'homme noir, qui le poussait devant lui. En passant devant nous, il me jeta une sorte d'appel plaintif, une protestation inarticulée contre l'oppression brutale dont il était victime, et je me levais à demi pour y faire droit... lorsque la réflexion, toujours égoïste et froide, réprima chez moi ce premier élan du coeur.
Entre ces deux vieillards pieusement inflexibles, comme entre les deux branches dures et polies d'un étau d'acier, l'enfant pouvait périr, lentement consumé par l'ennui et la contrainte;--mais je n'avais pas le droit d'y trouver à dire; cela n'était pas mon affaire;--cette agonie, ce désespoir, ce meurtre, ne me regardaient en rien. Toute intervention de ma part eût été jugée inconvenante. Un mouvement d'humanité m'eût rendu ridicule.
Maintenant, voulez-vous savoir l'histoire de l'enfant chétif?...
--Sans doute, nous la voulons savoir.
--Eh bien, lecteur curieux, cherchez, s'il vous plaît, dans Nicholas
Nikkleby, les chapitres où Charles Dickens a raconté les horreurs de
Dotheboys-Hall. Si vous n'êtes pas ému, après cela, je vous engage à
vous méfier désormais de mes conseils.
O. N.
(Sera continué.)
Il y a quelques jours à peine, le tribunal de police correctionnelle de Paris était appelé à soulever un coin du rideau qui cache les misères et les limites de notre civilisation, si fière parfois de ses triomphes, de ses progrès, qu'il est bon de mettre en évidence ses plaies secrètes, ne fut-ce que pour lui indiquer qu'il n'est pas temps de se féliciter encore, et que ce qui reste à faire est immense.
Un brocheur, nommé D., rue de l'Hirondelle, sa femme et sa fille, exerçant toutes deux la même profession, ont, pendant six ans et demi, exercé sur une fille placée chez, eux en qualité d'apprentie, les traitements les plus barbares, la cruauté la plus inexplicable. Cette pauvre fille, entrée à l'âge de onze ans et demi chez ses maîtres, et le mot maître est exact cette fois, car jamais esclavage n'a été aussi odieux, est arrivée sans se plaindre jusqu'à dix-huit ans, et pendant ce long supplice la barbarie des deux malheureuses femmes et de l'ouvrier chargés de faire l'éducation industrielle de cette pauvre enfant ne s'est pas ralentie un seul jour. Ils faisaient travailler leur apprentie pendant seize et dix-sept heures de suite, et pour toute nourriture ils ne lui ont jamais donné autre chose que des croûtes de pain trempées dans de l'eau chaude, eau très-sale quelquefois; et un jour ne s'est jamais passé sans que la malheureuse fille ne fut meurtrie de coups donnés avec un bâton, une corde ou une tringle en fer.
Elle était à peine vêtue, et couchait sur des rognures de panier, grelottante l'hiver, sans couverture et sans feu; quelle fût malade ou non, elle devait faire sa tâche, et jamais le régime de sa nourriture n'a été amélioré, pendant les quatre premiers mois de son séjour dans la maison D., l'apprentie est allée à l'école; mais on l'en a bientôt empêchée, et on ne lui a jamais permis de remplir ses devoirs religieux; ainsi, à dix-huit ans, elle n'a pas encore fait sa première communion.
Plusieurs fois elle a été blessée à la suite des mauvais traitements dont elle était l'objet: et on la bâillonnait de peur que ses cris n'éveillassent la sollicitude des voisins; son corps était noir et meurtri par les coups, et une femme de la maison a dit dans sa déposition que l'intention des D. était sans doute de faire, mourir leur apprentie, car ils lui donnaient une nourriture «dont un animal n'aurait pas voulu.»
Nous n'insistons pas sur une foule de détails hideux; ce que nous venons de dire suffit pour faire comprendre la gravité du fait que nous rapportons, qui a sans doute un caractère exceptionnel, mais qui est l'indice d'un mal profond, d'un désordre général. L'apprentissage, cette éducation professionnelle de l'enfance, doit éveiller au plus haut degré la sollicitude des administrateurs et des hommes d'État, et il importe de mettre en évidence les maux qu'engendrent, d'une part, l'ignorance et la brutalité de quelques-unes des classes ouvrières; de l'autre, l'absence de direction industrielle et morale parmi les producteurs, afin que les chefs de la société, fatigués de voir le désordre se dresser sans cesse devant eux comme un sanglant reproche, se demandent enfin si leur devoir n'est pas d'y porter remède.
Déjà, pressé par des réclamations semblables, l'État a réglé le travail des enfants dans les manufactures, et une loi est intervenue, qui a prescrit le nombre d'heures que les manufacturiers pouvaient, à la rigueur, exiger de ces pauvres créatures abandonnées. Cette mesure, quoique insuffisante, avait cependant paru de bon augure, et on pouvait croire que l'administration allait étendre son bras protecteur sur nos classes ouvrières, et assurer, non le bien-être, non le travail, non l'éducation, on n'exige pas autant encore, mais du moins veiller sur ses enfants, les protéger contre les vices et la cupidité des maîtres auxquels on les confie.
Il n'en a pas été ainsi. La loi qui limite le travail des enfants dans les manufactures n'a pas été exécutée, et il n'est pas sûr qu'aujourd'hui encore les mesures qui doivent assurer son exécution aient été prises.
Et cependant le mal est grave, il est immense, et la loi dont nous venons de parler, fût-elle rigoureusement exécutée, serait impuissante à le prévenir. C'est surtout dans les grands centres industriels que les enfants de la classe ouvrière sont exploités d'une façon odieuse, soumis à un régime rigoureux, livrés sans contrôle au caprice et à la brutalité des maîtres, exténués de travail, étiolés, chétifs; et il faut s'étonner encore qu'après une enfance ainsi passée, nos ouvriers puissent retrouver parfois, au fond de leur coeur, ces généreux instincts, ces bonnes inspirations qui, se manifestent tout à coup dans des circonstances solennelles, placent notre peuple à la tête de tous les peuples du monde.
On évalue à plus de soixante mille, à Paris seulement, le nombre des enfants et jeunes gens des deux sexes qui font leur éducation professionnelle chez les maîtres exerçant les industries si nombreuses et si variées du commerce parisien. Dans ce nombre il en est beaucoup, sans doute, qui, placés dans des maisons honorables, chez des hommes bons, intelligents, humains, au sein de familles laborieuses et honnêtes, apprennent, sans de trop cruelles souffrances, la profession qu'ils devront exercer un jour; il est même quelques maîtres qui traitent leurs apprentis en pères de famille, qui comprennent les devoirs que leur impose cette paternité industrielle, et qui, sentant que devant la société et devant Dieu ils ont charge d'âmes, font de généreux efforts pour instruire et moraliser leurs apprentis, pour développer leur intelligence et élever leur coeur. Mais c'est là, il faut le dire, une rare exception; le plus grand nombre croupit dans l'ignorance, dans les privations, on s'énerve dans l'excès d'un pénible travail.
Les enfant de la classe ouvrière sont généralement placés en apprentissage pour un temps fort long; quatre, six, huit et même dix ans quelquefois. Le maître, consentant à apprendre sans rétribution à son apprenti l'état qu'il exerce, se réserve ainsi, connue paiement, les bénéfices qu'il prélèvera sur son travail, lorsque après quelques années l'apprenti, devenu habile, pourra tenir lieu d'un ouvrier. Il y a déjà, dans ce fait seul, une exploitation du fort par le faible, dont une administration prévoyante et juste devrait déterminer la limite, et certains devoirs devraient être imposés aux maîtres qui se chargent de l'éducation professionnelle des enfants du peuple. Non-seulement le temps du travail de l'apprenti devrait être fixé, mais une heure par jour au moins devrait être consacrée à suivre un cours public, où l'enfant pût acquérir les connaissances théoriques les plus indispensables à la profession qu'il exerce; une heure et plus, s'il le fallait, pour une son intelligence et sa moralité pussent se développer et le préparer à entrer utilement dans la vie.
Mais telle est la conséquence de ce principe exagéré de l'économie publique: «laissez faire, laissez passer, chacun chez soi, chacun pour soi.» Il faut que de temps à autre les tribunaux soient appelés à réprimer quelqu'un des actes nombreux de cruauté exercés par certains maîtres sur des malheureux apprentis, pour que l'on porte les yeux sur un état de choses aussi grave, sur un abus aussi douloureux.
L'État exige de l'instituteur primaire des conditions de moralité et de capacité; il ne pense pas, avec raison, qu'on puisse confier au premier venu le droit d'instruire l'enfance; sa sollicitude se porte sur tous les établissements où elle est admise, écoles, salles d'asile, collèges, cours publics; et lorsque l'enfant arrive à l'âge où les passions, s'éveillant dans son coeur, peuvent le plus facilement l'entraîner et le perdre, l'administration, si jalouse de veiller sur son instruction primaire, l'abandonne sans protection et sans surveillance aux soin des hommes chargés de faire son éducation professionnelle. Il y là une négligence contre laquelle les organes de l'opinion ont trop négligé jusqu'ici de protester.
Les faits qui se sont révélés dans l'enceinte du tribunal de police correctionnelle sont cependant de nature à provoquer les plus sérieuses réflexions et à éveiller la sollicitude des hommes qui, à quelque titre que ce soit, se préoccupent de l'avenir de notre société et de la place considérable que le travail et les travailleurs tendent à y occuper. S'il est vrai que l'amélioration du sort des classes ouvrières doive commencer par un système d'éducation générale; s'il est vrai une pour contribuer au progrès des masses et à la réalisation des destinées pacifiques de notre pays, l'État n'ait rien de mieux à faire qu'à développer dans les jeunes générations le goût du travail, l'amour de l'ordre, le respect des droits de chacun, n'est-ce pas par l'extension de sa sollicitude aux enfants du peuple qu'il doit commencer, et doit-il laisser sans contrôle, en dehors de toute surveillance, le fait immense de l'apprentissage?
L'apprentissage des jeunes filles est surtout la source de désordres très-graves qui réagissent profondément sur notre état social. Ce sont surtout les ateliers on les femmes et les jeunes filles sont admises qui fournissent le plus large tribut au fléau de la prostitution. La famille de l'ouvrier peut rarement exercer une surveillance active sur l'enfant placé en apprentissage, et il est peu d'ateliers qui ne soient, pour toutes les filles du peuple, un foyer d'ardente corruption. Loin de veiller sur leurs apprenties, loin de les protéger contre leur propre inexpérience, contre leurs mauvais penchants, contre les brutalités auxquelles elles sont exposées, la plupart des maîtres sont au contraire l'instrument le plus actif de leur perte; et quand l'État se plaint de la corruption des classes ouvrières, des excès de la prostitution, du nombre de plus en plus considérable des enfants abandonnés à la charité publique, n'est-ce pas à son indifférence qu'il devrait d'abord s'en prendre'?
La question de l'apprentissage est une question immense. Nous y reviendrons avec des chiffres exacts, des documents officiels, des renseignements précieux; nous descendrons dans ces bas-fonds de notre civilisation, et en mettant à nu cette plaie vive et saignante, nous tâcherons, dans la mesure de nos forces, d'éclairer l'opinion publique; et l'opinion publique, à son tour, entraînera, il faut l'espérer, le gouvernement dans la voie des réformes salutaires, des améliorations utiles que l'état de nos classes ouvrières réclame impérieusement.
Nous nous bornerons pour aujourd'hui aux réflexions rapides qu'a éveillées en nous le crime odieux de la famille D. Mais, avant de terminer, qu'on nous permette un rapprochement qui nous a vivement frappés nous-mêmes le jour où la lecture des faits signalés au commencement de cet article avait soulevé en nous une si amère indignation.
Ce jour-là même, un bataillon de conscrits appartenant à l'un des régiments de la garnison de Paris faisait aussi, aux Champs-Elysées, son apprentissage du métier des armes, triste métier qui ne produit rien, ne crée rien, ne donne rien que la mort! Tous ces apprentis soldats s'exerçaient sous les yeux de leurs chefs, qui veillaient non-seulement à ce que l'instruction leur fût bien donnée, mais qui s'occupaient aussi de la tenue, de la propreté des apprentis, ordonnaient les heures de travail et les heures de repos, pendant lesquelles une excellente musique servait de noble et utile distraction.
Pourquoi, disions-nous, pourquoi l'État, qui veille aussi paternellement à l'apprentissage militaire de ces jeunes hommes, qui sait les récompenser et les punir suivant leurs mérites, qui leur donne pour chefs, pour guides, des hommes instruits, honorables, distingués entre tous par leurs services, par leur bravoure, par leur loyauté; pourquoi l'État, qui témoigne une si active sollicitude pour les besoins, pour l'instruction de cette petite société, guerrière et improductive qu'on appelle l'armée, laisse-t-il la grande société, la société qui produit les richesses, qui paie l'impôt, livrée au désordre, à la misère, à l'ignorance? Pourquoi les enfants de troupe sont-ils bien vêtus, nourris, logés, enseignés? et pourquoi les enfants de l'ouvrier sont-ils abandonnés à la misère et au vice? L'État n'a-t-il donc pas mission de gouverner toutes les classes? Pourquoi vois-je ici l'ordre, la discipline, et pourquoi là-bas, dans ces ateliers infects, dans ces maisons malsaines, les cadets de la famille humaine grouillent-ils dans l'opprobre et dans la corruption? Pourquoi le gouvernement protège-t-il l'ouvrier, l'agriculteur, qu'il enlève au travail pour en faire un soldat, et pourquoi laisse-t-il sans protection l'ouvrier qui travaille et qui crée? Pourquoi l'enfant du soldat est-il protégé, et pourquoi ne fait-on rien pour empêcher la fille du peuple de rouler dans l'abîme du vice?
De même que le gouvernement règle et surveille l'apprentissage militaire, il peut et doit évidemment surveiller l'apprentissage industriel. Il y aurait sans doute inconvénient à ce qu'un soldat ne sût pas bien faire la charge en douze temps et le feu de peloton, mais il y en a, ce me semble, beaucoup plus à ce que l'apprenti, devenu ouvrier, soit faible, chétif, ignorant, vicieux; à ce que la jeune fille, qui eût pu devenir une bonne et tendre mère de famille, aille grossir la liste des femmes dépravées, et donner en charge à l'État des enfants conçus dans la corruption.
(Suite.--Voir t. II, p. 23 et 34.)
Entrée de la reine Victoria dans la cour du château
d'Eu.
Madame de Staël a dit que toute femme, au moment d'entrer pour la première fois dans un salon, est préoccupée de l'effet qu'elle va produire, et songe, avant tout, à faire valoir ses avantages de corps et d'esprit. Après l'aveu de l'illustre écrivain, quelle femme oserait se défendre de cette légitime préoccupation? Moins qu'une autre, la reine qui, à ce titre, est doublement femme, pouvait y échapper, et elle s'en est peu cachée.
Un journal célèbre et qui eut jadis beaucoup d'abonnés, a décrit, en style de bulletin des modes, la toilette élégante et simple de la reine, le jour de son arrivée au Tréport; mais ce qu'on ne nous a pas dit, c'est la longue délibération qui précéda ce choix, ce sont les hésitations et les coiffures et les toilettes essayées, puis rejetées, puis reprises de nouveau. Il parait que, sous ce rapport, la reine Victoria est femme, plus que femme au monde. Mais du moins si le choix fut difficile à faire, il fut convenable. Dans la foule de curieux et de curieuses qui se pressaient sur la jetée, nous avons entendu plus d'une dame louer le bon goût et la simplicité de la toilette de la reine. Il n'en fut pas de même pour tous les spectateurs qui s'attendaient généralement à la voir étincelante de diamants, le front ceint du diadème, et, qui sait? peut-être même le sceptre en main.
Repas royal dans la forêt.
L'embarras d'une première entrevue, les vivat de la foule, le bruit, les fanfares, le canon, l'avaient un instant troublée, et elle ne dut se croire bien réellement en France que lorsqu'elle se sentit mollement emportée, sous les grands arbres du parc, dans cette riche voiture dont l'Illustration n'a pas manqué de vous donner le dessin. En entrant dans la cour du château, la reine était redevenue elle-même, Des troupes d'élite, disposées en carré, remplissaient la cour. Nos pelotons procédaient, il faut l'avouer, à leurs acclamations, avec une ponctualité, un ensemble, une régularité, qui faisaient au moins honneur à leur esprit de discipline.
Pavillon Montpensier.
Le soir, au souper, la reine, placée entre le roi et le prince de Joinville, portait à son bras, outre le grand cordon de l'ordre n sautoir, les insignes de la Jarretière. Quand Édouard III fonda cet ordre, que des hommes seuls devaient porter, il n'avait pas prévu cette difficulté qu'un jour des femmes en seraient les maîtresses. Toutes les autres décorations se portent habituellement sur la poitrine; celle-là s'attache où s'attachent les jarretières, mais à cette place elle eût été invisible.
Trois cents valets, galonnés du haut en bas, faisaient le service du château d'Eu; tous les équipages avaient été brossés et mis en état; à chaque but de promenade s'élevaient des tentes richement décorées; une table somptueuse s'y dressait comme par enchantement, et on sait que ce genre de divertissement est assez du goût de nos voisins d'outre-Manche.
