Title: La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1
Author: A. de Beauchesne
Commentator: Félix Dupanloup
Release date: July 10, 2012 [eBook #40194]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, wagner, Christine P. Travers
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Par M. A. de BEAUCHESNE
OUVRAGE
ENRICHI DE DEUX PORTRAITS GRAVÉS EN TAILLE-DOUCE
SOUS LA DIRECTION DE M. HENRIQUEL DUPONT
PAR MORSE ET ÉMILE ROUSSEAU
DE FAC-SIMILÉ D'AUTOGRAPHES ET DE PLANS
ET PRÉCÉDÉ D'UNE
LETTRE DE Mgr DUPANLOUP
ÉVÊQUE D'ORLÉANS.
TOME PREMIER
PARIS
HENRI PLON, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE GARANCIÈRE, 10
MDCCCLXIX
Tous droits réservés.
Vous venez de donner à votre beau livre de Louis XVII une suite digne de lui, en publiant l'histoire de Madame Élisabeth.
Madame Élisabeth, cette sainte, cette noble et douce figure, la plus touchante peut-être de toutes les victimes de la Révolution, n'avait pas été jusqu'ici assez étudiée ni connue. Son rôle secondaire, la réserve modeste où elle se renferma toujours, le dévouement qui enveloppa toute sa vie, l'avaient trop laissée dans l'ombre: on n'avait pas vu d'assez près, ni dans le détail, ce qu'était cette nature, ce cœur, cette âme, cette vie. L'ouvrage que vous nous donnez, et que vous avez écrit avec cette sûreté de recherches qui caractérise tous vos travaux historiques, sera sur cette Princesse une véritable révélation.
Sans doute cette révélation ne jettera point sur sa mémoire l'extraordinaire éclat que Marie-Antoinette reçut tout à coup de la découverte de ses lettres authentiques. (p. ii) La fille de Marie-Thérèse était d'une nature plus brillante, plus rare, on peut le dire, plus royale, que la sœur de Louis XVI; car, quel qu'ait pu être, dans sa première jeunesse, son goût pour les fêtes de la cour, rien n'était moins frivole au fond que cette Reine: et quand elle fut touchée par le malheur, on la vit s'élever tout à coup aux plus hautes sublimités de l'héroïsme, et trouver tout naturellement, dans son cœur et sur ses lèvres, de ces mots où l'on sent tout à coup l'accent d'une grande âme.
Madame Élisabeth était d'autre trempe. Esprit moins élevé, moins étendu, moins pénétrant peut-être, mais d'un très-grand et très-vif bon sens; nature impétueuse, mais dominée et domptée par la piété; si innocente et si pure, que la calomnie n'osa jamais s'y attaquer: la piété s'empara d'elle, si je puis ainsi dire, et fut l'inspiration, la grande force de sa vie. Et dès lors Madame Élisabeth devint une sainte, et c'est la sainteté qui éleva son âme à des hauteurs où la nature seule n'eût jamais pu la faire monter. L'amitié, où, après Dieu, elle se réfugia et se concentra tout entière, suffit à son cœur. Ses lettres témoignent à quel point elle fut tendre et fidèle à ses amies. Et quand vinrent pour sa famille les grandes épreuves, son affection pour le Roi son frère, pour la Reine, pour son neveu, pour sa nièce, devint ce dévouement qui fera à jamais la plus belle gloire de cette Princesse. Quoique placée en dehors des événements, et nullement mêlée à la (p. iii) politique, elle vit d'un coup d'œil étonnamment sûr la marche des choses, et ne se fit aucune illusion sur le sort qui l'attendait elle-même, si elle restait auprès de son frère; et elle y resta: rien ne l'en put séparer. Et dans toutes ces terribles catastrophes, par lesquelles passa l'infortunée famille de Louis XVI, elle fut toujours là, admirable de courage, et quelquefois d'une incomparable grandeur. Dans l'affreuse journée du 20 juin, quand mille piques étaient là menaçantes et qu'un canon était braqué dans l'appartement du Roi, lorsque la foule, qui avait envahi les Tuileries, réclamait à grands cris la Reine: «C'est moi!» s'écria Madame Élisabeth, s'offrant aux coups elle-même à la place de Marie-Antoinette.—«Non; la Reine, c'est moi!» s'écria Marie-Antoinette. Quelle lutte entre ces deux femmes! Je ne connais rien non plus qui soit plus grand que la réponse de Madame Élisabeth au président du tribunal révolutionnaire, à cette question: «Qui êtes-vous?—Je me nomme Élisabeth de France, répondit-elle, tante de votre Roi.» Voilà jusqu'où la sainteté avait su élever cette nature. Son supplice fut tout ce qu'on peut imaginer de plus odieux. Louis XVI eut des juges, Marie-Antoinette eut un procès; Madame Élisabeth n'en eut pas: il n'y eut pour elle ni défenseur, ni témoins, ni jugement. Elle fut traînée à l'échafaud avec vingt-trois autres victimes, et exécutée la dernière. On fit tomber sous ses yeux ces vingt-trois têtes; mais toutes les victimes en (p. iv) passant allaient s'incliner devant elle, et les femmes lui baisaient la main. On dit, les contemporains l'affirment, qu'au moment où cette angélique créature mourut, il se répandit, comme il arrive quelquefois à la mort des saints, un parfum sur toute la place Louis XV: c'est qu'en effet le plus pur encens venait de monter vers Dieu pour l'expiation des crimes qui châtiaient alors la France.
Telle fut celle dont vous venez de nous raconter la vie, avec ces précieux détails, et ce style noble, grave et ému, qui donnent à vos récits tant de prix.
L'histoire de Louis XVII a fait répandre à ceux qui l'ont lue bien des larmes; l'histoire de Madame Élisabeth va en rouvrir la source.
Agréez, Monsieur et bien excellent ami, tous mes fidèles et dévoués hommages.
✝ FÉLIX, évêque d'Orléans.
Orléans, 23 décembre 1868.
J'ai raconté la vie d'un enfant à qui l'on a donné un numéro d'ordre dans la série de nos Rois, mais auquel la captivité, la souffrance, l'agonie et la mort ont seules constitué un règne dans nos annales. J'ai dit les désastres de sa famille groupés autour de son berceau, désastres plus tristes, plus profonds, plus complets que ceux des victimes de la fatalité antique.
Aujourd'hui je continue la tâche que j'ai commencée: je pénètre plus avant dans le sein de cette famille. J'y rencontre une existence qui ne ressemble à aucune autre, une destinée à part dans les fastes de la Révolution française, aussi bien que dans les malheurs de la maison royale. Cette figure, placée au second plan, a été à peine aperçue par les historiens de la Révolution, qui n'ont vu dans Madame Élisabeth qu'une princesse recommandable par sa charité et son courage, et forcément enveloppée dans les proscriptions de sa race. Mais sa destinée pieuse et discrète, qui fuyait le bruit et cherchait l'ombre, n'a été ni sondée ni étudiée par les investigateurs de cette époque, occupés la plupart à exagérer la valeur des innovations politiques et à dissimuler l'étendue des sacrifices par lesquels il a fallu les payer.
J'ai essayé de montrer que Madame Élisabeth était d'abord une sœur, la plus tendre des sœurs, la plus (p. vi) dévouée, la plus simplement dévouée; mais comme ce rôle tout naturel n'implique que l'idée d'une vertu facile, j'ai cru devoir la représenter aussi comme une belle-sœur admirable, portant l'abnégation jusqu'à l'oubli d'elle-même et le dévouement jusqu'à l'héroïsme.
J'ai eu aussi à la peindre comme une tante douée d'une vigilance maternelle, éprouvant pour les enfants de son frère la tendresse et l'affection d'une véritable mère, car, à l'instar d'Isabelle de France, sœur de saint Louis, la vierge royale ne se maria pas, elle ne voulut pas se marier, afin de rester près de son frère.
Elle ne vécut que pour Dieu, maître de son amour et de son âme;
Pour son malheureux frère, qu'elle voulut consoler;
Pour la femme de ce frère, plus infortunée encore, et dont elle partagea les angoisses;
Pour leur pauvre fils, cette petite fleur flétrie dans le cachot du Temple par l'haleine homicide de la Révolution;
Pour leur fille, qui seule devait sortir vivante de la tour du Temple, et par conséquent recevoir d'elle ses dernières leçons[1].
(p. vii) Est-ce tout? Non, elle vécut encore pour ses amies, car elle en eut de tendres et de dévouées. Nous ne la connaissons même complétement que par sa correspondance intime, constante, familière avec les amies de son enfance, qui demeurèrent les amies de sa vie entière.
Immobile au milieu de la transformation de la société, étrangère à la politique, son royaume à elle fut celui de la charité. Cependant elle devait être à son tour immolée par la politique... Je me trompe: dans la progression fatale de violences et de crimes qui poussait une époque en démence à surpasser l'attentat de la veille par le forfait du jour, elle fut jetée sur l'échafaud par une démagogie en délire. Elle fut la victime la plus innocente, la plus inattendue de la Révolution. De tous les meurtres de ce temps, le plus inexplicable comme le plus incompréhensible fut le meurtre de Madame Élisabeth. Les événements qu'elle avait prévus l'émurent sans la surprendre. Elle les jugea avec calme, elle (p. viii) les raconte et les explique avec sagacité à mesure qu'ils se succèdent; elle en prévit les dernières et fatales conséquences, elle les attendit avec une fermeté d'âme inébranlable.
Ma respectueuse et ineffable pitié pour d'augustes et innocentes victimes ne m'empêchera pas de juger de sang-froid ceux qui les ont immolées, et l'époque où se sont passées ces terribles tragédies. La justice est un devoir, même envers le crime.
En étudiant de près les hommes de la Révolution, j'ai été frappé de l'espèce de démence à la fois passionnée et raisonneuse sous l'empire de laquelle ils agissaient: le plus souvent ils passèrent par l'absurde pour arriver à l'horrible.
Il ne faut pas comprendre dans l'anathème porté contre les coupables la génération tout entière. Les contemporains de ces catastrophes inouïes eussent été disposés à se faire une idée fausse de notre nation, si les prodiges de patriotisme et de vertu militaire accomplis par l'épée de la France au delà des frontières n'eussent mis un contre-poids moral aux sanglants holocaustes de la Révolution.
Les proscriptions, les incendies, les meurtres, les prisons gorgées de victimes, les échafauds ruisselants de sang, nous eussent fait regarder comme un peuple impie et cruel, si l'Europe ne nous eût vus de plus près sur les champs de bataille. Ce jugement eût été injuste. Il n'est point de nation, quelque civilisée qu'elle soit, qui ayant, comme nous, vu briser en un moment tous les éléments qui l'avaient constituée, s'étant séparée de toutes les traditions qui avaient alimenté sa vie, ayant vu périr toute règle morale et (p. ix) tomber tout frein religieux, condamnée par la désorganisation complète de la puissance sociale, en face des factions organisées, à assister à l'assassinat juridique de ses chefs légitimes renversés, mis à mort et remplacés par les flatteurs de la populace et par les hideux courtisans des clubs, il n'est pas de nation, dis-je, qui, placée dans une telle condition, n'eût pas subi un excès aussi odieux.
L'Anglais, réputé plus sage, plus grave et moins inconstant que d'autres peuples, avait avant nous donné au monde le funeste et scandaleux exemple de la subversion d'un empire et du supplice d'un roi mis à mort judiciairement. Il ne faut donc pas être surpris de voir se reproduire cet acte d'iniquité dans l'histoire d'une nation vive, inquiète et ardente, séduite et entraînée vers l'abîme par des hommes dont quelques-uns à la perversité du cœur unissaient de rares talents. Ce qui plutôt doit être aujourd'hui comme alors un sujet d'étonnement, c'est de rencontrer dans un peuple si longtemps encouragé à la mollesse et au vice par les indulgents sourires de la philosophie, un fonds si grand et si inépuisable de courage et de dévouement; c'est de trouver dans une société qui passait pour être dégénérée, corrompue et athée, un ferment si puissant de vertu, de foi et d'héroïsme. Tant il est vrai que si la Révolution de 1789 devait étonner le monde par l'excès de ses crimes, la génération de cette époque devait souvent l'étonner encore plus par l'exemple de ses vertus. Au milieu des scènes les plus sanglantes apparaissent les actions les plus généreuses accomplies simplement, et n'ayant souvent pour témoins, avec Dieu, que le geôlier et le bourreau.
(p. x) Que de traits de vertu héroïque, de dévouement et d'abnégation, à opposer à tant d'actes d'ignominie et de cruauté!
Des filles séparées de leurs parents ont été vues aux genoux des membres des comités révolutionnaires jusqu'à ce que la même prison les eût reçues. En vain des commissaires émus de pitié pour leur jeune âge, ou peut-être séduits par leur beauté, leur ménagèrent des moyens de se soustraire à l'action homicide des lois. La piété filiale réclamait la communauté de la cause, du jugement et du supplice.
Des serviteurs fidèles se sacrifiaient pour le salut de leurs maîtres.
Des grandes dames, comme madame de Tourzel, osaient affirmer leur dévouement à la Reine jusque dans la cour de la Force, au milieu des massacres de septembre.
À Nantes, madame de la Biliais, pendant la terreur qu'y faisait régner Carrier, marchait à l'échafaud entre ses deux filles, dont la plus jeune n'avait pas encore seize ans. L'aînée mourut courageusement sans un soupir jeté vers la terre; mais la seconde, ce n'était encore qu'un enfant, se prit à pleurer comme la captive d'André Chénier, et, se retournant vers sa mère, elle lui dit en songeant à sa jeunesse: «Ô maman, il faut donc mourir?» Madame de la Biliais se redressa à ces mots comme la mère des Machabées. «Mon enfant, répondit-elle, regarde ce beau ciel où nous allons tous être réunis.» Alors l'enfant gravit d'un pas ferme les marches de l'échafaud, et elle mourut avec courage, comme était morte sa sœur, comme allait mourir sa (p. xi) mère, la plus malheureuse des trois, puisqu'elle mourut la dernière.
La vicomtesse de Noailles, conduite au supplice avec la maréchale de Noailles, son aïeule, et la duchesse d'Ayen, sa mère, exhortait à la résignation un jeune homme qui, dans sa rage contre les proscripteurs, n'avait cessé de proférer des blasphèmes pendant le fatal trajet; le pied déjà sur le sanglant escalier, cette touchante chrétienne se tournait encore vers cet homme exaspéré pour lui demander le sacrifice dont elle lui donnait l'exemple, en lui disant d'un ton et avec des regards suppliants: «En grâce, dites pardon!»
Tandis que le christianisme produisait son immortelle moisson de vertus, le stoïcisme antique se réveillait et jetait de beaux éclairs. Madame Roland, ferme et intrépide sur la charrette, sereine et presque souriante sur la guillotine, exhortait aussi, à son heure dernière, son compagnon qui ne savait pas mourir. «Courage, monsieur!» lui disait cette illustre païenne. Il n'y a que le christianisme qui nous apprenne à dire: «Pardon!»
Des jeunes filles, comme Marie Gattey, entendant condamner à mort leurs fiancés, criaient Vive le Roi! afin de mourir avec eux.
Des pères, comme Loizerolles, donnaient leur vie pour leur fils[2].
(p. xii) D'autres, n'ignorant pas que les biens des condamnés pour crime d'opinion étaient confisqués par la République, reculaient jusqu'aux dévouements du paganisme antique, que la morale stoïcienne admirait, que la morale plus sévère du christianisme réprouve, et n'attendaient point leur jugement; comme l'infortuné Caubert[3], ils se donnaient la mort dans leur prison, voulant conserver du pain à leurs enfants.
(p. xiii) Des femmes, comme madame Davaux[4], comme Victoire Regnier, femme Lavergne[5], Lucile Duplessis[6], réclamaient avidement pour elles l'échafaud de leurs maris.
Des prêtres s'oubliaient dans les cachots pour ne s'occuper que de leurs compagnons d'infortune, apaiser leurs regrets, ranimer leur courage et obtenir d'eux de marcher ensemble à la mort en chantant en chœur des hymnes en faveur de leurs meurtriers.
Nous ne saurions compter le nombre des victimes innocentes et pures qui s'offrirent à Dieu en expiation de tant d'erreurs et de crimes. Parmi elles il en est une, la plus sainte et la plus pieuse de toutes, c'est celle dont je me suis proposé d'écrire l'histoire.
J'ai souvenance que lorsque j'étais encore presque enfant, j'entendais souvent les vieillards parler avec un pieux enthousiasme de Madame Élisabeth. Au nom de cette femme angélique était attaché pour eux le souvenir (p. xiv) d'une perfection idéale. Je serais heureux si le simple récit de son passage sur la terre était accepté comme un témoignage qui confirme la juste appréciation de ces vieillards.
Depuis lors, dans toutes les circonstances de ma vie où j'étais conduit vers les souvenirs de la Révolution, ma pensée ne cessait d'évoquer avec un charme mélancolique cette douce figure qui m'attristait tout ensemble et me consolait. Je souscris volontiers aux admirations si légitimes qu'excite Marie-Antoinette, et je suis disposé à croire que par son caractère aussi bien que par ses souffrances et par sa mort, cette magnanime princesse demeurera une des grandes figures de notre histoire; mais Madame Élisabeth, sans parler autant que la Reine à mon imagination, m'inspire peut-être un sentiment plus paisible de vénération et de recueillement. Les contemporains de ces deux femmes éprouvaient pour elles, comme nous, des sentiments différents.
L'esprit dénigrant de l'époque s'ingéniait à trouver à Marie-Antoinette des goûts, des passions ou des travers qui la rapprochassent des femmes ordinaires: c'est ainsi que l'envie, qui la regardait d'en bas, se consolait de ne pouvoir nier sa beauté et sa grandeur.
La personne de Madame Élisabeth n'apparaissait qu'au second plan, et dégagée de cet éblouissant éclat qui environnait la reine de France. Le dépit n'eut pas à lui supposer des faiblesses pour se venger de son rang. Et nous-même, pour arriver à elle et pour la voir telle qu'elle est, nous n'avons pas eu besoin d'écarter l'auréole de la puissance, puis les nuages de la calomnie qui nous dérobent la fille de Marie-Thérèse.
(p. xv) Louis XVI, la Reine et Madame Élisabeth ont eu à souffrir d'immenses douleurs; mais ces douleurs eurent de même un caractère différent. Le Roi a été méconnu, abandonné, trahi, insulté: sa mémoire a de nos jours encore des accusateurs, des bourreaux même, car des feuilles publiques se sont trouvées pour présenter l'apologie du crime du 21 janvier en glorifiant ses auteurs.
Marie-Antoinette a été en butte aux traits de la haine la plus déloyale: elle fut à la fois attaquée dans ce qu'il y a de plus frivole, l'amour de la toilette, du luxe et des fêtes; dans ce qu'il y a de plus sacré, son honneur d'épouse; dans ce qu'il y a de plus pur, dans son cœur de mère. La calomnie l'a poursuivie avec une fureur persévérante qui ne s'est point arrêtée devant l'auréole même du martyre.
Madame Élisabeth n'eut point à subir personnellement de tels outrages; mais elle en fut témoin d'assez près pour en gémir. Tous les coups que reçurent le Roi, la Reine, la Royauté dans leur puissance, dans leur honneur, dans leur prestige, Madame Élisabeth les reçut dans son cœur. Quant à elle, elle a été respectée par la plupart de ceux-là même qui ne respectaient personne.
Il y eut aussi une différence entre les procès du Roi, de la Reine et de leur sœur. Celui du Roi, qui depuis le 11 décembre 1792, jour de sa première comparution à la barre de l'assemblée conventionnelle, jusqu'au 21 janvier 1793, jour de son supplice, avait duré quarante et un jours, avait présenté le formidable spectacle d'un monarque vaincu, déchu et prisonnier, en présence d'un tribunal de sept cent cinquante juges, dont un grand nombre avaient d'avance résolu sa mort: (p. xvi) procès étrange, inique, où, en violant les règles de la justice, on en avait parodié les formes.
Le procès de la Reine avait donné lieu à vingt heures de débats, et à l'audition d'une multitude de témoins dont les dépositions, quelque insignifiantes ou quelque odieusement absurdes qu'elles fussent, accompagnées d'un amas confus de pièces non moins insignifiantes qu'absurdes, avaient offert le simulacre d'un procès régulier.
Le procès de Madame Élisabeth ne présenta rien de semblable. Le lecteur aura l'occasion de remarquer qu'on ne mit sous ses yeux aucune pièce accusatrice; aucun témoin ne fut appelé à déposer contre elle. Devant sa dignité, qui déconcerta ses juges, s'incline déjà la postérité: la Révolution qui l'immola a rougi elle-même de l'avoir frappée[7].
(p. xvii) Ceux qui eurent à exprimer sur elle une opinion, quand sa destinée fut accomplie, ne doutèrent pas que ses vertus ne fussent entrées dans les conseils miséricordieux de la prescience divine en faveur de notre pays. Ceux qui la virent dans la fleur de son jeune âge eurent une intuition de sa sainteté. Lorsqu'un motif de piété la conduisait au Carmel de Saint-Denis, où s'était retirée et où vivait, sous le nom de Thérèse de Saint-Augustin, Madame Louise de France, sa vénérée tante, c'était elle-même souvent qui y portait l'édification qu'elle y allait chercher. Une religieuse de cette communauté, établie à Paris en 1807, transférée à Autun en 1838, a écrit la vie de la Révérende Mère Thérèse de Saint-Augustin, où nous trouvons ce paragraphe relatif à Madame Élisabeth, sa nièce:
«Non contente, dit-elle, de venir souvent s'édifier des vertus de sa tante, la jeune princesse aimait encore à participer à ses pieux exercices et aux humbles fonctions de la vie du cloître. Étant arrivée un jour d'assez bonne heure au monastère, elle témoigna le désir de servir le dîner à la communauté; notre vénérée mère lui inspira la pensée de remplir cet emploi dans les formes religieuses, ce qui fut fort de son goût. S'étant donc rendue au réfectoire, au moment indiqué, elle mit un tablier, et, après avoir baisé la terre, elle se présenta à la porte de service: on lui remit une planche sur laquelle étaient les portions des sœurs. Elle les distribuait adroitement, lorsque tout à coup la planche (p. xviii) s'incline et une portion tombe à terre. Son embarras fut au comble. Pour l'en tirer, l'auguste prieure lui dit: «Ma nièce, après une telle gaucherie, la coupable doit baiser la terre.» Aussitôt Madame Élisabeth se prosterna, puis elle continua le service sans aucun autre contre-temps.
»C'était une vraie jouissance pour notre vénérée mère de voir les vertus de son auguste famille reproduites dans cette jeune princesse.»
Telle était cette vie si simple et cette destinée si mystérieuse, que Joseph de Maistre a dit, en parlant de la réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables:
«Ce fut de ce dogme, ce me semble, que les anciens firent dériver l'usage des sacrifices qu'ils pratiquèrent dans tout l'univers, et qu'ils jugeaient utiles non-seulement aux vivants, mais encore aux morts..... Les dévouements, si fameux dans l'antiquité, tenaient encore au même dogme. Décius avait la foi que le sacrifice de sa vie serait accepté par la divinité, et qu'il pouvait faire équilibre à tous les maux qui menaçaient sa patrie.
»Le christianisme est venu consacrer ce dogme, qui est infiniment naturel, quoiqu'il paraisse difficile d'y arriver par le raisonnement.
»Ainsi, il peut y avoir eu dans le cœur de Louis XVI, dans celui de la céleste Élisabeth, tel mouvement, telle acceptation capable de sauver la France[8].»
Voici une autorité plus haute encore que celle de Joseph de Maistre. L'auguste Pie VII était venu à Paris (p. xix) en 1804 pour sacrer l'empereur Napoléon. L'abbé Proyart, l'auteur de la lettre à la Prisonnière du Temple, que j'ai citée plus haut, vint mettre aux pieds du Souverain Pontife cette même Vie de Madame Louise de France qu'il avait offerte à la sœur de Louis XVI. Le Pape occupait aux Tuileries le pavillon de Flore, où avait résidé autrefois Madame Élisabeth.—«J'habite ici l'appartement d'une autre sainte,» lui dit Pie VII en recevant de la main de l'abbé Proyart la Vie de la grande carmélite; et il semble avoir ainsi béatifié d'un mot ces deux Filles de France; l'une, morte sur les hauteurs du Carmel; l'autre, sur les hauteurs de l'échafaud dont sa vertu fit un Calvaire.
B.
DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS XV.
23 MAI 1764—10 MAI 1774.
Le Dauphin et la Dauphine, père et mère de Madame Élisabeth. — Leurs nombreux enfants. — Maladie du Dauphin, soins que lui prodigue la Dauphine. — La reine Marie Leckzinska. — Lettre du roi Stanislas. — Mot de la Dauphine, réponse du Dauphin. — Celui-ci admis au Conseil d'État. — Intérieur du Dauphin et de la Dauphine au palais de Versailles. — Chasse dans la plaine de Villepreux; M. de Chambors blessé à mort; le Dauphin, inconsolable, comble de bienfaits sa veuve et ses enfants. — Il refait ses études, se livre à celle de l'histoire. — Paroles du Prince à ce sujet. — Son attachement pour le maréchal du Muy, pour M. de Lamotte, évêque d'Amiens. — Séjour de la cour à Compiègne; conversation entre la Reine, l'évêque d'Amiens et le Dauphin. — Les six sœurs du Dauphin encore vivantes. — Il est question d'en envoyer cinq à Fontevrault; supercherie de la jeune Adélaïde pour ne point y aller. — Retour des jeunes princesses après leur éducation. — Leur célibat. — Le Ciel semble bénir l'union du Dauphin et de la Dauphine. — Cinq fils et trois filles. — Mort du duc de Bourgogne, l'aîné d'entre eux. — Son Oraison funèbre. — Le Dauphin s'occupe de l'éducation de ses autres enfants. — M. de Choiseul, antagoniste du Dauphin. — Leçon de morale donnée par celui-ci à ses enfants. — Le Dauphin et la Dauphine viennent à Notre-Dame remercier Dieu de la naissance de Madame Élisabeth. — Changement opéré dans la physionomie du Dauphin. — Ce prince au camp de Compiègne, puis à Fontainebleau. — Sa mort. — Le duc de Berry, nouveau Dauphin. — Prétendues causes de la mort du Dauphin. — Funérailles de ce prince. — Effroi qu'il avait de régner. — Louis XV dans son conseil, dans les affaires d'État et dans sa famille. — La Dauphine s'occupe de ses enfants, et fait pour le jeune Dauphin un plan d'études qu'elle soumet au Roi. — Mort prématurée de la Dauphine; regrets que cause sa perte. — Elle est inhumée dans la cathédrale de Sens, à côté de son époux. — Bruits auxquels sa mort a donné lieu. — Présentation à la cour de madame du Barry. Les ducs de Choiseul et de Richelieu. — Mariage du jeune Dauphin et de Marie-Antoinette d'Autriche. — Fêtes de Versailles; malheur arrivé dans celles de Paris. — Le Dauphin et la Dauphine inconsolables. — Susceptibilité d'amour-propre; l'inexorable étiquette. Intervention de la noblesse. — Mariage de quatre princes de la famille royale. — Louis XV au milieu de cette cour printanière. — Aspect de la France. — Opinion publique. — Le clergé. — Remontrances faites au Roi du haut de la chaire. — Maladie de Louis XV; vœux pour sa guérison. — Billet du Dauphin à l'abbé Terray. — Mort du Roi. — Ses funérailles. — L'opinion publique.
Avant d'entrer dans la vie de Madame Élisabeth, il convient de présenter le tableau de l'époque où Dieu la fit naître: sans cette étude préalable, on ne comprendrait pas le temps où elle était destinée à vivre et à mourir. Une appréciation de la situation de la société française en 1764,—des (p. 2) détails sur l'intérieur de la famille royale, et en particulier sur le père et la mère de Madame Élisabeth, tels sont les éléments nécessaires de cette étude préliminaire.
Louis, Dauphin de France, fils de Louis XV, né à Versailles en 1729, était doué des plus heureuses dispositions et d'une âme naturellement portée à la vertu. Il avait montré dès l'enfance tant d'ardeur et une assiduité si rare au travail, qu'il avait eu à cet égard autant besoin de frein que les autres ont besoin d'aiguillon. Sa douceur, son affabilité, l'élévation de ses sentiments, son asservissement au devoir, en avaient fait un prince accompli. La Reine, sa mère, disait: «Le Ciel ne m'a accordé qu'un fils, mais il me l'a donné tel que j'aurais pu le souhaiter.» En 1745, ce prince, qui n'avait pas atteint sa seizième année, accompagna à l'armée de Flandre le Roi son père et eut la gloire de prendre une part, sous ses yeux, à la bataille de Fontenoy. Des boulets avaient sillonné la terre à deux pas de lui. «Monsieur le Dauphin, lui cria le Roi, renvoyez-les à l'ennemi, je ne veux rien avoir à lui.» Le prince n'avait pas le temps de répondre, il se battait. Marié peu de mois avant cette campagne à l'infante Marie-Thérèse-Antoinette Raphaelle, fille de Philippe V, roi d'Espagne, il perdit, au milieu de l'année suivante, cet objet de ses plus tendres affections. Ce malheur le jeta dans un profond chagrin. Enfermé dans son appartement, il se déroba à toute consolation et s'isola de toute société. Mais la raison d'État, mais la prévoyance dynastique ne pouvaient permettre au fils unique du Roi de pleurer à loisir: elles avaient décidé que, malgré ses justes et douloureux regrets, M. le Dauphin passerait à de secondes noces; et sans plus le consulter on arrangea son mariage avec la fille de l'Électeur de Saxe, roi de Pologne[9].
(p. 3) Cette jeune princesse avait de la religion, du savoir, un caractère très-distingué. Elle savait le latin et plusieurs langues vivantes. Elle donna dès son arrivée à la Cour des preuves de l'élévation de son esprit et de son cœur. Quand le Dauphin, la première nuit de ses noces, entra dans son appartement, toute sa douleur se réveilla à la vue de quelques meubles qui avaient été à l'usage de sa première femme. La Dauphine s'étant aperçue des efforts qu'il faisait pour se contenir, lui dit avec tendresse: «Laissez, monsieur, librement couler vos larmes et ne craignez pas que je m'en offense; elles présagent au contraire que je serai la femme la plus heureuse si j'ai le bonheur de vous plaire, et c'est là l'unique objet de mon ambition.»
Cette alliance avait uni par des liens étroits deux familles qui paraissaient irréconciliables. Sous le toit du même palais habitaient en effet deux princesses de Pologne, filles de deux rois rivaux, et la Reine pouvait dire à la Dauphine: Votre père a détrôné le mien. La religion avait surmonté ces motifs de rancune et d'amertume. La fille de Stanislas témoigna les meilleurs sentiments à la fille de Frédéric-Auguste, et le roi détrôné une affection toute paternelle à la fille de celui qui l'avait dépouillé de ses États. De son côté, la jeune Dauphine triompha sans effort des situations délicates que l'étrangeté de sa position pouvait faire naître. (p. 4) L'étiquette exigeait que le troisième jour après ses noces elle portât en bracelet le portrait du Roi son père. Le sentiment de la piété filiale, qui était très-vif chez la Reine, aurait pu s'émouvoir à la vue du portrait de Frédéric-Auguste, porté sous ses yeux comme une sorte de trophée. La religion fut encore en cette occasion une excellente conseillère. Une partie de la journée était déjà passée, et pas une personne de la Cour n'avait osé adresser à la Dauphine un compliment sur la beauté du bracelet. La Reine fut la première qui lui en parla. «Voilà donc, ma fille, lui dit-elle, le portrait du Roi votre père?—Oui, maman, répondit la princesse en lui présentant son bras, voyez comme il est ressemblant!» C'était celui de Stanislas. La Reine fut touchée de ce trait, elle en témoigna sa satisfaction à sa belle-fille, qu'elle aima chaque jour davantage.
Le temps réalisa aussi le souhait que, dès le premier jour de son mariage, la Dauphine avait formé dans la candeur de son âme: peu à peu s'étaient adoucis les regrets de son royal époux, et leur union devint aussi heureuse que féconde. Ils eurent d'abord, en 1750, une princesse (Marie-Zéphirine), puis en 1751, un prince qui reçut le nom de duc de Bourgogne.
La joie publique que causa cet événement fut suivie l'année d'après d'une inquiétude tout aussi vive.
Le mardi soir, 1er août, le Dauphin fut attaqué d'un mal de tête et d'une fièvre qui causèrent tout d'abord les plus vives alarmes. Bien que la petite vérole ne fût point déclarée, les médecins soupçonnèrent sa présence, et saignèrent le prince par deux fois. La petite vérole se montra, mais sortit mal. Le Roi, qui était à Compiègne, arriva en poste le 3. «Le Dauphin étoit comme en léthargie et à l'extrémité, dit l'annaliste du règne de Louis XV; il y eut grande consultation. Tout le monde (p. 5) sait qu'on ne saigne plus quand la petite vérole a paru. Cependant M. Dumoulin fut d'avis d'une seconde saignée au pied; il dit qu'il étoit vrai que M. le Dauphin pouvoit mourir dans la saignée et qu'il n'en répondoit pas; mais aussi, que si on ne le saignoit pas, il seroit mort dans une heure; que s'il supportoit la saignée il pourroit en revenir. Cela fut dit sur de bonnes raisons: il y avoit là une chance redoutable à courir. On demanda l'avis du Roi, qui dit: Si cela est ainsi, qu'on le saigne.» M. le Dauphin fut donc saigné au pied, à onze heures du soir, après quoi l'éruption se fit comme on le souhaitoit. La Reine n'arriva qu'après ce moment critique: M. le Dauphin alloit mieux, elle embrassa Dumoulin avant tout le monde. M. Dumoulin, qui étoit transporté de sa réussite, et qui est gai avec tout son esprit, quoique fort âgé, dit tout haut en riant: «Messieurs, je vous prends à témoin que la Reine me prend de force[10].»
Au milieu des soins les plus empressés que l'on prodiguait au prince, la Dauphine s'oubliait elle-même, elle lui présentait tout ce qu'il prenait, ne laissait à nul autre les offices les plus rebutants: sa tendresse les estimait doux et faciles[11]. «Tout le monde, rapporte le Journal de M. Barbier, est charmé de Madame la Dauphine, qui n'a pas quitté un instant. M. le Dauphin ne prend ni bouillon ni autre chose que de sa main. Quand on lui représenta d'abord le danger où elle s'exposoit, elle répondit qu'on ne manqueroit pas de Dauphines, mais qu'il n'y avoit qu'un Dauphin. Elle a banni toute cérémonie à son égard, et elle dit aux médecins et autres qui sont là: «Ne prenez pas garde à moi; je ne suis plus Dauphine, je ne suis que garde-malade[12].»
(p. 6) Souvent même, pour que rien ne la gênât dans les soins que son cœur lui dictait, elle était en robe de chambre et en tablier blanc. Les médecins de la Cour, craignant, en s'en rapportant à leurs seules lumières sur la maladie du Dauphin, d'être responsables envers la nation d'une tête si chère, avaient appelé en consultation quelques membres célèbres de la faculté de médecine de Paris, entre autres M. Pousse, homme d'un grand mérite, mais ignorant les formes du monde et n'ayant jamais mis le pied à la Cour. Frappé de la sollicitude touchante que montrait au malade la femme qui le servait, il dit en se retirant: «Cette garde est précieuse; ne vous défaites pas de ses services.» Dès qu'il fut sorti: «Savez-vous bien, dit la Dauphine, que je n'ai jamais été si fière: ce compliment du docteur m'honore, et je ne veux pas cesser de le mériter. Décidément la faculté me flatte depuis que vous êtes souffrant, car Sénac a dit l'autre jour qu'il m'avait prise pour une sœur de charité.»
La position du prince s'améliora insensiblement et le quatorzième jour il entra en convalescence. La famille royale retrouva le repos, et l'union du Dauphin et de la Dauphine fut désormais d'autant plus vive qu'elle avait été éprouvée. Leur appartement au château de Versailles était situé au bas du grand escalier de marbre. L'appartement de la Dauphine était de plain-pied avec celui du Dauphin, et venait en retour dans l'aile gauche du palais qui est au midi[13]. Pour aller de leur appartement dans le parc, ils passaient par la petite cour de marbre et le vestibule qui est au milieu. Ils dînaient habituellement ensemble et ils soupaient chez Madame Adélaïde, qui, se trouvant l'aînée de leurs sœurs par la mort de Madame Henriette[14], était (p. 7) devenue leur confidente et leur plus intime amie. Ils aimaient la musique, et donnaient chez eux des concerts assez fréquents. Le Dauphin y chantait quelquefois un psaume ou une hymne sacrée. La solennelle gravité des chants religieux convenait à son esprit, et cette préférence lui avait attiré plus d'un quolibet. Il était évident que, sous le règne de Voltaire, le prince qui préférait un motet de Haendel à une ariette de Philidor ne pouvait être qu'un esprit faible et un imbécile.
La pieuse Reine de France, Marie Leckzinska, était souvent l'âme de ces petites réunions sans apparat. «Je suis persuadé, lui écrivait le roi Stanislas lors des fêtes bruyantes données à Fontainebleau, que la quantité de monde vous ennuie, et que vous voudriez estre dans votre sollitude de Versailles; mais songez donc que si le grand monde ne vous plaist pas, vous plaisez à tout l'univers.»
La Reine ne se trouvait nulle part aussi bien que dans la société de son fils. De son côté, ce fils si cher avait pour sa mère la plus vive affection et le plus touchant respect. Il était sa joie dans le commerce habituel de la vie, son conseil dans quelques affaires, sa consolation dans tous ses soucis: elle ne manquait aucune occasion de le dire elle-même. Elle avait l'habitude de se faire lire chaque matin l'histoire du saint du jour. Le 11 juin, comme elle écoutait la lecture de la vie de saint Barnabé, le Dauphin entra chez elle.—«Bon! dit la Reine, voilà mon Barnabé!—Et pourquoi donc, maman, me baptisez-vous de ce nom?—C'est que Barnabé, reprend la Reine, signifie enfant de consolation.—Alors, que Barnabé soit mon nom, continua le prince, il m'est doux de le prendre avec ses charges.»
À vingt et un ans, le Dauphin fut admis au conseil des dépêches, et à vingt-huit, dans les autres sections du conseil d'État.
(p. 8) Jeune encore, il y fit admirer une haute instruction. Quoique la position qui lui était faite dans une cour dépravée, et sous la dépendance directe de son père, fût extrêmement délicate et difficile, et ne lui permît guère de montrer ni les rares qualités dont il était doué, ni les talents réels qu'il avait acquis, néanmoins la fermeté de ses principes, son exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs, l'étendue de ses connaissances théoriques dans l'art du gouvernement, et par-dessus tout la simplicité de ses mœurs antiques, formaient avec tout ce qui l'environnait un contraste accueilli comme une espérance par la masse des Français, qui sentaient le besoin d'un règne réparateur.
Mais quelque succès que pussent attirer au Dauphin l'élévation de ses vues dans une assemblée politique, ou les grâces de son esprit dans la société des gens du monde, il craignait de se produire; il aimait la simplicité dans l'habillement et dans les manières; il préférait à tout la vie de famille; il passait une partie de la journée dans le cabinet de la Dauphine, lisant et écrivant, tandis que de son côté elle s'occupait à sa musique ou à quelque ouvrage de broderie. Les sentiments de confiance et d'affection qui régnaient dans cet harmonieux intérieur du rez-de-chaussée de Versailles faisaient l'étonnement des personnes qui habitaient les autres appartements du château, en même temps qu'ils avaient la valeur d'une critique. Cette intimité conjugale ne craignait pas de se montrer au dehors, et il n'était pas rare de voir le Dauphin se promener avec la Dauphine en lui donnant le bras, sur la terrasse et dans les allées du jardin de Versailles. Tous deux se plaisaient dans cette résidence, berceau de tous leurs enfants, et c'était plus par devoir que par goût qu'ils accompagnaient le Roi et la Reine à Compiègne et à Fontainebleau, où grand nombre d'invités se rendaient aux fêtes de l'été et aux chasses de l'automne.
(p. 9) Ce seul mot de chasse d'ailleurs ravivait dans le cœur du prince le souvenir d'un malheur qui fut un des tourments de sa vie. Le 16 août 1755, pendant que la cour se trouvait à Compiègne, il chassait au tiré avec quelques officiers de sa maison dans la plaine de Villepreux, à deux lieues de Versailles. À la fin de cet exercice, il voulut décharger son fusil sur une compagnie de perdrix que les rabatteurs venaient de faire lever: le coup porta dans l'épaule de son écuyer, M. de Chambors, qu'une haie intermédiaire dérobait à son regard. Le cri de douleur qui répondit à ce coup annonçait qu'un homme était blessé. Le prince jette son arme et accourt vers l'endroit d'où part ce cri: il voit un homme se roulant dans la poussière, il reconnaît M. de Chambors, il le presse, il l'embrasse, il le conjure en pleurant de lui pardonner. «Ce ne sera rien, Monseigneur», murmura M. de Chambors pour rassurer le prince; mais celui-ci plein d'inquiétude avait déjà mandé sa voiture: il fit immédiatement conduire son écuyer à Versailles et appeler près de lui les chirurgiens les plus renommés. Le Dauphin, en veste de chasse, la tête nue, les cheveux en désordre, paraissait plus souffrant et plus défait que le blessé lui-même. Pour l'arracher à son accablement, quelques personnes de la cour essayèrent de dire à leur tour: «Monseigneur, ce ne sera rien; la blessure n'est pas mortelle.» Mais ces mots, inspirés d'abord par le dévouement, n'étaient répétés que par la complaisance: le prince le comprit. «Eh quoi! s'écria-t-il, faudra-t-il donc que j'aie tué un homme pour être dans la douleur!» Le Dauphin ne s'occupa que du blessé, et bien que sa vue seule, comme il le disait lui-même, lui perçât le cœur, il allait chaque jour voir son malheureux écuyer, s'assurer si tous les soins lui étaient prodigués. Sa mort le jeta dans le désespoir. «Ô mon Dieu! s'écria-t-il, il est donc vrai que j'ai tué un homme!» Et comme on lui représentait qu'il (p. 10) n'était que la cause innocente de ce malheur: «Vous direz ce que vous voudrez, répondait-il, mais ce pauvre Chambors est toujours mort, et mort d'un coup parti de ma main: non, je ne me le pardonnerai jamais.» Dès ce moment il renonça sans retour à la chasse, quoique ce genre d'exercice fût nécessaire à sa santé. Longtemps après, il disait encore: «J'ai toujours devant les yeux le corps sanglant de ce malheureux Chambors.» Il combla de bienfaits sa veuve et ses enfants, et les recommanda au Roi dans son testament[15].
Plus que jamais recueilli en lui-même, il s'étonna de se trouver si insuffisant en présence du fardeau de la couronne; il s'effraya des lacunes qu'avaient laissées dans son instruction la faiblesse de l'enfance, la dissipation de la jeunesse; il résolut de refaire ses études, de les reprendre en sous-œuvre, selon les paroles qu'il adressa à l'évêque de Senlis. Il demanda particulièrement à l'histoire ces graves leçons qui lui apprenaient à connaître les hommes et le préparaient à les gouverner. «L'histoire, disait-il un jour à l'abbé de Marbeuf, est la ressource des peuples contre les erreurs des princes. Elle donne aux enfants les leçons qu'elle n'osait faire aux pères: elle craint moins un roi dans le tombeau qu'un paysan dans sa chaumière.» Aussi appliquait-il souvent à la position dans laquelle il devait se trouver un jour les enseignements qu'il puisait dans ses lectures. Au nombre de ses maximes, nous devons citer celle-ci: «Il faut qu'un Dauphin paraisse inutile et qu'un Roi s'efforce d'être un homme universel.»
Il apportait dans le choix de ses amis le même discernement que dans le choix de ses études: il avait un tendre attachement pour M. le comte du Muy, un des hommes les plus vertueux de cette époque. Un jour, ayant trouvé sous (p. 11) sa main le livre d'heures de ce brave homme, il y écrivit cette prière: «Mon Dieu, protégez votre serviteur du Muy, afin que si vous m'obligez jamais à porter le pesant fardeau de la couronne, il puisse me soutenir par sa vertu, ses leçons et ses exemples.»
Le même sentiment d'estime l'entraînait vers Mgr d'Orléans de la Motte, évêque d'Amiens, et lui rendait agréable le séjour de Compiègne, où il avait l'occasion de le rencontrer.
C'était un des rares évêques, dans ce temps, qui devaient leur élévation à la réputation de leurs vertus et à leurs travaux apostoliques. Témoin de la peste de Marseille, il avait pris de Mgr de Belzunce l'exemple qu'il eût lui-même dignement donné plus tard. Il n'était jamais venu à Paris et n'avait jamais paru à la cour, quand il fut nommé évêque d'Amiens en 1733.—Arrivé dans cette ville, il signala son début dans la carrière épiscopale par une visite générale de son diocèse, examinant avec attention les abus à réformer comme les améliorations à introduire dans chaque paroisse, causant avec les paysans et interrogeant aussi les enfants; il pourvut à l'instruction de ceux-ci, en favorisant l'établissement des missions. Il retrancha une grande partie de son bien-être personnel, afin de l'employer au soulagement des indigents. Ennemi du faste et de la représentation, il fit dans la sphère de l'Église ce que, quelques années plus tard, Turgot essaya dans la sphère de l'État. Son esprit était aussi aimable que sa raison était solide, et les jeunes philosophes étaient disposés à lui pardonner sa foi vive en écoutant sa conversation enjouée.
Tous les ans, dès que la famille royale était installée au château de Compiègne, la Reine y conviait l'évêque d'Amiens; mais le prélat essayait quelquefois de se dispenser d'obéir, tantôt prétextant qu'il n'avait pas d'habit court et (p. 12) que les tailleurs d'Amiens n'avaient point appris à en faire à l'usage des évêques; tantôt invoquant les rigueurs de l'âge, qui ne le rendaient propre qu'à figurer dans une collection d'antiques. «Je crois, mon vénérable, lui dit un jour la Reine, que vous devez voir dans notre cour une foule d'abus qui échappent à nos yeux profanes.—Il en est un qui me frappe, répondit l'évêque, c'est de m'y voir moi-même goûtant la consolation auprès de Votre Majesté, au lieu d'être à la répandre parmi mes pauvres diocésains.—Et l'habit court, reprit le Dauphin, croyez-vous que M. d'Amiens ne l'ait pas sur le cœur?—Il est vrai, Monseigneur, continua le prélat, que j'ai sur le cœur et que je trouve bien indigeste qu'on veuille nous faire déposer ici de par le Roi l'habit que nous portons de par Dieu.» Heureux de trouver dans l'évêque un complice et un défenseur de ses sentiments personnels, le Dauphin dirigea l'entretien sur la répartition souvent injuste et partant dangereuse des biens ecclésiastiques.
«Ce danger est plus grave qu'on ne pense, dit alors M. de la Motte; la déconsidération de l'État entraîne celle de l'Église, quand le favori du trône devient le scandale du sanctuaire.—En vérité, mon vénérable, reprit la Reine, quand vous vous trouvez avec mon fils vous ne savez plus que médire, et je commence à craindre qu'après avoir énuméré les erreurs des rois, les fautes des gens d'Église, vous n'en veniez à passer en revue les torts des reines.—Madame, répondit le prélat, le plus grand tort que les reines puissent avoir sera toujours de ne pas prendre en tout Votre Majesté pour modèle.—Oh! voyez donc, s'écria la Reine, ce que c'est que respirer l'air des cours! Ne voilà-t-il pas que l'évêque d'Amiens parle le langage des courtisans les plus corrompus!»
«Ne pensez-vous pas, lui dit une autre fois la Reine, que les évêques qui font des prières publiques pour écarter les (p. 13) fléaux qui affligent leurs diocèses, devraient bien en ordonner aussi pour obtenir la cessation du scandale occasionné par le déluge d'écrits licencieux qui inondent la France?—Madame, répondit le saint évêque, si nous ne nous adressons pas à Dieu pour lui demander cette grâce, c'est parce que Dieu a chargé le conseil de Versailles de nous en faire jouir.—Voilà parler en évêque, répondit le Dauphin: eh bien! demandez donc à Dieu notre conversion.—Je me garderai bien, Monseigneur, de lui demander la vôtre.—Il est vrai que sur ce chapitre, reprit le Dauphin, je sais assez à quoi m'en tenir; mais combien d'autres points sur lesquels j'aurais besoin de conversion! Aussi ne craignez pas de prier pour moi plus que pour personne, quoi que vous en dise la Reine, qui ne demande que pour elle, ajouta malicieusement le Dauphin.» Et la conversation durait longtemps avec ce même abandon[16].—M. d'Orléans de la Motte avait cinquante et un ans lorsqu'il fut nommé évêque. Quelqu'un s'étonnant devant lui que cette dignité, conférée souvent dans ce temps-là à de jeunes ecclésiastiques, lui arrivât aussi tard: «C'est que, répondit-il, quand le Roi a une faute à faire, il la fait le plus tard qu'il peut[17].»
Le Dauphin avait eu huit sœurs: six étaient encore vivantes. Deux jumelles nées avant lui, Louise-Élisabeth, qui avait épousé don Philippe, infant d'Espagne, duc de Parme; et Henriette, morte à Versailles le 10 février 1752; quatre venues au monde après lui, Adélaïde en 1732, Victoire en 1733, Sophie en 1734, et Louise en 1737.
Le cardinal de Fleury, effrayé des dépenses que devait causer au trésor royal l'éducation de tant de filles de (p. 14) France, conseilla au Roi, au mois d'avril 1738, d'en envoyer cinq à l'abbaye de Fontevrault et d'en donner la surintendance à madame de Mortemart, abbesse de cette maison. Louis XV, qui aimait tendrement ses filles, hésitait à prendre ce parti: cependant il s'y résigna. Il en coûtait aussi beaucoup à la Reine de voir ses filles s'éloigner d'elle. Adélaïde, qui n'avait guère que six ans, manifestait de son côté un grand regret de partir. On lui indiqua, dit-on, un moyen de rester à Versailles. Chaque jour ses deux sœurs aînées allaient voir le Roi au sortir de la messe. Elle se mit une fois à leur suite, se glissa devant son père, lui baisa la main et se jeta à ses pieds en pleurant. Le Roi, qui ne savait pas résister à un témoignage de tendresse, se mit à pleurer lui-même: Adélaïde ne partit pas.
Les princesses demeurèrent à Fontevrault jusqu'à l'âge de quatorze à quinze ans. Madame Victoire en revint au mois d'avril 1748[18]; Mesdames Sophie et Louise ensemble, en octobre 1750[19]. À cette dernière date la Cour se trouvait à Fontainebleau, qui sembla s'embellir et s'égayer de la présence de ces jeunes visages, dont Barbier nous donne l'esquisse dans son Journal:
«Madame Victoire est assez grande, formée, assez puissante, plus jolie qu'autrement, les yeux beaux, plus brune que blanche, et fort enjouée[20];
Madame Sophie est grande, belle princesse, ressemble au Roi et est assez sérieuse; Madame Louise est plus petite, (p. 15) moins blanche, fort jolie néanmoins, gaie, de l'esprit; c'est elle qui porte toujours la parole[21].»
Ces princesses, qui faisaient l'ornement du trône de France, semblaient prédestinées à lui créer au dehors de puissantes alliances. Il n'en fut rien: on s'était étonné de voir l'aînée d'entre elles s'allier modestement au troisième infant d'Espagne: on fut bien autrement surpris de voir ses nombreuses sœurs atteindre, dans le palais où elles étaient nées, l'âge au delà duquel on ne songe plus ordinairement à contracter les liens du mariage, sans paraître attristées de leur célibat, sans exprimer aucun regret en voyant s'évanouir une à une toutes les chances qu'elles semblaient avoir à être appelées à porter une couronne. Tenues à l'écart des affaires politiques, heureuses de ne quitter ni leur père ni leur patrie, elles voyaient s'écouler sans tristesse des jours uniformément remplis par des affections de famille, des actes de piété et des cérémonies de cour réglées par une étiquette invariable. N'y aurait-il pas quelque chose de plus dans ce renoncement au mariage, dans cette vie de recueillement presque claustral? N'est-on pas autorisé à y voir une protestation virginale contre les souillures de l'époque? Dans la conduite austère de ces princesses, filles d'un père dissolu, ne pourrait-on pas voir une intention de réparation envers la religion et la morale publique offensées, comme une satisfaction faite à la société et une expiation offerte à Dieu?
Le Ciel semblait bénir la si parfaite union du Dauphin et de la Dauphine. Après Marie-Zéphirine et le duc de Bourgogne, ils eurent quatre autres fils et deux filles:
En 1753, le duc d'Aquitaine, qui vécut à peine trois mois et demi;
En 1754, le duc de Berry, qui fut Louis XVI;
En 1755, le comte de Provence, qui fut Louis XVIII;
(p. 16) En 1757, le comte d'Artois, qui fut Charles X;
En 1759, Marie-Clotilde, qui fut reine de Sardaigne;
Et enfin, en 1764, notre Élisabeth.
La naissance successive de ces enfants avait resserré de plus en plus les liens du Dauphin et de la Dauphine. L'étude même que ces deux nobles cœurs avaient faite l'un de l'autre avait donné quelque chose de plus profond à leur affection: leurs sentiments, leurs goûts, étaient devenus les mêmes, et l'on peut dire qu'ils vivaient de la même vie. La perte qu'ils firent, au mois de mars 1761, du duc de Bourgogne, l'aîné de leurs quatre fils et l'héritier présomptif de la couronne après le Dauphin, avait sanctifié par les larmes une union déjà éprouvée par le temps. Ce jeune prince, d'un naturel violent et hautain, mais que l'éducation avait dompté, annonçait des qualités extraordinaires, un caractère et une instruction tels qu'on n'en avait jamais vu dans un enfant de cet âge: il succomba aux souffrances les plus douloureuses, supportées avec le courage le plus magnanime. La France s'associa aux regrets de sa famille, et Le Franc de Pompignan fit l'oraison funèbre du royal enfant, en disant que «dans un âge aussi tendre il avait rempli sa carrière en homme; que sans être parvenu au trône, il s'était montré digne de régner; que sans avoir fait de grandes choses, il avait été un grand prince; qu'il avait souffert en héros et qu'il était mort comme un saint.»
Plus que jamais retenu dans sa demeure par le chagrin, le Dauphin s'occupa de l'éducation de ses enfants. Les devoirs d'un père envers ses enfants avaient à ses yeux un caractère sacré, et il les remplissait avec un zèle infatigable. «Si l'obscur citoyen, disait-il, doit rendre compte à son pays de la conduite de ses enfants, combien davantage doit satisfaire à cette dette celui dont les fils gouverneront un jour l'État! Il faut que j'en fasse des hommes, (p. 17) pour que plus tard ils deviennent des princes; toute négligence de ma part à cet égard serait un crime, comme au contraire chaque vertu que je leur inspirerai sera un bienfait pour la patrie, puisque je suis responsable envers la postérité de tout le mal qu'ils pourront faire et de tout le bien qu'ils ne feront pas.» On comprend avec quelle ardeur scrupuleuse un prince guidé par de pareils principes s'occupait de l'éducation de ses enfants. Il tenait surtout à leur infiltrer dans le cœur cette bonté compatissante qui honore et distingue les princes généreux et cléments. Il recommandait à leur gouverneur et à leurs précepteurs de les conduire souvent dans la demeure du pauvre. «Montrez-leur, disait-il, ce qui peut les attendrir; qu'ils voient le pain noir dont se nourrit le malheureux; qu'ils touchent de leurs mains la paille sur laquelle il couche; qu'ils apprennent à pleurer. Un prince qui n'a jamais versé de larmes ne peut être bon.»
Un mémoire imprimé en 1778, et attribué à un célèbre ministre d'État, détracteur et ennemi déclaré du Dauphin, présente sur ce prince une étrange critique, en lui reprochant d'avoir un caractère polonais. Quand il est question d'apprécier sérieusement les qualités et les vices des hommes et particulièrement des princes, on devrait, ce semble, au lieu de prendre pour règles les coutumes et les préjugés des cours, s'élever aux grands principes de morale et d'honneur qui sont les immortels flambeaux de la conscience humaine. Ce caractère polonais, que le Dauphin tenait de sa noble mère Marie Leckzinska, n'était au fond que l'amour de la vertu et l'horreur du vice. Il eût été à souhaiter pour la France et la monarchie que toute la Cour de Louis XV eût imité le prince qu'on insultait d'en bas, faute de pouvoir s'élever jusqu'à lui. Il n'est ni dans mon sujet ni dans mes intentions de chercher à diminuer le mérite de M. de Choiseul ou à surfaire le mérite du Dauphin; (p. 18) mais il me sera permis de dire que tous les hommes sensés n'hésiteront pas à préférer à cette légèreté d'un esprit sceptique avec laquelle le ministre se vantait d'être fort novice en examen de conscience, la gravité pleine de sagesse du prince qui, désireux de donner à ses fils une leçon d'humanité et d'égalité chrétienne, faisait apporter au palais de Versailles le registre de la paroisse où ils avaient été baptisés, et l'ouvrant en leur présence, leur disait: «Voyez, mes enfants, vos noms inscrits à la suite de celui du pauvre et de l'indigent. La religion et la nature ont fait les hommes égaux; la vertu seule établit une différence entre eux. Peut-être même que le malheureux qui vous précède dans cette liste sera plus grand aux yeux de Dieu que vous ne le serez jamais aux yeux des peuples.»
Parmi les enfants qui écoutaient ces paroles, il n'y avait guère que le duc de Berry qui fût en âge de les comprendre. Élisabeth, qui devait un jour pratiquer cette morale, n'en reçut pas l'initiation des lèvres paternelles. Venue, nous l'avons dit, la dernière de la lignée, elle ne devait point connaître celui qu'elle était appelée à imiter.
Peu de temps après sa naissance, le Dauphin et la Dauphine vinrent à Paris, en l'église de Notre-Dame, remercier Dieu de leur avoir accordé une seconde fille. Fort empressés, à cette époque, à se porter sur les pas de la famille royale, les Parisiens remarquèrent que le prince, qui était naguère d'un embonpoint plus qu'ordinaire, avait maigri d'une façon surprenante, et que le coloris de son teint s'était tout à fait effacé. Le mal dont ce changement était le symptôme ne tarda pas à se révéler. Cependant, malgré sa langueur, il voulut se rendre à un camp de plaisance établi à Compiègne, puis il suivit la cour à Fontainebleau. Là devait s'arrêter sa course. Étendu sur un lit de souffrance dont il ne se releva plus, il retrouva près de lui sa fidèle compagne, cette garde angélique qu'il tenait de Dieu. «Quelle digne (p. 19) femme! s'écria-t-il; après avoir fait le bonheur de ma vie, elle m'aide encore à mourir!» Lorsque son confesseur entra dans sa chambre et approcha de son lit, le Dauphin voyant son air triste, lui dit le premier: «Ne vous affligez pas; je n'ai, grâce à Dieu, aucune attache à la vie. Je n'ai jamais été ébloui de l'éclat du trône auquel j'étais appelé par ma naissance; je ne l'envisageais que par les redoutables devoirs qui l'accompagnent et les périls qui l'environnent.»
Le Dauphin demanda au cardinal de Luynes s'il y avait des caves de sépulture dans le chœur de sa cathédrale. «Monseigneur, lui répondit le cardinal, il n'y en a qu'une sous l'autel pour les archevêques.—Il faudra donc, reprit le prince, en faire une autre; car je dois faire un voyage à Sens.»
Ces mots se trouvèrent bientôt expliqués.
Au dehors du château et dans toute la France des vœux se faisaient pour la conservation de ce prince, tandis que de son côté le prince faisait cette suprême prière: «Mon Dieu, je vous en conjure, protégez à jamais ce royaume, comblez-le de vos grâces et de vos bénédictions les plus abondantes.» Dieu ne voulut exaucer ni les prières de la France ni les prières du prince: le Dauphin mourut le vendredi 20 novembre 1765, à huit heures du matin, âgé de trente-six ans et trois mois et demi.
Louis XV, qui n'avait point voulu quitter Fontainebleau pendant la maladie de ce fils tendrement aimé, fut vivement ému de sa mort, et surtout de la manière dont il l'apprit. Les jeunes princes, fils du Dauphin, avaient connu avant le Roi le malheur qui venait de les frapper. L'aîné d'entre eux, le jeune duc de Berry, s'en montrait inconsolable et refusait de quitter sa chambre. Son gouverneur, le duc de la Vauguyon, lui fit comprendre qu'il était de son devoir de le conduire auprès de son royal (p. 20) aïeul. Arrivé aux appartements du Roi, le duc de la Vauguyon donna l'ordre d'annoncer Monsieur le Dauphin. À ce nom qu'on lui donnait pour la première fois, l'enfant fondit en larmes et s'évanouit. «Pauvre France! s'écria Louis XV en sanglotant, un Roi âgé de cinquante-cinq ans et un Dauphin de onze!»
Dans cette dramatique scène, on dirait que Louis XV, en prenant le deuil de son fils, porte celui de la monarchie. Il semble qu'on voit apparaître les misères du présent, et que par une rapide échappée on aperçoit les nuages sombres et chargés de tempêtes qui montent à l'horizon de l'avenir.
Le présent, en effet, offrait tant de scandales et l'avenir tant de périls, que le prince qui venait de mourir dans la force de l'âge n'avait pu jusqu'à sa dernière heure en détourner ses tristes pensées. Il s'éteignait comme accablé sous le poids des terribles obligations qui le menaçaient.—«Ce qui rend, disait-il un jour en soupirant, la réforme de l'État si difficile, c'est qu'il faudrait deux bons règnes de suite, l'un pour extirper les abus, l'autre pour les empêcher de renaître.» Et remarquant que ce déclin du sens moral, qui avait déjà frappé Leibnitz, était dû surtout au déréglement effréné de la plume et de la parole: «Vous le voyez, s'écriait-il, il ne paraît presque point de livres où la religion ne soit traitée de superstition et de chimère, où les rois ne soient représentés comme des tyrans, et leur autorité comme un despotisme intolérable. Les uns le disent ouvertement et avec audace, les autres se contentent de l'insinuer adroitement.»
Le respect que le Dauphin professait pour son père ne lui permettait pas d'ajouter que les vices étalés dans une haute sphère autorisaient ces attaques contre le trône, et que pendant qu'au dehors on battait en brèche les remparts de la monarchie, ils étaient ébranlés au dedans par ceux (p. 21) qui avaient mission de les défendre. Les licences du règne fournissaient des armes aux licences de la presse. Le cri d'alarme prophétique que jetait le Dauphin sur l'avenir était donc doublement motivé. On a écrit que celui qui jugeait ainsi son époque succomba à une maladie dont il portait le germe depuis plusieurs années. Je n'ai vu nulle part que la science ait constaté ce fait. On a dit que l'abolition de la Compagnie de Jésus, dont il croyait l'existence nécessaire à l'éducation chrétienne de la jeunesse dans les provinces du royaume[22], lui avait causé un chagrin qui avait altéré sa santé. La chose n'est pas impossible, car le Dauphin sentait profondément toute atteinte portée à la religion, qui était à ses yeux le premier fondement des empires.
On est allé plus loin. On a insinué que M. de Choiseul avait voulu se débarrasser par le poison d'un concurrent dangereux[23], capable autant que digne de gagner la confiance (p. 22) du Roi son père. Je ne puis me résoudre à croire à une pareille infamie.
Ceux qui, sans amnistier complétement M. de Choiseul, assignent à la mort du Dauphin une cause naturelle, se bornent à soutenir que les amertumes dont l'avaient abreuvé madame de Pompadour et M. de Choiseul, aussi bien que le profond chagrin qu'il avait ressenti de la perte de son fils aîné, avaient précipité le terme de ses jours. Je suis disposé à le croire.
Enfin, ceux qui ne voient que le côté matériel des choses humaines ont prétendu que le prince était mort des fatigues qu'il s'était données au camp de Compiègne. Ceci ne me paraît point vraisemblable.
La véritable cause de sa mort, nous persistons à le croire, ce fut le spectacle qu'il avait sous les yeux, le sentiment réfléchi des périls de sa maison, de la catastrophe qui menaçait sa patrie, et de sa propre impuissance à la prévenir. Il y avait là une torture qui était autre chose que la fatigue occasionnée par des parades militaires et des manœuvres d'artillerie. C'était moins à l'aspect d'un simulacre de bataille que les forces lui manquaient qu'à l'aspect (p. 23) de ce royal édifice qui penchait déjà sur sa race, et dont, malgré son grand cœur, il ne se sentait pas capable d'empêcher la chute.
Ses funérailles eurent lieu avec tous les honneurs dus à son rang. La Gazette de France du vendredi 3 janvier 1766 en donne le récit officiel:
«Après la mort de Mgr le Dauphin, son corps est demeuré exposé dans le château de Fontainebleau. Le Roi a ordonné que le duc d'Orléans y resteroit pour commander les détachements de sa maison militaire et domestique qui devoient faire le service, et pour donner tous les ordres convenables relativement aux obsèques et au transport du corps de Fontainebleau à Sens, où feu Mgr le Dauphin a désiré d'être enterré. Le samedi 28 du mois dernier, tout étant prêt pour le départ du convoi, l'archevêque de Reims, grand aumônier, fit à onze heures du matin la cérémonie de lever le corps, qui fut placé dans le char destiné à le porter à l'église métropolitaine de Sens. Le convoi se mit en marche peu après dans l'ordre suivant: Deux gardes du corps, soixante pauvres portant des flambeaux, plusieurs carrosses des personnes qui composoient le deuil, cinquante mousquetaires de la seconde compagnie, cinquante de la première, cinquante chevau-légers, deux carrosses du Roi occupés par les menins, un autre carrosse du Roi dans lequel étoient le duc d'Orléans, le duc de Tresmes, le duc de Fronsac et le marquis de Chauvelin, un quatrième dans lequel étoient l'archevêque de Reims, un aumônier du Roi, le confesseur de feu Mgr le Dauphin et le curé de l'église paroissiale de Fontainebleau, les pages de Madame la Dauphine, les pages de la Reine, vingt-quatre pages du Roi et plusieurs écuyers de Leurs Majestés, quatre trompettes des écuries, les hérauts d'armes, le maître des cérémonies, le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, quatre chevau-légers, le char funèbre, aux deux (p. 24) côtés duquel marchoient les Cent-Suisses de la garde du Roi, et qui étoit entouré d'un grand nombre de valets de pied de Sa Majesté. Quatre aumôniers du Roi portoient les quatre coins du poêle; les commandants des gendarmes, des chevau-légers et des mousquetaires marchoient près des roues. Le sieur de Saint-Sauveur, lieutenant des gardes du corps, suivoit le char à la tête de son détachement, qui précédoit cinquante gendarmes. Toutes les troupes de Sa Majesté, ainsi que les pages et les valets de pied, portoient des flambeaux. La marche étoit fermée par des carrosses des personnes qui composoient le deuil.
»Vers les sept heures du soir, le convoi arriva à Sens. Le cardinal de Luynes, archevêque de cette ville, reçut le corps de Mgr le Dauphin à la porte de l'église; l'archevêque de Reims le présenta au cardinal; le cercueil fut porté dans le chœur; on chanta les prières ordinaires; après quoi le duc d'Orléans et toutes les personnes qui avoient accompagné le convoi se retirèrent. Le corps de Mgr le Dauphin a été exposé dans le chœur de l'église pendant la nuit, et le lendemain 29, on a fait un service solennel, qui a été célébré par le cardinal de Luynes, et auquel le duc d'Orléans et toutes les personnes nommées ci-dessus ont assisté. Après le service, le corps de Mgr le Dauphin a été inhumé dans le caveau qui avoit été construit pour l'y déposer.»
Telles furent les funérailles du Dauphin de France, père des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, ces trois frères qui se succédèrent dans la lignée des Bourbons, comme celle des Valois avait été close par trois frères. Un mausolée lui fut élevé dans la métropole de Sens, des historiens écrivirent sa vie, des orateurs prononcèrent son éloge; la douleur du peuple fut sa plus belle oraison funèbre. Encore un quart de siècle, et ces cérémonies des royales obsèques ne se seraient pas déroulées à la mort du fils de Louis XV. C'est pour cela que j'ai cru devoir m'arrêter (p. 25) un instant devant le cercueil de ce prince, avant de toucher à l'histoire de Madame Élisabeth, sa fille. Son cercueil, en effet, est comme une borne milliaire entre les choses d'autrefois et les choses nouvelles, entre le repos et les orages, entre la monarchie et la révolution. Il nous servira à constater la marche que nous aurons faite sur le terrain brûlant des réformes sociales et des essais politiques. Ce fils de Louis XV avait assez vécu pour voir l'esprit orgueilleux des libres penseurs prévaloir sur l'esprit de l'Évangile. Il savait que Voltaire dominait le siècle, et que la raillerie ou la révolte ne laisserait debout aucune autorité consacrée par le temps. Aussi, avant de mourir, il demanda pour ses restes une sépulture moins royale que celle de ses aïeux. Il semble que ce n'était pas assez pour lui de fuir le Louvre, il voulut s'éloigner de Saint-Denis, que la révolution devait aussi visiter dans ses fureurs.
L'orphelin de onze ans que nous avons vu apparaître dans l'appartement de Louis XV au moment où la vie du Dauphin venait de s'éteindre, était sous quelques rapports digne d'un père si justement regretté. Sa jeune âme s'ouvrait à tous les sentiments vertueux, son esprit à toutes les sciences utiles. Il est permis de croire que si son père eût occupé le trône pendant quinze à vingt ans, et que ce jeune prince, avant d'y monter à son tour, eût été formé à l'école paternelle, la France aurait eu ces deux bons règnes que le Dauphin jugeait nécessaires pour sauver la monarchie.
Malheureusement son héritier ne fut point préparé par une intelligente et mâle éducation aux luttes qu'il devait rencontrer. Ses études subissaient l'influence de ce temps d'imprévoyance et d'erreur. Les instituteurs des princes leur enseignaient à modérer leur pouvoir beaucoup mieux qu'à le maintenir, et de leur côté les princes, désireux de complaire à l'opinion, dépouillaient le trône de son (p. 26) prestige et mettaient de l'orgueil à montrer qu'ils n'étaient plus à craindre.
Louis XV toutefois, malgré ses défauts, n'était pas un prince sans clairvoyance et sans fermeté. Apportant un grand esprit de modération dans son conseil, il laissait volontiers, dans les matières ordinaires, passer la décision à la majorité, alors même qu'elle était contraire à son avis; mais il savait, dans les affaires d'État, imposer son opinion. Aucun prince ne sut mieux écouter ni observer plus mûrement avant de prendre un parti. On sait combien il fut lent à se décider dans les deux actes les plus importants de son règne, l'expulsion des jésuites et le changement des parlements. Mais lorsqu'il n'était question que des prérogatives et affaires des princes de sa maison, il ne consultait même point son conseil, se regardant comme le seul législateur des droits de sa famille. Voici une loi qui fait également l'éloge de son esprit et de son cœur. Sollicité de régler le cérémonial entre Madame la Dauphine et l'aîné de ses fils (Louis XVI): «Il n'y a que la couronne, dit-il, qui puisse décider absolument du rang. Le droit naturel le donne aux mères: ainsi Madame la Dauphine l'aura sur son fils jusqu'à ce qu'il soit roi.»
Pénétrée des devoirs sacrés que lui imposait la perte qu'elle venait de faire, Madame la Dauphine essaya de surmonter sa douleur pour se dévouer à l'éducation de ses enfants. Élisabeth, qui n'avait que dix-huit mois, et dont le tempérament était toujours extrêmement délicat, occupait particulièrement sa vigilante sollicitude. Chaque jour la chétive existence de cette enfant était en péril, et ce ne fut qu'à force de soins et de tendresse qu'elle fut disputée à la mort: elle dut donc deux fois la vie à sa mère.
Un peu rassurée sur la santé de sa dernière-née, dont le (p. 27) pâle visage se colorait de jour en jour d'un rayon de vie, la Dauphine songea à se tracer pour l'instruction de ses enfants un plan de conduite et d'étude, et en chercha les éléments dans une liasse de papiers laissés par leur père avec cette suscription: «Écrits pour l'éducation de mon fils de Berry.» L'examen de ces documents, qu'avec un sentiment pieux elle appelait son trésor, ne se terminait jamais sans larmes. Avec le concours d'une personne éclairée et discrète, elle en tira des notes, des observations, des conseils qu'elle fondit dans un plan d'étude suivi, dont elle médita longuement chaque article. Ce labeur occupa sa première année de deuil, et elle s'y était appliquée avec tant d'attention qu'elle avait appris par cœur quelques préceptes touchants afin de les enseigner à ses fils. Ce plan d'étude achevé, elle le soumit à l'approbation du Roi[24].
Qui dira l'influence qu'auraient pu exercer sur les destinées de la France les leçons de cette royale institutrice, inspirée par l'élévation de son esprit et l'énergie de son caractère, aussi bien que par l'amour maternel? Qui sait si, sous cette forte main, le jeune duc de Berry, qui fut plus tard Louis XVI, n'eût pas senti germer dans son cœur, à côté des instincts droits qui font l'honnête homme, la décision d'esprit et la fermeté de caractère qui font le roi? Mais tour à tour les guides éclairés, les tuteurs habiles devaient manquer à cette pléiade de princes éclose à une heure difficile. Dieu, qui avait décidé que la grande monarchie française serait anéantie, voulut que la veuve inconsolée allât rejoindre son époux dans le tombeau. Ce malheur arriva à Versailles le vendredi 13 mars 1767.
Les bruits qui avaient circulé sur la cause de la mort du Dauphin se renouvelèrent au sujet de la mort de la Dauphine. Plus d'un historien a voulu encore charger de ce (p. 28) crime la politique du duc de Choiseul[25], mais ces assertions ont rencontré peu de crédit.
Le Dauphin, on l'a vu, avait demandé de reposer dans la cathédrale de Sens. Les restes de sa digne compagne y furent réunis aux siens. Guillaume Coustou fut chargé de l'exécution du mausolée, qui leur fut commun. On peut dire, sans être taxé d'exagération, que dans ce simple monument, qui représente deux urnes enlacées de guirlandes d'immortelles et les attributs symboliques des vertus chrétiennes, venaient de descendre l'espérance et le bonheur de la France[26].
La mort de la Dauphine fut en effet le prélude des calamités qui devaient affliger le royaume. Élisabeth était à peine âgée de trois ans quand elle devint orpheline. Elle vit des larmes sur le visage de toutes les personnes qui l'entouraient; mais elle ne comprit pas, à un âge si tendre, l'étendue de la perte qu'elle venait de faire, et que rien ne pouvait réparer pour elle.
Vers la fin de l'année 1768, il fut question de la présentation de madame du Barry à la cour. Le duc de Choiseul s'opposa le plus qu'il put au nouvel amour du Roi. Dévoué à la cour d'Autriche, il travaillait à amener le mariage du Roi avec une archiduchesse, dans la pensée que cette combinaison assurerait le maintien de sa politique. (p. 29) Le parti du duc de Choiseul paria que madame du Barry ne serait point présentée. Le parti du duc d'Aiguillon tint la gageure; triste gageure, qui peint l'époque, et qui devait être gagnée contre la fortune de la France! Le duc de Richelieu, habile dans ce genre d'affaires, présenta madame du Barry. La favorite reçut les hommages des princes de Condé et de Conti; mesdames de Château-Renaud, de l'Hospital, d'Aiguillon, de Mirepoix, la fréquentèrent; elle ne manqua ni de courtisans ni d'adorateurs. Le duc de Choiseul, vaincu dans cette intrigue, ne renonça point pour cela à l'alliance autrichienne; seulement il négocia pour le Dauphin le mariage qu'il avait projeté pour Louis XV. La jeune archiduchesse arriva le 14 mai 1770 à Compiègne, où elle fut reçue par le Roi et le Dauphin; le 15 elle soupa à la Muette avec la famille royale, y coucha, ainsi que ses femmes, et alla le lendemain à Versailles se réunir à la cour et recevoir la bénédiction nuptiale. Les témoins des fêtes données à Versailles à ce sujet ont attesté qu'aucune description n'en saurait donner une idée, et qu'elles dépassaient en magnificence les fêtes les plus célèbres du règne de Louis XIV. On a prétendu que la somme énorme de vingt millions fut dépensée à cette cérémonie; mais il est probable que le chiffre en a été exagéré par l'opposition philosophique, qui, justement irritée des profusions de la cour, regardait les abus avec un verre grossissant, afin de s'en faire un argument pour décrier le pouvoir. L'élégance splendide des toilettes étalées à cette occasion, la beauté des parures ruisselantes de diamants, l'illumination du jardin, éclairé en une seconde et comme par enchantement de plusieurs millions de lampions, offraient un coup d'œil magique. Le bouquet du feu d'artifice fit éclore ensemble trente mille fusées, qui embrasèrent l'espace et remplacèrent la nuit par l'éclat du jour. Quatorze jours après, un effroyable accident consterna la France. La ville de Paris voulut aussi (p. 30) avoir son feu d'artifice. Les présages funestes qui avaient troublé les fêtes dans le palais de Louis XIV se renouvelèrent à Paris autour de la statue de Louis XV. Si le 16 mai, au moment même de la cérémonie nuptiale, un violent orage avait éclaté sur Versailles, si le tonnerre avait grondé, si les éclairs avaient brillé, si des torrents de pluie avaient inondé la ville, à Paris il y eut quelque chose de plus que des présages fâcheux: ce furent des désastres réels qui marquèrent d'un deuil ineffaçable la soirée du 30 mai. À qui peut-on attribuer la responsabilité de ce malheur public? L'incurie de l'autorité et les calculs coupables de la malveillance doivent partager cette responsabilité. La rue Royale-Saint-Honoré, que l'on rebâtissait à cette époque, présentait l'aspect d'un terrain entrecoupé de décombres, d'échafaudages, de monceaux de pierres, de gravois qui en rendaient le passage difficile. Des mesures mal prises, la négligence qu'on eut de ne pas débarrasser les issues de la place Louis XV, où se tirait le feu d'artifice, un rassemblement de filous faisant presse afin de voler plus facilement, l'absence de la police et de la force armée, toutes ces circonstances concoururent à amener une confusion inextricable et un engorgement dans lequel trois cents personnes restèrent étouffées sur place. Un grand nombre d'autres demeurèrent pendant des heures renversées, abattues, foulées aux pieds, écrasées, et moururent des suites de leurs blessures[27]. Quelques historiens portent à plus de douze cents le nombre des victimes de cette catastrophe, qui jeta le deuil dans tant de familles.
Après avoir dit les funestes événements qui vinrent (p. 31) assombrir ces fêtes, il faut ajouter, sans pouvoir préciser un chiffre, qu'elles furent très-dispendieuses. Il reste à ce sujet un mot historique de l'abbé Terray qui peint tout ensemble le cynisme de son esprit et la dureté de son âme. Louis XV lui ayant demandé comment il avait trouvé ces fêtes: «Ah! Sire, impayables,» répondit-il en déridant son front nébuleux. En effet, il ne se pressa pas de payer les fournisseurs.
Le Dauphin et la Dauphine furent inconsolables de ce malheur; ils essayèrent d'en effacer la trace, ou du moins d'en adoucir les souvenirs par des largesses et des témoignages de bonté.
Les fêtes de la cour aussi eurent leurs contre-temps: elles soulevèrent en effet des conflits d'amour-propre et des prétentions de préséance. L'Impératrice avait témoigné le désir que Mademoiselle de Lorraine et le prince de Lambesc, ses parents, y prissent rang immédiatement après les princes du sang. Cette demande avait provoqué une vive opposition de la part de la noblesse française, et comme la Dauphine, qui ne comprenait pas cette susceptibilité, en exprimait sa surprise aux duchesses de Noailles et de Bouillon, ces dames, tout en protestant de leur respectueuse déférence pour la princesse, répondirent que l'inexorable étiquette ne leur permettait pas de faire le sacrifice de droits et de priviléges consacrés par le temps. La jeune Dauphine, dit-on, se prit à sourire, et ce sourire causa un tel scandale que la noblesse du royaume se crut obligée d'intervenir en corps dans le débat. Un mémoire fut rédigé en son nom et remis au Roi par l'évêque de Noyon[28]. Marie-Antoinette se soumit de bonne grâce, mais elle conçut pour l'étiquette inexorable un dégoût qu'elle ne put surmonter et qui lui attira des ennemis plus inexorables encore que l'étiquette.
(p. 32) Ce mémoire, dont quelques considérants étaient parfaitement applicables à la vieille noblesse guerrière, et qui par cela même avait le tort de se tromper un peu de date à la fin du dix-huitième siècle, quand la noblesse comptait tant d'anoblis, éveilla une foule de susceptibilités qu'on n'avait pas prévues. Il occupa aussi les causeries railleuses de l'ancienne bourgeoisie, qui commençait à compter dans la société française, et qui déjà, dans son impatience envieuse, sentait que son règne était proche. N'apercevant pas dans ce rapport le côté national qui aurait dû trouver grâce à ses yeux, la ville fit comme Marie-Antoinette, elle se mit à rire de prétentions qui irritaient sa jalousie tout autant qu'elles avaient blessé la naïve fierté de la Dauphine. Quant au Roi, il se tira de cette méchante affaire par un moyen terme, qui semblait offrir une satisfaction à l'Impératrice sans porter atteinte aux priviléges de la noblesse du royaume[29].
L'entrée publique du Dauphin et de la Dauphine dans la capitale fut saluée par les plus chaleureuses acclamations. Pour répondre à l'empressement du peuple parisien, le prince et la princesse se promenèrent longtemps dans le jardin des Tuileries, au milieu d'une foule compacte de spectateurs. Ce fut comme un témoignage incessant de sympathie et d'affection échangé entre ce jeune couple destiné au trône, et ce bon peuple, alors si dévoué encore à ses princes en ce temps-là.
De nombreux mariages, conclus presque à la même époque, avaient pour ainsi dire renouvelé l'aspect de la cour de France, devenue déjà si brillante par le mariage de l'héritier du trône avec une archiduchesse d'Autriche. Les deux frères du Dauphin avaient épousé[30] deux princesses (p. 33) de Savoie, sœurs elles-mêmes. Le duc de Chartres s'était marié[31] à la fille du duc de Penthièvre; le duc de Bourbon à une princesse d'Orléans[32]; et la princesse de Lamballe essayait de cacher sous son voile de veuve l'éclat d'une jeunesse en fleur. Le roi Louis XV se trouvait ainsi au milieu d'une cour toute printanière, comme disait madame du Deffand. Dans de pareilles circonstances, Louis XIV vieillissant s'était fait le centre de la société brillante formée par les générations nouvelles des princes de sa maison; entouré de ses petits-fils, de leurs femmes, de leurs cours, il s'informait d'eux, de leurs intérêts, de leurs habitudes; il s'occupait de leurs plaisirs; sa sollicitude inspirait une respectueuse affection. Aussi, aïeul, enfants, petits-enfants, se rencontraient-ils volontiers, certains de n'avoir point à subir un ennui ou à redouter un blâme. Mais Louis XV n'était ni père ni roi dans son palais: il n'aimait ni la gravité du cérémonial qui impose une gêne, ni la sévérité de l'étiquette qui se fait gardienne de la décence. Arraché aux sentiments de la famille par des passions devenues plus déplorables avec l'âge, il se renfermait pour s'épargner l'ennui d'un contrôle ou la honte d'un scandale.
D'après les bruits qui coururent à cette époque, mais qui n'ont que la valeur d'hypothèses accueillies par la malignité publique, il aurait eu un trésor particulier qu'il n'aurait pas dédaigné de grossir, comme aurait pu le faire un simple agioteur, par le jeu des actions et des effets royaux; spéculateur d'autant plus habile qu'instruit de l'état exact et du mouvement des fonds publics, il aurait pu diriger ses opérations selon le thermomètre de son intérêt. Il aurait étendu même ses trafics sur le commerce des blés. Ce qu'il y a de certain, c'est que les souffrances rancuneuses (p. 34) du peuple lui attribuèrent plusieurs fois la disette. Si le caractère d'un prince doux, patient et qu'on disait ami de son peuple, ne mérite pas une telle flétrissure, il faut dire toutefois que son insouciance et son incurie autorisaient de graves accusations. Louis XV ne croyait pas à la probité: cette triste incrédulité était-elle le reflet d'une mauvaise conscience ou le résultat de l'expérience qu'il avait faite des hommes? Je ne sais; mais il avait un grand dégoût pour les affaires comme un grand mépris pour l'humanité. Le bien qu'il ne se sentait pas la force de faire, il n'imaginait pas qu'un autre pût le tenter. Il regardait comme chose étrangère ce qui ne lui était point personnel, et les plaisirs mêmes qu'il recherchait cessaient de lui plaire dès que l'uniformité s'y mêlait.
Cependant, le gouvernement qui s'accommodait de la dépravation des mœurs commençait à s'inquiéter du déréglement effréné des écrits. Pendant son séjour à Fontainebleau, au mois d'octobre 1771, M. de Maupeou appela l'attention du Roi sur cette question. Ce n'était point sa sollicitude pour l'intérêt public qui le portait à agir ainsi, encore moins la pensée de rendre hommage à la mémoire du Dauphin; il obéissait exclusivement à un intérêt de préservation personnelle. Mais aucun moyen ne fut encore proposé pour arrêter ce fléau contagieux des libelles licencieux qui avait envahi les provinces[33].
Une question aussi grave occupait moins la société française (p. 35) qu'un vers de Voltaire ou un bon mot de mademoiselle Arnould. Le billet d'enterrement du duc de la Vauguyon attira l'attention publique cent fois plus que n'avait fait l'annonce de sa mort.
Marie-Antoinette, qui imputait à cet ancien gouverneur du Dauphin et des princes ses frères tout ce qui lui paraissait défectueux dans leurs habitudes et dans leurs goûts, n'avait aucune sorte de sympathie pour lui, et ne témoigna aucun regret de sa mort. Comme une de ses femmes accourut tout émue lui raconter les actes de piété, de repentir et de charité qui avaient honoré ses derniers instants, disant qu'il avait fait venir ses gens près de son lit pour leur demander pardon... «Pardon de quoi? reprit la Dauphine avec vivacité: il a placé tous ses valets, il les a tous enrichis; c'était au Dauphin et à ses frères que le saint homme que vous pleurez avait à demander pardon pour avoir donné si peu de soins à l'éducation des princes dont dépendent les destinées et le bonheur de vingt-cinq millions d'hommes. Heureusement que leur bon naturel et leur aptitude personnelle n'ont point cessé de travailler à racheter la coupable incurie de leur gouverneur.»
Le billet d'enterrement de ce vieillard, œuvre d'une composition réfléchie et laborieuse, avait été envoyé, selon l'usage, aux portes de tous les hôtels de Versailles; il n'en devint pas moins bientôt, par sa singularité, un effet de bibliothèque, d'autant plus recherché, qu'une émulation de curiosité le rendit de jour en jour plus rare. En voici la teneur:
«Vous êtes prié d'assister au convoi, service et enterrement de Monseigneur Antoine-Paul-Jacques de Quelen, chef des noms et armes des anciens seigneurs de la châtellenie de Quelen, en haute Bretagne, juveigneur[34] des (p. 36) comtes de Porhoët, substitué aux noms et armes de Stuer de Caulsade, duc de la Vauguyon, pair de France, prince de Carency, comte de Quélen et du Boulay, marquis de Saint-Mégrin, de Callonge et d'Archiac; vicomte de Calvaignac; baron des anciennes et hautes baronnies de Tonneins, Gratteloup, Villeton, la Gruère et Picornet; seigneur de Larnagol et Talcoimur; vidame, chevalier et avoué de Sarlac, haut baron de Guyenne, second baron de Quercy, lieutenant général des armées du Roi, chevalier de ses ordres, menin de feu monseigneur le Dauphin, premier gentilhomme de la chambre de monseigneur le Dauphin, grand maître de sa garde-robe, ci-devant gouverneur de sa personne et de celle de monseigneur le comte de Provence, gouverneur de la personne de monseigneur le comte d'Artois, premier gentilhomme de sa chambre, grand maître de sa garde-robe et surintendant de sa maison, qui se feront jeudi 6 février 1772, à dix heures du matin, en l'église royale et paroissiale de Notre-Dame de Versailles, où son corps sera inhumé.
»De profundis.»
Grimm, après avoir transcrit cette lettre d'invitation dans sa Correspondance, ajoutait plaisamment: «Il seroit à propos de fonder et d'ériger une chaire dont le professeur ne feroit autre chose, toute l'année, que d'expliquer à la jeunesse le billet d'enterrement de M. le duc de la Vauguyon, sans quoi il est à craindre que l'érudition nécessaire pour le bien entendre ne se perde insensiblement, et que ce billet ne devienne, avec le temps, le désespoir des critiques.»
Madame Élisabeth en fit justice à sa manière. Comme l'on revenait sans cesse sur ce billet incroyable: «Combien M. de Saint-Mégrin, dit-elle, doit regretter d'avoir donné prétexte à tant de bruit sur la tombe de son père!»
(p. 37) La France présentait un singulier spectacle: rien ne bougeait dans la politique, et les esprits étaient agités. La légèreté de la nation, son insouciance naturelle s'accommodaient trop bien de la douceur du gouvernement intérieur pour attacher de l'importance aux événements qui se préparaient au delà de l'horizon.
Le choix des distractions, la poursuite des plaisirs étaient les seuls mobiles qui imprimassent une impulsion à la société endormie dans une douce quiétude. Le mouvement n'était pas dans les faits, il était dans les idées. Aussi les nouveautés de tout genre étaient-elles accueillies avec faveur. Les discussions du jansénisme et du molinisme, qui avaient passionné la génération précédente, ne rencontraient qu'une profonde indifférence chez l'insouciante oisiveté des gens du monde. Un opéra nouveau, une séance de l'Académie française, les Mémoires de Beaumarchais, quelques lignes de l'Encyclopédie, dont chaque livraison était annoncée à son de trompe par la Gazette de France, voilà quels étaient les principaux éléments des passions du jour.
Une question de musique enflammait les esprits bien autrement que le démembrement de la Pologne ou l'indépendance de l'Amérique. Les noms de Gluck et de Piccini étaient les cris de ralliement; la salle de l'Opéra était le théâtre de la guerre, guerre puérile et pourtant de longue durée, guerre de chansons, d'épigrammes et de pamphlets, prélude étrange des divisions politiques qui allaient déchirer la France. Le sujet des querelles était sans doute médiocre et puéril, mais l'esprit de lutte et d'antagonisme se révélait déjà. Un enthousiasme extraordinaire accueillait aussi les découvertes merveilleuses qui étaient signalées dans le domaine des sciences physiques.
La société peu instruite, que ces révélations étonnaient et ravissaient, y puisait je ne sais quel idéal chimérique qu'elle (p. 38) allait bientôt poursuivre à travers tous les obstacles. Les bornes de l'impossible semblaient au moment d'être franchies par le génie de l'homme. Les systèmes les plus extravagants et les chimères les plus insensées trouvaient des prôneurs.
La Gazette de France annonçait tous les deux mois comme une nouvelle importante l'apparition d'un nouveau volume de l'Encyclopédie; tous les jours elle enregistrait la collation faite par le Roi d'abbayes et de prébendes à des ecclésiastiques moins nourris de leur bréviaire et de l'histoire de l'Église que de l'étude des romans de Voltaire ou de Restif de la Bretonne. La plupart de ces bénéfices étant à la nomination et présentation des princes et seigneurs, l'autorité royale se bornait à les sanctionner aveuglément comme autant de faveurs accordées au népotisme ou arrachées par l'importunité. Et pourtant le sentiment public attribuait forcément au Roi lui-même toute la responsabilité des désordres enfantés par ces abus. Le mal que faisait une partie du haut clergé au sommet de l'édifice social par sa corruption, une partie du bas clergé le continuait dans les degrés inférieurs par son ignorance. Le prêtre du dix-huitième siècle était ainsi, aux deux extrêmes degrés de l'échelle, bien loin de ressembler au prêtre tel que le neuvième siècle en concevait l'idéal.
«Le docteur ecclésiastique, déclarait le concile d'Aix-la-Chapelle en 836, doit briller par la science comme par la piété de la vie, car la science sans la piété le rend arrogant, la piété sans la science le rend inutile.»
En convenant que le défaut de piété est plus criminel, nous ferons remarquer que le défaut de science est plus irréparable: un mouvement de la grâce peut changer les mœurs d'un mauvais prêtre et le ramener à Dieu; mais pour acquérir la science il faut de grands efforts et des années. Si, dans chaque état, il est besoin d'une instruction (p. 39) spéciale pour en remplir dignement les fonctions; si, faute de cette instruction spéciale, le négociant se ruine, le capitaine se fait battre, le juge commet des injustices, le médecin tue ses malades, que dirons-nous donc si le ministère des âmes, cet art des arts, comme l'appelle saint Grégoire, c'est-à-dire le ministère le plus important de tous, est confié à des prêtres dépourvus des lumières qu'ils doivent enseigner, et par conséquent défenseurs inhabiles des dogmes qu'on attaque, et gardiens impuissants de la morale qu'on altère? L'hérésie du seizième siècle avait dû presque tous ses succès à l'ignorance du clergé. Ce malheur devait se reproduire dans le dernier siècle, avec des chances d'autant plus fatales que l'esprit de la philosophie était plein d'audace et maniait avec un rare talent l'arme de la raillerie.
Cependant il ne faut pas croire que le clergé français tout entier fût atteint de l'aveuglement de l'ignorance ou de la gangrène de la corruption. S'il en avait été ainsi, la Révolution, quand elle descendit menaçante dans l'arène, n'aurait pas trouvé tant de prêtres prêts à renouveler les merveilles du christianisme héroïque, et à protester par le martyre contre la profanation des choses saintes et l'usurpation des droits de l'Église. À l'époque même où se manifestaient dans la sphère ecclésiastique les abus que nous avons signalés, on voyait monter dans la chaire des prêtres qui, usant de la liberté de la parole presque égale à la licence des mœurs, dévoilaient et combattaient ces abus. Les voix du clergé français les plus écoutées s'élevaient contre la dépravation de la morale, et faisaient remarquer, dans les progrès de l'irréligion, le présage de la décadence de l'État. Un archidiacre de l'Église de Montpellier, nourri de l'étude de Bossuet et de Bourdaloue et qui s'était acquis une certaine renommée par le panégyrique de saint Louis, prononcé en présence de l'Académie française, avait été (p. 40) choisi en 1757 pour prêcher devant le Roi de France. L'abbé de Cambacérès (c'était son nom[35]) avait l'amour du bien, un grand zèle pour le service de l'Église et de l'humanité; dénué de toute ambition personnelle et peu soucieux des faveurs du prince, il étala devant Louis XV le tableau de la société et du gouvernement avec des paroles si vraies qu'elles étonnèrent le monarque et firent trembler les courtisans.
Ces avertissements descendirent encore de la chaire avec plus de précision. L'abbé de Beauvais, qui dut à ses vertus sacerdotales encore plus qu'à son éloquence son élévation à l'épiscopat[36], prononça, dans les premiers mois de 1774, un sermon dont nous extrayons ce passage: «Sire, mon devoir de ministre d'un Dieu de vérité m'ordonne de vous dire que vos peuples sont malheureux, que vous en êtes la cause, et qu'on vous le laisse ignorer.» Ajoutons que l'orateur avait pris pour texte de son discours ces paroles de Jonas: «Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur. Encore quarante jours, et Ninive sera renversée.» Ces paroles doublement prophétiques ne retentirent pas en vain. Quarante jours après, le roi Louis XV mourut.
Le mercredi 27 avril 1774, ce prince, étant à Trianon, eut un frisson suivi de fièvre, de mal de tête et de douleurs dans les reins. Il se détermina à revenir à Versailles.
Le vendredi 29, il fut saigné deux fois, et dans la soirée la petite vérole parut. Cette atteinte n'offrit d'abord aucun signe alarmant.
La Gazette de France du lundi 9 mai donnait les nouvelles suivantes:
(p. 41) «De Versailles, le 8 mai 1774.
»Le 5 de ce mois, la petite vérole de Sa Majesté a fait beaucoup de progrès pendant la journée; le redoublement de la nuit a été plus fort que les précédents; il y a eu beaucoup de chaleur et même quelques moments de délire. Néanmoins la journée du 6 s'est passée fort tranquillement.... La nuit suivante, le redoublement a été plus modéré, et quoiqu'il eût été moins long que dans la nuit précédente, Sa Majesté fit appeler de son propre mouvement l'abbé Maudeux, son confesseur, et demanda sur les sept heures du matin à recevoir le saint viatique, qui lui fut apporté par le cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier de France. La famille royale, les princes et princesses du sang, les grands officiers de la couronne, les ministres secrétaires d'État, etc., accompagnèrent le saint sacrement jusqu'aux appartements du Roi et le reconduisirent à la chapelle dans le même ordre. Les gardes françoises et suisses étoient sous les armes dans la grande cour du château et battoient aux champs. Sa Majesté a montré dans cette maladie beaucoup de force, de fermeté, de constance et de courage, et principalement dans cette occasion des sentiments de piété et de religion dignes d'un roi très-chrétien.... La journée du 7 a été fort calme.... Ce matin, vers les cinq heures et demie, le redoublement est devenu très-fort, et Sa Majesté a eu quelques moments de délire. Ces accidents ont été bientôt calmés par des efforts pour vomir qui sont survenus naturellement. La suppuration se soutient, et la plus grande partie des boutons du visage et du col sont déjà desséchés.»
Ce bulletin, fait pour rassurer sur les suites de la maladie, ne laissait pas que de causer une grande émotion. La consternation est dans Versailles. On annonce que l'air du château est infecté: cinquante personnes gagnent la (p. 42) petite vérole pour avoir traversé seulement la galerie; dix en meurent.
«Le Roi est à toute extrémité: outre la petite vérole, il a le pourpre; on ne peut entrer sans danger dans sa chambre. M. de Létorière est mort pour avoir entr'ouvert sa porte afin de le regarder deux minutes. Les médecins eux-mêmes prennent toutes sortes de précautions pour se préserver de la contagion de ce mal affreux, et Mesdames, qui n'ont jamais eu la petite vérole, qui ne sont plus jeunes, et dont la santé est naturellement mauvaise, sont toutes trois dans la chambre, assises près de son lit et sous ses rideaux; elles passent là le jour et la nuit. Tout le monde leur a fait à ce sujet les plus fortes représentations; on leur a dit que c'étoit plus que d'exposer leur vie, que c'étoit la sacrifier: rien n'a pu les empêcher de remplir ce pieux devoir[37].»
La conduite de Mesdames inspira à Madame la Dauphine un sentiment d'estime et d'attachement dont elle se plut à leur donner de nombreux témoignages lorsqu'elle fut Reine. Madame Élisabeth, que son âge avait empêchée d'être initiée à ces détails, en apprit plus tard le récit, qui la pénétra aussi de respect pour ses tantes.
La seule pensée de la mort du Roi suffisait dans ce temps-là pour agiter profondément les esprits. De toutes parts s'élevaient des prières; les villes, les confréries, les abbayes, les communautés religieuses et les corps militaires faisaient célébrer des messes pour le rétablissement de la santé du Roi. La ville de Strasbourg disputait aux plus vieilles cités de la monarchie le droit de montrer en cette occasion des sentiments français. Dès qu'elle apprit la maladie du prince, elle ordonna des prières publiques; elle fit une procession générale, où derrière le saint sacrement marchèrent le maréchal de Contades et tous les corps (p. 43) du clergé, de la magistrature et de la noblesse. Pendant la grand'messe, les magistrats en corps se présentèrent à l'offrande, et firent lire par l'un des avocats généraux de la ville l'acte d'un vœu solennel, qui fut déposé sur l'autel.
«Dieu tout-puissant, arbitre des destinées, vous donnez aux peuples dans votre miséricorde les rois selon votre cœur. Les jours de notre auguste monarque Louis le Bien-Aimé sont menacés. Voyez le magistrat et le peuple prosternés aux pieds de vos autels. Ils viennent vous supplier de prolonger, pour la gloire de votre nom et pour notre bonheur, les jours précieux de notre monarque et notre père. En reconnoissance de ce bienfait, nous faisons le vœu public et solennel, au nom de cette ville, de renouveler annuellement nos actions de grâces par le sacrifice de la messe, que nous ferons célébrer à cet effet; et comme votre miséricorde entend de préférence la voix des pauvres, nous promettons de doter en mariage quatre personnes indigentes nées de cette ville, pour en jouir autant qu'il plaira à votre divine bonté de conserver la vie de notre Roi, pour laquelle nous offrons mille fois les nôtres.»
Ce vœu, que nous citons à cause de la manière dont il est énoncé, devait rester inexécuté. Dans la soirée du 8, l'état du Roi empira.
Dès qu'il connut la nature de son mal, Louis XV désespéra de sa guérison. «Je n'entends pas, dit-il, qu'on renouvelle ici la scène de Metz.» C'était ordonner le renvoi de madame du Barry. Elle se retira à Ruel chez le duc d'Aiguillon. Quelques personnes de la cour, au nombre de quinze, dit-on, crurent devoir l'y visiter. Leurs livrées furent remarquées. Une sorte de défaveur rejaillit sur ces personnes. Longtemps après, pour désigner l'une d'elles, on disait dans le cercle de la famille royale: «C'était une des quinze voitures de Ruel.»
M. le Dauphin, menacé d'être roi, demandait instamment (p. 44) à Dieu d'éloigner de lui ce malheur. Dans la matinée du 9 mai, il écrivit à l'abbé Terray ce billet, que l'histoire doit conserver: «Monsieur le contrôleur général, je vous prie de faire distribuer sur-le-champ deux cent mille francs aux pauvres de Paris, pour prier Dieu pour le Roi; et si vous trouvez que c'est trop cher, retenez-les sur nos pensions à Madame la Dauphine et à moi.»
Louis XV, sentant le danger où il se trouvait, demanda l'extrême-onction, qui lui fut administrée le 9, à neuf heures du soir, par l'évêque de Senlis, son premier aumônier. Il reçut ce sacrement avec une piété édifiante, et, malgré ses souffrances, ne cessa de joindre ses prières à celles qu'on faisait pour lui. «Le prêtre qui lui administra les derniers sacrements, rapporte Anquetil[38], demanda publiquement, par son ordre et en son nom, pardon des scandales qu'il avait donnés.» Dans la nuit du 9 au 10, ses souffrances devinrent atroces; dans la matinée du 10, elles se calmèrent un peu, et à trois heures de l'après-midi, elles cessèrent tout à fait. Louis XV était âgé de soixante-quatre ans trois mois et cinq jours.
Un symptôme infaillible annonçait de minute en minute la fin de plus en plus prochaine du monarque. Une foule considérable encombrait les abords du palais, et l'Œil-de-bœuf se remplissait de courtisans.
Le Dauphin avait résolu de quitter Versailles avec sa famille au moment même de la mort du Roi. Dans une telle circonstance, il eût été peu convenable de transmettre de bouche en bouche des ordres positifs de départ. La bienséance inventa un moyen de correspondance entre le château et l'écurie: une bougie placée sur une fenêtre de l'appartement royal devait être éteinte aussitôt que le Roi aurait fermé les yeux. Les écuyers tenaient l'œil fixé sur cette petite lumière, avec laquelle allait finir un règne.
(p. 45) Au bout d'une demi-heure, la fenêtre s'ouvre et la lumière est éteinte. Les carrosses de la cour sont attelés, les gardes du corps, les écuyers, les pages montent à cheval. Cependant un bruit terrible et ressemblant, dit la chronique, à celui du tonnerre, se faisait entendre dans l'appartement de Louis XV: c'était la foule des courtisans désertant l'antichambre du Roi mort et se précipitant dans l'antichambre du nouveau Roi. C'est ce bruit étrange et sinistre qui annonça à Louis XVI et à Marie-Antoinette que leur règne commençait. Tous deux, par un mouvement spontané, tombèrent à genoux, les yeux pleins de larmes, et en s'écriant: «Mon Dieu! guidez-nous, protégez-nous; nous régnons trop jeunes.» À ce moment, madame la comtesse de Noailles entre, et la première salue Madame la Dauphine comme reine de France; elle prie Leurs Majestés de vouloir bien quitter les cabinets intérieurs pour venir dans la chambre recevoir les hommages de la famille royale et des grands officiers de la couronne. Appuyée au bras de son époux, un mouchoir sur les yeux, la jeune Reine, dans l'attitude la plus touchante, reçoit ces premières visites. Les carrosses sont avancés, l'escorte est à cheval; l'horloge du palais marque quatre heures; toute la cour part pour Choisy: Mesdames, tantes du Roi, dans leur voiture particulière, Madame Clotilde et Madame Élisabeth avec madame la comtesse de Marsan et leurs sous-gouvernantes; le Roi, la Reine, Monsieur, frère du Roi, Madame, le comte et la comtesse d'Artois réunis dans une même voiture.
Le château de Versailles est désert. Courtisans, serviteurs, laquais se hâtent de fuir l'atmosphère pestilentielle que désormais aucun intérêt ne donne le courage d'affronter. En quittant la chambre mortuaire, le duc de Villequier enjoint à M. Andouillé, premier chirurgien du Roi, d'ouvrir le corps et de l'embaumer. «Je dois nécessairement (p. 46) en mourir, répondit Andouillé, mais je suis prêt; seulement, pendant que j'opérerai, vous tiendrez la tête: votre charge vous en fait un devoir.» M. de Villequier se retira, n'insistant plus pour que l'opération fût faite; aussi ne le fut-elle pas. Il devint urgent de procéder le plus tôt possible à l'ensevelissement. Le cercueil fut apporté, les chirurgiens y firent verser une quantité d'esprit-de-vin. Quelques pauvres ouvriers, grassement rémunérés, mirent dans le linceul et couchèrent dans la bière celui qui peu d'heures auparavant était le roi de France.
Cependant le carrosse du nouveau Roi et de sa famille cheminait vers Choisy. La scène solennelle dont ils venaient d'être témoins, celle qui s'ouvrait devant eux, les disposaient naturellement à des pensées tristes et graves; mais à moitié route, un mot plaisamment estropié par madame la comtesse d'Artois fit éclater un rire électrique; les larmes furent essuyées, et les trois couples royaux reprirent le caractère de leur âge.
La Gazette de France du 13 mai contenait le panégyrique du feu Roi, rappelant les hauts faits accomplis sous son règne: la Lorraine acquise à la France, l'érection d'un grand nombre de monuments publics, l'établissement de l'École militaire, la protection accordée aux arts, les grandes voies ouvertes pour la facilité du commerce; puis la Gazette énumérait les qualités d'esprit et de cœur qui avaient conquis à ce prince l'affection populaire[39]. Les éloges décernés (p. 47) au royal défunt par un journal ne trouvèrent point d'écho dans les sentiments publics. On était loin du temps où la France en larmes avait prodigué à Louis XV des témoignages d'affection. Sans doute quelques pages militaires avaient honoré ce long règne; il léguait au pays des créations utiles et des acquisitions glorieuses. Mais lorsqu'on en pesait d'une main impartiale les torts et les mérites, c'était le plateau des torts qui emportait la balance. Le niveau de la France était descendu en Europe, et le niveau de la royauté était descendu en France. Louis XV, qui avait gaspillé le présent, laissait à son héritier un menaçant avenir. Le peuple apprenait que son Roi avait vaillamment supporté cette maladie purulente dont le dégoût augmente les douleurs; mais il avait vu dans les souffrances du prince le châtiment même de ses désordres.
(p. 48) Les Feuillants du monastère royal de Saint-Bernard, près des Tuileries, dont la mission est de prier au lit de mort des princes de la maison royale, avaient été, dès le soir du 10 mai, mandés par le grand aumônier pour remplir leur office. Leur charité et leur dévouement furent vaincus par l'insupportable odeur d'un cadavre en dissolution. Dès le 12, il devint indispensable de procéder à la levée du corps. À sept heures du soir, le convoi funèbre sortit du château, sans cérémonie, selon l'usage pratiqué pour les princes qui meurent de la petite vérole[40]. Le clergé des deux paroisses et les Récollets de Versailles suivirent le cercueil jusqu'à la place d'Armes; l'évêque de Senlis, premier aumônier de Sa Majesté, l'accompagna jusqu'à Saint-Denis. Le peuple, parsemé sur la route, se montra insensible à ces tristes funérailles, et plus d'une fois même il chargea d'imprécations la mémoire de ce prince qu'il avait surnommé le Bien-Aimé.
Toutefois les prières publiques se multiplièrent de toutes parts: il y avait au fond des cœurs pieux comme un besoin de demander à Dieu le repos de cette âme royale, et les églises[41] n'attendaient pas à cet égard l'exemple ou le signal des évêques. Tous les corps civils et militaires de l'État, les villes, les tribunaux, les chapitres, les ordres religieux, toutes les communautés, toutes les confréries, toutes les classes de citoyens manifestèrent par des prières publiques des sentiments au fond desquels peut-être il eût été facile de trouver moins de regret pour le prince qui n'était plus, que de vœux pour le couple royal qui, sans force et sans expérience, venait d'être chargé de veiller sur la fortune publique.
ÉDUCATION DE MADAME ÉLISABETH.—MARIAGE DE MADAME CLOTILDE.
13 MARS 1764—28 AOÛT 1777.
Mulierem fortem quis inveniet? procul, et de ultimis finibus pretium ejus.
Proverbes, XXXI.
Naissance de Madame Élisabeth. — Sa complexion délicate. — Madame Clotilde et Madame Élisabeth élevées par madame de Marsan. — Différence d'humeur et de caractère des deux sœurs. — Élisabeth malade soignée par Clotilde. — Première communion de Clotilde. — Madame de Mackau nommée sous-gouvernante des Enfants de France. — Amélioration qui se produit progressivement dans l'éducation d'Élisabeth. — Mademoiselle de Mackau devient l'amie de Madame Élisabeth. — Cercle des jeunes princesses. — Compiègne et Fontainebleau. — M. Leblond. — Plutarque expurgé par madame de la Ferté-Imbault et apprécié par Dumouriez. — Opinion de madame de Genlis sur les livres qu'il convient de mettre dans les mains des jeunes personnes. — L'abbé de Montégut enseigne l'Évangile à Madame Élisabeth et développe en elle le sentiment religieux. — Madame de Marsan la conduit à Saint-Cyr; intérêt et charme qu'elle y rencontre. Sentiment de la Reine pour les jeunes filles élevées dans cette maison. — Deux cent mille livres remises par ordre de Louis XVI aux curés de Paris pour être distribuées aux pauvres. — M. Machault d'Arnouville, M. de Choiseul, M. de Maurepas. — Lettre du jeune Roi à celui-ci. — Maurepas jugé par Marmontel. — Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie atteintes de la maladie du feu Roi, leur père. — La jeune famille royale quitte aussitôt Choisy et se rend à la Muette. — La foule, dès le lever du jour, encombre les grilles du château. — Enthousiasme populaire. — Tabatières de deuil: la consolation dans le chagrin; les quesaco; les poufs au sentiment. — Les bonnets à grands papillons. — Une plaisanterie d'une des dames de la Reine est cause que cette princesse est mal jugée par les vieilles douairières qui viennent faire les révérences de deuil. — Inondations et désastres à l'avénement du Roi comme à son mariage. — Troubles à Weimar; émeute; incendie. — Premier conseil des dépêches tenu par le roi Louis XVI au château de la Muette. — Madame Élisabeth, avec la famille royale, dans l'église des Carmélites de Saint-Denis. — Le jeudi 2 juin, jour de la Fête-Dieu, la jeune princesse avec toute la Cour accompagne à pied le saint sacrement à l'église paroissiale de Passy. — Le premier acte de l'autorité royale est de faire remise du droit de joyeux avénement. — Les du Barry s'éloignent. — La comtesse se retire dans l'abbaye du Pont-aux-Dames. — Le duc d'Aiguillon; le comte du Muy; le comte de Vergennes. — Le parlement; la chambre des comptes; la cour des monnaies. — Gresset, directeur de l'Académie française, harangue le Roi et la Reine. — Durosoy. — Retour à Versailles. — L'abbé de Vermond. — Soufflot. — Archevêques (p. 50) et évêques. — Inoculation, à Marly, du Roi, du comte et de la comtesse de Provence, du comte et de la comtesse d'Artois. — Le parti du progrès: Turgot. — Le prince Louis de Rohan. — Buffon. — Delille. — Madame Clotilde et Madame Élisabeth à la Muette. — La Cour quitte Marly et se rend à Compiègne, où elle emmène les deux jeunes princesses. — Réception faite au Roi. — Arrivée de Mesdames. — Fête de l'Assomption; vœu de Louis XIII; procession religieuse où figurent Clotilde et Élisabeth. — Arrivée en France de l'archiduc Maximilien-François. — Audience donnée par Louis XVI au comte de Viry, ambassadeur de Sardaigne, et au comte de Vergennes, ministre des affaires étrangères: déclaration du mariage de Madame Clotilde avec le prince de Piémont.
Pour initier le lecteur à la connaissance de l'époque qui précéda immédiatement celle qui sert de cadre à la vie que nous avons entrepris de raconter, nous avons dû esquisser à grands traits le mouvement des idées et des faits des dix dernières années du règne de Louis XV. Le berceau et la première enfance de Madame Élisabeth tinrent si peu de place dans ces dix années, que nous avons eu à peine l'occasion de la nommer dans cette introduction. Au moment d'ouvrir le récit de sa vie, nous devons grouper dans leur ordre chronologique le petit nombre de faits relatifs à cette princesse qui précédèrent l'avénement de son frère le roi Louis XVI.
Élisabeth-Philippine-Marie-Hélène de France, fille de Louis, Dauphin, et de Marie-Joséphine de Saxe, était née à Versailles le jeudi 3 mai 1764, à deux heures du matin. Dans la journée, le duc de Berry, le comte de Provence, le comte d'Artois, se rendirent à la chapelle du château, immédiatement après la messe du Roi, pour la cérémonie du baptême de la princesse nouvellement née. Le Roi et la Reine, Monsieur le Dauphin, Madame Adélaïde, Mesdames Victoire, Sophie et Louise, le duc d'Orléans, le duc de Chartres, le prince de Condé, le prince de Conty, la princesse de Conty, la comtesse de la Marche, le comte de Clermont, le comte d'Eu, le duc de Penthièvre et le prince de Lamballe, assistèrent à cette cérémonie. La petite princesse fut tenue sur les fonts par le jeune duc de Berry, au nom de l'infant don Philippe, et par Madame Adélaïde, au nom (p. 51) de la reine d'Espagne douairière. Le baptême fut administré par l'archevêque de Reims, grand aumônier du Roi, en présence de M. Allant, curé de la paroisse du château. Plusieurs dignitaires de la cour assistaient à la cérémonie, ainsi que les ambassadeurs d'Espagne et de Naples.
Madame Élisabeth, en venant au jour, était d'une complexion si délicate que son existence, pendant les premiers mois, donna lieu à des inquiétudes continuelles. Ceux qui se plaisent à tirer l'horoscope des princes, disaient que cette princesse était trop faible pour saisir les belles destinées qui s'offraient à elle: ils ne se doutaient pas qu'au contraire ses destinées seraient terribles, qu'elle aurait la force de les supporter, et qu'il viendrait des temps mauvais où les maîtres de la France trouveraient trop longue et abrégeraient cette vie qu'on appréhendait alors de voir s'éteindre trop tôt.
