Title: L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche
Author: Miguel de Cervantes Saavedra
Illustrator: George Roux
Translator: Charles Furne
Release date: April 13, 2013 [eBook #42524]
Language: French
Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
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PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1
En te présentant ce livre enfant de mon esprit, ai-je besoin de te jurer, ami lecteur, que je voudrais qu'il fût le plus beau, le plus ingénieux, le plus parfait de tous les livres? Mais, hélas! je n'ai pu me soustraire à cette loi de la nature qui veut que chaque être engendre son semblable. Or, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé tel que le mien, sinon un sujet bizarre, fantasque, rabougri et plein de pensées étranges qui ne sont jamais venues à personne? De plus, j'écris dans une prison, et un pareil séjour, siége de toute incommodité, demeure de tout bruit sinistre, est peu favorable à la composition d'un ouvrage, tandis qu'un doux loisir, une paisible retraite, l'aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des eaux, la tranquillité de l'âme, rendraient fécondes les Muses les plus stériles.
Je sais que la tendresse fascine souvent les yeux d'un père, au point de lui faire prendre pour des grâces les imperfections de son enfant; c'est pourquoi je m'empresse de te déclarer que don Quichotte n'est pas le mien; il n'est que mon fils adoptif. Aussi je ne viens pas, les larmes aux yeux, suivant l'usage, implorer humblement pour lui ton indulgence; libre de ton opinion, maître absolu de ta volonté comme le roi l'est de ses gabelles, juge-le selon ta fantaisie; tu sais du reste notre proverbe: Sous mon manteau, je tue le roi[1]. Te voilà donc bien averti et dispensé envers moi de toute espèce de ménagements; le bien ou le mal que tu diras de mon ouvrage ne te vaudra de ma part pas plus d'inimitié que de reconnaissance.
J'aurais voulu te l'offrir sans ce complément obligé qu'on nomme préface, et sans cet interminable catalogue de sonnets et d'éloges qu'on a l'habitude[2] de placer en tête de tous les livres; car bien que celui-ci m'ait donné quelque peine à composer, ce qui m'a coûté le plus, je dois en convenir, cher lecteur, c'est la préface que tu lis en ce moment; bien des fois j'ai pris, quitté, repris la plume, sans savoir par où commencer.
J'étais encore dans un de ces moments d'impuissance, mon papier devant moi, la plume à l'oreille, le coude sur la table et la joue dans la main, quand je fus surpris par un de mes amis, homme d'esprit et de bon conseil, lequel voulut savoir la cause de ma profonde rêverie. Je lui confessai que le sujet de ma préoccupation était la préface de mon histoire de don Quichotte, et qu'elle me coûtait tant d'efforts, que j'étais sur le point de renoncer à mettre en lumière les exploits du noble chevalier.
Et pourtant, ajoutais-je, comment se risquer à publier un livre sans préface? Que dira de moi ce sévère censeur qu'on nomme le public, censeur que j'ai négligé depuis si longtemps, quand il me verra reparaître vieux et cassé[3], avec un ouvrage maigre d'invention, pauvre de style, dépourvu d'érudition, et, ce qui est pis encore, sans annotations en marges et sans commentaires, tandis que nos ouvrages modernes sont tellement farcis de sentences d'Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes, que, dans son enthousiasme, le lecteur ne manque jamais de porter aux nues ces ouvrages comme des modèles de profonde érudition? Et qu'est-ce, bon Dieu, quand leurs auteurs en arrivent à citer la sainte Écriture! Oh! alors, on les prendrait pour quelque saint Thomas, ou autre fameux docteur de l'Église; en effet, ils ont tant de délicatesse et de goût, qu'ils se soucient fort peu de placer après le portrait d'un libertin dépravé un petit sermon chrétien, si joli, mais si joli, que c'est plaisir de le lire et de l'entendre. Vous voyez bien que mon ouvrage va manquer de tout cela, que je n'ai point de notes ni de commentaires à la fin de mon livre, qu'ignorant les auteurs que j'aurais pu suivre, il me sera impossible d'en donner, comme tous mes confrères, une table alphabétique commençant 3 par Aristote et finissant par Xénophon, ou par Zoïle et Zeuxis, quoique celui-ci soit un peintre et l'autre un critique plein de fiel.
Mais ce n'est pas tout; mon livre manquera encore de ces sonnets remplis d'éloges pour l'auteur, dont princes, ducs, évêques, grandes dames et poëtes célèbres, font ordinairement les frais (quoique, avec des amis comme les miens, il m'eût été facile de m'en pourvoir et des meilleurs); aussi tant d'obstacles à surmonter m'ont-ils fait prendre la résolution de laisser le seigneur don Quichotte enseveli au fond des archives de la Manche, plutôt que de le mettre au jour dénué de ces ornements indispensables qu'un maladroit de mon espèce désespère de pouvoir jamais lui procurer. C'était là le sujet de la rêverie et de l'indécision où vous m'avez surpris.
A ces paroles, mon ami partit d'un grand éclat de rire. Par ma foi, dit-il, vous venez de me tirer d'une erreur où j'étais depuis longtemps: je vous avais toujours cru homme habile et de bons sens, mais je viens de m'apercevoir qu'il y a aussi loin de vous à cet homme-là que de la terre au ciel. Comment de semblables bagatelles, et si faciles à obtenir, ont-elles pu vous arrêter un seul instant, accoutumé que vous êtes à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement sérieuses? En vérité, je gagerais que ce n'est pas insuffisance de votre part, mais simplement paresse ou défaut de réflexion. M'accordez-vous quelque confiance? Eh bien, écoutez-moi, et vous allez voir de quelle façon je saurai aplanir les obstacles qui vous empêchent de publier l'histoire de votre fameux don Quichotte de la Manche, miroir et fleur de la chevalerie errante.
Dieu soit loué! m'écriai-je; mais comment parviendrez-vous à combler ce vide et à débrouiller ce chaos?
Ce qui vous embarrasse le plus, répliqua mon ami, c'est l'absence de sonnets et d'éloges dus à la plume d'illustres personnages pour placer en tête de votre livre? Eh bien, qui vous empêche de les composer vous-même et de les baptiser du nom qu'il vous plaira de leur donner? Attribuez-les au prêtre Jean des Indes[4], ou à L'empereur de Trébizonde: vous savez qu'ils passent pour d'excellents écrivains. Si, par hasard, des pédants s'avisent de contester et de critiquer pour semblable peccadille, souciez-vous-en comme d'un maravédis; allez, allez, quand même le mensonge serait avéré, on ne coupera pas la main qui en sera coupable. Pour ce qui est des citations marginales, faites venir à propos quelques dictons latins, ceux que vous savez par cœur ou qui ne vous donneront pas grand'peine à trouver. Par exemple, avez-vous à parler de l'esclavage et de la liberté? qui vous empêche de mettre
Traitez-vous de la mort? citez sur-le-champ:
S'il est question de l'amour que Dieu commande d'avoir pour son ennemi, l'Écriture sainte ne nous dit-elle pas: Ego autem dico vobis, diligite inimicos vestros? S'il s'agit de mauvaises pensées, recourez à l'Évangile: De corde exeunt cogitationes malæ. Pour l'instabilité de l'amitié, Caton vous prêtera son distique:
Avec ces bribes de latin amenées à propos, vous passerez pour un érudit, et par le temps qui court, cela vaut honneur et profit.
Quant aux notes et commentaires qui devront compléter votre livre, voici comment vous pourrez procéder en toute sûreté. Vous faut-il un géant? prenez-moi Goliath, et avec lui vous avez un commentaire tout fait; vous direz: Le géant Golias ou Goliath était un Philistin que le berger David tua d'un coup de fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu'il est écrit au Livre des Rois, chapitre..... Voulez-vous faire une excursion dans le domaine des sciences, en géographie, par exemple? eh bien, arrangez-vous pour parler du Tage, et vous avez là une magnifique période! Dites: Le fleuve du Tage fut ainsi nommé par un ancien roi des Espagnes, parce qu'il prend sa source en tel endroit, et qu'il a son embouchure dans l'Océan, où il se jette après avoir baigné les murs de la célèbre et opulente ville de Lisbonne, il passe pour rouler un sable d'or, etc., etc. Voulez-vous parler de brigands? je vous recommande l'histoire de Cacus. Vous faut-il des courtisanes? l'évêque de Mondonedo[6] vous fournira des Samies, des Laïs, des Flores. S'agit-il de démons femelles? Ovide vous offre sa Médée. Sont-ce des magiciennes ou enchanteresses? vous avez Calypso 4 dans Homère et Circé dans Virgile. En fait de grands capitaines, Jules César se peint lui-même dans ses Commentaires, et Plutarque vous fournira mille Alexandre. Enfin si vous avez à traiter de l'amour, avec deux onces de langue italienne, Léon Hébreu[7] vous donnera pleine mesure; et s'il vous répugne de recourir à l'étranger, nous avons en Espagne le Traité de Fonseca sur l'Amour de Dieu, dans lequel se trouve développé tout ce que l'homme le plus exigeant peut désirer en semblable matière. Chargez-vous seulement d'indiquer les sources où vous puiserez, et laissez-moi le soin des notes et des commentaires; je me charge de remplir vos marges, et de barbouiller quatre feuilles de remarques par-dessus le marché.
Mais, il me semble, en vérité, que votre ouvrage n'a aucun besoin de ce que vous dites lui manquer, puisqu'en fin de compte vous n'avez voulu faire qu'une satire des livres de chevalerie, qu'Aristote n'a pas connus, dont Cicéron n'a pas eu la moindre idée, et dont saint Basile ne dit mot. Ces fantastiques inventions n'ont rien à démêler avec les réalités de l'histoire, ni avec les calculs de la géométrie, les règles et les arguments de la rhétorique. Vous n'avez pas sans doute la prétention de convertir les gens, comme veulent le faire tant de vos confrères qui mêlent le sacré et le profane, mélange coupable et indécent que doit sévèrement réprouver tout esprit vraiment chrétien! Bien exprimer ce que vous avez à dire, voilà votre but; ainsi, plus l'imitation sera fidèle, plus votre ouvrage approchera de la perfection. Si donc vous n'en voulez qu'aux livres de chevalerie, pourquoi emprunter des sentences aux philosophes, des citations à la sainte Écriture, des fables aux poëtes, des discours aux rhéteurs, des miracles aux saints? Faites seulement que votre phrase soit harmonieuse et votre récit intéressant; que votre langage, clair et précis, rende votre intention sans obscurité ni équivoque; tâchez surtout qu'en vous lisant, le mélancolique ne puisse s'empêcher de rire, que l'ignorant s'instruise, que le connaisseur admire, que le sage se croie tenu de vous louer. Surtout visez constamment à détruire cette ridicule faveur qu'ont usurpée auprès de tant de gens les livres de chevalerie; et, par ma foi, si vous en venez à bout, vous n'aurez pas accompli une mince besogne.
J'avais écouté dans un grand silence ce que disait mon ami; ses raisons frappèrent tellement mon esprit que, sans répliquer, je les tins, à l'instant même, pour excellentes, et je résolus d'en faire cette préface, dans laquelle tu reconnaîtras, cher lecteur, le grand sens d'un tel conseiller, et ma bonne fortune qui me l'avait envoyé si à propos. Tu y trouveras aussi ton compte, puisque, sans autre préliminaire, tu vas passer à l'histoire naïve et sincère de ce don Quichotte de la Manche, regardé par les habitants de la plaine de Montiel comme le plus chaste des amants et le plus vaillant des chevaliers. Mais je ne voudrais pas trop exagérer le service que tu me dois pour t'avoir fait connaître un héros si recommandable; je demande seulement que tu me saches quelque gré de te présenter son illustre écuyer Sancho Panza, dans la personne duquel tu trouveras, je l'espère, rassemblées toutes les grâces écuyéresques éparses dans la foule vaine et insipide des livres de chevalerie.
Sur ce, que Dieu te conserve, cher lecteur, sans m'oublier cependant.
Comme Homère, comme Virgile, Dante, Shakespeare, Cervantes, a eu un grand nombre de traducteurs; et cependant après tant d'essais, le chef-d'œuvre de cet immortel écrivain Don Quichotte, en un mot, est encore et restera toujours à traduire.
Notre admiration pour Cervantes et pour la chevaleresque patrie qui l'a vu naître nous a depuis longtemps inspiré le désir et fait prendre la résolution de tenter cette périlleuse aventure. Aussi, pour nous y préparer, avons-nous lu et relu l'inimitable roman de Gil Blas, ce modèle accompli de l'art du conteur.
Dans les lettres, obscur ouvrier de la onzième heure, nous n'avons pas la prétention d'avoir atteint le but que tant d'autres, avant nous, ont poursuivi avec constance et quelquefois avec bonheur; mais dans la mesure de nos forces, et par une version fidèle que nous nous sommes efforcé de rendre agréable, nous avons cherché à augmenter le nombre des admirateurs d'un des plus beaux génies dont s'honore l'humanité.
C'est le résultat de cette tentative que nous soumettons au public.
Ch. FURNE.
L'INGÉNIEUX CHEVALIER
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE
Dans un petit bourg de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom[8], vivait naguère un de ces hidalgos qui ont lance au râtelier, rondache antique, vieux cheval et lévrier de chasse.—Une olla[9], bien plus souvent de bœuf[10] que de mouton, un saupiquet[11] le soir, le vendredi des lentilles, des abatis de bétail le 6 samedi, et le dimanche quelques pigeonneaux outre l'ordinaire, emportaient les trois quarts de son revenu; le reste payait son justaucorps de panne de soie, avec chausses et mules de velours pour les jours de fête, car d'habitude notre hidalgo se contentait d'un surtout de la bonne laine du pays. Une gouvernante qui avait passé quarante ans, une nièce qui n'en avait pas vingt, et un valet qui savait travailler aux champs, étriller un cheval et manier la serpette, composaient toute sa maison. Son âge frisait la cinquantaine; il était de complexion robuste, maigre de visage, sec de corps, fort matinal et grand chasseur. Parmi les historiens, quelques-uns ont dit qu'il s'appelait Quisada ou Quesada, d'autres le nomment Quixana. Au reste cela importe peu, pourvu que notre récit ne s'écarte en aucun point de l'exacte vérité.
Or, il faut savoir que dans ses moments de loisir, c'est-à-dire à peu près toute l'année, notre hidalgo s'adonnait à la lecture des livres de chevalerie avec tant d'assiduité et de plaisir, qu'il avait fini par en oublier l'exercice de la chasse et l'administration de son bien. Son engouement en vint même à ce point, qu'il vendit plusieurs pièces de bonne terre pour acquérir ces sortes d'ouvrages; aussi en amassa-t-il un si grand nombre qu'il en emplit sa maison.
Mais, parmi ces livres, aucun n'était plus de son goût que ceux du célèbre Feliciano de Silva[12]. Les faux brillants de sa prose le ravissaient, et ses propos quintessenciés lui semblaient autant de perles; il admirait ses cartels de défis, et surtout ses tirades galantes où se trouvaient ces mots: La raison de la déraison que vous faites à ma raison, affaiblit tellement ma raison, que ce n'est pas sans raison que je me plains de votre beauté; et cet autre passage vraiment incomparable: Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur.
Le jugement de notre pauvre hidalgo se perdait au milieu de toutes ces belles phrases; il se donnait la torture pour les approfondir et leur arracher un sens des entrailles, ce que n'aurait pu faire le grand Aristote lui-même, fût-il ressuscité exprès pour cela. Il s'accommodait mal des innombrables blessures que faisait ou recevait don Belianis; car, malgré toute la science des chirurgiens qui l'ont guéri, un si intrépide batailleur, disait-il, doit avoir le corps couvert de cicatrices, et le visage, de balafres. Mais il n'en louait pas moins dans l'auteur l'ingénieuse façon dont il termine son livre par la promesse d'une inénarrable aventure. Plus d'une fois il fut tenté de prendre la plume afin de l'achever, ce qu'il eût fait sans doute et même avec succès, si depuis longtemps déjà il n'eût roulé dans sa tête de plus importantes pensées. Souvent il disputait avec le curé de son village, homme docte qui avait étudié à Siguenza[13], sur la question de savoir lequel était meilleur chevalier, de Palmerin d'Angleterre, ou d'Amadis de Gaule. Le barbier du village, maître Nicolas, prétendait que personne n'allait à la taille du chevalier Phébus, et que si quelqu'un pouvait lui être comparé, c'était le seul don Galaor, parce qu'avec des qualités qui le rendaient propre à tout, ce Galaor n'était point un dameret, un langoureux comme son frère Amadis, à qui d'ailleurs il ne le cédait en rien quant à la vaillance.
Bref, notre hidalgo se passionna tellement pour sa lecture, qu'il y passait les nuits du soir au matin, et les jours du matin au soir, si bien qu'à force de toujours lire et de ne plus dormir, son cerveau se dessécha, et qu'il finit par perdre l'esprit. L'imagination remplie de tout ce fatras, il ne rêvait qu'enchantements, querelles, défis, combats, blessures, déclarations galantes, tourments amoureux et autres extravagances 7 semblables; et ces rêveries saugrenues s'étaient si bien logées dans sa tête, que pour lui il n'existait pas au monde d'histoires plus certaines et plus authentiques.
Il disait que le cid Ruy-Dias avait été certes un bon chevalier, mais qu'il était loin de valoir le chevalier de l'Ardente-Épée, qui, d'un seul revers avait pourfendu deux féroces et monstrueux géants. Bernard de Carpio lui semblait l'emporter encore, parce que, à Ronceveaux, s'aidant fort à propos de l'artifice d'Hercule lorsqu'il étouffa entre ses bras Antée, fils de la Terre, il avait su mettre à mort Roland l'enchanté. Il vantait beaucoup aussi le géant Morgan, qui, seul de cette race orgueilleuse et farouche, s'était toujours montré plein de courtoisie. Mais son héros par excellence, c'était Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château pour détrousser les passants, ou, franchissant le détroit, courir en Barbarie dérober cette idole de Mahomet qui était d'or massif, à ce que raconte l'histoire. Quant à ce traître de Ganelon, afin de pouvoir lui administrer cent coups de pieds dans les côtes, il aurait de bon cœur donné sa gouvernante et même sa nièce par-dessus le marché.
Enfin, la raison l'ayant abandonné sans retour, il en vint à former le plus bizarre projet dont jamais fou se soit avisé. Il se persuada qu'il était convenable et même nécessaire, tant pour le service de son pays que pour sa propre gloire, de se faire chevalier errant et de s'en aller de par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, défendre les opprimés, redresser les torts, et affronter de tels dangers que s'il en sortait à son honneur, sa renommée ne pouvait manquer d'être immortelle. Le pauvre rêveur se voyait déjà couronné par la force de son bras, et, pour le moins en possession de l'empire de Trébizonde.
Plein de ces agréables pensées, et emporté par le singulier plaisir qu'il y trouvait, il ne songea plus qu'à passer du désir à l'action. Son premier soin fut de déterrer les pièces d'une vieille armure, qui, depuis longtemps couverte de moisissure et rongée par la rouille, gisait oubliée dans un coin de sa maison. Il les nettoya et les rajusta de son mieux, mais grand fut son chagrin quand au lieu du heaume complet il s'aperçut qu'il ne restait plus que le morion. Son industrie y suppléa, et avec du carton il parvint à fabriquer une espèce de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, avait toute l'apparence d'une salade entière. Aussitôt, pour la mettre à l'épreuve, il tira son épée et lui en déchargea deux coups dont le premier détruisit l'ouvrage d'une semaine. Cette fragilité lui déplut fort: afin de s'assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet, et cette fois il ajouta en dedans de légères bandes de fer. Satisfait de sa solidité, mais peu empressé de risquer une seconde expérience, il le tint désormais pour un casque de la plus fine trempe.
Cela fait, notre hidalgo alla visiter sa monture; et quoique la pauvre bête eût plus de tares que de membres, et fût de plus chétive apparence que le cheval de Gonèle[14] CUI TANTUM PELLIS ET OSSA FUIT, il lui sembla que ni le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babieça du Cid, ne pouvaient lui être comparés. Il passa quatre jours entiers à chercher quel nom il lui donnerait, disant qu'il n'était pas convenable que le cheval d'un si fameux chevalier, et de plus si excellent par lui-même, entrât en campagne sans avoir un nom qui le distinguât tout d'abord. Aussi se creusait-il l'esprit pour lui en composer un qui exprimât ce que le coursier avait été jadis et ce qu'il allait devenir: le maître changeant d'état, le cheval, selon lui, devait changer de nom et désormais en porter un conforme à la nouvelle profession qu'il embrassait. Après beaucoup de noms pris, quittés, rognés, allongés, faits et défaits, il s'arrêta à celui de Rossinante[15], 8 qui lui parut tout à la fois sonore, retentissant, significatif, et bien digne, en effet, de la première de toutes les rosses du monde.
Une fois ce nom trouvé pour son cheval, il voulut s'en donner un à lui-même, et il y consacra encore huit jours, au bout desquels il se décida enfin à s'appeler don Quichotte, ce qui a fait penser aux auteurs de cette véridique histoire que son nom était Quixada et non Quesada, comme d'autres l'ont prétendu. Mais, venant à se souvenir que le valeureux Amadis ne s'était pas appelé Amadis tout court, et que pour rendre à jamais célèbre le nom de son pays, il l'avait ajouté au sien, en se faisant appeler Amadis de Gaule, notre hidalgo, jaloux de l'imiter, voulut de même s'appeler don Quichotte de la Manche, persuadé qu'il illustrait sa patrie en la faisant participer à la gloire qu'il allait acquérir.
Après avoir fourbi ses armes, fait avec un morion une salade entière, donné un nom retentissant à son cheval, et en avoir choisi un tout aussi noble pour lui-même, il se tint pour assuré qu'il ne manquait plus rien, sinon une dame à aimer, parce qu'un chevalier sans amour est un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. En effet, que pour la punition de mes péchés, se disait-il, ou plutôt grâce à ma bonne étoile, je vienne à me trouver face à face avec un géant, comme cela arrive sans cesse aux chevaliers errants, que je le désarçonne au premier choc et le pourfende par le milieu du corps, ou seulement le réduise à merci, n'est-il pas bien d'avoir une dame à qui je puisse l'envoyer en présent, afin qu'arrivé devant ma douce souveraine, il lui dise en l'abordant, d'une voix humble et soumise: «Madame, je suis le géant Caraculiambro, seigneur de l'île de Malindrania, qu'a vaincu en combat singulier votre esclave, l'invincible et jamais assez célébré don Quichotte de la Manche. C'est par son ordre que je viens me mettre à vos genoux devant Votre Grâce, afin qu'elle dispose de moi selon son bon plaisir.»
Oh! combien notre hidalgo fut heureux d'avoir inventé ce beau discours, et surtout d'avoir trouvé celle qu'il allait faire maîtresse de son cœur, instituer dame de ses pensées! C'était, à ce que l'on croit, la fille d'un laboureur des environs, jeune paysanne de bonne mine, dont il était devenu amoureux sans que la belle s'en doutât un seul instant. Elle s'appelait Aldonza Lorenzo. Après lui avoir longtemps cherché un nom qui, sans trop s'écarter de celui qu'elle portait, annonçât cependant la grande dame et la princesse, il finit par l'appeler Dulcinée du Toboso, parce qu'elle était native d'un village appelé le Toboso, nom, à son avis, noble, harmonieux, et non moins éclatant que ceux qu'il avait choisis pour son cheval et pour lui-même.
Ces préliminaires accomplis, notre hidalgo ne voulut pas différer plus longtemps de mettre à exécution son projet, se croyant déjà responsable de tous les maux que son inaction laissait peser sur la terre, torts à redresser, dettes à satisfaire, injures à punir, outrages à venger. Ainsi sans se confier à âme qui vive, et sans être vu de personne, un matin avant le jour (c'était un des plus chauds du mois de juillet), il s'arme de pied en cap, enfourche Rossinante, et, lance au poing, rondache au bras, visière baissée, il s'élance dans la campagne, par la fausse porte de sa basse-cour, ravi de voir avec quelle facilité il venait de donner carrière à son noble désir. Mais à peine fut-il en chemin, qu'assailli d'une fâcheuse pensée, peu s'en fallut qu'il n'abandonnât l'entreprise. Il se rappela tout à coup que n'étant point armé chevalier, les lois de cette profession lui défendaient d'entrer en 9 lice avec aucun chevalier; et que le fût-il, il n'avait droit, comme novice, de porter que des armes blanches, c'est-à-dire sans devise sur l'écu, jusqu'à ce qu'il en eût conquis une par sa valeur. Ce scrupule le tourmentait; mais, sa folie l'emportant sur toute considération, il résolut de se faire armer chevalier par le premier qu'il rencontrerait, comme il avait lu dans ses livres que cela s'était souvent pratiqué. Quant à ses armes, il se promettait de les fourbir si bien, tout en tenant la campagne, qu'elles deviendraient plus blanches que l'hermine. S'étant donc mis l'esprit en repos, il poursuivit son chemin, s'abandonnant à la discrétion de son cheval, et persuadé qu'en cela consistait l'essence des aventures.
Pendant qu'il cheminait enseveli dans ses pensées, notre chercheur d'aventures se parlait à lui-même. Lorsque dans les siècles à venir sera publié l'histoire de mes glorieux exploits, se disait-il, nul doute que le sage qui tiendra la plume, venant à raconter cette première sortie que je fais si matin, ne s'exprime de la sorte: A peine le blond Phébus commençait à déployer sur la spacieuse face de la terre les tresses dorées de sa belle chevelure, à peine les petits oiseaux, nuancés de mille couleurs, saluaient des harpes de leurs langues, dans une douce et mielleuse harmonie, l'Aurore au teint rose quittant la couche de son vieil époux pour venir éclairer l'horizon castillan, que le fameux chevalier don Quichotte de la Manche, désertant la plume paresseuse, monta sur son fidèle Rossinante, et prit sa route à travers l'antique et célèbre plaine de Montiel. C'était là qu'il se trouvait en ce moment. Heureux âge, ajoutait-il, siècle fortuné qui verra produire au grand jour mes incomparables prouesses, dignes d'être éternisées 10 par le bronze et le marbre, retracées par le pinceau, afin d'être données en exemples aux races futures! Et toi, sage enchanteur, assez heureux pour être le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, n'oublie pas, je t'en conjure, mon bon Rossinante, ce cher compagnon de mes pénibles travaux.
Puis tout à coup, comme dans un transport amoureux: O Dulcinée! s'écriait-il, souveraine de ce cœur esclave, à quelle épreuve vous le soumettez en me bannissant avec la rigoureuse défense de reparaître devant votre beauté! Du moins qu'il vous souvienne des tourments qu'endure pour vous ce cœur votre sujet! A ces rêveries il en ajoutait cent autres non moins extraordinaires, sans s'apercevoir que le soleil, déjà bien haut sur l'horizon, lui dardait tellement sur la tête, qu'il n'en fallait pas davantage pour fondre sa cervelle, s'il lui en était resté quelque peu.
Notre héros chemina ainsi tout le jour sans qu'il lui arrivât rien qui mérite d'être raconté; ce qui le désespérait, tant il lui tardait de trouver une épreuve digne de son courage. Quelques-uns prétendent que sa première aventure fut celle du puerto Lapice[16]; d'autres, celle des moulins à vent; mais tout ce que j'ai pu découvrir à ce sujet dans les annales de la Manche, c'est qu'après avoir marché jusqu'au coucher du soleil, son cheval et lui, demi-morts de faim, étaient si fatigués, qu'ils pouvaient à peine se soutenir. En regardant de tous côtés s'il ne découvrirait pas quelque abri où il pût se reposer, il aperçut, non loin du chemin qu'il suivait, une auberge isolée, laquelle brilla à ses yeux comme une étoile qui allait le conduire au port du salut. Pressant le pas de son cheval, il y arriva comme le jour finissait.
Sur la porte en ce moment prenaient leurs ébats deux de ces donzelles dont on a coutume de dire qu'elles sont de bonne volonté; ces filles allaient à Séville avec des muletiers qui s'étaient arrêtés là pour y passer la nuit. Comme notre aventurier voyait partout ce qu'il avait lu dans ses livres, il n'eut pas plus tôt aperçu cette misérable hôtellerie, qu'il la prit pour un château avec ses quatre tourelles, ses chapiteaux d'argent bruni reluisant au soleil, ses fossés, son pont-levis, enfin tous les accessoires qui accompagnent ces sortes de descriptions. A peu de distance il s'arrêta, et, retenant la bride de son cheval, il attendit qu'un nain vînt se montrer aux créneaux pour annoncer à son de trompe l'arrivée d'un chevalier; mais comme rien ne paraissait, et que Rossinante avait hâte de gagner l'écurie, don Quichotte avança de quelques pas et aperçut alors les deux filles en question, qui lui parurent deux nobles damoiselles folâtrant devant la porte du château. Un porcher qui passait en ce moment se mit à souffler dans une corne pour rassembler son troupeau: persuadé qu'on venait de donner le signal de sa venue, notre héros s'approcha tout à fait de ces femmes, qui, à l'aspect imprévu d'un homme armé jusqu'aux dents, rentrèrent précipitamment dans la maison. Devinant le motif de leur frayeur, don Quichotte leva sa visière, et découvrant à moitié son sec et poudreux visage, il leur dit d'un ton calme et doux: Timides vierges, ne fuyez point, et ne redoutez de ma part aucune offense; la chevalerie, dont je fais profession, m'interdit d'offenser personne, et surtout de nobles damoiselles telles que vous paraissez.
Ces femmes le regardaient avec étonnement et cherchaient de tous leurs yeux son visage sous la mauvaise visière qui le couvrait; mais quand elles s'entendirent appeler damoiselles, elles ne purent s'empêcher d'éclater de rire.
La modestie sied à la beauté, reprit don Quichotte d'un ton sévère, et le rire qui procède de cause futile est une inconvenance. Si je vous parle ainsi, ne croyez pas que ce soit pour vous affliger, ni pour troubler la belle humeur où je vous vois, car la mienne n'est autre que de vous servir.
Ce langage et cette bizarre figure ne faisaient que redoubler les éclats de leur gaieté; et cela sans doute eût mal tourné, si dans ce moment ne fût survenu l'hôtelier, homme d'un énorme embonpoint, et par conséquent très-pacifique. A l'aspect de cet étrange personnage tout couvert d'armes dépareillées, il fut bien près de partager l'hilarité des deux donzelles; mais, en voyant cet attirail de guerre, se ravisant, il dit à l'inconnu: Seigneur chevalier, si Votre Grâce a besoin d'un gîte, sauf le lit toutefois, car il ne m'en reste pas un seul, elle trouvera chez moi tout à profusion.
Aux avances courtoises du gouverneur du château (tels lui paraissaient l'hôtellerie et l'hôtelier) don Quichotte répondit: Seigneur châtelain, peu de chose me suffit; LES ARMES SONT MA PARURE, et mes délassements les combats[17].
A ce nom de châtelain (castellano[18]), l'hôtelier crut que notre aventurier le prenait pour un Castillan, lui qui était un franc Andalous, et même de la plage de San Lucar, aussi voleur que Cacus, aussi goguenard qu'un écolier ou qu'un page: En ce cas, lui dit-il, la couche de Votre Seigneurie doit être un dur rocher et son sommeil une veille continuelle[19]. S'il en est ainsi, vous pouvez mettre pied à terre, sûr de trouver ici mille occasions pour une de passer non-seulement la nuit, mais toute l'année sans dormir. En disant cela il courut tenir l'étrier à don Quichotte, qui descendit de cheval avec beaucoup de peine et d'efforts, comme un homme accablé du poids de ses armes et qui depuis douze heures était encore à jeun.
Le premier soin de notre héros fut de recommander sa monture, affirmant que de toutes les bêtes qui dans le monde portaient selle, c'était certainement la meilleure. En examinant Rossinante, l'hôtelier put se convaincre qu'il en fallait rabattre plus de moitié; toutefois il le conduisit à l'écurie, et revenant aussitôt près de son hôte, il le trouva réconcilié avec les deux donzelles, qui s'empressaient à le débarrasser de son armure. Elles lui avaient bien ôté la cuirasse et le corselet; mais quand il fallut déboîter le gorgerin et enlever la malheureuse salade, attachée par des rubans verts, il devint impossible de défaire les nœuds sans les couper; aussi don Quichotte ne voulut jamais y consentir, aimant mieux passer toute la nuit avec sa salade en tête, ce qui lui faisait la plus plaisante figure qu'on pût imaginer.
Pendant cette cérémonie, prenant toujours celles qui le désarmaient pour de nobles damoiselles et les maîtresses de ce château, notre héros leur débitait d'un air galant ces vers d'un vieux romancero:
Rossinante est son nom, mesdames, et don Quichotte de la Manche celui de votre serviteur, qui avait fait serment de ne point se découvrir avant d'avoir accompli quelque grande prouesse. Le besoin d'ajuster la romance de Lancelot à la situation où je me trouve fait que vous savez mon nom plus tôt que je ne l'aurais voulu; mais viendra le temps, j'espère, où Vos Gracieuses Seigneuries me donneront leurs ordres, où je serai heureux de leur obéir et de mettre à leur service la valeur de mon bras.
Peu accoutumées à de semblables discours, ces femmes ouvraient de grands yeux et ne répondaient rien; à la fin pourtant, elles lui demandèrent s'il voulait manger quelque chose.
Volontiers, répondit don Quichotte; et, quoi que ce puisse être, tout viendra fort à propos.
Par malheur, c'était un vendredi, et il n'y avait dans toute l'hôtellerie que les restes d'un 12 poisson séché qu'on appelle en Espagne, selon la province, morue, merluche ou truitelle. Elles le prièrent de vouloir bien s'en contenter, puisque c'était la seule chose qu'on pût lui offrir.
Pourvu qu'il y ait un certain nombre de ces truitelles, répliqua don Quichotte, cela équivaudra à une truite; car, me donner la monnaie d'une pièce de huit réaux, ou la pièce entière, peu importe. D'autant qu'il en est peut-être de la truitelle comme du veau, qui est plus tendre que le bœuf, ou bien encore du chevreau, qui est plus délicat que le bouc. Mais, quoi que ce soit, je le répète, qu'on l'apporte au plus vite; car, pour supporter la fatigue et le poids des armes, il faut réconforter l'estomac.
Pour qu'il dînât au frais, une table fut dressée devant la porte de l'hôtellerie, et l'hôtelier lui apporta un morceau de poisson mal dessalé et plus mal cuit, avec un pain moisi plus noir que ses armes. C'était un plaisant spectacle de le voir ainsi attablé, la tête emboîtée dans son morion, visière et mentonnière en avant. Comme il avait peine à se servir de ses mains pour porter les morceaux à sa bouche, une de ces dames fut obligée de lui rendre ce service. Quant à le faire boire, ce fut bien autre chose, et on n'y serait jamais parvenu, si l'hôtelier ne se fût avisé de percer de part en part un long roseau et de lui en introduire entre les dents un des bouts. Mais notre héros endurait tout patiemment, plutôt que de laisser couper les rubans de son armet. Sur ces entrefaites, un châtreur de porcs, qui rentrait à l'hôtellerie, s'étant mis à siffler cinq ou six fois, cet incident acheva de lui persuader qu'il était dans un fameux château, et qu'on lui faisait de la musique pendant le repas. Alors la merluche fut pour lui de la truite, le pain noir du pain blanc, les donzelles de grandes dames, l'hôtelier le seigneur châtelain. Aussi était-il ravi de la résolution qu'il avait prise, et du gracieux résultat de sa première sortie. Une seule chose cependant le chagrinait au fond de l'âme: c'était de n'être point encore armé chevalier, parce qu'en cet état, disait-il, on ne pouvait légitimement entreprendre aucune aventure.
Tourmenté de cette pensée, il abrége son maigre repas, puis, se levant brusquement, il appelle l'hôtelier, l'emmène dans l'écurie, et, après en avoir fermé la porte, il se jette à deux genoux devant lui en disant: Je ne me relèverai pas d'où je suis, illustre chevalier, que Votre Seigneurie ne m'ait octroyé l'insigne faveur que j'ai à lui demander, laquelle ne tournera pas moins à votre gloire qu'à l'avantage du genre humain.
En le voyant dans cette posture suppliante tenir un si étrange discours, l'hôtelier le regardait tout ébahi, et s'opiniâtrait à le relever; mais il n'y parvint qu'en promettant de faire ce qu'il désirait.
Je n'attendais pas moins de votre courtoisie, seigneur, dit don Quichotte. Le don que je vous demande et que vous promettez de m'octroyer si obligeamment, c'est demain, à la pointe du jour, de m'armer chevalier; mais au préalable, afin de me préparer à recevoir cet illustre caractère que je souhaite avec ardeur, permettez-moi de faire cette nuit la veille des armes dans la chapelle de votre château, après quoi il me sera permis de chercher les aventures par toute la terre, secourant les opprimés, châtiant les méchants, selon le vœu de la chevalerie, et comme doit le faire tout chevalier errant que sa vocation appelle à remplir une si noble tâche.
L'hôtelier, rusé compère (on l'a vu déjà), et qui avait quelque soupçon du jugement fêlé de son hôte, acheva de s'en convaincre en entendant un semblable discours; aussi, pour s'apprêter de quoi rire, il voulut lui donner satisfaction. Il lui dit qu'une pareille résolution 13 montrait qu'il était homme sage et de grand sens; qu'elle était d'ailleurs naturelle aux hidalgos d'aussi haute volée qu'il paraissait être et que l'annonçaient ses gaillardes manières; que lui-même, dans sa jeunesse, s'était voué à cet honorable exercice; qu'il avait visité, en quête d'aventures, plusieurs parties du monde, ne laissant dans les faubourgs de Séville et de Malaga, dans les marchés de Ségovie, dans l'oliverie de Valence, près des remparts de Grenade, sur la plage de San Lucar, et dans les moindres cabarets de Tolède[20], aucun endroit où il eût négligé d'exercer la légèreté de ses pieds ou la subtilité de ses mains, causant une foule de torts, cajolant les veuves, débauchant les jeunes filles, dupant nombre d'orphelins, finalement faisant connaissance avec presque tous les tribunaux d'Espagne, ou peu s'en faut; après quoi, ajouta-t-il, je suis venu me retirer dans ce château, où, vivant de mon bien et de celui des autres, je 14 m'empresse d'accueillir tous les chevaliers errants, de quelque condition et qualité qu'ils soient, seulement pour l'estime que je leur porte, et pourvu qu'ils partagent avec moi leurs finances en retour de mes généreuses intentions. Notre compère assura qu'il n'avait pas chez lui de chapelle pour faire la veille des armes, parce qu'on l'avait abattue à seule fin d'en rebâtir une toute neuve; mais qu'il était certain qu'en cas de nécessité, cette veille pouvait avoir lieu où bon semblait, qu'en conséquence il engageait son hôte à la faire dans la cour du château, où, dès la petite pointe du jour, et avec l'aide de Dieu, s'achèverait la cérémonie usitée; si bien que, dans quelques heures, il pourrait se vanter d'être armé chevalier, autant qu'on pût l'être au monde. Notre homme finit en lui demandant s'il portait de l'argent.
Pas un maravédis, répondit don Quichotte, et dans aucune histoire je n'ai lu qu'un chevalier errant en ai porté.
Vous vous abusez étrangement, répliqua l'hôtelier: et soyez sûr que si les historiens sont muets sur ce point, c'est qu'ils ont regardé comme superflu de recommander une chose aussi simple que celle de porter avec soi de l'argent et des chemises blanches. Tenez donc pour certain et avéré que les chevaliers errants dont parlent les livres avaient à tout événement la bourse bien garnie, et de plus une petite boîte d'onguent pour les blessures. En effet, comment croire que ces chevaliers, exposés à des combats incessants, au milieu des plaines et des déserts, eussent là tout à point quelqu'un pour les panser; à moins cependant qu'un enchanteur n'accourût à leur secours, amenant à travers les airs, sur un nuage, quelque dame ou nain porteur d'une fiole d'eau d'une vertu telle, qu'avec deux simples gouttes sur le bout de la langue ils se trouvaient tout aussi dispos qu'auparavant: mais, à défaut de ces puissants amis, croyez-le bien, ces chevaliers veillaient avec grand soin à ce que leurs écuyers fussent pourvus d'argent, de charpie et d'onguent; et si par hasard ils n'avaient point d'écuyer, cas fort rare, ils portaient eux-mêmes tout cela dans une petite besace, sur la croupe de leur cheval; car, cette circonstance exceptée, l'usage de porter besace était peu suivi des chevaliers errants. C'est pourquoi, ajouta notre compère, je vous donne le conseil et même au besoin l'ordre, comme à celui qui va être mon filleul d'armes, de ne plus désormais vous mettre en route sans argent; et soyez persuadé que, dans plus d'une occasion, vous aurez à vous applaudir de cette prévoyance.
Don Quichotte promit de suivre ce conseil, et, sans plus tarder, se prépara à faire la veille des armes dans une basse-cour dépendante de l'hôtellerie. Il rassembla toutes les pièces de son armure, les posa sur une auge qui était près du puits; après quoi, la rondache au bras et la lance au poing, il se mit à passer et à repasser devant l'abreuvoir, d'un air calme et fier tout ensemble. Les gens de l'hôtellerie avaient été mis au fait de la folie de cet inconnu, de ce qu'il appelait la veille des armes, et de son violent désir d'être armé chevalier. Curieux d'un spectacle si étrange, ils vinrent se placer à quelque distance, et chacun put l'observer tout à son aise, tantôt se promenant d'un pas lent et mesuré, tantôt s'appuyant sur sa lance et les yeux attachés sur son armure. Quoique la nuit fût close, la lune répandait une clarté si vive, qu'on distinguait aisément jusqu'aux moindres gestes de notre héros.
Sur ces entrefaites, un des muletiers qui étaient logés dans l'hôtellerie voulut faire boire ses bêtes; mais pour cela il fallait enlever les armes de dessus l'abreuvoir. Don Quichotte, qui en le voyant venir avait deviné son dessein, lui cria d'une voix fière: O toi, imprudent chevalier qui oses approcher des armes d'un des plus vaillants parmi ceux qui ont jamais ceint l'épée, prends garde à ce que tu vas faire, et crains de toucher à cette armure, si tu ne veux laisser ici la vie pour prix de ta témérité! Le muletier, 15 sans s'inquiéter de ces menaces (mieux eût valu pour sa santé qu'il en fît cas!), prit l'armure par les courroies et la jeta loin de lui.
Plus prompt que l'éclair, notre héros lève les yeux au ciel, et invoquant Dulcinée: Ma dame, dit-il à demi-voix, secourez-moi en ce premier affront qu'essuie ce cœur, votre vassal; que votre faveur me soit en aide en ce premier péril! Aussitôt, jetant sa rondache, il saisit sa lance à deux mains, et en décharge un tel coup sur la tête du muletier, qu'il l'étend à ses pieds dans un état si piteux qu'un second l'eût à jamais dispensé d'appeler un chirurgien. Cela fait, il ramasse son armure, la replace sur l'abreuvoir, et recommence sa promenade avec autant de calme que s'il ne fût rien arrivé.
Peu après, un autre muletier ignorant ce qui venait de se passer, voulut aussi faire boire ses mules; mais comme il allait toucher aux armes pour débarrasser l'abreuvoir, don Quichotte, sans prononcer une parole, et cette fois sans demander la faveur d'aucune dame, lève de nouveau sa lance, en assène trois ou quatre coups sur la tête de l'audacieux, et la lui ouvre en trois ou quatre endroits. Aux cris du blessé, tous les gens de l'hôtellerie accoururent; mais notre héros, reprenant sa rondache et saisissant son épée: Dame de beauté, s'écrie-t-il, aide et réconfort de mon cœur, voici l'instant de tourner les yeux de Ta Grandeur vers le chevalier, ton esclave, que menace une terrible aventure! Après cette invocation, il se sentit tant de force et de courage, que tous les muletiers du monde n'auraient pu le faire reculer d'un seul pas.
Les camarades des blessés, les voyant en cet état, se mirent à faire pleuvoir une grêle de pierres sur don Quichotte, qui s'en garantissait de son mieux avec sa rondache, restant fièrement près de l'auge, à la garde de ses armes. L'hôtelier criait à tue-tête qu'on laissât tranquille ce diable d'homme; qu'il avait assez dit que c'était un fou, et que, comme tel, il en sortirait quitte, eût-il assommé tous les muletiers d'Espagne. Notre héros vociférait encore plus fort que lui, les appelant lâches, mécréants, et traitant de félon le seigneur du château, puisqu'il souffrait qu'on maltraitât de la sorte les chevaliers errants. Si j'avais reçu l'ordre de chevalerie, disait-il, je lui prouverais bien vite qu'il n'est qu'un traître! Quant à vous, impure et vile canaille, approchez, approchez tous ensemble, et vous verrez quel châtiment recevra votre insolence. Enfin il montra tant de résolution, que les assaillants cessèrent de lui jeter des pierres. Don Quichotte, laissant emporter les blessés, reprit la veille des armes avec le même calme et la même gravité qu'auparavant.
L'hôtelier, qui commençait à trouver peu divertissantes les folies de son hôte, résolut pour y mettre un terme de lui conférer au plus vite ce malencontreux ordre de chevalerie. Après s'être excusé de l'insolence de quelques malappris, bien châtiés du reste, il jura que tout s'était passé à son insu; il lui répéta qu'il n'avait point de chapelle dans son château, mais que cela n'était pas absolument nécessaire, le point essentiel pour être armé chevalier consistant, d'après sa parfaite connaissance du cérémonial, en deux coups d'épée, le premier sur la nuque, le second sur l'épaule, et affirmant de plus que cela pouvait s'accomplir n'importe où, fût-ce au milieu des champs. Quant à la veille des armes, ajouta-t-il, vous êtes en règle, car deux heures suffisent, et vous en avez passé plus de quatre. Don Quichotte se laissa facilement persuader, déclarant au seigneur châtelain qu'il était prêt à lui obéir, mais qu'il le priait d'achever promptement la cérémonie, parce qu'une fois armé chevalier, disait-il, si l'on vient derechef m'attaquer, je ne laisserai personne en vie dans ce château, hormis pourtant ceux que mon noble parrain m'ordonnera d'épargner.
Très-peu rassuré par ces paroles, l'hôtelier courut chercher le livre où il inscrivait d'habitude la paille et l'orge qu'il donnait aux muletiers; puis, accompagné des deux donzelles en 16 question et d'un petit garçon portant un bout de chandelle, il revient trouver don Quichotte, auquel il ordonne de se mettre à genoux; après quoi, les yeux fixés sur le livre, comme s'il eût débité quelque dévote oraison, il prend l'épée de notre héros, lui en donne un coup sur la nuque, un autre sur l'épaule, puis invite une de ces dames à lui ceindre l'épée, ce dont elle s'acquitta avec beaucoup d'aisance et de modestie, mais toujours sur le point d'éclater de rire, si ce qui venait d'arriver n'eût tenu en bride sa gaieté. Dieu fasse de Votre Grâce un heureux chevalier, lui dit-elle, et vous accorde bonne chance dans les combats!
Don Quichotte lui demanda son nom, voulant savoir à quelle noble dame il demeurait obligé d'une si grande faveur. Elle répondit qu'elle s'appelait la Tolosa, que son père était fripier à Tolède, dans les échoppes de Sancho Benaya, et qu'en tout temps, en tout lieu et à toute heure, elle serait sa très-humble servante. Notre héros la pria, pour l'amour de lui, de prendre à l'avenir le don, et de s'appeler dona Tolosa, ce qu'elle promit de faire. L'autre lui ayant chaussé l'éperon, il lui demanda également son nom: elle répondit qu'elle s'appelait la Molinera, et qu'elle était fille d'un honnête meunier d'Antequerra. Ayant obtenu d'elle pareille promesse de prendre le don, et de s'appeler à l'avenir dona Molinera, il lui réitéra ses remercîments et ses offres de service.
Cette cérémonie terminée à la hâte, don Quichotte, qui aurait voulu être déjà en quête d'aventures, s'empressa de seller Rossinante, puis, venant à cheval embrasser l'hôtelier, il le remercia de l'avoir armé chevalier, et cela avec des expressions de gratitude si étranges, qu'il faut renoncer à vouloir les rapporter fidèlement. Pour le voir partir au plus vite, notre compère lui rendit, en quelques mots, la monnaie de ses compliments, et, sans rien réclamer pour sa dépense, le laissa aller à la grâce de Dieu.
L'aube blanchissait à l'horizon quand don Quichotte quitta l'hôtellerie si joyeux, si ravi de se voir enfin armé chevalier, que dans ses transports il faisait craquer les sangles de sa selle. Toutefois venant à se rappeler le conseil de l'hôtelier au sujet des choses dont il devait absolument se pourvoir, il résolut de s'en retourner chez lui, afin de se munir d'argent et de chemises, et surtout pour se procurer un écuyer, emploi auquel il destinait un laboureur, son voisin, pauvre diable chargé d'enfants, mais, selon lui, très-convenable à l'office d'écuyer dans la chevalerie errante. Il prit donc le chemin de son village; et, comme si Rossinante eût deviné l'intention de son maître, il se mit à trotter si prestement, que ses pieds semblaient ne pas toucher la terre.
Notre héros marchait depuis peu de temps, lorsqu'il crut entendre à sa droite une voix plaintive sortant de l'épaisseur d'un bois. A peine en fut-il certain, qu'il s'écria: Grâces soient rendues au ciel qui m'envoie sitôt l'occasion d'exercer le devoir de ma profession et de cueillir les premiers fruits de mes généreux desseins. Ces plaintes viennent sans doute d'un infortuné qui a besoin de secours; et aussitôt tournant bride vers l'endroit d'où les cris lui semblaient partir, il y pousse Rossinante.
Il n'avait pas fait vingt pas dans le bois, qu'il vit une jument attachée à un chêne, et à un autre chêne également attaché un jeune garçon d'environ quinze ans, nu jusqu'à la ceinture. C'était de lui que venaient les cris, et certes il ne les poussait pas sans sujet. Un paysan vigoureux et de haute taille le fustigeait avec une ceinture de cuir, accompagnant chaque coup du même refrain: Yeux ouverts et bouche close! lui disait-il. Pardon, seigneur, pardon, pour 17 l'amour de Dieu! criait le pauvre garçon, j'aurai désormais plus de soin du troupeau.
A cette vue, don Quichotte s'écria d'une voix courroucée: Discourtois chevalier, il est mal de s'attaquer à qui ne peut se défendre; montez à cheval, prenez votre lance (il y en avait une appuyée contre l'arbre auquel la jument était attachée[21]), et je saurai vous montrer qu'il n'appartient qu'à un lâche d'agir de la sorte.
Sous la menace de ce fantôme armé qui lui tenait sa lance contre la poitrine, le paysan répondit d'un ton patelin: Seigneur, ce mien valet garde un troupeau de brebis que j'ai près d'ici; mais il est si négligent, que chaque jour il en manque quelques-unes; et comme je châtie sa paresse, ou plutôt sa friponnerie, il dit que c'est par avarice et pour ne pas lui payer ses gages. Sur mon Dieu et sur mon âme il en a menti!
Un démenti en ma présence, misérable vilain! repartit don Quichotte; par le soleil qui nous éclaire, je suis tenté de te passer cette lance au travers du corps. Qu'on délie cet enfant et qu'on le paye, sinon, j'en prends Dieu à témoin, je t'anéantis sur l'heure.
Le paysan, baissant la tête sans répliquer, détacha le jeune garçon, à qui don Quichotte demanda combien il lui était dû:
Neuf mois, à sept réaux chacun, répondit-il.
Notre héros ayant compté, trouva que cela faisait soixante-trois réaux, qu'il ordonna au laboureur de payer sur-le-champ, s'il tenait à la vie. Tout tremblant, cet homme répondit que dans le mauvais pas où il se trouvait, il craignait de jurer faux, mais qu'il ne devait pas autant; qu'en tout cas il fallait en rabattre le prix 18 de trois paires de souliers, et de deux saignées faites à son valet malade.
Eh bien, répliqua don Quichotte, cela compensera les coups que vous lui avez donnés sans raison. S'il a usé le cuir de vos souliers, vous avez déchiré la peau de son corps; si le barbier lui a tiré du sang pendant sa maladie, vous lui en avez tiré en bonne santé; ainsi vous êtes quittes, l'un vaudra pour l'autre.
Le malheur est que je n'ai pas d'argent sur moi, dit le paysan; mais qu'André vienne à la maison, je le payerai jusqu'au dernier réal.
M'en aller avec lui! Dieu m'en préserve! s'écria le berger. S'il me tenait seul, il m'écorcherait comme un saint Barthélemi.
Non, non, répliqua don Quichotte, il n'en fera rien; qu'il me le jure seulement par l'ordre de chevalerie qu'il a reçu, il est libre, et je réponds du payement.
Seigneur, que Votre Grâce fasse attention à ce qu'elle dit, reprit le jeune garçon; mon maître n'est point chevalier, et n'a jamais reçu aucun ordre de chevalerie: c'est Jean Haldudo le riche, qui demeure près de Quintanar.
Qu'importe? dit don Quichotte; il peut y avoir des Haldudos chevaliers; d'ailleurs ce sont les bonnes actions qui anoblissent, et chacun est fils de ses œuvres.
Cela est vrai, répondit André, mais de quelles œuvres est-il fils, lui qui me refuse un salaire gagné à la sueur de mon corps?
Vous avez tort, André, mon ami, répliqua le paysan, et, s'il vous plaît de venir avec moi, je fais serment, par tous les ordres de chevalerie qu'il y a dans le monde, de vous payer ce que je vous dois, comme je l'ai promis, et même en réaux tout neufs.
Pour neufs, je t'en dispense, reprit notre chevalier; paye-le, cela me suffit; mais songe à ce que tu viens de jurer d'accomplir, sinon je jure à mon tour que je saurai te retrouver, fusses-tu aussi prompt à te cacher qu'un lézard; afin que tu saches à qui tu as affaire, apprends que je suis le valeureux don Quichotte de la Manche, celui qui redresse les torts et répare les injustices. Adieu, qu'il te souvienne de ta parole, ou je tiendrai la mienne. En achevant ces mots, il piqua Rossinante, et s'éloigna.
Le paysan le suivit quelque temps des yeux, puis, quand il l'eut perdu de vue dans l'épaisseur du bois, il retourna au berger: Viens, mon fils, lui dit-il, viens que je m'acquitte envers toi comme ce redresseur de torts me l'a commandé.
Si vous ne faites, répondit André, ce qu'a ordonné ce bon chevalier (à qui Dieu donne heureuse et longue vie pour sa valeur et sa justice!), je jure d'aller le chercher en quelque endroit qu'il puisse être et de l'amener pour vous châtier, selon qu'il l'a promis.
Très-bien, reprit le paysan, et pour te montrer combien je t'aime, je veux accroître la dette, afin d'augmenter le payement; puis, saisissant André par le bras, il le rattacha au même chêne, et lui donna tant de coups qu'il le laissa pour mort. Appelle, appelle le redresseur de torts, lui disait-il, tu verras qu'il ne redressera pas celui-ci, quoiqu'il ne soit qu'à moitié fait; car je ne sais qui me retient, pour te faire dire vrai, que je ne t'écorche tout vif. A la fin, il le détacha: Maintenant va chercher ton juge, ajouta-t-il, qu'il vienne exécuter sa sentence; tu auras toujours cela par provision.
André s'en fut tout en larmes, jurant de se mettre en quête du seigneur don Quichotte jusqu'à ce qu'il l'eût rencontré, et menaçant le paysan de le lui faire payer avec usure. Mais, en attendant, le pauvre diable s'éloignait à demi-écorché, tandis que son maître riait à gorge déployée.
Enchanté de l'aventure, et d'un si agréable début dans la carrière chevaleresque, notre héros poursuivait son chemin: Tu peux t'estimer heureuse entre toutes les femmes, disait-il à demi-voix, ô belle par-dessus toutes les belles, belle Dulcinée du Toboso! d'avoir pour humble esclave un aussi valeureux chevalier que don 19 Quichotte de la Manche, lequel, comme chacun sait, est armé chevalier d'hier seulement, et a déjà redressé la plus grande énormité qu'ait pu inventer l'injustice et commettre la cruauté, en arrachant des mains de cet impitoyable bourreau le fouet dont il déchirait un faible enfant. En disant cela, il arrivait à un chemin qui se partageait en quatre, et tout aussitôt il lui vint à l'esprit que les chevaliers errants s'arrêtaient en pareils lieux, pour délibérer sur la route qu'ils devaient suivre. Afin de ne faillir en rien à les imiter, il s'arrêta; mais, après avoir bien réfléchi, il lâcha la bride à Rossinante, qui, se sentant libre, suivit son inclination naturelle, et prit le chemin de son écurie.
Notre chevalier avait fait environ deux milles quand il vit venir à lui une grande troupe de gens: c'était, comme on l'a su depuis, des marchands de Tolède qui allaient acheter de la soie à Murcie. Ils étaient six, tous bien montés, portant chacun un parasol, et accompagnés de quatre valets à cheval et d'autres à pied conduisant les mules. A peine don Quichotte les a-t-il aperçus, qu'il s'imagine rencontrer une nouvelle aventure; aussitôt, pour imiter les passes d'armes qu'il avait vues dans ses livres, il saisit l'occasion d'en faire une à laquelle il songeait depuis longtemps. Se dressant sur ses étriers d'un air fier, il serre sa lance, se couvre de son écu, se campe au beau milieu du chemin, et attend ceux qu'il prenait pour des chevaliers errants. Puis d'aussi loin qu'ils peuvent le voir et l'entendre, il leur crie d'une voix arrogante: Qu'aucun de vous ne prétende passer outre, à moins de confesser que sur toute la surface de la terre il n'y a pas une seule dame qui égale en beauté l'impératrice de la Manche, la sans pareille Dulcinée du Toboso!
Les marchands s'arrêtèrent pour considérer cet étrange personnage, et, à la figure non moins qu'aux paroles, ils reconnurent bientôt à qui ils avaient affaire. Mais, voulant savoir où les mènerait l'aveu qu'on leur demandait, l'un d'eux, qui était très-goguenard, répondit: Seigneur chevalier, nous ne connaissons pas cette noble dame dont vous parlez; faites-nous-la voir: et si sa beauté est aussi merveilleuse que vous le dites, nous confesserons de bon cœur et sans contrainte ce que vous désirez.
Et si je vous la faisais voir, répliqua don Quichotte, quel mérite auriez-vous à reconnaître une vérité si manifeste? L'essentiel, c'est que, sans l'avoir vue, vous soyez prêts à le confesser, à l'affirmer, et même à le soutenir les armes à la main; sinon, gens orgueilleux et superbes, je vous défie, soit que vous veniez l'un après l'autre, comme le veulent les règles de la chevalerie, soit que vous veniez tous ensemble, comme c'est la vile habitude des gens de votre espèce. Je vous attends avec la confiance d'un homme qui a le bon droit de son côté.
Seigneur chevalier, répondit le marchand, au nom de tout ce que nous sommes de princes ici, et pour l'acquit de notre conscience, laquelle nous défend d'affirmer une chose que nous ignorons, chose qui d'ailleurs serait au détriment des autres impératrices et reines de l'Estramadure et de la banlieue de Tolède, je supplie Votre Grâce de nous faire voir le moindre petit portrait de cette dame; ne fût-il pas plus grand que l'ongle, par l'échantillon on juge de la pièce; du moins notre esprit sera en repos, et nous pourrons vous donner satisfaction. Nous sommes déjà si prévenus en sa faveur, que, lors même que son portrait la montrerait borgne d'un œil et distillant de l'autre du vermillon et du soufre, nous dirons à sa louange tout ce qu'il vous plaira.
Il n'en distille rien, canaille infâme! s'écria don Quichotte enflammé de colère, il n'en distille rien de ce que vous osez dire, mais bien du musc et de l'ambre; elle n'est ni borgne ni bossue: elle est plus droite qu'un fuseau de Guadarrama; aussi vous allez me payer le blasphème que vous venez de proférer. En même temps, il court la lance basse sur celui qui avait porté la parole, et cela avec une telle furie que 20 si Rossinante n'eût bronché au milieu de sa course, le railleur s'en serait fort mal trouvé.
Rossinante s'abattit, et s'en fut au loin rouler avec son maître, qui s'efforça plusieurs fois de se relever, sans pouvoir en venir à bout, tant l'embarrassaient son écu, sa lance et le poids de son armure. Mais pendant ces vains efforts, sa langue n'était pas en repos: Ne fuyez pas, lâches! criait-il; ne fuyez pas, vils esclaves! c'est par la faute de mon cheval, et non par la mienne, que je suis étendu sur le chemin.
Un muletier de la suite des marchands, qui n'avait pas l'humeur endurante, ne put supporter tant de bravades. Il court sur notre héros, lui arrache sa lance qu'il met en pièces, et avec le meilleur tronçon il l'accable de tant de coups que, malgré sa cuirasse, il le broyait comme du blé sous la meule. On avait beau lui crier de s'arrêter, le jeu lui plaisait tellement qu'il ne pouvait se résoudre à le quitter. Après avoir brisé le premier morceau de la lance, il eut recours aux autres, et il acheva de les user sur le malheureux chevalier, qui, pendant cette grêle de coups ne cessait d'invoquer le ciel et la terre, et de menacer les scélérats qui le traitaient si outrageusement. Enfin le muletier se lassa et les marchands poursuivirent leur chemin avec un ample sujet de conversation.
Quand don Quichotte se vit seul, il fit de nouveaux efforts pour se relever; mais s'il n'avait pu y parvenir bien portant, comment l'eût-il fait moulu et presque disloqué? Néanmoins il se consolait d'une disgrâce familière, selon lui, aux chevaliers errants, et qu'il attribuait, d'ailleurs, tout entière à la faute de son cheval.
Convaincu qu'il lui était impossible de se mouvoir, don Quichotte prit le parti de recourir à son remède ordinaire, qui consistait à se rappeler quelques passages de ses livres, et tout aussitôt sa folie lui remit en mémoire l'aventure du marquis de Mantoue et de Baudouin, quand Charlot abandonna celui-ci, blessé dans la montagne; histoire connue de tout le monde et non moins authentique que les miracles de Mahomet. Cette aventure lui paraissant tout à fait appropriée à sa situation, il commença à se rouler par terre comme un homme désespéré, répétant d'une voix dolente ce que l'auteur met dans la bouche du chevalier blessé:
Comme il continuait la romance jusqu'à ces vers:
le hasard amena du même côté un laboureur de son village, qui revenait de porter une charge de blé au moulin. Voyant un homme étendu sur le chemin, il lui demanda qui il était et quel mal il ressentait pour se plaindre si tristement. Don Quichotte, se croyant Baudouin, et prenant le laboureur pour le marquis de Mantoue, se met, pour toute réponse, à lui raconter ses disgrâces et les amours de sa femme avec le fils de l'empereur, comme on le voit dans la romance. Le laboureur, étonné d'entendre tant d'extravagances, le débarrassa de sa visière, qui était toute brisée, et, ayant lavé ce visage plein de poussière, le reconnut. Hé! bon Dieu, seigneur Quixada, s'écria-t-il (tel devait être son nom quand il était en son bon sens et qu'il n'était pas encore devenu, d'hidalgo paisible, chevalier errant), qui a mis Votre Grâce en cet état?
Au lieu de répondre à la question, notre chevalier continuait sa romance. Voyant qu'il n'en pouvait tirer autre chose, le laboureur lui ôta le plastron et le corselet afin de visiter ses blessures; mais ne trouvant aucune trace de sang, il se mit à le relever de terre non sans peine, et 21 le plaça sur son âne pour le mener plus doucement. Ramassant ensuite les armes et jusqu'aux éclats de la lance, il attacha le tout sur le dos de Rossinante qu'il prit par la bride, puis il poussa l'âne devant lui, et marcha ainsi vers son village, écoutant, sans y rien comprendre, les folies que débitait don Quichotte.
Toujours préoccupé de ses rêveries, notre héros était de plus en si mauvais état qu'il ne pouvait se tenir sur le pacifique animal; aussi, de temps en temps, poussait-il de grands soupirs. Le laboureur lui demanda de nouveau quel mal il ressentait; mais on eût dit que le diable prenait plaisir à réveiller dans la mémoire du chevalier ce qui avait quelque rapport à son aventure. Oubliant Baudouin, il vint à se rappeler tout à coup le Maure Abendarraez, quand le gouverneur d'Antequerra, Rodrigue de Narvaez, l'emmène prisonnier; de sorte qu'il se mit à débiter mot pour mot ce que l'Abencerrage répond à don Rodrigue dans la Diane de Montemayor, et en s'appliquant si bien tout ce fatras, qu'il était difficile d'entasser plus d'extravagances. Convaincu que son voisin était tout à fait fou, le laboureur pressa le pas afin d'abréger l'ennui que lui causait cette interminable harangue.
Seigneur don Rodrigue de Narvaez, poursuivait don Quichotte, il faut que vous sachiez que cette belle Karifa, dont je vous parle, est présentement la sans pareille Dulcinée du Toboso, pour qui j'ai fait, je fais et je ferai les plus fameux exploits de chevalerie qu'on ai vus, qu'on voie et même qu'on puisse voir dans les siècles à venir.
Je ne suis pas Rodrigue de Narvaez ni le marquis de Mantoue, répondait le laboureur, mais Pierre Alonzo, votre voisin; et vous n'êtes ni 22 Baudouin ni le Maure Abendarraez, mais un honnête hidalgo, le seigneur Quixada.
Je sais qui je suis, répliquait don Quichotte, et je sais de plus que je puis être non-seulement ceux que j'ai dits, mais encore tout à la fois les douze pairs de France et les neuf preux, puisque leurs grandes actions réunies ne sauraient égaler les miennes.
Ces propos et autres semblables les menèrent jusqu'à leur village, où ils arrivèrent comme le jour finissait. Le laboureur, qui ne voulait pas qu'on vît notre hidalgo en si piteux état, attendit que la nuit fût venue pour le conduire à sa maison, où tout était en grand trouble de son absence.
Ses bons amis, le curé et le barbier, s'y trouvaient en ce moment, et la gouvernante leur disait: Eh bien, seigneur licencié Pero Pérez (c'était le nom du curé), que pensez-vous de notre maître? Il y a six jours entiers que nous n'avons vu ni lui ni son cheval, et il faut qu'il ait emporté son écu, sa lance et ses armes, car nous ne les trouvons pas. Oui, aussi vrai que je suis née pour mourir, ce sont ces maudits livres de chevalerie, sa seule et continuelle lecture, qui lui auront brouillé la cervelle. Je lui ai entendu dire bien des fois qu'il voulait se faire chevalier errant, et s'en aller de par le monde en quête d'aventures; puissent Satan et Barabbas emporter les livres qui ont troublé la meilleure tête qui se soit vue dans toute la Manche!
La nièce en disait plus encore: Sachez, maître Nicolas (c'était le nom du barbier), sachez qu'il arrivait souvent à mon oncle de passer plusieurs jours et plusieurs nuits sans quitter ces maudites lectures; après quoi, tout hors de lui, il jetait le livre, tirait son épée et s'escrimait à grands coups contre les murailles; puis, quand il n'en pouvait plus, il se vantait d'avoir tué quatre géants plus hauts que des tours, et soutenait que la sueur dont ruisselait son corps était le sang des blessures qu'il avait reçues dans le combat. Là-dessus il buvait un grand pot d'eau froide, disant que c'était un précieux breuvage apporté par un enchanteur de ses amis. Hélas! je me taisais, de peur qu'on ne pensât que mon oncle avait perdu l'esprit, et c'est moi qui suis la cause de son malheur pour ne pas avoir parlé plus tôt, car vous y auriez porté remède, et tous ces maudits livres seraient brûlés depuis longtemps comme autant d'hérétiques.
C'est vrai, dit le curé; et le jour de demain ne se passera pas sans qu'il en soit fait bonne justice: ils ont perdu le meilleur de mes amis; mais je fais serment qu'à l'avenir ils ne feront de mal à personne.
Tout cela était dit si haut que don Quichotte et le laboureur, qui entraient en ce moment, l'entendirent; aussi ce dernier ne doutant plus de la maladie de son voisin, se mit à crier à tue-tête: Ouvrez au marquis de Mantoue et au seigneur Baudouin, qui revient grièvement blessé; ouvrez au seigneur maure Abendarraez, que le vaillant Rodrigue de Narvaez, gouverneur d'Antequerra, amène prisonnier!
On s'empressa d'ouvrir la porte; le curé et le barbier, reconnaissant leur ami, la nièce son oncle, et la gouvernante son maître, accoururent pour l'embrasser.
Arrêtez, dit froidement don Quichotte, qui n'avait pu encore descendre de son âne; je ne suis blessé que par la faute de mon cheval. Qu'on me porte au lit, et s'il se peut, qu'on fasse venir la sage Urgande pour me panser.
Eh bien! s'écria la gouvernante, n'avais-je pas deviné de quel pied clochait notre maître? Entrez, seigneur, entrez, et laissez là votre Urgande; nous vous guérirons bien sans elle. Maudits soient les chiens de livres qui vous ont mis en ce bel état!
On porta notre chevalier dans son lit; et comme on cherchait ses blessures sans en trouver aucune: Je ne suis pas blessé, leur dit-il; je ne suis que meurtri, parce que mon cheval s'est abattu sous moi tandis que j'étais aux prises avec dix géants, les plus monstrueux et les plus 23 farouches qui puissent jamais se rencontrer.
Bon, dit le curé, voilà les géants en danse. Par mon saint patron! il n'en restera pas un seul demain avant la nuit.
Ils adressèrent mille questions à don Quichotte, mais à toutes il ne faisait qu'une seule réponse: c'était qu'on lui donnât à manger et qu'on le laissât dormir, deux choses dont il avait grand besoin. On s'empressa de le satisfaire. Le curé s'informa ensuite de quelle manière le laboureur l'avait rencontré. Celui-ci raconta tout, sans oublier aucune des extravagances de notre héros, soit lorsqu'il l'avait trouvé étendu sur le chemin, soit pendant qu'il le ramenait sur son âne.
Le lendemain, le curé n'en fut que plus empressé à mettre son projet à exécution; il fit appeler maître Nicolas, et tous deux se rendirent à la maison de don Quichotte.
Notre héros dormait encore quand le curé et le barbier vinrent demander à sa nièce la clef de la chambre où étaient les livres, source de tout le mal. Elle la leur donna de bon cœur, et ils entrèrent accompagnés de la gouvernante. Là se trouvaient plus de cent gros volumes, tous bien reliés, et un certain nombre en petit format. A peine la gouvernante les eut-elle aperçus, que, sortant brusquement, et rapportant bientôt après un vase rempli d'eau bénite: Tenez, seigneur licencié, dit-elle au curé, arrosez partout cette chambre, de peur que les maudits enchanteurs, dont ces livres sont pleins, ne viennent nous ensorceler, pour nous punir de vouloir les chasser de ce monde.
Le curé sourit en disant au barbier de lui donner les livres les uns après les autres, pour savoir de quoi ils traitaient, parce qu'il pouvait s'en trouver qui ne méritassent pas la peine du feu.
Non, non, dit la nièce, n'en épargnez aucun; tous ils ont fait du mal. Il faut les jeter par la fenêtre et les amonceler au milieu de la cour, afin de les brûler d'un seul coup, ou plutôt les porter dans la basse-cour, et dresser là un bûcher pour n'être pas incommodé par la fumée.
La gouvernante fut de cet avis; mais le curé voulut connaître au moins le titre des livres.
Le premier que lui passa maître Nicolas était Amadis de Gaule.
Oh! oh! s'écria le curé, on prétend que c'est le premier livre de chevalerie imprimé en notre Espagne, et qu'il a servi de modèle à tous les autres; je conclus à ce qu'il soit condamné au feu, comme chef d'une si détestable secte.
Grâce pour lui, reprit le barbier; car bien des gens assurent que c'est le meilleur livre que nous ayons en ce genre. Comme modèle, du moins, il mérite qu'on lui pardonne.
Pour l'heure, dit le curé, on lui fait grâce. Voyons ce qui suit.
Ce sont, reprit le barbier, les Prouesses d'Esplandian, fils légitime d'Amadis de Gaule.
Le fils n'approche pas du père, dit le curé; tenez, dame gouvernante, ouvrez cette fenêtre, et jetez-le dans la cour: il servira de fond au bûcher que nous allons dresser.
La gouvernante s'empressa d'obéir, et Esplandian s'en alla dans la cour attendre le supplice qu'il méritait.
Passons, continua le curé.
Voici Amadis de Grèce, dit maître Nicolas, et je crois que tous ceux de cette rangée sont de la même famille.
Qu'ils prennent le chemin de la cour, reprit le curé; car, plutôt que d'épargner la reine Pintiquiniestre et le berger Danirel, avec tous leurs propos quintessenciés, je crois que je brûlerais avec eux mon propre père, s'il se présentait sous la figure d'un chevalier errant.
C'est mon avis, dit le barbier.
C'est aussi le mien, ajouta la nièce.
Puisqu'il en est ainsi, dit la gouvernante, qu'ils aillent trouver leurs compagnons! Et, sans prendre la peine de descendre, elle les jeta pêle-mêle par la fenêtre.
Quel est ce gros volume? demanda le curé.
Don Olivantes de Laura, répondit maître Nicolas.
Il est du même auteur que le Jardin de Flore, reprit le curé, mais je ne saurais dire lequel des deux est le moins menteur; dans tous les cas, celui-ci s'en ira dans la cour à cause des extravagances dont il regorge.
Cet autre est Florismars d'Hircanie, dit le barbier.
Quoi! le seigneur Florismars est ici? s'écria le curé; eh bien, qu'il se dépêche de suivre les autres, en dépit de son étrange naissance et de ses incroyables aventures. La rudesse et la pauvreté de son style ne méritent pas un meilleur traitement.
Voici le Chevalier Platir, dit maître Nicolas.
C'est un vieux livre fort insipide, reprit le curé, et qui ne contient rien qui lui mérite d'être épargné: à la cour! dame gouvernante, et qu'il n'en soit plus question!
On ouvrit un autre livre; il avait pour titre: le Chevalier de la Croix. Un nom si saint devrait lui faire trouver grâce, dit le curé; mais n'oublions pas le proverbe: Derrière la croix se tient le diable. Qu'il aille au feu!
Voici le Miroir de la Chevalerie, dit le barbier.
Ah! ah! j'ai l'honneur de le connaître, reprit le curé. Nous avons là Renaud de Montauban avec ses bons amis et compagnons, tous plus voleurs que Cacus, et les douze pairs de France, et le véridique historien Turpin. Si vous m'en croyez, nous ne les condamnerons qu'à un bannissement perpétuel, par ce motif qu'ils ont inspiré Matéo Boyardo, que le célèbre Arioste n'a pas dédaigné d'imiter[22]. Quant à ce dernier, si je le rencontre ici parlant une autre langue que la sienne, qu'il ne s'attende à aucune pitié; mais s'il parle son idiome natal, accueillons-le avec toutes sortes d'égards.
Moi, je l'ai en italien, dit le barbier, mais je ne l'entends point.
Plût à Dieu, reprit le curé, que ne l'eût pas entendu davantage certain capitaine[23] qui, pour introduire l'Arioste en Espagne, a pris la peine de l'habiller en castillan, car il lui a ôté bien de son prix. Il en sera de même de toutes les traductions d'ouvrages en vers; jamais on ne peut conserver les grâces de l'original, quelque talent qu'on y apporte. Pour celui-ci et tous ceux qui parlent des choses de France, je suis d'avis qu'on les garde en lieu sûr; nous verrons plus à loisir ce qu'il faudra en faire. J'en excepte pourtant un certain Bernard de Carpio qui doit se trouver par ici, et un autre appelé Roncevaux; car, s'ils tombent sous ma main, ils passeront bientôt par celles de la gouvernante.
De tout cela, maître Nicolas demeura d'accord sur la foi du curé, qu'il connaissait homme de bien et si grand ami de la vérité, que pour tous les trésors du monde il n'aurait pas voulu la trahir. Il ouvrit deux autres livres: l'un était Palmerin d'Olive, et l'autre Palmerin d'Angleterre.
Qu'on brûle cette olive, dit le curé, et qu'on en jette les cendres au vent; mais conservons cette palme d'Angleterre comme un ouvrage unique, et donnons-lui une cassette non moins précieuse que celle trouvée par Alexandre dans les dépouilles de Darius, et qu'il destina à renfermer les œuvres d'Homère. Ce livre, seigneur compère, est doublement recommandable: d'abord il est excellent en lui-même, de plus il passe pour être l'œuvre d'un roi de Portugal, savant autant qu'ingénieux. Toutes les aventures du château de Miraguarda sont fort bien imaginées et pleines d'art; le style est aisé et pur; 25 l'auteur s'est attaché à respecter les convenances, et a pris soin de conserver les caractères: ainsi donc, maître Nicolas, sauf votre avis, que ce livre et l'Amadis de Gaule soient exemptés du feu. Quant aux autres, qu'ils périssent à l'instant même.
Arrêtez, arrêtez, s'écria le barbier, voici le fameux Don Belianis.
Don Belianis! reprit le curé; ses seconde, troisième et quatrième parties auraient grand besoin d'un peu de rhubarbe pour purger la bile qui agite l'auteur; cependant, en retranchant son Château de la Renommée et tant d'autres impertinences, on peut lui donner quelque répit, et, selon qu'il se sera corrigé, on lui fera justice. Mais, en attendant, gardez-le chez vous, compère, et ne souffrez pas que personne le lise. Puis, sans prolonger l'examen, il dit à la gouvernante de prendre les autres grands volumes, et de les jeter dans la cour.
Celle-ci, qui aurait brûlé tous les livres du monde, ne se le fit pas dire deux fois, et elle en 26 saisit un grand nombre pour les jeter par la fenêtre; mais elle en avait tant pris à la fois, qu'il en tomba un aux pieds du barbier qui voulut voir ce que c'était; en l'ouvrant, il lut au titre: Histoire du fameux Tirant-le-Blanc.
Comment! s'écria le curé, vous avez là Tirant-le-Blanc? Donnez-le vite, seigneur compère, car c'est un trésor d'allégresse et une source de divertissement! C'est là qu'on rencontre le chevalier Kyrie Eleison de Montalban et Thomas de Montalban, son frère, avec le chevalier de Fonseca; le combat du valeureux Detriant contre le dogue; les finesses de la demoiselle Plaisir de ma vie; les amours et les ruses de la veuve Tranquille, et l'impératrice amoureuse de son écuyer. C'est pour le style le meilleur livre du monde: les chevaliers y mangent, y dorment, y meurent dans leur lit après avoir fait leur testament, et mille autres choses qui ne se rencontrent guère dans les livres de cette espèce; et pourtant celui qui l'a composé aurait bien mérité, pour avoir dit volontairement tant de sottises, qu'on l'envoyât ramer aux galères le reste de ses jours. Emportez ce livre chez vous, lisez-le, et vous verrez si tout ce que j'en dis n'est pas vrai.
Vous serez obéi, dit le barbier; mais que ferons-nous de tous ces petits volumes qui restent?
Ceux-ci, répondit le curé, ne doivent pas être des livres de chevalerie, mais de poésie; et le premier qu'il ouvrit était la Diane de Montemayor. Ils ne méritent pas le feu, ajouta-t-il, parce qu'ils ne produiront jamais les désordres qu'ont causés les livres de chevalerie; ils ne s'écartent point des règles du bon sens, et personne ne court risque de perdre l'esprit en les lisant.
Ah! seigneur licencié! s'écria la nièce, vous pouvez bien les envoyer avec les autres; car si mon oncle vient à guérir de sa fièvre de chevalerie errante, il est capable en lisant ces maudits livres de vouloir se faire berger, et de se mettre à courir les bois et les prés, chantant et jouant du flageolet, ou, ce qui serait pis encore, de se faire poëte: maladie contagieuse et surtout, dit-on, incurable.
Cette fille a raison, dit le curé; il est bon d'ôter à notre ami une occasion de rechute. Commençons donc par la Diane de Montemayor. Je ne suis pourtant pas d'avis qu'on la jette au feu; car en se contentant de supprimer ce qui traite de la sage Félicie et de l'eau enchantée, c'est-à-dire presque tous les vers, on peut lui laisser, à cause de sa prose, l'honneur d'être le premier entre ces sortes d'ouvrages.
Voici la Diane, appelée la seconde, du Salmentin, dit le barbier; puis une autre dont l'auteur est Gilles Pol.
Que celle du Salmentin augmente le nombre des condamnés, reprit le curé; mais gardons la Diane de Gilles Pol, comme si Apollon lui-même en était l'auteur. Passons outre, seigneur compère, ajouta-t-il, et dépêchons, car il se fait tard.
Voici les dix livres de la Fortune d'amour, composés par Antoine de l'Ofrase, poëte de Sardaigne, dit le barbier.
Par les ordres que j'ai reçus! reprit le curé, depuis qu'on parle d'Apollon et des Muses, en un mot depuis qu'il y a des poëtes, il n'a point été composé un plus agréable ouvrage que celui-ci, et quiconque ne l'a point lu peut dire qu'il n'a jamais rien lu d'amusant. Donnez-le-moi, seigneur compère; aussi bien je le préfère à une soutane du meilleur taffetas de Florence.
Ceux qui suivent, continua le barbier, sont le Berger d'Ibérie, les Nymphes d'Hénarès et le Remède à la jalousie.
Livrez tout cela à la gouvernante, dit le curé; et qu'on ne m'en demande pas la raison, car nous n'aurions jamais fini.
Et le Berger de Philida? dit le barbier.
Oh! ce n'est point un berger, reprit le curé, mais un sage et ingénieux courtisan qu'il faut garder comme une relique.
Et ce gros volume, intitulé Trésor des poésies diverses? dit maître Nicolas.
S'il y en avait moins, répondit le curé, elles n'en vaudraient que mieux. Toutefois, en retranchant de ce livre quelques pauvretés mêlées à de fort belles choses, on peut le conserver; les autres ouvrages de l'auteur doivent faire épargner celui-ci.
Le Chansonnier de Lopez de Maldonado! Qu'est cela? dit le barbier en ouvrant un volume.
Je connais l'auteur, reprit le curé; ses vers sont admirables dans sa bouche, car il a une voix pleine de charme. Il est un peu étendu dans ses églogues, mais une bonne chose n'est jamais trop longue. Il faut le mettre avec les réservés. Et celui qui est là tout auprès, comment s'appelle-t-il?
C'est la Galatée de Michel Cervantes, répondit maître Nicolas.
Il y a longtemps que ce Cervantes est de mes amis, reprit le curé, et l'on sait qu'il est encore plus célèbre par ses malheurs que par ses vers. Son livre ne manque pas d'invention, mais il propose et ne conclut pas. Attendons la seconde partie qu'il promet[24]; peut-être y réussira-t-il mieux et méritera-t-il l'indulgence qu'on refuse à la première.
Que sont ces trois volumes? demanda le barbier. L'Araucana, de don Alonzo de Hercilla, l'Austriada de Juan Rufo, jurat de Cordoue, et le Montserrat de Christoval de Viruez, poëte valencien.
Ces trois ouvrages, répondit le curé, renferment les meilleurs vers héroïques qu'on ait composés en espagnol, et ils peuvent aller de pair avec les plus fameux de l'Italie. Gardons-les soigneusement, comme des monuments précieux de l'excellence de nos poëtes.
Le curé, se lassant enfin d'examiner tant de livres, conclut définitivement, sans pousser plus loin l'examen, qu'on jetât tout le reste au feu. Mais le barbier lui en présenta un qu'il venait d'ouvrir, et qui avait pour titre les Larmes d'Angélique.
Ce serait à moi d'en verser, dit le curé, si cet ouvrage avait été brûlé par mon ordre, car l'auteur est un des plus célèbres poëtes, non-seulement d'Espagne, mais encore du monde entier, et il a particulièrement réussi dans la traduction de plusieurs fables d'Ovide.
Ils en étaient là, quand tout à coup don Quichotte se mit à jeter de grands cris: A moi, à moi, valeureux chevaliers! disait-il. C'est ici qu'il faut montrer la force de vos bras, sinon les gens de la cour vont remporter le prix du tournoi. Afin d'accourir au bruit, on abandonna l'inventaire des livres; aussi faut-il croire que si la Carolea et Léon d'Espagne s'en allèrent au feu avec les Gestes de l'Empereur, composés par Louis d'Avila, c'est qu'ils se trouvèrent à la merci de la gouvernante et de la nièce, mais à coup sûr ils eussent éprouvé un sort moins sévère si le curé eût encore été là.
En arrivant auprès de don Quichotte, on le trouva debout, continuant à vociférer, frappant à droite et à gauche, d'estoc et de taille, aussi éveillé que s'il n'eût jamais dormi. On le prit à bras-le-corps, et, bon gré, mal gré, on le reporta dans son lit. Quand il se fut un peu calmé: Archevêque Turpin, dit-il en s'adressant au curé, avouez que c'est une grande honte pour des chevaliers errants tels que nous, de se laisser enlever le prix du tournoi par les gens de la cour, lorsque pendant les trois jours précédents l'avantage nous était resté!
Patience, reprit le curé; la chance tournera, 28 s'il plaît à Dieu; ce qu'on perd aujourd'hui peut se regagner demain. Pour le moment, ne songeons qu'à votre santé; vous devez être bien fatigué, si même vous n'êtes grièvement blessé.
Blessé, non, dit don Quichotte, mais brisé et meurtri autant qu'on puisse l'être; car ce bâtard de Roland m'a roué de coups avec le tronc d'un chêne, et cela parce que seul je tiens tête à ses fanfaronnades. Je perdrai mon nom de Renaud de Montauban, ou, dès que je pourrai sortir du lit, il me le payera cher, en dépit de tous les enchantements qui le protégent. Pour l'instant, ajouta-t-il, qu'on me donne à manger, rien ne saurait venir plus à propos; quant à ma vengeance, qu'on m'en laisse le soin.
On lui apporta ce qu'il demandait, après quoi il se rendormit, laissant tout le monde stupéfait d'une si étrange folie. Cette nuit même, la gouvernante s'empressa de brûler les livres qu'on avait jetés dans la cour, et ceux qui restaient encore dans la maison: aussi, tels souffrirent la peine du feu qui méritaient un meilleur sort; mais leur mauvaise étoile ne le voulut pas, et pour eux se vérifia le proverbe que souvent le juste paye pour le pécheur.
Un des remèdes imaginés par le curé et le barbier contre la maladie de leur ami fut de faire murer la porte du cabinet des livres, afin qu'il ne la trouvât plus quand il se lèverait; espérant ainsi qu'en ôtant la cause du mal l'effet disparaîtrait également, et que dans tous les cas on dirait qu'un enchanteur avait emporté le cabinet et les livres: ce qui fut exécuté avec beaucoup de diligence.
Deux jours après, don Quichotte se leva, et son premier soin fut d'aller visiter sa bibliothèque; ne la trouvant plus où il l'avait laissée, il se mit à chercher de tous côtés, passant et repassant où jadis avait été la porte, tâtant avec les mains, regardant partout sans dire mot et sans y rien comprendre. A la fin pourtant, il demanda de quel côté était le cabinet de ses livres.
De quel cabinet parle Votre Grâce, répondit la gouvernante, et que cherchez-vous là où il n'y a rien? Il n'existe plus ici ni cabinet ni livres, le diable a tout emporté.
Ce n'est pas le diable, dit la nièce; c'est un enchanteur, qui, aussitôt après le départ de notre maître, est venu pendant la nuit, monté sur un dragon, a mis pied à terre, et est entré dans son cabinet, où je ne sais ce qui se passa; mais au bout de quelque temps, nous le vîmes sortir par la toiture, laissant la maison toute pleine de fumée; puis, quand nous voulûmes voir ce qu'il avait fait, il n'y avait plus ni cabinet, ni livres. Seulement, nous nous souvenons fort bien, la gouvernante et moi: que ce mécréant nous cria d'en haut, en s'envolant, que c'était par inimitié pour le maître des livres qu'il avait fait le dégât dont on s'apercevrait plus tard. Il dit aussi qu'il s'appelait Mugnaton.
Dites Freston et non Mugnaton, reprit don Quichotte.
Je ne sais si c'est Freton ou Friton, répliqua la nièce, mais je sais que son nom finissait en on.
Cela est vrai, ajouta don Quichotte; ce Freston est un savant enchanteur qui a pour moi une aversion mortelle, parce que son art lui a révélé qu'un jour je dois me rencontrer en combat singulier avec un jeune chevalier qu'il protége; et comme il sait que j'en sortirai vainqueur, quoi qu'il fasse, il ne cesse, en attendant, de me causer tous les déplaisirs imaginables; mais je l'avertis qu'il s'abuse et qu'on ne peut rien contre ce que le ciel a ordonné.
Et qui en doute? dit la nièce. Mais, mon cher oncle, pourquoi vous engager dans toutes ces querelles? Ne vaudrait-il pas mieux rester paisible dans votre maison, au lieu de courir le monde cherchant de meilleur pain que celui de froment? Sans compter que bien des gens, croyant aller querir de la laine, s'en reviennent tondus.
Vous êtes loin de compte, ma mie, repartit 29 don Quichotte; avant que l'on me tonde, j'aurai arraché la barbe à quiconque osera toucher la pointe d'un seul de mes cheveux.
Les deux femmes s'abstinrent de répliquer, voyant bien que sa tête commençait à s'échauffer. Quinze jours se passèrent ainsi, pendant lesquels notre chevalier resta dans sa maison, sans laisser soupçonner qu'il pensât à de nouvelles folies. Chaque soir, avec ses deux compères, le curé et le barbier, il avait de fort divertissants entretiens, ne cessant d'affirmer que la chose dont le monde avait le plus pressant besoin, c'était de chevaliers errants et que cet ordre illustre revivrait dans sa personne. Quelquefois le curé le contredisait, mais le plus souvent il faisait semblant de se rendre, seul moyen de ne pas l'irriter.
En même temps don Quichotte sollicitait en cachette un paysan, son voisin, homme de bien (s'il est permis de qualifier ainsi celui qui est pauvre), mais qui n'avait assurément guère de plomb dans la cervelle. Notre hidalgo lui disait 30 qu'il avait tout à gagner en le suivant, parce qu'en échange du fumier et de la paille qu'il lui faisait quitter, il pouvait se présenter telle aventure qui, en un tour de main, lui vaudrait le gouvernement d'une île. Par ces promesses, et d'autres tout aussi certaines, Sancho Panza, c'était le nom du laboureur, se laissa si bien gagner, qu'il résolut de planter là femme et enfants, pour suivre notre chevalier en qualité d'écuyer.
Assuré d'une pièce si nécessaire, don Quichotte ne songea plus qu'à ramasser de l'argent; et, vendant une chose, engageant l'autre, enfin perdant sur tous ses marchés, il parvint à réunir une somme raisonnable. Il se pourvut aussi d'une rondache, qu'il emprunta d'un de ses amis; puis ayant raccommodé sa salade du mieux qu'il put, il avisa son écuyer du jour et de l'heure où il voulait se mettre en route, pour que de son côté il se munit de ce qui leur serait nécessaire. Il lui recommanda surtout d'emporter un bissac. Sancho répondit qu'il n'y manquerait pas, ajoutant qu'étant mauvais marcheur, il avait envie d'emmener son âne, lequel était de bonne force. Le mot âne surprit don Quichotte, qui chercha à se rappeler si l'on avait vu quelque écuyer monter de la sorte; aucun ne lui vint en mémoire; cependant il y consentit, comptant bien donner au sien une plus honorable monture dès sa première rencontre avec quelque chevalier discourtois.
Il se pourvut encore de chemises et des autres choses indispensables, suivant le conseil que lui avait donné l'hôtelier.
Tout étant préparé en silence, un beau soir Sancho, sans dire adieu à sa femme et à ses enfants, et don Quichotte, sans prendre congé de sa nièce ni de sa gouvernante, s'échappèrent de leur village et marchèrent toute la nuit avec tant de hâte, qu'au point du jour ils se tinrent pour assurés de ne pouvoir être atteints quand même on se fût mis à leur poursuite. Assis sur son âne avec son bissac et sa gourde, Sancho se prélassait comme un patriarche, déjà impatient d'être gouverneur de l'île que son maître lui avait promise. Don Quichotte prit la même route qu'il avait suivie lors de sa première excursion, c'est-à-dire à travers la plaine de Montiel, où, cette fois, il cheminait avec moins d'incommodité, parce qu'il était grand matin, et que les rayons du soleil, frappant de côté, ne le gênaient point encore.
Ils marchaient depuis quelque temps, lorsque Sancho, qui ne pouvait rester longtemps muet, dit à son maître: Seigneur, que Votre Grâce se souvienne de l'île qu'elle m'a promise; je me fais fort de la bien gouverner, si grande qu'elle puisse être.
Ami Sancho, répondit don Quichotte, apprends que de tout temps ce fut un usage consacré parmi les chevaliers errants de donner à leurs écuyers le gouvernement des îles et des royaumes dont ils faisaient la conquête; aussi, loin de vouloir déroger à cette louable coutume, je prétends faire mieux encore. Souvent ces chevaliers attendaient pour récompenser leurs écuyers, que ceux-ci, las de passer de mauvais jours et de plus mauvaises nuits fussent vieux et incapables de service; alors ils leur donnaient quelque modeste province avec le titre de marquis ou de comte: eh bien, moi, j'espère qu'avant six jours, si Dieu me prête vie, j'aurai su conquérir un si vaste royaume, que beaucoup d'autres en dépendront, ce qui viendra fort à propos pour te faire couronner roi de l'un des meilleurs. Ne pense pas qu'il y ait là rien de bien extraordinaire; tous les jours pareilles fortunes arrivent aux chevaliers errants, et souvent même par des moyens si imprévus qu'il me sera facile de te donner beaucoup plus que je ne te promets.
A ce compte-là, dit Sancho, si j'allais devenir roi par un de ces miracles que sait faire Votre Grâce, Juana Guttierez, ma femme, serait donc reine, et nos enfants, infants?
Sans aucun doute, répondit don Quichotte.
J'en doute un peu, moi, répliqua Sancho; 31 car quand bien même Dieu ferait pleuvoir des couronnes, m'est avis qu'il ne s'en trouverait pas une qui puisse s'ajuster à la tête de ma femme; par ma foi, elle ne vaudrait pas un maravédis pour être reine; passe pour comtesse, et encore, avec l'aide de Dieu!
Eh bien, laisse-lui ce soin, dit don Quichotte; il te donnera ce qui te conviendra le mieux; seulement prends patience, et par modestie ne va pas te contenter à moins d'un bon gouvernement de province.
Non vraiment, répondit Sancho, surtout ayant en Votre Grâce un si puissant maître, qui saura me donner ce qui ira à ma taille et ce que mes épaules pourront porter.
En ce moment ils découvrirent au loin dans la campagne trente ou quarante moulins à vent. A cette vue, don Quichotte s'écria: La fortune conduit nos affaires beaucoup mieux que nous ne pouvions l'espérer. Aperçois-tu, Sancho, cette troupe de formidables géants? Eh bien, je prétends les combattre et leur ôter la vie. Enrichissons-nous de leurs dépouilles; cela est de bonne guerre, et c'est grandement servir Dieu que balayer pareille engeance de la surface de la terre.
Quels géants? demanda Sancho.
Ceux que tu vois là-bas avec leurs grands bras, répondit son maître; plusieurs les ont de presque deux lieues de long.
Prenez garde, seigneur, dit Sancho; ce que voit là-bas Votre Grâce ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs bras, ce sont les ailes qui, poussées par le vent, font aller la meule.
Tu n'es guère expert en fait d'aventures, répliqua don Quichotte: ce sont des géants, te dis-je. Si tu as peur, éloigne-toi et va te mettre en oraison quelque part pendant que je leur livrerai un inégal mais terrible combat.
Aussitôt il donne de l'éperon à Rossinante, et quoique Sancho ne cessât de jurer que c'étaient des moulins à vent, et non des géants, notre héros n'entendait pas la voix de son écuyer. Plus même il approchait des moulins, moins il se désabusait. Ne fuyez pas, criait-il à se fendre la tête, ne fuyez pas, lâches et viles créatures; c'est un seul chevalier qui entreprend de vous combattre. Un peu de vent s'étant levé au même instant, les ailes commencèrent à tourner. Vous avez beau faire, disait-il en redoublant ses cris, quand vous remueriez plus de bras que n'en avait le géant Briarée, vous me le payerez tout à l'heure. Puis se recommandant à sa dame Dulcinée, et la priant de le secourir dans un si grand péril, il se précipite, couvert de son écu et la lance en arrêt, contre le plus proche des moulins. Mais comme il en perçait l'aile d'un grand coup, le vent la fit tourner avec tant de violence qu'elle mit la lance en pièces, emportant cheval et cavalier, qui s'en allèrent rouler dans la poussière.
Sancho accourait au grand trot de son âne, et en arrivant il trouva que son maître était hors d'état de se remuer, tant la chute avait été lourde. Miséricorde, s'écria-t-il; n'avais-je pas dit à Votre Grâce de prendre garde à ce qu'elle allait faire; que c'étaient là des moulins à vent? Pour s'y tromper, il faut en avoir d'autres dans la tête.
Tais-toi, dit don Quichotte, de tous les métiers celui de la guerre est le plus sujet aux caprices du sort, ce ne sont que vicissitudes continuelles. Faut-il dire ce que je pense (de cela, j'en suis certain), eh bien, ce maudit Freston, celui-là même qui a enlevé mon cabinet et mes livres, vient de changer ces géants en moulins, afin de m'ôter la gloire de les vaincre, tant la haine qu'il me porte est implacable; mais viendra un temps où son art cédera à la force de mon épée.
Dieu le veuille, reprit Sancho en aidant son maître à remonter sur Rossinante, dont l'épaule était à demi déboîtée.
Tout en devisant sur ce qui venait d'arriver, nos deux aventuriers prirent le chemin du Puerto-Lapice, parce qu'il était impossible, affirmait don Quichotte, que sur une route aussi fréquentée on ne rencontrât pas beaucoup d'aventures. Seulement il regrettait sa lance, et le témoignant à son écuyer: J'ai lu quelque part, dit-il, qu'un chevalier espagnol nommé Diego Perez de Vargas, ayant rompu sa lance dans un combat, arracha d'un chêne une forte branche avec laquelle il assomma un si grand nombre de Mores, que le surnom d'assommeur lui en resta, et que ses descendants l'ont ajouté à leur nom de Vargas. Je te dis cela, Sancho, parce que je me propose d'arracher du premier chêne que nous rencontrerons une branche en tout semblable, avec laquelle j'accomplirai de tels exploits, que tu te trouveras heureux d'en être le témoin, et de voir de tes yeux des prouesses si merveilleuses qu'un jour on aura peine à les croire.
Ainsi soit-il, répondit Sancho: je le crois, puisque vous le dites. Mais redressez-vous un peu, car Votre Grâce se tient tout de travers: sans doute elle se ressent encore de sa chute?
Cela est vrai, reprit don Quichotte, et si je ne me plains pas, c'est qu'il est interdit aux chevaliers errants de se plaindre, lors même qu'ils auraient le ventre ouvert et que leurs entrailles en sortiraient.
S'il doit en être ainsi, je n'ai rien à répliquer, dit Sancho; pourtant j'aimerais bien mieux entendre se plaindre Votre Grâce lorsqu'elle ressent quelque mal; quant à moi, je ne saurais me refuser ce soulagement, et à la première égratignure vous m'entendrez crier comme un désespéré, à moins que la plainte ne soit également interdite aux écuyers des chevaliers errants.
Don Quichotte sourit de la simplicité de son écuyer, et lui déclara qu'il pouvait se plaindre quand et comme il lui plairait, n'ayant jamais lu dans les lois de la chevalerie rien qui s'y opposât.
Sancho fit remarquer que l'heure du dîner était venue. Mange à ta fantaisie, dit don Quichotte; pour moi je n'en sens pas le besoin.
Usant de la permission, Sancho s'arrangea du mieux qu'il put sur son âne, tira ses provisions du bissac, et se mit à manger tout en cheminant derrière son maître. Presque à chaque pas, il s'arrêtait pour donner une embrassade à son outre, et il le faisait de si bon cœur qu'il aurait réjoui le plus achalandé cabaretier de la province de Malaga. Ce passe-temps délectable lui faisait oublier les promesses de son seigneur, et considérer pour agréable occupation la recherche des aventures.
Le soir ils s'arrêtèrent sous un massif d'arbres. Don Quichotte arracha de l'un d'eux une branche assez forte pour lui servir de lance, puis y ajusta le fer de celle qui s'était brisée entre ses mains, il passa la nuit entière sans fermer l'œil, ne cessant de penser à sa Dulcinée, afin de se conformer à ce qu'il avait vu dans ses livres sur l'obligation imposée aux chevaliers errants de veiller sans cesse occupés du souvenir de leurs dames. Quant à Sancho, qui avait le ventre plein, il dormit jusqu'au matin, et les rayons du soleil qui lui donnaient dans le visage, non plus que le chant des oiseaux qui saluaient joyeusement la venue du jour, ne l'auraient réveillé si son maître ne l'eût appelé cinq ou six fois. En ouvrant les yeux, son premier soin fut de faire une caresse à son outre, qu'il s'affligea de trouver moins rebondie que la veille, car il ne se voyait guère sur le chemin de la remplir de si tôt. Pour don Quichotte, il refusa toute nourriture, préférant, comme on l'a dit, se repaître de ses amoureuses pensées.
Ils reprirent le chemin du Puerto-Lapice, dont, vers trois heures de l'après-midi, ils aperçurent l'entrée: Ami Sancho, s'écria aussitôt don Quichotte, c'est ici que nous allons pouvoir plonger 33 nos bras jusqu'aux coudes dans ce qu'on appelle les aventures. Écoute-moi bien, et n'oublie pas ce que je vais te dire: quand même tu me verrais dans le plus grand péril, garde-toi de jamais tirer l'épée, à moins de reconnaître, à n'en pas douter, que nous avons affaire à des gens de rien, à de la basse et vile engeance; oh! dans ce cas, tu peux me secourir: mais si j'étais aux prises avec des chevaliers, les lois de la chevalerie t'interdisent formellement de venir à mon aide, tant que tu n'auras pas été toi-même armé chevalier.
Votre Grâce sera bien obéie en cela, répondit Sancho, d'autant plus que je suis pacifique de ma nature et très-ennemi des querelles. Seulement, pour ce qui est de défendre ma personne, lorsqu'on viendra l'attaquer, permettez que je laisse de côté vos recommandations chevaleresques, car les commandements de Dieu et de l'Église n'ont rien, je pense, de contraire à cela.
D'accord, reprit don Quichotte; mais si nous avions à combattre des chevaliers, songe à tenir en bride ta bravoure naturelle.
Oh! je n'y manquerai point, dit Sancho, et 34 je vous promets d'observer ce commandement aussi exactement que celui de chômer le dimanche.
Pendant cet entretien, deux moines de l'ordre de Saint-Benoît, montés sur des dromadaires (du moins leurs mules en avaient la taille) parurent sur la route. Ils portaient des parasols et des lunettes de voyage. A peu de distance, derrière eux, venait un carrosse escorté par quatre ou cinq cavaliers et suivi de deux valets à pied. Dans ce carrosse, on l'a su depuis, voyageait une dame biscaïenne qui allait retrouver son mari à Séville, d'où il devait passer dans les Indes avec un emploi considérable.
A peine don Quichotte a-t-il aperçu les moines, qui n'étaient pas de cette compagnie, bien qu'ils suivissent le même chemin: Ou je me trompe fort, dit-il à son écuyer, ou nous tenons la plus fameuse aventure qui se soit jamais rencontrée. Ces noirs fantômes que j'aperçois là-bas doivent être et sont sans nul doute des enchanteurs qui ont enlevé quelque princesse et l'emmènent par force dans cet équipage; il faut, à tout prix, que j'empêche cette violence.
Ceci m'a bien la mine d'être encore pis que les moulins à vent, dit Sancho en branlant la tête. Seigneur, que Votre Grâce y fasse attention, ces fantômes sont des moines de l'ordre de Saint-Benoît, et certainement le carrosse appartient à ces gens qui voyagent: prenez garde à ce que vous allez faire, et que le diable ne vous tente pas.
Je t'ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, que tu n'entendais rien aux aventures; tu vas voir dans un instant si ce que j'avance n'est pas l'exacte vérité.
Aussitôt, prenant les devants, il va se camper au milieu du chemin, puis, quand les moines sont assez près pour l'entendre, il leur crie d'une voix tonnante: Gens diaboliques et excommuniés, mettez sur l'heure en liberté les hautes princesses que vous emmenez dans ce carrosse, sinon préparez-vous à recevoir la mort en juste punition de vos méfaits.
Les deux moines retinrent leurs mules, non moins étonnés de l'étrange figure de don Quichotte que de son discours: Seigneur chevalier, répondirent-ils, nous ne sommes point des gens diaboliques ni des excommuniés; nous sommes des religieux de l'ordre de Saint-Benoît qui suivons paisiblement notre chemin: s'il y a dans ce carrosse des personnes à qui on fait violence, nous l'ignorons.
Je ne me paye pas de belles paroles, repartit don Quichotte, et je vous connais, canaille déloyale. Puis, sans attendre de réponse, il fond, la lance basse, sur un des religieux, et cela avec une telle furie, que si le bon père ne se fût promptement laissé glisser de sa mule, il aurait été dangereusement blessé, ou peut-être tué du coup. L'autre moine, voyant de quelle manière on traitait son compagnon, donna de l'éperon à sa monture et gagna la plaine, plus rapide que le vent.
Aussitôt, sautant prestement de son âne, Sancho se jeta sur le moine étendu par terre, et il commençait à le dépouiller quand accoururent les valets des religieux, qui lui demandèrent pourquoi il lui enlevait ses vêtements. Parce que, répondit Sancho, c'est le fruit légitime de la bataille que mon maître vient de gagner.
Peu satisfaits de la réponse, voyant d'ailleurs que don Quichotte s'était éloigné pour aller parler aux gens du carrosse, les deux valets se ruèrent sur Sancho, le renversèrent sur la place, et l'y laissèrent à demi mort de coups. Le religieux ne perdit pas un moment pour remonter sur sa mule, et il accourut tremblant auprès de son compagnon, qui l'attendait assez loin de là, regardant ce que deviendrait cette aventure; puis tous deux poursuivirent leur chemin, faisant plus de signes de croix que s'ils avaient eu le diable à leurs trousses.
Pendant ce temps, don Quichotte se tenait à 35 la portière du carrosse, et il haranguait la dame biscaïenne, qu'il avait abordée par ces paroles:
Madame, votre beauté est libre, elle peut faire maintenant ce qu'il lui plaira; car ce bras redoutable vient de châtier l'audace de ses ravisseurs. Afin que vous ne soyez point en peine du nom de votre libérateur, sachez que je m'appelle don Quichotte de la Manche, que je suis chevalier errant, et esclave de la sans pareille Dulcinée du Toboso. En récompense du service qu'elle a reçu de moi, je ne demande à Votre Grâce qu'une seule chose: c'est de vous rendre au Toboso, de vous présenter de ma part devant cette dame, et de lui apprendre ce que je viens de faire pour votre liberté.
Parmi les gens de l'escorte se trouvait un cavalier biscaïen qui écoutait attentivement notre héros. Irrité de le voir s'opposer au départ du carrosse, à moins qu'il ne prît le chemin du Toboso, il s'approche, et, empoignant la lance de don Quichotte, il l'apostrophe ainsi en mauvais castillan ou en biscaïen, ce qui est pis encore: Va-t'en, chevalier, et mal ailles-tu; car, par le Dieu qui m'a créé, si toi ne laisses partir le carrosse, moi te tue, aussi vrai que je suis Biscaïen.
Don Quichotte qui l'avait compris, répondit sans s'émouvoir: Si tu étais chevalier, aussi bien que tu ne l'es pas, j'aurais déjà châtié ton insolence.
Moi pas chevalier! répliqua le Biscaïen; moi jure Dieu, jamais chrétien n'avoir plus menti. Si toi laisses ta lance, et tires ton épée, moi fera voir à toi comme ton chat à l'eau vite s'en va. Hidalgo par mer, hidalgo par le diable, et toi mentir si dire autre chose.
C'est ce que nous allons voir, repartit don Quichotte, puis, jetant sa lance, il tire son épée, embrasse son écu, et il fond sur le Biscaïen, impatient de lui ôter la vie.
Celui-ci eût bien voulu descendre de sa mule, mauvaise bête de louage, sur laquelle il ne pouvait compter; mais à peine eut-il le temps de tirer son épée, et bien lui prit de se trouver assez près du carrosse pour saisir un coussin et s'en faire un bouclier. En voyant les deux champions courir l'un sur l'autre comme de mortels ennemis, les assistants essayèrent de s'interposer; tout fut inutile; car le Biscaïen jurait que si on tentait de l'arrêter, il tuerait plutôt sa maîtresse et les personnes de sa suite. Effrayée de ces menaces, la dame, toute tremblante, fit signe au cocher de s'éloigner, puis, arrivée à quelque distance, elle s'arrêta pour regarder le combat.
En abordant son adversaire, l'impétueux Biscaïen lui déchargea un tel coup sur l'épaule, que si l'épée n'eût rencontré la rondache, il le fendait jusqu'à la ceinture.
Dame de mon âme! s'écria don Quichotte à ce coup qui lui parut la chute d'une montagne; Dulcinée! fleur de beauté, daignez secourir votre chevalier, qui pour vous obéir se trouve en cette extrémité.
Prononcer ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, fondre sur son ennemi, tout cela fut l'affaire d'un instant. Le Biscaïen, en le voyant venir avec tant d'impétuosité, l'attendait de pied ferme, couvert de son coussin, d'autant plus que sa mule, harassée de fatigue et mal dressée à ce manége, ne pouvait bouger. Ainsi don Quichotte courait l'épée haute contre le Biscaïen, cherchant à le pourfendre, et le Biscaïen l'attendait, abrité derrière son coussin. Les spectateurs étaient dans l'anxiété des coups épouvantables dont nos deux combattants se menaçaient, et la dame du carrosse faisait des vœux à tous les saints du paradis pour obtenir que Dieu protégeât son écuyer, et la délivrât du péril où elle se trouvait.
Malheureusement, l'auteur de l'histoire la laisse en cet endroit pendante et inachevée, donnant pour excuse qu'il ne sait rien de plus sur les exploits de don Quichotte. Mais le continuateur, ne pouvant se résoudre à penser qu'un récit aussi curieux se fût ainsi arrêté à moitié 36 chemin, et que les beaux esprits de la Manche eussent négligé d'en conserver la suite, ne désespéra pas de la retrouver. En effet, le ciel aidant, il réussit dans sa recherche de la manière qui sera exposée dans le livre suivant.
Dans la première partie de cette histoire, nous avons laissé l'ardent Biscaïen et le valeureux don Quichotte, les bras levés, les épées nues, et en posture de se décharger de tels coups, que s'ils fussent tombés sans rencontrer de résistance, nos deux champions ne se seraient rien moins que pourfendus de haut en bas et ouverts comme une grenade; mais en cet endroit, je l'ai dit, le récit était resté pendant et inachevé, sans que l'auteur fît connaître où l'on trouverait de quoi le poursuivre. J'éprouvai d'abord un violent dépit, car le plaisir que m'avait causé le commencement d'un conte si délectable se tournait en grande amertume, quand je vins à songer quel faible espoir me restait d'en retrouver la fin. Toutefois il me paraissait impossible qu'un héros si fameux manquât d'un historien pour raconter ses incomparables prouesses, lorsque chacun de ses devanciers en avait compté plusieurs, non-seulement de leurs faits et gestes, mais même de leurs moindres pensées. Ne pouvant donc supposer qu'un chevalier de cette importance fût dépourvu de ce qu'un Platir et ses pareils avaient eu de reste, je persistai à croire qu'une semblable histoire n'était point demeurée ainsi à moitié chemin, et que le temps seul, qui détruit tout, l'avait dévorée ou la tenait quelque part ensevelie. De plus, je me disais: Puisque dans la Bibliothèque de notre chevalier il y avait des livres modernes, tels que le Remède à la jalousie, les Nymphes, le Berger de Hénarès, elle ne doit pas être fort ancienne, et si elle n'a pas été écrite, on doit au moins la retrouver dans la mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins.
Tourmenté de cette pensée, je nourrissais toujours un vif désir de connaître en son entier la vie et les merveilleux exploits de notre héros, cette éclatante lumière de la Manche, le premier qu'on ait vu dans ces temps calamiteux se vouer au grand exercice de la chevalerie errante, redressant les torts, secourant les veuves, protégeant les damoiselles, pauvres filles qui s'en allaient par monts et par vaux sur leurs palefrois, portant la charge et l'embarras de leur virginité avec si peu de souci, qu'à moins de violence de la part de quelque chevalier félon, de quelque vilain armé en guerre, de quelque géant farouche, elles descendaient au tombeau aussi vierges que leurs mères. Je dis donc qu'à cet égard et à beaucoup d'autres, notre brave don Quichotte est digne d'éternelles louanges, et qu'à moi-même on ne saurait en refuser quelques-unes pour le zèle que j'ai mis à rechercher la fin d'une si agréable histoire. Mais toute ma peine eût été inutile, et la postérité eût été privée de ce trésor, si le hasard ne l'avait fait tomber entre mes mains de la manière que je vais dire.
Me promenant un jour à Tolède, dans la rue d'Alcana, je vis un jeune garçon qui vendait de vieilles paperasses à un marchand de soieries. Or, curieux comme je le suis, à ce point de ramasser pour les lire les moindres chiffons de papier, je pris des mains de l'enfant un des cahiers qu'il tenait; voyant qu'il était en caractères arabes que je ne connais point, je cherchai des yeux quelque Morisque[26] pour me les expliquer, et je n'eus pas de peine à trouver ce secours 37 dans un lieu où il y a des interprètes pour une langue beaucoup plus sainte et plus ancienne[27]. Le hasard m'en amena un à qui je mis le cahier entre les mains; mais à peine en avait-il parcouru quelques lignes qu'il se prit à rire. Je lui en demandai la cause. C'est une annotation que je trouve ici à la marge, répondit-il; et continuant à rire, il lut ces paroles: Cette Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent parlé dans la présente histoire, eut, dit-on, pour saler les pourceaux, meilleure main qu'aucune femme de la Manche.
Au nom de Dulcinée du Toboso, m'imaginant que ces vieux cahiers contenaient peut-être l'histoire de don Quichotte, je pressai le Morisque de lire le titre du livre; il y trouva ces mots: Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par cid Hamet Ben-Engeli, historien arabe. En l'entendant, j'éprouvai une telle joie que j'eus beaucoup de peine à la dissimuler; et rassemblant tous les papiers, j'en fis marché avec le jeune garçon, qui me donna pour un demi-réal ce qu'il m'aurait vendu vingt fois autant s'il eût pu lire dans mon esprit. Je m'éloignai aussitôt avec mon Morisque par le cloître de la cathédrale, et lui proposai de traduire ces cahiers en castillan sans y ajouter ni en retrancher la moindre chose, moyennant la récompense qu'il voudrait. Il se contenta de deux arrobes de raisins et de quatre boisseaux de froment, me promettant de faire en peu de temps cette traduction aussi fidèlement que possible; mais pour rendre l'affaire plus facile, et ne pas me dessaisir de mon trésor, j'emmenai le Morisque chez moi, où en moins de six semaines la version fut faite, telle que je la donne ici.
Dans le premier cahier se trouvait représentée la bataille de don Quichotte avec le Biscaïen, tous deux dans la posture où nous les avons laissés, le bras levé, l'épée nue, l'un couvert de sa rondache, l'autre abrité par son coussin. La mule du Biscaïen était d'une si grande vérité, qu'à portée d'arquebuse on l'aurait facilement reconnue pour une mule de louage: à ses pieds on lisait don Sancho de Aspetia, ce qui était sans doute le nom du Biscaïen. Aux pieds de Rossinante on lisait celui de don Quichotte. Rossinante est admirablement peint, long, roide, maigre, l'épine du dos si tranchante, et l'oreille si basse, qu'on jugeait tout d'abord que jamais cheval au monde n'avait mieux mérité d'être appelé ainsi. Tout auprès, Sancho Panza tenait par le licou son âne, au pied duquel était écrit Sancho Zanças. Il était représenté avec la panse large, la taille courte, les jambes cagneuses, et c'est sans doute pour ce motif que l'histoire lui donne indifféremment le nom de Panza ou de Zanças.
Il y avait encore d'autres détails, mais de peu d'importance, et qui n'ajoutent rien à l'intelligence de ce récit. Si quelque chose pouvait faire douter de sa sincérité, c'est que l'auteur est Arabe, et que tous les gens de cette race sont enclins au mensonge; mais, d'autre part, ils sont tellement nos ennemis, que celui-ci aura plutôt retranché qu'ajouté. En effet, lorsqu'il devait, selon moi, le plus longuement s'étendre sur les exploits de notre chevalier, il les a, au contraire, malicieusement amoindris ou même passés sous silence: procédé indigne d'un historien, qui doit toujours se montrer fidèle, exempt de passion et d'intérêt, sans que jamais la crainte, l'affection ou l'inimitié le fassent dévier de la vérité, mère de l'histoire, dépôt des actions humaines, puisque c'est là qu'on rencontre de vrais tableaux du passé, des exemples pour le présent et des enseignements pour l'avenir. J'espère cependant que l'on trouvera dans ce récit tout ce que l'on peut désirer, ou que s'il y manque quelque chose, ce sera la faute du traducteur et non celle du sujet.
La seconde partie commençait ainsi:
A l'air terrible et résolu des deux fiers combattants, avec leur tranchantes épées levées, on eût dit qu'ils menaçaient le ciel et la terre. Celui qui porta le premier coup fut l'ardent Biscaïen, et cela avec tant de force et de furie, que si le fer n'eût tourné dans sa main, ce seul coup aurait terminé cet épouvantable combat et mis fin à toutes les aventures de notre chevalier; mais le sort, qui le réservait pour d'autres exploits, fit tourner l'épée du Biscaïen de telle sorte que, tombant à plat sur l'épaule gauche, elle ne fit d'autre mal que de désarmer tout ce côté-là, emportant chemin faisant un bon morceau de la salade et la moitié de l'oreille de notre héros.
Qui pourrait, grand Dieu! peindre la rage dont fut transporté don Quichotte quand il se sentit atteint! Se hissant sur ses étriers, et serrant de plus belle son épée avec ses deux mains, il en déchargea un si terrible coup sur la tête de son ennemi, que, malgré la protection du coussin, le pauvre diable commença à jeter le sang par le nez, la bouche et les oreilles, prêt à tomber, ce qui certes fût arrivé s'il n'eût à l'instant embrassé le cou de sa bête, mais bientôt ses bras se détachèrent, ses pieds lâchèrent les étriers, et la mule épouvantée, ne sentant plus le frein, prit sa course à travers champs, après avoir désarçonné son cavalier qui tomba privé de sentiment.
Don Quichotte ne vit pas plus tôt son ennemi par terre, que, sautant prestement de cheval, il courut lui présenter la pointe de l'épée entre les deux yeux, lui criant de se rendre, sinon qu'il lui couperait la tête. Le malheureux Biscaïen était incapable d'articuler un seul mot, et, dans sa fureur, don Quichotte ne l'aurait pas épargné, si la dame du carrosse, qui, à demi morte de peur, attendait au loin l'issue du combat, n'était accourue lui demander, avec les plus vives instances, la vie de son écuyer.
Je vous l'accorde, belle dame, répondit gravement notre héros, mais à une condition: c'est que ce chevalier me donnera sa parole d'aller au Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans pareille Dulcinée, afin qu'elle dispose de lui selon son bon plaisir.
Sans rien comprendre à ce discours, ni s'informer quelle était cette Dulcinée, la dame promit pour son écuyer tout ce qu'exigeait don Quichotte.
Qu'il vive donc sur la foi de votre parole, reprit notre héros, et qu'à cause de vous il jouisse d'une grâce dont son arrogance le rendait indigne.
Quoique moulu des rudes gourmades que lui avaient administrées les valets des bénédictins, Sancho s'était depuis quelque temps déjà remis sur ses pieds, et tout en suivant d'un œil attentif le combat où était engagé son seigneur, il priait Dieu de lui accorder la victoire, afin qu'il y gagnât quelque île et l'en fit gouverneur, comme il le lui avait promis. Voyant enfin le combat terminé, et son maître prêt à remonter à cheval, il courut lui tenir l'étrier; mais d'abord il se jeta à genoux et lui baisa la main en disant: Que Votre Grâce daigne me donner l'île qu'elle vient de gagner; car je me sens en état de la bien gouverner, si grande qu'elle puisse être.
Ami Sancho, répondit don Quichotte, ce ne sont pas là des aventures d'îles, ce sont de simples rencontres de grands chemins, dont on ne peut guère attendre d'autre profit que de se faire casser la tête ou emporter une oreille. Prends patience, il s'offrira, pour m'acquitter de ma promesse, assez d'autres occasions, où je pourrai te donner un bon gouvernement, si ce n'est quelque chose de mieux encore.
Sancho se confondit en remercîments, et après avoir baisé de nouveau la main de son maître et le pan de sa cotte de mailles, il l'aida à remonter à cheval, puis enfourcha son âne, et se mit à suivre son seigneur, lequel, s'éloignant rapidement sans prendre congé de la dame du carrosse, entra dans un bois qui se trouvait près de là.
Sancho le suivait de tout le trot de sa bête, mais Rossinante détalait si lestement, qu'il fut obligé de crier à son maître de l'attendre. Don Quichotte retint la bride à sa monture, jusqu'à ce que son écuyer l'eût rejoint. Il serait prudent, ce me semble, dit Sancho en arrivant, de nous réfugier dans quelque église, car celui que vous venez de combattre est en bien piteux état; on pourrait en donner avis à la Sainte-Hermandad[28], qui viendrait nous questionner à ce sujet, et une fois entre ses mains, il se passerait du temps avant de nous en tirer.
Tu ne sais ce que tu dis, repartit don Quichotte; où donc as-tu vu ou lu qu'un chevalier errant ait été traduit en justice, quelque nombre d'homicides qu'il ait commis?
Je n'entends rien à vos homicides, répondit Sancho, et je ne me souviens pas d'en avoir jamais vu; mais je sais que ceux qui se battent au milieu des champs ont affaire à la Sainte-Hermandad, et c'est là ce que je voudrais éviter.
Ne t'en mets point en peine, reprit don Quichotte; je t'arracherais des mains des Philistins, à plus forte raison de celles de la Sainte-Hermandad. Maintenant, réponds avec franchise, crois-tu que sur toute la surface de la terre il y ait un chevalier aussi vaillant que je le suis? As-tu jamais vu ou lu dans quelque histoire qu'un chevalier ait montré autant que moi d'intrépidité dans l'attaque, de résolution dans la défense, plus d'adresse à porter les coups, et de promptitude à culbuter l'ennemi?
La vérité est que je n'ai jamais rien vu ni lu 40 de semblable, répondit Sancho, car je ne sais ni lire ni écrire; mais ce dont je puis faire serment, c'est que de ma vie je n'ai servi un maître aussi hardi que Votre Grâce, et Dieu veuille que cette hardiesse ne nous mène pas là où je m'imagine. Pour l'heure pansons votre oreille, car il en sort beaucoup de sang; heureusement, j'ai de la charpie et de l'onguent dans mon bissac.
Nous nous passerions bien de tout cela, dit don Quichotte, si j'avais songé à faire une fiole de ce merveilleux baume de Fier-à-Bras[29], et combien une seule goutte de cette précieuse liqueur nous épargnerait de temps et de remèdes?
Quelle fiole et quel baume? demanda Sancho.
C'est un baume dont j'ai la recette en ma mémoire, répondit don Quichotte; avec lui on se moque des blessures, et on nargue la mort. Aussi, quand après l'avoir composé, je l'aurai remis entre tes mains, si dans un combat je viens à être pourfendu d'un revers d'épée par le milieu du corps, comme cela nous arrive presque tous les jours, il te suffira de ramasser la moitié qui sera tombée à terre, puis, avant que le sang soit figé, de la rapprocher de l'autre moitié restée sur la selle, en ayant soin de les bien remboîter; après quoi, rien qu'avec deux gouttes de ce baume, tu me reverras aussi sain qu'une pomme.
S'il en est ainsi, repartit Sancho, je renonce dès aujourd'hui au gouvernement que vous m'avez promis, et pour récompense de mes services je ne demande que la recette de ce baume. Il vaudra bien partout deux ou trois réaux l'once; en voilà assez pour passer ma vie honorablement et en repos. Mais dites-moi, seigneur, ce baume coûte-t-il beaucoup à composer?
Pour trois réaux on peut en faire plus de six pintes, répondit don Quichotte.
Grand Dieu! s'écria Sancho, que ne me l'enseignez-vous sur l'heure, et que n'en faisons-nous de suite plusieurs poinçons?
Patience, ami Sancho, reprit don Quichotte, je te réserve bien d'autres secrets, et de bien plus grandes récompenses. Pour l'instant pansons mon oreille; elle me fait plus de mal que je ne voudrais.
Sancho tira l'onguent et la charpie du bissac; mais quand don Quichotte, en ôtant sa salade, la vit toute brisée, peu s'en fallut qu'il ne perdît le reste de son jugement. Portant la main sur son épée, et levant les yeux au ciel il s'écria: Par le créateur de toutes choses, et sur les quatre Évangiles, je fais le serment que fit le grand marquis de Mantoue, lorsqu'il jura de venger la mort de son neveu Baudouin, c'est-à-dire de ne point manger pain sur nappe, de ne point approcher femme, et de renoncer encore à une foule d'autres choses (lesquelles, bien que je ne m'en souvienne pas, je tiens pour comprises dans mon serment), jusqu'à ce que j'aie tiré une vengeance éclatante de celui qui m'a fait un tel outrage.
Que Votre Grâce, dit Sancho, veuille bien faire attention que si ce chevalier vaincu exécute l'ordre que vous lui avez donné d'aller se mettre à genoux devant madame Dulcinée, il est quitte, et qu'à moins d'une nouvelle offense, vous n'avez rien à lui demander.
Tu parles sagement, reprit don Quichotte, et j'annule mon serment quant à la vengeance; mais je le confirme et le renouvelle quant à la vie que j'ai juré de mener jusqu'au jour où j'aurai enlevé de vive force à n'importe quel chevalier une salade en tout semblable à celle que j'ai perdue. Et ne t'imagine pas, ami, que je parle à la légère; j'ai un exemple à suivre en ceci: la même chose arriva pour l'armet de Mambrin, qui coûta si cher à Sacripant.
Donnez tous ces serments au diable, dit Sancho; ils nuisent à la santé et chargent la conscience; car, enfin, que ferons-nous si de longtemps nous ne rencontrons un homme coiffé d'une salade? Tiendrez-vous votre serment en dépit des incommodités qui peuvent en résulter, 41 comme, par exemple, de coucher tout habillé, de ne point dormir en lieu couvert, et tant d'autres pénitences que s'imposait ce vieux fou de marquis de Mantoue? Songez, je vous prie, seigneur, qu'il ne passe point de gens armés par ces chemins-ci, que l'on n'y rencontre guère que des charretiers et des conducteurs de mules. Ces gens-là ne portent point de salades, et ils n'en ont jamais peut-être entendu prononcer le nom.
Tu te trompes, ami, repartit don Quichotte, et nous ne serons pas restés ici deux heures, que nous y verrons se présenter plus de gens en armes qu'il n'en vint jadis devant la forteresse d'Albraque, pour la conquête de la belle Angélique.
Ainsi soit-il, reprit Sancho. Dieu veuille que tout aille bien, et qu'arrive au plus tôt le moment de gagner cette île qui me coûte si cher, dussé-je en mourir de joie!
Je t'ai déjà dit de ne point te mettre en peine, répliqua don Quichotte; car en admettant que l'île vienne à manquer, n'avons-nous pas le royaume de Danimarque et celui de Sobradise[30], qui t'iront 42 comme une bague au doigt? étant en terre ferme, ils doivent te convenir encore mieux. Mais laissons cela; à présent, regarde dans le bissac si tu as quelque chose à manger, puis nous irons à la recherche d'un château où nous puissions passer la nuit et préparer le baume dont je t'ai parlé; car l'oreille me fait souffrir cruellement.
J'ai bien ici un oignon et un morceau de fromage avec deux ou trois bribes de pain, répondit Sancho: mais ce ne sont pas là des mets à l'usage d'un chevalier vaillant tel que vous.
Que tu me connais mal! reprit don Quichotte. Apprends, ami Sancho, que la gloire des chevaliers errants est de passer des mois entiers sans manger, et, quand ils se décident à prendre quelque nourriture, de se contenter de ce qui leur tombe sous la main. Tu n'en douterais pas si tu avais lu autant d'histoires que moi, et dans aucune je n'ai vu que les chevaliers errants mangeassent, si ce n'est par hasard, ou dans quelque somptueux festin donné en leur honneur; car le plus souvent ils vivaient de l'air du temps. Cependant, comme ils étaient hommes et qu'ils ne pouvaient se passer tout à fait d'aliments, il faut croire que, constamment au milieu des forêts et des déserts, et toujours sans cuisinier, leurs repas habituels étaient des mets rustiques comme ceux que tu m'offres en ce moment. Cela me suffit, ami Sancho; cesse donc de t'affliger, et surtout n'essaye pas de transformer le monde, ni de changer les antiques coutumes de la chevalerie errante.
Il faut me pardonner, répliqua Sancho, si ne sachant ni lire ni écrire (je l'ai déjà dit à Votre Grâce), j'ignore les règles de la chevalerie; mais, à l'avenir, le bissac sera fourni de fruits secs pour vous, qui êtes chevalier; et comme je n'ai pas cet honneur, j'aurai soin de le garnir pour moi de quelque chose de plus nourrissant.
Je n'ai pas dit, répliqua don Quichotte, que les chevaliers errants devaient ne manger que des fruits, j'ai dit qu'ils en faisaient leur nourriture habituelle; ils y joignaient encore quelques herbes des champs, qu'ils savaient fort bien reconnaître et que je saurai distinguer également.
C'est une grande vertu que de connaître ces herbes, repartit Sancho, et si je ne m'abuse, nous aurons plus d'une occasion de mettre cette connaissance à profit. Pour l'instant, voici ce que Dieu nous envoie, ajouta-t-il; et tirant les vivres du bissac, tous deux se mirent à manger d'un égal appétit.
Ils eurent bientôt achevé leur frugal repas, et reprirent leurs montures afin d'atteindre une habitation avant la chute du jour; mais le soleil venant à leur manquer, et, avec lui, l'espérance de trouver ce qu'ils cherchaient, il s'arrêtèrent auprès de quelques huttes de chevriers pour y passer la nuit. Autant Sancho s'affligeait de n'être pas à l'abri dans quelque bon village, autant don Quichotte fut heureux de dormir à la belle étoile, se figurant que tout ce qui lui arrivait de la sorte prouvait une fois de plus sa vocation de chevalier errant.
Don Quichotte reçut des chevriers un bon accueil, et Sancho ayant accommodé du mieux qu'il put Rossinante et son âne, se dirigea en toute hâte vers l'odeur qu'exhalaient certains morceaux de chèvre qui cuisaient dans une marmite devant le feu. Notre écuyer eût bien voulu s'assurer s'ils étaient cuits assez à point pour les faire passer de la marmite dans son estomac, mais les chevriers ne lui en laissèrent pas le temps; car, les ayant retirés du feu, ils dressèrent leur table rustique, tout en invitant de bon cœur les deux étrangers à partager leurs provisions; puis étendant sur le sol quelques peaux de mouton, ils s'assirent au nombre de 43 six, après avoir offert à don Quichotte, en guise de siége, une auge de bois qu'ils retournèrent.
Notre héros prit place au milieu d'eux; quant à Sancho, il se plaça debout derrière son maître, prêt à lui verser à boire dans une coupe qui n'était pas de cristal, mais de corne. En le voyant rester debout: Ami, lui dit don Quichotte, afin que tu connaisses toute l'excellence de la chevalerie errante, et que tu saches combien ceux qui en font profession, n'importe à quel degré, ont droit d'être estimés et honorés dans le monde, je veux qu'ici, en compagnie de ces braves gens, tu prennes place à mon côté, pour ne faire qu'un avec moi, qui suis ton seigneur et ton maître, et que mangeant au même plat, buvant dans ma coupe, on puisse dire de la chevalerie errante ce qu'on dit de l'amour: qu'elle nous fait tous égaux.
Grand merci, répondit Sancho; mais je le dis à Votre Grâce, pourvu que j'aie de quoi manger, je préfère être seul et debout, qu'assis à côté d'un empereur. Je savoure bien mieux, dans un coin tout à mon aise, ce qu'on me donne, ne fût-ce qu'un oignon sur du pain, que les fines poulardes de ces tables où il faut mâcher lentement, boire à petits coups, s'essuyer la bouche à chaque morceau, sans oser tousser ni éternuer, quelque envie qu'on en ait, ni enfin prendre ces autres licences qu'autorisent la solitude et la liberté. Ainsi donc, monseigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut m'accorder comme à son écuyer, je suis prêt à les convertir en choses qui me soient de plus de profit, car ces honneurs dont je vous suis bien reconnaissant, j'y renonce à jamais.
Fais ce que je t'ordonne, repartit don Quichotte: Dieu élève celui qui s'humilie. Et prenant Sancho par le bras, il le fit asseoir à son côté.
Les chevriers ne comprenaient rien à tout cela, et continuaient de manger en silence, regardant leurs hôtes, qui, d'un grand appétit, avalaient des morceaux gros comme le poing. Après les viandes, on servit des glands doux avec une moitié de fromage plus dur que du ciment. Pendant ce temps, la corne à boire ne cessait d'aller et de venir à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots de la roue à chapelet[31], si bien que des deux outres qui étaient là, l'une fut entièrement mise à sec.
Quand don Quichotte eut satisfait son appétit, il prit dans sa main une poignée de glands, puis après les avoir quelque temps considérés en silence: Heureux siècle, s'écria-t-il, âge fortuné, auquel nos ancêtres donnèrent le nom d'âge d'or, non pas que ce métal, si estimé dans notre siècle de fer, se recueillît sans peine à cette époque privilégiée, mais parce que ceux qui vivaient alors ignoraient ces deux funestes mots de TIEN et de MIEN. En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Afin de se procurer l'ordinaire soutien de la vie, on n'avait qu'à étendre la main pour cueillir aux branches des robustes chênes les fruits savoureux qui se présentaient libéralement à tous. Les claires fontaines et les fleuves rapides offraient en abondance leurs eaux limpides et délicieuses. Dans le creux des arbres et dans les fentes des rochers, les diligentes abeilles établissaient sans crainte leur république, abandonnant au premier venu l'agréable produit de leur doux labeur. Alors les liéges vigoureux se dépouillaient eux-mêmes, et leurs larges écorces suffisaient à couvrir les cabanes élevées sur des poteaux rustiques. Partout régnaient la concorde, la paix, l'amitié. Le soc aigu de la pesante charrue ne s'était pas encore enhardi à ouvrir les entrailles de notre première mère, dont le sein fertile satisfaisait sans effort à la nourriture et aux plaisirs de ses enfants. Alors les belles et naïves bergères couraient de vallée en vallée, de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autre vêtement que celui que la pudeur exige: ni la soie façonnée de mille manières, ni la pourpre de 44 Tyr, ne composaient leurs simples atours; des plantes mêlées au lierre leur suffisaient, et elles se croyaient mieux parées de ces ornements naturels que ne le sont nos grandes dames avec les inventions merveilleuses que leur enseigne l'oisive curiosité. Alors les tendres mouvements du cœur se montraient simplement, sans chercher, pour s'exprimer, d'artificieuses paroles. Alors, la fraude, le mensonge n'altéraient point la franchise et la vérité; la justice régnait seule, sans crainte d'être égarée par la faveur et l'intérêt qui l'assiégent aujourd'hui, car la loi du bon plaisir ne s'était pas encore emparée de l'esprit du juge, et il n'y avait personne qui jugeât ni qui fût jugé. Les jeunes filles, je le répète, allaient en tous lieux seules et maîtresses d'elles-mêmes, sans avoir à craindre les propos effrontés ou les desseins criminels. Quand elles cédaient, c'était à leur seul penchant et de leur libre volonté; tandis qu'aujourd'hui, dans ce siècle détestable, aucune n'est en sûreté, fût-elle cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète; partout pénètrent les soins empressés d'une galanterie maudite, qui les fait succomber malgré leur retenue. C'est pour remédier à tous ces maux que, dans la suite des temps, la corruption croissant avec eux, fut institué l'ordre des Chevaliers errants, défenseurs des vierges, protecteurs des veuves, appuis des orphelins et des malheureux. J'exerce cette noble profession, mes bons amis, et c'est à un chevalier errant et à son écuyer que vous avez fait le gracieux accueil dont je vous remercie de tout mon cœur; et, bien qu'en vertu de la simple loi naturelle chacun soit tenu de vous imiter, comme vous l'avez fait sans me connaître, il est juste que je vous en témoigne ma reconnaissance.
Cette interminable harangue, dont il aurait fort bien pu se dispenser, don Quichotte ne l'avait débitée que parce qu'en lui rappelant l'âge d'or, les glands avaient fourni à sa fantaisie l'occasion de s'adresser aux chevriers qui, sans répondre un mot, restaient tout ébahis à l'écouter. Sancho gardait aussi le silence, mais il en profitait pour avaler force glands et faire de fréquentes visites à la seconde outre qu'on avait suspendue à un arbre pour tenir le vin frais.
Le souper avait duré moins longtemps que le discours; dès qu'il fut terminé, un des chevriers dit à don Quichotte: Seigneur chevalier errant, afin que Votre Grâce puisse dire avec encore plus de raison que nous l'avons régalée de notre mieux, nous voulons lui procurer un nouveau plaisir, en faisant chanter un de nos camarades qui ne peut tarder à arriver. C'est un jeune berger amoureux et plein d'esprit, qui sait lire et écrire, et qui de plus est musicien, car il joue de la viole à ravir.
A peine le chevrier achevait-il ces mots qu'on entendit le son d'une viole, et bientôt parut un jeune garçon âgé d'environ vingt-deux ans et de fort bonne mine. Ses compagnons lui demandèrent s'il avait soupé; il répondit que oui. En ce cas, Antonio, dit l'un d'eux, tu nous feras le plaisir de chanter quelque chose, afin que ce seigneur, notre hôte, sache que dans nos montagnes on trouve aussi des gens qui savent la musique. Comme nous lui avons vanté tes talents, et que nous ne voudrions point passer pour menteurs, dis-nous la romance de tes amours, que ton oncle le bénéficier a mise en vers, et qui a tant plu à tout le village.
Volontiers, répondit Antonio; et sans se faire prier, il s'assit sur le tronc d'un chêne, puis, après avoir accordé sa viole, il chanta la romance qui suit:
Le chevrier avait à peine cessé de chanter, que don Quichotte insistait pour qu'il continuât, mais Sancho, qui avait grande envie de dormir, s'y opposa en disant qu'il était temps de songer à s'arranger un gîte pour la nuit, et que ces braves gens, qui travaillaient tout le jour, ne pouvaient passer la nuit à chanter.
Je t'entends, dit don Quichotte; j'oubliais qu'une tête alourdie par les vapeurs du vin a plus besoin de sommeil que de musique.
Dieu soit loué, chacun en a pris sa part, répliqua Sancho.
D'accord, reprit don Quichotte: arrange-toi donc à ta fantaisie; quant à ceux de ma profession, il leur sied mieux de veiller que de dormir; seulement il faudrait panser mon oreille, car elle me fait souffrir grandement.
Sancho se disposait à obéir, quand un des bergers dit à notre chevalier de ne pas se mettre 46 en peine; il alla chercher quelques feuilles de romarin; puis, après les avoir mâchées et mêlées avec du sel, il les lui appliqua sur l'oreille, l'assurant qu'il n'avait que faire d'un autre remède; ce qui réussit en effet.
Sur ces entrefaites arriva un autre chevrier de ceux qui apportaient les provisions du village. Amis, dit-il, savez-vous ce qui se passe?
Et comment le saurions-nous? répondit l'un d'eux.
Apprenez, dit le paysan, que ce berger si galant, que cet étudiant qui avait nom Chrysostome, vient de mourir ce matin même, et que chacun se dit tout bas qu'il est mort d'amour pour la fille de Guillaume le Riche, pour cette endiablée de Marcelle qu'on voit sans cesse rôder dans les environs en habit de bergère.
Pour Marcelle? demanda un des chevriers.
Pour elle-même, répondit le paysan; mais ce qui étonne tout le monde, c'est que, par son testament, Chrysostome ordonne qu'on l'enterre, ainsi qu'un mécréant, au milieu de la campagne et précisément au pied de la fontaine du Liége, parce que c'est là, dit-il, qu'il avait vu Marcelle pour la première fois. Il a encore ordonné bien d'autres choses, mais nos anciens disent qu'on n'en fera rien. Le grand ami de Chrysostome, Ambrosio, répond qu'il faut exécuter de point en point ses intentions. Le village est en grande rumeur à ce sujet. Mais on assure que tout se fera ainsi que le veulent Ambrosio et les bergers ses amis. Demain, on vient en grande pompe enterrer le pauvre Chrysostome à l'endroit que je vous ai dit. Voilà qui sera beau à voir; aussi ne manquerai-je pas d'y aller, si je ne suis pas obligé de retourner au village.
Nous irons tous, s'écrièrent les chevriers, mais après avoir tiré au sort à qui restera pour garder les chèvres.
N'en ayez nul souci, reprit l'un d'eux, je resterai pour tous, et ne m'en sachez aucun gré, car l'épine que je me suis enfoncée dans le pied l'autre jour m'empêche de faire un pas.
Nous ne t'en sommes pas moins obligés, repartit Pedro.
Là-dessus don Quichotte pria Pedro de lui dire quelle était cette bergère et quel était ce berger dont on venait d'annoncer la mort. Pedro répondit que tout ce qu'il savait, c'est que le défunt était fils d'un hidalgo fort riche, qui habitait ces montagnes; et qu'après avoir longtemps étudié à Salamanque, il était revenu dans son pays natal avec une grande réputation de science. On assure, ajouta le chevrier, qu'il savait surtout ce que font là-haut non-seulement les étoiles, mais encore le soleil et la lune, dont il ne manquait jamais d'annoncer les ellipses à point nommé.
Mon ami, dit don Quichotte, c'est éclipse et non ellipse, qu'on appelle l'obscurcissement momentané de ces deux corps célestes.
Il devinait aussi, continua Pedro, quand l'année devait être abondante ou estérile.
Vous voulez dire stérile, observa notre chevalier.
Peu importe repartit Pedro; ce que je puis assurer c'est que parents ou amis quand ils suivaient ses conseils, devenaient riches en peu de temps. Tantôt il disait: Semez de l'orge cette année et non du froment; une autre fois: Semez des pois et non de l'orge; l'année qui vient donnera beaucoup d'huile et les trois suivantes n'en fourniront pas une goutte; ce qui ne manquait jamais d'arriver.
Cette science s'appelle astrologie, dit don Quichotte.
Je l'ignore, répliqua Pedro, mais lui il savait tout cela et bien d'autres choses encore. Bref, quelques mois après son retour de Salamanque, un beau matin nous le vîmes tout à coup quitter 47 le manteau d'étudiant pour prendre l'habit de berger, avec sayon et houlette, et accompagné de son ami Ambrosio dans le même costume. J'oubliais de vous dire que le défunt était un grand faiseur de chansons, au point que les noëls de la Nativité de Notre-Seigneur et les actes de la Fête-Dieu que représentent nos jeunes garçons étaient de sa composition. Quand on vit ces deux amis habillés en bergers, tout le village fut bien surpris, et personne ne pouvait en deviner la cause. Déjà, à cette époque le père de Chrysostome était mort, lui laissant une grande fortune en bonnes terres et en beaux et bons écus, sans compter de nombreux troupeaux. De tout cela le jeune homme resta le maître absolu, et en vérité il le méritait, car c'était un bon compagnon, charitable et ami des braves gens. Plus tard, on apprit qu'en prenant ce costume, le pauvre garçon n'avait eu d'autre but que de courir après cette bergère Marcelle, dont il était devenu éperdument amoureux. Maintenant il faut vous dire quelle est cette créature: car jamais vous n'avez entendu et jamais vous n'entendrez raconter rien de semblable dans tout le cours de votre vie, dussiez-vous vivre plus d'années que la vieille Sarna.
Dites Sara[33] et non Sarna, reprit don Quichotte, qui ne pouvait souffrir ces altérations de mots.
Sarna ou Sara, c'est tout un, répondit le chevrier; et si vous vous mettez à éplucher mes paroles, nous n'aurons pas fini d'ici à l'an prochain.
Pardon, mon ami, reprit don Quichotte, entre Sarna et Sara il y a une grande différence; mais continuez votre récit.
Je dis donc, poursuivit Pedro, qu'il y avait dans notre village un laboureur nommé Guillaume, à qui le ciel, avec beaucoup d'autres richesses, donna une fille dont la mère mourut en la mettant au monde. Il me semble encore la voir, la digne femme, avec sa mine resplendissante comme un soleil, et de plus, si charitable et si laborieuse, qu'elle ne peut manquer de jouir là-haut de la vue de Dieu. Son mari Guillaume la suivit de près, laissant sa fille Marcelle, riche et en bas âge, sous la tutelle d'un oncle, prêtre et bénéficier dans ce pays. En grandissant, l'enfant faisait souvenir de sa mère, qu'elle annonçait devoir encore surpasser en beauté. A peine eut-elle atteint ses quinze ans, qu'en la voyant chacun bénissait le ciel de l'avoir faite si belle; aussi la plupart en devenaient fous d'amour. Son oncle l'élevait avec beaucoup de soin et dans une retraite sévère; néanmoins le bruit de sa beauté se répandit de telle sorte, que soit pour elle, soit pour sa richesse, les meilleurs partis de la contrée ne cessaient d'importuner et de solliciter son tuteur afin de l'avoir pour femme. Dès qu'il la vit en âge d'être mariée, le bon prêtre y eût consenti volontiers, mais il ne voulait rien faire sans son aveu. N'allez pas croire pour cela qu'il entendît profiter de son bien, dont il avait l'administration; à cet égard, tout le village n'a cessé de lui rendre justice; car il faut que vous le sachiez, seigneur chevalier, dans nos veillées, chacun critique et approuve selon sa fantaisie, et il doit être cent fois bon celui qui oblige ses paroissiens à dire du bien de lui.
C'est vrai, dit don Quichotte; mais continuez, ami Pedro, votre histoire m'intéresse, et vous la contez de fort bonne grâce.
Que celle de Dieu ne me manque jamais, reprit le chevrier, c'est le plus important. Vous saurez donc, continua-t-il, que l'oncle avait beau proposer à sa nièce chacun des partis qui se présentaient, faisant valoir leurs qualités, et l'engageant à choisir parmi eux un mari selon son goût, la jeune fille ne répondait jamais rien, sinon qu'elle voulait rester libre, et qu'elle se trouvait trop jeune pour porter le fardeau du ménage. Avec de pareilles excuses, son oncle cessait de la presser, attendant qu'elle ait pris un peu plus d'âge, et espérant qu'à la fin elle se déciderait. Les parents, disait-il, ne doivent pas engager leurs enfants contre leur volonté.
Mais voilà qu'un jour, sans que personne s'y attendit, la dédaigneuse Marcelle se fait bergère, et que, malgré son oncle et tous les habitants du pays qui cherchaient à l'en dissuader, elle s'en va aux champs avec les autres filles, pour garder son troupeau. Dès qu'on la vit et que sa beauté parut au grand jour, je ne saurais vous dire combien de jeunes gens riches, hidalgos ou laboureurs, prirent le costume de berger afin de suivre ses pas.
Un d'entre eux était le pauvre Chrysostome, comme vous le savez déjà, duquel on disait qu'il ne l'aimait pas, mais qu'il l'adorait. Et qu'on ne pense pas que, pour avoir adopté cette manière d'être si étrange, Marcelle ait jamais donné lieu au moindre soupçon; loin de là, elle est si sévère, que de tous ses prétendants aucun ne peut se flatter d'avoir obtenu la moindre espérance de faire agréer ses soins; car bien qu'elle ne fuie personne, et qu'elle traite tout le monde avec bienveillance, dès qu'un berger se hasarde à lui déclarer son intention, quelque juste et sainte qu'elle soit, il est renvoyé si loin qu'il n'y revient plus. Mais, hélas! avec cette façon d'agir, elle cause plus de ravages en ce pays que n'en ferait la peste; car sa beauté et sa douceur attirent les cœurs que son indifférence et ses dédains réduisent bientôt au désespoir. Aussi ne cesse-t-on de l'appeler ingrate, cruelle, et si vous restiez quelques jours parmi nous, seigneur, vous entendriez ces montagnes et ces vallées retentir des plaintes et des gémissements de ceux qu'elle rebute.
Près d'ici sont plus de vingt hêtres qui portent gravé sur leur écorce le nom de Marcelle; au-dessus on voit presque toujours une couronne, pour montrer qu'elle est la reine de beauté. Ici soupire un berger, là un autre se lamente, plus loin l'on entend des chansons d'amour, ailleurs des plaintes désespérées. L'un passe la nuit au pied d'un chêne, ou sur le haut d'une roche, et le jour le retrouve absorbé dans ses pensées sans qu'il ait fermé ses paupières humides; un autre reste à l'ardeur du soleil, étendu sur le sable brûlant, demandant au ciel la fin de son martyre. En voyant l'insensible bergère jouir des maux qu'elle a causés, chacun se demande à quoi aboutira cette conduite altière, et quel mortel pourra dompter ce cœur farouche. Comme ce que je viens de vous raconter est l'exacte vérité, nous croyons tous que la mort de Chrysostome n'a pas eu d'autre motif. C'est pourquoi, seigneur chevalier, vous ferez bien de vous trouver à son enterrement; cela sera curieux à voir, car nombreux étaient ses amis, et d'ici à l'endroit qu'il a désigné pour son tombeau à peine s'il y a une demi-lieue.
Je n'y manquerai pas, dit don Quichotte, et vous remercie du plaisir que m'a fait votre récit.
Il y a encore beaucoup d'autres aventures arrivées aux amants de Marcelle, reprit le chevrier; mais demain nous rencontrerons sans doute en chemin quelque berger qui nous les racontera. Quant à présent vous ferez bien d'aller vous reposer dans un endroit couvert, parce que le serein est contraire à votre blessure, quoiqu'il n'y ait aucun danger après le remède qu'on y a mis.
Sancho, qui avait donné mille fois au diable le chevrier et son récit, pressa son maître d'entrer dans la cabane de Pedro. Don Quichotte y consentit quoique à regret, mais ce fut pour donner le reste de la nuit au souvenir de sa Dulcinée, à l'imitation des amants de Marcelle. Quant à Sancho, il s'arrangea sur la litière, entre son âne et Rossinante, et y dormit non comme un amant rebuté, mais comme un homme qui a le dos roué de coups.
L'aurore commençait à paraître aux balcons de l'Orient quand les chevriers se levèrent et 49 vinrent réveiller don Quichotte, en lui demandant s'il était toujours dans l'intention de se rendre à l'enterrement de Chrysostome, ajoutant qu'ils lui feraient compagnie. Notre chevalier, qui ne demandait pas mieux, ordonna à son écuyer de seller Rossinante, et de tenir son âne prêt. Sancho obéit avec empressement, et toute la troupe se mit en chemin.
Ils n'eurent pas fait un quart de lieue, qu'à la croisière d'un sentier ils rencontrèrent six bergers vêtus de peaux noires, la tête couronnée de cyprès et de laurier-rose; tous tenaient à la main un bâton de houx. Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, suivis de trois valets à pied. En s'abordant les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et voyant qu'ils se dirigeaient vers le même endroit, ils se mirent à cheminer de compagnie.
Un des cavaliers, s'adressant à son compagnon, lui dit: Seigneur Vivaldo, je crois que nous n'aurons pas à regretter le retard que va nous occasionner cette cérémonie; car elle doit 50 être fort intéressante, d'après les choses étranges que ces bergers racontent aussi bien du berger défunt que de la bergère homicide.
Je le crois comme vous, reprit Vivaldo, et je retarderais mon voyage, non d'un jour, mais de quatre, pour en être témoin.
Don Quichotte leur ayant demandé ce qu'ils savaient de Chrysostome et de Marcelle, l'autre cavalier répondit que, rencontrant les bergers dans un si lugubre équipage, ils avaient voulu en connaître la cause; et que l'un d'eux leur avait raconté l'histoire de cette bergère appelée Marcelle, aussi belle que bizarre, les amours de ses nombreux prétendants, et la mort de ce Chrysostome à l'enterrement duquel ils se rendaient. Bref, il répéta à don Quichotte tout ce que Pedro lui avait appris.
A cet entretien en succéda bientôt un autre. Celui des cavaliers qui avait nom Vivaldo demanda à notre chevalier pourquoi, en pleine paix et dans un pays si tranquille, il voyageait si bien armé.
La profession que j'exerce et les vœux que j'ai faits, répondit don Quichotte, ne me permettent pas d'aller autrement: le loisir et la mollesse sont le partage des courtisans, mais les armes, les fatigues et les veilles reviennent de droit à ceux que le monde appelle chevaliers errants, et parmi lesquels j'ai l'honneur d'être compté, quoique indigne et le moindre de tous.
En l'entendant parler de la sorte, chacun le tint pour fou; mais afin de mieux s'en assurer encore, et de savoir quelle était cette folie d'une espèce si nouvelle, Vivaldo lui demanda ce qu'il entendait par chevaliers errants.
Vos Grâces, répondit don Quichotte, connaissent sans doute ces chroniques d'Angleterre qui parlent si souvent des exploits de cet Arthur, que nous autres Castillans appelons Artus, et dont une antique tradition, acceptée de toute la Grande-Bretagne, rapporte qu'il ne mourut pas, mais fut changé en corbeau par l'art des enchanteurs (ce qui fait qu'aucun Anglais depuis n'a tué de corbeau); qu'un jour cet Arthur reprendra sa couronne et son sceptre? Eh bien, c'est au temps de ce bon roi que fut institué le fameux ordre des chevaliers de la Table ronde, et qu'eurent lieu les amours de Lancelot du Lac et de la reine Genièvre, qui avait pour confidente cette respectable duègne Quintagnone. Nous avons sur ce sujet une romance populaire dans notre Espagne:
Depuis lors, cet ordre de chevalerie s'est étendu et développé par toute la terre, et l'on a vu s'y rendre célèbres par leurs hauts faits Amadis de Gaule et ses descendants jusqu'à la cinquième génération, le vaillant Félix-Mars d'Hircanie, ce fameux Tirant le Blanc, et enfin l'invincible don Bélianis de Grèce, qui s'est fait connaître presque de nos jours. Voilà, seigneurs, ce qu'on appelle les chevaliers errants et la chevalerie errante; ordre dans lequel, quoique pécheur, j'ai fait profession, comme je vous l'ai dit, et dont je m'efforce de pratiquer les devoirs à l'exemple de mes illustres modèles des temps passés. Cela doit vous expliquer pourquoi je parcours ces déserts, cherchant les aventures avec la ferme résolution d'affronter même la plus périlleuse, dès qu'il s'agira de secourir l'innocence et le malheur.
Ce discours acheva de convaincre les voyageurs de la folie de notre héros, et de la nature de son égarement. Vivaldo, dont l'humeur était enjouée, désirant égayer le reste du chemin, voulut lui fournir l'occasion de poursuivre ses extravagants propos. Seigneur chevalier, lui dit-il, Votre Grâce me paraît avoir fait profession dans un des ordres les plus rigoureux qu'il y ait en ce monde; je crois même que la règle des chartreux n'est pas aussi austère.
Aussi austère, cela est possible, répondit don 51 Quichotte, mais aussi utile à l'humanité, c'est ce que je suis à deux doigts de mettre en doute; car, pour dire mon sentiment, ces pieux solitaires dont vous parlez, semblables à des soldats qui exécutent les ordres de leur capitaine, n'ont rien autre chose à faire qu'à prier Dieu tranquillement, lui demandant les biens de la terre. Nous, au contraire, à la fois soldats et chevaliers, pendant qu'ils prient, nous agissons, et ce bien qu'ils se contentent d'appeler de leurs vœux, nous l'accomplissons par la valeur de nos bras et le tranchant de nos épées, non point à l'abri des injures du temps, mais à ciel ouvert et en butte aux dévorants rayons du soleil d'été ou aux glaces hérissées de l'hiver. Nous sommes donc les ministres de Dieu sur la terre, les instruments de sa volonté et de sa justice. Or, les choses de la guerre et toutes celles qui en dépendent ne pouvant s'exécuter qu'à force de travail, de sueur et de sang, quiconque suit la carrière des armes accomplit, sans contredit, une œuvre plus grande et plus laborieuse que celui qui, exempt de tout souci et de tout danger, se borne à prier Dieu pour les faibles et les malheureux. Je ne prétends pas dire que l'état de chevalier errant soit aussi saint que celui de moine cloîtré; je veux seulement inférer des fatigues et des privations que j'endure, que ma profession est plus pénible, plus remplie de misères, enfin, qu'on y est plus exposé à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Nos illustres modèles des siècles passés ont enduré toutes ces souffrances, et si parmi eux quelques-uns se sont élevés jusqu'au trône, certes il leur en a coûté assez de sueur et de sang. Encore, pour y arriver, ont-ils eu souvent besoin d'être protégés par des enchanteurs, sans quoi ils auraient été frustrés de leurs travaux et déçus dans leurs espérances.
D'accord, répliqua le voyageur; mais une chose qui, parmi beaucoup d'autres m'a toujours choqué chez les chevaliers errants, c'est qu'au moment d'affronter une périlleuse entreprise, on ne les voit point avoir recours à Dieu, ainsi que tout bon chrétien doit le faire en pareil cas, mais seulement s'adresser à leur maîtresse comme à leur unique divinité: selon moi, cela sent quelque peu le païen.
Seigneur, répondit don Quichotte, il n'y a pas moyen de s'en dispenser, et le chevalier qui agirait autrement se mettrait dans son tort. C'est un usage consacré, que tout chevalier errant, sur le point d'accomplir quelque grand fait d'armes, tourne amoureusement les yeux vers sa dame, pour la prier de lui être en aide dans le péril où il va se jeter; et alors même qu'elle ne peut l'entendre, il est tenu de murmurer entre ses dents quelques mots par lesquels il se recommande à elle de tout son cœur: de cela nous avons nombre d'exemples dans les histoires. Mais il ne faut pas en conclure que les chevaliers s'abstiennent de penser à Dieu; il y a temps pour tout, et ils peuvent s'en acquitter pendant le combat.
Il me reste encore un doute, répliqua Vivaldo, souvent on a vu deux chevaliers errants, discourant ensemble, en venir tout à coup à s'échauffer à tel point que, tournant leurs chevaux pour prendre du champ, ils revenaient ensuite à bride abattue l'un sur l'autre, ayant à peine eu le temps de penser à leurs dames. Au milieu de la course, l'un était renversé de cheval, percé de part en part, tandis que l'autre eût roulé dans la poussière s'il ne se fût retenu à la crinière de son coursier. Or, j'ai peine à comprendre comment, dans une affaire si tôt expédiée le mort trouvait le temps de penser à Dieu. N'eût-il pas mieux valu que ce chevalier lui eût adressé les prières qu'il adressait à sa dame? Il eût satisfait ainsi à son devoir de chrétien, et ne fût mort redevable qu'envers sa maîtresse: inconvénient peu grave, à mon avis, car je doute que tous les chevaliers errants aient eu des dames à qui se recommander; sans compter qu'il pouvait s'en trouver qui ne fussent point amoureux.
Cela est impossible, repartit vivement don Quichotte: être amoureux leur est aussi naturel qu'au ciel d'avoir des étoiles. C'est proprement l'essence du chevalier; c'est là ce qui le constitue. Trouvez-moi une seule histoire qui dise le contraire. Au reste, si par hasard il s'était trouvé un chevalier errant sans dame, on ne l'eût pas tenu pour légitime, mais pour bâtard, et l'on aurait dit de lui qu'il était entré dans la forteresse de l'ordre non par la grande porte, mais par-dessus les murs, comme un brigand et un voleur.
Je crois me rappeler, dit Vivaldo, que don Galaor, frère du valeureux Amadis, n'eut jamais de dame attitrée qu'il pût invoquer dans les combats; cependant il n'en fut pas moins regardé comme un très-fameux chevalier.
Une hirondelle ne fait pas le printemps, repartit don Quichotte; d'ailleurs je sais de bonne part que ce chevalier aimait en secret. S'il en contait à toutes celles qu'il trouvait à son gré, c'était par une faiblesse dont il n'avait pu se rendre maître, mais toujours sans préjudice de la dame qu'on sait pertinemment avoir été la reine de ses pensées, et à laquelle il se recommandait souvent, et en secret, car il se piquait d'une parfaite discrétion.
Puisqu'il est de l'essence de tout chevalier errant d'être amoureux, reprit Vivaldo, Votre Grâce n'aura sans doute pas dérogé à la règle de sa noble profession; et à moins qu'elle ne se pique d'autant de discrétion que don Galaor, je la supplie de nous apprendre le nom et la qualité de sa dame, et de nous en faire le portrait. Elle sera flattée, j'en suis certain, que l'univers entier sache qu'elle est aimée et servie par un chevalier tel que vous.
J'ignore, répondit don Quichotte en poussant un grand soupir, si cette douce ennemie trouvera bon qu'on sache que je suis son esclave; cependant, pour satisfaire à ce que vous me demandez avec tant d'instance, je puis dire qu'elle se nomme Dulcinée; que sa patrie est un village de la Manche appelé le Toboso, et qu'elle est au moins princesse, étant dame souveraine de mes pensées. Ses charmes sont surhumains, et tout ce que les poëtes ont imaginé de chimérique et d'impossible pour vanter leurs maîtresses se trouve vrai chez elle au pied de la lettre. Ses cheveux sont des tresses d'or, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux deux soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l'albâtre, son sein du marbre, et ses mains de l'ivoire: par ce qu'on voit, on devine aisément que ce que la pudeur cache aux regards doit être sans prix et n'admet pas de comparaison.
Pourrions-nous savoir quelle est sa famille, sa race et sa généalogie? demanda Vivaldo.
Elle ne descend pas des Curtius, des Caïus ou des Scipions de l'ancienne Rome, des Colonna ou des Orsini de la Rome moderne, continua don Quichotte; elle n'appartient ni aux Moncades, ni aux Requesans de Catalogne; elle ne compte point parmi ses ancêtres les Palafox, les Luna, les Urreas d'Aragon; les Cerdas, les Manriques, les Mandoces ou les Gusmans de Castille; les Alencastres ou les Menezes de Portugal; elle est tout simplement de la famille des Toboso de la Manche; race nouvelle, il est vrai, mais destinée, je n'en fais aucun doute, à devenir la souche des plus illustres familles des siècles à venir. Et à cela je ne souffrirai point de réplique, si ce n'est aux conditions que Zerbin écrivit au-dessous des armes de Roland:
Pour moi, dit Vivaldo, bien que ma famille appartienne aux Cachopins[34] de Laredo, je suis loin de vouloir la comparer à celle des Toboso de la Manche, quoique à vrai dire ce soit la première fois que j'en entends parler.
J'en suis extrêmement surpris, repartit don Quichotte.
Les voyageurs écoutaient attentivement cette conversation, si bien que, jusqu'aux chevriers, tous demeurèrent convaincus que notre chevalier avait des chambres vides dans la cervelle. Le seul Sancho acceptait comme oracle ce que disait son maître, par ce qu'il connaissait sa sincérité et qu'il ne l'avait pas perdu de vue depuis l'enfance; il lui restait pourtant quelque doute sur cette Dulcinée, car, bien qu'il fût voisin du Toboso, jamais il n'avait entendu prononcer le nom de cette princesse.
Comme ils allaient ainsi discourant, ils aperçurent dans un chemin creux entre deux montagnes, une vingtaine de bergers vêtus de pelisses noires, et couronnés de guirlandes, qu'on reconnut être, les unes d'if, les autres de cyprès; six d'entre eux portaient un brancard couvert de rameaux et de fleurs. Dès qu'ils parurent: Voici, dit un des chevriers, ceux qui portent le corps de Chrysostome, et c'est au pied de cette montagne qu'il a voulu qu'on l'enterrât.
A ces mots on hâta le pas, et la troupe arriva au moment où les porteurs ayant déposé le brancard, quatre d'entre eux commençaient à creuser une fosse au pied d'une roche. On s'aborda de part et d'autre avec courtoisie; puis les saluts échangés, don Quichotte et ceux qui l'accompagnaient se mirent à considérer le brancard sur lequel était un cadavre revêtu d'un habit de berger et tout couvert de fleurs. Il paraissait avoir trente ans. Malgré sa pâleur, on jugeait aisément qu'il avait été beau et de bonne mine. Autour de lui sur le brancard étaient placés quelques livres et divers manuscrits, les uns pliés, les autres ouverts.
Tous les assistants gardaient un profond silence, qu'un de ceux qui avaient apporté le corps rompit en ces termes: Toi qui veux qu'on 54 exécute de point en point les volontés de Chrysostome, dis-nous, Ambrosio, si c'est bien là l'endroit qu'il a désigné.
Oui, c'est bien là, répondit Ambrosio, et mon malheureux ami m'y a cent fois conté sa déplorable histoire. C'est là qu'il vit pour la première fois cette farouche ennemie du genre humain; c'est là qu'il lui fit la première déclaration d'un amour aussi délicat que passionné; c'est là que l'impitoyable Marcelle acheva de le désespérer par son indifférence et par ses dédains, et qu'elle l'obligea de terminer tragiquement ses jours; c'est là enfin qu'en mémoire de tant d'infortunes, il a voulu qu'on le déposât dans le sein d'un éternel oubli.
S'adressant ensuite à don Quichotte et aux voyageurs, il continua ainsi: Seigneurs, ce corps que vous regardez avec tant de pitié renfermait, il y a peu de jours encore, une âme ornée des dons les plus précieux; ce corps est celui de Chrysostome qui eut un esprit incomparable, une loyauté sans pareille, une tendresse à toute épreuve. Il fut libéral sans vanité, modeste sans affectation, aimable et enjoué sans trivialité; en un mot, il fut le premier entre les bons et sans égal parmi les infortunés. Il aima, et fut dédaigné; il adora, et fut haï; il tenta, mais inutilement, d'adoucir un tyran farouche; il gémit, il pleura devant un marbre sourd et insensible; ses cris se perdirent dans les airs, le vent emporta ses soupirs, se joua de ses plaintes; et pour avoir trop aimé une ingrate, il devint au printemps de ses jours la proie de la mort, victime des cruautés d'une bergère qu'il voulait, par ses vers, faire vivre éternellement dans la mémoire des hommes. Ces papiers prouveraient au besoin ce que j'avance, s'il ne m'avait ordonné de les livrer aux flammes en même temps que je rendrais son corps à la terre.
Vous seriez plus cruel encore que lui en agissant ainsi, dit Vivaldo; il n'est ni juste ni raisonnable d'observer si religieusement ce qui est contraire à la raison. Le monde entier aurait désapprouvé Auguste laissant exécuter les suprêmes volontés du divin chantre de Mantoue. Rendez donc à votre ami, seigneur Ambrosio, ce dernier service, de sauver ses ouvrages de l'oubli, et n'accomplissez pas trop absolument ce que son désespoir a ordonné. Conservez ces papiers, témoignages d'une cruelle indifférence, afin que dans les temps à venir ils servent d'avertissement à ceux qui s'exposent à tomber dans de semblables abîmes. Nous tous, ici présents, qui connaissons l'histoire de votre ami et la cause de son trépas, nous savons votre affection pour lui, ce qu'il a exigé de vous en mourant, et par ce récit lamentable nous avons compris la cruauté de Marcelle et l'amour du berger, et quelle triste fin se préparent ceux qui ne craignent pas de se livrer aveuglément aux entraînements de l'amour. Hier, en apprenant sa mort, et votre dessein de l'enterrer en ce lieu, la compassion, plus que la curiosité, nous a détournés de notre chemin, afin d'être témoins des devoirs qu'on lui rend, et de montrer que les cœurs honnêtes s'intéressent toujours aux malheurs d'autrui. Ainsi, nous vous prions, sage Ambrosio, ou du moins, pour ma part, je vous supplie de renoncer à livrer ces manuscrits aux flammes, et de me permettre d'en emporter quelques-uns.
Sans attendre la réponse, Vivaldo étendit la main, et prit les feuilles qui se trouvaient à sa portée.
Que ceux-là vous restent, j'y consens, répondit Ambrosio; mais pour les autres, laissez-moi, je vous prie, accomplir la dernière volonté de mon ami.
Vivaldo, impatient de savoir ce que contenaient ces papiers, en ouvrit un qui avait pour titre: Chant de désespoir.
Ce sont, dit Ambrosio, les derniers vers qu'écrivit l'infortuné; et afin qu'on sache en quel état l'avaient réduit ses souffrances, lisez, seigneur, de manière à être entendu; vous en 55 aurez le temps avant qu'on ait achevé de creuser son tombeau.
Volontiers, dit Vivaldo. L'assemblée s'étant rangée en cercle autour de lui, il lut ce qui suit d'une voix haute et sonore.
Tous les assistants applaudirent aux vers de Chrysostome; Vivaldo seul trouva que ces soupçons dont ils étaient pleins s'accordaient mal avec ce qu'il avait entendu raconter de la vertu de Marcelle. Ambrosio, qui avait connu jusqu'aux plus secrètes pensées de son ami, répliqua aussitôt: Je dois dire, seigneur, pour faire cesser votre doute, que lorsque Chrysostome composa ces vers, il s'était éloigné de Marcelle, afin d'éprouver si l'absence produirait sur lui l'effet ordinaire; et comme il n'est pas de soupçon qui n'assiége et ne poursuive un amant loin de ce qu'il aime, l'infortuné souffrait tous les tourments d'une jalousie imaginaire; mais ses plaintes et ses reproches ne sauraient porter atteinte à la vertu de Marcelle, vertu telle, qu'à la dureté près, et sauf une fierté qui va jusqu'à l'orgueil, l'envie elle-même ne peut lui reprocher aucune faiblesse.
Vivaldo resta satisfait de la réponse d'Ambrosio; il s'apprêtait à lire un autre feuillet, mais il fut empêché par une vision merveilleuse, car on ne saurait donner un autre nom à l'objet qui s'offrit tout à coup à leurs yeux? C'était Marcelle elle-même, qui, plus belle encore que la renommée ne la publiait, apparaissait sur le haut de la roche au pied de laquelle on creusait la sépulture. Ceux qui ne l'avaient jamais vue restèrent muets d'admiration, et ceux qui la connaissaient déjà subissaient le même charme que la première fois. A peine Ambrosio l'eut-il aperçue, qu'il lui cria avec indignation: Que viens-tu chercher ici, monstre de cruauté, basilic dont les regards lancent le poison? Viens-tu voir si les blessures de l'infortuné que ta cruauté met au tombeau se rouvriront en ta présence? Viens-tu insulter à ses malheurs et te glorifier des funestes résultats de tes dédains? Dis-nous au moins ce qui t'amène et ce que tu attends de nous; car sachant combien toutes les pensées de Chrysostome te furent soumises pendant sa vie, je ferai en sorte, maintenant qu'il n'est plus, que tu trouves la même obéissance 56 parmi ceux qu'il appelait ses amis.
Vous me jugez mal, répondit la bergère; je ne viens que pour me défendre, et prouver combien sont injustes ceux qui m'accusent de leurs tourments et m'imputent la mort de Chrysostome. Veuillez donc, seigneurs, et vous aussi, bergers, m'écouter quelques instants; peu de temps et de paroles suffiront pour me justifier.
Le ciel, dites-vous, m'a faite si belle qu'on ne saurait me voir sans m'aimer, et parce que ma vue inspire de l'amour, vous croyez que je dois en ressentir moi-même! Je reconnais bien, grâce à l'intelligence que Dieu m'a donnée, que ce qui est beau est aimable; mais parce qu'on aime ce qui est beau, faut-il en conclure que ce qui est beau soit à son tour forcé d'aimer; car celui qui aime peut être laid et partant, n'exciter que l'aversion. Mais quand bien même la beauté serait égale de part et d'autre, ne faudrait-il pas que la sympathie le fût aussi, puisque toutes les beautés n'inspirent pas de l'amour, et que telle a souvent charmé les yeux sans parvenir à soumettre la volonté. En effet, si la seule beauté charmait tous les cœurs, que verrait-on ici-bas, sinon une confusion étrange de désirs errants et vagabonds qui changeraient sans cesse d'objet? Ainsi puisque l'amour, comme je le crois, doit être libre et sans contrainte, pourquoi vouloir que j'aime quand je n'éprouve aucun penchant? D'ailleurs, si j'ai de la beauté, n'est-ce pas de la pure grâce du ciel que je la tiens, sans en rien devoir aux hommes? Et si elle produit de fâcheux effets, suis-je plus coupable que la vipère ne l'est du venin que lui a donné la nature? La beauté, chez la femme honnête et vertueuse, est comme le feu dévorant ou l'épée immobile; l'une ne blesse, l'autre ne brûle que ceux qui s'en approchent de trop près.
Je suis née libre, et c'est pour vivre en liberté que j'ai choisi la solitude; les bois et les ruisseaux sont les seuls confidents de mes pensées et de mes charmes. Ceux que ma vue a rendus amoureux, je les ai désabusés par mes paroles; après cela s'ils nourrissent de vains désirs et de trompeuses espérances, ne doit-on pas avouer que c'est leur obstination qui les tue, et non ma cruauté? Vous dites que les intentions de Chrysostome étaient pures et que j'ai eu tort de le repousser! Mais dès qu'il me les eut fait connaître, ne lui ai-je pas déclaré, à cette même place où vous creusez son tombeau, mon dessein de vivre seule, sans jamais m'engager à personne, et ma résolution de rendre à la nature tout ce qu'elle m'a donné? Après cet aveu sincère, s'il a voulu s'embarquer sans espoir, faut-il s'étonner qu'il ait fait naufrage? Suis-je la cause de son malheur? Que celui-là que j'ai abusé m'accuse, j'y consens; que ceux que j'ai trahis m'accablent de reproches: mais a-t-on le droit de m'appeler trompeuse, quand je n'ai rien promis à qui que ce soit? Jusqu'ici le ciel n'a pas voulu que j'aimasse; et que j'aime volontairement, il est inutile d'y compter. Que cette déclaration serve d'avertissement à ceux qui formeraient quelque dessein sur moi; après cela s'ils ont le sort de Chrysostome, qu'on n'en accuse ni mon indifférence ni mes dédains. Qui n'aime point ne saurait donner de jalousie, et un refus loyal et sincère n'a jamais passé pour de la haine ou du mépris.
Celui qui m'appelle basilic peut me fuir comme un monstre haïssable; ceux qui me traitent d'ingrate, de cruelle, peuvent renoncer à suivre mes pas: je ne me mettrai point en peine de les rappeler. Qu'on cesse donc de troubler mon repos et de vouloir que je hasarde parmi les hommes la tranquillité dont je jouis, et que je m'imagine ne pouvoir y trouver jamais. Je ne veux rien, je n'ai besoin de rien, si ce n'est de la compagnie des bergères de ces bois, qui, avec le soin de mon troupeau, m'occupent agréablement. En un mot, mes désirs ne s'étendent pas au delà de ces montagnes; et si mes pensées vont plus loin, ce n'est que pour admirer la beauté du ciel et me rappeler que c'est le lieu d'où je suis venue et où je dois retourner.
En achevant ces mots, la bergère disparut par le chemin le plus escarpé de la montagne, laissant tous ceux qui l'écoutaient non moins émerveillés de sa sagesse et de son esprit que de sa beauté. Plusieurs de ceux qu'avaient blessés les charmes de ses yeux, loin d'être retenus par le discours qu'ils venaient d'entendre, firent mine de la suivre; don Quichotte s'en aperçut, et voyant là une nouvelle occasion d'exercer sa profession de chevalier protecteur des dames:
Que personne, s'écria-t-il en portant la main sur la garde de son épée, ne soit assez hardi pour suivre la belle Marcelle, sous peine d'encourir mon indignation. Elle a prouvé, par des raisons sans réplique, qu'elle est tout à fait innocente de la mort de Chrysostome, et elle a fait voir tout son éloignement pour engager sa liberté. Qu'on la laisse en repos, et qu'elle soit à l'avenir respectée de toutes les âmes honnêtes, puisque elle seule peut-être au monde agit avec des intentions si pures.
Soit à cause des menaces de don Quichotte, soit parce qu'Ambrosio pria les bergers d'achever de rendre les derniers devoirs à son ami, personne ne s'éloigna avant que les écrits de Chrysostome fussent livrés aux flammes et son corps rendu à la terre, ce qui eut lieu au milieu des larmes de tous les assistants. On couvrit la fosse d'un éclat de roche, en attendant une tombe de marbre qu'avait commandée Ambrosio, et qui devait porter cette épitaphe:
La sépulture fut ensuite couverte de branchages et de fleurs, et tous les bergers s'éloignèrent après avoir témoigné à Ambrosio la part qu'ils prenaient à son affliction. Vivaldo et son compagnon en firent autant de leur côté. Don Quichotte prit congé de ses hôtes et des voyageurs. Vivaldo le sollicita instamment de l'accompagner à Séville, l'assurant qu'il n'y avait pas au monde de lieu plus fécond en aventures, à tel point qu'on pouvait dire qu'elles y naissaient sous les pas à chaque coin de rue; mais notre héros s'excusa en disant que cela lui était impossible avant d'avoir purgé ces montagnes des brigands dont on les disait infestées. Le voyant en si bonne résolution, les voyageurs ne voulurent pas l'en détourner, et poursuivirent leur chemin.
Dès qu'ils furent partis, don Quichotte se mit en tête de suivre la bergère Marcelle, et d'aller lui offrir ses services. Mais les choses arrivèrent tout autrement qu'il ne l'imaginait, comme on le verra dans la suite de cette histoire.
Cid Hamet Ben-Engeli raconte qu'ayant pris congé de ses hôtes et de ceux qui s'étaient trouvés à l'enterrement de Chrysostome, don Quichotte et son écuyer s'enfoncèrent dans le bois où ils avaient vu disparaître la bergère Marcelle; mais après l'y avoir cherchée vainement pendant plus de deux heures, ils arrivèrent dans un pré tapissé d'une herbe fraîche et arrosé par un limpide ruisseau, si bien que conviés par la beauté du lieu, ils se déterminèrent à y passer les heures de la sieste: mettant donc pied à terre, et laissant Rossinante et l'âne paître en liberté, maître et valet délièrent le bissac, puis sans cérémonie mangèrent ensemble ce qui s'y trouva.
Sancho n'avait pas songé à mettre des entraves à Rossinante, le connaissant si chaste et si paisible, que toutes les juments des prairies de Cordoue ne lui auraient pas donné la moindre tentation. Mais le sort, ou plutôt le diable qui ne dort jamais, voulut que dans ce vallon se trouvât en même temps une troupe de cavales galiciennes, qui appartenaient à des muletiers Yangois dont la coutume est de s'arrêter, pendant la chaleur du jour, dans les lieux où ils rencontrent de l'herbe et de l'eau fraîche.
Or, il arriva que Rossinante n'eut pas plus tôt flairé les cavales, qu'à l'encontre de sa retenue habituelle il lui prit envie d'aller les trouver. Sans demander permission à son maître, il se dirige de leur côté au petit trot pour leur faire partager son amoureuse ardeur: mais les cavales, qui ne demandaient qu'à paître, le reçurent avec les pieds et les dents, de telle sorte qu'en peu d'instants elles lui rompirent 59 les sangles de la selle, et le mirent à nu avec force contusions. Pour surcroît d'infortune, les muletiers, qui de loin avaient aperçu l'attentat de Rossinante, accoururent avec leurs bâtons ferrés, et lui en donnèrent tant de coups qu'ils l'eurent bientôt jeté à terre dans un piteux état.
Voyant de quelle manière on étrillait Rossinante, don Quichotte et son écuyer accoururent. A ce que je vois, ami, lui dit notre héros d'une voix haletante, ces gens-là ne sont pas des chevaliers, mais de la basse et vile canaille; tu peux donc en toute sûreté de conscience m'aider à tirer vengeance de l'outrage qu'ils m'ont fait en s'attaquant à mon cheval.
Eh! quelle vengeance voulez-vous en tirer, seigneur? répondit Sancho; ils sont vingt, et nous ne sommes que deux, ou plutôt même un et demi.
Moi, j'en vaux cent, répliqua don Quichotte; et sans plus de discours, il met l'épée à la main, et fond sur les muletiers. Sancho en fit autant, animé par l'exemple de son maître.
Du premier coup qu'il porta, notre chevalier fendit le pourpoint de cuir à celui qui se rencontra sous sa main, et lui emporta un morceau de l'épaule. Il allait continuer, quand les muletiers, honteux de se voir ainsi malmenés par deux hommes seuls, s'armèrent de leurs pieux, et, entourant nos aventuriers, se mirent à travailler sur eux avec une merveilleuse diligence. Comme ils y allaient de bon cœur, l'affaire fut bientôt expédiée. Dès la seconde décharge que Sancho reçut à la ronde, il alla mordre la poussière; et rien ne servit à don Quichotte d'avoir de l'adresse et du courage, il n'en fut pas quitte à meilleur marché: son mauvais sort voulut même qu'il allât tomber aux pieds de Rossinante, qui n'avait pu se relever. Exemple frappant de la fureur avec laquelle officie le bâton dans des mains grossières et courroucées. Voyant la méchante besogne qu'ils avaient faite, les muletiers rassemblèrent promptement leurs bêtes, et poursuivirent leur chemin.
Le premier qui se reconnut après l'orage, ce fut Sancho, lequel, se traînant auprès de son maître, lui dit d'une voix faible et dolente: Seigneur! aïe! aïe! seigneur!
Que me veux-tu, ami Sancho? répondit don Quichotte d'un ton non moins lamentable.
N'y aurait-il pas moyen, dit Sancho, d'avaler deux gorgées de ce baume de Fier-à-Bras, si par hasard Votre Grâce en a sous la main? Peut-être sera-t-il aussi bon pour le brisement des os que pour d'autres blessures.
Hélas! ami, répondit don Quichotte, si j'en avais, que nous manquerait-il? mais, foi de chevalier errant, je jure qu'avant deux jours ce baume sera en mon pouvoir, ou j'aurai perdu l'usage de mes mains.
Deux jours! repartit Sancho; et dans combien Votre Grâce croit-elle donc que nous pourrons seulement remuer les pieds?
La vérité est, reprit le moulu chevalier, que je ne saurais en dire le nombre, vu l'état où je me sens; mais aussi, Je dois l'avouer, toute la faute en est à moi, qui vais mettre l'épée à la main contre des gens qui ne sont pas armés chevaliers. Oui, je n'en fais aucun doute, c'est pour avoir oublié les lois de la chevalerie que le Dieu des batailles a permis que je reçusse ce châtiment. C'est pourquoi, ami Sancho, je dois t'avertir d'une chose qui importe beaucoup à notre intérêt commun: Quand, à l'avenir, de semblables canailles nous feront quelque insulte, n'attends pas que je tire l'épée contre eux; dorénavant, je ne m'en mêlerai en aucune façon; cela te regarde, châtie ces marauds comme tu l'entendras. Mais si par hasard des chevaliers accourent à leur aide, oh! alors, je saurai bien les repousser! Tu connais la force de ce bras, tu en as vu des preuves assez nombreuses. Par ces paroles notre héros faisait allusion à sa victoire sur le Biscaïen.
L'avis ne fut pas tellement du goût de Sancho qu'il n'y trouvât quelque chose à redire. Seigneur, reprit-il, je n'aime point les querelles, 60 et je sais, Dieu merci, pardonner une injure, car j'ai une femme à nourrir et des enfants à élever. Votre Grâce peut donc tenir pour certain que jamais je ne tirerai l'épée ni contre vilain ni contre chevalier, et que d'ici au jugement dernier je pardonne les offenses qu'on m'a faites ou qu'on me fera, qu'elles me soient venues, qu'elles me viennent ou doivent me venir de riche ou de pauvre, de noble ou de roturier.
Si j'étais assuré, répondit don Quichotte, que l'haleine ne me manquât point, et que la douleur de mes côtes me laissât parler à mon aise, je te ferais bientôt comprendre que tu ne sais pas ce que tu dis! Or çà, réponds-moi, pécheur impénitent! Si le vent de la fortune, qui jusqu'ici nous a été contraire, vient enfin à tourner en notre faveur, et qu'enflant les voiles de nos désirs elle nous fasse prendre terre dans une de ces îles dont je t'ai parlé, que feras-tu, si après l'avoir conquise je t'en donne le gouvernement? Pourras-tu t'en acquitter dignement, n'étant pas chevalier, et ne te souciant point de l'être, n'ayant ni ressentiment pour venger tes injures, ni courage pour défendre ton État? Ignores-tu que dans tous les pays nouvellement conquis, les naturels ont l'esprit remuant et ne s'accoutument qu'avec peine à une domination étrangère; que jamais ils ne sont si bien soumis à leur nouveau maître, qu'ils n'éprouvent tous les jours la tentation de recouvrer leur liberté? Crois-tu qu'avec des esprits si mal disposés, tu n'auras pas besoin d'un bon jugement pour te conduire, de résolution pour attaquer et de courage pour te défendre, en mille occasions qui peuvent se présenter?
Il m'eût été bon, repartit Sancho, d'avoir ce jugement et ce courage que vous dites, dans l'aventure qui vient de nous arriver; mais pour l'heure, je l'avoue, j'ai plus besoin d'emplâtres que de sermons. Voyons, essayez un peu de vous lever pour m'aider à mettre Rossinante sur ses jambes, quoiqu'il ne le mérite guère; car c'est lui qui a causé tout le mal. Vraiment, je ne me serais pas attendu à cela; je le croyais chaste et paisible, et j'aurais répondu de lui comme de moi. On a bien raison de dire qu'il faut du temps avant de connaître les gens et que rien n'est assuré dans cette vie. Hélas! qui aurait pu supposer, après avoir vu Votre Grâce faire tant de merveilles contre ce malheureux chevalier errant de l'autre jour, qu'une telle avalanche de coups de bâton fondrait sitôt sur nos épaules.
Encore les tiennes doivent être faites à de semblables orages, dit don Quichotte; mais les miennes, accoutumées à reposer dans la fine toile de Hollande, elles s'en ressentiront longtemps. Si je ne pensais, que dis-je? s'il n'était même certain que tous ces désagréments sont inséparables de la profession des armes, je me laisserais mourir ici de honte et de dépit.
Puisque de pareilles disgrâces sont les revenus de la chevalerie, répliqua Sancho, dites-moi, je vous prie, seigneur, arrivent-elles tout le long de l'année, ou, seulement à époque fixe, comme les moissons? car après deux récoltes comme celle-ci, je ne pense pas que nous soyons en état d'en faire une troisième, à moins que le bon Dieu ne vienne à notre aide.
Apprends, Sancho, reprit don Quichotte, que pour être exposés à mille accidents fâcheux, les chevaliers errants n'en sont pas moins chaque jour et à toute heure en passe de devenir rois ou empereurs; et sans la douleur que je ressens, je te raconterais l'histoire de plusieurs d'entre eux qui, par la valeur de leurs bras, se sont élevés jusqu'au trône, quoiqu'ils n'aient pas été pour cela à l'abri des revers, car plusieurs sont tombés ensuite dans d'étranges disgrâces. Ainsi le grand Amadis de Gaule sévit un jour au pouvoir de l'enchanteur Archalaüs, son plus mortel ennemi, et l'on tient pour avéré que ce perfide nécromant, après l'avoir attaché à une colonne dans la cour de son château, lui donna de sa propre main deux cents coups d'étrivières avec les rênes de son cheval. Nous savons, par un auteur peu connu mais très-digne de foi, que le 61 chevalier Phébus, ayant été pris traîtreusement dans une trappe qui s'enfonça sous ses pieds, fut jeté garrotté au fond d'un cachot, et que là on lui administra un de ces lavements composés d'eau de neige et de sable, qui le mit à deux doigts de la mort; et sans un grand enchanteur de ses amis qui vint le secourir dans ce pressant péril, c'en était fait du pauvre chevalier! Nous pouvons donc, ami Sancho, passer par les mêmes épreuves que ces nobles personnages, car ils endurèrent des affronts encore plus grands que ceux qui viennent de nous arriver. Tu sauras d'ailleurs que toute blessure, faite avec le premier instrument que le hasard met sous la main, n'a rien de déshonorant; et cela est écrit en termes exprès dans la loi sur le duel: «Si le cordonnier en frappe un autre avec la forme qu'il tient à la main, elle a beau être de bois, on ne dira pas pour cela que le bâtonné a reçu des coups de bâton.» Ce que j'en dis, c'est afin que tu ne croies pas que, pour avoir été roués de coups dans cette rencontre, nous ayons essuyé aucun outrage; car, à bien prendre, les armes dont se servaient ces hommes n'étaient pas tant des bâtons que des pieux, sans lesquels ils ne vont jamais, et pas un d'entre eux n'avait, ce me semble, dague, épée ou poignard.
Ils ne m'ont point donné le temps d'y regarder de si près, reprit Sancho; à peine eus-je mis au vent ma tisonne[37], qu'avec leurs gourdins ils me chatouillèrent si bien les épaules, que les yeux et les jambes me manquant à la fois, je tombai tout de mon long à l'endroit où je suis encore. Et pour dire la vérité ce qui me fâche ce n'est pas la pensée que ces coups de pieux soient un affront, mais bien la douleur 62 qu'ils me causent et que je ne saurais ôter de ma mémoire, non plus que de dessus mes épaules.
Il n'est point de ressentiment que le temps n'efface, ni de douleur que la mort ne guérisse, dit don Quichotte.
Grand merci, répliqua Sancho; et qu'y a-t-il de pis qu'un mal auquel le temps seul peut remédier et dont on ne guérit que par la mort? Passe encore si notre mésaventure était de celles qu'on soulage avec une ou deux couples d'emplâtres; mais à peine si tout l'onguent d'un hôpital suffirait pour nous remettre sur nos pieds.
Laisse là ces vains discours, dit don Quichotte, et fais face à la mauvaise fortune. Voyons un peu comment se porte Rossinante, car le pauvre animal a eu, je crois, sa bonne part de l'orage.
Et pourquoi en serait-il exempt? reprit Sancho, est-il moins chevalier errant que les autres? Ce qui m'étonne, c'est de voir que mon âne en soit sorti sans qu'il lui en coûte seulement un poil, tandis qu'à nous trois il ne nous reste pas une côte entière.
Dans les plus grandes disgrâces, la fortune laisse toujours une porte ouverte pour en sortir, dit don Quichotte; et à défaut de Rossinante, ton grison servira pour me tirer d'ici et me porter dans quelque château où je puisse me faire panser de mes blessures. Je n'ai point, je te l'avoue, de répugnance pour une telle monture, car je me souviens d'avoir lu que le père nourricier du dieu Bacchus, le vieux Silène, chevauchait fort doucement sur un bel âne, quand il fit son entrée dans la ville aux cent portes.
Cela serait bon, répondit Sancho, si vous pouviez vous tenir comme lui; mais il y a une grande différence entre un homme à cheval et un homme couché en travers comme un sac de farine, car je ne pense pas qu'il soit possible à Votre Grâce d'aller autrement.
Je t'ai déjà dit que les blessures qui résultent des combats n'ont rien de déshonorant, reprit don Quichotte. Au reste, en voilà assez sur ce sujet; essaye seulement de te lever et place-moi comme tu pourras sur ton âne, puis tirons-nous d'ici avant que la nuit vienne nous surprendre.
Il me semble avoir entendu souvent dire à Votre Grâce, répliqua Sancho, que la coutume des chevaliers errants est de dormir à la belle étoile, et que passer la nuit au milieu des champs est pour eux une agréable aventure.
Ils en usent ainsi quand ils ne peuvent faire autrement, repartit don Quichotte, ou bien quand ils sont amoureux; et cela est si vrai, qu'on a vu tel chevalier passer deux ans entiers sur une roche, exposé à toutes les intempéries des saisons, sans que sa maîtresse en eût la moindre connaissance. Amadis fut de ce nombre, quand il prit le nom de Beau-Ténébreux, et se retira sur la Roche-Pauvre, où il passa huit ans ou huit mois, je ne me le rappelle pas au juste, le compte m'en est échappé. Quoi qu'il en soit, il est constant qu'il y demeura fort longtemps faisant pénitence pour je ne sais plus quel dédain de son Oriane. Mais laissons cela et dépêchons, de peur qu'une nouvelle disgrâce n'arrive à Rossinante.
Il faudrait avoir bien mauvaise chance, répliqua Sancho; puis, poussant trente hélas! soixante soupirs entremêlés de ouf! et de aïe! et proférant plus de cent malédictions contre ceux qui l'avaient amené là, il fit tant qu'à la fin il se mit sur ses pieds, demeurant toutefois à moitié chemin, courbé comme un arc, sans pouvoir achever de se redresser. Dans cette étrange posture, il lui fallut rattraper le grison qui profitant des libertés de cette journée, s'était écarté au loin, et se donnait à cœur joie du bien d'autrui. Son âne sellé, Sancho releva Rossinante, lequel, s'il avait eu une langue pour se plaindre, aurait tenu tête au maître et au valet. Enfin, après bien des efforts, Sancho parvint à placer don Quichotte en travers sur le bât; puis ayant attaché Rossinante à la queue de sa bête, 63 il la prit par le licou et se dirigea du côté qu'il crut être le grand chemin.
Au bout d'une heure de marche, la fortune, de plus en plus favorable, leur fit découvrir une hôtellerie, que don Quichotte ne manqua pas de prendre pour un château. L'écuyer soutenait que c'était une hôtellerie, mais le maître s'obstinait à dire que c'était un château; et la querelle durait encore quand ils arrivèrent devant la porte, que Sancho franchit avec la caravane, sans plus d'informations.
En voyant cet homme placé en travers sur un âne, l'hôtelier demanda quel mal il ressentait; Sancho répondit que ce n'était rien, mais qu'ayant roulé du haut d'une roche, il avait les côtes tant soit peu meurtries. Au rebours des gens de sa profession, la femme de cet hôtelier était charitable et s'apitoyait volontiers sur les maux du prochain; aussi s'empressa-t-elle d'accourir pour panser notre héros, secondée dans cet office par sa fille, jeune personne avenante et de fort bonne mine.
Dans la même hôtellerie il y avait une servante asturienne, à la face large, au chignon plat, au nez camus, laquelle de plus était borgne et n'avait pas l'autre œil en très-bon état. Il est vrai de dire que chez elle l'élégance de la taille suppléait à ce manque d'agrément, car la pauvre fille n'avait pas sept palmes des pieds à la tête, et ses épaules surchargeaient si fort le reste de son corps qu'elle avait bien de la peine à regarder en l'air. Cette gentille créature accourut aider la fille de la maison et toutes deux dressèrent à don Quichotte un méchant lit dans un galetas qui, selon les apparences, n'avait servi depuis longues années que de grenier à paille.
Dans ce même réduit couchait un muletier, lequel s'était fait un lit avec les bâts et les couvertures de ses mulets; mais tel qu'il était, ce lit valait cent fois celui de notre héros, dont la couche se composait de planches mal rabotées et placées sur quatre pieds inégaux, d'un matelas fort mince, hérissé de bourrelets si durs qu'on les eût pris pour des cailloux, enfin de deux draps plutôt de cuir que de laine. Ce fut sur ce grabat que l'on étendit don Quichotte, et aussitôt l'hôtesse et sa fille vinrent l'oindre d'onguent des pieds à la tête, à la lueur d'une lampe que tenait la gentille Maritorne: c'est ainsi que s'appelait l'Asturienne.
En le voyant meurtri en tant d'endroits, l'hôtesse ne put s'empêcher de dire que cela ressemblait beaucoup plus à des coups qu'à une chute.
Ce ne sont pourtant pas des coups, dit Sancho; mais la maudite roche avait tant de pointes, que chacune a fait sa meurtrissure. Que Votre Grâce veuille bien garder quelques étoupes, ajouta-t-il; je sais qui vous en saura gré, car les reins me cuisent quelque peu.
Êtes-vous donc aussi tombé? demanda l'hôtesse.
Non pas, répondit Sancho; mais quand j'ai vu tomber mon maître, j'ai éprouvé un si grand saisissement par tout le corps, qu'il me semble avoir reçu mille coups de bâton.
Cela se comprend, dit la jeune fille; j'ai souvent rêvé que je tombais du haut d'une tour, sans jamais arriver jusqu'à terre, et quand j'étais réveillée, je me sentais rompue comme si je fusse tombée tout de bon.
Justement, reprit Sancho: la seule différence c'est que sans rêver, et plus éveillé que je ne le suis à cette heure, je ne me trouve pourtant pas moins meurtri que mon maître.
Comment s'appelle votre maître? demanda Maritorne.
Don Quichotte de la Manche, chevalier errant, et l'un des plus valeureux qu'on ait vu depuis longtemps, répondit Sancho.
Chevalier errant? s'écria l'Asturienne; qu'est-ce que cela?
Vous êtes bien neuve dans ce monde! reprit Sancho; apprenez, ma fille, qu'un chevalier errant est quelque chose qui se voit toujours à la veille d'être empereur ou roué de coups de bâton; aujourd'hui la plus malheureuse et la plus affamée des créatures, demain ayant trois ou quatre royaumes à donner à son écuyer.
D'où vient donc, repartit l'hôtesse, qu'étant écuyer d'un si grand seigneur, vous n'avez pas au moins quelque comté?
Il n'y a pas de temps perdu, répondit Sancho; depuis un mois que nous cherchons les aventures, nous n'en avons pas encore trouvé de cette espèce-là; outre que bien souvent en cherchant une chose, on en rencontre une autre. Mais que mon maître guérisse de sa chute, que je ne reste pas estropié de la mienne, et je ne troquerais point mes espérances contre la meilleure seigneurie d'Espagne.
De son lit, don Quichotte écoutait attentivement cet entretien; à la fin, se levant du mieux qu'il put sur son séant, il prit courtoisement la main de l'hôtesse et lui dit: Belle et noble dame, vous pouvez vous féliciter de l'heureuse circonstance qui vous a fait me recueillir dans ce château. Si je n'en dis pas davantage, c'est qu'il ne sied jamais de se louer soi-même; mais mon fidèle écuyer vous apprendra qui je suis. Je conserverai toute ma vie, croyez-le bien, le souvenir de vos bons offices, et je ne laisserai échapper aucune occasion de vous en témoigner ma reconnaissance. Plût au ciel, ajouta-t-il, en regardant tendrement la fille de l'hôtesse, que l'amour ne m'eût pas assujetti à ses lois, et fait l'esclave d'une ingrate dont en ce moment même je murmure le nom, car les yeux de cette belle demoiselle eussent triomphé de ma liberté!
A ce discours qu'elles ne comprenaient pas plus que si on leur eût parlé grec, l'hôtesse, sa fille et Maritorne tombaient des nues; elles se doutaient bien que c'étaient des galanteries et des offres de service, mais, peu habituées à ce langage, toutes trois se regardaient avec étonnement, et prenaient notre héros pour un homme d'une espèce particulière. Après l'avoir remercié de sa politesse, elles se retirèrent, et Maritorne alla panser Sancho, qui n'en avait pas moins besoin que son maître.
Or, il faut savoir que le muletier et l'Asturienne avaient comploté cette nuit-là même de prendre leurs ébats ensemble. La compatissante créature avait donné parole à son galant qu'aussitôt les hôtes retirés et ses maîtres endormis, elle viendrait se mettre à son entière disposition, et l'on raconte de cette excellente fille qu'elle ne donna jamais semblable parole sans la tenir, car elle se piquait d'avoir du sang d'hidalgo dans les veines, et ne croyait pas avoir dérogé pour être devenue servante d'auberge. La mauvaise fortune de ses parents, disait-elle, l'avait réduite à cette extrémité.
Dans cet étrange appartement dont la toiture laissait voir les étoiles, le premier lit qu'on rencontrait en entrant c'était le dur, étroit, chétif et traître lit de don Quichotte. Tout auprès, sur une natte de jonc, Sancho avait fait le sien avec une couverture qui paraissait plutôt de crin que de laine. Un peu plus loin se trouvait celui du muletier, composé, comme je l'ai dit, des bâts et des couvertures de ses mulets, au nombre de douze, tous fort gras et bien entretenus; car c'était un des plus riches muletiers d'Arevalo, à ce que raconte l'auteur de cette histoire, lequel parle dudit muletier comme l'ayant intimement connu: on ajoute même qu'ils étaient un peu parents. Or, il faut convenir que cid Hamet Ben-Engeli est un historien bien consciencieux, puisqu'il rapporte des choses de si minime importance: exemple à proposer surtout à ces historiens qui dans leurs récits laissent au fond de leur encrier, par ignorance ou par malice, le plus substantiel de l'ouvrage.
Je dis donc que le muletier, après avoir visité 65 ses bêtes et leur avoir donné la seconde ration d'orge, s'étendit sur ses harnais, attendant avec impatience la ponctuelle Maritorne. Bien graissé, couvert d'emplâtres, Sancho s'était couché: mais quoiqu'il fît tous ses efforts pour dormir, la douleur de ses côtes l'en empêchait; quant à don Quichotte, tenu éveillé par la même cause, il avait les yeux ouverts comme un lièvre.
Un profond silence régnait dans l'hôtellerie, où il ne restait en ce moment d'autre lumière que celle d'une lampe qui brûlait suspendue sous la grande porte. Ce silence, joint aux pensées bizarres qu'entretenaient chez notre héros, les livres de chevalerie, causes de ses continuelles disgrâces, fit naître dans son esprit l'une des plus étranges folies dont on puisse concevoir l'idée. Il se persuada être dans un fameux château (il n'y avait point d'hôtellerie à laquelle il ne fît cet honneur), et que la fille de l'hôtelier, qui par conséquent était celle du seigneur châtelain, subjuguée par sa bonne grâce, s'était éprise d'amour pour lui, et avait résolu de venir, cette nuit même, en cachette de ses parents, le visiter dans son alcôve. Tourmenté de cette chimère, il était fort préoccupé du péril imminent auquel sa constance allait se trouver exposée; mais il se promit au fond du cœur de rester fidèle à sa chère Dulcinée, lors même que la reine Genièvre, suivie de sa duègne Quintagnone, viendrait pour le séduire.
Il se complaisait dans ces rêveries, lorsque arriva l'heure, pour lui fatale, où devait venir l'Asturienne qui, fidèle à sa parole, en chemise, pieds nus, et les cheveux ramassés sous une coiffe de serge, entra à pas de loup, en quête du muletier. A peine eut-elle franchi la porte que don Quichotte, toujours l'oreille au guet, l'entendit; aussitôt se mettant sur son séant, 66 malgré ses emplâtres et la douleur de ses reins, il tendit les bras pour la recevoir. Toute ramassée et retenant son haleine, l'Asturienne portait les mains en avant, cherchant à tâtons son bien-aimé; mais en dépit de toutes ses précautions, elle alla donner dans les bras de don Quichotte qui, la saisissant par le poignet et la tirant à lui, sans qu'elle osât souffler mot, la fit asseoir sur son lit. Sa chemise, qui était de la toile à sacs, ne désabusa point notre chevalier; les bracelets en boules de verre qu'elle portait lui parurent de précieuses perles d'Orient; ses cheveux, qu'on eût pris pour du crin, lui semblèrent des tresses d'or fin d'Arabie, dont l'éclat faisait pâlir celui du soleil; enfin, comparant à un agréable mélange des parfums les plus exquis cette haleine qui sentait l'ail mariné de la veille, il se représenta l'Asturienne comme une de ces nobles damoiselles qu'il avait vues dans ses livres, allant visiter à la dérobée leurs amants blessés. En un mot, tel était l'aveuglement du pauvre chevalier que, n'étant détrompé ni par le toucher, ni par l'haleine, ni par certaines autres particularités qui distinguaient la pauvre fille, lesquelles auraient fait vomir les entrailles à tout autre qu'à un muletier, il s'imagina tenir entre ses bras la reine des amours. Éperdu, et pressant Maritorne au point de l'étouffer, il lui dit à demi voix: Que n'est-il en mon pouvoir, noble dame, de reconnaître l'insigne faveur dont m'honore votre merveilleuse beauté! Mais la fortune, qui ne se lasse jamais de persécuter les gens de bien, m'a jeté dans ce lit si moulu, si brisé que, ma volonté fût-elle d'accord avec la vôtre, il me serait impossible de correspondre à votre désir. A cette impuissance s'en ajoute une plus grande encore, c'est la foi que j'ai jurée à la sans pareille Dulcinée du Toboso, l'unique dame de mes plus secrètes pensées; car si cet obstacle insurmontable ne venait à la traverse, je ne serais certes point un chevalier assez niais pour laisser s'évanouir l'occasion fortunée que m'offrent vos bontés.
Pendant ce beau discours, Maritorne, au supplice de se voir entre les bras de don Quichotte, faisait sans souffler mot tous ses efforts pour s'en dégager. De son côté, l'impatient muletier, que ses amoureux désirs tenaient en éveil, avait entendu entrer sa belle. Prêtant l'oreille, il la soupçonne d'abord de chercher à le trahir; transporté de jalousie, il s'approche pour écouter. Mais quand il voit la fidèle Asturienne se débattre entre les mains de don Quichotte, qui s'efforçait de la retenir, le jeu lui déplut fort: levant le bras de toute sa hauteur, il décharge un si terrible coup de poing sur les étroites mâchoires de l'amoureux chevalier, qu'il lui met la bouche tout en sang. Ben-Engeli ajoute même qu'il lui sauta sur le corps, et que, d'un pas qui approchait du galop, il le lui parcourut trois ou quatre fois d'un bout à l'autre.
Le lit, qui était de trop faible complexion pour porter cette surcharge, s'abîme sous le poids; L'hôtelier s'éveille au bruit; aussitôt pressentant quelque escapade de l'Asturienne, qu'il avait appelée cinq ou six fois à tue-tête sans obtenir de réponse, il se lève et allume sa lampe pour aller voir d'où vient ce tapage. En entendant la voix de son maître, dont elle connaissait l'humeur brutale, Maritorne toute tremblante court se cacher dans le lit de Sancho, qui dormait, et se blottit auprès de lui.
Où est-tu, carogne? s'écrie l'hôtelier en entrant; à coup sûr, ce sont là de tes tours.
Sous ce fardeau qui l'étouffait, Sancho s'éveille à demi, croyant avoir le cauchemar, et se met à distribuer au hasard de grands coups de poing, qui la plupart tombèrent sur l'Asturienne, laquelle perdant la retenue avec la patience, ne songe plus qu'à prendre sa revanche, et rend à Sancho tant de coups qu'elle achève de l'éveiller. Furieux de se sentir traité de la sorte, sans savoir pourquoi, Sancho se redresse sur son lit du mieux qu'il peut, et saisissant Maritorne à bras-le-corps, ils commencent entre eux la plus plaisante escarmouche qu'il soit possible d'imaginer.
A la lueur de lampe, le muletier, voyant le péril où se trouvait sa dame, laisse don Quichotte pour voler à son aide; l'hôtelier y court aussi, mais dans une intention bien différente, car c'était pour châtier la servante, qu'il accusait du vacarme; et de même qu'on a coutume de dire le chien au chat, le chat au rat, le muletier tapait sur Sancho, Sancho sur Maritorne, Maritorne sur Sancho, l'hôtelier sur Maritorne; le tout si dru et si menu, qu'ils semblaient craindre que le temps ne leur manquât. Pour compléter l'aventure, la lampe s'éteignit; alors ce ne fut plus qu'une mêlée confuse, d'où pas un des combattants ne se retira avec sa chemise entière ni sans quelque partie du corps exempte de meurtrissures.
Or, par hasard un archer de l'ancienne confrérie de Tolède logeait cette nuit dans l'hôtellerie. En entendant tout ce vacarme, il prend sa verge noire ainsi que la boîte de fer-blanc qui contenait ses titres, et se dirigeant vers le lieu du combat: Arrêtez! s'écrie-t-il, arrêtez! respect à la justice, respect à la Sainte-Hermandad.
Le premier qu'il rencontra sous sa main fut le moulu don Quichotte, qui gisait étendu au milieu des débris de son lit, la bouche béante et privé de sentiment; l'archer l'ayant saisi à tâtons par la barbe, crie de plus belle: Main-forte à la justice! Mais, s'apercevant que celui qu'il tenait ne donnait aucun signe de vie, il ne douta point qu'il ne fût mort, et que ceux qui étaient là ne fussent ses meurtriers; ce qui le fit crier encore plus fort: Qu'on ferme la porte, afin que personne ne s'échappe! on vient de tuer un homme ici.
Ce cri dispersa les combattants, et chacun alors laissa la bataille où elle en était. L'hôtelier se retira dans sa chambre, le muletier sur ses harnais, et Maritorne dans son taudis. Pour don Quichotte et Sancho, qui ne pouvaient se remuer, ils restèrent à la même place, et l'archer lâcha la barbe de notre chevalier, pour aller chercher de la lumière et revenir s'assurer des coupables. Mais en se retirant, l'hôtelier avait éteint la lampe qui brûlait sous la grande porte, si bien que l'archer dut avoir recours à la cheminée, où il se trouvait si peu de feu, qu'il souffla plus d'une heure avant de parvenir à le rallumer.
Avec cet accent plaintif et de cette voix lamentable dont son écuyer l'avait appelé la veille après leur rencontre avec les muletiers Yangois, don Quichotte, revenu enfin de son évanouissement, l'appela à son tour, en lui disant: Ami Sancho, dors-tu? Dors-tu, ami Sancho?
Hé! comment voulez-vous que je dorme, répondit Sancho, outré de fureur et de dépit, quand tous les démons de l'enfer ont été cette nuit déchaînés après moi?
Est-il possible? s'écria don Quichotte. Par ma foi, je n'y comprends rien, ou ce château est enchanté. Écoute bien ce que je vais te dire... mais avant tout jure-moi de ne révéler ce secret qu'après ma mort.
Je le jure, répondit Sancho.
J'exige ce serment, reprit don Quichotte, parce que je ne voudrais pour rien au monde nuire à l'honneur de personne.
Je vous dis que je jure de n'en ouvrir la bouche qu'après la fin de vos jours, répliqua Sancho, et Dieu veuille que ce puisse être dès demain!
Te suis-je donc tant à charge, dit don Quichotte, que tu souhaites me voir si tôt mort?
Oh! non, reprit Sancho; mais c'est que je n'aime pas à garder trop longtemps les secrets, et je craindrais que celui-là ne vînt à me pourrir dans le corps.
Que ce soit pour une raison ou pour une autre, continua don Quichotte, je me confie à ton 68 affection et à ta loyauté. Eh bien! apprends donc que cette nuit il m'est arrivé une surprenante aventure et dont certes je pourrais tirer quelque vanité; mais, pour te la raconter brièvement, tu sauras qu'il y a peu d'instants la fille du seigneur de ce château est venue me trouver ici même, et que c'est bien la plus accorte et la plus séduisante damoiselle qu'il soit possible de rencontrer sur une grande partie de la terre. Je ne te parlerai pas des charmes de sa personne et des grâces de son esprit, ni de tant d'autres attraits cachés auxquels je ne veux pas même penser, afin de garder plus sûrement la foi que j'ai promise à Dulcinée du Toboso; qu'il me suffise de te dire que le ciel, envieux sans doute du merveilleux bonheur que m'envoyait la fortune, ou plutôt, ce qui est plus certain, parce que ce château est enchanté, a permis, au moment où j'étais avec cette dame dans l'entretien le plus tendre et le plus passionné, qu'une main que je ne voyais point et qui venait de je ne sais où, mais à coup sûr une main attachée au bras de quelque énorme géant, m'assénât un si grand coup sur les mâchoires, qu'il m'a mis tout en sang; après quoi, profitant de ma faiblesse, le géant m'a moulu à ce point que je suis encore pis que je n'étais hier quand les muletiers s'en prirent à nous, tu dois t'en souvenir, de l'incontinence de Rossinante: d'où je conclus que ce trésor de beauté est confié à la garde de quelque More enchanté, et qu'il n'est pas réservé pour moi.
Ni pour moi non plus, s'écria Sancho, car plus de quatre cents Mores m'ont tanné la peau de telle sorte que les coups de pieux ne firent en comparaison que me chatouiller. Mais Votre Grâce songe-t-elle bien à l'état où nous sommes, pour trouver cette aventure si délectable? Vous qui avez eu l'avantage de tenir entre vos bras cette merveilleuse beauté, cela peut vous consoler; mais moi, qu'y ai-je gagné, si ce n'est les plus rudes gourmades que je recevrai en toute ma vie? Malheur à moi et à la mère qui m'a mis au monde! Je ne suis point chevalier errant, je n'espère pas le devenir jamais, et dans les mauvaises rencontres j'attrape toujours la plus grosse part.
Comment! on t'a gourmé aussi? demanda don Quichotte.
Malédiction sur toute ma race! répliqua Sancho; qu'est-ce donc que je viens de vous dire?
Ne fais pas attention à cela, ami, reprit don Quichotte, je vais composer tout à l'heure le précieux baume de Fier-à-Bras, qui nous guérira en un clin d'œil.
Ils en étaient là quand l'archer, ayant pu enfin rallumer la lampe, rentra dans la chambre. Sancho, qui le premier l'aperçut, en chemise, un linge roulé autour de la tête, avec une face d'hérétique, demanda à son maître si ce n'était point là le More enchanté qui venait s'assurer s'il leur restait encore quelque côte à briser.
Ce ne peut être le More, répondit don Quichotte, car les enchantés ne se laissent voir de personne.
Par ma foi, s'ils ne se laissent pas voir, ils se font bien sentir, répliqua Sancho; on peut en demander des nouvelles à mes épaules.
Crois-tu donc que les miennes ne sachent qu'en dire? ajouta don Quichotte; cependant l'indice n'est pas suffisant pour conclure que celui que nous voyons soit le More enchanté.
L'archer, en s'approchant, resta fort surpris de voir des gens s'entretenir si paisiblement; et comme notre héros était encore étendu tout de son long, immobile, la bouche en l'air, il lui dit: Eh bien! comment vous va, bon homme?
Je parlerais plus courtoisement si j'étais à votre place, repartit don Quichotte; est-il d'usage dans ce pays de parler ainsi aux chevaliers errants, rustre que vous êtes?
L'archer, qui était peu endurant, ne put souffrir cette apostrophe d'un homme de si triste mine; il lança de toute sa force la lampe à la tête du malheureux chevalier, et, ne doutant pas qu'il ne la lui eût fracassée, il se déroba incontinent, à la faveur des ténèbres.
Hé bien, dit Sancho, il n'y a plus moyen d'en douter; voilà justement le More; il garde le trésor de beauté pour les autres, et, pour nous, les gourmades et les coups de chandelier.
Cette fois, j'en conviens, cela peut être, reprit don Quichotte; mais, crois-moi, il n'y a qu'à se moquer de tous ces enchantements, au lieu de s'en irriter; comme ce sont toutes choses fantastiques et invisibles, nous chercherions en vain à qui nous en prendre, jamais nous n'en aurions raison. Lève-toi, si tu peux, et va prier le gouverneur de ce château de te faire donner un peu d'huile, de vin, de sel et de romarin, afin que je compose mon baume; car, entre nous soit dit, au sang qui coule de la blessure que ce fantôme m'a faite, je ne crois pas pouvoir m'en passer plus longtemps.
Sancho se leva, non sans pousser quelques gémissements, et s'en fut à tâtons chercher l'hôtelier. Ayant rencontré l'archer, qui écoutait près de la porte, un peu en peine des suites de sa brutalité: Seigneur, lui dit-il, qui que vous soyez, faites-nous, je vous en supplie, la charité de nous donner un peu de romarin, d'huile, de vin et de sel, car nous en avons grand besoin pour panser l'un des meilleurs chevaliers errants qu'il y ait sur toute la terre, lequel gît dans son lit grièvement blessé par le More enchanté qui habite ce château.
En l'entendant parler de la sorte, l'archer prit Sancho pour un homme dont le cerveau n'était pas en bon état; toutefois il appela l'hôtelier afin de lui dire ce que cet homme demandait; et, comme le jour commençait à poindre, il ouvrit la porte de l'hôtellerie.
L'hôtelier donna à Sancho ce qu'il désirait. Celui-ci, ayant porté le tout à son maître, le trouva la tête dans ses mains, se plaignant du 70 coup de lampe, lequel heureusement ne lui avait fait d'autre mal que deux bosses assez grosses; car ce qu'il prenait pour du sang était tout simplement l'huile, qui lui coulait le long du visage. Don Quichotte versa dans une marmite ce que Sancho venait de lui apporter, fit bouillir le tout, et lorsque la composition lui parut à point, il demanda une bouteille; mais comme il n'y en avait point dans la maison, il dut se contenter d'une burette de fer-blanc qui servait à mettre l'huile, et dont l'hôtelier lui fit présent. Ensuite il récita sur la burette plus de cent Pater Noster, autant d'Ave Maria, de Salve et de Credo, accompagnant chaque parole d'un signe de croix en manière de bénédiction. Sancho Panza, l'archer et l'hôtelier assistaient à cette cérémonie; car le muletier était en train de panser ses bêtes, sans avoir l'air d'avoir pris la moindre part aux aventures de la nuit.
Le baume achevé, don Quichotte voulut sur-le-champ en faire l'épreuve, et sans s'amuser à l'appliquer sur ses blessures, il en avala en forme de potion la valeur d'une demi-pinte, qui n'avait pu entrer dans la burette. Mais à peine avait-il achevé de boire, qu'il se mit à vomir avec une telle abondance que rien ne lui resta dans l'estomac; et ces efforts prolongés lui ayant causé une forte sueur, il demanda qu'on le couvrît, puis qu'on le laissât reposer. Il dormit en effet trois grandes heures, au bout desquelles il se sentit si bien soulagé, qu'il ne douta plus d'avoir réussi à composer le précieux baume de Fier-à-Bras, et que, possesseur d'un tel remède, il ne fût en état d'entreprendre les plus périlleuses aventures.
Sancho, qui tenait à miracle la guérison de son maître, demanda comme une grâce la permission de boire ce qui restait dans la marmite; don Quichotte le lui abandonna. Aussitôt notre écuyer saisissant, de la meilleure foi du monde, la marmite à deux mains, s'en introduisit dans le corps une bonne partie, c'est-à-dire presque autant qu'en avait pris son maître. Il faut croire qu'il avait l'estomac plus délicat; car, avant que le remède eût produit son effet, le pauvre diable fut pris de nausées si violentes et de coliques si atroces, qu'il croyait à chaque instant toucher à sa dernière heure; aussi, dans ses cruelles souffrances, ne cessait-il de maudire le baume et le traître qui le lui avait donné.
Sancho, lui dit gravement son maître, ou je me trompe fort, ou ton mal provient de ce que tu n'es pas armé chevalier, car je tiens pour certain que ce baume ne convient qu'à ceux qui le sont.
Malédiction sur moi et sur toute ma race! répliqua Sancho; si Votre Grâce savait cela, pourquoi m'y avoir seulement laissé goûter?
En ce moment, le breuvage opéra, et le pauvre écuyer se remit à vomir avec si peu de relâche et une telle abondance, que la natte de jonc sur laquelle il était couché et la couverture de toile à sacs qui le couvrait furent mises à tout jamais hors de service. Ces vomissements étaient accompagnés de tant et de si violents efforts, que les assistants crurent qu'il y laisserait la vie. Enfin, au bout d'une heure que dura cette bourrasque, au lieu de se sentir soulagé, il se trouva si faible et si abattu, qu'à peine il pouvait respirer.
Don Quichotte, qui, comme je l'ai dit, se sentait tout dispos, ne voulut pas différer plus longtemps à se remettre à la recherche de nouvelles aventures. Il se croyait responsable de chaque minute de retard; et, confiant désormais dans la vertu de son baume, il ne respirait que dangers et comptait pour rien les plus terribles blessures. Dans son impatience, il alla lui-même seller Rossinante, mit le bât sur l'âne, et son écuyer sur le bât, après l'avoir aidé à s'habiller; puis, enfourchant son cheval, il se saisit d'une demi-pique qu'il trouva sous sa main et qui était d'une force suffisante pour lui servir de lance. Tous les gens de la maison le regardaient avec étonnement, mais la fille de l'hôtelier l'observait plus curieusement que les autres, 71 car elle n'avait jamais rien vu de semblable. Notre chevalier avait aussi les yeux attachés sur elle, et de temps à autre poussait un grand soupir, qu'il tirait du fond de ses entrailles, mais dont lui seul savait la cause, car l'hôtesse et Maritorne, qui l'avaient si bien graissé la veille au soir, imputaient toutes deux ces soupirs à la douleur que lui causaient ses blessures.
Dès que le maître et l'écuyer furent en selle, don Quichotte appela l'hôtelier, et lui dit d'une voix grave et solennelle: Seigneur châtelain, grandes et nombreuses sont les courtoisies que j'ai reçues dans ce château; ne puis-je les reconnaître en tirant pour vous vengeance de quelque outrage? Vous savez que ma profession est de secourir les faibles, de punir les félons et de châtier les traîtres. Consultez vos souvenirs, et si vous avez à vous plaindre de quelqu'un, parlez: je jure, par l'ordre de chevalerie que j'ai reçu, que vous aurez bientôt satisfaction.
Seigneur cavalier, répliqua non moins gravement l'hôtelier, je n'ai pas besoin, Dieu merci, que vous me vengiez de personne; et lorsqu'on m'offense, je sais fort bien me venger moi-même. Tout ce que je désire, c'est que vous me payiez la dépense que vous avez faite, ainsi que la paille et l'orge que vos bêtes ont mangées. On ne sort pas ainsi de chez moi.
Comment! dit don Quichotte, c'est donc ici une hôtellerie?
Oui sans doute, et des meilleures, répliqua l'hôtelier.
J'ai été étrangement abusé jusqu'à cette heure, continua notre héros; car je la prenais pour un château, et même pour un château de grande importance; mais puisque c'est une hôtellerie, il faut que vous m'excusiez pour le moment de rester votre débiteur. Aussi bien il m'est interdit de contrevenir à la règle des chevaliers errants, desquels je sais de science certaine, sans avoir jusqu'ici lu le contraire, qu'ils n'ont jamais rien payé dans les hôtelleries. En effet, la raison, d'accord avec la coutume, veut qu'on les reçoive partout gratuitement, en compensation des fatigues inouïes qu'ils endurent pour aller à la recherche des aventures, la nuit, le jour, l'hiver, l'été, à pied et à cheval, supportant la faim, la soif, le froid et le chaud, exposés enfin à toutes les incommodités qui peuvent se rencontrer sur la terre.
Sornettes que tout cela! dit l'hôtelier; payez-moi ce que vous me devez; je ne donne pas ainsi mon bien.
Vous êtes un insolent et un mauvais gargotier, répliqua don Quichotte; en même temps brandissant sa demi-pique, et éperonnant Rossinante, il sortit de l'hôtellerie avant qu'on pût l'en empêcher, puis gagna du champ sans regarder si son écuyer le suivait.
L'hôtelier, voyant qu'il n'y avait rien à espérer de ce côté, vint réclamer la dépense à Sancho, lequel répondit qu'il ne payerait pas plus que son maître, parce que, étant écuyer de chevalier errant, il devait jouir du même privilége. L'hôtelier eut beau se mettre en colère et le menacer, s'il refusait, de se payer de ses propres mains de façon qu'il s'en souviendrait longtemps; Sancho jura, par l'ordre de la chevalerie qu'avait reçu son maître, que, dût-il lui en coûter la vie, il ne donnerait pas un maravédis, ne voulant pas que les écuyers à venir pussent reprocher à sa mémoire qu'un si beau privilége se fût perdu par sa faute.
La mauvaise étoile de Sancho voulut que, parmi les gens qui étaient là, se trouvassent quatre drapiers de Ségovie, trois merciers de Cordoue et deux marchands forains de Séville, tous bons compagnons, malins et goguenards, lesquels, poussés d'un même esprit, s'approchèrent de notre écuyer, et le descendirent de son âne, pendant qu'un d'entre eux allait chercher une couverture. Ils y jetèrent le pauvre Sancho, et voyant que le dessous de la porte n'était pas assez élevé pour leur dessein, ils passèrent dans la basse-cour, qui n'avait d'autre 72 toit que le ciel. Chacun alors prenant un coin de la couverture, ils se mirent à faire sauter et ressauter Sancho dans les airs, se jouant de lui comme les étudiants le font d'un chien pendant le carnaval.
Les cris affreux que jetait le malheureux berné arrivèrent jusqu'aux oreilles de son maître, qui crut d'abord que le ciel l'appelait à quelque nouvelle aventure; mais reconnaissant que ces hurlements venaient de son écuyer, il poussa de toute la vitesse de Rossinante vers l'hôtellerie, qu'il trouva fermée. Comme il faisait le tour pour en trouver l'entrée, les murs de la cour, qui n'étaient pas fort élevés, lui laissèrent voir Sancho montant et descendant à travers les airs avec tant de grâce et de souplesse, que, sans la colère où il était, notre chevalier n'aurait pu s'empêcher d'en rire. Mais le jeu ne lui plaisant pas, il essaya plusieurs fois de grimper sur son cheval afin d'enjamber la muraille, et il y serait parvenu s'il n'eût été si moulu qu'il ne put même venir à bout de mettre pied à terre. Il fut donc réduit à dire force injures aux berneurs, à leur jeter force défis, pendant que ces impitoyables railleurs continuaient leur besogne et n'en riaient que plus fort. Enfin le malheureux Sancho, tantôt priant, tantôt menaçant, n'eut de répit que lorsque les berneurs, après s'être relayés deux ou trois fois, l'abandonnèrent de lassitude, et, l'enveloppant dans sa casaque, le remirent charitablement où ils l'avaient pris, c'est-à-dire sur son âne.
La compatissante Maritorne, qui n'avait pu voir sans chagrin le cruel traitement qu'on faisait subir à Sancho, lui apporta un pot d'eau fraîche, qu'elle venait de tirer du puits; mais comme il le portait à sa bouche, il fut arrêté par la voix de son maître qui lui cria de l'autre côté de la muraille: Mon fils Sancho, ne bois point; ne bois point, mon enfant, ou tu es mort: n'ai-je pas ici le divin baume qui va te remettre dans un instant? Et en même temps il lui montrait la burette de fer-blanc.
Mais Sancho, tournant la tête et le regardant de travers, répondit: Votre Grâce a-t-elle déjà oublié que je ne suis pas armé chevalier, ou veut-elle que j'achève de vomir les entrailles qui me restent? De par tous les diables, gardez votre breuvage, et laissez-moi tranquille.
Il porta le pot à ses lèvres; mais s'apercevant à la première gorgée que c'était de l'eau, il pria Maritorne de lui donner un peu de vin, ce que fit de bon cœur cette excellente fille, qui le paya même de son argent, car, on l'a déjà vu, elle possédait un grand fond de charité chrétienne.
Dès qu'il eut achevé de boire, Sancho donna du talon à son âne, et faisant ouvrir à deux battants la porte de l'hôtellerie, il sortit enchanté de n'avoir rien payé, si ce n'est toutefois aux dépens de ses épaules, ses cautions ordinaires. Son bissac, qu'il avait oublié dans son trouble, était de plus resté pour les gages. Dès qu'il le vit dehors, l'hôtelier voulut barricader la porte; mais les berneurs l'en empêchèrent, car ils ne craignaient guère notre chevalier, quand même il aurait été chevalier de la Table ronde.
Sancho rejoignit son maître; mais il était si las, si épuisé, qu'il avait à peine la force de talonner son âne.
En le voyant dans cet état: Pour le coup, mon fils, lui dit don Quichotte, j'achève de croire que ce château ou hôtellerie, si tu veux, est enchanté; car, je te le demande, que pouvaient être ceux qui se sont joués de toi si cruellement, sinon des fantômes et des gens de l'autre monde? Ce qui me confirme dans cette pensée, c'est que pendant que je considérais ce 73 triste spectacle par-dessus la muraille de la cour, il n'a jamais été en mon pouvoir de la franchir, ni même de descendre de cheval. Aussi je n'en fais aucun doute: ces mécréants me tenaient enchanté, et certes ils ont bien fait de prendre cette précaution, car je les aurais châtiés de telle sorte, qu'ils n'auraient de longtemps perdu le souvenir de leur méchant tour; m'eût-il fallu pour cela contrevenir aux lois de la chevalerie, lesquelles, comme je te l'ai souvent répété, défendent à un chevalier de tirer l'épée contre ceux qui ne le sont pas, si ce n'est pour sa défense personnelle, et dans le cas d'extrême nécessité.
Chevalier ou non, je me serais bien vengé moi-même si j'avais pu, répondit Sancho; mais cela n'a point dépendu de moi. Et pourtant je ferais bien le serment que les traîtres qui se sont divertis à mes dépens n'étaient point des fantômes ou des enchantés, comme le prétend Votre Grâce, mais bien des hommes en chair et en os, tels que nous; il n'y a pas moyen d'en douter, puisque je les entendais s'appeler l'un l'autre pendant qu'ils me faisaient voltiger, et 74 que chacun d'eux avait son nom. L'un s'appelait Pedro Martinez, l'autre Tenorio Fernando, et l'hôtelier, Juan Palomèque le Gaucher. Ainsi donc, seigneur, si Votre Grâce n'a pu enjamber la muraille, ni mettre pied à terre, cela vient d'autre chose que d'un enchantement. Quant à moi, ce que je vois de plus clair en tout ceci, c'est qu'à force d'aller chercher les aventures, nous en trouverons une qui ne nous laissera plus distinguer notre pied droit d'avec notre pied gauche. Or, ce qu'il y aurait de mieux à faire, selon mon petit entendement, ce serait de reprendre le chemin de notre village, maintenant que la moisson approche, et de nous occuper de nos affaires, au lieu d'aller, comme on dit, tombant tous les jours de fièvre en chaud mal.
Ah! mon pauvre Sancho, reprit don Quichotte, que tu es ignorant en fait de chevalerie! Prends patience: un jour viendra où ta propre expérience te fera voir quelle grande et noble chose est l'exercice de cette profession. Dis-moi, je te prie, y a-t-il plaisir au monde qui égale celui de vaincre dans un combat, et de triompher de son ennemi? Aucun, assurément.
Cela peut bien être, répondit Sancho, quoique je n'en sache rien. Tout ce que je sais, c'est que depuis que nous sommes chevaliers errants, vous du moins, car pour moi je suis indigne de compter dans une si honorable confrérie, nous n'avons jamais gagné de bataille, si ce n'est contre le Biscaïen; et comment Votre Grâce en sortit-elle? Avec perte de la moitié d'une oreille et sa salade fracassée! Depuis lors tout a été pour nous coups de poing et coups de bâton. Seulement moi, j'ai eu l'avantage d'être berné par-dessus le marché, et cela par des gens enchantés, dont je ne puis me venger, afin de savourer ce plaisir que Votre Grâce dit se trouver dans la vengeance.
C'est la peine que je ressens, répondit don Quichotte, et ce doit être aussi la tienne; mais rassure-toi, car je prétends avant peu avoir une épée si artistement forgée, que celui qui la portera sera à l'abri de toute espèce d'enchantement; il pourrait même arriver que ma bonne étoile me mît entre les mains celle qu'avait Amadis, quand il s'appelait le chevalier de l'Ardente-Épée. C'était assurément la meilleure lame qui fût au monde, puisque, outre la vertu dont je viens de parler, elle possédait celle de couper comme un rasoir, et il n'était point d'armure si forte et si enchantée qu'elle ne brisât comme verre.
Je suis si chanceux, repartit Sancho, que quand bien même Votre Grâce aurait une épée comme celle dont vous parlez, cette épée n'aura, comme le baume, de vertu que pour ceux qui sont armés chevaliers; et tout tombera sur le pauvre écuyer.
Bannis cette crainte, dit don Quichotte; le ciel te sera plus favorable à l'avenir.
Nos chercheurs d'aventures allaient ainsi devisant, quand ils aperçurent au loin une poussière épaisse que le vent chassait de leur côté; se tournant aussitôt vers son écuyer: Ami Sancho, s'écria notre héros, voici le jour où l'on va voir ce que me réserve la fortune; voici le jour, te dis-je, où doit se montrer plus que jamais la force de mon bras, et où je vais accomplir des exploits dignes d'être écrits dans les annales de la renommée, pour l'instruction des siècles à venir. Vois-tu là-bas ce tourbillon de poussière? Eh bien, il s'élève de dessous les pas d'une armée innombrable, composée de toutes les nations du monde.
A ce compte-là, dit Sancho, il doit y avoir deux armées, car de ce côté voici un autre tourbillon.
Don Quichotte se retourna, et voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie inexprimable, croyant fermement (il ne croyait jamais d'autre façon) que c'étaient deux grandes armées prêtes à se livrer bataille; car le bon hidalgo avait l'imagination tellement remplie de combats, de défis et d'enchantements, qu'il ne 75 pensait, ne disait et ne faisait rien qui ne tendît de ce côté. Deux troupeaux de moutons qui venaient de deux directions opposées soulevaient cette poussière, et elle était si épaisse, qu'on n'en pouvait reconnaître la cause à moins d'en être tout proche. Mais don Quichotte affirmait avec tant d'assurance que c'étaient des gens de guerre, que Sancho finit par le croire. Eh bien, seigneur, qu'allons-nous faire ici? lui dit-il.
Ce que nous allons faire? répondit don Quichotte; nous allons secourir les faibles et les malheureux. Mais d'abord, afin que tu connaisses ceux qui sont près d'en venir aux mains, je dois te dire que cette armée que tu vois à gauche est commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de l'île Taprobane; et que celle qui est à droite a pour chef son ennemi, le roi des Garamantes, Pentapolin au Bras-Retroussé. On l'appelle ainsi, parce qu'il combat toujours le bras droit nu jusqu'à l'épaule.
Et pourquoi ces deux princes se font-ils la guerre? demanda Sancho.
Ils se font la guerre, répondit don Quichotte, parce que Alifanfaron est devenu amoureux de la fille de Pentapolin, très-belle et très-accorte dame, mais chrétienne avant tout: et comme Alifanfaron est païen, Pentapolin ne veut pas la lui donner pour femme, qu'il n'ait renoncé à son faux prophète Mahomet et embrassé le christianisme.
Par ma barbe, reprit Sancho, Pentapolin a raison, et je l'aiderai de bon cœur en tout ce que je pourrai.
Tu ne feras que ton devoir, répliqua don Quichotte; aussi bien, en ces sortes d'occasions, il n'est point nécessaire d'être armé chevalier.
Tant mieux, repartit Sancho. Mais où mettrai-je mon âne, pour être assuré de le retrouver après la bataille? car je n'ai guère envie de m'y risquer sur une pareille monture.
Tu peux, dit don Quichotte, le laisser aller à l'aventure; d'ailleurs, vînt-il à se perdre, nous aurons après la victoire tant de chevaux à choisir, que Rossinante lui-même court risque d'être remplacé. Mais d'abord, écoute-moi: avant qu'elles se choquent, je veux t'apprendre quels sont les principaux chefs de ces deux armées. Gagnons cette petite éminence, afin que tu puisses les découvrir plus aisément.
En même temps, ils gravirent une hauteur, d'où, si la poussière ne les eût empêchés, ils auraient pu voir que c'étaient deux troupeaux de moutons que notre chevalier prenait pour deux armées; mais comme don Quichotte voyait toujours les choses telles que les lui peignait sa folle imagination, il commença d'une voix éclatante à parler ainsi:
Vois-tu là-bas ce chevalier aux armes dorées, qui porte sur son écu un lion couronné, étendu aux pieds d'une jeune damoiselle? eh bien, c'est le valeureux Laurcalco, seigneur du Pont-d'Argent. Cet autre, qui a des armes à fleur d'or et qui porte trois couronnes d'argent en champ d'azur, c'est le redoutable Micolambo, grand-duc de Quirochie. A sa droite, avec cette taille de géant, c'est l'intrépide Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies: il a pour cuirasse une peau de serpent, et pour écu une des portes qu'on prétend avoir appartenu au temple renversé par Samson, quand il se vengea des Philistins aux dépens de sa propre vie. Maintenant tourne les yeux de ce côté, et tu pourras voir, à la tête de cette autre armée, l'invincible Timonel de Carcassonne, prince de la nouvelle Biscaye: il porte des armes écartelées d'azur, de sinople, d'argent et d'or, et sur son écu un chat d'or en champ de pourpre, avec ces trois lettres M. I. U., qui forment la première syllabe du nom de sa maîtresse, l'incomparable fille du duc Alphénique des Algarves. Ce cavalier intrépide, qui fait plier les reins à cette jument sauvage, et dont les armes sont blanches comme neige, l'écu de même et sans devise, c'est un jeune chevalier français appelé Pierre Papin, seigneur des baronnies d'Utrique. 76 Cet autre aux armes bleues, qui presse les flancs de ce zèbre rapide, c'est le puissant duc de Nervie, Espartafilando du Bocage; il a dans son écu un champ semé d'asperges, avec cette devise: Rastrea mi suerte[38].
Notre héros nomma encore une foule d'autres chevaliers qu'il s'imaginait voir dans ces prétendues armées, donnant à chacun d'eux, sans hésiter un seul instant, les armes, couleurs et devises que lui fournissait son inépuisable folie, et sans s'arrêter il poursuivit:
Ces escadrons qui se déploient en face de nous sont composés d'une multitude de nations diverses; voici d'abord ceux qui boivent les douces eaux du Xanthe fameux; viennent ensuite les montagnards qui foulent les champs Massiliens; plus loin ceux qui criblent la fine poudre d'or de l'Heureuse Arabie; là ceux qui jouissent des fraîches rives du limpide Thermodon et ceux qui épuisent par mille saignées le Pactole au sable doré; les Numides à la foi équivoque; les Perses, sans pareils à tirer l'arc; les Mèdes et les Parthes, habiles à combattre en fuyant; les Arabes, aux tentes voyageuses; les Scythes farouches et cruels; les Éthiopiens, aux lèvres percées; enfin une multitude d'autres nations dont je connais les visages, mais dont je n'ai pas retenu les noms. Dans cette autre armée, tu dois voir ceux qui s'abreuvent au limpide cristal du Bétis, dont les bords sont couverts d'oliviers; ceux qui se baignent dans les ondes dorées du Tage; ceux qui jouissent des eaux fertilisantes du divin Xénil; ceux qui foulent les champs Tartésiens aux gras pâturages; les heureux habitants des délicieuses prairies de Xérès; les riches Manchègues, couronnés de jaunes épis; les descendants des anciens Goths tout couverts de fer; ceux qui font paître leurs troupeaux dans les riches pâturages de la tournoyante Guadiana; ceux qui habitent au pied des froides montagnes des Pyrénées ou dans les neiges de l'Apennin; en un mot toutes les nations que l'Europe renferme dans sa vaste étendue.
Qui pourrait dire tous les peuples que dénombra notre héros, donnant à chacun d'eux, avec une merveilleuse facilité, les attributs les plus précis, rempli qu'il était de ses rêveries habituelles! Quant à Sancho, il était si abasourdi qu'il ne soufflait mot; seulement, les yeux grands ouverts, il tournait de temps en temps la tête pour voir s'il parviendrait à découvrir ces chevaliers et ces géants. Mais, ne voyant rien paraître:
Par ma foi, s'écria-t-il, je me donne au diable, si j'aperçois un seul des chevaliers ou des géants que Votre Grâce vient de nommer. Tout cela doit être enchantement, comme les fantômes d'hier au soir.
Comment peux-tu parler ainsi? repartit don Quichotte; n'entends-tu pas le hennissement des chevaux, le son des trompettes, le roulement des tambours?
Je n'entends que des bêlements d'agneaux et de brebis, répliqua Sancho. Ce qui était vrai, car les deux troupeaux étaient tout proche.
La peur te fait voir et entendre tout de travers, dit don Quichotte; car, on le sait, un des effets de cette triste passion est de troubler les sens et de montrer les choses autrement qu'elles ne sont. Eh bien, si le courage te manque, tiens-toi à l'écart, et laisse-moi faire; seul, je suffis pour porter la victoire où je porterai mon appui. En même temps il donne de l'éperon à Rossinante, et, la lance en arrêt, se précipite dans la plaine avec la rapidité de la foudre.
Arrêtez, seigneur, arrêtez, lui criait Sancho; le ciel m'est témoin que ce sont des moutons et des brebis que vous allez attaquer. Par l'âme de mon père, quelle folie vous possède? Considérez, je vous prie, qu'il n'y a ici ni chevaliers, ni géants, ni écus, ni armures, ni champs d'asperges, ni aucune autre de ces choses dont vous parlez.
Ces cris n'arrêtaient pas don Quichotte, au contraire il vociférait de plus belle: Courage, courage, disait-il, chevaliers qui combattez sous la bannière du valeureux Pentapolin au Bras-Retroussé! suivez-moi, et vous verrez que je l'aurai bientôt vengé du traître Alifanfaron de Taprobane.
En parlant ainsi il se jette au milieu du troupeau de brebis, et il se met à larder de tous côtés, avec autant d'ardeur et de rage que s'il avait eu affaire à ses plus mortels ennemis.
Les bergers qui conduisaient le troupeau crièrent d'abord à notre héros de s'arrêter, demandant ce que lui avaient fait ces pauvres bêtes. Mais bientôt las de crier inutilement, ils dénouèrent leurs frondes, et commencèrent à saluer notre chevalier d'une grêle de cailloux plus gros que le poing, avec tant de diligence qu'un coup n'attendait pas l'autre. Quant à lui, sans daigner se garantir, il courait çà et là en répétant à haute voix: Où donc es-tu, superbe Alifanfaron? approche, approche; je t'attends seul ici, pour te faire éprouver la force de mon bras et te punir de la peine que tu causes au valeureux Pentapolin.
De tant de pierres qui volaient autour de l'intrépide chevalier, une enfin l'atteignit et lui renfonça deux côtes dans le corps. A la violence du coup il se crut mort, ou du moins grièvement blessé; aussitôt se rappelant son baume, il porte la burette à sa bouche, et se met à boire la précieuse liqueur. Mais avant qu'il en eût avalé quelques gorgées, un autre caillou vient fracasser la burette dans sa main, chemin faisant lui écrase deux doigts, puis lui emporte trois ou quatre dents. Ces deux coups étaient si violents, que notre chevalier en fut jeté à terre, où il demeura étendu. Les pâtres, croyant l'avoir 78 tué, rassemblèrent leurs bêtes à la hâte, puis chargeant sur leurs épaules les brebis mortes, au nombre de sept ou huit, sans oublier les blessées, ils s'éloignèrent en diligence.
Pendant ce temps, Sancho était resté sur la colline, d'où il contemplait les folies de son maître, et s'arrachait la barbe à pleines mains, maudissant mille fois le jour et l'heure où sa mauvaise fortune le lui avait fait connaître. Quand il le vit par terre et les bergers hors de portée, il descendit de la colline, s'approcha de lui, et le trouvant dans un piteux état, quoiqu'il n'eût pas perdu le sentiment.
Eh bien, seigneur, lui dit-il, n'avais-je pas averti Votre Grâce qu'elle allait attaquer, non pas des armées, mais des troupeaux de moutons?
C'est ainsi, reprit don Quichotte, que ce brigand d'enchanteur, mon ennemi, transforme tout à sa fantaisie; car, mon fils, rien n'est aussi facile pour ces gens-là. Jaloux de la gloire que j'allais acquérir, ce perfide nécromant aura changé les escadrons de chevaliers en troupeaux de moutons. Au reste, veux-tu me faire plaisir et te désabuser une bonne fois, eh bien, monte sur ton âne, et suis de loin ce prétendu bétail: je gage qu'avant d'avoir fait cent pas ils auront repris leur première forme, et alors tu verras ces moutons redevenir des hommes droits et bien faits, comme je les ai dépeints. Attends un peu cependant, j'ai besoin de tes services; approche et regarde dans ma bouche combien il me manque de dents; je crois, en vérité, qu'il ne m'en reste pas une seule.
Sancho s'approcha, et comme en regardant de si près il avait presque les yeux dans le gosier de son maître, le baume acheva d'opérer dans l'estomac de don Quichotte qui, avec la même impétuosité qu'aurait pu faire un coup d'arquebuse, lança tout ce qu'il avait dans le corps aux yeux et sur la barbe du compatissant écuyer.
Sainte Vierge! s'écria Sancho, que vient-il de m'arriver là? Sans doute mon seigneur est blessé à mort, puisqu'il vomit le sang par la bouche.
Mais quand il eut regardé de plus près, il reconnut à la couleur, à l'odeur et à la saveur, que ce n'était pas du sang, mais bien le baume qu'il lui avait vu boire. Alors il fut pris d'une telle nausée que, sans avoir le temps de tourner la tête, il lança à son tour au nez de son maître ce que lui-même il avait dans les entrailles, et tous deux se trouvèrent dans le plus plaisant état qu'il soit possible d'imaginer. Sancho courut vers son âne pour prendre de quoi s'essuyer le visage et panser son seigneur; mais ne trouvant point le bissac oublié dans l'hôtellerie, il faillit en perdre l'esprit. Alors il se donna de nouveau mille malédictions, et résolut dans son cœur de planter là notre héros et de s'en retourner chez lui, sans nul souci de la récompense de ses services ni du gouvernement de l'île.
Après de pénibles efforts, don Quichotte réussit enfin à se lever, et mettant la main gauche sur sa bouche, pour appuyer le reste de ses dents, il prit de l'autre main la bride du fidèle Rossinante, qui n'avait pas bougé, tant il était d'un bon naturel, et s'en fut trouver Sancho. En le voyant courbé en deux sur son âne, la tête dans ses mains, comme un homme enseveli dans une profonde tristesse: Ami Panza, lui dit-il, apprends qu'un homme n'est pas plus qu'un autre, s'il ne fait davantage. Ces orages dont nous sommes assaillis ne sont-ils pas des signes évidents que le temps va devenir serein, et nos affaires meilleures? Ignores-tu que le bien comme le mal a son terme? d'où il suit que le mal ayant beaucoup duré, le bien doit être proche. Cesse donc de t'affliger des disgrâces qui m'arrivent, d'autant plus que tu n'en souffres pas.
Comment! repartit Sancho; est-ce que celui qu'on berna hier était un autre que le fils de mon père? et le bissac que l'on m'a pris, avec 79 tout ce qu'il y avait dedans, n'était peut-être pas à moi?
Quoi! tu as perdu le bissac? s'écria don Quichotte.
Je ne sais s'il est perdu, répondit Sancho, mais je ne le trouve pas où j'ai coutume de le mettre.
Nous voilà donc réduits à jeûner aujourd'hui? dit notre héros.
Assurément, répondit l'écuyer, surtout si ces prés manquent de ces herbes que vous connaissez, et qui peuvent au besoin servir de nourriture aux pauvres chevaliers errants.
Pour te dire la vérité, continua don Quichotte, j'aimerais mieux, à cette heure, un quartier de pain bis avec deux têtes de sardines, que toutes les plantes que décrit Dioscoride, même aidé des commentaires du fameux docteur Laguna[39]. Allons, mon fils Sancho, monte sur ton âne et suis-moi; Dieu, qui pourvoit à toutes choses, ne nous abandonnera pas, voyant surtout notre application à le servir dans ce pénible exercice; car il n'oublie ni les moucherons de l'air, ni les vermisseaux de la terre, ni les insectes de l'eau, et il est si miséricordieux qu'il fait luire son soleil sur le juste et sur l'injuste, et répand sa rosée aussi bien sur les méchants que sur les bons.
En vérité, seigneur, répondit Sancho, vous étiez plutôt fait pour être prédicateur que chevalier errant.
Les chevaliers errants savent tout et doivent tout savoir, dit don Quichotte; on a vu jadis tel d'entre eux s'arrêter au beau milieu d'un chemin, pour faire un sermon ou un discours, comme s'il eût pris ses licences à l'Université de Paris; tant il est vrai que jamais l'épée n'émoussa la plume ni la plume l'épée.
Qu'il en soit comme le veut Votre Grâce, reprit Sancho. Maintenant allons chercher un gîte pour la nuit, et plaise à Dieu que ce soit dans un lieu où il n'y ait ni berneurs, ni fantômes, ni Mores enchantés, car, si j'en rencontre encore, je dis serviteur à la chevalerie et j'envoie ma part à tous les diables.
Prie Dieu qu'il nous guide, mon fils, dit don Quichotte, et prends le chemin que tu voudras; je te laisse pour cette fois le soin de notre logement. Mais d'abord, donne-moi ta main, et tâte avec ton doigt combien il me manque de dents à la mâchoire d'en haut, du côté droit, car c'est là qu'est mon mal.
Sancho lui mit le doigt dans la bouche; et après l'avoir soigneusement examinée: Combien de dents Votre Grâce était-elle dans l'habitude d'avoir de ce côté? demanda-t-il.