Le lundi, après une longue promenade à travers les plus beaux sites de la forêt, le cortège arriva et mit pied à terre au mont d'Orléans, où se pressait une foule considérable. La reine Victoria, sortit de la tente où elle s'était reposée un instant, et, ayant accepté le bras du prince de Joinville, s'avança vers les groupes de spectateurs, où se trouvaient beaucoup de jolies femmes. Causant et riant tous deux, ils passèrent, en s'inclinant, devant la haie de curieux qui les saluait. On raconte que la reine remarqua une jeune Savoyarde portant sa vielle en bandoulière; elle s'approcha et la questionna. La pauvre enfant était loin d'être jolie, mais elle portait sur son visage l'empreinte d'une mélancolie profonde. Elle était venue de Dieppe, suivant la foule; elle avait entendu dire qu'une reine allait venir, elle voyait tout le monde, courir pour la voir, et elle était venue comme tout le monde. Le prince expliqua en quelques mots à la reine l'existence de ces pauvres enfants dépaysés et à demi mendiants, venant loin de leur famille chercher dans nos cités quelques ressources. La reine n'avait jamais peut-être vu de si près tant de misère, elle qui habite le pays du monde où la misère exerce le plus de ravages. Quelques instants après, un officier portait à la pauvre petite vielleuse deux napoléons que la pauvre enfant reçut d'un air presque hébété; mais sa figure s'anima quand elle sut que ces deux belles petites pièces de monnaie, qui ne ressemblaient pour elle à aucune monnaie connue, valaient quarante francs, et elle s'éloigna joyeuse, mais ne sachant qui elle devait remercier de cette singulière bonne fortune. Après le repas, la reine se promena sur le plateau, conduite par Louis-Philippe. Le soir, on fit de l'excellente musique. Mais dans les intermèdes, les causeries recommençaient: le souvenir de la petite Savoyarde poursuivait-il Victoria au milieu même des enivrements de cette soirée? Il est peu probable. Les rois et les reines devraient bien adopter un usage qui serait assurément moins bizarre et aussi philosophique que celui de placer, comme le faisaient les anciens, une statue de la Mort dans les salles de banquet. Cet usage, quelle qu'en fût la forme, aurait pour objet de faire apparaître la misère, ne fut-ce qu'un instant, au milieu de leurs fêtes, afin que jamais ils n'oublient où ne paraissent oublier l'un des premiers devoirs de leur magistrature suprême.
Au Moyen-Age, au commencement de tout repas, la fille ou la femme du seigneur coupait un morceau de pain pour un convive absent de fait, mais toujours présent au souvenir: ce convive était le pauvre. On répondra que nous proposons là un usage peu divertissant, mais qui donc s'imagine encore que, de notre temps, on puisse songer à se divertir sincèrement sous le poids d'une couronne?
Lambert Simnel, opéra-comique en trois actes, paroles de MM. Scribe et Mélisville, musique posthume d'Hippolyte Monpou.
Il y a deux ans au moins que cet ouvrage aurait été représenté sans la cruelle maladie qui vint tout à coup arrêter l'auteur au milieu de son travail, et le tuer sur sa partition. Ce fut pour l'art musical une perte déplorable, et il n'est personne, sans doute, qui n'ait été touché du sort de ce jeune artiste qui avait déjà tant produit, et qui pourtant n'était encore, pour ainsi dire, qu'au début de sa carrière.
Monpou s'était d'abord fait connaître par un grand nombre de morceaux de salon, romances, chansons, nocturnes, etc., où l'on avait remarqué surtout un vif sentiment mélodique, des effets de rhythme très-variés et quelquefois très-nouveaux. Plusieurs de ces compositions eurent dans leur temps une grande vogue, et l'on ne peut encore avoir oublié l'Andalouse, la Madonna col Bambino, Si j'étais Ange, etc. Il débuta à l'Opéra-Comique par les Deux Reines, dont une romance, Adieu mon beau navire! décida du succès. Cependant il y avait dans sa partition des morceaux d'une bien plus grande valeur, un trio, par exemple, qui, pour le fond et pour la forme, était également original; un très-beau quintetto, et plusieurs choeurs écrits avec beaucoup de verve. Établi par ce premier succès au théâtre et dans l'opinion, il donna successivement le Luthier de Vienne, Piquillo, le Planteur, et au théâtre de la Renaissance Perugina et la Chaste Suzanne. Tous ces ouvrages sans doute ne réussirent pas également, et l'on sait du reste à quel point le mérite du poème influe sur le sort d'une partition, quel que soit son mérite. Mais il n'y en eut point où l'on ne remarquât des mélodies franches, décidées, souvent très-expressives, et dont la physionomie avait quelquefois une piquante originalité. Chargé, en 1841, de mettre en musique Lambert Simnel, il avait fait, dit-on, avec l'administration de l'Opéra-Comique, un traité qui l'engageait à livrer sa partition à jour fixe. Cela se fait assez souvent de nos jours; on ne le sait que trop, la barrière qui jadis séparait l'art du métier n'existe plus, et il n'y a guère de travail intellectuel qui ne soit en même temps une opération commerciale. Malheureusement Monpou avait de la conscience, et n'était pas homme à se passer d'idées quand les idées ne venaient pas. Mal disposé quand il avait commencé son ouvrage, il s'était attardé peu à peu. Le terme approchait, impérieux et menaçant, et les efforts qu'il fit pour ne pas manquer à sa parole lui donnèrent une inflammation violente qui le mit rapidement au tombeau.
Il avait écrit presque entièrement les deux premiers actes. Son manuscrit fut depuis confié à M. Adam, qui se chargea de le mettre en ordre et de le terminer, M. Adam est donc pour un tiers, ou à peu près, dans le travail dont nous allons rendre compte, et a droit à une part des applaudissements qui ont salué Lambert Simnel, quoiqu'il ait eu le bon goût de ne la point réclamer.
Théâtre de l'Opéra-Comique.--Lambert Simnel.
--Deuxième acte: L. Simnel, Masset; Norfolk, Girard;
le père de Catherine, Henry; Catherine, madame Darcier;
la princesse de Lancastre, mademoiselle Revilly.
La pièce de M. Scribe est fort amusante, surtout dans les deux premiers actes. Son héros, qui ne ressemble guère au Lambert Simnel de l'histoire, est, au lever du rideau, premier garçon d'hôtellerie ou de taverne dans une ville de province dont nous ne vous dirons pas le nom, par la raison que M. Scribe n'a point jugé à propos de nous l'apprendre. Mais, quelque soit le lieu où maître John Bread exerce sa noble profession, il n'en a pas moins de droits à la considération et à l'estime de ses concitoyens. Ses roast-beefs sont toujours cuits à point, et ses puddings sont des chefs-d'oeuvre, excepté pourtant lorsque Lambert les laisse brûler; car, nous devons l'avouer au risque de perdre notre héros dans l'esprit du lecteur, Lambert s'oublie quelquefois. Que voulez-vous? il est jeune, il a du coeur et de l'imagination; la broche et le fourneau ne suffisent point à l'activité de son âme. Or, maître John a une fille à la taille légère et svelte, au pied mignon, à l'oeil vif, au piquant minois. Lambert l'a vue, et n'a pu se défendre de l'admiration qu'elle inspire à tout le monde. Et connue il n'y a qu'un pas de l'admiration à l'amour, et que l'amour est une maladie contagieuse, Lambert aime Catherine, et Catherine aime Lambert. Songez maintenant qu'il ne possède pas un penny, et que madame Simnel, sa mère, n'a jamais eu d'époux, et vous ne vous étonnerez plus que maître John n'ait pas toujours pour lui toute la bienveillance et tous les égards que méritent ses talents et son caractère.
Lambert a d'ailleurs un autre tort aux yeux de son patron; hélas! un fort bien plus grave! il s'occupe de politique; il a des opinions; il a embrasse le parti de la maison de Lancastre, et, dans les émeutes,--il y a des émeutes dans sa province,--il fait, en l'honneur de la Rose rouge, une dépense de coups de poing, de pied et de bâton qui va jusqu'à la prodigalité. Il se vante même d'avoir assez, rudement traité le constable, et de l'avoir apostrophé d'un: vive Lancastre! Lancaster for ever! dont cet agent de la force publique a été singulièrement touché. De quoi, diable! aussi s'avise un constable, d'être pour York quand c'est Lancastre qui règne!
Hippolyte Monpou.
Quoi qu'il en soit, ces exploits et cette humeur guerrière ne plaisent point à maître John. Ce digne homme a pour principe qu'un restaurateur doit donner à manger à toutes les opinions, sans se mêler jamais d'en avoir aucune pour son propre compte. La conséquence, lorsque les partisans de Lancastre rapportent en triomphe le valeureux marmiton qui leur a assuré la victoire, John met le triomphateur à la porte, sans avoir le moindre égard pour son courage ni pour ses lauriers.
Mais madame Simnel n'entends pas que son fils soit traité avec si peu de cérémonie. S'il n'a pas de père, elle veut du moins qu'il ait une femme, et cette femme sera Catherine, ou elle y perdra son latin. Au surplus, elle n'a pas besoin du parler latin pour cela; elle n'a qu'à dire tout bas il l'oreille de maître John grand secret que Lambert ne doit pas savoir, le secret de sa naissance. Ainsi fait-elle; et quand le digne tavernier apprend que l'amant de sa fille est protégé par un noble personnage, et qu'il aura, le jour du son mariage, une belle dot, il déclare n'avoir plus rien à lui refuser.
Voilà Lambert Simnel bien heureux! Mais, hélas! qui peut compter sur la fortune?
--A boire, vassal! de l'ale, du porter, vilain! Deux tranches de roast-beef, manant!--Qui se présente, d'un air si gracieux et s'exprime avec tant du politesse? C'est le comte de Lincoln, le plus aimable seigneur des Trois-Royaumes. Lambert, qui n'est pas endurant, s'arme d'un pot de grès, et casserait sans scrupule la tête chaperonnée du comte, s'il n'était arrêté à propos et un peu calmé par le langage plus insinuant du docteur Richard Simon.
Ces deux personnages, le comte et le docteur, voyagent de compagnie, et ont donné rendez-vous, dans l'auberge du John Bread, au major... Que vous importe le nom de ce major? Ne vous suffit-il pas de savoir qu'il a promis de faire évader le dernier rejeton de la maison d'York, le comte de Warwick, que le roi Henri VII tient prisonnier dans la Tour de Londres? Lincoln et Simon sont deux profonds politiques, deux fortes têtes, qui ont imaginé d'organiser une insurrection au profit du jeune prince, ou plutôt à leur profit, et de le substituer à Henri VII, lequel fait évidemment le malheur de l'Angleterre.--Car enfin, dit Lincoln, je devrais être premier ministre.--Et moi, ajoute Richard, archevêque de Cantorbery.--On ne peut nier que ce ne soient là des raisons.
Mais, ô désappointement! le major arrive tout seul. Le comte de Warwick est mort de plaisir dès qu'il s'est vu libre. Que faire? Les trois conspirateurs sont trop avancés pour reculer; Lincoln le sent bien, et Richard aussi. Mais Lincoln est très-embarrassé, et Richard ne l'est pas du tout: un prêtre ambitieux ne connaît pas d'obstacles. Richard a remarqué que Lambert ressemble beaucoup au défunt: même âge, même taille, mêmes cheveux bruns et frisés, même voix de ténor, fraîche, timbrée et retentissante.--By God! voilà notre affaire. Quand on a besoin d'un prince et qu'on n'en a pas, il faut savoir en faire un.
Richard questionne adroitement Catherine, et apprend d'elle que Simnel n'a jamais connu son père, et que sa mère est absente, (Elle est allée chercher la dot promise au père John Bread.) Quel heureux hasard!--Écoutez, jeune homme: vous vous appelez Lambert Simnel, mais ce n'est pas votre vrai nom. Les temps sont accomplis, et nous sommes venus, ces messieurs et moi, pour vous révéler enfin votre destinée. Elle est belle, elle est haute, cette destinée! Vous êtes fils du duc de Clarence, le frère d'Édouard IV et de Richard III; vous êtes notre roi légitime, et nous avons tiré l'épée pour vous rendre votre trône et en chasser le Richemont, qui n'est qu'un usurpateur effronté.
Faut-il le dire? Lambert n'est plus tenté de crier: vive Lancastre! et change de convictions politiques avant même d'avoir changé d'habit.
Voilà Simnel devenu roi, ou du moins prétendant, et chef d'une belle armée. Chose merveilleuse! sa nouvelle position ne l'embarrasse pas le moins du monde. Il ne sait pas lire; mais, cela excepté, il sait tout, la géographie, l'histoire, l'administration, et surtout l'art de la guerre, dont il donne au fils du roi Henri VII des leçons théoriques et pratiques. Il le bat d'abord, et ensuite il lui explique catégoriquement pourquoi il l'a battu. Il suit à la lettre le système de Napoléon; Diviser les forces de son ennemi, et, le ruiner en détail. Ou plutôt, comme vous le voyez, c'est Napoléon qui n'a été qu'un plagiaire, et qui a volé Lambert Simnel. Enfin Lambert est le plus grand génie de l'histoire, et l'Opéra-Comique est le pays le plus merveilleux du monde.
Non-seulement Simnel sait tout sans avoir jamais rien appris, mais il a toutes les qualités d'un grand homme, toutes les vertus d'un héros. Aristide n'était pas plus juste, Cincinnatus plus désintéressé, Scipion plus chaste, et Bayard ne sera pas plus loyalement chevaleresque. Il faut voir avec quels égards il traite la duchesse de Durban, quand les hasards de la guerre le rendent maître du château de cette jeune, belle, riche et noble damoiselle! Tel est l'excès de sa galanterie, qu'il se ferait scrupule de la prier de le laisser seul, même lorsqu'il va s'occuper de ses intérêts les plus importants et de ses affaires les plus secrètes; et cela, de sa part, est d'autant plus méritoire, qu'il n'ignore pas que la duchesse est la fiancée du prince Édouard, son ennemi.--(Le prince Édouard est un fils dont l'Opéra-Comique a généreusement gratifié Henri VII et qui commande l'armée royale.)
Or, il est bon que vous sachiez que ce prince Édouard se trouvait au château de la duchesse au moment où Lambert en a pris possession. Ordre est donné de ne laisser sortir âme qui vive. Édouard, déguisé en fauconnier de la duchesse, tente de s'échapper, mais n'est pas assez leste, il est pris, et on l'amène à Simnel.--Pourquoi voulais-tu fuir?... Ah! je devine, tu voulais sans doute aller retrouver ta maîtresse. Sois tranquille, je vais te délivrer, car tu m'intéresses et notre situation est la même. Moi aussi, vaudrais bien n'être pas séparé de cette pauvre Catherine Bread, que j'aime toujours. Là-dessus, Catherine se présente avec son père. On voit que s'il est défendu de sortir du château, il est du moins permis d'y entrer. Que vient faire ici Catherine? Elle vient demander à son ancien amoureux s'il consent à ce qu'elle en épouse un autre, puisqu'il est vrai qu'un roi d'Angleterre ne peut épouser la fille d'un cabaretier. Simnel y consent bien à regret.--Et quel est-il, cet heureux mortel qui m'a succédé dans ton coeur?--Le voilà, dit la duchesse, en montrant le prince Édouard.--Ah!... Eh bien! mariez-vous, et surtout allez-vous-en bien vite, et que je n'aie plus le chagrin de voir votre bonheur.
Édouard ne demande qu'à obéir, et se croit déjà hors de danger, quand le comte de Lincoln, absent jusque-là, arrive enfin. Il connaît le prince et le fait arrêter. Mais Lambert n'est pas homme à profiter d'un pareil avantage. Il ne comprend la guerre qu'en face à face et à armes égales; il ordonne à Lincoln de mettre Édouard en liberté. Le comte trouve toutes ces idées fort excentriques, et refuse d'obéir. Lambert insiste, Lincoln s'obstine; tous deux enfin se fâchent, et le comte exaspéré tire son épée pour tuer Lambert. On l'arrête, et Lambert, qui tient à faire respecter son autorité, exige qu'il se mette à genoux pour demander sa grâce. A ce prix, mais à ce prix seulement, il lui pardonnera.--Je n'y tiens pas, s'écrie Lincoln.--Obéissez, lui disent tout bas ses deux complices; il y va du succès de notre cause.--Jamais! jamais! crie Lincoln de toute sa force; on me tuera plutôt!--C'est ce que nous allons voir.
Richard Simon est à sa droite, et le major à sa gauche. Tous deux à la fois tirent leur poignard, et Lincoln devient doux comme un mouton. Vous pouvez tout à votre aise, lecteur, le contempler agenouillé et suppliant, dans la gravure qui accompagne cet article et nous dispense d'insister davantage sur cette scène originale et piquante.
Lambert, comme vous voyez, met à la fois en liberté tous ses ennemis. C'est héroïque, mais peu prudent. Édouard se dispose il lui livrer bataille, et Lincoln s'occupe de faire la paix à ses dépens. Il va même jusqu'à changer traîtreusement tout son plan de bataille pour le faire battre. Lambert s'en aperçoit et fait pendre Lincoln par son ami le major, qui ne se fait pas beaucoup prier pour cela. «Ma foi, dit-il, il ne l'a pas volé!» C'est là toute l'oraison funèbre de cet aimable personnage.
Cependant madame Simnel arrive avec la dot de son fils qu'elle était allée chercher. Quel changement! et que devient-elle quand Lambert lui apprend qu'on lui a révélé tout le mystère, qu'elle n'a jamais été que sa nourrice, et qu'il est le roi légitime de l'Angleterre et de l'Irlande!--» En voilà bien d'une autre! Comment! tu n'es pas mon fils! qui ose le dire? et qui peut savoir cela mieux que moi? Tu es si bien mon fils, que voici la dot que ton père t'envoie, et voici les papiers, ou parchemins, qui établissent la naissance. Voyez, plutôt, madame la duchesse.» Car la duchesse est présente, et, s'il faut tout dire, elle ne quitte guère la tente de Lambert Simnel.