La petite orpheline, après la mort de Madame la Dauphine, fut entièrement livrée aux soins de madame la comtesse de Marsan[42], gouvernante des Enfants de France, qui déjà voyait croître sous sa direction une autre princesse, la jeune Clotilde, destinée au trône de Sardaigne, dont elle devait être l'amour et l'édification. Il y avait entre l'âge des deux sœurs un intervalle de quatre ans et huit mois. La différence d'humeur et de caractère était encore plus grande: Clotilde était née avec les plus heureuses dispositions, il suffisait de les suivre et de les aider; chez Élisabeth, au contraire, il fallait souvent contrarier la nature, toujours la diriger. Fière, inflexible, emportée, il y avait chez elle à dompter des défauts très-regrettables dans un rang inférieur, intolérables dans une princesse de sang royal. (p. 52) Madame de Marsan avait rempli la première moitié de sa tâche avec zèle et bonheur, mais aussi sans difficulté: la jeune Clotilde était douée des qualités les plus aimables: la crainte d'affliger celle qui prenait soin de son enfance la rendait attentive aux paroles de madame de Marsan et docile à ses leçons; elle cherchait à deviner dans ses regards le moindre de ses désirs, et ce désir lui devenait un devoir. L'application qu'elle apportait à ses travaux attestait le goût qu'elle y prenait, et promettait d'avance le succès qui couronna cette éducation donnée avec tant d'intelligence et reçue avec une docilité si empressée. La bonté de son cœur répondait à l'élévation de son esprit, et elle se faisait aimer sans efforts de tous ceux qui l'approchaient.
La seconde partie de la tâche de madame de Marsan était autrement difficile. L'opiniâtreté de Madame Élisabeth rappelait celle du duc de Bourgogne, l'aîné de ses frères, avant que l'éducation l'eût assouplie; fière de sa naissance, elle exigeait auprès d'elle des instruments souples de sa volonté; elle disait qu'elle n'avait pas besoin d'apprendre et de se fatiguer inutilement, puisqu'il y avait toujours près des princes des hommes qui étaient chargés de penser pour eux. Elle trépignait de colère quand une de ses femmes ne lui apportait pas immédiatement l'objet qu'elle avait réclamé. La différence qui existait entre les caractères des deux sœurs en avait fait naître une dans les sentiments que leur gouvernante éprouvait pour chacune d'elles, et la préférence que, involontairement peut-être, elle montrait à l'aînée, ne put échapper à la cadette. La jalousie vint encore accroître en celle-ci l'âpreté du caractère; et un jour que madame de Marsan lui refusait une chose qu'elle désirait: «Si ma sœur Clotilde, lui répondit-elle froidement, vous l'eût demandée, elle l'aurait obtenue.»
Élisabeth tomba malade. Clotilde demanda avec instance (p. 53) qu'on la laissât auprès d'elle, et elle obtint que son lit fût momentanément apporté auprès du sien. Alors âgée de dix ans, elle prodigua à sa jeune sœur tous les soins d'une infirmière. Elle voulait la veiller la nuit, et elle éprouva un vif chagrin de se voir enlever cette consolation. Mais madame de Marsan craignant, d'après l'avis du médecin, que le mal ne se communiquât, jugea prudent de les séparer.
La maladie d'Élisabeth avait développé dans sa sœur les sentiments de la plus tendre amitié. Clotilde ne se borna plus à lui montrer de l'intérêt pour sa santé, elle se fit un plaisir de lui montrer l'alphabet et la manière d'épeler et de former les mots; elle lui donna de petits conseils qui aidèrent à améliorer son caractère, et à lui inculquer les premières notions de cette religion dont elle avait déjà elle-même nourri son âme.
Le moment approchait où cette jeune princesse, douée des sentiments les plus purs et de la plus douce piété, allait faire sa première communion. Les dispositions angéliques qu'elle apportait à cet acte lui faisaient désirer ardemment de voir arriver ce grand jour. Ce fut le troisième mardi d'après Pâques de l'année 1770, le dix-septième jour d'avril, qu'elle eut ce bonheur, dont le souvenir ne s'effaça jamais de sa mémoire. Ce jour-là, selon l'étiquette de la cour, elle quitta les simples habits de l'enfance pour revêtir la parure d'une jeune princesse. Sa modestie inquiète se rappela toujours avec tristesse, j'ai presque dit avec remords, qu'elle avait revêtu une parure mondaine pour aller recevoir le Dieu des pauvres et des affligés, et elle n'en parla jamais qu'avec le sentiment de la plus sincère humilité.
Madame de Marsan avait senti qu'elle avait besoin d'aide pour la seconder dans la réforme qu'elle avait à cœur d'opérer: elle jeta les yeux sur madame la baronne de (p. 54) Mackau, dont le mari avait été ministre du Roi à Ratisbonne. Mademoiselle Marie-Angélique de Fitte de Soucy (madame de Mackau) avait été élevée à Saint-Cyr. Cette maison conservait avec soin non-seulement des notes sur le caractère et le mérite de ses élèves, mais elle aimait à les suivre dans le monde, pour lequel elle les avait formées. Ce fut d'après les renseignements puisés à cette source que madame de Marsan demanda au Roi de nommer sous-gouvernante madame de Mackau, qui vivait retirée en Alsace. Ce choix semblait offrir toutes les conditions requises pour obtenir d'heureux changements dans le caractère d'un enfant volontaire et hautain: madame de Mackau, en effet, possédait la fermeté qui fait ployer la résistance et la bienveillance affectueuse qui sait attirer l'attachement. Armée d'une puissance presque maternelle, elle éleva les enfants du trône comme elle eût élevé ses enfants, ne leur passant aucun défaut, sachant au besoin se faire craindre d'eux, tout en leur faisant aimer la vertu, dont les leçons, dans sa bouche, avaient cette autorité que l'exemple rend forte et sacrée. Elle joignait à un esprit supérieur une dignité de ton et de manières qui inspirait le respect. Quand son élève s'abandonnait à un de ces mouvements d'humeur hautaine auxquels elle était sujette, madame de Mackau, après quelques observations sévères, laissait paraître sur sa physionomie une gravité morne, comme pour lui rappeler que les princes, aussi bien que toutes les autres personnes, ne peuvent être aimés que pour leurs vertus et leurs qualités. Affligée, déconcertée de ce changement subit et inattendu, Élisabeth, ne sachant ni feindre ni cacher ce qui se passait en son âme, donnait un grand avantage à sa gouvernante, habile à profiter de la connaissance qu'elle avait de ce qui se passait dans l'âme de son élève pour diriger son éducation.
La vive expression du regret de ses fautes, la promesse de (p. 55) s'amender, amenaient un changement dans les manières de madame de Mackau. Aussi arrivait-il souvent que, malgré ses cris et ses lamentations, Élisabeth cédait aux douces instances de l'amitié. Peu à peu on vit s'effacer en elle les défauts qui retardaient ses progrès et l'empêchaient de profiter d'une instruction si propre à son développement moral. Ses sages directrices ne négligeaient rien pour former sa raison, l'habituer à discuter sur toutes les questions avec facilité et sans pédantisme, à bien poser un argument, à l'examiner avec discernement, et à résoudre une question avec logique. Comme tout progrès ne s'accomplit que par degrés, la jeune princesse, pendant quelque temps encore, commettait des fautes. En ces occasions, devenues rares toutefois, elle rencontrait un regard sévère, un accueil sec, et ce seul témoignage de mécontentement lui devenait une punition efficace.
Outre les progrès rapides qu'elle fit dans ses études élémentaires, l'amélioration qui s'était produite dans son naturel prouvait l'excellence de la méthode qu'on avait employée. Ce caractère si hautain et si violent se changea peu à peu en une fermeté de principes, une noblesse et une énergie de sentiments qui plus tard la rendirent supérieure à toutes les épreuves qui traversèrent sa vie. C'est ainsi que Madame Élisabeth s'était sentie dominée par un ascendant irrésistible; c'est ainsi que sous cette sage et forte discipline, ses défauts naturels se changèrent peu à peu en vertus. C'est ainsi qu'elle reconnut que sous cet extérieur froid et imposant il y avait un cœur qui l'aimait pour elle-même, et que dès lors disposée à aimer son institutrice, à son tour, elle chercha à lui plaire.
Désormais humble et soumise, elle écoute avec plaisir les avertissements qu'on lui donne, elle les met en pratique avec empressement: à la simplicité de l'enfance déjà elle joint la prudence et le discernement de l'âge mûr. À mesure (p. 56) que ses connaissances augmentent, elle cherche à régler ses actions et à les diriger vers Dieu; à mesure aussi qu'elle témoigne à sa gouvernante plus de déférence et d'affection, elle reçoit d'elle, en retour, des témoignages plus marqués de dévouement maternel. Elle sent alors douloureusement la perte qu'elle a faite de ses parents: privée de leurs caresses et du plus doux sentiment de la nature, son cœur s'ouvre à l'amour fraternel, qui devient sa passion dominante. Elle chérit tendrement ses trois frères, mais une sorte de prédilection l'entraîne vers le duc de Berry, devenu Dauphin. Serait-ce qu'elle prévoit qu'il sera malheureux, puisqu'il est déjà menacé d'être roi? Cette tendresse de cœur, qui a servi à corriger tous les défauts d'Élisabeth, doit être dans le cours de sa vie la source de ses consolations, de son courage, de ses chagrins et de son dévouement.
Madame de Mackau lui présenta sa fille, qui fut associée à ses études aussi bien qu'à ses récréations. Tenant par l'âge le milieu entre Clotilde et Élisabeth, ayant deux ans de plus que celle-ci et deux ans de moins que la première, elle était comme un trait d'union entre les deux sœurs.
«Lorsque je fus présentée à Madame Élisabeth, a rapporté madame de Bombelles (mademoiselle de Mackau), j'étois, malgré mes deux ans de plus, aussi portée qu'elle à m'amuser. Les jeux furent bientôt établis entre nous, et la connoissance bientôt faite. Madame Élisabeth demandoit sans cesse à me voir: j'étois la récompense ou de son application ou de sa docilité.»
Vers cette époque, à certains jours, après les études sérieuses, plusieurs dames de mérite, aussi recommandables par leurs principes religieux que par leur instruction, étaient aussi admises dans l'intimité des deux petites princesses. C'était un cercle qu'on leur créait afin d'utiliser leurs loisirs tout en les amusant, de les former à l'habitude du monde, de leur apprendre à énoncer leurs idées (p. 57) avec grâce et concision, à juger les choses avec justesse, à exprimer leurs jugements avec clarté. Ces réunions, qu'elles voyaient toujours revenir avec joie, avaient le précieux avantage de s'offrir à elles sous la forme de récréations; mais ces fécondes récréations, sous leur gaieté apparente et sous leur parfaite modestie, les initiaient, sans qu'elles s'en doutassent, à ce tact pour ainsi dire divinatoire, à cette science du monde si nécessaire et si difficile à acquérir, qui consiste à discerner à première vue le mérite des individus, à apprécier le caractère, l'esprit dominant de chaque société, sous quelque forme qu'il se présente: finesse et sagacité qui devinrent par la suite si exquises chez Élisabeth, que rarement elle se trompait dans l'opinion qu'elle se formait du caractère des personnes aussi bien que de l'esprit des réunions où elle se trouvait. «Jamais, dit M. Ferrand, Madame Élisabeth n'a pu s'intéresser à une conversation dans laquelle il n'y avait rien à gagner; jamais elle n'a su s'amuser d'un entretien frivole. Le temps était précieux pour elle: elle savait qu'on n'en jouit que par le sage emploi qu'on en fait; qu'il se hâte toujours sans jamais nous attendre; que c'est à nous à nous hâter avec lui: elle ne concevait pas l'existence de ces êtres qui gémissent perpétuellement accablés du poids d'une heure: elle regrettait ces moments qu'un monde léger consomme à des riens, pour se délivrer de l'embarras de les employer utilement, et le temps ne la surprenait jamais sans trouver la vertu dans ses actions ou dans ses projets[43].»
C'était surtout durant la saison que la Cour passait aux châteaux de Compiègne et de Fontainebleau qu'avaient lieu les instructives récréations dont nous venons de parler. Madame de Marsan avait composé quelques petits proverbes pour être joués par ses royales élèves et les personnes de leur société. Le dénoûment de ces humbles (p. 58) pièces, faites d'ailleurs sans prétention, contenait toujours une moralité utile, et finissait d'ordinaire par une de ces maximes sentimentales à la mode de ce temps-là.
C'est aussi pendant leur séjour dans ces deux résidences royales que l'étude de la botanique occupait particulièrement les loisirs des deux princesses. Souvent M. Lemonnier, célèbre médecin dont l'instruction était si étendue et si variée, les accompagnait avec leur gouvernante dans les jardins ou dans la forêt, et expliquait devant elles les propriétés de chaque fleur, de chaque plante, de chaque arbuste, leur origine et l'époque de leur acclimatation en France. Tout est intéressant dans la nature quand on s'applique à en découvrir les arcanes. Ces promenades avaient laissé dans l'esprit de Madame Clotilde et de Madame Élisabeth un souvenir qu'elles aimèrent toujours à se rappeler.
Ce fut M. Leblond qui leur donna les premières leçons d'histoire et de géographie. Sur la demande de leur gouvernante, madame de la Ferté-Imbault avait arrangé pour elles quelques extraits de la Vie des hommes illustres de Plutarque. Le lecteur pourra s'étonner du choix que l'on faisait pour l'instruction des deux jeunes sœurs du roi de France, d'un livre où madame Roland raconte, en ses Mémoires, avoir puisé son enthousiasme pour la république, et que, vers la fin de l'année 1792, au plus fort de la tourmente révolutionnaire, Dumouriez appréciait ainsi dans une lettre adressée au général Biron: «Lisez Plutarque, pour apprendre à devenir républicain.» Certes, dans ce merveilleux ouvrage de Plutarque, tout est vivant: ce ne sont pas des pages d'histoire qu'on donne à lire à la jeunesse, ce sont des héros qu'on lui montre: ce sont des rois, des législateurs, des capitaines qui lui apparaissent comme des amis imposants, révélateurs de la vérité et confirmant la vérité par leur exemple. Mais nous remarquons que madame de Genlis n'a point fait figurer les hommes de Plutarque (p. 59) dans son Traité d'éducation des jeunes personnes, et qu'elle dit dans ce traité: «Il n'est aucun ouvrage que les enfants de sept à quinze ans puissent lire seuls avec fruit pour la première fois; donc tous leur sont également dangereux.» C'est pour cela sans doute que madame de la Ferté-Imbault était chargée d'arranger l'historien de l'antiquité.
Laissons là ces puérils détails: les injustices souffertes par les grands hommes d'Athènes et de Rome auraient sans doute appris à Madame Élisabeth à supporter avec courage les humiliations et la mort; mais soyons vrais: Dieu devait placer sur sa route deux guides bien autrement sûrs pour la soutenir dans cette terrible lutte: cette foi si vive qui arrache ceux qui en sont animés à toutes les craintes, puisqu'elle les arrache à tous les doutes, et cette invincible espérance qui éclaire les ombres du présent du rayonnement de l'immortalité.
L'abbé de Montégut, chanoine de Chartres, qui avait été nommé, dans les premiers jours de mai 1774, instituteur en survivance des Enfants de France, d'après la démission de l'abbé de Lusinnes, contribua à développer en Madame Élisabeth ce sentiment religieux qui ne la quitta plus pendant sa vie[44]. Il lui expliqua les merveilles de cet Évangile qui est tout ensemble l'école du devoir et la source des consolations. Elle s'appliqua à cette étude avec une sagacité et une pénétration au-dessus de son âge. On eût dit qu'une secrète inspiration l'avertissait que c'était là la meilleure et la première des sciences. À mesure que son intelligence se développa, ces préceptes s'enracinèrent profondément en elle. La religion lui apparut comme une chaîne de devoirs et de consolations, dont le premier anneau, attaché au Ciel, attire sans cesse l'humanité vers son origine et sa fin. Elle ne chercha pas, comme les esprits de son temps, à pénétrer les mystères impénétrables, elle (p. 60) se soumit fermement à la loi de l'Église, sachant combien est infinie la grandeur de Dieu et combien notre propre nature est limitée. La révélation suppléait suffisamment pour elle à l'infirmité de notre intelligence, car c'est à sa lumière que nous marchons dans la charité qui est notre voie, et vers le ciel qui est notre but. Aussi les traits de piété et d'abnégation que son instituteur mettait sous ses yeux étaient-ils reçus par elle avec cet empressement facile qu'elle devait mettre un jour à en offrir elle-même des exemples.
De son côté, madame de Marsan la conduisait souvent à Saint-Cyr, où elle aimait à s'entretenir avec les dames qui avaient porté au plus haut point de perfection l'éducation des jeunes personnes confiées à leurs soins. Celles de ces dernières qui par leur application et leur conduite avaient mérité une récompense, étaient introduites près de la princesse. D'ordinaire on disait le salut à son arrivée. La jeune Élisabeth avait du goût pour ce royal asile, où tout était simple, noble et grand; souvent elle entrait dans les classes, dont les travaux l'intéressaient, souvent aussi dans le réfectoire, où le menu du souper aussi bien que l'âge et le nombre des convives occupaient son attention.
Ce royal établissement, qui portait l'empreinte d'une sainte et majestueuse pensée, avait éveillé toutes les sympathies de notre jeune visiteuse, qui ne le quittait jamais sans se promettre d'y revenir. La Reine elle-même, sans montrer une affection particulière pour Saint-Cyr, avait pris en estime les dames et les élèves de cette maison: elle avait parmi ses femmes quelques jeunes filles de Saint-Louis, et «elle leur interdisait le spectacle lorsque les pièces ne lui paraissaient pas d'une moralité convenable, se regardant avec raison comme chargée de veiller aux mœurs et à la conduite de ces jeunes personnes[45].»
Le moment est venu de reprendre notre récit à l'endroit (p. 61) où nous l'avions suspendu, c'est-à-dire à la fin du règne de Louis XV et à l'avénement de son successeur. Nous parcourrons rapidement ces années, pendant lesquelles, selon un écrivain optimiste (M. Droz), la Révolution aurait pu être évitée, et nous chercherons surtout, au milieu des faits généraux, la trace des premiers pas de Madame Élisabeth. Nous avons laissé à Choisy la jeune royauté environnée de la sympathie publique. Il convient de rappeler ici ses débuts. Avant de quitter Versailles, Louis XVI avait ordonné à l'abbé Terray, contrôleur général des finances, de remettre deux cent mille livres aux curés des paroisses de Paris pour être distribuées aux pauvres. À peine descendu à Choisy, le prince se recueille; il jette des regards inquiets autour de lui; il cherche un appui pour sa faiblesse, un ami pour son cœur. Il croit l'apercevoir parmi les victimes de la disgrâce d'un pouvoir qui n'avait su inspirer ni estime ni crainte. Sa raison lui désigne Machault d'Arnouville; le secret désir de la Reine indique Choiseul. Un conseil de famille (j'allais dire une intrigue que dirige Madame Adélaïde) fait pencher la balance en faveur de M. de Maurepas.
On prétendit à l'époque où l'événement se passa que la famille ne combattit point d'abord le choix du Roi, et que la lettre qui mandait Machault était déjà remise au courrier; mais que celui-ci ayant tardé deux minutes à enfourcher son cheval, auquel manquait une sangle ou une gourmette, la lettre lui fut redemandée et mise à l'adresse de Maurepas. À quoi tiennent les destinées d'un empire! Elles tiennent, croyez-le bien, beaucoup plus à la volonté de ceux qui gouvernent qu'à une sangle et une gourmette. La timidité de Louis XVI, qui devait lui être si fatale, l'empêcha de prendre tout d'abord la résolution que son cœur lui dictait, et qui était la meilleure. Il fit donc partir la lettre dont voici la copie:
(p. 62) »À Monsieur le comte de Maurepas.
«Choisy, le 11 mai 1774.
»Dans la juste douleur qui m'accable et que je partage avec tout le royaume, j'ai de grands devoirs à remplir. Je suis roi, et ce nom renferme toutes mes obligations; mais je n'ai que vingt ans, et je n'ai pas toutes les connoissances qui me sont nécessaires; de plus, je ne puis voir aucun ministre, tous ayant vu le Roi dans sa dernière maladie. La certitude que j'ai de votre probité et de votre connoissance profonde des affaires m'engage à vous prier de m'aider de vos conseils. Venez donc le plus tôt qu'il vous sera possible, et vous me ferez grand plaisir.
»Louis.»
Marmontel me semble avoir apprécié justement la résolution de Louis XVI: «S'il n'avoit fallu, dit-il, qu'instruire un jeune roi à manier légèrement et adroitement les affaires, à se jouer des hommes et des choses et à se faire un amusement du devoir de régner, Maurepas eût été sans aucune comparaison l'homme qu'on auroit dû choisir. Peut-être avoit-on espéré que l'âge et le malheur auroient donné à son caractère plus de solidité, de constance et d'énergie; mais naturellement foible, indolent, personnel, aimant ses aises et son repos, voulant que sa vieillesse fût honorée mais tranquille, évitant tout ce qui pouvoit attrister ses soupers ou inquiéter son sommeil, croyant à peine aux vertus pénibles et regardant le pur amour du bien public comme une duperie ou comme une jactance, peu jaloux de donner de l'éclat à son ministère, et faisant consister l'art du gouvernement à tout mener sans bruit, en consultant toujours les considérations plutôt que les principes, Maurepas fut dans sa vieillesse ce qu'il avoit été dans ses (p. 63) jeunes années, un homme aimable, occupé de lui-même, et un ministre courtisan.»
Placé près d'un roi de vingt ans, un tel ministre ne pouvait, ce me semble, qu'intimider sa jeunesse sans guider son inexpérience.
Quatre jours après leur arrivée à Choisy, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie furent atteintes du mal dont leur dévouement avait gagné le germe près du lit du Roi leur père, pendant son affreuse maladie. L'état de Madame Adélaïde inspirait particulièrement quelque crainte. Marie-Antoinette écrivait à sa mère le 14 avril: «On vient de me défendre d'aller chez ma tante Adélaïde, qui a beaucoup de fièvre et maux de reins: on craint la petite vérole. Je frémis et n'ose pas penser aux suites; il est déjà bien affreux pour elle de payer si vite le sacrifice qu'elle a fait[46].»
Les médecins ordonnèrent de faire sur-le-champ partir de Choisy la jeune famille royale. Elle se rendit au château de la Muette. La proximité de Paris attira aux environs de cette résidence une affluence de monde telle, que dès le lever du jour la foule était déjà établie aux grilles du château.
La défaveur jetée sur le déclin du dernier règne, l'espérance que le nouveau règne faisait naître, concouraient à exciter des démonstrations d'allégresse et d'affection qui, dès le matin jusqu'au coucher du soleil, se traduisaient par les cris de Vive le Roi! Marie-Antoinette tressaillait de joie à ces démonstrations, qui semblaient dire que le jeune Roi avait le cœur de ses peuples[47]. Elle mandait à l'Impératrice-reine (p. 64) que depuis la mort de son aïeul, Louis XVI «ne cessoit de travailler et de répondre de sa main aux ministres qu'il ne pouvoit pas encore voir, et à beaucoup d'autres lettres. Ce qu'il y a de sûr, ajoutait-elle, c'est qu'il a le goût de l'économie et le plus grand désir de rendre ses peuples heureux. En tout il a autant d'envie que de besoin de s'instruire; j'espère que Dieu bénira sa bonne volonté[48].»
Jamais règne ne s'inaugura par des témoignages d'enthousiasme plus unanimes. Les poëtes à l'envi célébraient le jeune Roi; la toilette de la jeune Reine devenait un type sur lequel toutes les modes se réglaient. Un joaillier s'enrichissait en vendant des tabatières de deuil, portant dans leur boîte faite de chagrin le portrait de Marie-Antoinette; ce qui amena ce jeu de mots: La consolation dans le chagrin.
Le deuil du feu Roi avait arrêté une nouvelle mode assez étrange, qui avait succédé aux quesaco, et qu'on appelait les poufs au sentiment. C'était une coiffure élevée dans laquelle on ménageait une place à l'image des personnes ou des choses de sa prédilection, comme le portrait de son (p. 65) père, de sa fille, celui de son chien, de son chat, ou même de son sapajou, tout cela garni des cheveux d'un époux ou d'un ami de cœur; mode incroyable, où l'extravagance le disputait au ridicule.
Le Roi décida que le deuil serait de sept mois, dont un en grandes pleureuses et un en petites[49]. Toutes les dames présentées à la cour, les plus âgées comme les plus jeunes, regardèrent comme un devoir de venir rendre hommage à leurs nouveaux souverains. Un jour fut indiqué pour la réception générale des révérences de deuil. Laissons parler un témoin oculaire[50]: «Les petits bonnets noirs à grands papillons, les vieilles têtes chancelantes, les révérences profondes et répondant aux mouvements de la tête, rendirent à la vérité quelques vénérables douairières un peu grotesques; mais la Reine, qui avait beaucoup de dignité et de respect pour les convenances, ne commit pas la faute grave de perdre le maintien qu'elle devait observer. Une plaisanterie indiscrète d'une des dames du palais lui en donna cependant le tort apparent. Madame la marquise de Clermont-Tonnerre, fatiguée de la longueur de cette séance, et forcée par les fonctions de sa charge de se tenir debout derrière la Reine, trouva plus commode de s'asseoir à terre sur le parquet, en se cachant derrière l'espèce de muraille que formaient les paniers de la Reine et des dames du palais. Là, voulant fixer l'attention et contrefaire la gaieté, elle tirait les jupes de ces dames et faisait mille espiègleries. Le contraste de ces enfantillages avec le sérieux de la représentation qui régnait dans toute la chambre de la Reine, déconcerta Sa Majesté. Plusieurs fois elle porta son éventail devant son visage pour cacher un sourire involontaire, et l'aréopage sévère des vieilles dames, prononçant son arrêt en dernier ressort, déclara que la jeune (p. 66) Reine s'était moquée de toutes les personnes respectables qui s'étaient empressées de lui rendre leurs devoirs; qu'elle n'aimait que la jeunesse; qu'elle avait manqué à toutes les bienséances, et qu'aucune d'elles ne se présenterait plus à la cour. Le titre de moqueuse lui fut généralement donné, et il n'en est point qui soit plus défavorablement accueilli dans le monde.... Les fautes des grands, ou celles que la méchanceté leur attribue, circulent avec la plus grande rapidité et se transmettent comme une sorte de tradition historique que le provincial le plus obscur aime à répéter. Plus de quinze ans après cet événement, j'entendais raconter à de vieilles dames, au fond de l'Auvergne, tous les détails du jour des révérences pour le deuil du feu Roi, où, disait-on, la Reine avait indécemment éclaté de rire au nez des duchesses et des princesses sexagénaires qui avaient cru devoir paraître pour cette cérémonie.»
Le 18 mai, il n'était bruit que de désastres causés par l'orage dans les journées du 14 et du 15. On racontait que dans le village de Lieux[51], à une heure de Pontoise, les eaux s'étaient accrues si instantanément qu'on avait été obligé d'abattre des murailles pour secourir des enfants qui surnageaient dans leurs berceaux. L'eau était entrée avec tant d'impétuosité dans l'église, que la population, qui chantait vêpres en ce moment, n'eut que le temps de se sauver; plusieurs maisons furent entraînées, les fruits naissants détruits, et tout espoir de moisson anéanti. De l'autre côté de Paris, même désastre: la vallée d'Yères était couverte d'eau. Le petit ruisseau qui baigne à peine le pied du château de Romaine, près de Lésigny en Brie, avait grossi jusqu'à la hauteur de vingt pieds, renversant les ponts, les murs de clôture, étouffant les bestiaux et atteignant (p. 67) déjà les hommes réfugiés dans les étages supérieurs du château, qui menaçait de céder lui-même.
On racontait aussi plusieurs incendies qui avaient causé de grands malheurs en Normandie et en Picardie, notamment au bourg de Tricot, près de Montdidier. Ainsi les désastres qui avaient marqué le mariage de Louis XVI se reproduisaient à son avénement.
Le public dut être frappé de la corrélation qui se manifestait entre les deux grandes époques de la vie de ce prince, et quelques-uns de ces esprits qui, sans croire être fatalistes ou superstitieux, cherchent à préjuger la destinée des rois par les faits mêmes qui accompagnent leur début, prédirent que le règne inauguré ainsi serait témoin de bouleversements qui changeraient la face du monde.
La nouvelle de ces désastres apportait aux habitants de la Muette un nouveau sujet de tristesse; mais ils avaient l'esprit trop élevé pour voir dans ces fâcheux accidents des signes qui dussent assombrir pour eux l'horizon de l'avenir. Cependant la Reine apprit en même temps les troubles qui venaient d'agiter le petit État de Weimar. La régence que la duchesse Anne-Amélie avait exercée pendant la minorité de son fils touchait à son terme, et l'impatience de quelques novateurs avait fomenté ces mouvements qui précèdent d'ordinaire la fin d'un règne et le commencement d'une autorité nouvelle. La lettre qui contenait ces détails racontait qu'une émeute ayant éclaté à propos d'une taxe établie de temps immémorial à Weimar, la régente avait fait arrêter deux des plus mutins, puis, les ayant relâchés, ils avaient été portés chez eux en triomphe. (Ici la Reine, qui lisait ces détails, s'arrêta, et Monsieur fit cette réflexion: «Il ne fallait pas les arrêter s'ils n'étaient pas coupables.—Ni les relâcher s'ils l'étaient,» répondit Marie-Antoinette. Puis elle continua la (p. 68) lecture de cette lettre, rapportant que l'émotion de ces scènes avait altéré la santé de la duchesse, et que depuis quelques jours elle gardait le lit, lorsqu'un incendie éclata dans son palais[52]).
On s'occupa au château de la Muette de ce sinistre événement, sans se douter qu'il était le prélude des agitations bien autrement redoutables qui allaient tourmenter l'Europe et surtout la France. Veuve, mère et régente, la duchesse de Weimar avait plus d'un titre à l'intérêt de la Reine; mais le malheur dont Marie-Antoinette prenait pitié, et le courage dont elle faisait l'éloge, n'étaient rien auprès de ce que Dieu réservait à la Reine et à sa belle-sœur Élisabeth, en ce moment auprès d'elle, et qui n'avait encore que dix ans: un malheur au-dessus de toute pitié, un courage au-dessus de tout éloge.
L'âge si tendre de Madame Élisabeth m'a obligé jusqu'ici à ne point distinguer sa vie de celle du Roi son frère et de celle de la Reine sa sœur, qui se séparaient le moins possible de cette jeune princesse. Le courant des grandeurs royales emportait ce petit flot, qui n'avait encore ni bruit (p. 69) ni mouvement qui lui fussent propres. Bientôt Élisabeth sortira de cette ombre propice qui environna ses premières années. On verra l'aurore de son esprit se lever, son cœur se former, et puis, une fois armée pour le combat, elle viendra librement demander sa part des épreuves et des adversités royales; mais n'anticipons pas sur les événements, et n'ouvrons pas à la Révolution avant qu'elle frappe à la porte de l'histoire.
Le 21 mai, le Roi tient son premier conseil des dépêches, auquel le comte de Maurepas est appelé.
Le dimanche 22, jour de la Pentecôte, et le lundi 23, Madame Élisabeth avec toute la famille royale assiste le matin à l'office et l'après-midi aux vêpres, dans l'église des Minimes de Chaillot. Le mardi 24, dans l'après-midi, Madame Élisabeth accompagne encore sa famille à Saint-Denis, où elle va voir Madame Louise et entendre les vêpres et le salut dans l'église des Religieuses Carmélites. Le peuple se porte en foule sur leur passage et leur témoigne ses sentiments par de vives acclamations.
Le jeudi 2 juin, jour de la Fête-Dieu, un acte de piété publique (que ne comprennent plus les philosophes du jour) leur attire les bénédictions des mères chrétiennes: le Roi et la Reine, entourés de leur famille, accompagnent à pied le saint sacrement à la procession de l'église paroissiale de Passy. Cette cérémonie religieuse avait attiré un concours prodigieux de population. Informé qu'un des boulangers du lieu avait profité de cette occasion pour vendre son pain au-dessus de la taxe, le Roi manda lui-même cet artisan enrichi, le réprimanda vivement, et le condamna à une amende de six cents livres pour les pauvres.
Le lendemain 3 juin, paraît un édit qui gagne davantage aux jeunes souverains les sympathies populaires. Le premier acte de l'autorité royale est tout ensemble un acte de (p. 70) justice et de bonté: il rassure la nation sur le payement des dettes de l'État, sur l'acquittement des intérêts promis, et il fait remise du droit de joyeux avénement[53].
L'atmosphère de la loyauté s'épure: les du Barry s'éloignent; la comtesse se retire dans l'abbaye du Pont-aux-Dames, près de Meaux, M. de Monteil remplace le (p. 71) marquis du Barry comme capitaine colonel des Suisses de la garde du comte d'Artois, et la comtesse de Polignac remplace la marquise du Barry, dame pour accompagner la comtesse d'Artois. Le duc d'Aiguillon remet aussi au Roi la démission de sa charge de secrétaire d'État: le Roi appelle le comte du Muy au ministère de la guerre, et le comte de Vergennes (qui était ambassadeur en Suède) au ministère des affaires étrangères.
Le 5 juin, le Parlement (dont la députation se composait du premier président, de deux présidents à mortier, de quatre conseillers de la grand'chambre et des gens du Roi) se rend à la Muette pour présenter ses premiers hommages aux nouveaux souverains. La chambre des comptes et la cour des monnaies suivent de près le Parlement. Puis l'Académie française est introduite par le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, et présentée au Roi et à la Reine par le duc de la Vrillière, ministre secrétaire d'État de la maison. Gresset, revenu de sa ville d'Amiens, d'où il ne sortait que dans de grandes circonstances, harangua les jeunes souverains au nom de l'Académie française, dont il était directeur. «Sire, dit-il au Roi en finissant, les brillantes destinées dont ce grand prince (Louis XV) fut privé, vont être remplies par le règne fortuné de Votre Majesté sur la plus noble des monarchies, sur cette nation généreuse, franche, sensible, si distinguée par son amour pour ses maîtres, pour laquelle cet amour est un besoin, une gloire, un bonheur, nation si digne par ses sentiments de l'amour de son Roi[54].»
Quelles pénibles réflexions ces éloges donnés à la nation ne font-ils pas naître, quand notre mémoire se reporte sur les humiliations, les outrages et la mort que la nation généreuse laissa infliger à ce malheureux prince!
(p. 72) Et quelles douloureuses pensées ne fait-il pas naître, cet autre discours adressé à la Reine, que nos lecteurs peut-être trouveront trop louangeur, mais auquel les contemporains applaudissaient comme à un hommage mérité, quand Gresset s'exprimait ainsi:
«Madame,
»Il ne restoit plus à la nation qu'un sentiment dont elle peut offrir l'hommage à Votre Majesté, celui du plus profond respect qui nous amène au pied du trône; le tribut des autres sentiments vous avoit été offert d'une voix unanime dès que votre présence auguste et chérie a paré nos climats.
»Tous les titres faits pour commander, réussir et plaire, titres héréditaires dans votre auguste maison; la bienfaisance, la sensibilité pour l'infortune, l'esprit aimable et la vertu embellie de toutes les grâces qui la font adorer, avoient commencé votre empire sur tous les cœurs françois.
»Dans ces enchantements universels, au milieu de ces acclamations attendrissantes qui précèdent, accompagnent et suivent vos traces, daignez, Madame, en recevant avec bonté le premier hommage de l'Académie françoise, daignez lui permettre d'espérer que Votre Majesté voudra bien honorer quelquefois ses travaux d'un regard.
»Les lettres, les beaux-arts et le génie sont les organes et les dépositaires de la gloire des empires. Quelle époque plus brillante pourroit les animer et les inspirer que le règne fortuné qui commence? En écrivant, Madame, pour le plus puissant et le plus aimable des rois, en écrivant pour Votre Majesté, l'histoire, l'éloquence et la poésie n'auront que des succès à célébrer, des vertus à peindre et la vérité à exprimer.»
(p. 73) Ces paroles émurent le Roi et la Reine. Ils y répondirent par quelques mots pleins de bonté. Ils avaient tous deux une véritable sympathie pour Gresset, qui avait éprouvé quelque disgrâce sous le règne précédent; puis ils connaissaient le poëme de Vert-Vert, ce spirituel badinage[55] qui a surnagé, aussi bien que le Lutrin, sur ce fleuve du temps où tant de gros livres s'enfoncent et disparaissent.
La justice du nouveau Roi dédommagea Gresset des rigueurs de Louis XV. L'auteur du Méchant reçut le cordon de l'ordre de Saint-Michel et des lettres de noblesse rédigées dans les termes les plus honorables.
Durosoi, qui avait été mis à la Bastille en 1770 pour un mauvais ouvrage, ne craignit pas de venir aussi à la Muette complimenter le Roi et la Reine par un pitoyable poëme intitulé le Joyeux Avénement. Il ne faut pas dire qu'un mauvais écrit suppose toujours de l'esprit; «car, dit la Harpe, ceux de M. Durosoi supposent le contraire.» Palissot, en accolant dans un vers Durosoi à Blin de Sainmore, prévient par une note explicative que «Blin est à Rosoi ce que l'honnête aisance est à la mendicité.» Mais le temps viendra où le poëte sans verve prouvera qu'il n'est pas un homme sans cœur: s'il a le tort d'apporter de misérables vers au Roi en 1774, il aura le courage de mourir pour lui en 1792.
Le 6 juin, le Roi, la Reine et la famille royale se rendent à Versailles, où ils sont accueillis par les témoignages d'une joie vive et franche. Le Roi assiste à la levée des scellés qui avaient été apposés sur les effets du feu Roi, son grand-père, par le duc de la Vrillière.
La cour va dîner au petit Trianon, château que Louis XVI vient de donner à la Reine, et dont la Reine pour la première fois fait les honneurs à sa famille.
(p. 74) Le Roi avait déjà signé quelques nominations dans la maison de la Reine, à qui il avait donné l'évêque de Chartres pour grand aumônier, l'évêque de Nancy pour premier aumônier, et le marquis de Paulmy d'Argenson pour chancelier. Il n'était pas question de M. de Vermond. Louis XVI, dont l'âme droite et pure devinait comme par instinct les intrigants, n'avait aucune sympathie pour cet abbé de cour, créature de Choiseul et ami des encyclopédistes. Avant son avénement à la couronne, il ne lui avait jamais adressé la parole, et souvent il ne lui avait répondu que par un haussement d'épaules. Vermond, voyant fort bien que le Roi n'était pas disposé à lui faire oublier les procédés du Dauphin, sentit que la meilleure chance de conserver sa position était de savoir la hasarder. Il alla donc au-devant de la difficulté, et écrivit au Roi que, «tenant uniquement de la confiance du feu Roi l'honneur d'être admis dans l'intérieur le plus intime chez la Reine, il ne pouvait continuer de rester auprès d'elle sans en avoir obtenu le consentement de son auguste époux.» Louis XVI lui renvoya sa lettre, après y avoir écrit ces mots: «Je consens à ce que l'abbé de Vermond continue ses fonctions auprès de la Reine.» Ainsi se révélaient déjà la bonté de cœur et la faiblesse de caractère du jeune Roi. «Je plains mon successeur,» avait dit Louis XV quelques jours avant sa mort. La prévision de ce prince à son déclin frappa les esprits quand on vit que le désir d'être agréable à Marie-Antoinette venait de dicter à Louis XVI un acte qui ne pouvait que porter préjudice à la Reine: toute marque de faveur accordée à un intrigant décrédite l'autorité.
Revenu au château de la Muette, le Roi y distribue quelques nouvelles grâces[56]. Dans l'après-midi du 17, après (p. 75) y avoir reçu le serment d'un grand nombre d'évêques et d'archevêques, Louis XVI se transporte avec sa famille à Marly, où le lendemain matin il devait avec la Reine, Monsieur et Madame, se livrer à l'inoculation[56-A], suivant en cela (p. 76) l'exemple de Mesdames Adélaïde, Sophie et Victoire, qui s'étaient précédemment soumises à cette opération, dont le succès avait été complet.
À cette époque, le parti philosophique eut un jour de triomphe. Longtemps comprimé par l'administration vigoureuse de Maupeou et de Terray, le parti qui prenait le nom de parti du progrès s'était senti renaître à l'avénement du jeune Roi, et il appelait de ses vœux Turgot au ministère. Tous les esprits qui charmaient alors les salons par leur conversation ou dirigeaient l'opinion par leurs livres, les Thomas et les Morellet, les Condillac et les Bailly, les d'Alembert et les Condorcet, les Marmontel et les la Harpe, toute cette pléiade qu'illuminait le dernier rayon du vieil astre de Ferney, proclamait l'intendant de Limoges comme le seul homme capable d'opérer les réformes désirées. Turgot fut présenté le mardi 19 juillet à Louis XVI et à la famille royale, et le vendredi 22 il prêta serment entre les mains du Roi comme secrétaire d'État de la marine.
(p. 77) Le comte de Vergennes avait prêté serment la veille comme secrétaire d'État des affaires étrangères.
La vue des honnêtes gens arrivant aux affaires devait inquiéter les mauvais. Le prince Louis de Rohan ayant le 6 juillet quitté Vienne, où il avait laissé son abbé Georgel, était à Paris depuis le milieu du même mois, et s'était empressé de solliciter l'honneur de faire sa cour au Roi et à la Reine. La Reine le connaissait de réputation depuis longtemps. «Sa mauvaise conduite, écrivait-elle en 1773, me fait peine de toute manière; c'est un point encore plus fâcheux dans ce pays-ci, qu'il déshonore, que pour Vienne qu'il scandalise[57].» Aussi la Reine, sans consentir à le recevoir, lui fit-elle demander une lettre que l'Impératrice, sa mère, lui avait remise pour elle. Le Roi, plus débonnaire, lui accorda une audience à Marly; mais il ne l'écouta que quelques minutes, et lui dit brusquement: «Je vous ferai bientôt savoir mes volontés.»
Le diplomate ecclésiastique ne put dès lors douter des sentiments peu favorables du Roi et de la Reine; mais le crédit qui entourait en France le nom de Rohan était tel que la pensée d'une disgrâce ne vint à personne en dehors du château. Et à l'occasion de cette glaciale réception, faite par un prince honnête homme à un évêque libertin que la cour d'Autriche repoussait avec dégoût et que la Reine de France refusait de voir, la Gazette de France écrivait avec assurance[58]:
«De Marly, le 21 juillet 1774.
»Le prince Louis de Rohan, coadjuteur de l'évêché de Strasbourg et ambassadeur extraordinaire à la cour de Vienne, a eu l'honneur de rendre ses respects à Leurs Majestés et à la famille royale.»
(p. 78) Cette feuille, dont l'origine remontait à l'année 1631, et qui était regardée sous Louis XVI comme l'instrument de publicité le mieux informé, était cette fois, je ne veux pas dire complice, mais dupe d'influences qui faussaient la vérité. Non, le 21 juillet 1774, la Reine ne reçut point cet audacieux prélat[59]; mais peu de temps auparavant elle avait fait ouvrir sa porte à Buffon. Elle avait traité avec toute la distinction qu'il méritait l'illustre intendant du jardin royal des Plantes, qui venait lui faire hommage du nouveau volume récemment publié par lui, et servant d'introduction à l'Histoire des minéraux.
Le 17 du même mois, elle avait, ainsi que le Roi, accueilli l'abbé Delille, admis à leur présenter son discours de réception à l'Académie française, où il avait remplacé M. de la Condamine. Marie-Antoinette le complimenta au sujet des beaux vers sur le luxe, par la lecture desquels s'était terminée cette fête littéraire. Quelques esprits méchants s'étaient permis, à l'Académie, d'appliquer à Marie-Antoinette plus d'un passage de cette satire; pensée injurieuse contre laquelle protestait le caractère du poëte, tout autant que sa respectueuse admiration pour la Reine.
Madame Élisabeth passa avec sa sœur Clotilde une partie de l'été au château de la Muette, où la famille royale venait les voir de temps à autre. Ainsi, le dimanche 24 juillet, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie, étant allées rendre visite à Saint-Denis à Madame Louise, vinrent souper à la Muette avec les deux petites princesses.
Le lendemain 25, le Roi et la Reine, Monsieur et Madame, le comte et la comtesse d'Artois, ayant été aussi à Saint-Denis, puis à Paris, passèrent la soirée à la Muette (p. 79) avec leurs jeunes sœurs, et soupèrent avec elles avant de retourner à Marly.
Le mercredi 27, on célébra dans l'abbaye royale de Saint-Denis le service solennel pour le repos de l'âme du feu Roi[60].
Le 1er août, la cour quitte Marly. Madame Clotilde et Madame Élisabeth se rendent de la Muette au monastère des Religieuses Carmélites de Saint-Denis, où le Roi et la Reine, accompagnés de leurs frères et belles-sœurs, les prennent à leur passage et les emmènent à Compiègne. Leurs Majestés y firent leur entrée vers les neuf heures et demie du soir, escortées de leur garde ordinaire et de leurs quatre compagnies rouges, selon l'usage observé aux grands voyages. Le clergé séculier et régulier, et tous les corps de la ville, se trouvaient à leur arrivée. Le vicomte de Laval, gouverneur des ville et château de Compiègne, les reçut à la tête du corps de ville. Le maire, M. Decrouy, les harangua un genou en terre. M. de Laval remit au Roi les clefs de la ville et lui présenta les officiers du bailliage; le lieutenant général de cette juridiction lui adressa aussi un discours, un genou en terre. Mais ces hommages officiels s'effacèrent, aux yeux de la famille royale, devant les acclamations enthousiastes du peuple accouru de tous les points de la contrée pour saluer les jeunes souverains.
Le lendemain 2, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie arrivèrent au château de Compiègne. Le dimanche 7, l'abbé Terray, ordonnateur général des bâtiments du Roi, vint présenter à Louis XVI et à Marie-Antoinette les nouvelles pièces d'or frappées à l'effigie du Roi. Le même (p. 80) jour, Leurs Majestés et leur famille assistèrent à la grand'messe et aux vêpres dans l'église royale et paroissiale de Saint-Jacques. Le soir, pour la première fois, Louis XVI tint son grand couvert chez la Reine.
Le lundi 15 août, fête de l'Assomption de la sainte Vierge, le Roi, la Reine, accompagnés des membres de leur famille, parmi lesquels on remarquait leurs deux jeunes sœurs, se rendirent encore à l'église de Saint-Jacques pour entendre la messe, à laquelle l'évêque de Soissons officia pontificalement; et l'après-midi, ils assistèrent aux vêpres dans l'église de Saint-Corneille, où ils furent complimentés par Dom Lourdel, prieur de la congrégation de Saint-Maur, à la tête des religieux. Ils suivirent ensuite la procession, qui se faisait à pareil jour dans tout le royaume, pour l'accomplissement du vœu de Louis XIII. La présence de Louis XVI et de Marie-Antoinette donnait un éclat inaccoutumé à cette fête religieuse, au milieu de laquelle les deux petites sœurs du Roi, marchant côte à côte, vêtues de robes blanches et ornées de rubans bleus, rappelaient ces figures d'anges adorateurs qui se couvrent de leurs ailes devant le Saint des saints.
Le duc de Gesvres marchait à la tête de l'état-major de la ville, qui suivait la procession.
Le même jour, la musique des gardes françaises et suisses célébra par des aubades la fête de la Reine, de Madame, de Madame la comtesse d'Artois, de Madame Clotilde et de Madame Adélaïde.
Le séjour de la cour dans cette résidence se prolongea jusqu'au jeudi 1er septembre. La vie des jeunes princesses y était réglée comme à Versailles. Tous les dimanches elles entendaient la messe à l'église de Saint-Jacques avec la famille royale. Leurs études, en changeant de lieu, n'avaient point changé d'objet. Leurs plaisirs étaient aussi toujours les mêmes: la lecture, des promenades à pied dans le (p. 81) parc, en voiture dans la forêt, étaient comme ailleurs leurs principales récréations.
Tout était encore calme et serein autour d'elles, et cependant un mal secret agitait les âmes, un trouble profond tourmentait les esprits; la passion de l'égalité, l'amour de la nouveauté s'emparaient des classes bourgeoises, et dans l'atelier de son père, graveur sur étuis, la jeune fille qui devait s'appeler madame Roland s'enivrait des théories républicaines et commençait à perdre la foi religieuse, tandis que ces deux filles du trône étudiaient tranquillement leur catéchisme et les préceptes de l'Évangile, et, pareilles à deux lis blancs croissant sous un beau ciel, embaumaient l'atmosphère de leur parfum printanier.
Le mardi 7 février 1775, l'archiduc Maximilien-François, frère de l'Empereur, arriva au château de la Muette, où la Reine alla le recevoir. Ce prince, âgé de dix-huit ans, voyageait sous le nom de M. de Burgau et dans le plus strict incognito. Le lendemain, il se rendit à Versailles et fut présenté à Leurs Majestés et à la famille royale par le comte de Mercy, ambassadeur de l'Empereur. Les diplomates cherchèrent un but politique au voyage de l'archiduc, qui, déjà voué au sacerdoce[61], n'avait d'autre motif en visitant la France que le désir de s'instruire et de revoir la Reine, sa sœur. Les courtisans, qui se piquaient de perspicacité, voulaient croire que M. de Burgau venait tout simplement demander la main de Madame Clotilde. Cinq jours n'étaient pas écoulés, qu'un démenti officiel était donné aux faux prophètes.
Le dimanche 12 février, le comte de Viry, ambassadeur de Sardaigne, eut une audience particulière du Roi, à laquelle assista seul le comte de Vergennes, ministre (p. 82) des affaires étrangères; et le Roi, après cette audience, déclara le mariage de Madame Clotilde avec Charles-Emmanuel de Savoie, prince de Piémont, fils aîné du roi de Sardaigne[62].
Cette princesse s'était fait apprécier par une foule de traits qui révélaient sa bonté d'âme. Je n'en citerai qu'un, qui montre que les piqûres d'amour-propre, si vives d'ordinaire chez les femmes, ne pouvaient arriver jusqu'à son cœur. Son embonpoint, un peu épais pour son âge et pour sa taille, lui avait fait donner par les courtisans le sobriquet de Gros-Madame. Un jour, il advint qu'une dame de son jeu se permit de se servir de cette expression en présence (p. 83) de Madame Clotilde elle-même. Madame la comtesse de Marsan fit aussitôt justice d'une telle inconvenance, et déclara à la personne qui s'en était rendue coupable qu'elle n'eût plus à reparaître devant cette princesse. Celle-ci l'envoya chercher le lendemain et lui dit: «Ma gouvernante a fait son devoir hier, je vais faire à présent le mien. Je vous invite à revenir et à oublier une étourderie que je vous pardonne de bon cœur.»
Personne à cette époque ne mettait en doute les excellentes qualités de cette jeune princesse; mais l'esprit philosophique, qui avait aussi envahi la cour, prétendait que madame de Marsan lui avait enseigné l'histoire de l'Église mieux que celle du monde, et l'avait élevée pour le cloître plus que pour le trône. La fermeté d'âme que la reine de Sardaigne montra dans l'adversité fit voir au monde que le courage qui surmonte les périls s'allie parfaitement avec la foi qui les accepte.
Si la raison de Madame Élisabeth, âgée de dix à onze ans, pouvait déjà comprendre la nécessité d'une séparation, son cœur ne s'en affligea pas moins. Sa chère Clotilde, qui lui était non-seulement une compagne, mais une confidente sûre et un guide éclairé, allait bientôt lui manquer. Cette triste perspective rendait leur union plus étroite et le besoin de se voir plus nécessaire. Le 1er mai (1775), Clotilde alla faire ses adieux à la maison de Saint-Cyr; on devine que Madame Élisabeth était près d'elle. Toutes deux, accompagnées de leurs gouvernantes, furent reçues par la supérieure (madame de Mornay), à la tête de sa communauté. Madame Clotilde, voulant laisser à cette maison un témoignage de ses sympathies, remit à la supérieure son portrait, qui fut reçu avec toutes les marques du respect et de l'affection. De son côté, madame de Mornay offrit à Son Altesse un écran brodé par les doigts les plus habiles de la maison, et représentant la (p. 84) supérieure elle-même remettant le plan de Saint-Cyr à la princesse.
Les cent cinquante jeunes personnes élevées en ce lieu par la munificence royale s'étant alors avancées, l'une d'elles, mademoiselle Durfort de la Roque, sortit de leurs rangs, et lut au nom de ses compagnes des vers composés par Ducis et exprimant les regrets que le départ prochain de la sœur du Roi pour la cour de Turin allait laisser dans tous les cœurs.
Le vendredi 12 mai, nous retrouvons ces deux sœurs angéliques assistant avec le Roi, la Reine et la famille royale au service solennel que faisaient célébrer les curés et marguilliers de l'église paroissiale de Notre-Dame de Versailles pour l'anniversaire de la mort de Louis XV.
Le 27 mai, Sidi-Abderrahman-Bediri-Aga, envoyé du pacha et de la régence de Tripoli de Barbarie, fut reçu en audience par le Roi. Cet envoyé prononça un discours rempli de toutes les fleurs de la poésie orientale[63].
Le lendemain, l'envoyé barbaresque fut admis à faire ses révérences à la Reine dans la galerie du château. L'aspect de cet étranger qui n'était pas chrétien inspira aux deux jeunes princesses un mouvement de curiosité, maîtrisé presque aussitôt par un naïf sentiment de pitié. La petite Élisabeth le contemplant d'un regard attendri: «À quoi pensez-vous? lui dit Clotilde.—Je pense à son âme.—Oh! ma sœur, la miséricorde de Dieu est infinie; ce n'est pas à notre pensée à lui poser des limites. Prions pour lui, cela vaut bien mieux.—Vous avez raison, ma sœur; c'est aux chrétiens à prier pour ceux qui ne le sont pas, comme c'est aux riches à donner aux pauvres.»
Le 30 mai, les deux princesses se font une joie d'accompagner ensemble la Reine et Madame dans la plaine de (p. 85) Marly, où le Roi, suivi de ses deux frères, passait en revue les mousquetaires, les chevau-légers et les gendarmes de sa garde. Lorsque, après avoir reçu dans leurs rangs l'inspection du Roi et des princes, les troupes, défilant en colonne par escadrons et par quatre, passèrent devant la Reine, entourée des princesses et d'un grand nombre de seigneurs et de dames de la cour, Élisabeth dit à Clotilde: «Ma sœur, y a-t-il d'aussi beaux soldats à Turin?—Je ne sais pas, ma sœur,» répondit tristement la jeune fiancée.
Il avait été décidé depuis longtemps que le mariage de cette princesse n'aurait lieu qu'après le sacre du Roi, dont l'époque avait été fixée au dimanche 11 juin.
L'approche de cette époque remplissait le cœur d'Élisabeth de tristesse et d'effroi. «Elle montre, mandait la Reine à sa mère (à la date du 14 juillet 1775), elle montre à l'occasion du départ de sa sœur et de plusieurs autres circonstances une honnêteté et sensibilité charmantes. Quand on sent si bien à onze ans, cela est bien précieux. Je la verrai davantage à présent qu'elle sera entre les mains de madame de Guéménée. La pauvre petite partira peut-être dans deux années. Je suis fâchée qu'elle aille si loin que le Portugal; ce sera un bonheur pour elle de partir si jeune: elle en sentira moins la différence des deux pays. Dieu veuille que la sensibilité ne la rende pas malheureuse[64]!»
Le 5 de ce mois, Louis XVI quitta Versailles, accompagné de la Reine, de Monsieur, de Madame et du comte d'Artois, pour se rendre à Compiègne, où ils arrivèrent vers les dix heures du soir. Madame Clotilde et Madame Élisabeth les avaient devancés dans cette résidence.
Le 8, le Roi couche à Fismes.
Le 9, il s'achemine vers Reims, dans ses voitures de (p. 86) cérémonie, accompagné de ses deux frères et du duc d'Orléans, du duc de Chartres et du prince de Condé.
«Après avoir reçu les clefs de la ville par les mains du duc de Bourbon, gouverneur de Champagne, Sa Majesté y fit son entrée, escortée des troupes de sa maison et à travers les flots empressés d'un peuple enivré de joie et signalant des transports qui, loin de s'épuiser, ont semblé redoubler dans tout le cours de cette cérémonie. Sa Majesté descendit à l'église métropolitaine, où ayant été reçue par l'archevêque duc de Reims à la tête de son chapitre, elle entendit le Te Deum. Après la bénédiction, le Roi se retira à l'archevêché, où Sa Majesté reçut les compliments de tous les corps de la ville. Le lendemain, le Roi entendit les premières vêpres dans la cathédrale, et le dimanche 11 du mois, Sa Majesté se rendit vers les sept heures, dans la plus grande pompe, à la même église, et elle y fut sacrée dans les formes d'usage. Le prince de Lambesc avait été nommé par Sa Majesté pour porter la queue du manteau royal à la cérémonie.
»La Reine, arrivée ici accompagnée de Madame, et que l'incognito qu'elle gardoit n'empêcha point de jouir des plus vives expressions de l'amour que la nation françoise lui a voué, fut présente à toutes les augustes cérémonies de cette fête sacrée, dans une tribune préparée pour elle, et dans laquelle Madame Clotilde et Madame Élisabeth furent aussi placées.
»Le lendemain du sacre de Sa Majesté, lundi 12 juin 1775, le Roi entendit la messe dans la chapelle du château archiépiscopal, après laquelle les dames de la cour eurent l'honneur de lui rendre leurs respects. L'après-midi, la Reine et Madame allèrent à quelque distance de la ville, où elles virent manœuvrer le régiment de hussards du comte d'Esterhazy. Monsieur et Mgr le comte d'Artois, en uniforme de dragons, firent une charge à la tête des escadrons; (p. 87) le duc de Chartres, le prince de Condé et le duc de Bourbon, aussi en uniforme, se mêlèrent à ces attaques. La duchesse de Bourbon et beaucoup de dames et de seigneurs de la cour assistèrent à ce spectacle guerrier.
»Le 13, le Roi admit le clergé à le complimenter. Il fut conduit à l'audience de Sa Majesté par le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, et par le sieur de Nantouillet, maître des cérémonies. Le duc de la Vrillière, ministre et secrétaire d'État, le présenta, et le cardinal de Luynes porta la parole. Sa Majesté fut ensuite entendre la messe à l'abbaye de Saint-Nicaise, et en revenant elle posa la première pierre du collége de l'université de cette ville. L'après-midi de ce jour, les chevaliers, commandeurs et officiers de l'ordre du Saint-Esprit s'étant assemblés chez le Roi, en conséquence de ses ordres, Sa Majesté se rendit, dans la marche ordinaire et avec la plus grande pompe, à l'église métropolitaine, où, après avoir entendu les vêpres, elle fut reçue grand maître souverain de son ordre. À son retour, Sa Majesté tint chapitre, dans lequel elle a nommé chevaliers de ses ordres l'ancien évêque de Limoges, l'archevêque de Narbonne, le vicomte de la Rochefoucauld, le comte de Talleyrand, le marquis de Rochechouart et le marquis de la Roche-Aymon, qu'elle avoit nommés pour otages de la sainte ampoule, et le vicomte de Talaru, qu'elle avoit aussi nommé pour porter la queue de son manteau le jour de sa réception de grand maître souverain de l'ordre.
»Le surlendemain 14, le Roi fut en cavalcade à l'abbaye de Saint-Remi. Sa Majesté, accompagnée de Monsieur, de Mgr le comte d'Artois, du duc d'Orléans, du duc de Chartres, du prince de Condé, du duc de Bourbon et d'un grand nombre de seigneurs et de grands officiers, entendit la messe dans cette abbaye, où elle fit ses dévotions par les mains du cardinal de la Roche-Aymon. Elle toucha ensuite (p. 88) deux mille quatre cents malades des écrouelles, dans le parc de l'abbaye, et leur fit distribuer des aumônes. L'après-midi, le Roi fut se promener au cours et alla de là au camp de ses gardes françoises et gardes suisses. Le peuple, qui étoit en foule sur les pas de Sa Majesté, témoigna partout les transports de joie que lui inspiroit la présence auguste et chérie de son maître.
»Le jour de la Fête-Dieu, le Roi, accompagné de Monsieur, de Mgr le comte d'Artois, ainsi que des princes du sang, suivit la procession et assista à la grand'messe et au salut dans l'église métropolitaine. La Reine, Madame et Madame Clotilde, assistèrent à l'un et à l'autre, ainsi que la duchesse de Bourbon et un grand nombre de seigneurs et de dames de la cour. Madame Élisabeth assista à la grand'messe et au salut.
»Sa Majesté repartit le lendemain 16, avec Monsieur, Mgr le comte d'Artois et les autres princes qui l'avaient accompagnée. Elle arriva à Compiègne, pour y rester jusqu'au lundi 19, qu'elle retourna à Versailles. Madame Clotilde et Madame Élisabeth s'y étoient rendues le matin, et la Reine, accompagnée de Madame et des dames de la cour, y arriva le soir de ce même jour[65].»
Peu de jours après le retour de la cour à Versailles, il y eut encore, le 29 juin, à la plaine de Marly, une revue à laquelle furent présentes Madame Clotilde et Madame Élisabeth. Cette fois c'étaient les quatre compagnies des gardes du corps et les grenadiers à cheval qui paradaient devant le Roi. Quand on lit le récit de ces dernières pompes militaires de la monarchie, quand on voit de quels respects extérieurs la royauté était encore entourée, on se demande comment peu d'années après cette barrière de respect tomba. Mais lorsqu'on scrute l'intérieur même de cette (p. 89) société, qu'on surprend le travail des idées, le mouvement des passions, et qu'en se baissant pour écouter le bruit des générations qui montent, on reçoit en plein visage le souffle de nouveauté hardie qui se lève, on est moins étonné des tragédies de l'âge suivant.
Le comte de Viry, ambassadeur extraordinaire du roi de Sardaigne en la cour de France, ayant reçu les pleins pouvoirs nécessaires pour faire, au nom du Roi son maître, la demande de Madame Marie-Adélaïde-Clotilde-Xavière de France, sœur du Roi, en mariage pour le prince de Piémont, se rendit à Versailles le mardi 8 août, jour fixé par le Roi pour cette cérémonie. Le prince de Marsan, prince de la maison de Lorraine, le sieur de Tolozan, introducteur des ambassadeurs, et le sieur de Sequeville, secrétaire ordinaire du Roi à la conduite des ambassadeurs, allèrent dans les carrosses du Roi et de la Reine le prendre à son hôtel[66], pour le conduire au château de Versailles, à la première audience publique de Sa Majesté. Le récit officiel du temps nous donne les détails de cette cérémonie, dont la marche se fit dans l'ordre suivant:
«Le carrosse de l'introducteur, le carrosse du prince de Marsan, le carrosse du Roi, précédé des deux Suisses de l'ambassadeur, à cheval, et de sa livrée, qui étoit très-nombreuse, de ses officiers et valets de chambre, à cheval, de son écuyer et de ses pages, aussi à cheval; le carrosse de la Reine, dans lequel étoit le sieur de Sequeville, secrétaire ordinaire du Roi à la conduite des ambassadeurs; l'abbé Chevrier, secrétaire de l'ambassadeur extraordinaire, et une partie des seigneurs piémontois qui faisoient cortége au comte de Viry. Les trois carrosses de l'ambassadeur fermoient la marche et étoient remplis des autres gentilshommes piémontois de sa suite.
(p. 90) »À son passage, l'ambassadeur trouva dans l'avant-cour du château les compagnies des gardes françoises et suisses sous les armes et les officiers saluant du chapeau, les tambours appelant, dans la cour, les gardes de la prévôté de l'hôtel en haie et sous les armes, à leurs postes ordinaires. Il descendit à la salle des ambassadeurs, où il se reposa jusqu'à l'heure de l'audience de Sa Majesté. Lorsqu'il y alla, précédé de tout son cortége, les gardes de la porte étoient en haie depuis la salle des ambassadeurs jusqu'à la grille, au dedans de laquelle il fut reçu par le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, par le sieur l'Allemand de Nantouillet, maître des cérémonies, et par le sieur de Watronville, aide des cérémonies; les Cent-Suisses de la garde du Roi la hallebarde à la main, les tambours la baguette haute, étoient en haie depuis l'entrée du vestibule jusqu'au haut de l'escalier, le lieutenant à la porte en dedans de la grille, et un exempt; le drapeau sur le palier, au milieu de l'escalier, et d'autres officiers au haut de l'escalier.
»L'ambassadeur fut reçu en dedans de la salle des gardes du corps par le duc de Villeroy, capitaine en quartier d'une des compagnies des gardes du corps qui étoient en haie et sous les armes.
»Lorsque l'ambassadeur commença à parler, le Roi se couvrit et lui fit signe de se couvrir; après avoir complimenté Sa Majesté, il fit, au nom du roi de Sardaigne, la demande de Madame Clotilde pour le prince de Piémont, et le Roi la lui accorda dans les termes les plus obligeants et les plus expressifs de l'amitié qui subsiste entre les deux cours, et avec des témoignages de la plus grande satisfaction. Il présenta ensuite à Sa Majesté le baron de Perrière, son fils, et l'abbé Chevrier, son secrétaire d'ambassade extraordinaire. Le comte de Viry fut ensuite conduit à l'audience publique de la Reine, de Monsieur, de Madame, (p. 91) de Mgr le comte d'Artois[67], de Madame Clotilde, de Madame Élisabeth, de Madame Adélaïde, de Madame Victoire et de Madame Sophie, et, après avoir été traité à dîner par les officiers du Roi, il fut reconduit à son hôtel, à Paris, dans les carrosses de Leurs Majestés, et avec les mêmes cérémonies qu'il en étoit venu le matin.
»L'ambassadeur n'avoit rien oublié dans cette occasion pour que le bon goût, la richesse et la magnificence de ses carrosses, des habillements de ses pages, des officiers de sa maison et de sa livrée répondissent aux intentions du roi de Sardaigne et à la commission brillante dont il étoit chargé.»
Le dimanche suivant (13 août), une cérémonie dépourvue d'éclat mais bien autrement touchante avait lieu dans la chapelle du château de Versailles: Madame Élisabeth allait faire sa première communion. Ainsi, dans la même semaine, deux cérémonies différentes devaient émouvoir la famille royale et faire apparaître dans un nouveau jour ces âmes fraternelles que deux sacrements allaient séparer sans les désunir. Élisabeth, qui, le jeudi précédent après vêpres, en présence du Roi et de toute sa famille, avait déjà été par la confirmation préparée à l'acte solennel qu'elle allait accomplir, se présenta à l'autel entre madame de Marsan et madame de Guéménée, ses gouvernantes, et là, tombée à deux genoux, elle se donna avec ferveur au Dieu qui se donnait à elle.
Le journal de la cour dit que «le même jour, le Roi et la Reine reçurent les révérences des princes et princesses du sang et des seigneurs et dames de la cour, à l'occasion du mariage de Madame Clotilde. Monsieur, Madame, Mgr le comte d'Artois, Madame Clotilde et Madame Élisabeth reçurent les mêmes révérences que Leurs Majestés.
»Le 16 août, jour fixé par le Roi pour la signature du (p. 92) contrat de mariage de Madame Clotilde, le prince de Marsan, prince de la maison de Lorraine, et le sieur de Tolozan, introducteur des ambassadeurs, allèrent prendre dans les carrosses du Roi et de la Reine le comte de Viry pour l'amener ici. L'ambassadeur étoit accompagné du même cortége qu'il avoit eu le jour de l'audience publique que lui avoit donnée Sa Majesté; il reçut les mêmes honneurs que ce jour-là; il fut traité par les officiers du Roi à une table dont le sieur Boutet d'Egvilly, maître d'hôtel du Roi, faisoit les honneurs.
»Quelque temps avant l'heure fixée par le Roi pour les fiançailles, le comte de Viry, précédé de son cortége et suivi de plusieurs seigneurs piémontois, sortit de la salle des ambassadeurs pour se rendre chez Monsieur, qui devoit dans la cérémonie du mariage représenter le prince de Piémont, et auquel le comte de Viry avoit remis la procuration de ce prince, autorisée de Leurs Majestés Sardes. L'ambassadeur, qui avoit le prince de Marsan à sa droite et l'introducteur des ambassadeurs à sa gauche, pria Monsieur, après lui avoir fait un compliment, de venir chez le Roi pour les fiançailles. En allant chez le Roi, Monsieur, comme représentant le prince de Piémont, marchoit à la droite de l'ambassadeur; le prince de Marsan étoit à leur droite et l'introducteur à la gauche. Depuis le grand escalier, Monsieur et l'ambassadeur furent précédés par le grand maître des cérémonies, par le maître et l'aide des cérémonies; et lorsqu'ils furent entrés dans le cabinet où le Roi étoit avec les princes, Monsieur alla se placer à son rang et près du Roi, qui étoit au bout d'une table mise dans le fond de ce cabinet.
»L'ambassadeur, après s'être approché de Sa Majesté, la complimenta. La Reine, ayant été avertie par le grand maître des cérémonies que le Roi étoit dans son cabinet, sortit de son appartement pour s'y rendre. Elle étoit conduite (p. 93) par le comte de Tavannes, son chevalier d'honneur, et par le comte de Tessé, son premier écuyer, et accompagnée par Madame, Madame Adélaïde, Madame Victoire et Madame Sophie, suivies de leurs chevaliers d'honneur et premiers écuyers. Madame Clotilde, qui en venant de son appartement chez la Reine avoit été accompagnée par les princesses et par un grand nombre de dames de la cour, marchoit après. Madame, Madame Élisabeth, Madame Adélaïde, Madame Victoire et Madame Sophie marchoient ensuite. Mgr le comte d'Artois donnoit la main à Madame Clotilde, et Madame Élisabeth portoit la queue de sa mante, qui étoit de gaze d'or. La comtesse de Marsan, gouvernante des Enfants de France, et la princesse de Guéménée, aussi gouvernante des Enfants de France en survivance, étoient auprès de Madame Clotilde et de Madame Élisabeth. La Reine étoit suivie de princesses, ainsi que de la maréchale de Mouchy, sa dame d'honneur, la princesse de Chimay, sa dame d'atour, les dames du palais, les dames pour accompagner les princesses, et un grand nombre de dames de la cour. La Reine se plaça à la gauche du Roi, à l'autre bout de la table; Monsieur et Mgr le comte d'Artois se placèrent du côté du Roi; Madame, Madame Clotilde, Madame Élisabeth, Madame Adélaïde, Madame Victoire et Madame Sophie se placèrent du côté de la Reine, et le comte de Viry étoit placé seul, vis-à-vis la table, entre la double ligne des princes et des princesses. Lorsque les princes et princesses eurent pris leurs places et que les seigneurs et dames de la cour se furent rangés des deux côtés du cabinet, le comte de Vergennes, ministre et secrétaire d'État ayant le département des affaires étrangères, s'avança près de la table, du côté du Roi; le sieur de Lamoignon de Malesherbes, aussi ministre et secrétaire d'État, se mit à l'autre bout. Le comte de Vergennes lut le commencement du contrat, qui fut signé par le Roi, par la Reine, (p. 94) par Monsieur, par Madame, par Mgr le comte d'Artois, par Madame Clotilde, par Madame Élisabeth, par Madame Adélaïde, par Madame Victoire et par Madame Sophie, la plume leur ayant été présentée par le comte de Vergennes. Les princes et les princesses signèrent le contrat dans la même colonne que le Roi; l'ambassadeur signa seul dans la seconde colonne, vis-à-vis du duc d'Orléans. Dès que le contrat fut signé, le cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier de France, en rochet et camail, accompagné de deux aumôniers du Roi et de quelques ecclésiastiques de sa chapelle, entra dans le cabinet et se plaça devant la table. Madame Clotilde et Monsieur s'étant mis à sa droite, le cardinal de la Roche-Aymon fit les fiançailles. Après cette cérémonie, Monsieur fut reconduit à son appartement par l'ambassadeur, de la même manière qu'il en avoit été amené chez le Roi, et le comte de Viry fut ensuite reconduit avec le même cérémonial qui s'étoit observé à son arrivée à Versailles.»
Le mardi 20, le comte de Viry se rendit à Versailles pour présenter à Madame Clotilde, au nom du roi son maître et du prince de Piémont, une parure complète et très-riche de diamants; les bracelets qu'il avait présentés le 8 (jour de la demande publique) à cette princesse, à l'un desquels était le portrait du prince de Piémont, faisaient partie de cette parure.
Le 21 eut lieu le mariage. Le sieur de Sequeville, secrétaire ordinaire du Roi à la conduite des ambassadeurs, alla prendre dans le carrosse du Roi le sieur de Tolozan, introducteur des ambassadeurs; ils se rendirent ensemble chez le prince de Marsan, qu'ils accompagnèrent chez le comte de Viry. Celui-ci monta dans le carrosse du Roi avec le prince de Marsan, le sieur de Tolozan, le baron de Perreire et quelques seigneurs piémontais; le sieur de Sequeville monta dans le carrosse de la Reine avec l'abbé (p. 95) Chevrier et une partie des seigneurs piémontais faisant cortége au comte de Viry. On partit pour Versailles, où étant arrivé, la marche eut lieu avec le même cérémonial qui avait été observé à l'audience publique du 8 août. Puis, «lorsque l'ambassadeur eut complimenté le Roi, il se rendit à une heure à la chapelle, précédé de tout son cortége, et fut placé sur une forme, à la droite du prie-Dieu du Roi et près de l'autel, pour être témoin du mariage de Madame Clotilde.»
Quelques instants après, le Roi, précédé de Monsieur, se rendit dans la chapelle du château. «Sa Majesté, devant laquelle deux huissiers de la chambre portoient leurs masses, étoit aussi accompagnée de ses principaux officiers; le grand maître, le maître et l'aide des cérémonies marchoient devant elle à la tête du cortége. La Reine suivoit, accompagnée de ses dames d'honneur et d'atour et des dames de son palais. Madame la princesse de Piémont, à laquelle Mgr le comte d'Artois donnoit la main, étoit suivie de la comtesse de Marsan, gouvernante des Enfants de France, et marchoit après la Reine. Madame, Madame Élisabeth, suivie de la princesse de Guéménée, aussi gouvernante des enfants de France en survivance, Madame Adélaïde, Madame Victoire et Madame Sophie, aussi accompagnées de leurs dames d'honneur et d'atour et des dames qui doivent les accompagner, suivoient la Reine. Mademoiselle et madame la princesse de Lamballe marchoient aussi à la suite de la Reine. En arrivant à la chapelle, Leurs Majestés s'étant avancées jusqu'au prie-Dieu, Monsieur et Madame la princesse de Piémont se mirent à genoux sur deux carreaux placés sur les marches qui montent au sanctuaire. Mgr le comte d'Artois, Madame Élisabeth, Madame Adélaïde, Madame Victoire et Madame Sophie allèrent se placer aux deux côtés de Leurs Majestés, dans leur rang ordinaire.
(p. 96) »Le cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier, sortit de la sacristie au moment où Leurs Majestés arrivèrent à la chapelle, et alla présenter de l'eau bénite au Roi et à la Reine. Il monta ensuite à l'autel et prononça un discours relatif à la cérémonie. Leurs Majestés, ainsi que la famille royale, s'approchèrent de l'autel. Le comte de Viry, placé entre le prince de Marsan et le sieur de Tolozan, introducteur des ambassadeurs, s'approcha aussi de l'autel pour être témoin du mariage.
»Le cardinal de la Roche-Aymon en commença la cérémonie par la bénédiction de treize pièces d'or et d'un anneau d'or; il les présenta ensuite à Monsieur, qui mit l'anneau au quatrième doigt de Madame la princesse de Piémont, et lui donna les treize pièces d'or en foi de mariage.
»Le cardinal ayant demandé à Monsieur si, comme procureur du prince de Piémont, il prenoit Madame Clotilde pour femme et légitime épouse, ce prince, avant de répondre, se tourna du côté du Roi et lui fit une profonde révérence. La princesse ne fit aussi la même réponse qu'après en avoir demandé la permission à Leurs Majestés, ainsi que cela s'étoit pratiqué le jour des fiançailles.
»Les cérémonies du mariage ayant été achevées, Madame la princesse de Piémont et Monsieur ayant reçu la bénédiction nuptiale, Leurs Majestés revinrent à leur prie-Dieu, et le cardinal de la Roche-Aymon commença la messe, pendant laquelle la musique du Roi exécuta un motet de la composition du sieur Mathieu, maître de musique de la chapelle du Roi en semestre.
»Après l'offertoire, Madame la princesse de Piémont alla à l'offrande, ainsi que Monsieur. À la fin du Pater, l'ancien évêque de Limoges, premier aumônier de Monsieur, et l'abbé de Beaumont, aumônier de quartier du Roi, étendirent et soutinrent au-dessus de la tête de Madame (p. 97) la princesse de Piémont et de Monsieur un poêle de brocart d'argent, et ils ne l'ôtèrent qu'après que le cardinal de la Roche-Aymon eut achevé les prières ordinaires.
»Après la messe, le cardinal de la Roche-Aymon s'approcha du prie-Dieu de Leurs Majestés et leur présenta les registres ordinaires des mariages de la paroisse, qui avoient été approuvés par le sieur Allard, curé de la paroisse du château, qui avoit assisté à la cérémonie du mariage, ainsi qu'à celle des fiançailles. Le Roi, la Reine, Monsieur, Madame, Mgr le comte d'Artois, Madame la princesse de Piémont, Madame Élisabeth, Madame Adélaïde, Madame Victoire, Madame Sophie et le prince de Condé signèrent sur les registres; après quoi Leurs Majestés, accompagnées comme elles l'avoient été en allant à la chapelle, retournèrent à leurs appartements avec le même ordre qui avoit été observé en y allant.
»Vers les six heures du soir, Leurs Majestés, accompagnées de la famille royale et des princes et princesses qui avoient assisté à la cérémonie du mariage, passèrent dans la grande galerie, où elles tinrent appartement et jouèrent à différents jeux.
»Leurs Majestés se rendirent ensuite dans le salon qui avoit été préparé à la salle de spectacle, pour le festin royal, et y soupèrent à leur grand couvert avec la famille royale. Mademoiselle et la princesse de Lamballe eurent aussi l'honneur de souper avec Leurs Majestés.
»La musique du Roi exécuta pendant le festin royal plusieurs morceaux de symphonie, sous la conduite du sieur d'Auvergne, surintendant de la musique de Sa Majesté.
»Le lendemain (22 août), Madame la princesse de Piémont reçut les hommages des ambassadeurs, ainsi que ceux du corps de ville de Paris, qui lui fut présenté par M. de Malesherbes, ministre et secrétaire d'État ayant le département de Paris.
(p. 98) »Vers les six heures et demie du soir, Leurs Majestés, accompagnées comme la veille de la famille royale, du prince de Condé, de Mademoiselle et de la princesse de Lamballe, se rendirent dans le salon qui avoit été préparé pour le bal paré, sur le théâtre de la salle du spectacle, qui, d'après les ordres du maréchal duc de Duras, premier gentilhomme de la chambre du Roi en exercice, avoit été décoré avec la plus grande magnificence. La cour fut très-nombreuse et très-brillante; Monsieur et la Reine ouvrirent le bal; et Mgr le comte d'Artois dansa le second menuet avec Madame la princesse de Piémont[68].
»Le vendredi 25 août, le Roi, la Reine et la famille (p. 99) royale honorèrent de leur présence le bal masqué que l'ambassadeur de Sardaigne donna dans les salles du nouveau boulevard, près de la barrière de Vaugirard, qu'il avoit fait disposer à cet effet avec autant de goût que de magnificence. Sa Majesté y parut en domino et sans masque. Il s'y trouva six mille personnes. Ce bal, qui fut précédé d'un feu d'artifice et d'une grande symphonie qui s'exécuta à l'arrivée de la Reine, de Madame la princesse de Piémont et de la famille royale, dura jusqu'à neuf heures du matin. Madame la princesse de Piémont, en arrivant dans la salle, fit présent à la comtesse de Viry de deux très-riches bracelets, l'un avec le portrait du Roi, son frère, et l'autre avec le sien. Dans la même nuit, la ville fut éclairée par une illumination générale.»
Le lendemain, Leurs Majestés, accompagnées de la famille royale et de toute leur cour, assistèrent dans la grande salle du château à la représentation du Connétable de Bourbon, tragédie du sieur Guibert, auquel Leurs Majestés témoignèrent leur satisfaction. La musique guerrière des entr'actes et celle qui tient à cette pièce sont de la composition du sieur Berton, maître de la musique du Roi, chargé de la conduite de ce spectacle.
Le 27, Madame la princesse de Piémont prit congé du Roi et de la Reine. Avec Madame Élisabeth, la comtesse de Marsan, la comtesse de Breugnon, sous-gouvernante, et les marquises de Sorans et de Bonnac, désignées par le Roi pour l'accompagner dans son voyage, elle partit pour Choisy, escortée d'un détachement des gardes du corps du Roi et des officiers de sa maison, qui devaient la servir jusqu'au moment où elle aurait joint ses propres officiers. Toute l'avenue du château était remplie de personnes de toutes les classes, qui voulaient jouir une dernière fois du bonheur de la voir. La voiture allait au pas. Madame Clotilde aperçut quelques dames de ses amies: «Adieu, leur dit-elle (p. 100) avec attendrissement; je vous quitte à regret, et c'est pour ne plus vous revoir.»
Quelques instants après, le Roi se rendit lui-même à Choisy, où il passa la nuit. Le lendemain, de bonne heure, il dit adieu à sa sœur Clotilde, que lui-même il ne devait plus revoir, et dans l'après-dînée, il retourna à Versailles par la route de Sceaux.
Aucune sensation douloureuse n'avait encore affecté le cœur de Madame Élisabeth: le départ de sa sœur fut son premier chagrin. Quand l'heure de la séparation arriva, elle pressait contre son sein sa chère Clotilde, et ne pouvait s'en détacher; il fallut l'arracher de ses bras.
«Ma sœur Élisabeth, écrivait la Reine quelques jours après, est une charmante enfant qui a de l'esprit, du caractère et beaucoup de grâce; elle a montré au départ de sa sœur une sensibilité charmante et bien au-dessus de son âge. Cette pauvre petite a été au désespoir, et ayant une santé très-délicate, elle s'est trouvée mal et a eu une attaque de nerfs très-forte. J'avoue à ma chère maman que je crains de m'y trop attacher, sentant, pour son bonheur et par l'exemple de mes tantes, combien il est essentiel de ne pas rester vieille fille dans ce pays-ci.»
Après s'être arrêtée successivement à Nemours, à Briare, à Nevers, à Moulins et à Roanne, pour y passer la nuit, Madame la princesse de Piémont arriva le 2 septembre, à trois heures et demie, à un quart de lieue de Lyon, où les carrosses du Roi l'attendaient; elle y monta, se mit en marche, et fit son entrée en la seconde ville du royaume dans l'ordre suivant: Un carrosse de la comtesse de Marsan, dans lequel étaient ses écuyers; le carrosse des sieurs Marie et Gérard de Rayneval, second et troisième commissaires du Roi; le carrosse du comte de Tonnerre, commissaire plénipotentiaire; un carrosse du Roi, dans lequel était le sieur de Saint-Souplet, écuyer de Sa Majesté; un autre (p. 101) carrosse du Roi, dans lequel étaient Madame la princesse de Piémont, la comtesse de Marsan, les comtesses de Breugnon, de Bonnac et de Sorans. Ces voitures étaient escortées d'une nombreuse compagnie de jeunes gens, à cheval et en uniforme, et de plusieurs brigades de maréchaussée.
C'est dans cet ordre que la jeune fiancée arriva, à cinq heures du soir, aux portes de la ville, où le sieur de Bellescizes, prévôt des marchands, eut l'honneur de la complimenter à la tête de ses échevins. Son Altesse Royale traversa la ville aux acclamations d'un peuple immense, que ne pouvaient étouffer le son des cloches et les décharges d'artillerie. La compagnie franche du régiment lyonnais, celle de l'arquebuse, celle du guet, et quatre mille hommes de la milice bourgeoise, bordaient la haie depuis la porte de la ville jusqu'au palais archiépiscopal, où la royale voyageuse mit pied à terre. Le sieur de Flesselles, qui avait précédé de quelques instants son arrivée à l'archevêché, se trouva à son carrosse lorsqu'elle descendit. Mesdames de Flesselles et de Bellescizes s'y étaient rendues également pour recevoir Son Altesse Royale. À neuf heures, le consulat[69] fit exécuter un feu d'artifice disposé sur un obélisque élevé au milieu de la Saône, en face du palais archiépiscopal, et orné de devises et d'emblèmes. Chaque soir, pendant le séjour de la jeune princesse, la ville fut illuminée. Le 3, à onze heures, la princesse de Piémont entendit dans l'église primatiale la grand'messe, célébrée solennellement par l'abbé de Saligny, qui eut l'honneur de complimenter Son Altesse à la porte de l'église, à la tête du chapitre. Après la messe, elle reçut les salutations des comtes de Lyon, du bureau des finances, du présidial, de l'élection et de l'académie. L'après-midi, elle assista aux vêpres et au salut à l'église primatiale, et honora le soir le spectacle de sa présence.
(p. 102) Le 4, elle entendit la messe dans la chapelle du palais archiépiscopal. L'abbé de Beaumont, aumônier du Roi, y donna la bénédiction nuptiale à huit jeunes filles dotées par la ville de huit cents livres, et auxquelles, à la prière de la princesse, on venait d'accorder en outre une maîtrise au choix des époux. Son Altesse Royale embrassa les huit nouvelles mariées et donna sa main à baiser à leurs maris. Dans l'après-midi, vers les quatre heures, elle se rendit à l'hôtel de ville, où, après avoir examiné les produits des différents ateliers de Lyon, elle demanda qu'on lui présentât six déserteurs dont elle avait obtenu la grâce de la clémence royale; elle leur en remit elle-même le brevet. Ces pauvres jeunes gens, émus jusqu'au fond de l'âme, tombèrent à ses pieds qu'ils inondèrent de leurs larmes. Enfin, partout où la jeune sœur du Roi parut en public, le peuple l'environna des démonstrations de la plus vive sympathie. Le 5, elle quitta Lyon, après avoir entendu la messe et fait ses dévotions à la chapelle du palais de l'archevêque. Toujours accompagnée de la comtesse de Marsan et des personnes qui composaient sa suite, elle arriva le 5 septembre, à quatre heures de l'après-midi, au Pont-de-Beauvoisin; elle était précédée par le comte de Tonnerre et escortée par un détachement des gardes du corps, commandé par le sieur de Fraguier, chef de brigade, et par deux exempts. Ce détachement avait été précédé, dès le 4, par ceux des Cent-Suisses, des gardes de la porte et des gardes de la prévôté de l'hôtel.
À un quart de lieue du Pont, la princesse a trouvé sur sa route un détachement de la maréchaussée, commandé par le prévôt général, et un autre de cent dragons de la légion de Lorraine, ayant à sa tête le comte de Viomesnil, son colonel. À l'entrée du faubourg se trouvèrent le marquis de Pusignieu, lieutenant général, le comte de Blot, maréchal de camp, tous deux employés en Dauphiné, et le (p. 103) sieur de la Tour, commandant du Pont; le régiment d'Anjou, sous les ordres du vicomte de Mailly, son colonel, bordait la haie jusqu'au palais destiné à la princesse. Au moment où Son Altesse Royale mit pied à terre, elle fut saluée par six pièces de canon, servies par une compagnie du régiment de Toul du corps royal de l'artillerie. Le sieur Pajot de Marcheval, intendant de Grenoble, ainsi que l'évêque de cette ville et celui de Belley, eurent l'honneur d'être présentés à la princesse au pied de l'escalier construit pour la recevoir.
Les différents corps militaires lui furent présentés dans son appartement vers les sept heures du soir; Madame de Marcheval et la comtesse de Lesseville, sa fille, eurent l'honneur de lui être nommées par la comtesse de Marsan, ainsi qu'un grand nombre de dames venues de différents points de la province dans l'espoir de rendre leurs respects à Son Altesse Royale.
Vers les huit heures du soir commencèrent les visites des dames de la cour de Turin désignées pour composer la nouvelle suite de la princesse de Piémont. Après leur avoir adressé quelques bienveillantes paroles, Son Altesse Royale les invita à venir voir avec elle le feu d'artifice que M. de Marcheval allait faire tirer sur la place du Pont, en face des fenêtres du palais. À neuf heures environ eut lieu le souper. La princesse se mit à table en public avec les dames qui composaient sa suite en France et celles qui allaient les remplacer en Piémont.
Le 6, à huit heures du matin, les troupes prirent les armes et occupèrent sur le territoire français les postes qui leur étaient assignés. À neuf heures et demie, la princesse entendit la messe dans son appartement, pendant laquelle les troupes sardes et la nouvelle suite de Son Altesse Royale occupèrent les postes qui leur étaient destinés pour la cérémonie de la remise, qui eut lieu à l'issue de la messe.
(p. 104) Le comte de Viry, commissaire plénipotentiaire du Roi de Sardaigne, ayant reçu la princesse des mains du comte de Tonnerre, la conduisit dans une pièce qui avait été disposée pour sa toilette, où elle fut servie par sa cour piémontaise. Quelques moments après, le prince de Piémont est venu lui rendre visite, et la première entrevue des deux augustes époux s'étant faite, le prince est remonté dans ses équipages, escorté d'un détachement des gardes du corps du Roi de Sardaigne, devant lequel marchait une compagnie de dragons bourgeois commandée par le baron de Marette.
À onze heures, la princesse, précédée du comte de Viry et escortée de cinquante gardes du corps piémontais, se disposa à partir, laissant mille regrets à la France et portant la joie à la cour de Piémont. En traversant le pont, ses regards s'arrêtèrent sur cette petite rivière de Guiers qui allait la séparer de sa première patrie, et ses yeux se mouillèrent malgré elle. Elle arriva bientôt aux Échelles, première ville de Savoie, où le roi Victor-Amédée s'était rendu de Chambéry pour la recevoir et lui donner à dîner.
Le 20 septembre, sur le théâtre royal de Chambéry, on donna devant la cour la tragédie de Roméo et Juliette, dont l'auteur, François Ducis[70], secrétaire de Monsieur, se trouvant à cette époque dans cette ville, dirigeait lui-même la représentation. Le poëte avait eu l'attention d'insérer dans la scène II du quatrième acte le portrait d'un roi chéri qui prête au diadème un charme inexprimable. Les regards de (p. 105) tous les spectateurs, ne pouvant se méprendre à la ressemblance, se dirigèrent vers la loge royale; les acclamations furent si vives que le Roi en fut attendri. Il prit des mains de Madame la princesse de Piémont l'exemplaire de la pièce qu'elle tenait, pour s'assurer si les vers qu'il venait d'entendre faisaient partie du texte. Il les y trouva; mais Monsieur[71], qui était à côté de lui, lui fit remarquer qu'une nouvelle feuille imprimée avait été collée sur l'ancienne.
La famille royale ne fit son entrée à Turin que le 30 septembre. Le roi Victor-Amédée, la reine Marie-Antoinette-Ferdinande, le prince et la princesse de Piémont, étaient dans le même carrosse; celui du duc et de la duchesse de Chablais, frère et belle-sœur du Roi, et des princesses Éléonore-Marie-Thérèse et Marie-Félicité, sœurs du Roi, suivait immédiatement. Dans douze autres voitures étaient les dames du palais, les premiers écuyers et les autres personnes attachées à la cour; les seconds écuyers, les gardes du corps et les pages accompagnaient à cheval. À quelque distance de Turin, les compagnies bourgeoises étaient rangées en bataille, ainsi que quatre régiments de dragons; toutes ces troupes se joignirent au cortége et entrèrent dans la capitale, dont les rues étaient bordées par douze bataillons. À la porte attendaient le gouverneur et l'état-major de la place; ils s'approchèrent du carrosse royal pour complimenter Sa Majesté et lui remettre les clefs de la ville. Le Roi leur ordonna de les offrir à la princesse de Piémont. Il était six heures lorsque la cour descendit au palais; toutes les dames qui s'y étaient rendues furent admises à l'honneur de baiser la main de la Reine, celle de la princesse de Piémont et des autres princesses. Dans (p. 106) la soirée, on tira devant le palais un très-beau feu d'artifice, et toutes les rues de la ville furent illuminées. Le lendemain de son arrivée à Turin, dimanche 1er octobre, la famille royale se rendit à la métropole, où elle assista à un Te Deum chanté en musique. Le soir, après le cercle, toute la cour parcourut en carrosse les rues de la ville, dont chaque maison était illuminée selon l'ordre de son architecture. La joie publique était vive, et aux acclamations qui saluaient la princesse de Piémont, Son Altesse Royale (dit une lettre de l'époque) dut croire qu'elle se trouvait encore au milieu des Français.
Le lundi 2, la famille royale assista à la représentation de l'opéra de Tithon et l'Aurore.
Le 5, il y eut un grand appartement auquel furent invités les familles distinguées et les étrangers de marque résidant à Turin. La famille royale soupa ensuite avec les dames du palais, les femmes des chevaliers de l'ordre de l'Annonciade et des grands officiers de la cour.
Le 6 eut lieu un concert magnifique dans la galerie.
Le 7, un grand bal paré dans le salon des Cent-Suisses, où Madame la princesse de Piémont dansa.
Toutes les fêtes à l'occasion de son mariage se terminèrent par celle que donna, le 16, le baron de Choiseul, ambassadeur de Sa Majesté Très-Chrétienne. La façade de son hôtel, raconte la gazette du temps, était magnifiquement illuminée; des inscriptions, des chiffres, des emblèmes relatifs à l'objet de cette fête, remplissaient les dessus des portes et les entablements des croisées. Le bal commença à dix heures du soir, à l'issue de l'Opéra, et ne finit que le surlendemain à cinq heures du matin; on y distribua pendant plus de trente heures des rafraîchissements de toute espèce, servis avec autant d'ordre que d'abondance, dans quinze pièces richement décorées, et dont plusieurs avaient été construites pour cette fête. Ce bal, le plus long (p. 107) dont on se souvienne à Turin, n'a fini que par l'impossibilité de remplacer les musiciens fatigués.
Enfin, pour clore cette série de fêtes par une cérémonie religieuse, on exposa, le dimanche 15 octobre, à la dévotion populaire, le saint suaire, religieusement gardé dans la chapelle de la cour. Depuis le 31 mai 1750, jour du mariage du roi Victor-Amédée, cette précieuse relique n'avait pas été montrée au peuple. Le cardinal des Lances, ancien archevêque de Turin, avait quitté sa résidence de Rome pour venir remplir les fonctions usitées dans cette circonstance, où se déploie une pompe particulière. Tous les princes, grands-croix de l'ordre des Saints Maurice et Lazare, suivaient la châsse, vêtus de leur habit de cérémonie, ainsi que les chevaliers de l'ordre de l'Annonciade, les grands officiers de la couronne et les ministres d'État. La Reine, les princesses et toutes les personnes de leur cour portaient des cierges. On avait, sur les places et dans quelques larges rues par où devait passer la procession, dressé des amphithéâtres dans l'intérêt des fidèles, attirés de toutes les provinces par l'exposition de cette relique vénérée.
On me pardonnera si mon récit s'est attardé au milieu de ces détails. L'historien qui raconte les derniers beaux jours de la royauté française voudrait arrêter ce soleil sans pareil (nec pluribus impar) que Louis XIV aux jours de sa grandeur avait pris pour emblème de sa maison, afin de l'empêcher de se coucher dans cet amas de sombres nuages assemblés à l'horizon, et au milieu desquels il va disparaître.
Dans les derniers mois de 1775, quelques changements eurent lieu dans le personnel qui environnait d'ordinaire les princesses. La marquise de Causans fut nommée dame pour accompagner Madame Élisabeth; la maréchale de Mouchy ayant obtenu de la Reine la permission de se démettre de la place de sa dame d'honneur, Sa Majesté (p. 108) en pourvut madame la princesse de Chimay, sa dame d'atour, et nomma à la place de dame d'atour la marquise de Mailly, une de ses dames; et l'abbé Brocquevielle, missionnaire, nommé avec l'agrément du Roi pour remplacer l'abbé Allard dans la cure paroissiale de Notre-Dame, eut l'honneur d'être présenté à Sa Majesté et à la famille royale par le Père Jacquier, supérieur général de la congrégation de la Mission.
Le 1er janvier 1776, les princes et princesses, seigneurs et dames de la cour, rendirent au Roi et à la Reine les respects habituels qu'ils avaient l'honneur de leur offrir à l'occasion du nouvel an. Le corps de ville de Paris, ayant à sa tête le duc de Cossé, gouverneur de la ville, s'acquitta du même devoir, les hautbois de la chambre du Roi exécutant pendant le lever de Sa Majesté plusieurs morceaux de musique.
Les chevaliers, commandeurs et officiers de l'ordre du Saint-Esprit étant assemblés dans le cabinet du Roi, vers les onze heures du matin, Sa Majesté reçut chevaliers de l'ordre de Saint-Michel le marquis de Rochechouart, le marquis de la Roche-Aymon, le comte de Talleyrand, le marquis de la Rochefoucauld et le vicomte de Talaru. Le Roi sortit de son appartement pour se rendre à la chapelle, précédé de Monsieur, du comte d'Artois, du duc d'Orléans, du duc de Chartres, du prince de Condé, du duc de Bourbon, du comte de la Marche, du duc de Penthièvre et des chevaliers, commandeurs et officiers de l'ordre; les cinq nouveaux chevaliers, en habits de novices, marchaient entre les chevaliers et les officiers. Le Roi, devant qui les deux huissiers de la chambre portaient leurs masses, était revêtu du manteau de l'ordre, dont il avait le collier, ainsi que celui de la Toison d'or, par-dessus son manteau. Avant la messe, qui fut chantée par la musique du Roi et célébrée par l'ancien évêque de Limoges, Sa Majesté monta sur son (p. 109) trône, reçut prélats commandeurs de l'ordre du Saint-Esprit l'archevêque de Narbonne, l'ancien évêque de Limoges, et chevaliers du même ordre le marquis de Rochechouart et les quatre autres que nous avons nommés plus haut.
Leurs Majestés soupèrent le même jour à leur grand couvert.
Le temps marche. Le 10 avril 1776, nous rencontrons Madame Élisabeth se rendant en cérémonie en l'église paroissiale de Notre-Dame, et y communiant par les mains de l'évêque de Senlis, premier aumônier du Roi, la princesse de Guéménée, gouvernante des Enfants de France, et mademoiselle de Rohan tenant la nappe.
Le 9 mai, le Roi, accompagné de Monsieur, se rendit à trois heures et demie à la plaine des Sablons, où il passa en revue les deux régiments des gardes françaises et suisses. Le comte d'Artois, colonel de ce dernier corps, était à sa tête. Après l'exercice, les troupes défilèrent devant Sa Majesté et devant la Reine, accompagnée de Madame et des dames de la cour. Madame Élisabeth assistait aussi à cette revue, accompagnée dans sa voiture par la princesse de Guéménée, sa gouvernante, et par ses dames de compagnie. Le lendemain 10, nous la retrouvons accompagnant Leurs Majestés, Madame, la comtesse d'Artois, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie, à l'église royale et paroissiale de Notre-Dame, pour assister au service solennel célébré pour l'anniversaire de la mort de Louis XV, par le sieur Brocquevielle, curé.
Le 12 mai, Turgot et Malesherbes quittèrent le ministère. Comme Malesherbes suppliait le Roi de vouloir bien accepter sa démission: «Que vous êtes heureux! s'écria Louis XVI; que ne puis-je m'en aller aussi!»
Il serait trop long d'entrer dans le détail des causes qui amenaient la retraite de ces deux ministres, et d'ailleurs cet événement n'a pas de lien étroit avec la vie de Madame (p. 110) Élisabeth. Il suffira donc d'indiquer sommairement les difficultés contre lesquelles les efforts de Turgot et de Malesherbes, comme ceux de Louis XVI, se brisèrent. La première partie du règne du jeune successeur de Louis XV avait été une suite de tentatives de réformes. On se plaignait des abus, il voulut les détruire; on réclamait des progrès, il voulut en réaliser. C'est ainsi qu'avec l'agrément de M. de Maurepas, qui, s'il ne provoquait pas les mesures de ce genre, acceptait à titre d'essais, avec une indifférence sceptique, toutes celles que proposaient des intelligences plus hardies, il appela à lui, d'une part Turgot et Malesherbes, de l'autre le comte de Saint-Germain. Turgot et Malesherbes appartenaient à ce qu'on appelait la secte des économistes; c'étaient des esprits élevés et honnêtes, mais qui, pleins de confiance dans leurs théories, ne tenaient pas assez compte des circonstances et ne préparaient pas assez les intelligences, et surtout les intérêts, aux réformes qu'ils voulaient opérer.
Ainsi, quoique la récolte de 1774 eût été mauvaise, Turgot fit établir par un arrêt du conseil la libre circulation des grains. Cette mesure, excellente en elle-même, avait le tort de venir mal à propos. Il y eut des troubles populaires quand on vit les marchés vides, et il fallut envoyer des troupes pour disperser les rassemblements. Ce premier échec jeta du discrédit sur Turgot et ses théories. Les parlements, qui connaissaient son opposition à leur système, lui firent une guerre acharnée. Il fallut un lit de justice pour briser cette résistance, quand le Roi voulut faire enregistrer les édits qui supprimaient les corvées et ceux qui abolissaient les maîtrises et les corporations. En passant ainsi instantanément du régime du privilége au régime de la libre concurrence, on blessait de nombreux intérêts et on détruisait l'organisation ancienne sans la remplacer par une organisation nouvelle. Quoiqu'on parlât (p. 111) beaucoup de la réforme des abus, en principe, ceux qui en profitaient, tout en ne les blâmant pas moins haut que les autres, réagissaient contre le gouvernement quand ils se sentaient atteints. Il se formait donc une ligue des intérêts lésés qui résistaient au pouvoir, et ces intérêts trouvaient un point d'appui dans le Parlement, toujours disposé à intervenir dans la politique. Les encyclopédistes, qui étaient restés dans la théorie, trouvaient que Turgot, depuis qu'il avait mis le pied dans la politique, était devenu d'une timidité extrême et n'allait pas assez vite; ceux au détriment desquels s'exécutaient ces réformes l'accusaient, au contraire, d'aller trop brusquement au but, de sorte que la force d'opinion qui l'avait poussé aux affaires se retirait de lui, sans qu'il eût acquis une autre force parmi les hommes pratiques. Maurepas, qui aimait avant tout le repos et qui voyait grandir l'orage, qui en outre désirait vivre en paix avec les parlements, avait depuis longtemps sacrifié Turgot dans son cœur quand celui-ci succomba. Louis XVI fut le dernier qui le soutint. On l'entendit répéter plusieurs fois: «Il n'y a que M. Turgot et moi qui aimons le peuple.»
Ainsi la première tentative de Louis XVI échouait; échec d'autant plus malheureux que Turgot avait compris qu'en réformant les abus il fallait maintenir intacte l'autorité royale, qui devait être l'instrument de toutes les réformes, vérité capitale que nul n'apercevait dans ce temps.
On savait désormais qu'on pouvait résister au jeune Roi et lui imposer un avis qui n'était pas le sien, on ne l'oublia plus.
J'ai dit le mauvais succès des tentatives du comte de Saint-Germain et de son auxiliaire M. de Guibert, pour introduire des réformes dans l'armée, qu'on voulait discipliner à l'allemande, et décapiter, pour ainsi dire, en licenciant une grande partie de la maison du Roi. On avait mécontenté la troupe et indisposé les officiers, dans des (p. 112) circonstances où il eût été si nécessaire de pouvoir compter sur la fidélité inébranlable de l'armée.
Rien de ce qu'on avait tenté n'avait donc réussi, et Louis XVI entrait dans la seconde partie de son règne avec des illusions évanouies et des craintes sur l'avenir.
M. Taboureau remplaça Turgot, et on lui adjoignit d'abord en qualité de conseiller des finances et de secrétaire général du trésor, Necker, qui devait bientôt le remplacer. Les prôneurs de Necker lui prêtèrent du génie en finances, ses adversaires lui refusèrent toute capacité; deux exagérations et deux erreurs. Necker, qui avait des qualités réelles, eut le défaut des hommes de son temps: il visa avant tout à la popularité. Il eut une idée vraie quand il pensa qu'on fonde le crédit d'une nation en mettant de la clarté et de la régularité dans ses finances; mais il fit une fausse application de cette idée vraie, lorsque dans les circonstances difficiles où l'on se trouvait, il déchira tous les voiles qui dissimulaient la fâcheuse situation de nos affaires financières. Ce qui importait, c'était de guérir la plaie et non de la sonder en public; il la sonda sans la guérir. Les paniques sont aussi dangereuses sur le terrain des intérêts que sur un champ de bataille. Un esprit moins avide de popularité et moins infatué de lui-même eût attendu pour parler du péril que le péril eût été conjuré; mais M. Necker tenait avant tout à faire connaître à tout le monde la profondeur du gouffre, pour faire dire ensuite qu'il était seul capable de le combler. Il fallait agir, il voulut paraître.
À cette époque, le Roi, dans l'intention d'encourager les arts, autorisa le comte d'Angiviller, directeur et ordonnateur général de ses bâtiments, à faire exécuter chaque année un certain nombre de tableaux et de statues par les peintres et les sculpteurs de son académie. Désireux surtout de rendre les arts utiles en les rappelant à leur antique (p. 113) destination, il voulait que les actions et les images de ceux qui ont illustré la France fussent reproduites par le pinceau et le ciseau. M. d'Angiviller disant un jour à Madame Élisabeth que les statues de l'Hôpital, de Sully, de Fénelon et de Descartes étaient commencées: «J'espère, monsieur, lui dit-elle, que vous n'oublierez pas celle de Bossuet[72].»
Au commencement de l'année 1777, Suleïman-Aga, envoyé du bey de Tunis, eut une audience du Roi à Versailles. Après avoir remis au prince ses lettres de créance, cet envoyé s'exprima ainsi: «Sire, le bey de Tunis, mon maître, m'a commandé de me rendre auprès de Votre Majesté Impériale pour la féliciter sur son avénement au trône de ses ancêtres. Jaloux de remplir tous les devoirs que lui prescrit son attachement inviolable pour l'auguste maison de France, ce prince auroit depuis longtemps fait passer un envoyé dans votre cour impériale pour lui présenter l'hommage de ses sentiments, ses regrets sur la mort de son illustre et grand allié et ami l'Empereur de (p. 114) France Louis XV, de glorieuse mémoire, et son compliment sur le bonheur que la Providence a préparé aux Français en appelant à leur tête un jeune monarque qui réunit au plus haut degré les vertus et les qualités les plus éminentes, si les circonstances où mon maître s'est trouvé depuis cette époque à jamais mémorable lui avaient permis de faire ce que son cœur lui inspirait. Chargé aujourd'hui de ses ordres suprêmes, j'apporte aux pieds de Votre Majesté Impériale les vœux les plus ardents pour la prospérité de votre empire, les marques les plus sincères de son respect et de son entier dévouement pour votre personne sacrée. Daignez, Sire, agréer comme une preuve du désir que mon maître aura toujours de mériter la haute bienveillance d'un aussi grand Empereur, les esclaves et les autres présents que j'ai remis en son nom aux officiers de Votre Majesté Impériale. Le plus beau moment de ma vie est celui où j'envisage la gloire de votre trône impérial. Je serai heureux s'il en émane sur moi un regard favorable.»
La cour et la ville s'étonnèrent de trouver chez l'envoyé d'une puissance barbaresque la langue de la diplomatie européenne et les formes du monde civilisé.
L'empereur du Maroc, vers cette même époque, envoya son neveu en France en qualité d'ambassadeur. Il venait offrir au Roi de riches présents. La cour s'extasiait devant ces présents, ne sachant auquel attribuer le plus de valeur. «Je sais, moi, dit la jeune Madame Élisabeth, quel est le plus magnifique, je sais quel est celui qui aura le plus de prix aux yeux du Roi: ce sont vingt marins français qui ont fait naufrage sur les côtes du Maroc, et que le roi de ce pays renvoie à mon frère.»
LETTRES DE MADAME DE BOMBELLES.
1777—1782.
Voyage de l'Empereur en France. — L'éducation de Madame Élisabeth terminée. — Mot de la jeune princesse. — Question de son mariage. — Lettre de M. de Vergennes au Roi. — Mesdames de Bombelles, de Raigecourt et des Moutiers. — Récit de madame de Bombelles. — Tableau de la cour à cette époque. — Louis XVI. — Le comte de Provence. — Le comte d'Artois. — Madame Élisabeth étrangère aux intrigues. — Sa sagesse et sa raison. — Dames qu'elle choisit pour sa société. — Esquisse de son portrait. — Son appartement à Versailles. — Naissance de Madame Royale. — Récit de la Gazette. — Baptême de Marie-Thérèse-Charlotte. — Observation de Monsieur. — Mort de Marie-Thérèse. — Les seuls mots que Louis XVI ait dits à l'abbé de Vermond. — Le linceul de l'Impératrice-Reine. — Ses obsèques. — Lettre de l'Empereur au prince de Kaunitz; remarque de la Reine. — Dispositions testamentaires de Marie-Thérèse. — Frédéric II à d'Alembert. — Piété filiale de Marie-Antoinette. — Lettres de madame de Bombelles. — Naissance du premier Dauphin: récit de Louis XVI; récit de madame Campan. — Les corporations des arts et métiers de Paris se rendent à Versailles; parmi eux les fossoyeurs. — Les dames de la halle, vêtues de robes noires, complimentent la Reine. Elles dînent au château de Versailles. — Bal offert à la Reine par les gardes du corps. — Dauphins en or; coiffures à l'enfant; catogans. — Nouvelle toilette des enfants. — Fête donnée au Roi et à la Reine par la ville de Paris, à l'occasion de la naissance du Dauphin. — Tendresse de Madame Élisabeth pour les enfants du Roi. — Madame d'Aumale. — Réserve de Madame Élisabeth; sa perspicacité; son dévouement pour ses amies. — Acquisition par le Roi de la propriété de madame de Guéménée à Montreuil. — La Reine y conduit Madame Élisabeth: Vous êtes chez vous. — Description de la maison, du parc. — Madame de Mackau. — Le Monnier. — Vie de Madame Élisabeth à Montreuil; ses bonnes œuvres. — Le comte de Provence. — Le comte d'Artois. — Mesdames. — Le vieux Jacob. — Catherine Vassent. — Mort de Madame Sophie. — Lettre de madame de Bombelles. — Le duc de Penthièvre et madame de Lamballe. — Humbles funérailles de Madame Sophie. — Voyage du comte et de la comtesse du Nord. — Réformes opérées par Louis XVI. — Guerre d'Amérique; son caractère. — Le capitaine Molli. — Deane et Franklin. — Lettre de Louis XVI au roi d'Espagne. — M. Gérard, ministre plénipotentiaire du Roi aux États-Unis. — M. de Bouillé. — M. de la Pérouse. — Indépendance des États-Unis. — Réflexions.
L'Empereur, qui voyageait sous le nom de comte de Falkenstein, sans suite, sans éclat, arriva à Paris le vendredi 18 avril 1777, vers les quatre heures du soir, et par une autre barrière que celle où il était attendu. Il descendit chez le comte de Mercy, son ambassadeur, bien qu'il eût (p. 116) fait retenir pour le recevoir l'hôtel de Tréville, rue de Tournon.
Le samedi 19, il se rendit au château de Versailles et se fit annoncer chez la Reine. La Reine le conduisit chez le Roi et les Filles de France; ensuite les Fils de France vinrent le voir chez la Reine. Le 20, le duc d'Orléans et le duc de Penthièvre allèrent s'inscrire chez le comte de Falkenstein, les princesses en firent autant; mais il ne reçut ni les uns ni les autres.
Le lundi 21, il y eut vers sept heures du soir, chez la Reine en particulier, un concert auquel les dames étaient invitées à se rendre en robes de chambre[73]. Marie-Antoinette présenta à l'Empereur les personnes qui ne l'avaient point encore vu, notamment le duc de Chartres. Le duc de Penthièvre n'arriva qu'à la fin du concert. La Reine lui amena le comte de Falkenstein, en lui disant: «Je vous présente mon frère.» Quoique résolu à un incognito absolu, et ayant abandonné toutes les marques extérieures de la royauté, l'Empereur ne put échapper aux hommages que les princes se croyaient obligés de lui rendre.
«Le lundi 5 mai suivant, raconte le duc de Penthièvre, on a représenté l'opéra de Castor et Pollux sur le grand Opéra de Versailles, pour l'Empereur. Le Roi a été dans sa loge et non dans son fauteuil. Les dames, dans les loges, étoient en robes de chambre[74]; celles dans l'amphithéâtre, partie étoient en robes de chambre et partie en grand habit. Les loges des princesses étoient à droite et à gauche de celle du Roi, après les portes d'entrée, parce que la principale porte étoit occupée, comme à l'ordinaire, par la loge que l'on y établit en pareille circonstance (p. 117) pour la famille royale, laquelle ne trouveroit point de place dans la loge du Roi, à cause de sa petitesse. Il n'y avoit point de princes. Les ambassadeurs étoient dans les loges.
»Le 9 du même mois, l'Empereur a été à la chasse avec le Roi. Sa Majesté avoit fait faire un habit de son équipage pour l'Empereur. M. de Penthièvre a ignoré cette chasse et ne s'y est point trouvé; il avoit été à une précédente, croyant que Sa Majesté Impériale y seroit, et elle n'y alla point.
»Le lundi d'après, 12 du mois, madame la princesse de Conti, madame de Lamballe et M. de Penthièvre ont été se faire inscrire à la porte de Sa Majesté Impériale, chez son ambassadeur, comme pour prendre congé d'elle. M. le duc de Chartres y avoit été, avant de partir pour la Hollande où il fit alors un voyage, prendre congé de l'Empereur, et lui demander s'il n'avoit rien à faire dire au prince Charles, à Bruxelles. M. de Chartres avoit réglé que sa femme iroit. L'Empereur étoit revenu, depuis l'envoi de ses cartes, chez mesdames de Chartres, de Conti et de Lamballe (et plus d'une fois chez madame de Chartres), et les avait trouvées. M. de Penthièvre lui avoit fait demander s'il ne verroit pas les jardins de Sceaux; l'Empereur lui avoit fait répondre avec honnêteté sur le désir qu'il avoit de les voir.
»Le jeudi 22 du même mois de mai, l'Empereur est venu à Sceaux. M. de Penthièvre lui a rendu tous les hommages possibles. Sa Majesté Impériale vit les jardins, dans lesquels on fit jouer les eaux, comme de raison; elle alla à pied, suivie de M. de Penthièvre; les voitures que l'on avoit fait avancer furent inutiles. En rentrant de la promenade, l'Empereur s'assit sur une chaise; M. le duc d'Orléans, qui se trouva à Sceaux, et M. de Penthièvre prirent des chaises. M. le nonce, qui étoit présent, resta (p. 118) debout[75], circonstance qui détermina M. de Penthièvre à se lever. M. de Penthièvre avoit d'abord pris un tabouret, parce que ce fut le seul siége qui se trouvât auprès de lui; il prit ensuite une chaise. Lorsque l'Empereur s'en alla, il ne voulut pas que M. de Penthièvre le reconduisît; il le suivit néanmoins jusqu'à la dernière porte de la pièce, avant celle où Sa Majesté Impériale s'étoit assise, en disant toujours: J'obéis.
»L'Empereur gardoit tellement l'incognito qu'il appela M. le duc d'Orléans et M. de Penthièvre monseigneur. Pendant la promenade, Sa Majesté Impériale mit son chapeau, en faisant une honnêteté à M. de Penthièvre, et le fit mettre à tout le monde. Madame la duchesse de Chartres, madame la princesse de Conti et madame de Lamballe étoient à Sceaux; elles ne furent point de la promenade, parce qu'on alla à pied. On joua au cavagnol, l'Empereur causant debout dans un coin du salon avec M. l'évêque de Rennes, M. l'abbé de Montauban et M. de Penthièvre.
»Le surlendemain, samedi 24, M. de Penthièvre retourna se faire écrire[76] à la porte de l'Empereur, chez M. le comte de Mercy.
»Le lundi 26, l'Empereur a été à la chasse avec le Roi, dans la forêt de Rambouillet; M. de Penthièvre s'y est trouvé. M. de Penthièvre croit que l'Empereur étoit venu dans le carrosse du Roi, où la Reine étoit, de Versailles à (p. 119) Saint-Hubert, petite maison de plaisance du Roi, où Sa Majesté a coutume de déjeuner quand elle chasse à Rambouillet; il croit aussi que Sa Majesté Impériale a été plusieurs autres fois avec la Reine, malgré son absolu incognito. L'Empereur s'est toujours mis sur le devant du carrosse du Roi; on dit qu'il a monté en voiture en même temps que Sa Majesté par une portière différente.