Quatre, sans compter l'œillère, et toutes bien saines, répondit don Quichotte.
Prenez garde à ce que vous dites, observa Sancho.
Je dis quatre, si même il n'y en avait cinq, reprit don Quichotte, car jusqu'à cette heure on ne m'en a arraché aucune, et je n'en ai jamais perdu, ni par carie, ni par fluxion.
Eh bien, ici en bas, repartit Sancho, Votre Grâce n'a plus que deux dents et demie, et pas même la moitié d'une en haut; tout est ras comme la main.
Malheureux que je suis! s'écria notre héros à cette triste nouvelle; j'aimerais mieux qu'ils m'eussent coupé un bras, pourvu que ce ne fût pas celui de l'épée; car tu sauras, mon fils, qu'une bouche sans dents est comme un moulin sans meule, et qu'une dent est plus précieuse qu'un diamant. Mais qu'y faire? puisque c'est là notre partage, à nous qui suivons les lois austères de la chevalerie errante. Marche, ami, et conduis-nous, j'irai le train que tu voudras.
Sancho fit ce que disait son maître, et s'achemina du côté où il comptait plus sûrement trouver un gîte, sans s'écarter du grand chemin, fort suivi en cet endroit. Comme ils allaient à petits pas, parce que don Quichotte éprouvait une vive douleur que le mouvement du cheval 80 augmentait encore, Sancho voulut l'entretenir afin d'endormir son mal; et, entre autres choses, il lui dit ce qu'on verra dans le chapitre suivant.
Je crains bien, seigneur, que toutes ces mésaventures qui nous sont arrivées depuis quelques jours ne soient la punition du péché que Votre Grâce a commis contre l'ordre de sa chevalerie, en oubliant le serment que vous aviez fait de ne point manger pain sur nappe, de ne point folâtrer avec la reine, enfin tout ce que vous aviez juré d'accomplir tant que vous n'auriez pas enlevé l'armet de ce Malandrin, ou comme se nomme le More, car je ne me rappelle pas très-bien son nom.
Tu as raison, répondit don Quichotte; à dire vrai, cela m'était sorti de la mémoire; et sois certain que c'est pour avoir manqué de m'en faire ressouvenir que tu as été berné si cruellement. Mais je réparerai ma faute, car dans l'ordre de la chevalerie il y a accommodement pour tout péché.
Est-ce que par hasard j'ai juré quelque chose, moi? répliqua Sancho.
Peu importe que tu n'aies pas juré, dit don Quichotte; il suffit que tu ne sois pas complétement à l'abri du reproche de complicité: en tout cas il sera bon de nous occuper à y chercher remède.
S'il en est ainsi, reprit Sancho, n'allez pas oublier votre serment comme la première fois; je tremble qu'il ne prenne encore envie aux fantômes de se divertir à mes dépens, et peut-être bien à ceux de Votre Grâce, s'ils la trouvent en rechute.
Pendant cette conversation, la nuit vint les surprendre au milieu du chemin, sans qu'ils eussent trouvé où se mettre à couvert, et le pis de l'affaire, c'est qu'ils mouraient de faim, car en perdant le bissac ils avaient perdu leurs provisions. Pour comble de disgrâce, il leur arriva une nouvelle aventure, ou du moins quelque chose qui y ressemblait terriblement. Malgré l'obscurité de la nuit, ils allaient toujours devant eux, parce que Sancho s'imaginait qu'étant sur le grand chemin ils avaient tout au plus une ou deux lieues à faire pour trouver une hôtellerie.
Ils marchaient dans cette espérance, l'écuyer mourant de faim, et le maître ayant grande envie de manger, lorsqu'ils aperçurent à quelque distance plusieurs lumières qui paraissaient autant d'étoiles mouvantes. A cette vue, Sancho faillit s'évanouir; don Quichotte lui-même éprouva de l'émotion. L'un tira le licou de son âne, l'autre retint la bride de son cheval, et, tous deux s'arrêtant pour considérer ce que ce pouvait être, ils reconnurent que ces lumières venaient droit à eux, et que plus elles approchaient, plus elles grandissaient. La peur de Sancho redoubla, et les cheveux en dressèrent sur la tête de don Quichotte qui, s'affermissant sur ses étriers, lui dit: Ami Sancho, voici sans doute une grande et périlleuse aventure, où je pourrai déployer tout mon courage et toute ma force.
Malheureux que je suis! repartit Sancho; si c'est encore une aventure de fantômes, comme elle en a bien la mine, où trouverai-je des côtes pour y suffire?
Fantômes tant qu'ils voudront, dit don Quichotte, je te réponds qu'il ne t'en coûtera pas un seul poil de ton pourpoint; si l'autre fois ils t'ont joué un mauvais tour, c'est que je ne pus escalader cette maudite muraille; mais à présent que nous sommes en rase campagne, j'aurai la liberté de jouer de l'épée.
Et s'ils vous enchantent encore, comme ils l'ont déjà fait, reprit Sancho, à quoi servira que vous ayez ou non le champ libre?
Prends courage, dit don Quichotte, et tu vas me voir à l'épreuve.
Eh bien, oui, j'en aurai du courage, si Dieu le veut, répondit Sancho.
Et tous deux se portant à l'écart, pour considérer de nouveau ce que pouvaient être ces lumières qui s'avançaient, ils aperçurent bientôt un grand nombre d'hommes vêtus de blanc.
Cette vision abattit le courage de Sancho, à qui les dents commencèrent à claquer comme s'il eût eu la fièvre. Mais elles lui claquèrent de plus belle quand il vit distinctement venir droit à eux une vingtaine d'hommes à cheval, enchemisés dans des robes blanches, tous portant une torche à la main, et paraissant marmotter quelque chose d'une voix basse et plaintive. Derrière ces hommes venait une litière de deuil, suivie de six cavaliers couverts de noir jusqu'aux pieds de leurs mules. Cette étrange apparition, à une pareille heure et dans un lieu si désert, en aurait épouvanté bien d'autres que Sancho, dont aussi la valeur fit naufrage en cette occasion; mais le contraire advint pour don Quichotte, à qui sa folle imagination représenta sur-le-champ que c'était là une des aventures de ses livres. Se figurant que la litière renfermait quelque chevalier mort ou blessé, dont la vengeance était réservée à lui seul, il se campe au milieu du chemin par où cette troupe allait passer, s'affermit sur ses étriers, met la lance en arrêt, et crie d'une voix terrible: Qui que vous soyez, halte-là; dites-moi qui vous êtes, d'où vous venez, où vous allez, et ce que vous portez sur ce brancard? Selon toute apparence, vous avez reçu quelque outrage, ou vous-mêmes en avez fait à quelqu'un. Ainsi donc, il faut que je le sache, ou pour vous punir ou pour vous venger.
Nous sommes pressés, répondit un des cavaliers, l'hôtellerie est encore loin, et nous n'avons 82 pas le temps de vous rendre les comptes que vous demandez. En disant cela, il piqua sa mule et passa outre.
Arrêtez, insolent, lui cria don Quichotte, en saisissant les rênes de la mule; soyez plus poli et répondez sur-le-champ, sinon préparez-vous au combat.
La bête était ombrageuse; se sentant prise au mors, elle se cabra, et se renversa sur son maître fort rudement. Ne pouvant faire autre chose, un valet qui était à pied se mit à dire mille injures à don Quichotte, lequel déjà enflammé de colère fondit la lance basse sur un des cavaliers vêtus de deuil, et l'étendit par terre en fort mauvais état. De celui-ci il passe à un autre, et c'était merveille de voir la vigueur et la promptitude dont il allait, de sorte qu'en ce moment on eût dit que Rossinante avait des ailes, tant il était fier et léger.
Ces gens étaient peu courageux et sans armes; ils prirent bientôt l'épouvante, et s'enfuyant à travers champs avec leurs torches enflammées, on les eût pris pour des masques courant dans une nuit de carnaval. Les hommes aux manteaux noirs n'étaient pas moins troublés, et de plus embarrassés de leurs longs vêtements; aussi don Quichotte, frappant à son aise, demeura maître du champ de bataille, la troupe épouvantée le prenant pour le diable qui venait leur enlever le corps enfermé dans la litière. Sancho admirait l'intrépidité de son seigneur, et en le regardant faire il se disait dans sa barbe: Il faut pourtant bien que ce mien maître-là soit aussi brave et aussi vaillant qu'il le prétend.
Cependant, à la lueur d'une torche qui brûlait encore, don Quichotte apercevant le cavalier qui était resté gisant sous sa mule, courut lui mettre la pointe de sa lance contre la poitrine, lui criant de se rendre. Je ne suis que trop rendu, répondit l'homme à terre, puisque je ne saurais bouger, et que je crois avoir une jambe cassée. Si vous êtes chrétien et gentilhomme, je vous supplie de ne pas me tuer; aussi bien, vous commettriez un sacrilége, car je suis licencié, et j'ai reçu les premiers ordres.
Et qui diable, étant homme d'église, vous amène ici? demanda don Quichotte.
Ma mauvaise fortune, répondit-il.
Elle pourrait s'aggraver encore, si vous ne répondez sur l'heure à toutes mes questions, répliqua notre héros.
Rien n'est plus facile, seigneur, reprit le licencié; il me suffira de vous dire que je m'appelle Alonzo Lopès, que je suis natif d'Alcovendas, et que je viens de Baeça avec onze autres ecclésiastiques, ceux que vous venez de mettre en fuite; nous accompagnons le corps d'un gentilhomme mort depuis quelque temps à Baeça, et qui a voulu être enterré à Ségovie, lieu de sa naissance.
Et qui l'a tué, ce gentilhomme? demanda don Quichotte.
Dieu, par une fièvre maligne qu'il lui a envoyée, répondit le licencié.
En ce cas, répliqua notre chevalier, le seigneur m'a déchargé du soin de venger sa mort, comme j'aurais dû le faire si quelque autre lui eût ôté la vie. Mais puisque c'est Dieu, il n'y a qu'à se taire et à plier les épaules, comme je ferai moi-même quand mon heure sera venue. Maintenant, seigneur licencié, apprenez que je suis un chevalier de la Manche, connu sous le nom de don Quichotte, et que ma profession est d'aller par le monde, redressant les torts et réparant les injustices.
Je ne sais comment vous redressez les torts, reprit le licencié; mais de droit que j'étais, vous m'avez mis en un bien triste état, avec une jambe rompue, que je ne verrai peut-être jamais redressée. L'injustice que vous avez réparée à mon égard a été de m'en faire une irréparable, et si vous cherchez les aventures, moi j'ai rencontré la plus fâcheuse, en me trouvant sur votre chemin.
Toutes choses n'ont pas même succès, dit don Quichotte; le mal est venu de ce que vous 83 et vos compagnons cheminez la nuit avec ces longs manteaux de deuil, ces surplis, ces torches enflammées, marmottant je ne sais quoi entre les dents, et tels enfin que vous semblez gens de l'autre monde. Vous voyez donc que je n'ai pu m'empêcher de remplir mon devoir, et je l'aurais fait quand bien même vous auriez été autant de diables, comme je l'ai cru d'abord.
Puisque mon malheur l'a voulu ainsi, repartit le licencié, il faut s'en consoler; je vous supplie seulement, seigneur chevalier errant, de m'aider à me dégager de dessous cette mule: j'ai une jambe prise entre l'étrier et la selle.
Que ne le disiez-vous plus tôt! reprit don Quichotte; autrement nous aurions conversé jusqu'à demain.
Il cria à Sancho de venir; mais celui-ci n'avait garde de se hâter, occupé qu'il était à dévaliser un mulet chargé de vivres que menaient avec eux ces bons prêtres; il fallut attendre qu'il eût fait de sa casaque une espèce de sac et l'eût chargée sur son âne après l'avoir farcie de tout ce qu'il put y faire entrer. Il courut ensuite à son maître, qu'il aida à dégager le licencié de dessous sa mule et à remettre en selle. Don Quichotte rendit sa torche à cet homme, et lui permit de rejoindre ses compagnons, en le priant de leur faire ses excuses pour le traitement qu'il leur avait infligé, mais qu'il n'avait pu ni dû s'empêcher de leur faire subir.
Seigneur, lui dit Sancho en le voyant prêt à s'éloigner, si vos compagnons demandent quel est ce vaillant chevalier qui les a mis en fuite, vous leur direz que c'est le fameux don Quichotte de la Manche, autrement appelé le chevalier de la Triste-Figure.
Quand le licencié fut parti, don Quichotte demanda à Sancho pourquoi il l'avait appelé le chevalier de la Triste-Figure plutôt à cette heure qu'à toute autre.
C'est qu'en vous regardant à la lueur de la torche que tenait ce pauvre diable, répondit Sancho, j'ai trouvé à Votre Grâce une physionomie si singulière, que je n'ai jamais rien vu de semblable; il faut que cela vous vienne de la fatigue du combat ou de la perte de vos dents.
Tu n'y es pas, dit don Quichotte. Crois plutôt que le sage qui doit un jour écrire l'histoire de mes exploits aura trouvé bon que j'aie un surnom comme tous les chevaliers mes prédécesseurs. L'un s'appelait le chevalier de l'Ardente-Épée, un autre le chevalier de la Licorne, celui-ci des Damoiselles, celui-là du Phénix, un autre du Griffon, un autre de la Mort, et ils étaient connus sous ces noms-là par toute la terre. Je pense donc que ce sage t'aura mis dans la pensée et sur le bout de la langue le surnom de chevalier de la Triste-Figure; je veux le porter désormais, et, pour cela, je suis décidé à faire peindre sur mon écu quelque figure extraordinaire.
Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, Votre Grâce peut se dispenser de faire peindre cette figure-là, il suffira de vous montrer: vos longs jeûnes et le mauvais état de vos mâchoires vous font une mine si étrange, qu'il n'y a peinture qui puisse en approcher, et ceux qui vous verront ne manqueront pas de vous donner, sans autre image et sans nul écu, le nom de chevalier de la Triste-Figure.
Don Quichotte ne put s'empêcher de sourire de la saillie de son écuyer; mais il n'en résolut pas moins de prendre le surnom qu'il lui avait donné, et de se faire peindre sur son écu à la première occasion. Sais-tu bien, Sancho, lui dit-il, que je crains de me voir excommunié pour avoir porté la main sur une chose sainte, suivant ce texte: Si quis, suadente diabolo..... Et pourtant, à vrai dire, je ne l'ai pas touchée de la main, mais seulement de la lance; outre que je ne croyais pas que ce fussent là des prêtres, ni rien qui appartînt à l'Église, que j'honore et respecte, comme chrétien catholique, mais des fantômes et des habitants de l'autre monde. Au surplus, il s'en faut de beaucoup que mon cas soit aussi grave que celui 84 du cid Ruy Dias, qui fut excommunié par le pape en personne pour avoir osé briser, en présence de Sa Sainteté, le fauteuil d'un ambassadeur; ce qui n'empêcha pas Rodrigue de Vivar d'être tenu pour loyal et vaillant chevalier.
Le licencié s'étant éloigné comme je l'ai dit, sans souffler mot, don Quichotte voulut savoir si ce qui était dans la litière était bien le corps du gentilhomme, ou seulement son squelette; mais Sancho ne voulut jamais y consentir: Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce a mis fin à cette aventure à moins de frais qu'aucune de celles que nous avons rencontrées jusqu'ici. Si ces gens viennent à s'apercevoir que c'est un seul homme qui les a mis en fuite, ils peuvent revenir sur leurs pas et nous causer bien des soucis. Mon âne est en bon état, la montagne est proche, la faim nous talonne, qu'avons-nous de mieux à faire sinon de nous retirer doucement? Que le mort, comme on dit, s'en aille à la sépulture, et le vivant à la pâture.
Là-dessus, poussant son âne devant lui, il pria son maître de le suivre, ce que celui-ci fit sans répliquer, voyant bien que Sancho avait raison.
Après avoir cheminé quelque temps entre deux coteaux qu'ils distinguaient à peine, ils arrivèrent dans un vallon spacieux et découvert, où don Quichotte mit pied à terre. Là, assis sur l'herbe fraîche, et sans autre assaisonnement que leur appétit, ils déjeunèrent, dînèrent et soupèrent tout à la fois avec les provisions que Sancho avait trouvées en abondance dans les paniers des ecclésiastiques, lesquels, on le sait, sont rarement gens à s'oublier. Mais une disgrâce que Sancho trouva la pire de toutes, c'est qu'ils mouraient de soif, et qu'ils n'avaient pas même une goutte d'eau pour se désaltérer. Aussi notre écuyer, sentant que le pré autour d'eux était couvert d'une herbe fraîche et humide, dit à son maître ce qu'on va rapporter dans le chapitre suivant.
L'herbe sur laquelle nous sommes assis, dit Sancho, me paraît si fraîche et si drue, qu'il doit y avoir ici près quelque ruisseau; aussi je crois qu'en cherchant un peu, nous trouverons de quoi apaiser cette soif qui nous tourmente, et qui me semble plus cruelle encore que la faim.
Don Quichotte fut de cet avis; prenant Rossinante par la bride, et Sancho son âne par le licou, après lui avoir mis sur le dos les restes du souper, ils commencèrent à marcher en tâtonnant, parce que l'obscurité était si grande qu'ils ne pouvaient rien distinguer. Ils n'eurent pas fait deux cents pas, qu'ils entendirent un grand bruit, pareil à celui d'une cascade qui tomberait du haut d'un rocher. Ce bruit leur causa d'abord bien de la joie; mais en écoutant de quel côté il pouvait venir, ils entendirent un autre bruit qui leur parut beaucoup moins agréable que le premier, surtout à Sancho, naturellement très poltron. C'étaient de grands coups sourds frappés en cadence avec un cliquetis de ferrailles et de chaînes qui, joint au bruit affreux du torrent, aurait terrifié tout autre que notre héros.
La nuit, comme je l'ai dit, était fort obscure, et le hasard les avait conduits sous de grands arbres, dont un vent frais agitait les feuilles et les branches; si bien que l'obscurité, le bruit de l'eau, le murmure du feuillage, et ces grands coups qui ne cessaient de retentir, tout cela semblait fait pour inspirer la terreur, d'autant plus qu'ils ne savaient pas où ils étaient et que le jour tardait à paraître. Mais, loin de s'épouvanter, l'intrépide don Quichotte sauta sur Rossinante, et embrassant son écu: Ami Sancho, lui dit-il, apprends que le ciel m'a fait naître en ce maudit siècle de fer pour ramener l'âge d'or; 85 à moi sont réservées les grandes actions et les périlleuses aventures; c'est moi, je te le répète, qui dois faire oublier les chevaliers de la Table ronde, les douze pairs de France, les neuf preux, les Olivantes, les Belianis, les Platir, les Phébus, et tous les chevaliers errants des temps passés. Remarque, cher et fidèle écuyer, les ténèbres de cette nuit et son profond silence; écoute le bruit sourd et confus de ces arbres, l'effroyable vacarme de cette eau qui semble tomber des montagnes de la Lune, et ces coups redoublés qui déchirent nos oreilles: une seule de ces choses suffirait pour étonner le dieu Mars lui-même. Eh bien, tout cela n'est qu'un aiguillon pour mon courage, et déjà le cœur me bondit dans la poitrine du désir d'affronter cette aventure, toute périlleuse qu'elle s'annonce. Serre donc un peu les sangles à Rossinante, et reste en la garde de Dieu. Tu m'attendras ici pendant trois jours, au bout desquels, si tu ne me vois pas revenir, tu pourras t'en retourner à notre village; après quoi tu te rendras au Toboso afin de dire à la sans pareille Dulcinée que le chevalier son esclave a péri 86 pour avoir voulu entreprendre des choses qui pussent le rendre digne d'elle.
En entendant son maître parler de la sorte, Sancho se mit à pleurer: Seigneur, lui dit-il, pourquoi Votre Grâce veut-elle s'engager dans une si périlleuse aventure? Il est nuit noire, on ne nous voit point: nous pouvons donc quitter le chemin et éviter ce danger. Comme personne ne sera témoin de notre retraite, personne ne pourra nous accuser de poltronnerie. J'ai souvent entendu dire à notre curé, que vous connaissez bien: «Celui qui cherche le péril, y périra»; ainsi gardez-vous de tenter Dieu en vous jetant dans une aventure dont un miracle pourrait seul nous tirer. Ne vous suffit-il pas que le ciel vous ait garanti d'être berné comme moi, et qu'il vous ait donné pleine victoire sur les gens qui accompagnaient ce défunt? Mais si tout cela ne peut toucher votre cœur, que du moins il s'attendrisse en pensant qu'à peine m'aurez-vous abandonné, la peur livrera mon âme à qui voudra la prendre. J'ai quitté mon pays, j'ai laissé ma femme et mes enfants pour suivre Votre Grâce, espérant y gagner et non y perdre; mais, comme on dit, convoitise rompt le sac; elle a détruit mes espérances, car c'est au moment où j'allais mettre la main sur cette île que vous m'avez promise tant de fois, que vous voulez m'abandonner dans un lieu si éloigné du commerce des hommes. Pour l'amour de Dieu, mon cher maître, n'ayez pas cette cruauté, et si vous voulez absolument entreprendre cette maudite aventure, attendez jusqu'au matin. D'après ce que j'ai appris étant berger, il n'y a guère plus de trois heures d'ici à l'aube; en effet, la bouche de la Petite Ourse[40] dépasse la tête de la croix, et elle marque minuit à la ligne du bras gauche.
Comment vois-tu cela? dit don Quichotte; la nuit est si obscure qu'on n'aperçoit pas une seule étoile dans tout le ciel.
C'est vrai, répondit Sancho; mais la peur a de bons yeux, et d'ailleurs il est facile de connaître qu'il n'y a pas loin d'ici au jour.
Qu'il vienne tôt ou qu'il vienne tard, reprit don Quichotte, il ne sera pas dit que des prières et des larmes m'auront empêché de faire mon devoir de chevalier. Ainsi, Sancho, toutes tes paroles sont inutiles. Le ciel, qui m'a mis au cœur le dessein d'affronter cette formidable aventure, saura m'en tirer, ou prendra soin de toi après ma mort. Sangle Rossinante, et attends-moi; je te promets de revenir bientôt, mort ou vif.
Sancho, voyant l'inébranlable résolution de son maître, et que ses prières et ses larmes n'y pouvaient rien, prit le parti d'user d'adresse afin de l'obliger malgré lui d'attendre le jour; pour cela, avant de serrer les sangles à Rossinante, il lui lia, sans faire semblant de rien, les jambes de derrière avec le licou de son âne, de façon que lorsque don Quichotte voulut partir, son cheval, au lieu d'aller en avant, ne faisait que sauter. Eh bien, seigneur, lui dit Sancho satisfait du succès de sa ruse, vous voyez que le ciel est de mon côté, il ne veut pas que Rossinante bouge d'ici. Si vous vous obstinez à tourmenter cette pauvre bête, elle ne fera que regimber contre l'aiguillon, et mettre la fortune en mauvaise humeur.
Don Quichotte enrageait; mais voyant que plus il piquait Rossinante, moins il le faisait avancer, il prit le parti d'attendre le jour ou le bon vouloir de son cheval, sans qu'un seul instant il lui vînt à l'esprit que ce pût être là un tour de son écuyer. Puisque Rossinante ne veut pas bouger de place, dit-il, il faut bien me résigner à attendre l'aube, quelque regret que j'en aie.
Et qu'y a-t-il de si fâcheux? reprit Sancho; pendant ce temps, je ferai des contes à Votre Grâce, et je m'engage à lui en fournir jusqu'au jour, à moins qu'elle n'aime mieux mettre pied à terre, et dormir sur le gazon, à la manière des chevaliers errants. Demain vous en serez plus 87 reposé, et mieux en état d'entreprendre cette aventure qui vous attend.
Moi, dormir! moi, mettre pied à terre! s'écria don Quichotte; suis-je donc un de ces chevaliers qui reposent quand il s'agit de combattre? Dors, dors, toi qui es né pour dormir, ou fais ce que tu voudras: pour moi, je connais mon devoir.
Ne vous fâchez point, mon cher seigneur, reprit Sancho; je dis cela sans mauvaise intention; puis s'approchant, il mit une main sur le devant de la selle de son maître, porta l'autre sur l'arçon de derrière, en sorte qu'il lui embrassait la cuisse gauche et s'y tenait cramponné, tant lui causaient de peur ces grands coups qui ne discontinuaient pas.
Fais-moi quelque conte, lui dit don Quichotte, pour me distraire en attendant.
Je le ferais de bon cœur, répondit Sancho, si ce bruit ne m'ôtait la parole. Cependant je vais tâcher de vous conter une histoire, la meilleure peut-être que vous ayez jamais entendue, si je la puis retrouver, et qu'on me la laisse conter en liberté. Or, écoutez bien; je vais commencer.
Un jour il y avait ce qu'il y avait, que le bien qui vient soit pour tout le monde, et le mal pour qui va le chercher. Remarquez, je vous prie, seigneur, que les anciens ne commençaient pas leurs contes au hasard comme nous le faisons aujourd'hui. Ce que je viens de vous dire est une sentence de Caton, le censureur romain, qui dit que le mal est pour celui qui va le chercher: cela vient fort à propos pour avertir Votre Grâce de se tenir tranquille, et de ne pas aller chercher le mal, mais au contraire de prendre une autre route, puisque personne ne nous force de suivre celle-ci, où l'on dirait que tous les diables nous attendent.
Poursuis ton conte, repartit don Quichotte, et laisse-moi le choix du chemin que nous devons prendre.
Je dis donc, reprit Sancho, qu'en un certain endroit de l'Estramadure il y avait un berger chevrier, c'est-à-dire qui gardait des chèvres, lequel berger ou chevrier, dit le conte, s'appelait Lopez Ruys, et ce berger Lopez Ruys était amoureux d'une bergère nommée la Toralva, laquelle bergère nommée la Toralva était fille d'un riche pasteur qui avait un grand troupeau, lequel riche pasteur, qui avait un grand troupeau.....
Si tu t'y prends de cette façon, interrompit don Quichotte, et que tu répètes toujours deux fois la même chose, tu ne finiras de longtemps; conte ton histoire en homme d'esprit, sinon je te dispense d'achever.
Toutes les nouvelles se content ainsi en nos veillées, reprit Sancho, et je ne sais point conter d'une autre façon; trouvez bon, s'il vous plaît, que je n'invente pas de nouvelles coutumes.
Conte donc à ta fantaisie, dit don Quichotte, puisque mon mauvais sort veut que je sois forcé de t'écouter.
Eh bien, vous saurez, mon cher maître, continua Sancho, que ce berger était amoureux, comme je l'ai dit, de la bergère Toralva, créature joufflue et rebondie, fort difficile à gouverner et qui tenait un peu de l'homme, car elle avait de la barbe au menton, si bien que je crois la voir encore.
Tu l'as donc connue? demanda don Quichotte.
Point du tout, répondit Sancho; mais celui de qui je tiens le conte m'a dit qu'il en était si certain, que lorsque je le ferais à d'autres je pouvais jurer hardiment que je l'avais vue. Or donc, les jours allant et venant, le diable, qui ne dort point et qui se fourre partout, fit si bien que l'amour du berger pour la bergère se changea en haine, et la cause en fut, disaient les mauvaises langues, une bonne quantité de petites jalousies que lui donnait la Toralva, et qui passaient la plaisanterie. Depuis lors, la haine du berger en vint à ce point qu'il ne pouvait plus souffrir la bergère; aussi, pour ne pas la voir, il lui prit fantaisie de s'en aller si loin qu'il n'en entendît jamais parler. Mais dès qu'elle se vit dédaignée de Lopez Ruys, la Toralva 88 se mit tout à coup à l'aimer et cent fois plus que celui-ci n'avait jamais fait.
Voilà bien le naturel des femmes, interrompit don Quichotte; elles dédaignent qui les aime, et elles aiment qui les dédaigne. Continue.
Il arriva donc, reprit Sancho, que le berger partit, poussant ses chèvres devant lui, et s'acheminant par les plaines de l'Estramadure, droit vers le royaume de Portugal. La Toralva, ayant appris cela, se mit à sa poursuite. Elle le suivait de loin, pieds nus, un bourdon à la main, et portant à son cou un petit sac, où il y avait, à ce qu'on prétend, un morceau de miroir, la moitié d'un peigne, avec une petite boîte de fard pour le visage. Mais il y avait ce qu'il y avait, peu importe quant à présent.
Finalement, le berger arriva avec ses chèvres sur le bord du Guadiana, à l'endroit où le fleuve sortait presque de son lit. Du côté où il était, il n'y avait ni barque, ni batelier, ni personne pour le passer lui et son troupeau, ce dont il mourait d'angoisse, parce qu'il sentait la Toralva sur ses talons, et qu'elle l'aurait fait enrager avec ses prières et ses larmes. En regardant de tous côtés, il aperçut un pêcheur qui avait un tout petit bateau, mais si petit qu'il ne pouvait contenir qu'un homme et une chèvre. Comme il n'y avait pas à balancer, il fait marché avec lui pour le passer ainsi que ses trois cents chèvres. Le pêcheur amène le bateau, et passe une chèvre; il revient et en passe une autre; il revient encore et en passe une troisième. Que Votre Grâce veuille bien faire attention au nombre de chèvres qu'il passait sur l'autre rive; car s'il vous en échappe une seule, je ne réponds de rien, et mon histoire s'arrêtera tout net. Or, la rive, de ce côté, était glissante et escarpée, ce qui faisait que le pêcheur mettait beaucoup de temps à chaque voyage. Avec tout cela, il allait toujours, passait une chèvre, puis une autre, et une autre encore.
Que ne dis-tu qu'il les passa toutes, interrompit don Quichotte, sans le faire aller et venir de la sorte! tu n'auras pas achevé demain de passer tes chèvres.
Combien Votre Grâce croit-elle qu'il y en a de passées à cette heure? demanda Sancho.
Et qui diable le saurait? répondit don Quichotte: penses-tu que j'y aie pris garde?
Eh bien, voilà ce que j'avais prévu, reprit Sancho; vous n'avez pas voulu compter, et voilà mon conte fini; il n'y a plus moyen de continuer.
Est-il donc si nécessaire, dit don Quichotte, de savoir le compte des chèvres qui sont passées, que s'il en manque une tu ne puisses continuer ton récit?
Oui, seigneur, répondit Sancho; et du moment que je vous ai demandé combien il y avait de chèvres passées, et que vous avez répondu que vous n'en saviez rien, dès ce moment j'ai oublié tout ce qui me restait à dire, et par ma foi, c'est grand dommage, car c'était le meilleur.
Ton histoire est donc finie? dit don Quichotte.
Aussi finie que la vie de ma mère, reprit Sancho.
En vérité, Sancho, continua notre chevalier, voilà bien le plus étrange conte, et la plus bizarre manière de raconter qu'il soit possible d'imaginer. Mais qu'attendre de ton esprit? ce vacarme continuel t'aura sans doute brouillé la cervelle?
Cela se pourrait, répondit Sancho; mais quant au conte, je sais qu'il finit toujours là où manque le compte des chèvres.
Qu'il finisse où il pourra, dit don Quichotte; voyons maintenant si mon cheval voudra marcher; et il se mit à repiquer Rossinante qui se remit à faire des sauts, mais sans bouger de place, tant il était bien attaché.
En ce moment, soit que la fraîcheur du matin commençât à se faire sentir, soit que Sancho eût mangé la veille quelque chose de laxatif, soit plutôt que la nature opérât toute seule, notre 89 écuyer se sentit pressé d'un fardeau dont il était malaisé qu'un autre le soulageât; mais le pauvre diable avait si grand'peur, qu'il n'osait s'éloigner tant soit peu. Il lui fallait pourtant apporter remède à un mal que chaque minute de retard rendait plus incommode; aussi, pour tout concilier, il retira doucement la main droite dont il tenait l'arçon de la selle de son maître, et se mettant à son aise du mieux qu'il put, il détacha l'aiguillette qui retenait ses chausses, lesquelles tombant sur ses talons lui restèrent aux pieds comme des entraves; ensuite il releva sa chemise, et mit à l'air les deux moitiés d'un objet qui n'était pas de mince encolure. Cela fait, il crut avoir achevé le plus difficile; mais quand il voulut essayer le reste, serrant les dents, pliant les épaules et retenant son haleine, il ne put s'empêcher de produire certain bruit dont le son était fort différent de celui qui les importunait depuis si longtemps.
Qu'est-ce que j'entends? demanda brusquement don Quichotte.
Je ne sais, seigneur, répondit Sancho. Vous verrez que ce sera quelque nouvelle diablerie, 90 car les aventures ne commencent jamais pour peu.
Notre héros s'en étant heureusement tenu là, Sancho fit une nouvelle tentative, qui cette fois eut un succès tel que sans avoir causé le moindre bruit il se trouva délivré du plus lourd fardeau qu'il eût porté de sa vie. Mais comme don Quichotte n'avait pas le sens de l'odorat moins délicat que celui de l'ouïe, et que d'ailleurs Sancho était à son côté, certaines vapeurs montant presque en ligne droite ne manquèrent pas de lui révéler ce qui se passait. A peine en fut-il frappé, que se serrant le nez avec les doigts: Sancho, lui dit-il, il me semble que tu as grand'peur.
Cela se peut, répondit Sancho, et pourquoi Votre Grâce s'en aperçoit-elle plutôt à cette heure qu'auparavant.
C'est, reprit notre chevalier, que tu ne sentais pas si fort, et ce n'est pas l'ambre que tu sens.
Peut-être bien, dit Sancho, mais ce n'est pas ma faute; aussi pourquoi me tenir à pareille heure dans un lieu comme celui-ci?
Éloigne-toi de trois ou quatre pas, reprit don Quichotte, et désormais fais attention à ta personne et à ce que tu dois à la mienne; je vois bien que la trop grande familiarité dont j'use avec toi est cause de ce manque de respect.
Je gagerais, répliqua Sancho, que Votre Grâce s'imagine que j'ai fait quelque chose qui ne doit pas se faire.
Assez, assez, repartit don Quichotte; il n'est pas bon d'appuyer là-dessus.
Ce fut en ces entretiens et autres semblables que notre chevalier et son écuyer passèrent la nuit. Dès que ce dernier vit le jour prêt à poindre, il releva ses chausses, et délia doucement les jambes de Rossinante, qui, se sentant libre, se mit à frapper plusieurs fois la terre des pieds de devant; quant à des courbettes, c'était pour lui fruit défendu. Son maître, le voyant en état de marcher, en conçut le présage qu'il était temps de commencer cette grande aventure.
Le jour achevait de paraître, et alors les objets pouvant se distinguer, don Quichotte vit qu'il était dans un bois de châtaigniers, mais toujours sans pouvoir deviner d'où venait ce bruit qui ne cessait point. Sans plus tarder, il résolut d'en aller reconnaître la cause; et faisant sentir l'éperon à Rossinante pour achever de l'éveiller, il dit encore une fois adieu à son écuyer, en lui réitérant l'ordre de l'attendre pendant trois jours, et, s'il tardait davantage, de tenir pour certain qu'il avait perdu la vie en affrontant ce terrible danger, il lui répéta ce qu'il devait aller dire de sa part à sa dame Dulcinée; enfin il ajouta que pour ce qui était du payement de ses gages, il ne s'en mît point en peine, parce qu'avant de partir de sa maison il y avait pourvu par son testament. Mais, continua-t-il, s'il plaît à Dieu que je sorte sain et sauf de cette périlleuse affaire et que les enchanteurs ne s'en mêlent point, sois bien assuré, mon enfant, que le moins que tu puisses espérer, c'est l'île que je t'ai promise.
A ce discours, Sancho se mit à pleurer, jurant à son maître qu'il était prêt à le suivre dans cette maudite aventure, dût-il n'en jamais revenir. Ces pleurs et cette honorable résolution, qui montrent que Sancho était bien né et tout au moins vieux chrétien, dit l'auteur de cette histoire, attendrirent si fort don Quichotte, que pour ne pas laisser paraître de faiblesse, il marcha sur-le-champ du côté où l'appelait le bruit de ces grands coups; et Sancho le suivit à pied, tirant par le licou son âne; éternel compagnon de sa mauvaise fortune.
Après avoir marché quelque temps, ils arrivèrent dans un pré bordé de rochers, du haut desquels tombait le torrent qu'ils avaient d'abord entendu. Au pied de ces rochers se trouvaient quelques mauvaises cabanes, plutôt semblables à des masures qu'à des habitations, et là ils commencèrent à reconnaître d'où venaient ces coups qui ne discontinuaient point. Tant de 91 bruit, et si proche, parut troubler Rossinante; mais notre chevalier, le flattant de la main et de la voix, s'approcha peu à peu des masures, se recommandant de toute son âme à sa dame Dulcinée, la suppliant de lui être en aide et priant Dieu de ne point l'oublier. Quant à Sancho, il n'avait garde de s'éloigner de son maître, et, le cou tendu, il regardait entre les jambes de Rossinante, s'efforçant de découvrir ce qui lui causait tant de peur. A peine eurent-ils fait encore cent pas, qu'ayant dépassé une pointe de rocher, ils virent enfin d'où venait tout ce tintamarre qui les tenait dans de si étranges alarmes. Que cette découverte, lecteur, ne te cause ni regret ni dépit: c'était tout simplement six marteaux à foulon, qui n'avaient pas cessé de battre depuis la veille.
A cette vue, don Quichotte resta muet. Sancho le regarda, et le vit la tête baissée sur la poitrine comme un homme confus et consterné. Don Quichotte à son tour regarda Sancho, et, lui voyant les deux joues enflées comme un homme qui crève d'envie de rire, il ne put, malgré son désappointement, s'empêcher de commencer lui-même: de sorte que l'écuyer, ravi que son maître eût donné le signal, laissa partir sa gaieté, et cela d'une façon si démesurée, qu'il fut obligé de se serrer les côtes avec les poings pour n'en pas suffoquer. Quatre fois il s'arrêta, et quatre fois il recommença avec la même force; mais, ce qui acheva de faire perdre patience à don Quichotte, ce fut lorsque Sancho alla se planter devant lui, et en le contrefaisant d'un air goguenard, lui dit: «Apprends, ami Sancho, que le ciel m'a fait naître pour ramener l'âge d'or dans ce maudit siècle de fer: à moi sont réservées les grandes actions et les périlleuses aventures.....» et il allait continuer de plus belle, quand notre chevalier, trop en colère pour souffrir que son écuyer plaisantât si librement, lève sa lance, et lui en applique sur les épaules deux coups tels que s'ils lui fussent aussi bien tombés sur la tête, il se trouvait dispensé de payer ses gages, si ce n'est à ses héritiers.
Sancho, voyant le mauvais succès de ses plaisanteries et craignant que son maître ne recommençât, lui dit avec une contenance humble et d'un ton tout contrit: Votre Grâce veut-elle donc me tuer? ne voit-elle pas que je plaisante?
C'est parce que vous raillez que je ne raille pas, moi, reprit don Quichotte. Répondez, mauvais plaisant; si cette aventure avait été véritable aussi bien qu'elle ne l'était pas, n'ai-je pas montré tout le courage nécessaire pour l'entreprendre et la mener à fin? Suis-je obligé, moi qui suis chevalier, de connaître tous les sons que j'entends, et de distinguer s'ils viennent ou non de marteaux à foulon, surtout si je n'ai jamais vu de ces marteaux? c'est votre affaire à vous, misérable vilain qui êtes né au milieu de ces sortes de choses: Supposons un seul instant que ces six marteaux soient autant de géants, donnez-les-moi à combattre l'un après l'autre, ou tous ensemble, peu m'importe; oh! alors, si je ne vous les livre pieds et poings liés, raillez tant qu'il vous plaira.
Seigneur, répondit Sancho, je confesse que j'ai eu tort, je le sens bien; mais, dites-moi, maintenant que nous sommes quittes et que la paix est faite entre nous (Dieu puisse vous tirer sain et sauf de toutes les aventures comme il vous a tiré de celle-ci!), n'y a-t-il pas de quoi faire un bon conte de la frayeur que nous avons eue? moi, du moins; car, je le sais, la peur n'est pas de votre connaissance.
Je conviens, dit don Quichotte, que dans ce qui vient de nous arriver il y a quelque chose de plaisant, et qui prête à rire; cependant il me semble peu sage d'en parler, tout le monde ne sachant pas prendre les choses comme il faut, ni en faire bon usage.
Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, on ne dira pas cela de Votre Grâce. Peste! Vous savez joliment prendre la lance et vous en servir comme il faut excepté pourtant lorsque, visant 92 à la tête, vous donnez sur les épaules; car si je n'eusse fait un mouvement de côté, j'en tenais de la bonne façon. Au reste, n'en parlons plus: tout s'en ira à la première lessive; d'ailleurs, qui aime bien châtie bien, sans compter qu'un bon maître, quand il a dit une injure à son valet, ne manque jamais de lui donner des chausses. J'ignore ce qu'il donne après des coups de gaule; mais je pense que les chevaliers errants donnent au moins à leurs écuyers des îles ou quelques royaumes en terre ferme.
La chance pourrait finir par si bien tourner, reprit don Quichotte, que ce que tu viens de dire ne tardât pas à se réaliser. En attendant, pardonne-moi le passé: tu sais que l'homme n'est pas maître de son premier mouvement. Cependant, afin que tu ne t'émancipes plus à l'avenir, je dois t'apprendre une chose; c'est que, dans tous les livres de chevalerie que j'ai lus, et certes ils sont en assez bon nombre, je n'ai jamais trouvé d'écuyer qui osât parler devant son maître aussi librement que tu le fais; et, en cela, nous avons tort tous deux, toi, de n'avoir pas assez de respect pour moi, et moi, de ne pas me faire assez respecter. L'écuyer d'Amadis, Gandalin, qui devint comte de l'île Ferme, ne parlait jamais à son seigneur que le bonnet à la main, la tête baissée, et le corps incliné, more turquesco, à la manière des Turcs. Mais que dirons-nous de cet écuyer de don Galaor, Gasabal, lequel fut si discret que, pour instruire la postérité de son merveilleux silence, l'auteur ne le nomme qu'une seule fois dans cette longue et véridique histoire. Ce que je viens de dire, Sancho, c'est afin de te faire sentir la distance qui doit exister entre le maître et le serviteur. Ainsi, vivons désormais dans une plus grande réserve, et sans prendre, comme on dit, trop de corde; car, enfin, de quelque manière que je me fâche, ce sera toujours tant pis pour la cruche. Les récompenses que je t'ai promises arriveront en leur temps; et fallût-il s'en passer, les gages au moins ne manqueront pas.
Tout ce que vous dites, seigneur, est très-bien dit, répliqua Sancho; mais, si par hasard le temps des récompenses n'arrivait point et qu'on dût s'en tenir aux gages, apprenez-moi, je vous prie, ce que gagnait un écuyer de chevalier errant: faisait-il marché au mois, ou à la journée?
Jamais on n'a vu ces sortes d'écuyers être à gages, mais à merci, répondit don Quichotte. Si je t'ai assigné des gages dans mon testament, c'est qu'on ne sait pas ce qui peut arriver; et comme dans les temps calamiteux où nous vivons, tu parviendrais peut-être difficilement à prouver ma chevalerie, je n'ai pas voulu que pour si peu de chose mon âme fût en peine dans l'autre monde. Nous avons assez d'autres travaux ici-bas, mon pauvre ami, car tu sauras qu'il n'y a guère de métier plus scabreux que celui de chercheur d'aventures.
Je le crois, reprit Sancho, puisqu'il a suffi du bruit de quelques marteaux à foulon pour troubler l'âme d'un errant aussi valeureux que l'est Votre Grâce; aussi soyez bien certain qu'à l'avenir je ne rirai plus quand il s'agira de vos affaires, et que maintenant je n'ouvrirai la bouche que pour vous honorer comme mon maître et mon véritable seigneur.
C'est le moyen que tu vives longuement sur la terre, dit don Quichotte, car après les pères et les mères, ce qu'on doit respecter le plus ce sont les maîtres, car ils en tiennent lieu.
En ce moment, il commença à tomber un peu de pluie. Sancho eût bien voulu se mettre à couvert dans les moulins à foulon, mais don Quichotte, 93 depuis le tour qu'ils lui avaient joué, les avait pris en si grande aversion, que jamais il ne voulut consentir à y mettre le pied. Changeant donc de chemin, il en trouva bientôt à droite un semblable à celui qu'ils avaient parcouru le jour précédent.
A peu de distance don Quichotte aperçut un cavalier qui portait sur sa tête un objet brillant comme de l'or. Aussitôt se tournant vers Sancho: Ami, lui dit-il, sais-tu bien qu'il n'y a rien de si vrai que les proverbes? ce sont autant de maximes tirées de l'expérience même. Mais cela est surtout vrai du proverbe qui dit: Quand se ferme une porte, une autre s'ouvre. En effet, si la fortune nous ferma hier soir la porte de l'aventure que nous cherchions, en nous abusant avec ces maudits marteaux, voilà maintenant qu'elle nous ouvre à deux battants la porte d'une aventure meilleure et plus certaine. Si je ne parviens pas à en trouver l'entrée, ce sera ma faute; car ici il n'y a ni vacarme inconnu qui m'en impose, ni obscurité que j'en puisse accuser. Je dis cela parce que, sans aucun doute, je vois venir droit à nous un 94 homme qui porte sur sa tête cet armet de Mambrin à propos duquel j'ai fait le serment que tu dois te rappeler.
Seigneur, répondit Sancho, prenez garde à ce que vous dites, et plus encore à ce que vous allez faire. Ne serait-ce point ici d'autres marteaux à foulon, qui achèveraient de nous fouler et de nous marteler le bon sens?
Maudits soient tes marteaux! dit don Quichotte; quel rapport ont-ils avec un armet?
Je n'en sais rien, reprit Sancho; mais si j'osais parler comme j'en avais l'habitude, peut-être convaincrais-je Votre Grâce qu'elle pourrait bien se tromper.
Et comment puis-je me tromper, traître méticuleux? dit don Quichotte: ne vois-tu pas venir droit à nous, monté sur un cheval gris pommelé, ce chevalier qui porte sur sa tête un armet d'or?
Ce que je vois et revois, reprit Sancho, c'est un homme monté sur un âne gris brun, et qui a sur la tête je ne sais quoi de luisant.
Eh bien, ce je ne sais quoi, c'est l'armet de Mambrin, répliqua don Quichotte. Range-toi de côté et me laisse seul: tu vas voir comment, en un tour de main, je mettrai fin à cette aventure et resterai maître de ce précieux armet.
Me mettre à l'écart n'est pas chose difficile, répliqua Sancho; mais, encore une fois, Dieu veuille que ce ne soit pas une nouvelle espèce de marteaux à foulon.
Mon ami, repartit vivement don Quichotte, je vous ai déjà dit que je ne voulais plus entendre parler de marteaux ni de foulons, et je jure par... que si désormais vous m'en rompez la tête, je vous foulerai l'âme dans le corps, de façon qu'il vous en souviendra.
Sancho se tut tout court, craignant que son maître n'accomplît le serment qu'il venait de prononcer avec une énergie singulière.
Or voici ce qu'étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier qu'apercevait don Quichotte. Dans les environs il y avait deux villages, dont l'un était si petit qu'il ne s'y trouvait point de barbier; aussi le barbier du grand village, qui se mêlait un peu de chirurgie, servait pour tous les deux. Dans le plus petit de ces villages, un homme ayant eu besoin d'une saignée et un autre de se faire faire la barbe, le barbier s'y acheminait à cette intention. Se trouvant surpris par la pluie, il avait mis son plat à barbe sur sa tête pour garantir son chapeau; et comme le bassin était de cuivre tout battant neuf, on le voyait reluire d'une demi-lieue. Cet homme montait un bel âne gris, ainsi que l'avait fort bien remarqué Sancho; mais tout cela pour don Quichotte était un chevalier monté sur un cheval gris pommelé, avec un armet d'or sur sa tête, car il accommodait tout à sa fantaisie chevaleresque. Il courut donc sur le barbier bride abattue et la lance basse, résolu de le percer de part en part. Quand il fut sur le point de l'atteindre: Défends-toi, lui cria-t-il, chétive créature, ou rends-moi de bonne grâce ce qui m'appartient.
En voyant fondre si brusquement sur lui cette espèce de fantôme, le barbier ne trouva d'autre moyen d'esquiver la rencontre que de se laisser glisser à terre, où il ne fut pas plus tôt que, se relevant prestement, il gagna la plaine avec plus de vitesse qu'un daim, sans nul souci de son âne ni du bassin.
C'était tout ce que désirait don Quichotte, qui se retourna vers son écuyer et lui dit en souriant: Ami, le païen n'est pas bête; il imite le castor auquel son instinct apprend à échapper aux chasseurs en se coupant ce qui les anime à sa poursuite: ramasse cet armet.
Par mon âme, le bassin n'est pas mauvais, dit Sancho en soupesant le prétendu casque; il vaut une piastre comme un maravédis. Puis il le tendit à son maître, qui voulut incontinent le mettre sur sa tête; et comme, en le tournant de tous côtés pour trouver l'enchâssure, il n'en pouvait venir à bout: Celui pour qui cet armet fut forgé, dit notre héros, devait avoir une bien 95 grosse tête; le pis, c'est qu'il en manque la moitié.
Quand il entendit donner le nom d'armet à un plat à barbe, Sancho ne put s'empêcher de rire; mais, se rappelant les menaces de son maître, il s'arrêta à moitié chemin.
De quoi ris-tu, Sancho? lui demanda don Quichotte.
Je ris, répondit l'écuyer, de la grosse tête que devait avoir le premier possesseur de cet armet, qui ressemble si parfaitement à un bassin de barbier.
Sais-tu ce que je pense? reprit don Quichotte. Cet armet sera sans doute tombé entre les mains de quelque ignorant, incapable d'en apprécier la valeur; comme c'est de l'or le plus pur, il en aura fondu la moitié pour en faire argent, puis avec le reste il a composé ceci, qui, en effet, ressemble assez, comme tu le dis, à un bassin de barbier. Mais que m'importe à moi qui en connais le prix? Au premier village où nous rencontrerons une forge, je le ferai remettre en état, et j'affirme qu'alors il ne le cédera pas même à ce fameux casque que Vulcain fourbit un jour pour le dieu de la guerre. En attendant je le porterai tel qu'il est: il vaudra toujours mieux que rien, et dans tous les cas il sera bon contre les coups de pierre.
Oui, dit Sancho, pourvu qu'elles ne soient pas lancées avec une fronde, comme dans cette bataille entre les deux armées, quand on vous rabota si bien les mâchoires et qu'on mit en pièces la burette où vous portiez ce breuvage qui faillit me faire vomir les entrailles.
C'est un malheur facile à réparer, reprit don Quichotte, puisque j'en ai la recette en ma mémoire.
Moi aussi, répondit Sancho; mais s'il m'arrive jamais de composer ce maudit breuvage et encore moins d'en goûter, que ma dernière heure soit venue. D'ailleurs, je me promets de fuir toutes les occasions d'en avoir besoin: car désormais je suis bien résolu d'employer mes cinq sens à m'éviter d'être blessé; comme aussi je renonce de bon cœur à blesser personne. Pour ce qui est d'être berné encore une fois, je n'oserais en jurer; ce sont des accidents qu'on ne peut guère prévenir, et quand ils arrivent, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de plier les épaules, de retenir son souffle, et de se laisser aller les yeux fermés où le sort et la couverture vous envoient.
Tu es un mauvais chrétien, Sancho, dit don Quichotte; jamais tu n'oublies une injure; apprends qu'il est d'un cœur noble et généreux de mépriser de semblables bagatelles. Car enfin, de quel pied boites-tu, et quelle côte t'a-t-on brisée, pour te rappeler cette plaisanterie avec tant d'amertume? Après tout, ce ne fut qu'un passe-temps; si je ne l'avais ainsi considéré moi-même, je serais retourné sur mes pas, et j'en aurais tiré une vengeance encore plus éclatante que les Grecs n'en tirèrent de l'enlèvement de leur Hélène, qui, ajouta-t-il avec un long soupir, n'aurait pas eu cette grande réputation de beauté, si elle fût venue en ce temps-ci, ou que ma Dulcinée eût vécu dans le sien.
Eh bien, dit Sancho, que l'affaire passe pour une plaisanterie, puisque après tout il n'y a pas moyen de s'en venger; quant à moi, je sais fort bien à quoi m'en tenir, et je m'en souviendrai tant que j'aurai des épaules. Mais laissons cela; maintenant, seigneur, dites-moi, je vous prie, qu'allons-nous faire de ce cheval gris pommelé, qui m'a tout l'air d'un âne gris brun, et qu'a laissé sans maître ce pauvre diable que vous avez renversé? Car à la manière dont il a pris la clef des champs, je crois qu'il n'a guère envie de revenir le chercher, et par ma barbe le grison n'est pas mauvais.
Il n'est pas dans mes habitudes de dépouiller les vaincus, répondit don Quichotte, et les règles de la chevalerie interdisent de les laisser aller à pied, à moins toutefois que le vainqueur n'ait perdu son cheval dans le combat, auquel 96 cas il peut prendre le cheval du vaincu, comme conquis de bonne guerre. Ainsi donc, Sancho, laisse là ce cheval ou cet âne, comme tu voudras l'appeler; son maître ne manquera pas de venir le reprendre dès que nous nous serons éloignés.
Je voudrais bien pourtant emmener cette bête, reprit Sancho, ou du moins la troquer contre la mienne, qui ne me paraît pas à moitié si bonne. Peste! que les règles de la chevalerie sont étroites, si elles ne permettent pas seulement de troquer un âne contre un âne! Au moins il ne doit pas m'être défendu de troquer le harnais.
Le cas est douteux, dit don Quichotte; cependant, jusqu'à plus ample information, je pense que tu peux faire l'échange, pourvu seulement que tu en aies un pressant besoin.
Aussi pressant que si c'était pour moi-même, répondit Sancho.
Là-dessus, usant de la permission de son maître, Sancho opéra l'échange du harnais, mutatio capparum, comme on dit, ajustant celui du barbier sur son âne, qui lui en parut une fois plus beau, et meilleur de moitié.
Cela fait, ils déjeunèrent des restes de leur souper, et burent de l'eau du ruisseau qui venait des moulins à foulon, sans que jamais don Quichotte pût se résoudre à regarder de ce côté, tant il conservait rancune de ce qui lui était arrivé. Après un léger repas, ils remontèrent sur leurs bêtes, et sans s'inquiéter du chemin, ils se laissèrent guider par Rossinante, que l'âne suivait toujours de la meilleure amitié du monde. Puis ils gagnèrent insensiblement la grande route, qu'ils suivirent à l'aventure, n'ayant pour le moment aucun dessein arrêté.
Tout en cheminant, Sancho dit à son maître:
Seigneur, Votre Grâce veut-elle bien me permettre de causer tant soit peu avec elle? car, depuis qu'elle me l'a défendu, quatre ou cinq bonnes choses m'ont pourri dans l'estomac, et j'en ai présentement une sur le bout de la langue à laquelle je souhaiterais une meilleure fin.
Parle, mais sois bref, répondit don Quichotte; les longs discours sont ennuyeux.
Eh bien, seigneur, continua Sancho, après avoir considéré la vie que nous menons, je dis que toutes ces aventures de grands chemins et de forêts sont fort peu de chose, car, si périlleuses qu'elles soient, elles ne sont vues ni sues de personne, et j'ajoute que vos bonnes intentions et vos vaillants exploits sont autant de bien perdu, dont il ne nous reste ni honneur ni profit. Il me semble donc, sauf meilleur avis de Votre Grâce, qu'il serait prudent de nous mettre au service de quelque empereur, ou de quelque autre grand prince qui eût avec ses voisins une guerre, dans laquelle vous pourriez faire briller votre valeur et votre excellent jugement; car enfin au bout de quelque temps il faudrait bien de toute nécessité qu'on nous récompensât, vous et moi, chacun selon notre mérite, s'entend; sans compter que maints chroniqueurs prendraient soin d'écrire les prouesses de Votre Grâce, afin d'en perpétuer la mémoire. Pour ce qui est des miennes, je n'en parle pas, sachant qu'il ne faut pas les mesurer à la même aune: quoique, en fin de compte, si c'est l'usage d'écrire les prouesses des écuyers errants, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas fait mention de moi comme de tout autre.
Tu n'as pas mal parlé, dit don Quichotte. Mais avant d'en arriver là il faut d'abord faire ses preuves, chercher les aventures; parce qu'alors le chevalier étant connu par toute la terre, s'il vient à se présenter à la cour de quelque grand monarque, à peine aura-t-il franchi les portes de la ville, aussitôt les petits garçons de l'endroit se précipiteront sur ses pas en criant: Voici venir le chevalier du Soleil, ou du Serpent, ou de tout autre emblème sous lequel il sera connu pour avoir accompli des prouesses incomparables. C'est lui, dira-t-on, qui a vaincu, en combat singulier, le géant Brocambruno l'indomptable, 97 c'est lui qui a délivré le grand Mameluk de Perse du long enchantement où il était retenu depuis près de neuf cents ans. Si bien qu'au bruit des hauts faits du chevalier, le roi ne pourra se dispenser de paraître aux balcons de son palais, et reconnaissant tout d'abord le nouveau venu à ses armes, ou à la devise de son écu, il ordonnera aux gens de sa cour d'aller recevoir la fleur de la chevalerie. C'est alors à qui s'empressera d'obéir, et le roi lui-même voudra descendre la moitié des degrés pour serrer plus tôt entre ses bras l'illustre inconnu, en lui donnant au visage le baiser de paix; puis le prenant par la main, il le conduira aux appartements de la reine, où se trouvera l'infante sa fille, qui doit être la plus accomplie et la plus belle personne du monde.
Une fois l'infante et le chevalier en présence, l'infante jettera les yeux sur le chevalier et le chevalier sur l'infante, et ils se paraîtront l'un à l'autre une chose divine plutôt qu'humaine; alors, sans savoir pourquoi ni comment, ils se trouveront subitement embrasés d'amour et n'ayant qu'une seule inquiétude, celle de savoir par quels moyens ils pourront se découvrir leurs peines. Le chevalier sera conduit ensuite dans un des plus beaux appartements du palais, où, après l'avoir débarrassé de ses armes, on lui présentera un manteau d'écarlate, tout couvert d'une riche broderie; et s'il avait bonne mine sous son armure, juge de ce qu'il paraîtra en habit de courtisan. La nuit venue, il soupera avec le roi, la reine et l'infante. Pendant le repas, et sans qu'on s'en aperçoive, il ne quittera pas des yeux la jeune princesse; elle aussi le regardera à la dérobée, sans faire semblant de rien, parce que c'est, comme je te l'ai déjà dit, une personne pleine d'esprit et de sens. Le repas 98 achevé, on verra entrer tout à coup dans la salle du festin un hideux petit nain, suivi d'une très-belle dame accompagnée de deux géants, laquelle dame proposera une aventure imaginée par un ancien sage, et si difficile à accomplir que celui qui en viendra à bout sera tenu pour le meilleur chevalier de la terre. Aussitôt le roi voudra que les chevaliers de sa cour en fassent l'épreuve; mais fussent-ils cent fois plus nombreux, tous y perdront leur peine, et seul le nouveau venu pourra la mettre à fin, au grand accroissement de sa gloire, et au grand contentement de l'infante, qui s'estimera trop heureuse d'avoir mis ses pensées en si haut lieu.
Le bon de l'affaire, c'est que ce roi ou prince est engagé dans une grande guerre contre un de ses voisins. Après quelques jours passés dans son palais, le chevalier lui demande la permission de le servir dans ladite guerre; le roi la lui accorde de bonne grâce, et le chevalier lui baise courtoisement la main, pour le remercier de la faveur qui lui est octroyée. Cette même nuit il prend congé de l'infante, à la fenêtre grillée de ce jardin où il lui a déjà parlé plusieurs fois, grâce à la complaisance d'une demoiselle, médiatrice de leurs amours, à qui la princesse confie tous ses secrets. Le chevalier soupire, l'infante s'évanouit; la confidente s'empresse de lui jeter de l'eau au visage, et redoute de voir venir le jour, car elle serait au désespoir que l'honneur de sa maîtresse reçût la moindre atteinte.
Bref, l'infante reprend connaissance, et présente, aux travers des barreaux ses blanches mains au chevalier, qui les couvre de baisers et les baigne de larmes. Ils se concertent ensuite sur la manière dont ils pourront se donner des nouvelles l'un de l'autre; l'infante supplie le chevalier d'être absent le moins longtemps possible; ce qu'il ne manque pas de lui promettre avec mille serments. Il lui baise encore une fois les mains, et s'attendrit de telle sorte, en lui faisant ses adieux, qu'il est sur le point d'en mourir. Il se retire ensuite dans sa chambre et se jette sur son lit, mais il lui est impossible de fermer l'œil; aussi, dès la pointe du jour est-il debout, afin d'aller prendre congé du roi et de la reine. Il demande à saluer l'infante, mais la jeune princesse lui fait répondre qu'étant indisposée elle ne peut recevoir de visite; et comme il ne doute pas que son départ n'en soit la véritable cause, il en est si touché qu'il est tout près de laisser éclater ouvertement son affliction.
La demoiselle confidente, à laquelle rien n'a échappé, va sur l'heure en rendre compte à sa maîtresse, qu'elle trouve toute en larmes, parce que son plus grand chagrin, dit-elle, est de ne pas savoir quel est ce chevalier, s'il est ou non de sang royal. Mais comme on lui affirme qu'on ne saurait unir tant de courtoisie à tant de vaillance, à moins d'être de race souveraine, cela console un peu la malheureuse princesse, qui, pour ne donner aucun soupçon au roi et à la reine, consent au bout de quelques jours à reparaître en public.
Cependant le chevalier est parti; il combat, il défait les ennemis du roi, prend je ne sais combien de villes, et gagne autant de batailles; après quoi il revient à la cour, et reparaît devant sa maîtresse, couvert de gloire; il la revoit à la fenêtre que tu sais, et là ils arrêtent ensemble que, pour récompense de ses services, il la demandera en mariage à son père. Le roi refuse d'abord, parce qu'il ignore quelle est la naissance du chevalier; mais l'infante, soit par un enlèvement, soit de toute autre manière, n'en devient pas moins son épouse, et le père finit par tenir cette union à grand honneur, car bientôt on découvre que son gendre est le fils d'un grand roi, de je ne sais plus quel pays: on ne le trouve même pas, je crois, sur la carte.
Peu après, le père meurt: l'infante devient son héritière; voilà le chevalier roi. C'est alors qu'il songe à récompenser son écuyer et tous ceux qui ont contribué à sa haute fortune; aussi commence-t-il par marier ledit écuyer avec une 99 demoiselle de l'infante, celle sans doute qui fut la confidente de leurs amours, et qui se trouve être la fille d'un des principaux personnages du royaume.
Voilà justement ce que je demande, s'écria Sancho, et vogue la galère! Par ma foi, seigneur, tout arrivera au pied de la lettre, pourvu que Votre Grâce conserve ce surnom de chevalier de la Triste-Figure.
N'en doute point, mon fils, répliqua don Quichotte; voilà le chemin que suivaient les chevaliers errants, et c'est par là qu'un si grand nombre sont devenus rois ou empereurs. Il ne nous reste donc plus qu'à chercher un roi chrétien ou païen qui soit en guerre avec son voisin, et qui ait une belle fille. Mais nous avons le temps d'y penser, car, comme je te l'ai dit, avant de se présenter à la cour, il faut se faire un fonds de renommée, afin d'y être connu en arrivant. Entre nous cependant, une chose m'inquiète, et à laquelle je ne vois pas de remède, c'est, lorsque j'aurai trouvé ce roi et cette infante et acquis une renommée incroyable, comment il pourra se faire que je sois de race royale, ou pour le moins bâtard de quelque empereur; car, malgré tous mes exploits, le roi ne consentira jamais sans cette condition à me donner sa fille, de sorte qu'il est à craindre que pour si peu, je ne vienne à perdre ce que la valeur de mon bras m'aura mérité. Pour gentilhomme, je le suis de vieille race et bien connue pour telle; j'espère même que le sage qui doit écrire mon histoire finira par débrouiller si bien ma généalogie, que je me trouverai tout à coup arrière-petit-fils de roi.
A propos de cela, Sancho, je dois t'apprendre qu'il y a deux sortes de races parmi les hommes. Les uns ont pour aïeux des rois et des princes; mais peu à peu le temps et la mauvaise fortune les ont fait déchoir, et ils finissent en pointe comme les pyramides; les autres, au contraire, quoique sortis de gens de basse extraction, n'ont cessé de prospérer jusqu'à devenir de très-grands seigneurs: de sorte que la seule différence entre eux, c'est que les uns ont été et ne sont plus, et les autres sont ce qu'ils n'étaient pas. Aussi, je ne vois pas pourquoi, en étudiant l'histoire de ma race, on ne parviendrait pas à découvrir que je suis le sommet d'une de ces pyramides à base auguste, c'est-à-dire le dernier rejeton de quelque empereur, ce qui alors devra décider le roi, mon futur beau-père, à m'agréer sans scrupule pour gendre. Dans tous les cas, l'infante m'aimera si éperdument qu'en dépit de sa famille elle me voudra pour époux, mon père eût-il été un portefaix: alors j'enlève la princesse et l'emmène où bon me semblera, jusqu'à ce que le temps ou la mort aient apaisé le courroux de ses parents.
Par ma foi, vous avez raison, reprit Sancho; il n'est tel que de se nantir soi-même; et, comme disent certains vauriens, à quoi bon demander de gré ce qu'on peut prendre de force? Mieux vaut saut de haies que prières de bonnes âmes; je veux dire que si le roi votre beau-père ne consent pas à vous donner sa fille, ce sera fort bien fait à Votre Grâce de l'enlever et de la transporter en lieu sûr. Tout le mal que j'y trouve, c'est qu'avant que la paix soit faite entre le beau-père et le gendre, et que vous jouissiez paisiblement du royaume, le pauvre écuyer, dans l'attente des récompenses, fonds sur lequel il ne trouverait peut-être pas à emprunter dix réaux, court risque de n'avoir rien à mettre sous la dent, à moins que la demoiselle confidente qui doit devenir sa femme, ne plie bagage en même temps que l'infante et qu'il ne se console avec elle jusqu'à ce que le ciel en ordonne autrement; car je pense qu'alors son maître peut bien la lui donner pour légitime épouse.
Et qui l'en empêcherait? repartit don Quichotte.
S'il en est ainsi, dit Sancho, nous n'avons plus qu'à nous recommander à Dieu, et à laisser courir le sort là où il lui plaira de nous mener.
Dieu veuille, ajouta don Quichotte, que tout arrive comme nous l'entendons l'un et l'autre; que celui qui s'estime peu, se donne pour ce qu'il vaudra.
Ainsi soit-il, reprit Sancho; parbleu, je suis vieux chrétien, et cela doit suffire pour être comte.
Et quand tu ne le serais pas, dit don Quichotte, cela ne fait rien à l'affaire; car, dès que je serai roi, j'aurai parfaitement le pouvoir de t'anoblir sans que tu achètes la noblesse; une fois comte, te voilà gentilhomme, et alors, bon gré, mal gré, il faudra bien qu'on te traite de Seigneurie.
Et pourquoi non? répliqua Sancho; est-ce que je n'en vaux pas un autre? par ma foi, on pourrait bien s'y tromper. J'ai déjà eu l'honneur d'être bedeau d'une confrérie, et chacun disait qu'avec ma belle prestance et ma bonne mine sous la robe de bedeau, je méritais d'être marguillier. Que sera-ce donc lorsque j'aurai un manteau ducal sur les épaules ou que je serai tout cousu d'or et de perles, comme un comte étranger? Je veux qu'on vienne me voir de cent lieues.
Certes, tu auras fort bon air, dit don Quichotte: seulement il faudra que tu te fasses souvent couper la barbe; car tu l'as si épaisse et si crasseuse, qu'à moins d'y passer le rasoir tous les deux jours, on reconnaîtra qui tu es à une portée d'arquebuse.
Et bien, qu'à cela ne tienne, reprit Sancho; je prendrai un barbier à gages, afin de l'avoir à la maison, et, dans l'occasion, je le ferai marcher derrière moi comme l'écuyer d'un grand seigneur.
Comment sais-tu que les grands seigneurs mènent derrière eux leurs écuyers? demanda don Quichotte.
Je vais vous le dire, répondit Sancho. Il y a quelques années je passai environ un mois dans la capitale, et là je vis à la promenade un petit homme[41], qu'on disait être un grand seigneur, suivi d'un homme à cheval, qui s'arrêtait quand le seigneur s'arrêtait, marchait quand il marchait, ni plus ni moins que s'il eût été son ombre. Je demandai pourquoi celui-ci ne rejoignait pas l'autre, et allait toujours derrière lui; on me répondit que c'était son écuyer, et que les grands avaient l'habitude de se faire suivre ainsi. Je m'en souviens et je veux en user de même quand mon tour sera venu.
Par ma foi, tu as raison, dit don Quichotte; et tu feras fort bien de mener ton barbier à ta suite: toutes les modes n'ont pas été inventées d'un seul coup, et tu seras le premier comte qui aura mis celle-là en usage. D'ailleurs, l'office de barbier est bien au-dessus de celui d'écuyer.
Pour ce qui est du barbier, reposez-vous-en sur moi, reprit Sancho; que Votre Grâce songe seulement à devenir roi, et à me faire comte.
Sois tranquille, dit don Quichotte, qui, levant les yeux, aperçut ce que nous dirons dans le chapitre suivant.
Cid Hamet Ben-Engeli, auteur de cette grave, douce, pompeuse, humble et ingénieuse histoire, raconte qu'après la longue et admirable conversation que nous venons de rapporter, don Quichotte, levant les yeux, vit venir sur le chemin qu'il suivait une douzaine d'hommes à pied ayant des menottes aux bras et enfilés comme les grains d'un chapelet par une longue chaîne, qui les prenait tous par le cou. Ils étaient accompagnés de deux hommes à cheval, et de deux à pied, les premiers portant des arquebuses à rouet, et les seconds des piques et des épées.
Voilà, dit Sancho en apercevant cette caravane, la chaîne des forçats qu'on mène servir le roi sur les galères.
Des forçats? s'écria don Quichotte; est-il possible que le roi fasse violence à quelqu'un?
Je ne dis pas cela, reprit Sancho; je dis que ce sont des gens qu'on a condamnés pour leurs crimes à servir le roi sur les galères.
En définitive, reprit don Quichotte, ces gens sont contraints, et ne vont pas là de leur plein gré.
Oh! pour cela je vous en réponds, repartit Sancho.
Eh bien, dit don Quichotte, cela me regarde, moi dont la profession est d'empêcher les violences et de secourir les malheureux.
Faites attention, seigneur, continua Sancho, que la justice et le roi ne font aucune violence à de semblables gens, et qu'ils n'ont que ce qu'ils méritent.
En ce moment la bande passa si près de don Quichotte, qu'il pria les gardes, avec beaucoup de politesse, de vouloir bien lui apprendre pour quel sujet ces pauvres diables marchaient ainsi enchaînés.
Ce sont des forçats qui vont servir sur les galères du roi, répondit un des cavaliers; je ne sais rien de plus, et je ne crois pas qu'il soit nécessaire que vous en sachiez davantage.
Vous m'obligeriez beaucoup, reprit don Quichotte, en me laissant apprendre de chacun d'eux en particulier la cause de sa disgrâce.
Il accompagna sa prière de tant de civilités, que l'autre cavalier lui dit: Nous avons bien ici les sentences de ces misérables, mais il serait trop long de les lire, et cela ne vaut pas la peine de défaire nos valises: questionnez-les vous-même, ils vous satisferont, s'ils en ont envie, car ces honnêtes gens ne se font pas plus prier pour raconter leurs prouesses que pour les faire.
Avec cette permission, qu'il aurait prise de lui-même si on la lui avait refusée, don Quichotte s'approcha de la chaîne, et demanda à celui qui marchait en tête pour quel péché il allait de cette triste façon.
C'est pour avoir été amoureux, répondit-il.
Quoi! rien que pour cela? s'écria notre chevalier. Si on envoie les amoureux aux galères, il y a longtemps que je devrais ramer.
Mes amours n'étaient pas de ceux que suppose Votre Grâce, reprit le forçat, j'aimais si fort une corbeille remplie de linge blanc, et je la tenais embrassée si étroitement que, sans la justice qui s'en mêla, elle serait encore entre mes bras. Pris sur le fait, on n'eut pas recours à la question: je fus condamné, après avoir eu les épaules chatouillées d'une centaine de coups de fouet; mais quand j'aurai, pendant trois ans, fauché le grand pré, j'en serai quitte.
Qu'entendez-vous par faucher le grand pré? demanda don Quichotte.
C'est ramer aux galères, répondit le forçat, qui était un jeune homme d'environ vingt-quatre ans, natif de Piedrahita.
Don Quichotte fit la même question au suivant, qui ne répondit pas un seul mot, tant il était triste et mélancolique; son camarade lui en épargna la peine en disant:
Celui-là est un serin de Canarie; il va aux galères pour avoir trop chanté.
Comment! on envoie aussi les musiciens aux galères? dit don Quichotte.
Oui, seigneur, répondit le forçat, parce qu'il n'y a rien de plus dangereux que de chanter dans le tourment.
J'avais toujours entendu dire: Qui chante, son mal enchante, repartit notre chevalier.
C'est tout au rebours ici, répliqua le forçat: qui chante une fois, pleure toute sa vie.
Par ma foi, je n'y comprends rien, dit don Quichotte.
Pour ces gens de bien, interrompit un des gardes, chanter dans le tourment, signifie confesser à la torture. On a donné la question à ce drôle; il a fait l'aveu de son crime, qui était d'avoir volé des bestiaux; et, pour avoir confessé, ou chanté, comme ils disent, il a été condamné à six ans de galères, outre deux cents coups de fouet qui lui ont été comptés sur-le-champ. Si vous le voyez triste et confus, c'est que ses camarades le bafouent et le maltraitent pour n'avoir pas eu le courage de souffrir et de nier: car, entre eux, ils prétendent qu'il n'y a pas plus de lettres dans un non que dans un oui, et qu'un accusé est bien heureux de tenir son absolution au bout de sa langue, quand il n'y a pas de témoin contre lui. Franchement, je trouve qu'ils n'ont pas tout à fait tort.
C'est aussi mon avis, dit don Quichotte; et, passant au troisième, il lui adressa la même question.
Celui-ci, sans se faire tirer l'oreille, répondit d'un ton dégagé:
Moi je m'en vais pour cinq ans aux galères, faute de dix ducats.
J'en donnerai vingt de bon cœur pour vous en dispenser, dit don Quichotte.
Il est un peu trop tard, repartit le forçat; cela ressemble fort à celui qui a sa bourse pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim faute de pouvoir acheter ce dont il a besoin. Si j'avais eu en prison les vingt ducats que vous m'offrez en ce moment, pour graisser la patte du greffier, et pour aviver la langue de mon avocat, je serais à l'heure qu'il est à me promener au beau milieu de la place de Zocodover à Tolède, et non sur ce chemin, mené en laisse comme un lévrier. Mais, patience! chaque chose a son temps.
Le quatrième était un vieillard de vénérable aspect, avec une longue barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine. Il se mit à pleurer quand don Quichotte lui demanda ce qui l'avait amené là, et celui qui suivait répondit à sa place: Cet honnête barbon va servir le roi sur mer pendant quatre ans, après avoir été promené en 103 triomphe par les rues, vêtu magnifiquement.
Cela s'appelle, je crois, faire amende honorable, dit Sancho.
Justement, répondit le forçat, et c'est pour avoir été courtier d'oreille et même du corps tout entier; c'est-à-dire que ce gentilhomme est ici en qualité de Mercure galant, et aussi pour quelques petits grains de sorcellerie.
De ces grains-là, je n'ai rien à dire, reprit don Quichotte; mais s'il n'avait été que messager d'amour, il ne mériterait pas d'aller aux galères, si ce n'est pour être fait général. L'emploi de messager d'amour n'est pas ce qu'on imagine, et pour le bien remplir il faut être habile et prudent. Dans un État bien réglé, c'est un office qui ne devrait être confié qu'à des personnes de choix. Il serait bon, pour ces sortes de charges, de créer des contrôleurs et examinateurs comme il y en a pour les autres; ceux qui les exercent devraient être fixés à un certain nombre, et prêter serment: par là on éviterait beaucoup de désordres provenant de ce que trop de gens se mêlent du métier, gens sans intelligence, pour la plupart, sottes servantes, laquais et jeunes pages, qui dans les circonstances difficiles ne savent plus reconnaître leur main droite d'avec leur main gauche, et laissent geler leur soupe dans le trajet de l'assiette à la bouche. Si j'en avais le temps, je voudrais donner mes raisons du soin qu'il convient d'apporter dans le choix des gens destinés à un emploi de cette importance; mais ce n'est pas ici le lieu. Quelque jour j'en parlerai à ceux qui peuvent y pourvoir. Aujourd'hui je dirai seulement que ma peine à la vue de ce vieillard, avec ses cheveux blancs et son vénérable visage, si durement traité pour quelques messages d'amour, a quelque peu cessé quand vous avez ajouté qu'il se mêlait aussi de sorcellerie, quoiqu'à dire vrai, je sache bien qu'il n'y a ni charmes ni sortiléges au monde qui puissent influencer la volonté, comme le pensent beaucoup d'esprits crédules. Nous avons tous pleinement notre libre arbitre, contre lequel plantes et enchantements ne peuvent rien. Ce que font quelques femmelettes par simplicité, quelques fripons par fourberie, ce sont des breuvages, des mixtures, au moyen desquels ils rendent les hommes fous en leur faisant accroire qu'ils ont le secret de les rendre amoureux, tandis qu'il est, je le répète, impossible de contraindre la volonté.
Cela est vrai, dit le vieillard, et pour ce qui est de la sorcellerie, seigneur, je n'ai rien à me reprocher. Quant aux messages galants, j'en conviens; mais je ne croyais pas qu'il y eût le moindre mal à cela, je voulais seulement que chacun fût heureux. Hélas! ma bonne intention n'aura servi qu'à m'envoyer dans un lieu d'où je pense ne plus revenir, chargé d'ans comme je suis, et souffrant d'une rétention d'urine qui ne me laisse pas un moment de repos.
A ces mots le pauvre homme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho en eut tant de compassion, qu'il tira de sa poche une pièce de quatre réaux et la lui donna.
Passant à un autre, don Quichotte lui demanda quel était son crime. Le forçat répondit d'un ton non moins dégagé que ses camarades.
Je m'en vais aux galères pour avoir trop folâtré avec deux de mes cousines germaines, et même avec deux autres cousines qui n'étaient pas les miennes. Bref, nous avons joué ensemble aux jeux innocents, et il s'en est suivi un accroissement de famille tellement embrouillé que le plus habile généalogiste aurait peine à s'y reconnaître. J'ai été convaincu par preuves et témoignages. Les protections me manquant, l'argent aussi, je me suis vu sur le point de mourir d'un mal de gorge; cependant je n'ai été condamné qu'à six ans de galères: aussi n'en ai-je point appelé, crainte de pis. J'ai mérité ma peine; mais je me sens jeune, la vie est longue, et avec le temps on vient à bout de tout. Maintenant, seigneur, si Votre Grâce veut secourir les pauvres gens, qu'elle le fasse promptement. Dieu la récompensera dans le ciel, et 104 nous le prierons ici-bas pour qu'il vous donne santé aussi bonne et vie aussi longue que vous le méritez.
Ce dernier portait un habit d'étudiant, et un des gardes dit que c'était un beau parleur qui savait son latin.
Derrière tous ceux-là venait un homme d'environ trente ans, bien fait et de bonne mine, si ce n'est qu'il louchait d'un œil; il était autrement attaché que les autres, car il portait au pied une chaîne si longue qu'elle lui entourait tout le corps, puis deux anneaux de fer au cou, l'un rivé à la chaîne, et l'autre de ceux qu'on appelle PIED D'AMI, d'où descendaient deux branches allant jusqu'à la ceinture, et aboutissant à deux menottes qui lui serraient si bien les bras, qu'il ne pouvait porter les mains à sa bouche, ni baisser la tête jusqu'à ses mains. Don Quichotte demanda pourquoi celui-là était plus maltraité que les autres.
Parce qu'à lui seul il est plus criminel que tous les autres ensemble, répondit le garde; il est si hardi et si rusé, que même en cet état nous craignons qu'il ne nous échappe.
Quel crime a-t-il donc commis, s'il n'a point mérité la mort? dit don Quichotte.
Il est condamné aux galères pour dix ans, reprit le commissaire, ce qui équivaut à la mort civile. Au reste, il vous suffira de savoir que cet honnête homme est le fameux Ginez de Passamont, autrement appelé Ginesille de Parapilla.
Doucement, s'il vous plaît, seigneur commissaire, interrompit le forçat, et n'épiloguons point sur nos noms et surnoms; je m'appelle Ginez et non pas Ginesille; Passamont est mon nom de famille, et point du tout Parapilla, comme il vous plaît de m'appeler. Que chacun à la ronde s'examine, et, quand on aura fait le tour, ce ne sera pas temps perdu.
Tais-toi, maître larron, dit le commissaire.
L'homme va comme il plaît à Dieu, repartit Passamont; mais un jour on saura si je m'appelle ou non Ginesille de Parapilla.
N'est-ce pas ainsi qu'on t'appelle, imposteur? dit le garde.
C'est vrai, répondit Ginez; mais je ferai en sorte qu'on ne me donne plus ce nom, ou je m'arracherai la barbe jusqu'au dernier poil. Seigneur chevalier, dit-il en s'adressant à don Quichotte, si vous voulez nous donner quelque chose, faites-le promptement, et allez-vous-en en la garde de Dieu, car tant de questions sur la vie du prochain commencent à nous ennuyer; s'il vous plaît de connaître la mienne, sachez que je suis Ginez de Passamont, dont l'histoire est écrite par les cinq doigts de cette main.
Il dit vrai, ajouta le commissaire; lui-même a écrit son histoire, et l'on dit même que c'est un morceau fort curieux; mais il a laissé le livre en gage dans la prison pour deux cents réaux.
J'espère bien le retirer, reprit Passamont, fût-il engagé pour deux cents ducats.
Est-il donc si parfait? demanda don Quichotte.
Si parfait, répondit Passamont, qu'il fera la barbe à Lazarille de Tormes, et à tous les livres de cette espèce, écrits ou à écrire. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il contient des vérités si utiles et si agréables, qu'il n'y a fables qui les vaillent.
Et quel titre porte votre livre? poursuivit don Quichotte.
Vie de Ginez de Passamont, répondit le forçat.
Est-il achevé? dit notre héros.
Achevé, répliqua Ginez, autant qu'il peut l'être jusqu'à cette heure où je n'ai pas achevé de vivre. Il commence du jour où je suis né, et s'arrête à cette nouvelle fois que je vais aux galères.
Vous y avez donc été déjà? demanda don Quichotte.
J'y ai passé quatre ans pour le service de Dieu et du roi, répondit Ginez; et je connais le goût du biscuit et du nerf de bœuf. Au reste, cela ne me fâche pas autant qu'on le croit d'y 105 retourner, parce que là du moins je pourrai achever mon livre, et que j'ai encore une foule de bonnes choses à dire. Dans les galères d'Espagne, on a beaucoup de loisir, et il ne m'en faudra guère, car ce qui me reste à ajouter, je le sais par cœur.
Tu as de l'esprit, dit don Quichotte.
Et du malheur, repartit Ginez; car le malheur poursuit toujours l'esprit.
Il poursuit les scélérats, interrompit le commissaire.
Je vous ai déjà dit, seigneur commissaire, de parler plus doux, répliqua Passamont; messeigneurs nos juges ne vous ont pas mis en main cette verge noire pour maltraiter les pauvres gens qui sont ici, mais pour les conduire où le roi a besoin d'eux. Sinon et par la vie de... Mais suffit; que chacun se taise, vive bien et parle mieux encore... Poursuivons notre chemin, car voilà assez de fadaises comme cela.
A ces mots, le commissaire leva sa baguette sur Passamont, pour lui donner la réponse à ses menaces; mais don Quichotte, se jetant au-devant, le pria de ne pas le maltraiter.
Encore est-il juste, dit-il, que celui qui a les bras si bien liés ait au moins la langue un peu libre. Puis, se tournant vers les forçats: Mes frères, ajouta-t-il, de ce que je viens d'entendre il résulte clairement pour moi que bien qu'on vous ait punis pour vos fautes, la peine que vous allez subir est fort peu de votre goût, et que vous allez aux galères tout à fait contre votre gré. Or, comme le peu de courage que l'un a montré à la question, le manque d'argent chez l'autre, et surtout l'erreur et la passion des juges, qui vont si vite en besogne, ont pu vous mettre dans le triste état où je vous vois, je pense que c'est ici le cas de montrer pourquoi 106 le ciel m'a fait naître, et m'a inspiré le noble dessein d'embrasser cette profession de chevalier errant dans laquelle j'ai fait vœu de secourir les malheureux et de protéger les petits contre l'oppression des grands. Mais comme aussi dans ce qu'on veut obtenir la sagesse conseille de recourir à la persuasion plutôt qu'à la violence, je prie le seigneur commissaire et vos gardiens de vous ôter vos fers et de vous laisser aller en paix: assez d'autres se trouveront pour servir le roi quand l'occasion s'en présentera, et c'est, à vrai dire, une chose monstrueuse de rendre esclaves des hommes que Dieu et la nature ont créés libres. D'ailleurs, continua-t-il en s'adressant au commissaire et aux gardes, ces gens-là ne vous ont fait aucune offense; eh bien, que chacun reste avec son péché, et puisqu'il y a un Dieu là-haut qui prend soin de châtier les méchants quand ils ne veulent pas se corriger, il n'est pas bien que des gens d'honneur se fassent les bourreaux des autres hommes. Je vous demande cela avec calme et douceur, afin que, si vous me l'accordez, j'aie à vous en remercier: autrement, cette lance et cette épée, secondant la vigueur de mon bras sauront bien l'obtenir par la force.
Admirable conclusion! repartit le commissaire; par ma foi, voilà qui est plaisant: nous demander la liberté des forçats du roi; comme si nous avions le pouvoir de les délivrer, ou que vous eussiez celui de nous y contraindre! Seigneur, continuez votre route, et redressez un peu le bassin que vous portez sur la tête, sans vous inquiéter de savoir si notre chat n'a que trois pattes.
C'est vous, qui êtes le rat, le chat, et le goujat! s'écria don Quichotte; en même temps il s'élança avec tant de furie sur le commissaire, qu'avant de s'être mis en défense, celui-ci fut renversé par terre dangereusement blessé d'un coup de lance.
Surpris d'une attaque si inattendue, les autres gardes ne tardèrent pas à se remettre, et tous alors, les uns avec leurs épées, les autres avec leurs piques, commencèrent à attaquer notre héros, qui s'en serait fort mal trouvé si les forçats, voyant une belle occasion de reprendre la clef des champs, n'eussent cherché à en profiter pour rompre leurs chaînes. La confusion devint si grande, que, tantôt courant aux forçats qui se déliaient, tantôt ripostant à don Quichotte qui ne leur donnait point de trêve, les gardes ne firent rien qui vaille. De son côté, Sancho s'empressa d'aider Ginez de Passamont à rompre sa chaîne, lequel ne fut pas plutôt libre qu'il fondit sur le commissaire, lui arracha son arquebuse, et tour à tour visant l'un, visant l'autre, sans tirer jamais, sut montrer tant d'audace et de résolution, que, ses compagnons le secondant à coups de pierres, les gardes prirent la fuite et abandonnèrent le champ de bataille.
Sancho s'affligea fort de ce bel exploit, se doutant bien que ceux qui se sauvaient à toutes jambes allaient prévenir la Sainte-Hermandad, et chercher main-forte, afin de se mettre à la poursuite des coupables. Dans cette appréhension, il conjura son maître de s'éloigner au plus vite du grand chemin et de se réfugier dans la sierra qui était proche.
C'est fort bien, reprit don Quichotte; mais, pour l'heure, je sais, moi, ce qu'il convient de faire avant tout. A sa voix, les forçats, qui couraient pêle-mêle, et qui venaient de dépouiller le commissaire jusqu'à la peau, s'approchèrent pour savoir ce que voulait notre héros; Des hommes bien nés comme vous l'êtes, leur dit-il, doivent se montrer reconnaissants des services qu'ils ont reçus; et de tous les vices l'ingratitude, vous le savez, est celui que Dieu punit le plus sévèrement. Aussi, d'après ce que je viens de faire pour vous, persuadé que je n'ai pas obligé des ingrats, je ne demande en retour qu'une seule chose: c'est que, chargés de cette même chaîne dont je vous ai délivrés, vous vous mettiez immédiatement en chemin pour la cité 107 du Toboso. Là, vous présentant devant madame Dulcinée, vous lui direz que son esclave, le chevalier de la Triste-Figure lui envoie ses compliments, et vous lui raconterez mot pour mot ce que je viens de faire pour votre délivrance. Cela fait, allez où il vous plaira.
A ce discours, Ginez de Passamont, prenant la parole, répondit au nom de ses camarades: Seigneur chevalier notre libérateur, ce que désire Votre Grâce est impossible, et nous n'oserions nous montrer ensemble le long des grands chemins; il faut, au contraire, nous séparer au plus vite, afin de ne plus retomber entre les mains de la Sainte-Hermandad, qui, sans aucun doute, va envoyer à notre poursuite. Ce que doit faire Votre Grâce, et ce qui me paraît juste qu'elle fasse, c'est de commuer le tribut que nous devons à madame Dulcinée du Toboso en une certaine quantité d'Ave Maria et de Credo, que nous dirons à son intention. Voilà du moins une pénitence que nous pourrons accomplir facilement, de nuit comme de jour, en marche ou au repos. Mais penser que de gaieté de cœur nous allions retourner aux marmites d'Égypte, c'est-à-dire reprendre notre chaîne, autant vouloir qu'il soit jour en pleine nuit. Nous demander semblable folie, c'est demander des poires à l'ormeau.
Eh bien, don fils de gueuse, don Ginez ou Ginesille de Paropillo, car peu m'importe comment on t'appelle, s'écria don Quichotte enflammé de colère, je jure Dieu que seul de tes compagnons tu iras chargé de la chaîne que je t'ai ôtée, et de tout le bagage que tu avais sur ton noble corps.
Peu endurant de sa nature, Passamont, qui n'en était plus à s'apercevoir que notre héros avait la cervelle endommagée d'après ce qu'il venait de faire, se voyant traité si cavalièrement, fit un signe à ses compagnons. Ceux-ci, s'éloignant aussitôt, se mirent à faire pleuvoir sur don Quichotte une telle grêle de pierres qu'il ne pouvait suffire à les parer avec sa rondache. Quant au pauvre Rossinante, il se souciait aussi peu de l'éperon que s'il eût été de bronze. Sancho s'abrita derrière son âne, et par ce moyen évita la tempête; mais son maître ne put si bien s'en garantir qu'il ne reçût à travers les reins je ne sais combien de cailloux qui le jetèrent par terre. L'étudiant fondit sur lui, et lui arrachant le bassin qu'il portait sur la tête, il lui en donna plusieurs coups sur les épaules; après quoi frappant cinq ou six fois le prétendu armet contre le sol, il le mit en pièces. Les forçats enlevèrent au chevalier une casaque qu'il portait par-dessus ses armes, et ils lui auraient ôté jusqu'à ses chausses, si ses genouillères ne les en eussent empêchés. Pour ne pas laisser l'ouvrage imparfait, ils débarrassèrent Sancho de son manteau, et le laissèrent en justaucorps, après quoi ils partagèrent entre eux les dépouilles du combat; puis chacun tira de son côté, plus curieux d'éviter la Sainte-Hermandad que de faire connaissance avec la princesse du Toboso.
L'âne, Rossinante, Sancho et don Quichotte, demeurèrent seuls sur le champ de bataille: l'âne, la tête baissée, et secouant de temps en temps les oreilles, comme si la pluie de cailloux durait encore; Rossinante, étendu près de son maître; Sancho en manches de chemise, et tremblant à la seule pensée de la Sainte-Hermandad; don Quichotte enfin, l'âme navrée d'avoir été mis en ce piteux état par ceux-là même à qui il venait de rendre un si grand service.
En se voyant traité si indignement, don Quichotte ne put s'empêcher de dire à son écuyer: Sancho, j'ai toujours entendu dire que faire du 108 bien aux méchants, c'était porter de l'eau à la mer; si je t'avais écouté, j'aurais évité cette mésaventure: mais enfin ce qui est fait est fait; prenons patience, et que l'expérience nous profite pour l'avenir.
Vous profiterez de l'expérience comme je deviendrai Turc, répondit Sancho; vous dites que si vous m'eussiez cru, vous pouviez éviter cette mésaventure; eh bien, croyez-moi à cette heure, et vous en éviterez une plus grande encore; car, en un mot comme en mille, je vous avertis que la Sainte-Hermandad se moque de toutes vos chevaleries, et qu'elle ne fait pas plus de cas de tous les chevaliers errants du monde que d'un maravédis. Tenez, il me semble que j'entends déjà ses flèches me siffler aux oreilles[42].
Tu es un grand poltron, Sancho, reprit don Quichotte; cependant, afin que tu ne dises pas que je suis un entêté et que je ne fais jamais ce que tu me conseilles, je veux cette fois suivre ton avis, et m'éloigner de ce danger que tu redoutes si fort; mais à une condition, c'est que, ou mort ou vivant, tu ne diras jamais que je me suis esquivé par crainte, mais seulement pour céder à ta prière et te faire plaisir. Si tu dis le contraire, tu auras menti; et aujourd'hui comme alors, alors comme aujourd'hui, je te donne un démenti, et dis que tu mens, et mentiras toutes les fois que tu diras ou penseras pareille chose. Pas un mot, je te prie; car la seule idée que je tourne le dos à un péril, quelque grand qu'il puisse être, me donne envie de demeurer ici, et d'y attendre de pied ferme, non-seulement la Sainte-Hermandad, mais encore les douze tribus d'Israël, les sept frères Machabées, Castor et Pollux, et tous les frères et confréries du monde.
Se retirer n'est pas fuir, dit Sancho; et attendre n'est pas sagesse, quand le péril dépasse l'espérance et les forces. Un homme sage doit se conserver aujourd'hui pour demain, sans aventurer tout en un jour. Sachez que tout rustre et vilain que je suis, j'ai pourtant quelque idée de ce qu'on appelle se bien gouverner. Ne vous repentez donc point de suivre mon conseil: tâchez seulement de monter sur Rossinante, sinon je vous aiderai, et suivez-moi, car quelque chose me dit qu'à cette heure, nous avons plus besoin de nos pieds que de nos mains.
Don Quichotte remonta à cheval sans dire mot, et Sancho prenant les devants sur son âne, ils entrèrent dans la sierra qui se trouvait proche. L'intention de l'écuyer était de traverser toute cette chaîne de montagnes, et d'aller déboucher au Viso ou bien à Almodovar del Campo, après s'être cachés quelques jours dans ces solitudes pour échapper à la Sainte-Hermandad, dans le cas où elle se mettrait à leur poursuite. Ce qui le fortifiait dans ce dessein, c'était de voir que le sac aux provisions que portait le grison avait échappé aux mains des forçats, chose qui tenait du miracle, tant ces honnêtes gens avaient bien fureté et enlevé tout ce qui était à leur convenance.
Nos deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au milieu de la Sierra Morena ou montagne Noire, et dans l'endroit le plus désert. Sancho conseilla à son maître d'y faire halte pendant quelques jours, c'est-à-dire tant que dureraient leurs provisions. Ils commencèrent par s'établir entre deux roches, au milieu de quelques grands liéges. Mais la fortune, qui, selon l'opinion de ceux que n'éclaire pas la vraie foi, ordonne et règle toutes choses à sa fantaisie, voulut que Ginez de Passamont, ce forçat que la générosité et la folie de notre chevalier avaient tiré de la chaîne, fuyant de son côté la Sainte-Hermandad qu'il redoutait avec juste raison, eût la pensée de venir chercher un asile dans ces montagnes, et qu'il s'arrêtât précisément au même endroit où étaient don Quichotte et Sancho. Il ne les eut pas plus tôt reconnus à leurs discours, qu'il les laissa s'endormir 109 paisiblement; et, comme les méchants sont ingrats, et que la nécessité n'a pas de loi, Ginez, qui ne brillait pas par la reconnaissance, résolut, pendant leur sommeil, de dérober l'âne de Sancho, préférablement à Rossinante, qui lui parut de mince ressource, soit pour le mettre en gage, soit pour le vendre. Et avant le jour, l'insigne vaurien, monté sur le grison, était déjà trop loin pour qu'on pût le rattraper.
Quand l'aurore avec sa face riante vint réjouir et embellir la terre, ce fut pour attrister le pauvre Sancho. Dès qu'il s'aperçut de la disparition de son âne, il se mit à pousser les plus tristes lamentations, tellement que ses sanglots réveillèrent don Quichotte qui l'entendit pleurer en disant: O fils de mes entrailles, né dans ma propre maison, jouet de mes enfants, délices de ma femme, envie de mes voisins, compagnon de mes travaux, et finalement nourricier de la moitié de ma personne, puisque, avec les quelques maravédis que tu gagnais par jour, je subvenais à la moitié de ma dépense!
Don Quichotte, devinant le sujet de la douleur de Sancho, entreprit de le consoler par les meilleurs raisonnements qu'il put trouver sur les disgrâces de cette vie; mais il n'y parvint réellement qu'après avoir promis de lui donner une lettre de change de trois ânons, à prendre sur cinq qu'il avait laissés dans son écurie. Aussitôt Sancho arrêta ses soupirs, calma ses sanglots, sécha ses larmes, et remercia son seigneur de la faveur qu'il lui accordait.
En pénétrant dans ces montagnes qui lui promettaient les aventures qu'il cherchait sans relâche, notre héros avait senti son cœur bondir de joie. Il repassait dans sa mémoire les merveilleux événements qui étaient arrivés aux chevaliers errants en de semblables lieux, et ces 110 pensées le transportaient et l'absorbaient à tel point, qu'il en oubliait le monde entier. Quant à Sancho, depuis qu'il croyait cheminer en lieu sûr, il ne songeait plus qu'à restaurer son estomac avec les restes du butin enlevé aux prêtres du convoi. Chargé de ce qu'aurait dû porter le grison, il cheminait à petits pas, tirant du sac à chaque instant de quoi remplir son ventre, sans nul souci des aventures, et n'en imaginant point de plus heureuse que celle-là.
En ce moment il leva les yeux, et, voyant son maître s'arrêter, il accourut pour en savoir la cause. En approchant, il reconnut que don Quichotte remuait avec le bout de sa lance un coussin et une valise attachés ensemble, tous deux en lambeaux et à demi pourris, mais si pesants qu'il fallut que Sancho aidât à les soulever. Son maître lui ayant dit d'examiner ce que ce pouvait être, il s'empressa d'obéir, et quoique la valise fût fermée, il put facilement voir par les trous ce qu'elle contenait. Il en tira quatre chemises de toile de Hollande très-fine, d'autres hardes aussi propres qu'élégantes, et enfin une certaine quantité d'écus d'or renfermés dans un mouchoir.
A cette vue, il s'écria: Béni soit le ciel, qui enfin nous envoie une si heureuse aventure. En poursuivant l'examen, il trouva un livre de souvenirs richement relié.
Je retiens cela, dit don Quichotte; quant à l'argent, tu peux le prendre.
Grand merci, seigneur, répondit Sancho en lui baisant les mains; et il mit les hardes et l'argent dans son bissac.
Il faut, dit don Quichotte, que quelque voyageur se soit égaré dans ces montagnes, où des voleurs l'auront assassiné et seront venus l'enterrer en cet endroit.
Vous n'y êtes pas, seigneur, répondit Sancho: si c'étaient des voleurs, ils auraient pris l'argent.
Tu as raison, dit don Quichotte, et je ne devine pas ce que cela peut être. Mais, attends; dans ce livre se trouve sans doute quelque écriture qui nous apprendra ce que nous cherchons.
En même temps, notre héros l'ouvrit, et il y trouva le brouillon d'un sonnet qu'il lut à haute voix, afin que Sancho l'entendît:
Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho, à moins que par ce fil dont elle parle nous ne tenions le peloton de toute l'aventure.
De quel fil parles-tu? demanda don Quichotte.
Il me semble que Votre Grâce a parlé de fil, répondit Sancho.
J'ai parlé de Philis, reprit don Quichotte; et ce nom doit être celui de la dame dont se plaint l'auteur de ce sonnet. Certes, le poëte n'est pas des moindres, ou je n'entends rien au métier.
Comment! dit Sancho, est-ce que Votre Grâce se connaît aussi à composer des vers?
Mieux que tu ne penses, répondit don Quichotte, et bientôt tu le verras quand je t'aurai donné une lettre toute en vers pour porter à Dulcinée du Toboso. Apprends, Sancho, que les chevaliers errants du temps passé étaient, la plupart du moins, poëtes et musiciens; car ces talents, ou pour mieux dire, ces dons du ciel, sont le lot ordinaire des amoureux errants. Malgré cela, il faut convenir que dans leurs 111 poésies les anciens chevaliers ont plus de vigueur que de délicatesse.
Lisez toujours, seigneur, dit Sancho, peut-être trouverons-nous ce que nous cherchons.
Don Quichotte tourna le feuillet: Ceci est de la prose, dit-il, et ressemble à une lettre.
A une lettre missive? demanda Sancho.
Par ma foi, le début ferait croire à une lettre d'amour, répondit don Quichotte.
Eh bien, que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut; j'aime infiniment ces sortes de lettres et tout ce qui est dans ce genre.
Volontiers, dit don Quichotte; et il lut ce qui suit:
«La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me conduisent en un lieu d'où tu apprendras plus tôt la nouvelle de ma mort que l'expression de mes plaintes. Tu m'as trahi, ingrate, pour un plus riche, mais non pour un meilleur que moi; car si la vertu était estimée à l'égal de la richesse, je n'envierais pas le bonheur d'autrui, et je ne pleurerais pas mon propre malheur. Ce qu'a fait naître ta beauté, ton inconstance l'a détruit: par l'une tu me parus un ange, mais l'autre m'a prouvé que tu n'étais qu'une femme. Adieu. Vis en paix, toi qui me fais une guerre si cruelle. Fasse le ciel que la perfidie de ton époux ne te soit jamais connue, afin que, venant à te repentir de ta trahison, je ne sois point forcé de venger nos déplaisirs communs sur un homme que tu es désormais tenue de respecter.»
Voilà qui nous en apprend encore moins que les vers, dit don Quichotte, si ce n'est pourtant que celui qui a écrit cette lettre est un amant trahi; et continuant de feuilleter le livre de poche, il trouva qu'il ne contenait que des plaintes, des reproches, des lamentations, puis des dédains et des faveurs, les unes exhalées avec enthousiasme, les autres amèrement déplorés.
Pendant que don Quichotte feuilletait le livre de poche, Sancho revisitait la valise, sans y laisser non plus que dans le coussin, un repli qu'il ne fouillât, une couture qu'il ne rompit, un flocon de laine qu'il ne triât soigneusement, tant il était en goût, depuis la découverte des écus d'or, dont il avait trouvé plus d'une centaine. Cette récompense de toutes ses mésaventures lui parut satisfaisante, et à ce prix il en eût voulu autant tous les mois.
Notre chevalier avait grande envie de connaître le maître de la valise, conjecturant par le sonnet et la lettre, par la quantité d'écus d'or et la finesse du linge, qu'elle devait appartenir à un amoureux de bonne maison, réduit au désespoir par les cruautés de sa dame. Mais, comme dans ces lieux déserts il n'apercevait personne de qui il pût recueillir quelque information, il se décida à passer outre, se laissant aller au gré de Rossinante, qui marchait tant bien que mal à travers ces roches hérissées de ronces et d'épines.
Tandis qu'il cheminait ainsi, espérant toujours qu'en cet endroit âpre et sauvage viendrait enfin s'offrir à lui quelque aventure extraordinaire, il aperçut tout à coup, au sommet d'une montagne, un homme courant avec une légèreté surprenante de rocher en rocher. Il crut reconnaître que cet homme était presque sans vêtements, qu'il avait la tête nue, les cheveux en désordre, la barbe noire et touffue, les pieds sans chaussure, et qu'il portait un pourpoint qui semblait de velours jaune, mais tellement en lambeaux, que la chair paraissait en plusieurs endroits. Bien que cet homme eût passé avec la rapidité de l'éclair, tout cela fut remarqué par don Quichotte, qui fit ses efforts pour le suivre; mais il n'était pas donné aux faibles jarrets du flegmatique Rossinante de courir sur un terrain aussi accidenté. S'imaginant que ce devait être le maître de la valise, notre héros résolut de se mettre à sa recherche, dût-il, pour l'atteindre, errer une année entière dans ces solitudes. Il ordonna à Sancho de parcourir 112 un côté de la montagne, pendant que lui-même irait du côté opposé.
Cela m'est impossible, répondit Sancho, car dès que je quitte tant soit peu Votre Grâce, la peur s'empare de moi et vient m'assaillir avec toutes sortes de visions. Aussi soyez assuré que dorénavant je ne m'éloignerai pas de vous, fût-ce d'un demi-pied.
J'y consens, dit don Quichotte, et je suis bien aise de voir la confiance que tu as en ma valeur: sois certain qu'elle ne te faillira pas, quand même l'âme viendrait à te manquer au corps. Suis-moi donc pas à pas, les yeux grands ouverts; nous ferons le tour de cette montagne, et peut-être rencontrerons-nous le maître de cette valise, car c'est lui sans doute que nous avons vu passer si rapidement.
Ne serait-il pas mieux de ne le point chercher? reprit Sancho; si nous le trouvons, et que l'argent soit à lui, il est clair que je suis obligé de le restituer. Vous le voyez, cette recherche ne peut être d'aucune utilité, et mieux vaut posséder cet argent de bonne foi, jusqu'à ce que le hasard nous en fasse découvrir le véritable propriétaire. Oh! alors, si l'argent est parti, le roi m'en fera quitte.
Tu te trompes en cela, Sancho, dit don Quichotte; dès qu'un seul instant nous pouvons supposer que cet homme est le maître de cet argent, notre devoir est de le chercher sans relâche pour lui faire restitution; car la seule présomption qu'il peut l'être équivaut pour nous à la certitude qu'il l'est réellement et nous en fait responsables. Ainsi donc, que cette recherche ne te donne point de chagrin; quant à moi, il me semble que je serai déchargé d'un grand fardeau si je peux réussir à rencontrer cet inconnu.
En disant cela il piqua Rossinante, et Sancho le suivit à pied, toujours portant la charge de l'âne, grâce à Ginez de Passamont.
Après avoir longtemps fouillé toute la montagne, ils arrivèrent au bord d'un ruisseau, où ils rencontrèrent le cadavre d'une mule ayant encore sa selle et sa bride et à demi mangée des corbeaux et des loups. Cela les confirma dans l'idée que l'homme qui fuyait était le maître de la valise et de la mule. Pendant qu'ils la considéraient, un coup de sifflet pareil à celui d'un berger qui rassemble son troupeau se fit entendre; aussitôt ils aperçurent sur la gauche une grande quantité de chèvres, et plus loin un vieux pâtre qui les gardait. Don Quichotte élevant la voix pria cet homme de descendre, lequel tout surpris leur demanda comment ils avaient pu pénétrer dans un endroit si sauvage, connu seulement des chèvres et des loups.
Descendez, lui cria Sancho; nous vous en rendrons compte.
Le chevrier descendit. Je gage, seigneur, dit-il en arrivant auprès de don Quichotte, que vous regardiez cette mule étendue dans le ravin. Il y a, sans mentir, six mois qu'elle est à la même place; mais, dites-moi, n'avez-vous point rencontré son maître?
Nous n'avons rien rencontré, répondit don Quichotte, si ce n'est un coussin et une petite valise à quelques pas d'ici.
Je l'ai trouvée aussi, dit le chevrier, et, comme vous, je me suis bien gardé d'y toucher; je n'ai pas seulement voulu en approcher, de peur de quelque surprise, et peut-être de me voir accuser de larcin; car le diable est subtil, et souvent il met sur notre chemin des choses qui nous font broncher sans savoir ni pourquoi ni comment.
Voilà justement ce que je disais, repartit Sancho; moi aussi j'ai trouvé la valise, sans vouloir en approcher d'un jet de pierre. Je l'ai laissée là-bas, qu'elle y demeure; je n'aime pas à attacher des grelots aux chiens.
Savez-vous, bonhomme, quel est le maître de ces objets? reprit don Quichotte en s'adressant au chevrier.
Tout ce que je sais, répondit celui-ci, c'est qu'il y a environ six mois, un jeune homme de 113 belle taille et de bonne façon, monté sur la même mule que vous voyez, mais qui alors était en vie, avec le coussin et la valise que vous dites avoir trouvés et n'avoir point touchés, arriva à des huttes qui sont à trois lieues d'ici, demandant quel était l'endroit le plus désert de ces montagnes. Nous lui répondîmes que c'était celui où nous sommes en ce moment; cela est si vrai qu'en s'avançant à une demi-lieue plus loin, on aurait bien de la peine à en sortir; aussi suis-je étonné de voir que vous ayez pu pénétrer jusqu'ici, car il n'y a ni chemin ni sentier qui y conduise. Ce jeune homme n'eut pas plus tôt entendu notre réponse, qu'il tourna bride et prit la direction que nous lui avions indiquée, nous laissant tout surpris de l'empressement qu'il mettait à s'enfoncer dans ce désert. Depuis, personne ne l'avait revu, quand un jour il rencontra un de nos pâtres, sur lequel il se jeta comme un furieux en l'accablant de coups; courant ensuite aux provisions qui étaient là sur un âne, il s'empara du pain et du fromage qui s'y trouvaient, puis disparut plus agile qu'un daim. Quand nous apprîmes cette 114 aventure, nous nous mîmes,quelques chevriers et moi, à le chercher; et après avoir fouillé longtemps les endroits les plus épais, nous le trouvâmes, enfin, caché dans le tronc d'un gros liége.
Il s'avança vers nous avec douceur, mais le visage si altéré et si brûlé du soleil, que sans ses habits, qui déjà étaient en lambeaux, nous aurions eu de la peine à le reconnaître. Il nous salua courtoisement; et, en quelques mots bien tournés, il nous dit de ne pas nous étonner de le voir agir de la sorte, qu'il fallait que cela fût ainsi pour accomplir une pénitence qu'on lui avait imposée. Nous le priâmes de nous dire qui il était, mais il s'y refusa obstinément. Nous lui demandâmes d'indiquer l'endroit où nous pourrions le retrouver afin de lui donner, quand il en aurait besoin, la nourriture dont il ne pouvait se passer, l'assurant que ce serait de bon cœur; ou que, tout au moins, il vînt la demander sans la prendre de force. Il nous remercia, s'excusa de ses violences passées, nous promettant de demander à l'avenir, pour l'amour de Dieu et sans violenter personne, ce qui lui serait nécessaire. Quant à son habitation, il n'avait point de retraite fixe, il s'arrêtait, dit-il, là où la nuit le surprenait.
Après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si amèrement qu'il eût fallu être de bronze pour ne pas en avoir pitié, nous autres surtout qui le trouvions dans un état si différent de celui où nous l'avions vu pour la première fois; car, je vous l'ai dit, c'était un beau jeune homme, de fort bonne mine, qui avait de l'esprit, et paraissait plein de sens; et tout cela réuni nous fit croire qu'il était de bonne maison et richement élevé. Tout à coup, au milieu de la conversation, le voilà qui s'arrête, devient muet, et demeure longtemps les yeux cloués en terre, pendant que nous étions là étonnés, inquiets attendant à quoi aboutirait cette extase, non sans éprouver beaucoup de compassion d'un si triste état. En le voyant ouvrir de grands yeux sans remuer les paupières, puis les fermer en serrant les lèvres et fronçant les sourcils, nous reconnûmes sans peine qu'il était sujet à des accès de folie. Nous ne tardâmes pas à en avoir la preuve, car après s'être roulé par terre, il se releva brusquement et tout aussitôt se précipita sur l'un de nous avec une telle furie, que si nous ne l'eussions arraché de ses mains, il le tuait à coups de poings et à coups de dents; en le frappant il lui disait: Ah! traître don Fernand, c'est ici que tu me payeras l'outrage que tu m'as fait: c'est ici que mes mains t'arracheront ce lâche cœur qui recèle toutes les méchancetés du monde. Il ajoutait encore mille autres injures, qui toutes tendaient à reprocher à ce Fernand son parjure et sa trahison. Après quoi il s'enfonça dans la montagne, courant avec une telle vitesse à travers les buissons et sur ces rochers, qu'il nous fut impossible de le suivre.
Cela nous a fait penser que sa folie le prenait par intervalles, et qu'un homme, appelé don Fernand, lui avait causé un déplaisir si grand qu'il en avait perdu la raison. Notre soupçon s'est confirmé quand nous l'avons vu venir tantôt demander avec douceur à manger aux bergers, tantôt prendre leurs provisions par force, selon qu'il est ou non dans son bon sens. Aussi, poursuivit le chevrier, deux bergers de mes amis, leurs valets et moi, nous avons résolu de chercher ce pauvre jeune homme jusqu'à ce que nous l'ayons trouvé, pour l'amener de gré ou de force, à Almodovar qui est à huit lieues d'ici, et le faire traiter s'il y a remède à son mal, ou tout au moins apprendre qui il est, afin qu'on puisse informer ses parents de son malheur. Voilà tout ce que je puis répondre aux questions que vous m'avez faites; mais soyez certains que celui que vous avez vu courir si rapidement, et presque nu, est le véritable maître de la mule et de la valise que vous avez trouvées sur votre chemin.
Émerveillé du récit que le chevrier venait de lui faire, don Quichotte n'en eut que plus d'envie 115 de savoir quel était cet homme si cruellement traité par le sort, et qu'il trouvait si fort à plaindre. Il s'affermit donc dans la résolution de le chercher par toute la montagne, se promettant de ne pas laisser un recoin sans le visiter. Mais la fortune en ordonna mieux qu'il n'espérait, car au même instant, dans une embrasure de rocher, le jeune homme parut, s'avançant vers eux, et marmottant tout bas des paroles qu'ils ne pouvaient entendre. Son vêtement était tel que nous l'avons dépeint; seulement, don Quichotte reconnut, en s'approchant, que le pourpoint qu'il portait était parfumé d'ambre, ce qui le confirma dans l'idée qu'il devait être de haute condition. En les abordant, le jeune homme les salua d'une voix rauque et brusque, quoique avec courtoisie. Notre héros lui rendit son salut, et descendant de cheval s'avança avec empressement pour l'embrasser; mais l'inconnu, après s'être laissé donner l'accolade, s'écartant un peu et posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, se mit à le considérer de la tête aux pieds, comme s'il eût cherché à le reconnaître, non moins surpris de la figure, de la taille et de l'armure du chevalier, que celui-ci ne l'était de le voir lui-même en cet état. Enfin le premier des deux qui parla fut l'inconnu, et il dit ce qu'on verra dans le chapitre suivant.
L'histoire rapporte que don Quichotte écoutait avec une extrême attention l'inconnu de la montagne, lequel, poursuivant l'entretien, lui dit: Qui que vous soyez, seigneur, je vous rends grâces de la courtoisie dont vous faites preuve envers moi, et je voudrais être en état de vous témoigner autrement que par des paroles la reconnaissance que m'inspire un si bon accueil; mais ma mauvaise fortune ne s'accorde pas avec mon cœur, et pour reconnaître tant de bontés, il ne me reste que des désirs impuissants.
Les miens, répondit don Quichotte, sont tellement de vous servir, que j'avais résolu de ne point quitter ces solitudes jusqu'à ce que je vous eusse découvert, afin d'apprendre de votre bouche s'il y a quelque remède aux déplaisirs qui vous font mener une si triste existence, et afin de chercher à y mettre un terme à quelque prix que ce soit, fût-ce au péril de ma propre vie. Dans le cas où vos malheurs seraient de ceux qui ne souffrent pas de consolation, je venais du moins pour vous aider à les supporter, en les partageant, et mêler mes larmes aux vôtres; car c'est un adoucissement à nos disgrâces que de trouver des gens qui s'y montrent sensibles. Si ma bonne intention vous paraît mériter quelque retour, je vous supplie, par la courtoisie dont je vous vois rempli, je vous conjure par ce que vous avez de plus cher, de me dire qui vous êtes, et quel motif vous a fait choisir une existence si triste, si sauvage et si différente de celle que vous devriez mener. Par l'ordre de chevalerie que j'ai reçu quoique indigne, et par la profession que j'en fais, je jure, si vous me montrez cette confiance, de vous rendre tous les services qui seront en mon pouvoir, soit en apportant du remède à vos malheurs, soit, comme je vous l'ai promis, en m'unissant à vous pour les pleurer.
En entendant parler de la sorte le chevalier de la Triste-Figure, l'inconnu de la montagne se mit à le considérer de la tête aux pieds. Après l'avoir longtemps envisagé en silence, il lui dit: Si l'on a quelque nourriture à me donner, pour l'amour de Dieu qu'on me la donne, après quoi je ferai ce que vous souhaitez de moi. Aussitôt Sancho tira de son bissac, et le chevrier de sa panetière, de quoi apaiser la faim du malheureux, qui se mit à manger comme un insensé, et avec tant de précipitation, qu'un morceau n'attendait pas l'autre, et qu'il dévorait plutôt qu'il ne mangeait. Après avoir apaisé sa faim, il se leva, et faisant signe à don Quichotte et 116 aux deux autres de le suivre, il les conduisit au détour d'un rocher, dans une prairie qui était près de là.
Quand on y fut arrivé, il s'assit sur l'herbe et chacun en fit autant; puis s'étant placé à son gré, il commença ainsi: Si vous voulez que je raconte en peu de mots l'histoire de mes malheurs, il faut me promettre avant tout de ne pas m'interrompre, parce qu'une seule parole prononcée mettrait fin à mon récit. (Ce préambule rappela à don Quichotte certaine nuit où, faute par lui d'avoir noté avec exactitude le nombre des chèvres qui passaient la rivière, Sancho ne put achever son conte.) Si je prends cette précaution, ajouta l'inconnu, c'est afin de ne pas m'arrêter trop longtemps sur mes disgrâces: les rappeler à ma mémoire ne fait que les accroître, et toute question en allongerait le récit; du reste, pour satisfaire complétement votre curiosité, je n'omettrai rien d'important.
Don Quichotte promit au nom de tous grande attention et silence absolu, après quoi l'inconnu commença en ces termes:
Je m'appelle Cardenio; mon pays est une des principales villes d'Andalousie, ma race est noble, ma famille est riche; mais si grands sont mes malheurs, que les richesses de mes parents n'y sauraient apporter remède, car les dons de la fortune sont impuissants contre les chagrins que le ciel nous envoie. Dans la même ville a pris naissance une jeune fille d'une beauté incomparable, appelée Luscinde, noble, riche autant que moi, mais moins constante que ne méritait l'honnêteté de mes sentiments. Dès mes plus tendres années, j'aimai Luscinde, et Luscinde m'aima avec cette sincérité qui accompagne toujours un âge innocent. Nos parents connaissaient nos intentions, et ne s'y opposaient point, parce qu'ils n'en redoutaient rien de fâcheux: l'égalité des biens et de la naissance les aurait fait aisément consentir à notre union. Cependant l'amour crût avec les années, et le père de Luscinde, semblable à celui de cette Thisbé si célèbre chez les poëtes, croyant ne pouvoir souffrir plus longtemps avec bienséance notre familiarité habituelle, me fit interdire l'entrée de sa maison. Cette défense ne servit qu'à irriter notre amour. On enchaîna notre langue, mais on ne put arrêter nos plumes; et comme nous avions des voies sûres et aisées pour nous écrire, nous le faisions à toute heure. Maintes fois j'envoyai à Luscinde des chansons et de ces vers amoureux qu'inventent les amants pour adoucir leurs peines. De son côté, Luscinde prenait tous les moyens de me faire connaître la tendresse de ses sentiments. Nous soulagions ainsi nos déplaisirs, et nous entretenions une passion violente. Enfin, ne pouvant résister plus longtemps à l'envie de revoir Luscinde, je résolus de la demander en mariage, et pour ne pas perdre un temps précieux, je m'adressai moi-même à son père. Il me répondit qu'il était sensible au désir que je montrais d'entrer dans sa famille, mais que c'était à mon père à faire cette démarche, parce que si mon dessein avait été formé sans son consentement, ou qu'il refusât de l'approuver, Luscinde n'était pas faite pour être épousée clandestinement. Je le remerciai de ses bonnes intentions en l'assurant que mon père viendrait lui-même faire la demande. Aussitôt j'allai le trouver pour lui découvrir mon dessein, et le prier de m'y aider s'il l'approuvait.
Quand j'entrai dans sa chambre, il tenait à la main une lettre qu'il me présenta avant que j'eusse ouvert la bouche. Vois, Cardenio, me dit-il, l'honneur que le duc Ricardo veut te faire. Ce duc, vous le savez sans doute, est un grand d'Espagne, dont les terres sont dans le meilleur canton de l'Andalousie. Je lus la lettre, et la trouvai si obligeante, que je crus, comme mon père, ne pas devoir refuser l'honneur qu'on nous faisait à tous deux. Le duc priait mon père de me faire partir sans délai, désirant me placer auprès de son fils aîné, non pas à titre de serviteur, mais de compagnon; il se chargeait, disait-il, 117 de me faire un sort qui répondît à la bonne opinion qu'il avait de moi. Après avoir lu, je restai muet, et je pensai perdre l'esprit quand mon père ajouta: il faut que tu te tiennes prêt à partir, d'ici à deux jours; Cardenio, rends grâces à Dieu de ce qu'il t'ouvre une carrière où tu trouveras honneur et profit. Il joignit à ces paroles les conseils d'un père prudent et sage.
La nuit qui précéda mon départ, je vis ma chère Luscinde, et lui appris ce qui se passait. La veille, j'avais pris congé de son père, en le suppliant de me conserver la bonne volonté qu'il m'avait témoignée, et de différer de pourvoir sa fille jusqu'à mon retour. Il me le promit, et Luscinde et moi nous nous séparâmes avec toute la douleur que peuvent éprouver des amants tendres et passionnés. Après mille serments réciproques, je partis, et bientôt j'arrivai chez le duc, qui me reçut avec tant de marques de bienveillance que l'envie ne tarda pas à s'éveiller, surtout parmi les anciens serviteurs de la maison, il leur semblait que les marques d'intérêt qu'on m'accordait étaient à leur détriment. Le seul qui parût satisfait de ma venue 118 fut le second fils du duc, appelé don Fernand, jeune homme aimable, gai, libéral et amoureux. Il me prit bientôt en telle amitié, que tout le monde en était jaloux, et comme entre amis il n'y a point de secrets, il me confiait tous les siens, à ce point qu'il ne tarda pas à me mettre dans la confidence d'une intrigue amoureuse qui l'occupait entièrement.
Il aimait avec passion la fille d'un riche laboureur, vassal du duc son père, jeune paysanne si belle, si spirituelle et si sage, qu'elle faisait l'admiration de tous ceux qui la connaissaient. Tant de perfections avaient tellement charmé l'esprit de don Fernand, que, voyant l'impossibilité d'en faire sa maîtresse, il résolut d'en faire sa femme. Touché de l'amitié qu'il me montrait, je crus devoir le détourner de ce dessein, m'appuyant des raisons que je pus trouver; mais après avoir reconnu l'inutilité de mes efforts, je pris la résolution d'en avertir le duc. L'honneur m'imposait de lui révéler un projet si contraire à la grandeur de sa maison. Don Fernand s'en douta, et il ne songea qu'à me détourner de ma résolution en me faisant croire qu'il n'en serait pas besoin. Pour le guérir de sa passion, il m'assura que le meilleur moyen était de s'éloigner pendant quelque temps de celle qui en était l'objet, et afin de motiver mon absence, ajouta-t-il, je dirai à mon père que tous deux nous avons formé le projet de nous rendre dans votre ville natale pour acheter des chevaux; c'est là en effet qu'on trouve les plus renommés. Le désir de revoir Luscinde me fit approuver son plan; je croyais que l'absence le guérirait, et je le pressai d'exécuter ce projet. Mais, comme je l'ai su depuis, don Fernand n'avait pensé à s'éloigner qu'après avoir abusé de la fille du laboureur, sous le faux nom d'époux, et afin d'éviter le premier courroux de son père quand il apprendrait sa faute.
Or, comme chez la plupart des jeunes gens, l'amour n'est qu'un goût passager, dont le plaisir est le but et qui s'éteint par la possession, don Fernand n'eut pas plus tôt obtenu les faveurs de sa maîtresse qu'il sentit son affection diminuer; ce grand feu s'éteignit, ses désirs se refroidirent; et s'il avait d'abord feint de vouloir s'éloigner, il le désirait véritablement alors. Le duc lui en accorda la permission, et m'ordonna de l'accompagner. Nous vînmes donc chez mon père, où don Fernand fut reçu comme une personne de sa qualité devait l'être par des gens de la nôtre. Quant à moi, je courus chez Luscinde, qui m'accueillit comme un amant qui lui était cher et dont elle connaissait la constance. Après quelques jours passés à fêter don Fernand, je crus devoir à son amitié la même confiance qu'il m'avait témoignée, et pour mon malheur j'allai lui faire confidence de mon amour. Je lui vantai la beauté de Luscinde, sa sagesse, son esprit; ce portrait lui inspira le désir de connaître une personne ornée de si brillantes qualités; aussi, pour satisfaire son impatience, un soir je la lui fis voir à une fenêtre basse de sa maison, où nous nous entretenions souvent. Elle lui parut si séduisante, qu'en un instant il oublia toutes les beautés qu'il avait connues jusque-là. Il resta muet, absorbé, insensible; en un mot, il devint épris d'amour au point que vous le verrez dans la suite. Pour l'enflammer encore davantage, le hasard fit tomber entre ses mains un billet de Luscinde, par lequel elle me pressait de faire parler à son père et de hâter notre mariage; mais cela avec une si touchante pudeur que don Fernand s'écria qu'en elle seule étaient réunis les charmes de l'esprit et du corps qu'on trouve répartis entre les autres femmes. Ces louanges, toutes méritées qu'elles étaient, me devinrent suspectes dans sa bouche; je commençai à me cacher de lui; mais autant je prenais soin de ne pas prononcer le nom de Luscinde, autant il se plaisait à m'en entretenir. Sans cesse il m'en parlait, et il avait l'art de ramener sur elle notre conversation. Cela me donnait de la jalousie, non que je craignisse rien de Luscinde, dont je connaissais la constance 119 et la loyauté, mais j'appréhendais tout de ma mauvaise étoile, car les amants sont rarement sans inquiétude. Sous prétexte que l'ingénieuse expression de notre tendresse mutuelle l'intéressait vivement, don Fernand cherchait toujours à voir les lettres que j'écrivais à Luscinde et les réponses qu'elle y faisait.
Un jour il arriva que Luscinde m'ayant demandé un livre de chevalerie qu'elle affectionnait, l'Amadis de Gaule...
A peine don Quichotte eut-il entendu prononcer le mot de livre de chevalerie, qu'il s'écria:
Si, en commençant son histoire, Votre Grâce m'eût dit que cette belle demoiselle aimait autant les livres de chevalerie, cela m'aurait suffi pour me faire apprécier l'élévation de son esprit, qui certes ne serait pas aussi distingué que vous l'avez dépeint, si elle eût manqué de goût pour une si savoureuse lecture. Il ne me faut donc point d'autre preuve qu'elle est belle, spirituelle et d'un mérite accompli; et, puisqu'elle a cette inclination, je la tiens pour la plus belle et la plus spirituelle personne du monde. J'aurais voulu seulement, seigneur, qu'avec Amadis de Gaule vous eussiez mis entre ses mains cet excellent don Roger de Grèce; car l'aimable Luscinde aurait sans doute fort goûté Daraïde et Garaya, le discret berger Darinel, et les vers de ses admirables bucoliques, qu'il chantait avec tant d'esprit et d'enjouement. Mais il sera facile de réparer cet oubli, et quand vous voudrez bien me faire l'honneur de me rendre visite, je vous montrerai plus de trois cents ouvrages qui font mes délices, quoique je croie me rappeler en ce moment qu'il ne m'en reste plus un seul, grâce à la malice et à l'envie des enchanteurs. Excusez-moi, je vous prie, si, contre ma promesse, je vous ai interrompu; car dès qu'on parle devant moi de chevalerie et de chevaliers, il n'est pas plus en mon pouvoir de me taire qu'aux rayons du soleil de cesser de répandre de la chaleur, et à ceux de la lune de l'humidité. Maintenant, poursuivez votre récit.
Pendant ce discours, Cardenio avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, comme un homme absorbé dans une profonde rêverie; et quoique don Quichotte l'eût prié deux ou trois fois de continuer son histoire, il ne répondait rien. Enfin, après un long silence, il releva la tête en disant: Il y a une chose que je ne puis m'ôter de la pensée, et personne n'en viendrait à bout, à moins d'être un maraud et un coquin, c'est que cet insigne bélître d'Élisabad[43] vivait en concubinage avec la reine Madasime.
Oh! pour cela, non, non, de par tous les diables!... s'écria don Quichotte, enflammé de colère, c'est une calomnie au premier chef. La reine Madasime fut une excellente et vertueuse dame, et il n'y a pas d'apparence qu'une si grande princesse se soit oubliée à ce point avec un guérisseur de hernies. Quiconque le dit ment impudemment, et je le lui prouverai à pied et à cheval, armé ou désarmé, de jour et de nuit, enfin de telle manière qu'il lui conviendra.
Cardenio le regardait fixement en silence, et n'était pas plus en état de poursuivre son récit, que don Quichotte de l'entendre, tant notre héros avait ressenti l'affront qu'on venait de faire en sa présence à la reine Madasime. Chose étrange! il prenait la défense de cette dame comme si elle eût été sa véritable et légitime souveraine, tellement ses maudits livres lui avaient troublé la cervelle.
Cardenio, qui était redevenu fou, s'entendant traiter de menteur impudent, prit mal la plaisanterie, et ramassant un caillou qui se trouvait à ses pieds, le lança si rudement contre la poitrine de notre héros, qu'il l'étendit par terre. Sancho Panza voulut s'élancer pour venger son maître; mais Cardenio le reçut de telle façon, que d'un seul coup il l'envoya par terre, puis, lui sautant sur le ventre, il le foula tout à son aise et ne le lâcha point qu'il ne s'en fût rassasié. Le chevrier voulut aller au secours de Sancho, il 120 n'en fut pas quitte à meilleur marché. Enfin, après les avoir bien frottés et moulus l'un après l'autre, Cardenio les laissa et regagna à pas lents le chemin de la montagne.
Furieux d'avoir été ainsi maltraité, Sancho s'en prit au chevrier, en lui disant qu'il aurait dû les prévenir que cet homme était sujet à des accès de fureur, parce que, s'ils l'avaient su, ils se seraient tenus sur leurs gardes. Le chevrier répondit qu'il les avait avertis, et que s'ils ne l'avaient pas entendu, ce n'était pas sa faute. Sancho repartit, le chevrier répliqua, et de reparties en répliques, de répliques en reparties, ils en vinrent à se prendre par la barbe et à se donner de telles gourmades que si don Quichotte ne les eût séparés, ils se seraient mis en pièces. Sancho était en goût, et criait à son maître: Laissez-moi faire, seigneur chevalier de la Triste-Figure; celui-ci n'est pas armé chevalier, ce n'est qu'un paysan comme moi, je puis combattre avec lui à armes égales et me venger du tort qu'il m'a causé.
Cela est vrai, dit don Quichotte, mais il est innocent de ce qui nous est arrivé.
Étant parvenu à les séparer, notre héros demanda au chevrier s'il ne serait pas possible de retrouver Cardenio, parce qu'il mourait d'envie de savoir la fin de son histoire. Le chevrier répondit, comme il avait déjà fait, qu'il ne connaissait point sa retraite; mais qu'en parcourant avec soin les alentours, on le retrouverait sûrement, ou dans son bon sens ou dans sa folie.
Ayant dit adieu au chevrier, don Quichotte remonta sur Rossinante, et ordonna à Sancho de le suivre, ce que celui-ci fit de très-mauvaise grâce, forcé qu'il était d'aller à pied. Ils pénétrèrent peu à peu dans la partie la plus âpre de la montagne. Sancho mourait d'envie de parler; mais pour ne pas contrevenir à l'ordre de son maître, il aurait désiré qu'il commençât l'entretien. Enfin, ne pouvant supporter un plus long silence, et don Quichotte continuant à se taire: Seigneur, lui dit-il, je supplie Votre Grâce de me donner sa bénédiction et mon congé; je veux, sans plus tarder, aller retrouver ma femme et mes enfants, avec qui je pourrai au moins converser tout à mon aise; car vous suivre par ces solitudes, jour et nuit, sans dire un seul mot, autant vaudrait m'enterrer tout vivant. Encore si les bêtes parlaient, comme au temps d'Ésope, le mal serait moins grand, je m'entretiendrais avec mon âne[44] de ce qui me passerait par la tête, et je prendrais mon mal en patience; mais être sans cesse en quête d'aventures, ne rencontrer que des coups de poing, des pluies de pierres, des sauts de couverture, et, pour tout dédommagement, avoir la bouche cousue, comme si on était né muet, par ma foi, c'est une tâche qui est au-dessus de mes forces.
Je t'entends, Sancho, répondit don Quichotte; tu ne saurais tenir longtemps ta langue captive. Eh bien, je lui rends la liberté, mais seulement pour le temps que nous serons dans ces solitudes: parle donc à ta fantaisie.
A la bonne heure, reprit Sancho; et pourvu que je parle aujourd'hui, Dieu sait ce qui arrivera demain. Aussi, pour profiter de la permission, je demanderai à Votre Grâce pourquoi elle s'est avisée de prendre si chaudement le parti de cette reine Marcassine, ou n'importe comme elle s'appelle, car je ne m'en soucie guère, et que vous importait que cet Abad fût ou non son bon ami? Si vous aviez laissé passer cela, qui ne vous touche en rien, le fou aurait achevé son histoire, vous vous seriez épargné le coup de 121 pierre, et je n'aurais pas la toile du ventre rompue.
Si tu savais, comme moi, reprit don Quichotte, quelle grande et noble et dame était la reine Madasime, je suis certain que tu dirais que j'ai encore montré trop de patience en n'arrachant pas la langue insolente qui a osé proférer un pareil blasphème; car, je t'en fais juge, n'est-ce pas un exécrable blasphème de prétendre qu'une reine a fait l'amour avec un chirurgien? La vérité est que cet Élisabad, dont a parlé le fou, fut un homme prudent et de bon conseil, qui servait autant de gouverneur que de médecin à la reine; mais soutenir qu'elle était sa maîtresse, c'est une insolence digne du plus sévère châtiment. Au reste, afin que tu sois bien convaincu que Cardenio ne savait ce qu'il disait, tu n'as qu'à te rappeler qu'il était déjà retombé dans un de ses accès de folie.
Justement, voilà où je vous attendais, s'écria Sancho; à quoi bon se mettre en peine des discours d'un fou! et si ce caillou, au lieu de vous frapper dans l'estomac, vous avait donné par la tête, nous serions dans un bel état pour avoir pris la défense de cette grande dame, que Dieu a mise en pourriture.
Sancho, répondit don Quichotte, contre les fous et contre les sages, tout chevalier errant est tenu de défendre l'honneur des dames, quelles qu'elles puissent être; à plus forte raison l'honneur des hautes et nobles princesses, comme l'était la reine Madasime, pour qui j'ai une vénération particulière, à cause de sa vertu et de toutes ses admirables qualités; car, outre qu'elle était fort belle, elle montra beaucoup de patience et de résignation dans les malheurs dont elle fut accablée. C'est alors que les sages conseils d'Élisabad l'aidèrent à supporter ses déplaisirs, et 122 c'est aussi de là que des gens ignorants et malintentionnés ont pris occasion de dire qu'ils vivaient familièrement ensemble. Mais encore une fois ils ont menti, et ils mentiront deux cents autres fois, tous ceux qui le diront ou seulement en auront la pensée.
Je ne le dis ni ne le pense, repartit Sancho: que ceux qui le pensent en soient seuls responsables; s'ils ont ou non couché ensemble, c'est à Dieu qu'ils en ont rendu compte. Moi je viens de mes vignes, et je ne sais rien de rien; je ne fourre point mon nez où je n'ai que faire; qui achète et vend, en sa bourse le sent; nu je suis né, nu je me trouve; je ne perds ni ne gagne; et que m'importe, à moi, qu'ils aient été bons amis! Bien des gens croient qu'il y a du lard, là où il n'y a pas seulement de crochets pour le pendre; qui peut mettre des portes aux champs? N'a-t-on pas glosé de Dieu lui-même?
Sainte Vierge! s'écria don Quichotte; eh! combien enfiles-tu là de sottises? Explique-moi, je te prie, quels rapports ont tous ces impertinents proverbes avec ce que je viens de dire? Va, va, occupe-toi désormais de talonner ton âne, sans te mêler de ce qui ne te regarde pas. Mais surtout, tâche de bien imprimer dans ta cervelle que ce qu'avec l'aide de mes cinq sens j'ai fait, je fais et je ferai, est toujours selon la droite raison, et parfaitement conforme aux lois de la chevalerie, que j'entends mieux qu'aucun des chevaliers qui en ont jamais fait profession.
Mais, seigneur, est-ce une loi de la chevalerie, reprit Sancho, de courir ainsi perdus au milieu de ces montagnes, où il n'y a ni chemin ni sentier, cherchant un fou auquel, dès que nous l'aurons trouvé, il prendra fantaisie d'achever de nous briser, à vous la tête, et à moi les côtes?
Encore une fois, laissons cela, repartit don Quichotte; apprends que mon dessein n'est pas seulement de retrouver ce pauvre fou, mais d'accomplir en ces lieux mêmes une prouesse qui doit éterniser mon nom parmi les hommes, et laissera bien loin derrière moi tous les chevaliers errants passés et à venir.
Est-elle bien périlleuse, cette prouesse? demanda Sancho.
Non, répondit don Quichotte. Cependant la chose pourrait tourner de telle sorte, que nous rencontrions malheur au lieu de chance. Au reste, tout dépendra de ta diligence.
De ma diligence? dit Sancho.
Oui, mon ami, reprit don Quichotte, parce que si tu reviens promptement d'où j'ai dessein de t'envoyer, plus tôt ma peine sera finie, et plus tôt ma gloire commencera. Mais comme il n'est pas juste que je te tienne davantage en suspens, je veux que tu saches, ô Sancho, que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants qui se soient vus dans le monde; que dis-je? le plus parfait, il fut le seul, l'unique, ou tout au moins le premier. J'en suis fâché pour ceux qui oseraient se comparer à lui, ils se tromperaient étrangement; il n'y en a pas un qui soit digne seulement d'être son écuyer. Lorsqu'un peintre veut s'illustrer dans son art, il s'attache à imiter les meilleurs originaux, et prend pour modèles les ouvrages des plus excellents maîtres; eh bien, la même règle s'applique à tous les arts et à toutes les sciences qui font l'ornement des sociétés. Ainsi, celui qui veut acquérir la réputation d'homme prudent et sage doit imiter Ulysse, qu'Homère nous représente comme le type de la sagesse et de la prudence; dans la personne d'Énée, Virgile nous montre également la piété d'un fils envers son père, et la sagacité d'un vaillant capitaine: et tous deux ont peint ces héros, non pas peut-être tels qu'ils furent, mais tels qu'ils devaient être, afin de laisser aux siècles à venir un modèle achevé de leurs vertus. D'où il suit qu'Amadis de Gaule ayant été le pôle, l'étoile, le soleil des vaillants et amoureux chevaliers, c'est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés sous les bannières de l'amour et de la chevalerie. Je conclus donc, ami Sancho, que 123 le chevalier errant qui l'imitera le mieux, approchera le plus de la perfection. Or, la circonstance dans laquelle le grand Amadis fit surtout éclater sa sagesse, sa valeur, sa patience et son amour, fut celle où, dédaigné de sa dame Oriane, il se retira sur la Roche Pauvre pour y faire pénitence, changeant son nom en celui de Beau Ténébreux, nom significatif et tout à fait en rapport avec le genre de vie qu'il s'était imposé. Mais, comme il m'est plus facile de l'imiter en sa pénitence que de pourfendre, comme lui, des géants farouches, de détruire des armées, de disperser des flottes, de défaire des enchantements, et que de plus ces lieux sauvages sont admirablement convenables pour mon dessein, je ne veux pas laisser échapper, sans la saisir, l'occasion qui m'offre si à propos une mèche de ses cheveux.
Mais enfin, demanda Sancho, qu'est-ce donc que Votre Grâce prétend faire dans un lieu si désert?
Ne t'ai-je pas dit, reprit don Quichotte, que mon intention est non-seulement d'imiter Amadis dans son désespoir amoureux et sa folie mélancolique, mais aussi le valeureux Roland, alors que s'offrit à lui sur l'écorce d'un hêtre l'irrécusable indice qu'Angélique s'était oubliée avec le jeune Médor; ce qui lui donna tant de chagrin qu'il en devint fou, qu'il arracha les arbres, troubla l'eau des fontaines, tua les bergers, dispersa leurs troupeaux, incendia leurs chaumières, traîna sa jument, et fit cent mille autres extravagances dignes d'une éternelle mémoire? Et quoique je ne sois pas résolu d'imiter Roland, Orland ou Rotoland (car il portait ces trois noms) dans toutes ses folies, j'ébaucherai de mon mieux les plus essentielles; peut-être bien me contenterai-je tout simplement d'imiter Amadis, qui, sans faire des choses aussi éclatantes, sut acquérir par ses lamentations amoureuses autant de gloire que personne.
Seigneur, dit Sancho, il me semble que ces chevaliers avaient leurs raisons pour accomplir toutes ces folies et toutes ces pénitences; mais quel motif a Votre Grâce pour devenir fou? Quelle dame vous a rebuté, et quels indices peuvent vous faire penser que madame Dulcinée du Toboso a folâtré avec More ou chrétien?
Eh bien, Sancho, continua don Quichotte, voilà justement le fin de mon affaire: le beau mérite qu'un chevalier errant devienne fou lorsqu'il a de bonnes raisons pour cela; l'ingénieux, le piquant, c'est de devenir fou sans sujet, et de faire dire à sa dame: Si mon chevalier fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud? en un mot, de lui montrer de quoi on est capable dans l'occasion, puisqu'on agit de la sorte sans que rien vous y oblige. D'ailleurs, n'ai-je pas un motif suffisant dans la longue absence qui me sépare de la sans pareille Dulcinée? N'as-tu pas entendu dire au berger Ambrosio que l'absence fait craindre et ressentir tous les maux? Cesse donc, Sancho, de me détourner d'une si rare et si heureuse imitation. Fou je suis, et fou je veux demeurer, jusqu'à ce que tu sois de retour avec la réponse à une lettre que tu iras porter de ma part à madame Dulcinée: si je la trouve digne de ma fidélité, je cesse à l'instant même d'être fou et de faire pénitence; mais si elle n'est pas telle que je l'espère, oh! alors, je resterai fou définitivement, parce qu'en cet état je ne sentirai rien: de sorte que, quoi que me réponde ma dame, je me tirerai toujours heureusement d'affaire, jouissant comme sage du bien que j'espère de ton retour, ou, comme fou, ne sentant pas le mal que tu m'auras apporté. Mais dis-moi, as-tu bien précieusement gardé l'armet de Mambrin? Je t'ai vu le ramasser après que cet ingrat eut fait tous ses efforts pour le mettre en pièces, sans pouvoir en venir à bout, tant il est de bonne trempe.
Vive Dieu! reprit Sancho, je ne saurais endurer patiemment certaines choses que dit Votre Grâce; en vérité, cela ferait croire que ce que vous racontez des chevaliers errants, de ces royaumes dont ils font la conquête, de ces îles 124 qu'ils donnent pour récompense à leurs écuyers, que toutes ces belles choses enfin sont des contes à dormir debout. Comment sans cesse entendre répéter qu'un plat à barbe est l'armet de Mambrin, sans penser que celui qui soutient cela a perdu le jugement? J'ai dans mon bissac le bassin tout aplati, et je l'emporte chez moi pour le redresser et me faire la barbe, si Dieu m'accorde jamais la grâce de me retrouver avec ma femme et mes enfants.
Sancho, reprit don Quichotte, par le nom du Dieu vivant que tu viens de jurer, je jure à mon tour que sur toute la surface de la terre on n'a pas encore vu d'écuyer d'un plus médiocre entendement. Depuis le temps que je t'ai pris à mon service, est-il possible que tu sois encore à t'apercevoir qu'avec les chevaliers errants tout semble chimères, folies, extravagances, non pas parce que cela est ainsi, mais parce qu'il se rencontre partout sur leur passage des enchanteurs, qui changent, bouleversent et dénaturent les objets selon qu'ils ont envie de nuire ou de favoriser? Ce qui te paraît à toi un bassin de barbier est pour moi l'armet de Mambrin, et paraîtra tout autre chose à un troisième. En cela j'admire la sage prévoyance de l'enchanteur qui me protége, d'avoir fait que chacun prenne pour un bassin de barbier cet armet, car étant une des plus précieuses choses du monde, et naturellement la plus enviée, sa possession ne m'aurait pas laissé un moment de repos, et il m'aurait fallu soutenir mille combats pour le défendre; tandis que, sous cette vile apparence, personne ne s'en soucie, comme cet étourdi l'a fait voir en essayant de le rompre, sans daigner même l'emporter. Garde-le, ami Sancho, je n'en ai pas besoin pour l'heure; au contraire, je veux me désarmer entièrement et me mettre nu comme lorsque je sortis du ventre de ma mère, si toutefois je trouve qu'il soit plus à propos d'imiter la pénitence de Roland que celle d'Amadis.
En devisant ainsi, ils arrivèrent au pied d'une roche très-haute et comme taillée à pic. Sur son flanc un ruisseau limpide courait en serpentant arroser une verte prairie. Quantité d'arbres sauvages, de plantes et de fleurs des champs entouraient cette douce retraite. Ce lieu plut beaucoup au chevalier de la Triste-Figure, qui, le prenant pour théâtre de sa pénitence, en prit possession en ces termes:
Cruelle! voici l'endroit que j'adopte et que je choisis pour pleurer l'infortune où tu m'as fait descendre! oui, je veux que mes larmes grossissent les eaux de ce ruisseau, que mes soupirs incessants agitent les feuilles et les branches de ces arbres, en signe et témoignage de l'affliction qui déchire mon cœur outragé. O vous! divinités champêtres qui faites séjour en ce désert, écoutez les plaintes d'un malheureux amant, qu'une longue absence et une jalousie imaginaire ont amené dans ces lieux, afin de pleurer son triste sort, et gémir à son aise des rigueurs d'une ingrate en qui le ciel a rassemblé toutes les perfections de l'humaine beauté! O Dulcinée du Toboso! soleil de mes jours, lune de mes nuits, étoile polaire de ma destinée! prends pitié du triste état où m'a réduit ton absence, et daigne répondre par un heureux dénoûment à la constance de ma foi! Arbres, désormais compagnons de ma solitude, faites connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence ne vous déplaît pas. Et toi, cher écuyer, fidèle compagnon de mes nombreux travaux, regarde bien ce que je vais faire, afin de le raconter fidèlement à celle qui en est l'unique cause.
En achevant ces mots, il mit pied à terre, ôta la selle et la bride à Rossinante, et lui frappant doucement sur la croupe avec la paume de la main, il dit en soupirant:
Celui qui a perdu la liberté te la donne, ô coursier aussi excellent par tes œuvres que malheureux par ton sort! Va, prends le chemin que tu voudras, car tu portes écrit sur le front que jamais l'hippogriffe d'Astolphe, ni le renommé 125 Frontin, qui coûta si cher à Bradamante, n'ont égalé ta légèreté et ta vigueur.
Maudit, et mille fois maudit, s'écria Sancho, soit celui qui me prive du soin de débâter mon âne. Par ma foi, les caresses et les compliments ne lui manqueraient pas à cette heure. Et pourtant quand il serait ici, le pauvre grison, à quoi servirait de lui ôter le bât? Qu'a-t-il à voir aux folies des amoureux et des désespérés, puisque son maître, et ce maître c'est moi, n'a jamais été ni l'un ni l'autre? Mais dites-moi, seigneur, si mon départ et votre folie sont choses sérieuses, ne serait-il pas à propos de seller Rossinante, afin de remplacer mon âne? ce sera toujours du temps de gagné; tandis que s'il me faut aller à pied, je ne sais trop quand j'arriverai, ni quand je serai de retour, car je suis mauvais marcheur.
Fais comme tu voudras, répondit don Quichotte; d'autant que ton idée ne me semble pas mauvaise. Au reste, tu partiras dans trois jours; je te retiens jusque-là, afin que tu puisses voir ce que j'accomplirai pour ma dame, et que tu puisses lui en faire un fidèle récit.
Et que puis-je voir de plus? dit Sancho.
Vraiment, tu n'y es pas encore, repartit don Quichotte: ne faut-il pas que je déchire mes habits, que je disperse mes armes, que je me jette la tête en bas sur ces rochers, et fasse mille autres choses qui te raviront d'admiration?
Pour l'amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne bien garde à la manière dont elle fera ses culbutes, car vous pourriez donner de la tête en tel endroit que dès le premier coup l'échafaudage de votre pénitence serait renversé. Si cependant ces culbutes sont indispensables, je suis d'avis, puisque tout cela n'est que feinte et imitation, que vous vous 126 contentiez de les faire dans l'eau ou sur quelque chose de mou comme du coton; après quoi laissez-moi le soin du reste, je saurai bien dire à madame Dulcinée que vous avez fait ces culbutes sur des roches plus dures que le diamant.
Je te suis reconnaissant de ta bonne intention, dit don Quichotte; mais apprends que tout ceci, loin d'être une feinte, est une affaire très-sérieuse. D'ailleurs, agir autrement serait manquer aux lois de la chevalerie, qui nous défendent de mentir sous peine d'indignité; or faire ou dire une chose pour une autre c'est mentir; il faut donc que mes culbutes soient réelles, franches, loyales, exemptes de toutes supercherie. Il sera bon néanmoins que tu me laisses de la charpie pour panser mes blessures, puisque notre mauvais sort a voulu que nous perdions le baume.
Ç'a été bien pis de perdre l'âne, puisqu'il portait la charpie et le baume, repartit Sancho; quant à ce maudit breuvage, je prie Votre Grâce de ne m'en parler jamais; rien que d'en entendre prononcer le nom me met l'âme à l'envers, et à plus forte raison l'estomac. Je vous prie aussi de considérer comme achevés les trois jours que vous m'avez donnés pour voir vos folies; je les tiens pour vues et revues, et j'en dirai des merveilles à madame Dulcinée. Veuillez écrire la lettre et m'expédier promptement; car je voudrais être déjà de retour pour vous tirer du purgatoire où je vous laisse.
Purgatoire! reprit don Quichotte; dis enfer, et pis encore, s'il y a quelque chose de pire au monde.
A qui est en enfer NULLA EST RETENTIO, à ce que j'ai entendu dire, répliqua Sancho.
Qu'entends-tu par RETENTIO? demanda don Quichotte.
J'entends par RETENTIO, qu'une fois en enfer on n'en peut plus sortir, répondit Sancho; ce qui n'arrivera pas à Votre Grâce, ou je ne saurais plus jouer des talons pour hâter Rossinante. Plantez-moi une bonne fois devant madame Dulcinée, et je lui ferai un tel récit des folies que vous avez faites pour elle et de celles qui vous restent encore à faire, que je la rendrai aussi souple qu'un gant, fût-elle plus dure qu'un tronc de liége. Puis, avec sa réponse douce comme miel, je reviendrai comme les sorciers, à travers les airs, vous tirer de votre purgatoire, qui semble enfer, mais qui ne l'est pas, puisqu'il y a espérance d'en sortir, tandis qu'on ne sort jamais de l'enfer, quand une fois on y a mis le pied; ce qui est aussi, je crois, l'avis de Votre Grâce.
C'est la vérité, dit don Quichotte; mais comment ferons-nous pour écrire ma lettre?
Et aussi la lettre de change des trois ânons? ajouta Sancho.
Sois tranquille, je ne l'oublierai pas, reprit don Quichotte; et puisque le papier manque, il me faudra l'écrire à la manière des anciens, sur des feuilles d'arbres ou des tablettes de cire. Mais je m'en souviens, j'ai le livre de poche de Cardenio, qui sera très-bon pour cela. Seulement tu auras soin de faire transcrire ma lettre sur une feuille de papier dans le premier village où tu trouveras un maître d'école; sinon tu en chargeras le sacristain de la paroisse; mais garde-toi de t'adresser à un homme de loi, car alors le diable même ne viendrait pas à bout de la déchiffrer.
Et la signature? demanda Sancho.
Jamais Amadis ne signait ses lettres, répondit don Quichotte.
Bon pour cela, dit Sancho; mais la lettre de change doit forcément être signée: si elle n'est que transcrite, ils diront que le seing est faux, et adieu mes ânons.
La lettre de change sera dans le livre de poche, reprit don Quichotte, et je la signerai; lorsque ma nièce verra mon nom, elle ne fera point difficulté d'y faire honneur. Quant à la lettre d'amour, tu auras soin de mettre pour signature: A vous jusqu'à la mort, le chevalier 127 de la Triste-Figure. Peu importe qu'elle soit d'une main étrangère, car, si je m'en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de sa vie n'a vu lettre de ma main. En effet, nos amours ont toujours été platoniques, et n'ont jamais passé les bornes d'une honnête œillade; encore ç'a été si rarement, que depuis douze ans qu'elle m'est plus chère que la prunelle de mes yeux, qu'un jour mangeront les vers du tombeau, je ne l'ai pas vue quatre fois; peut-être même ne s'est-elle jamais aperçue que je la regardasse, tant Laurent Corchuelo, son père, et Aldonça Nogalès, sa mère, la veillaient de près et la tenaient resserrée.
Comment! s'écria Sancho, la fille de Laurent Corchuelo et d'Aldonça Nogalès est madame Dulcinée du Toboso?
Elle-même, répondit don Quichotte, et qui mérite de régner sur tout l'univers.
Oh! je la connais bien, dit Sancho, et je sais qu'elle lance une barre aussi rudement que le plus vigoureux garçon du village. Par ma foi, elle peut prêter le collet à tout chevalier errant qui la prendra pour maîtresse. Peste! qu'elle est droite et bien faite! et la bonne voix qu'elle a! Un jour qu'elle était montée au haut du clocher de notre village, elle se mit à appeler les valets de son père qui travaillaient à plus de demi-lieue; eh bien, ils l'entendirent aussi distinctement que s'ils eussent été au pied de la tour. Ce qu'elle a de bon, c'est qu'elle n'est point dédaigneuse: elle joue avec tout le monde, et folâtre à tout propos. Maintenant j'en conviens, seigneur chevalier de la Triste-Figure, vous pouvez faire pour elle autant de folies qu'il vous plaira, vous pouvez vous désespérer et même vous pendre; personne ne dira que vous avez eu tort, le diable vous eût-il emporté. Aldonça Lorenço! bon Dieu, je grille d'être en chemin pour la revoir. Elle doit être bien changée, car aller tous les jours aux champs et en plein soleil, cela gâte vite le teint des femmes.
Seigneur don Quichotte, continua Sancho, je dois vous confesser une chose. J'étais resté jusqu'ici dans une grande erreur; j'avais toujours cru que madame Dulcinée était une haute princesse, ou quelque grande dame méritant les présents que vous lui avez envoyés, comme ce Biscaïen, ces forçats, et tant d'autres non moins nombreux que les victoires remportées par vous avant que je fusse votre écuyer; mais en vérité que doit penser madame Aldonça Lorenço, je veux dire madame Dulcinée du Toboso, en voyant s'agenouiller devant elle les vaincus que lui envoie Votre Grâce? Ne pourrait-il pas arriver qu'en ce moment elle fût occupée à peigner du chanvre ou à battre du grain, et qu'à cette vue tous ces gens-là se missent en colère, tandis qu'elle-même se moquerait de votre présent?
Sancho, reprit don Quichotte, je t'ai dit bien des fois que tu étais un grand bavard, et qu'avec ton esprit lourd et obtus, tu avais tort de vouloir badiner et de faire des pointes. Mais, pour te prouver que je suis encore plus sage que tu n'es sot, je veux que tu écoutes cette petite histoire. Apprends donc qu'une veuve, jeune, belle, riche, et surtout fort amie de la joie, s'amouracha un jour d'un frère lai, bon compagnon et de large encolure. En l'apprenant, le frère de la dame vint la trouver pour lui en dire son avis: «Comment, madame, une femme aussi noble, aussi belle et aussi riche que l'est Votre Grâce, peut-elle s'amouracher d'un homme de si bas étage et de si médiocre intelligence, tandis que dans la même maison il y a tant de docteurs et de savants théologiens, parmi lesquels elle peut choisir comme au milieu d'un cent de poires?—Vous n'y entendez rien, mon cher frère, répondit la dame, si vous pensez que j'ai fait un mauvais choix; car pour ce que je veux en faire, il sait autant et plus de philosophie qu'Aristote.» De la même manière, Sancho, tu sauras que pour ce que je veux faire de Dulcinée du Toboso, elle est autant mon fait que la plus grande princesse de la terre. Crois-tu que les Philis, les Galatées, les Dianes et les 128 Amaryllis, qu'on voit dans les livres et sur le théâtre, aient été des créatures en chair et en os, et les maîtresses de ceux qui les ont célébrées? Non, en vérité: la plupart des poëtes les imaginent pour s'exercer l'esprit et faire croire qu'ils sont amoureux ou capables de grandes passions. Il me suffit donc qu'Aldonça Lorenço soit belle et sage: quant à sa naissance, peu m'importe; on n'en est pas à faire une enquête pour lui conférer l'habit de chanoinesse, et je me persuade, moi, qu'elle est la plus grande princesse du monde. Apprends, Sancho, si tu ne le sais pas, que les choses qui nous excitent le plus à aimer sont la sagesse et la beauté; or, ces deux choses se trouvent réunies au degré le plus éminent chez Dulcinée, car en beauté personne ne l'égale, et en bonne renommée peu lui sont comparables. En un mot, je m'en suis fait une idée telle, que ni les Hélènes, ni les Lucrèces, ni toutes les héroïnes des temps passés, grecques, latines ou barbares, n'en ont jamais approché. Qu'on dise ce qu'on voudra; si les sots ne m'approuvent pas, les gens sensés ne manqueront pas d'être de mon sentiment.
Seigneur, reprit Sancho, vous avez raison en tout et partout, et je ne suis qu'un âne. Mais pourquoi, diable, ce mot-là me vient-il à la bouche? on ne devrait jamais parler de corde dans la maison d'un pendu. Maintenant il ne reste plus qu'à écrire vos lettres, et je décampe aussitôt.
Don Quichotte prit le livre de poche, et s'étant mis un peu à l'écart, il commença à écrire avec un grand sang-froid. Sa lettre achevée, il appela son écuyer pour la lui lire, parce que, lui dit-il, je crains qu'elle ne se perde en chemin, et que j'ai tout à redouter de ta mauvaise étoile.
Votre Grâce ferait mieux de l'écrire deux ou trois fois dans le livre de poche, reprit Sancho; c'est folie de penser que je puisse la loger dans ma mémoire; car je l'ai si mauvaise, que j'oublie quelquefois jusqu'à mon propre nom. Cependant, lisez-la-moi; je m'imagine qu'elle est faite comme au moule, et je serai bien aise de l'entendre.
Écoute, dit don Quichotte.
LETTRE DE DON QUICHOTTE A DULCINÉE DU TOBOSO.
«Haute et souveraine Dame,
«Le piqué jusqu'au vif de la pointe aiguë de l'absence, le blessé dans l'intime région du cœur, dulcissime Dulcinée du Toboso, vous souhaite la santé dont il ne jouit pas. Si votre beauté continue à me dédaigner, si vos mérites ne finissent par s'expliquer en ma faveur, si enfin vos rigueurs persévèrent, il me sera impossible, quoique accoutumé à la souffrance, de résister à tant de maux, parce que la force du mal sera plus forte que ma force. Mon fidèle écuyer Sancho vous rendra un compte exact, belle ingrate et trop aimable ennemie, de l'état où je suis à votre intention. S'il plaît à Votre Grâce de me secourir, vous ferez acte de justice, et sauverez un bien qui vous appartient: sinon faites ce qu'il vous plaira; car, en achevant de vivre, j'aurai satisfait à votre cruauté et à mes désirs.
«Celui qui est à vous jusqu'à la mort.
«Le chevalier de la Triste-Figure.»
Par ma barbe, s'écria Sancho, voilà la meilleure lettre que j'aie entendue de ma vie! Peste, comme Votre Grâce dit bien ce qu'elle veut dire, et comme vous avez enchâssé là le chevalier de la Triste-Figure! En vérité, vous êtes le diable en personne, et il n'y a rien que vous ne sachiez.
Dans la profession que j'exerce, il faut tout savoir, dit don Quichotte.
Or çà, reprit Sancho, écrivez donc de l'autre côté la lettre de change des ânons, et signez lisiblement, afin qu'on sache que c'est votre écriture.
Volontiers, dit don Quichotte. Après l'avoir écrite, il lut ce qui suit:
«Ma nièce, vous payerez, par cette première de change, trois ânons des cinq que j'ai laissés dans mon écurie, à Sancho Panza, mon écuyer, valeur reçue de lui. Je vous en tiendrai compte sur le vu de la présente, quittancée dudit Sancho. Fait au fond de la Sierra Morena, le 26 août de la présente année.»
Très-bien, s'écria Sancho; Votre Grâce n'a plus qu'à signer.
C'est inutile, répondit don Quichotte, je me contenterai de la parapher, et cela suffirait pour trois cents ânes.
Je m'en rapporte à vous, dit Sancho; maintenant je vais seller Rossinante; préparez-vous à me donner votre bénédiction, car je veux partir à l'instant même, sans voir les extravagances que vous avez à faire; je dirai à madame Dulcinée que je vous en ai vu faire à bouche que veux-tu.
Il faut au moins, et cela est nécessaire, reprit don Quichotte, que tu me voies nu, sans autre vêtement que la peau, faire une ou deux douzaines de folies, afin que les ayant vues, tu puisses jurer en toute sûreté de conscience de 130 celles que tu croiras devoir y ajouter, et sois certain que tu n'en diras pas la moitié.
En ce cas, seigneur, dépêchez-vous, repartit Sancho; mais, pour l'amour de Dieu, que je ne voie point la peau de Votre Grâce, cela me ferait trop de chagrin, et je ne pourrais m'empêcher de pleurer. J'ai tant pleuré cette nuit mon grison, que je ne suis pas en état de recommencer. S'il faut absolument que je vous voie faire quelques-unes de ces folies, faites-les tout habillé, et des premières qui vous viendront à l'esprit; car je vous l'ai déjà dit, c'est autant de pris sur mon voyage, et je tarderai d'autant à rapporter la réponse que mérite Votre Grâce. Par ma foi, que madame Dulcinée se tienne bien et réponde comme elle le doit, car autrement je fais vœu solennel de lui tirer la réponse de l'estomac à beaux soufflets comptants et à grands coups de pied dans le ventre. Peut-on souffrir qu'un chevalier errant, fameux comme vous l'êtes, devienne fou, sans rime ni raison, pour une...? Qu'elle ne me le fasse pas dire deux fois, la bonne dame, ou bien je lâche ma langue, et je lui crache son fait à la figure. Oui-da, elle a bien rencontré son homme; je ne suis pas si facile qu'elle s'imagine; elle me connaît mal, et très-mal; si elle me connaissait, elle saurait que je ne me mouche pas du pied.
En vérité, Sancho, tu n'es guère plus sage que moi, dit don Quichotte.
Je ne suis pas aussi fou, répliqua Sancho, mais je suis plus colère. Enfin, laissons cela. Dites-moi, je vous prie, jusqu'à ce que je sois de retour de quoi vivra Votre Grâce? Ira-t-elle par les chemins dérober comme Cardenio le pain des pauvres bergers?
Ne prends de cela aucun souci, répondit don Quichotte; quand même j'aurais de tout en abondance, je suis résolu à ne me nourrir que des herbes de cette prairie et des fruits de ces arbres. Le fin de mon affaire consiste même à ne pas manger du tout, et à souffrir bien d'autres austérités.
A propos, seigneur, dit Sancho, savez-vous que j'ai grand'peur, lorsque je reviendrai, de ne point retrouver l'endroit où je vous laisse, tant il est écarté?
Remarque-le bien, reprit don Quichotte; quant à moi, je ne m'éloignerai pas d'ici, et de temps en temps je monterai sur la plus haute de ces roches, afin que tu puisses me voir ou que je t'aperçoive à ton retour. Mais, pour plus grande sûreté, tu n'as qu'à couper des branches de genêt, et à les répandre de six pas en six pas, jusqu'à ce que tu sois dans la plaine; cela te servira à me retrouver; Thésée ne fit pas autre chose, quand à l'aide d'un fil il entreprit de se guider dans le labyrinthe de Crète.
Sancho s'empressa d'obéir, et, après avoir coupé sa charge de genêts, il vint demander la bénédiction de son seigneur, prit congé de lui et monta en pleurant sur Rossinante.
Sancho, lui dit don Quichotte, je te recommande mon bon cheval; aies-en soin comme de ma propre personne.
Là-dessus, l'écuyer se mit en chemin, semant les branches de genêt comme don Quichotte le lui avait conseillé. Il n'était pas encore bien éloigné, que revenant sur ses pas: Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce avait raison quand elle voulait me rendre témoin de quelques-unes de ses folies, afin que je puisse jurer en repos de conscience que je vous en ai vu faire, sans compter que l'idée de votre pénitence n'est pas une des moindres.
Ne te l'avais-je pas dit? répondit don Quichotte. Eh bien, attends un peu; en moins d'un Credo ce sera fait.
Se mettant à tirer ses chausses, il fut bientôt en pan de chemise; puis, sans autre façon, se donnant du talon au derrière, il fit deux cabrioles et deux culbutes, les pieds en haut, la tête en bas, et mettant à découvert de telles choses, que pour ne pas les voir deux fois Sancho s'empressa de tourner bride, satisfait de pouvoir jurer que son maître était parfaitement fou.
Nous le laisserons suivre son chemin jusqu'au retour, qui ne fut pas long.
En revenant à conter ce que fit le chevalier de la Triste-Figure quand il se vit seul, l'histoire dit: A peine don Quichotte eut achevé ses sauts et ses culbutes, nu de la ceinture en bas et vêtu de la ceinture en haut, voyant Sancho parti sans en attendre la fin, qu'il gravit jusqu'à la cime d'une roche élevée, et là se mit à réfléchir sur un sujet qui maintes fois avait occupé sa pensée sans qu'il eût encore pu prendre à cet égard aucune résolution: c'était de savoir lequel serait préférable et lui conviendrait mieux d'imiter Roland dans sa démence amoureuse, ou bien Amadis dans ses folies mélancoliques; et se parlant à lui-même, il disait: Que Roland ait été aussi vaillant chevalier qu'on le prétend; qu'y a-t-il à cela de merveilleux? il était enchanté, et on ne pouvait lui ôter la vie, si ce n'est en lui enfonçant une épingle noire sous la plante du pied. Or, il avait, pour le préserver en cet endroit, six semelles de fer: et pourtant tout cela ne lui servit de rien, puisque Bernard de Carpio devina la ruse et l'étouffa entre ses bras, dans la gorge de Roncevaux. Mais laissons à part sa vaillance, et venons à sa folie; car il est certain qu'il perdit la raison, quand les arbres de la fontaine lui eurent dévoilé le fatal indice, et quand le pasteur lui eut assuré qu'Angélique avait fait deux fois la sieste avec Médor, ce jeune More à la blonde chevelure. Et certes, après que sa dame lui eut joué ce vilain tour, il n'avait pas grand mérite à devenir fou. Mais pour l'imiter dans sa folie, il faudrait avoir le même motif. Or, je jurerais bien que ma Dulcinée n'a jamais vu de More, même en peinture, et qu'elle est encore telle que sa mère l'a mise au monde: ce serait donc lui faire une injure gratuite et manifeste que de devenir fou du même genre de folie que Roland.
D'un autre côté, je vois qu'Amadis de Gaule, sans perdre la raison ni faire d'extravagances, acquit en amour autant et plus de renommée que personne. Se voyant dédaigné de sa dame Oriane, qui lui avait défendu de paraître en sa présence jusqu'à ce qu'elle le rappelât, il ne fit rien de plus, dit son histoire, que de se retirer en compagnie d'un ermite, sur la roche Pauvre, où il versa tant de larmes que le ciel le prit en pitié et lui envoya du secours au plus fort de son âpre pénitence. Et cela étant, comme cela est, pourquoi me déshabiller entièrement, pourquoi m'en prendre à ces pauvres arbres qui ne m'ont fait aucun mal, et troubler l'eau de ces ruisseaux qui doivent me désaltérer quand l'envie m'en prendra? Ainsi donc, vive Amadis! et qu'il soit imité de son mieux par don Quichotte de la Manche, duquel on dira ce qu'on a dit d'un autre: que s'il ne fit pas de grandes choses, il périt du moins pour les avoir entreprises. D'ailleurs, si je ne suis ni dédaigné, ni outragé par ma Dulcinée, ne suffit-il pas que je sois loin de sa vue? Courage, mettons la main à l'œuvre; revenez dans ma mémoire, immortelles actions d'Amadis, et faites-moi connaître par où je dois commencer. Si je m'en souviens, la prière était son passe-temps principal; eh bien, faisons de même, imitons-le en tout et pour tout, puisque je suis l'Amadis de mon siècle, comme il fut celui du sien.
Là-dessus notre chevalier prit, pour lui servir de chapelet, de grosses pommes de liége qu'il enfila et dont il se fit un rosaire. Seulement, il était contrarié de ne pas avoir sous la main un ermite pour le confesser et lui offrir des consolations; aussi passait-il le temps, soit à se promener dans la prairie, soit à tracer sur l'écorce des arbres, ou même sur le sable du chemin, une foule de vers, tous en rapport avec sa tristesse, tous à la louange de Dulcinée.
Ces vers ne réjouirent pas médiocrement ceux qui les lurent; le refrain du Toboso leur parut surtout fort plaisant, car ils pensèrent que don Quichotte, en les composant, s'était imaginé qu'on ne les comprendrait pas si après le nom de Dulcinée il négligeait d'ajouter celui du Toboso; ce qui était vrai, et ce qu'il a avoué depuis. Il écrivit encore beaucoup d'autres vers, comme on l'a dit, mais ces stances furent les seules qu'on parvint à déchiffrer.
Telle était dans sa solitude l'occupation de notre amoureux chevalier: tantôt il soupirait, tantôt il invoquait la plaintive Écho, les faunes et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, les conjurant de lui répondre et de le consoler; tantôt enfin il cherchait des herbes pour se nourrir, attendant avec impatience le retour de son écuyer. Si au lieu d'être absent trois jours, Sancho eût tardé plus longtemps, il trouvait le chevalier de la Triste-Figure tellement défiguré, que la mère qui le mit au monde aurait eu peine à le reconnaître. Mais laissons notre héros soupirer tout à son aise, pour nous occuper de Sancho et de son ambassade.
A la sortie de la montagne, l'écuyer avait pris le chemin du Toboso, et le jour suivant il atteignit l'hôtellerie où il avait eu le malheur d'être berné. A cette vue, un frisson lui parcourut tout le corps, et s'imaginant déjà voltiger par les airs, il était tenté de passer outre, quoique ce fût l'heure du dîner et qu'il n'eût rien mangé depuis longtemps. Pressé par le besoin, il avança jusqu'à la porte de la maison. Pendant qu'il délibérait avec lui-même, deux hommes en sortirent qui crurent le reconnaître, et dont l'un dit à l'autre: Seigneur licencié, n'est-ce pas là ce Sancho Panza que la gouvernante de notre voisin nous a dit avoir suivi son maître en guise d'écuyer?
C'est lui-même, reprit le curé, et voilà le cheval de don Quichotte.
C'était, en effet, le curé et le barbier de son village, les mêmes qui avaient fait le procès et l'auto-da-fé des livres de chevalerie.
Quand ils furent certains de ne pas se tromper, ils s'approchèrent; et le curé appelant Sancho par son nom, lui demanda où il avait laissé son maître. Sancho, qui les reconnut, se promit tout d'abord de taire le lieu et l'état dans lequel il l'avait quitté. Mon maître, répondit-il, est en un certain endroit occupé en une certaine affaire de grande importance, que je ne dirai pas quand il s'agirait de ma vie.
Ami Sancho, reprit le barbier, on ne se débarrasse pas de nous si aisément, et si vous ne déclarez sur-le-champ où vous avez laissé le seigneur don Quichotte, nous penserons que vous l'avez tué pour lui voler son cheval. Ainsi, dites-nous où il est, ou bien préparez-vous à venir en prison.
Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas tant de menaces: je ne suis point un homme qui tue, ni qui vole; je suis chrétien. Mon maître est au beau milieu de ces montagnes où il fait pénitence tant qu'il peut: et sur-le-champ il leur conta, sans prendre haleine, en quel état il l'avait laissé, les aventures qui leur étaient arrivées, ajoutant qu'il portait une lettre à madame Dulcinée du Toboso, la fille de Laurent Corchuelo, dont son maître était éperdument amoureux.
Le curé et le barbier restèrent tout ébahis de ce que leur contait Sancho; et bien qu'ils connussent la folie de don Quichotte, leur étonnement redoublait en apprenant que chaque jour il y ajoutait de nouvelles extravagances. Ils demandèrent à voir la lettre qu'il écrivait à madame 134 Dulcinée; Sancho répondit qu'elle était dans le livre de poche, et qu'il avait ordre de la faire copier au premier village qu'il rencontrerait. Le curé lui proposa de la transcrire lui-même; sur ce Sancho mit la main dans son sein pour en tirer le livre de poche; mais il n'avait garde de l'y trouver, car il avait oublié de le prendre, et, sans y penser, don Quichotte l'avait retenu. Quand notre écuyer vit que le livre n'était pas où il croyait l'avoir mis, il fut pris d'une sueur froide, et devint pâle comme la mort. Trois ou quatre fois il se tâta par tout le corps, fouilla ses habits, regarda cent autres fois autour de lui, mais voyant enfin que ses recherches étaient inutiles, il porta les deux mains à sa barbe, et s'en arracha la moitié; puis, tout d'un trait, il se donna sur le nez et sur les mâchoires cinq ou six coups de poing avec une telle vigueur qu'il se mit le visage tout en sang.
Le curé et le barbier, qui n'avaient pu être assez prompts pour l'arrêter, lui demandèrent pour quel motif il se traitait d'une si rude façon.
C'est parce que je viens de perdre en un instant trois ânons, dont le moindre valait une métairie, répondit Sancho.
Que dites-vous là? reprit le barbier.
J'ai perdu, repartit Sancho, le livre de poche où était la lettre pour madame Dulcinée et une lettre de change, signée de mon maître, par laquelle il mande à sa nièce de me donner trois ânons, de quatre ou cinq qu'elle a entre les mains.
Il raconta ensuite la perte de son grison, et, là-dessus, il voulut recommencer à se châtier; mais le curé le calma, en l'assurant qu'il lui ferait donner par son maître une autre lettre de change, et cette fois sur papier convenable, parce que celles qu'on écrivait sur Un livre de poche n'étaient pas dans la forme voulue.
En ce cas, répondit Sancho, je regrette peu la lettre de madame Dulcinée; d'ailleurs, je la sais par cœur, et je pourrai la faire transcrire quand il me plaira.
Eh bien, dites-nous-la, reprit le barbier, après quoi nous la transcrirons.
Sancho s'arrêta tout court; il se gratta la tête pour se rappeler les termes de la lettre, se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, regardant le ciel, puis la terre; enfin, après s'être rongé la moitié d'un ongle: Je veux mourir sur l'heure, dit-il, si le diable ne s'en mêle pas; je ne saurais me souvenir de cette chienne de lettre, sinon qu'il y avait au commencement: Haute et souterraine dame.
Vous voulez dire souveraine, et non pas souterraine? reprit le barbier.
Oui, oui, c'est cela, cria Sancho; attendez donc, il me semble qu'il y avait ensuite: le maltraité, le privé de sommeil, le blessé baise les mains de Votre Grâce, ingrate et insensible belle. Je ne sais ce qu'il disait, de santé et de maladie, qu'il lui envoyait; tant il y a qu'il discourait encore quelque peu, et puis finissait par à vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.
La fidèle mémoire de Sancho divertit beaucoup le curé et le barbier: ils lui en firent compliment, et le prièrent de recommencer la lettre trois ou quatre fois, afin de l'apprendre eux-mêmes par cœur. Sancho la répéta donc quatre autres fois, et quatre autres fois répéta quatre mille impertinences. Ensuite il se mit à conter les aventures de son maître; mais il ne souffla mot de son bernement dans l'hôtellerie. Il ajouta que s'il venait à rapporter une réponse favorable de madame Dulcinée, son maître devait se mettre en campagne pour tâcher de devenir empereur: chose d'ailleurs très-facile, tant étaient grandes la force de son bras et sa vaillance incomparable; qu'aussitôt monté sur le trône, il le marierait, lui Sancho, car alors il ne pouvait manquer d'être veuf, avec une demoiselle de l'impératrice, héritière d'un grand État en terre 135 ferme, mais sans aucune île, parce qu'il ne s'en souciait plus.
Sancho débitait tout cela avec tant d'assurance, que le curé et le barbier en étaient encore à comprendre comment la folie de don Quichotte avait pu être assez contagieuse pour brouiller en si peu de temps la cervelle de son écuyer. Ils ne cherchèrent point à le désabuser, parce qu'en cela sa conscience ne courait aucun danger, et que, tant qu'il serait plein de ces ridicules espérances, il ne songerait pas à mal faire, sans compter qu'ils étaient bien aises de se divertir à ses dépens. Le curé lui recommanda de prier Dieu pour la santé de son seigneur, ajoutant qu'avec le temps ce n'était pas une grande affaire pour lui que de devenir empereur, ou pour le moins archevêque, ou dignitaire d'un ordre équivalent.
Mais si les affaires tournaient de telle sorte que mon seigneur ne voulût plus se faire empereur, et qu'il se mît en tête de devenir archevêque, dites-moi, je vous prie, demanda Sancho, ce que les archevêques errants donnent à leurs écuyers.
Ils ont l'habitude de leur donner, répondit le curé, un office de sacristain, ou souvent même une cure qui leur procure un beau revenu, sans compter le casuel, qui ne vaut pas moins.
Mais pour cela, dit Sancho, il faudrait que l'écuyer ne fût pas marié, et qu'il sût servir la messe. S'il en est ainsi, me voilà dans de beaux draps: malheureux que je suis j'ai une femme et des enfants, et je ne sais pas la première lettre de l'A, B, C. Que deviendrai-je, bon Dieu, s'il prend fantaisie à mon maître de se faire archevêque?
Rassurez-vous, ami Sancho, reprit le barbier, nous lui parlerons, et le seigneur licencié lui ordonnera, sous peine de péché, de se faire plutôt empereur qu'archevêque; chose pour lui très-facile, car il a plus de valeur que de science.
C'est aussi ce qu'il me semble, repartit Sancho, quoiqu'à vrai dire, je ne croie pas qu'il y ait au monde rien qu'il ne sache. Pour moi, je m'en vais prier Dieu de lui envoyer ce qui lui conviendra le mieux et lui fournira le moyen de me donner de plus grandes récompenses.
Vous parlez en homme sage, dit le curé, et vous agirez en bon chrétien. Mais ce qui importe à présent, c'est de tirer votre maître de cette sauvage et inutile pénitence, qui ne lui produira aucun fruit; et pour y penser à loisir, aussi bien que pour dîner, car il en est temps, entrons dans l'hôtellerie.
Entrez, vous autres, dit Sancho; pour moi j'attendrai ici, et je vous dirai tantôt pourquoi; qu'on m'envoie seulement quelque chose à manger, de chaud bien entendu, avec de l'orge pour Rossinante.
Les deux amis entrèrent, et peu après le barbier vint lui apporter ce qu'il demandait.
Ils se concertèrent ensuite sur les moyens de faire réussir leur projet: le curé proposa un plan qui lui semblait infaillible, et tout à fait conforme au caractère de don Quichotte: J'ai pensé, dit-il au barbier, à prendre le costume de princesse, pendant que vous vous habillerez de votre mieux en écuyer. Nous irons trouver don Quichotte, et feignant d'être une grande dame affligée qui a besoin de secours, je lui demanderai de m'octroyer un don, qu'en sa qualité de chevalier errant il ne pourra me refuser: ce don sera de venir avec moi, pour me venger d'une injure que m'a faite un chevalier discourtois et félon; j'ajouterai comme grâce insigne de ne point exiger que je lève mon voile jusqu'à ce qu'il m'ait fait rendre justice. En nous y prenant de la sorte, je ne doute pas que don Quichotte ne fasse tout ce qu'on voudra: nous le tirerons ainsi du lieu où il est, nous le ramènerons chez lui, et là nous verrons à loisir s'il n'y a point quelque remède à sa folie.
D'accord sur le mérite de l'invention, tous deux se mirent à l'œuvre aussitôt. Ils empruntèrent à l'hôtesse une jupe de femme et des coiffes dont le curé s'affubla, laissant pour gage une soutane toute neuve; quant au barbier, il se fit une grande barbe avec une queue de vache dont l'hôtelier se servait pour nettoyer son peigne. L'hôtesse demanda quel était leur projet; le curé lui ayant appris en peu de mots la folie de don Quichotte, et la nécessité de ce déguisement pour le tirer de la montagne, elle devina aisément que ce fou était l'homme au baume et le maître de l'écuyer berné: aussi s'empressa-t-elle de raconter ce qui s'était passé dans sa maison, sans oublier ce que Sancho mettait tant de soins à tenir secret.
Bref, l'hôtesse accoutra le curé de la façon la plus divertissante. Elle lui fit revêtir une jupe de drap chamarrée de bandes noires d'une palme de large, et toute tailladée, comme on en portait au temps du roi Wamba. Pour coiffure, le curé se contenta d'un petit bonnet en toile piquée, qui lui servait la nuit; puis il se serra le front avec une jarretière de taffetas noir, et fit de l'autre une espèce de masque dont il se couvrit la barbe et le visage. Par-dessus le tout il enfonça son chapeau, qui pouvait lui tenir lieu de parasol; puis se couvrant de son manteau, il monta sur sa mule à la manière des femmes. Affublé de sa barbe de queue de vache, qui lui descendait jusqu'à la ceinture, le barbier enfourcha aussi sa mule, et dans cet équipage ils prirent congé de tout le monde, sans oublier la bonne Maritorne, laquelle, quoique pécheresse, promit de réciter un rosaire pour le succès d'une entreprise si chrétienne.
A peine avaient-ils fait cinquante pas, qu'il vint un scrupule au curé. Réfléchissant que c'était chose inconvenante pour un prêtre de se déguiser en femme, bien que ce fût à bonne intention, il dit au barbier: Compère, changeons de costume; mieux vaut que vous soyez la dame et moi l'écuyer, j'en profanerai moins mon caractère; et dût le diable emporter don Quichotte, je suis résolu, sans avoir fait cet échange, à ne pas aller plus avant.
Sancho arriva sur ces entrefaites, et ne put s'empêcher de rire en les voyant travestis de la sorte. Le barbier fit ce que voulait le curé, qui s'empressa d'instruire son compère de ce qu'il devait dire à notre héros pour lui faire abandonner sa pénitence. Maître Nicolas l'assura qu'il saurait bien s'acquitter de son rôle; mais il ne voulut point s'habiller pour le moment. Le curé ajusta sa grande barbe, et tous deux se remirent en route sous la conduite de Sancho, qui leur conta chemin faisant tout ce qui était arrivé à son maître et à lui avec un fou qu'ils avaient rencontré dans la montagne, sans parler toutefois de la valise et des écus d'or; car tout simple qu'il était, notre homme ne manquait pas de finesse.
Le jour suivant, on arriva à l'endroit où commençaient les branches de genêt. Sancho leur dit que c'était là l'entrée de la montagne, et qu'ils eussent à s'habiller, s'ils croyaient que leur déguisement pût être de quelque utilité; car ils lui avaient fait part de leur dessein, en lui recommandant de ne pas les découvrir. Lorsque votre maître, avaient-ils dit, demandera, comme cela est certain, si vous avez remis sa lettre à Dulcinée, donnez-lui cette assurance, mais ayez soin d'ajouter que sa dame, ne sachant ni lire ni écrire, lui ordonne de vive voix, sous peine d'encourir sa disgrâce et même sa malédiction, de se rendre sur-le-champ auprès d'elle, et que c'est son plus vif désir. Avec cette réponse que nous appuierons de notre côté, nous sommes assurés de le faire changer de résolution, et de le décider à se mettre en chemin pour devenir roi ou empereur, car alors il n'y 137 aura plus à craindre qu'il pense à se faire archevêque.
Sancho les remercia de leur bonne intention. Il sera bien, ajouta-t-il, que j'aille d'abord trouver mon maître pour lui donner la réponse de sa dame; peut-être aura-t-elle la vertu de le tirer de là, sans que vous preniez tant de peine.
L'avis fut approuvé; et après qu'ils lui eurent promis d'attendre son retour, Sancho prit le chemin de la montagne, laissant nos deux compagnons dans un étroit défilé au bord d'un petit ruisseau, où quelques arbres et de hautes roches formaient un ombrage d'autant plus agréable, qu'au mois d'août, et vers trois heures après midi, la chaleur est excessive en ces lieux.
Le curé et le barbier se reposaient paisiblement à l'ombre, quand tout à coup leurs oreilles furent frappées des accents d'une voix qui, sans être accompagnée d'aucun instrument, leur parut très-belle et très-suave. Ils ne furent pas peu surpris d'entendre chanter de la sorte dans un lieu si sauvage; car, bien qu'on ait coutume de dire qu'au milieu des champs et des forêts se rencontrent les plus belles voix du monde, personne 138 n'ignore que ce sont là plutôt des fictions que des vérités. Leur étonnement redoubla donc lorsqu'ils entendirent distinctement ces vers qui n'avaient rien de rustique:
L'heure, la solitude, le charme des vers et de la voix, tout cela réuni causait à nos deux amis un plaisir mêlé d'étonnement. Ils attendirent quelque temps; mais, n'entendant plus rien, ils se levaient pour aller à la recherche de celui qui chantait si bien, quand la même voix se fit entendre de nouveau:
Le chant fut terminé par un profond soupir.
Non moins touchés par la compassion qu'excités par la curiosité, le curé et le barbier voulurent savoir quelle était cette personne si affligée. A peine eurent-ils fait quelques pas, qu'au détour d'un rocher ils découvrirent un homme qui, en les voyant, s'arrêta tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, comme en proie à une rêverie profonde. Le curé était plein de charité; aussi se doutant, aux détails donnés par l'écuyer de don Quichotte, que c'était là Cardenio, il s'approcha de lui avec des paroles obligeantes, le priant en termes pressants de quitter un lieu si sauvage et une vie si misérable, dans laquelle il courait le risque de perdre son âme, ce qui est le plus grand de tous les malheurs. Cardenio, libre en ce moment des accès furieux dont il était souvent possédé, voyant deux hommes tout autrement vêtus que ceux qu'il avait coutume de rencontrer dans ces montagnes lui parler comme s'ils l'eussent connu, commença par les considérer avec attention et leur dit enfin: Qui que vous soyez, seigneurs, je vois bien que le ciel, dans le soin qu'il prend de secourir les bons et quelquefois les méchants, vous a envoyés vers moi, sans que j'aie mérité une telle faveur, pour me tirer de cette affreuse solitude et m'obliger de retourner parmi les hommes; mais comme vous ignorez, ce que je sais, moi, qu'en sortant du mal présent je cours risque de tomber dans un pire, vous me regardez sans doute comme un être dépourvu d'intelligence et privé de jugement. Hélas! il ne serait pas surprenant qu'il en fût ainsi, car je sens moi-même que le souvenir de mes malheurs me trouble souvent au point d'égarer ma raison, surtout quand on me rappelle ce que j'ai fait pendant ces tristes accès, et qu'on m'en donne des preuves que je ne puis récuser. Alors j'éclate en plaintes inutiles, je maudis mon étoile; et pour faire excuser ma folie, j'en raconte la cause à qui veut m'entendre. Il me semble que cela me soulage, persuadé 139 que ceux qui m'écoutent me trouvent plus malheureux que coupable, et que la compassion que je leur inspire leur fait oublier mes extravagances. Si vous venez ici avec la même intention que d'autres y sont déjà venus, je vous supplie, avant de continuer vos charitables conseils, d'écouter le récit de mes tristes aventures; peut-être, après les avoir entendues, jugerez-vous qu'avec tant de sujets de m'affliger, et ne pouvant trouver de consolations parmi les hommes, j'ai raison de m'en éloigner.
Curieux d'apprendre de sa bouche la cause de ses disgrâces, le curé et le barbier le prièrent instamment de la leur raconter, l'assurant qu'ils n'avaient d'autre dessein que de lui procurer quelque soulagement, s'il était en leur pouvoir de le faire.
Cardenio commença donc son récit presque dans les mêmes termes qu'il l'avait déjà fait à don Quichotte, récit qui s'était trouvé interrompu, à propos de la reine Madasime et de maître Élisabad, par la trop grande susceptibilité de notre héros sur le chapitre de la chevalerie; mais cette fois, il en fut autrement, et Cardenio eut tout le loisir de poursuivre jusqu'à la fin. Arrivé au billet que don Fernand avait trouvé dans un volume d'Amadis de Gaule, il dit se le rappeler et qu'il était ainsi conçu:
LUSCINDE A CARDENIO.
«Je découvre chaque jour en vous de nouveaux sujets de vous estimer; si donc vous voulez que j'acquitte ma dette, sans que ce soit aux dépens de mon honneur, il vous sera facile de réussir. J'ai un père qui vous connaît, et qui m'aime assez pour ne pas s'opposer à mes desseins quand il en reconnaîtra l'honnêteté. C'est à vous de faire voir que vous m'estimez autant que vous le dites et que je le crois.»
Ce billet, qui m'engageait à demander la main de Luscinde, donna si bonne opinion de son esprit et de sa sagesse à don Fernand, que dès lors il conçut le projet de renverser mes espérances. J'eus l'imprudence de confier à ce dangereux ami la réponse du père de Luscinde, réponse par laquelle il me disait vouloir connaître les sentiments du mien, et que ce fût lui qui fît la demande. Redoutant un refus de mon père, je n'osais lui en parler, non dans la crainte qu'il ne trouvât pas en Luscinde assez de vertu et de beauté pour faire honneur à la meilleure maison d'Espagne, mais parce que je pensais qu'il ne consentirait pas à mon mariage avant de savoir ce que le duc avait l'intention de faire pour moi. A tout cela, don Fernand me répondit qu'il se chargerait de parler à mon père, et d'obtenir de lui qu'il s'en ouvrît au père de Luscinde.
Lorsque je te découvrais avec tant d'abandon les secrets de mon cœur, cruel et déloyal ami, comment pouvais-tu songer à trahir ma confiance? Mais, hélas! à quoi sert de se plaindre? Lorsque le ciel a résolu la perte d'un homme, est-il possible de la conjurer, et toute la prudence humaine n'est-elle pas inutile? Qui aurait jamais cru que don Fernand, qui par sa naissance et son mérite pouvait prétendre aux plus grands partis du royaume, qui me témoignait tant d'amitié et m'était redevable de quelques services, nourrissait le dessein de m'enlever le seul bien qui pût faire le bonheur de ma vie, et que même je ne possédais pas encore?
Don Fernand, qui voyait dans ma présence un obstacle à ses projets, pensa à se débarrasser de moi adroitement. Le jour même où il se chargeait de parler à mon père, il fit, dans le but de m'éloigner, achat de six chevaux, et me pria d'aller demander à son frère aîné l'argent pour les payer. Je n'avais garde de redouter une trahison; je le croyais plein d'honneur, et j'étais de trop bonne foi pour soupçonner un homme que j'aimais. Aussi dès qu'il m'eut dit ce qu'il souhaitait, je lui proposai de partir à l'instant. J'allai le soir même prendre congé de Luscinde, 140 et lui confiai ce que don Fernand m'avait promis de faire pour moi; elle me répondit de revenir au plus vite, ne doutant pas que dès que mon père aurait parlé au sien, nos souhaits ne fussent accomplis. Je ne sais quel pressentiment lui vint tout à coup, mais elle fondit en larmes, et se trouva si émue qu'elle ne pouvait articuler une parole. Quant à moi je demeurai plein de tristesse, ne comprenant point la cause de sa douleur, que j'attribuais à sa tendresse et au déplaisir qu'allait lui causer mon absence. Enfin je partis l'âme remplie de crainte et d'émotion, indices trop certains du coup qui m'était réservé. Je remis la lettre de don Fernand à son frère, qui me fit mille caresses, et m'engagea à attendre huit jours, parce que don Fernand le priait de lui envoyer de l'argent à l'insu de leur père. Mais ce n'était qu'un artifice pour retarder mon départ; car le frère de Fernand ne manquait pas d'argent, et il ne tenait qu'à lui de me congédier sur l'heure. Plusieurs fois, je fus sur le point de repartir, ne pouvant vivre éloigné de Luscinde, surtout en l'état plein d'alarmes où je l'avais laissée. Je demeurai pourtant, car la crainte de contrarier mon père, et de faire une action que je ne pourrais excuser raisonnablement, l'emporta sur mon impatience.
J'étais absent depuis quatre jours, lorsque tout à coup un homme m'apporte une lettre, que je reconnais aussitôt être de Luscinde. Surpris qu'elle m'envoyât un exprès, j'ouvre la lettre en tremblant: mais avant d'y jeter les yeux, je demandai au porteur qui la lui avait remise, et combien de temps il était resté en chemin. Il me répondit qu'en passant par hasard dans la rue, vers l'heure de midi, une jeune femme toute en pleurs l'avait appelé par une fenêtre, et lui avait dit avec beaucoup de précipitation: Mon ami, si vous êtes chrétien, comme vous le paraissez, je vous supplie, au nom de Dieu, de partir sans délai et de porter cette lettre à son adresse; en reconnaissance de ce service, voilà ce que je vous donne. En même temps, ajouta-t-il, elle me jeta un mouchoir où je trouvai cent réaux avec une bague d'or et cette lettre; quand je l'eus assurée par signes que j'exécuterais fidèlement ce qu'elle m'ordonnait, sa fenêtre se referma. Me trouvant si bien payé par avance, voyant d'ailleurs que la lettre s'adressait à vous, que je connais, Dieu merci, et plus touché encore des larmes de cette belle dame que de tout le reste, je n'ai voulu m'en fier à personne, et en seize heures je viens de faire dix-huit grandes lieues. Pendant que cet homme me donnait ces détails, j'étais, comme on dit, pendu à ses lèvres, et les jambes me tremblaient si fort que j'avais peine à me soutenir. Enfin j'ouvris la lettre de Luscinde, et voici à peu près ce qu'elle contenait:
AUTRE LETTRE DE LUSCINDE A CARDENIO.
«Don Fernand s'est acquitté de la parole qu'il vous avait donnée de faire parler à mon père; mais il a fait pour lui ce qu'il avait promis de faire pour vous: il me demande lui-même en mariage, et mon père, séduit par les avantages qu'il attend de cette alliance, y a si bien consenti, que dans deux jours don Fernand doit me donner sa main, mais si secrètement, que notre mariage n'aura d'autres témoins que Dieu et quelques personnes de notre maison. Jugez de l'état où je suis par celui où vous devez être, et venez promptement si vous pouvez. La suite fera voir si je vous aime. Dieu veuille que cette lettre tombe entre vos mains, avant que je sois obligée de m'unir à un homme qui sait si mal garder la foi promise. Adieu.»
Je n'eus pas achevé de lire cette lettre, poursuivit Cardenio, que je partis, voyant trop tard la fourberie de don Fernand, qui n'avait cherché à m'éloigner que pour profiter de mon absence. L'indignation et l'amour me donnaient des ailes; j'arrivai le lendemain à la ville, juste à 141 l'heure favorable pour entretenir Luscinde. Un heureux hasard voulut que je la trouvasse à cette fenêtre basse, si longtemps témoin de nos amours. Notre entrevue eut quelque chose d'embarrassé, et Luscinde ne me témoigna pas l'empressement que j'attendais. Hélas! quelqu'un peut-il se vanter de connaître les confuses pensées d'une femme, et d'avoir jamais su pénétrer les secrets de son cœur? Cardenio, me dit-elle, tu me vois avec mes habillements de noce, car on m'attend pour achever la cérémonie; mais mon père, le traître don Fernand et les autres, seront plutôt témoins de ma mort que de mon mariage. Ne te trouble point, cher Cardenio, tâche seulement de te trouver présent à ce sacrifice; et sois certain que, si mes paroles ne peuvent l'empêcher, un poignard est là qui saura du moins me soustraire à toute violence, et qui, en m'ôtant la vie, mettra le sceau à l'amour que je t'ai voué. Faites, Madame, lui dis-je avec précipitation, faites que vos actions justifient vos paroles. Quant à moi, si mon épée ne peut vous défendre, je la tournerai contre moi-même, plutôt que de vous survivre. Je ne 142 sais si Luscinde m'entendit, car on vint la chercher en grande hâte, en disant qu'on n'attendait plus qu'elle. Je demeurai en proie à une tristesse et à un accablement que je ne saurais exprimer; ma raison était éteinte et mes yeux ne voyaient plus. Dans cet état, devenu presque insensible, je n'avais pas la force de me mouvoir, ni de trouver l'entrée de la maison de Luscinde.
Enfin, ayant repris mes sens, et comprenant combien ma présence lui était nécessaire dans une circonstance si critique, je me glissai à la faveur du bruit, et, sans avoir été aperçu, je me cachai derrière une tapisserie, dans l'embrasure d'une fenêtre, d'où je pouvais voir aisément ce qui allait se passer. Comment peindre l'émotion qui m'agitait, les pensées qui m'assaillirent, les résolutions que je formai! Je vis d'abord don Fernand entrer dans la salle, vêtu comme à l'ordinaire, accompagné seulement d'un parent de Luscinde; les autres témoins étaient des gens de la maison. Bientôt après, Luscinde sortit d'un cabinet de toilette, accompagnée de sa mère et suivie de deux femmes qui la servaient; elle était vêtue et parée comme doit l'être une personne de sa condition. Le trouble où j'étais m'empêcha de remarquer les détails de son habillement, qui me parut d'une étoffe rose et blanche, avec beaucoup de perles et de pierreries; mais rien n'égalait l'éclat de sa beauté, dont elle était bien plus parée que de tout le reste. O souvenir cruel, ennemi de mon repos, pourquoi me représentes-tu si fidèlement l'incomparable beauté de Luscinde! ne devrais-tu pas plutôt me cacher ce que je vis s'accomplir? Seigneur, pardonnez-moi ces plaintes; je n'en suis point le maître, et ma douleur est si vive que je me fais violence pour ne pas m'arrêter à chaque parole.
Après quelques instants de repos, Cardenio poursuivit de la sorte:
Quand tout le monde fut réuni dans la salle, on fit entrer un prêtre, qui, prenant par la main chacun des fiancés, demanda à Luscinde si elle recevait don Fernand pour époux. En ce moment j'avançai la tête hors de la tapisserie, et, tout troublé que j'étais, j'écoutai cependant ce que Luscinde allait dire, attendant sa réponse comme l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Hélas! qui est-ce qui m'empêcha de me montrer en ce moment? Pourquoi ne me suis-je pas écrié: Luscinde, Luscinde, tu as ma foi, et j'ai la tienne; tu ne peux te parjurer sans commettre un crime, et sans me donner la mort. Et toi, perfide don Fernand, qui oses violer toutes les lois divines et humaines pour me ravir un bien qui m'appartient, crois-tu pouvoir troubler impunément le repos de ma vie? crois-tu qu'il y ait quelque considération capable d'étouffer mon ressentiment, quand il s'agit de mon honneur et de mon amour! Malheureux! c'est à présent que je sais ce que j'aurais dû faire! Mais pourquoi te plaindre d'un ennemi dont tu pouvais te venger? Maudis, maudis plutôt ton faible cœur, et meurs comme un homme sans courage, puisque tu n'as pas su prendre une résolution, ou que tu as été assez lâche pour ne pas l'accomplir. Le prêtre attendait toujours la réponse de Luscinde, et lorsque j'espérais qu'elle allait tirer son poignard pour sortir d'embarras, ou qu'elle se dégagerait par quelque subterfuge qui me serait favorable, je l'entendis prononcer d'une voix faible: Oui, je le reçois. Fernand, ayant fait le même serment, lui donna l'anneau nuptial: et ils demeurèrent unis pour jamais. Fernand s'approcha pour embrasser son épouse, mais elle, posant la main sur son cœur, tomba évanouie entre les bras de sa mère.
Il me reste à dire ce qui se passa en moi à cette heure fatale où je voyais la fausseté des promesses de Luscinde, et où une seule parole venait de me ravir à jamais l'unique bien qui me fît aimer la vie! Je restai privé de sentiment; il me sembla que j'étais devenu l'objet de la colère du ciel, et qu'il m'abandonnait à la cruauté de ma destinée. Le trouble et la confusion 143 s'emparèrent de mon esprit. Mais bientôt la violence de la douleur étouffant en moi les soupirs et les larmes, je fus saisi d'un désespoir violent et transporté de jalousie et de vengeance. L'évanouissement de Luscinde troubla toute l'assemblée, et sa mère l'ayant délacée pour la faire respirer, on trouva dans son sein un papier cacheté, dont s'empara vivement don Fernand; mais après l'avoir lu, sans songer si sa femme avait besoin de secours, il se jeta dans un fauteuil comme un homme qui vient d'apprendre quelque chose de fâcheux. Pour moi, au milieu de la confusion, je sortis lentement sans m'inquiéter d'être aperçu, et, dans tous les cas, résolu à faire un tel éclat en châtiant le traître, qu'on apprendrait en même temps et sa perfidie et ma vengeance. Mon étoile, qui me réserve sans doute pour de plus grands malheurs, me conserva alors un reste de jugement qui m'a tout à fait manqué depuis. Je m'éloignai sans tirer vengeance de mes ennemis, qu'il m'eût été facile de surprendre, et je ne pensai qu'à tourner contre moi-même le châtiment qu'ils avaient si justement mérité.
Enfin je m'échappai de cette maison, et je me rendis chez l'homme où j'avais laissé ma mule. Je la fis seller et sortis aussitôt de la ville. Arrivé à quelque distance dans la campagne, seul alors au milieu des ténèbres, j'éclatai en malédictions contre don Fernand, comme si j'obtenais par là quelque soulagement. Je m'emportai aussi contre Luscinde, comme si elle eût pu entendre mes reproches: cent fois je l'appelai ingrate et parjure; je l'accusai de manquer de foi à l'amant qui l'avait toujours fidèlement servie, et, pour un intérêt vil et bas, de me préférer un homme qu'elle connaissait à peine. Mais, au milieu de ces emportements et de ma fureur, un reste d'amour me faisait l'excuser. Je me disais qu'élevée dans un grand respect pour son père, et naturellement douce et timide, elle n'avait peut-être cédé qu'à la contrainte; qu'en refusant, contre la volonté de ses parents, un gentilhomme si noble, si riche et si bien fait de sa personne, elle avait craint de donner une mauvaise opinion de sa conduite, et des soupçons désavantageux à sa réputation. Mais aussi, m'écriai-je, pourquoi n'avoir pas déclaré les serments qui nous liaient? Ne pouvait-elle légitimement s'excuser de recevoir la main de don Fernand? Qui l'a empêchée de se déclarer pour moi? Suis-je donc tant à dédaigner? Sans ce perfide, ses parents ne me l'auraient pas refusée. Mais hélas! je restai convaincu que peu d'amour et beaucoup d'ambition lui avaient fait oublier les promesses dont elle avait jusque-là bercé mon sincère et fidèle espoir.
Je marchai toute la nuit dans ces angoisses, et le matin je me trouvai à l'entrée de ces montagnes, où j'errai à l'aventure pendant trois jours, au bout desquels je demandai à quelques chevriers qui vinrent à moi, quel était l'endroit le plus désert. Ils m'enseignèrent celui-ci, et je m'y acheminai, résolu d'y achever ma triste vie. En arrivant au pied de ces rochers, ma mule tomba morte de fatigue et de faim: moi-même j'étais sans force, et tellement abattu que je ne pouvais plus me soutenir. Je restai ainsi je ne sais combien de temps étendu par terre, et quand je me relevai, j'étais entouré de bergers qui m'avaient sans doute secouru, quoique je ne m'en ressouvinsse pas. Ils me racontèrent qu'ils m'avaient trouvé dans un bien triste état, et disant tant d'extravagances, qu'ils crurent que j'avais perdu l'esprit. J'ai reconnu moi-même depuis lors que je n'ai pas toujours le jugement libre et sain; car je me laisse souvent aller à des folies dont je ne suis pas maître, déchirant mes habits, maudissant ma mauvaise fortune, et répétant sans cesse le nom de Luscinde, sans autre dessein que d'expirer en la nommant; puis, quand je reviens à moi, je me sens brisé de fatigue comme à la suite d'un violent effort. Je me retire d'ordinaire dans un liége creux, qui me sert de demeure. Les chevriers de ces montagnes ont pitié de moi; ils 144 déposent quelque nourriture dans les endroits où ils pensent que je pourrai la rencontrer; car, quoique j'aie presque perdu le jugement, la nature me fait sentir ses besoins, et l'instinct m'apprend à les satisfaire. Quand ces braves gens me reprochent de leur enlever quelquefois leurs provisions et de les maltraiter quoiqu'ils me donnent de bon cœur ce que je demande, j'en suis extrêmement affligé et je leur promets d'en user mieux à l'avenir.
Voilà, seigneurs, de quelle manière je passe ma misérable vie, en attendant que le ciel en dispose, ou que, touché de pitié, il me fasse perdre le souvenir de la beauté de Luscinde et de la perfidie de don Fernand. Si cela m'arrive avant que je meure, j'espère que le trouble de mon esprit se dissipera. En attendant, je prie le ciel de me regarder avec compassion, car, je le comprends, cette manière de vivre ne peut que lui déplaire et l'irriter; mais je n'ai pas le courage de prendre une bonne résolution: mes disgrâces m'accablent et surmontent mes forces; ma raison s'est si fort affaiblie, que, bien loin de n'être d'aucun secours, elle m'entretient dans ces sentiments tout contraires. Dites maintenant si vous avez jamais connu sort plus déplorable, si ma douleur n'est pas bien légitime, et si l'on peut avec plus de sujet témoigner moins d'affliction. Ne perdez donc point votre temps à me donner des conseils; ils seraient inutiles. Je ne veux pas vivre sans Luscinde; il faut que je meure, puisqu'elle m'abandonne. En me préférant don Fernand, elle a fait voir qu'elle en voulait à ma vie; eh bien, je veux la lui sacrifier, et jusqu'au dernier soupir exécuter ce qu'elle a voulu.
Cardenio s'arrêta; et comme le curé se préparait à le consoler, il en fut tout à coup empêché par des plaintes qui attirèrent leur attention. Dans le quatrième livre, nous verrons de quoi il s'agit; car cid Hamet Ben-Engeli écrit ceci: Fin du livre troisième.
Heureux, trois fois heureux fut le siècle où vint au monde l'intrépide chevalier don Quichotte de la Manche, puisqu'en lui mettant au cœur le généreux dessein de ressusciter l'ordre déjà plus qu'à demi éteint de la chevalerie errante, il est cause que, dans notre âge très-pauvre en joyeuses distractions, nous jouissons non-seulement de la délectable lecture de sa véridique histoire, mais encore des contes et épisodes qu'elle renferme, et qui n'ont pas moins de charme que l'histoire elle-même.
En reprenant le fil peigné, retors et dévidé du récit, celle-ci raconte qu'au moment où le curé se disposait à consoler de son mieux Cardenio, il en fut empêché par une voix plaintive qui s'exprimait ainsi:
O mon Dieu! serait-il possible que j'eusse enfin trouvé un lieu qui pût servir de tombeau à ce corps misérable, dont la charge m'est devenue si pesante? Que je serais heureuse de rencontrer dans la solitude de ces montagnes le repos qu'on ne trouve point parmi les hommes, afin de pouvoir me plaindre en liberté des malheurs qui m'accablent! Ciel, écoute mes plaintes, c'est à toi que je m'adresse: les hommes sont faibles et trompeurs, toi seul peux me soutenir et m'inspirer ce que je dois faire.
Ces paroles furent entendues par le curé et par ceux qui l'accompagnaient, et tous se levèrent aussitôt pour aller savoir qui se plaignait si tristement. A peine eurent-ils fait vingt pas, qu'au détour d'une roche, au pied d'un frêne, ils découvrirent un jeune homme vêtu en paysan, dont on ne pouvait voir le visage parce qu'il l'inclinait en lavant ses pieds dans un ruisseau. Ils s'étaient approchés avec tant de précaution, que le jeune garçon ne les entendit point, et ils eurent tout le loisir de remarquer qu'il avait les 145 pieds si blancs, qu'on les eût dit des morceaux de cristal mêlés aux cailloux du ruisseau. Tant de beauté les surprit dans un homme grossièrement vêtu, et, leur curiosité redoublant, ils se cachèrent derrière quelques quartiers de roche, d'où, l'observant avec soin, ils virent qu'il portait un mantelet gris brun serré par une ceinture de toile blanche, et sur la tête un petit bonnet ou montera[47] de même couleur que le mantelet. Après qu'il se fut lavé les pieds, le jeune garçon prit sous sa montera un mouchoir pour les essuyer, et alors ce mouvement laissa voir un visage si beau, que Cardenio ne put s'empêcher de dire au curé: Puisque ce n'est point Luscinde, ce ne peut être une créature humaine; c'est quelque ange du ciel.
En ce moment le jeune homme ayant ôté sa montera pour secouer sa chevelure, déroula des cheveux blonds si beaux, qu'Apollon en eût été jaloux. Ils reconnurent alors que celui qu'ils avaient pris pour un paysan était une femme délicate et des plus belles. Cardenio lui-même avoua 146 qu'après Luscinde il n'avait jamais rien vu de comparable. En démêlant les beaux cheveux dont les tresses épaisses la couvraient tout entière, à ce point que de tout son corps on n'apercevait que les pieds, la jeune fille laissa voir des bras si bien faits, et des mains si blanches qu'elles semblaient des flocons de neige, et que l'admiration et la curiosité de ceux qui l'épiaient s'en augmentant, ils se levèrent afin de la voir de plus près, et apprendre qui elle était. Au bruit qu'ils firent, la jeune fille tourna la tête, en écartant les cheveux qui lui couvraient le visage; mais à peine eut-elle aperçu ces trois hommes, que, sans songer à rassembler sa chevelure, et oubliant qu'elle avait les pieds nus, elle saisit un petit paquet de hardes, et se mit à fuir à toutes jambes. Mais ses pieds tendres et délicats ne purent supporter longtemps la dureté des cailloux, elle tomba, et ceux qu'elle fuyait étant accourus à son secours, le curé lui cria:
Arrêtez, Madame; ne craignez rien, qui que vous soyez; nous n'avons d'autre intention que de vous servir. En même temps il s'approcha d'elle et la prit par la main; la voyant étonnée et confuse, il continua de la sorte:
Vos cheveux, Madame, nous ont découvert ce que vos vêtements nous cachaient: preuves certaines qu'un motif impérieux a pu seul vous forcer à prendre un déguisement si indigne de vous, et vous conduire au fond de cette solitude où nous sommes heureux de vous rencontrer, sinon pour faire cesser vos malheurs, au moins pour vous offrir des consolations. Il n'est point de chagrins si violents que la raison et le temps ne parviennent à adoucir. Si donc vous n'avez pas renoncé à la consolation et aux conseils des humains, je vous supplie de nous apprendre le sujet de vos peines, et d'être persuadée que nous vous le demandons moins par curiosité que dans le dessein de les adoucir en les partageant.
Pendant que le curé parlait ainsi, la belle inconnue le regardait, interdite et comme frappée d'un charme, semblable en ce moment à l'ignorant villageois auquel on montre à l'improviste des choses qu'il n'a jamais vues; enfin le curé lui ayant laissé le temps de se remettre, elle laissa échapper un profond soupir et rompit le silence en ces termes:
Puisque la solitude de ces montagnes n'a pu me cacher, et que mes cheveux m'ont trahi, il serait désormais inutile de feindre avec vous, en niant une chose dont vous ne pouvez plus douter; et puisque vous désirez entendre le récit de mes malheurs, j'aurais mauvaise grâce de vous le refuser après les offres obligeantes que vous me faites. Toutefois, je crains bien de vous causer moins de plaisir que de compassion, parce que mon infortune est si grande, que vous ne trouverez ni remède pour la guérir, ni consolation pour en adoucir l'amertume. Aussi ne révélerai-je qu'avec peine des secrets que j'avais résolu d'ensevelir avec moi dans le tombeau, car je ne puis les raconter sans me couvrir de confusion; mais trouvée seule et sous des habits d'homme, dans un lieu si écarté, j'aime mieux vous les révéler que de laisser le moindre doute sur mes desseins et ma conduite.
Cette charmante fille, ayant parlé de la sorte, s'éloigna un peu pour achever de s'habiller; puis, s'étant rapprochée, elle s'assit sur l'herbe, et après s'être fait violence quelque temps pour retenir ses larmes, elle commença ainsi:
Je suis née dans une ville de l'Andalousie, dont un duc porte le nom, ce qui lui donne le titre de grand d'Espagne. Mon père, un de ses vassaux, n'est pas d'une condition très-relevée; mais il est riche, et si les biens de la nature eussent égalé chez lui ceux de la fortune, il n'aurait pu rien désirer au delà, et moi-même je serais moins à plaindre aujourd'hui; car je ne doute point que mes malheurs ne viennent de celui qu'ont mes parents de n'être point d'illustre origine. Ils ne sont pourtant pas d'une extraction si basse qu'elle doive les faire rougir: ils 147 sont laboureurs de père en fils, d'une race pure et sans mélange; ce sont de vieux chrétiens, et leur ancienneté, jointe à leurs grands biens et à leur manière de vivre, les élève beaucoup au-dessus des gens de leur profession, et les place presque au rang des plus nobles. Comme je suis leur unique enfant, ils m'ont toujours tendrement chérie; et ils se trouvaient encore plus heureux de m'avoir pour fille que de toute leur opulence. De même que j'étais maîtresse de leur cœur, je l'étais aussi de leur bien; tout passait par mes mains dans notre maison, les affaires du dehors comme celles du dedans; et comme ma circonspection et mon zèle égalaient leur confiance, nous avions vécu jusque-là heureux et en repos. Après les soins du ménage, le reste de mon temps était consacré aux occupations ordinaires des jeunes filles, telles que le travail à l'aiguille, le tambour à broder, et bien souvent le rouet; quand je quittais ces travaux, c'était pour faire quelque lecture utile, ou jouer de quelque instrument, ayant reconnu que la musique met le calme dans l'âme et repose l'esprit fatigué. Telle était la vie que je menais dans la maison paternelle. Si je vous la raconte avec ces détails, ce n'est pas par vanité, mais pour vous apprendre que ce n'est pas ma faute si je suis tombée de cette heureuse existence dans la déplorable situation où vous me voyez aujourd'hui. Pendant que ma vie se passait ainsi dans une espèce de retraite comparable à celle des couvents, ne voyant d'autres gens que ceux de notre maison, ne sortant jamais que pour aller à l'église, toujours de grand matin et en compagnie de ma mère, le bruit de ma beauté commença à se répandre, et l'amour vint me troubler dans ma solitude. Un jour à mon insu, le second fils de ce duc dont je vous ai parlé, nommé don Fernand, me vit...
A ce nom de Fernand, Cardenio changea de couleur, et laissa paraître une si grande agitation, que le curé et le barbier, qui avaient les yeux sur lui, craignirent qu'il n'entrât dans un de ces accès de fureur dont ils avaient appris qu'il était souvent atteint. Heureusement qu'il n'en fut rien: seulement il se mit à considérer fixement la belle inconnue, attachant sur elle ses regards, et cherchant à la reconnaître; mais, sans faire attention aux mouvements convulsifs de Cardenio, elle continua son récit.
Ses yeux ne m'eurent pas plutôt aperçue, comme il l'avoua depuis, qu'il ressentit cette passion violente dont il donna bientôt des preuves. Pour achever promptement l'histoire de mes malheurs, et ne point perdre de temps en détails inutiles, je passe sous silence les ruses qu'employa don Fernand pour me révéler son amour: il gagna les gens de notre maison; il fit mille offres de services à mon père, l'assurant de sa faveur en toutes choses. Chaque jour ce n'étaient que divertissements sous mes fenêtres, et la nuit s'y passait en concerts de voix et d'instruments. Il me fit remettre, par des moyens que j'ignore encore, un nombre infini de billets pleins de promesses et de tendres sentiments. Cependant tout cela ne faisait que m'irriter, bien loin de me plaire et de m'attendrir, et dès lors je regardai don Fernand comme un ennemi mortel. Ce n'est pas qu'il me parût aimable, et que je ne sentisse quelque plaisir à me voir recherchée d'un homme de cette condition; de pareils soins plaisent toujours aux femmes, et la plus farouche trouve dans son cœur un peu de complaisance pour ceux qui lui disent qu'elle est belle; mais la disproportion de fortune était trop grande pour me permettre des espérances raisonnables, et ses soins trop éclatants pour ne pas m'offenser. Les conseils de mes parents, qui avaient deviné don Fernand, achevèrent de détruire tout ce qui pouvait me flatter dans sa recherche. Un jour mon père, me voyant plus inquiète que de coutume, me déclara que le seul moyen de faire cesser ses poursuites et de mettre un obstacle insurmontable à ses prétentions, c'était de prendre un époux, que je n'avais qu'à choisir, dans la ville ou dans notre voisinage, 148 un parti à mon gré, et qu'il ferait tout ce que je pouvais attendre de son affection.
Je le remerciai de sa bonté, et répondis que n'ayant encore jamais pensé au mariage, j'allais songer à éloigner don Fernand, d'une autre manière, sans enchaîner pour cela ma liberté. Je résolus dès lors de l'éviter avec tant de soin, qu'il ne trouvât plus moyen de me parler. Une manière de vivre si réservée ne fit que l'exciter dans son mauvais dessein, je dis mauvais dessein, parce que, s'il avait été honnête, je ne serais pas dans le triste état où vous me voyez. Mais quand don Fernand apprit que mes parents cherchaient à m'établir, afin de lui ôter l'espoir de me posséder, ou que j'eusse plus de gardiens pour me défendre, il résolut d'entreprendre ce que je vais vous raconter.
Une nuit que j'étais dans ma chambre, avec la fille qui me servait, ma porte bien fermée pour être en sûreté contre la violence d'un homme que je savais capable de tout oser, il se dressa subitement devant moi. Sa vue me troubla à tel point que, perdant l'usage de mes sens, je ne pus articuler un seul mot pour appeler du secours. Profitant de ma faiblesse et de mon étonnement, don Fernand me prit entre ses bras, me parla avec tant d'artifice, et me montra tant de tendresse, que je n'osais appeler quand je m'en serais senti la force. Les soupirs du perfide donnaient du crédit à ses paroles, et ses larmes semblaient justifier son intention; j'étais jeune et sans expérience dans une matière où les plus habiles sont trompées. Ses mensonges me parurent des vérités, et touchée de ses soupirs et de ses larmes, je sentais quelques mouvements de compassion. Cependant, revenue de ma première surprise, et commençant à me reconnaître, je lui dis avec indignation:
Seigneur, si en même temps que vous m'offrez votre amitié, et que vous m'en donnez des marques si étranges, vous me permettiez de choisir entre cette amitié et le poison, estimant beaucoup plus l'honneur que la vie, je n'aurais pas de peine à sacrifier l'une à l'autre. Je suis votre vassale, et non votre esclave; et je m'estime autant, moi fille obscure d'un laboureur, que vous, gentilhomme et cavalier. Ne croyez donc pas m'éblouir par vos richesses, ni me tenter par l'éclat de vos grandeurs. C'est à mon père à disposer de ma volonté, et je ne me rendrai jamais qu'à celui qu'il m'aura choisi pour époux. Si donc, vous m'estimez comme vous le dites, abandonnez un dessein qui m'offense et ne peut jamais réussir. Pour que je jouisse paisiblement de la vie, laissez-moi l'honneur, qui en est inséparable; et puisque vous ne pouvez être mon époux, ne prétendez pas à un amour que je ne puis donner à aucun autre.
S'il ne faut que cela pour te satisfaire, répondit le déloyal cavalier, je suis trop heureux que ton amour soit à ce prix. Je t'offre ma main, charmante Dorothée (c'est le nom de l'infortunée qui vous parle), et pour témoins de mon serment je prends le ciel, à qui rien n'est caché, et cette image de la Vierge qui est devant nous.
Le nom de Dorothée fit encore une fois tressaillir Cardenio, et le confirma dans l'opinion qu'il avait eue dès le commencement du récit; mais pour ne pas l'interrompre, et savoir quelle en sera la fin, il se contenta de dire: Quoi! Madame, Dorothée est votre nom? J'ai entendu parler d'une personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair avec les vôtres. Continuez, je vous prie; bientôt je vous apprendrai des choses qui ne vous causeront pas moins d'étonnement que de pitié.
Dorothée s'arrêta pour regarder Cardenio et l'étrange dénûment où il était: Si vous savez quelque chose qui me regarde, je vous conjure, lui dit-elle, de me l'apprendre à l'instant: j'ai assez de courage pour supporter les coups que me réserve la fortune; mon malheur présent me rend insensible à ceux que je pourrais redouter encore.
Je vous aurais déjà dit ce que je pense, Madame, répondit Cardenio, si j'étais bien certain de ce que je suppose; mais jusqu'à cette heure, il ne vous importe en rien de le connaître, et il sera toujours temps de vous en instruire.
Dorothée continua en ces termes:
Après ces assurances, don Fernand me présenta la main, et m'ayant donné sa foi, il me la confirma par des paroles pressantes, et avec des serments extraordinaires; mais, avant de souffrir qu'il se liât, je le conjurai de ne point se laisser aveugler par la passion, et par un peu de beauté qui ne suffirait point à l'excuser. Ne causez pas, lui dis-je, à votre père le déplaisir et la honte de vous voir épouser une personne si fort au-dessous de votre condition; et, par emportement, ne prenez pas un parti dont vous pourriez vous repentir, et qui me rendrait malheureuse. A ces raisons, j'en ajoutai beaucoup d'autres, qui toutes furent inutiles. Don Fernand s'engagea en amant passionné qui sacrifie tout à son amour, ou plutôt en fourbe qui se soucie peu de tenir ses promesses. Le voyant si opiniâtre dans sa résolution, je pensai sérieusement à 150 la conduite que je devais tenir. Je me représentai que je n'étais pas la première que le mariage eût élevée à des grandeurs inespérées, et à qui la beauté eût tenu lieu de naissance et de mérite. L'occasion était belle, et je crus devoir profiter de la faveur que m'envoyait la fortune. Quand elle m'offre un époux qui m'assure d'un attachement éternel, pourquoi, me disais-je, m'en faire un ennemi par des mépris injustes? Je me représentai de plus que don Fernand était à ménager; que s'offrant surtout avec de si grands avantages, un refus pourrait l'irriter; et que sa passion le portant peut-être à la violence, il se croirait dégagé d'une parole que je n'aurais pas voulu recevoir, et qu'ainsi je demeurerais sans honneur et sans excuse. Toutes ces réflexions commençaient à m'ébranler; les serments de don Fernand, ses soupirs et ses larmes, les témoins sacrés qu'il invoquait; en un mot, son air, sa bonne mine, et l'amour que je croyais voir en toutes ses actions, achevèrent de me perdre. J'appelai la fille qui me servait, pour qu'elle entendît les serments de don Fernand; il prit encore une fois devant elle le ciel à témoin, appela sur sa tête toutes sortes de malédictions si jamais il violait sa promesse; il m'attendrit par de nouveaux soupirs et de nouvelles larmes; et cette fille s'étant retirée, le perfide, abusant de ma faiblesse, acheva la trahison qu'il avait méditée.
Quand le jour qui succéda à cette nuit fatale fut sur le point de paraître, don Fernand, sous prétexte de ménager ma réputation, montra beaucoup d'empressement à s'éloigner. Il me dit avec froideur de me reposer sur son honneur et sur sa foi; et pour gage, il tira un riche diamant de son doigt et le mit au mien. Il s'en fut; la servante qui l'avait introduit dans ma chambre, à ce qu'elle m'avoua depuis, lui ouvrit la porte de la rue, et je demeurai si confuse de tout ce qui venait de m'arriver, que je ne saurais dire si j'en éprouvais de la joie ou de la tristesse. J'étais tellement hors de moi, que je ne songeais pas à reprocher à cette fille sa trahison, ne pouvant encore bien juger si elle m'était nuisible ou favorable. J'avais dit à don Fernand, avant qu'il s'éloignât, que puisque j'étais à lui, il pouvait se servir de la même voie pour me revoir, jusqu'à ce qu'il trouvât à propos de déclarer l'honneur qu'il m'avait fait. Il revint la nuit suivante; mais depuis lors, je ne l'ai pas revu une seule fois, ni dans la rue, ni à l'église, pendant un mois entier que je me suis fatiguée à le chercher, quoique je susse bien qu'il était dans le voisinage et qu'il allât tous les jours à la chasse.
Cet abandon que je regardais comme le dernier des malheurs, faillit m'accabler entièrement. Ce fut alors que je compris les conséquences de l'audace de ma servante, et combien il est dangereux de se fier aux serments. J'éclatai en imprécations contre don Fernand, sans soulager ma douleur. Il fallut cependant me faire violence pour cacher mon ressentiment, dans la crainte que mon père et ma mère ne me pressassent de leur en dire le sujet. Mais bientôt il n'y eut plus moyen de feindre, et je perdis toute patience en apprenant que don Fernand s'était marié dans une ville voisine, avec une belle et noble personne appelée Luscinde.
En entendant prononcer le nom de Luscinde, vous eussiez vu Cardenio plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les lèvres, et bientôt après deux ruisseaux de larmes inonder son visage. Dorothée, cependant, ne laissa pas de continuer son récit.
A cette triste nouvelle, l'indignation et le désespoir s'emparèrent de mon esprit, et, dans le premier transport, je voulais publier partout la perfidie de don Fernand, sans m'inquiéter si en même temps je n'affichais pas ma honte. Peut-être un reste de raison calma-t-il tous ces mouvements, mais je ne les ressentis plus après le dessein que je formai sur l'heure même. Je découvris le sujet de ma douleur à un jeune berger qui servait chez mon père, et, lui ayant 151 emprunté un de ses vêtements, je le priai de m'accompagner jusqu'à la ville où je savais qu'était don Fernand. Le berger fit tout ce qu'il put pour m'en détourner; mais, voyant ma résolution inébranlable, il consentit à me suivre. Ayant donc pris un habit de femme, quelques bagues et de l'argent que je lui donnai à porter pour m'en servir au besoin, nous nous mîmes en chemin la nuit suivante, à l'insu de tout le monde. Hélas! je ne savais pas trop ce que j'allais faire; car que pouvais-je espérer en voyant le perfide, si ce n'est la triste satisfaction de lui adresser des reproches inutiles?
J'arrivai en deux jours et demi au terme de mon voyage. En entrant dans la ville je m'informai sans délai de la demeure des parents de Luscinde; le premier que j'interrogeais m'en apprit beaucoup plus que je ne voulais en savoir. Il me raconta dans tous ses détails le mariage de don Fernand et de Luscinde; il me dit qu'au milieu de la cérémonie, Luscinde était tombée évanouie en prononçant le oui fatal, et que son époux, ayant desserré sa robe pour l'aider à respirer, y avait trouvé cachée une lettre écrite de sa main, dans laquelle elle déclarait ne pouvoir être sa femme, parce qu'un gentilhomme nommé Cardenio avait déjà reçu sa foi, et qu'elle n'avait feint de consentir à ce mariage que pour ne pas désobéir à son père. Dans cette lettre, elle annonçait le dessein de se tuer; dessein que confirmait un poignard trouvé sur elle, ce qu'au reste don Fernand, furieux de se voir ainsi trompé, aurait fait lui-même, si ceux qui étaient présents ne l'en eussent empêché. Cet homme ajouta enfin qu'il avait quitté aussitôt la maison de Luscinde, laquelle n'était revenue de son évanouissement que le lendemain, déclarant de nouveau avoir depuis longtemps engagé sa foi à Cardenio. Il m'apprit aussi que ce Cardenio s'était trouvé présent au mariage, et qu'il s'était éloigné, désespéré, après avoir laissé une lettre dans laquelle, maudissant l'infidélité de sa maîtresse, il déclarait la fuir pour toujours. Cela était de notoriété publique et faisait le sujet de toutes les conversations.
Mais ce fut bien autre chose quand on apprit la fuite de Luscinde de la maison paternelle et le désespoir de ses parents, qui ne savaient ce qu'elle était devenue. Pour moi, je trouvai quelque consolation dans ce qu'on venait de m'apprendre; je me disais que le ciel n'avait sans doute renversé les injustes desseins de don Fernand que pour le faire rentrer en lui-même; et qu'enfin, puisque son mariage avec Luscinde ne s'était pas accompli, je pouvais un jour voir le mien se réaliser. Je tâchai de me persuader ce que je souhaitais, me forgeant de vaines espérances d'un bonheur à venir, pour ne pas me laisser accabler entièrement, et pour prolonger une vie qui m'est désormais insupportable.
Pendant que j'errais dans la ville, sans savoir à quoi me résoudre, j'entendis annoncer la promesse d'une grande récompense pour celui qui indiquerait ce que j'étais devenue. On me désignait par mon âge et par l'habit que je portais. J'appris en même temps qu'on accusait le berger qui était venu avec moi de m'avoir enlevée de chez mon père; ce qui me causa un déplaisir presque égal à l'infidélité de don Fernand, car je voyais ma réputation absolument perdue, et pour un sujet indigne et bas. Je sortis de la ville avec mon guide, et le même soir nous arrivâmes ici, au milieu de ces montagnes. Mais, vous le savez, un malheur en appelle un autre; et la fin d'une infortune est le commencement d'une plus grande. Je ne fus pas plus tôt dans ce lieu écarté, que le berger en qui j'avais mis toute ma confiance, tenté sans doute par l'occasion plutôt que par ma beauté, osa me parler d'amour. Voyant que je ne répondais qu'avec mépris, il résolut d'employer la violence pour accomplir son infâme dessein. Mais le ciel et mon courage ne m'abandonnèrent pas en cette circonstance. Aveuglé par ses désirs, ce misérable ne s'aperçut pas qu'il était sur le bord d'un précipice; je l'y poussai sans peine, puis 152 courant de toute ma force, je pénétrai bien avant dans ces déserts, pour dérouter les recherches. Le lendemain, je rencontrai un paysan qui me prit à son service en qualité de berger et m'emmena au milieu de ces montagnes. Je suis restée chez lui bien des mois, allant chaque jour travailler aux champs, et ayant grand soin de ne pas me laisser reconnaître; mais, malgré tout, il a fini par découvrir ce que je suis; si bien que m'ayant, à son tour, témoigné de mauvais desseins, et la fortune ne m'offrant pas les mêmes moyens de m'y soustraire, j'ai quitté sa maison il y a deux jours, et suis venue chercher un asile dans ces solitudes, pour prier le ciel en repos, et tâcher de l'émouvoir par mes soupirs et mes larmes, ou tout au moins pour finir ici ma misérable vie, et y ensevelir le secret de mes douleurs.
Telle est, seigneurs, l'histoire de mes tristes aventures; jugez maintenant si ma douleur est légitime, et si une infortunée dont les maux sont sans remède est en état de recevoir des consolations. La seule chose que je vous demande et qu'il vous sera facile de m'accorder, c'est de m'apprendre où je pourrai passer le reste de ma vie à l'abri de la recherche de mes parents: non pas que je craigne qu'ils m'aient rien retiré de leur affection, et qu'ils ne me reçoivent pas avec l'amitié qu'ils m'ont toujours témoignée; mais quand je pense qu'ils ne doivent croire à mon innocence que sur ma parole, je ne puis me résoudre à affronter leur présence.
Dorothée se tut, et la rougeur qui couvrit son beau visage, ses yeux baissés et humides, montrèrent clairement son inquiétude et tous les sentiments qui agitaient son cœur.
Ceux qui venaient d'entendre l'histoire de la jeune fille étaient charmés de son esprit et de sa grâce; et ils éprouvaient d'autant plus de compassion pour ses malheurs, qu'ils les trouvaient aussi surprenants qu'immérités. Le curé voulait lui donner des consolations et des avis, mais Cardenio le prévint.
—Quoi! madame, s'écria-t-il, vous êtes la fille unique du riche Clenardo?
Dorothée ne fut pas peu surprise d'entendre le nom de son père, en voyant la chétive apparence de celui qui parlait (on se rappelle comment était vêtu Cardenio). Qui êtes-vous, lui dit-elle, vous qui savez le nom de mon père? car si je ne me trompe, je ne l'ai pas nommé une seule fois dans le cours du récit que je viens de faire.
Je suis, répondit Cardenio, cet infortuné qui reçut la foi de Luscinde, celui qu'elle a dit être son époux, et que la trahison de don Fernand a réduit au triste état que vous voyez, abandonné à la douleur, privé de toute consolation, et, pour comble de maux, n'ayant l'usage de sa raison que pendant les courts intervalles qu'il plaît au ciel de lui laisser. C'est moi qui fut le triste témoin du mariage de don Fernand, et qui déjà, plein de trouble et de terreur, finis par m'abandonner au désespoir quand je crus que Luscinde avait prononcé le oui fatal. Sans attendre la fin de son évanouissement, éperdu, hors de moi, je quittai sa maison après avoir donné à un de mes gens une lettre avec ordre de la remettre à Luscinde, et je suis venu dans ces déserts vouer à la douleur une vie dont tous les moments étaient pour moi autant de supplices. Mais Dieu n'a pas voulu me l'ôter, me réservant sans doute pour le bonheur que j'ai de vous rencontrer ici. Consolez-vous belle Dorothée, le ciel est de notre côté; ayez confiance dans sa bonté et sa protection, et après ce qu'il a fait en votre faveur, ce serait l'offenser que de ne pas espérer un meilleur sort. Il vous rendra don Fernand, qui ne peut être à Luscinde; et il me rendra Luscinde, qui ne peut être qu'à moi. Quand mes intérêts ne seraient pas d'accord 153 avec les vôtres, ma sympathie pour vos malheurs est telle qu'il n'est rien que je ne fasse pour y mettre un terme; je jure de ne prendre aucun repos que don Fernand ne vous ait rendu justice, et même de l'y forcer au péril de ma vie, si la raison et la générosité ne l'y peuvent amener.
Dorothée était si émue, qu'elle ne savait comment remercier Cardenio; et le regardant déjà comme son protecteur, elle allait se jeter à ses pieds, mais il l'en empêcha. Le curé, prenant la parole pour tous deux, loua Cardenio de sa généreuse résolution, et consola si bien Dorothée qu'il la fit consentir à venir se remettre un peu de tant de fatigues dans sa maison, où ils aviseraient tous ensemble au moyen de retrouver don Fernand. Le barbier, qui jusque-là avait écouté en silence, s'offrit avec empressement à faire tout ce qui dépendrait de lui; il leur apprit ensuite le dessein qui les avait conduits, lui et le curé, dans ces montagnes, et l'étrange folie de don Quichotte, dont ils attendaient l'écuyer, lequel n'avait guère moins besoin de traitement que son maître. Cardenio se ressouvint alors du 154 démêlé qu'il avait eu avec notre héros, mais seulement comme d'un songe, et en le racontant il n'en put dire le sujet.
En ce moment des cris se firent entendre, et ils reconnurent la voix de Sancho, qui, ne les trouvant point à l'endroit où ils les avait laissés, les appelait à tue-tête. Tous allèrent au-devant de lui, et comme le curé lui demandait avec empressement des nouvelles de don Quichotte, Sancho répondit comment il l'avait trouvé en chemise, pâle, jaune, mourant de faim, mais soupirant toujours pour sa dame Dulcinée. Je lui ai bien dit, ajouta-t-il, qu'elle lui ordonnait de quitter ce désert pour se rendre au Toboso, où elle l'attend avec impatience; mais il m'a répondu qu'il est résolu à ne point paraître devant sa beauté, jusqu'à ce qu'il ait fait des prouesses dignes de cette faveur. En vérité, seigneurs, si cela dure plus longtemps, mon maître court grand risque de ne jamais devenir empereur, comme il s'y est engagé, ni même archevêque, ce qui est le moins qu'il puisse faire. Au nom du ciel, voyez donc promptement ce qu'il y aurait à faire pour le tirer de là.
Rassurez-vous, Sancho, dit le curé, nous l'en tirerons malgré lui; et se tournant vers Cardenio et Dorothée, il leur raconta ce qu'ils avaient imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou tout au moins pour l'obliger de retourner dans sa maison.
Dorothée, à qui ses nouvelles espérances rendaient déjà un peu de gaieté, s'offrit à remplir le rôle de la damoiselle affligée, disant qu'elle s'en acquitterait mieux que le barbier, parce qu'elle avait justement emporté un costume de grande dame; qu'au reste il n'était pas besoin de l'instruire pour représenter ce personnage, parce qu'ayant lu beaucoup de livres de chevalerie elle en connaissait le style, et savait de quelle manière les damoiselles infortunées imploraient la protection des chevaliers errants.
A la bonne heure, madame, dit le curé; il ne s'agit plus que de se mettre à l'œuvre.
Dorothée ouvrit son paquet et en tira une jupe de très-belle étoffe et un riche mantelet de brocart vert avec un tour de perles et d'autres ajustements; quand elle s'en fut parée, elle leur parut à tous si belle, qu'ils ne se lassaient pas de l'admirer, et plaignaient don Fernand d'avoir dédaigné une si charmante personne. Mais celui qui trouvait Dorothée le plus à son goût, c'était Sancho Panza; il n'avait pas assez d'yeux pour la regarder, et il était devant elle comme en extase.
Quelle est donc cette belle dame? demanda-t-il; et que vient-elle chercher au milieu de ces montagnes?
Cette belle dame, ami Sancho, répondit le curé, c'est tout simplement l'héritière en ligne directe du grand royaume de Micomicon. Elle vient prier votre maître de la venger d'une injure que lui a faite un géant déloyal; et au bruit que fait dans toute la Guinée la valeur du fameux don Quichotte, cette princesse n'a pas craint d'entreprendre ce long voyage pour venir le chercher.
Par ma foi! s'écria Sancho transporté, voilà une heureuse quête et une heureuse trouvaille, surtout si mon maître est assez chanceux pour venger cette injure et assommer ce damné géant que vient de dire Votre Grâce. Oh! certes, il l'assommera s'il le rencontre; à moins pourtant que ce soit un fantôme, car sur ces gens-là mon maître est sans pouvoir. Seigneur licencié, lui dit-il, j'ai, entre autres choses, une grâce à vous demander: pour qu'il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se faire archevêque, car c'est là toute ma crainte, conseillez-lui, je vous en conjure, de se marier promptement avec cette princesse, afin que n'étant plus en état de recevoir les ordres, il soit forcé de devenir empereur. Franchement, j'ai bien réfléchi là-dessus, et, tout compte fait, je trouve qu'il n'est pas bon pour moi qu'il soit archevêque, parce que je ne vaux rien pour être d'église, et que d'ailleurs ayant femme et enfants, il me faudrait 155 songer à prendre des dispenses, afin de toucher les revenus d'une prébende, ce qui me donnerait beaucoup trop d'embarras. Le mieux est donc que mon seigneur se marie tout de suite avec cette grande dame que je ne puis pas nommer parce que j'ignore son nom.
Elle s'appelle la princesse Micomicona, dit le curé; car son royaume étant celui de Micomicon, elle doit se nommer ainsi.
En effet, reprit Sancho: j'ai vu nombre de gens qui prennent le nom du lieu de leur naissance, comme Pedro d'Alcala, Juan d'Ubeda, Diego de Valladolid; il doit en être de même en Guinée.
Sans aucun doute, Sancho, répondit le curé, et pour ce qui est du mariage de votre maître, croyez que j'y pousserai de tout mon pouvoir.
Sancho demeura fort satisfait de la promesse du curé, et le curé encore plus étonné de la simplicité de Sancho, en voyant à quel point les contagieuses folies du maître avaient pris racine dans le cerveau du serviteur.
Pendant cet entretien, Dorothée étant montée sur la mule du curé, et le barbier ayant ajusté sa fausse barbe, tous dirent à Sancho de les conduire où se trouvait don Quichotte; lui recommandant de ne pas laisser soupçonner qu'il les connût, parce que, si le chevalier venait à s'en douter seulement, l'occasion de le faire empereur serait perdue à jamais. Cardenio ne voulut point les accompagner, dans la crainte que don Quichotte ne vînt à se rappeler le démêlé qu'ils avaient eu ensemble; et le curé, ne croyant pas sa présence nécessaire, demeura également, après avoir donné quelques instructions à Dorothée, qui le pria de s'en reposer sur elle, l'assurant qu'elle suivrait exactement ce que lui avaient appris les livres de chevalerie.
La princesse Micomicona et ses deux compagnons se mirent donc en chemin. Ils eurent à peine fait trois quarts de lieue, qu'ils découvrirent au milieu d'un groupe de roches amoncelées don Quichotte, déjà habillé, mais sans armure. Sitôt que Dorothée l'aperçut et que Sancho lui eut appris que c'était là notre héros, elle hâta son palefroi, suivi de son écuyer barbu. Aussitôt celui-ci sauta à bas de sa mule, prit entre ses bras sa maîtresse, qui ayant mis pied à terre avec beaucoup d'aisance, alla se jeter aux genoux de don Quichotte; notre héros fit tous ses efforts pour la relever, mais elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte:
Je ne me relèverai point, invincible chevalier, que votre courtoisie ne m'ait octroyé un don, lequel ne tournera pas moins à la gloire de votre magnanime personne qu'à l'avantage de la plus outragée damoiselle que jamais ait éclairée le soleil. S'il est vrai que votre valeur et la force de votre bras répondent à ce qu'en publie la renommée, vous êtes tenu, par les lois de l'honneur et par la profession que vous exercez, de secourir une infortunée qui, sur le bruit de vos exploits et à la trace de votre nom célèbre, vient des extrémités de la terre chercher un remède à ses malheurs.
Je suis bien résolu, belle et noble dame, dit don Quichotte, à ne point entendre et à ne point répondre une seule parole que vous ne vous soyez relevée.
Et moi, je ne me relèverai point d'où je suis, illustre chevalier, reprit la dolente damoiselle, que vous ne m'ayez octroyé le don que j'implore de votre courtoisie.
Je vous l'octroie, Madame, dit don Quichotte, mais à une condition: c'est qu'il ne s'y trouvera rien de contraire au service de mon roi ou de mon pays, ni aux intérêts de celle qui tient mon cœur et ma liberté enchaînés.
Ce ne sera ni au préjudice ni contre l'honneur de ceux ou de celle que vous venez de nommer, répondit Dorothée.
Comme elle allait continuer, Sancho s'approcha de son maître, et lui dit à l'oreille: Par ma foi, seigneur, vous pouvez bien accorder à cette dame ce qu'elle vous demande; en vérité, ce n'est qu'une bagatelle: il s'agit tout simplement 156 d'assommer un géant, et celle qui vous en prie est la princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon, en Éthiopie.
Qu'elle soit ce qu'il plaira à Dieu, répondit don Quichotte; je ferai ce que me dicteront ma conscience et les lois de ma profession. Puis se tournant vers Dorothée: Que Votre Beauté veuille bien se lever, Madame, lui dit-il, je vous octroie le don qu'il vous plaira de me demander.
Eh bien, chevalier sans pareil, reprit Dorothée, le don que j'implore de votre valeureuse personne, c'est qu'elle me suive sans retard où il me plaira de la mener, et qu'elle me promette de ne s'engager dans aucune autre aventure jusqu'à ce qu'elle m'ait vengé d'un traître qui, contre toutes les lois divines et humaines, a usurpé mon royaume.
Ce don, très-haute dame, je répète que je vous l'octroie, répondit don Quichotte; désormais prenez courage et chassez la tristesse qui vous accable: j'espère, avec l'aide de Dieu et la force de mon bras, vous rétablir avant peu dans la possession de vos États, en dépit de tous ceux qui prétendraient s'y opposer. Or, mettons promptement la main à l'œuvre; les bonnes actions ne doivent jamais être différées, et c'est dans le retardement qu'est le péril.
Dorothée fit tous ses efforts pour baiser les mains de don Quichotte, qui ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever, l'embrassa respectueusement, après quoi il dit à Sancho de bien sangler Rossinante et de lui donner ses armes. L'écuyer détacha d'un arbre l'armure de son maître, qui y était suspendue comme un trophée. Quand notre héros l'eut endossée: Maintenant, dit-il, allons, avec l'aide de Dieu, porter secours à cette grande princesse, et employons la valeur et la force que le ciel nous a données, à la faire triompher de ses ennemis.
Le barbier, qui, pendant cette cérémonie, était resté à genoux, faisait tous ses efforts pour ne pas éclater de rire ni laisser tomber sa barbe, dans la crainte de tout gâter; quand il vit le don octroyé et avec quel empressement notre héros se disposait à partir, il se releva, et, prenant la princesse d'une main tandis que don Quichotte la prenait de l'autre, tous deux la mirent sur sa mule. Le chevalier enfourcha Rossinante, le barbier sa monture, et ils se mirent en chemin.
Le pauvre Sancho les suivait à pied, et la fatigue qu'il en éprouvait lui rappelait à chaque pas la perte de son grison. Il prenait toutefois son mal en patience, voyant son maître en chemin de se faire empereur; car il ne doutait point qu'il ne se mariât avec cette princesse, et qu'il ne devînt bientôt souverain de Micomicon. Une seule chose troublait le plaisir qu'il ressentait, c'était de penser que ce royaume étant dans le pays des nègres, les gens que son maître lui donnerait à gouverner seraient Mores; mais il trouva sur-le-champ remède à cet inconvénient. Eh! qu'importe, se disait-il, que mes vassaux soient Mores? Je les ferai charrier en Espagne, où je les vendrai fort bien, et j'en tirerai du bon argent comptant, dont je pourrai acheter quelque office, afin de vivre sans souci le reste de mes jours. Me croit-on donc si maladroit, que je ne sache tirer parti des choses? faut-il tant de philosophie pour vendre vingt ou trente mille esclaves? Oh! par ma foi, je saurai bien en venir à bout; et je les rendrai blancs ou tout au moins jaunes, seraient-ils plus noirs que le diable. Plein de ces agréables pensées, Sancho cheminait si content, qu'il en oubliait le désagrément d'aller à pied.
Toute cette étrange scène, le curé et Cardenio la regardaient depuis longtemps à travers les broussailles, fort en peine de savoir comment ils pourraient se réunir au reste de la troupe; mais le curé, grand trameur d'expédients, en trouva un tout à point: avec des ciseaux qu'il portait dans un étui, il coupa la barbe à Cardenio, et lui fit prendre sa soutane et son manteau noir, se réservant seulement le 157 pourpoint et les chausses. Sous ce nouveau costume, Cardenio était si changé, qu'il ne se serait pas reconnu lui-même. Cela fait, ils gagnèrent le grand chemin, où ils arrivèrent encore avant notre chevalier et sa suite, tant les mules avaient de peine à marcher dans ces sentiers difficiles. Dès que le curé aperçut venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il courut à lui les bras ouverts, et le regardant fixement comme un homme qu'on cherche à reconnaître, il s'écria: Qu'il soit le bien venu, le bien trouvé, mon cher compatriote don Quichotte de la Manche, fleur de la galanterie, rempart des affligés, quintessence des chevaliers errants. En parlant ainsi, il tenait embrassée la jambe gauche de notre héros, qui, tout stupéfait d'une rencontre si imprévue, voulut mettre pied à terre quand il l'eut enfin reconnu; mais le curé l'en empêcha.
Il n'est pas convenable, lui disait don Quichotte, que je sois à cheval pendant que Votre Révérence est à pied.
Je n'y consentirai jamais, reprit le curé; que Votre Grâce reste à cheval, où elle a fait tant de merveilles! c'est assez pour moi de prendre la croupe d'une de ces mules, si ces gentilshommes veulent bien le permettre; et j'aime mieux être en votre compagnie de cette façon, que de me voir monté sur le célèbre cheval Pégase, ou sur la jument sauvage de ce fameux More Muzarrache, qui aujourd'hui encore est enchanté dans la caverne de Zulema, auprès de la grande ville de Compluto.