Vous croyez celui-ci bien désappointé? Tant s'en faut! Il est au comble de ses voeux, et l'on dirait un avoué qui a fait sa fortune et qui peut enfin vendre sa charge.--Comment! je ne suis pas roi? Quel bonheur! Savez-vous que c'est un métier fort ennuyeux que celui de roi, et qu'il n'y a pas de couronne qui vaille ma petite Catherine, qu'on m'avait fait abandonner? D'ailleurs, je ne suis pas homme à voler le bien d'autrui, et puisque le trône appartient légitimement à Henri VII, vive Henri VII! vivent Lancastre, la Rose rouge et le prince Édouard!
Certes, il est impossible de trouver à redire à un dénouement aussi moral.
Indépendamment des scènes amusantes qui abondent dans cet ouvrage,--dans les deux premiers actes surtout,--il y a des morceaux fort agréables, l'introduction, par exemple, un duo entre Lambert et Catherine, un air chanté par Lambert, un trio entre Lincoln et ses deux complices, le finale du premier acte, un air chanté par la duchesse au commencement du second, d'autres encore; il faudrait les citer presque tous. Il y a de charmantes phrases dans le duo, la première surtout. Le trio est vif, léger, décidé; le trait de violon et la phrase vocale, qui en font tous les frais, ont une physionomie également originale, et quand le violon s'empare, à la fin, de cette phrase vocale, et la reproduit pianissimo, il en augmente encore l'effet. Le finale contient une marche exécutée par les instruments et répétée par les voix, qui a beaucoup de style et de caractère.
En général, cette dernière partition de Monpou est très-riche d'idées mélodiques, et l'on y remarque, indépendamment de ses qualités habituelles, une facilité et une ampleur de développements dont il avait jusque-là donné peu d'exemples. Sous ce rapport il y avait chez lui progrès véritable, et ce dernier ouvrage fera encore déplorer plus amèrement sa perte prématurée.
Il y a quelques jours, un fumeur, passant dans le quartier populeux de Clerkenwell, à Londres, jeta par mégarde, dans la grille de l'égout, au carrefour des rues de Rosamond, d'Enmouth et de Middelton, le petit morceau de papier avec lequel il avait allumé sa pipe.
Aussitôt une explosion terrible s'ensuivit. Le gaz, qui s'était accumule dans l'égout, s'enflamma; quarante maisons furent ébranlées; d'énormes grilles de fer ont été arrachées et jetées à plus de cinquante mètres de distance; le pavé des rues, les dalles des trottoirs, ont été déracinés, brisées, bouleversés. On eût dit une éruption volcanique.
Les journaux qui rendent compte de cet accident ajoutent qu'on ne prévoyait pas jusqu'à présent ce nouveau danger que le gaz hydrogène fait courir aux habitants des villes qu'il éclaire. On était loin de s'imaginer, disent-ils, que les égouts pouvaient devenir le réceptacle et le loyer de si formidables explosions.--En sorte qu'à Paris comme à Londres, la population insouciante qui foule les dalles des trottoirs où saute un ruisseau, marche sur un volcan.
Cette plaisanterie n'est malheureusement que trop vraie au fond. L'événement du Clerkenwell n'est pas un fait isolé, comme on le répète; il est déjà souvent arrivé que les fuites de gaz provenait! des conduites voisines ont pénétré à travers les pieds-droits des égouts, et même à travers les fondations des caves; et si la bonne ville de Paris n'était pas si oublieuse, elle pourrait se souvenir d'explosions semblables dont elle a été elle-même le théâtre. Nous devons le répéter, non pour effrayer sans motifs, mais pour appeler de nouveau l'attention sur les moyens faciles d'éviter un danger qui, pour être éloigné, n'en existe pas moins.
La plupart des Parisiens, heureux mortels qui jouissent de tout sans s'inquiéter de rien, se promènent à la clarté des becs du gaz et regardent couler les bornes-fontaines, sans savoir comment le gaz arrive dans les candélabres où il brûle, et l'eau dans les fontaines où elle coule. L'un et l'autre y parviennent, la plupart du temps, de fort loin, à travers de longs tuyaux qui s'enfoncent, circulent et se croisent de mille manières sous le sol des rues, et dont le tissu ingénieux ne représente pas mal les veines et les artères circulant sous l'épiderme. Le nombre en est même peu croyable, et il est tel point du faubourg Saint-Honoré où, sous le pavé de la chaussée, d'un trottoir à l'autre, on compte jusqu'à sept conduites cheminant côte à côte et ce croisant par intervalles; mais ces conduites, sans cesse; ébranlées par le tassement des terres, par le roulement des pesantes voitures, s'usent promptement, et se rompent souvent. Alors, gare l'inondation, si c'est une veine d'eau; et si c'est une veine de gaz, l'odorat du passant qui franchit ce pavé perfide l'avertit bien vite qu'il faut presser le pas, et que la présence de l'ouvrier est nécessaire.
La boue, inévitablement causée par la réparation, et quelquefois l'inondation des caves voisines, sont les seuls inconvénient qu'entraîne la rupture d'une conduite d'eau; mais celle d'un tuyau de gaz est beaucoup plus grave: il peut toujours en résulter des accidents semblables à celui de Clerkenwell.
Je me souviens que, rentrant chez moi par une belle nuit d'hiver, il y a trois ou quatre ans, et suivant le faubourg Saint-Honoré, je vis de loin une immense gerbe de feu qui s'élançait du pavé, précisément au milieu de la chaussée. Je m'arrêtai fort surpris de cette sorte de prodige, et je vis que cette flamme gigantesque sortait en bruissant d'un égout alors en construction dans la rue. Les gardiens des travaux ayant senti le gaz sortir du regard, avaient jugé plaisant de l'allumer. Moi, je jugeai prudent de presser le pas. Deux jours après, ils s'amusèrent à recommencer. Cette fois, le gaz fut moins patient: une effroyable détonation s'ensuivit; le tampon de l'égout placé un peu plus loin, vers l'Elysée-Bourbon, fut arraché et lancé à une vingtaine de pieds. Toutes les vitres des maisons voisines furent brisées.
Un autre accident plus déplorable arriva dans un égout sur un autre point de Paris. Une des compagnies d'éclairage au gaz avait obtenu de l'administration municipale, à titre d'essai, l'autorisation de poser une conduite en cuivre dans l'égout-galerie des Martyrs. Cette conduite s'étant oxydée, il en résulta une fuite qui remplit l'égout, et asphyxia ou brûla quatre ou cinq malheureux ouvriers qui avaient eu le courage de descendre dans ce tombeau pour la réparer.
Un malheur semblable arriva rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice. Un tuyau s'étant rompu, le gaz s'introduisit, à travers les murs et les fondations, jusque dans un rez-de-chaussée dont le plancher était en contre-bas du sol de la rue. Deux malheureuses femmes qui s'y trouvaient furent asphyxiées et périrent sans qu'on pût leur porter secours.--Il y a quelques jours, on vient d'annoncer qu'un accident pareil était arrivé dans une des casernes de Paris. Plusieurs soldats asphyxiés n'ont pu être que difficilement rappelés à la vie.
Aussi, l'attention de l'administration et des hommes compétents s'est-elle depuis longtemps portée sur cet objet; c'est dans la crainte de ce danger, dont l'événement de l'égout des Martyrs avait déjà révélé toute la gravité, que l'administration municipale parisienne a résisté aux sollicitations peu réfléchies qui l'exhortaient à placer dans les égouts, ou dans des galeries voûtées, les conduites dont la présence sous le sol de la chaussée est une cause permanente de dépavage et de remaniements. C'est aussi ce qui proscrit à jamais l'emploi, sur de grandes surfaces, de tous les pavages adhérents imperméables, tels que les pavages bitumes ou en bois et fondés sur béton, dont on a tenté jusqu'ici des essais partiels, et qui, en empêchant les fuites de se révéler à la surface, rendraient inévitables les accidents souterrains.
Toutefois, nous devons indiquer ici un système qui a été proposé il y a quelques années, et dont l'emploi préviendrait entièrement les malheurs dont nous avons été témoins. Ce système, fort simple et d'une exécution peu dispendieuse, consisterait dans l'isolement complet de la conduite, dont les fuites seraient immédiatement transmises à la superficie du sol, même au travers d'un pavage adhérent imperméable. La figure ci-jointe, qui représente la coupe d'une chaussée sous laquelle passe une conduite posée selon ce système, en donnera facilement une idée.
La conduite A serait placée au milieu d'une couche de sable B, dont le diamètre serait au moins double du sien. Cette couche de sable serait revêtue d'une chape bitumée C, ou maçonnée en chaux hydraulique, qui l'envelopperait de toutes parts, et formerait ainsi comme une seconde conduite enfermant la première. De distance en distance, la couche de sable serait traversée dans tout son diamètre par des cloisons bitumées ou maçonnées D D, reposant sur la conduite; et au droit de chaque cloison un petit évent en fonte E viendrait affleurer le pavé.
Il est évident que, si une fuite se manifestait sur un point quelconque de la conduite munie de cet appareil, l'eau ou le gaz, au lieu de miner les terres et de remplir les caves et les égouts voisins, glisserait dans le sable entre les cloisons imperméables, et, sortant par l'évent à la superficie du pavé, avertirait immédiatement de la nécessité d'une prompte réparation.
Nous ne connaissons qu'un point de Paris oz un moyen préservatif de cette nature ait été appliqué, et encore fort imparfaitement: c'est la rue Saint-Denis. La conduite de gaz qui passe en cet endroit devait forcément être posée le long du pied-droit de l'égout, et très-près des fondations des maisons riveraines. Il y avait donc double danger: pour y remédier, on enveloppa la conduite d'une couche de sable et d'une chape maçonnée en mortier hydraulique. Mais on négligea l'évent, qui cependant nous semble indispensable pour révéler au dehors l'existence des fuites.
Il n'est donc pas exact de dire que l'accident de Clerkenwell est un fait nouveau qui doit appeler l'attention sur un danger auquel on n'avait pas encore songé. Déjà le danger est connu, et on a songé à le prévenir; mais il faut espérer que ce nouvel accident qui frappe nos voisins, engagera notre administration municipale à s'occuper activement des moyens de s'en garantir, en adoptant, soit le système que nous avons décrit, soit tout autre qui lui paraîtrait atteindre encore mieux le but qu'elle doit se proposer.
Chapelle Saint-Louis, à Tunis.
Le 25 août 1843, on a célébré à Tunis, au milieu d'une population immense, l'anniversaire de la fêle de saint Louis. Dès le point du jour, les vaisseaux français le Jemmapes, l'Alger, et le brick la Cigogne, ont annoncé la solennité par des salves d'artillerie. A huit heures du matin a commencé le service divin; le chapelain français, M. l'abbé Bourgade, a officié, assisté du clergé romain et maltais de l'église de Tunis. Parmi les personnes présentes, on remarquait M. de Lagan, consul-général de France à Tunis; les commandants et les états-majors des trois bâtiments français; M. Charles Jourdain, directeur des travaux de la chapelle; les consuls de Naples, de Sardaigne, de Hollande et de Belgique; le chevalier Raffo, conseiller intime de S. A. le bey. Pendant tout le temps du service divin, la musique militaire du vaisseau l'Alger a fait entendre des airs graves et guerriers. Le Te Deum a été accompagné de salves d'artillerie.
Nos lecteurs n'ont pas oublié sans doute qu'en 1840 le bey de Tunis, Ahmed, a fait don au roi des français, sur sa demande, d'un terrain à l'ouest de la Goulette, entre la mer au nord, et des ruines romaines et carthaginoises au midi, à l'endroit même où mourut Louis IX le 25 août 1270.
Louis IX, débarquant non loin de la Goulette, sur la plage de Carthage, où s'étendent les ruines de l'ancien port et des quais, avait déployé ses tentes à peu de distance, sur un montagne isolée, en vue de Tunis et de la mer. C'est sur cet emplacement même, à 16 kilomètres de Tunis, qu'est érigée aujourd'hui la chapelle Saint-Louis. Au milieu des ruines d'un ancien temple, peu éloignées d'un cirque de construction romaine et des restes d'un grand aqueduc, qui amenait les eaux des montagnes à l'ancienne cité de Carthage, l'on a aplani avec soin une assez large enceinte entourée d'un mur d'appui, et au milieu de laquelle s'élève une plate-forme ronde, élégamment dallée à compartiments symétriques. On monte à cette plate-forme par six marches établies circulairement sur tout le pourtour, et au centre est construite la chapelle, d'une forme octogone. L'intérieur offre un rond-point entièrement libre au-dessous du dôme; on aperçoit ainsi, dès l'entrée, au fond, en face de la porte, l'autel, et au-dessus, dans la niche principale, la statue de saint Louis, en beau marbre blanc des Pyrénées, due au ciseau de M. Émile Seurre, et tirée des galeries de Versailles. L'édifice est bâti en pierre appelée marbre de Soliman, avec des remplissages en pierre de tuf, du sol de Carthage, et voûté en briques de Gènes avec enduit de mortier de chaux, formant stuc à la manière du pays. Ses fondations s'appuient sur les dalles en marbre et sur les bases du temple d'Esculape. Les fouilles ont fait découvrir plusieurs morceaux de colonnes cannelées, en beau marbre jaune de Numidie, des chapiteaux corinthiens et des parties d'entablement richement sculptées. Là paraît avoir été primitivement le plais de Didon, dont l'immense escalier s'avançait vers la mer.
Le gouverneur de l'arsenal, Sidi-Mahmoud, a fait solennellement, le 23 août 1840, remise du terrain concédé, au nom du bey, à M. de Lagan, consul-général de France. La première pierre de l'édifice fut posée le même jour, après la célébration de la messe par le père-préfet de Tunis, et un an après, le 25 août 1841, la chapelle fut inaugurée.
Au commencement de l'année 1843, M. Charles Jourdain, jeune architecte, déjà chargé de la construction de la chapelle, l'a été également de l'exécution des dépendances nécessaires à sa garde, à son entretien, à sa desserte. Ces dépendances consistent en un mur d'enceinte, et trois corps de bâtiments, à rez-de-chaussée et à terrasses, comprenant le logement des gardiens, une sacristie et des salles d'attente pour les visiteurs. Ces bâtiments sont reliés entre eux par des portiques en style de cloître gothique. Le terrain de l'enceinte est compris dans un octogone de cent mètres de diamètre. Des plantations de cyprès entourent le monument, et la manufacture royale de Sèvres prépare, pour les croisées, des vitraux de couleur.
Si les fêtes des environs de Paris se suivent et se ressemblent trop souvent, si leur physionomie générale porte une teinte de monotonie passablement soporifique, chacune a cependant un trait particulier qui la distingue de ses voisines. Corbeil a ses pèlerinages au tombeau du bon sire Aymon; Saint-Germain a son jeu du baquet et ses noces de Gamache en plein air, où l'on voyait, il y a quinze jours, le soleil torréfier les viandes à la broche, ainsi prises entre deux feux; Nanterre a son jeu des ciseaux et son couronnement de rosière; Clichy-la-Garenne, fier de son emplacement géographique à cent dix pieds au-dessus du niveau de la Seine, se donne un faux air suisse et forme des archers au moyen du tir à l'oiseau; Saint-Cloud, enfin, pour abréger cette énumération qu'il ne tiendrait qu'à nous d'élever à des proportions homériques, Saint-Cloud, dis-je, a ses mirlitons. La fête du bourg musical et le son de cet instrument nasillard ne se séparent point l'un de l'autre; qui dit Saint-Cloud, dit mirliton, et rien que d'entendre prononcer le nom de l'un, il nous semble avoir dans l'oreille les chevrotements enroués de l'autre.
Ce n'est pas, Dieu merci, que le mirliton manque à aucune fête populaire; il s'en faut de toute l'épaisseur d'un roseau creux chargé de galantes devises et d'une pellicule d'oignon. Mais ailleurs, le mirliton, cet emblème enroué de la vieille gaieté française, partage le sceptre avec la trompette d'un sou, la guimbarde et autres luths aimés de nos troubadours en casquettes. A Saint-Cloud, il règne sans partage, ou tout au moins sa voix altière étonne les accents criards de ses rivaux humiliés. Il est le rossignol de ce bruyant bocage; il est, si l'on peut toutefois comparer une voix de bois à une voix d'homme, le premier ténor de cet immense et strident concert d'amateurs, C'est à Saint-Cloud qu'on le voit prendre les dimensions pyramidales d'une toise ou d'un tambour-major. Si ce mouvement ascensionnel continue, il atteindra bientôt à la hauteur d'un mat de cocagne. On le verra alors s'avancer dans la fête connue le superbe géant dont parle le poêle lyrique. Une myriade d'autres mirlitons moins favorisés de la nature et du bimbelotier formeront la suite triomphale et célébreront à l'envi ses louanges sur tous les tons. Mais lui, quelle poitrine humaine pourra contenir assez de souffle pour faire vibrer ses vastes flancs? Aucune, sans doute; son tube divinisé n'aura besoin, pour résonner, que de l'haleine du zéphyr. Ce sera le mirliton éolien.