»L'Empereur est reparti le 31 mai 1777, pour aller parcourir le royaume. Il étoit venu quelques jours auparavant en personne à la porte de M. de Penthièvre; son ambassadeur étoit avec lui. M. de Penthièvre a trouvé sur sa liste M. le comte de Falkenstein et M. l'ambassadeur de l'Empereur et de l'Impératrice. M. de Penthièvre n'ayant pu aller à Versailles dans ce moment, pria madame de Lamballe de faire parvenir à la Reine qu'il étoit bien fâché de ne pouvoir pas aller lui faire sa cour[77].»
À cette époque, madame la princesse de Guéménée avait terminé sa tâche près de Madame Élisabeth. Plus heureuse que sa devancière, elle n'avait eu dans ces dernières années qu'à modérer le zèle et les progrès d'une élève pour qui l'oisiveté était regardée comme un danger et comme un ennui. La jeune princesse croissait en savoir et en vertus. La trempe forte de son âme ne lui inspirait aucun goût pour les arts de pur agrément; la fermeté précoce de son jugement lui faisait prendre en pitié toute conversation oiseuse, aussi bien que toute action inutile. Sa journée était un labeur continuel. Quand son esprit se reposait de l'étude de l'histoire ou des mathématiques, quand son cœur quittait la méditation et la prière, ses mains s'occupaient de ces simples travaux de l'aiguille que les jeunes filles de notre temps négligent et dédaignent, et elle y excellait tellement qu'elle aurait pu se faire un renom parmi les ouvrières les plus renommées. On sait que quelques années plus tard, (p. 120) une de ses dames regardant avec complaisance une admirable broderie que la princesse venait de terminer, lui dit: «C'est vraiment dommage que Madame soit si habile.—Pourquoi donc? demanda la princesse.—Cela conviendroit si bien à des filles pauvres! ce talent leur suffiroit pour gagner leur pain et celui de leur famille.—C'est peut-être pour cela que Dieu me l'a donné, répondit Madame Élisabeth. Et qui sait? un jour peut-être j'en ferai usage pour me nourrir moi et les miens.»
Le 17 mai 1778, la cour partit pour Marly.
Le même jour, Madame Élisabeth, accompagnée de madame la princesse de Guéménée, gouvernante des Enfants de France, des sous-gouvernantes et des dames qui l'accompagnent, se rendit chez le Roi. Madame de Guéménée fit la remise de Madame Élisabeth à Sa Majesté, qui ordonna qu'on fît entrer madame la comtesse Diane de Polignac, dame d'honneur de cette princesse, et madame la marquise de Sérent, sa dame d'atour, entre les mains desquelles le Roi remit Madame Élisabeth.
Dès ce moment, il fut question de son mariage. On parut d'abord destiner sa main à l'infant de Portugal, prince du Brésil, qui était de son âge, et qui dans l'avenir lui aurait apporté le titre de reine. Tout en comprenant les convenances de cette alliance, Madame Élisabeth était loin de la désirer, et quoiqu'elle n'y mît personnellement aucun obstacle, elle se sentit soulagée en apprenant que les négociations ouvertes à ce sujet avaient été rompues.
Peu de temps après, deux autres princes briguèrent l'honneur d'obtenir sa main. L'un était le duc d'Aoste, qui n'avait que cinq ans de plus qu'elle et qui lui offrait, dans une cour voisine et amie de la France, une place sur les degrés du trône, à côté de sa sœur Clotilde; mais dans sa fierté politique, le gouvernement prétendit que la seconde place à la cour de Sardaigne ne convenait pas à une Fille (p. 121) de France. L'autre était l'Empereur Joseph II, qui l'année précédente, lors de son voyage en France, avait été, disait-on, frappé de la vivacité de son esprit et de l'aménité de son caractère[78]. Aussi prétendit-on que le désir de la revoir n'était pas le moindre motif qui le ramenât à Versailles en 1783. Quatre ans avaient suffi pour transformer la jeune princesse, dont le front, rayonnant de tout l'éclat des grâces printanières, semblait destiné par l'opinion publique à recevoir le bandeau impérial. Le parti antiautrichien qui dominait à la cour, et qui déjà avait semé à l'entour de la Reine des défiances et des haines, s'inquiéta d'une alliance qui devait être contraire à son ascendant et mit tout en œuvre pour l'empêcher. L'intrigue réussit. On a dit sans raison que Madame Élisabeth en conçut quelque regret; l'Empereur n'avait point encore laissé apercevoir dans la politique les excentricités de son esprit, et il venait de perdre une femme dont la jeunesse, les vertus et la piété avaient emporté l'amour et la bénédiction de tout un peuple. Madame Élisabeth, bien qu'elle possédât assurément tout ce qu'il fallait pour recueillir un tel héritage, ne parut pas attacher plus de prix à cette union qu'aux autres alliances que la convenance avait indiquées, mais auxquelles la politique avait trouvé des obstacles. Ou peut-être Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, comme dit Bossuet, Celui dont l'œil voyait déjà s'ouvrir dans l'avenir la prison du Temple et se dresser l'échafaud du 21 janvier, n'avait-il pas voulu enlever toute consolation à la maison royale.
Madame Élisabeth de jour en jour se fortifia contre les écueils de son caractère, de son âge et de la cour; de jour en jour elle sentit davantage ce qui lui manquait. Ses efforts (p. 122) s'accroissaient de sa défiance d'elle-même, et plus elle acquérait de qualités, moins elle se croyait capable de la perfection à laquelle elle devait atteindre. Ce sentiment de son humilité donnait à sa parole une mesure exquise, à ses actions une prudente réserve, à sa charité une discrétion angélique.
Toutes les jeunes personnes qui s'étaient trouvées en contact avec Madame Élisabeth et qui grandissaient sous ses yeux, participant parfois à ses plaisirs, lui avaient voué une vive et sincère amitié. Il en est trois que le cœur d'Élisabeth avait distinguées tout d'abord et auxquelles elle fit une plus grande part d'affection, payée du plus fidèle et du plus tendre dévouement: l'une était mademoiselle de Mackau, qui par son mariage devint madame de Bombelles; l'autre mademoiselle de Causans, qui épousa M. de Raigecourt; la troisième était mademoiselle de la Briffe, qu'elle avait connue presque enfant. C'était une jeune personne d'un esprit charmant et d'une vivacité d'humeur pleine d'à-propos et d'entraînement. Elle venait d'épouser le marquis des Moutiers de Mérinville. Madame Élisabeth environnait d'une tendre sollicitude cette jeune tête, parée de dons trop précieux pour ne pas être très-remarquée, et ne lui épargnait pas les conseils d'une affection presque maternelle.
La vie entière de la marquise des Moutiers, aussi bien que celle de mesdames de Bombelles et de Raigecourt, s'écoula sous le souvenir de la haute influence qui avait dominé sa première jeunesse. La vertu de Madame Élisabeth était comme ce sachet d'ambre gris dont parlent les poëtes de l'Asie: son parfum se communiquait et demeurait à tout ce qu'elle avait touché. Nous aurons souvent l'occasion de trouver ces trois noms mêlés aux confidences, aux lettres, aux événements de la vie que nous avons entrepris d'écrire: Bombelles, Raigecourt et des Moutiers, (p. 123) noms aimés qui devaient donner tant de consolation à Madame Élisabeth et emprunter tant de gloire à son amitié!
Une note écrite par madame de Bombelles, et remise par elle à M. Ferrand en 1795, fait connaître sa première entrevue avec la jeune princesse et la manière dont elle devint sa compagne: «Madame Élisabeth, dit-elle, avoit sept ans lorsque ma mère, désignée par les dames de Saint-Cyr à madame de Marsan comme propre à seconder ses vues et ses soins dans l'éducation de Mesdames, arriva de Strasbourg pour remplir les fonctions de sous-gouvernante. Madame de Marsan, prévenue en sa faveur, la reçut comme si elle eût dû la remercier d'avoir accepté le pénible emploi qu'elle lui avoit confié. Elle voulut voir ma sœur et moi, et nous présenta à Mesdames. Madame Élisabeth me considéra avec l'intérêt qu'inspire à un enfant la vue d'un autre enfant de son âge. Je n'avois que deux ans de plus qu'elle, et étant aussi portée qu'elle à m'amuser, les jeux furent bientôt établis entre nous et la connoissance bientôt faite. Ma mère n'ayant point de fortune, pria madame de Marsan de solliciter pour moi une place à Saint-Cyr. Elle l'obtint, et je m'attendois à être incessamment conduite dans une maison pour laquelle j'avois déjà un véritable attachement. Cependant Madame Élisabeth demandoit sans cesse à me voir; j'étois la récompense de son application et de sa docilité; et madame de Marsan s'apercevant que ce moyen avoit un grand succès, proposa au Roi que je devinsse la compagne de Madame Élisabeth, avec l'assurance que lorsqu'il en seroit temps, il voudroit bien me marier. Sa Majesté y consentit. Dès ce moment, je partageai tous les soins qu'on prenoit de l'éducation et de l'instruction de Madame Élisabeth. Cette infortunée et adorable princesse, pouvant s'entretenir avec moi de tous les sentiments qui remplissoient son cœur, trouvoit dans le mien (p. 124) une reconnoissance, un attachement qui, à ses yeux, me tinrent lieu des qualités de l'esprit et de l'amabilité; elle m'a conservé sans altération des bontés et une tendresse qui m'ont valu autant de bonheur que j'éprouve aujourd'hui de douleur et d'amertume. Je fus mariée à M. de Bombelles. Le Roi voulut bien, sur la demande de sa sœur, me donner une dot de cent mille francs, une pension de mille écus et une place de dame pour accompagner Madame Élisabeth. Cet événement lui causa le plus sensible plaisir. Jamais je n'oublierai l'accent avec lequel elle me dit: «Enfin, voici donc mes vœux remplis: tu es à moi! Qu'il m'est doux de penser que c'est un lien de plus entre nous, et d'espérer que rien ne pourra le rompre!»
Ce bonheur intérieur que commençait à goûter Madame Élisabeth semblait régner dans le palais de Versailles. Jamais la cour de France n'avait offert un tel spectacle: une jeune Reine y vivait en parfaite harmonie avec deux belles-sœurs de son âge, et un jeune Roi aimait à s'appuyer sur l'amitié de ses deux frères. «La plus grande intimité, dit madame Campan, s'établit entre les trois ménages. Ils firent réunir leurs repas et ne mangèrent séparément que les jours où leurs dîners étaient publics. Cette manière de vivre en famille exista jusqu'au moment où la Reine se permit d'aller dîner quelquefois chez la duchesse de Polignac, lorsqu'elle fut gouvernante; mais la réunion du soir pour le souper ne fut jamais interrompue et avait lieu chez madame la comtesse de Provence. Madame Élisabeth y prit place lorsqu'elle eut terminé son éducation, et quelquefois Mesdames, tantes du Roi, y étaient invitées. Cette intimité, qui n'avait point eu d'exemple à la cour, fut l'ouvrage de Marie-Antoinette, et elle l'entretint avec la plus grande persévérance.»
Les jeux et les plaisirs dont se montre avide la jeune (p. 125) cour laissent cependant place à des intrigues qui doivent parfois diviser les membres de la famille royale. Le Roi et ses frères ont chacun un caractère différent. Louis XVI, qui possède les vertus d'un homme de bien, est loin d'avoir toutes celles qui conviennent à un roi. Sa défiance de lui-même est extrême. À l'époque où il n'était encore que Dauphin, on agitait une question difficile à résoudre: «Il faut, dit-il, demander cela à mon frère de Provence.» Confiant envers les autres, il se livre aisément; mais il entre dans des emportements fâcheux quand il s'aperçoit qu'on le trompe. Il n'a ni fermeté dans le caractère ni grâces dans les manières. Comme certains fruits excellents dont l'écorce est amère, il a l'extérieur rude et le cœur parfait. Sévère pour lui seul, il observe rigoureusement les lois de l'Église, jeûne et fait maigre pendant les quarante jours de carême, et trouve bon que la Reine ne l'imite point. Sincèrement pieux, mais formé à la tolérance par l'influence du siècle qu'il subit sans s'en rendre compte, il est disposé, trop disposé peut-être à sacrifier les prérogatives du trône toutes les fois qu'on allègue les intérêts de son peuple; car un des premiers intérêts d'une nation est le maintien d'un pouvoir fort et incontesté. Une royauté affaiblie est impuissante à la fois pour le bien et contre le mal.
Il y a en lui quelque chose d'honnête qui n'accepte pas la solidarité complète du règne précédent; mais, héritier d'un régime dont il porte le poids, il est mal à l'aise entre un passé qui soulève des répugnances et un avenir non point menaçant encore, mais rempli de doutes et de mystères.
Simple, économe, aimant la lecture et l'étude, cherchant l'oubli du trône dans l'exercice de la chasse ou d'un travail manuel, détestant les femmes sans mœurs et les hommes sans conscience, il semble étranger dans une (p. 126) cour dont les mœurs sont légères et les consciences faciles. Un jeune prince plein de modération, au faîte de la puissance et fidèle au devoir, se regardant comme le père de tous les Français et se sentant attiré de préférence vers ceux de ses enfants qui sont les plus faibles, ne peut être apprécié de ses courtisans, gens pour la plupart frivoles ou endettés, corrupteurs ou corrompus, regardant les innovations comme un danger et les réformes comme un crime.
Le comte de Provence, dont l'esprit est égal à l'instruction, cache sous une dignité prudente le regret de n'être point au premier rang. Versé dans la culture des lettres, servi par une mémoire prodigieuse, il se regarde, sous le rapport littéraire, comme bien supérieur au Roi son frère. Ce sentiment est né chez lui dès l'enfance. Un jour, jouant avec ses frères, le duc de Berry lâcha le mot: Il pleuva. «Ah, quel barbarisme! s'écria le comte de Provence; mon frère, cela n'est pas beau: un prince doit savoir sa langue.—Et vous, mon frère, reprit l'aîné, vous devriez retenir la vôtre.» Monsieur se plaît dans la société des gens de lettres, cherche à se rendre compte du souffle des idées qui se lève à l'horizon, se prépare aux événements pour n'en être pas surpris, ménage les partis sans les embrasser, vit avec ses frères sans division et sans confiance, caresse froidement l'opinion; et quand viendra le jour où des combinaisons malencontreuses feront échouer le départ du Roi son frère, il saura avec habileté s'éloigner du péril et se réserver pour l'avenir.
Le comte d'Artois est le type du Français d'autrefois: il en a l'humeur insouciante, l'esprit enjoué, les grâces chevaleresques. Bien fait, recherché dans sa toilette, adroit dans les exercices du corps, il n'apprécie la grandeur que pour les avantages qu'elle donne, la fortune que pour les plaisirs qu'elle procure. La coutume qu'il a de regarder les femmes le suit jusque dans le sanctuaire. «Monseigneur, (p. 127) lui dit un jour Mgr du Coëtlosquet, évêque de Limoges, j'ai une grâce à demander à Votre Altesse Royale, c'est de ne pas aller à la messe.»
Né dans une cour légère et voluptueuse, il en a pris naturellement les habitudes; mais son cœur généreux n'y doit pas périr, et survivra à l'exil, au trône et au malheur.
On comprend qu'autour de ces trois princes, dont nous venons d'esquisser rapidement le caractère, doivent se grouper des hommes de mœurs et d'idées différentes. Les honnêtes sont près de Louis XVI, les politiques près de Monsieur, les frivoles près du comte d'Artois. C'est ainsi que les amis du Roi sont rares, ceux de Monsieur nombreux, ceux du comte d'Artois innombrables. Ceux-ci ont la prétention de se croire plus directement placés sous le patronage de la Reine, qui, jeune, vive et brillante, cherche les plaisirs de son âge et se plaît dans la société du comte d'Artois, dont les goûts se rapprochent des siens. L'esprit pervers de cette époque s'essaye à faire un crime à Marie-Antoinette de trouver son beau-frère aimable; mais il ne parviendra pas, aux yeux de l'histoire, à envenimer des parties de plaisir qui ont toute la cour pour témoin, sans compter la comtesse d'Artois, qui aime tendrement son mari. On devine cependant le parti que cherche à tirer de cette amitié fraternelle la malignité d'un essaim d'étourdis, incapables de supposer le bien et toujours prêts à croire le mal qu'ils ont inventé.
Madame la comtesse de Provence, d'une figure peu sympathique, mais ornée de deux beaux yeux qui lui ont attiré les seuls compliments qu'elle ait mérités, inspira, dit-on, dès la première entrevue une spirituelle repartie à son fiancé. «Monsieur le comte de Provence, lui dit le lendemain le comte d'Artois, toujours disposé à plaisanter, vous aviez la voix bien forte hier; vous avez crié bien fort votre Oui.—C'est, repartit l'époux passionné, que (p. 128) j'aurois voulu qu'il pût se faire entendre jusqu'à Turin.» Cette princesse se montra très-neuve sur l'étiquette, et le cérémonial l'embarrassait beaucoup. Le lendemain de son mariage, comme madame de Valentinois, sa dame d'atour, voulait lui mettre du rouge: «Fi donc! s'écria-t-elle, madame; prenez-vous ma figure pour une tête à perruque?—Madame, lui dit le comte de Provence, conformez-vous à l'usage de la cour, et je vous trouverai infiniment mieux.—Allons, madame de Valentinois, dit-elle, mettez-moi du rouge, et beaucoup, puisque j'en plairai davantage à mon mari.»
Madame juge sévèrement son prochain; elle a une instruction variée, un esprit mordant; elle n'est pas exempte d'ambition. Peu aimée de son mari, quoi qu'en ait dit le comte d'Artois, jalouse de ses sœurs qui ont des enfants, elle affecte en public une gravité que l'observateur clairvoyant considère comme la critique de la vivacité et de la grâce enjouée de la Reine. En 1787, elle eut une conversation très-vive avec Marie-Antoinette, qu'elle exhorta à faire plus de cas du peuple, à se rendre digne des vive la Reine! qu'on lui prodiguait précédemment. La princesse ne trouvant pas que ses sages représentations fissent grand effet sur l'esprit de Sa Majesté, elle s'échauffa davantage et s'écria avec chaleur: «Si vous dédaignez mes avis, Madame, vous ne serez que la reine de France, vous ne serez pas la reine des Français.» On est disposé à croire que, sans encourager ni l'opposition qui luttait contre le Roi, ni la calomnie qui s'attachait aux pas de la Reine, Madame se réjouissait de ces deux injustices, dont l'une donnait plus de faveur à l'ambition de son mari et l'autre plus de relief à sa propre dignité.
La comtesse d'Artois est toute petite, d'une carnation remarquablement blanche et rose, mais son visage est porteur d'un nez très-long, qui donne à sa physionomie délicate et gracieuse quelque chose d'agressif. Bienveillante et (p. 129) charitable, elle est fort aimée, et le privilége qu'elle a d'avoir seule encore donné des héritiers à la couronne lui assure naturellement quelque crédit.
Le banquet qui avait eu lieu à l'occasion de son mariage était demeuré inscrit dans les fastes des fêtes royales, à cause d'un surtout merveilleux de l'invention du sieur Arnoux, célèbre machiniste du temps. Au milieu était une rivière claire et limpide qui coula pendant tout le repas avec une abondance intarissable. Son cours était orné de petits bateaux, de chaumières de pêcheurs, d'arbres, de prairies, et de tout ce qui peut rendre agréables les bords d'un fleuve.
On a aussi retenu de cette époque un mot qui fit quelque peu rire par sa naïveté. La ville de Paris, à l'occasion de ce mariage, dota des filles. Une d'elles (mademoiselle Lise) se présenta pour se faire inscrire. On lui demanda le nom de son amoureux, et où il était. «Je n'en ai point, dit-elle; je croyais que la ville fournissait de tout.» Les officiers municipaux allèrent lui choisir un mari.
Nous avons dit quel était l'intérieur du palais de Versailles dans les années qui précédèrent la révolution. Les princes et les princesses du sang n'y faisaient que de rares apparitions; ils avaient des goûts différents, des habitudes différentes.
«Des trois branches de la maison de Bourbon, disait un jour le vieux maréchal de Richelieu, chacune a un goût dominant et prononcé: l'aînée aime la chasse, les d'Orléans aiment les tableaux, les Condé aiment la guerre.—Et le roi Louis XVI, lui demanda-t-on, qu'aime-t-il?—Ah! c'est différent, il aime le peuple.»
Les princes du sang ne se montraient donc à la cour que dans les jours marqués par l'étiquette. J'en excepte, on le comprend, la princesse de Lamballe, que ses fonctions de surintendante de la maison de la Reine y retenaient, (p. 130) aussi bien que son affection. Les princes du sang, que les querelles du Parlement avaient jetés dans l'opposition, oubliaient que tout leur éclat n'était qu'un reflet du trône, et trouvaient commode de joindre aux priviléges que leur conférait leur naissance les avantages de la popularité que leur attirait la prétendue indépendance de leur opinion. Le temps venait où cette grande maison de Bourbon allait s'affaiblir et se condamner à l'impuissance en divisant ses faisceaux.
Madame Élisabeth avait senti tout ce qu'il y avait de regrettable et de dangereux dans les habitudes de la cour, aussi bien que dans les tendances qui se manifestaient au dehors. Cette action incessante de rivalité et de dénigrement, d'envie et de mensonge, effarouchait la délicatesse et la droiture de son cœur; elle se prenait à regarder le palais de Versailles comme un séjour redoutable. Étrangère à toutes les intrigues, elle n'avait de parti que celui de ses frères, et, quoique décidée à conserver en toute occasion d'amicales relations avec ses belles-sœurs, elle leur mesurait un peu son affection sur le bonheur qu'elles procuraient à ceux qui lui étaient unis par les liens du sang.
La transformation complète du caractère d'Élisabeth, son esprit enjoué, son cœur excellent, l'avaient rendue chère à toute la famille royale et particulièrement au Roi son frère. Heureux de voir que chez elle la sagesse et la raison avaient devancé l'âge, Louis XVI pensa qu'il pouvait pour elle devancer l'époque où l'on formait habituellement la maison d'une fille de France. Une circonstance semblait favoriser son intention. La Reine était au moment de donner le jour au premier gage d'une alliance formée depuis huit ans, et il fut convenu que les personnes chargées de l'éducation de Madame Élisabeth passeraient à celle de l'enfant royal si ardemment désiré[79].
(p. 131) Madame Élisabeth va donc se trouver maîtresse de toutes ses actions, et elle n'a pas quinze ans! Elle va être entourée de toutes les splendeurs de la fortune, appelée par tous les plaisirs, observée par tous les regards. Elle n'a pas quinze ans, et elle est libre! Qu'est-ce que la liberté à cet âge, si ce n'est la cessation des études, les amusements, la toilette, la parure et les fêtes? Ce n'est pas là le programme que se trace la jeune sœur du Roi. Son changement d'état lui inspire le plus grand effroi, mais il n'en inspire qu'à elle; elle a pris dans sa conscience la volonté d'exercer sur elle-même la surveillance et le contrôle que ses institutrices n'exerceront plus. Elle s'est dit: «Mon éducation n'est pas terminée, je la continuerai selon les règles établies. Je conserverai tous mes maîtres, j'écouterai les conseils avec plus d'attention, je suivrai leur exemple avec plus de docilité; je ne verrai que les dames qui m'ont élevée ou qui sont attachées à ma personne. Ce n'est pas contre moi que je me prémunis, c'est contre la méchanceté du siècle, si ingénieuse à saisir l'occasion de calomnier. Comme par le passé, je visiterai mes respectables tantes, les dames de Saint-Cyr, les Carmélites de Saint-Denis; les mêmes heures seront consacrées à la religion, à l'étude des langues et des belles-lettres, aux conversations instructives, à mes promenades à pied et à cheval.» Tout ce qu'elle se promettait, elle le tint. Aussi plus tard, lorsqu'elle allait voir ou qu'elle recevait chez elle ses anciennes institutrices, elle put leur dire plus d'une fois, avec une douce et naïve fierté: «Je veux que vous me trouviez toujours digne de votre sourire et de votre approbation.»
(p. 132) Maintenant que l'heure de la jeunesse a sonné pour Madame Élisabeth, dois-je essayer de crayonner ici son portrait, quand elle-même avait une invincible répugnance à permettre la reproduction de ses traits? Dirai-je que sa taille n'était pas élevée, que son port était privé de cette majesté qu'on admirait dans la Reine, et que son nez avait la forme qui caractérisait la physionomie bourbonienne? Je le veux bien; mais j'ajouterai, pour être juste, que son front, dont les lignes pleines de pureté imprimaient à sa physionomie un cachet de noblesse et de candeur, ses yeux bleus avec leur douceur pénétrante, sa bouche, dont le sourire laissait apercevoir des dents d'ivoire, et enfin l'expression d'esprit et de bonté répandue sur toute sa personne, formaient un ensemble charmant et sympathique.
«La vigilance de son ange gardien, dit M. de Falloux dans son beau livre de Louis XVI, ne la surprit jamais sans trouver le zèle de la religion dans ses actions ou dans ses pensées. Pleine d'attraits devant Dieu, elle était parée aussi de tous les dons qui séduisent le monde..... Le reflet de l'âme brillait dans ses yeux comme dans ses paroles; intime complément de son frère, dont elle vécut et mourut inséparable, elle était la bonne grâce de toutes ses vertus.»
Telle était Madame Élisabeth à quinze ans lorsque, sortie des mains de mesdames de Guéménée et de Mackau, elle prit à la cour son rang de fille de France et de sœur du Roi.
Son appartement dans le palais de Versailles était situé à l'extrémité de la façade de l'aile du midi, ayant vue sur la pièce d'eau des Suisses. Le gouvernement de Juillet a fait disparaître les cloisons qui formaient les différentes chambres de cet appartement, et en a formé une seule et même salle destinée à recevoir les tableaux représentant les événements de 1830, et qui fait suite à la galerie des Batailles. Le visiteur qui s'arrête devant les scènes de la révolution de juillet ne se doute pas que le lieu où il les contemple a (p. 133) été sanctifié par la plus innocente victime d'une autre révolution.
Le samedi 19 décembre, vers minuit et demi, Marie-Antoinette ayant ressenti les premières douleurs de l'enfantement, la princesse de Chimay, sa dame d'honneur, alla avertir le Roi, qui se rendit chez la Reine. Toute la famille royale fut également avertie et se trouva bientôt réunie dans le grand cabinet de Sa Majesté, où arrivèrent aussi le garde des sceaux de France, les ministres et secrétaires d'État, tous les officiers et dames de la cour. Les douleurs de la Reine durèrent toute la nuit. Avertis dès six heures du matin par l'arrivée d'un page du duc de Cossé, gouverneur de la capitale, le prévôt des marchands et échevins, procureur du Roi, greffier et receveur, composant le bureau de la ville de Paris, s'étaient rendus sur-le-champ à l'hôtel de ville. À une heure, le marquis de Béon, sous-lieutenant des gardes du corps, y arriva et annonça de la part du Roi que la Reine était accouchée d'une princesse à onze heures trente-cinq minutes du matin.
«Cette nouvelle, dit la Gazette de France du mardi 22 décembre 1778, fut annoncée sur-le-champ au peuple par une décharge de l'artillerie de la ville, dont le bureau députa les deux premiers échevins, qui se transportèrent dans les prisons et firent sortir tous les prisonniers qui y étoient détenus pour mois de nourrice, après les avoir acquittés à cet égard.—Le soir, il fut allumé sur la place, devant l'hôtel de ville, un feu en cérémonie par le gouverneur et le prévôt des marchands et échevins, procureur du Roi, greffier et receveur; il y a eu distribution de pain et de vin à deux buffets, dans la même place, et à côté de chacun de ces buffets étoit un orchestre garni de musiciens; il fut aussi tiré des fusées volantes.—L'hôtel de ville, les hôtels et maisons des gouverneur, prévôt des marchands et échevins, procureur du Roi, greffier et receveur, (p. 134) furent illuminés.—On apprend par le bulletin du 20 de ce mois, signé Lassonne, que l'état de la Reine est aussi satisfaisant qu'on peut le désirer.»
La princesse qui venait de naître fut nommée Marie-Thérèse-Charlotte et titrée Madame, fille du Roi. Elle fut baptisée le même jour par le cardinal prince Louis de Rohan-Guéménée, grand aumônier de France, en présence du sieur Broquevielle, curé de la paroisse Notre-Dame, et tenue sur les fonts de baptême par Monsieur[80], au nom du roi d'Espagne, et par Madame, au nom de l'Impératrice-Reine, le Roi étant présent, ainsi que tous les princes et princesses du sang.
La correspondance de madame de Bombelles avec son mari, ministre du Roi près de la diète germanique, que nous aurons souvent l'occasion de citer, nous apprend, à la date du 20 mars 1779, que Madame Élisabeth se trouva fort incommodée l'avant-veille. «Elle eut, dit-elle, une très-forte fièvre pendant la nuit, et hier à trois heures et demie la rougeole a paru. Tu imagines bien que je ne l'ai pas quittée. Cette nuit a été très-bonne; elle a peu de fièvre ce soir, et les médecins assurent qu'il n'y a pas la plus petite inquiétude à avoir. Tu ne peux pas imaginer le (p. 135) chagrin que j'avois. Je suis parfaitement tranquille actuellement.»
C'est vers cette époque que la Reine commença à apprécier sa belle-sœur. Madame de Bombelles écrivait le 22 avril: «Madame Élisabeth est venue nous voir aujourd'hui; elle est revenue hier de Trianon. La Reine en est enchantée; elle dit à tout le monde qu'il n'y a rien de si aimable, qu'elle ne la connoissoit pas encore bien, mais qu'elle en avoit fait son amie, et que ce seroit pour toute sa vie.»
Madame Élisabeth n'avait point encore été vaccinée. Elle regarda comme un devoir de suivre l'exemple que ses tantes et ses frères avaient donné[81]. Elle se rendit le 23 octobre à Choisy, où devait avoir lieu l'inoculation[82]. Elle demanda que douze enfants pauvres du pays y fussent associés et reçussent les mêmes soins qu'elle-même. Son vœu fut écouté. Ce fut encore M. Goetz qui fit l'opération, et sur les sept filles et les cinq garçons que l'habile chirurgien y avait préparés, aucune n'eut à regretter d'avoir couru les mêmes chances que la sœur du Roi et d'avoir montré la même confiance qu'elle. Le succès fut complet[83], et plus d'une de ces jeunes filles lui demeura reconnaissante. C'était par son exemple en effet qu'elles avaient été encouragées à se soumettre à l'inoculation, et ce fut ainsi qu'elles furent placées à l'abri d'un fléau qui, lorsqu'il ne prend pas la vie, altère ou détruit la santé.
(p. 136) L'année suivante, un grand malheur atteignit la Reine et par contre-coup toute la famille royale.
Dans la soirée du mercredi 6 décembre 1780, on apprit à Versailles la nouvelle de la mort de l'Impératrice-Reine.
Louis XVI, par l'entremise de M. de Chamilly, son premier valet de chambre, chargea l'abbé de Vermond d'apprendre avec ménagement ce triste événement à la Reine, le lendemain matin, et de l'avertir du moment où il entrerait chez elle, ayant l'intention de s'y rendre lui-même un quart d'heure après. Louis XVI s'y présenta à l'heure indiquée; on l'annonça; l'abbé sortit, et comme il se rangeait sur le passage du Roi, celui-ci lui dit ces mots, les seuls que pendant l'espace de dix-neuf ans il lui ait adressés de vive voix: «Je vous remercie, monsieur l'abbé, du service que vous venez de me rendre.»
La douleur de la Reine fut telle que Louis XVI avait pu la prévoir et la redouter. La cour prit spontanément, le jeudi 7, le deuil de respect, n'attendant pas que le Roi eût fixé le jour auquel le grand deuil de cour serait pris. Marie-Antoinette demeura enfermée pendant plusieurs jours dans ses cabinets, où elle ne laissa accès qu'aux membres de la famille royale, à la princesse de Lamballe et à madame de Polignac.
L'Impératrice-Reine de Hongrie et de Bohême avait cessé de vivre le 29 novembre, à l'âge de soixante-trois ans. Les détails qui arrivèrent bientôt de Vienne augmentèrent encore l'émotion qu'avait causée la première nouvelle de sa mort. Marie-Thérèse avait voulu connaître au juste le moment de sa fin. L'Empereur, son fils, s'évanouit en entendant l'arrêt prononcé par le premier médecin. L'Impératrice, avec une fermeté héroïque, le soutint, lui prodigua ses consolations, ses conseils, et lui dicta même des lettres destinées à tout régler dans l'Empire et à faciliter les débuts d'un règne. «Je meurs, dit-elle, avec le (p. 137) regret de n'avoir pu faire à mes peuples tout le bien que j'aurais désiré et de n'avoir pu détourner tout le mal qu'on leur a fait à mon insu[84].» Au milieu des événements divers qui avaient illustré son règne, cette grande princesse n'avait jamais abandonné les sentiments de l'humilité chrétienne. Le linceul et les vêtements qui devaient servir à l'ensevelir, faits entièrement de sa royale main, attendaient dans l'armoire d'un de ses cabinets cette heure inévitable, qu'elle avait toujours envisagée avec un esprit calme et résigné.
Ses obsèques eurent lieu à Vienne le dimanche 3 décembre. Son cercueil, après les cérémonies funèbres accomplies avec une pompe solennelle, fut descendu dans l'église des Capucins, auprès de celui de feu l'Empereur François Ier, en présence du grand maître de la cour impériale. Son cœur, renfermé dans une urne, fut déposé au couvent des Augustins déchaussés de Vienne[85]; ses (p. 138) entrailles furent déposées dans l'église métropolitaine de Saint-Étienne[86].
La coutume en Allemagne est de prier pour les morts le lendemain de leurs funérailles, et devant un catafalque d'où leur dépouille est absente.
Le lundi 4 décembre, un superbe cénotaphe fut élevé par la piété filiale à l'auguste défunte et environné des hommages de tout un peuple. La postérité qui commençait pour Marie-Thérèse lui décernait le titre glorieux de mère de la patrie.
Deux jours après, l'Empereur écrivait à son premier ministre le prince de Kaunitz:
«Jusqu'à présent je n'ai su qu'être fils obéissant, et voilà à peu près tout ce que je savois. Par le coup le plus mortel, je me trouve à la tête de mes États et chargé d'un fardeau que je reconnois être beaucoup au-dessus de mes (p. 139) forces. Ce qui me rassure, c'est la persuasion, mon prince, qu'en me continuant vos sages conseils et vos bons avis, je me trouverai essentiellement soulagé dans cette tâche difficile et importante; c'est pour vous en requérir de mon mieux que je vous adresse cette lettre.
»À Vienne, le 6 décembre 1780.»
La Reine ayant reçu de Vienne communication de cette lettre, dit au Roi: «En vérité, mon frère en agit avec le prince de Kaunitz absolument comme vous en avez agi envers M. de Maurepas. Sans doute il est bon que les souverains demandent le concours des hommes dévoués et capables, mais il ne faut pas qu'ils se défient entièrement d'eux-mêmes.»
Marie-Thérèse, par testament fait conjointement avec feu l'Empereur son époux, avait légué à chacun de ses enfants un revenu annuel de quarante mille florins. Indépendamment de ce legs, le grand-duc de Toscane avait la seigneurie de Golsing et Holitsch, et le coadjuteur de Cologne et de Munster, le château de Schlofshoff et la jouissance de trois seigneuries qui devaient retourner à la couronne dès que l'archiduc serait parvenu à la dignité d'électeur de Cologne. Une clause de ce testament assignait par forme de legs un mois d'appointements à tous les militaires, depuis le feld-maréchal jusqu'au dernier soldat.
L'Empereur voulut que ces legs ne coûtassent rien au trésor de l'État; il les acquitta lui-même, «ne pouvant, disait-il, mieux employer un argent qui m'appartient personnellement et qui provient de la succession de mon père». Puis, pour honorer encore la mémoire de sa glorieuse mère, il ordonna qu'une des deux nouvelles forteresses qu'on élevait en Bohême, près de Leutmeritz, porterait le nom de Theresienstadt.
La perte de cette illustre princesse était partout ressentie. (p. 140) Frédéric II écrivait à d'Alembert: «J'ai donné des larmes bien sincères à sa mort; elle a fait honneur à son sexe et au trône. Je lui ai fait la guerre, et je n'ai jamais été son ennemi.»
S'il est beau de voir les grandes âmes toujours bien jugées par les grands hommes, il est touchant aussi de voir les vertus des mères passer comme un héritage aux enfants et devenir leur entretien le plus aimé. Marie-Antoinette se plaisait à parler de la bonté de sa mère (la bonté, dont Bossuet a dit que c'était le trait qui rapprochait le plus les souverains de Dieu), à citer des actes de charité dont elle avait été elle-même témoin. «Combien ma mère valait mieux que nous! dit-elle un jour; ma mère, qui trouvait que le spectacle d'un seul pauvre suffisait pour déshonorer son règne!» Une autre fois, s'étant attardée au lit plus longtemps que de coutume, elle s'écria: «Et ma mère qui se reprochait le temps qu'elle donnait au sommeil, disant que c'était autant de dérobé à ses peuples!»
Le dimanche 22 avril 1781, après avoir assisté aux vêpres et au salut dans la chapelle du château, la cour avait quitté Versailles à sept heures pour aller souper et coucher à Marly. Elle demeura dans cette résidence jusqu'au 20 mai.
Madame Élisabeth, accompagnée de la comtesse Diane, vint à Versailles le 14, conduite surtout par le désir de voir madame de Bombelles. Celle-ci, prévenue de l'arrivée de sa princesse, vole aussitôt vers elle. Je vais laisser la parole à cette charmante femme. Comme personne ne connut mieux Madame Élisabeth, personne ne l'aima plus, personne ne sut mieux en parler. Qu'est-ce que le récit du passé, toujours un peu froid dans la bouche de l'historien, auprès de cette correspondance qui fait reparaître le passé lui-même avec les fraîches couleurs de la vie? Quelle femme, quelle mère, quelle amie que madame de Bombelles! Sa plume, tour à tour enjouée, attendrie, spirituelle, (p. 141) sérieuse, va évoquer pour nous la société des dernières années du dix-huitième siècle, société qui ne fut point sans reproche sans doute, mais qu'on a calomniée en généralisant le blâme porté sur ses idées et sur ses mœurs, ce qui est un déni de justice à tant de femmes aussi vertueuses que charmantes, en tête desquelles je placerai les amies de Madame Élisabeth.
Voici les lettres de madame de Bombelles à son mari:—«J'ai été, écrit-elle, le 15 mai, la trouver dans son appartement. Elle m'a dit que la Reine vouloit absolument que j'allasse demain à Marly, où il y auroit un grand déjeuner et une partie de barres. Je voudrois bien y aller, parce que ce seroit un moyen d'y faire ma cour; mais la visite du comte d'Esterhazy pourroit bien m'en empêcher. Je me préparerai pour partir; si le comte vient me voir de bonne heure, j'irai; s'il arrive tard, je n'irai pas, et j'ai prié Madame Élisabeth de dire dans ce cas à la Reine que je ne pense pas y aller, que mon fils étoit malade (j'espère que cela ne lui portera pas malheur, à ce pauvre petit chou!)»
Madame de Bombelles put aller à Marly, et après avoir exprimé à son mari, dans une lettre datée du 17, tout le regret qu'elle eut de quitter son fils, toutes les inquiétudes qui assiégèrent son esprit pendant cette courte absence, tout le bonheur qu'elle eut en le trouvant au retour calme et endormi, elle ajoute: «Tu te fais une idée de ma joie: j'étois transportée et fort aise d'avoir été à Marly, parce que j'y ai été reçue à merveille. La Reine n'a pas cessé d'être occupée de moi, de me parler de mon fils, combien elle l'avoit trouvé beau, de me plaisanter sur la peur que j'avois eue d'entrer dans le salon; enfin elle m'a traitée comme si elle m'aimoit beaucoup. Elle a été hier matin à la petite maison et a dit à madame de Guéménée et à ma sœur qu'elle étoit fort aise de mon retour, qu'elle m'avoit trouvée blanchie, parlant beaucoup mieux, et un maintien charmant.» (p. 142) Eh bien, si flatteurs que fussent ces succès, madame de Bombelles préférait à la vie de cour la vie tranquille et retirée qu'elle avait menée à Ratisbonne. Les succès de son fils bien-aimé, de Bombon, comme elle l'appelait, la flattaient infiniment plus que les siens. Cette humble et simple femme était une orgueilleuse mère; elle comptait bien, quand les roses de la santé auraient refleuri sur les joues de son enfant, le montrer dans tout l'éclat de sa beauté. En attendant, elle jouissait délicieusement de l'intérêt que Madame Élisabeth témoignait à Bombon d'abord, à elle ensuite. «Madame Élisabeth, continue-t-elle, a eu la bonté de m'envoyer tout à l'heure un courrier pour avoir de ses nouvelles. Mon Dieu, qu'elle est aimable! d'honneur, je l'aime à la folie. Si tu avois vu combien elle étoit contente de mes petits succès d'avant-hier, comme elle est venue tout doucement m'arranger mon fichu, afin qu'il eût meilleure grâce, me dire la manière dont il falloit que je remerciasse la Reine de ce qu'elle m'avoit invitée à cette partie, réellement j'étois attendrie de son intérêt pour moi, et je voudrois avoir mille manières de lui montrer ma reconnoissance.»
Le 29 mai, de Villiers, habitation d'été de M. et madame de Travanet, ses beau-frère et belle-sœur, madame de Bombelles écrivait à son mari: «... Conçois-tu qu'il n'y ait que vingt jours que nous sommes séparés? Il me semble, en vérité, qu'il y a vingt mois. Comment ferai-je pour être un an sans le voir? Mon Dieu, que cela m'ennuie! Mais il faut du courage: je vais bien m'occuper de tes affaires, de mon petit Bombon, et le temps se passera, car enfin tout passe. Je regarde cette année-ci comme un temps de pénitence, et celle où je te verrai, je serai aussi heureuse que je le suis peu actuellement. Il faut avouer que j'ai bien des dédommagements par Madame Élisabeth, qui me comble de bontés. J'en sens tout le prix, (p. 143) mais j'en jouirai davantage lorsque tu seras avec moi. J'ai toujours oublié de te dire qu'elle m'a priée d'aller voir M. d'Harvelay et de l'engager à lui prêter deux mille louis pour pouvoir se liquider vis-à-vis de M. de Travanet, de la comtesse Diane à qui elle doit cinq cents louis, des marchands; enfin, avec cette somme, elle ne devra plus rien. J'ai cru ne pas devoir lui refuser ce service, et j'irai pour cette raison à Paris jeudi; pourvu que M. d'Harvelay n'aille pas imaginer que cet argent soit pour nous, comme avoit fait M. de Travanet; j'espère que non, et qu'il ne refusera pas cette somme à Madame Élisabeth. Je t'avouerai que j'aimerois autant n'être pas chargée de cette commission; mais comment faire? Madame Élisabeth m'auroit su fort mauvais gré de mon peu de complaisance, et j'aurois manqué à la reconnoissance et à l'attachement que je lui dois.....»
«À Versailles, ce 7 juin 1781.
»Je quitte Madame Élisabeth pour te dire un petit mot. Elle ne vouloit pas me laisser aller; mais lorsque je lui ai dit que j'avois envie de t'écrire parce que le courrier partoit demain de Paris, et que sans cela tu serois cinq jours sans avoir de mes nouvelles, elle m'a répondu: «Va-t'en, dis-lui bien des choses de ma part, et, quoiqu'il me prive ce soir de toi, que je l'aime de tout mon cœur.» Elle a toujours pour moi des bontés charmantes; il n'y a sortes d'amitiés qu'elle ne me témoigne, et je lui suis réellement bien tendrement attachée.....
»J'ai dîné aujourd'hui chez maman, et nous nous sommes amusées ensemble comme des reines; nous avons causé... nous avons joué avec Bombon, qui entend la plaisanterie à merveille, et qui a d'autant bien teté. De là nous avons été chez Madame Élisabeth, où j'ai passé trois quarts d'heure. Madame de Canillac y étoit, avec laquelle je suis (p. 144) fort honnêtement, et je suis revenue te souhaiter le bonsoir avant d'endormir Bombon. Huit heures sonnent: je te quitte pour ce petit marmot; sa nuit commence tous les jours à cette heure-ci.....»
«À Versailles, ce 10 juin 1781.
»...... M. de Maurepas a pensé être brûlé à l'Opéra avant-hier. Un moment après qu'il en étoit sorti, la toile s'est allumée par un lampion: le feu a gagné aux décorations et au reste du théâtre avec une si grande promptitude, qu'au bout de vingt-cinq minutes la voûte est tombée avec un fracas épouvantable. Heureusement l'opéra étoit fini..... Cependant neuf personnes ont été brûlées. Le feu dure encore. On a bien vite coupé toute communication; de sorte que tout ce qui environne l'Opéra n'est pas endommagé. Le feu étoit si fort que mes gens l'ont vu d'ici en soupant: on pouvoit lire sur le pont de Sèvres; ainsi tu peux juger de la clarté que cela donnoit à tout Paris. On frémit quand on pense que si le feu avoit pris un peu plus tôt, il y auroit eu des milliers de personnes brûlées.....»
Sans cesse le nom, les bontés charmantes de Madame Élisabeth reviennent sous la plume de madame de Bombelles, heureuse de devoir à son amie le vif intérêt de la Reine et ces prévenances qui ont tant de prix quand elles descendent de si haut. La lettre suivante est datée de
«Versailles, le 13 juin 1781.
»..... J'ai été avant-hier au soir au concert de la Reine avec Madame Élisabeth. La Reine m'a demandé comment je me portois ainsi que mon enfant, et si cela ne le dérangeoit pas que je vinsse au concert. Je lui ai dit qu'il venoit de teter. Elle a repris: «Mais, si vous vouliez, on pourroit l'amener ici.» J'ai paru confondue de ses bontés, et lui ai (p. 145) répondu que je craindrois d'en abuser; qu'il attendroit fort bien mon retour. Effectivement cela ne lui a pas fait de mal. Je suis rentrée à neuf heures chez moi; il a teté et s'est endormi tout de suite. Il s'endort ordinairement à huit heures, huit heures et demie; mais ce petit retard ne lui a rien fait. Ce pauvre petit chat ne me gêne pas du tout: il boit et mange parfaitement, et se passeroit fort bien de teter toute la journée; mais aussi il ne peut pas, la nuit, se passer de moi. Il est accoutumé à s'endormir, le soir, à mon sein, à teter toutes les fois qu'il se réveille, et ce régime lui réussit si bien et me gêne si peu, que je ne suis pas pressée de le sevrer.....»
Tous les incidents, tous les événements, les rumeurs même de chaque jour viennent retentir dans cette correspondance, sorte de journal par lequel madame de Bombelles tient son mari au courant de tout ce qui peut l'intéresser.
«Versailles, ce 14 juin 1781.
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»On vient de me dire que l'Empereur étoit arrivé hier soir à Paris. Je suis étonnée qu'il ne soit pas tout de suite venu à Versailles. J'imagine que la Reine l'attend avec beaucoup d'impatience.
»La procession du Saint-Sacrement, qui s'est faite ce matin, étoit superbe: il faisoit le plus beau temps du monde. J'ai été la voir passer d'une fenêtre: Madame Élisabeth m'a dispensée de l'accompagner, ce qui m'a fait grand plaisir, car par la chaleur qu'il faisoit j'aurois fait du mal à mon lait.....
»Le feu de l'Opéra dure toujours. Madame la duchesse de Chartres a quitté prudemment le Palais-Royal, et s'est établie à Saint-Cloud.....»
«À Versailles, ce 17 juin 1781.
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»Madame de Clermont est dans le chagrin, de son côté, parce que son fils va entrer au service et qu'elle n'a pas de quoi l'y soutenir. M. de Castries ne veut rien faire pour elle. Madame Élisabeth m'a promis de lui parler en sa faveur. Cette pauvre femme est presque dans le désespoir, et sera obligée de quitter Versailles si elle n'obtient rien, parce qu'elle n'y peut plus vivre. Cela me fait réellement de la peine: je trouve qu'il est impossible de ne pas être malheureux soi-même de l'infortune des autres, et le tableau continuel des maux de l'humanité seroit bien fait pour détacher de la vie.....
»L'Empereur n'étoit pas à Paris: je t'avois mandé une fausse nouvelle; mais il viendra bientôt, passera quelques jours ici dans le plus grand incognito, et ne verra personne.....»
Dans ces lettres de madame de Bombelles, on peut saisir pour ainsi dire jour par jour la vie de Madame Élisabeth, car ces deux inséparables amies ne se quittent guère, et la Reine prend soin elle-même de les rapprocher. Les lettres suivantes furent écrites à Versailles: les gloires de ce règne, qui compte tant de malheurs, y jettent un reflet.
«À Versailles, ce 23 juin 1781.
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»Madame Élisabeth va s'établir après-demain à Trianon avec la Reine. Elles y resteront six jours. La Reine a dit à Madame Élisabeth qu'il falloit que je l'allasse voir tous les matins; qu'elle étoit désolée de ne pouvoir m'offrir à dîner et à souper; mais que, comme elle n'avoit pas de dames de palais avec elle, qu'il n'y auroit que la duchesse de Polignac, elle craignoit que cela ne causât trop de jalousie.—J'aurois (p. 147) trouvé fort simple que la Reine ne pensât pas à moi; ainsi je ne suis pas choquée qu'elle ne veuille pas me donner à dîner, mais très-sensible à la permission qu'elle veut bien me donner d'aller le matin à Trianon, permission que personne n'a: j'ai prié Madame Élisabeth de lui en faire ce soir mes remercîments.....»
«À Versailles, ce 27 juin 1781.
»J'ai été à Trianon ce matin voir Madame Élisabeth avec quelque curiosité, parce que tout Paris disoit que l'Empereur y étoit et qu'il alloit l'épouser. Il n'en est pas un mot; il est toujours à Bruxelles, et il n'est pas même certain qu'il vienne ici. Ainsi ma tête a bien trotté inutilement.....
»J'allois oublier de te dire la nouvelle que M. de Castries est venu annoncer ce matin à la Reine: il y a eu un combat entre l'amiral Rodney et M. de Grasse. L'amiral a eu cinq de ses vaisseaux coulés à fond, deux autres mis en fort mauvais état. Le convoi est arrivé sans le plus petit accident, et M. de Grasse a perdu fort peu de monde. Mon regret est qu'il n'ait pas pu prendre l'amiral, cela auroit mis le comble à ses exploits. Je voudrois bien que quelques affaires de ce genre forçassent les Anglois à faire la paix.....
»Ce mariage de Madame Élisabeth m'a bien occupée. Car enfin, si elle étoit heureuse, quel bonheur ce seroit pour moi de la savoir contente, et de ne plus te quitter! Quant à ta fortune, elle pourroit y aider encore davantage étant impératrice; et ne plus te quitter, ne comptes-tu cela pour rien? Mon Dieu! cela n'arrivera jamais, ma destinée est de ne te pas voir la moitié de ma vie: cela est affreux; cette perspective me cause un chagrin que je ne puis te rendre. Il y a des moments où la maladie du pays me (p. 148) prend, où je pleure, je me désespère, où je suis tentée de laisser ma place, tout ce que je puis espérer, pour m'en aller avec toi. La raison, la reconnoissance que je dois à Madame Élisabeth, me font revenir de cette espèce de délire; mais la raison empêche de faire des sottises, et ne rend pas plus heureux pour cela ceux qui l'écoutent. C'est l'effet qu'elle produit sur moi; je m'ennuie prodigieusement, je ne te le dissimule pas, et si le bon Dieu et toi ne m'avoient donné Bombon, je t'assure que je ne resterois pas ici.»
«À Versailles, ce 2 juillet 1781, à neuf heures du soir.
»Je me suis bien amusée ce soir: j'ai été avec ma petite belle-sœur et madame de Clermont à la Comédie, où Madame Élisabeth étoit avec la Reine. On a donné Tom Jones et l'Amitié à l'épreuve. Madame Saint-Huberti, une fameuse de l'Opéra, a fait les deux principaux rôles. Je me suis en allée au commencement de la seconde pièce endormir mon petit Bombon, qui est actuellement paisiblement endormi dans son berceau. J'avoue que si la crainte que Bombon n'eût trop envie de dormir ne m'avoit distraite du plaisir que j'avois au spectacle, rien dans le monde n'eût pu m'en arracher, car le commencement de l'Amitié à l'épreuve, que je ne connois pas, m'a paru charmant; mais j'ai été bien dédommagée en voyant mon petit enfant qui étoit fort content de mon retour.....»
«À Versailles, ce 14 juillet 1781.
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»Sais-tu les grandes nouvelles? On dit que M. de Grasse a repris Sainte-Lucie; qu'il a coulé à fond deux vaisseaux de l'escadre de Hodges, et qu'il en a pris deux. Cela est si beau que je ne le croirai que lorsque nous le saurons par M. de Grasse lui-même. Jusqu'à présent nous ne le croyons que sur le rapport de papiers anglois, qui s'amusent peut-être (p. 149) à écrire de mauvaises nouvelles pour eux afin de nous causer de fausses joies.....
»C'est demain soir que la Reine et Madame Élisabeth partent pour Trianon.....»
Les lettres qui suivent sont animées par le sentiment si touchant et si vrai de l'amour maternel, qui de génération en génération recommence son doux et immortel poëme auprès de tous les berceaux; en même temps, on y voit s'éclipser l'espoir d'un mariage de Madame Élisabeth avec l'Empereur, qui avait un moment lui aux regards de son incomparable amie.
«De Versailles, ce 28 juillet 1781.
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»C'est demain le grand jour, celui où vont commencer mes inquiétudes. L'enfant se porte à merveille, mais je ne suis pas tranquille. Je crains que d'être sevré ne le rende malade, et si j'eusse été absolument maîtresse, je ne m'y serois pas encore résolue; mais maman le désire si fort, craint tant que cela n'attaque ma santé, que je n'ai pas osé reculer... Je ne sais ce que je donnerois pour ne pas le sevrer, et quand une fois ce temps-là sera passé, je serai bien contente.....»
«À Versailles, ce 4 août 1781.
»Bombon se porte à merveille, il a parfaitement bien dormi l'autre nuit et celle-ci; mais celle d'auparavant, qui étoit la seconde après notre séparation, ce pauvre petit avoit bien du chagrin. Il vouloit absolument teter; il pleuroit, il appeloit: Maman! maman! me cherchoit partout, et ensuite faisoit de grands soupirs et se remettoit à pleurer. Cela n'est-il pas touchant au possible? À présent, il n'a plus de chagrin; mais, malgré cela, il parle de moi toute la journée, me cherche et fait signe avec son petit (p. 150) doigt qu'il faut aller à la porte du jardin, que j'y suis. J'ai pleuré d'attendrissement lorsqu'on m'a donné ces détails. J'adore cet enfant, et les marques d'attachement qu'il m'a montrées dans cette occasion ne s'effaceront jamais de mon cœur ni de ma mémoire. J'irai aujourd'hui à Montreuil: le cœur m'en bat d'avance. Je verrai mon bijou, mais il ne me verra pas, il est trop occupé de moi; cela renouvelleroit tous ses chagrins, et je l'aime trop pour désirer des jouissances aux dépens de sa tranquillité. Ainsi j'attendrai encore quelques jours pour l'embrasser. Je te réponds bien que, cette besogne faite, rien dans ce monde ne pourra plus m'en séparer que le moment où tu t'en empareras......
»... Je n'espère plus que Madame Élisabeth épouse l'Empereur. Il part aujourd'hui, et si on avoit eu quelques idées, on auroit cherché à les faire causer, à les rapprocher. Au lieu de cela, la Reine a paru peu occupée de Madame Élisabeth pendant le séjour de son frère ici, et ne lui a jamais rien dit qui eût le moindre rapport à ce sujet. Ainsi cela sûrement ne sera pas.
»Madame Élisabeth m'a témoigné tout plein de bontés depuis que j'ai sevré Bombon. Elle est venue me voir tous les jours, ainsi que madame de Sérent, qui me témoigne infiniment d'amitiés.....»
«À Versailles, ce 6 août 1781.
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»Nous avons des raisons pour avoir actuellement la certitude que l'Empereur n'épousera pas Madame Élisabeth. J'en suis bien aise et fâchée: c'est peut-être fort heureux pour elle, cela ne l'est pas tant pour moi, puisque j'aurois toujours été avec toi si ce mariage s'étoit fait; mais je lui suis si attachée qu'il m'auroit été impossible de jouir tranquillement de ma liberté, si cela n'avoit pas fait son bonheur.....»
(p. 151) Les prévenances et les bontés de Madame Élisabeth pour madame de Bombelles continuent. Celle-ci envoie-t-elle à son mari une bourse brodée de ses mains, la princesse trouve bon que les coulants qu'elle a donnés à son amie complètent ce présent.
Puis voici le nom des Polignac, qui paraît dans ces lettres comme un point noir à l'horizon. Les calomnies commencent. Quand on veut détruire l'effet qu'elles peuvent produire sur l'esprit de Madame Élisabeth, c'est à madame de Bombelles qu'on s'adresse, comme pour obtenir une grâce de la princesse.
«À Versailles, ce 12 août 1781.
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»Je t'enverrai [prochainement] cette certaine bourse que je t'ai mandé que je faisois. Je me flatte que tu seras content des coulants; ils sont des plus à la mode, et ils te seront encore plus précieux lorsque tu sauras que c'est Madame Élisabeth qui me les a donnés et qu'elle trouve très-bien que je te les envoye.....
»Tu auras été désolé d'apprendre la mort de l'abbé de Breteuil. Le baron ne peut s'en consoler, et je crois que de sa vie il n'a éprouvé une peine aussi forte. Cette mort-là m'a fait faire bien des réflexions: cet abbé a vécu comme s'il n'eût dû jamais mourir; ses plaisirs sont passés; le voilà mort: Dieu seul sait à quoi il étoit réservé, et ce qu'il est devenu. En vérité, quand on calcule bien la courte durée de cette vie et la longueur de l'éternité, on apprécie bien à sa juste valeur les objets de son ambition, et on prend une grande indifférence pour tous les événements de ce monde.....
»J'ai soupé hier soir chez madame la princesse de Lamballe. La Reine y est venue avec Madame Élisabeth, et m'a fort bien traitée.....»
«À Paris, ce 24 août 1781.
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»Je te dirai que j'ai été hier à Passy voir la comtesse Diane; la conversation s'est tournée sur la santé. Elle m'a dit que malgré l'extrême besoin qu'elle auroit eu d'aller aux eaux, les propos infâmes qu'on avoit tenus sur son compte l'en avoient empêchée, et qu'elle auroit mieux aimé mourir que de faire aucune démarche qui eût donné la moindre vraisemblance aux torts qu'on lui prêtoit; que tous ces propos lui avoient causé la peine la plus sensible. Je lui ai répondu qu'ils étoient si dénués de bon sens que je trouvois qu'elle avoit tort d'y attacher un si grand prix, que toutes les personnes honnêtes n'avoient pas douté un instant de leur fausseté. «Je me flatte, a-t-elle ajouté, que Madame Élisabeth ne les aura pas sus.» Je crois qu'elle les ignore, ai-je répondu (elle les savoit déjà à mon arrivée à Versailles); d'ailleurs elle a une si belle âme et vous rend trop de justice pour jamais les croire si on les lui apprenoit.
»Là-dessus, je me suis fort étendue sur les qualités de ma princesse. «Elle en a une, m'a-t-elle dit, qui me fait le plus grand plaisir, c'est sa constance, et l'amitié qu'elle a pour vous fait son éloge; elle ne pouvoit faire un meilleur choix. La Reine, qui vous aime beaucoup, me le disoit encore dernièrement.» Je lui ai dit à cela que je savois bien ce qu'elle avoit eu la bonté de lui dire de moi ce jour-là, et que j'en étois extrêmement reconnoissante (c'est le comte d'Esterhazy, qui y étoit, qui me l'a dit). Ensuite, elle m'a dit que pendant mon absence Madame Élisabeth l'avoit traitée avec un froid qui l'avoit fort affligée. Alors mon embarras a commencé: je ne savois plus que dire. Elle m'a demandé si je n'en savois pas les raisons. Je lui ai répondu que je croyois qu'on avoit fait dire à Madame (p. 153) Élisabeth beaucoup de choses auxquelles elle n'avoit jamais pensé, qu'elle ne s'étoit jamais plainte d'elle, et qu'il m'avoit paru au contraire qu'elle rendoit justice dans toutes les occasions à ses procédés et à ses attentions pour elle. Heureusement madame de Clermont est arrivée et nous a interrompues. J'en ai été enchantée. La comtesse D. m'a fort engagée à la revenir voir, m'a demandé de tes nouvelles, de celles de Bombon, et m'a répété plusieurs fois à quel point elle étoit sensible à ma visite.....»
«À Viarmes, ce 27 août 1781.
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»En arrivant ici, j'ai trouvé une lettre charmante de Madame Élisabeth. Cela n'est-il pas fort aimable à elle? Le surlendemain, j'en ai reçu une autre qui étoit une réponse à celle que je lui avois écrite. Elle me mande qu'elle l'avoit reçue à la comédie, et que, comme elle avoit été longtemps à la lire, la Reine lui avoit demandé avec le plus grand intérêt s'il ne m'étoit arrivé aucun accident, et qu'elle lui avoit répondu qu'elle étoit trop bonne, que je me portois fort bien. «J'ai été bien fâchée, m'ajouta-t-elle, que ceci se soit passé à la comédie; car, sans cela, le moment eût été bien favorable pour lui rappeler notre affaire; mais tu peux être sûre que la première occasion où je le pourrai, je ne l'échapperai pas.» J'ai été d'autant plus sensible au regret que Madame Élisabeth m'a marqué que je ne lui avois pas dit un mot d'affaires, car j'aurois été trop affligée qu'elle eût pu imaginer que je ne lui écrivois que par intérêt.....»
«À la Muette, le 8 septembre 1781.
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»J'ai quitté hier mon petit Bombon à une heure de l'après-dînée; il dormoit paisiblement. Je n'ai pu m'empêcher (p. 154) de verser quelques larmes au moment de notre séparation. C'est bête, mais je ne puis te rendre ce qui s'est passé en moi: j'étois oppressée, et, malgré tous les efforts que je faisois pour être gaie, je ne pouvois en venir à bout. Madame Élisabeth m'avoit fait chercher pour pêcher, de sorte que j'ai été obligée de le quitter une heure plus tôt que je ne devois. J'avoue que cela m'a contrariée à mort; il faisoit à cette triste pêche un vent et un soleil terribles; nous y sommes restées jusqu'à deux heures trois quarts, et j'étois transie jusqu'aux os. Nous ne sommes sorties de table qu'à quatre heures. J'ai vitement été chez moi, espérant revoir encore un petit moment mon pauvre enfant; point du tout: il étoit déjà parti pour Montreuil. Tu avoueras que j'ai dû être bien contrariée toute la journée. Je suis revenue chez Madame Élisabeth, où je n'ai pas voulu être maussade, de façon que je m'efforçois de rire de tout ce qu'on disoit, ce qui me donnoit sûrement un air fort spirituel. Nous sommes parties à cinq heures, arrivées ici à six heures et demie, avons fait nos toilettes pour être rendues au salon à huit heures et demie. Là, j'ai été fort bien traitée par tout le monde. Le Roi m'a parlé, Monsieur m'a prise à côté de lui à souper, et a beaucoup causé avec moi pendant ce temps-là, m'a questionnée sur Ratisbonne, sur toi, etc. J'ai fait après souper une partie de truc avec Madame Élisabeth, le chevalier de Crussol et M. de Chabrillant. Le baron de Breteuil étoit dans le salon; il m'a demandé de tes nouvelles. Le comte d'Esterhazy n'est pas ici, ce qui me désespère; mais je pense qu'il y viendra ces jours-ci, car la seule chose qui m'ait consolée de ce voyage est l'espoir de l'y voir à mon aise; je serois bien piquée que cela ne fût pas, mais je ne doute pas qu'il n'y vienne. La Reine est fort occupée de la duchesse de Polignac. On attend d'un moment à l'autre qu'elle accouche. Sa Majesté ira y dîner tous les jours et y passera la journée; elle ne (p. 155) sera ici que pour l'heure du salon. Madame Élisabeth monte à cheval, j'y monterai avec elle; ce sera pour la troisième fois depuis que j'ai sevré Bombon; cela m'amuse assez.....»
«Ce 9.
».... Je suis fort contente de mon séjour ici: j'y suis fort bien traitée. Hier, pendant le souper, la duchesse de Duras, qui étoit à côté du Roi, a fait mon éloge; le Roi a dit: J'en pense beaucoup de bien.» Cela m'a fait plaisir. Demain, je vais avec Madame Élisabeth et la Reine dîner à Bellevue, et de là à Saint-Cloud. Je ne m'en suis pas souciée d'abord, parce que cela me coûtera dix louis; mais Madame Élisabeth m'y a déterminée, en disant que dans ce moment-ci plus elle me verroit, et mieux elle seroit. J'ai trouvé qu'elle avoit raison. Je suis fâchée de n'être pas plus aimable, car je l'intéresserois davantage.....
»M. de Montesquiou m'a priée plusieurs fois de parler à Madame Élisabeth pour que sa fille, madame de Lastic, soit surnuméraire. J'y ai engagé ma princesse, parce que j'ai imaginé que tu serois bien aise qu'il m'eût quelque obligation. Madame Élisabeth ne s'en soucioit pas beaucoup; mais comme je lui ai dit que cela te feroit sûrement plaisir, cela l'a ébranlée, et elle m'a dit qu'elle y feroit ce qu'elle pourroit.....»
Nous quittons ici à regret les lettres de madame de Bombelles, mais nous rencontrerons encore, et plus d'une fois, cette charmante amie de Madame Élisabeth. Le temps marche, il nous entraîne: nous sommes obligé de le suivre.
Louis XVI avait fait des réformes utiles dans l'administration intérieure du royaume. Il avait aboli les corvées, en les convertissant en impôts pécuniaires; il avait créé pour Paris le Mont-de-Piété et la Caisse d'escompte, et calmé les craintes d'une banqueroute en assurant le (p. 156) payement des rentes sur l'hôtel de ville. Le premier événement politique de son règne fut la guerre d'Amérique. Des écrivains politiques ont prétendu que la division entre la Grande-Bretagne et ses colonies était l'œuvre du duc de Choiseul, qui, pour se rendre nécessaire, n'avait cessé de troubler par ses sourdes manœuvres la bonne intelligence entre les puissances, et que c'était pour cela, disaient-ils, que l'impératrice de Russie l'appelait le cocher de l'Europe. Quoi qu'il en soit, la guerre d'Amérique ne fut pas seulement occasionnée par le droit mis sur le papier timbré, ni par l'impôt de trois deniers sterling par livre de thé. Des raisons plus élevées forcèrent les Anglo-Américains à prendre les armes.
Dans un acte récemment publié, le Parlement avait déclaré avoir le droit de faire obéir les colonies à toutes ses lois et dans tous les cas. Ce fut cet acte, dont l'exécution aurait emporté jusqu'à l'ombre de la liberté, qui produisit la révolution américaine.
Lorsque la Grande-Bretagne essaya d'établir dans ses colonies une taxe sur le thé, les femmes de Boston s'engagèrent par une convention à ne point faire usage de cette boisson tant que l'insurrection aurait les armes à la main contre la métropole. Les Bostoniens traînèrent par les rues de leur ville la prétendue effigie de l'auteur de cette taxe, avec son nom écrit en gros caractères; cette effigie fut chargée des imprécations populaires, puis pendue à un gibet et brûlée.
Peu de jours après cette manifestation, les représentants des États-Unis s'assemblaient, et, par un acte solennel, déclaraient tous les habitants des colonies libres et indépendants, et défendaient toute relation avec l'Angleterre. Le congrès appela la religion au secours de la liberté naissante, et plaça l'Amérique septentrionale sous la protection immédiate de la Providence. Cette dédicace auguste se fit (p. 157) avec un grand appareil: une couronne consacrée à Dieu fut posée sur la Bible; cette couronne fut ensuite divisée en treize parties pour les députés des treize provinces, et des médailles furent frappées pour perpétuer cet événement.
Voulant justifier sa conduite aux yeux des nations, le congrès publia un manifeste: «Nous déclarons, y est-il dit, ne vouloir pas laisser à nos enfants une indigne servitude. Notre cause est juste, nos ressources sont grandes; nous déclarons, à la face du ciel et de la terre, que nous emploierons avec une constance inébranlable les armes que nos ennemis nous ont forcés de prendre, résolus de mourir libres plutôt que de vivre esclaves. Nous ne combattons point pour faire des conquêtes; nous montrons au monde le triste spectacle d'un peuple outragé sans aucun prétexte par des adversaires qu'il n'avait jamais provoqués. Ils se vantent, ces ennemis orgueilleux, d'être humains et civilisés, et ils nous offrent la servitude ou la mort!.....»
Le peuple de New-York, dès que l'acte d'indépendance fut publié, courut en masse à la place publique, abattit la statue de bronze de Georges III, la mutila, et demanda qu'elle fût convertie en instruments de guerre. Toutes les femmes, et à leur tête la femme de Washington[87], se firent remarquer par leur zèle patriotique, se dépouillant de leurs bijoux pour en faire hommage à leur pays. Des traits d'un héroïsme antique signalèrent cette guerre mémorable. Il en est un que je ne puis passer sous silence, car sa lecture arracha des larmes d'admiration à Madame Élisabeth. À la bataille de Monmouth, livrée le 28 juin 1778, avant que l'action générale fût engagée, deux batteries avancées échangeaient entre elles un feu très-vif. La chaleur était excessive. La femme d'un canonnier, du nom de Molli, courait sans relâche à une fontaine voisine pour y puiser de l'eau qu'elle apportait aux combattants. Comme elle se (p. 158) disposait à passer au poste de son mari, elle le voit tomber; elle précipite sa marche pour le secourir, il était mort. «Qu'on ôte ce canon de sa place, dit aussitôt l'officier, car je ne puis remplacer le brave qui vient d'être tué.—Non, s'écrie la femme intrépide du canonnier gisant à terre, le canon ne sera point ôté faute de quelqu'un pour le servir. Puisque mon brave mari ne vit plus, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour le venger.» Elle se met à l'œuvre, et, pendant toute l'action, elle remplit l'office de canonnier avec tant d'activité et de courage, qu'elle s'attira l'attention et l'éloge de tous ceux qui en furent témoins. Le général Washington lui donna le grade de lieutenant-capitaine et lui en assura la demi-paye sa vie durant. Elle portait l'épaulette, et tout le monde l'appelait capitaine Molli.
En 1776, trois commissaires américains, Benjamin Franklin, Arthur Lee[88] et Silas Deane étaient arrivés en France pour solliciter l'assistance du cabinet de Versailles. Leur situation au début fut difficile: le gouvernement français, en effet, n'étant pas prêt à rompre avec l'Angleterre, ne pouvait les reconnaître officiellement. Ce fut dans cette circonstance qu'un ami de M. de Choiseul, M. le Ray de Chaumont, ancien conseiller du roi Louis XV dans ses conseils, grand maître des eaux et forêts et intendant honoraire des Invalides, leur fit offrir de leur prêter sans aucune rétribution une maison située au bout de son parc de Passy[89]: ce parc occupait tout le terrain où s'élève maintenant le quartier Singer, et il y a peu d'années on voyait encore le (p. 159) mur qui en marquait la limite. L'hôtel, qui était une des résidences d'été de M. le Ray de Chaumont, était construit entre la Seine et l'emplacement où l'on a bâti le magnifique établissement des Frères de la Doctrine chrétienne. La maison qu'habitaient les trois commissaires était située, nous l'avons dit, à l'autre bout du parc, du côté de Beau-séjour; elle n'existe plus aujourd'hui. Ce fut là que furent écrites les lettres de Franklin datées de Passy. M. le Ray de Chaumont, qui avait des rapports fréquents avec les ministres de Louis XVI, se trouva ainsi, au début de la mission des commissaires américains, l'intermédiaire naturel entre eux et le gouvernement français, et il les servit d'autant plus chaleureusement qu'il pensait qu'en agissant ainsi il servait les intérêts de la France en créant de sérieux embarras à l'Angleterre.
Les trois envoyés américains vivaient à Passy dans une grande retraite, et s'occupaient exclusivement des intérêts de leur pays. Très-fêté par les savants ses confrères, comme aussi par les personnes qui pouvaient le posséder, Franklin se montrait difficile à nouer des relations et se tenait dans une réserve qu'on disait prescrite par son gouvernement, et qui, dans tous les cas, était conseillée par la politique. Le premier qui aida efficacement les États-Unis fut l'hôte des commissaires américains, Silas Deane et Franklin. Arthur Lee n'avait pas tardé à retourner en Amérique, et avant 1778 John Adams était venu le remplacer à Passy. La preuve du concours prêté par M. le Ray de Chaumont à la cause de l'indépendance américaine se trouve dans une lettre écrite par le docteur Franklin, et appuyant en 1789 les démarches faites par le fils de son hôte pour rentrer dans des avances considérables faites aux États-Unis[90]. Un peu plus tard, la cour de Versailles, ardemment (p. 160) sollicitée, sembla prendre intérêt à la cause des insurgents américains. Beaumarchais, qui avait l'oreille de M. de Maurepas, fut autorisé secrètement à faire des armements de commerce avec les colonies anglaises. Ce fut à l'activité comme au crédit de cet agent qu'elles durent l'avantage des approvisionnements indispensables pour leurs premières campagnes. Mais on a dit que Beaumarchais leur vendit fort cher son zèle et ses services. Cependant, sans la participation de son collègue, M. Deane, fatigué des hésitations apparentes de M. de Sartine, ministre de la marine, le pria par écrit de se décider sous quarante-huit heures à faire signer le traité d'union entre la France et l'Amérique septentrionale; qu'autrement il s'arrangerait avec l'Angleterre. Dès que Franklin reçut la confidence: «Vous avez, lui dit-il avec terreur, offensé la cour de France et ruiné l'Amérique.—Tranquillisez-vous jusqu'à ce que nous ayons une réponse, répondit le négociateur.—Une réponse! Nous allons être mis à la Bastille.—C'est ce que nous verrons.»
Peu de temps après parut le premier secrétaire de M. de Sartine: «Messieurs, leur dit-il, vous êtes priés de vous tenir prêts pour une entrevue à minuit; on viendra vous chercher.—À minuit! s'écrie le docteur Franklin dès que le secrétaire fut sorti; vous le voyez, ma prédiction est vérifiée. Monsieur Deane, vous avez tout perdu!»
À minuit, on vint les prendre; ils montèrent dans une voiture qui les conduisit à cinq lieues de Paris, en une maison de campagne où ils furent introduits près de M. de Sartine: «Messieurs, leur dit-il, j'ai préféré vous recevoir ici, afin de mieux couvrir cette démarche d'un voile mystérieux; asseyez-vous: nous allons signer notre traité.»
Franklin, Deane et Arthur Lee furent présentés au Roi, (p. 161) en qualité de députés des États-Unis d'Amérique, par M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères. «Ils reçurent, dit une chronique du temps, tous les honneurs usités à l'égard des ministres des puissances de premier ordre; la garde battit aux champs, et les officiers saluèrent de la pique et du drapeau. Le docteur Franklin se dispensa de l'étiquette de porter l'épée, et ce grand homme, suffisamment paré de son propre mérite, avoit un habit de velours noir et uni.»
Le cabinet de Versailles espérait que, dans cette circonstance, l'Espagne trouverait son intérêt à s'unir à la France contre l'Angleterre. Déjà, dès le commencement de 1778, Louis XVI avait confié au roi d'Espagne son désir de traiter avec les États-Unis[91]. Deux mois après, il mandait au même prince que ce désir était réalisé:
«À Versailles, le 9 mars 1778.
»Monsieur mon frère et oncle, l'étroite amitié, l'union intime et la confiance réciproque qui règnent si heureusement (p. 162) entre nos maisons, m'engagent à lui faire part moi-même de la résolution que j'ai prise. Votre Majesté n'ignore pas les raisons prépondérantes qui m'ont engagé à faire un traité d'amitié et de commerce avec les États-Unis de l'Amérique, étant dans l'intime persuasion de l'avantage qui nous en reviendroit en affoiblissant l'Angleterre d'une partie considérable de ses forces, sachant d'ailleurs qu'elle travailloit à se raccommoder avec ses colonies. Ce que j'avois prévu vient d'arriver. L'Angleterre a mis au jour ses projets pour se réconcilier avec l'Amérique, la nation y applaudit, et il ne manque que le consentement de la dernière pour la réunion, qui, sous quelque forme que ce soit, ne peut que nous être nuisible. J'espère que les mesures que j'ai prises traverseront les mesures de l'Angleterre; mais si, d'une part, la coalition avec les États-Unis est utile, il ne l'est pas moins de soutenir la dignité et l'honneur de la couronne. C'est ce qui m'a engagé à faire faire à Londres la déclaration que mon ambassadeur a ordre de communiquer (p. 163) à Votre Majesté. Elle ne peut que soutenir le courage de l'Amérique et réprimer l'audace de l'Angleterre, qui ne cache pas ses vues hostiles et prochaines. Ces raisons majeures et le secret qui commence à s'échapper, m'ont fait penser qu'il n'y avoit pas à différer de se montrer avec la dignité et la force qui conviennent. J'aurois bien désiré d'avoir l'avis de Votre Majesté, qui m'est bien précieux dans mes déterminations, mais les circonstances ne m'ont pas permis de l'attendre. J'ai fait informer du tout le comte d'Aranda et le chevalier d'Escarano pour leur instruction, et j'ai ordonné au comte de Montmorin de communiquer à Votre Majesté plus en détail les raisons qui m'ont déterminé et les mesures que j'ai prises en conséquence; je désire qu'elles aient son approbation, qui leur ajoutera un nouveau poids. Votre Majesté connoît la vive et sincère amitié avec laquelle je suis,
»Monsieur mon frère et oncle,
»De Votre Majesté,
»Bon frère et neveu,
»Louis[92].»
(p. 164) Le 11 juillet 1778, M. Gérard, ministre plénipotentiaire du Roi de France, arriva à Philadelphie. Le 6 août suivant fut un grand jour pour les États-Unis: les représentants de ces États donnaient une audience solennelle à l'envoyé du plus puissant roi de l'Europe. MM. Richard Lee et Samuel Adams, l'un député de la Virginie, l'autre de Massachussets, allèrent prendre dans un carrosse à six chevaux M. Gérard, qu'ils conduisirent à la maison d'État de Philadelphie, où, marchant à sa gauche, ils le menèrent dans la salle du congrès, au fauteuil qui lui était préparé en face de celui du président. Le ministre plénipotentiaire s'étant assis, remit des lettres de créance à son secrétaire, qui les donna au président.
M. Gérard prononça ensuite un discours; cette phrase y fut très-remarquée. «Il n'a pas dépendu de Sa Majesté que ses engagements envers vous n'assurent votre indépendance sans effusion ultérieure de sang et sans aggraver les maux de l'humanité, dont toute son ambition est d'assurer le bonheur.»
La réponse que fit le président au discours du ministre de France commençait ainsi: «Les traités conclus entre Sa Majesté Très-Chrétienne et les États-Unis d'Amérique sont une preuve éclatante de sa sagesse et de sa magnanimité respectables à toutes les nations. Les vertueux citoyens de l'Amérique, en particulier, n'oublieront jamais l'attention bienfaisante qu'elle a donnée à la violation de leurs droits; jamais ils ne méconnoîtront la main protectrice de la Providence qui a daigné les élever jusqu'à un ami aussi puissant et aussi illustre.».....
Dans le courant de mai 1779, l'Espagne déclara que (p. 165) dans cette guerre elle ferait cause commune avec la France. Louis XVI, au reçu de cette nouvelle, écrivit au roi:
«Versailles, le 29 mai 1779.
»Monsieur mon frère et oncle, j'ai appris avec le plus grand plaisir par le retour du dernier courrier que Votre Majesté est décidée à joindre ses forces aux miennes pour combattre l'ennemi commun. J'espère qu'elle ne doute point de la satisfaction que je ressens en voyant la justice de ma cause soutenue par un allié et un parent qui me sont attachés par des liens si chers. J'espère que Dieu daignera bénir le succès de nos armes, et que dans peu nous pourrons rendre glorieusement à nos sujets le bienfait précieux de la paix.
»Votre Majesté connoît la vive et sincère amitié avec laquelle je suis, monsieur mon frère et oncle,
»De Votre Majesté,
»Bon frère et neveu,
»Louis.»
Nous n'entrerons pas dans les détails des grands événements qui suivirent: notre sujet ne le comporte pas. Nous fûmes heureux dans cette guerre comme auxiliaires: l'Amérique brisa le joug des Anglais et affermit son indépendance; mais notre marine et celle de l'Espagne, notre alliée, furent cruellement éprouvées[93].
Cette guerre, bien qu'elle fût, comme toutes les guerres, contraire aux sentiments d'humanité de Madame Élisabeth, avait cependant un côté qui flattait son amour-propre national, et lui rendait moins pénibles des sacrifices qui tournaient à la gloire de son frère et de son pays. Mais ce qu'elle remarquait surtout avec une vive satisfaction dans (p. 166) cette lutte, c'était le sentiment généreux qui la dominait, et parfois en atténuait les malheurs. Ainsi, elle voyait dans un rapport adressé le 26 novembre 1781 au ministre de la marine par le marquis de Bouillé, gouverneur général de la Martinique, que les troupes françaises qui venaient, sous ses ordres, de s'emparer de l'île de Saint-Eustache, avaient montré dans cette circonstance un esprit de justice et de loyauté égal à leur patience et à leur courage[94].
«J'ai trouvé chez le gouverneur, rapporte M. de Bouillé, la somme d'un million qui étoit en séquestre jusqu'à la décision de la cour de Londres; elle appartenoit à des Hollandois, et je la leur ai fait remettre d'après les preuves authentiques de leur propriété.»
Le rapport de M. de Bouillé est suivi de la déclaration suivante:
«Le lieutenant-colonel Cockburn, du 35e régiment, qui commandoit à Saint-Eustache lorsque cette île a été enlevée par les François, a déclaré que, sur l'argent déposé dans cette colonie par l'amiral Rodney et le général Waughan, il se trouvoit une somme de 264,000 livres qui lui appartenoit, et il l'a réclamée. Le marquis de Bouillé ayant rassemblé les officiers supérieurs du corps pour leur faire part de la réclamation du lieutenant-colonel Cockburn, ils ont tous été d'avis de rendre cet argent au gouverneur anglois, ce qui a été effectué.»
M. de la Pérouse, capitaine de vaisseau, commandant une division du Roi, après avoir rendu compte à M. le marquis de Castries, ministre de la marine, de ses opérations conduites avec autant de sagesse que d'habileté, terminait ainsi sa lettre, écrite à bord du Sceptre, dans le détroit d'Hudson, le 6 septembre 1782:
«J'ai eu l'attention, en brûlant le fort d'York, de laisser subsister un magasin assez considérable dans un lieu éloigné (p. 167) du feu, et dans lequel j'ai fait déposer des vivres, de la poudre, du plomb, des fusils et une certaine quantité de marchandises d'Europe, les plus propres aux échanges avec les sauvages, afin que quelques Anglois que je sais s'être réfugiés dans les bois, lorsqu'ils reviendront sur leur ancien établissement, trouvent dans ce magasin de quoi pourvoir à leur subsistance jusqu'à ce que l'Angleterre ait pu être instruite de leur situation. Je suis assuré que le Roi approuvera ma conduite à cet égard, et qu'en m'occupant du sort de ces malheureux, je n'ai fait que prévenir les intentions bienfaisantes de Sa Majesté.»
Louis XVI venait d'acquérir à la reconnaissance du peuple américain des droits que le malheur devait rendre plus sacrés, et en effet il n'est pas de contrée où le meurtre juridique du 21 janvier ait causé plus de réprobation, de deuil et de regrets que dans les États de l'Union; mais l'idée républicaine que nous étions allés défendre au delà des mers devait se tourner peu de temps après contre la France: la fièvre contagieuse de la liberté et de l'égalité qui régnait sur le sol américain, communiquée à nos officiers, se répandit par eux à leur retour sur le vieux continent.
Benjamin Franklin, dont la bonhomie apparente cachait un esprit fin et délié, avait plu à la cour et à la ville par sa simplicité même, et tout Paris raffolait de ce sage, qui, dans un siècle où l'on parlait tant de la nature, semblait avoir apporté les habitudes primitives du planteur américain. Sa tête grave et spirituelle à la fois, le tour pittoresque de sa conversation, sa familiarité qui n'excluait pas la dignité, sa naïveté apparente dans laquelle il entrait beaucoup de calcul, son léger accent, tout enfin, jusqu'à son air d'étrangeté, le rendait l'objet d'un empressement et d'un respect curieux: on l'estimait, on l'honorait. L'ambassadeur accrédité près du Roi accréditait sans le savoir la république en France.
(p. 168) La France, tout affectionnée encore à cette époque à la maison royale, semblait attendre impatiemment les nouvelles couches de la Reine. Un fait singulier qui eut lieu la veille de ce grand événement (c'est-à-dire le dimanche 21 octobre 1781) occupa l'attention publique.
Une espèce de pèlerin, grand, bien fait, vêtu de blanc, la tête couverte d'un voile, ayant les jambes entrelacées de rubans de la même couleur au lieu de bas, et des sandales au lieu de souliers, après s'être rendu à Sainte-Geneviève, entra dans Notre-Dame pendant la messe, se dirigea vers la chapelle de la Vierge, où il alluma un grand cierge qu'il tira du fond d'une croix énorme qu'il portait à la main. Ce spectacle attira l'attention des chanoines, dont quelques-uns, traitant la chose gravement, opinaient déjà pour le faire arrêter comme un objet de scandale, car on se doute du brouhaha qu'avait causé une pareille mascarade. Cependant l'avis plus convenable fut de lui envoyer le suisse pour lui demander qui il était, ce qu'il voulait, etc. Il ne donna pour toute réponse qu'un passe-port de M. le lieutenant général de police, qui disait en substance: Laissez passer le porteur du présent billet. Il remit en même temps quelque argent à ce suisse afin de le distribuer aux pauvres, et ajouta qu'il se transportait de là au Calvaire, où l'on dit qu'après avoir fait sa prière, il a quitté son accoutrement bizarre et est monté dans un carrosse qui l'attendait[95].
Enfin, le Dauphin vint au monde le 22 octobre 1781.
Louis XVI, dans son Journal, a donné des détails très-circonstanciés sur ce grand événement.
(p. 169) «La Reine, dit-il, avoit très-bien passé la nuit du 21 au 22 octobre. Elle sentit quelques petites douleurs en s'éveillant qui ne l'empêchèrent pas de se baigner. Elle en sortit à dix heures et demie. Les douleurs continuoient à être médiocres; je ne donnai contre-ordre pour le tiré que je devois faire à Saclé qu'à midy. Entre midy et midy et demi, les douleurs augmentèrent....., et à une heure un quart juste à ma montre elle est accouchée très-heureusement d'un garçon..... Il n'y avoit dans la chambre que madame de Lamballe, Monsieur, le comte d'Artois, mes tantes, madame de Chimay, madame de Mailly, madame d'Ossun, madame de Tavannes et madame de Guéménée, qui alloient alternativement dans le salon de la Paix qu'on avoit laissé vuide. Dans le grand cabinet, il y avoit ma maison, celle de la Reine, et les grandes entrées et les sous-gouvernantes, qui entrèrent tous..... et se tinrent dans le fond de la chambre sans intercepter l'air. De tous les princes que madame de Lamballe avoit avertis à midy, il n'y eut que M. le duc d'Orléans qui arriva..... (il étoit à la chasse à Fausse-Repose), et il se tint dans la chambre ou le salon de la Paix. M. le prince de Condé, M. de Penthièvre, M. le duc de Chartres, madame la duchesse de Chartres, madame la princesse de Conty et mademoiselle de Condé arrivèrent que la Reine étoit accouchée, M. le duc de Bourbon le soir, et M. le prince de Conty le lendemain. La Reine a vu tous ces princes le lendemain les uns après les autres. Après que la Reine a esté accouchée, on a porté mon fils dans le grand cabinet, où je l'ai vu laver et habiller, et je l'ai remis entre les mains de madame de Guéménée, gouvernante. Après que la Reine a esté délivrée, je lui ai annoncé que c'étoit un garçon, et on lui a porté sur son lit. Après qu'elle l'a eu vu quelque temps, chacun a esté chez soi. J'ai signé les lettres de part de ma main pour l'Empereur, le roi d'Espagne et la princesse (p. 170) de Piémont, et j'ai ordonné qu'on fasse partir les autres que j'avois déjà signées. À trois heures, j'ai esté à la chapelle, où mon fils a été baptisé par le cardinal de Rohan et tenu sur les fonts de baptême par l'Empereur et la princesse de Piémont, représentés par Monsieur et par ma sœur Élisabeth. Il a esté nommé Louis-Joseph-Xavier-François. Mes frères, mes sœurs, mes tantes, M. le duc d'Orléans, M. le duc de Chartres, M. le prince de Condé et M. de Penthièvre ont signé l'acte, les princesses n'ayant pas eu le temps d'estre habillées. Après le baptesme, j'ai entendu en bas le Te Deum chanté par la musique. Le soir, pendant que je voiois tirer le feu d'artifice dans la place d'Armes, le premier président de la chambre des comptes est venu me complimenter; les autres, qui n'estoient pas à Paris, sont venus les jours d'après. Le lendemain à mon lever les ambassadeurs sont venus me faire leur cour, et le nonce à la teste m'a fait un compliment sans cérémonie. À six heures, j'ai reçu les révérences de cent vingt-cinq femmes, mes frères, sœurs, tantes et princesses étant dans le cabinet. Le vendredy 26, je suis parti à quatre heures un quart; étoient dans ma voiture Monsieur, le comte d'Artois, le duc d'Orléans, le duc de Chartres et le prince de Condé. Outre la voiture de service, il y avoit deux voitures de suitte dont les personnes avoient esté invitées par le premier écuyer. Au Cours, j'ai changé de voiture et ai esté dans le grand cérémonial ordinaire à Notre-Dame, où le Te Deum a esté chanté. Toutes les cours y assistoient, et l'archevesque officiant qui m'avoit complimenté à la porte de l'église où s'étoient trouvés les trois autres princes.—Je suis revenu à Versailles dans le mesme ordre. Le dimanche 28, j'ai reçu les compliments d'usage des différentes cours, qui ont esté aussi chez mon fils. Le dimanche 4 novembre, le chapitre Notre-Dame est venu me complimenter dans la chambre, les six corps, (p. 171) les juges consuls à la porte de la chambre, ainsi que les dames de la halle, la compagnie d'arquebuses dans la galerie. Pendant neuf jours tous les métiers et professions sont venus sur la cour de marbre avec des violons et ce qu'ils ont pu imaginer pour témoigner leur joie; je leur ai fait distribuer environ douze mille livres. Après le baptesme de mon fils, M. de Vergennes, grand trésorier du Saint-Esprit, lui a porté le cordon bleu, et M. de Ségur la croix de Saint-Louis.
»Aussitôt après l'accouchement de la Reine, M. de Croismare, lieutenant des gardes du corps de service auprès d'elle, est parti pour aller l'annoncer au corps de ville, qui estoit assemblé..... Quand mon fils est sorti de chez la Reine, M. de Tingry l'a conduit chez lui, et y a établi une sentinelle des gardes, un lieutenant et un sous-lieutenant. Il y a eu des Te Deum partout, entr'autres un à la chappelle le 29, où je n'ai pas esté. La Reine, qui a toujours continué de bien aller, a vu ses dames le 29, les princes et princesses le 30, les grandes entrées le 2 novembre, s'est levée sur sa chaise longue le 7, a vu ma maison le 7, et le reste successivement. Le dimanche 4 de novembre, il y a eu Te Deum à la paroisse à Versailles, et pendant le salut au chasteau. Illumination dans toute la ville.»
Complétons le récit du Roi par quelques détails empruntés aux Mémoires de madame Campan.
«Il régna, dit-elle, un si grand silence dans la chambre au moment où l'enfant vint au monde, que la Reine crut n'avoir encore qu'une fille; mais après que le garde des sceaux eut constaté le sexe du nouveau-né, le Roi s'approcha du lit de la Reine et lui dit: «Madame, vous avez comblé mes vœux et ceux de la France; vous êtes mère d'un Dauphin.» La joie du Roi étoit extrême, des pleurs couloient de ses yeux: il présentoit indistinctement sa main (p. 172) à tout le monde, et son bonheur l'avoit entièrement fait sortir de son caractère habituel. Gai, affable, il renouveloit sans cesse les occasions de placer les mots mon fils ou le Dauphin. La Reine, une fois dans son lit, voulut contempler cet enfant si désiré. Madame la princesse de Guéménée le lui apporta. La Reine lui dit qu'elle n'avoit pas besoin de lui recommander ce dépôt précieux, mais que, pour lui faciliter les moyens de lui donner plus librement ses soins, elle partageroit avec elle ceux qu'exigeoit l'éducation de sa fille. Le Dauphin, établi dans son appartement, reçut dans son berceau les hommages et les visites d'usage. Le duc d'Angoulême rencontrant son père à la sortie de l'appartement du Dauphin, lui dit: «Mon Dieu! papa, qu'il est petit, mon cousin!—Il viendra un jour où vous le trouverez bien assez grand, mon fils,» lui répondit presque involontairement le prince.»
Le soir même du jour de la naissance du Dauphin, madame Belloni, dans un costume de fée, chanta sur la scène italienne ce couplet de M. Imbert, qui eut un grand succès:
Je suis Fée, et veux vous conter
Une grande nouvelle:
Un fils de roi vient d'enchanter
Tout un peuple fidèle.
Ce Dauphin que l'on va fêter,
Au trône doit prétendre;
Qu'il soit tardif pour y monter,
Tardif pour en descendre.
Madame de Bombelles s'était empressée d'écrire à son mari:
«Ce 22 octobre 1781.
»C'est moi qui ai eu le bonheur d'apprendre cette bonne nouvelle-là à Madame Élisabeth: tu imagines le plaisir que cela lui a fait. Elle ne pouvoit se persuader qu'il fût bien vrai qu'elle eût un Dauphin. Enfin, tant de personnes l'ont (p. 173) assurée qu'il a bien fallu qu'à la fin elle se livrât à toute sa joie. Cette pauvre petite princesse s'est presque trouvée mal: elle pleuroit, rioit; il est impossible d'être plus intéressante qu'elle ne l'étoit. C'est elle qui a tenu l'enfant au nom de madame la princesse de Piémont avec Monsieur; mais ce qui m'a touchée au dernier point, c'est le contentement du Roi pendant le baptême: il ne cessoit pas de regarder son fils et de lui sourire. Les cris du peuple qui étoit en dehors de la chapelle au moment que l'enfant y est entré, la joie répandue sur tous les visages, m'ont attendrie si fort que je n'ai pu m'empêcher de pleurer. Jusqu'à ce que toutes les cérémonies fussent faites, que nous eussions dîné, il étoit cinq heures et demie, et l'heure de la poste passée. Pour réparer cela, j'enverrai Lentz demain matin à Paris mettre ma lettre à la grande poste; c'est un bon jour, de sorte qu'elle arrivera le plus tôt possible. Ce qu'il y a de bien piquant, c'est que le baron de Breteuil est parti ce matin; cela n'est-il pas guignonnant? Il n'étoit pas à Saint-Denis que la Reine, je suis sûre, souffroit déjà. Il sera chez toi ou bien près d'y arriver quand tu recevras la nouvelle. Je suis si contente, que ma tête n'est pas assez froide pour te dire tout plein de choses que j'avois projet de te mander; ce sera pour après-demain. En attendant, je t'embrasse, et suis bien impatientée d'imaginer que tu seras encore huit jours sans savoir le bonheur de la France.....»
«À Versailles, ce 24 octobre 1781.
»La Reine et M. le Dauphin se portent à merveille. Le Roi ira après-demain à Notre-Dame de Paris avec tous les princes rendre grâces à Dieu d'un aussi heureux dénoûment. Madame s'est conduite à merveille: elle a marqué la plus grande satisfaction; je crois bien qu'elle ne l'éprouve pas, mais il est fort honnête et fort prudent à elle d'avoir (p. 174) caché son jeu. Quant à madame de Balbi, je la crois folle, car elle ne se gêne nullement; elle a l'air d'avoir une humeur de chien, tout le monde le remarque; on ne manquera pas de le dire à la Reine. Cela la fera détester plus que jamais, et je ne conçois pas sa mauvaise tête. La nourrice de l'enfant s'appelle madame Poitrine; elle est bien nommée, car elle en a une énorme et un lait excellent, à ce que disent les médecins. C'est une franche paysanne, femme d'un jardinier de Sceaux; elle a le ton d'un grenadier, jure avec une grande facilité; tout cela n'y fait rien, c'est fort heureux même, parce qu'elle ne s'étonne et ne s'émeut de rien, que par conséquent son lait s'altérera difficilement. Les dentelles, le linge qu'on lui a donnés ne l'ont pas surprise; elle a trouvé cela tout simple, et a seulement demandé qu'on ne lui fît pas mettre de poudre, parce qu'elle ne s'en étoit jamais servie, et vouloit mettre son bonnet de six cents francs sur ses cheveux comme les autres cornettes. Son ton amuse tout le monde, parce qu'elle dit quelquefois des choses fort plaisantes.
».....Je t'ai assez parlé du Dauphin de la nation; il faut que je te parle du nôtre. Je te dirai donc que Bombon a deux dents depuis hier, qui sont venues sans que nous nous en doutions; cela fait six..., etc.....»
»À Versailles, ce 27 octobre 1781.
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»Le Roi a été hier à Paris; les illuminations étoient superbes. J'avois bien envie de les aller voir, mais Madame Élisabeth m'en a empêchée.....»
«À Versailles, ce 29 octobre 1781.
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»J'ai vu ce matin notre petit Dauphin. Il se porte à merveille. Il est beau comme un ange, et les folies du peuple (p. 175) sont toujours les mêmes. On ne rencontre dans les rues que violons, chansons et danses; je trouve cela touchant, et je ne connois pas en vérité de nation plus aimable que la nôtre.....»
«À Versailles, ce 5 novembre 1781.
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»Comme Madame Élisabeth m'a marqué l'intérêt le plus vif à mes peines, j'ai profité de l'occasion, et lui ai écrit avant-hier pour la prier de parler à M. de Vergennes. Tu verras par la lettre que je t'envoie[96] ce qu'elle a dit et ce qu'il a répondu. J'en suis fort contente.....
»J'irai dans quelques jours à Montreuil, pour ne pas laisser le petit dans le mauvais air, et à la fin du mois nous irons à Chantilly, où mademoiselle de Condé a eu la bonté de m'inviter à venir avec mon enfant les derniers quinze jours de mon exil. Je jouerai quelques petits rôles. Je l'ai accepté d'autant plus volontiers, que j'ai imaginé que lorsque tu serois ici, tu ne serois pas fâché d'avoir une occasion de renouveler connoissance avec M. le prince de Condé.
»Madame de Sorans et sa fille seront à Chantilly, ainsi que madame de la Roche-Lambert.....»
«À Versailles, ce 7 novembre 1781.
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»Nous avons de grandes grâces à rendre à Dieu [qui a protégé notre enfant], et à Goëtz qui l'a soigné avec un attachement que je n'oublierai de ma vie. Mon fidèle Lentz m'a tenu avant-hier un propos qui m'a touchée à un point que je ne te puis rendre. Il jouoit avec Bombon, et je lui dis en considérant l'enfant: «Mon Dieu! que je suis heureuse que ce pauvre petit ait échappé à un aussi grand danger! Si j'avois eu le malheur de le perdre, je crois (p. 176) qu'il m'auroit fallu enterrer avec lui.» Il me répondit du fond du cœur: «Ah! madame, il auroit fallu tous nous enterrer aussi.» Jamais je n'ai été si attendrie que dans ce moment-là. Si j'avois osé, je l'aurois embrassé de bon cœur. Qu'il est doux d'être aimé de ses gens, surtout quand ils sont sûrs, honnêtes comme mon pauvre Lentz! Vraiment je l'aime de tout mon cœur, et je préfère cent fois mieux sa tournure franche et un peu gauche à celle de ces laquais élégants qui sont tous de mauvais sujets. Madame de Travanet a été dans le désespoir de ne pouvoir venir garder Bombon; mais son mari s'y est opposé absolument. Madame Élisabeth a eu la bonté de lui écrire dès que la petite vérole de Bombon s'est déclarée, pour l'engager à venir auprès de moi; elle lui a répondu les raisons qui l'en empêchoient. Madame Élisabeth, piquée du refus de son mari, lui a répondu des choses un peu sèches pour lui. La pauvre petite Travanet a été si agitée de l'inquiétude de l'état de Bombon, de la crainte d'avoir déplu à Madame Élisabeth, de l'impatience, de la fermeté de son mari à l'empêcher de me venir voir, qu'elle a été malade. J'ai été désolée de tout cela. J'ai ignoré absolument la démarche de Madame Élisabeth, car, sans cela, je l'aurois empêchée, sachant la frayeur de M. de Travanet que sa femme puisse gagner encore la petite vérole. Si j'étois d'elle, je me ferois inoculer par Goëtz, afin d'en avoir le cœur net.....
»J'ai reçu hier une lettre de ta belle-sœur, extrêmement tendre et honnête sur la maladie de Bombon. En général, tout le monde a pris de l'intérêt à mes inquiétudes. Le Roi en a demandé des nouvelles à maman, ainsi que la Reine, et cette dernière, le jour qu'il étoit fort mal, a envoyé chez Madame Élisabeth pour savoir comment il alloit. Madame de Guéménée, madame de Sérent, ont envoyé tous les jours chez moi.....»
«À Versailles, ce 10 novembre 1781.
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»Sais-tu que M. de Maurepas sera vraisemblablement mort quand tu recevras ma lettre? Il a la goutte dans la poitrine. On lui a mis des vésicatoires qu'il n'a pas sentis. Il a eu cependant ce matin un moment de mieux.....; mais, malgré cela, les médecins ne croient pas que cela aille loin. J'en suis fâchée, il nous a toujours voulu du bien, et nous en a fait quand il a pu. Si la révolution que causera sa mort ne porte pas dans quelque temps d'ici le baron de Breteuil au ministère, nous ne devons plus espérer qu'il y arrive jamais. Il est guignonnant qu'il ne soit pas ici à présent, car les absents ont presque toujours tort. On dit, mais je n'en sais rien, que M. de Nivernois succédera à M. de Maurepas.
»J'ai vu ce matin ce pauvre M. d'Hautpoul, qui m'a chargée de te remercier de tes bontés pour son fils, de t'en demander la continuation. Il n'a fait que pleurer tout le temps qu'il étoit chez moi; cela m'a fait une peine horrible. Il est cependant aussi content que la perte qu'il vient de faire peut lui permettre, parce que Madame Élisabeth se charge de faire entrer sa fille à Saint-Cyr et le petit chevalier à l'École militaire.....»
«À Versailles, ce 19 novembre 1781.
»Il y a de grandes nouvelles. Premièrement, M. de Maurepas a reçu les sacrements ce matin; il est à toute extrémité, et n'a plus que quelques heures à vivre. Il paroît à peu près certain que M. de Nivernois le remplacera. Ensuite, M. de Lauzun vient d'arriver, et il a appris la nouvelle que nous avions eu un grand combat dans lequel nous avions pris dix-huit cents matelots, tué beaucoup d'Anglois, et qu'en tout ils avoient perdu six mille hommes, (p. 178) et que nous n'avons pas eu un seul homme de mort; cela me paroît si beau que j'ai peine à le croire. C'est cependant Madame Élisabeth qui vient de me le faire dire dans l'instant.....»
«À Versailles, ce 21 novembre 1781.
»J'ai reçu ce matin ta lettre du 13, je l'attendois avec une impatience que je ne puis t'exprimer. J'ai presque pleuré en la lisant. Que ta sensibilité à la nouvelle que je t'ai apprise est touchante! Que Bombon ne peut-il déjà jouir du bonheur d'avoir un père tel que toi! Que tu es aimable! Oui, tu peux t'en fier à toute ma vérité, ton fils se porte à merveille, ainsi que moi. À chaque instant je jouis davantage du bonheur d'être ta femme. Ta lettre m'a causé tant de plaisir que je l'ai fait lire tout de suite à M. de Soucy, à madame de Brassens, qui étoient chez moi; je l'ai envoyée à Madame Élisabeth, qui l'a trouvée (comme tu le verras dans son petit billet) charmante. Tu étois bien digne que le ciel fît en ta faveur presque un miracle en te conservant ton fils. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'il mette le comble à ses bontés en donnant à cet enfant toutes les vertus et surtout un cœur semblable au tien..... J'ai été à confesse cette après-dînée, et ferai demain mes dévotions; ce sera de tout cœur que je rendrai des actions de grâces à Dieu de tous les biens qu'il m'a faits.....
»On m'avoit promis la relation de la prise d'York; mais comme elle n'arrive pas, je te dirai que MM. de Grasse et de Rochambeau, avant de l'assiéger, ont dissipé la flotte qui devoit défendre le port, et ont fait couler à fond un vaisseau de guerre; que M. de Rochambeau a attaqué York par terre et M. de Grasse par mer, et que Cornwallis, qui étoit à York, s'est rendu prisonnier avec six mille Anglois. Ce qu'il y a de bien extraordinaire, c'est qu'on dit qu'ils avoient encore des vivres pour trois semaines. Ils se sont (p. 179) rendus le 18 d'octobre. M. de Lauzun est parti le 24, et il est arrivé, comme tu sais, avant-hier; c'est assurément bien aller. MM. de la Fayette, de Noailles, des Deux-Ponts, viennent passer l'hiver ici, et retourneront là-bas le printemps prochain..... Madame Élisabeth m'envoie à l'instant le journal des opérations du corps françois; il te coûtera un peu cher de port, mais comme personne n'a encore ces détails que la famille royale, cela t'intéressera.....»
Voici le petit billet de Madame Élisabeth dont il est question dans cette lettre:
«Je suis dans l'enchantement, ma chère Angélique, de la lettre de ton mari; il est impossible d'être plus tendre et plus aimable: tu l'es bien aussi de me l'avoir envoyée. Tout ce qu'il dit est bien vrai, et après une connoissance si parfaite de toi, je lui saurois bien mauvais gré de ne pas t'aimer; mais là-dessus, tes amies n'ont rien à désirer. Tu dois être revenue de Saint-Louis, je t'en fais mon compliment. Mon bras va bien, je souffre moins qu'hier. Adieu, je t'embrasse; à demain. Je me recommande à tes bonnes prières.»
«À Chantilly, ce 27 novembre 1781.
»Je suis arrivée ici avec mon petit Bombon avant-hier à cinq heures. Le petit a été charmant pendant tout le voyage; il n'a fait que rire et jouer, surtout lorsque nous avons pris la poste; tu ne peux t'imaginer la joie qu'il a eue des six chevaux et des coups de fouet des postillons. Il se porte à merveille, se promène presque toute la journée. Il fait heureusement un beau temps, quoiqu'il soit froid, et il a l'air de s'amuser beaucoup de tout ce qu'il voit.
»Tu es sûrement curieux de savoir comment j'ai été reçue. À merveille. J'ai été, en arrivant, dans l'appartement de Mademoiselle, et lui ai fait dire que j'étois là; elle (p. 180) y est venue tout de suite, et m'a comblée de caresses et d'honnêtetés. Un instant après, M. le prince de Condé y est arrivé, en me disant qu'il avoit imaginé que j'aimerois mieux faire connoissance avec lui chez sa fille que dans le salon, m'a fait beaucoup de remercîments de ma complaisance, enfin beaucoup de choses honnêtes. Depuis que je suis ici, tout le monde m'a comblée d'attentions, et je serois la plus grande dame de la France que je ne serois pas mieux traitée. Hier, pendant la répétition, M. le prince de Condé m'a dit que tu avois joué la comédie avec lui, mais que tu avois bien peur; je lui ai répondu que tu avois acquis beaucoup de talent depuis ce temps-là, que tu jouois très-bien actuellement, que tu avois construit chez toi un petit théâtre fort joli. Il m'a fait des questions sur ta maison, sur la manière dont tu étois là-bas. Je lui ai dit d'un air modeste qu'il étoit difficile de répandre plus d'agréments dans la société que tu ne faisois, et je n'ai pu me refuser à un petit éloge de ton esprit et de ton cœur. Il m'a demandé quand tu reviendrois, et il m'a paru qu'il seroit bien aise de te revoir ici. Nous jouons dimanche la Métromanie et la Fausse Magie, dans laquelle je fais Madame de Saint-Clair. Imagine-toi qu'on a trouvé ma voix jolie. Je sais parfaitement mes airs, de sorte que j'espère n'être pas plus ridicule qu'une autre. Mademoiselle est réellement aimable, elle a beaucoup de naturel et un grand désir de plaire aux femmes qui sont chez elle. Madame de Monaco n'est pas ici, ni madame de Courtebonne non plus; cette dernière est mise de côté tout à fait, mais madame de Monaco est plus que jamais en grande faveur. M. le prince de Condé est parti pour Paris une heure après mon arrivée, pour la seconde fois depuis huit jours, afin de déterminer madame de Monaco à revenir ici. Cette dernière fait la cruelle à cause du petit séjour de madame de Courtebonne ici; elle a imposé, pour première condition de son raccommodement, (p. 181) le renvoi de madame de Courtebonne, qui l'a été honteusement deux jours avant mon arrivée. Je sais tous ces détails par M. de Ginestous, qui épouse une Génoise parente de madame de Monaco. Il se marie lundi, et madame de Monaco doit venir ici après le mariage, si M. le prince de Condé est bien sage. C'est inouï qu'un prince de cet âge-là soit dominé à ce point par une femme.
»Mon départ de Versailles a été réellement une chose touchante. Madame Élisabeth ne pouvoit pas me quitter; moi, je pleurois de tout mon cœur. De là, j'ai été faire mes adieux à ma tante; elle, ses enfants, ma sœur, étoient au désespoir de me quitter. Maman, qui étoit à Paris, a eu la charmante attention de venir avec mon frère et sa femme à Saint-Denis, où nous avons passé une heure ensemble. Il semble que les affreuses inquiétudes que m'avoit données la petite vérole de Bombon aient réveillé pour moi le sentiment de toutes les personnes qui doivent m'aimer un peu. Cela me fait plaisir, je l'avoue, et j'ose dire que je suis en quelque manière digne de l'amitié qu'on a pour moi par le prix infini que j'y attache.....»
«À Chantilly, le 29 novembre 1781.
»J'ai reçu ta lettre du 14, et ce soir celle du 16. Je ne me suis pas mise à table, et, sous le prétexte de la fatigue, je suis rentrée de bonne heure pour avoir le plaisir de t'écrire bien à mon aise. Je te dirai d'abord que Bombon est d'une joie, d'un bonheur d'être ici, que tu ne peux imaginer, parce qu'il est toute la journée dehors. Nous n'avons heureusement pas encore eu de pluie, et, quoiqu'il fasse très-froid, le temps est assez beau. Moi, je m'amuse assez; mais les répétitions prennent tant de temps que je n'ai exactement le temps de rien faire. On répète le matin l'Amant jaloux, qu'on jouera le dimanche en huit, et le soir la Fausse Magie, qu'on joue dimanche prochain. (p. 182) J'ai eu les plus grands succès dans mon rôle de Madame de Saint-Clair; on a trouvé que je le jouois très-bien et que j'étois très-bonne musicienne. M. le prince de Condé disoit ce soir: «C'est une bien bonne acquisition que nous avons faite là.» Mademoiselle me comble d'amitiés, et, excepté par toi, je n'ai jamais été gâtée comme je le suis depuis que je suis ici.....
»Madame Élisabeth m'a déjà écrit depuis que je suis ici. Cette charmante princesse me donne tous les jours plus de marques de bonté et d'amitié; aussi l'aimé-je de tout mon cœur: je ne sais ce que je ne donnerois pas s'il s'agissoit de son bonheur.....»
«À Chantilly, ce 3 décembre 1781.
»C'est hier que j'ai débuté. Le spectacle a été charmant; tout le monde a bien joué; je me suis fort bien acquittée de mon rôle de Madame de Saint-Clair dans la Fausse Magie. Je n'ai pas trop eu peur, et j'ai été fort applaudie. On a joué avant la Métromanie dans la plus grande perfection. M. le prince de Condé faisoit Francaleu, et le comte François de Jaucourt le Métromane. Tout le monde a prétendu qu'il l'avoit mieux joué que Molé. En un mot, cela a été à merveille, et j'aurois donné tout au monde pour que tu fusses avec nous; cela t'auroit certainement amusé.....»
«À Chantilly, ce 7 décembre 1781.
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»Madame de la Roche-Lambert est arrivée hier. On donne dimanche l'Épreuve délicate, pièce nouvelle, et l'Amant jaloux. Je joue le principal rôle dans la première pièce; il est d'une difficulté horrible; je ne le jouerai pas bien: cependant cela ne sera pas ridicule. Madame de la Roche-Lambert fait Éléonore dans l'Amant jaloux, Mademoiselle, Jacinthe, et moi, Isabelle; M. le prince de Condé, (p. 183) Lopez, M. d'Auteuil, Don Alonze, et le comte Louis d'Hautefeuille, Florival. Le trio des trois femmes va à merveille et fait un effet charmant. Riché m'a tant fait répéter que je chante fort bien mon rôle, et si je n'ai pas de grands succès, je suis sûre au moins de ne pas choquer. Mademoiselle me témoigne toujours l'amitié la plus grande. Je l'aime à la folie; elle a dans les manières beaucoup d'analogie avec Madame Élisabeth. Madame de Monaco est arrivée avant-hier au soir; cela m'a bien divertie, je mourois d'envie de la voir. Elle a l'air pédant au souverain degré, prêche morale toute la journée. M. le prince de Condé a l'air d'un petit garçon devant elle. À peine ose-t-il parler à une femme, parce qu'elle est d'une jalousie excessive. Aussi, comme elle n'est pas aux répétitions, il choisit ce moment pour jaser avec sa fille et avec moi. Il rit des folies que nous disons, parce que Mademoiselle est fort gaie; mais à peine rentrée dans le salon, le rideau se tire sur tous les visages: c'est une véritable comédie. M. le prince de Condé va tristement se placer auprès de madame de Monaco; moi, je reste auprès de Mademoiselle, parce que je ne saurois trop marquer que ce n'est que pour elle que je suis venue ici; de plus, que cela m'amuse davantage. Elle ne peut pas souffrir madame de Monaco; celle-ci le lui rend bien. Tout cela m'amuse; je l'avoue, cela ne produit pas le même effet sur tout le monde.....»
«À Chantilly, ce 10 décembre 1781.
»J'ai eu hier de véritables succès: j'avois dans la nouvelle pièce un rôle de la plus grande difficulté, et je l'ai fort bien rendu. J'ai ensuite joué Isabelle: le trio des trois femmes a fait le plus grand effet. Madame de la Roche-Lambert, qui faisoit Éléonore, a chanté et joué comme un ange; mademoiselle de Condé a assez bien fait Jacinthe, mais ce rôle cependant n'alloit ni à sa voix ni à sa figure: (p. 184) le spectacle, en tout, a été charmant. M. d'Auteuil, que tu connois, a joué l'Amant jaloux dans la dernière des perfections; M. le prince de Condé, à l'exception qu'il n'a pas beaucoup de voix, a rendu à merveille le rôle de Lopez; il y a mis toute la gaieté et toute la finesse que le rôle exige.
»On joue dimanche prochain le Prince lutin, pièce nouvelle de M. de Saint-Alphonse; la musique est de M. de Laborde, son beau-frère. Elle est dans le goût ancien et très-difficile à apprendre. Je partirai le lendemain pour Versailles, malgré toutes les instances qu'on me fait pour rester quelques jours de plus; mais j'ai promis à Madame Élisabeth de revenir le 17, et ne veux pas manquer à ma parole. Je n'y aurai pas un grand mérite, car quoique je m'amuse fort ici et que j'y sois traitée à merveille, j'éprouverai une véritable satisfaction à revoir Madame Élisabeth et ma famille, et j'attends ce moment avec impatience. Bombon se porte toujours à merveille.....