Vous avez raison, seigneur licencié, dit don Quichotte, et je ne m'en étais pas avisé. J'espère que madame la princesse voudra bien, pour l'amour de moi, ordonner à son écuyer de vous donner la selle de sa mule, et de se 158 contenter de la croupe, si tant est que la bête soit accoutumée à porter double fardeau.
Assurément, répondit Dorothée, et mon écuyer n'attendra pas mes ordres pour cela; il a trop de courtoisie pour souffrir que le seigneur licencié aille à pied.
Assurément, dit le barbier; et sautant à bas de sa mule, il présenta la selle au curé, qui l'accepta sans se faire prier.
Par malheur la mule était de louage, c'est-à-dire quinteuse et mutine. Quand le barbier voulut monter en croupe, elle leva brusquement le train de derrière, et, détachant quatre ou cinq ruades, elle donna une telle secousse à notre homme, qu'il roula par terre fort rudement; et comme dans cette chute la barbe de maître Nicolas vint à se détacher, il ne trouva rien de mieux à faire que de porter vivement les deux mains à son visage, en criant de toutes ses forces que la maudite bête lui avait cassé la mâchoire.
En apercevant ce gros paquet de poils sans chair ni sang répandu: Quel miracle! s'écria don Quichotte, la mule vient de lui enlever la barbe du menton comme aurait fait un revers d'épée!
Le curé, voyant son invention en grand danger d'être découverte, se hâta de ramasser la barbe; et courant à maître Nicolas, qui continuait à pousser des cris, il lui prit la tête, et l'appuyant contre sa poitrine, il lui rajusta la barbe en un clin d'oeil, en marmottant quelques paroles qu'il dit être un charme propre à faire reprendre les barbes, comme on l'allait voir; en effet, il s'éloigna, et l'écuyer parut aussi barbu qu'auparavant. Don Quichotte, tout émerveillé de la guérison, pria le curé de lui enseigner le charme quand il en aurait le loisir, ne doutant point que sa vertu ne s'étendît beaucoup plus loin, puisqu'il était impossible que les barbes fussent enlevées de la sorte sans que la chair fût emportée du même coup, et que cependant il n'y paraissait plus. Le désordre ainsi réparé, on convint que le curé monterait seul sur la mule jusqu'à ce qu'on fût arrivé à l'hôtellerie, distante encore de deux lieues.
Le chevalier de la Triste-Figure, la princesse Micomicona et le curé étant donc à cheval, tandis que Cardenio, le barbier et Sancho les suivaient à pied, don Quichotte dit à la princesse: Que Votre Grandeur nous conduise maintenant où il lui plaira, nous la suivrons jusqu'au bout du monde.
Le curé, prenant la parole avant qu'elle eût ouvert la bouche: Madame, lui dit-il, vers quel royaume Votre Grâce veut-elle diriger ses pas? N'est-ce pas vers celui de Micomicon?
Dorothée comprit très-bien ce qu'il fallait répondre: C'est justement là, reprit-elle aussitôt.
En ce cas, Madame, dit le curé, il nous faudra passer au beau milieu de mon village; vous prendrez ensuite la route de Carthagène; là vous pourrez vous embarquer; et si vous avez un bon vent, en un peu moins de neuf années vous serez rendus aux Palus-Méotides, d'où il n'y a pas plus de cent journées de marche jusqu'au royaume de Votre Altesse.
Votre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit Dorothée; j'en suis partie il n'y a pas deux ans, sans avoir jamais eu le vent bien favorable, et cependant depuis quelque temps déjà je suis en Espagne, où je n'ai pas plus tôt eu mis le pied, que le nom du fameux don Quichotte est venu frapper mon oreille; et j'en ai entendu raconter des choses si grandes, si merveilleuses, que quand même ce n'eût pas été ma première pensée, j'aurais pris soudain la résolution de confier mes intérêts à la valeur de son bras invincible.
Assez, assez, madame, s'écria don Quichotte, mettez, je vous en supplie, un terme à vos louanges: je suis ennemi de la flatterie, et quoique vous me rendiez peut-être justice, je ne saurais entendre sans rougir un discours si obligeant et des louanges si excessives. Tout ce 159 que je puis dire, c'est que, vaillant ou non, je suis prêt à verser pour votre service jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et le temps vous le prouvera. Maintenant trouvez bon que j'apprenne du seigneur licencié ce qui l'amène seul ici, à pied, et vêtu tellement à la légère, que je ne sais que penser.
Pour vous satisfaire en peu de mots, seigneur don Quichotte, répondit le curé, il faut que vous sachiez que maître Nicolas et moi nous allions à Séville pour y toucher de l'argent qu'un de mes parents m'envoie des Indes, et la somme n'est pas si peu considérable qu'elle n'atteigne pour le moins six mille écus. En passant près d'ici, nous avons été attaqués par des voleurs, qui nous ont tout enlevé, même la barbe, si bien que maître Nicolas est contraint d'en porter une postiche. Ils ont aussi laissé nu comme la main ce jeune homme que vous voyez (il montrait Cardenio). Mais le plus curieux de l'affaire, c'est que ces brigands sont des forçats à qui un vaillant chevalier a, dit-on, donné la clef des champs, malgré la résistance de leurs gardiens. Il faut, en vérité, que ce chevalier soit un bien grand fou, ou qu'il ne vaille guère mieux que les scélérats qu'il a mis en liberté, puisqu'il ne se fait aucun scrupule de livrer les brebis à la fureur des loups; puisqu'il viole le respect dû au roi et à la justice, et se fait le protecteur des ennemis de la sûreté publique; puisqu'il prive les galères de ceux qui les font mouvoir, et remet sur le pied la Sainte-Hermandad, qui se reposait depuis longues années; puisque, enfin, il expose légèrement sa liberté et sa vie, et renonce avec impiété au salut de son âme.
Sancho avait conté l'histoire des forçats au curé, qui parlait ainsi pour voir ce que dirait don Quichotte, lequel changeait de couleur à chaque parole, et n'osait s'avouer le libérateur de ces misérables.
Voilà, ajouta le curé, les honnêtes gens qui nous ont mis dans cet état: que Dieu leur pardonne, et à celui qui a empêché qu'ils ne reçussent le juste châtiment de leurs crimes.
Le curé n'avait pas fini de parler que Sancho s'écria: Savez-vous, seigneur licencié, qui a fait ce bel exploit? eh bien, c'est mon maître! Et pourtant je n'avais cessé de lui dire de prendre garde à ce qu'il allait faire, et de lui répéter que c'était péché de rendre libres des coquins qu'on envoyait aux galères en punition de leurs méfaits.
Traître, repartit don Quichotte; est-ce aux chevaliers errants à s'enquérir si les malheureux et les opprimés qu'ils rencontrent sur leur chemin sont ainsi traités pour leurs fautes, ou si on leur fait injustice? Ils ne doivent considérer que leur misère, sans s'informer de leurs actions. Je rencontre une troupe de pauvres diables, enfilés comme les grains d'un chapelet, et je fais, pour les secourir, ce que m'ordonne le serment de la noble profession que j'exerce. Qu'a-t-on à dire à cela? Quiconque le trouve mauvais, n'a qu'à me le témoigner, et à tout autre qu'au seigneur licencié, dont j'honore et respecte le caractère, je ferai voir qu'il ne sait pas un mot de la chevalerie errante; et je suis prêt à le lui prouver l'épée à la main, à pied et à cheval, ou de toute autre manière.
En disant cela, notre héros s'affermit sur ses étriers, et enfonça son morion; car depuis le jour où les forçats l'avaient si fort maltraité, l'armet de Mambrin était resté pendu à l'arçon de sa selle.
Dorothée ne manquait pas de malice; connaissant la folie de don Quichotte, et sachant d'ailleurs que tout le monde s'en moquait, hormis Sancho Panza, elle voulut prendre sa part du divertissement:
Seigneur chevalier, lui dit-elle, que Votre Grâce se souvienne du serment qu'elle a fait de n'entreprendre aucune aventure, si pressante qu'elle puisse être, avant de m'avoir rétablie dans mes États. Calmez-vous, je vous prie, et croyez que si le seigneur licencié eût pu se douter un seul instant que les forçats devaient leur délivrance à votre bras invincible, il se serait mille fois coupé la langue plutôt que de rien dire qui vous déplût.
Je prends Dieu à témoin, ajouta le curé, que j'aurais préféré m'arracher la moustache poil à poil.
Il suffit, madame, reprit don Quichotte; je réprimerai ma juste colère, et je jure de nouveau de ne rien entreprendre que je n'aie réalisé la promesse que vous avez reçue de moi. En attendant, veuillez nous apprendre l'histoire de vos malheurs, si toutefois vous n'avez pas de secrètes raisons pour les cacher: car enfin, il faut que je sache de qui je dois vous venger, et de quel nombre d'ennemis j'aurai à tirer pour vous une éclatante et complète satisfaction.
Volontiers, répondit Dorothée; mais je crains bien de vous ennuyer par ce triste récit.
Non, non, madame, repartit don Quichotte.
En ce cas, dit Dorothée, que Vos Grâces me prêtent attention.
Aussitôt, Cardenio et le barbier s'approchèrent pour entendre ce qu'elle allait raconter; Sancho, non moins abusé que son maître sur le compte de la princesse, s'approcha aussi; Dorothée s'affermit sur sa mule pour parler plus commodément; puis après avoir toussé et pris les précautions d'un orateur au début, elle commença de la sorte:
Seigneur, vous saurez d'abord que je m'appelle... Elle s'arrêta quelques instants, parce qu'elle ne se ressouvenait plus du nom que lui avait donné le curé; celui-ci, qui vit son embarras, vint à son aide et lui dit: Il n'est pas surprenant, madame, que Votre Grandeur hésite en commençant le récit de ses malheurs; c'est l'effet ordinaire des longues disgrâces de troubler la mémoire, et celles de la princesse Micomicona ne doivent pas être médiocres, puisqu'elle a traversé tant de terres et de mers pour y chercher remède.
J'avoue, reprit Dorothée, qu'il s'est tout à coup présenté à ma mémoire des souvenirs si cruels, que je n'ai plus su ce que je disais; mais me voilà remise, et j'espère maintenant mener à bon port ma véridique histoire.
Je vous dirai donc, seigneurs, que je suis l'héritière légitime du grand royaume de Micomicon. Le roi, mon père, qui se nommait Tinacrio le Sage, était très-versé dans la science qu'on appelle magie; cette science lui fit découvrir que ma mère, la reine Xaramilla, devait mourir la première, et que lui-même la suivant de près au tombeau, je resterais orpheline. Cela, toutefois, affligeait moins mon père que la triste certitude où il était que le souverain d'une grande île située sur les confins de mon royaume, effroyable géant appelé Pandafilando de la Vue Sombre, ainsi surnommé parce qu'il regarde toujours de travers comme s'il était louche, ce qu'il ne fait que par malice et pour effrayer tout le monde; que cet effroyable géant, dis-je, me sachant orpheline, devait un jour à la tête d'une armée formidable envahir mes États et m'en dépouiller entièrement, sans me laisser un seul village où je pusse trouver asile; mais que je pourrais éviter cette disgrâce en consentant à l'épouser. Aussi mon père, qui savait bien que jamais je ne pourrais m'y résoudre, me conseilla, lorsque je verrais Pandafilando prêt à envahir ma frontière, de ne point essayer de me défendre, parce que ce serait ma perte, mais, au contraire, de lui abandonner mon royaume, afin de sauver ma vie et empêcher la ruine de mes loyaux et fidèles sujets; et il ajouta qu'en choisissant quelques-uns d'entre eux pour m'accompagner, je devais passer incontinent en Espagne, où j'étais certaine de trouver un protecteur dans la personne d'un fameux chevalier errant, 161 connu par toute la terre pour sa force et son courage, et qui se nommait, si je m'en souviens bien, don Chicot, ou don Gigot...
Don Quichotte, madame, s'écria Sancho; don Quichotte, autrement appelé le chevalier de la Triste-Figure.
C'est cela, dit Dorothée. Mon père ajouta que mon protecteur devait être de haute stature, maigre de visage, sec de corps, et, de plus, avoir sous l'épaule gauche, ou près de là, un signe de couleur brune, tout couvert de poil en manière de soie de sanglier.
Approche ici, mon fils Sancho, dit notre héros à son écuyer; aide-moi à me déshabiller promptement, que je sache si je suis le chevalier qu'annonce la prophétie de ce sage roi.
Que voulez-vous faire, seigneur? demanda Dorothée.
Je veux savoir, madame, répondit don Quichotte, si j'ai sur moi ce signe dont votre père a fait mention.
Il ne faut point vous déshabiller pour cela, reprit Sancho; je sais que Votre Grâce a justement au milieu du dos un signe tout semblable, et l'on assure que c'est une preuve de force.
Il suffit, dit Dorothée; entre amis on n'y regarde pas de si près, et peu importe que le signe soit à droite ou à gauche, puisque après tout c'est la même chair. Je le vois bien, mon père a touché juste en tout ce qu'il a dit; quant à moi, j'ai encore mieux rencontré, en m'adressant au seigneur don Quichotte, dont la taille et le visage sont si conformes à la prophétie paternelle, et dont la renommée est si grande, non-seulement en Espagne, mais encore dans toute la Manche, qu'à peine débarquée à Ossuna, j'ai entendu faire un tel récit de ses prouesses, 162 qu'aussitôt mon cœur m'a dit que c'était bien le chevalier que je cherchais.
Mais comment peut-il se faire, madame, observa don Quichotte, que vous ayez débarqué à Ossuna où il n'y a point de port?
La princesse, répondit le curé, a voulu dire qu'après avoir débarqué à Malaga, le premier endroit où elle apprit de vos nouvelles fut Ossuna.
C'est ainsi que je l'entendais, seigneur, dit Dorothée.
Maintenant, reprit le curé, Votre Altesse peut poursuivre quand il lui plaira.
Je n'ai rien à dire de plus, continua Dorothée, si ce n'est que ç'a été pour moi une si haute fortune de rencontrer le seigneur don Quichotte, que je me regarde comme déjà rétablie sur le trône de mes pères, puisqu'il a eu l'extrême courtoisie de m'accorder sa protection, et de s'engager à me suivre partout où il me plaira de le mener; et certes ce sera contre le traître Pandafilando, dont il me vengera, je l'espère, en lui arrachant, avec la vie, le royaume dont il m'a si injustement dépouillée. J'oubliais de vous dire que le roi mon père m'a laissé un écrit en caractères grecs ou arabes, que je ne connais point, mais par lequel il m'ordonne de consentir à épouser le chevalier mon libérateur, si, après m'avoir rétablie dans mes États, il me demande en mariage, et de le mettre sur-le-champ en possession de mon royaume et de ma personne.
Hé bien, que t'en semble, ami Sancho? dit don Quichotte; vois-tu ce qui se passe? Ne te l'avais-je pas dit? Avons-nous des royaumes à notre disposition, et des filles de roi à épouser?
Par ma foi, il y a assez longtemps que nous les cherchons, reprit Sancho, et nargue du bâtard qui après avoir ouvert le gosier à ce Grand-fil-en-dos, n'épouserait pas incontinent madame la princesse! Peste! elle est assez jolie pour cela, et je voudrais que toutes les puces de mon lit lui ressemblassent! Là-dessus, se donnant du talon au derrière, le crédule écuyer fit deux sauts en l'air en signe de grande allégresse; puis s'allant mettre à genoux devant Dorothée, il lui demanda sa main à baiser afin de lui prouver que désormais il la regardait comme sa légitime souveraine.
Il eût fallu être aussi peu sage que le maître et le valet pour ne pas rire de la folie de l'un et de la simplicité de l'autre. Dorothée donna à Sancho sa main à baiser, lui promettant de le faire grand seigneur dès qu'elle serait rétablie dans ses États, et Sancho l'en remercia par un compliment si extravagant, que chacun se mit à rire de plus belle.
Voilà, reprit Dorothée, la fidèle histoire de mes malheurs; je n'ai rien à y ajouter, si ce n'est que de tous ceux de mes sujets qui m'ont accompagnée il ne m'est resté que ce bon écuyer barbu, les autres ayant péri dans une grande tempête en vue du port; ce fidèle compagnon et moi, nous avons seuls échappé par un de ces miracles qui font croire que le ciel nous réserve pour quelque grande aventure.
Elle est toute trouvée, madame, dit don Quichotte: je confirme le don que je vous ai octroyé; et je jure encore une fois de vous suivre jusqu'au bout du monde, et de ne prendre aucun repos que je n'aie rencontré votre cruel ennemi, dont je prétends, avec le secours du ciel et par la force de mon bras, trancher la tête superbe, fût-il aussi vaillant que le dieu Mars. Mais après vous avoir remise en possession de votre royaume, je vous laisserai la libre disposition de votre personne, car tant que mon cœur et ma volonté seront assujettis aux lois de celle... Je m'arrête en songeant qu'il m'est impossible de penser à me marier, fût-ce avec le phénix.
Sancho se trouva si choqué des dernières paroles de son maître, qu'il s'écria plein de courroux: Je jure Dieu et je jure diable, seigneur don Quichotte, que Votre Grâce n'a pas le sens commun! comment se peut-il que vous hésitiez à épouser une si grande princesse que celle-là? 163 Croyez-vous donc que de semblables fortunes viendront se présenter à tout bout de champ? Est-ce que par hasard madame Dulcinée vous semblerait plus belle? Par ma foi, il s'en faut de plus de moitié qu'elle soit digne de lui dénouer les cordons de ses souliers! C'est bien par ce chemin-là que j'attraperai le comté que vous m'avez promis tant de fois, et que j'attends encore. Mariez-vous! mariez-vous! prenez-moi ce royaume qui vous tombe dans la main; puis quand vous serez roi, faites-moi marquis ou gouverneur, et que Satan emporte le reste.
En entendant de tels blasphèmes contre sa Dulcinée, don Quichotte, sans dire gare, leva sa lance, et en déchargea sur les reins de l'indiscret écuyer deux coups tels, qu'il le jeta par terre, et sans Dorothée, qui lui criait de s'arrêter, il l'aurait tué sur la place. Quand il se fut un peu calmé: Pensez-vous, rustre mal appris, lui dit-il, que notre unique occupation à tous deux soit, vous de faire toujours des sottises et moi de vous les pardonner sans cesse? N'y comptez pas, misérable excommunié, car tu dois l'être pour avoir osé mal parler de la sans pareille Dulcinée. Ignorez-vous, vaurien, maraud, bélître, que sans la valeur qu'elle prête à mon bras, je suis incapable de venir à bout d'un enfant? Dites-moi un peu, langue de vipère, qui a conquis ce royaume, qui a coupé la tête à ce géant, qui vous a fait marquis ou gouverneur, car je tiens tout cela pour accompli, si ce n'est Dulcinée elle-même, qui s'est servie de mon bras pour exécuter ces grandes choses? Sachez que c'est elle qui combat en moi et qui remporte toutes mes victoires, comme moi je vis et je respire en elle! Il faut que vous soyez bien ingrat! A l'instant même où l'on vous tire de la poussière pour vous élever au rang des plus grands seigneurs, vous ne craignez pas de dire du mal de ceux qui vous comblent d'honneurs et de richesses.
Tout maltraité qu'il était, Sancho entendait fort bien ce que disait son maître; mais pour y répondre il voulait être en lieu de sûreté. Se levant de son mieux, il alla d'abord se réfugier derrière le palefroi de Dorothée et de là apostrophant don Quichotte: Or çà, seigneur, lui dit-il, si Votre Grâce est très-décidée à ne point épouser madame la princesse, son royaume ne sera pas à votre disposition; eh bien, cela étant, quelle récompense aurez-vous à me donner? Voilà ce dont je me plains. Mariez-vous avec cette reine, pendant que vous l'avez là comme tombée du ciel; ce sera toujours autant de pris, après quoi vous pourrez retourner à votre Dulcinée; car il me semble qu'il doit s'être trouvé dans le monde des rois qui, outre leur femme, ont eu des maîtresses. Quant à leur beauté, je ne m'en mêle pas; à vrai dire, cependant, je les trouve fort belles l'une et l'autre, quoique je n'aie jamais vu madame Dulcinée.
Comment, traître, tu ne l'as jamais vue! reprit don Quichotte; ne viens-tu pas de m'apporter un message de sa part?
Je veux dire que je ne l'ai pas assez vue pour remarquer toute sa beauté, repartit Sancho; mais en bloc je l'ai trouvée fort belle.
Je te pardonne, reprit don Quichotte; pardonne-moi aussi le déplaisir que je t'ai causé; l'homme n'est pas toujours maître de son premier mouvement.
Je le sens bien, repartit Sancho; et l'envie de parler est en moi un premier mouvement auquel je ne puis résister: il faut toujours que je dise au moins une fois ce qui me vient sur le bout de la langue.
D'accord, dit don Quichotte; mais prends garde à l'avenir de quelle manière tu parleras; tant va la cruche à l'eau..... Je ne t'en dis pas davantage.....
Dieu est dans le ciel qui voit les tricheries, répliqua Sancho; eh bien, il jugera qui de nous deux l'offense le plus, ou moi en parlant tout de travers, ou Votre Seigneurie en n'agissant pas mieux.
C'est assez, dit Dorothée; Sancho, allez baiser 164 la main de votre seigneur, demandez-lui pardon, et soyez plus circonspect à l'avenir. Surtout ne parlez jamais mal de cette dame du Toboso, que je ne connais point, mais que je serais heureuse de servir, puisque le grand don Quichotte la vénère: ayez confiance en Dieu, et vous ne manquerez point de récompense.
Sancho s'en alla tête baissée demander la main à son maître, qui la lui donna avec beaucoup de gravité; après quoi, don Quichotte le prenant à part lui dit de le suivre, parce qu'il avait des questions de haute importance à lui adresser.
Tous deux prirent les devants; et quand ils furent assez éloignés: Ami Sancho, dit don Quichotte, depuis ton retour, je n'ai pas trouvé occasion de t'entretenir touchant ton ambassade; mais à présent que nous sommes seuls, dis-moi exactement ce qui s'est passé, et raconte-moi toutes les particularités que j'ai besoin de savoir.
Que Votre Grâce demande ce qu'il lui plaira, répondit Sancho, tout sortira de ma bouche comme cela est entré par mon oreille; seulement, à l'avenir ne soyez pas si vindicatif.
Pourquoi dis-tu cela? demanda don Quichotte.
Je dis cela, répondit Sancho, parce que ces coups de bâton de tout à l'heure me viennent de la querelle que vous m'avez faite à propos des forçats, et non de ce que j'ai dit contre madame Dulcinée, que j'honore et révère comme une relique, encore qu'elle ne serait pas bonne à en faire, mais parce que c'est un bien qui est à Votre Grâce.
Laisse là ton discours, il me chagrine, repartit don Quichotte; je t'ai pardonné tout à l'heure, mais tu connais le proverbe: A péché nouveau, nouvelle pénitence.
Comme ils en étaient là, ils virent venir à eux, assis sur un âne, un homme qu'ils prirent d'abord pour un Bohémien. Sancho, qui depuis la perte de son grison n'en apercevait pas un seul que le cœur ne lui bondît, n'eut pas plus tôt aperçu celui qui le montait, qu'il reconnut Ginez de Passamont, comme c'était lui en effet. Le drôle avait pris le costume des Bohémiens, dont il possédait parfaitement la langue, et pour vendre l'âne il l'avait aussi déguisé. Mais bon sang ne peut mentir, et du même coup Sancho reconnut la monture et le cavalier, à qui il cria: Ah! voleur de Ginésille, rends-moi mon bien, rends-moi mon lit de repos; rends-moi mon âne, tout mon plaisir et toute ma joie; décampe, brigand; rends-moi ce qui m'appartient.
Peu de paroles suffisent à qui comprend à demi-mot; dès le premier, Ginez sauta à terre et disparut en un clin d'œil. Sancho courut à son âne, et l'embrassant avec tendresse: Comment t'es-tu porté, mon fils, lui dit-il, mon cher compagnon, mon fidèle ami? et il le baisait, le choyait comme quelqu'un qu'on aime tendrement. A cela l'âne ne répondait rien, et se laissait caresser sans bouger. Toute la compagnie étant survenue, chacun félicita Sancho d'avoir retrouvé son grison; et don Quichotte, pour récompenser un si bon naturel, confirma la promesse qu'il avait faite de lui donner trois ânons.
Pendant que notre chevalier et son écuyer s'étaient écartés pour s'entretenir, le curé complimentait Dorothée: Madame, lui dit-il, l'histoire que vous avez composée est vraiment fort ingénieuse; j'admire avec quelle facilité vous avez employé les termes de chevalerie, et combien vous avez su dire de choses en peu de paroles.
J'ai assez feuilleté les romans pour en connaître le style, répondit Dorothée; mais la géographie m'est moins familière, et j'ai été dire assez mal à propos que j'avais débarqué à Ossuna.
Cela n'a rien gâté, madame, répliqua le curé, et le petit correctif que j'y ai apporté a tout remis en place. Mais n'admirez-vous pas la crédulité de ce pauvre gentilhomme, qui accueille si facilement 165 tous ces mensonges, par cela seulement qu'ils ressemblent aux extravagances des romans de chevalerie?
Je crois, dit Cardenio, qu'on ne saurait forger de fables si déraisonnables et si éloignées de la vérité, qu'il n'y ajoutât foi.
Ce qu'il y a de plus étonnant, continua le curé, c'est qu'à part le chapitre de la chevalerie, il n'y a point de sujet sur lequel il ne montre un jugement sain et un goût délicat; en sorte que, pourvu qu'on ne touche point à la corde sensible, il n'y a personne qui ne le juge homme d'esprit fin et de droite raison.
Tandis que Dorothée et le curé s'entretenaient de la sorte, don Quichotte reprenait la conversation interrompue par Ginez. Ami Sancho, faisons la paix, lui dit-il, jetons au vent le souvenir de nos querelles, et raconte-moi maintenant sans garder dépit ni rancune, où, quand et comment tu as trouvé Dulcinée. Que faisait-elle? que lui as-tu dit? que t'a-t-elle répondu? quelle 166 mine fit-elle à la lecture de ma lettre? qui te l'avait transcrite? enfin raconte-moi tout, sans rien retrancher ni rien ajouter dans le dessein de m'être agréable; car il m'importe de savoir exactement ce qui s'est passé.
Seigneur, répondit Sancho, s'il faut dire la vérité, personne ne m'a transcrit de lettre, car je n'en ai point emporté.
En effet, dit don Quichotte, deux jours après ton départ je trouvai le livre de poche, ce qui me mit fort en peine; j'avais toujours cru que tu reviendrais le chercher.
Je l'aurais fait aussi, si je n'eusse pas su la lettre par cœur, reprit Sancho; mais l'ayant apprise pendant que vous me la lisiez, je la répétai mot pour mot à un sacristain qui me la transcrivit, et il la trouva si bonne, qu'il jura n'en avoir jamais rencontré de semblable en toute sa vie, bien qu'il eût vu force billets d'enterrement.
La sais-tu encore? dit don Quichotte.
Non, seigneur, répondit Sancho; quand une fois je la vis écrite, je me mis à l'oublier, si quelque chose m'en est resté dans la mémoire, c'est le commencement, la souterraine, je veux dire la souveraine dame, et la fin, à vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure; entre tout cela j'avais mis plus de trois cents âmes, beaux yeux et m'amours.
Tout va bien jusqu'ici, dit don Quichotte; poursuivons. Que faisait cet astre de beauté quand tu parus en sa présence? A coup sûr tu l'auras trouvé enfilant un collier de perles, ou brodant quelque riche écharpe pour le chevalier son esclave?
Je l'ai trouvé vannant deux setiers de blé dans sa basse-cour, répondit Sancho.
Hé bien, dit don Quichotte, sois assuré que, touché par ses belles mains, chaque grain de blé se convertissait en diamant; et si tu y as fait attention, ce blé devait être du pur froment, bien lourd et bien brun?
Ce n'était que du seigle blond, répondit Sancho.
Vanné par ses mains, ce seigle aura fait le plus beau et le meilleur pain du monde! dit don Quichotte;... mais passons outre. Quand tu lui rendis ma lettre, elle dut certainement la couvrir de baisers et témoigner une grande joie? Que fit-elle, enfin?
Quand je lui présentai votre lettre, répondit Sancho, son van était plein, et elle le remuait de la bonne façon, si bien qu'elle me dit: Ami, mettez cette lettre sur ce sac, je ne puis la lire que je n'aie achevé de vanner tout ce qui est là.
Charmante discrétion, dit don Quichotte; sans doute elle voulait être seule pour lire ma lettre et la savourer à loisir. Pendant qu'elle dépêchait sa besogne, quelles questions te faisait-elle? Que lui répondis-tu? Achève, ne me cache rien, et satisfais mon impatience.
Elle ne me demanda rien reprit Sancho; mais moi, je lui appris de quelle manière je vous avais laissé dans ces montagnes, faisant pénitence à son service, nu de la ceinture en bas comme un vrai sauvage, dormant sur la terre, ne mangeant pain sur nappe, ne vous peignant jamais la barbe, pleurant comme un veau, et maudissant votre fortune.
Tu as mal fait de dire que je maudissais ma fortune, dit don Quichotte, parce qu'au contraire je la bénis, et je la bénirai tous les jours de ma vie, pour m'avoir rendu digne d'aimer une aussi grande dame que Dulcinée du Toboso.
Oh! par ma foi, elle est très-grande, repartit Sancho: elle a au moins un demi-pied de plus que moi.
Hé quoi! demanda don Quichotte, t'es-tu donc mesuré avec elle, pour en parler ainsi?
Je me suis mesuré avec elle en lui aidant à mettre un sac de blé sur son âne, répondit Sancho: nous nous trouvâmes alors si près l'un de l'autre, que je vis bien qu'elle était plus haute que moi de toute la tête.
N'est-il pas vrai, dit don Quichotte, que cette 167 noble taille est accompagnée d'un million de grâces, tant de l'esprit que du corps? Au moins tu conviendras d'une chose: en approchant d'elle, tu dus sentir une merveilleuse odeur, un agréable composé des plus excellents parfums, un je ne sais quoi qu'on ne saurait exprimer, une vapeur délicieuse, une exhalaison qui t'embaumait, comme si tu avais été dans la boutique du plus élégant parfumeur?
Tout ce que je puis vous dire, répondit Sancho, c'est que je sentis une certaine odeur qui approchait de celle du bouc; mais sans doute elle avait chaud, car elle suait à grosses gouttes.
Tu te trompes, dit don Quichotte: c'est que tu étais enrhumé du cerveau ou que tu sentais toi-même. Je sais, Dieu merci, ce que doit sentir cette rose épanouie, ce lis des champs, cet ambre dissous.
A cela je n'ai rien à répondre, repartit Sancho; bien souvent il sort de moi l'odeur que je sentais; mais en ce moment je me figurai qu'elle sortait de la Seigneurie de madame Dulcinée: au reste, il n'y a là rien d'étonnant; un diable ressemble à l'autre.
Eh bien, maintenant qu'elle a fini de cribler son froment, et qu'elle l'a envoyé au moulin, que fit-elle en lisant ma lettre? demanda don Quichotte.
Votre lettre, elle ne la lut point, répondit Sancho, ne sachant, m'a-t-elle dit, ni lire ni écrire; au contraire, elle la déchira en mille morceaux, ajoutant que personne ne devait connaître ses secrets; qu'il suffisait de ce que je lui avais raconté de vive voix, touchant l'amour que vous lui portez, et la pénitence que vous faisiez à son intention. Finalement, elle me commanda de dire à Votre Grâce qu'elle lui baise bien les deux mains, et qu'elle a plus d'envie de vous voir que de vous écrire; qu'ainsi elle vous supplie et vous ordonne humblement, aussitôt la présente reçue, de sortir de ces rochers sans faire plus de folies, et de prendre sur-le-champ le chemin du Toboso, à moins qu'une affaire plus importante ne vous en empêche, car elle brûle de vous revoir. Elle faillit mourir de rire quand je lui contai que vous aviez pris le surnom de chevalier de la Triste-Figure. Je lui demandai si le Biscaïen était venu la trouver; elle me répondit que oui, et m'assura que c'était un fort galant homme. Quant aux forçats, elle me dit n'en avoir encore vu aucun.
Maintenant, dis-moi, continua don Quichotte, quand tu pris congé d'elle, quel bijou te remit-on de sa part pour les bonnes nouvelles que tu lui portais de son chevalier? car entre les chevaliers errants et leurs dames, il est d'usage de donner quelque riche bague aux écuyers en récompense de leurs messages.
J'en approuve fort la coutume, répondit Sancho; mais cela sans doute ne se pratiquait qu'au temps passé: à présent on se contente de leur donner un morceau de pain et de fromage; voilà du moins tout ce que madame Dulcinée m'a jeté par-dessus le mur de la basse-cour, quand je m'en allai; à telles enseignes que c'était du fromage de brebis.
Oh! elle est extrêmement libérale, reprit don Quichotte; et si elle ne t'a pas fait don de quelque diamant, c'est qu'elle n'en avait pas sur elle en ce moment; mais je la verrai, et tout s'arrangera. Sais-tu, Sancho, ce qui m'étonne? c'est qu'il semble, en vérité, que tu aies voyagé par les airs; à peine as-tu mis trois jours pour aller et revenir d'ici au Toboso, et pourtant il y a trente bonnes lieues; aussi cela me fait penser que le sage enchanteur qui prend soin de mes affaires et qui est mon ami, car je dois en avoir un, sous peine de ne pas être un véritable chevalier errant, t'aura aidé dans ta course, sans que tu t'en sois aperçu. En effet, il y a de ces enchanteurs qui prennent tout endormi dans son lit un chevalier, lequel, sans qu'il s'en doute, se trouve le lendemain à deux ou trois mille lieues de l'endroit où il était la veille; et c'est là ce qui explique comment les chevaliers peuvent se porter secours les uns aux autres, comme 168 ils le font à toute heure. Ainsi, l'un d'eux est dans les montagnes d'Arménie, à combattre quelque andriague, ou n'importe quel monstre qui le met en danger de perdre la vie; eh bien, au moment où il y pense le moins, il voit arriver sur un nuage, ou dans un char de feu, un de ses amis qu'il croyait en Angleterre, et qui vient le tirer du péril où il allait succomber; puis le soir, ce même chevalier se retrouve chez lui frais et dispos, assis à table et soupant fort à son aise, comme s'il revenait de la promenade. Tout cela, ami Sancho, se fait par la science et l'adresse de ces sages enchanteurs qui veillent sur nous. Ne t'étonne donc plus d'avoir mis si peu de temps dans ton voyage; tu auras sans doute été mené de la sorte.
Je le croirais volontiers, répondit Sancho, car Rossinante détalait comme l'âne d'un Bohême; on eut dit qu'il avait du vif-argent par tout le corps[48].
Du vif-argent! repartit don Quichotte; c'était plutôt une légion de ces démons qui nous font cheminer tant qu'ils veulent, sans ressentir eux-mêmes la moindre fatigue. Mais revenons à nos affaires. Dis-moi, Sancho, que faut-il que je fasse, touchant l'ordre que me donne Dulcinée d'aller la trouver? car, quoique je sois obligé de lui obéir ponctuellement, et que ce soit mon plus vif désir, j'ai des engagements avec la princesse; les lois de la chevalerie m'ordonnent de tenir ma parole et de préférer le devoir à mon plaisir. D'une part, j'éprouve un ardent désir de revoir ma dame, de l'autre, ma parole engagée et la gloire me retiennent; cela réuni m'embarrasse extrêmement. Mais je crois avoir trouvé le moyen de tout concilier: sans perdre de temps, je vais me mettre à la recherche de ce géant; en arrivant, je lui coupe la tête, je rétablis la princesse sur son trône et lui rends ses États; cela fait, je repars à l'instant, et reviens trouver cet astre qui illumine mes sens et à qui je donnerai des excuses si légitimes, qu'elle me saura gré de mon retardement, voyant qu'il tourne au profit de sa gloire et de sa renommée, car toute celle que j'ai déjà acquise, toute celle que j'acquiers chaque jour, et que j'acquerrai à l'avenir, me vient de l'honneur insigne que j'ai d'être son esclave.
Aïe! aïe! c'est toujours la même note, reprit Sancho. Comment, seigneur, vous voudriez faire tout ce chemin-là pour rien, et laisser perdre l'occasion d'un mariage qui vous apporte un royaume; mais un royaume qui, à ce que j'ai entendu dire, a plus de vingt mille lieues de tour, qui regorge de toutes les choses nécessaires à la vie, et qui est à lui tout seul plus grand que la Castille et le Portugal réunis! En vérité, vous devriez mourir de honte des choses que vous dites. Croyez-moi, épousez la princesse au premier village où il y aura un curé; sinon voici le seigneur licencié qui en fera l'office à merveille. Je suis déjà assez vieux pour donner des conseils, et celui que je vous donne, un autre le prendrait sans se faire prier. Votre Grâce ignore-t-elle que passereau dans la main vaut mieux que grue qui vole; et que lorsqu'on vous présente l'anneau, il faut tendre le doigt?
Je vois bien, Sancho, reprit don Quichotte, que si tu me conseilles si fort de me marier, c'est pour que je sois bientôt roi afin de te donner les récompenses que je t'ai promises. Mais apprends que sans cela j'ai un sûr moyen de te satisfaire; c'est de mettre dans mes conditions, avant d'entrer au combat, que si j'en sors vainqueur, on me donnera une partie du royaume, pour en disposer comme il me plaira; et quand j'en serai maître, à qui penses-tu que j'en fasse don, si ce n'est à toi?
A la bonne heure, répondit Sancho; mais surtout que Votre Grâce n'oublie pas de choisir le côté qui avoisine la mer, afin que si le pays ne me plaît pas, je puisse embarquer mes vassaux nègres, et en faire ce que je me disais tantôt. 169 Ainsi, pour l'heure, laissez là madame Dulcinée, afin de courir assommer ce géant, et achevons promptement cette affaire; je ne saurais m'ôter de la tête qu'elle sera honorable et de grand profit.
Je te promets, Sancho, de suivre ton conseil, dit don Quichotte, et de ne pas chercher à revoir Dulcinée avant d'avoir rétabli la princesse dans ses États. En attendant, ne parle pas de la conversation que nous venons d'avoir ensemble, car Dulcinée est si réservée qu'elle n'aime pas qu'on sache ses secrets, et il serait peu convenable que ce fût moi qui les eusse découverts.
S'il en est ainsi, reprit Sancho, à quoi pense Votre Grâce en lui envoyant tous ceux qu'elle a vaincus? n'est-ce pas leur déclarer que vous êtes son amoureux, et est-ce bien garder le secret pour vous et pour elle, que de forcer les gens d'aller se jeter à ses genoux?
Que tu es simple! dit don Quichotte; ne vois-tu pas que tout cela tourne à sa gloire? ne sais-tu pas qu'en matière de chevalerie, il est grandement avantageux à une dame de tenir sous sa loi plusieurs chevaliers errants, sans que pour 170 cela ils prétendent à d'autres récompenses de leurs services que l'honneur de les lui offrir, et qu'elle daigne les avouer pour ses chevaliers?
C'est de cette façon, disent les prédicateurs, qu'il faut aimer Dieu, reprit Sancho, pour lui seulement, et sans y être poussé par l'espérance du paradis ou par la crainte de l'enfer; quant à moi, je serais content de l'aimer n'importe pour quelle raison.
Diable soit du vilain, dit don Quichotte; il a parfois des reparties surprenantes, et on croirait vraiment qu'il a étudié à l'université de Salamanque.
Eh bien, je ne connais pas seulement l'A, B, C, répondit Sancho.
Ils en étaient là quand maître Nicolas leur cria d'attendre un peu, parce que la princesse voulait se rafraîchir à une source qui se trouvait sur le bord du chemin. Don Quichotte s'arrêta, au grand contentement de Sancho, qui, las de tant mentir, craignait enfin d'être pris sur le fait; car, bien qu'il sût que Dulcinée était fille d'un laboureur du Toboso, il ne l'avait vue de sa vie. On mit donc pied à terre auprès de la fontaine, et on fit un léger repas avec ce que le curé avait apporté de l'hôtellerie.
Sur ces entrefaites, un jeune garçon vint à passer sur le chemin. Il s'arrêta d'abord pour regarder ces gens qui mangeaient, et après les avoir considérés avec attention, il accourut auprès de notre chevalier et embrassant ses genoux en pleurant: Hélas! seigneur, lui dit-il, ne me reconnaissez-vous pas? ne vous souvient-il plus de cet André que vous trouvâtes attaché à un chêne?
Don Quichotte le reconnut sur ces paroles, et le prenant par la main, il le présenta à la compagnie en disant: Seigneurs, afin que Vos Grâces voient de quelle importance et de quelle utilité sont les chevaliers errants, et comment ils portent remède aux désordres qui ont lieu dans le monde, il faut que vous sachiez qu'il y a quelque temps, passant auprès d'un bois, j'entendis des cris et des gémissements. J'y courus aussitôt pour satisfaire à mon inclination naturelle et au devoir de ma profession. Je trouvai ce garçon dans un état déplorable, et je suis ravi que lui-même puisse en rendre témoignage. Il était attaché à un chêne, nu de la ceinture en haut, tandis qu'un brutal et vigoureux paysan le déchirait à grands coups d'étrivières. Je demandai à cet homme pourquoi il le traitait avec tant de cruauté; le rustre me répondit que c'était son valet, et qu'il le châtiait pour des négligences qui sentaient, disait-il, encore plus le larron que le paresseux. C'est parce que je réclame mes gages, criait le jeune garçon. Son maître voulut me donner quelques excuses, dont je ne fus pas satisfait. Bref, j'ordonnai au paysan de le détacher, en lui faisant promettre d'emmener le pauvre diable, et de le payer jusqu'au dernier maravédis. Cela n'est-il pas vrai, André, mon ami? Te souviens-tu avec quelle autorité je gourmandai ton maître, et avec quelle humilité il me promit d'accomplir ce que je lui ordonnais? Réponds sans te troubler, afin que ces seigneurs sachent de quelle utilité est dans ce monde la chevalerie errante.
Tout ce qu'a dit Votre Seigneurie est vrai, répondit André; mais l'affaire alla tout au rebours de ce que vous pensez.
Comment! répliqua don Quichotte, ton maître ne t'a-t-il pas payé sur l'heure?
Non-seulement il ne m'a pas payé, répondit André, mais dès que vous eûtes traversé le bois et que nous fûmes seuls, il me rattacha au même chêne, et me donna un si grand nombre de coups que je ressemblais à un chat écorché. Il les assaisonna même de tant de railleries en parlant de Votre Grâce, que j'aurais ri de bon cœur, si ç'avait été un autre que moi qui eût reçu les coups. Enfin il me mit dans un tel état, que depuis je suis resté à l'hôpital, où j'ai eu bien de la peine à me rétablir. Ainsi, c'est à vous que je dois tout cela, seigneur chevalier errant: car si, au lieu de fourrer votre nez où vous n'aviez que 171 faire, vous eussiez passé votre chemin, j'en aurais été quitte pour une douzaine de coups, et mon maître m'eût payé ce qu'il me devait. Mais vous allâtes lui dire tant d'injures qu'il en devint furieux, et que, ne pouvant se venger sur vous, c'est sur moi que le nuage a crevé; aussi je crains bien de ne devenir homme de ma vie.
Tout le mal est que je m'éloignai trop vite, dit don Quichotte: je n'aurais point dû partir qu'il ne t'eût payé entièrement; car les paysans ne sont guère sujets à tenir parole, à moins qu'ils n'y trouvent leur compte. Mais tu dois te rappeler, mon bon André, que je fis serment, s'il manquait à te satisfaire, que je saurais le retrouver, fût-il caché dans les entrailles de la terre.
C'est vrai, reprit André; mais à quoi cela sert-il?
Tu verras tout à l'heure si cela sert à quelque chose, repartit don Quichotte; et se levant brusquement, il ordonna à Sancho de seller Rossinante qui, pendant que la compagnie dînait, paissait de son côté.
Dorothée demanda à don Quichotte ce qu'il prétendait faire: Partir à l'instant, dit-il, pour aller châtier ce vilain, et lui faire payer jusqu'au dernier maravédis ce qu'il doit à ce pauvre garçon, en dépit de tous les vilains qui voudraient s'y opposer.
Seigneur, reprit Dorothée, après la promesse que m'a faite Votre Grâce, vous ne pouvez entreprendre aucune aventure que vous n'ayez achevé la mienne; suspendez votre courroux, je vous prie, jusqu'à ce que vous m'ayez rétabli dans mes États.
Cela est juste, madame, répondit don Quichotte, et il faut de toute nécessité qu'André prenne patience; encore une fois je jure de ne prendre aucun repos avant que je ne l'aie vengé et qu'il ne soit entièrement satisfait.
Je me fie à vos serments, comme ils le méritent, dit André, mais j'aimerais mieux avoir de quoi me rendre à Séville, que toutes ces vengeances que vous me promettez. Seigneur, continua-t-il, faites-moi donner un morceau de pain avec quelques réaux pour mon voyage, et que Dieu vous conserve, ainsi que tous les chevaliers errants du monde. Puissent-ils être aussi chanceux pour eux qu'ils l'ont été pour moi.
Sancho tira de son bissac un quartier de pain et un morceau de fromage, et le donnant à André: Tenez, frère, lui dit-il, il est juste que chacun ait sa part de votre mésaventure.
Et quelle part en avez-vous? repartit André.
Ce pain et ce fromage que je vous donne, répondit Sancho, Dieu sait s'ils ne me feront pas faute; car, apprenez-le, mon ami, nous autres écuyers de chevaliers errants, nous sommes toujours à la veille de mourir de faim et de soif, sans compter beaucoup d'autres désagréments qui se sentent mieux qu'ils ne se disent.
André prit le pain et le fromage; et voyant que personne ne se disposait à lui donner autre chose, il baissa la tête et tourna le dos à la compagnie. Mais avant de partir, s'adressant à don Quichotte: Pour l'amour de Dieu, seigneur chevalier, lui dit-il, une autre fois ne vous mêlez point de me secourir; et quand même vous me verriez mettre en pièces, laissez-moi avec ma mauvaise fortune; elle ne saurait être pire que celle que m'attirerait Votre Seigneurie, que Dieu confonde ainsi que tous les chevaliers errants qui pourront venir d'ici au jugement dernier.
Don Quichotte se levait pour châtier André; mais le drôle se mit à détaler si lestement, qu'il eût été difficile de le rejoindre, et pour n'avoir pas la honte de tenter une chose inutile, force fut à notre chevalier de rester sur place; mais il était tellement courroucé que, dans la crainte de l'irriter davantage, personne n'osa rire, bien que tous en eussent grande envie.
Le repas terminé on remit la selle aux montures; et sans qu'il survînt aucun événement digne d'être raconté, toute la troupe arriva le lendemain à cette hôtellerie, la terreur de Sancho Panza. L'hôtelier, sa femme, sa fille et Maritorne, qui reconnurent de loin don Quichotte et son écuyer, s'avancèrent à leur rencontre avec de joyeuses démonstrations. Notre héros les reçut d'un air grave, et leur dit de lui préparer un meilleur lit que la première fois; l'hôtesse répondit que, pourvu qu'il payât mieux, il aurait une couche de prince. Sur sa promesse, on lui dressa un lit dans le même galetas qu'il avait déjà occupé, et il alla se coucher aussitôt, car il n'avait pas le corps en meilleur état que l'esprit.
Dès que l'hôtesse eut fermé la porte, elle courut au barbier, et lui sautant au visage: Par ma foi, dit-elle, vous ne vous ferez pas plus longtemps une barbe avec ma queue de vache, il est bien temps qu'elle me revienne; depuis qu'elle vous sert de barbe, mon mari ne sait plus où accrocher son peigne. L'hôtesse avait beau faire, maître Nicolas ne voulait pas lâcher prise; mais le curé lui fit observer que son déguisement était inutile, et qu'il pouvait se montrer sous sa forme ordinaire. Vous direz à don Quichotte, ajouta-t-il, qu'après avoir été dépouillé par les forçats, vous êtes venu vous réfugier ici; et s'il demande où est l'écuyer de la princesse, vous répondrez que par son ordre il a pris les devants pour aller annoncer à ses sujets qu'elle arrive accompagnée de leur commun libérateur. Là-dessus, le barbier rendit sa barbe d'emprunt, ainsi que les autres hardes qu'on lui avait prêtées.
Tous les gens de l'hôtellerie ne furent pas moins émerveillés de la beauté de Dorothée que de la bonne mine de Cardenio. Le curé fit préparer à manger; et stimulé par l'espoir d'être bien payé, l'hôtelier leur servit un assez bon repas. Pendant ce temps, don Quichotte continuait à dormir, et tout le monde fut d'avis de ne point l'éveiller, la table lui étant à cette heure beaucoup moins nécessaire que le lit. Le repas fini, on s'entretint devant l'hôtelier, sa femme, sa fille et Maritorne, de l'étrange folie de don Quichotte, et de l'état où on l'avait trouvé faisant pénitence dans la montagne. L'hôtesse profita de la circonstance pour raconter l'aventure de notre héros avec le muletier; et comme Sancho était absent pour le moment, elle y ajouta celle du bernement, ce qui divertit fort l'auditoire.
Comme le curé accusait de tout cela les livres de chevalerie: Je n'y comprends rien, dit l'hôtelier; car, sur ma foi, je ne connais pas de plus agréable lecture au monde. Au milieu d'un tas de paperasses, j'ai là-haut deux ou trois de ces ouvrages qui m'ont souvent réjoui le cœur, ainsi qu'à bien d'autres. Quand vient le temps de la moisson, quantité de moissonneurs se rassemblent ici les jours de fête: l'un d'entre eux prend un de ces livres, on s'assoit en demi-cercle, et alors nous restons tous à écouter le lecteur avec tant de plaisir, que cela nous ôte des milliers de cheveux blancs. Quant à moi, lorsque j'entends raconter ces grands coups d'épée, il me prend envie de courir les aventures, et je passerais les jours et les nuits à en écouter le récit.
Moi aussi, dit l'hôtesse, et je n'ai de bons moments que ceux-là; en pareil cas, on est si occupé à prêter l'oreille, qu'on oublie tout, même de gronder les gens.
C'est vrai, ajouta Maritorne, j'ai de même un grand plaisir à entendre ces jolies histoires, surtout quand il est question de dames qui se promènent sous des orangers, au bras de leurs chevaliers, pendant que leurs duègnes font le guet en enrageant; cela doit être doux comme miel.
Et vous, que vous en semble? dit le curé en s'adressant à la fille de l'hôtesse.
Seigneur, je ne sais, répondit la jeune fille; mais j'écoute comme les autres. Seulement, ces grands coups d'épée qui plaisent tant à mon père m'intéressent bien moins que les lamentations poussées par ces chevaliers quand ils sont loin de leurs dames, et souvent ils me font pleurer de compassion.
Ainsi donc, vous ne laisseriez pas ces chevaliers se lamenter de la sorte? reprit Dorothée.
Je ne sais ce que je ferais, répondit la jeune fille; mais je trouve ces dames bien cruelles, et je dis que leurs chevaliers ont raison de les appeler panthères, tigresses, et de leur donner mille autres vilains noms. En vérité, il faut être de marbre pour laisser ainsi mourir, ou tout au moins devenir fou, un honnête homme, plutôt que de le regarder. Je ne comprends rien à toutes ces façons-là. Si c'est par sagesse, eh bien, pourquoi ces dames n'épousent-elles pas ces chevaliers, puisqu'ils ne demandent pas mieux?
Taisez-vous, repartit l'hôtesse; il paraît que 174 vous en savez long là-dessus; il ne convient pas à une petite fille de tant babiller.
On m'interroge, il faut bien que je réponde, répliqua la jeune fille.
En voilà assez sur ce sujet, reprit le curé. Montrez-moi un peu ces livres, dit-il en se tournant vers l'hôtelier; je serais bien aise de les voir.
Très-volontiers, répondit celui-ci; et bientôt après il rentra portant une vieille malle fermée d'un cadenas, d'où il tira trois gros volumes et quelques manuscrits.
Le curé prit les livres, et le premier qu'il ouvrit fut don Girongilio de Thrace; le second, don Félix-Mars d'Hircanie; et le dernier, l'histoire du fameux capitaine Gonzalve de Cordoue, avec la Vie de don Diego Garcia de Paredès. Après avoir vu le titre des deux premiers ouvrages, le curé se tourna vers le barbier en lui disant: Compère, il manque ici la nièce et la gouvernante de notre ami.
Nous n'en avons pas besoin, répondit le barbier; je saurai aussi bien qu'elles les jeter par la fenêtre; et, sans aller plus loin, il y a bon feu dans la cheminée.
Comment! s'écria l'hôtelier, vous parlez de brûler mes livres?
Seulement ces deux-ci, répondit le curé, don Girongilio de Thrace et Félix-Mars d'Hircanie.
Est-ce que mes livres sont hérétiques ou flegmatiques, pour les jeter au feu? dit l'hôtelier.
Vous voulez dire schismatiques? reprit le curé en souriant.
Comme il vous plaira, repartit l'hôtelier; mais si vous avez tant d'envie d'en brûler quelques-uns, je vous livre de bon cœur le grand capitaine et ce don Diego; quant aux deux autres, je laisserais plutôt brûler ma femme et mes enfants.
Frère, reprit le curé, vos préférés sont des contes remplis de sottises et de rêveries, tandis que l'autre est l'histoire véritable de ce Gonzalve de Cordoue qui pour ses vaillants exploits mérita le surnom de grand capitaine. Quant à don Diego Garcia de Paredès, ce n'était qu'un simple chevalier natif de la ville de Truxillo en Estramadure, mais si vaillant soldat, et d'une force si prodigieuse, que du doigt il arrêtait une meule de moulin dans sa plus grande furie. On raconte de lui qu'un jour, s'étant placé au milieu d'un pont avec une épée à deux mains, il en défendit le passage contre une armée entière; et il a fait tant d'autres choses dignes d'admiration, que si au lieu d'avoir été racontées par lui-même avec trop de modestie, de pareilles prouesses eussent été écrites par quelque biographe, elles auraient fait oublier les Hector, les Achille et les Roland.
Arrêter une meule de moulin! eh bien, qu'y a-t-il d'étonnant à cela? repartit l'hôtelier. Que direz-vous donc de ce Félix-Mars d'Hircanie, qui, d'un revers d'épée, pourfendait cinq géants comme il aurait pu faire de cinq raves; et qui, une autre fois, attaquant seul une armée de plus d'un million de soldats armés de pied en cap, vous la mit en déroute comme si ce n'eût été qu'un troupeau de moutons? Parlez-moi encore du brave don Girongilio de Thrace, lequel naviguant sur je ne sais plus quel fleuve, en vit sortir tout à coup un dragon de feu, lui sauta sur le corps et le serra si fortement à la gorge, que le dragon, ne pouvant plus respirer, n'eut d'autre ressource que de replonger, entraînant avec lui le chevalier, qui ne voulut jamais lâcher prise. Mais le plus surprenant de l'affaire, c'est qu'arrivés au fond de l'eau, tous deux se trouvèrent dans un admirable palais où il y avait les plus beaux jardins du monde; et que là le dragon se transforma en un vénérable vieillard, qui raconta au chevalier des choses si extraordinaires, que c'était ravissant de les entendre. Allez, allez, seigneur, vous deviendriez fou de plaisir, si vous lisiez cette histoire; aussi, par ma foi, deux figues[49] pour le grand capitaine et votre don Diego Garcia de Paredès!
Dorothée, se tournant alors vers Cardenio: Que pensez-vous de tout ceci? lui dit-elle à demi-voix: il s'en faut de peu, ce me semble, que notre hôtelier ne soit le second tome de don Quichotte.
Il est en bon chemin, répondit Cardenio, et je suis d'avis qu'on lui donne ses licences; car, à la manière dont il parle, il n'y a pas un mot dans les romans qu'il ne soutienne article de foi, et je défierais qui que ce soit de le désabuser.
Sachez donc, frère, continua le curé, que votre don Girongilio de Thrace et votre Félix-Mars d'Hircanie n'ont jamais existé. Ignorez-vous que ce sont autant de fables inventées à plaisir? Détrompez-vous une fois pour toutes, et apprenez qu'il n'y a rien de vrai dans ce qu'on raconte des chevaliers errants.
A d'autres, à d'autres, s'écria l'hôtelier; croyez-vous que je ne sache pas où le soulier me blesse, et combien j'ai de doigts dans la main? Oh! je ne suis plus au maillot, pour qu'on me fasse avaler de la bouillie, et il faudra vous lever de grand matin avant de me faire accroire que des livres imprimés avec licence et approbation de messeigneurs du conseil royal ne contiennent que des mensonges et des rêveries: comme si ces seigneurs étaient gens à permettre qu'on imprimât des faussetés capables de faire perdre l'esprit à ceux qui les liraient!
Mon ami, reprit le curé, je vous ai déjà dit que tout cela n'est fait que pour amuser les oisifs: et de même que dans les États bien réglés on tolère certains jeux, tels que la paume, les échecs, le billard, pour le divertissement de ceux qui ne peuvent, ne veulent, ou ne doivent pas travailler, de même on permet d'imprimer et de débiter ces sortes de livres, parce qu'il ne vient dans la pensée de personne qu'il se trouve quelqu'un assez simple pour s'imaginer que ce sont là de véritables histoires. Si j'en avais le temps, et que l'auditoire y consentît, je m'étendrais sur ce sujet; je voudrais montrer de quelle façon les romans doivent être composés pour être bons, et mes observations ne manqueraient peut-être ni d'utilité, ni d'agrément; mais un jour viendra où je pourrais m'en entendre avec ceux qui doivent y mettre ordre. En attendant, croyez ce que je viens de vous dire, tâchez d'en profiter, et Dieu veuille que vous ne clochiez pas du même pied que le seigneur don Quichotte!
Oh! pour cela, non, repartit l'hôtelier: je ne serai jamais assez fou pour me faire chevalier errant; d'ailleurs je vois bien qu'il n'en est plus aujourd'hui comme au temps passé, lorsque ces fameux chevaliers s'en allaient, dit-on, chevauchant par le monde.
Sancho, qui rentrait à cet endroit de la conversation, fut fort étonné d'entendre dire que les chevaliers errants n'étaient plus de mode, et que les livres de chevalerie étaient autant de faussetés. Il en devint tout pensif; il se promit à lui-même d'attendre le résultat du voyage de son maître, et, dans le cas où il ne réussirait pas comme il l'espérait, de le planter là, et de s'en aller retrouver sa femme et ses enfants.
L'hôtelier emportait sa malle et ses livres pour les remettre en place; mais le curé l'arrêta en lui disant qu'il désirait voir quels étaient ces papiers écrits d'une si belle main. L'hôtelier les tira du coffre, et les donnant au curé, celui-ci trouva qu'ils formaient plusieurs feuillets manuscrits portant ce titre: Nouvelle du Curieux malavisé. Il en lut tout bas quelques lignes, sans lever les yeux, puis il dit à la compagnie: J'avoue que ceci me tente et me donne envie de lire le reste.
Je n'en suis pas surpris, dit l'hôtelier: quelques-uns de mes hôtes en ont été satisfaits, et tous me l'ont demandé; si je n'ai jamais voulu m'en défaire, c'est que le maître de cette malle pourra repasser quelque jour, et je veux la lui rendre telle qu'il l'a laissée. Ce ne sera pourtant pas sans regret que je verrai partir ces 176 livres: mais enfin ils ne sont pas à moi, et tout hôtelier que je suis, je ne laisse pas d'avoir ma conscience à garder.
Permettez-moi au moins d'en prendre une copie, dit le curé.
Volontiers, répondit l'hôtelier.
Pendant ce discours, Cardenio avait à son tour parcouru quelques lignes: Cela me paraît intéressant, dit-il au curé, et si vous voulez prendre la peine de lire tout haut, je crois que chacun sera bien aise de vous entendre.
N'est-il pas plutôt l'heure de se coucher que de lire? dit le curé.
J'écouterai avec plaisir, reprit Dorothée, et une agréable distraction me remettra l'esprit.
Puisque vous le voulez, madame, reprit le curé, voyons ce que c'est, et si nous en serons tous aussi contents.
Le barbier et Sancho, témoignant la même curiosité, chacun prit sa place, et le curé commença ce qu'on va lire dans le chapitre suivant.
A Florence, riche et fameuse ville d'Italie, dans la province qu'on appelle Toscane, vivaient deux nobles cavaliers, Anselme et Lothaire; tous deux unis par les liens d'une amitié si étroite, qu'on ne les appelait que Les deux amis. Jeunes et presque du même âge, ils avaient les mêmes inclinations, si ce n'est qu'Anselme était plus galant et Lothaire plus grand chasseur; mais ils s'aimaient par-dessus tout, et leurs volontés marchaient si parfaitement d'accord, que deux horloges bien réglées n'offraient pas la même harmonie.
Anselme devint éperdument amoureux d'une belle et noble personne de la même ville, fille de parents recommandables, et si digne d'estime elle-même qu'il résolut, après avoir pris conseil de son ami, sans lequel il ne faisait rien, de la demander en mariage. Lothaire s'en chargea, et s'y prit d'une façon si habile qu'en peu de temps Anselme se vit en possession de l'objet de ses désirs. De son côté, Camille, c'était le nom de la jeune fille, se trouva tellement satisfaite d'avoir Anselme pour époux, que chaque jour elle rendait grâces au ciel, ainsi qu'à Lothaire, par l'entremise duquel lui était venu tant de bonheur.
Lothaire continua comme d'habitude de fréquenter la maison de son ami, tant que durèrent les réjouissances des noces; il aida même à en faire les honneurs, mais dès que les félicitations et les visites se furent calmées, il crut devoir ralentir les siennes, parce que cette grande familiarité qu'il avait avec Anselme ne lui semblait plus convenable depuis son mariage. L'honneur d'un mari, disait-il, est chose si délicate, qu'il peut être blessé par les frères, à plus forte raison par les amis.
Tout amoureux qu'il était, Anselme s'aperçut du refroidissement de Lothaire. Il lui en fit les plaintes les plus vives, disant que jamais il n'aurait pensé au mariage s'il eût prévu que cela dût les éloigner l'un de l'autre; que la femme qu'il avait épousée n'était que comme un tiers dans leur amitié; qu'une circonspection exagérée ne devait pas leur faire perdre ces doux surnoms des DEUX AMIS, qui leur avait été si cher; il ajouta que Camille n'éprouvait pas moins de déplaisir que lui de son éloignement, et qu'heureuse de l'union qu'elle avait formée, sa plus grande joie était de voir souvent celui qui y avait le plus contribué; enfin il mit tout en œuvre pour engager Lothaire à venir chez lui comme par le passé, lui déclarant ne pouvoir être heureux qu'à ce prix.
Lothaire lui répondit avec tant de réserve et de prudence, qu'Anselme demeura charmé de sa discrétion; et pour concilier la bienséance avec l'amitié, ils convinrent entre eux que Lothaire viendrait manger chez Anselme deux fois 177 la semaine, ainsi que les jours de fête. Lothaire le promit. Toutefois il continua à n'y aller qu'autant qu'il crut pouvoir le faire sans compromettre la réputation de son ami, qui ne lui était pas moins chère que la sienne. Il répétait souvent que ceux qui ont de belles femmes ne sauraient les surveiller de trop près, quelque assurés qu'ils soient de leur vertu, le monde ne manquant jamais de donner une fâcheuse interprétation aux actions les plus innocentes. Par de semblables discours, il tâchait de faire trouver bon à Anselme qu'il le fréquentât moins qu'à l'ordinaire, et il ne le voyait en effet que très-rarement.
On trouvera, je le pense, peu d'exemples d'une aussi sincère affection; je ne crois même pas qu'il se soit jamais rencontré un second Lothaire, un ami jaloux de l'honneur de son ami, au point de se priver de le voir dans la crainte qu'on interprétât mal ses visites, et cela dans un âge où l'on réfléchit peu, où le plaisir tient lieu de tout. Aussi Anselme ne voyait point ce fidèle ami, qu'il ne lui fît des reproches sur cette conduite si réservée; et chaque fois Lothaire lui donnait de si bonnes raisons, qu'il parvenait toujours à l'apaiser.
Un jour qu'ils se promenaient ensemble hors de la ville, Anselme, lui prenant la main, parla en ces termes: Pourrais-tu croire, mon cher Lothaire, après les grâces dont le ciel m'a comblé en me donnant de grands biens, de la naissance, et, ce que j'estime chaque jour davantage, Camille et ton amitié, pourrais-tu croire que je désire encore quelque chose et n'éprouve guère moins de souci qu'un homme privé de tous ces biens? Depuis quelque temps, te l'avouerai-je, une idée bizarre m'obsède sans relâche; c'est, j'en conviens, une fantaisie extravagante: 178 je m'en étonne moi-même et m'en fais à toute heure des reproches; mais ne pouvant plus contenir ce secret, je m'en ouvre à toi, dans l'espoir que par tes soins je me verrai délivré des angoisses qu'il me cause, et que ta sollicitude saura me rendre le calme que j'ai perdu par ma folie.
En écoutant ce long préambule, Lothaire se creusait l'esprit pour deviner ce que pouvait être cet étrange désir dont son ami paraissait obsédé. Aussi, afin de le tirer promptement de peine, il lui dit qu'il faisait tort à leur amitié en prenant tant de détours pour lui confier ses plus secrètes pensées, puisqu'il avait dû se promettre de trouver en lui des conseils pour les diriger, ou des ressources pour les accomplir.
Tu as raison, répondit Anselme; aussi, dans cette confiance, je t'apprendrai, mon cher Lothaire, que le désir qui m'obsède, c'est de savoir si Camille, mon épouse, m'est aussi fidèle que je l'ai cru jusqu'ici. Or, afin de m'en bien assurer, je veux la mettre à la plus haute épreuve. La vertu chez les femmes est, selon moi, comme ces monnaies qui ont tout l'éclat de l'or, mais que l'épreuve du feu peut seule faire connaître. Ce grand mot de vertu, qui souvent couvre de grandes faiblesses, ne doit s'appliquer qu'à celles qui ne sont séduites ni par les présents ni par les promesses, qu'à celles que la persévérance et les larmes d'un amant n'ont jamais émues. Qu'y a-t-il d'étonnant qu'une femme reste sage quand elle n'a pas assez de liberté pour mal faire, ou qu'elle n'est sollicitée par personne? Aussi je fais peu de cas d'une vertu qui n'est fondée que sur la crainte ou sur l'absence d'occasions, et j'estime celle-là seule que rien n'éblouit et qui résiste à toutes les attaques. Eh bien, je veux savoir si la vertu de Camille est de cette trempe, et l'éprouver par tout ce qui est capable de séduire. L'épreuve est dangereuse, je le sens; mais je ne puis goûter de repos tant que je ne serai pas complétement rassuré de ce côté. Si, comme je l'espère, Camille sort victorieuse de la lutte, je suis le plus heureux des hommes; si, au contraire, elle succombe, j'aurai du moins l'avantage de ne m'être point trompé dans l'opinion que j'ai des femmes, et de n'avoir pas été la dupe d'une confiance qui en abuse tant d'autres. Ne cherche point à me détourner d'un dessein qui doit te paraître ridicule, tes efforts seraient vains; prépare-toi seulement à me rendre ce service. Fais en sorte de persuader à Camille que tu es amoureux d'elle, et n'épargne rien pour t'en faire aimer. Songe que tu ne saurais me donner une plus grande preuve de ton amitié, et commence dès aujourd'hui, je t'en conjure.
Atterré d'une semblable confidence, Lothaire écoutait son ami sans desserrer les lèvres; il le regardait fixement, plein d'anxiété et d'effroi; enfin, après une longue pause, il lui dit:
Anselme, faut-il prendre au sérieux ce que je viens d'entendre? Crois-tu que si je ne l'eusse regardé comme une plaisanterie je ne t'aurai pas interrompu au premier mot? Je ne te connais plus, Anselme, ou tu ne me connais plus moi-même; car, si tu avais réfléchi un seul instant, je ne pense pas que tu m'eusses voulu charger d'un pareil emploi. On a raison de recourir à ses amis en toute circonstance; mais leur demander des choses qui choquent l'honnêteté et dont on ne peut attendre aucun bien, c'est leur faire injure. Tu veux que je feigne d'être amoureux de ta femme, et qu'à force de soins et d'hommages je tâche de la séduire et de m'en faire aimer? Mais si tu es assuré de sa vertu, que te faut-il de plus, et qu'est-ce que mes soins ajouteront à son mérite? Si tu ne crois pas Camille plus sage que les autres femmes, résigne-toi sans chercher à l'éprouver, et, dans la mauvaise opinion que tu as de ce sexe en général, jouis paisiblement d'un doute qui est pour toi un avantage. L'honneur d'une femme, mon cher Anselme, consiste avant tout dans la bonne opinion qu'on a d'elle: c'est un 179 miroir que le moindre souffle ternit, une fleur délicate qui se flétrit pour peu qu'on la touche. Je vais te citer, à ce sujet, quelques vers qui me reviennent à la mémoire et qui sont tout à fait applicables au sujet qui nous occupe; c'est un vieillard qui conseille à un père de veiller de près sur sa fille, de l'enfermer au besoin, et de ne s'en fier qu'à lui-même.
Après avoir parlé dans ton intérêt, continua Lothaire, permets, Anselme, que je parle dans le mien. Tu me regardes, dis-tu, comme ton véritable ami, et cependant tu veux m'ôter l'honneur, ou tu veux que je te l'ôte à toi-même. Que pourra penser Camille quand je lui parlerai d'amour, si ce n'est que je suis un traître, qui viole sans scrupule les droits sacrés de l'amitié? Ne devra-t-elle pas s'offenser d'une hardiesse qui semblera lui dire que j'ai reconnu quelque chose de peu estimable dans sa conduite? Si je la trouve faible, faudra-t-il que je te trahisse? Si je cesse ma poursuite, quelle ne sera pas son aversion pour celui qui ne voulait que se jouer de sa crédulité? Si je donne pour excuse les instances que tu me fais, que pensera-t-elle d'un homme qui se charge d'une pareille mission, et quel ne sera pas son mépris pour celui qui l'a imposée? Comment éviterai-je les reproches des honnêtes gens, après avoir troublé, par une fatale complaisance, le repos de toute une famille? Enfin ne deviendrons-nous pas, l'un et l'autre, la risée de ceux qui vantaient notre amitié? Crois-moi, cher Anselme, reste dans une confiance qui doit te rendre heureux et songe que tu compromets ton repos par un projet bien téméraire; car si l'événement ne répondait pas à ton attente, tu en serais mortellement affligé, quoi que tu dises, et tu ne ferais plus que traîner une vie misérable qui me jetterait moi-même dans le désespoir. Bref, pour t'ôter l'espoir de me convaincre, je te déclare que ta prière m'offense, et que je ne te rendrai jamais le dangereux service que tu exiges de moi, quand même ce refus devrait me faire perdre ton affection, ce qui est la perte la plus sensible que je puisse faire.
Ce discours causa une telle confusion à Anselme, qu'il resta longtemps sans prononcer un seul mot; mais se remettant peu à peu: Mon cher Lothaire, lui dit-il, je t'ai écouté avec attention, avec plaisir même; tes paroles montrent tout ce que tu possèdes de discrétion et de prudence, et ton refus fait preuve de ta sincère amitié. Oui j'avoue que j'exige une chose déraisonnable, et qu'en repoussant tes conseils je fuis le bien et cours après le mal. Hélas! Lothaire, celui dont je souffre s'irrite chaque jour davantage. Je t'ai longtemps caché ma faiblesse, espérant la surmonter; mais je n'ai pu m'en rendre maître, et c'est ce déplorable état qui m'oblige à chercher du secours. Ne m'abandonne pas, cher ami; ne t'irrite point contre un insensé: traite-moi plutôt comme ces malades chez qui le goût s'est dépravé, et qui ne savent ce qu'ils veulent. Commence, je t'en supplie, à éprouver Camille: elle n'est pas assez faible pour se rendre à une première attaque, et peut-être qu'alors cette simple épreuve de sa vertu et de ton amitié me suffira, sans qu'il soit besoin d'insister davantage. Réfléchis que j'en suis arrivé à ce point de ne pouvoir guérir seul, et que si tu me forces à recourir à un autre, je publie moi-même mon extravagance et perds cet honneur 180 que tu veux me conserver. Quant au tien, que tu redoutes de voir compromis dans l'opinion de Camille par tes sollicitations, rassure-toi; et s'il faut lui découvrir notre intelligence, je suis certain qu'elle ne prendra tout cela que comme un badinage. Tu as donc bien peu de chose à faire pour me donner satisfaction; car si après un premier effort tu éprouves de la résistance, je suis content de Camille et de toi, et nous sommes en repos pour jamais.
Voyant l'obstination d'Anselme, Lothaire accepta cet étrange rôle, se promettant de le remplir si adroitement, que, sans blesser Camille il trouverait le moyen de satisfaire son ami: il serait imprudent, lui dit-il, de vous confier à un autre; je me charge de l'entreprise, et mon amitié ne saurait vous refuser plus longtemps. Anselme le serra tendrement dans ses bras, le remerciant comme s'il lui eût accordé une insigne faveur, et il exigea que dès le jour suivant commençât l'exécution de ce beau dessein. Il promit à Lothaire de lui fournir le moyen d'entretenir Camille tête à tête; il arrêta le plan des sérénades qu'il voulait que son ami donnât à sa femme, s'offrant de composer lui-même les vers à sa louange si Lothaire ne voulait pas s'en donner la peine, et il ajouta qu'il lui mettrait entre les mains de l'argent et des bijoux pour les offrir quand il le jugerait à propos. Lothaire consentit à tout pour contenter un homme si déraisonnable, et ils retournèrent près de Camille, qui était déjà inquiète de voir son mari rentrer plus tard que de coutume. Après quelques propos indifférents, Lothaire laissa Anselme plein de joie de la promesse qu'il lui avait faite, mais se retira fort contrarié de s'être chargé d'une si extravagante affaire.
Ayant passé la nuit à songer comment il s'en tirerait, Lothaire alla, dès le lendemain, dîner chez Anselme, et Camille, comme à l'ordinaire, lui fit très-bon visage, sachant qu'en cela elle complaisait à son mari. Le repas achevé, Anselme prétexta une affaire pour quelques heures, priant Lothaire de tenir, pendant son absence, compagnie à sa femme. Celui-ci voulait l'accompagner, et Camille le retenir; mais toutes leurs instances furent inutiles; car, après avoir engagé son ami à l'attendre, parce que, disait-il, il avait à son retour quelque chose d'important à lui communiquer, Anselme sortit et les laissa seuls. Lothaire se vit alors dans la situation la plus redoutable; aussi, ne sachant que faire pour conjurer le péril où il se trouvait, il feignit d'être accablé par le sommeil, et, après quelques excuses adressées à Camille, il se laissa aller sur un fauteuil, où il fit semblant de dormir. Anselme revint bientôt après; retrouvant encore Camille dans sa chambre, et Lothaire endormi, il pensa, malgré tout, que son ami avait parlé, et il attendit son réveil pour sortir avec lui et l'interroger.
Lothaire lui dit qu'il avait jugé inconvenant de se découvrir dès la première entrevue; qu'il s'était contenté de parler à Camille de sa beauté, et de lui dire que partout on s'entretenait de l'heureux choix d'Anselme, ne doutant point qu'en s'insinuant ainsi dans son esprit, il ne la disposât à l'écouter une autre fois. Ce commencement satisfit le malheureux époux, qui promit à son ami de lui ménager souvent semblable occasion.
Plusieurs jours se passèrent ainsi sans que Lothaire adressât une seule parole à Camille; chaque fois cependant il assurait Anselme qu'il devenait plus pressant, mais qu'il avait beau faire, chaque fois ses avances étaient repoussées et qu'elle l'avait même menacé de tout révéler à son époux s'il ne chassait pas ces mauvaises pensées. Mais Anselme n'était pas homme à en rester là. Camille a résisté à des paroles, dit-il; eh bien, voyons si elle aura la force de tenir contre quelque chose de plus réel: je te remettrai demain deux mille écus d'or que tu lui offriras en cadeau, et deux mille autres pour acheter des pierreries; il n'y a rien que les femmes, même les plus chastes, aiment autant 181 que la parure; si Camille résiste à cette séduction, je n'exigerai rien de plus. Puisque j'ai commencé, dit Lothaire, je poursuivrai l'épreuve; mais sois bien assuré que tous mes efforts seront vains.
Le jour suivant, Anselme mit les quatre mille écus d'or entre les mains de son ami, qu'il jetait ainsi dans de nouveaux embarras. Toutefois Lothaire se promit de continuer à lui dire que la vertu de Camille était inébranlable; que ses présents ne l'avaient pas plus émue que ses discours, et qu'il craignait d'attirer sa haine à force de persécutions. Mais le sort, qui menait les choses d'une autre façon, voulut qu'Anselme ayant un jour laissé comme d'habitude Lothaire seul avec sa femme, s'enferma dans une chambre voisine, d'où il pouvait par le trou de la serrure s'assurer de ce qui se passait. Or, après les avoir observés pendant près d'une heure, il reconnut que pendant tout ce temps Lothaire n'avait pas ouvert la bouche une seule fois; ce qui lui fit penser que les réponses de Camille étaient supposées. Pour s'en assurer il entra dans la chambre, et ayant pris Lothaire à part, 182 il lui demanda quelles nouvelles il avait à lui donner et de quelle humeur s'était montrée Camille. Lothaire répondit qu'il voulait en rester là, parce qu'elle venait de le traiter avec tant de dureté et d'aigreur, qu'il ne se sentait plus le courage de lui adresser désormais la parole. Ah! Lothaire! Lothaire! reprit Anselme, est-ce donc là ce que tu m'avais promis, et ce que je devais attendre de ton amitié? J'ai fort bien vu que tu n'as pas parlé à Camille, et je ne doute point que tu ne m'aies trompé en tout ce que tu m'as dit jusqu'ici. Pourquoi vouloir m'ôter par la ruse les moyens de satisfaire mon désir?
Piqué d'être pris en flagrant délit de mensonge, Lothaire ne songea qu'à apaiser son ami au lieu de chercher à le guérir, et il lui promit d'employer à l'avenir tous ses soins pour lui donner satisfaction. Anselme le crut, et pour lui laisser le champ libre, il résolut d'aller passer huit jours à la campagne, où il prit soin de se faire inviter par un de ses amis, afin d'avoir auprès de Camille un prétexte de s'éloigner.
Malheureux et imprudent Anselme! que fais-tu? Ne vois-tu pas que tu travailles contre toi-même, que tu trames ton déshonneur, que tu prépares ta perte? Ton épouse est vertueuse: tu la possèdes en paix, personne ne te cause d'alarmes; ses pensées et ses désirs n'ont jamais franchi le seuil de ta maison; tu es son ciel sur la terre, l'accomplissement de ses joies, la mesure sur laquelle se règle sa volonté; eh bien, comme si tout cela ne pouvait contenter un mortel, tu te tortures à chercher ce qui ne peut se rencontrer ici-bas.
Dès le lendemain Anselme partit pour la campagne, après avoir prévenu Camille que Lothaire viendrait dîner avec elle, qu'il veillerait à tout en son absence, enfin lui enjoignant de le traiter comme lui-même. Cet ordre contraria Camille non moins que le départ de son mari: aussi témoigna-t-elle modestement qu'elle s'y soumettait avec peine; que la bienséance s'opposait à ce que Lothaire vînt si familièrement pendant son absence: Si vous doutez que je sois capable de conduire seule les affaires de la maison, ajouta-t-elle, veuillez en faire l'expérience, et vous vous convaincrez que je ne manque ni d'ordre ni de surveillance. Anselme répliqua avec autorité qu'il le voulait ainsi, et partit sur-le-champ.
Lothaire revint donc le lendemain s'installer chez Camille, dont il reçut un honnête et affectueux accueil; mais pour ne pas se trouver en tête à tête avec lui, l'épouse d'Anselme eut soin d'avoir toujours dans sa chambre quelqu'un de ses domestiques, principalement une fille appelée Léonelle, qu'elle aimait beaucoup. Les trois premiers jours, Lothaire ne lui adressa pas un seul mot, quoiqu'il lui fût aisé de parler tandis que les gens de la maison prenaient leur repas. Il est vrai que Camille avait ordonné à Léonelle de dîner toujours de bonne heure, afin d'être à ses côtés; mais cette fille, qui avait bien d'autres affaires en tête, ne se souciait guère des ordres de sa maîtresse, et la laissait souvent seule. Toutefois Lothaire ne profita pas de l'occasion, soit qu'il voulût encore abuser son ami, soit qu'il ne pût se résoudre à se jouer de Camille, qui le traitait avec tant de douceur et de bonté, et dont le maintien était si modeste et si grave, qu'il ne pouvait la regarder qu'avec respect.
Mais cette retenue de Lothaire et le silence qu'il gardait eurent à la fin un effet opposé à son intention, car si la langue se taisait, l'imagination n'était pas en repos. Croyant d'abord ne regarder Camille qu'avec indifférence, peu à peu il commença à la contempler avec admiration, et bientôt avec tant de plaisir qu'il ne pouvait plus en détacher ses yeux. Enfin, l'amour grandissait insensiblement et avait déjà fait bien des progrès quand lui-même s'en aperçut. Que ne se dit-il point lorsqu'il vint à se reconnaître et à s'interroger, et quels combats ne se livrèrent pas dans son cœur cet amour naissant et la sincère amitié qu'il portait à Anselme! Il se repentit mille fois de sa fatale complaisance, et il 183 était à tout moment tenté de prendre la fuite; mais chaque fois le plaisir de voir Camille le retenait, et il n'avait pas la force de s'éloigner. Lutte inutile! la beauté, la modestie, les rares qualités de cette femme, et sans doute aussi le destin qui voulait châtier l'imprudent Anselme, finirent par triompher de la loyauté de Lothaire. Il crut qu'une résistance de plusieurs jours, mêlée de perpétuels combats, suffisait pour le dégager des devoirs de l'amitié; et ne trouvant d'autre issue que celle d'aimer la plus aimable personne du monde, il franchit ce dernier pas et découvrit à Camille la violence de sa passion. A cette révélation inattendue, l'épouse d'Anselme resta confondue; elle se leva de la place qu'elle occupait, et rentra dans sa chambre sans répondre un seul mot. Mais ce froid dédain ne rebuta point Lothaire, qui l'en estima davantage; et l'estime augmentant encore l'amour, il résolut de poursuivre son dessein. Cependant Camille, après avoir réfléchi au parti qu'elle devait prendre, jugea que le meilleur était de ne plus donner occasion à Lothaire de l'entretenir, et, dès le soir même, elle envoya un de ses gens à Anselme, avec un billet ainsi conçu:
«De même qu'on a coutume de dire qu'une armée n'est pas bien sans son général, ou un château sans son châtelain, de même une femme mariée est pis encore sans son mari, lorsque aucune affaire importante ne les sépare. Je me trouve si mal loin de vous, et je supporte si impatiemment votre absence, que, si vous ne revenez promptement, je me verrai contrainte de me retirer dans la maison de mon père, dût la vôtre rester sans gardien: aussi bien, celui que vous m'avez laissé, si vous lui donnez ce titre, me paraît plus occupé de son plaisir que de vos intérêts. Je ne vous dis rien de plus, et même il ne convient pas que j'en dise davantage.»
Anselme s'applaudit en recevant ce billet; il vit que Lothaire lui avait tenu parole, et que Camille avait fait son devoir; ravi d'un si heureux commencement, il répondit à sa femme de ne pas songer à s'éloigner, et qu'il serait bientôt de retour.
Camille fut fort étonnée de cette réponse, qui la jetait dans de nouveaux embarras. Elle n'osait ni rester dans sa maison, ni se retirer chez ses parents. Dans le premier cas, elle voyait sa vertu en péril; dans le second, elle désobéissait aux ordres de son mari. Livrée à cette incertitude, elle prit le plus mauvais parti, celui de rester et de ne point fuir la présence de Lothaire de peur de donner à ses gens matière à causer. Déjà même elle se repentait d'avoir écrit à son époux, craignant qu'il ne la soupçonnât d'avoir donné à Lothaire quelque sujet de lui manquer de respect; mais, confiante en sa vertu, elle se mit sous la garde de Dieu et de sa ferme intention, espérant triompher par le silence de tout ce que pourrait lui dire l'ami d'Anselme.
Dans une résolution si prudente en apparence, et en réalité si périlleuse, Camille écouta le jour suivant les galants propos de Lothaire, qui, trouvant l'occasion favorable, sut employer un langage si tendre et des expressions si passionnées que la fermeté de Camille commençant à s'ébranler, elle eut bien de la peine à empêcher ses yeux de découvrir ce qui se passait dans son cœur. Ce combat intérieur, soigneusement observé par Lothaire, redoubla ses espérances; persuadé dès lors que le cœur de Camille n'était pas de bronze, il n'oublia rien de ce qui pouvait la toucher; il pria, supplia, pleura, adula, enfin il montra tant d'ardeur et de sincérité, qu'à la fin il conquit ce qu'il désirait le plus et espérait le moins. Nouvel exemple de la puissance de l'amour, qu'on ne peut vaincre que par la fuite; car pour lui résister, il faudrait des forces surhumaines.
Léonelle connut seule la faute de sa maîtresse. Quant à Lothaire, il se garda bien de découvrir à Camille l'étrange fantaisie de son époux, et d'avouer que c'était de lui qu'il avait tenu les moyens d'y réussir; il aurait craint qu'elle ne prît son amour pour une feinte dont elle avait été dupe, et que, venant à se repentir de sa faiblesse, elle ne le détestât plus encore qu'elle n'était disposée à l'aimer.
Après plusieurs jours d'absence, Anselme revint. Plein d'impatience, il court chez son ami pour lui demander des nouvelles de sa vie ou de sa mort. Anselme, lui dit Lothaire en l'embrassant, tu peux te vanter d'avoir une épouse incomparable, et que toutes les femmes devraient se proposer comme le modèle et l'ornement de leur sexe. Mes paroles se sont perdues dans les airs; elle s'est moquée de mes larmes, et mes offres n'ont fait que l'irriter. En un mot, Camille n'a pas moins de sagesse que de beauté, et tu es le plus heureux des hommes. Tiens, cher ami, voilà ton argent et tes bijoux; je n'ai point eu besoin d'y toucher. Camille m'a fait voir qu'elle a le cœur trop noble pour céder à des moyens si bas. Tu dois être satisfait maintenant; jouis donc de ton bonheur, sans le compromettre davantage; c'est le sage conseil que te donne mon amitié, et le seul fruit que je veuille tirer du service que je t'ai rendu.
A ce discours qu'il écoutait comme les paroles d'un oracle, on ne saurait exprimer la joie d'Anselme. Il pria Lothaire de continuer ses galanteries, ne fût-ce que comme passe-temps; ajoutant qu'il pouvait à l'avenir s'épargner une partie des soins qu'il avait pris jusque-là, mais sans les discontinuer tout à fait; et comme son ami faisait facilement des vers, il le conjura d'en composer pour Camille, sous le nom de Chloris. Je feindrai, lui dit-il, de les croire adressés à une personne dont tu seras amoureux. Lothaire, pour qui ses complaisances n'étaient plus une gêne, promit tout ce qu'on lui demandait.
De retour dans sa maison, Anselme s'était empressé de demander à sa femme ce qui l'avait obligée de lui écrire. Je m'étais figuré, répondit-elle, qu'en votre absence Lothaire me regardait avec d'autres yeux que lorsque vous étiez présent; mais j'ai bientôt reconnu que ce n'était qu'une chimère; il me semble même que depuis ce moment il évite de me voir et de rester seul avec moi. Anselme la rassura en lui disant qu'elle n'avait rien à craindre de son ami, parce qu'il le savait violemment épris d'une jeune personne pour qui il faisait souvent des vers sous le nom de Chloris, et que, quand bien même son cœur serait libre, il était assuré de sa loyauté. Cette feinte Chloris ne donna point de jalousie à Camille, que Lothaire avait prévenue afin de lui ôter tout ombrage et de pouvoir faire des vers pour elle sous un nom supposé.
Quelques jours après, tous trois étant réunis à table, Anselme pria, vers la fin du repas, son ami de leur réciter quelques-unes des poésies qu'il avait composées pour la personne objet de ses soins, ajoutant qu'il ne devait point s'en faire scrupule, puisque Camille ne la connaissait pas. Et quand elle la connaîtrait? reprit Lothaire, un amant fait-il injure à celle qu'il aime lorsqu'il se plaint de sa rigueur en même temps qu'il loue sa beauté. Quoi qu'il en soit, voici un sonnet que j'ai fait il n'y a pas longtemps:
SONNET
Le sonnet plut à Camille; quant à Anselme, il le trouva admirable. Il faut, dit-il, que cette dame soit bien cruelle pour ne pas se laisser toucher par un amour si sincère et si passionné? Est-ce que tous les amants disent vrai dans leurs vers? demanda Camille. Non pas comme poëtes, mais comme amoureux, ils sont bien au-dessous de la vérité, répondit Lothaire. Cela ne fait pas le moindre doute, reprit Anselme, toujours pour appuyer les sentiments de son ami et les faire valoir auprès de sa femme. Camille, qui savait que ces vers s'adressaient à elle seule et qu'elle était la véritable Chloris, demanda à Lothaire s'il savait quelque autre sonnet, de le réciter. En voici un, répondit celui-ci, dont je n'ai guère meilleure opinion que du premier; mais vous en jugerez.
AUTRE SONNET
Anselme trouva ce sonnet non moins bon que le premier, et ne le loua pas moins. Ainsi continuant à se tromper lui-même, il ajoutait chaque jour à son malheur; car plus Lothaire le déshonorait, plus il vantait sa loyale amitié, et plus Camille devenait coupable, plus, dans l'opinion de son époux, elle atteignait le faîte de la vertu et de la bonne renommée.
Un jour cependant que Camille se trouvait seule avec sa camériste: Que je m'en veux, lui dit-elle, de m'être si tôt laissé persuader! Je crains bien que Lothaire un jour ne vienne à me mépriser, quand il se souviendra de ma faiblesse et du peu que lui a coûté ma possession. Rassurez-vous, madame, répondit Léonelle; ce n'est pas ainsi que se mesurent les affections, et pour être accordées promptement, les faveurs ne perdent point de leur prix; loin de là: n'a-t-on pas coutume de dire que donner vite c'est donner deux fois? Oui, repartit Camille, mais on dit aussi que ce qui coûte peu s'estime de même. Cela ne vous regarde pas, madame, reprit la rusée Léonelle, et vous ne vous êtes pas rendue si promptement que vous n'ayez pu voir toute l'âme de Lothaire dans ses yeux, dans ses serments, et reconnaître combien ses qualités le rendent digne d'être aimé. Pourquoi donc vous mettre dans l'esprit toutes ces chimères? Vivez plutôt contente et satisfaite de ce qu'étant tombée dans l'amoureuse chaîne, celui qui l'a serrée mérite votre estime. Au reste, ajouta-t-elle, j'ai remarqué une chose, car je suis de chair aussi et j'ai du sang jeune dans les veines, c'est que l'amour ne se gouverne pas comme on le veut, au contraire, c'est lui qui nous mène à sa fantaisie.
Camille sourit des propos de sa suivante, ne doutant pas, d'après ces dernières paroles, qu'elle ne fût plus savante en amour qu'elle ne le paraissait. Cette fille lui en fournit bientôt la preuve en avouant franchement qu'un jeune gentilhomme de la ville la courtisait. Extrêmement troublée d'une confidence si inattendue, Camille voulut savoir s'il y avait entre eux autre chose que des promesses; mais Léonelle lui déclara effrontément que les choses ne pouvaient aller plus loin. Dans l'embarras où se trouvait l'épouse d'Anselme, elle conjura sa suivante de ne rien dire à son amant de ce qu'elle savait, et d'avoir soin d'agir de façon que ni Anselme ni Lothaire ne pussent en avoir connaissance. Léonelle le promit; mais sa conduite fit bientôt voir combien Camille avait eu raison de la craindre. En effet, assurée du silence de sa maîtresse, cette fille fut bientôt assez hardie pour faire venir son amant dans la maison, et jusque sous les yeux de Camille, qui, désormais réduite à tout souffrir, était contrainte de servir sa passion, et souvent l'aidait à cacher ce jeune homme.
Toutes ces précautions n'empêchèrent pas qu'un matin à la pointe du jour, Lothaire n'aperçût sortir l'amant de Léonelle. Il en fut d'abord si étonné qu'il le prit pour un fantôme; mais en le voyant s'éloigner à grand pas, le visage dans son manteau, il comprit que c'était un homme qui ne voulait pas être reconnu. Aussitôt, sans que Léonelle vînt à se présenter à sa pensée, il s'imagina que ce devait être un rival aussi bien traité que lui-même. Transporté de fureur, il court chez Anselme: Apprends, lui dit-il en entrant, apprends que depuis longtemps déjà je me fais violence pour ne pas te découvrir un secret qu'il faut enfin que tu saches; mais mon amitié pour toi l'emporte, et je ne puis dissimuler davantage: Camille s'est enfin rendue, Anselme, et est prête à faire ce qu'il me 187 plaira. Si j'ai tardé à t'en avertir, c'est parce que je n'étais pas certain si ce que je prenais chez ta femme pour un caprice n'était point au contraire une ruse pour m'éprouver. Je m'attendais chaque jour que tu viendrais me dire qu'elle t'a tout révélé; comme elle n'en a rien fait, je ne doute plus qu'elle n'ait envie de me tenir parole et de me procurer la liberté de l'entretenir seule la première fois que tu iras à la campagne. Ce secret que je te confie ne doit pas te causer d'emportement; car, après tout, Camille ne t'a point encore offensé, et elle peut revenir d'une faiblesse que tu crois si naturelle aux femmes. Jusqu'ici tu t'es bien trouvé de mes conseils, écoute celui que je vais te donner. Feins de t'absenter pour quelques jours, et trouve moyen de te cacher dans la chambre de Camille; si son intention est coupable, comme je le crains, alors tu pourras venger sûrement et sans bruit ton honneur outragé.
Qui pourrait exprimer ce que devint le pauvre Anselme à une confidence si imprévue? Il demeura immobile, les yeux baissés vers la terre, comme un homme privé de sentiment. A la fin, regardant tristement Lothaire: Vous avez fait, reprit-il, ce que j'attendais de votre amitié; dites maintenant comment il faut que j'agisse, je m'abandonne entièrement à vos conseils. Lothaire, ne sachant que lui répondre, l'embrassa et sortit brusquement. Mais à peine l'eut-il quitté, qu'il commença à se repentir d'avoir compromis si inconsidérément Camille, dont il eût pu tirer vengeance avec moins de honte et de péril pour elle. Mais ne pouvant plus revenir sur sa démarche, il résolut au moins de l'en avertir; et comme il pouvait lui parler à toute heure, il voulut le faire à l'instant même.
Anselme était déjà sorti de chez lui quand Lothaire y entra. Ah! mon cher Lothaire, lui dit Camille en le voyant, j'ai au fond du cœur une chose qui me cause bien du tourment, et dont les suites me font trembler! Ma suivante, Léonelle, a un amant, et son effronterie en est venue à ce point de l'introduire toutes les nuits dans sa chambre, où il reste jusqu'au jour. Jugez à quoi elle m'expose, et ce qu'on pourra penser en voyant sortir de ma maison un homme à pareille heure? Mais ce qui m'afflige le plus, c'est d'être forcée de dissimuler, parce qu'en voulant châtier cette fille de son impudence, je puis provoquer un éclat qui me serait funeste. Cependant, je suis perdue si cela ne change pas: songez, songez à y mettre ordre, je vous en conjure.
Aux premières paroles de Camille, Lothaire crut que c'était un artifice de sa part; mais en la voyant toute en larmes, il ne douta plus qu'elle ne dît vrai, ce qui accrut son repentir et sa confusion. Il lui apprit que ce n'était pas là le plus grand de leurs malheurs; et, lui demandant cent fois pardon de ses soupçons, il avoua ce que les transports d'une flamme jalouse l'avaient poussé à dire à Anselme, ajoutant qu'il l'avait fait résoudre à se cacher pour voir par ses propres yeux de quelle loyauté était payée sa tendresse.
Épouvantée de cet aveu de Lothaire, Camille lui reprocha d'abord avec emportement, puis avec douceur, sa mauvaise pensée et la résolution qui l'avait suivie; mais comme la femme a l'esprit plus prompt que l'homme pour le bien de même que pour le mal, esprit qui lui échappe quand elle veut réfléchir mûrement, elle trouva sur-le-champ le moyen de réparer l'imprudence de son amant. Elle lui dit de faire en sorte qu'Anselme se cachât le lendemain à l'endroit convenu, parce que, d'après le plan qui lui venait à l'esprit, elle espérait tirer de cette épreuve une facilité nouvelle pour se voir tous deux encore plus librement. Lothaire eut beau la presser, elle refusa de s'expliquer davantage. Ne manquez pas, lui dit-elle, de venir dès que je vous ferai appeler, et répondez comme si vous ne saviez pas être écouté d'Anselme. Là-dessus, Lothaire s'éloigna.
Le lendemain, Anselme monta à cheval, sous prétexte d'aller à la campagne, chez un de ses 188 amis: mais revenant aussitôt sur ses pas, il alla se cacher dans le cabinet attenant à la chambre de sa femme, où il put s'embusquer tout à son aise sans être troublé par Camille ni par Léonelle, qui lui en donnèrent le loisir. Après l'avoir laissé quelque temps livré aux angoisses que doit éprouver un homme qui va s'assurer par ses propres yeux de la perte de son honneur, la maîtresse et sa suivante entrèrent dans la chambre.
A peine Camille y eut-elle mis le pied: Hélas! chère amie, dit-elle à sa suivante en poussant un grand soupir et en brandissant une épée, peut-être ferai-je mieux de me percer le cœur à l'instant même, que d'exécuter la résolution que j'ai formée; mais d'abord je veux savoir quelle imprudence de ma part a pu inspirer à Lothaire l'audace de m'avouer un aussi coupable désir que celui qu'il n'a pas eu honte de me témoigner, au mépris de mon honneur et de son amitié pour Anselme. Ouvre cette fenêtre et donne-lui le signal; car sans doute il attend dans la rue, espérant bientôt satisfaire sa perverse intention; mais il s'abuse le traître, et je lui ferai voir combien la mienne est cruelle autant qu'honorable. Hé! madame, à quoi bon cette épée? reprit la rusée Léonelle. Ne voyez-vous pas qu'en vous tuant, ou en tuant Lothaire, cela tournera toujours contre vous-même? Allez! il vaut mieux dissimuler l'outrage que vous a fait ce méchant homme, et ne point le laisser entrer maintenant que nous sommes seules: car, aveuglé par sa passion, il serait capable, avant que vous ayez pu vous venger, de se porter à quelque violence plus déplorable encore que s'il vous ôtait la vie. Et puis, quand vous l'aurez tué, car je ne doute pas que ce ne soit votre dessein, qu'en ferez-vous? Qu'Anselme en fasse ce qu'il voudra, répondit Camille; pour moi, il me semble que chaque minute de retard me rend plus coupable, et que je suis d'autant moins fidèle à mon mari que je diffère plus longtemps à venger son honneur et le mien.
Tout cela, Anselme l'entendait caché derrière une tapisserie, et à chaque parole de Camille il formait autant de différentes pensées. En la voyant si résolue à tuer Lothaire, il fut sur le point de se découvrir pour sauver son ami; mais curieux de voir jusqu'où pouvait aller la détermination de sa femme, il résolut de ne paraître qu'en temps opportun. En ce moment, Camille parut atteinte d'une forte pâmoison; aussitôt Léonelle de se lamenter amèrement: Malheureuse! s'écria-t-elle en portant sa maîtresse sur un lit qui se trouvait là, suis-je donc destinée à voir mourir entre mes bras cette fleur de chasteté, cet exemple de vertu! avec bien d'autres exclamations qui auraient donné à penser qu'elle était la plus affligée des servantes, et sa maîtresse une autre Pénélope. Mais bientôt Camille, feignant de reprendre ses sens: Pourquoi n'appelles-tu pas le traître? dit-elle à sa suivante; cours, vole, hâte-toi, de peur que le feu de la colère qui m'embrase ne vienne à s'éteindre, et que mon ressentiment ne se dissipe en vaines paroles! J'y cours, répondit Léonelle; mais avant tout, madame, donnez-moi cette épée. Ne crains rien, reprit Camille; oui, je veux mourir, et je mourrai, mais seulement après que le sang de Lothaire m'aura fait raison de son outrage.
La suivante semblait ne pouvoir se résoudre à quitter sa maîtresse, et elle ne sortit qu'après se l'être fait répéter plusieurs fois. Quand Camille se vit seule, elle commença à marcher à grand pas, puis à diverses reprises elle se jeta sur son lit avec les signes d'une violente agitation. Il n'y a plus à balancer, disait-elle; il faut qu'il périsse, il me coûte trop de larmes; il le payera de sa vie, et il ne se vantera pas d'avoir impunément tenté la vertu de Camille. En parlant ainsi, elle parcourait l'appartement l'épée à la main, les yeux pleins de fureur, et laissant échapper des paroles empreintes d'un tel désespoir, que de femme délicate, elle semblait changée en bravache désespéré. Anselme était 189 dans un ravissement inexprimable; aussi craignant pour son ami la fureur de sa femme, ou quelque funeste résolution de celle-ci contre elle-même, il allait se montrer, quand Léonelle revint tenant Lothaire par la main.
Aussitôt que Camille l'aperçut, elle traça par terre une longue raie avec l'épée qu'elle tenait à la main: Arrête, lui dit-elle; ne va pas plus avant, car si tu oses dépasser cette limite, sous tes yeux je me perce le cœur avec cette épée. Connais-tu Anselme, et me connais-tu, Lothaire? réponds sans détour. Celui-ci, qui avait soupçonné le dessein de sa maîtresse, n'éprouva aucune surprise, et accommodant sa réponse à son intention, répondit: Je ne croyais pas, madame, que vous me fissiez appeler pour me parler de la sorte; j'avais meilleure opinion de mon bonheur; et puisque vous n'étiez pas disposée à tenir la parole que vous m'avez donnée, au moins vous auriez dû m'en avertir, sans me tendre un piége qui fait tort à votre foi et à la grandeur de mon affection. Maintenant, s'il faut vous répondre, oui, je connais Anselme, et tous deux nous nous connaissons dès l'enfance; et si j'ai 190 laissé paraître des sentiments qui semblent trahir notre amitié, il faut s'en prendre à l'amour et à vous, belle Camille, dont les charmes ont détruit mon repos.
Si c'est là ce que tu confesses, perfide et lâche ami, reprit Camille, de quel front oses-tu te présenter devant moi, après une déclaration qui ne m'offense pas moins que lui? Que pensais-tu donc, quand tu vins me déclarer ta passion? T'avait-on dit qu'il fût si aisé de me toucher? Mais je crois deviner à présent ce qui peut t'avoir enhardi: j'aurai sans doute manqué de réserve, j'aurai négligé quelque bienséance, ou souffert des familiarités que tu auras mal interprétées. Ai-je rien fait cependant qui pût flatter ton espérance? m'as-tu trouvée sensible aux présents, et m'as-tu jamais parlé de tes désirs sans que je les aie rejetés avec mépris! Hélas! mon seul tort est de ne t'avoir pas repoussé assez sévèrement; c'est mon indulgence qui t'a encouragé; aussi quand je n'aurai d'autres reproches à me faire que la sotte prudence qui m'a empêchée d'en instruire Anselme, afin de ne pas rompre votre amitié et dans l'espoir que tu éprouverais du repentir, je suis assez coupable, et je veux m'en punir; mais avant il faut que je t'arrache la vie, et que je satisfasse ma vengeance.
A ces mots, Camille se précipita sur Lothaire, feignant si bien de vouloir le percer, que celui-ci ne savait plus qu'en penser, tant il lui fallut employer de force et d'adresse pour se garantir. Elle jouait le désespoir avec des couleurs si vraies, qu'il était impossible de ne pas y être trompé. Enfin voyant qu'elle ne pouvait atteindre Lothaire, ou plutôt feignant de ne pouvoir accomplir sa menace: Eh bien! tu vivras, s'écria-t-elle, puisque je n'ai pas assez de force pour te donner la mort; mais du moins tu ne m'empêcheras pas de me punir moi-même; et s'arrachant des bras de son amant qui s'efforçait de la contenir, elle se frappa de l'épée au-dessus du sein gauche, près de l'épaule, puis se laissa tomber comme évanouie.
Lothaire et Léonelle, frappés de surprise, accoururent pour la relever; mais en voyant une si légère blessure, ils se regardèrent tous deux, étonnés des merveilleux artifices de cette femme. Lothaire simula un profond chagrin, et se donna mille malédictions, ne les épargnant pas non plus à l'auteur de la catastrophe, qu'il savait aposté près de là. Léonelle prit sa maîtresse entre ses bras, et, l'ayant déposée sur le lit, pria Lothaire d'aller chercher en secret quelqu'un pour la panser, lui demandant conseil sur ce qu'il fallait dire à Anselme s'il revenait avant qu'elle fût guérie. Faites ce que vous voudrez, répondit Lothaire; je suis si peu en état de donner des conseils, que je ne sais moi-même quel parti prendre. Arrêtez au moins le sang qui s'échappe de sa blessure; quant à moi, je vais chercher un lieu écarté afin d'y vivre loin de tous les regards; et il sortit en donnant les marques du plus violent désespoir.
Léonelle étancha sans peine la blessure de Camille, blessure si légère qu'il n'en avait coulé que le sang nécessaire pour appuyer sa feinte; et tout en pansant sa maîtresse, elle tenait de tels discours, que le malheureux époux ne doutait point que sa femme ne fût une seconde Porcie, une nouvelle Lucrèce. Pendant ce temps, Camille maudissait l'impuissance qui avait trahi son bras, et paraissait inconsolable de survivre, tout en demandant à Léonelle si elle lui conseillait de révéler à Anselme ce qui venait de se passer. N'en faites rien, madame, répondait celle-ci: il ne manquerait pas de se porter à des violences contre Lothaire; une honnête femme ne doit jamais compromettre un mari qu'elle aime. Je suivrai ton conseil, répondit Camille; mais, pourtant, il faut bien trouver quelque chose à lui dire quand il verra ma blessure. Madame, repartit Léonelle, je ne saurais mentir, même en plaisantant. Ni moi non plus, y allât-il de la vie, reprit Camille; je ne vois donc rien de mieux que d'avouer ce qui en est. Quittez ce souci, dit Léonelle; j'y songerai, et 191 peut-être alors votre blessure sera si bien fermée qu'il n'y paraîtra plus. Tâchez de vous remettre de cette cruelle émotion, vous en serez plus tôt guérie. Si votre époux arrive auparavant, vous ne mentirez point en lui disant qu'étant indisposée, vous avez besoin de repos.
Pendant que ces deux hypocrites se jouaient ainsi de la crédulité d'Anselme, qui n'avait pas perdu une seule de leurs paroles, le malheureux époux s'applaudissait dans son cœur, et attendait avec impatience le moment d'aller remercier ce fidèle ami. Camille et Léonelle, qui n'étaient pas au bout de leurs ruses, lui en laissèrent la liberté. Sans perdre de temps, il alla trouver Lothaire, qui s'attendait à cette visite. En entrant, il se jeta à son cou, lui fit tant de remercîments, et dit tant de choses à la louange de sa femme, dont il ne parlait qu'avec transport, que Lothaire tout confus et la conscience bourrelée, ne savait que répondre et n'avait pas le courage de lui témoigner la moindre joie. Anselme s'aperçut bien de la tristesse de son ami; mais, l'attribuant à la blessure de Camille, dont il se disait seul la cause, il se mit à le consoler, l'assurant que c'était peu de chose puisqu'elle était convenue de n'en pas parler. Il ajouta que loin de s'affliger, il devait plutôt se réjouir avec lui, puisque grâce à son entremise et à son adresse, il se voyait parvenu à la plus haute félicité dont il eût pu concevoir le désir; que, désormais il n'y avait qu'à composer des vers à la louange de Camille, pour éterniser son nom dans les siècles à venir. Lothaire répondit qu'il trouvait cela juste, et s'offrit de l'aider pour sa part à élever ce glorieux monument.
Anselme resta donc le mari le mieux trompé qu'on pût rencontrer dans le monde; conduisant chaque jour par la main, dans sa maison, l'homme qu'il croyait l'instrument de sa gloire, et qui l'était de son déshonneur, il reprochait à sa femme de le recevoir avec un visage courroucé, tandis qu'au contraire, elle l'accueillait avec une âme riante et gracieuse. Cette tromperie dura encore quelque temps, jusqu'à ce que la fortune, reprenant son rôle, la fit éclater aux yeux de tout le monde, et que la fatale curiosité d'Anselme, après lui avoir coûté l'honneur, lui coûta la vie.
Quelques pages de la nouvelle restaient à lire, lorsque tout à coup, sortant effaré du galetas où couchait don Quichotte, Sancho se mit à crier à pleine gorge: Au secours, seigneurs! au secours! accourez à l'aide de mon maître, qui est engagé dans la plus terrible et la plus sanglante bataille que j'aie jamais vue. Vive Dieu! du premier coup qu'il a porté à l'ennemi de madame la princesse de Micomicon, il lui a fait tomber la tête à bas des épaules, comme si ce n'eût été qu'un navet.
Que dites-vous là, Sancho? reprit le curé; avez-vous perdu l'esprit? C'est chose impossible, puisque le géant est à plus de deux mille lieues d'ici.
En ce moment un grand bruit se fit entendre, et au milieu du tapage on distinguait la voix de don Quichotte, qui criait: Arrête, brigand! félon! malandrin! Je te tiens cette fois, et ton cimeterre ne te sauvera pas! Le tout accompagné de coups d'épée qui retentissaient contre la muraille.
A quoi songez-vous, seigneurs? disait toujours Sancho; venez donc séparer les combattants! quoique, à vrai dire, je pense qu'il n'en soit guère besoin, car à cette heure le géant doit être allé rendre compte à Dieu de sa vie passée; puisque j'ai vu son sang couler comme une fontaine, et sa tête coupée rouler dans un coin, grosse, sur ma foi, comme un muid.
Que je meure, s'écria l'hôtelier, si ce don Quichotte ou don Diable n'a pas donné quelques 192 coups d'estoc à des outres de vin rouge qui sont rangées dans sa chambre le long du mur; c'est le vin qui en sort que cet homme aura pris pour du sang.
Il courut aussitôt, suivi de tous ceux qui étaient là, sur le prétendu champ de bataille, où ils trouvèrent don Quichotte dans le plus étrange accoutrement. Sa chemise était si courte par devant, qu'elle lui dépassait à peine la moitié des cuisses, et il s'en fallait d'un demi-pied qu'elle fût aussi longue par derrière; ses jambes longues, sèches, velues, étaient d'une propreté plus que douteuse; il portait sur la tête un bonnet de couleur rouge, fort gras, qui avait longtemps servi à l'hôtelier; autour de son bras gauche était roulée cette couverture à laquelle Sancho gardait une si profonde rancune, et de la main droite, brandissant son épée, il frappait à tort et à travers, en proférant des menaces. Le plus surprenant, c'est qu'il avait les yeux fermés, car il dormait; mais, l'imagination frappée de l'aventure qu'il allait entreprendre, il avait fait en dormant le voyage de Micomicon, et il croyait se mesurer avec son ennemi. Par malheur, ses coups étaient tombés sur des outres suspendues contre la muraille, en sorte que la chambre était inondée de vin.
Quand l'hôtelier vit tout ce dégât, il entra dans une telle fureur, que, s'élançant sur don Quichotte les poings fermés, il aurait promptement mis fin à sa bataille contre le géant, si Cardenio et le curé ne le lui eussent arraché des mains. Malgré cette grêle de coups, le pauvre chevalier ne se réveillait pas; il fallut que le barbier courût chercher un seau d'eau froide pour le lui jeter sur le corps, ce qui finit par l'éveiller, mais non assez toutefois pour le faire s'apercevoir de l'état où il était. Dorothée qui survint en ce moment, s'en retourna sur ses pas, à l'aspect de son défenseur si légèrement vêtu, et n'en voulut pas voir davantage.
Quant à Sancho, il allait cherchant dans tous les coins la tête du géant; et comme il ne la trouvait pas: Je savais bien, dit-il, que dans cette maudite maison tout se faisait par enchantement; cela est si vrai que dans le même endroit où je suis, j'ai reçu, il n'y a pas longtemps, force coups de pied et de poing, sans jamais pouvoir deviner d'où ils venaient; maintenant le diable ne veut pas que je retrouve cette tête, quand de mes deux yeux je l'ai vu couper, et le sang ruisseler comme une fontaine.
De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et des saints? reprit l'hôtelier, ne vois-tu pas que cette fontaine ce sont mes outres que ton maître a percées comme un crible, et ce sang, mon vin dont cette chambre est inondée? Puissé-je voir nager en enfer l'âme de celui qui m'a fait tout ce dégât!
Ce ne sont pas là mes affaires, repartit Sancho; tout ce que je sais, c'est que faute de retrouver cette tête, mon gouvernement vient, hélas! de se fondre, comme du sel dans l'eau.
L'hôtelier se désespérait du sang-froid de l'écuyer, après le dégât que venait de lui causer le maître; il jurait que cela ne se passerait pas cette fois-ci comme la première, et que malgré les priviléges de leur chevalerie, ils lui payeraient jusqu'au dernier maravédis les outres et le vin. Le curé tenait par les bras don Quichotte, lequel, croyant avoir achevé l'aventure et se trouver en présence de la princesse de Micomicon, se jeta à ses pieds en disant: Madame, Votre Grandeur est maintenant en sûreté; vous n'avez plus à craindre le tyran qui vous persécutait; quant à moi, je suis quitte de ma parole, puisque avec le secours du ciel, et la faveur de celle pour qui je vis et je respire, j'en suis venu à bout si heureusement.
Eh bien, seigneurs, dit Sancho, direz-vous encore que je suis ivre? voyez si mon maître n'est pas venu à bout du géant; plus de doute, mon gouvernement est sauvé.
Chacun des assistants riait à gorge déployée du maître et du valet, excepté l'hôtelier qui les donnait à tous les diables. A la fin, pourtant, le 193 curé, Cardenio et le barbier parvinrent, non sans peine, à remettre don Quichotte dans son lit, où on le laissa dormir, et tous trois retournèrent sous le portail de l'hôtellerie consoler Sancho de ce qu'il n'avait pu trouver la tête du géant. Mais ils furent impuissants à calmer l'hôtelier, désespéré de la mort subite de ses outres; l'hôtesse, surtout, jetait les hauts cris et s'arrachait les cheveux. Malédiction, s'écriait-elle, ce diable errant n'est entré dans ma maison que pour me ruiner: une fois, déjà, il m'a emporté sa dépense, celle de son chien d'écuyer, d'un cheval et d'un âne, sous prétexte qu'ils sont chevaliers errants, et qu'il est écrit dans leurs maudits grimoires qu'ils ne doivent jamais rien débourser. Dieu les damne, et que leur ordre soit anéanti dès demain! Mort de ma vie! il n'en sera pas cette fois quitte à si bon marché; il me payera, ou je perdrai le nom de mon père. Que le diable emporte tous les chevaliers errants! grommelait de son côté Maritorne. Quant à la fille de l'hôtelier, elle souriait et ne disait mot.
Le curé calma cette tempête, en promettant 194 de payer tout le dégât, c'est-à-dire les outres et le vin, sans oublier l'usure de la queue de vache, dont l'hôtesse faisait grand bruit. Dorothée consola Sancho, en lui disant que puisque son maître avait abattu la tête du géant, elle lui donnerait la meilleure seigneurie de son royaume dès qu'elle y serait rétablie. Sancho jura de nouveau avoir vu tomber cette tête, à telles enseignes, qu'elle avait une barbe qui descendait jusqu'à la ceinture. Si on ne la retrouve pas, ajouta-t-il, c'est que dans cette maison rien n'arrive que par enchantement, comme je l'ai déjà éprouvé une première fois. Dorothée lui dit de ne pas s'affliger, et que tout s'arrangerait à son entière satisfaction.
La paix rétablie, le curé proposa d'achever l'histoire du Curieux malavisé; et tous étant de son avis, il continua ainsi:
Désormais assuré de la vertu de sa femme, Anselme se croyait le plus heureux des hommes. Quant à Camille, elle continuait de faire, avec intention, mauvais visage à Lothaire, et tous deux entretenaient le malheureux époux dans une erreur dont il ne pouvait plus revenir; car persuadé qu'il ne manquait à son bonheur que de voir son ami et sa femme en parfaite intelligence, il s'efforçait chaque jour de les réunir, leur fournissant ainsi mille moyens de le tromper.
Pendant ce temps, Léonelle, emportée par le plaisir, et autorisée par l'exemple de sa maîtresse, qui était forcée de fermer les yeux sur ces déportements, ne gardait plus aucune mesure. Une nuit, enfin, il arriva qu'Anselme entendit du bruit dans la chambre de cette fille; il voulut y pénétrer pour savoir ce que c'était; sentant la porte résister, il sut s'en rendre maître, et, en entrant, il aperçut un homme qui se laissait glisser par la fenêtre. Il s'efforça de l'arrêter; mais il ne put y parvenir, parce que Léonelle se jeta au-devant de lui, le suppliant de ne point faire de bruit, lui jurant que cela ne regardait qu'elle seule, et que celui qui fuyait était un jeune homme de la ville qui avait promis de l'épouser. Anselme, plein de fureur, la menaça d'un poignard qu'il tenait à la main. Parle à l'instant, lui dit-il, ou je te tue. Il m'est impossible de le faire en ce moment, tant je suis troublée, répondit Léonelle en embrassant ses genoux: mais attendez jusqu'à demain, et je vous apprendrai des choses dont vous ne serez pas peu étonné. Anselme lui accorda le temps qu'elle demandait, et, après l'avoir enfermée dans sa chambre, il alla retrouver Camille pour lui dire ce qui venait de se passer.
Pensant avec raison que ces choses importantes la concernaient, Camille fut saisie d'une telle frayeur, que sans vouloir attendre la confirmation de ses soupçons, aussitôt Anselme endormi, elle prit tout ce qu'elle avait de pierreries et d'argent, et courut chez Lothaire, pour lui demander de la mettre en lieu de sûreté. La vue de sa maîtresse jeta Lothaire dans un si grand trouble, qu'il ne sut que répondre et encore moins quel parti prendre. Cependant l'affaire ne pouvant souffrir de retard, et Camille le pressant d'agir, il la conduisit dans un couvent, et la laissa entre les mains de sa sœur, qui en était abbesse; puis, montant à cheval, il sortit de la ville sans avertir personne.
Le jour venu, Anselme, plein d'impatience, entra dans la chambre de Léonelle, qu'il croyait encore au lit; mais il ne la trouva point, parce qu'elle s'était laissé glisser la nuit au moyen de draps noués ensemble, et qui pendaient encore à la fenêtre. Il retourna aussitôt vers Camille, et sa surprise fut au comble de ne la rencontrer nulle part, sans qu'aucun de ses gens pût dire ce qu'elle était devenue. En la cherchant avec anxiété, il entra dans un cabinet où il y avait un coffre resté tout grand ouvert. Il s'aperçut alors qu'on en avait enlevé quantité de pierreries; à cette vue, ses soupçons redoublèrent, et se rappelant ce que lui avait dit Léonelle, il ne douta plus qu'il n'y eût chez lui quelque désordre 195 dont cette fille n'était pas l'unique cause. Éperdu, et sans achever de s'habiller, il courut chez Lothaire, pour lui raconter sa disgrâce; mais quand on lui eut appris qu'il n'y était point, et que cette nuit-là même il était monté à cheval après avoir pris tout l'argent dont il pouvait disposer, il ne sut plus que penser, et peu s'en fallut qu'il ne perdît l'esprit.
En effet que pouvait supposer un homme qui, après s'être cru au comble du bonheur, se voyait en un instant sans femme, sans ami, et par-dessus tout, il faut le dire, déshonoré? Ne sachant plus que devenir, il ferma les portes de sa maison, et sortit à cheval pour aller trouver cet ami qui habitait à la campagne, et chez lequel il avait passé le temps employé à la machination de son infortune; mais il n'eut pas fait la moitié du chemin, qu'à bout de forces, et accablé de mille pensées désespérantes, il mit pied à terre et se laissa tomber au pied d'un arbre en poussant de plaintifs et douloureux soupirs; il y resta jusqu'à la chute du jour.
Il était presque nuit, quand passa un cavalier qui venait de la ville. Anselme lui ayant demandé quelles nouvelles il y avait à Florence: Les plus étranges qu'on y ait depuis longtemps entendues, répondit le cavalier. On dit publiquement que Lothaire, ce grand ami d'Anselme, qui demeure auprès de Saint-Jean, lui a enlevé sa femme la nuit dernière, et que tous deux ont disparu. C'est du moins ce qu'a raconté une suivante de Camille, que le guet a arrêtée comme elle se laissait glisser par la fenêtre dans la rue. Je ne saurais vous dire précisément comment cela s'est passé; mais on ne parle d'autre chose, et tout le monde en est dans un extrême étonnement, parce que l'amitié de Lothaire et d'Anselme était si étroite et si connue, qu'on ne les appelait que les deux amis. Et sait-on quel chemin ont pris les fugitifs? reprit Anselme. Je l'ignore, répondit le cavalier; on dit seulement que le gouverneur les fait rechercher avec beaucoup de soin. Allez avec Dieu, seigneur, dit Anselme. Demeurez avec lui, reprit le cavalier; et il continua son chemin.
Ces tristes nouvelles achevèrent non-seulement de troubler la raison du malheureux Anselme, mais de l'abattre entièrement; enfin il se leva, et, remontant à cheval non sans peine, il alla descendre chez cet ami, qui ignorait son malheur. Celui-ci en le voyant devina qu'il lui était arrivé quelque chose de terrible. Anselme le pria de lui faire préparer un lit, de lui donner de quoi écrire, et de le laisser seul; mais dès qu'il fut en face de lui-même, la pensée de son infortune se présenta si vivement à son esprit et l'accabla de telle sorte, que jugeant, aux angoisses mortelles qui brisaient son cœur, que la vie allait lui échapper, il voulut du moins faire connaître l'étrange cause de sa mort. Il commença donc à écrire, mais le souffle lui manqua avant qu'il pût achever; et le maître de la maison étant entré dans la chambre pour savoir s'il avait besoin de secours, le trouva sans mouvement, le corps à demi penché sur la table, la plume encore à la main, et posée sur un papier ouvert sur lequel on lisait ces mots:
«Une fatale curiosité me coûte l'honneur et la vie. Si la nouvelle de ma mort parvient à Camille, qu'elle sache que je lui pardonne; elle n'était pas tenue de faire un miracle, je n'en devais pas exiger d'elle; et puisque je suis seul artisan de mon malheur, il n'est pas juste que...»
Ici la main s'était arrêtée, et il fallait croire qu'en cet endroit la douleur d'Anselme avait mis fin à sa vie. Le lendemain, son ami prévint la famille, qui savait déjà cette triste aventure. Quant à Camille, enfermée dans un couvent, elle était inconsolable, non de la mort de son mari, mais de la perte de son amant. Elle ne voulut, dit-on, prendre de parti qu'après avoir appris la mort de Lothaire, qui fut tué dans une bataille livrée près de Naples à Gonsalve de Cordoue par M. de Lautrec. Cette nouvelle la décida à prononcer ses vœux, et depuis elle traîna une 196 vie languissante, qui s'éteignit peu de temps après. Ainsi tous trois moururent victimes d'une déplorable curiosité.
Cette nouvelle me paraît intéressante, dit le curé, mais je ne saurais me persuader qu'elle soit véritable. Si elle est d'invention, elle part d'un esprit peu sensé; car il n'est guère vraisemblable qu'un mari soit assez fou pour tenter pareille épreuve: d'un amant cela pourrait à peine se concevoir, mais d'un ami je le tiens pour impossible.
Vive Dieu! s'écria l'hôtelier, qui était en ce moment sur le seuil de sa maison; voici venir une belle troupe de voyageurs; s'ils arrêtent ici, nous chanterons un fameux alléluia.
Quels sont ces voyageurs? demanda Cardenio.
Ce sont quatre cavaliers, masqués de noir, avec l'écu et la lance, répondit l'hôtelier; il y a au milieu d'eux une dame vêtue de blanc, assise sur une selle en fauteuil; elle a le visage couvert, et elle est suivie de deux valets à pied.
Sont-ils bien près d'ici? demanda le curé.
Si près que les voilà arrivés, répondit l'hôtelier.
A ces paroles Dorothée se couvrit le visage, et Cardenio courut s'enfermer dans la chambre de don Quichotte, pendant que les cavaliers, mettant pied à terre, s'empressaient de descendre la dame, que l'un d'eux prit entre ses bras et déposa sur une chaise qui se trouvait à l'entrée de la chambre où venait d'entrer Cardenio. Jusque-là personne de la troupe n'avait quitté son masque ni prononcé une parole. La dame seule, en s'asseyant, poussa un grand soupir, laissant tomber ses bras comme une personne malade et défaillante. Les valets de pied ayant mené les chevaux à l'écurie, le curé, dont ce déguisement et ce silence piquaient la curiosité, alla les trouver, et demanda à l'un d'eux qui étaient ses maîtres.
Par ma foi, seigneur, je serais fort en peine de vous le dire, répondit cet homme; il faut pourtant que ce soient des gens de qualité, surtout celui qui a descendu de cheval la dame que vous avez vue, car les autres lui montrent beaucoup de respect et se contentent d'exécuter ses ordres. Voilà tout ce que j'en sais.
Et quelle est cette dame? reprit le curé.
Je ne suis pas plus savant sur cela que sur le reste, repartit le valet, car pendant tout le chemin je n'ai vu qu'une seule fois son visage; mais en revanche je l'ai entendue bien souvent soupirer et se plaindre: à chaque instant on dirait qu'elle va rendre l'âme. Au reste, il ne faut pas s'étonner si je ne puis vous en dire plus long: depuis deux jours seulement, mon camarade et moi nous avons rencontré ces cavaliers en chemin, et ils nous ont engagés à les suivre en Andalousie, avec promesse de nous récompenser largement.
Vous savez au moins leurs noms? demanda le curé.
Pas davantage, répondit le valet; ils voyagent sans mot dire, et on les prendrait pour des chartreux. Depuis que nous sommes à leurs ordres, nous n'avons entendu que les soupirs et les plaintes de cette pauvre dame, qu'on emmène, si je ne me trompe, contre son gré. Autant que je puis en juger par son habit, elle est religieuse, ou va bientôt le devenir; et c'est sans doute parce qu'elle n'a pas de goût pour le couvent qu'elle est si mélancolique.
Cela se pourrait, dit le curé. Là-dessus il revint trouver Dorothée, qui, ayant aussi entendu les soupirs de la dame voilée, s'était empressée de lui offrir ses soins. Comme celle-ci ne répondait rien, le cavalier masqué qui l'avait descendue de cheval s'approcha de Dorothée et lui dit: Ne perdez point votre temps, madame, à faire des offres de service à cette femme; elle est habituée 197 à ne tenir aucun compte de ce qu'on fait pour elle; et ne la forcez point de parler, si vous ne voulez entendre sortir de sa bouche quelque mensonge.
Je n'ai jamais menti, repartit fièrement la dame affligée, et c'est pour avoir été trop sincère que je suis dans la triste position où l'on me voit; je n'en veux d'autre témoin que vous-même, car c'est par trop de franchise de ma part que vous êtes devenu faux et menteur.
Quels accents! s'écria Cardenio, qui de la chambre où il était entendit distinctement ces paroles.
Au cri de Cardenio, la dame voulut s'élancer; mais le cavalier masqué qui ne l'avait pas quittée un seul instant l'en empêcha. Dans le mouvement qu'elle fit, son voile tomba, et laissa voir, malgré sa pâleur, une beauté incomparable. Occupé à la retenir, le cavalier dont nous venons de parler laissa aussi tomber son masque, et, Dorothée ayant levé les yeux, reconnut don Fernand; elle poussa un grand cri et tomba évanouie entre les mains du barbier, qui se trouvait à ses côtés. Le curé accourut et écarta son voile afin de lui jeter de l'eau au visage; alors don Fernand, car c'était lui, reconnut Dorothée 198 et resta comme frappé de mort. Malgré son trouble, il continuait à retenir Luscinde, qui faisait tous ses efforts pour lui échapper, depuis qu'elle avait entendu Cardenio. Celui-ci, de son côté, ayant deviné Luscinde au son de sa voix, s'élança hors de la chambre, et le premier objet qui frappa sa vue, ce fut don Fernand, lequel ne fut pas moins saisi en voyant Cardenio. Tous quatre étaient muets d'étonnement, et pouvaient à peine comprendre ce qui venait de se passer. Après qu'ils se furent pendant quelque temps regardés en silence, Luscinde, prenant la parole, dit à don Fernand:
Seigneur, il est temps de cesser une violence aussi injuste; laissez-moi retourner au chêne dont je suis le lierre, à celui dont vos promesses ni vos menaces n'ont pu me séparer. Voyez par quels chemins étranges et pour nous inconnus le ciel m'a ramenée devant celui qui a ma foi. Mille épreuves pénibles vous ont déjà prouvé que la mort seule aurait le pouvoir de l'effacer de mon souvenir; aujourd'hui désabusé par ma constance, changez, s'il le faut, votre amour en haine, votre bienveillance en fureur, ôtez-moi la vie; la mort me sera douce aux yeux de mon époux bien-aimé.
Dorothée, revenue peu à peu de son évanouissement, devinant à ces paroles que la dame qui parlait était Luscinde, et voyant que don Fernand la retenait toujours sans répondre un seul mot, alla se jeter à ses genoux, et lui dit, en fondant en larmes:
O mon seigneur, si les rayons de ce soleil que tu tiens embrassé ne t'ont point encore ôté la lumière des yeux, tu auras bientôt reconnu que celle qui tombe à tes pieds est, tant qu'il te plaira qu'elle le soit, la triste et malheureuse Dorothée. Oui je suis cette humble paysanne, que, soit bonté, soit caprice, tu as voulu élever assez haut pour oser se dire à toi; je suis cette jeune fille si heureuse dans la maison de son père, et qui, contente de sa condition, n'avait connu encore aucun désir quand tu vins troubler son innocence et son repos, et que tu lui fis ressentir les premiers tourments de l'amour. Tu dois te rappeler, seigneur, que tes promesses et tes présents furent inutiles, et que, pour m'entretenir quelques instants, il te fallut recourir à la ruse. Que n'as-tu pas fait pour me persuader de ton amour? Cependant, à quel prix es-tu venu à bout de ma résistance? Je ne me défends pas d'avoir été touchée par tes soupirs et par tes larmes, et d'avoir ressenti pour toi de la tendresse; mais, tu le sais, je ne me rendis qu'à l'honneur d'être ta femme, et sur la foi que tu m'en donnas après avoir pris le ciel à témoin par des serments solennels. Trahiras-tu, seigneur, à la fois tant d'amour et de constance? Et si tu ne peux être à Luscinde puisque tu es à moi, et que Luscinde ne saurait t'appartenir puisqu'elle est à Cardenio, rends-les l'un à l'autre; et rends-moi don Fernand, sur lequel j'ai des droits si légitimes.
Ces paroles, Dorothée les prononça d'un ton si touchant et en versant tant de larmes, que chacun en fut attendri. Don Fernand l'écouta d'abord sans répondre un mot; mais la voyant affligée au point d'en mourir de douleur, il se sentit tellement ému, que, rendant la liberté à Luscinde, il tendit les bras à Dorothée, en s'écriant: Tu as vaincu, belle Dorothée.
Encore mal remise de son évanouissement, Luscinde, que don Fernand venait de quitter sans qu'elle s'y attendît, fut bien près de défaillir; mais Cardenio, rapide comme l'éclair, s'empressa de la soutenir, en lui disant: Noble et loyale Luscinde, puisque le ciel permet enfin qu'on vous laisse en repos, vous ne sauriez trouver un plus sûr asile qu'entre les bras d'un homme qui vous a si tendrement aimée toute sa vie.
A ces mots, Luscinde tourna la tête, et achevant de reconnaître Cardenio, elle se jeta à son cou. Quoi! c'est vous, cher Cardenio! lui dit-elle; suis-je assez heureuse pour revoir, en dépit 199 du destin contraire, la seule personne que j'aime au monde?
Les marques de tendresse prodiguées par Luscinde à Cardenio firent une telle impression sur don Fernand, que Dorothée, dont les yeux ne le quittaient pas, le voyant changer de couleur et prêt à mettre l'épée à la main, se jeta au-devant de lui, et embrassant ses genoux: Seigneur, qu'allez-vous faire? lui dit-elle: votre femme est devant vos yeux, vous venez de la reconnaître à l'instant même, et pourtant vous songez à troubler des personnes que l'amour unit depuis longtemps. Quels sont vos droits pour y mettre obstacle? Pourquoi vous offenser des témoignages d'amitié qu'ils se donnent? Sachez, seigneur, combien j'ai souffert; ne me causez pas, je vous en conjure, de nouveaux chagrins; et si mon amour et mes larmes ne peuvent vous toucher, rappelez votre raison, songez à vos serments, et conformez-vous à la volonté du ciel.
Pendant que Dorothée parlait ainsi, Cardenio tenant Luscinde embrassée, ne quittait pas des yeux son rival, afin de ne point se laisser surprendre; mais ceux qui accompagnaient don Fernand étant accourus, le curé se joignit à eux, et tous, y compris Sancho Panza, se jetèrent à ses pieds, le suppliant d'avoir pitié des larmes de Dorothée, puisqu'il lui avait fait l'honneur de la reconnaître pour sa femme. Considérez, seigneur, disait le curé, que ce n'est point le hasard, comme pourraient le faire croire les apparences, mais une intention particulière de la Providence, qui vous a tous réunis d'une façon si imprévue; croyez que la mort seule peut enlever Luscinde à Cardenio, et que dût-on les séparer avec le tranchant d'une épée, la mort qui les frapperait du même coup leur semblerait douce. Dans les cas désespérés, ce n'est pas faiblesse que de céder à la raison. D'ailleurs la charmante Dorothée ne possède-t-elle pas tous les avantages qu'on peut souhaiter dans une femme? Elle est vertueuse, elle vous aime; vous lui avez donné votre foi, et vous avez reçu la sienne: qu'attendez-vous pour lui rendre justice?
Persuadé par ces raisons auxquelles chacun ajouta la sienne, don Fernand qui, malgré tout, avait l'âme généreuse, s'attendrit, et pour le prouver: Levez-vous, madame, dit-il à Dorothée: je ne puis voir à mes pieds celle que je porte en mon cœur, et qui me prouve tant de constance et tant d'amour; oubliez mon injustice et les chagrins que je vous ai causés: la beauté de Luscinde doit me servir d'excuse. Qu'elle vive tranquille et satisfaite pendant longues années avec son Cardenio, je prierai le ciel à genoux qu'il m'en accorde autant avec ma Dorothée.
En disant cela, don Fernand l'embrassait avec de telles expressions de tendresse, qu'il eut bien de la peine à retenir ses larmes. Cardenio, Luscinde et tous ceux qui étaient présents furent si sensibles à la joie de ces amants, qu'ils ne purent s'empêcher d'en répandre. Sancho lui-même pleura de tout son cœur; mais il avoua depuis que c'était du regret de voir que Dorothée n'étant plus reine de Micomicon, il se trouvait frustré des faveurs qu'il en attendait.
Luscinde et Cardenio remercièrent don Fernand de la noblesse de ses procédés, et en termes si touchants que, ne sachant comment répondre, il les embrassa avec effusion. Il demanda ensuite à Dorothée par quel hasard elle se trouvait dans un pays si éloigné du sien. Dorothée lui raconta les mêmes choses qu'au curé et à Cardenio, et charma tout le monde par le récit de son histoire.
Don Fernand raconta, à son tour, ce qui s'était passé dans la maison de Luscinde, le jour de la cérémonie nuptiale, quand le billet par lequel elle déclarait avoir donné sa foi à Cardenio fut trouvé dans son sein. Je voulus la tuer, dit-il, et je l'aurais fait si ses parents ne m'eussent retenu. Enfin je quittai la maison plein de 200 fureur, et ne respirant que la vengeance. Le lendemain, j'appris la fuite de Luscinde, sans que personne pût m'indiquer le lieu de sa retraite. Mais quelque temps après, ayant appris qu'elle s'était retirée dans un couvent, décidée à y passer le reste de ses jours, je me fis accompagner de trois cavaliers, puis ayant épié le moment où la porte était ouverte, je parvins à l'enlever sans lui laisser le temps de se reconnaître; ce qui ne fut pas difficile, puisque ce couvent était dans la campagne et loin de toute habitation. Il ajouta que lorsque Luscinde se vit entre ses bras, elle s'était d'abord évanouie; mais qu'ayant repris ses sens, elle n'avait cessé de gémir sans vouloir prononcer un seul mot, et qu'en cet état ils l'avaient amenée jusqu'à cette hôtellerie, où le ciel réservait une si heureuse fin à toutes leurs aventures.
Témoin de tout cela, le pauvre Sancho avait l'âme navrée de voir ses espérances s'en aller en fumée depuis que la princesse de Micomicon était redevenue Dorothée, et le géant Pandafilando don Fernand, pendant que son maître dormait comme un bienheureux sans s'inquiéter de ce qui se passait.
Dorothée se trouvait si satisfaite de son changement de fortune, qu'elle croyait rêver encore; Cardenio et Luscinde ne pouvaient comprendre cette fin si prompte de leurs malheurs, et don Fernand rendait grâces au ciel de lui avoir fourni le moyen de sortir de ce labyrinthe inextricable où son honneur et son salut couraient tant de risques; finalement, tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie faisaient éclater leur joie de l'heureux dénoûment qu'avaient eu des affaires si désespérées. Le curé, en homme d'esprit, arrangeait toute chose à merveille, et félicitait chacun d'eux en particulier d'être la cause d'un bonheur dont ils jouissaient tous. Mais la plus contente était l'hôtesse, à qui Cardenio et le curé avaient promis de payer le dégât qu'avait fait notre chevalier.
Le seul Sancho était triste et affligé, comme on l'a déjà dit; aussi entrant d'un air tout piteux dans la chambre de son maître, qui venait de se réveiller: Seigneur Triste-Figure, lui dit-il, Votre Grâce peut dormir tant qu'il lui plaira, sans se mettre en peine de rétablir la princesse dans ses États, ni de tuer aucun géant; l'affaire est faite et conclue.
Je le crois bien, dit don Quichotte, puisque je viens de livrer à ce mécréant le plus formidable combat que j'aurai à soutenir de ma vie, et que d'un seul revers d'épée je lui ai tranché la tête. Aussi je t'assure que son sang coulait comme une nappe d'eau qui tomberait du haut d'une montagne.
Dites plutôt comme un torrent de vin rouge, reprit Sancho; car Votre Grâce saura, si elle ne le sait pas encore, que le géant mort est tout simplement une outre crevée, et le sang répandu, six mesures de vin rouge qu'elle avait dans le ventre; quant à la tête coupée, autant en emporte le vent, et que le reste s'en aille à tous les diables.
Que dis-tu là, fou? repartit don Quichotte; as-tu perdu l'esprit?
Levez-vous, seigneur, répondit Sancho, et venez voir le bel exploit que vous avez fait, et la besogne que nous aurons à payer; sans compter qu'à cette heure la princesse de Micomicon est métamorphosée en une simple dame, qui s'appelle Dorothée, et bien d'autres aventures qui ne vous étonneront pas moins si vous y comprenez quelque chose.
Rien de cela ne peut m'étonner, répliqua don Quichotte; car, s'il t'en souvient, la première fois que nous vînmes ici, ne t'ai-je pas dit que tout y était magie et enchantement? Pourquoi en serait-il autrement aujourd'hui?
Je pourrais vous croire, répondit Sancho, si mon bernement avait été de la même espèce; mais il ne fut que trop véritable, et je remarquai fort bien que notre hôtelier, le même qui est là, tenait un des coins de la couverture, à telles enseignes que le traître, en riant de toutes ses forces, me poussait encore plus vigoureusement que les autres. Or, lorsqu'on reconnaît les gens, il n'y a point d'enchantement, je soutiens que c'est seulement une mauvaise aventure.
Allons, dit don Quichotte, Dieu saura y remédier. En attendant, aide-moi à m'habiller, que je me lève et que j'aille voir toutes ces transformations dont tu parles.
Pendant que don Quichotte s'habillait, le curé apprenait à don Fernand et à ses compagnons quel homme était notre héros, et la ruse qu'il avait fallu employer pour le tirer de la Roche-Pauvre, où il se croyait exilé par les dédains de sa dame. Il leur raconta la plupart des aventures que Sancho lui avait apprises, ce qui les divertit beaucoup, et leur parut la plus étrange espèce de folie qui se pût imaginer. Le curé ajouta que l'heureuse métamorphose de la princesse, ne permettant plus de mener à bout leur dessein, il fallait inventer un nouveau stratagème pour ramener don Quichotte dans sa maison. Cardenio insista pour ne rien déranger à leur projet, disant que Luscinde prendrait la place de Dorothée. Non, non, s'écria don Fernand, Dorothée achèvera ce qu'elle a entrepris. Je serai bien aise de contribuer à la guérison de ce pauvre gentilhomme, puisque nous ne sommes pas loin de chez lui.
Don Fernand parlait encore, quand soudain parut don Quichotte armé de pied en cap, l'armet de Mambrin tout bossué sur la tête, la rondache au bras, la lance à la main. Cette étrange 202 apparition frappa de surprise don Fernand et les cavaliers venus avec lui. Tous regardaient avec étonnement ce visage d'une demi-lieue de long, jaune et sec, cette contenance calme et fière, enfin le bizarre assemblage de ses armes, et ils attendaient en silence qu'il prît la parole. Après quelques instants de silence, don Quichotte, d'un air grave, et d'une voix lente et solennelle, les yeux fixés sur Dorothée, s'exprima de la sorte:
Belle et noble dame, je viens d'apprendre par mon écuyer que votre grandeur s'est évanouie, puisque de reine que vous étiez, vous êtes redevenue une simple damoiselle. Si cela s'est fait par l'ordre du grand enchanteur, le roi votre père, dans la crainte que je ne parvinsse pas à vous donner l'assistance convenable, je n'ai rien à dire, si ce n'est qu'il s'est trompé lourdement, et qu'il connaît bien peu les traditions de la chevalerie; car s'il les eût lues et relues aussi souvent et avec autant d'attention que je l'ai fait, il aurait vu à chaque page que des chevaliers d'un renom moindre, sans vanité, que le mien, ont mis fin à des entreprises incomparablement plus difficiles. Ce n'est pas merveille, je vous assure, de venir à bout d'un géant, quelles que soient sa force et sa taille, et il n'y a pas longtemps que je me suis mesuré avec un de ces fiers-à-bras; aussi je me tairai, de peur d'être accusé de forfanterie; mais le temps, qui ne laisse rien dans l'ombre, parlera pour moi, et au moment où l'on y pensera le moins.
Vous vous êtes escrimé contre des outres pleines de vin, et non pas contre un géant, s'écria l'hôtelier, à qui don Fernand imposa silence aussitôt.
J'ajoute, très-haute et déshéritée princesse, poursuivit don Quichotte, que si c'est pour un pareil motif que le roi votre père a opéré cette métamorphose en votre personne, vous ne devez lui accorder aucune créance, car il n'y a point de danger sur la terre dont je ne puisse triompher à l'aide de cette épée; et c'est par elle que, mettant à vos pieds la tête de votre redoutable ennemi, je vous rétablirai dans peu sur le trône de vos ancêtres.
Don Quichotte se tut pour attendre la réponse de la princesse; et Dorothée, sachant qu'elle faisait plaisir à don Fernand en continuant la ruse jusqu'à ce qu'on eût ramené don Quichotte dans son pays, répondit avec gravité: Vaillant chevalier de la Triste-Figure, celui qui vous a dit que je suis transformée est dans l'erreur. Il est survenu, j'en conviens, un agréable changement dans ma fortune; mais cela ne m'empêche pas d'être aujourd'hui ce que j'étais hier, et d'avoir toujours le même désir d'employer la force invincible de votre bras pour remonter sur le trône de mes ancêtres. Ne doutez donc point, seigneur, que mon père n'ait été un homme aussi prudent qu'avisé, puisque sa science lui a révélé un moyen si facile et si sûr de remédier à mes malheurs. En effet, le bonheur de votre rencontre a été pour moi d'un tel prix, que sans elle je ne me serais jamais vue dans l'heureux état où je me trouve; ceux qui m'entendent sont, je pense, de mon sentiment. Ce qui me reste à faire, c'est de nous mettre en route dès demain; aujourd'hui il serait trop tard. Quant à l'issue de l'entreprise, je l'abandonne à Dieu, et m'en remets à votre courage.
A peine Dorothée eut-elle achevé de parler, que don Quichotte, apostrophant Sancho d'un ton courroucé: Petit Sancho, lui dit-il, tu es bien le plus insigne vaurien qu'il y ait dans toute l'Espagne. Dis-moi un peu, scélérat, ne viens-tu pas de m'assurer à l'instant que la princesse n'était plus qu'une simple damoiselle, du nom de Dorothée, et la tête du géant une plaisanterie, avec cent autres extravagances qui m'ont jeté dans la plus horrible confusion où je me sois trouvé de ma vie. Par le Dieu vivant, s'écria-t-il en grinçant des dents, si je ne me retenais, j'exercerais sur ta personne un tel ravage, que tu servirais d'exemple à tous les écuyers 203 fallacieux et retors qui auront jamais l'honneur de suivre des chevaliers errants.
Seigneur, répondit Sancho, que Votre Grâce ne se mette point en colère; il peut se faire que je me sois trompé quant à la transformation de madame la princesse; mais pour ce qui est des outres percées, et du vin au lieu de sang, oh! par ma foi! je ne me trompe pas. Les outres, toutes criblées de coups, sont encore au chevet de votre lit, et le vin forme un lac dans votre chambre; vous le verrez bien tout à l'heure, quand il faudra faire frire les œufs, c'est-à-dire quand on vous demandera le payement du dégât que vous avez fait. Au surplus, si madame la princesse est restée ce qu'elle était, je m'en réjouis de toute mon âme, d'autant mieux que j'y trouve aussi mon compte.
En ce cas, Sancho, répliqua don Quichotte, je dis que tu n'es qu'un imbécile; pardonne-moi, et n'en parlons plus.
Très-bien, s'écria don Fernand; et puisque madame veut qu'on remette le voyage à demain, parce qu'il est tard, il faut ne songer qu'à passer la nuit agréablement en attendant le jour. Nous accompagnerons ensuite le seigneur don Quichotte pour être témoins des merveilleuses prouesses qu'il doit accomplir.
C'est moi qui aurai l'honneur de vous accompagner, reprit notre héros; je suis extrêmement reconnaissant envers la compagnie de la bonne opinion qu'elle a de moi, et je tâcherai de ne pas la démériter, dût-il m'en coûter la vie, et plus encore, s'il est possible.
Il se faisait un long échange d'offres de services entre don Quichotte et don Fernand, quand ils furent interrompus par l'arrivée d'un voyageur dont le costume annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des Mores, vêtu qu'il était d'une casaque de drap bleu fort courte et sans collet, avec des demi-manches, des hauts-de-chausses de toile bleue, et le bonnet de même couleur. Il portait un cimeterre à sa ceinture. Une femme vêtue à la moresque, le visage couvert d'un voile, sous lequel on apercevait un petit bonnet de brocart d'or, et habillée d'une longue robe qui lui venait jusqu'aux pieds, le suivait assise sur un âne. Le captif paraissait avoir quarante ans; il était d'une taille robuste et bien prise, brun de visage, portait de grandes moustaches, et l'on jugeait à sa démarche qu'il devait être de noble condition. En entrant dans l'hôtellerie, il demanda une chambre, et parut fort contrarié quand on lui répondit qu'il n'en restait point. Cependant il prit la Moresque entre ses bras, et la descendit de sa monture. Luscinde, Dorothée et les femmes de la maison, attirées par la nouveauté d'un costume qu'elles ne connaissaient pas, s'approchèrent de l'étrangère; après l'avoir bien considérée, Dorothée, qui avait remarqué son déplaisir, lui dit: Il ne faut point vous étonner, Madame, de ne pas trouver ici toutes les commodités désirables, c'est l'ordinaire des hôtelleries; mais si vous consentez à partager notre logement, dit-elle en montrant Luscinde, peut-être avouerez-vous n'avoir point rencontré dans le cours de votre voyage un meilleur gîte que celui-ci, et où l'on vous ait fait un meilleur accueil. L'étrangère ne répondit rien; mais croisant ses bras sur sa poitrine, elle baissa la tête pour témoigner qu'elle se sentait obligée; son silence ainsi que sa manière de saluer firent penser qu'elle était musulmane et qu'elle n'entendait pas l'espagnol.
Mesdames, répondit le captif, cette jeune femme ne comprend pas la langue espagnole et ne parle que la sienne; c'est pourquoi elle ne répond pas à vos questions.
Nous ne lui adressons point de questions, reprit Luscinde; nous lui offrons seulement notre compagnie pour cette nuit, et nos services autant qu'il dépend de nous et que le lieu le permet.
Je vous rends grâces, mesdames, et pour elle et pour moi, dit le captif; et je suis d'autant plus touché de vos offres de service, que je vois 204 qu'elles sont faites par des personnes de qualité.
Cette dame est-elle chrétienne ou musulmane? demanda Dorothée, car son habit et son silence nous font croire qu'elle n'est pas de notre religion.
Elle est née musulmane, répondit le captif; mais au fond de l'âme elle est chrétienne et ne souhaite rien tant que de le devenir.
Est-elle baptisée? demanda Luscinde.
Nous n'en avons pas encore trouvé l'occasion, depuis qu'elle est partie d'Alger, sa patrie, répondit le captif, et nous n'avons pas voulu qu'elle le fût avant d'être bien instruite dans notre sainte religion; mais s'il plaît à Dieu, elle recevra bientôt le baptême avec toute la solennité que mérite sa qualité, qui est plus relevée que ne l'annoncent son costume et le mien.
Ces paroles donnaient à ceux qui les avaient entendues un vif désir de savoir qui étaient ces voyageurs; mais personne n'osa le laisser paraître, parce qu'on voyait qu'ils avaient besoin de repos. Dorothée prit la Moresque par la main, et l'ayant fait asseoir, la pria de lever son voile. L'étrangère regarda le captif comme pour lui demander ce qu'on souhaitait d'elle, et quand il lui eut fait comprendre en arabe que ces dames la priaient de lever son voile, elle fit voir tant d'attraits, que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde plus belle que Dorothée; et comme le privilége de la beauté est de s'attirer la sympathie générale, ce fut à qui s'empresserait auprès de l'étrangère, et à qui lui ferait le plus d'avances. Don Fernand ayant exprimé le désir d'apprendre son nom, le captif répondit qu'elle s'appelait Lela Zoraïde; mais elle, qui avait deviné l'intention du jeune seigneur, s'écria aussitôt: No, no, Zoraïda! Maria! Maria! voulant dire qu'elle s'appelait Marie, et non pas Zoraïde. Ces paroles, le ton dont elle les avait prononcées, émurent vivement tous ceux qui étaient présents, et particulièrement les dames, qui, naturellement tendres, sont plus accessibles aux émotions. Luscinde l'embrassa avec effusion, en disant: Oui, oui, Marie! Marie! A quoi la Moresque répondit avec empressement: Si, si, Maria! Zoraïda macangé! c'est-à-dire plus de Zoraïde.
Cependant la nuit approchait, et sur l'ordre de don Fernand l'hôtelier avait mis tous ses soins à préparer le souper. L'heure venue, chacun prit place à une longue table, étroite comme celle d'un réfectoire. On donna le haut bout à don Quichotte, qui d'abord déclina cet honneur, et ne consentit à s'asseoir qu'à une condition, c'est que la princesse de Micomicon prendrait place à son côté, puisqu'elle était sous sa garde. Luscinde et Zoraïde s'assirent ensuite, et en face d'elles don Fernand et Cardenio; plus bas le captif et les autres cavaliers, puis, immédiatement après les dames, le curé et le barbier.
Le repas fut très-gai, parce que la compagnie était agréable et que tous avaient sujet d'être contents. Mais ce qui augmenta la bonne humeur, ce fut quand ils virent que don Quichotte s'apprêtait à parler, animé du même esprit qui lui avait fait adresser naguère sa harangue aux chevriers. En vérité, messeigneurs, dit notre héros, il faut convenir que ceux qui ont l'avantage d'avoir fait profession dans l'ordre de la chevalerie errante sont souvent témoins de bien grandes et bien merveilleuses choses! Dites-moi, je vous prie, quel être vivant y a-t-il au monde qui, entrant à cette heure dans ce château, et nous voyant attablés de la sorte, pût croire ce que nous sommes en réalité? Qui pourrait jamais s'imaginer que cette dame, assise à ma droite, est la grande reine que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de la Triste-Figure dont ne cesse de s'occuper la renommée? Comment donc ne pas avouer que cette noble profession surpasse de beaucoup toutes celles que les hommes ont imaginées? et n'est-elle pas d'autant plus digne d'estime qu'elle expose ceux qui l'exercent à de plus grands dangers? Qu'on ne vienne donc point soutenir 205 devant moi que les lettres l'emportent sur les armes, ou je répondrai à celui-là, quel qu'il soit, qu'il ne sait ce qu'il dit.
La raison que bien des gens donnent de la prééminence des lettres sur les armes, et sur laquelle ils se fondent, c'est que les travaux de l'intelligence surpassent de beaucoup ceux du corps, parce que, selon eux, le corps fonctionne seul dans la profession des armes: comme si cette profession était un métier de portefaix, qui n'exigeât que de bonnes épaules, et qu'il ne fallût point un grand discernement pour bien employer cette force; comme si le général qui commande une armée en campagne et qui défend une place assiégée, n'avait pas encore plus besoin de vigueur d'esprit que de force de corps! Est-ce par hasard avec la force du corps qu'on devine les desseins de l'ennemi, qu'on imagine des ruses pour les opposer aux siennes et des stratagèmes pour ruiner ses entreprises? Ne sont-ce pas là toutes choses du ressort de l'intelligence, et où le corps n'a rien à voir? Maintenant, s'il est vrai que les armes exigent comme les lettres l'emploi de l'intelligence, puisqu'il 206 n'en faut pas moins à l'homme de guerre qu'à l'homme de lettres, voyons le but que chacun d'eux se propose, et nous arriverons à conclure que celui-là est le plus à estimer qui se propose une plus noble fin.
La fin et le but des lettres (je ne parle pas des lettres divines, dont la mission est de conduire et d'acheminer les âmes au ciel; car à une telle fin nulle autre ne peut se comparer); je parle des lettres humaines, qui ont pour but la justice distributive, le maintien et l'exécution des lois. Cette fin est assurément noble, généreuse et digne d'éloges, mais pas autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles ont pour objet et pour but la paix, c'est-à-dire le plus grand des biens que les hommes puissent désirer en cette vie. Quelles furent, je vous le demande, les premières paroles prononcées par les anges dans cette nuit féconde qui est devenue pour nous la source de la lumière? Gloire à Dieu dans les hauteurs célestes, paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Quel était le salut bienveillant que le divin maître du ciel et de la terre recommandait à ses disciples, quand ils entraient dans quelque lieu: La paix soit dans cette maison. Maintes fois il leur a dit: Je vous donne ma paix, je vous laisse la paix, comme le joyau le plus précieux que pût donner et laisser une telle main, et sans lequel il ne saurait exister de bonheur ici-bas. Or, la paix est la fin que se propose la guerre, et qui dit la guerre dit les armes. Une fois cette vérité admise, que la paix est la fin que se propose la guerre, et qu'en cela elle l'emporte sur les lettres, venons-en à comparer les travaux du lettré avec ceux du soldat, et voyons quels sont les plus pénibles.
Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et d'éloquence, qu'aucun de ses auditeurs ne songeait à sa folie; au contraire, comme ils étaient la plupart adonnés à la profession des armes, ils l'écoutaient avec autant de plaisir que d'attention.
Je dis donc, continua-t-il, que les travaux et les souffrances de l'étudiant, du lettré, sont ceux que je vais énumérer. D'abord et par-dessus tout la pauvreté; non pas que tous les étudiants soient pauvres, mais pour prendre leur condition dans ce qu'elle a de pire, et parce que la pauvreté est selon moi un des plus grands maux qu'on puisse endurer en cette vie; car qui dit pauvre, dit exposé à la faim, au froid, à la nudité, et souvent à ces trois choses à la fois. Eh bien, l'étudiant n'est-il jamais si pauvre, qu'il ne puisse se procurer quelque chose à mettre sous la dent? ne rencontre-t-il pas le plus souvent quelque brasero, quelque cheminée hospitalière, où il peut, sinon se réchauffer tout à fait, au moins se dégourdir les doigts, et, quand la nuit est venue, ne trouve-t-il pas toujours un toit où se reposer? Je passe sous silence la pénurie de leur chaussure, l'insuffisance de leur garde-robe, et ce goût qu'ils ont pour s'empiffrer jusqu'à la gorge, quand un heureux hasard leur fait trouver place à quelque festin. Mais c'est par ce chemin, âpre et difficile, j'en conviens, que beaucoup parmi eux bronchant par ici, tombant par là, se relevant d'un côté pour retomber de l'autre, beaucoup, dis-je, sont arrivés au but qu'ils ambitionnaient, et nous en avons vu qui, après avoir traversé toutes ces misères, paraissant comme emportés par le vent favorable de la fortune, se sont trouvés tout à coup appelés à gouverner l'État, ayant changé leur faim en satiété, leur nudité en habits somptueux, et leur natte de jonc en lit de damas, prix justement mérité de leur savoir et de leur vertu. Mais si l'on met leurs travaux en regard de ceux du soldat, et que l'on compare l'un à l'autre, combien le lettré reste en arrière! C'est ce que je vais facilement démontrer.
Don Quichotte, après avoir repris haleine 207 pendant quelques instants, continua ainsi: Nous avons parlé de toutes les misères et de la pauvreté du lettré; voyons maintenant si le soldat est plus riche. Eh bien, il nous faudra convenir que nul au monde n'est plus pauvre que ce dernier, car c'est la pauvreté même. En effet, il doit se contenter de sa misérable solde, qui vient toujours tard, quelquefois même jamais; alors, si manquant du nécessaire, il se hasarde à dérober quelque chose, il le fait souvent au péril de sa vie, et toujours au notable détriment de son âme. Vous le verrez passer tout un hiver avec un méchant justaucorps tailladé, qui lui sert à la fois d'uniforme et de chemise, n'ayant pour se défendre contre l'inclémence du ciel que le souffle de sa bouche, lequel sortant d'un endroit vide et affamé, doit nécessairement être froid. Maintenant vienne la nuit, pour qu'il puisse prendre un peu de repos; par ma foi, tant pis pour lui si le lit qui l'attend pèche par défaut de largeur, car il peut mesurer sur la terre autant de pieds qu'il voudra, pour s'y tourner et retourner tout à son aise, sans crainte de déranger ses draps. Arrive enfin le jour et l'heure de gagner les degrés de sa profession, c'est-à-dire un jour de bataille; en guise de bonnet de docteur, on lui appliquera sur la tête une compresse de charpie pour panser la blessure d'une balle qui lui aura labouré la tempe, ou le laissera estropié d'une jambe ou d'un bras. Mais supposons qu'il s'en soit tiré heureusement, et que le ciel, en sa miséricorde, l'ait conservé sain et sauf, en revient-il plus riche qu'il n'était auparavant? ne doit-il pas se trouver encore à un grand nombre de combats, et en sortir toujours vainqueur, avant d'arriver à quelque chose? sortes de miracles qui ne se voient que fort rarement. Aussi, combien peu de gens font fortune à l'armée, en comparaison de ceux qui périssent! le nombre des morts est incalculable, et les survivants n'en font pas la millième partie. Pour le lettré, c'est tout le contraire: car, de manière ou d'autre, avec le pan de sa robe, sans compter les manches, il trouve toujours de quoi vivre; et pourtant, bien que les travaux du soldat soient incomparablement plus pénibles que ceux du lettré, il a beaucoup moins de récompenses à espérer, et elles sont toujours de moindre importance.
Mais, dira-t-on, il est plus aisé de récompenser le petit nombre des lettrés que cette foule de gens qui suivent la profession des armes, parce qu'on s'acquitte envers les premiers en leur conférant des offices qui reviennent de droit à ceux de leur profession, tandis que les seconds ne peuvent être rémunérés qu'aux dépens du seigneur qu'ils servent: ce qui ne fait que confirmer ce que j'ai déjà avancé. Mais laissons là ce labyrinthe de difficile issue, et revenons à la prééminence des armes sur les lettres.
On dit, pour les lettres, que sans elles les armes ne pourraient subsister, à cause des lois auxquelles la guerre est soumise, et parce que ces lois étant du domaine des lettrés, ils en sont les interprètes et les dispensateurs. A cela je réponds que sans les armes, au contraire, les lois ne pourraient pas se maintenir, parce que c'est avec les armes que les États se défendent, que les royaumes se conservent, que les villes se gardent, que les chemins deviennent sûrs, que les mers sont purgées de pirates; que sans les armes enfin, les royaumes, les cités, en un mot la terre et la mer, seraient perpétuellement en butte à la plus horrible confusion. Or, si c'est un fait reconnu, que plus une chose coûte cher à acquérir, plus elle s'estime et doit être estimée, je demanderai ce qu'il en coûte pour devenir éminent dans les lettres? Du temps, des veilles, de l'application d'esprit, faire souvent mauvaise chère, être mal vêtu, et d'autres choses dont je crois avoir déjà parlé. Mais, pour devenir bon soldat, il faut endurer tout cela, et bien d'autres misères presque sans relâche, sans compter le risque de la vie à toute heure.
Quelle souffrance peut endurer le lettré qui approche de celle qu'endure un soldat dans une ville assiégée par l'ennemi? Seul en sentinelle sur un rempart, le soldat entend creuser une mine sous ses pieds; eh bien, osera-t-il jamais s'éloigner du péril qui le menace? Tout au plus s'il lui est permis de faire donner à son capitaine avis de ce qui se passe, afin qu'on puisse remédier au danger; mais en attendant il doit demeurer ferme à son poste, jusqu'à ce que l'explosion le lance dans les airs, ou l'ensevelisse sous les décombres. Voyez maintenant ces deux galères s'abordant par leurs proues, se cramponnant l'une à l'autre au milieu du vaste Océan. Pour champ de bataille, le soldat n'a qu'un étroit espace sur les planches de l'éperon: tout ce qu'il a devant lui sont autant de ministres de la mort; ce ne sont que mousquets, lances et coutelas; il sert de but aux grenades, aux pots à feu, et chaque canon est braqué contre lui à quatre pas de distance. Dans une situation si terrible, pressé de toutes parts et cerné par la mer, quand le moindre faux pas peut l'envoyer visiter la profondeur de l'empire de Neptune, son seul espoir est dans sa force et son courage. Aussi, intrépide et emporté par l'honneur, il affronte tous ces périls, surmonte tous ces obstacles, et se fait jour à travers tous ces mousquets et ces piques pour se précipiter dans l'autre vaisseau, où tout lui est ennemi, tout lui est danger. A peine le soldat est-il emporté par le boulet, qu'un autre le remplace; celui-là est englouti par la mer, un autre lui succède, puis un autre encore, sans qu'aucun de ceux qui survivent s'effraye de la mort de ses compagnons; ce qui est une marque extraordinaire de courage et de merveilleuse intrépidité. Heureux les temps qui ne connaissaient point ces abominables instruments de guerre, dont je tiens l'inventeur pour damné au fond de l'enfer, où il reçoit, j'en suis certain, le salaire de sa diabolique invention! Grâce à lui, le plus valeureux chevalier peut tomber sans vengeance sous les coups éloignés du lâche! grâce à lui, une balle égarée, tirée peut-être par tel qui s'est enfui, épouvanté du feu de sa maudite machine, arrête en un instant les exploits d'un héros qui méritait de vivre longues années! Aussi, m'arrive-t-il souvent de regretter au fond de l'âme d'avoir embrassé, dans ce siècle détestable, la profession de chevalier errant; car bien qu'aucun péril ne me fasse sourciller, il m'est pénible de savoir qu'il suffit d'un peu de poudre et de plomb pour paralyser ma vaillance et m'empêcher de faire connaître sur toute la surface de la terre la force de mon bras. Mais après tout, que la volonté du ciel s'accomplisse, puisque si j'atteins le but que je me suis proposé, je serai d'autant plus digne d'estime, que j'aurai affronté de plus grands périls que n'en affrontèrent les chevaliers des siècles passés.
Pendant que don Quichotte prononçait ce long discours au lieu de prendre part au repas, bien que Sancho l'eût averti plusieurs fois de manger, lui disant qu'il pourrait ensuite parler à son aise, ceux qui l'écoutaient trouvaient un nouveau sujet de le plaindre de ce qu'après avoir montré tant de jugement sur diverses matières, il venait de le perdre à propos de sa maudite chevalerie. Le curé applaudit à la préférence que notre héros donnait aux armes sur les lettres, ajoutant que tout intéressé qu'il était dans la question, en sa qualité de docteur, il se sentait entraîné vers son sentiment.
On acheva de souper; et pendant que l'hôtesse et Maritorne préparaient, pour les dames, la chambre de don Quichotte, don Fernand pria le captif de conter l'histoire de sa vie, ajoutant que toute la compagnie l'en priait instamment, la rencontre de Zoraïde leur faisant penser qu'il devait s'y trouver des aventures fort intéressantes. Le captif répondit qu'il ne savait point résister à ce qu'on lui demandait de si bonne grâce, mais qu'il craignait que sa manière de raconter ne leur donnât pas autant de satisfaction 209 qu'ils s'en promettaient. A la fin, se voyant sollicité par tout le monde: Seigneurs, dit-il, que Vos Grâces me prêtent attention, et je vais leur faire une relation véridique, qui ne le cède en rien aux fables les mieux inventées. Chacun étant ainsi préparé à l'écouter, il commença en ces termes:
Je suis né dans un village des montagnes de Léon, de parents plus favorisés des biens de la nature que de ceux de la fortune. Toutefois, dans un pays où les gens sont misérables, mon père ne laissait pas d'avoir la réputation d'être riche; et il l'aurait été en effet s'il eût mis autant de soin à conserver son patrimoine qu'il mettait d'empressement à le dissiper. Il avait contracté cette manière de vivre à la guerre, ayant passé sa jeunesse dans cette admirable école, qui fait d'un avare un libéral, et d'un libéral un prodigue, et où celui qui épargne est à bon droit regardé comme un monstre indigne 210 de la noble profession des armes. Mon père, voyant qu'il ne pouvait résister à son humeur trop disposée à la dépense et aux largesses, résolut de se dépouiller de son bien. Il nous fit appeler, mes deux frères et moi, et nous tint à peu près ce discours:
Mes chers enfants, vous donner ce nom, c'est dire assez que je vous aime; mais comme ce n'est pas en fournir la preuve que de dissiper un bien qui doit vous revenir un jour, j'ai résolu d'accomplir une chose à laquelle je pense depuis longtemps, et que j'ai mûrement préparée. Vous êtes tous les trois en âge de vous établir, ou du moins de choisir une profession qui vous procure dans l'avenir honneur et profit. Eh bien, mon désir est de vous y aider; c'est pourquoi j'ai fait de mon bien quatre portions égales; je vous en abandonne trois, me réservant la dernière pour vivre le reste des jours qu'il plaira au ciel de m'accorder; seulement, après avoir reçu sa part, je désire que chacun de vous choisisse une des carrières que je vais vous indiquer.
Il y a dans notre Espagne un vieux dicton plein de bon sens, comme ils le sont tous d'ailleurs, étant appuyés sur une longue et sage expérience; voici ce dicton: L'Église, la mer ou la maison du roi; c'est-à-dire que celui qui veut prospérer et devenir riche, doit entrer dans l'Église, ou trafiquer sur mer, ou s'attacher à la cour. Je voudrais donc, mes chers enfants, que l'un de vous s'adonnât à l'étude des lettres, un autre au commerce, et qu'enfin le troisième servît le roi dans ses armées, car il est aujourd'hui fort difficile d'entrer dans sa maison; et quoique le métier des armes n'enrichisse guère ceux qui l'exercent, on y obtient du moins de la considération et de la gloire. D'ici à huit jours vos parts seront prêtes, et je vous les donnerai en argent comptant, sans vous faire tort d'un maravédis, comme il vous sera aisé de le reconnaître. Dites maintenant quel est votre sentiment, et si vous êtes disposés à suivre mon conseil.
Mon père m'ayant ordonné de répondre le premier, comme étant l'aîné, je le priai instamment de ne point se priver de son bien, lui disant qu'il pouvait en faire tel usage qu'il lui plairait; que nous étions assez jeunes pour en acquérir; j'ajoutai que du reste je lui obéirais, et que mon désir était de suivre la profession des armes. Mon second frère demanda à partir pour les Indes; le plus jeune, et je crois le mieux avisé, dit qu'il souhaitait entrer dans l'Église, et aller à Salamanque achever ses études. Après nous avoir entendus, notre père nous embrassa tendrement; et dans le délai qu'il avait fixé, il remit à chacun de nous sa part en argent, c'est-à-dire, si je m'en souviens bien, trois mille ducats, un de nos oncles ayant acheté notre domaine afin qu'il ne sortît point de la famille.
Tout étant prêt pour notre départ, le même jour nous quittâmes tous trois notre père; mais moi qui regrettais de le laisser avec si peu de bien dans un âge si avancé, je l'obligeai, à force de prières, à reprendre deux mille ducats sur ma part, lui faisant observer que le reste était plus que suffisant pour un soldat. Mes frères, à mon exemple, lui laissèrent chacun aussi mille ducats, outre ce qu'il s'était réservé en fonds de terre. Nous prîmes ensuite congé de mon père et de mon oncle, qui nous prodiguèrent toutes les marques de leur affection, nous recommandant avec instance de leur donner souvent de nos nouvelles. Nous le promîmes, et après avoir reçu leur baiser d'adieu et leur bénédiction, l'un de nous prit le chemin de Salamanque, un autre celui de Séville; quant à moi, je me dirigeai vers Alicante, où se trouvait un bâtiment de commerce génois qui allait faire voile pour l'Italie, et sur lequel je m'embarquai. Il peut y avoir vingt-deux ans que j'ai quitté la maison de mon père; et pendant ce long intervalle, bien que j'aie écrit plusieurs fois, je n'ai reçu aucune nouvelle ni de lui ni de mes frères.
Notre bâtiment arriva heureusement à Gênes; 211 de là je me rendis à Milan, où j'achetai des armes et un équipement de soldat, afin d'aller m'enrôler dans les troupes piémontaises; mais, sur le chemin d'Alexandrie, j'appris que le duc d'Albe passait en Flandre. Cette nouvelle me fit changer de résolution, et j'allai prendre du service sous ce grand capitaine. Je le suivis dans toutes les batailles qu'il livra; je me trouvai à la mort des comtes de Horn et d'Egmont, et je devins enseigne dans la compagnie de don Diego d'Urbina. J'étais en Flandre depuis quelque temps, quand le bruit courut que le pape, l'Espagne et la république de Venise s'étaient ligués contre le Turc, qui venait d'enlever Chypre aux Vénitiens; que don Juan d'Autriche, frère naturel de notre roi Philippe II, était général de la ligue, et qu'on faisait de grands préparatifs pour cette guerre. Cette nouvelle me donna un vif désir d'assister à la brillante campagne qui allait s'ouvrir; et quoique je fusse presque certain d'avoir une compagnie à la première occasion, je préférai renoncer à cette espérance, et revenir en Italie.
Ma bonne étoile voulut que j'arrivasse à Gênes en même temps que don Juan d'Autriche y entrait avec sa flotte pour cingler ensuite vers Naples, où il devait se réunir à celle de Venise, jonction qui eut lieu plus tard à Messine. Bref, devenu capitaine d'infanterie, honorable emploi que je dus à mon bonheur plutôt qu'à mon mérite, je me trouvai à cette grande et mémorable journée de Lépante, qui désabusa la chrétienté de l'opinion où l'on était alors que les Turcs étaient invincibles sur mer.
En ce jour où fut brisé l'orgueil ottoman, parmi tant d'heureux qu'il fit, seul je fus malheureux. Au lieu de recevoir après la bataille, comme au temps de Rome, une couronne navale, je me vis, la nuit suivante, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voici comment m'était arrivée cette cruelle disgrâce: Uchali, roi d'Alger et hardi corsaire, ayant pris à l'abordage la galère capitane de Malte, où il n'était resté que trois chevaliers tout couverts de blessures, le bâtiment aux ordres de Jean-André Doria, sur lequel je servais avec ma compagnie, s'avança pour le secourir; je sautai le premier à bord de la galère; mais celle-ci s'étant éloignée avant qu'aucun de mes compagnons pût me suivre, les Turcs me firent prisonnier après m'avoir blessé grièvement. Uchali, comme vous le savez, ayant réussi à s'échapper avec toute son escadre, je restai en son pouvoir, et dans la même journée qui rendait la liberté à quinze mille chrétiens enchaînés sur les galères turques, je devins esclave des barbares.
Emmené à Constantinople, où mon maître fut fait général de la mer, en récompense de sa belle conduite et pour avoir pris l'étendard de l'ordre de Malte, je me trouvai à Navarin l'année suivante, ramant sur la capitane appelée les Trois-Fanaux. Là, je pus remarquer comme quoi on laissa échapper l'occasion de détruire toute la flotte turque pendant qu'elle était à l'ancre, car les janissaires qui la montaient, ne doutant point qu'on ne vînt les attaquer, se tenaient déjà prêts à gagner la terre, sans vouloir attendre l'issue du combat, tant ils étaient épouvantés depuis l'affaire de Lépante. Mais le ciel en ordonna autrement; et il ne faut en accuser ni la conduite, ni la négligence du général qui commandait les nôtres. En effet, Uchali se retira à Modon, île voisine de Navarin; là, ayant mis ses troupes à terre, il fortifia l'entrée du port, et y resta jusqu'à ce que don Juan se fût éloigné.
Ce fut dans cette campagne que notre bâtiment, appelé la Louve, monté par ce foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible don Alvar de Bazan, marquis de Sainte-Croix, s'empara d'une galère que commandait un des fils du fameux Barberousse. Vous serez sans doute bien aise d'apprendre comment eut lieu ce fait de guerre. Ce fils de Barberousse traitait ses esclaves avec tant de cruauté, et en était tellement haï, que ceux qui ramaient sur 212 sa galère, se voyant près d'être atteints par la Louve, qui les poursuivait vivement, laissèrent en même temps tomber leurs rames, et, saisissant leur chef, qui criait du gaillard d'arrière de ramer avec plus de vigueur, le firent passer de banc en banc, de la poupe à la proue et en lui donnant tant de coups de dents, qu'avant qu'il eût atteint le grand mât son âme était dans les enfers.
De retour à Constantinople, nous y apprîmes que notre général don Juan d'Autriche, après avoir emporté d'assaut Tunis, l'avait donné à Muley-Hamet, ôtant ainsi l'espérance d'y rentrer à Muley-Hamida, le More le plus vaillant mais le plus cruel qui fût jamais. Le Grand Turc ressentit vivement cette perte; aussi avec la sagacité qui caractérise la race ottomane, il s'empressa de conclure la paix avec les Vénitiens, qui la souhaitaient non moins ardemment; puis, l'année suivante, il ordonna de mettre le siége devant la Goulette et devant le fort que don Juan avait commencé à faire élever auprès de Tunis.
Pendant ces événements, j'étais toujours à la chaîne, sans aucun espoir de recouvrer ma liberté, du moins par rançon, car je ne voulais pas donner connaissance à mon père de ma triste situation. Bientôt on sut que la Goulette avait capitulé, puis le fort, assiégés qu'ils étaient par soixante mille Turcs réguliers, et par plus de quatre cent mille Mores et Arabes accourus de tous les points de l'Afrique. La Goulette, réputée jusqu'alors imprenable, succomba la première malgré son opiniâtre résistance. On a prétendu que ç'avait été une grande faute de s'y enfermer au lieu d'empêcher la descente des ennemis; mais ceux qui parlent ainsi font voir qu'ils n'ont guère l'expérience de la guerre. Comment sept mille hommes, tout au plus, qu'il y avait dans la Goulette et dans le fort, auraient-ils pu se partager pour garder ces deux places, et tenir en même temps la campagne contre une armée si nombreuse? et d'ailleurs où est la place, si forte soit-elle, qui ne finisse par capituler si elle n'est point secourue à temps, surtout quand elle est attaquée par une foule immense et opiniâtre, qui combat dans son pays?
Pour moi, je pense avec beaucoup d'autres que la chute de la Goulette fut un bonheur pour l'Espagne; car ce n'était qu'un repaire de bandits, qui coûtait beaucoup à entretenir et à défendre sans servir à rien qu'à perpétuer la mémoire de Charles-Quint, comme si ce grand prince avait besoin de cette masse de pierres pour éterniser son nom. Quant au fort, il coûta cher aux Turcs, qui perdirent plus de vingt-cinq mille hommes en vingt-deux assauts, où les assiégés firent une si opiniâtre résistance et déployèrent une si grande valeur, que des treize cents qui restèrent aucun n'était sans blessures.
Un petit fort, construit au milieu du lac, et où s'était enfermé, avec une poignée d'hommes, don Juan Zanoguera, brave capitaine valencien, fut contraint de capituler. Il en fut de même du commandant de la Goulette, don Pedro Puerto-Carrero, qui, après s'être distingué par la défense de cette place, mourut de chagrin sur la route de Constantinople, où on le conduisait. Gabriel Cerbellon, excellent ingénieur milanais et très-vaillant soldat, resta aussi prisonnier. Enfin, il périt dans ces deux siéges un grand nombre de gens de marque, parmi lesquels il faut citer Pagano Doria, chevalier de l'ordre de Saint-Jean, homme généreux comme le montra l'extrême libéralité dont il usa envers son frère, le fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort encore plus déplorable, c'est que, voyant le fort perdu sans ressource, il crut pouvoir se confier à des Arabes qui s'étaient offerts à le conduire sous un habit moresque à Tabarca, petit port pour la pêche du corail que possèdent les Génois, sur ce rivage. Mais ces Arabes lui coupèrent la tête, et la portèrent au chef de la flotte turque; celui-ci les récompensa suivant le proverbe castillan: La trahison plaît, 213 mais non le traître; car il les fit pendre tous pour ne pas lui avoir amené Doria vivant.
Parmi les prisonniers se trouvait aussi un certain don Pedro d'Aguilar, de je ne sais plus quel endroit de l'Andalousie; c'était un homme d'une grande bravoure, qui avait été enseigne dans le fort: militaire distingué; il possédait de plus un goût singulier pour la poésie; il fut mis sur la même galère que moi, et devint esclave du même maître. Avant de partir, il composa, pour servir d'épitaphe à la Goulette et au fort, deux sonnets que je vais vous réciter, si je m'en souviens; je suis certain qu'ils vous feront plaisir.
En entendant prononcer le nom de Pedro d'Aguilar, don Fernand regarda ses compagnons, et tous trois se mirent à sourire. Comme le captif allait continuer:
Avant de passer outre, lui dit un des cavaliers, veuillez m'instruire de ce qu'est devenu ce Pedro d'Aguilar.
Tout ce que je sais, répondit le captif, c'est qu'après deux ans d'esclavage à Constantinople il s'enfuit un jour en habit d'Arnaute avec un 214 espion grec: j'ignore s'il parvint à recouvrer la liberté; mais un an plus tard, je vis le Grec à Constantinople, sans jamais trouver l'occasion de lui demander des nouvelles de leur évasion.
Je puis vous en donner, repartit le cavalier; ce don Pedro est mon frère; il est maintenant dans son pays en bonne santé, richement marié, et il a trois enfants.
Dieu soit loué! dit le captif; car, selon moi, le plus grand des biens, c'est de recouvrer la liberté.
J'ai retenu aussi les sonnets que fit mon frère, reprit le cavalier.
Vous me ferez plaisir de nous les réciter, répondit le captif, et vous vous en acquitterez mieux que moi.
Volontiers, dit le cavalier. Voici celui de la Goulette:
SONNET
Je me le rappelle bien, dit le captif.
Quant à celui qui fut fait pour le fort, si j'ai bonne mémoire, il était ainsi conçu, reprit le cavalier:
Les sonnets ne furent pas trouvés mauvais, et le captif, après s'être réjoui des bonnes nouvelles qu'on lui donnait de son ancien compagnon d'infortune, continua son histoire: Les Turcs firent démanteler la Goulette, et pour en venir plus promptement à bout, ils la minèrent de trois côtés; mais jamais ils ne purent parvenir à renverser les vieilles murailles, qui semblaient les plus faciles à détruire; tout ce qui restait de la nouvelle fortification tomba au contraire en un instant. Quant au fort, il était dans un tel état, qu'il ne fut pas besoin de le ruiner davantage. Bref, l'armée retourna triomphante à Constantinople, où Uchali mourut peu de temps après. On l'avait surnommé Fartax, ce qui en langue turque veut dire TEIGNEUX, car il l'était effectivement. Les Turcs ont coutume de donner aux gens des sobriquets tirés de leurs qualités ou de leurs défauts: comme ils ne possèdent que quatre noms, ceux des quatre familles de la race ottomane, ils sont obligés pour se distinguer entre eux d'emprunter des désignations provenant soit de quelque qualité morale soit de quelque défaut corporel.
Cet Uchali avait commencé par être forçat sur les galères du Grand Seigneur, dont il resta l'esclave pendant quatorze années. A trente-quatre ans, il se fit renégat pour devenir libre et se venger d'un Turc qui lui avait donné un soufflet. Dans la première rencontre, il se distingua tellement par sa valeur, que, sans passer par les emplois subalternes, ce dont les favoris 215 même du Grand Seigneur ne sont pas exempts, il devint dey d'Alger, puis général de la mer, ce qui est la troisième charge de l'empire. Il était Calabrais de nation, et, à sa religion près, homme de bien et assez humain pour ses esclaves, dont le nombre s'élevait à plus de trois mille. Uchali mort, ses esclaves furent partagés entre le Grand Seigneur, qui d'ordinaire hérite de ses sujets, et les renégats attachés à sa personne. Quant à moi, j'échus en partage à un renégat vénitien, qui avait été mousse sur un navire tombé au pouvoir d'Uchali, lequel conçut pour lui une si grande affection qu'il en avait fait un de ses plus chers confidents. Il s'appelait Azanaga. Devenu extrêmement riche, il fut fait plus tard dey d'Alger. Mais c'était un des hommes les plus cruels qu'on ait jamais vus.
Conduit dans cette ville avec mes compagnons d'esclavage, j'eus une grande joie de me sentir rapproché de l'Espagne, persuadé que je trouverais à Alger, plutôt qu'à Constantinople, quelque moyen de recouvrer ma liberté; car je ne perdais point l'espérance, et quand ce que j'avais projeté ne réussissait pas, je cherchais à m'en consoler en rêvant à d'autres moyens. Je passais ainsi ma vie, dans une prison que les Turcs appellent bagne, où ils renferment tous leurs esclaves, ceux qui appartiennent au dey, ceux des particuliers, et ceux appelés esclaves de l'almacen, comme on dirait en Espagne de l'ayuntamiento; ils sont tous employés aux travaux publics. Ces derniers ont bien de la peine à recouvrer leur liberté, parce qu'étant à tout le monde, et n'appartenant à aucun maître, ils ne savent à qui s'adresser pour traiter de leur rançon. Quant aux esclaves dits de rachat, on les place dans ces bagnes jusqu'à ce que leur rançon soit venue. Là ils ne sont employés à aucun travail, si ce n'est quand l'argent se fait trop attendre; car alors on les envoie au bois avec les autres, travail extrêmement pénible. Dès qu'on sut que j'étais capitaine, ce fut inutilement que je me fis pauvre: je fus regardé comme un homme considérable, et on me mit au nombre des esclaves de rachat, avec une chaîne qui faisait voir que je traitais de ma liberté plutôt qu'elle n'était une marque de servitude.
Je demeurai ainsi quelque temps dans ce bagne, avec d'autres esclaves qui n'étaient pas retenus plus étroitement que moi; et bien que nous fussions souvent pressés par la faim, et que nous subissions une foule d'autres misères, rien ne nous affligeait tant que les cruautés qu'Azanaga exerçait à toute heure sur nos malheureux compagnons. Il ne se passait pas de jour qu'il ne fît pendre ou empaler quelques-uns d'entre eux; le moindre supplice consistait à leur couper les oreilles, et pour des motifs si légers, qu'au dire même des Turcs il n'agissait ainsi qu'afin de satisfaire son instinct cruel et sanguinaire.
Un soldat espagnol, nommé Saavedra, trouva seul le moyen et eut le courage de braver cette humeur barbare. Quoique, pour recouvrer sa liberté, il eût fait des tentatives si prodigieuses que les Turcs en parlent encore aujourd'hui, et que, chaque jour, nous fussions dans la crainte de le voir empalé, que lui-même enfin le craignît plus d'une fois, jamais son maître ne le fit battre ni jamais il ne lui adressa le moindre reproche. Si j'en avais le temps, je vous raconterais de ce Saavedra des choses qui vous intéresseraient beaucoup plus que mes propres aventures; mais, je le répète, cela m'entraînerait trop loin.
Sur la cour de notre prison donnaient les fenêtres de l'habitation d'un riche More; selon l'usage du pays, ce sont plutôt des lucarnes que des fenêtres, encore sont-elles protégées par des jalousies épaisses et serrées. Un jour que j'étais monté sur une terrasse où, pour tuer le temps, je m'exerçais à sauter avec trois de mes compagnons, les autres ayant été envoyés au travail, je vis tout à coup sortir d'une de ces lucarnes un mouchoir attaché au bout d'une canne de jonc. Au mouvement de cette canne, qui semblait 216 être un appel, un de mes compagnons s'avança pour la prendre; mais on la retira sur-le-champ. Celui-ci à peine éloigné, la canne reparut aussitôt; un autre voulut recommencer l'épreuve, mais ce fut en vain; le troisième ne fut pas plus heureux. Enfin je voulus éprouver la fortune à mon tour, et dès que je fus sous la fenêtre, la canne tomba à mes pieds. Je m'empressai de dénouer le mouchoir, et j'y trouvai dix petites pièces valant environ dix de nos réaux. Vous jugez de ma joie en recevant ce secours dans la détresse où nous étions, joie d'autant plus grande que le bienfait s'adressait à moi seul.
Je revins sur la terrasse, et regardant du côté de la fenêtre, j'aperçus une main très-blanche qui la fermait; ce qui me fit penser que nous devions à une femme cette libéralité. Nous la remerciâmes à la manière des Turcs, en inclinant la tête et le corps, et en croisant les bras sur la poitrine. Au bout de quelque temps, nous vîmes paraître à la même lucarne une petite croix de roseau qu'on retira aussitôt. Cela nous donna à croire que c'était une esclave chrétienne qui nous voulait du bien; néanmoins, d'après la blancheur du bras, et aussi d'après le bracelet que nous avions distingué, nous pensâmes que c'était plutôt une chrétienne renégate que son maître avait épousée, les Mores préférant ces femmes à celles de leur propre pays; mais nous nous trompions dans nos diverses conjectures, comme vous le verrez par la suite.
Depuis ce moment, nous avions sans cesse les yeux attachés sur la fenêtre d'où nous avions reçu une si agréable assistance. Quinze jours se passèrent sans qu'on l'ouvrît, et, malgré les peines que nous nous donnâmes pour savoir s'il se trouvait dans cette maison quelque chrétienne renégate, nous ne pûmes rien découvrir, si ce n'est que la maison appartenait à Agimorato, homme considérable, ancien caïd du fort de Bata, emploi des plus importants chez les Mores.
Un jour que nous étions encore tous les quatre seuls dans le bagne, nous aperçûmes de nouveau la canne et le mouchoir: nous répétâmes la même épreuve, et toujours avec le même résultat; la canne ne se rendit qu'à moi, et je trouvai dans le mouchoir quarante écus d'or d'Espagne, avec une lettre écrite en arabe et une grande croix au bas. Je baisai la croix, je pris les écus, et nous retournâmes sur la terrasse pour faire notre remercîment ordinaire. Lorsque j'eus fait connaître par signe que je lirais le papier, la main disparut et la fenêtre se referma.
Cette bonne fortune, dans le triste état où nous étions, nous donna une joie extrême et de grandes espérances; mais aucun de nous n'entendait l'arabe, et nous étions fort embarrassés de savoir le contenu de la lettre, craignant, en nous adressant mal, de compromettre notre bienfaitrice avec nous. Enfin le désir de savoir pourquoi on m'avait choisi plutôt que mes compagnons, m'engagea à me confier à un renégat de Murcie qui me témoignait de l'amitié. Je m'ouvris à cet homme après avoir pris toutes les précautions possibles pour l'engager au secret, c'est-à-dire en lui donnant une attestation qu'il avait toujours servi et assisté les chrétiens, et que son dessein était de s'enfuir dès qu'il en trouverait l'occasion; les renégats se munissent de ces certificats par précaution. Je vous dirai à ce sujet que les uns en usent de bonne foi, mais que d'autres agissent seulement par ruse. Lorsqu'ils vont faire la course en mer, si par hasard ils tombent entre les mains des chrétiens, ils se tirent d'affaire au moyen de ces certificats qui tendent à prouver que leur intention était de retourner dans leur pays. Ils évitent ainsi la mort en feignant de se réconcilier avec la religion chrétienne, et sous le voile d'une abjuration simulée, ils vivent en liberté sans qu'on les inquiète; mais le plus souvent, à la première occasion favorable, ils repassent en Barbarie.
Le renégat auquel je m'étais confié avait une 217 attestation semblable de tous mes compagnons d'infortune; et si les Mores l'avaient soupçonné, il aurait été brûlé vif. Après avoir pris mes précautions avec lui, et sachant qu'il parlait l'arabe, je le priai, sans m'expliquer davantage, de me lire ce billet que je disais avoir trouvé dans un coin de ma prison. Il l'ouvrit, l'examina quelque temps, et après l'avoir lu deux ou trois fois, il me pria, si je voulais en avoir l'explication, de lui procurer de l'encre et du papier; ce que je fis. L'ayant traduit sur-le-champ: voici me dit-il, ce que signifie cet écrit, sans qu'il y manque un seul mot; je vous avertis seulement que Lela Marien veut dire vierge Marie, et Allah, Dieu.
Tel était le contenu de cette lettre, qui ne sortira jamais de ma mémoire:
«Lorsque j'étais enfant, une femme, esclave de mon père, m'apprit en notre langue la prière des chrétiens, et me dit plusieurs choses de Lela Marien. Cette esclave mourut, et je sais qu'elle n'alla point dans le feu éternel, mais avec Dieu; car, depuis qu'elle est morte, je l'ai revue deux fois, et toujours elle m'a recommandé 218 d'aller chez les chrétiens voir Lela Marien, qui m'aime beaucoup. De cette fenêtre, j'ai aperçu bien des chrétiens; mais je dois l'avouer, toi seul parmi eux m'a paru gentilhomme. Je suis jeune et assez belle, et j'ai beaucoup d'argent que j'emporterai avec moi: vois si tu veux entreprendre de m'emmener. Il ne tiendra qu'à toi que je sois ta femme; si tu ne le veux pas, je n'en suis point en peine, parce que Lela Marien saura me donner un mari. Comme c'est moi qui ai écrit cette lettre, je voudrais pouvoir t'avertir de ne te fier à aucun More, parce qu'ils sont tous traîtres. Aussi cela me cause beaucoup d'inquiétude; car si mon père vient à en avoir connaissance, je suis perdue. Il y a au bout de la canne un fil auquel tu attacheras ta réponse; si tu ne trouves personne qui sache écrire en arabe, explique-moi par signes ce que tu auras à me dire. Lela Marien me le fera comprendre. Je te recommande à Dieu et à elle, et encore à cette croix que je baise souvent, comme l'esclave m'a recommandé de le faire.»
Il serait difficile, continua le captif, de vous exprimer combien cette lettre nous causa de joie et d'admiration. Le renégat, qui ne pouvait se persuader qu'elle eût été trouvée par hasard, mais qui croyait au contraire qu'elle s'adressait à l'un de nous, nous pria de lui dire la vérité, et de nous fier entièrement à lui, résolu qu'il était de hasarder sa vie pour notre liberté. En parlant ainsi, il tira de son sein un petit crucifix, et, versant des larmes abondantes, il jura, par le Dieu dont il montrait l'image et en qui il croyait de tout son cœur malgré son infidélité, de garder un secret inviolable; ajoutant qu'il voyait bien que nous pouvions tous recouvrer la liberté par le secours de celle qui nous écrivait, et qu'ainsi il aurait la consolation de rentrer dans le sein du christianisme, dont il s'était malheureusement séparé. Cet homme manifestait un tel repentir, que nous n'hésitâmes plus à lui découvrir la vérité, et même à lui montrer la fenêtre d'où nous était venu tant de bonheur. Il promit d'employer toute son adresse pour savoir qui habitait cette maison; puis il écrivit en arabe ma réponse à la lettre.
En voici les propres termes, je les ai très-bien retenus, comme tout ce qui m'est arrivé dans mon esclavage:
«Le véritable Allah vous conserve, madame, et la bienheureuse Lela Marien, la mère de notre Sauveur, qui vous a mis au cœur le désir d'aller chez les chrétiens parce qu'elle vous aime! Priez-la qu'il lui plaise de conduire le dessein qu'elle vous a inspiré; elle est si bonne qu'elle ne vous repoussera pas. Je vous promets de ma part, et au nom de mes compagnons, de faire, au risque de la vie, tout ce qui dépendra de nous pour votre service. Ne craignez point de m'écrire, et donnez-moi avis de tout ce que vous aurez résolu: j'aurai soin de vous faire réponse. Nous avons ici un esclave chrétien qui sait écrire en arabe, comme vous le verrez par cette lettre. Quant à l'offre que vous me faites d'être ma femme quand nous serons chez les chrétiens, je la reçois de grand cœur et avec une joie extrême; et dès à présent je vous donne ma parole d'être votre mari: vous savez que les chrétiens tiennent mieux leurs promesses que les Mores. Le véritable Allah et Lela Marien vous conservent!»
Ce billet écrit et fermé, j'attendis deux jours que le bagne fût vide pour retourner, comme à l'ordinaire, sur la terrasse. Je n'y fus pas longtemps sans voir la canne, et j'y attachai ma réponse. Elle reparut peu après, et cette fois le mouchoir tomba à mes pieds avec plus de cinquante écus d'or, ce qui redoubla notre allégresse et nos espérances. La nuit suivante le renégat vint nous apprendre que cette maison était celle d'Agimorato, un des plus riches Mores d'Alger, qui n'avait, disait-on, pour héritière qu'une seule fille, et la plus belle personne de toute la Barbarie. Cette fille, ajouta-t-il, avait eu pour esclave une chrétienne morte depuis peu: ce qui s'accordait avec ce qu'elle 219 avait écrit. Nous nous consultâmes avec le renégat sur les moyens d'emmener la belle Moresque et de revenir tous en pays chrétiens; mais avant de rien conclure, nous résolûmes d'attendre encore une fois des nouvelles de Zoraïde (ainsi s'appelle celle qui souhaite si ardemment d'être nommée Marie). Le renégat nous voyant déterminés à fuir, nous dit de le laisser agir seul, qu'il réussirait ou qu'il y perdrait la vie. Le bagne étant resté pendant quatre jours plein de monde, nous fûmes tout ce temps sans voir reparaître la canne: mais le cinquième jour, comme nous étions seuls, elle se montra de nouveau avec un mouchoir beaucoup plus lourd que les deux précédents: on l'abaissa comme à l'ordinaire, pour moi seulement, et je trouvai cent écus d'or, avec une lettre que nous allâmes faire lire au renégat. Voici ce qu'elle contenait:
«Je ne sais comment nous ferons pour gagner l'Espagne; Lela Marien ne me l'a point dit, quoique je l'en ai bien priée. Tout ce que je puis faire, c'est de te donner beaucoup d'or, dont tu te rachèteras ainsi que tes compagnons, et l'un d'eux ira chez les chrétiens acheter une barque, avec laquelle il reviendra chercher les autres. Quant à moi, tu sauras que je vais passer le printemps avec mon père et nos esclaves dans un jardin au bord de la mer, près de la porte Babazoun; là, tu pourras venir me prendre une nuit, et me conduire à la barque sans rien craindre. Mais souviens-toi, chrétien, que tu m'as promis d'être mon mari; si tu manques à ta parole, je prierai Lela Marien de te punir. Si tu ne veux te confier à personne pour acheter la barque, vas-y toi-même: car je ne doute pas que tu ne reviennes, puisque tu es gentilhomme et chrétien. Fais aussi en sorte de savoir où est notre jardin. En attendant que tout soit prêt, promène-toi dans la cour du bagne quand il sera vide, et je te donnerai autant d'or que tu en voudras. Allah te garde, chrétien!»
Après la lecture de cette lettre, chacun s'offrit pour aller acheter la barque. Mais le renégat jura qu'aucun de nous ne sortirait de captivité sans être suivi de ses compagnons, sachant, dit-il, par expérience, qu'on ne garde pas très-scrupuleusement les paroles données dans les fers, et que déjà plusieurs fois des esclaves riches qui en avaient racheté d'autres pour les envoyer à Majorque ou à Valence fréter un esquif, avaient été trompés dans leur attente; aucun n'avait reparu, la liberté étant un si grand bien que la crainte de la perdre encore effaçait souvent dans les cœurs tout sentiment de reconnaissance. Donnez-moi, ajouta-t-il, l'argent que vous destinez à la rançon de l'un de vous, j'achèterai une barque à Alger même, en disant que mon intention est de trafiquer à Tétouan et sur les côtes; après quoi, sans éveiller les soupçons, je me mettrai en mesure de nous sauver tous. Cela sera d'autant plus facile, que si la Moresque vous donne autant d'argent qu'elle l'a promis, vous pourrez facilement vous racheter, et même vous embarquer en plein jour. Je ne vois à cela qu'une difficulté, continua-t-il, c'est que les Mores ne permettent pas aux renégats d'avoir de grands bâtiments pour faire la course, parce qu'ils savent, surtout quand c'est un Espagnol, qu'il n'achète un navire que pour s'enfuir. Il faudrait donc m'associer avec un More de Tanger pour l'achat de la barque et la vente des marchandises; plus tard je saurai bien m'en rendre maître, et alors j'achèverai le reste.
Tout en pensant, mes compagnons et moi, qu'il était beaucoup plus sûr d'envoyer acheter une barque à Majorque, comme nous le mandait Zoraïde, nous n'osâmes point contredire le renégat, dans la crainte de l'irriter, et qu'en allant révéler notre intelligence avec la jeune fille, il ne compromît une existence qui nous était bien plus chère que la nôtre. Nous mîmes donc le tout entre les mains de Dieu, et pour témoigner une confiance entière au renégat, je le priai d'écrire à Zoraïde que nous suivrions son 220 conseil, car il semblait que Lela Marien l'eût inspirée; je réitérai ma parole d'être son mari, lui disant que désormais cela ne dépendait plus que d'elle.
Le lendemain, le bagne se trouvant vide, Zoraïde nous donna en plusieurs fois mille écus d'or, nous prévenant en même temps que le vendredi suivant elle quitterait la ville; qu'avant de partir elle nous fournirait autant d'argent que nous pourrions en souhaiter, puisqu'elle était maîtresse absolue des richesses de son père. Je remis aussitôt cinq cents écus au renégat pour acheter une barque, et j'en déposais huit cents autres entre les mains d'un marchand valencien, qui me racheta sur sa parole, et sous promesse de faire compter l'argent par le premier vaisseau qui arriverait de Valence. Il ne voulut pas payer ma rançon sur-le-champ, dans la crainte qu'on ne le soupçonnât d'avoir cette somme depuis longtemps; car Azanaga était un homme rusé, dont il fallait toujours se défier. Le jeudi suivant, Zoraïde nous donna encore mille écus d'or, en nous prévenant qu'elle se rendrait le lendemain au jardin de son père; elle me recommandait de me faire indiquer sa demeure, dès que je serais racheté, et de mettre tout en œuvre pour arriver à lui parler. Je traitai de la rançon de mes compagnons, afin qu'ils eussent aussi la liberté de sortir du bagne, parce que, me voyant seul libre, tandis que je possédais les moyens de les racheter tous trois, j'aurais craint que le désespoir ne les poussât à quelque résolution fatale à Zoraïde. Je les connaissais assez pour me fier à eux; mais parmi tant de maux qui accompagnent l'esclavage, on conserve difficilement la mémoire des bienfaits, et de longues souffrances rendent un homme capable de tout; en un mot, je ne voulais rien commettre au hasard sans une nécessité absolue. Je consignai donc entre les mains du marchand l'argent nécessaire pour nous cautionner tous, mais je ne lui découvris rien de notre dessein.
Quinze jours à peine s'étaient écoulés, que le renégat avait acheté une barque pouvant contenir trente personnes. Pour prévenir tout soupçon et mieux cacher son dessein, il fit d'abord seul un voyage à Sargel, port distant de vingt lieues d'Alger, du côté d'Oran, où il se fait un grand commerce de figues sèches. Il y retourna encore deux ou trois fois avec le More qu'il s'était associé. Dans chacun de ses voyages, il avait soin, en passant, de jeter l'ancre dans une petite cale située à une portée de mousquet du jardin d'Agimorato. Là il s'exerçait avec ses rameurs à faire la zala, qui est un exercice de mer, et à essayer, comme en jouant, ce qu'il voulait bientôt exécuter en réalité. Il allait même au jardin de Zoraïde demander du fruit, qu'Agimorato lui donnait volontiers quoiqu'il ne le connût point. Son intention, m'a-t-il dit depuis, était de parler à Zoraïde, et de lui apprendre que c'était de lui que j'avais fait choix pour l'enlever et l'emmener en Espagne; mais il n'en put trouver l'occasion, les femmes du pays ne se laissant voir ni aux Mores ni aux Turcs. Quant aux esclaves chrétiens, c'est autre chose, et elles ne les accueillent même que trop librement. J'aurais beaucoup regretté que le renégat eût parlé à Zoraïde, qui sans doute aurait pris l'alarme en voyant son secret confié à la langue d'un renégat; mais Dieu ordonna les choses d'une autre façon.
Quand le renégat vit qu'il lui était facile d'aller et de venir le long des côtes, de mouiller où bon lui semblait, que le More, son associé, se fiait entièrement à lui, et que je m'étais racheté, il me déclara qu'il n'y avait plus qu'à chercher des rameurs, et à choisir promptement ceux d'entre mes compagnons que je voulais emmener, afin qu'ils fussent prêts le vendredi suivant, jour fixé par lui pour notre départ. Je m'assurai de douze Espagnols bons 221 rameurs, parmi ceux qui pouvaient le plus librement sortir de la ville. Ce fut hasard d'en trouver un si grand nombre, dans un moment où il y avait à la mer plus de vingt galères, sur lesquelles ils étaient presque tous embarqués. Heureusement leur maître n'allait point en course en ce moment, occupé qu'il était d'un navire alors en construction sur les chantiers. Je ne recommandai rien autre chose à mes Espagnols, sinon le vendredi suivant de sortir le soir l'un après l'autre, et d'aller m'attendre auprès du jardin d'Agimorato, les avertissant, si d'autres chrétiens se trouvaient là, de leur dire que je leur en avais donné l'ordre. Restait encore à prévenir Zoraïde de se tenir prête et de ne point s'effrayer en se voyant enlever avant d'être instruite que nous avions une barque.
En conséquence, je résolus donc de faire tous mes efforts pour lui parler, et deux jours avant notre départ j'allai dans son jardin sous prétexte de cueillir des herbes. La première personne que j'y rencontrai fut son père, lequel me demanda en langue franque, langage usité dans toute la Barbarie, ce que je voulais et à qui j'appartenais. Je répondis qu'étant esclave d'Arnaute Mami, et sachant que mon maître était de ses meilleurs amis, je venais cueillir de la salade. Il me demanda si j'avais traité de ma rançon, et combien mon maître exigeait. Pendant ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde, qui m'avait aperçu, entra dans le jardin; et, comme je l'ai déjà dit, les femmes mores se montrant volontiers aux chrétiens, elle vint trouver son père, qui, en l'apercevant, l'avait appelée lui-même.
Vous peindre mon émotion en la voyant s'approcher est impossible: elle me parut si séduisante que j'en fus ébloui, et quand je vins à 222 comparer cette merveilleuse beauté et sa riche parure avec le misérable état où j'étais, je ne pouvais m'imaginer que ce fût moi qu'elle choisissait pour son mari, et qu'elle voulût suivre ma fortune. Elle portait sur la poitrine, aux oreilles, et dans sa coiffure, une très-grande quantité de perles, et les plus belles que j'aie vues de ma vie; ses pieds, nus à la manière du pays, entraient dans des espèces de brodequins d'or; ses bras étaient ornés de bracelets en diamants qui valaient plus de vingt mille ducats; sans compter les perles qui ne valaient pas moins que le reste. Comme les perles sont la principale parure des Moresques, elles en ont plus que les femmes d'aucune autre nation. Le père de Zoraïde passait pour posséder les plus belles perles de tout le pays, et en outre plus de deux cent mille écus d'or d'Espagne, dont il lui laissait la libre disposition. Jugez, seigneurs, par les restes de beauté que Zoraïde a conservés après tant de souffrances, ce qu'elle était avec une parure si éclatante et un cœur libre d'inquiétude. Pour moi, je la trouvai plus belle encore qu'elle n'était richement parée; et, le cœur plein de reconnaissance, je la regardais comme une divinité descendue du ciel pour me charmer et me sauver tout ensemble.
Dès qu'elle nous eut rejoint, son père lui dit dans son langage que j'étais un esclave d'Arnaute Mami, et que je venais chercher de la salade; se tournant alors de mon côté, elle me demanda dans cette langue dont je vous ai déjà parlé, pourquoi je ne me rachetais point. Madame, je me suis racheté, lui dis-je, et mon maître m'estimait assez pour mettre ma liberté au prix de quinze cents sultanins. En vérité, repartit Zoraïde, si tu avais appartenu à mon père, je n'aurais pas consenti qu'il t'eût laissé partir pour deux fois autant; car, vous autres chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et vous vous faites pauvres pour nous tromper. Peut-être bien y en a-t-il qui ne s'en font pas scrupule, répondis-je; mais j'ai traité de bonne foi avec mon maître, et je traiterai toujours de même avec qui que ce soit au monde. Et quand t'en vas-tu? demanda Zoraïde. Je pense que ce sera demain, madame, répondis-je; il y a au port un vaisseau français prêt à mettre à la voile, et je veux profiter de l'occasion. Et ne serait-il pas mieux, dit Zoraïde, d'attendre un vaisseau espagnol plutôt que de t'en aller avec des Français, qui sont ennemis de ta nation? Madame, répondis-je, quoiqu'il puisse arriver bientôt, dit-on, un navire d'Espagne, j'ai si grande envie de revoir ma famille et mon pays, que je ne puis me résoudre à retarder mon départ. Tu es sans doute marié, dit Zoraïde, et tu souhaites de revoir ta femme? Je ne le suis pas, madame, mais j'ai donné ma parole de l'être aussitôt que je serai dans mon pays. Et celle à qui tu as donné ta parole est-elle belle? demanda Zoraïde. Elle est si belle, répondis-je, que pour en donner une idée, je dois dire qu'elle vous ressemble. Cette réponse fit sourire Agimorato: Par Allah, chrétien, me dit-il, tu n'es pas à plaindre si ta maîtresse ressemble à ma fille, qui n'a point sa pareille dans tout Alger; regarde-la bien, et vois si je dis vrai. Le père de Zoraïde nous servait comme d'interprète dans cette conversation; car, pour elle, quoiqu'elle entendît assez bien la langue franque, elle s'expliquait beaucoup plus par signes qu'autrement.
Sur ces entrefaites, un More, ayant aperçu quatre Turcs franchissant les murailles du jardin pour cueillir du fruit, vint, en courant, donner l'alarme. Agimorato se troubla, car les Mores redoutent extrêmement les Turcs, et surtout les soldats, qui les traitent avec beaucoup d'insolence. Rentre dans la maison, ma fille, dit Agimorato, et restes-y jusqu'à ce que j'aie parlé à ces chiens. Toi, chrétien, ajouta-t-il, prends de la salade autant que tu voudras, et que Dieu te conduise en santé dans ton pays. Je m'inclinai, en signe de remercîment, et Agimorato s'en fut au-devant de ces Turcs, me laissant seul 223 avec Zoraïde, qui fit alors semblant de se conformer à l'ordre de son père. Mais dès qu'elle le vit assez éloigné, elle revint sur ses pas, et me dit les yeux pleins de larmes: Amexi, christiano, amexi? ce qui veut dire: Tu t'en vas donc, chrétien, tu t'en vas? Oui, madame, répondis-je; mais je ne m'en irai point sans vous. Tout est prêt pour vendredi; comptez sur moi: je vous donne ma parole de vous emmener chez les chrétiens. J'avais dit ce peu de mots de manière à me faire comprendre; alors, appuyant sa main sur mon épaule, elle se dirigea d'un pas tremblant vers la maison.
Tandis que nous marchions ainsi, nous aperçûmes Agimorato qui revenait. Pensant bien qu'il nous avait vus dans cette attitude, je tremblais pour ma chère Zoraïde; mais elle au lieu de retirer sa main, elle s'approcha encore plus de moi, et, appuyant sa tête contre ma poitrine, se laissa aller comme une personne défaillante, pendant que de mon côté je feignais de la soutenir. En voyant sa fille en cet état, Agimorato lui demanda ce qu'elle avait; et n'obtenant pas de réponse: Sans doute, dit-il, ma fille s'est évanouie de la frayeur que ces chiens lui ont faite, et il la prit entre ses bras. Zoraïde poussa un grand soupir, en me disant les yeux pleins de larmes: Va-t'en, chrétien, va-t'en. Mais pourquoi veux-tu qu'il s'en aille, ma fille? dit Agimorato; il ne t'a point fait de mal, et les Turcs se sont retirés. Ne crains rien, il n'y a personne ici qui veuille te causer du déplaisir. Ces Turcs, dis-je à Agimorato, l'ont sans doute épouvantée, et puisqu'elle veut que je m'en aille, il n'est pas juste que je l'importune: avec votre permission, ajoutai-je, je reviendrai ici quelquefois pour chercher de la salade, parce que mon maître n'en trouve pas de pareille ailleurs. Tant que tu voudras, répondit Agimorato; ce que vient de dire ma fille ne regarde ni toi ni aucun des chrétiens; elle désirait seulement que les Turcs s'en allassent; mais comme elle était un peu troublée, elle s'est méprise, ou peut-être a-t-elle voulu t'avertir qu'il est temps de cueillir tes herbes.
Ayant pris congé d'Agimorato et de sa fille, qui, en se retirant, me montra qu'elle se faisait une violence extrême, je visitai le jardin tout à mon aise; j'en étudiai les diverses issues, en un mot tout ce qui pouvait favoriser notre entreprise, et j'allai en donner connaissance au renégat et à mes compagnons.
Enfin le temps s'écoula et amena pour nous le jour tant désiré. A l'entrée de la nuit le renégat vint jeter l'ancre en face du jardin d'Agimorato. Mes rameurs, déjà cachés en plusieurs endroits des environs, m'attendaient avec inquiétude, parce que n'étant point instruits de notre dessein et ne sachant pas que le renégat fût de nos amis, il ne s'agissait plus, disaient-ils, que d'attaquer la barque, d'égorger les Mores qui la montaient pour s'en rendre maîtres, et de fuir. Quand j'arrivai avec mes compagnons, nos Espagnols me reconnurent, et vinrent se joindre à nous. Par bonheur les portes de la ville étaient déjà fermées, et il ne paraissait plus personne de ce côté-là. Une fois réunis, nous délibérâmes sur ce qui était préférable, ou de commencer par enlever Zoraïde, ou de nous assurer des Mores. Mais le renégat, qui survint pendant cette délibération, nous dit qu'il était temps de mettre la main à l'œuvre; que ces Mores étant la plupart endormis, et ne se tenant point sur leurs gardes, il fallait s'en rendre maîtres avant d'aller chercher Zoraïde. Se dirigeant aussitôt vers la barque, il sauta le premier à bord, le cimeterre à la main: Que pas un ne bouge, s'il veut conserver la vie! s'écria-t-il en langue arabe. Ces hommes, qui manquaient de résolution, surpris des paroles du patron, ne firent seulement pas mine de saisir leurs armes, dont ils étaient d'ailleurs très-mal pourvus. On les mit sans peine à la chaîne, les menaçant de la mort au moindre cri. Une partie des nôtres resta pour les garder. Puis, le renégat servant de guide au reste de notre troupe, nous courûmes 224 au jardin, et, ayant ouvert la porte, nous approchâmes de la maison sans être vus de personne.
Zoraïde nous attendait à sa fenêtre. Quand elle nous vit approcher, elle demanda à voix basse si nous étions Nazarani, ce qui veut dire chrétiens; je lui répondis affirmativement, et qu'elle n'avait qu'à descendre. Ayant reconnu ma voix, elle n'hésita pas un seul instant, et, descendant en toute hâte, elle se montra à nos yeux si belle, si richement parée, que je ne pourrais en donner l'idée. Je pris sa main, que je baisai; le renégat et mes compagnons en firent autant pour la remercier de la liberté qu'elle nous procurait. Le renégat lui demanda où était son père; elle répondit qu'il dormait. Il faut l'éveiller, répliqua-t-il, et l'emmener avec nous. Non, non, dit Zoraïde, qu'on ne touche point à mon père: j'emporte avec moi tout ce que j'ai pu réunir, et il y en a assez pour vous rendre tous riches. Elle rentra chez elle en disant qu'elle reviendrait bientôt. En effet, nous ne tardâmes pas à la revoir portant un coffre rempli d'écus d'or, et si lourd qu'elle fléchissait sous le poids.
La fatalité voulut qu'en cet instant Agimorato s'éveillât. Le bruit qu'il entendit lui fit ouvrir la fenêtre, et, à la vue des chrétiens, il se mit à pousser des cris. Dans ce péril, le renégat, sentant combien les moments étaient précieux avant qu'on pût venir au secours, s'élança dans la chambre d'Agimorato avec quelques-uns de nos compagnons, pendant que je restai auprès de Zoraïde, tombée presque évanouie entre mes bras. Bref, ils firent si bien, qu'au bout de quelques minutes ils accoururent nous rejoindre, emmenant avec eux le More, les mains liées et un mouchoir sur la bouche.
Nous les dirigeâmes tous deux vers la barque, où nos gens nous attendaient dans une horrible anxiété. Il était environ deux heures de la nuit quand nous y entrâmes. On ôta à Agimorato le mouchoir et les liens, en le menaçant de le tuer s'il jetait un seul cri. Tournant les yeux sur sa fille qu'il ne savait pas encore s'être livrée elle-même, il fut étrangement surpris de voir que je la tenais embrassée, et qu'elle le souffrait sans résistance; il poussa un soupir, et s'apprêtait à lui faire d'amers reproches, quand les injonctions du renégat lui imposèrent silence.
Dès que l'on commença à ramer, Zoraïde me fit prier par le renégat de rendre la liberté aux prisonniers, menaçant de se jeter à la mer plutôt que de souffrir qu'on emmenât captif un père qui l'aimait si tendrement, et pour qui elle avait une affection non moins vive. J'y consentis d'abord; mais le renégat m'ayant représenté combien il était dangereux de délivrer des gens qui ne seraient pas plus tôt libres qu'ils compromettraient notre entreprise, nous tombâmes tous d'accord de ne les relâcher que sur le sol chrétien. Aussi, après nous être recommandés à Dieu, nous naviguâmes gaiement, à l'aide de nos bons rameurs, faisant route vers les îles Baléares, terre chrétienne la plus proche. Mais tout à coup le vent du nord s'éleva, et, la mer grossissant à chaque instant, il devint impossible de conserver cette direction: nous fûmes contraints de tourner la proue vers Oran, non sans appréhension d'être découverts ou de rencontrer quelques bâtiments faisant la course. Pendant ce temps, Zoraïde tenait sa tête entre ses mains pour ne pas voir son père, et j'entendais qu'elle priait Lela Marien de venir à notre secours.
Nous avions fait trente milles environ, quand le jour, qui commençait à poindre, nous laissa voir la terre à trois portées de mousquet. Nous gagnâmes la haute mer, devenue moins agitée; puis lorsque nous fûmes à deux lieues du rivage, nous dîmes à nos Espagnols de ramer plus lentement, afin de prendre un peu de nourriture. Ils répondirent qu'ils mangeraient sans quitter les rames, parce que le moment de se reposer n'était pas venu. Un fort coup de vent nous ayant alors assaillis à l'improviste, nous 225 fûmes obligés de hisser la voile et de cingler de nouveau sur Oran. On donna à manger aux Mores, que le renégat consolait en leur affirmant qu'ils n'étaient point esclaves, et que bientôt ils seraient libres.
Il tint le même langage au père de Zoraïde; mais le vieillard répondit: Chrétiens, après vous être exposés à tant de périls pour me ravir la liberté, pensez-vous que je sois assez simple pour croire que vous ayez l'intention de me la rendre si libéralement et si vite, surtout me connaissant, et sachant de quel prix je puis la payer? Si vous voulez la mettre à prix, je vous offre tout ce que vous demanderez pour moi et pour ma pauvre fille, ou seulement pour elle, qui m'est plus chère que la vie.
En achevant ces mots, il se mit à verser des larmes amères. Zoraïde, qui s'était tournée vers son père, en voyant son affliction, l'embrassa tendrement, et ils pleurèrent tous deux avec de telles expressions de tendresse et de douleur, que la plupart d'entre nous sentirent leurs yeux se mouiller de larmes.
Mais lorsque Agimorato vint à s'apercevoir 226 que sa fille était parée et aussi couverte de pierreries que dans un jour de fête: Qu'est-ce que ceci? lui dit-il. Hier, avant notre malheur, tu portais tes vêtements ordinaires, et aujourd'hui que nous avons sujet d'être dans la dernière affliction, te voilà parée de ce que tu as de plus précieux, comme au temps de ma prospérité? Réponds à cela, je te prie, car j'en suis encore étonné plus que de l'infortune qui nous accable.
Zoraïde ne répondait rien, quand tout à coup son père, découvrant dans un coin de la barque sa cassette de pierreries, lui demanda, frappé d'une nouvelle surprise, comment ce coffre se trouvait entre nos mains.
Seigneur, lui dit le renégat, n'obligez point votre fille à s'expliquer là-dessus; je vais tout vous apprendre en peu de mots: Zoraïde est chrétienne; elle a été la lime de nos chaînes, et c'est elle qui nous rend la liberté; elle vient avec nous de son plein gré, heureuse surtout d'avoir embrassé une religion aussi pleine de vérités que la vôtre l'est de mensonges. Cela est-il vrai, ma fille? dit le More. Oui, mon père, répondit Zoraïde. Tu es chrétienne! s'écria Agimorato; c'est donc toi qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis? Je suis chrétienne, il est vrai, répliqua Zoraïde; mais je ne vous ai point mis dans l'état où vous êtes; jamais je n'ai pensé à vous livrer, ni à vous causer le moindre déplaisir; j'ai seulement voulu chercher un bien que je ne pouvais trouver parmi les Mores. Et quel est ce bien, ma fille? dit le vieillard. Demandez-le à Lela Marien, répondit Zoraïde; elle vous l'apprendra mieux que moi.
Agimorato n'eut pas plutôt entendu cette réponse, que sans dire un mot il se précipita dans la mer, et il y eut certainement trouvé la mort sans les longs vêtements qu'il portait. Aux cris de Zoraïde, on s'élança et l'on parvint à remettre le vieillard dans la barque à demi-mort et privé de sentiment. Pénétrée de douleur, Zoraïde embrassait avec désespoir le corps de son père; mais grâce à nos soins, au bout de quelques heures il reprit connaissance.
Bientôt le vent changea; alors nous fûmes forcés de nous diriger vers la terre, craignant sans cesse d'y être jetés, et tâchant de nous en garantir à force de rames. Mais notre bonne étoile nous fit aborder à une cale voisine d'un petit cap ou promontoire que les Mores appellent la Cava rumia[53], ce qui en leur langue veut dire la mauvaise femme chrétienne, parce que la tradition raconte que Florinde, cette fameuse fille du comte Julien, qui fut la cause de la perte de l'Espagne, y est enterrée. Ils regardent comme un mauvais présage d'être obligé de se réfugier dans cet endroit, et ils ne le font jamais que par nécessité: mais ce fut pour nous un port assuré contre la tempête qui nous menaçait. Nous plaçâmes des sentinelles à terre, et, sans abandonner les rames, nous prîmes un peu de nourriture, priant Dieu de mener à bonne fin une entreprise si bien commencée.
Pour céder aux supplications de Zoraïde, on se prépara à mettre à terre son père et les autres Mores prisonniers. En effet, le ciel ayant exaucé nos prières, et la mer étant devenue plus tranquille, nous déliâmes les Mores, et contre leur espérance nous les déposâmes sur le rivage. Mais quand on voulut faire descendre le père de Zoraïde: Chrétiens, nous dit-il, pourquoi pensez-vous que cette méchante créature souhaite de me voir en liberté? croyez-vous qu'un sentiment d'amour et de pitié l'engage à ne pas me rendre le témoin de ses mauvais desseins? Croyez-vous qu'elle ait changé de religion dans l'espoir que la vôtre soit meilleure que la sienne? Non, non, c'est parce qu'elle sait que les femmes sont plus libres chez vous que chez les Mores. Infâme, ajouta-t-il en se tournant vers elle, pendant que nous le tenions à bras-le-corps pour prévenir quelque emportement, fille dénaturée, que cherches-tu? où vas-tu, aveugle? ne 227 vois-tu point que tu te jettes entre les bras de nos plus dangereux ennemis? Va, misérable! je me repens de t'avoir donné la vie. Que l'heure en soit maudite à jamais! à jamais maudits soient les soins que j'ai pris de ton enfance!
Voyant que ces imprécations ne tarissaient pas, je fis promptement déposer sur le rivage Agimorato; mais à peine y fut-il qu'il les recommença avec une fureur croissante, priant Allah de nous engloutir dans les flots; puis, quand il crut que ses paroles ne pouvaient presque plus arriver jusqu'à nous, la barque commençant à s'éloigner, il s'arracha les cheveux et la barbe, et se roula par terre avec de si grandes marques de désespoir, que nous redoutions quelque funeste événement.
Mais bientôt nous l'entendîmes crier de toutes ses forces: Reviens, ma chère fille, reviens! je te pardonne; laisse à tes ravisseurs ces richesses, et viens consoler un père qui t'aime et qui va mourir dans ce désert où tu l'abandonnes. Zoraïde pleurait à chaudes larmes sans pouvoir articuler une parole; à la fin, faisant un suprême effort: Mon père, lui dit-elle, je prie Lela Malien, qui m'a faite chrétienne, de vous donner de la consolation. Allah m'est témoin que je n'ai pu m'empêcher de faire ce que j'ai fait; les chrétiens ne m'y ont nullement forcée; mais je n'ai pu résister à Lela Marien. Zoraïde parlait encore, quand son père disparut à nos yeux.
Délivrés de cette inquiétude, nous voulûmes profiter d'une brise qui nous faisait espérer d'atteindre le lendemain les côtes d'Espagne. Par malheur, notre joie fut de courte durée; peut-être aussi les malédictions d'Agimorato produisirent-elles leur effet, car vers trois heures de la nuit, voguant à pleines voiles et les rames au repos, nous aperçûmes tout à coup, à la clarté de la lune, un vaisseau rond qui venait par notre travers, et déjà si rapproché que nous eûmes beaucoup de peine à éviter sa rencontre. Il nous héla, demandant qui nous étions, d'où nous venions, et où nous allions. A ces questions faites en français, le renégat ne voulut pas qu'on répondît, assurant, disait-il, que c'étaient des corsaires français qui pillaient indifféremment amis et ennemis. Nous pensions déjà en être quittes pour la peur, quand nous reçûmes deux boulets ramés, dont l'un coupa en deux notre grand mât, qui tomba dans la mer avec la voile, et dont l'autre donna dans les flancs de la barque, et la perça de part en part, sans pourtant blesser personne. En nous sentant couler, nous demandâmes du secours aux gens du vaisseau, leur criant de venir nous prendre, parce que nous périssions. Ils diminuèrent de voiles, et, mettant la chaloupe à la mer, ils vinrent au nombre de douze, mousquet et mèche allumée; lorsqu'ils eurent reconnu que la barque enfonçait, ils nous prirent avec eux, tout en nous reprochant de nous être attiré ce traitement par notre incivilité.
A peine fûmes-nous montés à leur bord, qu'après s'être informés de ce qu'ils voulaient savoir, ils se mirent à nous traiter en ennemis: nous dépouillant du peu que nous possédions, car la cassette où étaient les pierreries, avait été jetée à la mer par le renégat sans que personne s'en fût aperçu. Ils ôtèrent aussi à Zoraïde les bracelets qu'elle avait aux pieds et aux mains; et plus d'une fois je craignis qu'ils ne passassent à des violences plus graves; mais heureusement ces gens-là, tout grossiers qu'ils sont, n'en veulent qu'au butin, dont ils sont si avides, qu'ils nous auraient enlevé jusqu'à nos habits d'esclaves s'ils avaient pu s'en servir. Un moment ils délibérèrent entre eux s'ils ne nous jetteraient point à la mer, enveloppés dans une voile, parce qu'ayant dessein, disaient-ils, de trafiquer dans quelques ports de l'Espagne, sous pavillon anglais, ils craignaient que nous ne donnassions avis de leurs brigandages. Beaucoup furent de cette opinion; mais le capitaine, à qui la dépouille de ma chère Zoraïde était tombée en partage, déclara qu'il était content de sa prise, et qu'il ne songeait plus qu'à repasser le détroit 228 de Gibraltar, pour regagner, sans s'arrêter, le port de la Rochelle, d'où il était parti. S'étant mis d'accord sur ce point, le jour suivant ils nous donnèrent leur chaloupe avec le peu de vivres qu'il fallait pour le reste de notre voyage, car nous étions déjà proche des terres d'Espagne, dont la vue nous causa tant de joie que nous en oubliâmes toutes nos disgrâces.
Il était midi environ quand nous descendîmes dans la chaloupe, avec deux barils d'eau et un peu de biscuit. Touché de je ne sais quelle pitié pour Zoraïde, le capitaine, en nous quittant, lui remit quarante écus d'or, et de plus défendit à ses compagnons de la dépouiller de ses habits, qui sont ceux qu'elle porte encore aujourd'hui. Nous prîmes congé de ces hommes, en les remerciant et en leur témoignant moins de déplaisir que de reconnaissance; et pendant qu'ils continuaient leur route, nous voguâmes en hâte vers la terre, que nous avions en vue, et dont nous approchâmes tellement au coucher du soleil, que nous aurions pu aborder avant la nuit. Mais comme le temps était couvert, et que nous ne connaissions point le pays, nous n'osâmes débarquer, malgré l'avis de plusieurs d'entre nous, qui disaient, non sans raison, qu'il valait mieux donner contre un rocher, loin de toute habitation, plutôt que de s'exposer à la rencontre des corsaires de Tétouan, qui toutes les nuits infestent ces parages.
De ces avis opposés il s'en forma un troisième, ce fut d'approcher peu à peu de la côte, et de descendre dès que l'état de la mer le permettrait. On continua donc à ramer, et vers minuit nous arrivâmes près d'une haute montagne; tous alors nous descendîmes sur le sable, et aussitôt chacun de nous embrassa la terre avec des larmes de joie, rendant grâce à Dieu de la protection qu'il nous avait accordée. On ôta les provisions de la chaloupe, après l'avoir tirée sur le rivage; puis nous nous dirigeâmes vers la montagne, ne pouvant croire encore que nous fussions chez des chrétiens et en lieu de sûreté. Le jour venu, il fallut atteindre le sommet pour découvrir de là quelque village, ou quelque cabane de pêcheur; mais ne voyant ni habitation, ni chemin, ni même le moindre sentier, si loin que nous pussions porter la vue, nous nous mîmes en chemin, soutenus par l'espoir de rencontrer quelqu'un qui nous apprît où nous étions.
Après avoir fait environ un quart de lieue, le son d'une petite clochette nous fit penser qu'il y avait non loin de là quelque troupeau, et en même temps nous vîmes assis au pied d'un liége un berger qui, dans le plus grand calme, taillait un bâton avec son couteau. Nous l'appelâmes; il se leva, tourna la tête, et, à ce que nous avons su depuis, ayant aperçu le renégat et Zoraïde vêtus en Mores, il s'enfuit avec une vitesse incroyable, en criant: Aux armes! aux armes! et croyant avoir tous les Mores d'Afrique à ses trousses. Cela nous mit un peu en peine; aussi, prévoyant que tout le canton allait prendre l'alarme, et ne manquerait pas de venir nous reconnaître, nous fîmes prendre au renégat, la casaque d'un des nôtres, au lieu de sa veste; puis, nous recommandant à Dieu, nous suivîmes la trace du berger, toujours dans l'appréhension de voir d'un moment à l'autre la cavalerie de la côte fondre sur nous. Au bout de deux heures, la chose arriva comme nous l'avions pensé.
A peine étions-nous entrés dans la plaine, à la sortie d'une vaste lande, que nous aperçûmes une cinquantaine de cavaliers qui venaient au grand trot à notre rencontre. Nous fîmes halte pour les attendre; mais quand ils furent arrivés, et qu'au lieu de Mores qu'ils cherchaient, ils virent une petite troupe de chrétiens misérables et en désordre, ils s'arrêtèrent tout surpris et nous demandèrent si ce n'était point nous qui avions causé l'alarme. Je répondis que oui, et je me préparais à en dire davantage, lorsqu'un de mes compagnons, reconnaissant le cavalier qui parlait, m'interrompit en s'écriant: Dieu soit 229 loué, qui nous a si bien adressés! car, si je ne me trompe, nous sommes dans la province de Velez-Malaga; et vous, seigneur, si ma captivité ne m'a point fait perdre la mémoire, vous êtes Pedro Bustamente, mon cher oncle.
A ce nom, le cavalier sauta à bas de son cheval, et courut embrasser le jeune homme: Oui, c'est moi, mon cher neveu, lui dit-il; oui, c'est bien toi, mon enfant, que j'ai cru mort et pleuré tant de fois; ta mère et toute ta famille auront bien de la joie de ton retour: nous avions enfin appris que tu étais à Alger, et à tes vêtements comme à ceux de tes compagnons, je comprends que vous vous êtes sauvés par quelque voie extraordinaire. Cela est vrai, répondit le captif, et Dieu aidant, nous vous en ferons le récit.
Dès qu'ils surent que nous étions des chrétiens esclaves, les cavaliers mirent pied à terre, et chacun offrit sa monture pour nous conduire à Velez-Malaga, qui était distant d'une lieue et demie. Quelques-uns d'entre eux se chargèrent d'aller prendre la barque pour la porter à la ville; les autres nous prirent en croupe de leurs chevaux; et Bustamente fit monter Zoraïde avec lui sur le sien. En cet équipage nous fûmes accueillis avec joie par tous les habitants, qui, déjà prévenus, venaient au-devant de nous. Ils s'étonnaient peu de voir des esclaves et des Mores esclaves, parce que ceux qui habitent ces côtes sont accoutumés à semblables rencontres. Quant à Zoraïde, la fatigue du chemin et la joie de se voir parmi les chrétiens, donnaient des couleurs si vives et tant d'éclat à sa beauté, que, je puis le dire sans flatterie, elle excitait l'admiration générale. Tout le peuple nous accompagna à l'église, pour aller rendre grâces à Dieu. Nous n'y fûmes pas plus tôt entrés, que 230 Zoraïde s'écria: Voilà des visages qui ressemblent à celui de Lela Marien. Nous lui dîmes que c'étaient ses images, et le renégat lui expliqua de son mieux pourquoi elles étaient là, afin qu'elle leur rendît le même hommage que les chrétiens.
L'esprit vif de Zoraïde lui fit comprendre aisément les paroles du renégat, et dans sa dévotion naïve elle montra à sa manière une si véritable piété que tous ceux qui la regardaient pleuraient de joie. En sortant de l'église, on nous donna des logements, et mon compagnon, ce neveu de Bustamente, nous emmena, le renégat, Zoraïde et moi, dans la maison de son père, qui nous reçut avec la même affection qu'il témoignait à son propre fils. Après avoir passé environ six jours à Velez-Malaga, et avoir fait toutes les démarches nécessaires à sa sûreté, le renégat se rendit à Grenade afin de rentrer, par le moyen de la Sainte-Inquisition, dans le giron de l'Église, et chacun de nos compagnons prit le parti qui lui plut. Zoraïde et moi nous restâmes seuls avec le secours qu'elle tenait de la libéralité du corsaire français, dont j'employai une partie à acheter cette monture afin de lui épargner de la fatigue.
Maintenant, lui servant toujours de protecteur et d'écuyer, nous allons savoir si mon père est encore vivant, et si l'un de mes frères a rencontré un meilleur sort que le mien, quoique après tout je n'aie pas lieu de m'en plaindre, puisqu'il me vaut l'affection de Zoraïde, dont la beauté et la vertu sont pour moi d'un plus haut prix que tous les trésors du monde. Mais je voudrais pouvoir la dédommager de tout ce qu'elle a perdu, et qu'elle n'eût pas lieu de se repentir d'avoir abandonné tant de richesses, et un père qui l'aimait si tendrement, pour accompagner un malheureux. Rien de plus admirable que la patience dont elle a fait preuve dans toutes les fatigues que nous avons souffertes et de tous les accidents qui nous sont arrivés, si ce n'est le désir ardent qu'elle a de se voir chrétienne. Aussi, quand je ne serais point son obligé autant que je le suis, sa seule vertu m'inspirerait toute l'estime et l'attachement que je lui dois par reconnaissance, et m'engagerait à la servir et à l'honorer toute ma vie. Mais le bonheur que j'éprouve d'être à elle est troublé par l'inquiétude de savoir si je pourrai trouver dans mon pays quelque abri pour la retirer, mon père étant mort sans doute, et mes frères occupant, je le crains, des emplois qui les tiennent éloignés du lieu de leur naissance, sans compter que la fortune ne les aura peut-être pas mieux traités que moi-même.
Seigneurs, telle est mon histoire. J'aurais désiré vous la raconter aussi agréablement qu'elle est pleine d'étranges aventures; mais je n'ai point l'art de faire valoir les choses, et dans un pays où j'ai été obligé d'apprendre une autre langue, j'ai presque oublié la mienne. Aussi je crains bien de vous avoir ennuyés par la longueur de ce récit; cependant il n'a pas dépendu de moi de le faire plus court, et j'en ai même retranché plusieurs circonstances.
Après ces dernières paroles, le captif se tut. En vérité, seigneur capitaine, lui dit don Fernand, la manière dont vous avez raconté votre histoire égale l'intérêt et le charme de l'histoire elle-même; tout y est curieux, extraordinaire, et plein des plus merveilleux incidents; dût le jour de demain nous retrouver occupés à vous écouter, nous serions aises de l'entendre encore une fois. Cardenio et les autres convives lui firent les mêmes compliments, mêlés d'offres si obligeantes, que le captif ne pouvait suffire à exprimer sa reconnaissance, et il remerciait Dieu d'avoir trouvé tant d'amis dans sa mauvaise fortune. Don Fernand ajouta que s'il voulait l'accompagner, 231 il prierait le marquis, son frère, d'être parrain de Zoraïde, et que pour lui, il se chargeait de le mettre en mesure de rentrer dans son pays avec toute la considération due à son mérite. Le captif les remercia courtoisement, et se défendit de bonne grâce d'accepter ces offres généreuses.
Cependant le jour baissait, et quand la nuit fut venue, un carrosse s'arrêta devant la porte de l'hôtellerie, escorté de quelques cavaliers qui demandèrent à loger. On leur répondit qu'il n'y avait pas un pied carré de libre dans toute la maison. Pardieu, dit un des cavaliers qui avait déjà pied à terre, il y aura bien toujours place pour monseigneur l'auditeur. A ce nom, l'hôtesse se troubla: Seigneur, reprit-elle, je veux dire que nous n'avons point de lits vacants; mais si monseigneur fait porter le sien, comme je n'en doute pas, nous lui abandonnerons volontiers notre chambre pour que Sa Grâce s'y établisse. A la bonne heure, dit l'écuyer.
En même temps descendait du carrosse un homme de bonne mine, dont le costume indiquait la dignité. Sa longue robe à manches tailladées faisait assez connaître qu'il était auditeur, comme l'avait annoncé son valet. Il tenait par la main une jeune demoiselle d'environ quinze à seize ans, en habit de voyage, mais si fraîche, si jolie et de si bon air, que tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie la trouvèrent non moins belle que Dorothée, Luscinde et Zoraïde. Don Quichotte, qui se trouvait présent, ne put s'empêcher, en le voyant s'avancer, de lui adresser ces paroles: Seigneur, lui dit-il, que Votre Grâce entre avec assurance dans ce château, et y demeure tant qu'il lui plaira. Tout étroit qu'il est et assez mal pourvu des choses nécessaires, il peut suffire à n'importe quel homme de guerre ou de lettres, surtout quand il se présente, ainsi que Votre Grâce, accompagné d'une si charmante personne, devant qui non-seulement les portes des châteaux doivent s'ouvrir, mais les rochers se dissoudre, et les montagnes s'abaisser. Que Votre Grâce entre donc dans ce paradis, elle y trouvera des soleils et des étoiles dignes de faire compagnie à l'astre éblouissant qu'elle conduit par la main: je veux dire les armes à leur poste, et la beauté dans toute son excellence.
Tout interdit de cette harangue, l'auditeur se mit à considérer notre héros de la tête aux pieds, non moins étonné de sa figure que de ses paroles. Pendant que Luscinde et Dorothée entendant l'hôtesse vanter la beauté de la jeune voyageuse, s'avançaient avec empressement pour la recevoir, Don Fernand, Cardenio et le curé vinrent se joindre à elles; et tous accablèrent l'auditeur de tant de civilités, qu'il avait à peine le temps de se reconnaître; aussi, tout surpris de ce qu'il venait de voir et d'entendre en si peu de temps, il entra dans l'hôtellerie, faisant de grandes révérences à droite et à gauche sans savoir que répondre. Il ne doutait pas qu'il n'eût affaire à des gens de qualité; mais le visage, le costume et les manières de don Quichotte le déroutaient. Enfin, après force compliments de part et d'autre, on arrêta que les dames coucheraient toutes dans la même chambre, et que les hommes se tiendraient au dehors, comme leurs protecteurs et leurs gardiens; l'auditeur consentit à tout et s'accommoda du lit de l'hôtelier joint à celui qu'il faisait porter.
Quant au captif, dès le premier regard jeté sur l'auditeur, il avait ressenti de secrets mouvements qui lui disaient que cet inconnu était son frère; mais dans la joie que lui donnait cette rencontre, ne voulant pas s'en rapporter à son pressentiment, il demanda à l'un des écuyers le nom de son maître. L'écuyer répondit qu'il s'appelait Juan Perez de Viedma; et qu'il le croyait originaire des montagnes de Léon. Cette réponse acheva de confirmer le captif dans son opinion, il prit à part don Fernand, Cardenio et le curé, et les assura que le voyageur était certainement ce frère qui avait voulu se livrer à l'étude; que ses gens venaient de lui apprendre qu'il était 232 auditeur dans les Indes, en l'audience du Mexique, et que la jeune demoiselle était sa fille, dont la mère était morte en la mettant au monde. Là-dessus il leur demanda conseil sur la manière dont il pourrait se faire reconnaître, et s'il ne devait pas d'abord s'assurer de l'accueil qui lui était réservé, parce que, dans le dénûment où il se trouvait, l'auditeur aurait peut-être quelque honte de l'avouer pour son frère.
Seigneur, laissez-moi tenter cette épreuve, dit le curé; j'ai bonne opinion du succès, et à sa physionomie je vois d'avance qu'il n'a pas ce sot orgueil qui fait mépriser les gens que la fortune persécute.
Je ne voudrais pourtant pas me présenter brusquement, reprit le captif; il serait préférable, ce me semble, de le pressentir et de le préparer adroitement à me revoir.
Encore une fois, répliqua le curé, si vous voulez vous en rapporter à moi, je ne doute point que vous n'ayez satisfaction, et vous me ferez plaisir en me procurant cette occasion de vous rendre service.
Le souper étant servi, l'auditeur se mit à table; don Fernand, ses compagnons, le curé et Cardenio vinrent lui tenir compagnie, quoiqu'ils eussent déjà pris leur repas du soir; les dames, de leur côté, restèrent avec la jeune fille, qui alla souper dans l'autre chambre, où le captif entra sous prétexte de servir d'interprète à Zoraïde.
Le curé, s'adressant à l'auditeur, pendant qu'il mangeait: Seigneur, lui dit-il, étant jadis esclave à Constantinople, j'ai eu un compagnon de ma mauvaise fortune du même nom que Votre Grâce; c'était un brave homme, et un des meilleurs officiers de l'infanterie espagnole; mais le pauvre diable éprouva autant de traverses qu'il avait de mérite.
Et comment s'appelait cet officier? demanda l'auditeur.
Ruiz Perez de Viedma, répondit le curé, et il était des montagnes de Léon. Un jour, il me raconta une particularité assez étrange de lui et de ses deux frères: son père, me disait-il, craignant, par suite d'une humeur trop libérale, de dissiper son bien, le partagea entre ses trois enfants, en y ajoutant des conseils qui faisaient voir qu'il était homme de sens. Mon compagnon avait choisi la carrière des armes; il s'y distingua si bien par sa valeur, qu'en peu de temps on lui donna une compagnie d'infanterie, et il était en passe de devenir mestre de camp, quand le sort voulut qu'il perdît cet espoir avec la liberté dans cette grande journée de Lépante, où tant d'esclaves la recouvrèrent; pour moi, je fus fait prisonnier à la Goulette, et, après divers événements, nous nous trouvâmes à Constantinople appartenir à un même maître. De là il fut conduit à Alger, où il lui arriva des aventures qui semblent tenir du prodige. Le curé termina par le récit succinct de l'histoire du captif et de Zoraïde, récit que l'auditeur écoutait avec une attention extrême, jusqu'au moment où les Français, après s'être emparés de la barque et avoir dépouillé les malheureux Espagnols, laissèrent Zoraïde et son compagnon dans le plus grand dénûment. Depuis ce jour, ajouta-t-il, on n'a pas eu de leurs nouvelles, et j'ignore s'ils sont arrivés en Espagne, ou si les corsaires les ont emmenés en France.
Le captif ne perdait pas une des paroles du curé, et observait avec une égale attention tous les mouvements de l'auditeur. Celui-ci poussa un grand soupir, et les yeux pleins de larmes: Ah! seigneur, dit-il au curé, si vous saviez combien votre récit me touche! Ce brave soldat dont vous parlez est mon frère aîné, qui, plein d'une généreuse résolution, embrassa la carrière des armes; moi j'ai préféré celle des lettres, où Dieu, mes travaux et mes veilles m'ont fait parvenir à la dignité d'auditeur. Quant à notre frère cadet, il habite le Pérou, où il s'est enrichi. L'argent qu'il nous a envoyé surpasse de beaucoup la somme qu'il avait reçue en partage, et elle a mis notre père à même de satisfaire cette 233 libéralité qui lui est naturelle. Cet excellent homme vit encore, et tous les jours il prie Dieu de ne point le retirer de ce monde qu'il n'ait eu la consolation d'embrasser l'aîné de ses enfants, dont il n'a pas reçu la moindre nouvelle depuis son départ. On a vraiment peine à comprendre qu'un homme tel que mon frère soit resté aussi longtemps sans informer de sa situation un père qui l'aime et sans témoigner quelque sollicitude pour sa famille. Si nous eussions été instruits de sa disgrâce, il n'aurait pas, à coup sûr, eu besoin de cette canne merveilleuse qui lui rendit la liberté. Mais je crains bien qu'il ne l'ait reperdue avec ces corsaires. Et qui sait si ces misérables ne se seront pas défaits de lui pour mieux cacher leurs brigandages? Hélas! cette pensée va troubler tout l'agrément que je me promettais de mon voyage, et je ne saurais plus goûter de véritable joie. Ah! mon pauvre frère, si je pouvais savoir où vous êtes en ce moment, je n'épargnerais rien pour adoucir votre misère, et je suis assuré que notre père donnerait tout pour vous délivrer. O Zoraïde! aussi libérale que belle, qui pourra jamais vous récompenser dignement? Que j'aurais de plaisir à voir la fin de vos malheurs, et, par un mariage tant désiré, de contribuer à faire deux heureux! L'auditeur prononça ces paroles avec une telle expression de douleur et de tendresse, que tous ceux qui l'entendaient en furent touchés.
Le curé, voyant que son dessein avait si bien réussi, ne voulut pas différer plus longtemps: il se leva de table, et allant prendre d'une main Zoraïde, que suivirent Dorothée, Luscinde et Claire, il saisit en passant de l'autre main celle du captif: Essuyez vos larmes, seigneur, dit-il à l'auditeur en revenant vers lui; vous avez devant vous ce cher frère et cette aimable belle-sœur 234 que vous souhaitez si ardemment de voir: voilà le capitaine Viedma, et voici la belle More à qui il est redevable de si grands services; en voyant le misérable état où ces Français les ont réduits, vous serez heureux de donner un libre cours à votre générosité.
Le captif courut aussitôt vers son frère, qui, l'ayant considéré quelque temps et achevant de le reconnaître, se jeta dans ses bras, et tous deux étroitement attachés l'un à l'autre, ils versèrent tant de larmes qu'aucun des assistants ne put retenir les siennes. Il serait impossible de répéter tout ce que se dirent les deux frères: qu'on se figure ce que de braves gens qui s'aiment peuvent éprouver dans un pareil moment! Ils se racontèrent succinctement leurs aventures, et à chaque parole ils se prodiguaient les plus précieuses marques d'une vive amitié. Tantôt l'auditeur quittait son frère pour embrasser Zoraïde, à qui il faisait mille offres obligeantes, tantôt il retournait embrasser son frère; la fille de l'auditeur et la belle More ne pouvaient non plus se séparer, et par les témoignages de tendresse qu'ils se donnaient les uns aux autres, ils firent de nouveau couler les larmes de tous les yeux.
Quant à don Quichotte, il regardait tout cela sans dire mot, et l'attribuait en lui-même aux prodiges de la chevalerie errante. Les deux frères, après s'être embrassés de nouveau, adressèrent quelques excuses à la compagnie, qui leur exprima combien elle prenait part à leur joie. Les compliments étant épuisés de part et d'autre, l'auditeur voulut que le captif l'accompagnât à Séville, pendant qu'on donnerait avis de son retour à leur père, afin que le vieillard pût s'y rendre pour assister au baptême et aux noces de Zoraïde, lui-même devant continuer son voyage, afin de ne pas laisser échapper l'occasion d'un bâtiment prêt à mettre à la voile pour les Indes. Tout le monde partageait la joie du captif, et ne cessait point de le lui témoigner; mais comme il était fort tard, chacun se décida à aller dormir le reste de la nuit.
Don Quichotte s'offrit à faire la garde du château, afin d'empêcher qu'un géant ou quelqu'autre brigand de cette espèce, jaloux des trésors de beautés qu'il renfermait, ne vînt à s'y introduire par surprise. Ceux qui le connaissaient le remercièrent de son offre et ils apprirent à l'auditeur la bizarre manie du chevalier de la Triste-Figure, ce qui le divertit beaucoup. Le seul Sancho se désespérait au milieu de la joie générale, en voyant qu'on tardait à se mettre au lit; lorsqu'il en eut enfin reçu la permission de son maître, il alla s'étendre sur le bât de son âne, qui va lui coûter bien cher, comme nous le verrons tout à l'heure. Les dames retirées dans leur chambre, et les hommes arrangés de leur mieux, don Quichotte sortit de l'hôtellerie pour aller se mettre en sentinelle et faire, comme il l'avait offert, la garde du château.
Or, au moment où l'aube commençait à poindre, les dames entendirent tout à coup une voix douce et mélodieuse: d'abord elles écoutèrent avec grande attention, surtout Dorothée, qui s'était éveillée depuis quelque temps, tandis que Claire Viedma, la fille de l'auditeur, dormait à ses côtés. Cette voix n'était accompagnée d'aucun instrument, et tantôt il leur semblait que c'était dans la cour qu'on chantait, tantôt dans un autre endroit. Comme elles étaient dans ce doute et toujours fort attentives, Cardenio s'approcha de la porte de leur chambre: Mesdames, dit-il à demi-voix, si vous ne dormez point, écoutez un jeune muletier qui chante à merveille.