En attendant le jour de cette apothéose prédite par Grandville, et qui dès lors est immanquable (c'est comme si Nostradamus et l'Almanach prophétique y avaient passé), parcourons la fête, et sachons nous contenter des voluptés qu'elle nous offre, mirliton à part; car si cet adorable instrument résume les plaisirs de la journée, il ne les constitue point encore, fort heureusement, à lui tout seul.
Mêlons-nous donc à cette foule de merveilleux, de provinciaux, de pimpantes femmes de loisir, de jeunes grisettes qui, pour manier l'aiguille de Minerve, n'en ont pas généralement toute la sagesse, de superbes commis-marchand, d'éblouissants clercs d'avoués, etc., etc., que vomissent à chaque demi-heure les convois monstres du chemin de fer, et égarons-nous sous les ombrages du parc, l'un des chefs-d'oeuvre du grand Le Nôtre.
Et d'abord, vous le savez, les journaux et le programme séduisant affiché aux quatre coins de Paris par l'ordre de M. le Maire de Saint-Cloud, vous l'ont annoncé, les eaux jouent. Courons donc admirer ces deux belles cascades et ce fameux jet d'eau, l'orgueil de l'hydraulique, qui éteindrait trois incendies et n'a pas laissé d'allumer, dans les vers suivants, la faconde, intarissable comme lui, du chantre des jardins, de Delille, puisqu'il faut l'appeler par son nom:
J'aime ces jets où l'onde, en des canaux pressée,
Part, s'échappe et jaillit avec force élancée.
Tel j'ai vu le Saint-Cloud le bocage enchanteur;
L'oeil, de son jet hardi mesure la hauteur.
Aux eaux qui sur les eaux retombent et bondissent,
Les bassins, les bosquets, les grottes applaudissent.
Le gazon est plus vert, l'air plus frais; des oiseaux
Le chant s'anime au bruit de la chute des eaux;
Et les bois, inclinant leurs tiges arrosées,
Semblent s'épanouir à ces douces rosées.
Que voulez-vous que nous ajoutions à cette sublime poésie, à cet applaudissement flatteur des bassins, des bosquets et des grottes, à cet oeil dont le compas mesure la hauteur de ce jet grandi? Rien, si ce n'est toutefois la tirade suivante, inspirée par lesdites cascades et le même jet d'eau, à un autre poète, celui-ci contemporain de Louis XIV. Le lecteur pourra comparer;
Quelle tempête, quel tonnerre!
Au temps le plus serein entends-je en ces beaux lieux?
Quel fracas redouble? Est-ce donc que la terre
Insultant de nouveau les cieux,
Menaçant de noyer les astres et les dieux.
Aujourd'hui, par ses eaux, leur déclare la guerre?
J'en tremble, j'en frémis: agréable frayeur!
Doux effet d'un art enchanteur,
Qui te donne une folle et charmante torture,
Pour montrer qu'il peut sous ses lois,
Quand il veut s'égayer, asservir la nature.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les Naïades, sous milles images,
Commencent à jour leurs divers personnages;
Fleuves et vents, centaures, demi-dieux,
Avec honneur prennent leurs places,
Mufles, grenouilles, lynx, animaux odieux.
Mais embellis par l'or dont ils brillent aux yeux,
Avec leur hideuses grimaces,
Font l'aspect le plus gracieux,
Lorsqu'au milieu de cette scène,
A force de contorsions,
Et de feintes convulsions,
Les Naïades, perdant haleine,
Se précipitent à grands flots,
conduites avec elle au vaste sein des mers,
Elles vont, de leur roi célébrant la puissance,
Répandre dans tout l'univers
Les beautés de Saint-Cloud et sa magnificence.
Fête de Saint-Cloud.--Le Mirliton. Dessin allégorique par
J.-J. Grandville.
Cette bruyante poésie fut composée à l'époque où Monsieur, frère du roi, propriétaire de Saint-Cloud, voulant satisfaire l'impatience qu'éprouvait la ville d'admirer les merveilles de cette résidence, décida que les eaux de Saint-Cloud joueraient tous les jours, ce qui lui valut d'être inondé de pièces du vers semblables à celles qu'on vient de lire. On a certes raison de dire que la bonté, sur la terre, est parfois bien mal récompensée.
Voulez-vous maintenant de la prose, des détails techniques? En voici:
La fameuse chute d'eau artificielle de Saint-Cloud forme deux cascades, la première du dessin de Lepautre, la seconde due à Mansard. La haute cascade (celle de Lepautre) a 108 pieds de face sur autant du pont jusqu'à l'allée du Tillet, qui la sépare de la basse. Elle est décorée au sommet de deux figures colossales représentant la Saône et la Marne; celles qu'on voit à demi couchées sur la balustrade sont la Seine et la Loire. Aux extrémités sont placés Hercule et différentes statues de Faunes.
La basse cascade, située à la suite de la limite, est plus vaste que celle-ci. Elle a 270 pieds de longueur sur 96 de largeur et ne consomme pas moins de 3,700 muids d'eau à l'heure. Les eaux tombent dans un canal bordé de deux palissades de charmilles et de bois, orné de statues jusqu'à l'allée des Portiques, où se tient la foire de Saint-Cloud.
Placé sur la droite de la cascade, au milieu du grand bassin carré, le jet d'eau, le plus extraordinaire qui existe au monde, s'élève à 80 pieds au-dessus du niveau du bassin; il soulève à son orifice un poids de 130 livres, et consomme ou plutôt expectore dix barriques d'eau à la minute.
La Lanterne de Diogène.
Telles sont les principales merveilles de ce parc, dont les ombrages rappellent tant de souvenirs. Les évoquerons-nous? Il y aurait là matière à plus d'une digression élégiaque et rétrospective. C'est à Saint-Cloud que le coup de poignard de Jacques Clément éteignit la race des Valois et mit les Bourbons sur le trône. C'est à Saint-Cloud que retentit ce cri funèbre immortalisé par l'oraison de Bossuet: «Madame se meurt! Madame est morte!» C'est à Saint-Cloud que le jeune vainqueur de l'Égypte et de l'Italie posa son pied victorieux sur la tribune législative et que «ce fils de la liberté détrôna sa mère,» comme a dit M. Casimir Delavigne. C'est de Saint-Cloud, enfin, qu'une autre tentative de même nature, mais moins heureuse, vint soulever Paris et se briser contre les barricades de Juillet. Que de leçons et quel beau texte à moraliser d'importance! Mais graves enseignements ne sont point notre fait. Nous sommes à la fête, non à la tribune; nous serions mal venu à invoquer Clio et à prendre un ton solennel à propos de foire et de mirliton. Laissons donc là ces grands souvenirs historiques: quelques détails sur les principales fêtes que Saint-Cloud a vu célébrer seront beaucoup plus de saison.
Mais auparavant nous ne pouvons résister au désir de raconter comment Saint-Cloud fut érigé en résidence princière et avec quelle habileté Mazarin sut acquérir à peu de frais pour Louis XIV cette magnifique habitation. L'anecdote est fort peu connue et mérite assurément de l'être. Toute la finesse, tranchons le mot, toute la rouerie du cardinal-ministre y apparaît sous son plus beau jour, et l'on y retrouve trait pour trait le subtil Mazarin de la Fronde. Voici l'histoire.
Le roi ayant exprimé l'intention d'acheter une maison de plaisance pour M. le duc d'Orléans, le cardinal jeta les yeux sur celle d'un gros partisan située à Saint-Cloud, et qui était d'une étendue immense et d'une grande beauté: aussi revenait-elle à près d'un million à celui qui en était propriétaire. Mazarin alla un jour la visiter, et, tout en en louant la magnificence, il dit au financier: «Voilà une maison qui, sans mentir, doit vous couler au moins douze cent mille livres?--Oh! monseigneur, que dites-vous là? répondit le Tucaret, qui ne se souciait point d'avouer le chiffre de ses richesses, je ne suis point assez opulent pour consacrer à mes plaisirs une somme aussi considérable,--Combien donc cela vous coûte-t-il? reprit le cardinal; je gagerais que vous n'en êtes pas quitte à moins de deux cent mille écus.--Non, monseigneur, dit le traitant; je ne suis certes point en état de faire une si grosse dépense.--Serait-ce par hasard, répondit Mazarin, que la maison ne vous coûte pas au delà de cent mille écus?--Vous l'avez dit, monseigneur; c'est là justement le prix,» s'écrie le financier, croyant avoir dupé le. ministre par ce gros mensonge. Mazarin sourit, ne dit mot, et le lendemain il envoya au partisan trois cent mille livres, en lui mandant que le roi désirait acquérir sa maison pour M. le duc d'Orléans. La somme fut remise au traitant par un notaire, qui apportait le contrat de vente tout dressé. Force. fut bien au financier-châtelain de s'exécuter et de céder au roi sa magnifique maison pour le tiers au plus de sa valeur.
Les Grandes Eaux de Saint-Cloud.
L'habitation et ses dépendances furent aussitôt livrées à Lepautre, à Mansard, à Girard, à Le Nôtre, qui en firent la majestueuse résidence que vous savez.
Les premières réjouissances qui suivirent cette métamorphose, furent une fête, «où le roi, disent les journaux du temps, vint à Saint-Cloud, accompagné de Marie-Thérèse et d'Anne d'Autriche, sur une galiote très-galamment ornée. Monsieur le traita, ajoutent-ils, avec une magnificence extraordinaire; la bonne chère fut accompagnée de délicieux concerts et du divertissement d'une comédie française dans le jardin, éclairé par un grand nombre de lustres. Les bords de la rivière, couverts de batelets décorés, étaient occupés par des fanfares, des trompettes et des tambours.»
Le Retour de Saint-Cloud.
Le 12 août 1660, un grand bal donné à Saint-Cloud est le prélude de l'union de Monsieur et de madame Henriette d'Angleterre. Dès lors, cette résidence devient un lieu de délices; ce ne sont plus dans ses jardins que fêtes, spectacles et concerts, jusqu'au moment où, dans les salles du château, retentit le cri de mort et de douleur que nous avons cité plus haut.
Mais aucun deuil n'est éternel. Le 11 août 1672, les jardins de Saint-Cloud s'illuminent de nouveau pour la fête splendide offerte par Monsieur au roi, à l'occasion de son second mariage avec la princesse de Bavière. Les fêtes recommencent pour la naissance du duc de Valois et pour le baptême du duc de Chartres, qui fut depuis régent de France.
En 1677, l'inauguration de la galerie d'Apollon, peinte par Mignard, donne lieu à une nouvelle fête, sur les bombances de laquelle un poète de l'époque nous a légué, entre autres détails, les suivants:
Trois services rendaient cette table agréable.
Onze plats à chacun, avec profusion,
Furent servis par ordre et sans confusion,
De gibier et poisson on y vit l'abondance;
On servit les desserts avec magnificence.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A chacun des repas que fit notre grand roi,
De tous ses ennemis la terreur et l'effroi,
La troupe de Monsieur chatouilla ses oreilles
Au son des violons, en jouant à merveilles.
On y donna trois bals où l'on dansa des mieux.
L'éclat des diamants éblouissait les yeux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On fit tous ces trois bals en neuf appartements;
Enfin tous les plaisirs furent doux et charmants.
Tout le monde admira la grâce sans égale
Et les puissants attraits de la maison royale.
En 1686, nouvelle fête à Saint-Cloud pour célébrer le succès de l'opération de la fistule pratiquée au roi par le chirurgien Félix. Cette fête (l'espace nous manque pour la décrire) a trouvé aussi un historien dans le sieur Laurent, de bibliothèque du roi, lequel raconte agréablement
Que Félix, trop heureux fit en perfection
La fatale opération.
Toutes ces fêtes avaient été offertes exclusivement à la cour; mais, en 1743, le duc d'Orléans, grand-père du roi actuel, celui qu'on avait surnommé le Roi de Paris, donna à Saint-Cloud une grande fête où tout le monde fut admis. Il y eut spectacle pour les princes, spectacle pour la noblesse, et enfin spectacle pour le peuple. On eût dit ce jour-là, racontent les mémoires du temps, que l'Olympe était descendu sur la terre. On ne rencontrait dans le parc que Faunes, Sylvains. Naïades, Hamadryades; partout des concerts, partout des tables gratuites servies en abondance; enfin, tous les Parisiens, qui étaient accourus en foule à ces merveilles mythologiques, trouvèrent, le soir, des tritons complaisants et désintéressés qui les reconduisirent dans la grande ville sur des bateaux préparés aux frais du duc d'Orléans.
Mais, sous aucun règne, Saint-Cloud ne fut le théâtre de si nombreuses et de si brillantes fêtes que sous l'Empire. Napoléon affectionnait, comme l'on sait, cette résidence, sans doute en souvenir et en reconnaissance de ce qu'au 18 brumaire elle avait élu le berceau de sa puissance impériale. Il l'habitait presque continuellement, et la plupart des grandes fêtes de cette prestigieuse époque ont été données à Saint-Cloud, Nous citerons, entre autres, celles qui célébrèrent le baptême du fils aîné de la reine Hortense, dont l'Empereur avait d'abord le dessein de faire son héritier, la fête du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, et enfin celle qui suivit le 15 août 1811, la naissance du roi de Rome. Une pompe vraiment féerique présida particulièrement aux apprêts de cette dernière. A la chute du jour, le palais et le jardin s'illuminèrent tout à coup comme par enchantement.--Ce fut, dit l'historien de cette résidence, une véritable forêt enchantée; chaque arbre semblait transformé en un bouquet de diamants, en une girandole de pierreries; les cascades roulaient, au milieu des flammes, des eaux étincelantes de mille couleurs; le ciel était éclairé de feux qui se croisaient dans les airs avec une éblouissante rapidité; le canon de l'artillerie impériale se mêlait à cette artillerie artificielle; des orchestres animaient partout les danses et les plaisirs; une foule immense inondait les parcs et les bosquets... Tout à coup éclate un orage épouvantable; le tonnerre gronde, la pluie tombe par torrents, et l'éclair qui sillonne la nue est la seule lueur qui survive aux splendeurs fantasmagoriques de cette fête impériale.
La superstition populaire vit dans cette brusque interruption de la fête un sinistre présage. Elle ne se trompait pas: car, à quatre ans de là, les alliés occupaient la résidence favorite de l'Empereur, et le prince de Schwarzemberg donnait dans le parc de Saint-Cloud une dernière fête qui est restée tristement célèbre entre toutes.
Détournons nos yeux de ce tableau, et revenons à la fête du jour. Nous avons vu la grande cascade et le jet d'eau qui en sont le principal ornement, comme ils l'avaient été de toutes celles dont l'énumération précède. Gravissons maintenant le parc et allons visiter, sur le plateau qui le domine, le fameux monument renouvelé des Grecs, que l'on désigne sous le nom de Lanterne de Diogène. Voici, en abrégé, l'historique de cette curiosité, à la fois locale et exotique. M. de Choiseul avait rapporté de ses voyages en Grèce le modèle en plâtre du monument athénien que les archéologues nomment la lanterne de Démosthènes, et qui figure à l'Acropole. Le plâtre fut imité en terre cuite par les deux frères Trabocchi, avec une grande perfection. Ce travail, qui fixa l'attention universelle à l'Exposition de l'an XI, valut à ses auteurs une médaille d'argent. Napoléon le fit transporter à Saint-Cloud et dresser sur un obélisque élevé par M. Fontaine, au lieu où figurait jadis le belvédère, sur le point culminant du parc; seulement, lois de la mise en place de cette contrefaçon de l'antique, on substitua au nom primitif du monument celui de Lanterne de Diogène. Cette métonymie n'eut vraisemblablement d'autre but que de flatter l'Empereur: les courtisans, qui déjà pullulaient à Saint-Cloud, n'avaient garde de laisser échapper une si belle occasion d'insinuer finement que Diogène avait enfin trouvé dans cette résidence l'homme qu'armé de sa lanterne, il cherchait depuis si longtemps. Nous ne nous arrêterons point à discuter le mérite de cette ingénieuse allégorie; seulement, nous avons peine à croire que Napoléon eût pu être l'homme de celui pour qui Alexandre n'avait été qu'un importun et un parasol incommode.
Lorsqu'il passait la nuit à Saint-Cloud, la lanterne de Démosthènes ou de Diogène allumée était un phare qui, vu de Paris, annonçait à ses habitants la présence de l'Empereur au palais de cette résidence. On arrive par un escalier tournant jusqu'à cette façon de kiosque ou d'observatoire, d'où l'oeil embrasse un immense panorama que termine Paris à l'horizon, et sur les premiers plans duquel se détache, comme une ceinture verdoyante, ce parc où, comme l'a dit Marie-Joseph Chénier dans sa belle pièce de la Promenade à Saint-Cloud,
De ces bois toujours verts les masses imposantes,
Ces jardins prolongés qui bordent les coteaux,
Et qui semblent de loin suspendus sur les eaux.
A tout prendre, la magnificence de ce coup d'oeil nous paraît être le grand mérite monumental de la lanterne en question. Elle montre mieux qu'un homme: elle montre la nature sous l'un de ses plus beaux, de ses plus riches aspects, et Diogène lui-même oublierait un instant sa recherche toujours déçue, s'il était appelé à jouir de cet admirable coup d'oeil.