»Adieu; imagine que dès ce matin nous recommençons les répétitions: je suis lasse comme un chien de mes deux rôles d'hier, et nullement en train ce matin de chanter, d'autant plus que cette musique de M. de Laborde me déplaît.....»
«Versailles, ce 12 décembre 1781.
».....Tu sauras donc une chose intéressante: c'est que M. de Maurepas est entièrement hors d'affaire. Il a déjà travaillé avec les ministres, et le voilà heureusement encore retiré des portes du tombeau. On dit que le Roi va donner sa survivance à M. de Nivernois; mais cela me paroît dénué de bon sens, car M. de Maurepas n'ayant pas de département ni le titre de premier ministre, il ne peut avoir de survivancier. Madame, fille du Roi, n'aura pas non plus la petite vérole, mais on l'a bien craint. Elle a eu trois fièvres. On avoit déjà préparé un autre appartement pour M. le Dauphin, qui devoit être sous la garde des trois (p. 185) anciennes sous-gouvernantes, et madame de Guéménée restoit à garder avec ma sœur et madame de Villefort. La Reine et Madame Élisabeth devoient s'enfermer avec la petite princesse pour la soigner. Tous ces beaux préparatifs se sont évanouis avec la bonne santé de Madame, qui se porte ce matin à merveille.»
«À Chantilly, ce 15 décembre 1781.
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»M. le prince de Condé nous a menées en calèche hier, madame de Sorans et moi, voir tout Chantilly; cela m'a bien amusée. On ne connoît rien quand on n'a pas vu un si beau lieu! Nous avons passé au milieu des écuries: mon Dieu, la belle chose! Il n'y a que l'intérieur du hameau et de l'Isle d'Amour qu'il n'a pas voulu que nous vissions; il veut ne nous les faire connoître que ce printemps. On n'est pas plus aimable, plus honnête pour les femmes que ce prince; il fait les honneurs de chez lui comme s'il étoit un particulier. Il est surtout charmant quand la grande princesse n'est pas ici. Elle est à Paris depuis trois jours, à cause de madame de Ginestous, qui est tombée malade le lendemain de son mariage; mais elle va bien. Mademoiselle est ce qui m'attache le plus ici; elle est réellement charmante. Je pars après-demain matin. J'ai reçu pendant mon séjour ici des lettres charmantes de Madame Élisabeth; elle a la bonté de m'attendre avec impatience, j'en ai une bien grande de l'aller rejoindre, ainsi que toute ma famille....»
«À Versailles, ce 18 décembre 1781.
»Je suis arrivée hier au soir, me portant à merveille, ainsi que Bombon, n'ayant pu m'empêcher de donner quelques regrets à Chantilly, car véritablement le lieu, la vie qu'on y mène, tout y est charmant. Les bontés de Mademoiselle m'avoient attachée à elle: elle m'a paru avoir réellement (p. 186) du chagrin de mon départ; je lui avois inspiré de la confiance: elle ne me cachoit pas les petits dégoûts que lui donnoit madame de Monaco, le peu de fond qu'elle pouvoit faire sur toutes les personnes qui l'entouroient; enfin tout cela a fait que j'ai été très-touchée de me séparer d'elle.
»Le plaisir extrême que j'ai eu à revoir Madame Élisabeth, maman, m'a fait oublier ou du moins m'a fort consolée de n'être plus à Chantilly; mais croirois-tu que ce voyage, qui est la chose la plus simple, a pensé me faire des tracasseries? Le comte de Coigny, qui est méchant comme la gale, en a fait des gorges-chaudes, a prétendu que j'allois être la complaisante de madame de Monaco, mille bêtises à peu près pareilles; madame de Guéménée, par bonté et par une confiance aveugle en ce fat, a dit à maman presque des injures sur mon voyage là-bas. Maman lui a répondu qu'il falloit être bien méchant pour trouver d'autres raisons à mon séjour à Chantilly que celle de l'amitié que Mademoiselle avoit depuis longtemps pour moi; qu'ayant appris que mon fils avoit eu la petite vérole, elle m'avoit proposé d'aller lui faire prendre l'air à Chantilly; qu'il étoit impossible que je me refusasse à cette marque de bonté, et qu'il n'y avoit assurément rien que de fort honnête dans toute ma conduite. Madame de Guéménée lui a répondu qu'effectivement, à la manière dont elle présentoit la chose, elle paroissoit toute simple, qu'elle la trouvoit telle et le diroit bien à toutes les personnes qui lui en parleroient; mais comme maman sait qu'elle ment et qu'elle leur diroit peut-être des choses qui ne seroient pas, elle n'étoit pas tranquille, et en conséquence a fait chercher le comte d'Esterhazy, à qui elle a dit ses inquiétudes. Il lui a dit qu'elle pouvoit être sûre qu'il arrangeroit cela près de la Reine, au cas qu'elle ne le trouveroit pas bon. Il faut qu'effectivement il lui en ait parlé, car il y a trois jours que M. le (p. 187) comte d'Artois, avec un air goguenard, a demandé à Madame Élisabeth ce que j'avois été faire à Chantilly; la Reine a pris la parole et a dit que Mademoiselle, me connoissant, m'avoit engagée à y venir, et qu'elle trouvoit cela fort simple. Il est heureux que cela ait tourné comme cela et que le comte d'Esterhazy ait été ici, car, d'un voyage qui étoit assurément fort honnête, on se seroit servi pour dire beaucoup de mal de moi. Juge quel malheur si la Reine l'avoit cru? En tout, cette fameuse société est composée de personnes bien méchantes et montée sur un ton de morgue et de médisance incroyable. Ils se croient faits pour juger tout le reste de la terre..... Ils ont si peur que quelqu'un puisse s'insinuer dans la faveur, qu'ils ne font guère d'éloges, mais ils déchirent bien à leur aise. Il faut cependant voir tout cela et ne rien dire, c'est impatientant! La belle-fille de M. de Vergennes a eu des convulsions; elle est grosse de six mois et on est fort inquiet de son état. Je compte faire une visite à madame de Vergennes: je ne sais si elle me recevra. J'espère au moins voir Monsieur, car je veux le remercier de ce qu'il a dit à Madame Élisabeth et l'en faire souvenir. On dit et même il paroît décidé que c'est l'archevêque de Toulouse qui sera archevêque de Paris. Il n'a pas tout à fait la dévotion du défunt, mais cela vaut bien mieux. C'est un esprit fort, protégé de la société: ainsi cela ira bien.....»
«À Versailles, 19 décembre 1781.
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»Il faut que tu saches mes folies: imagine-toi que dimanche, nous avons, comme tu sais, joué la comédie; j'ai eu assez de succès. Après le spectacle, on a soupé; vers minuit, on a commencé à danser; nous avons dansé jusqu'à sept heures du matin, et nous n'avons fini que parce que nous ne pouvions plus remuer de lassitude. Mademoiselle, après m'avoir fait des adieux très-tendres, a (p. 188) été se coucher; moi, j'ai été me déshabiller, ai fait une petite toilette, arrangé mes affaires, joué avec mon fils, et je suis partie à neuf heures et demie. Je me suis arrêtée quelque temps à Paris et suis arrivée à cinq heures du soir à Versailles, Bombon m'ayant amusée comme une reine pendant la route par ses petites manières. J'ai trouvé en arrivant un valet de pied de Madame Élisabeth qui m'a priée, de sa part, de venir tout de suite. J'y ai couru, comme tu t'imagines bien. Notre entrevue a été très-tendre: j'étois dans le ravissement de revoir cette petite princesse; nous avons eu bien des choses à nous dire; on m'a fait bien des questions. De là, j'ai été voir maman, toute ma famille. Comme Madame Élisabeth a soupé ce jour-là chez la Reine, j'ai été souper chez maman; mais sur les dix heures, l'extrême fatigue que j'éprouvois m'a fait tomber dans une ivresse incroyable: je tombois de sommeil et je parlois toujours malgré cela, je disois des choses dépourvues de bon sens.... J'ai pris le parti le plus sage, qui étoit celui de m'aller coucher.....»
«À Versailles, ce 22 décembre 1781.
»J'ai eu un grand plaisir depuis que je t'ai écrit, bien moins causé par la chose en elle-même que par les grâces qui l'ont accompagnée. Imagine-toi que, pour les fêtes qui vont se donner, Madame Élisabeth m'a fait faire un habit superbe. Il est arrivé avant-hier: il y avoit déjà plusieurs jours qu'elle m'avoit dit que bientôt je saurois un secret qui l'occupoit beaucoup. Effectivement, jeudi, elle m'a remis un gros paquet qu'elle m'a dit arrivé de Chantilly. Je l'ai ouvert, j'ai vu enveloppe sur enveloppe, point d'écriture, ce qui me confirmoit dans l'idée que ce secret étoit une plaisanterie; enfin, après avoir déchiré encore bien des enveloppes, j'ai trouvé une petite lettre; sur le dessus étoit écrit de la main de Madame Élisabeth: «À ma tendre (p. 189) amie»; et dedans il y avoit: «Reçois avec bonté, mon cher petit ange tutélaire, ce gage de ma tendre amitié.» Au même instant le grand habit a paru; je suis restée confondue, la joie la plus vive a succédé au premier moment d'étonnement; je me suis mise à pleurer, me suis jetée aux pieds de Madame Élisabeth; elle étoit dans l'enchantement de ma joie, de mon bonheur: la seule chose qui l'ait altéré, ce bonheur, lorsque j'ai examiné mon habit, c'est de le trouver trop beau: il est brodé en or et en argent, de toutes les couleurs; enfin c'est un habit qui va à près de cinq mille francs, ainsi tu peux en juger. Quoiqu'elle m'ait dit qu'elle le payeroit quand elle voudroit, cela la gênera cependant un jour, et cette idée m'afflige. J'aimerois cent fois mieux que l'habit fût de cinquante louis. Enfin cela est fait et je ne puis m'empêcher d'être ravie; la petite lettre m'a charmée: j'ai trouvé cette tournure-là pleine d'amabilité; mais ce n'est pas tout, elle m'a dit de lui donner ma garniture de martre et qu'elle se chargeoit de la faire arranger pour le jour du bal que donnent les gardes du corps, parce qu'il faut être en robe. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour m'y opposer, il n'y a pas eu moyen, et réellement je me trouve en ce moment-ci accablée de ses bienfaits. D'un côté, j'en jouis, et de l'autre, je les trouve trop considérables; mais elle y met tant de grâce et tant de bonté qu'elle me force presque à croire que ces dons ne l'embarrasseront pas. Madame de Causans a paru presque aussi contente que moi des bontés de Madame Élisabeth; elle étoit dans le secret. Il est impossible de donner plus de marques d'amitié qu'elle m'en donne. Sa tête va fort bien à présent, et je l'aime réellement de tout mon cœur. Madame Élisabeth est impatientée, ainsi que moi, d'imaginer que tu n'apprendras ce fameux secret que dans neuf jours. Je ne te l'ai pas mandé tout de suite, parce que, d'après les informations que j'ai prises à la poste sur les jours où (p. 190) je devois t'écrire, tu n'en aurois pas eu la nouvelle plus tôt.....»
La naissance du Dauphin semblait avoir comblé les vœux du pays: les campagnes comme les villes en exprimaient leur joie. «Le peuple, les grands, écrivait madame Campan, tout parut à cet égard ne faire qu'une même famille..... Les fêtes furent aussi brillantes qu'ingénieuses: les arts et métiers de Paris dépensèrent des sommes considérables pour se rendre à Versailles en corps avec leurs différents attributs; des vêtements frais et élégants formaient le plus agréable coup d'œil; presque tous avoient de la musique à la tête de leurs troupes. Arrivés dans la cour royale, ils se la distribuèrent avec intelligence et donnèrent le spectacle du tableau mouvant le plus curieux. Des ramoneurs, aussi bien vêtus que ceux qui paroissent sur le théâtre, portoient une cheminée très-décorée, au haut de laquelle étoit juché un des plus petits de leurs compagnons; les porteurs de chaises en avoient une très-dorée, dans laquelle on voyoit une belle nourrice et un petit Dauphin; les bouchers paroissoient avec leur bœuf gras; les pâtissiers, les maçons, les serruriers, tous les métiers étoient en mouvement: les serruriers frappoient sur une enclume; les cordonniers achevoient une petite paire de bottes pour le Dauphin; les tailleurs un petit uniforme de son régiment, etc. Le Roi resta longtemps sur son balcon pour jouir de ce spectacle, qui intéressa toute la cour. L'enthousiasme fut si général, que, la police ayant mal surveillé l'ensemble de cette réunion, les fossoyeurs eurent l'impudence d'envoyer aussi leur députation et les signes représentatifs de leur sinistre profession. Ils furent rencontrés par la princesse Sophie, tante du Roi, qui en fut saisie d'effroi et vint demander au Roi que ces insolents fussent à l'instant chassés de la marche des corps et métiers qui défiloient sur la terrasse.»
(p. 191) Hélas, non! ce n'étaient point des insolents. C'étaient de pauvres gens qui, oublieux des pensées de deuil qu'éveillait la nature de leurs fonctions, avaient naïvement voulu prendre part à l'allégresse publique. Mais il est impossible de ne pas remarquer ce qu'il y avait de tragique dans cette apparition des fossoyeurs au milieu de ces joies. Le sinistre avenir semblait projeter son ombre fatale sur les réjouissances mêmes du présent. Ajoutons que dans toutes les fêtes auxquelles donnait lieu un événement favorable dans la vie de Marie-Antoinette, un symptôme de malheur apparaissait toujours comme un funèbre avertissement.
«Les dames de la Halle, continue madame Campan, vinrent complimenter la Reine et furent reçues avec le cérémonial que l'on accordoit à cette classe de marchandes; elles se présentèrent au nombre de cinquante, vêtues de robes de soie noire, ce qui jadis étoit la grande parure des femmes de leur état; presque toutes avoient des diamants. La princesse de Chimay fut à la porte de la chambre de la Reine recevoir trois de ces femmes qui furent introduites jusqu'auprès du lit; l'une d'elles harangua Sa Majesté: son discours avoit été fait par M. de la Harpe et étoit écrit dans un éventail, sur lequel elle jeta plusieurs fois les yeux, mais sans aucun embarras; elle étoit jolie et avoit un très-bel organe. Elle dit entre autres choses à la Reine: «Il y a longtemps que nous vous aimons sans oser vous le dire; nous avons besoin de tout notre respect pour ne pas abuser de la permission de vous l'exprimer.»
»Elle dit au Roi: «Sire, le ciel devoit un fils à un Roi qui regarde son peuple comme sa famille; nos prières et nos vœux le demandoient depuis longtemps. Ils sont enfin exaucés. Nous voilà sûres que nos enfants seront aussi heureux que nous, car cet enfant doit vous ressembler. Vous lui apprendrez, Sire, à être bon et juste comme (p. 192) vous. Nous nous chargeons d'apprendre aux nôtres comment il faut aimer et respecter son Roi.»
»Enfin elles dirent au Dauphin: «Vous ne pouvez entendre encore les vœux que nous faisons autour de votre berceau: on vous les expliquera quelque jour; ils se réduisent tous à voir en vous l'image de ceux de qui vous tenez la vie.»
Les poissardes chantèrent plusieurs couplets: le Roi et la Reine remarquèrent celui-ci:
Ne craignez pas, cher papa,
D'voir augmenter vot'famille,
Le bon Dieu z'y pourvoira:
Fait's-en tant qu'Versaille en fourmille;
Y eût-il cent Bourbons cheu nous,
Y a du pain, du laurier pour tous.
Leurs Majestés furent touchées de ces discours et de ces chansons.
La Reine y répondit avec affabilité. Louis XVI voulut qu'un grand repas fût donné à toutes ces femmes; selon l'usage suivi en pareille circonstance, un maître d'hôtel de Sa Majesté, le chapeau sur la tête, faisait seul les honneurs de cette table. Les portes restèrent ouvertes, et une multitude de gens eurent la curiosité d'aller voir ce spectacle.
Doublement heureux de la joie qu'avait éveillée au sein de la nation la naissance de leur fils[97], le Roi et la Reine (p. 193) résolurent d'aller en l'église de Notre-Dame de Paris remercier Dieu de la grâce qu'ils avaient reçue de lui. La ville de Paris leur avait offert une fête à cette occasion. De leur côté, les gardes du corps avaient obtenu du Roi la permission de donner à la Reine un bal paré dans la grande salle de l'Opéra de Versailles. Une grave maladie de madame la comtesse d'Artois vint suspendre les préparatifs de ces réjouissances. Madame de Bombelles écrivait à son mari:
«À Versailles, le 27 décembre 1781.
»Adieu toutes les fêtes, madame la comtesse d'Artois est au plus mal d'une fièvre qui d'abord avoit si peu inquiété que je ne t'en avois pas parlé, mais qui est devenue des plus graves, puisque les médecins disent qu'elle est maligne. Ils craignent aussi que le sang ne soit gangrené: elle a des cloches, qu'on appelle des phlyctènes, qui l'annoncent. Elle a été administrée hier à minuit. Cette pauvre petite princesse, dans les moments où elle a sa tête, dit qu'elle sent bien qu'elle va mourir; tout le monde en est persuadé et très-affligé, parce que c'étoit la bonté même; tout ce qui l'entoure se désespère: M. le comte d'Artois ne la quitte pas; Madame, apprenant hier après dîner que sa sœur alloit plus mal, et craignant qu'on ne l'empêchât de la voir davantage, s'est mise à courir de toutes ses forces pour aller chez elle; elle est tombée en montant l'escalier, s'est évanouie, et il lui a pris des convulsions affreuses qui ont duré deux grandes heures (il n'est pas encore sûr qu'elle ne fasse pas une fausse couche). Pendant ce temps-là, madame la comtesse d'Artois ne voyant pas venir Madame, s'est mise à faire des cris, des hurlements affreux, disant qu'elle avoit quelque chose à lui dire, qu'elle vouloit la voir absolument. On a été chercher Monsieur, qui est arrivé chez elle et a été obligé de lui dire que Madame avoit fait une chute, qu'elle alloit être saignée et qu'elle ne pouvoit (p. 194) pas sortir de son lit. Madame Élisabeth est si affligée de l'état de madame la comtesse d'Artois que je n'ai pas voulu la quitter hier de la journée; elle a été avec la Reine chez Madame pendant son évanouissement et ses convulsions. La Reine s'est conduite parfaitement: elle lui a donné tous les soins, toutes les marques d'amitié qu'elle lui devoit; si cette catastrophe pouvoit les raccommoder ensemble, ce seroit au moins un dédommagement. J'espère encore que madame la comtesse d'Artois n'en mourra pas. Elle est si jeune, elle a toujours eu l'air si sain, que les médecins doivent trouver beaucoup de ressources pour la tirer de là. Il est certain qu'elle est bien mal, et ce qui est un bien mauvais signe, c'est qu'elle tire ses draps avec ses mains; elle a toujours l'air de chercher quelque chose: tous les gens qui sont à la mort ont la même manie, c'est une espèce de convulsion. Enfin, il falloit que cette pauvre petite princesse mourût pour qu'on parlât d'elle; mais aussi n'est-ce qu'en bien. Le regret est général, et si elle pouvoit revenir, l'alarme qu'elle auroit donnée feroit qu'on l'aimeroit beaucoup.....»
«À Versailles, ce 29 décembre 1781.
»Madame la comtesse d'Artois est, Dieu merci, hors de tout danger..... Madame Élisabeth a tant de bontés pour moi, me traite avec tant d'amitié, que la vie que je mène près d'elle est infiniment douce et agréable; et il n'est personne qui n'éprouve par quelque endroit de petits désagréments. Je t'avouerai encore que ce qui me fait de la peine est qu'il me paroît que la Reine me traite moins bien depuis que j'ai été à Chantilly: elle qui, pendant la maladie de Bombon, avoit paru y prendre le plus grand intérêt, n'a pas imaginé de m'en dire un mot..... Madame Élisabeth me dit que je radote; cela me rassure un peu, mais cependant pas tout à fait, parce qu'il est fort possible que la (p. 195) Reine ne lui dise pas ce qu'elle pense de moi, connoissant l'intérêt qu'elle prend à ce qui me regarde. Je ne lui en parle plus, dans la crainte de l'ennuyer, mais je n'en pense pas moins, et cela m'attriste; enfin, nous verrons comment tout cela tournera. À la garde de Dieu! Je ferai tout ce que je croirai devoir faire et puis je me tiendrai tranquille; car, dans le fait, quand votre conduite est parfaitement honnête, les propos ne peuvent jamais être bien longs.....»
La convalescence de madame la comtesse d'Artois, dont la maladie avait interrompu toutes les joies, rendit l'essor au plaisir, et la ville de Paris donna à la Reine la fête annoncée depuis longtemps. La date est faite pour éveiller dans l'âme tout un monde de pensées: cette fête eut lieu le lundi 21 janvier. En voici la relation officielle, que la Gazette s'empressa de publier dans un supplément:
SUPPLÉMENT À LA GAZETTE DU MARDI 29 JANVIER 1782.
Relation de la fête que la ville de Paris a donnée à Leurs Majestés le Roi et la Reine, les 21 et 23 de ce mois, à l'occasion de la naissance de Monseigneur le Dauphin.
«Le 21 janvier 1782, la Reine, partie de la Muette à neuf heures et demie, a pris ses voitures de cérémonie au rond du cours: Sa Majesté, ayant cent gardes du corps du Roi, étoit accompagnée dans sa voiture de Madame Élisabeth de France, de Madame Adélaïde de France, de la princesse Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, de la princesse de Lamballe et de la princesse de Chimay.
»La Reine, depuis l'endroit où elle a pris ses voitures de cérémonie, a été au pas d'abord à Notre-Dame, et ensuite à Sainte-Geneviève, pour y rendre grâces à Dieu de la naissance heureuse de Monseigneur le Dauphin. À une heure un quart, Sa Majesté, que les acclamations publiques avoient suivie partout, est arrivée à l'hôtel de ville, (p. 196) où elle a été reçue au bas de l'escalier suivant l'usage. En entrant dans la grande salle de l'hôtel de ville, la Reine y a trouvé les princes, seigneurs et dames invités, qui l'avoient précédée pour la recevoir et pour y attendre l'arrivée du Roi: tout ce noble cortége étoit vêtu avec la magnificence digne d'une fête aussi éclatante.
»Le Roi, parti du château de la Muette à midi trois quarts, a pris ses carrosses de cérémonie au même endroit où la Reine avoit pris les siens; Sa Majesté étoit escortée de cent cinquante de ses gardes, des chevau-légers, des gendarmes de sa garde ordinaire, et du vol du cabinet; tous ces corps marchant à leur rang ordinaire et fixé pour les cérémonies: le Roi étoit accompagné dans sa voiture de Monsieur, de monseigneur comte d'Artois, du prince de Lambesc, grand écuyer de France; du duc de Coigny, premier écuyer, et du duc d'Ayen, capitaine des gardes. La foule étoit si grande sur toute la route du Roi qu'elle offroit le plus brillant coup d'œil. Sa Majesté trouva la même affluence sur toute sa route jusqu'à l'hôtel de ville, où elle arriva et où elle fut reçue, selon l'usage, au bas de l'escalier de cet hôtel.
»Avant de se mettre à table pour dîner, Leurs Majestés eurent la bonté de se montrer plusieurs fois sur le balcon, d'où elles devoient voir le feu d'artifice; et cette faveur du Roi et de la Reine fut sentie et exprimée de la manière la plus vive par les cris de joie du peuple immense qui étoit rassemblé dans la place.
»À deux heures trois quarts, Leurs Majestés se mirent à table, et le repas somptueux qui leur fut servi dura deux heures moins un quart. Le Roi et la Reine étoient placés au haut de la table; Monsieur étoit à la droite de Sa Majesté, et monseigneur comte d'Artois à la gauche de la Reine; Madame Élisabeth se trouvoit immédiatement après Monsieur, Madame Adélaïde de France après monseigneur (p. 197) comte d'Artois, la jeune princesse de Bourbon-Condé après Madame Élisabeth, la princesse de Lamballe après Madame Adélaïde, et toutes les autres dames, au nombre de soixante-dix, comme elles se sont trouvées, la table étant composée de soixante-dix-huit couverts.
»Le Roi a été servi par le sieur de Caumartin, prévôt des marchands, qui lui a présenté la serviette avant de se mettre à table, et la Reine par la dame de la Porte, nièce du sieur de Caumartin, qui lui a présenté la serviette; les princes et princesses de France par les échevins, le procureur du Roi et le receveur de la ville: le dîner avoit été préparé par les officiers du Roi et donné par la ville; pendant le dîner, il y eut de la musique. Après le service de la table de Leurs Majestés, on servit d'autres tables dans des salles préparées pour les seigneurs et pour les personnes de la suite du Roi et de la Reine.
»Après le dîner, Leurs Majestés ont passé dans la grande salle, où elles ont tenu appartement et jeu pendant une heure et demie, c'est-à-dire depuis cinq heures jusqu'à six heures et demie.
»Alors Leurs Majestés se sont rendues avec les princes, princesses et tous les seigneurs et dames de la cour, dans la salle où elles avoient dîné et d'où elles ont vu le feu d'artifice, après lequel la cour est revenue dans la pièce où s'étoit tenu le jeu.
»À sept heures et un quart, le Roi, reconduit au bas de l'escalier de l'hôtel de ville comme il y avoit été reçu, est reparti de la même manière qu'il étoit venu; et la Reine, également reconduite au bas de l'escalier de l'hôtel de ville, est partie à huit heures moins un quart de la manière dont elle étoit arrivée: Leurs Majestés retrouvant partout la même affluence de peuple et les mêmes transports.
»Leurs Majestés, en s'en retournant, ont vu plusieurs (p. 198) des illuminations qui se trouvoient sur leur route, et notamment celle de la place Vendôme, dont Leurs Majestés ont fait le tour. Elles virent aussi en passant la brillante illumination de la place Louis XV, ayant pour regard le palais de Bourbon, dont l'illumination avoit le plus grand éclat.
»Les officiers des gardes du corps qui entouroient les carrosses du Roi et de la Reine ont jeté de l'argent en plusieurs endroits.
»Leurs Majestés, pendant toute cette journée, si précieuse aux Parisiens, ont témoigné partout la satisfaction la plus grande, et ont fait les compliments les plus honorables et les plus flatteurs au prévôt des marchands et à toutes les personnes qui ont eu la direction de cette fête.
»On ne peut se dispenser de donner ici une esquisse légère des constructions élégantes et pittoresques, des embellissements et ornements exécutés sous la direction du sieur Moreau, architecte du Roi, maître général, contrôleur-inspecteur des bâtiments de la ville.
»Le feu d'artifice étoit disposé sur le nouveau quai, au moyen duquel la place se trouvoit agrandie. Il représentoit le temple de l'Hymen formé par un portique de colonnes, surmonté d'un fronton et couronné d'un attique..... Sur un autel élevé au centre brûloient, pour la prospérité de la famille royale et celle de monseigneur le Dauphin, les offrandes de la nation. Devant le portique du temple, on voyait la France recevant des mains de l'Hymen l'enfant auguste et précieux qui vient de naître. L'édifice étoit surmonté par des enfants et des aigles qui ornoient le temple de guirlandes, etc., etc.
»L'hôtel de ville étant d'une étendue médiocre pour une si grande occasion, et le feu d'artifice étant placé sur le quai, les croisées de l'hôtel ne se trouvoient plus en face ni disposées pour jouir du spectacle de cet ensemble.
(p. 199) »Le besoin d'augmenter le local pour recevoir et placer plus convenablement Leurs Majestés et la cour avoit déterminé le sieur Moreau, dont les talents et le goût sont connus, à construire une galerie en retour du bâtiment de l'hôtel de ville et en face du feu d'artifice.
»En couvrant la cour de l'hôtel de ville, on en avoit formé une très-grande salle pour le festin et pour le bal. Les deux étages d'arcades dont elle est décorée formoient des tribunes ornées de tout ce que l'art peut offrir de plus riche, de plus varié et de plus commode.
»Dans la pièce appelée la grande salle, Leurs Majestés ont tenu appartement et jeu. Une des extrémités étoit ornée d'un dais magnifique sous lequel étoit placé le portrait du Roi en pied, ainsi que les bustes du Roi et de la Reine sur des piédestaux. Deux fauteuils étoient placés sur une estrade élevée au milieu par deux gradins. À l'autre bout étoit une cheminée ornée d'emblèmes et enrichie d'or et de marbre précieux. Tous les meubles répondoient à cette magnificence, ainsi que ceux d'un appartement préparé pour la Reine à un des coins de cette salle; au côté opposé se trouvoit l'entrée pratiquée pour la grande galerie qui avoit été construite, et dont on a parlé.
»Cette pièce avoit quarante-huit pieds de large sur cent trente-deux de long et vingt-huit de hauteur. Elle a servi pour le dîner de Leurs Majestés, leurs loges et celles de la cour pour voir le feu; même richesse, même goût d'ornements et de meubles: dans les deux extrémités on avoit placé des musiciens qui, pendant le dîner, ont exécuté, d'un côté, des symphonies du meilleur choix, et, de l'autre, les morceaux de chant les plus agréables.
»Le dehors de cette galerie, qui a eu le plus grand succès, étoit décoré par un frontispice de douze colonnes corinthiennes peintes en marbre, cannelées, surmontées de leur entablement et balustrade, portées sur un soubassement. (p. 200) L'édifice étoit couronné par un attique divisé en pilastres et bas-reliefs, au milieu duquel s'élevoit un fronton chargé de cartels et d'écussons aux armes de France.
»La loge de Leurs Majestés, pour voir le feu d'artifice, occupoit les trois entre-colonnements du milieu, qui formoient un avant-corps et rotonde avec coupole portés par huit supports..... À l'aplomb de chaque support étoit placé un vase d'or, d'où partoit un lis. Le dessus de la loge étoit en calotte, couvert d'une étoffe cramoisie avec nervures et compartiments, surmonté d'un dauphin.
»Le 23, la place de l'hôtel de ville, l'édifice du feu d'artifice et la galerie ont été illuminés le soir pour le bal qui devoit terminer cette fête. Le Roi et la Reine ont honoré ce bal de leur présence; mais l'affluence étonnante des masques, cet empressement irrésistible qui porte les sujets à s'approcher toujours le plus qu'ils peuvent de leurs maîtres, n'a pas permis à Leurs Majestés d'y rester plus d'une heure[98].
»Dans l'une et l'autre des fêtes, l'ordre essentiel pour la sûreté publique, la liberté des débouchés et la circulation, a été parfaitement établi, et l'on ne peut que féliciter infiniment toutes les personnes qui ont concouru si heureusement à ce qu'aucun désordre, aucun accident n'aient troublé dans ces deux occasions la joie et l'allégresse publiques.
»Sa Majesté, ayant gratifié du cordon de l'ordre de Saint-Michel les sieurs Richer et de Bordenave, premier et deuxième échevins; le sieur Buffault, receveur général de la ville, et le sieur Moreau, maître général des bâtiments (p. 201) de la même ville, a permis qu'à commencer du premier jour de la fête ils se décorassent des marques de cet ordre, quoiqu'ils ne fussent pas encore reçus chevaliers.»
Madame de Bombelles ne put prendre part à cette fête, dont son imagination s'était fait un grand plaisir. Elle écrit à son mari:
«À Versailles, ce 21 janvier 1782.
»Eh bien, mes craintes n'ont été que trop fondées; tout le monde est à Paris, et moi j'ai été obligée de revenir hier au soir ici: j'ai décidément la jaunisse; j'ai vu ce matin Lemonnier et Loustoneau, qui sont venus me voir et qui m'ont dit que ce ne seroit rien du tout, que mon état ne demandoit que du ménagement et de la diète; je me porte beaucoup mieux qu'auparavant à présent que je suis bien jaune: il y a plus de quinze jours que j'avois des maux de cœur et des tristesses qui me donnoient presque des vapeurs; aujourd'hui je me sens gaie, je ne souffre pas du tout, je n'ai qu'un peu mal au cœur, et je suis persuadée que d'ici à cinq ou six jours je serai guérie. Quand je suis arrivée hier, Madame Élisabeth n'étoit pas partie, je l'ai été voir tout de suite, tu ne peux pas t'imaginer avec quelle bonté elle m'a traitée; elle a chargé Loustoneau, sans que je le susse, de lui donner tous les jours de mes nouvelles; elle m'a fait mille caresses pour me consoler de n'être pas à l'entrée, enfin elle a été charmante.....»
La fête donnée ensuite par les gardes du corps eut lieu le 30 janvier dans la grande salle de spectacle du palais de Versailles; elle commença par un bal paré et se termina par un bal masqué. La Reine ouvrit le bal par un menuet qu'elle dansa avec un simple garde nommé par le corps, et auquel le Roi accorda le bâton d'exempt.
(p. 202) Madame de Bombelles fut dédommagée de n'avoir point assisté à la fête de l'hôtel de ville de Paris.
«À Versailles, ce 26 janvier 1782.
..............
»Madame Élisabeth m'est venue voir cette après-dînée; elle a fait venir Bombon, qui a été charmant; elle ne l'avoit pas encore vu marcher absolument seul, et pour le faire briller dans tout son éclat, je me suis mise à jouer un petit air sur le clavecin; il a pris son petit fourreau de chaque côté, s'est mis à danser et à tourner tout autour de la chambre, ce qui a fort amusé Madame Élisabeth. En le faisant danser, je pensois à toi, et je me disois: S'il étoit ici, il deviendroit fou de cet enfant! Véritablement tu l'aimerois à la folie, car il est impossible pour son âge d'être plus aimable et de marquer plus d'intelligence dans tout ce qu'il fait. Attends-toi à le trouver bien laid, parce qu'il l'est; mais cela ne t'empêchera pas, au bout de quelques jours, de le trouver charmant par ses manières.....»
»À Versailles, ce 3 février 1782.
»Ma jaunisse a été assez aimable pour ne pas m'empêcher d'aller au bal paré, et cela m'a fait un grand plaisir, car c'étoit la plus superbe chose qu'on ait jamais vue; on prétend qu'il s'en falloit bien que les bals qu'on y a donnés pour le mariage des princes approchassent de la magnificence de celui-ci, parce qu'il y avoit un tiers de bougies de plus au dernier; toutes les loges étoient remplies de femmes extrêmement parées; la cour étoit de la plus grande magnificence; enfin c'étoit superbe, et j'étois au désespoir que tu ne fusses pas ici..... Ma robe a joué son rôle, elle est superbe; le bal a commencé à six heures et a fini à neuf: à minuit, Madame Élisabeth a été avec mademoiselle de Condé et plusieurs de ses dames dans une loge au bal masqué; (p. 203) elle m'a proposé d'y venir, et comme je croyois qu'elle n'y passeroit qu'une demi-heure, j'ai accepté; point du tout, elle s'y est amusée comme une reine et y est restée jusqu'à trois heures et demie, de manière qu'il en étoit quatre lorsque je me suis mise au lit..... La Reine m'a traitée à merveille le jour du bal; elle m'a demandé comment je me portois, s'il étoit bien prudent de sortir déjà; elle m'a dit à demi-voix:—Irez-vous au bal masqué?—Je lui ai répondu en souriant que je n'en savois rien.—Oh! l'enfant! véritablement on ne mérite pas l'honneur d'être chaperon quand on va au bal venant d'avoir la jaunisse.—Comme ma petite belle-sœur étoit avec moi et étoit entrée chez la Reine sans en avoir le droit, je lui ai dit que je craignois d'avoir fait une grande sottise en faisant entrer ma sœur chez elle; elle m'a répondu que cela ne faisoit rien et qu'elle étoit ravie de la voir. J'ai été charmée que cela se fût passé ainsi, car je craignois vraiment d'avoir fait quelque chose de très-mal. Le Roi m'a aussi parlé au bal; il m'a demandé si je trouvois le bal fort beau, je lui répondis que c'étoit superbe. Ensuite il m'a demandé des nouvelles de ma sœur, de maman, de ma tante; il m'a dit:—C'est une épidémie, toutes les sous-gouvernantes sont malades.—Je lui ai dit: Oui, Sire, il ne reste que madame d'Aumale.—Il m'a répondu en riant: Oh! c'est un beau renfort!»
C'est à ce bal que fut inaugurée la mode de porter des dauphins en or ornés de brillants, comme on portait des jeannettes. À la suite de ses couches, les cheveux de la Reine sont tombés; elle a adopté alors une coiffure dite à l'enfant. Cette coiffure basse a été prise successivement par la cour et par la ville[99].
La Reine et avec elle madame la duchesse de Bourbon (p. 204) avaient adopté une mode jusqu'alors réservée aux hommes et que les femmes du grand monde s'empressèrent toutes de prendre: je veux parler des catogans, qui retroussaient les cheveux et les attachaient près de la tête. Ces nœuds de ruban, quand on y joignait les cadenettes, le petit chapeau et le plumet, donnaient à un jeune visage quelque chose de piquant et de cavalier. La simplicité de Madame Élisabeth n'acceptait pas cette parure; le Roi s'en moquait et souvent en parlait avec une sorte d'aigreur. Un jour, il entra chez la Reine avec un chignon. Marie-Antoinette se prit à rire. «Vous devriez, lui dit-il, trouver cela tout simple; ne faut-il pas nous distinguer des femmes, qui ont pris nos modes?» La leçon ne tomba point à terre: les costumes masculins disparurent.
C'est aussi à cette époque qu'il faut placer la révolution qui s'opéra dans la toilette des enfants. Défigurés depuis la Régence avec des boucles, des rouleaux pommadés et saupoudrés à blanc, affublés d'une bourse, d'un chapeau sous le bras, d'une épée au côté, ces pauvres petits êtres retrouvèrent leur chevelure première, bien taillée en rond, brillante et nette, seule parure d'une tête enfantine; puis ils portèrent des habits simples et commodes qui laissaient en liberté les mouvements capricieux de leur âge.
La naissance de Madame Royale, suivie (trois ans plus tard) de celle du premier Dauphin, avait fait vibrer une nouvelle fibre au cœur de Madame Élisabeth. Si le divin Maître voyait avec bonheur venir les petits enfants vers lui, c'était aussi avec bonheur que Madame Élisabeth allait vers les petits enfants. Elle se sentait attirée près d'eux par le double charme de la faiblesse et de l'innocence. Elle montrait surtout le plus tendre intérêt à la petite nièce que le Roi lui avait donnée. Elle fut heureuse du premier sourire que ses caresses firent éclore sur ses lèvres, heureuse de la première lueur de raison qu'elle vit poindre dans son (p. 205) intelligence. Elle en suivit les progrès avec un tendre intérêt, invinciblement ramenée chaque jour vers cette petite tête qui semblait l'initier aux préoccupations, aux soins et aux angoisses maternelles.
Ce fut là comme un nouveau lien qui attacha Madame Élisabeth à Versailles et qui devait la retenir près du trône. Elle fut pour ainsi dire la première institutrice de la jeune Marie-Thérèse, lui inspirant l'idée du bon et du juste, cherchant à lui former un jugement solide, et tournant vers Dieu les naissants mouvements de son cœur. La nièce répondait par la plus entière confiance à l'affection de la tante et par la plus vive attention aux leçons qu'elle en recevait. Elle se prit à l'aimer comme une amie et comme une mère. Madame Élisabeth joignait à une haute raison une jeunesse de caractère et de cœur qui rapprochait la distance entre un enfant de cinq ans et une jeune fille de dix-huit. La pureté est le niveau des âmes: les anges n'ont point d'âge.
À cette époque, la Reine fit un choix qui fut un sujet de joie pour Madame Élisabeth: la vicomtesse d'Aumale, son amie, fut détachée de l'éducation des Enfants de France et spécialement chargée de celle de Madame Royale. Malheureusement cette faveur confiante de la Reine excita quelque jalousie ombrageuse dans son entourage, qui parvint à lui persuader qu'en mettant sa fille entre les mains de madame d'Aumale, elle l'avait placée sous la tutelle de Madame Élisabeth. Ce prétexte suffit pour écarter madame d'Aumale; mais il était impuissant à séparer Marie-Thérèse et Élisabeth. Elles ne se revirent plus aussi assidûment; mais leurs cœurs s'étaient compris, et les liens qui les attachaient l'une à l'autre devaient être resserrés par les disgrâces de la cour, comme ils le furent plus tard par le malheur.
Madame Élisabeth était née pour l'intimité: autant elle était vive, confiante et expansive dans son cercle familier de (p. 206) Montreuil, autant elle laissait voir de timidité, de réserve, je dirai même d'embarras, non pas seulement quand elle se trouvait en représentation dans les salons de la Reine, mais dans son propre intérieur, alors qu'elle y était entourée de la plupart de ses dames. Elle semblait craindre que ses paroles, ses regards même ne montrassent une préférence à une d'elles. Les saillies de son esprit étaient comprimées par les sollicitudes de son cœur, et ses discours, son maintien même se ressentaient de cette gêne. Du reste, un merveilleux instinct lui faisait reconnaître les personnes, si peu nombreuses, hélas! dignes d'être admises à sa familiarité. La duchesse de Duras, la vicomtesse d'Aumale étaient de ces personnes qui, par les grâces de leur esprit, la droiture de leur raison aussi bien que par l'élévation de leur âme, avaient gagné son amitié et sa confiance. Difficile dans ses choix, Madame Élisabeth était dévouée dans ses affections. Ses amies étaient des sœurs pour elle; les intérêts de leur famille, les soucis de leurs affaires devenaient ses soucis et ses intérêts. Si une d'elles était souffrante, elle s'empressait de l'aller voir, elle lui tenait compagnie. Elle leur prodiguait dans leur disgrâce les mêmes soins et les mêmes égards que dans leur faveur. Elle n'avait pas cessé de voir madame d'Aumale depuis son éloignement de Madame Royale; et malgré l'opposition que la triste affaire du collier avait soulevée contre tous les membres de la maison de Rohan, elle ne crut pas devoir refuser à madame de Marsan les marques habituelles de ses bons sentiments pour elle; avec cette déférence et ces respects affectueux qu'elle gardait toujours vis-à-vis de la Reine, elle la pria de ne pas s'étonner de lui voir rendre à son ancienne institutrice ce qu'elle devait à son âge et à ses vertus.
Dans cette heureuse année de 1781, le Roi fit l'acquisition de la propriété que la princesse de Guéménée avait à Montreuil (p. 207) et que les désastres de sa fortune ne lui avaient plus permis de conserver[100]. Il pria la Reine, qu'il avait mise dans la confidence de ses projets, d'emmener, dans une de ses promenades, Élisabeth à Montreuil, et de descendre avec elle dans cette habitation qu'il savait lui être agréable. Heureuse de la surprise qu'elle va causer à sa belle-sœur, Marie-Antoinette l'engage à l'accompagner: «Si vous voulez, lui dit-elle, nous nous arrêterons à cette maison de Montreuil où vous alliez volontiers quand vous étiez enfant?—Cela me fera grand plaisir, répond Élisabeth, car j'y ai passé des heures très-agréables.» On arrive à Montreuil, où tout est disposé pour recevoir de telles visiteuses, et dès qu'elles y sont entrées: «Ma sœur, dit la Reine, vous êtes chez vous. Ce sera votre Trianon. Le Roi, qui se fait un plaisir de vous l'offrir, m'a laissé celui de vous le dire.»
Les inspirations fraternelles de Louis XVI ne l'avaient pas trompé. Ce don devait être pour Madame Élisabeth une source de jouissances intimes; car, de ce moment, elle put associer ses amies à son existence de chaque jour et se (p. 208) dérober aux pompes de la cour quand son devoir n'y marquait pas sa place. Le parc dont elle prenait possession est situé à droite de la barrière lorsque l'on entre à Versailles: il longe l'avenue de Paris et s'étend de la rue de Bon-Conseil à la rue Saint-Jules; son entrée est au no 2 de la rue de Bon-Conseil, le seul de cette rue. Cette entrée est telle qu'elle était avant la Révolution, telle qu'elle a toujours été. Ce parc, amoindri par la Révolution, a recouvré, sous le propriétaire actuel, ses anciennes limites. Les modifications qu'il a reçues ont dû en changer un peu l'aspect; les arbres, en grandissant, lui ont sans doute donné aussi un caractère plus tranquille et plus mélancolique. Ce parc n'a pas moins de huit hectares, sur lesquels aurait pu se déployer tout un quartier de villas et d'agréables chalets; mais, jaloux d'y conserver les traditions du passé, l'honorable propriétaire de ce royal domaine a su le défendre contre les calculs de la spéculation et de l'intérêt personnel.
Au milieu d'une pelouse ornée de bouquets d'arbres et de massifs de fleurs s'élève la maison, dont quatre colonnes de marbre soutiennent le péristyle. La partie du bâtiment central, figurée par une teinte plus noire sur le plan ci-joint, est telle qu'elle était du temps de Madame Élisabeth; les deux ailes qui l'encadrent, abattues dans les mauvais jours de la Révolution, ont été rebâties vers le commencement de ce siècle sur leurs anciens fondements.
PLAN DE LA PROPRIÉTÉ DE MADAME ÉLISABETH, À MONTREUIL-VERSAILLES (1787.)
À gauche, on aperçoit la ferme où Madame Élisabeth établit bientôt sa laiterie, qui devait être un des instruments les plus actifs de sa bienfaisance. Une allée d'arbres arrondis en berceau forme une ceinture de verdure et d'ombrage le long de l'avenue de Paris. Un des premiers actes de la propriétaire fut de détacher de son domaine une petite maison située rue Champ-la-Garde[101], et de la (p. 209) donner à madame de Mackau. Il lui semblait qu'elle ne pouvait mieux inaugurer sa première possession qu'en priant son ancienne institutrice de la partager avec elle. «La petite maison de ma mère, a écrit madame de Bombelles, avoit une porte qui communiquoit dans le jardin de Madame Élisabeth. M. de Bombelles y eut une maladie qui lui causa des douleurs horribles: la princesse, qui avoit pour lui des bontés extrêmes, venoit le voir journellement, l'encourageoit, le consoloit et partageoit les peines que me causoit cet état, comme auroit pu faire la sœur la plus tendre.» Madame Élisabeth retrouvait aussi de précieux souvenirs à Montreuil. C'était dans ce village, et à quelques pas de sa demeure, que s'élevait le pavillon et que s'étendait le parc[102] qui avaient appartenu à madame de Marsan, et qui lui rappelaient les heures les plus heureuses de son enfance, celles qu'elle avait passées avec sa chère Clotilde. C'était là que le premier médecin du Roi lui avait donné des leçons de botanique, au milieu des plus beaux arbres de l'Amérique, importés en France par M. de la Galissonnière, ancien gouverneur du Canada. Après la mort de madame de Marsan, ces arbres au feuillage varié, plantés de la main même de M. Lemonnier, ce jardin dessiné sur ses plans, ce pavillon distribué et orné d'après ses avis, étaient devenus sa propriété et son séjour habituel. Madame Élisabeth était heureuse d'un voisinage qui lui permettait de voir souvent ce digne homme, chez lequel elle se plaisait à honorer tout ensemble l'âge, le talent, la science et la vertu. Entre eux s'établit un échange continuel de services et une touchante communauté de plaisirs: le savant professeur associait la princesse à ses études de botanique dans son jardin, à ses expériences de physique dans son cabinet; et Madame Élisabeth, en revanche, (p. 210) l'associait à sa charité, en le faisant le distributeur de ses aumônes dans le village.
Le Roi avait décidé que Madame Élisabeth ne coucherait à Montreuil que lorsqu'elle aurait atteint sa vingt-cinquième année; mais dès qu'elle fut en possession de son cher petit domaine, elle ne passait plus à Versailles que la soirée et la nuit, et même, pendant l'été, elle n'y passait guère que la nuit. Dès le matin elle entendait la messe dans la chapelle du château, et immédiatement après elle montait en voiture avec quelques-unes de ses dames pour aller à Montreuil. Quelquefois même elle s'y rendait à pied. La vie qu'elle y menait était uniforme et pareille à celle que la famille la plus unie passe dans un château à cent lieues de Paris. Heures de travail, de promenade, de lecture; vie isolée ou en commun, tout y était réglé avec méthode. L'heure du dîner réunissait la princesse et ses dames autour de la même table.
Plus tard, avant de revenir à la cour, on s'agenouillait dans le salon, et, conformément à l'usage conservé dans quelques familles, on faisait en commun la prière du soir. Puis on se remettait en route vers ce palais soucieux dont on était si près tout à la fois et si loin, et l'on rentrait dans son domicile officiel avec le souvenir d'une douce journée remplie par le travail, égayée par l'amitié et sanctifiée par la prière.
Madame Élisabeth s'attachait de plus en plus à sa maison de campagne par le bien qu'elle y faisait. Elle se tenait au courant de toutes les humbles misères du village et des environs. Y avait-il un malade? un médecin était envoyé chez lui, et quelques pièces d'argent y arrivaient aussitôt, afin de faire face aux nécessités du traitement. Quand on pense que pour toute fortune Madame Élisabeth n'avait que la pension dont elle jouissait comme sœur du Roi, on demeure étonné du nombre prodigieux de bonnes œuvres (p. 211) auxquelles ses ressources pouvaient suffire! C'est qu'elle avait déjà appris à économiser sur sa parure, afin de pouvoir suivre l'élan de son cœur. Sa première femme de chambre lui rendait compte chaque mois de l'emploi de son petit budget, et lorsque la dépense en avait dépassé le chiffre, Madame Élisabeth, afin de rétablir l'équilibre, retranchait, sur les prévisions du mois suivant, un objet de sa propre toilette. Ainsi, c'était toujours un sacrifice personnel qui comblait le déficit causé par la charité.
Les dépenses considérables pour les choses de luxe lui apparaissaient comme un vol fait à la bienfaisance. Un jour, on lui propose un bijou qu'on savait être de son goût: «C'est fort joli, dit-elle, mais avec ce que cela me coûterait, nous soutiendrons quelques malheureux de plus.» Un marchand de bric-à-brac vint un autre jour lui offrir pour son salon de Montreuil un ornement de cheminée d'une sculpture remarquable, et qui était de mode toute nouvelle: «Quel en est le prix? demande la princesse.—Quatre cents livres.—Ce n'est certainement pas trop cher, répond-elle; mais je ne puis.—Je ne demande point d'argent comptant, dit le marchand; j'attendrai tant que Madame voudra.—Je vous remercie, et ne m'en voulez pas de vous refuser: avec quatre cents livres, je puis monter deux petits ménages.» C'est ainsi que, sans autre luxe que celui commandé par son état, sans aucun goût de dépense personnelle, Madame Élisabeth était pour elle-même aussi économe qu'elle était prodigue pour les indigents.
Elle devait à sa nouvelle manière de vivre un avantage précieux: elle voyait ses frères plus souvent. Monsieur venait passer avec elle des heures qu'il savait lui rendre courtes par le charme de sa conversation. «Mon frère le comte de Provence, disait-elle un jour, est tout ensemble le conseiller le plus éclairé et le conteur le plus (p. 212) charmant. Son jugement sur les hommes et sur les choses le trompe rarement, et sa prodigieuse mémoire lui fournit en toutes circonstances une source intarissable d'anecdotes intéressantes.»
Monsieur menait une vie sédentaire, protégeant et cultivant les lettres, et passant habituellement plusieurs heures de la matinée à étudier ou à lire dans son cabinet. Il se plaisait à faire des vers; on a même prétendu qu'il avait composé plus d'un ouvrage de longue haleine sur l'histoire et la physique. On connaît le quatrain qu'il fit un jour pour la Reine: ayant cassé un éventail appartenant à cette princesse, il lui en envoya un autre auquel étaient attachés les vers que voici:
Au milieu des chaleurs extrêmes,
Heureux d'amuser vos loisirs,
J'aurai soin près de vous d'attirer les Zéphirs;
Les Amours y viendront d'eux-mêmes.
Si la société du comte d'Artois n'offrait pas à Madame Élisabeth les mêmes ressources que celle de Monsieur, elle lui présentait des agréments d'un autre genre. Il était vif, léger, aimable, passionné, plein de grâce et de loyauté. À peine sorti de l'adolescence, il prétendait qu'il serait roi. On racontait de lui trente espiègleries qui révélaient la vivacité de son esprit. Il paria un jour contre ses frères qu'il paraîtrait couvert devant le Roi, son aïeul, sans que ce prince le trouvât mauvais. La gageure fut acceptée. Le comte d'Artois entra dans la chambre de Louis XV le chapeau sur la tête: «Grand-papa, lui dit-il, n'est-il pas vrai que ce chapeau me va bien? Mes frères prétendent le contraire et me plaisantent. Comment Votre Majesté me trouve-t-elle?—Fort bien, mon fils.—Sire, ayez donc la bonté de le leur dire, car ils ne me croiront pas.»
Madame Élisabeth, plus raisonnable que son frère, se permettait souvent de le sermonner; au commencement, (p. 213) c'était toujours en riant qu'il accueillait ses conseils. En avançant dans la vie, il se mit à aimer sa sœur avec une tendresse mêlée de vénération, et se trouvait fier d'appartenir de si près à une princesse douée de tant de vertus. Ce sentiment s'accrut et se fortifia dans le malheur. Lorsque, sorti de France, il recevait une de ses lettres, on le devinait à l'émotion de bonheur qui s'imprimait sur ses traits; il ouvrait la lettre avec trouble, et suivait, à travers ses larmes, cette main chérie dans chaque ligne qu'elle avait tracée. Jamais tendresse réciproque de frère et de sœur ne fut plus vive, plus vraie et plus expansive.
Madame Élisabeth se plaisait aussi infiniment dans la société de ses tantes, surtout de Madame Adélaïde, qui avait toujours eu une affection particulière pour Louis XVI et s'était occupée de lui dès ses premières années, alors que la cour semblait négliger le petit duc de Berry, encore éloigné du trône. Élisabeth partageait les sentiments de gratitude que son royal frère avait voués à celle de ses tantes qui lui avait montré le plus d'attachement. Mesdames, du reste, étaient d'un commerce extrêmement agréable, et prouvaient que les exercices de la piété ne sont pas incompatibles avec les charmes de l'esprit.
Élisabeth ne négligeait pas non plus celle de ses tantes qui avait échangé la soie et les dentelles contre la bure et le cilice. Ses goûts et ses sentiments se trouvaient à l'aise dans le cloître des Carmélites, où elle rencontrait tout ensemble des leçons d'abnégation et des témoignages d'attachement. Le Roi s'inquiéta un moment de la fréquence de ses visites à Saint-Denis: «Je ne demande pas mieux, lui dit-il un jour, que vous alliez voir votre tante, à la condition que vous ne l'imiterez pas: Élisabeth, j'ai besoin de vous.» Le cœur d'Élisabeth le lui avait dit avant le Roi, et c'était souvent la pensée même de son frère qui la ramenait près de Madame Louise, se plaisant à unir ses prières à (p. 214) celles de la pieuse carmélite, pour demander à Dieu de répandre ses grâces sur le membre de leur famille qui en avait le plus besoin, puisqu'il portait le poids de la fortune publique. Les vœux de ces deux saintes femmes demandant à genoux le bonheur de Louis XVI ne devaient pas se réaliser dans ce monde.
Ce n'était point assez de se faire la bienfaitrice de ceux qui l'entouraient, elle se tenait au courant de toutes les bonnes œuvres qui étaient à sa portée, afin de s'y associer; elle épiait les malheurs qui se passaient dans des régions où son bras ne pouvait atteindre, afin d'y intéresser le Roi lui-même.
Dans l'automne de 1785, elle apprend par M. Perrenay de Grosbois, premier président de la cour des comptes, à Besançon, qu'il existait à Montfleur, bailliage d'Orgelet, dans le Jura, un vieillard du nom de Jacob (Jean), né à Sarsie le 10 novembre 1669, et par conséquent âgé de cent seize ans, n'ayant pour subsister que le faible produit du travail de sa fille, déjà fort âgée elle-même. Madame Élisabeth en informe M. de Calonne, le contrôleur général des finances, qui, éclairé sur la vérité de ces faits par l'intendant de Franche-Comté, les porte à la connaissance du Roi. Le centenaire reçut peu de temps après une gratification extraordinaire de douze cents livres et une pension viagère de deux cents livres; mais il ne sut jamais à quelle initiative ce don royal était dû. Ce vénérable vieillard eut l'honneur d'être présenté au Roi et à la famille royale le 11 octobre 1789, et le 23 à l'Assemblée nationale. Il avait alors, comme on le voit, cent vingt ans. Son portrait, par F. Garnerey, fut accepté par l'Assemblée et déposé dans ses archives le 3 décembre suivant.
Plus tard (c'était en 1788), notre princesse apprit par l'évêque de Noyon que dans cette ville, le dernier jour du mois de mai, quatre hommes étaient tombés dans une (p. 215) fosse, où, déjà asphyxiés par une odeur pestilentielle, ils n'ont dû la vie qu'à une jeune fille nommée Catherine Vassent, qui s'est offerte elle-même à la mort pour les sauver. Quand la relation de ce drame[103], imprimée à Noyon, parvint à Madame Élisabeth, elle venait d'user les dernières ressources du mois, et ne pouvait rien offrir à cette jeune héroïne, qui était aussi pauvre que courageuse. Elle va trouver Louis XVI, et lui fait elle-même, d'une voix émue, la lecture de ce récit. Quand elle eut fini: «Ma sœur, lui dit le Roi, je vous remercie de m'avoir donné communication d'un acte aussi honorable et aussi touchant; priez M. de Grimaldi[104] d'annoncer à Catherine Vassent que je lui ferai remettre deux mille quatre cents livres lors de son mariage.»
Reprenons le cours chronologique de notre récit. Au mois de février 1782, l'état de Madame, fille du Roi, causa d'assez vives inquiétudes: cette petite princesse eut des convulsions, la fièvre avec des redoublements et un gros rhume. Sa guérison heureusement fut presque aussi prompte que l'attaque de la maladie avait été vive. Mais un autre souci occupa la famille royale: Madame Sophie, déjà souffrante depuis quelque temps, tomba gravement malade. Le 21, elle exprima le désir de recevoir ses sacrements; le Roi, la Reine et presque tous les membres de leur famille furent témoins de cet acte religieux.
Madame Sophie-Philippine-Élisabeth-Justine de France, tante du Roi, mourut le 3 mars, dans sa quarante-huitième année. Une lettre écrite le lendemain par madame de Bombelles à son mari, donne les détails suivants: «Madame Sophie est morte à une heure et demie du matin; elle a tourné à la mort le 2. Au matin, on croyoit que ses souffrances (p. 216) venoient de l'effet des remèdes, et on étoit si persuadé qu'elle ne mourroit pas encore, que, le soir même, il y a eu spectacle au château. En en sortant, on est allé prévenir le Roi et la Reine que Madame Sophie étoit très-mal. Ils y ont été, ainsi que Monsieur, M. le comte d'Artois et Madame Élisabeth, et ils y sont restés jusqu'à son dernier moment. Cette pauvre princesse a eu toute sa connaissance jusqu'à une demi-heure avant sa mort. C'est son hydropisie, qui a remonté dans la poitrine, et s'est jetée sur le cœur, qui l'a tuée. Elle est morte étouffée de la même mort à peu près que l'Impératrice. Elle est partie ce soir à six heures pour Saint-Denis; elle a demandé en mourant de n'être pas ouverte, et d'être enterrée sans aucune cérémonie. Madame Élisabeth est extrêmement affligée et frappée de l'horrible spectacle de la mort de Madame, sa tante. Je ne l'ai presque pas quittée depuis ce moment-là, et je t'écris de chez elle; elle a beaucoup pleuré hier; aujourd'hui elle est plus calme..... Sa santé est bonne, quoiqu'elle soit très-triste: elle veut absolument faire son testament, elle n'est occupée que de la mort. Il n'est pas étonnant qu'avec la tête aussi vive elle soit aussi frappée; mais j'espère que d'ici à quelques jours son esprit se tranquillisera, et qu'elle n'aura l'idée de la mort qu'autant qu'elle nous est nécessaire pour bien vivre. Mesdames sont dans un état affreux; elles sont véritablement bien à plaindre. Madame de Montmorin est au désespoir, ainsi que toutes les femmes qui appartenoient à cette pauvre princesse, et dont elle étoit adorée.»
Le jour même de son décès, cette lettre patente fut expédiée:
«De par le Roi:
»Chers et bien amés, Dieu ayant disposé de notre très-chère tante Sophie-Philippine-Élisabeth-Justine, notre intention est que son corps soit inhumé dans l'église royale (p. 217) de Saint-Denis, en France, par le sieur évêque de Chartres, son premier aumônier, et nous vous mandons et ordonnons de le recevoir avec toute la décence et l'honneur qui lui est dû, le jour et ainsi que le maître des cérémonies vous dira de notre part, et d'ouvrir le tombeau où reposent les princes de notre sang et de la branche de Bourbon. Si n'y faites faute, car telle est notre volonté. Donné à Versailles, le 3 mars 1782.»
Le 4, la cour prit le deuil pour trois semaines. Cette mort et la cérémonie funèbre à laquelle elle devait donner lieu réveillèrent de vieux souvenirs d'infractions faites, en semblable circonstance, aux règles de l'étiquette: le duc de Penthièvre et la princesse de Lamballe, qui craignaient de voir se renouveler de telles omissions, adressèrent au Roi la supplique suivante:
«M. de Penthièvre et madame de Lamballe sont obligés de recourir aux bontés de Votre Majesté dans la triste circonstance présente, pour la supplier de vouloir bien ne pas permettre que madame de Lamballe soit éloignée, comme elle l'a été lors du funeste événement de la mort de Madame la Dauphine, d'une cérémonie où elle est appelée par le rang que l'autorité royale lui a réglé. M. le comte d'Eu et M. de Penthièvre réclamèrent contre ce qui eut lieu à la mort de Madame la Dauphine, et le Roi voulut bien leur dire qu'il maintiendroit le rang qu'il leur avoit accordé; les papiers joints à ces très-humbles représentations instruiront Votre Majesté de ce qui se passa dans ce temps. Il doit y avoir trois princesses à la conduite du corps de Madame Sophie, et une à celle du cœur qui ne soit point du nombre des princesses averties pour la conduite du corps; du moins l'usage et ce qui s'est pratiqué à la mort de Madame Henriette, en 1752, le requièrent ainsi. M. de Penthièvre et madame de Lamballe supplient Votre Majesté de vouloir bien ordonner que madame de Lamballe soit avertie pour (p. 218) l'une ou l'autre de ces cérémonies, s'il ne se trouve point quatre princesses passant avant elle qui puissent en remplir les fonctions: ils ne demandent en cela que le maintien de ce qui est porté dans les brevets d'honneur dont Votre Majesté les fait jouir, et par conséquent l'exécution de sa volonté.
»Madame de Lamballe étoit dans son grand deuil de veuve, et ne paroissoit point à la cour dans le temps de la mort de la Reine; ces circonstances n'étoient pas le moment de supplier le Roi de vouloir bien porter remède à ce qui s'étoit passé lors de la mort de Madame la Dauphine.»
Les papiers joints à ces très-humbles représentations ne furent pas remis au Roi. Le testament de Madame Sophie venait, par sa touchante simplicité, de rendre inutile toute réclamation de ce genre. La princesse demandait «que son corps ne fût point ouvert après sa mort; qu'il fût gardé pendant vingt-quatre heures par les filles de la Charité et par des prêtres, et qu'ensuite il fût porté à Saint-Denis sans aucunes pompes ni cérémonies quelconques, pour y être réuni à ceux de ses père et mère, comme une marque de son respectueux attachement à leurs personnes[105].»
Pendant la journée du 3, le corps de Madame Sophie, à visage découvert, fut exposé dans son appartement; dans la matinée du 4, des messes furent dites auprès de sa bière, et dans la soirée du même jour, cette bière fut portée à Saint-Denis sans aucun appareil. Mais nous tenions à constater que, même dans ces tristes circonstances, l'inexorable étiquette avait encore essayé de faire prévaloir ses prétentions. L'idée que l'on se fait du caractère de Madame Élisabeth dispose à croire qu'elle ne comprenait guère ces petites questions de prérogatives élevées en présence d'un cercueil.
Du reste, la mort de cette fille de France, qui fuyait les (p. 219) pompes du monde, trouva dans plus d'une église les solennités du deuil et de la prière: le 6 mars, madame de Narbonne, abbesse de l'abbaye royale de Vernon, fit célébrer pour le repos de son âme un service solennel. Les mêmes honneurs lui étaient simultanément rendus le 12 et à l'abbaye royale de Fontevrault, qui ne pouvait oublier que l'enfance de Madame Sophie s'était écoulée dans sa maison, et à l'abbaye royale de Royal-Lieu, dont l'abbesse (madame de Soulange) avait été une des quatre religieuses chargées de l'éducation de Mesdames à Fontevrault. Un service solennel était célébré à la même intention, le 13 mars, dans l'abbaye royale d'Origny-Sainte-Benoîte, et, le 20 du même mois, dans l'église des Capucins de Meudon, qui y avaient convié les officiers des châteaux de Bellevue et de Meudon.
Le grand-duc Paul Petrowitsch, duc de Holstein-Gottorp, et la grande-duchesse Marie Fedorowna de Wittemberg, son épouse, héritiers présomptifs du trône de Russie, arrivèrent à Paris le 18 mai 1782, entre sept et huit heures du soir, voyageant incognito sous le nom de comte et comtesse du Nord. Ils descendirent à l'hôtel de l'ambassade de Russie, rue de Gramont, au coin du boulevard. Le lendemain, dimanche de la Pentecôte, ils se rendirent à Versailles, non pour offrir, comme il était d'usage, leurs félicitations au Roi et à la Reine, mais pour assister à la procession des chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit. Leurs Altesses Impériales étant incognito, furent, sans cérémonie aucune, placées dans la chapelle. Le 20, ils furent présentés à Leurs Majestés et à la famille royale. L'appartement du prince de Condé avait été préparé pour les recevoir. Le comte du Nord alla immédiatement rendre visite au Roi, accompagné des officiers chargés de la conduite des princes étrangers et ambassadeurs; tandis qu'une chaise à porteurs de la Reine, entourée de la livrée de Sa Majesté, allait prendre madame la comtesse du Nord (p. 220) pour la conduire chez la Reine, où elle entra accompagnée de madame de Vergennes, femme du ministre des affaires étrangères. Le comte et la comtesse du Nord virent ensuite toute la famille royale, et dînèrent avec elle dans la pièce qui précédait la chambre de la Reine, et où Leurs Majestés avaient coutume de manger le dimanche. À six heures, ils retournèrent chez la Reine pour entendre le concert: toute la cour était dans le salon de la Paix; l'orchestre était placé sur des gradins élevés dans la galerie; toutes les personnes de la cour qui n'avaient point reçu d'invitation personnelle de la Reine s'assirent sur des pliants qui leur étaient réservés. Le concert dura trois heures; la galerie fut illuminée comme elle l'était d'ordinaire les jours de grand appartement; c'est-à-dire, des girandoles étincelaient sur toutes les consoles, et une rangée de lustres au plafond. Dès que le concert fut fini, le théâtre dressé pour les musiciens fut enlevé; le comte et la comtesse du Nord traversèrent la galerie pour retourner chez eux, au milieu des applaudissements d'une assemblée aussi brillante que nombreuse.
Le vendredi, 24 mai, mesdames les bouquetières du pont Neuf, fidèles à l'usage immémorial où elles sont de fêter et complimenter les princes et princesses, même les têtes couronnées, allèrent en corps présenter au comte et à la comtesse du Nord d'élégants bouquets avec une corbeille de fleurs artistement arrangée. Ces dames se retirèrent de leur présence également heureuses des remercîments et compliments qui satisfaisaient leur amour-propre, et des effets d'une générosité qui comblait leurs souhaits.
Le même jour, les princes moscovites allèrent visiter les nouvelles prisons civiles établies à l'ancien hôtel de la Force, rue des Ballets. Cette maison, terminée depuis peu, et déjà presque remplie, comprenait huit cours et six départements; le premier destiné au logement des employés, (p. 221) le second aux prisonniers pour mois de nourrice, le troisième aux autres débiteurs civils de toute espèce, le quatrième aux prisonniers de police; le cinquième réunissait toutes les femmes détenues, et le sixième servait de dépôt aux mendiants. Le comte et la comtesse du Nord remarquèrent particulièrement les deux chapelles placées dans cette prison, et disposées de manière que chaque espèce de prisonniers pouvait assister régulièrement aux offices, sans qu'ils pussent se voir ni avoir entre eux la moindre communication. Les nobles visiteurs laissèrent dans cet établissement un nouveau témoignage de leur bienfaisance; ils remirent de larges aumônes aux mendiants, et on a prétendu qu'en sortant ils firent délivrer dix mille francs aux prisonniers détenus pour dettes[106].
Le lendemain (samedi 25 mai), les illustres voyageurs visitèrent l'église de Notre-Dame. Le chanoine qui leur en fit les honneurs les conduisit ensuite à l'Hôtel-Dieu, dont ils parcoururent les différentes salles, même celle des agonisants. Comme le chanoine et les sœurs elles-mêmes de l'hospice s'extasiaient sur le courage dont Leurs Altesses faisaient preuve, en restant si longtemps au milieu des malades et des moribonds: «Faits pour commander un jour aux hommes, dirent les héritiers du trône de Russie, nous ne saurions trop nous approcher de l'humanité, ni examiner de trop près les maux qui l'affligent, afin de trouver les moyens de les soulager promptement[107].»
Le 6 juin, la Reine donna au comte et à la comtesse du Nord la comédie à Trianon. Le spectacle se composait du nouvel opéra de Zémire et Azor, dont Grétry avait fait la musique, et du ballet de la Jeune Françoise, dessiné par (p. 222) Gardel aîné, maître des ballets de la Reine. Madame la baronne d'Oberkirch, qui y assistait, nous donne de cette fête quelques détails qui ne sont point étrangers à notre sujet[108]: «La cour, dit-elle, était radieuse. Madame la comtesse du Nord avait sur la tête un petit oiseau de pierreries qu'on ne pouvait pas regarder tant il était brillant. Il se balançait par un ressort, en battant des ailes, au-dessus d'une rose, au moindre de ses mouvements. La Reine le trouva si joli qu'elle en voulut un pareil.
»Il y eut ensuite un souper de trois tables, à cent couverts par table. J'eus l'honneur d'être placée près de Madame Élisabeth, et de regarder bien à mon aise cette sainte princesse. Elle était dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, et refusait tous les partis pour rester dans sa famille.—Je ne puis épouser que le fils d'un roi, disait-elle, et le fils d'un roi doit régner sur les États de son père. Je ne serais plus Française; je ne veux pas cesser de l'être. Mieux vaut rester ici, au pied du trône de mon frère, que de monter sur un autre.»
1783—1786.
Désastres en Italie, à Rome, à Messine. — La marquise de Spadara. — Madame de Causans. — Madame de Raigecourt. — Baptême du duc d'Angoulême et du duc de Berry. — Inoculation du Dauphin, des ducs d'Angoulême et de Berry. — Mort de la reine de Sardaigne. — La cour se rend à Fontainebleau. — Filet d'or envoyé par Monsieur à Sainte-Assise. — Madame de Raigecourt. — Le chirurgien Loustonneau. — Lettre de Madame Élisabeth. — Mort du duc d'Orléans; caractère de ce prince; sa bienfaisance; madame de Montesson ne drape pas. — Maladie de madame de Causans. — Huit lettres de Madame Élisabeth. — Le paysan Pêcher. — Lettre de Madame Élisabeth. — Mariage de mademoiselle Necker avec le baron de Staël-Holstein. — Présentation de madame de Staël. — Cinq lettres de Madame Élisabeth à Marie de Causans. — Arbres et légumes menacés par les insectes. — Voyage du Roi à Cherbourg; heureux effet de ce voyage. — Esprit de dénigrement et de défiance. — Ouverture du tombeau du comte de Vermandois. — Couches de la Reine; naissance de Madame Sophie. — Madame Élisabeth à Saint-Cyr; anniversaire séculaire de la fondation de cette maison. — Vie tranquille de Montreuil. — Discours de l'évêque d'Alais à Madame Élisabeth. — L'abbé Binos lui dédie son Voyage au mont Liban et en Palestine. — Mot de Madame Élisabeth.
Pendant les premiers mois de l'année 1783, de terribles fléaux désolèrent l'Italie. Une pluie torrentielle, telle que de mémoire d'homme on n'en avait vu à Rome, inonda cette ville; le Tibre, sorti de son lit, causa d'affreux ravages. Un tremblement de terre engloutit une partie de Messine. Parmi tant de tristes détails qu'apportaient les récits des désastres de cette ville, on lisait à Montreuil, dans le petit cercle de Madame Élisabeth, la nouvelle de la mort de la marquise de Spadara, fille de M. de Pierrefeu, gentilhomme de Provence.
Au moment du tremblement de terre, madame de Spadara s'était évanouie. Son mari l'avait prise dans ses bras, et était parvenu à l'emporter jusqu'au port. Tandis qu'il (p. 224) dispose tout pour s'embarquer, sa femme, revenue à elle-même, s'aperçoit que son fils n'est point près d'elle; elle s'échappe, elle vole vers sa maison qui est en flammes, mais encore debout; elle y entre résolument: à peine a-t-elle atteint le haut de l'escalier que les marches s'écroulent derrière elle; elle arrive au berceau, s'empare de l'enfant, fuit de chambre en chambre, poursuivie par des éboulements successifs, se montre à un balcon et s'y attache comme à son seul asile; elle implore des secours en montrant son fils; mais quel secours attendre! la terreur publique paralyse tout sentiment de pitié: la mort est présente pour tous, et chacun ne cherche qu'à la fuir. Le feu s'empare de ce qui reste de la maison, et bientôt la pauvre victime de l'amour maternel, tenant dans ses bras l'objet de sa tendresse, tombe écrasée au milieu des débris et des flammes.
«Quel triste événement! dit Madame Élisabeth en s'essuyant les yeux; mais cette pauvre mère a eu du moins la consolation de mourir avec son fils. Songez quelle existence empoisonnée eût été la sienne, si elle eût survécu à son enfant sans avoir tout tenté pour le sauver!» Puis après un moment de silence, elle ajouta: «Cette malheureuse Sicile a, comme son tyran de Syracuse, un glaive de feu toujours suspendu sur sa tête. Elle vit en permanence au milieu des menaces et des périls. Sans doute les nouvelles d'aujourd'hui sont affreuses, et pourtant elles ne sont pas comparables aux désastres qui ont affligé la Sicile il y aura bientôt un siècle[109].»
(p. 225) L'émotion que causait cet événement avait distrait Madame Élisabeth de la pensée pénible qui l'occupait depuis quelque temps. Son amie, mademoiselle de Causans, étant chanoinesse de Metz, devait sous peu de jours partir pour cette ville. Les règles de son ordre l'obligeaient à passer huit mois de l'année à son chapitre. Comment se faire à l'idée d'une si longue séparation! La princesse ne pouvait s'y résigner, et elle travailla en silence à empêcher le départ de son amie. Celle-ci reçut un jour une lettre portant sur l'enveloppe ces mots: À mademoiselle de Causans, dame de Madame Élisabeth. Cette lettre est de la princesse elle-même, qui, dans les termes les plus affectueux, lui témoigne la joie de la garder, et la prie de venir dès le lendemain recevoir l'explication de cette énigme. Le lendemain, madame de Causans se présente avec sa fille chez Madame Élisabeth; celle-ci vole à leur rencontre et se jette au cou de son amie: «Je suis touchée comme je dois l'être, dit madame de Causans, de la bienveillance de Madame et des témoignages d'affection qu'elle daigne donner à ma fille; je regrette de me trouver dans la nécessité de les refuser; mais une maxime établie depuis longtemps dans ma famille dit qu'aucune de nos filles ne peut accepter une position à la cour avant d'être mariée.»
(p. 226) Madame Élisabeth ne pouvait combattre chez une mère comme madame de Causans ce qu'elle respectait le plus au monde, la sévérité des principes s'appuyant sur les droits sacrés de l'autorité maternelle. «Votre façon de penser, lui dit-elle, ne peut être contraire à mon bonheur, puisqu'elle a pour but celui de votre fille: eh bien, je la marierai, et nous ne serons pas désunies.»
En effet, plusieurs partis ne tardèrent pas à se présenter. M. de Raigecourt fut agréé par mesdames de Causans.
Madame Élisabeth chercha plusieurs jours dans sa tête et dans son cœur le moyen d'assurer le bien-être du futur ménage. Enfin elle croit l'avoir trouvé. Il dépend du Roi. S'adressera-t-elle à lui pour l'obtenir? C'est la route la plus courte et peut-être la plus facile. Eh bien, non! il lui semble de bon goût de mettre la Reine dans sa confidence; sa délicatesse se réjouit de la rendre complice du bien qu'elle veut faire, et peut-être aussi espère-t-elle l'intéresser davantage à un bonheur qui sera en partie son œuvre. Un matin donc, elle entre chez Marie-Antoinette, et lui dit: «J'ai à vous demander une faveur, mais une faveur qui n'admet pas la possibilité d'un refus.—Elle est donc accordée d'avance? lui dit la Reine.—Non; mais promettez-moi qu'elle le sera.—Je n'en ferai vraiment rien...»
Après une lutte de plaisanteries, on en vient au sérieux, et Madame Élisabeth expose le plan qu'elle a conçu: «Causans va se marier; je veux lui donner cinquante mille écus pour sa dot. Le Roi me donne annuellement trente mille francs d'étrennes; obtenez de lui qu'il me les avance pour cinq ans.»
La Reine se fit avec plaisir l'interprète d'une cause dont le succès était certain, et le Roi saisit avec empressement l'occasion de donner à sa sœur une nouvelle preuve d'affection. Le contrat de mariage du marquis de Raigecourt et de mademoiselle de Causans fut signé par le Roi, la (p. 227) Reine et la famille royale le 27 juin 1784. La joie que ressentait Madame Élisabeth, quand elle eut la certitude de conserver son amie, fut aussi durable que vive. Le jour de l'an arriva sans lui apporter de cadeaux, et quatre autres fois il revint distribuant dans le château de Versailles ses largesses à tout le monde, et n'ayant rien à offrir à Madame Élisabeth. À ce sujet, elle disait avec un enjouement exempt de tout regret: «Moi, je n'ai pas encore d'étrennes, mais j'ai ma Raigecourt.»
C'est surtout dans les lettres de Madame Élisabeth qu'on rencontre ces doux épanchements d'une âme qui se livre tout entière à ses amies. Ainsi elle écrivait le 3 septembre 1784 à madame de Causans pour lui raconter la prise d'habit de madame de Brébeuf, et on retrouve dans sa lettre la vive impression que lui laissaient toujours les événements de ce genre. «Le moment que j'aime le mieux, dit-elle, c'est celui où l'on donne le baiser de paix. Il me fait toujours un effet que je ne puis rendre.» Puis ce sont des paroles où éclatent l'estime profonde qu'elle avait pour le caractère et l'esprit de madame de Causans, le prix qu'elle attachait à l'affection de cette vertueuse femme, et le vif intérêt qu'elle prenait à sa famille.
Si Madame Élisabeth aimait ainsi ses amies, elle obtenait d'elles le plus tendre retour, comme on peut le voir dans les lettres suivantes, écrites par madame de Bombelles à son mari:
«À Paris, ce 1er septembre 1784.
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»J'ai été hier à Trianon, où est Madame Élisabeth, qui m'avoit fait chercher en chaise pour monter à cheval avec elle; j'ai vu la Reine, qui m'a traitée avec toutes sortes de bontés; après la course de cheval, Madame Élisabeth est revenue dîner avec la Reine, et la comtesse Diane m'a emmenée (p. 228) à Montreuil, où elle m'a donné à dîner. Elle m'a parlé de toi avec le plus grand intérêt.....
»Sais-tu qu'il y a un cône de Cherbourg renversé par un coup de vent? C'est cent mille écus jetés dans l'eau. M. de Castries est parti tout de suite, et je crois que cet incident ralentira un peu l'enthousiasme que causait la création de ce port.....»
«À Versailles, ce 17 septembre 1784.
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»Je suis si souffrante depuis trois jours que je n'ai pas eu le courage de t'écrire. Imagine-toi que Madame Élisabeth, mercredi dernier, galopant à la chasse, est tombée de cheval; son corps a roulé sous les pieds du cheval de M. de Menou, et j'ai vu le moment où cette bête, en faisant le moindre mouvement, lui fracassoit la tête ou quelque membre. Heureusement j'en ai été quitte pour la peur, et elle ne s'est pas fait le moindre mal; tu penses bien que j'ai eu subitement sauté à bas de mon cheval et volé à son secours. Lorsqu'elle a vu ma pâleur et mon effroi, elle m'a embrassée en m'assurant qu'elle n'éprouvoit pas la plus petite douleur; nous l'avons remise sur son cheval, j'ai remonté le mien, et nous avons couru le reste de la chasse comme si de rien n'étoit. L'effort que j'ai fait pour surmonter mon tremblement, pour renfoncer mes larmes, m'a tellement bouleversée que depuis ce moment-là j'ai souffert des entrailles, de l'estomac, de la tête, tout ce qu'il est possible de souffrir. Cette petite maladie s'est terminée ce matin par une attaque de nerfs très-forte, après laquelle j'ai été à la chasse, et il ne me reste ce soir qu'une si grande lassitude, qu'après t'avoir écrit, je me coucherai. J'ai cependant cru ne pouvoir me dispenser, malgré toutes mes douleurs, d'aller avant-hier à Trianon, et j'ai d'autant mieux fait que j'y ai été traitée à merveille par le Roi, par (p. 229) la Reine, et conséquemment par le reste des personnes qui y étoient; j'y ai perdu mon argent, selon ma louable coutume. J'y étois très-bien mise, et je me serois consolée des frais de ma parure s'ils avoient pu exciter ton admiration; car, étant uniquement occupée du désir que tu m'aimes bien, je voudrois ne perdre aucune occasion d'augmenter, ne fût-ce que d'une ligne, ton intérêt pour moi. J'y ai vu M. d'Adhémar, qui m'a beaucoup parlé de toi et de tout le plaisir qu'il avoit eu à te recevoir à Londres.....»
Je citerai encore quelques lettres de madame de Bombelles à son mari; on y trouve un écho fidèle de tout ce qui intéressait la cour, et surtout un témoignage irrécusable du discernement avec lequel Madame Élisabeth choisissait ses amies.
«À Versailles, ce 21 septembre 1784.
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»J'ai encore été à Trianon samedi dernier. Si je ne connoissois ton goût pour les agréments que tu pourrois procurer en un certain genre, je te dirois que le Roi a joué au loto à côté de moi, et m'a traitée avec la plus grande distinction; mais craignant de t'affliger, je ne me suis pas conduite de manière à alimenter son sentiment, de sorte qu'il y a toute apparence qu'un aussi beau début n'aura pas de suites: c'est vraiment dommage; mais tu ne le veux pas, il faut bien obéir. L'opéra de Dardanus, qu'on y a joué, est superbe, et j'espère que nous chanterons ensemble tout l'opéra; cela ne sera pas sans nous quereller, mais malgré cela tu t'amuseras.....»
À Versailles, ce 30 septembre 1784.
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«Pour te donner de la bonne humeur, je te dirai que, dimanche dernier, la Reine est venue à moi, m'a dit qu'elle (p. 230) étoit charmée que nos affaires avançassent, et qu'elle désireroit bien qu'elles fussent déjà terminées, et que je devois savoir qu'elle y prenoit le plus grand intérêt. J'ai répondu à cela qu'elle m'avoit donné trop de preuves de bonté pour que je pusse en douter, et que ce seroit à elle seule à qui je devrois le bonheur de ma vie.....
»La duchesse de Polignac a été bien malade d'une fièvre dyssentérique; elle va mieux aujourd'hui. On a fait le conte dans le monde que c'étoit la diminution de sa faveur qui l'avoit mise dans cet état-là.....»
«À Saint-Cloud, ce 8 octobre 1784.
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»La duchesse de Polignac se porte très-bien; sa faveur, Dieu merci, est plus brillante que jamais. Le Roi y a soupé deux fois depuis huit jours; le baron de Breteuil s'est trouvé aux deux soupers, et il l'y a traité avec toutes sortes de bontés: cela n'empêche pas qu'il n'ait bien des ennemis.....»
«À Versailles, ce 16 octobre 1784.
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»La Reine ou du moins le Roi vient d'acheter Saint-Cloud; la Reine en est dans la plus grande joie. C'est le baron de Breteuil qui a négocié le marché, et il paroît qu'on lui en sait grand gré, excepté M. de Calonne, qui sera obligé de donner six millions, et à qui cela ne fait pas le moindre plaisir; aisément cela se conçoit. Les enfants iront y passer l'été; cela m'arrange fort, parce que nos visites au Mail nous rapprocheront fort de maman lorsqu'elle y sera. On dit depuis hier que nous n'aurons pas la guerre avec l'Empereur pour les Hollandois, qu'eux-mêmes ne la feront pas; il s'étoit d'abord établi qu'elle étoit indispensable, mais tout est changé, et j'en suis charmée, car j'aime la paix et la tranquillité.....
(p. 231) »À propos, Madame Élisabeth m'a dit qu'elle ne pouvoit pas spécifier le nombre de chaque chose qu'elle te prioit de lui apporter. Elle désire simplement qu'il ne soit pas considérable, et te prie de ménager ses finances. Elle veut de plus que je te dise bien des choses de sa part; juge si tu es heureux!.....»
«À Versailles, ce 4 novembre 1784.
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»Le baron de Breteuil a écrit, au nom du Roi, une lettre à tous les évêques, par laquelle il leur enjoint, de la part de Sa Majesté, de rester dans leur diocèse, et de n'en pas sortir sans une permission particulière. Tu n'imagines pas à quel point un ordre aussi sage fait crier à Paris; il n'y a sorte de mauvaises plaisanteries qu'on ne fasse sur la manière dont la lettre est écrite; on prétend que c'est un abus d'autorité; enfin que sais-je, on jette la pierre au baron, et on dit qu'il n'a eu d'autres motifs que celui de faire parler de lui..... Tu sais sûrement que les Hollandois vont avoir la guerre avec l'Empereur, que nous serons neutres; cependant on va envoyer chaque ministre à son poste: M. de Maulevrier va partir, et j'imagine que M. de Vérac partira aussi.....»
Le dimanche 28 août 1785, Madame Élisabeth assista au baptême du duc d'Angoulême, âgé de dix ans, et du duc de Berry, qui en avait sept et demi[110]. «Le Roi (dit une note manuscrite où se reflète l'étiquette de l'époque) a entendu vespres et le salut dans sa tribune, et a rejoint la Reine, après le salut, dans le salon d'Hercule, où les princes et princesses se sont rendus pour se mettre à la (p. 232) suite de Leurs Majestés. Aucun prince n'avoit le cordon bleu sur l'habit, hors M. de Penthièvre, qui avoit cru qu'on devoit l'avoir. La parure étoit simple.
»Le Roi et la Reine sont descendus à l'autel sans s'arrêter à leur prie-Dieu. Le Roi et la Reine ont été parrain et marraine de M. le duc d'Angoulême, et Monsieur et Madame, au nom du roi d'Espagne et de la reine de Sardaigne, de M. le duc de Berry. Ces petits princes étoient en blanc, dans l'ancien habillement françois. La plume a été présentée par un aumônier à M. le duc d'Angoulême, à M. le duc de Berry et aux princes et princesses; M. l'évêque de Senlis ne l'a présentée qu'à Leurs Majestés et au rang d'Enfants de France. Tous les princes et princesses ont signé les actes de baptême; ils avoient été invités à la cérémonie par le maître des cérémonies (le grand maître ne faisant pas encore de fonctions à cause de sa jeunesse), de la part du Roi. Les Cent-Suisses étoient en habit de cérémonie. Les princes ont reconduit le Roi à son appartement, et sans doute les princesses ont reconduit la Reine dans le sien. Les princes n'ont été, ni avant ni après la cérémonie, chez M. le comte et madame la comtesse d'Artois, ni chez les enfants baptisés.»
Le 29, la Reine se rend, avec l'aîné de ses fils, sa fille et Madame Élisabeth, au château de Saint-Cloud, où le Dauphin devait être inoculé le 1er du mois suivant.
Le 30, le Roi les y rejoint.
Le 31, la comtesse d'Artois se transporte aussi dans cette résidence avec ses deux fils, les ducs d'Angoulême et de Berry, qui doivent être inoculés dans la maison de M. Chalus, fermier général, située à Saint-Cloud.
Le 27 septembre, le comte de Scarnafis, ambassadeur de Sardaigne, se rendit en long manteau de deuil à l'audience particulière du Roi, pour lui remettre une lettre de (p. 233) notification de la mort de la reine de Sardaigne, décédée le 19 du mois, à sept heures du soir, au palais de Moncaglieri. Bien que Madame Élisabeth fût informée que depuis plusieurs mois la vie de cette princesse était en péril, elle n'en apprit pas la fin avec moins de peine, surtout en songeant au chagrin que sa chère Clotilde devait en ressentir. Toutefois elle éprouva une grande consolation en lisant dans les lettres et dans les gazettes de Piémont que les restes de la Reine, transportés au château royal de Turin et exposés dans une chapelle ardente, avaient été l'objet des larmes et des prières de tout un peuple, avant d'être enfouis dans les caveaux de Superga. Elle essayait d'en conclure que les nations n'avaient point perdu tout respect filial pour leurs chefs, et qu'un événement qui mettrait en péril la vie du Roi raviverait profondément la fibre patriotique de cette France, si émue naguère à la nouvelle de la ruine de quelques vaisseaux.
Le 10 octobre, la cour quitta Saint-Cloud pour aller habiter Fontainebleau. La Reine, voulant se rendre par eau dans cette résidence, s'embarqua à Paris, au pont Royal, dans un yacht extrêmement élégant, riche et commode, qui avait coûté soixante mille livres. Le matin du départ de Marie-Antoinette, le duc d'Orléans[111] reçut à Sainte-Assise une caisse portant son adresse, mais dont l'origine restait inconnue. Excité par la curiosité, il fit ouvrir devant lui la caisse mystérieuse: elle contenait un filet tissu d'or et d'argent avec un talent merveilleux, qui avait, d'après les récits qu'on en fit alors, cent quatre-vingts (p. 234) aunes d'étendue. Outre ce filet, on trouva dans la caisse le madrigal suivant:
À vous, savante enchanteresse,
Ô Montesson, l'envoi s'adresse.
Docile à mon avis follet,
Avec confiance osez tendre
Sur-le-champ ce galant filet,
Et quelque Grâce va s'y prendre.
Ni le duc d'Orléans, ni madame de Montesson, ni personne de leur cour ne devina l'usage qu'il convenait de faire d'un tel cadeau. Le prince ordonna de replacer filet et vers dans la caisse, et de l'adresser de sa part à M. de Crosne, lieutenant de police, en le priant d'en chercher l'auteur et de la lui rendre. Or, pour l'intelligence de cette énigme, il suffisait, ce semble, de savoir que le duc d'Orléans et madame de Montesson, instruits de l'intention de la Reine de se rendre par eau à Fontainebleau, et par conséquent de passer sous les fenêtres de leur château, avaient fait tout au monde pour obtenir de Sa Majesté de s'y reposer; leurs efforts avaient été vains. Le comte de Provence, qui avait du goût pour les plaisanteries ingénieuses et galantes, comme on disait dans ce temps-là, avait inventé ce filet, dont le spectacle, selon lui, devait frapper la Reine: il y voyait un moyen adroit pour l'arrêter respectueusement et lui fournir un prétexte de descendre à terre; mais, comme on le voit, personne à Sainte-Assise ne comprit la pensée de Monsieur. Piqué de la mauvaise chance de son présent, il s'écria dans son premier mouvement de dépit: «Avec tout leur esprit, qu'ils sont bêtes à Sainte-Assise!»
Le 15 octobre, Mesdames Adélaïde et Victoire se rendirent à Fontainebleau, où la cour se trouvait depuis dix jours.
Le 1er novembre, jour de la Toussaint, Madame Élisabeth (p. 235) venait d'assister avec la Reine, dans la chapelle du château, à la grand'messe célébrée par l'évêque de Rodez et chantée par la musique du Roi, et rentrait à peine dans son appartement, lorsqu'elle apprit que madame de Raigecourt, fatiguée d'une grossesse pénible, était demeurée quelques minutes sans connaissance. Madame Élisabeth vole chez son amie. Celle-ci, qui était tout à fait remise et n'avait gardé nul souvenir de son évanouissement, s'étonne de voir la princesse à l'heure où a lieu le dîner de la Reine, et auquel, pendant leur éloignement de Versailles, elle prend toujours part les jours de fête. «Je t'ai crue souffrante, lui dit Élisabeth, et je me suis excusée.—Je ne souffre pas, lui dit son amie, et je ne me suis permis de dire à personne d'avertir Madame.—Si tu ne l'as pas fait, mon cœur, j'espère bien que tu auras toujours à ton service quelqu'un qui, sans tes ordres, saura que je t'aime assez pour être avertie quand tu souffres.»
Le 17 novembre, la cour retourna à Versailles, et Madame Élisabeth fut obligée de partir avec elle. Toutefois elle avait au préalable obtenu pour M. Loustonneau, chirurgien du Dauphin et des Enfants de France, d'un vrai mérite et d'un grand dévouement[112], la permission de rester à Fontainebleau; puis elle avait prié une de ses dames de venir tenir compagnie à son amie et de l'entourer des soins (p. 236) les plus tendres. Malgré ces précautions, Madame Élisabeth n'avait pu s'éloigner d'elle sans un serrement de cœur.
Ses regrets s'accrurent encore en apprenant, à son arrivée à Versailles, que madame de Causans était dangereusement malade à Paris. Dans cette position, les angoisses de la princesse étaient vives, mais ses inquiétudes ne se traduisaient pour ses chères malades qu'en témoignages d'intérêt et d'affection. Elle fit organiser un service de courriers sur la route de Paris et sur celle de Fontainebleau. Elle envoya son médecin près de sa Raigecourt pour avoir des renseignements plus positifs sur l'état de sa santé. Madame de Raigecourt donna le jour à un garçon qui ne vécut que peu d'instants. Aussitôt que cette fâcheuse nouvelle arriva à Madame Élisabeth, elle écrivit à madame de Causans pour lui témoigner toute la part qu'elle prenait à cet événement. Dans cette lettre, on voit qu'elle cherche à rassurer son amie sur l'état de madame de Raigecourt: il n'y a plus d'inquiétude à avoir. Quant à l'enfant, qui est mort après avoir reçu le baptême, Madame Élisabeth, avec sa foi profonde, ne peut le plaindre, c'est un ange de plus dans le ciel.
Le jour même où Madame Élisabeth traçait ces lignes, la cour prenait le deuil à l'occasion de la mort du duc d'Orléans, mort à Sainte-Assise le 18 novembre, à l'âge de soixante ans et demi.
Ce prince, qui aimait à varier ses amusements, avait fait construire, dans sa maison de campagne de Bagnolet, un théâtre sur lequel il joua lui-même la comédie avec les personnes admises dans son intimité. Ce fut pour cette petite scène que Collé avait fait, en 1766, la Partie de chasse de Henri IV; le duc d'Orléans, qui jouait toujours de préférence les rôles de financier ou de paysan, eut un certain succès dans le rôle du meunier Michau. Mais un souvenir plus élevé recommande la mémoire de ce prince: la passion (p. 237) du plaisir n'avait point refroidi en lui le goût de la charité, dont il avait hérité de son père.
Il se plaisait même à cacher avec tant de soin le bien qu'il faisait, qu'on ne connut qu'après sa mort les droits qu'il avait à la reconnaissance des malheureux. Un particulier investi de sa confiance descendait de sa part, mais non en son nom, dans les plus profonds cachots, montait dans les plus sales greniers, pénétrait enfin dans les plus tristes réduits de la misère, payait les dettes des pères de famille détenus dans les liens, pensionnait des veuves, sauvait des jeunes filles de la tentation de chercher dans l'opprobre des ressources pour leurs besoins, arrachait enfin à l'indigence de braves défenseurs de l'État chargés d'ans et de blessures, et contraints de cacher leur croix de Saint-Louis. La reconnaissance aime à pouvoir nommer le bienfaiteur dans ses prières: «Dites-nous donc, s'écriaient ces infortunés, à qui devons-nous tant de bienfaits?—Ce n'est pas à moi, répondait l'envoyé discret, j'agis pour un autre. La personne voisine, que je charge de veiller à vos besoins, attestera seulement de sa main: Il a été donné la somme de tant au nom de Luc.» Or, c'était sous ce nom inconnu de Luc que se voilait le premier prince du sang.
Lorsqu'il était à la tête des armées, le bien-être du soldat l'occupait sans cesse. Que de fois, dans ses campements, il acheta la récolte de plusieurs jardins chargés de légumes et de fruits! «Allez, mes enfants! disait-il à sa troupe, allez! ces fruits et ces végétaux, ces jardins sont à vous. Ne touchez pas aux propriétés étrangères: vous connaissez nos lois; un châtiment sévère punirait vos rapines; mais ces plates-bandes cultivées avec soin et couvertes des meilleures productions de la nature deviennent, par le don que je vous en fais, vos propriétés personnelles; usez-en à discrétion, vous n'offenserez personne et vous ferez plaisir à un général qui vous aime.»
(p. 238) L'incendie qui avait consumé en 1773 une partie du château du Raincy, appartenant à ce prince, avait atteint le garde-meuble, où se trouvait entassée une multitude d'effets précieux; on se mit en devoir d'y porter secours et d'en sauver du moins une partie: le duc d'Orléans ne permit pas qu'on y entrât. «On peut aisément réparer une perte, dit-il, et je serais inconsolable si quelqu'un y périssait.» Le fermier d'un village voisin avait envoyé au secours tous les gens de sa ferme. Dès que le prince en fut informé, il alla lui-même remercier ce digne homme, qui s'étonna de recevoir la visite du premier prince du sang.
À l'occasion du premier incendie de la salle du Palais-Royal, il avait montré le même amour de l'humanité et le même désintéressement. On était venu lui annoncer à la campagne que cette salle avait été réduite en cendres avec une partie du Palais-Royal. «Quelqu'un a-t-il péri? demanda vivement ce prince.—Non, monseigneur, personne n'a été victime de l'incendie.—Puisqu'il en est ainsi, reprit-il d'un air serein, ce n'est que de l'argent perdu.»
Louis XVI aimait beaucoup ce prince; lors de sa dernière maladie, il envoyait régulièrement trois fois par jour savoir de ses nouvelles. Le duc de Bourbon, séparé de sa femme et brouillé avec son beau-père, s'étant présenté devant le Roi dans cet intervalle, Sa Majesté, en lui montrant le bulletin de la maladie du duc d'Orléans, lui dit: «Je ne sais pas, monsieur, pourquoi je vous donne ces nouvelles, car c'est par vous que j'aurais dû les apprendre.» Le duc de Bourbon se reprocha son indifférence, et se rendit à Sainte-Assise pour offrir à son beau-père une consolation à laquelle ce prince ne s'attendait plus. «Monsieur, lui dit le mourant, je suis reconnaissant de votre visite; mais je le serais bien davantage si vous me la faisiez avec votre femme.» Pendant sa maladie, le duc d'Orléans fut (p. 239) entouré des soins des abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar[113], et de madame de Lambert, leur sœur. Il montra à ses derniers moments les sentiments de la plus douce piété. Après sa mort, la duchesse de Chartres et la duchesse de Bourbon, se conformant au désir exprimé par leur père, ramenèrent madame de Montesson à Paris, tandis que, de son côté, le duc de Chartres, suivant l'étiquette, alla lui-même informer le Roi de ce triste événement; et Sa Majesté, suivant le même protocole, lui ayant répondu: «Monsieur le duc d'Orléans, je suis très-fâché de la mort du prince votre père», ce prince en prit aussitôt le nom, et le duc de Valois, son fils aîné, prit celui de duc de Chartres.
Le prince qui venait de mourir fut regretté comme homme; comme prince, il occupa peu l'attention: étranger aux intrigues politiques, il n'avait recherché que les jouissances de la vie privée. Cependant on est porté à croire que sa perte fut un malheur public: dévoué de cœur au monarque chef de sa famille, peut-être eût-il, quelques années plus tard, contenu les entraînements de son fils vers une révolution qui devait le dévorer à son tour.
Le 20 février de l'année suivante, l'oraison funèbre du duc d'Orléans[114] fut prononcée dans l'église de Saint-Eustache par l'abbé Fauchet, prédicateur du Roi, esprit plus ardent que sage, chez lequel l'imagination gâtait souvent le savoir, et qui, quelques années plus tard, tout en prêchant l'Évangile, rédigeait le journal la Bouche de fer.
La mort du duc d'Orléans remit encore sur le tapis une grave question d'étiquette: il s'agissait de savoir si madame (p. 240) de Montesson, qui passait pour avoir épousé secrètement le feu prince, était apte à draper. Cette affaire fort embarrassante fut remise à la décision du Roi. Sa Majesté déclara que madame de Montesson pourrait dans son intérieur porter le deuil comme bon lui semblerait, mais nullement en public. Madame de Montesson se retira au couvent de l'Assomption et y passa l'année de son veuvage. La décision de Louis XVI peut paraître sévère aujourd'hui; mais si elle eût été autre, elle aurait scandalisé et indigné tous les amis des vieilles coutumes de la monarchie.
Madame de Maintenon n'avait point drapé; elle avait habillé les gens de sa maison couleur de feuilles mortes, et s'était retirée à Saint-Cyr. Il n'était point possible d'accorder à la veuve morganatique d'un prince du sang ce que n'avait pas cru devoir se permettre la veuve morganatique du grand Roi.
J'ai hâte de revenir à Madame Élisabeth, à qui un deuil de famille ne peut faire oublier la position presque désespérée de madame de Causans; elle ne se la dissimulait pas à elle-même, et, tout en éloignant l'imminence du danger de la pensée de ses amies, elle essayait cependant de les y préparer. Vers la fin de novembre, madame de Causans reçut les derniers sacrements; madame de Raigecourt était elle-même extrêmement malade des suites de ses couches. Les lettres de Madame Élisabeth à madame Marie de Causans qui se rapportent à ces tristes circonstances sont remplies de tout ce que peut dicter l'amitié la plus tendre, jointe à la raison la plus sûre et à la foi la plus éclairée et la plus vive. Elle ne veut pas lui ôter toute espérance, et cependant elle ne veut pas non plus lui donner une fausse sécurité. Prier, espérer, mais avec un cœur soumis d'avance à la volonté de Dieu, voilà le résumé de cette douce et sainte lettre. Dans un seul passage on voit percer une pointe de cet esprit primesautier et plein d'enjouement (p. 241) qui était un des attraits de Madame Élisabeth. «M. le prince de Lambesc, qui loge au-dessus de moi, m'impatiente (écrit-elle); je crois qu'il marche avec des bottes fortes, et je le prends toujours pour des nouvelles.»
L'état de madame de Raigecourt, qui, dangereusement malade à Fontainebleau, avait demandé les sacrements, commence à s'améliorer; mais celui de sa mère s'aggrave. Le médecin qui la soigne, M. Séguy, a presque prononcé son arrêt. Madame Élisabeth, dans sa lettre du 8 décembre 1785, prépare madame Marie de Causans au coup qui la menace, et c'est toujours en lui parlant de Dieu. En même temps, son amitié pour la chère malade qu'elle craint de perdre lui inspire ces touchantes expressions: «Si vous ne craignez pas d'attendrir votre mère, dites-lui combien je partage ses douleurs, que je voudrois les prendre toutes, que je suis bien affligée de ne pouvoir lui rendre les soins que ma tendre amitié pour elle me dicteroit. Il m'en coûte bien depuis trois semaines d'être princesse: c'est souvent une terrible charge; mais jamais elle ne m'est plus désagréable que lorsqu'elle empêche le cœur d'agir.»
Les lettres de la princesse se succèdent avec quelques alternatives d'espérance, qui font bientôt place à des craintes plus graves. Madame Élisabeth, avec son affectueuse sollicitude, s'occupe de tout: son cœur a toutes les prévoyances. Madame de Raigecourt est mieux; mais est-elle assez bien pour voir sans danger sa mère souffrante? Si le mieux est assez prononcé, il y aurait de la cruauté à la priver de cette chère vue; mais il ne faut pas commettre d'imprudence. Combien la princesse elle-même souhaiterait de voir encore une fois sa vénérable amie et d'aller s'édifier au spectacle de la souffrance si saintement supportée! Si celle-ci en exprimait le désir, il faudrait le faire tout à l'instant même. Madame Élisabeth n'ose venir sans être demandée, dans la crainte de retrancher quelques (p. 242) instants d'une vie si précieuse, en faisant éprouver à la chère malade une trop vive émotion. Puis viennent ces touchantes lignes qui ferment la lettre du 14 décembre 1785, et présentent au cœur de madame Marie de Causans la seule consolation que puisse goûter sa tendresse filiale: «Vous êtes moins à plaindre que vos sœurs; vous jouissez au moins des derniers moments où vous pouvez voir, entendre votre mère, et lui rendre tous les soins que votre cœur vous dicte, au lieu qu'elles joindront au malheur de ne la plus voir celui de ne l'avoir pas vue jusqu'au dernier moment.»
Tant que madame de Causans vécut, Madame Élisabeth ne cessa d'entretenir avec madame Marie de Causans une correspondance presque quotidienne. Elle se reprenait de temps à autre à espérer, et puis la funeste réalité lui apparaissait, et alors, suivant l'âme de sa vénérable amie vers le ciel, elle était à la fois édifiée et attendrie de la ferveur avec laquelle cette belle âme aspirait à se réunir à son Dieu. C'est à peine si elle osait prier pour une personne qu'elle regardait presque comme une sainte. Elle communia cependant à son intention, sur la demande de sa fille.
Il n'y eut sorte de précautions que Madame Élisabeth ne prît pour que madame de Raigecourt ignorât ou n'apprît que peu à peu le dangereux état de sa mère. Enfin, les longues souffrances de madame de Causans eurent un terme. Marie-Françoise-Madeleine de Louvel-Glizy (veuve de J. T. de Vincens-Mauléon, seigneur marquis de Causans, comte d'Ampuries, maréchal des camps et armées du Roi), dame pour accompagner Madame Élisabeth de France, mourut à Paris le 4 janvier 1786, dans la cinquante-cinquième année de son âge.
Ayant reçu la nouvelle de cette mort digne d'une telle vie, Madame Élisabeth voulut épancher encore une fois son cœur dans celui de madame Marie de Causans. Je détacherai (p. 243) seulement de cette lettre quelques lignes où l'on trouve le secret du courage et de la résignation que Madame Élisabeth devait déployer dans ses épreuves: «Il faut mettre, à l'exemple de votre mère, nos craintes et nos désirs au pied du crucifix; lui seul peut nous apprendre à supporter les épreuves que le ciel nous destine. C'est le livre des livres; lui seul élève et console l'âme affligée.»
Dès que la santé de madame de Raigecourt lui permit de revenir à Versailles, Madame Élisabeth s'empressa de faire disposer des relais et des stations de repos pour adoucir les fatigues du voyage. Elle recommanda de ne point lui apprendre la perte qu'elle avait faite avant son arrivée à Versailles, voulant se trouver auprès d'elle dans les premiers moments de sa douleur. Elle n'eut pas le courage de lui dire elle-même que sa mère n'était plus; mais dès que le premier coup eut été porté, elle accourut, la serra dans ses bras et l'entoura de toutes les consolations.
Dans les premiers jours du mois de février, un bon paysan de Montreuil, que Madame Élisabeth occupait presque chaque jour, fut pris d'un mal subit dans le jardin où il travaillait. Elle le fait immédiatement porter chez lui, et elle s'y rend elle-même. Médecin et curé sont appelés et arrivent en même temps. La présence de ce dernier est d'autant plus nécessaire que les secours du premier demeurent impuissants. Le mal était foudroyant, la lutte fut courte, l'agonie prompte; mais jusqu'au dernier soupir, le malade, demeuré calme et plein de foi, souriait à la mort entre le prêtre qui lui montrait le ciel et cette princesse de sang royal dont l'ardente prière devançait l'âme du moribond, prête à paraître devant Dieu. Quand tout fut fini, et au moment où Madame Élisabeth quittait la chétive demeure du trépassé, le curé lui dit: «Madame donne ici un grand exemple.—Ah! monsieur, répond-elle, j'en reçois un bien plus grand et que je n'oublierai jamais.»
(p. 244) Les traces de l'émotion profonde laissée par cette scène au cœur de Madame Élisabeth se retrouvent dans une lettre qu'elle écrivit quelques jours après à madame Marie de Causans, lettre où l'esprit naturellement enjoué de la princesse se reflète au milieu des souvenirs pénibles et des préoccupations inquiètes.
Le 6 janvier, Madame Élisabeth signa, ainsi que le Roi et tous les membres de la famille royale, le contrat de mariage de mademoiselle Necker avec le baron de Staël-Holstein, ambassadeur extraordinaire du roi de Suède à la cour de France; le 31 du même mois, la baronne de Staël fut présentée au Roi et à la Reine, et le même jour, l'ambassadrice de Suède dîna au palais de Versailles, à une table de quatre-vingts couverts tenue par le marquis de Talaru, premier maître de l'hôtel de la Reine, et dont la princesse de Chimay, dame d'honneur de Sa Majesté, faisait les honneurs.
Quoique prisant peu M. Necker, Madame Élisabeth ne put voir sans intérêt cette jeune femme, déjà citée pour son esprit, s'unir à l'ambassadeur d'un roi ami dévoué de la maison royale de France.
Mais notre princesse recherchait de préférence toutes les émotions qui fortifient l'âme. Elle ne cessait de trouver dans un exemple de piété, de quelque part qu'il vînt, un sujet d'édification pour elle-même. L'humeur facile et gaie s'alliait toujours chez elle à un sentiment élevé du devoir envers le monde, envers ses amies, envers elle-même et envers Dieu. Sa haute raison et son cœur aimant lui dictent toujours les paroles qui, selon les circonstances, doivent être des consolations, des conseils, des encouragements. Quoi de plus amical, de plus noble, de plus touchant, de plus tendrement religieux que les épanchements de cette âme qui cherchait les âmes souffrantes pour les relever, pour leur sourire et les entraîner vers Dieu!
(p. 245) On comprend dès lors que la mort de madame de Causans, loin de relâcher les liens d'affection qui existaient entre les deux filles de cette vertueuse dame et la princesse, les avait resserrés. Aussi la correspondance ne languit-elle pas. Nous possédons neuf lettres écrites par Madame Élisabeth dans les premiers mois de 1786, avec une effusion de cœur et une supériorité d'esprit également remarquables. Le ton en est presque maternel. Il semble que la princesse éprouve le besoin de rendre aux deux sœurs la mère qu'elles ont perdue, en leur donnant les conseils que celle-ci leur eût donnés, et en leur prodiguant ces marques d'affection qui pansent les plaies du cœur, si elles ne les ferment pas. Il est impossible de ne pas être frappé du caractère de haute spiritualité qui règne dans cette correspondance. On dirait que la princesse sent le besoin de s'armer d'avance pour des épreuves qu'elle pressent vaguement, tant elle insiste sur la nécessité de mettre son bonheur sur la terre dans une conformité parfaite de la volonté humaine avec la volonté divine, dans une défiance de soi-même qui se concilie avec une confiance absolue dans la Providence. La dévotion que Madame Élisabeth recommande à ses amies n'a rien d'étroit et de mesquin, c'est la dévotion des âmes généreuses qui doutent d'elles-mêmes, sans jamais douter de la bonté infinie de Dieu. «N'allez pas vous troubler le cœur, écrit-elle le 1er mars 1786, en cherchant à découvrir ce que Dieu exige de vous..... Soumettez-vous, allez au jour le jour; dites-vous le matin tout ce que vous devez faire dans la journée et pourquoi vous devez le faire. N'anticipez pas sur le lendemain, et ne changez jamais une résolution bien prise sans des raisons très-fortes. Quelque temps de fermeté sur vous-même remettra le calme dans votre cœur; et, sur toute autre chose, chassez le scrupule, car rien ne trouble et ne jette dans la mauvaise voie comme le scrupule. Le scrupuleux (p. 246) ne peut ni parler, ni se taire, ni agir, ni rester, sans croire avoir offensé Dieu.»
Madame Élisabeth, trop sincèrement vertueuse pour être scrupuleuse, continue ainsi ce qu'elle appelle ses sermons. Ce sont les directions données par une âme à la fois clair-voyante et tendre qui connaît ses jeunes amies, qui voit les obstacles qu'elles ont à surmonter sur le chemin de la perfection, et les leur signale avec une aimable franchise.
À madame Marie de Causans, qui se destine à la vie religieuse, elle rappelle sans cesse les dangers du monde, les séductions qu'il exerce sur les esprits, qui, une fois qu'ils se sont laissé emporter dans ce tourbillon, ont de la peine (elle en a elle-même fait l'épreuve) à se plaire dans la solitude et le silence.
Au milieu de ces réflexions si solides et si vraies, le souvenir de madame de Causans revient toujours avec un charme infini: «J'ai fait mes pâques ce matin, écrit-elle le 10 avril; je me suis rappelé une certaine semaine sainte que j'ai passée avec votre mère. Que nous étions heureuses! Jamais je n'en passerai de pareilles. Elle m'assura que je persévérerois; elle en sera la cause: ses exemples, cette dernière parole, la lettre qu'elle m'a écrite, tout me donne de la confiance. Vous lui avez dit de me mettre au nombre de ses enfants: ah! j'y suis bien de cœur, car je l'aime bien tendrement.»
Je rencontre dans ces lettres des remarques qui témoignent de l'excellent jugement de Madame Élisabeth, celle-ci par exemple: «Quoique notre siècle se pique de beaucoup de sensibilité, elle est plus dans les discours que dans le cœur.» Madame Élisabeth, cette princesse de tant de bonté, blâme la sensibilité qui énerve l'âme; elle reproche même à madame Marie de Causans de trop se repaître du chagrin profond que lui a laissé la perte de sa mère: «Vous vous enfoncez trop, lui écrit-elle, dans les regrets justes que (p. 247) vous avez.» Cette tristesse, qui conduit au dégoût de toute chose, finit par devenir une tentation.
Tel est l'esprit de cette correspondance, qui remplit une grande partie de l'année 1786.
Au commencement de cette même année, deux symptômes d'un désastre champêtre effrayèrent les jardiniers de Montreuil: d'une part, lorsqu'ils remuaient profondément la terre, des milliers de maons ou mans, ces hannetons de l'avenir, se rencontraient sous leur bêche; de l'autre, ils avaient remarqué qu'une multitude de petits vers connus sous le nom de turcs avaient été, par l'extrême sécheresse de l'année, engendrés entre l'écorce et le corps des arbres, dont ils suçaient la séve. De là, grande inquiétude pour le sort des fleurs, des légumes, des fruits, et même pour le sort de cette douce verdure, le plus bel ornement de Montreuil. Le cœur gros de tristesse, ils allèrent annoncer à la propriétaire l'apparition pour le printemps de ces voraces scarabées. «Eh bien, dit-elle, puisque vous nous signalez l'approche de l'ennemi, préparons-nous à le bien recevoir. Prévenons nos voisins; prévenons notre magistrat, afin que par le tambour il exhorte les cultivateurs, les officiers de justice, les curés, à veiller et à concourir à la destruction de l'ennemi commun.» La pensée de Madame Élisabeth fut entendue: l'autorité se chargea de la propager; un appel public fut fait au zèle de tous, afin de combattre le coléoptère sous sa double forme de man et de hanneton. Un nombre prodigieux de ces insectes demeurèrent sur le champ de bataille, et le fléau redouté en fut d'autant amoindri.