Nous l'écoutions, et avec beaucoup de plaisir, répondit Dorothée; puis voyant que la voix recommençait, elle prêta de nouveau l'oreille, et entendit les couplets suivants:
En cet endroit de la chanson, Dorothée voulut faire partager à Claire le plaisir qu'elle éprouvait: elle la poussa deux ou trois fois, et étant parvenue à l'éveiller: Pardonnez-moi, ma belle enfant, lui dit-elle, si j'interromps votre sommeil, mais c'est pour vous faire entendre la plus agréable voix qui soit au monde.
Claire ouvrit les yeux à demi, sans comprendre d'abord ce que lui disait Dorothée; mais après se l'être fait répéter, elle se mit aussi à écouter. A peine eut-elle entendu la voix, qu'il lui prit un tremblement dans tous les membres comme si elle avait eu la fièvre. Ah! madame, dit-elle en se jetant dans les bras de sa compagne, pourquoi m'avez-vous réveillée? La plus grande faveur que pouvait à cette heure m'accorder la fortune, c'était de me tenir les oreilles fermées pour ne pas entendre ce pauvre musicien.
Ma chère enfant, dit Dorothée, apprenez que celui qui chante n'est qu'un garçon muletier.
Ce n'est pas un garçon muletier, reprit Claire, c'est un seigneur de terre et d'âmes, et si bien seigneur de la mienne, que s'il ne veut pas de lui-même y renoncer, il la conservera éternellement.
Dorothée, surprise de ce discours, qu'elle n'attendait pas d'une fille de cet âge, lui répondit: Expliquez-vous, ma belle, et apprenez-moi quel est ce musicien qui vous cause tant d'inquiétude. Mais il me semble qu'il recommence à chanter; il mérite bien qu'on l'écoute, vous répondrez ensuite à mes questions.
Oui, dit Claire en se bouchant les oreilles avec ses deux mains pour ne pas entendre. La voix reprit ainsi:
Ici, la voix cessa, et la fille de l'auditeur poussa de nouveaux soupirs. Dorothée, dont la curiosité s'augmentait, la pria de remplir sa promesse. Claire, approchant sa bouche de l'oreille de Dorothée pour ne pas être entendue de Luscinde qui était dans l'autre lit: Celui qui chante, lui dit-elle, est le fils d'un grand seigneur d'Aragon, qui a sa maison à Madrid, vis-à-vis celle de mon père. Je ne sais vraiment où ce jeune gentilhomme a pu me voir, si ce fut à l'église ou ailleurs, car nos fenêtres étaient toujours soigneusement fermées: quoi qu'il en soit, 236 il devint amoureux de moi, et il me l'exprimait souvent par une des fenêtres de sa maison qui ouvrait sur les nôtres, et où je le voyais verser tant de larmes qu'il me faisait pitié. Je m'accoutumai à sa vue, et je me mis à l'aimer sans savoir ce qu'il me demandait. Entre autres signes, je le voyais toujours joindre ses deux mains pour me faire comprendre qu'il désirait se marier avec moi. J'aurais été bien aise qu'il en fût ainsi; mais, hélas! seule et sans mère, je ne savais comment lui faire connaître mes sentiments. Je le laissai donc continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n'est pourtant quand mon père n'était pas au logis, celle de hausser un moment la jalousie, afin qu'il pût me voir, ce dont le pauvre garçon avait tant de joie, qu'on eût dit qu'il en perdait l'esprit.
Enfin l'époque de notre départ approchait. J'ignore comment il en fut instruit, car je ne pus trouver moyen de l'en prévenir; j'appris alors qu'il en était tombé malade de chagrin, et, ce moment venu, il me fut impossible de lui dire adieu. Mais au bout de deux jours de route, comme nous entrions dans une hôtellerie qui est à une journée d'ici, voilà que je l'aperçois sur la porte en habit de muletier, et si bien déguisé, que je ne l'aurais pas reconnu si je ne l'avais toujours présent à la pensée. Je fus fort étonnée de cette rencontre; et j'en ressentis bien de la joie. Quant à lui, il a les yeux sans cesse attachés sur moi, excepté devant mon père, dont il se cache avec beaucoup de soin. Comme je sais qui il est, et que c'est par amour pour moi qu'il a fait la route à pied avec tant de fatigue, j'en ai beaucoup de chagrin, et partout où il met les pieds, je le suis des yeux. J'ignore quelles sont ses intentions, ni comment il a pu s'échapper de chez son père, qui l'aime tendrement, car il n'a que lui pour héritier, et aussi parce qu'il est fort aimable, comme en jugera sans doute Votre Grâce. On dit qu'il a beaucoup d'esprit, qu'il compose tout ce qu'il chante, qu'il fait très-bien les vers. Aussi, chaque fois que je le vois et l'entends, je tremble que mon père ne vienne à le reconnaître. De ma vie je ne lui ai adressé la parole, et pourtant je l'aime à tel point qu'il me serait désormais impossible de vivre sans lui. Voilà, ma chère dame, tout ce que je puis vous dire de ce musicien dont les accents vous ont charmée; vous voyez, d'après cela, que ce n'est pas un garçon muletier, mais le fils d'un grand seigneur.
Calmez-vous, ma chère enfant, reprit Dorothée en l'embrassant; tout ira bien, et j'espère que des sentiments si raisonnables auront une heureuse fin.
Hélas! madame, dit Claire, quelle fin dois-je espérer! Son père est un seigneur si noble et si riche, qu'il m'estimera toujours trop au-dessous de son fils; et quand à me marier à l'insu du mien, je ne le ferais pas pour tous les trésors du monde. Je voudrais seulement que ce pauvre enfant s'en retournât; peut-être alors que ne le voyant plus, et près de faire moi-même avec mon père un si long voyage, je serai soulagée du mal dont je souffre, quoique je ne pense pas que cela puisse servir à grand'chose. Je ne sais, vraiment, quel démon nous a mis ces idées-là dans la tête, puisque nous sommes tous deux si jeunes, que je le crois à peine âgé de seize ans, tandis que j'en aurai treize seulement dans quelques mois, à ce que m'a dit mon père.
Dorothée ne put s'empêcher de sourire de l'ingénuité de l'aimable Claire: Mon enfant, lui dit-elle, dormons le reste de la nuit; le jour viendra, et il faut espérer que Dieu aura soin de toutes choses.
Elles se rendormirent après cet entretien, et dans l'hôtellerie régna le plus profond silence: il n'y avait d'éveillée que la fille de l'hôtelier et Maritorne, qui, toutes deux connaissant la folie de don Quichotte, résolurent de lui jouer quelque bon tour, pendant que notre chevalier, armé de pied en cap et monté sur Rossinante, ne songeait qu'à faire une garde exacte.
Or, il faut savoir qu'il n'y avait dans toute la 237 maison d'autre fenêtre donnant sur les champs, qu'une simple lucarne pratiquée dans la muraille, et par laquelle on jetait la paille pour les mules et les chevaux. Ce fut à cette lucarne que vinrent se poster les deux donzelles, et c'est de là qu'elles aperçurent don Quichotte à cheval, languissamment appuyé sur sa lance et poussant par intervalles de profonds et lamentables soupirs, comme s'il eût été prêt de rendre l'âme. O Dulcinée du Toboso! disait-il d'une voix tendre et amoureuse; type suprême de la beauté, idéal de l'esprit, sommet de la raison, archives des grâces, dépôt des vertus, et finalement abrégé de tout ce qu'il y a dans le monde de bon, d'utile et de délectable, que fait Ta Seigneurie en ce moment? Ta pensée s'occupe-t-elle par aventure du chevalier, ton esclave qui, dans le seul dessein de te plaire, s'est exposé volontairement à tant de périls? Oh! donne-moi de ses nouvelles, astre aux trois visages, qui, peut-être envieux du sien, te livres au plaisir de la regarder, soit qu'elle se promène dans quelque galerie d'un de ses magnifiques palais, soit qu'appuyée sur un balcon doré, elle rêve 238 aux moyens de faire rentrer le calme dans mon âme agitée; c'est-à-dire de me rappeler d'une triste mort à une délicieuse vie, et, sans péril pour sa réputation, de récompenser mon amour et mes services. Et toi, Soleil, qui sans doute ne te hâtes d'atteler tes coursiers qu'afin de venir admirer plus tôt celle que j'adore, salue-la, je t'en prie, de ma part; mais garde-toi de lui donner un baiser, car j'en serais encore plus jaloux que tu ne le fus de cette nymphe ingrate et légère qui te fit tant courir dans les plaines de la Thessalie ou sur les rives du Pénée: je ne me rappelle pas bien où ton amour et ta jalousie t'entraînèrent en cette circonstance.
Notre héros en était là de son pathétique monologue, quand il fut interrompu par la fille de l'hôtelier, qui, faisant signe avec la main, lui dit, en l'appelant à voix basse: Mon bon seigneur, approchez quelque peu, je vous prie. A cette voix, l'amoureux chevalier tourna la tête, et reconnaissant, à la clarté de la lune, qu'on l'appelait par cette lucarne, qu'il transformait en une fenêtre à treillis d'or, ainsi qu'il en voyait à tous les châteaux dont il avait l'imagination remplie, il se mit dans l'esprit, comme la première fois, que la fille du seigneur châtelain, éprise de son mérite et cédant à la passion, le sollicitait de nouveau d'apaiser son martyre. Aussi, plein de cette chimère, et pour ne pas paraître discourtois, il tourna la bride à Rossinante, et s'approcha: Que je vous plains, madame, lui dit-il en soupirant, que je vous plains d'avoir pris pour but de vos amoureuses pensées un malheureux chevalier errant, qui ne s'appartient plus, et que l'amour tient ailleurs enchaîné. Ne m'en voulez pas, aimable demoiselle; retirez-vous dans votre appartement, je vous en conjure, et à force de faveurs ne me rendez point encore plus ingrat. Mais si, à l'exception de mon cœur, il se trouve en moi quelque chose qui puisse payer l'amour que vous me témoignez, demandez-le hardiment: je jure par les yeux de la belle et douce ennemie dont je suis l'esclave, de vous l'accorder sur l'heure, quand bien même vous exigeriez une tresse des cheveux de Méduse, qui étaient autant d'effroyables couleuvres, ou les rayons du Soleil lui-même enfermés dans une fiole.
Ma maîtresse n'a pas besoin de tout cela, seigneur chevalier, répondit Maritorne.
De quoi votre maîtresse a-t-elle besoin, duègne sage et discrète? demanda don Quichotte.
Seulement d'une de vos belles mains, répondit Maritorne, afin de calmer un feu dont l'ardeur l'a conduite à cette lucarne en l'absence d'un père qui, sur le moindre soupçon, hacherait sa fille si menu que l'oreille resterait la plus grosse partie de toute sa personne.
Qu'il s'en garde bien, repartit don Quichotte, s'il ne veut avoir la plus terrible fin que père ait jamais eue pour avoir porté une main insolente sur les membres délicats de son amoureuse fille.
Après un pareil serment, Maritorne ne douta point que don Quichotte ne donnât sa main. Aussi pour exécuter son projet, elle courut à l'écurie chercher le licou de l'âne de Sancho, et revint bientôt après juste au moment où le chevalier venait de se mettre debout sur sa selle, pour atteindre jusqu'à la fenêtre grillée où il apercevait la passionnée demoiselle: Voilà, lui dit-il en se haussant, voilà cette main que vous demandez, madame, ou plutôt ce fléau des méchants qui troublent la terre par leurs forfaits, cette main que personne n'a jamais touchée, pas même celle à qui j'appartiens corps et âme; prenez-la cette main, je vous la donne non pour la couvrir de baisers, mais simplement pour vous faire admirer l'admirable contexture de ses nerfs, le puissant assemblage de ses muscles, et la grosseur peu commune de ses veines; jugez, d'après cela, quelle est la force du bras auquel appartient une telle main.
Nous le verrons dans un instant, dit Maritorne, qui ayant fait un noeud coulant à l'un des bouts du licou, le jeta au poignet de don Quichotte, 239 puis s'empressa d'attacher l'autre bout au verrou de la porte.
Le chevalier, sentant la rudesse du lien qui lui retenait le bras, ne savait que penser: Ma belle demoiselle, lui dit-il avec douceur, il me semble que Votre Grâce m'égratigne la main au lieu de la caresser, épargnez-la, de grâce; elle n'a aucune part au tourment que vous endurez; il n'est pas juste que vous vengiez sur une petite partie de moi-même la grandeur de votre dépit: quand on aime bien, on ne traite pas les gens avec cette rigueur.
Il avait beau se plaindre, personne ne l'écoutait, car dès que Maritorne l'eut lié de telle sorte qu'il ne pouvait plus se détacher, nos deux donzelles s'étaient retirées en pouffant de rire. Le pauvre chevalier resta donc debout sur son cheval, le bras engagé dans la lucarne, fortement retenu par le poignet, et mourant de peur que Rossinante, en se détournant tant soit peu, ne l'abandonnât à ce supplice d'un nouveau genre. Dans cette inquiétude il n'osait remuer; et retenant son haleine, il craignait de faire un mouvement qui impatientât son cheval, car il ne doutait pas que de lui-même le paisible quadrupède ne fût capable de rester là un siècle entier. Au bout de quelque temps néanmoins, le silence de ces dames commença à lui faire penser qu'il était le jouet d'un enchantement, comme lorsqu'il fut roué de coups dans ce même château par le More enchanté, et il se reprochait déjà l'imprudence qu'il avait eue de s'y exposer une seconde fois, après avoir été si maltraité la première. J'aurais dû me rappeler, se disait-il en lui-même, que lorsqu'un chevalier tente une aventure sans pouvoir en venir à bout, c'est une preuve qu'elle est réservée à un autre; et il est dispensé dans ce cas de l'entreprendre de nouveau. Cependant il tirait son bras, avec beaucoup de ménagement toutefois, de crainte de faire bouger Rossinante, mais tous ses efforts ne faisaient que resserrer le lien, de sorte qu'il se trouvait dans cette cruelle alternative, ou de se tenir sur la pointe des pieds, ou de s'arracher le poignet pour parvenir à se remettre en selle. Oh! comme en cet instant il eût voulu posséder cette tranchante épée d'Amadis, qui détruisait toutes sortes d'enchantements! que de fois il maudit son étoile, qui privait la terre du secours de son bras tant qu'il resterait enchanté! Que de fois il invoqua sa bien-aimée Dulcinée du Toboso! que de fois il appela son fidèle écuyer Sancho Panza, qui, étendu sur le bât de son âne, et enseveli dans un profond sommeil, oubliait que lui-même fût de ce monde!
Finalement, l'aube du jour le surprit, mais si confondu, si désespéré, qu'il mugissait comme un taureau, et malgré tout si bien persuadé de son enchantement, que confirmait encore l'incroyable immobilité de Rossinante, qu'il ne douta plus que son cheval et lui ne dussent rester plusieurs siècles sans boire, ni manger, ni dormir, jusqu'à ce que le charme fût rompu, ou qu'un plus savant enchanteur vînt le délivrer.
Il en était là, lorsque quatre cavaliers bien équipés et portant l'escopette à l'arçon de leurs selles, vinrent frapper à la porte de l'hôtellerie. Don Quichotte, pour remplir malgré tout le devoir d'une vigilante sentinelle, leur cria d'une voix haute: Chevaliers ou écuyers, ou qui que vous soyez, cessez de frapper à la porte de ce château: ne voyez-vous pas qu'à cette heure ceux qui l'habitent reposent encore? On n'ouvre les forteresses qu'après le lever du soleil. Retirez-vous, et attendez qu'il soit jour; nous verrons alors s'il convient ou non de vous ouvrir.
Quelle diable de forteresse y a-t-il ici, pour nous obliger à toutes ces cérémonies? dit l'un des cavaliers; si vous êtes l'hôtelier, faites-nous ouvrir promptement, car nous sommes pressés, et nous ne voulons que faire donner l'orge à nos montures, puis continuer notre chemin.
Est-ce que j'ai la mine d'un hôtelier? repartit don Quichotte.
Je ne sais de qui vous avez la mine, répondit 240 le cavalier; mais il faut rêver pour appeler cette hôtellerie un château.
C'en est un pourtant, et des plus fameux de tout le royaume, répliqua don Quichotte; il a pour hôtes en ce moment tels personnages qui se sont vus le sceptre à la main et la couronne sur la tête.
C'est sans doute une troupe de ces comédiens qu'on voit sur le théâtre, répondit le cavalier; car il n'y a guère d'apparence qu'il y ait d'autres gens dans une pareille hôtellerie.
Vous connaissez peu les choses de la vie, repartit don Quichotte, puisque vous ignorez encore les miracles qui ont lieu chaque jour dans la chevalerie errante.
Ennuyés de ce long dialogue, les cavaliers recommencèrent à frapper de telle sorte, qu'ils finirent par éveiller tout le monde. Or, il arriva qu'en ce moment la jument d'un d'entre eux s'en vint flairer Rossinante, qui, immobile et l'oreille basse, continuait à soutenir le corps allongé de son maître. Rossinante, qui était de chair, quoiqu'il parût de bois, voulut à son tour s'approcher de la jument qui lui faisait des avances; mais à peine eût-il bougé tant soit peu, que, glissant de sa selle, les deux pieds de don Quichotte perdirent à la fois leur appui, et le pauvre homme serait tombé lourdement s'il n'avait été fortement attaché par le bras. Il éprouva une telle angoisse, qu'il crut qu'on lui arrachait le poignet. Allongé par le poids de son corps, il touchait presque à terre, ce qui lui fut un surcroît de douleur, car, sentant combien peu il s'en fallait que ses pieds ne portassent, il s'allongeait de lui-même encore plus, comme font les malheureux soumis au supplice de l'estrapade, et augmentait ainsi son tourment.
Aux cris épouvantables que poussait don Quichotte, l'hôtelier s'empressa d'ouvrir la porte, pendant que de son côté Maritorne, éveillée par le bruit et en devinant sans peine la cause, se glissait dans le grenier afin de détacher le licou et de rendre la liberté au chevalier, qui roula par terre en présence des voyageurs. Ils lui demandèrent pour quel sujet il criait si fort; mais, sans leur répondre, notre héros se relève promptement, saute sur Rossinante, embrasse son écu, met la lance en arrêt, et, prenant du champ, revient au petit galop en disant: Quiconque prétend que j'ai été justement enchanté ment comme un imposteur; je lui en donne le démenti! et pourvu que madame la princesse de Micomicon m'en accorde la permission, je le défie et l'appelle en combat singulier.
Ces paroles surprirent grandement les nouveaux venus qui, ayant su l'humeur bizarre du chevalier, ne s'y arrêtèrent pas davantage et demandèrent à l'hôtelier s'il n'y avait point chez lui un jeune homme d'environ quinze ans, vêtu en muletier; en un mot, ils donnèrent le signalement complet de l'amant de la belle Claire.
Il y a tant de gens de toute sorte dans ma maison, répondit l'hôtelier, que je n'ai pas pris garde à celui dont vous parlez.
Mais un des cavaliers, reconnaissant le cocher qui avait amené l'auditeur, s'écria que le jeune homme était sans doute là: Qu'un de nous, ajouta-t-il, se tienne à la porte et fasse sentinelle, pendant que les autres le chercheront; il serait bon aussi de veiller autour de l'hôtellerie, de peur que le fugitif ne s'échappe par-dessus les murs. Ce qui fut fait.
Le jour étant venu, chacun pensa à se lever, surtout Dorothée et la jeune Claire, qui n'avaient pu dormir, l'une troublée de savoir son amant si près d'elle, et l'autre brûlant d'envie de le connaître. Don Quichotte étouffait de rage, en voyant qu'aucun des voyageurs ne faisait attention à lui, et s'il n'eût craint de manquer aux lois de la chevalerie, il les aurait assaillis tous à la fois, pour les contraindre de répondre à son 241 défi. Mais tenu comme il l'était de n'entreprendre aucune aventure avant d'avoir rétabli la princesse de Micomicon sur le trône, il se résigna et regarda faire les voyageurs.
L'un d'eux ayant enfin trouvé le jeune garçon qu'ils cherchaient, endormi tranquillement auprès d'un muletier, le saisit par le bras et lui dit en l'éveillant: Par ma foi, seigneur don Luis, je vous trouve dans un bel équipage, et ce lit répond bien aux délicatesses dans lesquelles vous avez été élevé!
Notre amoureux, encore tout assoupi, se frotta les yeux, et ayant envisagé celui qui le tenait, reconnut un des valets de son père, ce dont il fut si surpris qu'il fut longtemps sans pouvoir articuler une parole.
Seigneur don Luis, continua le valet, vous n'avez qu'un seul parti à prendre. Retournez chez votre père, si vous ne voulez être bientôt privé de lui; car il n'y a guère autre chose à attendre de l'état où l'a mis votre fuite.
Hé! comment mon père a-t-il su que j'avais pris ce chemin et ce déguisement? répondit don Luis.
En voyant son affliction, un étudiant à qui vous aviez confié votre dessein lui a tout découvert, et il nous a envoyés à votre poursuite, ces trois cavaliers et moi. Nous serons heureux de pouvoir bientôt vous remettre entre les bras d'un père qui vous aime tant.
Oh! il n'en sera que ce que je voudrai, répondit don Luis.
Le muletier auprès de qui don Luis avait passé la nuit, ayant entendu cette conversation, en alla donner avis à don Fernand et aux autres, qui étaient déjà sur pied; il leur dit que le valet appelait le jeune homme seigneur, et qu'on voulait l'emmener malgré lui. Ces paroles leur donnèrent à tous l'envie de le connaître et de lui prêter secours au cas où l'on voudrait lui faire quelque violence; ils coururent donc à l'écurie, où ils le trouvèrent se débattant contre le valet. Dorothée qui, en sortant de sa chambre, avait rencontré Cardenio, lui conta en peu de mots l'histoire de Claire et du musicien inconnu, et Cardenio, de son côté, lui apprit ce qui se passait entre don Luis et les gens de son père. Mais il ne le fit pas si secrètement que Claire, qui suivait Dorothée, ne l'entendît. Elle en fut si émue, qu'elle faillit s'évanouir. Heureusement Dorothée la soutint et l'emmena dans sa chambre, après que Cardenio l'eût assurée qu'il allait faire tous ses efforts pour arranger tout cela.
Cependant les quatre cavaliers venus à la recherche de don Luis ne le quittaient pas; ils tâchaient de lui persuader de partir sur-le-champ pour aller consoler son père; et comme il refusait avec emportement, ayant, disait-il, à terminer une affaire qui intéressait son honneur, sa vie, et même son salut, ils le pressaient de façon à ne lui laisser aucun doute sur la résolution où ils étaient de l'emmener à quelque prix que ce fût. Tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie étaient accourus au bruit, Cardenio, don Fernand et ses cavaliers, l'auditeur, le curé, maître Nicolas et don Quichotte lui-même, auquel il avait semblé inutile de faire plus longtemps la garde du château. Cardenio, qui connaissait déjà l'histoire du garçon muletier, demanda à ceux qui voulaient l'entraîner par force, quel motif ils avaient d'emmener ce jeune homme, puisqu'il s'y refusait obstinément.
Notre motif, répondirent-ils, c'est de rendre la vie au père de ce gentilhomme, que son absence réduit au désespoir.
Ce sont mes affaires et non les vôtres, répliqua don Luis; je retournerai s'il me plaît, et pas un de vous ne saurait m'y forcer.
La raison vous y forcera, répondit un des valets, et si elle ne peut rien sur vous, nous ferons notre devoir.
Sachons un peu ce qu'il y a au fond de tout cela, dit l'auditeur.
Ce valet reconnut l'auditeur. Est-ce que Votre Grâce, Seigneur, lui dit-il en le saluant, ne se rappelle pas ce jeune gentilhomme? C'est le fils de votre voisin; il s'est échappé de chez son père sous un costume qui ne ferait guère soupçonner qui il est.
Frappé de ces paroles, l'auditeur le considéra quelque temps, et, s'étant rappelé ses traits, il lui dit en l'embrassant: Hé! quel enfantillage est-ce là, seigneur don Luis? Quel motif si puissant a pu vous faire prendre un déguisement si indigne de vous? mais voyant le jeune garçon les yeux pleins de larmes, il dit aux valets de s'éloigner; et l'ayant pris à part, il lui demanda ce que cela signifiait.
Pendant que l'auditeur interrogeait don Luis, on entendit de grands cris à la porte de l'hôtellerie. Deux hommes qui y avaient passé la nuit, voyant tous les gens de la maison occupés, voulurent déguerpir sans payer: mais l'hôtelier, plus attentif à ses affaires qu'à celles d'autrui, les arrêta au passage, leur réclamant la dépense avec un tel surcroît d'injures qu'il les excita à lui répondre à coups de poing, et en effet, ils le gourmaient de telle sorte, qu'il fut contraint d'appeler au secours. L'hôtesse et 243 sa fille accoururent; mais comme elles n'y pouvaient rien, la fille de l'hôtesse, qui avait vu en passant don Quichotte les bras croisés et au repos, revint sur ses pas et lui dit: Seigneur chevalier, par la vertu que Dieu vous a donnée, venez, je vous en supplie, venez secourir mon père, que deux méchants hommes battent comme plâtre.
Très-belle demoiselle, répondit don Quichotte avec le plus grand sang-froid, votre requête ne saurait pour l'heure être accueillie, car j'ai donné ma parole de n'entreprendre aucune aventure avant d'en avoir achevé une à laquelle je me suis engagé. Mais voici ce que je peux faire pour votre service: courez dire au seigneur votre père de soutenir de son mieux le combat où il est engagé, sans se laisser vaincre; j'irai pendant ce temps demander à la princesse de Micomicon la liberté de le secourir; si elle me l'octroie, soyez convaincue que je saurai le tirer d'affaire.
Pécheresse que je suis! s'écria Maritorne qui était présente, avant que Votre Seigneurie ait la permission qu'elle vient de dire, notre maître sera dans l'autre monde!
Trouvez bon, madame, que j'aille la réclamer, repartit don Quichotte, et quand une fois je l'aurai obtenue, peu importe que le seigneur châtelain soit ou non dans l'autre monde; je saurai l'en arracher en dépit de tous ceux qui voudraient s'y opposer, ou du moins je tirerai de ceux qui l'y auront envoyé une vengeance si éclatante que vous aurez lieu d'être satisfaite.
Cela dit, il va se jeter à genoux devant Dorothée, la suppliant, avec les expressions les plus choisies de la chevalerie errante, de lui permettre de secourir le seigneur du château, qui se trouvait dans un pressant péril. La princesse y consent; alors notre valeureux chevalier, mettant l'épée à la main et embrassant son écu, se dirige vers la porte de l'hôtellerie, où le combat continuait au grand désavantage de l'hôtelier. Mais tout à coup il s'arrête et demeure immobile, quoique l'hôtesse et Maritorne le harcelassent en lui demandant ce qui l'empêchait de secourir leur maître.
Ce qui m'en empêche, répondit don Quichotte, c'est qu'il ne m'est pas permis de tirer l'épée contre de pareilles gens; appelez mon écuyer Sancho Panza, c'est à lui que revient de droit le châtiment de ceux qui ne sont pas armés chevaliers.
Voilà ce qui se passait à la porte de l'hôtellerie, où les gourmades tombaient dru comme grêle sur la tête de l'hôtelier, pendant que Maritorne, l'hôtesse et sa fille enrageaient de la froideur de don Quichotte et lui reprochaient sa poltronnerie. Mais quittons-les un moment, et allons savoir ce que don Luis répondait aux questions de l'auditeur, au sujet de sa fuite et de son déguisement.
Le jeune homme pressait les mains du père de la belle Claire et versait des larmes abondantes. Seigneur, lui disait-il, je ne saurais confesser autre chose, sinon qu'après avoir vu mademoiselle votre fille, lorsque vous êtes venu habiter dans notre voisinage, j'en devins éperdument amoureux; et si vous consentez à ce que j'aie l'honneur d'être votre fils, dès aujourd'hui même elle sera ma femme: c'est pour elle que j'ai quitté sous ce déguisement la maison de mon père, et je suis résolu à la suivre partout. Elle ne sait pas combien je l'aime, à moins pourtant qu'elle ne l'ait deviné à mes larmes, car je n'ai jamais eu le bonheur de lui parler. Vous savez qui je suis, quel est le bien de mon père, vous savez aussi qu'il n'a pas d'autre héritier que moi. D'après cela si vous me jugez digne de votre alliance, rendez-moi heureux promptement, je vous en supplie, en m'acceptant pour votre fils, et je vous jure de vous servir toute ma vie avec tout le respect et toute l'affection imaginables. Si, par hasard, mon père refusait d'y consentir, j'espère que le temps et l'excellence de mon choix le feront changer d'idée.
L'amoureux jeune homme se tut; l'auditeur demeura non moins surpris d'une confidence si imprévue, qu'indécis sur le parti qu'il devait prendre. Il engagea d'abord don Luis à se calmer, et lui dit que pourvu qu'il obtînt des gens de son père de ne pas le forcer à les suivre, il allait aviser au moyen de faire ce qui conviendrait le mieux.
L'hôtelier avait fait la paix avec ses deux hôtes, que les conseils de don Quichotte, encore plus que ses menaces, avaient décidés à payer leur dépense, et les valets de don Luis attendaient le résultat de l'entretien de leur jeune maître avec l'auditeur, quand le diable, qui ne dort jamais, amena dans l'hôtellerie le barbier à qui don Quichotte avait enlevé l'armet de Mambrin, et Sancho Panza le harnais de son âne. En conduisant sa bête à l'écurie, cet homme reconnut Sancho qui accommodait son grison: Ah! larron, lui dit-il en le prenant au collet, je te tiens à la fin; tu vas me rendre mon bassin, mon bât et tout l'équipage que tu m'as volé. Se voyant attaqué à l'improviste, et s'entendant dire des injures, Sancho saisit d'une main l'objet de la dispute, et de l'autre appliqua un si grand coup de poing à son agresseur, qu'il lui mit la mâchoire en sang; néanmoins le barbier ne lâchait point prise, et il se mit à pousser de tels cris, que tout le monde accourut. Justice! au nom du roi! justice! criait-il; ce détrousseur de passants veut m'assassiner parce que je reprends mon bien.
Tu en as menti par la gorge! répliquait Sancho; je ne suis point un détrousseur de passants, et c'est de bonne guerre que mon maître a conquis ces dépouilles.
Témoin de la valeur de son écuyer, don Quichotte jouissait de voir avec quelle vigueur Sancho savait attaquer et se défendre; aussi dès ce moment il le tint pour homme de cœur, et il résolut de l'armer chevalier à la première occasion qui viendrait à se présenter, ne doutant point que l'ordre n'en retirât un très-grand lustre. Pendant ce temps, le pauvre barbier continuait à s'escrimer de son mieux. De même que ma vie est à Dieu, disait-il, ce bât est à moi, et je le reconnais comme si je l'avais mis au monde! d'ailleurs mon âne est là qui pourra me démentir: qu'on le lui essaye, et si ce bât ne lui va pas comme un gant, je consens à passer pour un infâme. Mais ce n'est pas tout, le même jour qu'ils me l'ont pris, ils m'ont aussi enlevé un plat à barbe de cuivre tout battant neuf, qui m'avait coûté un bel et bon écu.
En entendant ces paroles, don Quichotte ne put s'empêcher d'intervenir; il sépara les combattants, déposa le bât par terre, afin qu'il fût vu de tout le monde, et dit: Seigneurs, Vos Grâces vont reconnaître manifestement l'erreur de ce bon écuyer, qui appelle un plat à barbe ce qui est, fut et ne cessera jamais d'être l'armet de Mambrin; or, cet armet, je le lui ai enlevé en combat singulier, j'en suis donc maître de la façon la plus légitime. Quant au bât, je ne m'en mêle point: tout ce que je puis dire à ce sujet, c'est qu'après le combat mon écuyer me demanda la permission de prendre le harnais du cheval de ce poltron, pour remplacer le sien. Expliquer comment ce harnais s'est métamorphosé en bât, je ne saurais en donner d'autre raison, sinon que ces sortes de transformations se voient chaque jour dans la chevalerie errante; et pour preuve de ce que j'avance, ajouta-t-il, cours, Sancho, mon enfant, va chercher l'armet que ce brave homme appelle un bassin de barbier.
Si nous n'avons pas d'autre preuve, répliqua Sancho, nous voilà dans de beaux draps: aussi plat à barbe est l'armet de Mambrin, que la selle de cet homme est bât.
Fais ce que je t'ordonne, repartit don Quichotte; peut-être que ce qui arrive dans ce château ne se fera pas toujours par voie d'enchantement.
Sancho alla chercher le bassin et l'apporta. Voyez maintenant, seigneurs, dit don Quichotte 245 en le présentant à l'assemblée, voyez s'il est possible de soutenir que ce ne soit pas là un armet? Je jure, par l'ordre de chevalerie dont je fais profession, que cet armet est tel que je l'ai pris, sans y avoir rien ajouté, rien retranché.
Il n'y a pas le moindre doute, ajouta Sancho, et depuis que mon maître l'a conquis, il n'a livré qu'une seule bataille, celle où il délivra ces misérables forçats; et bien lui en prit, car ce plat à barbe ou armet, comme on voudra l'appeler, lui a garanti la tête de nombreux coups de pierre en cette diabolique rencontre.
Eh bien! messeigneurs, dit le barbier, que vous semble de gens qui affirment que ceci n'est point un plat à barbe, mais un armet?
A qui osera soutenir le contraire, repartit don Quichotte, je dirai qu'il ment, s'il est chevalier, et s'il n'est qu'écuyer, qu'il a menti et rementi mille fois.
Pour divertir la compagnie, maître Nicolas voulut appuyer la folie de don Quichotte, et s'adressant à son confrère: Seigneur barbier, lui dit-il, sachez que nous sommes, vous et moi, du même métier: il y a plus de vingt ans que j'ai mes lettres de maîtrise, et je connais fort bien tous les instruments de barberie, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. Sachez de plus qu'ayant été soldat dans ma jeunesse je connais parfaitement ce que c'est qu'un armet, un morion, une salade, en un mot toutes les choses 246 de la guerre. Ainsi donc, sauf meilleur avis, je dis que cette pièce qui est entre les mains du seigneur chevalier est si éloignée d'être un plat à barbe, qu'il n'existe pas une plus grande différence entre le blanc et le noir; je dis et redis que c'est un armet; seulement il n'est pas entier.
Assurément, répliqua don Quichotte, car il en manque la moitié, à savoir la mentonnière.
Tout le monde est d'accord là-dessus! ajouta le curé, qui avait saisi l'intention de maître Nicolas.
Cardenio, don Fernand et ses amis affirmèrent la même chose. L'auditeur aurait volontiers dit comme eux, si l'affaire de don Luis ne lui eût donné à réfléchir; mais il la trouvait assez grave pour ne pas se mêler à toutes ces plaisanteries.
Dieu me soit en aide! s'écriait le malheureux barbier; comment tant d'honnêtes gentilshommes peuvent-ils prendre un plat à barbe pour un armet? En vérité, il y a là de quoi confondre toute une université; si ce plat à barbe est un armet, alors ce bât doit être aussi une selle de cheval, comme le prétend ce seigneur.
Quant à cet objet, il me semble bât, reprit notre chevalier; mais je vous ai déjà dit que je ne me mêle point de cela.
Selle ou bât, dit le curé, c'est à vous, seigneur don Quichotte, qu'il appartient de résoudre cette question, car, en matière de chevalerie, tout le monde ici vous cède la palme, et nous nous en rapportons à votre jugement.
Vos Grâces me font trop d'honneur, répliqua notre héros; mais il m'est arrivé des aventures si étranges, les deux fois que je suis venu loger dans ce château, que je n'ose plus me prononcer sur ce qu'il renferme: car tout s'y fait, je pense, par voie d'enchantement. La première fois, je fus très-tourmenté par le More enchanté qui est ici, et Sancho n'eut guère à se louer des gens de sa suite. Hier au soir, la date est toute fraîche, je me suis trouvé suspendu par le bras, et je suis resté en cet état pendant près de deux heures, sans pouvoir m'expliquer d'où me venait cette disgrâce. Après cela, donner mon avis sur des choses si confuses, serait témérité de ma part. J'ai dit mon sentiment pour ce qui est de l'armet; mais décider si c'est là un bât d'âne ou une selle de cheval, cela vous regarde, seigneurs. Peut-être que, n'étant pas armés chevaliers, les enchantements n'auront point de prise sur vous; peut-être aussi jugerez-vous plus sainement de ce qui se passe ici, les objets vous paraissant autres qu'ils ne me paraissent à moi-même.
Le seigneur don Quichotte a raison, reprit don Fernand; c'est à nous de régler ce différend; et pour y procéder avec ordre et dans les formes, je vais prendre l'opinion de chacun en particulier: la majorité décidera.
Pour qui connaissait l'humeur du chevalier, tout cela était fort divertissant; mais pour ceux qui n'étaient pas dans le secret, c'était de la dernière extravagance, notamment pour les gens de don Luis, don Luis lui-même, et trois nouveaux venus qu'à leur mine on prit pour des archers, ce qu'ils étaient en effet. Le barbier enrageait de voir son plat à barbe devenir un armet, et il ne doutait pas que le bât de son âne ne se transformât en selle de cheval. Tous riaient en voyant don Fernand consulter sérieusement l'assemblée, et dans les mêmes formes que s'il se fût agi d'une affaire de grande importance. Enfin, après avoir recueilli les voix, don Fernand dit au barbier: Bon homme, je suis las de répéter tant de fois la même question, et d'entendre toujours répondre qu'il est inutile de s'enquérir si c'est là un bât d'âne, quand il est de la dernière évidence que c'est une selle de cheval et même d'un cheval de race: prenez donc patience, car en dépit de votre âne et de vous, c'est une selle et non un bât. Vous avez mal plaidé, et encore moins fourni de preuves.
Que je perde ma place en paradis, s'écria le pauvre barbier, si vous ne rêvez, tous tant que vous êtes; et puisse mon âme paraître devant 247 Dieu, comme cela me paraît un bât! mais les lois vont... Je n'en dis pas davantage; et certes je ne suis pas ivre, car je n'ai encore bu ni mangé d'aujourd'hui.
On ne s'amusait pas moins des naïvetés du barbier que des extravagances de don Quichotte, qui conclut en disant: Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est que chacun ici reprenne son bien. Et comme on dit: ce que Dieu t'a donné, que saint Pierre le bénisse.
Mais si la chose en fût restée là, le diable n'y aurait pas trouvé son compte; un des valets de don Luis voulut aussi donner son avis. Si ce n'est pas une plaisanterie, dit-il, comment tant de gens d'esprit peuvent-ils prendre ainsi martre pour renard? Assurément ce n'est pas sans intention que l'on conteste une chose si évidente; quant à moi, je défie qui que ce soit de m'empêcher de croire que cela est un plat à barbe, et ceci un bât d'âne.
Ne jurez pas, dit le curé; ce pourrait être celui d'une ânesse.
Comme vous voudrez, repartit le valet; mais enfin, c'est toujours un bât.
Un des archers qui venaient d'entrer voulut aussi se mêler de la contestation. Parbleu! dit-il, voilà qui est plaisant! ceci est un bât comme mon père est un homme, et quiconque soutient le contraire doit être aviné comme un grain de raisin.
Tu en as menti, maraud! répliqua don Quichotte; et levant sa lance, qu'il ne quittait jamais, il lui en déchargea un tel coup sur la tête, que si l'archer ne se fût un peu écarté, il l'étendait tout de son long. La lance se brisa, et les autres archers, voyant maltraiter leur compagnon, commencèrent à faire grand bruit, demandant main-forte pour la Sainte-Hermandad. Là-dessus l'hôtelier, qui était de cette noble confrérie, courut chercher sa verge et son épée, et revint se ranger du côté des archers; les gens de don Luis entourèrent leur jeune maître pour qu'il ne pût s'échapper à la faveur du tumulte; le pauvre barbier, qu'on avait si fort mystifié, voyant toute l'hôtellerie en confusion, voulut en profiter pour reprendre son bât, et Sancho en fit autant.
Don Quichotte mit l'épée à la main, et attaqua vigoureusement les archers; don Luis, voyant la bataille engagée, se démenait au milieu de ses gens, leur criant de le laisser aller, et de courir au secours de don Quichotte, de don Fernand et de Cardenio, qui s'étaient mis de la partie; le curé haranguait de toute la force de ses poumons; l'hôtesse jetait les hauts cris, sa fille était toute en larmes, Maritorne hors d'elle-même; Dorothée et Luscinde épouvantées, la jeune Claire évanouie; le barbier gourmait Sancho, et Sancho rouait de coups le barbier; d'un autre côté, don Luis, qui ne songeait qu'à s'échapper, se sentant saisi par un des valets de son père, lui appliqua un si vigoureux coup de bâton, qu'il lui fit lâcher prise; don Fernand tenait sous lui un archer et le foulait aux pieds, Cardenio frappait à tort et à travers, pendant que l'hôtelier ne cessait d'invoquer la Sainte-Hermandad: si bien que dans toute la maison ce n'était que cris, sanglots, hurlements, coups de poings, coups de pied, coups de bâton, coups d'épée et effusion de sang.
Tout à coup, au milieu de ce chaos, l'idée la plus bizarre vient traverser l'imagination de don Quichotte; il se croit transporté dans le camp d'Agramant, et, s'imaginant être au plus fort de la mêlée, il crie d'une voix à ébranler les murs: Que tout le monde s'arrête! qu'on remette l'épée au fourreau! et que chacun m'écoute s'il veut conserver la vie! Tous s'arrêtèrent à la voix de notre héros, qui continua en ces termes: Ne vous ai-je pas déjà dit, seigneurs, que ce château est enchanté, et qu'une légion de diables y fait sa demeure? voyez plutôt de vos propres yeux si la discorde du camp d'Agramant ne s'est pas glissée parmi nous: voyez, vous dis-je; ici l'on combat pour l'épée, là pour le cheval, d'un autre côté pour l'aigle blanc, 248 ailleurs pour un armet; enfin nous en sommes tous venus aux mains sans nous entendre, et sans distinguer amis ni ennemis. De grâce, seigneur auditeur, et vous, seigneur licencié, soyez, l'un le roi Agramant, l'autre le roi Sobrin, et tâchez de nous mettre d'accord; car, par le Dieu tout-puissant, il est vraiment honteux que tant de gens de qualité s'entre-tuent pour de si misérables motifs.
Les archers, qui ne comprenaient rien aux rêveries de don Quichotte et que Cardenio, don Fernand et ses compagnons avaient rudement étrillés, ne voulaient point cesser le combat; le pauvre barbier, au contraire, ne demandait pas mieux, car son bât était rompu, et à peine lui restait-il un poil de la barbe; quant à Sancho, il s'était arrêté à la voix de son maître, et reprenait haleine en s'essuyant le visage; seul, l'hôtelier ne pouvait se contenir et s'obstinait à vouloir châtier ce fou, qui mettait sans cesse le trouble dans sa maison. A la fin pourtant les querelles s'apaisèrent, ou du moins il y eut suspension d'armes: le bât demeura selle, le plat à barbe armet, et l'hôtellerie resta château dans l'imagination de don Quichotte.
Les soins de l'auditeur et du curé ayant rétabli la paix, et tous étant redevenus amis, ou à peu près, les gens de don Luis le pressèrent de partir sans délai pour aller retrouver son père; et pendant qu'il discutait avec eux, l'auditeur, prenant à part don Fernand, Cardenio et le curé, leur apprit ce que lui avait révélé ce jeune homme, demandant leur avis sur le parti qu'il fallait prendre. Il fut décidé d'un commun accord que don Fernand se ferait connaître aux gens de don Luis, leur déclarant qu'il voulait l'emmener en Andalousie, où le marquis son frère l'accueillerait de la manière la plus distinguée, puisque ce jeune homme refusait absolument de retourner à Madrid. Cédant à la volonté de leur jeune maître, les valets convinrent que trois d'entre eux iraient donner avis au père de ce qui se passait, et que le dernier resterait auprès du fils en attendant des nouvelles.
C'est ainsi que, par l'autorité du roi d'Agramant et par la prudence du roi Sobrin, fut apaisée cette effroyable tempête, et que fut étouffé cet immense foyer de divisions et de querelles. Mais quand le démon, ennemi de la concorde et de la paix, se vit arracher le fruit qu'il espérait de si grands germes de discorde, il résolut de susciter de nouveaux troubles.
Or, voici ce qui arriva: les archers, voyant que leurs adversaires étaient des gens de qualité, avec qui il n'y avait à gagner que des coups, se retirèrent doucement de la mêlée. Mais l'un d'entre eux, celui qui avait été si malmené par don Fernand, s'étant ressouvenu que parmi divers mandats dont il était porteur, il y en avait un contre un certain don Quichotte, que la Sainte-Hermandad ordonnait d'arrêter pour avoir mis en liberté des forçats qu'on menait aux galères, voulut s'assurer si par hasard le signalement de ce don Quichotte s'appliquait à l'homme qu'il avait devant les yeux: il tira donc un parchemin de sa poche, et le lisant assez mal, car il était fort peu lettré, il se mit à comparer chaque phrase du signalement avec le visage de notre chevalier. Reconnaissant enfin que c'était bien là le personnage en question, il prend son parchemin de la main gauche, saisit au collet notre héros de la main droite, et cela avec une telle force, qu'il lui coupait la respiration: Main-forte, seigneurs, s'écriait-il, main-forte à la Sainte-Hermandad! et afin que personne n'en doute, voilà le mandat qui m'ordonne d'arrêter ce détrousseur de grands chemins. Le curé prit le mandat, et vit que l'archer disait vrai; mais lorsque don Quichotte s'entendit traiter de détrousseur de grands chemins, il entra dans une si effroyable colère, que les os de son corps en craquaient; et, saisissant à son tour l'archer à la gorge, il l'aurait étranglé plutôt que de lâcher prise, si on n'était venu au secours. L'hôtelier accourut, obligé qu'il y 249 était par le devoir de sa charge. En voyant de nouveau son mari fourré dans cette mêlée, l'hôtesse se mit à crier de plus belle, pendant que sa fille et Maritorne, renchérissant sur le tout, imploraient en hurlant le secours du ciel et de ceux qui se trouvaient là.
Vive Dieu! s'écria Sancho; mon maître a bien raison de dire que ce château est enchanté; tous les diables de l'enfer y sont déchaînés, et il n'y a pas moyen d'y vivre une heure en repos.
On sépara l'archer et don Quichotte, au grand soulagement de tous les deux, car ils s'étranglaient réciproquement. Cependant les archers continuaient à réclamer leur prisonnier, priant qu'on les aidât à le lier et qu'on le remît entre leurs mains, et disant qu'il y allait du service du roi et de la Sainte-Hermandad, au nom de laquelle ils demandaient secours et protection, afin de s'assurer de cet insigne brigand, de ce détrousseur de passants.
A tout cela don Quichotte souriait dédaigneusement, et avec un calme admirable, il se contenta de leur répondre: Approchez ici, hommes mal nés, canaille mal apprise! Quoi! rendre la liberté à des hommes enchaînés, secourir des malheureux, prendre la défense des opprimés, vous appelez cela détrousser les passants! Ah! race infâme, race indigne, par la bassesse de votre intelligence, que le ciel vous révèle jamais la moindre parcelle de cette vertu que renferme en soi la chevalerie errante, ni qu'il vous tire de l'erreur où vous croupissez, en refusant d'honorer la présence, que dis-je? l'ombre du moindre chevalier errant! Venez ici, archers, ou plutôt voleurs de grands chemins avec licence de la Sainte-Hermandad; dites-moi un peu quel est l'étourdi 250 qui a osé signer un mandat contre un chevalier tel que moi? quel est l'ignorant qui en est à savoir que les chevaliers errants ne sont pas gibier de justice, qu'ils ne reconnaissent au monde ni tribunaux, ni juges, qu'ils n'ont d'autres lois que leur épée, et que leur seule volonté remplace pour eux édits, arrêts et ordonnances? Quel est le sot, continua-t-il, qui ne sait pas encore qu'aucunes lettres de noblesse ne confèrent autant de priviléges et d'immunités qu'en acquiert un chevalier errant, dès le jour où il se voue à ce pénible et honorable exercice? quel chevalier errant a jamais payé taille, impôts, gabelle? quel tailleur leur a jamais demandé la façon d'un habit? quel châtelain leur a jamais refusé l'entrée de son château? quel roi ne les a fait asseoir à sa table? quelle dame n'a été charmée de leur mérite, et ne s'est mise à leur entière discrétion? Enfin quel chevalier errant vit-on, voit-on ou verra-t-on jamais dans le monde, qui n'ait assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à quatre cents marauds d'archers qui oseraient lui tenir tête?
Pendant cette harangue, le curé cherchait à faire entendre aux archers comme quoi notre chevalier ne jouissait pas de son bon sens, ainsi qu'ils pouvaient en juger eux-mêmes par ses actions et ses paroles, ajoutant qu'il était inutile d'aller plus avant, car ils ne l'auraient pas plus tôt pris et emmené, qu'on le relâcherait comme fou.
Le porteur du mandat répondait qu'il n'était pas juge de la folie du personnage; qu'il devait d'abord exécuter son ordre, qu'ensuite on pourrait relâcher le prisonnier sans qu'il s'en mît en peine.
Vous ne l'emmènerez pourtant pas de cette fois, dit le curé; car je vois bien qu'il n'est pas d'humeur à y consentir. Enfin le curé parla si bien, et don Quichotte fit tant d'extravagances, que les archers eussent été plus fous que lui s'ils n'eussent reconnu qu'il avait perdu l'esprit. Ils prirent donc le parti de s'apaiser, et se portèrent même médiateurs entre le barbier et Sancho, qui se regardaient toujours de travers et mouraient d'envie de recommencer. Comme membres de la justice, ils arrangèrent l'affaire à la satisfaction des deux parties; quant à l'armet de Mambrin, le curé donna huit réaux au barbier sans que don Quichotte s'en aperçût, et sur la promesse qu'il ne serait exercé aucune poursuite.
Ces deux importantes querelles apaisées, il ne restait plus qu'à forcer les gens de don Luis à s'en retourner, à l'exception d'un seul qui suivrait le jeune garçon là où don Fernand avait dessein de l'emmener. Après avoir commencé à se déclarer en faveur des amants et des braves, la fortune voulut achever son ouvrage: les valets de don Luis firent tout ce qu'il exigea, et la belle Claire eut tant de joie de voir rester son amant, qu'elle en parut mille fois plus belle. Quant à Zoraïde, qui ne comprenait pas bien ce qu'elle voyait, elle s'attristait ou se réjouissait selon qu'elle voyait les autres être gais ou tristes, réglant ses sentiments sur ceux de son Espagnol, qu'elle ne quittait pas des yeux un seul instant. L'hôtelier, qui s'était aperçu du présent que le curé avait fait au barbier, voulut se faire apaiser de la même manière, et se mit aussi à réclamer l'écot de don Quichotte, plus le prix de ses outres et de son vin, jurant qu'il ne laisserait sortir ni Rossinante, ni Sancho, ni l'âne, avant d'être payé jusqu'au dernier maravédis. Le curé régla le compte, et don Fernand en paya le montant, quoique l'auditeur eût offert sa bourse. Ainsi, pour la seconde fois, la paix fut conclue, et, selon l'expression de notre chevalier, au lieu de la discorde du camp d'Agramant, on 251 vit régner le calme et la douceur de l'empire d'Auguste. Tout le monde convint que cet heureux résultat était dû à l'éloquence du curé et à la libéralité de don Fernand.
Se voyant débarrassé de toutes ces querelles, tant des siennes que de celles de son écuyer, don Quichotte crut qu'il était temps de continuer son voyage, et de songer à poursuivre la grande aventure qu'il s'était chargé de mener à fin. Dans cette intention, il alla se jeter aux genoux de Dorothée, qui d'abord ne voulut point l'écouter; aussi, pour lui obéir, il se releva et dit: C'est un adage bien connu, très-haute et très-illustre princesse, que la diligence est mère du succès, et l'expérience a prouvé maintes fois que l'activité du plaideur vient à bout d'un procès douteux; mais cette vérité n'éclate nulle part mieux qu'à la guerre, où la vigilance et la célérité à prévenir les desseins de l'ennemi nous en font souvent triompher avant qu'il se soit mis sur la défensive. Je vous dis ceci, très-excellente dame, parce qu'il me semble que notre séjour dans ce château est non-seulement désormais inutile, mais qu'il pourrait même nous devenir funeste. Qui sait si Pandafilando n'aura point appris par des avis secrets que je suis sur le point de l'aller détruire, et si, se prévalant du temps que nous perdons, il ne sera point fortifié dans quelque château, contre lequel toute ma force et toute mon adresse seront impuissantes? Prévenons donc ses desseins par notre diligence, et partons à l'instant même, car l'accomplissement des souhaits de Votre Grâce n'est éloigné que de la distance qui me sépare encore de son ennemi.
Après ces paroles, don Quichotte se tut, et attendit gravement la réponse de la princesse, qui, avec une contenance étudiée et un langage accommodé à l'humeur de notre héros, lui répondit en ces termes:
Seigneur, je vous sais gré du désir ardent que vous faites paraître de soulager mes peines; c'est agir en véritable chevalier; plaise au ciel que vos vœux et les miens s'accomplissent, afin que je puisse être à même de vous prouver que toutes les femmes ne sont pas ingrates. Partons sur-le-champ si tel est votre désir, je n'ai de volonté que la vôtre; disposez de moi: celle qui a mis entre vos mains ses intérêts et la défense de sa personne a hautement manifesté l'opinion qu'elle a de votre prudence, et témoigné qu'elle s'abandonne aveuglément à votre conduite.
A la garde de Dieu! reprit don Quichotte; puisqu'une si grande princesse daigne s'abaisser devant moi, je ne veux point perdre l'occasion de la relever et de la rétablir sur son trône; partons sur-le-champ. Sancho, selle Rossinante, prépare ta monture et le palefroi de la reine; prenons congé du châtelain et de tous ces chevaliers, et quittons ces lieux au plus vite.
Seigneur, seigneur, répondit Sancho en branlant la tête, va le hameau plus mal que n'imagine le bedeau, soit dit sans offenser personne.
Traître, repartit don Quichotte, quel mal peut-il y avoir en aucun hameau, ni en aucune ville du monde, qui soit à mon désavantage?
Si Votre Grâce se met en colère, reprit Sancho, je me tairai; alors vous ne saurez point ce que je me crois obligé de vous révéler et ce que tout bon serviteur doit dire à son maître.
Dis ce que tu voudras, répliqua don Quichotte, pourvu que tes paroles n'aient pas pour but de m'intimider: si la peur te possède, songe à t'en guérir; quant à moi, je ne veux la connaître que sur le visage de mes ennemis.
Il ne s'agit point de cela, ni de rien qui en approche, répondit Sancho; mais il est une chose que je ne saurais cacher plus longtemps à Votre Grâce, c'est que cette grande dame qui se prétend reine du royaume de Micomicon ne l'est pas plus que ma défunte mère; si elle l'était, elle n'irait pas, dès qu'elle se croit seule, et à chaque coin de mur, se becqueter avec quelqu'un de la compagnie.
Ces paroles firent rougir Dorothée, parce qu'à dire vrai don Fernand l'embrassait souvent à la dérobée; et Sancho, qui s'en était aperçu, trouvait que ce procédé sentait plutôt la courtisane que la princesse: de sorte que la jeune fille, un peu confuse, ne sut que répondre. Ce qui m'oblige à vous dire cela, mon cher maître, c'est que, si après avoir vous et moi bien chevauché, passé de mauvaises nuits et de pires journées, il faut qu'un fanfaron de taverne vienne jouir du fruit de nos travaux, je n'ai pas besoin de me presser de seller Rossinante et le palefroi de la reine, ni vous de battre les buissons pour qu'un autre en prenne les oiseaux. En pareil cas, mieux vaut rester tranquille, et que chaque femelle file sa quenouille.
Qui m'aidera à peindre l'effroyable colère de don Quichotte, quand il entendit les inconvenantes paroles de son écuyer? Elle fut telle que, les yeux hors de la tête, et bégayant de rage, il s'écria: Scélérat, téméraire et impudent blasphémateur! comment as-tu l'effronterie de parler ainsi en ma présence, et devant ces illustres dames! comment oses-tu former dans ton imagination des pensées si détestables! Fuis loin de moi, cloaque de mensonges, réceptacle de fourberies, arsenal de malice, publicateur d'extravagances scandaleuses, perfide ennemi de l'honneur et du respect qu'on doit aux personnes royales! fuis, ne parais jamais en ma présence, si tu ne veux pas que je t'anéantisse après t'avoir fait souffrir tout ce que la fureur peut inventer. En parlant ainsi, il fronçait les sourcils, il s'enflait les narines et les joues, portait de tous côtés des regards menaçants, et frappait du pied à grands coups sur le sol, signes évidents de l'épouvantable colère qui faisait bouillonner ses entrailles.
En entendant ces terribles invectives, devant ces gestes furieux et menaçants, Sancho demeura si atterré, que Ben-Engeli ne craint pas de dire que le pauvre écuyer eût voulu de bon cœur que la terre se fût entr'ouverte pour l'engloutir; aussi, dans l'impuissance de répondre, il tourna les talons, et s'en fut loin de la présence de son maître. Mais la spirituelle Dorothée, qui connaissait l'humeur de don Quichotte, lui dit pour l'adoucir: Seigneur chevalier, ne vous irritez point des impertinences de votre bon écuyer; peut-être ne les a-t-il pas proférées sans raison, car on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d'avoir sciemment porté un faux témoignage. Il faut donc croire, et même cela est certain, que, dans ce château, toutes choses arrivant par enchantement, Sancho aura vu par cette voie diabolique ce qu'il dit avoir vu d'offensant contre mon honneur.
Par le Dieu tout-puissant, créateur de l'univers, s'écria don Quichotte, Votre Grandeur a touché juste: quelque mauvaise vision a troublé ce misérable pécheur, et lui aura fait voir par enchantement, ce qu'il vient de dire; car je connais assez sa simplicité et son innocence pour être persuadé que de sa vie il ne voudrait faire de tort à qui que ce soit.
Sans aucun doute, ajouta don Fernand; et votre Seigneurie doit lui pardonner et le rappeler au giron de ses bonnes grâces, comme avant que ces visions lui eussent brouillé la cervelle.
Je lui pardonne, dit don Quichotte; et aussitôt le curé alla chercher Sancho, qui vint humblement se prosterner aux pieds de son maître, en lui demandant sa main à baiser.
Don Quichotte la donna. A présent, mon fils Sancho, lui dit-il, tu ne douteras plus de ce que je t'ai dit tant de fois, que tout ici n'arrive que par voie d'enchantement.
Je n'en doute plus, et j'en jurerai quand on voudra, répondit Sancho, car je vois que je parle moi-même par enchantement. Toutefois, il faut en excepter mon bernement, qui fut véritable, et dont le diable ne se mêla point, si ce n'est pour en suggérer l'idée.
N'en crois rien, répliqua don Quichotte: s'il en était ainsi, je t'aurais vengé alors, et je te vengerai 253 à cette heure; mais ni à cette heure, ni alors, je n'ai pu trouver sur qui venger ton outrage.
On voulut savoir ce que c'était que ce bernement, et l'hôtelier conta de point en point de quelle manière on s'était diverti de Sancho, ce qui fit beaucoup rire l'auditoire; aussi, pendant ce récit, l'écuyer aurait-il cent fois éclaté de colère, si son maître ne l'eût assuré de nouveau que tout cela n'était qu'enchantement. Néanmoins la simplicité de Sancho n'alla jamais jusqu'à croire que ce fût une fiction; au contraire, il persista à penser que c'était une malice bien et dûment exécutée par des hommes en chair et en os.
Il y avait deux jours que tant d'illustres personnages se trouvaient réunis dans l'hôtellerie. Jugeant qu'il était temps de partir, ils pensèrent aux moyens de ramener don Quichotte en sa maison, où le curé et maître Nicolas pourraient travailler plus aisément à remonter cette imagination détraquée, sans donner à don Fernand et à Dorothée la peine de faire le voyage, comme on l'avait arrêté d'abord, sous prétexte 254 de rétablir la princesse de Micomicon dans ses États. Ils imaginèrent de faire marché avec le conducteur d'une charrette à bœufs, qui passait là par hasard, pour emmener notre chevalier de la manière que je vais raconter.
Avec de grands bâtons entrelacés, on construisit une espèce de cage, assez vaste pour qu'un homme y pût tenir passablement à l'aise; après quoi don Fernand et ses compagnons, les gens de don Luis, les archers et l'hôtelier, ayant pris divers déguisements d'après l'avis du curé qui conduisait l'affaire, entrèrent en silence dans la chambre de don Quichotte. Plongé dans le sommeil, notre héros était loin de s'attendre à une pareille aventure. On lui lia les pieds et les mains si étroitement, que lorsqu'il s'éveilla il ne put faire autre chose que s'étonner de l'état où il se trouvait et de l'étrangeté des figures qui l'environnaient. Il ne manqua pas de croire tout aussitôt ce que son extravagante imagination lui représentait sans cesse, c'est-à-dire que c'étaient des fantômes habitants de ce château enchanté, et qu'il était enchanté, puisqu'il ne pouvait se défendre ni même se remuer. Tout réussit précisément comme l'avait prévu le curé inventeur de ce stratagème.
De tous les assistants, le seul Sancho était avec sa figure ordinaire, et peut-être aussi le seul dans son bon sens. Quoiqu'il fût bien près de partager la maladie de son maître, il ne laissa pas de reconnaître ces personnages travestis; mais dans son abasourdissement, il n'osa point ouvrir la bouche avant d'avoir vu où aboutirait cette séquestration de son seigneur, lequel, muet comme un poisson, attendait le dénoûment de tout cela. Le dénoûment fut qu'on apporta la cage près de son lit et qu'on le mit dedans. Après en avoir cloué les ais de telle façon qu'il eût fallu de puissants efforts pour les rompre, les fantômes le chargèrent sur leurs épaules; et au sortir de la chambre, on entendit une voix éclatante (c'était celle de maître Nicolas) prononcer ces paroles:
O noble et vaillant chevalier de la Triste-Figure! N'éprouve aucun déconfort de la captivité que tu subis en ce moment; il doit en être ainsi pour que l'aventure où t'a engagé la grandeur de ton courage soit plus tôt achevée. On en verra la fin, quand le terrible lion de la Manche et la blanche colombe du Toboso reposeront dans le même nid, après avoir humilié leurs fronts superbes sous le joug d'un doux hyménée d'où sortiront un jour de vaillants lionceaux qui porteront leurs griffes errantes sur les traces de leur inimitable père. Et toi, ô le plus discret et le plus obéissant écuyer qui ait jamais ceint l'épée et porté barbe au menton, ne te laisse pas troubler en voyant ainsi enlever sous tes yeux la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, toi-même, s'il plaît au grand régulateur des mondes, tu te verras élevé à une telle hauteur que tu ne pourras plus te reconnaître; ainsi seront accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je viens encore te dire, au nom de la sage Mentironiane, que tes travaux ne demeureront pas sans récompense, et que tu verras en son temps s'abattre sur toi une fertile rosée de gages et de salaires. Va, divin écuyer, va sur les traces de ce valeureux et enchanté chevalier, car il t'est commandé de le suivre jusqu'au terme fixé par votre commune destinée; et comme il ne m'est pas permis de t'en dire davantage, je te fais mes adieux, et m'en retourne où seul je sais.
A la fin de la prédiction, le barbier renforça sa voix, puis la baissa peu à peu avec une inflexion si touchante, que ceux même qui savaient la supercherie furent sur le point de prendre au sérieux ce qu'ils venaient d'entendre.
Don Quichotte se sentit consolé par les promesses de l'oracle, car il en démêla le sens et la portée et comprit fort bien qu'on lui faisait espérer de se voir un jour uni par les liens sacrés d'un légitime mariage avec sa chère Dulcinée du Toboso, dont le sein fécond mettrait au 255 monde les lionceaux, ses fils, pour l'éternelle gloire de la Manche. Ajoutant donc à ces promesses une foi égale à celle qu'il avait pour les livres de chevalerie, il répondit en poussant un grand soupir:
O toi, qui que tu sois, qui m'annonces de si heureux événements, conjure de ma part, je t'en supplie, le sage enchanteur qui prend soin de mes affaires de ne pas me laisser mourir dans cette prison où l'on m'emmène, avant d'avoir vu l'entier accomplissement des incomparables promesses que tu m'annonces. Pourvu qu'elles viennent à se réaliser, je ferai gloire des peines de ma captivité; et loin de regarder comme un rude champ de bataille le lit étroit et dur sur lequel je suis étendu en ce moment, je le tiendrai pour une molle et délicieuse couche nuptiale. Quant à la consolation que doit m'offrir la compagnie de Sancho Panza, mon écuyer, j'ai trop de confiance dans sa loyauté et son affection pour craindre qu'il m'abandonne en la bonne ou en la mauvaise fortune; et s'il arrivait, par la faute de son étoile ou de la mienne, que je ne pusse lui donner l'île que je lui ai promise ou quelque chose d'équivalent, il est du moins assuré de ses gages, car j'ai eu soin de déclarer par mon testament le dédommagement que je lui destine, dédommagement, il est vrai, fort au-dessous de ses services et de mes bonnes intentions à son égard, mais enfin le seul que me permettent mes faibles moyens.
A ces mots, Sancho Panza, tout attendri, fit un profond salut et baisa les deux mains de son maître, car lui en baiser une seulement n'était pas possible, puisqu'elles étaient attachées ensemble; aussitôt les fantômes, enlevant la cage, la placèrent sur la charrette.
Lorsque don Quichotte se vit hissé sur la charrette: Certes, dit-il, j'ai lu bien des histoires de chevaliers errants, mais de ma vie je n'ai lu, ni vu, ni entendu dire, qu'on emmenât de la sorte les chevaliers enchantés, surtout avec la lenteur particulière à ces lourds et paresseux animaux. En effet, c'est toujours par les airs, et avec une rapidité excessive qu'on a coutume de les enlever, soit enfermés dans un épais nuage, soit sur un char de feu, soit enfin montés sur quelque hippogriffe; mais être emmené dans une charrette traînée par des bœufs, vive Dieu! j'en mourrai de honte. Après tout, peut-être, les enchanteurs de nos jours procèdent-ils autrement que ceux des temps passés. Peut-être aussi étant nouveau chevalier dans le monde, et le premier qui ait ressuscité l'exercice oublié de la chevalerie errante, aura-t-on inventé, pour moi, de nouveaux genres d'enchantements et de nouvelles manières de faire voyager les enchantés. Dis-moi, que t'en semble, ami Sancho?
Je ne sais trop, seigneur, ce qu'il m'en semble, répondit Sancho, car je n'ai pas autant lu que Votre Grâce dans les écritures errantes, mais pourtant j'oserais affirmer que ces visions qui nous entourent ne sont pas très-catholiques.
Catholiques! s'écria don Quichotte; hé, bon Dieu! comment seraient-elles catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris des figures fantastiques pour venir me mettre en cet état? Si tu veux t'en assurer par toi-même, touche-les, mon ami, et tu verras que ce sont de purs esprits qui n'ont d'un corps solide que l'apparence.
Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà assez maniés, à telles enseignes que le diable qui se donne là tant de peine est bien en chair et en os, et je ne pense pas que cet autre se nourrisse de vent. Il a de plus une propriété très-différente de celle qu'on attribue aux démons, qui est de sentir toujours le soufre, car lui, il sent l'ambre à une demi-lieue de distance.
Sancho désignait par là don Fernand, qui, en 256 qualité de grand seigneur, portait toujours sur lui des parfums.
Ne t'en étonne point, ami Sancho, repartit don Quichotte, les diables en savent plus long que tu ne penses; et bien qu'ils portent avec eux des odeurs, ils ne peuvent rien sentir, étant de purs esprits; ou s'ils sentent quelque chose, ce ne peut être qu'une odeur fétide et détestable. La raison en est simple, quelque part qu'ils aillent, ils traînent après eux leur enfer; et comme la bonne odeur est une chose qui réjouit les sens, il est impossible qu'ils sentent jamais bon. Quand donc tu t'imagines que ce démon sent l'ambre, ou tu te trompes, ou il veut te tromper, afin de t'empêcher de reconnaître qui il est.
Pendant cet entretien du maître et du valet, don Fernand et Cardenio, craignant que don Quichotte ne vînt à découvrir la supercherie, décidèrent, afin de prévenir ce contre-temps, de partir sur l'heure; en conséquence, ils ordonnèrent à l'hôtelier de seller Rossinante et de bâter le grison, en même temps que le curé faisait prix avec les archers pour accompagner jusqu'à son village le chevalier enchanté. Cardenio attacha le plat à barbe et la rondache à l'arçon de la selle de Rossinante, puis le donna à mener à Sancho, qu'il fit monter sur son âne, et prendre les devants, pendant que deux archers, armés de leurs arquebuses, marchaient de chaque côté de la charrette. Mais avant que les bœufs commençassent à tirer, l'hôtesse sortit du logis avec sa fille et Maritorne, pour prendre congé de don Quichotte, dont elles feignaient de pleurer amèrement la disgrâce.
Ne pleurez point, mes excellentes dames, leur dit notre héros; ces malheurs sont attachés à la profession que j'exerce, et sans eux je ne me croirais pas un véritable chevalier errant, car rien de semblable n'arrive aux chevaliers de peu de renom, qu'on laisse toujours dans l'obscurité où ils s'ensevelissent d'eux-mêmes. Ces malheurs, n'en doutez pas, sont le lot des plus renommés, de ceux enfin dont la vaillance et la vertu excitent la jalousie des chevaliers leurs confrères qui, désespérant de pouvoir égaler leur mérite, trament lâchement leur ruine; mais la vérité est d'elle-même si puissante, qu'en dépit de la magie inventée par Zoroastre, elle sortira victorieuse de tous ces périls, surmontera tous ces obstacles, et répandra dans le monde un éclat non moins vif que celui dont le soleil illumine les cieux. Pardonnez-moi, mes bonnes dames, si je vous ai causé quelque déplaisir: croyez bien que ce fut malgré moi, car volontairement et en connaissance de cause jamais je n'offenserai personne. Priez Dieu qu'il me tire de cette prison où me retient quelque malintentionné enchanteur: et si un jour je deviens libre, je veux rappeler à ma mémoire, où elles sont du reste profondément gravées, les courtoisies que j'ai reçues dans votre château, pour vous en témoigner ma gratitude par toutes sortes de bons offices.
Pendant que notre chevalier faisait ses adieux aux dames du château, le curé et le barbier prenaient congé de don Fernand et de ses compagnons, ainsi que du captif, de l'auditeur et des autres dames, principalement de Dorothée et de Luscinde. Tous s'embrassèrent en se promettant de se donner de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé une voie sûre pour l'informer de ce que deviendrait don Quichotte, affirmant qu'il ne saurait lui faire un plus grand plaisir; de son côté, il s'engagea à lui mander tout ce qu'il croyait pouvoir l'intéresser, tel que son mariage avec Dorothée, la solennité du baptême de Zoraïde, le succès des amours de don Luis et de la belle Claire. Les compliments terminés, on s'embrassa de nouveau, en se réitérant les offres de service.
Sur le point de se séparer, l'hôtelier s'approcha du curé et lui remit quelques papiers qu'il avait trouvés dans la même valise où était l'histoire du Curieux malavisé, désirant, disait-il, lui en faire présent, puisqu'il n'avait point de nouvelles 257 du maître de cette valise. Le curé le remercia, et prenant le manuscrit, il lut au titre: Histoire de Rinconette et de Cortadillo[55]. Puisqu'elle est du même auteur, pensa-t-il, cette histoire ne doit pas être moins intéressante que celle du Curieux malavisé.
Là-dessus, le cortége se mit en route dans l'ordre suivant: d'abord, le char à bœufs, accompagné, comme je l'ai déjà dit, par deux archers marchant de chaque côté armés de leurs arquebuses; Sancho suivait, monté sur son âne et tirant Rossinante par la bride; puis enfin le curé et le barbier, sur leurs mules et le masque sur le visage pour n'être pas reconnus. Cette illustre troupe marchait d'un pas grave et majestueux, s'accommodant à la lenteur de l'attelage. Quant à don Quichotte, il était assis, appuyé contre les barreaux de sa cage, les mains attachées et les jambes étendues, immobile et silencieux comme une statue de pierre. On fit dans cet ordre environ deux lieues, jusqu'à ce qu'on fût arrivé dans un vallon où le conducteur demanda à faire paître ses bœufs; après en avoir parlé au curé, le barbier conseilla d'aller un peu plus loin, parce que derrière un coteau qu'ils voyaient devant eux se trouvait, disait-il, une vallée où il y avait beaucoup plus d'herbe, et de la meilleure.
Ils continuèrent donc leur chemin, mais le curé ayant tourné la tête, vit venir six ou sept hommes, montés sur de puissantes mules, qui les eurent bientôt rejoints, car ils allaient le train de gens pressés d'arriver à l'hôtellerie, encore éloignée d'une bonne lieue, pour y passer la grande chaleur du jour. Ils se saluèrent les uns 258 les autres, et un des voyageurs, qui était chanoine de Tolède et paraissait chef de la troupe, voyant cette procession si bien ordonnée et un homme renfermé dans une cage, ne put s'empêcher de demander ce que cela signifiait et pourquoi on menait ainsi ce malheureux, pensant bien toutefois, à la vue des archers, que c'était quelque fameux brigand dont le châtiment appartenait à la Sainte-Hermandad.
L'archer à qui le chanoine avait adressé la parole répondit: Seigneur, c'est à ce gentilhomme à vous apprendre lui-même pourquoi on le conduit de la sorte, car nous n'en savons rien.
Don Quichotte avait tout entendu: Est-ce que par hasard, dit-il, Vos Grâces seraient instruites et versées dans ce qu'on appelle la chevalerie errante? En ce cas, je ne ferai pas de difficultés pour vous apprendre mes infortunes; sinon, il est inutile que je me fatigue à vous les raconter.
Frère, répondit le chanoine, je connais bien mieux les livres de chevalerie que les éléments de logique du docteur Villalpando[56]; ainsi vous pouvez en toute assurance me confier ce qu'il vous plaira.
Eh bien, seigneur chevalier, répliqua don Quichotte, apprenez que je suis retenu dans cette cage par la malice et la jalousie des enchanteurs, car la vertu est toujours plus vivement persécutée par les méchants qu'elle n'est soutenue par les gens de bien. Je suis chevalier errant, non de ceux que la renommée ne connaît point, ou dont elle dédaigne de s'occuper, mais de ces chevaliers dont, en dépit de l'envie, en dépit de tous les mages de la Perse, de tous les brahmanes de l'Inde et de tous les gymnosophistes de l'Éthiopie, elle prend soin de graver le nom et les exploits dans le temple de l'immortalité, pour servir, dans les siècles à venir, de modèle et d'exemple aux chevaliers errants qui voudront arriver jusqu'au faîte de la gloire des armes.
Le curé, qui s'était approché avec le barbier, ajouta: Le seigneur don Quichotte a raison; il est enchanté sur cette charrette, non par sa faute et pour ses péchés, mais par la surprise et l'injuste violence de ceux à qui sa valeur et sa vertu donnent de l'ombrage. Vous avez devant vous ce chevalier de la Triste-Figure dont vous aurez sans doute entendu parler et de qui les actions héroïques et les exploits inouïs seront à jamais gravés sur le marbre et le bronze, quelque effort que fassent l'envie pour en ternir l'éclat, et la malice pour les ensevelir dans l'oubli.
Lorsque le chanoine entendit celui qui était libre tenir même langage que le prisonnier, il fut sur le point de se signer de surprise, ainsi que ceux qui l'accompagnaient. En ce moment, Sancho Panza, qui s'était approché afin d'entendre la conversation, voulut tout raccommoder, et prit la parole:
Par ma foi, seigneurs, dit-il, qu'on me sache gré ou non de ce que je vais dire, peu m'importe, puisque ma conscience m'oblige à parler. La vérité est que monseigneur don Quichotte n'est pas plus enchanté que ma défunte mère: il jouit de son bon sens, il boit, il mange, et il fait ses nécessités comme les autres hommes, enfin tout comme avant d'être mis dans cette cage. Cela étant, pourquoi donc veut-on me faire accroire qu'il est enchanté? comme si je ne savais pas que les enchantés ne mangent, ni ne dorment, ni ne parlent; tandis que si une fois mon maître s'y met, je gage qu'il va jaser plus que trente procureurs. Puis, regardant le curé, il ajouta: Est-ce que Votre Grâce s'imagine que je ne devine pas où tendent tous ces enchantements? Vous avez beau cacher votre visage, seigneur licencié, je vous connais comme je connais mon âne. Au diable soit la rencontre! si Votre Révérence ne s'était mise à la traverse, mon maître serait déjà marié avec l'infante 259 de Micomicon, et moi j'allais obtenir un comté ou une seigneurie, ce qui est la moindre récompense que je puisse espérer de la générosité de monseigneur de la Triste-Figure, et de la fidélité de mes services. Je vois à présent combien est vrai ce qu'on dit dans mon pays: «La roue de la fortune va plus vite que celle d'un moulin, et ceux qui étaient hier sur le pinacle sont aujourd'hui dans la poussière.» J'en suis fâché seulement pour ma femme et mes enfants, qui me verront revenir comme un simple palefrenier, au lieu de me voir arriver gouverneur ou vice-roi de quelque île. En attendant, seigneur licencié, prenez garde que Dieu ne vous demande compte, dans ce monde ou dans l'autre, du tour que l'on joue à mon maître, et de tout le bien qu'on l'empêche de faire en lui ôtant les moyens de secourir les affligés, les veuves et les orphelins, et de châtier les brigands.
Allons! nous y voilà, repartit le barbier: comment Sancho, vous êtes aussi de la confrérie de votre maître? Vive Dieu! il me prend envie de vous enchanter, et de vous mettre en cage avec lui comme membre de la même chevalerie. A la malheure, vous vous êtes laissé engrosser de ses promesses, et fourrer dans la cervelle cette île que vous convoitez si fort.
Je ne suis gros de personne, repartit Sancho, et je ne suis point homme à me laisser engrosser, fût-ce par un prince. Quoique pauvre, je suis un vieux chrétien, et je ne dois rien à personne; si je convoite des îles, les autres convoitent bien autre chose, et chacun est fils de ses œuvres. Après tout, puisque, étant homme, je pourrais devenir pape, pourquoi pas gouverneur d'îles, si mon maître en peut conquérir tant qu'il ne sache qu'en faire? Prenez garde à ce que vous dites, seigneur barbier: ce n'est pas tout que de faire des barbes, il faut savoir faire la différence de Pierre à Pierre. Je dis cela parce que nous nous connaissons, et que ce n'est pas à moi qu'il faut donner de faux dés. Quant à l'enchantement de mon maître, Dieu sait ce qui en est. Mais restons-en là, aller plus loin nous ferait trouver pire.
Le barbier ne voulut pas répliquer, de crainte que Sancho, en parlant davantage, ne découvrît ce que lui et le curé avaient tant d'envie de cacher. Pour conjurer ce danger le curé avait pris les devants avec le chanoine et ses gens, à qui il dévoilait le mystère de cet homme encagé; il les informa de la condition du chevalier, de sa vie et de ses mœurs, racontant succinctement le commencement et la cause de ses rêveries extravagantes, et la suite de ses aventures, jusqu'à celle de la cage, enfin le dessein qu'ils avaient de le ramener chez lui, pour essayer si sa folie était susceptible de guérison.
Le chanoine et ses gens écoutaient tout surpris l'histoire de don Quichotte; quand le curé l'eut achevée: Seigneur, lui dit le chanoine, les livres de chevalerie sont, suivant moi, non-seulement inutiles, mais encore très-préjudiciables à un État; et quoique j'aie commencé la lecture de presque tous ceux qui sont imprimés, je n'ai jamais pu me résoudre à en achever un seul, car tous se ressemblent, et il n'y a pas plus à apprendre dans l'un que dans l'autre. Ces sortes de compositions rentrent beaucoup dans le genre des anciennes fables milésiennes, contes bouffons, extravagants, lesquels avaient pour unique objet d'amuser et non d'instruire, au rebours des apologues, dont le but est de divertir et d'enseigner tout ensemble. Si réjouir l'esprit est le but qu'on s'est proposé dans les livres de chevalerie, il faut convenir qu'ils sont loin d'y atteindre, car ils ne sont remplis que d'événements invraisemblables, comme si leurs auteurs ignoraient que le mérite d'une composition résultant toujours de la beauté de l'ensemble et de l'harmonie des parties, la difformité et le désordre ne sauraient jamais plaire.
En effet, quelle proportion de l'ensemble avec les parties et des parties avec l'ensemble peut-on trouver dans une composition où un 260 damoiseau de quinze ans pourfend d'un seul revers un géant d'une taille énorme, comme s'il s'agissait d'un peu de fumée? Comment croire qu'un chevalier triomphe seul, par la force de son bras, d'un million d'ennemis, et sans qu'il lui en coûte une goutte de sang? Que dire de la facilité avec laquelle une reine, ou l'héritière de quelque grand empire, confie ses intérêts au premier chevalier errant qu'elle rencontre? Quel est l'esprit assez stupide et d'assez mauvais goût pour se complaire à entendre raconter qu'une grande tour remplie de chevaliers vogue légèrement sur la mer comme le vaisseau le plus léger pourrait le faire par un bon vent; que le soir cette tour arrive en Lombardie, et le lendemain, à la pointe du jour, sur les terres du Prêtre-Jean des Indes, ou en d'autres royaumes que jamais Ptolémée ou Marco Polo n'ont décrits?
On dit que les auteurs de ces ouvrages, les donnant comme de pure invention, dédaignent la vraisemblance; parbleu! voilà une étrange raison. Pour que la fiction puisse plaire, ne doit-elle pas approcher un peu de la vérité, et n'est-ce pas une règle du bon sens que, pour être divertissantes, les aventures ne doivent pas sembler impossibles? il conviendrait, selon moi, que les ouvrages d'imagination fussent composés de manière à ne pas choquer le sens commun, et qu'après avoir tenu l'esprit en suspens, ils en vinssent à l'émouvoir, à le ravir, et à lui causer autant de plaisir que d'admiration; ce qui est toute la perfection d'un livre. Eh bien, quel livre de chevalerie a-t-on jamais vu dont tous les membres formassent un corps entier, c'est-à-dire dont le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au milieu? Loin de là, les auteurs les composent de tant de membres dépareillés, qu'on dirait qu'ils se sont plutôt proposés de peindre un monstre ou une chimère qu'une figure avec ses proportions naturelles. Outre cela, leur style est rude et grossier, les prouesses qu'ils racontent sont incroyables, leurs aventures d'amour blessent la pudeur; ils sont prolixes dans la description des batailles, ignorants en géographie, et extravagants dans les voyages; finalement dépourvus de tact, d'art, d'invention, et dignes d'être chassés de tous les États comme gens inutiles et dangereux.
Le curé avait attentivement écouté le chanoine, et le trouvait homme de sens. Il dit qu'il partageait son opinion, et que, par une aversion particulière qu'il avait toujours eue pour les livres de chevalerie, il avait fait brûler le plus grand nombre de ceux que possédait don Quichotte. Il raconta de quelle façon il avait instruit leur procès, ceux qu'il avait condamnés au feu, ceux auxquels il avait fait grâce, enfin ce qu'avait pensé le chevalier de la perte de sa bibliothèque. Ce récit divertit beaucoup le chanoine et ceux qui l'accompagnaient.
Néanmoins, seigneur, reprit le chanoine, quelque mal que je pense de ces livres, ils ont, selon moi, un bon côté, et ce côté le voici: c'est l'occasion qu'ils offrent à l'intelligence de s'exercer et de se déployer à l'aise; en effet, la plume peut y courir librement, soit pour décrire des tempêtes, des naufrages, des rencontres, des batailles, soit pour peindre un grand capitaine avec toutes les qualités qui doivent le distinguer, telles que la vigilance à prévenir l'ennemi, l'éloquence à persuader les soldats, la prudence dans le conseil. Tantôt l'auteur peindra une lamentable histoire, tantôt quelque joyeux événement; là, il représentera une femme belle et vertueuse; ici, un cavalier vaillant et libéral: d'un côté, un barbare insolent et téméraire; de l'autre, un prince sage et modéré, sans cesse occupé du bien de ses sujets, et toujours prêt à récompenser le zèle et la fidélité de ses serviteurs. Il prêtera successivement à ses héros l'adresse et l'éloquence d'Ulysse, la piété d'Énée, la vaillance d'Achille, la prudence de César, la clémence d'Auguste, la bonne foi de Trajan, la sagesse de Caton, enfin toutes les grandes qualités qui peuvent rendre un homme illustre. Si 261 avec cela, l'ouvrage est écrit d'un style pur, facile et agréable; si, au mérite de l'invention, l'auteur joint l'art de conserver la vraisemblance dans les événements, il aura tissu sa toile de fils précieux et variés, et composé un tableau qui ne manquera pas de plaire et d'instruire, ce qui est la fin qu'on doit se proposer en prenant la plume.
Votre Grâce a raison, dit le curé, et ceux qui composent ces sortes d'ouvrages sont d'autant plus à blâmer, qu'ils négligent les règles que vous venez de poser, règles dont l'observation a rendu si célèbres les deux princes de la poésie grecque et latine.
J'ai quelquefois été tenté, reprit le chanoine, de composer un livre de chevalerie d'après ces mêmes règles, et j'en avais déjà écrit une centaine de pages. Pour éprouver si cet essai méritait quelque estime, je l'ai montré à des personnes qui, quoique gens d'esprit et de science, aiment passionnément ces sortes d'ouvrages, et à des ignorants qui n'ont de goûts que pour les folies; eh bien, chez les uns comme chez les autres, j'ai trouvé une agréable approbation. Néanmoins j'y ai renoncé, parce que d'abord cela ne me semblait guère convenir à ma profession, et qu'ensuite les gens ignorants sont beaucoup plus nombreux que les gens éclairés; et, quoiqu'on puisse se consoler d'être sifflé par le grand nombre des sots, quand on a l'estime de quelques sages, je n'ai pas voulu me soumettre au jugement de cet aveugle et impertinent vulgaire, 262 à qui s'adressent principalement de semblables livres.
Mais ce qui m'ôta surtout la pensée de le terminer, ce fut un raisonnement que je me fis à propos des comédies qu'on représente aujourd'hui. Si ces comédies, me disais-je, aussi bien celles d'invention que celles empruntées à l'histoire, sont, de l'aveu de tous, des ouvrages ridicules, sans nulle délicatesse, et entièrement contre les règles, si pourtant le vulgaire ne cesse d'y applaudir, si les auteurs qui les composent et les acteurs qui les représentent prétendent qu'elles doivent être ainsi composées, parce que le public les veut ainsi, tandis que les pièces où l'on respecte les règles de l'art n'ont pour approbateurs que quelques hommes de goût, la même chose arrivera à mon livre; et quand je me serai brûlé les sourcils à force de travail, je resterai comme ce tailleur de Campillo, qui fournissait gratis le fil et la façon.
Souvent j'ai entrepris de faire comprendre à ces auteurs qu'ils faisaient fausse route, qu'ils obtiendraient plus de gloire et de profit en composant des pièces régulières; mais je les ai trouvés si entichés de leur méthode, qu'il n'y a raisons ni évidence qui puisse les y faire renoncer. M'adressant un jour à un de ces opiniâtres: Seigneur, lui disais-je, ne vous souvient-il point qu'il y a quelques années on représenta trois comédies d'un poëte espagnol qui obtinrent l'approbation générale; et que les comédiens y gagnèrent plus qu'ils n'ont gagné depuis avec trente autres des meilleurs qu'on ait composées? Je m'en souviens, répondit-il, vous voulez assurément parler de la Isabella, de la Philis et de la Alexandra[57]? Justement, répliquai-je. Hé bien, ces pièces ne sont-elles pas selon les règles? et pourtant elles ont enlevé tous les suffrages. La faute n'en est donc pas au vulgaire, qu'on laisse se plaire à voir représenter des inepties, mais à ceux qui ne savent lui servir autre chose. Il n'y a rien de tel dans l'Ingratitude vengée[58], dans la Numancia, dans le Marchand amoureux, et encore moins dans l'Ennemi favorable, ni dans beaucoup d'autres pièces qui ont fait la réputation de leurs auteurs, et enrichi les comédiens qui les ont représentées. J'ajoutai encore bien des raisons qui confondirent mon homme, mais sans le faire changer d'opinion.
Seigneur chanoine, répondit le curé, vous venez de toucher là un sujet qui a réveillé dans mon esprit une aversion que j'ai toujours eue pour les comédies de notre temps, aversion au moins égale à celle que j'éprouve pour les livres de chevalerie. Lorsque la comédie, suivant Cicéron, devrait être l'image de la vie humaine, l'exemple des bonnes mœurs et le miroir de la vérité, pourquoi, de nos jours, la comédie n'est-elle que miroir d'extravagances, exemple de sottises, image d'impudicités? Car quelle plus grande extravagance que de montrer un enfant qui, dans la première scène, est au berceau, et dans la seconde a déjà barbe au menton? Quoi de plus ridicule que de nous peindre un vieillard bravache, un homme poltron dans toute la force de l'âge, un laquais orateur, un page conseiller, un roi crocheteur, une princesse laveuse de vaisselle? Que dire de cette confusion des temps et des lieux dans les pièces qu'on représente! N'ai-je pas vu une comédie où le premier acte se passait en Europe, le second en Asie, et le troisième en Afrique! En vérité, je gage que si l'ouvrage avait eu plus de trois actes, l'Amérique aurait eu aussi sa part. Si la vraisemblance doit être observée dans une pièce de théâtre, comment peut-on admettre que dans celle dont l'action est présentée comme contemporaine de Pépin ou de Charlemagne, le principal 263 personnage soit l'empereur Héraclius, que l'on fait s'emparer de la terre sainte et entrer dans Jérusalem avec la croix? exploit qui fut l'œuvre de Godefroy de Bouillon, séparé du héros byzantin par un si grand nombre d'années!
Si nous arrivons aux sujets sacrés, que de faux miracles, que de faits apocryphes! Ne va-t-on pas même jusqu'à introduire le surnaturel dans les sujets purement profanes? Tel en est presque toujours aujourd'hui le dénoûment, et cela sans autre motif que celui-ci: le vulgaire se laisse facilement toucher par ces scènes extraordinaires et en aime la représentation; ce qui est un oubli complet de la vérité, et la honte des écrivains espagnols, que les étrangers, observateurs fidèles des règles du théâtre, regardent comme des barbares dépourvus de goût et de sens. C'est un grand tort de prétendre que les spectacles publics étant faits pour amuser le peuple et le détourner des vices qu'engendre l'oisiveté, on obtient ce résultat par une mauvaise comédie aussi bien que par une bonne, et qu'il est fort inutile de s'assujettir à des règles qui fatiguent l'esprit et consument le temps; car bien certainement le spectateur serait plus satisfait d'une pièce à la fois régulière et embellie de tous les ornements de l'art, une action bien représentée ne manquant jamais d'intéresser le spectateur, et d'émouvoir l'esprit même le plus grossier.
Après tout, peut-être ne faut-il pas s'en prendre tout à fait aux auteurs des défauts de leurs ouvrages: la plupart les connaissent, et certains parmi eux ne manquent ni d'intelligence ni de goût, mais ils ne travaillent pas pour la gloire, et les pièces de théâtre sont devenues une marchandise que les comédiens refuseraient si elles n'étaient pas conçues selon leur fantaisie: si bien que l'auteur est forcé de s'accommoder à la volonté de celui qui doit payer son ouvrage, et de le livrer tel qu'on lui a commandé. N'avons-nous pas vu un des plus beaux et des plus rares esprits de ce royaume[59], pour complaire aux comédiens, négliger de mettre la dernière main à ses ouvrages et de les rendre excellents, comme il pouvait le faire? D'autres, enfin, n'ont-ils pas écrit avec si peu de mesure, qu'après une seule représentation de leurs pièces, on a vu les acteurs obligés de s'enfuir, dans la crainte d'être châtiés pour avoir parlé contre la conduite du prince, ou contre l'honneur de sa maison? On obvierait, il me semble, à ces inconvénients, si, choisissant un homme d'autorité et d'intelligence, on lui donnait la charge d'examiner ces sortes d'ouvrages, et de n'en permettre l'impression et le débit qu'après avoir été revêtus de son approbation. Ce serait un remède contre la licence qui règne au théâtre: la crainte d'un examen sévère forcerait les auteurs à montrer plus de retenue; on ne verrait que de bons ouvrages, écrits avec la perfection dont vous venez de nous tracer les règles; enfin le public aurait là un passe-temps utile et agréable, car l'arc ne peut toujours être tendu, et l'humaine faiblesse a besoin de se reposer dans d'honnêtes récréations.
La conversation en était là, quand le barbier s'approcha et dit au curé: Seigneur, voici l'endroit où j'ai pensé que nous pourrions plus commodément faire la sieste, et où les bœufs trouveront une herbe fraîche et abondante.
C'est aussi ce qu'il me semble, répondit le curé; et il demanda au chanoine quels étaient ses projets.
Le chanoine répondit qu'il serait bien aise de rester avec eux pour jouir de la beauté du vallon qui s'offrait à leur vue, pour profiter de la conversation du curé, qui l'intéressait vivement, enfin pour apprendre plus en détail l'histoire et les prouesses de don Quichotte. Afin de pouvoir se reposer en cet endroit l'après-dînée, il commanda à un de ses gens d'aller à l'hôtellerie 264 voisine chercher de quoi manger; et comme on lui répondit que le mulet de bagage, bien pourvu de vivres, devait être arrivé, il se contenta d'envoyer son équipage à l'hôtellerie, ordonnant d'amener le mulet porteur des provisions.
Pendant que cet ordre s'exécutait, Sancho, voyant qu'il pouvait enfin parler à son maître sans la continuelle présence du curé et du barbier, s'approcha de la cage et lui dit: Seigneur, pour la décharge de ma conscience, je veux vous dire ce qui se passe au sujet de votre enchantement. Ces deux hommes qui vous accompagnent avec le masque sur le visage sont le curé de notre paroisse et maître Nicolas, le barbier de notre endroit. Je pense qu'ils ne vous emmènent de la sorte que par jalousie, et parce que vos exploits leur donnent de l'ombrage; j'en conclus donc que vous n'êtes pas plus enchanté que mon âne, mais tout simplement joué et mystifié. Je n'en veux pour preuve que la réponse à une question que je vais vous adresser: si elle est telle qu'elle doit être et qu'elle sera, j'en suis certain, je vous ferai toucher du doigt la ruse, et alors vous avouerez qu'au lieu d'être enchanté, vous n'avez que la cervelle à l'envers.
Demande ce que tu voudras, mon fils, répondit don Quichotte, je te donnerai satisfaction. Quant à l'opinion que tu as que ces deux hommes qui vont et viennent autour de nous sont le curé et le barbier de notre village, il peut se faire qu'ils te paraissent tels; mais qu'ils le soient effectivement, n'en crois rien, je te prie. S'ils te semblent ce que tu dis, sois sûr que les enchanteurs, auxquels il est facile de se transformer à volonté, ont pris leur ressemblance, afin de t'abuser et de te jeter dans un labyrinthe de doutes et d'incertitudes dont tu ne sortirais pas quand tu aurais en main le fil de Thésée, et aussi pour me troubler l'esprit, afin que je ne puisse pas deviner qui me joue ce mauvais tour. Car, enfin, d'un côté tu me dis que ce sont là le curé et le barbier de notre village; d'un autre côté, je me vois enfermé dans une cage, pendant que je suis certain qu'aucune puissance humaine ne serait capable de m'y retenir; que dois-je en conclure, si ce n'est que mon enchantement est bien plus fort et d'une tout autre espèce que ceux que j'ai lus dans toutes les histoires de chevaliers errants qui ont subi le même sort que moi? Ainsi donc, cesse de croire que ces gens-là sont ce que tu dis, car ils le sont tout comme je suis turc. Maintenant adresse-moi telle question que tu voudras; je consens à répondre jusqu'à demain.
Par Notre-Dame; s'écria Sancho, faut-il que vous ayez la tête assez dure pour en être encore à reconnaître que le diable se mêle bien moins de vos affaires que les hommes! Or çà, je m'en vais vous prouver clair comme le jour que vous n'êtes point enchanté: dites-moi, je vous prie, seigneur... que Dieu vous délivre du tourment où vous êtes, et puissiez-vous tomber dans les bras de madame Dulcinée, au moment où vous y penserez le moins...
Cesse tes exorcismes, mon fils, reprit don Quichotte: ne t'ai-je pas dit que je répondrai ponctuellement à tes questions?
Voilà justement ce que je demande, répliqua Sancho: or çà, dites-moi, sans rien ajouter ni rien retrancher, mais franchement et avec vérité, comme doivent parler tous ceux qui font profession des armes en qualité de chevaliers errants...
Je te répète que je ne mentirai en rien, reprit don Quichotte; mais pour l'amour de Dieu, finis-en, tu me fais mourir d'impatience avec tes préambules.
Je n'en voulais pas davantage, dit Sancho; et je me crois assuré de la bonté et de la franchise de mon maître. Dès lors, comme cela vient fort à propos, je lui ferai une question: voyons, répondez, seigneur, depuis que Votre Grâce est enchantée dans cette cage, a-t-elle eu par hasard 265 envie de faire, comme on dit, le petit ou le gros?
Mon ami, je ne te comprends pas, dit don Quichotte; explique-toi mieux, si tu veux que je réponde d'une manière nette et précise.
Vous ne comprenez pas ce que signifie le petit et le gros! repartit Sancho: vous moquez-vous de moi? mais c'est la première chose qu'on apprend à l'école. Je demande si vous n'avez point eu envie de faire ce que personne ne peut faire à votre place?
Ah! si, vraiment! je comprends, répondit don Quichotte, et plus d'une fois; même à l'heure où je te parle, je me sens bien pressé; mets-y ordre promptement, je te prie; je crains qu'il ne soit déjà trop tard.
Par ma foi, vous êtes pris, s'écria Sancho, et voilà où je voulais en venir. Or çà, monseigneur: 266 nierez-vous quand on voit une personne abattue et languissante, qu'on n'ait l'habitude de se dire: Qu'est-ce qu'a un tel? il ne mange, ne boit, ni ne dort, et ne sait jamais ce qu'on lui demande; on dirait qu'il est enchanté? Il faut donc conclure de là que ceux qui ne boivent, ne mangent, ni ne dorment, et ne font point leurs fonctions naturelles, sont enchantés; mais non pas ceux qui ont l'envie qui vous presse à cette heure, qui boivent quand ils ont soif, mangent quand ils ont faim, et répondent à propos.
Tu as raison, Sancho, répliqua don Quichotte; mais ne t'ai-je pas dit aussi qu'il y avait plusieurs sortes d'enchantements, que peut-être la forme en a changé par la succession des temps, et qu'aujourd'hui c'est un usage établi que les enchantés fassent tout ce que je fais? Cela étant, il n'y a rien à objecter; d'ailleurs, je sais et je tiens pour certain que je suis enchanté, ce qui suffit pour mettre ma conscience en repos: car si j'en doutais un seul instant, je me ferais scrupule de demeurer ainsi enseveli dans une lâche oisiveté, pendant que le monde est rempli d'infortunés qui sans doute ont besoin de mon secours et de ma protection.
Eh bien, repartit Sancho, que n'essayez-vous, pour en être plus certain, de sortir de prison, ce à quoi je vous aiderai, puis de tâcher de monter sur Rossinante, qui me paraît aussi enchanté que vous, tant il est triste et mélancolique, et de nous mettre encore une fois à la recherche des aventures? Si cela ne réussit point, nous avons tout le temps de revenir à la cage, où je promets et je jure, foi de bon et loyal écuyer, de m'enfermer avec Votre Grâce, s'il arrive que vous soyez assez malheureux et moi assez imbécile pour ne pouvoir venir à bout de ce que je viens de dire.
Je consens à tout, mon ami, répondit don Quichotte, et dès que tu verras l'occasion favorable, tu n'as qu'à mettre la main à l'œuvre; je ferai tout ce que tu voudras, et me laisserai conduire: mais tu verras, mon pauvre Sancho, combien est fausse l'opinion que tu te formes de tout ceci.
Le chevalier errant et le fidèle écuyer s'entretinrent de la sorte jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à l'endroit où le curé, le chanoine et le barbier avaient mis pied à terre en les attendant. Les bœufs furent dételés pour les laisser paître en liberté, et Sancho pria le curé de permettre que son maître sortît un moment de la cage, parce qu'autrement elle courait grand risque de ne pas rester aussi propre que l'exigeait la dignité et la décence d'un chevalier tel que lui. Le curé comprit Sancho, et répondit qu'il y consentirait de bon cœur, sans la crainte où il était que don Quichotte, une fois libre, ne vînt à faire des siennes, et qu'il ne s'en allât si loin qu'on ne le revît plus.
Je réponds de lui, reprit Sancho.
Et moi aussi, ajouta le chanoine, pourvu qu'il nous donne sa foi de chevalier qu'il ne s'éloignera pas sans notre consentement.
J'en fais le serment, dit don Quichotte. D'ailleurs, ajouta-t-il, l'enchanté n'a pas la liberté de faire sa volonté, puisque l'enchanteur peut empêcher qu'il ne bouge de trois siècles entiers; et que s'il s'enfuyait, il peut le faire revenir plus vite que le vent: ainsi, seigneurs, relâchez-moi sans crainte; car franchement la chose presse, et je ne réponds de rien.
Sur sa parole, le chanoine le prit par la main et le tira de sa cage, ce dont le pauvre homme ressentit une joie extrême. La première chose qu'il fit fut de se détirer deux ou trois fois tout le corps; puis s'approchant de Rossinante: Miroir et fleur des coursiers errants, dit-il en lui donnant deux petits coups sur la croupe, j'espère toujours que, grâce à Dieu et à sa sainte Mère, nous nous reverrons bientôt dans l'état que nous souhaitons l'un et l'autre; toi sous ton cher maître, et moi sur tes reins vigoureux, exerçant ensemble la profession pour laquelle Dieu nous a mis en ce monde.
Après avoir ainsi parlé, notre chevalier se retira 267 à l'écart avec Sancho, et revint peu après, fort soulagé, et très-impatient de voir l'effet des promesses de son écuyer.
Le chanoine ne pouvait se lasser de considérer notre héros: il observait jusqu'à ses moindres mouvements, étonné de cette étrange folie qui lui laissait l'esprit libre sur toutes sortes de sujets, et l'altérait si fort quand il s'agissait de chevalerie. Le malheur de ce pauvre gentilhomme lui fit compassion, et il voulut essayer de le guérir par le raisonnement. Toute la compagnie s'étant donc assise sur l'herbe, en attendant les provisions, il parla ainsi à don Quichotte:
Est-il possible, seigneur, que cette fade et impertinente lecture des romans de chevalerie ait troublé votre esprit au point de vous persuader que vous êtes enchanté? comment peut-il se trouver au monde un homme assez simple pour s'imaginer que ces Amadis, ces empereurs de Trébizonde, ces Félix Mars d'Icarnie, tous ces monstres et tous ces géants, ces enchantements, ces querelles, ces défis, ces combats, en un mot tout ce fatras d'extravagances dont parlent les livres de chevalerie aient jamais existé? Pour moi, je l'avoue, quand je les lis sans faire réflexion qu'ils sont pleins de mensonges, ils ne laissent pas de me donner quelque plaisir; mais lorsque je viens à ne les plus considérer que comme un tissu de fables sans vraisemblance, je les jetterais de bon cœur au feu, comme des impostures qui abusent de la crédulité publique, et portent le trouble et le désordre dans les meilleurs esprits, tels enfin que le vôtre, au point qu'on est obligé de vous mettre en cage, et de vous conduire dans un char à bœufs, comme un lion ou un tigre promené de ville en ville.
Allons, seigneur don Quichotte, rappelez votre raison et servez-vous de ce discernement admirable que le ciel vous a donné, afin de choisir des lectures plus profitables à votre esprit; et si, après tout, par inclination naturelle, vous éprouvez un grand plaisir à lire les exploits guerriers et les actions prodigieuses, adressez-vous à l'histoire, et là vous trouverez des miracles de valeur qui non-seulement ne le cèderont en rien à la fable, mais qui surpassent encore tout ce que l'imagination peut enfanter. Si vous voulez des grands hommes, la Grèce n'a-t-elle pas son Alexandre, Rome son César, Carthage son Annibal, la Lusitanie son Viriate? N'avons-nous pas, dans la Castille, Fernando Gonzalès, le Cid dans Valence, don Diego Garcia de Paredès dans l'Estramadure, don Garcy Perès de Vargas dans Xerès, don Garcilasso dans Tolède, et don Manuel Ponce de Léon dans Séville, tous modèles d'une vertu héroïque, dont les prouesses intéressent le lecteur, et lui donnent de grands exemples à suivre? Voilà, seigneur don Quichotte, une lecture digne d'occuper votre esprit; là vous apprendrez le métier de la guerre, et comment doit se conduire un grand capitaine; là, enfin, vous verrez des prodiges de valeur, qui, tout en restant dans les limites de la vérité, surpassent de beaucoup les actions ordinaires.
Don Quichotte écoutait avec une extrême attention le discours du chanoine; après l'avoir considéré quelque temps en silence, il répondit: Si je ne me trompe, seigneur, cette longue harangue tend à me persuader qu'il n'a jamais existé de chevaliers errants; que les livres de chevalerie sont faux, menteurs, inutiles et pernicieux à l'État; que j'ai mal fait de les lire, fort mal fait d'y ajouter foi, et plus mal fait encore de les prendre pour modèles dans la profession que j'exerce; en un mot, qu'il n'y a jamais eu d'Amadis de Gaule, ni de Roger de Grèce, ni cette foule de chevaliers dont nous possédons les histoires.
C'est la pure vérité, répondit le chanoine.
Vous avez ajouté, continua don Quichotte, que ces livres m'ont porté un grand préjudice, puisqu'ils m'ont troublé le jugement, et qu'ils sont cause qu'on m'a mis dans cette cage; enfin 268 vous m'avez conseillé de changer de lecture et de choisir des livres sérieux, qui soient en même temps utiles et agréables.
Tout cela est vrai au pied de la lettre, répondit le chanoine.
Eh bien, reprit don Quichotte, toute réflexion faite, je trouve que c'est vous qui êtes enchanté et sans jugement, puisque vous osez proférer de pareils blasphèmes contre une chose si généralement reçue, et tellement admise pour véritable, que celui qui la nie, comme le fait Votre Grâce, mérite le même châtiment que vous infligez à ces livres dont la lecture vous révolte; car enfin prétendre qu'il n'y a jamais eu d'Amadis ni aucun de ces chevaliers errants dont les livres font mention, autant vaut soutenir que le soleil n'éclaire point, ou que la terre n'est pas ronde.
Ainsi, selon vous, ce serait autant de faussetés, poursuivit notre héros, que l'histoire de l'infante Floride avec Guy de Bourgogne, et cette aventure de Fier-à-Bras au pont de Mantible, aventure qui se passa du temps de Charlemagne. Mais si vous traitez cela de mensonges, il doit en être de même d'Hector, d'Achille, de la guerre de Troie, des douze pairs de France, de cet Artus, roi d'Angleterre, qui existe encore aujourd'hui sous la forme d'un corbeau, et qu'à toute heure on s'attend à voir reparaître dans son royaume. Que ne dites-vous que l'histoire de Guérin Mesquin et de la dame de Saint-Grial, que les amours de don Tristan et de la reine Iseult sont fausses également; que celles de la belle Geneviève et de Lancelot sont apocryphes, quand il y a des gens qui se souviennent presque d'avoir vu la duègne Quintagnonne, qui eut le don de se connaître en vins mieux que le meilleur gourmet de la Grande-Bretagne. Ainsi, moi qui vous parle, je crois entendre encore mon aïeule, du côté paternel, me dire quand elle rencontrait une de ces vénérables matrones à long voile: Vois-tu, mon fils, en voici une qui ressemble à la duègne Quintagnonne; d'où j'infère qu'elle devait la connaître, ou qu'elle avait pour le moins vu son portrait. Il faudrait donc contester aussi l'histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, lorsqu'on voit encore aujourd'hui dans le musée royal militaire la cheville de bois que montait ce chevalier, laquelle cheville, plus grosse qu'un timon de charrette, est auprès de la selle de Babieça, le cheval du Cid. De tout cela donc, je dois conclure, qu'il y a eu douze pairs de France, un Pierre de Provence, un Cid, et d'autres chevaliers de même espèce, enfin de ceux dont on dit communément qu'ils vont aux aventures.
Voudrait-on soutenir encore que Juan de Merlo, ce vaillant Portugais, n'était pas chevalier errant, qu'il ne se battit pas en Bourgogne contre le fameux Pierre seigneur de Chargny, et plus tard à Bâle avec Henry de Ramestan, et qu'il ne remporta pas l'honneur de ces deux rencontres? Il ne manquerait plus que de traiter de contes en l'air les aventures de Pedro Barba, et celles de Guttierès Quixada (duquel je descends en droite ligne par les mâles), qui se signalèrent par la défaite des fils du comte de Saint-Pol. Ce sont sans doute aussi des fables que ces fameuses joutes de Suero de Quinones, ce célèbre défi du pas de l'Orbigo, celui de Luis de Falces contre don Gonzalès de Gusman, chevalier castillan, et mille autres glorieux faits d'armes des chevaliers chrétiens, à travers le monde, tous si véritables et si authentiques, que, je ne crains pas de le répéter, il faut avoir perdu la raison pour en douter un seul instant.
Le chanoine était de plus en plus étonné de voir ce mélange confus que faisait notre héros de la fable et de l'histoire, et de l'admirable connaissance qu'avait cet homme de tout ce qui a été écrit touchant la chevalerie errante.
Je ne puis nier, seigneur don Quichotte, répliqua-t-il, qu'il n'y ait quelque chose de vrai dans ce que vous venez de dire, et particulièrement dans ce qui concerne les chevaliers errants d'Espagne; je vous accorde aussi qu'il y a 269 eu douze pairs de France, mais je ne saurais ajouter foi à tout ce qu'en a écrit le bon archevêque Turpin. Il est vrai que des chevaliers choisis par les rois de France reçurent le nom de pairs, parce qu'ils avaient tous le même rang et qu'ils étaient égaux en naissance et en valeur: c'était un ordre à peu près comme l'ordre de Saint-Jacques ou celui de Calatrava en Espagne, dont chacun des membres est réputé vaillant et d'illustre origine, et de même que nous disons chevalier de Saint-Jean ou d'Alcantara, on disait alors un des douze pairs, parce qu'ils n'étaient que douze. Pour ce qui est de l'existence du Cid, je n'en doute pas plus que de celle de Bernard de Carpio; mais qu'ils aient fait tout ce qu'on en raconte, c'est autre chose. Quant à la cheville du cheval de Pierre de Provence, que vous dites se trouver à côté de la selle de Babieça dans le musée royal, je confesse à cet égard mon ignorance ou la faiblesse de ma vue, car je n'ai jamais remarqué cette cheville, ce qui me surprend, d'après le volume que vous dites, quoique j'aie bien vu la selle.
Elle y est pourtant, répliqua don Quichotte, 270 et la preuve, c'est qu'on l'a mise dans un fourreau de cuir pour la conserver.
D'accord, repartit le chanoine, mais je ne me souviens pas de l'avoir vue; d'ailleurs, quand je vous accorderais qu'elle y fût, cela ne suffirait pas pour me faire ajouter foi aux histoires de tous ces Amadis et de ce nombre infini de chevaliers. C'est vraiment chose étonnante, qu'un galant homme tel que vous, doué d'un si bon entendement, ait pu prendre toutes ces extravagances pour autant de vérités incontestables.
Sur ma foi! voilà qui est plaisant! s'écria don Quichotte; comment des livres imprimés avec privilége du roi et approbation des examinateurs, accueillis de tout le monde, des gens de qualité et du peuple, des savants et des ignorants, comment de tels livres ne seraient que rêveries et mensonges, quand la vérité y est partout si claire et si nue, et toutes les circonstances si bien précisées, qu'on y trouve le lieu de naissance et l'âge des chevaliers, les noms de leurs pères et mères, leurs exploits, les lieux où ils les ont accomplis; et tout cela de point en point, jour par jour, avec la plus scrupuleuse exactitude! Pour l'amour de Dieu, seigneur, n'ouvrez jamais la bouche, plutôt que de prononcer un tel blasphème, et, croyez que je vous conseille en ami: sinon, lisez ces livres; et vous verrez quel plaisir vous en donnera la lecture. Dites-moi un peu, je vous prie, n'auriez-vous pas un bonheur extrême, à l'instant où je vous parle, s'il s'offrait soudain devant vous un lac de poix bouillante, rempli de serpents, de lézards et de couleuvres, et que, du milieu de ses ondes épaisses et fumantes, une voix lamentable s'élevât, en vous disant:
«O toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à regarder ce lac épouvantable, si tu veux posséder le trésor caché sous ses eaux, eh bien, montre la grandeur de ton courage en te plongeant au milieu de ces ondes enflammées; autrement tu es indigne de contempler les incomparables merveilles qu'enferment les sept châteaux des sept fées, qui gisent sous sa noire épaisseur!»
A peine la voix a-t-elle cessé de se faire entendre, que le chevalier, sans considérer le péril auquel il s'expose, se recommande à Dieu et à sa dame, s'élance dans ce lac bouillonnant, puis quand on le croit perdu, et que lui-même ne sait plus ce qu'il va devenir; le voilà qui se retrouve dans une merveilleuse campagne, à laquelle les Champs-Élysées eux-mêmes n'ont rien de comparable. Là, le ciel lui semble plus pur et plus serein, et le soleil brille d'une lumière nouvelle; bientôt une agréable forêt se présente à sa vue, et pendant qu'une foule d'arbres différents et toujours verts réjouit ses yeux, un nombre infini de petits oiseaux nuancés de mille couleurs voltigent de branches en branches, et charment son oreille par leur doux gazouillement; sans compter que non loin de là, un ruisseau roule en serpentant des flots argentés sur un sable d'or. Le chevalier aperçoit ensuite une élégante fontaine formée de jaspe aux mille couleurs et de marbre poli; plus loin il en voit une autre, disposée d'une façon rustique, où les fins coquillages de la moule et les tortueuses maisons de l'escargot, rangés dans un aimable désordre et mêlés de brillants morceaux de cristal, forment un ouvrage varié, où l'art imitant la nature, rivalise avec elle et semble même la vaincre cette fois.
Soudain le chevalier voit s'élever un palais, dont les murailles sont d'or massif, les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes et finalement d'une si admirable architecture que les rubis, les escarboucles, les perles et les émeraudes en composent la moindre matière. Tout à coup par une des portes du château sort une foule de jeunes damoiselles, dans un costume si riche et si galant, que je n'en finirais jamais si 271 j'entreprenais de vous le dépeindre. Celle qui paraît être la maîtresse de ce lieu enchanteur prend alors par la main le preux aventurier, et, sans lui adresser une seule parole, elle le conduit dans ce riche palais, où après l'avoir fait déshabiller par ses compagnes, il est plongé dans un bain d'eaux délicieuses, où on le frotte de diverses essences; au sortir du bain, on lui passe une chemise de lin toute parfumée; après quoi on lui jette sur les épaules un magnifique manteau dont le prix égale pour le moins une ville entière, si ce n'est même davantage.
Mais ce n'est pas tout: on l'introduit dans une salle dont l'ameublement surpasse tout ce qu'on peut imaginer; là, le chevalier trouve la table toute dressée; on lui donne à laver ses mains dans un bassin d'or ciselé, enrichi de diamants, avec une eau toute distillée d'ambre et de fleurs les plus odorantes; puis on le fait asseoir dans une chaise d'ivoire, et alors les damoiselles le servent à l'envi en observant un profond silence. Que dire du nombre et de la délicatesse des mets qui lui sont présentés? comment exprimer l'excellence de la musique qu'on lui donne pendant le repas, sans qu'il voie ni ceux qui chantent, ni ceux qui jouent des instruments? Le festin achevé, pendant que, mollement enfoncé dans son fauteuil, le chevalier est peut-être à se curer les dents, entre à l'improviste une damoiselle incomparablement plus belle que toutes les autres; elle va s'asseoir auprès de lui, lui dit ce que c'est que ce château, lui apprend qu'elle y est enchantée, et lui raconte mille autres choses qui ravissent le chevalier et causeront l'admiration de tous ceux qui liront cette histoire. Mais il est inutile de m'étendre davantage sur ce sujet; en voilà plus qu'il n'en faut, ce me semble, pour prouver qu'on ne saurait rencontrer un tableau plus délicieux. Croyez-moi, seigneur, lisez ces livres, et vous verrez comme ils savent insensiblement charmer la mélancolie et faire naître la joie dans le cœur; je dirai plus: si, par hasard vous aviez un mauvais naturel, ils sont capables de le corriger, et de vous inspirer de meilleures inclinations.
Pour moi, depuis que je suis chevalier errant, je puis dire que je me sens plein de vaillance, affable, complaisant, généreux, hardi, patient, infatigable; enfin prêt à supporter avec un surcroît de vigueur d'esprit et de corps les rudes travaux, la captivité et les enchantements. Tout enfermé que je suis à cette heure dans une cage comme un fou, je ne désespère pas de me voir, sous très-peu de jours, par la force de mon bras et la faveur du ciel, souverain de quelque grand empire, ce qui me permettra de faire éclater la libéralité et la reconnaissance que je porte au fond de mon cœur. Mais en eût-il le plus vif désir, le pauvre n'a pas le pouvoir d'être libéral, car la gratitude, qui ne gît que dans le désir est une vertu morte, comme la foi sans les œuvres: voilà pourquoi je voudrais que la fortune m'offrît bientôt l'occasion de me faire empereur, afin de pouvoir faire éclater mes bons sentiments en enrichissant mes amis, à commencer par ce fidèle écuyer ici présent, qui est le meilleur des hommes. Je serais fort aise de lui donner un comté, que du reste je lui promets depuis longtemps, quoique, à vrai dire, je me défie un peu de sa capacité pour le bien gouverner.
Seigneur, repartit Sancho, travaillez seulement à me donner ce comté, que vous me faites tant attendre: et je le gouvernerai bien, je vous en réponds. D'ailleurs, si je n'en puis venir à bout, j'ai entendu dire qu'il y a des gens qui prennent à ferme les terres des seigneurs et les font valoir à leur place, tandis que les maîtres se donnent du bon temps et mangent gaiement leur revenu. Par ma foi, j'en ferais bien autant, et cela ne me paraît pas si difficile. Oh! que je ne m'amuserai point à marchander! je vous mettrai prestement le fermier en fonctions, et je mangerai mes rentes comme un prince: après cela, qu'on en fasse des choux ou des raves, du diable si je m'en soucie!
Ce ne sont pas là de mauvaises philosophies, comme vous le prétendez, Sancho, répliqua le chanoine; mais il y a bien quelque chose à dire au sujet de ce comté.
Je n'entends rien à vos philosophies, répondit Sancho; qu'on commence par me donner ce comté, et je saurai bien le gouverner. J'ai autant d'âme qu'un autre et autant de corps que celui qui en a le plus, j'espère donc être aussi roi dans mon État que chacun l'est dans le sien: cela étant, je ferai ce que je voudrai, et faisant ce que je voudrai, je ferai à ma fantaisie; faisant à ma fantaisie, je serai content, et quand je serai content, je n'aurai plus rien à désirer; et quand je n'aurai plus rien à désirer, que diable me faudra-t-il de plus? Ainsi donc, que le comté vienne, et adieu jusqu'au revoir, comme se disent les aveugles.
Compère Sancho, quant au revenu, dit le chanoine, cela se peut; mais quant à l'administration de la justice, c'est autre chose: c'est là que le seigneur doit appliquer tous ses soins; c'est là qu'il montre l'excellence de son jugement, et surtout son désir de bien faire, désir qui doit être le principe de ses moindres actions. Car de même que Dieu aide et récompense les bonnes intentions, de même il renverse les mauvais desseins.
Je ne sais pas ce qu'il y a à dire au sujet du comté que j'ai promis à Sancho, dit don Quichotte; mais je me guide sur l'exemple du grand Amadis, lequel fit son écuyer comte de l'île Ferme; je puis donc sans scrupule donner un comté à Sancho Panza, qui est assurément un des meilleurs écuyers qu'ait jamais eu chevalier errant.
Le chanoine était confondu des extravagances que débitait don Quichotte: il admirait cette présence d'esprit avec laquelle il venait d'improviser l'aventure du chevalier du Lac, et cette vive impression que les rêveries contenues dans les romans avaient faite dans son imagination. Il n'était guère moins étonné de la simplicité de Sancho, qui demandait un comté avec tant d'empressement, et qui croyait que son maître pouvait le lui donner comme on donne une simple métairie. Pendant qu'il réfléchissait là-dessus, ses gens revinrent avec le mulet de bagages, et ayant jeté un tapis sur l'herbe à l'ombre de quelques arbres, on se mit à manger.
A peine avaient-ils commencé, qu'ils entendirent le son d'une clochette, et en même temps ils virent sortir des buissons qui étaient là une chèvre noire et blanche, mouchetée de taches fauves; derrière elle courait un berger qui la flattait en son langage pour la faire arrêter ou retourner au troupeau. La fugitive s'en vint tout effarouchée se jeter, comme dans un asile, au milieu des personnes qui mangeaient, et s'y arrêta; alors le chevrier la prenant par les cornes, se mit à lui dire, comme si elle eût été capable de raison: Ah çà, montagnarde mouchetée, comme vous fuyez! Qu'avez-vous donc, la belle? Qu'est-ce qui vous fait peur? me le direz-vous, ma fille? A moins qu'en votre qualité de femelle il vous soit impossible de rester en repos? Revenez, ma mie, revenez; vous serez plus en sûreté dans la bergerie, ou parmi vos compagnes. Vous qui devez les conduire, que deviendront-elles, si vous vous égarez de la sorte?
Ces paroles intéressèrent le chanoine, qui pria le berger de ne point se presser de remmener sa chèvre. Mon ami, lui dit-il, étant femelle comme vous dites, il faut la laisser suivre sa volonté: vous auriez beau vouloir l'en empêcher, elle n'écoutera jamais que sa fantaisie. Prenez ce morceau, mon camarade, ajouta-t-il, et buvez un coup pour vous remettre, pendant que votre chèvre se reposera.
On lui donna une cuisse de lapin froid, qu'il accepta sans façon, et après avoir bu un coup à la santé de la compagnie: Seigneurs, dit-il, pour m'avoir entendu parler ainsi à cette bête, ne croyez pas que je sois un imbécile. Ce que je 273 viens de dire ne vous paraît pas très-raisonnable; mais tout rustre que je suis, je sais comment il faut parler aux hommes et aux bêtes.
Je n'en fais aucun doute, dit le curé; car je sais par expérience qu'on trouve des poëtes dans les montagnes, et que souvent les cabanes abritent des philosophes.
Seigneurs, répliqua le chevrier, il ne laisse pas de s'y trouver quelquefois des gens qui sont devenus sages à leurs dépens, et si je ne craignais de vous ennuyer, je vous conterais une petite histoire pour confirmer ce que le seigneur licencié vient de dire.
Mon ami, reprit don Quichotte, prenant la parole au nom de la compagnie entière, comme ce que vous avez à nous conter me paraît avoir quelque semblant d'aventure de chevalerie, je vous écouterai de bon cœur; tous ceux qui sont ici feront de même, j'en suis certain, car ils aiment les choses curieuses: vous n'avez donc qu'à commencer, nous vous donnerons toute notre attention.
Pour moi, je suis votre serviteur, dit Sancho: 274 ventre affamé n'a pas d'oreilles. Avec votre permission, je m'en vais au bord de ce ruisseau m'en donner avec ce pâté et me farcir la panse pour trois jours. Aussi bien ai-je entendu dire à mon maître que l'écuyer d'un chevalier errant ne doit jamais perdre l'occasion de se garnir l'estomac, quand il la trouve, car il n'a ensuite que trop de loisir pour digérer. En effet, il lui arrive souvent de s'égarer dans une forêt dont on ne trouverait pas le bout en six jours; si donc le pauvre diable n'a pas pris ses précautions, et n'a rien dans son bissac, il demeure là comme une momie. D'ailleurs, cela nous est arrivé plus d'une fois.
Tu as peut-être raison, Sancho, dit don Quichotte; va où tu voudras et mange à ton aise. Pour moi, j'ai pris ce qu'il me faut, et je n'ai plus besoin que de donner un peu de nourriture à mon esprit, comme je vais le faire en écoutant l'histoire du chevrier.
Allons, dit le chanoine, il peut commencer quand il voudra; il me semble que nous sommes prêts.
Le chevrier frappa deux petits coups sur le dos de sa chèvre, en lui disant: Couche-toi auprès de moi, mouchetée, nous avons plus de loisir qu'il ne nous en faut pour retourner au troupeau. On eût dit que la chèvre comprenait les paroles de son maître, car elle s'étendit près de lui; puis le regardant fixement au visage, elle semblait attendre qu'il commençât, ce qu'il fit en ces termes:
A trois lieues de ce vallon, dans un hameau qui, malgré son peu d'étendue, n'en est pas moins un des plus riches du pays, demeurait un laboureur aimé et estimé de ses voisins, mais bien plus encore pour sa vertu que pour sa richesse. Ce laboureur se trouvait si heureux d'avoir une fille belle et sage, qu'il en faisait sa plus grande joie, ne comptant pour rien, au prix de cet enfant, tout ce qu'il possédait. A peine eut-elle atteint seize ans, la renommée de ses charmes se répandit tellement, que non-seulement des villages d'alentour, mais même des plus éloignés, on venait la voir, ainsi qu'une image de sainte opérant des miracles. Le père la gardait ni plus ni moins qu'un trésor, mais elle se gardait encore mieux elle-même, et vivait dans une extrême retenue. Aussi quantité de gens, attirés par le bien du père, par la beauté de la jeune fille, et surtout par la bonne réputation dont ils jouissaient tous deux, se déclarèrent les serviteurs de la belle, et embarrassèrent fort le bon homme, en la lui demandant en mariage.
Parmi ce grand nombre de prétendants, j'étais un de ceux qui avaient le plus sujet d'espérer: fort connu du père, et habitant le même village, il savait que je sortais de gens sans reproche; il connaissait mon bien et mon âge, et autour de moi on disait que je ne manquais pas d'esprit. Tout cela parlait en ma faveur; mais un certain Anselme, garçon de l'endroit, estimé de tout le monde, et qui avait même dessein que moi, tenait en suspens l'esprit du père; de sorte que ce brave homme, jugeant que nous pourrions l'un ou l'autre être le fait de sa Leandra (c'est le nom de la jeune fille) se remit entièrement à elle du choix qu'elle ferait entre nous deux, ne voulant pas contraindre son inclination en choisissant lui-même. J'ignore quelle fut la réponse de Leandra; mais dès ce moment son père nous ajourna toujours avec adresse, sous prétexte du peu d'âge de sa fille, sans s'engager et sans nous rebuter.
Vers cette époque, on vit tout à coup arriver dans le village un certain Vincent de la Roca, fils d'un pauvre laboureur, notre voisin. Ce Vincent revenait d'Italie et d'autres contrées lointaines où il avait, disait-il, fait la guerre. Un capitaine d'infanterie, qui passait dans le 275 pays avec sa compagnie, l'avait enrôlé à l'âge de douze ans, et au bout de douze autres années, nous vîmes reparaître ce Vincent avec un habit de soldat, bariolé de mille couleurs, et tout couvert de verroteries et de chaînettes d'acier. Chaque jour il changeait de costume: aujourd'hui une parure, demain une autre, le tout de peu de poids et surtout de peu de valeur. Comme on est malicieux dans nos campagnes, et que souvent on n'a rien de mieux à faire, on s'amusait à regarder ces braveries, et de compte fait on finit par trouver qu'il n'avait que trois habits d'étoffes différentes, tant bons que mauvais, avec les hauts-de-chausses et les jarretières, mais qu'il savait si bien les ajuster, et de tant de façons, qu'on eût juré qu'il en avait plus de dix paires, avec autant de panaches. Ne vous étonnez pas, seigneurs, si je fais mention de ces bagatelles; la suite vous apprendra qu'elles jouent un grand rôle dans cette histoire.
D'ordinaire, notre soldat s'asseyait sur un banc de pierre qui est sous le grand peuplier de la place du village; là il faisait le récit de ses aventures, et vantait sans cesse ses prouesses. Il n'existait point de lieu au monde qu'il ne connût, ni de bataille où il n'eût assisté: il avait tué plus de Mores qu'il n'y en a dans le Maroc et dans Tunis. Gante, Luna, don Diego Garcia de Paredès, et mille autres qu'il nommait, n'avaient pas paru aussi souvent que lui sur le pré, et il s'était toujours tiré avec avantage de ces différentes affaires, sans qu'il lui en coûtât une seule goutte de sang. Après avoir raconté ses exploits, il nous montrait des cicatrices imperceptibles, prétendant qu'elles venaient d'autant d'arquebusades reçues dans différentes batailles. Bref, pour achever son portrait, il était si arrogant qu'il traitait sans façon non-seulement ses égaux, mais ceux mêmes qui l'avaient connu jadis, disant que son bras était son père, ses actions sa race, et qu'étant soldat, il ne le cédait dans le monde à qui que ce fût. Ce fanfaron, qui est quelque peu musicien, se mêlait aussi de racler une guitare, qu'il disait avoir reçue en présent d'une duchesse: il obtenait de la sorte l'admiration des niais, et amusait les habitants du village.
Mais là ne se bornaient pas les perfections de ce drôle: il était poëte, et sur le moindre incident arrivé dans le pays, il composait une romance de trois ou quatre pages d'écriture. Or, ce soldat que je viens de dire, ce Vincent de la Roca, ce brave, ce galant, fut vu de Leandra par une fenêtre de la maison de son père qui donne sur la place; la belle le remarqua; l'oripeau de ses habits l'éblouit; elle fut charmée de ses romances, dont il donnait libéralement des copies, et le récit de ses prétendues prouesses lui ayant tourné la tête, le diable aussi s'en mêlant, elle devint éperdument amoureuse de cet homme avant même qu'il eût osé lui parler d'amour. Or comme, en pareille matière, on dit que la chose est en bon train lorsque le galant est regardé d'un bon œil, bientôt la Roca et Leandra s'aimèrent, et ils étaient d'intelligence avant qu'aucun de nous s'en fût aperçu. Aussi n'eurent-ils pas de peine à faire ce qu'ils avaient résolu. Un beau matin Leandra s'enfuit de la maison de son père, qui l'aimait tendrement, pour suivre un homme qu'elle ne connaissait pas; et Vincent de la Roca sortit plus triomphant de cette entreprise que de toutes celles dont il se vantait.
L'événement surprit tout le monde; le père fut accablé de douleur; Anselme, ainsi que moi, nous faillîmes mourir de désespoir.
Furieux de l'outrage, les parents eurent recours à la justice; incontinent les archers se mirent en campagne, on battit les chemins, on fouilla les bois; enfin, au bout de trois jours, Leandra fut retrouvée dans la montagne au fond d'une caverne, presque sans vêtements et n'ayant plus ni l'argent, ni les pierreries qu'elle avait emportés. La pauvre créature fut ramenée à son père; on lui demanda la cause de son malheur; elle confessa que Vincent de la Roca 276 l'avait trompée; que sous promesse d'être son mari, il lui avait persuadé de l'accompagner à Naples, où il prétendait avoir de très-hautes connaissances; elle ajouta que ce misérable, abusant de son inexpérience et de sa faiblesse, après lui avoir fait emporter le plus possible d'argent et de bijoux, l'avait menée dans la montagne, et enfermée dans cette caverne, dans l'état où on la trouvait, sans lui demander autre chose, ni lui avoir fait aucune violence.
Croire à la continence du jeune homme était chose difficile; mais Leandra l'affirma de tant de manières, que, sur la parole de sa fille, le pauvre père se consola, et rendit grâces à Dieu de l'avoir si miraculeusement préservée. Le même jour, il la fit disparaître à tous les regards, et alla l'enfermer dans un couvent des environs, en attendant que le temps eût effacé la honte dont la couvrait son imprudence. La jeunesse de Leandra servit d'excuse à sa légèreté, au moins auprès des gens qui ne prenaient pas d'intérêt à elle: mais ceux qui la connaissaient n'attribuèrent point sa faute à son ignorance, ils en accusèrent plutôt le naturel des femmes, qui sont pour la plupart volages et inconsidérées. Depuis lors, Anselme est en proie à une mélancolie dont rien ne peut le guérir. Pour moi, qui l'aimais tant, et qui l'aime peut-être encore, je ne connais plus de joie ici-bas, et la vie m'est devenue insupportable. Je ne vous dis point toutes les malédictions que nous avons données au soldat; combien de fois nous avons déploré l'imprévoyance du père, qui a si mal gardé sa fille, et combien nous lui avons adressé de reproches à elle-même, en un mot tous ces regrets inutiles auxquels se livrent les amants désespérés.
Aussi, depuis la fuite de Leandra, Anselme et moi, tous deux inconsolables, nous sommes-nous retirés dans cette vallée, où nous menons paître deux grands troupeaux, passant notre vie au milieu de ces arbres, tantôt soupirant chacun de notre côté, tantôt chantant ensemble, soit des vers pour célébrer la belle Leandra, soit des invectives contre elle. A notre exemple, bien d'autres de ses amants sont venus habiter ces montagnes, où ils mènent une vie aussi déraisonnable que la nôtre; et le nombre des bergers et des troupeaux est tel, qu'il semble que ce soit ici l'Arcadie pastorale, dont vous avez sans doute entendu parler. Les lieux d'alentour retentissent sans cesse du nom de Leandra: un berger l'appelle fantasque et légère; un autre la traite de facile et d'imprudente; d'autres tout à la fois l'accusent et la plaignent; ceux-ci ne parlent que de sa beauté, et regrettent son absence; ceux-là lui reprochent les maux qu'ils endurent. Tous la maudissent et tous l'adorent; et leur folie est si grande, que les uns se plaignent de ses mépris sans jamais l'avoir vue, tandis que d'autres meurent de jalousie avec aussi peu de raison; car, ainsi que je l'ai déjà dit, je ne la crois coupable que de l'imprudence qu'elle-même a confessée. Quoi qu'il en soit, on ne voit sur ces rochers, au bord des ruisseaux et au pied des arbres, qu'amants désolés, poussant mille plaintes, et prenant le ciel et la terre à témoin de leur martyre: les échos ne se lassent pas de répéter le nom de Leandra; les montagnes en retentissent, l'écorce des arbres en est couverte, et l'on dirait que les ruisseaux le murmurent. On n'entend, la nuit, le jour, que le nom de Leandra, et cette Leandra qui ne pense guère à nous, nous enchante et nous poursuit sans cesse; tous enfin nous sommes en proie à l'espérance et à la crainte, sans savoir ce que nous devons craindre ou ce que nous devons espérer.
Parmi ces pauvres insensés, le plus raisonnable et à la fois le plus fou, c'est Anselme, mon rival, qui, avec tant de sujets de se lamenter, ne gémit que de la seule absence de Leandra, et au son d'un violon dont il joue admirablement, exprime sa douleur en cadence, chantant des vers de sa façon, qui prouvent combien il a d'esprit. Quant à moi, je suis un chemin plus facile et plus sage, à mon avis: je passe mon 277 temps à me plaindre de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de la fausseté de leurs promesses, et de l'inconséquence empreinte dans presque toutes leurs actions.
Voilà, seigneurs, l'explication des paroles que vous m'avez entendu adresser à cette chèvre quand j'approchai de vous; car, en sa qualité de femelle, je l'estime peu, quoiqu'elle soit la meilleure de mon troupeau.
Mon histoire, seigneurs, vous a peu divertis, j'en suis certain; mais si vous voulez prendre la peine de venir jusqu'à ma cabane, qui est près d'ici, je tâcherai de réparer l'ennui que je vous ai causé, par un petit rafraîchissement de fromage et de lait, mêlé à quelques fruits de la saison, qui, j'espère, ne vous sera pas désagréable.
L'histoire fut trouvée intéressante, et le chanoine, à qui elle avait beaucoup plu, vanta 278 le récit du chevrier, en lui disant que loin d'avoir rien de grossier et de rustique, il avait parlé en homme délicat et de bons sens, et que le seigneur licencié avait eu grandement raison de dire qu'on rencontrait parfois dans les montagnes des gens qui ont de l'esprit. Chacun lui fit son compliment; mais don Quichotte renchérit sur tous les autres.
Frère, lui dit-il, je jure que s'il m'était permis d'entreprendre aujourd'hui quelque aventure, je me mettrais à l'instant même en chemin pour vous en procurer une heureuse: oui, j'irais arracher la belle Leandra de son couvent, où sans doute on la retient contre sa volonté; et en dépit de l'abbesse, en dépit de tous les moines passés, présents et à venir, je la remettrais entre vos mains pour que vous puissiez en disposer selon votre gré, en observant toutefois les lois de la chevalerie errante, qui défendent de causer aux dames le moindre déplaisir. Mais j'ai l'espoir, Dieu aidant, que le pouvoir d'un enchanteur plein de malice ne prévaudra pas toujours contre celui d'un autre enchanteur mieux intentionné; et alors je vous promets mon concours et mon appui, comme l'exige ma profession, qui n'est autre que de secourir les opprimés et les malheureux.
Jusque-là le chevrier n'avait pas fait attention à don Quichotte; il se mit alors à le regarder de la tête aux pieds, et, en le voyant de si pauvre pelage et de si pauvre carrure, il se tourna vers le barbier, assis près de lui: Seigneur, lui dit-il, quel est donc cet homme qui a une mine si étrange et qui parle d'une si singulière façon?
Et qui ce peut-il être, répondit le barbier, sinon le fameux don Quichotte de la Manche, le redresseur de torts, le réparateur d'injustices, le protecteur des dames, la terreur des géants, le vainqueur invincible dans toutes les batailles.
Voilà, reprit le chevrier, qui ressemble fort à ce qu'on lit dans les livres des chevaliers errants, qui étaient tout ce que vous dites; mais pour moi, je crois que vous vous moquez, ou plutôt que ce gentilhomme a des cases vides dans la cervelle.
Insolent, s'écria don Quichotte, c'est vous qui manquez de cervelle, à moi seul j'en ai cent fois plus que la double carogne qui vous a mis au monde!
En disant cela il prit un pain sur la table, et le jeta à la tête du chevrier avec tant de force, qu'il lui cassa presque le nez et les dents. Cet homme n'entendait point raillerie; sans nul souci de la nappe ni des viandes, ni de ceux qui les entouraient, il sauta brusquement sur don Quichotte, et lui portant les mains à la gorge, il l'aurait étranglé, si Sancho, le saisissant lui-même par les épaules, ne l'eût renversé sur le pré pêle-mêle avec les débris du festin.
Don Quichotte, aussitôt qu'il se vit libre, se rejeta sur le chevrier, tandis que celui-ci, se trouvant deux hommes sur les bras, le visage sanglant et le corps tout brisé des coups que lui portait Sancho, cherchait à tâtons un couteau pour en percer son ennemi; mais, par prudence, le chanoine et le curé s'étaient emparés de toutes les armes offensives. Le barbier, naturellement charitable, eut pitié du pauvre diable, et parvint à mettre sous lui don Quichotte, sur lequel le chevrier, devenu maître d'agir, fit pleuvoir tant de coups pour se venger du sang qu'il avait perdu, par celui qu'il tira du nez de son adversaire, qu'on eût dit qu'ils portaient chacun un masque, tant ils étaient défigurés. Le curé et le chanoine étouffaient de rire; les archers trépignaient de joie; et tous ils les animaient l'un contre l'autre en les agaçant comme on fait aux chiens qui se battent. Sancho seul se désespérait en se sentant retenu par un des valets du chanoine, qui l'empêchait de secourir son maître.
Pendant qu'ils étaient ainsi occupés, les spectateurs à rire, les combattants à se déchirer, on entendit tout à coup le son d'une trompette, mais si triste et si lugubre, qu'il attira l'attention 279 générale. Le plus ému fut don Quichotte, qui, toujours sous le chevrier, et plus que moulu des coups qu'il en recevait, fit néanmoins céder le sentiment de la vengeance à l'instinct de la curiosité. Frère diable, dit-il à son adversaire, car tu ne peux être autre chose, ayant assez de valeur et de force pour triompher de moi, faisons trêve, je te prie, pour une heure seulement: il me semble que le son lamentable de cette trompette m'appelle à quelque nouvelle aventure.
Le chevrier, non moins las de gourmer que d'être gourmé, le lâcha aussitôt. Don Quichotte s'étant relevé s'essuya le visage, tourna la tête du côté d'où venait le bruit, et aperçut plusieurs hommes vêtus de blanc, semblables à des pénitents ou à des fantômes, qui descendaient la pente d'un coteau. Or, il faut savoir que cette année-là le ciel avait refusé sa rosée à la terre, et que dans toute la contrée on faisait des prières pour obtenir de la pluie; c'est pourquoi les habitants d'un village voisin venaient en procession à un saint ermitage construit sur le penchant de la montagne.
A la vue de l'étrange habillement des pénitents, don Quichotte, sans se rappeler qu'il en avait cent fois rencontré dans sa vie, se figure que c'était quelque aventure réservée pour lui comme au seul chevalier errant de la troupe. Une statue couverte de deuil que portaient ces gens le confirma dans cette illusion; il s'imagina que c'était quelque princesse emmenée de force par des brigands félons et discourtois. Dans cette pensée, il court promptement à Rossinante qui paissait, le bride, saute en selle; puis, son écuyer lui ayant donné ses armes, il embrasse son écu, et, s'adressant à ceux qui l'entouraient, il s'écrie: C'est maintenant, illustre compagnie, que vous allez reconnaître combien importe au monde l'existence des gens voués à l'exercice de la chevalerie errante; c'est maintenant que vous allez voir par mes actions et par la liberté rendue à cette dame captive, quelle estime on doit faire des chevaliers errants.
Aussitôt, à défaut d'éperons, il serre les flancs de Rossinante, et s'en va au grand trot donner au milieu des pénitents, malgré les efforts du curé et du chanoine pour le retenir, et sans s'inquiéter des hurlements de Sancho, qui criait de toutes ses forces: Où courez-vous, seigneur don Quichotte? quel diable vous tient au corps pour aller ainsi contre la foi catholique? Ne voyez-vous pas que c'est une procession de pénitents, et que la dame qu'ils portent sur ce brancard est l'image de la Vierge? Seigneur, seigneur, prenez garde à ce que vous allez faire. Mort de ma vie! c'est maintenant qu'il faut dire que vous avez perdu la raison.
Sancho s'épuisait en vain, car son maître était trop pressé de délivrer la dame en deuil pour écouter une seule parole; et l'eût-il entendu, il n'aurait pas tourné bride, même sur l'ordre du roi. Lorsqu'il fut à vingt pas de la procession, le chevalier retint sa monture, qui déjà ne demandait pas mieux, puis cria d'une voix rauque et tremblante: Arrêtez, misérables, qui vous masquez sans doute à cause de vos méfaits; arrêtez et écoutez ce que je veux vous dire.
Les porteurs de l'image obéirent les premiers. Un des prêtres qui chantaient des litanies, voyant l'étrange mine de don Quichotte, la maigreur de Rossinante, et tout ce qu'il y avait de ridicule dans le chevalier répliqua: Frère, si vous avez à nous dire quelque chose, parlez vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous n'avons pas le loisir d'entendre de longs discours.
Je n'ai qu'une parole à dire, repartit don Quichotte: rendez sur l'heure la liberté à cette noble dame, dont la contenance triste et l'air affligé font assez connaître que vous lui avez fait quelque outrage, et que vous l'emmenez contre son gré; quant à moi, qui ne suis venu en ce monde que pour redresser de semblables 280 torts, je ne puis vous laisser faire un pas de plus.
Il n'en fallut pas davantage pour apprendre à ces gens que don Quichotte était fou, et ils ne purent s'empêcher de rire. Malheureusement, c'était mettre le feu aux étoupes. Se voyant bafoué, notre héros tire son épée, et court furieux vers la sainte image. Aussitôt un des porteurs, laissant toute la charge à ses compagnons, se jette au-devant du chevalier, et lui oppose une des fourches qui servaient à soutenir le brancard pendant le repos. Du premier choc, elle se rompit, mais du tronçon qui restait il porta un si rude coup à notre héros sur l'épaule droite, que l'écu n'arrivant pas assez à temps pour la couvrir, ou n'étant pas assez fort pour amortir la violence du choc, don Quichotte roula à terre, les bras étendus, et comme inanimé. Sancho, qui suivait, arrive tout essoufflé; à la vue de son maître en ce piteux état, il crie au paysan d'arrêter, en lui jurant que c'est un pauvre chevalier enchanté, lequel, en toute sa vie, n'avait jamais fait de mal à personne.
Les cris de Sancho eussent été inutiles si le paysan, voyant son adversaire immobile, n'eût cru l'avoir tué; retroussant donc son surplis pour courir plus à l'aise, il détala comme s'il avait eu la Sainte-Hermandad à ses trousses. Témoins de ce qui se passait, les compagnons de don Quichotte accoururent pleins de colère, et les gens de la procession, remarquant parmi eux des archers armés d'arquebuses, jugèrent prudent de se tenir sur leurs gardes. En un clin d'œil ils se rangèrent autour de l'image, et relevant leurs voiles, les pénitents armés de leurs disciplines, les clercs armés de leurs chandeliers, ils attendirent de pied ferme, résolus à se bien défendre. Toutefois la fortune en ordonna mieux qu'ils n'osaient l'espérer, et se rendit favorable aux deux partis. Pendant que Sancho, couché sur le corps de son maître, poussait les plus tristes et les plus plaisantes lamentations du monde, le curé fut reconnu par celui de la procession, ce qui calma les esprits; et le premier ayant appris à son confrère ce qu'était le chevalier, tous deux ils se hâtèrent d'aller, suivis des pénitents et de toute l'assistance, pour voir si le pauvre gentilhomme était mort. En arrivant, ils trouvèrent Sancho qui, les larmes aux yeux, exprimait sa douleur en ces termes:
O fleur de la chevalerie: qui d'un seul coup de bâton as vu terminer le cours d'une vie si bien employée! ô honneur de ta race, gloire et merveille de la Manche, merveille du monde entier, que la mort laisse orphelin et exposé à la rage des scélérats qui vont le mettre sens dessus dessous, parce qu'il n'y aura plus personne pour châtier leurs brigandages! ô toi, dont la libéralité surpasse celle de tous les Alexandre, puisque, pour huit mois de service seulement, tu m'avais donné la meilleure île de la terre! ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles; affronteur de périls, endureur d'outrages, amoureux sans sujet, imitateur des bons, fléau des méchants et ennemi de toute malice; en un mot, chevalier errant, ce qui est tout ce qu'on peut dire de plus!
Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte ouvrit les yeux, et la première parole qu'il prononça fut celle-ci: Celui qui vit loin de vous, sans pareille Dulcinée, ne peut jamais être que misérable. Ami Sancho, ajouta-t-il, aide-moi à me remettre sur le char enchanté, car je ne suis plus en état de me tenir sur Rossinante, j'ai l'épaule toute brisée.
Bien volontiers, mon cher maître, répondit l'écuyer. Allons, retournons à notre village en compagnie de ces seigneurs qui ne veulent que votre bien; et là nous songerons à faire une nouvelle excursion qui nous procure plus de gloire et plus de profit.
Tu as raison, Sancho, repartit son maître; il est prudent de laisser passer cette maligne influence des astres qui nous poursuit en ce moment.
Le chanoine, le curé, et maître Nicolas, approuvèrent vivement cette résolution; et plus étonnés que jamais des simplicités de Sancho, ils se hâtèrent de replacer don Quichotte sur la charrette. La procession se reforma, et se remit en chemin, le chevrier se retira après avoir salué la compagnie; les deux archers, se voyant désormais inutiles, firent de même, non sans avoir d'abord été largement récompensés par le curé. De son côté, le chanoine ayant embrassé son confrère, le pria instamment de lui donner des nouvelles de ce qui arriverait à notre héros, et poursuivit son chemin. Bref, la troupe se sépara, et il ne resta plus que le curé, le barbier, don Quichotte et Sancho, sans compter l'illustre Rossinante, qui en tout ceci n'avait pas témoigné moins de patience que son maître. Le bouvier attela ses bœufs, accommoda le chevalier sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la route qu'on lui indiqua.
Au bout de six jours ils arrivèrent au village du pauvre Hidalgo, où entrant en plein midi et un jour de dimanche, ils trouvèrent la population assemblée sur la place; aussi ne manqua-t-il 282 pas de curieux qui tous reconnurent leur concitoyen.
Pendant qu'on entoure le chariot, que chacun à l'envi demande à don Quichotte de ses nouvelles, et à ceux qui l'accompagnent pourquoi on le menait dans cet équipage, un petit garçon court avertir la nièce et la gouvernante que leur maître arrivait dans une charrette traînée par des bœufs, couché sur une botte de foin, mais si maigre et si décharné, qu'il ressemblait à un squelette.
Aussi ce fut pitié d'ouïr les cris que jetèrent ces pauvres femmes, de voir les soufflets dont elles se plombèrent le visage, d'entendre les malédictions qu'elles donnèrent à ces maudits livres de chevalerie, quand elles virent notre héros franchir le seuil de sa maison en plus mauvais état encore qu'on ne le leur avait annoncé.
A la nouvelle du retour de nos deux aventuriers, Thérèse Panza qui avait fini par savoir que Sancho accompagnait don Quichotte en qualité d'écuyer, vint des premières pour lui faire son compliment, et rencontrant son mari: Eh bien, mon ami, lui dit-elle, comment se porte notre âne?
Il se porte mieux que son maître, répondit Sancho.
Dieu soit loué, dit Thérèse. Mais conte-moi donc tout de suite ce que tu as gagné dans ton écuyerie: où sont les jupes que tu m'apportes? où sont les souliers pour nos enfants?
Je n'apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho; mais j'apporte d'autres choses qui sont de bien plus haute importance.
Quel plaisir tu me fais, reprit Thérèse: Oh! montre-les-moi ces choses de haute importance, mon ami; j'ai grande envie de les voir pour réjouir un peu mon pauvre cœur, qui a été triste tout le temps de ton absence.
Je te les montrerai demain, femme, repartit Sancho, prends patience, et sois assurée que, s'il plaît à Dieu, mon maître et moi nous irons encore une fois chercher les aventures, et qu'alors tu me verras bientôt comte ou gouverneur d'une île, je dis d'une île en terre ferme, et des meilleures qui puissent se rencontrer.
Dieu le veuille! ajouta Thérèse, car nous en avons grand besoin; mais qu'est-ce que cela, des îles? Je n'y entends rien.
Le miel n'est pas fait pour la bouche de l'âne, répondit Sancho; tu sauras cela en son temps, femme, et alors tu t'émerveilleras de t'entendre appeler Seigneurie par tes vassaux.
Que parles-tu de seigneurie et de vassaux, repartit Juana Panza. (C'est ainsi que s'appelait la femme de Sancho, non qu'ils fussent parents, comme le fait observer Ben-Engeli, mais parce que c'est la coutume de la Manche, que la femme prenne le nom de son mari.)
Tu as tout le temps d'apprendre cela, Juana, répliqua Sancho: le jour dure plus d'une heure; il suffit que je dise la vérité. Sache, en attendant, qu'il n'y a pas de plus grand plaisir au monde que d'être l'honnête écuyer d'un chevalier errant en quête d'aventures, quoique celles qu'on rencontre n'aboutissent pas toujours comme on le voudrait, et que sur cent il s'en trouve au moins quatre-vingt-dix-neuf de travers. Je le sais par expérience, femme; j'en ai tâté, Dieu merci, et tu peux m'en croire sur parole: il y en a d'où je me suis tiré berné; d'autres, d'où je suis sorti roué de coups de bâton; et pourtant, malgré cela, c'est une chose très-agréable que d'aller chercher fortune, gravissant les montagnes, traversant les forêts, visitant les châteaux et logeant dans les hôtelleries sans jamais payer son écot, quelque chère qu'on y fasse.
Pendant ce dialogue de Sancho et de sa femme, la nièce et la gouvernante déshabillaient et étendaient dans son antique lit à ramages don Quichotte qui les regardait tour à tour avec des yeux hagards, sans parvenir à les reconnaître ni à se reconnaître lui-même. Le curé recommanda à la nièce d'avoir grand soin de son oncle, et de veiller à ce qu'il ne vînt point 283 à leur échapper encore une fois. Mais quand il se mit à raconter le mal qu'on avait eu à le ramener dans sa maison, les deux femmes se remirent à crier de plus belle, et fulminèrent de nouveau mille malédictions contre les livres de chevalerie; elles se laissèrent même aller à un tel degré d'emportement, qu'elles conjuraient le ciel de plonger dans le fond des abîmes les auteurs de tant d'impostures et d'extravagances. A la fin pourtant elles se calmèrent et ne songèrent plus qu'à soigner attentivement leur seigneur, au milieu des transes continuelles que leur causait la crainte de le reperdre aussitôt qu'il serait en meilleure santé; ce qui, malgré tout, ne tarda guère à arriver.
Mais quelques soins qu'ait pris l'auteur de cette histoire pour rechercher la suite des exploits de don Quichotte, il n'a pu en obtenir une connaissance exacte, du moins par des écrits authentiques. La seule tradition qui se soit conservée dans la mémoire des peuples de la Manche, c'est que notre chevalier fit une troisième sortie, que cette fois il se rendit à Saragosse, et qu'il y figura dans un célèbre tournoi, où il accomplit des prouesses dignes de sa valeur et de l'excellence de son jugement. L'auteur n'a pu recueillir rien de plus concernant ses aventures ni la fin de sa vie, et jamais il n'en aurait su davantage, si par bonheur il n'eût fait la rencontre d'un vieux médecin, possesseur d'une caisse de plomb, trouvée, disait-il, sous les fondations d'un ancien ermitage, et dans laquelle on découvrit un parchemin où des vers espagnols en lettres gothiques retraçaient plusieurs des exploits de don Quichotte, et célébraient la beauté de Dulcinée du Toboso, la vigueur de Rossinante et la fidélité de Sancho Panza.
Le scrupuleux historien de ces incroyables aventures rapporte ici tout ce qu'il a pu en apprendre, et pour récompense de la peine qu'il s'est donnée en feuilletant toutes les archives de la Manche, il ne demande qu'une chose au lecteur: c'est d'ajouter foi à son récit, autant que les honnêtes gens en accordent aux livres de chevalerie, si fort en crédit par le monde.Tel est son unique désir, et cela suffira pour l'encourager à s'imposer de nouveaux labeurs et à poursuivre ses investigations touchant la véritable suite de cette histoire, ou tout au moins à écrire des aventures aussi divertissantes.
Les premières paroles qui étaient écrites sur le parchemin trouvé dans la caisse de plomb, étaient celles-ci:
Voici les seuls vers que l'on put lire; l'écriture des autres était tellement vermoulue, qu'on les remit à un académicien pour qu'il les défrichât par conjectures. On a appris qu'il est parvenu à le faire à force de veilles et d'assiduité et qu'il a l'intention de les publier dans l'espoir de la troisième sortie de don Quichotte.
Estos fueron los versos que se pudieron leer: los demás, por estar carcomida la letra, se entregaron á un Académico, para que por conjeturas, los declarase. Tiénese noticia que lo ha hecho á costa de muchas vigilias y mucho trabajo, y que tiene intencion de sacallos á luz, con esperenza de la tercera salida de don Quijote.
Forse altro canterà con miglior plettro.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
Vive Dieu! avec quelle impatience, ami lecteur, illustre ou plébéien, peu importe, tu dois attendre cette préface, croyant sans doute y trouver des personnalités, des représailles, des injures, contre l'auteur du second don Quichotte: je veux parler de celui qui fut, dit-on, engendré à Tordesillas, et naquit à Tarragone[65]. Eh bien, je t'en demande pardon, mais il ne m'est pas possible de te donner cette satisfaction, car si d'habitude l'injustice et l'outrage éveillent la colère dans les plus humbles cœurs, cette règle rencontre une exception dans le mien. Voudrais-tu que j'allasse jeter au nez de cet homme qu'il n'est qu'un impertinent, un sot, un âne? Eh bien, je n'en n'ai pas même la pensée; qu'il reste avec son péché, qu'il le mange avec son pain, et grand bien lui fasse.
Mais ce que je ne puis me résoudre à passer sous silence et à couvrir simplement de mon mépris, c'est de m'entendre appeler par lui vieux et manchot, comme s'il avait été en mon pouvoir d'arrêter la marche du temps et de faire qu'il ne s'écoulât pas pour moi, et comme si ma main brisée l'avait été dans quelque dispute de taverne, et non dans la plus éclatante rencontre[66] qu'aient vue les siècles passés et présents et que puissent voir les siècles à venir.
Si ma blessure ne brille pas aux yeux, elle est, du moins, appréciée par ceux qui savent où elle fut reçue, car mourir en combattant sied mieux au soldat, qu'être libre dans la fuite; et je préfère avoir assisté jadis à cette prodigieuse affaire que de me voir aujourd'hui exempt de blessures sans y avoir pris part. Les cicatrices que le soldat porte sur la poitrine et au visage sont autant d'étoiles qui nous guident dans le sentier de l'honneur vers le désir des nobles louanges. D'ailleurs est-ce avec les cheveux blancs qu'on écrit? N'est-ce pas plutôt avec l'entendement, lequel a coutume de se fortifier par les années?
Autre chose encore m'a causé du chagrin: cet homme m'appelle envieux et il se donne la peine de m'expliquer, comme si je l'ignorais, ce que c'est que l'envie; eh bien, qu'il le sache, des deux sortes d'envie que l'on connaît, je n'éprouve que celle qui est sainte, noble, bien intentionnée. Comment donc oser supposer que j'aille m'attaquer à un prêtre, surtout quand ce prêtre ajoute à ce respectable caractère le titre de familier du saint-office[67]? Je le déclare ici, mon adversaire se trompe; car de celui qu'il prétend que j'ai voulu désigner, j'adore le génie, j'admire les travaux et je respecte le labeur incessant et honorable. Quant à mes Nouvelles, que cet aristarque trouve plus satiriques qu'exemplaires; eh bien, qu'importe? pourvu qu'elles soient bonnes, et elles ne pourraient l'être s'il ne s'y trouvait un peu de tout.
Tu vas dire sans doute, ami lecteur, que je me montre peu exigeant, mais il ne faut pas accroître les chagrins d'un homme déjà si affligé, et ceux de ce seigneur doivent être grands puisqu'il dissimule sa patrie et déguise son nom, comme s'il se sentait coupable du crime de lèse-majesté. Si donc par aventure tu viens à le connaître, dis-lui de ma part que je ne me tiens nullement pour offensé, que je connais fort bien les piéges du démon, et qu'un des plus dangereux qu'il puisse tendre à un homme, c'est de lui mettre dans la cervelle qu'il est capable de composer un livre qui lui procurera autant de renommée que d'argent et autant d'argent que de renommée. A l'appui de ce que j'avance, conte-lui avec ton esprit et ta bonne grâce accoutumée la petite histoire que voici:
«Il y avait à Séville un fou qui donna dans la plus plaisante folie dont fou se soit jamais avisé. Il prit un jonc qu'il tailla en pointe par un bout, et 292 quand il rencontrait un chien, il lui mettait un pied sur la patte de derrière, lui levait l'autre patte avec la main, après quoi lui introduisant son tuyau dans certain endroit, il soufflait par l'autre bout, et rendait bientôt l'animal rond comme une boule. Quand il l'avait mis en cet état, il lui donnait deux tapes sur le ventre et le lâchait en disant à ceux qui étaient là toujours en grand nombre: «Vos Grâces pensent-elles que ce soit chose si facile que d'enfler un chien?» Eh bien, à mon tour, je demanderai: Pensez-vous que ce soit un petit travail de faire un livre?
Si ce conte, ami lecteur, ne lui convient pas, dis-lui cet autre, qui est encore un conte de fou et de chien: «Il y avait à Cordoue un fou qui avait coutume de porter sur sa tête un morceau de dalle en marbre ou en pierre, non des plus légers; quand il apercevait un chien, il s'en approchait avec précaution et laissait la dalle tomber d'aplomb sur le pauvre animal. Roulant d'abord sous le coup, le chien ne tardait pas à se sauver en jetant des hurlements à ne pas s'arrêter au bout de trois rues. Or, il arriva qu'un jour il s'en prit au chien d'un mercier, que son maître aimait beaucoup. L'animal poussa des cris perçants. Le mercier, furieux, saisit une aune, tomba sur le fou et le bâtonna rondement, en lui disant à chaque coup: «Chien de voleur, ne vois-tu pas que mon chien est un lévrier?» Et après lui avoir répété le mot de lévrier plus de cent fois, il le renvoya moulu comme plâtre. L'avertissement fit son effet, et le fou fut tout un mois sans se montrer. A la fin cependant, il reparut avec une dalle bien plus pesante que la première, mais quand il rencontrait un chien, il s'arrêtait tout court en disant: «Oh! oh! celui-ci est un lévrier.» Depuis lors, tous les chiens qu'il trouvait sur son chemin, fussent-ils dogues ou roquets, étaient pour lui autant de lévriers, et il ne lâchait plus sa pierre. Peut-être en arrivera-t-il de même à cet homme; il n'osera plus lâcher en livres le poids de son esprit, lequel, il faut en convenir, est plus lourd que le marbre.
Quant à la menace qu'il me fait de m'enlever tout profit avec son ouvrage, dis-lui, ami lecteur, que je m'en moque comme d'un maravédis et que je lui réponds: «Vive pour moi le comte de Lémos, et Dieu pour tous!» Oui, vive le grand comte de Lémos, dont la libéralité bien connue m'abrite contre la mauvaise fortune, et vive la suprême charité de l'archevêque de Tolède[68]! Ces deux princes, par leur seule bonté d'âme et sans que je les aie sollicités par aucune espèce d'éloges, ont pris à leur charge le soin de venir généreusement à mon aide, et en cela je me tiens pour plus honoré et plus riche que si la fortune, par une voie ordinaire, m'eût comblé de ses faveurs. L'honneur, je le sens, peut rester au pauvre, mais non au pervers; la pauvreté peut couvrir d'un nuage la noblesse, mais non l'obscurcir entièrement. Pourvu que la vertu jette quelque lumière, fût-ce par les fissures de la détresse, elle finit toujours par être estimée des grands et nobles esprits.
Ne lui dis rien de plus, ami lecteur; quant à moi, je me contenterai de te faire remarquer que cette seconde partie de Don Quichotte, dont je te fais hommage, est taillée sur le même patron, et qu'elle est de même étoffe que la première. Dans cette seconde partie, je te donne mon chevalier conduit jusqu'au terme de sa vie, et finalement mort et enterré, afin que personne ne puisse en douter désormais. C'est assez qu'un honnête homme ait rendu compte de ses aimables folies, sans que d'autres prétendent encore y mettre la main. L'abondance des choses, même bonnes, en diminue le prix, tandis que la rareté des mauvaises les fait apprécier en ce point...
J'oubliais de te dire que tu auras bientôt Persiles, que je suis en train d'achever, ainsi que la seconde partie de Galatée.
L'INGÉNIEUX CHEVALIER
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE
Dans la seconde partie de cette histoire, qui contient la troisième sortie de don Quichotte, Cid Hamet Ben-Engeli raconte que le curé et le Barbier restèrent plus d'un mois sans chercher à le voir, pour ne pas lui rappeler par leur présence le souvenir des choses passées. Ils ne laissaient pas néanmoins de visiter souvent sa nièce et sa gouvernante, leur recommandant chaque fois d'avoir grand soin de leur maître, et de lui donner une nourriture bonne pour l'estomac et surtout pour le cerveau, d'où venait, à n'en pas douter, tout son mal. Ces femmes répondaient qu'elles n'auraient garde d'y manquer, d'autant plus que, par moment, leur seigneur paraissait 294 avoir recouvré tout son bon sens. Cette nouvelle causa bien de la joie à nos deux amis, qui s'applaudirent d'autant plus d'avoir employé, pour le ramener chez lui, le stratagème que nous avons raconté dans les chapitres qui terminent la première partie de cette grande et véridique histoire. Toutefois, comme ils tenaient cette guérison pour impossible, ils résolurent de s'en assurer par eux-mêmes, et après s'être promis de ne pas toucher la corde de la chevalerie, dans la crainte de découdre les points d'une blessure si fraîchement fermée[69], ils se rendirent chez don Quichotte, qu'ils trouvèrent dans sa chambre, assis sur son lit, en camisole de serge verte, et coiffé d'un bonnet de laine rouge de Tolède, mais tellement sec et décharné, qu'il ressemblait à une momie. Ils furent très-bien reçus de notre chevalier, qui répondit à leurs questions sur sa santé avec beaucoup de justesse et en termes choisis.
Peu à peu la conversation s'engagea, et après avoir causé d'abord de choses indifférentes, on en vint à entamer le chapitre des affaires publiques et des formes de gouvernement. Celui-ci changeait une coutume, celui-là corrigeait un abus; bref, chacun de nos trois amis devint, séance tenante, un nouveau Lycurgue, un moderne Solon, et ils remanièrent si bien l'État, qu'il semblait qu'après l'avoir mis à la forge, ils l'en avaient retiré entièrement remis à neuf. Sur ces divers sujets, don Quichotte montra tant de tact et d'à-propos, que les deux visiteurs ne doutèrent plus qu'il n'eût recouvré tout son bon sens. Présentes à l'entretien, la nièce et la gouvernante versaient des larmes de joie et ne cessaient de rendre grâces à Dieu en voyant leur maître montrer une telle lucidité d'esprit. Mais le curé, revenant sur sa première intention, qui était de ne point parler chevalerie, voulut compléter l'épreuve, afin de s'assurer si cette guérison était réelle ou seulement apparente. De propos en propos, il se mit à conter quelques nouvelles récemment venues de la cour: On tient pour assuré, dit-il, que le Turc fait de grands préparatifs de guerre, et qu'il se dispose à descendre le Bosphore avec une immense flotte; seulement, on ne sait pas sur quels rivages ira fondre une si formidable tempête; il ajouta que la chrétienté en était fort alarmée, et qu'à tout événement Sa Majesté faisait pourvoir à la sûreté du royaume de Naples, des côtes de la Sicile et de l'île de Malte.
Sa Majesté agit en prudent capitaine, dit don Quichotte, lorsqu'elle met ses vastes États sur la défensive, afin que l'ennemi ne les prenne pas au dépourvu. Mais si elle me faisait l'honneur de me demander mon avis, je lui conseillerais une mesure à laquelle elle est, j'en suis certain, bien éloignée de penser à cette heure.
A peine le curé eut-il entendu ces paroles, qu'il se dit en lui-même: Dieu te soit en aide, pauvre don Quichotte; car, si je ne me trompe, te voilà retombé au plus profond de ta démence.
Le barbier, qui avait eu la même pensée, demanda quelle était cette importante mesure, craignant, disait-il, que ce ne fût un de ces impertinents avis qu'on ne se fait pas faute de donner aux princes.
Maître râpeur de barbes, repartit don Quichotte, mon avis n'a rien d'impertinent; il est, au contraire, tout à fait pertinent.
D'accord, répliqua le barbier; cependant l'expérience a prouvé que ces sortes d'expédients sont presque toujours impraticables ou ridicules, quelquefois même contraires à l'intérêt du roi et de l'État.
Soit; mais le mien, reprit don Quichotte, n'est ni impraticable ni ridicule: loin de là, c'est le plus simple et le plus convenable qui puisse se présenter à l'esprit d'un donneur de conseil.
Votre Grâce tarde bien à nous l'apprendre, dit le curé.
Je ne suis pas fort empressé de le faire connaître, répondit don Quichotte, de peur qu'en 295 arrivant aux oreilles de messeigneurs du conseil, l'honneur de l'invention ne soit aussitôt enlevé.
Quant à moi, reprit le barbier, je jure devant Dieu et devant les hommes de n'en parler ni à roi, ni à Roch, ni à âme qui vive, comme il est dit dans cette romance du curé[70], où l'on avise le roi de ce voleur qui lui avait escamoté cent doublons et sa mule qui allait si bien l'amble.
Je ne connais pas cette histoire, dit don Quichotte, mais je tiens le serment pour bon, sachant le seigneur barbier homme de bien.
Et quand cela ne serait pas, reprit le curé, je me porte fort pour lui, et je réponds qu'il n'en parlera pas plus que s'il était né muet.
Et vous, seigneur curé, demanda don Quichotte, quelle sera votre caution?
Mon caractère, répliqua le curé, car il me fait un devoir de garder les secrets.
Eh bien donc, s'écria don Quichotte, j'affirme que si le roi faisait publier à son de trompe que tous les chevaliers qui errent par l'Espagne sont tenus de se rendre à sa cour, à jour nommé, ne s'en présentât-il qu'une demi-douzaine, tel parmi eux, j'en suis certain, pourrait se rencontrer qui viendrait à bout de la puissance du Turc. Que Vos Grâces veuillent bien me prêter attention et suivre mon raisonnement. Est-ce qu'on n'a pas vu maintes fois un chevalier défaire à lui seul une armée de deux cent mille hommes, comme si tous ensemble ils n'avaient eu qu'une tête à couper? Vive Dieu! si le fameux don Bélianis, ou même un simple rejeton des Amadis de Gaule était encore vivant, et que le Turc se trouvât face à face avec lui, par ma foi, je ne parierais pas pour le Turc. Mais patience, Dieu aura pitié de son peuple, et saura lui envoyer quelque chevalier moins illustre peut-être que ceux des temps passés, qui pourtant ne leur sera point inférieur en vaillance. Je n'en dis pas davantage, Dieu m'entend.
Sainte Vierge! s'écria la nièce, que je meure si mon oncle n'a pas envie de se faire encore une fois chevalier errant!
Oui, oui, repartit don Quichotte, chevalier errant je suis, et chevalier errant je mourrai; que le Turc monte ou descende quand il voudra, et déploie toute sa puissance! je le répète, Dieu m'entend.
Sur ce le barbier prit la parole: Que Vos Grâces, dit-il, me permettent de leur raconter une petite histoire; elle vient ici fort à propos.
Comme il vous plaira, reprit don Quichotte; nous sommes prêts à vous donner audience.
Le barbier continua de la sorte: A Séville, dans l'hôpital des fous, il y avait un homme que ses parents firent enfermer comme ayant perdu la raison. Cet homme avait pris ses licences à l'université d'Ossuna; mais quand même il les eût prises à celle de Salamanque, il n'en serait pas moins, disait-on, devenu fou. Après plusieurs années de réclusion, le pauvre diable se croyant guéri, écrivit à l'archevêque une lettre pleine de bon sens, dans laquelle il le suppliait de le tirer de sa misérable vie, puisque Dieu, dans sa miséricorde, lui avait fait la grâce de lui rendre la raison. Il prétendait que ses parents, pour jouir de son bien, continuaient à le tenir enfermé, et voulaient, en dépit de la vérité, le faire passer pour fou jusqu'à sa mort. Convaincu du bon sens de cet homme par les lettres qu'il ne cessait d'en recevoir, l'archevêque chargea un de ses chapelains de s'informer auprès du directeur de l'hôpital si tout ce que lui écrivait le licencié était exact, enfin de l'interroger lui-même, l'autorisant, si l'examen était favorable, à le faire mettre en liberté.
Le chapelain vint trouver le directeur de l'hôpital, et lui demanda ce qu'il pensait de l'état mental du licencié. Le directeur répondit qu'il le tenait pour aussi fou que jamais; qu'à la vérité il parlait quelquefois en homme de bon sens, mais qu'en fin de compte il retombait toujours dans ses premières extravagances, 296 comme le chapelain pouvait d'ailleurs s'en assurer par lui-même. Celui-ci témoigna le désir de tenter l'expérience. On le mena à la chambre du licencié, avec lequel il s'entretint plus d'une heure sans que pendant tout ce temps cet homme donnât le moindre signe de folie; loin de là, ses discours furent si pleins d'à-propos et de bon sens, que le chapelain ne put s'empêcher de le regarder comme entièrement guéri.
Entre autres choses, le pauvre diable se plaignit de la connivence du directeur de l'hôpital, qui, pour plaire à sa famille et ne pas perdre les cadeaux qu'il en recevait, affirmait qu'il était toujours fou, quoiqu'il eût souvent de bons moments. Il ajoutait que, dans son malheur, son plus grand ennemi, c'était sa fortune; car pour en jouir, disait-il, mes parents portent un jugement qu'ils savent faux, puisqu'ils ne veulent pas reconnaître la grâce que Dieu m'a faite en me rappelant de l'état de brute à l'état d'homme. Bref, il parla de telle sorte, qu'il réussit à rendre le directeur suspect, et à faire passer ses parents pour cupides et dénaturés, si bien que le chapelain résolut de l'emmener, pour rendre l'archevêque lui-même témoin d'une guérison dont il n'était plus permis de douter. Le directeur fit tous ses efforts pour dissuader le chapelain, lui disant d'y prendre garde; que cet homme n'avait jamais cessé d'être fou, et qu'il aurait le déplaisir de s'être trompé sur son compte; mais quand on lui eut montré la lettre de l'archevêque, il ordonna de rendre au licencié ses anciens vêtements, et le laissa entre les mains du chapelain.
A peine dépouillé de sa casaque de fou, notre homme voulut aller prendre congé de ses anciens compagnons. Il en demanda avec instance la permission au chapelain, qui désira même l'accompagner dans cette visite; quelques-uns de ceux qui étaient là se joignirent à lui. En passant devant la loge d'un fou furieux qui par hasard était calme en ce moment: Adieu, frère, lui dit le licencié; voyez si vous n'avez pas quelque chose à me demander, car je vais retourner chez moi, puisque Dieu dans sa bonté infinie et sans que je le méritasse, m'a fait la grâce de me rendre la raison. J'espère qu'il fera de même pour vous; aussi priez-le bien et ne manquez jamais de confiance; en attendant, j'aurai soin de vous envoyer quelques bons morceaux, car je sais, par ma propre expérience, que la folie ne vient le plus souvent que du vide de l'estomac et du cerveau. Prenez donc courage, et ne vous laissez point abattre; dans les disgrâces qui nous arrivent, le découragement détruit la santé et ne fait qu'avancer la mort.
En entendant ce discours, un autre fou renfermé dans une loge qui faisait face à celle du fou furieux, se redressa tout à coup d'une vieille natte de jonc sur laquelle il était couché, et demanda en criant à tue-tête quel était ce camarade qui s'en allait si sain de corps et d'esprit?
C'est moi, frère, répondit le licencié; je n'ai plus besoin de rester dans cette maison après la grâce que Dieu m'a faite.
Prends garde à ce que tu dis, licencié mon ami, repartit cet homme, et que le diable ne t'abuse pas. Crois-moi, reste avec nous, afin de t'épargner l'allée et le retour.
Je sais que je suis guéri, reprit le licencié, et je ne pense pas avoir jamais à recommencer mes stations.
Toi, guéri, continua le fou; à la bonne heure, et que Dieu te conduise; mais par le nom de Jupiter, dont je représente ici-bas la majesté souveraine, je jure que pour ce seul péché, que Séville vient de commettre en te rendant la liberté, je la frapperai d'un tel châtiment, que le souvenir s'en perpétuera dans les siècles des siècles. Amen. Ne sais-tu pas, pauvre petit licencié sans cervelle, que j'en ai le pouvoir, puisque je suis Jupiter Tonnant, et que je tiens dans mes mains les foudres destructeurs qui peuvent en un instant réduire toute la terre en cendres? Mais non, je n'infligerai qu'une simple correction à cette ville ignorante et stupide; je me 297 contenterai de la priver de l'eau du ciel, ainsi que tous ses habitants, pendant trois années entières et consécutives, à compter du jour où la menace vient d'en être prononcée. Ah! tu es libre, tu es dans ton bon sens, et moi je suis fou et en prison! De par mon tonnerre, je leur enverrai de la pluie, tout comme je songe à me pendre.
Chacun écoutait ces propos avec étonnement, quand le licencié se tourna vivement vers le chapelain et lui prenant les deux mains: Que Votre Grâce, mon cher seigneur, lui dit-il, ne se mette point en peine des menaces que ce fou vient de débiter; car s'il est Jupiter, le dieu de la foudre, je suis Neptune, le dieu des eaux, et je ferai pleuvoir quand il en sera besoin.
Très-bien, très-bien, repartit le chapelain; mais en attendant, il ne faut pas irriter Jupiter, seigneur Neptune. Rentrez dans votre loge, nous reviendrons vous chercher une autre fois.
Chacun se mit à rire en voyant la confusion du chapelain. Quant au licencié, on lui remit sa casaque, on le renferma de nouveau, et le conte est fini.
C'était donc là, reprit don Quichotte, ce conte venu si à point qu'on ne pouvait se dispenser de nous le servir. Ah! maître raseur, maître raseur, bien aveugle est celui qui ne voit pas à travers la toile du tamis! Votre Grâce en est-elle encore à ignorer que ces comparaisons d'esprit à esprit, de courage à courage, de beauté à beauté, de famille à famille, sont toujours odieuses et mal reçues? Seigneur barbier, je ne suis pas Neptune, le dieu des eaux, et je m'inquiète fort peu de passer pour un homme d'esprit, surtout ne l'étant pas; mais, quoi qu'il en soit, je n'en continuerai pas moins jusqu'à mon dernier jour à signaler au monde l'énorme faute que l'on commet en négligeant de rétablir l'ancienne chevalerie errante. Hélas! je ne le vois que trop, notre âge dépravé ne mérite pas de jouir du bonheur ineffable dont ont joui les siècles passés, alors que les chevaliers errants prenaient en main la défense des royaumes, la protection des jeunes filles, des veuves et des orphelins. Maintenant, les chevaliers abandonnent la cuirasse et la cotte de mailles, pour revêtir la veste de brocard et de soie. Où sont-ils ceux qui, armés de pied en cap, à cheval et appuyés sur leur lance, s'ingéniaient à tromper le sommeil, la faim, la soif, et les besoins les plus impérieux de la nature? Où est le chevalier de notre temps qui, après une longue course à travers les montagnes et les forêts, arrivant au bord de la mer, où il ne trouve qu'un frêle esquif, s'y jette hardiment, malgré les vagues furieuses qui tantôt le lancent au ciel, tantôt le précipitent au fond des abîmes; puis le lendemain, à trois mille lieues de là, abordant une terre inconnue, y accomplit des prouesses si extraordinaires, qu'elles méritent d'être gravées sur le bronze? A présent, la mollesse et l'oisiveté sont vertus à la mode, et la véritable valeur qui fut jadis le partage des chevaliers errants n'est plus de saison. Où rencontrer aujourd'hui un chevalier aussi vaillant qu'Amadis? aussi courtois que Palmerin d'Olive? aussi galant que Lisvart de Grèce? plus blessant et plus blessé que don Bélianis? aussi brave que Rodomont? aussi prudent que le roi Sobrin? aussi entreprenant que Renaud? aussi invincible que Roland? aussi séduisant que Roger, de qui, en droite ligne, descendent les ducs de Ferrare, d'après Turpin dans sa Cosmographie.
Tous ces chevaliers et tant d'autres que je pourrais citer, ont été l'honneur de la chevalerie errante; c'est d'eux et de leurs pareils que je conseillerais au roi de se servir, s'il veut être bien servi et à bon marché, et voir le Turc s'arracher la barbe à pleines mains. Mais avec tout cela, il faut que je reste dans ma loge, puisqu'on refuse de m'en tirer; et si Jupiter, comme a dit le barbier, ne veut pas qu'il pleuve, je suis ici, moi, pour faire pleuvoir quand il m'en prendra fantaisie. Ceci soit dit afin que le seigneur Plat-à-Barbe sache que je l'ai compris.
Seigneur don Quichotte, répondit le barbier, Votre Grâce aurait tort de se fâcher; Dieu m'est témoin que je n'ai pas eu dessein de vous déplaire.
Si je dois me fâcher ou non, c'est à moi de le savoir, reprit don Quichotte.
Seigneurs, interrompit le curé, qui jusqu'alors avait écouté sans rien dire, je voudrais éclaircir un doute qui me pèse, et que vient de faire naître en moi le discours du seigneur don Quichotte.
Parlez sans crainte, répondit notre chevalier, et mettez votre conscience en repos.
Eh bien, dit le curé, je dois avouer qu'il m'est impossible de croire que tous ces chevaliers errants dont Votre Grâce vient de parler, aient été des hommes en chair et en os; pour moi, tout cela n'est que fictions, rêveries et contes faits à plaisir.
Voilà une erreur, répondit don Quichotte, dans laquelle sont tombés nombre de gens. J'ai souvent cherché à faire luire la lumière de la vérité sur cette illusion devenue presque générale: quelquefois je n'ai pu réussir; mais presque 299 toujours j'en suis venu à bout, et j'ai eu le bonheur de rencontrer des personnes qui se sont rendues à la force de cette vérité pour moi si manifeste, que je pourrais dire avoir vu de mes yeux Amadis de Gaule. Oui, c'était un homme de haute taille, au teint vif et blanc; il avait la barbe noire et bien plantée, le regard fier et doux; il n'était pas grand parleur, se mettait rarement en colère, et n'y restait pas longtemps. Non moins aisément que j'ai dépeint Amadis, je pourrais vous faire le portrait de tous les chevaliers errants; car sur l'idée qu'en donnent leurs histoires, il est facile de dire quel était leur air, quelle était leur stature et la couleur de leur teint.
S'il en est ainsi, seigneur, dit le barbier, apprenez-nous quelle taille avait le géant Morgan?
Qu'il ait existé des géants ou qu'il n'en ait pas existé, répondit don Quichotte, les opinions sont partagées à ce sujet. Cependant la sainte Écriture, qui ne peut induire en erreur, nous apprend qu'il y en a eu, par ce qu'elle raconte de ce Goliath qui avait sept coudées et plus de hauteur. On a trouvé en Sicile des ossements de jambes et de bras dont la longueur prouve qu'ils appartenaient à des géants aussi hauts que des tours. Toutefois je ne saurais affirmer que le géant Morgan ait été d'une très-grande taille; je ne le pense pas, et en voici la raison: son histoire dit qu'il dormait souvent à couvert; or, puisqu'il trouvait des habitations capables de le recevoir, il ne devait pas être d'une grandeur démesurée.
C'est juste, dit le curé, qui, prenant plaisir à entendre notre héros débiter de telles extravagances, lui demanda à son tour ce qu'il pensait de Roland, de Renaud et des douze pairs de France, tous anciens chevaliers errants?
De Renaud, répondit don Quichotte, je dirai qu'il devait avoir la face large, le teint vermeil, les yeux à fleur de tête et pleins de feu; il était extrêmement chatouilleux et emporté, et se plaisait à protéger les malandrins et gens de cette espèce. Quant à Roland, Rotoland ou Orland (l'histoire lui donne ces trois noms), je crois pouvoir affirmer qu'il était de moyenne taille, large des épaules, un peu cagneux des genoux; il avait le teint brun, la barbe rude et rousse, le corps velu, la parole brève et le regard menaçant; du reste, courtois, affable et bien élevé.
Par ma foi, si Roland ressemblait au portrait que vient d'en faire Votre Grâce, dit le barbier, je ne m'étonne plus que la belle Angélique lui ait de beaucoup préféré ce petit More à poil follet à qui elle livra ses charmes.
Cette Angélique, reprit don Quichotte, était une créature fantasque et légère, une coureuse, qui a rempli le monde du bruit de ses fredaines. Sacrifiant sa réputation à son plaisir, elle a dédaigné mille nobles personnages, mille chevaliers pleins d'esprit et de bravoure, pour un petit page au menton cotonneux, sans naissance et sans fortune, et dont tout le renom fut l'attachement qu'il montra pour son vieux maître[71]. Aussi, le chantre de sa beauté, le grand Arioste, cesse-t-il d'en parler après cette faiblesse impardonnable, et pour ne plus s'occuper d'elle, il termine brusquement son histoire par ces vers:
Ces vers furent une prophétie, car les poëtes s'appellent vates, c'est-à-dire devins, et la prédiction s'accomplit si bien, que depuis lors ce fut un poëte andaloux qui chanta les larmes d'Angélique, et un poëte castillan qui chanta sa beauté.
Parmi tant de poëtes qui l'ont célébrée, dit maître Nicolas, il doit s'en être trouvé au moins un pour lui dire son fait.
Si Sacripant ou Roland eussent été poëtes, reprit don Quichotte, j'incline à croire qu'ils auraient joliment savonné la tête à cette écervelée; 300 car c'est l'ordinaire des amants rebutés de se venger par des satires et des libelles: vengeance, après tout, indigne d'un cœur généreux. Mais jusqu'à ce jour, je n'ai pas connaissance d'un seul vers injurieux contre cette Angélique qui a bouleversé le monde.
C'est miracle! dit le curé; et tout à coup on entendit la nièce et la gouvernante, qui depuis quelque temps déjà s'étaient retirées, jeter les hauts cris; aussitôt nos trois amis se levèrent et coururent au bruit.
L'histoire raconte que les auteurs de tout ce tapage étaient Sancho, lequel voulait entrer pour voir son seigneur, et la nièce et la gouvernante qui s'y opposaient de toutes leurs forces.
Que veut ce vagabond, ce fainéant? demandait la gouvernante. Retournez chez vous, mon ami, vous n'avez que faire céans; c'est vous qui débauchez et pervertissez notre maître, et l'emmenez courir les grands chemins.
Gouvernante de Satan, répondait Sancho, vous vous trompez de plus de moitié; le débauché, le perverti et l'emmené par les chemins, c'est moi et non pas votre maître. C'est lui qui m'a tiré de ma maison en m'enjôlant avec des tricheries et en me promettant une île que j'attends encore.
Que veut-il dire avec ses îles? répliquait la gouvernante. Est-ce par hasard quelque chose de bon à manger, glouton que tu es?
Non pas à manger, reprenait Sancho, mais à gouverner, et meilleur que quatre villes et une province entière.
Tu n'entreras pas ici, tonneau de malices, sac de méchancetés, continuait la gouvernante: va gouverner ta maison et labourer ton coin de terre, et laisse-là tes gouvernements.
Le curé et le barbier riaient de bon cœur de ce plaisant dialogue; mais don Quichotte craignant que Sancho ne lâchât sa langue et n'en vînt à débiter, selon sa coutume quelques malicieuses simplicités, fit taire les deux femmes, et ordonna qu'on le laissât entrer. Sancho entra. Aussitôt le curé et le barbier prirent congé de leur ami, désespérant de sa guérison, puisqu'il se montrait entiché plus que jamais de sa maudite chevalerie.
Vous verrez, compère, dit le curé en sortant, qu'au moment où nous y penserons le moins, notre hidalgo reprendra sa volée.
Oh! cela est certain, reprit le barbier; mais ce qui m'étonne, c'est moins la folie du maître que la simplicité de l'écuyer: il s'est si bien fourré cette île dans la cervelle, que rien au monde ne pourrait l'en faire sortir.
Dieu leur soit en aide, dit le curé; quant à nous, guettons-les bien afin de voir où aboutira cette mise en commun d'extravagances; car on dirait qu'ils ont été créés l'un pour l'autre, et que les folies du maître vaudraient moins sans celles du valet.
C'est vrai, ajouta le barbier; mais je voudrais bien savoir ce qu'ils vont comploter ensemble.
Soyez tranquille, répliqua le curé, la nièce et la gouvernante ne nous laisseront rien ignorer; elles ne sont pas femmes à en perdre leur part.
Pendant cet entretien, don Quichotte et son écuyer s'étaient renfermés. Quand ils se virent seuls: Sancho, dit don Quichotte, je suis très-peiné d'apprendre que tu ailles répétant partout que je t'ai enlevé de ta chaumière, quand tu sais que je ne suis pas resté dans ma maison. Partis ensemble, nous avons fait tous deux même chemin et éprouvé même fortune: si une fois on t'a berné, cent fois j'ai reçu des coups de bâton: c'est le seul avantage que j'ai sur toi.
C'était bien juste, répondit Sancho; puisque, d'après le dire de Votre Grâce, les mésaventures sont plutôt le fait des chevaliers errants que de leurs écuyers.
Tu te trompes, Sancho, repartit don Quichotte, témoins ces vers: Quando caput dolet...
Je n'entends point d'autre langue que la mienne, dit Sancho.
Je veux dire, répliqua don Quichotte, que quand la tête souffre, souffrent tous les membres. Ainsi, moi, ton maître, je suis la tête du corps dont tu fais partie, étant mon serviteur; par conséquent, le mal que j'éprouve, tu dois le ressentir, et moi le tien.
Cela devrait être, repartit Sancho; mais pendant qu'on me bernait, moi, pauvre membre, ma tête était derrière la muraille de la cour, et elle me regardait voltiger dans les airs, sans éprouver la moindre douleur; si les membres sont obligés de ressentir le mal de la tête, il me semble que la tête devrait à son tour prendre part à leur mal.
Crois-tu, reprit don Quichotte, que je ne souffrais pas pendant qu'on te bernait? Ne le dis, 302 ni ne le pense, mon ami, et sois bien persuadé que je souffrais plus dans mon esprit que toi dans tout ton corps. Mais laissons cela, nous en reparlerons à loisir. Maintenant, ami Sancho, réponds-moi franchement, je te prie; que dit-on de moi dans le pays? comment en parlent les paysans, les hidalgos, les chevaliers? quelle opinion a-t-on de ma courtoisie, de ma valeur, de mes exploits? que pense-t-on du dessein que j'ai formé de rétablir dans son antique lustre l'ordre oublié de la chevalerie errante? Bref, répète-moi, sans flatterie, ce qui est arrivé à tes oreilles, sans rien ajouter, sans rien retrancher; car le devoir d'un serviteur fidèle est de dire à son seigneur la vérité telle qu'elle est, sans qu'aucune considération la lui fasse exagérer ou diminuer. Tu sauras, Sancho, que si la vérité se présentait toujours devant les princes nue et dépouillée des ornements de la flatterie, notre siècle serait un âge d'or, ce qu'il est déjà, à ce que j'entends dire chaque jour, comparé aux siècles qui nous ont précédés. Mets à profit cet avis, et réponds sans déguisement à ma question.
Volontiers, répondit Sancho, mais à condition que Votre Grâce ne se fâchera pas si je lui redis les choses telles qu'elles sont venues à mes oreilles.
Je t'assure que je ne me fâcherai nullement, dit don Quichotte; parle librement et sans détour.
Eh bien, seigneur, reprit Sancho, vous saurez que tout le monde nous tient, vous, pour le plus grand des fous, et moi, pour le dernier des imbéciles. Les hidalgos disent que Votre Grâce n'avait pas le droit de s'arroger le don, et de se faire d'emblée chevalier, avec quatre pieds de vigne, deux journaux de terre, un fossé par devant et un par derrière. Quant aux chevaliers, ils sont fort peu satisfaits que les hidalgos se mêlent à eux, principalement ceux qui sont tout au plus bons pour être écuyers, qui noircissent leurs chaussures avec de la suie, et raccommodent leurs bas noirs avec de la soie verte.
Cela ne me regarde pas, dit don Quichotte; je suis toujours très-convenablement vêtu, et je ne porte jamais d'habits rapiécés; déchirés, c'est possible, et encore plutôt par le frottement des armes que par l'action du temps.
Quant à votre valeur, votre courtoisie, vos exploits et vos projets, continua Sancho, les opinions sont partagées; les uns disent: C'est un fou, mais il est plaisant; les autres: Il est vaillant, mais peu chanceux; d'autres: Il est courtois, mais extravagant; et pour ne rien vous cacher, ils en débitent tant sur votre compte, que, par ma foi, ils ne laissent rien à y ajouter.
Tu le vois, Sancho, dit don Quichotte, plus la vertu est éminente, plus elle est exposée à la calomnie. Peu de grands hommes y ont échappé: Jules César, ce sage et vaillant capitaine a passé pour un ambitieux; on lui a même reproché de n'avoir ni grande propreté dans ses habits, ni grande pureté dans ses mœurs. On a accusé d'ivrognerie Alexandre, ce héros auquel tant de belles actions ont mérité le surnom de Grand. Hercule, après avoir consumé sa vie en d'incroyables travaux, a fini par passer pour un homme voluptueux et efféminé. On a dit du frère d'Amadis, don Galaor, que c'était un brouillon, un querelleur, et d'Amadis lui-même, qu'il pleurait comme une femme. Aussi, mon pauvre Sancho, je ne me mets nullement en peine des traits de l'envie, et pourvu que ce soit là tout, je m'en console avec ces héros, qui ont fait l'admiration de l'univers.
Oh! répliqua Sancho, on ne s'arrête pas en si beau chemin.
Qu'y a-t-il donc encore? demanda don Quichotte.
Il reste la queue à écorcher, répondit Sancho: jusqu'ici ce n'était que miel, mais si vous voulez savoir le reste, je vais vous amener un homme qui vous donnera contentement. Le fils de Bartholomé 303 Carrasco est arrivé hier soir de Salamanque, où il s'est fait recevoir bachelier; et comme j'allais le voir pour me réjouir avec lui, il m'a raconté que l'histoire de Votre Grâce est déjà mise en livre sous le titre de l'Ingénieux chevalier don Quichotte de la Manche; il dit de plus que j'y suis tout du long avec mon propre nom de Sancho Panza, et qu'on y a même fourré madame Dulcinée du Toboso, sans compter bien d'autres choses qui se sont passées entre vous et moi, tellement que j'ai fait mille signes de croix, ne sachant comment ce diable d'auteur a pu les apprendre.
Il faut assurément, dit don Quichotte, que ce soit un enchanteur qui ait écrit cette histoire, car ces gens-là devinent tout.
Parbleu, si c'est un enchanteur, je le crois bien, reprit Sancho, puisque le bachelier Samson Carrasco dit qu'il s'appelle Cid Hamet Berengena.
C'est un nom moresque, dit don Quichotte.
Cela se pourrait, répondit Sancho, d'autant plus que j'ai ouï dire que les Mores aiment beaucoup les aubergines[72].
Il faut que tu te trompes quant au mot de cid, dit don Quichotte, car ce mot signifie seigneur.
Je n'en sais rien, répondit Sancho; mais si vous voulez que j'amène ici le bachelier, je l'irai querir à vol d'oiseau.
Tu me feras plaisir, mon enfant, dit don Quichotte; ce que tu viens de m'apprendre m'a mis la puce à l'oreille, et je ne mangerai morceau qui me profite jusqu'à ce que je sois exactement informé de tout.
Sancho s'en fut. Peu après il revint avec le bachelier, et il y eut entre eux trois la plaisante conversation que l'on verra dans le chapitre suivant.
En attendant le bachelier Samson Carrasco, don Quichotte resta tout pensif; il ne pouvait se persuader que l'histoire de ses prouesses fût déjà publiée, quand son épée fumait encore du sang de ses ennemis. Il en vint alors à s'imaginer qu'un enchanteur, ami ou ennemi, les avait, par son art, écrites et livrées à l'impression: ami, pour les grandir et les élever au-dessus de celles des plus illustres chevaliers; ennemi, pour les ravaler et les mettre au-dessous des moindres exploits du plus mince écuyer. Cependant, se disait-il à lui-même, jamais, s'il m'en souvient, exploits d'écuyer ne furent écrits! et s'il est vrai que mon histoire existe, étant celle d'un chevalier errant, elle doit être noble, fière, pompeuse et véridique. Cette réflexion le consola; mais venant à songer que l'auteur était More, comme l'indiquait ce nom de cid, et que de pareilles gens on ne doit attendre rien de vrai, puisqu'ils sont tous menteurs et faussaires, cela lui fit craindre que cet écrivain n'eût parlé de ses amours avec madame Dulcinée du Toboso d'une manière peu décente et qui entachât l'honneur de la souveraine de son cœur. Il espérait au moins qu'en parlant de lui, l'auteur avait eu soin d'exalter cette admirable constance envers sa dame, qui lui fit refuser tant d'impératrices et de reines, pour ne point porter d'atteinte, même légère, à la fidélité qu'il lui devait. Ce fut plongé dans ces pensées que le trouvèrent Sancho Panza et Samson Carrasco, et il sortit comme d'un assoupissement pour recevoir le bachelier, à qui il fit beaucoup de civilités.
Bien qu'il s'appelât Samson, ce Carrasco était un petit homme, âgé d'environ vingt-quatre ans, maigre et pâle, de beaucoup d'esprit et très-railleur: il avait le visage rond, le nez camard 304 et la bouche grande, signes caractéristiques des gens qui ne se font pas scrupule de se divertir aux dépens d'autrui. En entrant chez don Quichotte, il se jeta à genoux en lui demandant sa main à baiser: Seigneur, lui dit-il, par les licences que j'ai reçues, vous êtes bien le plus fameux chevalier errant qui ait jamais été et qui sera jamais dans tout l'univers. Soit mille fois loué Cid Hamet Ben-Engeli du soin qu'il a pris d'écrire l'histoire de vos merveilleuses prouesses! et cent mille fois loué soit celui qui l'a fidèlement traduit de l'arabe en castillan et qui par là nous fait jouir d'une si agréable lecture!
Il est donc vrai, dit don Quichotte en le relevant, que l'on a écrit mon histoire, et qu'un More en est l'auteur?
Cela est si vrai, seigneur, repartit Carrasco, qu'à cette heure on en a imprimé, je crois, plus de douze mille exemplaires tant à Lisbonne qu'à Barcelone et à Valence; on dit même qu'on a commencé de l'imprimer à Anvers, et je ne doute point qu'un jour on ne l'imprime partout, et qu'on ne la traduise dans toutes les langues.
Une des choses qui peuvent donner le plus de satisfaction à un homme éminent et vertueux, dit don Quichotte, c'est de se savoir en bon renom dans le monde, imprimé et gravé de son vivant.
Oh! pour le bon renom, repartit le bachelier, Votre Grâce l'emporte de cent piques sur tous les chevaliers errants, car l'auteur more dans sa langue, et le chrétien dans la sienne, ont pris à tâche de peindre votre caractère avec tous les ornements qui pouvaient lui donner de l'éclat: l'intrépidité dans le péril, la patience dans les adversités, le courage à supporter les blessures, enfin la chasteté de vos amours platoniques avec madame dona Dulcinée du Toboso.
Ah! ah! interrompit Sancho, je n'avais pas encore entendu donner le don à madame Dulcinée du Toboso, on l'appelait seulement madame Dulcinée, voilà déjà une faute dans l'histoire.
C'est une objection sans importance, répondit le bachelier.
Certainement, ajouta don Quichotte. Mais, dites-moi, je vous prie, seigneur bachelier, quels sont ceux de mes exploits que l'on vante le plus dans cette histoire?
Les goûts diffèrent à ce sujet, répondit Carrasco, et les opinions sont partagées. Ceux-ci raffolent de l'aventure des moulins à vent, que Votre Grâce prit pour des géants; ceux-là de l'aventure des moulins à foulon; quelques-uns préfèrent celle des deux armées qui se trouvèrent être deux troupeaux de moutons; il y en a qui sont pour l'histoire du mort qu'on menait à Ségovie; d'autres pour celle des forçats; beaucoup enfin prétendent que votre bataille contre le valeureux Biscayen l'emporte sur tout le reste.
Dites-moi, je vous prie, seigneur bachelier, demanda Sancho, parle-t-on dans cette histoire de l'aventure des muletiers Yangois, quant il prit fantaisie à Rossinante de faire le galant?
Il n'y manque rien, répondit le bachelier: l'auteur n'a rien laissé au fond de son écritoire, il a tout relaté, tout bien circonstancié, jusqu'aux cabrioles que le bon Sancho fit dans la couverture.
Je ne fis pas de cabrioles dans la couverture, répliqua Sancho; mais dans l'air, et beaucoup plus que je n'aurais voulu.
Il n'y a point d'histoire, ajouta don Quichotte, qui n'ait ses hauts et ses bas, surtout les histoires qui traitent de chevalerie, car elles ne sont pas toujours remplies d'événements heureux.
En effet, repartit Carrasco, parmi ceux qui ont lu celle-ci, beaucoup disent que l'auteur aurait bien dû omettre quelques-uns de ces nombreux coups de bâton que le seigneur don Quichotte a reçus en diverses rencontres.
Ils sont pourtant bien réels, dit Sancho.
On aurait mieux fait de les passer sous silence, reprit don Quichotte: à quoi bon rapporter des choses inutiles à l'intelligence du récit, et qui sont faites pour déconsidérer le héros qui en est l'objet? Croit-on qu'Énée ait été aussi pieux que le dépeint Virgile, et Ulysse aussi prudent que le fait Homère?
En effet, répliqua Carrasco, autre chose est d'écrire comme poëte ou d'écrire comme historien; le poëte peut raconter les événements non tels qu'ils furent, mais tels qu'ils devraient être; tandis que l'historien doit toujours les rapporter comme ils sont, sans rien y ajouter, ni rien retrancher.
Pardieu, si ce seigneur more est un historien véridique, dit Sancho, sans doute qu'en parlant des coups de bâton de mon maître, il aura fait mention des miens; car jamais on n'a pris à Sa Grâce la mesure des épaules, qu'en même temps on ne m'ait pris celle de tout le corps. Mais il ne faut pas s'en étonner, si, comme le dit monseigneur, du mal de la tête les membres doivent souffrir.
Sancho, vous êtes un mauvais plaisant, reprit 306 don Quichotte, et vous ne manquez pas de mémoire, quand cela vous convient.
Comment pourrais-je oublier les coups de bâton, repartit Sancho, quand les meurtrissures sont encore toutes fraîches sur mes côtes?
Taisez-vous, dit don Quichotte, et n'interrompez pas le seigneur bachelier, que je prie de passer outre, et de m'apprendre ce qu'on raconte de moi dans l'histoire en question.
Et de moi aussi, ajouta Sancho, car on prétend que j'en suis un des principaux parsonnages.
Dites personnages, et non parsonnages, interrompit Carrasco.
Allons! voilà un autre éplucheur de paroles, s'écria Sancho; si cela continue, nous ne finirons de la vie.
Que Dieu cesse de veiller sur la mienne, Sancho, reprit le bachelier, si vous n'êtes pas le second personnage de cette histoire; il y a des gens qui préfèrent vous entendre parler que d'entendre le plus huppé du livre; mais on trouve que vous avez été bien crédule en prenant pour argent comptant cette île que le seigneur don Quichotte devait vous donner à gouverner.
Il y a encore du soleil derrière la montagne, dit don Quichotte; à mesure que Sancho avancera en âge, il deviendra, avec l'expérience des années, plus capable d'être gouverneur qu'il ne l'est à présent.
Par ma foi, reprit Sancho, l'île que je ne saurais pas gouverner à l'âge que j'ai, je n'en viendrais pas à bout, quand même j'aurais l'âge de Mathusalem: le mal est que l'île se cache, et qu'on ne sait où la trouver, mais ce n'est pas la cervelle qui manque pour cela.
Il faut s'en rapporter à Dieu là-dessus, reprit don Quichotte, et tout ira peut-être mieux qu'on ne pense; il ne tombe pas une feuille de l'arbre sans sa volonté.
Cela est vrai, reprit Carrasco, et si Dieu le veut, Sancho aura plutôt cent îles à gouverner qu'une seule.
Moi, j'ai vu par ici, dit Sancho, des gouverneurs qui ne me vont pas à la cheville; cependant on les traite de Seigneurie, et ils mangent dans des plats d'argent.
Ce ne sont pas des gouverneurs d'îles, mais d'autres gouvernements plus à la main, reprit Carrasco; car ceux qui ont la prétention de gouverner des îles doivent au moins savoir la grammaire.
Je n'entends rien à toutes vos balivernes, répliqua Sancho; au reste, Dieu saura m'envoyer là où je pourrai mieux le servir. Seigneur bachelier, l'auteur de cette histoire a bien fait, en parlant de moi, de prendre garde à ce qu'il disait; autrement je jure que j'aurais crié à me faire entendre des sourds.
Par ma foi, on aurait crié au miracle, repartit Samson.
Miracle ou non, répliqua Sancho, que chacun fasse attention à la manière dont il parle des personnes, et qu'il ne mette pas à tort et à travers tout ce qui lui passe par la cervelle.
Un des défauts de cette histoire, continua le bachelier, c'est que l'auteur y a inséré une nouvelle intitulée: le Curieux malavisé; non que cette nouvelle soit ennuyeuse ou mal écrite, mais parce qu'elle n'a aucun rapport avec les aventures du seigneur don Quichotte.
Je gage que, dans cette histoire, ce fils de chien aura tout fourré pêle-mêle comme dans une valise, dit Sancho.
S'il en est ainsi, reprit don Quichotte, cet historien n'est pas un sage enchanteur, mais quelque bavard ignorant; il aura sans doute écrit sans jugement et au hasard, comme peignait ce peintre d'Ubeda qui, lorsqu'on lui demandait ce qu'il allait faire, répondait: Ce qui se rencontrera. Une fois, il peignit un coq si ressemblant, qu'on fut obligé d'écrire au bas: Ceci est un coq. Je crains bien qu'il n'en soit de même de mon histoire, et qu'elle n'ait grand besoin de commentaire.
Oh! pour cela, non, répondit Carrasco; elle 307 est si claire, qu'aucune difficulté n'y embarrasse, et que tout le monde la comprend. Les enfants la feuillettent, les jeunes gens la dévorent, les hommes en sont épris, les vieillards la vantent. Finalement, elle est lue et relue par tant de gens, qu'à peine voit-on passer un cheval étique, aussitôt chacun de s'écrier: Voilà Rossinante. Mais ceux qui raffolent le plus de cette lecture, ce sont les pages: il n'y a pas d'antichambre de grand seigneur où l'on ne trouve un don Quichotte; dès que l'un l'a quitté, l'autre s'en empare; et tous voudraient l'avoir à la fois. Enfin, ce livre est bien le plus agréable et le plus innocent passe-temps que l'on ait encore vu, car on n'y rencontre pas un seul mot qui éveille une pensée déshonnête ou qui prête à une interprétation qui ne soit parfaitement orthodoxe.
Celui qui écrirait autrement mériterait d'être brûlé vif comme faux-monnayeur, reprit don Quichotte. Mais je ne sais vraiment pourquoi l'auteur s'est avisé d'aller mettre dans cette histoire des aventures épisodiques et qui n'ont nul rapport au sujet, alors que les miennes lui fournissaient une si ample matière? Rien qu'avec mes pensées, mes soupirs, mes larmes, mes chastes désirs et mes hardies entreprises, n'avait-il pas de quoi remplir plusieurs volumes? Je conclus de tout ceci, seigneur bachelier, que pour composer un livre il faut posséder un jugement solide et un mûr entendement; il n'appartient qu'aux grands esprits de plaisanter avec grâce, de dire des choses piquantes et ingénieuses. Dans la comédie, vous le savez, le rôle le plus difficile à peindre, c'est celui du niais; car il ne faut pas être simple pour savoir le paraître à propos. Je ne dis rien de l'histoire, chose sacrée, qui doit toujours être conforme à la vérité; et cependant on voit des gens qui composent et débitent des livres à la douzaine, comme si c'étaient des beignets.
Il n'y a livre si médiocre qui ne contienne quelque chose de bon, dit le bachelier.
Sans doute, repartit don Quichotte: mais on a vu souvent des écrits vantés tant qu'il restent en portefeuille, être réduits à rien dès qu'ils sont livrés à l'impression.
La raison en est simple, dit Carrasco; un ouvrage imprimé s'examine à loisir, on est à même d'en saisir tous les défauts, et plus la réputation de l'auteur est grande, plus on les relève avec soin. Nos grands poëtes, nos historiens célèbres, ont toujours eu pour envieux cette foule de gens qui n'ayant jamais rien produit, se font un malin plaisir de juger sévèrement les ouvrages d'autrui.
Il ne faut pas s'en étonner, reprit don Quichotte; nous avons quantité de théologiens qui figureraient très-mal en chaire, quoiqu'ils jugent admirablement des sermons.
D'accord, répliqua le bachelier, mais au moins ces rigides censeurs devraient être plus indulgents, et considérer que si aliquando bonus dormitat Homerus[73], il a dû se tenir longtemps éveillé pour imprimer à la lumière de son œuvre le moins d'ombre possible; il se pourrait même que ces prétendus défauts dont ils sont choqués fussent comme ces signes qui relèvent la beauté de certains visages. Aussi, je dis que celui qui publie un livre s'expose à une bien grande épreuve, car, quoi qu'il fasse, il ne pourra jamais plaire à tout le monde.
D'après cela, dit don Quichotte, je crois que mon histoire n'aura pas satisfait beaucoup de gens.
Au contraire, repartit le bachelier; comme stultorum infinitus est numerus[74], infini est le nombre de ceux à qui a plu cette histoire. On reproche seulement à l'auteur de manquer de mémoire, parce qu'il oublie de faire connaître le voleur qui déroba l'âne de Sancho; en effet, il dit que le grison fut volé, et quelques pages plus loin on revoit Sancho sur son âne, sans qu'on sache comment il l'a retrouvé. On lui reproche 308 encore d'avoir oublié de nous apprendre ce que Sancho fit des cent écus qu'il trouva dans certaine valise; car il n'en est plus question, et l'on serait bien aise de savoir ce qu'ils sont devenus.
Seigneur bachelier, répondit Sancho, je ne suis guère, à l'heure qu'il est, en état de vous répondre sur tant de points; je viens d'être pris d'une faiblesse d'estomac que je vais m'empresser de guérir avec deux bonnes rasades. Ma ménagère m'attend, et dès que j'aurai fini, je reviendrai vous satisfaire sur l'âne, sur les cent écus, sur tout ce que vous voudrez; et il partit sans attendre de réponse.
Don Quichotte retint Carrasco à dîner; on ajouta deux pigeons à l'ordinaire, ils prirent place à table, et le bachelier se mettant à l'unisson de son hôte, on ne parla que de chevalerie. Après le repas, ils firent la sieste, et quand Sancho revint on reprit la conversation.
Vous voulez savoir, seigneur bachelier, dit Sancho, reprenant la conversation précédente, quand, comment et par qui mon âne fut volé. Eh bien, je m'en vais vous le dire. La nuit où, redoutant la Sainte-Hermandad, nous gagnâmes, mon seigneur et moi, la sierra Morena, après cette maudite aventure des forçats et la rencontre du défunt qu'on menait à Ségovie, nous nous enfonçâmes dans l'épaisseur d'un bois, et là, lui à cheval, et appuyé sur sa lance, et moi planté sur mon grison, tous deux moulus de nos derniers combats, nous nous endormîmes comme sur de bons lits de plume. Pour mon compte, mon sommeil fut si profond, que qui voulut eut tout le temps de mettre quatre pieux aux quatre coins du bât pour le soutenir, puis de tirer mon âne d'entre mes jambes sans que je m'en aperçusse.
L'aventure n'est pas nouvelle, dit don Quichotte; pareille chose est arrivée à Sacripan, lorsqu'au siége d'Albraque ce larron de Brunel lui déroba son cheval.
Le jour vint, continua Sancho, et au premier mouvement que je fis en m'éveillant, les quatre pieux manquant à la fois, je tombai à terre fort lourdement. Je cherchai mon âne, et je ne le vis plus. Aussitôt mes yeux se remplirent de larmes, et je me livrai à une lamentation telle que si l'auteur de notre histoire n'en a rien dit, il peut se vanter d'avoir oublié un excellent morceau. A quelque temps de là, comme je suivais madame la princesse Micomicona, je reconnus sur le dos de mon âne, en habit de bohémien, ce vaurien de Ginez de Passamont que mon maître avait délivré de sa chaîne.
Ce n'est pas en cela qu'est l'erreur, dit Carrasco, mais en ce qu'avant d'avoir retrouvé l'âne, l'auteur dit que Sancho était monté sur ce même grison.
Je n'ai rien à répondre à cela, reprit Sancho, sinon que l'historien s'est trompé ou que c'est une faute de l'imprimeur.
C'est assez probable; mais qu'avez-vous fait des cent écus? demanda Carrasco.
Je les ai défaits, répondit Sancho; je les ai dépensés pour l'utilité de ma personne, pour celle de ma femme et de mes enfants. Ils sont cause que ma Thérèse a pris en patience toutes mes courses à la suite du Seigneur don Quichotte; car si, après ma longue absence, j'étais revenu sans âne et sans argent, je n'en aurais pas été quitte à bon marché! Maintenant veut-on en savoir plus long? Me voici prêt à répondre au roi même en personne. Et qu'on ne se mette point à éplucher ce que j'ai rapporté, ce que j'ai dépensé; car si tous les coups de bâton que j'ai reçus dans le cours de ces voyages m'étaient comptés seulement quatre maravédis la pièce, mille réaux ne suffiraient pas pour m'en payer 309 la moitié. Seigneur bachelier, que chacun s'examine, sans se mêler de critiquer les autres.
J'aurai soin, reprit Carrasco, d'avertir l'auteur de l'histoire de ne point oublier, s'il la réimprime, ce que le bon Sancho vient de dire; cela devra rehausser le prix d'une nouvelle édition.
Y a-t-il encore autre chose à corriger? demanda don Quichotte.
Sans doute, répondit Carrasco, mais aucune correction n'aura l'importance de celle-ci.
Et l'auteur promet-il par hasard une seconde partie? poursuivit don Quichotte.
Oui, certes, répondit Carrasco, mais il dit qu'il ne l'a pas encore trouvée et qu'il ne sait où la prendre; de sorte qu'on ignore si jamais elle paraîtra. Ainsi, pour cette raison d'abord, puis à cause de la prévention que le public a toujours eue pour les secondes parties, on craint bien que l'auteur n'en reste là; et pourtant on ne cesse de demander des Aventures de don Quichotte. Que don Quichotte agisse et que Sancho Panza parle, entend-on répéter à tout propos, nous sommes contents.
Et à quoi se décide l'auteur? demanda notre chevalier.
A quoi? répondit Carrasco, à chercher cette histoire avec un soin extrême, et quand il l'aura trouvée, à la livrer sans retard à l'impression, plutôt en vue du profit que de l'honneur qu'il peut en tirer.
Ah! l'auteur ne pense qu'à l'argent! s'écria Sancho; par ma foi, ce sera merveille s'il réussit. Il m'a bien la mine de faire comme ces tailleurs qui, la veille de Pâques, cousent à grands points pour expédier la besogne, mais du diable s'il y a morceau qui tienne. Dites de ma part à ce seigneur more de prendre un peu de patience; car mon maître et moi nous lui fournirons bientôt tant d'aventures, qu'il pourra publier non-seulement une seconde partie, mais dix autres encore. Le bon homme pense peut-être que nous ne songeons qu'à dormir; eh bien, qu'il vienne nous tenir le pied à la forge, et il verra duquel nous sommes chatouilleux. Tenez, seigneur bachelier, si mon maître voulait suivre mon conseil, nous serions déjà en campagne, redressant les torts, réparant les injustices, vengeant les outrages, comme c'est le devoir des chevaliers errants.
A peine Sancho achevait de parler, qu'on entendit hennir Rossinante; don Quichotte, voyant là un favorable augure, résolut de faire sous peu de jours une nouvelle sortie. Il s'ouvrit de son projet à Samson Carrasco, et lui demanda son avis sur le chemin qu'il devait prendre.
Si vous m'en croyez, répondit le bachelier, vous vous dirigerez du côté de Saragosse, où dans peu, pour la Saint-Georges, doivent avoir lieu des joutes solennelles; là il y aura de la gloire à acquérir, car, en l'emportant sur les chevaliers aragonais, vous pourrez vous vanter de l'emporter sur tous les chevaliers du monde. Carrasco loua sa généreuse résolution, tout en lui conseillant d'affronter désormais le péril avec moins de témérité, parce que sa vie ne lui appartenait pas, mais à ceux qui avaient besoin du secours de son bras.
Voilà justement ce qui me fait donner au diable, dit Sancho; mon maître se précipite sur cent hommes armés, comme un enfant gourmand tombe sur une douzaine de poires. Mort de ma vie! il y a temps pour attaquer, et temps pour faire retraite; on ne peut pas toujours crier Saint Jacques! et Ferme Espagne! d'autant plus que j'ai entendu dire bien des fois, et, si j'ai bonne mémoire, c'est à monseigneur lui-même, qu'entre la témérité et la poltronnerie, il y place pour le vrai courage. On ne doit donc pas fuir sans motif, ni attaquer hors de propos. Au surplus, je l'avertis que s'il m'emmène avec lui, ce sera à condition qu'il se chargera seul de toutes les batailles, et que je n'aurai à m'occuper que de sa nourriture et de ses vêtements; oh! pour cela, il ne me trouvera pas en défaut; mais espérer que je mette l'épée à la main, fût-ce même contre des muletiers, par ma foi, je suis bien son serviteur.
Seigneur bachelier, jamais je n'ai songé à passer pour un Roland, mais pour le meilleur et le plus loyal écuyer qui ait servi chevalier errant. Après cela, si, en récompense de mes bons services, monseigneur don Quichotte veut m'accorder une de ces îles qu'il doit conquérir, à la bonne heure! je lui en aurai grande obligation. S'il ne me la donne pas, eh bien, il faudra s'en consoler; l'homme ne doit pas vivre sur la parole d'autrui, mais sur celle de Dieu. Et puis, gouverné ou gouvernant, le pain que je mangerai me semblera-t-il meilleur? Que sais-je même, si, en fin de compte, le diable ne me prépare pas dans ces gouvernements quelque croc-en-jambe pour me faire tomber et casser la mâchoire? Sancho je suis né, et Sancho je pense mourir. Pourtant, si, sans risques ni soucis, le ciel m'envoyait une île ou quelque chose de semblable, je ne suis pas si sot que d'en faire fi. Quand on te donne la génisse, dit 311 le proverbe, jette-lui la corde au cou et mène-la dans ta maison.
Ami Sancho, vous venez de parler comme un livre, reprit le bachelier; prenez patience; tout vient à point pour qui sait attendre, et le seigneur don Quichotte vous donnera non-seulement une île, mais un royaume.
Va pour le plus comme pour le moins, repartit Sancho. Soyez certain, seigneur bachelier, que si mon maître me donne un royaume, il n'aura pas lieu de s'en repentir; je me suis bien tâté là-dessus, et me sens de force à gouverner île ou royaume.
Prenez garde, Sancho, dit le bachelier; les honneurs changent les mœurs, et il se pourrait qu'une fois gouverneur, vous en vinssiez à méconnaître la mère qui vous a mis au monde.
Cela serait bon pour ces petites gens nés sous la feuille d'un chou, répliqua Sancho; mais ceux qui, comme moi, ont sur l'âme quatre doigts de graisse de vieux chrétien! oh! ne craignez rien, tout le monde sera content.
Dieu le veuille ainsi, ajouta don Quichotte. Au reste, nous ne tarderons pas à voir Sancho à l'œuvre; car, si je ne me trompe, l'île est bien près de venir, je crois déjà la voir d'ici.
Cela dit, notre héros pria le bachelier, en sa qualité de poëte de vouloir bien lui composer quelques vers pour prendre congé de madame Dulcinée du Toboso. Je voudrais, lui dit-il, que chaque vers commençât par une lettre de son nom, de manière que les premières lettres de chacun d'eux formassent par leur réunion le nom de Dulcinée du Toboso.
Bien que je ne sois pas un des poëtes fameux que possède l'Espagne, puisqu'on n'en compte que trois et demi, j'essayerai de vous donner satisfaction, repartit le bachelier.
Surtout, répliqua don Quichotte, faites de façon à ne pas laisser croire que ces vers aient pu être composés pour une autre dame que pour Dulcinée du Toboso.
Ils tombèrent d'accord sur ce point et fixèrent le départ à huit jours de là. Don Quichotte recommanda au bachelier le secret, surtout à l'égard du curé, de maître Nicolas, de sa nièce et de sa gouvernante, afin qu'ils ne vinssent pas se jeter en travers de sa louable résolution. Carrasco le promit et prit congé de notre héros, le priant de l'aviser, quand il en aurait l'occasion, de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Sur cela ils se séparèrent, et Sancho alla faire ses dispositions pour leur nouvelle campagne.
En arrivant à écrire ce cinquième chapitre, le traducteur de cette histoire avertit qu'il le tient pour apocryphe, parce que Sancho y parle un langage qui semble surpasser son intelligence bornée, et qu'il y dit des choses si subtiles qu'elles ne sauraient venir de son propre fonds; toutefois, il ajoute qu'il n'a pas voulu manquer de le traduire, comme c'était son devoir, puis il continue de la sorte:
Sancho revenait chez lui si joyeux, si content, que sa femme, qui avait aperçu son allégresse à la distance d'un trait d'arbalète, lui demanda avec empressement: Qu'avez-vous donc, mon ami, que vous paraissez si joyeux?
Femme, répondit Sancho, je le serais bien davantage, si je n'étais pas si content.
Je ne vous comprends pas, mon ami. Vous dites que vous seriez plus joyeux si vous n'étiez pas si content; encore que je sois bien sotte, je ne crois pas qu'on puisse regretter d'être content.
Apprends, Thérèse, répondit Sancho, que si je suis joyeux, c'est parce que j'ai résolu de repartir avec mon maître don Quichotte, qui s'en va pour la troisième fois chercher les aventures; apprends de plus que si je m'en vais avec 312 lui, c'est d'abord par nécessité, et ensuite dans l'espoir de trouver cent autres écus comme ceux que nous avons déjà dépensés; car si Dieu m'avait accordé de vivre à l'aise dans ma maison, ce qui lui était facile, puisqu'il n'avait qu'à le vouloir, ma joie serait bien plus grande encore, car je n'aurais pas le déplaisir de te quitter ainsi que mes enfants! N'ai-je donc pas raison de dire que je serais plus content si je n'étais pas si joyeux?
En vérité, dit Thérèse, il n'y a plus moyen de vous entendre depuis que vous êtes dans vos chevaleries.
Dieu m'entend, femme, répliqua Sancho; et comme il est l'entendeur de toutes choses, cela me suffit. Aie seulement soin du grison pendant ces trois jours-ci, afin qu'il soit en bon état; double-lui sa ration, regarde s'il ne manque rien aux harnais, car ce n'est pas à la noce que nous allons, mais bien faire le tour du monde, nous prendre de querelle avec des géants, des andriaques, des vampires; et tout cela encore ne serait que pain bénit, si l'on ne rencontrait pas des muletiers yangois et des Mores enchantés.
Je me doute bien, répliqua Thérèse, que les écuyers errants ne mangent pas gratis le pain de leur maître; aussi je prierai Dieu qu'il vous garantisse des mauvaises aventures.
Vois-tu, femme, dit Sancho, si je n'espérais devenir bientôt gouverneur d'une île, je me laisserais tomber mort à l'instant même.
Que dites-vous là, Sancho? reprit Thérèse, vive, vive la poule, même avec sa pépie! Vivez donc, et que les gouvernements s'en aillent à tous les diables. Vous êtes sorti sans gouvernement du ventre de votre mère, et sans gouvernement vous avez vécu jusqu'à cette heure; il faudra bien trouver moyen de s'en passer; que de gens vivent sans cela, et qui n'en sont pas moins gens de bien! Tenez, la meilleure sauce du monde c'est la faim, et comme elle ne manque jamais aux pauvres, ils mangent toujours avec appétit. Mais pourtant, mon ami, si vous veniez à attraper un gouvernement, tâchez de ne pas oublier votre femme et vos enfants. Votre fils Sancho a bientôt quinze ans, et il est temps de l'envoyer à l'école, si tant est que son oncle le bénéficier le destine toujours à l'Église; quant à Sanchette, votre fille, je ne pense pas qu'un mari lui fasse peur; et si je ne me trompe, elle n'a pas moins d'envie d'être mariée que vous d'être gouverneur; après tout, mieux vaut fille mal mariée que bien amourachée.
Écoute, femme, repartit Sancho, je t'assure que si je deviens gouverneur, je marierai notre fille en si haut lieu, qu'on ne l'approchera pas à moins de la traiter de Seigneurie.
Oh! pour cela, non, non, s'il vous plaît, répliqua Thérèse, croyez-moi, mariez-la avec votre égal, c'est le plus sage parti; mais si vous la faites passer des sabots aux escarpins et de la jaquette de laine au vertugadin de velours; si d'une Sanchette qu'on tutoie, vous en faites une dona Maria, qu'on traitera de Seigneurie, la pauvre enfant ne s'y reconnaîtra plus, et fera voir à chaque instant qu'elle n'est qu'une grossière paysanne.
Tais-toi, sotte, repartit Sancho, tout cela n'est que l'affaire de deux ou trois ans, après quoi tu verras si elle ne fait pas comme les autres! Qu'elle soit Seigneurie d'abord, après nous verrons.
Mesurez-vous avec votre état, Sancho, reprit Thérèse, sans chercher à vous élever plus haut que lui. Ce serait, par ma foi, une belle affaire de marier notre Sanchette avec quelque gentillâtre, qui, lorsqu'il lui en prendrait fantaisie, l'appellerait fille de manant pioche-terre et de dame tourne-fuseau. Non, non, mon ami, ce n'est pas pour cela que je l'ai élevée; tâchez seulement d'apporter de l'argent; et quant à la marier, fiez-vous-en à moi. Nous avons ici tout près le fils de Juan Tocho, notre voisin, Lope Tocho, garçon frais et gaillard, que nous connaissons depuis longtemps; je sais qu'il ne regarde pas la petite d'un mauvais œil, il est notre 313 égal, et avec lui elle sera bien mariée. Nous les aurons tous les deux sous nos yeux; père, mère, enfants et petits-enfants, nous vivrons tous ensemble, et la bénédiction de Dieu sera sur nous. Mais n'allez pas me la marier dans vos grands palais, où on ne l'entendrait pas plus qu'elle ne s'entendrait elle-même.
Viens çà, bête opiniâtre, femme de Barabbas, répliqua Sancho; pourquoi veux-tu m'empêcher, sans rime ni raison, de marier ma fille avec un homme qui me donnerait des grands seigneurs pour héritiers? Écoute, Thérèse, j'ai toujours entendu dire à mon grand-père que celui qui ne sait pas saisir le bonheur quand il vient ne doit pas se plaindre quand il s'en va; ainsi, à cette heure, qu'il frappe à notre porte, nous serions bien sots de la lui fermer au nez. Laissons-nous donc emporter par le vent favorable de la fortune, puisqu'il souffle dans nos voiles! (C'est à cause de cette façon de parler, et aussi pour ce que Sancho va dire plus bas, que le traducteur de cette histoire tient le présent chapitre pour apocryphe.) Lorsque j'aurai attrapé quelque bon gouvernement qui nous tire de la misère, et que j'aurai marié ma fille selon mon goût, tu verras alors comme on t'appellera dona Teresa Panza, gros comme le poing, et comment à l'église tu t'assoiras sur des tapis et des carreaux de velours, en dépit de toutes les femmes d'hidalgos du pays? Veux-tu donc rester toujours dans le même état, sans jamais croître ni décroître, comme une figure de tapisserie? Mais en voilà assez là-dessus. Quoi que tu dises, notre fille sera comtesse.
Prenez garde à ce que vous dites, mon ami, répondit Thérèse, j'ai bien peur que tout cela ne soit un jour la perdition de votre fille. Faites-en ce que vous voudrez, mais pour comtesse, jamais 314 je n'y donnerai mon consentement. Voyez-vous, Sancho, j'ai toujours aimé l'égalité, et je ne saurais endurer la morgue et la suffisance; on m'a nommée, au baptême, Thérèse tout court; mon père s'appelait Cascayo, et moi je m'appelle Thérèse Panza, parce que je suis votre femme, car je devrais m'appeler Thérèse Cascayo; mais là où sont les rois, là vont les lois; tant il y a que je suis contente de mon nom, et ne veux pas qu'on le grossisse, de peur qu'il ne pèse trop et ne fasse jaser les gens. Vraiment ils se gêneraient bien pour dire: Voyez donc comme elle fait la renchérie, cette gardeuse de cochons! Hier encore elle filait de l'étoupe et allait à la messe avec le pan de sa robe en guise de mante, et aujourd'hui madame se promène avec une robe de soie et porte un vertugadin. Si Dieu me conserve mes cinq ou six sens, enfin le nombre que j'en ai, je jure bien de ne pas leur donner cette satisfaction. Pour vous, mon ami, soyez gouverneur, président, tout ce qu'il vous plaira; mais quand à votre fille et à moi, nous ne ferons jamais un pas hors de notre village, ou je n'aurai pas voix au chapitre. Femme de bon renom a la jambe cassée et reste à la maison, et fille honnête de travailler se fait fête. Allez-vous-en courir à vos aventures avec votre seigneur don Quichotte, et laissez-nous tranquilles; en vérité, je ne sais où il a pris le don celui-là, car ni son père ni son grand-père ne l'ont jamais porté!
En vérité, femme, répliqua Sancho, il faut que tu aies un démon familier dans le corps; où vas-tu prendre toutes les sottises que tu viens de débiter? Qu'est-ce que tes Cascayo, tes vertugadins et tes présidents ont à voir avec ce que j'ai dit? Viens çà, stupide ignorante; car j'ai bien le droit de t'appeler ainsi, puisque tu n'entends pas raison, et que tu fuis ton bonheur. Si je te disais qu'il faut que ma fille se jette du haut d'une tour en bas, ou s'en aille courir le monde, comme l'infante dona Urraca[75], tu pourrais te fâcher: mais si en trois pas et un saut je fais tant qu'on la nomme madame, si je la tire du chaume pour la faire asseoir sous un dais, et sur plus de coussins de velours qu'il n'y a d'Almohades au Maroc, pourquoi ne veux-tu pas être de mon avis?
Pourquoi? répondit Thérèse; c'est à cause du proverbe qui dit: Qui te couvre, te découvre. On ne jette les yeux qu'en passant sur les pauvres, mais on les arrête sur les riches; quand le riche a été pauvre, on ne fait que murmurer et en médire, et le pis est que lorsqu'on a commencé, on ne finit plus; car il y a dans les rues des médisants par tas, comme des essaims d'abeilles.
Ma pauvre Thérèse, répliqua Sancho, je m'en vais te dire des choses que tu n'as peut-être jamais entendues en toute ta vie, et certes elles ne sont pas de mon cru, car ce sont les propres paroles du prédicateur qui prêchait le carême dernier dans notre village. Il disait, si j'ai bonne mémoire, que les choses qu'on a tous les jours devant les yeux entrent dans la tête, et s'impriment mieux dans la mémoire que les choses passées. (Ce discours que va tenir Sancho est tellement au-dessus de sa portée d'esprit habituelle, que c'est le second motif pour lequel le traducteur croit que le présent chapitre n'est pas authentique.) Ainsi, lorsque nous voyons un homme paré de beaux habits et entouré de nombreux valets, nous lui portons involontairement du respect, quoique nous nous rappelions de l'avoir jadis vu pauvre, parce qu'il ne l'est plus, et que nous ne pensons qu'à ce qu'il est devenu: l'état où on le voit fait oublier l'état où on l'a vu. Pourquoi donc, celui que le sort favorise, s'il est bon et libéral, serait-il moins aimé et estimé que ceux qui sont de noble race, puisqu'il vit comme s'il l'était, et qu'il mérite de l'être; il n'y a que les envieux qui se rappellent son passé pour lui en faire reproche.
Je ne comprends rien à tout cela, reprit Thérèse; faites ce que vous voudrez, mon ami, et ne me rompez plus la tête si vous êtes si révolu de faire ce que vous dites...
Il faut dire résolu, femme, et non pas révolu, observa Sancho.
Ne nous amusons point à disputer, répliqua Thérèse, je parle comme il plaît à Dieu, et cela me suffit. Je veux dire que si vous vous opiniâtrez à être gouverneur, il faudra emmener avec vous votre fils Sancho, pour lui apprendre à tenir un gouvernement; car les fils doivent apprendre de bonne heure le métier de leurs pères.
Quand je serai dans le gouvernement, répondit Sancho, j'enverrai chercher le petit par la poste, et en même temps je t'enverrai de l'argent; je n'en manquerai pas alors, car il n'y a personne qui n'en prête aux gouverneurs; seulement, fais en sorte que son habit ne laisse pas voir ce qu'il est, mais ce qu'il doit paraître.
Commencez par envoyer l'argent, ajouta Thérèse, et je vous l'habillerai comme un chérubin.
Or çà, femme, dit Sancho, sommes-nous d'accord que notre fille sera comtesse?
Le jour où elle sera comtesse, s'écria Thérèse, je préférerais la voir à cent pieds sous terre. Mais encore une fois, faites comme vous l'entendrez: car, vous autres hommes, vous êtes les maîtres, et les femmes ne sont que vos servantes.
Là-dessus la pauvre Thérèse se mit à pleurer, comme si l'on eût porté sa fille en terre. Mais Sancho l'apaisa en l'assurant qu'il attendrait le plus tard possible pour la faire comtesse, et il alla trouver don Quichotte pour procéder aux préparatifs du départ.
Pendant que Sancho Panza et sa femme Thérèse Cascayo avaient ensemble l'étonnante conversation que nous venons de rapporter, la nièce et la gouvernante de don Quichotte étaient dans une grande anxiété, car à mille signes divers elles voyaient bien que leur oncle et seigneur se préparait à leur échapper une troisième fois pour retourner à sa maudite chevalerie; aussi, par tous les moyens possibles, tâchaient-elles de l'en détourner, mais c'était prêcher dans le désert et battre le fer à froid.
Enfin après y avoir dépensé toute son éloquence, la gouvernante ne put s'empêcher de lui dire: En vérité, monseigneur, si Votre Grâce a résolu de quitter encore une fois sa maison pour s'en aller courir par monts et par vaux, comme une âme en peine, cherchant ce que vous appelez des aventures, et ce qu'il faudrait plutôt appeler mauvaises rencontres, je jure que j'irai m'en plaindre à Dieu et au roi.
J'ignore, ma mie, repartit don Quichotte, ce que Dieu répondra à vos plaintes, non plus que ce que dira le roi; mais ce que je sais, c'est qu'à sa place, je me dispenserais de recevoir toutes ces impertinentes requêtes qu'on lui fait parvenir chaque jour. Un des plus grands ennuis de la royauté, parmi beaucoup d'autres, c'est, à mon avis, d'être forcé d'écouter tout et de répondre à tout; aussi ne voudrais-je pas que mes affaires causassent au roi le moindre souci.
Dites-moi, seigneur, demanda la gouvernante, est-ce que dans la cour du roi il n'y a pas des chevaliers?
Il y en a un grand nombre, répondit don Quichotte, car ces chevaliers sont le soutien du trône, et leur présence augmente l'éclat de la majesté royale.
Eh bien, reprit la nièce, pourquoi ne seriez-vous pas un de ces heureux chevaliers qui, sans tourner les talons à tout propos, servent tranquillement, dans sa cour, leur roi et seigneur?
Ma mie, répliqua don Quichotte, tous les chevaliers ne peuvent pas être courtisans, ni tous les courtisans être chevaliers; il faut de tout dans le monde, et quoique les uns et les 316 autres portent le même nom, il existe cependant entre eux une grande différence. En effet, sans quitter la cour, sans dépenser un maravédis, et sans éprouver la moindre fatigue, il suffit aux courtisans, pour voyager par toute la terre, de regarder simplement la carte. Mais nous, chevaliers errants, c'est exposés au brûlant soleil de l'été et au froid glacé de l'hiver, que nous parcourons incessamment la surface entière du globe; ce n'est pas en peinture que nous connaissons l'ennemi, c'est armés et à chaque instant que nous l'affrontons, sans consulter cette loi du duel qui veut que la longueur des épées soit égale de part et d'autre; sans savoir si notre adversaire n'a pas sur lui quelque talisman qui lui assure l'avantage; sans penser, avant d'en venir aux mains, à partager le soleil; et tant d'autres cérémonies en usage dans les combats singuliers. Sachez, ma chère nièce, qu'un véritable chevalier errant, loin de s'épouvanter de la rencontre de dix géants, leurs têtes dépassassent-elles les nuages, leurs jambes fussent-elles plus grosses que des tours, leurs bras plus longs que des mâts de navires, leurs yeux plus grands que des roues de moulins et plus ardents qu'un four de vitrier; sachez, dis-je, que loin d'éprouver la moindre crainte, ce chevalier doit, avec une contenance dégagée et un cœur intrépide, attaquer ces géants, s'efforcer de les vaincre, de les tailler en pièces: et cela, quand bien même ils auraient pour armure les écailles d'un certain poisson qu'on dit plus dures que le diamant, et pour épées, des cimeterres de Damas ou des massues à pointes d'acier, comme j'en ai vu très-souvent. Je vous dis cela afin que vous fassiez la différence de tel chevalier à tel autre chevalier; il serait bon que les princes sussent faire aussi cette différence, afin d'apprécier un peu mieux le mérite et l'importance de ceux qu'on appelle chevaliers errants, car il s'est rencontré tel parmi eux qui a été le salut de tout un royaume.
Que dites-vous là, mon bon seigneur? repartit la nièce; considérez donc que tout ce qu'on dit des chevaliers errants n'est que fable et mensonge; par ma foi, leurs histoires mériteraient un san benito[76], comme corruptrices des bonnes mœurs.
Par le Dieu vivant qui nous éclaire! s'écria don Quichotte, si tu n'étais ma nièce, la fille de ma propre sœur, je t'infligerais, pour le blasphème que tu viens de prononcer, un tel châtiment, que tout l'univers en parlerait. Est-il possible qu'une petite morveuse qui sait à peine tourner le fuseau, ait l'audace de parler ainsi des chevaliers errants! qu'aurait dit le grand Amadis s'il t'avait entendue tenir un semblable langage? Tiens... il aurait eu pitié de toi, car c'était le plus courtois des chevaliers et le plus grand protecteur des jeunes filles. Mais tel autre te l'aurait fait payer cher; car ils n'avaient pas tous la même modération, et pour s'appeler chevaliers, ils ne se ressemblaient pas en toutes choses. Si les uns sont d'or pur, les autres sont d'alliage. Les premiers s'élèvent par leur mérite et leur courage, les seconds s'abaissent par leur mollesse et leurs vices. Il faut, je t'assure, beaucoup de discernement et d'expérience pour distinguer ces deux espèces de chevaliers, si semblables par le nom, mais si différents par la conduite.
Sainte Vierge! s'écria la nièce; en vérité, mon cher oncle, vous pourriez monter en chaire et devenir prédicateur; et pourtant vous êtes aveugle à ce point de vous croire encore un jeune homme, tout vieux que vous êtes, et surtout de vous dire chevalier, ne l'étant pas? car bien que les hidalgos puissent le devenir, ce n'est pas quand ils sont pauvres.
En ceci tu as raison, ma chère nièce, répondit don Quichotte, et je pourrais, sur ce chapitre de la naissance, t'apprendre des choses qui t'étonneraient; mais pour ne pas mêler le divin au terrestre, je m'en abstiens. Écoutez seulement 317 ceci, l'une et l'autre, et faites-en votre profit. On peut réduire à quatre toutes les races ou familles qu'il y a dans le monde: les unes, parties d'un humble commencement, se sont progressivement élevées jusqu'à la puissance souveraine; d'autres, illustres dès l'origine, se maintiennent encore aujourd'hui dans le même éclat; il en est dont la grandeur peut se comparer à celle des pyramides: ayant eu d'abord une base large et puissante, elles ont fini peu à peu en pointe imperceptible; la dernière, enfin, et la plus nombreuse, est toujours restée dans l'obscurité, et continuera d'y demeurer, c'est le menu peuple.
De ces races parties d'humbles commencements, je pourrais citer en exemple la maison ottomane, qui a eu pour point de départ un simple pâtre, et s'est élevée successivement au faîte de la grandeur où nous la voyons aujourd'hui. Nombre de princes qui règnent par droit de succession et qui ont su conserver en paix leurs États, sont la preuve des secondes; pour les troisièmes, qui ont fini en pointe ainsi que les pyramides, nous avons les Pharaons et les Ptolémées 318 d'Égypte, les Césars de Rome, et cette multitude de princes, assyriens, mèdes, grecs ou barbares, dont il ne reste plus que le nom. Quant aux familles plébéiennes, je n'ai rien à en dire, si ce n'est qu'elles servent à augmenter le nombre des vivants, sans mériter aucune mention dans l'histoire.
Par tout ce que je viens de dire, mes enfants, je veux vous faire conclure qu'il y a des différences considérables entre les races, et que celle-là seule est grande et illustre, qui se distingue par la vertu, la richesse et la libéralité de ses membres; je dis la vertu, la richesse et la libéralité, parce qu'un grand seigneur sans vertu n'est qu'un grand vicieux; et le riche sans libéralité, qu'un mendiant avare. Ce ne sont pas les richesses qui font le bonheur, c'est l'usage qu'on en fait. Le chevalier pauvre a un sûr moyen de prouver qu'il est un véritable chevalier; ce moyen, c'est de se montrer loyal, obligeant, sans orgueil, et surtout charitable, car avec deux maravédis seulement qu'il donnera d'un cœur joyeux, il ne sera pas moins libéral que celui qui fait l'aumône à son de cloches. En le voyant orné de ces vertus, chacun, même en sachant sa détresse, le jugera de noble race, et ce serait miracle qu'il en fût autrement; car l'estime publique a toujours récompensé la vertu.
Deux chemins, mes chères filles, peuvent conduire aux richesses et aux honneurs; ces deux chemins ce sont les lettres et les armes. Il faut croire que la planète de Mars dominait quand je vins au monde, puisque les armes sont plus de mon goût; aussi je me vois contraint d'obéir à leur influence, et de suivre le penchant de ma nature. Oui, c'est en vain que l'on voudrait me persuader de résister à la volonté du ciel, d'aller contre ma destinée, et avant tout contre mon désir. Je connais les rudes travaux imposés à la chevalerie errante, mais je sais aussi combien on y rencontre de sérieux avantages; je n'ignore pas que le sentier de la vertu est rude et étroit, et le chemin du vice large et facile; mais je sais aussi que ces deux voies aboutissent à des résultats bien différents: le chemin du vice, avec tous ses charmes, nous conduit à la mort; tandis que le sentier de la vertu, tout pénible qu'il est, nous conduit à la vie, non à une vie périssable, mais à une vie qui n'a point de fin; et, comme dit notre grand poëte castillan[77]:
Miséricorde! s'écria la nièce, quoi! mon oncle est poëte aussi? il connaît tout, il sait tout; je gage, s'il l'eût entrepris, qu'il pourrait bâtir une maison.
Ma pauvre enfant, repartit don Quichotte, je t'assure que si l'exercice de la chevalerie errante ne m'absorbait tout entier, il n'est rien au monde dont je ne puisse venir à bout.
En ce moment, on entendit frapper à la porte. Sancho ayant fait connaître que c'était lui, la gouvernante se cacha aussitôt pour ne pas le voir, car elle le haïssait mortellement; la nièce alla lui ouvrir; don Quichotte courut au-devant de son écuyer, l'embrassa, se renferma avec lui dans sa chambre, où ils eurent ensemble une conversation qui ne le cède en rien à celle qui vient d'avoir lieu.
Dès que la gouvernante vit Sancho s'enfermer avec son seigneur, elle devina leur dessein; aussi, se doutant bien que de cette entrevue allait naître la résolution d'une troisième sortie, elle prit sa mante, et, pleine de trouble et de chagrin, elle courut trouver le bachelier Samson 319 Carrasco, pensant que, comme nouvel ami de son maître, et doué d'une parole facile, il pourrait mieux que personne le dissuader de son impertinente résolution. Quand elle entra, le bachelier se promenait dans la cour de sa maison; aussitôt qu'elle l'aperçut, elle se laissa tomber à ses pieds haletante et désolée.
Qu'avez-vous, dame gouvernante? demanda Carrasco; qu'est-il donc arrivé? On dirait que vous allez rendre l'âme.
Rien, rien, seigneur bachelier, répondit-elle, sinon que mon maître s'en va; bien certainement il s'en va.
Et par où s'en va votre maître? demanda Carrasco; s'est-il ouvert quelque partie du corps?
Non, seigneur, répondit-elle; il s'en va par la porte de sa folie; je veux dire, seigneur bachelier de mon âme, qu'il va faire une nouvelle sortie, et ce sera la troisième, afin d'aller courir encore une fois le monde à la recherche de ce qu'il appelle d'heureuses aventures, quoique je ne sache guère comment il peut les nommer ainsi. La première fois, on nous le ramena couché en travers sur un âne, et roué de coups de bâton; la seconde, nous le vîmes revenir sur une charrette traînée par des bœufs, enfermé dans une cage où il se prétendait enchanté, et dans un état tel que la mère qui l'a mis au monde aurait eu peine à le reconnaître. Il était jaune comme un parchemin, et il avait les yeux tellement enfoncés dans le fin fond de la cervelle, que pour le remettre sur pied, il m'en a coûté plus de cent douzaines d'œufs, comme Dieu le sait, et comme le diraient mes pauvres poules si elles pouvaient parler.
Il n'est pas besoin de témoin pour cela, reprit Carrasco; on sait que pour tout au monde vous ne voudriez pas altérer la vérité. Ainsi donc, dame gouvernante, il ne s'est passé rien autre chose, et vous n'avez à cette heure d'autre souci que celui de voir le seigneur don Quichotte prendre encore une fois la clef des champs?
Oui, seigneur, répondit-elle.
Eh bien, ne vous mettez point en peine, repartit le bachelier, retournez chez vous, et préparez-moi quelque chose de chaud pour déjeuner. Vous direz seulement, chemin faisant, l'oraison de sainte Apolline; je vous suis de près et vous verrez merveilles.
L'oraison de sainte Apolline! Jésus! Maria! s'écria la gouvernante; ce serait bon si mon maître avait mal aux dents; mais, ce qui est malade chez lui, c'est la cervelle.
Allez, dame gouvernante, allez, repartit Carrasco; faites ce que je vous dis sans répliquer; car, ne l'oubliez pas, je suis bachelier, et qui plus est de par l'université de Salamanque.
Là-dessus, la gouvernante se retira, et le bachelier alla trouver le curé pour comploter avec lui ce qu'on verra plus tard.
Pendant ce temps, don Quichotte et Sancho avaient ensemble une longue conversation, dont l'histoire nous a conservé la relation véridique.
Seigneur, disait Sancho, j'ai fait si bien que ma femme est réluite à me laisser aller encore une fois avec Votre Grâce, partout où il lui plaira de m'emmener.
C'est réduite qu'il faut dire, et non réluite, reprit don Quichotte.
Je vous ai déjà prié, seigneur, répondit Sancho, de ne pas me reprendre sur les mots, lorsque vous comprenez ce que je veux dire; quand vous ne me comprenez pas, dites: Sancho, je ne te comprends pas. Si après cela je m'explique mal, alors vous pourrez me reprendre; car je n'ai pas un esprit de contravention et je ne demande pas mieux qu'on m'induise?
Du diable si je te comprends, repartit don Quichotte; que veux-tu dire avec ton esprit de contravention, et ton je veux bien qu'on m'induise?
Un esprit de contravention, répliqua Sancho, cela veux dire un esprit qui est... tout... attendez... tout je ne sais comment, qui n'aime point à être... vous me comprenez bien.
Je te comprends encore moins, dit don Quichotte.
Par ma foi, si vous ne me comprenez pas, je ne sais plus comment parler, reprit Sancho: nous n'avons donc qu'à en rester là.
Ah! si vraiment, je devine, repartit don Quichotte: tu veux dire que tu n'as pas un esprit de contradiction, et que tu es bien aise qu'on t'instruise.
Je gagerais ma vie, reprit Sancho, que vous m'avez compris du premier coup; mais vous prenez plaisir à me faire trébucher à tout bout de champ.
Ce n'était pas mon intention, observa don Quichotte; mais enfin que dit Thérèse?
Thérèse dit qu'il faut que je prenne mes sûretés avec Votre Grâce, que quand l'homme se tait le papier parle; que qui prend bien ses mesures ne se trompe point: qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras; et moi j'ajoute qu'un conseil de femme n'est pas grand'chose, mais que celui qui ne l'écoute pas est un fou.
C'est aussi mon avis, dit don Quichotte; continue, Sancho, tu parles aujourd'hui comme un livre.
Je dis donc, poursuivit Sancho, et Votre Grâce le sait mieux que moi, je dis donc que nous sommes tous mortels, que l'agneau meurt comme la brebis, et que nul ne peut en cette vie se promettre une heure au delà de celle que Dieu a jugé bon de lui accorder; car la mort est sourde, et lorsqu'elle frappe à notre porte, c'est toujours à grand'hâte, et alors prières, couronnes, sceptres, mitres n'y peuvent rien, comme disent les prédicateurs.
Tout cela est vrai, mais où veux-tu en venir? demanda don Quichotte.