Mais pendant nos pérégrinations historiques dans le parc, les ombres sont lentement descendues des collines. Voici la nuit. Déjà j'entends le mirliton qui résonne dans la grande allée des portiques. C'est l'instant le plus brillant, le plus solennel de la fête. Les arbres du parc s'illuminent; les orchestres forains retentissent; les saltimbanques s'égosillent; les monstres s'agitent dans leurs tanières de sapin et de toiles peintes; ils ont ordre de pousser des hurlements féroces afin de fasciner plus sûrement la foule. Les boutiques de jouets d'enfants, de macarons, de sucre-d'orge, mais surtout, mais partout, mais toujours, de mirlitons, ornent leurs devantures d'un brillant éclairage de quatre chandelles des six. Aimez-vous la danse? voici le bal de l'Étoile et celui de Morel qui vous ouvrent leurs portes et vous convient à des rigodons échevelés.--Avez-vous besoin de remonter votre ménage? Notre vieille amie, madame Leroy, va vous en fournir les moyens. Prenez des billets à la loterie qu'elle fait tirer incessamment à son innombrable clientèle. Moyennant dix billets de dix centimes chacun, vous serez bien malheureux si vous ne gagnez pas au moins une petite lasse de cinq sous. Nous connaissons des gens qui ne s'approvisionnent de vaisselle que chez madame Leroy. Sa porcelaine n'est pas précisément de Sèvres; elle est de Saint-Cloud; mais qui ne sait que Saint-Cloud et Sèvres, c'est tout un?
Cependant le mirliton fait retentir les airs de toutes les mélopées imaginables, depuis Malbrouck s'en va-t-en guerre, mirliton, ton-ton mirontaine, le Bon roi Dagobert, au Clair de la Lune, J'ai du bon Tabac, et autres motifs populaires jusqu'au grand air des Puritains et de l'ouverture de Guillaume-Tell. C'est au son de ce formidable pot-pourri que se termine la fête. Il serait à désirer pour les oreilles quelque peu sensibles qu'il put prendre fin avec elle, mais les accords très-peu parfaits résultant de la combinaison des divers cantabile ci-dessus se prolongent jusque par delà l'heure du départ, hélas! et même celle du retour. Les échos de la rue Saint-Lazare en frémissent; la Chaussée-d'Antin assourdie croit que Paris est appelé au triste sort de Jéricho, et plus d'un mirliton traîtreusement importé jusque dans le sein des familles justifie déplorablement par son ramage, les jours suivants, cet axiome qu'il n'y a jamais de bonne fête sans lendemain.
Une légère agitation s'était fait sentir sur la plage même de la terre de l'indépendance. Un alderman avait été élu à New-York la veille; ce qui n'avait pas peu aiguillonné la sensibilité des partis, les amis du candidat vaincu, ayant jugé à propos d'appuyer les immortels principes de la Pureté d'Élection et de la Liberté des votes en cassant un petit nombre de bras et de jambes, et en traquant de rue en rue un gentleman suspect, dans le bénévole dessein de lui fendre le nez. Ces gentillesses, folâtres écarts de l'imagination populaire, n'avaient cependant rien d'assez saillant pour qu'on s'en souvînt encore après le repos d'une nuit, si les étincelles ne s'en fussent rallumées pétillantes au souffle vivifiant de la publicité. La nouvelle était déjà proclamée, avec de perçantes clameurs, par une nuée de petits crieurs qui s'étaient abattus, non-seulement dans tous les carrefours, dans toutes les ruelles de la ville, sur son port, sur ses quais, mais qui, du tillac à la quille, avaient envahi, avant qu'il touchât terre, le bateau à vapeur, pris d'assaut par cette légion de hardis petits citoyens.
«Ici! ici! voilà le Tranche-au-Vif de New-York! vociférait l'un.--Voici le dernier numéro du Sicaire de New-York, criait l'autre.--Lisez, lisez le Pilori du jour! hurlait un troisième.--Voilà l'Inquisiteur du matin!--Voilà le dernier numéro du Mouchard des Familles!--Demandez, demandez l'Espion domestique!--Demandez le Rowdy de New-York! --Demandez le Vautour!--Voici le Charivari des États-Unis!--Tous les papiers de New-York, du premier au dernier! Demandez, demandez!
--Ici vous trouvez le compte-rendu de l'échauffourée patriotique d'hier, de l'émeute Locofoco (2), qui a remouché les whigs d'importance, et le récit véridique du procès des yeux pochés et enfoncés des boxeurs de l'Alabama, et l'histoire exacte du très-intéressant douel aux couteaux-poignards (3) de Bowie, de l'État d'Arkansas.--Voilà, voilà les nouvelles commerciales, les dernières modes et les derniers cours! Demandez, demandez!
Note 2: Ce sobriquet, donné au parti ultra-démocratique, et qu'il a accepté en Amérique (connue en France les Jacobins se firent nommer du nom de sans-culotte, qui leur avait été donné par mépris), a une origine assez obscure. On prétend que dans une assemblée mémorable du parti, les fenêtres étant ouvertes. un coup de vent éteignit les lumières, qui furent rallumées à l'aide d'allumettes nommées locofoco matches. Ce nom fut alors appliqué par les whigs au parti ultra-populaire, qui s'en pare comme d'un titre.
Note 3. Le duel avec les couteaux de Bowie est quelque chose de terrible. Ce Couteau, dont la lame recourbée et à double tranchant est large comme la main, donne la mort presque à coup sûr. L'inventeur de cette arme funeste, Bowie, est mort, tué par un de ses propres couteaux.
--Voici le Pilori! hurlait-on d'autre part, le Pilori de New-York! Voici un des douze mille numéros du Pilori de ce jour! Lisez, lisez les derniers cours de la Bourse et des marchés, et toutes les nouvelles du port! Lisez quatre colonnes de correspondance de la province, avec le récit détaillé du raout de la nuit dernière chez mistress White, et les observations particulières et anecdotiques du rédacteur sur toutes les grandes dames et beautés célèbres de New-York rassemblées à ce bal.--Voilà, voilà le Pilori! Demandez un des douze mille numéros du Pilori du jour: vous y verrez toute la coterie de Wall-Street, et toute la cabale de Washington en plein pilori.--Lisez, lisez le récit exact d'un grave délit commis par le secrétaire d'État dans la huitième année de son âge, communication obtenue à grands frais de sa nourrice. Voilà, voilà le Pilori! Achetez un des douze mille numéros de ce jour du Pilori de New-York. On y voit une colonne entière des noms en toutes lettres des citadins de New-York, leur conduite en regard!--Voici, voici l'article du Pilori sur le juge qui l'avait fait assigner comme pamphlétaire, son hommage au jury indépendant qui ne l'a point condamné, et l'énumération de ce qui, au cas contraire, menaçait les jurés.--Voilà, voilà le Pilori! toujours prêt, toujours prompt, toujours à l'affût! Achetez le premier journal des États-Unis; achetez un des douze mille numéros du Pilori du jour, tout frais sortant de la presse et encore en tirage. Demandez, demandez le Pilori de New-York!»
--C'est à travers ces organes éclairés et progressifs que les bouillonnantes passions de ma patrie se font jour, dit une voix presque à l'oreille de Martin.
Celui-ci se retourna involontairement, et vit debout, à son coude, un quidam au teint pâle, aux joues creuses, ayant des cheveux noirs et de petits yeux clignotants, dont la singulière et douteuse expression tenait de l'humoriste et du dédaigneux, pouvait, sur plus ample examen, passer pour une heureuse combinaison de ruse, de vulgarité et de suffisance. La physionomie du personnage empruntait un surplus de gravité à son chapeau à larges bords, tandis que ses bras, majestueusement croisés, prêtaient à sa tournure quelque chose de plus imposant. Le costume néanmoins pouvait paraître mesquin; La redingote bleue du monsieur descendait jusqu'à la cheville, cachant de courts et larges pantalons de même couleur, et un jabot fripé s'échappait, non sans prétention, de son vieux justaucorps de buffle. Ainsi accoutré, moitié appuyé, moitié assis sur le rebord du bateau à vapeur, ses larges pieds se croisant devant lui, et sa grosse canne à fort pommeau de métal et ferrée du bout suspendue à son poignet par un cordon à glands, le gentleman cligna de l'oeil droit, pinça le coin de la bouche, et répéta d'un air profond:
«C'est à travers ces organes éclairés et progressifs que les bouillonnantes passions de ma patrie se font jour!»
Le monsieur regardait Martin, qui, ne voyant personne auprès de lui pour répondre à l'allocution, s'inclina, et dit:
«C'est une allusion à...
--Au palladium de nos libertés; à ce qui fait la terreur de l'oppression étrangère, monsieur!» répliqua l'Américain, indiquant, du bout de son bâton, un des jeunes crieurs de journaux, garçon borgne et d'une rare malpropreté. «Je fais allusion, dis-je, à ce qui nous attire l'admiration et l'envie du monde entier, monsieur, à ces hardis propagateurs des lumières, hérauts de la civilisation humaine! Permettez-moi, monsieur, ajouta-t-il en appuyant le fer de sa canne sur le pont, de l'air d'un homme avec lequel on ne badine pas, permettez-moi de vous demander ce que vous pensez de ma patrie.
--N'ayant pas, comme vous voyez, touché terre encore, répliqua Martin, je suis assez mal préparé à répondre à cette question.
--Fort bien, dit l'Américain: puis désignant du bout de sa canne les vaisseaux amarrés dans le port, et enveloppant l'air et l'eau dans son geste grandiose; je parierais même, ajouta-t-il, que vous étiez assez mal préparé à contempler d'aussi brillants symptômes de notre prospérité nationale!
--En vérité, je ne sais, dit Martin; mais si; je pense que si.»
L'Américain cligna de l'oeil d'un air fin, et affirma que cette manière politique de répondre ne lui déplaisait point.
«C'était chose naturelle,» ajouta-t-il.--En sa qualité de philosophe, il aimait à observer les préjugés humains sous toutes leurs faces.
«Je vois, monsieur,» poursuivit-il, inspectant les passagers d'un regard qu'il ramena ensuite vers Martin en posant son menton sur la pomme de sa canne: «je vois; vous avez apporté la cargaison ordinaire de misère, de pauvreté, d'ignorance et de crimes, et vous venez vous en décharger dans le sein de la grande république. Fort bien, monsieur; qu'ils accourent, qu'ils viennent à toutes voiles de l'extrémité du vieux monde! Quand les vaisseaux sont sur le point de sombrer, les rats les quittent, dit-on. Il y a de la vérité dans cet axiome, à mon avis.
--Le vieux navire pourra tenir la mer encore un an ou deux, à ce que j'espère,» dit Martin, laissant échapper un sourire, provoqué moins par le discours que par la bizarre emphase de l'orateur, qui, glissant sur les mots d'une certaine étendue, insistait sur les autres, comme si, les premiers étant de taille à se tirer d'affaire eux-mêmes, il n'eût en à s'inquiéter que des monosyllabes.
«L'espérance, du moins le poète l'affirme, est la nourrice des jeunes désirs, monsieur, fit observer le gentleman; et cependant j'ai peine à croire qu'elle mène à bien les vôtres.
--C'est au temps à répondre,» répliqua Martin. L'Américain hocha la tête, et reprit au bout d'un moment:
«Comment vous nommez-vous, monsieur?»
Martin dit son nom.
«Quel âge avez-vous, monsieur?»
Martin dit son âge.
«Votre profession, monsieur?»
Martin déclara qu'il était architecte.
«Et votre destination, quelle est-elle? poursuivit le gentleman.
--Réellement, répondit Martin en riant, je ne saurais vous satisfaire à cet égard, ne la connaissant pas moi-même.
--Oui-da! reprit-il.
--Vraiment, non,» dit Martin.
Le monsieur passa sa canne sous son bras gauche, et, après avoir examiné le jeune Anglais avec plus d'attention qu'il n'avait encore eu le loisir de le faire, il étendit sa main, secoua celle de Martin, et dit:
«Je me nomme le colonel Diver, monsieur, et je suis l'éditeur du Rowdy (4). journal de New-York.»
Note 4: Ce mot veut dire tapageur de bas étage.
Martin reçut la communication avec le respect dû au ton de l'annonce.
«Le Rowdy de New-York, monsieur, reprit le colonel, comme vous ne l'ignorez pas, je présume, est l'organe de l'aristocratie en cette ville.
--Ah! ah! il y a une aristocratie dans ce pays? demanda Martin; et de quoi se compose-t-elle?
--D'intelligence, monsieur, répliqua le colonel, d'intelligence et de vertu, et de ce qui ne peut manquer d'en être la conséquence naturelle dans cette république, d'argent, monsieur.»
Ce renseignement enchanta Martin, qui se tenait pour assuré que si l'intelligence et la vertu menaient droit à la fortune, il ne pouvait manquer de devenir bientôt riche capitaliste. Il allait exprimer la joie que lui donnait cette nouvelle, lorsqu'il fut interrompu. Le capitaine du vaisseau venait saluer le colonel, et voyant sur le pont un étranger bien mis (le jeune homme avait rejeté en arrière son manteau), il lui donna aussi une poignée de main, à l'inexprimable soulagement de Martin, qui, en dépit de la suprématie reconnue de l'intelligence et de la vertu en cette heureuse contrée, aurait été blessé au coeur en paraissant devant le colonel Diver dans l'humble attitude d'un passager de l'avant.
«Eh bien! capitaine? dit le colonel.
--Eh bien! colonel! cria le capitaine, vous avez une mine de prospérité; à peine si je pouvais vous remettre, en vérité.
--Une bonne traversée, capitaine? demanda le colonel prenant l'autre à part.
--Oui vraiment! une magnifique traversée, une vraie joute, dit ou plutôt chanta le capitaine avec l'accent du terroir, vu le temps!
--Vraiment? reprit le colonel.
--Vrai comme je vous le dis, répondit le capitaine; je viens justement d'envoyer un mousse porter à votre bureau, colonel, la liste des passagers.
--N'auriez-vous pas sous la main quelque autre de ces petits commissionnaires, capitaine? demanda le colonel d'un ton qui frisait le reproche.
--Je le crois certes bien, que j'en ai. Nous en trouverions une douzaine s'il vous les fallait, colonel.
--Il suffirait d'un, je présume, pour porter jusqu'à mon bureau une douzaine de bouteilles de Champagne, et observer le colonel d'un air distrait. Une traversée des plus rapides, disiez-vous?
--Des plus rapides, affirma le capitaine.
--Mon bureau n'est pas loin, comme vous savez, poursuivit le colonel. Je suis ravi que votre passage ait été si prompt, capitaine. Au cas où vous seriez à court de chopines, ne vous en inquiétez pas; votre mousse, en faisant le trajet deux fois au lieu d'une, portera tout aussi bien les vingt-quatre pintes. La traversée était de premier ordre, capitaine? Eh?
De la plus in...imaginable rapidité, dit le marin.
--Nous boirons à votre bonne fortune, capitaine. Vous pourrez, chemin faisant, me prêter le tire-bouchon et une demi-douzaine de verres, si bon vous semble. Quelles que soient les tempêtes que les éléments soulèvent contre le noble et rapide paquebot de ma patrie, contre le bon voilier, le Screw, monsieur, dit le colonel se tournant vers Martin et dessinant un victorieux paraphe sur le pont avec le bout de sa canne, la traversée d'allée et de venue n'est pour lui qu'une course.»
Le capitaine, qui avait pour le moment le Pilori, attablé dans une de ses cabines, mangeant à bouche que veux-tu, et dans l'autre l'aimable Tranche-au-Vif buvant à se coucher sous la table, prit cordialement congé de son ami et patron le colonel, et se hâta d'aller expédier le Champagne, bien convaincu (ainsi qu'on le vit peu après) que s'il hésitait à se concilier les bonnes grâces de l'éditeur du Rowdy, l'illustre potentat le dénoncerait en gigantesques capitales à la vindicte publique, lui et son navire, avant qu'il fût plus vieux d'un jour, et s'en prendrait au besoin à la mémoire de feu sa mère, enterrée depuis environ vingt ans.
Le colonel se trouvant seul alors avec Martin, l'arrêta au moment où celui-ci se disposait à s'éloigner, et lui offrit, comme à un Anglais étranger dans New-York, de lui faire connaître la ville, et de le présenter, au cas où la chose lui conviendrait, dans une pension bourgeoise du meilleur ton. Avant tout, il sollicita, comme il dit, l'honneur de la compagnie du voyageur au bureau du Rowdy, où il prétendait lui faire goûter une bouteille d'un Champagne tout récemment importé d'Europe.
Le tout était si obligeant, si hospitalier, que, malgré sa répugnance à commencer la journée par une libation, Martin accepta. Enjoignant donc à Mark, encore tout absorbé par la pauvre femme et ses trois enfants, d'en finir au plus tôt, de se faire livrer les bagages, et d'aller attendre ses ordres au bureau du Rowdy, Martin accompagna son nouvel ami.
Ils se frayèrent un chemin de leur mieux, à travers la triste foule d'émigrants qui encombraient le débarcadère: groupés autour de leurs lits, de leurs malles, ayant sous eux la terre nue, et au-dessus le ciel, les malheureux semblaient tombés d'une autre planète, tant ce Nouveau-Monde leur était étranger. Martin et son compagnon n'en poursuivirent pas moins leur route le long d'une rue bruyante, bordée, d'un côté, par les quais et le port; et, de l'autre, par une éternelle rangée de maisons et de magasins à couleur tranchante, d'un rouge brique, ornés de plus d'enseignes noires avec lettres blanches, et de plus d'enseignes blanches avec lettres noires, que Martin n'en avait vu de sa vie dans cinquante fois cet espace. Ils tournèrent le coin d'une rue étroite, puis d'une autre, d'une autre encore, jusqu'à ce qu'enfin ils atteignissent une maison sur laquelle se lisait en caractères gigantesques: Rowdy journal.