Ce fut à cette époque que Louis XVI prit la résolution de visiter les côtes de la Manche. Nous ne raconterons pas ici ce voyage de Cherbourg qui fut peut-être dans la vie du monarque l'événement qui lui offrit le plus de satisfaction et de bonheur; toutefois, nous ne pouvions le passer sous (p. 248) silence, à cause des douces émotions dont il devint la source pour Madame Élisabeth. Le pays aussi, le pays tout entier s'intéressa aux détails d'une circonstance qui avait montré aux populations de la Normandie le Roi dans l'abandon de l'affabilité et de la bienveillance la plus aimable. Mais déjà un mauvais vouloir marqué se manifestait contre le trône. Aussi les heureux effets de ce voyage furent-ils presque aussitôt balancés par l'esprit de dénigrement et de méfiance qui accueillait déjà tous les actes du gouvernement. On révoquait en doute jusqu'aux faits enregistrés par l'histoire, pour accepter les rumeurs les plus absurdes quand elles étaient malveillantes. Les sceptiques, toujours friands de controverses, et préférant souvent la chimère à la réalité, prétendaient à cette époque que le comte de Vermandois, ce fils légitimé de Louis XIV et de la duchesse de La Vallière, qu'on disait être mort à Courtray d'une fièvre maligne le 18 novembre 1683, n'était autre que le personnage mystérieux connu sous le nom de Masque de fer, mort à la Bastille le 19 novembre 1703, sur les dix heures du soir, et enterré le lendemain, à quatre heures de l'après-midi, dans le cimetière de l'église Saint-Paul. On en concluait que la cérémonie funèbre qui avait eu lieu dans la cathédrale d'Arras en novembre 1683[115] n'avait été qu'une vaine parade, et que le monument qui portait l'épitaphe du comte de Vermandois n'était qu'un cercueil vide et menteur. Ces bruits impressionnaient tellement les salons et la rue que le pouvoir se crut obligé d'ordonner l'ouverture du tombeau du jeune prince. Elle se fit le 16 décembre[116], et rendit évidente l'absurdité des bruits qu'une malveillance systématique s'était plu à propager.
La Reine, qui, dans la matinée du 9 juillet, avait ressenti quelques douleurs, accoucha très-heureusement, à (p. 249) sept heures et demie du soir, d'une princesse très-bien portante, que le Roi nomma Madame Sophie.
À huit heures et demie du soir, la princesse nouveau-née reçut de plus les noms d'Hélène-Béatrix au baptême, qui lui fut administré par l'évêque de Metz, grand aumônier de France, en présence du sieur Jacob, curé de la paroisse Notre-Dame. Elle fut tenue sur les fonts par Monsieur, au nom de l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la Lombardie autrichienne, et par Madame Élisabeth de France, en présence du Roi et de la famille royale, ainsi que des ducs d'Orléans, de Bourbon, du prince de Conti et du duc de Penthièvre.
À cette date se rattache une union formée sous les auspices de la famille royale. Ce fut le 9 juillet que le Roi et les princes et princesses de sa famille signèrent le contrat de mariage de M. le comte de Chambors et de mademoiselle Gabrielle de Polignac.
La maison royale de Saint-Cyr, fondée en 1686, et dont les premières élèves nommées par le Roi avaient pris possession le 1er août de cette même année, se préparait à fêter, le 1er août 1786, la fête séculaire de sa fondation. Cette fête dura huit jours: il y eut donc place pour le devoir et pour le plaisir. Aussi rien n'y fut oublié. Cent prêtres de Saint-Lazare célébrèrent les offices; les paroisses voisines y vinrent en procession; on pria pour le Roi et pour le royaume, pour le Pape et pour l'Église, pour tous les peuples chrétiens, afin qu'ils demeurent dans la foi, et pour ceux qui ne le sont pas, afin qu'ils le deviennent; on pria pour la perpétuité de cet établissement public et national, dont un siècle d'existence avait prouvé l'importance et l'utilité[117]; on pria pour ses fondateurs, et, pour la première fois dans un lieu public, un hommage d'une respectueuse gratitude fut rendu à la mémoire de madame de (p. 250) Maintenon[118]. Festin et jeux, feux de joie, feux d'artifice, brillant et nombreux concours de monde animèrent la fête: toutes les anciennes élèves y avaient été conviées, tous les vieux amis de Saint-Cyr s'y étaient rendus. M. d'Ormesson, conseiller d'État et chef du conseil institué par le Roi pour la direction du temporel de cette maison, ainsi que tous les membres de ce conseil, étaient présents à cette cérémonie. Madame Élisabeth ne pouvait manquer de s'y trouver. Elle y arriva le premier jour et entendit la grand'messe en musique, de la composition de l'abbé Dugué, maître de musique du chapitre de Notre-Dame de Paris. L'archevêque de Paris officia, et l'abbé Lenfant, prédicateur du Roi, prononça un discours analogue à cette circonstance. Madame Élisabeth assista aussi au Te Deum, dont la musique, composée par M. Asselin, de Versailles, fut chantée avec un grand succès par les élèves de la maison. La fête se termina par un feu d'artifice. La princesse fut invitée à se rendre sur le balcon d'une fenêtre faisant face au parterre du jardin intérieur. Le sieur de Monville, architecte de la maison, avait, pour la circonstance, construit sur ce parterre un temple dédié à l'Immortalité (emblème de la maison de Saint-Cyr), orné d'un péristyle d'ordre dorique. À l'heure dite et au signal convenu, le temple s'illumina de feux chinois, toutes les lignes d'architecture se dessinèrent en jets de flamme, et le monument se couronna du chiffre du Roi et de la Reine, que dominait la devise de Louis XIV, le soleil éclairant le monde, avec ces mots: Nec pluribus impar.
Madame Élisabeth s'était ce soir-là entretenue quelques instants avec une des religieuses de Saint-Cyr qui avait été élève de la maison du temps de madame de Maintenon. En retournant à Versailles, elle se mit à parler du passé et à (p. 251) deviser avec ses dames sur les hautes pensées du grand Roi, qui, occupé avec un égal intérêt et de l'enfance qui cherche sa route et du vieux soldat qui finit la sienne, signait avec la même plume la fondation de la maison de Saint-Cyr et celle de l'hôtel des Invalides. «Ce n'est pas sans raison, disait Madame Élisabeth, que Louis XIV a placé cet institut à l'ombre de son palais et sous sa propre tutelle: l'influence de la femme est grande en France sur les mœurs; combien dès lors est importante l'éducation des jeunes filles appelées à tenir un rang dans la société! Quel air excellent on respire en ce lieu! C'est là que j'ai appris à aimer les champs et la solitude: j'y vais toujours avec plaisir, parce qu'il me semble que j'en reviens meilleure. Toutes ces jeunes têtes sont si intéressantes! j'y deviendrais volontiers la sœur de l'indigente et la mère de l'orpheline.»
On rappela aussi dans cet entretien ce mot de madame de Maintenon à ses chères filles: «Votre maison ne peut manquer tant qu'il y aura un roi en France.»
Madame de Raigecourt, de qui nous tenons ces détails, ajoutait tristement: «Le passé que nous exaltions ce soir-là, c'était un adieu que, quelques années encore, nous lui faisions.» Madame, en effet, en parlant de Louis XIV avec une fierté filiale, ne se doutait pas que bientôt la statue du grand Roi serait renversée; que le pontife qui, ce jour-là, dans la chapelle de Saint-Cyr, célébrait les saints mystères, serait proscrit; que l'orateur qui y prêchait le pardon des injures, la paix et la charité, serait massacré par le peuple; que cette maison centenaire dont on demandait à Dieu la perpétuité verrait bientôt ses portes fermées, et qu'enfin la tête auguste devant laquelle tout le monde s'inclinait à cette fête serait touchée par le bourreau.
Élisabeth rentra le soir à Versailles, et le lendemain matin dans son cher Montreuil, dont le calme lui paraissait (p. 252) toujours plus précieux après quelques heures passées au milieu de la foule. À l'exception des rares occasions qui la retenaient au château de Versailles (comme le 23 et le 25[119] août, jour de naissance et jour de fête du Roi son frère), elle vit s'écouler presque toutes les journées de ce mois paisibles et heureuses dans sa résidence favorite, et elle donna tout son temps à ses œuvres de charité, à ses études, à sa correspondance, à son petit cercle d'amies.
Cette vie simple et tranquille qu'elle avait menée dès son adolescence et qui jetait comme un reflet des mœurs cénobitiques au sein de la cour même, ce centre de l'agitation, de l'éclat et du bruit, cette vie qui cherchait la régularité et qui aspirait à l'ombre et au silence, offrait trop de contraste avec l'esprit léger, le ton bruyant et les habitudes évaporées de la cour, pour ne pas être remarquée. Nous ignorons si quelque railleur obscur osa jamais en médire, mais nous savons que les vertus de la sœur de Louis XVI, bien qu'elles craignissent la lumière et le bruit, n'avaient pu se cacher aux regards de la France catholique. Le mardi 29 août 1786, en sortant de l'audience du Roi, Louis-François de Bausset, évêque d'Alais, à la tête d'une députation des états de Languedoc, demanda à offrir ses hommages à Madame Élisabeth, et lui adressa le discours suivant:
«Madame, si la vertu descendoit du ciel sur la terre, si elle se montroit jalouse d'assurer son empire sur tous les cœurs, elle emprunteroit sans doute tous les traits qui (p. 253) pourroient lui concilier le respect et l'amour des mortels. Son nom annonceroit l'éclat de son origine et ses augustes destinées; elle se placeroit sur les degrés du trône; elle porteroit sur son front l'innocence et la candeur de son âme; la douce et tendre sensibilité seroit peinte dans ses regards; les grâces touchantes de son jeune âge prêteroient un nouveau charme à ses actions et à ses discours; ses jours purs et sereins comme son cœur s'écouleroient au sein du calme et de la paix que la vertu seule peut promettre et donner: indifférente aux honneurs et aux plaisirs qui environnent les enfants des rois, elle en connoîtroit toute la vanité, elle n'y placeroit pas son bonheur; elle en trouveroit un plus réel dans les douceurs et les consolations de l'amitié; elle épureroit au feu sacré de la religion ce que tant de qualités précieuses auroient pu conserver de profane: sa seule ambition seroit de rendre son crédit utile à l'indigence et au malheur; sa seule inquiétude, de ne pouvoir dérober le secret de sa vie à l'admiration publique; et dans le moment même où sa modestie ne lui permet pas de fixer ses regards sur sa propre image, elle ajoute sans le savoir un nouveau trait de ressemblance entre le tableau et le modèle.»
Confuse d'un tel éloge, Madame Élisabeth dit en rougissant à l'évêque qu'il la jugeait beaucoup trop favorablement. «Madame, répondit le prélat, je ne suis pas même au niveau de mon sujet.—Vous avez raison, lui dit-elle, car vous êtes bien au-dessus.»
Dans le courant de cette même année, l'abbé Binos[120] (p. 254) demandait à Madame Élisabeth la permission de lui dédier un ouvrage de sa composition ayant pour titre: Voyage par l'Italie en Égypte, au mont Liban et en Palestine. Le titre seul de ce livre indique l'intérêt que sa lecture devait offrir à la princesse. «Vous m'avez fait entrevoir la terre promise, dit-elle avec mélancolie à l'auteur quelque temps après[121]; mais serai-je de ces Israélites à qui Dieu doit donner la grâce d'y arriver?»
JANVIER 1787.—SEPTEMBRE 1789.
Montreuil annexé à Versailles. — Convocation des notables. — Mort de Vergennes. — Necker remplacé par Calonne. — Concours stérile de l'assemblée des notables. — Mécontentement; besoin d'innovations. — Lettre de Madame Élisabeth. — Idées politiques de cette princesse; son caractère; justice qui lui est rendue, même à la cour. — Ses rapports avec le Roi et la Reine. — Le fils du roi de la Cochinchine à Versailles. — Protection que le Roi lui accorde. — Calonne et Hue de Miromesnil quittent le ministère. — M. de Loménie de Brienne. — Le Dauphin est remis au duc d'Harcourt. — Mort de Madame Sophie, fille du Roi, âgée de onze mois et six jours. — Lettre de Madame Élisabeth. — Buisson, garçon servant. — Réformes. — Difficultés de la situation; lettre de Madame Élisabeth. — Le sultan de Mysore à Versailles. — Retraite de Brienne et de Lamoignon. — Necker, surintendant des finances. — Le Parlement rappelé s'unit aux pairs pour faire au Roi de respectueuses supplications. — Les princesses lui adressent un mémoire. — Indécision du Roi. — Demande d'une double représentation pour le Tiers. — Lettre des pairs du royaume. — Disette et misère. — Charité de Madame Élisabeth. — Lettre adressée par elle à madame Marie de Causans. — Maison Réveillon incendiée. — Ouverture des États généraux. — Montreuil; la basse-cour et l'étable; Jacques Bosson et Marie Magnin. — Leur mariage. — La romance du Pauvre Jacques. — Mort du premier Dauphin; cérémonies funèbres; récit officiel. — Meurtre de Flesselles, de Foulon, de Berthier. — Lettre de Madame Élisabeth à madame de Bombelles; lettre à madame de Raigecourt. — Prière.
Par un édit du Roi du mois d'août 1786, il avait été décidé que la commune de Montreuil serait réunie à la ville de Versailles le 1er janvier 1787. En effet, à dater de ce jour, les limites de Versailles furent reculées jusqu'aux extrémités de Montreuil, dont le territoire se trouva ainsi tout entier annexé à la cité de Louis XIV.
Le désordre des finances, les ferments de trouble et de discorde qui se manifestaient de toutes parts engagèrent le Roi à réunir l'assemblée des notables. La convocation en fut faite à Versailles pour le 29 janvier 1787. La maladie de M. de Vergennes[122] la fit remettre au 22 février. Le Roi, (p. 256) entouré de sa famille, fit ce jour-là l'ouverture de l'Assemblée. Il annonça, le 9 mars 1787, qu'il était dans l'intention de faire des retranchements de dépenses tant dans sa maison que dans celles de sa famille; que ceux faits dans sa propre maison seraient ceux qui coûteraient le moins à son cœur; qu'enfin il espérait faire monter les économies à une somme de quarante millions. Il ajouta qu'il prendrait les mesures les plus efficaces pour que le déficit ne se renouvelât pas dans l'avenir.
Il restait encore cent millions de déficit. M. de Calonne, qui venait de remplacer Necker aux finances, présentait plusieurs propositions par l'adoption desquelles il eût été facilement couvert; mais le clergé et la magistrature se montrèrent résolus à repousser ces propositions.
Louis XVI ne put trouver dans cette réunion des hommes de France les plus recommandables par leur position et leurs lumières l'énergique appui que devait attendre un prince jaloux d'obvier aux abus et de réparer les désastres. L'esprit d'égalité, né dans les classes intermédiaires de la haine envieuse des supériorités sociales, et qui avait emprunté, pour se faire bien venir de Louis XVI, quelque chose du sentiment religieux, gagna encore dans son esprit par cette résistance des notables aux projets de réformes. Se regardant comme le père de tous les Français, le Roi trouvait naturel qu'ils fussent égaux devant les lois comme ils l'étaient dans ses affections. Marie-Antoinette, qui n'avait pas eu à se louer de la noblesse, et dont les goûts de simplicité s'arrangeaient peu de l'étiquette, espéra peut-être un instant trouver dans cet esprit d'égalité un auxiliaire utile pour les projets de la royauté contrariés par les ordres privilégiés. Ces deux illusions ne durèrent pas longtemps. La France, possédée d'un besoin indéfinissable d'innovations, s'était prise de dégoût pour tout ce qu'elle connaissait, et se flattait de trouver dans l'inconnu une félicité (p. 257) parfaite. Arrêté dans ses projets, M. de Calonne fit circuler dans Paris et dans les principales villes du royaume un Avis au peuple, dans lequel il se prononçait violemment contre le clergé et la noblesse. Le gouvernement se fit ainsi complice de la destruction, espérant conserver par la popularité un pouvoir que les idées nouvelles brisaient dans ses mains. Le sens élevé et pénétrant de Madame Élisabeth jugeait tout autrement la position difficile de l'État.
«Cette fameuse assemblée (écrivait-elle le 15 mars 1787) est réunie; que fera-t-elle? Rien, que faire connoître au peuple la situation critique où nous sommes. Le Roi est de bonne foi dans les conseils qu'il leur demande: le seront-ils autant dans ceux qu'ils lui donneront?.... La Reine est très-pensive; quelquefois nous sommes des heures seules sans qu'elle profère un mot: elle semble me craindre. Eh! qui peut cependant prendre un intérêt plus vif que moi au bonheur de mon frère? Nos opinions diffèrent; elle est Autrichienne, et moi je suis Bourbon... Le comte d'Artois ne comprend rien à la nécessité de ces grandes réformes; il croit qu'on augmente le déficit pour avoir le droit de se plaindre et de demander les états généraux... Monsieur s'occupe beaucoup de son bureau; il est plus grave de moitié, et vous savez qu'il l'étoit déjà assez. J'ai un pressentiment que tout cela tournera à mal. Pour moi, les intrigues me fatiguent.... J'aime la paix et le repos. Mais ce n'est pas quand le Roi est malheureux que je me séparerai de lui...»
Cette lettre, qui nous laisse entrevoir les idées politiques de Madame Élisabeth, contient aussi son appréciation de l'attitude de l'assemblée des notables, et témoigne du peu de fond que faisait la princesse sur les services que cette assemblée pouvait rendre; elle nous initie en outre aux opinions des principaux membres de la famille royale, et nous montre à nu le caractère et le cœur de notre admirable princesse. Quelles qualités, quelles vertus n'avait-elle pas? (p. 258) Elle aimait son Dieu de toute son âme; elle aimait le Roi son frère avec un dévouement absolu, et dans cet amour elle faisait entrer l'amour de sa patrie; elle aimait ses sœurs, elle aimait les princes ses frères avec tendresse; elle aimait les malheureux d'une affection miséricordieuse; elle aimait ses amies d'une ardeur sainte et éclairée: sévère pour elle-même, elle était pour ses compagnes d'une tolérance parfaite, les reprenant toujours avec une douceur et une raison admirables. Un jour, la vicomtesse de Mérinville allait à l'Opéra: la jeune marquise des Moutiers, sa belle-fille, lui exprima le plus grand désir de l'accompagner. Madame de Mérinville ne le jugea pas convenable, et partit sans l'emmener. La jeune femme éprouva une vive humeur de ce refus, et s'en vengea en tenant les plus durs propos contre sa belle-mère. Cette rancune durait depuis plusieurs jours. «Mon cher démon, lui dit Madame Élisabeth, sais-tu que tu commets là un très-gros péché? Je vais ce soir à l'Opéra, et je te propose, moi, de t'emmener; car, après tout, si tu fais mal en allant au théâtre, tu fais cent fois pis en déblatérant contre ta mère.»
Ajoutons que Madame Élisabeth chérissait les enfants de ses amies comme elle eût chéri les siens, et il n'en est pas un, ne fût-il âgé que de trois ou quatre ans, qui ne se soit souvenu plus tard de Madame Élisabeth, de sa bonté et de ses caresses.
Mais quel que fût son abandon avec ses amies, jamais un mot de médisance ne trouvait place dans leur causerie. Dans cette pure atmosphère n'entrait jamais le récit des nouvelles galantes, des anecdotes hasardées dont la malignité publique amusait à cette époque la cour et la ville. Madame Élisabeth avait si bien montré tout d'abord le profond éloignement qu'elle éprouvait pour toute conversation relative à de tels sujets, que plusieurs de ses dames qui n'étaient pas mêlées aux intrigues de la cour n'apprirent (p. 259) que plus tard, et en pays étrangers, les mille et une aventures dont le bruit avait couru à Paris et à Versailles.
Rendons aussi cet hommage à Madame Élisabeth, que la renommée de sa perfection était telle à la cour, que, dès qu'elle y paraissait, toute conversation de ce genre tombait aussitôt, et le respect qu'elle inspirait venait se poser comme un sceau sur les bouches les moins timides.
Ses relations avec la Reine, bien qu'exemptes de cette intimité, que ne comportaient ni la différence des âges ni celle des positions, non plus que la dissemblance des occupations journalières, n'en étaient pas moins sur un pied de convenance parfaite et d'attachement véritable. Soumise au Roi avec une respectueuse tendresse, elle ne se permettait jamais de blâmer un acte de son gouvernement, alors même qu'il blessait sa raison ou ses sentiments. Cette retenue était peut-être encore plus mesurée et plus attentive pour tout ce qui se rapportait à la Reine, craignant non-seulement d'apporter un avis dans la région où se mouvait son autorité, mais encore de laisser échapper un geste ou une parole qui pussent être présentés comme une improbation dans la sphère de ses amusements ou de ses fantaisies. Quelques personnes du cercle habituel de la Reine qui connaissaient le mérite de Madame Élisabeth et qui redoutaient son influence sur l'esprit du Roi, n'avaient pas manqué de chercher à faire naître un sentiment jaloux dans le cœur de Marie-Antoinette; mais la réserve de notre princesse fut plus habile avec sa droiture et sa sagesse que la cour avec toutes ses intrigues; la Reine, que la politique étrangère et l'adulation intéressée de son entourage sollicitaient également à gouverner sous le nom de son mari, s'était rassurée aisément devant l'attitude de sa belle-sœur, la réserve de son caractère et la simplicité de ses goûts. Elle eut pour elle une estime confiante, qui plus tard, dans le malheur, devint une tendre amitié.
(p. 260) Éloignée des affaires par ses propres penchants aussi bien que par les principes de son éducation, Madame Élisabeth n'intervenait jamais pour le succès d'une démarche que lorsqu'elle y était portée par les penchants de son cœur et par un sentiment de justice. Le Roi et la Reine savaient que ses recommandations étaient rares, mais qu'elles étaient sérieuses; que son estime ne s'accordait pas à la légère, et que le suffrage de Madame Élisabeth était déjà une prévention favorable qui témoignait pour le solliciteur.
Les dissipations de la cour n'avaient aucun attrait pour Madame Élisabeth; obligée d'y paraître quand les priviléges de son rang, les règles de l'étiquette ou une invitation personnelle du Roi ou de la Reine l'exigeaient, elle ne le faisait qu'à regret et par obéissance, et toujours avec une grande circonspection. Les regards de la cour, les acclamations de la foule ne lui rendaient que plus chers le calme de la solitude et le cercle étroit de l'intimité.
Elle voyait avec peine et avec inquiétude que la Reine se montrait trop facilement, qu'elle allait à Paris sans aucun cérémonial, et que, dans les belles soirées d'été, elle se laissait entourer par la foule des promeneurs sur la terrasse du jardin de Versailles. Madame Élisabeth était persuadée que les succès conquis par la femme enlevaient quelque chose au prestige de la Reine, et que l'accès laissé à la familiarité deviendrait un amoindrissement du respect. Quand les rois demeuraient invisibles, l'imagination des peuples en faisait des êtres surnaturels, et leur enthousiasme éclatait le jour où ces représentants de Dieu, majestueux et inviolables, daignaient leur apparaître un moment. Il était à craindre que, si les souverains descendaient souvent vers le peuple, le peuple ne s'approchât lui-même assez près d'eux pour voir que la Reine n'était qu'une jolie femme, et ne tardât pas à conclure que le Roi n'était que le premier des fonctionnaires. N'osant pas toutefois se faire (p. 261) auprès de Marie-Antoinette l'organe d'une telle pensée, Madame Élisabeth en fit part à Madame Adélaïde, qui essaya de faire comprendre à la Reine que l'étiquette, en s'abdiquant elle-même, ouvrait la porte à la révolution.
Les observations de cette nature ne pouvaient s'appliquer à Trianon: dans cette résidence, la royauté n'était pas en présence des regards publics; c'était au contraire pour être loin de la foule et de la cour elle-même que Marie-Antoinette s'y rendait; c'est pour cela aussi que Madame Élisabeth l'y rencontrait avec plus de plaisir que dans l'éclat des grandeurs souveraines. Tout était simple à Trianon. La royale châtelaine voulait qu'on y trouvât les usages de la vie de château: elle entrait dans le salon sans que les dames quittassent leur tapisserie ou leur clavecin, sans que les hommes suspendissent une partie d'échecs ou de billard; la maîtresse de la maison l'avait réglé ainsi. L'exiguïté du logement ne permettait à aucune dame du palais de s'y établir. Madame Élisabeth seule y accompagnait d'ordinaire la Reine: une robe de percale blanche, un chapeau de paille, un fichu de gaze, telle était la parure habituelle des princesses. Sur l'invitation de la Reine, on arrivait de Versailles à l'heure du dîner. Louis XVI et ses frères y venaient souvent souper. Le plaisir qu'éprouvait la Reine à parcourir avec sa sœur Élisabeth les petites fabriques de son hameau, à pêcher dans son petit lac, à voir traire ses vaches, lui faisait prendre en dégoût la pompeuse résidence de Marly, avec sa multitude de visiteurs, ses jeux et ses fêtes magiques.
Lorsque, dans son charmant asile de Trianon, dégagé de toute représentation, il lui vint à l'idée de jouer la comédie, usage adopté dans presque tous les châteaux pendant la belle saison, elle associa sa jeune belle-sœur à ce divertissement. Ainsi, dans la Gageure imprévue, Madame Élisabeth jouait le rôle de la jeune personne, la Reine celui (p. 262) de Gotte, la comtesse Diane de Polignac celui de madame de Clairville.
Cette distraction n'était pas précisément un amusement pour Madame Élisabeth; mais, comme le travail, elle la sauvait de l'ennui. Jamais son front ouvert n'apparut chargé d'un nuage. Elle avait pour principe de faire céder en toute occasion son goût personnel aux obligations et aux égards indiqués par la convenance, et ce sacrifice ne semblait rien lui coûter.
Les cabinets de l'Europe ne pouvaient plus guère ignorer les difficultés qu'éprouvait le gouvernement de France; mais l'autorité du Roi avait conservé au delà des mers tout son prestige, et les souverains étrangers les plus éloignés de la France briguaient son alliance, et, dans leurs revers, imploraient sa protection. Un enfant de neuf à dix ans, héritier du roi de la Cochinchine, conduit par un missionnaire évêque et accompagné par deux de ses parents, arriva ainsi à Versailles vers ce temps-là, le trône et la vie de son père étant menacés par un ennemi redoutable, ancien intendant des douanes et impôts perçus dans le royaume. Au mois de mars 1787, le maréchal de Castries présenta ce jeune étranger au Roi dans le salon d'Hercule. L'enfant, selon l'étiquette de son pays, se prosterna devant le souverain, qui s'empressa de le relever avec bonté. Ses parents et quelques pages qui formaient sa suite se prosternèrent aussi le front contre terre, tandis que le prélat, compagnon de leur long voyage, restait debout à leur côté. Le jeune prince avait pour vêtement une robe de mousseline qu'enveloppait une espèce de manteau broché de soie et d'or. Il fut aussi présenté à Marie-Antoinette et à la famille royale, pour qui son âge et sa situation aussi bien que sa gentillesse le rendaient fort intéressant. Il fut admis plus d'une fois à jouer avec le premier Dauphin, moins âgé que lui de trois à quatre ans. Madame Élisabeth essaya un jour d'établir une (p. 263) petite conversation avec lui, mais il ne savait que quelques mots de français, qu'il tenait de son gouverneur ecclésiastique ou qu'il avait appris pendant la traversée.
Louis XVI fut ému des larmes d'un enfant qui avait traversé les mers pour venir chercher du secours pour son père,—réfugié sur le point le plus éloigné de ses provinces maritimes, et luttant seul avec ses derniers défenseurs contre la félonie et la rébellion. Des nouvelles envoyées de Cochinchine depuis le départ de cette mission faisaient un tableau affreux de ce malheureux pays: dans les églises, dans les pagodes s'étaient installés les mandarins rebelles; les éléphants habitaient les maisons des riches égorgés ou en fuite. Depuis treize ans jusqu'à soixante-cinq, tout le monde était armé; toute habitation prise était pillée. Il fallait se presser. Louis XVI accorda huit cents hommes, sous la conduite de M. de Clermont, militaire d'un vrai mérite; puis deux frégates, la Méduse et la Dryade, sous le commandement de M. de Kersaint, officier de marine expérimenté. L'apparition de ces huit cents Français ranima le courage de la partie saine de la nation annamite et donna l'élan à une armée de soixante mille Indiens: l'armée révolutionnaire fut culbutée, tandis que les frégates jetaient l'épouvante sur toute la côte habitée par les rebelles. La France eut ainsi la consolation et la gloire d'avoir mis fin aux calamités d'un peuple.
Le crédit de M. de Calonne, quoique soutenu par la Reine et madame de Polignac, croula bientôt. Immoral, prodigue et frivole, il s'était donné les dehors d'une honnêteté rigide. «La probité de Calonne, disait Rivarol, est composée de deux substances: friponnerie et dissipation.» Le 20 avril, il quitta le ministère, et alla dans sa terre de Lorraine méditer sur la fragilité des choses humaines aussi bien que sur l'inflexible éloquence des chiffres. Louis XVI, qui accordait facilement sa confiance, mais qui entrait en (p. 264) fureur dès qu'il croyait voir qu'elle n'était pas justifiée, lui ordonna de ne plus porter les marques de l'ordre du Saint-Esprit.
M. Hue de Miromesnil, garde des sceaux, partagea la disgrâce de M. de Calonne. Tout en l'assurant de son estime et du désir de lui offrir des témoignages de sa bienveillance, le Roi lui écrivit que son grand âge ne lui permettant pas de tenir sa place dans des circonstances si difficiles, il l'engageait à donner sa démission[123].
M. de Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, qui convoitait depuis longtemps le ministère des finances, fut nommé chef du conseil royal des finances le 1er mai 1787. M. Bouvart de Fourqueux, conseiller d'État au conseil royal du commerce, donna sa démission; M. de Villedeuil le remplaça le 12 mai. «J'ai trouvé l'anagramme de ce nom, dit Madame Élisabeth à M. Lemonnier; c'est «Dieu le veille!» M. de Brienne, pour masquer d'un titre pompeux la faiblesse de ses moyens, se fit donner par le Roi la qualification imposante de principal ministre d'État, et obtint de lui l'archevêché de Sens et l'abbaye de Corbie.
L'homme qui acceptait ainsi avec empressement les abus qui lui profitaient paraissait disposé à la suppression de ceux qui ne profitaient qu'aux autres. Pour se faire bienvenir de certaines gens qui n'apprécient guère les réformes (p. 265) que lorsqu'elles atteignent les sommités de l'édifice social, il sollicita, peu de temps après, deux édits sur lesquels il comptait pour populariser son administration: l'un, registré en parlement le 14 mars, ordonnait la démolition ou la vente des châteaux de la Muette, de Madrid, de Vincennes et de Blois, ainsi que l'aliénation de celles des maisons dont Sa Majesté était propriétaire à Paris, et qui n'étaient pas comprises dans les plans et projets définitivement arrêtés pour l'isolement du palais du Louvre; l'autre, registré en la chambre des comptes le 25 du même mois, portait suppression de diverses charges de la maison de la Reine. Le nombre des charges supprimées était de cent soixante-treize, et le total de leurs finances formait un objet de 1,206,600 livres.
Ces mesures étaient facilement prises sur le papier; elles l'étaient moins dans la pratique. Des milliers de familles se seraient trouvées réduites à la misère par l'exécution immédiate de ces réformes.
À l'époque où M. de Brienne inaugura son administration, le Dauphin ayant atteint l'âge de cinq ans et sept mois, le Roi se détermina à le remettre entre les mains des hommes. Une note du temps rapporte cet acte en ces termes: «Le duc de Harcourt, gouverneur du Dauphin, ses deux sous-gouverneurs et les autres personnes choisies par Sa Majesté pour être employées à une éducation aussi importante, se rendirent, le 1er mai 1787, vers les onze heures du matin, dans le grand cabinet du Roi. La duchesse de Polignac, gouvernante des Enfants de France, accompagnée de la comtesse de Soucy et de la marquise de Villefort, sous-gouvernantes, ainsi que du service du berceau, y amena Mgr le Dauphin; et, après qu'il eut été rendu compte au Roi de l'état de la santé du prince, duquel il avoit été, le même jour, à huit heures du matin, dressé procès-verbal par la Faculté, le Roi reçut Mgr le Dauphin (p. 266) des mains de la duchesse de Polignac, à laquelle Sa Majesté témoigna sa satisfaction des soins qu'elle avoit pris de ce prince, et le remit au duc de Harcourt, qui, après avoir conduit Mgr le Dauphin chez la Reine, l'accompagna à l'appartement qui lui avoit été réservé.»
Le vendredi 15 juin, la jeune fille du Roi (Sophie-Hélène-Béatrix), qui n'avait que onze mois et six jours, fut atteinte d'un malaise qui causa quelque inquiétude. Le Roi, qui devait chasser, ne sortit pas, non plus que les jours suivants. Madame Élisabeth oublia son cher Montreuil, retenue au château de Versailles par les soins qu'elle pouvait donner à sa pauvre petite nièce; elle ne la quitta que dans de courts intervalles. L'enfant mourut le mardi 19, à trois heures[124].
La notification de son décès fut expédiée le jour même à l'abbaye de Saint-Denis[125]. Cette perte, qui affectait vivement la famille royale, resserra encore les liens de la Reine et de Madame Élisabeth. On se promit de se voir ou de s'écrire plus souvent que jamais.—Le 22 juin, Madame Élisabeth reçut ce billet: «Madame de Polignac a été fort indisposée tout de bon hier et ce matin, et m'a donné de l'inquiétude; voilà pourquoi, mon cher cœur, vous n'avez (p. 267) pas vu de mon écriture, que vous attendiez dans votre petit Trianon. Je veux absolument faire avec vous, ma chère Élisabeth, une visite au mien. Mettons, si vous le voulez, cela au 24 juin. Est-ce arrangé? Le Roi promet d'y venir: nous pleurerons sur la mort de ma pauvre petite ange.
»Adieu, mon cher cœur, vous savez combien je vous aime, et j'ai besoin de tout votre cœur pour consoler le mien.
»Marie-Antoinette.»
»Ce 22 juin 1787.»
La princesse se rendit à cette touchante invitation, et, le 25, elle écrivait à madame de Bombelles une longue lettre où éclataient à la fois son amitié pour la Reine, sa tendresse pour les enfants de sa belle-sœur, sa prédilection pour la jeune Marie-Thérèse, appelée à devenir son élève et la compagne des derniers temps de sa vie, et je ne sais quel pressentiment confus de l'avenir qui lui faisait envier le sort de la petite Sophie, «bien heureuse, disait-elle, d'avoir échappé à tous les périls». Elle ajoutait: «Ma paresse se seroit très-bien trouvée de partager plus jeune son sort..... Je l'ai bien soignée, espérant qu'elle prieroit pour moi.» Puis venaient ces paroles sur la fille aînée du Roi, Marie-Thérèse de France: «Ma nièce a été charmante; elle a montré une sensibilité extraordinaire pour son âge et qui étoit bien naturelle.»
Le lendemain (26 juin), Madame Élisabeth accompagna Louis XVI à Rambouillet, d'où, après le déjeuner, ils allèrent courir le cerf à Batouceaux. La Reine les rejoignit dans la soirée, et ils soupèrent ensemble à Rambouillet.
Le 1er août, la Reine s'installa à Trianon et y demeura jusqu'au 25, jour de la fête du Roi. Madame Élisabeth y avait suivi la Reine. Louis XVI y venait dîner ou souper presque tous les jours. On éprouvait de plus en plus de (p. 268) part et d'autre le besoin de se voir, comme si l'on sentait qu'il faudrait bientôt se séparer.
Les améliorations financières imaginées par M. de Brienne pour soulager le trésor public n'étaient point faciles à réaliser.
Ce n'est point par des suppressions de pensions accordées à d'anciens serviteurs ou d'aumônes faites à des familles nécessiteuses que Madame Élisabeth cherchait à opérer des réformes.
Ces réformes se trouvaient faites naturellement par la simplicité de ses goûts, par le train modeste de sa maison, qui plus d'une fois eurent l'honneur d'être critiqués par les magnifiques et les prodigues de la cour.
«J'ai appris, disait-elle un jour, qu'on se moque un peu au château de la simplicité de mon entourage: eh bien, je suis fâchée de le dire, le Roi n'a peut-être pas beaucoup de gens qui aimassent mieux se faire casser la tête à son service que de briser sa porcelaine! C'est pourtant ce qui est arrivé à mon pauvre Buisson, qui portoit le dessert de mon dîner. Le pied lui a glissé sur l'escalier, et toute la porcelaine que contenoit sa barquette[126] eût été infailliblement cassée si ce brave garçon ne l'eût soutenue horizontalement en portant sa tête contre le mur. La commotion qu'il en a reçue a été si violente qu'il s'est évanoui dès que sa barquette intacte a été posée à terre.»
Madame Élisabeth avait raison: le Roi avait peu de ministres qui protégeassent ainsi la porcelaine de l'État. Mais ce qu'elle ne raconte point, c'est qu'elle avait fait porter immédiatement à l'infirmerie ce dévoué serviteur, qu'elle recommanda aux meilleurs soins et qu'elle chercha à dédommager par une récompense. Il n'en jouit pas longtemps. (p. 269) Au bout de six semaines, alors même qu'il paraissait remis des suites de cet accident, il mourut subitement, laissant une femme et six enfants dans la misère. Madame Élisabeth supplia le grand maître de donner à cette malheureuse femme la pension des veuves, bien que le nom de son mari ne fût point porté sur le contrôle des gens de la maison royale. Le prince de Condé invoqua les règlements pour légitimer son refus. Mais Madame Élisabeth peignit avec tant d'émotion la position affreuse de cette nombreuse famille mourant de froid et de faim, que le grand maître fit céder l'inflexibilité de la règle aux exigences de la charité. La femme de Buisson reçut la pension des veuves, de vingt sols par jour. Madame Élisabeth en ajouta autant sur sa cassette, et cette double petite rente suffit à l'entretien de cette pauvre famille.
Madame Élisabeth sentait chaque jour ses devoirs grandir avec les périls, car déjà elle apercevait à l'horizon plus d'un point noir qui annonçait des orages prochains. Elle cherchait un remède à tous les maux qu'elle entrevoyait. Le dérangement des finances avait forcé l'État et la cour elle-même à songer à des projets de réforme. Madame Élisabeth entre tout d'abord dans ce complot: avec sa modestie habituelle, elle fait appeler le premier écuyer du Roi: «Monsieur, lui dit-elle, des réformes, je le sais, sont indispensables. Le Roi veut, avant tous, donner l'exemple dans sa maison: je vous demande que les premiers chevaux supprimés dans son écurie soient les miens. J'ai encore un autre service à attendre de vous: le Roi est si bon, qu'il pourrait croire que la privation de mon exercice favori peut être nuisible à ma santé. Promettez-moi que vous me garderez le secret de cette affaire.»
L'écuyer prit cet engagement, et je n'ai pas besoin de dire qu'il y fut fidèle; mais Madame Élisabeth, après avoir offert avec sa générosité naturelle sa part de sacrifices pour (p. 270) alléger le poids des charges publiques, convenait plus tard avec une naïveté charmante, dans une lettre écrite le 25 juin 1787 à madame de Bombelles, qu'elle avait été bien aise que ce sacrifice n'eût point paru nécessaire: «On n'a point accepté le sacrifice que j'avois proposé de faire de mes chevaux, lui dit-elle; je ne puis te dissimuler que cela m'a fait un vrai plaisir, et j'en jouis d'autant plus que je vais demain à la chasse à Rambouillet avec la duchesse de Duras.»
L'hiver de 1788 à 1789 devait inaugurer pour la France l'ère des afflictions et des désastres. La disette et la misère, qu'un froid rigoureux rendait encore plus terribles, avaient éveillé dans tout le royaume un sentiment public de généreuse commisération: le Roi, la Reine, l'archevêque de Paris donnèrent un exemple qui fut suivi par tous les châteaux, aujourd'hui ouverts à la charité, et quelques mois plus tard voués à l'incendie. Madame Élisabeth économisa sur toutes choses dans son intérieur, afin de porter au dehors non pas de son superflu, mais de son nécessaire.
Quelquefois, pour suppléer à l'insuffisance de ses ressources, elle faisait vendre quelque boîte précieuse, une montre, un bracelet ou autres bijoux qui lui appartenaient, et auxquels ne s'attachait pour elle aucun souvenir d'amitié. Un jour qu'on lui en rapportait le prix: «Ce n'est pas seulement de l'argent, dit-elle, c'est aussi du temps gagné; car tels pauvres n'auront pas si longtemps à souffrir.» Pour avancer à ceux qui ne pouvaient attendre, elle n'hésitait pas même à faire des dettes que les privations personnelles devaient acquitter plus tard.
C'est à cette époque que madame Marie de Causans se disposait à entrer au couvent. L'idée de ce grand acte préoccupait vivement Madame Élisabeth. Dans une admirable lettre où se déployaient la prudence et la pénétration de son esprit et la droiture de son noble cœur, la princesse, (p. 271) avec sa piété éclairée, conseillait à la fille de son amie de ne pas s'engager dans la vie religieuse sans s'être bien étudiée elle-même, et de ne pas prendre pour une vocation durable et définitive un attrait passager qui pouvait n'être qu'une tentation déguisée. Les mortifications physiques n'étaient rien, l'habitude suffisait pour s'y faire; mais l'abdication de la volonté, les renoncements, tout ce qui constituait la vie religieuse, voilà à quoi il fallait être sérieusement préparé; et puis, avant de céder au penchant qui l'entraînait vers la retraite, madame Marie de Causans ne devait-elle pas considérer que sa mère mourante lui avait confié une mission envers sa jeune sœur? L'abandonnerait-elle à dix-huit ans aux dangers du monde, et la priverait-elle d'un appui, d'un guide qui lui était peut-être nécessaire? Ne servirait-elle pas plus sûrement Dieu en remplissant ce devoir, qu'en se laissant aller à la pente qui la conduisait vers le cloître? Voilà les considérations que Madame Élisabeth adjurait Marie de Causans de peser, et sur lesquelles elle l'invitait à consulter des personnes consommées dans le discernement des vocations et la conduite des âmes.
Madame Élisabeth avait bien d'autres soucis encore. Le Parlement, devenu depuis quelque temps populaire par son opposition au gouvernement, puisait dans sa disgrâce même un nouveau titre aux sympathies publiques. Notre princesse n'ignorait pas que, par un enchaînement successif de circonstances, cette grande magistrature était devenue, dès 1592, une espèce de puissance d'antagonisme au moyen de la formalité de l'enregistrement et du droit de remontrances. Admirable, au temps de la Ligue, par sa fidélité au principe de la tradition monarchique, remuant sous la régence de Marie de Médicis, rebelle pendant la Fronde, le Parlement, traité avec douceur par Henri IV, avec rudesse par Richelieu, avec hauteur par Louis XIV, (p. 272) avait reconquis avec ses droits un sentiment de prépondérance sous la régence du duc d'Orléans, obligé de recourir à cette autorité judiciaire pour faire casser le testament du grand Roi[127]. Après lui, Louis XV et Louis XVI avaient compris qu'ils n'avaient point à compter sur la docilité d'un corps délibérant armé par le Régent de prérogatives considérables. Les deux rois avaient eu le tort d'agir avec le Parlement tour à tour avec une douceur qui fut prise pour une condescendance, et avec une rigueur qui fut regardée comme une injustice. Louis XVI, qui savait résister héroïquement à la force, ne sut jamais l'employer ni avec discernement ni avec persévérance. Avec quelle admirable sagacité Madame Élisabeth jugeait, dans une de ses lettres, datée du 6 juin 1788, l'humeur irrésolue de son frère, le caractère de la Reine, ainsi que les difficultés d'une situation dont elle prévoyait les conséquences prochaines!
Le Parlement venait de refuser d'enregistrer l'édit du timbre et de l'impôt territorial, et avait été exilé. Avec son bon sens ordinaire, Madame Élisabeth discernait bien que ce refus d'enregistrement n'avait pas pour motif réel les intérêts du peuple, que cette double taxe ne lésait en rien. Elle reconnaissait aussi qu'en exilant le Parlement pour vaincre une résistance peu motivée, le Roi n'avait fait que suivre la tradition monarchique; mais elle faisait observer (p. 273) qu'il faut compter avec les situations qui comportent ou ne comportent pas telle mesure, bonne dans un temps, mauvaise dans un autre. Or il y avait péril à ébranler une des maîtresses pièces de l'ancienne monarchie dans une époque où l'esprit démocratique se levait contre toutes les autorités. Mieux eût valu ramener le Parlement que le frapper. Ce parti de la douceur et de la modération eût été d'autant plus politique qu'il n'était pas dans le caractère du Roi de soutenir une mesure de fermeté et de rigueur. La Reine le poussait aux mesures de ce genre, mais Louis XVI n'était pas capable d'y mettre la tenue nécessaire. Son âme scrupuleuse s'alarmait; il craignait d'avoir eu tort; il revenait sur ses pas, et perdait ainsi le fruit d'un coup d'autorité mal soutenu, sans recueillir le fruit de sa bonté, qu'on prenait pour de la faiblesse. «Il me semble, ajoutait avec un grand sens Madame Élisabeth, qu'il en est du gouvernement comme de l'éducation; il ne faut dire: Je le veux, que lorsqu'on est sûr d'avoir raison; mais lorsqu'on l'a dit, on ne doit jamais se relâcher de ce que l'on a prescrit.»
Madame Élisabeth, après avoir apprécié avec sagacité les dangers qui résultaient de l'inquiétude des esprits, du contraste du caractère du Roi avec celui de la Reine, du mécontentement de Paris qui se faisait sentir par l'accueil peu sympathique que la population faisait à Marie-Antoinette, concluait en prédisant que six mois ne se passeraient pas sans que le Parlement fût rappelé, et que les états généraux seraient convoqués dans des circonstances funestes pour la monarchie.
En s'acheminant vers cette situation pleine de périls, on traversait des fêtes: Madame Élisabeth assista à celles dont l'arrivée d'une ambassade indienne fut l'occasion. Nous nous attardons à dessein dans les détails d'une époque qui vit luire les derniers beaux jours de Madame Élisabeth, comme si nous hésitions à entrer dans cette phase de sa vie (p. 274) où elle va grandir, mais au prix de quelles épreuves et de quelles douleurs!
Le nabab Tippoo-Saheb, sultan Bahadour de Mysore, depuis longtemps inquiété par les Anglais, avait résolu d'expulser de l'Inde ces étrangers avides de ses richesses. Il avait envoyé des ambassadeurs pour s'assurer de la protection et des secours de la France. Embarqués à Pondichéry le 22 juillet 1787, ces ambassadeurs avaient successivement relâché à l'île de France, où ils avaient fait un séjour de trois mois, pendant lequel ils avaient célébré leur fête du Moéram; puis au cap de Bonne-Espérance, à l'île de Gorée et à Malaga. Arrivés dans la rade de Toulon le 9 juillet 1788, ils débarquèrent dans ce port le lendemain, et après un repos de dix jours, ils se mirent en route pour Paris, en passant par Marseille, Aix, Lyon et Fontainebleau, éveillant partout la plus vive curiosité, et alimentant pendant des mois les conversations et les gazettes.
Ces ambassadeurs étaient au nombre de trois: Mouhammed-Derviche-Khan, Akbar-Aly-Khan et Mouhammed-Osman-Khan. Après s'être reposés quelques jours à Paris, ils allèrent, le 9 août, coucher au château du grand Trianon, afin de se trouver le lendemain à l'audience publique du Roi.
Le dimanche 10 août, ils partirent de Trianon à onze heures du matin, entrèrent dans Versailles par la rue de la Paroisse, traversèrent la place et la rue Dauphine, la place d'Armes, et entrèrent, dit la Gazette de France, «par la grande grille dans la cour des ministres, où la garde montante et la garde descendante des régiments des gardes françaises et des gardes suisses étaient sous les armes, les tambours battant l'appel. Descendus de leurs voitures dans la cour des Princes, garnie d'un détachement de gardes de la prévôté de l'hôtel, le sieur Delaunay, commissaire général de la marine, les a conduits par l'escalier des Princes et (p. 275) la salle des Cent-Suisses, qui étoient en haie, la hallebarde à la main, dans un appartement particulier, pour y attendre le moment où le Roi serait prêt à les recevoir.
»Sa Majesté, accompagnée de Monsieur, de Mgr comte d'Artois, de S. A. R. Mgr le duc d'Angoulême, du prince de Condé, du duc de Bourbon, du duc d'Enghien et du prince de Conti, s'est rendue dans le salon d'Hercule, que l'on avoit décoré et disposé pour la cérémonie.
»Le trône étoit placé sur une estrade élevée de huit marches et adossée à la cheminée. L'on avoit construit deux tribunes dans l'embrasure des portes: le reste du salon étoit garni de gradins pour les seigneurs et les dames de la cour. La Reine avoit précédé le Roi, et s'étoit placée avec Mgr le duc de Normandie et Madame, fille du Roi, dans la tribune à gauche; celle à droite étoit occupée par Madame, madame la comtesse d'Artois et Madame Élisabeth de France. Aux deux côtés du trône étoient Monsieur et Mgr comte d'Artois; en avant, à droite et à gauche, les princes; derrière le trône les grands officiers de Sa Majesté; et, sur le repos, entre les cinq premières marches et les trois dernières de l'estrade, les ministres et secrétaires d'État.
»Le Roi, étant monté sur son trône, a donné ordre aux officiers des cérémonies d'aller chercher les ambassadeurs indiens, lesquels ont traversé, dans l'ordre suivant, la grande salle des Gardes du corps du Roi, qui étaient en haie et sous les armes, l'appartement de la Reine, la galerie et les grands appartements remplis de spectateurs, et leur cortége n'en a pas été embarrassé.
»Les ambassadeurs marchoient sur la même ligne, ayant à leur droite le sieur de Nantouillet, maître des cérémonies; à leur gauche le sieur de Watrouville, aide des cérémonies. Ils étoient précédés par le sieur Delaunay, le sieur Ruffin, secrétaire-interprète du Roi; le sieur Pivron de Morlate, (p. 276) chargé de les accompagner; le sieur Dubois, commandant du guet de Paris, et suivis par leurs domestiques.
»Arrivés à la porte du salon d'Hercule, le sieur Delaunay, chargé de leur lettre de créance, l'a remise au chef de l'ambassade, qui l'a portée sur ses mains jusqu'au pied du trône. Avant d'y parvenir, il a fait, ainsi que ses collègues, trois révérences, l'une à l'entrée du salon, l'autre au milieu, et la troisième au bas de l'estrade. Le Roi s'est découvert à cette dernière révérence. Les ambassadeurs se sont avancés ensemble vers le trône, accompagnés du sieur de Nantouillet et du sieur Ruffin. Alors Mouhammed-Derviche-Khan a remis au Roi leur lettre de créance, et tous les trois ont présenté à Sa Majesté, sur des mouchoirs, vingt et une pièces d'or, ce qui est, dans les usages de leur pays, l'hommage du plus profond respect. Sa Majesté a accepté une de ces pièces de chacun d'eux. Ensuite Mouhammed-Derviche-Khan a prononcé une harangue qui a été traduite et répétée par le sieur Ruffin. Cette harangue finie, le sieur de la Luzerne, ministre et secrétaire d'État, ayant le département de la marine, s'est approché du trône, et a reçu des mains du Roi la lettre de créance, qu'il a déposée sur une petite table couverte de drap d'or, et placée à cet effet sur l'estrade. Après quoi Sa Majesté a fait sa réponse aux ambassadeurs, qui en ont reçu l'explication par le sieur Ruffin.
»Les ambassadeurs, soutenus par les sieurs Delaunay, Pivron et Dubois, sont descendus en arrière jusqu'au dernier degré de l'estrade, où ils ont fait une révérence; après avoir fait quelques pas de la même manière, ils en ont fait une seconde. Arrivés à la porte du salon, ils se sont arrêtés, et ont fait demander au Roi la permission de jouir un instant du spectacle brillant et majestueux qu'offroit le salon d'Hercule. Après avoir satisfait leur curiosité, ils ont fait un dernier salut et ont de nouveau traversé les appartements, (p. 277) en observant le même ordre qu'ils avoient suivi en se rendant à l'audience du Roi.»
Ils passèrent de nouveau devant la foule qui remplissait la place d'Armes, et se rendirent à Paris, où des fêtes de toutes sortes leur étaient préparées. En rendant compte de la séance de l'Académie française qui eut lieu quelques jours après, Grimm raconte que «les ambassadeurs de Tippoo-Saheb ont assisté à cette séance, mais ils n'ont pas eu la patience de rester jusqu'à la fin; est-ce parce qu'ils n'entendoient pas ou parce qu'ils entendoient trop bien? C'est au sortir de cette séance qu'on leur apprit la chute du grand vizir (l'archevêque de Sens, Loménie de Brienne, que Necker venait de remplacer au ministère des finances). Ils demandèrent avec beaucoup d'empressement s'ils ne pourroient pas voir sa tête: Oh! non, répondit quelqu'un, car il n'en avoit pas. Quel est l'événement de notre histoire qui ne soit marqué par quelque calembour plus ou moins ridicule, plus ou moins plaisant?»
Au mois d'août, l'archevêque de Sens quitta le ministère, où M. Necker fut appelé pour le remplacer. Le Roi déclara qu'il fixait la tenue des états généraux au mois de mai 1789. M. de Brienne partit pour Rome, afin de recevoir des mains du Pape le chapeau de cardinal demandé au Saint-Père par Louis XVI. Dans une gravure qui parut à cette époque, la France était représentée sous la figure d'une femme dans le sein de laquelle la main d'un prêtre enfonçait un poignard, et le sang qui en jaillissait formait à ce prêtre un chapeau de cardinal. Une émeute populaire brûla, sur la place Dauphine, un mannequin décoré des insignes de l'épiscopat.
Le 14 septembre, M. de Lamoignon quitte le ministère de la justice, se retire dans sa terre, meurt subitement, et la rumeur publique prétend qu'il s'est brûlé la cervelle.
Le Roi rappelle les membres du Parlement. Il donne à (p. 278) M. Necker le titre de surintendant des finances. Le 23 septembre, par une déclaration royale, le Parlement de Paris et les autres cours du royaume sont rétablis dans leurs droits, usages et prérogatives.
Le 5 décembre, le Parlement de Paris s'assemble avec les pairs; il arrête qu'il sera fait au Roi des supplications respectueuses pour que la forme des états généraux soit semblable à celle de 1614. On sait que cette forme était le vote par ordre et non par tête, ce qui donnait la prépondérance aux deux ordres privilégiés.
Le Roi répond, le 9, qu'il n'a rien à dire à son Parlement; que la nation une fois assemblée, il se concertera avec elle pour améliorer le sort de l'État et faire le bonheur de son peuple.....
Le comte d'Artois, le prince de Condé, le duc de Bourbon, le duc d'Enghien et le prince de Conti, alarmés des dangers que courait l'État, se réunirent pour adresser en commun un mémoire au Roi. Nous croyons devoir en donner un extrait, comme un élément de la lutte engagée désormais entre le principe de la vieille monarchie et la logique libérale de la philosophie moderne.
«Une révolution se prépare dans les principes du gouvernement; elle est amenée par la fermentation des esprits. Des institutions réputées sacrées, et par lesquelles cette monarchie a prospéré pendant tant de siècles, sont converties en questions problématiques..... Le style des différentes demandes des provinces, villes et corps, annonce et prouve un système d'insubordination raisonnée et le mépris des lois de l'État..... Tout auteur s'érige en législateur..... L'éloquence ou l'art d'écrire, même dépourvus d'études, de connaissances et d'expérience, semblent des titres suffisants pour régler la constitution des empires..... Quiconque avance une proposition hardie, quiconque propose de changer les lois de l'État est sûr d'avoir des lecteurs (p. 279) et des sectateurs..... Les opinions dont s'indignent les gens de bien passeront dans quelque temps pour être régulières et légitimes..... Les droits du trône ont été mis en question; l'inégalité des fortunes sera bientôt présentée comme un objet de réforme..... Il a été observé à Votre Majesté combien il est important de conserver dans la formation des états généraux la distinction des ordres, le droit de délibérer séparément..... Sans cela, qui peut douter qu'on ne vît un grand nombre de gentilshommes attaquer la légalité des états généraux, faire des protestations, les faire enregistrer dans les parlements, les signifier même à l'assemblée des états!..... Dès lors, aux yeux d'une partie de la nation, ce qui seroit arrêté dans cette assemblée n'auroit plus la force d'un vœu national; et quelle confiance n'obtiendroient pas dans l'esprit des peuples des protestations qui tendroient à les dispenser du payement des impôts consentis dans les états!.....»
On s'étonna de ne point trouver le nom de Monsieur parmi les signataires de ce mémoire; on se demanda même pourquoi le duc d'Orléans ne s'était point réuni aux princes de son sang. Ceux qui faisaient ces questions n'étaient pas au courant des tendances politiques auxquelles cédaient les princes dont il s'agissait. Les premiers auraient dû savoir que Monsieur, sans combattre les principes anciens, souriait aux idées nouvelles; les seconds ne devaient point ignorer que le duc d'Orléans pactisait déjà avec la révolution.
Partout s'agitait la question de savoir comment serait organisée l'assemblée nationale. Louis XVI invita tous les hommes éclairés à indiquer leurs idées à ce sujet. C'était mettre le gouvernement au concours. Le Roi, par cet appel imprudent, se plaçait dans la position d'un pilote qui consulterait l'équipage sur la direction à donner au navire. Guillotin, né avec une âme ardente que surexcitait encore (p. 280) l'exaltation de l'époque, se rendit l'interprète des habitants de Paris en publiant un écrit ayant pour titre: Pétition des citoyens domiciliés à Paris, etc., et réclamant la double représentation pour le tiers état. Le Parlement, effrayé d'une opinion aussi avancée, manda Guillotin à sa barre; mais l'issue de cette affaire fut favorable à l'accusé, et le peuple le ramena chez lui en triomphe.
Dès ce moment les pairs du royaume, comprenant le crédit que prenait le troisième ordre, adressèrent au Roi la lettre suivante:
«Sire,
»Les pairs de votre royaume s'empressent de donner à Votre Majesté et à la nation des preuves de leur zèle pour la prospérité de l'État, et de leur désir de cimenter l'union entre tous les ordres, en suppliant Votre Majesté de recevoir le vœu solennel qu'ils portent aux pieds du trône, de supporter tous les impôts et charges publiques dans la juste proportion de leur fortune, sans exemption pécuniaire quelconque; ils ne doutent pas que ces sentiments ne fussent unanimement adoptés par tous les autres gentilshommes de votre royaume, s'ils se trouvoient réunis pour en déposer l'hommage aux pieds de Votre Majesté.»
Dans un conseil tenu par le Roi le 27 décembre, il fut décidé que le nombre des députés aux états généraux sera de douze cents, savoir: six cents pour représenter l'ordre du clergé et celui de la noblesse, et six cents pour représenter le tiers état. Cette décision fut particulièrement attribuée à l'influence d'un rapport éloquent de M. Necker. On a dit, on a écrit que Louis XVI, en rentrant du conseil dans son appartement, trouva dans son cabinet le portrait de Charles Stuart à la place de celui de Louis XV; que ce changement lui causa un moment une certaine émotion; (p. 281) mais que l'ayant maîtrisée presque aussitôt, il dit d'un ton résolu: «Ils ont beau faire, le tiers état aura double représentation; c'est irrévocablement décidé.»
Cette concession du Roi ne pouvait que surexciter l'émancipation des esprits; la populace des provinces se laissa entraîner à des désordres audacieux; les incendies des châteaux se multiplièrent; à Paris, une révolte d'ouvriers contre leur patron, M. Réveillon, marchand de papiers peints, inaugura, le 28 avril, les débuts de la révolution au faubourg Saint-Antoine. La manufacture de ce fabricant fut pillée par la populace. La garde de Paris, requise pour s'opposer au désordre, fut assaillie de pierres.
Les troubles qui se multipliaient sur différents points de l'empire faisaient plus vivement encore désirer la réunion des états généraux.
Le jour de leur ouverture approchait. D'heure en heure, de toutes les provinces, les députés des trois ordres arrivaient à Versailles. Le dimanche 3 mai, Louis XVI reçut les députations, ainsi que M. de Flesselles, nommé prévôt des marchands, qui prêta serment entre ses mains. Bien que l'élection des députés de Paris ne fût point terminée, la procession générale du saint Sacrement, qui devait précéder l'ouverture des états, fut annoncée pour le lendemain. «Dès le matin de ce jour, les députés, en habit de cérémonie, se rendirent dans l'église de Notre-Dame, d'où la procession devait partir pour se rendre à la paroisse Saint-Louis. À dix heures, le Roi, revêtu du manteau royal, sortit de ses appartements, entouré des princes de sa famille, tous couverts du manteau des ordres. Il monta dans sa voiture, dans laquelle se placèrent Monsieur à sa gauche, le comte d'Artois sur le devant, et aux portières le duc d'Angoulême, le duc de Berry et le duc de Bourbon. La Reine, les princesses et les princes du sang venoient ensuite, entourés de tout le cortége des rois de France (p. 282) dans les grandes cérémonies. Après une courte prière à Notre-Dame, la procession commença à se former. Les bannières des deux paroisses ouvroient la marche, celle de Notre-Dame en avant; puis venoient les Récollets, suivis du clergé des deux paroisses de Versailles. De chaque côté du clergé marchoient les gardes de la prévôté de l'hôtel. Après le clergé s'avançoient sur deux lignes parallèles les députés du tiers état, vêtus de noir, avec un petit manteau de soie, cravate de mousseline blanche, cheveux flottants et chapeau retroussé des trois côtés, sans ganses ni boutons, portant un cierge à la main, ainsi que tous ceux qui faisoient partie de la procession; ensuite marchoit la noblesse, en noir, le manteau à parements d'or, le chapeau retroussé à la Henri IV, avec plumes blanches; et enfin les députés du clergé, séparés en deux par la musique du Roi, le bas clergé en avant et les évêques près du saint Sacrement. Au milieu du clergé et en avant du dais se trouvoient les gardes du corps, les Cent-Suisses et la musique vocale du Roi.—Venoit ensuite le dais, porté par les grands officiers et les gentilshommes d'honneur des princes frères du Roi; les cordons étoient tenus, ceux de devant par les ducs d'Angoulême et de Berry, et ceux de derrière par Monsieur et le comte d'Artois. Le saint Sacrement étoit porté par l'archevêque de Paris. Le Roi marchoit immédiatement derrière, ayant à sa droite les princes du sang, les ducs et pairs et les autres seigneurs de sa cour, et à sa gauche la Reine, Madame Élisabeth, la duchesse d'Orléans et la princesse de Lamballe.
»La procession suivit la rue Dauphine, la place d'Armes, la Rampe, la rue Satory, la rue de l'Orangerie et la rue de la Paroisse Saint-Louis (de la cathédrale). Les rues qu'elle devoit traverser étoient ornées de riches tentures et des tapisseries de la couronne. Les gardes françaises et suisses formoient la haie depuis Notre-Dame jusqu'à Saint-Louis. (p. 283) Un peuple immense, accouru de tous côtés, remplissant les places et les rues de la ville, toutes les croisées garnies de spectateurs et une belle journée de printemps concoururent à la magnificence de ce spectacle.
»Les jeunes princes, que leur âge empêchoit de faire partie de la cérémonie, voulurent au moins jouir de son coup d'œil. Le Dauphin étoit à la Grande-Écurie, le duc de Normandie et Madame, fille du Roi, aux fenêtres d'une maison de la rue de la Paroisse Saint-Louis, en face du pavillon Beauregard. La princesse Louise de Condé étoit à la Petite-Écurie.
»Après la messe, célébrée par l'archevêque de Paris, et le sermon, prononcé par l'évêque de Nancy, le Roi retourna au château dans le même ordre[128].»
Le 5 se fit l'ouverture des états généraux dans la salle des Menus-Plaisirs. Cette salle, déjà inaugurée par l'assemblée des notables, avait été décorée sur les dessins de Pâris, dessinateur du cabinet du Roi. Grimm, qui assistait à cette séance du 5 mai, nous en a donné des détails intéressants. «C'est, dit-il, une grande et belle salle de cent vingt pieds de longueur sur cinquante-sept de largeur, en dedans des colonnes: ces colonnes sont cannelées, d'ordre ionique, sans piédestaux, à la manière grecque; l'entablement est enrichi d'oves, et au-dessus s'élève un plafond percé en ovale dans le milieu. Le jour principal qui vient par cet ovale étoit adouci par une espèce de tente en taffetas blanc. Dans les deux extrémités de la salle, on a ménagé deux jours pareils, qui suivent la direction de l'entablement et la courbe du plafond. Cette manière d'éclairer la salle y répandoit partout une lumière douce et parfaitement égale qui faisoit distinguer jusqu'aux moindres objets, en donnant aux yeux le moins de fatigue possible. Dans les (p. 284) bas-côtés, on avoit disposé pour les spectateurs des gradins, et à une certaine hauteur des travées ornées de balustrades. L'extrémité de la salle destinée à former l'estrade pour le Roi et pour la cour étoit surmontée d'un magnifique dais, dont les retroussis étoient attachés aux colonnes. Cette enceinte, élevée de quelques pieds en forme de demi-cercle, étoit tapissée tout entière de velours violet semé de fleurs de lis d'or. Au fond, sous un superbe baldaquin garni de longues franges d'or, étoit placé le trône. Au côté gauche du trône, un grand fauteuil pour la Reine et des tabourets pour les princesses; au côté droit, des pliants pour les princes; au pied du trône, à gauche, une chaise à bras pour le garde des sceaux; à droite, un pliant pour le grand chambellan. Au bas de l'estrade étoit adossé un banc pour les secrétaires d'État, et devant eux une grande table couverte d'un tapis de velours violet; à droite et à gauche de cette table, il y avoit des banquettes recouvertes de velours violet semé de fleurs de lis d'or. Celles de la droite étoient destinées aux quinze conseillers d'État et aux vingt maîtres des requêtes invités à la séance; celles de la gauche aux gouverneurs et lieutenants généraux des provinces. Dans la longueur de la salle, à droite, étoient d'autres banquettes pour les députés du clergé; à gauche, pour ceux de la noblesse, et dans le fond, en face du trône, pour ceux des communes. Tous les planchers de la salle étoient couverts des plus beaux tapis de la Savonnerie.
»Dès le matin, avant neuf heures, il n'y avoit plus de gradins, plus de tribunes qui ne fussent occupés. On ne croit pas se tromper beaucoup en estimant que ces places pouvoient contenir plus de deux mille spectateurs. Excepté l'entre-colonne, réservé aux ministres étrangers, tous les bancs de devant avoient été gardés pour les dames, et cette attention ne contribuoit pas peu à augmenter la pompe du spectacle par l'élégance et la richesse de leurs parures. C'est (p. 285) dans cette salle qu'entre neuf et dix heures M. le marquis de Brézé et deux maîtres des cérémonies commencèrent à placer les députations suivant l'ordre de leurs bailliages: chacun des membres fut conduit à sa place par un des officiers des cérémonies; cet arrangement employa plus de deux heures. En attendant, les conseillers d'État, les gouverneurs, les lieutenants généraux des provinces, les ministres et secrétaires d'État vinrent prendre aussi leurs places au milieu de l'enceinte du parquet. Lorsque M. Necker parut, il fut vivement applaudi; M. le duc d'Orléans le fut deux fois, et lorsqu'on le vit arriver avec les députés de Crépy en Valois, et lorsqu'il insista pour faire passer devant lui le curé de sa députation. On applaudit aussi d'une manière très-distinguée les députés du Dauphiné. Quelques mains se disposaient à rendre le même hommage à la députation de Provence; mais elles furent arrêtées par un murmure désapprobateur, dont l'application personnelle ne put échapper à la sagacité de M. le comte de Mirabeau.
»Les nobles étoient en manteau noir relevé d'un parement d'étoffe d'or, la veste analogue au parement, les bas blancs, la cravate de dentelle, et le chapeau à plumes blanches retroussé à la Henri IV; les cardinaux en chapeau rouge; les archevêques et évêques, placés sur la première banquette du clergé, en rochet, camail, soutane violette et bonnet carré; les députés du tiers état en habit noir, manteau court, cravate de mousseline, chapeau retroussé de trois côtés, sans ganses ni bouton. Les ministres d'épée avoient le même habit que les députés de la noblesse; les ministres de robe leur costume ordinaire. M. Necker étoit le seul acteur de ce grand spectacle qui fût en habit de ville ordinaire, pluie d'or, sur un fond cannelle, avec une riche broderie en paillettes.
»Le roi d'armes avec quatre hérauts revêtus de leurs cottes d'armes se tinrent debout à l'entrée de la salle pendant (p. 286) toute la cérémonie. Il y avoit un garde du corps, l'arme au bras, dans chaque tribune et dans chaque entre-colonne.
»Après que tout le monde fut placé, on alla avertir le Roi et la Reine, qui arrivèrent aussitôt, précédés et suivis des princes et princesses de leur cortége. Le Roi se plaça sur son trône, la Reine à sa gauche; les princes et princesses formèrent un demi-cercle autour de Sa Majesté; les dames de la cour occupoient en grande parure les gradins placés en amphithéâtre aux deux côtés de l'estrade. Au moment où le Roi entra, toute l'assemblée se leva, la salle retentit d'applaudissements, de battements de mains, de cris de Vive le Roi! marqués par l'effusion de cœur la plus touchante et l'attendrissement le plus respectueux. À cette bruyante explosion succéda le plus profond silence, et ce silence auguste et majestueux dura tant que le Roi se tint debout pour donner à la cour le temps de se placer. Le Roi, revêtu du grand manteau royal, couvert d'un chapeau à plumes dont la ganse étoit enrichie de diamants et dont le bouton étoit le Pitt, ne tarda pas à remplir l'attente qui, dans ce moment, tenoit tous les regards, tous les esprits en suspens et pour ainsi dire immobiles. Après avoir levé son chapeau et s'être recouvert, il lut avec beaucoup de dignité un discours également sage et paternel; ce discours fut interrompu à deux ou trois reprises par des acclamations qui sembloient involontaires, et dont une émotion tendre et respectueuse faisoit oublier l'inconvenance; l'accent avec lequel Sa Majesté en prononça les dernières phrases prouve qu'elle partageoit elle-même le sentiment dont l'expression de ses bontés venoit de remplir tous les cœurs. Il me semble que si les mânes de Louis XIV avoient été témoins de ce touchant et magnifique spectacle, cette âme si grande et si fière eût senti dans ce moment qu'il y avoit une manière d'être roi dont tout le faste, toute la (p. 287) pompe d'une cour idolâtre ne peut égaler la gloire et le bonheur.
»Sa Majesté termina son discours en annonçant que son garde des sceaux alloit expliquer plus amplement ses intentions, et qu'elle avoit ordonné au directeur général des finances d'en exposer l'état à l'assemblée. M. le garde des sceaux s'étant approché du trône et ayant pris les ordres du Roi, revint à sa place et dit à haute voix: «Le Roi permet qu'on s'asseye et qu'on se couvre.» Les trois ordres s'assirent et se couvrirent. Le nuage de plumes blanches qui parut s'élever dans ce moment sur une grande partie de la salle offrit un coup d'œil assez extraordinaire pour ne pas être oublié.
»Le discours de M. le garde des sceaux, qui malheureusement ne put être entendu que du petit nombre des auditeurs placés près de lui, rappelle avec intérêt tous les sacrifices que Sa Majesté a faits et qu'elle est encore disposée à faire pour établir la félicité générale sur la base sacrée de la liberté publique.
»Le rapport de M. le directeur général des finances a tenu près de trois heures. Il n'en a pu lire lui-même que la première partie; sentant que sa voix ne pouvoit plus se faire entendre, il a demandé au Roi la permission d'en faire achever la lecture, et c'est M. Broussonnet, secrétaire de la Société royale d'agriculture, qui s'en est acquitté avec un organe très-sonore. Je ne pense pas que jamais discours aussi long, et, par la nature même des objets qui devoient y être traités, aussi ennuyeux, du moins pour une grande partie des auditeurs, ait été cependant écouté avec une attention plus vive et plus soutenue.
»Après la lecture de ce discours, le Roi s'est levé et s'est tenu debout pendant quelques minutes; ensuite Sa Majesté est sortie, suivie et précédée de la cour, de son cortége, aux acclamations de toute l'assemblée. Les cris de (p. 288) Vive la Reine! se sont mêlés aux cris de Vive le Roi! et les applaudissements d'une foule immense ont accompagné Leurs Majestés jusqu'au château.
»Il étoit impossible d'assister à ce grand spectacle, à cette scène sublime, dont les suites vont peut-être décider à jamais du sort de la France, sans éprouver les plus vives émotions de crainte, d'espérance et de respect. Si les détails que nous nous sommes permis de rappeler avec une attention si scrupuleuse n'ont pas tous le même intérêt, on voudra bien nous le pardonner; tout frappe, tout paroît remarquable dans une circonstance où l'âme est vivement émue.»
Il avait été décidé que chaque ordre aurait une chambre spéciale pour ses séances; le tiers, au lieu de se retirer dans la sienne après les discours du Roi, du garde des sceaux et du ministre des finances (M. Necker), resta dans la salle commune. Ce fait, peu important en apparence, avait cependant sa signification: en demeurant dans le local des assemblées générales, le tiers prenait l'attitude de celui qui reçoit et admet, et cet acte pouvait être considéré comme un signe de possession et même de prééminence.
C'était là en effet le but du tiers état. La vérification des pouvoirs donnés par les provinces à leurs députés amena une vive discussion. Le clergé et la noblesse demandaient que chaque ordre vérifiât ceux de ses membres, comme les connaissant mieux. Mirabeau, affilié au tiers ordre de sa province, prétendit que la vérification devait se faire en commun. Les négociations ouvertes pour concilier les prétentions respectives n'ayant pu aboutir, malgré les sollicitations du Roi, qui, chagrin de ces délais, exhortait le clergé et la noblesse à céder, le tiers brusqua l'affaire, désigna, le 3 juin, pour son président Sylvain Bailly, membre des trois académies française, des belles-lettres et des (p. 289) sciences, et fit ensuite appeler par bailliages indistinctement les députés des trois ordres devant les commissaires nommés pour vérifier les pouvoirs.
Une nouvelle fête suspendit un jour cette opération: le 11 juin était le jour de la Fête-Dieu: fête religieuse et populaire dans laquelle, depuis 1681[129], se déployaient chaque année les magnificences de la cour, et qui empruntait cette fois un intérêt nouveau par la présence des députations qui devaient y représenter les états généraux. Selon l'usage établi, le Roi se rendit à la paroisse Notre-Dame dans un grand carrosse fait exprès pour cette fête, et attelé de deux énormes chevaux blancs qui ne servaient que dans cette occasion. Toute la famille royale prit place dans ce carrosse avec le Roi. Les pages du Roi avaient le privilége de monter derrière, sur les marches de chaque côté des portières, sur le siége, partout enfin où ils pouvaient tenir. Au départ du château, la maison militaire marchait devant et derrière la voiture. Les gardes du corps, les Cent-Suisses et les officiers de la chambre étaient placés, comme à la chapelle du palais, dans l'église, resplendissante de lumières et de fleurs. Douze membres du clergé, douze de la noblesse et vingt-quatre du tiers état, le président Bailly en tête, observèrent le même ordre qu'à la procession des états généraux qui avait eu lieu le 4 mai: le tiers en avant, la noblesse ensuite, et le clergé le plus près du saint Sacrement. Le Roi, entouré de sa famille et de toute la cour, suivit à pied la procession, qui prit la rue Dauphine (aujourd'hui rue Hoche) jusqu'au reposoir, traversa la place d'Armes, la cour du château, et s'arrêta à la chapelle du château; puis revint à l'église Notre-Dame par le même chemin, décoré des magnifiques tapisseries des Gobelins. (p. 290) À la grand'messe de la paroisse, après la procession, le clergé était placé au bas de la stalle du Roi, la noblesse en face du clergé, du côté de l'évangile, et le tiers état sur des banquettes derrière les chantres, entre le lutrin et la grille du chœur.
Ce fut la dernière cérémonie de la Fête-Dieu à laquelle assista la cour.
Le même jour, 11 juin, trois curés du Poitou donnèrent au clergé le signal d'une défection qui fut bientôt imitée par beaucoup d'autres; et le 17, les députés, ainsi vérifiés, se déclarèrent de leur autorité Assemblée nationale.
À cette époque, pendant une visite à Marly, un pair d'Angleterre se trouvait à table chez la duchesse de Polignac, qui lui fit cette question: «Avez-vous vu, milord, les états généraux? Êtes-vous entré dans les trois chambres?—Oui, madame.—Dites-moi donc ce que vous en pensez.» L'Anglais hésitait à se prononcer. «Expliquez-vous franchement, lui dit la duchesse.—Eh bien, madame, répondit-il, je pense que toute la noblesse de France réside dans la chambre du tiers état.»
Le flair britannique n'était pas en défaut. Pour tous les esprits sérieux, il devenait évident qu'avec sa double représentation et la sympathie unanime du peuple, le tiers devait exercer une influence sans égale sur les destinées du pays. Le 20 juin, Bailly, son président, se présente aux portes de l'Assemblée: une sentinelle lui en refuse l'entrée. Il insiste, et obtient la permission d'entrer seul pour y prendre quelques papiers. Il y dresse un procès-verbal du refus qui lui a été fait, et se retire. Bientôt plusieurs députés se présentent: même refus. Réunis en groupe, ils vont aux Récollets et demandent leur église pour y tenir séance; ces religieux, qui doivent leur existence aux bontés du Roi, répondent qu'ils ne peuvent disposer de leur église sans sa permission. On se transporte à l'église Saint-Louis; le curé (p. 291) fait une réponse semblable. Les députés du tiers, arrivant de minute en minute de tous les quartiers de la ville, se réunirent sur la place d'Armes.
«Faisons, dit l'un d'eux, apporter ici une table et des chaises: partout où nous serons en nombre, là sera l'Assemblée nationale.» Cette proposition parut d'abord acceptable, mais l'affluence des spectateurs la rendit impossible. Les députés se présentèrent alors au jeu de paume, dont la porte s'ouvrit devant eux. La salle était peu aérée, mais vaste; ils s'y installèrent. Ce fut là que, échauffés par la résistance, ils jurèrent de ne se séparer qu'après avoir donné une nouvelle constitution à la France. Dès que la séance fut close, le comte d'Artois fit ordonner au propriétaire de la salle[130] de ne point l'ouvrir le lendemain, ayant l'intention d'y faire lui-même une partie de paume. Le propriétaire répondit qu'il n'était plus le maître de son local, et le lendemain 21, les députés s'y assemblèrent de nouveau.
Le 22, la réunion eut lieu dans l'église Saint-Louis. Cent cinquante membres du clergé se joignirent au tiers état.
Le 23 se tint cette fameuse séance royale dans laquelle Louis XVI, par l'organe de son garde des sceaux, M. de Barentin, déclara entre autres choses que le décret du 17 juin, portant constitution de l'ordre du tiers état en assemblée nationale, était supprimé; que tous les actes émanés de cette assemblée étaient abolis comme inconstitutionnels, puisque les deux premiers ordres n'avaient pas concouru à la délibération; que les séances des états ne seraient pas publiques; que le Roi, voulant conserver la distinction des ordres, commandait aux états généraux assemblés de se séparer à l'instant, et à chaque ordre de se rendre dans la salle qui lui était destinée.
Le Roi sortit au milieu d'un morne silence. La noblesse et le clergé obéirent à ses ordres; le tiers état resta en (p. 292) séance, tandis que des ouvriers s'occupèrent à démonter et à emporter le meuble qui avait servi à l'appareil de la royauté.
Quelques troupes et quelques canons gardaient les abords de la salle des états, autour de laquelle se pressait une foule innombrable, attendant avidement le résultat de la séance. Le Roi étant rentré au château, le grand maître des cérémonies revint à l'assemblée et s'y présenta la tête couverte. Le cri de chapeau bas! se fit entendre. M. de Brézé, se découvrant, dit qu'il venait de la part de Sa Majesté ordonner aux députés de se retirer dans le local destiné à chaque ordre. «Allez dire au Roi, répondit le président Bailly, que, quand la nation est assemblée, elle n'a point d'ordres à recevoir.....» En ce moment se présente le marquis d'Agoult, officier des gardes du corps, qui appuie l'ordre apporté par M. de Brézé. On connaît la réponse hardie de Mirabeau, un peu arrangée pour l'histoire: «Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes.»
Les deux organes de l'autorité royale se retirent. M. d'Agoult va rendre compte au Roi de l'insuccès de sa mission. Peu de temps après, la troupe qui cernait la salle des états généraux reçoit l'ordre de se retirer. L'Assemblée nationale protesta alors contre le règlement présenté par ordre du Roi, et considérant la séance royale comme un lit de justice, déclara par un arrêté la personne de chaque député inviolable, et traître à la patrie tout auteur ou exécuteur d'ordres qui attenteraient à la liberté de chacun d'eux. C'est ainsi que les futurs constituants commencèrent par s'attribuer la première condition de la souveraineté, l'inviolabilité. On ne leur opposait que des paroles, ils répondaient par des actes. Le 25, ils écrivent à M. Necker pour le féliciter d'avoir pris auprès du Roi la défense des états (p. 293) généraux contre la séance du 23 juin, à laquelle il n'avait pas assisté, considérant son but comme contraire au bien public. Ce jour-là, quarante-sept membres de la noblesse se réunirent à l'Assemblée nationale; on remarquait parmi eux le duc d'Orléans. La minorité donnait pour raison à sa démarche son dévouement pour le Roi, dont les jours étaient menacés par la résistance qu'on imputait à sa personne. Cette minorité se trompait: quand Louis XVI cédait, il cédait tout à fait, et dans cette circonstance il cédait de plein cœur. Il manda le président de la noblesse, et le pria instamment de se réunir aux deux autres ordres. «Sire, répondit le duc de Luxembourg, ce ne sont pas les intérêts de la noblesse, ce sont ceux de la monarchie, ce sont ceux de votre trône que nous défendons: notre abstention frappera de nullité les actes de l'Assemblée nationale, et cette assemblée même demeurera incomplète lorsqu'un tiers de ses membres aura été livré à la fureur de la populace et au fer des assassins.—Je ne veux pas, reprit le Roi, qu'il périsse un seul homme pour ma querelle. Si ce n'est pas assez d'inviter la noblesse à se réunir aux deux ordres, je le lui ordonne; comme Roi, je le veux. Si un de ses membres se croit lié par son mandat, son serment, son honneur, à rester dans la chambre, qu'on vienne me le dire, j'irai m'asseoir à ses côtés, et je mourrai avec lui, s'il le faut.»
La noblesse se rend aux états. Les membres du clergé non encore ralliés s'y rendent également, et les trois ordres se trouvent réunis et confondus dans cette même salle où, peu de jours auparavant, ils avaient été sommés de se séparer.
À partir de ce jour, le principe de la révolution était posé, et les conséquences ne pouvaient que suivre. Le tiers, démentant le mot de Sieyès, était tout; le clergé et la noblesse n'étaient rien, et la royauté était peu de chose.
(p. 294) L'Assemblée était entrée dans la carrière de l'audace, la royauté dans celle des concessions. À mesure que l'une montait, l'autre devait descendre.
Revenons à Montreuil, où ces événements publics avaient un douloureux retentissement. Après s'être faite bourgeoise, la princesse se fit fermière. Les soins ruraux, qui n'étaient d'abord qu'une distraction, devinrent un calcul de la bienfaisance. Si la basse-cour se peupla d'oiseaux domestiques, si l'étable se remplit de vaches aux fortes mamelles, c'était pour que les enfants de Montreuil qui avaient perdu leur mère fussent assurés de ne manquer ni de lait ni d'œufs frais. Madame Élisabeth s'étonna du nombre prodigieux d'orphelins que son industrie lui amenait. Aussi se hâta-t-elle de donner à son exploitation des bases plus étendues. Elle fit venir de Suisse de nouvelles vaches, et témoigna le désir d'avoir, pour les garder et en prendre soin, un vacher de leur pays, sur la fidélité duquel elle pourrait se reposer, car elle était avare d'un lait qui appartenait aux enfants pauvres. Madame de Diesbach, femme d'un officier suisse, indiqua comme pouvant remplir parfaitement les vues de la princesse Jacques Bosson, de la petite ville de Bulle, à cinq lieues au sud de Fribourg. Ce jeune homme avait un père et une mère dont il était tendrement aimé. Madame Élisabeth, ne voulant pas les séparer, leur fit dire de venir tous les trois. Jacques fut investi du gouvernement des bêtes à cornes. Les vaches eurent un bon gîte très-proprement tenu, une nourriture convenable et choisie, et leur lait devint abondant. «Vous vous rappellerez, lui dit Madame Élisabeth dès son début, que ce lait appartient à mes petits enfants: moi-même je ne me permettrai d'y goûter que lorsque la distribution en aura été faite à tous.»
Jacques et ses parents, témoins chaque jour de la bienfaisance de leur royale maîtresse, conçurent pour elle une tendre et pieuse vénération. «Quelle bonne princesse! (p. 295) disait souvent Jacques à madame de Bombelles; la Suisse entière ne connaît rien d'aussi parfait!»
Non, mais la Suisse possédait un objet qui empêchait Jacques de jouir en paix de son élévation à la royauté de l'étable de Montreuil. Le sentiment d'exaltation avec lequel il s'exprimait sur Madame Élisabeth le ramenait, on le voit, malgré lui-même, vers son cher pays. C'est que toutes ses pensées étaient tournées vers ces coteaux de Bulle et ces rives de la Sarine où il avait laissé la plus tendre partie de son cœur. L'image de Marie, sa cousine, et que depuis plusieurs années il lui avait été permis de regarder comme sa fiancée, remplissait son âme d'un indicible regret. Toutefois le travail journalier n'en souffrait pas, au contraire; car le soin de bien faire, le désir de complaire à sa bienfaitrice étaient sa seule consolation. Sa mélancolie fut remarquée. Madame Élisabeth fit prier madame de Diesbach de s'informer si le jeune vacher qu'elle lui avait procuré était content de sa position, et s'il ne regrettait pas la Suisse. Elle apprit bientôt la cause réelle de la tristesse de ce bon serviteur: Jacques regrettait Marie et Marie regrettait Jacques. Marie craignait que l'absence et les nouvelles grandeurs de Jacques ne lui fissent perdre le souvenir de ses promesses, tandis que Jacques, de son côté, s'épouvantait de la double impossibilité de la revoir et de l'oublier. Le récit de cette idylle émut Madame Élisabeth: «J'ai donc fait deux malheureux sans le savoir? dit-elle. Je veux réparer ma faute. Il faut que Marie vienne ici; elle épousera Jacques, et elle sera la laitière de Montreuil.»
La jeune Suissesse arriva bientôt à Paris, et, conduite immédiatement à Versailles, elle fut présentée à celle qu'elle regardait déjà comme sa bienfaitrice. Les bans des deux fiancés ne tardèrent pas à être publiés en l'église de Saint-Symphorien de Montreuil et en celle de Notre-Dame de Versailles, en même temps qu'ils l'étaient en l'église de (p. 296) Saint-Pierre aux Liens, paroisse de Bulle, diocèse de Bâle. Jacques avait retrouvé toute sa gaieté: il lui semblait que Marie avait avec elle apporté à Montreuil la Suisse tout entière; le Ranz des vaches, cette musique écoutée avidement par le voyageur, plus douce encore à l'oreille de l'exilé, retentissait dans son cœur avec le murmure de la Sarine, avec la brise du Molézon.
Le mardi 26 mai 1789, quelques jours après l'ouverture des états généraux, la bénédiction nuptiale fut donnée à Jacques Bosson et à Marie Magnin dans l'église de Montreuil par le curé de la paroisse. Dans cet acte, si important pour nos héros, et dans lequel Jacques est qualifié de régisseur chez Madame Élisabeth de France, figurent comme témoins, du côté de l'époux, Charles Ducroizé, maître d'hôtel de M. le marquis de Raigecourt, et Pierre Hubert, Suisse de Madame Élisabeth de France; du côté de l'épouse, Joseph Bosson, Cent-Suisse de la garde du Roi, rue Montbauron, et Antoine-Joseph Senevey, ancien garde de la porte de Monsieur, à Paris[131]. Dès le lendemain, Jacques et Marie avaient pris possession d'un logement que leur maîtresse leur avait fait préparer dans le bâtiment attenant à la laiterie, et tous les rêves de bonheur de ces deux enfants de la Suisse étaient enfin réalisés.
Cette fraîche et poétique idylle occupa pendant quelques jours la cour et la ville. Chacun s'intéressait à cette jeune fille qui avait retrouvé son fiancé qu'elle avait cru à toujours perdu pour elle; on n'ignorait pas qu'elle se plaisait, comme le Tityre de Virgile, à faire remonter sa gratitude à une divinité tutélaire; et le nom de cette divinité qui cherchait l'ombre et fuyait le bruit était l'objet de la louange publique. Une femme distinguée de ce temps, madame la marquise de Travanet, née de Bombelles, qui avait été pendant (p. 297) quelque temps dame de Madame Élisabeth, composa à cette occasion trois couplets pleins d'une douce mélancolie qui furent bientôt dans toutes les bouches. Voici les paroles, aujourd'hui oubliées, de cette romance populaire, et dont nos grand'mères ont si souvent fredonné l'air près du berceau de leurs petits-enfants:
Pauvre Jacques, quand j'étois près de toi,
Je ne sentois pas ma misère;
Mais à présent que tu vis loin de moi,
Je manque de tout sur la terre.
Quand tu venois partager mes travaux,
Je trouvois ma tâche légère;
T'en souvient-il? Tous les jours étoient beaux:
Qui me rendra ce temps prospère?
Quand le soleil brille sur nos guérets,
Je ne puis souffrir la lumière:
Et quand je suis à l'ombre des forêts,
J'accuse la nature entière[132].
Les heureux que faisait Madame Élisabeth ne pouvaient la distraire du chagrin de cœur qui menaçait sa famille et en particulier le Roi et la Reine. Leur fils aîné était dangereusement malade au château de Meudon. Ni l'air salubre de cette résidence, où le Dauphin était établi depuis le 16 avril, ni les soins éclairés dont il était l'objet, n'avaient pu conjurer la maladie. Le jeune prince mourut dans la nuit du 4 au 5 juin. Le duc d'Harcourt, son gouverneur, vint à Versailles et entra chez le Roi à son réveil pour lui annoncer ce triste événement. Louis XVI, bien que préparé à cette fatale nouvelle, en fut inconsolable. Ce malheureux père, dans le journal sommaire de sa vie, a marqué cette date néfaste: «Jeudi 4, mort de mon fils, à une heure du matin. La messe en particulier à huit heures trois quarts. Je n'ai vu que ma maison et les princes à l'ordre.»
Le 5, le corps du Dauphin fut exposé au château de Meudon, à visage découvert, sur un lit de parade, assisté (p. 298) des Feuillants, des prêtres de la paroisse de Meudon et des Capucins du même lieu.
Dans la journée du 6, il fut placé dans un cercueil sur un lit de parade, couvert du poêle de la couronne.
Les journées du 6 et du 7 furent employées à préparer la chambre ardente, destinée à rendre à Mgr le Dauphin les honneurs funèbres.
Le 8, les princes se rendirent au château de Meudon pour jeter de l'eau bénite sur le cercueil. Monsieur y alla à dix heures, M. le comte d'Artois à onze, le duc d'Angoulême et le duc de Berry ensemble vers midi. Ces princes furent conduits successivement à la chapelle ardente par le marquis de Brézé, grand maître, le comte de Nantouillet, maître, et le sieur de Watrouville, aide des cérémonies de France, précédés du roi d'armes et des hérauts, depuis la salle des Cent-Suisses. Les princes du sang, réunis ensuite, furent reçus et conduits à la chapelle ardente par les officiers des cérémonies, précédés du roi d'armes et des hérauts depuis l'antichambre.
Les députations des trois ordres se présentèrent le même jour; celle du clergé était composée de douze archevêques ou évêques, et d'un nombre égal d'ecclésiastiques du second ordre; celle de la noblesse, de douze gentilshommes, et celle du tiers état de vingt-huit députés de cet ordre. Ces députations furent conduites séparément à la chapelle ardente par le grand maître, le maître et l'aide des cérémonies, précédés du roi d'armes de France et des hérauts.
En sortant du château de Meudon, les députés du tiers, Bailly à leur tête, se présentèrent aux portes de l'appartement du Roi. Louis XVI leur fit exprimer sa gratitude pour le témoignage d'intérêt qu'ils venaient lui offrir, et ses regrets de ne pouvoir les recevoir dans ces premiers moments de douleur. Comme ils insistaient pour obtenir audience: «Il n'y a donc pas de pères dans l'assemblée du (p. 299) tiers?» s'écria le Roi avec un serrement de cœur indicible.
Le parlement, la chambre des comptes, la cour des aides, le grand conseil, la cour des monnaies, le Châtelet, le corps de ville de Paris, allèrent aussi rendre les derniers devoirs au Dauphin dans les journées du 9 et du 10.
Dans celle du 12, le cœur de ce prince fut transporté sans cérémonie à l'abbaye royale du Val-de-Grâce; le cardinal de Montmorency, grand aumônier de France, le présenta à l'abbesse. Le duc de Chartres, accompagné du duc de Fitz-James, assista avec le duc d'Harcourt, gouverneur des Enfants de France, à cette cérémonie, à laquelle se trouvaient le marquis de Brézé, le comte de Nantouillet et le sieur de Watrouville.
Le 13, le cardinal de Montmorency fit la levée du corps de M. le Dauphin, qui fut transporté sans cérémonie à l'abbaye royale de Saint-Denis, accompagné du duc d'Harcourt et de toute la maison du prince. Il fut inhumé le même jour, en présence du prince de Condé et du duc de Laval, dans le caveau des princes de la maison royale.
L'orage qui grondait depuis quelques années sur la France éclata à Paris dans la soirée du dimanche 12 juillet 1789. L'émeute envahit la place de Grève; un conflit d'autorités municipales se forme à l'hôtel de ville. Flesselles, le prévôt des marchands, ne croit qu'à une révolte passagère, et c'est une révolution qui commence; il ne s'attend qu'à une disgrâce de la part du pouvoir, et c'est sa tête qu'on doit lui prendre de la part du peuple. Le mardi 14, le meurtre de ce premier magistrat de la cité est le signal d'une insurrection générale. La Bastille est assiégée et prise. Les haines aveugles de la populace vont chercher, au château de Viry, Foulon, à qui la retraite de Necker a remis le portefeuille de contrôleur général. On répand dans les rues des propos attribués à ce financier par des ennemis qui ont conspiré sa perte. On prétend qu'à Louis XVI, (p. 300) effrayé de la situation du trésor public, il aurait dit que la banqueroute était le véritable moyen de rétablir le crédit national; et qu'à des philanthropes qui lui parlaient de la misère du peuple et des violences auxquelles il se portait, il avait fait cette réponse: «Eh bien, si la canaille n'a pas de pain, elle mangera du foin.»—Ces propos ont, pour les chefs de l'agitation, le double mérite d'irriter contre Foulon la classe nombreuse et craintive des créanciers de l'État, aussi bien que la grande masse du peuple, éprouvé par une longue et affreuse disette. N'ignorant pas les dispositions malveillantes du public, Foulon s'est caché dans son château, où il se fait passer pour mort. Ses gens ont pris le deuil; mais l'esprit révolutionnaire de Paris a trouvé un écho dans les campagnes. Des paysans découvrent Foulon, dont le déguisement et le rôle de mort-vivant leur semblent dénoncer la culpabilité; ils se saisissent de sa personne, lui attachent à la boutonnière de son habit une poignée d'orties en forme de bouquet, et derrière le dos une botte de foin avec cet écriteau en grosses lettres: «Si la canaille n'a pas de pain, elle mangera du foin.»
C'est dans cet état qu'il est livré aux émissaires parisiens, et qu'à travers les huées et les avanies il est conduit à l'hôtel de ville. Là, d'acerbes accusations s'élèvent contre lui. La Fayette, espérant prévenir un assassinat, ordonne qu'on le conduise en prison et qu'on lui fasse son procès, ainsi qu'à ses complices. Les paroles du général sont d'abord appuyées par des applaudissements, et l'accusé se croyant sauvé applaudit lui-même. Cette imprudence lui devient fatale. Des murmures s'élèvent aussitôt, auxquels répondent les cris impatients de la populace qui remplit la place de Grève. Dès qu'il paraît sur l'escalier de l'hôtel de ville, cette exclamation s'élève de toutes parts: «Qu'on nous le livre! qu'on nous le livre! et que justice soit faite!» Les gardes peu nombreux qui l'escortent ne peuvent résister (p. 301) aux mille bras qui les pressent: la populace saisit sa proie, elle l'étreint, elle l'entraîne, s'arrête sous une lanterne, dont la corde, aussitôt descendue, enlace le cou du patient et l'enlève dans l'air au milieu des cris de triomphe d'une multitude en délire.
Dès la veille, on avait arrêté à Compiègne M. Berthier, intendant de Paris et gendre de Foulon. On l'amenait à Paris, et il était arrivé à la rue Saint-Denis: déjà reconnu dans sa voiture, dont les stores étaient baissés, il était en butte aux outrages de la populace, lorsqu'un cortége considérable semble venir à sa rencontre: ce sont les auteurs et les témoins du meurtre du contrôleur général, qui, ayant décroché son cadavre et lui ayant coupé le cou, viennent présenter à Berthier la tête de son beau-père, dégouttante de sang et la bouche remplie de foin. Cette abominable escorte l'accompagne jusqu'à la place de Grève, où sa course doit s'arrêter. Là, arraché des mains de ses gardes, il tombe percé de coups de baïonnette; son corps est aussitôt mis en pièces, et sa tête et son cœur, placés au bout des piques, vont montrer aux carrefours de la ville les jeux horribles de la révolution qui commence.
Madame Élisabeth n'était point encore informée de tous ces massacres lorsqu'elle écrivait à madame de Bombelles une touchante lettre où les préoccupations de la chose publique se nuancent de la plus tendre sollicitude pour son amie. Dans cette lettre, écrite le jour même de la prise de la Bastille, on voit percer l'incertitude qui régnait à Versailles, où l'on n'avait pas encore mesuré les conséquences de cet événement. Le Roi sortira-t-il de cette ville? Madame Élisabeth n'en sait rien. Mais elle engage vivement madame de Bombelles à ne pas venir; la santé de la jeune mère et le lait de la nourrice pourraient en souffrir. Ainsi, au milieu des débris de l'ancienne société qui s'écroule, cette excellente princesse trouve le temps de songer à ses amies. Les (p. 302) nouvelles de la veille, si menaçantes et si affreuses, n'ont pu lui arracher une larme; mais un témoignage d'intérêt et d'affection la fait pleurer. Son âme reste intrépide en face du péril, mais son cœur s'émeut devant une marque d'amitié.
Les jours se faisaient sombres pour Madame Élisabeth. D'une part, éclairée par son sens profond, elle partageait l'inquiétude générale qui s'emparait des meilleurs esprits; de l'autre, elle voyait partir ses amis les plus chers. Le marquis de Bombelles, qui était d'une société extrêmement agréable, bon musicien, causeur aimable, jouant la comédie dans la perfection, était retenu à Ratisbonne par ses fonctions de ministre du Roi. Sa femme devait l'y rejoindre, et ce double départ enlevait un grand charme au cercle habituel de Montreuil. Le dévouement de madame de Bombelles se refusait à une séparation aussi pénible pour elle-même; mais l'affection désintéressée de la princesse mit sur le second plan ses propres jouissances et fit passer avant tout la paix et le bonheur de celle qu'elle chérissait si tendrement. Le dernier jour qu'elle la posséda près d'elle, elle l'entoura de tous les témoignages de l'amitié, s'occupant des détails de son départ, des intérêts de sa famille, de la sûreté de son voyage: elle lui indiqua les étapes d'où elle devait lui donner de ses nouvelles. L'entretien se prolongea pendant la nuit. L'heure des adieux sonna enfin:
«Nous nous séparons pour un temps, dit Madame Élisabeth; il le faut. Mais nous demeurerons toujours unies par une communauté d'intentions, de pensées et de prières.» L'entretien se termina dans les larmes; et cependant, quelque sombre que parût l'avenir, on était loin de se le représenter tel qu'il pouvait être. «Cet adieu, disait quelques années plus tard madame de Bombelles à M. Ferrand, qui nous a raconté cette scène, cet adieu devait être éternel. Ce moment, si j'avais pu le prévoir, eût été le dernier de ma vie: je serais morte à ses pieds.»
(p. 303) Quelques jours après, madame de Raigecourt dut s'éloigner de nouveau. Cette séparation fut également pénible: elle devait aussi être éternelle. Madame Élisabeth s'isolait, afin que le malheur qu'elle voyait venir n'atteignît personne autour d'elle. Avant de dire adieu à sa dernière amie, elle lui remit un paquet cacheté avec son sceau, en lui disant: «Quand je ne serai plus, tu le remettras à sa destination.»
C'est aussi dans cette suprême entrevue qu'elle donna à madame de Raigecourt une prière composée par elle dans un de ces moments d'affliction qui, de jour en jour, devaient revenir plus souvent:
PRIÈRE AU SACRÉ CŒUR DE JÉSUS.
Cœur adorable de Jésus, sanctuaire de cet amour qui a porté un Dieu à se faire homme, à sacrifier sa vie pour notre salut et à faire de son corps la nourriture de nos âmes, en reconnoissance de cette charité infinie, je vous donne mon cœur et avec lui tout ce que je possède au monde, tout ce que je suis, tout ce que je ferai, tout ce que je souffrirai. Mais enfin, mon Dieu, que ce cœur, je vous en supplie, ne soit plus indigne de vous; rendez-le semblable à vous-même, entourez-le de vos épines pour en fermer l'entrée à toutes les affections déréglées; établissez-y votre croix; qu'il en sente le prix, qu'il en prenne le goût; embrasez-le de vos divines flammes. Qu'il se consume pour votre gloire, qu'il soit à vous après que vous avez voulu être tout à lui. Vous êtes sa consolation dans ses peines, le remède à ses maux, sa force et son refuge dans les tentations, son espérance pendant la vie, son asile à la mort. Je vous demande, ô cœur tout aimable, cette grâce pour mes associés. Ainsi soit-il.
ASPIRATION.
Ô divin cœur de Jésus, je vous aime, je vous adore et je vous invoque avec tous mes associés, pour tous les jours de ma vie, et particulièrement à l'heure de ma mort. Ainsi soit-il.
O vere adorator et unice amator Dei, miserere nobis. Amen[133].
La vie de Madame Élisabeth s'écoulait ainsi, toujours pure, mais déjà moins paisible et moins heureuse, au sein (p. 304) de l'intimité, du travail, de la prière et des œuvres de la charité. Sa répugnance innée pour toute ostentation lui avait fait fuir ces actions d'éclat qui font les réputations brillantes, mais qui ne vivifient pas l'âme et demeurent stériles aux yeux de Dieu, et tout ce que le ciel avait déposé de richesse dans son humble cœur devait être employé pour la gloire du ciel. Dévouée par nature et par devoir, elle avait accepté, avec un courage qui ne se démentit pas un seul jour, le soin de secourir ce qui souffrait autour d'elle, et de partager les soucis, les tourments, les périls et les défaillances d'une royauté dont elle ne cherchait pour elle ni le prestige, ni la puissance, ni la gloire. Je ne dirai pas qu'elle se priva des jouissances de la vie, mais je dois dire en vérité qu'elle les ignora. Occupée sans relâche de l'examen de son âme, elle mettait un soin constant à la rendre digne d'être offerte à son Créateur. C'était là toute son ambition; c'était là la seule grandeur qu'elle eût en haute estime. C'est ainsi que cette jeune femme simple et douce, qui aimait à se dérober aux regards, devint la femme forte que l'Esprit divin nous montre dans l'Écriture sainte.
Les suites du 14 juillet. — Banquet des gardes du corps. — Journées des 5 et 6 octobre. — Conseils de fermeté donnés inutilement par Madame Élisabeth. — Récit de madame de Tourzel sur le départ du Roi, son voyage à Paris, son arrivée à l'hôtel de ville. — Ces événements appréciés par Rivarol. — MM. de Lally-Tolendal, Mounier et Bergasse donnent leur démission de députés. — Adieu de Madame Élisabeth à Montreuil. — Installation de la famille royale aux Tuileries. — Demeure délabrée. — Appartement de Madame Élisabeth. — Le peuple se rassemble sous les fenêtres de la cour des Princes. — Le Roi et la Reine, comme s'ils étaient dans la plénitude de leur autorité, conservent les usages de l'étiquette. — Nouvelle disposition des appartements. — La sainte Geneviève des Tuileries. — L'Assemblée tient ses séances au Manège. — La Reine et Madame Élisabeth entreprennent ensemble un grand travail de tapisserie. — MM. Miomandre et Bernard. — Bonne grâce de la Reine et de Madame Élisabeth. — Timidité du Roi. — Affaire de Favras. — Son jugement inique. — Son calme devant ses juges; son héroïsme devant la mort. — Pension accordée à sa veuve. — Pensée de Madame Élisabeth à ce sujet. — Madame de Favras et son fils, vêtus de noir, se présentent au dîner public de la famille royale. — Pénibles réflexions de la Reine. — Vente des biens ecclésiastiques. — Mot de Montlosier. — Mot de l'abbé Maury. — La porte des couvents ouverte. — Anxiété; vertige. — Ambassade du genre humain; Anacharsis Cloots. — Le marquis de Biencourt. — M. de Boulainvilliers. — Vœu de Madame Élisabeth. — La marquise des Montiers; amitié que Madame Élisabeth lui témoigne; conseils qu'elle lui donne. — Lettre de la princesse à madame de Raigecourt. — Lettre de la Reine à madame de Polignac. — Correspondance de Madame Élisabeth avec ses amies. — Elle revoit Saint-Cyr pour la dernière fois. — La révolution dans l'institut de Saint-Louis. — La Fête-Dieu — Division causée par la constitution civile du clergé. — Sentiments de Grégoire; du curé de Sainte-Marguerite; de l'évêque d'Agen; des curés de Puy-Miclau et de la Cambe. — L'évêque de Poitiers. — Agitation générale en France. — Départ de Mesdames. — La populace installée dans leur demeure. — Leur arrestation à Moret, puis à Arnay-le-Duc. — Huées qui les accompagnent jusqu'à la frontière. — Sympathies qui les accueillent au delà, à Chambéry, à Turin, à Parme, à Rome. — Bonté affectueuse du Pape: lettre que lui écrivait Louis XVI. — Ce qu'on mandait de Rome à Paris. — L'abbé Edgeworth remplace près de Madame Élisabeth l'abbé Madier, parti avec Mesdames. — Récit de ce saint prêtre sur ses premières relations avec Madame Élisabeth. — Installation de l'évêque constitutionnel de Paris. — Émeutes. — Mort de Mirabeau; honneurs rendus au grand orateur. — Projet de voyage de la famille royale à Saint-Cloud. — La populace et la garde nationale y mettent obstacle. — La Fayette, dont l'autorité est méconnue, donne sa démission. — Supplié par la garde nationale, il reprend son poste. — La Reine et Madame Élisabeth jugent différemment la politique de l'Autriche. — La solitude se fait autour de Madame Élisabeth. — Domine salvam fac reginam. — Situation devenue intolérable.
Dans les jours de détresse et de misère, Élisabeth avait donné l'exemple de l'économie et de la charité; elle donna celui de la patience et du courage aux heures de l'insulte et du péril. L'orage qui grondait depuis quelques années sur (p. 306) tout le royaume se concentra sur le château de Versailles. L'explosion du 14 juillet 1789 fut un réveil pour Louis XVI; elle fut une révélation pour Madame Élisabeth. Les catastrophes publiques troublent les esprits faibles; elles éclairent les fortes intelligences. De ce jour la lumière se fit pour Madame Élisabeth: elle comprit jusqu'où les agitateurs étaient capables de mener le Roi et d'entraîner la nation. Forcée de quitter la retraite où se plaisaient la simplicité de ses goûts, sa piété et ses tranquilles affections, elle entra résolûment dans la sphère des tempêtes, jugeant d'un œil sûr les événements qui se déroulaient devant elle et les conséquences qu'il fallait en tirer. Rivée par sa tendresse et son dévouement à la destinée du Roi son frère, elle se leva près de lui comme une vedette placée en observation, regardant de haut venir l'émeute, non pas pour jeter le cri d'alarme, mais pour donner des avertissements marqués au coin de la sagesse et de la fermeté, et pour réclamer sa place au péril.
Dans la journée du jeudi 1er octobre, elle avait été informée que les gardes du corps du Roi devaient offrir, dans la salle de spectacle du château, un banquet aux officiers du régiment de Flandre qui, en vertu d'une délégation de la municipalité de Versailles, provoquée par le commandant de la garde nationale, inquiet des bruits de désordre, venait fortifier la garnison à Versailles. Elle n'avait vu d'abord dans ce projet (consacré par les habitudes militaires) qu'un acte de fraternité fait pour réchauffer en faveur du Roi le dévouement héréditaire de l'armée, et elle ne pouvait que s'en réjouir. Dans la matinée du lendemain, elle apprend quelques détails. Pendant le festin, une dame du palais, lui dit-on, est accourue chez la Reine, lui vantant la gaieté de la fête et lui demandant d'y envoyer le Dauphin, que ce spectacle divertirait. La Reine hésite; le Roi, qui venait de chasser dans le parc de Meudon, rentre en ce moment au (p. 307) château. Marie-Antoinette lui propose de l'accompagner, et tous deux sont entraînés avec l'héritier du trône dans la salle du banquet. Leur arrivée inattendue excite des transports d'allégresse. Marie-Antoinette prend son fils dans ses bras et fait le tour de la table au milieu d'un tonnerre de vivat et d'applaudissements. Après ce vif et court triomphe, la famille royale se retire; mais cette mère auguste et charmante, ce Roi déjà discuté chaque jour, ce petit prince paré de toutes les grâces de l'enfance, laissent derrière eux un intérêt et un enthousiasme qui se traduisent par des chants et des libations; l'orchestre exécute quelques morceaux de musique qui, comme la Marche des Houlans (d'Iphigénie) et l'air de Ô Richard, ô mon roi, l'univers t'abandonne! échauffent jusqu'au délire l'imagination des convives. Le pressentiment des périls dont la famille royale est menacée surexcite les âmes, et dans ces cris mille fois répétés de Vive le Roi! dans ce serment de mourir pour lui, ceux qui ne veulent plus qu'on meure pour le Roi, parce que déjà dans leur cœur la royauté est condamnée à mourir, pourront voir une menace ou un défi. Il importe de ne pas l'oublier: c'était la municipalité de Versailles qui avait provoqué la venue du régiment de Flandre, et le motif qui l'avait décidée était la conviction que la ville où résidait le Roi et où siégeait l'Assemblée nationale était menacée d'un coup de main par les perturbateurs de Paris.
Madame Élisabeth se rend chez la Reine pour la féliciter, et pourtant elle n'est point certaine de l'heureux effet de la scène qu'on vient de lui raconter; et comme quelques courtisans exaltaient devant Sa Majesté les vivat reçus par elle dans cette fête, vivat si bruyants, disaient-ils, qu'ils avaient dû être entendus de Paris: «Pourvu, dit à son retour Madame Élisabeth à madame de Cimery, que la populace de Paris n'y réponde point par des injures.» Cette crainte (p. 308) était une prédiction. Les folliculaires avaient déjà transformé cette réunion de militaires restés fidèles en une orgie où l'on avait insulté l'Assemblée nationale et foulé aux pieds la cocarde tricolore. Ce double outrage, qui était imputé à la Reine, prépara l'attentat des 5 et 6 octobre.
Je passe sous silence les actes de violence et de cruauté, si souvent décrits, qui ensanglantèrent ces deux journées. Madame Élisabeth était à sa maison de Montreuil lorsque le peuple de Paris vint envahir Versailles. De la terrasse de son jardin, dès qu'elle aperçoit les premières troupes s'avançant dans l'avenue de Paris, elle pense qu'une répression vigoureuse et immédiate peut épargner bien des malheurs. Il lui semble évident que quelques coups de canon, en repoussant l'avant-garde de l'anarchie, iraient jeter la confusion dans les bataillons qui suivent, et, en imposant à la partie hostile de l'Assemblée d'utiles réflexions, relèveraient le moral de tous les amis de l'ordre effrayés de la pusillanimité du gouvernement. Madame Élisabeth accourt au palais; elle développe son idée avec cette fermeté de raison et cette éloquence du cœur que Dieu lui avait départie. Elle est convaincue, d'une part, qu'on peut par une leçon sérieuse et motivée comprimer les démonstrations de la populace, et, de l'autre, qu'on peut justifier le départ de la famille royale pour une ville plus éloignée de Paris que Versailles, en alléguant la tyrannie que les factions prétendent exercer sur le Roi, et l'attitude équivoque de l'Assemblée nationale, maîtrisée elle-même par l'anarchie.
Les paroles d'Élisabeth sont un instant écoutées, et c'est sans doute à l'effet qu'elles produisent sur l'esprit du Roi qu'il faut attribuer l'acquiescement momentané qu'il donna dans le conseil à l'avis de M. de Saint-Priest, ministre de l'intérieur, avis complétement conforme à celui de Madame Élisabeth; mais ces résolutions de fermeté ne tinrent pas devant l'observation faite par M. Necker, que si l'on tirait (p. 309) l'épée contre l'insurrection, on donnait le signal de la guerre civile; et l'on s'arrêta au parti de traiter de puissance à puissance avec l'émeute.
Vaincue dans sa tentative, Madame Élisabeth se retire chez la Reine et ne la quitte qu'à deux heures du matin, sur l'affirmation que vient apporter M. de la Fayette que tout est tranquille par la ville et qu'il répond de la sûreté du château. Louis XVI, inquiet dès l'aurore de ne point voir sa sœur, la fait chercher dans le palais, où le danger a dû l'appeler. Elle se rend chez le Roi, apprend bientôt combien étaient vaines les assurances données par le chef de la milice nationale; elle demeure présente à la lutte et au péril; elle encourage les gardes du corps par la fermeté de son attitude, et en arrache quelques-uns, par sa présence d'esprit, à la rage des factieux. Elle a des paroles qui apaisent les ardeurs de la haine et qui modèrent les emportements du courage; mais l'affliction que lui fait éprouver l'effusion du sang n'ôte rien à la clairvoyance de son esprit et à la fermeté de son caractère.
Inspirée par des chefs qui ne perdaient pas de vue le but de leur entreprise, la populace demandait à grands cris que Louis XVI vînt fixer sa résidence à Paris, et M. de la Fayette envoyait avis sur avis pour l'y déterminer. Madame Élisabeth émettait une opinion contraire: «Ce n'est point à Paris, Sire, qu'il faut aller; des bataillons encore dévoués, des gardes fidèles vont protéger votre retraite; mais, je vous en supplie, mon frère, n'allez pas à Paris.»
Le Roi, tiraillé entre des avis contraires, hésita longtemps; le moment de la résistance fut bientôt passé. La veille, on avait fait partir huit cents gardes du corps pour Rambouillet. Le régiment de Flandre, indigné de s'être vu enlever ses canons et d'avoir été pendant la nuit enfermé dans les écuries, n'avait plus la même ardeur ni la même résolution; une grande partie de cette troupe avait même (p. 310) fait défection. Louis XVI déféra au vœu de la multitude, et malgré sa répugnance à s'établir dans la ville des émeutes, il donna sa parole de partir. «Cette promesse, raconte un des principaux témoins de ces tristes scènes[134], cette promesse lui attira les acclamations populaires, et bientôt les coups de canon et les feux roulants de la mousqueterie y répondirent. Le Roi parut une seconde fois sur le balcon pour confirmer sa promesse, et l'ivresse de cette multitude fut à son comble. On s'empara des gardes du corps qu'on avait arrachés à la mort, et on leur fit prendre des bonnets de grenadier. Ces braves gens consentirent à se mêler à eux pour servir d'escorte à la malheureuse famille royale, et j'en remarquai plusieurs suivant à pied la voiture du Roi, plus touchés des malheurs de ce prince que de leur triste situation.