Je veux en venir, répondit Sancho, à ce que Votre Grâce m'alloue des gages fixes, c'est-à-dire, tant par mois, tout le temps que j'aurai l'honneur de la servir, et que ces gages me soient payés sur ses biens. J'aime mieux cela que d'être à merci, parce que les récompenses viennent trop tard ou même jamais, tandis qu'avec des gages, je sais au moins à quoi m'en tenir. Peu ou beaucoup, on est bien aise de savoir ce que l'on gagne; et qui gagne, ne perd point. Malgré cela, s'il arrivait, ce que je ne crois ni n'espère plus, que Votre Grâce vînt à me donner l'île qu'elle m'a promise, je ne suis pas si ingrat ni si exigeant, que je ne consente volontiers à rabattre mes gages sur le montant des revenus de l'île.
A bon chat bon rat, ami Sancho, dit don Quichotte.
Je gage, repartit Sancho, que Votre Grâce a voulu dire qu'un rat est aussi bon qu'un chat; mais qu'importe! puisque vous m'avez compris.
Si bien compris, continua don Quichotte, que j'ai pénétré le fond de ta pensée, et deviné le but où visent les innombrables flèches de tes proverbes. Écoute, Sancho, si dans une seule histoire j'avais pu trouver le plus léger indice de ce que les chevaliers errants donnaient par mois à leurs écuyers, je ne ferais aucune difficulté de condescendre à ton désir; mais je t'affirme qu'après les avoir toutes lues et relues, je n'y ai jamais rencontré rien de semblable. Tout ce que je sais, c'est que les écuyers servaient à merci; seulement à l'heure où ils y pensaient le moins; et si la chance tournait en faveur de leurs maîtres, ils étaient gratifiés de quelque île, ou tout au moins ils attrapaient un titre ou une seigneurie. Si dans cette espérance, mon ami, vous voulez rester à mon service, à la bonne heure; sinon je vous baise les mains; car, croyez-le bien, je n'irai pas pour vos beaux yeux changer les antiques coutumes de la chevalerie errante. Vous n'avez donc qu'à retourner chez vous, et consulter votre Thérèse: si elle trouve bon que vous me serviez dans l'attente des récompenses, ainsi soit-il; si elle ne le veut pas, ni vous non plus, bene quidem, nous n'en serons pas moins bons amis. Tant que le grain ne manquera pas au colombier, le colombier ne manquera point de pigeons. Cependant, je vous 321 avertis que bonne espérance vaut mieux que mauvaise possession, et bonne revendication mieux que mauvais payement. Vous voyez, Sancho, que les proverbes ne me coûtent pas plus qu'à un autre. Je vous parle franchement, si vous n'avez pas envie de me suivre à merci, Dieu vous bénisse et vous sanctifie! quant à moi, je saurai trouver des écuyers plus obéissants, plus empressés, et surtout moins bavards que vous.
Devant une si ferme décision de son maître, Sancho sentit son cœur défaillir et ses yeux se couvrir d'un nuage; car il s'était persuadé que pour tous les trésors du monde don Quichotte ne partirait pas sans lui. Il en était encore tout interdit, lorsque Samson Carrasco survint avec la nièce et la gouvernante, qui le suivaient, empressées de savoir comment le bachelier parviendrait à détourner leur seigneur de se lancer encore une fois à la recherche des aventures. A peine le bachelier fut-il entré, qu'embrassant les genoux de notre héros: O fleur de la chevalerie errante, s'écria-t-il, lumière resplendissante des armes, honneur et miroir de la vaillante nation espagnole! plaise au Dieu tout-puissant que ceux 322 qui voudraient s'opposer à la généreuse résolution que tu as formée de faire une troisième sortie, ne sachent plus comment sortir du labyrinthe de leurs folles pensées, et ne voient jamais s'accomplir leurs souhaits les plus ardents!
Il est inutile de réciter plus longtemps l'oraison de sainte Apolline, dit-il à la gouvernante; je sais que le ciel, dans ses décrets immuables, a décidé que le seigneur don Quichotte retournerait au grand exercice de la chevalerie errante; je chargerais donc gravement ma conscience si je ne conseillais, que dis-je, si je n'intimais à ce chevalier de faire éclater de nouveau la bonté de son imperturbable cœur et la force de son valeureux bras, qu'il ne peut laisser plus longtemps dans l'inaction, sans tromper l'attente des malheureux, sans faire tort aux orphelins et aux veuves, sans exposer l'honneur des femmes et des filles, dont il est le rempart et l'appui, sans contrevenir à toutes les lois de cet ordre incomparable que Dieu enflamma de son souffle tout-puissant pour la sûreté du genre humain. Courage donc, seigneur don Quichotte! courage! commençons aujourd'hui plutôt que demain; et si quelque chose vous manque pour l'exécution de vos grands desseins, je suis prêt à vous y aider en personne; je tiendrai non-seulement à honneur d'être écuyer de Votre Grâce, mais j'en recevrai encore le titre comme la première et la plus glorieuse fortune du monde.
Eh bien, que t'avais-je dit, reprit Don Quichotte en se tournant vers Sancho; crois-tu maintenant que je manquerai d'écuyer? vois-tu qui s'offre à m'en servir! sais-tu que c'est l'étonnant bachelier Samson Carrasco, le joyeux boute-en-train de l'université de Salamanque? Considère comme il est sain de corps et d'esprit, bien fait de sa personne, et dans la vigueur de l'âge; celui-là sait souffrir le chaud et le froid, la faim et la soif, et, ce qui vaut mieux, il sait se taire; enfin c'est un homme qui possède au plus haut degré toutes les qualités requises chez l'écuyer d'un chevalier errant. A Dieu ne plaise cependant que pour mon intérêt particulier, j'expose ainsi le vase de la science, la colonne des lettres, et la palme des beaux-arts! Que le nouveau Samson reste dans sa patrie dont il est l'honneur et la défense; ne privons pas son vieux père de l'appui de sa vieillesse; et puisque Sancho ne veut pas venir avec moi... j'aime mieux me contenter du premier écuyer venu.
Si fait, si fait, je veux y aller, reprit Sancho tout attendri et les yeux pleins de larmes: il ne sera pas dit que j'aurai faussé compagnie à un homme après avoir mangé son pain. Je ne suis point, Dieu merci, d'une race ingrate, et, dans notre village, tout le monde connaît ceux dont je suis sorti; et puis, je vois à vos actes et plus encore à vos paroles, que vous avez envie de me faire du bien. Si je vous ai demandé des gages, c'était pour complaire à ma femme; car dès qu'elle s'est mis une chose dans la tête, il n'y a pas de maillet qui serre autant les cercles d'une cuve, qu'elle vous serre le bouton pour en venir à ses fins. Mais, après tout, il faut que l'homme soit homme, et puisque je le suis, je le serai dans ma maison comme ailleurs, quand on devrait en enrager. Il n'y a donc plus qu'une chose à faire, c'est que Votre Grâce rédige son testament et son concile, de telle façon qu'il ne se puisse rétorquer; après quoi mettons-nous en chemin, afin que l'âme du seigneur bachelier ne pâtisse pas davantage, car il a dit que sa conscience le pressait de pousser Votre Grâce à faire une troisième sortie. Quant à moi, mon cher maître, je suis prêt à vous suivre jusqu'au bout du monde; et je vous servirai aussi fidèlement, et même mieux qu'aucun des écuyers qui ont jamais servi les chevaliers errants passés, présents et à venir.
Le bachelier ne fut pas médiocrement étonné du discours de Sancho, car bien qu'il connût la première partie de l'histoire de don Quichotte, il ne croyait pas son écuyer aussi plaisant que l'auteur le fait; mais en lui entendant dire un 323 testament et un concile qui ne se puisse rétorquer, au lieu d'un testament et d'un codicille qui ne se puisse révoquer, il crut aisément tout ce qu'il avait lu sur son compte, et il se dit en lui-même qu'après le maître il n'y avait guère de plus grand fou au monde que le serviteur.
Finalement, don Quichotte et Sancho s'embrassèrent, meilleurs amis que jamais; puis, sur l'avis du grand Samson Carrasco, qui était devenu son oracle, notre chevalier arrêta de partir sous trois jours, pendant lesquels il aurait le loisir de se munir des choses nécessaires pour le voyage et de se procurer une salade à visière, décidé qu'il était à en porter désormais une de la sorte. Carrasco s'offrit à lui procurer celle que possédait un de ses amis, l'assurant qu'elle était de bonne trempe, et qu'il suffirait de la dérouiller.
La nièce et la gouvernante, qui attendaient tout autre chose des conseils du bachelier, lui donnèrent mille malédictions: elles s'arrachèrent les cheveux et s'égratignèrent le visage, criant et hurlant, comme si la troisième sortie de don Quichotte eût été un présage de sa mort. Le projet de Carrasco, en lui conseillant de se mettre encore une fois en campagne, était de faire ce qu'on verra dans la suite de cette histoire.
Enfin, pourvus de tout ce qui leur parut nécessaire, Sancho ayant apaisé sa femme, et don Quichotte sa nièce et sa gouvernante, un beau soir, sans témoins, hormis le bachelier, qui voulut les accompagner à demi-lieue, nos deux chercheurs d'aventures prirent le chemin du Toboso, don Quichotte sur Rossinante, et Sancho sur son ancien grison, le bissac bien bourré de provisions de bouche et la bourse garnie d'argent. Carrasco prit congé du chevalier, après l'avoir supplié de lui donner avis de sa bonne ou de sa mauvaise fortune, afin de se réjouir de l'une ou de s'attrister de l'autre, comme le voulait leur amitié. Ils s'embrassèrent; le bachelier reprit le chemin de son village, et don Quichotte continua le sien vers la grande cité du Toboso.
Béni soit le Tout-Puissant Allah! s'écrie cid Hamed-Ben-Engeli au commencement de ce chapitre, Allah soit béni! répète-t-il par trois fois! ajoutant que s'il lui adresse ses bénédictions, c'est parce qu'enfin don Quichotte et Sancho sont en campagne, et que désormais vont recommencer les exploits du maître et les facéties de l'écuyer. Il invite en même temps le lecteur à oublier les prouesses passées de notre héros, pour accorder toute son attention à celles qu'il va raconter et qui commencent sur le chemin du Toboso, comme les premières ont commencé dans la plaine de Montiel; et en vérité ce qu'il demande est peu de chose en comparaison de ce qu'il promet. Après quoi il continue de la sorte:
A peine don Quichotte et Sancho venaient-ils de quitter Samson Carrasco, que Rossinante se mit à hennir et le grison à braire; ce que le maître et l'écuyer tinrent à bon signe et regardèrent comme un heureux présage. Toutefois, s'il faut dire la vérité, les soupirs et les braiments de l'âne furent plus prolongés et plus forts que les hennissements du cheval, d'où Sancho conclut que son bonheur devait surpasser celui de son maître, se fondant sur je ne sais quelle astrologie judiciaire dont il avait sans doute connaissance, quoique l'histoire n'en parle pas. Seulement on lui avait entendu dire que lorsqu'il trébuchait ou tombait, il eût voulu n'être pas sorti de sa maison, parce que trébucher et tomber signifiait, selon lui, souliers rompus, ou côtes brisées; et par ma foi, tout simple qu'il était, il faut convenir qu'il avait raison.
Ami Sancho, dit don Quichotte, plus nous marchons, plus la nuit avance, et bientôt elle 324 sera si obscure, que nous ne pourrons apercevoir le Toboso; et pourtant c'est là que j'ai résolu de me rendre avant d'entreprendre aucune aventure. Là je demanderai à la sans pareille Dulcinée son agrément et sa bénédiction, et dès qu'elle m'aura accordé l'un et l'autre, j'espère et je suis même assuré de mener à bonne fin toute périlleuse prouesse, car rien n'exalte et ne fortifie le cœur d'un chevalier errant comme de se savoir protégé par sa dame.
Je le crois aussi, répondit Sancho; mais il me semble qu'il sera bien difficile à Votre Grâce de lui parler et de recevoir sa bénédiction, à moins cependant qu'elle ne vous la jette par-dessus le mur de la basse-cour où je la vis la première fois quand je lui portai votre lettre avec le détail des extravagances que vous faisiez pour elle au fond de la Sierra-Morena.
Un mur de basse-cour! s'écria don Quichotte. Quoi! c'est là que tu t'imagines avoir vu cet astre de beauté! Tu te trompes grandement, mon ami; ce ne pouvait être que sur quelque balcon doré ou sous le riche vestibule de quelque somptueux palais.
C'est possible, répondit Sancho; mais à moi, si je m'en souviens bien, cela m'a semblé le mur d'une basse-cour.
Quoi qu'il en soit, allons-y, reprit don Quichotte, et pourvu que je voie Dulcinée, peu m'importe que ce soit par-dessus le mur d'une basse-cour ou à travers la grille d'un jardin, car de quelque endroit que m'arrive le moindre rayon de sa beauté, il éclairera mon entendement et fortifiera mon cœur de telle sorte que je deviendrai sans égal pour l'esprit et pour la vaillance.
Par ma foi, seigneur, dit Sancho, quand je vis ce soleil de madame Dulcinée, il n'était pas assez brillant pour jeter aucun rayon. Mais cela vient sans doute de ce qu'étant à cribler le grain que je vous ai dit, la poussière épaisse qui en sortait élevait devant elle un nuage qui m'empêchait de la voir.
Est-il possible, Sancho, reprit don Quichotte, que tu persistes encore à croire et à soutenir que Dulcinée criblait du grain, quand tu sais combien une semblable occupation est indigne d'une personne de son mérite et de sa qualité! As-tu donc oublié ces vers dans lesquels notre grand poëte[78] dépeint les ouvrages délicats dont s'occupaient, au fond de leur palais de cristal, ces nymphes qui, sortant des profondeurs du Tage, allaient souvent s'asseoir dans une verte prairie pour travailler à de riches étoffes toutes de perles, d'or et de soie? Eh bien, telle devait être l'occupation de Dulcinée quand tu la vis, à moins cependant que quelque maudit enchanteur, par une de ces transformations qu'ils ont toujours à leurs ordres, ne t'ait donné le change et jeté dans l'erreur. Aussi je crains bien que l'histoire de mes prouesses (qui circule imprimée, dit-on), si elle a pour auteur un de ces mécréants, contienne fort peu de vérités mêlées à beaucoup de mensonges. O envie! source de tous les maux, ver rongeur de toutes les vertus! Les autres vices, Sancho, ont encore, malgré leur laideur, je ne sais quel charme, mais l'envie ne traîne après elle que désordres, ressentiments et fureurs!
Voilà justement ce que je pense, dit Sancho: aussi je gage que dans ce livre, dont a parlé le bachelier Carrasco, je suis arrangé de la bonne façon, et que mon honneur y va roulant de çà, de là, battant les murs comme une voiture disloquée; et pourtant, je le jure par l'âme des Panza, je n'ai de ma vie médit d'aucun enchanteur, et je ne suis pas assez riche pour faire des jaloux. Ce qu'on peut me reprocher, c'est d'avoir un petit grain de coquinerie et de dire trop souvent ce qui me vient au bout de la langue; mais, après tout, je suis plus simple que méchant, et quand je n'aurais pour moi que de croire sincèrement et fermement à tout ce que croit et enseigne la sainte Église catholique romaine, 325 et d'être, comme je le suis, ennemi mortel des Juifs, les historiens devraient m'en tenir compte et m'épargner dans leurs écrits. Au reste, puisque je n'y peux rien, et que me voilà mis en livre, qu'ils disent ce qu'ils voudront; je m'en soucie comme d'une figue, et je ne donnerais pas un maravédis pour les en empêcher.
Ce que tu viens de dire, Sancho, reprit don Quichotte, me rappelle l'histoire d'un poëte de notre temps, qui, dans une satire contre les dames galantes de la cour, avait négligé à dessein d'en nommer une sur le compte de laquelle il n'osait pas se prononcer. Furieuse de l'oubli, la dame courut chez le poëte, le sommant de réparer l'omission et le menaçant, en cas de refus, de lui faire un mauvais parti. Le poëte s'empressa de lui donner satisfaction, et l'arrangea de telle sorte que mille langues de duègnes n'eussent pas mieux fait. A ce propos vient encore l'histoire de ce berger qui, dans le seul but d'immortaliser son nom, incendia une des sept merveilles du monde, le fameux temple de Diane à Éphèse: aussi malgré tout ce qu'on put faire pour empêcher d'en parler, nous ne savons pas moins qu'il s'appelait Érostrate.
On peut encore citer à ce sujet ce qui arriva à notre grand empereur Charles-Quint. En passant à Rome, ce prince voulut visiter le Panthéon d'Agrippa, ce fameux temple de tous les dieux, qu'on a depuis appelé temple de tous les saints: c'est l'édifice le mieux conservé de l'ancienne Rome, celui qui donne la plus haute idée de la magnificence de ses fondateurs; il est d'une admirable architecture, et quoiqu'il ne reçoive le jour que par une large ouverture placée au sommet du monument, il est aussi bien éclairé que s'il était ouvert de tous côtés. L'illustre visiteur 326 considérait de là l'édifice, pendant qu'un gentilhomme romain, qui l'accompagnait, lui faisait remarquer les détails de ce chef-d'œuvre d'architecture. Lorsque l'empereur se fut retiré: «Sire, lui dit ce gentilhomme, il faut que j'avoue à Votre Majesté une pensée bizarre qui vient de me traverser l'esprit: pendant qu'elle était au bord de ce trou, il m'a pris plusieurs fois envie de la saisir à bras-le-corps et de me jeter du haut en bas avec elle, afin de rendre, par sa mort, mon nom immortel!—Je vous sais gré de n'avoir pas mis à exécution cette mauvaise pensée, reprit Charles-Quint; et pour ne plus vous exposer à semblable tentation, je vous défends de jamais vous trouver dans le même lieu que moi.» Après quoi il le congédia en lui accordant une grande faveur.
Ceci te montre, Sancho, combien est vif, chez les hommes, le désir de faire parler de soi. Quel motif, à ton sens, avait Horatius Coclès pour se jeter dans le Tibre, chargé du poids de ses armes? Qui pouvait inspirer à Mutius, surnommé depuis Scævola, un mépris de la douleur assez grand pour lui faire tenir la main étendue sur un brasier ardent, jusqu'à ce qu'elle fût presque consumée? Qui poussa Curtius à se précipiter dans cet abîme de feu qui s'était ouvert tout à coup au milieu de Rome? Pourquoi Jules César passa-t-il le Rubicon après tant de présages sinistres? De nos jours, enfin, pourquoi les vaillants Espagnols, que guidait le grand Cortez à la conquête du nouveau monde, coulèrent-ils eux-mêmes leurs vaisseaux, s'ôtant ainsi tout moyen de retraite?
Eh bien, Sancho, c'est la soif de la renommée qui a produit tous ces exploits; c'est pour elle qu'on affronte les plus grands périls et la mort même, comme si dans la résolution que l'on fait paraître on jouissait par avance de l'immortalité. Mais nous, chrétiens catholiques et chevaliers errants, nous devons travailler plutôt pour la gloire éternelle dont on jouit dans le ciel, que pour une vaine renommée qui doit finir avec cette vie périssable. Ainsi donc, Sancho, que nos actions soient toujours conformes aux règles de cette religion que nous avons le bonheur de connaître et de professer. En tuant des géants, proposons-nous de terrasser l'orgueil, combattons l'envie par la générosité et la grandeur d'âme, opposons à la colère le calme et le sang-froid, à la gourmandise la sobriété, à l'incontinence et à la luxure la fidélité due à la dame de nos pensées; triomphons de la paresse en parcourant les quatre parties du monde et en recherchant sans cesse toutes les occasions qui peuvent nous rendre non-seulement bons chrétiens, mais encore fameux chevaliers. Voilà, Sancho, les degrés par lesquels on peut et on doit atteindre au faîte glorieux d'une bonne renommée.
Seigneur, dit Sancho, j'ai bien compris ce que vient de dire Votre Grâce: je désire seulement que vous me débarrassiez d'un doute qui m'arrive à l'esprit.
Qu'est-ce, mon fils, reprit don Quichotte; dis ce que tu voudras, et je te répondrai de mon mieux.
Ces Césars, ces Jules, tous ces chevaliers dont vous venez de parler et qui sont morts, où sont-ils maintenant? demanda Sancho.
Sans aucun doute, les païens sont en enfer, répondit don Quichotte; les chrétiens, s'ils ont bien vécu, sont dans le purgatoire ou dans le ciel.
Voilà qui est bien, continua Sancho; mais, dites-moi, les tombeaux où reposent les corps de ces gros seigneurs ont-ils à leurs portes des lampes d'argent sans cesse allumées, et les murailles de leurs chapelles sont-elles ornées de béquilles, de suaires, de têtes, de jambes et de bras en cire: Si ce n'est de tout cela, de quoi sont-elles ornées, je vous prie?
Les tombeaux des païens, répondit don Quichotte, ont été, pour la plupart des monuments fastueux. Les cendres de Jules César furent mises sous une pyramide en pierre d'une grandeur 327 démesurée, qu'on appelle, à Rome, l'aiguille de Saint-Pierre, un tombeau grand comme un village, qu'on appelait alors Moles Adriani, et qui est aujourd'hui le château Saint-Ange, a servi de sépulture à l'empereur Adrien; la reine Artémise a fait placer le corps de son époux Mausole dans un tombeau si vaste et d'un travail si exquis, qu'on l'a mis au rang des sept merveilles du monde; mais tous ces somptueux monuments n'ont jamais été ornés de suaires ou d'offrandes pouvant faire penser que ceux qu'ils renferment soient devenus des saints.
Très-bien, répliqua Sancho, maintenant que choisirait Votre Grâce de tuer un géant ou de ressusciter un mort?
La réponse est facile, dit don Quichotte; je préférerais ressusciter un mort.
Par ma foi, je vous tiens! s'écria Sancho: vous convenez que la renommée de ceux qui ressuscitent les morts, qui rendent la vue aux aveugles, qui font marcher les boiteux, et qui ont sans cesse la foule agenouillée devant leurs reliques, est plus grande dans ce monde et dans l'autre que celle de tous les empereurs idolâtres et de tous les chevaliers errants ayant jamais existé?
J'en demeure d'accord, dit don Quichotte.
Eh bien, reprit Sancho, puisque les saints ont seuls le privilége d'avoir des chapelles toujours remplies de lampes allumées, de jambes et de bras en cire; que les évêques et les rois portent leurs reliques sur leurs épaules, qu'ils en décorent leurs oratoires, et en enrichissent leurs autels...
Achève, dit don Quichotte; que veux-tu conclure de là?
Je conclus, continua Sancho, que nous ferions mieux de nous adonner à être saints, pour atteindre plus tôt cette bonne renommée que nous cherchons, et qui nous fuira peut-être encore longtemps. Tenez: avant-hier, on canonisa deux carmes déchaux; eh bien, vous ne sauriez imaginer la foule qu'il y avait pour baiser les chaînes qu'ils portaient autour de leur corps. Sur ma foi, on paraissait les priser bien plus que cette fameuse épée de Roland qui est dans le magasin des armes du roi, notre maître, que Dieu garde! Vous voyez donc, seigneur, qu'il vaut mieux être un simple moine, n'importe de quel ordre, que le plus vaillant chevalier errant du monde. Douze coups de discipline appliqués à propos sont plus agréables à Dieu que mille coups de lance qui tombent sur des géants, des vampires ou autres monstres de cette espèce.
J'en conviens, mon ami, dit don Quichotte; mais nous ne pouvons pas tous être moines et Dieu a plusieurs voies pour acheminer ses élus au ciel. La chevalerie est un ordre religieux, et il y a des saints chevaliers dans le paradis.
D'accord, reprit Sancho; mais on dit qu'il s'y trouve encore plus de moines.
C'est vrai, répondit don Quichotte, car le nombre des religieux est plus grand que celui des chevaliers errants.
Il y a pourtant bien des gens qui errent, dit Sancho.
Beaucoup, reprit don Quichotte, mais peu qui méritent le nom de chevaliers.
Ce fut dans cet entretien et autres semblables, que nos aventuriers passèrent la nuit et le jour suivant, sans qu'il leur arrivât rien qui mérite d'être raconté, ce qui chagrinait fort don Quichotte. Enfin, le second jour, ils découvrirent la grande cité du Toboso, et notre chevalier ne l'eût pas plus tôt aperçue qu'il ressentit une joie incroyable. Sancho, au contraire, devint mélancolique et rêveur, parce qu'il ne connaissait pas la maison de Dulcinée, et que pas plus que son seigneur, il n'avait vu la dame; de sorte que tous deux, l'un pour la voir, l'autre pour ne pas l'avoir vue, ils étaient inquiets et agités. Bref, notre chevalier résolut de n'entrer dans la ville qu'à la nuit close; en attendant l'heure, ils se tinrent cachés dans un bouquet de chênes qui est proche du Toboso, et la nuit venue ils entrèrent 328 dans la grande cité, où il leur arriva des choses qui peuvent être qualifiées ainsi.
Il était minuit ou à peu près, quand don Quichotte et Sancho quittèrent le petit bois pour entrer dans le Toboso. Un profond silence régnait dans tout le village, car à cette heure les habitants dormaient, comme on dit, à jambe étendue. La nuit était d'une clarté douteuse, et Sancho aurait bien voulu qu'elle fût tout à fait noire, afin que cette obscurité vînt en aide à son ignorance. Partout ce n'était qu'aboiements de chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient l'âme de son écuyer. De temps en temps un âne se mettait à braire, des cochons grognaient, des chats miaulaient, et ces bruits divers produisaient un vacarme qu'augmentait encore le silence de la nuit. Tout cela parut de mauvais augure à l'amoureux chevalier; cependant il dit à Sancho: Mon fils, conduis-nous au palais de Dulcinée; peut-être la trouverons-nous encore éveillée.
A quel diable de palais voulez-vous que je vous conduise, répondit Sancho; celui où j'ai vu Sa Grandeur n'était qu'une toute petite maison des moins apparentes du village.
Sans doute, répondit don Quichotte, elle s'était retirée dans quelque modeste pavillon de son alcazar, pour se divertir en liberté avec ses femmes, comme c'est la coutume des grandes princesses.
Puisque Votre Grâce veut à toute force que la maison de madame Dulcinée soit un alcazar, répliqua Sancho, dites-moi, je vous prie, est-ce bien l'heure d'en trouver la porte ouverte? est-il convenable d'y aller frapper à tour de bras, au risque de mettre sur pied tout le monde? Allons-nous par hasard chez nos donzelles, semblables à ces galants protecteurs qui entrent et sortent à toute heure de nuit?
Commençons par trouver l'alcazar, dit don Quichotte; après je te dirai ce qu'il faut faire. Mais, ou je n'y vois goutte, ou cette masse qu'on aperçoit là-bas et qui projette une si grande ombre doit être le palais de Dulcinée?
Eh bien, seigneur, conduisez-moi, répondit Sancho; peut-être bien est-ce cela; mais quand même je le verrais de mes yeux et le toucherais de mes mains, j'y croirais comme je crois qu'il fait jour à présent.
Don Quichotte prit les devants, et après avoir fait environ deux cents pas, il s'arrêta au pied de la masse qui projetait la grande ombre. En voyant une haute tour, il reconnut que cet édifice n'était pas un palais, mais l'église paroissiale du village. Nous avons rencontré l'église, dit-il à son écuyer.
Je le vois bien, répondit Sancho, et Dieu veuille que nous n'ayons pas rencontré notre sépulture, car c'est mauvais signe de courir les cimetières à pareille heure, surtout, si je m'en souviens, quand j'ai dit à Votre Grâce que la maison de sa dame est dans un cul-de-sac.
Maudit sois-tu de Dieu, s'écria don Quichotte; où et par qui as-tu jamais entendu dire que les maisons royales étaient bâties dans de pareils endroits?
Seigneur, répliqua Sancho, chaque pays a sa coutume, et peut-être que celle du Toboso est de placer dans les culs-de-sac les palais et les grands édifices; je supplie Votre Grâce de me laisser chercher autour d'ici, et sans doute je trouverai dans quelque coin cet alcazar que je voudrais voir mangé des chiens, tant il nous fait donner au diable.
Sancho, dit don Quichotte, parle avec plus de respect de ce qui concerne ma dame; passons la fête en paix et ne jetons pas le manche après la cognée.
Je tiendrai ma langue, Seigneur, répondit Sancho, mais comment Votre Grâce veut-elle 329 que je reconnaisse la maison de notre maîtresse, que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie, et surtout quand il fait noir comme dans un four, tandis que vous, qui devez l'avoir vue plus de cent fois, vous ne pouvez la retrouver.
Tu me ferais perdre l'esprit! reprit don Quichotte. Viens çà, hérétique. Ne t'ai-je pas dit mille et mille fois que de ma vie je n'ai vu la sans pareille Dulcinée; que je n'ai jamais franchi le seuil de son palais; qu'enfin je n'en suis amoureux que sur ouï-dire et d'après cette grande réputation qu'elle a d'être la plus belle et la plus sage princesse de la terre!
Je l'apprends à cette heure, répondit Sancho, et je dis que puisque Votre Grâce ne l'a pas vue, par ma foi, je ne l'ai pas vue davantage.
Cela ne peut être, répliqua don Quichotte, puisque tu m'as dit l'avoir trouvée criblant du blé, quand tu me rapportas sa réponse à la lettre que tu lui avais remise de ma part.
Ne vous y fiez pas, seigneur, répondit Sancho; car, sachez-le, ma visite et la réponse que je vous rapportai sont aussi sur ouï-dire; je 330 connais madame Dulcinée tout comme je puis donner un coup de poing dans la lune.
Sancho, Sancho, repartit don Quichotte, il y a temps pour plaisanter et temps où la plaisanterie ne serait pas de saison. Parce que je dis n'avoir jamais vu la dame de mes pensées, il ne t'est pas permis à toi d'en dire autant, surtout quand tu sais que c'est le contraire qui est la vérité.
Ils en étaient là de leur entretien, lorsqu'ils virent venir à eux un homme qui poussait deux mules devant lui. Au bruit que faisait la charrue que traînaient ces mules, nos aventuriers jugèrent que ce devait être quelque laboureur levé avant le jour pour aller aux champs; ce qui était vrai. Tout en cheminant, ce rustre chantait ce refrain d'une vieille romance:
Que je meure, dit don Quichotte, s'il nous arrive rien de bon cette nuit; entends-tu ce que chante ce drôle?
Je l'entends fort bien, répondit Sancho, mais qu'est-ce que cela fait à notre affaire, la chasse de Roncevaux?
Le laboureur les ayant rejoints: Ami, lui dit don Quichotte, Dieu vous donne sa bénédiction. Pourriez-vous m'indiquer où est le palais de la sans pareille princesse dona Dulcinée du Toboso?
Seigneur, répondit le laboureur, je ne suis pas d'ici, et il y a peu de temps que je sers un riche fermier de ce village; mais, dans cette maison, là en face, demeurent le curé et le sacristain; l'un ou l'autre pourra vous donner des nouvelles de cette princesse, parce qu'ils ont la liste de tous les habitants du Toboso; quoique, à vrai dire, je ne pense pas qu'il y ait dans ce pays aucune princesse, mais seulement des dames de qualité qui peut-être sont princesses dans leurs maisons.
Eh bien, c'est parmi elles que doit se trouver celle que je cherche, dit don Quichotte.
Cela se pourrait, répondit le laboureur: le jour vient, adieu; et touchant ses mules, il s'éloigna.
Voyant son maître indécis et mécontent de la réponse, Sancho lui dit: Seigneur, voici venir le jour, et il me semble qu'il ne serait pas prudent que le soleil nous trouvât dans la rue. Si vous m'en croyez, nous sortirons de la ville, et nous irons nous embusquer dans quelques bois près d'ici; quand le jour sera venu, je reviendrai chercher de porte en porte le palais de votre maîtresse; et, par ma foi, il faudra que je sois bien malheureux si je ne parviens pas à le déterrer; puis, quand je l'aurai trouvé, je parlerai à Sa Grâce et je lui demanderai humblement où et comment vous pourrez la voir sans dommage pour sa réputation et son honneur.
Bien parlé, Sancho, dit don Quichotte, ces quelques mots valent un millier de proverbes, et je veux suivre ton conseil. Allons, mon fils, allons chercher un endroit propre à m'embusquer en t'attendant; après quoi tu iras trouver cette reine de la beauté, dont la discrétion et la courtoisie me font espérer mille faveurs miraculeuses.
Sancho brûlait d'impatience d'emmener son maître, tant il craignait de voir découvrir sa fraude au sujet de cette réponse qu'il lui avait rapportée dans la Sierra-Morena, de la part de Dulcinée; il se mit donc à marcher le premier, et au bout d'une demi-lieue, ayant rencontré un petit bois, don Quichotte s'y cacha pendant que son écuyer alla faire cette ambassade dans laquelle il lui arriva des événements qui méritent un redoublement d'attention.
En arrivant à raconter les événements que renferme le présent chapitre, l'auteur de cette grande histoire dit qu'il fut tenté de les passer sous silence, dans la crainte qu'on ne voulût pas y ajouter foi, parce qu'ici les folies de don Quichotte touchèrent la dernière limite qu'il soit possible d'atteindre et allèrent même à deux portées d'arquebuse au delà. Il se décida pourtant à les écrire comme le chevalier les avait faites, sans rien ajouter, sans rien retrancher, dût-il être accusé d'avoir menti; et en cela il eut raison, car la vérité, si ténue qu'elle soit, ne se brise jamais, et nage toujours au-dessus du mensonge, comme l'huile nage au-dessus de l'eau.
Continuant donc son récit, l'historien dit qu'à peine entré dans le petit bois qui est près du Toboso, don Quichotte ordonna à Sancho de retourner à la ville, et de ne pas reparaître devant lui sans avoir parlé à sa dame, pour la supplier de daigner admettre en sa présence son captif chevalier, dont le souhait le plus ardent était d'obtenir et de recevoir sa bénédiction, afin qu'il pût se promettre de sortir heureusement de toutes les entreprises qu'il allait affronter désormais. Sancho promit d'exécuter ponctuellement les ordres de son maître, et de lui rapporter une réponse non moins bonne que la première fois.
Va, mon fils, lui dit don Quichotte, va, mais songe à ne point te troubler quand tu approcheras de ce soleil de beauté à la recherche duquel je t'envoie, ô le plus fortuné des écuyers du monde! Lorsque tu seras admis en son auguste présence, aies bien soin de graver dans ta mémoire de quelle façon elle te recevra; observe si elle se trouble quand tu lui exposeras l'objet de ton ambassade, si elle rougit en entendant prononcer mon nom. Si tu la trouves assise sur les moelleux coussins de la riche estrade où doit te recevoir une femme de sa condition, remarque bien si elle s'agite, si elle a de la peine à rester en place. Dans le cas où elle serait debout, observe si elle se pose tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre; si elle hésite dans sa réponse, si elle la change de douce en aigre, et d'aigre en amoureuse; si enfin, pour cacher son embarras, elle porte la main à sa chevelure, faisant semblant de l'arranger, bien qu'elle ne soit pas en désordre. Bref, mon fils, examine avec soin tous ses gestes, tous ses mouvements, afin de m'en faire un fidèle récit. Car tu sauras, Sancho, si tu ne le sais pas encore, qu'en amour les mouvements extérieurs trahissent les secrets sentiments de l'âme. Pars, ami, sois guidé par un meilleur sort que le mien, et ramené par un meilleur succès que celui dans l'attente duquel je vais rester en l'amère solitude où tu me laisses.
J'irai et je reviendrai promptement, répondit Sancho; mais, seigneur, remettez-vous, de grâce, et laissez dilater un peu ce petit cœur, qui ne doit pas être en ce moment plus gros qu'une noisette; rappelez-vous ce qu'on a coutume de dire: Bon courage vient à bout de mauvaise fortune, et à l'heure où l'on s'y attend le moins, saute le lièvre. Si je n'ai pu trouver, cette nuit, le palais de madame Dulcinée, maintenant qu'il fait jour je saurai bien le reconnaître, et quand je l'aurai trouvé, laissez-moi faire.
Sur ce, Sancho tourna le dos et bâtonna son grison, tandis que don Quichotte restait à cheval, languissamment appuyé sur sa lance, l'esprit livré à de tristes et confuses pensées. Nous le laisserons dans cette attitude pour suivre l'écuyer, qui s'éloignait non moins pensif et préoccupé que son maître.
Quand Sancho fut hors du bois, il tourna la tête; n'apercevant plus don Quichotte, il mit 332 pied à terre, puis s'asseyant au pied d'un arbre, il commença de la sorte à se parler à lui-même: Maintenant, frère Sancho, dites-moi un peu où va Votre Grâce? Allez-vous à la recherche de quelque âne que vous avez perdu?—Pas le moins du monde.—Eh bien, qu'allez-vous donc chercher?—Je vais tout simplement chercher une princesse qui, à elle seule, est plus belle que le soleil et tous les astres ensemble.—Et où pensez-vous trouver cette princesse?—Où? Dans la grande cité du Toboso.—Fort bien. Et de quelle part l'allez-vous chercher?—De la part du fameux chevalier don Quichotte de la Manche, celui qui redresse les torts, qui donne à manger à ceux qui ont soif, et à boire à ceux qui ont faim.—Très-bien. Connaissez-vous la demeure de cette dame?—Pas du tout; seulement mon maître m'a dit que c'était un magnifique palais, un superbe alcazar.—L'avez-vous vue quelquefois, cette dame?—Ni mon maître ni moi ne l'avons jamais vue.—Et si les gens du Toboso savaient que vous venez dans l'intention d'enlever leurs princesses et de débaucher leurs femmes, croyez-vous, ami Sancho, qu'ils auraient tort de vous frotter les épaules à grands coups de bâton?—C'est juste; mais s'ils considèrent que je ne suis qu'ambassadeur, et que je ne viens que pour le compte d'autrui, je ne pense pas qu'ils se permettent d'en user si librement.—Ne vous y fiez pas, Sancho; les gens de la Manche n'entendent point raillerie. Vive Dieu! s'ils vous dépistent, vous n'avez qu'à bien vous tenir, ou à jouer des jambes au plus vite.—En ce cas, qu'est-ce donc que je viens chercher? Par ma foi, je l'ignore moi-même, et j'en donne ma langue aux chiens; d'ailleurs, chercher madame Dulcinée dans le Toboso, n'est-ce pas chercher le bachelier dans Salamanque? Malédiction! c'est le diable en personne qui m'a fourré dans cette affaire.
Telles étaient les réflexions que faisait Sancho, et la conclusion qu'il en tira fut de se raviser sur-le-champ. Pardieu, se dit-il, il y a remède à tout, si ce n'est à la mort, à laquelle nous devons tribut à la fin de la vie. Mon maître est fou à lier, comme je m'en suis maintes fois aperçu; et franchement je ne suis guère en reste avec lui, puisque je l'accompagne et le sers; car, selon le proverbe, dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Or, mon maître étant fou, et d'une folie qui lui fait prendre le blanc pour le noir et le noir pour le blanc, des moulins à vent pour des géants, des mules pour des dromadaires, des troupeaux de moutons pour des armées, et cent autres choses de la même force, il ne me sera pas difficile de lui faire accroire que la première paysanne qui me tombera sous la main est madame Dulcinée. S'il s'y refuse, j'en jurerai; s'il soutient le contraire, j'en jurerai encore plus fort; s'il tient bon, je n'en démordrai pas; de cette façon, j'aurai toujours manche pour moi, quoi qu'il arrive. Peut-être ainsi le dégoûterai-je de me charger de pareils messages, en voyant le peu d'avantage qu'il en tire; ou plutôt s'en prendra-t-il à quelque enchanteur qui, pour lui faire pièce, aura changé la figure de sa dame.
De cette manière, Sancho se mit l'esprit en repos et regarda l'affaire comme arrangée. Il resta sous son arbre jusqu'au soir, afin de mieux tromper son maître sur l'aller et le retour, et son bonheur fut tel, que lorsqu'il se leva pour remonter sur son grison, il aperçut venir, sur le chemin du Toboso, trois paysannes montées sur trois ânes ou trois ânesses (l'auteur se tait sur ce point), mais il faut croire que c'étaient des bourriques, monture ordinaire des femmes de la campagne. Bref, dès que Sancho vit ces trois donzelles, il revint au petit trot chercher don Quichotte, qu'il retrouva dans la même attitude où il l'avait laissé, continuant à se lamenter et à soupirer amoureusement.
Eh bien, qu'y a-t-il, ami? lui dit son maître, dois-je marquer cette journée avec une pierre blanche ou avec une pierre noire?
Il faut la marquer avec une pierre rouge, répondit 333 Sancho; comme ces écriteaux qu'on veut qui soient vus de loin.
Tu m'apportes donc de bonnes nouvelles, mon fils? demanda don Quichotte.
Si bonnes, répondit Sancho, que vous n'avez qu'à éperonner Rossinante, pour aller au-devant de madame Dulcinée, qui vient avec deux de ses femmes rendre visite à Votre Grâce.
Sainte Vierge! dis-tu vrai? s'écria don Quichotte; ne m'abuse point, mon ami, et ne cherche pas à me donner de fausses joies pour charmer mes ennuis.
Et que gagnerais-je à vous tromper, répliqua Sancho, quand vous êtes à deux doigts de savoir ce qu'il en est? Avancez seulement de quelques pas, et vous verrez venir votre maîtresse parée comme une châsse. Elle et ses femmes ne sont que colliers de perles, rivières de diamants, étoffes d'argent et d'or, si bien que je ne sais comment elles peuvent porter tout cela; leurs cheveux tombent sur leurs épaules à grosses boucles, et on dirait les rayons du soleil agités par le vent; enfin, dans un moment, vous allez les voir toutes les trois, montées sur des caquenées grasses à lard, et qui valent leur pesant d'or.
C'est haquenées qu'il faut dire, Sancho, reprit don Quichotte; si Dulcinée t'entendait parler de la sorte, elle ne nous prendrait pas pour ce que nous sommes.
La distance de caquenées à haquenées n'est pas bien grande, répliqua Sancho; mais qu'elles soient montées sur ce qu'elles voudront, je n'ai jamais vu de dames plus élégantes, et surtout madame Dulcinée.
Allons, reprit don Quichotte, pour étrennes d'une nouvelle si heureuse et si peu attendue, je t'abandonne le butin de notre prochaine aventure; ou, si tu l'aimes mieux, les poulains de 334 mes trois juments, qui, tu le sais, sont près de mettre bas.
Je m'en tiens aux poulains, repartit Sancho, car il n'est pas sûr que le butin de votre prochaine aventure soit bon à garder.
Ainsi discourant ils sortirent du bois; aussitôt don Quichotte jeta les yeux sur toute la longueur du chemin du Toboso; mais n'apercevant que trois paysannes, il commença à se troubler, et demanda à son écuyer s'il avait laissé ces dames hors delà ville.
Hors de la ville? répondit Sancho. Votre Grâce a-t-elle les yeux derrière la tête? ne voyez-vous point ces trois dames qui viennent à nous, resplendissantes comme le soleil en plein midi?
Je ne vois que trois paysannes montées sur trois ânes, dit don Quichotte.
Dieu me soit en aide! repartit Sancho; se peut-il que vous preniez pour trois ânes trois haquenées plus blanches que la neige! Par ma foi, on dirait que vous n'y voyez goutte, ou que vous êtes encore enchanté.
En vérité, Sancho, reprit notre chevalier, c'est toi qui n'y vois goutte: ce sont des ânes ou des ânesses, aussi sûr que je suis don Quichotte et que tu es Sancho Panza; du moins il me le semble ainsi.
Allons, allons, seigneur, vous vous moquez, repartit Sancho: frottez-vous les yeux, et venez faire la révérence à la dame de vos pensées que voilà tout près de vous.
En même temps, il alla à la rencontre des paysannes, et sautant à bas de son grison, il arrêta un des ânes par le licou, puis, se jetant à deux genoux:
O sublime princesse! s'écria-t-il, reine et duchesse de la beauté, que Votre Grandeur ait la bonté d'admettre en grâce et d'accueillir avec faveur ce pauvre chevalier, votre esclave, qui est là froid comme le marbre, tant il est troublé et haletant de se voir en votre magnifique présence! Je suis Sancho Panza, son écuyer, pour vous servir, et lui, c'est le vagabond chevalier don Quichotte de la Manche, autrement appelé le chevalier de la Triste-Figure.
Pendant cette harangue, l'amoureux chevalier s'était jeté à genoux auprès de Sancho et ouvrait de grands yeux; mais ne voyant dans celle que son écuyer traitait de reine et de princesse qu'une grossière paysanne au visage boursouflé et au nez camard, il demeura si stupéfait qu'il ne pouvait desserrer les lèvres. Les paysannes n'étaient pas moins étonnées à la vue de ces deux hommes si différents l'un de l'autre, tous deux à genoux et leur barrant le chemin; aussi celle que Sancho avait arrêtée, prenant la parole: Gare, seigneurs, gare, dit-elle, passez votre chemin et laissez-nous, nous sommes pressées.
O grande princesse! répondit Sancho, ô dame universelle du Toboso! comment votre cœur magnanime ne s'amollit-il point, en voyant prosterné devant votre sublime présence la colonne et l'arc-boutant de la chevalerie errante?
Oui-da, oui-da, reprit une des paysannes: voyez un peu ces hidalgos qui viennent se gausser des filles du village; comme si nous n'étions pas faites comme les autres! Passez, passez, celles-là sont prises; laissez-nous continuer notre chemin.
Lève-toi, Sancho, lève-toi, dit tristement don Quichotte; je vois bien que le sort n'est point encore rassasié de mon malheur, et qu'il a fermé tous les chemins par où pouvait arriver quelque joie à cette âme chétive que je porte en ma chair. Et toi, dernier terme de la beauté humaine, résumé accompli de toutes les perfections, unique soutien de ce cœur affligé qui t'adore, puisque le maudit enchanteur qui me poursuit a jeté sur mes yeux une effroyable cataracte, et que pour moi et non pour d'autres il cache ton incomparable beauté sous les traits d'une grossière paysanne, ne laisse pas, je t'en supplie, de me regarder avec 335 amour, à moins toutefois qu'il ne m'ait donné aussi l'aspect de quelque vampire, pour me rendre horrible à tes yeux! Tu vois, adorable princesse, tu vois quelle est ma soumission et mon zèle, et que, malgré l'artifice de mes ennemis, mon cœur ne laisse pas de t'offrir les hommages qui te sont dus.
Ah! par ma foi, repartit la paysanne, je suis bien bonne d'écouter vos cajoleries! Laissez-nous passer, seigneurs, nous n'avons pas de temps à perdre.
Sancho s'empressa de se relever et de lui faire place, ravi dans son cœur d'être parvenu si heureusement à sortir d'embarras.
A peine la prétendue Dulcinée se vit-elle libre, qu'avec le clou qui était fixé au bout de son bâton elle piqua son âne, et se mit à le faire courir de toute sa force à travers le pré. Mais pressé par l'aiguillon plus qu'à l'ordinaire, le baudet allait par sauts et par bonds, lâchant force ruades, et il fit tant qu'à la fin il jeta madame Dulcinée par terre. Aussitôt, l'amoureux chevalier courut pour la relever, tandis que Sancho ramenait le bât qui avait tourné sous le ventre de la bête. Le bât replacé et sanglé, don Quichotte voulut prendre sa dame entre ses bras pour la porter sur l'âne, mais la belle, se relevant prestement, fit trois pas en arrière pour prendre son élan, posa les mains sur la croupe de sa monture, et d'un saut se trouva à califourchon sur le bât.
Vive Dieu! s'écria Sancho, notre maîtresse est plus légère qu'un daim, et elle rendrait des points à tous les écuyers de Cordoue et du Mexique! D'un seul bond elle a passé par-dessus l'arçon de sa selle. Voyez comme elle fait courir sa haquenée sans éperons. Par ma foi! ses femmes ne sont point en reste, tout cela court comme le vent.
Sancho disait vrai, car toutes trois galopaient à qui mieux mieux, sans tourner la tête, et elles coururent ainsi plus d'une demi-lieue.
Don Quichotte les suivit des yeux pendant quelque temps, et lorsqu'il cessa de les apercevoir: Vois, Sancho, lui dit-il, jusqu'où va la haine des enchanteurs, et de quel détestable artifice ils se servent pour me priver du bonheur que j'aurais eu à contempler Dulcinée! Fut-il jamais homme plus malheureux que moi, et ne suis-je pas le type du malheur même? Les traîtres! non contents de la transformer en une grossière paysanne, et de me la montrer sous une figure indigne de sa qualité et de son mérite, ils lui ont encore ôté ce qui distingue les grandes princesses, dont l'haleine respire toujours un si doux parfum; car lorsque je me suis approchée de Dulcinée pour la remettre sur sa haquenée, comme tu l'appelles, quoique j'aie constamment pris sa monture pour une ânesse, elle m'a lancé, te l'avouerai-je, une odeur d'oignon cru qui m'a soulevé le cœur.
Canailles! misérables et pervers enchanteurs! cria Sancho, n'aurai-je jamais le plaisir de vous voir tous enfilés par la même broche, et griller comme des sardines! Ne devait-il pas vous suffire, infâmes coquins! brigands maudits! d'avoir changé les perles des yeux de notre maîtresse en des yeux de chèvre, ses cheveux d'or pur en queue de vache rousse, et finalement d'avoir gâté toute sa personne, sans pervertir encore son odeur? Par là du moins nous aurions pu nous faire quelque idée de ce qui était caché sous cette grossière écorce; bien qu'à vrai dire, je ne me sois point aperçu de sa laideur, et qu'au contraire je n'aie vu que sa beauté, à telles enseignes qu'elle a sur la lèvre droite un gros signe, en manière de moustache, d'où sortent sept ou huit poils roux de deux doigts de long, qu'on prendrait pour autant de filets d'or.
D'après les rapports que les signes du visage ont avec ceux du corps, reprit don Quichotte, Dulcinée doit en avoir un du même côté sur le plat de la cuisse; mais ces poils que tu viens de dire, Sancho, sont bien grands pour un signe, et cela n'est point ordinaire.
Par ma foi, seigneur, repartit Sancho, ils font là merveille.
Oh! j'en suis persuadé, dit don Quichotte, car la nature n'a rien mis en Dulcinée qui ne soit l'idéal de la perfection; et ces signes dont tu parles ne sont pas en elle des défauts, ce sont plutôt des étoiles resplendissantes et lumineuses. Mais dis-moi, ce qui m'a semblé un bât, était-ce une selle plate ou une selle en fauteuil?
C'était une selle à la genette[80] avec une housse si riche, mais si riche, qu'elle vaut la moitié d'un royaume, répondit Sancho.
Et je n'ai rien vu de tout cela? reprit don Quichotte: ah! je ne cesserai de le répéter, je suis le plus malheureux des hommes.
Le sournois d'écuyer avait bien de la peine à s'empêcher de rire en voyant l'extravagance et la crédulité de son maître, et il se réjouissait tout bas de l'avoir trompé si adroitement. Finalement, nos deux aventuriers remontèrent sur leurs bêtes, et prirent le chemin de Saragosse, où ils comptaient être encore assez à temps pour se trouver à une fête solennelle qui a lieu tous les ans dans cette ville: mais il leur arriva tant de choses et de si surprenantes, qu'elles méritent d'être racontées comme on le verra ci-après.
Don Quichotte suivait son chemin tout pensif et tout préoccupé du mauvais tour que lui avaient joué les enchanteurs en transformant sa dame en une grossière paysanne, ce qui malheureusement lui paraissait sans remède. Ces pensées l'absorbaient tellement que, sans y faire attention, il lâcha la bride à Rossinante, lequel, se sentant libre, s'arrêtait à chaque pas pour paître l'herbe fraîche qui croissait abondamment dans cet endroit.
Seigneur, lui dit Sancho en le voyant ainsi, la tristesse, j'en conviens, n'a pas été faite pour les bêtes, mais pour l'homme; et pourtant, quand l'homme s'y abandonne, il devient une bête. Allons, allons! remettez-vous, relevez la bride à Rossinante, et faites voir ce que vous êtes: un véritable chevalier errant. Morbleu! pourquoi vous décourager de la sorte? Que Satan emporte toutes les Dulcinées qu'il y a dans ce monde, plutôt que j'aie la douleur de voir un seul chevalier errant succomber à la maladie!
Tais-toi, répondit don Quichotte, et ne profère point de blasphème contre Dulcinée; c'est moi qui suis la seule cause de sa disgrâce: elle ne serait pas telle qu'elle m'est apparue si les enchanteurs ne portaient envie à ma gloire et à mes plaisirs.
C'est aussi mon avis, reprit Sancho; en vérité le cœur se fend quand on pense à ce qu'elle était jadis et à ce qu'elle est maintenant.
Ah! tu peux bien le dire, toi qui l'as vue dans tout l'éclat de sa beauté, car le charme dirigé contre moi ne troublait point ta vue. Il me semble pourtant, Sancho, que tu as mal dépeint la beauté de ma dame en disant qu'elle avait des yeux de perles: des yeux de perles sont des yeux de poisson plutôt que des yeux de femme. Les yeux de Dulcinée ne peuvent être que deux vertes émeraudes, avec deux arcs-en-ciel pour sourcils. Mon ami, réserve les perles pour les dents et non pour les yeux; tu auras sans doute fait confusion.
Cela peut être, répondit Sancho, car j'ai été aussi troublé de sa beauté que vous avez pu l'être de sa laideur. Mais recommandons le tout à Dieu, qui seul sait ce qui doit arriver dans cette vallée de larmes, dans ce méchant monde où il n'y a rien qui soit exempt de malice ou de fourberie. Une seule chose m'inquiète, c'est de savoir comment on s'y prendra quand, après 337 avoir vaincu quelque géant ou quelque chevalier, Votre Grâce lui ordonnera d'aller se présenter devant madame Dulcinée. Où le pauvre diable la trouvera-t-il? Il me semble le voir d'ici se promener dans les rues du Toboso, le nez en l'air, la bouche béante, et cherchant madame Dulcinée, qui passera cent fois devant lui sans qu'il la reconnaisse.
L'enchantement ne s'étendra peut-être pas jusqu'aux géants ou aux chevaliers vaincus, répondit don Quichotte. Au reste, nous en ferons l'expérience sur les deux ou trois premiers auxquels nous aurons affaire, en leur ordonnant de venir me rendre compte de ce qu'ils auront éprouvé à ce sujet.
Votre idée me paraît excellente, repartit Sancho. Une fois certain que la beauté de notre maîtresse n'est voilée que pour vous seul, il faudra en prendre votre parti; le malheur sera pour vous et non pour elle; et puis du moment que madame Dulcinée se porte bien, pourquoi nous attrister? En attendant, poussons notre fortune du mieux que nous pourrons en cherchant les aventures; le temps arrangera le reste, car il est le meilleur médecin du monde, et il n'y a pas de maladie qu'il ne guérisse.
Don Quichotte allait répliquer, quand tout à coup, au détour du chemin, parut un chariot chargé de divers personnages et des plus étranges figures qu'on puisse imaginer. Celui qui faisait l'office de cocher était un horrible démon, et comme le chariot était découvert, on voyait aisément ceux qui étaient dedans. Après le cocher, la première figure qui s'offrit aux yeux de don Quichotte fut celle de la Mort sous un visage humain. Tout près d'elle se tenait un ange avec de grandes ailes de différentes couleurs; à sa droite était un empereur avec une couronne qui 338 paraissait d'or; aux pieds de la Mort, on voyait assis le dieu Cupidon, avec son carquois, son arc et ses flèches, mais sans bandeau sur les yeux; enfin, un chevalier armé de toutes pièces, si ce n'est qu'au lieu de casque il portait un chapeau orné de plumes de diverses couleurs, complétait la troupe.
Ce spectacle inattendu troubla quelque peu notre chevalier, et jeta l'effroi dans l'âme de Sancho; mais une prompte joie succéda à la surprise dans l'esprit de don Quichotte, qui ne douta point que ce ne fût quelque périlleuse aventure. Dans cette pensée, et avec un courage prêt à tout braver, il se campe au-devant de l'équipage, et d'une voix fière et menaçante: Cocher ou diable, s'écrie-t-il, il faut que tu me dises à l'instant qui tu es, où tu vas, et quelles gens tu mènes dans ce chariot, qui a plutôt l'air de la barque à Caron que d'une charrette ordinaire.
Seigneur, répondit le diable d'une voix mielleuse et en retenant les rênes, nous sommes acteurs de la troupe d'Angulo le Mauvais. Ce matin, octave de la Fête-Dieu, nous venons de représenter derrière cette colline que vous voyez là-bas, la tragédie des Cortès de la Mort, et nous devons la jouer encore ce soir dans le village qui est devant nous: comme c'était tout proche, nous n'avons pas voulu quitter nos habits, afin de n'avoir pas la peine de les reprendre. Ce jeune homme que vous voyez représente la Mort; cet autre un ange; cette dame, qui est la femme de l'auteur de la pièce, fait la reine; en voilà un qui remplit un rôle d'empereur, cet autre celui de soldat; quant à moi je suis le diable pour vous servir et un des principaux acteurs, car j'ouvre la scène. Si vous avez d'autres questions à me faire, parlez, seigneur, parlez, je répondrai à tout ponctuellement, étant le diable, il n'y a rien que je ne sache.
Foi de chevalier errant, répondit don Quichotte, dès que j'ai vu votre chariot, j'aurais juré que c'était une grande aventure qui s'offrait à moi; je vois bien qu'il ne faut pas se fier aux apparences, si l'on ne veut être trompé.
Allez, mes amis, allez en paix célébrer votre fête, et si je puis vous être utile à quelque chose, croyez que je suis à vous de bien bon cœur: j'ai été toute ma vie grand amateur du théâtre, et dès ma tendre jeunesse je ne rêvais que comédie.
Comme ils en étaient là, le sort voulut qu'un des acteurs de la troupe, qui était resté en arrière, les rejoignît. Ce dernier était habillé en fou de cour, avec quantité de grelots autour du corps, et il portait au bout d'un bâton trois vessies gonflées. En approchant de don Quichotte, ce grotesque personnage se mit à s'escrimer avec son bâton, frappant la terre avec ses vessies, et sautant de droite et de gauche pour faire résonner ses grelots. Cette fantastique vision épouvanta tellement Rossinante, que, malgré les efforts de son maître pour le calmer, il prit le mors aux dents et se mit à courir à travers champs avec une vitesse qu'on était loin d'attendre de lui. A cette vue Sancho sauta à bas de son âne pour aller secourir son seigneur, mais quand il arriva, cheval et cavalier étaient étendus sur la poussière, conclusion ordinaire des prouesses de Rossinante.
Or, à peine Sancho eut-il lâché sa monture, que le fou sauta dessus, et, la fouettant à grands coups de vessies, il la fit courir vers le village où la fête allait avoir lieu. Entre la chute de son maître et la fuite de son âne, Sancho se trouvait dans une cruelle perplexité; mais, en fidèle écuyer, l'amour de son seigneur l'emporta, et malgré la pluie de coups qu'il voyait tomber sur la croupe du baudet, et qu'il eut préféré cent fois recevoir sur la prunelle de ses propres yeux, il accourut auprès de don Quichotte qu'il trouva en fort mauvais état. Tout en l'aidant à remonter sur Rossinante: Seigneur, lui dit-il, le diable emporte l'âne.
Quel diable? demanda don Quichotte.
Le diable aux vessies, répondit Sancho.
Sois tranquille, reprit notre héros, je te le ferai rendre, allât-il se cacher au fond des enfers. Suis-moi; le chariot marche lentement; et avec les mules qui le traînent je couvrirai, sois-en certain, la perte de ton grison.
Plus n'est besoin de s'en occuper! s'écria Sancho: le diable l'a lâché, et le voilà qui revient, le pauvre enfant!
Sancho disait vrai; le diable et le grison avaient culbuté à l'instar de don Quichotte et de Rossinante, et pendant que l'un gagnait le village, l'autre venait retrouver son maître.
Malgré tout, dit don Quichotte, il serait bon de châtier l'insolence de ce démon sur un des hommes du chariot, fût-ce sur l'empereur lui-même.
Otez-vous cela de l'esprit, Seigneur, repartit Sancho; il n'y a rien à gagner avec les comédiens, ces gens-là ont des amis partout. J'ai connu autrefois un comédien poursuivi pour deux meurtres; eh bien, il s'en est tiré sans qu'il lui en coûtât un cheveu de la tête. Comme ce sont des gens de plaisir, tout le monde les protége et les aime, ceux-ci surtout qui se prétendent de la troupe royale.
Il ne sera pas dit, répliqua don Quichotte, que ce mauvais histrion m'aura échappé, dût le genre humain tout entier le prendre sous sa protection! Et il se mit à courir après le chariot, en criant: Arrêtez, baladins! arrêtez, mauvais bouffons! je veux vous apprendre à respecter à l'avenir les bêtes qui servent de monture aux écuyers des chevaliers errants.
Don Quichotte criait si fort que les comédiens l'entendirent. Jugeant de son intention par ses paroles, la Mort saute à terre, avec le diable, suivi de l'empereur et de l'ange; il n'y eut pas jusqu'au dieu Cupidon qui ne voulût être de la partie: alors tous se chargent de pierres, et, se retranchant derrière leur voiture, ils attendent l'assaillant, résolus à se défendre. En les voyant si bien armés et faire bonne contenance, notre héros retint la bride à Rossinante, et se mit à réfléchir de quelle manière il attaquerait ce bataillon avec le moins de danger. Pendant qu'il délibérait sur ce qu'il avait à faire, Sancho arriva, et trouvant son maître prêt à en venir aux mains:
Seigneur, lui dit-il, voici une aventure qui ne me paraît nullement bonne à entreprendre. Considérez que contre des amandes de ruisseaux il n'existe pas d'armes défensives, à moins de se blottir sous une cloche de bronze? Considérez aussi qu'il y a plus de témérité que de courage à vouloir attaquer seul une armée où les empereurs combattent en personne, et qui est soutenue par les bons et les mauvais anges, sans compter la Mort, qui est à leur tête? Et puis, remarquez, je vous prie, mon cher maître, que parmi tous ces gens-là il n'y a pas un seul chevalier errant.
Tu as touché juste, interrompit don Quichotte, et voilà de quoi me faire changer de résolution: je ne puis ni ne dois tirer l'épée contre n'importe quelles gens s'ils ne sont armés chevaliers; ainsi donc, Sancho, cela te regarde; c'est à toi de tirer vengeance de l'outrage fait à ton grison. Je me tiendrai ici pour te donner mes conseils et t'animer au combat.
Seigneur, il n'y a pas là de quoi tirer vengeance de personne, repartit Sancho, et un bon chrétien doit savoir oublier les offenses; d'ailleurs, je m'arrangerai avec mon âne, et comme il n'est pas moins pacifique que son maître, je suis certain qu'une mesure d'avoine sera bien plus de son goût.
Si c'est là ton avis, bon et pacifique Sancho, répliqua don Quichotte, laissons-là ces fantômes et allons chercher de meilleures aventures; car ce pays-ci m'a tout l'air d'en fournir un bon nombre et des plus surprenantes.
En parlant ainsi, il tourna bride, suivi de son écuyer. De son côté, la Mort et ses compagnons remontèrent sur le chariot et continuèrent leur voyage. Telle fut, grâce aux sages conseils de 340 Sancho Panza, l'heureuse fin de la terrible aventure du char de la Mort. Le jour suivant, notre héros eut une autre aventure avec un chevalier amoureux et errant, laquelle mérite, à elle seule, un nouveau chapitre.
La nuit qui suivit le jour de la rencontre du char de la Mort, don Quichotte et son écuyer la passèrent sous un bouquet de grands arbres où ils soupèrent avec les provisions que portait le grison. Pendant qu'ils mangeaient, Sancho dit à son maître: Avouez, Seigneur, que j'aurais eu grand tort de choisir pour étrennes le butin de votre dernière aventure plutôt que les poulains des trois juments: Par ma foi, mieux vaut moineau en cage que grue qui vole!
Cela se peut, répondit don Quichotte, mais pourtant si tu m'avais laissé attaquer et combattre comme je le voulais, tu n'aurais certes pas eu lieu de te plaindre, car à cette heure, tu serais en possession de la couronne d'or de l'empereur et des ailes peintes de ce Cupidon: je les lui aurais arrachées pour les remettre entre tes mains.
Bah! reprit Sancho, jamais sceptres ni couronnes des empereurs de comédie n'ont été d'or, mais bien de cuivre ou de fer-blanc.
Cela est vrai, reprit don Quichotte; en effet, il ne conviendrait pas que les hochets de la comédie fussent de fine matière; ils doivent être comme elle une sorte de fiction, une simple apparence. A propos de comédie, j'entends, Sancho, que tu sois bien disposé pour le théâtre, ainsi que pour ceux qui composent les pièces et ceux qui les représentent, parce que ce sont des gens fort utiles dans un État, car, en nous offrant chaque jour un miroir fidèle où se reflète la vie humaine, ils nous montrent ce que nous sommes et ce que nous devrions être. Tu as sans doute vu représenter des comédies dans lesquelles il y avait des rois, des prêtres, des chevaliers, des dames et autres personnages divers? L'un fait le fanfaron, l'autre le fourbe, celui-là le soldat, celui-ci l'amoureux; puis, quand la pièce est terminée, chacun quitte son costume, et, dans la coulisse tout se donne la main.
Oui, vraiment, j'ai vu de ces comédies-là, répondit Sancho.
Eh bien, reprit don Quichotte, il en est de même dans la comédie de ce monde: les uns sont empereurs, les autres papes; finalement autant de personnages différents que sur le théâtre. Puis quand arrive la fin de la pièce, c'est-à-dire quand vient la mort qui leur fait quitter les oripeaux qui les distinguaient, tous redeviennent égaux dans la sépulture.
Voilà une comparaison que j'ai entendu faire bien souvent et qui ressemble comme deux gouttes d'eau au jeu des échecs, dit Sancho: tant que le jeu dure, chaque pièce représente un personnage; mais une fois le jeu fini, elles sont toutes jetées pêle-mêle dans une boîte, comme dans un tombeau.
Il me semble, reprit don Quichotte, que tu deviens chaque jour moins simple et plus avisé.
Pardieu, répliqua Sancho, en me frottant tous les jours contre Votre Grâce, il faut bien qu'il m'en reste quelque chose. Bien aride serait le terrain qui ne rapporterait rien, quand on le cultive et qu'on le fume: je veux dire, seigneur, que la conversation de Votre Grâce a été l'engrais répandu sur la terre sèche de mon esprit, et le temps passé à votre service la culture moyennant laquelle j'espère rapporter des moissons dignes du bon labourage que vous avez fait dans mon stérile entendement.
Le chevalier ne put s'empêcher de sourire des expressions recherchées dont Sancho appuyait 341 son raisonnement; il lui sembla qu'il en savait plus long qu'à l'ordinaire, et il en était tout surpris. En effet, depuis quelque temps, Sancho parlait de façon à étonner son maître; seulement, quand il voulait par trop faire le beau parleur, comme un candidat au concours, il trébuchait lourdement. Ce qui lui allait le mieux, c'était de débiter des proverbes, qu'ils vinssent à tort ou à raison, comme on l'a vu souvent et comme on le verra encore dans la suite de cette histoire.
Nos aventuriers passèrent une partie de la nuit en de semblables entretiens, jusqu'à ce qu'il prit envie à Sancho de laisser tomber les rideaux de ses yeux: c'était sa manière de s'exprimer lorsqu'il voulait dormir. Il ôta le bât et le licou au grison, et le laissa paître en liberté. Quant à Rossinante, il se contenta de lui retirer la bride, parce que don Quichotte lui avait expressément défendu d'enlever la selle tant qu'ils seraient en campagne, suivant la coutume si prudemment établie et si fidèlement observée par les chevaliers errants.
D'après la même tradition, l'amitié de ces deux pacifiques animaux fut si intime, que l'auteur de ce récit lui avait consacré plusieurs chapitres; il les supprima depuis par bienséance et pour garder la dignité qui convient à une si héroïque histoire. Parfois, néanmoins, il oublie sa résolution, et se complaît à nous représenter les deux amis se grattant l'un l'autre; puis, quand ils étaient fatigués de cet exercice, Rossinante croisant sur le cou du grison un cou qui le dépassait d'une demi-aune; et tous deux les yeux fichés en terre demeuraient ainsi des jours entiers, à moins qu'on ne les tirât de leur immobilité, ou que la faim ne les talonnât. L'auteur n'avait pas craint de comparer leur amitié 342 à celle de Nisus et Euryale, ou bien encore à celle d'Oreste et Pylade, ce qui fait voir la haute opinion qu'il en avait conçue; peut-être aussi voulait-il par là montrer aux hommes combien ils ont tort de trahir l'amitié, quand les bêtes la pratiquent si fidèlement. C'est pourquoi l'on a dit: il n'y a pas d'ami pour l'ami, et les roseaux se changent en lance. Et qu'on n'aille pas blâmer cette comparaison de l'amitié des bêtes avec celle des hommes: n'avons-nous pas appris du chien la fidélité, de la fourmi la prévoyance, de l'éléphant la pudeur, et du cheval la loyauté!
Nos aventuriers reposaient depuis peu de temps, Sancho sous un liége et don Quichotte sous un robuste chêne, lorsque notre héros fut réveillé par un bruit qui se fit derrière sa tête; se levant en sursaut pour s'assurer d'où ce bruit provenait, il crut entendre deux cavaliers, dont l'un, se laissant glisser de sa selle, disait à l'autre:
Ami, mets pied à terre, et ôte la bride à nos chevaux; ils doivent trouver ici de l'herbe fraîche, comme j'y trouverai moi-même le silence et la solitude propres à entretenir mes amoureuses pensées.
Dire ce peu de mots et s'étendre à terre fut l'affaire d'un instant. Mais en se couchant l'inconnu fit résonner les armes dont il était couvert. A cet indice, don Quichotte reconnut un chevalier; s'approchant de Sancho, et le secouant par le bras pour l'éveiller: Ami, lui dit-il à voix basse, nous tenons une aventure.
Dieu veuille nous l'envoyer bonne, répondit Sancho encore à moitié endormi; mais, dites-moi, seigneur, où est-elle Sa Grâce madame l'aventure?
Où elle est, répliqua don Quichotte: regarde de ce côté, et tu y verras étendu un chevalier qui, si je ne me trompe, a quelque grand sujet de déplaisir, car il s'est laissé tomber à terre si lourdement, que ses armes en ont résonné.
Eh bien, où voyez-vous que ce soit une aventure? dit Sancho.
Je ne prétends pas que ce soit absolument une aventure, repartit don Quichotte, je dis que c'est un commencement d'aventure, car elles débutent toujours ainsi. Au reste, écoutons; il me semble que ce chevalier accorde un luth ou une guitare, et à la manière dont il tousse pour se nettoyer le gosier, il doit se préparer à chanter.
Par ma foi, vous avez raison, dit Sancho, il faut que ce soit un chevalier amoureux.
Crois-tu donc qu'il y en ait d'autres? reprit don Quichotte; apprends, mon ami, qu'il n'y a point de chevalier qui ne soit amoureux. Écoutons-le; sa plainte nous apprendra sans doute son secret, car l'abondance du cœur fait parler la langue.
Sancho allait répliquer, quand l'inconnu se mit à chanter ce qui suit:
L'inconnu poussa un profond soupir, et bientôt il s'écria d'une voix dolente et plaintive: O la plus belle, mais la plus ingrate de toutes les femmes, sérénissime Cassildée de Vandalie! comment peux-tu consentir à laisser errer par le monde et consumer sa vie en d'âpres et pénibles travaux le chevalier ton esclave? Ne suffit-il pas que ma valeur et mon bras aient fait confesser à tous les chevaliers de la Navarre, à tous les chevaliers de Léon, d'Andalousie, de Castille, et enfin à tous les chevaliers de la Manche que tu es la plus belle personne du monde?
Oh! pour cela non, repartit don Quichotte, car je suis de la Manche, et je n'ai jamais confessé ni ne confesserai de ma vie une chose si contraire et si préjudiciable à la beauté de Dulcinée. 343 Sancho, ce chevalier divague; mais écoutons encore, peut-être va-t-il se faire mieux connaître.
Sans aucun doute, répliqua Sancho; car il me paraît prendre le chemin de se lamenter un mois durant.
Toutefois, il n'en fut pas ainsi: l'inconnu ayant cru entendre qu'on parlait à ses côtés, se leva et dit d'une voix sonore: Qui va là? qui êtes-vous? Êtes-vous du nombre des heureux, ou de celui des affligés?
Je suis du nombre des affligés, répondit don Quichotte.
Dans ce cas, approchez, reprit l'inconnu; vous trouverez ici la tristesse et l'affliction en personne.
Don Quichotte s'approcha, s'y voyant invité avec tant de courtoisie, et l'inconnu le prenant par le bras:
Asseyez-vous, seigneur chevalier, lui dit-il; car pour deviner que vous l'êtes, il me suffit de vous avoir rencontré dans cet endroit, où vous font compagnie la solitude et le serein, gîte naturel et couche ordinaire des chevaliers errants.
Je suis chevalier, en effet, répondit don Quichotte, et de la profession que vous dites; accablé moi-même par le souvenir de mes disgrâces, je ne laisse pas d'avoir le cœur sensible aux malheurs d'autrui; et je compatis d'autant plus aux vôtres, seigneur, que par vos plaintes j'ai compris qu'ils doivent avoir leur source dans votre amour pour l'ingrate que vous venez de nommer.
Pendant qu'ils s'entretenaient de la sorte, tous deux étaient assis sur le gazon, l'un à côté de l'autre, et aussi tranquilles que s'ils n'eussent pas dû se couper la gorge au lever de l'aurore.
Seigneur chevalier, seriez-vous par bonheur amoureux? demanda l'inconnu.
Pour mon malheur, je le suis, répondit notre héros, quoique, après tout, les souffrances qui résultent du choix d'un trop noble sujet puissent plutôt passer pour des biens que pour des maux.
Oui, reprit l'inconnu, si les dédains d'une ingrate n'en venaient pas à troubler notre raison, et à nous exciter à la vengeance.
Pour moi, repartit don Quichotte, je n'ai jamais éprouvé le dédain de ma dame.
Non, par ma foi, interrompit Sancho; notre maîtresse est tendre comme la rosée, et plus douce qu'un mouton.
Est-ce là votre écuyer? demanda l'inconnu du bocage à don Quichotte.
C'est mon écuyer, répondit notre héros.
En vérité, répliqua l'inconnu, il est le premier que j'aie entendu parler si librement en présence de son maître; j'ai là le mien, qui n'a jamais été assez hardi pour desserrer les dents, quand il est devant moi.
Eh bien, moi, s'écria Sancho, j'ai parlé et je parlerai devant le... et même plus... mais laissons cela.
En ce moment, l'autre écuyer tira Sancho par le bras, et lui dit à l'oreille: Frère, cherchons quelque endroit où nous puissions parler à notre aise, et laissons ici nos maîtres s'entretenir de leurs amours; car le jour les surprendra qu'ils n'auront pas encore fini.
Volontiers, repartit Sancho; je serais bien aise d'apprendre à Votre Grâce qui je suis, et de vous montrer si c'est à moi qu'on peut reprocher d'être un bavard.
Tous deux s'en furent à l'écart, et il s'établit entre eux une conversation pour le moins aussi plaisante que celle de leurs maîtres fut sérieuse.
Ainsi séparés, d'un côté étaient les chevaliers, de l'autre les écuyers, ceux-ci se racontant leurs vies, ceux-là se confiant leurs amours; mais 344 l'histoire s'occupe d'abord de la conversation des valets, et rapporte que l'écuyer du Bocage dit à Sancho:
Il faut convenir, frère, qu'il y a peu d'existences aussi rudes que celles des écuyers errants, et c'est bien à eux que peut s'appliquer la malédiction dont Dieu frappa notre premier père, quand il lui dit: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.»
Et à la froidure de ton corps, ajouta Sancho, car qui souffre plus de l'intempérie des saisons qu'un écuyer dans la chevalerie errante? Encore s'il avait toujours de quoi manger, le mal serait moins grand: avec du pain on nargue le chagrin; mais il se passe des jours entiers où nous n'avons rien à mettre sous la dent, si ce n'est pourtant l'air que nous respirons.
Quand on a l'espoir d'être récompensé quelque jour, tout cela peut se prendre en patience, repartit l'écuyer du Bocage; car il faut qu'un chevalier errant soit bien peu chanceux s'il n'a pas une fois en sa vie une île ou un comté à donner à son écuyer.
J'ai souvent dit à mon maître qu'avec une île je me tiendrais pour satisfait, répliqua Sancho, et il est si noble et si libéral qu'il me l'a promise bien des fois.
Je n'ai pas de si hautes prétentions, repartit l'écuyer du Bocage, et avec un canonicat dont mon maître m'a déjà pourvu je me trouverai amplement récompensé de mes services.
Votre maître, demanda Sancho, est donc chevalier ecclésiastique, puisqu'il peut donner un canonicat à son écuyer? Quant au mien, il est simple laïque; et pourtant, je me rappelle que des gens d'esprit et de sens, dans des intentions suspectes, à mon avis, lui conseillaient de devenir archevêque. Par bonheur, il ne voulut jamais être qu'empereur; mais je tremblais qu'il ne lui prît fantaisie de se faire d'église; car, entre nous, tout dégourdi que je paraisse, vous saurez que je ne suis qu'une bête pour gérer un bénéfice.
Ne vous y trompez pas, répondit l'écuyer du Bocage, les gouvernements d'îles ne sont pas si aisés à conduire que vous pourriez le supposer, et souvent on n'y trouve pas même de l'eau à boire. Il y en a de fort pauvres, d'autres sont très-mélancoliques; et les meilleurs sont des charges fort pesantes que se mettent sur les épaules certains gouverneurs; aussi à toute heure en voit-on qui ploient sous le faix. Tenez, plutôt que d'exercer une profession comme la nôtre, on ferait mieux de s'en aller chez soi pour y passer le temps à des exercices plus paisibles, tels que la chasse ou la pêche; car quel est l'écuyer, si pauvre soit-il, qui n'a pas quelque méchant cheval et une couple de lévriers, ou tout au moins une ligne à pêcher, pour se divertir dans son village?
A l'exception du cheval, je possède tout cela, répondit Sancho; mais j'ai un âne qui, sans le flatter, vaut deux fois le cheval de mon maître; aussi je me garderais bien de le troquer, me donnât-t-il quatre boisseaux d'avoine en retour. Sur ma foi, vous ne sauriez croire ce que vaut mon grison, je dis grison, parce que c'est sa couleur; quant aux lévriers, du diable si j'en manquais, car il y en a de reste dans notre village, et la chasse est d'autant plus agréable qu'on la fait aux dépens d'autrui.
Seigneur, dit l'écuyer du Bocage, il faut que je vous avoue une chose: c'est que j'ai résolu de laisser là cette ridicule chevalerie et de me retirer chez moi, afin d'y vivre en paix et d'élever mes enfants; j'en ai trois, Dieu merci, qui sont beaux comme des anges.
Moi, repartit Sancho, j'en ai deux qu'on pourrait présenter au pape en personne, surtout une jeune créature que j'élève pour être comtesse, s'il plaît à Dieu, quoique un peu en dépit de sa mère.
Eh! quel âge a cette demoiselle que vous élevez pour être comtesse? demanda l'écuyer du Bocage.
Environ quinze ans et demi, plus ou moins, 345 répondit Sancho; elle est grande comme une perche, fraîche comme une matinée d'avril, et forte comme un portefaix.
Peste! s'écria l'écuyer du Bocage, voilà bien des qualités: il y a là de quoi faire non-seulement une comtesse, mais encore une nymphe du vert bosquet. Oh! la gueuse, la fille de gueuse, elle m'a la mine de porter joliment son bois!
Ma fille n'est point une gueuse, repartit Sancho avec humeur, ni sa mère non plus; et il n'en entrera jamais à la maison tant que je vivrai. Seigneur écuyer, parlons plus sagement: pour un homme nourri parmi les chevaliers errants, qui sont la courtoisie même, vos propos sont très-malsonnants.
Oh! que vous vous connaissez mal en fait de louanges! répliqua l'écuyer du Bocage. N'avez-vous donc jamais entendu, lorsque dans un combat de taureaux le toréador vient de faire un beau coup, chacun s'écrier: Oh! le gueux, le fils de gueuse, comme il s'en est bien tiré! Vous voyez donc que ce n'est pas une injure, mais une sorte de louange. Allez, seigneur, reniez plutôt 346 vos enfants s'ils ne font rien pour mériter de pareils éloges.
A ce compte-là vous pourriez leur jeter toute une gueuserie sur le corps, repartit Sancho; mais j'espère qu'ils ne me causeront point ce chagrin, car ils ne font et ne disent rien qui mérite de pareils compliments: aussi je voudrais déjà les revoir, tant je les aime, et tous les jours je prie Dieu qu'il me tire de ce dangereux métier d'écuyer, où je me suis fourré encore une fois dans l'espoir de trouver une bourse de cent ducats, comme je l'ai déjà fait dans la Sierra-Morena. Depuis lors, le diable me met à toute heure devant les yeux un sac de doublons; il me semble en ce moment que je le vois, que je me jette dessus, que je le tiens entre mes bras, que je l'emporte dans ma maison, que j'en achète des terres, et que je vis comme un prince. Aussi chaque fois que je pense à cela, je compte pour rien toutes les fatigues que j'endure à la suite de mon maître, qui, je le vois bien, tient plus du fou que du chevalier.
C'est pour cela qu'on dit convoitise rompt le sac, reprit l'écuyer du Bocage; et, s'il faut parler de nos maîtres, je ne crois pas qu'il y ait au monde un plus grand fou que le mien; il est de ceux dont on dit: Des soucis d'autrui, l'âne dépérit. Ainsi, pour rétablir en son bon sens un chevalier qui est devenu fou, il est devenu fou lui-même, et il va chercher sans difficulté une chose telle, que s'il la trouvait, il pourrait bien s'en mordre les doigts.
Serait-il par hasard amoureux, votre maître? dit Sancho.
Justement, répondit l'écuyer du Bocage, il est amoureux d'une certaine Cassildée de Vandalie, qui est la plus cruelle créature et la plus difficile à gouverner qu'on puisse rencontrer dans le monde. Mais ce n'est point cela qui occupe mon maître en ce moment: il a bien d'autres projets en tête, comme il le fera voir avant peu.
Il n'est chemin si uni qui n'ait quelques pierres à faire broncher, reprit Sancho; si l'on fait cuire des fèves chez les autres, chez nous c'est à pleine marmite, et la folie a toujours plus de commensaux que la raison. Mais si, comme je l'ai entendu dire souvent, les malheureux se consolent entre eux, je pourrai me consoler avec Votre Grâce, puisque vous servez un maître aussi fou que le mien.
Fou, oui, mais vaillant, dit l'écuyer du Bocage, et plus matois encore que vaillant et que fou.
Oh! ce n'est point ainsi qu'est mon maître, reprit Sancho: il n'y a pas chez lui la moindre malice; au contraire, il a un cœur de pigeon, et il est incapable de faire du mal à une fourmi; de plus, il est si naïf, qu'un enfant lui ferait accroire qu'il est nuit en plein jour. Eh bien, c'est une simplicité qui fait que je l'aime comme la prunelle de mes yeux, et que je ne puis me résoudre à le quitter malgré toutes ses extravagances.
Mais, en fin de compte, dit l'écuyer du Bocage, quand un aveugle en conduit un autre, il y a danger pour les deux. Je pense donc que le meilleur et le plus sûr serait de battre en retraite et de regagner nos gîtes; car ceux qui cherchent les aventures ne les trouvent pas toujours comme ils les voudraient.
En cet endroit de la conversation, l'écuyer du Bocage s'apercevant que Sancho crachait souvent et avec peine, lui dit: Seigneur, il me semble qu'à force de parler nous nous sommes desséché le gosier et la langue; il n'y aurait pas grand mal de nous les rafraîchir, et, contre de tels accidents, mon cheval porte à l'arçon de ma selle un remède qui n'est pas à dédaigner. Attendez-moi un moment.
Cela dit, il se leva, et revint bientôt après portant une grande outre pleine de vin, et un pâté si long, que Sancho crut qu'il contenait non pas un chevreau, mais un bouc.
Comment, seigneur! dit Sancho en le débarrassant du pâté, ce sont là vos provisions?
Et qu'attendiez-vous donc? répondit l'écuyer 347 du Bocage: me preniez-vous pour un écuyer au pain et à l'eau? Je ne me mets jamais en chemin sans avoir semblable valise en croupe.
Ils s'assirent à terre; et Sancho, sans se faire prier, se mit à manger d'un si grand appétit, que, grâce à l'obscurité, il avalait des morceaux gros comme le poing.
Seigneur, dit-il, à en juger par les provisions que vous portez, si vous n'êtes point ici par enchantement, au moins le croirait-on; vous êtes bien le plus magnifique et le plus généreux écuyer que j'aie rencontré de ma vie; en vérité, vous méritez d'être celui d'un roi. Tandis que moi, pauvre diable, je n'ai dans mon bissac qu'un morceau de fromage si dur, si dur, qu'on pourrait en casser la tête à un géant: puis quelques oignons et deux ou trois douzaines de noisettes qui lui font compagnie, grâce à la détresse de mon maître, et à la conviction où il est que les chevaliers errants doivent se contenter de quelques fruits secs et des herbes des champs.
Mon estomac n'est point accoutumé aux oignons et aux racines sauvages, répliqua l'écuyer du Bocage; que nos maîtres vivent tant qu'ils voudront selon les règles de leur étroite chevalerie; moi, je porte toujours des viandes froides, et de plus cette outre pendue à l'arçon de ma selle: c'est ma fidèle compagne, et je l'aime si tendrement que je lui donne à chaque instant mille embrassades et mille baisers.
En disant cela, il passa l'outre à Sancho, qui, l'ayant aussitôt portée à sa bouche, se mit à regarder les étoiles pendant un bon quart d'heure. Quand il eut achevé d'étancher sa soif, il laissa tomber sa tête sur son épaule, et jetant un profond soupir, il s'écria: Oh! le fils de gueuse! comme il est catholique et comme il se laisse avaler!
Ah! pour le coup, je vous y prends, repartit l'écuyer du Bocage: comment venez-vous d'appeler ce vin?
Je conviens, répondit Sancho, ce n'est pas une injure que d'appeler quelqu'un fils de gueuse, quand c'est avec intention de le louer. Mais, dites-moi, seigneur, par le salut de votre âme, n'est-ce pas là du vin de Ciudad-Réal?
Par ma foi, vous êtes un fin gourmet, répondit l'écuyer du Bocage; vous l'avez deviné, il n'est pas d'un autre cru, et il est vieux de plusieurs années.
Oh! j'ai le nez bon, repartit Sancho; et pour se connaître en vin, je défie qui que ce soit: rien qu'au flair je vous dirai d'où il vient, quel est son âge, s'il est de garde; enfin toutes ses bonnes ou mauvaises qualités. Et il ne faut pas s'étonner de cela: dans ma famille, du côté de mon père, nous avons eu les deux plus fameux gourmets qui se soient jamais vus dans toute la Manche. Ce que je vais vous conter en est la preuve. Un jour on les appela pour avoir leur avis sur du vin qui était dans une cuve. L'un en mit sur le bout de sa langue, l'autre l'approcha de son nez; le premier prétendit que le vin sentait le fer, le second assura qu'il sentait le cuir; le maître du vin jura qu'il était franc, et qu'on n'y avait rien mis qui pût lui donner aucune odeur: mais nos deux gourmets ne voulurent pas en démordre. A quelque temps de là, le vin se vendit, et quand on eut nettoyé la cuve, on trouva, au fond, une petite clef attachée à une aiguillette de cuir. Maintenant, seigneur, dites-moi si un homme qui sort d'une telle race peut donner son avis en semblable matière?
Assurément, répondit l'écuyer du Bocage, mais à quoi cela vous sert-il dans le métier que vous faites? Croyez-moi, laissons la chevalerie et les aventures pour ce qu'elles valent, et puisque nous avons du pain chez nous, n'allons pas chercher des tourtes là où il n'y a peut-être pas de farine.
J'ai résolu d'accompagner mon maître jusqu'à Saragosse, repartit Sancho; mais après, serviteur! et je verrai le parti qu'il me faudra prendre.
Finalement, tant parlèrent et tant burent nos deux écuyers, que le sommeil seul fut capable de mettre fin à leurs propos et à leurs rasades. Aussi, tous deux, tenant embrassée l'outre à peu près vide, et ayant encore les morceaux mâchés dans la bouche, ils s'endormirent sur la place. Nous les y laisserons, pour conter ce qui se passa entre le chevalier du Bocage et le chevalier de la Triste-Figure.
Parmi beaucoup de propos qu'échangèrent don Quichotte et le chevalier du Bocage, l'histoire raconte que celui-ci dit à l'autre: Enfin, Seigneur, vous saurez que ma destinée, ou plutôt mon libre choix, m'a rendu amoureux de la sans pareille Cassildée de Vandalie; je dis sans pareille, parce qu'elle n'a point d'égale pour l'élégance de la taille, ni pour la perfection de la beauté; eh bien, quoique j'aie pu faire, cette Cassildée, dont je vous parle, n'a su récompenser mes honnêtes pensées et mes chastes désirs qu'en m'exposant sans cesse comme la marâtre d'Hercule à une foule de périlleux travaux, me flattant de l'espérance toujours déçue de me récompenser à la fin de chaque aventure.
Une fois, le croiriez-vous, elle m'a commandé d'aller combattre en champ clos cette fameuse géante de Séville, appelée la Giralda[81], qui, tout naturellement offre la résistance et la force du bronze, et qui, sans jamais bouger de place, est la plus volage et la plus changeante femme de la terre. Je vins, je la vis, je la vainquis, et je la tins immobile, aidé d'un vent du nord qui souffla toute une semaine. Une autre fois, Cassildée m'ordonna d'aller prendre et soupeser les formidables taureaux de Guisando[82], entreprise plus digne d'un portefaix que d'un chevalier. Ce n'est pas tout, elle a voulu que je me précipitasse tout vivant dans les profondeurs de Cabra pour lui rapporter une relation exacte de ce que renferme cet obscur abîme, entreprise téméraire, inouïe, et dont on ne peut sortir que par miracle. Eh bien, j'arrêtai la Giralda, je soupesai les taureaux de Guisando, je révélai le secret des abîmes de Cabra, sans que Cassildée cessât de se montrer ingrate et dédaigneuse. Enfin, pour dernière épreuve, elle m'a ordonné de parcourir toutes les provinces d'Espagne, afin de faire confesser à tous les chevaliers errants que je viendrais à rencontrer, qu'elle seule mérite le sceptre de la beauté, et que je suis le plus vaillant et le plus amoureux des chevaliers. J'ai obéi, et dans plusieurs rencontres, j'ai vaincu bon nombre de chevaliers assez hardis pour me contredire. Mais, je dois l'avouer, l'exploit dont je suis le plus fier, c'est d'avoir vaincu en combat singulier, le fameux, l'illustre chevalier don Quichotte de la Manche, et de lui avoir fait confesser que ma Cassildée de Vandalie est incomparablement plus belle que sa Dulcinée du Toboso: victoire à jamais glorieuse pour moi, et dans laquelle je puis me vanter d'avoir triomphé de tous les chevaliers errants du monde, puisque le fameux, l'illustre don Quichotte dont je vous parle les a tous vaincus.
Don Quichotte eut besoin de toute sa courtoisie pour ne pas donner sur le champ un démenti au chevalier du Bocage; la formule consacrée tu en as menti lui vint même au bout de la langue: il se contint toutefois, certain de lui faire confesser plus tard son erreur de sa propre bouche.
Seigneur, lui dit-il avec calme, que Votre Grâce ait triomphé de la plupart des chevaliers errants d'Espagne et même du monde entier, à cela je n'ai rien à répondre; mais que vous 349 ayez vaincu don Quichotte de la Manche, vous me permettrez d'en douter; il se pourrait que ce fût quelqu'un qui lui ressemblât, quoiqu'à vrai dire il y ait bien peu de gens qui lui ressemblent.
Non, non répliqua le chevalier du Bocage, c'est bien don Quichotte de la Manche que j'ai combattu, que j'ai vaincu, que j'ai fait rendre à merci. C'est un homme de haute taille, maigre de visage, qui a les membres longs et grêles, les cheveux grisonnants, le nez aquilin et même un peu crochu, les moustaches grandes, noires et tombantes; il combat sous le nom de chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan nommé Sancho Panza; il presse le flanc et dirige le frein d'un fameux coursier appelé Rossinante; enfin il a pour dame de ses pensées une certaine Dulcinée du Toboso, appelée jadis Aldonça Lorenzo, comme la mienne que j'appelle Cassildée de Vandalie, parce qu'elle a nom Cassilda et qu'elle est Andalouse: maintenant si tout cela ne suffit pas pour prouver ce que j'avance, j'ai là une épée qui saura mettre les incrédules à la raison.
Doucement, seigneur chevalier, reprit don Quichotte; ne vous emportez pas, et écoutez ce que je vais vous dire. Apprenez que ce don Quichotte est le meilleur ami que j'aie au monde, et que sa réputation ne m'est pas moins chère que la mienne. Aux indices que vous m'en donnez, je dois croire que c'est lui-même que vous avez vaincu; cependant, je vois avec les yeux et je touche avec les mains que cela est de toute impossibilité, et je ne trouve aucune explication à ce que vous affirmez, si ce n'est que des enchanteurs, surtout un, qui est son ennemi particulier, aura pris sa ressemblance et se sera laissé vaincre tout exprès pour lui enlever la gloire que ses exploits lui ont si justement acquise par toute la terre; et pour preuve de cela, je dois vous apprendre qu'il y a deux jours à peine, ces mécréants ont transformé la belle Dulcinée du Toboso en une horrible paysanne. Ils auront sans doute aussi transformé don Quichotte. Si, après cela, il vous reste encore quelque incertitude, voici devant vous don Quichotte en personne qui maintiendra ce qu'il avance les armes à la main, soit à pied, soit à cheval, enfin de telle manière qui vous conviendra.
En même temps, don Quichotte se leva brusquement, et portant la main sur la garde de son épée, il attendit la décision du chevalier du Bocage, qui lui répondit froidement:
Un bon payeur ne craint pas de donner des gages, seigneur chevalier; celui qui une première fois a su vous vaincre transformé peut espérer vous vaincre de nouveau sous votre forme véritable. Mais comme il n'est pas convenable que les chevaliers errants accomplissent leurs exploits dans les ténèbres, ainsi que des vauriens et des brigands, attendons le lever du soleil, et alors nous verrons à qui des deux Mars sera favorable; toutefois, seigneur, sous cette condition, que le vaincu restera à la discrétion du vainqueur, et sera obligé de faire ce qu'il lui ordonnera, pourvu que ce soit selon les règles de la chevalerie.
Cela dit, ils se rapprochèrent de leurs écuyers, qu'ils trouvèrent dormant et ronflant dans la même posture où ils avaient été surpris par le sommeil; ils les réveillèrent en leur ordonnant de tenir leurs chevaux prêts et en bon état, parce qu'au lever du soleil allait se livrer un combat sanglant et formidable.
Atterré de cette nouvelle, Sancho tremblait déjà pour les jours de son maître, après les prouesses qu'il avait entendu raconter du chevalier du Bocage par son écuyer. Tous deux néanmoins se mirent en devoir d'obéir, et s'en furent chercher leur troupeau; car, après s'être flairés, les trois chevaux et l'âne paissaient ensemble.
Chemin faisant, l'écuyer du Bocage dit à Sancho: Vous saurez, frère, que la coutume des écuyers d'Andalousie n'est pas de rester les bras croisés quand leurs maîtres se battent; ainsi nous n'avons qu'à nous préparer à jouer des couteaux.
Cette coutume peut être celle des bravaches dont vous parlez, répondit Sancho; mais que ce soit la coutume des chevaliers errants, je ne le pense pas; au moins n'ai-je jamais entendu dire rien de semblable à mon maître, lui qui sait par cœur tous les règlements de la chevalerie. D'ailleurs, s'il y a obligation pour les écuyers de se battre quand s'escriment leurs seigneurs, il doit y avoir une peine pour les contrevenants; eh bien, je préfère payer l'amende; elle n'excédera point, j'en suis sûr, la valeur de deux livres de cire[83]; aussi, j'aime mieux payer les cierges que de recevoir quelque mauvais coup et de me ruiner en emplâtres; il y a plus, c'est que je n'ai point d'épée, et que je n'en ai porté de ma vie.
Qu'à cela ne tienne, repartit l'écuyer du Bocage; j'ai là deux sacs de toile de la même grandeur: Votre Grâce en prendra un, moi 351 l'autre, et de la sorte nous combattrons à armes égales.
Très-bien, dit Sancho: d'autant que ces armes seront plus propres à ôter la poussière de nos habits qu'à nous faire du mal.
Comment l'entendez-vous? répliqua l'écuyer du Bocage: nous mettrons dans chaque sac, afin que le vent ne les emporte pas, une douzaine de jolis cailloux bien polis, bien ronds, et après cela nous pourrons nous battre tout à notre aise.
Une douzaine de cailloux! quelle ouate! repartit Sancho; si vous avez la tête de bronze, la mienne est de chair et d'os: mais, je vous le dis et le redis, n'y aurait-il dans les sacs que des cocons de soie, je ne me sens pas d'humeur à guerroyer: laissons nos maîtres combattre tant qu'ils voudront, s'ils en ont envie; quant à nous, buvons et mangeons, par ma foi, c'est le plus court et le plus sûr; le temps se chargera bien assez du soin de nous ôter la vie, sans travailler à la raccourcir nous-mêmes avant qu'elle soit à terme et tombe de maturité.
Vous avez beau dire, répliqua l'écuyer du Bocage, nous nous battrons au moins une demi-heure.
Non, non, répondit Sancho, pas même une minute: je suis trop courtois pour chercher querelle à un homme avec qui je viens de boire et de manger; et puis, diable! qui peut songer à se battre sans être en colère?
A cela je sais un remède, dit l'écuyer du Bocage: avant de commencer le combat je m'approcherai tout doucement de Votre Grâce, et avec cinq ou six coups de poing par les mâchoires et autant de coups de pied dans le ventre, je suis assuré de réveiller votre colère, fût-elle plus endormie qu'une marmotte.
Et moi j'en sais un autre qui ne lui cède en rien, reprit Sancho: je prendrai un bon gourdin, et avant que vous ayez réveillé ma colère, j'endormirai si bien la vôtre, qu'elle ne pourra se réveiller que dans l'autre monde. Oh! je ne suis pas homme à me laisser manier de la sorte; tenez, le meilleur est de laisser dormir chacun notre colère. Il ne faut point, comme on dit, réveiller le chat qui dort, et tel souvent va chercher de la laine qui revient tondu. Dieu a béni la paix et maudit les querelles; faisons de même: aussi bien, si un chat enfermé se change en lion, en quoi suis-je capable de me changer, moi qui suis un homme?
C'est bien, dit l'écuyer du Bocage; le jour ne tardera pas à paraître, et nous verrons ce qu'il faudra faire.
Déjà l'on entendait gazouiller dans le feuillage une foule de petits oiseaux, saluant de leurs cris joyeux la venue de la blanche aurore, qui commençait à se montrer sur les balcons de l'Orient. De sa chevelure dorée ruisselait un nombre infini de perles liquides, et les plantes, baignées de cette suave liqueur, paraissaient elles-mêmes répandre des gouttes de diamant; les saules distillaient une manne savoureuse, les fontaines semblaient rire, les ruisseaux murmurer, les bois prenaient un air de fête et les prairies se paraient de fleurs.
Aussitôt que le jour parut, le premier objet qui s'offrit aux regards de Sancho fut le nez de l'écuyer du Bocage, nez si grand, si énorme, qu'il faisait ombre sur son corps. En effet, l'histoire raconte que ce nez était d'une longueur démesurée, bossu au milieu, tout couvert de verrues, d'une couleur violacée comme celle des mûres, et qu'il descendait deux doigts plus bas que la bouche. Cette hideuse vision épouvanta si fort le pauvre Sancho, et il fut saisi d'un tel tremblement que, tout bas, il se vouait à tous les saints d'Espagne, afin d'être délivré de ce fantôme, bien résolu d'en recevoir cent gourmades plutôt que de laisser éveiller sa propre colère pour combattre ce vampire.
Don Quichotte regarda aussi son adversaire; mais celui-ci avait déjà le casque en tête et la visière baissée, de sorte qu'il ne put le voir au visage; seulement il remarqua que c'était un 352 homme fort et robuste, quoique de moyenne taille; par-dessus ses armes il portait une casaque qui paraissait de brocart d'or; on y voyait éclater quantité de petites lunes ou miroirs d'argent, et ce riche costume lui prêtait beaucoup d'élégance et de grâce; son casque était surmonté de plumes jaunes, vertes et blanches; sa lance, appuyée contre un arbre, était grosse et longue, et terminée par une pointe d'acier d'une palme de long. De tout cela, don Quichotte conclut que l'inconnu devait être d'une force peu commune; mais loin de s'en étonner, il s'avança vers lui d'un air dégagé: Seigneur, lui dit-il, si l'ardeur qui vous porte au combat n'altère point votre courtoisie, je vous prie de lever un moment votre visière, afin que je puisse voir si votre bonne mine répond à la vigueur qu'annonce votre noble taille.
Vainqueur ou vaincu, répondit le chevalier des Miroirs, vous aurez tout le temps de m'examiner après le combat; je ne puis accéder à votre demande, car il me semble que je fais tort à la beauté de ma Cassildée et à ma gloire, en reculant d'une seule minute l'aveu que je dois vous arracher.
Au moins, répliqua notre héros, vous pouvez me dire, avant que nous montions à cheval, si je suis ce don Quichotte que vous prétendez avoir vaincu.
A cela, je répondrai qu'on ne peut pas avoir plus de ressemblance, dit le chevalier des Miroirs: mais, après ce que vous m'avez dit de la persécution des enchanteurs, je n'oserais jurer que vous soyez le même.
Il suffit, reprit don Quichotte; qu'on amène nos chevaux, et je vous tirerai d'erreur en moins de temps que vous n'en auriez mis à lever votre visière; si Dieu, ma dame et mon bras, ne me font pas défaut, je verrai votre visage, et vous me direz alors si je suis ce don Quichotte qui se laisse vaincre si aisément.
Ils montèrent à cheval sans discourir davantage, et tournèrent leurs chevaux pour prendre du champ; mais à peine s'étaient-ils éloignés d'une vingtaine de pas, que le chevalier des Miroirs appela don Quichotte.
Seigneur chevalier, lui dit-il en se rapprochant, vous savez les conditions de notre combat; le vaincu sera à la disposition du vainqueur.
Je le sais, répondit don Quichotte; mais à la condition aussi que le vainqueur n'imposera rien de contraire aux lois de la chevalerie.
Cela est de toute justice, repartit le chevalier des Miroirs.
En ce moment, l'étrange nez de l'écuyer du Bocage vint frapper les regards de don Quichotte, qui n'en fut pas moins surpris que Sancho; il crut même voir une sorte de monstre, un homme de race nouvelle, jusqu'alors inconnu sur la terre. Sancho, voyant partir son maître pour prendre du champ, ne voulut pas rester seul avec cet effroyable nez; s'accrochant à une des courroies de la selle de Rossinante, il courut derrière don Quichotte, et dès qu'il le vit prêt à tourner bride, il lui dit à l'oreille: Seigneur, je vous supplie de m'aider à grimper sur ce chêne, afin que je puisse voir plus à mon aise votre combat avec ce chevalier.
N'est-ce point plutôt, dit don Quichotte, que tu veux monter sur les banquettes pour voir sans danger courir les taureaux?
S'il faut dire la vérité, repartit Sancho, l'effroyable nez de cet homme me fait peur, et je n'ai pas le courage de rester seul avec lui.
Il est tel, en effet, reprit don Quichotte, que si je n'étais pas ce que je suis, il me ferait trembler moi-même. Viens çà, que je t'aide à accomplir ton dessein.
Pendant que don Quichotte secondait les efforts de Sancho, le chevalier des Miroirs prenait le champ qu'il jugeait nécessaire; et pensant que son adversaire avait fait de même, il tourna bride pour venir à sa rencontre de toute la vitesse de son cheval, c'est-à-dire au petit trot, car son coursier ne valait guère mieux que 353 Rossinante. Mais en voyant don Quichotte occupé à prêter secours à Sancho, il s'arrêta au milieu de la carrière, à la grande satisfaction de sa monture, qui ne pouvait déjà plus remuer. Notre héros, qui croyait au contraire que son adversaire allait tomber sur lui comme la foudre, enfonça vigoureusement l'éperon dans les flancs de Rossinante, et le fit détaler de telle sorte, que l'histoire rapporte qu'il prit enfin le galop, ce qui ne lui était jamais arrivé. Ainsi emporté, le chevalier de la Triste-Figure s'élança sur celui des Miroirs, qui ne cessait de talonner son cheval sans pouvoir le faire avancer; et le choc fut si violent, qu'il lui fit vider les arçons et le coucha par terre privé de connaissance.
Sancho, se laissant glisser de son arbre, vint en toute hâte rejoindre son maître, qui déjà s'était précipité sur le vaincu, et lui détachait les courroies de son armet, pour voir s'il était mort, ou pour lui donner de l'air, si par hasard il était encore vivant. Il reconnut... (comment le dire sans frapper d'étonnement et d'épouvante ceux qui liront ce récit?...) il reconnut, dit l'histoire, le visage, la figure, l'aspect, l'effigie, enfin toute l'apparence du bachelier Samson Carrasco. A cette vue, il appela Sancho à grands cris: Accours, mon fils, lui dit-il, accours, viens voir ce que tu ne pourras jamais croire, même après l'avoir vu; regarde quel est le pouvoir de la magie, la malice des enchanteurs et la force des enchantements.
L'écuyer s'approcha, et reconnaissant Samson Carrasco, il se signa plus de mille fois. Mais comme le chevalier vaincu ne donnait pas signe de vie: Seigneur, dit-il à son maître, plantez-moi, à tout hasard, votre épée deux ou trois fois dans la gorge de cet homme qui ressemble 354 si fort au bachelier; peut-être tuerez-vous en lui un de vos ennemis les enchanteurs.
Tu as raison, repartit don Quichotte; aussi bien, plus de morts, moins d'ennemis. Et déjà il tirait son épée quand l'écuyer du chevalier des Miroirs, qui n'avait plus ce nez qui le rendait si effroyable, accourut en criant de toutes ses forces: Arrêtez, seigneur, arrêtez, prenez garde à ce que vous allez faire, cet homme étendu à vos pieds est le bachelier Samson Carrasco, votre bon ami, et moi qui vous parle, je lui servais d'écuyer.
A d'autres, répliqua Sancho; qu'est devenu le nez?
Le voici, répondit l'écuyer du Bocage; et il tira de sa poche un nez de carton vernissé, tel qu'il a été dépeint.
Sainte-Vierge! s'écria Sancho en regardant l'homme qui le lui montrait, n'est-ce pas là Thomas Cécial, mon voisin et mon compère?
C'est lui-même, ami Sancho, répondit Thomas, c'est votre voisin, et qui vous dira tout à l'heure par suite de quelle intrigue il se trouve ici. Mais priez d'abord votre maître de ne point faire de mal à ce chevalier qu'il tient sous ses pieds, et qui n'est autre que le pauvre et imprudent Samson Carrasco.
En cet instant, le chevalier des Miroirs revint à lui, et au premier signe de vie qu'il donna, don Quichotte lui présentant l'épée à la gorge: Vous êtes mort, chevalier, lui dit-il, si vous ne confessez que la sans pareille Dulcinée du Toboso l'emporte en beauté sur votre Cassildée de Vandalie. Vous allez promettre en outre, dans le cas où vous survivriez à ce combat et à cette chute, de vous rendre à la ville du Toboso, et de vous présenter devant madame, pour qu'elle dispose de vous selon son bon plaisir. Si elle vous laisse libre, vous reviendrez me chercher à la trace de mes exploits, afin de me rendre compte de ce qui se sera passé entre elle et vous, conditions qui, ainsi que nous en sommes convenus avant le combat, ne sortent pas des règles de la chevalerie.
Oui, je le confesse, répondit le pauvre Carrasco, mieux vaut cent fois le soulier sale et déchiré de madame Dulcinée du Toboso, que les mules brodées d'or de Cassildée de Vandalie; je promets d'aller au Toboso me présenter devant votre dame, et de revenir ensuite vous rendre un compte exact et détaillé de ce que vous demandez.
Il faut encore confesser, continua don Quichotte, que le chevalier que vous avez vaincu n'était ni ne pouvait être don Quichotte de la Manche, mais seulement quelqu'un qui lui ressemblait: comme aussi, de mon côté, je reconnais que vous n'êtes point le bachelier Samson Carrasco, mais quelque autre qui lui ressemble, et à qui les enchanteurs mes ennemis ont donné le même visage et la même forme, afin de modérer les mouvements impétueux de ma colère, et me faire user avec clémence de la victoire.
J'avoue tout cela et le confesse selon votre désir, dit Carrasco; laissez-moi seulement me remettre debout, je suis fort incommodé de ma chute.
Don Quichotte l'aida à se relever, secondé par Thomas Cécial, que Sancho ne quittait pas des yeux, lui faisant mille questions pour s'assurer si c'était bien lui qu'il voyait, car il ne pouvait y croire, tant la rencontre lui semblait surprenante, et tant l'opinion de son maître sur le pouvoir des enchanteurs s'était fortement imprimé dans son esprit.
Finalement, maître et valet restèrent dans cette erreur, et le chevalier des Miroirs s'éloigna, suivi de son écuyer, afin d'aller se faire guérir les côtes. Un moment après, don Quichotte reprit sa route vers Saragosse, où il faut le laisser aller pour dire quels étaient le chevalier des Miroirs et l'écuyer au grand nez.
Don Quichotte s'en allait tout ravi, tout glorieux, tout fier de la victoire remportée sur un aussi vaillant adversaire que le chevalier des Miroirs; confiant dans la parole que ce chevalier lui avait si solennellement donnée, il comptait apprendre bientôt des nouvelles de Dulcinée, et surtout si son enchantement durait toujours. Mais si le vainqueur pensait une chose, le vaincu en pensait une autre; car ce dernier ne songeait, comme on l'a dit, qu'à se faire guérir promptement les côtes pour être en état d'exécuter son nouveau dessein.
Or, voici ce que rapporte l'histoire: lorsque Samson Carrasco conseilla à don Quichotte de retourner à la recherche des aventures, ce ne fut qu'après en avoir conféré avec le curé et le barbier. Sur sa proposition particulière, l'avis unanime fut qu'on laisserait partir notre héros, puisque le retenir était chose impossible; que quelques jours après, Carrasco partirait à sa rencontre, en équipage de chevalier errant, chercherait à le provoquer et à le vaincre, ayant auparavant mis dans les conditions du combat que le vaincu serait à la discrétion du vainqueur; qu'alors il lui ordonnerait de retourner dans sa maison, et de n'en pas sortir sans sa permission avant l'expiration de deux années: ce que don Quichotte ne manquerait pas d'accomplir religieusement, pour ne pas contrevenir aux lois de la chevalerie, et qu'alors peut-être il oublierait ses extravagances, ou du moins qu'on aurait le loisir d'y apporter remède. Samson s'était chargé de bon cœur de l'entreprise; Thomas Cécial, compère et voisin de Sancho, et de plus bon compagnon, s'était offert à lui servir d'écuyer.
Carrasco s'équipa donc comme nous venons de le voir, et prit le nom de chevalier des Miroirs. Pour n'être pas reconnu de Sancho, Thomas Cécial s'étant mis un faux nez, tous deux suivirent don Quichotte à la trace, et de si près, qu'ils faillirent assister à l'aventure du char de la Mort; mais ils le rejoignirent seulement dans le bois où eut lieu le combat que nous venons de raconter; et n'eût été la cervelle détraquée de don Quichotte, qui se figura que le vaincu n'était point Carrasco, notre bachelier demeurait à tout jamais hors d'état de prendre ses licences de docteur.
Thomas Cécial, voyant le mauvais succès de leur voyage, et le pauvre Carrasco en si piteux état: Par ma foi, seigneur bachelier, lui dit-il, nous n'avons que ce que nous méritons; entreprendre une aventure n'est pas chose difficile, mais la mener à bonne fin est tout différent. Don Quichotte est un fou, et nous nous croyons sages; cependant il s'en va sain et content, et nous nous en retournons tous deux tristes, et de plus vous bien frotté. Dites-moi, je vous prie, quel est le plus fou, ou de celui qui l'est parce qu'il ne peut s'en empêcher, ou de celui qui le devient par l'effet de sa volonté? La différence entre ces deux espèces de fous est que celui qui l'est sans le vouloir, le sera toujours, tandis que celui qui l'est par sa volonté, cessera de l'être quand il lui plaira. Ainsi donc, si j'ai consenti à être fou en vous servant d'écuyer, je veux, pour ne l'être pas davantage, reprendre le chemin de ma maison.
Comme il vous conviendra, dit le bachelier: mais si vous croyez que je rentrerai chez moi avant d'avoir roué de coups don Quichotte, vous vous trompez étrangement. Ce qui m'anime à cette heure, ce n'est pas le désir de lui rendre la raison, mais bien le désir de tirer une éclatante vengeance de l'effroyable douleur que je ressens dans les côtes.
Tout en parlant ainsi, ils atteignirent un village où, par bonheur, il y avait un chirurgien; Samson se mit entre ses mains, et Thomas Cécial reprit le chemin de sa maison. Pendant que le bachelier se fait panser et songe à sa vengeance, 356 allons retrouver don Quichotte, et voyons s'il ne nous donnera point de nouveaux sujets de divertissement.
Dans cette satisfaction, ce ravissement et cet orgueil qu'on vient de dire, notre héros poursuit son chemin, se croyant désormais le plus vaillant chevalier du monde, car cette dernière victoire lui semblait le présage assuré de toutes les autres; il tenait pour achevées et menées à bonne fin les aventures qui pourraient lui arriver désormais; et narguant enchanteurs et enchantements, il ne se souvenait plus des nombreux coups de bâton qu'il avait reçus dans le cours de ses expéditions chevaleresques, ni de cette pluie de pierres qui lui cassa la moitié des dents, ni de l'ingratitude des forçats, ni de l'insolence des muletiers yangois. Enfin, se disait-il en lui-même, si je parviens à découvrir quelque moyen de désenchanter Dulcinée, je n'aurai rien à envier au plus fortuné de tous les chevaliers errants des siècles passés.
Il était plongé dans ces agréables rêveries, lorsque Sancho lui dit:
Seigneur, n'est-il pas singulier que j'aie toujours devant les yeux cet effroyable nez de mon compère Cécial?
Est-ce que par hasard tu t'imagines que le chevalier des Miroirs était le bachelier Samson Carrasco, et son écuyer Thomas Cécial? repartit don Quichotte.
Je ne sais que dire à cela, répondit Sancho, mais tout ce que je sais, c'est qu'un autre que Cécial ne pouvait savoir ce que celui-là m'a conté de ma maison, de ma femme et de mes enfants; et puis, quand il n'a plus ce grand nez, c'est bien le visage de Cécial, c'est aussi le même son de voix; en un mot, il est tel que je l'ai connu toute ma vie. Je ne puis m'y tromper, puisque nous demeurons porte à porte et que chaque jour nous sommes ensemble.
D'accord, répliqua don Quichotte; mais raisonnons un peu. Comment peux-tu supposer que le bachelier Samson Carrasco vienne en équipage de chevalier errant, avec armes offensives et défensives, pour me combattre? Suis-je son ennemi, lui ai-je jamais donné le moindre sujet d'être le mien? Peut-il me regarder comme son rival? Enfin exerce-t-il la profession des armes, pour porter envie à la gloire que je m'y suis acquise?
Mais enfin, seigneur, reprit Sancho, que penser de la ressemblance de ce chevalier avec Samson Carrasco, et de celle de son écuyer avec mon compère Cécial? Si c'est enchantement, comme le dit Votre Grâce, n'y a-t-il pas dans le monde d'autres individus dont ils auraient pu prendre la figure?
Tout cela n'est qu'artifice et stratagème de mes ennemis les enchanteurs, dit don Quichotte. Prévoyant que je sortirais vainqueur de ce combat, ils ont, par prudence, changé le visage de mon adversaire en celui du bachelier Samson Carrasco, afin que l'amitié qu'ils savent que je lui porte, arrêtant ma juste fureur, me fît épargner la vie de celui qui attaquait si déloyalement la mienne. Te faut-il d'autre preuve de la malice et du pouvoir de ces mécréants, que celle que nous avons eue tout récemment dans la transformation de Dulcinée? Ne m'as-tu pas dit toi-même que tu la voyais dans toute sa beauté naturelle, avec tous les charmes que lui a si largement départis la nature, tandis que moi, objet de l'aversion de ces misérables, elle m'apparaissait sous la figure d'une paysanne laide et difforme, avec des yeux chassieux et une haleine empestée! Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que l'enchanteur pervers, qui a osé faire une si détestable transformation, ait également opéré celle de Samson Carrasco et de ton compère, pour me priver de la gloire du 357 triomphe? Cependant, j'ai lieu de me consoler, puisque mon bras a été plus fort que toute sa magie, et qu'en dépit de la puissance d'un art détestable, mon courage m'a rendu vainqueur.
Dieu sait la vérité de toutes choses, reprit Sancho peu satisfait des raisonnements de son maître; mais il ne voulait pas le contredire, dans la crainte de découvrir sa supercherie à propos de l'enchantement de Dulcinée.
Ils en étaient là de leur entretien, quand ils furent rejoints par un cavalier monté sur une belle jument gris pommelé. Ce cavalier portait un caban de drap vert, avec une bordure de velours fauve, et sur la tête une montera de même étoffe; un cimeterre moresque, soutenu par un baudrier vert et or, pendait à sa ceinture. Ses bottines étaient du même travail que le baudrier, et ses éperons également vernis de vert d'un bruni si luisant, que par leur harmonie avec le reste du costume, ils faisaient meilleur effet que s'ils eussent été d'or pur. Le gentilhomme les salua poliment en passant près d'eux; puis, donnant de l'éperon à sa monture, il allait poursuivre sa route, 358 quand don Quichotte lui dit: Seigneur, si Votre Grâce suit le même chemin que nous et si rien ne la presse, je serais flatté de cheminer avec elle.
Seigneur, j'avais même intention, répondit le voyageur; mais j'ai craint que votre cheval ne s'emportât à cause de ma jument.
Oh! pour cela ne craignez rien, repartit Sancho; notre cheval est le plus honnête et le mieux appris qui soit au monde; ce n'est pas un animal à faire des escapades, et pour une fois en toute sa vie qu'il s'est émancipé, nous l'avons payé cher, mon maître et moi. Ne craignez rien, je le répète; votre jument est en sûreté, car ils seraient dix ans côte à côte, qu'il ne prendrait pas à notre cheval la moindre envie de folâtrer.
Le gentilhomme ralentit sa monture et se mit à considérer, non sans étonnement, la figure de notre héros, qui marchait tête nue, Sancho portant le casque de son maître pendu à l'arçon du bât de son âne. Mais si le cavalier regardait attentivement don Quichotte, don Quichotte regardait le cavalier avec une curiosité plus grande encore, le jugeant homme d'importance. Son âge paraissait être d'environ cinquante ans, il avait les cheveux grisonnants, le nez aquilin, le regard grave et doux; enfin sa tenue et ses manières annonçaient beaucoup de distinction.
Quant à l'inconnu, le jugement qu'il porta de notre chevalier fut que c'était quelque personnage extraordinaire, et il ne se souvenait pas d'avoir jamais vu quelqu'un équipé de la sorte. Sa longue taille, la maigreur de son visage, ces armes dépareillées et cette singulière tournure sur ce cheval efflanqué, tout enfin lui paraissait si étrange, qu'il ne se lassait point de le regarder. Don Quichotte s'aperçut de la surprise qu'éprouvait le gentilhomme, et lisant dans ses yeux l'envie qu'il avait d'en savoir davantage, il voulut le prévenir par un effet de sa courtoisie habituelle.
Je comprends, seigneur, lui dit-il, que vous soyez surpris de voir en moi un air et des manières si différentes de celles des autres hommes; mais votre étonnement cessera, quand vous saurez que je suis chevalier errant, de ceux dont on dit communément qu'ils vont à la recherche des aventures. Oui, j'ai quitté mon pays, j'ai engagé mon bien, j'ai renoncé à tous les plaisirs, et je me suis jeté dans les bras de la fortune, pour qu'elle m'emmenât où bon lui semblerait. Mon dessein a été de ressusciter la défunte chevalerie errante, et depuis longtemps déjà, bronchant ici, tombant là, me relevant plus loin, j'ai en grande partie réalisé mon désir, car j'ai secouru les veuves, protégé les jeunes filles, défendu les droits des femmes mariées, des orphelins, et de tous les affligés, labeur ordinaire des chevaliers errants. Aussi, par bon nombre de vaillantes et chrétiennes prouesses, ai-je mérité de parcourir en lettres moulées presque tous les pays du globe. Trente mille volumes de mon histoire sont déjà imprimés, et elle pourra bientôt se répandre encore davantage, si Dieu n'y met ordre. Bref, pour tout dire en peu de mots, et même en un seul, je suis don Quichotte de la Manche, autrement dit, le chevalier de la Triste-Figure; et quoiqu'il soit peu convenable de publier ses propres louanges, je suis parfois obligé de le faire, quand personne ne se rencontre pour m'en épargner le soin et la peine. Ainsi donc, seigneur, ni cet écu, ni cette lance, ni cet écuyer, ni ce cheval, ni la couleur de mon visage, ni la maigreur de mon corps, ne doivent vous étonner, puisque vous savez qui je suis et la profession que j'exerce.
Don Quichotte se tut, et l'homme au caban vert, après avoir tardé quelque temps à lui répondre, dit enfin: Seigneur chevalier, au moment de notre rencontre, vous aviez lu ma curiosité sur mon visage; mais ce que vous venez de dire est loin de l'avoir fait cesser. Est-il possible qu'il existe aujourd'hui des chevaliers errants, et qu'on ait imprimé des histoires de 359 véritable chevalerie? Par ma foi, seigneur, j'aurais eu peine à me persuader qu'il y eût encore de ces défenseurs des dames, de ces protecteurs des veuves et des orphelins, si mes yeux ne m'en faisaient voir en votre personne un témoignage assuré. Béni soit le ciel qui a permis que l'histoire de vos grands et véridiques exploits, que vous dites imprimée, soit venue faire oublier les innombrables prouesses de ces chevaliers errants imaginaires, dont le monde était plein, au grand détriment des histoires véritables.
Il y a beaucoup à dire sur la question de savoir si les histoires des chevaliers errants sont imaginaires ou ne le sont pas, répondit don Quichotte.
Comment! reprit le voyageur, se trouverait-il quelqu'un qui doutât de la fausseté de ces histoires?
Moi j'en doute, répliqua don Quichotte. Mais laissons cela; j'espère, si nous voyageons quelque temps ensemble, vous tirer de l'erreur dans laquelle vous a entraîné le torrent de l'opinion.
Ces dernières paroles, le ton dont elles avaient été prononcées, firent penser au voyageur que notre héros devait être quelque cerveau fêlé, et il l'observait soigneusement pour saisir un nouvel indice qui vînt confirmer ses premiers soupçons.
Mais avant d'aborder un autre sujet d'entretien, don Quichotte le pria de lui dire à son tour qui il était.
Seigneur chevalier, répondit le voyageur, je m'appelle don Diego de Miranda; je suis un hidalgo, natif d'un bourg voisin, où nous irons souper ce soir, s'il plaît à Dieu. Possesseur d'une fortune raisonnable, je passe doucement ma vie entre ma femme et mon fils. Mes exercices ordinaires sont la chasse et la pêche; mais je n'entretiens ni faucons ni lévriers: je me contente d'un chien courant ou d'un hardi furet. Ma bibliothèque se compose d'une soixantaine de volumes, tant latins qu'espagnols, quelques-uns d'histoire, d'autres de dévotion; quant aux livres de chevalerie, jamais ils n'ont passé le seuil de ma maison. Je préfère à tous les autres les livres profanes, pourvu qu'ils aient du style et de l'invention; et de ceux-là il y en a fort peu dans notre Espagne. Mes voisins et moi nous vivons en parfaite intelligence, et souvent nous mangeons les uns chez les autres; nos repas sont abondants sans superfluité. Je ne glose jamais sur la conduite d'autrui, et ne souffre pas que la médisance se donne carrière devant moi. Je ne fouille la vie et n'épie les actions de personne. J'entends la messe chaque jour; je donne aux pauvres une partie de mon bien, sans faire parade de bonnes œuvres, afin de ne pas ouvrir dans mon âme accès à l'hypocrisie ou à la vanité, ennemis qui, si l'on n'y prend garde, ne tardent pas à s'emparer du cœur le plus humble. Je m'efforce d'apaiser autour de moi les querelles; je suis dévot à la mère de notre Sauveur, et j'ai confiance dans la miséricorde de Dieu.
Sancho avait écouté avec la plus grande attention cet exposé de la vie et des occupations du gentilhomme au caban vert; aussi, persuadé qu'un homme qui vivait de la sorte devait être un saint et faire des miracles, il saute à bas de son âne, va saisir l'étrier du voyageur, puis d'un cœur dévot et les larmes aux yeux, il lui baise le pied à plusieurs reprises.
Que faites-vous là, mon ami? s'écria le gentilhomme; qu'avez-vous à me baiser ainsi les pieds?
Laissez-moi faire, seigneur, répondit Sancho; j'ai toujours honoré les saints, mais votre Grâce est le premier saint à cheval que j'aie vu en toute ma vie.
Je ne suis pas un saint, répliqua le gentilhomme, mais un grand pécheur; c'est plutôt vous, mon frère, qui méritez le titre de saint, par l'humilité que vous faites paraître.
Satisfait de ce qu'il venait de faire, Sancho, sans rien répondre, remonta sur son grison.
Don Quichotte, qui malgré sa mélancolie n'avait pu s'empêcher de rire de la naïveté de son écuyer, prit la parole, et demanda au seigneur don Diego s'il avait beaucoup d'enfants, ajoutant que la chose dans laquelle les anciens philosophes, qui pourtant manquèrent de la connaissance du vrai Dieu, avaient placé le souverain bien, c'était, outre les avantages de la nature et de la fortune, de posséder beaucoup d'amis et d'avoir des enfants bons et nombreux.
Seigneur, répondit don Diego, je n'ai qu'un fils, mais il est tel que peut-être sans lui je serais plus complétement heureux que je ne suis; non que ses inclinations soient mauvaises, mais enfin parce qu'il n'a pas celles que j'aurais souhaité qu'il eût. Il a environ dix-huit ans; les six dernières années il les a passées à Salamanque à apprendre les langues grecque et latine; mais quand j'ai voulu l'appliquer à d'autres sciences, je l'ai trouvé si entêté de poésie (si toutefois la poésie peut s'appeler une science), qu'il m'a été impossible de le faire mordre à l'étude du droit, ni à la première de toutes les sciences, la théologie. J'aurais voulu qu'il étudiât pour devenir l'honneur de sa race, puisque nous avons le bonheur de vivre dans un temps où les rois savent si bien récompenser le mérite vertueux[84]; mais il préfère passer ses journées à discuter sur un passage d'Homère, ou sur la manière d'interpréter tel ou tel vers de Virgile. Enfin il ne quitte pas un seul instant ces auteurs, non plus qu'Horace, Perse, Juvénal et Tibulle, car des poëtes modernes il fait fort peu de cas; et cependant, malgré son dédain pour notre poésie espagnole, il est complétement absorbé, à l'heure qu'il est, par la composition d'une glose sur quatre vers qu'on lui a envoyés de Salamanque, et qui sont, je crois, le sujet d'une joute littéraire.
Seigneur, répondit don Quichotte, nos enfants sont une portion de nos entrailles, et nous devons les aimer tels qu'ils sont, comme nous aimons ceux qui nous ont donné la vie. C'est aux parents à les diriger dès l'enfance dans le sentier de la vertu par une éducation sage et chrétienne, afin que, devenus hommes, ils soient l'appui de leur vieillesse et l'honneur de leur postérité. Quant à étudier telle ou telle science, je ne suis pas d'avis de les contraindre; il vaut mieux y employer la persuasion; après quoi, surtout s'ils n'ont pas besoin d'étudier de pane lucrando, on fera bien de laisser se développer leur inclination naturelle. Quoique la poésie offre plus d'agrément que d'utilité, c'est un art qui ne peut manquer d'honorer celui qui le cultive. La poésie, seigneur, est à mon sens comme une belle fille dont les autres sciences forment la couronne; elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne doit pas s'émanciper en honteuses satires ou en sonnets libertins; noble interprète, c'est à des poëmes héroïques, à des tragédies intéressantes, à des comédies ingénieuses, qu'elle prêtera ses accents et sa voix. Celui donc qui s'occupera de poésie dans les conditions que je viens de poser rendra son nom célèbre chez toutes les nations policées.
Quant à ce que vous dites, seigneur, que votre fils fait peu de cas de notre poésie espagnole, je trouve qu'il a tort; et voici ma raison: puisque le grand Homère, l'harmonieux et tendre Virgile, en un mot tous les poëtes anciens ont écrit dans leur langue maternelle, et n'ont point cherché des idiomes étrangers pour exprimer leurs hautes conceptions, pourquoi condamner le poëte allemand parce qu'il écrit dans sa langue, ou le castillan, et même le biscayen parce qu'il écrit dans la sienne? La conclusion de tout ceci, seigneur, est que vous laissiez votre fils suivre son inclination; laborieux comme il doit l'être, puisqu'il a franchi heureusement le premier échelon des sciences, je veux dire la connaissance des langues anciennes, il parviendra de 361 lui-même au faite des lettres humaines, ce qui sied non moins à un gentilhomme que la mitre aux évêques, ou la toge aux jurisconsultes. Réprimandez votre fils s'il compose des satires qui puissent nuire à la réputation d'autrui; mais s'il s'occupe, à la manière d'Horace, de satires morales, où il gourmande le vice en général, surtout avec autant d'élégance que l'a fait son devancier, oh! alors, ne lui épargnez pas les éloges. On a vu certains poëtes, qui, pour le stérile plaisir de dire une méchanceté, n'ont pas craint de se faire exiler dans les îles du Pont[85]. Mais si le poëte est réservé dans ses mœurs, il le sera dans ses vers. La plume est l'interprète de l'âme; ce que l'une pense, l'autre l'exprime. Aussi quand les princes rencontrent, chez des hommes sages et vertueux, cette merveilleuse science de la poésie, ils s'empressent de l'honorer, de l'enrichir et de la couronner des feuilles de cet arbre que la foudre ne frappe jamais, pour montrer qu'on doit respecter ceux dont le front est paré de telles couronnes.
L'homme au caban vert ne savait que penser du langage de don Quichotte, et il commençait à revenir de l'opinion peu favorable qu'il avait d'abord conçue de son jugement. Vers le milieu de ce discours, qui n'était pas fort de son goût, Sancho s'était écarté du chemin pour demander un peu de lait à des bergers occupés près de là à traire des brebis. Le gentilhomme s'apprêtait à répondre, enchanté de l'esprit et du bon sens de notre héros, lorsque celui-ci, levant les yeux, vit venir sur le chemin qu'il suivait un char surmonté de bannières aux armes royales. S'imaginant que c'était quelque nouvelle aventure, il appela Sancho à grands cris pour qu'il 362 lui apportât sa salade. Quittant aussitôt les bergers, et talonnant le grison de toutes ses forces, l'écuyer accourut auprès de son maître, auquel, en effet, il va arriver la plus insensée et la plus épouvantable aventure.
L'histoire raconte que Sancho était en train d'acheter de petits fromages aux bergers lorsque don Quichotte l'appela. Pressé d'obéir et ne sachant comment emporter ces fromages qu'il ne pouvait se résoudre à perdre après les avoir payés, notre écuyer imagina de les jeter dans le casque de son seigneur; puis il accourut en toute hâte pour savoir ce qu'il voulait.
Donne, ami, donne-moi ma salade, lui dit don Quichotte; car je suis peu expert en fait d'aventures, ou celle que j'aperçois m'oblige dès à présent à prendre les armes.
En entendant ces paroles, l'homme au caban vert jeta les yeux de tous côtés et ne découvrit rien autre chose qu'un chariot surmonté de deux ou trois petites banderoles, qui venait à leur rencontre; d'où il conclut que ce chariot portait l'argent du trésor royal. Il fit part de cette pensée à don Quichotte; mais notre héros, qui n'était pas homme à se détromper aisément, et croyait toujours voir arriver aventure sur aventure, lui répondit: Seigneur, un homme découvert est à demi vaincu; je ne risque rien en me tenant sur mes gardes, car je sais par expérience que je ne manque pas d'ennemis visibles et invisibles, toujours prêts à me surprendre. En parlant ainsi, il prit le casque et le mit sur sa tête, avant que son écuyer eût eu le temps d'en ôter les fromages; mais le petit lait commença à dégoutter de tous côtés sur ses yeux et sur sa barbe.
Qu'est-ce ceci, Sancho? s'écria don Quichotte: on dirait que mon crâne se ramollit, et que ma cervelle se fond; en effet, je sue des pieds à la tête; ce n'est pas de peur assurément. Oui, j'en ai le pressentiment, j'ai devant moi une terrible aventure; donne-moi de quoi m'essuyer, ajouta-t-il, je suis aveuglé par la sueur.
Sancho lui donna un mouchoir, sans dire mot, remerciant Dieu de ce que son maître ne devinait point ce que c'était. Don Quichotte s'essuya le visage, et ayant ôté son casque pour s'essuyer aussi la tête, et savoir ce qui la rafraîchissait à contre-temps, il vit cette bouillie blanche, qu'il porta aussitôt à son nez: Par la vie de la sans pareille Dulcinée, s'écria-t-il, traître, malappris et impertinent écuyer, tu as mis des fromages dans mon casque.
Seigneur, répondit Sancho sans s'émouvoir et avec une dissimulation parfaite, si ce sont des fromages, donnez-les moi, je les mangerai bien. Mais non: que le diable les mange, lui qui les a fourrés là. Me croyez-vous assez hardi pour salir l'armet de Votre Grâce? Par ma foi, vous avez joliment trouvé le coupable. Tout ce que je vois, c'est qu'il y a des enchanteurs qui me persécutent aussi bien que vous; et pourquoi y échapperais-je, étant membre de Votre Grâce? Vous verrez que ce sont eux qui auront placé là ces immondices, pour exciter votre colère, et me faire, suivant l'usage, moudre les côtes; mais, cette fois, ils auront craché en l'air, car j'ai affaire à un bon maître, qui connaît toute leur malice, et qui sait que si ce sont là des fromages, j'aurais mieux aimé les mettre dans mon estomac.
Tout cela est possible, reprit don Quichotte, mais finissons.
L'homme au caban vert les regardait tout étonné; et son étonnement fut au comble lorsqu'il vit don Quichotte, après s'être essuyé le visage et la barbe, enfoncer de nouveau son casque sur sa tête, s'affermir sur ses étriers, dégainer à demi son épée et empoigner sa lance en disant: Maintenant advienne que pourra, me 363 voilà prêt et résolu à en venir aux mains avec Satan lui-même.
Sur ces entrefaites, arriva le char aux banderoles, où il n'y avait d'autres gens que le gardien assis sur le devant, et le conducteur monté sur une des mules. Don Quichotte leur barra le passage. Où allez-vous, amis, leur dit-il, quel est ce chariot? qu'y a-t-il dedans, et que signifient ces banderoles!
Seigneur, répondit le gardien, ce chariot est à moi, et dans ces deux cages il y a deux lions, que le gouverneur d'Oran envoie au roi notre maître. Au reste, pour preuve de ce que j'avance, voilà les armoiries royales.
Les lions sont-ils grands? demanda don Quichotte.
Oui, vraiment, ils sont grands, répondit le gardien, et si grands qu'il n'en est point encore venu de semblables d'Afrique en Espagne; c'est moi qui en suis le gardien, ajouta-t-il, j'en ai conduit beaucoup en ma vie, mais jamais qui approchent de ceux-là. Dans cette première cage est le lion, et dans l'autre la lionne; à cette heure ils ont grand'faim, car d'aujourd'hui ils n'ont encore pris aucune nourriture. Ainsi, seigneur, veuillez nous laisser continuer notre chemin jusqu'à l'endroit où nous pourrons leur donner à manger.
Le conducteur allait passer outre; mais don Quichotte lui dit en souriant: A moi des lions! des lions à moi! eh bien, je veux montrer à ceux qui me les envoient si je suis homme à m'épouvanter pour des lions. Ami, mets pied à terre, et, puisque tu es leur gardien, ouvre ces cages et fais-les sortir. Je veux au milieu de cette campagne, en dépit et à la barbe des enchanteurs, leur faire connaître quel est don Quichotte de la Manche.
Oh! pour le coup, il n'en faut plus douter, dit en lui-même l'homme au caban vert, notre chevalier vient de se découvrir, ces fromages lui auront sans doute amolli la cervelle.
Seigneur, au nom de Dieu, lui dit Sancho en s'approchant tout tremblant, empêchez que mon maître n'ait querelle avec ces lions; car s'il les attaque, ils vont nous mettre en pièces.
Croyez-vous donc votre maître assez fou pour vouloir en venir aux mains avec des bêtes féroces? reprit le gentilhomme.
Il n'est pas fou, dit Sancho; mais c'est un homme qui ne craint rien.
Allez, allez, reprit le gentilhomme, je réponds de lui; et s'approchant de don Quichotte, qui pressait toujours le gardien d'ouvrir les cages: Seigneur, lui dit-il, les chevaliers errants ne doivent entreprendre que des aventures dont ils puissent venir à bout, mais non celles dont le succès est impossible; autrement leur courage n'est que brutalité farouche qui tient plus de la folie que de la véritable vaillance. D'ailleurs, ces lions ne viennent pas contre vous, c'est un présent que l'on envoie au roi; il serait malséant de les retenir et de retarder leur voyage.
A chacun son métier, mon gentilhomme, répondit brusquement don Quichotte; mêlez-vous de vos perdrix et de vos filets: ceci me regarde, et c'est à moi de savoir si les lions viennent ou non contre moi; puis se tournant vivement vers le gardien: Maraud, lui dit-il, ouvre ces cages, ou je te cloue à l'instant même contre ton chariot avec ma lance.
Par charité, seigneur, s'écria le conducteur, permettez que je dételle mes mules, afin de m'enfuir avec elles avant qu'on ouvre aux lions; car s'ils se jettent sur ces pauvres bêtes, me voilà ruiné pour le reste de mes jours, et, je le jure devant Dieu, je n'ai d'autre bien que ces mules et ce chariot.
Homme de peu de foi, ajoute don Quichotte, descends, dételle, fais ce que tu voudras, mais tu vas voir que c'était une peine que tu aurais pu t'épargner.
Le muletier ne se le fit point répéter; il sauta par terre et détela ses mules en toute hâte pendant que le gardien criait: Je vous prends à 364 témoin vous tous ici présents, que c'est contre ma volonté et par force que j'ouvre les cages et que je lâche ces lions; je proteste contre ce seigneur de tout le mal qui peut en arriver, comme aussi de la perte de mon salaire. Hâtez-vous de vous mettre en sûreté; quant à moi, je suis bien sûr que les lions ne me feront aucun mal.
Le gentilhomme voulut encore une fois détourner don Quichotte d'un si étrange dessein, en lui représentant que c'était tenter Dieu que de s'exposer à un pareil danger; mais notre héros répondit qu'il n'avait pas besoin de conseils.
Prenez-y garde, reprit l'homme au caban vert; bien certainement vous vous trompez.
Seigneur, répliqua don Quichotte, si vous croyez qu'il y ait tant de danger, vous n'avez qu'à jouer de l'éperon.
Sancho, voyant que le gentilhomme n'y pouvait rien, voulut à son tour dissuader son maître, et, les larmes aux yeux, il le supplia de ne point entreprendre cette aventure, disant que celle des moulins à vent et celle des marteaux à foulon n'étaient en comparaison que jeux d'enfants. Seigneur, faites attention, lui disait-il, qu'il n'y a point ici d'enchantement: j'ai vu une des pattes du lion à travers les barreaux de sa cage, et, par ma foi, à en juger par les ongles, il doit être plus gros qu'un éléphant.
Bientôt la peur te le fera voir plus gros qu'une montagne, repartit don Quichotte; retire-toi, mon pauvre Sancho, et laisse-moi seul, tu perds ton temps, aussi bien que les autres. S'il m'arrive malheur, qu'il te souvienne de ce dont nous sommes convenus: tu iras trouver Dulcinée de ma part, et, je ne t'en dis pas davantage. Il ajouta encore quelques paroles qui montraient que rien n'était capable de le faire reculer.
Le gentilhomme tenta un dernier effort; mais voyant que tout était inutile, et se trouvant d'ailleurs hors d'état de mettre à la raison ce fou qui n'entendait point raillerie, et qui était d'ailleurs bien armé, il prit le parti de s'éloigner avec Sancho et le muletier, qui pressèrent vigoureusement leurs montures, pendant que don Quichotte continuait à menacer le gardien des lions. Le pauvre Sancho était accablé de douleur, pleurant déjà la mort de son maître; il maudissait son étoile et l'heure où il s'était attaché à son service; mais tout en regrettant la perte de son temps et de ses récompenses, il talonnait le grison de toutes ses forces pour s'enfuir au plus vite.
Quand le gardien vit nos gens assez éloignés, il pria de nouveau don Quichotte de ne point le contraindre d'ouvrir à des animaux si dangereux, et voulut encore une fois lui remontrer la grandeur du péril; mais notre chevalier ne fit que sourire, lui disant seulement de se hâter. Pendant que le gardien ouvrait avec lenteur une des cages, don Quichotte se demanda en lui-même s'il ne ferait pas mieux de combattre à pied; considérant, en effet, que Rossinante pourrait s'épouvanter à l'aspect du lion, il saute à bas de son cheval, jette sa lance, embrasse son écu, tire son épée, et va intrépidement se camper devant le chariot, se recommandant d'abord à Dieu, puis à sa dame Dulcinée.
Or, vous saurez qu'arrivé en cet endroit, l'auteur de cette véridique histoire s'écrie, transporté d'admiration: O vaillant! ô intrépide don Quichotte de la Manche! Miroir où peuvent venir se contempler tous les vaillants du monde! O nouveau Ponce de Léon, honneur et gloire des chevaliers espagnols[86]! quelles paroles employer pour raconter cette prouesse surhumaine, afin de la rendre vraisemblable aux âges futurs! où trouver des louanges qui ne soient toujours au-dessous 365 de la grandeur de ton courage! Toi seul, à pied, couvert d'une mauvaise rondache, armé d'une simple épée et non d'une de ces fines lames de Tolède marquées au petit chien[87], tu provoques et tu attends les deux plus formidables lions qu'aient produits les déserts africains. Que tes exploits parlent seuls à ta louange, héros incomparable, valeureux Manchois. Quant à moi, je m'arrête, car les expressions me manquent pour te louer dignement.
Après cette invocation, l'auteur continue son récit.
Quand le gardien des lions vit qu'il lui était impossible de résister sans s'attirer la colère de notre héros, il ouvrit à deux battants la première cage où se trouvait le lion mâle, lequel parut d'une grandeur démesurée. La première chose que fit l'animal fut de se retourner plusieurs fois, puis de s'étendre tout de son long, en allongeant ses pattes et faisant jouer ses griffes; il ouvrit ensuite une gueule immense, bâilla lentement et tirant deux pieds de langue, il 366 s'en frotta les yeux et s'en lava la face. Cela fait, il avança la tête hors de sa cage, et regarda de tous côtés avec deux yeux rouges comme du sang. Ce spectacle, capable d'effrayer la témérité en personne, don Quichotte se contentait de l'observer attentivement, impatient d'en venir aux mains avec son terrible adversaire et comptant bien le mettre en pièces. Mais le lion, plus courtois qu'arrogant, tourna le dos sans faire attention à toutes ces bravades, se mit à regarder de tous côtés, puis alla se recoucher au fond de sa cage avec le plus grand sang-froid. En voyant cela, notre chevalier ordonna impérieusement au gardien de harceler le lion à coups de bâton, pour le faire sortir à quelque prix que ce fût.
Oh! pour cela je n'en ferai rien, dit le gardien; car si on l'excite, le premier qui sera mis en pièces, ce sera moi. Votre Grâce, seigneur chevalier, n'a-t-elle pas assez montré sa vaillance sans vouloir tenter une seconde fois la fortune? Le lion a eu la porte ouverte; s'il n'est pas sorti, c'est qu'il ne sortira pas de tout le jour. Personne n'est tenu à plus qu'à défier son ennemi et à l'attendre en rase campagne. Si le provoqué ne vient pas, tant pis pour lui: le combattant exact au rendez-vous est sans contredit le victorieux.
Par ma foi, tu as raison, répondit don Quichotte; donne-moi une attestation en bonne forme de ce qui vient de se passer, c'est-à-dire, que tu as ouvert au lion, que je l'ai attendu, et qu'il n'est point sorti; que je l'ai attendu une seconde fois, qu'il a de nouveau refusé de sortir, et qu'il est allé se coucher. Je ne dois rien de plus: arrière les enchanteurs et les enchantements, et vive la véritable chevalerie! Ferme la cage, pendant que je vais rappeler nos fuyards, afin qu'ils apprennent la vérité de ta propre bouche.
Le gardien ne se le fit pas dire deux fois, et don Quichotte, attachant au bout de sa lance le mouchoir avec lequel il avait essuyé les fromages, l'éleva dans l'air pour faire signe aux fuyards de revenir. Sancho courait toujours avec les autres; mais comme il tournait de temps en temps la tête, il aperçut le signal: Que je sois pendu, dit-il, si mon maître n'a pas vaincu ces bêtes féroces, car le voilà qui nous appelle!
Tous trois s'arrêtèrent, reconnaissant que c'était bien don Quichotte qui leur faisait signe; ils commencèrent à se rassurer, et se rapprochant peu à peu, ils entendirent bientôt la voix de notre héros, auprès duquel ils ne tardèrent pas à arriver.
Camarade, dit don Quichotte au muletier, attelle tes mules, et continue ton chemin; et toi, Sancho, donne deux écus d'or à cet homme, pour le temps que je lui ai fait perdre.
De bon cœur, répondit Sancho en les tirant de sa bourse; mais que sont devenus les lions? ajouta-t-il: sont-ils morts ou vivants?
Alors le gardien se mit à raconter longuement comment l'action s'était passée, exagérant à dessein l'intrépidité de notre héros, et attribuant la poltronnerie du lion à la frayeur qu'il lui avait causée.
Eh bien! que t'en semble, ami Sancho? dit don Quichotte, crois-tu qu'il y ait des enchantements au-dessus de la véritable vaillance? Les enchanteurs pourraient peut-être me dérober la victoire, mais diminuer mon courage, je les en défie.
Sancho donna les deux écus, le muletier attela ses bêtes, le gardien baisa les mains du chevalier en signe de reconnaissance, et promit de raconter ce merveilleux exploit au roi lui-même, quand il serait arrivé à la cour.
Si par hasard, ajouta don Quichotte, Sa Majesté désire connaître celui qui en est l'auteur, vous lui direz que c'est le chevalier des Lions, car désormais je veux porter ce nom au lieu de celui de chevalier de la Triste-Figure, et en cela je ne fais que suivre l'antique coutume des chevaliers errants, qui changeaient de nom à leur fantaisie.
Sur ce, le chariot se remit en marche, puis 367 don Quichotte, Sancho et le gentilhomme au caban vert, continuèrent leur chemin.
Pendant tout ce temps, don Diego n'avait pas dit une seule parole, occupé qu'il était à observer notre chevalier, qui lui paraissait tantôt le plus sage des fous, tantôt le plus fou des sages. N'ayant pas lu la première partie de son histoire, il ne pouvait comprendre quelle était cette folie d'une si étrange espèce. Quelle plus grande extravagance, se disait-il en lui-même que de mettre sur sa tête un casque plein de fromages, et d'aller s'imaginer que les enchanteurs vous ramollissent la cervelle? Quelle témérité peut se comparer à celle d'un homme qui veut lutter seul contre des lions?
Don Quichotte vint le tirer de ses réflexions en lui disant: Je gagerais, seigneur, que Votre Grâce me regarde comme un être privé de raison; et à dire vrai, je ne serais point étonné qu'il en fût ainsi, car mes actions ne rendent pas d'autre témoignage; toutefois je vous prie de suspendre votre jugement, et de croire que je ne suis pas aussi fou que je le parais. Tel chevalier se distingue sous les yeux de son roi, en donnant un beau coup de lance à un taureau farouche; tel autre couvert d'une brillante armure paraît dans la lice aux yeux des dames; et tous deux, à des titres divers sont admirés, fêtés, applaudis. Mais combien est plus digne d'estime le chevalier errant qui parcourt les forêts et les montagnes, recherchant les aventures les plus périlleuses pour les mener à bonne fin, et cela dans la seule intention d'acquérir une renommée glorieuse et durable? N'aurait-il qu'une fois le bonheur de protéger dans quelque lieu désert une pauvre veuve, combien il l'emporte sur le chevalier qui courtise la jeune fille au sein des cités!
Au surplus, chacun a sa fonction: que le chevalier de cour serve les dames, qu'il rehausse par le luxe de ses livrées l'éclat de la suite des princes, qu'il reçoive à sa table les gentilshommes pauvres, qu'il porte un défi dans une joute, qu'il soit tenant dans un tournoi; s'il se montre libéral, magnifique, et surtout bon chrétien, il aura fait tout ce que son rang lui impose. Mais le chevalier errant, oh! pour celui-là, c'est autre chose: son devoir est de sans cesse parcourir tous les coins du globe, de pénétrer dans les labyrinthes les plus inextricables, de tenter à chaque pas l'impossible, de braver les brûlants rayons du soleil d'été, aussi bien que les glaces hérissées de l'hiver, de regarder les lions sans effroi, les vampires sans épouvante, les andriagues sans terreur; car chercher les uns, attaquer les autres, les vaincre tous, voilà ses principaux et véritables exercices. Comme membre de la chevalerie errante, il m'est imposé d'entreprendre tout ce qui tient au devoir de ma profession; ainsi donc j'ai dû aujourd'hui attaquer ces lions, quoique je susse à n'en pas douter que c'était une extrême témérité. Je n'ignore pas que la véritable vaillance est un juste milieu placé entre la couardise et la témérité; mais mieux vaut ce dernier excès que d'être accusé de poltronnerie; et de même qu'il est plus facile au prodigue qu'à l'avare de se montrer libéral, de même il est plus aisé au téméraire de rester dans les bornes du vrai courage, qu'au lâche de s'y élever. Pour ce qui est de tenter les aventures, croyez-moi, seigneur, mieux vaut se perdre pour le plus que pour le moins, et cela résonne plus agréablement à l'oreille, quand on s'entend dire: Ce chevalier est audacieux et téméraire, que si l'on disait: Il est timide et poltron.
Je le reconnais, seigneur don Quichotte, reprit don Diego; tout ce que dit et fait Votre Grâce est marqué au cachet de la droite raison, et je suis certain que si les lois de la chevalerie venaient à se perdre, elles se retrouveraient dans votre cœur, comme dans leur dernier asile. Cependant il se fait tard; doublons le pas, je vous prie, afin d'arriver d'assez bonne heure chez moi, où je serai heureux de profiter de tout le temps que vous voudrez bien y demeurer.
Je tiens l'invitation à grand honneur, répondit don Quichotte.
En même temps, ils pressèrent leurs chevaux, et sur les deux heures de l'après-midi, ils arrivèrent à la maison de l'homme au caban vert.
En entrant dans la maison de don Diego, qu'il trouva belle et surtout spacieuse, comme elles le sont toutes à la campagne, avec armes sculptées au-dessus de la porte, don Quichotte aperçut plusieurs grandes cruches de terre propres à garder le vin, rangées en cercle dans la cour, près du cellier; ces cruches, qui se fabriquent au Toboso, lui rappelèrent sa dame enchantée. Aussitôt il se prit à soupirer, et sans faire attention à ceux qui l'entouraient, il s'écria: O chers trésors rencontrés pour mon malheur! chers et joyeux tant que Dieu l'a permis! cruches tobosines, qui me rappelez de si amers chagrins!
Ces exclamations furent entendues de l'étudiant-poëte, fils de don Diego, qui était venu le recevoir accompagné de sa mère; la mère et le fils restèrent interdits en voyant l'étrange figure de notre héros. Quant à celui-ci, il s'avança vers la dame en réclamant la faveur de lui baiser la main.
Madame, dit don Diego à sa femme, je vous présente et vous prie de recevoir avec votre bonne grâce accoutumée le seigneur don Quichotte, le chevalier errant le plus discret, le plus spirituel et le plus vaillant qui soit au monde.
Dona Christina, c'était le nom de la dame, reçut son hôte avec de grandes démonstrations de politesse et d'estime auxquelles celui-ci répondit avec sa courtoisie accoutumée. Il en fut de même de l'étudiant qui, en l'entendant, le tint pour un homme d'un esprit fin et délicat.
Ici l'auteur décrit dans tous ses détails la maison de don Diego, qui était celle d'un riche campagnard. Mais le traducteur laisse de côté ces minuties, comme inutiles à l'objet principal de l'histoire, qui n'a que faire de froides digressions.
Notre héros fut conduit dans une salle basse où, s'étant fait désarmer par Sancho, il resta en chausses à la wallonne et en pourpoint de chamois tout souillé de la crasse de ses vieilles armes. Il portait un collet de simple toile à la façon des étudiants. Ses bottines étaient jaunes et ses souliers enduits de cire. Il passa sur l'épaule sa bonne épée, qui pendait à un baudrier de peau de loup marin, et qu'il ne ceignait pas autour de son corps, parce que, dit-on, il avait souffert des reins pendant longues années. Puis il jeta sur son dos un petit manteau de drap brun. Mais, avant toute chose, il s'était lavé la tête et le visage dans cinq ou six aiguiérées d'eau (on n'est pas d'accord sur le nombre), encore la dernière resta-t-elle couleur de petit lait, grâce à la gourmandise de Sancho et à ces maudits fromages qui avaient si bien barbouillé son maître.
Le désordre de son costume ainsi réparé, don Quichotte, d'un air libre et dégagé, entra dans une autre pièce où l'étudiant l'attendait pour lui tenir compagnie jusqu'à ce que la table fût servie, car pour honorer un tel hôte dona Christina n'avait rien épargné.
Pendant que don Quichotte quittait son armure, don Lorenzo, ainsi s'appelait l'étudiant, avait eu le temps de dire à son père: Quel est cet hidalgo que nous amène Votre Grâce? Nous sommes étrangement surpris, ma mère et moi, de sa figure, de son nom, et surtout de ce titre de chevalier errant que vous lui avez donné.
En vérité, je ne sais qu'en penser, répondit don Diego; tout ce que je puis dire, c'est qu'il parle comme un sage et qu'il agit comme un 369 fou. Au reste, entretiens-le toi-même, et tu m'en diras ton avis.
Sur ce, don Lorenzo alla, comme il a été dit, tenir compagnie à don Quichotte, et dans la conversation qu'ils eurent ensemble, notre héros lui dit entre autres choses: Le seigneur don Diego, votre père, m'a parlé de l'esprit ingénieux que possède Votre Grâce; il m'a entretenu particulièrement de votre talent pour la poésie, il a même ajouté que vous étiez un grand poëte.
Poëte, c'est possible, répondit le jeune homme; pour grand, je ne m'en flatte pas. La vérité est que j'ai du goût pour la poésie et que j'aime à lire les bons auteurs; mais pour être qualifié de grand poëte, comme l'a fait mon père, cela ne suffit pas.
Cette modestie est de bon augure, répliqua don Quichotte, car qui dit poëte, dit présomptueux, et le moindre se croit toujours le premier.
Il n'y a point de règle sans exception, répondit Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte sans s'en douter.
Peu sont dans ce cas, repartit don Quichotte; mais dites-moi, je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier et qui vous tiennent préoccupé et soucieux? Si c'est par hasard quelque glose, je m'entends assez dans ce genre de composition, et je serai charmé de connaître votre ouvrage. S'il s'agit d'autre chose, d'une joute littéraire, par exemple, je souhaite à Votre Grâce, d'obtenir plutôt le second prix que le premier, car le premier prix se donne toujours à la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s'accorde qu'au mérite; de manière que le troisième prix devient le second, et que le premier à ce compte, 370 n'est plus que le troisième, à la façon des licences qui s'obtiennent dans les universités. Malgré tout, cela n'empêche pas le premier prix d'être une très-honorable distinction.
Jusqu'à présent, dit à part lui Lorenzo, je ne puis le prendre pour un fou. Il me semble, continua-t-il que Votre Grâce a fréquenté les universités: quelles sciences y a-t-elle principalement étudiées?
Celle de la chevalerie errante, répondit don Quichotte, qui est aussi élevée que celle de la poésie, et la dépasse même de deux doigts, à quelque point qu'on puisse y exceller.
J'ignore quelle est cette science, répliqua Lorenzo, et jusqu'à présent je n'en avais pas entendu parler.
C'est une science qui renferme toutes les autres, reprit don Quichotte. En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte, et savoir les lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Il doit être théologien, afin de pouvoir, en toute circonstance, donner les raisons de sa foi. Il doit être médecin et connaître les simples qui ont la vertu de guérir, car au milieu des montagnes et des déserts, le chevalier errant ne trouve guère de chirurgien pour panser ses blessures. S'il n'est pas instruit de l'astronomie et qu'il ignore le cours des astres, comment pourra-t-il savoir la nuit quelle heure il est, sous quel climat, dans quelle partie du monde il se trouve? Il doit connaître les mathématiques, car à chaque pas le calcul lui est nécessaire; et laissant de côté, comme chose convenue, qu'il doit être orné de toutes les vertus théologales et cardinales, je dirai, pour descendre à des bagatelles, qu'il lui faut savoir monter un cheval, le ferrer au besoin, raccommoder une selle et une bride, nager comme un poisson, danser, faire des armes, enfin tout ce qui constitue le cavalier accompli; remontant ensuite aux choses d'en haut, je dirai qu'il doit être fidèle à Dieu et à sa dame, chaste dans ses pensées, discret dans ses discours, généreux, vaillant, charitable envers les malheureux; finalement, le constant et ferme champion de la vérité en tous temps et en tous lieux, aux dépens même de sa vie. Telles sont les qualités, grandes et petites, qui constituent le véritable chevalier errant; jugez maintenant, seigneur Lorenzo, quelle science est la chevalerie errante, et si parmi celles qu'on enseigne dans les gymnases et les écoles, aucune est capable d'en approcher.
S'il en est ainsi, répondit Lorenzo, cette science assurément l'emporte sur toutes les autres.
En doutez-vous? repartit don Quichotte.
Je veux dire, répliqua Lorenzo, que j'ai de la peine à croire qu'il y ait jamais eu, et encore moins qu'il y ait aujourd'hui dans le monde des chevaliers si accomplis.
Voilà justement, dit don Quichotte, comment parlent la plupart des hommes; je vois bien que si le ciel ne fait un miracle tout exprès pour leur prouver clair comme le jour qu'il a existé des chevaliers errants, et qu'il en existe encore à cette heure, c'est vouloir se casser la tête que de prétendre le leur démontrer. Seigneur, je ne chercherai point en ce moment à vous tirer d'une ignorance que Votre Grâce partage avec tant d'autres; tout ce que je puis faire, c'est de prier Dieu qu'il vous éclaire, et vous fasse comprendre combien ces chevaliers furent nécessaires dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans le siècle présent; mais aujourd'hui triomphent, pour nos péchés, la paresse, l'oisiveté, la gourmandise et la mollesse.
Notre hôte vient de se trahir, dit tout bas Lorenzo, qui ne cessait de l'observer avec beaucoup d'attention; malgré tout, c'est un fou remarquable, et j'aurais grand tort de ne pas être de son avis.
En ce moment, on les appela pour dîner, et don Diego, prenant son fils à part, lui demanda ce qu'il pensait de notre chevalier.
Je pense, seigneur, répondit le jeune homme, que tous les médecins du monde ne viendraient pas à bout de le guérir, car il est fou sans remède; mais tel qu'il est, il a, sur ma foi, de fort bons moments.
On se mit à table, et l'on fit bonne chère. Ce qui enchanta le plus don Quichotte pendant le repas, ce fut le merveilleux silence qu'on observait dans toute la maison, qu'il comparait en lui-même à un couvent de chartreux.
Sitôt qu'on eût desservi, récité les grâces et jeté de l'eau sur les mains, don Quichotte pria instamment Lorenzo de lui montrer les vers dont il lui avait parlé.
Seigneur, répondit l'étudiant, pour ne point ressembler à ces poëtes qui refusent de montrer leurs ouvrages quand on les en prie, et les jettent à la tête des gens quand on ne les leur demande pas, je vais vous lire ma glose dont je n'attends aucun prix, et que j'ai composée seulement dans le but de m'exercer l'imagination.
Un de mes amis, qui est homme de sens et d'esprit, reprit don Quichotte, me disait un jour qu'il n'était pas d'avis qu'on se fatiguât à composer une glose, parce que c'était, selon lui, un travail ingrat, et dont les règles sont fort étroites; en effet, jamais glose ne peut égaler le thème; la plupart du temps, elle s'éloigne du sujet qu'elle est destinée à développer, enfin elle présente une foule d'entraves qui gênent un auteur et qu'on ne rencontre que dans ce genre de poésie, comme doit le savoir Votre Grâce.
En vérité, seigneur, répondit Lorenzo, vous m'apprenez là bien des choses qu'on ignore généralement; j'espérais trouver Votre Grâce en défaut, mais vous m'échappez toujours au moment où je crois le mieux vous tenir.
Je n'entends point ce que vous voulez dire par ces mots, que je vous échappe, repartit don Quichotte.
Je m'expliquerai mieux plus tard, répliqua l'étudiant; pour l'heure voyons ma glose. Voici le texte qu'on m'a envoyé:
Et voici la glose que j'ai faite:
A peine Lorenzo eut achevé de lire, que don Quichotte se levant vivement, et lui saisissant les deux mains; Vive Dieu! s'écria-t-il avec transport, vous êtes bien le meilleur poëte que 372 j'aie rencontré de ma vie: et certes, vous auriez bien mérité d'être couronné de lauriers par les académies d'Athènes, si elles existaient encore, comme vous méritez de l'être aujourd'hui par celles de Paris, de Bologne et de Salamanque. Qu'Apollon perce de ses flèches les juges assez ignorants pour vous refuser le premier prix, et que jamais les Muses ne franchissent le seuil de leurs demeures. Récitez-moi, je vous supplie, Seigneur, quelques vers de grande mesure, car je désire connaître à fond votre admirable génie.
Est-il besoin de dire que Lorenzo fut enchanté de s'entendre louer par don Quichotte, bien qu'il le tînt pour fou! O puissance de la flatterie! que tu es grande, et combien loin s'étendent les lois de ton séduisant empire! Notre jeune étudiant confirma cette vérité, en s'empressant de réciter à don Quichotte un sonnet sur la mort de Pyrame et Thisbé, qui lui valut encore de la part de notre héros les plus hyperboliques compliments.
Enfin, après quatre jours passés dans la maison de don Diego, don Quichotte lui demanda la permission de prendre congé: Je suis très-reconnaissant de votre bon accueil, lui dit-il; mais il sied mal aux chevaliers errants de s'oublier au sein de l'oisiveté; je dois poursuivre le devoir de ma profession, et chercher les aventures dont je sais que le pays abonde, en attendant l'époque des joutes de Saragosse, qui sont le principal but de mon voyage. Mon intention est de commencer par la caverne de Montésinos, dont on raconte tant de merveilles, et de rechercher la source de ces lacs, au nombre de sept, vulgairement appelés les lagunes de Ruidera.
Don Diego et son fils louèrent sa noble résolution, et se mirent à son service pour tout ce qui était en leur pouvoir et dont il pourrait avoir besoin.
Enfin arriva le jour du départ, aussi beau pour don Quichotte que triste pour Sancho, qui, du sein de l'abondance où il nageait, se voyait forcé de retourner aux aventures et d'en revenir aux maigres provisions de son bissac. En attendant, il le remplit tout comble de ce qui lui parut nécessaire.
En prenant congé de ses hôtes, don Quichotte s'adressa à Lorenzo: Seigneur, je ne sais si j'ai dit à Votre Grâce, mais en tous cas je le lui répète, que si elle veut arriver sûrement au temple de Mémoire, il lui faut quitter le sentier déjà fort étroit de la poésie pour prendre le sentier plus étroit encore de la chevalerie errante; cela suffit pour devenir empereur en un tour de main.
Par ces propos, don Quichotte acheva de vider le procès de sa folie, et surtout quand il ajouta: Dieu sait si j'aurais eu du plaisir à emmener avec moi le seigneur Lorenzo, pour lui enseigner les vertus inhérentes à la profession que j'exerce, et lui montrer de quelle manière on épargne les humbles et on abat les superbes. Mais comme il est trop jeune pour cela, et qu'il a d'ailleurs d'autres occupations, je me bornerai à lui donner un conseil: c'est que pour devenir un poëte célèbre, il fera bien de se guider plutôt sur l'opinion d'autrui que sur la sienne propre; car s'il n'y a pas d'enfants disgracieux aux yeux de leur père et mère, pour les enfants de notre intelligence, c'est bien une autre affaire.
Don Diego et son fils ne cessaient de s'étonner des propos tantôt sensés, tantôt extravagants de notre chevalier, et surtout de son incurable manie de se lancer incessamment à la recherche des aventures. On réitéra de part et d'autre les politesses et les offres de service, après quoi, avec la gracieuse permission de la dame du château, don Quichotte et Sancho s'éloignèrent, l'un sur Rossinante et l'autre sur son grison.
Don Quichotte n'était qu'à peu de distance du village de don Diego, quand il fut rejoint par quatre hommes, dont deux étaient des laboureurs et les deux autres paraissaient des étudiants, tous montés sur des ânes. L'un des étudiants portait en guise de porte-manteau un petit paquet composé de quelques hardes et de deux paires de bas en bure noire; tout le bagage de son compagnon consistait en deux fleurets mouchetés; quant aux laboureurs, leurs bêtes étaient chargées de différentes provisions qu'ils venaient sans doute d'acheter à quelque ville voisine.
Étudiants et laboureurs éprouvèrent la même surprise que causait don Quichotte à quiconque le voyait pour la première fois, et tous ils mouraient d'envie de savoir quel était cet homme dont le pareil ne s'était jamais présenté à leurs yeux. Notre héros les salua, et lorsqu'il eut appris qu'ils suivaient la même direction, il leur témoigna le désir de faire route ensemble, en 374 les priant de ralentir le pas, parce que leurs bêtes marchaient plus vite que son cheval. Par courtoisie, il leur dit sa qualité et sa profession; à savoir, qu'il était chevalier errant, et qu'il allait cherchant les aventures par toute la terre, il ajouta qu'il s'appelait don Quichotte de la Manche, surnommé le chevalier des Lions. Pour les laboureurs, c'était parler grec, mais il n'en fut pas de même des étudiants, qui comprirent aussitôt que cet inconnu avait des chambres vides dans la cervelle. Néanmoins ils le regardaient avec un étonnement mêlé de respect, et l'un d'eux lui dit: Seigneur chevalier, si, comme tous ceux qui cherchent les aventures, Votre Grâce n'a point de chemin arrêté, venez avec nous, et vous verrez assurément une des noces les plus belles et les plus magnifiques dont on ait eu, depuis longtemps, le spectacle dans toute la Manche.
De la façon dont vous parlez, il faut que ce soient les noces de quelque prince, répondit don Quichotte.
Point du tout, répliqua l'étudiant, ce sont les noces d'un laboureur, mais le plus riche du pays, et d'une paysanne, la plus belle fille qui se puisse voir. Ces noces doivent se faire dans un pré, voisin du village de la fiancée. Elle s'appelle Quitterie la belle; le fiancé se nomme Gamache le riche; c'est un garçon d'environ vingt-deux ans; la fiancée en compte à peine dix-huit; en un mot, ils sont faits l'un pour l'autre, quoique certains disent que la race de Quitterie est plus ancienne que celle de Gamache; mais il ne faut pas s'arrêter à cela, et dans la richesse il y a de quoi boucher bien des trous. Ce Gamache, qui est libéral, ne veut rien épargner pour rendre la fête célèbre; il a fait couvrir le pré avec des branches d'arbres, afin que le soleil ne puisse y pénétrer: là auront lieu toutes sortes de divertissements, jeu de paume, jeu de barre, luttes, danse avec les castagnettes et le tambour de basque, car son village est rempli de gens qui savent le faire résonner, sans compter la Zapateta[89], qu'on y exécute dans la perfection. Mais de toutes ces belles choses et de bien d'autres encore que je passe sous silence, aucune, j'imagine, ne vaudra le spectacle que nous donnera le désespéré Basile.
Et quel est ce Basile? demanda don Quichotte.
Basile, répondit l'étudiant, est un berger du même village que Quitterie, et dont la maison touche presque à la sienne: tous deux ils se sont aimés dès l'enfance. Lorsqu'ils commencèrent à devenir grands, le père de Quitterie, qui ne trouvait pas Basile assez riche pour sa fille, commença par lui refuser l'entrée de sa maison: et pour lui ôter toute espérance, il résolut de la marier avec Gamache. Ce Gamache a beaucoup plus de bien que Basile; mais, à vrai dire, il ne l'égale pas dans le reste, car Basile est le garçon le mieux fait et le plus adroit, toujours le premier à la course et à la lutte; personne ne lance mieux une barre, et n'est si adroit à la paume; il pince de la guitare au point de la faire parler; il chante comme une alouette, saute comme un daim; mais surtout il manie l'épée comme un maître d'escrime.
Pour ce seul talent, dit don Quichotte, ce garçon méritait d'épouser, non-seulement la belle Quitterie, mais la reine Genièvre elle-même, si elle vivait encore, en dépit de Lancelot et de tous ceux qui voudraient s'y opposer.
Allez donc dire cela à ma femme, interrompit Sancho, qui n'avait fait jusque-là qu'écouter et se taire; elle qui veut qu'on ne se marie qu'avec son égal, chaque brebis avec sa pareille. Ce que je demande, moi, c'est que ce brave Basile, car je commence à l'aimer, se marie avec cette dame Quitterie; maudits soient dans ce monde et dans l'autre ceux qui empêchent les gens de se marier à leur goût!
Si tous ceux qui s'aiment pouvaient se marier 375 ainsi, repartit don Quichotte, que deviendraient le pouvoir et l'autorité des pères? Il serait beau vraiment que les enfants eussent la liberté de choisir suivant leur caprice! Si le choix d'un mari était laissé à la volonté des filles, telle épouserait le valet de son père, ou le premier venu qu'elle trouverait à sa fantaisie, quand même ce serait un débauché et un spadassin; car l'amour est aveugle, et, quand il nous possède, on n'a plus assez de raison pour faire un bon choix. Ainsi tu vois, mon pauvre Sancho, qu'il n'y a point de circonstance dans la vie où l'on ait plus grand besoin de jugement que lorsqu'il s'agit de contracter mariage: une femme légitime n'est pas une marchandise dont on puisse se défaire à sa volonté; c'est une compagne inséparable qu'on s'associe au lit, à la table, en tout et partout; c'est un lien qu'on ne peut rompre, à moins qu'il ne soit tranché par le ciseau des Parques. Je pourrais en dire beaucoup plus sur ce sujet, mais j'ai hâte de savoir si le seigneur licencié n'a point autre chose à nous apprendre touchant ce Basile.
Il ne me reste qu'une chose à dire, répondit l'étudiant, c'est que du jour où Basile a su que la belle Quitterie épousait Gamache le riche, on ne l'a plus vu rire, on ne lui a plus entendu tenir un propos sensé. Il marche triste, la tête basse, se parlant à lui-même; il mange peu et ne dort pas davantage; s'il mange, ce sont des fruits, et s'il dort, c'est comme une brute, sur la terre nue. De temps en temps on le voit lever les yeux au ciel, puis tout à coup les attacher fixement sur le sol, comme s'il était en extase, et de telle sorte qu'il semble métamorphosé en statue; enfin, le pauvre garçon est dans un tel état, que ceux qui le connaissent ne doutent pas qu'à peine Quitterie aura prononcé le oui fatal, il ne rende le dernier soupir.
Dieu y mettra ordre, reprit Sancho: quand il envoie le mal, il envoie le remède; personne ne sait ce qui doit arriver! d'ici à demain il y a bien des heures, et dans un instant la maison peut tomber. Combien de fois ai-je vu pleuvoir et faire soleil tout ensemble! tel se couche bien portant, qui s'éveille roide mort le lendemain; quelqu'un pourrait-il se vanter d'avoir attaché un clou à la roue de fortune? sans compter qu'entre le oui et le non d'une femme, je ne voudrais pas mettre la pointe d'une aiguille, elle n'y tiendrait pas. Faites seulement que Quitterie ait de la bonne volonté pour Basile, et je prédis qu'il lui reste encore de fameuses chances; car, à ce que j'ai entendu dire, l'amour regarde avec des yeux qui font passer le cuivre pour de l'or et des noyaux pour des perles.
Où t'arrêteras-tu, maudit Sancho? interrompit don Quichotte; quand une fois tu commences à enfiler des proverbes, personne ne peut te suivre, si ce n'est le diable en personne, et puisse-t-il t'emporter! Dis-moi, animal, sais-tu ce que c'est que la roue de fortune, pour te mêler d'en dire ton sentiment?
Si l'on ne m'entend pas, répondit Sancho, il n'est pas étonnant que mes sentences passent pour des sottises; mais qu'importe! je m'entends moi-même, et je suis sûr de n'avoir pas dit trop de bêtises; mais Votre Grâce prend toujours plaisir à pontrôler mes paroles.
Dis donc contrôler, prévaricateur du beau langage, reprit don Quichotte, ou que Dieu te rende muet pour le reste de tes jours.
Que Votre Grâce ne se fâche point contre moi, répondit Sancho; vous savez bien que je n'ai pas été élevé à la cour, et que je n'ai pas étudié à Salamanque, pour savoir si je manque quand je parle. Vive Dieu! le paysan de Sayago ne peut pas parler comme le citadin de Tolède: sans compter qu'il y a beaucoup de gens à Tolède qui parlent comme il plaît à Dieu.
C'est vrai, reprit un des étudiants; ceux qui sont élevés dans les tanneries ou dans les boutiques du Zocodover ne parlent pas aussi bien que ceux qui passent tout le jour à se promener dans le cloître de la cathédrale: cependant ils 376 sont tous de Tolède. L'élégance du langage ne se trouve guère que parmi les courtisans, et encore parmi les plus délicats. Quant à moi, seigneurs, j'ai, pour mes péchés, étudié quelque temps à Salamanque, et je me pique de m'exprimer en termes choisis.
Si vous ne vous piquiez pas de jouer encore mieux de ces fleurets que de la langue, dit l'autre étudiant, vous auriez tenu la tête du concours, au lieu d'en avoir la queue.
Bachelier, répliqua le licencié, vous vous trompez grandement quand vous croyez que savoir manier l'épée soit chose inutile.
Pour moi ce n'est pas une opinion, repartit Corchuelo (c'était le nom du bachelier), c'est une vérité démontrée; au reste, s'il vous plaît d'en faire l'expérience, l'occasion est belle: vous avez là deux épées, et je possède en force et en courage plus qu'il n'en faut pour vous prouver que j'ai raison. Descendez seulement de votre monture, mettez en usage toutes les ruses de la salle, et si, avec la seule adresse que m'a donnée la nature, je ne vous fais voir des étoiles en plein midi, je veux recevoir des étrivières: tel que je suis, voyez-vous, je défie qui que ce soit de me faire reculer d'un pas, et il n'est personne à qui je ne puisse faire perdre terre.
Pour ce qui est de ne point reculer, je le crois, répondit le licencié; mais il pourrait se faire que là où vous auriez cloué le pied on creusât votre sépulture: je veux dire que, faute d'avoir appris le métier, il pourrait vous en coûter la vie.
C'est ce que nous allons voir, repartit Corchuelo; et, sautant à bas de son âne, il saisit avec furie un des fleurets que portait le licencié.
Ah! vraiment, cela ne peut se passer ainsi, dit don Quichotte; il faut procéder avec méthode, et je veux être le juge d'une question tant de fois débattue et qui n'est point encore décidée.
Aussitôt il descendit de cheval, et prenant sa lance, il se campa au milieu du chemin, pendant que le licencié, d'un air dégagé et en mesurant ses pas, s'avançait contre Corchuelo, qui courait sur lui plein de fureur, et, comme on dit, jetant le feu par les yeux. Les deux paysans et Sancho s'écartèrent un peu, sans descendre de leurs ânes, et furent ainsi spectateurs du combat qui commença à l'instant. Les bottes d'estoc et de taille que portait Corchuelo ne pouvaient se compter; il attaquait en lion, et un coup n'attendait pas l'autre; mais le licencié, sans s'émouvoir, parait toutes ses attaques, et lui faisait souvent baiser la pointe de son fleuret comme si c'eût été une relique, quoique avec moins de dévotion. Bref, le licencié lui coupa l'un après l'autre tous les boutons de sa soutanelle, et la mit en lambeaux, sans jamais être touché; il lui abattit deux fois son chapeau, et le fatigua de telle sorte, que, de dépit et de rage, Corchuelo jeta son fleuret, qui alla tomber à plus de cinquante pas, comme en témoigna par écrit un des laboureurs, greffier de son état, qui était allé le ramasser; ce qui fit voir par preuve authentique, comment la force est vaincue par l'adresse.
Corchuelo s'était assis tout essoufflé: Par ma foi, seigneur bachelier, lui dit Sancho, si vous m'en croyez, dorénavant vous ne défierez personne à l'escrime, mais plutôt à jeter la barre, ou à lutter, car vous avez la force nécessaire pour cela. Quant à ces bretteurs, croyez-moi, il ne faut pas s'y frotter: je me suis laissé dire qu'ils mettraient la pointe de leur épée dans le trou d'une aiguille.
J'en conviens, reprit Corchuelo, et ne regrette pas l'expérience qui m'a fait revenir de mon erreur.
En même temps il embrassa le licencié, et ils restèrent meilleurs amis que jamais.
Les voyageurs se remirent en marche, hâtant leurs montures pour arriver de bonne heure au village de Quitterie, d'où ils étaient tous. Chemin faisant, le licencié leur expliqua l'excellence 377 de l'escrime, et il en prouva les avantages par tant de figures et de démonstrations mathématiques, que chacun resta persuadé de l'utilité de cet art; Corchuelo encore plus que les autres.
La nuit venue, et comme ils étaient sur le point d'arriver, ils crurent voir en avant du village un ciel resplendissant d'innombrables étoiles; bientôt après ils entendirent un bruit confus, mais agréable, de divers instruments, flûtes, hautbois, fifres et tambours de basque. En approchant ils virent qu'on avait suspendu aux arbres une infinité de lampions, dont l'effet était d'autant plus agréable qu'il ne faisait pas le moindre vent. Les joueurs d'instruments qu'on rencontrait de tous côtés par bandes, les uns dansant, les autres jouant de leurs cornemuses ou de leurs flageolets, réjouissaient toute l'assemblée. Enfin, ce pré semblait le séjour de la joie et des plaisirs: en divers endroits il y avait des gens occupés à dresser des échafauds pour placer beaucoup de monde durant la fête qui devait avoir lieu le lendemain, jour fixé pour la solennité des noces du riche Gamache, et, suivant les apparences, pour les funérailles du pauvre Basile.
Don Quichotte ne voulut pas pénétrer dans le village, quelques instances que lui fissent ses compagnons de route, alléguant l'antique coutume des chevaliers errants, qui aimaient mieux dormir à la belle étoile que sous les lambris dorés. Il se détourna donc un peu du chemin, quoi que pût dire son écuyer, qui regrettait de tout son cœur la maison du seigneur don Diego.
A peine les rayons du brûlant Phébus achevaient de sécher les perles liquides des cheveux de la pâle Aurore, que don Quichotte, secouant ses membres engourdis, se leva et appela son écuyer qui dormait encore; mais en l'entendant ronfler de toutes ses forces, il s'arrêta pour lui adresser ces paroles:
O toi, bienheureux entre tous les mortels, puisque, sans exciter ni ressentir l'envie, tu dors dans le repos de ton esprit, aussi libre des persécutions des enchanteurs que peu troublé des enchantements; dors, te dirai-je mille fois, dors, toi qui ne connus jamais les cuisants soucis d'une flamme jalouse, les pénibles insomnies du débiteur qui ne peut s'acquitter, ni la sollicitude quotidienne de fournir à ta subsistance et à celle de ta pauvre famille; dors, toi dont le repos n'est pas troublé par l'ambition, et dont la vaine pompe du monde n'excite pas les désirs, lesquels se bornent au soin de ton âne, celui de ta personne étant remis à ma charge, compensation légitime qu'imposent au seigneur la nature et la coutume. Le valet dort, pendant que veille le seigneur, songeant au moyen de le nourrir et de lui assurer un juste salaire: un ciel de bronze a beau refuser à la terre la rosée dont elle a besoin, ce soin ne regarde pas le serviteur, il revient tout entier au maître, qui doit, dans la stérilité, nourrir celui qui l'a servi dans l'abondance.
A tout cela Sancho ne répondait mot, car il dormait, et certes il ne se serait pas réveillé de longtemps si don Quichotte ne l'eût poussé deux ou trois fois avec le bois de sa lance. Enfin il ouvrit les yeux, et encore à moitié endormi, il promena ses regards à droite et à gauche. Du côté de cette ramée, dit-il, vient, si je ne me trompe, une odeur de jambon rôti qui vaut bien celle du thym et du serpolet. Sur mon âme, des noces qui s'annoncent par de tels parfums promettent d'être abondantes et libérales.
Paix! glouton, dit don Quichotte; lève-toi, et allons voir ces noces qui te préoccupent si fort, pour savoir ce que fera le pauvre Basile.
Par ma foi! qu'il fasse ce qu'il voudra, répondit Sancho. Puisqu'il est pauvre, pourquoi veut-il épouser Quitterie? Quand on n'a pas le sou vaillant, pourquoi vouloir se marier dans les nuages? En vérité, seigneur, le pauvre, selon moi, devrait se contenter de ce qu'il trouve, sans chercher des perles dans les vignes. Je gagerais bien ma tête que Gamache pourrait enterrer Basile sous ses réaux; cela étant, pourquoi Quitterie irait-elle renoncer aux parures et aux joyaux que Gamache lui a donnés, et lui donnera encore, pour un tireur de barre ou de fleuret comme Basile. Ce n'est pas sur un coup de barre ou un coup d'épée qu'on trouve à la taverne un verre de vin. Foin des talents qui ne rapportent rien; quand ils se rencontrent avec les écus, oh! c'est différent. Sur un bon fondement on peut bâtir une bonne maison; et en fait de fondement, il n'y a rien de tel que l'argent.
Au nom de Dieu! Sancho, dit don Quichotte; mets fin à ta harangue! quand une fois tu as commencé à parler, je crois, si l'on ne t'arrêtait, que tu ne songerais plus à manger ni à dormir.
Si Votre Grâce avait bonne mémoire, répliqua Sancho, elle se souviendrait qu'avant notre dernière sortie, nous sommes convenus qu'il me serait permis de parler tant que je voudrais, pourvu que ce ne soit pas contre le prochain ou contre votre autorité. Jusqu'à présent, vous n'avez rien à me reprocher.
Je ne m'en souviens pas, répondit don Quichotte, et quand cela serait vrai, je veux que tu te taises et que tu me suives. J'entends déjà le son des instruments qui retentissent de toutes parts; sans doute que le mariage aura lieu de bon matin, pour éviter la chaleur du jour.
Sancho obéit et sella promptement Rossinante, 379 puis, ayant mis le bât sur le grison, le maître et l'écuyer montèrent sur leurs bêtes et se dirigèrent au petit pas du côté de la ramée.
La première chose qui s'offrit aux regards de Sancho, ce fut un bœuf entier, auquel un ormeau servait de broche. Une montagne de gros bois composait le foyer où l'on allait le faire rôtir; alentour bouillaient six grandes marmites, ou plutôt six cuves capables d'engloutir plusieurs moutons tout entiers; une multitude de chapons, d'oisons et de poules, étaient déjà préparés pour être ensevelis dans les marmites, et toutes sortes d'oiseaux, de gibier de basse-cour et autres pendaient en foule à des arbres où on les avait mis la veille pour les mortifier. Sancho compta plus de soixante outres pleines de vin, qui contenaient chacune pour le moins cinquante pintes. On voyait là des monceaux de pain blanc, comme on voit les tas de moëllons près des carrières; les fromages empilés ressemblaient à un mur de briques. Tout auprès, deux chaudières pleines d'huile et plus grandes que celles des teinturiers, servaient à faire des beignets et la pâtisserie, pendant qu'on prenait le sucre à pleines mains dans une caisse qui en était remplie. Il y avait plus de cinquante cuisiniers ou cuisinières, tous la joie peinte sur le visage, et travaillant avec diligence. Dans le large ventre du bœuf on avait cousu une douzaine de cochons de lait pour l'attendrir et lui donner du goût. Quant aux épiceries de toutes sortes, elles n'étaient point là en cornets de papier, mais par quintaux et à plein coffre. Finalement, les préparatifs de la noce, quoique rustiques, étaient très-abondants, et il y avait de quoi nourrir une armée entière.
Sancho regardait chaque chose avec de grands yeux; il prenait tout en amitié, et était enchanté de ce spectacle. Les marmites le tentèrent les premières, et il eût de bon cœur pris le soin de les écumer. Plus loin, il se sentit attendri par la vue des outres de vin; puis les gâteaux et l'odeur des beignets le captivèrent tout à fait; enfin, n'y pouvant plus tenir, il aborda un des cuisiniers et avec la politesse d'un estomac affamé, il le pria de permettre qu'il trempât une croûte de pain dans une de ces marmites.
Frère, répondit le cuisinier, ce jour-ci n'est pas un jour de jeûne, grâce à la libéralité du riche Gamache; mettez pied à terre, et cherchez s'il n'y a point là quelque cuiller à pot pour écumer une ou deux poules, et grand bien vous fasse! personne ne s'avisera de vous le reprocher.
Je ne vois point de cuiller, dit Sancho en soupirant.
Parbleu! répondit le cuisinier, vous voilà embarrassé pour bien peu de chose; et prenant une casserole, il la plongea dans une marmite d'où il tira d'un seul coup trois poules et deux oies: Tenez, ami, dit-il à Sancho, déjeunez de cette écume en attendant l'heure du dîner.
Grand merci, mais je ne sais où mettre cela, dit Sancho.
Emportez la casserole et ce qu'elle contient, repartit le cuisinier; Gamache est trop riche et trop heureux aujourd'hui pour y regarder de si près.
Pendant que Sancho mettait ainsi le temps à profit, don Quichotte regardait entrer douze jeunes garçons en habits de fête, et montés sur de belles juments couvertes de riches harnais avec quantité de grelots autour du poitrail. Ils s'élancèrent dans le pré, maniant leurs montures avec beaucoup d'adresse, et criant tous ensemble. Vive Quitterie et Gamache, lui aussi riche qu'elle est belle, et elle la plus belle du monde! On voit bien, dit don Quichotte en lui-même, que ces gens-là ne connaissent pas ma Dulcinée, car s'ils l'avaient vue, ils seraient un peu plus sobres de louanges pour leur Quitterie. Un moment après, on vit déboucher sur plusieurs points de la ramée une troupe de danseurs que précédaient vingt-quatre jeunes bergers de bonne mine, vêtus de toile blanche et fine, ayant sur la tête des mouchoirs de soie de différentes couleurs, avec des couronnes de laurier et de 380 chêne, et tous l'épée à la main. Sitôt qu'ils parurent, un de ceux qui étaient à cheval demanda à celui qui les conduisait, jeune homme élégant et bien pris, si aucun des danseurs n'était blessé.
Aucun jusqu'à cette heure, répondit celui-ci; nous sommes, Dieu merci, tous bien portants et prêts à faire merveille; et aussitôt il se mêla avec ses compagnons, qui s'escrimèrent les uns contre les autres en cadence et avec tant d'adresse, que don Quichotte, tout habitué qu'il était à ces sortes de spectacles, avoua qu'il n'en avait jamais vu de comparable. Notre héros ne fut pas moins charmé de l'entrée d'une autre troupe: c'étaient de belles jeunes filles âgées de quinze à seize ans au plus, vêtues d'une étoffe verte; partie de leurs cheveux était attachée avec des rubans, et le reste épars et traînant presque jusqu'à terre; elles portaient sur la tête des guirlandes de jasmin, de roses et de chèvrefeuille. Cette troupe, sous la conduite d'un vénérable vieillard et d'une imposante matrone, tous deux plus dispos que ne l'annonçait leur grand âge, exécuta une danse moresque au son de la cornemuse et avec tant de légèreté et d'élégance, qu'elle enleva tous les suffrages.
Après cela on vit exécuter une autre danse fort ingénieusement composée, de celles qu'on appelle parlantes[90]. C'était une troupe de huit nymphes partagées en deux files, l'une conduite par l'Amour, avec ses ailes, son carquois, son arc et ses flèches; et l'autre par l'Intérêt, couvert d'une riche étoffe d'or et de soie. Les nymphes qui suivaient l'Amour avaient sur les épaules un morceau de taffetas blanc pour les distinguer: la Poésie était la première; la Sagesse, la seconde; la Noblesse, la troisième, et la Vaillance, la quatrième. Celles qui marchaient sous la conduite de l'Intérêt avaient des marques différentes: l'une s'appelait la Libéralité; l'autre, la Largesse; celle-ci, la Richesse, et celle-là, la Possession pacifique. Devant cette troupe, une espèce de château était traîné par quatre sauvages vêtus de toile verte, tous couverts de lierre, et porteurs de si horribles masques, que Sancho ne put les voir sans en être effrayé. Sur la façade du château et sur les trois autres côtés, on lisait: Château de la Prudence.
L'Amour ouvrit la danse au son de deux tambours et de deux flûtes; après avoir fait quelques pas, il leva les yeux, saisit une flèche et fit mine de vouloir tirer sur une jeune fille qui était venue se placer entre les créneaux du château, mais à laquelle il adressa d'abord ces paroles:
En finissant, l'Amour décocha une flèche par-dessus le château, et regagna sa place. L'Intérêt s'avança à son tour, dansa aussi deux pas, puis regardant la jeune fille, il récita ces vers:
L'Intérêt se retira, et la Poésie ayant pris sa place, récita les vers suivants, les yeux élevés du côté du château, comme l'avaient fait les deux personnages précédents:
La Poésie étant retournée à sa place, la Libéralité quitta la troupe de l'Intérêt, et vint dire à son tour:
De la même façon entrèrent et sortirent tous les personnages des deux troupes, chacun récitant des vers après avoir fait son entrée. Les uns étaient bons, les autres mauvais, et don Quichotte, qui avait une excellente mémoire, retint 382 seulement ceux que je viens de citer. Ensuite tous les personnages se mêlèrent, formant tour à tour ou rompant la chaîne, et se séparant à la fin de chaque cadence avec beaucoup d'aisance et de grâce. Toutes les fois que l'Amour passait devant le château, il lançait ses flèches par-dessus, tandis que l'Intérêt brisait contre ses murs des boules dorées. Finalement, quand ils eurent longtemps dansé, l'Intérêt tira une grande bourse qui paraissait pleine d'argent, et l'ayant lancée contre le château, les planches qui le formaient tombèrent, laissant à découvert et sans défense cette belle fille qui avait paru entre les créneaux. L'Intérêt s'approcha aussitôt avec sa suite, et lui jeta au cou une chaîne d'or, comme pour la faire prisonnière; mais l'Amour accourut avec les siens pour la défendre.
Quand on eut bien disputé de part et d'autre, toujours au son des tambours, et avec des mouvements appropriés à la cadence et au sujet, les sauvages les séparèrent, et rajustèrent en un instant les planches du château, où la jeune fille s'enferma comme auparavant. C'est ainsi que le ballet finit aux applaudissements de tous les spectateurs.
Don Quichotte demanda qui avait composé cette petite fête; on lui répondit que c'était un bénéficier de village, qui avait beaucoup de talent pour ces sortes d'inventions.
Je gagerais, dit le chevalier, qu'il est plus ami de Gamache que de Basile, et qu'il s'entend mieux à cela qu'à réciter son bréviaire: sa pièce est fort bonne, et il y fait valoir adroitement la richesse de Gamache et les talents de Basile.
Ma foi, dit Sancho, qui écoutait, le roi est mon coq, et je suis pour Gamache.
On voit bien, reprit don Quichotte, que tu es un vilain, et de ceux qui toujours disent: Vive le plus fort!
Je ne sais trop desquels je suis, répliqua Sancho, mais je sais que je ne tirerai jamais de la marmite de Basile l'écume que j'ai tirée de celle de Gamache. En même temps il montrait les poules et les oies dont il se remit à manger avec grand appétit, en disant: Nargue des talents de Basile! Autant tu as, autant tu vaux; autant tu vaux, autant tu as. Il n'y a que deux familles au monde, disait ma grand'mère: avoir ou n'avoir pas, et elle se sentait beaucoup de penchant pour avoir. Aujourd'hui, mon seigneur et maître, on aime mieux l'argent que la science, et un âne chargé d'or a meilleure mine qu'un cheval couvert de panaches. Encore une fois, je suis pour Gamache, dont la marmite est farcie d'oies et de poules, tandis que celle de Basile ne me donnerait, je le crains bien, que de l'eau claire.
Auras-tu bientôt fini? dit don Quichotte.
Voilà qui est fait, seigneur, répondit Sancho, car je vois que cela vous fâche: autrement, j'avais de la besogne taillée pour huit jours.
Que Dieu m'accorde la grâce de ne pas mourir avant de t'avoir vu devenir muet, dit don Quichotte.
Au train dont nous allons, repartit Sancho, j'ai peur de vous en donner le plaisir un de ces jours: il ne faut pour cela que tomber entre les mains des muletiers Yangois, ou marcher toute une semaine à travers les forêts, sans trouver quoi que ce soit à mettre sous la dent; alors vous me verrez si bien muet, que je ne dirai pas une seule parole d'ici au jugement dernier.
Et quand cela serait, reprit don Quichotte, jamais ton silence n'égalera ton bavardage. D'ailleurs, selon l'ordre de la nature, je dois mourir avant toi; aussi je désespère de jamais te voir muet, non pas même en buvant, ou en dormant, ce qui est tout ce que je peux dire de plus.
Par ma foi, seigneur, repartit Sancho, il n'y a point à se fier à cette maudite camarde, je veux dire à la Mort: car elle mange l'agneau tout comme le mouton; et j'ai entendu notre 383 curé dire qu'elle frappait également les palais des rois et les cabanes des chevriers[92]. Elle a beaucoup de pouvoir, cette dame, mais pas un brin de courtoisie: car elle s'en prend à tout, mange de tout, et remplit sa besace de gens de tout âge et de toute condition. Oh! ce n'est point là un moissonneur qui fasse la sieste; elle a les yeux sans cesse ouverts, elle coupe l'herbe verte comme la sèche, aussi bien la nuit que le jour. Par ma foi, on peut dire non pas qu'elle mange, mais bien plutôt qu'elle dévore et engloutit tout ce qui se trouve sur son chemin, car elle a une faim qu'on ne peut rassasier; et quoiqu'elle n'ait point de ventre, on la dirait hydropique, tant elle a soif de boire la vie de tous les hommes, comme on boit une jarre d'eau fraîche.
Assez, assez, s'écria don Quichotte, tu ne t'en es pas mal tiré avec ton éloquence rustique: ne va pas plus loin, mon ami, dans la crainte de tomber; par ma foi, si tu avais autant de science et d'étude que tu as d'esprit naturel et de jugement, tu pourrais monter en chaire et devenir un excellent prédicateur.
Qui vit bien prêche bien, repartit Sancho, je n'en sais point davantage.
Tu n'as pas besoin d'en savoir davantage, dit don Quichotte; cependant je ne puis comprendre que, le commencement de la sagesse étant la crainte de Dieu, toi qui crains moins Dieu qu'un lézard, tu en saches si long.
Seigneur, reprit Sancho, que Votre Grâce soit juge de sa chevalerie, et non de la peur ou du courage des autres, puisque notre curé dit qu'il faut examiner ses actions et non celles d'autrui. Après tout, laissez-moi dire un mot à cette écume, car tous ces discours ne sont que paroles oiseuses, dont il nous faudra rendre compte au jour du jugement.
Sans plus discourir, il donna un nouvel assaut à la casserole, et avec tant de vigueur, qu'il réveilla l'appétit de son maître; lequel lui aurait tenu compagnie s'il n'en eût été empêché par ce qu'il faudra remettre au chapitre suivant.
Don Quichotte et Sancho achevaient la conversation que nous venons de rapporter, quand il se fit un grand bruit de voix; ce bruit venait des cavaliers qui venaient au-devant des nouveaux époux. En effet, ceux-ci s'avançaient au milieu de toutes sortes d'instruments, avec le curé, leurs familles, et suivis de la plus brillante compagnie des villages circonvoisins, tous en habit de fête.
Dès que la fiancée parut; Peste! s'écria Sancho, ce n'est point là une paysanne; par ma foi, on dirait plutôt une princesse: quelle belle guirlande de corail elle vous a autour du cou! et cette robe d'un velours à trente poils, avec bordures de satin! Mais voyez donc ses mains: que je meure si elles ne sont pas d'émail; et ces belles bagues d'or avec des perles blanches comme du lait; il n'y en a pas une qui ne vaille pour le moins un œil de la tête. Tudieu! quels cheveux! s'ils ne sont pas faux, je n'en ai vu de ma vie d'aussi longs ni d'aussi blonds. Que dites-vous de sa taille et de sa tournure? A la voir ainsi couverte de joyaux de la tête aux pieds, on la prendrait pour un palmier chargé de dattes. En vérité, voilà une maîtresse fille et qui pourrait passer sur les bancs de Flandre[93].
Don Quichotte souriait des éloges de Sancho, et il convenait en lui-même qu'après Dulcinée on n'avait jamais rien vu de si merveilleux. Quitterie paraissait un peu pâle, suite ordinaire de la mauvaise nuit que passent les jeunes filles 384 en préparant pour le lendemain leur parure de noces. Les fiancés se dirigeaient vers une espèce d'estrade, couverte de rameaux, de tapis et de branchages, sur laquelle devaient se faire les épousailles, et d'où ils pouvaient plus commodément voir les jeux et les danses.
Tout à coup, au moment d'atteindre leurs places, ils entendirent derrière eux un grand tumulte, et du milieu sortit une voix qui disait: «Attendez, attendez, gens inconsidérés, vous êtes trop pressés d'en finir.» A ces mots tous les assistants tournèrent la tête, et l'on vit s'avancer un homme vêtu d'une casaque noire, bordée de bandes cramoisies et parsemée de flammes; il avait sur la tête une couronne de cyprès, et dans la main un long bâton. Quand il fut proche, chacun reconnut Basile, et, le voyant dans un pareil lieu, l'on commença à craindre quelque triste événement. Il arriva enfin essoufflé, hors d'haleine, et dès qu'il fut devant les deux époux, fichant en terre son bâton garni d'une pointe d'acier, le visage pâle et les yeux attachés sur Quitterie, il lui dit d'une voix sourde et tremblante:
As-tu donc oublié, ingrate Quitterie, que tu m'avais donné ta foi, et que tu ne pourrais prendre un autre époux, tant que je serais vivant? M'as-tu jamais trouvé infidèle, et en attendant qu'il me fût donné de t'épouser, peux-tu me reprocher d'avoir manqué à l'amitié que je te dois, ou fait quelque chose qui pût t'offenser? Pourquoi donc fausser ta parole, pourquoi donner à un autre un bien qui m'appartient, sans qu'il ait sur moi d'autre avantage que celui que le hasard distribue suivant sa fantaisie? Eh bien, qu'il en jouisse, puisque c'est ta volonté; je vais faire disparaître l'obstacle qui pouvait s'y opposer, et le rendre heureux aux dépens de ma propre vie. Vivent! vivent le riche Gamache et l'ingrate Quitterie! et meure Basile, puisque la pauvreté a coupé les ailes à son bonheur et l'a précipité dans le tombeau.
En achevant ces paroles, Basile tira une courte épée qui était cachée dans son bâton, et, en ayant appuyé la poignée contre terre, il se jeta sur la pointe avec autant de célérité que de résolution, et tomba nageant dans son sang. A ce funeste spectacle, ses amis accoururent, poussant des cris et déplorant son malheur. Don Quichotte accourut aussi, et prenant l'infortuné entre ses bras, il trouva qu'il respirait encore. On voulut lui retirer l'épée de la poitrine, mais le curé s'y opposa, avant qu'il ne se fût confessé, disant qu'on ne pouvait arracher l'épée sans lui ôter en même temps la vie. Alors Basile, revenant un peu à lui, dit d'une voix affaiblie et presque éteinte: Cruelle Quitterie! si à cette heure terrible et solennelle tu voulais m'accorder ta main comme époux, je regretterais moins ma témérité, puisqu'elle m'a procuré le bonheur d'être à toi.
Mon enfant, lui dit le curé, il n'est plus temps de penser aux choses de ce monde; songez à vous réconcilier avec Dieu, et à lui demander pardon d'une résolution si désespérée.
J'avoue que je suis désespéré, reprit Basile; et il prononça encore quelques paroles qui montraient sa résolution de ne point se confesser sans obtenir de Quitterie ce qu'il demandait, ajoutant que cette satisfaction pouvait seule lui en donner le courage et la force.
Don Quichotte déclara la demande parfaitement juste et raisonnable, et d'autant plus aisée à accorder, qu'il y avait le même honneur pour Gamache à prendre Quitterie, veuve d'un si honnête homme, que s'il la recevait des mains de son père. D'ailleurs, ajouta-t-il, il n'y a qu'un oui à proférer, et ce oui ne doit pas lui coûter beaucoup, puisque le lit nuptial de Basile sera son tombeau.
En voyant et entendant tout cela, Gamache était plein d'incertitude; mais les amis de Basile le prièrent avec tant d'instances de consentir à ce que Quitterie donnât la main à leur ami mourant, au moins pour sauver son âme, qu'ils le 385 décidèrent à déclarer que si elle y consentait il ne s'y opposait pas, puisque ce n'était que différer un instant l'accomplissement de ses propres désirs. Alors tous s'approchèrent de Quitterie, et les uns les larmes aux yeux, les autres avec des paroles obligeantes, ils tâchèrent de l'émouvoir en lui représentant qu'elle ne pouvait refuser cette dernière grâce à un homme qui n'en jouirait pas longtemps. Mais la belle Quitterie, immobile comme un marbre, ne savait ou ne voulait pas répondre, et l'on n'aurait peut-être pas tiré d'elle une parole, si le curé ne l'eût pressée de prendre un parti, disant que Basile ayant la mort sur les lèvres, il n'y avait pas un instant à perdre. Triste et troublée, Quitterie s'approcha de Basile, qui, les yeux déjà fermés et respirant à peine, murmurait entre ses dents le nom de Quitterie. Dès qu'elle fut près de lui, elle se mit à genoux et lui demanda sa main, mais seulement par signe, comme n'ayant pas la force de parler.
Basile ouvrit les yeux, et les attachant languissamment sur elle: O Quitterie! lui dit-il, à quoi bon cette pitié, maintenant qu'il me reste 386 si peu d'instants pour jouir du bonheur d'être ton époux, et que rien ne peut arrêter le coup qui va me mettre au tombeau? Mais, au moins, je t'en conjure, ô ma fatale étoile! c'est qu'en ce moment où tu me demandes la main et tu m'offres la tienne, ce ne soit pas par complaisance et pour m'abuser de nouveau: déclare donc que c'est sans contrainte que tu me prends pour époux, et aussi librement que lorsque nous nous donnâmes une foi mutuelle. Dans le triste état où tu m'as réduit, il serait affreux de feindre avec moi, après m'avoir toujours trouvé si fidèle et si sincère.
Pendant qu'il parlait, on le voyait défaillir de telle sorte que tous les assistants croyaient qu'il allait expirer à chaque parole. Quitterie, confuse et les yeux baissés, prit de sa main droite celle de son malheureux amant et lui dit: Rien n'est capable de forcer ma volonté, Basile; d'un esprit aussi libre que je te donne ma main, je reçois la tienne, s'il est vrai qu'il te reste assez de présence d'esprit pour savoir ce que tu fais.
Je te la donne, répondit Basile, l'esprit aussi sain et aussi entier que je l'ai reçu du ciel; et c'est de tout mon cœur que je te reçois pour épouse.
Et moi, ajouta Quitterie, je te reçois pour époux, soit que tu vives de longues années, soit qu'on te porte de mes bras dans le tombeau.
Pour être aussi grièvement blessé, dit Sancho, voilà un garçon qui jase beaucoup: il faudrait lui dire de laisser là toutes ces galanteries, et de songer à son âme, qu'il a, ce me semble, plutôt sur le bout de la langue qu'entre les dents.
Pendant que Basile tenait ainsi la main de Quitterie, le curé attendri, et les larmes aux yeux, leur donna la bénédiction nuptiale, priant Dieu de recevoir en paix l'âme du nouveau marié. Mais celui-ci n'eut pas plutôt reçu la bénédiction, qu'il se releva prestement, et avec une célérité merveilleuse retira la dague à laquelle son corps servait de fourreau. Les assistants étaient frappés de surprise, et plusieurs dans leur simplicité se mirent à crier au miracle. Non, répliqua Basile, ce n'est pas miracle, c'est adresse qu'il faut dire. Le curé, stupéfait, hors de lui, accourut pour tâter la blessure avec sa main, et il trouva que la dague, au lieu de percer le corps de Basile, était entrée dans un fourreau de fer, adroitement rempli de sang. Bref, le curé, Gamache, et ses amis, virent qu'on les avait joués. Quant à la fiancée, elle n'en témoigna pas le moindre déplaisir; loin de là, entendant dire que ce mariage entaché de fraude ne serait pas valable, elle déclara qu'elle le ratifiait de nouveau: ce qui fit penser à tout le monde que la ruse avait été concertée entre eux. Gamache et ses amis étaient si irrités, qu'ils voulurent en tirer vengeance sur l'heure, et ils attaquèrent Basile, pour lequel, en un clin d'œil, brillèrent cent épées nues.
Don Quichotte accourut à cheval un des premiers, la rondache au bras, la lance au poing, et se jeta entre les combattants, lesquels s'écartèrent aussitôt. Quant à Sancho, qui avait les querelles en horreur, il se réfugia au milieu des marmites, comme dans un asile sacré.
Arrêtez! seigneurs, arrêtez! criait don Quichotte; on ne doit jamais se venger des ruses que fait inventer l'amour, car l'amour et la guerre sont même chose; et comme dans la guerre il a été de tout temps permis d'employer des stratagèmes pour vaincre son ennemi, de même dans les rivalités d'amour il faut tenir pour légitimes les ruses qu'on emploie afin de réussir, pourvu toutefois que ce ne soit pas au détriment de l'objet aimé. Quitterie est à Basile, et Basile à Quitterie, ainsi l'a voulu le ciel. Gamache est riche, il trouvera assez d'autres femmes; Basile, au contraire, n'a que cette brebis, il serait injuste de vouloir la lui ravir. L'homme n'a pas le droit de séparer ce que Dieu a uni; celui qui osera l'entreprendre, aura d'abord affaire à la pointe de cette lance. En disant cela, il brandissait son arme avec tant 387 de vigueur, qu'il terrifia tous ceux qui ne le connaissaient pas.
L'indifférence de Quitterie avait produit une telle impression sur l'esprit de Gamache, qu'en un instant elle s'effaça de sa mémoire. Aussi céda-t-il sans efforts aux exhortations du curé, homme sage et conciliant; et pour montrer leurs intentions pacifiques, lui et ses amis remirent leurs épées dans le fourreau, blâmant plutôt la facilité de Quitterie que la ruse de Basile. Bien plus, quand Gamache eut réfléchi que si Quitterie aimait Basile, étant jeune fille, elle l'eût encore aimé après son mariage, il rendit grâce au ciel de la lui avoir enlevée, et afin de prouver qu'il n'avait aucun ressentiment de ce qui venait de se passer, il voulut que la fête s'achevât comme s'il se fût marié réellement.
Basile et Quitterie, ainsi que tous ceux de leur parti, refusèrent d'y assister, et l'on se mit en chemin pour le village de Basile, qui malgré sa pauvreté eut tout sujet de se réjouir; car le pauvre vertueux trouve des amis pour le soutenir et l'honorer, comme le riche ne manque jamais de flatteurs pour lui faire cortége. Ils emmenèrent avec eux don Quichotte, le tenant pour homme de cœur et qui avait, comme on dit, du poil sur l'estomac. Le seul Sancho avait l'âme navrée d'être forcé de renoncer au splendide festin des noces de Gamache, qui se prolongèrent une grande partie de la nuit. Tournant donc le dos, bien qu'il les portât dans son cœur, aux marmites d'Égypte, dont l'écume presque achevée qu'il emportait dans la casserole lui représentait l'abondance perdue, il suivit son seigneur qui s'en allait avec le quadrille de Basile. Ainsi, tout chagrin, quoique largement repu, il remonta sur son grison et suivit Rossinante.
Grands et nombreux furent les régals qui attendaient don Quichotte chez les nouveaux époux, empressés de reconnaître la protection qu'il leur avait apportée si à propos; aussi mettant son esprit au niveau de son courage, ils le qualifiaient tour à tour de Cicéron pour l'éloquence et de Cid pour la valeur. Le bon Sancho se récréa trois jours aux dépens des mariés, desquels on apprit que Quitterie n'avait eu aucune part à la supercherie de Basile, qui seul s'était concerté avec ses amis, afin que l'heure venue ils lui prêtassent appui.
On ne doit point appeler supercherie, disait don Quichotte, les moyens qui tendent à une fin louable et vertueuse; or pour les amants le mariage est la fin par excellence. Seulement, comme dans le mariage tout doit être contentement, joie et plaisir, le plus grand ennemi que puisse redouter l'amour c'est la pauvreté. Ce que j'en dis c'est afin que le seigneur Basile sache qu'il est temps de renoncer à tous ces exercices du corps où il excelle et qui ne lui feront qu'une réputation inutile, sans lui procurer aucun profit, et qu'ayant maintenant une épouse vertueuse autant que belle, qui a dédaigné pour lui de grandes richesses, il est désormais obligé de travailler à se faire une fortune digne de sa femme, afin d'être tous deux en état de passer leur vie en repos.
Je ne sais quel sage, ajoutait notre chevalier, a dit qu'il n'existait au monde qu'une seule femme véritablement bonne; mais qu'il conseillait à chaque mari de se persuader, pour être heureux, que cette femme était la sienne. Moi, qui ne suis pas marié et qui n'ai encore jamais pensé au mariage, j'oserais cependant donner à celui qui me les demanderait quelques conseils sur le choix d'une épouse. Je lui dirais: faites 388 plus attention, chez une femme, à la réputation qu'à la fortune; la femme vertueuse n'acquiert pas la bonne renommée seulement parce qu'elle est vertueuse, mais aussi parce qu'elle le paraît; les légèretés et les imprudences nuisent plus aux femmes que les fautes secrètes. Si vous ouvrez votre maison à une épouse vertueuse, il vous sera facile de la maintenir dans cet état et même de l'y fortifier; mais si pour compagne vous prenez une femme aux penchants vicieux, vous aurez bien de la peine à l'en corriger, car il est très-difficile de revenir du vice à la vertu. La chose n'est pas impossible, j'en conviens, mais je la regarde comme d'une excessive difficulté.
Sancho écoutait, se disant à lui-même: Ce mien maître-là, quand je viens à dire quelques bonnes choses, ne manque jamais de s'écrier que je pourrais monter en chaire et m'en aller prêcher par le monde; eh bien, je soutiens, moi, que lorsqu'il se met à enfiler des sentences et à donner des conseils, non-seulement il pourrait monter en chaire, mais même sur le haut du clocher. Peste soit de l'homme qui, en sachant si long, s'est fait chevalier errant! je m'étais figuré qu'il ne savait guère que ce qui a rapport à sa chevalerie, mais je vois qu'il n'y a point de sujet où il ne puisse placer son mot.
Que murmures-tu là Sancho? demanda don Quichotte.
Je ne murmure rien, répondit Sancho; je pensais seulement à part moi, qu'avant d'avoir pris femme, j'aurais bien voulu entendre dire ce que dit Votre Grâce; peut-être dirais-je à présent que le bœuf libre du joug se lèche plus à l'aise.
Comment, ta Thérèse est méchante à ce point? reprit don Quichotte.
Elle n'est pas très-méchante, répliqua Sancho; mais elle n'est pas non plus très-bonne; du moins elle n'est pas aussi bonne que je voudrais.
Sancho, dit don Quichotte, tu as tort de mal parler de ta femme; car c'est la mère de tes enfants.
Oh! nous ne nous devons rien, répondit Sancho; et quand la fantaisie lui en prend, elle ne me ménage guère, surtout si elle a un grain de jalousie. Aussi, dans ces moments-là, je la donnerais à tous les diables.
Nos aventuriers passèrent trois jours à faire bonne chère chez les nouveaux mariés; mais don Quichotte, qui se lassait déjà d'une vie oisive et si contraire à sa profession, pria le licencié avec qui il était venu, et qui jouait si bien des fleurets, de lui donner un guide pour le conduire à la caverne de Montesinos, où il avait le plus vif désir de pénétrer, afin de voir par ses propres yeux les merveilles que l'on en racontait dans le pays. Le licencié lui dit qu'un de ses cousins, garçon fort instruit, et grand amateur de livres de chevalerie, le conduirait de bon cœur jusqu'à l'entrée de la caverne, et lui indiquerait les sources de Ruidera, si fameuses dans toute l'Espagne, ajoutant qu'il aurait grand plaisir dans la compagnie de ce jeune homme. En effet, le cousin arriva bientôt après, monté sur une bourrique pleine. Sancho sella Rossinante, bâta son grison, puis s'étant recommandé à Dieu, et le bissac bien fourni, la caravane se mit en route dans la direction de la fameuse caverne.
Chemin faisant, don Quichotte demanda à son guide quelles étaient ses études et sa profession.
Seigneur, répondit celui-ci, ma profession est celle d'humaniste, et je compose des livres pour le plaisir et l'utilité du public. J'en ai un prêt à paraître, qui a pour titre: Recueil de livrées: il contiendra plus de sept cents figures, chiffres et devises, dont le but est d'épargner aux chevaliers de la cour la peine de se creuser la cervelle pour en trouver de conformes à leur intention, lorsqu'ils ont à figurer dans un carrousel ou dans un tournoi. J'ai prévu tout ce qu'on peut souhaiter là-dessus: il y a 389 des devises pour le jaloux, il y en a pour l'absent, pour le dédaigné, qui leur vont comme un gant. Je viens aussi d'achever un autre ouvrage que j'intitule les Métamorphoses ou l'Ovide espagnol. Celui-ci est d'une invention rare et originale, car, imitant Ovide dans le genre burlesque, j'explique ce que furent la Giralda de Séville, l'ange de la Madeleine, l'égout de Vinceguerra à Cordoue, les taureaux de Guisando, les fontaines de Legatinos et de Lavapiès à Madrid, sans oublier celles du Pou, du Tuyau doré, et de la Prieure, le tout accompagné de métaphores et d'allégories, de façon que l'ouvrage soit à la fois instructif et amusant. J'en ai encore sur le chantier un autre que j'appelle: Supplément à Polydore Virgile, et qui traite de l'origine des choses: c'est un livre d'une grande érudition, car j'y explique toutes les questions importantes qu'avait oubliées Polydore. Par exemple, il n'a point dit quel est le premier homme du monde qui ait eu un catarrhe; quel recourut le premier aux frictions pour guérir le mal français; eh bien, moi, j'enseigne tout cela de point en point et appuyé de l'autorité de 390 plus de vingt-cinq auteurs, la plupart contemporains. Jugez, seigneur, si mon travail est utile et curieux.
Seigneur, vous qui savez tout, demanda Sancho, pourriez-vous me dire quel est le premier homme qui s'est gratté la tête; quant à moi, je pense que c'est Adam, notre premier père.
Très-probablement, répondit le guide, car Adam avait une tête et des cheveux, et il y a apparence qu'étant le premier homme, il y a le premier senti de la démangeaison.
C'est ce que je crois aussi, reprit Sancho; dites-moi maintenant quel est l'homme qui a sauté ou voltigé le premier?
En vérité, frère, répondit le guide, je ne saurais résoudre cela sur l'heure, et il faut avant tout que j'en fasse la recherche; je feuilletterai mes livres aussitôt que je serai de retour, et je vous rendrai raison à la prochaine rencontre, car j'espère que celle-ci ne sera pas la dernière.
Ne prenez pas tant de peine, dit Sancho, je viens de trouver la chose: le premier sauteur du monde fut Lucifer, car, lorsqu'il fut chassé du ciel, il s'en alla voltigeant jusqu'au fond des enfers.
Vous avez raison, compère, répondit le guide.
Sancho, dit don Quichotte, la demande et la réponse ne sont pas de toi; tu les as déjà entendu faire.
Seigneur, repartit Sancho, en fait de demandes et de réponses, j'en ai au moins pour deux jours; et quant à débiter des sottises, je n'ai, Dieu merci, besoin de personne.
Tu en dis plus que tu ne penses, repartit don Quichotte: en effet, il y a nombre de gens qui se donnent beaucoup de peine pour apprendre et vérifier des choses oiseuses où la mémoire et l'esprit n'ont rien à gagner.
Nos voyageurs passèrent la journée dans ces agréables entretiens. Puis la nuit venue, ils allèrent loger dans un petit village, d'où, suivant le guide, il n'y avait pas plus de deux lieues jusqu'à la caverne de Montesinos. Notre chevalier fut averti de se pourvoir de cordes, s'il avait envie de descendre jusqu'au fond. Don Quichotte répondit qu'il y était résolu, dût-il pénétrer jusqu'aux abîmes. On acheta cent brasses de corde, et, le jour suivant, les trois voyageurs arrivèrent, sur les deux heures après midi, proche de la caverne, dont l'entrée, quoique large et spacieuse, était tellement obstruée de ronces et de broussailles entrelacées, qu'elle semblait inaccessible.
Quand ils furent près du bord, don Quichotte, le guide et Sancho, mirent pied à terre; puis les deux compères s'occupèrent à attacher fortement notre chevalier avec des cordes. Pendant qu'on lui ceignait les reins, Sancho lui dit: Que Votre Grâce, mon bon seigneur, prenne garde à ce qu'elle va faire; pourquoi vous enterrer tout vivant, comme une cruche qu'on met dans un puits pour la rafraîchir? Quel intérêt vous force d'aller voir ce qui se passe au fond d'un trou qui doit être pire qu'une prison de Maures?
Attache et tais-toi, répondit don Quichotte; à moi seul était réservée une entreprise telle que celle-ci.
Seigneur, lui dit le guide, observez bien, je vous prie, tout ce qu'il y a dans cette caverne: peut-être s'y rencontrera-t-il des choses dignes de trouver place dans mon livre des métamorphoses.
Soyez tranquille, reprit Sancho; mon maître tient la flûte, je vous assure qu'il en jouera bien.
Se voyant prêt à descendre: Pardieu! dit don Quichotte, nous avons été bien imprévoyants de ne pas nous munir d'une petite clochette qu'on aurait attachée à la corde même, et dont le bruit vous eût avertis que je descendais toujours et que j'étais encore vivant; mais puisqu'il n'en est plus temps, à la grâce de Dieu. Sur ce, notre chevalier se jeta à genoux, fit une courte prière à voix basse, pour demander le secours du ciel dans une si périlleuse aventure, 391 après quoi il s'écria: O dame de mes pensées, maîtresse de mes actions, illustre et sans pareille Dulcinée du Toboso, si les prières de ton amant fortuné arrivent jusqu'à toi, daigne, je t'en conjure, par cette beauté incomparable qui m'a charmé, daigne les écouter favorablement; car elles n'ont d'autre objet que d'obtenir ta protection dont j'ai si grand besoin, au moment où je vais m'enfoncer dans cet abîme, poussé par le seul désir d'apprendre à tout l'univers que celui que tu favorises ne connaît rien d'impossible.
En disant ces paroles, il s'approcha de l'ouverture de la caverne, et voyant qu'il était impossible d'y pénétrer, à moins de s'ouvrir par force un passage, il tira son épée, et se mit à abattre les broussailles et les épines. Au bruit que faisaient ses coups, il s'en échappa une nuée si rapide et si épaisse d'énormes corbeaux, de corneilles et de chauves-souris, que notre héros en fut renversé. S'il eût été aussi superstitieux qu'il était bon catholique et franc chevalier, il aurait tenu cela à mauvais présage et renoncé à l'entreprise; mais se relevant avec un courage intrépide et voyant qu'il ne sortait plus d'oiseaux, il demanda de la corde au guide et à Sancho, qui commencèrent à le laisser couler doucement. Au moment où il disparut, Sancho lui envoya sa bénédiction, en faisant sur lui mille signes de croix: Que Dieu te conduise, dit-il, ainsi que Notre-Dame du Puy et la Sainte-Trinité de Gayette, crème, fleur, écume des chevaliers errants! Va en paix, champion du monde, cœur d'acier, bras d'airain; que Dieu te conduise et te ramène sain et sauf à la lumière de cette vie que tu abandonnes pour t'enterrer dans cette obscurité!
Le guide répéta à peu près les mêmes invocations.
Cependant don Quichotte criait toujours qu'on lui lâchât de la corde, et ils continuaient à lui en envoyer peu à peu. Quand ils reconnurent qu'ils en avaient coulé plus de cent brasses, et qu'aucun son n'arrivait jusqu'à eux, ils furent d'avis de remonter notre chevalier; néanmoins ils attendirent près d'une demi-heure, après quoi ils commencèrent à retirer la corde. Comme elle remontait sans qu'ils éprouvassent aucune résistance, ils craignirent que don Quichotte ne fût resté au fond de la caverne. Sancho pleurait déjà amèrement, et tirait en toute hâte pour s'assurer de la vérité. Au bout de quatre-vingts brasses environ, ils sentirent un poids assez lourd, ce qui leur causa une joie extrême, puis enfin après dix autres brasses ils aperçurent distinctement don Quichotte, à qui Sancho cria tout joyeux: Soyez le bienvenu, mon bon seigneur; nous pensions que vous étiez resté là-bas pour faire race. Don Quichotte ne répondit mot; mais quand il fut au bord du trou, ils virent qu'il avait les yeux fermés, comme un homme endormi. Ils le délièrent et l'étendirent par terre, sans qu'il s'éveillât; enfin quand ils l'eurent bien tourné et retourné, il revint à lui, se frotta les yeux, s'allongea comme si on l'eût tiré d'un profond sommeil, puis jetant de côté et d'autre des regards effarés: Dieu vous le pardonne, amis, s'écria-t-il; mais vous venez de m'enlever au plus beau spectacle et à la plus délicieuse vie dont mortel ait jamais joui. C'est maintenant qu'il me faut reconnaître que toutes les joies de ce monde passent comme l'ombre et se flétrissent comme la fleur des champs. O malheureux Montesinos! ô Durandart, lâchement assassiné! ô infortuné Belerme! ô larmoyant Guadiana! et vous, déplorables filles de Ruidera, qui par l'abondance de vos eaux faites voir combien vos beaux yeux ont versé de larmes!
Étonnés d'entendre ces paroles qu'il proférait comme s'il eût été pénétré d'une profonde douleur, le guide et Sancho le supplièrent de leur en apprendre le sens, et de leur raconter ce qu'il avait vu dans cet enfer.
Enfer! s'écria don Quichotte; ce nom, je vous l'assure, ne lui convient nullement. Il demanda 392 quelque chose à manger, parce qu'il avait grand faim; on étendit sur l'herbe le tapis qui formait la selle du coursier, on vida les besaces, et tous trois, de bon appétit, dînèrent et soupèrent d'un même coup. Quand le tapis fut enlevé: Que personne ne bouge, enfants, dit don Quichotte, et prêtez-moi la plus grande attention.
Il était environ quatre heures du soir, lorsque le soleil, caché par des nuages qui amortissaient l'éclat de sa lumière et tempéraient l'ardeur de ses rayons, permit à don Quichotte de raconter, sans fatigue, à ses deux illustres auditeurs, les choses merveilleuses qu'il avait vues dans la caverne de Montesinos. Il commença en ces termes:
A douze ou quatorze hauteurs d'homme du fond de cette caverne se trouve à main droite une cavité ou espace vide pouvant contenir un grand chariot attelé de ses mules. Une faible lueur y arrive par quelques fentes assez éloignées, puisqu'elles viennent de la surface du sol. J'aperçus cette cavité dans un moment où j'étais las et attristé de me sentir, suspendu à une corde, descendre dans cette région obscure sans avoir de route certaine; cela me détermina à y entrer pour prendre un peu de repos. Je vous criai en même temps de ne plus lâcher de corde, mais probablement vous ne m'entendîtes pas. Je ramassai alors celle que vous continuiez à m'envoyer, et j'en fis, en la roulant, une sorte de siége sur lequel je m'assis tout pensif, réfléchissant sur ce que j'avais à faire pour gagner le fond. Pendant que j'étais plongé dans ces pensées et dans cette incertitude, je fus gagné par un sommeil des plus profonds: puis, quand j'y songeais le moins, je m'éveillai et alors je me trouvai, sans savoir ni pourquoi ni comment, au milieu de la plus belle, de la plus agréable, et de la plus délicieuse prairie que puisse former la nature ou rêver une riante imagination. Je me frottai les yeux, et reconnus que je ne dormais plus et que j'étais bien réellement éveillé. Je me tâtai la tête et la poitrine, pour m'assurer si c'était bien moi qui étais là ou seulement quelque vain fantôme, quelque contrefaçon de ma personne; mais le sentiment, le toucher, les raisonnements suivis que je faisais en moi-même, tout m'attesta que j'étais véritablement alors ce que je suis à présent.
Bientôt s'offrit à ma vue un royal et somptueux palais dont les murs semblaient être faits d'un cristal pur et diaphane. Deux grandes portes s'ouvrirent, et je vis s'avancer vers moi un vénérable vieillard, vêtu d'un manteau violet qui traînait jusqu'à terre. Sa poitrine et ses épaules étaient entourées d'un chaperon collégial en satin vert. Une toque milanaise en velours noir lui couvrait la tête, et sa barbe blanche se prolongeait plus bas que sa ceinture. Il ne portait aucune arme; seulement il tenait à la main un rosaire dont les grains étaient plus gros que des noix et les dizains comme des œufs d'autruche. Sa démarche, sa noble prestance et l'ampleur de sa personne, tout en lui, dans les détails comme dans l'ensemble, me frappa de surprise et d'admiration. Il s'approcha, et m'embrassant étroitement: Vaillant chevalier don Quichotte de la Manche, me dit-il, nous tous qui depuis longues années sommes enchantés dans ces solitudes, nous attendions ta venue afin que tu puisses faire connaître au monde ce que recèle l'antre profond dans lequel tu viens de pénétrer, et qui s'appelle la caverne de Montesinos. Cette prouesse était réservée à ton grand cœur et à ton invincible courage. Viens avec moi, illustre seigneur, viens; je veux te dévoiler les merveilles que renferme ce transparent Alcazar 393 dont je suis à perpétuité le gouverneur et le gardien; car tu vois Montesinos lui-même, de qui cette caverne a pris le nom.
A ce nom de Montesinos, je lui demandai s'il était vrai, comme on le racontait dans le monde d'en haut, qu'il eût avec une petite dague tiré le cœur de Durandart du fond de sa poitrine, pour le porter à la señora Belerme, suivant le vœu de son ami mourant.
Cela est vrai de tout point, sauf la dague, me dit-il, car c'était un poignard fourbi et pointu comme une alène.
En ce cas, interrompit Sancho, ce devait être un poignard du fameux Ramon de Hocès, l'armurier de Séville[94].
Je n'en sais rien, répondit don Quichotte; mais cela ne se peut, puisque l'armurier que tu cites n'est que d'hier, tandis que l'événement dont je parle s'est passé à Roncevaux il y a plusieurs siècles. Au surplus, cette particularité est sans importance; elle ne peut en rien altérer le fond de cette histoire.
Non, certes, ajouta le guide; continuez, seigneur don Quichotte; j'éprouve le plus grand plaisir à vous entendre.
Et moi non moins à vous faire ce récit, reprit notre héros. Je suivis donc le vénérable Montesinos au palais de cristal, où dans une salle toute en albâtre et d'une fraîcheur délicieuse, se trouvait un tombeau en marbre sculpté avec un art merveilleux. Sur ce tombeau je vis étendu tout de son long un chevalier, non de bronze, de marbre, ni de jaspe, tel qu'on en voit sur d'autres monuments, mais bien de chair et d'os. Il tenait sa main droite (qui me sembla nerveuse et très-velue, ce qui est un attribut de la force) posée sur son cœur. En me voyant contempler l'homme du tombeau: Voilà, me dit Montesinos, voilà mon ami Durandart, miroir, fleur des vaillants et amoureux chevaliers de son temps; il est retenu ici enchanté comme moi et tant d'autres, hommes et femmes, par Merlin, l'enchanteur français, qui passait pour être fils du diable. Quant à moi, je ne pense pas qu'il ait eu un tel père; car il en savait plus long que le diable, et il lui aurait même rendu des points. Comment et pourquoi nous a-t-il enchantés? Tout le monde l'ignore; mais le temps le révélera et ce temps-là n'est pas loin, je l'imagine. Tout ce que je sais, et cela est aussi certain qu'il fait jour à présent, c'est que Durandart a cessé de vivre entre mes bras; qu'après sa mort j'ai enlevé son cœur de sa poitrine, et cela de mes propres mains; et en vérité il devait peser au moins deux livres, car suivant les naturalistes, l'homme qui a un grand cœur est doué de plus de vaillance que celui chez lequel il est petit. Eh bien, puisqu'il en est ainsi et que ce chevalier est bien mort, comment peut-il encore parfois pousser des soupirs et des plaintes comme s'il était vivant? A ces mots, l'infortuné Durandart jeta un grand cri, et s'adressant à Montesinos:
O mon cousin, la dernière prière que je vous adressai, ce fut, quand mon âme aurait quitté mon corps, de porter vous-même mon cœur à la señora Belerme, après l'avoir détaché de ma poitrine, soit avec un poignard, soit avec une dague.
En entendant cela, Montesinos se jeta à genoux devant le déplorable chevalier, et lui dit les larmes aux yeux: Seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j'ai exécuté ponctuellement ce que vous m'aviez prescrit à l'heure fatale de notre défaite; je vous ai détaché le cœur du mieux que j'ai pu, ayant bien soin de n'en pas laisser la moindre parcelle dans votre poitrine; je l'ai essuyé avec un mouchoir de dentelle, et sans perdre un instant j'ai pris le chemin de France, après vous avoir préalablement déposé dans le sein de la terre, et avoir versé tant de larmes, qu'elles ont suffi à me laver les mains, et à effacer les traces de votre sang. Pour surcroît de preuves, cousin de mon âme, dans le premier village que je traversai à ma sortie de Roncevaux, je saupoudrai votre cœur d'un peu de sel, afin qu'il ne prît pas mauvaise odeur, et qu'il arrivât, sinon parfaitement frais, du moins bien conservé, en présence de la señora Belerme. Cette dame, comme vous, moi, Guadiana, votre écuyer, la duègne Ruidera, ses sept filles, ses deux nièces, et bon nombre de nos amis et connaissances, sommes depuis longtemps enchantés ici par le sage Merlin. Quoiqu'il y ait de cela maintenant plus de cinq cents ans révolus, personne n'est mort parmi nous; il ne nous manque que Ruidera, ses filles et ses nièces, lesquelles, à force de larmes, ont attendri Merlin et ont été changées par lui en autant de lagunes qui, dans le monde des vivants et dans la province de la Manche, s'appellent les lagunes de Ruidera. Quant à votre écuyer Guadiana, qui pleurait aussi votre disgrâce, il est devenu un fleuve[95], qu'on appelle du même nom, et qui, arrivé à la surface du sol, voyant un autre soleil que celui qu'il connaissait, fut pris d'un tel regret de 395 nous quitter, qu'il se replongea dans les entrailles de la terre; mais comme il faut toujours obéir à sa pente naturelle, il reparaît de temps en temps, et se montre à la face du ciel et des hommes. Les lagunes dont j'ai parlé lui prêtent leurs eaux, et avec ce secours et celui de quelques autres rivières, il entre majestueusement dans le royaume de Portugal.
Ce que je viens de vous dire, mon cher cousin, je vous l'ai bien souvent répété; mais comme vous ne répondez pas, j'en conclus que vous ne pouvez m'entendre, ou que vous ne m'en croyez pas sur parole; et Dieu sait à quel point cela me chagrine. Présentement, je viens vous faire part d'une nouvelle qui, si elle n'apporte pas un grand soulagement à votre douleur, ne peut du moins l'aggraver en aucune façon. Sachez que vous avez en votre présence (ouvrez les yeux et vous le verrez) ce noble chevalier duquel Merlin a prophétisé tant et de si grandes choses, ce fameux don Quichotte de la Manche, qui a ressuscité, avec un éclat plus vif encore que dans les siècles passés, la chevalerie errante oubliée de nos jours. Par lui et à cause de lui, il pourrait arriver que nous fussions désenchantés, car c'est aux grands hommes que sont réservées les grandes prouesses. Et quand cela ne serait pas, répondit d'une voix basse et étouffée l'affligé Durandart, je dirais: Patience, et battons les cartes. Puis, sans ajouter un seul mot, il se tourna sur le côté, et retomba dans son silence habituel.
En ce moment, de grands cris se firent entendre ainsi que des pleurs accompagnés de profonds gémissements et de sanglots entrecoupés. Je tournai la tête, et à travers les murailles de cristal, j'aperçus dans une autre salle du château une procession de belles damoiselles défilant sur deux rangs; elles étaient toutes vêtues de deuil, et coiffées de turbans blancs, à la manière des Turcs. A leur suite venait une dame (ainsi le faisait supposer la gravité de sa prestance) également habillée de noir; elle portait un voile blanc si long qu'il balayait la terre. Son turban était deux fois plus gros que ceux des damoiselles; elle avait des sourcils qui se joignaient, le nez épaté, la bouche grande, les lèvres d'un rouge vif. Ses dents, que par intervalles elle laissait voir, semblaient rares et mal rangées, mais blanches comme des amandes dépouillées de leur pellicule. Elle tenait à la main un linge très-fin, dans lequel, autant que j'ai pu le remarquer, était un cœur momifié, tant il me parut sec et ratatiné. Montesinos m'apprit que toute cette procession était composée des serviteurs de Durandart et de Belerme, qui se trouvaient enchantés en ce lieu avec leurs seigneurs, et que celle qui portait le cœur enveloppé dans un linge, était la señora Belerme elle-même, laquelle, quatre fois par semaine, renouvelait avec ses damoiselles la même procession, en récitant d'une voix plaintive des chants funèbres sur le cœur de son infortuné cousin. Si elle vous semble laide, ajouta-t-il, ou du moins inférieure à sa réputation de beauté, cela tient aux mauvaises nuits et aux tristes journées qu'elle a passées dans cet enchantement, comme on peut le voir à son teint pâle et à ses yeux fatigués: résultat inévitable du douloureux spectacle qui lui rappelle sans cesse la fin de son amant; car autrement sa beauté, sa grâce et ses charmes seraient à peine égalés par ceux de la grande Dulcinée du Toboso; si renommée, non-seulement dans tous les environs, mais même dans le monde entier.
Halte-là seigneur, dis-je à don Montesinos; que Votre Grâce conte son histoire simplement; vous savez que toute comparaison est odieuse, et il ne s'agit point ici d'établir de parallèle. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce qu'elle est, et la señora Belerme est aussi ce qu'elle est, et ce qu'elle a été; n'allons pas plus loin.—Seigneur don Quichotte, me répondit Montesinos, que Votre Grâce veuille bien m'excuser; j'avoue que j'ai eu tort de dire que la beauté de la señora Belerme serait à peine égalée par celle de la 396 grande Dulcinée du Toboso; car il me suffisait d'avoir soupçonné, sur je ne sais quels indices, que vous êtes son chevalier, pour me mordre la langue plutôt que de faire un rapprochement avec quoi que ce soit, si ce n'est avec le ciel lui-même.
Grâce à cette satisfaction que me donna le seigneur Montesinos, je sentis mon cœur s'apaiser et se remettre de l'émotion que j'avais éprouvée en entendant comparer ma Dulcinée à la señora Belerme.
Par ma foi, seigneur, s'écria Sancho, je m'étonne que vous n'ayez pas grimpé sur le corps du bonhomme, que vous ne lui ayez pas moulu les os et arraché la barbe jusqu'au dernier poil.
En cela j'eusse mal agi, reprit don Quichotte; nous sommes tenus de respecter les vieillards, même lorsqu'ils ne sont pas chevaliers; à plus forte raison quand ils le sont, et enchantés par-dessus le marché. Nous avons, du reste, Montesinos et moi, échangé bon nombre de questions pour lesquelles nous sommes quittes l'un envers l'autre.
Je ne sais vraiment, seigneur, dit le guide, comment dans le peu de temps qu'elle est restée là-bas, Votre Grâce a pu voir tant de choses, questionner et répondre sur tant de points.
Combien y a-t-il donc de temps que je suis descendu? demanda don Quichotte.
Un peu plus d'une heure, répondit Sancho.
Cela ne se peut, dit don Quichotte, puisque j'ai vu venir la nuit, ensuite le jour, et par trois fois; de façon qu'à mon compte je ne suis pas resté moins de trois jours dans ces profondeurs cachées à votre vue.
Ce que dit là mon maître doit être vrai, repartit Sancho; en effet, comme toutes choses lui arrivent par enchantement, ce qui nous semble une heure lui aura sans doute paru trois jours et autant de nuits.
Il faut croire qu'il en est ainsi, dit don Quichotte.
Mais, seigneur, Votre Grâce n'a-t-elle rien mangé pendant tout ce temps? demanda le guide.
Pas une seule bouchée, répondit don Quichotte; je n'en ai pas éprouvé le besoin, et n'y ai même pas pensé.
Les enchantés mangent-ils? demanda le guide.
Non, ils ne mangent pas, reprit don Quichotte, et ils ne font pas non plus leurs nécessités majeures; mais on croit que leurs ongles, leur barbe et leurs cheveux continuent à pousser.
Et dorment-ils par hasard, les enchantés? demanda Sancho.
Pas davantage, répliqua don Quichotte; du moins, pendant les trois jours que j'ai séjourné parmi eux, aucun n'a fermé l'œil, ni moi non plus.
Par ma foi, reprit Sancho, c'est bien ici que peut s'encadrer le proverbe: Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Votre Grâce fréquente des enchantés qui jeûnent et veillent; eh bien, qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'elle jeûne et veille comme eux? Mais pardonnez-moi, mon cher maître, d'avoir parlé comme je viens de le faire; car Dieu m'emporte, j'allais dire le diable, si j'en crois le premier mot.
Le seigneur don Quichotte est incapable de mentir, repartit le guide; et d'ailleurs, quand il l'eût voulu, jamais il n'aurait eu le temps d'inventer ce million de mensonges.
Je ne crois pas du tout que mon maître mente, reprit Sancho.
Eh! que crois-tu donc? demanda don Quichotte.
Je crois, répondit Sancho, que ce Merlin ou ces enchanteurs qui ont enchanté toute la bande que Votre Grâce dit avoir vue là-bas, vous ont fourré dans la cervelle les rêveries que vous venez de nous débiter et toutes celles qu'il vous reste à nous conter encore.
Cela pourrait être, Sancho, repartit don Quichotte, mais cela n'est pas: ce que j'ai conté, je l'ai vu de mes yeux et touché de mes mains. 397 Mais que diras-tu quand, parmi les merveilles sans nombre que m'a montrées Montesinos (je te les conterai l'une après l'autre et en temps opportun dans le cours de notre voyage, car toutes ne sont pas de saison), que diras-tu quand je t'apprendrai qu'il m'a fait remarquer, dans ces délicieuses campagnes où nous nous promenions ensemble, trois villageoises sautant et gambadant comme des chèvres? A peine les eus-je aperçues, que je reconnus, à n'en pas douter, l'une d'elles pour la sans pareille Dulcinée, et les deux autres pour ces deux paysannes que nous accostâmes à la sortie du Toboso. Je demandai à Montesinos s'il les connaissait; il me répondit que non, mais que c'étaient sans doute quelques grandes dames enchantées, qui depuis peu de jours avaient fait leur apparition dans ces prairies; que je ne devais pas m'en étonner, parce qu'il y en avait là beaucoup d'autres, des siècles passés et présents, enchantées sous des figures aussi diverses qu'étranges, entre autres la reine Genièvre et sa duègne Quintagnone, celle qui, suivant la romance, versa du vin à Lancelot quand il revint de Bretagne.
Lorsque Sancho entendit son maître tenir un pareil langage, il faillit en perdre l'esprit ou en crever de rire. Comme il savait le fin mot de l'enchantement de Dulcinée, dont il était l'inventeur et l'unique témoin, il acheva de se convaincre que son maître était fou de tout point; il lui dit donc: Maudits soient le jour et l'heure, mon cher patron, où vous vous êtes mis en tête de descendre dans l'autre monde; et maudit soit surtout l'instant où vous avez fait la rencontre du seigneur Montesinos, qui vous renvoie en pareil état. Nous vous connaissions bien ici en haut avec votre jugement sain et entier, tel que Dieu vous l'a donné débitant des sentences et donnant des conseils à chaque pas; mais que devons-nous penser à cette heure, où vous nous contez les plus énormes extravagances qui se puissent imaginer.
Sancho, répondit don Quichotte, je te connais assez pour ne tenir aucun compte de tes paroles.
Ni moi de celles de Votre Grâce, répliqua Sancho, dussiez-vous me battre, dussiez-vous me tuer, pour ce que je vous ai déjà dit et pour ce que je compte vous répéter tous les jours, si vous ne songez à vous corriger et à vous amender dans vos propos. Mais, pendant que la paix règne entre nous, dites-moi, je vous prie, à quels signes avez-vous reconnu madame notre maîtresse? Si vous lui avez parlé, que lui avez-vous dit, et qu'a-t-elle répondu?
Je l'ai reconnue, répondit don Quichotte, à ce qu'elle portait les mêmes vêtements que lorsque tu me l'as montrée à la sortie du Toboso. Je lui parlai; mais, sans me répondre, elle tourna le dos et s'enfuit avec une telle vitesse, qu'une flèche n'aurait pu l'atteindre. Je voulus la suivre, et je l'aurais fait, si Montesinos ne m'eût conseillé de ne pas prendre une fatigue inutile, m'avertissant que l'heure approchait où je devais quitter la caverne. Il me dit aussi qu'il me ferait connaître, à une époque ultérieure, la manière dont ils devraient être désenchantés, lui, la señora Belerme, Durandart et leurs compagnons. Mais de tout ce que j'ai vu et observé là-bas, il est une chose qui, je dois te l'avouer, m'a causé un profond chagrin. Pendant que je causais avec Montesinos, une des compagnes de la malheureuse Dulcinée s'approcha de moi timidement, et me dit d'une voix émue, les yeux pleins de larmes: Seigneur, ma maîtresse Dulcinée du Toboso baise les mains de Votre Grâce, et vous supplie de lui faire savoir des nouvelles de votre santé; et, comme elle se trouve en ce moment dans un pressant besoin, elle conjure Votre Grâce de vouloir bien lui prêter, sur ce cotillon neuf en cotonnade que voici, une demi-douzaine de réaux, ou ce que vous aurez sur vous: elle engage sa parole de les restituer à très-court terme.
Un semblable message me surprit étrangement; je me tournai vers Montesinos, et lui dis: Est-il possible, seigneur, que la pénurie se fasse sentir, même parmi les enchantés de haut rang? Seigneur don Quichotte de la Manche, me répondit Montesinos, croyez que ce qu'on nomme la misère se rencontre et s'étend partout, atteint tous les hommes, et n'épargne même pas les enchantés. Puisque madame Dulcinée vous envoie demander ces six réaux, et que d'ailleurs le gage paraît valable, vous ferez bien de les lui prêter; car, à coup sûr, elle doit être dans une grande disette d'argent. Je ne veux point de gage, répliquai-je, et quant à lui remettre ce qu'elle me demande, cela m'est impossible, puisque je ne possède en tout que quatre réaux (ceux que tu me donnas l'autre jour, Sancho, pour faire l'aumône aux pauvres que je rencontrerais sur ma route). Je les remis à cette fille en lui disant: Ma chère, assurez à votre maîtresse que ses peines retombent sur mon cœur, et que je voudrais être un Fucar[96] pour y porter remède; dites-lui bien qu'il ne peut, qu'il ne doit y avoir pour moi ni satisfaction, ni relâche, 399 tant que je serai privé de son adorable vue et de sa charmante conversation, et que je la supplie humblement de consentir à se laisser voir et entretenir par son captif serviteur et désolé chevalier. Dites-lui aussi que, lorsqu'elle y pensera le moins, elle entendra parler d'un vœu et d'un serment faits par moi, vœu et serment en tout semblables à ceux que fit le marquis de Mantoue pour venger son neveu Baudouin, quand il le trouva près d'expirer dans la montagne; lesquels consistaient à ne point manger pain sur table, à ne point approcher femme, sans compter une kyrielle d'autres pénitences à accomplir, jusqu'à ce que son neveu fût vengé. Eh bien, moi, je fais de même le serment de ne prendre aucun repos, et de parcourir les quatre parties du monde, avec encore plus de ponctualité que l'infant don Pedro de Portugal, jusqu'à ce que je l'aie désenchantée. Tout cela, et plus encore, est bien dû par Votre Grâce à ma maîtresse, me répondit la damoiselle; puis prenant les quatre réaux, au lieu de me tirer sa révérence, elle fit une cabriole et sauta en l'air à plus de six pieds de haut.
Sainte Vierge! s'écria Sancho, est-il possible de voir jamais rien de pareil! et que la puissance des enchanteurs ait été assez grande pour changer le sain et droit jugement de mon maître en une folie si bien conditionnée! Seigneur, seigneur, par le saint nom de Dieu, que Votre Grâce s'observe et prenne soin de son honneur; gardez-vous de donner créance à ces billevesées qui troublent et altèrent votre bon sens.
Comme je sais que tu me veux du bien, Sancho, je comprends que tu parles ainsi; et comme, d'un autre côté, tu n'as aucune expérience des choses de ce monde, tout ce qui présente quelques difficultés est jugé par toi impossible. Mais, je te l'ai déjà dit, le temps marche; plus tard je te raconterai quelques-unes des particularités de mon séjour dans la caverne; elles te convaincront que celles que j'ai déjà rapportées sont d'une telle exactitude qu'elles ne souffrent ni objection ni réplique.
Le traducteur de cette grande histoire dit qu'en arrivant au chapitre qui suit l'aventure de la caverne de Montesinos, il trouva en marge du manuscrit original les paroles suivantes, écrites de la main de cid Hamet Ben-Engeli lui-même:
Je ne puis comprendre ni me persuader que les aventures rapportées dans le chapitre précédent soient arrivées au grand don Quichotte. La raison en est que jusqu'ici toutes ses autres prouesses sont possibles et vraisemblables; mais quant à cette aventure de la caverne, je ne vois aucun moyen d'y ajouter foi, tant elle sort des limites du sens commun. Supposer que don Quichotte ait menti, lui l'homme le plus véridique et le plus noble chevalier de son temps, cela ne se peut; il eût mieux aimé se laisser cribler de flèches. Cependant il raconte cette aventure avec des circonstances tellement minutieuses, qu'on doit le croire sur parole, surtout si l'on réfléchit que le temps lui manquait pour fabriquer un pareil assemblage d'extravagances. Si donc cette aventure paraît apocryphe, ce n'est pas ma faute, je la raconte telle qu'elle est. Toi, lecteur, dans ta sagesse, juges-en comme il te plaira; quant à moi, je ne dois ni ne peux rien de plus. Cependant on tient pour certain qu'au moment de sa mort, don Quichotte se rétracta, et confessa avoir inventé cette aventure parce qu'elle lui semblait cadrer à merveille avec toutes celles qu'il avait lues dans ses livres de chevalerie.