Le colonel, qui avait toujours marché une main sur son coeur, sa tête oscillant d'un côté à l'autre, son chapeau rejeté en arrière, comme un homme qu'oppresse le sentiment de sa propre grandeur, passa le premier; et, gravissant un escalier étroit et sale, il introduisit l'étranger dans une chambre à l'avenant. Des débris de journaux y faisaient litière; épreuves et manuscrits gisaient pêle-mêle. Derrière un vieux bureau vermoulu, sur une table à tréteaux, était assis un étrange personnage; un tronçon de plume passé en travers de la bouche, tenant de la main droite une paire d'énormes ciseaux, il coupait, rognait, taillait une file de feuilles du Rowdy journal. Il y avait quelque chose de si irrésistiblement comique dans le geste et dans l'expression, que, tout en se sentant sous le feu du regard du colonel Diver, Martin eut toutes les peines du monde à s'empêcher de rire.
L'individu qui siégeait sur la table, coupant et tranchant le Rowdy au vif, était un petit jeune homme imberbe, d'une pâleur maladive, qui pouvait venir de l'intensité de ses méditations, mais aussi, sans nul doute, de l'usage immodéré du tabac qu'il chiquait à ce moment-là même avec une vigueur martiale. Son col de chemise était rabattu sur un ruban noir faisant office de cravate, et ses cheveux plats,
Rare et frêle espérance,
étaient non-seulement lisses et séparés sur le front, afin de ne rien voiler de son aspect poétique, mais avaient été épilés çà et là: ce qui expliquait le prodigieux développement de cet organe de la pensée. Il avait ce genre de nez écrasé que le vulgaire se plaît à flétrir du nom de «nez de carlin,» mais dont le bout retroussé marque un superbe dédain des choses d'ici-bas; un duvet jaunâtre pointait sur sa lèvre supérieure, si clair-semé en dépit des soins les plus assidus, qu'on hésitait à y voir les prémices d'une moustache ou une trace récente de pain d'épice, l'âge tendre du jeune adolescent permettant cette dernière conjecture. Tout entier à sa besogne, chaque fois qu'il ouvrait et fermait ses gigantesques ciseaux, il faisait à l'unisson, avec ses mâchoires, un bruit des plus formidables.
Martin décida en lui-même que ce devait être le fils du colonel Diver, espoir de la famille, et future colonne du Rowdy journal. Il commençait même à complimenter le père sur la précocité de son jeune garçon, et sur le plaisir qu'il y avait à le voir jouer ainsi à l'éditeur dans toute la naïveté de son âge, lorsque le colonel l'interrompit au début de sa phrase, pour lui dire avec orgueil:
«Mon collaborateur pour le département de la guerre, M. Jefferson Brick, que j'ai l'honneur de vous présenter.»
Martin tressaillit à cette introduction inattendue, et à l'idée de l'irréparable bévue qu'il avait failli commettre.
Evidemment charmé de l'effet qu'il produisait, M. Brick tendit la main à l'étranger d'un air tout à fait protecteur et paternel, comme pour le rassurer et lui montrer qu'il s'effrayait à tort, lui (Brick) ne lui voulant, aucun mal.
«Vous connaissez de réputation Jefferson Brick, à ce que je puis voir, monsieur? reprit le colonel avec un sourire. L'Angleterre a entendu parler de Jefferson Brick, l'Europe aussi. Voyons un peu: combien y a-t-il que vous avez laissé l'Angleterre, monsieur?
--Cinq semaines environ, dit Martin.
--Cinq semaines, répéta le colonel d'un air pensif, comme il se hissait à son tour sur la table et balançait ses longues jambes; alors, je puis vous demander lequel des articles de M. Brick excitait à cette époque le plus de fureur dans le parlement britannique et à la cour de Saint-James?
--Sur ma parole, dit Martin, je...
--Je sais de bon lieu, monsieur, interrompit le colonel, que les cercles aristocratiques de votre pays tremblent au seul nom de Jefferson Brick; mais je désirerais apprendre de votre bouche, monsieur, lequel de ses articles a asséné le coup de massue...
--Aux cent têtes de l'Hydre de la Corruption rampant dans la poussière, monstre terrassé, transpercé par le glaive de la Raison, et lançant jusqu'à la voûte céleste son empourpré venin,» acheva M. Brick, se coiffant d'un air farouche, d'une petite casquette de drap bien, à visière vernissée, et citant son dernier article.
--Une libation à la liberté! hein. Brick? souffla le colonel.
--C'est de sang parfois qu'il la faut boire! s'écria le petit homme prompt à la réplique; oui, de sang!» et, à ce mot, il referma sa gigantesque paire de ciseaux avec un bruit aigre et discord, comme s'ils faisaient écho et se rangeaient à son opinion sanguinaire.
A ce moment critique, ces deux majestueux organes de la presse firent une pause et regardèrent Martin dans l'attente d'une réponse.
«Sur ma vie, dit ce dernier, qui avait repris sa froideur habituelle, je ne saurais vous donner là-dessus le moindre renseignement, car la vérité est que je...
--Arrêtez!» s'écria le colonel, jetant un regard sombre à son collaborateur chargé du département de la guerre, et hochant la tête à chaque phrase. Je sais ce que vous allez nous dire. «Vous n'avez jamais entendu parler de Jefferson Brick; vous n'avez jamais rien lu de lui; vous ignoriez jusqu'à l'existence du journal le Rowdy; vous ne saviez même pas quelle immense influence il exerce sur les cabinets de l'Europe! c'est bien cela, n'est-ce pas? dites oui.
--C'est certainement ce que j'allais répondre, reprit Martin.
--Contenez-vous, Jefferson! dit le colonel gravement, n'éclatez pas!... O Européens! quand ouvrirez-vous les yeux à la vérité? quand sortirez-vous des ténèbres de l'erreur?... Sur ce, prenons un verre de vin.» Tout en parlant, le colonel se laissa glisser au bas de la table, et tira d'un panier derrière la porte une bouteille de Champagne et trois verres.
Lecteur, as-tu souffert?--Non.
--Ce livre n'est pas pour toi.
'assassin de Rosalia, après avoir gagné le rivage, traversa les ruines de Lecco, monument de la vindicte politique, et revit le bois où il avait conçu le plan de la vengeance qu'il venait d'accomplir. Il entra dans la citadelle, et, arrivé dans son appartement, il respira comme un homme qui atteint le terme d'une route difficile; et, se jetant sur son lit, il s'écria: «Enfin, je suis content.»
Mais le contentement ne suit point le crime, même chez ceux qui ont le plus endurci leur conscience. Les joies qu'il procure sont orageuses comme l'enfer qui les enfante. Ramengo sentait sous lui sa couche se hérisser d' aiguillons, et ses draps pesaient sur son corps comme un linceul; ses membres agités se tordaient sur le lit; il voulait feindre la tranquillité devant son propre coeur, et, fermant les yeux, il essayait de dormir; mais lorsqu'il revenait à lui, il les sentait tout grands ouverts, fixés sur des fantômes qui fascinaient sa vue. Ces fantômes n'étaient point évoqués par la peur, mais ils lui représentaient sa femme, son fils, au milieu de leurs angoisses. Immobile, il les retrouvait au pied de son lit, à son chevet, à la porte de sa chambre. Furieux de ne pouvoir les éviter, il s'efforçait de trouver dans cet épouvantable spectacle une source d'atroces jouissances. Il sauta à bas de son lit, courut au sommet de la tour; et là, arrêtant ses regards étincelants sur le lac, ses noirs cheveux épais sur ses tempes fiévreuses, d'une main tenant son épée, tandis que l'autre se crispait sur les créneaux, on l'aurait pris pour une statue placée en cet endroit pour orner l'édifice ou effrayer la vue, il secoua enfin résolument la tête, et dit;
«Tu es là! là au milieu des eaux, femme maudite! Oh' pourquoi cette nuit n'est-elle pas éternelle! pourquoi ne peut-elle ressentir autant de tortures qu'elle m'en a fait souffrir depuis deux mois!»
Puis il vit les ténèbres s'épaissir vers le couchant, et une nuée aussi noire que la fumée d'une fournaise s'avancer en rasant le lac. Il prévit la bourrasque, et il s'en réjouit; il s'en réjouit quand elle redoubla de violence; chaque éclat du vent et de la foudre le transportait d'un infernal plaisir, parce que, dans la frénésie de sa rage, il pensait que sa femme en souffrirait. L'eau qui tombait du ciel le pénétrait tout entier; le vent sifflait au travers de ses cheveux en désordre, et il ne le sentait pas; il ne sentait que l'ardeur de la vengeance.
Il ne cessa de regarder le lac qu'aux premières lueurs de l'aube. Il sauta à cheval, et parcourut avec fureur le rivage pour s'assurer si, par hasard, Rosalia n'avait point abordé, ou plutôt si la tempête n'avait point rejeté là un cadavre, il ne vit rien, n'entendit parler de rien. Au comble de son horrible joie, il espéra que son plan avait complètement réussi, et que le lac s'était refermé sur la victime et sur les traces de l'assassinat. Dans les premiers jours, il masqua ses remords sous une activité fébrile; il envoya aux environs s'informer si la tempête ou la crue des eaux n'avait mis personne en danger. Sous prétexte de surveiller les manoeuvres de certaines bandes qui infestaient la vallée Saint-Martin, il fit partir de divers côtés des batteurs d'estrade, qui devaient lui rapporter exactement ce qu'ils auraient entendu; mais personne ne lui parla d'une femme noyée. Il put donc s'écrier; «Enfin, tu as rendu le dernier soupir! Puisse ton agonie avoir été longue, aussi pleine d'angoisses que je le souhaite, et que tu l'as mérité! Puissé-je un jour, comme j'ai joui de ta mort, jouir de celle de ton infâme amant!»
Si on a une idée de la puissance sans frein des gouverneurs militaires en tout temps, et du désordre particulier de cette époque, où, pour débrouiller un dédale inextricable d'affaires, on rendit un statut qui défendait de rechercher les délits commis durant la guerre de Monza, depuis le 1er novembre 1322 jusqu'au 11 décembre 1329, on comprendra facilement comment personne ne demanda à Ramengo un compte juridique de la disparition de Rosalia. A ses subalternes il imposa silence; avec ses égaux il ne manqua ni de faux-fuyants ni de prétextes. Il répandit à Lecco le bruit que Rosalia avait été à Milan, qu'elle s'était échappée pour rejoindre ses parents dans l'exil; puis, enfin, qu'elle était morte, ainsi que son enfant. Il feignit d'en être désespéré, et cacha ainsi son crime sous d'impénétrables apparences, et garda son secret aussi bien que le lac, son unique confident.
Les années coururent. Après les événements que nous avons racontés, Pusterla épousa Margherita Visconti. Ramengo, comme client de la famille, assista aux pompes de la bénédiction nuptiale. A cette heure sainte, où le coeur bat sur la frontière de deux vies, entre les désirs du passé et les promesses de l'avenir, le bourreau de Rosalia se retraça le moment où cette vierge pure avait juré de l'aimer. Il vit ensuite la tendresse et la félicité répandre leurs fleurs sur les pas de Margherita; une jalousie féroce s'empara de son âme lorsqu'il vit Pusterla, cet ennemi abhorré, devenir l'époux d'une gracieuse enfant. Le bonheur dont il fut témoin, et qui naissait au milieu de ces pures affections domestiques, rouvrit, si jamais elle avait été fermée, la blessure qu'il n'avait reçue, comme il le pensait, que des mains de Pusterla. «Moi! disait-il, il m'a ravi une femme, un fils;--il a jeté dans mon coeur les fureurs qui le dévorent... et il est au comble de la félicité! Et quels charmes dans l'enfant que le ciel lui a donné! Oh! un fils! si j'avais pu avoir un fils! quelles joies ineffables! quelles riantes espérances! pouvoir aussi l'aimer, pouvoir éveiller aussi l'envie! et je n'en aurai jamais, non, jamais! C'est lui qui en est cause, et lui il a un fils, un enfant accompli, une femme, un modèle de beauté et de vertu! Oh! puissé-je un jour troubler ces vives jouissances! puissé-je porter à ses lèvres l'amertume du fiel dont il m'a abreuvé!»
Il y a tant de souplesse dans la haine, qu'elle sait prendre jusqu'aux apparences de l'amour. Soit que Ramengo se tût véritablement laissé captiver par la vertu et les charmes de Margherita, démon épris d'un ange; soit qu'il ne crût sa vengeance complète qu'autant qu'il aurait rendu à Pusterla l'outrage qu'il prétendait en avoir reçu, il commença à entourer Margherita de ses hommages; ses actions et ses paroles respirèrent la flatterie, et n'eurent d'autre but que de lui faire comprendre toute l'ardeur de sa passion: il poussa l'effronterie jusqu'à la lui déclarer ouvertement. Margherita se sentait trop élevée au-dessus de Ramengo, dont un secret instinct lui révélait la bassesse, quoiqu'elle ne connût point les crimes qu'il avait commis, pour que les grossières poursuites de cet homme troublassent sa tranquillité. Elle garda un profond silence, et il lui parut que le mépris était le juste châtiment de sa faute. Mais Ramengo n'était pas homme à s'avouer vaincu après une première défaite; il s'animait de plus en plus, peut-être par dépit, peut-être parce que, confiant dans son mérite comme ceux qui en ont le moins, il espérait, avec de la persévérance, remporter une victoire d'autant plus glorieuse qu'elle était plus difficile, en outre, il avait fermement résolu de commencer ses vengeances contre Pusterla, en déshonorant son lit; s'il n'y pouvait parvenir, il lui suffisait que les apparences y fussent, et que la malignité du vulgaire, en condamnant Margherita, troublât le sommeil de Franciscolo. «Cette femme, se disait-il, n'est-elle donc point comme les autres femmes? Quelle est celle qui n'agrée point l'hommage rendu à sa beauté? Oh! elle succombera, elle succombera! que l'occasion se présente seulement.»
L'occasion lui parut se présenter dans la circonstance que je vais dire.
Bien qu'elle ne fût pas encore aussi commune qu'elle le devint depuis dans le seizième, siècle et dans le siècle suivant, l'opinion courait alors qu'un homme pouvait pactiser avec les esprits infernaux, acquérir par là une puissance surnaturelle, quelquefois pour porter secours, le plus souvent pour nuire à ses semblables. On savait que les loups-garous et les sorciers pouvaient exciter et apaiser des orages. Il n'y avait pas une tempête qu'on ne leur attribuât. On en trouvait des preuves irréfragables dans les étranges apparences que prenaient les nuages en s'amoncelant, et dans lesquels l'imagination trouvait des figures de géants, de bêtes, de démons.
Les astrologues, classe de savants qui touchaient de fort près aux choses de la magie, donnaient des lois aux princes, qui faisaient dépendre des oracles de ces prophètes leurs actions, leurs guerres, leurs voyages. Toute maladie un peu étrange était attribuée à un sort, à un mauvais oeil; tous les maux qu'on ne pouvait expliquer ou dont l'homme n'avait pas le courage de s'accuser étaient considères comme l'oeuvre des sorciers. On croyait qu'ils s'assemblaient pendant certaines nuits, dans certains sites, pour tenir leurs conciliabules infernaux.
Toutes ces opinions ne germaient pas uniquement dans les têtes populaires; on pouvait même dire qu'elles ne s'étaient enracinées dans le peuple que grâce aux discussions et aux dispositions des chefs du peuple. Les républiques rendirent des décrets contre les enchanteurs; toutes les églises consacrèrent des formules pour les maudire et les conjurer. Les savants en faisaient l'objet d'une discussion sérieuse et en règle. Lorsque les tribunaux poursuivirent les délits de sorcellerie, la croyance aux sorciers prit le caractère de la certitude. Comment imaginer que la justice fût dans l'erreur? Ainsi réduite en système, cette opinion prit de la consistance parmi ceux qui prétendaient au titre de savant; d'un autre côté, propager dans le vulgaire par des bavards de tout habit et de toute condition, elle acquit une telle autorité, que le renom de blasphémateur et d'hérétique eût aussitôt atteint, ceux qui l'auraient révoquée en doute.
La puissance et le nombre des sorciers croissant en raison des persécutions dont ils étaient l'objet, les remèdes et les antidotes se multiplièrent. Pendant que la classe cultivée avait les conjurations et les bûchers, le peuple, sans recourir à de si grands et si atroces moyens, opposait superstitions à superstitions, parmi les remèdes les plus efficaces, on comptait surtout la rosée de la nuit de Saint-Jean. Qui avait été baigné de cette rosée, était assuré toute l'année contre les ensorcellements. Certaines herbes fleuries ou cueillies pendant cette nuit étaient la pierre de touche et la guérison des incantations. Cette croyance s'unissait à d'autres croyance analogues qu'il est inutile de commenter ici, mais qui ont laissé des traces jusque dans le siècle des machines à vapeur, tant en Italie que dans les pays étrangers. Dans tout le Nord, de la Suède à la Saxe et sur le Rhin, on allume encore de grands feux de joie pour la Saint-Jean. Un Anglais se trouvant en Irlande la veille de ce jour, fut averti de ne point s'étonner s'il voyait au milieu de la nuit des feux s'allumer sur les hauteurs des environs. A Newcastle, les cuisinières font des feux de joie pendant cette soirée. A Londres, les ramoneurs mènent des danses et des processions, revêtus de costumes grotesques. Dans une vallée du comté d'Oxford, dite du Cheval-Blanc, ils se rassemblent pour étriller le cheval, comme ils disent; ils arrachent l'herbe d'un espace de terrain de manière à représenter un cheval gigantesque; puis, après cet exploit, ils passent la journée en fêtes champêtres. Je sais des districts de la Lombardie où, malgré les prohibitions, on sonne continuellement les cloches pendant toute la nuit de la Saint-Jean. Enfant, plus d'une fois j'ai été mené par quelque bonne femme pour recevoir la rosée de Saint-Jean, et en divers endroits on m'a montré d'énormes noyers qui, après être restés arides jusqu'à cette nuit, le matin se trouvent verdoyants comme de plus belle, et couverts d'un feuillage touffu.