»Les poissardes étoient toujours en grand nombre dans les cours du château, chantant, dansant, et faisant éclater les transports de la joie la plus bruyante et la plus indécente. La cour de marbre, sur laquelle donnoient les fenêtres de l'appartement du Roi, étoit remplie de ces femmes, qui, enivrées de leurs succès, demandèrent à voir la Reine. Cette princesse parut sur le balcon, tenant par la main M. le Dauphin et Madame. Toute cette multitude la regardant avec fureur s'écria: «Faites retirer les enfants!» La Reine les fit rentrer et se montra seule. Cet air de grandeur et de courage héroïque à la vue d'un danger qui faisoit tressaillir tout le monde, imposa tellement à cette multitude qu'elle abandonna à l'instant ses sinistres projets, et que, pénétrée d'admiration, elle s'écria unanimement: Vive la Reine! On remarqua, comme chose singulière, que toutes ces poissardes avoient le teint blanc, de belles dents, et portaient un linge plus fin qu'elles n'ont coutume d'en porter, ce qui prouvoit évidemment qu'il y (p. 311) avoit parmi elles beaucoup de personnes payées pour jouer un rôle dans cette horrible journée.
»Le Roi (c'est toujours madame de Tourzel qui parle) monta en voiture à une heure et demie..... Il étoit dans le fond de la voiture avec la Reine et Madame, sa fille. J'étois sur le devant, tenant sur mes genoux M. le Dauphin, et Madame étoit à côté de ce prince. Monsieur et Madame Élisabeth étoient aux portières. M. de la Fayette, commandant la garde nationale de Paris, et M. d'Estaing celle de Versailles....., étoient tous deux à cheval aux portières de la voiture.....
»Un grand nombre d'habitants de la ville de Versailles, travaillés par les meneurs de la révolution, en avoient adopté les principes, et quoiqu'ils eussent tout à perdre à l'établissement du Roi à Paris, ils éprouvèrent la plus grande joie de son départ. La populace s'assembla dans l'avenue; une partie suivit la voiture du Roi.....
»Mirabeau, qui s'étoit opposé à la motion d'envoyer des députés auprès du Roi dans le moment du danger, fit décréter que cent députés accompagneroient ce prince à Paris, et eut l'audace de sortir du milieu d'eux pour le regarder fixement quand il passa devant l'Assemblée nationale.
»Le cortége de ce malheureux prince étoit digne de cette effroyable journée. On vit défiler d'abord le gros des troupes parisiennes, dont chaque soldat portoit un pain au bout de sa baïonnette. Elles étoient accompagnées d'une populace effrénée portant sur des piques les têtes des malheureux gardes du corps qu'elle avoit massacrés, suivie de charrettes remplies de sacs de farine et de poissardes décorées de guirlandes de feuillage, tenant chacune un pain à la main. Toute cette multitude ne cessait de répéter ce cri de Vive la nation! prélude de toutes les horreurs qui se sont commises pendant la révolution. Les gardes nationales, (p. 312) parmi lesquelles s'étoient mêlés les fidèles gardes du corps, entouroient la voiture du Roi, qui alloit au pas.
»Le Roi et la Reine parloient avec leur bonté ordinaire à ceux qui entouroient leur voiture, et leur représentoient combien on les égaroit sur leurs véritables sentiments. «Le Roi, leur disoit cette princesse, n'a jamais voulu que le bonheur de son peuple. On vous a dit bien du mal de nous; ce sont ceux qui veulent vous nuire.....»
»On jeta à Sèvres, dans la voiture du Roi, un petit paquet qui tomba sur mes genoux. «Mettez-le dans votre poche, me dit le Roi, nous l'ouvrirons en arrivant.» Il tomba dans la voiture: je n'ai jamais su ce qu'il contenoit.....
»Le régiment de Flandre formoit une haie sur le chemin d'Auteuil à Paris. Il partageoit alors les sentiments de la populace, et tous les soldats crioient avec elle: Vive la nation! À bas les calotins! refrain continuel de cette multitude qui remplissoit les chemins; tous ces gens-là, à moitié ivres, tiroient continuellement des coups de fusil, et ce fut un grand bonheur qu'il n'en soit résulté aucun accident.
»M. le duc d'Orléans étoit sur le chemin de Passy, et ses enfants avec madame de Genlis sur le balcon de la maison qu'il y avoit louée. Elle les y avoit placés pour jouir à son aise du spectacle de l'abaissement de la famille royale, qui ne put s'empêcher d'en faire la remarque. La Reine en parla tristement à madame la duchesse d'Orléans, qui soupira sans pouvoir rien répondre. Cette excellente princesse étoit bien loin de partager les sentiments du duc son époux. Elle s'aveugloit encore sur son compte, et fut complétement malheureuse quand, l'illusion cessant, elle ne put s'empêcher d'apercevoir la part active qu'il prenoit à la révolution.
»En arrivant à la grille de Chaillot, on aperçut M. Bailly, (p. 313) maire de Paris, qui venoit présenter au Roi les clefs de cette ville et haranguer Sa Majesté et sa famille.....
»Le Roi comptait arriver le soir aux Tuileries, lorsque M. Bailly le supplia de vouloir bien descendre à l'hôtel de ville, où toute la commune étoit rassemblée, et de l'honorer de sa présence. Le Roi s'y refusa, disant que sa famille et lui avoient trop grand besoin de repos pour prolonger les fatigues d'une telle journée; il insista, et M. de la Fayette l'en pressa tellement à plusieurs reprises, que le Roi, malgré sa répugnance, fut obligé de s'y laisser conduire.
»Pendant le chemin, M. de la Fayette s'approcha plusieurs fois de la portière de la voiture, assurant Sa Majesté qu'elle seroit contente de la manière dont elle seroit reçue dans sa capitale. Les rues étoient illuminées, et les cris continuels de Vive le Roi! accompagnèrent le prince depuis son entrée dans la rue Saint-Honoré jusqu'à l'hôtel de ville. Ces cris étoient plus bruyants que touchants, et avoient quelque chose de violent et de pénible à entendre.
»Arrivé à la place de Grève, la foule étoit si considérable, que le Roi, pour éviter quelque malheur, descendit de la voiture, ainsi que la famille royale, et on eut beaucoup de peine à écarter la foule pour lui faire un passage jusqu'à l'hôtel de ville. M. Bailly fit au Roi un nouveau discours, auquel il répondit..... J'étois si occupée de M. le Dauphin, excédé de fatigue et endormi entre mes bras, que je n'entendis ni l'un ni l'autre. M. le duc de Liancourt, qui accompagnoit le Roi, le pria de renouveler sa promesse de se déclarer inséparable de l'Assemblée nationale; ce malheureux prince, qui étoit dans la triste position de ne pouvoir rien refuser, acquiesça à cette demande, et les cris répétés de Vive le Roi! terminèrent enfin cette séance.»
Ce simple récit, tout exact et touchant qu'il soit, ne (p. 314) suffit pas cependant pour faire apprécier toute l'horreur de ces événements. «Ô nuit d'octobre, s'écriait Rivarol, nuit affreuse, à laquelle il est plus aisé de donner des larmes qu'un véritable nom! où M. de la Fayette ignore ce qu'il sait, traite de ouï-dire ce qu'il entend et de vision ce qu'il voit; où il trompe le Roi, une partie de l'Assemblée et tout le château, laisse les postes dégarnis, et, pour se donner un air d'innocence, va consacrer au sommeil cette nuit qui fut la dernière pour la monarchie.»
Atterré des excès dont il est témoin, M. de Lally-Tolendal voulut dès ce jour-là, comme Mounier et Bergasse, renoncer à siéger dans l'Assemblée nationale. «Ni cette ville coupable, écrit-il sous l'impression du 6 octobre, ni cette Assemblée encore plus coupable, ne méritent que je les justifie..... Mes fonctions me sont devenues impossibles; il est au-dessus de mes forces de supporter plus longtemps l'horreur qu'elles me causent. Ce sang, ces têtes, cette Reine presque égorgée, ce Roi emmené esclave en triomphe à Paris, au milieu des assassins, et précédé des têtes de ses malheureux gardes du corps; ces perfides janissaires, ces femmes cannibales, ces cris de Tous les évêques à la lanterne! dans le moment où le Roi est entré dans la capitale avec deux archevêques de son conseil dans sa voiture de suite; un coup de fusil que j'ai vu tirer dans une des voitures de la Reine; M. Bailly appelant cela un beau jour; l'Assemblée ayant déclaré froidement le matin qu'il n'étoit pas de sa dignité d'aller tout entière environner le Roi; M. le comte de Mirabeau disant impunément dans cette Assemblée nationale que le vaisseau de l'État, loin d'être arrêté dans sa marche, s'élançoit avec plus de rapidité que jamais vers la régénération; M. Barnave riant avec lui quand des flots de sang couloient autour de nous; le vertueux Mounier échappant par miracle à dix-neuf assassins qui vouloient faire de sa tête un trophée de plus: voilà ce (p. 315) qui m'a fait jurer de ne plus mettre les pieds dans cette caverne d'anthropophages, où je n'avois plus la force d'élever ma voix, où, depuis six semaines, je l'avois élevée en vain[135].» Ces fortes paroles, malgré l'emphase ordinaire de celui qui les a écrites, n'exagèrent point la vérité; elles ne font que l'exprimer. Le Roi aurait pu résister à Versailles: la révolution était allée l'y chercher pour l'amener dans la capitale, ce champ de bataille où elle savait qu'elle était irrésistible.
En venant à Paris avec sa famille, Madame Élisabeth avait le pressentiment qu'elle ne retournerait pas à Versailles. Comme le carrosse royal touchait la grille de l'avenue de Paris, elle s'était penchée pour voir la tête des arbres de son petit domaine. Témoin de ce mouvement, Louis XVI lui avait dit: «Ma sœur, vous saluez Montreuil?—Sire, avait-elle répondu doucement, je lui dis adieu.» Pendant ce pénible trajet, qui avait duré sept heures, et dont nous sommes heureux d'avoir pu donner à nos lecteurs une narration exacte et inédite, la contenance assurée de Madame Élisabeth, au milieu de cette escorte avinée et hurlante, ne s'était pas démentie un instant. Occupée plus particulièrement de son neveu et de sa nièce, elle avait caché sous un air calme et presque indifférent la profonde émotion que lui causaient l'humiliation du trône et le trouble de ces deux enfants, plus surpris encore qu'effrayés du spectacle qui se déroulait sous leurs yeux.
Il était environ dix heures et demie du soir quand Louis XVI et sa famille arrivèrent aux Tuileries: ce palais, inhabité presque sans interruption depuis 1655, leur parut plus sombre par le contraste que faisait sa façade noire avec les illuminations des rues qu'ils venaient de traverser. Ils y retrouvèrent leurs fidèles serviteurs, qu'une si longue (p. 316) attente avait jetés dans une vive anxiété, et qui n'avaient pu se procurer ce qui était nécessaire pour disposer convenablement les appartements. Madame de Tourzel (c'est elle qui nous a raconté ces détails) fut installée avec le Dauphin dans un appartement ouvert de tous côtés et dont les portes pouvaient à peine se fermer. Elle s'y barricada avec le peu de meubles qu'elle y trouva, s'assit auprès du lit du royal enfant, et passa la nuit dans les plus sombres réflexions.
Madame Élisabeth, on le comprend, n'était pas mieux logée que l'héritier du trône: l'aspect de son appartement, situé au rez-de-chaussée et donnant sur la cour, empruntait à cette double circonstance un caractère de tristesse aggravé par son aspect intérieur: ses voussures sculptées avec art, mais endommagées par les doigts humides du temps; ses tapisseries riches, mais flétries et délabrées; la vétusté de l'ameublement, qui datait de Louis XIV et qui n'en révélait l'époque que par les lignes et nullement par les couleurs; cet ensemble de choses brillantes et moisies imposait tout à la fois le souvenir de la grandeur de la royauté et le sentiment profond de sa décadence.
La situation de cet appartement rapprochait ceux qui l'habitaient du regard des curieux: aussi ce fut sous ses fenêtres que, dans la matinée du 7 octobre, les cris de la foule vinrent solliciter par des vivat la présence des augustes hôtes conquis la veille. Les cris de la Reine! la Reine! dominèrent un moment tous les autres. Marie-Antoinette parut bientôt à la fenêtre; mais comme son chapeau lui couvrait une partie du visage, on la pria de le lever, parce qu'on ne la voyait pas, ce qu'elle fit. Toutes les personnes de la famille royale, portant la cocarde nationale, espèce de sceau dont la révolution marquait ses captifs, s'y montrèrent au peuple à plusieurs reprises.
Les cours supérieures, qui étaient dans l'usage de complimenter (p. 317) le Roi dans les différentes occasions, se trouvaient presque toutes en vacance à cette époque; elles ne purent donc remplir ce devoir qu'à des jours différents. Le Parlement fut admis à l'audience royale le vendredi 9 octobre. Le Roi, suivant l'immuable étiquette, le reçut assis dans son fauteuil, placé dans la chambre du lit. Cependant une infraction fut faite aux usages établis: les gardes nationales prirent les armes dans leur salle. Le Parlement n'avait pas droit à cet honneur; mais l'officier supérieur de service sachant que la commune de Paris, qui devait ensuite avoir audience, exigerait certainement qu'on le lui rendît, en parla aux officiers des cérémonies, qui, sans rien décider, répondirent qu'ils ne pensaient pas qu'il y eût d'inconvénient à faire pour le Parlement ce qu'on devait faire pour la ville. La garde nationale rendit donc les honneurs militaires quand le Parlement passa devant elle. Les Cent-Suisses suivirent l'ancienne coutume et ne prirent pas les armes.
Le Roi et la Reine reçurent ensuite les représentants de la commune de Paris, et dans les jours qui suivirent, ils donnèrent successivement audience aux représentants des districts, à la cour des aides, à l'université, au grand conseil, à la chambre des comptes, à la cour des monnaies, au conseil d'État, à la juridiction consulaire et aux six corps des marchands, et enfin, pour couronner ces cérémonies, à l'Assemblée nationale elle-même.
On le voit, la royauté, qui venait de perdre son pouvoir, cherchait à conserver encore quelques lambeaux de son prestige et à sauver dans son naufrage les épaves de son ancienne étiquette pour en voiler la défaillance de son autorité. Les serviteurs mêmes de la couronne demeuraient dans le passé, parlaient de l'Œil-de-bœuf comme sous Louis XIV, et ne paraissaient pas comprendre que la révolution avait fait marcher l'aiguille sur l'horloge du temps. (p. 318) Le Roi ne régnait plus: l'étiquette, dans ses idées, régnait encore[136].
La multitude, pendant plusieurs jours, ne cessa d'encombrer la cour des Princes, et son indiscrétion fut poussée à un tel point, que plusieurs femmes de la halle se permirent de sauter dans l'appartement de Madame Élisabeth. La princesse prit ce logement en grande aversion, et supplia le Roi de lui en donner un autre. Un nouvel arrangement eut lieu pour les appartements: la Reine occupa le rez-de-chaussée ayant vue sur la terrasse des Tuileries, et donna à sa fille les petits entre-sols au-dessus de la chambre du Roi; Louis XVI céda une partie de son appartement au Dauphin, et donna à Madame Élisabeth celui que le jeune prince avait occupé à son arrivée, au premier étage du pavillon de Flore. Les serrures en avaient été refaites, et, bien qu'il ne fût ni élégant ni commode, Élisabeth s'y sentit à l'aise, à l'abri des regards importuns et de l'invasion des poissardes.
Toutefois, il faut le dire, les dames de la halle, malgré leur familiarité indiscrète, leur grossièreté proverbiale et la fâcheuse influence que les passions politiques du temps avaient exercée sur elles, conservaient pour Madame Élisabeth un culte particulier qui survivait à leurs anciens sentiments pour la famille royale: elles l'appelaient la sainte Geneviève des Tuileries.
La cour essaya de reprendre un peu de vie. La princesse de Lamballe songea à réunir quelques personnes chez elle; mais la Reine ne parut pas longtemps à ces assemblées, d'où la confiance et la franchise étaient bannies.
Le lendemain de l'audience, l'Assemblée nationale continua ses travaux et vota, le jour même, la loi martiale contre les attroupements.
J'ai oublié de dire que lors de sa première séance dans (p. 319) une des salles de l'archevêché, un amphithéâtre construit provisoirement pour les spectateurs s'était écroulé; que plusieurs personnes avaient été blessées, et qu'une voix s'était écriée: Le début est fatal. L'Assemblée, le 9 novembre, alla tenir ses séances dans la salle du Manége, et continua, sous le bruit incessant des passions grondant à ses portes, à préparer une constitution.
Lorsque la famille royale eut été convenablement établie aux Tuileries, la Reine reprit ses habitudes ordinaires: elle employa ses matinées à veiller à l'éducation de sa fille, et elle entreprit, de concert avec Madame Élisabeth, un grand ouvrage de tapisserie. Leur esprit était trop préoccupé des événements qui se succédaient, des périls du présent et des menaces de l'avenir, pour qu'elles pussent se livrer à la lecture: le travail de l'aiguille devenait leur seule distraction. Mademoiselle Dubuquois, qui tenait un magasin de tapisseries, a longtemps conservé et montré chez elle un tapis de pied fait par ces deux princesses pour la grande pièce de l'appartement de la Reine, au rez-de-chaussée des Tuileries. On rapporte que l'impératrice Joséphine ayant vu et admiré ce tapis, avait donné l'ordre de le conserver, dans l'espoir de le faire un jour parvenir à Madame, fille et nièce de ces deux royales ouvrières.
MM. Miomandre et Bernard, tous deux anciens gardes du corps, blessés le 6 octobre, le premier à la porte de la Reine, le second dans une autre partie du château, après avoir été soignés ensemble et guéris à l'infirmerie de Versailles, se trouvaient à Paris, où ils avaient été reconnus et insultés. Leur séjour dans la capitale mettait leur vie en péril, car la fidélité et le dévouement étaient devenus un titre de proscription. «La Reine, raconte madame Campan, me dit d'écrire à M. Miomandre de Sainte-Marie de se rendre chez moi à huit heures du soir, et de lui communiquer le désir qu'elle avoit de le voir en sûreté, et m'ordonna, (p. 320) quand il seroit décidé à partir, de lui ouvrir sa cassette, et de lui dire en son nom que l'or ne payoit point un service tel que celui qu'il avoit rendu; qu'elle espéroit bien être un jour assez heureuse pour l'en récompenser comme elle le devoit; mais qu'une sœur offroit de l'argent à un frère qui se trouvoit dans la situation où il étoit dans ce moment, et qu'elle le prioit de prendre tout ce qui étoit nécessaire pour acquitter ses dettes à Paris et payer les frais de son voyage. Elle me dit aussi de lui mander d'amener avec lui son ami Bernard, et de lui faire la même offre qu'à M. Miomandre. Les deux gardes arrivèrent à l'heure prescrite et acceptèrent chacun cent ou deux cents louis. Un moment après, la Reine ouvrit ma porte; elle étoit accompagnée du Roi et de Madame Élisabeth; le Roi se tint debout, le dos contre la cheminée; la Reine s'assit dans une bergère, Madame Élisabeth assez près d'elle; je me plaçai derrière la Reine, et les deux gardes restèrent en face du Roi. La Reine leur dit que le Roi avoit voulu voir avant leur départ deux des braves qui lui avoient donné les plus grandes preuves de courage et d'attachement. Miomandre prit la parole et dit tout ce que ces mots touchants et honorables pour les gardes devoient lui inspirer. Madame Élisabeth parla de la sensibilité du Roi; la Reine reprit de nouveau la parole pour insister sur la nécessité de leur prompt départ. Le Roi garda le silence: son émotion pourtant étoit visible, et des larmes d'attendrissement remplissoient ses yeux. La Reine se leva, le Roi sortit, Madame Élisabeth le suivit; la Reine avoit ralenti sa marche, et, dans l'embrasure d'une fenêtre, elle me dit: «Si le Roi eût dit à ces braves gens le quart de ce qu'il pense de bien pour eux, ils auroient été ravis; mais il ne peut vaincre sa timidité.»
Depuis plusieurs mois, des meurtres commis par la multitude avaient effrayé Paris et la France; mais on n'avait (p. 321) point encore vu d'assassinats juridiques: l'Assemblée nationale en créant les crimes de lèse-nation, et en attribuant la connaissance de ces crimes au Châtelet, donnait à craindre que cette loi nouvelle ne devînt l'occasion de quelque arrêt scandaleux. Il y avait encore en France un très-grand nombre d'honnêtes gens disposés à croire que cette juridiction, si importante par l'immense étendue de son ressort et par la grandeur de ses priviléges, ne se prêterait pas aux iniquités qu'une assemblée politique osait lui demander. Ces honnêtes gens se faisaient illusion: ce tribunal antique et naguère encore justement respecté jugea dans le sens de l'Assemblée et de la rue. «Le nom de Tribunal révolutionnaire, dit à ce sujet M. Ferrand, peut n'avoir été imaginé que depuis, mais la première séance de ce tribunal a été celle du jugement de Favras[137].» L'accusé demeura calme au milieu du débordement de la rage populaire[138]. Il embarrassa ses juges par la netteté, par la justesse de ses réponses; il détruisit successivement toutes les charges accumulées contre lui, et prouva la fausseté des arguments qu'on lui opposait. Ce fut en vain. «Votre vie, lui dit le rapporteur (M. Quatremère) en lui notifiant son arrêt de mort, votre vie est un sacrifice que vous devez à la tranquillité et à la liberté publiques.» Un jugement ainsi motivé indique, dans la société où il a été rendu, qu'il n'y a plus ni magistrature, ni justice, ni gouvernement.
(p. 322) Ce fut le 19 février 1790 que Favras fut exécuté en place de Grève, à la lueur des flambeaux; on le suspendit à un gibet très-élevé et avec le plus grand appareil, afin de complaire à la populace, qui, excitée d'une manière indigne contre le condamné, semblait craindre que sa proie ne lui échappât, et voulut demeurer témoin d'un supplice dont elle avait douté jusqu'au dernier moment.
La mort, je veux dire le meurtre de M. de Favras, causait le plus vif chagrin à la famille royale. L'Assemblée ayant séparé la nation et le Roi et élevé au-dessus de l'une et de l'autre une froide et impassible souveraineté, celle de la loi, Louis XVI pouvait d'autant moins faire intervenir son ancien droit de grâce que le crime reproché au condamné était un complot formé pour sauver le Roi lui-même.
Et d'ailleurs, le despotisme de l'opinion publique à cette époque était tel, que Louis XVI aurait infailliblement suscité la guerre civile si, persistant à user de sa prérogative, il avait gracié l'infortuné Favras. Cette prérogative lui était, dans ce moment même, vivement contestée comme un abus tenant à l'ancien régime qu'on voulait détruire[139].
L'arrêt de mort accepté avec douceur par M. de Favras, et subi par lui avec une fermeté héroïque, avait attiré sur sa mémoire les plus honorables regrets, et sur sa veuve, réduite à la misère, les plus légitimes sympathies. La conscience du Roi accorda à madame de Favras une pension annuelle de quatre mille livres[140]. Mais cette mesure, par le (p. 323) mystère dont on l'enveloppait, avait toujours paru à Madame Élisabeth une offense plutôt qu'une réparation. Son cœur loyal s'inquiétait bien plus de ce sang versé injustement que des périls qu'aurait pu entraîner un acte de la clémence royale. Le 20 février, c'est-à-dire le lendemain de l'exécution de cette courageuse victime, elle prend la plume pour écrire à son amie; mais elle ne lui écrit qu'un mot: «J'ai le cœur et la tête trop pleins de ce qui s'est passé (p. 324) hier..... Je souhaite que son sang ne retombe pas sur ses juges.» Et le soir, pendant la prière dite en commun dans son triste appartement du pavillon de Flore, son cœur, trop plein, comme elle le dit, épanche ses pieuses doléances, implorant la clémence divine pour la victime moins encore que pour les bourreaux.
«On a égorgé Favras, disait-elle, parce qu'il avoit voulu sauver son Roi, et les journées des 5 et 6 octobre restent impunies. Ah! si le Roi vouloit être roi, comme tout changeroit!»
Le dimanche qui suivit l'exécution, madame de Favras et son fils, tous deux en habits de deuil, et conduits par M. de la Villeurnoy, maître des requêtes[141], se présenta au dîner public du Roi et de la Reine. On devine l'impression douloureuse que leur apparition dut produire sur le cœur de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth, et la contrainte cruelle à laquelle cette démarche condamnait la (p. 325) Reine, en présence de tout un public et sous le regard de Santerre[142], debout derrière son fauteuil. Dès que le dîner fut fini, elle frappa, tout émue, à la porte de l'appartement de madame Campan, situé près du sien, et lui demanda si elle était seule. Rassurée sur ce point: «Je viens, lui dit-elle en se jetant sur un fauteuil, pleurer tout à mon aise avec vous sur l'ineptie des exagérés du parti du Roi. Il faut périr quand on est attaqué par des gens qui réunissent tous les talents à tous les crimes et défendu par des gens fort estimables, mais qui n'ont aucune idée juste de notre position. Ils m'ont compromise vis-à-vis des deux partis en me présentant la veuve et le fils de Favras. Libre dans mes actions, je devois prendre l'enfant d'un homme qui vient de se sacrifier pour nous et le placer à table entre le Roi et moi; mais, environnée des bourreaux qui viennent de faire périr son père, je n'ai pas même osé jeter les yeux sur lui. Les royalistes me blâmeront de n'avoir pas paru occupée de ce pauvre enfant; les révolutionnaires seront courroucés en songeant qu'on a cru me plaire en me le présentant.»
Le mois de mars amena la révision des affaires ecclésiastiques, destinées à subir de grands changements. Un décret du 17 déclara que les biens du clergé seraient vendus au profit de la nation, qui se chargerait du traitement de ses ministres. Ce décret enlevait au haut clergé la fortune considérable dont il jouissait; mais du moment où le clergé régulier, c'est-à-dire les ordres religieux avaient été supprimés, il était évident que les membres du clergé séculier seraient assimilés aux fonctionnaires publics et recevraient un traitement relatif à leur état. Quoique l'Assemblée nationale témoignât de son attachement à la religion catholique (p. 326) romaine et de son désir de rester en parfaite union avec le chef suprême de l'Église, il était à craindre que les modifications importantes qui s'opéraient dans la constitution du clergé n'amenassent des divisions déplorables entre ses membres.
C'était en effet une entreprise bien hardie à une assemblée politique de changer, par sa propre initiative et sans consulter le Saint-Siége, toute l'organisation ecclésiastique, et de toucher à des questions étroitement liées au culte, telles que la nomination des curés et même celle des évêques; enfin de réformer les canons disciplinaires sans l'acquiescement du souverain Pontife. Deux esprits, l'esprit sceptique et l'esprit janséniste, se rencontrèrent dans cette œuvre, qui allait trouver une invincible résistance non-seulement dans l'intérêt des prêtres dignes de ce nom, mais dans leur conscience. Cette imprudente mesure devait avoir deux inconvénients: ranger contre le régime nouveau tout ce qu'il y avait d'ecclésiastiques honnêtes, le livrer à toute la partie gangrenée du clergé, à celle qui mettait ses intérêts avant ses devoirs, à des hommes dont plusieurs devaient terminer un peu plus tard, par une apostasie complète, une défection commencée par une sorte de schisme.
Dans l'ardente discussion de la constitution du clergé, quelques mots éloquents honorèrent la tribune de l'Assemblée. Le jeune Montlosier, descendu des montagnes de l'Auvergne, avait pris la défense des évêques proscrits par le nouveau principe de l'élection populaire appliqué au choix des évêques. «Vous les chassez de leur palais, s'écria-t-il, ils se retireront sous le chaume du pauvre qu'ils ont nourri; vous leur ôtez leur croix d'or, ils en porteront une de bois: c'est une croix de bois qui a sauvé le monde.»
L'abbé Maury, en soutenant avec courage la doctrine de l'Église et le droit ecclésiastique, s'était attiré les ressentiments de l'opposition. Assailli un jour, au sortir de l'Assemblée, (p. 327) par une foule innombrable, il est accueilli par des menaces et les cris À la lanterne! Il se retourne vers le peuple avec un sang-froid imperturbable: «Eh bien, dit-il, quand vous me lanterneriez, en verriez-vous plus clair?»
On vit se renouveler en France ce qui était arrivé à Genève du temps de Calvin. Les philosophes ouvrirent la porte des couvents, et les religieuses furent autorisées à rentrer dans le monde. Toutes, à quelques exceptions bien rares, déclarèrent qu'elles voulaient rester dans leur cloître. On les en chassa violemment, au nom de la liberté, et on voulut les obliger à vivre contre leur inclination et leur conscience. Les unes se retirèrent au sein de leurs familles; celles qui n'en avaient plus, celles qui avaient perdu leurs parents sur l'échafaud et leurs biens par la confiscation, vécurent du travail de leurs mains; quelques-unes moururent de misère ou de chagrin; d'autres, plus heureuses, périrent par la guillotine.
Madame Élisabeth était consternée des attaques dont l'Église était l'objet: elle comprenait l'intérêt puissant que mettait la révolution à s'en prendre d'abord au catholicisme. Le catholicisme est la grande école du respect et de la discipline. Sa doctrine immuable est un abri pour les âmes fatiguées du doute et de la déception de toute chose. L'unité majestueuse de cette doctrine, la certitude de ses dogmes, appuyés sur une révélation surnaturelle, maintenus par un enseignement infaillible et permanent, contrastent avec le vague des systèmes, l'instabilité des idées que les philosophes proposent à l'intelligence humaine sans pouvoir les lui imposer, et qui disparaissent successivement dans le creuset d'une analyse incessante et téméraire.
Madame Élisabeth regardait non-seulement sans étonnement et sans haine, mais encore avec une profonde commisération les actes insensés de ces hommes qui, à l'autorité de la religion chrétienne, opposaient leur seule opinion, (p. 328) et qui dans la liberté de penser prétendaient trouver pour eux la liberté de tout faire. Les malheureux, se disait-elle, ils veulent que la loi soit athée et qu'il n'y ait plus de sacrilége, comme si le sacrilége le plus grand n'était pas la loi même qui le méconnaît! Elle avait remarqué que si, au milieu des désordres où les nations sont jetées, un grand agitateur se lève, exagérant les idées du jour, portant toutes les passions à l'extrême, on se groupe autour de lui. S'il ne commande point l'estime, il étonne et subjugue, parce qu'il sort du niveau commun. Quand on charge d'opprobre les grandeurs de la naissance et celles de la vertu, quand le talent lui-même devient suspect, il ne reste plus que la supériorité du crime. Alors les sociétés sont punies par leurs vices mêmes; mais, avec son sens profond, Madame Élisabeth n'en demeurait pas moins convaincue que cette fermentation morale, cette inquiétude et cette anxiété qui soulèvent les nations, cette faiblesse inexplicable des chefs de l'État qui les compromet, ces révoltes érigées en devoir, ces constitutions sorties des rêves des utopistes et des improvisations des tribuns, cette soif immodérée des changements, sont les symptômes du malaise profond d'une société qui cherche ses voies vers l'avenir sans réussir à les trouver.
L'Assemblée nationale, placée sous l'influence de cette situation complexe, et à la fois pressée par des nécessités réelles et enfiévrée de l'esprit de chimère, mêlait à ses discussions sérieuses des scènes grotesques et ridicules: on en peut juger par le singulier spectacle que la séance du 19 avril offrit à la badauderie des Parisiens. Le président annonça gravement qu'une députation composée d'Anglais, de Russes, de Polonais, d'Allemands, de Suédois, de Suisses, d'Italiens, de Brabançons, d'Espagnols, de Chaldéens, d'Arabes, de Turcs, d'Africains, d'Indiens, demandait à présenter ses hommages à l'Assemblée. Cette députation, (p. 329) qui avait à sa tête Jean-Baptiste du Val-de-Grâce Cloots, qui avait quitté sa qualité de baron allemand pour prendre le prénom du Grec Anacharsis et s'arroger le titre d'orateur du genre humain, fut aussitôt introduite à la barre. M. de Menou, qui présidait l'Assemblée, répondit à la harangue démagogique de l'ambassade de l'univers, «qu'on lui permettoit d'assister à la fédération de la France armée, mais à une condition, c'est que, lorsque vous retournerez dans votre patrie, vous raconterez à vos concitoyens ce que vous avez vu.» Jamais parade plus étrange n'avait été jouée sur les tréteaux de la politique. L'ambassade du genre humain était un ramas de vagabonds et de domestiques étrangers payés à douze livres par tête. Le secret de cette mystification fut révélé par une faute d'orthographe. Un des comparses de la députation universelle se présenta le lendemain chez M. le marquis de Biencourt, membre de l'Assemblée nationale, réclamant le payement de ses douze livres. «Qu'est-ce que c'est donc que vos douze livres? lui dit M. de Biencourt; je ne vous connois pas: comment pourrois-je vous devoir quelque chose?—Monsieur, c'est que c'est moi qui faisois le Chaldéen hier à l'Assemblée; on nous a engagés pour douze livres, et on m'a adressé à vous pour être payé.—Eh bien, monsieur le Chaldéen, on vous a très-mal adressé. Je n'ai aucune connoissance de l'engagement dont vous me parlez, et je ne me mêle en rien de cette affaire.» L'anecdote s'ébruita. On prétendit qu'une L mal faite ou prise pour un B avait causé l'erreur du pauvre Chaldéen, et le duc de Liancourt fut légèrement soupçonné d'être le trésorier de l'ambassade; mais il s'en est défendu avec persistance.
M. de Saint-Pardoux raconta le lendemain à Madame Élisabeth un autre petit fait qui jetait d'assez vives lumières sur la manière dont on avait recruté l'ambassade du genre humain. M. de Boulainvilliers, présent à l'Assemblée lors (p. 330) de la présentation, reconnut dans la députation le nègre d'un de ses amis. «Ah! te voilà, Azor, lui dit-il, que diable viens-tu donc faire ici?—Monsieur, je fais l'Africain,» répondit le nègre.
Au mois de juillet 1790, Madame Élisabeth écrivit la formule d'un vœu au cœur immaculé de Marie pour obtenir la conservation de la religion dans le royaume. À ce vœu s'associèrent avec empressement mesdames de Raigecourt, de Bombelles, d'Albert de Luynes, de Lastic; madame de Saisseval, sa belle-sœur, et un grand nombre d'autres. La première disposition de ce vœu avait pour objet de consacrer chaque année une somme d'argent proportionnée à l'état de fortune de chaque associée pour être employée à la bonne œuvre qui paraîtrait devoir être la plus agréable à Dieu. La désignation de cette œuvre ne devait être faite qu'à la fin de décembre 1791. La seconde promesse du vœu était d'élever gratuitement un garçon et une fille pauvres. Ce n'était pas tout. Dans une petite prière récitée par les membres de l'association, on s'engageait à ériger un autel au cœur immaculé de Marie, et à offrir un salut mensuel en reconnaissance de la grâce obtenue[143]. Les sommes partielles réunies à la fin de 1791 s'élevèrent à soixante mille francs. L'emploi en fut facilement trouvé: les prêtres demeurés fidèles aux vieux statuts de l'Église étaient livrés à la persécution; grâce aux secours qui leur furent distribués, un grand nombre d'entre eux, dont la tête un peu plus tard eût été mise à prix, purent s'éloigner et gagner une terre plus clémente que leur patrie.
Dans l'été de 1790, madame la marquise des Montiers s'éloigna de Paris; mais la sollicitude et l'affection de la princesse la suivirent dans son voyage. Aussi se fit-elle un (p. 331) devoir de lui envoyer le compte rendu de ses actions, de ses pensées, de ses sentiments. Madame Élisabeth, on le sait, ne laissait jamais sans réponse les lettres des personnes qu'elle aimait. Elle écrivit donc (le 29 août 1790) à madame des Montiers pour donner une pleine et entière approbation au projet de son mari, qui voulait lui faire passer l'hiver en pays étranger. L'époque des couches de cette jeune femme approchait, et la princesse, qui connaissait la vivacité de son imagination, appréhendait pour elle l'influence de son séjour dans un pays où tout était précaire et où une journée tranquille pouvait avoir un lendemain troublé. Mais, non moins attachée à l'honneur de ses amies qu'à leur bien-être, elle profita de cette circonstance pour lui donner les plus sages conseils sur la conduite qu'elle dut tenir envers son mari, envers sa belle-mère, envers le monde, sur la force qu'elle trouverait dans la religion pour remplir tous ses devoirs. Elle prévoit tout, devine ce qu'elle ne sait pas, et semble guider par la main cette jeune femme dans la vie nouvelle où elle va entrer.
À la même date, Madame Élisabeth écrivait à madame de Raigecourt une lettre dans laquelle viennent se réfléchir comme dans un miroir la situation de la princesse à cette époque, la vie qu'elle menait, toute l'étendue de ses craintes mêlées de fugitives espérances auxquelles elle n'osait pas se livrer. On voit par cette lettre que Madame Élisabeth était avec toute la famille royale à Saint-Cloud. Heureuse d'abord de ne plus être à Paris et de n'avoir plus l'oreille assaillie par les vociférations, les injures des crieurs qui parcouraient le jardin des Tuileries, elle exprime d'une manière détournée l'espoir que le Roi se déterminera enfin à s'éloigner de cette turbulente capitale.
Elle ne sait si, après avoir été tant de fois déçue, elle ne le sera pas encore cette fois. Les tristes nouvelles qui arrivent de Nancy, où une révolte militaire a éclaté et où (p. 332) les officiers, emprisonnés par les soldats, sont en danger de mort, jettent un nuage sombre sur cette lettre, dont le début est éclairé par un rayon de soleil. M. de Bouillé arrivera-t-il à temps?
La captivité de la famille royale dans le château des Tuileries devenait chaque jour plus étroite, son existence plus sombre et plus menacée. Les rares témoignages d'affection qu'on y recevait du dehors, en rappelant les beaux jours écoulés, lui faisaient comprendre davantage l'horreur de sa situation. La Reine ayant eu des nouvelles directes de madame de Polignac, lui répondait le 14 septembre 1790:
«Ce 14 septembre [1790].
«J'ai pleuré d'attendrissement, mon cher cœur, en lisant votre lettre. Oh! ne croyez pas que je vous oublie, votre amitié est écrite dans mon cœur en traits ineffaçables; elle est ma consolation avec mes enfants que je ne quitte plus. J'ai plus que jamais bien besoin de l'appui de ces souvenirs et de tout mon courage, mais je me soutiendrai pour mon fils et je pousserai jusqu'au bout ma pénible carrière; c'est dans le malheur surtout qu'on sent tout ce qu'on est: le sang qui coule dans mes veines ne peut mentir. Je suis bien occupée de vous et des vôtres, ma tendre amie; c'est le moyen d'oublier les trahisons dont je suis entourée: nous périrons plutôt par la foiblesse et les fautes de nos amis que par les combinaisons des méchants. Nos amis ne s'entendent pas entre eux et prêtent le flanc aux mauvais esprits; et d'un autre côté, les chefs de la révolution, quand ils veulent parler d'ordre et de modération, ne sont pas écoutés. Plaignez-moi, mon cher cœur, et surtout aimez-moi, vous et les vôtres, je vous aimerai jusqu'à mon dernier soupir. Je vous embrasse de toute mon âme.
»Marie-Antoinette.»
(p. 333) Nous sommes entrés dans ces années agitées et violentes de la révolution qui précédèrent les dernières catastrophes. Naturellement la correspondance de Madame Élisabeth, dans laquelle elle épanche son âme, va prendre un intérêt de plus en plus vif. Il arrive encore, il est vrai, qu'elle ne s'occupe dans sa lettre que de l'amie à qui elle écrit. Ainsi, la lettre du 27 septembre 1790 à la marquise des Montiers, dont elle venait de recevoir de bonnes nouvelles, est remplie de ces tendres exhortations, de ces avis éclairés et touchants qu'elle prodigue aux jeunes femmes qui ont le bonheur d'avoir part à son affection. Se plier au caractère de son mari, éviter à tout prix ce qui peut mettre du froid dans le ménage, ne se lier qu'avec des femmes non-seulement d'une vertu sincère, mais d'une réputation inattaquable, voilà le fond de cette lettre, dont la forme est si affectueuse et si tendre que l'on comprend qu'elle dut aller au cœur de son cher Démon; c'est ainsi que Madame Élisabeth appelait la marquise des Montiers. «J'aime Démon de tout mon cœur; je désire la voir heureuse, mais je veux par-dessus tout la savoir remplissant bien tous ses devoirs.»
Ces lettres, où il n'est question que d'affaires privées, deviennent peu à peu l'exception, comme on va le voir par l'analyse rapide de la correspondance de Madame Élisabeth avec madame de Raigecourt, qui recommence au milieu du mois d'octobre 1790 et se continue pendant les deux années suivantes. Il était impossible que les angoisses et les agitations que presque chaque journée apportait ne se reflétassent pas dans cette correspondance. Il n'avait pas moins fallu que la volonté absolue de la princesse, formellement exprimée, pour déterminer cette fidèle amie à quitter la France dans un pareil moment. Mais madame de Raigecourt était enceinte, et Madame Élisabeth lui avait fait un devoir de conscience de ne pas s'exposer à des émotions trop vives qui auraient pu devenir fatales à l'enfant qu'elle (p. 334) portait dans son sein. Les événements s'étant aggravés depuis cette séparation, madame de Raigecourt se livrait à une sorte de désespoir et suppliait la princesse de lui permettre de venir reprendre son poste auprès d'elle. À ces tendres instances, Madame Élisabeth opposait d'immuables refus. «Dieu t'ayant remis en dépôt le salut de ton enfant, écrivait-elle à son amie, aucune considération humaine ne doit t'empêcher de prendre tous les moyens possibles pour lui faire recevoir le baptême.» Dans cette lettre même, Madame Élisabeth exprime à mots couverts son opinion sur la situation du Roi son frère. Une expression caractéristique lui échappe: «Tout est à la désespérade.» On voit clairement que son avis serait que le Roi quittât Paris, où la tyrannie de la révolution pèse sur lui et lui ôte toute liberté; mais on ne peut le décider. «Le malade, dit-elle, a de l'engourdissement dans les jambes; elle craint que bientôt cela ne gagne les jointures et qu'il n'y ait plus de remède.» C'est ainsi que la fuite est devenue impossible.
Sa lettre du 3 novembre est écrite dans le même ordre de sentiments et d'idées. Rien ne peut décider le Roi, quoique ses ennemis le persécutent de toute manière; on lui présente des plans qu'il repousse. Tout ceci est plus indiqué qu'exprimé: Madame Élisabeth se sert d'un style métaphorique qui insinue ce qu'elle ne dit pas. Cependant elle ajoute qu'on tient des propos indignes contre la Reine. «Les ministres vont, dit-on, se retirer; M. de la Luzerne l'est déjà, sans l'ombre d'un regret, et on assure que c'est Mirabeau qui conseille le Roi.» Presque aussitôt après, Madame Élisabeth parle de son testament, qu'elle a déposé dans les mains de madame de Raigecourt. Elle ne se fait aucune illusion sur la situation: elle comprend que la vie même des princes de la famille royale est en péril, mais elle se soumet d'avance à la volonté de Dieu.
Le 27 novembre 1790, l'Assemblée obligea les membres (p. 335) du clergé à un serment pour le maintien de la constitution civile du clergé. Cette constitution, qui violait les droits de l'Église et qui était formellement condamnée par le Saint-Siége, rencontrait naturellement une vive opposition dans les consciences catholiques.
Madame Élisabeth, dont l'âme délicate s'inquiétait de ce qui portait atteinte à l'orthodoxie religieuse et à l'honneur sacerdotal, s'émut à la pensée qu'un prêtre qu'elle avait protégé pouvait se trouver engagé dans la même voie. C'eût été à la fois pour elle une affliction et une responsabilité. Elle écrivit donc à l'abbé de Lubersac de voir immédiatement ce prêtre: «J'espère, disait-elle, que ses principes sont à l'épreuve de tout; mais j'ai besoin d'en avoir la certitude, ayant contribué à son avancement.»
Tout en éprouvant des craintes, Madame Élisabeth cherchait à prévenir celles de son amie madame de Raigecourt, dont l'état réclamait beaucoup de calme et de tranquillité, et elle prenait avec elle un ton enjoué: «Et voilà Raigecourt aux champs, tout en disant: Mon Dieu, je vous l'offre! Ayez la bonté, mademoiselle, de ne pas tant vous tourmenter. M. de Condorcet a décidé qu'il ne falloit pas persécuter l'Église, pour ne pas rendre le clergé intéressant, parce que, dit-il, cela nuiroit considérablement à la constitution. Ainsi, mon cœur, point de martyre: Dieu merci; car je t'avoue que je n'ai pas de goût pour ce genre de mort.»
Ce mot n'a-t-il pas quelque chose de navrant quand on vient à se souvenir comment mourut Madame Élisabeth?
Depuis le mois d'octobre 1789, Madame Élisabeth n'avait pu visiter Saint-Cyr. «Je n'ose y aller, mandait-elle à madame de Bombelles; le village est si mauvais pour ces dames que le lendemain on feroit une descente chez elles en disant que j'ai apporté une contre-révolution.» Ce mot, qui peint l'esprit démagogique aussi bien que la crédulité (p. 336) publique de ce temps, n'avait rien d'exagéré. Un jour vint cependant où elle se laissa persuader qu'elle pouvait sans imprudence retourner dans ce lieu qui lui était cher. «J'ai été ce matin à Saint-Cyr, écrit-elle le 10 décembre 1790; j'ai passé par le haut du parc de Versailles: il faut convenir que c'est un beau lieu, et que, malgré la crotte indigne qu'il y a, il serait bien heureux de pouvoir y être encore.»
Avec quel respect affectueux, avec quelle touchante sympathie elle fut reçue à Saint-Cyr après une si longue absence, après tant d'angoisses, à la veille de tant de périls! Jamais on ne lui montra plus de dévouement. Maîtresses et élèves sentaient que c'était la sœur de leur Roi malheureux qu'elles recevaient, et Madame Élisabeth, de son côté, comprit la pensée de leur cœur. «Elles étoient toutes rangées, raconte-t-elle; là il a fallu que la princesse parlât; elle avoit le cœur serré. Ces demoiselles pleuroient, et cependant elles avoient l'air content. Ces pauvres dames l'étoient aussi. Pour moi, je l'étois dans le fond de l'âme; mais je ne crois pas que mon visage l'exprimât bien: plusieurs sentiments m'occupoient.»
Un de ces sentiments n'était autre peut-être que celui de la vie heureuse et paisible qu'elle eût pu goûter dans cet asile, et la pensée des malheurs et des périls au-devant desquels elle se faisait un devoir de retourner. Peut-être aussi la joie de cette suprême visite se nuançait-elle de cette teinte de tristesse attachée aux adieux. Elle ne devait plus revoir Saint-Cyr.
L'institut de Saint-Louis se trouvait menacé et par le décret du 9 novembre 1789, qui mettait à la disposition de la nation les biens ecclésiastiques, et par le décret du 13 février de l'année suivante, qui supprimait les ordres religieux et abolissait les vœux monastiques. Le Roi, malgré ses cruelles préoccupations, avait songé à préserver, s'il était possible, cette relique de Louis XIV (ainsi que la (p. 337) nomme un novateur de l'époque), en appropriant ses statuts aux idées nouvelles. Il avait donné, à la date du 26 mars 1790, sous forme d'arrêt du conseil, une ordonnance qui abolissait et révoquait les règlements exigeant des preuves de noblesse pour l'entrée à Saint-Cyr, entrée qui dorénavant serait ouverte à tous les enfants des officiers de terre et de mer, sans distinction de naissance. De ce moment, l'institut royal ne fut plus qu'un établissement national d'éducation, et les dames et les demoiselles quittèrent ces dénominations féodales pour prendre les noms d'institutrices et d'élèves. Toutes ces concessions ne pouvaient fléchir la révolution. La plupart des curés des paroisses de l'arrondissement de Versailles, et parmi eux le sieur Lameule, curé de la paroisse de Saint-Cyr, avaient, conformément au décret du 26 décembre 1790, prêté serment à la constitution civile du clergé. «Le jour de la Fête-Dieu, raconte M. Th. Lavallée dans son intéressante histoire de la maison royale de Saint-Cyr[144], le curé Lameule ayant voulu conduire, selon la coutume, la procession dans la maison et l'église de Saint-Louis, trouva les portes fermées et les missionnaires qui lui refusèrent l'entrée avec des paroles injurieuses. Il revint furieux dans le village, et quelques heures après un soulèvement éclata: les paysans envahirent la cour du dehors avec des bâtons, des faux, des fusils, et entrèrent avec des cris de mort dans le bâtiment des missionnaires. Ces prêtres se sauvèrent en tremblant par les derrières dans la ferme voisine, et de là gagnèrent la campagne et Versailles, abandonnant à la dévastation leur logis et leurs meubles. Pendant ce tumulte, les dames s'étaient renfermées et comme barricadées dans l'intérieur de la maison: les mains levées au ciel et tout en larmes, entourées, pressées par leurs élèves qui jetaient des cris de frayeur, elles se croyaient arrivées à leur dernier (p. 338) jour. Le curé et les officiers municipaux forcèrent la porte de clôture et sommèrent les dames de renvoyer les missionnaires et de consentir aux mesures prises par les autorités pour assurer le service divin[145]. Ces mesures consistaient principalement à n'avoir plus d'autre chapelain que le curé lui-même. Les dames répondirent par un refus formel. Les municipaux s'emparèrent de l'église et les sommèrent d'y conduire les demoiselles. Les dames refusèrent; puis, à une deuxième sommation, elles y vinrent avec leurs élèves; mais pendant que le curé de Saint-Cyr célébrait la messe, elles gardèrent le plus profond silence, et l'on n'entendit dans l'église que des pleurs et des gémissements.»
Ces gémissements et ces pleurs étaient la protestation des âmes contre la violence faite à la conscience religieuse par la présence de ce prêtre assermenté que l'autorité civile imposait à des chrétiennes fidèles aux lois de l'Église. Madame Élisabeth fut informée de ces faits; comme les dames de Saint-Cyr, elle ne pouvait que gémir elle-même. Sa consolation après la prière était de s'occuper de ses amies. Pendant le mois de décembre, elle entretient madame de Raigecourt des faits qui se passent. C'est le maire de Paris qui a fait venir les curés et leur a déclaré qu'il n'avait rien à leur donner pour les pauvres; or, toutes les dotations charitables instituées pour venir au secours des indigents avaient été confisquées, et c'étaient les municipalités qui étaient chargées d'y suppléer. C'est M. de Mirabeau qui demande un congé d'un mois. C'est le comte d'Artois auquel l'Assemblée a refusé de quoi payer ses dettes, tandis qu'elle a assuré un million pendant vingt ans au duc d'Orléans pour satisfaire ses créanciers.
Cette affaire de la constitution civile du clergé divisait les esprits. Non-seulement la plupart des prêtres refusaient (p. 339) de le prêter, mais ils se servaient de leur empire toujours puissant sur les consciences pour discréditer l'Assemblée nationale. On parla de schisme; on cria anathème aux législateurs! Des pasteurs furent contraints d'abandonner leur troupeau. Des âmes pieuses les recueillirent, les cachèrent, leur firent une chapelle dans leur grenier. L'autorité s'inquiéta de ces résistances, qu'elle aurait dû prévoir, car on ne touche pas impunément aux droits de la conscience; elle y vit une atteinte portée à la tranquillité publique. Une grande scission s'opéra entre les membres du clergé: les uns se soumirent à la loi nouvelle, les autres subirent la persécution. Ceux-ci sont désignés sous le nom de réfractaires, les autres sont appelés jureurs, sermentés ou intrus. On a dit qu'un schisme s'établit. Une grande désunion du moins sépara les deux clergés. Le Roi ne sanctionna ce décret que le 26 décembre. «Si j'ai autant tardé, dit-il, à y donner mon acceptation, c'est qu'il étoit dans mon cœur de désirer que les moyens de sévérité pussent être prévenus par la douceur; c'est qu'en donnant aux esprits le temps de se calmer, j'ai dû croire que l'exécution de ce décret s'effectueroit avec un accord qui ne seroit pas moins agréable à l'Assemblée nationale qu'à moi.» Ajoutons que Louis XVI, pour donner son adhésion à ce décret, attendait une réponse du Saint-Père. L'abbé Grégoire avoue dans une de ses brochures que «lui-même avoit engagé M. le garde des sceaux à ne pas presser la sanction du Roi, afin de tranquilliser ceux qui croyoient que la constitution civile du clergé heurtoit la religion, et pour éviter un choc funeste entre le sacerdoce et l'empire.»
Cinquante-huit ecclésiastiques députés prêtèrent serment au sein de l'Assemblée dans la séance du 27 décembre. L'abbé Grégoire s'exprima ainsi: «Nous ne voyons dans cette constitution, dont nous serons les missionnaires, (p. 340) et dont nous serions, s'il le falloit, les martyrs, rien qui blesse les vérités saintes que nous sommes appelés à enseigner. Ce seroit calomnier la sagesse de l'Assemblée nationale que de prétendre qu'elle ait voulu attaquer les dogmes de notre sainte religion, tandis qu'elle la consolide à jamais en l'unissant aux destins de l'État, etc.»
Madame Élisabeth ne partageait pas l'opinion du curé d'Embermesnil. Son dévouement profond pour l'Église, son affection si sincère et si vive pour le Roi son frère devaient la rendre extrêmement sensible à la sanction donnée à la constitution civile du clergé. Cette affliction vient s'exprimer de la manière la plus énergique dans sa lettre du 30 décembre à madame de Raigecourt: «Dieu afflige tant les gens qu'il aime, lui écrit-elle, que je commence à croire à la fin du monde: il n'y auroit pas grand mal. Je vois d'ici la persécution, étant dans une douleur mortelle de l'acceptation que le Roi vient de donner.» Elle voit la persécution, elle appréhende le schisme; tout contribue à la contrister. On assure qu'il y a sept curés de Paris qui ont prêté serment. On attend la réponse du Pape qui n'est pas encore arrivée. Avec quel sentiment de consolation elle cite la belle réponse du curé de Sainte-Marguerite, à qui un membre de la commune demandait le serment, en lui disant que son caractère était si estimé que son exemple entraînerait tout le monde: «C'est par les raisons que vous venez de me donner, répliqua le curé, que je ne prêterai pas le serment et que je n'agirai pas contre ma conscience.»
Dès le commencement de l'année 1791, des symptômes de dissolution sociale apparurent de tous côtés. Des sociétés, sous le nom d'Amis de la Constitution, se formaient dans les provinces, établissant entre elles une correspondance suivie, tout en conservant à Paris leur point central et dirigeant qu'on nommait la société mère. Leur seul but était d'abord de surveiller la marche du gouvernement, les (p. 341) actes des autorités qui leur semblaient opposés à la souveraineté du peuple; mais peu à peu elles s'attribuèrent à elles-mêmes l'autorité et prétendirent faire la loi à toutes les administrations et au gouvernement lui-même. Ces sociétés se multiplièrent sous le nom de sociétés populaires, de clubs de Jacobins, etc.; le parti monarchique essaya de les combattre en formant le club des Feuillants. Mais que peut l'action qui cherche à tempérer, à ralentir, quand elle s'exerce sur une pente où tout roule et se précipite sous l'impulsion d'une action contraire que tout favorise?
Cependant, le mardi 4 janvier 1791, le clergé reprit à l'Assemblée nationale une attitude digne de lui. Répondant à l'appel qui lui est fait, Jean-Louis d'Usson de Bonnac, évêque d'Agen, répète l'article 4 et l'article 5 du décret, et termine ainsi sa courte déclaration: «Je ne donne aucun regret à ma place, aucun regret à ma fortune; j'en donnerois à la perte de votre estime que je veux mériter. Je vous prie donc d'agréer le témoignage de la peine que je ressens de ne pouvoir prêter le serment.»
M. Fornetz, curé de Puy-Miclan et collègue de l'évêque d'Agen, ayant été appelé ensuite, a dit qu'il se faisait gloire d'adhérer aux sentiments de son évêque, qu'il suivrait partout, comme Laurent suivit le pape Sixte au supplice. M. Le Clerc, curé de la Cambe, député d'Alençon, déclara qu'enfant de l'Église catholique et romaine, il ne prêterait pas le serment demandé.
Des clameurs et des huées se mêlaient à ces refus. Le président ne permit plus que ces deux formules: Je jure ou je refuse. «C'est une tyrannie! s'est écrié M. Foucault. Les empereurs qui persécutoient les martyrs leur permettoient de prononcer le nom de Dieu et de proférer des témoignages de leur fidélité à la religion.»
Dans cette séance, l'évêque de Poitiers (Martial-Louis (p. 342) Beaupoil de Saint-Aulaire) s'exprima ainsi: «J'ai soixante-dix ans, et j'en ai passé trente-cinq dans l'épiscopat, où j'ai fait tout le bien que je pouvois faire. Accablé d'années et d'infirmités, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse; je ne veux pas prêter le serment; je prendrai mon sort en patience.»
Le vénérable vieillard, descendu de la tribune, reçut des témoignages de respect des membres du côté droit, et fut accueilli par les huées des démagogues qui encombraient les galeries. Les autres ecclésiastiques ayant persisté dans leur refus, l'Assemblée nationale chargea son président de se retirer devers le Roi, de lui remettre les extraits des procès-verbaux des séances depuis le 26 décembre, et de le prier de donner des ordres pour la prompte et entière exécution du décret du 27 novembre[146].
Si la défaillance d'un certain nombre de membres du clergé avait si profondément attristé Madame Élisabeth, il est facile de comprendre quelle joie lui inspira la noble conduite de presque tous les évêques et de l'immense majorité des curés membres de l'Assemblée nationale. Cette joie éclate dans sa lettre du 7 janvier 1791 à madame de Raigecourt: «La religion s'est rendue maîtresse de la peur, s'écrie-t-elle; Dieu a parlé au cœur des évêques et des curés.» Puis elle ajoute: «Je n'ai pas de goût pour le martyre; mais je sens que je serois très-aise d'avoir la certitude de le souffrir, plutôt que d'abandonner le moindre article de ma foi.»
Les lettres qui suivent sont pleines de détails sur les désordres provoqués dans Paris par la mise à exécution de la constitution civile du clergé. Il y a eu de véritables bacchanales à Saint-Sulpice, dont le vénérable curé, M. de Pancemont, est en fuite; à Saint-Roch, partout. «Les provinces se montrent plus revêches que Paris.»
(p. 343) On était entré dans l'année 1791. Chaque jour le déchaînement des passions devenait plus violent et la position de la famille royale plus difficile et plus fâcheuse. Madame Élisabeth ne comptait plus sur les moyens humains, et plus que jamais elle se jetait et jetait ses amies dans les bras de la Providence. «La pauvre Bombelles va être réduite à bien peu de chose, dit-elle dans une lettre du 24 janvier, adressée à madame de Raigecourt; je ne comprends pas comment elle fera avec ses quatre enfants: la Providence en aura soin.» Puis, dans une lettre écrite quatre jours après, elle ajoutait: «Tu as raison de mettre toute ta confiance en Dieu, lui seul peut nous sauver. On commence une neuvaine au sacré cœur de Jésus-Christ.» C'est, on le sait, la dévotion à laquelle l'Église a donné récemment une suprême et solennelle sanction, en béatifiant la religieuse de la Visitation Marguerite-Marie, qui en prit l'initiative.
Les nouvelles qui touchent à la politique sont sommaires et données avec prudence. Elle écrit le 28 janvier: «Nous avons eu hier du bruit dans plusieurs quartiers de la capitale;» le 5 février: «Nous n'avons pas eu de tapage depuis huit jours.»
Au milieu des émotions que lui causait le cours impétueux des événements, Madame Élisabeth ne perdait de vue aucune de ses amies et trouvait le temps de répondre à leurs lettres. La marquise des Montiers lui ayant annoncé qu'elle était pour la seconde fois mère, la princesse lui écrivit aussitôt pour la questionner sur sa santé, sur celle de son enfant. L'aime-t-elle déjà? Son frère Stani n'en est-il pas un peu jaloux? Elle entre dans tous les détails avec sa jeune amie, lui donne les meilleurs conseils pour calmer la tendresse un peu ombrageuse de son mari, jaloux de l'amitié que la jeune femme porte à ses parents; lui dicte les plus sages avis sur la manière de gagner le cœur de (p. 344) M. des Montiers en méritant son estime. Elle veut avant tout que son amie soit une bonne chrétienne: «Les malheurs publics et un peu les épreuves particulières doivent vous déterminer à prendre ce parti, qui est le meilleur et le plus sûr de tous.»
Le 12 février 1791, Madame Élisabeth annonce à madame de Raigecourt le départ de Mesdames, ses tantes: «Malgré toutes les motions faites au club des Jacobins et au Palais-Royal, elles se mettront en route dans huit jours.» L'abbé Madier les suivra la semaine d'après: c'est une véritable perte pour Madame Élisabeth, qui, depuis son enfance, l'avait eu pour confesseur. Dans une autre lettre du 15 février, elle donne à son amie des nouvelles du vénérable curé de Saint-Sulpice, l'abbé de Pancemont, qui a reparu dans son église; la communauté de Saint-Sulpice ne l'a pas quitté un moment tant qu'il a été dans le sanctuaire ou la sacristie. Un moine a proposé au curé de faire le prône pour empêcher les prêtres de courir des risques: «Quand on me tueroit, ajoutait-il, il n'y auroit pas grand mal à cela.» Chose admirable! c'est la princesse qui, placée au milieu du tumulte des événements et pour ainsi dire dans la fournaise révolutionnaire, calme, console son amie et lui prêche la soumission aux volontés de Dieu, quoiqu'elle ne se fasse elle-même aucune illusion sur l'avenir: «Calmez-vous, mon cœur; soumettez-vous, adorez en paix les décrets de la Providence, sans vous permettre de porter vos regards sur un avenir affreux pour quiconque ne voit qu'avec des yeux humains.» Puis viennent quelques mots pour repousser les insinuations malveillantes qu'avaient fait naître contre la Reine les visites fréquentes que deux députés de la gauche, ramenés à de meilleurs principes par l'excès du mal, avaient faites aux Tuileries. L'injustice contre la Reine était partout, au delà comme en deçà des frontières.
(p. 345) Ici nous devons interrompre un instant la correspondance de Madame Élisabeth, afin de raconter le départ de Mesdames, tantes du Roi, pour l'Italie.
Dès le 1er février 1791 il en avait été question: les papiers publics avaient annoncé même que leur passe-port était délivré. Le projet de Mesdames était quelque peu contrarié par le club des Jacobins, excité par les vives réclamations de la municipalité de Sèvres et de quelques sections de Paris qui prétendaient que ces dames emportaient avec elles douze millions en or. En outre, on avait essayé de persuader au peuple qu'elles avaient des dettes considérables, ce qui était également faux. On constate qu'elles avaient chargé leur trésorier général non-seulement de tout payer, mais de continuer leurs œuvres habituelles de charité. L'abbé de Lubersac, qui leur était fort attaché, ainsi qu'à Madame Élisabeth, leur avait promis de veiller à l'observation de leur volonté, nettement exprimée à cet égard.
Le 11 février, Mesdames vinrent aux Tuileries incognito, averties de la part du Roi qu'il y avait un projet formé pour aller le lendemain, à la pointe du jour, les chercher à Bellevue et les conduire à Paris. Elles étaient si déterminées à partir, surtout Madame Adélaïde, qu'elles dirent que si elles étaient arrêtées et ramenées à Paris, elles en repartiraient aussitôt, et que les obstacles multipliés qu'elles rencontreraient ne serviraient qu'à faire connaître à l'Europe le degré de liberté dont on jouissait en France. Trente-deux sections de Paris en appelèrent à l'Assemblée nationale pour empêcher, malgré l'agrément du Roi, Mesdames de quitter la France. Le voyage, déjà entravé par tant d'obstacles, le fut encore par une adresse que la municipalité de Paris envoya au Roi pour le supplier de s'y opposer. Le Roi répondit en rappelant la déclaration des droits de l'homme sanctionnée par lui, la liberté qu'elle laissait à (p. 346) chaque particulier de vivre où il lui plaisait; il en concluait qu'il était impossible de s'opposer au voyage de ses tantes en Italie. Pour des gens de sens rassis, la réponse était péremptoire; dans l'état de fermentation où étaient les opinions, elle causa une vive irritation. Les esprits s'échauffaient, la diversité des clubs, leur antagonisme ardent, la multitude des factions y entretenaient une sorte de fièvre que la moindre inquiétude, la moindre alarme suffisait pour surexciter. À côté de la prudence, qui cherchait les moyens de s'éloigner du théâtre des périls, se rencontrait la peur, qui déguisait ses sentiments pour se faire amnistier, et s'agitait l'audace, décidée à arriver à ses fins par toutes les routes: c'était évidemment aux audacieux que devait demeurer la victoire.
Il fut décidé que Mesdames partiraient dans la nuit du 20 au 21 février. Le peuple, dont elles redoutaient l'opposition, fut informé de leur dessein, et avant le jour, des poissardes en grand nombre se mirent en marche vers Bellevue. Un page fut expédié pour prévenir les princesses de la visite populaire qui les menaçait: ce jeune homme alla en poste, traversant la foule qui cheminait, courut quelques risques, eut son cheval frappé d'un coup de sabre, et pourtant arriva à temps pour hâter le départ. Averti de son côté des obstacles que pouvait rencontrer le projet de Mesdames, le département de Versailles avait pris un arrêté qui ordonnait à la municipalité de cette ville d'envoyer un détachement de force armée suffisant pour protéger leur liberté. Un commissaire du département se rendit à Bellevue: Alexandre Berthier, commandant de la garde nationale de Versailles, était à la tête de la troupe. Mesdames avaient délogé, et leurs voitures étaient déjà loin quand la populace tumultueuse entra dans le château[147]. Cette multitude, (p. 347) déçue dans son attente, et dont les projets se trouvaient déjoués, ne voulut pas être venue pour rien: on retint les équipages et les femmes de chambre qui n'étaient pas encore partis; on s'établit dans les appartements conquis; quelques-unes de mesdames de la halle se couchèrent dans les lits des princesses; les autres s'allongèrent sur les canapés ou s'étendirent dans les fauteuils. Les caves envahies fournirent des consolations, dont l'abondance transforma bientôt cette retraite royale en une taverne de la Courtille.
Le lendemain, le Roi, par un message, donna avis à l'Assemblée nationale du voyage de Mesdames; et dans cette séance, Camus fit la motion de les priver de ce que le Roi leur donnait sur sa liste civile. Les philosophes de l'Assemblée s'inquiétaient qu'on pût croire qu'elles quittaient la France par l'horreur du schisme décrété par eux[148].
(p. 348) Mesdames ne rencontrèrent pas d'abord de grands obstacles sur leur route. Aussi Madame Élisabeth s'empressa-t-elle d'écrire à l'abbé de Lubersac pour le rassurer sur leur sort:
«Soyez tranquille, monsieur, mes tantes ont passé à Sens avec la plus grande tranquillité. À Moret, on a voulu les arrêter; mais au bout d'une demi-heure, on les a laissées aller sans autre inconvénient que celui d'avoir attendu une demi-heure. Je suis bien persuadée que le reste de leur voyage sera aussi heureux.»
Il n'en fut pas ainsi. Mesdames, il est vrai, arrivèrent à Sens sans encombre. En descendant en cette ville, elles n'avaient d'autre but que d'aller au tombeau de leur frère, le vertueux Dauphin, père du Roi régnant. Elles s'y agenouillèrent quelque temps en pleurant, et en se relevant elles s'aperçurent, avec un attendrissement mêlé de bonheur, que les yeux de tous ceux qui les entouraient étaient comme les leurs remplis de larmes. Elles distribuèrent, au sortir de l'église, de larges aumônes, et reprirent leur route au milieu des bénédictions.
Mais elles furent de nouveau arrêtées à Arnay-le-Duc. M. de Narbonne en apporta la nouvelle, et M. de Montmorin en fit part à l'Assemblée. Celle-ci renvoya au pouvoir exécutif le soin d'examiner cette question et de la résoudre, et le Roi déclara que ni lui ni l'Assemblée n'avaient le droit de s'opposer au voyage des deux princesses. Le peuple, qui (p. 349) venait d'entendre annoncer dans les rues l'arrestation de Mesdames, parut fort mécontent de la déclaration du Roi.
Plusieurs jours s'étaient écoulés sans que Madame Élisabeth eût écrit à sa chère Raigecourt. Elle s'en accuse elle-même; puis elle raconte à son amie que ses tantes sont parties précipitamment parce que les femmes du peuple qui étaient venues chercher la famille royale à Versailles, dans les journées des 5 et 6 octobre, devaient se rendre chez Mesdames, qui, en précipitant leur départ, ont évité cette visite révolutionnaire. Elle croit d'abord, et elle s'en réjouit, qu'elles passeront facilement la frontière; elle apprend bientôt qu'elles ont été arrêtées à Arnay-le-Duc, et elle s'en afflige. Cet incident a amené à Paris des troubles dont Madame Élisabeth entretient son amie. On a su que le château était menacé: la populace commençait à affluer; des gentilshommes d'un côté, des gardes nationaux de l'autre, se sont portés à la défense du Roi. Malheureusement les gentilshommes ont parlé avec trop de légèreté; ils n'ont pas assez ménagé la garde nationale, qui, dans son mécontentement et sa défiance, a exigé qu'ils fussent désarmés. La princesse déplore cette maladresse des serviteurs du Roi, qui, d'une excellente occasion qui se présentait d'opérer un rapprochement entre la garde nationale et les gentilshommes, fait sortir une dissidence, un choc. Elle a un autre sujet d'inquiétude et de tristesse qu'elle exprime à mots couverts, car il s'agit d'une question délicate. M. le comte d'Artois s'était rapproché de M. de Calonne, qui était allé le rejoindre à Turin. Or, M. de Calonne avait été disgracié par le Roi et la Reine, qui ne pouvaient voir d'un bon œil ce rapprochement. Madame Élisabeth sentait que le peu de force qui restait à la famille royale se perdait dans ces froissements intimes. Si la famille royale elle-même n'était pas unie, à quoi réussirait-on? Elle invite donc son amie à faire donner au comte d'Artois un salutaire avis (p. 350) pour qu'il ôte cette pierre d'achoppement d'une route où il y avait déjà tant d'obstacles. Elle termine sa lettre par ces mots: «Mes tantes sont toujours arrêtées à Arnay-le-Duc: je ne sais quand cette plaisanterie finira.»
De leur côté, les princesses écrivaient d'Arnay-le-Duc qu'elles jouaient au trictrac, au piquet, avec le respectable curé de l'endroit, et que la nuit, pendant qu'elles dormaient, on faisait blanchir leur chemise, ayant à peine de quoi en changer.—On racontait à Paris que M. de Narbonne était en prison dans cette petite ville et qu'il avait failli y être pendu, soupçonné qu'il était, à son retour de Paris, de rapporter à Mesdames une fausse permission de sortie du royaume.
Mesdames écrivirent ou plutôt (dit l'abbé l'Enfant) signèrent, sans la lire, une lettre au président de l'Assemblée, qui se terminait par l'assurance de leur respect, formule qui parut extraordinaire, malgré le décret du 19 juin.
Elles passèrent à Lyon, et n'eurent qu'à se louer de l'accueil qu'elles y reçurent. De Lyon jusqu'aux frontières de la Sardaigne, elles furent l'objet de démonstrations inconvenantes et grossières. Ce n'est pas tout. Au moment où leur voiture atteignit le pont de Beauvoisin, dont une partie est France et l'autre Savoie, des huées et des imprécations partirent comme adieu de la rive qu'elles quittaient, et sur l'autre rive, elles furent immédiatement saluées par des acclamations, par des salves d'artillerie; puis, escortées d'une garde brillante, elles se mirent en route vers Chambéry, où elles rencontrèrent tous les égards dus à des filles de roi. Ce fut ainsi que se termina cette laborieuse campagne, qui fut regardée comme une victoire remportée sur le club des Jacobins. Les tantes du Roi de France redevinrent princesses à l'étranger, après avoir été traitées en étrangères suspectes dans le royaume de leurs aïeux. Ce contraste fit une poignante impression sur leur âme: elles (p. 351) fondirent en larmes. Le gracieux et touchant accueil de la famille royale, les témoignages d'affection du comte d'Artois et du prince et de la princesse de Piémont, leurs neveux, ne pouvaient leur faire oublier les périls et les angoisses qu'elles avaient laissés derrière elles, et qui enveloppaient comme d'un réseau funèbre leur famille et leur patrie: elles passèrent deux semaines à Turin. Madame Victoire ne cessait de verser des larmes; Madame Adélaïde ne pleurait pas, mais elle avait presque perdu l'usage de la parole.
De Turin elles se rendirent à Parme.....
Enfin elles arrivèrent à Rome. Le Pape envoya sa nièce, la princesse Eraschi, pour les accompagner au Vatican; le Saint-Père les reçut dans son cabinet, où elles lui remirent une lettre du Roi[149]. Pendant trois quarts d'heure il les entretint avec une bonté affectueuse. Le lendemain il leur adressa des présents consistant en magnifiques corbeilles d'argent, remplies de fruits et de confitures. Dans la même journée, par une distinction réservée aux rois, il alla rendre à Mesdames une visite qui se prolongea comme celle de la veille. Le roi et la reine de Naples, se trouvant en ce moment dans la Ville éternelle, crurent aussi devoir rendre visite à Mesdames. Quelques jours auparavant, les deux princesses étaient allées à la basilique de Saint-Pierre, où (p. 352) le Pape célébra lui-même la messe et les communia à l'autel de Saint-Pierre, où personne avant elles n'avait reçu cette pieuse faveur.
Invitées aux fêtes qui eurent lieu à l'occasion du séjour à Rome du roi et de la reine des Deux-Siciles, elles s'excusèrent de n'y pouvoir assister, les tristes circonstances où se trouvaient leur patrie et leur famille ne leur permettant point de prendre part à des réjouissances publiques.
À Paris, on cria dans les rues la feuille des nouvelles qui venaient d'arriver de Rome, contenant un tragique événement dont voici l'analyse: «Une fête donnée à Mesdames par le cardinal de Bernis, le 23 avril, fête honorée de la présence du Saint-Père[150]; le duc et la duchesse de Polignac s'y trouvent[151]; les plaisirs s'y prolongent jusque dans la nuit[152]; le Pape y confère avec le chef de trois cents Français sur les moyens d'enlever le Roi de France; ce chef des conjurés y apparaît sous le nom de Jarry, fils d'un négociant de Lyon, qui, après s'être fait passer pour noble, afin d'entrer plus facilement dans la confiance de madame de Polignac, en obtient la confidence d'un complot contre-révolutionnaire;—puis tout à coup changeant de rôle, trahit la duchesse, se déclare le vengeur du peuple français, fait feu sur tous les convives, tue les gardes du Pape, et ne laisse échapper du massacre que le Saint-Père, qui prend la fuite à pied, et par une porte détournée, loin des murs de Rome. Ce n'est pas tout: on se saisit du cardinal, on le promène pendant trois jours sur un âne; on met M. et madame de Polignac dans un sac qu'on fait coudre et qu'on jette dans le Tibre.»
Ce rêve de quelque cerveau malade, et qui surpasse en absurdité les contes bleus dont on berce les enfants, est un (p. 353) échantillon sérieux des nouvelles étrangères dont Paris était alors inondé, et l'esprit de la populace, ouvert à toutes les fables et qui croit surtout à l'impossible, accueillait volontiers ces folies.
Cependant Madame Élisabeth n'interrompait pas sa correspondance avec ses amies. Elle tenait, autant qu'elle le pouvait, madame de Raigecourt au courant de ce qui se passait en France, et celle-ci la tenait au courant de ce qui se passait en Allemagne, où était le grand centre de l'émigration, de sorte qu'on voit se refléter dans ces lettres les deux mouvements qui, se disputant la direction des intérêts royalistes, se gênaient réciproquement. Madame Élisabeth se montre souvent affligée de la ligne suivie par son frère, M. le comte d'Artois, pour lequel elle avait une vive tendresse. Ce n'étaient pas les conseils les plus sages que suivait ce prince, et le peu d'ensemble qu'elle voyait entre des personnes qui auraient dû être unies par un lien indissoluble la faisait frémir. Le seul recours de la princesse, c'était la religion.
Privée des conseils de son directeur, l'abbé Madier, parti avec Mesdames Adélaïde et Victoire, elle s'était adressée au supérieur des Missions étrangères pour le prier de lui indiquer un ecclésiastique. Celui-ci désigna l'abbé Edgeworth de Firmont, aussi distingué par ses lumières que par ses vertus. Ce choix ayant reçu l'approbation de l'archevêque de Paris, fut agréé avec empressement par Madame Élisabeth. Une lettre de l'abbé Edgeworth parle ainsi de ses premières relations avec la sœur de Louis XVI:
«Quoique étranger et que je fusse bien peu digne d'approcher de cette princesse, je devins bientôt son ami, et elle m'accorda une confiance sans bornes; mais je n'étois connu ni du Roi ni de la Reine.—Cependant ils m'entendoient souvent nommer, et, dans les derniers temps de leur règne, ils avoient exprimé plusieurs fois leur surprise (p. 354) sur la facilité avec laquelle on me laissoit aller et venir dans leur palais, lorsque autour d'eux on ne voyoit que surveillance et terreur. Il est de fait que je n'ai jamais vu le danger tel qu'il étoit; et tandis qu'aucun ecclésiastique n'osoit paroître à la cour sans être complétement déguisé, j'y allois en plein jour, deux ou trois fois par semaine, sans avoir une seule fois changé d'habits. En vérité, lorsque je me reporte à ces temps d'horreur, je suis surpris de mon courage; mais je suppose que la Providence m'aveugloit à dessein.—Et quoique ma présence excitât quelques murmures parmi les gardes, je n'en ai jamais reçu la moindre insulte. Je continuai ainsi jusqu'au jour fatal de l'arrestation de la famille royale. C'étoit le 9 août 1792; je m'en souviens très-bien. Madame Élisabeth désira me voir, et je passai dans son cabinet une grande partie de la matinée, sans me douter de la scène d'horreur qui se préparoit pour le lendemain.»
Madame Élisabeth trouvait dans ce saint prêtre, réservé par Dieu à une grande mission encore cachée dans les ténèbres de l'avenir, ce guide sûr qu'elle avait demandé à Dieu et qui lui était si nécessaire dans des temps si difficiles. Elle attendait avec anxiété la décision du Pape sur les affaires de l'Église: «Quand nous saurons ce que nous aurons à faire, ajoutait-elle, il n'y aura de ménagements à garder avec personne.» Puis songeant au Roi, qui avait besoin de tout son courage pour résister sur ce point à la révolution, elle disait à son amie: «Demande à Dieu d'éclairer les gens qui me sont chers.» Cette lettre du 21 mars 1791, toute remplie de tristes appréhensions, finissait par quelques paroles plus encourageantes. Madame Élisabeth ménageait son amie, alors dans une grossesse avancée: «Je voudrois, mon cœur, que vous pussiez mettre un peu d'opium dans votre sang pour qu'il pût ne pas se bouleverser avec autant de facilité sur tous les événements (p. 355) que l'on peut prévoir à présent, puisqu'il y a si longtemps que nous sommes accoutumés aux mouvements populaires.»
Parmi les préoccupations de Madame Élisabeth, les préoccupations religieuses tenaient toujours la première place. Elle voit venir le schisme: l'évêque intrus de Paris est installé. Peut-être avant quinze jours la religion sera-t-elle bannie de France! Cette pensée lui met la mort dans le cœur. Dieu pourrait sauver la France en faisant un miracle; mais ce miracle, le mérite-t-on?
Tel est l'ordre d'idées et de sentiments que l'on trouve développé dans toute la correspondance de Madame Élisabeth pendant le mois de mars 1791. Elle se montre toujours alarmée de l'exaltation qui règne parmi les émigrés; elle supplie son amie madame de Raigecourt de se prémunir contre cette exaltation: on juge mal en jugeant ainsi à distance. Il est impossible d'écrire les choses comme elles sont; c'est donc sur le rapport de quelque nouvel arrivant qui a mal vu ou mal apprécié qu'on s'échauffe ainsi la tête.
La fin de mars et le commencement d'avril furent marqués par des émeutes. Le peuple se porta en masse au club monarchique, pénétra dans l'intérieur et en chassa les membres.
Le 1er avril, une poignée d'agitateurs envahit le couvent des Sœurs grises, les insulta, et poussa l'impudence jusqu'à les fustiger.
Le 2, Mirabeau termine sa carrière. Sa mort cause une vive sensation. On répand qu'elle est l'œuvre d'un crime: son corps est ouvert par les hommes de l'art, qui affirment le contraire. Le deuil est public: les spectacles sont fermés. Un décret ordonne que le corps du grand orateur restera sur un lit de parade pendant trois jours, et qu'il sera ensuite déposé avec pompe dans l'église de Sainte-Geneviève, monument qui prend le titre de Panthéon par un décret (p. 356) du 4 avril, et est destiné à recevoir les restes des hommes qui se seront illustrés par de grands talents et des services importants rendus à la patrie[153]. La célébration de cette cérémonie funèbre, à laquelle les autorités du jour et les sympathies publiques donnèrent des proportions énormes, mais dont le sentiment religieux paraissait absent, pouvait arracher Madame Élisabeth à son calme intérieur, mais non à ses préoccupations constantes sur le sort de ses amies. L'intronisation des nouveaux évêques, l'envahissement des paroisses par des curés sortis de l'élection populaire, lui causaient aussi un trouble qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. C'est toujours le sujet qu'elle traite avec le plus de chaleur dans sa correspondance avec madame de Raigecourt. Elle lui annonce, le 3 avril, que les curés intrus sont établis dans les églises. En revanche, la persécution qui commence produit son effet ordinaire sur beaucoup d'esprits qui s'étaient éloignés de la religion et qui s'en rapprochent. Madame Élisabeth s'en réjouit et en nomme plusieurs à son amie. Au milieu de toutes ses épreuves, elle n'oublie pas que bientôt madame de Raigecourt sera mère. Elle consent bien volontiers à être la marraine de sa fille, car elle ne doute pas qu'elle n'ait une fille. Pourquoi la filleule ne viendrait-elle pas au jour comme sa marraine, le 3 mai, à une heure du matin? Mais presque aussitôt une triste réflexion traverse l'esprit de Madame Élisabeth: «Cela seroit très-bien, pourvu pourtant que cela lui promette un avenir plus heureux que le mien et qu'elle n'entende jamais parler d'états généraux et de schisme.» Presque aussitôt viennent quelques réflexions sur Mirabeau, qui vient de mourir; quelques personnes honorables le regrettent, (p. 357) parce qu'elles pensent que ses talents auraient pu sauver la monarchie. Ce n'est pas l'opinion de Madame Élisabeth: son avis est conforme à celui que Chateaubriand a plus tard formulé dans cette phrase: «La vie de Mirabeau montra sa puissance dans le mal: l'opportunité de sa mort empêcha qu'on ne vît son impuissance dans le bien.»
Dans une lettre adressée à peu de temps de là à la marquise des Montiers (7 avril 1791), la princesse revient encore sur la mort de Mirabeau: «On a rendu à ce grand homme tous les honneurs possibles, dit-elle non sans quelque ironie, je souhaite qu'ils aient soulagé sa pauvre âme, qui me fait grand'pitié.»
Le 12 avril, conformément à un jugement rendu par le tribunal du district de Versailles, l'ordonnance de l'archevêque de Paris (M. de Juigné), par laquelle il défend de reconnaître en aucune manière les prêtres qui ont prêté le serment, est brûlée par l'exécuteur des jugements criminels.
Le lundi 18 avril, Louis XVI avait formé le projet d'aller à Saint-Cloud pour y faire ses pâques. À onze heures et demie, le Roi et la famille royale descendirent dans la cour des Tuileries et montèrent en voiture. Une masse de peuple entretenu dans une suspicion continuelle sur les projets de la cour s'imaginait que le Roi voulait fuir la capitale, ainsi que, peu de jours avant, avaient fait ses premiers aumôniers, les évêques de Metz et de Senlis, prélats non sermentés. La multitude s'oppose par ses clameurs au dessein du Roi et se jette devant les chevaux de sa voiture pour lui barrer le passage. La Fayette veut protéger la liberté du prince; la troupe refuse d'obéir au général. Une grande heure se passe en vains débats, en luttes stériles. Ennuyé d'un tel scandale et voulant épargner l'effusion du sang, Louis descend de voiture et rentre dans son palais, je veux (p. 358) dire dans sa prison. Madame Élisabeth traçait ces lignes le lendemain:
«[154]19 avril 1791.
«Nous avons eu une petite scène hier, mon cœur: le Roi vouloit partir pour Saint-Cloud, mais la garde nationale s'y est opposée, et si bien opposée que nous n'avons pu passer la porte de la cour. On veut forcer le Roi à renvoyer les prêtres de sa chapelle ou à leur faire faire le serment, et à faire ses pâques à la paroisse. Voilà la raison de l'insurrection d'hier: le voyage de Saint-Cloud en a été à peu près le prétexte.»
Indigné de n'avoir point été obéi, la Fayette donna sa démission de commandant général de la garde parisienne. Les bataillons de cette garde lui envoyèrent aussitôt des députations pour le prier, au nom de la patrie, de demeurer à son poste. Il y consentit. Le 25, la compagnie des grenadiers du bataillon de l'Oratoire, qui avait particulièrement marqué dans la révolte, fut licenciée. Madame Élisabeth, occupée d'un intérêt plus élevé, semblait ces jours-là oublier les orages de la terre.
Elle s'était vue obligée de renoncer à communier le jeudi saint et le jour de Pâques, dans la crainte d'être cause d'un mouvement dans le château. Les nouvelles les plus étranges circulaient: on prétendait que le dimanche suivant le Roi assisterait à la messe de la paroisse, dite par un prêtre assermenté. Madame Élisabeth repoussait bien loin cette idée. Toutes les personnes attachées à sa maison partaient successivement pour Bruxelles, et ces départs ne contribuaient pas à lui faire voir les choses couleur de rose. Cependant, toujours généreuse, elle continuait à se féliciter de l'absence de son amie: «Non, mon cœur, lui (p. 359) disait-elle, ce ne seroit pas une consolation pour moi que tu fusses ici: j'aime mieux te savoir en sûreté. Tu ne vivrois pas vingt-quatre heures avec la vivacité dont le ciel t'a douée.»
Madame Élisabeth (toutes ses lettres des mois d'avril et de mai le témoignent) comptait peu sur la politique des cabinets européens: l'ignorance où ils laissaient le Roi sur ce qu'ils voulaient faire paraissait à la princesse un fâcheux symptôme. La situation de la famille royale à Paris était vraiment intolérable. La fureur des révolutionnaires contre les catholiques qui refusaient d'assister à la messe des prêtres assermentés se portait aux dernières violences. La populace avait fustigé publiquement les prêtres et les femmes qui se rendaient dans une chapelle particulière pour entendre la messe de M. de Pancemont, ancien curé de Saint-Sulpice. C'était ce qu'on appelait la liberté. Madame Élisabeth revient sans cesse dans ses lettres sur cette situation déplorable; mais elle trouve dans sa foi si profonde et dans sa confiance en Dieu la force nécessaire pour se résigner à sa position. Elle se félicite de l'assistance spirituelle qu'elle trouve dans son excellent guide l'abbé de Firmont, et au milieu de ses angoisses, elle remercie Dieu qui proportionne les courages aux périls.
J'ai fait remarquer que Madame Élisabeth appréciait sévèrement dans sa correspondance la politique des cabinets de l'Europe. Aussi était-elle loin d'approuver les avis officieux, les insinuations cauteleuses qui s'ouvraient un chemin jusqu'à la Reine: ayant une profonde aversion pour tout ce qui ne lui paraissait pas droit, juste et net, elle était convaincue que les menées secrètes de M. le comte de Mercy seraient funestes; mais sans force pour combattre cette influence, elle ne pouvait que plaindre Marie-Antoinette de la subir et de prêter l'oreille à des conseils qui, sans servir le bien public, compromettaient la stabilité du (p. 360) trône. Pour être juste, il faut remarquer que Madame Élisabeth avait été élevée, comme toutes les princesses de la maison de France, dans la défiance de l'Autriche; on ne pouvait attendre les mêmes sentiments de la fille de Marie-Thérèse. L'équitable histoire dira que jamais Marie-Antoinette ne songea à sacrifier sa nouvelle patrie à son pays natal; seulement elle avait espéré que l'alliance de la maison d'Autriche, dont son mariage était le gage, pouvait servir les intérêts des deux peuples et devenir un appui pour la monarchie française, ébranlée jusque dans ses fondements.
Quand viennent les grandes crises politiques, il n'y a de salut que dans les mesures promptes et exceptionnelles qui frappent tout à coup, étonnent et changent quelquefois l'esprit public, en lui montrant que l'initiative, la décision, la fermeté, sont du côté de l'autorité. Le caractère du Roi rendait ce moyen impossible. Le salut de tous, et Madame Élisabeth le sentait, ne pouvait venir non plus d'une assemblée qui, ennemie de la royauté, lui imposait, par une lâche dérision, la responsabilité de la puissance, après lui en avoir ôté l'exercice. Cette assemblée demeurait indifférente à l'appel du prince qui, désarmé par elle, dénonçait à sa barre la violation des lois, les meurtres et les incendies qui désolaient l'empire; et pourtant cette même assemblée, dans son orgueilleuse omnipotence, s'était proclamée nationale! Force, impulsion, droits, prestige, tout était passé de son côté. Madame Élisabeth constatait avec effroi un état de choses qui, rompant tous les ressorts du gouvernement, rendait toute volonté du Roi impuissante et toute répression impossible. Ce sentiment apparaît dans les moindres détails de sa vie. Une de ses dames regardait un jour attentivement, au mois de mai 1791, ce qui se passait dans le jardin des Tuileries. «Qui vous tient ainsi à cette fenêtre, lui dit la princesse, et fixe votre attention?» Et (p. 361) comme sa demande n'avait pas été entendue, elle la renouvelle une seconde fois: «Madame, je regarde notre bon maître qui se promène.—Notre maître! ah! pour notre malheur, il ne l'est plus!»
La Reine éprouvait les inquiétudes que la faiblesse du Roi inspirait à Madame Élisabeth; mais elle avait une espérance que Madame Élisabeth ne partageait pas. Ces deux belles-sœurs vivaient dans une atmosphère et sous des impressions bien différentes: la Reine était persuadée que le salut de la maison royale et de la monarchie de France serait dû à l'Autriche, et qu'un secours efficace, sans qu'elle y fît appel, lui viendrait de ce côté. C'était attribuer au cabinet de Vienne une générosité qu'il était loin d'avoir, et avouer une espérance qui pouvait être imputée à crime par ses ennemis. De son côté, Madame Élisabeth était frappée de l'idée que la Reine serait victime de la révolution, et ce pressentiment lui inspirait pour sa belle-sœur la plus tendre commisération et le plus affectueux dévouement. Il était utile de marquer cette différence d'impressions qui existait entre la Reine et sa belle-sœur. Hâtons-nous maintenant de revenir à la correspondance de Madame Élisabeth. Elle venait de recevoir des nouvelles de l'abbé de Lubersac, qui était parvenu, non sans danger, à passer la frontière. Elle lui répondit une lettre dans laquelle l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, l'élévation et la sagesse des conseils ou l'humilité avec laquelle ils sont donnés. M. l'abbé de Lubersac ne surmontait qu'avec peine la tristesse profonde que lui inspirait la situation où les événements de la révolution l'avaient jeté. Madame Élisabeth, souvent exhortée par lui, l'exhorte à son tour, et son esprit s'élevant avec le sujet qu'elle traite, elle trouve au courant de la plume ces belles considérations: «Il falloit pour votre perfection que Dieu vous détachât tout à fait des biens de ce monde, même des plus simples. Vous savez plus que tout autre combien (p. 362) Dieu donne de force pour supporter les maux de ce monde; tâchez donc de ne vous y point laisser aller: ne vous persuadez pas que l'air ne vous vaut rien; ménagez-vous, mais distrayez-vous par les beautés dont la ville que vous habitez est remplie. Après avoir admiré la main sublime qui forma ces immenses rochers et ces torrents qui ont pensé vous entraîner dans leurs abîmes, admirez l'industrie que Dieu a donnée à l'homme, et comment il peut, grâce à cette industrie, tirer des chefs-d'œuvre des choses les plus brutes.»
Après avoir écrit à l'abbé de Lubersac cette grave lettre, Madame Élisabeth reprend avec son amie madame de Raigecourt ses tendres épanchements. Les lettres qu'elle lui adresse pendant le mois de mai sont pleines de détails d'intimité et d'allusions aux circonstances politiques, allusions voilées et difficiles à pénétrer aujourd'hui. Le flot de l'émigration devient un torrent qui emporte tout; presque toutes les dames de Madame Élisabeth l'ont quittée, avec les meilleures raisons du monde; elle est la première à le dire; elle ne les aime pas moins, mais elle est presque seule. Elle résiste néanmoins aux instances de son amie qui la supplie de quitter un pays où il n'existe plus aucune sécurité et que tout le monde fuit comme une terre pestiférée, et où un présent sombre et triste est le précurseur d'un avenir plus menaçant encore. Madame Élisabeth a dit le secret de son invincible résistance dans une lettre précédente: «Elle doit persister à suivre la route par laquelle la Providence l'a menée jusqu'alors»; c'est-à-dire qu'elle doit rester auprès du Roi son frère. C'est là sa place. Aujourd'hui que Madame Élisabeth a reçu sa récompense, on peut lui appliquer ces paroles, qu'au temps de sa vie mortelle son humilité n'aurait pas acceptées: Quand Dieu permet qu'un juste soit livré aux grandes épreuves, il envoie un de ses anges auprès de lui.
C'est pour cela qu'elle écrit à madame de Raigecourt, (p. 363) dans sa lettre du 29 mai 1791: «Plus votre amie avance, moins elle croit devoir suivre vos désirs: les raisons qu'elle vous a mandées, mille réflexions qui s'y mêlent, la persuasion d'une vraie tranquillité, tout est contre vous.» Pour expliquer ces derniers mots, il faut ajouter que madame de Raigecourt avait enfin donné le jour à cette Hélène si longtemps attendue. Madame Élisabeth se disait tranquille pour que son amie le fût: «Aimez-moi toujours, continuait Madame Élisabeth, et donnez-m'en la preuve en ne vous tourmentant point et en soignant votre petite avec le calme que donne la grande confiance en Dieu et l'abandon que tout bon chrétien doit à la Providence.»
Le dimanche 29 mai, il se passa dans la chapelle des Tuileries un petit événement qui devint bientôt l'entretien de la ville. La chapelle était pleine de monde pour les vêpres et le salut, auxquels le Roi et la Reine assistaient.
«Au moment où le père Feuillant étoit prêt à donner la bénédiction, on chanta le verset ordinaire: Domine salvum fac regem; une voix très-forte ajouta par trois fois: et reginam. Cette addition frappa tout le monde, et la Reine s'évanouit, se croyant menacée de quelque danger. C'était uniquement le zèle inconsidéré d'un grenadier, homme remarquable par sa taille. On le fit sortir de l'église, et on lui demanda à quel dessein il avoit causé ce trouble dans l'assemblée; alors il se contenta de montrer son cœur et de dire: «C'est de là qu'est partie cette exclamation.» Un des bons papiers qui racontent cette anecdote dit qu'il est fâcheux de ne pouvoir pas approuver ce qu'on admire; et apostrophant ensuite ce grenadier, il lui dit: «Généreux grenadier, vous êtes vraiment Français, et le cri de votre cœur a retenti jusqu'au fond des nôtres[155].»
Le 2 juin, Madame Élisabeth écrivait à la marquise des Montiers, qui lui annonçait son retour, une de ces lettres (p. 364) mi-sérieuses, mi-badines, dans laquelle elle lui donnait les plus sages conseils sur la conduite qu'elle devait tenir dans son intérieur.
Puis viennent encore, au commencement de juin, deux lettres à madame de Raigecourt, où la bonté du cœur de la princesse se révèle tout entière. Elle avait écrit quelques jours avant à son amie, sous le coup de la contrariété que lui faisait éprouver le départ successif de toutes ses dames, et elle lui avait dit que si madame de Raigecourt n'était pas nourrice dans ce moment, elle l'aurait priée de revenir auprès d'elle. Là-dessus madame de Raigecourt, avec son cœur plein d'imagination et son imagination pleine de cœur, a pris feu. Elle a écrit à sa princesse qu'elle voulait partir, qu'elle nourrirait sa fille à Paris aussi bien qu'ailleurs, et que, coûte que coûte, elle voulait reprendre son poste. À ce sujet, comme Madame Élisabeth traite son amie! comme elle repousse ses offres généreuses, mais imprudentes! «Cette occasion vient à propos, mon cœur, pour que je vous gronde bien à mon aise. Je m'étois déjà bien reproché ce que je t'ai mandé, mais je m'en repens bien plus depuis que cela t'a fait venir l'idée la plus folle qu'une personne sensée puisse avoir. Quoi! parce que je te marquois que si tu ne nourrissois pas je te prierois de venir, tu en conclus qu'il faut que tu hasardes ta fille et toi dans ce triste pays! Mais, mon cœur, comment pouvois-tu imaginer que je puisse souffrir une telle folie?» Puis elle la rassure: les deux dames qui voulaient la quitter en même temps se sont arrangées; l'une attendra le retour de l'autre. Des allusions détournées au comte d'Artois, pour lequel Madame Élisabeth éprouvait la plus vive amitié, reparaissent de temps en temps dans sa correspondance. Elle s'inquiète du rôle qu'il pourra être appelé à jouer. On voit du reste qu'elle fait des progrès dans la vie spirituelle sous la forte discipline de l'abbé de Firmont, car il lui (p. 365) arrive plus d'une fois de bénir les épreuves qui ont tiré son âme d'un engourdissement funeste. Apprendre à connaître les dangers de la prospérité et l'utilité du malheur, n'est-ce point là par excellence la science d'une religion qui adore un Dieu crucifié?
On arrivait à une époque où la révolution marchait le front levé et jetait le masque. Les complots se tramaient en plein jour; les crimes étaient publiquement cotés et marchandés. On désignait les chefs, on nommait leurs agents, on indiquait les victimes. Les intentions révolutionnaires étaient si peu voilées qu'elles laissaient à découvert leurs filtres et leurs poisons. L'heure était venue où, fatigué de sa captivité, en butte aux motions les plus acerbes des clubs comme aux insultes les plus outrageantes de la rue, Louis XVI s'émut enfin et résolut de quitter Paris. La pensée du danger qu'il courait personnellement n'entrait pour rien dans sa détermination; mais sa tendresse et sa conscience même de père et d'époux s'indignaient de la situation impossible que les événements avaient faite à sa femme et à ses enfants.
FUITE DE LA FAMILLE ROYALE.
20—26 JUIN 1791.
«Vous êtes venus après moi comme après un voleur, avec des épées et des bâtons pour me prendre.»
S. Marc, chap. XIV, v. 48.
Le Roi dépouillé du droit de grâce. — Fuite de la famille royale. — Déguisement. — Détails divers sur le voyage. — Long silence de Madame Élisabeth. — Retour de Varennes. — Halte à Châlons; à Épernay. — Mademoiselle Vallée. — Cazotte fils. — Rencontre des commissaires de l'Assemblée nationale; leur attitude; celle du Roi, de la Reine, de Madame Élisabeth. — Celle-ci prenant la parole, retrace à Barnave pendant plus d'une heure et demie les différentes phases de la révolution. — Récit de Pétion. — Arrivée à Paris. — Arrestation des gardes du corps. — La Fayette chargé de la garde du Roi. — Madame de Tourzel, gardée à vue, fait demander à Madame Élisabeth un livre intitulé: Pensées sur la mort. — Portrait, de Pétion. — Le Roi et la Reine ne pouvant sans escorte prendre l'air au jardin, ne quittent pas leur appartement, et Madame Élisabeth ne veut point pour elle d'une liberté qu'ils n'ont plus.
Le décret du 5 juin, qui avait enlevé à Louis XVI le droit de faire grâce aux condamnés, l'avait profondément humilié et affligé. «On a ôté depuis longtemps la liberté au Roi, disait à ce sujet Madame Élisabeth, et voilà qu'on lui interdit la clémence.» Déjà le 10 juin, indigné du réseau de servitude dans lequel on l'avait enveloppé, il avait protesté, mais secrètement, contre les décrets qu'il avait sanctionnés, et d'avance contre les décrets qui seraient présentés à son acceptation. Mais, hélas! c'était hautement, c'était à la face de la France et de l'Europe qu'il aurait fallu agir ainsi. Il est douteux qu'on eût réussi, mais on aurait du moins mis la révolution en demeure de se produire au grand jour, dans un temps où elle avait encore intérêt à se cacher: on lui aurait ainsi arraché le masque qu'elle jetait maintenant.
À l'heure où le Roi se décidait à partir, il ne lui restait (p. 368) qu'à se dérober par la fuite à une situation intolérable qui, en lui enlevant l'exercice du pouvoir, lui en laissait toute la responsabilité.
Mon intention n'est point de refaire ici le récit du voyage de Varennes, dont j'ai étudié avec soin les détails dans les dernières éditions que j'ai données de l'Histoire de Louis XVII. Je crois devoir revenir seulement sur quelques points qui concernent plus particulièrement Madame Élisabeth.
Le voyage de Varennes a deux phases: l'allée et le retour, une comédie et un drame. Dans la comédie, mêlée d'alertes et d'inquiétudes et trop mal combinée pour arriver à un heureux dénoûment, madame de Tourzel joue le rôle de mère sous le nom de baronne de Korff; le Dauphin et Madame Royale sont ses filles, sous les noms d'Aglaé et d'Amélie; Marie-Antoinette, sous le nom de madame Rochet, est gouvernante des deux enfants; Louis XVI est valet de chambre sous le nom de Durand, et Madame Élisabeth bonne des enfants sous le nom de Rosalie. La comédie finit à Sainte-Menehould, le drame commence à Varennes. Là chacun redevient lui-même. Placée sur le second plan, Madame Élisabeth attire peu les regards et n'occupe pas l'attention: elle assiste en silence aux scènes pénibles qu'amènent successivement l'arrestation du Roi, sa descente chez le procureur de la commune de Varennes, l'arrivée de MM. de Choiseul et Goguelat, de MM. de Damas et d'Eslon, puis celle de Romeuf, aide de camp de la Fayette, porteur du décret de l'Assemblée, et celle enfin de Bayon, envoyé de Bailly. Agitée tour à tour par le sentiment de la délivrance et l'imminence du péril qu'éveille l'apparition de ces hommes accourus d'horizons si différents et avec des buts si opposés, elle voit s'éteindre d'heure en heure et de minute en minute les dernières lueurs de l'espérance, et, muette, elle assiste à ce départ fatal qui (p. 369) va ramener le Roi à ses ennemis. Les cris des populations qui bordent la route, la halte faite à Sainte-Menehould, où quelques paroles politiques s'échangent entre Louis XVI et le maire de la ville; l'affluence de la multitude devenue encore plus compacte et plus hostile à la famille royale; le meurtre de M. de Dampierre assassiné presque sous ses yeux; l'aspect de Drouet et de Guillaume, ce valet d'auberge, qui dépassent au galop la voiture du Roi, à Orbeval, allant comme l'éclair annoncer leur triomphe à Paris; quelques témoignages d'intérêt offerts à Châlons au Roi et à la Reine, la messe entendue le lendemain matin (jour de la Fête-Dieu) et violemment interrompue par l'ordre du départ;—ces incidents, ces tableaux, ces scènes avaient dû causer bien des émotions à Madame Élisabeth, mais rien n'avait altéré son sang-froid, rien ne lui avait encore arraché une parole. Elle n'avait rien à dire en effet, elle n'avait rien à répondre à des hommes dont les sentiments et les idées étaient depuis longtemps faussés par la presse, aigris par les événements, et, dans cette dernière circonstance, surexcités jusqu'au délire par la passion politique. Ce fut à Épernay que sa langue se délia. La populace, qui remplissait les abords de la cour de l'hôtel de Rohan, où le Roi était attendu pour dîner, obligea les voitures à s'arrêter à la porte de cette cour. Le jeune Cazotte, commandant de la garde nationale du village de Pierry, situé à une lieue d'Épernay, était chargé de protéger la descente des augustes voyageurs; mais sa troupe fidèle n'offre qu'une digue impuissante au flot populaire qui fait irruption dans la cour et y entraîne confusément la famille royale. Cazotte se débat pour arriver à elle. Madame Élisabeth, qui le connaissait, s'étonne de le voir au milieu de l'émeute, et ne peut s'empêcher de lui dire: «Et vous aussi, Cazotte!—Je ne suis ici, répond-il, que pour vous servir, et il est essentiel que vous n'ayez pas l'air de me connoître.» (p. 370) Élisabeth lui jette un regard d'adhésion, qu'elle porte aussitôt vers la Reine, comme pour indiquer au protecteur inattendu qui se révèle la personne qui plus que toutes les autres a besoin de protection. En effet, mille cris injurieux étaient poussés en ce moment contre Marie-Antoinette: «Méprisez cette fureur, dit en allemand Cazotte, dont les yeux rencontrent ceux de la Reine, Dieu est au-dessus de tout! Verachten sie das, Gott ist über alles!»—«La Reine, raconte Cazotte, me regarda attentivement et se mit en marche, suivie de Madame Royale, de Madame Élisabeth et de madame de Tourzel, mais pêle-mêle avec le peuple... Le Dauphin, porté par un garde du corps, cessant d'apercevoir sa mère, la demandoit avec larmes, et ce fut à moi qu'il s'adressa en passant les bras à mon cou; mes joues furent mouillées de ses pleurs. Nous le portâmes dans la chambre où la Reine avoit été introduite. Elle me demanda si je pouvois lui procurer une ouvrière, afin de rajuster une partie de ses vêtements, sur lesquels la foule avoit marché. Dans la maison même se trouvoit la fille de l'hôte[156], personne de la plus jolie figure. Je la conduisis à la Reine, et son respect, ses yeux rouges de pleurs offrirent à Sa Majesté un touchant contraste avec le spectacle qu'elle venoit d'avoir sous les yeux[157].»
Après cette halte courte et vive, le convoi se remit en route, et Madame Élisabeth reprit son attitude calme et silencieuse. Une heure après eut lieu la rencontre des commissaires de l'Assemblée nationale (Barnave, Pétion et Latour-Maubourg), chargés de s'assurer de la personne du Roi. L'installation des deux premiers dans la voiture de la famille royale ne troubla pas un moment la sérénité d'Élisabeth, qui n'ouvrit la bouche que pour adjurer, avec la Reine, Pétion et Barnave d'empêcher qu'on attentât aux (p. 371) jours des serviteurs qui les accompagnaient. Après ce premier épanchement de douleur et d'inquiétude, un long silence se fit. On s'observa de part et d'autre. Les commissaires eurent le temps d'examiner l'attitude du Roi, de la Reine, de leurs enfants. La simplicité naturelle de leurs manières les surprit, toucha profondément Barnave, étonna Pétion lui-même, qui ne put s'en taire, et qui fut aussi frappé de la mesquinerie, c'est son expression, du costume des voyageurs. Le Roi, la Reine, Madame Élisabeth remarquèrent aussi de leur côté les manières et la parole de Barnave, qui contrastaient avec la parole et les manières de Pétion. Louis XVI entama la conversation et s'expliqua sur le but de son voyage. Le jeune orateur de Grenoble répondit respectueusement au Roi, combattant avec déférence une opinion qu'il ne partageait pas, et avec émotion des sentiments qui le gagnaient malgré lui. La Reine fut touchée de son trouble comme de la bienséance de son langage, et elle se mêla bientôt à l'entretien. Un nouveau jour éclaira Barnave: les traits sous lesquels on peignait chaque jour la famille royale ressemblaient si peu à ce qu'il lui était donné de voir[158]!
Madame Élisabeth, depuis deux jours absorbée par le spectacle inouï qui s'offrait à elle et par les terribles réflexions qu'elle en tirait, prit enfin la parole, et s'adressant à Barnave, elle lui retraça avec une fermeté admirable les diverses époques de la révolution: mettant en opposition, avec un tact merveilleux, la conduite de Louis XVI et celle de l'Assemblée nationale, elle rappela successivement les décrets de l'Assemblée, contraires à la religion, à l'autorité royale, à l'ordre et à la tranquillité du royaume. Madame de Tourzel nous a conservé une partie de cette allocution, qui dura plus d'une heure et demie:
«Je suis bien aise, monsieur Barnave, que vous me (p. 372) mettiez à portée de vous ouvrir mon cœur et de vous parler franchement sur la révolution. Vous avez trop d'esprit pour n'avoir point connu sur-le-champ l'amour du Roi pour les François et son désir de les rendre heureux. Égaré par un amour excessif de la liberté, vous n'avez calculé que ses avantages sans penser aux désordres qui pouvoient l'accompagner. Vos premiers succès vous ont enivré et vous ont fait aller bien au delà du but que vous vous étiez proposé. La résistance que vous avez éprouvée vous a roidi contre les difficultés et vous a fait briser sans réflexion tout ce qui mettoit obstacle à vos projets. Vous avez oublié que le bien s'opère lentement, et qu'en voulant arriver trop promptement au but on court le risque de s'égarer. Vous vous êtes persuadé qu'en détruisant tout ce qui existoit, bon ou mauvais, vous construiriez un ouvrage parfait, et que vous rétabliriez ce qui étoit utile à conserver. Séduit par cette idée, vous avez attaqué tous les fondements de la royauté et abreuvé d'outrages et d'amertume le meilleur des rois. Tous ses efforts et ses sacrifices pour vous ramener à des idées plus saines ont été inutiles, et vous n'avez cessé de calomnier ses intentions et de l'avilir aux yeux de son peuple en ôtant à la royauté toutes les prérogatives.
«Arraché de son palais et conduit à Paris de la manière la plus indécente, sa bonté ne s'est pas démentie. Il tendoit les bras à ses enfants égarés, et cherchoit à s'entendre avec eux pour opérer le bien de cette France qu'il chérissoit malgré ses erreurs. Vous l'avez forcé de signer une constitution point achevée, quoiqu'il vous représentât qu'il étoit plus convenable de ne donner sa sanction qu'à un ouvrage terminé, et vous l'avez obligé de la présenter ainsi au peuple dans une fédération dont l'objet étoit de vous attacher les départements en isolant le Roi de la nation.—Ah! madame, reprit vivement Barnave, ne vous plaignez (p. 373) pas de cette fédération: nous étions perdus si vous en eussiez su profiter!»
»La famille royale soupira, et Madame Élisabeth continua la conversation:
«Le Roi, dit-elle, malgré les diverses insultes qu'il a éprouvées de nouveau depuis cette époque, ne pouvoit encore se résoudre au parti qu'il vient de prendre; mais, attaqué dans ses principes, dans sa famille, dans sa propre personne, profondément affligé des crimes qui se commettent dans toute la France, et voyant une désorganisation générale dans toutes les parties du gouvernement et les maux qui en résultent, il s'est déterminé à quitter Paris pour aller dans une ville du royaume où, libre de ses actions, il pût engager l'Assemblée à reviser ses décrets et faire, de concert avec elle, une constitution qui, classant les divers pouvoirs et les remettant à leur place, pût faire le bonheur de la France.
»Je ne parle pas de nos malheurs particuliers; le Roi seul, qui ne doit faire qu'un avec la France, nous occupe uniquement: je ne quitterai jamais sa personne, à moins que vos décrets n'achevant d'ôter toute liberté de pratiquer la religion, je ne sois forcée de l'abandonner pour aller dans un pays où la liberté de conscience me donne les moyens de pratiquer ma religion, à laquelle je tiens plus qu'à ma propre vie.—Gardez-vous-en bien, répliqua Barnave, vos exemples et votre présence sont trop utiles à votre pays.—Je n'y penserai jamais sans cela; il m'en coûteroit trop de quitter mon frère quand il est aussi malheureux; mais un pareil motif ne peut faire impression sur vous, monsieur Barnave, qu'on dit protestant, et qui n'avez peut-être même aucune religion!»
»Barnave s'en défendit en assurant qu'on l'avoit plus d'une fois calomnié en lui prêtant des propos bien éloignés de ses sentiments, et nommément, dit-il, cet infâme propos (p. 374) après la mort de MM. Foulon et Berthier: Ce sang est-il donc si pur?[159]»
Pétion a laissé du retour de Varennes un récit que nous croyons devoir donner ici, en en retranchant toutefois quelques traits cyniques que notre plume ne saurait se permettre de reproduire:
«Je fus nommé avec Maubourg et Barnave pour aller au-devant du Roi et des personnes qui l'accompagnoient.
»Cette nomination avoit été faite sur la présentation des comités de constitution et militaire réunis.
»Je ne fis d'abord aucune attention à la manière dont cette ambassade étoit composée; depuis longtemps je n'avois aucune liaison avec Barnave; je n'avois jamais fréquenté Maubourg.
»Maubourg connoissoit beaucoup madame de Tourzel, et on ne peut se dissimuler que Barnave avoit déjà conçu des projets. Ils crurent très-politique de se mettre sous l'abri d'un homme qui étoit connu pour l'ennemi de toute intrigue et l'ami des bonnes mœurs et de la vertu. Deux heures après ma nomination, je me rendis chez M. Maubourg, lieu du rendez-vous.
»À peine y fus-je entré que Duport arriva, que la Fayette arriva; je ne fus pas peu surpris de voir Duport et la Fayette causer ensemble familièrement, amicalement. Je savois qu'ils se détestoient, et leur coalition n'étoit pas encore publique. Arriva aussi un homme que j'ai toujours estimé, M. Tracy.
»On s'entretint beaucoup des partis qu'on prendroit envers le Roi: chacun disoit que «ce gros cochon-là étoit fort embarrassant. L'enfermera-t-on? disoit l'un; régnera-t-il? disoit l'autre; lui donnera-t-on un conseil?»
»La Fayette faisoit des plaisanteries, ricanoit; Duport s'expliquoit peu; au milieu d'une espèce d'abandon, j'apercevois (p. 375) clairement beaucoup de contrainte. Je ne me laissai point aller avec des gens qui visiblement jouoient serré et qui déjà sans doute s'étoient fait un plan de conduite.
»Barnave se fit attendre très-longtemps. Nous ne partîmes qu'à quatre heures du matin. Nous éprouvâmes à la barrière un petit retard, parce qu'on ne laissoit passer personne, et je vis le moment où nous serions obligés de rétrograder.
»M. Dumas étoit avec nous. Nous fûmes le prendre chez lui. L'Assemblée, également sur la présentation des comités, lui avoit confié le commandement général de toutes les forces que nous jugerions utile et nécessaire de requérir. Cette nomination n'est pas indifférente. M. Dumas étoit la créature des Lameth.
»Nous voilà donc partis par un très-bon temps. Les postillons, qui savoient l'objet de notre voyage, nous conduisoient avec la plus grande rapidité. Dans les villages, dans les bourgs, dans les villes, partout sur notre passage on nous donnoit des témoignages de joie, d'amitié et de respect.
»Dans tout le cours de la route, nous n'arrêtâmes que le temps nécessaire pour manger promptement un morceau. À la Ferté-sous-Jouarre, une procession ralentit un instant notre marche: nous mîmes pied à terre, nous gagnâmes une auberge pour déjeuner. Les officiers municipaux vinrent nous y joindre; un grand nombre de citoyens nous entourèrent; nous ne couchâmes point.
»Arrivés à Dormans, où nous nous disposions à dîner, des courriers vinrent nous dire que le Roi étoit parti le matin de Châlons et qu'il devoit être près d'Épernay; d'autres assurèrent qu'il avoit été suivi dans sa marche par les troupes de Bouillé et qu'il alloit d'un instant à l'autre être enlevé. Plusieurs, pour confirmer ce fait, soutinrent avoir vu de la cavalerie traverser dans les bois.
(p. 376) »Rien ne nous paroissoit plus naturel que cette nouvelle tentative de M. de Bouillé; avec son caractère connu, il voudra, disions-nous, plutôt périr que de l'abandonner.