Le guide, déjà fort étonné de la liberté de l'écuyer, le fut encore plus de la patience du maître; mais il pensa que la joie d'avoir vu sa 400 dame, tout enchantée qu'elle était, avait adouci son humeur et lui faisait supporter des insolences qui, en toute autre circonstance, auraient attiré à Sancho cent coups de bâton. Pour moi, seigneur don Quichotte, lui dit-il, je regarde cette journée comme bien employée, car j'y ai trouvé plusieurs avantages: le premier, d'avoir connu Votre Grâce, avantage que je tiens à grand honneur; le second, d'avoir appris les choses merveilleuses que renferme la caverne de Montesinos, telles que la transformation de Guadiana et des filles de Ruidera, ce qui certes ne sera pas un médiocre ornement pour l'Ovide espagnol que j'ai sur le métier; le troisième, d'être renseigné positivement sur l'antiquité des cartes à jouer: en effet, l'on devait s'en servir du temps de Charlemagne, comme le prouvent les dernières paroles proférées par le seigneur Durandart: patience, et battons les cartes; car enfin ce chevalier ne peut avoir connu cette expression depuis qu'il est enchanté, mais seulement pendant son séjour en France, sous le règne de cet empereur; et cela vient fort à propos pour mon Supplément à Polydore Virgile, sur l'origine des choses. Je ne crois pas qu'il ait encore été parlé de l'invention des cartes, et comme il était important de la connaître, je suis bien aise d'avoir pour garant un témoignage aussi grave que celui du seigneur Durandart. Le dernier avantage, enfin, c'est de savoir avec certitude la source du fleuve Guadiana, ignorée jusqu'ici de tout le monde.
Votre Grâce a raison, dit don Quichotte; je suis heureux d'avoir contribué à éclaircir des choses si importantes. Mais dites-moi, je vous prie, si tant est que vous obteniez le privilége d'imprimer vos ouvrages, à qui pensez-vous en faire la dédicace?
Il ne manque pas de grands seigneurs en Espagne pour cela, répondit le guide.
Moins que vous ne pensez, repartit don Quichotte: la plupart refusent les dédicaces, pour n'être pas obligés de récompenser le travail des auteurs; quant à moi, je sais un prince[97] qui seul peut remplacer tous les autres, un prince d'un mérite tel, que si j'osais dire ce que je pense, j'éveillerais une noble émulation dans plus d'un cœur généreux. Au reste, nous reparlerons de cela en temps opportun; mais allons chercher un gîte pour la nuit.
Il y a tout près d'ici, reprit le guide, une petite habitation où demeure un ermite qui, dit-on, fut autrefois soldat; c'est un homme si charitable, qu'il a fait bâtir à ses dépens cette maison près de l'ermitage, où il reçoit de bon cœur tous ceux qui s'y présentent.
A-t-il des poules, ce bon ermite? demanda Sancho.
Peu d'ermites en manquent, répondit don Quichotte; nos solitaires ne sont plus comme ceux de la Thébaïde, qui se couvraient de feuilles de palmier et ne vivaient que de racines; quoique je parle bien des uns, n'allez pas croire que je parle mal des autres; je veux dire seulement que leur vie n'a plus la même austérité. A mon avis, cependant, ils ne sont pas moins dignes de nos respects; car, lorsque tout va de travers, l'homme qui feint la vertu est toujours plus utile que celui qui fait vanité de ses vices.
Ils en étaient là, quand ils virent venir à leur rencontre un paysan qui marchait en toute hâte, chassant devant lui un mulet chargé de lances et de hallebardes. Arrivé près d'eux, cet homme les salua et passa outre: Arrêtez un peu, ami, lui cria don Quichotte; il me semble que votre mulet ne demande pas que vous le pressiez si fort.
Je ne puis m'arrêter, seigneur, répondit le paysan; ces armes que vous voyez doivent servir demain, et je n'ai pas de temps à perdre. Pour peu que vous ayez envie de savoir pourquoi je les porte, je coucherai cette nuit à l'hôtellerie située au-dessus de l'ermitage; si par hasard c'est votre chemin, vous m'y trouverez, et je 401 vous conterai merveille. Adieu, seigneur, adieu, ainsi qu'à votre compagnie.
Sur ce, il pressa si bien son mulet, que notre héros n'eut pas le loisir de lui en demander davantage.
Curieux comme il l'était de tout ce qui avait la moindre apparence d'aventures, don Quichotte résolut aussitôt d'aller, sans s'arrêter, coucher à cette hôtellerie. Nos voyageurs reprirent leurs montures, et un peu avant la fin du jour ils arrivèrent à l'ermitage, où le guide proposa d'entrer pour boire un coup. Aussitôt Sancho poussa le grison de ce côté, et don Quichotte le suivit sans faire d'objection. Mais le sort voulut que l'ermite fût absent. Il ne s'y trouvait que son compagnon, à qui notre écuyer demanda s'il y avait moyen de s'humecter le gosier; on leur répondit que le père n'avait point de vin, mais que s'ils voulaient de l'eau on leur en offrirait de bon cœur, et qui ne leur coûterait rien.
Si j'avais soif d'eau, repartit Sancho, j'ai assez trouvé de sources en chemin. Ah! noces de Gamache, ajouta-t-il en soupirant, abondance 402 de la maison de Diego, qu'êtes-vous devenues?
Quittant donc l'ermitage, ils prirent le chemin de l'hôtellerie. A quelque distance, ils rejoignirent un jeune garçon qui marchait d'un pas délibéré; sur son épaule, il portait, en guise de bâton, une épée, à laquelle pendait un paquet renfermant quelques hardes; il était vêtu d'un pourpoint de velours, dont l'usure, en certains endroits, laissait voir sa chemise; ses bas étaient en soie et ses souliers carrés à la mode de la cour; il paraissait avoir dix-huit à dix-neuf ans; il avait l'air jovial, la démarche agile, et s'en allait chantant des seguidillas pour charmer l'ennui de la route. En ce moment, il en finissait une dont voici le refrain:
Où allez-vous ainsi, mon brave? lui demanda don Quichotte; il me semble que vous cheminez bien à la légère?
C'est à cause de la chaleur et de la pauvreté, répondit le jeune homme; et je m'en vais à la guerre.
A cause de la chaleur, je le crois aisément, dit don Quichotte: mais pourquoi à cause de la pauvreté?
Seigneur, repartit le jeune garçon, j'ai là dans ce paquet des chausses de velours qui accompagnent le pourpoint, mais je ne veux pas les user en voyageant; ils ne me feraient plus d'honneur une fois arrivé à la ville, et je n'ai pas d'argent pour les remplacer. Par cette raison, et aussi afin de n'avoir pas trop chaud, je marche comme vous voyez, jusqu'à ce que j'aie rejoint, à dix ou douze lieues d'ici, quelques compagnies d'infanterie dans lesquelles je compte m'enrôler; alors j'aurai tout ce qu'il me faut pour atteindre plus à l'aise le lieu de l'embarquement, qu'on dit être Carthagène, car j'aime mieux avoir le roi pour maître, et le servir dans les camps, que d'être aux gages de quelque ladre à la cour.
Mais n'avez-vous pas quelque haute paye? demanda le guide.
Si j'avais servi un grand d'Espagne, ou quelque autre personnage d'importance, répondit le jeune homme, certes elle ne manquerait pas, car de la table des pages on sort enseigne et capitaine, souvent avec quelque bonne pension; mais je n'ai jamais servi que des solliciteurs de places et des gens de rien, qui mettent leurs valets à la portion congrue et si maigre, que la moitié de mes gages suffisait à peine pour payer l'empois de mon collet. En vérité, ce serait miracle qu'un page d'aventure eût pu faire quelques économies.
Depuis le temps que vous êtes en service, demanda don Quichotte, comment se fait-il que vous n'ayez pas attrapé au moins quelque livrée?
J'ai eu deux maîtres, répondit le jeune garçon; mais de même qu'à celui qui quitte le couvent avant d'y faire profession on retire le capuchon et la robe, de même les maîtres que je servais, ayant achevé les affaires qui les amenaient à la cour, sont retournés chez eux après m'avoir repris les habits de livrée qu'ils ne m'avaient donnés que par ostentation.
Insigne vilenie! s'écria don Quichotte. Félicitez-vous, mon ami, d'avoir quitté de pareilles gens, surtout avec le dessein qui vous anime, car je ne connais rien de plus honorable après le service de Dieu, que de servir son roi dans le noble métier des armes. Si l'on n'y amasse pas de grandes richesses, au moins y acquiert-on plus de gloire et d'honneur que dans la profession des lettres, comme je crois l'avoir déjà démontré. Les lettres servent souvent de marchepied à la fortune, mais les armes ont je ne sais quoi de grand et de noble qui répand sur les familles un plus vif éclat. Maintenant écoutez bien ce que je vais vous dire, et gravez-le dans votre mémoire, vous y trouverez profit et 403 soulagement dans les peines attachées au métier que vous allez embrasser. Affermissez-vous sans cesse contre les adversités, et soyez préparé à tous les événements, en songeant que le plus funeste c'est la mort, mais que pourvu qu'elle soit glorieuse, elle est préférable à la vie. On demandait un jour au grand Jules César quelle était la meilleure mort: La soudaine et l'imprévue, répondit-il; et il disait vrai, car la crainte de la mort est le plus fort instinct de notre nature. Qu'importe qu'on soit tué d'une décharge d'artillerie, ou des éclats d'une mine! c'est toujours mourir, et la besogne est faite. Térence l'a dit: Mourir en combattant sied mieux au soldat que d'être libre dans la fuite. Croyez-moi, le soldat doit plutôt sentir la poudre que l'ambre, et si la vieillesse l'atteint dans ce noble métier, fût-il mutilé et couvert de blessures, au moins ne le surprendra-t-elle point sans honneur, et ces marques glorieuses le protégeront contre le mépris qui s'attache toujours à la pauvreté. Grâce au ciel, on s'occupe en ce moment à établir un fonds pour l'entretien des soldats vieux et estropiés; car il n'était pas juste de les traiter comme ces misérables Mores à qui on donne la liberté quand l'âge les a rendus inutiles, les faisant ainsi esclaves de la faim pour récompenses de leurs services. Quant à présent, mon ami, je n'ai rien à vous dire de plus, si ce n'est de prendre la croupe de mon cheval jusqu'à l'hôtellerie, où je veux que vous soupiez avec moi, et demain vous continuerez votre voyage, que je vous souhaite aussi bon que le mérite votre louable résolution.
Le page s'excusa de monter derrière don Quichotte, mais il accepta l'invitation à souper avec force remercîments. L'histoire rapporte que pendant le discours de son maître, Sancho disait en lui-même: Comment se peut-il que l'homme qui dit tant et de si belles choses, comme celles qu'il vient de débiter, soutienne avoir vu toutes ces bêtises impossibles qu'il raconte de la caverne de Montesinos? Par ma foi, j'en jette ma langue aux chiens.
Ils arrivèrent bientôt à l'hôtellerie, et outre la joie d'y arriver, Sancho eut encore celle de voir que son maître la prenait pour ce qu'elle était, et non pour un château selon sa coutume. En entrant, don Quichotte s'informa d'un homme qui portait des lances et des hallebardes; et après qu'on lui eut répondu qu'il était à l'écurie où il arrangeait son mulet, tous trois s'y rendirent et y attachèrent leurs montures.
Don Quichotte grillait, comme on dit, d'impatience d'apprendre les merveilles que l'homme aux hallebardes avait promis de lui raconter; aussi en l'abordant le somma-t-il de tenir sa parole.
Seigneur, répondit celui-ci, ce n'est ni si vite, ni sur les pieds qu'on peut conter tout cela; que Votre Grâce me laisse achever de panser mon mulet, après quoi je vous donnerai satisfaction.
Qu'à cela ne tienne, répondit notre chevalier, et je vais vous y aider moi-même. Aussitôt il se mit à vanner l'orge, à nettoyer la mangeoire: courtoisie pleine de simplicité qui lui gagna si complétement les bonnes grâces de l'inconnu, que, sortant de l'écurie, celui-ci vint s'asseoir sur le bord d'un puits, et là, ayant pour auditoire don Quichotte, Sancho, le guide, le page et l'hôtelier, il commença de la sorte:
Vous saurez, seigneurs, que dans un village situé à quatre ou cinq lieues d'ici, il arriva qu'un régidor perdit, il y a quelque temps, un âne, par la faute ou plutôt, dit-on, par la malice de sa servante; et quelque diligence qu'il fît pour le retrouver, il n'en put jamais venir à bout. A quinze jours de là environ, 404 comme il se promenait dans le marché, un autre régidor, son voisin, vint à lui: Que me donnerez-vous, compère, lui dit-il, si je vous apporte des nouvelles de votre âne?
Tout ce que vous voudrez, répondit le régidor; mais dites-moi, je vous prie, qu'en savez-vous?
Eh bien, votre âne, reprit l'autre, je l'ai rencontré ce matin, dans la montagne, sans bât, sans licou, et si maigre, que c'était pitié; j'ai voulu le chasser devant moi, pour vous l'amener, mais il était déjà devenu si farouche, que dès que je m'en suis approché, il s'est mis à ruer, puis s'est enfui dans le fourré le plus épais. Si vous voulez, nous l'irons chercher ensemble; laissez-moi seulement mettre cette bourrique à l'écurie, et dans un moment je suis à vous.
Vous me ferez grand plaisir, répondit le régidor, et en pareille occasion vous pouvez compter sur moi.
C'est de cette façon que ceux qui savent l'histoire la content mot pour mot. Bref, nos deux régidors se rendirent à pied dans la montagne, vers l'endroit où ils espéraient trouver l'âne; et après bien des allées et venues inutiles: Compère, dit celui qui l'avait vu, je viens d'imaginer un bon moyen pour découvrir votre baudet, fût-il caché dans les entrailles de la terre. Je sais braire à merveille, et pour peu que vous le sachiez aussi, l'affaire est faite?
Pour peu que je le sache! répondit l'autre régidor; sans vanité je ne le cède à qui que ce soit, pas même aux ânes en chair et en os.
Tant mieux, repartit le premier régidor: nous n'avons donc qu'à marcher chacun de notre côté, en faisant le tour de la montagne; vous brairez de temps en temps, moi après vous, et il faudra que le diable s'en mêle, si l'âne nous entend pas.
Par ma foi, compère, dit le second régidor, l'invention est admirable et digne de votre rare esprit.
Sur ce, ils se séparèrent. Or, il arriva qu'en marchant ils se mirent à braire en même temps, et de telle sorte que chacun d'eux, trompé par les braiments de son compagnon, courut à sa voix, croyant que l'âne était retrouvé; mais ils furent bien étonnés de se rencontrer.
Serait-il vrai, compère, s'écria le premier régidor, que ce n'est pas mon âne que j'ai entendu?
Non, vraiment, c'est moi, répondit le voisin.
Vous? repartit le régidor, est-il possible? Ah! je dois l'avouer, il n'y a aucune différence entre vous et un âne, au moins en fait de braiments; de ma vie je n'ai entendu rien de semblable.
Vous vous moquez, reprit l'autre; ces louanges vous appartiennent plus qu'à moi, et sans flatterie, vous feriez la leçon aux meilleurs maîtres; vous avez la voix forte, l'haleine longue et vous faites les roulements à merveille. En vérité, je me rends, et je dirai partout que vous en savez plus que tous les ânes ensemble.
Trêve de louanges, compère, dit le régidor; je ne me reconnais pas tant de mérite qu'il vous plaît de m'en accorder, mais après ce que vous venez de dire, je m'estimerai désormais davantage.
Il faut avouer, dit son compagnon, qu'il y a bien des talents perdus dans le monde, faute d'avoir l'occasion de s'en servir.
Je ne sais guère à quoi peut servir celui que nous avons montré tous deux, répondit le régidor, si ce n'est en pareille circonstance.
Après ces compliments ils se séparèrent de nouveau, et se mirent à chercher en brayant de plus belle; mais ils ne faisaient que se tromper à chaque pas et couraient l'un vers l'autre, croyant toujours que c'était l'âne, jusqu'à ce qu'enfin ils convinrent de braire deux fois de suite, pour indiquer que c'était eux. De cette manière ils firent le tour de la montagne, toujours brayant, mais toujours inutilement; l'âne ne répondait rien. En effet, comment eût-elle répondu, la pauvre bête, puisqu'ils finirent par 405 la trouver dans le fourré le plus épais, à demi mangée par les loups?
Je m'étonnais bien qu'il ne répondît pas, dit son maître en le voyant, car il n'eût pas manqué de le faire, s'il nous eût entendus braire, ou il n'aurait pas été un âne. Après tout, compère, je tiens pour bien employé le temps que j'ai mis à vous entendre, car ce plaisir compense pour moi la perte de ma bête.
A la bonne heure, répondit l'autre; mais si le curé chante bien, son vicaire ne lui cède en rien.
Enfin ils s'en retournèrent au village, tristes et enroués, et ils contèrent à leurs amis ce qui venait de leur arriver, se donnant l'un à l'autre de grandes louanges sur leur habileté à braire.
Tout cela se sut et se répandit dans les villages voisins; aussi le diable, qui ne dort jamais et qui ne demande que plaies et bosses, fit si bien, que les habitants de ces villages, quand ils rencontraient quelqu'un du nôtre, lui allaient braire au nez, pour se moquer de nos régidors. Les enfants mêmes se sont mis de la partie, au point que les gens de notre village sont à cette heure connus comme les nègres parmi les blancs. Mais ce n'est pas tout: la raillerie a été si avant, que railleurs et raillés en sont souvent venus aux coups, sans s'inquiéter ni du roi ni de la justice; et je crois que demain ou après-demain, pas plus tard, nos gens iront combattre ceux d'un autre village qui est à deux lieues d'ici, parce que ce sont ceux qui les persécutent le plus; et c'est pour ce combat que je viens d'acheter les lances et les hallebardes que vous avez vues. Voilà, seigneurs, les merveilles que j'avais à vous conter, je n'en sais point d'autres.
En cet instant, parut à la porte de l'hôtellerie 406 un homme habillé de peau de chamois, bas, chausses et pourpoint.
Seigneur hôtelier, dit-il en élevant la voix, y a-t-il place au logis? voici venir le singe qui devine, et le tableau de la liberté de Mélisandre.
Comment, reprit l'hôtelier, c'est maître Pierre! Mort de ma vie! nous nous divertirons joliment ce soir. Que maître Pierre soit le bienvenu! Où donc sont le singe et le tableau? Je ne les vois point.
Ils ne sont pas loin, répondit maître Pierre; j'ai pris les devants pour savoir s'il y avait de quoi loger?
Pour loger maître Pierre, je refuserais le duc d'Albe en personne, dit l'hôtelier; faites venir le singe et le tableau, il y a ici des gens qui en payeront la vue bien volontiers.
Et moi, repartit maître Pierre, j'en ferai meilleur marché, à cause de l'honorable compagnie; pourvu que je retire mes frais, je me trouverai content. Je m'en vais chercher la charrette, et dans un moment je suis à vous.
J'avais oublié de dire que ce maître Pierre avait l'œil gauche couvert d'un emplâtre de taffetas vert qui lui cachait la moitié du visage; ce qui faisait penser qu'il devait avoir ce côté-là endommagé.
Don Quichotte demanda à l'hôtelier qui était ce maître Pierre, et ce qu'étaient son singe et son tableau.
C'est, répondit l'hôtelier, un excellent joueur de marionnettes, qui depuis quelque temps parcourt la province, montrant un tableau de Mélisandre délivré par don Galiferos, et c'est bien la plus merveilleuse peinture qu'on ait vue depuis longtemps dans tout le pays. Il mène avec lui un singe admirable, et qui n'a jamais eu son pareil. Lui fait-on une question, il commence par écouter, puis après avoir réfléchi quelque temps, il saute sur l'épaule de son maître, et lui dit la réponse à la question; réponse que maître Pierre répète tout haut sur-le-champ. Il connaît mieux les choses passées que celles de l'avenir, et quoiqu'il ne rencontre pas toujours juste, il se trompe rarement, si bien que cela fait croire à beaucoup de gens qu'il a un démon dans le corps. On donne deux réaux pour chaque question, si le singe répond, ou, pour mieux dire, si maître Pierre répond après que le singe lui a parlé à l'oreille: de sorte que ce maître Pierre passe pour être fort riche. C'est un bon compagnon; il parle plus que six et boit comme douze; en un mot, il mène la plus joyeuse vie du monde, et tout cela grâce à son industrie.
Là-dessus, maître Pierre arriva avec la charrette et le singe, qui était très-grand, sans queue, les fesses pelées, et fort plaisant à voir. A peine don Quichotte l'eût-il aperçu, que, poussé par l'impatience qu'il avait de tout connaître, il lui dit: Maître devin, quel poisson prenons-nous[98]? que doit-il nous arriver? tenez, voilà mes deux réaux. Et il fit signe à Sancho de les donner à maître Pierre; celui-ci prenant la parole pour son singe: Seigneur, cet animal ne sait rien de l'avenir, comme je vous l'ai déjà dit; il ne parle que du passé et un peu du présent.
Pardieu, reprit Sancho, du diable si je donnerais un maravédis pour apprendre ce qui m'est arrivé: qui est-ce qui le sait mieux que moi? il faudrait que je fusse bien fou que de bailler pour cela. Mais puisque le seigneur singe connaît le présent, voilà mes deux réaux: qu'il me dise ce que fait Thérèse Panza ma femme, et à quoi elle s'occupe en ce moment.
Maître Pierre répondit qu'il ne recevait point d'argent par avance, qu'il fallait attendre la réponse du singe. Il frappa deux coups sur son épaule gauche, le singe s'élança et s'approchant de l'oreille de son maître, il commença à remuer les mâchoires, comme s'il eût marmotté 407 quelque chose, puis, au bout d'un credo, il sauta par terre. Aussitôt maître Pierre courut s'agenouiller devant don Quichotte, et lui embrassant les deux jambes:
J'embrasse ces jambes avec plus de joie que je n'embrasserais les colonnes d'Hercule, s'écria-t-il. O restaurateur insigne de l'oubliée chevalerie errante! ô illustre chevalier, jamais assez dignement loué, fameux don Quichotte de la Manche, appui des faibles, soutien de ceux qui chancellent, bras qui relève les abattus, en un mot, renfort de tous les nécessiteux.
Don Quichotte demeura très-surpris, Sancho plein de frayeur, le guide et le page en admiration; bref, les cheveux en dressèrent à tous ceux qui étaient présents. Maître Pierre, sans se troubler, continua ainsi: Et toi, ô bon Sancho Panza! le meilleur écuyer du meilleur chevalier du monde, réjouis-toi; ta Thérèse s'occupe à l'heure qu'il est de filer une livre d'étoupes; à telles enseignes qu'elle a près d'elle une jarre ébréchée par le haut, remplie de deux pintes de bon vin, qui lui sert à se délasser de son travail.
Oh! pour cela, je le crois aisément, repartit Sancho, c'est une vraie bienheureuse, et n'était sa jalousie, je ne la troquerais pas pour la géante Andandona, qui, suivant mon maître, fut une femme très-entendue et de grand mérite. Ma Thérèse est de celles qui ne se laissent manquer de rien, dussent en pâtir leurs héritiers.
C'est avec raison qu'il est dit: on s'instruit beaucoup en voyageant, reprit notre chevalier; qui se serait jamais douté qu'il y a des singes qui devinent! Par ma foi, je ne le croirais point si je ne l'avais vu de mes yeux. En effet, seigneurs, poursuivit-il, je suis ce même don Quichotte de la Manche, qu'a dit ce bon animal, au mérite près, sur lequel il s'est un peu trop étendu; mais, quoi qu'il en soit, je rends grâces au ciel de m'avoir donné un bon cœur, et le désir d'être utile à tout le monde.
Si j'avais de l'argent, dit le page, je demanderais au singe de m'apprendre ce qui doit m'arriver dans mon voyage.
Seigneurs, répondit maître Pierre, je vous ai déjà dit que mon singe ne savait rien de l'avenir; s'il en avait connaissance, vous n'auriez pas besoin d'argent pour cela, car il n'est rien que je ne fusse disposé à faire en considération du seigneur don Quichotte, dont j'estime l'amitié plus que tous les trésors du monde. Aussi, pour le lui témoigner, je vais préparer mon théâtre, et en donner gratis le divertissement à la compagnie.
L'hôtelier, tout joyeux, indiqua l'endroit où l'on pouvait dresser le théâtre; ce qui fut fait en un instant.
Don Quichotte avait peine à comprendre qu'un singe devinât et fît des réponses; il se retira avec Sancho dans un coin de l'écurie pendant que maître Pierre s'occupait de ses préparatifs, et voyant que personne ne pouvait les entendre: Sancho, lui dit-il, j'ai pensé et repensé à l'étonnante habileté de ce singe, et pour mon compte je suis très-porté à croire que son maître a fait quelque pacte ou convention tacite avec le démon.
Oh! je gagerais bien, répondit Sancho, qu'ils n'ont point dit leur bénédicité avant de faire cette collation; mais, seigneur, à quoi sert à ce maître Pierre d'avoir fait un pacte avec le diable?
Tu ne m'as pas compris, reprit don Quichotte: je veux dire que, par un pacte, le diable est convenu de donner ce talent au singe, pour enrichir le maître qui, plus tard en retour, devra livrer son âme au diable, but que poursuit sans cesse cet ennemi du genre humain. Ce qui me le fait penser, c'est que le singe ne parle que du passé et du présent, car là se borne toute la science du démon, qui ne sait rien de l'avenir, si ce n'est par quelques conjectures, et encore se trompe-t-il souvent, Dieu seul s'étant réservé la connaissance de toutes choses. Cela étant, il est clair que le singe 408 ne parle qu'avec le secours du diable, et je suis étonné qu'on n'ait point encore déféré ce maître Pierre au saint-office, pour lui faire avouer en vertu de quoi son singe devine. Après tout, ni son maître ni lui ne sont prophètes, ils ne sont point non plus tireurs d'horoscopes, si ce n'est peut-être à la manière dont tout le monde s'en mêle aujourd'hui en Espagne, même les savetiers et les laquais, qui, par leurs mensonges et leur ignorance, sont parvenus à discréditer l'astrologie judiciaire, cette science merveilleuse et ineffable.
A propos d'astrologie, cela me rappelle cette femme de qualité qui demandait à un de ces tireurs d'horoscopes, si une petite chienne qu'elle avait deviendrait pleine, si elle mettrait bas, de quelle couleur seraient ses petits, et quel en serait le nombre. Notre homme, après avoir interrogé sa figure, répondit que la chienne aurait trois chiens, l'un vert, l'autre rouge et le troisième mêlé, pourvu toutefois qu'elle fût couverte le lundi ou le samedi, entre onze et douze heures du jour ou de la nuit. Eh bien, la petite chienne mourut au bout de trois jours, et la prédiction ne laissa pas de mettre l'astrologue en grande réputation d'habileté.
Malgré tout, seigneur, reprit Sancho, je voudrais bien faire demander au singe si ce que vous avez raconté de la caverne de Montesinos est véritable; pour moi, je pense, soit dit sans vous offenser, que ce sont autant de rêveries, ou tout au moins des visions que vous aurez eues en dormant.
Tout est possible, répondit don Quichotte; je le demanderai pour te faire plaisir, bien que j'en éprouve quelque scrupule.
Ils en étaient là, quand maître Pierre vint chercher don Quichotte, disant que son théâtre était prêt et qu'on n'attendait que Sa Grâce pour commencer. Notre héros lui répondit qu'avant tout il voulait faire une question au singe, et savoir si certaines choses qui lui étaient arrivées dans un souterrain, appelé la caverne de Montesinos, étaient vision ou réalité, lui-même croyant qu'il y avait à la fois un peu de tout cela. Maître Pierre alla aussitôt chercher son singe: Savant singe, lui dit-il, l'illustre chevalier qui est devant vous désire savoir si certaines choses qui lui sont arrivées dans la caverne de Montesinos sont fausses ou vraies. Au signal accoutumé, le singe sauta sur l'épaule gauche de son maître, puis après avoir quelque temps remué les mâchoires, comme s'il lui eût parlé à l'oreille, il s'élança à terre. Aussitôt maître Pierre dit à don Quichotte: Seigneur chevalier, le singe répond qu'une partie des merveilles que vous avez vues dans la caverne est vraisemblable, et l'autre douteuse: c'est tout ce qu'il peut en dire. Si vous voulez en savoir davantage, il satisfera vendredi prochain aux questions que vous lui adresserez; quant à présent, sa faculté divinatrice est suspendue.
Avais-je tort de dire, seigneur, repartit Sancho, que ces aventures n'étaient pas toutes véritables? Par ma foi, il s'en faut de plus de la moitié.
La suite nous l'apprendra, répondit don Quichotte; car le temps, grand découvreur de toutes choses, n'en laisse aucune sans la traîner à la lumière du soleil, fût-elle cachée dans les profondeurs de la terre. Mais, brisons-là pour l'heure, et voyons le tableau de maître Pierre; je suis persuadé qu'il nous présentera quelque chose de curieux.
Comment, quelque chose! répliqua maître Pierre; dites cent mille choses; seigneur chevalier, il n'y a rien aujourd'hui qui mérite plus votre attention. Au surplus, operibus credite, non verbis, c'est-à-dire mettons la main à l'œuvre, car il se fait tard, et nous avons beaucoup à faire voir et à expliquer.
Don Quichotte et Sancho le suivirent dans la chambre où était dressé le théâtre, éclairé d'une foule de petites bougies; maître Pierre passa derrière le tableau, parce que c'était lui qui faisait jouer les figures; en avant se tenait un 409 petit garçon pour servir d'interprète, et annoncer avec une baguette les mystères de la représentation. Enfin, la compagnie s'étant placée, le spectacle commença.
Tous se turent, Tyriens et Troyens[99]: je veux dire que les spectateurs, les yeux fixés sur le théâtre, étaient suspendus à la bouche de l'explicateur de ces merveilles, quand tout à coup on entendit un grand bruit de timbales et de trompettes; puis, après deux ou trois décharges d'artillerie, le petit garçon qui servait d'interprète éleva la voix en disant: Cette histoire véritable que nous allons représenter devant vous est tirée mot pour mot des chroniques de France et des romances espagnoles, que tout le monde sait et que les enfants chantent par les rues. Nous allons voir comment don Galiferos délivra la belle Mélisandre, son épouse, que 410 les Mores tenaient captive dans la cité de Sansuena, appelée aujourd'hui Sarragosse. Regardez bien, seigneurs; voici don Galiferos qui s'amuse à jouer au trictrac, ne pensant déjà plus à sa femme, comme le dit la romance.
Cet autre personnage, le plus grand de tous, couronne en tête et sceptre à la main, est le grand empereur Charlemagne, père putatif de la belle Mélisandre. Fort mécontent de la nonchalance de son gendre, il vient lui en faire des reproches. Remarquez, je vous prie, comme il le gourmande; ne dirait-on pas qu'il a envie de lui casser la tête avec son sceptre? Certains auteurs prétendent même qu'il lui en donna cinq ou six horions bien appliqués, après lui avoir remontré le tort qu'il se faisait en ne portant point secours à sa femme. Considérez comment, après une bonne poignée d'avertissements, l'empereur lui tourne le dos; et comment don Galiferos, tout dépité, renverse la table et le trictrac, fait signe qu'on lui apporte ses armes, et prie son cousin Roland de lui prêter sa bonne épée Durandal. Roland ne veut pas la lui prêter, et offre à son cousin de l'accompagner; mais don Galiferos refuse en disant qu'il suffit seul pour tirer sa femme de captivité, fût-elle à cent cinquante lieues par delà les antipodes. Voyez comme il s'empresse de s'armer pour se mettre en route à l'instant même.
Maintenant, seigneurs, tournez les yeux vers cette tour qui est là-bas; c'est une des tours de l'alcazar de Saragosse, qu'on appelle aujourd'hui Aljaferia. Cette dame, que vous voyez sur ce balcon, vêtue à la moresque, est la sans pareille Mélisandre, qui venait souvent s'y placer pour regarder du côté de la France, et se consoler ainsi de sa captivité par le ressouvenir de son cher mari et de la bonne ville de Paris. Oh! c'est ici, seigneurs, qu'il faut considérer avec attention une chose nouvelle, et qu'on n'a peut-être jamais vue. N'apercevez-vous pas un More qui s'en vient tout doucement le doigt sur la bouche? Le voyez-vous se glisser derrière Mélisandre? Le voilà qui lui frappe sur l'épaule? Mélisandre tourne la tête, et le More lui donne un baiser. Voyez comme la belle s'essuie les lèvres avec la manche de sa chemise! comme elle se lamente! la voilà toute en pleurs, qui arrache ses beaux cheveux blonds, comme s'ils étaient coupables de l'affront que le More vient de lui faire. Voyez aussi ce grave personnage à turban qui se promène dans cette galerie. Ce grave personnage, c'est Marsile, roi de Sansuena, qui, s'étant aperçu de l'insolence du More, et sans considérer que c'est son parent et l'un de ses favoris, le fait saisir par les archers de sa garde, et commande qu'on le promène dans toutes les rues et par toutes les places publiques de la ville, avec un écriteau devant et un autre derrière, et qu'on lui applique deux cents coups de fouet.
Voyez maintenant comment les archers sortent pour exécuter la sentence aussitôt qu'elle est prononcée, parce que chez les Mores il n'y a ni information, ni confrontation, ni appel.
Holà, l'ami, s'écria don Quichotte, suivez votre histoire en droite ligne, sans prendre de chemin de traverse; car pour tirer au clair une vérité, il faut bien des preuves et des surpreuves.
Petit garçon, répliqua de derrière son tableau maître Pierre, fais ce que te dit ce bon seigneur, sans t'amuser à battre les buissons: poursuis ton chemin et ne t'occupe pas du reste.
Le jeune garçon reprit: Celui qui se présente là, à cheval, couvert d'une cape de Béarn, c'est don Galiferos en personne, à qui la belle Mélisandre, apaisée par le châtiment du More amoureux, parle du haut de la tour; croyant que c'est quelque voyageur étranger: Chevalier, lui dit-elle, si vous allez en France, informez-vous de don Galiferos. Je ne vous rapporte point tout leur entretien, parce que les longs discours sont ennuyeux; il suffit de savoir comment don Galiferos 411 se fait reconnaître, et comment Mélisandre montre, par les transports auxquels elle se livre, qu'elle l'a reconnu, surtout maintenant qu'on la voit se glisser du balcon, pour se mettre en croupe sur le cheval de son époux bien-aimé. Mais le malheur poursuit toujours les gens de bien. Voilà Mélisandre arrêtée par sa jupe à un des fers du balcon; elle reste suspendue en l'air sans pouvoir atteindre le sol. Hélas! comment fera-t-elle, et qui la secourra dans un si grand péril? Voyez, pourtant, seigneurs, que le ciel ne l'abandonne point dans un danger si pressant; car don Galiferos s'approche, et sans nul souci de gâter sa riche jupe, il tire sa femme en bas, et malgré tous ces empêchements il la débarrasse, et la met aussitôt en croupe, à califourchon, comme un homme, l'avertissant de l'embrasser fortement par le milieu du corps, crainte de tomber, car elle n'était pas habituée à chevaucher ainsi. N'est-ce pas merveille d'entendre ce cheval, qui témoigne par ses hennissements combien il a de joie d'emporter son maître et sa maîtresse? Voyez comme ils s'éloignent de la ville, et prennent gaiement le chemin de Paris. Allez en paix, ô couple de véritables amants! arrivez sains et saufs dans votre chère patrie; puisse la mauvaise fortune ne pas mettre obstacle à votre voyage, que vos parents et vos amis vous voient jouir d'une paix tranquille le reste de vos jours, et que ces mêmes jours puissent égaler ceux de Nestor.
En cet endroit, maître Pierre éleva de nouveau la voix: Doucement, petit garçon, lui cria-t-il; ne montez pas si haut, la chute en deviendrait plus lourde.
L'interprète continua sans répondre: Il ne manqua pas d'yeux oisifs, car il y en a pour tout voir, qui s'aperçurent de la fuite de Mélisandre, et qui en donnèrent incontinent avis au roi Marsile, qui fit aussitôt donner l'alarme. Ne dirait-on pas que la ville est près de s'abîmer sous le bruit des cloches qui retentissent dans toutes les mosquées?
Oh! pour ce qui est des cloches, observa don Quichotte, maître Pierre se trompe lourdement: les Mores n'en ont point; ils ne se servent que de tambours et de timbales, et de certaines dulzaïna, qui ressemblent beaucoup à nos clairons; faire sonner les cloches à Sansuena est un énorme anachronisme.
Ne vous inquiétez pas pour si peu, seigneur chevalier, reprit maître Pierre: ne savez-vous pas que tous les jours on représente en Espagne des comédies remplies de sottises et d'extravagances, et qui n'en sont pas moins applaudies avec enthousiasme? Allez toujours, petit garçon, et laissez dire: pourvu que je garnisse mon gousset, je me moque du reste.
Pardieu, maître Pierre a raison, dit don Quichotte.
Or, voyez, seigneurs, poursuivit l'interprète, la belle et nombreuse cavalerie qui sort de la ville à la poursuite de nos amants; combien de trompettes résonnent, combien de timbales et de tambours retentissent de toutes parts! Pour moi, je crains bien qu'on ne les rattrape, et que nous ne les voyions ramener attachés à la queue des chevaux; ce qui serait un épouvantable spectacle.
Don Quichotte, comme réveillé par ces paroles, voyant cette multitude de Mores et entendant tout ce tapage, crut en effet qu'il était temps de secourir ces amants fugitifs, il se leva brusquement, et s'écria tout hors de lui: Pour qui me prend-on donc ici? sera-t-il dit que, moi présent et vivant, on aura fait violence à un si fameux chevalier que don Galiferos? Arrêtez, canaille insolente, et ne soyez pas assez hardis pour oser passer outre, ou vous aurez affaire à don Quichotte de la Manche.
Ce disant, il tire son épée, d'un bond atteint le théâtre, et commence à tomber sur la foule des Mores avec une fureur inouïe, pourfendant tous ceux qui se trouvent sous sa main. En s'escrimant ainsi, il porta un si furieux coup de haut en bas, que si le joueur de marionnettes n'eût 412 baissé la tête, il la lui aurait fait sauter de dessus les épaules.
Que faites-vous! seigneur chevalier! que faites-vous? criait maître Pierre; ce ne sont pas ici de véritables Mores: ne voyez-vous pas que ce sont des figures de carton, et que vous allez me ruiner?
Les cris de maître Pierre n'arrêtèrent point notre héros. Tant qu'il croit voir des ennemis, ses coups tombaient serrés comme la pluie, si bien qu'en moins d'un credo il mit le tableau en pièces, laissant le roi Marsile dangereusement blessé, Charlemagne la tête fendue, sans distinguer entre Mores ni chrétiens. Toute l'assistance se troubla; le singe s'enfuit et gagna le toit de la maison, le guide trembla, le page resta stupéfait; Sancho lui-même éprouva une grande frayeur, car, ainsi qu'il l'avoua après la tempête passée, il n'avait jamais vu son maître dans une pareille colère.
Enfin, après avoir tout bouleversé, don Quichotte se calma: Je voudrais bien, dit-il en s'essuyant le front, tenir à l'heure qu'il est ces gens qui ne veulent pas reconnaître de quel avantage sont dans le monde les chevaliers errants. Si je ne m'étais pas trouvé là, dites-moi, je vous prie, ce qui serait advenu de don Galiferos et de la belle Mélisandre? A coup sûr ces mécréants les auraient déjà rattrapés et leur auraient fait un mauvais parti. Vive, vive la chevalerie errante, ajouta-t-il, en dépit de l'envie et malgré l'ignorance et la faiblesse de ceux qui n'ont pas le courage de se ranger sous ses lois! Que celui qui oserait soutenir le contraire paraisse à l'instant.
Ah! qu'elle vive, j'y consens, repartit maître Pierre d'un ton lamentable; mais que je meure, moi misérable, qui puis bien répéter ce que disait le roi don Rodrigue: Hier, j'étais seigneur de toutes les Espagnes, aujourd'hui il ne me reste plus un pouce de terre. Il n'y a pas un quart d'heure j'avais la plus belle cour du monde, je commandais à des rois et à des empereurs, j'avais une armée innombrable en hommes et en chevaux, mes coffres étaient pleins de parures magnifiques, et me voilà dépouillé, pauvre et mendiant! me voilà surtout sans mon singe, qui était mon unique ressource; et cela par la fureur inconsidérée de ce chevalier, qu'on dit être le rempart des orphelins et des veuves, l'appui et le réconfort des affligés. Cette immense charité qu'on lui reconnaît envers les autres, il y renonce pour moi seul! Cependant béni soit Dieu mille fois jusqu'au trône de sa gloire, quoiqu'il ait permis que le chevalier de la Triste Figure ait tellement défiguré les miennes, qu'elles méritent mieux que lui-même de porter ce nom!
Sancho se sentit tout attendri: Ne pleurez point, maître Pierre, lui dit-il, ne vous lamentez point; vous me fendez le cœur. Sachez que mon maître est aussi bon chrétien que vaillant chevalier; s'il vient à reconnaître qu'il vous a fait le moindre dommage, il vous le payera au centuple.
Pourvu que le seigneur don Quichotte me paye une partie de ce que m'ont coûté mes figures, dit maître Pierre, je serai content et il mettra sa conscience en repos; car on ne saurait sauver son âme si l'on ne répare le tort fait au prochain, si l'on ne lui restitue le bien qu'on lui a pris.
Cela est vrai, reprit don Quichotte; mais jusqu'à présent, maître Pierre, je ne sache pas avoir rien à vous.
Comment! rien, seigneur, repartit maître Pierre: et ces tristes débris que vous voyez gisants sur le sol, qui les a dispersés, anéantis, si ce n'est la force de votre bras invincible? et ces corps à qui appartenaient-ils, si ce n'est à moi? enfin qui me faisait subsister, si ce n'étaient eux?
Pour le coup, reprit don Quichotte, je doute moins que jamais de ce que j'ai répété si souvent: oui, les enchanteurs changent et bouleversent toutes choses à leur fantaisie pour m'abuser; 413 car, je vous le jure, seigneurs qui m'entendez, ce que j'ai vu là m'a semblé réel et constant, comme au temps de Charlemagne; j'ai pris cette Mélisandre pour Mélisandre, don Galiferos pour don Galiferos, et Marsile pour le roi Marsile; en un mot, les Mores pour les Mores, comme s'ils avaient été en chair et en os. Cela étant, je n'ai pu retenir ma colère; et pour accomplir le devoir de ma profession, qui m'ordonne de secourir les opprimés, j'ai fait ce dont vous avez été témoins; si les effets ne répondent pas à mon intention, ce n'est pas ma faute, mais celle des enchanteurs qui me persécutent sans relâche. Cependant, tout innocent que je suis de leur malice, je me condamne à réparer le dommage: que maître Pierre dise ce qu'il lui faut pour la perte de ses figures, et je le lui ferai payer sur-le-champ.
Je n'attendais pas moins, dit maître Pierre, en s'inclinant profondément, de la chrétienne probité du vaillant don Quichotte de la Manche, le véritable soutien de tous les vagabonds nécessiteux: voilà le seigneur hôtelier et le grand Sancho Panza qui seront, s'il plaît à Votre Seigneurie, 414 médiateurs entre elle et moi, et qui apprécieront mes figures brisées.
J'y consens et de tout mon cœur, dit don Quichotte.
Aussitôt maître Pierre ramassa Marsile, et montrant qu'il était sans tête: Vous voyez bien, seigneurs, dit-il, qu'il m'est impossible de remettre le roi de Saragosse en son premier état; ainsi je crois, sauf meilleur avis, qu'on ne peut me donner pour sa personne moins de quatre réaux et demi.
D'accord, dit don Quichotte; passons à un autre.
Pour cette ouverture de haut en bas, continua maître Pierre en levant de terre l'empereur Charlemagne, serait-ce trop de cinq réaux et un quart?
Ce n'est-pas peu, dit Sancho.
Ce n'est pas trop, repartit l'hôtelier; mais partageons le différend, et accordons-lui cinq réaux.
Qu'on lui donne cinq réaux et le quart avec, dit don Quichotte; mais dépêchez-vous, maître Pierre; car il est temps de souper; et la faim commence à se faire sentir.
Pour cette figure sans nez, avec un œil de moins, qui est celle de la belle Mélisandre, il me semble, dit maître Pierre, que, demander deux réaux et douze maravédis, c'est être fort accommodant.
Ah! parbleu, s'écria don Quichotte, ce serait bien le diable si, à cette heure et d'après le galop qu'avait pris son cheval, don Galiferos et Mélisandre ne sont pas au moins sur la frontière de France. A d'autres, maître Pierre, ce n'est pas à moi qu'on vend un chat pour un lièvre; n'espérez pas me faire passer votre Mélisandre camuse pour la véritable Mélisandre qui, en ce moment, doit être à la cour de Charlemagne, en train de se divertir avec son époux.
Maître Pierre voyant don Quichotte retourner à son premier thème, ne voulut pas le laisser échapper; il se mit à considérer la figure de plus près, et dit: Si ce n'est point là Mélisandre, il faut que ce soit quelqu'une de ses damoiselles, qui se servait de ses habits; qu'on me donne seulement soixante maravédis, je serai content.
Il examina ainsi toutes les autres figures, mettant le prix à chacune, prix que les juges réglèrent, à la satisfaction des parties, à la somme de quarante réaux et trois quarts payés sur-le-champ par Sancho. Maître Pierre demanda encore deux réaux pour la peine qu'il aurait à rattraper son singe.
Donne-les, Sancho, dit don Quichotte, et plus s'il le faut, pour le satisfaire; mais j'en donnerais volontiers deux cents autres, ajouta-t-il, à qui m'assurerait que don Galiferos et Mélisandre sont maintenant en France, dans le sein de leur famille.
Personne ne pourra le dire mieux que mon singe, repartit maître Pierre; mais le diable ne le rattraperait pas, effarouché comme il l'est; j'espère pourtant que la faim, jointe à l'attachement qu'il a pour moi, le feront revenir cette nuit. Au reste, demain il fera jour, et nous verrons.
Enfin, la tempête apaisée, toute la compagnie soupa aux dépens de don Quichotte. L'homme aux hallebardes partit de grand matin; et dès qu'il fut jour, le guide et le page allèrent prendre congé de notre héros, l'un pour s'en retourner dans son pays, l'autre pour continuer son voyage. Don Quichotte donna une douzaine de réaux au page, et, après quelques judicieux conseils touchant la carrière qu'il allait suivre, il l'embrassa et le laissa partir. Quant à maître Pierre, bien instruit de l'humeur du chevalier, il ne voulut rien avoir de plus à démêler avec lui; ayant donc rattrapé son singe et ramassé les débris de son théâtre, il partit avant le lever du soleil, sans dire adieu, et alla, de son côté, chercher les aventures. Don Quichotte fit payer largement l'hôtelier, et, le laissant non moins surpris de ses extravagances que de sa libéralité, 415 il monta à cheval vers huit heures du matin, et se mit en route.
Nous le laisserons cheminer, afin de donner à loisir plusieurs explications nécessaires à l'intelligence de cette histoire.
Cid Hamed Ben-Engeli, l'auteur de cette grande histoire, commence le présent chapitre par ces paroles: Je jure comme chrétien catholique, etc., etc. Sur quoi le traducteur fait observer qu'en jurant comme chrétien catholique, tandis qu'il était More (et sans aucun doute il l'était), cid Hamed n'a voulu dire autre chose, sinon que comme le chrétien catholique promet, quand il jure, de dire la vérité, de même il promet de la dire en ce qui concerne don Quichotte, principalement en expliquant ce qu'étaient maître Pierre et son singe, dont les divinations faisaient l'admiration de toute la contrée. Il dit donc que ceux qui ont lu la première partie de cette histoire se rappelleront sans doute un certain Ginez de Passamont, auquel don Quichotte rendit la liberté ainsi qu'à d'autres forçats qu'on menait aux galères; bienfait dont ces gens de mauvaise vie le récompensèrent d'une si étrange manière. Ce Ginez de Passamont, que don Quichotte appelait don Ginesille de Parapilla, déroba, on se le rappelle, le grison de Sancho dans la Sierra Morena; et parce qu'il n'a point été dit alors de quelle manière eut lieu ce larcin, l'imprimeur ayant supprimé cinq ou six lignes qui l'expliquent, on a généralement attribué à l'auteur ce qui n'était qu'une omission de l'imprimerie. Voici comment le fait arriva.
Pendant que Sancho dormait d'un profond sommeil sur son âne, Ginez employa le même artifice dont Brunel avait fait usage devant la forteresse d'Albraque, pour voler le cheval de Sacripant, et lui tira son grison d'entre les jambes après avoir placé sous le bât quatre pieux appuyés contre terre; depuis, Sancho retrouva son âne, ainsi que nous l'avons raconté. Ce Ginez, craignant d'être repris par la justice qui le recherchait pour ses prouesses (le nombre en était si grand qu'il en composa lui-même un gros volume), s'appliqua un emplâtre sur l'œil, et, ainsi déguisé, résolut de passer au royaume d'Aragon comme joueur de marionnettes, car en pareille matière et pour les tours de gobelets il était maître achevé. Chemin faisant, il acheta de quelques chrétiens qui revenaient de Barbarie le singe dont nous avons parlé, auquel il apprit, à certain signal, à lui sauter sur l'épaule et à paraître lui marmotter quelque chose à l'oreille. Son plan arrêté, notre homme, avant d'entrer dans un village, s'informait avec soin aux environs des particularités survenues dans cet endroit et des gens qu'elles concernaient. Cela logé dans sa mémoire, la première chose qu'il faisait en arrivant, c'était de dresser son théâtre, lequel représentait tantôt une histoire, tantôt une autre, mais toutes agréables et divertissantes. La représentation finie, il annonçait le talent de son singe, qui connaissait, disait-il, le passé et le présent, mais ne se mêlait point de l'avenir; pour chaque question il prenait deux réaux, et faisait meilleur marché à quelques-uns, après avoir tâté le pouls aux curieux. Souvent, quand il se trouvait avec des gens dont il savait bien l'histoire, encore qu'on ne lui adressât point de demande, il faisait à son singe le signal accoutumé, disait qu'il venait de lui révéler telle ou telle chose, et comme cela concordait presque toujours avec ce qui était arrivé, il s'était acquis un crédit incroyable parmi le peuple. S'il n'était pas bien informé, il y suppléait avec adresse, faisant une réponse ambiguë qui avait rapport à la demande; mais comme la plupart des gens n'y voyaient que du feu, il se moquait de tout le 416 monde, et remplissait ainsi son escarcelle. En entrant dans l'hôtellerie, il reconnut de suite don Quichotte et Sancho, et il lui fut facile, on le pense bien, de les étonner, ainsi que tous ceux qui étaient présents. Cependant il lui en aurait coûté cher, si notre chevalier eût un peu plus baissé le bras quand il fit sauter la tête au roi Marsile et détruisit toute sa cavalerie, comme nous l'avons dit au chapitre précédent.
Mais revenons à don Quichotte. En quittant l'hôtellerie, le héros de la Manche résolut d'aller visiter les beaux rivages de l'Èbre et les lieux environnants, avant de gagner Saragosse, l'époque des joutes annoncées dans cette ville étant encore assez éloignée. Il marcha ainsi deux jours entiers, sans qu'il lui arrivât rien qui mérite d'être raconté. Le troisième jour, comme il gravissait une petite colline, il entendit un grand bruit de tambours et de trompettes. Il crut d'abord que c'était quelque troupe de soldats, et poussa Rossinante de ce côté; mais arrivé au sommet de la colline, il aperçut à l'autre extrémité de la plaine plus de deux cents hommes armés de lances, pertuisanes, arbalètes, piques, avec quelques arquebuses et un bon nombre de rondaches. Il descendit la côte et s'approcha assez du bataillon pour pouvoir distinguer des bannières avec leurs couleurs et leurs devises, parmi lesquelles une entre autres en satin blanc représentait un âne peint au naturel, le cou tendu, le nez en l'air, la bouche béante, la langue allongée, comme s'il eût été prêt à braire; autour étaient écrits ces mots: «Ce n'est pas pour rien que nos alcades se sont mis à braire.»
Don Quichotte comprit par là que ces gens armés appartenaient au village du braiment, et il le dit à Sancho, tout en lui faisant remarquer que l'homme dont ils tenaient l'histoire s'était sans doute trompé, puisqu'il n'avait parlé que de régidors, tandis que la bannière mettait en scène des alcades.
Il ne faut pas y regarder de si près, seigneur, répondit Sancho; ces régidors sont peut-être devenus alcades par la suite des temps; et puis, que ce soient des régidors ou des alcades, qu'est-ce que cela fait, s'ils se sont mis de même à braire? Il n'est pas plus étonnant d'entendre braire un alcade qu'un régidor.
Bref, ils reconnurent et apprirent que les gens du village persiflé s'étaient mis en campagne pour combattre les habitants d'un autre village, qui les raillaient plus que de raison. Don Quichotte s'approcha, malgré les conseils de Sancho, qui avait peu de goût pour de semblables rencontres, et les gens du bataillon l'accueillirent, croyant que c'était quelqu'un de leur parti. Quant à lui, haussant sa visière, il poussa jusqu'à l'étendard, et là il fut entouré par les principaux de la troupe, lesquels demeurèrent plus qu'étonnés de son étrange figure.
Don Quichotte les voyant attentifs à le considérer sans lui adresser la parole, voulut profiter de leur silence et leur parla en ces termes: Braves seigneurs, je vous supplie de ne point interrompre le discours que je vais vous adresser, à moins que vous ne le trouviez ennuyeux, car, dans ce cas, au moindre signe, je mettrai un frein à ma langue et un bâillon à ma bouche. Tous répondirent qu'il pouvait parler, et qu'ils l'écouteraient de bon cœur; notre héros continua donc de la sorte: Mes chers amis, je suis chevalier errant; ma profession est celle des armes et me fait un devoir de protéger ceux qui en ont besoin. Depuis plusieurs jours je connais votre disgrâce et la cause qui vous rassemble pour tirer vengeance de vos ennemis. Après avoir bien réfléchi sur votre affaire, et consulté les lois sur le duel, j'ai conclu que vous avez tort de vous tenir pour offensés, et en voici la raison: un seul homme ne peut, selon moi, offenser une commune entière, si ce n'est pourtant en l'accusant de trahison en général, comme nous en avons un exemple dans don Diego Ordugnez de Lara, qui défia tous les habitants de 417 Zamora[100], ignorant que c'était le seul Vellidos Dolfos qui avait tué le roi son maître. Or, cette accusation et ce défi les offensant également, la vengeance en appartenait à tous en général et à chacun en particulier. Dans cette occasion, néanmoins, le seigneur don Diego s'emporta outre mesure, et dépassa de beaucoup les limites du défi, car il n'y avait aucun motif pour y comprendre avec les vivants, les morts, l'eau, le pain, les enfants à naître, et tant d'autres particularités dont son cartel contient l'énumération; mais lorsque la colère a débordé et s'est emparée d'un homme, aucun frein n'est capable de le retenir.
Ainsi donc, puisqu'un seul homme ne peut offenser une république, un royaume, une province, une ville, une commune entière, il est manifeste que vous avez tort de vous mettre en campagne pour venger une offense qui n'existe 418 pas. Que diriez-vous, je vous le demande, si les habitants de Valladolid, de Tolède ou de Madrid, se battaient à tout propos avec ceux qui les appellent Cazalleros[101], Auberginois, Baleinaux, et si ceux auxquels les enfants donnent de pareils surnoms s'escrimaient à tout bout de champ? Il ferait beau voir que ces illustres cités fussent toujours prêtes à prendre les armes à la moindre provocation! Non, non, que Dieu ne le veuille ni ne le permette jamais! Il n'y a que quatre circonstances dans lesquelles les républiques bien gouvernées et les hommes sages doivent prendre les armes et tirer l'épée. Ces quatre circonstances les voici: la première, c'est la défense de la foi catholique; la seconde, la défense de leur vie, qui est de droit naturel et divin; la troisième, la conservation de leur honneur, de leur famille et de leur fortune; la quatrième, le service de leur roi dans une guerre juste; et si nous voulions en ajouter une cinquième, qu'il faudrait placer en seconde ligne, c'est la défense de la patrie. Mais recourir aux armes pour de simples badinages, pour de simples plaisanteries qui ne sont pas de véritables offenses, par ma foi, ce serait manquer de raison. D'ailleurs, tirer une vengeance injuste (car juste, aucune ne peut l'être), c'est aller directement contre la sainte loi que nous professons, laquelle nous ordonne de faire du bien à nos ennemis, et d'aimer ceux qui nous haïssent. Ce commandement, je le sais, paraît quelque peu difficile à accomplir, mais il ne l'est que pour ceux qui sont moins à Dieu qu'au monde, et plus selon la chair que selon l'esprit; car Jésus-Christ, qui Dieu et homme tout ensemble, jamais n'a menti et jamais n'a pu mentir, a dit, en se faisant notre législateur, que son joug était doux et son fardeau léger; il n'a donc pu nous prescrire rien d'impossible. Ainsi, mes bons seigneurs, Vos Grâces sont obligées, par les lois divines et humaines, à calmer leurs ressentiments et à déposer leurs armes.
Que je meure à l'instant, dit tout bas Sancho, si ce mien maître-là n'est pas théologien; et s'il ne l'est pas, par ma foi, il y ressemble comme un œuf ressemble à un autre œuf.
Don Quichotte se tut quelque temps pour reprendre haleine, et voyant que toute l'assistance l'écoutait favorablement, il allait continuer sa harangue, quand, voyant que son maître s'arrêtait, Sancho se jeta à la traverse, prit la parole et dit: Monseigneur don Quichotte de la Manche, naguère appelé le chevalier de la Triste-Figure, et à présent le chevalier des Lions, est un gentilhomme de beaucoup de sens, et qui connaît son latin comme un bachelier. Dans les conseils qu'il donne il y va toujours rondement, et il n'y a point de lois ni d'ordonnances pour la guerre qu'il ne sache sur le bout de son doigt; ainsi donc, seigneurs, croyez tout ce qu'il dit, et qu'on s'en prenne à moi si l'on n'est pas content. Il est évident qu'on a tort de se mettre en colère pour cela seul qu'on entend braire, car moi, je m'en souviens fort bien, lorsque j'étais petit garçon, je brayais lorsqu'il m'en prenait envie, sans que personne y trouvât à redire; et sans vanité, c'était avec tant de naturel et de grâce, que tous les ânes du pays se mettaient à braire quand ils m'entendaient: je n'en étais pourtant pas moins fils de mon père, qui fut homme de bien. Ce talent excita la jalousie de quelques-uns des plus huppés du village, mais je m'en souciais comme d'un maravédis. Au reste, pour vous prouver ce que j'avance, écoutez seulement, et vous allez voir; car cette science est comme celle de nager, une fois apprise, on ne l'oublie plus.
Aussitôt se serrant le nez avec les doigts, Sancho se mit à braire si puissamment, que tous les lieux d'alentour en retentirent; et il allait recommencer de plus belle, lorsqu'un des auditeurs, croyant qu'il ne le faisait que pour se moquer d'eux, leva une longue gaule et lui en 419 déchargea sur les reins un si rude coup, qu'il l'étendit à terre tout de son long.
Le voyant ainsi maltraité, don Quichotte courut la lance basse contre l'agresseur; mais tant de gens s'y opposèrent, qu'il lui fut impossible de venger son écuyer. Loin de là, lui-même se vit assailli d'une telle grêle de pierres, tellement menacé de toutes parts avec l'arbalète tendue et l'arquebuse en joue, qu'il tourna bride et s'échappa au grand galop de Rossinante, se recommandant à Dieu, et s'imaginant déjà être percé de mille balles. Mais ces gens se contentèrent de le voir fuir sans tirer un seul coup. Quand à Sancho, ils le replacèrent sur son âne, et lui permirent de rejoindre son maître; ce que le grison fit de lui-même, accoutumé qu'il était à suivre Rossinante et n'en pouvant demeurer un seul moment séparé.
Lorsque don Quichotte fut hors de portée, il tourna la tête, et voyant que Sancho n'était pas poursuivi, il attendit. Quant aux gens du village persiflé, ils restèrent là jusqu'à la nuit; puis ils s'en retournèrent chez eux, triomphant de ce que l'ennemi n'avait point paru. Je crois même, s'ils avaient connu l'antique coutume des Grecs, qu'ils n'eussent pas manqué d'élever sur le terrain un trophée pour servir de monument à leur valeur.
Quand le brave fuit, c'est que l'embuscade est découverte, et l'homme prudent doit se réserver pour une meilleure occasion. De ceci nous avons une preuve en don Quichotte, qui, sans songer au péril où il laissait le pauvre Sancho, aima mieux prendre la poudre d'escampette que de s'exposer à la fureur de cette troupe en courroux, et s'éloigna jusqu'à ce qu'il se crût en lieu de sûreté.
Plié en deux sur son âne, Sancho le suivait, comme nous avons dit; en arrivant près de son seigneur, déjà il avait repris ses sens, et il se laissa tomber haletant devant Rossinante. Don Quichotte mit pied à terre pour voir s'il était blessé, et ne lui trouvant aucune égratignure, il lui dit avec colère: Sancho, mon ami, vous avez mal choisi votre temps pour braire; où diable avez-vous trouvé qu'il fût sage de parler corde dans la maison d'un pendu? A musique comme la vôtre, quel accompagnement pouvait-on faire, si ce n'est de coups de bâton? Rendez grâces à Dieu, Sancho, de ce qu'au lieu de vous bâtonner ils ne vous aient point fait le per signum crucis avec une lame de cimeterre.
Je ne suis pas en état de répondre, dit Sancho, et il me semble que je parle par les épaules; montons sur nos bêtes et tirons-nous d'ici. Soyez certain que je ne brairai de ma vie, mais à ce que je vois, les chevaliers errants lâchent pied tout comme les autres, et se soucient fort peu de laisser leurs pauvres écuyers moulus comme plâtre au pouvoir des ennemis.
Se retirer n'est pas fuir, répondit don Quichotte. Apprenez-le Sancho, la valeur qui n'est pas fondée sur la prudence s'appelle témérité, et les prouesses d'un homme téméraire s'attribuent moins à son courage qu'à sa bonne fortune; ainsi je confesse m'être retiré, mais non pas avoir fui, et en cela j'ai imité plusieurs vaillants guerriers, qui surent se réserver pour de meilleures occasions. Les histoires sont pleines de semblables événements, que je pourrais vous raconter; mais comme cela est inutile, je m'en abstiens pour l'heure.
En discourant de la sorte, don Quichotte avait remis Sancho sur son âne, puis, étant remonté à cheval, tous deux gagnèrent à petits pas un bois qu'on apercevait près de là. De temps en temps l'écuyer poussait de profonds hélas! et des gémissements douloureux; don Quichotte lui en demanda le sujet: C'est, répondit Sancho, 420 que depuis l'extrémité de l'échine jusqu'à la nuque du cou, je ressens une douleur qui me fait perdre l'esprit.
Sans aucun doute, reprit don Quichotte, cela vient de ce que le bâton étant large et long, il aura porté sur toutes les parties qui te font mal; s'il eût touché en quelque autre endroit, tu souffrirais de même à cet endroit-là.
Pardieu, dit Sancho, Votre Grâce vient de me tirer d'un grand embarras, et de m'expliquer la chose en bons termes. Mort de ma vie! faut-il tant de paroles pour me prouver que je souffre à tous les endroits où le bâton a porté? Si je souffrais à la cheville du pied, passe encore; mais pour deviner que je souffre là où l'on m'a meurtri, il ne faut pas être sorcier. Je le vois, mon seigneur et maître, mal d'autrui n'est que songe, et chaque jour découvre ce que je dois attendre en compagnie de Votre Grâce. Aujourd'hui, vous m'avez laissé bâtonner; demain, vous me laisserez berner, comme l'autre fois; et si un jour il m'en coûte une côte, un autre jour il m'en coûtera les yeux de la tête. Que je ferais bien mieux... (mais je ne suis qu'une bête, et bête je resterai toute ma vie); que je ferais bien mieux de m'en aller retrouver ma femme et mes enfants, et prendre soin de ma maison avec le peu d'esprit que Dieu m'a donné, au lieu de m'amuser à vous suivre à travers champs, bien souvent sans boire ni manger. Car enfin, après avoir couru pendant tout le jour, si l'on a besoin de dormir, eh bien frère écuyer, vous dit-on, mesurez six pieds de terre; en voulez-vous davantage? taillez, taillez, en plein drap, vous êtes à même, étendez-vous de tout votre long. Ah! que je voudrais voir brûlé et réduit en cendres le premier qui s'avisa de la chevalerie errante, ou du moins celui qui a été assez sot pour servir d'écuyer à de pareils étourdis; je parle des chevaliers errants du temps passé; de ceux d'aujourd'hui je ne dis rien, je leur porte trop de respect, Votre Grâce étant du nombre: aussi bien, je commence à m'apercevoir qu'elle en revendrait au diable en personne.
Maintenant que vous parlez à votre aise, reprit don Quichotte, je gagerais que vous ne ressentez aucun mal; eh bien, parlez, mon ami, parlez tout votre soûl, et dites tout ce qui vous viendra sur le bout de la langue: pourvu que vous ne vous plaigniez point, je supporterai de bon cœur l'ennui de vos impertinences. Au reste, avez-vous si grande envie d'aller retrouver votre femme et vos enfants, à Dieu ne plaise que je vous en empêche; vous avez mon argent, comptez le nombre de jours qui se sont écoulés depuis notre troisième sortie, supputez ce que vous devez gagner par mois, et payez-vous de vos propres mains.
Quand je servais Thomas Carrasco, le père du bachelier Samson, que Votre Grâce connaît bien, je gagnais deux ducats par mois, sans compter ma nourriture, répondit Sancho: je ne sais pas ce que je dois gagner avec vous, mais j'affirme que l'écuyer d'un chevalier errant fatigue beaucoup plus que le valet d'un laboureur, car, après tout, quand nous servons ces derniers, quel que soit le travail de la journée, au moins, la nuit venue, mangeons-nous à la marmite et dormons-nous dans un lit. Tandis que, depuis que je vous sers, je jure n'avoir tâté ni de l'un, ni de l'autre, si ce n'est le peu de jours que nous avons passés chez le seigneur don Diego, ou lorsque j'écumai la marmite de Gamache, et puis ce que j'ai mangé, bu et dormi chez Basile; le reste du temps, j'ai couché sur la dure et à ciel découvert, vivant à la grâce de Dieu, de pelures de fromage, de quelques noisettes, de croûtes de pain, et buvant l'eau qu'on trouve en ces déserts.
J'en demeure d'accord, dit don Quichotte: combien croyez-vous donc que je doive vous donner de plus que Thomas Carrasco?
Avec deux réaux par mois qu'ajouterait Votre Grâce, il me semble, répondit Sancho, que je serai raisonnablement payé quant aux gages; 421 mais pour me dédommager de la perte de l'île que vous m'aviez promise, il serait juste d'ajouter encore six réaux, ce qui ferait trente réaux en tout.
C'est très-bien, répliqua don Quichotte; voilà vingt-cinq jours que nous sommes partis de notre village, comptez ce qui vous est dû, et, je le répète, payez-vous de vos propres mains.
Nous sommes un peu loin de compte, repartit Sancho; car, pour ce qui est de l'île, il faut compter à partir du jour que vous me l'avez promise jusqu'à cette heure.
Combien donc y a-t-il de jours que je vous l'ai promise? dit don Quichotte.
Si je m'en souviens bien, répondit Sancho, il y a aujourd'hui quelque vingt ans, trois ou quatre jours de plus ou de moins.
Par ma foi, voilà qui est plaisant, s'écria don Quichotte en partant d'un grand éclat de rire; à peine avons-nous employé deux mois dans toutes nos courses, et tu dis, Sancho, qu'il y a vingt ans que je t'ai promis cette île? Mon ami, je commence à croire que tu veux garder tout l'argent que tu as à moi! Eh bien, soit, qu'à cela ne tienne, je te l'abandonne de bon cœur, pour me voir au plus tôt débarrassé d'un si pitoyable écuyer! Mais, réponds-moi, prévaricateur des ordonnances écuyéresques de la chevalerie errante, où as-tu vu ou lu que jamais écuyer ait marchandé avec son seigneur, et contesté sur le plus ou sur le moins? Entre, pénètre, félon, brigand, vampire, car tu mérites tous ces noms; pénètre, dis-je, dans ce mare magnum de leurs histoires, et si tu y trouves rien d'égal à ce que tu oses me proposer, je consens à passer pour le plus indigne chevalier qui ait jamais ceint l'épée. Aussi, et c'en est fait, tu peux prendre le chemin de ta maison, car je suis résolu 422 à ne pas souffrir que tu me suives un seul instant de plus. O pain mal reconnu, ô promesses mal placées, ô misérable sans cœur, qui tient plus de la brute que de l'homme! tu songes à me quitter, quand j'étais sur le point de t'élever à une condition telle, qu'en dépit de ta femme on allait t'appeler monseigneur! tu te retires, quand j'ai la meilleure île de la mer à te donner! On a bien raison de dire que le miel n'est pas fait pour la bouche de l'âne: car âne tu es, âne tu vivras, et âne tu mourras, sans t'apercevoir même que tu n'es qu'une bête.
Pendant que don Quichotte l'accablait de reproches, Sancho tout confus le regardait fixement; enfin, se sentant pénétré d'une vive douleur, le pauvre écuyer répondit d'une voix dolente et entrecoupée de sanglots: Monseigneur, mon bon maître, je confesse que je suis un âne, et que pour l'être tout à fait il ne manque que la queue; si vous voulez me la mettre, je la tiendrai pour bien placée, et je vous servirai comme un âne le reste de mes jours. Que Votre Grâce me pardonne et prenne pitié de ma jeunesse; considérez que je ne sais pas grand'chose, et que si je parle beaucoup, c'est plutôt par infirmité que par malice; mais qui pèche et s'amende, à Dieu se recommande.
J'aurais été fort étonné, Sancho, reprit don Quichotte, que tu eusses prononcé vingt paroles sans citer quelque proverbe; eh bien, oui, je te pardonne à condition que tu te corrigeras et que tu ne seras plus désormais si attaché à ton intérêt; prends courage et repose-toi sur la foi de mes promesses qui, pour ne pas encore être réalisées, n'en sont pas moins certaines.
Sancho promit de s'amender et de faire de nécessité vertu. Sur ce ils entrèrent dans le bois, et se couchèrent chacun au pied d'un arbre. Sancho dormit mal, les coups de gaule se faisant mieux sentir par le serein; quant à don Quichotte, il s'abandonna à ses rêveries habituelles. Après avoir pris quelque repos, le jour venu, ils continuèrent leur chemin vers les célèbres rivages de l'Èbre, où il leur arriva ce que nous raconterons dans le chapitre suivant.
Après avoir cheminé pendant deux jours entiers, nos aventuriers arrivèrent au bord de l'Èbre. Don Quichotte éprouva un vif plaisir à la vue de ce fleuve; il ne pouvait se lasser de considérer la beauté de ses rives, l'abondance et la tranquillité de ses eaux, et cet aspect réveilla dans sa mémoire mille amoureuses pensées. Il se rappela ce qu'il avait vu dans la caverne de Montesinos, car bien que le singe de maître Pierre lui eût dit que ces choses étaient en partie vraies, en partie fausses, il était disposé à les regarder comme des réalités, au rebours de Sancho qui les tenait pour autant de mensonges.
Tout à coup notre héros aperçut une petite barque, sans rames et sans voiles, attachée à un tronc d'arbre; il regarda de tous côtés, et ne voyant personne, il mit pied à terre, dit à son écuyer d'en faire autant et de lier leurs montures à un saule qui se trouvait là. Sancho lui demanda pourquoi il descendait si brusquement de cheval et quel était son dessein.
Apprends, répondit don Quichotte, que ce bateau est ici pour m'inviter à y entrer, afin que j'aille au secours soit d'un chevalier, soit de toute autre personne qui se trouve en pressant danger: car c'est ainsi que procèdent les enchanteurs. Lorsqu'un chevalier de leurs amis court quelque péril dont il ne peut être tiré que par le bras d'un autre chevalier, ils lui envoient un bateau comme celui-ci, ou bien ils l'enlèvent dans quelque nuage, et en un clin d'œil il est transporté, à travers les airs ou sur les eaux, aux lieux où on a besoin de son aide. Sans nul 423 doute, cette barque est placée ici pour le même objet, ou je ne m'y connais pas. Donc, avant que la nuit arrive, attache ensemble Rossinante et ton grison, et partons sans perdre de temps, car je suis résolu de tenter cette aventure, une troupe de carmes déchaussés vint-elle me prier de n'en rien faire.
Puisqu'il en est ainsi, reprit Sancho, et que Votre Grâce veut à tout propos donner dans ce que j'appellerai des folies, il n'y a qu'à obéir et à baisser la tête, suivant le proverbe qui dit: Fais ce que ton maître ordonne, et assieds-toi à table à ses côtés. Toutefois, et pour l'acquit de ma conscience, je veux avertir Votre Grâce que ce bateau n'appartient pas à des enchanteurs, mais plutôt à quelque pêcheur de cette rivière où l'on prend, dit-on, les meilleures aloses du monde.
Tout en disant cela, Sancho attachait Rossinante et le grison, très-affligé de les laisser seuls, et appelant sur eux dans le fond de son âme la protection des enchanteurs.
Ne te mets point en peine de ces animaux, lui dit don Quichotte; celui qui va conduire les maîtres en prendra soin.
Or ça, reprit Sancho, les voilà attachés: que faut-il faire?
Nous recommander à Dieu et lever l'ancre, repartit don Quichotte; je veux dire nous embarquer et couper la corde qui retient ce bateau. Puis sans plus délibérer il saute dedans, suivi de son écuyer, coupe la corde, et le bateau s'éloigne de la rive.
A peine Sancho fut-il à vingt pas du bord, qu'il commença à trembler, se croyant perdu; mais ce fut bien pis quand il entendit le grison braire et vit Rossinante se débattre pour se détacher: Seigneur, dit-il, voilà Rossinante qui s'efforce de rompre son licou pour venir nous retrouver, et mon âne qui gémit de notre absence. Mes bons amis, continua-t-il en tournant vers eux ses regards, prenez patience: nous nous désabuserons, s'il plaît à Dieu, de la folie qui nous mène, et nous vous rejoindrons bientôt. Et il se mit à pleurer si amèrement, que don Quichotte impatienté, lui dit:
Que crains-tu, lâche créature? qui te poursuit, cœur de souris casanière, et qu'as-tu à gémir de la sorte? Ne dirait-on pas que tu marches pieds nus sur les rochers aigus et tranchants des monts Riphées, ou à travers les sables ardents des déserts de la Libye? N'es-tu pas assis comme un prince, t'abandonnant sans fatigue au cours de cet aimable fleuve? Va, va, console-toi, nous allons bientôt entrer dans le vaste Océan, si déjà nous n'y sommes, car nous avons fait pour le moins sept ou huit cents lieues. Si j'avais un astrolabe pour prendre la hauteur du pôle, je te dirais au juste combien de chemin nous avons fait; cependant, ou je n'y entends rien, ou nous avons passé, ou nous sommes sur le point de passer la ligne équinoxiale, située à égale distance des deux pôles.
Et quand nous aurons passé cette ligne, combien aurons-nous fait de chemin? demanda Sancho.
Beaucoup assurément, répondit don Quichotte: car alors nous aurons parcouru la moitié du globe terrestre, qui, selon le comput de Ptolémée, le plus célèbre des cosmographes, ne compte pas moins de trois cent soixante degrés, ce qui, à vingt-cinq lieues par degré, fait neuf mille lieues de tour.
Pardieu, Votre Grâce prend à témoin une jolie personne, l'homme qui pue comme quatre! dit Sancho.
Don Quichotte ne put s'empêcher de sourire de la manière dont son écuyer avait compris les mots comput et cosmographe: Tu sauras, lui dit-il, que ceux qui vont aux Indes regardent comme un signe positif que la ligne est passée, quand certains insectes meurent instantanément, et qu'on ne pourrait en trouver un sur tout le bâtiment, fût-ce au poids de l'or. Ainsi, promène ta main sous une de tes cuisses, et si tu y trouves quelque être vivant, nos doutes seront 424 éclaircis; dans le cas contraire, nous aurons passé la ligne.
Je ferai ce que m'ordonne Votre Grâce, répliqua Sancho, quoique ces expériences me paraissent inutiles, puisque, selon moi, nous ne sommes pas à cinq toises du rivage, et que je vois de mes yeux Rossinante et le grison au même endroit où nous les avons laissés.
Fais ce que je t'ai dit, répliqua don Quichotte, et ne t'inquiète pas du reste. Tu ne sais pas, je pense, ce que c'est que zodiaque, lignes, parallèles, pôles, solstices, équinoxes, planètes, enfin tous les degrés et les mesures dont se composent la sphère céleste et la sphère terrestre; car si tu connaissais toutes ces choses, même d'une manière imparfaite, tu saurais combien de parallèles nous avons coupés, combien de signes nous avons parcourus, et combien de constellations nous avons laissées derrière nous. Mais je te le répète, tâte-toi de la tête aux pieds; je suis certain qu'à cette heure tu es plus net qu'une feuille de papier blanc.
Sancho obéit, et porta la main sous le pli de son jarret gauche, après quoi il se mit à regarder son maître en souriant: Ou l'expérience est fausse, lui dit-il, ou nous ne sommes pas arrivés à l'endroit que pense Votre Grâce, il s'en faut de bien des lieues.
Comment! reprit don Quichotte, est-ce que tu as trouvé quelqu'un?
Et même quelques-uns, répondit Sancho. Puis, secouant les doigts, il plongea sa main dans le fleuve, sur lequel glissait tranquillement la barque sans être poussée par aucun enchanteur, mais tout bonnement par le courant, qui était alors doux et paisible.
Tout à coup ils aperçurent un grand moulin établi au milieu du fleuve. A cette vue, don Quichotte s'écria d'une voix retentissante: Regarde, ami Sancho, tu as devant toi la forteresse ou le château dans lequel doivent se trouver le chevalier ou la princesse infortunés au secours de qui le ciel nous envoie.
De quel château ou forteresse parlez-vous? répondit Sancho; ne voyez-vous pas que c'est un moulin établi sur la rivière pour moudre le blé?
Tais-toi, repartit don Quichotte. Cela te semble un moulin, mais ce n'est qu'une illusion: ne t'ai-je pas répété plus de cent fois que les enchanteurs changent, dénaturent, transforment toutes choses à leur fantaisie? je ne dis pas qu'ils les transforment réellement, mais qu'ils paraissent les transformer, comme ils nous l'ont fait assez voir dans la métamorphose de Dulcinée.
Pendant ce dialogue, le bateau ayant gagné le milieu du fleuve, commença à marcher avec plus de rapidité. Les gens du moulin, voyant venir au fil de l'eau une barque prête à s'engouffrer sous les roues, sortirent avec de longues perches pour l'arrêter, en criant de toutes leurs forces: Où allez-vous, imprudents? quel désespoir vous pousse? voulez-vous donc vous faire mettre en pièces? Et comme ces hommes étaient couverts de farine de la tête aux pieds, ils ressemblaient beaucoup à une apparition fantastique.
Ne t'ai-je pas dit, Sancho, que j'allais avoir à montrer toute la force de mon bras? Regarde combien de monstres s'avancent contre moi, combien de fantômes hideux essayent de m'épouvanter!
Se dressant debout dans la barque, il se met à menacer les meuniers: Canaille mal née, canaille mal apprise, leur criait-il, hâtez-vous de mettre en liberté ceux que vous retenez injustement dans votre château; car je suis don Quichotte de la Manche, surnommé le chevalier des Lions, que l'ordre souverain des cieux envoie pour mettre fin à cette aventure.
En même temps, il tire son épée et s'escrime en l'air contre les meuniers, qui, sans rien comprendre à ces extravagances, tâchaient seulement d'empêcher avec leurs perches le bateau d'entrer dans le torrent formé par les roues du 425 moulin. Le pauvre Sancho était à genoux, priant Dieu de le sauver d'un si grand péril. Enfin, les meuniers parvinrent à détourner le bateau, mais non pas si heureusement qu'il ne chavira au milieu de la rivière avec ceux qu'il portait. Bien prit à don Quichotte de savoir nager, car le poids de ses armes l'entraîna par deux fois au fond de l'eau; et si les meuniers ne s'y fussent jetés pour les en tirer, l'un par les pieds, l'autre par la tête, les aventures du maître et du valet en restaient là. Quand ils furent déposés à terre, plus trempés que morts de soif, Sancho s'agenouilla, et les mains jointes, les yeux levés au ciel, il se mit à demander à Dieu, dans une longue et fervente oraison, de le délivrer à jamais des folies de son seigneur.
Pendant ce temps, les pêcheurs étaient accourus; voyant leur barque brisée, ils se jetèrent sur Sancho, demandant à don Quichotte de leur payer le dommage.
Très-volontiers, reprit notre héros avec son sang-froid habituel, mais à une condition, c'est que sur-le-champ vous allez mettre en liberté ceux que vous retenez par violence dans ce château.
De quel château et de quels prisonniers parles-tu, tête à l'envers? repartit un des meuniers; veux-tu, par hasard, emmener ceux qui viennent moudre le blé à ce moulin?
C'est folie, dit à part soi don Quichotte, c'est parler dans le désert que vouloir faire entendre raison à semblable canaille. Il faut qu'il se soit ici rencontré deux enchanteurs, dont l'un détruit ce que l'autre fait; car l'un m'envoie la barque, et l'autre la renverse. Que Dieu y porte remède, s'il lui plaît! Au reste, voilà le train du monde, on n'y rencontre qu'artifice et contrariété de toutes parts. Se tournant ensuite vers le moulin: Qui que vous soyez, amis, qui gémissez enfermés dans cette prison, pardonnez-moi si, pour mon malheur et pour le vôtre, je ne puis briser vos fers; c'est sans doute à un autre chevalier qu'est réservée cette aventure. Il finit par entrer en arrangement avec les pêcheurs, à qui Sancho compta cinquante réaux en poussant de profonds soupirs. Encore une seconde traversée comme celle-ci, disait-il, et tout notre avoir sera bientôt au fond de l'eau.
Meuniers et pêcheurs considéraient, pleins de surprise, ces deux hommes, et, les tenant pour fous, ils se retirèrent, les premiers dans leur moulin, les seconds dans leurs cabanes. Don Quichotte et Sancho retournèrent à leurs bêtes, et bêtes ils restèrent comme devant. Ainsi finit l'aventure de la barque enchantée.
Nos aventuriers rejoignirent Rossinante et le grison, l'oreille basse, principalement Sancho, à qui c'était percer l'âme que de toucher à son argent. Finalement ils enfourchèrent leurs montures sans mot dire, et s'éloignèrent du célèbre fleuve: don Quichotte enseveli dans ses pensées amoureuses, et Sancho dans celle de sa fortune à faire, qu'il voyait plus reculée que jamais, car, malgré sa simplicité, il s'apercevait bien que les espérances et les promesses de son maître étaient autant de chimères; aussi cherchait-il l'occasion de décamper et de prendre le chemin de son village. Mais le sort en ordonna autrement, comme nous le verrons bientôt.
Il arriva donc le jour suivant qu'au coucher du soleil, en débouchant d'un bois, don Quichotte aperçut dans une vaste prairie quantité de gens qui chassaient à l'oiseau. En approchant, il distingua parmi les chasseurs une dame très-gracieuse, montée sur une haquenée ou palefroi portant selle en drap vert et à pommeau d'argent; cette dame était également habillée de vert et en équipage de chasse, mais d'un si bon goût et avec tant de richesse, qu'elle semblait l'élégance en personne. Sur son poing droit se voyait un faucon, ce qui fit penser à don Quichotte que ce devait être une grande dame et la maîtresse de ces chasseurs, comme elle l'était en effet; aussi dit-il à Sancho: Cours, mon fils, cours saluer de ma part la dame au palefroi et au faucon, et dis-lui que moi, le chevalier des Lions, je baise les mains à son insigne beauté, et que si elle le permet j'irai les lui baiser moi-même et la servir en tout ce qu'il plaira à Sa Grandeur de m'ordonner. Seulement, prends garde à tes paroles, et ne va pas enchâsser dans ton compliment quelques-uns de ces proverbes dont tu regorges à toute heure.
Vous avez bien trouvé l'enchâsseur, répondit Sancho; est-ce la première fois que je porte des messages à de grandes dames?
Hormis le message que tu as porté à Dulcinée, je n'en sais pas d'autres, dit don Quichotte, au moins depuis que tu es à mon service.
Il est vrai, reprit Sancho; mais un bon payeur ne craint point de donner des gages, et dans une maison bien fournie la nappe est bientôt mise; je veux dire qu'il n'est pas besoin de 427 me faire la leçon, car Dieu merci, je sais un peu de tout.
Je le crois, dit don Quichotte; va donc et que Dieu te conduise.
Sancho partit au grand trot de son âne. Quand il fut arrivé près de la belle chasseresse, il mit pied à terre, et s'agenouillant devant elle, il lui dit: Belle et noble dame, ce chevalier que vous voyez là-bas, et qu'on appelle le chevalier des Lions, est mon maître; moi, je suis son écuyer, qui dans sa maison a nom Sancho Panza. Ce chevalier des Lions qui, naguère encore, s'appelait le chevalier de la Triste Figure, m'envoie prier Votre Grandeur de lui octroyer la très-humble permission de vous offrir ses services afin de satisfaire son désir, lequel est, à ce qu'il dit, et comme je le crois, de servir éternellement votre haute fauconnerie et beauté. En octroyant cette permission, Votre Seigneurie fera une chose qui tournera à son profit, tandis que mon maître en recevra faveur insigne et signalé contentement.
Assurément, bon écuyer, répondit la dame, vous vous êtes acquitté de votre commission avec toutes les formalités qu'exigent de pareils messages; levez-vous, je vous prie: l'écuyer d'un aussi fameux chevalier que le chevalier de la Triste-Figure, dont nous connaissons très-bien les aventures, ne doit pas rester sur ses genoux: levez-vous, mon ami, et allez dire à votre maître qu'il fera honneur et plaisir au duc mon époux, et à moi, s'il veut prendre la peine de se rendre à une maison de plaisance que nous avons près d'ici.
Sancho se leva, charmé de l'exquise courtoisie de la belle chasseresse, et surtout de lui avoir entendu dire qu'elle connaissait parfaitement le chevalier de la Triste-Figure, qu'elle n'avait pas appelé chevalier des Lions, parce que sans doute il portait ce nom depuis trop peu de temps.
Brave écuyer, ajouta la duchesse, votre maître n'est-il pas celui dont il circule une histoire imprimée sous le nom de l'ingénieux chevalier don Quichotte de la Manche, et qui a pour maîtresse une certaine Dulcinée du Toboso?
C'est lui-même, Madame, répondit Sancho, et cet écuyer dont il est parlé dans l'histoire, et qu'on appelle Sancho Panza, c'est moi si l'on ne m'a pas changé en nourrice; je veux dire, si l'on ne m'a pas défiguré à l'imprimerie.
Je suis charmée, reprit la duchesse: allez, mon cher Panza, dites à votre maître qu'il sera le bienvenu sur nos terres, et que rien ne pouvait nous causer une plus grande satisfaction.
Avec une si agréable réponse, Sancho retourna plein de joie vers son maître, à qui il raconta tout ce qu'avait dit la dame, élevant jusqu'au ciel sa courtoisie, sa grâce et sa beauté. Aussitôt don Quichotte se met gaillardement en selle, s'affermit sur ses étriers, relève sa visière, et donnant de l'éperon à Rossinante, part pour aller baiser la main de la duchesse, qui, dès que Sancho l'eut quittée, avait fait prévenir le duc, son époux, de l'ambassade qui venait de se présenter. Tous deux se préparèrent donc à recevoir notre chevalier, et comme ils connaissaient la première partie de son histoire, ils l'attendaient avec impatience, se promettant de le traiter selon sa fantaisie, d'abonder dans son sens pendant le temps qu'il passerait près d'eux, sans le contredire en quoi que ce fût, et surtout en observant le cérémonial de la chevalerie errante, dont ils connaissaient parfaitement les histoires, car ils en étaient très-friands.
En ce moment parut don Quichotte, la visière haute; et comme il se préparait à descendre de cheval, Sancho se hâta d'aller l'y aider. Mais le sort voulut qu'en sautant à bas du grison, notre écuyer s'embarrassa si bien le pied dans la corde qui lui servait d'étrier, qu'il lui fut impossible de se dégager, et qu'il tomba, la poitrine et le visage contre le sol. Notre héros, qui ne s'était aperçu de rien et croyait Sancho à son poste, leva la jambe pour mettre pied à terre; mais entraînant la selle, mal sanglée sans 428 doute, il roula entre les jambes de Rossinante, crevant de dépit et maudissant son écuyer, qui de son côté restait le pied pris dans l'entrave.
Sur l'ordre du duc, les chasseurs coururent au secours du maître et de l'écuyer; ceux-ci relevèrent don Quichotte, qui, tout maltraité de sa chute, s'en alla cependant, clopin clopant, s'agenouiller devant Leurs Seigneuries. Le duc ne voulut point le permettre, mais, au contraire il descendit de cheval et fut embrasser don Quichotte.
C'est pour moi un bien grand déplaisir, seigneur chevalier de la Triste-Figure, lui dit-il, que le jour où pour la première fois Votre Grâce met le pied dans mes domaines, elle ait lieu de s'en repentir; mais l'incurie des écuyers est souvent cause de pareils accidents.
Votre présence, prince, répondit don Quichotte, m'est un si grand bonheur, que peu importe le prix auquel j'en obtiens l'avantage; et je me consolerais de ma disgrâce, eussé-je été précipité dans le fond des abîmes, car la gloire d'avoir approché de votre personne suffirait pour m'en tirer. Mon écuyer, que Dieu maudisse, sait mieux délier sa langue pour débiter des sottises que fixer solidement une selle. Mais dans quelque posture que je me trouve, tombé ou relevé, à pied ou à cheval, je n'en serai pas moins toujours à votre service, et à celui de madame la duchesse, votre digne compagne, reine de la beauté et princesse universelle de la courtoisie.
Trève de flatterie, seigneur don Quichotte de la Manche, reprit le duc: là ou règne la sans pareille Dulcinée du Toboso, on ne peut, on ne doit louer d'autre beauté que la sienne.
Sancho, qui achevait de se débarrasser de la corde qui lui servait d'étrier, prit la parole et dit: Certes, on ne saurait nier que madame Dulcinée du Toboso ne soit fort belle, et j'en conviens tout le premier; mais au moment où on y pense le moins saute le lièvre, et j'ai ouï dire que dame nature ressemble au potier qui a fait un beau vase; quand il en a fait un, il peut en faire deux, trois, voire même cent: aussi, sur mon âme, madame la duchesse ne le cède en rien à madame Dulcinée.
Madame, dit don Quichotte en se tournant vers la duchesse, Votre Grandeur saura que jamais chevalier errant n'a eu un écuyer plus bavard et plus facétieux que le mien; au reste, il prouvera surabondamment la vérité de ce que j'avance, si Votre Altesse daigne me garder quelques jours à son service.
Si le bon Sancho est plaisant, je l'en estime davantage, reprit la duchesse; vous le savez, seigneur chevalier, bien plaisanter n'est point le partage des esprits lourds et grossiers; et puisque Sancho est plaisant, je le tiens désormais pour homme d'esprit.
Et grand bavard, ajouta don Quichotte.
Tant mieux, repartit le duc; un homme qui parle bien ne saurait trop parler. Mais pour ne point perdre nous-mêmes le temps en vains discours, marchons, et que l'illustre chevalier de la Triste-Figure nous fasse l'honneur de nous accompagner.
Vos Altesses voudront bien dire chevalier des Lions, reprit Sancho; il n'y a plus de Triste-Figure.
Des Lions, soit, reprit le duc; eh bien, que le seigneur chevalier des Lions vienne donc, s'il lui plaît, à un château que j'ai près d'ici, où madame la duchesse et moi lui ferons l'accueil que nous avons coutume d'accorder à tous les chevaliers errants qui nous honorent de leur visite.
Tous montèrent à cheval et se mirent en marche. Le duc et don Quichotte se tenant à côté de la duchesse, qui appela Sancho et voulut qu'il se tînt auprès d'elle, parce qu'elle prenait beaucoup de plaisir à l'entendre. Notre écuyer ne se fit pas prier, et se mit de quart dans la conversation, au grand plaisir des deux époux, pour qui c'était une bonne fortune d'héberger un tel chevalier errant et un tel écuyer parlant.
On ne saurait exprimer la joie qu'avait Sancho de se voir en si grande faveur auprès de la duchesse, comptant bien trouver chez elle la même abondance qu'il avait rencontrée chez le seigneur don Diego et chez Basile; car toujours prêt à mener joyeuse vie, notre écuyer saisissait aux cheveux, dès qu'elle se présentait, l'occasion de faire bonne chère.
Avant d'arriver au château, le duc avait pris les devants, afin d'avertir ses gens de la manière dont il voulait qu'on traitât don Quichotte: si bien que lorsque le chevalier parut, deux laquais ou palefreniers, vêtus de longues vestes de satin cramoisi, l'aidèrent à descendre de cheval, le priant en même temps d'aider leur maîtresse à mettre pied à terre. Don Quichotte obéit; mais comme, après mille cérémonies, la duchesse s'opiniâtrait à ne point descendre, disant qu'elle ne pouvait consentir à charger un si fameux chevalier d'un si inutile fardeau, le duc vint donner la main à son épouse. On entra ensuite dans une cour d'honneur, où deux belles damoiselles s'approchèrent de don Quichotte, et lui jetèrent sur les épaules un manteau de fine écarlate, pendant que les galeries se remplissaient de serviteurs qui, après avoir crié: Bienvenues soient la crème et la fleur des chevaliers errants! répandirent des flacons d'eau de senteur sur toute la compagnie.
Une telle réception ravissait notre héros, et ce jour fut le premier où il se crut un véritable chevalier errant, parce qu'on le traitait de la même façon que, dans ses livres, il avait vu qu'on traitait les chevaliers des siècles passés.
Sancho, laissant son grison, s'était attaché 430 aux jupons de la duchesse; il la suivit dans le château; mais bientôt sa conscience lui reprochant d'avoir abandonné son âne seul à la porte, il s'approcha d'une respectable duègne qui était venue avec d'autres femmes au-devant de leur maîtresse: Dame Gonzalès, lui dit-il à demi-voix, comment s'appelle Votre Grâce?
Je m'appelle Rodriguez de Grijalva, reprit la duègne; que souhaitez-vous, mon ami?
Je voudrais bien, dit Sancho, que Votre Grâce me fît celle d'aller à la porte du château; là vous trouverez un âne, qui m'appartient; ayez la bonté de le faire conduire à l'écurie, ou de l'y conduire vous-même, car le pauvre animal est timide, et ne saurait rester seul un instant.
Si le maître n'est pas mieux appris que le valet, nous voilà bien tombées, répondit la duègne; allez, mon ami, allez ailleurs chercher des dames qui prendront soin de votre âne; ici elles ne sont point faites pour semblables besognes.
Peste! vous voilà bien dégoûtée, répliqua Sancho; j'ai entendu dire à monseigneur don Quichotte, qui sait par cœur toutes les histoires, que lorsque Lancelot revint d'Angleterre, les princesses prenaient soin de lui, et les damoiselles de son cheval; et par ma foi, ma chère dame, pour ce qui est de mon âne, je ne troquerais pas contre le cheval de Lancelot.
Ami, repartit la señora Rodriguez, si vous êtes bouffon de votre métier, gardez vos bons mots pour ceux qui les aiment et qui peuvent les payer, car de moi vous n'aurez qu'une figue.
Elle serait du moins bien mûre, pour peu quelle gagne un point sur Votre Grâce, reprit Sancho.
Je suis vieille, repartit la duègne, c'est à Dieu que j'en rendrai compte, et non à toi, imbécile, rustre et malappris, qui empestes l'ail d'une lieue.
Cela fut dit d'un ton si haut, que la duchesse l'entendit, et demanda à la señora Rodriguez à qui elle en avait.
J'en ai, répondit-elle, à cet homme qui me charge de mener son âne à l'écurie, en me disant que de plus grandes dames que moi pansaient le cheval de je ne sais quel Lancelot, et par-dessus le marché ce sot m'a appelée vieille.
Cela m'offense encore plus que vous, repartit la duchesse: et se tournant vers Sancho: La señora Rodriguez, lui dit-elle, est encore toute jeune, et si elle porte ces longues coiffes, c'est plutôt parce que sa charge le veut ainsi, qu'à cause de ses années.
Qu'il ne m'en reste pas une à vivre, repartit Sancho, si j'ai dit cela pour la fâcher; mais j'ai tant d'amitié pour mon grison, qui ne m'a pas quitté depuis l'enfance, que j'ai cru ne pouvoir le recommander à une personne plus charitable que cette bonne dame.
Sancho, interrompit don Quichotte en le regardant de travers, est-ce dans une aussi honorable maison qu'il convient de parler de la sorte?
Chacun parle de ses affaires où il se trouve, répondit Sancho; je me suis souvenu ici du grison, et j'en parle ici; si je m'en étais souvenu dans l'écurie, j'en aurais parlé dans l'écurie.
Sancho a raison, dit le duc, et je ne vois pas qu'il y ait là de quoi le blâmer; mais qu'il ne se mette pas en peine de son âne, on en aura soin comme de lui-même.
Au milieu de ces propos qui divertissaient tout le monde, excepté don Quichotte, ils montèrent l'escalier du château, et l'on conduisit notre chevalier dans une salle richement tendue de brocart d'or et d'argent. Six jeunes filles, instruites par le duc et la duchesse de la manière dont il fallait traiter notre héros, afin qu'il ne doutât point qu'on le traitait en chevalier errant, vinrent lui servir de pages et s'occupèrent à le désarmer.
Débarrassé de sa cuirasse, don Quichotte demeura 431 avec ses étroits hauts-de-chausses et son pourpoint de chamois, long, sec, maigre, les mâchoires serrées et les joues si creuses qu'elles s'entre-baisaient, enfin sous un aspect si comique que, les jeunes filles le voyant ainsi, eussent éclaté de rire si le duc ne leur eût expressément enjoint de s'observer. Elles prièrent notre héros de trouver bon qu'on le déshabillât, afin de lui passer une chemise; mais il ne voulut jamais y consentir, disant que les chevaliers errants ne se piquaient pas moins de chasteté que de vaillance. Il les pria donc de remettre la chemise à son écuyer; et pour exécuter lui-même ce qu'on lui proposait, il passa avec Sancho dans une chambre où se trouvait un lit magnifique.
Dès qu'il se vit seul avec son écuyer, il se mit à le gourmander en ces termes: Dis-moi un peu, bouffon récent et imbécile de vieille date, où as-tu jamais vu traiter comme tu viens de le faire une dame vénérable et aussi digne de respect qu'est la señora Rodriguez? Était-ce bien le moment de te ressouvenir de ton âne? Crois-tu donc que des personnes d'une telle importance, et qui reçoivent si bien les maîtres, puissent oublier leurs montures? Au nom de Dieu, Sancho, défais-toi de ces libertés, et ne laisse pas voir, à force de sottises, de quelle grossière étoffe tu es formé. Ignores-tu, pécheur endurci, qu'on a d'autant meilleure opinion des seigneurs que leurs gens sont biens élevés, et qu'un des principaux avantages qui font que les grands l'emportent sur les autres hommes, c'est d'avoir à leur service des gens qui valent autant qu'eux? Quand on verra que tu n'es qu'un rustre grossier et un mauvais bouffon, pour qui me prendra-t-on? N'aura-t-on pas sujet de penser que je ne suis moi-même qu'un hobereau de colombier ou quelque chevalier d'emprunt? Apprends, Sancho, qu'un parleur indiscret, et qui veut plaisanter sur tout et à toute heure, finit par devenir un bateleur fade et dégoûtant. Mets donc un frein à ta langue, pèse tes paroles, et, avant d'ouvrir la bouche, regarde à qui tu parles. Nous voilà, Dieu merci, arrivés en un lieu d'où, avec la faveur du ciel et la force de mon bras, nous devons sortir deux fois plus grands en réputation et en fortune.
Sancho promit à son maître de se coudre la bouche et de se mordre la langue plutôt que de prononcer un seul mot qui ne fût à propos. Défaites-vous de tout souci à cet égard, ajouta-t-il; ce ne sera jamais par moi qu'on découvrira qui nous sommes.
Enfin, don Quichotte acheva de s'habiller; il prit son baudrier et son épée, jeta un manteau d'écarlate sur ses épaules, mit sur sa tête une montera de satin vert, et, paré de ce costume, rentra dans la salle où il trouva les mêmes damoiselles, rangées sur deux files et toutes tenant des flacons d'eau de senteur qu'elles lui versèrent sur les mains avec mille révérences et cérémonies. Bientôt après arrivèrent douze pages avec le maître d'hôtel, pour le conduire à table, où on l'attendait. Notre héros s'avança gravement au milieu d'eux, jusqu'à une autre salle où étaient dressés un buffet magnifique et une table somptueuse avec quatre couverts seulement. Le duc et la duchesse allèrent le recevoir à la porte, accompagnés d'un de ces ecclésiastiques qu'en Espagne on voit gouverner les maisons des grands seigneurs, mais qui eux-mêmes, n'étant pas nés grands seigneurs, ne sauraient apprendre à leurs maîtres comment ils doivent se conduire: de ceux, dis-je, qui veulent que la grandeur des grands se mesure à leur petitesse, et qui, sous prétexte de modérer leur libéralité, les rendent mesquins et misérables. Au nombre de ces gens-là devait être l'ecclésiastique qui vint avec le duc et la duchesse au-devant de don Quichotte. On échangea mille courtoisies, et finalement ayant placé notre héros au milieu d'eux, ils prirent place à table. Le duc offrit le haut bout à son hôte, lequel voulut décliner cet honneur; mais les instances furent telles, qu'il dut accepter; l'ecclésiastique 432 s'assit en face du chevalier, le duc et la duchesse à ses côtés.
Sancho était si stupéfait de l'honneur qu'on faisait à son maître, qu'on eût dit qu'il tombait des nues; mais en voyant toutes les courtoisies échangées au sujet de la place d'honneur, il ne put retenir sa langue: Si Vos Seigneuries, dit-il, veulent bien m'en accorder la permission, je leur conterai ce qui arriva un jour dans notre village à propos de places à table. Sancho n'avait pas achevé de prononcer ces mots, que don Quichotte prit l'alarme, se doutant bien qu'il allait lâcher quelque sottise; ce que voyant, l'écuyer: Rassurez-vous, monseigneur, lui dit-il, je ne dirai rien qui ne soit à son point; je n'ai pas encore oublié la leçon que vous m'avez faite.
Je ne me souviens de rien, répondit don Quichotte; dis ce que tu voudras, pourvu que tu le dises vite.
Or, seigneurs, ce que j'ai à dire est vrai comme il fait jour, reprit Sancho; aussi bien, mon maître est là qui pourra me démentir.
Mens tant que tu voudras, répliqua don Quichotte; mais prends garde à tes paroles.
Oh! j'y ai pensé et repensé, dit Sancho; je suis certain qu'on ne me fera aucun reproche.
En vérité, reprit don Quichotte, Vos Altesses devraient faire chasser cet imbécile, qui va débiter mille stupidités.
Ah! pour cela non, dit la duchesse, Sancho ne s'éloignera pas de moi; je l'aime trop, et je me fie à sa discrétion.
Que Dieu accorde à Votre Grandeur, madame, mille années de vie, en récompense de la bonne opinion que vous avez de moi, quoique je ne le mérite guère, reprit Sancho. Or, voici mon conte: Un gentilhomme de notre village, fort riche et de bonne famille, car il venait de ceux de Medina del Campo, convia un jour... ah! j'oubliais de vous dire que ce gentilhomme avait épousé une certaine Mancia de Quignonez, fille de don Alonzo de Martagnon, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, lequel se noya dans l'île de la Herradura, et qui fut cause de cette grande querelle, dont se mêla monseigneur don Quichotte, querelle où fut blessé Tomasillo, le garnement, fils de Balbastro, le maréchal... Tout cela n'est-il pas la vérité, mon cher maître? parlez hardiment, afin que ces seigneurs ne me prennent pas pour un menteur et un bavard.
Jusqu'à cette heure, mon ami, vous me paraissez plutôt bavard que menteur, dit l'ecclésiastique; j'ignore ce que, dans la suite, je penserai de vous.
Tu prends tant de gens à témoin, Sancho, et tu cites tant de circonstances, ajouta don Quichotte, qu'il faut assurément que tu dises vrai; mais abrége, car, de la manière dont tu procèdes, tu ne finiras d'aujourd'hui.
Que Sancho n'abrége pas, s'il veut me faire plaisir, dit la duchesse; qu'il conte son histoire comme il l'entend; dût-elle durer six jours, il me trouvera toujours prête à l'écouter.
Je dis donc, messeigneurs, continua Sancho, que ce gentilhomme dont je parle, et que je connais comme je connais mes deux mains, car de sa maison à la mienne il n'y a pas un trait d'arbalète, convia un jour un paysan pauvre mais honnête...
Au fait, frère, au fait, interrompit l'ecclésiastique, ou votre histoire ne finira que dans l'autre monde.
J'arriverai bien à mi-chemin, s'il plaît à Dieu, répliqua Sancho. Je dis donc que ce paysan, étant arrivé à la maison de ce gentilhomme, qui l'avait convié, et qui avait épousé la fille de don Alonzo de Martagnon... hélas! ce pauvre gentilhomme, que Dieu veuille avoir son âme, car il est mort depuis ce temps-là et à telles enseignes qu'on dit qu'il fit une mort d'ange; pour moi, je n'assistai pas à sa dernière heure, j'étais allé faire la moisson à Tembleque.
Allons, mon ami, dit l'ecclésiastique, sortez promptement de Tembleque, et poursuivez votre histoire sans vous occuper à faire les funérailles 433 de ce gentilhomme, si vous ne voulez faire aussi les nôtres.
Il arriva donc, continua Sancho, que comme ils étaient prêts à se mettre à table, je veux dire le gentilhomme et le paysan... Tenez, il me semble que je les vois, comme si c'était aujourd'hui.
Le duc et la duchesse s'amusaient fort du dépit que causaient à l'ecclésiastique les interruptions de Sancho et la longueur de son conte; quant à don Quichotte, il enrageait dans l'âme, mais ne soufflait mot.
Il fallait pourtant se mettre à table, poursuivit Sancho; or, le paysan attendait toujours que le gentilhomme prît le haut bout, mais celui-ci insistait pour le faire prendre au paysan, disant qu'il était maître chez lui; le paysan qui se piquait de civilité et de savoir-vivre, ne voulait point y consentir; tant enfin que le gentilhomme, le prenant par les épaules, le fit asseoir par force, en lui disant: Asseyez-vous, lourdaud; quelque place que je prenne, je tiendrai toujours le haut bout. Voilà mon conte, mes seigneurs; et en vérité, je crois qu'il arrive assez à point.
Aux paroles de son écuyer, don Quichotte rougit, pâlit, se marbra de tant de couleurs, que son visage semblait moins de chair que de jaspe. Le duc et la duchesse, qui s'aperçurent du trouble où il était, se continrent, quoiqu'ils mourussent d'envie de rire; car ils avaient compris la malice de Sancho. Afin de changer l'entretien, la duchesse demanda à don Quichotte quelle nouvelle il avait de madame Dulcinée; et s'il lui avait envoyé depuis peu quelques malandrins, ou quelques géants; car il ne pouvait manquer d'en avoir vaincu un grand nombre.
Madame, répondit don Quichotte, mes disgrâces ont eu un commencement, mais je ne crois pas qu'elles aient jamais de fin. Oui, j'ai vaincu des géants, défait des malandrins, et je les lui ai envoyés; mais, hélas! où auraient-ils pu la rencontrer, et à quelles marques la reconnaître, puisqu'elle est enchantée et changée en la plus horrible créature qu'il soit possible d'imaginer?
Je n'y comprends rien, dit Sancho, à moi elle m'a paru la plus belle personne du monde. Pour l'agilité, du moins, elle en revendrait à un danseur de corde: par ma foi, elle saute sur une bourrique comme le ferait un chat!
Et vous, Sancho, demanda le duc, l'avez-vous vue enchantée?
Comment! si je l'ai vue! s'écria Sancho; et qui diable a découvert cela si ce n'est moi? Oui, oui, je l'ai vue, et elle est enchantée tout comme mon père.
L'ecclésiastique, entendant parler de géants et d'enchantements, commença à croire, ce qu'il soupçonnait déjà, que le nouveau venu pourrait bien être ce don Quichotte de la Manche dont le duc feuilletait sans cesse l'histoire; se tournant donc vers ce dernier: Monseigneur, lui dit-il plein de colère, Votre Excellence un jour rendra compte à Dieu de la conduite de ce pauvre homme: ce don Quichotte ou don Extravagant, comme il vous plaira de l'appeler, n'est peut-être pas aussi fou que Votre Grandeur le croit, et lui donne sujet de le paraître en lâchant la bride à ses impertinences. Et vous, maître fou, continua-t-il en s'adressant à notre héros, qui vous a fourré dans la cervelle que vous êtes chevalier errant, et que vous défaites des malandrins et des géants? Croyez-moi, retournez dans votre maison, afin de prendre soin de vos enfants et de vos affaires, au lieu de vous amuser à courir le monde, prêtant à rire à ceux qui vous voient? Où avez-vous trouvé qu'il y ait jamais eu des chevaliers errants, et encore moins qu'il y en ait à cette heure? En quel endroit de l'Espagne avez-vous rencontré des géants, des lutins, des Dulcinées enchantées, et toute cette foule d'extravagances qu'on vous attribue.
Don Quichotte écouta ce discours sans donner aucun signe d'impatience: mais à peine l'ecclésiastique eut-il achevé, que se levant de table, le visage enflammé de colère, il lui fit une réponse qui à elle seule mérite un nouveau chapitre.
Se levant donc de toute sa hauteur et tremblant des pieds à la tête comme un épileptique, notre héros s'adressa au censeur imprudent qui l'avait si peu ménagé, et lui dit d'une voix émue et précipitée: Si le lieu où je suis, si la présence de mes illustres hôtes et la vénération que j'ai toujours eue pour votre caractère n'enchaînaient mon bras, je vous aurais déjà appris à refréner l'indiscrétion de votre langue: mais puisque les gens de votre robe n'ont d'autres armes que celles dont se servent les femmes, je ne vous menacerai point des miennes, et je consens à me servir des vôtres.
J'avais toujours pensé que d'un homme tel que vous il fallait n'attendre que de charitables 435 conseils et des remontrances bienveillantes; loin de là, oubliant toute mesure, vous vous laissez emporter, sans provocation de ma part et sans me connaître, à m'accabler de propos outrageants. Quel droit, je vous prie, avez-vous d'en user ainsi? Sachez que les remontrances bien intentionnées demandent d'autres circonstances et exigent d'autres formes; mais me reprendre ainsi devant tout le monde, et avec tant d'aigreur, c'est dépasser les bornes de la correction fraternelle, correction que vous devriez exercer avec plus de charité que tout autre; oui, c'est mal, croyez-le bien, quand on n'a aucune connaissance du péché que l'on censure, de traiter, sans examen, le pécheur d'imbécile et de fou.
De quelles extravagances suis-je donc coupable pour que Votre Grâce ose ainsi me conseiller d'aller prendre soin de ma femme et de mes enfants, sans savoir si je suis marié ou non? Suffit-il d'avoir su se glisser dans une maison pour se croire appelé à en gouverner les maîtres? et parce qu'un homme aura été élevé dans l'étroite enceinte d'un collége, sans avoir jamais vu plus de monde que n'en contiennent quelques lieues de pays, s'arrogera-t-il de but en blanc le droit de donner des lois à la chevalerie, et de juger les chevaliers errants? Ah! c'est, selon vous, une occupation oiseuse et un temps perdu que le temps employé à courir le monde, non pour en rechercher les avantages, mais au contraire, pour en affronter ces périls qui, pour les gens de cœur, sont le chemin de l'immortalité? Si ce reproche m'était adressé par un véritable gentilhomme, ce serait un malheur dont je ne pourrais me consoler; mais qu'un pédant, étranger à la chevalerie, ose me traiter d'insensé, je m'en soucie comme d'un maravédis. Chevalier je suis, et chevalier je mourrai, s'il plaît à Dieu.
Les uns suivent ici-bas le chemin de l'orgueilleuse ambition, d'autres le chemin de l'adulation basse et servile: ceux-ci préfèrent les routes ténébreuses de l'hypocrisie; ceux-là, les voies de la piété sincère. Quant à moi, guidé par mon étoile, j'ai suivi l'étroit sentier de la chevalerie errante, qui m'apprend à mépriser les richesses et les vains amusements du monde, pour rechercher l'honneur et la véritable gloire. J'ai redressé des torts, j'ai vengé des injures, j'ai terrassé des géants et combattu des fantômes; je suis amoureux, il est vrai, mais en tant que ma profession de chevalier errant m'oblige à l'être, et non au delà; je ne suis donc pas un de ces amants qui n'ont que la volupté pour objet, mais un amant continent et platonique. Mes intentions sont irréprochables, Dieu merci; car je ne songe qu'à faire du bien à tout le monde, et à ne jamais donner lieu à personne de se plaindre de moi. Si un homme guidé par de tels sentiments, et qui s'efforce chaque jour de les mettre en pratique, mérite d'être traité de fou, c'est à vous de prononcer, noble duc et noble duchesse; je m'en rapporte à Vos Grandeurs.
Par ma foi, dit Sancho, il n'y a rien à ajouter: tenez-vous-en là, mon cher maître; et puisque ce seigneur n'est pas d'accord qu'il y ait eu des chevaliers errants, il ne faut pas s'étonner qu'il n'ait su ce qu'il disait.
Vous qui parlez, mon ami, dit l'ecclésiastique, ne seriez-vous point ce Sancho Panza à qui son maître a promis le gouvernement d'une île?
Oui, c'est moi, répondit Sancho, et qui le mérite autant qu'un autre, si huppé qu'il puisse être; oui, je suis de ceux dont on peut dire: Mets-toi avec les bons et tu seras bon; ou bien encore: Appuie-toi contre un bon arbre, et tu auras une bonne ombre. Je me suis attaché à un bon maître, et il y a déjà longtemps que je suis en sa compagnie; je dois donc être un autre lui-même, et si Dieu permet que tous deux nous vivions, il ne manquera pas de royaumes à donner ni moi d'îles à gouverner.
Non assurément, Sancho, dit le duc, et en considération du seigneur don Quichotte, je vous donne le gouvernement d'une île que j'ai vacante en ce moment.
Sancho, dit don Quichotte, va te mettre à genoux devant Son Excellence, et baise-lui les pieds, pour la remercier de la faveur qu'elle te fait.
Sancho obéit. Aussitôt l'ecclésiastique, outré de voir l'insuccès de ses remontrances, se leva de table plein de dépit, et dit au duc: Par l'habit que je porte, monseigneur, je vous crois, en vérité, aussi insensé que ces misérables: comment se pourrait-il qu'ils ne soient pas fous, lorsque les sages applaudissent à leurs folies? Que Votre Excellence reste avec eux puisqu'elle s'en accommode si bien; quant à moi, je ne mettrai pas les pieds dans ce château, tant que ces honnêtes gens y demeureront: au moins ne serai-je pas témoin de leurs extravagances, et l'on n'aura point à me reprocher d'avoir souffert ce que je pouvais empêcher.
Là-dessus il sortit malgré toutes les prières qu'on fit pour le retenir. Il est vrai que le duc n'insista pas beaucoup, occupé qu'il était à rire de son impertinente colère.
Quand il eut repris son sérieux, le duc dit à don Quichotte: Votre Grâce, seigneur chevalier des Lions, vient de répondre à cet homme d'une manière si victorieuse et si complète, qu'il ne vous faut point d'autre satisfaction de son indigne emportement; et puis, après tout, vous le savez, ce qui vient des religieux ou des femmes ne peut passer pour un affront.
Vous dites vrai, monseigneur, répliqua don Quichotte, et la raison en est que celui qui ne peut être outragé ne peut non plus outrager personne. Aussi, les enfants, les femmes et les gens d'église, étant considérés comme des personnes incapables de se défendre, ne peuvent faire d'affront ni en recevoir. D'ailleurs, Votre Excellence n'ignore pas qu'il y a une notable différence entre une offense et un affront: on appelle affront l'offense que soutient celui qui l'a faite; tandis que l'offense peut venir du premier venu, sans que pour cela il y ait affront.
Par exemple, un homme passe dans la rue sans défiance, dix hommes armés l'attaquent et lui donnent des coups de bâton; il met l'épée à la main, afin de se venger, mais il en est empêché par le grand nombre de ses ennemis: on peut dire de cet homme-là qu'il a reçu une offense, mais non un affront. Autre exemple pour confirmer ce que j'avance: Quelqu'un a le dos tourné, un homme vient par derrière, le frappe avec un bâton et s'enfuit; le premier le poursuit et ne peut l'atteindre: dans ce cas, le frappé a reçu une offense et non pas un affront, qui pour être tel aurait dû être soutenu. Si celui qui l'a attaqué, même à la dérobée, eût mis l'épée à la main et fait face à son adversaire, le frappé aurait tout à la fois reçu une offense et un affront: une offense, parce qu'on l'aurait pris en trahison; un affront, parce que l'agresseur aurait soutenu ce qu'il avait fait. De tout ce que je viens de dire, il résulte que je puis avoir été offensé, mais je n'ai point reçu d'affront, aussi je ne me crois obligé à aucun ressentiment contre ce brave homme pour les paroles qu'il m'a adressées: j'aurais voulu seulement qu'il prît patience, et m'eût laissé le temps de le désabuser de l'erreur où il est quant à l'existence des chevaliers errants. Par ma foi, si Amadis ou un de ses descendants l'avait entendu parler de la sorte, il aurait eu, je crois, sujet de s'en repentir.
Je jure, moi, ajouta Sancho, qu'ils lui auraient ouvert le ventre comme à un melon bien mûr: oh! qu'ils n'étaient pas gens à souffrir qu'on leur marchât sur le pied! Mort de ma vie! si Renaud de Montauban avait entendu les paroles de ce petit bonhomme, il lui aurait appliqué un tel horion sur le museau, que le malheureux en serait resté plus de trois ans muet. Oui, oui, qu'il aille s'y frotter, et il verra comment il se tirera de leurs mains.
La duchesse mourait de rire en entendant les folies que débitait Sancho; elle le trouvait encore plus plaisant et plus fou que son maître, et 437 tous les témoins de cette scène étaient de son avis.
Enfin don Quichotte se calma, et l'on acheva de dîner. Comme on commençait à desservir entrèrent quatre jeunes filles, dont l'une tenait un bassin d'argent, l'autre une aiguière, la troisième du linge parfumé et d'une blancheur éclatante; la dernière, enfin, les bras nus jusqu'aux coudes, portait dans une boîte des savonnettes de senteur. La première s'approcha de don Quichotte, lui passa sous le menton une serviette, qu'elle lui attacha derrière le cou, puis, après une profonde révérence, celle qui tenait le bassin le plaça sous le menton de notre héros, qui, surpris d'abord d'une cérémonie si extraordinaire, mais croyant sans doute que c'était l'usage du pays de laver la barbe au lieu des mains, tendit le cou sans rien dire. Cela fait, la jeune fille versa de l'eau dans le bassin, et celle qui tenait la savonnette se mit à laver et à savonner, de toute sa force, non-seulement la barbe de don Quichotte, mais encore son visage et ses yeux, qu'il fut obligé de fermer. Le duc et la duchesse, qui n'étaient avertis de rien, se regardaient l'un l'autre, et attendaient la fin de cette étrange cérémonie. Quand la demoiselle barbière eut bien savonné notre chevalier, elle feignit de manquer d'eau et envoya sa compagne en chercher, le priant de patienter quelque peu. Don Quichotte resta donc dans le plus plaisant état qu'on puisse imaginer, le cou tendu, les yeux fermés et la barbe pleine de savon. Celles qui lui jouaient ce mauvais tour tenaient les yeux baissés, sans oser regarder le duc et la duchesse, qui, de leur côté, bien qu'ils ne goûtassent guère une plaisanterie qu'ils n'avaient pas ordonnée, avaient toutes les peines du monde à s'empêcher de rire. Enfin la demoiselle à l'aiguière 438 revint, et l'on acheva de laver notre héros, après quoi celle qui tenait le linge l'essuya le plus tranquillement du monde, et toutes quatre, ayant fait une grande révérence, s'apprêtèrent à se retirer. Mais le duc, craignant que don Quichotte ne s'aperçût qu'on se moquait de lui, appela la demoiselle qui portait le bassin: Venez, lavez-moi, lui dit-il, et surtout que l'eau ne vienne pas à manquer. La jeune fille, qui était fort avisée, comprit l'intention, et mettant le bassin au duc comme à don Quichotte, le lava prestement; puis après une nouvelle révérence, elle et ses compagnes sortirent de la salle. Sancho, tout ébahi, regardait cette cérémonie: Pardieu! se disait-il à lui-même, si c'est l'usage de ce pays de laver aussi la barbe aux écuyers, j'en aurais grand besoin, et je donnerais volontiers un demi-réal à qui m'y passerait le rasoir.
Que dites-vous là tout bas, Sancho? demanda la duchesse.
Je dis, madame, que dans les cours des autres princes, j'ai entendu raconter qu'une fois la nappe enlevée, on versait de l'eau sur les mains, mais non du savon sur les barbes. Ainsi il fait bon vivre pour beaucoup voir, celui qui vit longtemps, dit-on, a de mauvais moments à passer; mais passer par un savonnage de cette espèce, ce doit être plutôt un plaisir qu'un ennui.
Eh bien, ne vous en mettez point en peine, Sancho, dit la duchesse; je vous ferai savonner par mes filles, et même mettre en lessive, si cela est nécessaire.
Quant à présent, je me contente de la barbe, reprit Sancho; pour l'avenir, Dieu sait ce qui arrivera.
Maître d'hôtel, dit la duchesse, occupez-vous de ce que demande le bon Sancho, et que ses ordres soient exécutés de point en point.
Le maître d'hôtel répondit que le seigneur Sancho serait servi à souhait, et il l'emmena dîner avec lui. Le duc, la duchesse et don Quichotte restèrent à table.
Après s'être entretenus quelque temps, et toujours de chevalerie, la duchesse pria notre héros de vouloir bien lui faire le portrait de madame Dulcinée; car, d'après ce que la renommée publie de ses charmes, ajouta-t-elle, je dois croire qu'elle est la plus belle créature de l'univers, et même de toute la Manche.
A ces paroles, don Quichotte poussa un grand soupir: Madame, dit-il, si m'arrachant de la poitrine ce cœur où est empreint le portrait de ma Dulcinée, je pouvais le mettre ici sous les yeux de Votre Grandeur, j'épargnerais à ma langue une tentative surhumaine; car comment puis-je venir à bout de tracer un fidèle portrait de celle qui eût mérité d'occuper le pinceau de Parrhasius, de Timanthe et d'Apelle, le burin de Lysippe, le ciseau de Phidias, l'éloquence de Cicéron et de Démosthène?
Tout vous est possible, seigneur don Quichotte, reprit le duc; ne fût-ce qu'une esquisse, un profil, un simple trait, cela suffira, j'en suis certain, pour exciter la jalousie des plus belles.
Je le ferais bien volontiers, repartit don Quichotte, si la disgrâce qui lui est arrivée tout récemment n'avait effacé son image de ma mémoire, et ne m'invitait plutôt à la pleurer qu'à en faire le portrait. Vos Grandeurs sauront donc qu'il y a quelque temps je voulus aller lui baiser les mains, recevoir sa bénédiction et prendre ses ordres pour ma troisième campagne. Mais, hélas! quelle douleur m'était réservée! Au lieu d'une princesse, je ne trouvai qu'une vulgaire paysanne: sa beauté était devenue une horrible laideur, la suave odeur qu'elle a coutume d'exhaler, une puanteur repoussante; je croyais trouver un ange, je rencontrai un démon; au lieu d'une personne sage et modeste, une baladine effrontée; des ténèbres au lieu de la lumière, et enfin, au lieu de la sans pareille Dulcinée du Toboso, une brute stupide et dégoûtante.
Sainte Vierge! s'écria le duc, quel monstre assez pervers a pu causer une pareille affliction à la terre, lui ravir la beauté qui la charmait et la pudeur qui faisait son plus bel ornement?
Eh qui pourrait-ce être, repartit don Quichotte, sinon un de ces maudits enchanteurs qui me persécutent, un de ces perfides nécromants vomis par l'enfer pour obscurcir la gloire et les exploits des gens de bien, exalter et glorifier les actions des méchants! Les enchanteurs m'ont persécuté et me persécuteront sans relâche, jusqu'à ce qu'ils aient enseveli moi et mes hauts faits dans les profonds abîmes de l'oubli. Les traîtres savaient bien qu'en faisant cela ils me blessaient dans l'endroit le plus sensible! En effet, priver un chevalier de sa dame, c'est le priver de la lumière du soleil, de l'aliment qui le sustente, de l'appui qui le soutient, de la source féconde où il puise et sa vigueur et sa force; car, je le répète et le répéterai sans cesse, un chevalier errant sans dame n'est plus qu'un arbre sans sève, un édifice bâti sur le sable, un corps privé de sa chaleur vivifiante.
Vous dites vrai, repartit la duchesse; mais s'il faut en croire l'histoire imprimée depuis quelque temps du seigneur don Quichotte, histoire qui a mérité l'approbation générale, Sa Seigneurie n'a jamais vu madame Dulcinée; ce n'est qu'une dame imaginaire et chimérique, qui n'existe que dans son imagination, et à qui il attribue les perfections et les avantages qu'il lui plaît.
Il y a beaucoup à dire là-dessus, répondit don Quichotte: Dieu seul sait s'il y a, ou non, une Dulcinée dans ce monde, et si elle est réelle ou chimérique; ce sont des choses qu'il ne faut pas trop vouloir approfondir. Quoi qu'il en soit, je la tiens pour une personne qui réunit toutes les qualités capables de la distinguer des autres femmes: beauté accomplie, fierté sans orgueil, passion pleine de pudeur, modeste enjouement, parfaite courtoisie, enfin, illustre origine; car la beauté resplendit encore avec plus d'éclat chez une personne issue d'un noble sang, que chez celle d'une humble naissance.
Cela est incontestable, dit le duc; mais Votre Seigneurie me permettra de lui soumettre un doute qu'a fait naître en mon esprit l'histoire que j'ai lue de ses prouesses, et ce doute le voici: Tout en demeurant d'accord qu'il existe une Dulcinée au Toboso, ou hors du Toboso, et qu'elle est belle au degré de beauté que le prétend Votre Grâce, il me semble qu'en fait de noble origine elle ne saurait entrer en comparaison avec les Oriane, les Madasine, les Genièvre, enfin avec ces grandes dames dont sont pleines les histoires que vous connaissez.
A cela, monseigneur, je répondrai que Dulcinée est fille de ses œuvres, que le mérite rachète la naissance, enfin qu'il vaut mieux être distingué par sa vertu que par ses aïeux. D'ailleurs, Dulcinée possède des qualités suffisantes pour devenir un jour reine avec sceptre et couronne, puisqu'une femme belle et vertueuse peut prétendre à tout, puisqu'on ne doit point limiter l'espérance là où le mérite est sans bornes, et qu'il renferme en lui, sinon formellement, du moins virtuellement, les plus hautes destinées.
Il faut l'avouer, seigneur don Quichotte, reprit la duchesse, Votre Grâce possède le grand art de la persuasion; aussi je me range à son avis, et désormais je soutiendrai partout qu'il existe une Dulcinée du Toboso, qu'elle est parfaitement belle, de race illustre, et digne, en un mot, des vœux et des soins du chevalier des Lions, du grand don Quichotte de la Manche. Toutefois, il me reste un scrupule, et je ne puis m'empêcher d'en vouloir un peu à votre écuyer: c'est qu'il est raconté dans l'histoire que lorsqu'il porta de votre part une lettre à madame Dulcinée, il la trouva criblant de l'avoine, ce qui, à vrai dire, pourrait faire douter quelque peu de sa noble origine.
Madame, répondit don Quichotte, Votre Grandeur saura que les aventures qui m'arrivent, 440 au moins pour la plupart, sont extraordinaires et ne ressemblent en rien à celles des autres chevaliers errants, soit que cela provienne de la volonté du destin, soit plutôt de la malice et de la jalousie des enchanteurs. Or, il est incontestable que parmi les plus fameux chevaliers, certains furent doués de vertus secrètes, celui-ci de ne pouvoir être enchanté, celui-là d'avoir la chair impénétrable, Roland, par exemple, l'un des douze pairs de France, qui, disait-on, ne pouvait être blessé que sous la plante du pied gauche, et seulement par une épingle; aussi à Roncevaux, quand Bernard de Carpio reconnut qu'il ne pouvait lui ôter la vie avec son épée, fut-il obligé de l'étouffer entre ses bras, comme Hercule avait fait d'Antée, ce féroce géant qu'on disait fils de la Terre. Eh bien, de tout ceci, je conclus qu'il serait fort possible que je possédasse une de ces vertus, non point celle de n'être jamais blessé, car l'expérience m'a prouvé bien des fois que je suis formé de chairs tendres et nullement impénétrables; mais, par exemple, celle de ne pouvoir être enchanté, puisque je me suis vu pieds et poings liés, enfermé dans une cage, où le monde entier n'aurait pas été capable de me retenir, si ce n'est à force d'enchantements; et comme peu de temps après je m'en tirai moi-même, je crois qu'il n'y a désormais rien au monde qui ait le pouvoir de m'arrêter. Aussi, mes ennemis, voyant qu'ils ne peuvent rien contre moi, s'en prennent à ce que j'aime le plus, et veulent me faire perdre la vie en attaquant celle de Dulcinée, par qui je vis et je respire.
Quand mon écuyer lui porta mon message, ils la lui montrèrent malicieusement sous la figure d'une paysanne, occupée à un exercice indigne d'elle, celui de cribler du froment; au reste, j'ai soutenu que ce froment n'était ni de l'orge, ni du blé, mais des grains de perles orientales. Et pour preuve, je dirai à Vos Grandeurs qu'étant allé dernièrement au Toboso, il me fut impossible de trouver seulement le palais de Dulcinée. Quelques jours après, tandis que mon écuyer la voyait sous sa figure véritable, qui est la plus belle du monde, elle me sembla, à moi, une femme grossière, sotte en ses discours, bien qu'ordinairement elle soit l'esprit, la modestie et la discrétion mêmes. Or donc, puisque je ne suis point enchanté, ni ne puis l'être, ainsi que je viens de le prouver, c'est elle qui est enchantée, transformée, métamorphosée, c'est sur elle que mes ennemis se sont vengés de moi; et comme c'est parce qu'elle m'appartient qu'elle souffre tout cela, je veux renoncer à tous plaisirs, et me consumer en regrets et en larmes, jusqu'à ce que je l'aie rétablie en son premier état. Que Sancho ait vu Dulcinée criblant de l'avoine, cela ne prouve rien, car si les enchanteurs l'ont changée pour moi, ils ont bien pu la changer pour lui. Dulcinée est de bonne naissance, d'une des plus nobles races de tout le Toboso, où il en existe beaucoup et de très-anciennes, et je ne doute pas qu'un jour le lieu qui l'a vue naître ne devienne célèbre au même titre que Troie pour son Hélène, et l'Espagne à cause de sa Cava[102], mais avec bien plus de raison, et avec un nom incomparablement plus glorieux.
Je dirai aussi à Vos Excellences que Sancho Panza est le plus plaisant écuyer qui ait jamais servi chevalier errant. Il a souvent des naïvetés telles, qu'on se demande s'il est simple ou malin; quelquefois ses malices le font croire un rusé drôle, et, tout d'un coup, à ses simplicités on le prendrait pour un lourdaud. Il doute de tout, et il croit tout; puis au moment où l'on craint qu'il ne s'embarrasse et ne se perde dans ses raisonnements, il s'en tire avec une adresse qu'on était loin d'attendre de lui. Enfin, tel qu'il est, je ne le troquerais pas contre un autre écuyer, m'offrît-on en retour une ville entière. Je me demande s'il est bon de l'envoyer dans le gouvernement que lui a donné Votre 441 Grandeur; pourtant il me semble doué d'une capacité suffisante pour être gouverneur, et je m'imagine qu'en lui aiguisant un peu l'esprit, il fera tout comme un autre, d'autant plus que nous voyons chaque jour qu'il ne faut pas tant d'habileté ni tant de science pour cela, car nous avons quantité de gouverneurs qui savent à peine lire, et qui gouvernent comme des aigles[103]. L'important est d'avoir l'intention droite; pour le reste on ne manque pas de conseillers qui conduisent les affaires. Le seul avis que je donnerai à Sancho, c'est de défendre ses droits, mais sans accabler ses sujets. Je tiens en réserve dans mon esprit d'autres recommandations, qui plus tard lui seront utiles dans le gouvernement de son île.
L'entretien en était là quand il se fit un grand bruit, et Sancho tout effaré se précipita dans la salle, un torchon au cou pour bavette, et suivi d'une bande de marmitons et autres vauriens de même espèce; l'un d'eux portait un chaudron plein d'une eau si sale, qu'il était aisé de reconnaître que c'était de l'eau de vaisselle. Il poursuivait Sancho, pour la lui mettre sous le menton, pendant qu'un autre faisait tous ses efforts pour lui laver le visage.
Qu'est-ce donc, mes amis? dit la duchesse; que voulez-vous à ce brave homme? eh quoi! oubliez-vous qu'il est gouverneur?
Madame, ce seigneur ne veut point se laisser laver, comme c'est l'usage, et comme monseigneur le duc et son maître l'ont été, répondit le marmiton.
Si fait, si fait, je le veux bien, repartit Sancho étouffant de colère, mais je voudrais que ce fût avec du linge plus blanc, de l'eau plus claire, 442 et par des mains moins crasseuses; il n'y a pas si grande différence entre mon maître et moi, pour qu'on me donne cette lessive du diable, lorsque, lui, on l'a lavé avec de l'eau de rose: les usages valent d'autant mieux qu'ils ne fâchent personne, mais le lavage qu'on me propose serait tout au plus bon pour les pourceaux. J'ai la barbe propre, et je n'ai pas besoin d'être rafraîchi; quiconque viendra m'en toucher un seul poil, recevra une si bonne taloche, que mon poing lui restera enfoncé dans la mâchoire; ces cirimonies et ces savonnages ressemblent par trop à de méchantes farces.
En voyant la colère de Sancho, la duchesse étouffait de rire; quant à don Quichotte, il n'était guère satisfait de voir son écuyer mystifié de la sorte et entouré de cette impertinente canaille. Après s'être profondément incliné comme pour demander à Leurs Excellences la permission de parler, il dit aux marmitons d'une voix grave: Holà, seigneurs, holà; retirez-vous, et laissez-nous en paix; mon écuyer est aussi propre que le premier venu, et ces écuelles ne sont pas faites pour son visage; encore une fois, retirez-vous, car ni lui ni moi n'entendons raillerie.
Non, non, qu'ils s'approchent, ajouta Sancho et nous verrons beau jeu! Maintenant, qu'on apporte un peigne si l'on veut, et qu'on me râcle la barbe; si l'on y trouve quelque chose qui offense la propreté, je consens qu'on me l'arrache poil à poil.
Sancho a raison, dit la duchesse, et toujours il aura raison; il est fort propre, et n'a pas besoin d'être lavé; puisque nos usages lui déplaisent, il est le maître de s'en dispenser. Vous, ministres de la propreté, je vous trouve bien impertinents d'apporter pour la barbe d'un tel personnage, au lieu d'aiguières d'or et de serviettes de fin lin de Hollande, des écuelles de bois et des torchons de toile d'emballage. En vérité, ces drôles ne sauraient s'empêcher de montrer en toute occasion leur aversion pour les écuyers des chevaliers errants.
Les marmitons et le maître d'hôtel, qui était avec eux, crurent que la duchesse parlait sérieusement; ils se hâtèrent d'ôter le torchon qu'ils avaient mis au cou du pauvre diable, et disparurent.
Dès qu'il se vit libre, Sancho alla s'agenouiller devant la duchesse, et lui dit: Des grandes dames on attend les grandes faveurs, et je ne saurais mieux reconnaître celle dont vient de me gratifier Votre Grandeur, qu'en me faisant armer chevalier errant pour demeurer toute ma vie à son très-humble service: je suis laboureur, je m'appelle Sancho Panza, j'ai une femme et des enfants, et je fais le métier d'écuyer; si dans quelqu'une de ces choses il m'est possible de vous servir, je mettrai moins de temps à vous obéir que Votre Seigneurie à commander.
On voit bien, Sancho, répondit la duchesse, que vous avez puisé à la source même de la courtoisie, et que vous avez été élevé dans le giron du seigneur don Quichotte, qui est la crème de la politesse et la fleur des cérémonies ou cirimonies, comme vous dites. Heureux siècle qui possède un tel chevalier et un tel écuyer: l'un l'honneur de la chevalerie errante, l'autre le type de la fidélité écuyéresque! Levez-vous, ami Sancho, et reposez-vous-en sur moi; pour reconnaître votre courtoisie, je ferai en sorte que mon seigneur le duc vous donne promptement le gouvernement qu'il vous a promis.
La conversation finie, don Quichotte alla faire la sieste, et la duchesse dit à Sancho que s'il n'avait pas besoin de repos, il pouvait venir passer l'après-dînée avec elle et ses femmes dans une salle bien fraîche. Sancho répondit que quoiqu'il eût l'habitude de dormir en été ses quatre ou cinq heures après le repas, il s'en priverait pour obéir à ses commandements.
De son côté, le duc sortit pour donner de nouveaux ordres aux gens de sa maison sur la manière de traiter don Quichotte sans s'éloigner 443 en aucun point du cérémonial avec lequel étaient reçus les anciens chevaliers errants.
L'histoire rapporte que Sancho ne dormit point cette sieste, et qu'au contraire, pour tenir sa parole, il alla trouver la duchesse, laquelle, dès qu'il fut entré, lui offrit un tabouret à ses côtés, ce que Sancho refusa en homme qui savait vivre; mais la duchesse l'engagea à s'asseoir comme gouverneur, et à parler comme écuyer, puisqu'à ces deux titres il méritait le siége même du cid Ruy Dias le Campeador. Sancho s'inclina et s'assit. Aussitôt toutes les femmes de la duchesse l'environnèrent en silence, attentives à ce qu'il allait dire; mais ce fut leur maîtresse elle-même qui ouvrit l'entretien.
A présent que nous sommes seuls, dit la duchesse, je voudrais bien que le seigneur gouverneur éclaircît certains doutes que j'ai conçus en lisant l'histoire du grand don Quichotte de la Manche. Le premier de ces doutes est celui-ci: puisque Sancho n'a jamais vu Dulcinée, je veux dire madame Dulcinée du Toboso, et qu'il ne lui porta point la lettre que le seigneur don Quichotte lui écrivait de la Sierra Morena, ayant oublié de prendre le livre de poche qui la renfermait, comment a-t-il été assez hardi pour inventer une réponse, et prétendre qu'il avait trouvé cette dame criblant de l'avoine? ce qui est non-seulement un mensonge capable de porter atteinte à la considération de la sans pareille Dulcinée, mais de plus une imposture indigne d'un fidèle écuyer.
Avant de répondre, Sancho se leva, puis le corps penché, le doigt sur les lèvres, il s'en alla sur la pointe du pied soulever, l'une après l'autre, toutes les tapisseries, après quoi il vint se rasseoir près de la duchesse: A présent, dit-il, que je suis bien certain de n'être pas écouté, me voilà prêt, madame, à répondre à tout ce qu'il vous plaira de me demander. Et d'abord je vous dirai que je tiens monseigneur don Quichotte pour un fou achevé, bien que parfois, à mon avis et à celui de tous ceux qui l'entendent, il ne laisse pas de dire des choses si bonnes, si bonnes, que le diable lui-même, avec toute sa science, n'en inventerait pas de meilleures. Cela pourtant n'empêche pas que je ne croie qu'il a le cerveau fêlé, aussi je lui en baille à garder de toutes les façons: telle entre autres la réponse à la lettre de la Sierra Morena, et cette affaire de l'autre jour, qui n'est pas encore écrite dans l'histoire, je veux dire l'enchantement de madame Dulcinée que je lui ai fait accroire, quoique cette dame ne soit pas plus enchantée que mon grison.
La duchesse pria Sancho de lui raconter cet enchantement, ce qu'il fit sans oublier la moindre circonstance, et au grand contentement de celles qui l'écoutaient. De ce que vient de conter le seigneur Sancho, reprit alors la duchesse, il se forme un terrible scrupule dans mon esprit, et il me semble entendre murmurer à mes oreilles une voix qui me dit: Mais s'il est vrai que don Quichotte de la Manche soit fou sans ressources, pourquoi Sancho Panza, son écuyer, qui le connaît pour tel, continue-t-il à le servir sur l'espoir de ses vaines promesses? il faut donc que l'écuyer soit encore plus fou que le maître. S'il en est ainsi, un jour tu rendras compte à Dieu, madame la duchesse, d'avoir donné à ce Sancho Panza une île à gouverner; car celui qui ne sait pas se gouverner lui-même saura encore moins gouverner les autres.
Pardieu, madame la duchesse, cette voix n'a point tort, repartit Sancho, et vous pouvez bien lui répondre de ma part que je reconnais qu'elle dit vrai. Si j'avais deux onces de bon sens, depuis longtemps j'aurais quitté mon maître; 444 mais il n'y a pas moyen de s'en dédire: là où est attachée la chèvre, il faut qu'elle broute. Et puis, voyez-vous, nous sommes du même village; c'est un bon maître, je l'aime, j'ai mangé son pain, il m'a donné ses ânons, et par-dessus tout je suis fidèle; il est donc impossible que rien puisse nous séparer, si ce n'est quand la pelle et la pioche nous feront à chacun notre lit. Maintenant si Votre Grandeur ne trouve pas bon qu'on me donne le gouvernement que monseigneur m'a promis, eh bien, ce sera un gouvernement de moins; je ne l'avais pas en sortant du ventre de ma mère, et s'il m'échappe, peut-être sera-ce tant mieux pour mon salut. Tout sot que je suis, croyez que j'ai bien compris le proverbe qui dit: Pour son malheur, des ailes sont venues à la fourmi. Il se pourrait donc que Sancho écuyer montât plus vite en paradis que Sancho gouverneur. Personne, d'ailleurs, n'a l'estomac deux fois plus grand que celui d'un autre, et tant grand qu'il soit on peut le remplir de paille ou de foin. Les petits oiseaux dans les champs ont Dieu pour pourvoyeur, et quatre vares de gros drap de Cuença tiennent plus chaud que quatre vares de drap fin de Ségovie. Quand il nous faut déguerpir de ce monde, le chemin est le même pour le prince et pour le laboureur; et le corps du pape ne tient pas plus d'espace que celui du sacristain, car en entrant dans la fosse, nous nous pressons, nous nous serrons, ou plutôt l'on nous fait serrer et presser malgré nous; après quoi il n'y a plus qu'à tirer le rideau, la farce est jouée, et au revoir, bonsoir.
Je vous déclare donc, madame la duchesse, que si Votre Seigneurie ne veut pas me donner une île, parce qu'elle me croit un imbécile, je serai assez sage pour m'en passer. J'ai ouï dire, il y a longtemps, que derrière la croix se tient le diable, et que tout ce qui reluit n'est pas or; j'ai ouï dire aussi qu'on tira le laboureur Vamba[104] de sa chaumière pour le faire roi d'Espagne, et le roi Rodrigue[105] d'entre les fêtes et les divertissements, pour le faire manger aux couleuvres, si toutefois la romance ne ment point.
Et pourquoi mentirait-elle, dit la señora Rodriguez, en racontant que ce roi fut mis dans une fosse pleine de crapauds, de serpents et de lézards; et que deux jours après on l'entendait s'écrier d'une voix dolente: Ils me déchirent, ils me dévorent par où j'ai le plus péché; puisque cela est certain, ce seigneur a donc grande raison de dire qu'il vaut mieux être laboureur que roi, si l'on doit être mangé par ces affreuses bêtes.
La duchesse ne put s'empêcher de sourire de la simplicité de la señora Rodriguez, et elle dit à Sancho: Sancho, vous savez que lorsqu'un chevalier a donné sa parole, il la tient, dût-il lui en coûter la vie; or, quoique monseigneur le duc ne coure pas les aventures, il n'en est pas moins chevalier, et il tiendra sa promesse en dépit de la médisance et de l'envie. Prenez donc courage; vous vous verrez bientôt en possession de votre gouvernement, logé comme un prince, et couvert de velours et de brocart. Tout ce que je vous recommande, c'est de vous appliquer à bien gouverner vos sujets, qui tous sont loyaux et bien nés.
Pour ce qui est de bien gouverner, répondit Sancho, on peut s'en rapporter à moi, car je suis charitable de ma nature et j'ai compassion des pauvres. A qui pétrit le pain, ne vole pas le levain. Oh! par mon saint patron, on ne me trichera pas avec de faux dés! Je n'ai pas, Dieu merci, besoin qu'on me chasse les mouches de devant les yeux, je les chasse bien moi-même, et je sais fort bien où le soulier me blesse: je veux dire que les bons auront avec moi la main et la porte ouvertes, mais les méchants ni pieds ni accès. Il me semble qu'en fait de gouvernement le tout est de commencer, et il se pourrait 445 qu'au bout de quinze jours j'entende mieux le gouvernement que le labourage où j'ai été élevé depuis mon enfance.
Vous avez raison, Sancho, repartit la duchesse; les hommes ne naissent pas tous avec la science infuse, et c'est avec des hommes qu'on fait des évêques, non avec des pierres. Mais pour en revenir à l'enchantement de madame Dulcinée, je pense, et je tiens même pour certain que l'intention qu'eut Sancho de mystifier son maître en lui faisant accroire que sa dame était enchantée, fut plutôt une malice des enchanteurs: car je sais de bonne part que la paysanne qui sauta sur l'âne était la véritable Dulcinée, et qu'ainsi le bon Sancho, en pensant être le trompeur, fut le premier trompé. Cela est positif et clair comme le jour; car sachez-le, seigneur Sancho, nous avons en ce pays des enchanteurs qui nous apprennent tout ce qui se passe dans le monde. Soyez donc certain que cette paysanne si leste était Dulcinée elle-même, Dulcinée enchantée tout comme la mère qui l'a mise au monde, et que lorsque nous y penserons le moins, nous la verrons tout à coup reparaître 446 sous sa propre figure: alors, je le pense, vous reviendrez de votre erreur.
Cela est très-possible, Madame, répondit Sancho, et je commence à croire vrai ce que mon maître raconte de cette caverne de Montesinos, dans laquelle il prétend avoir trouvé madame Dulcinée sous le même costume où je lui dis l'avoir vue quand il me prit fantaisie de l'enchanter; oui, je reconnais bien maintenant que je fus le premier trompé, comme le dit Votre Grandeur. En effet, comment supposer que j'ai eu assez d'esprit pour fabriquer sur-le-champ tant de subtilités, et puis mon maître n'est pas encore assez fou pour se laisser tromper si aisément. N'allez pas croire pour cela, Madame, que j'ai de mauvaises intentions; un lourdaud comme moi n'est pas obligé de connaître la malice de ces scélérats d'enchanteurs: quand j'ai imaginé cela, c'était pour échapper aux reproches de mon maître, et non dans l'intention de l'offenser; si l'affaire a tourné autrement, Dieu sait à qui il faut s'en prendre, et il châtiera les coupables.
Très-bien, repartit la duchesse. Mais, dites-moi, Sancho, qu'est-ce que cette aventure de la caverne de Montesinos? j'ai grande envie de la connaître.
Alors Sancho se mit à raconter ce que nous avons dit de cette aventure.
Quand il eut terminé: De tout ceci, dit la duchesse, on peut conclure que puisque le grand don Quichotte affirme avoir vu la même paysanne qui se montra à Sancho à la sortie du Toboso, il est clair que cette paysanne était Dulcinée; ainsi donc, vous le voyez, nos enchanteurs sont très-dignes de foi.
Après tout, reprit Sancho, si madame Dulcinée est enchantée, tant pis pour elle: je ne me soucie guère de m'attirer pour cela des querelles avec les ennemis de mon maître, qui sont très-nombreux et très-méchants. La vérité est que celle que j'ai vue était une paysanne; si cette paysanne était Dulcinée ou non, cela ne me regarde pas, et l'on ne doit pas m'en rendre responsable. Autrement on viendrait dire à tout bout de champ: Sancho a dit ceci, Sancho a fait cela, Sancho par-ci, Sancho par-là, comme si Sancho était un je ne sais qui, et non ce même Sancho qu'on voit tout de son long dans une histoire, à ce que m'a dit Samson Carrasco, lequel n'est rien moins que bachelier; et, comme on sait, ces gens-là ne mentent jamais, si ce n'est quand il leur en prend fantaisie, ou lorsqu'ils y trouvent leur profit. Qu'on ne s'en prenne donc pas à moi, je m'en lave les mains, vienne seulement le gouvernement, et vous verrez merveilles; car qui a été bon écuyer, sera encore meilleur gouverneur.
En vérité, Sancho, s'écria la duchesse, vous êtes un homme incomparable: tout ce que vous venez de dire équivaut à autant de sentences, et, comme dit notre proverbe espagnol: souvent mauvaise cape couvre un bon buveur.
Madame, répondit Sancho, je jure que de ma vie je n'ai bu par vice; par soif, c'est possible; car je n'ai pas la moindre hypocrisie. Je bois quand l'envie m'en prend, ou, si je ne l'ai pas, quand on m'offre à boire; alors j'accepte pour ne pas paraître mal élevé; à une santé portée par un ami, y a-t-il cœur de pierre qui ne soit prêt à faire raison? mais quoique je mette mes chausses, je ne les salis pas, je veux dire que si je bois, je ne m'enivre pas. Au reste, c'est un reproche qu'on ne fera guère aux écuyers des chevaliers errants; car les pauvres diables sont toujours par les forêts, par les déserts et par les montagnes, buvant de l'eau plus qu'ils ne veulent: et souvent ils donneraient un œil de la tête pour se procurer une seule goutte de vin.
Je vous crois, répondit la duchesse. Mais il se fait tard, allez reposer, mon ami; une autre fois nous en dirons davantage. En attendant, je veillerai à ce que l'on vous donne ce gouvernement.
Sancho baisa les mains de la duchesse, et après l'avoir remerciée, il la supplia qu'on eût 447 soin de son grison, parce que c'était ce qu'il avait de plus cher au monde.
Qu'est-ce que ce grison? demanda la duchesse.
Madame, c'est mon âne, répondit Sancho; pour ne pas l'appeler ainsi, j'ai coutume de l'appeler le grison. En entrant dans ce château, j'avais voulu le recommander à cette bonne dame que voilà, mais elle s'est fâchée tout rouge comme si je l'eusse appelée vieille ou laide, et pourtant l'affaire des duègnes devrait être plutôt, ce me semble, de panser les ânes que de parader dans un salon. Dieu de Dieu, quelle dent avait contre elles un hidalgo de mon village!
C'était sans doute quelque manant comme vous, interrompit la señora Rodriguez, car s'il eût été un véritable gentilhomme, il les aurait honorées et respectées.
Assez, assez, señora Rodriguez, dit la duchesse; et vous, Sancho, ne vous mettez point en peine de votre grison; je m'en charge. Puisque c'est le bien-aimé de mon ami, je veux le porter dans mon cœur.
Il suffit qu'il soit à l'écurie, madame, repartit Sancho; quant à être porté dans le cœur de Votre Excellence, ni lui ni moi ne sommes dignes de nous y voir un seul instant.
Eh bien, Sancho, dit la duchesse, emmenez le grison à votre gouvernement; vous l'y traiterez à votre fantaisie, et il n'aura plus qu'à s'engraisser.
Madame, répondit Sancho, j'ai vu plus d'un âne entrer dans un gouvernement: il n'y aurait donc rien d'étonnant que j'y emmenasse le mien.
Tous ces propos égayèrent la duchesse, et après avoir de nouveau dit à Sancho d'aller se reposer, elle fut raconter au duc la conversation qui venait d'avoir lieu. Ils concertèrent ensemble quelque bonne mystification dans le genre chevaleresque, afin que le chevalier et son écuyer ne s'aperçussent en aucune manière de la tromperie, et assurément ce sont là les plus mémorables aventures que contienne cette grande histoire.
Le duc et la duchesse prenaient un plaisir extrême à la conversation de leurs hôtes, et ne songeaient qu'à trouver de nouveaux moyens de s'en divertir: ce qui étonnait le plus la duchesse, c'était la simplicité de Sancho, qui en était venu à croire véritable l'enchantement de Dulcinée, dont lui seul était l'inventeur. L'aventure de la caverne de Montesinos, qu'avait racontée notre écuyer, leur parut excellente pour la mystification qu'ils se proposaient.
Six jours ayant été employés à se préparer et à instruire leurs gens, ils engagèrent le chevalier à une chasse au sanglier, qui devait avoir lieu avec un équipage complet de piqueurs et de chiens. Avant le départ, on présenta à notre héros et à son écuyer un habit de chasse en beau drap vert: don Quichotte refusa, disant qu'il aurait bientôt à reprendre le rude métier des armes et qu'il ne pouvait se charger d'un porte-manteau; tout au contraire, Sancho accepta, se promettant bien d'en faire argent à la plus prochaine occasion.
Les préparatifs achevés, don Quichotte s'arma de toutes pièces; Sancho endossa son nouvel habit, et monté sur son grison, de préférence à un bon cheval qu'on lui offrait, il se mêla à la troupe des chasseurs. La duchesse ne tarda pas à paraître élégamment parée, et don Quichotte, avec courtoisie, prit la bride de son palefroi, malgré les efforts que faisait le duc pour s'y opposer. On se dirigea vers un bois planté entre deux grandes collines. Quand les postes furent pris, les sentiers occupés, on découpla les chiens, on partagea les chasseurs en plusieurs troupes, et la chasse commença avec de 448 si grands cris qu'il devenait impossible de s'entendre. Bientôt la duchesse descendit de son palefroi, et l'épieu à la main, vint s'embusquer dans un endroit par lequel le sanglier avait coutume de passer; le duc et don Quichotte mirent aussi pied à terre, et se placèrent à ses côtés; Sancho, lui, sans descendre du grison, se tint coi derrière tout le monde, de crainte de quelque mésaventure.
A peine étaient-ils rangés en haie avec une partie de leurs gens, qu'ils virent accourir un énorme sanglier, harcelé par les chiens et poursuivi par les chasseurs. Don Quichotte, embrassant fortement son écu, marche à la rencontre de la bête l'épée à la main; le duc y court aussi avec son épieu, et la duchesse les aurait devancés si son époux ne l'en eût empêchée. Quant à Sancho, dès qu'il aperçut le terrible animal, avec ses longues défenses, la gueule blanchie d'écume et les yeux étincelants, il lâcha son grison et courut à toutes jambes vers un chêne, pour y grimper; mais au moment où il atteignait le milieu, prêt à saisir une branche pour gagner la cime, cette branche se rompit, et en tombant il resta accroché à un tronçon. Lorsque, suspendu de la sorte, il sentit son habit se déchirer, l'idée lui vint que le sanglier pourrait bien le déchirer lui-même, et il se mit à pousser de tels cris, que tous ceux qui l'entendaient le crurent sous la dent de quelque bête sauvage. Finalement le sanglier resta sur la place, percé de mille coups d'épieux, et don Quichotte, accourant aux cris de Sancho, le trouva suspendu, la tête en bas, le fidèle grison auprès de lui. Il dégagea son écuyer. Devenu libre, Sancho examina la déchirure faite à son habit de chasse, accident dont il eut un déplaisir mortel, car dans cet habit il s'imaginait posséder une métairie.
Enfin, l'énorme sanglier, couvert de branches de romarin et de myrte, fut placé par les chasseurs sur le dos d'un mulet et conduit en triomphe vers une tente dressée au milieu du bois, où l'on trouva la table chargée d'un abondant repas, tout à fait digne de la munificence du personnage qui l'offrait à ses convives.
Montrant à la duchesse les plaies de son habit tout déchiré: Si cette chasse, dit Sancho, eût été aux lièvres et aux petits oiseaux, mon pourpoint ne serait pas en cet état. Je ne sais vraiment quel plaisir on peut trouver à poursuivre un animal qui, s'il vous attrape avec ses crochets, peut envoyer son homme dans l'autre monde. Cela me rappelle cette vieille romance dont le refrain était: Sois-tu mangé des ours comme fut Favila!
Ce Favila était un roi goth qui, dans une chasse aux bêtes sauvages, fut dévoré par un ours, dit don Quichotte[106].
Justement, repartit Sancho: aussi comment les princes et les rois s'exposent-ils à se faire dévorer, pour le seul plaisir de tuer un pauvre animal qui ne leur a fait aucun tort?
Vous vous trompez, Sancho, dit le duc: la chasse aux bêtes sauvages est le divertissement favori des rois et des princes; cette chasse est une image de la guerre: on y emploie des ruses et des stratagèmes pour vaincre l'ennemi; on s'y accoutume à endurer le froid et le chaud; on oublie le sommeil et l'oisiveté; en un mot, c'est un exercice qu'on prend sans nuire à personne, et un plaisir qu'on partage avec beaucoup de gens. Cette chasse, d'ailleurs, n'est pas permise à tout le monde, non plus que celle du haut vol, car toutes deux n'appartiennent qu'aux princes et aux grands seigneurs. Ainsi donc, Sancho, quand vous serez gouverneur, adonnez-vous à la chasse, et vous verrez que vous vous en trouverez bien.
Oh! pour cela, non, répondit Sancho; à bon gouverneur, comme à bonne ménagère, jambe rompue et à la maison; il ferait beau voir des gens pressés, bien fatigués du chemin, venir demander le gouverneur, et qu'il fût au 449 bois à se divertir! les affaires marcheraient d'une singulière façon! Par ma foi, seigneur, m'est avis que la chasse est plutôt le fait des fainéants que des gouverneurs; moi, je me contente de jouer à la triomphe les quatre jours de Pâques[107], et aux boules les dimanches et fêtes. Toutes ces chasses ne vont guère à mon humeur et ne s'accordent pas avec ma conscience.
Qu'il en soit ce qu'il plaira à Dieu, Sancho, repartit le duc: mais entre le dire et le faire il y a bien du chemin.
Qu'il y ait le chemin qu'on voudra, repartit Sancho, au bon payeur il ne coûte rien de donner des gages; et mieux vaut celui que Dieu assiste, que celui qui se lève de grand matin; c'est le ventre qui fait mouvoir les pieds, et non les pieds le ventre: je veux dire que si Dieu m'assiste, et si je vais droit mon chemin, avec bonne intention, je gouvernerai mieux qu'un aigle royal. Si l'on ne m'en croit pas, qu'on me mette le doigt dans la bouche, et on verra si je serre bien.
Maudit sois-tu de Dieu et des saints, détestable 450 Sancho, s'écria don Quichotte; quand donc t'entendrai-je parler un quart d'heure sans cette avalanche de proverbes? Que Vos Grâces laissent là cet imbécile, mes seigneurs, si vous ne voulez être accablés de si ridicules impertinences.
Pour être nombreux, dit la duchesse, les proverbes de Sancho n'en sont pas moins agréables; quant à moi, ils me divertissent extrêmement, qu'ils viennent à propos ou non; d'ailleurs, entre amis, on ne doit pas y regarder de si près.
Au milieu de ces agréables entretiens, on sortit des tentes pour rentrer dans le bois, où le reste du jour se passa à préparer des affûts. La nuit vint surprendre les chasseurs, non pas la nuit sereine, comme elle l'est presque toujours en été, mais un peu obscure, et d'autant plus favorable aux projets du duc et de la duchesse.
Soudain le bois parut en feu, et de toutes parts on entendit un grand bruit de trompettes et autres instruments de guerre, ainsi que le pas de nombreuses troupes de cavaliers qui traversaient le bois en tous sens. Cette lumière subite, ce bruit inattendu surprirent l'assemblée; les sons discordants d'une infinité de ces instruments dont les Mores se servent dans les batailles, ceux des trompettes et des clairons, enfin les fifres, les hautbois et les tambours mêlés confusément, faisaient un tel vacarme, qu'il eût fallu être privé de sens pour n'en être pas ému. Le duc pâlit, la duchesse frissonna, et don Quichotte lui-même ressentit quelque émotion; quant à Sancho, il tremblait de tous ses membres, et il n'y eut pas jusqu'à ceux qui étaient dans le secret qui n'éprouvassent de l'effroi.
Tout à coup ce vacarme cesse; et un courrier, qu'à son costume on eût pris pour un démon, passe brusquement, sonnant avec un bruit épouvantable dans une corne démesurée.
Holà, dit le duc, qui êtes-vous? à qui en voulez-vous? et que signifie cette troupe de gens de guerre qui traverse ce bois?
Je suis le diable! répondit le courrier d'une voix rauque; je vais à la recherche de don Quichotte de la Manche, et les gens que vous entendez sont six troupes de magiciens, qui amènent la sans pareille Dulcinée du Toboso enchantée sur un char de triomphe; elle est accompagnée du vaillant Montesinos, qui vient révéler au seigneur don Quichotte les moyens de désenchanter la pauvre dame.
Si vous étiez le diable, comme vous le dites, repartit le duc, vous auriez déjà reconnu le chevalier don Quichotte de la Manche; car il est devant vous.
En mon âme et conscience, je n'y prenais pas garde, répondit le diable: j'ai tant de choses dans la tête, que j'oubliais la principale, celle pour laquelle je suis venu.
Ce démon, dit Sancho, doit être honnête homme et bon catholique: autrement il ne jurerait pas sur son âme et sur sa conscience; il y a partout des gens de bien, à ce que je vois, même en enfer.
Aussitôt le démon, sans mettre pied à terre, tourna les yeux vers don Quichotte: C'est vers toi, lui dit-il, chevalier des Lions (puissé-je bientôt te voir entre leurs griffes!), c'est vers toi que m'envoie l'infortuné mais vaillant Montesinos, pour te dire de l'attendre à l'endroit même où je te rencontrerai, parce qu'il amène avec lui la sans pareille Dulcinée du Toboso; il veut t'apprendre le moyen de la désenchanter. Ma venue n'étant à autre fin, je ne m'arrêterai pas plus longtemps; que les démons de mon espèce restent dans ta compagnie, et les bons anges avec ces seigneurs. Puis, sonnant dans sa corne, il tourna bride et disparut.
La surprise s'accrut pour tout le monde, mais surtout pour don Quichotte et Sancho: pour l'écuyer, parce qu'on voulait à toute force que Dulcinée fût enchantée; pour le chevalier, parce qu'il ne savait plus à quoi s'en tenir sur les visions 451 qu'il avait eues dans la caverne de Montesinos. Pendant que notre héros s'abîmait dans ses pensées, le duc lui dit: Est-ce que Votre Grâce veut attendre cette visite, seigneur don Quichotte?
Certainement, répondit-il; je l'attendrai ici de pied ferme, dût l'enfer entier m'assaillir.
Eh bien, moi, dit Sancho, s'il vient encore un diable me corner aux oreilles, je resterai ici tout comme je suis en Flandre.
La nuit achevait de se fermer, et l'on commençait à distinguer à travers le bois un nombre infini de lumières courant de tous côtés; telles dans un temps serein on voit voltiger les exhalaisons de la terre. Bientôt se fit entendre un bruit semblable à celui que produiraient les roues massives d'une charrette à bœufs, bruit strident qui fait fuir les loups et les ours. A ce tintamarre vint s'en joindre un autre qui le rendit plus horrible encore: il semblait qu'en divers endroits de la forêt on livrât plusieurs batailles; d'un côté retentissait le bruit de l'artillerie, d'un autre, celui d'un grand nombre de mousquetades: à la voix des combattants, on les aurait jugés tout proche, tandis que plus loin, une multitude d'instruments ne cessaient de jouer à la manière des Mores, comme pour animer au combat. En un mot, le bruit confus de ces instruments, les cris des guerriers, le sourd retentissement des chariots, inspiraient de la frayeur aux plus hardis; et don Quichotte lui-même eut besoin de tout son courage pour n'être pas épouvanté. Quant à Sancho, le sien fut bientôt abattu, et il tomba évanoui aux pieds de la duchesse, qui s'empressa de lui faire jeter de l'eau au visage. Il fut assez longtemps à revenir, et il commençait à ouvrir les yeux lorsqu'un de ces chariots qui faisaient tant de bruit arriva, tiré par quatre bœufs entièrement couverts de drap noir et ayant à chaque corne une torche allumée. Au sommet du char, sur une espèce de trône, se tenait assis un vieillard vénérable, dont la longue barbe, plus blanche que la neige, lui descendait jusqu'à la ceinture; pour tout vêtement, il avait une ample robe de boucassin noir. Comme ce chariot portait une infinité de lumières, on pouvait aisément distinguer les objets. Il était conduit par deux démons habillés de la même étoffe, et dont les effroyables visages auraient fait retomber Sancho en défaillance, s'il n'eût fermé les yeux pour ne pas les voir.
Ce noir équipage étant arrivé devant le duc, le vieillard se leva, et dit d'une voix grave: Je suis le sage Lirgande; et le char passa outre. Il fut suivi d'un autre, tout à fait semblable, sur lequel était un vieillard vêtu comme le premier, qui, ayant fait arrêter le chariot, dit d'une voix non moins grave: Je suis le sage Alquif, le grand ami d'Urgande la déconvenue; et il passa comme le précédent. Un troisième char avec un pareil attelage et de semblables conducteurs, s'avança de même; mais celui qu'on voyait assis sur le trône était un homme robuste et à mine rébarbative, qui, se redressant, cria d'une voix rauque et satanique: Je suis l'enchanteur Arcalaüs, ennemi mortel d'Amadis de Gaule et de toute sa postérité.
A quelques pas plus loin les trois chars s'arrêtèrent, et le bruit criard des roues ayant cessé, on entendit une agréable musique, dont Sancho tout réjoui tira bon augure.
Madame, dit-il à la duchesse, dont il ne s'éloignait jamais d'un pas, là où est la musique, il ne peut y avoir rien de mauvais.
Non plus que là où est la lumière, ajouta la duchesse.
Madame, répliqua Sancho, la lumière vient de la flamme et la flamme peut tout embraser. Ces lumières que nous voyons là sont capables de mettre le feu à la forêt, tandis que la musique est toujours signe de réjouissance et de fêtes.
C'est ce que nous apprendra l'avenir dit don Quichotte.
Et notre héros avait raison, comme le prouve le chapitre suivant.
Au son de cette agréable musique s'avançait un char traîné par six mules caparaçonnées de toiles blanches; sur chacune des mules était monté un pénitent, à la manière de ceux qui font amende honorable, tous également vêtus de blanc, avec une grosse torche de cire à la main. Ce char était deux fois et même trois fois plus grand que les précédents; de chaque côté marchaient douze autres pénitents, tenant une torche allumée. Sur un trône élevé au centre du char, était assise une jeune fille habillée d'une étoffe de gaze d'argent, si brillante de paillettes d'or que les yeux n'en pouvaient soutenir l'éclat; un voile de soie, assez transparent pour laisser voir sa beauté, lui couvrait le visage, et les nombreuses lumières permettaient de distinguer ses attraits et son âge, qui semblait être de dix-sept à vingt ans. Auprès d'elle se tenait un personnage enveloppé jusqu'aux pieds d'une robe de velours à longue queue, et la tête couverte d'un voile noir.
Quand le char fut arrivé en face du duc, la musique cessa, et le personnage que nous venons de dépeindre, s'étant levé, écarta sa robe, rejeta son voile, et fit voir la figure de la Mort hideuse et décharnée. Don Quichotte en pâlit, Sancho pensa mourir de peur, le duc et la duchesse firent un mouvement d'effroi. Cette Mort vivante s'étant levée sur ses pieds, prononça ces paroles d'une voix lente:
Oui-da, je t'en pondrai, s'écria Sancho, je ne me donnerai pas seulement trois coups de fouet. Au diable soit ta manière de désenchanter! et qu'est-ce que mes fesses ont à voir avec les enchantements? Je jure que si le seigneur Merlin n'a pas d'autre moyen de désenchanter Dulcinée, elle pourra s'en aller avec son enchantement dans la sépulture.
Et bien moi, je vous saisirai, don manant farci d'ail, reprit don Quichotte, et je vous attacherai à un arbre, nu comme quand votre mère vous a mis au monde; après quoi je vous donnerai non pas trois mille trois cents coups de fouet, mais cinquante mille, et si bien appliqués qu'il vous en cuira toute votre vie. Pas de réplique, ou je vous étrangle sur l'heure.
Tout beau, tout beau! interrompit Merlin, cela ne peut se passer ainsi: les coups de fouet que recevra Sancho doivent être volontaires, et le moment à son choix, car il n'y a point d'époque limitée pour cela; il dépend même de lui d'en être quitte pour la moitié, pourvu qu'il trouve bon que ces coups lui soient appliqués par une autre main que la sienne, si rude qu'elle puisse être.
Ni ma main, ni celle d'un autre, ni pesante, ni à peser, ni dure, ni douce, ne me touchera, repartit Sancho. Est-ce que j'ai engendré madame Dulcinée du Toboso, pour que mes fesses payent le mal qu'ont fait ses beaux yeux? que monseigneur don Quichotte ne se fouette-t-il? c'est son affaire. Lui qui l'appelle sans cesse sa joie, sa vie, son âme, c'est à lui de chercher les moyens de la désenchanter; mais me fouetter, moi? abernuncio[109]!
Sancho eut à peine achevé de parler, que la nymphe qui se tenait près de Merlin se leva, écarta le voile qui lui couvrait le visage, et fit 453 briller aux yeux de tous une beauté incomparable; puis, avec un geste assez masculin, et d'une voix fort peu féminine, elle apostropha Sancho en ces termes:
O malencontreux écuyer, cœur de poule, âme de bronze, entrailles de pierres et de cailloux, si l'on te demandait, larron, meurtrier, de te jeter du haut d'une tour; si l'on voulait, tigre sans pitié, te faire avaler des crapauds et des lézards; si l'on t'ordonnait, serpent venimeux, d'étrangler ta femme et tes enfants, il ne serait pas étonnant de te voir faire tant de façons: mais regarder à trois mille et trois cents coups de fouet, quand il n'est si chétif écolier de la doctrine chrétienne qui n'en attrape autant chaque mois, en vérité tu devrais en mourir de honte, et il y a là de quoi surprendre, étourdir, stupéfier, non-seulement ceux qui t'écoutent, mais quiconque un jour l'apprendra. Lève, ô misérable et endurci animal, lève tes yeux de mulet ombrageux sur la prunelle des miens, et tu verras mes larmes tracer goutte à goutte des sillons et des sentiers à travers les campagnes fleuries de mes belles joues. N'es-tu pas ému, monstre sournois et malintentionné, en voyant une princesse de mon âge se flétrir et se consumer sous l'écorce d'une grossière paysanne! quoique je ne paraisse pas telle à présent, grâce à la faveur particulière du seigneur Merlin, qui a pensé que les pleurs d'une belle affligée seraient plus capables de t'attendrir. Résouds-toi donc, brute indomptée, à frapper tes chairs épaisses: triomphe une fois en ta vie de cette inclination gloutonne qui te fait ne songer qu'à te farcir la panse; et remets dans son premier état la délicatesse de ma peau, l'aimable douceur de mon caractère, l'incomparable beauté de mon visage; et si je ne suis pas capable 454 d'adoucir ton humeur farouche, si tu ne me trouves pas encore assez à plaindre pour exciter ta pitié, aie au moins compassion de ce pauvre chevalier qui est à tes côtés, de ce bon maître qui t'aime si tendrement, et dont l'âme, je le vois, est à deux doigts de ses lèvres et n'attend plus que ta réponse, ou compatissante ou impitoyable, pour lui sortir par la bouche ou lui rentrer dans le gosier.
En entendant ces mots, don Quichotte se tâta le gosier. Parbleu, dit-il en se tournant vers le duc, Dulcinée dit vrai; voici que j'ai l'âme arrêtée là, comme une noix d'arbalète.
Eh bien, Sancho, que dites-vous de tout ceci? demanda la duchesse?
Madame, ce que j'ai dit, je le répète, répondit Sancho; quant aux coups de fouet, abernuncio.
C'est abrenuncio qu'il faut dire, observa le duc.
Pour l'amour de Dieu, monseigneur, répliqua Sancho, que Votre Grandeur me laisse parler à ma guise; est-ce que je suis en état de m'amuser à ces subtilités? Vraiment il m'importe bien d'une lettre de plus ou de moins quand il s'agit de quatre à cinq mille coups de fouet!
Vous vous trompez, Sancho, reprit le duc, il ne s'agit que de trois mille trois cents.
Voilà le compte bien diminué! dit Sancho; qui trouve le marché bon n'a qu'à le prendre. Par ma foi, je voudrais bien savoir où notre maîtresse Dulcinée du Toboso a trouvé cette manière de prier les gens! Comment, venir du même coup me demander de me mettre le corps en lambeaux pour l'amour d'elle et m'appeler cœur de poule, bête farouche, tigre abominable, avec une kyrielle d'injures à faire fuir le diable. Est-ce que par hasard mes chairs sont de bronze, est-ce que je gagnerai quelque chose à la désenchanter? Encore, si elle venait avec une belle corbeille de linge blanc, quelques coiffes de nuit ou seulement des escarpins (bien que je n'en mette pas) peut-être me laisserais-je faire: mais pour m'attendrir elle me débite un boisseau d'injures et l'on dirait qu'elle va me dévisager. Ne sait-elle point qu'un mulet chargé d'or n'en gravit que mieux la montagne, que les présents ramollissent les pierres, et qu'un tiens vaut mieux que deux tu auras? Mais ce n'est pas tout: voilà qu'au lieu de m'encourager, mon seigneur et maître me menace de m'attacher à un arbre, et de doubler la dose prescrite par le seigneur Merlin. On devrait bien considérer que ce n'est pas un simple écuyer qu'on prie de se fouetter, mais un gouverneur; car enfin faut-il regarder à qui l'on parle et comment on prie. Il conviendrait, ce me semble, de choisir un autre temps; on me voit navré de la déchirure de mon habit vert, et l'on vient me demander de me déchirer moi-même, quoique je n'en aie pas plus envie que de me faire cacique!
En vérité, ami Sancho, reprit le duc, vous faites trop de façons: mais je vous le dis en un mot comme en mille, si vous ne devenez plus souple qu'un gant, il faudra renoncer au gouvernement: il serait beau vraiment que je donne à mes sujets un gouverneur aux entrailles de pierre, qui ne fût touché ni des larmes des dames affligées, ni des prières et des conseils des plus sages enchanteurs! Encore une fois, Sancho, vous vous fouetterez ou l'on vous fouettera, ou vous ne serez point gouverneur.
Monseigneur, répondit Sancho, ne m'accorderait-on pas au moins deux jours pour y penser?
Cela ne se peut, repartit Merlin, cette affaire-là doit être conclue à l'heure même, sinon Dulcinée retourne à la caverne de Montesinos, changée en paysanne; ou bien, dans l'état où elle est, elle sera conduite aux champs Élyséens, pour y attendre que le nombre des coups de fouet soit complet.
Allons, Sancho, ajouta la duchesse, prenez courage; songez que vous avez mangé le pain du seigneur don Quichotte, que nous devons tous servir et aimer à cause de sa loyauté et de ses 455 grands exploits de chevalerie: consentez à ces coups de fouet, mon enfant; la crainte est pour le poltron, et un noble cœur ne trouve rien de difficile.
Au lieu de répondre, Sancho, tout hors de lui, se tourna vers Merlin: Seigneur Merlin, lui dit-il, ce diable, qui est venu ici en poste, a ordonné à mon maître d'attendre le seigneur Montesinos, qui allait venir lui parler du désenchantement de madame Dulcinée: cependant, nous n'avons point encore vu Montesinos, ni rien qui lui ressemble.
Ami Sancho, répondit Merlin, ce diable est un étourdi et un grandissime vaurien: c'est moi qui l'envoyais vers votre maître, et non Montesinos, lequel n'a pas quitté sa caverne, où longtemps encore il attendra la fin de son enchantement. Si Montesinos est votre débiteur, ou si vous avez quelque affaire à traiter avec lui, je l'amènerai où il vous plaira; pour l'heure, résignez-vous à cette petite pénitence que nous vous avons ordonnée, et, croyez-moi, elle vous sera d'un grand profit pour l'âme et pour le corps: pour l'âme, parce que vous ferez une bonne action; pour le corps parce qu'étant d'une complexion sanguine, il n'y a pas de mal de vous tirer un peu de sang.
Par ma foi, celui-là est bon, répliqua Sancho: il n'y a pas déjà assez de médecins sur terre, il faut encore que les enchanteurs s'en mêlent! Mais enfin, puisque tout le monde ici, excepté moi, le trouve utile, je consens à m'appliquer les trois mille trois cents coups de fouet, à la condition que je me les donnerai quand il me plaira, sans qu'on me fixe ni le temps ni le jour; de mon côté, je tâcherai de terminer cette affaire le plus tôt possible, afin que le monde puisse jouir de la beauté de madame Dulcinée, beauté, à ce qu'il paraîtrait, beaucoup plus grande que je n'avais pensé. J'y mets encore une condition, c'est que je ne serai point obligé de me fouetter jusqu'au sang, et si quelques coups ne font que chasser les mouches, ils compteront de même; de plus, si je venais à me tromper sur la quantité, le seigneur Merlin, qui sait tout, aura soin de les compter, et il me dira si je m'en suis donné trop ou trop peu.
Du trop il ne faut pas s'inquiéter, répondit Merlin, car sitôt que le nombre sera complet, soudain madame Dulcinée se trouvera désenchantée, et elle viendra remercier le bon Sancho et lui témoigner sa reconnaissance par des présents considérables; n'ayez donc aucun souci du trop ou du trop peu, je le prends sur ma conscience; le ciel me préserve de tromper personne, ne fût-ce que d'un cheveu de la tête.
Allons, dit Sancho, je consens à mon supplice, c'est-à-dire j'accepte la pénitence; aux conditions que j'ai dites, s'entend.
Sancho n'eut pas plutôt prononcé ces dernières paroles, que la musique recommença avec accompagnement de deux ou trois décharges d'artillerie, et don Quichotte alla se jeter au cou de son écuyer, qu'il baisa cent fois sur le front et sur les joues. Le duc, la duchesse, tous les chasseurs, lui témoignèrent la joie qu'ils éprouvaient de le voir se rendre à la raison; puis, le char se remit en marche, la belle Dulcinée salua Leurs Excellences et fit une profonde révérence à son futur libérateur.
Cependant l'aube riante et vermeille commençait à poindre: la terre joyeuse, le ciel serein, la lumière pure, tout annonçait le jour qui déjà posant le pied sur le pan de la robe de la fraîche Aurore promettait d'être magnifique. Le duc et la duchesse, très-satisfaits de leur chasse, et surtout d'avoir si bien réussi dans leur projet, retournèrent au château, décidés à continuer ces plaisanteries qui les divertissaient de plus en plus.
Le duc avait un majordome d'un esprit jovial et plein de ressources; c'était lui qui avait composé les vers, disposé tout l'appareil de la scène, représenté le personnage de Merlin, et fait remplir par un jeune page celui de Dulcinée. A la demande de ses maîtres, il composa une autre comédie aussi originale que la première, et non moins bien imaginée.
Le jour suivant, la duchesse demanda à Sancho s'il avait commencé sa pénitence; il répondit que la nuit précédente il s'était donné cinq coups de fouet.
Avec quoi? reprit la duchesse.
Avec ma main, répliqua Sancho.
Mais c'est plutôt se caresser que se fouetter, dit la duchesse, et je ne sais si Merlin sera satisfait. Je pense donc qu'il conviendrait que Sancho fit une discipline composée de chardons ou de quelques cordelettes de cuir, capable de se faire bien sentir, ce qui est une condition expresse imposée par Merlin; car la liberté d'une aussi grande dame que Dulcinée ne saurait être achetée à vil prix.
Madame, répondit Sancho, que Votre Excellence me donne une discipline à sa fantaisie, et je m'en servirai pourvu qu'elle ne me fasse pas trop de mal, car je l'avouerai à Votre Grandeur, tout paysan que je suis, j'ai la peau fort délicate; et il ne serait pas juste que je me misse en lambeaux pour le service d'autrui.
Eh bien, dit la duchesse, demain je vous donnerai une discipline faite exprès pour vous, et qui s'accommodera à la délicatesse de vos chairs comme si elles étaient ses propres sœurs.
A propos, dit Sancho, Votre Altesse saura que j'ai écrit une lettre à Thérèse Panza, ma femme, où je lui donne avis de tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis parti d'auprès d'elle; j'ai la lettre sur moi, et il n'y a plus qu'à mettre l'adresse; je voudrais bien que Votre Grâce eût la bonté de la lire, elle me semble tournée de la façon dont doivent écrire les gouverneurs.
Et qui l'a dictée? demanda la duchesse.
Sainte Vierge! répondit Sancho, et qui l'aurait dictée, si ce n'est moi?
C'est donc vous qui l'avez écrite? dit la duchesse.
Oh! pour ça non, madame, répondit Sancho, car je ne sais ni lire ni écrire, encore que je sache signer.
Voyons-la, dit la duchesse, votre esprit et votre excellent jugement doivent s'y montrer à chaque ligne.
Sancho mit la main dans son sein, et en tira la lettre. Elle était ainsi conçue:
LETTRE DE SANCHO PANZA A THÉRÈSE PANZA, SA FEMME
«Bien m'a pris, femme, d'avoir bon dos, car j'ai été bien étrillé; et si j'ai un riche gouvernement, il m'en coûte de bons coups de fouet; mais tu sauras cela plus tard; aujourd'hui tu n'y comprendrais rien. Apprends donc, ma chère Thérèse, que j'ai résolu de te faire monter en carrosse; voilà l'essentiel, car aller autrement, autant vaut marcher à quatre pattes. Finalement, tu es femme de gouverneur; dis-moi si à cette heure quelqu'un te va à la cheville. Je t'envoie ci-joint un habit de chasse vert, que m'a donné madame la duchesse; arrange-le de manière qu'il fasse un corsage et une jupe à notre fille Sanchette.
«Don Quichotte, mon maître, à ce que j'ai ouï dire en ce pays-ci, est un fou sensé, un cerveau brûlé divertissant, et, sans vanité, on dit que je ne lui cède en rien. Nous avons été visiter ensemble la caverne de Montesinos, et le sage Merlin a jeté les yeux sur moi pour désenchanter Dulcinée du Toboso, qui est celle qu'on 457 appelle là-bas Aldonza Lorenzo. Avec trois mille trois cents coups de fouet que je dois me donner, moins cinq, que j'ai déjà reçus, elle sera désenchantée comme la mère qui l'a mise au monde. Bouche close sur cela, femme, car les uns diraient que c'est du blanc, les autres que c'est du noir.
«D'ici à quelques jours je partirai pour mon gouvernement, où je grille de me voir installé, afin d'amasser de l'argent, car on m'a dit que les nouveaux gouverneurs n'ont point d'autre souci; je sonderai le terrain, et je te manderai s'il faut que tu viennes me rejoindre. Le grison se porte à merveille, et il se recommande à toi et à nos enfants. Je veux l'emmener avec moi et je ne le quitterais pas quand même on me ferait Grand Turc. Son Excellence madame la duchesse te baise mille fois les mains; baises-les-lui en retour deux mille fois, car il n'y a rien de si bon marché que les compliments, à ce que j'ai entendu dire à mon maître.
«Dieu n'a pas voulu que je trouvasse encore une bourse de cent doublons, comme celle de la fois passée; ce n'a pas été faute de la chercher; 458 mais que cela ne te chagrine pas, ma chère Thérèse: celui qui sonne les cloches est en sûreté, et tout se trouvera dans la lessive du gouvernement. Une chose pourtant me met en peine, c'est qu'on me dit que si j'en tâte une fois, je me lécherai les doigts jusqu'à me manger les mains. Mais, baste! qu'y faire? pour les estropiés les aumônes valent autant qu'un canonicat. Tu vois bien, femme, que de façon ou d'autre, tu ne peux manquer d'être riche et heureuse. Dieu te soit en aide comme il le peut, et qu'il me conserve pour te servir. De ce château, le 20 juillet 1614.
«Ton mari, le gouverneur Sancho Panza.»
Il me semble, dit la duchesse après avoir lu, que notre bon gouverneur se fourvoie ici de deux façons: la première, en disant, ou, pour le moins, en donnant à penser, qu'il n'a obtenu son gouvernement que pour les coups de fouet qu'il doit se donner, quoiqu'il sache bien, cependant que lorsque monseigneur le duc, mon époux, le lui promit, on ne songeait pas plus aux coups de fouet que s'il n'y en avait jamais eu au monde; la seconde, c'est qu'il me paraît trop attaché à son intérêt, penchant qui donne mauvaise opinion d'un homme, car, on dit que convoitise rompt le sac, et qu'un gouverneur avare est bien près de vendre la justice.
Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, madame, répondit Sancho; et si ma lettre ne plaît pas à Votre Grâce, il n'y a qu'à la déchirer et en écrire une autre; mais il se pourrait faire que la seconde fût pire, si je m'en mêle encore une fois.
Sur ce, on se rendit au jardin où l'on devait dîner ce jour-là.
La duchesse montra la lettre de Sancho au duc, qui s'en amusa beaucoup pendant le repas, et quand la table fut desservie, ils s'entretinrent quelque temps avec lui, car sa conversation les divertissait merveilleusement. Tout à coup et lorsqu'on y pensait le moins, on entendit le son aigu d'un fifre, mêlé à celui d'un tambour discordant. A cette harmonie triste et confuse, chacun parut se troubler. Don Quichotte devint tout pensif, et Sancho courut se blottir auprès de la duchesse, son refuge ordinaire. Au milieu de la stupéfaction générale, on vit entrer dans le jardin deux hommes portant des robes de deuil si longues, qu'elles balayaient la terre: ils frappaient deux grands tambours couverts de drap noir; à leurs côtés marchait le joueur de fifre, vêtu de noir comme les autres. Derrière ces trois hommes venait un personnage à taille gigantesque, enveloppé d'une grande robe noire; par-dessus la robe il portait un large baudrier d'où pendait un énorme cimeterre à poignée noire ainsi que le fourreau. Son visage était couvert d'un long voile, au travers duquel on apercevait une barbe blanche comme la neige. D'un pas lent et solennel qu'il semblait régler sur le son du tambour, ce grave personnage vint se mettre à genoux devant le duc, qui l'attendait debout; mais le duc ne voulut point l'écouter qu'il ne se fût relevé. Le fantôme obéit, et en se redressant il écarta son voile et mit à découvert la plus longue, la plus blanche et la plus épaisse barbe qu'eussent jamais vue des yeux humains; puis, les regards fixés sur le duc et d'une voix pleine et sonore qu'il paraissait tirer du fond de sa poitrine, il lui dit:
Très-haut et très-puissant seigneur, je m'appelle Trifaldin de la barbe blanche. Écuyer de la comtesse Trifaldi, autrement appelée la duègne Doloride, je suis envoyé par elle vers Votre Altesse, pour supplier Votre Magnificence de lui permettre de venir vous exposer son infortune, qui est assurément la plus surprenante, aussi bien que la plus inouïe. Mais, avant tout, j'ai ordre de m'informer si par hasard le grand, le valeureux et invaincu chevalier don Quichotte de la Manche se trouve en ces lieux, car c'est lui que cherche ma maîtresse, et c'est pour lui qu'elle est venue à pied et à jeun, depuis le royaume de Candaya jusque dans vos 459 États, miracle qu'on ne peut attribuer qu'à la force des enchantements. Elle attend, devant ce palais, que je lui porte de votre part la permission d'y entrer.
Il finit en toussant, puis promenant la main sur sa longue barbe, du haut jusqu'en bas, il attendit gravement la réponse du duc, qui lui dit:
Noble écuyer Trifaldin de la barbe blanche, depuis longtemps nous connaissons la disgrâce de madame la comtesse Trifaldi, à qui les enchanteurs ont fait prendre la figure et le nom de la duègne Doloride: allez, merveilleux écuyer, lui porter l'assurance qu'elle sera la bienvenue, et que nous possédons ici l'incomparable chevalier don Quichotte de la Manche, dont le caractère généreux lui promet secours et protection. Ajoutez de ma part que mon appui ne lui fera pas défaut non plus, s'il lui est nécessaire, mon devoir étant de le lui offrir comme chevalier, titre qui m'impose l'obligation de protéger toutes les femmes, et principalement les pauvres veuves affligées, comme l'est Sa Seigneurie.
A cette réponse, Trifaldin mit un genou en terre, puis, au triste son des tambours et du fifre, il quitta le jardin du même pas qu'il y était entré, laissant toute la compagnie étonnée de sa haute taille et de son air tout à la fois vénérable et modeste.
Vous le voyez, vaillant chevalier, dit le duc en se tournant vers don Quichotte, les ténèbres de l'ignorance et de l'envie ne sauraient obscurcir l'éclat de la valeur et de la vertu: depuis six jours à peine vous êtes dans ce château, et déjà l'on vient vous y chercher des pays les plus lointains, non pas en carrosse ni à cheval, mais à pied et à jeun, tant les malheureux ont d'empressement à vous voir, tant ils ont de confiance en la force de votre bras et en la grandeur de votre courage, grâce à la réputation que vos exploits vous ont acquise, grâce au bruit qui en est répandu par tout l'univers.
Je regrette fort, seigneur duc, répondit don Quichotte, que ce bon ecclésiastique qui l'autre jour montrait tant d'aversion pour les chevaliers errants, ne soit pas témoin de ce qui se passe: il verrait par lui-même si ces chevaliers sont ou non nécessaires au monde; il pourrait du moins se convaincre que dans leur détresse les malheureux ne vont pas chercher du secours auprès des hommes de robe, ni chez les sacristains de village, ni chez le gentilhomme qui n'a jamais franchi les limites de sa paroisse; en pareil cas, la véritable panacée à l'affliction, c'est l'épée du chevalier errant. Qu'elle vienne donc, cette duègne, qu'elle demande ce qu'elle voudra; le remède à son mal lui sera bientôt expédié par la force de mon bras et par l'intrépidité du cœur qui le fait agir.
Le duc et la duchesse étaient charmés de voir don Quichotte donner si complétement dans leurs vues; lorsque Sancho se mit de la partie. Je voudrais bien, dit-il, que cette bonne duègne ne vînt pas jeter quelque bâton dans les roues de mon gouvernement! car, je tiens d'un apothicaire de Tolède, qui parlait comme un chardonneret, que partout où se fourrent les duègnes, tout va de mal en pis. Dieu de Dieu! comme il les détestait! et par ma foi, puisque toutes les duègnes sont fâcheuses et impertinentes, que faut-il attendre d'une affligée comme l'est, dit-on, cette comtesse Trifaldi?
Silence, Sancho, reprit don Quichotte: puisque cette dame vient de si loin me chercher, elle ne peut être de celles dont parlait ton apothicaire; de plus, elle est comtesse, et quand les comtesses servent en qualité de duègnes, c'est auprès des reines et des impératrices: car dans leurs maisons, elles sont dames et maîtresses et se font servir par d'autres duègnes.
Madame la duchesse a pour suivantes des duègnes qui seraient comtesses, si le sort l'eût voulu, repartit la señora Rodriguez qui était présente; mais là vont les lois où il plaît aux rois. Cependant, qu'on ne dise pas de mal des duègnes, surtout de celles qui sont vieilles filles: car bien que je ne compte pas parmi ces dernières, je sens l'avantage qu'une duègne fille a sur une duègne veuve. A quiconque voudra nous tondre, les ciseaux resteront dans la main.
Ce ne sera pas faute de trouver à tondre sur les duègnes, toujours suivant mon apothicaire, repartit Sancho: mais ne remuons pas le riz, dût-il prendre au fond du pot.
Les écuyers ont toujours été nos ennemis, répliqua la señora Rodriguez; véritables piliers d'antichambre, ces fainéants, au lieu de prier Dieu, emploient leur temps à médire de nous, vont fouillant dans notre généalogie, et font de rudes accrocs à notre réputation. Eh bien, moi, je déclare ici, qu'en dépit d'eux nous continuerons à vivre dans les grandes maisons, quoiqu'on nous y laisse mourir de faim et qu'on nous y donne à peine une chétive robe noire pour couvrir nos chairs délicates. Oui, si j'en avais le talent et le loisir, je voudrais prouver, non-seulement aux personnes ici présentes, mais encore au monde entier qu'il n'est point de vertu qui ne se rencontre chez une duègne.
Je suis de l'avis de ma chère Rodriguez, dit la duchesse; mais elle voudra bien remettre à une autre fois à défendre sa cause et celle des duègnes, à réfuter les propos de ce méchant apothicaire, et à faire revenir le grand Sancho de sa mauvaise opinion.
Par ma foi, madame, repartit Sancho, depuis que le gouvernement m'est monté à la tête, je ne me souviens plus d'avoir été écuyer, et je me moque de toutes les duègnes du monde comme d'un fétu.
Ici la conversation fut interrompue par les deux tambours et le fifre annonçant l'approche de la Doloride. La duchesse demanda à son époux si elle ne devait pas aller au-devant de cette dame, puisque c'était une comtesse et une femme de qualité.
Comme comtesse, ce serait chose juste, dit Sancho; comme duègne, je ne conseille pas à Vos Excellences de faire un pas.
Eh! de quoi te mêles-tu, Sancho, reprit don Quichotte.
De quoi je me mêle, seigneur? répondit Sancho: je me mêle de ce dont je puis me mêler, étant un écuyer nourri à l'école de Votre Grâce, vous le chevalier le plus courtois de toute la courtoiserie. En ces choses-là, je vous ai entendu dire qu'on risque autant de perdre pour un point de plus que pour un point de moins; et à bon entendeur salut.
Sancho a raison, ajouta le duc, il nous faut voir un peu quelle mine a cette comtesse; d'après cela, nous mesurerons la politesse qui lui est due.
En ce moment rentrèrent dans le jardin les tambours et le fifre jouant leur marche ordinaire, toujours sur un ton lugubre, et l'auteur termine ici ce court chapitre pour commencer le suivant, où se continue la même aventure, une des plus remarquables de toute l'histoire.
A la suite des musiciens parurent d'abord douze duègnes rangées sur deux files, toutes vêtues de larges robes de mousseline blanche, avec des voiles d'une telle longueur, qu'on n'apercevait que le bas de leur vêtement; après elles venait la comtesse Trifaldi, donnant la main à Trifaldin, son écuyer: elle était vêtue d'une robe de frise noire à longue queue, terminée par trois pointes à angles aigus, que portaient trois pages habillés de deuil. Cette partie de son ajustement fit penser à tout le monde que la noble dame tirait son nom de cette invention 461 nouvelle. En effet, Trifaldi, c'est comme qui dirait la comtesse à trois queues. Ben-Engeli en tombe d'accord, mais en faisant remarquer que son nom propre était la comtesse Loupine, à cause de la grande quantité de loups qui peuplaient ses terres, tandis que si, au lieu de loups, c'eût été des renards, on l'aurait appelée la comtesse Renardine. Quoi qu'il en soit, la comtesse et ses douze duègnes s'avançaient lentement, le visage couvert de voiles noirs si épais qu'il eût été impossible de rien distinguer au travers. Sitôt qu'elles se furent arrêtées pour former la haie, le duc et don Quichotte se levèrent; alors, passant au milieu des duègnes, la Doloride, sans quitter la main de son écuyer, se dirigea vers le duc, qui, avec toute la compagnie, s'avança pour la recevoir.
Que Vos Grandeurs veuillent bien ne pas faire tant de courtoisies à leur humble serviteur, je me trompe, à leur humble servante, car mon affliction est telle que je ne pourrai jamais y répondre, tant ma disgrâce étrange, inouïe, m'a emporté l'esprit je ne sais où, et ce doit être fort loin, puisque plus je le cherche, moins je le trouve.
Il faudrait que nous l'eussions perdu tout à fait, madame la comtesse, répondit le duc, pour ne pas reconnaître votre mérite, et l'on ne saurait vous rendre trop d'honneurs.
En parlant ainsi il la releva, et la fit asseoir auprès de la duchesse, qui l'accueillit avec beaucoup d'empressement. Don Quichotte regardait sans prononcer un seul mot, tandis que de son côté Sancho mourait d'envie de voir le visage de la comtesse Trifaldi ou de quelqu'une de ses duègnes; mais il lui fallut y renoncer jusqu'à ce qu'elles voulussent bien se découvrir elles-mêmes.
Chacun gardait le silence: ce fut enfin la Doloride qui le rompit pour s'exprimer en ces termes: J'ai la confiance, très-haut et puissantissime seigneur, très-belle et excellentissime dame, et très-sages et illustrissimes auditeurs, que ma peine grandissime trouvera un accueil favorable dans la générosité de vos sentiments, car mon infortune est telle qu'elle est capable de faire pleurer le marbre, d'attendrir le diamant et d'amollir l'acier des cœurs les plus endurcis. Mais avant de porter jusqu'à vos courtoises oreilles le récit de mes tristes aventures, je voudrais savoir si l'illustrissime chevalier don Quichotte de la Manche et son fameusissime écuyer Panza sont dans votre noble et brillante compagnie.
Panza est ici en personnissime, répliqua Sancho, et monseigneur don Quichotte aussi; vous pouvez donc, très-honnêtissime dame, dire tout ce qu'il vous plaira à votre agréabilissime fantaisie, et vous nous trouverez diligentissimes à servir votre dolentissime beauté.
Madame, ajouta don Quichotte en s'adressant à la Doloride, si vous croyez trouver un remède à vos malheurs dans le bras de quelque chevalier errant, voici le mien; si faible qu'il soit, je le mets tout à votre service. Je suis don Quichotte de la Manche, dont la profession et le devoir sont de protéger et de défendre les affligés. Il n'est pas besoin de détours ni de paroles éloquentes pour s'assurer de ma bienveillance, vous n'avez qu'à raconter simplement vos disgrâces; ceux qui vous écoutent, s'ils ne peuvent remédier à vos maux, sauront du moins y compatir.
A ces paroles, la Doloride fit mine de se jeter aux genoux de don Quichotte, et elle s'y jeta réellement, cherchant à les embrasser: Je me prosterne devant ces pieds, devant ces jambes s'écria-t-elle, ô invincible chevalier! comme devant les bases et les colonnes de la chevalerie errante; laissez-moi baiser ces pieds que je ne saurais trop révérer, puisque leurs pas doivent atteindre au terme de mes maux, que Votre Grâce est seule capable de guérir, ô valeureux errant, dont les merveilleux exploits font pâlir les fabuleuses histoires des Amadis, réduisent en fumée les hauts faits des Bélianis, et anéantissent les actions imaginaires des Esplandians! Puis, se tournant vers Sancho, et le prenant par la main: Et toi, ajouta-t-elle, ô le plus loyal écuyer qui ait jamais servi chevalier errant, dans les siècles passés, présents et à venir; écuyer dont la bonté est encore plus grande et plus longue que la barbe de mon écuyer Trifaldin, tu peux t'enorgueillir à juste titre; puisqu'en servant le grand don Quichotte, tu sers toute la valeur errante concentrée dans un seul chevalier. Je te conjure, nobilissime écuyer, je te conjure par la fidélité exorbitante de tes services, d'être un intercesseur bénévole auprès de ton maître, afin qu'il favorise une infélicissime comtesse, et ta très-humilissime servante.
Madame la comtesse, répondit Sancho, que ma bonté soit aussi grande que la barbe de votre écuyer, ce n'est pas là ce dont il s'agit. Au surplus, sans toutes ces câlineries et ces supplications, je prierai mon maître (qui m'aime bien, je le sais, et surtout en ce moment qu'il a besoin de moi pour certaine affaire) de vous favoriser et de vous aider en tout ce qu'il pourra. Ainsi donc, ne vous gênez pas, contez-nous votre peine, et vous verrez ce que nous savons faire.
Le duc et la duchesse étaient ravis de voir leur dessein si bien réussir, car la Doloride faisait merveilles. La comtesse s'assit à la prière du duc, et après que tout le monde eut fait silence, elle commença de la sorte:
Sur le fameux royaume de Candaya, situé entre la grande Trapobane et la mer du Sud, deux lieues par delà le cap Comorin, régnait la reine Magonce, veuve du roi Archipiel, son époux. De leur mariage était issue l'infante Antonomasie, qu'ensemble ils avaient procréée. L'héritière du royaume me fut confiée en naissant et grandit sous ma tutelle, parce que j'étais 463 la plus ancienne et la plus noble duègne de sa mère. Après bien des soleils (c'est ainsi que l'on compte les jours en notre pays) la petite Antonomasie se trouva avoir quatorze ans et plus de beauté que la nature en a jamais départi à celles qu'elle a le mieux favorisées; son esprit n'était pas en retard, car elle montrait déjà un très-bon jugement; enfin elle était aussi discrète que belle, ou pour mieux dire elle est encore la plus belle personne du monde, si le destin jaloux et les Parques au cœur de bronze n'ont point tranché le fil délié de sa délicate vie; et ils ne l'auront pas osé sans doute, car le ciel ne saurait permettre qu'on fasse à la terre ce tort insigne, de couper toutes vertes les grappes de la plus belle vigne qui en aucun temps se soit vue dans le contour de sa vaste étendue.
De cette beauté sans pareille, et dont ma langue inculte ne saurait assez dignement célébrer les louanges, devinrent amoureux un nombre infini de princes, tant nationaux qu'étrangers. Mais parmi tous ces soupirants, un simple chevalier, porté sur les ailes rapides de son ambition démesurée, confiant dans sa jeunesse, sa bonne mine, et la vivacité de l'esprit le plus heureux, osa lever les yeux jusqu'au neuvième ciel de cette miraculeuse beauté. Je dois dire à Vos Grandeurs qu'il jouait de la guitare à ravir; que de plus il était poëte et grand danseur, et si adroit à fabriquer des cages d'oiseaux, qu'il aurait pu gagner sa vie rien qu'à ce métier, s'il y eût été forcé par le besoin. Avec tous ces mérites, de quoi ne viendrait-on pas à bout? à plus forte raison du cœur d'une jeune fille; et cependant toutes ces qualités n'auraient pas suffi à faire capituler la forteresse dont j'étais gouvernante, si l'effronté scélérat n'eût habilement commencé par me faire capituler moi-même. A force de cajoleries et de présents, il flatta mon cœur et s'empara de ma volonté; mais ce qui acheva ma défaite, ce fut certain couplet que j'entendis chanter une nuit sous mes fenêtres; le voici, si je m'en souviens bien:
La strophe me sembla d'or, et la voix de miel; aussi depuis lors, chaque fois que j'ai réfléchi sur ma faute, j'ai conclu en moi-même que Platon avait eu raison de vouloir bannir les poëtes de toute république bien ordonnée, au moins les poëtes érotiques, parce qu'ils font des vers, non pas comme ceux du marquis de Mantoue, bons tout au plus à divertir les petits enfants et à faire pleurer les femmes, mais des vers qui sont autant d'épines qui percent le cœur, et qui, de même que la foudre fond une épée sans attaquer le fourreau, consument et brûlent le corps sans endommager les habits. Une autre fois il me chanta ceux-ci:
Il m'en débita encore beaucoup d'autres, qui transportent quand on les chante et qui ravissent quand on les lit. Mais, qu'est-ce, bon Dieu! quand ces séducteurs s'avisent de composer certains morceaux de poésie fort à la mode dans le royaume de Candaya, et qu'on appelle seguidillas? Aussi, je le répète, on devrait les reléguer dans quelque île par delà les antipodes. Après tout, cependant, il ne faut point s'en prendre à eux, mais aux ignorants qui les louent et aux sots qui les croient. Si j'avais été sur mes gardes, comme doit le faire toute bonne gouvernante, je n'aurais pas prêté l'oreille à leurs cajoleries, ni pris au sérieux leurs dangereux propos; tels que ceux-ci: je vis en mourant, je brûle dans la glace, j'espère sans espoir, je pars et je reste, et tant d'autres du même genre, dont ils farcissent leurs écrits, et qu'on trouve d'autant plus beaux, qu'on les comprend moins. N'ont-ils pas le front de nous promettre le phénix, la toison d'or, la couronne d'Ariadne, l'anneau de Gigès, 464 les pommes du jardin des Hespérides, des montagnes d'or et des monceaux de diamants! et pourtant on s'y laisse prendre comme s'ils en montraient des échantillons. Mais à quoi me laissé-je entraîner, et quelle folie me pousse à parler des faiblesses d'autrui, quand j'ai tant à dire sur les miennes? Hélas! infortunée, ce ne sont pas ces vers, ces discours qui t'ont abusée, ni ces sérénades qui t'ont perdue; c'est ton imprudente simplicité, c'est ta faiblesse, c'est ton peu de prévoyance, qui ont ouvert les sentiers et aplani le chemin aux séductions de don Clavijo. Tel est le nom du chevalier. Sous mon patronage, il entra non pas une fois, mais cent fois, dans la chambre d'Antonomasie, abusée plutôt par moi que par lui, et cela sous le titre de légitime époux, car, autrement, toute pécheresse que je suis, je n'aurais jamais consenti qu'il eût seulement baisé le pan de sa robe; oh! non, non, le mariage sera toujours en première ligne quand je me mêlerai de semblables affaires. Dans celle-ci, il n'y avait qu'un inconvénient, la différence des conditions, don Clavijo n'étant qu'un simple chevalier, et l'infante Antonomasie étant princesse, et de plus, comme je vous l'ai dit, l'héritière d'un grand royaume. Par mes soins, l'intrigue demeura longtemps ignorée, jusqu'à ce qu'enfin certaine enflure au-dessous de l'estomac de la jeune fille me fit juger que le secret ne tarderait guère à être divulgué. Dans cette appréhension, tous trois nous tînmes conseil, et l'avis unanime fut, avant que le pot aux roses vînt à se découvrir, que par-devant le grand vicaire, don Clavijo demandât pour femme Antonomasie en vertu d'une promesse qu'il avait d'elle, promesse que j'avais moi-même formulée, mais formulée avec tant de force qu'elle aurait défié celle de Samson; bref, le grand vicaire vit la cédule, reçut la confession de l'infante qui avoua tout, après quoi il la mit sous la garde d'un honnête alguazil.
Comment! s'écria Sancho! il y a à Candaya des alguazils, des poëtes et des seguidillas? Par ma foi, le monde est partout semblable, à ce que je vois. Mais que Votre Grâce se dépêche, dame Trifaldi: il est tard, et je meurs d'envie de savoir la fin de cette histoire, qui, sans reproche, est un peu longue.
Vous allez l'apprendre, répondit la comtesse.
Chaque mot de Sancho enchantait la duchesse et désolait don Quichotte, qui lui ordonna de se taire. La Doloride poursuivit:
Enfin, après bien des questions, comme l'infante ne variait point en ses réponses et persistait dans ses dires, le grand vicaire prononça en faveur de don Clavijo, et lui adjugea Antonomasie pour légitime épouse, ce dont la reine Magonce eut tant de déplaisir, que trois jours après on l'enterra.
Elle était donc morte? dit Sancho.
Assurément, répondit Trifaldin; car en Candaya nous n'enterrons personne qu'il ne soit bien convaincu d'être mort.
Seigneur écuyer, repartit Sancho, ce ne serait pas la première fois qu'on aurait enterré des gens évanouis, les croyant morts; et par ma foi, vous en conviendrez, on n'a jamais vu mourir si vite que votre reine Magonce: il me semble que c'eût été assez de s'évanouir, car enfin on remédie à bien des choses avec la vie, et la folie de cette infante n'avait pas été si grande, qu'il fallût se laisser mourir. Si cette demoiselle eût épousé un de ses pages, ou quelque autre domestique de sa maison, comme cela est arrivé à tant d'autres, le mal eût été sans remède; mais épouser un chevalier aussi noble et distingué que vous le dites, en vérité, ce n'est pas là un bien grand malheur, et c'est aussi, je pense, l'avis de monseigneur don Quichotte, qui est là pour me démentir: les chevaliers, 465 surtout s'ils sont errants, sont du bois dont on fait les rois et les empereurs, de même qu'avec des clercs on fait des évêques.
Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte; oui, et pour peu qu'un chevalier errant ait de chance, il est toujours au moment de se voir le plus grand seigneur du monde. Mais continuez, madame, s'il vous plaît; il me semble que le plus désagréable de cette histoire reste à raconter, car ce que nous avons entendu jusqu'ici ne mérite pas qu'on s'en afflige si fort.
En effet, répondit la comtesse, c'est le plus pénible qui reste à dire, et même si pénible, que l'absinthe et les fruits sauvages n'ont ni autant d'aigreur ni autant d'amertume. Dès que la reine fut morte, nous l'enterrâmes, mais à peine, hélas! quis talia fando temperet a lacrymis[110], à peine lui eûmes-nous dit le dernier adieu, que nous vîmes subitement paraître au-dessus de sa tombe le géant Malambrun, cousin germain de la défunte, monté sur un cheval de bois et lançant sur les assistants des regards 466 farouches. Ce géant, aussi versé dans l'art du nécromant qu'il est vindicatif et cruel, était là pour tirer vengeance de la mort de feu sa cousine, et pour châtier l'audace de don Clavijo et la légèreté d'Antonomasie. Il les enchanta tous deux sur la tombe de la reine: Antonomasie devint une guenon de bronze, don Clavijo un effroyable crocodile d'un métal inconnu; et entre eux fut placée une colonne également de métal, portant un écriteau en langue syriaque: «Ces téméraires amants ne reprendront leur forme première que lorsque le valeureux Manchois se sera rencontré avec moi en combat singulier; c'est à sa valeur incomparable que les immuables destins réservent une aventure si extraordinaire.» Puis, il tira d'un large fourreau un démesuré cimeterre, et m'ayant saisie par les cheveux, il fit mine de vouloir me couper la tête; j'étais si troublée que je n'osais ni ne pouvais crier, tant la frayeur me rendait immobile. Néanmoins, me rassurant de mon mieux, je lui dis d'une voix tremblante de telles choses, qu'il suspendit l'exécution de ce châtiment rigoureux. Bref, il fit amener devant lui toutes les duègnes du palais, celles qui sont ici présentes; et après nous avoir reproché notre défaut de surveillance, tempêté contre les duègnes, en les chargeant toutes de la faute dont j'étais coupable, il déclara ne pas vouloir nous infliger la perte de la vie, mais un long supplice qui fût pour nous comme une espèce de mort civile. A l'instant où il achevait ces paroles, nous sentîmes les pores de notre visage se dilater, avec une vive démangeaison, semblable à celle que causeraient des pointes d'aiguilles; et en y portant les mains, nous nous trouvâmes dans l'état que vous allez voir.
Sur ce, la Doloride et ses compagnes ôtèrent leurs voiles, et découvrirent des visages chargés d'épaisses barbes, les unes noires, les autres blanches, d'autres rousses, et d'autres grisonnantes. A cette vue, le duc, la duchesse et don Quichotte parurent frappés de stupeur, et Sancho fut épouvanté. Voilà, dit la Trifaldi en continuant, voilà dans quel état nous a mis ce scélérat de Malambrun, couvrant la blancheur et la beauté de nos visages de ces rudes soies; trop heureuses si par le fil acéré de son épouvantable cimeterre il nous eût fait voler la tête de dessus les épaules plutôt que de nous rendre ainsi difformes et velues comme des chèvres! Car en fin de compte, seigneurs (et ce que je vais ajouter, je voudrais le faire avec des yeux convertis en torrents, mais les mers de pleurs que j'ai versés en pensant à nos disgrâces sont taries, aussi parlerai-je sans répandre de nouvelles larmes); car en fin de compte, je vous le demande, où osera se présenter une duègne barbue? qu'en diront les mauvaises langues? quel père ou quelle mère voudront la reconnaître? et puisqu'une duègne qui a le teint frais et poli, qui se martyrise le visage à force de fards et de pommades, a tant de peine à plaire, que sera-ce de celles qui sont velues comme des ours? O duègnes, mes compagnes, que nous sommes nées sous une funeste étoile, et qu'elle fut néfaste l'heure où nos mères nous ont mises au monde!
En prononçant ces paroles, la Doloride fit semblant de tomber évanouie.
Ceux qui aiment les histoires comme celle-ci doivent savoir gré à son premier auteur, cid Hamet Ben-Engeli, pour l'attention qu'il met à en raconter les plus minutieux détails. En effet, il découvre les secrètes pensées, éclaircit les doutes, résout les objections, et, en un mot, donne satisfaction sur tous les points à la curiosité la plus exigeante. O incomparable auteur! ô infortuné don Quichotte! ô sans pareille Dulcinée! ô réjouissant Sancho Panza! vivez de 467 longs siècles, ensemble ou séparément, pour le plaisir et l'amusement des générations présentes et à venir.
L'histoire dit donc qu'en voyant la Doloride évanouie, Sancho s'écria: Foi d'homme de bien, et par l'âme de tous les Panza mes ancêtres, jamais, je le jure, je n'ai vu, ni entendu, ni rêvé, et jamais non plus mon maître ne m'a raconté pareille aventure. Que mille satans t'entraînent jusqu'au fond des abîmes, si cela n'est déjà fait, maudit enchanteur de Malambrun! Ne pouvais-tu imaginer quelque autre manière de punir ces créatures, sans les rendre barbues comme des chèvres? Eh! ne valait-il pas mieux leur fendre les naseaux, dussent-elles nasiller un peu, que de les gratifier de ces barbes-là? Je gagerais mon âne qu'elles n'ont pas seulement de quoi payer un barbier.
C'est la vérité pure, seigneur, répondit une des duègnes; entre toutes, nous ne possédons pas un maravédis, aussi sommes-nous forcées, par économie, d'user d'emplâtres de poix: nous nous les appliquons sur le visage, et en les tirant tout d'un coup, nos mentons demeurent lisses comme la paume de la main. Il y a bien à Candaya des femmes qui vont de maison en maison épiler les dames, leur polir les sourcils, et préparer certains ingrédients servant à la toilette féminine[111], mais nous autres, duègnes de madame, nous n'avons jamais voulu les recevoir, parce que la plupart font le métier d'entremetteuses. Vous voyez donc que si le seigneur don Quichotte ne vient à notre secours, nous emporterons nos barbes au tombeau.
Je me laisserais plutôt arracher la mienne poil à poil par les Mores, que de manquer à vous soulager, repartit notre héros.
En cet endroit, la comtesse Trifaldi reprit ses esprits, et s'adressant à don Quichotte: L'agréable son de vos promesses, valeureux chevalier, a frappé mes oreilles et suffit pour me rappeler à la vie; je vous supplie de nouveau, errant, glorieux et indomptable seigneur, de convertir promptement vos paroles en œuvres efficaces.
Il ne tiendra pas à moi, répondit don Quichotte; dites ce qu'il faut que je fasse, et vous me trouverez prêt à vous servir.
Votre Magnanimité, saura donc, invincible chevalier, repartit la Doloride, que d'ici au royaume de Candaya, si l'on y va par terre, il y a cinq mille lieues, peut-être une ou deux de plus ou de moins; mais si l'on y va par les airs et en ligne droite, il n'y en a que trois mille deux cent vingt-sept. Vous saurez encore que le géant Malambrun m'a dit qu'aussitôt que ma bonne fortune m'aurait fait rencontrer le chevalier notre libérateur, il lui enverrait une monture incomparablement meilleure et moins mutine que toutes les mules de louage, car c'est le même cheval de bois sur lequel Pierre de Provence enleva la belle Maguelonne; animal paisible et qu'on gouverne au moyen d'une cheville plantée dans le front, mais qui parcourt l'espace avec tant de légèreté et de vitesse, qu'on le dirait emporté par le diable en personne. Ce cheval, disent les anciennes traditions, est un ouvrage du sage Merlin, qui le prêta à son ami, Pierre de Provence, lequel fit sur cette monture de très-longs voyages par les airs, laissant ébahis ceux qui d'en bas le regardaient passer. Merlin ne le prêtait qu'aux gens qu'il aimait, ou qui lui payaient un bon prix: aussi n'avons-nous pas ouï dire que depuis le fameux Pierre de Provence jusqu'à présent, personne l'ait monté. Malambrun, par la force de ses enchantements, est parvenu à s'en emparer; il s'en sert dans tous ses voyages: aujourd'hui il est ici, demain en France, et le jour suivant au Potose ou en Chine. Le plus merveilleux, c'est que ce cheval ne boit pas, ne mange pas, ne dort pas et n'use point de fers; et il marche si bien l'amble, que celui qui est dessus peut porter à la main une tasse pleine d'eau sans en renverser 468 une seule goutte: voilà pourquoi la belle Maguelonne aimait tant à s'y trouver en croupe.
Pour avoir une douce allure, s'écria Sancho, vive mon grison! à cela près qu'il ne marche point dans l'air; mais sur la terre, ma foi, il défierait tous les ambles du monde.
Chacun se mit à rire, et la Doloride continua: Eh bien, si Malambrun veut mettre fin à nos disgrâces, ce cheval sera ici après la tombée de la nuit; car il me l'a dit, l'indice certain que j'aurai trouvé le chevalier qui doit nous délivrer consiste à voir arriver promptement le cheval partout où il en sera besoin.
Combien tient-t-on sur ce cheval? demanda Sancho.
Deux, répondit Doloride, un sur la selle et un autre en croupe; et d'ordinaire ces deux personnes sont le chevalier et l'écuyer lorsqu'il n'y a point de dame enlevée.
Madame, continua Sancho, comment appelle-t-on ce cheval?
La Doloride répondit: Il ne s'appelle pas Pégase, comme le cheval de Bellérophon, ni Bucéphale, comme le cheval du grand Alexandre, ni Bride-d'Or, comme celui de Roland, ni Bayard, comme celui de Renaud de Montauban, ni Frontin, comme celui de Roger, encore moins Bootès, ou Pirithoüs, comme se nommaient, dit-on, les chevaux du Soleil; ni même Orélie, comme le coursier que montait le malheureux Rodrigue, le dernier roi des Goths, dans la bataille où il perdit le trône et la vie.
Puisqu'on ne lui a donné aucun des noms de ces chevaux fameux, je gagerais bien, dit Sancho, qu'on ne lui a pas donné non plus le nom du cheval de mon maître, Rossinante, celui de tous qui me semble le mieux approprié à la bête.
Assurément, dit la comtesse; néanmoins il a un nom convenable et significatif, car il s'appelle Chevillard le Léger, parce qu'il est de bois et qu'il a une cheville au front, mais surtout à cause de sa légèreté merveilleuse. Ainsi, quant au nom, il peut le disputer même au fameux Rossinante.
Le nom me revient assez, reprit Sancho. Mais avec quoi le gouverne-t-on? est-ce avec une bride ou avec un licou?
Je vous ai déjà dit, répondit la Trifaldi, que c'est avec la cheville: en la tournant à droite ou à gauche, le cavalier le fait marcher comme il l'entend, tantôt au plus haut des airs et tantôt rasant la terre jusqu'à l'effleurer, tantôt dans ce juste milieu que l'on doit chercher en toutes choses.
Je serais curieux de le voir, repartit Sancho, non pas pour monter dessus, car de penser que jamais je m'y mette en selle ou en croupe, votre serviteur: il serait bon, ma foi, qu'un homme qui a déjà bien de la peine à se tenir sur son âne, assis sur un bât douillet comme du coton, allât monter en croupe sur un chevron sans coussin ni tapis! Oh! que nenni; je n'ai pas envie de me faire écorcher le derrière pour ôter la barbe aux gens: qui a de la barbe de trop se rase. Pour mon compte, je n'entends pas accompagner mon maître dans un pareil voyage; d'ailleurs, je ne dois pas être nécessaire dans ce rasement de barbes, comme je le suis dans le désenchantement de madame Dulcinée.
Pardon, vous êtes nécessaire, repartit la Trifaldi, et même tellement nécessaire, qu'on ne peut rien sans vous.
A d'autres, à d'autres, s'écria Sancho: qu'est-ce que les écuyers ont à voir avec les aventures de leurs maîtres? Ceux-ci auraient toute la gloire, et nous toute la peine. Encore, si les faiseurs d'histoires disaient: Un tel chevalier a achevé une grande aventure avec l'aide d'un tel son écuyer, sans quoi il lui aurait été impossible d'en venir à bout; à la bonne heure. Mais au lieu de cela, ils vous écrivent tout sec: Don Paralipomenon des trois Étoiles a mis fin à l'aventure des six vampires; sans plus faire mention de l'écuyer que s'il n'eût point été au monde, quoiqu'il fût présent, qu'il suât à grosses gouttes, 469 et qu'il y eût attrapé de bons horions. Encore une fois, mon maître peut partir tout seul si cela lui convient, et Dieu l'assiste! Quant à moi, je ne lui porte point envie, je resterai en compagnie de madame la duchesse; et quand il sera de retour, peut-être trouvera-t-il l'affaire de madame Dulcinée en bon chemin, car, à mes moments perdus, je prétends m'étriller d'importance.
Mon ami, dit la duchesse, il faut pourtant accompagner votre maître si cela est nécessaire, nous vous en conjurons tous; pour de vaines frayeurs, il serait fort mal de laisser le visage de ces dames en l'état où il est.
A d'autres encore une fois, répliqua Sancho; passe encore, si c'était pour de jeunes recluses, ou pour de petites filles de la doctrine chrétienne, on pourrait risquer quelques fatigues; mais hasarder de se casser bras ou jambes pour tondre des duègnes, au diable qui en fera rien; qu'elles cherchent d'autres tondeurs; dans tous les cas, ce ne sera pas Sancho Panza. Pardieu! j'aime mieux les voir toutes barbues comme des boucs, depuis la plus grande jusqu'à la plus petite, depuis la plus mijaurée jusqu'à la plus pimpante.
Vous en voulez bien aux duègnes, ami Sancho, dit la duchesse, et vous les épargnez encore moins que ne faisait votre apothicaire de Tolède! En vérité, vous avez tort: il y a telle duègne qui peut servir de modèle à toutes les femmes, et quand ce ne serait que ma bonne señora Rodriguez ici présente... Je n'en veux pas dire davantage.
Votre Excellence peut dire ce qui lui plaira, répondit la duègne; Dieu sait la vérité de tout, et bonnes ou méchantes, barbues ou non barbues, nous sommes, comme toutes les autres 470 femmes, filles de nos mères; et puisque Dieu nous a mises au monde, il sait pourquoi. Aussi je compte sur sa miséricorde, et non sur la charité d'autrui.
La señora Rodriguez a raison, dit don Quichotte. Quant à vous, comtesse Trifaldi et compagnie, espérez du ciel la fin de vos malheurs; et croyez que Sancho fera ce que je lui ordonnerai. Je voudrais que Chevillard fût ici, et déjà me voir aux prises avec Malambrun; je lui apprendrai à persécuter les duègnes et à défier des chevalier errants. Dieu tolère les méchants, mais ce n'est jamais que pour un temps limité.
Valeureux chevalier, s'écria la Doloride, puissent les étoiles du ciel regarder avec des yeux bénins Votre Grandeur, et verser sur votre cœur magnanime toute la force et toute la prospérité qu'elles enserrent, afin que vous deveniez le bouclier et le rempart des malheureuses duègnes détestées des apothicaires, calomniées par les écuyers, et tourmentées par les pages. Maudit soit l'insensée qui, à la fleur de son âge, ne se fait pas religieuse plutôt que duègne! O géant Malambrun qui, tout enchanteur que tu es, ne laisses pas d'être fidèle en tes promesses, envoie-nous promptement le sans pareil Chevillard, afin que nous voyions dans peu la fin de nos disgrâces. Si les chaleurs viennent nous surprendre avec de telles barbes, nous sommes perdues!
La Trifaldi laissa tomber ces mots d'un ton si affligé, avec une expression si touchante, que chacun en fut attendri. Sancho pleura tout de bon, et résolut en son cœur d'accompagner son maître, dût-il le conduire jusqu'aux antipodes, s'il ne fallait que cela pour faire tomber la laine de ces vénérables visages.
Sur ce vint la nuit, et avec elle l'heure indiquée pour l'arrivée du fameux Chevillard, dont le retardement commençait à inquiéter don Quichotte. Puisque, se disait-il, Malambrun diffère de l'envoyer, je ne suis pas le chevalier à qui cette aventure est réservée; peut-être aussi le géant craint-il de se mesurer avec moi. Mais voilà que tout à coup quatre sauvages, couverts de lierre, entrent dans le jardin, portant sur leurs épaules un grand cheval de bois; ils le posent à terre, et l'un d'entre eux prononce ces paroles: Que le chevalier qui en aura le courage monte sur cette machine.
Pour moi, je n'y monte pas, dit Sancho, je n'en ai pas le courage, et d'ailleurs je ne suis point chevalier.
Que son écuyer, s'il en a un, monte en croupe, continua le sauvage; il peut prendre confiance dans le valeureux Malambrun, et être sûr de n'avoir à redouter de lui que son épée. Il suffira de tourner cette cheville pour que le chevalier et l'écuyer s'en aillent à travers les airs, là où Malambrun les attend. Mais afin de prévenir les vertiges que pourrait leur causer l'élévation extraordinaire de la route, ils devront tous deux avoir les yeux bandés, jusqu'à ce que le cheval hennisse; à ce signe ils reconnaîtront que leur voyage est achevé.
Cela dit, les sauvages se retirèrent d'un pas dégagé, comme ils étaient venus.
Quand la Doloride aperçut le cheval, elle dit à don Quichotte d'une voix presque larmoyante: Vaillant chevalier, les promesses de Malambrun sont accomplies; voici le cheval, et pourtant nos barbes ne cessent de croître: nous te supplions donc, chacune en particulier, de nous débarrasser de cette bourre importune qui nous défigure, puisqu'il te suffit de monter, toi et ton 471 écuyer, sur Chevillard et d'entreprendre ce voyage d'un nouveau genre.
Je le ferai de bien bon cœur, comtesse Trifaldi, répondit don Quichotte, sans prendre coussins ni éperons, tant j'ai hâte de soulager votre infortune.
Et moi, ajouta Sancho, je ne le ferai pas. Si ce voyage ne peut avoir lieu sans que je monte en croupe, mon maître n'a qu'à prendre un autre écuyer, et ces dames chercher quelque autre moyen de se polir le menton. Suis-je sorcier pour m'en aller ainsi courir par les airs? Et que penseraient les habitants de mon île, quand on leur dirait que leur gouverneur s'expose ainsi à tous les vents? Il y a, dit-on, trois ou quatre mille lieues d'ici à Candaya; et si le cheval vient à se fatiguer ou si le géant se fâche, nous mettrons donc une douzaine d'années à revenir, et alors quelle île et quels vassaux voudront me reconnaître. Puisqu'on dit que c'est dans le retardement qu'est le péril, j'en demande pardon aux barbes de ces dames; mais saint Pierre est bien à Rome: je veux dire que je me trouve au mieux dans cette maison où l'on me traite avec tant de bonté, et du maître de laquelle j'attends le bonheur insigne de me voir gouverneur.
Ami Sancho, dit le duc, l'île que je vous ai promise n'est ni mobile ni fugitive, elle tient à la terre par de profondes racines; et puis, vous le savez aussi bien que moi, les dignités de ce monde ne s'obtiennent pas sans une sorte de pot-de-vin. Celui que je demande pour prix du gouvernement que je vous ai donné, c'est d'accompagner le seigneur don Quichotte dans cette mémorable aventure; et soit que vous reveniez aussi promptement que le promet la célérité de Chevillard, soit que la fortune contraire vous ramène à pied comme un pèlerin, mendiant de porte en porte, en tout temps et à toute heure vous retrouverez votre île où vous l'aurez laissée, et vos vassaux aussi disposés à vous prendre pour gouverneur qu'ils l'aient jamais été. Quant à moi, supposer que je puisse changer à votre égard, ce serait faire injure à mes sentiments pour vous.
Assez, monseigneur, assez, dit Sancho: je ne suis qu'un pauvre écuyer, et je n'ai pas la force de résister à tant de courtoisies. Allons! que mon maître monte, qu'on me bande les yeux, et qu'on me recommande à Dieu. Mais quand nous serons là-haut, dites-moi, je vous prie, pourrai-je moi-même implorer Notre-Seigneur, et invoquer les saints anges?
Vous le pourrez en toute sûreté, dit la Trifaldi; car, quoique Malambrun soit enchanteur, il est bon catholique; et il a soin de faire ses enchantements avec beaucoup de tact et de prudence, afin de ne s'attirer aucun reproche.
Allons, reprit Sancho, que Dieu m'assiste et la sainte Trinité de Gaëte!
Depuis la formidable aventure des moulins à foulon, dit don Quichotte, je n'ai jamais vu Sancho aussi effrayé qu'il l'est à cette heure; et si, comme tant d'autres, je croyais aux présages, cela ferait quelque peu fléchir mon courage. Approche, mon ami, que je te dise deux mots en particulier, avec la permission de Leurs Excellences.
Il emmena son écuyer au fond du jardin, sous de grands arbres, et là lui prenant les mains: Tu vois, lui dit-il, le long voyage que nous allons faire. Dieu seul sait quand nous en reviendrons, et les aventures qui nous attendent; je voudrais donc, mon enfant, que sous le prétexte d'aller prendre quelque chose dont tu aurais besoin, tu te retirasses dans ta chambre, et que là tu te donnasses quatre ou cinq cents coups de fouet à compte sur les trois mille trois cents auxquels tu t'es engagé; ce sera toujours autant de fait: chose bien commencée est à moitié finie.
Pardieu, s'écria Sancho, il faut que Votre Grâce ait perdu l'esprit; c'est comme qui dirait: Tu me vois un procès sur les bras et tu me demandes ma fille en mariage! Au moment de monter sur une croupe fort dure, vous voulez 472 que j'aille m'écorcher le derrière; en vérité, cela n'est pas raisonnable. Allons d'abord barbifier ces dames, et au retour je vous promets, foi d'homme de bien, que j'aviserai au reste; pour le moment n'en parlons pas.
Je m'en fie à ta parole, dit don Quichotte, car, quoique simple, tu es sincère et véridique.
Bon! bon! reprit Sancho, soyez tranquille; mais n'entreprenons pas tant de besogne à la fois.
Sans plus discourir ils se rapprochèrent de Chevillard; et sur le point de l'enfourcher, don Quichotte dit à Sancho: Bande-toi les yeux et monte hardiment; il n'y a pas d'apparence que celui qui nous a envoyé chercher de si loin ait dessein de nous tromper: quel avantage aurait-il à se jouer de gens qui se fient à lui? Mais quand tout irait au rebours de ce que j'imagine, la gloire d'avoir entrepris cette aventure est assez grande pour ne pas craindre de la voir obscurcie par les ténèbres de l'envie!
Allons, seigneur, dit Sancho, il me semble que j'ai la conscience chargée de toute la bourre de ces pauvres duègnes, et je ne mangerai morceau qui me profite avant d'avoir vu leur menton en meilleur état. Montez, seigneur, continua-t-il, car si je dois aller en croupe, il faut commencer par vous mettre en selle.
Tu as raison, repartit don Quichotte. Et tirant un mouchoir de sa poche, il pria la Doloride de lui bander les yeux; mais tout aussitôt d'un mouvement brusque il l'ôta lui-même, en disant: Je me souviens, si j'ai bonne mémoire, d'avoir lu dans Virgile que le palladium de Troie était un cheval de bois que les Grecs présentèrent à la déesse Pallas, et qui avait dans ses flancs des combattants armés, par lesquels la ruine d'Ilion fut consommée; il serait donc à propos d'examiner ce que Chevillard a dans l'estomac.
C'est inutile, reprit la Doloride, je me rends caution de tout; Malambrun n'est pas un traître: montez, sur ma parole, et s'il vous arrive du mal je le prends sur moi.
Don Quichotte, pensant que plus d'insistance ferait suspecter son courage, monta sans autre objection; et comme, faute d'étriers, il tenait les jambes allongées et pendantes, on eût dit une de ces figures de tapisserie qui représentent un triomphateur romain.
Sancho vint monter à son tour, mais lentement et à contre-cœur. Sitôt qu'il fut sur le cheval, dont il trouva la croupe fort dure, il commença à se remuer en tout sens pour s'asseoir plus à son aise; enfin ne pouvant en venir à bout, il pria le duc de lui faire donner un coussin, fût-ce même un de ceux de l'estrade de madame la duchesse, parce que, ajouta-t-il, ce cheval me paraît avoir le trot dur.
La Trifaldi répondit que Chevillard ne souffrirait sur son dos aucune espèce de harnais; que Sancho pouvait, pour être moins durement, monter à la manière des femmes. Sancho le fit; ensuite on lui banda les yeux, et il dit adieu à la compagnie. Mais à peine le bandeau fut-il placé, qu'il le releva, et regardant tristement ceux qui étaient dans le jardin, il les conjura les larmes aux yeux de dire force Pater et Ave à son intention, afin qu'en semblable passe Dieu leur envoyât à eux-mêmes de bonnes âmes pour les assister de leurs prières.
Larron! s'écria don Quichotte, es-tu donc attaché au gibet pour user de pareilles supplications? n'es-tu pas assis, lâche créature, au même endroit qu'occupa jadis la belle Maguelonne, et d'où elle descendit pour devenir reine de France? et moi qui te parle, ne suis-je point à tes côtés, puisqu'on m'a choisi pour remplir la même place qu'occupa le fameux Pierre de Provence? Couvre tes yeux, être sans courage, et qu'il ne t'arrive plus de laisser paraître de semblables frayeurs, du moins en ma présence.
Qu'on me bande donc les yeux, répondit Sancho; et puisqu'on ne veut pas que je me recommande à Dieu, ni que je lui sois recommandé, 473 est-il étonnant si j'ai peur qu'il se trouve par ici quelque légion de diables pour nous emporter à Peralvillo[112].
Enfin on leur banda les yeux, après quoi don Quichotte, assuré que tout était en bon état, commença à tourner la cheville. A peine y eut-il porté la main que tous les assistants élevèrent la voix en criant: Dieu te conduise, valeureux chevalier! Dieu te soit en aide, écuyer intrépide! puissions-nous bientôt vous revoir? ce qui ne saurait tarder, à la vitesse dont vous fendez l'air, car déjà nous vous perdons presque de vue. Tiens-toi bien, valeureux Sancho, ne te dandine pas; prends garde de tomber, car ta chute serait encore plus lourde que celle de ce jeune étourdi qui voulut conduire les chevaux du soleil.
A ces paroles, Sancho se serrait contre son maître, et l'embrassant par la ceinture, il lui dit: Seigneur, pourquoi ces gens disent-ils que 474 nous sommes déjà très-haut, puisque nous les entendons si clairement qu'on dirait qu'ils nous parlent aux oreilles!
Ne t'arrête pas à cela, répondit don Quichotte: comme ces manières de voyager sont extraordinaires, tout le reste est à l'avenant; ainsi la voix ne trouvant aucun obstacle, vient aisément jusqu'à nous, l'air lui servant de véhicule. Ne me serre donc pas si fort, tu m'étouffes. En vérité, je ne comprends pas de quoi tu peux t'épouvanter: car de ma vie je n'ai monté cheval d'une plus douce allure! on dirait que nous ne bougeons pas de place. Allons, ami, rassure-toi, les choses vont comme elles doivent aller, et nous pouvons dire que nous avons le vent en poupe.
Par ma foi, repartit Sancho, je sens déjà de ce côté une bise qui me siffle aux oreilles.
Il ne se trompait pas: quatre ou cinq hommes l'éventaient par derrière avec de grands soufflets, tant le duc et son intendant avaient bien pris leurs dispositions pour qu'il ne manquât rien à l'affaire.
Don Quichotte ayant senti le vent: Sans aucun doute, dit-il, Sancho, nous devons être arrivés à la moyenne région de l'air, où se forment la grêle, les vents et la foudre; et si nous montons toujours avec la même vitesse, nous atteindrons bientôt la région du feu. Vraiment, je ne sais comment tourner cette cheville, afin de ne pas être bientôt embrasés.
En effet, on leur chauffait le visage avec des étoupes enflammées qu'on promenait devant eux au bout d'un long roseau.
Nous devons être où vous dites, ou du moins bien près, s'écria Sancho, car j'ai la barbe à demi grillée; seigneur, je vais me découvrir les yeux, pour voir où nous sommes.
Garde-toi d'en rien faire, reprit don Quichotte: ne connais-tu pas l'histoire du licencié Torralva, que le diable enleva dans les airs, à cheval sur un bâton et les yeux bandés? En douze heures, il arriva à Rome, assista à l'assaut de la ville, vit la mort du connétable de Bourbon, et le lendemain, à la pointe du jour, il était de retour à Madrid, où il rendit compte de ce dont il avait été témoin. Entre autres choses, ce Torralva raconta que pendant qu'il traversait les airs, le diable lui ayant dit d'ouvrir les yeux, il les ouvrit, et se vit tellement proche du corps de la lune, qu'il pouvait y toucher avec la main; mais il n'osa regarder en bas, de crainte que la tête ne lui tournât. D'après cela, Sancho, juge si ta curiosité serait dangereuse. Celui qui a pris l'engagement de nous conduire répondra de nous; et bien qu'en apparence il n'y ait pas une demi-heure que nous sommes partis, crois-moi, nous devons avoir fait bien du chemin.
Je n'ai rien à répondre, répliqua Sancho; mais tout ce que je puis dire, c'est que si la dame Maguelonne s'arrangeait de cette chienne de croupe, il fallait qu'elle eût la peau bien dure.
Le duc, la duchesse et leur compagnie ne perdaient rien de ce plaisant dialogue, et riaient comme des fous, sans éclater toutefois, de peur de découvrir la mystification. Enfin, pour donner une digne issue à une aventure si adroitement fabriquée, ils firent mettre le feu à un paquet d'étoupes placé sous la queue de Chevillard, dont l'intérieur était rempli de fusées et de pétards. Le cheval sauta en l'air avec un bruit épouvantable, renversant sur l'herbe don Quichotte et Sancho, tous deux à demi roussis.
Un peu auparavant, la Doloride et sa suite étaient sorties du jardin; ceux qui restaient s'étendirent par terre comme évanouis. Don Quichotte et Sancho se relevèrent un peu maltraités de leur chute, et ayant regardé de tous côtés, ils furent stupéfaits de se revoir dans le même lieu et d'y trouver tant de gens couchés sans mouvement; mais leur surprise s'accrut encore lorsqu'ils aperçurent une lance fichée en terre, d'où pendait, à deux cordons de soie 475 verte, un parchemin portant ces mots tracés en lettres d'or:
L'illustre et valeureux chevalier don Quichotte de la Manche a mis fin à l'aventure de la comtesse Trifaldi, autrement dite la duègne Doloride et compagnie, rien qu'en l'entreprenant. Malambrun est satisfait. Les mentons des duègnes sont nets et rasés, le roi don Clavijo et la reine Antonomasie ont repris leur première forme. Aussitôt que le gracieux écuyer aura accompli sa pénitence, la blanche colombe Tobosine se verra hors des griffes des vautours qui la persécutent et dans les bras de son bien-aimé tourtereau. Ainsi l'ordonne le sage Merlin, proto-enchanteur des enchanteurs.
Ces dernières paroles firent comprendre aisément à don Quichotte qu'il s'agissait du désenchantement de Dulcinée. Rendant grâces au ciel d'avoir accompli avec si peu de risques un tel exploit, et rendu leur poli aux visages des vénérables duègnes, il s'approcha de la duchesse et du duc, en apparence toujours évanouis. Allons, seigneur, lui dit-il, bon courage, tout ceci n'est rien; l'aventure est achevée, ainsi que vous pouvez le voir par l'écriteau que voici.
Le duc, comme s'il sortait d'un profond sommeil, parut reprendre peu à peu ses sens; la duchesse fit de même, et tous ceux qui étaient dans le jardin simulèrent si bien la surprise qu'on aurait cru effectivement qu'il leur était arrivé quelque chose d'étrange. Le duc lut l'écriteau, les yeux encore à demi fermés, et se les frottant à chaque mot; mais aussitôt qu'il eût achevé de lire, il se jeta les bras ouverts au cou de don Quichotte, lui disant qu'il était plus grand que tous les chevaliers des siècles passés. Sancho cherchait des yeux la Doloride, pour voir quelle figure elle avait sans barbe, et si elle était aussi belle, le menton rasé, que le promettait sa bonne mine; mais on lui dit qu'en même temps que Chevillard tombait tout en feu du haut des airs, la Trifaldi avait disparu avec sa troupe, n'ayant plus au menton le moindre poil de barbe ni l'apparence d'en avoir jamais eu.
La duchesse demanda à Sancho comment il se trouvait d'un si long voyage et ce qui lui était arrivé.
Dieu merci, madame, répondit-il, je me trouve assez bien, si ce n'est que je me suis un peu meurtri l'épaule en tombant, mais cela n'est rien. Je vous dirai seulement que comme nous allions atteindre la région du feu, je demandai à mon maître la permission de me découvrir les yeux, mais il ne voulut jamais y consentir. Alors, moi, qui suis un peu curieux de mon naturel, et qui ai toujours la démangeaison d'apprendre ce qu'on veut me cacher, je relevai tout doucement mon bandeau, et me mis à regarder la terre du coin de l'œil. Nous étions en ce moment si haut, si haut, qu'elle ne me parut pas plus grosse qu'un grain de moutarde, et les hommes qui marchaient dessus, guère plus gros que des noisettes.
Prenez garde, ami Sancho, reprit la duchesse: d'après vos propres paroles, vous ne pouviez voir la terre, mais seulement les hommes qui marchaient dessus. Et cela se conçoit: si la terre ne paraissait pas plus grosse qu'un grain de moutarde, et chaque homme gros comme une noisette, un seul homme devait la couvrir toute entière.
Il devrait en être ainsi, répondit Sancho; malgré cela, je la découvris par un petit coin, et je l'ai vue en son entier.
Mais, repartit la duchesse, on ne saurait voir en son entier ce qu'on ne regarde que par un petit coin.
Je n'entends rien à ces finesses-là, répliqua Sancho; qu'il suffise à Votre Seigneurie de savoir que nous volions par enchantement, et que par enchantement aussi j'ai pu voir la terre et les hommes, de quelque façon que je les eusse regardés. Si Votre Grâce ne croit pas cela, elle croira encore moins que, me découvrant les yeux pour regarder en haut, je me vis si près du ciel, qu'il ne s'en fallait pas d'un demi-pied que j'y touchasse; et ce dont je puis faire serment, 476 madame, c'est qu'il est furieusement grand. Nous étions en ce moment vers l'endroit où sont les chèvres; et comme, étant enfant, j'ai été chevrier dans mon pays, il me prit une si grande envie de causer quelques instants avec ces chèvres, que si je ne l'eusse fait, je crois que j'en serais mort. J'arrive donc près d'elles, sans rien dire à personne, ni même à mon maître; je descends tout bonnement de Chevillard, et me mets à causer environ trois ou quatre heures avec ces chèvres, qui en vérité sont gentilles comme des giroflées et douces comme des fleurs; et pendant tout ce temps, Chevillard ne bougea pas.
Pendant que Sancho s'entretenait avec les chèvres, que faisait le seigneur don Quichotte? demanda le duc.
Comme toutes les choses qui m'arrivent ont lieu par des voies extraordinaires, répondit don Quichotte, il ne faut pas s'étonner de ce que raconte Sancho. Moi, je ne me découvris point les yeux, et ne vis ni ciel, ni terre, ni mer, ni montagnes; je m'aperçus seulement, lorsque nous eûmes traversé la moyenne région de l'air, que nous approchions fort de la région du feu; mais que nous ayons été plus avant, je ne le crois pas. En effet, la région du feu étant placée entre la lune et la dernière région de l'air, nous ne pouvions arriver jusqu'où sont les sept chèvres dont parle Sancho sans être consumés; et puisque nous voilà ici, Sancho ment, ou il rêve.
Je ne mens ni ne rêve, repartit Sancho: qu'on me demande le signalement des chèvres, et on verra si je dis, ou non, la vérité.
Eh bien, comment sont-elles? demanda la duchesse.
Il y en avait deux vertes, deux incarnates, deux bleues, et la dernière bariolée, répondit Sancho.
Voilà une nouvelle espèce de chèvres, reprit le duc; sur terre nous n'en avons point de semblables.
Est-il donc si étonnant qu'il y ait de la différence entre les chèvres de la terre et les chèvres du ciel? repartit Sancho.
Dites-moi un peu, mon ami, n'y avait-il aucun bouc parmi ces chèvres? demanda le duc.
Non, monseigneur, répondit Sancho; j'ai toujours entendu dire qu'aucun animal à cornes ne passait les cornes de la lune.
Le duc et la duchesse cessèrent de questionner notre écuyer, qu'ils voyaient en train de se promener à travers les sept cieux et de leur en donner des nouvelles sans avoir bougé du jardin.
Telle fut la fin de l'aventure de Doloride.
Don Quichotte s'approchant de son écuyer, lui dit à l'oreille: Sancho, puisque vous voulez qu'on ajoute foi à ce que vous racontez avoir vu dans le ciel, je veux à mon tour que vous teniez pour véritable ce que j'ai vu dans la caverne de Montesinos: je ne vous en dis pas davantage.
Le duc et la duchesse furent si satisfaits de l'heureux et plaisant dénoûment de l'aventure de la Doloride, qu'ils ne pensèrent plus qu'à inventer de nouveaux sujets de se divertir, et toujours aux dépens de leurs hôtes. Ayant donc préparé leur plan et instruit leurs gens de la manière dont ils devaient agir avec Sancho, le duc lui dit de se préparer à partir afin d'aller prendre possession de son gouvernement, où les vassaux l'attendaient avec non moins d'impatience que la terre desséchée attend la rosée du matin.
Sancho s'inclina jusqu'à terre, et répondit: Monseigneur, depuis que je suis descendu du ciel, depuis que, du plus haut de sa voûte, j'ai considéré la terre, je l'ai trouvée si petite, si 477 petite, que l'envie m'a presque passé d'être gouverneur. Le bel honneur, en effet, de commander sur un grain de moutarde, à une douzaine d'hommes, gros chacun comme une noisette! car il me semblait qu'il n'y en avait pas davantage sur toute la terre. Si Votre Seigneurie voulait me donner à gouverner une petite partie du ciel, ne fût-elle que d'une demi-lieue, je la préférerais à la plus grande île du monde.
Ami Sancho, répondit le duc, je ne puis donner à personne aucune partie du ciel, ne fût-elle pas plus grande que l'ongle: Dieu seul a le pouvoir d'accorder semblables faveurs. Je vous donne ce que je puis vous donner, une île faite et parfaite, ronde, bien proportionnée, fertile et abondante, où, si vous en prenez la peine, vous pourrez ajouter aux richesses de la terre celles du ciel.
Monseigneur, répliqua Sancho, que l'île vienne, et je m'efforcerai de la gouverner si bien, qu'en dépit de tous les méchants j'irai droit au ciel. Ce n'est point par ambition, croyez-le, que je songe à quitter ma chaumière, mais seulement pour tâter de ces gouvernements, dont tout le monde est si affamé.
Ami Sancho, dit le duc, quand vous en aurez une fois goûté, vous vous en lécherez les doigts jusqu'aux coudes, tant est grand le plaisir de commander et de se faire obéir.
Monseigneur, répondit Sancho, je m'imagine qu'il est fort agréable de commander, ne fût-ce qu'à un troupeau de moutons.
Par ma foi, vous possédez toute science, Sancho, repartit le duc, et je crois que vous serez un fort bon gouverneur. Mais trêve de discours, et sachez que dès demain vous irez prendre possession de votre île. Ce soir on prépare l'équipage 478 qui vous convient et toutes les choses nécessaires à votre installation.
Qu'on m'habille comme on voudra, répondit Sancho; sous quelque habit que ce soit, je n'en serai pas moins Sancho Panza.
Cela est vrai, dit le duc; cependant le costume doit être conforme à l'état qu'on professe et à la dignité dont on est revêtu: il serait ridicule qu'un jurisconsulte fût vêtu comme un homme d'épée, et un soldat comme un prêtre. Quant à vous, Sancho, votre costume doit tenir du lettré et de l'homme de guerre, parce que dans l'île que je vous donne, les armes sont aussi nécessaires que les lettres, et les lettres que les armes.
Pour la science, repartit Sancho, je n'en suis guère pourvu, car je ne sais pas l'A B C; mais je sais mon Pater noster, et c'est assez pour être bon gouverneur; quant aux armes, je me servirai de celles qu'on me donnera, jusqu'à ce qu'elles me tombent des mains, et à la grâce de Dieu.
Avec de pareils sentiments, dit le duc, Sancho ne pourra faillir en rien.