Du temps de notre Marguerite, on célébrait avec plus de pompe, en raison de la foi ou de la crédulité, la veillée de la Saint-Jean. Depuis la tombée de la nuit jusqu'à l'aube, les cloches ne se reposaient pas dans les cent vingt campaniles de la cité, afin que les sorcières, qui, si vous l'ignoriez, ont une peur effroyable du bruit des cloches, ne pussent ni cueillir les herbes malfaisantes, ni empêcher, par leur malice, de cueillir les herbes salutaires. Cependant le peuple ne fermait pas les yeux et sortait en foule pour recevoir la rosée miraculeuse. C'était une espèce de fête, un carnaval nocturne.
Dans les villages, tout le monde se rassemblait dans quelque grange, et là, au son des chalumeaux et des cornemuses, les villageois chantaient, dansaient et priaient tout ensemble. Je dis les jeunes gens; quant aux vieillards, qui d'un pas paresseux s'étaient traînés eux aussi au clair de lune, ils répétaient une litanie d'histoires de sorcières. Une bonne dame assurait avoir vu de ses propres yeux tel ou tel événement; une autre avait connu deux, trois, vingt ensorcellements; celle-ci avait entendu, toutes les nuits, un chat miauler sur le toit de la voisine; celle-là avait une locataire qui, au milieu de la nuit, surtout lorsque son mari était absent, ouvrait sa porte et chuchotant certainement avec un esprit; les plus nombreuses et les plus sincères étaient celles qui affirmaient n'avoir jamais souffert d'aucune sorcellerie, mais parce qu'elles n'avaient jamais cessé de se baigner dans la rosée de la Saint-Jean.
L'Église, qui intervenait alors dans tous les actes de la vie publique et privée, ne se tenait point à l'écart en cette occasion; et comme la coutume s'en est conservée jusqu'à nos jours pour la fête de la Nativité, on célébrait alors à la Saint-Jean trois messes, l'une à minuit, l'autre au point du jour, la troisième à nones. Pendant et après la messe nocturne, on chantait un cantique aux strophes nombreuses et de mètre varié; il était entonné par les clercs et les prêtres, et le peuple, de toute sa voix, et avec les spropositi dont il a coutume d'orner les chants en latin, donnait le répons:
Quam beatus puer natus
Salvatoris angelus,
Incarnati nobis dati........
Je n'ai pas besoin de dire qu'à Milan la solennité était plus bruyante et plus raffinée. Nul ne restait chez soi, tous sortaient de tous côtés, et surtout vers un bois qui se trouvait au lieu qu'on appelle encore aujourd'hui Saint-Jean-de-la-Paille. Les dames mettaient leur orgueil à s'y rendre en beaux vêtements blancs relevés d'ornements de couleurs variées, qui tranchaient d'une façon merveilleuse sur le fond obscur de la nuit. Elles étaient décolletées autant que le comportait la saison et l'usage, et parées élégamment de fleurs qui couronnaient leur front, qu'elles tenaient à la main, qu'elles portaient en bouquets à leur ceinture, ou qui couraient en guirlandes au bas de leurs robes. Un grand nombre d'entre elles entonnaient des canzones d'une musique très-simple que les hommes accompagnaient en faux bourdon; les autres menaient des danses pleines de vivacité au son d'allègres symphonies. On ne pouvait entrer dans l'enceinte du bois ni en litière ni à cheval; tout le monde était donc obligé de s'y rendre à pied, nobles et plébéiens indistinctement, pêle-mêle, riches et pauvres: et comme ce mélange favorisait l'oubli des outrageuses différences de fortune, il en naissait une liberté vive et hardie, semblable à celle des bals masqués en carnaval. La nuit, la foule, la commune allégresse, occasionnaient, comme on le pense bien, beaucoup de désordres dans des temps comme ceux dont nous nous occupons.
Je ne pourrais affirmer ni nier que Marguerite crût aux sorciers et aux superstitions de ce genre, et qu'elle les redoutât. Il est pourtant probable qu'elle n'était point incrédule à cet égard, car lorsqu'une erreur est généralement accréditée, il n'y a qu'un bien petit nombre d'esprits que la sagacité d'observation et le mépris de l'autorité défendent de la déviation commune. Il est certain qu'elle aussi elle se mêlait à la foule dans cette solennité populaire, et qu'elle avait coutume de prendre un délassement honnête avec ses compagnes, se promenant avec elles toute la nuit. Le vil Ramengo crut que la présence de Marguerite en ce lieu était favorable à ses projets, et il se tînt constamment auprès de la femme de Pusterla, étroitement attaché à ses pas comme un remords.
Les chroniqueurs, auxquels nous empruntons cette série de faits assez décousus, usent en général d'une licence de langage qui sonnerait mal aux oreilles modernes, habituées aux voiles et aux ménagements. Toutefois, en ce qui regarde la conduite de Ramengo dans cette soirée, ils ne disent rien autre chose sinon qu'il resta constamment auprès de Marguerite. Mais il est facile de comprendre à quel degré il poussa l'insolence, puisque Marguerite, malgré la modération de son esprit et la délicatesse de ses manières, s'emporta jusqu'à lui donner un soufflet.
Je n'ai pas besoin de dire quelle injure cruelle, irrémédiable, ce fut pour l'âme criminelle de Ramengo, qui, comme un vase fétide corrompt la rosée du ciel qu'il reçoit, trouvait dans les affections les plus tendres un stimulant à ses scélératesses. Il ne conçut point de remords de sa grossièreté; il ne vit que son orgueil outragé, son honneur compromis; l'ardeur de vengeance qu'il nourrissait déjà, contre Pusterla s'alluma plus féroce contre la femme de son ennemi. «Oui, oui, se disait-il, d'un seul coup ils paieront tous leurs outrages. Orgueilleuse, je le ferai souvenir de la nuit de la Saint-Jean!»
Marguerite ne crut point devoir raconter à son mari cette insulte de Ramengo. A quoi bon, en effet? elle se sentait parfaitement à l'abri des tentatives d'un être si méprisable: les confier à son époux n'aurait eu d'autre résultat que d'exciter des débats et des malheurs réciproques. D'ailleurs, à partir de ce moment, Ramengo n'osa plus se présenter au palais des Pusterla. Les premières fois qu'il se trouva sur les pas de Franciscolo, il s'éloigna avec soin; mais comme les manières de son patron n'étaient point changées à son égard lorsqu'il le rencontrait dans les maisons étrangères, il comprit bientôt qu'il n'était point instruit de sa conduite, et se rassura sans s'adoucir; sa rage s'envenima même encore davantage lorsqu'il vit que, dans l'excès de son mépris pour lui, Marguerite l'avait regardé comme indigne de colère. La haine des méchants grandit en raison de la supériorité de leurs ennemis. Il crut qu'il ne serait satisfait qu'autant que le sang des Pusterla aurait racheté les injures qu'il en avait reçues. Il tenait ouverts des yeux investigateurs sur ce palais dont il n'osait plus franchir le seuil. Déjà nous avons vu avec quelles insinuations séduisantes il inspirait à Luchino le désir de déshonorer Marguerite. Lorsqu'il connut l'animosité de Pusterla contre les Visconti, il espéra que l'occasion de le perdre ne tarderait pas à se présenter: une accusation est si facile à inventer!
Une année presque entière venait de s'écouler depuis ce que je viens de vous raconter, et le prochain retour de la solennité de la Saint-Jean avait rouvert dans l'âme de Ramengo la plaie mal fermée. Les apprêts des citoyens pour fêter cette nuit, dont trois jours les séparaient à peine, les préparatifs des femmes, la joie des enfants, pour qui une fête est un événement, tout aigrissait sa fureur et sa haine. On devine quelle bonne fortune ce fut pour lui d'avoir surpris l'imprudente conversation d'Alpinolo; elle lui mettait dans la main l'arme empoisonnée avec laquelle il pouvait frapper non-seulement Marguerite et son époux, mais leurs amis, qu'il exécrait parce qu'ils étaient aimés d'eux. En même temps, il trouvait le moyen d'avancer dans la faveur du prince, en lui prouvant le zèle qui l'animait. L'ambition, son idole, lui montrait de loin le but de ses désirs, et, pour l'atteindre, il n'avait qu'à se faire un pont du corps de son ennemi. Il alla donc à la cour, et, ayant obtenu accès auprès de Luchino, il lui révéla toute la trame, et on imagine aisément s'il trouva dans son coeur des couleurs assez noires pour aggraver le crime et le danger dont le prince avait été menacé. Le secret retour de Pusterla à Milan, et l'abandon de son ambassade, donnaient déjà matière aux soupçons. Le souvenir était récent de Plaisance enlevée à Galéas, précisément par les manoeuvres d'un mari outragé; Luchino savait, en outre, qu'il méritait la haine d'un grand nombre de ses sujets, et souhaitait un prétexte pour punir Marguerite de ses vertueux dédains. Quand le méchant trouve à cacher l'iniquité sous le masque de la justice, n'est-il pas au comble de ses voeux? Il ressortait du rapport de Ramengo que ceux qu'il fallait saisir les premiers étaient Casabelletta et Alpinolo, et, sur leurs aveux, se régler pour s'emparer des autres. Mais on connaissait assez Alpinolo pour savoir qu'il n'était point de torture qui pût lui arracher un aveu nuisible à la cause de ses bienfaiteurs. Pour les sauver, il aurait sacrifié sa vie, vie d'homme obscur et à laquelle le prince n'attachait aucune importance. Il parut donc plus habile de mettre la main sur Casabelletta. Il n'avait pas un grand intérêt à se taire, et la torture devait lui arracher autant d'aveux qu'il en fallait pour procéder, sinon avec équité, du moins légalement, contre ceux qu'on avait à coeur d'atteindre.
Avec l'emportement habituel de sa démarche, et jetant les yeux de tous côtés, Alpinolo traversait la place du Dôme, toujours plein d'enthousiasme pour les mêmes chimères, lorsqu'il s'entendit appeler à voix basse; il se retourna et aperçut un des sergents du capitaine de justice, avec lequel il avait coutume de se rencontrer dans les assemblées populaires, au jeu, dans les spectacles, à la taverne, lieux que fréquentait Alpinolo pour multiplier, parmi le peuple et les jeunes gens, les amis et les soutiens de la bonne cause. Il se réjouit de cette rencontre; le sergent passa d'un air mystérieux à ses côtés et lui dit: «Suivez-moi.» Puis, comme s'il n'eût rien dit, il prit le chemin du Broletto Nuovo, se retira dans une des ruelles qui le traversent, et, regardant avec soin s'il n'était, point aperçu: «Allez, dit-il à Alpinolo d'une voix altérée, allez et fuyez, et préparez à Pusterla les moyens d'une prompte fuite.
--Mais pourquoi?
--Le seigneur Luchino a donné l'ordre de l'incarcérer, lui, sa femme, et tous ses amis.
--Il a peut-être découvert?...
--Oui: il sait tout; on a appliqué Menclozzo à la torture, et il a parlé.
--Quel est le traître?
--Dieu le sait. Nul n'a parlé aujourd'hui au prince, si ce n'est Ramengo.
--Ramengo!» s'écria Alpinolo avec l'accent d'une terreur désespérée. C'était donc à un traître qu'il s'était si entièrement confié; c'était donc son imprudence qui avait creusé un tel précipice sous les pas de ses amis. Hurlant et blasphémant Dieu dans sa rage, il quitta le sergent sans le remercier de son avis bienveillant, courut à travers la rue des marchands d'or, passa par la Balla, se rendit à la poterne de derrière du palais des Pusterla, et y frappa violemment. «Oh! oh! voulez-vous donc enfoncer la porte?» s'écria une voix de l'intérieur; et on vit passer, par une lucarne latérale, une tête noire et barbue, avec deux yeux fendus à coups de hache et une balafre sur la joue. C'était notre connaissance Franzino Malcolzato; il s'était acquis dans le pays un mauvais renom d'homme querelleur et violent, en distribuant maintes fois de rudes coups de poing et de braves coups de couteau, tant pour son propre compte que pour le compte d'autrui, jusqu'à ce qu'il fût entré au service de Pusterla. Quelque honnête que fût un seigneur, il tenait néanmoins à ses gages quelqu'un de ces bas criminels, soit pour enlever un instrument de vengeance aux mains de ses ennemis, soit pour s'en servir au besoin contre eux-mêmes, dans ces temps où la justice ne s'obtenait guère qu'à la pointe de l'épée ou du poignard.
Lorsque le maraud eut vu et reconnu Alpinolo, il lui ouvrit aussitôt.
«Où est Franciscolo? lui demanda en toute hâte le jeune page.
--Il est dehors.
--Et Marguerite, notre maîtresse?
--Elle est également sortie.
--Où sont-ils, au nom de Dieu?»
Malcolzato ne répondit que par un haussement d'épaules pour témoigner son ignorance. Alpinolo, au comble du désespoir, courut aux écuries, sauta sur le meilleur coursier, et se dirigea à toute bride vers les lieux où il supposait que les Pusterla s'étaient rendus. La dernière parole que Franzino entendit sortir de la bouche du page, fut celle-ci: «Maudits soient Luchino et les soutiens de sa cause!»
«Qu'il soit maudit!» répéta Franzino en suivant du regard Alpinolo, qui fuyait aussi rapide que le vent; puis, pour tromper l'ennui, il s'assit sur un banc de pierre à côté de la porte, et jetant un coup d'oeil sur la vipère des Visconti, qui était peinte sur un pilier voisin, il se mit à siffler et à la regarder d'un air goguenard. Il était mal disposé pour les Visconti, dont la puissance réprimait les gens de son espèce; dans la maison où il était entré il n'entendait point parler de ces princes avec le miel sur les lèvres; encore excité par la bruyante imprécation d'Alpinolo, il ramassa un morceau de charbon, et, par plaisanterie, il dessina comme il put, autour des armes seigneuriales, deux poteaux surmontés d'une traverse, et qui figuraient une potence: une corde en descendait qui s'attachait au cou de la vipère. Il contempla son oeuvre du même oeil dont Hager put regarder sa Juliette et sa Marie Stuart; puis, éclatant de rire, il répétait d'un ton railleur: «Pendue la vipère! la vipère pendue! puisse-t-il en être de même de son patron!»
Pendant que le spadassin restait plongé dans une imbécile extase, l'orage s'amassait derrière lui. Sur l'ordre de Luchino, le connétable Sfolcada Melik s'avançait, avec une grosse troupe de mercenaires, ses compatriotes, que le prince de Milan achetait pour sa défense parce qu'ils ignoraient notre langue, se moquaient des excommunications du pape, et restaient insensibles aux séductions des novateurs, Sfolcada Melik se mit promptement en marche pour surprendre les nobles rebelles dans leur palais. Le piétinement des chevaux, le pas lourd des fantassins, attiraient les Milanais aux fenêtres et aux portes de leurs boutiques, «Qu'est-ce? que n'est-ce pas?--C'est Sfolcada Melik, que Dieu nous protège!--Où vont-ils? pourquoi sont-ils en marche?--Regardez, regardez! ils ont des épieux, des béliers, des échelles: ils vont donc à l'attaque d'une forteresse?» Les plus paisibles et les plus laborieux se contentaient de suivre les soldats du regard, restant sur le seuil de leurs ateliers ou sur leur balcon. Les autres, comme les portefaix, les charbonniers, les bouchers, se mettaient à la suite de la troupe, et se demandaient les uns aux autres où l'on allait, sans que personne pût satisfaire la commune curiosité. Melik se dirigea du côté du marché. «Est-ce qu'il veut fêter le seigneur Barnabé? ou bien le beau Galéas? il lui porte ombrage!--Il en est jaloux.» Mais les archers font un détour. «Attendons à voir.--Ils s'arrêtent dans la rue des Pusterla. --Ils appuient les échelles aux murs.--Vois donc celui-là comme il grimpe! on dirait d'un ours.--Comment?--A qui en veut-on? aux Pusterla?--Oh! madone de San-Celso! ce sont mes protecteurs! sauvons-nous, sauvons-nous, qu'on ne nous croie point de leur parti!»
Et le plus grand nombre se sauvait. Les autres restaient à regarder, mais ils étaient tenus à distance respectueuse par les hallebardes des soldats de Sfolcada Melik. Une partie de la troupe assaillait la porte, les fenêtres, jusqu'au toit. Une autre, guidée par un personnage que sa visière baissée empêchait de reconnaître, prit la voie des seigneurs Piatti, et arriva derrière Franzino Malcolzato, tout entier au jeu que nous avons rapporté, «Une potence! la vipère, pendue! les Visconti menacés de la potence! c'est cela! les serviteurs eux-mêmes sont dans l'intelligence du complot.» Ainsi disait un homme de la bande pendant qu'il liait Franzino et qu'il l'accablait de coups. Un bâillon comprimait les cris du portier, et les cordes l'empêchaient de répondre aux innombrables coups de poing dont les Allemands le chargeaient vaillamment.