»Cependant le Roi avançoit dans l'intérieur; il laissoit déjà derrière lui Châlons, et il nous paroissoit difficile de tenter un coup de main et surtout de réussir, de sorte qu'en combinant toutes les circonstances nous penchions davantage à croire que M. de Bouillé n'hasarderoit pas une housarderie semblable, qui pouvoit d'ailleurs compromettre la personne du Roi.
»Nous ne nous donnâmes que le temps de manger debout un morceau, de boire un coup, et nous nous mîmes en marche.
»Mes compagnons de voyage avoient usé envers moi, dans tout le cours du voyage, de beaucoup de discrétion et de réserve; nous avions parlé de choses indifférentes. Il n'y avoit eu qu'un seul instant qui avoit éveillé en moi quelques soupçons. On avoit remis sur le tapis la question de savoir ce qu'on feroit du Roi; Maubourg avoit dit: «Il est bien difficile de prononcer: c'est une bête qui s'est laissé entraîner; il est bien malheureux, en vérité il fait pitié.» Barnave observoit qu'en effet on pouvoit le regarder comme un imbécile. «Qu'en pensez-vous, me dit-il, Pétion?» Et dans le même moment il fit un signe à Maubourg, mais de ces signes d'intelligence pour celui à qui on les fait et de défiance pour celui de qui on ne veut pas être vu; cependant il étoit possible que, connoissant l'austérité et l'inflexibilité de mes principes, il ne vouloit dire autre chose sinon: Pétion va condamner avec toute la rigueur de la loi et comme si c'étoit un simple citoyen.
»Je répondis néanmoins que je ne m'écartois pas de l'idée de le traiter comme un imbécile, incapable d'occuper le trône, qui avoit besoin d'un tuteur, que ce tuteur pouvoit être un conseil national. Là-dessus des objections, (p. 377) des réponses, des répliques; nous parlâmes de la régence, de la difficulté du choix du régent.
»M. Dumas n'étoit pas dans la même voiture que nous. Sortant de Dormans, M. Dumas examinoit tous les endroits comme un général d'armée. «Si M. de Bouillé arrive, disoit-il, il ne peut prendre que par là; on peut l'arrêter à cette hauteur et ce défilé; sa cavalerie ne peut plus manœuvrer.» Il fit même une disposition militaire. Il donna ordre à la garde nationale d'un bourg de prendre tel et tel poste.
»Ces précautions paroissoient non-seulement inutiles, mais ridicules. Nous nous en divertîmes, et je dois dire que M. Dumas lui-même s'en amusoit. Il n'en paroissoit pas moins sérieux avec les habitants des campagnes, qui s'attendoient sérieusement à combattre. Le zèle qui animoit ces bonnes gens étoit vraiment admirable; ils accouroient de toutes parts, vieillards, femmes et enfants: les uns avec des broches, avec des faux; les autres avec des bâtons, des sabres, de mauvais fusils; ils alloient comme à la noce; des maris embrassoient leurs femmes, leur disant: «Eh bien, s'il le faut, nous irons à la frontière tuer ces gueux, ces j... f...-là! Ah! nous l'aurons, ils ont beau faire.»—Ils couroient aussi vite que la voiture; ils applaudissoient; ils crioient: Vive la nation! J'étois émerveillé, attendri de ce sublime spectacle.
»Les courriers se multiplioient, se pressoient, nous disoient: Le Roi approche. À une lieue, une lieue et demie d'Épernay, sur une très-belle route, nous apercevons de loin un nuage de poussière, nous entendons un grand bruit; plusieurs personnes approchent de notre voiture et nous crient: Voilà le Roi! Nous faisons ralentir le pas des chevaux; nous avançons, nous apercevons un groupe immense; nous mettons pied à terre. La voiture du Roi s'arrête, nous allons au-devant; l'huissier nous précède, et (p. 378) le cérémonial s'observe d'une manière imposante. Aussitôt qu'on nous aperçoit, on s'écrie: Voilà les députés de l'Assemblée nationale! On s'empresse de nous faire place partout; on donne des signals d'ordre et de silence. Le cortége étoit superbe: des gardes nationales à cheval, à pied, avec uniforme, sans uniforme, des armes de toute espèce; le soleil, sur son déclin, réfléchissoit sa lumière sur ce bel ensemble, au milieu d'une paisible campagne; la grande circonstance, je ne sais, tout cela étoit imposant et faisoit naître des idées qui ne se calculent pas; mais que le sentiment étoit diversifié et exagéré! Je ne puis peindre le respect dont nous étions environnés. Quel ascendant puissant, me disois-je, a cette assemblée, quel mouvement elle a imprimé, que ne peut-elle pas faire! Comme elle seroit coupable de ne pas répondre à cette confiance sans bornes, à cet amour si touchant!
»Au milieu des chevaux, du cliquetis des armes, des applaudissements de la foule que l'empressement attiroit, que la crainte de nous presser éloignoit, nous arrivâmes à la portière de la voiture. Elle s'ouvrit sur-le-champ. Des bruits confus en sortoient. La Reine, Madame Élisabeth paroissoient vivement émues, éplorées: «Messieurs, dirent-elles avec précipitation, les larmes aux yeux, messieurs! Ah! monsieur Maubourg, en lui prenant la main en grâce; ah! monsieur, prenant aussi la main à Barnave; ah! monsieur, Madame Élisabeth appuyant seulement la main sur la mienne, qu'aucun malheur n'arrive, que les gens qui nous ont accompagnés ne soient pas victimes, qu'on n'attente pas à leurs jours; le Roi n'a pas voulu sortir de France!—Non, messieurs, dit le Roi en parlant avec volubilité, je ne sortois pas; je l'ai déclaré, cela est vrai.»
»Cette scène fut vive, ne dura qu'une minute; mais comme cette minute me frappa! Maubourg répondit; je (p. 379) répondis par des ah! par des mots insignifiants et quelques signes de dignité sans dureté, de douceur sans afféterie, et brisant ce colloque, prenant le caractère de notre mission, je l'annonçai au Roi en peu de mots, et je lui lus le décret dont j'étois porteur. Le plus grand silence régnoit dans cet instant.
»Passant de l'autre côté de la voiture, je demandai du silence, je l'obtins, et je donnai aux citoyens lecture de ce décret; il fut applaudi. M. Dumas prit à l'instant le commandement de toutes les gardes qui jusqu'à ce moment avoient accompagné le Roi. Il y eut de la part de ces gardes une soumission admirable. C'étoit avec joie qu'elles reconnoissoient le chef militaire qui se plaçoit à leur tête: l'Assemblée l'avoit désigné; il sembloit que c'étoit pour eux un objet sacré.
»Nous dîmes au Roi qu'il étoit dans les convenances que nous prissions place dans sa voiture. Barnave et moi nous y entrâmes. À peine y eurent-nous mis le premier pied que nous dîmes au Roi: «Mais, Sire, nous allons vous gêner, vous incommoder; il est impossible que nous trouvions place ici.» Le Roi répondit: «Je désire qu'aucune des personnes qui m'ont accompagné ne sorte. Je vous prie de vous asseoir, nous allons nous presser, vous trouverez place.»
»Le Roi, la Reine, le Prince royal étoient sur le derrière; Madame Élisabeth, madame de Tourzel et Madame étoient sur le devant. La Reine prit le prince sur ses genoux. Barnave se plaça entre le Roi et la Reine. Madame de Tourzel mit Madame entre ses jambes, et je me plaçai entre Madame Élisabeth et madame de Tourzel.
»Nous n'avions pas fait dix pas qu'on nous renouvelle les protestations que le Roi ne vouloit pas sortir du royaume, et qu'on nous témoigne les plus vives inquiétudes sur le sort des trois gardes du corps qui étoient sur le siége (p. 380) de la voiture. Les paroles se pressoient, se croisoient; chacun disoit la même chose; il sembloit que c'étoit le mot du gué; mais il n'y avoit aucune mesure, aucune dignité dans cette conversation, et je n'aperçus surtout sur aucune des figures cette grandeur souvent très-imprimante que donne le malheur à des âmes élevées.
»Le premier caquetage passé, j'aperçus un air de simplicité et de famille qui me plut; il n'y avoit plus là de représentation royale, il existoit une aisance et une bonne hommie domestique: la Reine appeloit Madame Élisabeth ma petite sœur; Madame Élisabeth lui répondoit de même. Madame Élisabeth appeloit le Roi mon frère; la Reine faisoit danser le Prince sur ses genoux. Madame, quoique plus réservée, jouoit avec son frère: le Roi regardoit tout cela avec un air assez satisfait, quoique peu ému et peu sensible.
»J'aperçus, en levant les yeux au ciel de la voiture, un chapeau galonné dans le filet; c'étoit, je n'en doute pas, celui que le Roi avoit dans son déguisement, et j'avoue que je fus révolté qu'on eût laissé subsister cette trace qui rappeloit une action dont on devoit être empressé et jaloux d'anéantir jusqu'au plus léger souvenir. Involontairement je portois de temps à autre mes regards sur le chapeau: j'ignore si on s'en aperçut.
»J'examinai aussi le costume des voyageurs. Il étoit impossible qu'il fût plus mesquin. Le Roi avoit un habit brun peluché, du linge fort sale; les femmes avoient de petites robes très-communes et du matin.
»Le Roi parla d'un accident qui venoit d'arriver à un seigneur qui venoit d'être égorgé, et il en paroissoit très-affecté. La Reine répétoit que c'étoit abominable, qu'il faisoit beaucoup de bien dans sa paroisse, et que c'étoient ses propres habitants qui l'avoient assassiné.
»Un autre fait l'affectoit beaucoup: elle se plaignoit (p. 381) amèrement des soupçons qu'on avoit manifestés dans la route contre elle. «Pourriez-vous le croire, nous disoit-elle, je vais pour donner une cuisse de volaille à un garde national qui paroissoit nous suivre avec quelque attachement; eh bien, on crie au garde national: Ne mangez pas, défiez-vous! en faisant entendre que cette volaille pouvoit être empoisonnée. Oh! j'avoue que j'ai été indignée de ce soupçon, et à l'instant j'ai distribué de cette volaille à mes enfants; j'en ai mangé moi-même.»
»Cette histoire à peine finie: «Messieurs, nous dit-elle, nous avons été ce matin à la messe à Châlons, mais une messe constitutionnelle.» Madame Élisabeth appuya, le Roi ne dit un mot. Je ne pus pas m'empêcher de répondre que cela étoit bien, que ces messes étoient les seules que le Roi dût entendre; mais j'avoue que je fus très-mécontent de ce genre de persiflage et dans les circonstances où le Roi se trouvoit.
»La Reine et Madame Élisabeth revenoient sans cesse aux gardes du corps qui étoient sur le siége de la voiture, et témoignoient les plus vives inquiétudes.
«Quant à moi, dit madame de Tourzel, qui avoit gardé jusqu'alors le silence, mais avec un ton résolu et très-sec, j'ai fait mon devoir en accompagnant le Roi et en ne quittant pas les enfants qui m'ont été confiés. On fera de moi tout ce qu'on voudra, mais je ne me reproche rien. Si c'étoit à recommencer, je recommencerois encore.»
»Le Roi parloit très-peu, et la conversation devint plus particulière; la Reine parlat à Barnave et Madame Élisabeth me parlat, mais comme si on se fût distribué les rôles en se disant: Chargez-vous de votre voisin, je vais me charger du mien.
»Madame Élisabeth me fixoit avec des yeux attendris, (p. 382) avec cet air de langueur que le malheur donne et qui inspire un assez vif intérêt.....
»Nous allions lentement: un peuple nombreux nous accompagnoit. Madame Élisabeth m'entretenoit des gardes du corps qui les avoient accompagnés; elle m'en parloit avec un intérêt tendre; sa voix avoit je ne sais quoi de flatteur. Elle entrecoupoit quelquefois ces mots de manière à me troubler. Je lui répondois avec une égale douceur, mais cependant sans foiblesse, avec un genre d'austérité qui n'avoit rien de farouche; je me gardois bien de compromettre mon caractère; je donnois tout ce qu'il falloit à la position dans laquelle je croyois la voir, mais sans néanmoins donner assez pour qu'elle pût penser, même soupçonner, que rien altérât jamais mon opinion, et je pense qu'elle le sentit à merveille, qu'elle vit que les tentations les plus séduisantes seroient inutiles, car je remarquois un certain refroidissement, une certaine sévérité qui tient souvent chez les femmes à l'amour-propre irrité.
»Nous arrivions insensiblement à Dormans. J'observai plusieurs fois Barnave, et quoique la demie clarté qui régnoit ne me permît pas de distinguer avec une grande précision, son maintien avec la Reine me paroissoit honnête, réservé, et la conversation ne me sembloit pas mystérieuse.
»Nous entrâmes à Dormans entre minuit et une heure; nous descendîmes dans l'auberge où nous avions mangé un morceau (en venant), et cette auberge, quoique très-passable pour un petit endroit, n'était guère propre à recevoir la famille royale.
»J'avoue cependant que je n'étois pas fâché que la cour connût ce que c'étoit qu'une auberge ordinaire.
»Le Roi descendit de voiture, et nous descendîmes successivement; il n'y eut aucun cri de Vive le Roi! et on criait toujours: Vive la nation! Vive l'Assemblée nationale! (p. 383) quelquefois: Vive Barnave! Vive Pétion! Cela eut lieu pendant toute la route.
»Nous montâmes dans les chambres hautes; des sentinelles furent posées à l'instant à toutes les portes. Le Roi, la Reine, Madame Élisabeth, le Prince, Madame, madame de Tourzel soupèrent ensemble; MM. Maubourg, Barnave, Dumas et moi, nous soupâmes dans un autre appartement; nous fîmes nos dépêches pour l'Assemblée nationale; je me mis dans un lit à trois heures du matin; Barnave vint coucher dans le même lit. Déjà j'étois endormi; nous nous levâmes à cinq heures.
»Le Roi étoit seul dans une chambre où il y avoit un mauvais lit d'auberge. Il passa la nuit dans un fauteuil.
»Il étoit difficile de dormir dans l'auberge, car les gardes nationales et tous les habitants des environs étoit autour à chanter, à boire et danser des rondes.
»Avant de partir, MM. Dumas, Barnave, Maubourg et moi, nous passâmes en revue les gardes nationales; nous fûmes très-bien accueillis.
»Nous montâmes en voiture entre cinq et six heures, et je me plaçai cette fois entre le Roi et la Reine. Nous étions fort mal à l'aise. Le jeune Prince venoit sur mes genoux, jouoit avec moi; il étoit fort gai et surtout fort remuant.
»Le Roi cherchoit à causer. Il me fit d'abord de ces questions oiseuses pour entrer ensuite en matière. Il me demanda si j'étois marié, je lui dis que oui; il me demanda si j'avois des enfants, je lui dis que j'en avois un qui étoit plus âgé que son fils. Je lui disois de temps en temps: «Regardez ces paysages, comme ils sont beaux!» Nous étions en effet sur des coteaux admirables, où la vue étoit variée, étendue: la Marne couloit à nos pieds. «Quel beau pays, m'écriai-je, que la France! il n'est pas dans le monde de royaume qui puisse lui être comparé.» Je lâchois ces idées à dessein; j'examinois quelle impression (p. 384) elles faisoient sur la physionomie du Roi; mais sa figure est toujours froide, inanimée, d'une manière vraiment désolante, et, à vrai dire, cette masse de chair est insensible.
»Il voulut me parler des Anglois, de leur industrie, du génie commercial de cette nation. Il articula une ou deux phrases. Ensuite il s'embarrassa, s'en aperçut et rougit. Cette difficulté à s'exprimer lui donne une timidité dont je m'aperçus plusieurs fois. Ceux qui ne le connoissent pas seroient tentés de prendre cette timidité pour de la stupidité; mais on se tromperoit: il est très-rare qu'il lui échappe une chose déplacée, et je ne lui ai pas entendu dire une sottise.
»Il s'appliquoit beaucoup à parcourir des cartes géographiques qu'il avoit, et il disoit: Nous sommes dans tel département, dans tel district, dans tel endroit.
»La Reine causa aussi avec moi d'une manière unie et familière; elle me parla aussi de l'éducation de ses enfants. Elle en parla en mère de famille et en femme assez instruite. Elle exposa des principes très-justes en éducation. Elle dit qu'il falloit éloigner de l'oreille des princes toute flatterie, qu'il ne falloit jamais leur dire que la vérité. Mais j'ai su depuis que c'étoit le jargon de mode dans toutes les cours de l'Europe. Une femme très-éclairée me rapportoit qu'elle avoit vu et assez familièrement cinq ou six princesses qui toutes lui avoient tenu le même langage, sans pour cela s'occuper une minute de l'éducation de leurs enfants.
»Au surplus, je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir que tout ce qu'elle me disoit étoit extrêmement superficiel, et il ne lui échappoit aucune idée forte ni de caractère; elle n'avoit dans aucun sens ni l'air ni l'attitude de sa position.
»Je vis bien cependant qu'elle désiroit qu'on lui crût du caractère; elle répétoit assez souvent qu'il falloit en avoir, et il se présenta une circonstance où elle me fit voir qu'elle (p. 385) le faisoit consister en si peu de chose que je demeurai convaincu qu'elle n'en avoit pas.
»Les glaces étoient toujours baissées; nous étions cuits par le soleil et étouffés par la poussière; mais le peuple des campagnes, les gardes nationales nous suivant processionnellement, il étoit impossible de faire autrement, parce qu'on vouloit voir le Roi.
»Cependant la Reine saisit un moment pour baisser le sthort. Elle mangeoit alors une cuisse de pigeon. Le peuple murmure; Madame Élisabeth fut pour le lever, la Reine s'y oppose en disant: «Non, il faut du caractère.» Elle saisit l'instant mathématique où le peuple ne se plaignoit plus pour lever elle-même le sthort et pour faire croire qu'elle ne le levoit pas parce qu'on l'avoit demandé; elle jeta par la portière l'os de la cuisse de pigeon, et elle répéta ces propres expressions: «Il faut avoir du caractère jusqu'au bout.»
»Cette circonstance est minutieuse, mais je ne puis pas dire combien elle m'a frappé.
»À l'entrée de la Ferté-sous-Jouarre, nous trouvâmes un grand concours de citoyens qui crioient: Vive la nation! Vive l'Assemblée nationale! Vive Barnave! Vive Pétion! J'apercevois que ces cris faisoient une impression désagréable à la Reine, surtout à Madame Élisabeth. Le Roi y paroissoit insensible, et l'embarras qui régnoit sur leurs figures m'embarrassoit moi-même.
»Le maire de la Ferté-sous-Jouarre nous avoit fait prévenir qu'il recevroit le Roi, et le Roi avoit accepté cette offre. La maison du maire est extrêmement jolie; la Marne en baigne les murs. Le jardin qui accompagne cette maison est bien distribué, bien soigné, et la terrasse qui est sur le bord de la rivière est agréable.
»Je me promenai avec Madame Élisabeth sur cette terrasse avant le dîner, et là je lui parlai avec toute la franchise (p. 386) et la véracité de mon caractère; je lui représentai combien le Roi étoit mal entouré, mal conseillé; je lui parlai de tous les intrigants, de toutes les manœuvres de la cour avec la dignité d'un homme libre et le dédain d'un homme sage. Je mis de la force, de la persuasion dans l'expression de mes sentiments, et l'indignation de la vertu lui rendit sensible et attachant le langage de la raison; elle parut attentive à ce que je lui disois: elle en parut touchée; elle se plaisoit à mon entretien, et je me plaisois à l'entretenir. Je serois bien surpris si elle n'avoit pas une belle et bonne âme, quoique très-imbue des préjugés de naissance et gâtée par les vices d'une éducation de cour.»
C'est ainsi que ce ridicule pédagogue, prenant pour des qualifications méritées les sobriquets que lui adressait la foule, s'imaginait que Madame Élisabeth était frappée d'admiration pour le vertueux Pétion. Mais laissons-le poursuivre son récit.
«Barnave, dit-il, causa un instant avec la Reine, mais, à ce qu'il me parut, d'une manière assez indifférente.
»Le Roi vint lui-même sur la terrasse nous engager à dîner avec lui. Nous conférâmes, MM. Maubourg, Barnave et moi, pour savoir si nous accepterions. «Cette familiarité, dit l'un, pourroit paroître suspecte.—Comme ce n'est pas l'étiquette, dit l'autre, on pourroit croire que c'est à l'occasion de la situation malheureuse qu'il nous a invités.» Nous convînmes de refuser, et nous fûmes lui dire que nous avions besoin de nous retirer pour notre correspondance, ce qui nous empêchoit de répondre à l'honneur qu'il nous faisoit.
»On servit le Roi ainsi que sa famille dans une salle séparée; on nous servit dans une autre. Les repas furent splendides. Nous nous mîmes à cinq heures en marche. En sortant de la Ferté, il y eut du mouvement et du bruit autour de la voiture. Les citoyens forçoient la garde nationale, (p. 387) la garde nationale vouloit empêcher d'approcher. Je vis un de nos députés, Kervelegan, qui perçoit la foule, qui s'échauffoit avec les gardes nationaux qui cherchoient à l'écarter, et qui approcha de la portière en jurant, en disant: «Pour une brute comme celle-là, voilà bien du train.» J'avançai ma tête hors de la portière pour lui parler; il étoit très-échauffé, il me dit: «Sont-ils tous là? prenez garde, car on parle encore de les enlever; vous êtes là environnés de gens bien insolents!» Il se retira, et la Reine me dit d'un air très-piqué et un peu effrayé: «Voilà un homme bien malhonnête!» Je lui répondis qu'il se fâchoit contre la garde qui avoit agi brusquement à son égard. Elle me parut craindre, et le jeune prince jeta deux ou trois cris de frayeur.
»Cependant nous cheminions tranquillement. La Reine, à côté de qui j'étois, m'adressa fréquemment la parole, et j'eus occasion de lui dire avec toute franchise ce que l'on pensoit de la cour, ce que l'on disoit de tous les intrigants qui fréquentoient le château. Nous parlâmes de l'Assemblée nationale, du côté droit, du côté gauche, de Malouet, de Maury, de Cazalès, mais avec cette aisance que l'on met avec ses amis. Je ne me gênai en aucune manière; je lui rapportai plusieurs propos qu'on ne cessoit de tenir à la cour, qui devenoient publics et qui indisposoient beaucoup le peuple; je lui citai les journaux que lisoit le Roi. Le Roi, qui entendoit très-bien toute cette conversation, me dit: «Je vous assure que je ne lis pas plus l'Ami du Roi que Marat.»
»La Reine paroissoit prendre le plus vif intérêt à cette discussion; elle l'excitoit, elle l'animoit, elle faisoit des réflexions assez fines, assez méchantes.
«Tout cela est fort bon, me dit-elle; on blâme beaucoup le Roi, mais on ne sait pas assez dans quelle position il se trouve; on lui fait à chaque instant des récits (p. 388) qui se contredisent, il ne sait que croire; on lui donne successivement des conseils qui se croisent et se détruisent, il ne sait que faire: comme on le rend malheureux, sa position n'est pas tenable; on ne l'entretient en même temps que de malheurs particuliers, que de meurtres; c'est tout cela qui l'a déterminé à quitter la capitale. La couronne, m'ajouta-t-elle, est en suspens sur sa tête. Vous n'ignorez pas qu'il y a un parti qui ne veut pas de roi, que ce parti grossit de jour en jour.»
À travers les mailles grossières de ce compte rendu burlesque, comme sous la couche de plâtre qui, appliquée par un maçon, déshonore les sculptures d'un monument, on entrevoit la force et la finesse des raisons de la Reine. Elle alléguait la multiplicité des rapports contraires que recevait le Roi, les avis contradictoires dont il était assiégé, les malheurs de tout genre dont on le rendait responsable, l'impossibilité où il était de les prévenir ou de les réparer, parce que la réalité de la puissance lui manquait; les progrès de plus en plus marqués de la situation vers la république à l'ombre de la fiction royale que l'on maintenait: voilà les véritables causes qui l'avaient décidé à s'éloigner de Paris. Ce n'était pas un roi qui avait quitté le pouvoir, c'était un captif qui avait rompu sa chaîne. Écoutons la réponse de Pétion:
«Je crus très-distinctement apercevoir l'intention de la Reine en laissant échapper ces derniers mots: pour mieux dire, je ne pus pas me méprendre sur l'application qu'elle vouloit en faire.
«Eh bien, lui dis-je, madame, je vais vous parler avec toute franchise, et je pense que je ne vous serai pas suspect. Je suis un de ceux que l'on désigne sous le titre de républicains, et, si vous le voulez, un des chefs de ce parti. Par principe, par sentiment, je préfère le gouvernement républicain à tout autre. Il seroit trop long de (p. 389) développer ici mon idée, car il est telle et telle république que j'aimerois moins que le despotisme d'un seul. Mais il n'est que trop vrai, je ne demande pas que vous en conveniez, mais il n'est que trop vrai que presque partout les rois ont fait le malheur des hommes; qu'ils ont regardé leurs semblables comme leur propriété; qu'entourés de courtisans, de flatteurs, ils échappent rarement aux vices de leur éducation première. Mais, madame, est-il exact de dire qu'il existe maintenant un parti républicain qui veuille renverser la constitution actuelle pour en élever une autre sur ses ruines? On se plaît à le répandre pour avoir le prétexte de former également un autre parti hors la constitution, un parti royaliste non constitutionnel, pour exciter des troubles intérieurs. Le piége est trop grossier. On ne peut pas, de bonne foi, se persuader que le parti appelé républicain soit redoutable; il est composé d'hommes sages, d'hommes à principes d'honneur qui savent calculer et qui ne hasarderoient pas un bouleversement général qui pourroit conduire plus facilement au despotisme qu'à la liberté.
»Ah! madame, que le Roi eût été bien conduit s'il eût favorisé sincèrement la révolution! Les troubles qui nous agitent n'existeroient pas, et déjà la constitution marcheroit, les ennemis du dehors nous respecteroient; le peuple n'est que trop porté à chérir et idolâtrer ses rois.»
»Je ne puis dire avec quelle énergie, avec quelle abondance d'âme je lui parlai; j'étois animé par les circonstances et surtout par l'idée que les germes de vérité que je jetois pourroient fructifier; que la Reine se souviendroit de ce moment d'entretien.»
On le voit, il ne suffisait pas à Pétion d'avoir fasciné Madame Élisabeth, il fallait qu'il fascinât encore la Reine. (p. 390) C'est ainsi que, sous sa plume, le retour de Varennes devient l'apothéose de Pétion.
Il continue en ces termes:
«Je m'expliquai enfin très-clairement sur l'évasion du Roi. La Reine, Madame Élisabeth répétoient souvent que le Roi avoit été libre de voyager dans le Royaume, que son intention n'avoit jamais été d'en sortir.
»Permettez-moi, disois-je à la Reine, de ne pas pénétrer dans cette intention. Je suppose que le Roi se fût arrêté d'abord sur la frontière, il se seroit mis dans une position à passer d'un instant à l'autre chez l'étranger; il se seroit peut-être trouvé forcé de le faire, et puis d'ailleurs le Roi n'a pas pu se dissimuler que son absence pouvoit occasionner les plus grands désordres. Le moindre inconvénient de son éloignement de l'Assemblée nationale étoit d'arrêter tout court la marche des affaires.»
»Je ne me permis pas néanmoins une seule fois de laisser entrevoir mon avis sur le genre de peine que je croirois applicable à un délit de cette nature.
»À mon tour je mis quelque affectation à rappeler le beau calme qui avoit existé dans Paris à la nouvelle du départ du Roi. Ni la Reine ni Madame Élisabeth ne répondirent jamais un mot sur cela. Elles ne dirent pas que rien n'étoit plus heureux; je crus même apercevoir qu'elles en étoient très-piquées; elles eurent au moins la bonne foi de ne pas paroître contentes.
»Nous arrivâmes à Meaux de bonne heure. Le Roi, sa famille et nous, nous descendîmes à l'évêché. L'évêque étoit constitutionnel, ce qui ne dut pas beaucoup plaire au Roi; mais il ne donna aucun signe de mécontentement. Des sentinelles furent posées à toutes les issues.
»Le Roi soupa très-peu, se retira de bonne heure dans son appartement. Comme il n'avoit pas de linge, il emprunta une chemise à l'huissier qui nous accompagnoit.
(p. 391) »Nous nous fîmes servir dans nos chambres; nous mangeâmes à la hâte un morceau et nous fîmes nos dépêches. Nous partîmes de Meaux à six heures du matin.
»Je repris ma place première, entre Madame Élisabeth et madame de Tourzel, et Barnave se plaça entre le Roi et la Reine. Jamais journée ne fut plus longue et plus fatigante. La chaleur fut extrême, et des tourbillons de poussière nous enveloppoient. Le Roi m'offrit et me versa à boire plusieurs fois. Nous restâmes douze heures entières en voiture sans descendre un moment..... Une chose que je remarquai, c'est que Mademoiselle se mit constamment sur mes genoux sans en sortir, tandis qu'auparavant elle s'étoit placée tantôt sur madame de Tourzel, tantôt sur Madame Élisabeth. Je pensai que cet arrangement étoit concerté; qu'étant sur moi on la regardoit comme dans un asile sûr et sacré que le peuple, en cas de mouvement, respecteroit.»
Pétion, toujours Pétion; tout à l'heure sa voix était un oracle, maintenant ses genoux sont un lieu d'asile.
«Nous marchâmes tranquillement, poursuit-il, jusqu'à Pantin. La cavalerie qui nous avoit accompagnés depuis Meaux et un détachement de celle de Paris nous servoient d'escorte et environnoient la voiture.
»Lorsque la garde nationale à pied nous eut joint, un peu au-dessus de Pantin, il y eut un mouvement qui menaçoit d'avoir des suites. Les grenadiers faisoient reculer les chevaux, les cavaliers résistoient; les chasseurs se réunissoient aux grenadiers pour éloigner la cavalerie. La mêlée devint vive; on lâcha de gros mots, on alloit en venir aux mains; les baïonnettes rouloient autour de la voiture, dont les glaces étoient baissées. Il étoit très-possible qu'au milieu de ce tumulte des gens malintentionnés portassent quelques coups à la Reine. J'apercevois des soldats qui paroissoient très-irrités, qui la regardoient de fort mauvais (p. 392) œil. Bientôt elle fut apostrophée (des qualifications les plus outrageantes et les plus odieuses). Le Roi entendit très-distinctement ces propos. Le jeune Prince, effrayé du bruit, du cliquetis des armes, jeta quelques cris d'effroi; la Reine le retint, les larmes lui rouloient dans les yeux.
«Barnave et moi voyant que la chose pouvoit devenir sérieuse, nous mîmes la tête aux portières; nous haranguâmes, on nous témoigna de la confiance. Les grenadiers nous dirent: «Ne craignez rien, il n'arrivera aucun mal, nous en répondons; mais le poste d'honneur nous appartient.» C'étoit en effet une querelle de prééminence, mais qui pouvoit s'envenimer et qui auroit pu conduire à des excès.
»Lorsque ces postes furent une fois remplis par les grenadiers, il n'y eut plus de dispute; nous marchions sans obstacles, à la vérité très-lentement. Au lieu d'entrer dans Paris par la porte Saint-Denis, nous fîmes le tour des murs et nous passâmes par la porte de la Conférence.
»Le concours du peuple étoit immense, et il sembloit que tout Paris et ses environs étoient réunis dans les Champs-Élysées. Jamais un spectacle plus imposant ne s'est présenté aux regards des hommes. Les toits des maisons étoient couverts d'hommes, de femmes et d'enfants; les barrières en étoient hérissées, les arbres en étoient remplis; tout le monde avoit le chapeau sur la tête, le silence le plus majestueux régnoit; la garde nationale portoit le fusil la crosse en haut. Ce calme énergique étoit quelquefois interrompu par les cris: Vive la nation! Le nom de Barnave et le mien étoient quelquefois mêlés à ces cris, ce qui faisoit l'impression la plus douloureuse à Madame Élisabeth surtout. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que nulle part je n'entendis proférer une parole désobligeante contre le Roi: on se contentoit de crier: Vive la nation!
»Nous passâmes sur le pont tournant, qui fut fermé (p. 393) aussitôt, ce qui coupa le passage; il y avoit néanmoins beaucoup de monde dans les Tuileries, des gardes nationaux surtout. Une partie des députés sortit de la salle pour être témoin du spectacle. On remarqua M. d'Orléans, ce qui parut au moins inconsidéré. Arrivés en face de la grille d'entrée du château et au pied de la première terrasse, je crus qu'il alloit se passer une scène sanglante. Les gardes nationaux se pressoient autour de la voiture, sans ordre et sans vouloir rien entendre. Les gardes du corps qui étoient sur le siége excitoient l'indignation, la rage des spectateurs. On leur présentoit des baïonnettes avec les menaces et les imprécations les plus terribles. Je vis le moment où ils alloient être immolés sous nos yeux. Je m'élance de tout mon corps hors de la portière; j'invoque la loi; je m'élève contre l'attentat affreux qui va déshonorer les citoyens; je leur dis qu'ils peuvent descendre; je le leur commande avec un empire qui en impose; on s'en empare assez brusquement, mais on les protége, et il ne leur est fait aucun mal.
»Des députés fendent la foule, arrivent, nous secondent, exhortent, parlent au nom de la loi.
»M. de la Fayette, dans le même moment, paroît à cheval au milieu des baïonnettes, s'exprime avec chaleur; le calme ne se rétablit pas, mais il est facile de voir qu'il n'existe aucune intention malfaisante.
»On ouvre les portières; le Roi sort, on garde le silence; la Reine sort, on murmure avec assez de violence; les enfants sont reçus avec bonté, même avec attendrissement; je laisse passer tout le monde, les députés accompagnoient, je clos la marche. Déjà la grille étoit fermée; je suis très-froissé avant de pouvoir entrer. Un garde me prend au collet et alloit me donner une bourrade, ne me connoissant pas, lorsqu'il est arrêté tout à coup; on décline mon nom, il me fait mille excuses. Je monte dans les appartements. (p. 394) Le Roi et sa famille étoient là, dans la pièce qui précède la chambre à coucher du Roi, comme de simples voyageurs fatigués, assez mal en ordre, appuyés sur des meubles.
»Une scène très-originale et très-piquante, c'est que Corollaire[160], s'approchant du Roi et prenant le ton doctoral, mitigé cependant par un peu de bonté, le réprimandoit comme un écolier. «N'avez-vous pas fait là, lui disoit-il, une belle équipée! Ce que c'est que d'être mal environné! Vous êtes bon, vous êtes aimé; voyez quelle affaire vous avez là!» Et puis il s'attendrissoit; on ne peut se faire une idée de cette bizarre mercuriale, il faut l'avoir vue pour la croire.
»Quelques minutes écoulées, nous passâmes, Maubourg, Barnave et moi, dans l'appartement du Roi; la Reine, Madame Élisabeth y passèrent également. Déjà tous les (p. 395) valets y étoient rendus dans leur costume d'usage. Il sembloit que le Roi revenoit d'une partie de chasse; on lui fit la toilette. En voyant le Roi, en le contemplant, jamais on n'auroit pu deviner tout ce qui venoit de se passer; il étoit tout aussi flegme, tout aussi tranquille que si rien eût été. Il se mit sur-le-champ en représentation; tous ceux qui l'entouroient ne paroissoient pas seulement penser qu'il fût survenu des événements qui avoient éloigné le Roi pendant plusieurs jours et qui le ramenoient. J'étois confondu de ce que je voyois.
»Nous dîmes au Roi qu'il étoit nécessaire qu'il nous donnât les noms des trois gardes du corps, ce qu'il fit.
»Comme j'étois excédé de fatigue et que je haletois de soif, je priai Madame Élisabeth de vouloir bien me faire donner des rafraîchissements, ce qui fut fait à l'instant. Nous n'eûmes que le temps de boire deux ou trois verres de bière. Nous nous rendîmes ensuite auprès des gardes du corps, que nous mîmes dans un état d'arrestation. Nous donnâmes l'ordre à M. de la Fayette de faire garder à vue madame de Tourzel; nous confiâmes à sa garde la personne du Roi. Il nous dit qu'il ne pouvoit répondre de rien s'il ne pouvoit mettre des sentinelles jusque dans sa chambre. Il nous fit sentir la nécessité que l'Assemblée s'expliquât clairement, positivement à ce sujet. Nous le quittâmes en lui disant que c'étoit juste, et nous fûmes sur-le-champ à l'Assemblée pour lui rendre un compte succinct de notre mission.»
Si ce récit, copié sur le manuscrit original, dont nous avons conservé jusqu'aux fautes de langage et aux fautes d'orthographe, ne montre pas avec leurs traits réels et dans un jour convenable le Roi, la Reine et Madame Élisabeth, il a du moins le rare avantage de donner une idée exacte de ce type prodigieux de l'outrecuidance révolutionnaire et (p. 396) de la fatuité personnelle qu'on appelle Pétion. Doué d'une certaine faconde et d'un extérieur assez avenant, cet avocat de Chartres, regardé par les jeunes stagiaires au présidial de cette ville comme un argumentateur redoutable, et par les coureurs de ruelles de la société bourgeoise comme un concurrent dangereux, avait, au barreau et dans le boudoir, obtenu quelques succès faciles qui avaient donné à ses prétentions un épanouissement ridicule. Nommé en 1789 député aux états généraux, il s'y fit remarquer tout d'abord par l'assurance de son attitude, sa figure agréable, l'emphase de sa parole, toujours satisfaite d'elle-même et intarissable en lieux communs politiques. Objet de l'idolâtrie populaire pendant quelque temps, il eut le fâcheux honneur d'être associé à Robespierre par la pensée de la multitude, qui décerna à l'un le titre de vertueux et à l'autre celui d'incorruptible. Pétion se croyait fait pour charmer et régénérer le monde: jamais fat, dans sa vanité à faces diverses, ne s'arrogea plus complaisamment l'austérité du philosophe, le génie du politique et l'ascendant irrésistible du séducteur. Mais j'oublie que je n'ai pas à le faire connaître: il s'est peint trait pour trait dans la narration que nous avons mise sous les yeux du lecteur.
Dès que la famille royale se fut retirée dans ses appartements, madame de Tourzel fit demander par M. Hue à Madame Élisabeth un livre que cette princesse avait promis de lui prêter; ce livre était intitulé: Pensées sur la mort. Quelques instants après, M. de la Fayette, investi par l'Assemblée nationale du gouvernement du château et de la garde du Roi, faisait placer dans l'intérieur des appartements douze officiers choisis par lui, ainsi que vingt-quatre autres dans la garde nationale, et qui devaient se relever par tiers de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures. Ainsi, ce fatal voyage, qui devait rompre les liens du monarque, les resserrait davantage. Sa famille, comme lui, (p. 397) subissait l'humiliation la plus profonde. Le moindre de leurs mouvements était observé. La Reine, qui logeait au rez-de-chaussée, ne pouvait monter chez son fils, par un escalier intérieur, sans être accompagnée de quatre officiers, et toujours elle trouvait la porte close. Un de ces officiers frappait en disant: «La Reine!» Les deux officiers de garde chez madame de Tourzel ouvraient alors. La famille royale aurait été suivie, disons plus juste, surveillée, par la même escorte, si elle avait tenté de faire une promenade dans le jardin; aussi, ne voulant pas s'exposer comme prisonniers aux regards de la garde nationale et aux insultes du peuple, le Roi et la Reine ne quittèrent plus leurs appartements, et Madame Élisabeth, par respect et par tendresse pour eux, refusa de sortir de l'enceinte du château, ne voulant point pour elle d'une liberté qu'ils n'avaient pas.
Cependant le pape Pie VI, qui avait appris la fuite du Roi et qui ne doutait pas qu'il n'eût échappé avec sa famille à la tyrannie de ses oppresseurs, s'empressait de lui adresser ses félicitations[161].
Le courrier qui apporta à Mesdames la nouvelle du voyage de Varennes leur apprit en même temps l'évasion du Roi et son arrestation. Peu d'heures après, chose étrange, un second courrier arriva chargé d'annoncer que le Roi avait été délivré par M. de Bouillé et conduit par son armée à Luxembourg. La nouvelle s'en répand; dans les salons, l'allégresse est générale; Rome entière pousse un cri de joie; la foule s'entasse sous les fenêtres des princesses, criant à pleine voix: Vive le Roi!—Mesdames veulent témoigner leur gratitude à la société romaine. Elles en convient à un dîner splendide les représentants les plus distingués; les premières dames de Rome répondent avec (p. 398) empressement à cet appel; le jour de la fête arrive, et voilà qu'un troisième courrier vient changer les réjouissances en deuil: l'heureuse évasion de Monsieur et son arrivée en Flandre avaient donné lieu à cette fausse nouvelle.
Madame Élisabeth à madame de Raigecourt. — Membres du clergé et de la noblesse protestant contre le serment par eux prêté. — Le Roi suspendu de ses fonctions. — Élisabeth à madame des Montiers; — à madame de Raigecourt. — La constitution votée, remise au Roi. — Division de la famille royale. — Le Roi accepte la constitution. — Il se rend à l'Assemblée. — La France dans l'ivresse. — Élisabeth à madame de Raigecourt; — à l'abbé de Lubersac. — La direction de Paris et celle de Coblentz se gênent et se nuisent. — La nouvelle législature se réunit. — Protestation contre les dénominations de Sire et de Majesté. — Prétention de placer le président de l'Assemblée au-dessus du Roi. — Réaction passagère. — Le Roi, la Reine et Madame Élisabeth au Théâtre-Italien. — Élisabeth à madame des Montiers. — Élisabeth à madame de Raigecourt. — Décret contre les prêtres non assermentés: le Roi placé entre sa conscience et les exigences de l'Assemblée. — Despotisme des tribunes. — Les ministres, boucliers impuissants de la royauté. — Décrets contre les émigrants; — contre les prêtres non assermentés. — Désastres de Saint-Domingue; plaintes des colons apportées au Roi, à la Reine, à Madame Élisabeth. — Élisabeth à M. de Lubersac; — à madame de Raigecourt. — Pétion remplace Bailly. — Robespierre, accusateur public. — Garde constitutionnelle du Roi. — Les deux curés de Versailles et le maréchal de Mouchy. — Dernière lettre d'Élisabeth à madame des Montiers. — Branche du noyer contre lequel ricocha le boulet qui tua Turenne; lettre du prince de Condé. — Charité de Madame Élisabeth. — Veto du Roi opposé aux décrets concernant les émigrés et les prêtres. — Menées révolutionnaires. — Lettre de la Reine. — Lettre de Madame Élisabeth. — La Reine avec ses enfants accueillie à la Comédie italienne. — Mort de madame d'Aumale. — Lettres d'Élisabeth. — Fête donnée aux soldats de Châteauvieux. — M. de Fleurieu nommé gouverneur du Prince royal. — L'abbé de Lubersac presse Madame Élisabeth de se réunir à ses tantes; réponse d'Élisabeth. — Collot d'Herbois. — André Chénier et Roucher. — Fête en l'honneur de Simonneau. — Licenciement de la garde du Roi. — Madame Lejeune. — Rapide changement de ministres. — Anarchie. — Chanson adressée à Madame Élisabeth. — 20 juin. — Moment de réaction favorable. — La Fayette porte à la barre de l'Assemblée les indignations de l'armée. — Baiser de paix de Lamourette. — Démission des ministres. — La patrie en danger. — Dernière lettre d'Élisabeth à l'abbé de Lubersac; — à madame de Raigecourt. — Les ministres de la dernière heure. — Le 10 août. — Le Roi et sa famille à l'Assemblée. — Tribune du Logographe. — Canonnade. — Le Roi envoie aux Suisses l'ordre de cesser le feu. — Déchéance du Roi. — Le Roi et sa famille passent la nuit dans l'ancien couvent des Feuillants. — Le lendemain, ils sont ramenés dans la loge du Logographe. — La commune domine l'Assemblée. — Le Temple donné pour demeure à la famille royale.
Madame Élisabeth devinant les inquiétudes de ses amies, se fit un devoir de leur donner de ses nouvelles; mais ne pouvant entrer dans aucun détail, elle se bornait à les rassurer. Dès le 29 juin, elle put faire arriver à madame de Raigecourt, alors retirée à Trèves, quelques lignes qui la (p. 400) tranquillisèrent sur sa santé. Elle lui annonçait que bientôt elle lui écrirait, si elle le pouvait. Ce dernier mot disait tout. La famille royale était prisonnière: elle ne pouvait que ce qu'on lui permettait.
Dans une seconde lettre, datée du 9 juillet, et presque aussi laconique que la première, la princesse insistait pour que son amie ne suivît pas sa pensée, qui était de venir la rejoindre à Paris. Madame Élisabeth faisait toujours passer l'intérêt de ceux qu'elle aimait avant son propre intérêt. Reconnaissante envers ceux qui avaient couru des périls au service de la famille royale, elle priait son amie de savoir si M. de Goguelat (cet officier qui avait montré de la résolution à Varennes et y avait été blessé) était parvenu à se sauver avec M. de Bouillé.
Ce jour-là même, 9 juillet, deux cents membres, tant du clergé que de la noblesse, protestaient contre le décret relatif au serment que, peu de temps auparavant, ils avaient individuellement prêté.
Dans une lettre datée du 14 juillet, Madame Élisabeth continuait à donner des détails à son amie. Elle lui transmettait les bruits publics tels qu'ils arrivaient à ses oreilles; car, ainsi qu'elle le disait, «bien qu'elle ne fût pas prisonnière, elle étoit complétement privée de sa liberté.» Tout ce qu'elle savait à cette époque, c'est que le Roi ne serait pas jugé et que M. de Choiseul et les gardes du corps seraient envoyés devant les tribunaux. Les femmes de la suite de la Reine devaient, le jour suivant, sortir de l'Abbaye, où elles étaient enfermées. Plus que jamais Madame Élisabeth conjurait son amie de ne pas venir la rejoindre, en lui rappelant qu'elle appartenait tout entière à son enfant. Quant à la princesse, son âme s'élevait de plus en plus dans la sphère des idées religieuses, et l'on peut dire, en rappelant une grande parole de Bossuet, qu'elle ne respirait plus que du côté du ciel.
(p. 401) Le 15 juillet, l'Assemblée déclara que le Roi était suspendu de ses fonctions jusqu'au moment où la constitution lui serait présentée. Maximilien Robespierre, au nom de la nation, protesta contre ce décret. Le 17, une grande fermentation se manifeste contre le décret du 15. Le peuple se porte en tumulte au champ de la fédération. On y rédige une pétition tendant à obtenir la déchéance du Roi. Cette démarche est présentée à la commune comme un acte d'insurrection. La loi martiale est proclamée. La Fayette reçoit l'ordre de déployer le drapeau rouge et de réprimer l'émeute.
À la suite de cet événement, Madame Élisabeth écrivit un assez grand nombre de lettres; elle avait beaucoup à faire pour se mettre au courant avec ses amies, car ses correspondances s'étaient trouvées interrompues après le fatal voyage de Varennes, et le nombre des personnes avec lesquelles elle correspondait au dehors devenait chaque jour plus considérable, parce que le flot de l'émigration grossissait. La captivité de la famille royale, qu'elle avait partagée, l'impossibilité d'exprimer librement ses pensées, lui avaient fait une loi du silence ou d'une grande réserve. La situation s'étant un peu détendue, ses lettres, au lieu d'être simplement un bulletin de sa santé, reflètent, dans une certaine mesure, le mouvement des idées et des faits. Elle mentionne l'échauffourée du Champ de Mars et l'exécution faite contre les émeutiers par la garde nationale, déterminée à faire respecter la loi. Elle suit le travail de l'Assemblée, qui discute la constitution; mais on voit à quelques expressions de ses lettres qu'elle compte peu sur l'efficacité de ce travail. «J'espère que je ne finirai pas par devenir folle, écrit-elle, parce que je veux voir la constitution s'affermir et faire le bonheur de la plus florissante et de la plus libre des nations.» Évidemment il y a de l'ironie dans cet espoir.
(p. 402) Quelquefois, au milieu de ces réflexions sur le présent, reviennent des retours sur le passé. Toujours occupée de l'honneur de son frère, Madame Élisabeth a appris qu'on le rendait personnellement responsable de l'échec de la tentative de Varennes, et qu'on accréditait à l'étranger la version la plus défavorable pour lui. «N'allez pas croire, écrit-elle à son amie, que le Roi n'a été arrêté que par deux hommes; il y en avoit plus de trente armés, et le Roi n'en avoit avec lui que trois, qui ne savoient pas ce qu'il falloit faire.»
La constitution une fois votée, l'Assemblée la remit, au commencement du mois d'août, dans les mains du Roi pour qu'il l'examinât, et, par une fiction dérisoire que Madame Élisabeth fait ressortir, on déclara que puisqu'il examinait la constitution, il était libre. Il est vrai qu'il aurait dû l'être, mais il ne l'était pas.
Au milieu de cette crise, Madame Élisabeth suit d'un regard plein de sollicitude la destinée de toutes les personnes qu'elle aime. Mademoiselle Marie de Causans est entrée au noviciat du Saint-Sépulcre à Bellechasse. «Elle a choisi la meilleure part», dit Madame Élisabeth en écrivant à madame de Raigecourt. Puis, songeant à la triste situation de la France et aux périls qui menacent la religion, elle ajoute aussitôt: «Mais qui oseroit affirmer qu'elle ne lui sera point ôtée?»
Le 29 août, jour où Madame Élisabeth écrivait à son amie la lettre où se trouvent ces expressions, elle recevait une lettre de madame des Montiers, dont elle n'avait pas de nouvelles depuis quelque temps, et dès le lendemain elle lui adressait une réponse affectueuse et tendre dans laquelle les plus sages conseils se mêlent aux plus touchantes marques d'amitié.
Comme on le voit par ces lettres, l'Assemblée nationale, qui avait, par un décret, retiré provisoirement au Roi (p. 403) l'exercice du pouvoir royal, s'occupait activement de la rédaction de la nouvelle constitution. De fait, il y avait un interrègne durant lequel l'Assemblée concentrait dans ses mains tous les pouvoirs. À la faveur de cet interrègne, les partis se dessinèrent; les républicains commencèrent à se montrer. Aussi bien, quand une assemblée peut faire arrêter le Roi et le mettre aux arrêts en le suspendant de ses fonctions, il n'y a plus de monarchie. Les républicains logiques de la minorité se levèrent contre les constitutionnels, ces républicains inconséquents de la majorité, en leur donnant le nom d'aristocrates, nom que naguère les constitutionnels donnaient aux royalistes de la droite pour les désigner à la haine. Remarquons que la même arme servait à frapper, seulement elle changeait de main. C'est la loi fatale des révolutions: les révolutionnaires de la veille sont dévorés par ceux du lendemain. Malheur à qui s'arrête! le char de la révolution ne s'arrête point, et ce char homicide qui porte les idoles de la journée continue à avancer en broyant les retardataires sous ses roues.
Madame Élisabeth entrevoyait cette loi lorsqu'elle écrivait, dans les premiers jours de septembre 1791, à son amie madame de Raigecourt, que «personne ne savoit où l'on en étoit, et que l'Assemblée ne pouvoit pas revenir sur ses pas, parce que le parti républicain prendroit le dessus.» Elle disait encore dans la même lettre: «Nous ressemblons à la tour de Babel.» Au lieu de se plaindre de tant d'épreuves, cette belle âme s'accusait de ne pas en tirer tout le parti qu'elle aurait pu y trouver pour avancer dans les voies de la perfection. Elle donnait en outre quelques détails intéressants sur la manière dont la vie des habitants des Tuileries était réglée: «On alloit à la messe à midi, on dînoit à une heure et demie. À six heures, Madame Élisabeth rentroit chez elle; à sept heures et demie, ses dames venoient. À neuf heures et demie, on (p. 404) soupoit. On jouoit au billard après dîner et après souper, pour faire faire de l'exercice au Roi. À onze heures, tout le monde alloit se coucher.»
Suspendu de ses fonctions, dépouillé de toute autorité morale comme de tout appui effectif, le Roi n'était plus le chef, mais l'otage de la nation. L'Assemblée constituante, qui avait brisé les éléments monarchiques, avait senti, mais trop tard, les défectuosités de son œuvre, et compris qu'elle avait assis trop bas la royauté pour que la liberté pût être tranquille. Forte contre le Roi, faible contre la foule, elle se hâtait de mettre la dernière main à la constitution. Le 3 septembre 1791 fut terminé cet acte solennel qui destituait la royauté en la proclamant. Les gardes placés près du Roi et de sa famille sont levés immédiatement: les portes du palais sont ouvertes; le jardin est livré à la libre circulation du Parisien. Le lendemain, les décrets constitutionnels revisés et réunis en un code sont présentés au Roi, en lui laissant le droit de les accepter ou de les rejeter dans telle ville qu'il lui plaira de choisir pour sa résidence à cet effet. Louis XVI répondit qu'il ne quitterait point Paris pour accepter la constitution; qu'il examinerait un objet aussi important avec toute l'attention qu'il méritait, et qu'il ferait connaître sa détermination à l'Assemblée.
On trouve dans la lettre que Madame Élisabeth écrivit le 12 septembre à madame de Raigecourt de vives lumières sur la situation générale de l'Europe et sur celle de la famille royale en particulier. Elle annonce, au commencement de la lettre, que, selon toute vraisemblance, la constitution sera acceptée par Louis XVI, et avant que sa lettre fût partie, le Roi, en effet, avait signé cette acceptation. La position est si difficile, si compliquée, que Madame Élisabeth n'ose point blâmer son frère du parti qu'il a pris. Le Roi, en effet, s'il avait refusé d'adhérer à la constitution, cessait de régner. Comme il le disait, quelques (p. 405) jours plus tard, dans une lettre adressée aux princes de sa famille, il semblait à la plus grande partie de la population que ses maux devaient finir le jour où la constitution serait promulguée; retarder cette promulgation, c'était se déclarer ennemi de la patrie.
Ce qui affligeait par-dessus tout Madame Élisabeth, c'était la division qui avait fait des progrès dans le sein de la famille royale depuis le voyage de Varennes. Lorsqu'on avait su au dehors que le Roi était suspendu de ses fonctions, et, en réalité, prisonnier dans son château des Tuileries, les princes, placés à la tête de l'émigration, s'étaient regardés comme les directeurs naturels de la politique. M. le comte d'Artois, en particulier, avait eu l'idée qu'on entrait dans une situation analogue à celle que fait naître une régence, et Madame Élisabeth avait des motifs sérieux d'appréhender que les princes, et surtout son jeune frère le comte d'Artois, voulussent prolonger cette situation, qui n'avait plus sa raison d'être. Elle savait que ce serait le sujet d'une vive indignation pour la Reine. C'était pour prévenir une division fâcheuse dans la famille royale qu'elle écrivait à son amie d'agir de la manière la plus forte sur une personne de l'intimité du comte d'Artois, afin que cette personne représentât au jeune Prince que le Roi reprenant les rênes du gouvernement, il devenait impossible que ses frères ajoutassent aux difficultés de sa situation en lui disputant la direction des affaires. Cela est plutôt indiqué qu'exprimé dans la lettre de Madame Élisabeth, où le Roi est désigné sous le nom du père de famille, la Reine sous le nom de la belle-mère, le comte d'Artois sous le nom du fils. Mais pour ceux qui ont la clef des intrigues du temps, il est impossible de se méprendre sur la pensée de Madame Élisabeth, qui, ici comme toujours, indiquait le parti le plus sage. L'émigration, en effet, frappait le Roi d'impuissance en s'opposant à la constitution au moment où il la (p. 406) promulguait. Elle l'exposait au soupçon de duplicité, car on pouvait croire, on croyait qu'il encourageait sous main l'opposition de sa famille.
Dès le 13 septembre 1791, le Roi avait déclaré qu'il acceptait la constitution et qu'il irait le lendemain en jurer le maintien dans le lieu même où elle avait été faite.
Il demandait en même temps que «les accusations et les poursuites qui avoient pour cause les événements de la révolution fussent éteintes dans une réconciliation générale.» Une députation de l'Assemblée alla porter aux Tuileries le décret de cette amnistie générale votée à l'unanimité. La famille royale était réunie. «Voilà ma femme, dit le Roi, voilà mes enfants; ils partagent mes sentiments.» Marie-Antoinette s'avança et dit: «Voici mes enfants; nous accourons tous, et nous partageons tous les sentiments du Roi.»
Le 14, le Roi se rend à l'Assemblée au bruit du canon et au milieu des expressions de l'allégresse publique. Ayant pris place au fauteuil qui lui était destiné: «Messieurs, dit-il, je viens consacrer ici solennellement l'acceptation que j'ai donnée à l'acte constitutionnel. En conséquence, je jure d'être fidèle à la nation et à la loi; d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué à maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale constituante, et à faire exécuter les lois. Puisse cette grande et mémorable époque être celle du rétablissement de la paix, de l'union, et devenir le gage du bonheur du peuple et de la prospérité de l'empire!» Les applaudissements de la salle et des tribunes suivirent le serment du Roi. L'Assemblée entière accompagna le Prince aux Tuileries; cet imposant cortége avait peine à fendre les flots d'un peuple immense qui poussait des cris d'enthousiasme et de joie; des salves d'artillerie apprenaient aux provinces la réconciliation de la liberté et du trône. La France entrait avec ivresse dans la conquête (p. 407) de sa constitution. La proclamation de cet acte au Champ de Mars eut tout le caractère d'une fête. L'enivrement était général; les citoyens, sans se connaître, s'embrassaient comme frères, comme membres de la grande famille régénérée. Une illumination féerique prolongea cette journée. À onze heures du soir, le Roi et la famille royale se promenèrent en voiture dans les avenues des Champs-Élysées. Des acclamations enthousiastes les accueillirent et leur firent une route triomphale de cette même route où naguère encore ils avaient passé sous le coup des imprécations de la multitude. Louis XVI parut oublier un moment le souvenir des souffrances passées et l'inquiétude des malheurs aperçus dans l'avenir. Le naufragé, au milieu de l'orage, demande son salut à la plus frêle barque, et il espère, parce qu'on a besoin d'espérer pour agir. Le Roi, comme la foule, se fia à la constitution. Comme la foule, il se trompait. Hélas! on croyait encore en ce temps à l'efficacité de ces formules souveraines qui, avec l'inconstance des volontés humaines, ressemblent à ces figures géométriques tracées sur le sable, destinées à mesurer le monde, et qu'un enfant efface du pied en courant. Il était impossible que le trône constitutionnel, privé d'étais, dépouillé de prestige, restauré avec défiance et accepté sans précaution, pût tenir contre les vents déchaînés de toutes parts. Et pourtant, en voyant l'entraînement général des esprits, Louis XVI retenait quelques-unes de ses illusions. Il supplie ses amis de ne pas mettre obstacle aux efforts qu'il fait pour satisfaire les idées nouvelles. Il dépêche secrètement M. de Fersen près de l'empereur Léopold pour adjurer celui-ci de ne point éveiller par le cliquetis des armes le sentiment national qui s'endort dans sa joie. Peu de jours après, il donne une fête aux Parisiens; il la commence en pensant aux indigents; afin qu'ils prennent part à l'allégresse publique, il leur fait d'abondantes aumônes. Un Te (p. 408) Deum est chanté à Notre-Dame pour bénir la nouvelle ère qui s'ouvre pour la France. Ce jour-là même, Madame Élisabeth, dont le cœur partageait peu les espérances qui se produisaient autour d'elle, écrivait à madame de Raigecourt une lettre où il n'est pas difficile d'apercevoir le scepticisme politique où elle demeure à l'endroit des espérances et des illusions dont elle est témoin. Elle y parle, en effet, non sans quelque dérision, des manifestations de joie auxquelles on se livre en descendant la pente de l'abîme: «Nous avons été à l'Opéra, écrit-elle; demain nous irons à la Comédie. Mon Dieu, que de plaisirs! j'en suis toute ravie.» Puis le soir même il doit y avoir une illumination avec des lampions, «et ces machines de verre dont on n'ose plus parler, à cause de l'horrible usage auquel elles ont servi depuis deux ans.» Vous avez reconnu les lanternes. Barnave a parlé avec force sur les colonies, qui, grâce à lui, ne seront pas soumises aux décrets.
On voit que Madame Élisabeth apprécie, depuis le voyage de Varennes, le talent et le caractère de cet orateur; mais ces efforts tardifs et impuissants ne sauraient lui rendre l'espoir qu'elle a perdu.
Venues du dehors, les paroles d'espoir et d'encouragement envoyées à Madame Élisabeth étaient encore moins acceptées par sa raison et par son cœur. Mais avec quelle dévotion simple, facile, décidée, elle se montrait résolue à faire, coûte que coûte, tout ce qui lui paraissait un devoir! Comme elle le dit dans sa lettre du 28 septembre, elle peut, elle doit accompagner le Roi et la Reine au spectacle. Qu'on l'en blâme ou qu'on l'en loue, peu lui importe. Ce n'est pas un plaisir qu'elle cherche, c'est un devoir qu'elle remplit; mais jamais elle ne frayera avec le clergé constitutionnel. Quand Dieu a parlé, elle espère qu'elle lui obéira avec une fidélité à toute épreuve.
Depuis quelque temps elle n'avait point reçu de nouvelles (p. 409) de Rome. Elle craignait que sa dernière correspondance n'eût été surprise ou égarée. Elle écrit le 3 octobre à l'abbé de Lubersac pour lui exprimer la crainte qu'il n'ait pas reçu la lettre qu'elle lui avait adressée. Elle lui parle des ardentes prières que toutes les communautés font à Dieu pour solliciter sa miséricorde. Dieu se laissera-t-il fléchir?
Le lendemain une occasion sûre se présente pour faire parvenir une lettre à sa chère Raigecourt: elle ne la laissera pas échapper. Elle revient dans cette lettre sur tout ce qu'elle a dit relativement au Roi, à la Reine et au comte d'Artois. C'était le moment où les puissances étrangères semblaient disposées à donner suite à la déclaration de Pilnitz. Madame Élisabeth faisait observer qu'une pareille affaire ne pouvait arriver à une bonne solution que si elle était conduite avec beaucoup d'union et de prudence. Or, cette union manquait. Placés à des points de vue différents, parce qu'ils étaient dans des situations dissemblables, le Roi cherchant encore à marcher avec la révolution, les princes émigrés ayant depuis longtemps rompu entièrement avec elle, la direction venue de Coblentz et celle partie de Paris se gênant mutuellement, c'est ce que voyait Madame Élisabeth. Elle aurait voulu que tout le monde fît des sacrifices à la raison, mais comment s'entendre de si loin?
Après la promulgation du nouveau pacte, l'Assemblée nationale quitta son nom fastueux de Constituante pour prendre celui plus modeste de Législative, et songea à mettre un terme à ses travaux. S'apercevant qu'elle perdait de jour en jour de sa popularité, elle se hâta de convoquer les assemblées primaires, décida qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu, et déposa ainsi la responsabilité des événements, laissant un Roi amnistié et timide en présence d'une charte débile et de tribuns audacieux.
La nouvelle législature se réunit le 1er octobre 1791. (p. 410) Succédant à une assemblée à laquelle ses fautes mêmes avaient du moins donné un commencement d'expérience, hélas! trop tardive, et qui devenait inutile par la résolution qu'avait prise l'Assemblée d'interdire la réélection de ses membres, son héritière était tout ensemble étrangère à la pratique des affaires, téméraire comme l'ignorance et emportée comme la passion, sans ajouter encore qu'elle était enivrée de son pouvoir nouveau et empressée de le montrer. Son véritable esprit se révéla dès le lendemain. Le Roi avait annoncé l'intention de se rendre au sein de la Législative pour prêter le serment constitutionnel. À peine sa lettre fut-elle lue que des voix qui s'étaient exercées dans le tumulte des clubs se firent entendre: c'était Couthon, c'était Chabot, c'était Marat, c'était Legendre, qui protestaient contre le scandale de la dernière séance de l'Assemblée constituante, où l'on avait vu, disaient-ils, le président parler presque à genoux au Roi. Une vive discussion s'éleva alors: on se demanda s'il était de la dignité des représentants d'un peuple libre de faire usage en parlant au Roi des appellations de Sire et de Majesté. On discuta sur le fauteuil royal, qu'on ne pouvait trouver assez abaissé. L'Assemblée décréta que deux fauteuils semblables seraient placés au bureau, et que le Roi occuperait le fauteuil placé à la gauche du président. Mais la nuit porte conseil: l'Assemblée, qui avait cru signaler sa fierté, éprouva le lendemain une sorte de honte ou de repentir; elle rapporta son décret, et le cérémonial fut laissé tel qu'il était auparavant. Il faut le dire, la bourgeoisie s'était émue des prétentions excessives de l'Assemblée, et la garde nationale s'en était indignée. Cette réaction passagère s'explique: les esprits vulgaires, habitués à juger les choses par les mots, étaient sous le charme de la constitution; les caractères timides, qui s'étaient prêtés à l'amoindrissement de la royauté, mais sans consentir à sa destruction, se sentaient (p. 411) rassurés par les apparences qui avaient survécu aux réalités. La constitution était une idole pour cette partie honnête et considérable mais peu éclairée de la nation, qui ne s'apercevait pas que cette constitution même plaçait un roi sans autorité en présence d'un peuple sans modération, et que les faibles armes qu'elle laissait entre les mains du Prince ne pouvaient servir qu'à le blesser. L'attitude agressive que prenait l'Assemblée législative à son début dérangeait les rouages qu'on avait eu tant de peine à combiner dans le mécanisme des institutions politiques; par là même elle troublait l'optimisme de la classe bourgeoise, et par suite elle produisit un mouvement en faveur du trône constitutionnel. L'opinion, que la nouvelle Assemblée semblait vouloir entraîner trop loin, reculait vers la royauté, qui eut encore, après tant d'épreuves, une journée de popularité. Un souffle de bonheur sembla un moment purifier l'atmosphère. Le Roi et la Reine voulurent associer leurs enfants à leur joie, et le samedi 8 octobre ils les menèrent au Théâtre-Italien. La salle retentit à plusieurs reprises d'applaudissements mêlés de quelques sanglots, tant l'attendrissement se mêlait au respect. La foule était douce et compatissante à l'aspect de cette famille si calme après avoir été si trahie, si confiante et pourtant si exposée! Le Roi, la Reine et Madame Élisabeth jouissaient de ces vives réparations, surtout à cause des deux enfants: ces enfants qu'ils élevaient pour aimer le peuple, et qui n'avaient guère vu le peuple que sous les guenilles de l'émeute, à travers les piques du 6 octobre ou dans la poussière du retour tumultueux de Varennes, ils étaient heureux de leur montrer ce peuple revenu à l'enthousiasme et au dévouement d'autrefois. Cette soirée a laissé sa trace dans une lettre de Madame Élisabeth; mais cet éclair de joie, qu'elle accueille un moment sans y croire beaucoup, va se perdre et s'éteindre dans les nuages menaçants et sombres que son (p. 412) jugement si sûr lui fait apercevoir à l'horizon. Il y a une note d'ironie qui se fait sentir dès le commencement de la lettre, à la fin de laquelle éclatent les appréhensions les plus graves et les plus motivées.
À cette époque, Madame Élisabeth reçut des nouvelles de madame des Montiers, et elle se hâta de lui répondre. Dans cette lettre, à la date du 20 octobre 1791, la princesse prodigue à son amie les témoignages d'affection qu'elle lui a si souvent donnés. On voit par un passage de sa correspondance que l'on commençait à s'affliger à la cour des mesures rigoureuses discutées dans la nouvelle assemblée contre les émigrés.
Cette préoccupation se montre une seconde fois dans une lettre adressée le 21 octobre à madame de Raigecourt. «Si tu ne veux pas mourir de faim, lui écrit-elle, tu seras bientôt forcée de changer de gîte.» On disait à cette époque que l'Assemblée ferait saisir les biens de tous les émigrés qui résidaient en Allemagne. Madame Élisabeth pensait que cette mesure obligerait son amie à rentrer en France quand elle aurait sevré son enfant. Elle se montre de plus en plus inquiète des divisions de la famille royale et de la ligne que suit le comte d'Artois. Ses craintes pour la Reine, en butte aux haines populaires, sont très-vives. Toutes ces questions sont traitées avec de grandes précautions de langage, et aucun des personnages auxquels elle fait allusion n'est nommé.
Quelques jours plus tard, la fille d'une des amies de Madame Élisabeth meurt au berceau. Devant ce malheur s'effacent les intérêts de la politique. La princesse y trouve même des motifs d'édification. Elle a éprouvé une grande consolation à revoir madame de Lastic, jeune femme fort digne de l'affection que lui témoignait Madame Élisabeth, et qui, dans ce moment, était navrée de la conduite politique de son père. C'était encore une des épreuves de ce (p. 413) temps. Les idées avaient été tellement faussées par le dix-huitième siècle, que même dans la noblesse il y avait des esprits qui se laissaient entraîner par le courant. Les travaux de la nouvelle Assemblée, plus révolutionnaire que sa devancière, attirent naturellement les regards de Madame Élisabeth. «Le décret contre les prêtres non assermentés a passé avec toute la sévérité possible.» Les sentiments si profondément religieux de la sœur de Louis XVI donnent la mesure de l'émotion qu'elle devait éprouver en voyant le Roi en face de ce décret, qu'il ne pouvait sanctionner sans désobéir à l'Église, repousser sans mettre sa couronne et peut-être sa vie en péril. En outre, l'Assemblée a envoyé une députation au Roi pour lui demander de mettre les puissances en demeure de dissiper les rassemblements d'émigrés formés à nos frontières, et, en cas de refus de leur part, de leur déclarer la guerre. Un passage du discours de la députation a révolté le bon sens de Madame Élisabeth: «Louis XIV, disait-on au Roi, n'eût pas souffert de pareils rassemblements.» Madame Élisabeth s'écrie: «Il est joli celui-là! que l'on parle de Louis XIV, de ce despote, dans ce moment!»
L'Assemblée, dès sa première séance, ne s'était imposé aucun ordre dans ses délibérations, aucune suite dans ses travaux. Imitant en cela le défaut de sa devancière, elle n'avait pris aucune mesure efficace pour assurer la liberté, le calme et le respect; elle semblait croire que les applaudissements ou les murmures qui descendaient des tribunes, encombrées pour la plupart du temps de gens affiliés aux clubs ou attirés par un salaire corrupteur, étaient une manifestation réelle de l'opinion du peuple. Quand les ministres usaient du droit qu'ils avaient de se présenter à la barre de l'Assemblée, ils avaient d'ordinaire à répondre à des interpellations injurieuses pour la couronne ou à des dénonciations dirigées contre eux-mêmes. Boucliers impuissants (p. 414) d'une royauté débile que leur responsabilité légale ne couvrait pas, ils partageaient avec elle la haine qu'inspirait encore aux imaginations échauffées le mirage du pouvoir absolu mêlé au mépris qui s'attache à un gouvernement sans force, sans volonté et sans prestige.
L'idée d'arrêter par des mesures efficaces les progrès de l'émigration fut une des premières qui se présenta à l'esprit de quelques membres avancés de l'Assemblée et devint l'objet de la première discussion sérieuse. Vergniaud, Brissot, Guadet et Gensonné réclamèrent une loi de rigueur contre les émigrés. «Déjà, disaient-ils, ne forment-ils pas des bataillons armés qui inquiètent nos frontières? Leur menace sera vaine, sans nul doute; mais qui sait les efforts et les combats qu'il faudra opposer aux étrangers, aux armes desquels ils mêlent leurs armes parricides? Comment soumettre au joug des lois les factieux de l'intérieur, ceux mêmes qui mettroient le feu de la guerre civile dans nos départements, lorsqu'on laisse impunis les émigrants et qu'on protége les propriétés de ceux qui suscitent la guerre étrangère? Malgré des crimes si prouvés, que vous demande-t-on? On vous demande d'avertir, non pas de frapper. Tous, innocents ou coupables, seront avertis: les innocents se sépareront eux-mêmes des coupables, et profiteront d'un délai vainement proposé à l'orgueil féroce des autres. Cette conspiration extérieure a un chef, c'est Louis-Stanislas-Xavier, frère du Roi; c'est à lui surtout que doit être adressée cette dernière invitation d'un peuple outragé, mais clément, à des Français ingrats.»
On songea ensuite à prendre des mesures rigoureuses contre une classe de Français que les chefs de l'Assemblée regardaient comme des ennemis plus dangereux encore que les émigrants; je veux parler des ecclésiastiques qui avaient refusé de prêter à la constitution civile du clergé le serment exigé.
(p. 415) Les orateurs du parti républicain demandaient qu'on retranchât aux ecclésiastiques qui s'obstineraient à refuser ce serment la pension que la Constituante leur avait accordée à titre d'anciens titulaires, et que, placés sous la surveillance de l'autorité, ils fussent déportés, lorsque leur conduite aurait excité quelque trouble. «Quoi donc! disaient les orateurs du parti contraire, vous consacrez la liberté des cultes, et vous parlez de faire intervenir l'autorité, afin qu'elle persécute! L'Assemblée constituante vous a laissé de grands exemples, suivez-les; elle a, en exigeant un serment religieux, commis une erreur funeste, réparez-la. Les formules ecclésiastiques ne sont point de votre empire, elles se renferment dans celui de la conscience. La violation du serment n'est un crime que parce qu'on est libre de le refuser. À un acte de conscience vous voudriez répondre par un acte de vengeance! Supprimer une faible pension donnée à titre d'humanité, rompre un engagement contracté, ôter le pain à ceux à qui on a enlevé leurs richesses, non, ce n'est point là un fait digne de la nation française. Ce n'est pas tout: vous demandez que parmi les citoyens français il y ait une classe de proscrits. Nous, destructeurs de l'inégalité politique, pouvons-nous créer cette farouche inégalité qui marquerait une classe d'hommes du sceau de la proscription? Ne donnons pas un tel exemple à nos successeurs. La politique aussi bien que la morale nous le défendent.» Ces raisonnements et bien d'autres développés en faveur des prêtres non assermentés ne rencontraient que la plus vive opposition. On ne se contentait pas d'attaquer comme contraire au patriotisme et aux devoirs civiques la conduite du clergé non assermenté qui demeurait fidèle aux lois de l'Église; on allait chercher dans l'arsenal de l'histoire des griefs qui, commentés par l'esprit révolutionnaire, devenaient des armes empoisonnées. On n'était déjà plus au temps où la Constituante éprouvait ou (p. 416) au moins simulait le respect pour le catholicisme. L'impiété que le dix-huitième siècle avait laissée dans les esprits levait le masque et se montrait à front découvert. «Mon Dieu, s'écria Isnard, c'est la loi, je n'en connais point d'autre.» Les évêques constitutionnels qui étaient présents protestèrent avec une énergique indignation contre cette profession d'athéisme; mais la masse de l'Assemblée ne tint nul compte de leurs scrupules, et vota, au milieu du tumulte, les deux décrets qui atteignaient les émigrés et les prêtres.
Les nouvelles reçues de Saint-Domingue avaient répandu la consternation et l'effroi parmi les habitants de cette colonie qui se trouvaient à cette époque à Paris. «Leurs propriétés étoient ravagées, une partie de leurs frères égorgés, les autres réduits à se défendre contre des hommes auxquels la séduction avoit mis le fer à la main et que l'ivresse du sang avoit rendus furieux.» Les colons, réunis à l'hôtel de Massiac, place des Victoires, formulèrent une adresse au Roi pour implorer sa protection, et furent admis en sa présence le 2 novembre 1791. M. Cormier, un d'entre eux, fit lecture de cette adresse, dont nous extrayons ce passage:
«Dans notre désespoir, nous tournons nos regards vers la mère patrie..... C'est de son sein que sont partis les coups..... Depuis trois ans, on s'étudie sans relâche à lancer au milieu de nous le germe du trouble et de la révolte. En vain nous multiplions nos efforts pour échapper aux embûches: une société que des étrangers et des hommes pervers ont créée pour notre ruine et pour l'humiliation de la France, en associant à ses travaux l'ignorance et la crédulité, nous inonde d'écrits incendiaires, promène des émissaires dans nos ateliers; elle surprend enfin à l'Assemblée nationale un décret imprudent qui jeté parmi nos nègres, interprété par la perfidie, les nourrit d'illusions et de (p. 417) funestes espérances, achève de briser entre eux et nous les liens de l'obéissance et de la soumission.
»Où donc existera pour nous l'autorité tutélaire, si nous recevons la désolation et la mort de cette même patrie à laquelle nous consacrons les fruits de nos travaux, que nous enrichissons du produit de nos cultures, et qui nous doit paix et protection?
»Au moment où cet horrible complot vient d'éclater, l'assemblée générale de Saint-Domingue, après avoir pris les mesures qu'elle croyoit suffisantes pour garantir la colonie de l'influence du funeste décret du 15 mai, s'étoit hâtée de renouveler le serment à la France; elle avoit juré avec enthousiasme, au milieu des applaudissements des citoyens, soumission à la métropole, loyale et fidèle exécution des engagements individuels; et pendant que nos frères se livraient à l'effusion du patriotisme, l'abîme étoit creusé sous leurs pas.
»Cependant les hommes qui trament ces complots osent encore se couvrir du masque d'une hypocrite humanité; c'est nous qu'ils accusent de barbarie, lorsqu'ils abreuvent de sang notre terre natale! Ils insultent à notre douleur par les couronnes civiques qu'ils se font décerner..... Périssent les colonies! ont-ils dit à la tribune de l'Assemblée nationale; et ce vœu prophétique retentissant dans l'autre hémisphère, a été le signal de notre destruction.....»
Louis XVI les écouta et leur répondit avec une vive émotion. Il dit qu'il espérait que les maux n'étaient point aussi grands que les nouvelles répandues semblaient l'annoncer; qu'il ferait prendre toutes les mesures pour porter les plus grands et les plus prompts secours. Puis il causa quelques instants avec plusieurs colons, cherchant à les consoler par des réflexions judicieuses et les paroles les plus sympathiques.
Comme ils se retiraient pour aller présenter leurs hommages (p. 418) à la Reine, le Roi voulut qu'ils traversassent ses appartements pour s'y rendre. M. Cormier parla ainsi:
«Madame, dans une grande infortune, nous avions besoin de voir Votre Majesté pour trouver tout à la fois des consolations et un grand exemple de courage.
»Les colons se recommandent à la protection de Votre Majesté.»
La Reine essaya de répondre, mais ses paroles furent interrompues par l'excès de son trouble et par une émotion qu'elle ne put contenir. Les colons, attendris, se retirèrent dans la salle qui précède la chambre de la Reine. Sa Majesté, au sortir de la messe, leur adressa ces mots: «Messieurs, il m'a été impossible de vous répondre, mais la cause de mon silence vous en a dit assez.» Admis avec ses compatriotes chez Madame Élisabeth, M. Cormier s'exprima ainsi:
«Madame, vous voyez des Français fidèles au sentiment qui les distingua si longtemps; ils sont malheureux, et c'est auprès du Roi et de la famille royale qu'ils viennent chercher des consolations.
»Mais en paroissant devant vous, Madame, ils ne peuvent éprouver d'autre sentiment que celui de la vénération dont les ont pénétrés vos hautes vertus. L'intérêt que vous daignerez accorder à leur sort en adoucira l'amertume.»
Madame Élisabeth n'était pas moins émue que la Reine, mais plus maîtresse d'elle-même, elle répondit avec une voix attendrie, mais calme:
«J'ai senti vivement, Messieurs, les malheurs arrivés à la colonie: je partage bien sincèrement l'intérêt que le Roi et la Reine y prennent; je vous prie d'en assurer tous les colons.»
Hélas! que pouvait cette triste famille dont nos colonies plaintives venaient implorer la protection? Leur cause était celle du commerce français, celle de six millions d'hommes occupés directement ou indirectement par la navigation, (p. 419) par le commerce, par l'approvisionnement des colonies; celle des créanciers de l'État, exposés à la banqueroute par la ruine de nos possessions maritimes; celle de la monarchie, c'est-à-dire de la France, dont la puissance navale était détruite si nos colonies périssaient.
On comprend les émotions de ce prince, à qui ses sujets venaient porter des griefs qu'il ne pouvait réparer, demander des secours qu'il ne pouvait donner, en sollicitant de lui une justice qu'il ne pouvait rendre! On comprend la profonde angoisse de cette Reine écoutant le récit de malheurs lointains qui n'étaient que le contre-coup de ceux qui se passaient sous ses yeux, et contre lesquels elle-même n'avait pas de recours! Madame Élisabeth, avec une pitié aussi profonde qu'éclairée, dit au sujet des désastres de Saint-Domingue: «Ces pauvres colons qui se noient appellent des noyés à leur aide!»
À cette époque, Madame Élisabeth apprit avec plaisir que le climat d'Italie était favorable à la santé de l'abbé de Lubersac. Elle le remercia des détails qu'il lui donnait sur Rome, et s'étonnait que la dévotion du peuple ne fût pas plus éclairée dans une ville qui devrait être la mieux instruite de la vraie piété, puisque c'était de là que partait l'enseignement pour le monde catholique. C'était, disait-on, dans la crainte d'arracher la dévotion du cœur du peuple qu'on n'entreprenait pas de la changer. Cette excuse ne satisfaisait pas l'esprit si pur et la religion de Madame Élisabeth. Cependant elle ajoutait: «Notre exemple n'encouragera pas à cette réforme, car à force de lumière, nous sommes arrivés à l'incrédulité, à l'indifférence.» Ces sentiments, Dieu merci, n'avaient pas un caractère général, et Madame Élisabeth ajoutait que «les églises étoient remplies et les communions innombrables». Il y avait évidemment deux France en présence, celle de Voltaire et celle du Christ.
(p. 420) La correspondance de Madame Élisabeth avec madame de Raigecourt pendant le mois de novembre 1791 présente le même ordre d'idées et de sentiments. La princesse voit avec une profonde tristesse l'hostilité contre la religion et le clergé fidèle, devenue de plus en plus vive dans l'Assemblée. Les motions violentes se succèdent. Le nouveau clergé même commence à s'effrayer de ce mouvement antireligieux. Madame Élisabeth annonce à son amie que la nomination de Pétion comme maire de Paris est certaine.
Le 18 novembre, en effet, Pétion remplaça Bailly comme maire de Paris. Il avait pour concurrent MM. de la Fayette et d'André. Le soir, Pétion se rendit à la société des Jacobins pour la remercier de l'avoir élevé à cette dignité. Ce fut à cette même époque que Maximilien Robespierre fut appelé aux fonctions d'accusateur public près le tribunal criminel de Paris. Ainsi les deux magistratures les plus importantes de la ville qui tenait en ses mains le sort du Roi et de la France étaient déférées aux ennemis les plus acharnés de la monarchie.
Dans les derniers jours de cette triste année 1791, jetant un regard en arrière, Madame Élisabeth disait à madame de Lastic: «Il y a eu quatre ans le 23 de ce mois que ma pieuse tante Louise est morte en paix, tendrement entourée de ses chères Carmélites. Que Dieu a été miséricordieux pour elle en l'appelant à lui à la veille des désastres et des infortunes qui alloient fondre sur toute sa famille et sur son couvent lui-même! Elle a vécu tranquille et elle est morte bien heureuse: c'est pour cela sans doute que la cour ne prit pas le deuil[162].»
(p. 421) Madame Élisabeth a plus que jamais les yeux attachés sur ces séances de la Législative, où l'on voit, chaque jour, le courant qui doit emporter la monarchie devenir plus rapide. Au mois de décembre 1791, la maison militaire du Roi se forme, et elle a une grande impatience de la voir tout à fait formée. On devine que la princesse espère trouver dans la garde constitutionnelle, dont il s'agit ici, une force de résistance contre des périls dès lors faciles à prévoir. Elle n'a pas vu le maire de Paris depuis sa nomination. Elle se rappelle à ce sujet «certaines conversations assez étranges» du voyage de Varennes. Ceci est probablement une allusion à la ridicule fatuité de Pétion, qui s'était imaginé avoir attiré l'attention de Madame Élisabeth parce qu'elle l'avait fait causer pour tâcher de lire dans ses pensées ses intentions politiques.
Le 1er janvier 1792, ce vertueux maire de Paris refusa de faire le compliment de nouvel an à la Reine. Il représenta que la ville de Paris ne devait rien à une femme, et que si l'on persistait à vouloir se transporter chez l'épouse de Louis XVI, ses principes lui interdisaient l'honneur de présider la députation de la ville de Paris.
Si Louis XVI avait essayé d'offrir quelques témoignages d'intérêt à madame de Favras, Madame Élisabeth eut à féliciter son royal frère sur des réparations plus complètes au sujet desquelles le malheur des temps imposait également une prudente discrétion. Les deux paroisses de Versailles avaient été administrées par deux prêtres de mérite et de foi qui avaient préféré quitter leur cure que de prêter (p. 422) serment à la constitution civile du clergé décrétée par l'Assemblée nationale. Ces deux pasteurs dépossédés étaient frères. Ils n'avaient chacun pour vivre qu'une rente de quatre cents livres que leur faisait le domaine de la ville de Versailles. Le Roi, sur la proposition du maréchal de Mouchy, accorda à chacun une pension de huit cents livres, afin de porter à douze cents leur ressource annuelle[163]. Hélas! ils ne reçurent pas longtemps ce témoignage de la bienveillance royale; mais c'est un honneur pour l'armée d'avoir vu un de ses chefs, déjà en butte lui-même à la malveillance de la presse, tendre la main à de pauvres prêtres voués par elle à la haine publique et à l'opprobre. Quant à Louis XVI, il se croyait encore roi quand il trouvait le moyen d'accorder quelques grâces.
Madame Élisabeth, dont le cœur était ouvert comme celui de son royal frère à tous les sentiments généreux et bienveillants, trouvait au milieu de ses épreuves le temps de s'affliger de celles de ses amies. Elle écrivait, le 17 janvier 1792, une pieuse et tendre lettre à madame des Montiers, (p. 423) pour la féliciter de ce que son fils s'était bien tiré de la petite vérole.
Cette lettre paraît être la dernière que Madame Élisabeth ait adressée à son cher Démon. Les difficultés de la correspondance devinrent telles qu'il fallut y renoncer. Madame la marquise des Montiers passa encore de longs mois en Allemagne, en relation avec tout ce que l'émigration offrait de plus illustre. Pendant son séjour à Rastadt, elle alla visiter, à Salzbach, le champ où fut tué Turenne, le 27 juillet 1675[164]; elle prit une petite branche du vieux noyer contre lequel avait ricoché le boulet qui frappa le héros, et l'envoya avec une lettre au prince de Condé, dont le quartier général était alors à Oberkirch. Le prince lui répondit de sa main:
«À Oberkirch, ce 8 février 1792.
«Je reçois, Madame, avec la plus vive reconnoissance, le noble présent que vous voulez bien me faire; il devroit également me porter bonheur, et par le grand homme qu'il rappelle, et par la jolie main qui le présente.—Lorsque le temps des Amazones fut passé, Madame, celui des chevaliers lui succéda, et ce fut l'époque la plus favorable à la gloire des hommes et à l'heureux ascendant des femmes: (p. 424) si toutes celles d'aujourd'huy pensoient comme vous, je ne désespérerois pas de voir renaître ces siècles d'honneur, qui valoient bien ce prétendu siècle de lumières, qui fait tout notre malheur.—Sensible comme je le dois, Madame, à la marque de souvenir et de bonté que vous venez de me donner, j'ose vous en demander la continuation; je la mériterai toujours par l'inviolable et respectueux attachement que vous m'inspirez, et avec lequel j'ai l'honneur d'être, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
»Louis-Joseph de Bourbon.»
La révolution, en réduisant la liste civile, avait accru le nombre des pauvres. Madame Élisabeth ne voulait pas supprimer les anciennes pensions qu'elle faisait à quelques familles sans fortune, à quelques serviteurs que l'âge ou la santé avaient condamnés au repos. Désireuse de placer avec discernement les rares bienfaits qu'elle pouvait maintenant accorder, elle avait chargé madame de Navarre de chercher à éclairer sa charité[165].
Cependant les deux actes législatifs qui concernaient les émigrés et les prêtres avaient été, conformément à la constitution, soumis à la sanction du Roi. Louis XVI opposa son veto à ces deux décrets, dont l'un le blessait dans ses affections et l'autre dans sa foi religieuse. Bien qu'il fût (p. 425) dans les limites du droit, ce refus parut une atteinte portée à la souveraineté nationale. L'opposition en fut aigrie. Les menées révolutionnaires, dont la violence croissait de jour en jour, se manifestaient jusque sous les fenêtres des Tuileries.
«Nous sommes surveillés comme des criminels, écrivait la Reine à madame de Polignac, le 7 janvier 1792, et en vérité cette contrainte est horrible à supporter. Avoir sans cesse à craindre pour les siens, ne pas s'approcher d'une fenêtre sans être abreuvé d'insultes, ne pouvoir conduire à l'air de pauvres enfants sans exposer ces chers innocents aux vociférations, quelle position, mon cher cœur! Encore, si l'on n'avoit que ses peines! mais trembler pour le Roi, pour tout ce qu'on a de plus cher au monde, pour les amis présents, pour les amies absentes, c'est un poids trop fort à endurer; mais, je vous l'ai dit, vous autres me soutenez. Espérons en Dieu qui voit nos consciences, et qui sait si nous ne sommes pas animés de l'amour le plus vrai pour ce pays.»
L'âme de Madame Élisabeth luttait avec plus de fermeté encore que celle de la Reine. Elle avait tout autant qu'elle le sentiment du péril, mais elle l'envisageait d'un œil plus tranquille et d'un cœur plus résolu.
Le 4 février 1792, elle écrivait à l'abbé de Lubersac (p. 426) que, bien que le peuple mourût de faim, elle ne croyait pas que l'heure de son réveil fût proche. Elle aurait éprouvé quelque consolation à apprendre que celui auquel elle écrivait avait trouvé quelque bonheur loin de la France; mais avec un cœur comme le sien, il était impossible de voir ce qui arrivait sans être saisi d'horreur et de douleur.
Le 18 février, c'est à madame de Raigecourt, sa confidente habituelle, que Madame Élisabeth écrit, et c'est toujours pour l'entretenir du chagrin que lui causent les divisions de la famille royale. Avec quelle joie elle verrait cette affaire arrangée, et le comte d'Artois, son frère, échapper aux intrigues qui s'agitent autour de lui! En même temps qu'elle remarquait si bien le danger des intrigues qui se nouaient au dehors, elle jetait un coup d'œil ferme et clairvoyant sur la situation du Roi son frère. Paris semblait assez calme, mais il était impossible de prévoir l'effet que produirait une déclaration de guerre de l'Empereur. Tout changerait en un clin d'œil. Madame Élisabeth exhortait madame de Raigecourt à prier avec ferveur pour que Dieu retirât le royaume de l'aveuglement où il était plongé. «Demande, ajoutait-elle, la même grâce pour ses chefs, car, nous n'en pouvons douter, la main de Dieu s'est appesantie d'une manière terrible sur nous.» À cette lettre était jointe la procuration de la princesse pour qu'on pût tenir en son nom la petite Hélène.
La Reine se rendit, le 20 février, avec ses enfants à la Comédie italienne. Cette malheureuse princesse y reçut encore, pour la dernière fois, un bienveillant accueil, dont nous trouvons le récit dans la correspondance de Madame Élisabeth:
«Il y a eu, dit-elle, un tapage infernal d'applaudissements. Les Jacobins ont voulu faire le train, mais ils ont été battus. On a fait répéter quatre fois le duo du valet et de la femme de chambre des Événements imprévus, où il (p. 427) est parlé de l'amour qu'ils ont pour leur maître et leur maîtresse, et au moment où ils disent: Il faut les rendre heureux, une grande partie de la salle s'est écriée: Oui, oui!..... Conçois-tu notre nation? Il faut convenir qu'elle a de charmants moments. Sur ce, je te souhaite le bonsoir. Priez Dieu ce carême pour qu'il nous regarde en pitié; mais, mon cœur, ayez soin de ne penser qu'à sa gloire, et mettez de côté tout ce qui tient au monde.»
Nous avons cru devoir citer cette partie de la lettre de Madame Élisabeth, parce que, loin d'arrêter le récit, elle le continue.
À la fin du mois de février, un chagrin de cœur vint encore arracher Madame Élisabeth à ses préoccupations politiques, quelque vives qu'elles fussent, car la situation se précipitait comme un torrent vers le dénoûment. Elle perdit une de ses plus chères amies, madame d'Aumale. «Je perds l'être à qui je dois tout,» s'écrie-t-elle douloureusement; puis elle ajoute: «Sa douceur, sa bonté, sa piété, tout étoit attirant en elle.» Sa lettre se termine par cette phrase: «Si je le peux, j'irai après demain à Saint-Cyr; il y a un an que je n'ai osé.»
Ce dernier mot peint la situation des esprits, l'esclavage de la famille royale, le déchaînement des passions populaires. Il paraît que la princesse n'osa point faire le voyage projeté: les lettres suivantes n'en font pas mention.
Dans la lettre qui suit, et qui est du 7 mars 1792, Madame Élisabeth entretient son amie de l'effet produit par la lettre de l'Empereur. Il a obtenu un succès bien rare: il a mécontenté tout le monde: «Les Jacobins l'habillent en Feuillant, les constitutionnels sont fâchés qu'il parle des Jacobins, les aristocrates murmurent entre leurs dents; bref, tout le monde est mécontent.»
Ne nous étonnons pas de la quantité de lettres qu'écrivait à cette époque Madame Élisabeth: il faut se rappeler que, (p. 428) décidée à ne point prendre une liberté dont ne jouissaient ni le Roi ni la Reine, elle ne quittait plus l'intérieur des Tuileries.
Ces lettres étaient pour Madame Élisabeth la meilleure consolation de cette captivité des Tuileries, par laquelle elle préludait à une captivité plus étroite et plus dure. Elle y versait toute son âme. Ne craignons pas de chercher dans ses épanchements la révélation de sa vie intime. Elle a auprès d'elle madame de Lastic, et elle éprouve une grande consolation à pouvoir s'entretenir avec cette véritable amie, dont elle admire le courage et la vertu. Ses soirées se trouvent ainsi occupées; elle a moins de temps pour écrire. La famille royale est de plus en plus resserrée dans le château des Tuileries: chose assez naturelle: quand le jour de l'assaut approche, la place est pressée de plus près. Un éclair de joie traverse sa lettre du 6 avril 1792. Madame de Raigecourt se prépare à sevrer et annonce son retour à Paris. Puis vient un cri prophétique à la nouvelle du meurtre de Gustave III: «Voilà donc le Roi de Suède assassiné! chacun à son tour.»
«L'assassinat du Roi de Suède, dit madame de Tourzel[166], fit une grande sensation dans toute la France. Le Roi et la Reine furent consternés en apprenant cette nouvelle. J'étois chez Mgr le Dauphin, et M. Ocariz, consul et agent général d'Espagne, me fit prier de descendre dans mon appartement, ayant quelque chose à me dire. Je lui trouvai le visage renversé: il m'apprit ce malheur. «Les ministres du Roi ne l'ont peut-être pas appris, me dit-il; je crois utile que vous le lui fassiez savoir sur-le-champ.» Je descendis chez la Reine, et je priai cette princesse de me permettre de lui dire un mot en particulier. J'étois désolée d'avoir à l'informer d'un pareil malheur. Elle le savoit déjà, et me dit: «Je vois à votre visage que vous savez la cruelle (p. 429) nouvelle que nous venons d'apprendre. Il est impossible de ne pas être pénétré de douleur; mais il faut s'armer de courage, car qui peut répondre de ne pas éprouver un pareil sort?»—La Reine l'apprit à Madame, qui se jeta dans ses bras et dans ceux du Roi de la manière la plus touchante. On parla de l'âge du Prince Royal de Suède. «Je ne puis l'ignorer, dit le Roi: j'appris sa naissance dans le moment où la Reine étoit prête d'accoucher, et je lui dis: Attendez-vous à une fille, car deux rois n'ont pas deux fils dans le même mois, et peu de jours après (ajouta-t-il en regardant Madame) Mademoiselle vint au monde.—Votre Majesté me permet-elle de lui demander si elle regrette sa naissance?—Non certainement», dit ce Prince en la serrant entre ses bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa avec un sentiment qui attendrit la Reine, Madame Élisabeth, et produisit une scène touchante. La jeune princesse fondait en larmes. Je n'oublierai jamais un spectacle qui m'a laissé une si vive impression.
«..... Nous faisons une grande perte, me dit la Reine. Le Roi de Suède avait conservé pour nous un véritable attachement, et nous fit dire encore, la veille de sa mort, qu'un de ses regrets, en quittant la vie, étoit de sentir que sa perte pouvoit nuire à nos intérêts.» Ce Prince conserva jusqu'à la fin un courage, une présence d'esprit, et je dois dire aussi une sensibilité qu'il témoigna de la manière la plus touchante à ceux qu'il voyoit consternés de sa perte, et nommément aux comtes de Brahé, de Fersen, et plusieurs autres seigneurs de la cour. Ils s'étoient retirés dans leurs terres à l'époque de la révolution que le Roi avoit opérée, et avoient cessé de paroître devant lui. Dès qu'ils eurent appris sa blessure, ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa personne. Le comte de Fersen, qui avoit été son gouverneur, ne put dissimuler sa profonde (p. 430) affliction. Le Roi lui prit la main en lui disant: «Quoique nous ayons été d'avis différents, j'étois bien persuadé que vous seriez la première personne que je verrois auprès de moi,» et ajouta en regardant le comte de Brahé et les autres seigneurs qui environnoient son lit: «Il est doux de mourir entouré de ses vieux amis.»
Le lourd fardeau de la contrainte et des soucis de tout genre s'appesantissait chaque jour davantage pour Louis XVI dans son intérieur; il n'y avait sorte de concession qu'il ne fût obligé de faire aux exigences incessantes de la rue. Les ministres dévoués avaient dû céder la place aux ministres exigeants, les ministres exigeants aux ministres factieux. Ces derniers étaient moins les conseils que les espions de la conduite de Louis XVI. L'attitude du Prince, timide et embarrassée en présence de ministres hautains ou menaçants, mettait le comble à l'avilissement de la royauté. Louis XVI, dans les groupes qui se formaient dans la rue aussi bien que dans les réunions des clubs, n'était plus désigné que sous le nom de M. Véto. C'était peu d'avoir déjà, par un décret (décembre 1791), mis en liberté les Suisses de Châteauvieux qui s'étaient insurgés contre leurs officiers; l'Assemblée, sur la demande de Pétion, formulée au nom des quarante-huit sections de Paris, ordonna qu'une fête nationale aurait lieu en l'honneur de ces soldats rebelles.
Nous trouvons dans la lettre écrite le 18 avril par Madame Élisabeth une description de cette triste fête, la fête de l'indiscipline et de la révolte: «Le peuple a été voir dame Liberté tremblotante sur son char de triomphe; mais il haussoit les épaules. Trois ou quatre cents sans-culottes suivoient en criant: La nation! la liberté! les sans-culottes! Tout cela étoit fort bruyant, mais triste. La garde nationale ne s'en est pas mêlée.» En finissant sa lettre, Madame Élisabeth annonce à son amie que le Roi a choisi M. de (p. 431) Fleurieu, l'ancien ministre de la marine[167], pour gouverneur du Prince Royal.
Cette lettre nous indique que le Dauphin avait atteint l'âge où un fils de France passait aux mains d'un gouverneur. La loi annoncée pour régler l'éducation de l'héritier du trône n'était pas encore faite. Le Roi s'était hâté d'apprendre à l'Assemblée que son fils ayant atteint sa septième année, il lui avait donné pour gouverneur M. de Fleurieu. Cette notification déconcerta les meneurs de l'Assemblée, occupés à dresser la liste des candidats parmi lesquels le Roi devait faire un choix; mais c'était précisément pour empêcher les passions de s'immiscer dans l'éducation du jeune Prince que Louis XVI avait devancé les propositions de l'Assemblée.
Madame Élisabeth venait de recevoir une lettre de l'abbé de Lubersac la pressant vivement de se réunir à ses tantes dans la Ville éternelle, cet abri habituel des grandes infortunes. Madame Élisabeth, en lui répondant, lui exprimait sa ferme résolution de demeurer auprès du Roi. «Il est des positions, écrit-elle, où l'on ne peut pas disposer de soi, et c'est là la mienne: la ligne que je dois suivre m'est tracée si clairement par la Providence qu'il faut que j'y reste.»
Le 16 mai suivant, Madame Élisabeth écrivait à madame de Raigecourt au sujet du bruit qui avait couru sur de prétendus désordres arrivés dans l'armée de la Fayette. «Les administrateurs de la poste, lui dit-elle, y mettront bon (p. 432) ordre, et ne laisseront plus circuler les lettres particulières qui accréditent ces bruits fâcheux.»
On a vu par un passage d'une lettre de Madame Élisabeth que l'Assemblée législative, sur la demande de Pétion, avait décrété qu'une fête populaire serait offerte aux Suisses du régiment de Châteauvieux. Il faut entrer dans quelques détails sur la manière dont l'acte de démence voté par l'Assemblée reçut son exécution.
Collot d'Herbois, longtemps comédien ambulant, et en dernier lieu directeur d'un théâtre à Genève, débute dans la carrière politique en se déclarant le promoteur de cette fête anarchique, où l'on célébra comme un exploit civique une insurrection militaire. Les ïambes vengeurs d'André Chénier en firent justice. Rappelons aussi que son émule et ami, Roucher, invité comme président de sa section à assister à cette fête, répondit au nom de la raison et de l'humanité: «J'accepte, citoyens, mais à condition que le buste de Desilles sera porté par les soldats de Châteauvieux, afin que tout Paris étonné contemple l'assassiné porté en triomphe par ses assassins.»
Il est beau de voir l'âme honnête de deux poëtes protester à la fois contre la lâcheté publique, le délire d'une Assemblée et les honteuses parodies d'un comédien.
Peu de temps après cette fête imaginée par les Jacobins, les constitutionnels voulurent aussi avoir la leur, fête lugubre, destinée à honorer le dévouement du maire d'Étampes. On se souvient que Simonneau, premier magistrat de cette ville, avait voulu s'opposer au pillage d'un convoi de grains, et que, défenseur de la loi, il était mort héroïquement pour elle. Certes sa mémoire méritait l'honneur qu'on lui décernait. La cérémonie eut lieu le 3 juin: quoique empreinte d'un caractère religieux, elle jeta cependant quelque agitation dans Paris. La conduite de Simonneau devait avoir plus de panégyristes que d'imitateurs.
(p. 433) Ce jour-là même, Madame Élisabeth écrivait à madame de Raigecourt, et lui donnait des détails sur un événement d'une haute gravité, le licenciement de la garde constitutionnelle du Roi. Il y avait dans la garde nationale des hommes bien intentionnés, mais nul ensemble, aucune homogénéité. Les factieux s'étaient donc marqué comme but immédiat le licenciement de la garde constitutionnelle, formée d'hommes résolus, choisis parmi les amis déclarés de la royauté, parce qu'elle pouvait devenir le noyau d'une résistance redoutable aux projets de la révolution. Pour être plus sûr d'entrer dans la place, on en licenciait la garnison. Les motions se succédèrent, d'abord dans les clubs, ensuite dans l'Assemblée, contre la garde constitutionnelle. Sur la proposition de Brissot, l'Assemblée décrète la mise en accusation de M. de Brissac, chef de cette troupe, et le licenciement des gardes qu'il commandait. Par la joie qu'avait montrée Madame Élisabeth lors de la formation de la garde constitutionnelle, on peut juger du sentiment que lui fit éprouver son licenciement: c'était le Roi qu'on désarmait.
Le désordre était dans les têtes, la violence dans les actes; l'esprit de vertige et d'ingratitude avait gagné non-seulement les intelligences, mais les cœurs mêmes qu'on devait croire dévoués à la royauté[168].
(p. 434) L'insubordination avait même gagné le camp, ce sanctuaire habituel de l'honneur. Le général Théobald Dillon tombait massacré sous les mains forcenées de soldats qui l'avaient lâchement abandonné. La fièvre et le délire qu'elle (p. 435) amène viennent se réfléchir dans les faits de chaque jour: Marat était accusé avec indignation, renvoyé absous avec éloge, porté en triomphe avec enthousiasme. L'armée abdique ou s'insurge: le Royal-Allemand déserte; Berchiny se disperse. Un décret ordonne la déportation d'un prêtre non sermenté, lorsque vingt citoyens actifs d'un canton se réuniront pour la demander, et sa détention pendant dix ans, lorsque, après sa déportation prononcée, il resterait dans le royaume; la formation d'un camp de vingt mille hommes de Paris est décrétée; les premiers agents du pouvoir se succèdent tous les huit jours. On assiste aux symptômes d'une dissolution sociale:
«Nous avons encore une fois changé de ministres, écrit le 17 juin (1792) Madame Élisabeth. Hier, M. de Chambonas a pris les affaires étrangères; M. de Lajard, la guerre, M. Lacoste reste; les autres sont encore in petto. Ceux qui sont partis vouloient la sanction sur le décret des vingt mille hommes. Comme le Roi ne s'est pas soucié d'amener la guerre civile, il a mieux aimé accepter leur démission: la garde nationale en paroît contente, une grande partie craignoit ces vingt mille hommes. Je ne t'ai pas écrit depuis la mort de Gouvion. T'en souviens-tu? On dit qu'il a expiré en disant: Grand Dieu, pardonnez-moi tous les crimes que j'ai commis! J'espère que Dieu lui aura fait miséricorde. La mort de son frère et la fête de Châteauvieux lui avoient procuré une peine si profonde, qu'il y a à parier qu'il aura fait de grandes réflexions. Dis-lui quelques De profundis.»
La garde constitutionnelle du Roi avait été licenciée dès le 30 mai, et le duc de Brissac, son commandant, avait été envoyé devant la haute cour nationale. Le château des Tuileries paraissait sans défiance, et, sans doute par excès d'impuissance, ne prenait aucune espèce de précaution. L'anniversaire du serment prêté par le tiers état au Jeu de (p. 436) paume de Versailles ramenait aussi l'anniversaire du voyage de Varennes.
Madame Élisabeth ne pouvait sans frémir arrêter ses regards sur la position du Roi et de la Reine, privés de leur maison militaire, réduits à exiger de leurs amis de s'éloigner, isolés désormais sur un trône sans puissance, captifs dans un palais devenu une prison, et à qui la plainte même, ce dernier droit du malheur, était interdite. C'est en vain qu'ils ont sacrifié leurs prérogatives, livré leurs droits, abandonné leurs honneurs; les démocrates, à cette heure, leur contestent la faculté de vouloir et de penser, et leur mesurent jusqu'à l'air qu'ils respirent. Leurs ennemis, qui ont trafiqué de leur bienveillance, spéculent aujourd'hui sur l'aveuglement d'un peuple qu'ils ont fanatisé. Madame Élisabeth ne se faisait aucune illusion sur les projets des anarchistes[169]. Elle craignait que la fatale époque (p. 437) que nous venons de rappeler (du serment du Jeu de paume et du voyage de Varennes) ne vînt offrir l'occasion de réveiller la fièvre populaire et de punir le Roi du veto obstiné que n'avaient fléchi ni les instances ni les menaces. Le 20 juin, les ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se rassemblèrent en tumulte: leurs attroupements (p. 438) se grossirent en route d'une multitude en guenilles, hommes, femmes et enfants, armés de fusils, de piques et de bâtons. Deux pièces de canon étaient traînées à la tête de cette troupe étrange, commandée par Santerre, brasseur de bière, homme plus présomptueux que capable, qui, dès le commencement des troubles, avait acquis un grand ascendant sur la populace de son quartier. Divisée en trois bandes, cette masse innombrable défila pendant quatre heures dans la rue Saint-Honoré, et fit irruption au sein de l'Assemblée législative, où elle voulait donner lecture d'une pétition qu'elle allait porter aux Tuileries, afin d'obtenir la sanction des décrets. Madame Élisabeth, témoin et presque victime de ces tristes scènes, les a retracées dans une lettre à une époque où elles étaient encore pour ainsi dire sous ses yeux.
Son récit, plein d'une dramatique simplicité, et où se reflète quelque chose de la confusion des scènes qui y sont racontées, donne une appréciation exacte de la journée du 20 juin; mais il est nécessaire d'y ajouter quelques détails que l'angélique modestie de Madame Élisabeth a dissimulés, parce qu'ils étaient à sa gloire. Le souvenir du 6 octobre 1789 devait inspirer de vives inquiétudes sur le sort de la Reine. Louis XVI l'avait conjurée de se retirer au fond de son appartement. Madame Élisabeth l'y avait suivie; mais craignant quelque danger pour son frère, elle était revenue dans la salle où elle l'avait laissé. Six mille brigands en avaient forcé les portes, et contraint le Roi de monter sur une table et de se couvrir la tête du bonnet rouge. Madame Élisabeth paraît..... On la prend pour la Reine. «Vous n'entendez pas, lui dit-on, on vous prend pour l'Autrichienne!—Ah! plût à Dieu, s'écrie-t-elle; ne les détrompez pas: épargnez-leur un plus grand crime!» Et détournant de la main une baïonnette qui touchait presque sa poitrine: «Prenez garde, monsieur, dit-elle (p. 439) avec douceur, vous pourriez blesser quelqu'un, et je suis sûre que vous en seriez fâché.»
Les flots de la populace qui encombrait les salons des Tuileries étaient si pressés, le tumulte, le désordre qui en résultaient étaient tels, qu'étant près d'arriver, après une grande lutte, jusqu'auprès de son frère, Madame Élisabeth aperçut un homme qui, ne pouvant supporter le spectacle des périls qui environnaient le Roi, tombait évanoui à quelques pas de lui dans la foule. Le voyant sans secours, elle parvint à s'approcher, lui fit respirer des sels spiritueux et le rappela à la vie[170]. Cette marque de courage et d'humanité tout ensemble de la part d'une femme en ce moment environnée de piques et de couteaux, adoucit le cœur de tous ceux qui étaient présents: Pétion même parut attendri.
La Reine, avertie de ces scènes alarmantes dont le bruit pénétrait jusqu'aux appartements les plus reculés, où elle essayait d'abriter ses enfants, accourut aussi, réclamant sa part du péril, et se présenta résolûment à l'émeute. Ce jour-là, il faut le dire, Marie-Antoinette parut lasse du fardeau de la vie, et vint elle-même livrer sa tête. «Ne m'arrêtez pas, disait-elle à son entourage, ma place, je vous le répète, est dans tous les dangers où est le Roi. C'est moi qu'ils appellent, c'est ma tête qu'ils demandent.»
L'effervescence était déjà un peu calmée, soit que le fer se fût émoussé et la haine adoucie devant le généreux dévouement de Madame Élisabeth, soit que la populace eût fini par rougir elle-même de ses propres excès. Nous ne reproduirons pas les détails de cette journée, nos lecteurs les connaissent. Santerre et Pétion se montrèrent bientôt, et mirent fin à cet odieux envahissement de la demeure royale. L'insurrection échoua dans sa tentative par suite de (p. 440) la fermeté consciencieuse et intrépide de Louis XVI, qui, tout désarmé qu'il était et incapable de se défendre, triompha des fureurs d'une populace fanatisée. Sommé par elle de sanctionner les décrets auxquels il avait opposé son veto, il sut lui répondre que sa sanction était libre, et que ce n'était ni le moment de la solliciter ni le moment de l'obtenir. Qu'est-il besoin d'ajouter combien fut sublime ce jour-là cette princesse, que la religion et l'histoire offriront pour modèle aux martyrs et aux vertus de tous les siècles? Une femme du peuple, appréciant à sa manière l'insuccès de cette journée, qu'elle attribuait à la présence de Madame Élisabeth, disait naïvement: «Il n'y avoit rien aujourd'hui à faire, leur bonne sainte Geneviève étoit là!»
Le 21 juin, en remerciant officiellement l'Assemblée nationale du zèle qu'elle lui avait témoigné la veille, le Roi lui mandait qu'il laissait à sa prudence de rechercher les causes de cet événement et d'en peser les circonstances. «Pour moi, ajoutait-il, rien ne peut m'empêcher de faire en tout temps et dans toutes circonstances ce qu'exigeront les devoirs que m'imposent la constitution que j'ai acceptée et les vrais intérêts de la nation française.»
Dans une proclamation donnée le lendemain[171], le Roi disait encore: «Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre.» Cette fermeté du Prince dans une telle situation lui avait attiré de vives sympathies. Les affronts adressés à la famille royale, les crimes projetés, cette proclamation qui les dénonçait à la France, avaient fait éclater une dernière fois les symptômes d'une réaction favorable. Aussi ceux qui voulaient renverser la monarchie sentirent le besoin d'un crime de plus, et déjà Danton méditait la journée du 10 août.
(p. 441) Mais revenons un pas en arrière, au surlendemain de cette sédition qui avait mis en péril la vie de toute la famille royale et le destin de la France; nous trouvons Madame Élisabeth, calme et recueillie, écrivant, le 22 juin 1792, une lettre empreinte de la plus ineffable résignation. «L'avenir, c'est elle qui le dit, lui paroît un gouffre d'où l'on ne peut sortir que par un miracle de la Providence.» Ce miracle, elle n'ose l'espérer; elle ose à peine le demander. Dans le découragement de ses pensées et dans sa résignation absolue aux volontés de la Providence, elle ne la prie plus de changer la situation, elle la prie de changer les cœurs; elle ne la supplie plus de sauver les vies, mais de sauver les âmes. On dirait qu'elle commence déjà à prier pour le Roi son frère et la Reine sa sœur comme on prie pour les morts.
Louis XVI lui-même avait senti que le peuple qui à Varennes avait humilié la royauté, venait d'en briser l'effigie et de déchirer la dernière pièce du manteau qui lui restait encore. «Venez me voir ce soir, écrivait-il à son confesseur, j'ai fini avec les hommes, je n'ai plus à m'occuper que du Ciel.» Louis déposa dans son sein le souvenir de tant de peines et le pardon de tant d'injures. Ces illustres infortunés ne comptaient plus sur ce monde: la terre semblait s'éloigner; ils n'y tenaient que pour gémir sur leurs enfants.
Le 8 juillet, Brissot avait proposé de juger le Roi. Les Marseillais avaient demandé l'abolition de la royauté. Le 21, les vitres du château furent brisées à coups de pierres. Les Tuileries furent fermées, l'Assemblée les fit ouvrir. Un ruban dérisoire marqua la ligne qui devait séparer la route d'un peuple libre du domaine de celui qu'ils appelaient le despote. L'état-major de la garde parisienne fut maltraité. La loi agraire fut promise. La tête des députés feuillants fut demandée; des hommes de sang couraient les (p. 442) rues en montrant leurs poignards pour tuer la Reine: Isnard l'accusait des victoires des Autrichiens.
Cependant on apprend que la Fayette a quitté son armée et qu'il est à Paris. Les constitutionnels espèrent que sa démarche hardie va être appuyée par quelques régiments dévoués dont il a dû se faire suivre, et qu'il vient moins demander le châtiment des attentats du 20 juin que les venger lui-même. Il n'en est rien. Le général se borne à porter les plaintes et l'indignation de l'armée à la barre de l'Assemblée, la suppliant «1o d'ordonner que les instigateurs et les chefs des violences commises soient poursuivis et punis comme criminels de lèse-nation;
»2o De détruire une secte qui envahit la souveraineté nationale, tyrannise les citoyens, et dont les débats publics ne laissent aucun doute sur l'atrocité de ceux qui la dirigent;
»3o De prendre des mesures efficaces pour faire respecter toutes les autorités constituées, particulièrement celle de l'Assemblée et celle du Roi, et de donner à l'armée l'assurance que la constitution ne recevra aucune atteinte dans l'intérieur, tandis que de braves François prodiguent leur sang pour la défendre aux frontières.»