Sur ces entrefaites arriva don Quichotte. Ayant appris que Sancho devait partir le jour suivant, il le prit par la main, et avec la permission du duc l'emmena dans sa chambre, pour lui donner, avant son départ, quelques leçons sur la manière dont il devait remplir son nouvel emploi. Sitôt qu'ils furent entrés, le chevalier ferma la porte, et ayant fait asseoir Sancho presque malgré lui, d'une voix lente et posée il lui parla en ces termes:
Je rends grâces au ciel, ami Sancho, de ce que la fortune, qui n'a encore eu pour moi que des rigueurs, soit venue, pour ainsi dire, te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver dans les faveurs du sort de quoi récompenser la fidélité de tes services, je suis encore au début de mes espérances, tandis que toi, avant le temps et contre tout calcul raisonnable, tu vas voir combler tous tes désirs. L'un se donne mille soucis et travaille sans relâche pour atteindre son but, quand l'autre sans y songer, sans savoir pourquoi ni comment, se trouve en possession de l'emploi sollicité par une foule de prétendants. C'est bien le cas de dire que dans la poursuite des places il n'y a qu'heur et malheur. Ainsi, quoique tu ne sois qu'un lourdaud, te voilà, sans faire un pas, sans perdre une minute de ton sommeil, mais par cela seulement que la chevalerie errante t'a touché de son souffle, te voilà appelé au gouvernement d'une île.
Je te dis cela, Sancho, pour que tu n'attribues pas ta bonne fortune à ton mérite, mais afin que tu apprennes à remercier incessamment le ciel, et après lui la chevalerie errante dont la grandeur renferme en elle tant de biens. Maintenant que ton cœur est disposé à suivre mes conseils, écoute avec l'attention d'un disciple qui veut profiter des enseignements de son maître, écoute les préceptes qui devront te servir d'étoile et de guide pour éviter les écueils de cette mer orageuse où tu vas te lancer; car les hauts emplois et les charges d'importance ne sont qu'un profond abîme couvert d'obscurités et rempli d'écueils.
Premièrement, mon fils, garde la crainte de Dieu, parce que cette crainte est le commencement de la sagesse, et que celui qui est sage ne tombe jamais dans l'erreur.
Secondement, souviens-toi toujours de ta première condition, et ne cesse de t'examiner pour arriver à te connaître toi-même; c'est la chose à laquelle on doit le plus s'appliquer, et à laquelle d'ordinaire on réussit le moins. Cette connaissance t'apprendra à ne pas t'enfler comme la grenouille qui voulut un jour s'égaler au bœuf; et si la vanité, cette sotte enflure de cœur, venait à s'emparer de ton âme, rappelle-toi que tu as gardé les cochons.
C'est vrai, répondit Sancho; mais j'étais petit garçon; plus tard, en grandissant, ce sont les oies que j'ai gardées et non pas les cochons. 479 Au reste, qu'est-ce que cela fait à l'affaire? tous les gouverneurs ne sont pas fils de princes.
J'en demeure d'accord, dit don Quichotte; c'est pourquoi ceux dont la naissance ne répond pas à la gravité de leur emploi doivent être affables, afin d'échapper à la médisance et à l'envie, qui toujours s'attachent aux dépositaires de l'autorité.
Fais gloire, Sancho, de l'humilité de ta naissance, et n'aie point honte d'avouer que tu es fils de laboureur; car tant que tu ne t'élèveras point, personne ne songera à t'humilier. Pique-toi plutôt d'être humble vertueux, que pécheur superbe. On ne saurait dire le nombre de ceux que la fortune a tirés de la poussière pour les élever jusqu'à la dignité de la couronne et de la tiare, et je pourrais t'en citer des exemples jusqu'à te fatiguer.
Que la vertu soit la règle constante de tes actions, et tu n'auras rien à envier à ceux qui sont princes et grands seigneurs; car on hérite de la noblesse, mais la vertu s'acquiert, et par elle seule la vertu vaut ce que le sang ne peut valoir.
Cela étant, si un de tes parents va te voir dans ton gouvernement, ne le rebute point; au contraire, fais-lui bon accueil; ainsi tu obéiras à Dieu, qui défend de mépriser son ouvrage, et tu te conformeras aux saintes lois de la nature, qui veulent que tous les hommes se traitent en frères.
Si tu emmènes ta femme avec toi (et il n'est pas convenable qu'un gouverneur soit longtemps sans sa femme), tâche de la dégrossir et de la former, car ce que peut gagner un gouverneur sage et discret, une femme sotte et grossière le lui fait perdre.
Si par hasard tu deviens veuf, ce qui peut arriver, et si l'emploi te faisait trouver une femme de plus haute condition, ne la prends pas telle qu'elle serve d'amorce et prenne à toutes mains; car je te le dis, ce que reçoit la femme du juge, le mari en rendra compte au jour du jugement; et alors il payera au centuple ce dont il fut innocent pendant sa vie.
Ne te laisse point aller à l'interprétation arbitraire de la loi, comme font les ignorants qui se piquent d'habileté et de pénétration.
Que les larmes du pauvre trouvent accès auprès de toi, mais sans te faire oublier la justice qui est due au riche. Fais en sorte de découvrir la vérité à travers les promesses et les présents du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.
Ne frappe pas le coupable avec toute la rigueur de la loi: la réputation de juge impitoyable ne vaut pas mieux que celle de juge trop compatissant.
Si tu laisses quelquefois pencher la balance de la justice, que ce ne soit pas sous le poids des présents, mais sous celui de la miséricorde.
Quand tu auras à juger un de tes ennemis, abjure tout ressentiment, et n'examine que son procès; autrement si la passion dictait ta sentence, tu te verrais un jour obligé de réparer ton injustice aux dépens de ton honneur et de ta bourse.
Si une femme belle vient te solliciter, ferme tes yeux et bouche tes oreilles; car la beauté est dangereuse, il n'y a point de poison plus fait pour corrompre l'intégrité d'un juge.
Ne maltraite point en paroles celui que tu châtieras en actions; la peine suffit aux malheureux, sans y ajouter de cruels propos.
Pense toujours à la misérable condition des hommes sujets aux infirmités de leur nature dépravée; et autant que tu le pourras, montre-toi miséricordieux, sans blesser l'équité; car parmi les attributs de Dieu, bien qu'ils soient tous égaux, la miséricorde resplendit avec encore plus d'éclat que la justice.
En suivant ces préceptes, Sancho, tu auras de longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs seront comblés, ta félicité sera ineffable, et après avoir vécu dans la paix de ton cœur, entouré des bénédictions des gens de bien, la 480 mort t'atteindra dans une douce vieillesse, et tes yeux se fermeront sous les doigts tendres et délicats de tes petits enfants.
Voilà mon ami, les conseils que j'avais à te donner, en ce qui concerne l'ornement de ton âme; écoute maintenant ceux qui doivent servir à la parure de ton corps.
Qui aurait pu entendre ce discours sans tenir don Quichotte pour un homme plein de sagesse et de bonnes intentions? Mais, comme nous l'avons vu plus d'une fois dans le cours de cette grande histoire, l'esprit de notre pauvre gentilhomme, raisonnable sur tout le reste, déménageait quand il était question de chevalerie: de sorte qu'à toute heure ses œuvres discréditaient son jugement, et son jugement démentait ses œuvres. Dans les secondes instructions qu'il donna à Sancho, il fit preuve d'une grâce parfaite, et montra dans tout leur jour sa sagesse et sa folie. Sancho l'écoutait avec une extrême attention, et tâchait d'imprimer ses conseils dans sa mémoire, bien résolu à les suivre, afin de se tirer au mieux de la grande affaire de son gouvernement. Don Quichotte continua ainsi:
En ce qui touche, Sancho, la manière dont tu dois gouverner ta maison et ta personne, la première chose que je te recommande, c'est d'être propre et de te couper les ongles, au lieu de les laisser pousser à l'exemple de certaines gens assez sots pour croire que de grands ongles embellissent les mains; comme si cet appendice pouvait s'appeler des ongles, quand ce sont plutôt des griffes d'épervier.
Ne te montre jamais avec des vêtements débraillés et en désordre, c'est le signe d'un esprit faible et lâche; à moins que cette négligence ne couvre une grande dissimulation, comme on l'a pensé de Jules César.
Sonde discrètement ce que peut te rapporter ton office: s'il te permet de donner une livrée à tes gens, donne-leur en une qui soit propre et commode, plutôt que brillante et magnifique, et emploie l'épargne que tu feras là-dessus à habiller autant de pauvres. Si donc tu as de quoi entretenir six pages, habilles-en trois seulement, et distribues le reste à autant de pauvres: tu auras ainsi trois pages pour le ciel et trois pour la terre, manière de donner des livrées que ne connaissent point les glorieux.
Ne mange point d'ail ni d'oignon, de crainte que ce parfum ne vienne à trahir ta condition première. Marche posément, parle avec lenteur, mais non pas à ce point que tu paraisses t'écouter toi-même, car toute affectation est mauvaise.
Dîne peu; soupe moins encore; la santé de tout le corps s'élabore dans l'officine de l'estomac.
Sois tempérant dans le boire; celui qui s'enivre est incapable de garder un secret ni de tenir un serment.
Fais attention, en mangeant, à ne point mâcher des deux côtés à la fois, et à n'éructer devant personne.
Qu'entendez-vous par éructer? demanda Sancho.
Éructer, répondit don Quichotte, signifie roter, ce qui est un des plus vilains mots de notre langue, quoique fort expressif: aussi les gens bien élevés ont recours au latin, et au lieu de roter, ils disent éructer; au lieu de rots, éructations. Si quelques personnes n'entendent point cela, peu importe; l'usage et le temps feront adopter le mot; ainsi s'enrichissent les langues, sur lesquelles le vulgaire et l'usage ont tant de pouvoir.
En vérité, seigneur, reprit Sancho, un des conseils que je veux surtout retenir, c'est de ne 481 pas roter; car cela m'arrive à tout bout de champ.
Éructer, reprit don Quichotte, et non pas roter.
A l'avenir, je dirai toujours éructer, repartit Sancho, et je vous promets de ne pas l'oublier.
Veille aussi à ne pas mêler à tes discours cette foule de proverbes dont tu abuses à chaque instant; les proverbes, il est vrai, sont de courtes sentences, mais tu les tires tellement par les cheveux, qu'ils ont plutôt l'air de balourdises que de maximes.
Dieu seul peut y remédier, dit Sancho; car j'ai en moi plus de proverbes qu'un livre; et sitôt que je desserre les dents, il m'en vient sur le bout de la langue un si grand nombre, qu'ils se disputent à qui sortira le premier: mais j'aurai soin dorénavant de ne dire que ceux qui conviendront à la gravité de mon emploi; car en bonne maison la nappe est bientôt mise, qui convient du prix n'a pas de dispute, celui-là ne craint rien qui sonne le tocsin, et entre donner et prendre garde de se méprendre.
Allons, mon ami, lâche, lâche tes proverbes! c'est bien le cas de dire ma mère me châtie, et je fouette la toupie: je suis à te corriger de ta manie des proverbes, et tu en débites une kyrielle qui viennent aussi à propos que s'ils tombaient des nues. Je ne blâme pas un proverbe bien placé; mais les enfiler sans rime ni raison, cela rend la conversation lourde et fastidieuse.
Quand tu monteras à cheval, aie soin de tenir la jambe tendue et le corps droit; autrement tu aurais l'air d'être encore sur ton grison.
Sois modéré quant au sommeil: celui qui n'est pas levé avec le soleil ne jouit pas du jour. Je t'avertis, Sancho, que la diligence est mère de la bonne fortune, et que la paresse, son ennemie, n'atteignit jamais un but honorable.
J'ai à te donner un dernier conseil, et quoiqu'il ne regarde pas, comme les précédents, la parure de ton corps, je crois que son observation te sera très-profitable. Le voici: Ne dispute jamais sur la noblesse des familles; quand on les compare, l'une finit toujours par l'emporter, et tu te ferais une ennemie de celle que tu mettrais au second rang, sans que l'autre te sût le moindre gré de ta préférence.
Ton habillement devra se composer de chausses entières, d'un pourpoint et d'un manteau. Jamais de grègues, elles ne conviennent ni aux gentilshommes, ni aux gouverneurs.
Voilà, Sancho, les conseils qui, pour le moment, se sont présentés à mon esprit; je t'en enverrai d'autres à l'occasion, pourvu que tu aies soin de m'informer de l'état de tes affaires.
Seigneur, répondit Sancho, toutes les choses que vous venez de me dire sont saintes et profitables; mais à quoi cela me servira-t-il, si je ne m'en souviens pas? Pour ce qui est de me rogner les ongles, et de me remarier, si le cas se présente, cela ne sortira point de la tête: quant à toutes ces autres minuties que vous m'avez recommandées, par ma foi, je ne m'en souviens pas plus que des nuages de l'an passé. Veuillez me les coucher par écrit, et je les remettrai à mon confesseur, afin qu'au besoin il me les fourre dans la cervelle.
Qu'il sied mal à un gouverneur de ne savoir ni lire ni écrire! reprit don Quichotte. Sais-tu, Sancho, ce qu'on pense d'un homme qui ne sait pas lire? de deux choses l'une, ou qu'il a eu pour parents des gens de la dernière condition, ou qu'il a été lui-même un si mauvais sujet, qu'on ne l'a pas trouvé susceptible de correction. C'est un grand défaut que tu as là, mon ami, et je voudrais au moins que tu apprisses à signer ton nom.
Je sais signer mon nom, repartit Sancho: lorsque j'étais bedeau dans notre village, j'ai appris à tracer des lettres comme celles qu'on met sur les ballots de marchandises, et on disait que cela figurait mon nom. Après tout, je ferai semblant d'avoir la main droite estropiée, et un autre signera pour moi; car il y a remède à tout, fors à la mort; et comme je serai le maître, et tiendrai la baguette, je ferai ce que je voudrai, d'autant plus que celui dont le père est alcade... et comme je serai gouverneur, ce qui est encore plus que d'être alcade.... Oui-da, qu'on s'y frotte, et on sera bien reçu: tel vient chercher de la laine, qui s'en retourne tondu. D'ailleurs, les sottises du riche passent dans le monde pour sentences, et quand je serai riche, puisque je serai gouverneur, qui est-ce qui me trouvera un défaut? Oui, oui, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront; autant tu possèdes, autant tu vaux, disait ma grand'mère; et d'un homme qui a pignon sur rue on n'a jamais raison.
Maudit sois-tu de Dieu et des saints! interrompit don Quichotte; mille satans puissent-ils emporter toi et tes proverbes! Il y a plus d'une heure que tu me tiens à la torture. Si tes proverbes ne te conduisent un jour au gibet, dis que je suis un faux prophète: ils exciteront quelque sédition parmi tes vassaux, et finiront par te faire perdre ton gouvernement. Et où diable vas-tu les trouver, imbécile, lorsque moi, pour en citer un à propos, je sue comme si je piochais la terre.
Par ma foi, Votre Grâce se fâche pour peu de chose, repartit Sancho; qui diable peut trouver mauvais que je me serve de mon bien, puisque je n'en possède pas d'autres? Je n'ai que des proverbes, eh bien, je lâche des proverbes; tenez, j'en ai quatre en ce moment sur le bout de la langue, qui venaient à point nommé, mais je ne les dirai pas; car, comme dit le vieux dicton, pour se taire à propos, il n'est tel que Sancho.
Tu n'es pas ce Sancho-là reprit don Quichotte, mais Sancho le bavard et l'opiniâtre. Néanmoins je serais curieux de connaître les quatre proverbes que tu prétends venir si à 483 propos: j'ai beau y songer, et quoique j'aie la mémoire assez bonne, il ne s'en présente aucun.
Eh! quels meilleurs proverbes peut-il y avoir que ceux-ci, répondit Sancho: Entre deux dents mâchelières ne mets jamais le doigt; Videz la maison et que voulez-vous à ma femme? et cet autre, Si la pierre donne contre la cruche, ou la cruche contre la pierre, tant pis pour la cruche. Ce qui veut dire: que personne ne se prenne de querelle avec son gouverneur, autrement, il lui en cuira; lorsque le gouverneur commande, il n'y a pas à répliquer, non plus qu'à Vider la maison, et que voulez-vous à ma femme? Pour celui de la cruche et de la pierre, un aveugle le verrait. Du reste, Votre Seigneurie n'ignore pas qu'un sot en sait plus long dans sa maison qu'un sage dans celle d'autrui.
Sancho, repartit don Quichotte, ni dans sa maison ni ailleurs, un sot ne sait rien; il est impossible de rien asseoir de raisonnable sur le fondement de la sottise. Mais restons-en là mon ami: si tu gouvernes mal, à toi la faute, à moi la honte; cependant j'aurai la consolation de n'avoir rien négligé, et de t'avoir donné mes conseils en homme d'honneur et de conscience. Dieu te conduise, Sancho, qu'il te gouverne dans ton gouvernement, et me délivre, moi, de l'inquiétude où je vais rester que tu ne mettes tout sens dessus dessous dans ton île. Il ne tiendrait qu'à moi de m'ôter cette crainte; je n'aurais qu'à découvrir au duc qui tu es, et que ton épaisse personne n'est qu'un magasin de proverbes et un sac plein de malice.
Seigneur, répondit Sancho, si Votre Grâce ne me croit pas capable de remplir le devoir d'un bon gouverneur, eh bien, n'en parlons plus, je renonce au gouvernement; la plus petite portion de mon âme m'est plus chère que mon corps tout entier; je vivrai aussi bien Sancho avec un morceau de pain et un oignon, que Sancho gouverneur avec des chapons et des perdrix. D'ailleurs, si Votre Seigneurie veut bien se le rappeler, c'est elle qui m'a mis le gouvernement en tête, car moi, je ne sais ce que c'est qu'île et gouvernement. Après tout, enfin, si vous croyez que le diable doive emporter le gouverneur, j'aime mieux aller simple Sancho en paradis que gouverneur en enfer.
En vérité, Sancho, dit don Quichotte, les dernières paroles que tu viens de prononcer méritent à elles seules le gouvernement de cent îles: tu as un bon naturel, sans quoi il n'y a science qui vaille. Va, recommande-toi à Dieu; et surtout cherche le bien en toutes choses; le ciel ne manque jamais de favoriser les bonnes intentions.
Maintenant allons dîner: Leurs Seigneuries, je crois, nous attendent.
Dans l'original de cette histoire, on trouve au présent chapitre un exorde dont voici le sens: Cid Hamet se plaint à lui-même et regrette d'avoir entrepris une tâche aussi aride et aussi uniforme que celle-ci, forcé qu'il est de parler toujours de don Quichotte et de Sancho. Il dit qu'avoir l'esprit et la plume sans cesse occupés d'un seul personnage, ne parler que par la bouche de peu de gens, c'est un travail par trop ingrat. Pour éviter cet inconvénient, j'avais, ajoute-t-il, usé d'un artifice dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles, comme celles du Curieux malavisé et du Captif, qui sont en dehors de l'histoire; mais ayant fait réflexion que les lecteurs, absorbés par le récit des prouesses de don Quichotte, n'accorderaient aucune attention aux nouvelles et les parcourraient à la hâte, je me suis abstenu d'en insérer dans cette seconde partie, me bornant à quelques épisodes semés çà et là, et encore d'une manière 484 fort restreinte et en aussi peu de mots qu'en exige l'exposition. Son exorde terminé, il continue son récit:
Au sortir de table, don Quichotte coucha par écrit les conseils que dans la journée il avait donnés à Sancho, et les lui remit en disant qu'il n'avait qu'à se les faire lire quand il lui plairait; mais le papier fut aussitôt perdu que donné, et un valet, dans les mains duquel il tomba, s'empressa de le porter au duc et à la duchesse, qui admirèrent de nouveau la folie et le grand sens de notre héros. Pour continuer une plaisanterie dont ils s'amusaient tous deux de plus en plus, dès le même soir ils envoyèrent Sancho avec un grand cortége au bourg qui devait passer pour son île. Ils le firent accompagner d'un majordome, homme plein d'esprit et d'enjouement (il n'y a pas d'enjouement sans esprit), lequel avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi, et inventé la mystification que nous avons rapportée. Grâce à ses talents et aux instructions qu'il avait reçues, il ne réussit pas moins agréablement dans celle qui va suivre.
Or, il arriva que Sancho, ayant regardé avec attention ce majordome, reconnut la figure de la Trifaldi: Seigneur, dit-il en se tournant vers son maître, le diable m'emporte si le majordome de monseigneur ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à la duègne Doloride.
Don Quichotte, après avoir bien considéré cet homme, répondit: Il existe, j'en conviens, de la ressemblance entre le visage de la Doloride et celui du majordome; mais il ne s'ensuit pas que le majordome soit la Doloride. Au reste, ce n'est pas le moment de faire de pareilles investigations, elles nous jetteraient dans un labyrinthe inextricable; crois-moi, mon ami, nous n'avons tous deux qu'un besoin, c'est de prier instamment Notre-Seigneur qu'il nous délivre des maudits sorciers et des méchants enchanteurs.
Ce n'est pas une plaisanterie, seigneur, répliqua Sancho; je viens à l'instant même d'entendre parler le majordome, et, sur ma foi, il me semblait que la voix de la Doloride me cornait aux oreilles. Pour l'heure, je n'en dis pas davantage, mais je me tiendrai sur mes gardes, et nous verrons si je ne découvrirai rien qui nous éclaircisse mieux sur ce point.
Tu feras bien, Sancho, dit don Quichotte, de me donner avis de ce que tu auras pu découvrir, comme aussi de tout ce qui t'arrivera dans ton gouvernement.
Enfin l'heure du départ étant venue, Sancho sortit accompagné d'une suite nombreuse. Il était vêtu en magistrat, avec un long manteau de camelot fauve, une toque de même couleur, et montait un mulet avec selle à la genette; son âne, magnifiquement caparaçonné et couvert d'une housse de cheval d'une étoffe incarnate, marchait derrière lui. De temps en temps, Sancho tournait la tête pour considérer son grison, ravi de l'état où il le voyait, non moins que de celui où il était lui-même, et il n'aurait pas changé sa fortune contre celle d'un empereur d'Allemagne. J'oubliais de dire qu'en prenant congé du duc et de la duchesse, il leur baisa les mains, puis alla demander la bénédiction de son maître. Don Quichotte la lui donna les larmes aux yeux, ce dont Sancho éprouva un attendrissement qui se traduisit en une fort laide grimace.
Maintenant, ami lecteur, laissons aller en paix notre gouverneur; prends patience et sois assuré de la pinte de bon sang que tu vas faire quand tu verras comment il se comporte dans son nouvel emploi. A présent occupons-nous de don Quichotte.
A peine Sancho fut-il en chemin, que notre chevalier éprouva un tel regret de son départ et de l'isolement où il se trouvait réduit, que s'il eût pu révoquer la mission de son écuyer, il l'eût rappelé sur l'heure sans s'inquiéter s'il le privait d'un gouvernement, juste récompense de ses services. La duchesse, qui s'aperçut de sa mélancolie, lui en demanda le sujet, ajoutant que si l'absence de Sancho en était la cause, 485 il y avait dans sa maison cent duègnes ou demoiselles qui mettraient le plus grand empressement à le servir.
Madame, répondit don Quichotte, j'avoue que Sancho me fait faute, mais ce n'est pas là la principale cause de ma tristesse. Quant aux offres que Votre Excellence a la bonté de me faire, j'accepte seulement la courtoisie qui les dicte, et je supplie très-humblement Votre Grandeur de vouloir bien permettre que je n'aie d'autre serviteur que moi-même.
Oh! par ma foi, il n'en sera pas ainsi, seigneur don Quichotte, dit la duchesse, et je veux vous faire servir par quatre de mes filles, qui sont toutes fraîches comme des roses.
Elles ne seraient pas pour moi des roses, mais des épines, reprit notre héros; aussi, Madame, suis-je bien résolu, sauf le respect que je dois à Votre Grâce, à ne point les laisser pénétrer dans ma chambre. Laissez-moi, je vous prie, me servir seul, à huis clos; il m'importe de mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté; je dormirais plutôt tout habillé, que de me laisser déshabiller par personne.
Eh bien, seigneur don Quichotte, répliqua la duchesse, puisque vous l'exigez, non-seulement aucune de mes filles, mais pas même une mouche n'entrera dans votre appartement. Je sais que parmi les nombreuses vertus de Votre Seigneurie, celle qui tient le premier rang, c'est la chasteté, et je ne suis pas femme à permettre qu'on y porte la moindre atteinte: que Votre Grâce s'habille et se déshabille comme il lui plaira; seulement on aura soin de mettre dans votre appartement les meubles nécessaires à qui dort porte close, afin de vous épargner la peine de les demander. Vive à jamais la grande Dulcinée du Toboso! que son nom soit célébré par 486 toute la terre, puisqu'elle a mérité d'avoir pour serviteur un chevalier si chaste et si vaillant! Veuille le ciel mettre au cœur de notre gouverneur Sancho Panza la résolution d'accomplir sans retard l'heureuse pénitence qui doit faire jouir l'univers des attraits d'une si grande dame.
Votre Grandeur, répondit notre héros, imprime le dernier sceau au mérite de ma Dulcinée; c'est votre bouche qui relève l'éclat de sa beauté et la met dans tout son lustre. Après l'éloge que vous venez d'en faire, le nom de Dulcinée sera encore plus glorieux et plus révéré dans le monde, que si les orateurs les plus éloquents avaient pris soin de célébrer ses louanges.
Trève de compliments, seigneur don Quichotte, repartit la duchesse; voici l'heure du souper et le duc doit nous attendre. Votre Grâce veut-elle bien m'accompagner? Au sortir de table nous vous laisserons jouir du repos dont vous avez sans doute grand besoin, car le voyage de Candaya a dû vous causer quelque fatigue.
Je n'en sens aucune, répondit le chevalier, et j'oserais jurer à Votre Excellence, que de ma vie je n'ai rencontré monture plus agréable que Chevillard; aussi ne puis-je comprendre comment Malambrun a pu se défaire d'un cheval d'une si douce allure et le brûler sans plus de façon.
Je pense, répondit la duchesse, que le repentir du mal qu'il avait fait à la Trifaldi et à ses compagnes, ainsi qu'à bien d'autres, l'a porté à détruire tous les éléments de ses maléfices, surtout Chevillard, qui en était le principal, et qui le tenait dans une extrême agitation, en le faisant courir sans cesse de pays en pays: sans nul doute, il aura pensé que cette machine ne devait plus servir à personne, après avoir porté le grand don Quichotte de la Manche.
Notre chevalier fit de nouveaux remercîments à la duchesse, et dès qu'il eut soupé, il se retira dans sa chambre, sans vouloir souffrir que personne y pénétrât, tant il craignait de porter atteinte à la fidélité promise à Dulcinée. Il ferma donc la porte sur lui, et à la lueur de deux bougies, il commença à se déshabiller. Mais en se déchaussant, ô disgrâce indigne d'un tel personnage! il fit partir, non des soupirs, ni rien autre chose qui fût contraire à ses habitudes de propreté et d'extrême courtoisie, mais environ deux douzaines de mailles à un de ses bas, lequel demeura percé à claire-voie comme une jalousie. Le bon seigneur en fut contristé jusqu'au fond de l'âme, et il aurait volontiers donné une once d'argent pour quelques fils de soie verte, je dis de soie verte car ses bas étaient de cette couleur.
En cet endroit, Ben-Engeli interrompt son récit pour s'écrier: O pauvreté! pauvreté! je ne sais quel motif a pu pousser le grand poëte de Cordoue[113] à t'appeler saint présent dont on ne connaît pas le prix. Pour moi, quoique More, je sais, par mes rapports avec les chrétiens, que la sainteté consiste dans la charité, l'humilité, la foi, l'obéissance et la pauvreté. Malgré tout, celui-là doit être élu de Dieu, qui se félicite d'être pauvre, à moins que ce ne soit de cette pauvreté dont saint Paul a dit: Possédez toutes choses, comme si vous ne les possédiez pas. Par là, il entendait l'absolu détachement des biens de ce monde. Mais toi, seconde pauvreté, qui es celle dont je parle ici, pourquoi t'attaquer de préférence aux hidalgos? pourquoi les forces-tu à rapiécer leurs chausses, et à porter à leurs pourpoints des boutons, les uns de soie, les autres de crin ou de verre? Pourquoi es-tu cause que leurs collets, presque toujours sales et chiffonnés, sont ouverts autrement qu'au moule (ce qui prouve combien est ancien l'usage de l'amidon et des collets ouverts)? Malheureux, continue Ben-Engeli, malheureux l'hidalgo qui met son honneur au régime, fait maigre chère à huis clos, puis sort de chez lui armé d'un cure-dent hypocrite, sans 487 avoir rien mangé qui l'oblige à se nettoyer la bouche. Oui, malheureux celui dont l'honneur ombrageux s'imagine qu'on aperçoit d'une lieue le rapiéçage de son soulier, la crasse de son chapeau, la corde du drap de son manteau et le vide de son estomac.
Toutes ces réflexions vinrent à l'esprit de don Quichotte, à propos de la rupture de ses mailles; mais il se consola en voyant que Sancho lui avait laissé des bottes de voyage qu'il résolut de mettre le lendemain. Finalement il se coucha pensif et chagrin. Puis ayant éteint la lumière, il voulut s'endormir, mais il n'en put venir à bout: l'absence de Sancho et l'extrême chaleur l'en empêchaient. Il se leva donc et se promena quelque temps dans sa chambre; ne trouvant pas encore assez de fraîcheur, il ouvrit une fenêtre grillée qui donnait sur un jardin. Tout aussitôt il entendit des voix de femmes, dont l'une disait à l'autre, en poussant un grand soupir: N'exige pas que je chante, ô Émerancie! Tu le sais, depuis que cet étranger est entré dans ce château, depuis que mes regards se sont attachés sur lui, j'ai moins envie de chanter que de verser des larmes. D'ailleurs, madame a le sommeil léger, et, pour tous les trésors du monde, je ne voudrais pas qu'elle nous surprît; mais quand elle dormirait, à quoi servirait mon chant, si ce nouvel Énée, auteur de ma souffrance, dort d'un paisible sommeil, et ignore le sujet de mes plaintes?
Bannis cette inquiétude, chère Altisidore, répondit une autre voix: tout dort dans le château, excepté l'objet de tes désirs, car si je ne me trompe, je viens d'entendre ouvrir sa fenêtre. Ne crains donc point de chanter, pauvre blessée, chante à voix basse, et si la duchesse nous entend, la chaleur qu'il fait nous servira d'excuse.
Ce n'est pas là ce qui me retient, repartit Altisidore: je ne voudrais pas que mon chant découvrit l'état de mon âme, et que ceux qui ignorent la puissance irrésistible de l'amour me prissent pour une créature volage et sans pudeur. Mais advienne que pourra, mieux vaut honte sur le visage que souffrance au cœur. Et prenant son luth, elle se mit à préluder.
En entendant ces paroles et cette musique, notre héros éprouva un ravissement inexprimable, car se rappelant aussitôt ce qu'il avait lu dans ses livres, il s'imagina que c'était quelque femme de la duchesse éprise d'amour pour lui, que la pudeur forçait à cacher sa passion. Après s'être recommandé avec dévotion à sa Dulcinée, et avoir fait en son cœur un ferme propos de ne pas se laisser vaincre, il se décida à écouter; bien plus, afin d'indiquer qu'il était là, il feignit d'éternuer, ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui n'avaient qu'un désir, celui d'être entendues de don Quichotte.
Altisidore ayant accordé son luth, chanta cette romance:
Ici s'arrêta le chant de l'amoureuse Altisidore et commença l'effroi du trop courtisé chevalier, qui, poussant un grand soupir, se dit à lui-même: Faut-il que je sois si malheureux qu'il n'y ait pas un cœur de femme que je n'embrase à la première vue? Qu'as-tu donc fait au ciel, sans pareille Dulcinée, pour te voir sans cesse troublée dans la possession de ma constance et de ma foi? Que lui voulez-vous, reines? qu'avez-vous à lui reprocher, impératrices? et vous, jeunes filles, pourquoi la poursuivre ainsi? Laissez-la, laissez-la s'enorgueillir et triompher du destin que lui a fait l'amour, en soumettant mon âme à ses lois. Songez-y bien, troupe amoureuse, je suis de cire molle pour la seule Dulcinée, de marbre et de bronze pour toutes les autres. Dulcinée est la seule belle, la seule chaste, la seule discrète, la seule noble, la seule digne d'être aimée; chez les autres, je ne vois que laideur, sottise, dévergondage et basse origine. C'est pour elle seule que le ciel m'a fait naître. Qu'Altisidore chante ou pleure, qu'elle nourrisse de vains désirs ou meure de désespoir, c'est à Dulcinée que je dois appartenir, en dépit de tous les enchantements du monde.
Là-dessus, don Quichotte ferma brusquement sa fenêtre et alla se jeter sur son lit. Nous l'y laisserons reposer, car ailleurs nous appelle le grand Sancho, qui va débuter dans le gouvernement de son île.
O toi qui parcours incessamment l'un et l'autre hémisphère, flambeau du beau monde, œil du ciel, aimable auteur du balancement des cruches à rafraîchir[115]; Phœbus par ici, Tymbrius par là, archer d'un côté, médecin de l'autre, père de la poésie, inventeur de la musique; toi qui tous les jours te lèves et ne te couches jamais, c'est à toi que je m'adresse, ô Soleil! avec l'aide de qui l'homme engendre l'homme, afin que tu illumines l'obscurité de mon esprit, et que tu me donnes la force de raconter de point en point le gouvernement du grand Sancho Panza; car sans toi je me sens troublé, faible, abattu.
Or donc, notre gouverneur, avec tout son cortége, arriva bientôt dans un bourg d'environ mille habitants, qui était un des meilleurs de la dépendance du duc. On lui dit que c'était l'île Barataria, soit que le bourg s'appelât Baratorio, soit pour exprimer combien peu lui en coûtait le gouvernement, barato, signifiant bon marché. Sitôt qu'il fut arrivé aux portes du bourg, qui était entouré de bonnes murailles, les notables sortirent à sa rencontre, on sonna les cloches, et au milieu de l'allégresse générale on le conduisit en grande pompe à la cathédrale; puis, après avoir rendu grâces à Dieu, on lui présenta les clefs, et on l'installa comme gouverneur perpétuel de l'île Barataria. Le costume, la barbe, la taille épaisse et raccourcie du nouveau gouverneur surprirent tout le monde, ceux 489 qui n'étaient pas dans la confidence, comme ceux qui avaient le mot de l'énigme. Bref, au sortir de l'église, on le mena dans la salle d'audience, et quand il se fut assis comme juge souverain, le majordome du duc lui dit: Seigneur gouverneur, c'est une ancienne coutume dans cette île que celui qui vient en prendre possession soit tenu, pour mettre en lumière la solidité de son jugement, de résoudre une question difficile, afin que, par sa réponse, le peuple sache s'il a lieu de se réjouir ou de s'attrister de sa venue.
Pendant que le majordome parlait, Sancho regardait avec attention plusieurs grandes lettres tracées sur le mur; mais comme il ne savait pas lire, il demanda ce que signifiaient ces peintures.
On lui répondit: Seigneur, elles marquent le jour où vous êtes entré en fonction, et voici en quels termes: Aujourd'hui, tel jour et tel an, le seigneur don Sancho Panza a pris possession de cette île; puisse-t-il en jouir longues années!
Et qui appelle-t-on don Sancho Panza? demanda le gouverneur.
Votre Seigneurie, répondit le majordome; jamais aucun Panza n'a occupé la place où vous êtes.
Eh bien, sachez, mon ami, reprit Sancho, que je ne porte point le don; que jamais personne de ma famille ne l'a porté; je m'appelle Sancho Panza tout court; Panza s'appelait mon aïeul, et tous mes aïeux se sont appelés Panza sans don ni seigneurie. Au reste, Dieu m'entend; et si ce gouvernement dure seulement quatre jours, je prétends dissiper tous ces DON comme autant de moustiques importuns. Maintenant, qu'on me fasse telle question qu'on voudra, et je répondrai du mieux que je pourrai, sans m'inquiéter que le peuple s'afflige ou qu'il se réjouisse de ma venue.
Au même instant, on vit entrer dans la salle deux hommes, l'un vêtu en paysan, et l'autre qu'aux ciseaux qu'il tenait à la main on reconnut pour un tailleur: Seigneur gouverneur, dit le dernier, ce paysan et moi nous sommes devant Votre Grâce pour le fait que voici: cet homme est venu il y a peu de jours à ma boutique (car, sauf votre respect et celui de la compagnie, je suis maître tailleur juré), et, me mettant un coupon de drap entre les mains, il me dit: Seigneur, y a-t-il là assez d'étoffe pour faire un chaperon? Je mesurai l'étoffe, et lui répondis qu'elle suffisait amplement. Fondé sur sa propre malice, et sur la mauvaise opinion qu'en général on a des tailleurs, il s'imagina sans doute que j'avais envie de lui voler une partie de son drap, et il me dit de bien regarder s'il n'y avait pas de quoi faire deux chaperons. Je devinai sa pensée, et je lui répondis que oui; mais lui, toujours poursuivant sa méchante intention, me demanda si l'on ne pourrait pas en faire davantage; je répondis affirmativement, et il fut convenu entre nous que je lui en livrerais cinq; maintenant que la besogne est achevée, il me refuse mon salaire et veut me faire payer son drap, ou que je le lui rende.
Tout cela est-il vrai? demanda Sancho au paysan.
Oui, seigneur, répondit celui-ci; mais ordonnez, je vous prie, qu'il montre les chaperons qu'il m'a faits.
Les voici, repartit le tailleur, qui, tirant la main de dessous son manteau, montra au bout de ses cinq doigts cinq petits chaperons, en disant: Voici les chaperons que cet homme m'a demandés, et sur mon Dieu et ma conscience, si je n'y ai employé toute l'étoffe, je m'en rapporte à l'examen des experts!
Tout le monde se mit à rire en voyant ce nombre de chaperons. Quant à Sancho, il resta quelque temps à rêver: Ce procès-là, dit-il, ne me semble pas demander un long examen, voici donc ma sentence: Le paysan perdra son drap, et le tailleur sa façon; que les chaperons soient livrés aux prisonniers, et qu'il ne soit plus question de cette affaire.
On fit ce que venait d'ordonner le gouverneur, devant lequel parurent ensuite deux vieillards, dont l'un avait pour bâton une tige de roseau; celui qui était sans bâton dit à Sancho: Seigneur, il y a quelque temps je prêtai à cet homme dix écus d'or pour lui faire plaisir et lui rendre service, à condition qu'il me les remettrait dès que je lui en ferais la demande. Depuis lors bien des jours se sont passés sans que je lui aie rien réclamé, mais quand j'ai vu qu'il ne songeait point à s'acquitter, je lui ai redemandé plusieurs fois mon argent; et maintenant non-seulement il ne veut pas me payer, mais il nie la dette, disant que je ne lui ai rien prêté, ou que si je lui ai fait un prêt, il me l'a rendu. Comme je n'ai point de témoins de mon côté, ni lui du sien, je prie Votre Grâce de lui déférer le serment; alors s'il jure qu'il m'a rendu mon argent, je le tiens quitte.
Qu'avez-vous à répondre à cela, bonhomme? dit Sancho.
Seigneur, répondit le vieillard au bâton, je confesse qu'il m'a prêté dix écus; et puisqu'il 491 s'en rapporte à mon serment, je suis prêt à jurer que je les lui ai bien et loyalement restitués.
Le gouverneur lui ordonna de lever la main; alors le vieillard passant son bâton à son adversaire, comme s'il en eût été embarrassé, étendit la main sur la croix, suivant la coutume d'Espagne, et dit: J'avoue avoir reçu des mains de cet homme les dix écus d'or, mais je jure que je les lui ai remis, et c'est faute d'y avoir pris garde qu'il me les réclame une seconde fois.
Là-dessus, le créancier répliqua que puisque son débiteur jurait, il fallait qu'il dît la vérité, le sachant homme de bien et bon chrétien, et que dorénavant il ne lui réclamerait plus rien. Le débiteur s'inclina, reprit son bâton, et sortit de l'audience.
Sancho, considérant la résignation du demandeur, tandis que l'autre s'en allait sans plus de façon, pencha la tête sur sa poitrine, puis tout d'un coup, se mordant le bout du doigt, il fit rappeler le vieillard qui déjà avait disparu. Au bout de quelque temps on le ramena.
Donnez-moi votre bâton, brave homme, lui dit Sancho.
Le voilà, seigneur, répondit le vieillard.
Sancho le prit, et le tendant à l'autre vieillard: Allez avec Dieu, lui dit-il, vous êtes payé maintenant.
Qui! moi! seigneur, répondit celui-ci; est-ce que ce roseau vaut dix écus d'or?
Oui, oui, répliqua le gouverneur, il les vaut, ou je suis le plus grand sot du monde, et on verra tout à l'heure si je m'entends en fait de gouvernement. Qu'on rompe le bâton, ajouta-t-il.
Le bâton fut rompu, et dans l'intérieur on trouva dix écus d'or. Tous les assistants demeurèrent émerveillés et il n'y en eut pas un seul qui ne regardât le seigneur gouverneur comme un nouveau Salomon. On lui demanda d'où il avait conjecturé que les écus d'or étaient dans le bâton: C'est, répondit-il, parce que j'ai vu que celui qui le portait l'avait mis sans nécessité entre les mains de sa partie adverse, pendant qu'il jurait, et qu'il l'avait repris aussitôt après, ce qui m'a donné à penser qu'il n'aurait pas juré si affirmativement sans être sûr de son fait. De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion: que ceux qui sont appelés à gouverner encore qu'ils soient simples, Dieu quelquefois leur fait la grâce de les diriger dans leurs jugements.
Finalement les vieillards se retirèrent, l'un remboursé, l'autre confus, et les spectateurs restèrent dans l'admiration. Celui qui avait charge d'enregistrer les faits et gestes de Sancho ne savait plus, après cela, s'il devait le tenir pour fou ou pour sage.
Cette affaire terminée, une femme entra dans l'audience, traînant à deux mains un homme vêtu en riche éleveur de bétail. Justice! s'écriait-elle, justice, seigneur gouverneur; si on ne me la fait sur la terre, j'irai la chercher dans le ciel. Ce manant m'a surprise seule au milieu des champs, et s'est servi de mon corps comme d'une guenille; ah! malheureuse que je suis! il m'a dérobé ce que j'avais défendu pendant vingt-cinq ans contre Mores et chrétiens, nationaux et étrangers. C'était bien la peine de me conserver jusqu'à ce jour intacte comme la salamandre dans le feu, pour que ce malotru vînt mettre sur moi ses sales mains.
Reste à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains sales ou non; puis se tournant vers le paysan, il lui demanda ce qu'il avait à répondre à la plainte de cette femme.
Seigneur, répondit l'homme tout ému, je suis un pauvre berger, éleveur de bêtes à soies. Ce matin comme je sortais de ce bourg où j'étais venu, sauf votre respect, vendre quatre cochons, que j'ai même donnés à bon marché, afin de pouvoir payer la taille, j'ai rencontré cette duègne sur mon chemin. Le diable, qui se fourre partout, nous a fait folâtrer ensemble; je n'ai point fait le difficile, ni elle la renchérie; 492 mais du reste, seigneur, je lui ai bien payé ce qui lui était dû. Cependant cette enragée m'a traîné jusqu'ici, prétendant que je lui ai fait violence; mais elle ment par le serment que j'en fais et que je suis prêt à faire. Voilà toute la vérité, sans qu'il y manque un fil.
Avez-vous de l'argent sur vous, mon ami? demanda le gouverneur.
Seigneur, j'ai environ vingt ducats dans le fond d'une bourse en cuir, répondit le paysan.
Donnez telle qu'elle est votre bourse à la plaignante, répliqua le gouverneur.
Le pauvre diable obéit tout tremblant, la femme prit la bourse, après s'être bien assurée toutefois que c'était de la monnaie d'argent qu'elle contenait; et priant Dieu pour la vie et la santé du seigneur gouverneur, qui prenait ainsi la défense des pauvres orphelines, elle sortit toute joyeuse de l'audience.
Elle était à peine dehors que Sancho dit au berger, dont le cœur et les yeux s'en allaient après la bourse: Mon ami, courez après cette femme, reprenez-lui votre bourse de gré ou de force, et revenez tous deux ici.
Notre homme n'était ni sot ni sourd; il partit comme un éclair pour exécuter les ordres du gouverneur, et pendant que les spectateurs étaient en suspens, attendant la fin de l'affaire, le berger et la femme revinrent cramponnés l'un à l'autre, elle sa jupe retroussée tenant la bourse entre ses jambes, lui faisant tous ses efforts pour la reprendre; mais il n'y avait pas moyen, tant cette femme la défendait bien. Justice, criait-elle de toute sa force, justice! Voyez, seigneur, voyez l'effronterie de ce vaurien, qui, au milieu de la rue et devant tout le monde, veut me reprendre la bourse que Votre Grâce m'a fait donner.
Et vous l'a-t-il ôtée? demanda Sancho.
Otée! répliqua-t-elle, oh! il m'arracherait plutôt la vie; je ne suis pas si sotte, il faudrait me jeter d'autres chats à la gorge, que ce nigaud répugnant. Ni marteau, ni tenaille, ni ciseau, ni maillet, ne me feraient lâcher prise; on m'arracherait plutôt l'âme du milieu des chairs.
Je confesse que je suis rendu, dit le paysan, et qu'elle est plus forte que moi; et il la laissa aller.
Donnez cette bourse, chaste et vaillante héroïne, dit le gouverneur. La femme la donna aussitôt, et Sancho l'ayant prise la rendit au laboureur, en disant à la plaignante: Ma sœur, si vous vous étiez défendue ce matin avec autant de force et de courage que vous venez de défendre cette bourse, dix hommes réunis n'auraient jamais été capables de vous violenter. Allons, tirez au large, dévergondée, enjôleuse, et de vos jours n'approchez de cette île ni de six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet.
La femme s'en fut tête baissée et maugréant. Mon ami, dit le gouverneur au paysan, allez-vous-en avec votre argent; et si vous ne voulez le perdre, abstenez-vous à l'avenir de folâtrer avec personne.
Le bonhomme remercia comme il put et sortit, laissant chacun stupéfait de la sagesse du nouveau gouverneur. Tous ces détails, recueillis par son historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait avec impatience.
Mais laissons ici le bon Sancho, et retournons à son maître, encore tout agité des plaintes d'Altisidore.
Nous avons laissé le grand don Quichotte livré aux préoccupations qu'avait fait naître dans son âme la sérénade de l'amoureuse Altisidore; ces préoccupations le suivirent au lit comme autant de puces, et la déconfiture de ses bas se joignant aux pensées tumultueuses qui l'agitaient, il lui fut impossible de prendre un seul 493 instant de repos. Mais le temps est léger, rien ne l'arrête dans sa course, et comme il court à cheval sur les heures, bientôt arriva celle du matin. A la pointe du jour, notre vigilant chevalier sauta à bas du lit, revêtit son pourpoint de chamois et chaussa ses bottes de voyage; il jeta sur son épaule son manteau d'écarlate, mit sur sa tête une toque de velours vert, garnie de passements d'argent, sans oublier sa bonne épée et son large baudrier de buffle, puis tenant à la main son rosaire, qu'il portait toujours avec lui, il s'avança gravement vers la salle, où le duc et la duchesse, déjà levés, semblaient s'être rendus pour l'attendre.
Dans une galerie qu'il devait traverser, Altisidore et sa compagne s'étaient postées pour le saisir au passage. Dès qu'Altisidore aperçut le chevalier, elle feignit de s'évanouir, et se laissa tomber entre les bras de son amie, qui la délaça promptement pour lui donner de l'air.
Don Quichotte s'approcha, et sans beaucoup s'émouvoir: Nous savons, dit-il, d'où procèdent de semblables accidents.
Et moi je n'en sais rien, repartit l'amie; car 494 Altisidore est la fille du monde qui se portait le mieux il y a quelques jours, et depuis que je la connais, je ne l'ai jamais entendue se plaindre de quoi que ce soit: que maudits soient jusqu'au dernier les chevaliers errants, si tous sont ingrats! Retirez-vous, seigneur don Quichotte; car tant que vous resterez-là, cette pauvre fille ne reprendra point ses sens.
Mademoiselle, faites, je vous prie, porter un luth dans ma chambre, dit don Quichotte; je tâcherai, cette nuit, de consoler la pauvre blessée. Quand l'amour commence à se manifester, le meilleur remède est un prompt désabusement. Là-dessus il s'éloigna.
A peine avait-il tourné les talons, que se relevant, Altisidore dit à sa compagne: Il ne faut pas manquer de procurer à don Quichotte le luth qu'il demande: sans doute il veut nous faire de la musique, et Dieu sait si elle sera bonne.
Elles allèrent conter à la duchesse ce qui venait d'arriver, laquelle, ravie de l'occasion, concerta sur-le-champ avec le duc une nouvelle mystification. En attendant, ils s'entretinrent avec leur hôte, dont la conversation les divertissait de plus en plus.
Dans la journée, la duchesse expédia à Thérèse Panza un page porteur de la lettre de son mari et du paquet de hardes auquel Sancho avait donné la même destination. Ce page devait, au retour, rendre un compte exact de son message.
La nuit venue, don Quichotte se retira dans la chambre et y trouva un luth; après l'avoir accordé, il ouvrit la fenêtre, et s'apercevant qu'il y avait du monde au jardin, il chanta d'une voix enrouée mais juste, la romance qui suit, romance qu'il avait composée le jour même:
Don Quichotte en était là de son chant, quand tout à coup du balcon placé au-dessus de sa tête on entendit retentir le bruit de plus de cent clochettes; un instant après, un grand sac rempli de chats, qui avaient autant de sonnettes attachées à la queue, fut secoué sur sa fenêtre. Les miaulements de ces animaux, joints au bruit des sonnettes, produisirent un si grand tintamarre, que les auteurs du tour en furent stupéfaits, et que don Quichotte lui-même sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Trois ou quatre de ces animaux entrèrent dans sa chambre, et comme ils couraient çà et là tout effarés, on eût dit une légion de diables qui prenaient leurs ébats. En cherchant à s'échapper, ils éteignirent les bougies et renversèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage. Pendant ce temps, les sonnettes faisaient un tel carillon, que ceux qui n'étaient pas dans le secret de la plaisanterie ne savaient plus que penser.
Debout près de la fenêtre et l'épée à la main, le chevalier se mit à porter à droite et à gauche de grandes estocades, en criant: Arrière, arrière, malins enchanteurs! fuyez, canailles maudites! Je suis don Quichotte de la Manche, contre qui tous vos enchantements sont inutiles. Puis attaquant les chats qui couraient de tous côtés, et qu'il distinguait à l'éclat 495 de leurs yeux, il les poursuivit si vivement, qu'il les contraignit à se précipiter par la fenêtre. Mais l'un d'entre eux, serré de trop près, sauta au visage de notre héros et s'y attacha de telle sorte avec les griffes et les dents, qu'il lui fit jeter des cris aigus. Le duc devinant ce qui se passait, accourut avec de la lumière, suivi de ses gens; et lorsqu'ils eurent ouvert la porte de la chambre, ils virent le pauvre chevalier s'escrimant de toutes ses forces pour faire lâcher prise au chat, sans pouvoir en venir à bout. Aussitôt chacun s'empressa de le secourir.
Mais lui de s'écrier: Que personne ne s'en mêle; qu'on me laisse faire; je suis ravi de le tenir entre mes mains, ce démon, ce sorcier, cet enchanteur, et je veux lui apprendre aujourd'hui à connaître don Quichotte de la Manche.
De son côté, le chat ne serrait que plus fort, et ne cessait de gronder, comme pour défendre sa proie; enfin le duc parvint à le saisir et le jeta par la fenêtre.
Le pauvre chevalier resta le visage percé comme un crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu'en arrachant de ses mains ce malandrin d'enchanteur, on lui avait enlevé le plaisir d'en triompher. On apporta une espèce d'onguent; et de ses mains blanches, Altisidore appliqua des emplâtres sur toutes les parties blessées. Pendant l'opération, elle disait à voix basse: Cette mésaventure, impitoyable chevalier, est le châtiment de ton indifférence et de ta cruauté; plaise à Dieu que ton écuyer Sancho néglige de se fustiger, afin que tu restes à jamais privé des embrassements de ta Dulcinée, au moins tant que je verrai le jour, moi qui t'adore.
A ce discours, don Quichotte ne répondit que par un profond soupir, puis il alla se mettre au lit, non sans avoir adressé à ses nobles hôtes des excuses pour le dérangement que leur avaient causé ces maudits enchanteurs, et des remercîments pour l'empressement qu'on lui avait témoigné en venant à son secours. Le duc et la duchesse le laissèrent reposer, et se retirèrent assez mécontents du mauvais succès de la plaisanterie, car notre héros fut obligé de garder la chambre plus d'une semaine.
Peu de temps après, il lui arriva une aventure encore plus plaisante, dont il faut ajourner le récit. Pour le moment, retournons à Sancho, que nous trouverons assez embarrassé dans son gouvernement, mais plus étonnant que jamais.
Cid Hamet raconte qu'après l'audience Sancho fut conduit à un magnifique palais, où dans la grande salle était dressée une table élégamment servie. Dès qu'il parut, les clairons sonnèrent, et quatre pages s'avancèrent pour lui verser de l'eau sur les mains, cérémonie qu'il laissa s'accomplir avec la plus parfaite gravité. La musique ayant cessé Sancho se mit seul à table, car il n'y avait d'autre siége ni d'autre couvert que le sien. Près de lui, mais debout, vint se placer un personnage qu'on reconnut bientôt pour un médecin: Il tenait à la main une petite baguette. Au signal qu'il donna on enleva une fine et blanche nappe qui couvrait les mets dont la table était chargée; puis un ecclésiastique ayant donné la bénédiction, un page passa sous le menton de Sancho une bavette à franges, et un maître d'hôtel lui présenta un plat de fruits. Le gouverneur y porta aussitôt la main, le médecin toucha le plat de sa baguette, et on l'enleva avec une merveilleuse célérité. Le maître d'hôtel approcha un autre plat; mais cette fois avant même que le gouverneur eût allongé le bras, la baguette fit son office, et le plat disparut. Sancho, fort étonné de cette cérémonie, et promenant son regard sur tout le monde, demanda ce que cela signifiait, et si dans l'île on ne dînait qu'avec les yeux.
Seigneur, répondit l'homme à la baguette, 496 on mange ici selon la coutume de toutes les îles où il y a des gouverneurs. Je suis médecin, et gagé pour être celui des gouverneurs de cette île. Je m'occupe plus de leur santé que de la mienne, et j'étudie jour et nuit le tempérament du gouverneur, afin de bien savoir comment je dois le traiter quand il tombe malade: pour cela j'assiste à tous ses repas, afin qu'il ne mange pas ce qui peut être nuisible à son estomac. J'ai fait enlever le plat de fruits, parce que c'est une chose trop humide, et l'autre mets parce que c'est une substance chaude, épicée et faite pour exciter la soif; or, celui qui boit beaucoup consume et détruit l'humide radical, principe de la vie.
En ce cas, répliqua Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal?
Le seigneur gouverneur ne mangera pas de ce plat, tant que j'aurai un souffle de vie, repartit le médecin.
Et pourquoi? demanda Sancho.
Pourquoi? répondit le médecin; parce que notre maître Hippocrate, cette grande lumière de la médecine, a dit dans ses aphorismes: Omnis saturatio mala, perdicis autem pessima, c'est-à-dire: «toute indigestion est mauvaise, et celle que cause la perdrix est la pire de toutes.»
Puisqu'il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie donc de tous ces mets celui qui m'est bon ou mauvais, et qu'ensuite il me laisse satisfaire mon appétit, sans jouer de sa baguette, car je meurs de faim, et n'en déplaise à la médecine, c'est vouloir me faire mourir que m'empêcher de manger.
Votre Grâce a raison, répondit le médecin; aussi suis-je d'avis qu'on enlève ce civet de lapin comme viande trop commune; quant à cette pièce de veau, si elle n'était ni rôtie ni marinée, on pourrait en goûter, mais telle qu'elle est il n'y faut pas songer.
Et ce grand plat qui fume, et qui, si je ne me trompe, est une olla podrida, dit Sancho, il ne présente sans doute aucun danger, car ces ollas podridas étant composées de toutes sortes de viandes, il doit s'en trouver au moins une qui soit bonne pour mon estomac.
Absit, s'écria le médecin, il n'y a rien de pire au monde qu'une olla podrida; il faut laisser cela aux chanoines, aux recteurs de colléges et aux noces de village; quant aux gouverneurs, on ne doit leur servir que des viandes délicates et sans assaisonnement. La raison en est claire: les médecines simples sont toujours préférables aux médecines composées; dans les premières on ne peut errer; c'est tout le contraire dans les secondes, à cause de la grande quantité de substances qui y entrent, et qui en altèrent la qualité. Mais ce que peut manger Son Excellence pour corroborer et même entretenir sa santé, c'est un cent de ces fines oublies avec deux ou trois tranches de coing; elles sont admirables pour la digestion.
Quand Sancho entendit cet arrêt, il se renversa sur le dossier de sa chaise, et regardant fixement le médecin, il lui demanda comment il s'appelait, et où il avait étudié?
Moi, seigneur, répondit-il, je m'appelle Pedro Rezio de Aguero; je suis natif d'un village nommé Tirteafuera, situé entre Caraquel et Almodovar del Campo, en tirant sur la droite, et j'ai pris mes licences dans l'université d'Ossuna.
Eh bien, docteur Pedro Rezio de mal Aguero, natif de Tirteafuera, entre Caraquel et Almodovar, gradué par l'université d'Ossuna, lui dit Sancho avec des yeux pleins de colère, décampez à l'instant; sinon, je prends un gourdin, et je jure qu'à coups de trique, en commençant par vous, je ne laisserai pas un médecin vivant dans l'île entière, au moins de ceux que je reconnaîtrai pour ignorants; car les médecins savants et discrets, je les honore et les estime. Mais, je le répète, si Pedro Rezio ne décampe au plus vite, j'empoigne cette chaise et je l'envoie 497 exercer son métier dans l'autre monde: s'en plaigne après qui voudra, j'aurai du moins rendu service à Dieu, en assommant un méchant médecin, un bourreau de la république. Maintenant, qu'on me donne à manger ou qu'on me reprenne le gouvernement; car un métier qui ne nourrit pas son maître, ne vaut pas un maravédis.
Épouvanté de la colère et des menaces du gouverneur, le médecin voulait gagner la porte, quand le cornet d'un postillon se fit entendre; et le maître d'hôtel ayant regardé par la fenêtre: Voici venir, dit-il, un exprès de monseigneur le duc; c'est sans doute quelque affaire d'importance. Le courrier entra tout hors d'haleine, et tirant un paquet de son sein, il le présenta au gouverneur, qui le mit entre les mains du majordome en lui disant de voir la suscription; elle était ainsi conçue: A don Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, en mains propres ou en celles de son secrétaire.
Qui est ici mon secrétaire? demanda Sancho.
Moi, seigneur, répondit un jeune homme; car 498 je sais lire et écrire, et je suis Biscayen[117], pour vous servir.
A ce titre, répliqua Sancho, vous pourriez être secrétaire de l'Empereur lui-même: ouvrez ce paquet, et voyez ce dont il s'agit.
Le secrétaire obéit, et après avoir lu, il dit au gouverneur qu'il s'agissait d'une affaire dont il devait l'informer en secret. Sancho fit signe que tout le monde se retirât, excepté le majordome et le maître d'hôtel; l'ordre exécuté, le secrétaire lut tout haut ce qui suit:
«Seigneur don Sancho Panza, j'ai eu avis que vos ennemis et les miens ont résolu de vous attaquer une de ces nuits: il faut donc veiller et vous tenir sur vos gardes pour n'être pas pris au dépourvu. J'ai encore appris par des espions sûrs, que quatre hommes déguisés sont entrés dans votre île pour vous ôter la vie, car on redoute singulièrement la pénétration de votre esprit: ainsi, ouvrez l'œil; observez avec soin ceux qui vous approchent et surtout ne mangez rien de ce qui vous sera présenté; j'aurai soin de vous porter secours, si vous êtes en danger. Adieu, je m'en remets à votre prudence ordinaire. Ce 16 d'août, sur les quatre heures du matin.
«Votre ami, le Duc.»
Sancho resta frappé de stupeur, ainsi que les assistants. Se tournant vers le majordome: Ce qu'il faut faire et sans perdre de temps, lui dit-il, c'est de mettre au fond d'un cachot le docteur Rezio; car si quelqu'un doit me tuer, c'est lui, et de la mort la plus lente et la plus horrible, celle de la faim.
Il me semble pourtant, dit le maître d'hôtel, que Votre Grâce fera bien de ne rien manger de tout ce qui est là, car ce sont des friandises faites par des religieuses, et, comme on dit, derrière la croix se tient le diable.
Vous avez raison, reprit Sancho; qu'on me donne seulement un morceau de pain et quelques livres de raisin: personne ne se sera avisé, je pense, de les empoisonner; car, après tout, je ne puis me passer de manger; et puisqu'il faut se préparer à combattre, il est bon de se nourrir, car c'est l'estomac qui soutient le cœur, et non le cœur qui soutient l'estomac. Vous, secrétaire, faites réponse à monseigneur le duc, et mandez-lui qu'on exécutera ce qu'il ordonne, sans oublier un seul point. Vous donnerez de ma part un baisemain à madame la duchesse, et vous ajouterez que je la prie de se souvenir d'envoyer, par un exprès, ma lettre et le paquet de hardes à Thérèse Panza, ma femme; dites-lui qu'elle me fera grand plaisir, et que je m'efforcerai toujours de la servir de mon mieux. Chemin faisant, vous enchâsserez dans la lettre quelques baisemains pour monseigneur don Quichotte, afin qu'il voie que je ne suis pas un ingrat; puis, comme bon secrétaire et bon Biscayen, vous ajouterez tout ce qu'il vous plaira. Maintenant, reprit-il, qu'on enlève cette nappe, et qu'on me donne à manger; on verra ensuite si je crains les espions, les enchanteurs ou les assassins qui viendront fondre sur nous.
Comme il achevait de parler, entra un page: Monseigneur, lui dit-il, un paysan demande à entretenir Votre Seigneurie d'une affaire importante.
Au diable soit l'importun, s'écria Sancho: ignore-t-il que ce n'est pas l'heure de venir parler d'affaires? est-ce que, par hasard, les gouverneurs ne sont pas de chair et d'os comme les autres hommes? Nous croit-on de bronze ou de marbre? Si ce gouvernement me dure entre les mains, ce que je ne crois guère, je mettrai à la raison plus d'un solliciteur. Cependant qu'on fasse entrer cet homme, mais après s'être assuré d'abord si ce n'est point un des espions dont je suis menacé.
Non, seigneur, repartit le page: celui-là, si je ne me trompe, est bon comme le bon pain.
Ne craignez rien, seigneur, ajouta le majordome, nous ne nous éloignerons pas.
N'y a-t-il pas moyen, maître d'hôtel, demanda Sancho, qu'en l'absence du docteur Rezio, je mange quelque chose, ne fût-ce qu'un quartier de pain et un oignon?
Ce soir vous serez satisfait, seigneur, répondit le maître d'hôtel, au souper on compensera le défaut du dîner.
Dieu le veuille, repartit Sancho.
Sur ce entra le paysan: Qui de vous tous est le gouverneur? demanda cet homme, dont la mine annonçait la simplicité.
Et quel autre serait-ce, répondit le secrétaire, sinon la personne assise dans le fauteuil?
Pardon, dit le paysan; et se jetant à genoux devant Sancho, il lui demanda sa main à baiser. Sancho s'y refusa, lui enjoignit de se lever, et d'exposer promptement sa requête. Le paysan obéit. Seigneur, reprit-il, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, village qui est à deux lieues de Ciudad-Real.
Voici un autre Tirteafuera, grommela Sancho. Continuez, bonhomme, je connais Miguel-Turra, je n'en suis pas fort éloigné.
Le cas est donc, seigneur, poursuivit le paysan, que par la miséricorde de Dieu je me suis marié en face de la sainte Église catholique, apostolique et romaine; j'ai deux fils qui étudient, le cadet pour être bachelier, et l'aîné pour être licencié; je suis veuf, parce que ma femme est morte, ou plutôt parce qu'un mauvais médecin l'a tuée en lui donnant une médecine pendant qu'elle était enceinte, et si Dieu eût voulu qu'elle eût accouché d'un troisième garçon, j'avais dessein de le faire étudier pour être docteur, afin qu'il n'eût rien à envier à ses frères le bachelier et le licencié.
De façon, interrompit Sancho, que si votre femme ne s'était pas laissée mourir, ou qu'on ne l'eût point tuée, vous ne seriez point veuf?
Non, seigneur, répondit le paysan.
Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. Achevez, mon ami, car il est plutôt l'heure de dormir que de parler d'affaires.
Je dis donc, continua le laboureur, qu'un de mes enfants, celui qui sera bachelier, s'est amouraché dans notre village d'une jeune fille qu'on appelle Claire Perlerina. Le père, André Perlerino, est un riche cultivateur. Ce nom de Perlerino ne vient d'aucune terre, il leur a été donné parce qu'ils sont tous culs-de-jatte dans cette famille, et pourtant, s'il faut dire la vérité, la jeune fille est une vraie perle d'Orient. Quand on la regarde du côté droit, elle est belle comme un astre, mais ce n'est pas de même du côté gauche, parce que la petite vérole lui a fait perdre un œil, et lui a laissé en revanche de grands trous sur le visage; mais on dit que cela n'est rien, et que ce sont autant de fossettes où viennent s'ensevelir les cœurs de ses amants. Elle n'a point le nez trop long, au contraire, il est un peu retroussé, avec trois bons doigts de distance jusqu'à la bouche, qu'elle a fort bien fendue, et les lèvres aussi minces qu'on en puisse voir; et s'il ne lui manquait point une douzaine de dents, ce serait une perfection. J'oubliais d'ajouter, et par ma foi je lui faisais grand tort, que ses lèvres sont de la plus belle couleur qu'on ait jamais vue, et peut-être la moins commune: elle ne les a point rouges comme les autres femmes, mais jaspées de bleu et de vert, et d'un violet qui tire sur celui des figues quand elles sont trop mûres. Je vous demande pardon, seigneur gouverneur, si je prends tant de plaisir à peindre et à vous expliquer toutes les beautés de cette jeune fille, mais c'est que je l'aime déjà comme mon propre enfant.
Peignez tout ce que vous voudrez, dit Sancho; la peinture me divertit, et si j'avais dîné, je ne trouverais pas de meilleur dessert que le portrait que vous faites là.
Il est au service de Votre Grâce et moi aussi, repartit le laboureur; mais un temps viendra qui n'est pas venu. Je dis donc, seigneur, que si je pouvais peindre la bonne mine et la taille 500 de cette fille, vous en seriez ravi. Mais cela m'embarrasse un peu, parce qu'elle est si courbée que ses genoux touchent son menton; cependant il est aisé de voir que si elle pouvait se tenir droite, elle toucherait le toit avec sa tête. Elle aurait depuis longtemps déjà donné la main à mon fils le bachelier, si ce n'est qu'elle ne peut l'étendre, parce qu'elle a les nerfs tout retirés; et malgré tout, on voit bien à ses ongles croches que sa main a une belle forme.
Bien, bien, dit Sancho, supposez que vous l'avez peinte de la tête aux pieds: que voulez-vous maintenant? venez au fait sans tourner autour du pot et sans nous faire tant de peintures.
Je voudrais donc, si c'est un effet de votre bonté, seigneur gouverneur, que Votre Grâce me donnât pour le père de ma bru une lettre de recommandation, dans laquelle vous le supplieriez de permettre ce mariage au plus vite; d'ailleurs, puisque nous sommes égaux en fortune lui et moi, nos enfants n'ont rien à se reprocher. En effet, pour ne vous rien cacher, je vous dirai que mon fils est possédé du diable, et qu'il n'y a pas de jour que le malin esprit ne le tourmente trois ou quatre fois; que de plus, pour être un jour tombé dans le feu, il a le visage si retiré, qu'il ressemble à un morceau de parchemin, et que ses yeux coulent et pleurent comme s'il avait une source dans la tête. Mais à cela près, il a un très-bon naturel; et n'était qu'il se gourme et se déchire souvent lui-même, ce serait un ange du ciel.
Eh bien, voulez-vous encore autre chose, bonhomme? dit Sancho.
Seigneur, je voudrais bien encore quelque chose, répliqua le paysan; seulement je n'ose le dire; mais vaille que vaille, et puisque je l'ai sur le cœur, il faut que je m'en débarrasse. Je dis donc, seigneur, que je voudrais que Votre Grâce eût l'obligeance de me donner cinq ou six cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, afin de lui aider à se mettre en ménage; car il faut que ces enfants vivent chez eux et qu'ils ne dépendent ni l'un ni l'autre d'un beau-père.
Voyez si vous voulez encore autre chose, ajouta Sancho; continuez, et que la honte ne vous arrête pas.
Seigneur, je n'ai plus rien à demander, répondit le laboureur.
Il n'eut pas plus tôt achevé, que le gouverneur se levant brusquement, et saisissant le fauteuil sur lequel il était assis: Je jure, s'écria-t-il, pataud, rustre et malappris, je jure que si tu ne sors à l'instant de ma présence, je te casse la tête! Voyez un peu ce maroufle, ce peintre de Belzébuth, qui vient me demander effrontément six cents ducats, comme il demanderait six maravédis! D'où veux-tu que je les aie, puant que tu es? et quand je les aurais, pourquoi te les donnerais-je, sournois, imbécile? Que me font à moi, toi et tous tes Perlerino? Hors d'ici! et ne sois jamais assez hardi pour t'y présenter, ou je fais serment par la vie du duc, mon seigneur, de te casser bras et jambes. Il n'y a pas vingt-quatre heures que je suis gouverneur, et tu veux que j'aie six cents ducats à te donner! Mort de ma vie, il me prend fantaisie de te sauter sur le ventre, et de t'arracher les entrailles.
Le maître d'hôtel fit signe au laboureur de se retirer; ce que celui-ci s'empressa de faire, ayant l'air d'avoir grand'peur que le gouverneur n'exécutât ses menaces, car le fripon jouait admirablement son rôle.
Enfin Sancho eut bien de la peine à s'apaiser. Laissons-le ronger son frein, et retournons à don Quichotte, que nous avons laissé couvert d'emplâtres et en si mauvais état, qu'il mit à guérir plus de huit jours, pendant lesquels il lui arriva ce que nous allons voir dans le chapitre suivant.
Triste, mélancolique, et le visage couvert de compresses, languissait le pauvre chevalier. Il resta plus de six jours sans oser se montrer en public; une nuit enfin, comme il réfléchissait à ses disgrâces et aux persécutions d'Altisidore, il crut entendre une clef qui cherchait à ouvrir la porte de sa chambre. S'imaginant que l'amoureuse demoiselle venait livrer un dernier assaut à sa pudeur, et tâcher d'ébranler la foi qu'il avait jurée à sa dame Dulcinée du Toboso: Non, s'écria-t-il assez haut pour être entendu, non, la plus grande beauté de la terre ne saurait effacer de mon cœur celle que l'amour y a gravée si profondément; que tu sois, ô ma dame, transformée en ignoble paysanne occupée à manger des oignons, ou bien en nymphe du Tage tissant des étoffes d'or et de soie; que Merlin ou Montesinos te retiennent où il leur plaira, libre ou enchantée, absente ou présente, tu es toujours ma souveraine, et je serai toujours ton esclave.
Il achevait ces mots quand la porte s'ouvrit. Aussitôt, s'enveloppant d'une courte-pointe de satin jaune, une barrette sur la tête, le visage parsemé d'emplâtres, et les moustaches en papillotes, don Quichotte se dressa debout sur son lit. Dans ce costume, il avait l'air du plus épouvantable fantôme qui se puisse imaginer. Mais lorsque, les yeux cloués sur la porte, il espérait voir paraître la dolente Altisidore, il vit entrer une vénérable duègne avec des voiles blancs à sa coiffe, si plissés et si longs, qu'ils la cachaient de la tête aux pieds. De sa main gauche elle tenait une petite bougie allumée, et portait l'autre main au-devant, afin que la lumière 502 ne lui donnât pas dans les yeux, qu'elle avait de plus protégés par de grandes lunettes. Elle marchait à pas de loup et sur la pointe du pied. Du lieu où il était comme en sentinelle, don Quichotte l'observait attentivement, et à la lenteur de sa démarche, à son accoutrement étrange, il la prit pour une sorcière qui venait exercer sur lui ses maléfices.
Cependant la duègne continuait d'avancer. Quand elle fut au milieu de l'appartement, elle leva les yeux, et alors elle vit le chevalier qui faisait des signes de croix de toute la vitesse de son bras. S'il fut intimidé en apercevant une telle figure, la duègne fut encore plus épouvantée en voyant la sienne; Jésus, qu'aperçois-je! s'écria-t-elle.
Dans son effroi, la bougie lui échappa des mains et s'éteignit; plongée dans les ténèbres, elle voulut fuir, mais elle s'embarrassa dans les plis de son voile, et tomba tout de son long sur le plancher.
Plus effrayé que jamais: Je t'adjure, ô fantôme, ou qui que tu sois, se mit à dire don Quichotte, je t'adjure de me dire qui tu es, et ce que tu exiges de moi. Si tu es une âme en peine, parle, je ferai pour te soulager tout ce qu'on doit attendre d'un bon catholique, car je le suis, et me complais à être utile à tout le monde; c'est pour cela que j'ai embrassé l'ordre de la chevalerie errante, dont la profession s'étend jusqu'à rendre service aux âmes du purgatoire.
S'entendant adjurer de la sorte, la pauvre duègne jugea par sa propre frayeur de celle de notre héros, et répondit d'une voix basse et dolente: Seigneur don Quichotte, si toutefois c'est bien vous, je ne suis ni vision ni fantôme, ni âme du purgatoire, comme Votre Grâce se l'imagine; je suis la señora Rodriguez, cette dame d'honneur de madame la duchesse, et je viens ici vous demander aide et secours pour une affliction à laquelle Votre Grâce peut seule remédier.
Parlez franchement, señora Rodriguez, repartit don Quichotte, êtes-vous ici pour quelque entremise d'amour? Dans ce cas, vous perdez votre temps: la beauté de Dulcinée du Toboso s'est tellement emparée de mon cœur, qu'elle me rend sourd et insensible à toutes prières de cette nature. Mais s'il n'est point question de message amoureux, allez rallumer votre bougie et revenez ici; nous aviserons ensuite, sauf toutefois les réserves que je viens de faire.
Moi, messagère d'amour! mon bon Seigneur, reprit la duègne; Votre Grâce me connaît mal. Dieu merci, je ne suis point encore assez vieille pour faire ce métier-là; je suis bien saine, et j'ai toutes mes dents, hormis quelques-unes qui me sont tombées par suite de catarrhes fort ordinaires dans ce pays d'Aragon. Mais que Votre Grâce m'accorde un instant, je vais rallumer ma bougie, et je reviens vous conter mes ennuis, comme à celui qui sait remédier à tous les déplaisirs du monde; et elle sortit sans attendre de réponse.
Une pareille visite à une pareille heure fit à l'instant naître de si étranges pensées dans l'imagination de don Quichotte, qu'il ne se crut point en sûreté malgré toutes ses résolutions: Qui sait, se disait-il, si le diable, toujours artificieux et subtil, ne me tend pas ici quelque nouveau piége? Qui sait s'il n'essayera pas, au moyen d'une duègne, de me faire tomber dans les précipices que j'ai si souvent évités? J'ai ouï dire bien des fois que, quand il le peut, il nous envoie la tentatrice plutôt à nez camard qu'à nez aquilin. Quelle honte pour moi et quel affront pour Dulcinée, si cette vieille femme allait triompher d'une constance que reines, impératrices, duchesses et marquises ont cherché vainement à ébranler! En pareil cas, mieux vaut fuir qu'accepter le combat. Mais, en vérité, ajouta notre chevalier, je dois avoir perdu la tête, pour que de telles extravagances me viennent à l'esprit et sur les lèvres? Est-il possible qu'une duègne avec ses coiffes blanches, son visage ridé 503 et ses lunettes, éveille une pensée lascive, même dans le cœur le plus dépravé? Y a-t-il par hasard dans l'univers entier une duègne qui ait la chair ferme et rebondie? toutes ne sont-elles pas grimacières et mijaurées? Arrière donc, troupe embéguinée, ennemie de toute humaine création. Oh! combien eut raison cette dame qui avait fait placer aux deux bouts de son estrade deux duègnes en cire, avec lunettes et coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l'aiguille! Car, sur ma foi, ces deux statues lui rendaient tout autant de services que deux véritables duègnes.
En disant cela, il se jeta à bas du lit, dans l'intention d'aller fermer sa porte; mais au moment où il touchait la serrure, la señora Rodriguez rentra. Quand elle vit notre chevalier dans l'état où nous l'avons dépeint, elle fit trois pas en arrière: Sommes-nous en sûreté, seigneur don Quichotte? lui dit-elle; je ne sais vraiment que penser en voyant que Votre Grâce a quitté son lit.
Je vous adresserai la même question, señora, reprit notre héros, et je voudrais être assuré qu'il ne me sera fait aucune violence.
Contre qui, et à qui demandez-vous cela, seigneur chevalier? repartit la duègne.
C'est à vous et contre vous-même, répondit don Quichotte; car enfin ni vous ni moi ne sommes de bronze; et puis, l'heure est suspecte, surtout dans une chambre plus close et aussi sourde que la caverne où le perfide Énée abusa de la faiblesse de la malheureuse Didon. Néanmoins, donnez-moi la main, car, après tout, ma continence et ma retenue me suffiront, je l'espère, surtout avec le secours de vos vénérables coiffes. Et lui ayant baisé la main droite, il lui offrit la sienne, que la señora accepta de bonne grâce.
Ben-Engeli s'arrête en cet endroit pour faire une parenthèse et s'écrier: Par Mahomet! pour voir ces deux personnages dans un semblable costume, se dirigeant de la porte de la chambre vers le lit, j'aurais donné la meilleure pelisse des deux que je possède.
Enfin don Quichotte se remit dans ses draps, tandis que la señora Rodriguez prenait place sur une chaise assez écartée du lit, sans quitter ni sa bougie ni ses lunettes. Puis, quand ils furent tous deux bien installés, le premier qui rompit le silence fut don Quichotte. Madame, dit-il, vous pouvez maintenant découdre vos lèvres, et m'apprendre le sujet de vos déplaisirs: vous serez écoutée par de chastes oreilles et secourue par de charitables œuvres.
Je n'en fais aucun doute, répondit la señora Rodriguez, car du gentil et tout aimable aspect de Votre Grâce, on ne pouvait espérer qu'une réponse si chrétienne. Apprenez donc, seigneur chevalier, quoique vous me voyiez assise ici sur cette chaise en costume de misérable duègne, au beau milieu du royaume d'Aragon, que je n'en suis pas moins native des Asturies d'Oviedo, et d'une des meilleures races de cette province. La mauvaise étoile de mon père et de ma mère, qui s'appauvrirent de bonne heure, sans savoir pourquoi ni comment, m'amena à Madrid, où, pour me faire un sort, mes parents me placèrent chez une grande dame, en qualité de femme de chambre; car il faut que vous le sachiez, seigneur don Quichotte, pour toutes sortes d'ouvrages, surtout ceux à l'aiguille, je ne le cède à personne. Mon père et ma mère s'en retournèrent dans leur province, me laissant en condition, et peu de temps après, ils quittèrent ce monde pour aller en paradis, car ils étaient bons catholiques. Je restai donc orpheline, sans autre ressource que les misérables gages qu'on nous donne dans les palais des grands. Un écuyer de la maison où j'étais devint amoureux de moi, sans que j'y songeasse: c'était un homme déjà avancé en âge, à grande barbe, à vénérable aspect, et noble comme le roi, car il était montagnard. Nos amours ne furent pas toutefois si secrètes que ma maîtresse n'en eût connaissance, et pour empêcher les caquets 504 elle nous maria en face de notre mère la sainte Église catholique. De notre union naquit une fille; pour combler ma disgrâce, non pas que je sois morte en couche, car l'enfant vint bien et à terme, mais parce que mon pauvre mari, Dieu veuille avoir son âme, mourut peu de temps après d'une frayeur qu'il eut, et dont vous serez étonné vous-même, si j'ai le temps de vous la raconter.
Ici, la pauvre duègne se mit à pleurer amèrement, après quoi elle reprit: Pardonnez-moi, seigneur chevalier, si je verse des larmes, mais je ne puis me rappeler le pauvre défunt sans pleurer; Dieu! qu'il avait bonne mine, quand il menait ma maîtresse en croupe sur une belle mule noire comme jais! car dans ce temps-là on n'avait point de carrosse comme aujourd'hui, et les dames allaient en croupe derrière leurs écuyers. Ce que je dis, c'est afin de vous faire connaître la politesse et la ponctualité de cet excellent homme. Un jour, à Madrid, comme il allait entrer dans la rue Santiago, rue fort étroite, un alcade de cour en sortait suivi de deux alguazils; mon mari aussitôt tourna bride pour accompagner l'alcade; mais ma maîtresse qui était en croupe, lui dit à voix basse: Que faites-vous, malheureux? ne songez-vous plus que je suis ici? L'alcade, en homme courtois, retint la bride de son cheval et dit à mon mari: Seigneur, suivez votre chemin; c'est à moi d'accompagner la señora Cassilda. C'était le nom de ma maîtresse. Malgré cela, mon mari, la toque à la main, s'opiniâtrait à suivre l'alcade. Ce que voyant, ma maîtresse tira de son étui une grosse aiguille, peut-être bien même un poinçon, et, pleine de dépit et de fureur, elle l'enfonça dans le corps de mon pauvre mari qui, jetant un grand cri, roula à terre avec elle. Les laquais de la dame accoururent, avec l'alcade et les alguazils, pour les relever. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je veux dire les oisifs qui s'y trouvaient. Ma maîtresse s'en retourna à pied, et mon époux se réfugia dans la boutique d'un barbier, disant qu'il avait les entrailles traversées de part en part. On ne parla plus dans Madrid que de sa courtoisie, et quand il fut guéri, les petits garçons le suivaient par les rues. Pour ce motif, et aussi parce qu'il avait la vue un peu basse, ma maîtresse lui donna son congé, ce dont il eut tant de chagrin, que telle fut, sans nul doute, la cause de sa mort. Je restai veuve, pauvre, et chargée d'une fille qui chaque jour allait croissant en beauté. Comme j'avais la réputation de travailler admirablement à l'aiguille, madame la duchesse, qui était récemment mariée avec monseigneur le duc, m'emmena en Aragon et ma fille aussi. Bref, les jours se succédant, ma fille a grandi ornée de toutes les grâces du monde; aujourd'hui elle chante comme un rossignol, danse comme une sylphide, lit et écrit comme un maître d'école, et compte comme un usurier. Je ne dis rien des soins qu'elle prend de sa personne: l'eau courante n'est pas plus nette; et à cette heure, elle a, si je ne me trompe, seize ans cinq mois et trois jours, pas un de plus, pas un de moins.
De cette mienne enfant est devenu amoureux le fils d'un riche laboureur, qui tient ici près une ferme de monseigneur le duc. Le jeune homme a si bien fait, que, sous promesse de l'épouser, il a abusé de la pauvre créature, et aujourd'hui il refuse de tenir sa parole, quoique monseigneur sache toute l'affaire, car je me suis plainte à lui, non pas une fois, mais mille, le suppliant de forcer ce garçon à épouser ma fille; mais notre maître fait la sourde oreille et veut à peine m'entendre. La raison en est que le père du séducteur, qui est fort riche, lui prête de l'argent et chaque jour lui sert de caution pour ses sottises, c'est pourquoi il ne veut le désobliger en rien.
Je viens donc vous demander, seigneur chevalier, puisqu'au dire de tout le monde Votre Grâce est venue ici-bas pour redresser les torts et prêter assistance aux malheureux, de prendre 505 fait et cause pour ma fille, afin que, soit par la persuasion, soit par les armes, vous obteniez réparation du tort qu'on lui a fait. Jetez les yeux, je vous en supplie, sur l'abandon de cette pauvre enfant, sur sa jeunesse, sa gentillesse et toutes ses bonnes qualités; car, sur mon honneur, de toutes les femmes de madame la duchesse, il n'y en a pas une qui la vaille; et une certaine Altisidore, qui passe pour la plus huppée et la plus égrillarde, n'en approche pas de cent lieues. Votre Grâce, seigneur don Quichotte, doit savoir que tout ce qui reluit n'est pas or: aussi cette Altisidore a-t-elle plus de présomption que de beauté, et plus d'effronterie que de retenue, sans compter qu'elle n'est pas fort saine, car elle a l'haleine si forte qu'on ne saurait rester longtemps auprès d'elle. Madame la duchesse elle-même... mais il faut se taire, parce que, vous le savez, les murs ont des oreilles.
Qu'a donc madame la duchesse, señora Rodriguez? demanda don Quichotte; sur ma vie, expliquez-vous.
Je n'ai rien à vous refuser, répondit la duègne: eh bien, voyez-vous, seigneur chevalier, 506 la beauté de madame la duchesse, ce teint si brillant qu'on dirait que c'est une lame d'épée fourbie, ces joues qui semblent pétries de lait et de vermillon, et cet air dont elle marche, dédaignant presque de toucher la terre; eh bien, tout cela, c'est grâce à deux fontaines qu'elle a aux jambes, par où vont s'écoulant toutes les mauvaises humeurs dont les médecins assurent qu'elle est remplie.
Bon Dieu? que m'apprenez-vous là, señora? s'écria don Quichotte; est-il possible que madame la duchesse ait de semblables exutoires? En vérité, je ne l'aurais jamais cru, quand tous les carmes déchaussés me l'auraient affirmé; mais puisque vous me le dites, je n'en doute plus. D'ailleurs, j'en suis persuadé, de pareilles fontaines doivent répandre plutôt de l'ambre liquide qu'aucune autre humeur, et tout de bon je commence à croire que ces sortes de fontaines sont fort utiles pour la santé.
Don Quichotte achevait de parler, lorsque la porte de la chambre s'ouvrit avec fracas; le saisissement fit tomber la bougie des mains de la señora Rodriguez, et l'appartement resta, comme on dit, aussi noir qu'un four. En même temps, la pauvre duègne se sentit prendre à la gorge par deux mains qui la serrèrent si vigoureusement qu'elle ne pouvait respirer; et une troisième main lui ayant relevé sa jupe, une quatrième, avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle, commença à la fustiger si vertement, que c'était pitié. Don Quichotte, tout charitable qu'il était, ne bougea pas de son lit, ignorant ce que ce pouvait être, et redoutant pour lui-même l'orage qu'il entendait éclater à ses côtés. Le bon chevalier ne craignait pas sans raison: car après que les invisibles bourreaux eurent bien corrigé la malheureuse duègne, qui n'osait souffler mot, ils se jetèrent sur lui, et ayant enlevé sa couverture, ils le pincèrent si fort et si dru, qu'il fut forcé de se défendre à grands coups de pieds, et tout cela dans un admirable silence. La bataille dura plus d'une demi-heure, après quoi les fantômes disparurent. La señora Rodriguez se releva, rajusta sa jupe, et sortit sans proférer une parole.
Quant à don Quichotte, il resta dans son lit, triste et pensif, pincé et meurtri, mais mourant d'envie de savoir quel était l'enchanteur qui l'avait mis en cet état.
Nous verrons cela une autre fois, car il nous faut retourner à Sancho, comme le veut l'ordre de cette histoire.
Nous avons laissé notre gouverneur fort courroucé contre ce narquois de paysan qui, instruit par le majordome d'après les ordres du duc, s'était moqué de lui; mais, tout simple qu'il était, Sancho Panza leur tenait tête à tous, sans reculer d'un pas. Maintenant, dit-il à ceux qui l'entouraient, parmi lesquels était le docteur Pedro Rezio, je comprends qu'il faut que les gouverneurs et les juges soient de bronze, afin de pouvoir résister à ces importuns qui à toute heure viennent demander qu'on les écoute et qu'on expédie leur affaire quoi qu'il arrive; et si un pauvre juge refuse de les entendre, parce que c'est le moment de prendre son repas, ou parce qu'il n'a pas le loisir de donner audience, ils en disent pis que pendre. A ce plaideur malavisé, je dirai: Choisis mieux ton temps, mon ami, et ne viens pas aux heures où l'on mange, ni à celles où l'on dort, car nous autres juges et gouverneurs, nous sommes de chair et d'os comme les autres hommes: il faut que nous accordions à la nature ce qu'elle exige, si ce n'est moi pourtant qui ne donne rien à manger à la mienne, grâce au docteur Pedro Rezio de Tirteafuera ici présent, qui veut que je meure de faim, et affirme que c'est pour ma santé. Dieu lui donne 507 santé pareille; ainsi qu'à tous les médecins de son espèce.
En entendant Sancho chacun s'étonnait, et se disait qu'il n'est rien de tel que les charges d'importance soit pour aviver, soit pour engourdir l'esprit. Finalement, le docteur Pedro Rezio lui promit de le laisser souper ce soir-là, dût-il violer tous les aphorismes d'Hippocrate. Cette promesse remplit de joie notre gouverneur, qui attendit avec une extrême impatience que la nuit vînt, et avec elle l'heure du souper.
Enfin arriva le moment tant désiré, et on servit à Sancho un hachis de bœuf à l'oignon, avec les pieds d'un veau quelque peu avancé en âge. Notre bon gouverneur se jeta sur ces ragoûts avec plus d'appétit que si on lui eût présenté des faisans d'Étrurie, du veau de Sorrente, des perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Aussi, pendant le repas, se tourna-t-il vers le médecin et lui dit: Seigneur docteur, ne vous mettez point en peine à l'avenir de me donner des mets recherchés, mon estomac n'y est pas fait, et il s'accommode fort bien de bœuf, de lard, de navets et d'oignons; lorsque par aventure on lui donne des ragoûts de roi, il ne les reçoit qu'en rechignant, et souvent avec dégoût. Ce que le maître d'hôtel pourra faire de mieux, c'est de me donner ce qu'on appelle pots pourris; plus ils sont pourris, meilleurs ils sont; qu'il y fourre tout ce qu'il voudra: pourvu que ce soient choses bonnes à manger, je serai satisfait, et m'en souviendrai dans l'occasion; et que personne ne s'avise d'en plaisanter, car enfin je suis gouverneur ou je ne le suis pas. Vivons et mangeons en paix, puisque quand Dieu fait luire le soleil c'est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans rien prendre ni laisser prendre; mais que chacun ait l'œil au guet, et se tienne sur le qui-vive, autrement je lui fais savoir que le diable s'est mis de la danse; et si on me fâche, on trouvera à qui parler.
Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d'hôtel, Votre Grâce a raison en tout et partout, et je me rends caution, au nom de tous les habitants de cette île, que vous serez servi et obéi avec ponctualité, amour et respect: votre aimable façon de gouverner ne saurait leur inspirer d'autre désir que celui d'être tout à votre service.
Je le crois bien, repartit Sancho, et ils seraient des imbéciles s'ils pensaient autrement: je recommande seulement qu'on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon âne; de cette façon nous serons tous contents. Maintenant, quand il sera temps de faire la ronde, qu'on m'avertisse, mon intention est de purger cette île des gens désœuvrés, des vagabonds; car je vous l'apprendrai, mes amis, les gens oisifs et les batteurs de pavé sont aux États ce que les frelons sont aux abeilles, ils mangent et dissipent ce qu'elles amassent avec beaucoup de travail. Moi, je prétends protéger les laboureurs, assurer les priviléges de la noblesse, récompenser les hommes vertueux, et surtout faire respecter la religion et ceux qui la pratiquent. Eh bien, que vous en semble? ai-je raison, ou me casserais-je la tête inutilement?
Vous parlez si bien, seigneur gouverneur, répondit le majordome, que je suis encore à comprendre qu'un homme aussi peu lettré que l'est Votre Grâce, je crois même que vous ne l'êtes pas du tout, dise de telles choses, et prononce autant de sentences que de paroles. Certes, ceux qui vous ont envoyé ici et ceux que vous y trouvez ne s'y attendaient guère: ainsi chaque jour on voit des choses nouvelles, et les moqueurs, comme on dit, se trouvent moqués.
Après avoir assez amplement soupé, avec la permission du docteur Pedro Rezio, le gouverneur, accompagné du majordome, du secrétaire, du maître d'hôtel, de l'historien chargé de recueillir par écrit ses faits et gestes, et suivi 508 d'une foule d'alguazils et de gens de justice, sortit pour faire sa ronde. Sancho marchait gravement au milieu d'eux, sa verge à la main. Ils avaient à peine traversé plusieurs rues, qu'un cliquetis d'épées vint à leurs oreilles; ils y coururent, et trouvèrent deux hommes qui étaient aux prises. Ces hommes voyant venir la justice s'arrêtèrent, et l'un d'eux s'écria: Est-il possible qu'on vole ici comme sur un grand chemin, et qu'on assassine en pleine rue?
Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi le sujet de votre plainte; je suis le gouverneur.
Seigneur gouverneur, répondit un des combattants, je vais vous l'exposer en deux mots. Votre Excellence saura que ce gentilhomme vient de gagner mille réaux dans une maison qui est près d'ici; je suis son compère, et Dieu sait combien de fois j'ai prononcé en sa faveur, souvent même contre ma conscience! Eh bien, quand j'espérais qu'il me donnerait quelques écus, comme c'est la coutume avec les gens de qualité tels que moi, qui viennent là pour juger les coups et empêcher les querelles, il a ramassé son argent et est sorti sans daigner me regarder. J'ai couru après lui, le priant avec politesse de me donner au moins huit réaux, car il n'ignore pas que je suis homme d'honneur, et que je n'ai ni métier ni rentes, parce que mes parents ne m'ont laissé ni l'un ni l'autre; mais ce ladre n'a consenti à m'accorder que quatre réaux. Voyez un peu quelle dérision! Par ma foi, sans l'arrivée de Votre Grâce, je lui aurais fait rendre gorge, et appris à me donner bonne mesure.
Que répondez-vous à cela? demanda Sancho à l'autre partie.
Celui-ci répondit que ce que son adversaire venait de dire était exact, et qu'il n'avait pas voulu lui donner plus de quatre réaux, parce qu'il les lui donnait très-souvent. Ceux qui attendent la gratification des joueurs, ajouta-t-il, doivent être polis et prendre gaiement ce qu'on leur donne, sans marchander avec les gagnants, à moins de savoir avec certitude que ce sont des escrocs et que ce qu'ils gagnent est mal gagné. Au reste la meilleure preuve que je suis un homme d'honneur, c'est que je n'ai voulu donner rien de plus, car les fripons sont toujours tributaires de ceux qui les connaissent.
Cela est vrai; que plaît-il à Votre Seigneurie qu'on fasse de ces deux hommes? dit le majordome.
Ce qu'il y a à faire, le voici, répondit Sancho: vous homme de bonne ou de mauvaise foi, donnez sur-le-champ à votre compère cent réaux, et trente pour les pauvres; vous qui n'avez ni métier ni rente, et qui vivez les bras croisés, prenez ces cent réaux, puis demain de grand matin décampez au plus vite de cette île, et n'y rentrez de dix années, sous peine, si vous y manquez, de les achever dans l'autre monde: car je vous fais accrocher par la main du bourreau à la première potence venue. Et qu'aucun des deux ne réplique, ou gare à lui.
La sentence fut exécutée sur-le-champ, et le gouverneur ajouta: Ou je serai sans pouvoir, ou je fermerai ces maisons de jeu; tant je suis persuadé qu'elles causent de dommage.
Pas celle-ci du moins, répondit le greffier, car elle est tenue par un grand personnage, qui assurément y perd beaucoup plus d'argent chaque année qu'il n'en gagne; mais Votre Grâce pourra montrer son pouvoir contre les tripots de bas étage, qui donnent à jouer à tous venants, et dans lesquels il se commet mille friponneries, les filous n'étant pas assez hardis pour exercer leur industrie chez les personnes de distinction; et puisque enfin la passion du jeu est devenue générale, il vaut mieux que l'on joue chez les gens de qualité que dans ces repaires où l'on retient un malheureux toute la nuit pour l'écorcher tout vif.
Il y a beaucoup à dire à cela, greffier, répliqua Sancho; mais nous en reparlerons.
Sur ce arriva un alguazil qui tenait un homme 509 au collet: Seigneur gouverneur, dit-il, ce jeune compagnon venait de notre côté, mais aussitôt qu'il a aperçu la justice, le drôle a tourné les talons, et s'est mis à courir de toute sa force: signe certain qu'il a quelque chose à se reprocher. J'ai couru après lui, et s'il n'eût trébuché il ne serait pas maintenant devant vous.
Pourquoi donc fuyais-tu, jeune homme? demanda Sancho.
Seigneur, répondit le garçon, je fuyais pour éviter toutes ces questions que font les gens de justice.
Fort bien; quel est ton métier?
Tisserand, avec la permission de Votre Grâce.
Et qu'est-ce que tu tisses?
Des fers de lance.
Ah! ah! repartit Sancho, tu fais le plaisant, j'en suis bien aise. Et où allais-tu, à l'heure qu'il est?
Prendre l'air, répondit-il.
Et où prend-on l'air dans cette île? demanda Sancho.
Là où il souffle, seigneur, répondit le jeune homme.
C'est très-bien répondre, dit le gouverneur, et je vois que tu en sais long. Eh bien, mon ami, imagine-toi que c'est moi qui suis l'air, que je te souffle en poupe, et que je te pousse à la prison: holà, qu'on l'y mène à l'instant! Je saurai bien empêcher que tu dormes cette nuit en plein air.
Pardieu, seigneur, reprit-il, vous me ferez dormir en prison, tout comme je serai roi.
Et pourquoi donc ne te ferais-je pas dormir en prison, insolent? repartit Sancho; est-ce que je n'ai pas le pouvoir de t'y faire conduire, et de t'en tirer quand il me plaira.
Ma foi, vous auriez cent fois plus de pouvoir, 510 que vous ne m'y feriez point dormir, répondit le jeune homme.
Comment, non! répliqua Sancho; qu'on le mène en prison sur-le-champ, afin qu'il apprenne à ses dépens si je suis le maître ou non; et si le geôlier le laisse échapper, je le condamne d'avance à deux mille ducats d'amende.
Plaisanterie que tout cela! Je défie tous les habitants de la terre de me faire dormir cette nuit en prison.
Es-tu le diable en personne, ou possèdes-tu quelque esprit familier pour t'ôter les menottes qu'on va te mettre? demanda Sancho avec colère.
Un instant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d'un air dégagé; soyons raisonnable, et venons au fait. Je suppose que Votre Seigneurie m'envoie en prison, qu'on me mette au fond d'un cachot, les fers aux pieds et aux mains, et qu'on me garde à vue: eh bien, si je ne veux pas dormir, et si je veux passer la nuit les yeux ouverts, tout votre pouvoir serait-il capable de me contraindre à les fermer.
Il a raison, observa le secrétaire.
De sorte, dit Sancho, que tu ne dormiras pas, uniquement pour suivre ta fantaisie, et non pour contrevenir à ma volonté?
Assurément, seigneur, répondit le jeune homme; je n'en ai pas même la pensée.
A la bonne heure, va dormir chez toi, je ne prétends pas l'empêcher; mais, à l'avenir, je te conseille de ne pas plaisanter avec la justice, car tu pourrais tomber entre les mains d'un juge qui n'entendrait pas raillerie et te donnerait sur les doigts.
Le jeune homme s'en fut, et le gouverneur continua la ronde.
A quelques pas de là, deux archers survinrent avec un nouveau prisonnier: Seigneur, dit l'un d'eux, celui que nous vous amenons n'est point un homme, c'est une femme, et même fort aimable, qui a pris ce travestissement.
On approcha deux lanternes, à la lumière desquelles on reconnut que c'était une fille d'environ quinze à seize ans. Ses cheveux étaient ramassés dans une résille de fils d'or et de soie verte; elle portait un vêtement de brocart d'or à fond vert; ses bas de soie étaient incarnats, ses jarretières de taffetas blanc, bordées de franges d'or avec des perles, ses souliers étaient blancs comme ceux des hommes; elle n'avait point d'épée, mais seulement un riche poignard, et aux doigts plusieurs bagues d'un grand prix. En un mot, sa beauté surprit tout le monde, mais aucun des assistants ne put la reconnaître; ceux mêmes qui étaient dans le secret des tours qu'on voulait jouer à Sancho, non moins étonnés que les autres, attendaient la fin de l'aventure.
Émerveillé de la beauté de cette jeune fille, Sancho lui demanda qui elle était, où elle allait, et pourquoi on la rencontrait sous ce déguisement.
Seigneur, répondit-elle en rougissant, je ne saurais dire devant tant de monde une chose qu'il m'importe de cacher; je puis seulement vous assurer que je ne suis point un malfaiteur, mais une infortunée à qui la violence d'un sentiment jaloux a fait oublier les règles de la bienséance.
Le majordome, qui l'avait entendue, dit à Sancho: Seigneur gouverneur, ordonnez à vos gens de s'éloigner, afin que cette dame puisse parler en toute liberté.
Lorsqu'ils se furent retirés sur l'ordre du gouverneur, avec qui il ne demeura que le majordome, le maître d'hôtel et le secrétaire, la jeune fille parla ainsi: Seigneur, je suis la fille de Pedro Perez Mazorca, fermier des laines de ce pays, lequel a l'habitude de venir souvent chez mon père.
Cela n'a pas de sens, madame! interrompit le majordome; je connais fort bien Pedro Perez, et je sais qu'il n'a pas d'enfants; d'ailleurs, après avoir dit que vous êtes sa fille, vous ajoutez 511 qu'il va souvent chez votre père: cela ne se comprend pas.
J'en avais déjà fait la remarque, dit Sancho.
Seigneurs, je vous demande pardon, continua la jeune fille, je suis si troublée que je ne sais ce que je dis; la vérité est que je suis la fille de don Diego de la Lana.
Je connais très-bien don Diego de la Lana, dit le majordome. Don Diego est un gentilhomme fort riche, qui a un fils et une fille; mais depuis qu'il est veuf, personne ne peut se vanter d'avoir vu le visage de sa fille; il la tient si resserrée qu'il la cache au soleil lui-même, mais malgré toutes ses précautions on sait qu'elle est d'une remarquable beauté.
Vous dites vrai, seigneur, répliqua-t-elle, et cette fille c'est moi. Quant à cette beauté dont vous parlez, vous pouvez en juger maintenant que vous m'avez vue.
A ces mots, elle se mit à sangloter, et le secrétaire dit à l'oreille du majordome: il faut qu'il soit arrivé quelque chose d'extraordinaire à cette jeune fille, puisque bien née comme elle l'est, on la rencontre à pareille heure hors de sa maison.
Il n'en faut pas douter, répondit celui-ci, et ses larmes en font foi.
Sancho la consola du mieux qu'il put, la conjurant d'avouer, sans nulle crainte, ce qui lui était arrivé, et lui promettant de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour lui rendre service.
Seigneurs, répondit-elle, depuis dix ans que ma mère est morte, mon père m'a tenu renfermée, et pendant tout ce temps je n'ai vu d'homme que mon père, un frère que j'ai, et Pedro Perez, le fermier que tout à l'heure j'ai dit être mon père afin de ne pas nommer le mien. Cette solitude si resserrée, la défense de sortir de la maison, même pour aller à l'église, car chez nous on dit la messe dans un riche oratoire, me donnaient beaucoup de chagrin, et je mourais d'ennui de voir le monde, ou pour le moins le lieu où je suis née, ne croyant pas qu'il y eût rien de coupable à cela. Quand j'entendais parler de courses de taureaux, de jeux de bagues, de comédies, je demandais à mon frère, qui est d'un an plus jeune que moi, ce que c'était, et il me l'expliquait de son mieux, ce qui redoubla l'envie que j'avais de les voir; enfin, pour abréger le récit de ma faute, je suppliai mon frère, et plût à Dieu que je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable!... Ici, la pauvre enfant se mettant à pleurer de plus belle, excita une grande compassion chez tous ceux qui l'écoutaient.
Jusqu'ici il n'y a point lieu de s'affliger, dit le majordome; rassurez-vous, madame, et continuez; vos paroles et vos larmes nous tiennent en suspens.
Je n'ai rien à dire de plus, répondit-elle; mais j'ai beaucoup à pleurer mon imprudence et ma curiosité.
Les charmes de la jeune fille avaient impressionné le maître d'hôtel; il approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder, et il lui sembla que ce n'étaient point des larmes qui coulaient de ses yeux, mais plutôt des gouttes de rosée; il en vint même à les élever au rang de perles orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que le malheur de cette belle enfant ne fût pas aussi grand que le témoignaient ses soupirs et ses pleurs. Quant au gouverneur, il se désespérait de ces retards et de ces interruptions, et il la pria d'achever son récit, disant qu'il se faisait tard et qu'il avait encore une grande partie de la ville à parcourir pour terminer sa ronde.
Alors, d'une voix entrecoupée par de nouveaux sanglots, la jeune fille poursuivit: Ma disgrâce vient d'avoir, pendant que mon père dormait, demandé à mon frère de me prêter un de ses habillements, afin d'aller ensemble nous promener par la ville. Importuné de mes prières, il m'a donné ses vêtements, et il a pris le mien, qui lui sied à ravir, car sous ce costume il ressemble à une jolie fille. Il y a environ une 512 heure que nous sommes sortis de la maison, poussés par notre imprudente curiosité; nous avions fait le tour du pays, quand tout à coup, en revenant, nous avons vu s'avancer vers nous une nombreuse troupe de gens. Mon frère me dit: Voici sans doute les archers; tâche de me suivre, et fuyons au plus vite; si on nous reconnaît, nous sommes perdus. Aussitôt il s'est mis à courir, mais avec tant de vitesse qu'on eût dit qu'il volait; pour moi, je suis bientôt tombée de peur; alors survint cet homme qui m'a amenée ici, où j'ai honte de paraître une fille fantasque et dévergondée aux yeux de tant de monde.
Ne vous est-il arrivé que cela? demanda Sancho; ce n'est donc point la jalousie, comme vous le disiez d'abord, qui vous a fait quitter votre maison?
Il ne m'est rien arrivé que cela, Dieu merci, et en sortant mon seul dessein était de voir la ville, ou tout ou moins les rues de ce pays que je ne connaissais pas encore.
Ce qu'avait dit la jeune fille fut confirmé par son frère, qu'un des archers ramenait après l'avoir rattrapé à grand'peine. Il portait une jupe de femme, avec un mantelet de damas bleu bordé d'une riche dentelle; sa tête était nue et sans autre ornement que ses propres cheveux, qui semblaient autant d'anneaux d'or, tant ils étaient blonds et bouclés. Le gouverneur, le majordome et le maître d'hôtel s'écartèrent un peu du reste de la troupe, et ayant demandé au jeune garçon, sans que sa sœur l'entendît, pourquoi il était en cet équipage, il répéta tout ce qu'avait déjà raconté celle-ci, et avec la même naïveté et le même embarras: ce dont eut beaucoup de joie le maître d'hôtel, que tout cela intéressait vivement.
Voilà, il faut l'avouer, un terrible enfantillage! dit le gouverneur; et il ne fallait pas tant de soupirs et tant de larmes pour en faire le récit: était-il si difficile de dire: Nous sommes un tel et une telle, sortis de chez nos parents pour nous promener, sans autre dessein que la curiosité? Le conte eût été fini, et vous vous seriez épargné toutes ces pleurnicheries.
Vous avez raison, seigneur, répondit la jeune fille, mais mon trouble a été si grand que je n'ai pas eu la force de retenir mes larmes.
Il n'y a rien de perdu, dit Sancho; allons, venez avec nous: nous allons vous reconduire chez votre père, qui peut-être ne s'est pas aperçu de votre absence. Mais une autre fois n'ayez pas tant d'envie de voir le monde; à fille de renom, dit le proverbe, la jambe cassée et la maison; poule et femme se perdent pour trop vouloir trotter; car celle qui a envie de voir a aussi envie d'être vue.
Nos deux étourdis remercièrent le gouverneur de sa bonté; et l'on prit le chemin de la maison de don Diego de la Lana, qui n'était pas éloignée. En arrivant, le jeune homme jeta un petit caillou contre la fenêtre, aussitôt une servante vint ouvrir la porte; le frère et la sœur entrèrent. Le seigneur gouverneur et sa troupe continuèrent la ronde, s'entretenant de la gentillesse de ces pauvres enfants, et de l'envie qu'ils avaient eue de courir le monde de nuit, sans sortir de leur village.
Pendant le peu de temps qu'il avait vu cette jeune fille, le maître d'hôtel en était devenu si amoureux, qu'il résolut de la demander à son père dès le lendemain, ne doutant point qu'on ne lui accordât, puisqu'il était attaché à la personne du duc. De son côté, Sancho eut aussi quelque désir de marier le jeune homme à sa petite Sanchette, se réservant d'effectuer son dessein quand le temps serait venu, et persuadé qu'il n'y avait point de parti au-dessus de la fille du gouverneur. Ainsi finit cette ronde de nuit, et, deux jours après, le gouvernement, avec la chute duquel s'écroulèrent tous les projets de Sancho, comme on le verra plus loin.
Cid Hamet, le ponctuel chroniqueur des moindres faits de cette véridique histoire, dit qu'au moment où la señora Rodriguez se leva pour aller trouver don Quichotte, une autre duègne, qui était couchée près d'elle s'en aperçut; et comme toutes les duègnes sont curieuses, celle-ci suivit sa compagne à pas de loup. L'ayant vue entrer dans la chambre de notre chevalier, elle ne manqua pas, suivant la louable coutume qu'ont aussi les duègnes d'être bavardes et rapporteuses, de courir en instruire la duchesse. Aussitôt, afin d'approfondir ce mystère, la duchesse prit avec elle Altisidore, et toutes deux allèrent se poster près de la porte pour écouter. Comme la señora Rodriguez parlait haut, elles ne perdirent pas un seul mot de la conversation; aussi, quand la duchesse entendit dévoiler le secret de ses fontaines, elle ne put se contenir; Altisidore encore moins. Elles enfoncèrent la porte, criblèrent de coups d'ongles notre héros 514 et fustigèrent la señora comme nous l'avons déjà dit; tant les outrages qui s'adressent à la beauté des femmes allument dans leur cœur le désir de la vengeance. La duchesse alla raconter le tout au duc qui s'en amusa beaucoup; puis pour continuer à se divertir de leur hôte, la duchesse dépêcha un jeune page (celui-là même qui avait fait le personnage de Dulcinée dans la cérémonie du désenchantement) chargé de remettre à Thérèse Panza une lettre de son mari et une autre lettre de sa propre main, avec un grand collier de corail.
Or, dit l'histoire, ce page était fort égrillard; aussi, charmé de complaire à ses maîtres, il partit de grand matin pour le village de Sancho. Un peu avant d'y arriver, il trouva quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau. Il les aborda en les priant de lui indiquer une personne du village qui avait nom Thérèse Panza, et qui était femme d'un certain Sancho Panza, écuyer d'un chevalier qu'on appelait don Quichotte de la Manche.
A cette question, une jeune fille qui lavait avec les autres se leva, en disant: Cette Thérèse Panza, c'est ma mère; ce Sancho, c'est mon seigneur père, et ce chevalier c'est notre maître.
Eh bien, mademoiselle, reprit le page, venez avec moi, et conduisez-moi vers votre mère, car je lui apporte une lettre et un présent de ce seigneur votre père.
Volontiers, répondit la jeune fille, qui paraissait avoir quinze ans; puis laissant son linge, et sans prendre le temps de se chausser, tant elle avait hâte, elle se mit à courir en gambadant devant le page: Venez, seigneur, venez, disait-elle, notre maison n'est pas loin d'ici, et ma mère y est en ce moment bien en peine, car il y a bien longtemps qu'elle n'a reçu des nouvelles de mon seigneur père.
Eh bien, repartit le page, je lui en apporte de si bonnes qu'elle aura sujet d'en rendre grâces à Dieu.
Enfin, la petite Sanchette, courant, sautant, et gambadant, arriva à la maison; et de si loin qu'elle crut pouvoir être entendue: Venez! ma mère, s'écria-t-elle, venez vite! voici un seigneur qui apporte une lettre de mon père et d'autres choses qui vous réjouiront.
Aux cris de sa fille, parut Thérèse Panza, sa quenouille à la main, vêtue d'un jupon de serge brune, mais si court qu'il ne descendait pas à la moitié des jambes; elle n'était pas très-vieille, bien qu'elle eût dépassé la quarantaine, mais forte, droite, nerveuse et hâlée. Qu'est-ce donc, Sanchette? dit-elle à sa fille; quel est ce seigneur?
C'est le très-humble serviteur de madame dona Thérésa Panza, répondit le page. En même temps il mit pied à terre, et fléchissant le genou devant elle, il ajouta: Que Votre Grâce veuille bien me permettre de baiser sa main, très-honorée dame, en qualité de propre et légitime épouse du seigneur Sancho Panza, gouverneur souverain de l'île Barataria.
Levez-vous, seigneur, reprit Thérèse, je ne suis point une dame, mais une pauvre paysanne, fille de bûcheron, femme d'un écuyer errant, et non d'un gouverneur.
Votre Seigneurie, repartit le page, est la très-digne épouse d'un archiduquissime gouverneur; et pour preuve, lisez cette lettre et recevez ce présent.
Il lui remit la lettre, et lui passa au cou la chaîne de corail, dont les agrafes étaient d'or: Cette lettre, ajouta-t-il, est du seigneur gouverneur, et cette autre, ainsi que la chaîne est de madame la duchesse qui m'envoie auprès de Votre Grâce.
Thérèse et sa fille restèrent pétrifiées. Que je meure, dit la petite, si notre seigneur et maître don Quichotte n'est pas là dedans; il aura donné à mon père le comté qu'il lui avait promis.
Justement, répondit le page, c'est en considération du seigneur don Quichotte que le seigneur 515 Sancho est devenu gouverneur de l'île Barataria, comme vous le verrez par cette lettre.
Lisez-la donc, seigneur, dit Thérèse; je sais filer, mais je ne sais pas lire.
Ni moi non plus, ajouta Sanchette; attendez, j'irai chercher quelqu'un qui la lira, soit le curé, soit le bachelier Samson Carrasco; ils viendront de bon cœur pour apprendre des nouvelles de mon seigneur père.
Il n'est besoin d'aller chercher personne, dit le page; je ne sais point filer, mais je sais lire, et je la lirai bien tout seul.
Comme cette lettre est rapportée plus haut, on ne la répète point ici. Le page ensuite en prit une autre, celle de la duchesse, qui était conçue en ces termes:
«Amie Thérèse, les excellentes qualités de cœur et d'esprit de votre époux Sancho m'ont décidée à prier monseigneur le duc de lui donner le gouvernement d'une île parmi celles qu'il possède. J'apprends qu'il gouverne comme un aigle, ce dont je me réjouis fort, ainsi que le duc mon seigneur, qui s'applaudit chaque jour du choix qu'il a fait; car, vous le savez, ma chère dame, il n'y a rien de si difficile au monde que de trouver un homme capable, et Dieu veuille faire de moi une femme aussi bonne que Sancho est bon gouverneur. Mon page vous remettra une chaîne de corail dont les agrafes sont en or. Je voudrais, ma bonne amie, que ce fût autant de perles orientales; mais enfin qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps viendra, j'espère, où nous pourrons nous connaître et nous visiter; en attendant, faites mes compliments à la petite Sanchette; dites-lui de ma part qu'elle se tienne prête, et qu'au moment où elle y pensera le moins, je veux la marier à un grand seigneur. On dit ici que vous avez dans votre village une très-belle espèce de gland, envoyez-m'en, je vous prie, deux douzaines; le présent me sera considérable venant de vous. Écrivez-moi longuement de votre santé, de vos occupations, enfin de tout ce qui vous regarde; et si vous avez besoin de quelque chose, faites-moi-le savoir, vous serez servie à bouche que veux-tu. Dieu vous tienne en sa sainte garde!
«Votre bonne amie, qui vous aime bien.
«La Duchesse.
«De cet endroit tel jour.»
Sainte Vierge! s'écria Thérèse, la bonne dame que voilà, et qu'elle est simple et modeste! Dieu fasse qu'on m'enterre avec de pareilles dames, et non avec ces femmes d'hidalgos de notre village, qui, parce qu'elles sont nobles, ne voudraient pas que le vent les touche, vont à l'église avec autant de morgue que si elles étaient des reines, et croiraient se déshonorer si elles regardaient une paysanne en face; tandis que voilà une duchesse qui m'appelle sa bonne amie, et me traite comme si j'étais son égale. Plaise à Dieu que je la voie un jour aussi élevée que le plus haut clocher de la Manche! Quant aux glands doux qu'elle me demande, je lui en enverrai un boisseau, mais de si gros que je veux qu'on vienne les voir d'une lieue. Sanchette aie soin de ce seigneur, et qu'on traite son cheval comme lui-même: va chercher des œufs dans l'étable, coupe une large tranche de lard, enfin traite-le comme un prince: les nouvelles qu'il nous apporte méritent bien qu'on lui fasse faire bonne chère. En attendant, je m'en vais raconter l'heureuse nouvelle à nos voisines, au seigneur curé et à maître Nicolas, qui étaient et qui sont encore si bons amis de ton père.
Soyez tranquille, ma mère, répondit la petite, je me charge de tout. Mais, dites-moi, n'oubliez pas de me donner la moitié de votre collier, car je ne pense pas que madame la duchesse soit si mal apprise que de l'envoyer pour vous seule.
Il sera pour toi tout entier, ma fille, reprit Thérèse; laisse-le-moi porter seulement quelques jours, cela me réjouira le cœur.
Votre cœur se réjouira bien davantage, dit le 516 page, quand je vous ferai voir ce que j'ai dans cette valise: c'est un habillement de drap fin, que le gouverneur n'a porté qu'une seule fois à la chasse, et il l'envoie tout complet à mademoiselle Sanchette.
Qu'il vive mille années, mon bon père! s'écria Sanchette, ainsi que celui qui nous apporte de si bonnes nouvelles, et même deux mille, au besoin.
Thérèse s'en fut aussitôt, le collier au cou et les lettres à la main; et ayant rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à sauter en disant: Par ma foi, c'est aujourd'hui qu'il n'y a plus de parents pauvres, nous tenons un gouvernement. Que la plus huppée de ces dames vienne se frotter à moi, elles trouveront à qui parler.
Que voulez-vous dire, Thérèse, demanda le curé; d'où vient cette folie, et quel papier tenez-vous là?
Toute la folie est que voici des lettres de duchesse et de gouverneur, que le collier que je porte a les Ave de fin corail, les Pater noster d'or pur, et que je suis gouverneuse.
Que Dieu vous entende, Thérèse, dit Carrasco; car nous ne vous entendons pas, et nous ne savons ce que vous voulez dire.
Vous l'allez voir à l'instant, repartit Thérèse; lisez seulement.
Le curé lut les lettres à haute voix, et lui et le bachelier restèrent encore plus étonnés qu'auparavant, car ils n'y pouvaient rien comprendre. Carrasco demanda qui les avait apportées.
Venez à la maison, répondit Thérèse, et vous verrez le messager: c'est un jeune garçon beau comme le jour, et il m'apporte en présent bien d'autres choses.
Le curé prit le collier, le considéra trois ou quatre fois, et reconnaissant qu'il était de prix, il ne pouvait revenir de sa surprise. Par l'habit que je porte, s'écria-t-il, je m'y perds: le cadeau n'est pas de médiocre valeur; et voici une duchesse qui envoie demander des glands, comme si c'était chose rare et qu'elle n'en eût jamais vu.
Tout cela est bizarre, dit Carrasco: mais allons trouver le messager, nous apprendrons peut-être ce que cela signifie.
Ils suivirent Thérèse, que la joie avait rendue folle, et en entrant ils virent le page qui criblait de l'avoine pour son cheval, et la petite Sanchette qui coupait du jambon pour faire une omelette. Le messager leur parut de bonne mine et en galant équipage. S'étant salués de part et d'autre, Carrasco lui demanda des nouvelles de don Quichotte et de son écuyer, disant que les lettres qu'ils venaient de lire ne faisaient que les embarrasser, qu'ils ne comprenaient rien au gouvernement de Sancho, et surtout à cette île qu'on lui avait donnée, puisque celles de la Méditerranée appartenaient au roi d'Espagne.
Seigneur, répondit le page, il n'y a cependant rien de plus vrai; le seigneur Sancho est gouverneur, que ce soit d'une île ou d'autre chose, je n'en sais rien: quoi qu'il en soit, c'est une ville de plus de mille habitants. Pour ce qui est des glands que madame la duchesse envoie demander à une paysanne, il ne faut point s'en étonner: elle n'est pas fière, et je l'ai vue plus d'une fois envoyer prier une de ses voisines de lui prêter un peigne. Nos dames, d'Aragon ne sont pas si fières ni si pointilleuses que celles de Castille, et elles traitent les gens avec moins de hauteur.
Pendant cet entretien, la petite Sanchette accourut avec des œufs dans le pan de sa robe, et s'adressant au page: Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père attache ses chausses avec des aiguillettes, depuis qu'il est gouverneur?
Je n'y ai pas fait attention, répondit le page, mais il doit en être ainsi.
Eh bon Dieu, continua Sanchette, que je serais aise de voir mon seigneur père en hauts-de-chausses! je l'ai toujours demandé à Dieu, depuis que je suis au monde.
Si le gouvernement dure seulement deux mois, répondit le page, vous le verrez voyager avec un masque sur le visage.
Le curé et le bachelier s'apercevaient bien qu'on se moquait de la mère et de la fille; mais ils ne savaient que penser du riche collier et de l'habit de chasse que Thérèse leur avait montrés. Cependant ils riaient de bon cœur de la simplicité de Sanchette; et ce fut bien mieux encore lorsque Thérèse vint à dire: Or çà, seigneur licencié, connaissez-vous ici quelqu'un qui aille à Madrid ou à Tolède? Je voudrais faire acheter pour moi un vertugadin à la mode. Car, en vérité, je veux honorer le gouvernement de mon mari en tout ce que je pourrai, et si on me fâche, je m'en irai à la cour, et j'aurai un carrosse comme les autres: une femme dont le mari est gouverneur a bien le droit d'en avoir un.
Plût à Dieu, ma mère, que ce fût aujourd'hui plutôt que demain, ajouta Sanchette, quand même ceux qui me verraient dedans devraient dire: Regardez donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d'ail, la voyez-vous se prélasser dans ce carrosse, à côté de madame sa mère! ne dirait-on pas que c'est la papesse Jeanne? Mais qu'ils enragent, je m'en moque, et qu'ils pataugent dans la boue, pourvu que j'aille dans un bon carrosse les pieds chauds. N'ai-je pas raison, ma mère?
Oui, ma fille, répondit Thérèse, et mon bon Sancho me l'a toujours dit, qu'il me ferait un jour comtesse. Le tout est de commencer, et, comme je l'ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est autant le père des proverbes que le tien: Si on te donne la vache, mets-lui la corde au cou; si on te donne un gouvernement, empoigne-le; si on te donne un comté, saute 518 dessus; ce qui est bon à prendre, est bon à garder; sinon, fermez l'oreille et ne répondez pas au bonheur qui vient frapper à votre porte.
Je me moque bien, moi, reprit Sanchette, qu'on dise en me voyant prendre des grands airs: Le lévrier s'est joliment refait, depuis qu'il a un collier d'or, il ne connaît plus son compagnon.
En vérité, dit le curé, je crois que toute cette race des Panza est venue au monde avec un sac de proverbes dans le corps; je n'en ai pas vu un seul qui n'en lâche une douzaine à tout propos.
Il est vrai, repartit le page, qu'ils ne coûtent rien au seigneur gouverneur; il en débite à chaque instant, et quoique nombre ne viennent pas fort à propos, cela ne laisse pas de divertir madame la duchesse, ainsi que son époux.
Seigneur, dit Carrasco, parlons sérieusement, je vous prie. Quel est ce gouvernement de Sancho, et quelle est cette duchesse qui écrit à sa femme et lui envoie des présents? Quoique nous voyions les présents et les lettres, nous ne savons qu'en penser, sinon que c'est une de ces choses extraordinaires qui arrivent constamment au seigneur don Quichotte, et qu'il s'imagine toujours avoir lieu par enchantement. Nous sommes même tentés de vous prendre pour un ambassadeur fantastique.
Quant à moi, répondit le page, tout ce que je puis vous dire, c'est que je suis un véritable ambassadeur, qu'on m'a envoyé ici avec ces lettres et ces présents; que le seigneur Sancho Panza est bien effectivement gouverneur, et que le duc, mon maître, lui a donné ce gouvernement où il fait merveilles. Si dans tout cela il y a enchantement, je laisse Vos Grâces en discuter entre elles; pour moi, je ne sais rien autre chose, et j'en jure par la vie de mes père et mère, qui sont en bonne santé et que je chéris tendrement.
Cela peut être ainsi, repartit Carrasco; mais vous me permettrez d'en douter.
Doutez-en si vous voulez, dit le page; je vous ai dit la vérité: sinon, venez avec moi, et vous la verrez de vos propres yeux.
Moi, moi, j'irai, cria Sanchette; prenez-moi sur la croupe de votre bidet, je serai fort aise d'aller voir mon seigneur père.
Les filles des gouverneurs ne doivent point aller ainsi, mais en carrosse ou en litière, et avec un grand nombre de serviteurs, repartit le page.
J'irai sur une bourrique aussi bien assise que dans un coche, reprit Sanchette; vraiment, vous l'avez bien trouvée votre mijaurée.
Tais-toi, petite, dit Thérèse à sa fille, tu ne sais ce que tu dis, et ce seigneur a raison; il y a temps et temps; quand c'était Sancho, c'était la petite Sanchette, et quand c'est le gouverneur, c'est mademoiselle; tâche de ne point l'oublier.
Madame Thérèse a raison, ajouta le page; mais qu'on me donne, je vous prie, un morceau à manger, afin que je m'en aille, car je dois être ce soir de retour.
Seigneur, dit le curé, vous viendrez, s'il vous plaît, faire pénitence avec moi: madame Thérèse a plus de bonne volonté que de moyens pour traiter un homme de votre qualité.
Le page le remercia d'abord, mais finit par se rendre, et le curé fut charmé de pouvoir le questionner à son aise sur don Quichotte et sur Sancho. Le bachelier Carrasco offrit à Thérèse d'écrire ses réponses, mais elle ne voulut point qu'il se mêlât de ses affaires, le sachant très-goguenard; elle s'adressa à un enfant de chœur, qui écrivit deux lettres, l'une pour la duchesse, l'autre pour Sancho, toutes deux sorties de sa propre cervelle, et qui ne sont pas les plus mauvais morceaux de cette histoire.
L'esprit préoccupé des attraits de la jeune fille déguisée, le maître d'hôtel avait passé la nuit sans dormir, tandis que le majordome l'employait, de son côté, à écrire à ses maîtres tout ce que disait et faisait Sancho Panza. Le jour venu, le seigneur gouverneur se leva, et, par ordre du docteur Pedro Rezio, on le fit déjeuner avec un peu de conserves et quelques gorgées d'eau fraîche, mets que Sancho eût troqués de bon cœur contre un quartier de pain bis. Enfin, voyant qu'il fallait en passer par là, il s'y résigna à la grande douleur de son âme et à la grande fatigue de son estomac, le médecin lui affirmant que manger peu avive l'esprit; chose nécessaire aux personnes constituées en dignité et chargées de graves emplois, où l'on a bien moins besoin des forces du corps que de celles de l'intelligence. Avec ces beaux raisonnements, Sancho souffrait la faim, maudissant tout bas le gouvernement et celui qui le lui avait donné.
Cependant il ne laissa pas de tenir audience ce jour-là, et la première affaire qui s'offrit, ce fut une question que lui fit un étranger en présence du majordome et des autres gens de sa suite.
Monseigneur, lui dit cet homme, que Votre Grâce veuille bien m'écouter avec attention, car le cas est grave et passablement difficile. Une large et profonde rivière sépare en deux les terres d'un même seigneur; sur cette rivière il y a un pont, et au bout de ce pont une potence, ainsi qu'une salle d'audience, où d'ordinaire sont quatre juges chargés d'appliquer la loi établie par le propriétaire de la seigneurie. Cette loi est ainsi conçue: «Quiconque voudra traverser ce pont doit d'abord affirmer par serment d'où il vient et où il va: s'il dit la vérité, qu'on le laisse passer; s'il ment, qu'on le pende sans rémission à ce gibet.» Cette loi étant connue de tout le monde, on a l'habitude d'interroger ceux qui se présentent pour passer; on les fait jurer, et s'ils disent vrai, ils passent librement. Or, un jour il arriva qu'un homme, après avoir fait le serment d'usage, dit: Par le serment que je viens de prêter, je jure que je mourrai à cette potence, et non d'autre manière. Les juges se regardèrent en disant: Si nous laissons passer cet homme, il aura fait un faux serment, et suivant la loi il doit mourir; mais si nous le faisons pendre, il aura dit vrai, et suivant la même loi, ayant dit vrai, on doit le laisser passer. Or, on demande à Votre Grâce ce que les juges doivent faire de cet homme, car ils sont encore en suspens et ne savent quel parti adopter. Ayant appris par le bruit public combien vous êtes clairvoyant dans les matières les plus difficiles, ils m'ont envoyé vers vous, Monseigneur, pour supplier Votre Grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé.
En vérité, répondit Sancho, ceux qui vous envoient ici auraient bien pu s'en épargner la peine; car je ne suis pas aussi subtil qu'ils le pensent, et j'ai plus d'épaisseur de chair que de finesse d'esprit. Néanmoins, répétez-moi votre question; je tâcherai de bien la comprendre, et peut-être qu'à force de chercher, je toucherai le but.
Le questionneur répéta une ou deux fois ce qu'il avait d'abord exposé. Il me semble, continua Sancho, qu'on peut bâcler cela en un tour de main, et voici comment: cet homme jure qu'il va mourir à cette potence, et s'il y meurt, il a dit vrai: or, s'il dit vrai, la loi veut qu'on le laisse passer; si on ne le pend point, il a menti, et il doit être pendu: n'est-ce pas cela?
C'est cela même, seigneur gouverneur, répondit l'étranger.
Eh bien, mon avis, ajouta Sancho, est qu'on laisse passer de cet homme la partie qui a dit vrai, et qu'on pende la partie qui a dit faux; 520 de cette façon, la loi sera exécutée au pied de la lettre.
Mais, seigneur, repartit l'étranger, il faudra couper cet homme en deux? et cela ne pouvant se faire sans qu'il meure, la question reste indécise.
Écoutez, répliqua Sancho: ou je suis un sot, ou il y a autant de raisons pour laisser vivre cet homme que pour le faire mourir, car si le mensonge le condamne, la vérité le sauve: ainsi donc, vous direz à ceux qui vous envoient que, puisqu'il est, à mon avis, aussi raisonnable de l'absoudre que de le condamner, ils doivent le laisser aller. Il vaut toujours mieux qu'un juge soit doux que rigoureux, et cela je le signerais de ma main si je savais signer. D'ailleurs, je vous apprendrai que ce que je viens de dire n'est pas de mon cru. Je me rappelle que monseigneur don Quichotte m'a dit, entre autres choses, la veille même de mon départ pour venir gouverner cette île, que quand je trouverais un cas douteux, je fisse miséricorde; et Dieu a voulu que je m'en sois ressouvenu ici fort à propos.
Seigneur, dit le majordome, ce jugement est si équitable que Lycurgue, qui donna des lois à Lacédémone, n'en aurait pu rendre un meilleur. Mais en voilà assez pour l'audience de ce matin, et je vais donner des ordres pour que Votre Grâce dîne tout à son aise.
C'est cela, dit Sancho, qu'on me nourrisse bien, et qu'on me fasse question sur question; si je ne vous les éclaircis comme un crible, dites que je suis une bête.
Le majordome tint parole, se faisant conscience de laisser mourir de faim un si grand gouverneur et un juge si éclairé; outre qu'il avait envie de jouer à Sancho, la nuit suivante, le dernier tour qu'on lui réservait.
Or, il arriva que notre gouverneur ayant fort bien dîné ce jour-là, en dépit des aphorismes du docteur Tirteafuera, un courrier entra dans la salle et lui remit une lettre de la part de don Quichotte. Sancho ordonna au secrétaire de la parcourir des yeux, pour voir s'il n'y avait rien de secret. Après l'avoir achevée, le secrétaire s'écria que non-seulement on devait en donner lecture devant tout le monde, mais qu'elle devrait être gravée en lettres d'or, et il lut ce qui suit:
LETTRE DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE A SANCHO PANZA, GOUVERNEUR DE L'ÎLE DE BARATARIA.
«Quand je m'attendais à recevoir des nouvelles de ta négligence et de tes sottises, ami Sancho, je n'entends parler que de ta sage administration et de ta prudence, ce dont je rends grâces au ciel, qui sait tirer le pauvre du fumier et de sots faire des gens d'esprit.
«On me dit que tu gouvernes ton île avec la dignité d'un homme, mais qu'on te prendrait pour une brute, tant est grande la simplicité de ta vie. Je dois t'avertir, Sancho, que pour conserver l'autorité de sa place, il faut savoir résister à l'humilité de son cœur; la bienséance exige que ceux qui sont chargés de hautes fonctions se conforment à la dignité de ces fonctions, et oublient le rôle chétif qu'ils remplissaient auparavant. Sois toujours bien vêtu, car un bâton paré n'est plus un bâton; je ne dis pas cela pour que tu te couvres de dentelles et de broderies, et qu'étant magistrat, tu aies l'air d'un courtisan; mais afin que l'habit que requiert ta profession soit propre, et décent.
«Pour gagner l'affection de ceux que tu gouvernes, observes deux choses: la première, c'est d'être affable avec tout le monde, ainsi que je te l'ai déjà dit; la seconde, d'entretenir l'abondance dans ton île, car il n'y a rien qui fasse autant murmurer le peuple que la disette et la faim.
«Fais le moins possible de lois et d'ordonnances; mais quand tu en feras, qu'elles soient bonnes et qu'on les suive exactement; les lois qu'on n'observe pas, font dire que celui qui a eu521 la sagesse de les concevoir n'a pas eu la force de les faire exécuter. Or, la loi qui reste impuissante est comme cette poutre qu'on donna pour reine aux grenouilles; après avoir commencé par la craindre, elles finirent par la mépriser jusqu'à sauter dessus.
«Sois une mère pour les vertus et une marâtre pour les vices. Ne te montre ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et tiens le milieu entre ces deux extrêmes: c'est là qu'est la sagesse.
«Visite les prisons, les boucheries, les marchés; tous les endroits, en un mot, où la présence du gouverneur est indispensable.
«Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leur affaire.
«Sois un épouvantail pour les bouchers et les revendeurs, afin qu'ils donnent le juste poids.
«Garde-toi de te montrer, quand tu le serais, ce que je ne crois pas, avide, gourmand, débauché; car dès qu'on aura découvert en toi de mauvaises inclinations, il ne manquera pas de gens pour te tendre des piéges, et dès lors ta passion causerait ta perte.
«Lis et relis sans cesse les instructions que je t'ai données quand tu partis pour ton gouvernement; si tu les suis, tu verras de quelle utilité elles te seront dans une charge si épineuse.
«Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard: l'ingratitude est fille de l'orgueil et l'un des plus grands péchés que l'on connaisse; tandis qu'être reconnaissant du bien qu'on a reçu, est une preuve qu'on le sera également envers Dieu, qui nous accorde chaque jour tant de faveurs.
«Madame la duchesse a dépêché un exprès à ta femme pour lui porter ton habit de chasse, et un autre présent qu'elle lui envoie par la même occasion; nous attendons d'heure en heure la réponse.
«J'ai été quelque peu indisposé par suite de certaines égratignures de chats, dont mon nez ne s'est pas fort bien trouvé, mais cela n'a rien été, car s'il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il n'en manque pas pour me protéger.
«Le majordome qui t'accompagnait a-t-il quelque chose de commun avec la Trifaldi, comme tu l'avais cru d'abord? Donne-moi avis de tout ce qui t'arrivera, puisque la distance est si courte.
«Entre nous, je te dirai que je songe à quitter la vie oisive où je languis; elle n'est pas faite pour moi. Une circonstance s'est présentée qui, je le crains bien, a dû me faire perdre les bonnes grâces de monseigneur le duc et de madame la duchesse: mais enfin, malgré le regret que j'en ai, quoi que je puisse leur devoir, je me dois encore plus à ma profession; suivant cet adage: Amicus Plato, sed magis amica veritas[118]. Je te dis ces quelques mots de latin, parce que je pense que depuis que tu es gouverneur tu n'auras pas manqué de l'apprendre.
«Sur ce, Dieu te garde longues années, et qu'il te préserve de la compassion d'autrui.
«Ton ami,
«Don Quichotte de la Manche.»
Cette lettre fut trouvée admirable et pleine de bon sens; aussi dès que Sancho en eut entendu la lecture, il se leva de table, appela son secrétaire, et alla s'enfermer avec lui pour y faire réponse sur-le-champ. Après avoir ordonné au secrétaire d'écrire, sans ajouter ni retrancher un seul mot, voici ce qu'il lui dicta:
LETTRE DE SANCHO PANZA A DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.
«L'occupation que me donnent mes affaires est si grande, que je n'ai pas le temps de me gratter la tête, ni même de me couper les ongles; aussi les ai-je si longs, que Dieu seul peut y remédier. Je dis cela, mon cher maître, afin que Votre Grâce ne soit pas surprise si jusqu'à présent je ne l'ai pas informée comment je me trouve dans ce gouvernement, où je souffre encore plus de la faim que quand nous errions tous les deux par les forêts et les déserts.
«Monseigneur le duc m'a écrit l'autre jour, pour me donner avis qu'il est entré dans mon île des assassins avec le dessein de me tuer. Mais jusqu'à présent je n'ai pu en découvrir d'autre qu'un certain docteur, qui est gagé dans ce pays pour tuer autant de gouverneurs qu'il y en vient. Il s'appelle le docteur Pedro Rezio, et est natif de Tirteafuera. Voyez quel nom, et si j'ai raison de craindre de mourir par ses mains. Ce docteur avoue qu'il ne guérit point la maladie qu'on a; mais qu'il la prévient pour qu'elle ne vienne pas. Or, ses remèdes sont diète sur diète, jusqu'à rendre un homme plus sec que du bois, comme si la maigreur n'était pas un plus grand mal que la fièvre. Finalement il me fait mourir de faim, et en attendant je crève de dépit: car lorsque je vins dans le gouvernement, je comptais manger 523 chaud, boire frais, et me reposer sur la plume entre des draps de fine toile de Hollande, tandis que j'y suis réduit à faire pénitence comme un ermite: mais comme je ne la fais qu'en enrageant, j'ai bien peur qu'à la fin le diable n'en profite, et ne m'emporte un beau jour décharné comme un squelette.
«Jusqu'à présent je n'ai perçu aucuns droits, ni reçu aucuns cadeaux; j'ignore pourquoi, car on m'avait dit que les habitants de ce pays donnent ou prêtent de grandes sommes aux gouverneurs à leur entrée dans l'île, comme c'est aussi la coutume dans les autres gouvernements.
«Hier soir, en faisant ma ronde, j'ai rencontré une jeune demoiselle, belle à ravir, en habit de garçon, et son frère en habit de femme. Mon maître d'hôtel est devenu en un instant amoureux de la fille, et il veut en faire sa femme, à ce qu'il nous a dit; quant à moi, j'ai choisi le jeune homme pour mon gendre. Aujourd'hui nous en causerons avec le père, qui est un certain don Diego de Lana, vieux chrétien, et gentilhomme si jamais il en fut.
«Je visite souvent les marchés et les places publiques, comme Votre Grâce me le conseille. Hier, je vis une marchande qui vendait des noisettes fraîches, parmi lesquelles s'en trouvaient bon nombre de vieilles et pourries: je confisquai le tout au profit des enfants de la doctrine chrétienne, qui sauront bien distinguer les bonnes des mauvaises, et j'ai condamné en outre la marchande à ne point reparaître de quinze jours dans le marché. Et on m'a dit que j'avais fort bien fait. Ce que je puis assurer à Votre Grâce, c'est que le bruit court en ce pays qu'il n'y a pas de plus mauvaise engeance que ces revendeuses, qu'elles sont toutes effrontées, menteuses, sans foi ni loi; et je le crois bien, car partout je les ai vues de même.
«Que madame la duchesse ait écrit à Thérèse, et lui ait envoyé le présent que dit Votre Grâce, j'en suis très-satisfait; et je tâcherai, en temps et lieu, de montrer que je ne suis pas ingrat. En attendant, baisez-lui les mains de ma part, et dites-lui que le bien qu'elle m'a fait n'est point tombé dans un sac percé.
«Je ne voudrais pas que Votre Seigneurie eût des démêlés et des fâcheries avec monseigneur le duc et madame la duchesse; car si Votre Grâce se brouille avec eux, il est clair que ce sera à mon détriment, et puis ce serait mal à vous, qui me conseillez d'être reconnaissant, de ne pas l'être envers des personnes qui vous ont si bien accueilli et régalé dans leur château.
«Quant aux égratignures de chats, j'ignore ce que cela signifie; je m'imagine que ce doit être quelque méchant tour de vos ennemis les enchanteurs; vous me direz au juste ce qui en est quand nous nous reverrons.
«J'aurais voulu envoyer quelque chose en présent à Votre Grâce, mais je n'ai rien trouvé dans ce pays, si ce n'est des canules de seringue ajustées à des vessies, instruments qu'on y travaille à merveille; au reste, si l'office me demeure, je saurai bien sous peu vous envoyer quelque chose de mieux.
«Dans le cas où Thérèse Panza, ma femme, viendrait à m'écrire, payez le port, et envoyez-moi la lettre sans retard, car je meurs d'envie de savoir comment on se porte chez nous. Je prie Dieu qu'il vous délivre des enchanteurs, et moi, qu'il me tire sain et sauf de ce gouvernement, chose dont je doute fort à la manière dont me traite le docteur Pedro Rezio.
«Le très-humble serviteur de Votre Grâce,
«Sancho Panza, le gouverneur.
«De mon île, le même jour où je vous écris.»
Le secrétaire ferma la lettre, et fit partir le courrier; puis les mystificateurs de Sancho arrêtèrent entre eux de mettre fin à son gouvernement. Quant à lui, il passa l'après-dînée à dresser quelques ordonnances touchant la bonne administration de ce qu'il croyait être une île. 524 Il défendit les revendeurs de comestibles, mais il permit de faire venir du vin d'où l'on voudrait, pourvu qu'on déclarât l'endroit d'où il était, afin d'en fixer le prix selon la qualité et selon l'estime qu'on faisait du cru; déclarant que celui qui y mettrait de l'eau ou le dirait d'un autre endroit que celui d'où il provenait, serait puni de mort. Il abaissa le prix de toute espèce de chaussures, et principalement celui des souliers, qui lui semblait exorbitant. Il taxa les gages des valets. Il établit des peines rigoureuses contre ceux qui chanteraient des chansons obscènes, soit de jour, soit de nuit. Il défendit qu'aucun aveugle chantât des complaintes faites sur des miracles, à moins de fournir des preuves de leur authenticité; car il lui semblait que la plupart étant controuvés, ils faisaient tort aux véritables. Il créa un alguazil des pauvres, non pas pour les poursuivre, mais pour s'assurer s'ils l'étaient véritablement, parce que, disait-il, ces prétendus manchots, avec leurs plaies factices, ne sont souvent que des coupeurs de bourse et des ivrognes. En un mot, il rendit des ordonnances si équitables et si utiles, qu'on les observe encore aujourd'hui dans le pays, où on les appelle les Constitutions du grand gouverneur Sancho Panza.
Cid Hamet raconte que don Quichotte, une fois guéri de ses égratignures, trouvant la vie qu'il menait indigne d'un véritable chevalier errant, résolut de prendre congé de ses hôtes et de s'en aller à Saragosse, afin de se trouver au tournoi annoncé, où il prétendait conquérir l'armure, prix ordinaire de ces joutes. Un jour qu'il était à table avec le duc, bien résolu à lui déclarer son intention, on vit tout à coup entrer dans la salle deux femmes couvertes de deuil de la tête aux pieds. L'une d'elles, s'approchant de notre héros, se jeta à ses pieds et les embrassa avec des gémissements si prolongés, qu'on crut qu'elle allait expirer de douleur. Quoique le duc et la duchesse s'imaginassent que c'était quelque nouveau tour qu'on voulait jouer à don Quichotte, l'affliction de cette femme paraissait tellement naturelle, qu'ils ne savaient qu'en penser.
Touché de compassion, don Quichotte fit relever la suppliante, puis, l'ayant priée d'écarter son voile, on reconnut la vénérable señora Rodriguez, et dans la personne qui l'accompagnait, cette jeune fille qu'avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une grande surprise, surtout pour le duc et la duchesse, car quoiqu'ils connussent la duègne pour une créature assez simple, ils ne pensaient pas qu'elle fût capable d'une si grande crédulité. Enfin la señora Rodriguez se tourna du côté de ses maîtres, et après avoir fait une profonde révérence, elle leur dit humblement:
Que Vos Excellences veuillent bien me permettre d'entretenir un instant ce chevalier; j'ai besoin de lui pour sortir à mon honneur d'un embarras où m'a plongée l'audace d'un vilain malintentionné.
Je vous l'accorde, lui répondit le duc, et vous pouvez dire au seigneur don Quichotte tout ce qu'il vous plaira.
Valeureux chevalier, dit la señora Rodriguez en se tournant vers don Quichotte, il y a quelques jours, je vous ai raconté la perfidie dont un rustre s'est rendu coupable envers ma chère fille, l'infortunée ici présente. Vous me promîtes alors de prendre sa défense, et de redresser le tort qu'on lui a fait; mais j'apprends que votre intention est de quitter ce château pour retourner aux aventures qu'il plaira à Dieu de vous envoyer; je voudrais donc qu'avant de vous mettre en chemin, il plût à Votre Grâce de défier ce rustre indompté, pour le contraindre à épouser ma fille, selon sa promesse; car de 525 penser que monseigneur le duc me fasse rendre justice, c'est demander des poires à l'ormeau, pour la raison que je vous ai déjà confiée. Sur cela, que Notre-Seigneur Jésus-Christ donne à Votre Grâce une excellente santé, et qu'il ne nous abandonne point, ma fille et moi.
Ma chère dame, répondit don Quichotte avec gravité, séchez vos larmes, et arrêtez vos soupirs: je prends à ma charge la réparation due à votre fille; elle n'aurait pas dû sans doute croire si facilement aux promesses des amoureux, promesses très-légères à contracter et très-lourdes à tenir; mais enfin, puisque le mal est fait, il faut penser au remède; ainsi donc je vous promets, avec la permission de monseigneur le duc, de me mettre sur-le-champ à la recherche de ce dénaturé garçon, et quand je l'aurai trouvé, de le défier et de le tuer s'il refuse d'accomplir sa promesse; car le premier devoir de ma profession est de châtier les insolents et de pardonner aux humbles, de secourir les affligés et d'abattre les persécuteurs.
Seigneur chevalier, répondit le duc, ne vous mettez point en peine de chercher le paysan 526 dont se plaint cette dame, et dispensez-vous de me demander la permission de le défier; je le donne et le tiens pour défié; je me charge de lui transmettre votre cartel, et de le lui faire accepter; il viendra répondre lui-même, et je vous donnerai à tous deux le champ libre et sûr, observant les conditions en usage dans de semblables rencontres, et faisant à chacun une égale justice, comme y sont obligés tous princes qui accordent le champ clos aux combattants.
Avec l'assurance que me donne Votre Grandeur, repartit don Quichotte, je renonce pour cette fois aux priviléges de ma noblesse, je m'abaisse jusqu'à la condition de l'offenseur et me rends son égal, afin qu'il puisse mesurer sa lance avec la mienne. Ainsi donc, quoique absent, je l'appelle et le défie comme traître, pour avoir abusé de cette demoiselle et lui avoir ravi l'honneur. Il deviendra son époux, ou il payera de la vie son manque de foi.
Aussitôt tirant le gant de sa main gauche, notre héros le jeta au milieu de la salle. Le duc le releva, en répétant qu'il acceptait le défi au nom de son vassal, qu'il fixait au sixième jour l'époque du combat, et assignait la cour du château pour champ de bataille, avec les armes ordinaires des chevaliers, la lance et l'écu, le harnais à cotte de mailles et les autres pièces de l'armure, sans fraude ni supercherie, le tout dûment examiné par les juges du camp. Mais, d'abord, reprit-il, il faut savoir si cette bonne duègne et son imprudente fille remettent formellement leur droit entre les mains du seigneur don Quichotte; autrement le défi serait non avenu.
Je les y remets, dit la duègne.
Et moi aussi, ajouta la jeune fille en baissant les yeux.
Ces dispositions arrêtées, les deux plaignantes se retirèrent. La duchesse ordonna qu'on ne les traitât plus dorénavant comme ses suivantes, mais en dames aventurières qui venaient demander justice: on leur donna un appartement dans le château, où elles furent servies à titre d'étrangères, au grand ébahissement de ceux qui ne savaient ce que tout cela signifiait.
On était à la fin du repas, quand, pour compléter la fête, entra le page qui avait porté le présent à Thérèse Panza, femme de notre illustre gouverneur. Le duc le questionna avec empressement sur son voyage; il répondit qu'il avait beaucoup de choses à dire, mais que, comme plusieurs étaient de haute importance, il suppliait Leurs Excellences de lui accorder un entretien particulier. Le duc ayant fait sortir la plupart de ses gens, le page tira deux lettres de son sein, et les mit entre les mains de la duchesse; il y en avait une pour elle, et l'autre pour Sancho avec cette suscription: A mon mari Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, à qui Dieu donne heureuse et longue vie.
Impatiente de savoir ce que contenait sa lettre, la duchesse l'ouvrit et en prit lecture.
LETTRE DE THÉRÈSE PANZA A LA DUCHESSE.
«Ma bonne dame, j'ai eu bien de la joie de la lettre que Votre Grandeur m'a écrite; car, en vérité, il y a longtemps que je la désirais. Le collier de corail est très-beau, et l'habit de chasse de mon mari ne lui cède en rien. Tout notre village s'est fort réjoui de ce que Votre Seigneurie a fait mon mari gouverneur, quoique personne ne veuille le croire, principalement notre curé, maître Nicolas le barbier, et le bachelier Carrasco; mais ça m'est égal, et je ne me soucie guère qu'ils le croient, ou qu'ils ne le croient pas, pourvu que cela soit comme je sais que cela est. Pourtant, s'il faut dire la vérité, je ne l'aurais pas cru non plus, sans le collier de corail et l'habit de chasse, car tous les gens du pays disent que mon mari est un imbécile, qui n'a jamais gouverné que des chèvres et qui ne saurait gouverner autre chose; mais celui que Dieu aide est bien aidé.
«Il faut que je vous dise, ma chère dame, qu'un de ces jours, j'ai résolu d'aller à la cour,527 en carrosse, pour faire crever de dépit mille envieux que j'ai déjà. Je prie donc Votre Seigneurie de recommander à mon mari de m'envoyer un peu d'argent, et même en assez grande quantité, parce que la dépense est grande à la cour, où le pain vaut, dit-on, un réal, et la viande trois maravédis la livre; mais s'il ne veut pas que j'y aille, qu'il me le mande bien vite, car déjà les pieds me démangent de me mettre en route. Mes voisines me disent que si ma fille et moi nous allons bien parées à la cour, mon mari sera bientôt plus connu par moi que moi par lui: parce que tout le monde demandera quelles sont les dames de ce carrosse, et que mon valet répondra: La femme et la fille de Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria; de cette façon, mon mari sera connu, moi je serai prônée, et à la grâce de Dieu.
«Je suis bien fâchée que dans notre pays les glands n'aient pas donné cette année; j'en envoie pourtant à Votre Seigneurie un demi-boisseau que j'ai cueilli moi-même un à un dans la montagne. Ce n'est pas ma faute s'ils ne sont pas aussi gros que des œufs d'autruche, comme je l'aurais voulu.
«Que Votre Grandeur ne manque pas de m'écrire; j'aurai soin de lui faire réponse aussitôt, et de lui donner avis de ma santé et de tout ce qui se passe dans notre village, où je reste priant Dieu qu'il vous garde longues années et qu'il ne m'oublie pas. Sanchette, ma fille, et mon fils baisent les mains de Votre Grâce.
«Celle qui a plus envie de vous voir que de vous écrire.
«Votre servante, Thérèse Panza.»
La lettre fut trouvée fort divertissante, et la duchesse ayant demandé à don Quichotte s'il pensait qu'on pût décacheter celle que Thérèse écrivait à son mari, le chevalier répondit qu'il l'ouvrirait pour leur faire plaisir. Elle disait ce qui suit:
«J'ai reçu ta lettre, Sancho de mon âme, et je te jure, foi de chrétienne catholique, qu'il ne s'en est pas fallu de deux doigts que je ne devienne folle de joie. Quand j'ai su, mon ami, que tu étais gouverneur, j'ai failli tomber morte du coup, tant j'étais transportée; car tu le sais, on meurt de joie aussi bien que de tristesse. Notre petite Sanchette a mouillé son jupon sans s'en apercevoir, et cela de pur contentement. J'avais sous les yeux l'habit que tu m'as envoyé, et à mon cou le collier de corail de madame la duchesse; je tenais les lettres à la main, le messager était devant moi; eh bien, malgré tout, je croyais que ce que je voyais et touchais n'était que songe; car qui aurait jamais pu penser qu'un gardeur de chèvres deviendrait gouverneur d'île? Tu te rappelles ce que disait ma défunte mère, et elle avait raison: Qui vit beaucoup, voit beaucoup; je te dis cela parce que j'espère voir encore davantage si je vis plus longtemps, et je ne serai point contente que je ne te voie fermier de la gabelle; car bien qu'on prétende que ce sont des offices du diable, toujours font-ils venir l'eau au moulin.
«Madame la duchesse te dira l'envie que j'ai d'aller à la cour: vois si c'est à propos, et me mande ta volonté; j'irai en carrosse pour te faire honneur.
«Le curé, le barbier, le bachelier et même le sacristain, ne peuvent encore croire que tu sois gouverneur, et disent que tout cela est folie ou enchantement, comme tout ce qui arrive à ton maître. Samson Carrasco dit qu'il t'ira trouver, afin de t'ôter le gouvernement de la tête, et à monseigneur don Quichotte la folie de sa cervelle; quant à moi, je ne fais qu'en rire, en considérant mon collier de corail, et je songe toujours à l'habit que je vais faire à notre fille avec celui que tu m'as envoyé. J'envoie des glands à madame la duchesse, et je voudrais qu'ils fussent d'or; toi, envoie-moi quelque collier de perles, si l'on en porte dans ton île.
«Maintenant voici les nouvelles de notre village: 528 la Berruca a marié sa fille avec un mauvais barbouilleur, qui était venu ici pour peindre tout ce qu'il rencontrerait. L'ayuntamiento[119] l'a chargé de peindre les armoiries royales sur la porte de la maison commune; il a demandé deux ducats par avance; il a travaillé huit jours, et comme il n'a pu en venir à bout, il a dit pour raison qu'il n'était pas fait pour peindre de pareilles bagatelles. Il a donc rendu l'argent, et malgré tout il s'est marié à titre de bon ouvrier: il est vrai que depuis il a quitté le pinceau pour la pioche, et qu'il va aux champs comme un gentilhomme. Le fils de Pedro Lobo veut se faire prêtre; il a déjà reçu la tonsure; la petite-fille de Mingo Silvato, Minguilla, l'a su, et elle va lui faire un procès, parce qu'il lui avait promis de l'épouser: les mauvaises langues disent qu'elle est enceinte de son fait, mais lui s'en défend comme un beau diable.
«Il n'y a point chez nous d'olives cette année, et l'on ne saurait trouver une goutte de vinaigre dans tout le pays. Une compagnie de soldats est passée par ici, et ils ont emmené chemin faisant trois filles du village; je ne veux pas te les nommer parce qu'elles reviendront peut-être, et alors il ne manquera pas de gens pour les épouser, avec leurs taches bonnes ou mauvaises. Notre petite travaille à faire du réseau, et elle gagne par jour huit maravédis, qu'elle met dans une bourse, pour amasser son trousseau: mais à cette heure que tu es gouverneur, tu lui donneras une dot sans qu'elle ait besoin de travailler pour cela. La fontaine de la place s'est tarie, et le tonnerre est tombé sur la potence; plaise à Dieu qu'il en arrive autant à toutes les autres. J'attendrai ta réponse et ta décision pour mon voyage à la cour. Dieu te donne bonne et longue vie, je veux dire autant qu'à moi, car je ne voudrais pas te laisser seul dans ce monde.
«Ta femme, Thérèse Panza.»
Les deux lettres furent trouvées admirables et dignes d'éloges; pour mettre le sceau à la bonne humeur de l'assemblée, on vit entrer le courrier qui apportait à don Quichotte la lettre de Sancho. On la lut de même devant ceux qui étaient là: mais elle fit quelque peu douter de la simplicité du gouverneur. La duchesse alla se renfermer avec le page qui revenait du village de Thérèse Panza, et lui fit tout conter, jusqu'à la moindre circonstance. Le page lui présenta les glands, et de plus un fromage que la bonne dame lui envoyait comme chose d'une délicatesse exquise.
Mais il est temps de retourner à Sancho, fleur et miroir de tous les gouverneurs insulaires.
S'imaginer que dans cette vie les choses doivent rester toujours en même état, c'est se tromper étrangement. Au printemps succède l'été, à l'été l'automne, à l'automne l'hiver; et le temps, revenant chaque jour sur lui-même, ne cesse de tourner ainsi sur cette roue perpétuelle. L'homme seul court à sa fin sans espoir de se renouveler, si ce n'est dans l'autre vie, qui n'a point de bornes. Ainsi parle Cid Hamet, philosophe mahométan, car cette question de la rapidité et de l'instabilité de la vie présente et de l'éternelle durée de la vie future, bien des gens, quoique privés de la lumière de la foi, l'ont comprise par la seule lumière naturelle. Mais ici notre auteur n'a voulu que faire allusion à la rapidité avec laquelle le gouvernement de Sancho s'éclipsa, s'anéantit, et s'en alla en fumée.
La septième nuit de son gouvernement, Sancho était dans son lit, plus rassasié de procès que de bonne chère, plus fatigué de rendre des jugements et de donner des avis, que de toute autre chose; il cherchait dans le sommeil à se 529 refaire de tant de fatigues, et commençait à fermer les yeux, quand tout à coup il entendit un bruit épouvantable de cris et de cloches qui lui fit croire que l'île entière s'écroulait. Il se leva en sursaut sur son séant, et prêta l'oreille pour démêler la cause d'un si grand vacarme; non-seulement il n'y comprit rien, mais un grand bruit de trompettes et de tambours vint encore se joindre aux cris et au son des cloches. Plein d'épouvante et de trouble, il saute à terre, et court pieds nus et en chemise à la porte de sa chambre. Au même instant, il voit se précipiter par les corridors un grand nombre de gens armés d'épées et portant des torches enflammées: Aux armes! aux armes! criaient-ils; seigneur gouverneur, les ennemis sont dans l'île, et nous périssons si votre valeur et votre prudence nous font défaut. Puis, arrivés près de Sancho, qui était plus mort que vif: Que Votre Grâce s'arme à l'instant, lui dirent-ils tous ensemble, ou nous sommes perdus.
A quoi bon m'armer? répondit Sancho; est-ce que je connais quelque chose en fait d'attaque et de défense? Il faut laisser cela à mon maître don Quichotte, qui dépêchera vos ennemis en un tour de main; quant à moi, pauvre pécheur, je n'y entends rien.
Quelle froideur est-ce là? armez-vous, seigneur, repartit un d'entre eux; voici des armes offensives et défensives: guidez-nous, comme notre chef et notre gouverneur.
Eh bien, que l'on m'arme; et à la grâce de Dieu, répondit Sancho.
Aussitôt on apporta deux grands boucliers, qu'on lui attacha l'un par devant, l'autre par derrière, en les liant étroitement avec des courroies, les bras seuls étant laissés libres, de façon que le pauvre homme, une fois enchâssé, 530 ne pouvait ni remuer, ni seulement plier les genoux. Cela fait, on lui mit dans la main une lance sur laquelle il fut obligé de s'appuyer pour se tenir debout. Quand il fut équipé de la sorte, on lui dit de marcher le premier, afin d'animer tout le monde au combat, ajoutant que tant qu'on l'aurait pour guide, on était assuré de la victoire.
Et comment diable marcherais-je? répondit Sancho: entre ces planches où vous m'avez emboîté, je ne puis seulement pas plier le jarret. Ce qu'il faut faire, c'est de m'emporter à bras et de me placer en travers ou debout à quelque poterne que je défendrai ou avec ma lance ou avec mon corps.
Allons donc, seigneur gouverneur, dit un de ces gens, ce ne sont pas vos armes, c'est bien plutôt la peur qui vous empêche de marcher: hâtez-vous; le bruit augmente et le danger redouble.
A ces exhortations et à ces reproches, le pauvre Sancho essaya de se remuer; mais dès les premiers pas il tomba si lourdement qu'il crut s'être mis en pièces. Il demeura par terre étendu tout de son long, assez semblable à une tortue sous son écaille, ou à quelque barque échouée sur le sable. Mais ces impitoyables railleurs n'en eurent pas plus de compassion: au contraire, ils éteignirent leurs torches, et simulant le bruit de gens qui combattent, ils passèrent et repassèrent plus de cent fois sur le corps du gouverneur, donnant de grands coups d'épée sur le bouclier qui le couvrait, pendant que se ramassant de son mieux dans cette étroite prison, le pauvre diable suait à grosses gouttes, et priait Dieu de tout son cœur de le tirer d'un si grand péril. Les uns trébuchaient, d'autres tombaient sur lui, il y en eut même un qui, après lui avoir monté sur le dos, se mit à crier comme d'une éminence, et simulant l'office de général: Courez par ici, l'ennemi vient de ce côté; qu'on garde cette brèche, qu'on ferme cette porte; rompez les échelles; vite, vite, de la poix et de la résine; qu'on apporte des chaudrons pleins d'huile bouillante, qu'on couvre les maisons avec des matelas; puis il continuait à nommer l'un après l'autre tous les instruments et machines de guerre dont on se sert dans une ville prise d'assaut.
Quant au malheureux Sancho, étendu par terre, foulé aux pieds et demi mort de peur, il murmurait entre ses dents: Plût à Dieu que l'île fût déjà prise, et que je me visse mort ou délivré de cette horrible angoisse! Enfin le ciel eut pitié de lui, et lorsqu'il s'y attendait le moins, il entendit crier: Victoire, victoire! les ennemis sont en fuite. Allons, seigneur, levez-vous, venez jouir de votre triomphe et prendre votre part des dépouilles conquises par votre bras invincible.
Qu'on me lève, dit Sancho tristement. Quand on l'eut aidé à se remettre sur ses pieds: L'ennemi que j'ai tué, ajouta-t-il, je consens qu'on me le cloue sur le front; quant aux dépouilles, vous pouvez vous les partager, je n'y prétends rien. S'il me reste ici un ami, qu'il me donne un peu de vin; le cœur me manque, et, pour l'amour de Dieu, qu'on m'essuie le visage, je suis tout en eau.
On l'essuya, on lui donna du vin, on le débarrassa des boucliers; enfin, se voyant libre, il voulut s'asseoir sur son lit, mais il tomba évanoui de fatigue et d'émotion.
Les mystificateurs commençaient à se repentir d'avoir poussé si loin la plaisanterie, lorsque Sancho, en revenant à lui, calma la crainte que leur avait causée sa pâmoison. Il demanda quelle heure il était; on lui répondit que le jour venait de poindre. Aussitôt, sans ajouter un mot, il acheva de s'habiller, laissant tous les assistants surpris de l'empressement qu'il y mettait. Quand il eut terminé, quoique avec bien de la peine, tant il était brisé de fatigue, il se dirigea vers l'écurie, suivi de tous ceux qui étaient là, puis s'approchant du grison, il le prit tendrement entre ses bras, lui donna un baiser sur le front, 531 et lui dit les yeux pleins de larmes: Viens çà, mon fidèle ami, viens, cher compagnon de mes aventures et de mes travaux; quand je cheminais avec toi, sans autre souci que d'avoir à raccommoder ton harnais et soigner ta gentille personne, heureux étaient mes heures, mes jours, mes années. Mais depuis que je t'ai quitté pour me laisser emporter sur les tours de l'ambition et de l'orgueil, tout a été pour moi souffrances, inquiétudes et misères. En parlant ainsi, Sancho passait le licou à son âne, et lui ajustait le bât; le grison bâté, il monta dessus avec beaucoup d'efforts, et s'adressant au majordome, au maître d'hôtel et au docteur Pedro Rezio: Place, place, messeigneurs, leur dit-il, laissez-moi retourner à mon ancienne liberté; laissez-moi retourner à ma vie passée, pour me ressusciter de cette mort présente. Je ne suis point né pour être gouverneur; mon lot est de conduire la charrue, de manier la pioche et de tailler la vigne, et non de donner des lois ou de défendre des îles contre ceux qui viennent les attaquer. Saint-Pierre est bien à Rome, je veux dire que chacun doit rester chez lui et faire son métier. Faucille me sied mieux en main que bâton de commandement; je préfère me rassasier de soupe à l'oignon, que d'être à la merci d'un méchant médecin, qui me fait mourir de faim. Je dors mieux en été, à l'ombre d'un chêne, que l'hiver entre deux draps de fine toile de Hollande et enveloppé de riches fourrures. Adieu, adieu encore une fois. Dites à monseigneur le duc que nu je suis né, nu je me trouve; je veux dire qu'entré ici sans un maravédis, j'en sors les mains vides, tout au rebours des autres gouverneurs. Allons, gare! vous dis-je; laissez-moi passer, que j'aille me graisser les côtes, car il me semble que je les ai rompues, grâce aux ennemis qui se sont promenés cette nuit sur mon estomac.
Arrêtez, seigneur gouverneur, lui dit le docteur Pedro Rezio; arrêtez, je vais vous faire donner un breuvage qui vous remettra dans un instant; quant à votre table, je promets à Votre Grâce de m'amender, et de lui laisser à l'avenir manger tout ce qu'il lui plaira.
Grand merci, reprit Sancho, il est trop tard; j'ai envie de rester comme de me faire Turc. Ce n'est pas moi qu'on attrape deux fois de la même façon, et si jamais il me prend envie d'avoir un gouvernement, que je meure avant que d'y mettre le pied. Je suis de la famille des Panza; ils sont tous entêtés comme des mulets, et quand une fois ils ont dit non, ils n'en démordraient pas pour tout l'or du monde. Je laisse ici les ailes de la vanité qui ne m'ont enlevé dans les airs qu'afin de me faire manger aux hirondelles et aux oiseaux de proie; je redescends sur terre pour y marcher comme auparavant, et si je n'ai pas de chaussures de maroquin piqué, au moins ne manquerais-je jamais de sandales de cordes. Adieu, encore une fois, qu'on me laisse passer, car il se fait tard.
Seigneur gouverneur, dit le majordome, nous laissons partir Votre Grâce, puisqu'elle le veut, quoique ce ne soit pas sans regret que nous consentions à perdre un homme de votre mérite, et dont la conduite a été si chrétienne; mais tout gouverneur qui se démet de sa charge est obligé de rendre compte de son administration: rendez le vôtre, s'il vous plaît, après quoi nous ne vous retenons plus.
Personne n'a le droit de me demander des comptes, repartit Sancho, s'il n'en a reçu le pouvoir de monseigneur le duc; je m'en vais le trouver, et c'est à lui que je les rendrai. D'ailleurs, je sors d'ici nu, et cela me dispense d'autre preuve.
Le seigneur Sancho a raison, dit Pedro Rezio, il faut le laisser aller; d'autant plus que monseigneur sera enchanté de le revoir.
Tout le monde fut du même sentiment, et on le laissa partir en lui offrant de l'accompagner et de lui fournir ce qui serait nécessaire pour faire commodément son voyage. Sancho répondit qu'il ne voulait qu'un peu d'orge pour son 532 âne, et pour lui un morceau de pain et du fromage; que le chemin étant si court, il n'avait pas besoin d'autre chose. Tous l'embrassèrent; lui les embrassa aussi en pleurant, les laissant non moins étonnés de son bon sens que de la prompte et énergique résolution qu'il avait prise.
Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu'avait porté don Quichotte à leur vassal, pour le motif dont nous avons parlé plus haut; mais comme le jeune homme était en Flandre, où il s'était enfui afin de ne pas épouser la fille de la señora Rodriguez, ils imaginèrent de lui substituer un laquais gascon, appelé Tosilos. Après avoir donné à cet homme les instructions nécessaires pour bien jouer son personnage, le duc déclara à don Quichotte que dans un délai de quatre jours son adversaire viendrait, armé de toutes pièces, se présenter en champ clos et soutenir par la moitié de sa barbe, et même par sa barbe entière, que la jeune fille mentait en affirmant qu'il lui avait promis de l'épouser. Grande fut la joie de notre héros d'avoir rencontré une si belle occasion de montrer à ses illustres hôtes sa valeur et la force de son bras formidable; aussi dans son impatience, ces quatre jours lui semblèrent-ils autant de siècles. Pendant qu'il se repose bien malgré lui, allons tenir compagnie à Sancho qui, moitié triste, moitié joyeux, venait retrouver son maître, plus content toutefois de se sentir sur son fidèle grison qu'affligé de la perte de son gouvernement.
Il n'était pas encore bien loin de son île, de sa ville ou de son village, car on n'a jamais su précisément ce que c'était, quand il vit venir six pèlerins étrangers. Arrivés près de lui, ces pèlerins se rangèrent sur deux files et se mirent à chanter à tue-tête dans une langue dont Sancho ne put rien démêler, sinon le mot aumône. Il en conclut que toute la chanson n'avait pas d'autre but, et comme il était naturellement charitable, il leur offrit le pain et le fromage qu'il portait dans son bissac, leur faisant entendre par signes qu'il n'avait rien de plus. Les pèlerins acceptèrent l'aumône en criant: Geld! geld[120]!
Je ne vous comprends pas, frères, dit Sancho; que voulez-vous!
L'un d'eux alors tira une bourse de son sein, pour faire entendre à Sancho qu'ils demandaient de l'argent; mais lui, ouvrant la main et écartant les doigts, afin de leur montrer qu'il ne possédait pas une obole, piqua son grison et voulut passer au milieu d'eux. Mais un de ces étrangers, qui l'avait reconnu, l'arrêta, et l'embrassant lui dit en castillan: Sainte Vierge! qu'est-ce que je vois? n'est-ce pas mon ami, mon bon voisin Sancho Panza? Oui! par ma foi, c'est bien lui, car je ne suis ni ivre ni endormi.
Tout surpris d'entendre prononcer son nom et de se sentir embrasser, Sancho regarda longtemps cet homme sans rien dire; mais il avait beau le considérer, il ne pouvait se rappeler ses traits. Comment se peut-il, lui dit alors le pèlerin, que tu ne reconnaisses pas ton voisin Ricote le Morisque, le mercier de notre village?
Et qui diable t'aurait reconnu sous ce costume? reprit Sancho en l'examinant de plus près; mais comment oses-tu revenir en Espagne? Malheur à toi, mon pauvre ami, si tu venais à être découvert; tu n'aurais pas à te louer de l'aventure.
Si tu te tais, répondit le pèlerin, je suis bien sûr que personne ne me reconnaîtra sous cet habit. Mais quittons le grand chemin, et allons dans ce bois où mes camarades veulent dîner et faire la sieste: ce sont de braves gens, tu 533 dîneras avec eux, et là je pourrai te conter ce qui m'est arrivé depuis cet édit que le roi a fait publier contre les débris de notre malheureuse nation.
Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé à ses compagnons, tous s'enfoncèrent dans le bois qui était en vue, s'éloignant ainsi de la grand'route. Arrivés là, ils se débarrassèrent de leurs bourdons, de leurs mantelets, et restèrent en justaucorps. Ils étaient jeunes, enjoués et de bonne mine, hormis Ricote qui était déjà avancé en âge; chacun d'eux portait une besace bien pourvue, au moins de ces viandes qui appellent la soif de deux lieues. Ils s'assirent sur l'herbe, qui leur servit de nappe, et tous alors fournissant ce qu'ils portaient dans leur bissac, la place se trouva en un clin d'œil couverte de pain, de noix, de fromage et de quelques os où il restait encore à ronger, sans compter une espèce de saucisson appelé cavial, composé de ces œufs d'esturgeon, grands provocateurs de l'appétit. Il s'y trouva aussi des olives en quantité, lesquelles, quoiqu'un peu sèches, ne laissaient pas d'être de bon goût. Mais ce qui fit 534 ouvrir les yeux à Sancho, c'étaient six grandes outres de vin, chacun ayant fourni la sienne, sans compter celle de Ricote qui seule valait toutes les autres ensemble. Enfin nos gens se mirent à manger, mais lentement et en savourant chaque morceau. Puis tout à coup, levant les bras et les outres en l'air, le goulot sur la bouche et les yeux fixés au ciel, comme s'ils y avaient pris leurs points de mire, ils restèrent tous un bon quart d'heure à transvaser le vin dans leur estomac. Sancho admirait cette harmonie muette, et ne pensait déjà plus au gouvernement qu'il venait de quitter. Afin de se mettre à l'unisson, il pria Ricote de lui prêter son outre, et l'ayant embouchée, il fit voir qu'il ne manquait pour cet exercice ni de méthode ni d'haleine.
De temps en temps, un des pèlerins prenant la main de Sancho, lui disait: Espagnoli y Tudesqui, tuto uno bon compagno; et Sancho répondait: Bon compagno jura di; puis il éclatait de rire, mettant en oubli sa mésaventure; en effet, sur le temps où l'on est occupé à manger ou à boire, les soucis n'ont guère de prise. Quatre fois nos gens recommencèrent à jouer de leurs musettes, mais à la cinquième fois elles se désenflèrent si bien, qu'il n'y eut plus moyen d'en rien tirer: toutefois, si le vin fit défaut, le sommeil ne leur manqua pas, car ils s'endormirent sur la place. Ricote et Sancho, se trouvant plus éveillés, pour avoir moins bu, laissèrent dormir leurs compagnons, et allèrent s'asseoir au pied d'un hêtre, où le pèlerin, quittant sa langue maternelle pour s'exprimer en bon castillan, parla de la sorte:
Tu n'as pas oublié, ami Sancho, quelle terreur s'empara des nôtres quand le roi fit publier son édit contre les Mores; je fus si alarmé moi-même, que craignant de ne pouvoir quitter l'Espagne assez tôt, je me voyais déjà traîner au supplice avec mes enfants. Toutefois, ne trouvant pas que nous fissions sagement de fuir avec tant de hâte, je résolus de laisser ma famille dans notre village, et d'aller seul chercher quelque endroit où je pusse la mettre en sûreté. Je m'étais bien aperçu, ainsi que les plus habiles de notre nation, que cet édit n'était pas une vaine menace, mais une résolution arrêtée. En effet, connaissant les mauvaises intentions de beaucoup d'entre nous, intentions qu'ils ne cachaient pas, je restai convaincu que Dieu seul avait pu mettre dans l'esprit du roi une résolution si soudaine et si rigoureuse. Non pas que nous fussions tous coupables: car parmi nous, il se trouvait des chrétiens sincères, mais en si petit nombre qu'à parler franchement, souffrir tant d'ennemis dans le royaume, c'était nourrir un serpent dans son sein. Quoi qu'il en soit, le bannissement, trop doux pour quelques-uns, fut trop sévère pour ceux qui, non plus que moi, n'avaient pas de mauvais desseins. Depuis cette époque, dans quelque endroit que nous portions nos pas, nous regrettons toujours l'Espagne, notre berceau, ne trouvant point ailleurs le repos que nous espérions. Nous avions cru qu'en Barbarie et en Afrique on nous recevrait à bras ouverts, mais c'est là qu'on nous méprise et qu'on nous maltraite le plus. Hélas! nous n'avons connu notre bonheur qu'après l'avoir perdu; aussi notre désir de revoir l'Espagne est si grand, que la plupart d'entre nous, qui en savent fort bien la langue, n'ont pas craint d'abandonner femme et enfants pour y revenir.
Je quittai donc notre village, et je partis pour la France avec quelques-uns des nôtres; quoique nous y fussions bien reçus, le désir me prit d'aller plus loin. Je passai en Italie, et de là en Allemagne, où il me sembla qu'on vivait avec encore plus de sécurité, car presque partout il y a une grande liberté de conscience. Je m'assurai d'une maison proche d'Augsbourg, et m'associai à ces pèlerins qui ont coutume de venir visiter les sanctuaires de l'Espagne, visite qui pour eux vaut les mines du Pérou. Chaque année, ils la parcourent tout entière, et 535 il n'y a point de village qu'ils ne quittent repus jusqu'à la gorge, et emportant un bon sac d'argent. Cet argent ils ont soin de l'échanger contre de l'or, dont ils remplissent le creux de leurs bourdons, ou bien ils le cousent dans les plis de leurs mantelets; puis, à force d'industrie, ils parviennent à sortir d'Espagne avec leur butin, malgré la rigoureuse surveillance des gardiens des passages. Aujourd'hui, ami Sancho, mon intention est de reprendre l'argent que j'ai enfoui avant de partir; et comme c'est hors de notre village, je pourrai le faire sans péril, après quoi j'irai de Valence à Alger rejoindre ma femme et ma fille. De là, nous repasserons en France, d'où je les emmènerai en Allemagne, en attendant ce que Dieu voudra faire de nous; car enfin je suis certain que ma femme et ma fille sont bonnes catholiques; quant à moi, quoique je ne le sois pas autant, je suis plus chrétien que More, et tous les jours je prie Dieu de m'ouvrir les yeux davantage, et de m'apprendre comment il veut que je le serve. Mais ce qui m'étonne le plus, Sancho, c'est que ma femme ait mieux aimé aller vivre en Barbarie qu'en France, où elle et sa fille pourraient librement pratiquer leur religion.
Oh! cela n'a pas dépendu d'elles, dit Sancho, c'est Jean Tiopevo, ton beau-frère, qui les a emmenées: et comme c'est un vrai More, il n'a songé qu'à ce qui l'accommodait le mieux. Mais veux-tu que je te dise, Ricote: je suis certain que tu irais en vain chercher ton trésor, tu ne le trouveras plus, car nous avons su qu'on avait pris à ton beau-frère et à ta femme des perles et beaucoup d'argent qu'ils allaient faire enregistrer.
Cela peut être, répliqua Ricote, mais je suis bien certain qu'ils n'ont point touché à mon trésor, n'ayant confié le secret à personne, de crainte de malheur. Si tu veux venir avec moi et m'aider à l'emporter, je te promets deux cents écus: cet argent pourra te mettre à l'aise, car je sais, mon ami, que tu n'es pas bien riche.
Je le ferais volontiers, repartit Sancho, mais je ne suis point aussi intéressé que tu pourrais le croire. Si j'aimais la richesse, je n'aurais pas quitté ce matin un office où je pouvais faire d'or les murs de ma maison, et avant qu'il fût six mois manger dans des plats d'argent. Et pour cette raison, comme aussi parce que ce serait trahir le roi notre maître, que d'aider ses ennemis, je n'irais pas avec toi, quand au lieu de deux cents écus tu m'en offrirais le double.
Quel office as-tu donc quitté? demanda Ricote.
J'ai quitté le gouvernement d'une île, mais d'une île, vois-tu, qui n'a pas sa pareille à un quart de lieue à la ronde, répondit Sancho.
Et où est-elle située, cette île? continua Ricote.
Où elle est? A deux lieues d'ici, répliqua Sancho, et elle s'appelle l'île de Barataria.
Que dis-tu là, reprit Ricote; est-ce qu'il y a des îles en terre ferme?
Pourquoi non? reprit Sancho. Je te dis, mon ami, que j'en suis parti ce matin, et qu'hier encore je la gouvernais à ma fantaisie; malgré tout, je l'ai quittée, parce qu'il m'est avis que l'office de gouverneur est dangereux.
Et qu'as-tu gagné dans ton gouvernement? demanda Ricote.
Ce que j'y ai gagné? répondit Sancho; par ma foi, j'y ai gagné d'apprendre que je ne suis pas bon à être gouverneur, si ce n'est d'un troupeau de chèvres, et que les richesses amassées dans les gouvernements coûtent le repos et le sommeil, voire même le boire et le manger. Dans les îles, il faut que les gouverneurs ne mangent presque rien, surtout s'ils ont des médecins qui prennent soin de leur santé.
Je ne sais ce que tu veux dire, répliqua Ricote. Hé! qui diable pouvait s'aviser de te donner une île à gouverner? manque-t-il d'habiles gens au monde, qu'il faille prendre des paysans pour en faire des gouverneurs? Tu rêves, mon 536 pauvre ami. Vois seulement si tu veux venir avec moi pour m'aider à emporter mon trésor. Je t'assure qu'il en mérite bien le nom, et je te donnerai ce que je t'ai promis.
Je t'ai déjà dit que je ne le veux pas, répondit Sancho; mais sois sûr de n'être pas dénoncé par moi. Adieu; continue ton chemin, et laisse-m'en faire autant: si le bien gagné honnêtement se perd quelquefois, à plus forte raison le bien mal acquis doit-il se perdre avec son maître.
Je n'insiste pas, reprit Ricote, mais tu ne sais pas ce que tu refuses. Dis-moi, étais-tu dans le village quand mon beau-frère emmena ma femme et ma fille?
Vraiment oui, j'y étais, répondit Sancho, et tout le monde trouvait ta fille si belle, qu'on sortait en foule pour la voir: chacun la suivait des yeux, disant que c'était la plus jolie fille d'Espagne. La pauvre créature pleurait en embrassant ses amies, les priant de la recommander à Dieu et à sa sainte mère. Elle nous faisait pitié, tant elle était triste, et je ne pus m'empêcher de pleurer, moi qui ne suis pas un grand pleurard. Bien des gens voulaient la cacher; d'autres, s'ils n'eussent pas craint l'édit de Sa Majesté, de l'enlever par les chemins. Don Pedro Gregorio, ce jeune homme que tu connais, et qui est si riche, se démenait fort pour elle: il l'aimait beaucoup, à ce qu'on dit; aussi ne l'a-t-on plus revu depuis qu'elle est partie, et nous crûmes tous qu'il avait couru après elle pour l'enlever, mais on n'en a pas entendu parler jusqu'à cette heure.
Par ma foi, dit Ricote, j'avais toujours cru ce jeune homme amoureux de ma fille; mais comme je me fiais à elle, je m'en inquiétais peu. Tu sais bien, Sancho, que les Morisques ne se marient guère par amour avec les vieux chrétiens; et ma fille, ce me semble, songeait moins à se marier qu'à devenir bonne chrétienne; aussi je pense qu'elle se souciait fort peu des poursuites de ce gentilhomme.
Dieu le veuille, repartit Sancho, car cela ne convient ni à l'un ni à l'autre. Adieu, mon ami; laisse-moi partir; je veux aller ce soir retrouver mon maître, le seigneur don Quichotte.
Que Dieu t'accompagne, frère Sancho, dit Ricote. Aussi bien, voilà mes compagnons qui s'éveillent, et il est temps de continuer notre chemin.
Après s'être embrassés, Sancho monta sur son âne, Ricote prit son bourdon, et ils se séparèrent.
Pour avoir passé trop de temps à s'entretenir avec Ricote, Sancho ne put arriver de jour au château du duc, et il en était encore à une demi-lieue quand la nuit le surprit. Comme on était au printemps, il ne s'en mit pas en peine; seulement, il s'écarta de la route dans l'intention de se procurer un gîte. Mais sa mauvaise étoile voulut qu'en cherchant un endroit pour passer la nuit, lui et son grison tombèrent dans un sombre et profond souterrain qui se trouvait au milieu de bâtiments en ruine. Lorsque Sancho sentit la terre lui manquer, il se recommanda à Dieu avec ferveur, se croyant déjà au fond des abîmes; pourtant, il en fut quitte à meilleur marché, car à quatre toises il se trouva sur la terre ferme et assis sur sa monture sans s'être fait aucun mal. Il commença par se tâter par tout le corps, et retint son haleine pour s'assurer s'il n'avait aucune blessure; quand il se sentit bien portant, il rendit grâces au ciel de l'avoir préservé d'un danger où il avait failli se mettre en pièces. Le pauvre diable porta aussitôt ses mains de tous côtés pour voir s'il n'y avait pas moyen de se tirer de là; mais les murs étaient si droits et si escarpés qu'il lui était impossible d'y grimper. Désolé de cette découverte, il le fut bien davantage quand il entendit son grison 537 se plaindre douloureusement, et certes avec sujet, car il était en assez piteux état.
Hélas! hélas! s'écria Sancho, que d'accidents imprévus dans ce misérable monde! Qui aurait dit que l'homme qui était hier gouverneur d'une île, commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait aujourd'hui seul, sans serviteurs ni vassaux pour le secourir! Faudra-t-il donc, mon pauvre grison, que tous les deux nous mourions de faim ici, ou toi de tes blessures, et moi de chagrin! Encore si j'étais aussi chanceux que le fut monseigneur don Quichotte dans la caverne de Montesinos, où il trouva la nappe mise et son lit tout prêt! Mais que trouverai-je dans ce maudit trou, sinon des couleuvres et des crapauds? Malheureux que je suis! où ont abouti mes folies et mes caprices? Si du moins nous étions morts dans notre pays et parmi les gens de notre connaissance, nous n'eussions pas manqué d'âmes charitables pour nous pleurer et nous fermer les yeux à notre dernière heure! O mon fidèle ami, mon cher compagnon, quelle récompense je donne à tes bons services! mais pardonne-moi, et prie la fortune qu'elle nous tire 538 de ce mauvais pas, après quoi tu verras que je ne suis pas ingrat, et je te promets double ration.
Pendant que le maître se lamentait de la sorte, l'âne restait immobile, tant grande était l'angoisse que le pauvre animal endurait. Le jour revint, et aux premières clartés de l'aurore, Sancho, voyant qu'il était absolument impossible, sans être aidé, de sortir de cette espèce de puits, recommença à se lamenter et à jeter de grands cris pour appeler du secours. Mais personne ne l'entendait, et il se tint pour mort, surtout en voyant son âne couché à terre, les oreilles basses et faisant fort triste mine. Enfin, il l'aida à se remettre sur ses pieds, non sans beaucoup de peine; puis, ayant tiré un morceau de pain de son bissac, il le lui donna en disant: Tiens, mon enfant, quand on a du pain, les maux se sentent moins.
L'infortuné Sancho était dans cette cruelle anxiété, cherchant de tous côtés remède à son malheur, quand il découvrit à l'un des bouts du souterrain une ouverture assez grande pour qu'un homme pût y passer. Il s'y glissa à quatre pattes, et il vit qu'à l'autre bout le trou allait toujours s'élargissant. Revenant sur ses pas, il prit une pierre avec laquelle il pratiqua une brèche capable de livrer passage à son âne, et, le tirant par le licou, il commença à cheminer le long du souterrain. Tantôt il marchait à tâtons, tantôt il entrevoyait la lumière, mais toujours avec une égale frayeur. Dieu puissant, se disait-il, mon maître trouverait ceci une excellente aventure, tandis que moi, malheureux, privé de conseil et dénué de courage, il me semble à tous moments que la terre va me manquer sous les pieds. Tout en se lamentant, et après avoir fait, à ce qu'il crut, près de demi-lieue, il commença à découvrir un faible jour qui se glissait par une étroite fissure, et il espéra revoir la lumière encore une fois. Mais Ben-Engeli le laisse là pour retourner à don Quichotte, lequel attendait avec autant d'impatience que de joie le jour fixé pour le combat qu'il devait livrer au séducteur de la fille de la señora Rodriguez.
Or, comme ce matin-là notre héros était sorti pour tenir son cheval en haleine et le disposer au combat du lendemain, il arriva qu'à la suite d'une attaque simulée à toute bride, Rossinante vint mettre les pieds de devant sur le bord d'un trou dans lequel, sans la vigueur du cavalier qui arrêta sa monture sur les jarrets de derrière, tous deux seraient tombés infailliblement. La curiosité de don Quichotte l'engagea à voir de plus près ce que c'était: il s'approcha sans mettre pied à terre. Pendant qu'il considérait cette large ouverture, de grands cris, partis du fond, vinrent frapper son oreille: Hélas! disait une voix, n'y a-t-il point là-haut quelque chrétien qui m'entende, quelque chevalier charitable qui ait pitié d'un malheureux pécheur enterré tout vivant, d'un pauvre gouverneur qui n'a pas su se gouverner lui-même?
Surpris au dernier point, don Quichotte crut reconnaître la voix de Sancho, et, pour s'en assurer, il cria de toute sa force: Qui es-tu là-bas, toi qui te plains ainsi?
Et qui peut se plaindre, répondit la voix, si ce n'est le malheureux Sancho Panza, ci-devant écuyer du fameux chevalier don Quichotte de la Manche, et, pour ses péchés, gouverneur de l'île Barataria?
Ces paroles redoublèrent la surprise du chevalier. S'imaginant que Sancho était mort, et que son âme faisait là son purgatoire, il répondit à son tour: En ma qualité de chrétien catholique, je t'engage à me déclarer qui tu es. Si tu es une âme en peine, dis-moi ce que tu veux que je fasse pour te soulager, car ma profession étant de secourir tous les affligés, je puis aussi porter secours à ceux de l'autre monde qui ne sauraient s'aider eux-mêmes.
Vous qui me parlez, reprit la voix, vous êtes donc monseigneur don Quichotte de la Manche; car à l'accent et à la parole ce ne peut être que lui.
Oui, oui, répliqua notre héros, je suis ce don Quichotte qui a fait profession de secourir et d'assister en leurs nécessités les vivants et les morts; apprends-moi donc qui tu es toi-même, car tu me tiens en grand souci. Si tu es Sancho mon écuyer, et si tu as cessé de vivre, pourvu que les diables ne t'aient point emporté, et que par la miséricorde de Dieu tu sois seulement en purgatoire, notre mère la sainte Église catholique a des prières efficaces pour abréger tes peines; de ma part j'y emploierai tous mes efforts: achève donc de t'expliquer et dis-moi qui tu es.
Je jure Dieu, seigneur don Quichotte, répondit la voix, et je fais serment que je suis Sancho Panza, votre écuyer, et que je ne suis jamais mort depuis que je suis dans ce monde; mais qu'après avoir quitté mon gouvernement pour des raisons qu'il serait trop long de raconter, je tombai hier dans ce trou où je suis encore avec le grison qui ne me laissera pas mentir à telles enseignes, qu'il est à mes côtés.
En ce moment, comme s'il eût compris son maître et voulu lui rendre témoignage, l'âne se mit à braire si puissamment, que toute la caverne en retentit.
Voilà un témoin irrécusable, dit don Quichotte; au bruit je reconnais l'âne, et le maître à sa parole. Attends un peu, mon pauvre ami, je m'en vais au château qui est tout proche, et j'amènerai des gens pour te tirer d'ici.
Dépêchez-vous, je vous prie, seigneur, car je suis au désespoir de me voir enterré tout vivant, et je me sens mourir de peur.
Don Quichotte alla conter l'aventure au duc et à la duchesse, qui savaient que ce souterrain existait depuis un temps immémorial; mais ce qui surtout les surprit, ce fut d'apprendre que Sancho avait quitté son gouvernement sans qu'on leur eût donné avis de son départ. On courut avec des cordes et des échelles, et à force de bras on ramena Sancho et le grison à la lumière du soleil. Un étudiant qui se trouvait là par hasard ne put s'empêcher de dire en voyant notre écuyer: Il serait bon que tous les mauvais gouverneurs sortissent de leurs gouvernements, comme celui-ci sort de cet abîme, pâle et mourant de faim, et, si je ne me trompe, la bourse très-peu garnie.
Frère, repartit Sancho, il y a huit jours que je suis entré dans l'île qu'on m'avait donné à gouverner; pendant ces huit jours, je n'ai pas mangé mon soûl une seule fois: j'ai été persécuté par les médecins, les ennemis m'ont rompu les os, et je n'ai pas même eu le temps de toucher mes gages. Vous voyez bien que je ne méritais point d'en sortir ainsi; mais l'homme propose et Dieu dispose, et où l'on croit trouver du lard, il n'y souvent pas de crochet pour le pendre. Au reste, Dieu m'entend, et cela me suffit.
Sancho, laisse parler les gens, lui dit son maître; repose-toi sur ta bonne conscience, et qu'on dise ce qu'on voudra. Qui prétendrait attacher toutes les langues n'aurait jamais fini; on mettrait plutôt des portes aux champs. Si un gouverneur est riche, on dit qu'il a volé; s'il est pauvre, on dit que c'est un niais et un imbécile.
Permis de m'appeler un imbécile, répliqua Sancho, mais non de dire que je suis un voleur.
Tout en discourant, ils arrivèrent au château, entourés d'une foule de gens, et ils trouvèrent le duc et la duchesse qui les attendaient dans une galerie. Sancho ne voulut point monter rendre visite au duc et à la duchesse qu'il n'eût mis son grison à l'écurie, car la pauvre bête avait, disait-il, passé une très-mauvaise nuit. Enfin il alla saluer Leurs Excellences: Messeigneurs, dit-il en mettant un genou en terre, je suis allé gouverner votre île de Barataria, parce que Vos Grandeurs l'ont voulu, et non parce que je l'avais mérité: j'y suis entré nu, et nu j'en sors; je n'y ai perdu ni gagné, et si j'ai bien ou mal gouverné, il y a des témoins qui pourront 540 dire ce qui en est. J'ai éclairci des difficultés, jugé des procès, toujours mourant de faim, grâce au docteur Pedro Rezio, naturel de Tirteafuera, médecin de l'île et assassin des gouverneurs. Les ennemis nous ont attaqués nuitamment et mis en grand péril; mais ceux de l'île ont assuré que nous étions victorieux par la force de mon bras; Dieu les récompense dans ce monde et dans l'autre s'ils ne mentent point. Après avoir pesé les charges et les fatigues qu'on rencontre dans les gouvernements, j'ai trouvé le fardeau trop pesant pour mes épaules, et en fin de compte j'ai reconnu que je ne suis pas du bois dont on fait les gouverneurs; aussi, avant que le gouvernement me quittât, j'ai quitté le gouvernement, et hier, de bon matin, j'ai laissé l'île à l'endroit où je l'avais trouvée, avec les mêmes maisons et les mêmes rues, sans y avoir rien changé. Je n'ai rien emprunté à personne, je n'ai fait de profit sur quoi que ce soit, et si, comme cela est, j'ai songé à faire des ordonnances utiles et profitables, j'y ai renoncé bien vite, de peur qu'on ne les observât pas; parce qu'alors les faire ou ne pas les faire, c'est absolument la même chose. Je suis parti sans autre compagnie que celle de mon grison. Pendant la nuit, je suis tombé dans un souterrain, je l'ai parcouru tout du long; puis j'ai tant fait que, le jour venu, j'ai découvert une issue, mais non si facile toutefois que je n'y fusse demeuré jusqu'au jugement dernier sans le secours de mon maître. Voici donc, monseigneur le duc et madame la duchesse, votre gouverneur Sancho Panza, qui, en dix jours qu'il a gouverné, a appris à mépriser le gouvernement, non-seulement d'une île, mais encore du monde entier. Sur quoi je baise très-humblement les pieds de Vos Excellences; et avec leur permission, je retourne au service de monseigneur don Quichotte, avec qui je mange au moins du pain tout mon soûl. Encore bien, je l'avoue, que cela ne m'arrive que par saccades, je m'en rassasie du moins; et pourvu que je m'emplisse le ventre, peu m'importe que ce soit de fèves ou de perdrix.
L'écuyer finit là sa harangue, au grand contentement de son maître, qui mourait de peur qu'il ne lui échappât mille impertinences. Le duc embrassa Sancho, lui disant qu'il regrettait de le voir quitter son gouvernement, mais qu'il lui donnerait dans ses États quelque autre emploi où il aurait moins de peine et plus de profit. La duchesse aussi, recommanda qu'on lui fît faire grande chère et qu'on lui dressât un bon lit, car il paraissait tout moulu et à moitié disloqué.
Le majordome qui avait accompagné Sancho à Barataria revint le même jour raconter au duc et à la duchesse les faits et gestes de notre gouverneur, et jusqu'à ses moindres paroles; mais ce qui les amusa le plus, ce fut l'assaut simulé de l'île, les frayeurs de Sancho et enfin son départ précipité.
Cependant arriva le jour fixé pour le combat. Dans l'intervalle, le duc avait eu le temps d'instruire son laquais Tosilos des précautions qu'il fallait prendre pour vaincre don Quichotte sans le tuer ni le blesser. Il décida qu'on ôterait le fer des lances, alléguant que les sentiments chrétiens dont il se piquait ne permettaient pas que ce combat pût entraîner la mort, et que les combattants devaient se contenter d'avoir le champ libre sur ses terres, malgré les décrets des conciles qui défendent ce genre de duel, sans le vouloir encore à outrance. Notre héros répondit que le duc pouvait régler les choses comme il l'entendrait; qu'il se conformerait en tout à ses volontés.
Sur l'esplanade du château, le duc avait fait dresser un spacieux échafaud, où devaient se tenir les juges du camp et les dames qui demandaient 541 justice. Le grand jour arrivé, une foule immense de curieux accourut de tous les villages environnants. Jamais dans le pays vivants ou morts n'avaient entendu raconter pareille chose.
Le premier qui parut dans la lice fut le maître des cérémonies; il la parcourut d'un bout à l'autre pour s'assurer qu'il n'y avait aucun piége ou obstacle qui pût faire trébucher les combattants. La duègne et sa fille, dans une contenance affligée et avec leurs voiles tombant jusqu'à terre, vinrent ensuite prendre place. Notre héros était déjà dans la lice, quand par un des angles de la place et au son des trompettes on vit entrer le grand laquais Tosilos, couvert d'armes resplendissantes, le casque en tête et la visière baissée. Il montait un puissant cheval de Frise qui faisait trembler la terre sous ses pas. Tosilos n'avait point oublié les instructions du duc son seigneur, c'est-à-dire d'éviter le premier choc, pour éviter la mort si don Quichotte l'atteignait. Il parcourut la place, et s'approchant des dames, il regarda quelque temps avec beaucoup d'attention, celle qui le réclamait pour époux. Enfin, le juge du camp appela notre 542 chevalier, et suivi de Tosilos, il alla demander aux plaignantes si elles consentaient à prendre pour champion le seigneur don Quichotte de la Manche. Toutes deux s'inclinèrent en répondant qu'elles tenaient pour bon et valable ce qu'il ferait en cette circonstance.
Le duc et la duchesse étaient assis dans une galerie construite au-dessus de l'enceinte et remplie de gens qui attendaient l'issue d'un combat si extraordinaire. Les conditions du champ clos furent que si don Quichotte était vainqueur, le vaincu épouserait la fille de la señora Rodriguez; qu'au contraire, s'il succombait, son adversaire se trouverait relevé de sa promesse. Le maître des cérémonies partagea le soleil aux combattants, et assigna à chacun le lieu où il devait se placer. Puis dès qu'il fut retourné à sa place, les clairons retentirent.
Tout en attendant le dernier signal, don Quichotte s'était recommandé à Dieu et à sa dame Dulcinée; quant à Tosilos, il avait bien d'autres pensées en tête. S'étant mis à considérer son aimable ennemie, elle lui avait semblé la plus charmante créature du monde: aussi le petit dieu qu'on appelle Amour ne voulut-il pas perdre l'occasion de triompher d'un cœur de laquais; il s'approcha du drôle, sans être vu de personne, et il lui décocha une flèche qui le perça de part en part (car l'amour est invisible, il va et vient, entre et sort à sa fantaisie), si bien que lorsque les clairons sonnèrent, Tosilos n'entendit rien, ne songeant déjà plus qu'à la beauté dont il était devenu tout à coup l'esclave.
Don Quichotte, au contraire, n'avait pas plutôt entendu le signal de l'attaque qu'il s'était élancé sur son adversaire de toute la vitesse de Rossinante, pendant que Sancho criait de toutes ses forces: Que Dieu te conduise, fleur et crème de la chevalerie errante! que Dieu te donne la victoire comme tu la mérites!
Bien que Tosilos vît fondre sur lui don Quichotte, il ne bougea pas; au contraire, appelant à haute voix le juge du camp: Seigneur, lui dit-il, ce combat n'a-t-il lieu que pour m'obliger à épouser cette dame?
Précisément, lui répondit celui-ci.
En ce cas, repartit Tosilos, ma conscience me défend de passer outre: je me tiens pour vaincu, et je suis prêt à épouser cette dame à l'instant même.
A ces paroles, le juge du camp, qui était un des confidents de cette facétie, demeura fort étonné, et ne sut que répondre.
Quant à don Quichotte, voyant que son ennemi ne venait point à sa rencontre, il s'était arrêté au milieu de la carrière. Le duc cherchait à deviner ce qui suspendait le combat; mais lorsqu'il sut ce qu'il en était, il entra dans une grande colère contre son domestique, sans toutefois oser le laisser paraître.
Tosilos s'approchant de l'estrade où était la señora Rodriguez: Madame, lui dit-il, je suis prêt à épouser votre fille, et je ne veux point obtenir par les armes ce que je puis posséder sans débat.
S'il en est ainsi, je suis libre et délié de mon serment, ajouta don Quichotte; qu'ils se marient, et puisque Dieu la lui donne, que saint Pierre les bénisse!
Le duc descendit dans la lice: Est-il vrai, chevalier, dit-il en s'adressant à Tosilos, que vous vous teniez pour vaincu, et que pressé des remords de votre conscience, vous consentiez à épouser cette jeune fille?
Oui, seigneur, répondit celui-ci.
Par ma foi, il fait bien, dit alors Sancho, car ce que tu voulais donner au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira.
Cependant Tosilos s'était mis à délacer son casque, et priait qu'on l'aidât, parce qu'il ne pouvait plus respirer, tant il était serré dans cette étroite prison. On s'empressa de le satisfaire. Alors se montra à découvert le visage du laquais Tosilos. Quand la señora Rodriguez et sa fille virent ce qu'il en était, elles se mirent à crier en disant: C'est une tromperie, 543 c'est une infâme tromperie. On a mis Tosilos, le laquais de monseigneur, à la place de mon véritable époux. Justice, justice! nous ne souffrirons pas cette trahison.
Ne vous affligez point, mesdames, dit don Quichotte, il n'y a ici ni malice ni tromperie; du reste, s'il y en a, elle n'est point de la part de monseigneur le duc, mais de la part des enchanteurs, mes ennemis, qui, jaloux de la gloire que j'allais acquérir dans ce combat, ont changé le visage de votre époux en celui de ce laquais. N'en doutez pas, mademoiselle, ajouta-t-il, et en dépit de la malice de nos ennemis, mariez-vous avec ce cavalier; car c'est bien celui que vous désiriez. Là-dessus, vous pouvez vous en fier à moi.
En entendant notre héros, le duc sentit s'évanouir sa colère: En vérité, dit-il, tout ce qui arrive au chevalier de la Manche est tellement extraordinaire, que je suis disposé à croire que l'homme ici présent n'est point mon laquais; mais pour en être plus certains, remettons le mariage à quinzaine, et gardons sous clef ce personnage qui nous tient en suspens; peut-être alors aura-t-il repris sa première forme. La malice des enchanteurs contre le seigneur don Quichotte ne peut pas toujours durer, surtout quand ils verront que toutes leurs ruses et leurs transformations sont inutiles.
Oh! vraiment, dit Sancho, ces diables d'enchanteurs sont plus opiniâtres qu'on ne pense, et ils ne tiennent pas mon maître quitte à si bon marché: dans ce qui lui arrive, ce n'est que transformation de celui-ci en celui-là, et de celui-là en un autre. Il y a peu de jours il vainquit un chevalier qui s'appelait le chevalier des Miroirs; eh bien, les enchanteurs donnèrent au vaincu la figure du bachelier Samson Carrasco, qui est un de ses meilleurs amis; madame Dulcinée, ils l'ont changée en une grossière paysanne; mais je serais bien trompé si ce laquais ne reste pas laquais jusqu'à la fin de ses jours.
Il en sera ce qui pourra, reprit la fille de la señora Rodriguez; et puisqu'il consent à m'épouser, je l'accepte de bon cœur: j'aime mieux être la femme d'un laquais que la maîtresse d'un gentilhomme, d'autant plus que mon séducteur ne l'est pas.
Malgré tout on renferma Tosilos, sous prétexte de voir ce qui adviendrait de sa métamorphose, et don Quichotte fut proclamé vainqueur. Quant aux spectateurs qui avaient espéré voir les combattants se mettre en pièces, ils se retirèrent aussi désappointés que le sont les petits garçons lorsqu'on fait grâce au condamné qu'ils étaient venus pour voir pendre. Le duc, la duchesse et le glorieux don Quichotte rentrèrent au château; la señora Rodriguez et sa fille étaient charmées de voir que, de façon ou d'autre, cette aventure finissait par un mariage; quant à Tosilos, il ne demandait pas mieux.
Craignant enfin d'avoir un jour à rendre compte à Dieu de la vie oisive qu'il menait dans ce château, vie qu'il trouvait si contraire à sa profession de chevalier errant, don Quichotte se résolut enfin à partir, et demanda congé à Leurs Excellences. Ce ne fut pas sans montrer un grand déplaisir que le duc y consentit; mais enfin, il se rendit aux raisons du chevalier.
La duchesse remit à Sancho les lettres de sa femme. Après en avoir entendu la lecture: Qui eût pensé, se disait-il en pleurant, que toutes mes espérances s'en iraient en fumée, et qu'il me faudrait encore une fois me mettre en quête d'aventures à la suite de mon maître? Au moins je suis bien aise d'apprendre que Thérèse a fait son devoir en envoyant des glands à madame la duchesse: si elle y eût manqué, je l'aurais regardée 544 comme une ingrate. Ce qui me console, c'est qu'on ne peut appeler ce cadeau un pot-de-vin, puisque j'occupais déjà le gouvernement quand elle l'a envoyé; si petit qu'il soit, il montre que nous sommes reconnaissants. Nu je suis entré dans le gouvernement, et nu j'en sors. Ainsi, on n'a rien à me reprocher, et me voilà tel que ma mère m'a mis au monde.
Don Quichotte, qui, la veille au soir, avait pris congé du duc et de la duchesse, voulut se mettre en route de grand matin. Au lever du soleil, il parut tout armé dans la cour du château, dont les galeries étaient remplies de gens curieux d'assister à son départ. Sancho était sur son grison avec sa valise et son bissac, le cœur plus joyeux qu'on ne pensait, car, à l'insu de don Quichotte, le majordome du duc lui avait remis deux cents écus d'or pour continuer leur voyage.
Tout le monde avait les yeux attachés sur notre chevalier, quand tout à coup l'effrontée et spirituelle Altisidore éleva la voix du milieu des filles de la duchesse et dit d'un ton amoureux et plaintif:
Tandis qu'Altisidore se lamentait de la sorte, don Quichotte la regardait avec de grands yeux; tout à coup, se tournant vers Sancho: Par le salut de tes aïeux, lui dit-il, je te prie, je t'adjure de déclarer la vérité: emportes-tu, par hasard, les trois mouchoirs et les jarretières dont parle cette amoureuse damoiselle!
Les mouchoirs, j'en conviens, répondit Sancho; mais de jarretières, pas plus que sur ma main.
Quoiqu'elle la connût pour une personne très-hardie et très-facétieuse, la duchesse ne revenait pas de l'effronterie de sa suivante; mais le duc, à qui le jeu plaisait, ne fut pas fâché de le prolonger. Seigneur chevalier, dit-il à don Quichotte, votre conduite est inexcusable, surtout après le bon accueil que Votre Grâce a reçu dans ce château: votre action dénote un mauvais cœur, et trahit un genre de faiblesse qui s'accorde mal avec ce que la renommée publie de vous. Rendez les jarretières à cette demoiselle, sinon je vous défie en combat à outrance sans craindre que les enchanteurs changent mes 545 traits, comme cela est arrivé à mon laquais Tosilos.
Dieu me préserve, seigneur, répondit notre héros, de tirer l'épée contre votre illustre personne de qui j'ai reçu tant de faveurs. Les mouchoirs, je les ferai rendre, puisque Sancho dit qu'il les a: quant aux jarretières, ni lui ni moi ne les avons vues: que cette belle demoiselle veuille bien les chercher dans sa toilette, sans aucun doute elle les y trouvera. Jamais je n'ai rien dérobé, seigneur duc, et j'espère ne jamais donner sujet qu'on m'accuse de pareilles bassesses, à moins que Dieu ne m'abandonne. Cette jeune fille, on le voit bien, parle avec le dépit d'un cœur amoureux, que je n'ai nullement pensé à enflammer; aussi n'ai-je point d'excuses à lui faire, non plus qu'à Votre Excellence, que je supplie très-humblement d'avoir de moi meilleure opinion, et de me permettre de continuer mon voyage.
Partez, seigneur don Quichotte, dit la duchesse, et puisse la fortune vous être toujours fidèle, afin que nous puissions entendre parler de vos nouveaux exploits; partez, car votre 546 présence est un mauvais remède aux blessures que l'amour a faites à mes femmes. Quant à celle-ci, je la châtierai si bien, qu'elle sera plus réservée à l'avenir.
O valeureux chevalier! s'écria Altisidore, encore deux mots, je t'en conjure: pardon de t'avoir accusé du vol de mes jarretières; je te fais réparation d'honneur, car je les ai sur moi en ce moment; mais je suis si troublée que je ressemble à celui qui cherchait son âne pendant qu'il était monté dessus.
Ne l'avais-je pas dit? s'écria Sancho: ah! vraiment, c'est bien moi qu'il faut accuser de larcin! si j'avais voulu voler, n'en avais-je pas une belle occasion dans mon gouvernement?
Don Quichotte se baissa avec grâce sur ses arçons, pour saluer le duc, la duchesse et tous les assistants, puis, tournant bride, il sortit du château et prit le chemin de Saragosse.
Lorsque don Quichotte se vit en rase campagne, libre et à l'abri des importunités d'Altisidore, il se sentit renaître, et il lui sembla qu'une force nouvelle se manifestait en lui pour pratiquer mieux que jamais sa profession de chevalier errant. Ami, dit-il en se tournant vers son écuyer, de tous les biens dont le ciel a comblé les mortels, le plus précieux est la liberté, les trésors que la terre cache dans ses entrailles, ceux que la mer recèle dans ses vastes profondeurs, n'ont rien qui lui soit comparable: pour la liberté aussi bien que pour l'honneur, on peut et on doit aventurer sa vie. Tu as été témoin, Sancho, des délices et de l'abondance dont nous avons joui dans ce château; eh bien, te l'avouerai-je? au milieu de ces banquets somptueux, de ces breuvages exquis, il me semblait toujours souffrir le tourment de la soif et de la faim. Non, je ne jouissais point de ces choses avec la même liberté que si elles m'eussent appartenu: car l'obligation de reconnaître les bienfaits et les services qu'on a reçus est un lien serré de mille nœuds qui tient une âme constamment captive. Heureux celui à qui le ciel a donné un morceau de pain, et qui n'est tenu d'en remercier que le ciel lui-même!
Malgré tout ce que vient de dire Votre Grâce, répondit Sancho, nous ne saurions nous empêcher d'être reconnaissants de la bourse de deux cents écus d'or que m'a donnée le majordome de monseigneur le duc; aussi je la porte sur mon cœur, comme une relique contre la nécessité, et comme un bouclier contre les accidents qu'on rencontre à toute heure: car pour un château où l'on fait bonne chère, il y a cent hôtelleries où l'on est roué de coups.
Déjà depuis quelque temps le chevalier et l'écuyer errants marchaient s'entretenant de la sorte, quand ils aperçurent une douzaine d'hommes en costume de paysans, qui dînaient assis sur l'herbe, leurs manteaux leur servant de nappe. Près d'eux, d'espace en espace, étaient étendus de grands draps blancs, qui recouvraient quelque chose. Don Quichotte s'approcha, et ayant salué poliment, il demanda ce que cachaient ces toiles.
Seigneur, répondit un de ces hommes, sous ces toiles sont des figures sculptées destinées à un reposoir qu'on est en train de faire dans notre village. Nous les portons sur nos épaules, de peur qu'elles ne se brisent, et nous les couvrons, afin qu'elles ne se gâtent point à l'air et par les chemins.
Vous me feriez plaisir si vous vouliez me permettre de les voir, dit don Quichotte, car je m'imagine que des figures dont on prend un tel soin doivent être fort belles.
Oui, certes, elles le sont, répondit l'interlocuteur; mais aussi il faut savoir ce qu'elles coûtent! il n'y en a pas une seule qui ne revienne 547 à plus de cinquante ducats. Vous allez en juger, ajouta-t-il. Et il découvrit une superbe figure représentant un saint George à cheval vainqueur d'un dragon auquel il tenait la lance contre la poitrine. L'image entière ressemblait à une châsse d'or.
Don Quichotte ayant quelque temps considéré la figure: Ce chevalier, dit-il, fut un des plus illustres chevaliers errants de la milice céleste; il s'appelait saint George et fut un grand protecteur de l'honneur des dames. Passons au suivant. L'homme la découvrit, et l'on reconnut l'image de saint Martin également à cheval, et partageant son manteau avec le pauvre. Ce chevalier, poursuivit notre héros, était aussi un grand aventurier chrétien; mais il se montra plus charitable encore que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho, puisqu'il coupe son manteau pour en donner la moitié à un pauvre; et ce fut probablement en hiver; autrement, charitable comme il l'était, il lui aurait donné le manteau tout entier.
Vous n'y êtes pas, repartit Sancho; c'est parce qu'il savait le proverbe: Pour donner et pour avoir, compter il faut savoir.
Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte, et il demanda qu'on lui fît voir une autre figure.
Cette fois on découvrit l'image du patron des Espagnes, l'épée sanglante à la main, culbutant les Mores et les foulant sous les pieds de son coursier. Oh! pour celui-ci, s'écria notre héros, c'était un des plus fameux aventuriers qui aient jamais suivi l'étendard de la croix: c'est le grand saint Jacques, surnommé le tueur de Mores, un des plus vaillants chevaliers qu'ait possédé le monde, et que possède maintenant le ciel.
On lui fit voir ensuite un saint Paul précipité à bas de son cheval, avec toutes les circonstances qui d'habitude accompagnent le récit de sa conversion. Ce saint-là, dit don Quichotte, fut d'abord un très-grand ennemi de l'Église de Dieu, mais il a fini par en être le plus zélé défenseur. Chevalier errant pendant sa vie, saint inébranlable dans la foi jusqu'à la mort, ouvrier infatigable de la vigne du Seigneur, docteur des nations, il puisa sa doctrine dans le ciel, et eut Jésus-Christ lui-même pour instituteur et pour maître. Enfants, couvrez vos images. Mes frères, reprit-il, je tiens à bon présage ce que je viens de voir; car ces chevaliers exercèrent la profession que j'ai embrassée, celle des armes, avec cette différence toutefois qu'ils furent saints, et qu'ils combattirent avec des armes célestes, tandis que moi, pécheur, je combats à la manière des hommes. Ils ont conquis le ciel par la violence, car le royaume des cieux veut qu'on l'obtienne par la violence; mais moi, jusqu'à cette heure, je ne sais trop ce que j'ai conquis, quelles que soient les fatigues que j'ai endurées. Oh! si ma chère Dulcinée pouvait être délivrée des peines qu'elle endure, mon sort s'améliorant et mon esprit se trouvant plus en repos, peut-être m'engagerais-je dans une voie meilleure que celle où j'ai marché jusqu'à présent.
Que Dieu t'entende! dit tout bas Sancho!
Ces hommes n'étaient pas moins surpris de la figure de notre héros que de son langage, auquel ils ne comprenaient rien ou peu s'en faut. Leur repas achevé, ils chargèrent les figures sur leurs épaules, prirent congé de don Quichotte, et continuèrent leur chemin.
Comme s'il n'eût jamais entendu parler son maître, Sancho était resté tout ébahi, voyant bien qu'il n'y avait point d'histoire au monde dont il n'eût une parfaite connaissance. En vérité, monseigneur, lui dit-il, si ce qui vient de nous arriver peut s'appeler une aventure, c'est assurément la plus douce et la plus agréable que nous ayons rencontrée jusqu'ici: nous en sommes sortis sans coups de bâton; nous n'avons point mis l'épée à la main; nous n'avons pas mesuré la terre de nos corps, enfin nous voilà sains et saufs, sans avoir souffert ni la soif ni la faim. 548 Dieu soit béni de la grâce qu'il m'a faite de voir tout cela de mes propres yeux.
C'est vrai, Sancho, répondit don Quichotte; mais tu dois savoir que les temps ne se ressemblent pas, et qu'on n'a pas toujours mauvaise chance. Là où le vulgaire ne voit qu'un fâcheux présage, celui qui a le sens droit voit une heureuse rencontre. Un homme superstitieux sort de chez lui de bon matin, et il se trouve face à face avec un moine de l'ordre de Saint-François, aussitôt il tourne les talons comme s'il eût rencontré le diable; on renverse du sel sur la table, et le voilà tout mélancolique, comme si la nature devait employer des moyens aussi futiles pour nous avertir des malheurs qui nous menacent. L'homme sage et chrétien n'attache aucune importance à de semblables vétilles. Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses soldats tiennent sa chute à mauvais présage; aussitôt, embrassant le sol: Afrique, je te tiens, dit-il, tu ne m'échapperas pas. Ainsi, moi, ami Sancho, je considère comme un bonheur d'avoir rencontré ces images.
Je le crois, dit Sancho; je voudrais seulement que Votre Grâce daignât m'expliquer pourquoi, en invoquant, avant de livrer bataille, ce saint Jacques, le tueur de Mores, les Espagnols ont coutume de s'écrier: Saint Jacques, et ferme, Espagne[122]! L'Espagne est-elle ouverte, qu'il soit besoin de la fermer? Quelle cérémonie est-ce là?
Que tu es simple, mon pauvre ami! répondit don Quichotte: apprends que Dieu a donné aux Espagnols pour protecteur ce grand chevalier à la Croix-Vermeille, et surtout dans les luttes terribles qu'ils ont autrefois soutenues contre les Mores! C'est pour cela qu'ils l'invoquent dans les combats, car on l'a vu souvent en personne, foulant aux pieds, détruisant les escadrons ennemis, comme je pourrais t'en fournir cent exemples tirés des histoires les plus dignes de foi.
Changeant d'entretien, Sancho dit à son maître: En vérité, seigneur, je ne reviens pas de l'effronterie de cette Altisidore: il faut que la pauvrette en ait dans l'aile, et que ce petit scélérat qu'on appelle Amour l'ait diantrement blessée! Le drôle n'y voit goutte, dit-on; mais cela n'y fait rien: lorsqu'il prend un cœur pour but, il vous le perce de part en part avec ses flèches. J'avais entendu dire que les flèches de l'amour s'émoussaient contre la sagesse des filles; eh bien, c'est tout le contraire chez cette Altisidore, car on dirait qu'elles ne s'en aiguisent que mieux.
Ami Sancho, reprit don Quichotte, l'amour ne connaît ni ménagements, ni considérations: il est comme la mort, qui n'épargne pas plus les rois que les bergers. Lorsqu'il s'empare d'un cœur, la première chose qu'il fait, c'est d'en chasser la honte et la crainte. Ainsi, comme tu l'as vu, c'est sans pudeur qu'Altisidore m'a montré des désirs qui ont excité chez moi moins de pitié que de confusion.
O cruauté notoire, ingratitude inouïe! s'écria Sancho; que ne s'adressait-elle à moi, je me serais rendu au premier petit mot d'amour! Mort de ma vie! quel cœur de rocher! quelles entrailles de bronze a Votre Grâce! Mais qu'a donc pu découvrir en vous la pauvre fille pour prendre ainsi feu comme une étoupe? Où donc est la beauté qui l'a si fort charmée dans votre personne? Je vous ai bien des fois regardé de la tête aux pieds, et jamais, je dois l'avouer, je n'ai vu chez vous que des choses plutôt faites pour épouvanter les gens que pour les séduire. S'il est vrai, comme on le prétend, que pour éveiller l'amour l'essentiel soit la beauté, Votre Grâce n'en ayant pas du tout, je ne sais de quoi s'est amourachée cette Altisidore.
Apprends, Sancho, reprit don Quichotte, qu'il y a deux sortes de beauté, celle de l'âme et celle du corps. Celle de l'âme se manifeste par 549 l'esprit, la libéralité, la courtoisie, et tout cela peut se rencontrer chez un homme laid; quand on possède cette beauté, et non celle du corps, l'amour qu'on inspire n'est que plus ardent et plus durable. Moi, Sancho, je sais fort bien que je ne suis pas beau, mais enfin je ne suis pas difforme; et il suffit à un honnête homme de n'être pas un monstre, pour être capable d'inspirer une passion aussi vive que profonde.
En devisant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se trouvait sur leur chemin, lorsque, sans y penser, don Quichotte se trouva pris dans de grands filets de soie verte, tendus parmi les arbres: Sancho, dit-il, voici, si je ne me trompe, une des aventures les plus étranges qu'on puisse imaginer: qu'on me pende si les enchanteurs qui me persécutent n'ont pas résolu de m'empêtrer dans ces filets et d'interrompre mon voyage pour venger Altisidore de l'indifférence que je lui ai montrée. Eh bien, je leur déclare que quand même ces filets, au lieu d'être tissus de soie verte, seraient de durs diamants, et mille fois plus forts que ceux dans lesquels le jaloux Vulcain emprisonna jadis 550 Mars et Vénus, je les romprais avec la même facilité que s'ils n'étaient composés que de joncs marins ou d'effilures de coton.
Il s'apprêtait à passer outre, au risque de tout briser, quand il vit sortir de l'épaisseur du bois deux femmes vêtues en bergères; mais avec cette différence que leurs corsets étaient de fin brocart et leurs jupes de riche taffetas doré! Leurs cheveux, si blonds qu'ils pouvaient le disputer à ceux d'Apollon lui-même, tombaient en longues boucles sur leurs épaules; leurs têtes étaient couronnées de guirlandes, où se mêlaient le laurier vert et la rouge amarante, leur âge était au-dessus de quinze années, mais sans atteindre encore la dix-huitième. A cette vue, Sancho ouvre de grands yeux, et don Quichotte reste interdit; le Soleil arrête sa course, et tous étaient dans un merveilleux silence. Enfin une des bergères, s'adressant à notre héros:
Arrêtez, seigneur chevalier, arrêtez, lui dit-elle, ne brisez pas ces filets, ils ne cachent aucun piége; nous ne les avons fait tendre que pour nous divertir; comme je pense que vous désirez savoir qui nous sommes et quel est notre dessein, je vais vous l'expliquer en peu de mots. A deux lieues d'ici, dans un village qu'habitent des gens de qualité, plusieurs personnes de la même famille sont convenues de venir s'amuser en cet endroit, qui est un des plus agréables des environs, afin de former entre elles une nouvelle Arcadie pastorale. Les jeunes gens sont vêtus en bergers, les jeunes filles en bergères. Nous avons étudié deux églogues, l'une est de Garcilasso, l'autre du fameux Camoëns, poëte portugais. Nous ne sommes ici que d'hier, et nous avons fait dresser des tentes sous ces arbres, au bord de ce ruisseau qui arrose les prés d'alentour. La nuit dernière, on a tendu ces filets pour y prendre les petits oiseaux qui, chassés par le bruit, viendraient s'y jeter sans méfiance. Si vous consentez, seigneur, à devenir notre hôte, soyez le bienvenu; nous en aurons tous une grande joie, car nous ne connaissons pas la mélancolie.
En vérité, belle et noble dame, répondit don Quichotte, Actéon fut moins agréablement surpris quand il aperçut au bain la chaste Diane, que je le suis en vous voyant. Je loue l'objet de vos divertissements, et je vous rends grâces de vos offres obligeantes. Si je puis vous servir, parlez, vous êtes sûre d'être promptement obéie, car ma profession est de me montrer affable et empressé, surtout envers les personnes de votre qualité et de votre mérite. Si ces filets, qui n'occupent qu'un faible espace, s'étendaient sur toute la surface de la terre, j'irais, plutôt que de les rompre, chercher un passage dans de nouveaux continents; et afin que vous n'en doutiez pas, apprenez que celui qui vous parle est don Quichotte de la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu'à vos oreilles.
Quel bonheur est le nôtre! chère amie de mon âme, s'écria l'autre bergère; regarde ce seigneur! eh bien, c'est le plus vaillant et le plus courtois chevalier qu'il y ait au monde, si l'histoire qui court imprimée de ses hauts faits ne ment point: je l'ai lue, et je gage que ce brave homme qui l'accompagne est Sancho Panza, son écuyer, dont personne n'égale les aimables saillies.
Vous ne vous trompez pas, Madame, répondit Sancho, c'est moi-même qui suis ce plaisant écuyer que vous dites, et ce seigneur est mon maître, le même don Quichotte de la Manche dont parle cette histoire.
Est-il possible, chère amie! dit l'autre bergère; en ce cas, il faut prier ces étrangers de rester avec nous; nos parents et nos frères en auront une joie infinie. J'avais déjà entendu parler de ce que tu viens de me dire; on ajoute même que ce chevalier est l'amant le plus constant et le plus amoureux que l'on connaisse, et que sa dame est une certaine Dulcinée du Toboso à qui l'Espagne entière décerne la palme de la beauté.
Rien de plus vrai, repartit don Quichotte; votre beauté, mesdames, pourrait seule remettre la chose en question. Mais cessez de vouloir me retenir: les devoirs impérieux de ma profession m'interdisent de me reposer jamais.
Sur ces entrefaites arriva le frère d'une des bergères, vêtu aussi en berger, et avec non moins de richesse et d'élégance. Sa sœur lui ayant appris que celui à qui elles parlaient était le valeureux don Quichotte de la Manche, et l'autre son écuyer Sancho, le jeune homme, qui avait lu leur histoire, adressa un gracieux compliment au chevalier, et le pria avec tant d'instance de les accompagner, que notre héros y consentit. On continua la chasse aux huées, et une multitude d'oiseaux, trompés par la couleur des filets, tombèrent dans le péril qu'ils croyaient éviter. Cela fit rassembler les chasseurs, qui bientôt réunis au nombre de plus de cinquante, vêtus en bergers et en bergères, et ravis d'apprendre que c'était là don Quichotte et son écuyer, les emmenèrent vers les tentes où la table était dressée. On fit asseoir le chevalier à la place d'honneur; et pendant le repas, tous le regardaient avec étonnement, tous étaient ravis de le voir. Mais lorsqu'on fut près de lever la nappe, don Quichotte, promenant ses yeux sur les convives, prit la parole en ces termes:
De tous les péchés des hommes, bien qu'on ait souvent prétendu que le plus grand c'est l'orgueil, je soutiens, moi, que c'est l'ingratitude, et je me fonde sur ce qu'on dit communément que l'enfer est peuplé d'ingrats. Ce péché, je me suis toute ma vie efforcé de l'éviter; et lorsque je ne puis payer par d'autres services les services qu'on me rend, mon impuissance est du moins compensée par l'intention; mais comme cela ne saurait suffire, je les publie, je les proclame, afin qu'on sache bien que si un jour il m'arrive de pouvoir les reconnaître, je n'y faillirai pas. Trop souvent, hélas! je me suis vu réduit au stérile désir de m'acquitter, celui qui reçoit étant toujours au-dessous de celui qui donne. Ainsi, envers Dieu qui nous accorde à toute heure tant de faveurs, qu'est-il possible à l'homme de faire pour s'acquitter? Rien, car la distance qui les sépare est infinie. A cette impuissance, à cette misère, supplée jusqu'à un certain point la gratitude et la reconnaissance. C'est pourquoi, reconnaissant du gracieux accueil qu'on m'a fait ici, mais ne pouvant y répondre dans la même mesure, je suis contraint de me renfermer dans les étroites limites de mon pouvoir, et de n'offrir bien à regret que les modestes prémices de ma moisson. Je déclare donc que pendant deux jours entiers, armé de toutes pièces, et au milieu de cette grande route qui conduit à Saragosse, je soutiendrai contre tout venant que les dames ici présentes sont les plus courtoises et les plus belles qu'il y ait au monde, à l'exception toutefois de la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit dit sans offenser aucune des dames qui m'entendent.
A ces dernières paroles, Sancho, qui écoutait de toutes ses oreilles, ne put se contenir et s'écria: Est-il possible qu'il y ait sous le ciel des gens assez osés pour dire et jurer même que mon maître est fou? Répondez, seigneurs bergers, quel est le curé de village, si sensé et si savant qu'il soit, qui serait capable de mieux parler que ne vient de le faire monseigneur don Quichotte, quel chevalier errant avec toutes ses rodomontades oserait proposer chose pareille?
Don Quichotte se tourna brusquement vers son écuyer, et lui dit le visage enflammé de colère: Est-il possible, ô Sancho! qu'il se trouve dans l'univers entier un homme qui ose dire que tu n'es pas un sot doublé de malice et de friponnerie? Qui te prie de te mêler de mes affaires, et de rechercher si je suis fou ou si je ne le suis pas. Tais-toi, va seller Rossinante, afin que je réalise ma promesse, car avec la raison que j'ai de mon côté, tu peux tenir pour vaincus tous ceux qui oseraient me contredire.
Sur ce, il se leva avec des gestes d'indignation, laissant les spectateurs douter de sa sagesse aussi bien que de sa folie. Tous le prièrent de ne point pousser le défi plus avant, disant qu'ils connaissaient assez la délicatesse de ses sentiments, sans qu'il en donnât de nouvelles preuves; et qu'il n'avait pas non plus besoin de signaler davantage sa valeur, puisqu'ils connaissaient son histoire.
Don Quichotte n'en persista pas moins dans sa résolution. Enfourchant Rossinante, il embrasse sa rondache, et, la lance au poing, va se camper au milieu du grand chemin, suivi de Sancho et de toute la troupe des bergers et des bergères curieux de voir quelle serait l'issue d'un défi si singulier et si arrogant. Campé, comme on vient de le dire, au beau milieu du chemin, notre héros fit retentir l'air de ces superbes paroles:
O vous, chevaliers, écuyers, voyageurs à pied et à cheval, qui passez ou devez passer sur cette route pendant les deux jours entiers qui vont suivre, apprenez que don Quichotte de la Manche, chevalier errant, est ici pour soutenir que toutes les beautés et courtoisies de la terre sont surpassées par celles que l'on rencontre chez les nymphes de ces prés et de ces bois, à l'exception toutefois de la reine de mon âme, la sans pareille Dulcinée du Toboso. Que celui qui oserait soutenir le contraire, sache que je l'attends ici!
Par deux fois il répéta le même défi, et deux fois ses paroles ne furent entendues d'aucun chevalier errant.
Mais le sort, qui conduisait de mieux en mieux ses affaires, voulut que peu de temps après on vît venir sur la route un grand nombre de cavaliers, armés de lances et s'avançant en toute hâte. Ceux qui étaient avec notre chevalier ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu'ils s'empressèrent de s'éloigner du chemin, jugeant qu'il y avait danger à barrer le passage. Don Quichotte, d'un cœur intrépide, resta seul sur la place, tandis que Sancho se faisait un bouclier de la croupe de Rossinante. Cependant la troupe confuse des cavaliers approchait, et l'un d'eux, qui marchait en avant, se mit à crier à don Quichotte: Gare, homme du diable, gare du chemin! ne vois-tu pas que ces taureaux vont te mettre en pièces?
Canailles, répondit don Quichotte, vous avez bien rencontré votre homme! Pour moi, il n'y a taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus formidables de la vallée de Jarama. Confessez tous, malandrins, confessez la vérité de ce que je viens de proclamer, sinon préparez-vous au combat.
Le guide n'eut pas le temps de répliquer, ni don Quichotte de se détourner, quand même il l'aurait voulu: aussi la bande entière des redoutables taureaux, avec les bœufs paisibles qui servaient à les conduire, et la foule de gens qui les accompagnaient à la ville où une course devait se faire le lendemain, tout cela passa par-dessus don Quichotte, par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à terre et les foulant aux pieds. De l'aventure, Sancho resta moulu, don Quichotte exaspéré, Rossinante et le grison dans un état fort peu orthodoxe. A la fin, pourtant, ils se relevèrent, et don Quichotte, encore étourdi de sa chute, trébuchant ici, bronchant là, se mit à courir après le troupeau de bêtes à cornes, en criant: Arrêtez, malandrins, arrêtez; c'est un seul chevalier qui vous défie, lequel n'est ni de l'humeur ni de l'avis de ceux qui disent: «A l'ennemi qui fuit fais un pont d'or.»
Mais le vent emportait ses menaces, et, le troupeau s'éloignant toujours, notre chevalier, plus enflammé de colère que rassasié de vengeance, s'assit sur le bord du chemin, attendant Sancho, Rossinante et le grison. Ils arrivèrent enfin; maître et valet remontèrent sur leurs bêtes, et sans dire adieu aux nymphes de la nouvelle Arcadie continuèrent tout honteux leur chemin.
Une claire fontaine, qui serpentait au milieu d'un épais bouquet d'arbres, fut un utile secours pour rafraîchir nos aventuriers et nettoyer la poussière qu'ils devaient à l'incivilité des taureaux. Ils s'assirent auprès de cette fontaine, et après avoir débridé Rossinante et le grison, ils secouèrent leurs habits. Don Quichotte se rinça la bouche, se lava le visage, et par cette ablution rendit quelque énergie à ses esprits abattus; quant à Sancho, il se mit à visiter le bissac, et en tira ce qu'il avait coutume d'appeler sa victuaille.
Don Quichotte était si triste, si fatigué, qu'il ne songeait point à manger, et Sancho, par déférence, n'osait toucher à ce qui était devant lui. Mais voyant qu'enseveli dans ses pensées son maître oubliait de prendre aucune nourriture, il mit de côté toute retenue et commença à enfourner dans son estomac le pain et le fromage qu'il avait sous la main. Mange, ami Sancho, 554 mange, lui dit don Quichotte; jouis du plaisir de vivre, plaisir que tu sais goûter bien mieux que moi, et laisse-moi mourir sous le poids de mes disgrâces. Je suis né pour vivre en mourant, comme toi, Sancho, pour mourir en mangeant; et afin de te prouver combien j'ai raison de parler ainsi, vois-moi, je te prie, imprimé dans les histoires, fameux par mes exploits, loyal dans mes actions, honoré des princes, sollicité des jeunes filles; et malgré tout cela, au moment où j'avais le droit d'espérer les palmes et les lauriers mérités par mes hauts faits, je me suis vu ce matin terrassé, foulé aux pieds par des animaux immondes, au point d'être pris en pitié par ceux qui apprendront notre aventure! Crois-tu, mon ami, que l'amertume d'une telle pensée ne soit pas faite pour émousser les dents, engourdir les mains et ôter l'appétit? Aussi, mon enfant, suis-je résolu à me laisser mourir de faim, ce qui de toutes les morts est la mort la plus cruelle.
Ainsi, répondit Sancho, qui ne cessait de jouer des mâchoires, Votre Grâce n'est pas de l'avis du proverbe qui dit: Meure la poule, pourvu qu'elle meure soûle. Quant à moi, je ne suis pas si sot que de me laisser mourir de faim: et je prétends imiter le cordonnier, qui tire le cuir avec ses dents jusqu'à ce qu'il le fasse arriver où il veut. Sachez, seigneur, qu'il n'y a pire folie que celle de se désespérer comme le fait Votre Grâce; croyez-moi, mangez, et après avoir mangé, dormez deux heures, le ventre au soleil, sur l'herbe de cette prairie: et si vous n'êtes pas mieux en vous réveillant, dites que je suis une bête.
Don Quichotte lui promit de suivre son conseil, sachant par expérience combien la philosophie naturelle l'emporte sur tous les raisonnements. Si, en attendant, mon fils, ajouta-t-il, tu voulais faire ce que je vais te dire, mon soulagement serait plus assuré et mes peines plus légères: ce serait tandis que je vais sommeiller uniquement pour te complaire, de t'écarter un peu, et, mettant ta peau à l'air, de t'administrer avec la bride de Rossinante trois ou quatre cents coups de fouet, à valoir sur les trois mille trois cents que tu dois te donner pour le désenchantement de Dulcinée; car, je te le demande, n'est-ce pas pitié que cette pauvre dame reste dans l'état où elle est, et cela par ta négligence?
L'affaire mérite réflexion, répondit Sancho; dormons d'abord, nous verrons ensuite; car enfin, croyez-vous que ce soit chose bien raisonnable, qu'un homme se fouette ainsi de sang-froid, et surtout quand les coups doivent tomber sur un corps mal nourri? Que madame Dulcinée prenne patience; un de ces jours, quand elle y pensera le moins, elle me verra percé comme un crible. Jusqu'à la mort tout est vie: je veux dire que je suis encore de ce monde, et que j'aurai tout le temps de tenir ma promesse.
Don Quichotte se tint pour satisfait de la parole de son écuyer, et après avoir mangé, l'un beaucoup, l'autre peu, tous deux s'étendirent sur l'herbe, laissant paître en liberté Rossinante et le grison.
Le jour était avancé quand nos aventuriers se réveillèrent; aussitôt ils reprirent leurs montures pour atteindre une hôtellerie que l'on découvrait à environ une lieue de là: je dis hôtellerie, parce que don Quichotte la nomma ainsi de lui-même, contre sa coutume d'appeler toutes les hôtelleries des châteaux. En entrant, ils demandèrent s'il y avait place pour loger; il leur fut répondu que oui, et avec toutes les commodités qu'ils pourraient trouver même à Saragosse. Ils mirent donc pied à terre; puis Sancho ayant déposé les bagages dans une chambre dont l'hôtelier lui remit la clef, il alla mettre Rossinante et le grison à l'écurie, et leur donna la ration en rendant grâces à Dieu de ce que son maître avait pris cette maison pour ce qu'elle était en réalité. Quand il revint auprès de lui, il le trouva assis sur un banc.
L'heure du souper venue, don Quichotte se retira dans sa chambre, et Sancho demanda à l'hôtelier ce qu'il avait à leur donner.
Parlez, répondit celui-ci: en animaux de la terre, en oiseaux de l'air, en poissons de la mer, vous serez servis à bouche que veux-tu.
Il ne nous en faut pas tant, repartit Sancho: deux bons poulets feront notre affaire, car mon maître est délicat et mange peu, et moi, je ne suis pas glouton à l'excès.
L'hôtelier répondit qu'il n'y avait pas de poulets, parce que les milans les détruisaient tous.
Eh bien, faites-nous donner une poule grasse et tendre, dit Sancho.
Une poule? reprit l'hôtelier, en frappant du pied, par ma foi, j'en envoyai vendre hier plus de cinquante à la ville. Mais, excepté cela, dites ce que vous désirez.
Aurez-vous du moins quelque tranche de veau ou de chevreau? demanda Sancho.
Pour l'heure, il n'y en a point céans, répondit l'hôtelier; ce matin on a mangé le dernier morceau; mais je vous assure que la semaine prochaine il y en aura de reste.
Courage, dit Sancho, nous y voilà: je gage que toutes ces grandes provisions vont aboutir à une tranche de lard et à des œufs.
Parbleu, reprit l'hôtelier, mon hôte a bonne mémoire! je viens de lui dire que je n'ai ni poules ni poulets, et il veut qu'il y ait des œufs! Cherchez, s'il vous plaît, quelque autre chose, et laissons-là toutes ces délicatesses.
Eh, morbleu! finissons-en, dit Sancho, et dites-nous vite ce que vous avez pour souper, sans nous faire tant languir.
Eh bien, répondit l'hôtelier, j'ai tout prêts deux pieds de bœuf à l'oignon avec de la moutarde: c'est un manger de prince.
Des pieds de bœuf! s'écria Sancho; que personne n'y touche, je les retiens pour moi: rien n'est plus de mon goût.
Je vous les garderai, répondit l'hôtelier, parce que les autres voyageurs que j'ai ici sont gens d'assez haute volée pour mener avec eux cuisinier, sommelier et provisions de bouche.
Pour la qualité, dit Sancho, mon maître ne le cède à personne; mais sa profession ne permet ni sommelier, ni maître d'hôtel; le plus souvent nous nous étendons au milieu d'un pré, et nous mangeons à notre soûl des nèfles et des glands.
La discussion finit là; et quoique l'hôtelier eût demandé à Sancho quelle était la profession de son maître, Sancho s'en alla sans lui donner satisfaction. L'heure du souper venue, l'hôtelier apporta le ragoût, qu'il avait annoncé, dans la chambre de don Quichotte, et le chevalier se mit à table.
A peine commençait-il à manger que, dans une chambre séparée de la sienne par une simple cloison, il entendit quelqu'un qui disait: Par la vie de Votre Grâce, seigneur don Geronimo, lisons en attendant qu'on apporte le souper un autre chapitre de la seconde partie de l'histoire de don Quichotte de la Manche.
Notre chevalier n'eut pas plutôt entendu son nom qu'il était debout, et prêtant l'oreille, il écouta ce qu'on disait de lui. Il saisit cette réponse de don Geronimo: Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces sottises? Quand on connaît la première partie, quel plaisir peut-on trouver à la seconde?
D'accord, répliqua don Juan, mais il n'y a si mauvais livre qui n'ait quelque bon côté: ce qui me déplaît toutefois dans cette seconde partie, c'est qu'on y dit que don Quichotte est guéri de son amour pour Dulcinée du Toboso.
A ces mots, notre héros s'écria plein de dépit et de fureur: Quiconque prétend que don Quichotte de la Manche a oublié, ou est capable d'oublier Dulcinée du Toboso, ment par sa gorge, et je le lui prouverai à armes égales. La sans pareille Dulcinée du Toboso ne saurait être oubliée, et un tel oubli est indigne de don Quichotte de la Manche: la constance est sa devise, 556 et son devoir de la garder incorruptible jusqu'à la mort.
Qui est-ce qui parle là? demanda-t-on de l'autre chambre.
Et qui ce peut-il être, répondit Sancho, sinon don Quichotte de la Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu'il vient de dire; car un bon payeur ne craint pas de donner des gages.
Sancho n'avait pas achevé de parler, que deux gentilshommes entrèrent dans la chambre, et l'un d'eux se jetant dans les bras de notre héros: Votre aspect, lui dit-il, ne dément point votre nom, ni votre nom votre aspect, seigneur chevalier, et sans aucun doute vous êtes le véritable don Quichotte de la Manche, l'étoile polaire de la chevalerie errante, en dépit de l'imposteur qui a usurpé votre nom, et qui tâche d'effacer l'éclat de vos prouesses, comme le prouve ce livre que je remets entre vos mains.
Don Quichotte prit le livre, et après l'avoir quelque temps feuilleté en silence, il le rendit. Dans le peu que je viens de lire, dit-il, je trouve trois choses fort blâmables: la première, ce sont quelques passages de la préface; la seconde, c'est que le dialecte est aragonais, car l'auteur supprime souvent les articles; et enfin la troisième, qui prouve son ignorance, c'est qu'il se fourvoie sur un point capital de l'histoire en disant que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s'appelle Marie Guttierez, tandis qu'elle s'appelle Thérèse Panza. Celui qui fait une erreur de cette importance doit être inexact dans tout le reste.
Par ma foi, s'écria Sancho, voilà qui est beau pour un historien, et il est joliment au courant de nos affaires, puisqu'il appelle Thérèse Panza, ma femme, Marie Guttierez: seigneur, reprenez ce livre, je vous prie, voyez un peu s'il y est parlé de moi, et si l'on n'a point aussi changé mon nom.
A ce que je vois, mon ami, repartit don Geronimo, vous êtes Sancho Panza, l'écuyer du seigneur don Quichotte?
Oui, seigneur, c'est moi, et je serais très-fâché que ce fût un autre.
En vérité, dit le cavalier, l'auteur ne vous traite guère comme vous me paraissez le mériter: il vous fait glouton et niais, et nullement plaisant, bien différent en cela du Sancho de la première partie de l'histoire de votre maître.
Dieu lui pardonne, repartit Sancho, mieux eût valu qu'il m'oubliât tout à fait; quand on ne sait pas jouer de la flûte, on ne devrait pas s'en servir, et saint Pierre n'est bien qu'à Rome.
Les deux cavaliers invitèrent notre héros à passer dans leur chambre et à partager leur repas, disant qu'ils savaient que dans cette hôtellerie il n'y avait rien qui fût digne de lui. Don Quichotte qui était la courtoisie même, ne se fit pas prier davantage, et alla souper avec eux. Resté en pleine possession du ragoût, Sancho prit le haut bout de la table, l'hôtelier s'assit à ses côtés, et ils mangèrent avec appétit leurs pieds de bœuf, buvant et riant comme s'ils eussent fait la plus grande chère du monde.
Pendant le repas, don Juan demanda à notre héros quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée du Toboso; si elle était mariée, si elle était accouchée ou enceinte, ou si, restée chaste et fidèle, elle pensait à couronner la constance du seigneur don Quichotte.
Dulcinée est aussi pure, aussi intacte qu'au sortir du ventre de sa mère, répondit notre chevalier; mon cœur est plus fidèle que jamais, notre correspondance est toujours nulle, et sa beauté changée en la laideur d'une grossière paysanne. Puis il leur conta l'enchantement de sa maîtresse, ses aventures personnelles dans la caverne de Montesinos, et la recette que lui avait enseignée Merlin pour désenchanter sa dame; recette qui était la flagellation de Sancho.
Les deux voyageurs furent ravis d'entendre de la bouche de don Quichotte le récit de ses étranges aventures. Étonnés de tant d'extravagances et de la manière dont il les racontait, 557 tantôt ils le prenaient pour un fou, tantôt pour un homme de bon sens, et en définitive ils ne savaient que penser.
Ayant achevé de souper, Sancho laissa l'hôtelier bien repu, et passa dans la chambre des cavaliers: Qu'on me pende, seigneurs, dit-il en entrant, si l'auteur de ce livre a envie que nous restions longtemps bons amis; je voudrais bien, puisqu'il m'appelle glouton, comme vous le dites, qu'il se dispensât de m'appeler ivrogne.
En effet, c'est ainsi qu'il vous qualifie, répondit don Geronimo; je ne me rappelle point le passage, mais je soutiens qu'il a mille fois tort: la physionomie seule du seigneur Sancho, ici présent, fait assez voir que celui qui en parle de la sorte est un imposteur.
Vos Grâces peuvent m'en croire, reprit Sancho; le Sancho et le don Quichotte de cette histoire doivent être d'autres gens que ceux de l'histoire de Cid Hamet, qui fait mon maître sage, vaillant et amoureux, et moi, simple et plaisant, mais non ivrogne et glouton.
Je n'en doute pas, répondit don Juan, et il aurait fallu faire défense à tout autre qu'à Cid Hamet de se mêler d'écrire les prouesses du grand don Quichotte, de même qu'Alexandre défendit à tout autre peintre qu'Apelle de faire son portrait.
Fasse mon portrait qui voudra, dit don Quichotte; mais qu'on y prenne garde, il y a un terme à la patience.
Hé! répliqua don Juan, quelle injure ferait-on au seigneur don Quichotte dont il ne puisse aisément tirer vengeance? à moins qu'il ne préférât la parer avec le bouclier de cette patience qui, on le sait, n'est pas la moindre des vertus qu'il possède?
Une partie de la nuit se passa en de semblables 558 entretiens, et toutes les instances de don Juan pour engager notre héros à s'assurer si le livre ne contenait pas d'autres impertinences, furent inutiles, don Quichotte disant qu'il tenait l'ouvrage pour lu et relu, qu'il le déclarait en tout et partout impertinent et menteur; que de plus si l'auteur venait à savoir qu'il lui fût tombé entre les mains, il ne voulait pas donner à un pareil imposteur le plaisir de croire qu'il se fût arrêté à le lire, parce que si un honnête homme doit détourner sa pensée des objets ridicules ou obscènes, à plus forte raison doit-il en détourner les yeux.
Don Juan ayant demandé à notre héros quels étaient ses projets et le but de son voyage, il répondit qu'il se rendait à Saragosse, afin d'assister aux joutes qui avaient lieu tous les ans. Mais lorsque don Juan lui eut appris que dans l'ouvrage il était question d'une course de bagues où l'auteur faisait figurer don Quichotte, récit dénué d'invention, pauvre de style, plus pauvre encore en descriptions de livrées, mais fort riche en niaiseries, en ce cas, repartit notre chevalier, il en aura le démenti, je ne mettrai pas le pied à Saragosse; et alors tout le monde reconnaîtra, je l'espère, que je ne suis pas le don Quichotte dont il parle.
Ce sera fort bien fait, dit don Geronimo: d'ailleurs il y a d'autres joutes à Barcelone où Votre Seigneurie pourra signaler sa valeur.
Tel est mon dessein, repartit don Quichotte. Mais il est temps que Vos Grâces me permettent de leur souhaiter le bonsoir et d'aller prendre quelque repos. Qu'elles me comptent désormais au nombre de leurs meilleurs amis et de leurs plus fidèles serviteurs.