Cette poterne, les fenêtres, les toits, avaient ouvert l'entrée du palais à la foule des assaillants; ils se saisirent du petit nombre des serviteurs qui se trouvèrent sous leurs mains. Puis ils répandirent dans les appartements comme s'ils avaient envahi une citadelle ennemie, cherchant les grands coupables, et sur leur route faisant changer de maître à tout ce qu'ils rencontraient de beau et de bon.
C'était surtout le personnage à la visière baissée qui se faisait remarquer par son ardeur à poursuivre les perquisitions. Il paraissait avoir une grande connaissance de maison, et mettait une véritable passion à fouiller les chambres, de plus en plus mécontent à mesure qu'en entrant dans l'une d'elles il la trouvait déserte ou occupée par d'autres que ceux qu'il cherchait. Tout à coup dans une galerie, il vit Venturino, le bel enfant de Marguerite, qui jouait avec un épervier, sans entendre ou sans s'effrayer du tumulte qui se faisait autour du palais. La lèvre crispée par le plus amer sourire, le bourreau s'approcha de Venturino, le saisit brusquement, le fixa comme, s'il eût voulu le mettre en pièces avec ses seuls regards. Pendant que le pauvre petit criait de toute sa force, appelait son père et sa mère, l'inconnu le serrait avec férocité contre sa poitrine, et lui demandait avec force: «Où est ta mère?» Mais connue Venturino ne répondait que par ses cris et ses larmes, il le menaçait, le frappait, et, sans l'abandonner d'un instant, continuait ses recherches par toute la chambre, sans oublier les recoins les plus secrets. Ne pouvant trouver ni Pusterla ni Marguerite, il rassemblait du moins les armes, les malles préparées, tout ce qui pouvait attester la présence de Franciscolo à Milan ou les préparatifs d'une révolte. Il fut surtout ravi de trouver la lettre que Matteo Visconti avait confiée à Pusterla pour qu'il la remit à ses frères. Il fit ensuite mettre les serviteurs aux fers, et il s'apprêtait déjà à partir à demi-satisfait, lorsqu'en mettant le pied sur le pont-levis, il vit s'approcher Marguerite.
Au milieu de la disette qui régnait alors, beaucoup de femmes, cédant aux suggestions de la faim, vendaient leur beauté et leur honneur. Près de Sainte-Euphémie habitait une famille tellement nécessiteuse, que les parents prêtèrent l'oreille aux viles propositions d'un riche et lui promirent leur fille, pourvu qu'il satisfit à leurs besoins. La jeune fille, élevée dans les maximes de l'honneur et dans la crainte de Dieu, ne pouvait se soumettre à l'idée désolante d'un amour sans vertu et sans avenir. Elle suppliait le cavalier, elle suppliait ses parents; mais celui-ci n'écoutait que ses grossiers désirs, les autres étaient vaincus par la faim. Dans cette extrémité, la jeune fille recourut à Marguerite, et ce ne fut pas en vain. Les secours qu'elle prodigua épargnèrent un crime.
A ce moment survint pour Marguerite la nécessité d'un départ imprévu. Elle voulut d'abord accomplir son oeuvre, et bien qu'elle fût fatiguée des préparatifs de son voyage, elle trouva le temps de courir à la maison de la jeune infortunée, à l'heure où elle savait y rencontrer le riche seigneur. Là, elle feignit d'ignorer l'indigne pacte qu'il avait voulu conclure, et le loua de la charité dont il avait usé à l'égard de ces malheureux. Elle lui expliqua comment elle avait trouvé un mari pour la jeune fille, un honnête ouvrier tisserand, et lui dit que les fiançailles se feraient le lendemain lui insinuant que c'était là l'occasion de déployer sa libéralité. Ou fit venir l'époux. l'anneau fut donné, et Marguerite s'en alla au milieu des mille bénédictions de ces pauvres gens, qui l'accablaient d'instances pour qu'elle assistât le lendemain aux réjouissances qu'elle leur avait préparées.
Oh! les bénédictions des pauvres portent toujours ses fruits, mais ce n'est pas sur cette terre inféconde de l'exil!
Pendant qu'enveloppée dans sa mantille, Marguerite retournait à son palais, elle vit une multitude de passants: aux approches de sa maison, elle s'aperçut qu'elle était entourée d'une grande foule. Qu'est-ce que ce pouvait être? Quels frémissements au coeur de l'épouse et de la mère? A travers la foule, à travers la soldatesque, elle s'ouvre un passage. Plus d'un lui disait: «Fuyez, échappez-vous.» Elle-même, arrivée au front de la multitude, elle hésitait à pousser plus avant, en voyant cet envahissement de son palais. Tout à coup elle aperçoit sur le seuil de la porte l'inconnu qui portait Venturino dans ses bras. Dans de semblables circonstances, une femme connaît-elle des dangers? une mère en connaît-elle? Elle se jeta au-devant de l'inconnu, mais elle n'eut pas le temps de le joindre. A peine l'eut-il entrevue, qu'il laissa échapper un cri d'infernale joie, auquel répondit un cri de terreur de l'enfant, et que, montrant Marguerite à Sfolcada Melik, il lui dit: «La voilà; c'est elle. Qu'on l'enchaîne.» Le connétable en donna l'ordre; mais comme les soldats, en la saisissant, firent tomber son voile, à la vue de ce front resplendissant d'une majestueuse beauté, de ces yeux animés par l'amour et par l'épouvante, de la blancheur de ce teint pâli, à l'aspect de cette physionomie qui exprimait avec tant d'éloquence, le désespoir et le dévouement, qui lui faisaient oublier son propre danger pour ne songer qu'au péril des objets de sa tendresse, ces mercenaires restèrent comme frappés d'une sainte terreur. Mais Sfolcada, qui faisait peu de cas des prières touchantes que lui adressait Marguerite, et qui ne voulait point se relâcher dans cette mission de cruauté qu'il exerçait, avec de magnifiques honoraires, contre cette canaille lombarde, lui fit mettre les menottes, et ordonna de l'emmener. Mais auparavant le scélérat, toujours caché par sa visière, s'approcha de l'infortunée, et, lui montrant son fils, lui dit d'une voix basse, mais où perçait la rage: «Marguerite, rappelez-vous la nuit de la Saint-Jean.»
Comme on faisait alors trop peu de cas du peuple pour se soucier de le tromper, les arrêts de la justice souveraine étaient proclamés à grands cris et au bruit des cloches sonnant à toute volée d'église en église; les cloches se mirent en mouvement les unes après les autres, pour continuer ensuite leur orageux concert. En peu d'instants Milan fut comme bouleversé: les citoyens se rendirent dans les rues, inquiets, troublés, craignant par l'exemple de Pusterla que le prince ne gardât plus aucune mesure, et qu'il fallût désormais que la liberté de chacun fût à la merci de son caprice. Par degrés les imaginations s'allumèrent: un blâma d'abord avec quelque modération; du blâme on passa aux injures, des injures aux menaces; des groupes se formèrent de tous côtés, dans lesquels on louait Pusterla. Les pauvres se rappelaient les bienfaits de Marguerite, et des orateurs populaires, rappelant les jours de liberté dont avaient joui leurs ancêtres, excitaient ouvertement les Milanais à prendre les armes. Cependant, lorsque sonna l'heure où, selon les ordonnances, on ne devait plus sortir qu'avec une lanterne, sous peine de 25 marcs d'amende, un vit tout cet amas de boutiquiers, pareil à un mur qui s'écroule sous la pioche du maçon, se fondre et se disperser en tous sens. Toujours belliqueux, du moins en paroles, ils ne rentrèrent dans leurs demeures que pour effrayer leurs femmes en détachant leurs armures de la muraille, en fourbissant leurs estocs, en essayant leurs lances, en faisant, en un mot, tous les préparatifs nécessaires pour pourfendre des géants. Pendant les premières heures de la nuit, de fenêtre en fenêtre, on les entendait se crier: «Eh bien! compère, rien de nouveau?--Rien.--Et vous, savez-vous quelque chose?--Non.» Puis, après un instant de silence, la même demande recommençait, suivie de la même réponse.
Peu à peu cette grande ébullition s'apaisa. Les femmes plaintives et les prudents vieillards parvinrent à mettre ces furieux dans leur lit. Les fenêtres se fermèrent, les lumières s'éteignirent, et tout rentra dans l'obscurité et dans le repos.
Le lendemain matin, à demi éveillés, au milieu de leur pacifique bâillement quotidien, ils se souvinrent du trouble, de l'emportement de la veille. Leur mémoire leur en retrace lentement les motifs et l'issue; ils tirent leur tête de dessous la couverture: «Comment, il est déjà jour!» Ils prêtent l'oreille; c'est le calme accoutumé, le tranquille murmure des autres matinées. Tout à fait refroidis, tout à fait paisibles ils se détirent à loisir, à loisir se mettent sur leur séant, et se traînent enfin à la fenêtre. Tout est vraiment tranquille: les boutiques sont encore fermées; les cloches ne sonnent que la messe ou les matines; les laitières, les jardiniers, les maçons, les voyers, les manoeuvres, s'en vont à leurs travaux ordinaires.
«Tant mieux! s'écrient-ils, grâces en soient rendues au Seigneur!»
Une lâche sécurité a succédé au courage de la peur; à cette grande impétuosité, à cet élan terrible, une langueur d'impotent. Une crainte très-peu virile leur fait même regretter ce qu'ils ont pu dire ou faire dans la précédente soirée. «Mais nous étions si nombreux, se disent-ils; naturellement on n'aura pas pris garde à moi; au besoin, je dirai que j'étais entre deux vins.»
Ils reprennent leurs haches, leurs scies, leurs truelles; ils recommandent à leurs femmes de remettre en place les armes si belliqueusement tirées, de faire dire leur prière aux enfants, et de tenir la soupe prête pour le premier coup de la Zavatora (c'était une cloche, ainsi appelée du nom du podestat qui l'avait fait fondre, et elle annonçait l'heure de midi). Puis, en grignotant un pain de millet bien dur, ils retournaient à leurs travaux, dociles, libres de toute pensée, comme si rien ne fût arrivé. De tout ce débordement de paroles, de ce fracas d'imprécations et de fanfaronnades menaçantes, il n'était rien resté qu'une mystérieuse rumeur, une curiosité pleine de défiance, un prudent chuchotement des voisins entre eux, et qui n'avait lieu qu'entre les amis les plus particuliers et les plus sûrs.
«Eh bien! il y a du nouveau?
--Hein, je n'y comprends rien. Mais, lorsque viendra ici un de mes chalands, qui est intimement lié avec le cuisinier du lieutenant du capitaine de justice, je saurai la chose dans tous ses détails.
--Et des prisonniers, qu'en fera-t-il?
--Ils donneront de l'ouvrage à maître Impicca (c'était le nom du bourreau d'alors). Les statuts sont clairs: Suspendatur eo modo ut moriatur. Qu'il soit pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive.
--Qu'en dites-vous? Eh! nous irons voir cela. Ai-je bien parlé?
--Je ne sais que dire. Les honnêtes gens ne se mêlent point de remuer. Quelles intrigues entrent dans la tête de ces seigneurs! Vouloir se heurter contre les murs! c'est comme si le limaçon voulait opposer ses cornes à celles du bélier. Ai-je bien parlé?
--Comme un prédicateur.
--C'est l'histoire de l'âne qui, passant l'autre jour par ici, s'entêta à ne pas avancer plus loin. Qu'en arriva-t-il? Son maître le bâtonna tant qu'il en pût porter, et la bête, ruant, brayant, récalcitrant, dut à la fin céder et marcher.
--Le proverbe ne ment point quand il dit: Il faut que l'âne en passe par ce que veut le patron.
--C'est cela même. Les hommes sont nés. une partie pour obéir, une partie pour commander. Est-ce bien parlé; Un peu au-dessus, un peu au-dessous, qu'un seul commande ou que plusieurs commandent, les choses vont toujours du même pied, et, de toute manière, il nous faut travailler tout le jour. Est-ce bien parlé?
--Très-bien. Quant à moi, je suis avec des moines et je cultive leur jardin. Si un jour j'entends crier vive saint Ambroise, je crie aussi vive saint Ambroise. Si demain ils hurlent vive Visconti, je hurle plus fort vive la vipère.
--Bravo! c'est ainsi qu'on a des amis partout.
--Et qu'on meurt dans son lit.»
Cependant ils sifflaient une cadence ou chantonnaient un air. Ceux-ci excitaient leurs ouvriers au travail ou corrigeaient quelque apprenti insolent; ici ils appuyaient davantage le rabot, là ils faisaient ronfler la roue du tour, pendant que les soufflets respiraient, les limes criaient, les marteaux retentissaient. Et la foule des curieux, des riches, des désoeuvrés, des gens affaires, des dévots, remplissait à son ordinaire les rues, les maisons, les places, les églises; les uns tristes, les autres joyeux, chacun selon l'état de sa fortune et les événements de sa vie; mais personne ne s'affligeait en particulier de ce qui faisait le malheur général.
Le dimanche suivant, ce fut à Milan une solennité mémorable, à l'occasion du synode général des dominicains, tenu dans le couvent de Saint-Eustorge, sous la présidence d'Ugo Vantemann, sixième général de cet ordre récent et alors dans toute l'énergie de sa puissance. On y résolut le transfèrement du corps de Pierre martyr, de Vérone, tué à Radassine par ceux qui ne pouvaient souffrir le zèle que déployait ce personnage pour établir et exercer en Italie l'inquisition contre l'hérésie. Giovanni Balducci, de Pise, un des premiers restaurateurs de la sculpture, avait composé pour l'église de Saint-Eustorge cette merveilleuse châsse que tout le monde connaît. Giovanni Visconti, frère de Luchino, y déposa les saintes reliques, revêtu de ses habits pontificaux, à la tête d'une somptueuse procession où figuraient tous les évêques de la province, la cour, la fleur de la noblesse, et soixante corporations d'artisans et de négociants, chacun avec sa devise et son étendard à l'image du saint son patron. Le peuple accourut en foule de toutes les cités, de toutes les campagnes voisines; ce fut tout le jour un religieux carillon, des courses de chevaux, des représentations de mystères, et des prières, de l' ivrognerie, une dévotion et une allégresse qu'un ne sautait décrire. Le soir, des chants, de la musique, des illuminations, des feux de joie,--que le vulgaire ne distingue jamais des feux d'artifices.
Cuir repoussé.--Toilette.
Pendant de longues années les meubles en bois sculpté sont restés ensevelis dans la chaumière enfumée du paysan ou dans les coins obscurs de quelques châteaux inhabités. Des amateurs éclairés ont formé des collections en réunissant à petit bruit les débris épars du luxe des siècles passés. L'attention publique fut attirée par ces petits musées, et quelques années suffirent pour dépouiller les départements de toutes ces richesses du Moyen-Age, ouvrage des moines, pour la plupart. Mais, à de rares exceptions près, les usages grossiers, aussi bien que le temps, avaient tellement défiguré ces meubles, que l'on renonça bientôt à en orner les appartements. Des sculpteurs sur bois voulurent donner des meubles neufs: le prix était trop elevé, ou l'imitation trop imparfaite.
Voici qu'une heureuse invention permet à tout le monde de posséder le prie-Dieu d'Agnès Sorel, le fauteuil de Louis XI, le reliquaire de saint Louis, etc., de même que nous avons aujourd'hui les chefs-d'oeuvre des grecs pour ornements de nos habitations.--Des meubles en cuir estampé, et plus solides que ceux en bois, ont résolu ce problème. La reproduction est aussi fidèle que possible, les fibres du bois sont même indiquées, et la couleur peut être donnée au degré que l'on veut, sans pour cela altérer la forme. Nous figurons ici quelques-unes de ces productions remarquables dont nous devons les dessins aux soins éclairés de M. Félix Martin, architecte et directeur de la manufacture des cuirs et carton-toile en relief.--Nous avons vu à l'exposition, rue Basse-du-Rempart, des meubles de toutes formes et de toutes époques, dont l'extrême délicatesse ne le cède en rien aux originaux eux-mêmes.--C'est une bonne fortune pour les amateurs du bois sculpté, dont les meubles sont désormais à l'abri des mutilations. Ces cuirs estampes sont remplis d'un mastic de bois qui les rend plus solides que le marbre; cette nouvelle branche d'Industrie paraît appelée à un succès durable Quel propriétaire d'un vieux manoir ne voudra pas en faire décorer au moins une salle dans le style de ses anciens maîtres, quand il pourra, en quelques jours, transformer son salon, sa chambre à coucher et sa salle à manger en salon de Louis XI, en chambre à coucher de François 1er et en salle à manger de Louis XIV?
Prie-Dieu gothique. Pupitre renaissance. |
Fauteuil gothique. Fauteuil renaissance. |
SOLUTION DU PROBLÈME Nº 5 CONTENU DANS LA VINGT-QUATRIÈME LIVRAISON.
BLANCS. NOIRS 1. Le F à sa septième case: échec. 1. Le F à la cinquième case du 2. La D à sa deuxième case: C. de la dame. échec. 2. La T prend la D. 3. La T à la troisième case du C. de la D: échec et mat.
La solution à une prochaine livraison.
La reine d'Angleterre est venue manger au château d'Eu, le 2 septembre 1843 (1008 sans 43).
AVIS.