Le discours de la Fayette excita de vifs applaudissements dans une partie de l'Assemblée et même dans les tribunes. Le général, s'il eût exigé qu'on se prononçât immédiatement sur sa proposition, eût peut-être emporté un vote favorable; mais il n'avait pas dans le caractère assez de fermeté pour frapper un coup décisif. Madame Élisabeth le jugeait parfaitement, quand, dans cette circonstance, elle disait: «Je sais gré, comme tous les honnêtes gens, à M. de la Fayette d'une démarche courageuse qui le placera personnellement dans peu de jours entre l'alternative de la fuite ou de la mort, mais qui restera stérile pour le salut du Roi. M. de la Fayette ne possède ni la prévoyance qui (p. 443) empêche les obstacles ni la décision qui les surmonte; il menaçoit il y a une heure: peut-être à celle où je parle il est au pouvoir de ses ennemis.»
Le général quitta bientôt Paris, indigné de la tiédeur qui avait accueilli ses offres de dévouement. Son départ fut un triomphe pour les Jacobins. Les dangers de la famille royale se présentaient chaque jour sous un aspect plus terrible: Louis XVI en sentait l'imminence avec les angoisses d'un homme qui voit de minute en minute s'approcher l'heure de sa ruine et ne peut rien tenter pour la prévenir. Madame Élisabeth recevait de temps en temps des lettres de quelques-unes de ses amies qui vivaient loin de la cour, mais dont l'affection pour sa personne s'était encore accrue par ses malheurs. La plupart de ces lettres ne lui apportaient que des avertissements sinistres. Elle en fit plus d'une fois part à son frère: le Roi s'attendrissait avec elle, et son courage s'énervait par sa sensibilité même. De son côté, Madame Élisabeth essayait en vain de lui donner une espérance qu'elle ne partageait pas.
Cependant, à la séance de l'Assemblée nationale du 7 juillet, un fait se passa qui, bien que produit par l'esprit de conciliation d'un prélat constitutionnel, parut ranimer dans quelques âmes un dernier rayon d'espoir pour le salut de la France. Lamourette, évêque de Lyon, essaya, par un discours pathétique, de ramener à l'unité la représentation nationale, alors affaiblie par une scission malheureuse. «Pour parvenir, dit-il, à cette réunion, il suffit de s'entendre. À quoi se réduisent en effet toutes ces défiances? Une partie de l'Assemblée attribue à l'autre le dessein séditieux de vouloir détruire la monarchie; les autres attribuent à leurs collègues le dessein de vouloir la destruction de l'égalité constitutionnelle et le gouvernement aristocratique connu sous le nom des deux chambres. Voilà les défiances désastreuses qui divisent l'empire. Eh bien, (p. 444) foudroyons, messieurs, par une exécration commune et par un irrévocable serment, foudroyons et la république et les deux chambres.» (La salle, dit le Moniteur, retentit des applaudissements unanimes de l'Assemblée et des tribunes, et des cris plusieurs fois répétés: Oui, oui, nous ne voulons que la constitution!) «Jurons, reprend l'orateur, de n'avoir qu'un seul esprit, qu'un seul sentiment, de nous confondre en une seule et même masse d'hommes libres, également redoutables et à l'esprit d'anarchie et à l'esprit féodal, et le moment où l'étranger verra que nous ne voulons qu'une chose fixe et que nous la voulons tous, sera le moment où la liberté triomphera et où la France sera sauvée. (Les mêmes applaudissements recommencent et se prolongent.) Je demande que M. le président mette aux voix cette proposition simple: Que ceux qui abjurent également et exècrent la république et les deux chambres se lèvent!» (Les applaudissements des tribunes continuent. L'Assemblée se lève tout entière. Tous les membres, simultanément et dans l'attitude du serment, prononcent la déclaration de ne jamais souffrir ni par l'introduction du système républicain ni par l'établissement des deux chambres, aucune altération quelconque à la constitution.—Un cri général de réunion suit ce premier mouvement d'enthousiasme.—Les membres assis dans l'extrémité du ci-devant côté gauche se levant par un mouvement spontané, vont se mêler avec les membres du côté opposé. Ceux-ci les accueillent par des embrassements, et vont à leur tour se placer dans les rangs de la gauche.—Tous les partis se confondent. On ne remarque plus que l'Assemblée nationale..... Les spectateurs attendris mêlent leurs acclamations aux serments de l'Assemblée. La sérénité et l'allégresse sont sur tous les visages et l'émotion dans tous les cœurs[172].)
(p. 445) Le député Émery propose de faire jouir le Roi du tableau de cette réconciliation faite pour calmer ses inquiétudes. Cette proposition est adoptée à l'unanimité. Quelque empressement que mette le Prince à venir contempler ce spectacle, à peine arrive-t-il assez tôt pour ne pas trouver le prestige entièrement dissipé. Il parle avec émotion, est écouté avec quelque intérêt, et dès son retour dans sa demeure, heureux d'offrir un gage de la réconciliation universelle, il donne l'ordre d'ouvrir au public le jardin des Tuileries, fermé depuis la journée du 20 juin. Madame Élisabeth ne fut pas un instant dupe de ce prétendu apaisement des opinions de l'Assemblée. Le lendemain, elle écrivait à madame de Raigecourt:
«8 juillet 1792.
»Il faudroit vraiment toute l'éloquence de madame de Sévigné pour rendre tout ce qui s'est passé hier, car c'est bien la chose la plus surprenante, la plus extraordinaire, la plus grande, la plus petite, etc., etc.; mais heureusement le mois d'août s'approche, moment où, toutes les feuilles étant bien développées, l'arbre de la liberté présentera un ombrage plus sûr.»
Madame Élisabeth savait trop qu'en France l'enthousiasme est facile presque autant qu'il est court; elle savait qu'il n'y a pas de sympathie durable entre hommes habitués à se diffamer et à se dénoncer tous les jours, et qui marchent vers des buts diamétralement opposés. Aussi ne fut-elle pas très-étonnée d'apprendre que le soir même de cette belle journée la discussion avait repris dans la chambre législative son animosité habituelle, et que le club des Jacobins avait retenti des vociférations les plus haineuses.
Au milieu de l'ouragan qui emportait toutes choses, les nouveaux ministres[173], qui n'avaient pas désespéré de servir (p. 446) le Roi après la journée du 20 juin, étaient dénoncés comme des conseillers rétrogrades et ennemis de la liberté. Effrayés d'une situation qui leur présageait un décret presque certain, ils déclarèrent tous, dans la séance du 10 juillet, par l'organe de M. de Joly, garde des sceaux, qu'ils venaient de donner leur démission au Roi.
Dans la séance du mercredi 11 juillet, le décret suivant fut rendu:
Acte du Corps législatif.
«Des troupes nombreuses s'avancent vers nos frontières. Tous ceux qui ont en horreur la liberté s'arment contre notre constitution.
»Citoyens, la patrie est en danger!
»Que ceux qui vont obtenir l'honneur de marcher les premiers pour défendre ce qu'ils ont de plus cher se souviennent toujours qu'ils sont Français et libres; que leurs concitoyens maintiennent dans leurs foyers la sûreté des personnes et des propriétés; que les magistrats du peuple veillent attentivement; que tous, dans un courage (p. 447) calme, attribut de la véritable force, attendent pour agir le signal de la loi, et la patrie sera sauvée.»
Le dénoûment approche. Ce jour-là même, 11 juillet, Madame Élisabeth, en annonçant à madame de Raigecourt la démission des ministres, ne s'étonnait point de cette démonstration, «qui ne laissoit pas que d'étonner bien du monde». Aussi bien elle sentait que le Roi était de fait déjà déchu. L'Assemblée, qui avait licencié la garde constitutionnelle, faisait fuir devant l'ombre de sa désapprobation le ministère éperdu. Madame Élisabeth, qui voyait augmenter de moment en moment la rapidité du mouvement qui entraînait la famille royale à l'abîme, ne pensait plus à rappeler son amie auprès d'elle, et lui défendait de songer à revenir. Elle savait que le vaisseau sombrerait bientôt: ce n'est pas dans un tel moment qu'elle aurait engagé ses amies à lui confier leur existence.
Le vendredi 13 juillet, veille de l'anniversaire de la fédération, l'arrêté du département qui, le 6 du même mois, avait suspendu Pétion de ses fonctions, fut levé par décret de l'Assemblée nationale.»
À l'ovation que la populace de Paris décernait au maire se joignit le suffrage bruyant des fédérés de Marseille et du Finistère. En revenant de la cérémonie du Champ de Mars, la famille royale fut assourdie par les cris de Vive Pétion! À bas Veto!
Et cependant Madame Élisabeth, désireuse de tranquilliser sa Raigecourt, lui écrivait quatre jours après une lettre dans laquelle elle attribuait à ses prières la manière paisible dont les fêtes de la fédération s'étaient passées. Mais on voit qu'après avoir perdu une à une toutes les libertés, la famille royale dut renoncer à la dernière, celle d'écrire, pour épancher ses inquiétudes et ses douleurs dans le sein de ses amis. Madame Élisabeth l'indique assez en parlant dans de telles circonstances de la pluie et du (p. 448) beau temps. «Le tonnerre, écrit-elle, est tombé sur les murs de Versailles.» Une autre foudre allait frapper les Tuileries: le 10 août approchait.
Cependant l'abbé de Lubersac reçut une dernière lettre de Madame Élisabeth, datée du 22 juillet 1792. Elle s'excuse de lui avoir écrit peu de temps auparavant une lettre si sombre; mais elle était sous le coup de l'affreuse journée du 20 juin. «Ceux sur qui l'orage gronde éprouvent parfois de telles secousses qu'il est difficile de savoir et de pratiquer cette grande ressource, celle de la prière.» C'est pour cela que Madame Élisabeth réclame les prières des saintes âmes qui, à l'abri de l'orage, s'élèvent plus facilement vers Dieu. Elle met tant d'insistance à conjurer le prêtre auquel elle écrit de se souvenir d'elle devant Dieu, que la parole antique de ces soldats du Cirque condamnés à périr me revient malgré moi à la mémoire quand je lis ces lignes: «Heureux les saints qui, percés de coups, n'en louent pas moins Dieu à chaque instant du jour! Demandez cette grâce, monsieur, pour ceux qui sont foibles et peu fidèles comme moi.» Seulement la piété de Madame Élisabeth, en transférant la parole antique du paganisme au christianisme, la traduit ainsi: «Ceux qui vont mourir vous prient de prier pour eux.»
Les lettres de Madame Élisabeth vont s'arrêter, et nous allons perdre ce fil conducteur qui nous a guidé jusqu'ici dans notre récit. C'est un premier adieu. Dans l'avant-dernière des lettres adressées à madame de Raigecourt, le 25 juillet 1792, la princesse formait encore le projet de revoir son amie à l'automne. Puis, comme si sa raison tournait en dérision ses propres espérances, elle ajoutait: «Il est toujours joli de pouvoir en parler.» Dans cette lettre, elle annonce déjà que l'on a voulu forcer les portes du château, mais que la garde nationale s'y est opposée.
La dernière lettre de Madame Élisabeth à madame de (p. 449) Raigecourt portait la date du 8 août 1792; elle y annonçait expressément l'agonie du pouvoir exécutif, ajoutant qu'elle ne pouvait entrer dans aucun détail.
On a écrit que c'est à Charenton que le siége du château fut résolu entre quinze conjurés. Que voulaient-ils, ces misérables? Les peuples ont vu souvent des conspirateurs s'élever contre les tyrans et contre la tyrannie; mais remarquons qu'ici les tyrans étaient dans la commune de Paris et la tyrannie dans l'Assemblée législative. Il n'y avait au château des Tuileries que trois femmes, un enfant et un infortuné qui était roi, faibles, méconnus, insultés par tout le monde, sans ressource et sans appui. Pensait-on qu'ils feraient de la résistance? Ils n'en avaient jamais fait. Voulait-on les obliger à changer de domicile? Un mot suffisait. Était-ce un assassinat qu'on projetait? Mais était-ce donc un crime nouveau? On n'avait pas à le méditer dans l'ombre, pendant qu'on le proclamait sur les places et dans les carrefours. On n'avait pas besoin d'enfoncer les portes d'un palais pour égorger trois victimes innocentes qu'on aurait trouvées priant pour leurs bourreaux. Croyez-le bien, le passage si court de la vie à la mort ne leur eût point paru douloureux. Tout ce qui porte une âme généreuse pensera aisément que ce n'est pas là ce que la mort a de plus affreux. C'est la fin de la mort, mais ce n'en est ni le commencement ni le milieu. La voir venir horrible, injuste, prématurée, mesurer le sablier du temps par la durée seule de ses souffrances, s'anéantir pour renaître avec une blessure nouvelle, être frappé dans ses enfants, dans son époux, dans sa sœur, dans sa femme, dans ses amis, dans ses serviteurs fidèles, dans sa gloire, dans sa puissance, dans sa renommée, enfin mourir de calomnie, c'est là mourir. Cette mort, barbares, vous la leur aviez donnée: le plus grand crime avait été commis!
Louis XVI, dans son abandon, eut peine à retenir quelques-uns (p. 450) de ses ministres et à en trouver d'autres assez courageux pour accepter une responsabilité sans pouvoir. Il parvint cependant, à force de sollicitations, à se former un cabinet; ainsi, ce n'était plus comme autrefois à l'ambition des hommes, c'était à leur dévouement, c'était à leur pitié qu'il fallait s'adresser pour trouver encore des ministres. Comme M. Bigot de Sainte-Croix se défendait d'accepter un portefeuille et motivait son refus sur des raisons: «Que de difficultés, s'écria Louis XVI, pour être ministre d'un roi de quinze jours!»
Ce prince, dont Madame Élisabeth jusqu'alors avait toujours cherché à remonter le courage, remarquait que maintenant sa sœur demeurait interdite et muette: en vain il essayait de surprendre encore une lueur d'espérance sur ses lèvres ou dans ses regards; il n'y lisait plus que ce mot: «Résignation». Il comprit que sa fin était prochaine, et il s'y prépara. On a même prétendu que dès cette époque il fit un premier testament; mais cette assertion ne repose sur aucune autorité sérieuse.
Depuis un mois, les assemblées démagogiques formées dans les divers quartiers de Paris s'étaient déclarées permanentes. Les gardes nationales demeuraient en armes jour et nuit. Sur les places publiques, de véhéments orateurs débitaient des harangues incendiaires.
Danton pensa que le moment était venu de prendre sa revanche de la journée du 20 juin. Prudhomme et les autres journalistes de la faction excitaient ouvertement le peuple à l'assassinat. De son côté, Marat activait le mouvement dans ses pamphlets: «Citoyens, disait-il, veillez autour de ce palais, asile inviolable de tous les complots contre la nation: une reine perverse y fanatise un roi imbécile; elle y élève les louveteaux de la tyrannie. Des prêtres insermentés y bénissent les armes de l'insurrection contre le peuple; ils y préparent la Saint-Barthélemy des patriotes.» (p. 451) La révolution, avant de commencer l'attaque, avait désorganisé la défense. D'un côté, l'Assemblée avait décrété que plusieurs régiments de ligne et deux bataillons suisses partiraient pour la frontière; de l'autre, les Jacobins avaient appelé des Marseillais, qui traversèrent la France avec des armes et du canon, disant qu'ils se rendaient à Paris pour y tuer le tyran; et aucune municipalité, aucun chef militaire ne se trouvèrent sur leur route pour arrêter leur marche. Leur présence à Paris est marquée par plusieurs massacres. Santerre leur donne un banquet à Charenton. C'est là, comme nous l'avons rapporté, que se forme le comité d'insurrection qui doit porter le dernier coup à la monarchie. La municipalité, aux ordres du maire, subit bientôt l'influence de ce comité.
Le vendredi 3 août, le Roi adressa, par les mains de ses ministres, le message suivant à l'Assemblée:
«Du 3 août 1792, l'an IVe de la liberté.
»Il circule, Monsieur le président, depuis quelques jours un écrit intitulé: Déclaration de S. A. S. le duc régnant de Brunswick-Lunebourg, commandant les armées combinées de LL. MM. l'Empereur et le Roi de Prusse, adressée aux habitants de la France. Cet écrit ne présente aucun des caractères qui pourroient en garantir l'authenticité. Il n'a été envoyé par aucun de mes ministres dans les diverses cours d'Allemagne qui avoisinent le plus nos frontières. Cependant sa publicité me paroît exiger une nouvelle déclaration de mes sentiments et de mes principes.
»La France se voit menacée par une grande réunion de forces. Reconnoissons tous le besoin de nous réunir.
»La calomnie aura peine à croire à la tristesse de mon cœur à la vue des dissensions qui existent et des malheurs qui se préparent; mais ceux qui savent ce que valent à mes yeux le sang et la fortune du peuple croiront à mes inquiétudes (p. 452) et à mes chagrins. J'ai porté sur le trône des sentiments pacifiques, parce que la paix, le premier besoin des peuples, est le premier devoir des rois. Mes anciens ministres savent quels efforts j'ai faits pour éviter la guerre; je sentois combien la paix étoit nécessaire; elle seule pouvoit éclairer la nation sur la nouvelle forme de son gouvernement; elle seule, en épargnant des malheurs au peuple, pouvoit me faire soutenir le caractère que j'ai voulu prendre dans cette révolution: mais j'ai cédé à l'avis unanime de mon conseil, au vœu manifeste d'une grande partie de la nation et plusieurs fois exprimé par l'Assemblée nationale. La guerre déclarée, je n'ai négligé aucun moyen d'en assurer le succès; mes ministres ont reçu l'ordre de se concerter avec les comités de l'Assemblée et avec les généraux. Si l'événement n'a pas encore répondu à l'espérance de la nation, ne devons-nous pas en accuser nos divisions intestines, les progrès de l'esprit de parti et surtout l'état de nos armées, qui avoient besoin d'être encore exercées avant de les mener aux combats? Mais la nation verra croître mes efforts avec ceux des puissances ennemies; je prendrai, de concert avec l'Assemblée nationale, tous les moyens pour que les malheurs inévitables de la guerre soient profitables à sa liberté et à sa gloire.
»J'ai accepté la constitution: la majorité de la nation la désiroit; j'ai vu qu'elle y plaçoit son bonheur, et ce bonheur fait l'unique occupation de ma vie. Depuis ce moment, je me suis fait une loi d'y être fidèle, et j'ai donné ordre à mes ministres de la prendre pour seule règle de leur conduite. Seul, je n'ai pas voulu mettre mes lumières à la place de l'expérience ni ma volonté à la place de mon serment.
»J'ai dû travailler au bonheur du peuple; j'ai fait ce que j'ai dû: c'est assez pour le cœur d'un homme de bien. Jamais on ne me verra composer sur la gloire ou les intérêts (p. 453) de la nation, recevoir la loi des étrangers ou celle d'un parti, c'est à la nation que je me dois: je ne fais qu'un avec elle; aucun intérêt ne sauroit m'en séparer; elle seule sera écoutée. Je maintiendrai jusqu'à mon dernier soupir l'indépendance nationale: les dangers personnels ne sont rien auprès des malheurs publics. Eh! qu'est-ce que des dangers personnels pour un Roi à qui l'on veut enlever l'amour du peuple? C'est là qu'est la véritable plaie de mon cœur. Un jour peut-être le peuple saura combien son bonheur m'est cher, combien il fut toujours et mon seul intérêt et mon premier besoin. Que de chagrins pourroient être effacés par la plus légère marque de son retour!
»Signé: LOUIS.
»Et plus bas: Bigot Sainte-Croix.»
Plusieurs membres demandèrent l'impression de ce message; mais après avoir entendu un discours violent d'Isnard, l'Assemblée décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer sur l'impression.
Une députation de la commune, ayant Pétion à sa tête, est immédiatement après introduite à la barre de l'Assemblée.
«Législateurs, dit le maire de Paris, c'est lorsque la patrie est en danger que tous ses enfants doivent se presser autour d'elle; et jamais un si grand péril n'a menacé la patrie. La commune de Paris nous envoie vers vous: nous venons apporter dans le sanctuaire des lois le vœu d'une ville immense..... Tous les décrets que l'Assemblée a rendus pour renforcer nos troupes sont annulés par le refus de sanction ou par des lenteurs perfides. Et l'ennemi s'avance à grands pas, tandis que des patriciens commandent les armées de l'égalité, tandis que des généraux quittent leur poste en face de l'ennemi, laissent délibérer la force armée, viennent présenter aux législateurs son vœu, qu'elle n'a pu (p. 454) légalement énoncer, et calomnient un peuple libre, que leur devoir est de défendre.
»Le chef du pouvoir exécutif est le premier anneau de la chaîne contre-révolutionnaire. Son nom lutte chaque jour contre celui de la nation; son nom est un signal de discorde entre le peuple et ses magistrats, entre les soldats et les généraux. Il a séparé ses intérêts de ceux de la nation. Nous les séparons comme lui. Loin de s'être opposé par un acte formel aux ennemis du dehors et de l'intérieur, sa conduite est un acte formel et perpétuel de désobéissance à la constitution. Tant que nous aurons un roi semblable, la liberté ne peut s'affermir, et nous voulons demeurer libres. Par un reste d'indulgence, nous aurions désiré pouvoir vous demander la suspension de Louis XVI tant qu'existera le danger de la patrie; mais la constitution s'y oppose. Louis XVI invoque sans cesse la constitution: nous l'invoquons à notre tour et nous demandons sa déchéance.
»Cette grande mesure une fois portée, comme il est très-douteux que la nation puisse avoir confiance dans la dynastie actuelle, nous demandons que des ministres solidairement responsables, nommés par l'Assemblée nationale, mais hors de son sein, suivant la loi constitutionnelle, exercent provisoirement le pouvoir exécutif, en attendant que la volonté du peuple, notre souverain et le vôtre, soit légalement prononcée dans une convention nationale aussitôt que la sûreté de l'État pourra le permettre. Cependant, que nos ennemis, quels qu'ils soient, se rangent tous au delà de nos frontières; que des lâches et des parjures abandonnent le sol de la liberté; que trois cent mille esclaves s'avancent, ils trouveront devant eux dix millions d'hommes libres prêts à la mort comme à la victoire, combattant pour l'égalité, pour le toit paternel, pour leurs femmes, leurs enfants et leurs vieillards. Que chacun de nous soit soldat tour à tour, et s'il faut avoir l'honneur (p. 455) de mourir pour la patrie, qu'avant de rendre le dernier soupir chacun de nous illustre sa mémoire par la mort d'un esclave ou d'un tyran.»
L'Assemblée renvoya immédiatement cette pétition au comité de l'extraordinaire, témoignant ainsi à la municipalité de Paris tous les sentiments de déférence qu'elle venait de refuser au Roi. Ce manifeste outrageant, porté par Pétion à la barre de la Convention, était jeté une heure après dans tous les échos des carrefours. Cependant, un matin, de son petit appartement du pavillon de Flore, Madame Élisabeth crut entendre sous ses croisées fredonner l'air du Pauvre Jacques; attirée par ce refrain, qui réveillait un doux souvenir, elle entrebâilla sa fenêtre; mais ce n'était pas sa romance qu'elle entendait, c'étaient des couplets royalistes empruntés aux Actes des Apôtres, espèce de charivari monarchique de 1790; couplets dans lesquels au Pauvre Jacques on avait substitué le pauvre peuple, que l'on plaint de n'avoir plus de roi et de ne connaître que la misère. L'air de cette romance, d'ailleurs si tendre et si sympathique, a été appliqué par l'Église elle-même à ce pieux cantique que les jeunes filles répètent en chœur le jour de leur première communion[174]. Ce fut là pour Madame Élisabeth le dernier reflet d'un temps heureux.
Tout était préparé pour le triomphe de l'insurrection. Les orateurs des clubs, les tribuns de la rue répondaient du succès du premier mouvement: les chefs en arrêtèrent le plan, dont ils avaient fixé l'exécution d'abord au 29 juillet, et définitivement au 10 août. Le programme de ce plan fut imprimé, et se distribuait publiquement pendant les huit jours qui précédèrent la journée prescrite par la colère des sections[175].
(p. 456) Dans la soirée du 9 août, la famille royale s'était, après le souper, retirée dans le cabinet du conseil. Les ministres et quelques personnes de la cour s'y étaient réunis pour passer la nuit. L'imminence du péril brisait pour la première fois la règle inflexible de l'étiquette: le coucher du Roi n'eut pas lieu. «La Reine, rapporte madame de Tourzel, parloit à chacun de la manière la plus affectueuse, et encourageoit le zèle qu'on lui témoignoit. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline, auprès de M. le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formoit le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnoit dans tous les esprits.»
Vers onze heures, une municipalité révolutionnaire, chassant la municipalité légale, s'installait à l'hôtel de ville, et se déclarait en insurrection. Elle agit et parle en souveraine; elle excite, elle concentre, elle organise les mouvements de l'insurrection.
Minuit sonne: Camille Desmoulins, Chabot et quelques autres donnent le signal. Le tocsin se fait entendre aux Cordeliers. On bat la générale, le bruit du canon se mêle au bruit du tambour. «Vers trois heures, raconte un témoin oculaire[176], nous entendîmes le tocsin. Le nombre des personnes qui étoient chez le Roi s'étoit encore augmenté. On avoit fini par s'asseoir sur les fauteuils, par terre, sur les tables, sur les consoles, partout où l'on pouvoit s'appuyer, quoique quelques subalternes de la maison du Roi prétendissent dans le commencement qu'il étoit contre l'étiquette de s'asseoir dans la chambre du Roi.» Oui, il était encore question d'étiquette, et la vie du Roi et l'existence de la monarchie étaient en péril! Depuis le Roi jusqu'à son fils, âgé de six ans, nul ne devait être épargné. Élisabeth n'était (p. 457) point la proie qu'on cherchait, mais elle se présentait: elle voulait braver la mort qui menaçait le Roi, la Reine et leurs enfants.
Les sections s'ébranlaient; les insurgés accouraient en colonnes serrées; des bandes armées de piques profitaient du désordre pour se glisser dans les rangs des troupes fidèles. L'aube du jour paraît. Marie-Antoinette, dans la crainte que le fer des Marseillais ne surprenne ses enfants dans leurs lits, les fait habiller, et dès ce moment reste en communication avec eux. Aussi peu émue de ses propres dangers qu'inquiète de ceux qui menacent sa famille, elle va alternativement chez le Roi et chez ses enfants, puis retourne dans le cabinet du conseil, où sa présence d'esprit et ses courageuses paroles excitent l'admiration des ministres. Madame Élisabeth l'accompagne, évangélique figure offrant la douce image de la tendresse fraternelle, de la douleur et de la piété.
Louis XVI sent la nécessité de visiter les postes intérieurs du château: la Reine, ses enfants, Madame Élisabeth et madame de Lamballe l'accompagnent. Si l'attitude du Roi, calme, mais plus paternelle que militaire, fait peu d'impression sur l'âme du soldat, la présence de ces trois femmes et de ces deux beaux enfants, venant en silence faire un dernier appel aux sentiments généreux de leurs amis, électrise les derniers défenseurs de la monarchie. Dans la galerie de Diane, l'enthousiasme éclate sur leur passage; l'émotion gonfle les poitrines, les larmes mouillent tous les yeux. Au milieu du débordement des idées modernes apparaît une scène du moyen âge, où le vieil esprit de chevalerie reprend un instant son empire: deux cents gentilshommes environ sont accourus aux Tuileries au premier bruit des dangers du Roi; ils n'avaient pas d'uniformes; ils portaient leurs armes sous leurs habits, ce qui leur fit donner le nom de chevaliers du poignard. (p. 458) Les uns prient la Reine de toucher leurs armes, afin de les rendre victorieuses; les autres lui demandent la permission de lui baiser la main, afin de leur rendre la mort plus douce. Mille transports d'amour et d'espérance éclatent à la fois: Vivent les Rois de nos pères! s'écrient les jeunes gens; Vive le Roi de nos enfants! s'écrient les vieillards en élevant le Dauphin dans leurs bras. Suprême et courageuse protestation contre l'émigration, ces braves gens sont venus mourir, victimes résignées du vieil honneur français.
Mais dans la visite des postes des cours et du jardin, où les princesses ne suivirent pas le Roi, ce prince fut loin de recevoir un bon accueil. La garde nationale cria, il est vrai: Vive le Roi! mais cette acclamation fut bientôt couverte par les cris de: À bas le Veto! Rentré au château, la sueur au front, le désespoir dans l'âme, le triste monarque délibérait encore avec ses ministres sur les moyens de défense, que déjà les insurgés débouchaient de toutes parts sur le Carrousel en colonnes serrées, les uns armés de piques et de fusils enlevés à l'Arsenal, qui venait d'être envahi, les autres traînant des canons et des munitions de guerre. À neuf heures du matin, les portes du château sont forcées: la multitude se répand dans les cours. Les cris de: La déchéance ou la mort! sont poussés par un peuple immense qui encombre la place et les abords des Tuileries. «N'entendez-vous pas ces cris?» dit en ouvrant précipitamment la porte du cabinet du conseil un homme portant une écharpe et qui se croit encore membre de la commune, bien que la municipalité légale dont Royer-Collard faisait partie ait été chassée par une municipalité insurrectionnelle qui s'est nommée elle-même; «le peuple demande la déchéance ou la mort, le peuple veut la déchéance.—Eh bien, répond le ministre de la justice, que l'Assemblée la prononce donc!—Mais après cet acte, dit la Reine, (p. 459) qu'arrivera-t-il?»—L'officier municipal (qui ne l'était plus) s'incline et se tait. Un chef de légion[177] entrant alors, et s'adressant à Marie-Antoinette: «Madame, dit-il, le peuple est le plus fort: quel carnage il va y avoir! Votre dernier jour est arrivé.» Au milieu des émotions causées par ces paroles, paraît à la tête du directoire le procureur général revêtu de son écharpe: «Sire, s'écrie-t-il avec épouvante, le danger est au-dessus de toute expression; il n'y a ni lutte ni défense possibles: la garde nationale ne peut offrir que le concours d'un petit nombre; la masse est intimidée ou corrompue; elle se réunira dès le premier choc aux agresseurs. Déjà les canonniers, à la seule recommandation de rester sur la défensive, ont déchargé leurs pièces. Sire, vous n'avez plus une minute à perdre; il n'y a de sûreté pour vous que dans le sein de l'Assemblée; il n'y a d'abri sûr pour votre famille qu'au milieu des représentants du peuple.»
Cette idée entre avec Rœderer au château; elle y entre portée par le vent qui souffle de la rue; elle y entre avec la soudaineté et l'éclat de la foudre révolutionnaire: il est de ces minutes fatales dans la vie des rois et des peuples où la réflexion est impossible, alors que le retentissement de la révolte, parti d'en bas, a atteint toutes les hauteurs. Louis XVI demeure interdit. Mais la Reine relevant fièrement la tête: «Que dites-vous, monsieur? s'écrie-t-elle, vous nous proposez de chercher un refuge chez nos plus cruels persécuteurs? Jamais! jamais! Qu'on me cloue sur ces murailles avant que je consente à les quitter! Mais dites, monsieur, dites, sommes-nous donc totalement abandonnés?—Madame, je le répète, la résistance est impossible. Voulez-vous faire massacrer le Roi, vos enfants et vos serviteurs?—À Dieu ne plaise! puissé-je être la seule victime!—Encore une minute, poursuit Rœderer, une (p. 460) seconde peut-être, et il est impossible de répondre des jours du Roi, des vôtres, de ceux de vos enfants.—De mes enfants! dit-elle en les serrant dans ses bras, non, non, je ne les livrerai pas au couteau!»
Et s'adressant aux ministres du Roi: «Eh bien, c'est le dernier des sacrifices, mais vous en voyez l'objet!» Madame Élisabeth s'approchant alors du procureur général: «Monsieur Rœderer, dit-elle en élevant la voix comme pour prendre à témoin tout ce qui l'environne, vous répondez des jours du Roi et de la Reine!—Madame, nous répondons de mourir à leurs côtés; c'est tout ce que nous pouvons garantir.» Aussitôt quelques précautions sont prises pour assurer la marche de la famille royale; les membres du département, auxquels se joignent un grand nombre de gentilshommes armés, forment un cercle au milieu duquel elle se place. Dans les salles, dans les galeries qu'elle traverse, on l'entoure en frémissant. «Point d'exaltation, s'écrie Rœderer, vous compromettriez la vie du Roi.—Restez calmes», dit Louis XVI. La Reine ajouta: «Nous reviendrons bientôt.»
«On sortit, raconte M. de la Rochefoucauld, par la grille du milieu. M. de Bachmann, major des gardes suisses, marchoit le premier entre deux haies de ses soldats. M. de Poix le suivoit à quelque distance, et marchoit immédiatement avant le Roi. La Reine suivoit le Roi en tenant M. le Dauphin par la main; Madame Élisabeth donnoit le bras à Madame, fille du Roi; madame la princesse de Lamballe et madame de Tourzel les suivoient. Je me trouvai dans le jardin à portée d'offrir mon bras à madame de Lamballe, et elle le prit, car elle étoit celle qui avoit le plus d'abattement et de crainte. Le Roi marchoit droit; sa contenance étoit assurée, le malheur cependant étoit peint sur son visage. La Reine étoit tout en pleurs; de temps en temps elle les essuyoit, et s'efforçoit à prendre un air (p. 461) confiant qu'elle conservoit quelques minutes. Cependant, s'étant appuyée un moment contre mon bras, je la sentis toute tremblante. M. le Dauphin n'avoit pas l'air très-effrayé; Madame Élisabeth étoit la plus calme; elle étoit résignée à tout: c'étoit la religion qui l'inspiroit. Elle dit en voyant ce peuple féroce: «Tous ces gens sont égarés; je voudrois leur conversion, mais pas leur châtiment.» La petite Madame pleuroit doucement. Madame de Lamballe me dit: «Nous ne rentrerons jamais au château[178].»
Deux colonnes se formèrent, à la sortie du château, pour protéger la famille royale; l'une composée des grenadiers suisses, l'autre des bataillons des Petits-Pères et des Filles Saint-Thomas. Mais la multitude entassée sous les fenêtres du palais, voyant la voie que prend le Roi, aussitôt se porte en masse vers l'escalier du passage des Feuillants. La route se trouve ainsi obstruée, et Louis XVI, pendant dix minutes, est contraint de s'arrêter au bas de l'escalier. Là, sur le seuil même de sa demeure, il apprend qu'une partie des gardes nationaux se retiraient pour aller garder leurs familles et leurs foyers. Des bataillons se déclaraient contre la royauté, qu'ils voyaient faible, en faveur de la révolution, qui se montrait triomphante. Du sein de la cohue tumultueuse qui, sur les instances du procureur général, s'entr'ouvre à peine pour livrer passage à la famille royale, on n'entend sortir que des invectives et des menaces. Quelques membres de l'Assemblée essayent en vain de se porter au-devant du monarque: le flot compacte de la foule résiste comme un mur. La masse d'aboyeurs qui encombre la terrasse des Feuillants crie d'une seule voix: À bas le tyran! la mort! Le péril semble grand. Un grenadier s'empare du Prince royal et le porte dans ses bras. Il faut une demi-heure de lutte pour traverser, sous une pluie d'outrages, cette courte distance qui sépare le (p. 462) palais des Tuileries du Manége, où siége l'Assemblée nationale. À ses portes, les clameurs redoublent. Rœderer harangue la populace et l'apaise; mais dans le couloir étroit et engorgé de gens de toute sorte, un mouvement irrésistible sépare les membres de la famille royale. Marie-Antoinette perd de vue un instant son fils. Mais le grenadier qui s'est emparé de l'enfant l'élève dans ses bras au-dessus de la foule, puis se faisant jour avec ses coudes, il pénètre dans la salle derrière le Roi, et dépose sur le bureau de l'Assemblée son précieux fardeau aux applaudissements des tribunes. Louis XVI prend place à côté du président, et Marie-Antoinette avec sa suite sur les siéges des ministres. Devant le spectacle de tant de grandeur humiliée, le calme se rétablit, et le Roi prend la parole:
«Je suis venu ici pour épargner un grand crime, et je pense que je ne saurois être plus en sûreté qu'au milieu des représentants de la nation.—Sire, répond Vergniaud, vous pouvez compter sur la fermeté de l'Assemblée nationale. Elle connoît ses devoirs: ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées.»
Le Roi s'assied, et la discussion commençait, lorsque, sur l'observation faite par plusieurs membres de l'Assemblée que le corps législatif ne peut délibérer en présence du Roi, l'Assemblée décide que le Roi et sa famille se retireront dans la tribune du journal le Logographe. Cette loge est si étroite qu'elle peut à peine contenir les rédacteurs du journal, et si basse qu'on ne peut y demeurer debout. Louis XVI s'assied sur le devant, Marie-Antoinette dans un coin où sa noble tête cherche un peu d'ombre contre tant d'opprobre; Madame Élisabeth se place sur une banquette avec les enfants, leur gouvernante et madame de Lamballe. Derrière cette banquette essayent de se tenir debout quelques gentilshommes qui avaient espéré combattre aux Tuileries, (p. 463) et qui voulaient du moins ne pas fuir la mort si la bataille leur échappait. À peine trois quarts d'heure étaient-ils écoulés depuis que la famille royale était dans l'enceinte de l'Assemblée, que l'on entendit de violentes détonations du côté du château. Évidemment le combat que le Roi avait voulu prévenir par son départ était engagé. Les Tuileries étaient attaquées. Les Suisses, au nombre de sept cent cinquante, les gardes nationaux, au nombre de deux cent cinquante, et environ deux cents gentilshommes résolus à la mort, assaillis par les bandes révolutionnaires, repoussaient la force par la force. Les feux de mousqueterie se succédaient d'instant en instant; on avait même entendu le bruit du canon. L'émotion la plus vive se manifesta dans l'Assemblée. Sur la motion d'un de ses membres (le représentant Lamarque), elle envoya une députation pour mettre un terme au conflit et prendre sous sa protection les personnes demeurées au château. Mais cette députation ne put arriver aux Tuileries; elle fut dispersée par la foule, et bientôt on vit revenir ses membres, qui déclarèrent qu'ils avaient été dans l'impossibilité de remplir leur mission. Louis XVI, dont le cœur se troublait à la seule idée de l'effusion du sang parisien, avait employé un moyen plus efficace. Aussitôt que le bruit de la fusillade était arrivé à ses oreilles, il avait écrit au crayon un ordre par lequel il prescrivait aux Suisses de cesser le feu, d'évacuer le château et de rentrer dans leur caserne, et chargea de cet ordre un de ses serviteurs, M. d'Hervilly, qui arrive au château et communique l'ordre du Roi. Les Suisses et les autres défenseurs du château ont repoussé l'attaque. Ils sont toujours maîtres de la place. Ils ont obligé les colonnes insurgées d'évacuer la cour du Carrousel et ils les tiennent en respect. Les Suisses, après un moment d'hésitation, se disposent à quitter le château par la pensée qu'ils vont au secours du Roi. Ce n'est que cinq minutes après que le (p. 464) peloton qui sert d'avant-garde à leur petite troupe a évacué le château que les plus hardis des agresseurs traversent la cour et arrivent au grand escalier. Les Tuileries, malgré la légende révolutionnaire qui a défrayé presque tous les historiens, n'ont pas été prises d'assaut; elles ont été envahies après avoir été évacuées sur un ordre signé de la main du Roi[179].
En pénétrant dans le château des Tuileries, la multitude égorgea quelques faibles détachements qui, postés dans les appartements, n'avaient pas entendu l'appel du tambour et ne s'étaient point ralliés à la colonne. La populace massacra de même les blessés laissés au château, ainsi que le chirurgien-major et un aide qui n'avaient pas voulu les abandonner. Les Suisses gardiens des postes subirent le même sort. On tua tout dans les cuisines, jusqu'au dernier marmiton. Puis la multitude, suivant ses caprices, épargna ou frappa ceux qui se présentèrent à sa vue. Au milieu de ces actes de férocité, il y eut quelques actions généreuses, comme il y eut quelques actions de désintéressement au milieu des scènes de sac et de pillage dont le château fut le théâtre.
Pendant ce temps, la moitié de la colonne suisse qui traversait le jardin était fusillée de tous côtés par les bataillons de la garde nationale appelés pour la défense du château, prise en queue par l'avant-garde des assaillants qui avait traversé le vestibule sans s'y arrêter, et elle venait expirer sous la pointe des sabres de la gendarmerie à cheval qui occupait la place Louis XV; l'autre moitié arrivait jusqu'à la salle de l'Assemblée, où, après avoir déposé les armes sur les ordres formels du Roi, les soldats furent (p. 465) dirigés sur divers points et massacrés en route par la multitude.
De minute en minute la salle et les tribunes de l'Assemblée s'étaient encombrées de monde; le tumulte était extrême, la chaleur excessive. La loge où était parquée la famille royale, et dont les murs blanchis reflétaient les rayons ardents du soleil, formait une fournaise où s'engouffraient en même temps les vapeurs brûlantes et les bruits du carnage. La sueur ruisselait de tous les fronts. Le spectacle des dévastations du château venait se dérouler sous les yeux mêmes de la famille royale. Des hommes couverts de sang apportaient et successivement déposaient sur le bureau du président des vaisselles d'argent, des rouleaux d'or, des diamants, des portefeuilles trouvés dans les appartements: les dépouilles des Tuileries étaient saluées comme des trophées. Les dépositions mêmes des insurgés qui, plus honnêtes que leurs compagnons, apportaient dans le sein de l'Assemblée ce qu'ils avaient enlevé au château, témoignaient que les Tuileries avaient été mises au pillage.
Au bruit du canon et à la lueur de l'incendie, des députations venaient réclamer la déchéance de Louis XVI; des menaces sanguinaires étaient faites. Le cœur brisé, mais calme, Madame Élisabeth contemplait le front serein ces scènes de vertige et de colère, et baissait la tête comme soumise aux volontés de Dieu.
Bientôt Vergniaud, qui venait de rédiger au milieu du comité l'acte de suspension de la royauté, reparaît à la tribune et lit, au milieu d'un profond silence, ce décret qui ne fut pas discuté et que le Roi entendit sans étonnement et qu'il vit adopter sans regret. On comprend même que, sous l'impression des événements de la journée, ce décret obtint l'unanimité des suffrages; car les amis du Roi croyaient lui sauver la vie, et ses ennemis lui ôtaient la couronne.
La nuit n'interrompit ni le tumulte ni les massacres. Des (p. 466) bûchers furent allumés pour consumer les cadavres; et ce fut à la lueur des flammes funèbres nourries par le meurtre que l'Assemblée prolongea sa séance jusqu'à deux heures du matin. Prisonnière jusqu'à cette heure dans la loge du logographe, spectatrice de sa propre chute et atteinte sous l'œil même de ses ennemis dans les dernières fibres de la sensibilité humaine, la famille royale fut conduite par des commissaires de l'Assemblée et les inspecteurs de la salle au logement qui, depuis la promulgation du décret de la déchéance, avait été disposé pour elle à la hâte dans l'étage supérieur de l'ancien couvent des Feuillants. «On traversa le jardin, rapporte M. d'Aubier, au milieu d'une foule de piques encore dégouttantes de sang; on étoit éclairé par des chandelles placées au bout des canons de fusil; des cris féroces demandant la tête du Roi et de la Reine ajoutoient à l'horreur de ce tableau; un forcené, élevant la voix plus que les autres, leur annonça que si l'Assemblée tardoit à les leur livrer il mettrait le feu au bâtiment où on les placeroit.
»Lorsque nous traversions le jardin, je portois dans mes bras le Prince royal; en voyant ces égorgeurs couverts de sang se presser sur notre passage, la Reine craignit, comme moi, que le Prince ne fût frappé dans mes bras; elle étoit mère trop tendre pour laisser à son serviteur l'honneur de couvrir de son corps celui de son enfant: oubliant qu'elle étoit la plus menacée, elle m'ordonna de lui remettre le Prince, à qui la peur avoit donné une agitation presque convulsive, et elle lui dit quelques mots à l'oreille. À cet âge heureux, l'âme se calme aisément; à peine étions-nous dans l'escalier, qu'il se mit à sauter de joie en me disant: «Maman m'a promis de me coucher dans sa chambre, parce que j'ai été bien sage devant ces vilains hommes[180].»
(p. 467) Le logement destiné à la famille royale se composait de quatre chambres, je devrais dire de quatre cellules contiguës, pavées de briques, ouvrant chacune par une petite porte pareille sur le même corridor. Au premier avis qui lui avait été donné, l'architecte de l'Assemblée s'était empressé de faire porter la plupart de ses propres meubles dans ce petit appartement. Dans la première pièce servant d'antichambre veillèrent les derniers serviteurs de la royauté abattue; dans la seconde, Louis XVI coucha à moitié vêtu; dans la troisième, la Reine avec sa fille, et, cette nuit seulement, selon la parole donnée, avec le Dauphin, qui passa les deux nuits suivantes dans la quatrième chambre avec Madame Élisabeth, madame de Lamballe et madame de Tourzel. Un souper avait été servi dans la première pièce; personne n'y avait touché, excepté les enfants. Et cependant le Roi seul avait pris quelque nourriture dans la loge du logographe, ses enfants n'y avaient mangé que quelques fruits, et le reste de la famille n'avait aspiré que quelques gouttes d'eau de groseille qu'elle devait au zèle de M. d'Aubier et à la pitié des inspecteurs de la salle: les souffrances morales étaient telles qu'elles faisaient oublier la faim. Au moment de souper, le Dauphin se souvint de son chien et en demanda des nouvelles avec anxiété. Pour consoler le prince, on lui dit qu'il reviendrait un jour; mais se persuadant qu'on l'avait étouffé dans la foule, il en eut beaucoup de chagrin. Madame Élisabeth lui dit avec une douceur mélancolique: «Allons, cher enfant, consolez-vous, il est des douleurs plus cruelles; continuez d'aimer Dieu pour qu'il vous en préserve.»
M. d'Aubier raconte que MM. de Poix, de Rohan-Chabot, de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Nantouillet, d'Hervilly, Villerant, de Goguelat, de Beauregard, de Lasserre, passèrent la nuit les uns dans la première pièce servant d'antichambre, les autres aux portes des autres chambres. (p. 468) «Ils y furent, dit-il, plus exposés que M. de Tourzel fils et moi, que le Roi retint dans sa chambre.
»Un nommé Vasseur, du garde-meuble, m'aida à déshabiller le Roi; nous lui enveloppâmes la tête avec un mouchoir, faute de trouver un bonnet; nous craignîmes un instant qu'une bande d'égorgeurs qui inondoient le corridor ne vînt le massacrer dans nos bras; ils se contentèrent de lui crier, par la petite porte donnant au chevet du lit, qu'ils se tiendroient là toute la nuit, prêts à l'égorger si Paris faisoit quelque mouvement en sa faveur; il est possible que de pareilles menaces, répandues dans divers quartiers de Paris, aient contribué à empêcher bien des gens de faire quelques tentatives.
»Des furibonds, s'agitant sous les fenêtres, crioient à ceux du corridor: «Jetez-nous sa tête, ou nous allons monter!» Le calme de Louis XVI ne se démentit qu'un instant, en entendant des cris plus redoublés demander la tête de la Reine et de Madame Élisabeth: «Que leur ont-elles fait?» dit-il brusquement.
»La Reine vint aussitôt dans la chambre du Roi; sans témoigner aucune inquiétude pour elle-même, elle en exprima beaucoup pour ses enfants... «Les choses se sont passées comme on nous l'avait annoncé, me dit la Reine; mais peut-être cela auroit tourné autrement si on avoit fait attaquer de bonne heure les Marseillais.—«Par qui?» dit le Roi avec un peu d'humeur....
»Une question qui me fut faite par la Reine me mit dans le cas de lui dire que peut-être les honnêtes gens se rallieroient pendant la nuit: «Ils ont trop peur de se compromettre, dit-elle; et quand deux mille Marseillais ont dispersé soixante bataillons déjà formés chacun à leur section, sans qu'aucun ait songé à se rendre au château, malgré l'ordre général qu'ils avoient de s'y rendre si les Marseillais en prenoient le chemin, pouvez-vous croire que les honnêtes (p. 469) gens puissent s'armer pour nous, à présent que les soixante bataillons ont nommé de nouveaux officiers, tous jacobins?...»
»La Reine se retira; le Roi se mit au lit; Tourzel, excédé de fatigue, s'endormit sur un fauteuil au pied du lit; je veillai au chevet du Roi.
»Louis XVI faisoit ses prières; il les interrompit pour me demander d'où venoit un accroissement de bruit dans le corridor; il craignoit qu'on n'exerçât quelques mauvais traitements sur ses fidèles serviteurs, dont les uns étoient encore dans le corridor, et d'autres dans l'antichambre; je sortis, et je revins le rassurer; je lui fis observer qu'il y avoit moins de gens furieux sous les fenêtres, dans le jardin, qu'on entendoit moins de bruit dans l'Assemblée, dont la salle étoit vis-à-vis les fenêtres; et, voulant l'engager à prendre quelque repos, je dis: «Il peut encore survenir quelque changement.» Il me répondit: «Charles Ier avait plus d'amis que nous...» Louis XVI s'endormit profondément. Je passai la nuit à aller à chaque instant, derrière la fenêtre basse sans volets, sans grille, voir ce que faisoit cette énorme quantité de sans-culottes restés dans le jardin. Deux fois il leur arriva de s'amuser à chercher à escalader la fenêtre; ils parioient à qui le premier pourroit y atteindre, en montant sur les épaules les uns des autres, pour venir raccourcir, disoient-ils en riant, le gros Veto; c'est ainsi qu'ils nommoient le Roi. J'admirois le contraste que le calme de la physionomie de Louis XVI dormant faisoit avec ces figures barbares éclairées par des torches incendiaires, lorsqu'un redoublement de cris de ces forcenés le réveilla. Son premier mot fut: «Savez-vous si la Reine et mes enfants ont dormi?»
Non, la Reine n'avait point encore dormi. Les religieux que l'orage avait chassés de leurs cellules ne se doutaient guère que peu de temps après le même orage y jetterait (p. 470) la Reine de France chassée de son palais, et que, plus infortunée qu'eux-mêmes, dans ces mêmes cellules où ils avaient passé des nuits paisibles, elle appellerait en vain le sommeil. Cependant Madame Élisabeth, qui, agenouillée sur un des trois matelas étendus sur le carreau de la chambre qu'elle partageait avec mesdames de Lamballe et de Tourzel, avait passé la nuit en prière, l'oreille appuyée contre la cloison qui la séparait de la chambre de sa belle-sœur, crut comprendre, au silence absolu qui y régnait, que, épuisée de douleur et de fatigue, la Reine était enfin parvenue à fermer les yeux vers les six heures du matin. Voulant lui ménager ce repos subreptice que procure l'accablement à la nature épuisée, Madame Élisabeth appela tout bas les enfants pour présider à leur toilette. Ce travail terminé, il fallut songer à se mettre en mesure de se rendre à l'Assemblée, dont la séance allait bientôt s'ouvrir. Arrachée à son demi-sommeil par les caresses de ses enfants que Madame Élisabeth lui amenait: «Pauvres enfants! s'écria la Reine en les embrassant, qu'il est cruel de leur avoir promis un si bel héritage et de dire: Voilà ce que nous leur laissons! Tout finit avec nous!»
À dix heures, le supplice de la veille recommença pour la famille royale. Ramenée à la tribune du logographe, elle assista toute la journée aux derniers actes du drame dont l'action, en marchant vers son dénoûment, devenait plus sombre et plus terrible. Le triomphe de l'insurrection venait d'inaugurer un pouvoir supérieur à l'Assemblée nationale. À partir de ce jour, la Commune insurrectionnelle de Paris contrôla les décisions de cette lâche Assemblée, qui, en laissant violer la loi par la force, avait signé sa propre déchéance. La Commune fit rapporter les décrets qui n'avaient pas son assentiment. Elle repoussa le choix fait du palais du Luxembourg pour servir de logement à la famille royale, attendu que le Luxembourg offrait des (p. 471) moyens d'évasion par les souterrains qui s'y trouvent[181]. L'Assemblée proposa aussitôt l'hôtel de la Chancellerie, place Vendôme, puis ensuite l'abbaye Saint-Antoine; mais la Commune, par l'organe de Manuel, demanda le Temple pour servir de demeure au Roi que la nation gardait en otage, et déclara que, chargée de sa garde, elle le croyait là plus en sûreté que partout ailleurs. «La Reine, rapporte madame de Tourzel, frémit quand elle entendit nommer le Temple, et me dit tout bas: Vous verrez qu'ils nous mettront dans la tour, dont ils feront pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois le comte d'Artois de la faire abattre; et c'étoit sûrement un pressentiment de tout ce que nous aurons à y souffrir. Et, sur ce que je cherchois à écarter d'elle une pareille idée: Vous verrez si je me trompe, répéta-t-elle; et l'événement n'a malheureusement que trop justifié un pressentiment si extraordinaire.»
L'opinion de la municipalité, exposée par Manuel, devait prévaloir et prévalut. L'Assemblée n'avait fait que suspendre la royauté, la Commune la dégrada. Les personnes étrangères à la domesticité du Roi reçurent l'ordre de se retirer. «Je suis donc prisonnier, dit à ce sujet Louis XVI aux inspecteurs de la salle; Charles Ier fut plus heureux que moi, on lui laissa ses amis jusqu'à l'échafaud.» Il semblait que, comme il arrive quelquefois à ceux qui vont mourir, le Roi et la Reine prononçassent ces paroles fatidiques qui éclairent les sinistres perspectives de l'avenir. La famille royale est venue à l'Assemblée sans argent et sans linge. Les serviteurs fidèles dont nous avons donné les noms le savent. Cinq d'entre eux, qui n'ont point encore cédé à l'ordre de s'éloigner, déposent sur une table l'or et les assignats qu'ils ont sur eux. «Messieurs, leur dit la Reine, (p. 472) gardez vos portefeuilles, vous en avez plus besoin que nous; vous avez, j'espère, plus longtemps à vivre.» La garde monta presque aussitôt, chargée de mettre la main sur les cinq retardataires. Quatre d'entre eux se sauvent par un escalier dérobé et se séparent pour ne pas être reconnus. Seul, M. de Rohan-Chabot fut arrêté. Suspect et jeté dans les prisons de l'Abbaye, il y fut massacré dans les journées de septembre.
Le lundi 13, on fit grâce à la famille royale de la séance de l'Assemblée, et la matinée se passa à concerter les préparatifs du départ pour le Temple. Louis XVI, mis en demeure par la décision de l'Assemblée d'indiquer les personnes qu'il désirait conserver auprès de lui pour son service et celui de sa famille, dicta à M. Hue la liste de ces personnes:
POUR LE SERVICE DU ROI,
M. de Fresnes, écuyer de main; M. Lorimier de Chamilly, premier valet de chambre; MM. Bligny, valet de chambre, et Testard, garçon de chambre.
POUR LE SERVICE DE LA REINE ET DE MADAME ROYALE,
La dame Thibaud, première femme de chambre; les dames Auguié et Basire, femmes de chambre ordinaires.
POUR LE SERVICE DE M. LE DAUPHIN,
La dame Saint-Brice et M. Hue.
POUR LE SERVICE DE MADAME ÉLISABETH,
M. de Saint-Pardoux, écuyer de main, et la dame Navarre, première femme de chambre.
Le malheureux Prince ne se faisait pas une idée exacte de sa position: il semblait ignorer qu'il y avait une autorité plus puissante que l'Assemblée nationale, et que cette autorité lui était bien autrement hostile que l'Assemblée elle-même. Dans la journée, le maire de Paris, accompagné de Manuel, procureur de la Commune, de Michel, (p. 473) Simon et Laignelot, officiers municipaux, se présenta devant lui et lui déclara que le Conseil de la Commune avait décidé qu'aucune des personnes proposées pour le service ne suivrait la famille royale dans sa nouvelle demeure[182]. Louis XVI cependant, à force de représentations, obtint que M. de Chamilly lui serait laissé pour son service, madame Thibaud pour le service de la Reine, madame Navarre pour celui de sa sœur, et mesdames Saint-Brice et Basire pour celui de ses enfants.
De son côté, M. Hue, nommé premier valet de chambre du Dauphin pour le moment où il devait passer aux hommes et qui connaissait Pétion d'ancienne date, sollicita si vivement de lui la grâce de suivre le jeune Prince qu'il finit par l'obtenir. Ce ne fut pas le seul acte de condescendance de Pétion, moins animé contre la famille royale depuis qu'il l'avait vue de si près, à l'époque du retour de Varennes. «La Reine, toujours occupée, raconte madame de Tourzel, de ce qui pouvoit adoucir les peines de ceux qui étoient auprès d'elle, voulant me procurer la consolation d'emmener avec moi ma fille Pauline, m'offrit de la demander à Pétion. Je fus glacée de la proposition, ne prévoyant que trop qu'on ne nous laisseroit pas longtemps au Temple; je frémissois de l'idée d'exposer une fille jeune et jolie à la merci de ces furieux, car je connoissois trop la fermeté de son caractère, et le bonheur qu'elle éprouveroit de pouvoir adoucir par ses soins, son respect et son attachement, la cruelle position de la famille royale, pour me permettre de calculer les dangers qu'elle pouvoit (p. 474) courir d'ailleurs. M. le Dauphin et Madame, qui me virent un moment d'incertitude, se jetèrent à mon cou, me demandant avec instance de leur donner leur chère Pauline. «Ne nous refusez pas, s'écria Madame, elle fera notre consolation, et je la traiterai comme ma sœur.» Il me fut impossible de résister à de pareilles instances; je recommandai ma fille à la Providence, je témoignai à la Reine toute ma reconnoissance, et mon extrême désir de lui voir obtenir pour Pauline une faveur à laquelle elle attachoit tant de prix. La Reine en fit la demande à Pétion, qui l'accorda de bonne grâce, et qui me dit d'envoyer chercher ma fille par son frère, qui la mèneroit au comité de l'Assemblée, où elle recevroit la permission dont elle avoit besoin pour accompagner Leurs Majestés. Pauline éprouva la joie la plus vive en apprenant cette nouvelle, et se rendit sur-le-champ à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit ensuite entre mes mains.»
Le moment du départ arriva: il était environ cinq heures du soir, et une foule compacte obstruait le corridor intérieur et la cour des Feuillants.—Ces flots agités empêchent quelque temps la famille royale et sa suite d'arriver jusqu'aux carrosses qui doivent les transporter au Temple. C'étaient deux grandes voitures de la cour, attelées chacune de deux chevaux seulement; le cocher et les valets de pied sont habillés de gris, et servent ce jour-là leurs maîtres pour la dernière fois. Le Roi, la Reine, le Dauphin et Madame se placent dans le fond de la première voiture; Madame Élisabeth, la princesse de Lamballe et Pétion sur le devant; madame et mademoiselle de Tourzel à l'une des deux portières, et Manuel à l'autre, avec Michel, officier municipal. Celui-ci, aussi bien que le maire de Paris et le procureur général, ont le chapeau sur la tête. Les deux autres municipaux (Laignelot et Simon) s'installent, avec la suite du Roi, dans le second carrosse. Un bataillon de gardes nationaux (p. 475) escorte, les armes renversées, ces deux voitures encombrées, autour desquelles rugit une multitude innombrable diversement armée, mais unanime dans ses hurlements de menaces et dans ses imprécations. Les légions qui formaient la haie laissent un libre cours à ce désordre et à ces clameurs: la multitude règne et gouverne.—Au milieu de la place Vendôme, on fait arrêter un instant la voiture, afin que le descendant déchu et insulté des Rois forts puisse contempler à loisir la statue équestre de Louis le Grand renversée de son piédestal, brisée et foulée aux pieds par la populace criant à tue-tête: «C'est ainsi que l'on traite les tyrans!» Reproduisant aussitôt cette exclamation, Manuel lui-même dit à Louis XVI: «Voilà, Sire, comment le peuple traite ses rois.—Plaise à Dieu, lui répond le Prince avec calme et dignité, que sa colère ne s'exerce que sur des objets inanimés!»
Cette marche humiliante et lugubre dura plus de deux heures. Plus d'une fois, le long des boulevards, le convoi fut obligé de s'arrêter. Dans ces intervalles, des hommes hideux s'approchèrent du carrosse les yeux étincelants de fureur, et les magistrats de la ville, inquiets, mettant la tête à la portière, haranguèrent la multitude et la conjurèrent, au nom de la loi, de laisser cheminer la voiture.
Il était sept heures un quart lorsque le cortége arriva au Temple. Santerre fut la première personne qui se présenta dans la cour où les voitures s'arrêtèrent; il fit signe d'avancer jusqu'au perron, mais les magistrats municipaux contredirent par un geste l'ordre donné par Santerre; ils firent descendre la famille royale au milieu de la cour et l'introduisirent dans le palais. Tous se tenaient devant le Roi le chapeau sur la tête et ne lui donnaient d'autre titre que celui de Monsieur. Un homme à longue barbe affectait de répéter à tous propos cette qualification. La multitude qui avait servi de cortége ou qui attendait à la porte d'entrée, (p. 476) n'ayant pu pénétrer dans la cour, bouillonnait tumultueuse aux abords du Temple, criant avec fureur: «Vive la nation!» Placés sur les parties saillantes des murs d'enceinte et sur les créneaux de la grosse tour, des lampions donnaient au monument illuminé un aspect de fête. Dans le salon du château, étincelant de bougies sans nombre, se trouvaient la plupart des membres de la nouvelle Commune, qui, la tête couverte, reçurent la famille royale avec une impertinente familiarité et lui adressèrent cent questions plus ridicules les unes que les autres. Un d'entre eux, couché négligemment sur un sofa, tint au Roi les propos les plus étranges sur le bonheur de l'égalité. «Quelle est votre profession? lui dit ce prince.—Savetier,» répondit-il.
Le Roi s'était persuadé que le palais du grand prieur serait désormais sa demeure; il demanda à visiter les appartements et se plut à en faire d'avance la distribution dans sa pensée. Tandis qu'il s'abandonnait à cette dernière illusion, les personnes du service préparaient, d'après l'ordre des officiers municipaux, le coucher de la famille royale dans la petite tour, et Santerre faisait garnir de satellites les cours, les portes et toutes les dépendances du Temple.
À dix heures, on servit un grand souper. «Personne, écrit madame de Tourzel, ne fut tenté d'y toucher. On fit semblant de manger pour la forme, et M. le Dauphin s'endormit si profondément en mangeant sa soupe, que je fus obligée de le mettre sur mes genoux, où il commença sa nuit. On étoit encore à table, lorsqu'un municipal vint dire que sa chambre étoit prête, le prit sur-le-champ entre ses bras et l'emporta avec une telle rapidité, que madame de Saint-Brice et moi eûmes toutes les peines du monde à le suivre. Nous étions dans une inquiétude mortelle en le voyant traverser des souterrains, et elle ne put qu'augmenter quand nous vîmes conduire le jeune Prince dans une (p. 477) tour et le déposer ensuite dans la chambre qui lui était destinée. Je le couchai sans dire un seul mot, et je m'assis ensuite sur une chaise, livrée aux plus tristes réflexions.»
Après le souper, Manuel prévint Louis XVI que les appartements qui lui étaient provisoirement destinés dans la petite tour étaient prêts pour le recevoir, et offrit de l'y conduire. «En attendant, lui dit-il, que la grande tour soit disposée pour vous servir de demeure, vous pourrez habiter le palais pendant le jour et vous y réunir en famille.» Le Roi ne répondit rien. Avec une apparente indifférence il répéta à la Reine ce qu'il venait d'entendre; et, à la lueur des lanternes que portaient les municipaux, les prisonniers furent conduits à la petite tour, dans le logement précédemment occupé par M. Berthélemy, garde des archives de l'ordre de Malte. Madame de Tourzel, qui frémissait de l'idée de voir le petit Prince séparé de son père et de sa mère, éprouva une grande consolation en voyant arriver la Reine. «Ne vous l'avais-je pas bien dit?» lui dit cette Princesse en lui serrant la main; et, s'approchant du lit de son fils qui dormait si bien, elle sentit éclore, malgré elle, à sa paupière une larme qu'elle essuya aussitôt.
Il semble que nous devrions clore à cette page notre récit pour tout ce qui est relatif au Roi Louis XVI, car le règne de ce monarque, depuis longtemps amoindri et contesté, se termine définitivement ici. Mais les malheurs de Madame Élisabeth sont tellement mêlés aux malheurs de son frère, qu'il nous est impossible de les séparer. Le lecteur nous pardonnera donc s'il retrouve ici, toutefois sous une autre forme, quelques détails donnés ailleurs[183].
Aussi bien, la Tour du Temple n'a pas été seulement témoin des vertus de Madame Élisabeth; ce purgatoire historique de la royauté a transformé son captif: il nous a (p. 478) montré, à la place du Prince faible et irrésolu, l'homme patient et tranquille, le chrétien inébranlable. Dieu qui l'a appelé comme l'expiateur innocent des fautes des derniers règnes, va donner à sa vie un couronnement ineffaçable. Un jour viendra où devant les lugubres magnificences de sa mort s'effaceront toutes les défaillances de son règne. La même grâce sera faite au soldat couronné qui relèvera le trône après lui. L'épopée impériale, malgré sa gloire, n'aurait laissé dans le monde que le souvenir de ses ambitions et de ses désastres, si le grand capitaine n'apparaissait à travers l'espace transfiguré sur son rocher de Sainte-Hélène.
Dieu peut permettre que ceux qu'il a commis pour gouverner le monde soient abattus par la main des hommes, mais il ne veut pas du moins qu'en tombant sous leurs coups ils puissent tomber sous leur mépris: il sait donner au Roi sans puissance et sans couronne l'auréole du martyre, et laisser au conquérant populaire tout le prestige du héros.
Le 30 janvier 1756.
Vos intérêts, Madame, sont devenus les miens. Je ne les envisageray jamais sous une autre vue. Vous me verrez toujours aller au-devant de tout ce que vous pourrez souhaiter, et pour vous et pour cet enfant que vous allez mettre au jour, vos demandes seront toujours accomplies. Je serois bien fâché que vous vous adressassiez, pour leur exécution, à un autre qu'à moy; sur qui pourriez-vous compter avec plus d'assurance? Ma seule consolation, après l'horrible malheur dont je n'ose seulement me retracer l'idée, est de contribuer, s'il est possible, à la vostre, et d'adoucir autant qu'il dépendra de moy la douleur que je ressens comme vous-mesme.
Louis.
J'ai ressenti, Madame, une satisfaction bien sensible en apprenant que vous étiez heureusement accouchée d'un fils; ses intérêts me seront toujours bien chers, et je n'aurai rien plus à cœur que de vous témoigner dans toutes les occasions de ma vie la sincère estime que j'ai pour vous.
Marie-Josèphe.
À Versailles, le 3 février 1759.
Puisque vous avez, Madame, le courage de me voir, je ne puis refuser plus longtemps de renouveler encore par votre présence des idées si affligeantes pour moy que le temps ne sçauroit les effacer. (p. 480) C'est une suite de mon malheur, dont je ne puis me plaindre, et que je dois supporter toutes les fois que je pourray adoucir les vostres et exécuter quelqu'un de vos désirs. Je charge l'abbé de Marbeuf de vous remettre ou envoyer ma lettre et de vous proposer de venir mardy prochain, si ce jour vous convient. Vous connoissez, Madame, tous les sentiments de mon cœur.
Louis.
Le désir que vous témoignez, Madame, de présenter monsieur votre fils à M. le Dauphin, est une preuve de toute l'étendue de votre amitié pour lui. J'ai trop de raisons de m'intéresser à lui pour oublier ce que je lui dois. Je serai fort aise de vous voir et me ferai un grand plaisir, madame, de vous donner toute ma vie des preuves des sentiments que j'ai pour vous.
Marie-Josèphe.
À Versailles, le 3 février 1760.
J'ai reçu, Madame, la lettre que vous m'avez écrite; vous êtes la maîtresse de venir, lorsque vous le jugerez à propos, avec monsieur votre fils; vous sçavez, au surplus, qu'il n'est nullement nécessaire de réveiller par sa présence les sentiments que je luy ay vouez, ils sont trop profondément dans mon cœur et dans mon esprit pour qu'ils puissent jamais seulement diminuer; c'est de quoy je vous prie, Madame, de ne jamais douter.
Louis.
L'abbé de Marbeuf vous expliquera, Madame, les raisons qui m'ont empêché de faire plus tôt réponse à la lettre que vous m'avez écrite; puisse le Ciel conserver cet enfant pour votre bonheur et pour ma consolation, ce sera toujours l'objet de mes vœux les plus ardents.
Louis.
À Compiègne, ce 15 juillet 1757.
Je vous remercie, Madame, de me procurer les occasions de pouvoir faire ce qui vous est agréable. Je viens d'écrire sur-le-champ à l'évêque de Verdun avec l'intérêt le plus vif. Je vous prie d'être toujours bien persuadée de tous mes sentiments.
Louis.
À Fontainebleau, ce 11 novembre 1762.
Je sçavois, Madame, du vivant de M. de Manherbe, les vues qu'il avoit pour faire passer sa pension sur la tête de sa femme, et quoique cet arrangement n'ait pu avoir lieu pour lors, voici le moment de l'effectuer. Les services de son mari seroient suffisants par eux-mêmes; mais son mérite personnel, sa situation malheureuse, et plus que tout cela encore mes propres sentiments pour tout ce qui vous regarde, ne me feront rien négliger pour l'obtenir. Je vous prie, Madame, d'en recevoir en cette occasion les assurances les plus sincères.
Louis.
(Sans date.)
Le brevet, Madame, que vous désirez pour le logement de madame de Manherbe doit être expédié à présent, selon ce que m'a promis M. de Marigny. J'ose me flatter que, quelque éloigné que soit encore, par la tendre jeunesse de monsieur votre fils, tout ce que vous êtes en droit d'attendre de moy pour luy, il me paroît aussi assuré que si j'étois assez heureux pour être au moment de l'exécuter. Vostre présence ne pourroit me rendre ce sentiment plus vif ni plus durable. Vous connoissez ma façon de penser et ne pouvez la blâmer, de pareils sujets de douleur sont inépuisables. Vous ne doutez pas davantage, Madame, de ma parfaite estime.
Louis.
À Versailles, le 11 juin 1764.
J'espère bien, Madame, que vous n'avez jamais douté de mon empressement à aller au-devant de tout ce qui peut vous être agréable, et que je m'estime trop heureux lorsqu'il se présente quelque occasion où je puis vous être de quelque utilité. Vous me faites grand plaisir par les nouvelles que vous me mandez de votre fils; je le vois s'avancer en âge et échappé aux dangers de l'enfance avec la plus grande satisfaction. J'espère qu'il vous confirmera de plus en plus dans les idées flatteuses qu'il vous donne déjà lieu de concevoir de luy. Je vous prie, Madame, d'assurer monsieur votre beau-père des mêmes sentiments que j'auray toujours à son égard, et de ne jamais douter de ceux que je vous ay vouez pour toute ma vie.
Louis.
Le Ciel, mon fils, vous prépare la plus belle couronne de l'univers; il vous a fait naître pour gouverner un jour une nation aussi éclairée sur les vrais principes qu'affectionnée à ses maîtres. Que votre destinée est brillante!... mais qu'elle renferme de devoirs! qu'elle exige de connoissances!... Si leur étendue me frappe, ma tendresse et mes obligations m'ont fait concevoir le dessein de vous les développer.
Je suppléerai, autant qu'il me sera possible, à la perte irréparable d'un père qui réunissoit tous les talents pour vous former et vous instruire dans l'art difficile de régner, et je répondrai en même temps, en perfectionnant de bonne heure le goût que vous montrez pour la vertu, à la confiance du Roi votre auguste ayeul.
Vous apprendrez ensuite, sous ses yeux, à mettre en pratique et à faire un bon usage des préceptes et des maximes que nous puiserons dans les sources les plus pures. Ces leçons vous élèveront, par degrés, à des notions plus exactes et plus parfaites; vous connoîtrez, en vous rendant attentif et docile à la raison, l'origine et les droits de l'autorité royale, ainsi que son usage légitime.
En concevant la plus haute idée des grandes mais pénibles fonctions de la royauté, vous ne les croirez plus au-dessus de vos forces, dès que vous serez animé par son exemple; il excitera votre courage, il soutiendra vos espérances et allumera dans votre cœur le désir de vous rendre digne de lui et des Rois vos ancêtres les plus glorieux et les plus célèbres. Le vœu le plus ardent que nous devions former l'un et l'autre, c'est qu'il nous soit conservé pendant de longues années, pour remplir d'aussi grandes vues.
Le but du travail particulier que nous allons entreprendre embrasse les plus grands objets. Il consistera spécialement à vous faire connoître le bien que vous devez faire, et le mal que vous devez éviter, en vous formant pour le trône, pour la religion et pour la véritable gloire. Vous réunirez aux idées les plus exactes et les plus distinctes sur vos devoirs essentiels, le plaisir de savoir, la facilité d'exprimer ce que vous aurez compris, et la capacité pour les affaires, quand il sera temps de vous y faire entrer.
(p. 483) Cette étude, si nécessaire à un prince, sera laborieuse et assujettissante, je vous en préviens; j'en diminuerai pourtant la contrainte, sans la faire entièrement disparoître. Elle peut seule, à votre âge, me faire espérer des progrès solides, et mettre un certain ordre dans mes instructions, en les dirigeant et en les liant au plan général de votre éducation.
Il ne s'agit pas seulement d'exercer votre mémoire et d'orner votre esprit: il faut, ce qui est plus important, fixer votre manière de penser. Les maximes générales, les préceptes et les exemples sont sans doute d'un grand secours; mais s'il ne falloit que cela, on seroit bientôt au faîte de la prudence. Une fois qu'un prince, comme un autre homme, a acquis les lumières qui lui sont nécessaires pour se conduire dans sa carrière, ce n'est pas le plus ou le moins de connoissances qui décide du plus ou du moins de mérite, de talent ou de capacité pour le gouvernement; c'est la manière de penser, la supériorité de ses vues, l'aptitude ou les heureuses dispositions à faire usage des instructions qu'il a reçues, qui le rendent incontestablement supérieur aux autres rois et cher à ses peuples.
C'est donc là-dessus qu'il faut porter mes vues et mon attention; je dois même écarter toute méthode qui, en vous accoutumant à vous repaître d'un amas informe d'idées superficielles, entassées sans choix, pourroit tendre à cultiver votre esprit aux dépens de la justesse et de la solidité. Il ne doit être question que d'exercer convenablement les facultés de votre âme et de tourner les qualités de votre cœur vers le bien d'une manière invariable.
La piété doit toujours couler dans vos veines avec le sang d'un père pieux; vous devez le faire revivre en vous par l'imitation, pour devenir comme lui l'exemple de la postérité. Si votre jeunesse, cultivée par mes soins, peut faire ouvrir mon cœur à de flatteuses espérances, j'aurai la consolation de vous voir un jour supérieur à tous les obstacles qui vous environnent, insensible à tous les attraits qui se rassembleront pour vous corrompre, élevé au-dessus des événements, soumis à Dieu seul, et présentant le plus grand spectacle que la foi puisse donner. Il n'y a de grand dans les princes que ce qui vient de Dieu; la droiture du cœur, la vérité, l'innocence et la règle des mœurs, l'empire sur les passions, voilà la seule grandeur et la seule gloire que personne ne pourra vous disputer.
«Je ne sais, disoit Ambroise au grand Théodose, ce que je dois demander ou désirer pour vous; vous avez toutes les qualités qu'on puisse souhaiter; votre religion les suppose toutes; mais je ne puis (p. 484) m'empêcher de désirer que votre piété prenne tous les jours de nouveaux accroissements, parce que, entre tous les dons que vous avez reçus de Dieu, elle est, sans comparaison, le plus grand[184].»
Si la gloire du monde, mon fils, est comme l'héritage que vous avez reçu de vos illustres aïeux, il n'y a que le Seigneur qui puisse vous accorder le don de la sagesse, qui est la gloire et l'héritage de ses enfants. De tous vos titres, le plus honorable c'est la vertu; avec elle rien n'est petit; mais sans elle tout le devient, parce que c'est elle, à parler exactement, qui est la grandeur réelle de tout.
Il y a une extrême différence entre un prince solidement instruit et également attaché à la Religion, et un autre prince qui n'a que de la crainte sans lumières ni discernement: celui-ci met son espérance dans des choses vaines; il s'applaudit en ne faisant rien d'utile; il concilie, avec des apparences de religion, des vices incompatibles avec la vertu. Il ne la connoît pas, et il s'en défie; il est toujours préparé à la séduction et à la flatterie, parce qu'il ne connoît rien de plus grand ni de meilleur que ce qu'il fait. Il finit par devenir le jouet de ceux qui favorisent ses penchants pour devenir ses maîtres, et pour écarter tous ceux qui seroient capables de le détromper.
Le premier prince[185] qui a fait asseoir avec lui la Religion sur le trône des François (disoit M. de Massillon[186] au Roi votre grand-père) a immortalisé tous ses titres par celui de chrétien; la Foi est devenue pour ainsi dire la première et la plus sûre époque de l'histoire de la monarchie. Nos saints rois sont des modèles illustres que chaque siècle proposera à leurs successeurs, et sur lesquels ils doivent fixer leurs regards pour s'animer à la vertu par ces grands exemples. C'est ce que je ne cesserai de vous répéter tous les jours, mon fils, et je n'aurai pas besoin de vous faire remonter bien haut dans les annales de la France pour vous présenter des modèles accomplis dans ce genre.
Ce n'est pas que je me défie à cet égard de ceux qui président à votre éducation, ni que je doute de leur zèle et de leurs lumières. Le choix de votre vertueux père, confirmé par le suffrage du Roi, fait l'éloge de leurs talents et leur acquiert des droits à votre reconnoissance L'un[187] n'est en effet occupé qu'à inspirer des sentiments dignes (p. 485) de votre sang, et l'autre[188] ne s'applique, après avoir gouverné saintement l'Église, qu'à préparer son plus zélé protecteur. Mais mon amour pour vous ne se repose que sur lui-même du soin important de vous faire ajouter à l'éclat de la couronne que vous porterez un jour, l'éclat immortel de la justice et de la piété. Qui plus que moi s'intéresse à votre gloire? Qui plus que moi soupire après votre bonheur? Je vous aime, mon fils; ce sentiment si précieux à mon cœur fera ma consolation, si, docile aux leçons d'une mère à qui la vie seroit odieuse sans cette espérance, vous devenez dans la suite un grand Roi.
Voilà l'unique satisfaction qui me reste sur la terre; il dépend de vous d'y mettre le comble. J'augure trop bien de la sensibilité de votre âme, de votre docilité, de votre attachement et de votre entière confiance en moi, pour ne pas me persuader que vous seconderez mes vues et que vous irez au-devant de mes leçons.
Quelque effrayée que je sois des difficultés de l'entreprise, considérée dans ses différents rapports, et surtout dans son exécution, je me rassure néanmoins sur mes craintes et sur mon insuffisance. En effet, je ne mettrai rien du mien dans l'exercice journalier et instructif dont ma tendresse pour vous m'a fait concevoir le projet. L'histoire, cette école respectable où se sont formés les plus grands hommes, sera mon unique guide. Celle de la nation, où vous verrez, comme dans une espèce de tableau de famille, cette longue suite de souverains que vous comptez pour ancêtres depuis Hugues Capet, en vous rappelant que vous descendez de la plus ancienne, de la plus noble et de la plus illustre famille de l'univers, vous présentera une foule d'exemples frappants, plus efficaces que les préceptes, et qui leur donneront une nouvelle force.
Je ne serai que l'interprète fidèle de tous ces glorieux monarques et de tant d'habiles politiques. Trente et un rois de votre race, tous les héros de la branche de Bourbon, dont le sang coule dans vos veines, seront autant d'interlocuteurs qui présideront tour à tour à votre instruction. L'élévation de leur génie, leur sagesse et leurs vertus sont consignées dans les fastes de la France pour vous fournir des lumières et des connoissances propres à vous faire tenir un jour les rênes de la monarchie, qu'ils ont si bien gouvernée ou illustrée, avec tous les talents qui vous seront nécessaires.
Les leçons grandes, nobles et sublimes qu'ils vous communiqueront (p. 486) par mon organe, doivent saisir d'avance votre imagination, imprimer dans votre esprit une sorte de respect religieux qui le captive, en intéressant votre cœur de la manière la plus profitable et la plus sensible.
Ils mettront en effet sous vos yeux, non-seulement leurs exploits, leurs victoires et leurs conquêtes, mais encore leurs idées et leurs actions les plus secrètes, en un mot les maximes et le système de la politique la mieux réfléchie. Ils vous transporteront dans leur cour pour vous faire étudier les mœurs, les usages, les coutumes.
Vous rapprocherez par ce moyen tous les temps; vous comparerez siècle à siècle, règne à règne, roi à roi.
Cet examen sérieux et réfléchi vous fera comprendre pourquoi la postérité, toujours équitable dans ses jugements, leur a décerné les glorieux surnoms de Hardi, de Victorieux, de Juste, de Sage, de Père du peuple, de Bien-Aimé, de Grand, de Saint, etc. À cette vue, saisi d'une noble émulation, épris d'un beau feu, vous fixerez déjà le titre que vous serez jaloux de mériter.
Avant d'être instruit à l'école et par la bouche, pour ainsi dire, des Philippe Auguste, des saint Louis, des Charles V, des Louis XII, des François Ier, des Henri IV, et des ministres qui les ont secondés, tels que les d'Amboise, les Sully, les Richelieu, les Mazarin, etc., il est des précautions à prendre pour rendre leurs leçons plus instructives. Quoique tous ces glorieux monarques et les hommes d'État qu'ils ont si habilement employés doivent vous fournir tour à tour l'idée d'une sage administration dans les temps difficiles, et la manière de rendre un royaume florissant dans des temps plus calmes et plus heureux, il est des notions préliminaires qui peuvent seules diriger le fil de vos connoissances en cette partie, et faire, quand il en sera temps, la règle constante de votre conduite.
Pour apprendre à connoître les droits inébranlables de la couronne, à soutenir et faire respecter l'autorité royale, à protéger les arts et les sciences, à récompenser l'industrie, à encourager le commerce, à se faire craindre des ennemis de l'État, redouter de ses voisins et chérir des François, il faut faire une étude approfondie de l'art de régner habilement, mis en pratique et porté au plus haut degré de perfection par Louis XIV.
Ce prince immortel, pendant le cours du plus long, du plus beau règne qui ait illustré la monarchie, vous donnera du goût pour la vérité, de l'éloignement pour la flatterie, de l'attrait pour la vertu; il vous retracera en substance tout ce qu'avoient pensé, tout ce qu'avoient (p. 487) écrit, tout ce qu'avoient fait de mémorable ses plus illustres prédécesseurs, les plus habiles politiques et les personnages les plus versés dans la législation des règnes passés. Ses succès inouïs lui avoient valu le nom de Grand; ses sentiments héroïques et chrétiens dans l'adversité, sa fermeté inébranlable dans les revers les plus accablants, lui en ont assuré, pour tous les temps à venir, le nom et le mérite.
Le cardinal de Mazarin, qui n'est pas accusé sans fondement d'avoir négligé l'éducation de ce Prince pendant sa jeunesse, y avoit suppléé, en quelque sorte, en répétant souvent à son élève un avis court, mais salutaire, et qui contenoit l'abrégé de tous les devoirs de la royauté: «Souvenez-vous, disoit-il au Roi, de vous respecter vous-même, et l'on vous respectera[189].» Ce mot seul, qui renferme la plus grande force et la plus grande énergie, fit les plus vives impressions sur l'âme du monarque, et produisit, après la mort du ministre, les changements mémorables dans l'administration générale du royaume, et cet enchaînement de triomphes et de victoires qui élevèrent la France à ce haut point de gloire où les merveilles de ce règne la firent parvenir.
Elles furent préparées et soutenues par l'application la plus constante et la plus infatigable à connoître et à mettre en mouvement tous les ressorts et toutes les ressources d'une sage administration. Un amour dominant pour l'ordre lui fit d'abord mettre la règle la plus sévère et la plus grande économie dans les finances. Le plus heureux choix dans ses ministres lui fit concerter dans le cabinet et exécuter avec tant de succès toutes les hautes entreprises qui le rendirent l'arbitre de l'Europe et le modèle de tous les souverains. C'est donc de lui et par ses instructions que vous allez apprendre le grand art de commander aux hommes, à la tête de la plus belle monarchie. Le Roi, votre auguste aïeul, va vous y exhorter, en ne cessant de répéter, depuis son avénement au trône, «qu'il l'a pris en tout pour modèle». Enfin, votre vertueux père, qui avoit adopté toutes ces maximes, vous ménagera par ses écrits les moyens et les facilités, et vous les rendra propres.
Louis XIV avoit tracé plusieurs mémoires sur le gouvernement, soit pour se rendre compte à lui-même, soit pour l'instruction de Monseigneur le Dauphin, duc de Bourgogne. La plupart de ces mémoires si précieux, qui auroient déposé à la postérité en faveur de la (p. 488) droiture et de la magnanimité de son âme, sont perdus; il ne nous en reste qu'un tout entier écrit de sa main[190], qui est bien propre à faire connoître son caractère, et bien intéressant pour vous. Vous vous apercevrez, en méditant le précis que je vais remettre sous vos yeux, que ce grand homme s'exprimoit toujours noblement et avec précision; et vous vous souviendrez toujours qu'il s'étudioit en public à parler comme à agir en souverain.
«Les rois sont souvent obligés de faire des choses contre leur inclination et qui blessent leur bon naturel. L'intérêt de l'État doit marcher le premier. On doit forcer son inclination et ne pas se mettre en état de se reprocher, dans quelque chose d'importance, qu'on pouvoit faire mieux; mais quelques intérêts particuliers m'en ont empêché et ont déterminé les vues que je devois avoir pour la grandeur, le bien et la puissance de l'État.
»Souvent il y a des endroits qui font peine; il y en a de délicats qu'il est difficile de démêler; on a des idées confuses; tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer; mais dès que l'on se fixe l'esprit à quelque chose, et qu'on croit voir le meilleur parti, il faut le prendre. C'est ce qui m'a fait réussir souvent dans ce que j'ai entrepris. Les fautes que j'ai faites, et qui m'ont donné des peines infinies, l'ont été par complaisance.
»Rien n'est si dangereux que la foiblesse, de quelque nature qu'elle soit. Pour commander aux autres, il faut s'élever au-dessus d'eux; et, après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement, que l'on doit faire sans présomption, et pensant toujours à ne rien ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu'on porte, et de la grandeur de l'État.
»Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connoissance de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude, et par une grande application à se rendre capables, trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils peuvent se faire connoître, qu'ils doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se prémunir contre soi-même et être toujours en garde contre son naturel.
»Le métier de roi est grand, noble et flatteur, quand on se sent digne de bien s'acquitter de toutes les choses auxquelles il engage; mais il n'est pas exempt de peines, de fatigues, d'inquiétudes. L'incertitude désespère quelquefois; et, quand on a passé un temps raisonnable (p. 489) à examiner une affaire, il faut se déterminer et prendre le parti qu'on croit le meilleur.
»Quand on a l'État en vue, on travaille pour soi; le bien de l'un fait la gloire de l'autre. Quand le premier est heureux, élevé et puissant, celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que ses sujets, par rapport à eux, tout ce qu'il y a de plus agréable dans la vie. Quand on s'est mépris, il faut réparer sa faute le plus tôt qu'il est possible, et qu'aucune considération n'en empêche, pas même la honte, etc.»
Quel riche fonds d'instruction, mon fils, dans cette réunion de vues sages et profondes! Qu'elles seront propres à rectifier les vertus, à les étendre, et à leur donner ce degré de prudence et de perfection si nécessaire pour gouverner les hommes, en s'attirant leur amour, leur estime et leur admiration! Qu'il est important que vous accoutumiez de bonne heure votre esprit à ces sublimes idées, pour n'en adopter jamais de fausses, et pour vous attacher aux vrais principes, sans variation et sans inconstance!...
L'extrait des instructions que cet incomparable monarque donna à son petit-fils Philippe V partant pour aller monter sur le trône d'Espagne, est bien capable de vous y confirmer.
«Aimez tous vos sujets attachés à votre couronne et à votre personne; ne préférez pas ceux qui vous flattent le plus; estimez ceux qui, pour le bien de l'État, hasarderont de vous déplaire; ce sont là vos véritables amis.
»Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir; mais faites-vous une sorte de règle qui vous laisse des temps de liberté et de divertissement.
»Donnez une grande attention aux affaires quand on vous en parle; écoutez beaucoup dans le commencement, sans rien décider.
»Quand vous aurez plus de connoissance, souvenez-vous que c'est à vous de décider; mais, quelque expérience que vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre conseil avant que de donner votre décision. Faites tout ce qui vous sera possible pour bien connoître les gens les plus importants, pour vous en servir à propos.
»Traitez bien vos domestiques, mais ne leur accordez pas trop de familiarité et encore moins de créance; servez-vous d'eux tant qu'ils seront sages; renvoyez-les à la moindre faute qu'ils feront.
»Évitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à ceux qui donnent de l'argent pour les obtenir; donnez à propos, et libéralement, (p. 490) et ne recevez guère de présents, à moins que ce ne soient des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d'en recevoir, faites-en à ceux qui vous les auront offerts de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours.
»Ayez, pour mettre ce que vous avez de particulier, une cassette dont vous aurez seul la clef.
»Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner; ne vous laissez pas gouverner; soyez le maître; n'ayez jamais de favori; écoutez, consultez votre conseil; mais décidez toujours; Dieu, qui vous a fait roi, vous prêtera les lumières qui vous seront nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions.»
Tout roi, mon fils, qui aime la véritable gloire, aime le bien public; on doit aux ministres qui secondent ses vues le détail de l'exécution; mais le monarque se réserve l'arrangement général; et la première impulsion de l'administration est le fruit de ses réflexions et prend sa source dans son génie. Mon fils, les prospérités du règne de Louis XIV furent le fruit des grandes maximes dont vous venez d'admirer la sagesse. Elles seront toujours également efficaces lorsqu'il se trouvera un maître qui ait d'aussi grandes vues, avec la volonté de les remplir.
Lorsque, en 1726, le Roi votre grand-père prit en main le gouvernement de son royaume, après en avoir fait part aux gouverneurs et intendants de ses provinces, ainsi qu'à ses parlements, il annonça, par un discours prononcé dans son conseil[191], qu'il vouloit suivre en tout, le plus exactement qu'il lui seroit possible, l'exemple du feu Roi son bisaïeul, pour rendre par là son gouvernement glorieux, utile à son État et à ses peuples, dont le bonheur seroit toujours le premier objet de ses soins.
Ce plan d'administration qui fait également l'éloge des deux monarques, a influé depuis cette époque sur tous les objets qui la concernent. Il n'a presque été publié aucune loi, jusqu'à la mort du chancelier d'Aguesseau, où cet engagement solennel n'ait été renouvelé, à la face de la nation, dans les préambules des édits ou déclarations. Je dois donc entrer dans les vues et seconder les intentions de votre auguste aïeul, en vous faisant porter vos premiers regards sur un si grand modèle, et en tirant les premières leçons que je vous donne sur l'art de régner, des propres écrits de Louis XIV.
Louis XV, en ordonnant qu'ils fussent déposés dans un lieu accessible (p. 491) à tout le monde[192], les a jugés dignes de servir d'instruction à tous les souverains.
C'est en adoptant hautement et en se disposant à mettre en pratique ces sages maximes d'une manière irrévocable, que le Prince religieux de qui vous tenez le jour s'est universellement attiré la vénération publique. Tout le temps qu'il a été, ainsi que vous l'êtes aujourd'hui, l'héritier présomptif de la couronne, il ne s'est occupé qu'à s'en instruire et à les approfondir.
Quel exemple plus cher et plus parfait puis-je vous proposer? Père tendre, il vous aimoit sans mesure. Combien de fois, vous serrant dans ses bras, n'adressa-t-il pas au Seigneur les vœux les plus ardents pour vous! Vous l'occupiez tout entier; vous fûtes présent à son esprit dans ce moment cruel (hélas! que le souvenir m'en est amer!) où il étoit près d'échapper à mon empressement. Rappelez-vous et n'oubliez jamais ces paroles si touchantes que sa bouche expirante ordonna que son confesseur vous rendît, comme le dernier gage de son affection et de ses dernières volontés; il vous recommande la crainte du Seigneur et l'amour de la Religion, de profiter de la bonne éducation qu'on vous donne, d'avoir pour le Roi la plus parfaite soumission et le plus profond respect, et de conserver toute votre vie pour moi la confiance et l'obéissance que vous devez à une tendre mère.
Ce Prince accompli réunissoit toutes les qualités qui caractérisent les grands hommes. Qui mieux que moi l'a connu? Qui mieux que moi peut vous le faire connoître? J'étois sa confidente, j'étois son admiratrice; sa grande âme se déployoit à mes yeux. Quelle bienfaisance, quelle humanité et quelle élévation! Ah! mon fils, notre perte est immense! Mais quelque irréparable qu'elle soit pour la nation, pour vous et pour moi, elle peut être du moins adoucie par l'empressement que vous aurez à profiter des leçons qu'il vous a tracées et par l'ardeur que vous montrerez à l'imiter. Votre auguste père vit encore, en quelque sorte; il vit en moi, qui suis, pour votre avancement, animée du même zèle, encouragée par les mêmes vues, pénétrée des mêmes sentiments; je serai son organe et son interprète. Il vit encore plus dans ses écrits, fruits précieux de ses vastes recherches, de ses profondes méditations, monuments lumineux de son génie rare et supérieur.
Je vous les conserve, mon fils; ce sera votre plus riche héritage; qu'ils soient un jour la matière ordinaire de vos réflexions; vous y (p. 492) apprendrez «qu'un prince qui ne connoît pas l'origine, l'étendue, les bornes de son autorité, ou qui ne les connoît que superficiellement, n'est pas instruit de la nature ni des propriétés de son être, qu'il s'ignore lui-même, et qu'il marche dans de profondes ténèbres, sans lumière, sans guide[193]». Vous y apprendrez surtout que le premier devoir d'un prince est de maintenir et de faire respecter la Religion dans son État, par toutes les voies qui peuvent conduire à ce but. Il les indique en détail et fait sentir de la manière la plus énergique que, pour régner heureusement, il faut régner saintement.
Oui, mon fils, les Rois sont sur la terre les images de Dieu; ce n'est pas assez pour eux de le représenter par le nombre de leurs bienfaits et l'éclat de leur majesté, s'ils ne le représentent par la pureté de leurs mœurs et la sainteté de leur vie. Plus ils auront de ressemblance avec ce divin modèle, plus ils s'assureront des hommages des peuples. Quel roi que Louis IX! il fut l'arbitre du monde. Quel saint! il est le patron de votre auguste famille et le protecteur de la monarchie. Puissiez-vous marcher sur ses traces! Puissé-je, comme la reine Blanche, voir germer les pieux sentiments que je ne cesserai de vous inspirer! Puissiez-vous vous montrer digne de vos aïeux, digne de votre vertueux père!
Mes souhaits s'accompliront, mon fils, si vous répondez à mes soins; le plan que je suivrai est celui que ce judicieux prince a tracé dans ses précieuses collections. J'emprunterai jusqu'à ses expressions: tout ce qui part de lui doit être sacré pour nous. Nous traiterons dans l'instruction projetée, et qui sera rédigée par demandes et par réponses, en forme de catéchisme, pour soulager votre mémoire et ne pas surcharger votre esprit:
1o De la religion et de tous les devoirs qu'impose au souverain sa qualité de protecteur;
2o De la justice en général, de la nécessité de divers tribunaux, de leur forme, et du degré d'autorité qu'ils doivent avoir;
3o Du gouvernement intérieur du royaume;
Quels objets, mon fils! En est-il de plus capables de piquer votre curiosité, de captiver votre application, d'exciter en vous le désir de savoir?
Ne vous affligez pas de ce genre de travail, ma tendresse le partagera; elle en aplanira les difficultés. Un prince né pour le trône ne doit pas être jeune longtemps. Il faut l'initier de bonne heure dans les connoissances qu'il lui seroit honteux d'ignorer. On ne sauroit trop tôt l'accoutumer à réfléchir sur ses obligations, à les comparer, (p. 493) à les combiner, à lier des idées, à les réduire en principes. Les premières impressions sont toujours les plus fortes: il est donc nécessaire qu'elles soient aussi justes que vives.
D'ailleurs, mon fils, la nation, inquiète, tourne déjà vers vous ses regards; elle étudie vos saillies, scrute vos goûts, examine vos penchants, balance pour l'avenir ses craintes et ses espérances. Quels transports de joie pour ce peuple chéri, lorsqu'il apprendra que vous vous occupez sans relâche des moyens de le bien gouverner un jour! Tranquille sur son sort, vous calmerez sa douleur, vous sécherez ses larmes; Dieu exaucera ses prières, secondera vos efforts et les miens. Vous ferez revivre, pour la félicité publique, pour votre gloire, pour la consolation de la plus tendre des mères, le grand prince que nous pleurons.
Sire,
Nous avons l'honneur de présenter avec confiance à Votre Majesté les respectueuses représentations de la Noblesse de votre Royaume.
Elle ose rapeller au plus juste et au plus aimé des Rois le précieux avantage dont elle a toujours joui de n'être séparée par aucun rang intermédiaire des Princes de votre auguste sang.
Cet avantage, Sire, elle le tient des Rois vos prédécesseurs, mais elle le tient aussi de sa naissance. Il est fondé sur un droit pour ainsi dire national, qui fait loi pour la noblesse dans tous les États de l'Europe.
Nulle distinction n'y est admise pour les princes étrangers. Ceux mêmes de votre sang à Londres, à Madrid, à Vienne, ne jouiroient pas de la distinction honorable qui fait aujourd'hui l'objet de notre juste réclamation.
Vous ne détruirés pas, Sire, ce raport direct et immédiat de Votre Majesté à la noblesse de votre Royaume, et vous ne permettrés pas qu'il soit interrompu dans une monarchie qui doit ses conquêtes et sa gloire aux exploits de vos augustes ayeux, à vos propres victoires, ainsi qu'à notre fidélité et à la bravoure de nos ancêtres.
Sire,
Les grands et la noblesse du Royaume, honorés dans tous les tems de la protection particulière de Votre Majesté et des Rois vos prédécesseurs, déposent avec confiance au pied du Trône les justes allarmes qu'ils ont conçues des bruits qui se sont répandus que Votre Majesté étoit sollicitée d'accorder un rang à la maison de Lorraine immédiatement après les princes du sang, et qu'il avoit été réglé, qu'au bal paré du mariage de M. le Dauphin, Mademoiselle de Lorraine danseroit avant toutes les Dames de la Cour. Honneur si distingué que dans votre auguste Maison il n'est pas accordé aux branches aînées sur les branches cadetes, et qu'il ne l'a jamais été qu'aux filles Princesses du sang sur les femmes de qualité.
Ils croyent, Sire, qu'ils manqueroient à ce qu'ils doivent à leur naissance, s'ils ne vous témoignoient combien une distinction aussi humiliante pour eux qu'elle est nouvelle, ajouteroit à la douleur de perdre l'avantage qu'ils ont toujours eû de n'être séparés de Votre Majesté et de la famille royale par aucun rang intermédiaire, et s'ils ne vous représentoient avec le plus profond respect les [raisons?] qui s'opposent à des prétentions qui ne blessent pas moins la dignité de la nation et de votre Couronne, que les prérogatives de la noblesse françoise. Ils se flattent qu'elles toucheront Votre Majesté, et que sa bonté ne lui permettra pas de souscrire à une demande dont l'effet ne pourroit que mortifier un corps qui a toujours été le plus ferme soutien de la monarchie et qui n'a cessé de prodiguer son sang et sa fortune pour en augmenter la gloire et la grandeur.
Il n'y a point d'honneur, Sire, dont la noblesse françoise soit plus jalouse que d'approcher de ses Rois, et elle croit défendre le plus précieux de ses avantages en défendant le rang qu'elle tient auprès de Votre Majesté. Attachée au Trône dès le commencement de la monarchie, elle n'en a jamais été séparée par qui que ce soit. C'est un ordre que les Rois vos prédécesseurs ont toujours maintenu, et lorsque François Ier, pour faire honneur au duc d'Albanie, frère du Roi d'Écosse, qui étoit en France, le fit placer entre un Prince du sang et un Pair du Royaume, il crut devoir déclarer que c'étoit pour cette fois seulement et ordonner que les Pairs se séeroient doresnavant en ses Cours et Conseils les premiers et les plus prochains de sa personne et commander d'en faire registre. Les puisnés de Clèves dont la maison précédoit en Allemagne celle de Lorraine; ceux de Luxembourg qui comptoient quatre Empereurs et six Rois de Bohême (p. 495) parmi leurs ancêtres; ceux de Savoye issus d'une maison qui régnoit souverainement depuis cinq cents ans, se sont conformés à l'ordre ancien du Roy. Ils n'y ont pris d'autres titres que ceux qui sont communs à toute la noblesse, et se sont honorés de marcher au rang des Comtés, Duchés et Pairies qu'ils y ont obtenus.
La maison de Lorraine elle-même a tellement reconnu cet ordre, qu'elle a voulu se prévaloir des dignités de l'État pour précéder les Princes du sang.
C'est cet ordre ancien que Charles IX voulut être suivi à la cérémonie de son mariage. Après la discution la plus scrupuleuse qu'il en fit faire dans un Conseil tenu à Soissons en 1570, il y régla les rangs par l'ancienneté des Duchés, comme avoient fait les Rois passés, et répondit au duc de Nevers, de la maison de Mantoue, qui s'en plaignoit, qu'il ne vouloit suivre que ce qu'il avoit trouvé et ne pouvoit faillir en ce faisant[194].
Quel titre, Sire, pourroient vous présenter Messieurs de Lorraine qui pût changer un ordre si respectable, qui put leur donner le droit de se placer entre Votre Majesté et les Grands du Royaume et d'abbaisser au-dessous d'eux les premières dignités de la nation, les dignités dont ils se sont eux-mêmes servi, afin de plus décorer, élever et exalter eux et leur Maison[195]; les dignités par lesquelles ils ont cru devoir précéder les Princes de votre sang, qu'ils ne pouvoient incontestablement pas précéder par leur naissance.
S'ils ont joui de quelques préférences momentanées sur les Grands du Royaume, c'est dans des tems où la faveur et les circonstances leur assuroient les succès de toutes leurs prétentions; doivent-ils les faire revivre dans des tems où la sagesse et la justice de Votre Majesté font le bonheur de tous ses sujets et la gloire de son règne?
La grandeur des premières dignités dans tout État marque celle des nations, et la grandeur des nations fait celle de leurs Rois. De là vient, Sire, qu'aucun de nos voisins ne souffre que des étrangers, même Souverains, ayent chez eux la préférence sur les Grands de l'État. Aucune duchesse en Angleterre ne voulut céder, en 1763, à la duchesse de Modène, qui y menait sa fille, depuis Reine d'Angleterre, pour épouser le duc d'York.
(p. 496) Les Grands d'Espagne n'ont fait au duc de Lorraine d'autre honneur que celui de le laisser asseoir à l'extrémité du même banc qu'eux. Messieurs de Lorraine n'ont pu obtenir à la Cour de Vienne même, où règne le chef de leur Maison, d'autres honneurs que ceux qui sont communs à tous les Princes de l'Empire.
Les Grands de votre Royaume, Sire, ne sont point inférieurs à ceux de tant d'États qui regarderoient comme une offense pour eux et pour leur nation la prétention de les précéder chez eux; ce seroit douter de la prééminence de ceux qui, au terme d'un de vos ancêtres, font partie de son honneur et du propre honneur de ses Rois[196].
La noblesse françoise ne cède, Sire, à aucune du monde entier par son ancienneté, par l'éclat de ses actions, par les grands hommes qu'elle a produits; elle compte parmi ses membres des descendants d'Empereurs, de Rois et d'autres Souverains. Elle y compte des maisons à qui leurs alliances ont ouvert des droits sur plusieurs Trônes de l'Europe. Elle ne connoît en un mot au-dessus d'elle que le sang de ses Rois, parce qu'elle ne voit que dans ce sang auguste ceux qui, par les lois de la monarchie, peuvent devenir ses Souverains.
Ce sentiment, qui fait le caractère propre de la nation et qui dans la nation distingue surtout votre noblesse; cet amour inaltérable pour nos Rois, que les vertus de Votre Majesté ont encore augmenté, ne nous rend que plus sensibles les moindres atteintes que l'on peut donner au rang que nous avons toujours tenu auprès du Trône. Mais, Sire, votre bonté et votre justice nous rassurent. Si Votre Majesté a voulu donner des preuves de sa complaisance dans une occasion qui fait le bonheur et l'espérance de toute la France, elle ne voudra pas qu'un si beau jour soit une époque de douleur pour la noblesse françoise, et daignera dissiper ses craintes en déclarant que son intention est de conserver l'ordre établi dans le Royaume depuis le commencement de la monarchie, maintenu par tous ses prédécesseurs et dont elle a bien voulu elle-même, en 1718, garantir la durée, en consacrant par ses propres édits les anciennes Constitutions de cet État qui ont donné aux premiers officiers de la Couronne, auprès des Rois, le rang immédiat après les Princes du sang. Elle comblera la reconnoissance des plus fidèles et des plus soumis de ses sujets, et d'une noblesse qui n'est pas moins prête que ses ancêtres (p. 497) à sacrifier sa vie et ses biens à la défense de sa patrie et à la gloire de votre Couronne.
À Paris, ce 7 may 1770, et ont signé sans distinction de rangs et de maisons.
L'ambassadeur de l'Empereur et de l'Impératrice Reine, dans une audience qu'il a eue de moi, m'a demandé de la part de ses maîtres (et je suis obligé d'ajouter foi à tout ce qu'il me dit) de vouloir marquer quelque distinction à mademoiselle de Lorraine à l'occasion présente du mariage de mon petit-fils avec l'archiduchesse Antoinette. La danse au bal étant la seule chose qui ne puisse tirer à conséquence, puisque le choix des danseurs et danseuses ne dépend que de ma volonté, sans distinction de places, rangs ou dignités (exceptant les Princes et Princesses de mon sang qui ne peuvent être comparés ni mis en rang avec aucun autre François), et ne voulant d'ailleurs rien changer ni innover à ce qui se pratique à ma Cour; je compte que les Grands et la noblesse de mon Royaume, se souvenant de la fidélité, soumission, attachement et même amitié qu'ils m'ont toujours marqués et à mes prédécesseurs, n'occasionneront jamais rien qui puisse me déplaire, surtout dans cette occurrence où je désire marquer à l'Impératrice ma reconnoissance du présent qu'elle m'a fait, qui, j'espère ainsi que vous, fera le bonheur du reste de mes jours.
Bon pour copie, signé: Saint-Florentin.
L'abbé et les chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, les religieux de l'ordre royal et militaire de Notre-Dame de la Merci, le général et les chanoines réguliers de la Sainte-Trinité pour la rédemption des captifs, dits Mathurins, les chanoines réguliers de Saint-Louis de la Culture, l'abbesse de Panthemont, faisaient célébrer dans leurs églises le service solennel pour le salut du Roi.
(p. 498) Informé de la mort du monarque dès le 11, le chapitre de Melun fit sonner toutes les cloches de son église pour l'annoncer au peuple, conformément aux prescriptions que saint Louis a posées dans sa charte de 1257: Capicerius, mortuo Rege, fratribus suis, Regina, filiis eorum, natis aut mortuis, debet pulsare cum omnibus campanis diurne;» et dans cette même église, le samedi 14 mai, une grand'messe fut chantée par l'abbé de Mauroy, chantre en dignité, pour le repos de l'âme du Roi, abbé et premier chanoine de ce chapitre.
Le 14 mai ramenait précisément l'anniversaire de la mort de Henri IV, et les ordres royaux, militaires et hospitaliers de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare de Jérusalem faisaient célébrer dans la chapelle du château du vieux Louvre le service annuel en commémoration du trépas du grand Henri, fondateur de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.
Le comte de Provence, grand maître de ces mêmes ordres, voulut qu'à cette cérémonie fussent ajoutées des prières particulières à l'intention de son aïeul Louis XV.
Le 17, le cardinal de la Roche-Aymon et les religieux de son abbaye de Saint-Germain des Prés célébrèrent, pour le même motif, un service solennel auquel assistèrent beaucoup d'évêques. Le cardinal officia pontificalement.
Les 18 et 20, à Versailles, les curés et marguilliers des églises royales de Notre-Dame et de Saint-Louis firent célébrer le même office, auquel assistèrent le comte de Noailles, gouverneur de la ville, ainsi que les différents corps militaires de la maison du Roi.
Le régiment de Noailles cavalerie, en garnison à Vendôme, prit les armes le 18 et se rendit à l'église collégiale située au château et dans laquelle reposent les cendres de plusieurs princes et princesses de la maison de Bourbon, assista à l'office célébré pour le repos de l'âme de Louis XV, et fit distribuer ensuite des aumônes aux pauvres.
Le 21, conformément aux ordres et en la présence du grand prieur et de la plupart des baillis, commandeurs et chevaliers du prieuré de France, on célébra pour le même objet un service solennel dans l'église de Sainte-Marie du Temple. Cet exemple fut suivi par les grands prieurs et chanoines réguliers de l'abbaye royale de Saint-Victor de Paris, par les religieuses hospitalières de la rue Mouffetard, l'abbesse et les religieuses de l'abbaye royale du Val-de-Grâce, les curé et marguilliers de la paroisse de Saint-Sauveur, le prieuré et les dames chanoinesses du chapitre noble d'Alix en Beaujolais, etc., etc.
Sire,
L'éloquence la plus noble ne seroit pas aujourd'hui moins insuffisante que ma foible voix pour offrir à Votre Majesté le premier hommage de son Académie françoise et nos plus profonds respects. La seule idée qui me rassure, c'est qu'en ce moment, Sire, toutes les voix de vos sujets sont égales; il n'est qu'une même éloquence, ce cri unanime de tous les cœurs, ces tendres acclamations universelles, ce signe le plus sûr de l'amour des peuples, le plus éloquent éloge des souverains.
Si nous ne craignions, Sire, de renouveler la douleur de Votre Majesté, l'Académie françoise acquitteroit au pied du trône le tribut de reconnoissance que nous devons à la mémoire d'un monarque plein de bonté, ami de la paix, ami des beaux-arts, et qui honora toujours l'Académie de ses regards et de ses grâces. Mais le cœur sensible de Votre Majesté nous commande le silence. Qu'elle est intéressante cette sensibilité si précieuse qui annonce le père du peuple, et combien vivement elle nous retrace l'âme sublime, l'âme céleste qui vous l'a transmise! L'auguste auteur de vos jours, Sire, ce prince adoré qui par toutes les vertus régna sur tous les cœurs, ce génie immortel respire tout entier dans l'âme de Votre Majesté, dans votre amour pour la religion, pour la vérité, pour la félicité publique. Les brillantes destinées dont ce grand prince fut privé vont être remplies par le règne fortuné de Votre Majesté sur la plus noble des monarchies, sur cette nation généreuse, franche, sensible, si distinguée par son amour pour ses maîtres, pour laquelle cet amour est un besoin, une gloire, un bonheur, nation si digne par ses sentiments de l'amour de son Roi.
À cette époque il était bruit de deux nouveaux chants que Gresset avait ajoutés à ce petit chef-d'œuvre de plaisanterie; l'un de ces chants, intitulé les Pensionnaires, devait prendre dans le poëme la place du chant troisième; et l'autre, ayant pour titre l'Ouvroir ou le Laboratoire de nos Sœurs, devait former le quatrième. Malheureusement ces nouveaux chants, qui ne furent connus que par le récit qu'en fit de mémoire l'auteur à quelques-uns de ses amis, n'ayant jamais été écrits, sont morts avec lui.
De Paris, le 29 juillet 1774.
Le 27 de ce mois, service solennel à Saint-Denis pour le feu roi Louis XV. Le corps avoit été descendu dans le caveau quelques jours après sa mort, suivant l'usage observé pour les rois qui meurent de la petite vérole. Mais la représentation étoit placée sur un magnifique catafalque, sous un pavillon, au milieu d'une chapelle ardente éclairée par un grand nombre de cierges. M. le cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier de France, avoit assisté la veille aux vespres des morts, chantées par la musique du Roi et par les religieux de l'abbaye. Le clergé, le parlement, la chambre des comptes, la cour des monnoyes, le Châtelet, l'élection, le corps de ville et l'Université s'y rendirent, suivant l'invitation qui leur en avoit été faite.
Monsieur et M. le comte d'Artois ayant pris leur place, ensuite M. le prince de Condé, la messe fut célébrée par M. le cardinal de la Roche-Aymon. À l'offertoire, Monsieur, conduit par M. le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, alla à l'offrande après les saluts ordinaires; Mgr le comte d'Artois y fut conduit par M. de Nantouillet, maître des cérémonies en survivance de M. Desgranges, et M. le prince de Condé par M. de Watronville, aide des cérémonies.
Après l'offertoire, l'évêque de Sénez prononça l'oraison funèbre. Lorsque la messe fut finie, M. le cardinal de la Roche-Aymon et les évêques de Chartres, de Meaux et de Lombez firent les encensements autour de la représentation. Le roi d'armes, après avoir jeté sa cotte d'armes et son chaperon dans le caveau, appela ceux qui devoient (p. 501) porter les pièces d'honneur. M. le marquis de Courtenvaux apporta l'enseigne des Cent-Suisses de la garde, dont il est le capitaine-colonel; M. le prince de Tingry, M. le duc de Villeroy et M. le prince de Beauvau apportèrent les enseignes de leurs compagnies, et M. le duc de Noailles, capitaine de la compagnie des gardes écossaises, apporta celle de la sienne. Quatre écuyers du Roi apportèrent les éperons, les gantelets, l'écu et la cotte d'armes. M. le marquis d'Endreville, écuyer ordinaire du Roi, faisant les fonctions de premier écuyer, apporta le heaume timbré à la royale; M. le marquis de Rougemont, premier écuyer tranchant, apporta le pennon du Roi, et M. le prince de Lambesc, grand écuyer de France, apporta l'épée royale. M. le duc de Bouillon, grand chambellan, apporta la bannière de France, M. le duc de Béthune la main de justice, M. le duc de la Trémoille le sceptre, et M. le duc d'Uzès la couronne royale. M. le duc de Bourbon, grand maître de France, en survivance de M. le prince de Condé, mit le bout de son bâton dans le caveau, et les maîtres d'hôtel y jetèrent les leurs, après les avoir rompus. M. le duc de Bourbon cria ensuite: «Le Roi est mort!» et le roi d'armes répéta trois fois: «Le Roi est mort! Prions tous pour le repos de son âme.» On fit une prière, et le roi d'armes cria trois fois: «Vive le roi Louis XVI!» ce qui fut suivi des acclamations de toute l'assemblée, et les trompettes sonnèrent dans la nef.
Les princes, le clergé, les ducs, les officiers et les compagnies furent ensuite traités magnifiquement en différentes salles de l'abbaye.
Cette pompe funèbre a été ordonnée par M. le duc d'Aumont, pair de France et premier gentilhomme de la chambre du Roi en exercice, et conduite par M. Papillon de la Ferté, intendant et contrôleur général de l'argenterie, menus plaisirs et affaires de la chambre de Sa Majesté, sur les dessins du sieur Michel-Ange Challe, chevalier de l'ordre du Roi, dessinateur ordinaire de sa chambre et de son cabinet; et la sculpture a été exécutée par le sieur Bocciardi, sculpteur des menus plaisirs du Roi.
(Gazette de France du 29 juillet 1774.)
DESCRIPTION
DU MAUSOLÉE ÉRIGÉ DANS L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-DENIS POUR LES
OBSÈQUES DU FEU ROI.
L'extérieur de ce temple auguste, consacré depuis plusieurs siècles aux tombeaux de nos Rois, étoit tendu de deuil. Des voiles lugubres (p. 502) qui s'élevoient jusqu'aux tours étoient traversés au milieu et aux extrémités par trois litres de velours noir, couverts des armes et des chiffres de Sa Majesté. Au-dessus de l'entrée principale s'élevoit, sous une voussure de marbre gris veiné de noir, le double écusson des armes de France et de Navarre, couvert d'une couronne royale. Plusieurs anges les arrosoient de leurs larmes, et les ornoient de guirlandes de cyprès. Des termes de bronze soutenoient aux deux côtés le couronnement de cette voussure, dont les compartiments étoient ornés de roses antiques. Le dessus étoit termi