Et moi aussi, ajouta Sancho; peut-être leur serai-je bon à quelque chose.
Le maître et le valet se retirèrent dans leur chambre, laissant nos cavaliers émerveillés de ce mélange de sagesse et de folie, et bien convaincus que c'étaient là le véritable don Quichotte et le vrai Sancho, et non ceux qu'avait dépeints l'auteur aragonais. Don Quichotte se leva de grand matin, et, frappant à la cloison, il dit adieu à ses hôtes de la veille; puis Sancho paya magnifiquement l'hôtelier, tout en lui conseillant de moins vanter à l'avenir son auberge, et de la tenir un peu mieux approvisionnée.
La matinée était fraîche et promettait une belle journée, quand don Quichotte partit de l'hôtellerie après s'être informé de la route la plus courte pour se rendre à Barcelone, résolu qu'il était, en n'allant pas à Saragosse, de faire mentir l'auteur aragonais qui le traitait si mal dans son histoire. Il chemina six jours entiers, sans qu'il lui arrivât rien qui mérite d'être rapporté.
Le septième jour, vers le soir, s'étant écarté du chemin, la nuit le surprit dans un épais bouquet de chênes et de liéges. Maître et valet mirent pied à terre, et Sancho, qui avait fait ses quatre repas, ne tarda pas à franchir la porte du sommeil. Don Quichotte, au contraire, que ses pensées tenaient constamment éveillé, ne put fermer les yeux: porté par son imagination en cent lieux divers, tantôt il se croyait dans la caverne de Montesinos, tantôt il voyait Dulcinée transformée en paysanne, cabrioler et sauter sur son âne; tantôt résonnaient à ses oreilles les paroles du sage Merlin, qui venait lui révéler l'infaillible moyen de désenchanter la pauvre dame. A ce souvenir il se désespérait en voyant la lenteur et le peu de charité de Sancho, qui, de son propre aveu, s'était donné cinq coups de fouet seulement, nombre bien minime en comparaison de ceux qu'il lui restait à s'appliquer. Notre amoureux chevalier en conçut un tel dépit, qu'il voulut y mettre ordre sur-le-champ. Si Alexandre le Grand, se disait-il, trancha le nœud gordien, en soutenant qu'autant 559 vaut couper que délier, et n'en devint pas moins le maître de l'Asie, pourquoi donc ne viendrais-je pas à bout de désenchanter Dulcinée en fouettant moi-même Sancho? Si la vertu du remède consiste en ce que Sancho reçoive les trois mille et tant de coups de fouet, qu'importe de quelle main ils lui soient appliqués? l'essentiel est qu'il les reçoive. Là-dessus, muni des rênes de Rossinante, il s'approche avec précaution de son écuyer, et se met en devoir de lui détacher l'aiguillette, mais à peine avait-il commencé, que Sancho s'éveillant en sursaut se mit à crier: Qui va là? qui est-ce qui détache mes chausses?
C'est moi, répondit don Quichotte, qui viens réparer ta négligence et remédier à mes peines: je viens te fouetter, et acquitter en partie la dette que tu as contractée. Dulcinée périt, malheureux! et pendant que je me consume dans le désespoir, tu vis sans te soucier de rien. Défais tes chausses de bonne volonté, car mon intention est de t'appliquer dans cette solitude au moins deux mille coups de fouet.
Non pas, non pas, dit Sancho; laissez-moi, ou je vais pousser de tels cris, que les sourds nous entendront: les coups de fouet auxquels je me suis engagé, doivent être volontaires; et pour l'heure, je n'ai nulle envie d'être fouetté. Qu'il vous suffise de la parole que je vous donne de me fustiger aussitôt que la fantaisie m'en prendra, mais encore faut-il la laisser venir.
Je ne puis m'en fier à toi, mon ami, répondit don Quichotte, car tu es dur de cœur, et, quoique vilain, tendre de chair.
En parlant ainsi, il s'efforçait de lui dénouer l'aiguillette; mais Sancho, se dressant sur ses pieds, sauta sur notre héros, lui donna un croc en jambe, l'étendit par terre tout de son long, puis il lui mit le genou sur la poitrine et lui saisit les deux mains de façon qu'il ne pouvait remuer.
Comment! traître, s'écria don Quichotte, tu te révoltes contre ton maître, contre ton seigneur naturel! tu t'attaques à celui qui te donne du pain!
Je ne trahis point mon roi, répondit Sancho, je ne fais que me secourir moi-même, qui suis mon propre maître et mon véritable seigneur; que Votre Grâce me promette de me laisser tranquille et de ne point parler de me fouetter pour le moment, aussitôt je vous lâche; sinon, tu mourras ici, traître, ennemi de dona Sancha[123].
Notre héros lui promit ce qu'il exigeait, jurant par la vie de Dulcinée qu'il ne toucherait pas un poil de son pourpoint, et que désormais il s'en remettait à sa bonne volonté.
Sancho, s'étant relevé, alla chercher pour dormir un endroit plus éloigné. Comme il s'appuyait contre un arbre, il sentit quelque chose lui toucher la tête; il y porta les mains, et rencontra deux jambes d'hommes. Saisi de frayeur, il courut se réfugier sous un autre arbre, où il fit même rencontre. Alors il se mit à pousser de grands cris; don Quichotte accourut, et lui en demanda la cause.
Ces arbres sont pleins de pieds et de jambes d'hommes, répondit Sancho.
Don Quichotte toucha à tâtons, et devina sur-le-champ ce qu'il en était: Ne crains rien, lui dit-il; ces pieds et ces jambes appartiennent sans doute à des bandits qu'on a pendus à ces arbres. C'est le lieu où l'on a coutume d'en faire justice quand on les prend; on les attache par vingt et trente à la fois, et cela m'indique que nous ne sommes pas loin de Barcelone.
Le chevalier avait raison; car dès qu'il fut jour ils reconnurent que la plupart des arbres étaient chargés de cadavres. Déjà épouvantés par les morts, ce fut bien pis encore quand nos aventuriers virent tout à coup fondre sur eux une cinquantaine de bandits vivants, qui sortant d'entre les arbres leur crièrent en catalan de ne pas bouger jusqu'à la venue de leur capitaine. 560 Se trouvant à pied, son cheval débridé, sa lance loin de lui, don Quichotte ne pouvait penser à se défendre. Il croisa les mains et baissa la tête, réservant son courage pour une meilleure occasion. Les bandits débarrassèrent le grison de tout ce qu'il portait, ne laissant rien ni dans le bissac ni dans la valise; et bien prit à Sancho d'avoir sur lui les écus d'or que lui avait donnés le majordome, ainsi que l'argent de son maître, qu'il portait dans une ceinture sous sa chemise, car ces honnêtes gens n'auraient pas manqué de le trouver, l'eût-il caché dans la moelle de ses os, si par bonheur leur capitaine n'était survenu.
C'était un homme robuste, d'environ trente-cinq ans, d'une taille haute, au teint brun, au regard sévère; il portait une cotte de mailles, à sa ceinture quatre de ces pistolets qu'en Catalogne on appelle pedrenales, et il montait un cheval de forte encolure. Voyant que ses écuyers (c'est le nom que se donnent entre eux les gens de cette profession) allaient dépouiller Sancho, il leur commanda de n'en rien faire: ainsi fut sauvée la ceinture. Étonné de voir une lance appuyée contre un arbre, une rondache par terre, et de plus un personnage armé de pied en cap, avec la mine la plus triste et la plus mélancolique qu'il soit possible d'imaginer, il s'approcha en lui disant: Rassurez-vous, bonhomme, vous n'êtes pas tombé entre les mains de quelque cruel Osiris, mais dans celles de Roque Guinart, qui jamais ne maltraite les gens dont il n'a pas à se plaindre.
Ma tristesse, répondit don Quichotte, ne provient pas de ce que je suis tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, toi dont la renommée n'a point de bornes sur la terre, mais de ce que tes soldats m'ont surpris sans bride à mon cheval; car les règles de la chevalerie errante, dont je fais profession, me prescrivent d'être constamment en alerte et de me servir de sentinelle à moi-même. Apprends, ô grand Roque Guinart, que s'ils m'avaient trouvé en selle, la rondache au bras et la lance au poing, ils ne seraient pas venus à bout de moi si aisément, car je suis ce don Quichotte de la Manche qui a rempli l'univers du bruit de ses exploits.
Il n'en fallut pas davantage pour faire connaître à Roque Guinart quelle était la maladie de notre héros; il avait souvent entendu parler de lui, mais il avait peine à se persuader que semblable fantaisie fût parvenue à se loger dans une cervelle humaine. Ravi d'avoir rencontré don Quichotte, afin de pouvoir juger par lui-même si l'original ressemblait aux copies: Vaillant chevalier, lui dit-il, consolez-vous et n'interprétez point à mauvaise fortune l'état où vous vous trouvez; il se pourrait, au contraire, que votre sort fourvoyé retrouvât sa droite ligne. C'est souvent par des chemins étranges, en dehors de toute prévoyance humaine, que le ciel se plaît à relever les abattus et à enrichir les pauvres.
Don Quichotte s'apprêtait à lui rendre grâces quand ils entendirent derrière eux comme le bruit d'une troupe de gens à cheval: il n'y avait pourtant qu'un cavalier, mais il était monté sur un puissant coursier, et s'approchait à toute bride. En tournant la tête, ils aperçurent un jeune homme de fort bonne mine, d'environ vingt ans, vêtu d'une étoffe de damas vert ornée de dentelle d'or, le chapeau retroussé à la wallonne, les bottes étroites et luisantes, l'épée, le poignard et les éperons dorés; il tenait un mousquet à la main et avait deux pistolets à sa ceinture.
O vaillant Roque! je te cherchais, pour trouver auprès de toi sinon le remède, du moins quelque soulagement à mon malheur, dit le cavalier en les abordant; et pour ne pas te tenir davantage en suspens, car je vois que tu ne me reconnais pas, sache que je suis Claudia Geronima, fille de Simon Forte, ton meilleur ami et l'ennemi juré de Clauquel Torellas, qui est dans le parti de tes ennemis. Ce Torellas a un fils nommé don Vincent. Don Vincent me vit et 561 devint amoureux de moi; je l'écoutai favorablement à l'insu de mon père; enfin il me promit de m'épouser, me donna sa parole, et reçut la mienne. Eh bien, j'ai appris hier qu'oubliant sa promesse, l'ingrat allait en épouser une autre. Cette nouvelle a produit sur moi l'effet que tu peux imaginer, aussi, profitant de l'absence de mon père, je me suis mise à la recherche du perfide en l'équipage où tu me vois. Je l'ai rejoint à une lieue d'ici; et sans perdre de temps à lui faire des reproches, ni à recevoir ses excuses, je lui ai tiré un coup de carabine et deux coups de pistolet, lavant ainsi mon affront dans son sang. Il est resté sur la place, entre les mains de ses gens, qui n'ont osé ni pu prendre sa défense. Je viens te prier de me faire passer en France, où j'ai des parents, et de protéger mon père contre la vengeance de la famille et des amis de don Vincent.
Surpris de la bonne mine de la belle Claudia, aussi bien que de sa résolution, Roque lui promit de l'accompagner partout où elle voudrait. Mais avant tout, ajouta-t-il, allons voir si votre ennemi est mort; nous aviserons ensuite à ce qu'il faudra faire.
Notre héros, qui avait écouté attentivement la belle Claudia et la réponse de Roque Guinart: Que personne, dit-il, ne se mette en peine de défendre cette dame; je la prends sous ma protection; qu'on me donne mon cheval et mes armes, et qu'on m'attende ici: j'irai chercher ce chevalier, et, mort ou vif, je saurai bien le forcer à ne pas devenir parjure.
Oh! cela est certain, s'écria Sancho, car mon maître a la main heureuse en fait de mariages: il y a peu de jours, il fit tenir à un certain drôle la parole qu'il avait de même donnée à une demoiselle; et si les enchanteurs qui le 562 poursuivent n'avaient transformé cet homme en laquais, à cette heure la pauvre fille serait pourvue.
Plus occupé de la belle Claudia que des discours du maître et du valet, Roque fit rendre à Sancho tout ce que lui avaient pris ses compagnons; et après leur avoir ordonné de l'attendre, il s'éloigna avec elle au grand galop. Arrivés à l'endroit où Claudia avait rencontré son amant, ils n'y trouvèrent que des taches de sang fraîchement répandu; mais en promenant la vue de toutes parts, ils aperçurent un groupe d'hommes au sommet d'une colline. Jugeant que ce devait être le blessé que ses gens emportaient, ils piquèrent de ce côté et ne tardèrent pas à les rejoindre. En effet, ils trouvèrent entre leurs bras don Vincent, qui, d'une voix éteinte, les priait de le laisser mourir sur la place; le sang qu'il perdait et la douleur causée par ses blessures ne lui permettant pas d'aller plus loin.
Roque et Claudia sautèrent à bas de leurs chevaux, et celle-ci, le cœur partagé entre l'amour et la vengeance, s'approcha de son amant: Si tu ne m'avais pas trahie, don Vincent, dit-elle en lui prenant la main, tu ne serais pas en cette cruelle extrémité.
Le malheureux ouvrit les yeux, et reconnaissant les traits de la jeune fille: Belle et abusée Claudia, répondit-il, je vois que c'est toi qui m'as donné la mort; mais ni mes actions ni mes sentiments ne méritaient ce cruel châtiment.
Grand Dieu! repartit Claudia, tu ne devais donc pas, ce matin même, épouser Léonore, la fille du riche Ballastro?
Non, certainement! répondit don Vincent; c'est ma mauvaise fortune qui t'a porté cette fausse nouvelle, afin qu'elle me coûtât la vie. Mais puisque je la quitte entre tes bras, je ne meurs pas sans consolation, et je me trouve trop heureux de pouvoir encore te donner des marques sincères de mon amour et de ma constance. Serre ma main, chère Claudia, et reçois-moi pour époux: la seule joie que je puisse avoir en mourant, c'est de te donner satisfaction de l'injure que tu croyais avoir reçue de moi.
Pénétrée d'une vive douleur, Claudia tomba évanouie sur le corps de son amant, qui rendit le dernier soupir. Les gens de don Vincent coururent chercher de l'eau pour la jeter au visage de leur maître, mais ce fut inutilement.
Lorsque, revenue à elle, Claudia s'aperçut que don Vincent avait cessé de vivre, elle remplit l'air de ses cris, s'arracha les cheveux et se déchira le visage. Malheureuse, disait-elle, avec quelle facilité t'es-tu laissée emporter à cet horrible dessein! Ta jalousie a mis au tombeau celui qui ne vivait que pour toi; eh bien, meurs à ton tour, meurs de douleur, puisque tu survis à un époux si fidèle! Meurs de honte et de désespoir, car après ton crime, te voilà devenue l'objet de la vengeance de Dieu et des hommes! Hélas! cher amant, ajouta-t-elle en jetant ses bras autour de ce corps inanimé, faut-il que je te perde, faut-il que nous ne soyons réunis que pour être séparés à jamais!
Il y avait dans ces plaintes une douleur si déchirante et si vraie, que, pour la première fois peut-être, Roque lui-même se sentit attendri; les domestiques fondaient en larmes, et les lieux d'alentour semblaient devenus un champ de tristesse et de deuil.
Roque commanda aux gens de don Vincent de porter le corps de leur maître à la maison de son père, qui était située non loin de là. En les regardant s'éloigner, Claudia exprima le désir de se retirer dans un monastère dont l'abbesse était sa tante. Là, dit-elle, je finirai mes jours dans la compagnie d'un époux préférable à tout autre, et qui ne m'abandonnera jamais. Roque approuva sa résolution, et proposa de l'accompagner, l'assurant qu'il défendrait sa famille contre celle de don Vincent, et même contre le monde entier; Claudia le remercia de ses offres, et prit congé de lui en pleurant.
Étant venu rejoindre ses hommes, Roque trouva au milieu d'eux don Quichotte à cheval. Notre héros, par un sage discours, tâchait de leur faire quitter un genre de vie qui présente tant de danger pour l'âme et pour le corps; mais comme la plupart étaient des Gascons, gens grossiers et farouches, ils goûtaient médiocrement le prédicateur et le sermon. Le chef demanda à Sancho si on lui avait rendu tout ce qui lui appartenait; Sancho répondit que oui, hormis trois mouchoirs de tête qui valaient trois bonnes villes.
Eh! l'ami, que dis-tu là? reprit un des bandits, c'est moi qui les ai, et ils ne valent pas trois réaux.
Cela est vrai, repartit don Quichotte; mais mon écuyer les estime beaucoup à cause de la personne qui les lui a donnés.
Roque les fit rendre sur-le-champ; il fit ensuite ranger sa troupe et apporter devant lui les pierreries, l'argent, enfin le butin fait depuis le dernier partage; et après en avoir examiné la valeur, supputé en argent ce qui ne pouvait être divisé, il répartit le tout avec tant d'équité que chacun se montra satisfait. Seigneur, dit-il ensuite à don Quichotte, si avec ces gens-là on n'observait pas une exacte justice, il n'y aurait pas moyen d'être obéi.
Par ma foi, il faut que la justice soit une bonne chose, puisqu'elle se pratique même parmi des voleurs! répliqua Sancho.
A ces paroles, un des bandits qui les avait entendues le coucha en joue avec son arquebuse, et il lui aurait cassé la tête, si Roque n'eût crié à cet homme de s'arrêter. Sancho frissonna de tout son corps et éprouva un tel saisissement, qu'il se promit bien de ne plus ouvrir la bouche au milieu de gens qui entendaient si peu raillerie.
Sur ces entrefaites, un des écuyers postés sur le grand chemin accourut dire au capitaine: Seigneur, j'aperçois non loin d'ici une troupe de voyageurs qui se dirigent vers Barcelone.
Sont-ils de ceux qui nous cherchent ou de ceux que nous cherchons? demanda Roque.
De ceux que nous cherchons, répondit l'écuyer.
En ce cas, à cheval, enfants! cria le capitaine, et qu'on les amène ici sans qu'il en manque un seul.
Les bandits obéirent. Pendant ce temps, Roque, don Quichotte et Sancho se trouvant seuls, le premier dit à notre héros: Seigneur, ce genre de vie vous paraît étrange, et je ne m'en étonne pas, car ce sont tous les jours aventures nouvelles, nouveaux événements, et tous également périlleux. Il n'y a pas, je dois l'avouer, une vie plus inquiète, plus agitée que la nôtre. Malheureusement, je m'y trouve engagé par des sentiments de vengeance dont je n'ai pu triompher, car je suis par nature d'une humeur douce et compatissante; le besoin de me venger a si bien imposé silence à mes honnêtes inclinations, qu'il me retient dans ce périlleux métier en dépit de moi-même; et comme toujours l'abîme attire un autre abîme, comme les vengeances sont toutes enchaînées, non-seulement je poursuis les miennes, mais encore je me charge de poursuivre celles des autres. Malgré tout, j'espère de la miséricorde de Dieu, plein de pitié pour la faiblesse humaine, qu'il me tirera de cet affreux labyrinthe dont je n'ai pas la force de me tirer moi-même.
En entendant un tel discours, don Quichotte se demandait comment parmi des voleurs et des assassins il pouvait se trouver un homme qui montrât des sentiments si sensés et si édifiants. Seigneur Roque, lui dit-il, pour le malade, le commencement de la santé c'est de connaître son mal et de se montrer disposé à prendre les remèdes que prescrit le médecin. Votre Grâce est malade, elle connaît son mal; Eh bien, ayez recours à Dieu, c'est un médecin infaillible: il vous donnera les remèdes dont vous avez besoin, remèdes qui agissent d'autant plus sûrement qu'ils rencontrent une bonne nature 564 et une heureuse disposition. Un pécheur éclairé est bien plus près de s'amender qu'un sot, car discernant entre le bien et le mal, il rougit de ses propres vices; tandis que le sot, aveuglé par son ignorance, n'écoute que son instinct et s'abandonne à ses passions dont il ne connaît pas le danger. Courage, donc, seigneur Roque, courage, et puisque vous avez de l'esprit et du bon sens, servez-vous de ces lumières, et ne désespérez pas de l'entière guérison de votre âme. Mais si Votre Grâce veut abréger le chemin et entrer dans celui de son salut, venez avec moi; je vous apprendrai la profession de chevalier errant. A la vérité, c'est une source inépuisable de travaux et de fâcheuses aventures, mais en les offrant à Dieu comme expiation de vos fautes, vous vous ouvrirez les portes du ciel.
Roque sourit du conseil de notre héros, et pour changer d'entretien il lui raconta la triste fin de l'aventure de Claudia, dont Sancho se trouva très-contristé, car il avait trouvé fort de son goût la pétulance et la beauté de la jeune personne.
En cet instant les bandits arrivèrent avec leurs prisonniers, c'est-à-dire avec deux cavaliers assez bien montés, deux pèlerins à pied, puis un carrosse dans lequel il y avait des dames accompagnées de sept ou huit valets tant à pied qu'à cheval. Ces hommes farouches les environnèrent en silence, attendant que leur chef prît la parole. Roque demanda aux cavaliers qui ils étaient et où ils allaient.
Seigneurs, répondit l'un d'eux, nous sommes capitaines d'infanterie; nos compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer à Barcelone, d'où quatre galères ont reçu l'ordre de passer en Sicile. Nous possédons environ deux ou trois cents écus, avec lesquels nous nous croyons assez riches, car, vous le savez, le métier ne permet guère de thésauriser.
Et vous? demanda Roque aux pèlerins.
Monseigneur, répondirent-ils, nous allons à Rome; et à nous deux nous n'avons qu'une soixantaine de réaux.
Roque demanda ensuite quels étaient les gens du carrosse; un des hommes à cheval répondit: Ma maîtresse est la señora Guyamor de Quinonez, femme du régent de l'intendance de Naples, elle est avec sa fille, une femme de chambre et une duègne; nous sommes trois valets à cheval et trois valets à pied qui les accompagnons, et leur argent monte à six cents écus.
De façon, dit Roque, que nous avons ici neuf cents écus et soixante réaux. Moi, j'ai soixante soldats; voyez, seigneurs, ce qui peut revenir à chacun d'eux, car je ne sais guère calculer.
A ces mots, les bandits s'écrièrent: Vive le grand Roque Guinart, en dépit de ceux qui ont juré sa perte!
Les capitaines, la tête baissée, faisaient bien voir à leur contenance qu'ils regrettaient leur argent; la régente et sa suite n'étaient guère plus gaies, et les pauvres pèlerins ne montraient nul envie de rire.
Roque les tint un moment en suspens, mais ne voulant pas prolonger leur anxiété: Seigneurs capitaines, leur dit-il en se tournant vers eux, prêtez-moi, je vous prie, soixante écus; madame la régente m'en donnera quatre-vingts: pour contenter mes soldats, car le prêtre vit de ce qu'il chante. Cela fait, vous pourrez continuer votre route, munis d'un sauf-conduit de ma main, afin que ceux de mes hommes qui parcourent les environs ne vous fassent aucune insulte; car je ne veux pas qu'on maltraite les gens de guerre ni les femmes, et surtout les dames de qualité.
Les capitaines se confondirent en remercîments sur la courtoisie et la libéralité de Roque, car, à leurs yeux, c'en était une de leur laisser leur propre argent; la señora voulait descendre de son carrosse pour embrasser ses genoux, mais il s'y opposa, lui demandant pardon de la violence que son méchant état le forçait à lui faire.
La régente et les capitaines avaient donné ce qu'on leur demandait, et voyant qu'on ne parlait point de diminuer leur contribution, les pauvres pèlerins s'apprêtaient à remettre tout leur argent; mais Roque leur fit signe d'attendre: De ces cent quarante écus, dit-il à ses gens, il vous en revient deux à chacun; des vingt formant l'excédant, donnez-en dix à ces pèlerins, et les autres à ce bon écuyer, afin qu'il ait sujet de se réjouir de cette aventure. Puis se faisant apporter de l'encre et du papier, il écrivit un sauf-conduit par lequel il était enjoint à ses lieutenants de laisser passer librement toute la caravane, qui s'éloigna exaltant la façon d'agir du grand Roque, sa courtoisie, sa bonne mine, et le traitant plutôt de galant homme que de corsaire.
Un des bandits qui ne partageait pas l'humeur généreuse de son chef, ne put s'empêcher de donner son avis: Parbleu, dit-il dans son jargon mi-gascon, mi-catalan, notre capitaine serait meilleur moine que chef de bons garçons; mais à l'avenir s'il a de pareils accès de libéralité, qu'il les satisfasse avec son argent et non avec le nôtre. Le malheureux ne parla pas si bas qu'il ne fût entendu de Roque, qui tirant son épée lui fendit presque la tête, en disant: C'est ainsi que je châtie les insolents et les téméraires. Aucun n'osa souffler mot, tant le chef savait se faire craindre et obéir.
Roque se retira à l'écart et écrivit à un de ses amis de Barcelone, pour lui donner avis qu'il avait fait rencontre du fameux don Quichotte de la Manche, cet illustre chevalier errant dont on parlait par toute l'Espagne, l'assurant que c'était l'homme le plus divertissant qu'on pût trouver; il ajouta que sous quatre jours, à la fête de Saint-Jean, il l'amènerait lui-même à 566 Barcelone, sur la grande place, armé de pied en cap et montant le superbe Rossinante, suivi de l'écuyer Sancho sur son âne. Il le priait d'en donner avis aux Niaros, ses amis, à qui il voulait procurer ce plaisir; il eût bien désiré que leurs ennemis les Cadeils n'y eussent point part, mais il en reconnaissait l'impossibilité, les extravagances du maître et les bouffonneries du valet étant trop éclatantes pour ne pas attirer tout le monde.
La lettre, portée par un des bandits déguisé en paysan, fut remise à son adresse.
Don Quichotte demeura trois jours et trois nuits avec les bandits, et fût-il resté trois siècles, il aurait toujours trouvé de quoi s'étonner. C'était sans cesse nouvelle aventure: on s'éveillait ici, on mangeait là-bas; quelquefois on fuyait sans savoir pourquoi, et l'on s'arrêtait de même. En alerte continuelle, ces hommes dormaient à cheval, interrompaient à toute heure leur sommeil pour changer d'asile; leur temps se passait à poser des sentinelles, à écouter le cri d'alarme, à souffler des mèches d'arquebuse, quoiqu'ils eussent peu de ces armes, presque tous portant des mousquets à pierre. Roque passait la nuit loin des siens; car le vice-roi de Barcelone ayant mis sa tête à prix, il craignait d'être livré par eux à la justice: existence assurément fort triste et fort misérable.
Enfin, par des chemins détournés et des sentiers couverts, Roque, don Quichotte et Sancho se dirigèrent vers Barcelone. Ils arrivèrent sur la plage la veille de la Saint-Jean, pendant la nuit. Après avoir donné à Sancho les dix écus qu'il lui avait promis, le capitaine l'embrassa ainsi que son maître, puis on se sépara, échangeant mille offres de services.
Don Quichotte attendit en selle la venue du jour, et il ne tarda pas à voir paraître la face pâle de la blanche aurore, qui s'avançant en silence sur les balcons de l'orient, venait humecter les plantes et les fleurs. Presque au même instant, le son d'une agréable musique se fit entendre: c'étaient des hautbois, des fifres et des tambours auxquels succédaient des cris joyeux qui paraissaient venir de la ville. L'aurore fit bientôt place au soleil, dont le visage plus large qu'une rondache s'élevait sur l'horizon. Don Quichotte et Sancho, jetant les yeux de toutes parts, aperçurent pour la première fois la mer, qui leur parut spacieuse, immense et beaucoup plus étendue que les lagunes de Ruidera, situées dans leur province. Ils virent aussi des galères amarrées à la plage, lesquelles, abattant leurs voiles, se montrèrent couvertes de mille banderoles qui tantôt flottaient au vent, tantôt balayaient la surface des eaux, pendant qu'échappé de leurs flancs le bruit des clairons et des trompettes faisait retentir les lieux d'alentour d'une harmonie suave et belliqueuse. Bientôt ces galères commencèrent à s'ébranler, simulant une escarmouche navale, tandis qu'un nombre infini de cavaliers, sortant de la ville avec de brillantes livrées, maniaient adroitement leurs chevaux, et suivaient les mouvements de la flotte, dont l'artillerie faisait un bruit épouvantable, la mer était calme, le jour pur et serein, quoique voilé de temps en temps par la fumée du canon. Tout semblait d'accord pour enivrer de joie la population entière. Quant à Sancho, il ne parvenait pas à comprendre comment ces énormes masses qui se mouvaient sur l'eau pouvaient avoir tant de pieds.
Bientôt une troupe de cavaliers, portant de magnifiques livrées, accourt avec des cris de joie vers don Quichotte, qui était resté tout stupéfait d'un si beau spectacle; et l'un d'entre eux, celui que Roque avait fait prévenir, dit à haute voix:
Qu'il soit le bienvenu, le miroir, le fanal, l'étoile polaire de la chevalerie errante; qu'il soit le bienvenu, le grand, le valeureux don Quichotte, le vrai chevalier de la Manche, dont la fleur des historiens, cid Hamet Ben-Engeli, nous a raconté les exploits, et non pas le controuvé, le faux historien, dont on vient de publier le livre mensonger.
Don Quichotte n'eut pas le temps de répondre, parce que les cavaliers et les gens de leur suite faisant caracoler leurs chevaux, l'entourèrent aussitôt en décrivant mille cercles autour de lui: Ces seigneurs, dit-il à Sancho, nous ont sans doute reconnus; je parierais qu'ils ont lu notre histoire, et même celle que l'Aragonais a publiée récemment.
Le cavalier qui avait parlé à don Quichotte s'approcha de nouveau, et lui dit: Que Votre Grâce, seigneur, veuille bien venir avec nous: tous nous sommes ses serviteurs et les amis de Roque Guinart.
Si les courtoisies engendrent les courtoisies, répondit don Quichotte, la vôtre, seigneur chevalier, doit être fille ou proche parente de celle du grand Roque. Conduisez-moi où il vous plaira, je vous suivrai avec plaisir, surtout si vous me faites l'honneur d'accepter mes services.
Le cavalier répondit avec non moins de civilité; puis, lui et ses amis ayant placé notre héros au milieu d'eux, on prit le chemin de Barcelone, au son des fifres et des tambours. Mais, à l'entrée de la ville, deux petits drôles, plus malins que la malice elle-même, s'avisèrent d'un méchant tour: se faufilant au milieu de la foule, ils s'approchèrent de nos aventuriers, et levant la queue, l'un à Rossinante, l'autre au grison, ils leur plantèrent à chacun dans cet endroit un paquet de chardons. Les pauvres bêtes ne sentirent pas plus tôt ces éperons d'un nouveau genre, qu'elles se mirent à serrer la queue; ce qui, augmentant leur souffrance, les poussa à ruer de telle sorte qu'elles jetèrent leurs cavaliers dans la poussière. Honteux et mortifié, don Quichotte se hâta d'enlever le panache à Rossinante, et Sancho en fit autant à son âne. Leurs nouveaux amis s'apprêtaient à châtier cette insolente canaille, mais il leur fallut y renoncer, car les deux espiègles s'étaient perdus dans la foule. Bref, don Quichotte et Sancho remontèrent sur leurs bêtes, et toujours suivis de la musique et accompagnés des mêmes cris de joie, ils gagnèrent la maison de leur hôte, une des plus belles de Barcelone. Suivons-y notre chevalier, ainsi le veut cid Hamet Ben-Engeli.
L'hôte de don Quichotte s'appelait don Antonio Moreno; c'était un gentilhomme riche et plein d'esprit, qui aimait à se divertir avec décence et bon goût. Quand il vit notre héros en sa maison, il songea à lui faire faire quelques bonnes folies, sans lui causer de déplaisir, car la plaisanterie a des bornes, et un passe-temps ne saurait être agréable, s'il a lieu aux dépens d'autrui. La première chose dont il s'avisa, ce fut, quand on eut désarmé le chevalier, de le conduire, couvert seulement de cet étroit pourpoint déjà décrit tant de fois, à un balcon donnant sur une des principales rues de la ville, où on l'exposa à la vue des passants comme une bête curieuse. Les cavaliers aux livrées firent de nouvelles passes sous ses yeux, de même que si c'eût été pour lui seul, et non à cause de la fête, qu'ils se fussent mis en frais. Sancho était tout radieux, s'imaginant avoir trouvé de nouvelles noces de Gamache, ou une maison semblable à celle de don Diego, ou bien un château comme celui du duc.
Plusieurs amis de don Antonio vinrent dîner avec lui; tous firent de grands honneurs à don 568 Quichotte, et le traitèrent en véritable chevalier errant, ce qui le rendit si fier et si rengorgé, qu'il ne se sentait pas d'aise. De son côté, Sancho lâcha tant de plaisantes reparties, que les gens de la maison et tous ceux qui étaient là n'avaient d'oreilles que pour lui et riaient à gorge déployée.
Seigneur écuyer, lui dit don Antonio, il nous a été conté que vous êtes extrêmement friand de blanc-manger et de petites andouilles; et que lorsque vous en avez de reste, vous les mettez dans votre poche pour le lendemain[124].
C'est une insigne fausseté, seigneur, répondit Sancho; je suis plus propre que goulu, et monseigneur don Quichotte, ici présent, pourra vous dire que nous nous contentions bien souvent, lui et moi, pendant des jours entiers, d'une poignée de noisettes, ou d'une demi-douzaine d'oignons. Il est vrai que si parfois on me donne la génisse, je cours lui mettre la corde au cou; c'est-à-dire que je mange ce qu'on me présente, et prends le temps comme il vient. Mais quiconque ose avancer que je suis un mangeur vorace et malpropre, peut se tenir pour dit qu'il se trompe du tout au tout, et je le lui apprendrais d'une autre façon, n'était le respect que je dois aux vénérables barbes ici présentes.
Oui, certes, dit don Quichotte, la modération et la propreté de Sancho quand il mange, mériteraient d'être écrites et gravées sur le bronze pour servir d'exemple aux races futures: tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est lorsqu'il a faim d'être un peu glouton; alors il mâche des deux côtés à la fois, et un morceau n'attend pas l'autre. Mais pour ce qui est de la propreté, on ne le trouvera jamais en défaut, et il l'a prouvé du reste pendant qu'il était gouverneur, car il mangeait avec tant de délicatesse, qu'il prenait les grains de raisin avec sa fourchette.
Comment! s'écria don Antonio, le seigneur Sancho a été gouverneur?
Oui, seigneur, répondit Sancho, j'ai été gouverneur, et d'une île qu'on appelle Barataria; je l'ai gouvernée pendant dix jours, à bouche que veux-tu; j'y ai perdu le repos, l'esprit et l'embonpoint, et j'y ai appris à mépriser tous les gouvernements du monde. J'ai quitté l'île en courant, et je suis tombé dans un grand trou, où je me suis cru mort, mais dont par miracle je suis sorti vivant.
Alors don Quichotte se mit à conter l'histoire du gouvernement de Sancho, ce qui divertit fort la compagnie.
Le repas achevé, don Antonio prit notre héros par la main, et le conduisit dans une pièce où pour tout meuble se trouvait une table de jaspe, soutenue par un pied de même matière; sur cette table était un buste qui paraissait de bronze et représentait un empereur romain. Ils se promenèrent pendant quelque temps de long en large, firent le tour de la table, puis, don Antonio s'arrêtant dit à don Quichotte: Maintenant que je suis certain de n'être écouté par personne, je vais apprendre à Votre Grâce une des plus étonnantes aventures dont on ait jamais entendu parler, à condition toutefois que ce secret restera entre elle et moi.
Je le jure, seigneur, répondit notre héros: celui à qui vous parlez a des yeux et des oreilles, mais point de langue. Votre Grâce peut en toute assurance verser dans mon cœur ce qu'elle a dans le sien, et rester persuadée qu'elle l'a jeté dans les abîmes du silence.
Sur la foi de cette promesse, repartit don Antonio, je vais vous confier des choses qui vous raviront d'admiration, et je me soulagerai moi-même d'un fardeau qui me pèse, car je n'ai encore révélé à personne le secret que je vais vous dire. Cette tête que vous voyez, seigneur don Quichotte, ajouta-t-il en la lui faisant toucher avec la main, a été fabriquée par un des plus grands enchanteurs qui aient jamais existé. C'était, je crois, un Polonais, disciple du fameux Scot dont on raconte tant de merveilles. Je reçus 569 chez moi cet enchanteur; et pour la somme de mille écus il me fabriqua cette tête, qui a la propriété de répondre à toutes les questions qu'on lui adresse. Après avoir tracé des cercles, observé les astres, écrit des caractères cabalistiques, épié les conjonctions voulues, l'auteur mit la dernière main à son ouvrage avec une perfection dont vous aurez la preuve demain, car le vendredi cette tête est muette, et il serait inutile de lui rien demander aujourd'hui. D'ici là, Votre Grâce peut songer aux questions qu'il vous conviendra de lui faire, et l'expérience vous prouvera si je dis vrai.
Étonné de ce qu'il entendait, don Quichotte avait peine à croire que cette tête fût douée d'une telle vertu; mais comme il devait bientôt savoir à quoi s'en tenir, il se contenta de faire de grands remercîments à son hôte pour lui avoir confié un secret de cette importance. Ils sortirent de la chambre, que don Antonio ferma à clef, et ils retournèrent dans le salon, où Sancho avait eu le temps de conter à la compagnie une partie des aventures de son maître.
Le soir venu, ils allèrent tous ensemble se promener par la ville, don Quichotte sans armes, mais couvert d'une houppelande de drap fauve, capable, à cette époque de l'année, de mettre en sueur l'hiver lui-même. Sancho resta au logis avec les valets, qui avaient ordre de l'entretenir et de l'amuser si bien qu'il ne pensât point à sortir. Notre héros ne montait pas Rossinante, mais un grand mulet de bât harnaché avec beaucoup de richesse et d'élégance; sans qu'il s'en doutât, on lui avait attaché au dos, et par-dessus la houppelande, un parchemin sur lequel était écrit en grosses lettres: Je suis don Quichotte de la Manche. Cet écriteau 570 arrêtait tous les passants; et comme chacun répétait: Je suis don Quichotte de la Manche, le chevalier fut surpris que tant de gens prononçassent son nom comme s'ils le connaissaient:
Seigneur, dit-il à don Antonio qui marchait à côté de lui, la chevalerie errante a de bien grands avantages, puisqu'elle répand sur toute la terre le nom de ceux qui l'exercent. Entendez-vous comme on parle de moi; jusqu'aux petits enfants, tous me connaissent sans m'avoir jamais vu!
Quoi d'étonnant à cela, seigneur don Quichotte? répondit don Antonio. De même que le feu jette une lumière qui le trahit, de même la vertu a un éclat qui ne manque jamais de la faire reconnaître, surtout celle qui s'acquiert dans la profession des armes, car elle resplendit par-dessus toutes les autres.
Or, pendant que don Quichotte marchait ainsi, tout fier de lui-même, il arriva qu'à la vue de l'écriteau, un passant s'arrêta, et lui jeta ces mots à la face en bon castillan: Au diable soit don Quichotte de la Manche! comment peux-tu être encore de ce monde, après les coups de bâton que tu as reçus? Il faut, en vérité, que tu sois fou. Si encore tu l'étais seul, il n'y aurait pas grand dommage; mais ta folie est si contagieuse, qu'elle se communique à tous ceux qui t'approchent; ceux qui t'accompagnent en ce moment n'en sont-ils pas la preuve? Va, va, nigaud, retourne chez toi prendre soin de ton bien, de ta femme et de tes enfants, sans creuser davantage ta pauvre cervelle, qui n'est déjà que trop endommagée.
Mon ami, dit Antonio à cet homme, passez votre chemin sans vous mêler de donner des conseils à qui ne vous en demande pas: le seigneur don Quichotte est très-sain d'esprit, et nous qui l'accompagnons, nous ne sommes pas des imbéciles: la vertu a droit à nos hommages, en quelque lieu qu'elle se rencontre. Passez votre chemin, et mêlez-vous de vos affaires.
Par ma foi, seigneur, vous avez raison, répondit le Castillan; aussi bien, donner des conseils à ce pauvre fou, ce serait frapper du poing contre l'aiguillon. Mais il est vraiment dommage de voir le bon sens qu'il montre, dit-on, sur tant de matières, s'en aller en eau claire quand il s'agit de chevalerie. Que je meure à l'instant, moi et tous mes descendants, si je m'avise jamais de donner des conseils à personne, dût-on m'en prier à genoux.
Le Castillan disparut, et la promenade continua; mais une telle foule se pressait pour lire l'écriteau, que don Antonio fut obligé de l'enlever.
La nuit venue, on retourna chez don Antonio, où sa femme, personne aussi aimable que belle, avait invité plusieurs de ses amies pour faire honneur à leur hôte et s'amuser de ses étranges folies. Il vint donc quantité de dames; il y eut un souper magnifique, et sur les dix heures le bal commença. Parmi ces dames, il s'en trouvait surtout deux pleines d'esprit et d'humeur moqueuse, qui, pour divertir la compagnie, invitèrent don Quichotte à danser; et, chacune tour à tour s'emparant de lui dès que l'autre l'avait quitté, elles exténuèrent si bien le pauvre chevalier qu'il suait à grosses gouttes et ne pouvait presque plus se remuer. Qu'on se représente ce grand corps maigre, sec, efflanqué, au teint jaune, aux yeux creux, aux moustaches longues et tombantes, serré dans ses habits, fort maussade enfin et d'une légèreté plus que problématique, agacé par deux belles personnes qui lui lançaient à la dérobée des propos d'amour auxquels il ne répondait qu'avec dédain. A bout de patience: Arrière, démons! s'écria-t-il, arrière; laissez-moi en paix, importunes pensées. Tâchez, Mesdames, de maîtriser vos sentiments; la sans pareille Dulcinée du Toboso est l'unique souveraine de mon âme, et elle ne souffre point que d'autres en triomphent. Puis il se laissa tomber au beau milieu du salon, brisé et rompu d'un si violent exercice.
Don Antonio le fit emporter à bras dans sa chambre. Sancho, qui s'était empressé de le suivre: Peste, monseigneur, lui dit-il, comme vous vous êtes trémoussé! Pensiez-vous, par hasard, que tous les braves sont tenus d'être des danseurs, et tous les chevaliers errants des faiseurs d'entrechats? Par ma foi, mon cher maître, vous étiez dans une grande erreur, car tel aura moins de mal à tuer un géant qu'à faire une cabriole. Sauter en se donnant du talon dans le derrière, c'est mon fort, à moi; mais danser comme vous venez de le faire, je ne m'en pique point.
Chacun riait aux éclats des propos de notre écuyer, qui, ayant mis son maître au lit, eut grand soin de le bien couvrir, dans la crainte qu'il n'éprouvât quelque refroidissement.
Le lendemain, don Antonio jugea à propos de faire l'expérience de la tête enchantée. Suivi de don Quichotte, de Sancho, de deux de ses amis et des dames qui avaient fait danser notre chevalier, il se dirigea vers la chambre où elle se trouvait. Quand tout le monde fut entré, il ferma soigneusement la porte, énuméra à la compagnie les vertus de cette tête, disant que c'était la première fois qu'on en faisait l'épreuve et qu'il demandait le secret. Personne, à l'exception des deux gentilshommes, ne savait ce qui allait se passer.
Don Antonio s'approcha le premier, et demanda à voix basse, de manière pourtant à être entendu: Tête, par la vertu que tu renfermes, dis-moi ce que je pense en ce moment. Sans remuer les lèvres, mais d'une voix claire et distincte, la tête répondit vivement: «Je ne juge point des pensées.»
Chacun resta stupéfait, surtout les dames, car ni autour de la table ni dans la salle il ne se trouvait personne qui pût faire cette réponse, et on voyait bien qu'elle venait directement de la tête.
Combien sommes-nous ici? continua don Antonio?
«Toi et ta femme, répondit la tête, deux de ses amies et deux des tiens, ainsi qu'un fameux chevalier appelé don Quichotte de la Manche, et son écuyer, qui se nomme Sancho Panza.»
La surprise augmenta, et plus d'un assistant sentit ses cheveux se dresser.
Bien, dit don Antonio en se retirant; ceci fait voir que je n'ai point été trompé par celui qui t'a fabriquée, tête sage, tête parlante, tête merveilleuse et incomparable. Qu'un autre me remplace, ajouta-t-il, et t'adresse telle question qu'il voudra.
Comme les femmes sont d'ordinaire assez curieuses, une des dames s'approcha: Dis-moi, tête, demanda-t-elle, que faut-il que je fasse pour être très-belle?
«Sois très-honnête.»
Cela suffit, dit la dame en faisant place à sa compagne.
Savante tête, demanda celle-ci, je désirerais bien savoir si mon mari m'aime ou non?
«Remarque sa conduite envers toi, et tu le sauras.»
Je n'en veux pas davantage, dit la dame: en effet, la conduite des hommes nous donne la mesure de l'affection qu'ils nous portent.
Un des amis de don Antonio demanda: Qui suis-je?
«Tu le sais,» lui fut-il répondu.
Ce n'est pas là ce que je demande, repartit le cavalier; je veux savoir si tu me connais.
«Je te connais, tu es don Pedro Noriz.»
O tête admirable! c'en est assez pour me convaincre que tu n'ignores rien, ajouta le cavalier.
L'autre ami s'approcha et fit cette question: Quel est le plus vif désir de mon fils aîné?
«Je t'ai déjà dit que je ne juge point des pensées; cependant je puis ajouter: Ton fils ne souhaite que de t'enterrer.»
Je le savais déjà, repartit le gentilhomme, et je n'en doutais nullement.
La femme de don Antonio s'approcha comme 572 les autres, et dit: En vérité, tête, je ne sais que te demander; je voudrais seulement savoir si je conserverai longtemps mon cher mari.
«Oui, car sa bonne santé et sa manière de vivre lui promettent de longs jours, que la plupart des hommes abrégent par la débauche et l'intempérance.»
A son tour, don Quichotte s'approcha: Dis-moi, tête, toi qui réponds si bien, est-ce une réalité ou un songe ce que j'ai vu dans la caverne de Montesinos? Sancho, mon écuyer, se donnera-t-il les coups de fouet auxquels il s'est engagé? et verrai-je enfin le désenchantement de Dulcinée?
«Quant à l'histoire de la caverne, il y a beaucoup à dire, l'aventure tient de la réalité et du songe; les coups de fouet de Sancho se feront un peu attendre, mais l'enchantement de Dulcinée finira.»
Cela me suffit, répliqua don Quichotte; que Dulcinée soit désenchantée, et mes vœux seront accomplis.
Le dernier qui interrogea la tête, ce fut Sancho. Il le fit en ces termes: Dis-moi, tête, aurai-je encore un gouvernement? quitterai-je le misérable métier d'écuyer errant, et reverrai-je enfin ma femme et mes enfants?
Il lui fut répondu: «Tu gouverneras en ta maison, si tu y retournes; tu pourras y revoir ta femme et tes enfants, s'ils y sont; et quand tu ne pourras plus servir, tu ne seras plus écuyer.»
Par ma foi, voilà qui est plaisant, repartit Sancho; il ne faut pas être sorcier pour deviner cela, je le savais de reste.
Et que veux-tu donc qu'on te dise, imbécile? repartit don Quichotte: n'est-ce pas assez que les réponses de la tête concordent avec les questions?
Cela suffit, puisque vous le voulez, répondit Sancho; mais je voudrais qu'elle se fût un peu mieux expliquée et qu'elle m'en apprît davantage.
Là s'arrêtèrent les questions et les réponses, mais non l'étonnement de la compagnie, car tous étaient en admiration, excepté les deux amis de don Antonio, qui savaient à quoi s'en tenir. Cid Hamet Ben-Engeli, pour ne pas laisser le lecteur en suspens, de crainte qu'il ne soupçonne de la magie dans une chose si surprenante, s'empresse de révéler le secret: Don Antonio, dit-il, afin de se divertir aux dépens des niais, fit faire cette tête à l'imitation d'une autre qu'il avait vue à Madrid. La table avec son pied, d'où sortaient quatre griffes d'aigle, était de bois peint en jaspe, la tête, semblable à un buste d'empereur romain et couleur de bronze, était creuse comme la table, sur laquelle on l'avait si bien enchâssée que tout paraissait d'une seule pièce. Le pied de la table était creux aussi et communiquait par deux tuyaux à la bouche et à l'oreille de la tête; ces tuyaux descendaient dans une chambre au-dessous, où se tenait cachée la personne qui faisait les réponses. La voix, partie de haut en bas ou de bas en haut, passait si bien par ces tuyaux, qu'on ne perdait pas une parole; de sorte qu'à moins de le savoir, il était impossible de pénétrer l'artifice. Un étudiant, neveu de don Antonio, jeune homme plein d'esprit, fut chargé des réponses; et comme il connaissait les personnes entrées dans la chambre où était la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter, tantôt directement, tantôt par conjecture, et toujours avec un extrême à-propos.
Cid Hamet ajoute que cette merveille dura une douzaine de jours. Le bruit s'étant répandu par la ville que don Antonio avait chez lui une tête enchantée, la crainte que la chose ne parvînt aux oreilles des seigneurs inquisiteurs le décida à aller lui-même leur apprendre ce qui en était. Ils lui dirent de briser la machine et qu'il n'en fût plus question. La tête n'en passa pas moins pour enchantée dans l'opinion de don Quichotte et de Sancho: le chevalier resta très-satisfait de la réponse qu'il avait 573 obtenue, et l'écuyer assez peu content de la sienne.
Pour complaire à don Antonio, pour profiter de la présence de notre héros et se divertir de ses folies, plusieurs gentilshommes de la ville avaient résolu de faire, à six jours de là, une course de bagues: cette course n'eut point lieu, pour les raisons que nous dirons par la suite. Dans l'intervalle il prit envie à don Quichotte de parcourir Barcelone, mais à pied et comme incognito, pour ne plus se voir poursuivi par les petits garçons: il sortit accompagné de Sancho, et de deux valets que lui donna don Antonio. Or, pendant qu'il se promenait, il lut par hasard sur une porte ces mots écrits en grandes lettres: IMPRIMERIE. Poussé par la curiosité, car il n'en avait jamais vu, il y entra avec tout son cortége. Il vit d'abord des gens qui tiraient des feuilles de papier de dessous la presse, d'autres qui corrigeaient des épreuves, d'autres qui composaient; en un mot, tout ce qui se pratique dans une imprimerie. Notre chevalier s'approchait de chaque ouvrier, s'informant de ce qu'il faisait, admirait et passait outre. Enfin 574 il s'arrêta près d'un compositeur, et lui demanda quel était son emploi.
Seigneur, répondit l'ouvrier, ce gentilhomme qui est assis là (en lui montrant un homme de bonne mine et qui avait l'air fort soucieux) a traduit un livre de l'italien en langue castillane, et je suis en train de le composer pour le mettre sous presse.
Quel est le titre de ce livre? demanda don Quichotte.
Seigneur, lui répondit l'auteur en s'approchant, ce livre se nomme le Bagatele en italien.
Comment rendez-vous ce mot en castillan? continua don Quichotte.
Le Bagatele, reprit l'auteur, signifie les Bagatelles; et bien qu'un pareil titre n'en donne pas une grande idée, ce livre ne laisse pas de renfermer des choses utiles et de bon goût.
Je sais quelque peu la langue italienne, repartit don Quichotte, et je connais passablement mon Arioste. Dites-moi, seigneur, et je ne vous adresse cette question que par simple curiosité et non pour faire subir un examen à Votre Grâce, avez-vous rencontré quelquefois dans la langue italienne le mot pignata?
Fort souvent, répondit l'auteur.
Comment le traduisez-vous en castillan? demanda don Quichotte.
Et comment le traduire autrement que par le mot marmite? répliqua celui-ci.
Mort de ma vie! dit don Quichotte, je vois que vous connaissez à fond l'idiome toscan. Ainsi, quand il y a dans l'italien piace, vous le traduisez par plaît, più par plus, sù par en haut, et giù par en bas.
En effet, répondit l'auteur, ce sont là les véritables équivalents.
Eh bien, malgré votre savoir, je gagerais, repartit don Quichotte, que vous n'en êtes pas mieux apprécié du public, toujours enclin à dédaigner les louables travaux. Oh! que de talents enfouis, que de génies oubliés! Toutefois il faut convenir que les traductions d'une langue dans une autre, à moins qu'il ne s'agisse du grec et du latin, véritables reines des langues, ressemblent beaucoup à ces tapisseries de Flandre qui, vues à l'envers, n'ont ni le poli, ni le brillant de l'endroit. Je n'entends pas dire par là que le métier de traducteur ne soit pas estimable; car on peut s'occuper à de pires choses et qui donnent moins de profit. Dans tous les cas, il faut faire une exception en faveur de deux célèbres traducteurs, Christoval de Figueroa, pour le Pastor Fido, et don Juan de Jauregui, pour l'Aminta, où l'un et l'autre ont su faire douter quelle est la traduction, et quel est l'original. Mais, dites-moi, je vous prie, votre livre s'imprime-t-il pour votre compte, ou bien en avez-vous vendu le privilége à quelque libraire?
Je le fais imprimer à mes frais, répondit l'auteur, et je prétends gagner mille ducats au moins avec la première édition, que l'on tire en ce moment à deux mille exemplaires: ils seront bientôt, je l'espère, débités aux prix de six réaux chacun.
Je crains que vous n'ayez mauvaise chance, repartit don Quichotte; on voit bien que vous ne connaissez pas encore les libraires: allez, seigneur, vous êtes loin de compte; quand vous aurez sur les bras ces deux mille exemplaires, vos épaules en seront moulues à crier merci, surtout si l'ouvrage n'a rien de piquant.
Eh! que voulez-vous que je fasse? répondit l'auteur: faut-il que j'aille donner mon livre à un libraire qui m'en offrirait la dixième partie de ce qu'il vaut, et croirait me faire encore trop d'honneur? Tenez, je dois vous dire la vérité: eh bien, je ne travaille pas pour me faire une réputation, car je suis assez connu, c'est du profit que je cherche, et sans le profit je ne donnerais pas un maravédis de la bonne renommée pour mes ouvrages.
Dieu veuille que vous réussissiez! dit don Quichotte.
Il passa à une autre casse, où l'ouvrier corrigeait 575 une feuille d'un livre intitulé: La lumière de l'âme. Voilà, dit-il, les livres qu'on a raison d'imprimer, quoiqu'il y en ait déjà beaucoup; mais le nombre des pécheurs est plus grand encore, et il ne saurait y avoir trop de lumières pour tant d'aveugles.
Plus loin on travaillait à un autre ouvrage; notre héros en ayant demandé le titre, on lui répondit que c'était la seconde partie de l'ingénieux don Quichotte de la Manche, composée par un bourgeois de Tordesillas.
Je connais ce livre, dit-il, et je croyais qu'on l'avait fait brûler comme n'étant qu'un tissu d'impostures; mais patience, son heure viendra. Il est impossible que l'on ne finisse pas par se désabuser de tant de sottises, surtout dépourvues qu'elles sont d'agrément et de vraisemblance.
En disant cela, il sortit de l'imprimerie, mais non sans laisser percer quelques marques de dépit.
Le même jour, don Antonio voulut faire visiter à don Quichotte les galères ancrées dans le port, à la grande joie de Sancho, qui n'en avait vu de sa vie, il envoya dire à l'amiral, lequel avait déjà entendu parler de notre chevalier, qu'il le lui mènerait après le dîner. Ce qui leur arriva dans cette visite se verra dans le chapitre suivant.
Don Quichotte ne cessait de réfléchir aux réponses de la tête enchantée, dont il cherchait vainement à pénétrer le secret; toutefois il se réjouissait en lui-même de la promesse qu'elle lui avait faite touchant le désenchantement de Dulcinée, qu'il tenait pour certain désormais. Quant à Sancho, quoiqu'il eût pris en haine les fonctions de gouverneur, il souhaitait toujours de commander et de se voir obéi encore une fois, tant on trouve de plaisir à se sentir au-dessus des autres, même quand ce n'est qu'un simple jeu.
Enfin, après le dîner, don Antonio, ses deux amis, don Quichotte et Sancho, allèrent visiter les galères. Ils ne furent pas plutôt au bord de la mer, que l'amiral, prévenu de leur arrivée, se prépara à les recevoir dignement. On abattit la tente, les clairons retentirent; on mit à l'eau l'esquif couvert de riches tapis et garni de coussins de velours cramoisi. Au moment où don Quichotte y posait le pied, la galère capitane fit une salve de son artillerie, à laquelle répondit toute la flotte. Puis, quand il s'apprêtait à monter à l'échelle, la chiourme le salua, comme c'est l'usage lorsqu'une personne de qualité entre dans un bâtiment, par ce cri trois fois répété: hou, hou, hou. L'amiral, qui était un gentilhomme valencien, lui tendit la main, et lui dit en l'embrassant: Je marquerai ce jour avec une pierre blanche, comme un des plus heureux de ma vie, puisque j'ai eu le bonheur de voir le seigneur don Quichotte de la Manche, en qui brille et se résume tout l'éclat de la chevalerie errante. Notre héros répondit à ce compliment avec sa courtoisie habituelle, heureux qu'il était de se voir traité avec tant de distinction. Toute la compagnie entra dans la cabine de poupe, qui était meublée avec élégance, et s'assit sur les bancs des plats bords. Aussitôt le comite passa dans l'entre-pont, et d'un coup de sifflet fit mettre casaque bas à la chiourme, ce qui fut exécuté en un clin d'œil.
A l'aspect de tant de gens nus, Sancho resta bouche béante; mais ce fut bien autre chose quand il les vit hisser la tente avec une si grande promptitude, qu'il crut que c'était un enchantement. Notre écuyer était assis sur le pilier de poupe, près du premier rameur du banc de droite; celui-ci, qui avait reçu le mot d'ordre, le saisit vivement, et l'enlevant à bras tendus, le passa à la chiourme. Voilà donc Sancho voltigeant 576 de banc en banc, de main en main, et avec une telle vitesse qu'il se croyait emporté par tous les diables; enfin, les forçats ne le lâchèrent qu'après l'avoir déposé à la place qu'il occupait d'abord, mais suant à grosses gouttes, et si haletant qu'il ne pouvait plus respirer. Étonné de voir ainsi voltiger son écuyer, don Quichotte demanda à l'amiral si c'était là une cérémonie dont on honorait les nouveaux venus sur les galères. Quant à moi, ajouta-t-il, je n'ai nulle envie d'y faire profession, et si quelqu'un est assez osé pour me toucher du doigt, je lui tirerai l'âme du corps à grands coups de pieds dans les côtes. En prononçant ces paroles, il se leva et mit la main sur la garde de son épée.
Tout à coup, on abattit la tente, et l'on fit tomber la grande vergue avec un bruit épouvantable; si bien que Sancho, croyant que le ciel lui croulait sur les épaules, se cacha la tête entre les jambes. Don Quichotte lui-même tressaillit et changea de couleur. La chiourme hissa la vergue avec la même promptitude et dans le même silence. Le comite ayant donné le signal de lever l'ancre sauta au milieu de l'entre-pont, le nerf de bœuf à la main, se mit à cingler les épaules des forçats, et la galère prit le large.
Quand Sancho vit se mouvoir à la fois tous ces pieds rouges, car il prenait les rames pour des pieds: Pour le coup, dit-il en lui-même, voilà des choses vraiment enchantées, et non pas celles que raconte mon maître. Mais qu'ont fait ces malheureux pour qu'on les traite de la sorte? Comment cet homme, qui se promène en sifflant, a-t-il l'audace de fouetter à lui seul tant de gens? Par ma foi, si ce n'est pas ici l'enfer, je jurerais que nous n'en sommes pas loin.
Don Quichotte, voyant avec quelle attention Sancho regardait tout ce qui se passait, s'approcha et lui dit: Sancho, mon ami, avec quelle facilité tu pourrais, à peu de frais, te mettre nu jusqu'à la ceinture seulement, et te glisser pendant quelques instants parmi ces gentilshommes, pour en finir une bonne fois avec le désenchantement de Dulcinée! Au milieu des souffrances de tant de gens, tu ne sentirais pas les tiennes. Je suis même certain que le sage Merlin compterait chaque coup pour dix en les voyant si bien appliqués.
L'amiral allait demander quels étaient ces coups de fouet et ce désenchantement de Dulcinée, quand on signala un bâtiment près de la côte, au couchant. Aussitôt s'élançant sur le tillac, l'amiral cria: Allons, enfants, qu'il ne nous échappe pas; c'est sans doute quelque corsaire algérien. Les autres galères s'approchèrent de la galère capitane pour prendre l'ordre de l'amiral, qui en fit partir deux vers la haute mer, tandis qu'avec la troisième il se proposait de serrer la terre de si près que le corsaire ne pût s'échapper. La chiourme travaillait avec une telle ardeur que les galères semblaient voler sur les eaux. Celles qui avaient gagné le large ne tardèrent pas à découvrir le brigantin, qui, de son côté, ne les eut pas plus tôt aperçues qu'il prit chasse, espérant échapper par sa légèreté; mais ce fut en vain; aussi le patron était-il d'avis qu'on cessât de ramer et qu'on se rendît à discrétion, afin de ne pas trop irriter notre amiral. Malheureusement le sort voulut qu'au moment d'amener, deux Turcs pris de vin, qui étaient à bord du brigantin, tirèrent chacun un coup d'arquebuse, et tuèrent deux de nos gens montés dans la grande hune. A ce spectacle, notre amiral fit serment de mettre à mort tous ceux qui étaient sur ce navire. Il poussa avec fureur sur le brigantin qui esquiva par-dessous les rames; mais la galère lui coupa le chemin et le devança d'un demi-mille environ. Se voyant perdu, l'équipage déploya ses voiles pendant que le capitaine revirait, et se mit à fuir de toute sa vitesse. Mais cela ne servit qu'à retarder de quelques instants sa perte; il fut contraint de se rendre. Les autres galères étant arrivées au même instant, toutes quatre, avec leur capture, 577 retournèrent à la côte, où une foule nombreuse et impatiente les attendait. L'amiral jeta l'ancre près de terre, et sachant que le vice-roi était sur le rivage, il fit mettre l'esquif à la mer pour l'aller chercher; il commanda ensuite de descendre la vergue, décidé qu'il était à faire pendre sur-le-champ le patron du corsaire, et les Turcs, au nombre de trente-six, tous beaux hommes et bons tireurs.
L'amiral ayant demandé quel était leur capitaine; un des captifs, qu'on sut depuis être un renégat espagnol, répondit en castillan, en désignant de la main un jeune garçon d'environ vingt ans, d'une admirable beauté: Ce jeune homme que tu vois là est notre commandant.
Dis-moi, chien, demanda l'amiral à ce dernier, qui t'a poussé à faire tuer mes soldats, voyant qu'il t'était impossible d'échapper? Ne sais-tu pas que témérité n'est pas vaillance, et qu'on doit plus de respect aux galères capitanes?
Le patron allait répondre, quand l'amiral le quitta pour s'avancer à la rencontre du vice-roi, 578 qui entrait dans la galère avec quelques gens de sa suite et des personnes de la ville.
La chasse a-t-elle été bonne? demanda le vice-roi.
Si bonne, répondit l'amiral, que Votre Excellence va la voir pendue tout à l'heure au haut de cette vergue.
Eh, pourquoi? répliqua le vice-roi.
Parce que sans motif et contre tous les usages de la guerre, ils ont tué deux de mes meilleurs soldats; aussi ai-je juré de faire pendre tous ceux qui se trouveraient à bord du corsaire, principalement ce jeune garçon, qui en est le patron.
En même temps il le lui montrait, les mains déjà liées et n'attendant plus que la mort. Le vice-roi jeta les yeux sur le prisonnier, et en eut compassion. Sa beauté, sa jeunesse, un certain air de modestie, semblaient demander grâce, et il résolut de le sauver.
De quelle nation es-tu? lui demanda-t-il, Turc, More ou renégat?
Je ne suis rien de tout cela, répondit-il en castillan.
Qu'es-tu donc?
Je suis femme et chrétienne.
Femme et chrétienne! sous ce costume et en tel lieu! répliqua le vice-roi: voilà qui est étrange et difficile à croire?
Seigneurs, dit-elle, suspendez mon supplice et je vous raconterai mon histoire; cela ne retardera guère votre vengeance.
Tout le monde était touché des paroles de cette femme et de l'air dont elle les prononçait; mais l'amiral, toujours irrité, lui dit avec rudesse: Raconte ce que tu voudras, mais n'espère pas que je te pardonne la mort de mes soldats.
Seigneurs, dit-elle, je suis née de parents mores, parmi cette nation plus imprudente que sage sur laquelle sont tombés depuis peu tant d'infortunes. A l'époque de nos malheurs, deux de mes oncles m'emmenèrent malgré moi en Barbarie. J'eus beau protester et dire que j'étais chrétienne, comme je le suis en effet et du fond du cœur, je ne fus pas écoutée; ni ceux qui étaient chargés de nous déporter, ni mes oncles, ne voulurent me croire; ils m'entraînèrent malgré moi. Cependant mes parents étaient chrétiens; et j'ai si bien sucé avec le lait la foi catholique, que je ne crois pas avoir jamais témoigné, par mes paroles ou mes actions, aucune inclination contraire. Quoique tenue fort à l'étroit dans la maison de mon père, on savait que j'étais belle, et le bruit de ma beauté m'attira les soins d'un jeune gentilhomme appelé don Gaspar Gregorio, fils aîné d'un chevalier qui avait une habitation près de notre village. Vous dire comment il me vit, les ruses qu'il employa pour me parler, les marques qu'il me donna de sa passion, aussi bien que vous peindre sa joie quand il lui fut permis de croire que je l'aimais, cela serait trop long à raconter, surtout en présence de la corde fatale qui me menace. Je dirai seulement que don Gaspar voulut m'accompagner dans notre exil. Il se mêla parmi les Mores chassés d'autres provinces, et comme il connaissait parfaitement leur langue, il se lia d'amitié pendant le voyage avec les deux oncles qui m'emmenaient; car en homme prudent, mon père, dès le premier édit qui exilait notre nation, avait été nous préparer un asile en pays étranger. Avant son départ il avait eu aussi la précaution d'enfouir dans un endroit dont j'avais seule connaissance, beaucoup de pierres précieuses et de perles d'un grand prix, m'ordonnant de n'y point toucher, si même on nous déportait avant son retour. Je lui obéis, et je passai en Barbarie avec mes oncles et d'autres parents. Nous nous réfugiâmes d'abord à Alger, mais mieux eût valu nous réfugier dans l'enfer même, car le dey ayant su que j'étais belle autant que riche, me fit comparaître devant lui. Il me demanda quel était mon pays, quels bijoux et quel argent j'apportais. Je lui déclarai le lieu de ma naissance, ajoutant que mon argent et mes bijoux y étaient enfouis, mais qu'on pourrait les recouvrer, si j'allais les chercher 579 moi-même. Je parlais ainsi afin que son avarice lui fît oublier ce que j'avais de beauté.
Pendant qu'il me questionnait de la sorte, on vint lui dire que j'étais accompagnée d'un des plus beaux jeunes hommes qu'on pût imaginer: je compris aussitôt qu'il s'agissait de don Gaspar, qui, en effet, est d'une beauté peu commune. Je me troublai à la pensée du péril que don Gaspar allait courir chez cette nation barbare, où l'on fait encore plus de cas de la beauté des hommes que de celle des femmes. Le dey ordonna de le lui amener, pour savoir si ce qu'on en disait était vrai. Alors, par une subite inspiration du ciel, je lui affirmai que c'était une femme, et le suppliai de me permettre d'aller lui faire prendre les habillements de son sexe, afin que sa beauté se fît voir dans tout son jour, et qu'elle parût avec moins d'embarras devant lui. Il y consentit, en ajoutant que le lendemain on aviserait à nous faire passer en Espagne pour y aller chercher le trésor enfoui. Je courus révéler à don Gaspar le péril qu'il courait, et l'ayant habillé en femme, je le menai dès le soir même devant le dey, qui, ravi d'admiration, résolut de le garder pour en faire présent au Grand Seigneur. Mais en attendant, de crainte d'être tenté lui-même, il le mit sous la garde d'une dame more, des premières de la ville. Je laisse aux amants et à ceux qui connaissent les tourments de l'absence à juger des mortelles angoisses que nous dûmes éprouver, ainsi éloignés l'un de l'autre.
Par l'ordre du dey je partis le lendemain sur ce brigantin, accompagnée de deux Turcs, ceux-là même qui ont tué vos soldats, et de ce renégat espagnol (montrant celui qui l'avait fait connaître pour le patron), qui est chrétien au fond de l'âme, et qui a plus d'envie de rester en Espagne que de retourner en Barbarie; le reste de la chiourme se compose de Mores. Contrairement à l'ordre qu'ils avaient reçu de nous débarquer, le renégat et moi, au premier endroit où on pourrait aborder, ces deux Turcs ont voulu d'abord courir la côte pour faire quelque prise, craignant, s'ils nous mettaient à terre auparavant, que leur dessein ne fût dévoilé, et, s'il y avait des galères dans ces parages qu'on ne vînt nous attaquer. Bref, nous avons été découverts, et nous voilà maintenant entre vos mains. Mais, hélas! don Gaspar est resté parmi ces barbares, en habit de femme, et exposé à toutes sortes de périls. Pour moi, je ne sais si je dois me plaindre de mon sort; car, après tant de traverses, la vie m'est devenue insupportable, et je la perdrai sans regret: la seule chose que je vous demande, seigneurs, c'est de m'accorder la grâce de mourir en chrétienne, puisque je suis innocente des fautes que l'on reproche à ceux de ma nation.
En achevant de parler, la belle Morisque versa des larmes, et la pitié en arracha à tous les assistants. Non moins attendri, le vice-roi s'approcha d'elle sans rien dire et lui délia les mains.
Pendant qu'elle racontait son histoire, un vieux pèlerin, qui était entré avec les gens du vice-roi, avait tenu les yeux cloués sur la jeune fille; dès qu'elle eut cessé de parler, il se précipita à ses genoux, et les embrassant avec tendresse: O Anna Félix, ma chère enfant, s'écria-t-il, ne reconnais-tu point Ricote, ton père, qui revenait pour te chercher, car il ne peut vivre sans toi?
A ce nom de Ricote, Sancho, encore tout pensif du mauvais tour que lui avaient joué les rameurs, leva la tête, fixa le pèlerin et reconnut ce Ricote dont il avait fait la rencontre le jour où il quitta son gouvernement; aussitôt, regardant par deux ou trois fois la jeune Morisque, il affirma que c'était bien la fille de son ami qui, depuis qu'elle avait les mains libres, s'était jetée au cou de son père, et y restait attachée, mêlant ses larmes aux siennes.
Oui, seigneurs, dit Ricote en s'adressant à l'amiral et au vice-roi, c'est là ma fille, à qui son nom semblait promettre un meilleur sort, car 580 elle s'appelle Anna Félix, et elle n'est pas moins célèbre par sa beauté que par mes richesses. J'ai quitté mon pays, afin d'aller à l'étranger chercher un asile; et après en avoir découvert un en Allemagne, je suis revenu sous ce costume, pour emmener mon enfant et déterrer les richesses que j'avais enfouies avant mon départ. Mais je ne trouvai que mon trésor que je rapporte avec moi. Aujourd'hui enfin, après bien des traverses, je rencontre, par un hasard merveilleux, cette chère enfant, mon véritable trésor, que je préfère à tous les biens du monde. Si son innocence, ses larmes et les miennes peuvent vous toucher, ayez pitié de deux malheureux qui ne vous ont pas offensés et qui n'ont jamais pris part aux mauvais desseins de leurs compatriotes justement exilés.
Oh! je reconnais bien Ricote, reprit Sancho, et je vous réponds qu'il dit vrai quand il assure qu'Anna Félix est sa fille: quant à toutes ses allées et venues, à ses bons ou à ses mauvais desseins, je ne m'en mêle pas.
Tous les assistants étaient émerveillés d'une si étrange aventure. Vos larmes, dit l'amiral, m'empêchent d'accomplir mon serment; vivez, belle Anna Félix, vivez autant d'années que vous en réserve le ciel, et que ceux-là qui ont eu l'insolence de commettre un meurtre inutile en portent seuls la peine.
En même temps, il ordonna de pendre les deux Turcs; mais le vice-roi demanda leur grâce avec de si vives instances, remontrant qu'il y avait eu dans leur action moins de bravade que de folie, que l'amiral y consentit, car il est difficile de se venger de sang-froid.
On s'occupa aussitôt des moyens de tirer don Gaspar du péril où il était; Ricote offrit pour sa délivrance deux mille ducats, qu'il possédait en perles et en bijoux. De tous les expédients proposés, aucun ne fut jugé meilleur que celui du renégat espagnol, qui s'offrit de retourner à Alger, dans une petite barque montée par des rameurs chrétiens, parce qu'il savait où il pourrait débarquer et qu'il connaissait aussi la maison où était don Gaspar. L'amiral et le vice-roi avaient quelque scrupule de se fier à un renégat; mais Anna Félix répondit de lui, et Ricote offrit de payer la rançon de l'équipage, si par hasard il venait à être capturé. Ce parti adopté, le vice-roi prit congé de l'amiral, et don Antonio Moreno emmena avec lui Anna Félix et son père, le vice-roi lui ayant recommandé d'en avoir le plus grand soin, tant il était touché de la beauté de la jeune Morisque!
La femme de don Antonio accueillit Anna Félix dans sa maison avec une joie extrême et eut pour elle toutes sortes de prévenances, charmée qu'elle était de sa beauté autant que de sa sagesse. Toute la ville venait, comme à son de cloche, la voir et l'admirer.
Don Quichotte assurait que le parti auquel on s'était arrêté pour délivrer don Gaspar n'était pas le meilleur et qu'on aurait beaucoup mieux fait de le passer lui-même, avec son cheval et ses armes, en Barbarie, d'où il aurait tiré le jeune homme en dépit de tous les Mores, comme avait fait don Galiferos pour son épouse Mélisandre.
D'accord, seigneur, repartit Sancho; mais songez que lorsque don Galiferos enleva sa femme, c'était en terre ferme, et qu'il la ramena en France par la terre ferme; ici c'est tout autre chose: si vous parveniez à délivrer ce don Gaspar, par où le ramèneriez-vous en Espagne, puisque la mer est au milieu?
Il y a remède à tout, excepté à la mort, répondit don Quichotte; pourvu que le bâtiment puisse approcher de la côte, je me fais fort de débarquer, quand bien même l'univers entier tenterait d'y mettre obstacle.
Cela ne coûte guère à dire, seigneur, repartit Sancho; mais du dit au fait il y a grand trajet; pour ma part, je me fie au renégat, qui me paraît habile et homme de bien.
Au surplus, dit don Antonio, si le renégat ne réussit pas, on aura recours à la valeur du grand don Quichotte, et on le passera en Barbarie.
Deux jours après, le renégat partit dans une barque légère, montée de vigoureux rameurs. De son côté, l'amiral, après avoir prié le vice-roi de lui donner des nouvelles d'Anna Félix, ainsi que de tout ce qui serait fait pour la délivrance de don Gaspar, prit congé de lui, et fit voile pour le Levant.
Un matin que don Quichotte, armé de toutes pièces, car, ainsi qu'on l'a dit maintes fois, ses armes étaient sa parure, et ses délassements les combats, était sorti pour se promener sur la plage, il vit venir vers lui un cavalier également armé de pied en cap, et portant un écu sur lequel était peinte une lune resplendissante. Quand l'inconnu se fut assez approché pour être entendu de notre héros, il lui dit d'une voix haute et sonore:
Insigne chevalier et jamais suffisamment loué, don Quichotte de la Manche! je suis le chevalier de la Blanche-Lune, dont les prouesses inouïes t'auront sans doute appris le nom. Je viens pour me mesurer avec toi, et mettre à l'épreuve la force de ton bras, dans l'unique but de te faire reconnaître et confesser que ma dame, quelle qu'elle soit, est incomparablement plus belle que ta Dulcinée du Toboso. Si tu confesses cette vérité, tu éviteras, à toi la mort, et à moi la peine de te la donner. Dans le cas où nous en viendrions aux mains, la seule chose que j'exige de toi, si je suis vainqueur, c'est que déposant 582 les armes, et t'abstenant de chercher les aventures, tu te retires pendant une année entière dans ton village, afin d'y vivre dans un repos non moins utile au salut de ton âme qu'aux soins de ta fortune. Si, au contraire, je suis vaincu, ma vie sera à ta discrétion; je t'abandonne mon cheval et mes armes, et la renommée de mes hauts faits viendra s'ajouter à la tienne. Choisis et réponds sur-le-champ, car je n'ai qu'un jour pour expédier cette affaire.
Don Quichotte resta étonné de l'arrogance du chevalier de la Blanche-Lune et du sujet de son défi. Il répondit avec calme, mais d'un ton sévère: Chevalier de la Blanche-Lune, vous dont les prouesses ne sont point encore parvenues jusqu'à mon oreille, je fais serment que jamais vous n'avez vu la sans pareille Dulcinée du Toboso; autrement, vous n'eussiez point recherché ce combat, et vous eussiez avoué de vous-même et sans crainte qu'il n'existe pas dans l'univers de beauté comparable à la sienne. Sans donc prétendre que vous en avez menti, mais me bornant à dire que vous vous abusez étrangement, j'accepte le défi aux conditions que vous y avez mises, et je l'accepte sur-le-champ, afin que ce jour décide entre vous et moi; n'exceptant de vos conditions qu'une seule, celle d'accroître ma renommée du renom de vos prouesses. Car ces prouesses, je les ignore, et quelles qu'elles soient, je me contente des miennes. Prenez donc du champ ce que vous en voudrez prendre, je ferai de même, et que la volonté du ciel s'accomplisse.
De la ville, on avait aperçu le chevalier de la Blanche-Lune, et déjà le vice-roi était averti qu'on l'avait vu s'entretenir avec don Quichotte. Aussitôt il prit le chemin de la plage, accompagné de don Antonio et de plusieurs autres, et ils arrivèrent au moment où notre héros tournait bride pour prendre du champ. Voyant les deux champions prêts à fondre l'un sur l'autre, le vice-roi vint se placer au milieu de la lice, s'informant du motif qui les portait à en venir si brusquement aux mains. Le chevalier de la Blanche-Lune répondit qu'il s'agissait d'une prééminence de beauté, répétant en peu de mots ce qui venait de se passer. Sur ce, le vice-roi s'approcha de don Antonio, et lui demanda à l'oreille s'il connaissait le chevalier de la Blanche-Lune, et si ce n'était pas là quelque mauvais tour qu'on voulût jouer à don Quichotte. Don Antonio ayant répondu qu'il l'ignorait, le vice-roi resta quelque temps indécis s'il permettrait aux combattants de passer outre. Toutefois, pensant bien que c'était une plaisanterie, il s'écarta en disant: Seigneurs chevaliers, s'il n'y a point ici de milieu entre confesser ou mourir, si le seigneur don Quichotte est intraitable, et si Votre Grâce, seigneur de la Blanche-Lune, n'en veut pas démordre, en avant, et à la garde de Dieu!
Le chevalier de la Blanche-Lune remercia le vice-roi en termes pleins de courtoisie. Don Quichotte fit de même, se recommandant de tout son cœur à Dieu et à sa dame Dulcinée, suivant sa coutume en pareilles rencontres; il prit un peu plus de champ, voyant que son adversaire faisait de même; puis, sans qu'aucune trompette en donnât le signal, ils fondirent tout à coup l'un sur l'autre. Le chevalier de la Blanche-Lune montait un coursier plus vif et plus vigoureux que Rossinante, si bien qu'arrivé aux deux tiers de la carrière, il heurta don Quichotte avec tant de force, sans se servir de la lance, dont il leva la pointe à dessein, qu'il fit rouler homme et monture sur le sable. Aussitôt, se précipitant vers le chevalier, et lui mettant le fer de sa lance à la gorge: Vous êtes vaincu, seigneur chevalier, lui dit-il, et vous êtes mort si vous ne confessez les conditions de notre combat.
Étourdi et brisé de sa chute, don Quichotte répondit d'une voix creuse et dolente comme si elle fût sortie du tombeau: Dulcinée du Toboso est la plus belle personne du monde, et moi le plus malheureux des chevaliers; mais il ne faut 583 pas que mon malheur démente une vérité si manifeste. Pousse ta lance, chevalier, et m'ôte la vie, puisque déjà tu m'as ôté l'honneur.
Non, non, répliqua le chevalier de la Blanche-Lune, vive, vive dans tout son éclat la réputation de beauté de madame Dulcinée du Toboso. Je n'exige qu'une chose, c'est que le grand don Quichotte se retire pendant toute une année dans son village, ainsi que nous en sommes convenus avant d'en venir aux mains.
Le vice-roi, don Antonio et ceux qui étaient présents entendirent ces paroles, et la réponse faite par notre héros, que pourvu qu'on ne lui demandât rien de contraire à la gloire de Dulcinée, il accomplirait tout le reste en véritable chevalier. De quoi le vainqueur déclara se contenter, puis tournant bride et saluant les spectateurs, il se dirigea au petit galop vers la ville. Le vice-roi donna ordre à Antonio de le suivre et de s'informer qui il était.
On releva don Quichotte, et on lui découvrit le visage qu'on trouva pâle, inanimé, inondé d'une sueur froide. Rossinante était dans un tel état qu'il fut impossible de le remettre sur ses jambes. Sancho, triste et accablé, ne savait que dire ni que faire; tout cela lui paraissait un songe, un véritable enchantement. Il voyait son seigneur vaincu, rendu à merci, et obligé de ne porter les armes d'un an entier, en même temps que la gloire de ses exploits était à jamais ensevelie. De son côté à lui, toutes ses espérances s'en allaient en fumée; enfin, il craignait que Rossinante ne restât estropié pour le reste de ses jours, et son maître disloqué, sinon pis encore.
Finalement, avec une chaise à porteur, que le vice-roi fit venir, on ramena notre héros à la ville, et lui-même regagna son palais, très-impatient de savoir qui était le chevalier de la Blanche-Lune.
Don Antonio Moreno suivit le chevalier de la Blanche-Lune, qu'une foule d'enfants escortèrent jusqu'à la porte d'une hôtellerie située au centre de la ville. Ainsi mis sur ses traces, il y entra presque aussitôt que lui, et le trouva dans une salle basse en train de se faire désarmer par son écuyer. Don Antonio le salua sans dire mot, attendant l'occasion d'ouvrir l'entretien; mais le chevalier, voyant qu'il ne se disposait pas à se retirer, lui dit: Seigneur, je vois ce qui vous amène, vous voulez savoir qui je suis; et comme je n'ai nulle raison de le cacher, je vais vous satisfaire pendant que mon écuyer achèvera de m'ôter mon armure. Je m'appelle le bachelier Samson Carrasco, et j'habite le même village que don Quichotte de la Manche. La folie de ce pauvre hidalgo, qui fait compassion à tous ceux qui le connaissent, m'a ému de pitié encore plus que tout autre. Persuadé que sa guérison dépend de son repos, je me suis mis en tête de le ramener dans sa maison. Il y a environ trois mois, j'endossai le harnais dans ce dessein, et, sous le nom de chevalier des Miroirs, je me mis à la recherche de don Quichotte, afin de le combattre et de le vaincre, sans toutefois le blesser, ayant mis préalablement dans les conditions du combat que le vaincu resterait à la merci du vainqueur. Mon intention était de lui imposer de ne pas sortir de sa maison d'un an entier, persuadé que pendant ce temps on parviendrait à le guérir. Mais la fortune en ordonna autrement; ce fut lui qui me fit rudement vider les arçons. Don Quichotte continua sa route, et je m'en retournai brisé de ma chute, qui avait été fort dangereuse. Cependant je n'avais pas renoncé à mon entreprise, ainsi que vous venez de le voir, et cette fois, c'est moi qui suis vainqueur. Voilà, 584 seigneur, sans aucune réticence, ce que vous désiriez savoir. Je ne demande à Votre Grâce qu'une seule chose, c'est que don Quichotte n'ait jamais connaissance de ce que je viens de vous dire, afin que mes bonnes intentions ne soient pas perdues, et que le pauvre homme arrive à recouvrer l'esprit, qu'il a d'ailleurs excellent lorsqu'il n'est point troublé par les rêveries de son extravagante chevalerie.
Ah! seigneur, repartit don Antonio, que Dieu vous pardonne le tort que vous faites au monde entier en le privant du plus agréable fou qu'il possède. Tout le profit qu'on peut tirer du bon sens de don Quichotte compensera-t-il jamais le plaisir que nous procurent ses folies? Mais je crains que votre peine soit inutile, car il est presque impossible de rendre la raison à un homme qui l'a si complétement perdue. Quant à moi, si ce n'était pécher contre la charité, je demanderais que don Quichotte ne guérît point, puisque par là nous serons privés non-seulement de ses aimables extravagances, mais encore de celles de son écuyer Sancho, dont la moindre est capable de dérider la mélancolie même. Je me tairai toutefois, afin de voir, ce dont je doute, si vos soins aboutiront à quelque chose.
Seigneur, repartit Carrasco, l'affaire est en bon train, et j'espère un heureux succès.
Après quelques compliments échangés de part et d'autre, don Antonio quitta le chevalier de la Blanche-Lune, qui, ayant fait lier ses armes, les plaça sur un mulet, et, monté sur son cheval de bataille, prit le chemin de son village. De son côté, don Antonio alla rendre compte de sa mission au vice-roi, qui ne put s'empêcher de partager ses regrets, prévoyant bien que la réclusion de notre héros allait priver le monde de ses nouvelles folies.
Don Quichotte resta six jours au lit, sombre, rêveur, et beaucoup plus affligé de sa défaite que du mal qu'il ressentait. Sancho ne le quittait pas d'un instant, et s'efforçait de le consoler: Allons, mon bon maître, lui disait-il, relevez la tête, et tâchez de reprendre votre gaieté: mieux vaut se réjouir que s'affliger; n'êtes-vous pas assez heureux de ne point vous être brisé les côtes en tombant si lourdement; ignorez-vous que là où se donnent les coups ils se reçoivent, et qu'il n'y a pas toujours du lard où se trouvent des crochets pour le pendre? Moquez-vous du médecin, puisque vous n'avez pas besoin de lui pour guérir; retournons chez nous, sans chercher désormais les aventures à travers des pays qui nous sont inconnus. Après tout, si vous êtes le plus maltraité, c'est moi qui suis le plus perdant. Quoique j'aie laissé avec le gouvernement l'envie d'être gouverneur, je n'ai pas renoncé à devenir comte; cependant il faudra bien que je m'en passe, si vous n'arrivez pas à devenir roi, comme cela est probable, en quittant vos chevaleries, et alors toutes mes espérances s'en iront en fumée.
Mon ami, répondit don Quichotte, il n'y a rien de désespéré. Ma retraite ne doit durer qu'une année; au bout de ce temps je reprendrai l'exercice des armes, et alors je ne manquerai pas de royaumes à conquérir, ni de comtés à te donner.
Dieu le veuille, répliqua Sancho: bonne espérance vaut toujours mieux que mauvaise possession.
Comme ils en étaient là, don Antonio entra avec toutes les marques d'une grande allégresse: Bonne nouvelle, dit-il, seigneur don Quichotte, bonne nouvelle! don Gaspar et le renégat sont au palais du vice-roi, et ils vont venir ici dans un instant.
Le visage de don Quichotte parut se dérider un peu.
En vérité, seigneur, reprit-il, j'aurais préféré que le contraire arrivât, afin de passer moi-même en Barbarie et d'avoir le plaisir de délivrer, avec don Gaspar, tous les chrétiens esclaves de ces infidèles. Mais, hélas! ajouta-t-il 585 en soupirant: ne suis-je pas ce vaincu, ce désarçonné, qui d'une année entière n'a le droit de porter les armes? De quoi puis-je me vanter, moi qui suis plus propre à filer une quenouille qu'à manier une épée.
Laissons tout cela, seigneur, répliqua Sancho; vous me faites mourir avec tous vos discours: voulez-vous donc vous enterrer tout vivant? vive la poule, même avec sa pépie: on ne peut pas toujours vaincre; il faut que chacun ait son tour! Ainsi va le monde. Tenez, il n'y a rien de sûr avec toutes ces batailles; mais celui qui tombe aujourd'hui peut se relever demain, à moins qu'il n'aime mieux garder le lit: je veux dire s'il laisse abattre son courage à ce point qu'il ne lui en reste plus pour de nouveaux combats. Levez-vous, mon cher maître, et allons recevoir don Gaspar: au bruit que j'entends, il faut qu'il soit déjà dans la maison.
En effet, don Gaspar, après avoir salué le vice-roi, s'était rendu avec le renégat chez don Antonio, impatient de revoir Anna Félix, et sans prendre le temps de quitter l'habit d'esclave qu'il avait en partant d'Alger; ce qui n'empêchait pas qu'il n'attirât les yeux de tout le monde par sa bonne mine, car il était d'une beauté surprenante, et pouvait avoir dix-sept à dix-huit ans. Ricote et Anna Félix allèrent le recevoir, le père avec des larmes de joie et la fille avec une pudeur charmante. Les deux amants ne s'embrassèrent point, car beaucoup d'amour et peu de hardiesse vont de compagnie, et leurs yeux furent les seuls interprètes de leurs chastes pensées. Le renégat raconta de quelle manière il avait délivré don Gaspar; celui-ci raconta aussi les périls qu'il avait courus parmi les femmes qui le gardaient, montrant dans son récit une discrétion si charmante et si fort au-dessus 586 de son âge, qu'on ne lui trouva pas moins d'esprit que de grâce. Ricote récompensa généreusement le renégat et ses rameurs. Le renégat rentra dans le giron de l'Église, et de membre gangrené, il redevint sain et pur par la pénitence.
Deux jours après, le vice-roi et don Antonio s'occupèrent des moyens d'empêcher qu'on n'inquiétât Ricote et Anna Félix, qu'ils désiraient voir rester en Espagne, la fille étant si véritablement chrétienne et le père si bien intentionné. Don Antonio s'offrit pour aller solliciter à la cour, où d'autres affaires l'appelaient, disant qu'à force de présents et avec le secours de ses amis, il espérait y réussir. Mais Ricote répondit qu'il ne fallait rien espérer, parce que le comte de Salazar, chargé par le roi d'achever l'expulsion des Mores, était, quoique compatissant, un homme auprès de qui prières et présents étaient inutiles, de sorte que, malgré toutes leurs ruses, il en avait déjà purgé l'Espagne entière.
Quoi qu'il en soit, répliqua don Antonio, quand je serai sur les lieux, je n'épargnerai ni soin ni peine, et il en arrivera ce qu'il plaira à Dieu. Don Gaspar viendra avec moi pour consoler ses parents qui sont inquiets de son absence, et Anna Félix restera ici auprès de ma femme, ou se retirera dans un couvent. Quant à Ricote, je suis assuré que monseigneur le vice-roi ne lui refusera pas sa protection, jusqu'au résultat de mes démarches.
Le vice-roi approuva tout. Don Gaspar refusa d'abord de s'éloigner d'Anna Félix; mais comme il désirait beaucoup revoir ses parents, et qu'il était certain de retrouver sa maîtresse, il finit par consentir à l'arrangement proposé. Le jour du départ arriva, et de la part des deux amants, il y eut bien des larmes et bien des soupirs.
Enfin, il fallut se séparer; Ricote offrit à don Gaspar mille écus, que le jeune homme refusa malgré toutes ses instances, se bornant à accepter de don Antonio l'argent dont il crut avoir besoin.
Deux jours après, don Quichotte se sentant un peu rétabli, se mit aussi en chemin, sans cuirasse et sans armes, vêtu d'un simple habit de voyage, et suivi de Sancho à pied, qui conduisait le grison chargé de la panoplie de son maître.
Au sortir de Barcelone, don Quichotte voulut revoir le lieu où il avait été vaincu: C'est ici que fut Troie[125], dit-il tristement; c'est ici que ma mauvaise étoile, et non ma lâcheté, m'a enlevé toute gloire; c'est ici que la fortune m'a fait sentir son inconstance, éprouver ses caprices; ici se sont obscurcies mes prouesses; ici tomba ma renommée pour ne plus se relever.
Seigneur, lui dit Sancho, il est d'un cœur généreux d'avoir autant de résignation dans le malheur que de ressentir de joie dans la prospérité. Voyez, moi, j'étais assurément fort joyeux d'être gouverneur; eh bien, maintenant que je suis à pied, suis-je plus triste pour cela? J'ai entendu dire que cette femelle qu'on appelle la Fortune est une créature fantasque, toujours ivre, et aveugle par-dessus le marché, aussi ne voit-elle point ce qu'elle fait, et ne sait-elle ni qui elle abat, ni qui elle élève.
Tu es bien philosophe, Sancho, repartit don Quichotte, et tu parles comme un docteur: je ne sais vraiment où tu as appris tout cela. Mais ce que je puis te dire, c'est qu'il n'y a point de fortune en ce monde, et que toutes les choses qui s'y passent, soit en bien, soit en mal, n'arrivent jamais par hasard, mais sont l'effet d'une providence particulière du ciel. De là vient qu'on a coutume de dire que chacun est l'artisan de sa fortune. Moi, je l'avais été de la 587 mienne, et c'est parce que je n'y ai pas travaillé avec assez de prudence que je me vois châtié de ma présomption. J'aurais dû penser que la débilité de Rossinante le rendait incapable de soutenir le choc du puissant coursier du chevalier de la Blanche-Lune; cependant j'acceptai le combat, et quoique j'aie fait de mon mieux, j'eus la honte de me voir renversé dans la poussière. Mais si j'ai perdu l'honneur, je dois avoir le courage d'accomplir ma promesse. Quand j'étais chevalier errant, hardi, valeureux, mon bras et mes œuvres étaient celles d'un homme de cœur; aujourd'hui, descendu à la condition d'écuyer démonté, mon entière soumission et ma loyauté feront voir que je suis homme de parole. Allons faire chez nous notre année de noviciat, ami Sancho, et dans cette réclusion forcée, nous puiserons une nouvelle vigueur pour reprendre avec plus d'éclat l'exercice des armes.
Seigneur, répondit Sancho, ce n'est point chose si agréable de cheminer à pied, qu'elle donne envie de faire de longues étapes, et lorsque je serai sur le dos du grison, nous marcherons aussi vite que vous voudrez. Mais tant que mes jambes devront me porter, ne me pressez pas, s'il vous plaît.
Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte, attachons ici mes armes en trophée, puis au-dessous et à l'entour nous graverons sur l'écorce des arbres ce qu'il y avait au bas du trophée des armes de Roland:
A merveille, seigneur, répondit Sancho; et n'était le besoin que nous pourrions avoir de Rossinante, je serais d'avis qu'on le pendît également.
Non, repartit don Quichotte, il ne faut pendre ni les armes, ni Rossinante, afin qu'on ne puisse pas dire: A bon serviteur mauvaise récompense.
Sans doute aussi, répliqua Sancho, à cause du proverbe qui dit qu'il ne faut pas faire retomber sur le bât la faute de l'âne. Eh bien, puisque c'est à Votre Grâce que revient le tort de cette aventure, châtiez-vous vous-même, et ne vous en prenez point à vos armes qui sont déjà toutes brisées, ni au malheureux Rossinante, qui n'en peut mais, et encore moins à mes pauvres pieds, en les faisant cheminer plus que de raison.
Cette journée et trois autres encore se passèrent en semblables discours, sans que rien vînt entraver leur voyage. Le cinquième jour, à l'entrée d'une bourgade, ils trouvèrent tous les habitants sur la place, assemblés pour se divertir, car c'était la fête du pays. Comme don Quichotte s'approchait d'eux, un laboureur éleva la voix et dit: Bon! voilà justement notre affaire: ces seigneurs qui ne connaissent point les parieurs jugeront notre différend.
Très-volontiers, mes amis, répondit notre héros, pourvu que je parvienne à bien comprendre.
Mon bon seigneur, voici le cas, repartit le laboureur: un habitant de ce village, si gros qu'il pèse près de deux cent quatre-vingts livres, a défié à la course un de ses voisins, qui ne pèse pas la moitié autant que lui, et ils doivent courir cent pas, à condition qu'ils porteront chacun le même poids. Quand on demande à l'auteur du défi comment il veut qu'on s'y prenne, il répond que son adversaire doit se charger de cent cinquante livres de fer, et que par ce moyen ils pèseront autant l'un que l'autre.
Vous n'y êtes pas, dit Sancho devançant la réponse de son maître, et c'est à moi, qui viens tout fraîchement d'être gouverneur, comme chacun sait, à juger cette affaire.
Juge, ami Sancho, reprit don Quichotte; aussi bien ne suis-je pas en état de distinguer le blanc du noir, tant mon jugement est troublé et obscurci.
Eh bien, frères, continua Sancho, je vous dis donc, avec la permission de mon maître, que ce que demande le défieur n'est pas juste. C'est toujours au défié à choisir les armes; ici c'est le défieur qui les choisit, et il en donne à son adversaire de si embarrassantes, que celui-ci non-seulement ne saurait remporter la victoire, mais même se remuer. Or, s'il est trop gros, qu'il se coupe cent cinquante livres de chair par-ci par-là, à son choix: de cette manière les parties devenant égales, personne n'aura lieu de se plaindre.
Par ma foi, reprit un paysan, ce seigneur a parlé comme un bienheureux et jugé comme un chanoine: mais le gros ne voudra jamais s'ôter une once de chair, à plus forte raison cent cinquante livres.
Le mieux est qu'ils ne courent point, dit un autre, afin que le maigre n'ait point à crever sous le faix, ni le gros à se déchiqueter le corps. Convertissons en vin la moitié de la gageure, et emmenons ces seigneurs à la taverne: s'il en arrive mal, je le prends sur moi.
Je vous suis fort obligé, seigneurs, répondit don Quichotte; mais je ne puis m'arrêter un seul instant. De sombres pensées et de tristes pressentiments me forcent d'être impoli et me font cheminer plus vite que je ne voudrais.
En parlant ainsi, il piqua Rossinante et passa outre, laissant les villageois non moins étonnés de son étrange figure que de la sagacité de son écuyer.
Lorsqu'il les vit s'éloigner, un des laboureurs dit aux autres: Si le valet a tant d'esprit, que doit être le maître! S'ils vont étudier à Salamanque, je gage qu'ils deviendront en un tour de main alcades de cour; car il n'est rien comme d'étudier et d'avoir un peu de chance, pour, au moment où l'on y songe le moins, se voir verge à la main ou mitre sur la tête.
Cette nuit-là, le maître et le valet la passèrent à la belle étoile au milieu des champs. Le matin, comme ils poursuivaient leur route, ils virent venir à eux un messager à pied qui avait un bissac sur l'épaule, et une espèce de bâton ferré à la main. Cet homme doubla le pas en approchant de don Quichotte, et lui embrassant la cuisse: Seigneur, lui dit-il, que monseigneur le duc aura de joie quand il apprendra que vous retournez au château! Il y est encore avec madame la duchesse.
Mon ami, je ne sais qui vous êtes; veuillez me le dire, reprit notre chevalier.
Moi, seigneur, répondit l'homme, je suis ce Tosilos, laquais de monseigneur le duc, qui refusa de se mesurer avec Votre Grâce, au sujet de la fille de la señora Rodriguez.
Sainte Vierge! s'écria don Quichotte, quoi, c'est vous que les enchanteurs, mes ennemis, ont transformé en laquais, pour m'ôter la gloire de ce combat!
Je vous demande pardon, répliqua Tosilos, il n'y eut ni transformation ni enchantement: j'étais laquais quand j'entrai dans la lice, et laquais quand j'en sortis. Comme la fille me semblait jolie, j'ai préféré l'épouser plutôt que de combattre. Mais il y eut bien à déchanter après votre départ: monseigneur le duc m'a fait donner cent coups de bâton, pour n'avoir pas exécuté ses ordres; la pauvre fille a été mise en religion, et la señora Rodriguez s'en est retournée en Castille. Pour l'instant, je vais à Barcelone porter un paquet de lettres à monseigneur le vice-roi, de la part de mon maître. J'ai ici une gourde pleine de vieux vin, ajouta-t-il; Votre Seigneurie veut-elle boire un coup? quoique chaud, quelques bribes d'un fromage que j'ai encore là vous le feront trouver bon.
Je vous prends au mot, dit Sancho, car, moi, je ne fais point de façon avec mes amis. Que Tosilos mette la nappe, et nous verrons si les enchanteurs m'empêchent de lever le coude.
En vérité, Sancho, répondit don Quichotte, tu es bien le plus grand glouton et le plus ignorant personnage qui soit dans le monde. Ne 589 vois-tu pas que ce courrier est enchanté, et que ce n'est là qu'un faux Tosilos. Reste avec lui; farcis-toi la panse, je m'en irai au petit pas en t'attendant.
Tosilos sourit en regardant partir le chevalier, et ayant tiré de son bissac la gourde et le fromage, il s'assit sur l'herbe avec Sancho. Tous deux y restèrent jusqu'à ce que la gourde fût entièrement vide; l'histoire dit même qu'ils finirent par lécher le paquet de lettres, seulement parce qu'il sentait le fromage.
Ton maître doit être un grand fou! dit Tosilos à Sancho.
Comment! il doit? répondit Sancho: parbleu! il ne doit rien, il n'y a point d'homme qui paye mieux ses dettes, surtout quand c'est en monnaie de folies. Je m'en aperçois bien, et je le lui ai souvent dit à lui-même; mais qu'y faire? maintenant qu'il est fou à lier, depuis le jour où il a été vaincu par le chevalier de la Blanche-Lune!
Tosilos le pria de lui conter cette aventure; Sancho répondit qu'il lui donnerait contentement à la première rencontre et qu'il ne voulait pas faire attendre son maître plus longtemps. Il se leva, secoua son pourpoint et les miettes qui étaient tombées sur sa barbe; puis ayant souhaité un bon voyage à Tosilos, il poussa le grison devant lui et rejoignit don Quichotte, qui l'attendait à l'ombre, sous un arbre.
Si don Quichotte, avant sa rencontre avec le chevalier de la Blanche-Lune, avait été en 590 proie à de tristes pensées, c'était bien pis depuis sa défaite.
Il attendait, comme je l'ai dit, couché à l'ombre d'un arbre, et là mille pénibles souvenirs, comme autant de moustiques, venaient l'assaillir et le harceler: les uns avaient trait au désenchantement de Dulcinée, les autres au genre de vie qu'il allait mener pendant son repos forcé.
Sancho s'étant mis à lui vanter la générosité du laquais Tosilos:
Est-il possible, lui dit-il, que tu croies encore que ce soit là un véritable laquais? Tu as donc oublié la malice de mes ennemis les enchanteurs? Dulcinée transformée en paysanne, et le chevalier des Miroirs devenu le bachelier Carrasco? Mais, dis-moi, as-tu demandé à ce prétendu Tosilos des nouvelles d'Altisidore? A-t-elle pleuré mon absence, ou a-t-elle banni loin d'elle les amoureuses pensées qui la tourmentaient avec tant de violence moi présent?
Par ma foi, seigneur, répondit Sancho, je ne songeais guère à ces niaiseries: mais, pourquoi, je vous prie, vous occuper des pensées d'autrui, et surtout des pensées amoureuses?
Mon ami, dit don Quichotte, il y a une grande différence entre la conduite qu'inspire l'amour, et celle qui est dictée par la reconnaissance: un chevalier peut se montrer froid et insensible, mais il ne doit jamais être ingrat. Altisidore m'aimait sans doute, puisqu'elle m'a donné les mouchoirs de tête que tu sais; elle a pleuré mon départ, m'a adressé des reproches et maudit devant tout le monde, en dépit de toute pudeur; preuves certaines qu'elle m'adorait, car toujours les dépits des amants éclatent en malédictions. Moi, je n'avais ni trésors à lui offrir, ni espérance à lui donner: tout cela appartient à Dulcinée, la souveraine de mon âme, Dulcinée, que tu outrages par tes retardements à châtier ces chairs épaisses que je voudrais voir mangées des loups, puisqu'elles aiment mieux se réserver pour les vers du tombeau que de s'employer à la délivrance de cette pauvre dame.
En vérité, seigneur, répondit Sancho, je ne puis me persuader que ces coups de fouet dont vous parlez sans cesse aient rien de commun avec le désenchantement de personne; c'est comme si on disait: La tête te fait mal; eh bien, graisse-toi la cheville. Je jurerais bien que dans vos livres de chevalerie vous n'avez jamais vu délivrer un enchanté à coups de fouet. Mais enfin, pour vous faire plaisir, je me les donnerai aussitôt que l'envie m'en prendra et que j'en trouverai l'occasion.
Que Dieu t'entende, dit don Quichotte, et qu'il te fasse la grâce de reconnaître bientôt l'obligation où tu es de soulager ma dame et maîtresse, qui est aussi la tienne puisque tu es à moi.
En discourant ainsi, ils arrivèrent à l'endroit où ils avaient été culbutés et foulés sous les pieds des taureaux. Don Quichotte reconnut la place et dit à son écuyer: Voici la prairie où nous rencontrâmes naguère ces aimables bergers et ces charmantes bergères qui voulaient renouveler l'Arcadie pastorale. Leur idée me semble aussi louable qu'ingénieuse; et si tu veux m'en croire, ami Sancho, nous nous ferons bergers à leur imitation, ne fût-ce que pendant le temps que j'ai promis de ne pas porter les armes. J'achèterai quelques brebis et toutes les choses nécessaires à la vie pastorale; puis, me faisant appeler le Berger Quichottin, et toi le berger Pancinot, nous nous mettrons à errer à travers les bois et les prés, chantant par ici, soupirant par là, tantôt nous désaltérant au pur cristal des fontaines, tantôt aux eaux limpides des ruisseaux. Les chênes nous donneront libéralement leurs fruits savoureux; le tronc des liéges, un abri rustique; les saules, leur ombre hospitalière; la rose, ses parfums; les prairies, leurs tapis émaillés de mille couleurs; l'air, sa pure haleine; les étoiles, leur douce lumière; le chant, du plaisir: l'Amour nous inspirera de 591 tendres pensées, et Apollon nous dictera des vers qui nous rendront fameux, non-seulement dans l'âge présent, mais aussi dans les siècles à venir.
Pardieu, seigneur, voilà une manière de vivre qui m'enchante, répondit Sancho; il faut que le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas le barbier n'y aient jamais pensé: je parie qu'ils seront ravis de se faire bergers. Et que diriez-vous si le seigneur licencié faisait de même, lui qui est bon compagnon et qui aime tant la joie?
Ce que tu dis là est parfait, reprit don Quichotte; et si le bachelier Samson veut être de la partie, comme il n'aura garde d'y manquer, il pourra s'appeler le berger Sansonio ou le berger Carrascon; maître Nicolas s'appellera Nicoloso, à l'imitation de l'ancien Boscan, qui s'appelait Nemoroso; quant au seigneur curé, je ne sais trop quel nom lui donner, si ce n'est un nom qui dérive du sien, le berger Curiambro, par exemple. Nous pourrons donner à nos bergères les noms que bon nous semblera, et comme celui de Dulcinée convient aussi bien à une bergère qu'à une princesse, je n'ai que faire de me creuser la tête pour lui en chercher un autre; toi, Sancho, tu feras porter à ta bergère tel nom que tu voudras.
Je n'ai pas envie, répondit Sancho, de lui en donner un autre que celui de Thérésona, il ira bien avec sa taille ronde et avec le nom qu'elle porte, puisqu'elle s'appelle Thérèse, outre qu'en la nommant dans mes vers, on verra que je lui suis fidèle, et que je ne vais point moudre au moulin d'autrui. Pour ce qui est du curé, il ne convient pas qu'il ait de bergère, afin de donner le bon exemple, mais si le bachelier veut en avoir une, à lui permis.
Bone Deus! s'écria don Quichotte, quelle vie nous allons mener, ami Sancho! que de cornemuses vont résonner à nos oreilles! que de tambourins, de violes et de guimbardes! et si avec cela nous pouvons nous procurer des albogues[126], il ne nous manquera aucun des instruments qui entrent dans la musique pastorale.
Qu'est-ce que cela, des albogues, seigneur? demanda Sancho; je n'en ai jamais vu, ni même entendu parler de ma vie.
Des albogues, répondit don Quichotte, sont des plaques de métal assez semblables à des pieds de chandeliers, et qui, frappées l'une contre l'autre, rendent un son peu agréable, peut-être, mais qui se marie fort bien avec la cornemuse et le tambourin. Ce nom d'albogue est arabe, comme tous ceux de notre langue qui commencent par al; par exemple, almoaça, almorzar, alhombra, alguazil, almaçen et autres semblables. Notre langue n'a que trois mots qui finissent en i, borcegui, zaquizami et maravedi; car alheli et alfaqui, autant pour l'al, qui est au commencement que pour l'i de la fin, sont reconnus pour être d'origine arabe. Je dis ceci en passant, parce que le nom d'albogue vient de me le rappeler. Au reste, ce qui nous aidera surtout à pratiquer dans la perfection notre état de berger, c'est que je me mêle un peu de poésie, comme tu sais, et que le bachelier Carrasco est un poëte excellent: du curé, je n'ai rien à dire, mais je crois qu'il en tient un peu. Quant à maître Nicolas, il n'en faut pas douter, car tous les barbiers sont joueurs de guitare et faiseurs de couplets. Moi, je gémirai de l'absence; toi, tu chanteras la fidélité; le berger Carrascon fera l'amoureux dédaigné; le berger Curiambro, ce qui lui plaira; et de la sorte tout ira à merveille.
Seigneur, dit Sancho, j'ai tant de guignon, que je ne verrai jamais arriver l'heure de commencer une si belle vie. Oh! que de jolies cuillers de bois je vais faire, quand je serai berger! que de fromages à la crème, que de houlettes, que de guirlandes je ferai pour moi et ma bergère! Et si l'on ne dit pas que je suis savant, au moins 592 dira-t-on que je ne suis pas maladroit. Sanchette, ma fille, viendra nous apporter notre dîner à la bergerie. Mais, j'y songe! elle n'est pas trop déchirée, la petite, et il y a des bergers qui sont plus malins qu'on ne croit. Diable, je ne voudrais pas qu'elle vînt chercher de la laine et s'en retournât tondue; les amourettes et les méchants désirs se fourrent partout, aussi bien aux champs qu'à la ville, aussi bien dans les chaumières que dans les châteaux. Ainsi je ne veux pas que ma fille vienne à la bergerie, elle restera à la maison; car en ôtant l'occasion, on ôte le péché, et, comme on dit, si les yeux ne voient pas, le cœur ne saute pas.
Trêve, trêve de proverbes, Sancho, s'écria don Quichotte; en voilà assez pour exprimer ta pensée, et je t'ai souvent répété de n'en pas être si prodigue. Mais, avec toi, c'est prêcher dans le désert; ma mère me châtie, je fouette la toupie.
Par ma foi, seigneur, repartit Sancho, Votre Grâce est avec moi comme la pelle avec le fourgon: vous dites que je lâche trop de proverbes, et vous les enfilez deux à deux.
Écoute, Sancho, reprit don Quichotte, ceux que je place ont leur à-propos; mais les tiens, tu les tires si fort par les cheveux, qu'on dirait que tu les traînes. Je te l'ai répété souvent, les proverbes sont autant de sentences tirées de l'expérience et des observations de nos anciens sages; mais le proverbe qui vient à tort et à travers est plutôt une sottise qu'une sentence. Au surplus, laissons cela: la nuit arrive, éloignons-nous du chemin, et cherchons quelque gîte; nous verrons demain ce que Dieu nous réserve.
Ils gagnèrent un endroit écarté et soupèrent tard et mal, au grand déplaisir de Sancho, à qui les jeûnes de la chevalerie errante faisaient incessamment regretter l'abondance de la maison de don Diego, les noces de Gamache et le logis de don Antonio. Mais enfin, considérant que la nuit devait succéder au jour, et le jour à la nuit, il s'endormit pour passer celle-là de son mieux.
La nuit était obscure, quoique la lune fût au ciel, mais elle ne se montrait pas dans un endroit d'où on pût l'apercevoir; car Diane va quelquefois se promener aux antipodes, et laisse dans l'ombre nos montagnes et nos vallées. Don Quichotte paya le tribut à la nature en dormant le premier sommeil; mais il ne se permit pas le second, tout au rebours de Sancho, qui avait coutume de dormir d'une seule traite, depuis le soir jusqu'au matin, preuve d'une bonne constitution et de fort peu de soucis.
Ceux de don Quichotte, au contraire, le réveillèrent de bonne heure; aussi, après avoir appelé plusieurs fois son écuyer, il lui dit: En vérité, Sancho, je t'admire: tu parais aussi insensible que le marbre ou le bronze; tu dors quand je veille, tu chantes quand je pleure; je tombe d'inanition, faute de donner à la nature les aliments nécessaires, pendant que tu es alourdi et haletant pour avoir trop mangé. Il est pourtant d'un serviteur fidèle de prendre part aux déplaisirs de son maître ou d'en paraître touché, ne fût-ce que par bienséance. Vois comme la nuit est sereine, et quelle solitude règne autour de nous; tout cela mérite bien qu'on se prive d'un peu de sommeil pour en profiter: lève-toi donc, je t'en conjure: éloigne-toi un peu, et par pitié pour Dulcinée donne-toi quatre ou cinq cents coups de fouet sur ceux que tu es convenu de t'appliquer pour le désenchantement de cette pauvre dame; agis de bonne grâce, je t'en supplie; je ne veux pas en venir aux mains avec toi, comme l'autre jour; car, je le sais, tu as la poigne un peu rude. Puis, quand l'affaire sera faite, nous passerons le reste 593 de la nuit à chanter, moi les maux de l'absence, et toi les douceurs de la fidélité, commençant tous deux dès à présent cette vie que nous devons mener dans notre village.
Seigneur, répondit Sancho, je ne suis pas chartreux pour me lever ainsi au milieu de mon sommeil et me donner la discipline. Par ma foi, voilà qui est plaisant de croire qu'après cela nous chanterons toute la nuit: pensez-vous qu'un homme qui a été bien étrillé ait grande envie de chanter? Laissez-moi dormir, je vous prie, et ne me pressez point davantage de me fouetter, autrement je fais serment de ne jamais battre mon pourpoint, encore moins ma propre chair.
O cœur endurci! s'écria don Quichotte, ô homme sans entrailles, ô faveurs mal placées! est-ce là ma récompense de t'avoir fait gouverneur, et de t'avoir mis en position de devenir au premier jour comte ou marquis; ce qui ne peut manquer d'arriver aussitôt que j'aurai accompli le temps de mon exil, car enfin, post tenebras spero lucem[127].
Je ne comprends pas cela, repartit Sancho; mais ce que je comprends fort bien, c'est que quand je dors je n'ai ni crainte ni espérance, ni peine ni plaisir. Car, ma foi, béni soit celui qui a inventé le sommeil! manteau qui couvre les soucis, mets qui chasse la faim, eau qui calme la soif, feu qui garantit du froid, froid qui tempère la chaleur; en un mot, monnaie universelle pour acheter tous les plaisirs du monde, balance dans laquelle rois et bergers, savants et ignorants, ont tous le même poids! C'est une bonne chose que le sommeil, seigneur, si ce n'est qu'il ressemble à la mort; car d'un trépassé à un homme endormi, il n'y a pas grande différence, 594 excepté pourtant que l'on ronfle quelquefois, tandis que l'autre ne souffle jamais mot.
De ma vie je ne t'ai entendu parler avec autant d'élégance, dit don Quichotte; et le proverbe a raison quand il dit: Regarde non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais.
Eh bien, seigneur, repartit Sancho, est-ce moi maintenant qui enfile des proverbes? Par ma foi, mon cher maître, ils sortent de votre bouche deux par deux, avec cette différence, il est vrai, que ceux de Votre Grâce viennent à propos, et les miens sans rime ni raison; mais, en fin de compte, ce sont toujours des proverbes.
Ils en étaient là quand ils entendirent un bruit sourd qui remplissait toute la vallée. Don Quichotte se leva brusquement, et mit l'épée à la main, mais Sancho se coula aussitôt sous son grison, se faisant un rempart à droite et à gauche des armes de son maître et du bât de l'âne: encore tremblait-il de tout son corps, quoiqu'il fût bien retranché. De moment en moment le bruit augmentait; et plus il approchait de nos aventuriers, plus il leur causait de frayeur, à l'un du moins, car pour l'autre on connaît sa vaillance. Ce bruit venait de plus de six cents pourceaux que des marchands conduisaient à la foire. Ils marchaient la nuit afin de n'être point incommodés par la chaleur, et le grognement de ces animaux était si fort, que don Quichotte et Sancho en avaient les oreilles assourdies sans pouvoir deviner ce que ce pouvait être. Peu soucieux de savoir si don Quichotte et Sancho se trouvaient sur leur chemin et sans respect pour la chevalerie errante, les pourceaux leur passèrent sur le corps, emportant les retranchements de Sancho, confondant pêle-mêle le chevalier et l'écuyer, Rossinante et le grison, le bât et les armes.
Sancho se releva du mieux qu'il put, et demanda l'épée de son maître pour apprendre à vivre à messieurs les pourceaux, car il avait enfin reconnu ce que c'était.
Laisse-les passer, ami, répondit tristement don Quichotte; cet affront est la peine de mon péché, et il est juste qu'un chevalier vaincu soit piqué par les moustiques, mangé par les renards, et foulé aux pieds par les pourceaux.
Je n'ai rien à répliquer à cela, seigneur, dit Sancho; mais est-il juste que les écuyers des chevaliers vaincus soient tourmentés des moustiques, mangés des poux, dévorés par la faim? Si nous étions, nous autres écuyers, les enfants des chevaliers que nous servons, ou leurs proches parents, je ne m'étonnerais pas que nous fussions châtiés pour leurs fautes, même jusqu'à la quatrième génération. Mais qu'ont à démêler les Panza avec les don Quichotte? Enfin, prenons courage, tâchons de dormir le reste de la nuit: il fera jour demain, et nous verrons ce qui nous attend.
Dors, Sancho, dors, toi qui es né pour dormir, répondit notre héros: moi, qui suis fait pour veiller, je vais songer à mes malheurs, et tâcher de les soulager en chantant une romance que j'ai composée la nuit dernière, et dont je ne t'ai rien dit.
Par ma foi, reprit Sancho, les malheurs qui n'empêchent pas de faire des chansons, ne doivent pas être bien grands. Au reste, seigneur, chantez tant qu'il vous plaira; moi, je vais dormir de toutes mes forces.
Là-dessus, prenant sur la terre autant d'espace qu'il voulut, il s'endormit d'un profond sommeil. Don Quichotte, appuyé contre un hêtre, ou peut-être contre un liége, car cid Hamet ne dit point quel arbre c'était, chanta ces vers en soupirant:
Il accompagnait chaque vers de soupirs et de larmes, comme un homme ulcéré du sentiment de sa défaite.
Cependant le jour parut, et les rayons du soleil donnant dans les yeux de Sancho, il commença à s'allonger, à se tourner d'un côté, puis d'un autre, et parvint à s'éveiller tout à fait. En voyant le désordre qu'avaient causé les pourceaux dans son équipage, il se mit à maudire le troupeau et ceux qui le conduisaient. Bref, nos aventuriers reprirent leurs montures, et continuèrent leur chemin. A la nuit tombante, ils virent venir à leur rencontre huit ou dix hommes à cheval, suivis de cinq ou six autres à pied. Don Quichotte sentit son cœur battre, et Sancho le sien défaillir, car ces gens portaient des lances et des boucliers, et semblaient en équipage de guerre. Sancho, dit notre héros en se tournant vers son écuyer, s'il m'était permis de faire usage de mes armes, et que ma parole ne me liât point les mains, cet escadron entier ne me ferait pas peur. Il se pourrait cependant que ce fût tout autre chose que ce que nous pensons.
Il parlait encore lorsqu'ils furent rejoints par les cavaliers qui, environnant don Quichotte sans dire mot, lui mirent la pointe de leurs lances les uns sur la poitrine, les autres contre les reins, comme pour le menacer de mort. Un des gens à pied, le doigt posé sur la bouche, pour montrer qu'il fallait se taire, prit Rossinante par la bride, et le conduisit hors du chemin; ses compagnons, entourant Sancho dans un merveilleux silence, le firent marcher du même côté. Deux ou trois fois il prit envie au pauvre chevalier de demander ce qu'on lui voulait, et où on le conduisait: mais dès qu'il voulait desserrer les lèvres, ses gardes, d'un œil menaçant et faisant briller leur lance, lui fermaient la bouche. Sancho n'en était pas quitte à si bon marché: pour peu qu'il fît mine de vouloir parler, on le piquait avec un aiguillon, lui et son âne, comme si l'on eût appréhendé que le grison n'eût la même envie. La nuit venue, on doubla le pas, et la frayeur augmenta dans le cœur de nos deux prisonniers, quand ils entendirent ces paroles: Avancez, Troglodites; silence, barbares; souffrez, anthropophages; cessez de vous plaindre, Scythes; fermez les yeux, Polyphèmes meurtriers, tigres dévorants, et autres noms semblables, dont on leur assourdissait les oreilles.
Voilà des noms qui ne sonnent rien de bon; disait Sancho en lui-même; il souffle un mauvais vent! et tous les maux viennent à la fois, comme au chien les coups de bâton. Plaise à Dieu que cette rencontre ne finisse pas de même; mais elle commence trop mal pour avoir une bonne fin.
Don Quichotte marchait tout interdit; il ne pouvait comprendre les injures et les reproches dont on l'accablait; et malgré ses efforts pour trouver une explication, il jugea seulement qu'il y avait beaucoup à craindre et peu à espérer de cette aventure. Environ à une heure de la nuit, ils arrivèrent à la porte d'un château que don Quichotte reconnut pour être celui du duc, où il avait séjourné quelques jours auparavant.
Eh! que signifie tout ceci? demanda-t-il alors: n'est-ce pas dans ces lieux où j'ai rencontré naguère tant de courtoisie? Mais pour les vaincus tout est amertume et déception, le bien se change en mal, et le mal en pis.
En entrant dans la principale cour du château, ce qu'ils aperçurent augmenta leur étonnement, et redoubla leurs frayeurs, comme on le verra dans le chapitre suivant.
Les cavaliers mirent pied à terre, puis enlevant don Quichotte et Sancho de leur selle, ils les portèrent dans la cour du château. Cent torches brûlaient à l'entour, et plus de cinq cents lampes qui donnaient une lumière égale à celle du plus beau jour éclairaient les galeries. Au milieu de la cour s'élevait un catafalque haut de sept à huit pieds, couvert d'un immense dais de velours noir, autour duquel brûlaient une centaine de cierges de cire blanche dans des chandeliers d'argent. Sur le catafalque était étendu le corps d'une jeune fille, si belle, qu'elle embellissait la mort même. Sa tête, posée sur un carreau de brocart, était couronnée d'une guirlande de fleurs diverses; dans ses mains, croisées sur sa poitrine, elle tenait une branche de palmier. A l'un des côtés de la cour s'élevait un espèce de théâtre, sur lequel on voyait deux personnages, couronne en tête et sceptre à la main, tels qu'on représente Minos et Rhadamanthe. Au pied de l'estrade, il y avait deux siéges vides: ce fut là que les gens qui avaient arrêté don Quichotte et Sancho les menèrent et les firent asseoir, en leur recommandant le silence d'un air farouche; mais il n'était pas besoin de menaces, la terreur les avait rendus muets.
Pendant que notre chevalier regardait tout cela avec stupéfaction, ne sachant que penser, surtout en voyant que le corps déposé sur le catafalque était celui de la belle Altisidore, deux personnages de distinction, que nos aventuriers reconnurent pour le duc et la duchesse, naguère leurs hôtes, montèrent sur le théâtre et vinrent s'asseoir sur deux riches fauteuils, auprès des deux rois couronnés. Don Quichotte et Sancho leur firent une profonde révérence, à laquelle le noble couple répondit en inclinant légèrement la tête.
Un officier de justice parut alors, et s'approchant de Sancho, il le revêtit d'une robe de boucassin noir, bariolée de flammes peintes, lui posa sur la tête une mitre pointue, semblable à celles que portent les condamnés du saint-office, en lui déclarant à voix basse que s'il desserrait les dents on lui mettrait un bâillon, si même on ne le massacrait sur la place. Ainsi affublé, Sancho se regardant des pieds à la tête, se voyait tout couvert de flammes, mais comme il ne se sentait point brûler, il en prit son parti. Il ôta la mitre, et la voyant couverte de diables, il la replaça sur sa tête, en se disant à lui-même: Puisque ni les flammes ne me brûlent ni les diables ne m'emportent, il n'y a pas à s'inquiéter. Don Quichotte, en regardant son écuyer, ne put, malgré toute sa frayeur, s'empêcher de rire.
Alors, au milieu du silence général, on entendit sortir de dessous le catafalque un agréable concert de flûtes; puis tout d'un coup, près du coussin sur lequel reposait le cadavre se montra un beau jeune homme vêtu à la romaine, qui, accordant sa voix avec une harpe qu'il tenait, chanta les stances suivantes:
Assez, dit un des deux rois; assez, chantre divin: ce serait à n'en jamais finir que de vouloir 597 célébrer la mort et les attraits de l'incomparable Altisidore. Elle n'est pas morte, comme le pense le vulgaire ignorant, car elle vit grâce à la renommée, mais elle vit et elle revivra, grâce surtout aux tourments que Sancho Panza, ici présent, va endurer pour la rendre à la lumière. Ainsi donc, ô Rhadamanthe! toi qui siéges avec moi dans les sombres cavernes du destin, toi qui connais ce qu'ordonnent ses immuables décrets, pour que cette aimable personne revienne à la vie, déclare-le sur-le-champ, afin que nous ne soyons pas privés plus longtemps du bonheur que doit nous procurer son retour.
A peine Minos eut-il cessé de parler, que Rhadamanthe se leva et dit: Allons, ministres de justice, grands et petits, forts et faibles, vous tous qui êtes ici, accourez, et appliquez sur le visage de Sancho Panza vingt-quatre croquignoles, faites-lui douze pincements aux bras, et aux reins six piqûres d'épingles, car de cela dépend la résurrection d'Altisidore.
Mille Satans! s'écria Sancho, je suis aussi disposé à me laisser faire qu'à devenir Turc. Mort de ma vie! qu'a de commun ma peau avec la résurrection de cette demoiselle! Il paraît que l'appétit vient en mangeant. Madame Dulcinée est enchantée, il faut que je la désenchante à coups de fouet; celle-là meurt du mal que Dieu lui envoie et il faut que je me laisse meurtrir le visage à coups de croquignoles, et percer le corps comme un crible pour la rappeler à la vie! A d'autres, à d'autres, s'il vous plaît: je suis un vieux renard, et je ne m'en laisse pas conter de la sorte.
Tu mourras, cria Rhadamanthe d'une voix formidable; tigre, adoucis-toi, humilie-toi, superbe; souffre et tais-toi, puisqu'on ne te demande 598 rien d'impossible, et surtout n'essaye pas de pénétrer le secret de cette affaire: tu seras souffleté, tu seras égratigné, tu gémiras sous les poignantes piqûres des épingles. Sus donc, mes fidèles ministres, qu'on exécute ma sentence, où je vais vous montrer si je sais me faire obéir.
Aussitôt s'avancèrent six duègnes marchant à la file; quatre portaient des lunettes; toutes avaient la main droite levée et découverte jusqu'au poignet, afin qu'elle parût plus longue. En les apercevant, Sancho se mit à mugir comme un taureau.
Non! non! dit-il. Je me laisserai bien manier et pincer par qui l'on voudra, mais par des duègnes, jamais: qu'on m'égratigne le visage comme les chats égratignèrent celui de mon maître dans ce même château; qu'on me perce le corps à coups de dague; qu'on me déchiquette les bras avec des tenailles rouges, je le souffrirai, puisqu'il le faut: mais que les duègnes me touchent, non, mille fois non; dussent tous les diables m'emporter.
Résigne-toi, mon enfant, dit don Quichotte; donne contentement à ces seigneurs, et rends grâces au ciel de t'avoir octroyé une aussi grande vertu que celle de désenchanter les enchantées, et de ressusciter les morts.
Les duègnes étaient déjà près de Sancho, lorsque devenu plus traitable, ou plutôt acceptant ce qu'il ne pouvait empêcher, il commença à s'arranger sur son siége et tendit le visage. Une première duègne lui appliqua une vigoureuse croquignole sur la joue et lui fit ensuite une grande révérence.
Trêve de civilités, madame la duègne, dit Sancho, et à l'avenir rognez un peu mieux vos ongles.
Bref, les six duègnes lui en donnèrent autant avec les mêmes cérémonies, et tous les gens de la maison lui pincèrent les bras. Mais les piqûres d'épingles lui firent perdre toute patience: à la première il se leva de son siége, et, saisissant une torche enflammée qui se trouvait près de lui, il fondit sur ses bourreaux, en criant de toutes ses forces: Hors d'ici, ministres de Satan! croyez-vous que je sois de bronze pour être insensible à un pareil supplice?
En ce moment, Altisidore, fatiguée sans doute d'être resté si longtemps sur le dos, se tourna sur le côté; aussitôt tous les assistants de s'écrier: Altisidore est vivante! Altisidore est vivante!
Rhadamanthe invita Sancho à se calmer, puisque le résultat qu'on se proposait était obtenu.
Quand don Quichotte vit remuer Altisidore, il se jeta à deux genoux devant Sancho et lui dit: O mon fils! voici l'instant de t'appliquer quelques-uns de ces coups de fouet qu'on t'a ordonnés pour le désenchantement de Dulcinée! voici l'instant où ta vertu est en train d'opérer: ne perds pas une minute, je t'en conjure, pour travailler à la guérison de ma maîtresse, qui est aussi la tienne.
Savez-vous bien, seigneur, répondit Sancho, que soie sur soie n'est pas propre à faire bonne doublure? Comment, ce n'est pas assez d'être souffleté, pincé et égratigné, il faut encore que je me fouette? Tenez, seigneur, qu'on m'attache au cou une meule de moulin, et qu'on me jette dans un puits, si pour guérir les maux d'autrui je dois être toujours le veau de la noce. Qu'on me laisse tranquille, ou j'envoie tout au diable.
Pendant ce temps, Altisidore s'était dressé sur son séant, et l'on entendait le son des hautbois et des musettes, mêlé à des voix qui criaient: Vive Altisidore! vive Altisidore! Le duc et la duchesse, Minos et Rhadamanthe se levèrent, et tous, y compris don Quichotte et Sancho, s'avancèrent vers elle pour l'aider à descendre du catafalque. Altisidore fit une profonde révérence au duc, à la duchesse et aux deux rois, puis regardant notre héros de travers: Dieu te le pardonne, lui dit-elle, insensible chevalier dont la cruauté m'a envoyée 599 dans l'autre monde où je suis restée, à ce qu'il me semble, un long siècle. Quant à toi, ô le plus compatissant des écuyers! ajouta-t-elle en se tournant vers Sancho, je te rends grâces de mon retour à la vie; reçois en récompense d'un si grand service six de mes chemises dont tu pourras en faire six autres pour ton usage; si elles ne sont pas en très-bon état, au moins puis-je t'assurer qu'elles sont fort propres.
Sancho, ayant ôté sa mitre, mit un genou en terre et lui baisa la main en signe de reconnaissance. Le duc ordonna qu'on rendît à Sancho son chaperon et son pourpoint, et qu'on lui ôtât la robe semée de flammes; mais notre écuyer le supplia de permettre qu'il emportât chez lui la robe et la mitre, disant qu'il voulait les conserver en souvenir d'une aventure si étrange. La duchesse répondit qu'on les lui abandonnait volontiers.
Le duc fit débarrasser la cour de tout cet attirail; chacun se retira, puis on conduisit nos deux aventuriers à leur ancien appartement.
Sancho coucha cette nuit-là sur un lit de camp qu'on lui avait dressé dans la chambre du chevalier; ce qu'il aurait voulu éviter, se doutant bien que de questions en réponses et de réponses en questions, son maître ne lui laisserait pas un moment de repos, et il eût de bon cœur donné quelque chose pour coucher seul sous une hutte de berger plutôt que dans ce riche appartement.
En effet, le pauvre diable ne fut pas plus tôt au lit, que don Quichotte l'interpella: Que te semble, ami Sancho, lui dit-il, de l'aventure de cette nuit? Comprend-on la force et la violence d'un désespoir amoureux! Car, enfin, tu as vu de tes propres yeux Altisidore tuée, non par une arme meurtrière ni par l'action mortelle du poison, mais uniquement par l'indifférence que je lui ai montrée.
Qu'elle fût morte, à la bonne heure, répondit Sancho, mais au moins elle aurait dû me laisser tranquille, moi qui de ma vie ne l'ai ni enflammée ni dédaignée; qu'a de commun la guérison de cette Altisidore avec le martyre de Sancho Panza? C'est maintenant que je reconnais qu'il y a des enchanteurs et des enchantements dans ce monde: Dieu veuille m'en délivrer, puisque je ne sais pas m'en garantir. Mais, de grâce, seigneur, laissez-moi dormir, si vous ne voulez pas que je me jette par la fenêtre.
Dors, Sancho, dors, mon enfant, reprit don Quichotte, si toutefois tes chiquenaudes et tes piqûres te le permettent.
N'était l'affront de les avoir reçus de ces duègnes, je me moquerais bien des pincements et des piqûres, répliqua Sancho. Mais encore une fois, seigneur, laissez-moi dormir.
Ainsi soit-il, dit don Quichotte, et que Dieu soit avec toi.
Ils s'endormirent tous deux, et cid Hamed Ben-Engeli profite de ce répit pour nous apprendre ce qui avait engagé le duc à imaginer la plaisante cérémonie que nous venons de raconter. Carrasco, dit-il, conservait un amer souvenir de la culbute que lui avait fait faire don Quichotte en le désarçonnant comme chevalier des Miroirs; aussi était-il résolu à une nouvelle tentative aussitôt qu'il en trouverait l'occasion. S'étant donc informé près du page qui avait porté la lettre de la duchesse à Thérèse Panza du lieu où se trouvait notre héros, il se procura un cheval et des armes, et se mit en route avec un mulet chargé de son équipage que conduisait un paysan qui lui servait d'écuyer. En arrivant chez le duc, il sut le départ de don Quichotte, et le chemin qu'il avait pris dans le dessein de se trouver aux joutes de Saragosse. Le duc raconta à Carrasco les tours que l'on avait joués à notre chevalier, sans oublier le 600 désenchantement de Dulcinée, qui devait s'opérer aux dépens du pauvre Sancho; il lui raconta aussi la malice de l'écuyer qui avait fait accroire à son maître que Dulcinée était enchantée et transformée en paysanne, mais comment la duchesse lui avait persuadé que c'était lui qui se trompait. Tout cela fit beaucoup rire le bachelier, qui se remit immédiatement à la recherche de notre héros, et promit au duc de lui faire savoir l'issue de l'entreprise. Ne le trouvant pas à Saragosse, Carrasco poussa plus avant, et le rencontra à Barcelone, où il eut sa revanche, comme nous l'avons dit. Il revint tout conter au duc, regagna promptement son village, où don Quichotte ne devait pas tarder de le rejoindre. Voilà ce qui avait fourni au duc l'idée de cette mystification, tant il se plaisait dans la compagnie de deux fous si divertissants.
Un grand nombre de ses gens, tant à pied qu'à cheval, se postèrent donc aux environs du château et sur tous les chemins par où l'on pouvait penser que passeraient nos aventuriers. On les rencontra, en effet, et incontinent le duc en fut informé. Comme tout était déjà préparé, on n'eut qu'à allumer les torches; Altisidore s'étendit sur le catafalque avec l'appareil qu'on vient de décrire, et tout réussit admirablement. Cid Hamet ajoute que pour lui il croit que les mystificateurs n'étaient guère moins fous que les mystifiés, et qu'il ne saurait penser autre chose du duc et de la duchesse, qui employaient ainsi leur esprit à se jouer de deux pauvres cervelles.
Le jour surprit don Quichotte et Sancho, l'un ronflant de toutes ses forces, l'autre complétement absorbé dans ses rêveries ordinaires.
Comme don Quichotte se disposait à se lever, car vaincu ou vainqueur il fut toujours ennemi de la paresse, Altisidore, la tête ornée de la même guirlande que la veille, vêtue d'une robe de satin blanc à fleurs d'or, les cheveux épars sur les épaules, et s'appuyant sur un bâton d'ébène, entra tout à coup dans la chambre du chevalier qui, troublé et confus, s'enfonça sous sa couverture sans pouvoir articuler un seul mot. Altisidore s'assit sur une chaise, à son chevet, et après un grand soupir, elle lui dit à voix basse et d'un air tendre: Quand les dames de qualité et les modestes jeunes filles foulent aux pieds la honte, et permettent à leur langue de découvrir les secrets de leur cœur, c'est qu'elles se trouvent réduites à une bien cruelle extrémité; eh bien, moi, seigneur don Quichotte, je suis une de ces femmes, pressée par la passion, vaincue par l'amour, et cependant chaste à ce point, que pour cacher mon martyre, il m'en a coûté la vie. Il y a deux jours, insensible chevalier, que la seule pensée de ton indifférence m'a mise au tombeau, ou du moins fait juger morte par ceux qui m'entouraient; et si, prenant pitié de mes peines, l'amour n'eût trouvé un remède dans le martyre de ce bon écuyer, je restais à jamais dans l'autre monde.
Par ma foi, dit Sancho, l'amour aurait bien pu faire à mon âne l'honneur qu'il m'a fait, je lui en aurais su beaucoup de gré. Dieu veuille, madame, vous envoyer à l'avenir un amant plus traitable que mon maître! Mais, dites-moi, qu'avez-vous vu dans l'autre monde? et qu'est-ce que c'est que cet enfer dont ceux qui meurent volontairement sont obligés de prendre le chemin.
A dire vrai, répondit Altisidore, je doute fort que je fusse morte tout de bon, puisque je ne suis point entrée en enfer: car une fois dedans, il m'aurait bien fallu y rester. Je suis allé seulement jusqu'à la porte, et là j'ai trouvé une douzaine de démons en hauts-de-chausses et en pourpoint, avec des collets à la wallonne, garnis de dentelle, qui tous jouaient à la paume avec des raquettes de feu. Une chose me surprit étrangement: c'est qu'en guise de balles ils se servaient de livres enflés de vent et remplis de bourre. Mais ce qui m'étonna beaucoup aussi, ce fut de voir que, contre l'ordinaire des joueurs, 601 qui tantôt sont tristes, tantôt sont joyeux, ceux-là grondaient toujours, pestaient, et s'envoyaient mille malédictions.
Il n'y a pas là de quoi s'étonner, dit Sancho; les diables, qu'ils jouent ou qu'ils ne jouent pas, qu'ils gagnent ou qu'ils perdent, ne peuvent jamais être contents.
J'en demeure d'accord, répondit Altisidore; mais une chose qui me parut encore plus étonnante, c'est que d'un seul coup de raquette ils mettaient la balle dans un tel état, qu'elle ne pouvait plus servir, si bien qu'ils firent voler en pièces tant de livres vieux et nouveaux, que c'était merveille. Il y en eut un, entre autres, tout flambant neuf, qui reçut un si rude coup que toutes les feuilles s'éparpillèrent. «Quel est ce livre? demanda un des diables. C'est la seconde partie de don Quichotte de la Manche, répondit son voisin; non pas son histoire composée par cid Hamet, mais celle que nous a donné certain Aragonais qu'on dit natif de Tordesillas. Emporte-la, dit le premier démon, et jette-la au fond des abîmes; qu'elle ne paraisse jamais devant moi. Est-elle donc si détestable? dit l'autre 602 démon. Si détestable, répliqua le premier, que si je voulais en faire une semblable, je n'en viendrais jamais à bout.» Ils continuèrent à peloter avec d'autres livres; et moi, pour avoir entendu seulement le nom de don Quichotte, que j'aime avec tant d'ardeur, j'ai voulu retenir cette vision, et je ne l'oublierai plus.
Vision ce dut être, en effet, répliqua notre héros, car il n'y a point un second moi-même dans le monde; cette histoire dont vous parlez passe ici de main en main, mais elle ne s'arrête en aucune, et partout on la repousse du pied. Pour moi, je ne suis nullement fâché d'apprendre que je me promène, semblable à un corps fantastique, au milieu des ténèbres de l'abîme et à la clarté du jour, n'ayant rien de commun avec le don Quichotte dont parle cette histoire. Si elle est bonne et véridique, elle aura des siècles de vie; si au contraire elle est fausse et menteuse, de sa naissance à son enterrement le chemin ne sera pas long.
Altisidore allait continuer ses doléances, quand don Quichotte la prévint: je vous l'ai dit maintes fois, mademoiselle, j'éprouve un grand déplaisir que vous ayez jeté les yeux sur moi, car je ne puis payer votre affection qu'avec de la reconnaissance. Je suis né pour appartenir à Dulcinée du Toboso; c'est à elle que le destin m'a réservé. S'imaginer qu'une autre beauté puisse prendre dans mon cœur la place qu'elle occupe, c'est rêver l'impossible. Ces quelques mots suffiront, j'en ai l'espoir, pour vous désabuser et pour vous faire rentrer dans les bornes de la modestie.
Ame de mortier, double tigre, plus dur et plus têtu qu'un vilain quand il se croit sûr d'avoir l'avantage, s'écria Altisidore, feignant une grande colère, je ne sais qui m'empêche de t'arracher les yeux! Tu t'imagines, peut-être, don nigaud, don vaincu, don roué de coups de bâton, que je me suis laissée mourir d'amour pour ta maigre figure: non, non, Altisidore n'est pas assez sotte pour cela. Tout ce que tu as vu la nuit dernière n'était qu'une feinte. Je ne suis pas fille à me désespérer pour un animal de ton espèce, et bien loin d'en mourir, je ne voudrais pas qu'il m'en coûtât seulement une larme.
Pardieu, je le crois volontiers, dit Sancho, tous ces morts d'amoureux sont autant de plaisanteries; ils assurent toujours qu'ils vont se tuer, mais du diable s'ils en font rien!
En ce moment entra le musicien qui avait chanté les deux stances précédemment rapportées. Que Votre Grâce, seigneur chevalier, dit-il en faisant un profond salut à don Quichotte, veuille bien me compter au nombre de ses plus fidèles serviteurs. Depuis longtemps j'ai pour vous une grande affection et je vous ai voué une estime toute particulière, tant à cause de vos nombreuses prouesses que de la gloire qu'elles vous ont acquise.
Que Votre Grâce, seigneur, daigne m'apprendre qui elle est, répondit don Quichotte, afin que je proportionne mes remercîments à son mérite.
Le musicien répondit qu'il était le panégyriste d'Altisidore, celui qui avait chanté des vers à sa louange.
Vous avez une bien belle voix, repartit don Quichotte, mais ce que vous chantiez n'était guère à sa place: quel rapport peut-il y avoir entre les stances de Garcilasso et la mort de cette demoiselle?
Que cela ne vous étonne pas, seigneur, répliqua le musicien; il est de mode parmi les poëtes à la douzaine de ce temps-ci, et même parmi les plus habiles, d'écrire ce qui leur passe par la tête et de voler ce qui leur convient. Cela n'empêche pas leurs ouvrages d'être bien accueillis, et leurs plus grandes sottises de passer pour licences poétiques.
Don Quichotte s'apprêtait à répondre, mais il en fut empêché par l'arrivée du duc et de la duchesse. Alors une longue conversation s'engagea, dans laquelle Sancho débita tant de drôleries 603 et de malices, que ses nobles hôtes ne cessaient d'admirer un si curieux mélange de finesse et de simplicité. Notre héros supplia Leurs Excellences de lui permettre de les quitter le jour même, disant qu'à un chevalier vaincu tel que lui, il convenait mieux d'habiter une étable à pourceaux qu'un palais de prince. Ses hôtes accédèrent de bonne grâce à sa demande.
La duchesse lui ayant demandé s'il ne gardait pas rancune à Altisidore: Madame, répondit-il, tout le mal de cette jeune fille prend sa source dans l'oisiveté; une occupation honnête et soutenue en sera le remède. Elle vient de me dire qu'en enfer on porte de la dentelle; je dois supposer qu'elle connaît ce genre d'ouvrage; eh bien, que sa main ne quitte pas les fuseaux, et elle finira par oublier celui qui a troublé son repos. Tel est mon avis et mon conseil.
C'est aussi le mien, ajouta Sancho; on n'a jamais vu mourir d'amour une faiseuse de dentelle, et lorsque les filles sont occupées, elles songent moins à l'amour qu'à leur ouvrage. J'en parle par expérience: car lorsque je suis à piocher aux champs, j'oublie jusqu'à ma ménagère elle-même, je veux dire ma Thérèse; et pourtant je l'aime comme la prunelle de mes yeux.
Fort bien, Sancho, répondit la duchesse. Désormais Altisidore tournera le fuseau; d'ailleurs, elle s'y entend à merveille.
Il n'en sera pas besoin, madame, répondit Altisidore; le seul souvenir de l'ingratitude de ce malandrin vagabond me guérira; et avec la permission de Votre Grandeur, je me retire pour ne pas voir davantage sa maigre et désagréable figure.
Cela me rappelle, reprit le duc, ce qu'on dit souvent: Qui s'emporte et éclate en injures, est bien près de pardonner.
Altisidore feignit de s'essuyer les yeux, et après avoir fait une grande révérence elle sortit.
Pauvre fille! dit Sancho, elle mérite bien ce qu'elle a; aussi pourquoi va-t-elle s'adresser à une âme sèche comme un jonc? Mort de ma vie! si elle s'était tournée de mon côté, elle aurait entendu chanter un autre coq.
La conversation terminée, Don Quichotte s'habilla, et, après avoir dîné avec ses hôtes, il se mit en route.
Moitié triste, moitié joyeux, s'en allait le vaincu don Quichotte; triste à cause de sa défaite, joyeux à cause de la vertu merveilleuse qui s'était révélée dans son écuyer par la résurrection d'Altisidore; quoiqu'à vrai dire il eût conçu quelque doute touchant la mort de l'amoureuse demoiselle. Quant à Sancho, toute sa tristesse venait de ce qu'Altisidore ne lui avait pas donné cette demi-douzaine de chemises qu'il avait si bien gagnée.
En vérité, seigneur, dit-il à son maître, il faut que je sois un bien malheureux médecin: la plupart tuent leurs malades et n'en sont pas moins grassement payés de leur peine, laquelle souvent ne consiste qu'à signer quelque ordonnance qu'exécute l'apothicaire (et tant pis pour la pauvre dupe); tandis que moi, à qui la santé d'autrui coûte des croquignoles, des pincements, des coups de fouet, on ne me donne pas seulement une obole. Je jure qu'à l'avenir, si on m'amène quelque malade, il faudra d'abord me graisser la patte; le moine vit de ce qu'il chante, et si Dieu m'accorde la vertu que je possède, c'est pour en tirer pied ou aile.
Tu as raison, Sancho, répondit don Quichotte, et Altisidore a eu tort de ne pas tenir sa parole; car, bien que la vertu que tu possèdes ne t'ait coûté aucune étude, ce que tu as souffert est pire qu'étudier. Quant à moi, je puis t'assurer une chose, c'est que si tu voulais une 604 récompense pour les coups de fouet que tu as promis de t'appliquer afin de désenchanter Dulcinée, je te la donnerais si bonne que tu aurais lieu d'être satisfait. Je ne sais trop si la guérison suivrait le salaire, et je ne voudrais pas contrarier l'effet du remède en le payant d'avance; cependant faisons-en l'épreuve. Voyons, Sancho, combien exiges-tu pour te fouetter sur l'heure; l'affaire finie, tu te payeras par tes mains sur l'argent que tu as à moi.
Ces paroles firent ouvrir les yeux et dresser les oreilles à Sancho, qui à l'instant résolut d'en finir avec le désenchantement de Dulcinée. Allons, seigneur, dit-il, il faut vous donner satisfaction: mon amour pour ma femme et mes enfants me fait songer à leur avantage, bien que ce soit aux dépens de ma peau. Or çà, combien m'accorderez-vous pour chaque coup de fouet?
Si la récompense devait égaler la nature et la grandeur du service, répondit don Quichotte, le trésor de Venise et les mines du Potose ne suffiraient pas; mais calcule d'après ce que tu portes dans ma bourse, et mets toi-même le prix à chaque coup.
Il y a, repartit Sancho, trois mille trois cents et tant de coups de fouet; je m'en suis déjà donné cinq; que ceux-ci passent pour ce qui excède les trois mille trois cents, et calculons sur le reste. A un cuartillo la pièce, et je n'en rabattrais pas un maravédis, fût-ce pour le pape, ce sont trois mille cuartillos, qui font quinze cents demi-réaux, ou sept cent cinquante réaux; pour les trois cents autres, je compte cent cinquante demi-réaux ou soixante-quinze réaux, lesquels ajoutés aux sept cent cinquante, font en tout huit cent vingt cinq réaux. Je retiendrai cette somme sur l'argent que j'ai à Votre Grâce, et je rentrerai chez moi content, quoique bien fouetté; mais on ne prend pas de truites sans se mouiller les chausses.
O mon cher Sancho! s'écria don Quichotte, ô mon aimable Sancho! à quelle reconnaissance, Dulcinée et moi, nous allons être tenus envers toi pour le reste de tes jours. Si la pauvre dame se retrouve jamais dans son premier état, sa disgrâce aura été un bonheur, et ma défaite un véritable triomphe. Voyons, mon fils, quand veux-tu commencer? Afin de te donner du courage, et que tu finisses plus vite, j'ajoute encore cent réaux.
Quand? répliqua Sancho; cette nuit même; seulement, faites en sorte que nous couchions en rase campagne, et vous verrez si je sais m'étriller.
Elle arriva enfin cette nuit que don Quichotte appelait avec tant d'impatience. Il lui semblait que les roues du char d'Apollon s'étaient brisées, et que le jour s'allongeait plus que de coutume, comme cela arrive aux amoureux qui toujours voudraient voir marcher le temps selon leurs désirs. Enfin, nos deux aventuriers entrèrent dans un bosquet d'arbres touffus un peu éloignés du chemin; puis, ayant dessellé Rossinante et débâté le grison, ils s'étendirent sur l'herbe et soupèrent avec ce qui se trouvait dans le bissac.
Lorsque Sancho eut bien mangé, il voulut tenir sa promesse: prenant donc le licou et une sangle du bât de son âne, il s'éloigna d'une vingtaine de pas, et s'établit au milieu de quelques hêtres.
Mon enfant, lui dit son maître en le voyant partir d'un air si résolu, je t'en conjure, prends garde de ne pas te mettre en pièces: fais qu'un coup attende l'autre, ne te presse pas tellement d'arriver au but que l'haleine vienne à te manquer au milieu de la carrière: en un mot, ne te frappe pas à ce point que la vie t'échappe avant que la pénitence soit achevée. Et afin que tu ne perdes pas la partie pour un coup de plus ou de moins, je vais me tenir ici près, et les compter sur mon rosaire. Courage, mon ami, que le ciel seconde tes bonnes intentions et les rende efficaces.
Un bon payeur ne craint point de donner des gages, dit Sancho, et je m'en vais m'étriller 605 de telle façon que, sans me tuer, il ne laissera pas de m'en cuire, car je pense que c'est en cela que doit consister la vertu du remède.
Cela dit, Sancho se dépouille de la ceinture en haut, et se met en devoir de se fouetter, tandis que don Quichotte comptait les coups. Il s'en était à peine appliqué sept ou huit, qu'il commença à se dégoûter, et trouvant la charge trop pesante pour le prix: Par ma foi, seigneur, dit-il, j'en appelle comme d'abus, ces coups-là valent chacun un demi-réal et non un cuartillo.
Courage, ami Sancho, courage, reprit don Quichotte; qu'à cela ne tienne, je double la somme.
A la bonne heure, dit Sancho; à présent les coups de fouet vont tomber comme grêle.
Mais au lieu de s'en donner sur les épaules, le sournois se mit à frapper contre les arbres, poussant de temps à autre de grands soupirs, comme s'il eût été près de rendre l'âme. Don Quichotte, craignant que son fidèle écuyer n'y laissât la vie et que son imprudence ne vînt à tout perdre, lui cria: Arrête, mon ami, arrête! Comme tu y vas; le remède me paraît un peu 606 rude, il sera bon d'y revenir à deux fois; on n'a pas pris Zamora en une heure[130]. Si j'ai bien compté, voilà plus de mille coups que tu viens de te donner; c'est assez quant à présent: l'âne, comme on dit, peut porter la charge, mais non la surcharge.
Non, non, seigneur, repartit Sancho, il ne sera jamais dit de moi: Gages payés, bras cassés. Que Votre Grâce s'éloigne un peu, et je vais m'en donner encore un mille. En deux temps, l'affaire sera terminée, il y aura même bonne mesure.
Puisque tu es en si bonne disposition, dit don Quichotte, fais à ta fantaisie, je vais m'éloigner.
Sancho reprit sa tâche, et avec une telle énergie que bientôt il n'y eut plus autour de lui un seul arbre auquel il restât un lambeau d'écorce. Enfin, poussant un grand cri et frappant de toute sa force un dernier coup contre un hêtre: Ici, dit-il, mourra Samson, et tous ceux qui avec lui sont.
A ce coup terrible et à ce cri lamentable, don Quichotte accourut: A Dieu ne plaise, mon fils, dit-il en lui arrachant l'instrument de son supplice, à Dieu ne plaise que pour me faire plaisir il t'en coûte la vie; elle est trop nécessaire à ta femme et à tes enfants; que Dulcinée attende encore un peu; quant à moi, je m'entretiendrai d'espérance, jusqu'à ce que tu aies repris de nouvelles forces. De cette manière, tout le monde sera content.
Puisque Votre Grâce l'exige, je le veux bien, répondit Sancho: seulement, jetez-moi votre manteau sur les épaules; car je suis tout en eau, et je pourrais me refroidir, comme cela arrive aux nouveaux pénitents.
Don Quichotte lui donna son manteau, et demeura en justaucorps.
Notre compagnon dormit jusqu'au jour, après quoi tous deux se mirent en route. Au bout d'environ trois heures de marche ils arrivèrent à une hôtellerie que don Quichotte reconnut pour telle, et non pour un château avec fossés et pont-levis, ainsi qu'il avait coutume de le faire; car depuis sa défaite, il semblait que la raison lui fût revenue, comme on va le voir désormais. On logea notre héros dans une salle basse où, selon la mode des villages, il y avait en guise de rideaux deux vieilles serges peintes: l'une représentait le rapt d'Hélène, quand Pâris, violant l'hospitalité, l'enleva à Ménélas; sur l'autre était l'histoire de Didon et d'Énée: la reine, montée sur une tour, agitait sa ceinture pour rappeler l'infidèle amant qui fuyait à voiles déployées. Don Quichotte remarqua qu'Hélène ne paraissait nullement fâchée de la violence qu'on lui faisait, car elle riait sous cape. Didon, au contraire, était toute éplorée; et le peintre, de crainte qu'on ne s'en aperçût pas, avait sillonné ses joues de larmes aussi grosses que des noisettes.
Ces deux dames, dit notre héros, furent bien malheureuses de n'être pas nées dans mon temps, et moi plus malheureux encore de n'être pas né dans le leur: si j'avais rencontré ces galants-là, Troie n'aurait pas été embrasée, ni Carthage détruite, car la seule mort de Pâris aurait prévenu tous ces désastres.
Je gagerais, dit Sancho, que d'ici à peu de temps on ne trouvera pas de taverne, d'hôtellerie ou de boutique de barbier où l'on ne trouve en peinture l'histoire de nos prouesses; mais du moins faudrait-il que ce fût par un meilleur peintre que le barbouilleur qui a portraité ces dames.
Tu as raison, reprit don Quichotte; car ce peintre me rappelle celui d'Ubeda[131], qui, lorsqu'on lui demandait ce qu'il peignait: Nous le verrons tout à l'heure, répondait-il; et si c'était quelque chose qui approchât d'un coq, il écrivait au-dessous: «Ceci est un coq,» afin qu'on ne pût s'y tromper.
Je jurerais bien, dit Sancho, que l'Aragonais qui a composé notre histoire n'en savait guère davantage; sa plume a marché au hasard, et il en est résulté ce qu'il aura plu à Dieu.
Il ressemble aussi beaucoup, ajouta don Quichotte, à ce poëte appelé Mauléon, qu'on voyait il y a quelque temps à la cour: ce Mauléon se vantait de répondre sur-le-champ à toutes sortes de questions, et répondait tout de travers. Mais laissons cela; dis-moi, Sancho, dans le cas où il te plairait d'achever cette nuit ta pénitence, veux-tu que ce soit en rase campagne ou à couvert?
Pardieu, seigneur, répondit Sancho, pour les coups que je songe à m'appliquer, il importe peu où je me les donne; pourtant j'aimerais mieux que ce fût dans un bois; j'aime beaucoup les arbres, et je crois qu'ils me procurent du soulagement.
Eh bien, mon ami, répliqua don Quichotte, afin que tu reprennes des forces, nous réserverons cela pour notre village, où nous arriverons au plus tard après-demain.
Comme il vous plaira, seigneur, vous êtes le maître; mais si vous vouliez m'en croire, j'expédierais la chose et je battrais le fer pendant qu'il est chaud: il fait bon moudre quand la meule vient d'être repiquée; lorsqu'on est en haleine, on marche mieux, et l'occasion perdue ne se retrouve pas toujours; un tiens vaut mieux que deux tu auras, et moineau dans la main que grue qui vole.
Halte-là, interrompit don Quichotte; le voilà encore lancé dans les proverbes. Que ne parles-tu simplement et sans raffiner, comme je te l'ai recommandé tant de fois? tu verrais que tu t'en trouverais bien.
Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, repartit Sancho; je ne puis dire une raison sans y joindre un proverbe, ni dire un proverbe qui ne me semble une raison. Cependant, je tâcherai de me corriger. Là finit leur entretien.
Don Quichotte et Sancho passèrent tout le jour dans cette hôtellerie, attendant la nuit, l'un pour achever sa pénitence, l'autre pour en voir la fin, qui était aussi celle de ses désirs. Pendant ce temps, un gentilhomme suivi de trois ou quatre domestiques vint y descendre, et l'un de ces derniers dit en s'adressant à celui qui paraissait être son maître: Votre Grâce, seigneur don Alvaro Tarfé, peut s'arrêter ici pour faire la sieste; l'endroit me paraît convenable.
A ce nom, don Quichotte regarda Sancho: Ne te souvient-il pas, lui dit-il, quand je feuilletai cette seconde partie de mon histoire, que j'y rencontrai ce nom de don Alvaro Tarfé?
Cela peut être, répondit Sancho; laissons-le descendre de cheval, nous le questionnerons ensuite.
Le gentilhomme mit pied à terre, et l'hôtesse lui donna une chambre en face de celle de don Quichotte, ornée pareillement de rideaux de serge peinte. Après avoir revêtu un costume d'été, l'inconnu se rendit sous le portail de l'auberge, qui était frais et spacieux, et y trouva notre chevalier se promenant de long en large. Seigneur, lui dit-il, peut-on savoir où se rend Votre Grâce?
A un village près d'ici où je demeure, répondit don Quichotte; et Votre Grâce, où va-t-elle?
Moi, repartit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie.
Excellent pays, dit don Quichotte. Mais, seigneur, quel est, je vous prie, le nom de Votre Grâce? le cœur me dit que j'ai quelque intérêt à le savoir.
Je m'appelle don Alvaro Tarfé, répondit le cavalier.
En ce cas, seigneur, dit notre héros, serait-ce vous dont il est parlé dans la seconde partie de 608 l'histoire de don Quichotte de la Manche, que certain auteur a fait imprimer depuis peu?
C'est moi-même, répondit le cavalier, et ce don Quichotte, qui est le héros du livre, était fort de mes amis. C'est moi qui le tirai de chez lui, ou qui du moins lui inspirai le dessein de venir aux joutes de Saragosse où j'allais moi-même, et en vérité il m'a quelques obligations, mais une surtout, c'est que je l'ai empêché d'avoir les épaules flagellées par la main du bourreau à cause de ses insolences.
Dites-moi, seigneur don Alvaro, continua notre chevalier, est-ce que j'ai quelque ressemblance avec ce don Quichotte dont parle Votre Grâce?
Non assurément, répondit le voyageur.
Et ce don Quichotte, ajouta notre chevalier, avait-il un écuyer appelé Sancho Panza?
Oui, répondit don Alvaro, cet écuyer passait pour être fort plaisant, mais je ne l'ai jamais entendu rien dire de bon.
Oh! je le crois bien, dit Sancho; plaisanter d'une manière agréable n'est pas donné à tout le monde. Ce Sancho dont vous parlez, seigneur, doit être quelque grand vaurien; mais le véritable Sancho, c'est moi, et je débite des plaisanteries comme s'il en pleuvait. Sinon faites-en l'épreuve, que Votre Grâce me suive pendant toute une année, et à chaque pas vous verrez qu'il m'en sort de la bouche en si grande abondance, que je fais rire tous ceux qui m'écoutent, sans savoir le plus souvent ce que je dis. Quant au véritable don Quichotte de la Manche, le fameux, le vaillant, le sage, le père des orphelins, le défenseur des veuves, le meurtrier des demoiselles, celui enfin qui a pour unique dame de ses pensées la sans pareille Dulcinée du Toboso, c'est mon maître que voilà devant vous. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho Panza sont autant de mensonges.
Pardieu, mon ami, je le crois sans peine, répliqua don Alvaro, en quatre paroles vous venez de dire plus de bonnes choses, que l'autre Sancho dans tous ses longs bavardages. Il sentait bien plus le glouton que l'homme d'esprit, et je commence à croire que les enchanteurs qui persécutent le véritable don Quichotte, ont voulu me persécuter, moi aussi, avec son méchant homonyme. En vérité je ne sais que penser: car j'ai laissé, il y a peu de jours, ce dernier enfermé dans l'hôpital des fous à Tolède, et j'en rencontre ici un autre qui, à la vérité, ne lui ressemble en rien.
Pour mon compte, reprit don Quichotte, je ne vous dirai pas que je suis le bon, mais je puis au moins affirmer que je ne suis pas le mauvais, et pour preuve, seigneur don Alvaro, apprenez que de ma vie je n'ai été à Saragosse. C'est justement pour avoir entendu dire que le faux don Quichotte s'était trouvé aux joutes de cette ville, que je n'ai pas voulu y mettre le pied. Aussi, afin de donner un démenti à l'auteur, j'ai gagné tout droit Barcelone, ville unique par son site et sa beauté, mère de la courtoisie, refuge des étrangers, retraite des pauvres, patrie des braves; le lieu de toute l'Europe où l'on peut le plus aisément lier une amitié constante et sincère. Quoique les choses qui m'y sont arrivées, loin d'être agréables, aient été pour la plupart, au contraire, fâcheuses et déplaisantes, je n'en ai pas moins une joie extrême de l'avoir vue, et cela me fait oublier tout le reste. Bref, seigneur don Alvaro, je suis ce même don Quichotte dont la renommée s'est occupée si souvent, et non ce misérable qui usurpe mon nom et se fait honneur de mes idées. Maintenant j'ai une grâce à vous demander, et cette grâce la voici: c'est que, par-devant l'alcade de ce village, vous fassiez une déclaration valable et authentique, que jusqu'à cette heure vous ne m'aviez jamais vu, et que je ne suis point le don Quichotte dont il est parlé dans cette seconde partie imprimée depuis peu; enfin, que Sancho Panza, mon écuyer, n'est point celui que Votre Grâce a connu.
Très-volontiers, seigneur don Quichotte, répondit don Alvaro, et je vous donnerai de bon cœur cette satisfaction, quoiqu'il soit assez surprenant de voir en même temps deux don Quichotte et deux Sancho Panza, qui se disent du même pays et sont si différents de visages, d'actions et de manières. Je doute presque de ce que j'ai vu; et peu s'en faut que je ne croie avoir fait un rêve.
Sans doute que Votre Grâce est enchantée, tout comme madame Dulcinée, dit Sancho. Et plût à Dieu qu'il ne fallût pour vous désenchanter que m'appliquer trois autres mille coups de fouet, comme je me les suis donnés pour elle; par ma foi, ce serait bientôt expédié, et il ne vous en coûterait rien.
Qu'est-ce que ces coups de fouet? demanda don Alvaro; je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Oh! seigneur, répondit Sancho, cela serait trop long à raconter; mais si nous voyageons ensemble, je vous le dirai en chemin.
L'heure du souper arriva, don Alvaro et don Quichotte se mirent à table. Bientôt après l'alcade 610 du lieu étant survenu, accompagné d'un greffier, don Quichotte le requit de dresser acte de la déclaration que faisait le seigneur don Alvaro Tarfé, déclaration dans laquelle il affirmait ne point reconnaître don Quichotte de la Manche, ici présent, comme étant celui dont il avait lu l'histoire imprimée sous le titre de seconde partie de don Quichotte de la Manche, composée par un certain Avellaneda de Tordesillas. L'alcade procéda judiciairement, et la déclaration fut reçue dans les formes voulues; ce qui réjouit fort nos chercheurs d'aventures, comme s'il eût été besoin d'un pareil acte pour faire éclater la différence qu'il y avait entre les deux don Quichotte et les deux Sancho, et qu'elle ne fût pas assez marquée par leurs actions et leurs paroles.
Don Alvaro et son nouvel ami échangèrent mille politesses et mille offres de services; et notre chevalier déploya tant d'esprit, que le gentilhomme finit par se croire réellement enchanté, puisqu'il avait vu deux don Quichotte qui se ressemblaient si peu. Sur le soir, ils partirent tous ensemble, et chemin faisant notre héros apprit à don Alvaro l'issue de sa rencontre avec le chevalier de la Blanche-Lune, ainsi que l'enchantement de Dulcinée, sans oublier le remède enseigné par Merlin. Bref, après s'être fait de nouveaux compliments et s'être embrassés, ils se séparèrent.
Don Quichotte passa encore cette nuit-là dans un bois, pour donner à Sancho le loisir d'achever sa pénitence, ce que l'astucieux écuyer accomplit aux dépens des arbres plus que de ses épaules, qu'il sut si bien ménager que les coups de fouet n'auraient pu en faire envoler une mouche qui s'y serait posée. Le confiant chevalier n'omit pas un seul coup, et trouva qu'avec ceux de la nuit précédente, ils montaient à trois mille vingt-neuf; il lui sembla même que le soleil s'était levé plus tôt qu'à l'ordinaire, comme s'il eût été jaloux que la nuit fût seule témoin de cet intéressant sacrifice. Nos aventuriers se remirent en route dès qu'il fut jour, s'applaudissant derechef d'avoir tiré don Alvaro de l'erreur où il était, et surtout d'avoir obtenu de lui une déclaration en si bonne forme.
Cette journée et la nuit suivante se passèrent sans qu'il leur arrivât rien de remarquable, si ce n'est que Sancho compléta sa pénitence. Don Quichotte en ressentit une telle joie, qu'il attendait avec impatience le retour de la lumière, espérant d'un instant à l'autre rencontrer sa dame désenchantée. Ils partirent, et tout le long de la route notre héros n'apercevait point une femme qu'il ne courût aussitôt après elle, pour s'assurer si ce n'était point Dulcinée du Toboso, tant il tenait pour infaillibles les promesses de Merlin.
Dans ces pensées et dans ces espérances, ils arrivèrent au haut d'une colline d'où ils découvrirent un village[132]. A peine Sancho l'eut-il reconnu qu'il se jeta à genoux en s'écriant avec transport: Ouvre les yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi ton fils Sancho, sinon bien riche, au moins bien étrillé! Ouvre les bras, et reçois aussi ton fils don Quichotte, lequel, s'il revient vaincu par un bras étranger, revient vainqueur de lui-même, victoire qui est, à ce qu'il a dit souvent, la plus grande qu'on puisse remporter. Quant à moi, j'apporte de l'argent, car si j'ai été bien étrillé, je me suis bien tenu sur ma bête.
Laisse là ces sottises, dit don Quichotte, et préparons-nous à entrer du pied droit dans notre village, où, lâchant la bride à notre fantaisie, nous disposerons tout pour la vie pastorale que nous devons mener. Cela dit, ils descendirent la colline.
A l'entrée du pays, dit cid Hamet, don Quichotte vit sur la place qui sert à battre le grain 611 deux petits garçons qui se querellaient; l'un disait à l'autre: Tu as beau faire, Periquillo; tu ne la reverras de ta vie.
Sancho, dit notre chevalier, entends-tu ce que dit ce drôle: Tu ne la reverras de ta vie!
Qu'importe que ce petit garçon ait prononcé ces paroles? répondit Sancho.
Eh bien, répliqua don Quichotte, cela signifie que je ne reverrai pas Dulcinée!
Sancho allait riposter, mais il en fut empêché par la vue d'un lièvre que des chasseurs poursuivaient avec leurs lévriers. La pauvre bête effrayée vint se réfugier et se blottir entre les jambes du grison; l'écuyer la saisit et la présenta à son maître, qui murmura entre ses dents: malum signum, malum signum[133]. Un lièvre fuit, des lévriers le poursuivent, et Dulcinée ne paraît point!
Parbleu, vous êtes un homme étrange, dit Sancho: supposez que ce lièvre est madame Dulcinée du Toboso, et que les lévriers qui le poursuivent sont les scélérats d'enchanteurs qui l'ont changée en paysanne: elle fuit, je la prends, je la mets entre les mains de Votre Grâce, qui la serre contre son cœur et la caresse tout à son aise. Eh bien, quel mauvais signe est-ce là? et quel mauvais présage peut-on en tirer?
Sur ce, les deux petits garçons s'approchèrent pour voir le lièvre, et Sancho leur ayant demandé le sujet de leur querelle, celui qui avait dit à l'autre: Tu ne la reverras de ta vie, répondit, en montrant une cage à grillons, qu'il avait pris cette cage à son compagnon et qu'il ne la lui rendrait jamais. Sancho leur donna une pièce de monnaie pour la cage, et la présentant à don Quichotte: Tenez, seigneur, lui dit-il, voilà le charme détruit. Si j'ai bonne mémoire, il me souvient d'avoir entendu notre curé dire qu'il n'est pas d'un chrétien et d'un homme de sens de s'arrêter à ces enfantillages; et Votre Grâce ne m'assurait-elle pas encore, ces jours passés, que ceux qui y font attention sont des imbéciles? Allons, seigneur, rentrons chez nous; en voilà assez là-dessus.
Les chasseurs survinrent, réclamant leur lièvre, et don Quichotte le leur rendit.
Le chevalier, s'étant remis en marche, rencontra à l'entrée du pays le curé et le bachelier Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en causant. Nos deux amis accoururent les bras ouverts; et don Quichotte, ayant mis pied à terre, les embrassa tendrement.
Or, il faut savoir que Sancho avait placé sur son grison, par-dessus le paquet des armes de son maître, la robe semée de flammes qu'on lui avait donnée, et coiffé la tête de l'animal avec la mitre couverte de diables, ce qui faisait le plus bizarre effet qui se puisse imaginer. Les petits enfants du pays (cet âge a des yeux de lynx) s'en étant aperçus, accouraient de tous côtés, se criant les uns aux autres: Holà! eh! venez vite, venez voir l'âne de Sancho Panza, plus gentil qu'un prince, et le cheval de don Quichotte, plus maigre encore que le jour de son départ. Bref, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de Carrasco, nos deux coureurs d'aventures entrèrent dans le village, et se rendirent tout droit à la maison de don Quichotte, où ils trouvèrent sur le pas de la porte la gouvernante et la nièce, déjà instruites de leur arrivée.
On avait aussi raconté la nouvelle à Thérèse Panza, qui, les cheveux en désordre et dans une toilette fort incomplète, conduisant par la main Sanchette, sa fille, accourut au-devant de son mari. Mais en le voyant beaucoup moins bien costumé que, dans son opinion, devait l'être un gouverneur, elle lui dit: En quel état vous revois-je, mon cher mari? Vous m'avez l'air de revenir à pied, traînant la patte, et l'on vous prendrait plutôt pour un vaurien ingouvernable que pour un gouverneur.
Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho; souvent 612 où il se trouve des crochets il n'y a pas de lard. Allons à la maison; là je t'en conterai de belles! J'apporte de l'argent, ce qui est l'essentiel; et de l'argent gagné par mon industrie, sans avoir fait tort à personne.
Apportez de l'argent, mon bon mari, repartit Thérèse; et peu m'importe qu'il ait été gagné par ceci ou par cela; de quelque manière qu'il soit venu, vous n'aurez pas introduit mode nouvelle dans le monde.
Sanchette embrassa son père, en demandant s'il lui apportait quelque chose; car elle l'attendait, disait-elle, comme on attend la pluie en été. Puis, le prenant d'un côté par sa ceinture de cuir, tandis que de l'autre Thérèse le tenait sous le bras (la petite tirant l'âne par le licou), ils s'en furent à leur maison, laissant don Quichotte dans la sienne, aux mains de sa gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du curé et du bachelier.
Don Quichotte, s'étant enfermé avec ses deux amis, leur raconta brièvement sa défaite, et l'engagement qu'il avait pris de rester chez lui pendant une année, engagement que comme chevalier errant il voulait remplir au pied de la lettre. Il ajouta qu'il avait songé à se faire berger pendant ce temps-là, afin de se distraire dans la solitude et de pouvoir y donner libre carrière à ses amoureuses pensées. Enfin, il les supplia, si leurs occupations le leur permettaient, de vouloir bien être ses compagnons. Je me propose, dit-il, d'acheter un troupeau de brebis suffisant pour pouvoir nous dire bergers. Au reste, le plus difficile est fait, car j'ai trouvé des noms qui vous iront à merveille. Le curé lui ayant demandé quels étaient ces noms: Moi, reprit le chevalier, je m'appellerai le berger Quichottin; vous, seigneur bachelier, le berger Carrascon; vous, seigneur licencié, le berger Curiambro; et Sancho Panza, le berger Pancinot.
Les deux amis restèrent confondus de cette nouvelle folie; mais de crainte que le pauvre homme ne leur échappât une troisième fois, et surtout espérant que dans le délai d'une année on parviendrait à le guérir, ils feignirent d'entrer dans son idée, applaudirent à son projet, et promirent de l'accompagner. Il y a plus, ajouta Samson Carrasco; étant, comme on le sait déjà, un de nos plus fameux poëtes, je composerai à ma fantaisie des vers pastoraux ou héroïques, afin de passer le temps. L'essentiel, c'est que nous ne laissions pas un arbre, si dur soit-il, sans y graver les noms de nos bergères, suivant le constant usage des bergers amoureux.
A merveille, repartit don Quichotte. Mais moi, je n'ai pas besoin de chercher; j'ai sous la main la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rivages, ornement de ces prairies, fleur de l'esprit et de la grâce, finalement, personne si accomplie qu'aucune louange ne serait à la hauteur de son mérite, quelque hyperbolique qu'elle fût.
Cela est vrai, dit le curé. Nous autres, nous chercherons par ici quelques bergerettes à notre convenance.
Et si elles nous faisaient défaut, ajouta le bachelier, nous leur donnerions les noms de ces bergères imprimées et gravées: les Philis, les Amaryllis, les Dianes, les Bélizardes, les Galatées. Puisque les livres en sont pleins et que les boutiques de libraires en regorgent, nous pouvons bien nous en passer la fantaisie. Si ma dame, ou pour mieux dire ma bergère, s'appelle Anne par hasard, je la célébrerai sous le nom d'Anarda; si Françoise, je la nommerai Francine; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. De cette manière, tout sera pour le mieux. Sancho lui-même, s'il entre dans notre confrérie, pourra chanter sa Thérèse sous le nom de Thérésine.
Don Quichotte applaudit; et le curé, l'ayant comblé d'éloges pour une si honorable résolution, s'offrit de nouveau à lui tenir compagnie tout le temps que ne réclameraient pas les devoirs de son ministère. L'affaire convenue, les deux amis prirent congé du chevalier, en l'engageant 613 à bien se soigner et à ne rien négliger de ce qui pourrait lui être salutaire.
Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la conversation; aussi, dès que don Quichotte fut seul, elles entrèrent dans sa chambre.
Quoi, mon oncle, dit la nièce: lorsque nous pensions que Votre Grâce venait enfin se retirer dans sa maison pour y vivre tranquillement, voilà que vous vous embarquez dans de nouvelles aventures et que vous pensez à vous faire berger! Croyez-moi, la paille est trop mûre pour en faire des chalumeaux. Et comment, ajouta la gouvernante, Votre Grâce fera-t-elle pour passer les après-midi d'été, les nuits d'hiver à la belle étoile et entendre les hurlements des loups? Non, non; c'est un métier d'homme robuste, endurci, élevé à la peine dès le maillot. Mal pour mal, mieux vaut encore être chevalier errant que berger. Tenez, croyez-moi; suivez mon conseil, je vous le donne à jeun, et avec mes cinquante ans: restez chez vous, occupez-vous de vos affaires, confessez-vous une fois par semaine, venez en aide aux pauvres, et sur mon âme, si mal vous en arrive...
Silence, mes enfants, répondit don Quichotte; vous ne m'apprendrez pas ce que j'ai à faire. Menez-moi au lit, car je ne me sens pas bien, et sachez que, soit chevalier errant, soit berger errant, je ne cesserai de veiller à ce que vous ne manquiez de rien, comme l'avenir vous l'apprendra.
Sur ce, les deux bonnes filles le conduisirent à son lit, ne songeant qu'à le choyer de leur mieux.
Comme rien n'est éternel ici-bas, comme toute chose y va déclinant de son origine à sa fin dernière, principalement la vie de l'homme, comme enfin don Quichotte n'avait reçu du ciel aucun privilége particulier pour prolonger le cours de la sienne, sa fin arriva au moment où il y pensait le moins. Soit par suite de la mélancolie que lui causait le sentiment de sa défaite, soit par la volonté du ciel qui en ordonnait ainsi, il fut pris d'une fièvre obstinée, qui le retint au lit six jours, pendant lesquels le visitèrent maintes fois ses amis le curé, le bachelier et le barbier, sans que le fidèle Sancho quittât son chevet un seul instant. Pensant que la honte d'avoir été vaincu et le chagrin de ne pas voir s'accomplir la délivrance de Dulcinée le tenaient en cet état, chacun d'eux cherchait à le distraire de son mieux. Allons, lui disait le bachelier, prenez courage et levez-vous, afin de commencer notre vie pastorale. J'ai composé tout exprès une églogue qui damera le pion aux églogues mêmes de Sannazar, et j'ai acheté à un berger de Quintanar deux fameux chiens de garde pour notre troupeau; l'un s'appelle Barcino, l'autre Butron.
Le seigneur Carrasco avait beau faire, rien ne pouvait tirer don Quichotte de son abattement. On appela le médecin, qui lui tâta le pouls, n'en fut pas fort satisfait, et dit qu'il fallait sans perdre de temps songer à la santé de l'âme, celle du corps étant en danger. Notre héros entendit cet arrêt d'un esprit calme et résigné; mais il n'en fut pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de son écuyer, qui tous trois se mirent à pleurer comme s'ils l'eussent vu déjà mort. L'avis du médecin fut qu'il était miné par un chagrin secret. Don Quichotte, voulant reposer un peu, demanda qu'on le laissât seul. On s'éloigna, et il dormit d'une seule traite pendant plus de six heures, si bien que sa gouvernante et sa nièce crurent qu'il allait passer durant son sommeil. A la fin pourtant il s'éveilla en s'écriant: Béni soit le Dieu tout-puissant qui m'a accordé un pareil bienfait! Oui! sa miséricorde est infinie, et les péchés des hommes ne sauraient ni l'éloigner, ni l'affaiblir.
Frappée de ces paroles, qui lui parurent plus raisonnables que de coutume: Que dites-vous, seigneur? demanda la nièce; que parlez-vous de miséricordes et de péchés des hommes?
Ma fille, répondit don Quichotte, ces miséricordes sont celles dont Dieu vient à l'instant même de me combler; et je disais qu'il ne s'est pas arrêté à mes péchés. Oui, je me sens l'esprit libre et dégagé des ombres épaisses dont l'avait obscurci l'insipide et continuelle lecture des exécrables livres de chevalerie: aujourd'hui j'en reconnais l'extravagance et la fausseté; et je n'ai qu'un regret, c'est que désabusé trop tard je n'ai plus le temps de lire d'autres livres qui puissent éclairer mon âme. Je me sens près de ma fin, ma chère nièce, et je voudrais en faire une d'où l'on conclût que ma vie n'a pas été si mauvaise que je doive laisser après moi la réputation d'un fou. J'ai été fou, j'en conviens; mais je ne voudrais pas que ma mort en fût la preuve. Mon enfant, fais venir mes bons amis le curé, le bachelier Samson Carrasco, et maître Nicolas le barbier; je désire me confesser et faire mon testament.
La nièce fut dispensée de ce soin, car ils entraient au même instant. Félicitez-moi, mes bons amis, leur dit le pauvre hidalgo en les voyant, félicitez-moi, je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quixano, que la douceur de ses mœurs fit surnommer le Bon. Je suis à cette heure l'ennemi déclaré d'Amadis de Gaule et de toute sa postérité; j'ai pris en aversion les profanes histoires de la chevalerie errante; je reconnais le danger que leur lecture m'a fait courir; enfin, par la miséricorde 615 de Dieu, devenu sage à mes dépens, je les abhorre et les déteste!
Quand les trois amis l'entendirent parler de la sorte, ils s'imaginèrent qu'il venait d'être atteint d'une nouvelle folie.
Comment, seigneur, lui dit Samson Carrasco, maintenant que nous savons à n'en pas douter que madame Dulcinée est désenchantée, vous nous la donnez belle! Et quand nous sommes sur le point de nous faire bergers pour passer la vie en chantant comme des princes, vous parlez de vous faire ermite! De grâce! revenez à vous, et laissez là ces sornettes.
Les sornettes qui m'ont occupé jusqu'à présent, reprit don Quichotte, n'ont été que trop réelles, et à mon grand préjudice; puisse ma mort, avec l'aide du ciel, les faire tourner à mon profit! Seigneurs, je sens que je marche vers ma fin; ce n'est plus l'heure de plaisanter; j'ai besoin d'un prêtre pour me confesser, et d'un notaire pour recevoir mon testament. Dans une pareille situation l'homme ne doit point jouer avec son âme. Je vous en supplie, laissez-moi avec le seigneur curé, qui voudra bien écouter ma confession, et, pendant ce temps, qu'on aille chercher le notaire.
Ils se regardaient tous, étonnés d'un pareil langage; mais il fallut se rendre, car pour eux un des signes certains que le malade se mourait était ce retour à la raison; d'autant plus qu'à ses premiers discours il en ajouta d'autres en termes si chrétiens, si bien suivis, que leurs derniers doutes ayant disparu, ils reconnurent qu'il avait recouvré son bon sens.
Le curé fit retirer tout le monde, et resta seul avec le mourant, qu'il confessa pendant que Carrasco allait chercher le notaire. Bientôt le bachelier fut de retour, amenant avec lui Sancho; 616 quand ce dernier, qui avait appris le triste état de son maître, vit la gouvernante et la nièce tout en larmes, il se mit à sangloter avec elles.
La confession terminée, le curé sortit en disant: Oui, mes amis, Alonzo Quixano est guéri de sa folie, mais il se meurt. Entrez, afin qu'il fasse son testament.
Ces paroles furent une nouvelle provocation aux yeux pleins de larmes de la gouvernante, de la nièce et du fidèle Sancho Panza; elles les firent pleurer et soupirer de plus belle; car, ainsi qu'on l'a déjà dit, don Quichotte, tout le temps qu'il fut Alonzo Quixano le Bon, comme tout le temps qu'il fut don Quichotte de la Manche, montra le meilleur naturel, et son commerce fut des plus agréables, de sorte qu'il n'était pas seulement aimé des gens de sa maison, mais de tous ceux qui le connaissaient.
Le notaire étant entré, écrivit le préambule du testament, dans lequel don Quichotte recommandait son âme à Dieu, avec les pieuses formules en usage; puis, passant aux legs, le mourant dicta ce qui suit:
Item, ma volonté est qu'ayant eu avec Sancho Panza, lequel dans ma folie, je fis mon écuyer, plusieurs difficultés en règlement de compte, à propos de certaines sommes qu'il a à moi, on ne lui réclame rien; de plus, s'il reste quelque chose quand il sera payé de ce que je lui dois, que cet excédant, qui ne peut être considérable, lui soit laissé en propre; et grand bien lui fasse. Et si, de même qu'étant fou, je lui fis obtenir le gouvernement d'une île, je pouvais, maintenant que je suis en possession de ma raison, lui donner celui d'un royaume, je le lui donnerais: la simplicité de son caractère et la fidélité de ses services ne méritant pas moins.
Se tournant vers Sancho, il ajouta: Pardonne-moi, mon ami, de t'avoir fourni l'occasion de paraître aussi fou que moi-même, en t'entraînant dans l'erreur où je suis tombé relativement à l'existence des chevaliers errants.
Hélas! ne mourez pas, mon bon maître, répondit Sancho en sanglotant; croyez-moi, vivez, vivez longtemps; la plus grande folie que puisse faire un homme en cette vie, c'est de se faire mourir lui-même, en s'abandonnant à la mélancolie. Allons, un peu de courage, levez-vous, et gagnons les champs en costume de bergers, comme nous en sommes convenus; peut-être derrière quelque buisson trouverons-nous madame Dulcinée désenchantée, ce qui vous ravira. Que si Votre Grâce se meurt du chagrin d'avoir été vaincue, rejetez-en sur moi toute la faute, et dites qu'on vous a culbuté parce que j'avais mal sanglé Rossinante. Et puis n'avez-vous pas vu dans vos livres qu'il arrive souvent aux chevaliers de se culbuter les uns les autres, et que tel est vaincu aujourd'hui, qui demain revient vainqueur?
Rien de plus vrai, ajouta Samson Carrasco et à cet égard le bon Sancho a
raison.
Doucement, mes amis, reprit don Quichotte, les oiseaux sont dénichés. J'ai été fou, mais à cette heure, je viens de recouvrer la raison; j'ai été don Quichotte de la Manche, et maintenant, je le répète, me voilà redevenu Alonzo Quixano. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l'estime que Vos Grâces avaient pour moi. Que le seigneur notaire continue:
Item, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Antonia Quixana,
ma nièce ici présente, après qu'on aura prélevé, sur le plus clair de
ma succession, les sommes nécessaires au service des legs que je fais,
en commençant par les gages de ma gouvernante pour tout le temps
qu'elle m'a servi, et, de plus, vingt ducats pour un habillement. Je
nomme pour mes exécuteurs testamentaires le seigneur curé et le
seigneur bachelier Samson Carrasco, ici présents;
Item, ma volonté est que si Antonia Quixana, ma nièce, veut se marier,
on s'assure d'abord, et cela par enquête judiciaire, que l'homme qu'elle
épouse ne sait pas même ce que c'est que les livres de chevalerie. Dans
le cas contraire, et si cependant ma nièce persiste à l'épouser, je veux
qu'elle perde tout ce que je lui lègue, et mes exécuteurs testamentaires
pourront employer la somme en œuvres pies, à leur volonté;
Item, je supplie ces seigneurs, mes exécuteurs testamentaires, si de fortune ils venaient à rencontrer l'auteur qui a composé, dit-on, une idée intitulée: Seconde partie des aventures de don Quichotte de la Manche, de le prier de ma part, avec toutes sortes d'instances, de me pardonner l'occasion que je lui ai si involontairement donnée d'écrire tant et de si énormes sottises; car je quitte cette vie avec un véritable remords de lui en avoir fourni le prétexte.
Son testament signé et scellé, notre héros fut pris d'une grande défaillance, et s'étendit dans son lit. On s'empressa de lui porter secours; mais pendant les trois jours qu'il vécut encore, il s'évanouissait à chaque instant. La maison était sens dessus dessous; néanmoins la nièce mangeait de bon appétit, la gouvernante portait des santés; Sancho prenait ses ébats; tant l'espoir d'un prochain héritage suffit pour adoucir dans le cœur du légataire le sentiment de regret que devrait y laisser la perte du défunt.
Enfin, don Quichotte expira après avoir reçu les sacrements, et prononcé
à plusieurs reprises les plus énergiques malédictions contre les livres
de chevalerie. Le notaire déclara n'avoir jamais vu dans les livres
qu'aucun chevalier errant 618 fût mort dans son lit aussi paisiblement
et aussi chrétiennement que don Quichotte, lequel rendit l'âme, je veux
dire mourut, au milieu de la douleur et des larmes de tous ceux qui
l'entouraient. Le voyant expiré, le curé pria le notaire d'attester
comme quoi Alonzo Quixano le Bon, communément appelé don Quichotte de la
Manche, était passé de cette vie en l'autre, et décédé naturellement;
ajoutant que s'il lui demandait cette attestation c'était pour empêcher
que, contrairement à la vérité, un faux cid Hamet Ben-Engeli le
ressuscitât, et composât sur ses prouesses d'interminables histoires.
Telle fut la fin de l'ingénieux chevalier don Quichotte de la Manche, dont cid Hamet ne voulut pas indiquer le pays natal, afin que toutes les villes et tous les bourgs de la Manche se disputassent l'insigne honneur de l'avoir vu naître et de le compter parmi leurs enfants, comme le firent sept villes de la Grèce à propos d'Homère[134]. On ne dira rien ici des pleurs de Sancho Panza, de la nièce et de la gouvernante, ni des épitaphes, assez originales, composées pour la tombe de Don Quichotte. Voici cependant celle qu'y inscrivit Samson Carrasco:
«Ci-gît le redoutable hidalgo qui porta si loin la valeur, que la mort ne put triompher de lui, même en le mettant au tombeau.
«Il brava l'univers entier, dont il fut l'admiration et l'effroi, et son bonheur fut de mourir sage après avoir vécu fou!»
Ici le très-sage cid Hamet dit à sa plume:
«O ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais, tu vas demeurer suspendue à ce fil de laiton; là tu resteras des siècles, à moins que de présomptueux historiens ne t'enlèvent de cette place pour te profaner. S'ils l'osaient, crie leur:
«Halte-là, félons, halte-là; que personne ne me touche; car cette entreprise, bon roi, à moi seul était réservée[135].
«Pour moi seul, oui, pour moi seul naquit don Quichotte et moi pour
lui. Il sut agir et moi écrire. Nous ne faisons qu'un, en dépit du
pseudonyme écrivain qui osa, et qui peut-être oserait encore écrire
avec une lourde plume d'oie les prouesses de mon vaillant chevalier.
Mais ce n'est pas là un fardeau à sa taille, ni un thème pour son
esprit sec et froid. Si d'aventure tu parviens à le connaître,
conseille-lui de laisser reposer en paix les os fatigués et déjà
pourris de don Quichotte, et de ne pas essayer de le ressusciter,
contre les priviléges de la mort, en le tirant de la sépulture où il
gît étendu tout de son long, hors d'état de faire une sortie et une
troisième campagne[136]! Pour livrer au ridicule celles de tant de
chevaliers errants, il suffit des deux qu'il a faites, et qui ont si
franchement désopilé nationaux et étrangers. En agissant ainsi, tu
rempliras le devoir du chrétien, lequel doit toujours s'efforcer de
donner un bon conseil à un ennemi. Quant à moi, je serai heureux et
fier d'avoir retiré de mes écrits le fruit que j'en attendais; car mon
seul désir était de couvrir d'un ridicule justement mérité les fausses
et extravagantes histoires des livres de chevalerie, déjà frappés à
mort par celle de mon véritable don Quichotte, et qui bientôt sans
doute tomberont pour ne plus se relever. Adieu.»
FIN DE DON QUICHOTTE
Notice sur Cervantes | III | |
Portrait de Cervantes, par lui-même | XIII | |
Dédicace a don Pedro Fernandez de Castro, comte de Lemos | XV | |
Préface de la première partie | 2 | |
Un mot sur cette nouvelle traduction | 4 | |
PREMIÈRE PARTIE | ||
LIVRE PREMIER | ||
Chap. I. | Qui traite de la qualité et des habitudes de l'ingénieux don Quichotte |
5 |
Chap. II. | Qui traite de la première sortie que fit l'ingénieux don Quichotte |
8 |
Chap. III. | Où l'on raconte de quelle plaisante manière don Quichotte fut armé chevalier |
12 |
Chap. IV. | De ce qui arriva à notre chevalier quand il fut sorti de l'hôtellerie |
16 |
Chap. V. | Où se continue le récit de la disgrâce de notre chevalier |
20 |
Chap. VI. | De la grande et agréable enquête que firent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre chevalier |
23 |
Chap. VII. | De la seconde sortie de notre bon chevalier don Quichotte de la Manche |
27 |
Chap. VIII. | Du beau succès qu'eut le valeureux don Quichotte dans l'épouvantable et inouïe aventure des moulins à vent |
31 |
LIVRE DEUXIÈME | ||
Chap. IX. | Où se conclut et se termine l'épouvantable combat du brave Biscaïen et du Manchois |
36 |
Chap. X. | Du gracieux entretien qu'eut don Quichotte avec Sancho Panza son écuyer |
39 |
Chap. XI. | De ce qui arriva à don Quichotte avec les chevriers |
42 |
Chap. XII. | De ce que raconta un berger à ceux qui étaient avec don Quichotte |
46 |
Chap. XIII. | Où se termine l'histoire de la bergère Marcelle, avec d'autres événements |
48 |
Chap. XIV. | 620 Où sont rapportés les vers désespérés du berger défunt, et autres choses non attendues |
55 |
LIVRE TROISIÈME | ||
Chap. XV. | Où l'on raconte la désagréable aventure qu'éprouva don Quichotte en rencontrant les muletiers Yangois |
58 |
Chap. XVI. | De ce qui arriva à notre chevalier dans l'hôtellerie qu'il prenait pour un château |
63 |
Chap. XVII. | Où se continuent les travaux innombrables du vaillant don Quichotte et de son écuyer dans la malencontreuse hôtellerie, prise à tort pour un château |
67 |
Chap. XVIII. | Où l'on raconte l'entretien que don Quichotte et Sancho Panza eurent ensemble, avec d'autres aventures dignes d'être rapportées |
72 |
Chap. XIX. | Du sage et spirituel entretien que Sancho eut avec son maître, de la rencontre qu'ils firent d'un corps mort, ainsi que d'autres événements fameux |
80 |
Chap. XX. | De la plus étonnante aventure qu'ait jamais rencontrée aucun chevalier errant, et de laquelle don Quichotte vint à bout à peu de frais |
84 |
Chap. XXI. | Qui traite de la conquête de l'armet de Mambrin, et autres choses arrivées à notre invincible chevalier |
92 |
Chap. XXII. | Comment don Quichotte donna la liberté à une quantité de malheureux qu'on menait, malgré eux, où ils ne voulaient pas aller |
100 |
Chap. XXIII. | De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la Sierra Morena, et de l'une des plus rares aventures que rapporte cette véridique histoire |
107 |
Chap. XXIV. | Où se continue l'aventure de la Sierra Morena |
115 |
Chap. XXV. | Des choses étranges qui arrivèrent au vaillant chevalier de la Manche dans la Sierra Morena, et de la pénitence qu'il fit, à l'imitation du Beau Ténébreux |
120 |
Chap. XXVI. | Où se continuent les raffinements d'amour du galant chevalier de la Manche, dans la Sierra Morena |
131 |
Chap. XXVII. | Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur dessein, avec d'autres choses dignes d'être racontées |
136 |
LIVRE QUATRIÈME | ||
Chap. XXVIII. | De la nouvelle et agréable aventure qui arriva au curé et au barbier dans la Sierra Morena |
144 |
Chap. XXIX. | Qui traite du gracieux artifice qu'on employa pour tirer notre amoureux chevalier de la rude pénitence qu'il accomplissait |
152 |
Chap. XXX. | Qui traite de la finesse d'esprit que montra la belle Dorothée, ainsi que d'autres choses non moins divertissantes |
159 |
Chap. XXXI. | Du plaisant dialogue qui eut lieu entre don Quichotte et Sancho, son écuyer, avec d'autres événements |
165 |
Chap. XXXII. | Qui traite de ce qui arriva dans l'hôtellerie à don Quichotte et à sa compagnie |
172 |
Chap. XXXIII. | Où l'on raconte l'aventure du Curieux malavisé |
176 |
Chap. XXXIV. | Où se continue la nouvelle du Curieux malavisé |
183 |
Chap. XXXV. | Qui traite de l'effroyable bataille que livra don Quichotte à des outres de vin rouge, et où se termine la nouvelle du Curieux malavisé |
191 |
Chap. XXXVI. | Qui traite d'autres intéressantes aventures arrivées dans l'hôtellerie |
196 |
Chap. XXXVII. | Où se poursuit l'histoire de la princesse Micomicon, avec d'autres plaisantes aventures |
200 |
Chap. XXXVIII. | Où se continue le curieux discours que fit don Quichotte sur les lettres et sur les armes |
206 |
Chap. XXXIX. | Où le captif raconte sa vie et ses aventures |
209 |
Chap. XL. | Où se continue l'histoire du captif |
214 |
Chap. XLI. | Où le captif termine son histoire |
220 |
Chap. XLII. | De ce qui arriva de nouveau dans l'hôtellerie, et de plusieurs autres choses qui méritent d'être connues |
230 |
Chap. XLIII. | Où l'on raconte l'intéressante histoire du garçon muletier, avec d'autres événements extraordinaires arrivés dans l'hôtellerie |
235 |
Chap. XLIV. | Où se poursuivent les événements inouïs de l'hôtellerie |
240 |
Chap. XLV. | Où l'on achève de vérifier les doutes sur l'armet de Mambrin et sur le bât de l'âne, avec d'autres aventures aussi véritables |
245 |
Chap. XLVI. | De la grande colère de don Quichotte, et d'autres choses admirables |
250 |
Chap. XLVII. | Qui contient diverses choses |
255 |
Chap. XLVIII. | Suite du discours du chanoine sur le sujet des livres de chevalerie |
261 |
Chap. XLIX. | De l'excellente conversation de don Quichotte et de Sancho Panza |
265 |
Chap. L. | De l'agréable dispute du chanoine et de don Quichotte |
270 |
Chap. LI. | Contenant ce que raconta le chevrier |
274 |
Chap. LII. | Du démêlé de don Quichotte avec le chevrier, et de la rare aventure des pénitents, que le chevalier acheva à la sueur de son corps |
277 |
SECONDE PARTIE | ||
621 Préface de la seconde partie |
291 | |
Chap. I. | De ce qui se passa entre le curé et le barbier avec don Quichotte, au sujet de sa maladie |
293 |
Chap. II. | Qui traite de la grande querelle qu'eut Sancho Panza avec la nièce et la gouvernante, ainsi que d'autres plaisants événements |
300 |
Chap. III. | Du risible entretien qu'eurent ensemble don Quichotte, Sancho Panza et le bachelier Samson Carrasco |
303 |
Chap. IV. | Où Sancho Panza répond aux questions et éclaircit les doutes du bachelier Samson Carrasco, avec d'autres événements dignes d'être racontés |
308 |
Chap. V. | Du spirituel, profond et gracieux entretien de Sancho et de sa femme, avec d'autres événements dignes d'heureuse souvenance |
311 |
Chap. VI. | Qui traite de ce qui arriva à don Quichotte avec sa nièce et sa gouvernante, et l'un des plus importants chapitres de cette histoire |
315 |
Chap. VII. | De ce qui se passa entre don Quichotte et son écuyer, ainsi que d'autres événements on ne peut plus dignes de mémoire |
318 |
Chap. VIII. | De ce qui arriva à don Quichotte et à Sancho en allant voir Dulcinée |
323 |
Chap. IX. | Où l'on raconte ce qu'on y verra |
328 |
Chap. X. | Où l'on raconte le stratagème qu'employa Sancho pour enchanter Dulcinée, avec d'autres événements non moins plaisants que véritables |
331 |
Chap. XI. | De l'étrange aventure du char des Cortès de la mort |
336 |
Chap. XII. | De l'étrange aventure qui arriva au valeureux don Quichotte, avec le grand chevalier des Miroirs |
340 |
Chap. XIII. | Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage avec le piquant dialogue qu'eurent ensemble les écuyers |
343 |
Chap. XIV. | Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage |
348 |
Chap. XV. | Quels étaient le chevalier des Miroirs et l'écuyer au grand nez |
355 |
Chap. XVI. | De ce qui arriva à don Quichotte avec un chevalier de la Manche |
356 |
Chap. XVII. | De la plus grande preuve de courage qu'ait jamais donnée don Quichotte, et de l'heureuse fin de l'aventure des lions |
362 |
Chap. XVIII. | De ce qui arriva à don Quichotte dans la maison de don Diego |
368 |
Chap. XIX. | De l'aventure du berger amoureux, et de plusieurs autres chose |
373 |
Chap. XX. | Des noces de Gamache, et de ce qu'y fit Basile |
378 |
Chap. XXI. | Suite des noces de Gamache, et des choses étranges qui y arrivèrent |
383 |
Chap. XXII. | De l'aventure inouïe de la caverne de Montesinos, dont le malheureux don Quichotte vint à bout |
387 |
Chap. XXIII. | Des admirables choses que l'incomparable don Quichotte prétendit avoir vues dans la profonde caverne de Montesinos, et dont l'invraisemblance et la grandeur font que l'on tient cette aventure pour apocryphe |
392 |
Chap. XXIV. | Où l'on verra mille babioles aussi ridicules qu'elles sont nécessaires pour l'intelligence de cette véridique histoire |
399 |
Chap. XXV. | De l'aventure du braiment de l'âne, de celle du joueur de marionnettes, et des divinations admirables du singe |
403 |
Chap. XXVI. | De la représentation du tableau avec d'autres choses qui ne sont en vérité que mauvaises |
409 |
Chap. XXVII. | Où l'on apprend ce qu'étaient maître Pierre et son singe, avec le fameux succès qu'eut don Quichotte dans l'aventure du braiment, qu'il ne termina pas comme il avait pensé |
415 |
Chap. XXVIII. | 622 Des grandes choses que dit Ben-Engeli, et que saura celui qui les lira s'il les lit avec attention |
419 |
Chap. XXIX. | De la fameuse aventure de la barque enchantée |
422 |
Chap. XXX. | De ce qui arriva à don Quichotte avec une belle chasseresse |
426 |
Chap. XXXI. | Qui traite de plusieurs grandes choses |
429 |
Chap. XXXII. | De la réponse que fit don Quichotte aux invectives de l'ecclésiastique |
434 |
Chap. XXXIII. | De la conversation qui eut lieu entre la duchesse et Sancho Panza, conversation digne d'être lue avec attention |
443 |
Chap. XXXIV. | Des moyens qu'on trouva pour désenchanter Dulcinée |
447 |
Chap. XXXV. | Suite des moyens qu'on prit pour désenchanter Dulcinée, etc. |
452 |
Chap. XXXVI. | De l'étrange et inouïe aventure de la duègne Doloride, appelée la comtesse Trifaldi, et d'une lettre que Sancho écrivit à sa femme |
456 |
Chap. XXXVII. | Suite de la fameuse aventure de la duègne Doloride |
459 |
Chap. XXXVIII. | Où la duègne Doloride raconte son aventure |
460 |
Chap. XXXIX. | Suite de l'étonnante et mémorable histoire de la comtesse Trifaldi |
464 |
Chap. XL. | Suite de cette aventure, avec d'autres choses de même importance |
466 |
Chap. XLI. | De l'arrivée de Chevillard, et de la fin de cette longue et terrible aventure |
470 |
Chap. XLII. | Des conseils que don Quichotte donna à Sancho Panza touchant le gouvernement de l'île, etc. |
476 |
Chap. XLIII. | Suite des conseils que don Quichotte donna à Sancho |
480 |
Chap. XLIV. | Comment Sancho alla prendre possession du gouvernement de l'île, et de l'étrange aventure qui arriva à don Quichotte dans le château |
483 |
Chap. XLV. | Comment le grand Sancho prit possession de son île, et de la manière dont il gouverna |
488 |
Chap. XLVI. | De l'épouvantable charivari que reçut don Quichotte pendant qu'il rêvait à l'amour d'Altisidore |
492 |
Chap. XLVII. | Suite du gouvernement du grand Sancho Panza |
495 |
Chap. XLVIII. | De ce qui arriva à don Quichotte avec la señora Rodriguez, et d'autres choses aussi admirables |
501 |
Chap. XLIX. | De ce qui arriva à Sancho Panza, en faisant la ronde dans son île |
506 |
Chap. L. | Des enchanteurs qui fouettèrent la señora Rodriguez et qui égratignèrent don Quichotte |
513 |
Chap. LI. | Suite du gouvernement de Sancho Panza |
519 |
Chap. LII. | Aventure de la seconde Doloride, autrement la señora Rodriguez |
524 |
Chap. LIII. | De la fin du gouvernement de Sancho Panza |
528 |
Chap. LIV. | Qui traite des choses relatives à cette histoire et non à d'autres |
532 |
Chap. LV. | De ce qui arriva à Sancho en chemin |
536 |
Chap. LVI. | De l'étrange combat de don Quichotte et du laquais Tosilos, au sujet de la fille de la señora Rodriguez |
540 |
Chap. LVII. | Comment don Quichotte prit congé du duc, et de ce qui lui arriva avec la belle Altisidore, demoiselle de la duchesse |
543 |
Chap. LVIII. | Comment don Quichotte rencontra aventures sur aventures, et en si grand nombre, qu'il ne savait de quel côté se tourner |
546 |
Chap. LIX. | De ce qui arriva à don Quichotte, et que l'on peut véritablement appeler une aventure |
553 |
Chap. LX. | De ce qui arriva à don Quichotte en allant à Barcelone |
558 |
Chap. LXI. | De ce qui arriva à don Quichotte à son entrée dans Barcelone, avec d'autres choses qui semblent plus vraies que raisonnables |
566 |
Chap. LXII. | Aventure de la tête enchantée, ainsi que d'autres enfantillages qu'on ne peut s'empêcher de raconter |
567 |
Chap. LXIII. | Du plaisant résultat qu'eut pour Sancho sa visite aux galères, et de l'aventure de la belle Morisque |
575 |
Chap. LXIV. | De l'aventure qui causa le plus de chagrin à don Quichotte parmi toutes celles qui lui fussent jamais arrivées |
580 |
Chap. LXV. | Où l'on fait connaître qui était le chevalier de la Blanche-Lune, et où l'on raconte la délivrance de don Gregorio, ainsi que d'autres événements |
583 |
Chap. LXVI. | Qui traite de ce que verra celui qui voudra le lire |
586 |
Chap. LXVII. | De la résolution que prit don Quichotte de se faire berger tout le temps qu'il était obligé de ne point porter les armes |
589 |
Chap. LXVIII. | Aventure de nuit, qui fut plus sensible à Sancho qu'à don Quichotte |
592 |
Chap. LXIX. | 623 De la plus surprenante aventure qui soit arrivée à don Quichotte dans tout le cours de cette grande histoire |
596 |
Chap. LXX. | Qui traite de choses fort importantes pour l'intelligence de cette histoire |
599 |
Chap. LXXI. | Où Sancho se met en devoir de désenchanter Dulcinée |
603 |
Chap. LXXII. | Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village |
607 |
Chap. LXXIII. | De ce que don Quichotte rencontra, et qu'il imputa à mauvais présage |
610 |
Chap. LXXIV. | Comme quoi don Quichotte tomba malade, du testament qu'il fit, et de sa mort |
614 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES |
PARIS.—IMPRIMERIE SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1
D'une fenêtre de son palais d'où l'on dominait le cours du Mançanarès, un de ces mélancoliques souverains qui régnèrent sur l'Espagne pendant plus d'un siècle, Philippe III, promenait ses regards sur la plaine aride et désolée qui entoure Madrid. En ce moment un jeune homme, qu'à son manteau rapiécé on reconnaissait aisément pour un de ces pauvres étudiants si nombreux alors dans les grandes villes, suivait le bord du fleuve un livre à la main. On le voyait à chaque pas interrompre sa lecture, gesticuler, se frapper le front, puis laisser échapper de longs éclats de rire. Philippe observait cette pantomime: Assurément cet homme est fou, s'écria-t-il; ou bien il lit Don Quichotte. Un page, dépêché tout exprès, revint bientôt confirmer ce que le roi avait soupçonné; en effet, l'étudiant lisait Don Quichotte.
L'auteur de ce livre immortel qui provoquait si fort l'hilarité de ses contemporains, comme il excitera celle de bien d'autres générations, Miguel de Cervantes Saavedra, naquit le 9 octobre 1547 à Alcala de Hénarès, petite ville des environs de Madrid. De même que pour Homère, plusieurs villes[137] se disputèrent après sa mort l'honneur de l'avoir vu naître; mais un registre baptistaire, récemment découvert dans l'église de Sainte-Marie-Majeure, a mis fin à ces prétentions en fournissant la preuve authentique que Alcala de Hénarès avait été son berceau. Sa famille, originaire des Asturies, était venue s'établir en Castille. Dès le treizième siècle, le nom de Cervantes figure parmi les vainqueurs de Séville, alors que le saint roi Ferdinand chassait les Mores de cette noble cité. Il y eut des Cervantes parmi les conquérants du nouveau monde. Dans les premières années du quatorzième siècle, un Cervantes était corrégidor d'Ossuna. Son fils, Rodrigo Cervantes, épousa, vers 1540, une noble dame, doña Leonor Cortinas, qui lui donna deux filles, Andrea et Luisa, puis deux fils, Rodrigo et Miguel. Ce dernier est l'homme, aussi grand que malheureux, dont nous allons esquisser la vie.
On ne sait rien sur les premières années de Cervantes. Seulement, par une allusion qu'il fait à son enfance[138], nous savons qu'une instinctive curiosité et un vif désir de s'instruire lui faisaient ramasser pour le lire jusqu'au moindre chiffon de papier. Il nous apprend encore que son goût pour le théâtre se développa en voyant jouer le fameux Lope de Rueda, acteur et poëte tout à la fois. On croit que le jeune Cervantes fit ses premières études à IV Alcala, sa ville natale, et qu'ensuite il fut envoyé à Salamanque, qui était alors la plus célèbre université de l'Espagne. Il y resta deux ans et habita une rue qu'on appelle encore la rue des Mores (calle de los Moros).
Plus tard, nous retrouvons Cervantes à Madrid chez l'humaniste Lopez de Hoyos. Ce Lopez, chargé par l'Ayuntamiento (municipalité) de Madrid de la composition des allégories et devises en vers qui devaient orner le catafalque de la reine Élisabeth de Valois dans la cérémonie des funérailles qu'on lui préparait, se fait aider par quelques-uns de ses élèves. Cervantes, qu'il appelle son disciple bien-aimé, figure au premier rang. Aussi, dans la relation des obsèques de la reine, que Lopez publia peu après, le mentionne-t-il avec éloge comme auteur d'une épitaphe en forme de sonnet, et surtout d'une élégie où le jeune poëte prenait la parole au nom de tous ses camarades. Encouragé par ce premier succès, Cervantes composa un petit poëme pastoral appelé Filena, puis quelques sonnets et romances qui ne sont pas venus jusqu'à nous. Tels furent ses débuts dans la poésie.
Sans une circonstance fortuite, Cervantes restait peut-être toute sa vie voué au culte des Muses. Mais un drame mystérieux s'était accompli dans le sombre palais de l'Escurial. L'héritier du trône, l'infant don Carlos, fils de Philippe II, venait d'y mourir, précédant de deux mois seulement dans la tombe la reine Élisabeth de Valois. Le pontife qui occupait alors la chaire de Saint-Pierre, le pape Pie V, fit choix d'un fils du duc d'Atri, le cardinal Aquaviva, pour l'envoyer en Espagne, en qualité de légat extraordinaire, porter au roi ses compliments de condoléance sur ce double événement. Mais Philippe avait impérieusement défendu qu'on lui parlât jamais de son fils. Il accueillit très-froidement le légat, qui ne tarda pas à recevoir ses passe-ports avec ordre de quitter la Péninsule. Dans son court séjour à Madrid, ce prince de l'Église voulut voir le jeune poëte qui s'était distingué par cette touchante élégie sur la mort de la reine. Cervantes lui fut présenté et eut le bonheur de lui plaire. Le cardinal désirait se l'attacher en qualité de secrétaire ou de valet de chambre (camarero). La tentation était grande pour un esprit aventureux comme celui de Cervantes: il accepta avec empressement, et bientôt il fut en route pour l'Italie. A cette époque, un jeune gentilhomme ne croyait pas déroger en se mettant au service de la pourpre romaine, assuré qu'il était d'obtenir quelque bonne prébende.
A la suite de son puissant patron, Cervantes traversa la riche Huerta de Valence; il put contempler l'imposante Barcelone, qu'il appelle la ville de la courtoisie, le rendez-vous des étrangers, et pour laquelle il conserva un enthousiasme qui ne s'est jamais affaibli. Les provinces méridionales de la France, le Languedoc et la Provence surtout, le frappèrent vivement, et quand, plus tard, Cervantes, revenu dans sa patrie, publia le poëme de Galatée, on put voir par le charme et la fraîcheur des descriptions combien les impressions du jeune voyageur avaient été vives et profondes.
Arrivé dans la ville éternelle, Cervantes en visita les musées, en étudia les ruines, en admira les monuments; mais une fois sa curiosité satisfaite, après quinze mois passés à Rome, ne se sentant aucune vocation pour l'Église, il quitta l'antichambre du cardinal et V courut s'enrôler dans les troupes espagnoles. Ce fut dans la compagnie de don Diego de Urbina qu'il fit sa première campagne et l'apprentissage de son nouveau métier. Il avait alors vingt-deux ans.
Le moment était propice. La grande querelle de l'Islamisme et de la Croix venait de se rallumer. Une ligue sainte unissait le pape, Venise et l'Espagne. Sous les ordres de don Juan d'Autriche, le vainqueur des Mores dans les monts Alpujarras, une puissante flotte avait pris la mer. Longtemps cherchés sans succès, les Turcs furent enfin rencontrés par les chrétiens au fond du golfe de Lépante (7 octobre 1571). L'action, engagée au milieu du jour, se termina par une des plus signalées victoires dont l'histoire fasse mention. La galère sur laquelle était embarqué Cervantes, appelée la Marquesa, chargée d'attaquer la Capitane d'Alexandrie, s'en empara ainsi que du grand étendard d'Égypte, et tua cinq cents VI hommes à l'ennemi. Quoique malade de la fièvre, placé, sur ses vives instances, au poste le plus périlleux avec douze soldats d'élite, Cervantes montra une grande intrépidité, et, malgré deux coups d'arquebuse dans la poitrine et un troisième qui le priva toute sa vie de l'usage de la main gauche, il ne voulut quitter son poste qu'après la fuite des infidèles. Fier d'avoir pris part à cette grande bataille qu'il appelle en maint endroit de ses écrits «la plus glorieuse qu'aient vue les siècles passés et que verront les siècles à venir,» il montra depuis lors avec un légitime orgueil les cicatrices qu'il portait «comme autant d'étoiles faites pour guider les autres au ciel de l'honneur.»
Une expédition contre Tunis qui suivit de près, et à laquelle il prit part avec son frère Rodrigo, lui fournit une nouvelle occasion de se distinguer dans les rangs de cette célèbre infanterie espagnole (tercios) qui, selon l'expression d'un historien, faisait trembler la terre sous ses mousquets.
L'hôpital de Messine le reçut brisé des suites de ces deux campagnes; il y resta languissant près de neuf mois. Enfin, guéri de ses blessures, il sollicita et obtint un congé. Muni des plus hautes attestations sur son intelligence et sa valeur, Cervantes s'embarque dans la rade de Naples sur la frégate el Sol, et plein d'espoir d'embrasser sa famille dont il était séparé depuis sept ans, il fait voile vers l'Espagne en compagnie de son frère Rodrigo, du général d'artillerie Carillo de Quesada, gouverneur de la Goulette, et d'autres militaires qui retournaient dans leur patrie. Mais le sort en ordonna autrement, et les plus cruelles épreuves l'attendaient. Le 26 septembre 1575, le bâtiment que montait Cervantes fut rencontré, à la hauteur des îles Baléares, par une escadrille barbaresque aux ordres du farouche renégat arnaute Dali-Mami. Le combat s'engage, et après une résistance désespérée la frégate espagnole, forcée de se rendre, est conduite en triomphe dans le port d'Alger.
Dans la répartition du butin, Cervantes était tombé au pouvoir de Dali-Mami. En dépouillant son prisonnier, cet homme non moins avare que cruel, avait trouvé les lettres de recommandation données au brave soldat: convaincu qu'il tenait entre ses mains un personnage important dont il pouvait tirer une forte rançon, il commença par le faire charger de chaînes et l'accabla des plus mauvais traitements.
C'est alors que dut se manifester chez Cervantes cet héroïsme de la patience, «cette seconde valeur de l'homme, dit Solis[139], peut-être plus grande que la première.» Notre but n'est pas de raconter ici toutes les phases de son séjour parmi les barbares. Des tentatives qu'il fit pour briser ses fers, l'une échoua par la trahison d'un More auquel il s'était confié, les autres par la grandeur des obstacles ou la défaillance de quelques-uns de ses compagnons d'infortune. Lui-même nous a fait le récit de ses cruelles angoisses dans la nouvelle du Captif[140]. Qu'il nous suffise de dire qu'après cinq ans du plus horrible esclavage, menacé à tout instant de la mort et l'écartant chaque fois à force de courage et de sang-froid, VII Cervantes, dont la captivité, signalée par les incidents les plus romanesques, fournirait à lui seul, dit un historien contemporain[141], la matière d'un volume, fut racheté par les soins et l'intercession des Frères de la Merci, qui s'imposèrent les plus grand sacrifices pour un tel prisonnier. Enfin, devenu libre en octobre 1580, il quitta cette terre maudite et fit voile pour l'Espagne, où, en abordant, il dut goûter l'une des plus grandes joies qu'il soit donné à l'homme d'éprouver: «celle de recouvrer la liberté et de revoir son pays.» Ainsi fut conservé au monde un des plus nobles cœurs qui aient honoré l'humanité, et aux lettres le rare génie auquel elles allaient devoir une éternelle illustration.
Revenu dans cette patrie qu'il avait désespéré de revoir jamais, Cervantes se trouvait sans ressources; son père était mort et sa mère avait, pour aider à sa délivrance, engagé le peu de bien qui lui restait. Il reprit donc le mousquet de soldat et fit avec son frère Rodrigo la campagne des Açores, dont la soumission devait compléter celle du Portugal, que le duc d'Albe venait de conquérir à son maître.
Ici doit trouver place un incident qui joue un grand rôle dans la vie de Cervantes. Pendant un séjour qu'il fit à Lisbonne, avant de s'embarquer pour les Açores, son esprit vif et ingénieux lui avait ouvert l'accès de plusieurs sociétés. Dans l'une d'elles, une noble dame s'éprit pour lui d'une vive passion; il en eut une fille à laquelle il donna le nom d'Isabel de Saavedra, et qu'il garda toujours avec lui, même après s'être marié; car il n'eut point d'autre enfant. La campagne terminée, ce nouvel essai de la profession des armes ne lui ayant valu aucune récompense malgré ses blessures et ses glorieux services, il abandonna la carrière militaire.
L'amour devait le ramener au culte des Muses. Le roman de Galatée, qu'il publia peu de temps après son mariage, fut composé sous l'inspiration de ce tendre sentiment. Sans aucun doute Cervantes, caché sous le nom d'Élicio, berger des rives du Tage, a voulu peindre ses amours avec Galatée, bergère habitante des mêmes rivages. Il venait en effet d'épouser une fille noble et pauvre de la petite ville d'Esquivias, dona Catalina Palacios, moins pourvue d'argent que de beauté, car on voit figurer dix poules[142] dans le détail de la faible dot qu'elle apportait à son époux. Voilà donc Cervantes, chef d'une famille qui se composait, avec sa mère, sa femme et sa fille naturelle, de ses deux sœurs, Andrea et Luise. Il avait trente-sept ans.
La poésie pastorale offrait peu de ressources; pressé par le besoin, Cervantes revint aux premiers rêves de sa jeunesse, et prit le parti d'aller s'établir à Madrid pour y demander des moyens de subsistance au théâtre, qui, alors comme aujourd'hui, promettait plus de profit. Il débuta par une comédie en six actes sur ses aventures (el Trato de Argel), les Mœurs d'Alger. Dans cette pièce, il introduit sous son propre nom de Saavedra un soldat, qui adresse au roi une harangue véhémente pour l'engager à détruire ce nid de pirates. Cette pièce fut suivie de plusieurs autres, parmi lesquelles on doit citer Numancia (la destruction de VIII Numance). On applaudit dans Numancia le tableau des malheurs effroyables qu'entraîne un siége, et surtout le poignant épisode dans lequel un enfant tombant d'inanition demande du pain à sa mère. Cette pièce, palpitante d'exaltation patriotique, fut jouée à Saragosse, pendant la dernière guerre de l'indépendance espagnole, et n'a pas peu contribué sans doute à rendre la nouvelle Numance digne de l'ancienne. «J'osai le premier dans Numancia, dit Cervantes, personnifier les pensées secrètes de l'âme, en introduisant des êtres moraux sur la scène, au grand applaudissement du public. Mes autres pièces furent aussi représentées; mais tout leur succès, ajoute-t-il, consista à parcourir leur carrière sans sifflets ni tapage, ni sans cet accompagnement d'oranges et de concombres dont on a coutume de saluer les auteurs tombés.»
L'espoir qu'il avait fondé sur le théâtre n'avait pas tardé à s'évanouir. Le fameux Lope de Véga y régnait alors sans rivaux. Il avait, dit Cervantes lui-même, soumis la monarchie comique à ses lois, et maître du public et des acteurs, il remplissait le monde de ses comédies[143].
Banni du théâtre par cette prodigieuse fécondité, Cervantes fut contraint d'accepter un autre métier moins digne de lui; mais il fallait vivre, et avec sa nombreuse famille il n'y avait pas à hésiter. Un certain Antonio Guevara, chargé de réunir à Séville des approvisionnements pour cette immense armada, pour cette flotte invincible qui devait envahir l'Angleterre et que détruisirent les tempêtes, lui offre un modeste emploi de commissaire des vivres. Cervantes accepte, et s'achemine aussitôt avec tous les siens vers la capitale de l'Andalousie. On croit pourtant qu'à cette époque il avait déjà perdu sa mère; quant à son frère Rodrigo, qui servait en Flandre, sans doute il fut tué dans quelque obscure rencontre, car il ne reparaît plus.
Le séjour de Cervantes à Séville dura dix années consécutives, sauf quelques excursions dans les environs et un seul voyage à Madrid. Il connut à Séville le célèbre peintre Francisco Pacheco, maître et beau-père du grand Velasquez, dont la maison était le rendez-vous des beaux esprits; Cervantes la fréquentait assidûment. Il s'y lia d'amitié avec le célèbre poëte lyrique Fernando de Herrera, et fit un sonnet sur sa mort. Il devint également l'ami de Juan de Jaureguy, l'élégant traducteur de l'Aminte du Tasse. Jaureguy, qui cultivait aussi la peinture, fit le portrait de son ami Cervantes. Ce fut pendant son séjour à Séville que Cervantes composa presque toutes ses nouvelles: car, au milieu de vulgaires occupations, il entretenait avec les lettres un commerce secret. Ce fut encore à Séville, qu'à l'occasion de la mort du roi Philippe II (13 septembre 1598), il composa ce fameux sonnet où il raille avec tant de grâce la forfanterie des Andalous. La date de ce sonnet est précieuse; elle sert à fixer le terme de son séjour à Séville, qu'il quitta peu de temps après. Voici à quelle occasion.
Une somme de 7,400 réaux, produit des comptes arriérés de son commissariat, avait IX été remise par lui à un négociant de Séville, Simon Freire de Lima, pour être envoyé à la Contaduria, trésorerie de Madrid. Au lieu de remplir son mandat, Simon disparut, emportant l'argent. La Contaduria fit saisir les biens du banquier; puis, comme en même temps on avait conçu quelques doutes sur la parfaite régularité de la gestion de Cervantes, ses livres furent vérifiés à l'improviste. Trouvé en déficit d'une misérable somme de 2,400 réaux (600 francs), on le mit en prison. Il réclama avec force, promettant de satisfaire dans le délai de quelques jours; on le relâcha, mais il avait perdu son emploi.
Ici la biographie de Cervantes présente une grande lacune. Pendant cinq années sa trace nous échappe, depuis 1598, où il quitte Séville, jusqu'en 1603, où on le retrouve à Valadolid. On pense que durant cet intervalle, devenu agent d'affaires pour le compte de particuliers et de corporations, il vint s'établir dans quelque petite ville de la Manche. La connaissance X qu'il montre des localités et des mœurs de cette province autorise cette conjecture et prouve qu'il y séjourna assez longtemps. Ce fut sans doute dans une des fréquentes excursions qu'il était obligé de faire dans l'intérêt de ses clients, qu'au bourg d'Argamasilla de Alba, les habitants le jetèrent en prison, soit parce qu'il réclamait les dîmes arriérées dues par eux au grand prieuré de Saint-Juan soit parce qu'il enlevait à leurs irrigations les eaux de la Guadiana, dont il avait besoin pour la préparation des salpêtres. On montre encore aujourd'hui dans ce bourg une vieille masure appelée la casa de Medrano (la maison de Medrano), comme l'endroit où Cervantes fut emprisonné. Il est certain qu'il y languit longtemps et dans un état fort misérable. C'est de ce triste lieu que, dans une lettre dont on a gardé le souvenir, Cervantes réclamait d'un de ses parents, Juan Barnabé de Saavedra, bourgeois d'Alcazar, secours et protection; cette lettre commençait ainsi: «De longs jours et des nuits sans sommeil me fatiguent dans cette prison[144], ou pour mieux dire, caverne...» Et c'est là pourtant que fut engendré ce glorieux fils de son intelligence (hijo del entendimiento), et qu'il en écrivit les premières pages. Il fallait, on doit en convenir, une singulière habitude de l'adversité et une rare et noble liberté d'esprit pour faire d'un semblable cabinet de travail le berceau d'un livre tel que Don Quichotte.
En 1603, nous retrouvons Cervantes à Valladolid, où la cour avait pour quelque temps établi sa résidence, et nous le voyons solliciteur à cinquante-six ans. L'indolent Philippe III régnait, mais un orgueilleux favori gouvernait à sa place. Cervantes s'arme de courage et, ses états de services à la main, il se présente à l'audience du duc de Lerme, ce puissant dispensateur des grâces, cet Atlas, comme il l'appelle, du poids de cette monarchie. Là encore une déception l'attendait. Accueilli froidement, il est bientôt éconduit avec hauteur. Désabusé une fois de plus, mais non découragé, Cervantes reprit le chemin de sa pauvre demeure, afin d'y achever le livre qu'il avait commencé en prison, et qui allait l'immortaliser en le vengeant.
Une si pénible situation devait lui faire hâter la publication du Don Quichotte: aussi s'occupa-t-il activement d'en obtenir le privilége; mais il fallait un Mécène, l'usage le voulait ainsi. Pour lui offrir la dédicace de son livre, Cervantes avait jeté les yeux sur le dernier descendant des ducs de Bejar, don Alonzo Lopez de Zuniga y Sotomayor. Au premier mot de chevalerie errante, le grand seigneur refusa. Cervantes lui demanda pour toute faveur de vouloir bien entendre la lecture d'un seul chapitre; et tels furent la surprise et le charme de cette lecture, qu'on alla ainsi jusqu'à la fin. Le duc accepta l'hommage, et la première partie de Don Quichotte parut (1605).
Le succès fut prodigieux. Trente mille exemplaires[145], chose inouïe pour le temps, furent imprimés et vendus dans l'espace de quelques années; le Portugal, l'Italie, la France, les Pays-Bas lurent l'ouvrage avec avidité, et la langue espagnole dut à Cervantes une popularité qui lui a longtemps survécu.
Nous n'entreprendrons pas, nos forces nous trahiraient, l'examen approfondi de ce phénomène littéraire: quelques mots seulement, avant de continuer ce récit, sur l'intention présumée du roman de Don Quichotte. On a prétendu qu'en publiant ce livre, l'unique but de Cervantes avait été de guérir ses contemporains de leur fol engouement pour les livres de chevalerie; lui-même le laisse entendre à la fin de sa préface. Certes la passion immodérée de son siècle pour ces fades et insipides lectures appelait un redresseur, et sans aucun doute Cervantes voulut l'être; mais ceci n'est que la surface des choses, et chemin faisant il se proposa surtout un autre but. Après avoir protesté, au nom de la raison et du goût, contre l'emphase ridicule et la fausse grandeur, et donné à ses contemporains une leçon qu'ils méritaient, Cervantes, selon nous, voulut aussi protester contre leur ingratitude et se rendre enfin justice à lui-même. Ainsi que Molière cherchait à se consoler des caprices d'une femme égoïste et coquette, en se peignant sous les traits du Misanthrope, de même le soldat mutilé de Lépante, l'héroïque captif d'Alger, l'auteur dédaigné de Galatée et de Numancia, éprouvait, lui aussi, le besoin de se mettre en scène, et, pour unique représaille envers son siècle, de verser dans un ouvrage, miroir et confident de ses vicissitudes, un peu de cette ironie exempte d'amertume qui sied au génie méconnu. L'image d'un juste toujours bafoué devait lui sourire, car c'était sa propre histoire. Il se fit donc le héros de son livre, et, s'incarnant dans ce sublime bâtonné, si j'ose m'exprimer ainsi, il forma de toutes ses déceptions, de toutes ses misères, une œuvre pleine d'ironie et de tendresse, drame à la fois railleur et sympathique, comédie aux cent actes divers, épopée burlesque et grave tour à tour, l'une des plus grandes créations, mais à coup sûr la plus originale que dans aucune langue ait produite l'esprit humain.
«Le style de l'ouvrage, dit M. de Sismondi, est d'une beauté inimitable; il a la noblesse, la candeur des anciens romans de chevalerie, et en même temps une vivacité de coloris, un charme d'expression, une harmonie de périodes qu'aucun écrivain n'a égalée. Telle est la fameuse allocution de don Quichotte aux chevriers sur l'âge d'or. Dans le dialogue, le langage du héros est plein de grandeur, il a la pompe et la tournure antiques; ses discours comme sa personne ne quittent jamais la cuirasse et la lance.» Ajoutons qu'aucun livre ne respire un plus noble héroïsme, une morale plus pure, une philosophie plus douce; et pour ce qui est de l'utilité pratique, personne n'ignore que les proverbes de Sancho Panza sont devenus les oracles mêmes du bon sens.
La renommée allait redisant partout le nom de Cervantes; mais, comme toujours, avec le succès vinrent les détracteurs et les ennemis. La troupe des auteurs tombés et des médiocrités jalouses se leva contre lui. On voulut enrôler le grand Lope de Véga dans cette ligue honteuse en lui dénonçant la critique que Cervantes avait faite de son théâtre[146]; riche et heureux, Lope de Véga eut le bon sens de rejeter cette alliance, et daigna même avouer que Cervantes ne manquait ni de grâce ni de style. Moins scrupuleux, un certain Aragonais, XII auteur de quelques plates comédies, osa, sous le pseudonyme d'Avellaneda, publier une suite de Don Quichotte, dans laquelle il s'empare de l'idée du livre et du personnage principal. «Nous continuons cet ouvrage, dit-il effrontément, avec les matériaux que Cervantes a employés pour le commencer, en nous aidant de plusieurs relations fidèles qui sont tombées sous sa main, je dis sa main, car lui-même avoue qu'il n'en a qu'une...[147]» Ainsi, non content de voler Cervantes, ce plagiaire impudent ajoutait l'insulte à l'ironie.
«Cervantes, dit M. Mérimée, répondit à ses lâches adversaires par la seconde partie du Don Quichotte, au moins égale, sinon supérieure à la première. Dans la préface, il combat ses ennemis en homme d'esprit et de bon ton; mais il est facile de voir que les injures de l'Aragonais lui ont été sensibles, car il y revient à plusieurs reprises, et se donne trop souvent la peine de confondre le misérable qu'il aurait dû oublier.»
Dans cette seconde partie, les facultés créatrices de l'auteur se montrent avec encore plus d'éclat. Quelle variété d'incidents, quelle prodigieuse fécondité d'invention! Avec quel art le héros est promené à travers mille nouvelles et étranges aventures! Mais cette fois, du moins, ses épaules n'ont rien à redouter, et les nombreux coups de bâton, justement critiqués peut-être, ont fait place à une série de mystifications dont un nouveau personnage, le bachelier Samson Carrasco, sorte de Figaro sceptique et railleur, devient le pivot et le principal instrument. Quant au bon Sancho Panza, qui a si grande envie d'être gouverneur, qu'il se rassure, il aura satisfaction, et dans une royauté de dix jours on l'entendra parler et juger comme Salomon.
La première partie du Don Quichotte avait été dédiée au duc de Bejar. En échange de l'oubli dont il sauvait ce désœuvré de noble sang, ainsi l'appelle M. Viardot, Cervantes avait espéré quelque appui: il n'en fut rien, et on doit le croire, car depuis lors, Cervantes, le plus reconnaissant des hommes, ne prononce plus ce nom. Il dédia la seconde partie au comte de Lemos, vice-roi de Naples. Celui-ci, il est vrai, se déclara son protecteur, mais d'une façon si mesquine, que la détresse de Cervantes en fut médiocrement allégée[148], et pourtant on verra bientôt quelles expressions de touchante gratitude il trouva dans son cœur pour d'aussi maigres bienfaits.
Trois ans avant la publication de la seconde partie de Don Quichotte, Cervantes avait publié le recueil de ses nouvelles, composées pendant son séjour à Séville. Ces nouvelles, au nombre de quinze, auraient seules suffi à sa gloire; elles sont divisées en sérieuses (serias) et badines (jocosas). Il les appella Nouvelles exemplaires Novelas ejemplares, pour montrer qu'elles renferment toutes un utile et agréable enseignement. On y reconnaît cet admirable talent de conteur qui lui a valu de la part du célèbre auteur de Don Juan, Tirso de Molina, XIII le surnom de Boccace espagnol. Dans la préface de ses Nouvelles, Cervantes nous a laissé de lui un portrait que nous donnons ici; il avait 66 ans.
PORTRAIT DE CERVANTES PAR LUI-MÊME.
«Cher lecteur,
«Celui que tu vois représenté ici avec un visage aquilin, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux vifs, le nez recourbé, quoique bien proportionné, la barbe d'argent (il y a vingt ans qu'elle était d'or), la moustache grande, la bouche petite, les dents peu nombreuses, car il ne lui en reste que six, encore en fort mauvais état, le corps entre les deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint assez animé, plutôt blanc que brun, un peu voûté des épaules et non fort léger des pieds; cela, dis-je, est le portrait de l'auteur de la Galatée, de Don Quichotte de la Manche, et d'autres œuvres qui courent le monde à l'abandon, peut-être sans le nom de leur maître. On l'appelle communément Miguel de Cervantes Saavedra.»
Peu de temps après la publication de ses Nouvelles, il fit aussi paraître un petit poëme intitulé: le Voyage au Parnasse, dans lequel on retrouve sa philosophie habituelle et son XIV aimable enjouement. Dans cet ouvrage, il se suppose à la cour d'Apollon, et en profile pour passer en revue les rimeurs de son temps; presque toujours il les loue, mais il est facile de voir que ces éloges sont ironiques; ce qu'il y a de piquant dans l'ouvrage, ce sont les éloges qu'il s'adresse, lui, d'ordinaire si modeste. Introduit devant Apollon, il le voit entouré des poëtes ses rivaux qui lui forment une cour nombreuse; il cherche un siége pour s'asseoir et ne peut en trouver. «Eh bien, dit le dieu, plie ton manteau et assieds-toi dessus.—Hélas! Sire, répondis-je, faites attention que je n'ai pas de manteau.—Ton mérite sera ton manteau, me dit Apollon.—Je me tus, et je restai debout.»
On le voit, pour être moins obscur, Cervantes n'en était pas plus riche, et la pauvreté était toujours assise à son foyer. L'anecdote suivante en est la preuve. Laissons parler le chapelain de l'archevêque de Tolède, le licencié Francisco Marquez de Torres, qui fut chargé de faire la censure de la seconde partie du Don Quichotte:
«Le 25 février de cette année 1615, dit-il, monseigneur de Tolède ayant été rendre visite à l'ambassadeur de France, plusieurs gentilshommes français, après la réception, s'approchèrent de moi, s'informant avec curiosité des ouvrages en vogue en ce moment. Je citai par hasard la seconde partie du Don Quichotte dont je faisais l'examen. A peine le nom de Miguel Cervantes fut-il prononcé, que tous, après avoir chuchoté à voix basse, se mirent à parler hautement de l'estime qu'on en faisait en France. Leurs éloges furent tels, que je m'offris à les mener voir l'auteur, offre qu'ils acceptèrent avec de grandes démonstrations de joie. Chemin faisant ils me questionnèrent sur son âge, sa qualité, sa fortune. Je fus obligé de leur répondre qu'il était ancien soldat, gentilhomme et pauvre.—«Eh quoi! l'Espagne n'a pas fait riche un tel homme? dit un d'entre eux; il n'est pas nourri aux frais du Trésor public?—Si c'est la nécessité qui l'oblige à écrire, répondit son compagnon, Dieu veuille qu'il n'ait jamais l'abondance; afin que restant pauvre, il enrichisse par ses œuvres le monde entier.»
Cet abandon systématique de la part de ses plus grands admirateurs eût manqué à la destinée de Cervantes; mais sa fin approchait, et affecté d'une hydropisie cruelle, déjà condamné par les médecins, la mort, selon l'expression d'un de ses biographes[149], allait bientôt le dérober à l'ingratitude des princes et à l'injustice des hommes. Son âme stoïque la vit venir sans effroi, et elle le trouva tel qu'il s'était montré à Lépante ou dans les fers du féroce Dali-Mami.
Au commencement du printemps de l'année 1616, Cervantes avait quitté Madrid afin d'aller respirer à la campagne un air plus pur, et s'était rendu à Esquivias dans la famille de sa femme; mais là, son mal empirant tout à coup, il demanda à revenir parmi les siens et reprit le chemin de sa maison, en compagnie de deux amis qui n'avaient pas voulu l'abandonner un seul instant. Dans le prologue de Persiles et Sigismonde, roman publié par sa veuve, en 1617, il parle presque gaiement de sa maladie et de ses derniers jours.
«Or, il advint, cher lecteur, que deux de mes amis et moi, sortant
d'Esquivias, nous entendîmes derrière nous quelqu'un qui trottait de
grande hâte, comme s'il voulait nous atteindre, ce qu'il prouva bientôt
en nous criant de ne pas aller si vite. Nous l'attendîmes; et voilà que
survint, monté sur une bourrique, un étudiant tout gris, car il était
habillé de gris des pieds à la tête. Arrivé auprès de nous, il s'écria:
Si j'en juge au train dont elles trottent, Vos Seigneuries s'en vont
prendre possession de quelque place ou de quelque prébende à la cour, où
sont maintenant Son Éminence de Tolède et Sa Majesté. En vérité, je ne
croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. Sur quoi répondit
un de mes amis: La faute est au cheval du seigneur Miguel Cervantes, qui
a le pas fort allongé. A peine l'étudiant eut-il entendu mon nom, qu'il
sauta à bas de sa monture; puis me saisissant le bras gauche, il
s'écria: Oui, oui, le voilà bien ce glorieux manchot, ce fameux tout,
ce joyeux écrivain, ce consolateur des Muses! Moi qui en si peu de mots
m'entendais louer si galamment, je crus qu'il y aurait peu de courtoisie
à ne pas lui répondre sur le même ton.—Seigneur, lui dis-je, vous vous
trompez, comme beaucoup d'autres honnêtes gens. Je suis Miguel
Cervantes, mais non le consolateur des Muses, et je ne mérite aucun des
noms aimables que Votre Seigneurie veut bien me donner. On vint à parler
de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant: C'est une
hydropisie, et toute l'eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand
même vous la boiriez goutte à goutte. Ah! seigneur Cervantes, que Votre
Grâce se règle sur le boire, sans oublier le manger, et elle se guérira
sans autre remède.—Oui, répondis-je, on m'a déjà dit cela bien des
fois; mais je ne puis renoncer à boire quand l'envie m'en prend; et il
me semble que je ne sois né pour faire autre chose. Je m'en vais tout
doucement, et aux éphémérides de mon pouls je sens que c'est dimanche
que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire
ma connaissance, car il ne me reste guère de temps pour vous remercier
de l'intérêt que vous me portez. Nous en étions là quand nous arrivâmes
au pont de Tolède; je le passai, et lui entra par celui de Ségovie...»
Le mal était sans remède, et bientôt Cervantes s'alita; le 18 avril, après avoir reçu les sacrements, il dicta presque mourant la dédicace de Persiles et Sigismonde au comte de Lemos, qui revenait d'Italie prendre la présidence du conseil:
A DON PEDRO FERNANDEZ DE CASTRO
COMTE DE LEMOS
«Cette ancienne romance, qui fut célèbre dans son temps, et qui commence par ces mots: Le pied dans l'étrier, me revient à la mémoire, hélas! trop naturellement, en écrivant cette lettre; car je puis la commencer à peu près dans les mêmes termes.
«Le pied dans l'étrier, en agonie mortelle, seigneur, je t'écris ce billet[150].
«Hier ils m'ont donné l'extrême-onction, et aujourd'hui je vous écris ces lignes. Le temps est court: l'angoisse s'accroît, l'espérance diminue, et avec tout cela je vis, parce que je veux vivre assez de temps pour baiser les pieds de V. E., et peut-être que la joie de la revoir en bonne santé de retour en Espagne me rendrait la vie. Mais s'il est décrété que je doive mourir, que la volonté du ciel s'accomplisse: du moins V. E. connaîtra mes vœux; qu'elle sache qu'elle perd en moi un serviteur dévoué, qui aurait voulu lui prouver son attachement, même au delà de la mort.
«Sur quoi je prie Dieu de conserver V. E., ainsi qu'il le peut.»
Madrid, 19 avril 1616.
Il expira le 23 avril 1616, âgé de 69 ans, et plein de cette résignation chrétienne qu'il avait toujours professée. Ses obsèques furent sans aucune pompe. Sa fille, Isabel de Saavedra, chassée par la pauvreté de la maison paternelle, avait depuis quelque temps déjà prononcé ses vœux et s'était retirée dans un couvent. Quant à lui, l'ingratitude et l'abandon qu'il éprouva pendant sa vie devaient le suivre même après sa mort, car on ignore où repose sa cendre; et dans sa patrie, qu'il dota d'une gloire immortelle, c'est vainement qu'on chercherait son tombeau.
[1] Debajo de mi manto, el rey mato.
[2] Cette coutume, alors générale, était surtout très-suivie en Espagne.
[3] Cervantes avait cinquante-sept ans lorsqu'il publia la première partie du Don Quichotte.
[4] Personnage proverbial, comme l'est encore le juif errant.
[5] C'est à tort que Cervantes attribue ces vers à Caton; ils sont d'Ovide.
[6] Don Antonio de Guevara, auteur de la notable histoire des Trois Amoureuses.
[7] Rabbin, portugais qui a écrit les Dialogues d'amour.
[8] Argamasilla de Alba; on y montre encore une antique maison où la tradition locale place la prison de Cervantes.
[9] Olla, pot-au-feu.
[10] En Espagne, le bœuf est moins estimé que le mouton.
[11] Salpicon, saupiquet, émincé de viande avec une sauce qui excite l'appétit.
[12] Feliciano de Silva, auteur de la Chronique des très-vaillants Chevaliers.
[13] Siguenza est dit ironiquement.
[14] Bouffon du duc de Ferrare au quinzième siècle, dont le cheval n'avait que la peau et les os.
[15] Rocin-antes, Rosse auparavant.
[16] En Espagne, on appelle puerto, port, un col ou passage dans les montagnes.
[18] Il y a ici un jeu de mots: en espagnol, castellano veut dire Castillan et châtelain.
[20] L'hôtelier donne ici la nomenclature des divers endroits fréquentés par les vagabonds et les voleurs.
[21] Il était d'usage alors, chez les paysans espagnols, d'être armé de la lance, comme aujourd'hui de porter l'escopette.
[22] Boyardo est auteur de Roland amoureux, et l'Arioste de Roland furieux.
[23] Ce capitaine est don Geronimo Ximenez de Urrea, qui avait fait une détestable traduction du Roland furieux.
[24] Cervantes renouvela peu de jours avant sa mort, dans la préface de Persiles et Sigismonde, la promesse de donner cette seconde partie de la Galatée. Elle ne fut point trouvée parmi ses écrits.
[25] Cervantes divisa la première partie de Don Quichotte en quatre livres fort inégaux. Dans la seconde partie, il abandonna cette division pour s'en tenir à celle des chapitres.
[26] On appelait Morisques les descendants des Arabes et des Mores restés en Espagne, après la prise de Grenade, et convertis violemment au christianisme.
[27] Cervantes veut parler de l'hébreu, et faire entendre qu'il y avait des juifs à Tolède.
[28] La Sainte-Hermandad était un corps spécialement chargé de la poursuite des malfaiteurs.
[29] C'était, dit l'histoire de Charlemagne, un géant qui guérissait ses blessures en buvant d'un baume qu'il portait dans deux petits barils gagnés à la conquête de Jérusalem.
[30] Royaumes extraordinaires cités dans Amadis de Gaule.
[31] Roue garnie de seaux à bascule, qui puisent l'eau et la versent dans un réservoir.
[32] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[33] Femme d'Abraham.
[34] On donnait alors le nom de Cachopin à l'Espagnol qui émigrait aux grandes Indes, par pauvreté ou vagabondage.
[35] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[36] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[37] Tizona: c'était le nom de l'épée du Cid.
[38] En voie de fortune. Mot à mot: Chercher mon sort à la piste.
[39] André Laguna, né à Ségovie, médecin de l'empereur Charles-Quint, traducteur et commentateur de Dioscoride.
[40] Les bergers espagnols appellent la constellation de la Petite Ourse la bocina (le clairon).
[41] Cervantes fait allusion au duc d'Ossuna, dont on disait qu'il n'avait de petit que la taille.
[42] La Sainte-Hermandad faisait tuer à coups de flèches les criminels qu'elle condamnait, et laissait leurs cadavres exposés au gibet.
[43] Chirurgien d'Amadis de Gaule.
[44] Inadvertance de l'auteur, car Sancho a perdu son âne et ne l'a pas encore retrouvé.
[45] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[46] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[47] Montera, espèce de casquette sans visière que portent les paysans espagnols.
[48] Allusion à l'usage des Bohémiens qui versaient du vif-argent dans les oreilles d'une mule pour lui donner une allure plus vive.
[49] Allusion à un proverbe italien.
[50] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[51] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[52] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[53] Le mot cava, signifie mauvaise, et rumia veut dire chrétienne.
[54] Ces vers et les précédents sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[55] Cette nouvelle est de Cervantes lui-même. Elle fut publiée, pour la première fois, dans le recueil de ses nouvelles, 1613. Elles étaient divisées en (jocosas) badines et (serias) sérieuses.
[56] Gaspard de Villalpando est l'auteur d'un livre scolastique fort estimé de son temps.
[57] Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de Argensola.
[58] L'Ingratitude vengée est de Lope de Vega; Numancia, de Cervantes lui-même; le Marchand amoureux, de Gaspard de Aguilar, et l'Ennemi favorable, de Francisco Tarraga.
[59] Lope de Vega. Il a composé près de dix-huit cents pièces de théâtre.
[60] Mot composé de mono, singe, et de congo, c'est-à-dire singe du Congo, marmot, gros singe.
[61] Se dice del que tiene la cabeza atronada, y es vocinglero y alocado.
[62] Ce mot a différentes acceptions, telles que commensal, compagnon, partisan déclaré, etc.
[63] L'âne.
[64] Nom d'un fameux renégat.
[65] C'est l'écrivain caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellaneda, natif de Tordesillas, et dont le livre fut imprimé à Tarragone.
[66] La bataille de Lépante, livrée le 5 octobre 1571.
[67] Allusion à Lope de Vega, qui était en effet prêtre et familier du Saint-Office.
[68] Don Bernardo Sandoval y Rojas.
[69] Il était alors d'usage en chirurgie de coudre les blessures.
[70] Allusion à quelque romance populaire de l'époque, aujourd'hui inconnue.
[71] Médor fut laissé pour mort sur la place, en allant relever le cadavre de son maître. (Arioste, chant xxiii.)
[72] Sancho change le nom de Ben-Engeli en Berengena, qui veut dire aubergine, espèce de légume fort commun dans le royaume de Valence.
[73] Si le bon Homère dort quelquefois.
[74] Infini est le nombre des fous.
[75] L'infante dona Urraca n'ayant rien reçu dans le partage des biens de la couronne que fit le roi de Castille, Ferdinand Ier, entre ses trois fils, prit le bourdon de pèlerin, et menaça son père de quitter l'Espagne. Elle obtint alors la ville de Zamora.
[76] C'était la coiffure des condamnés du Saint-Office.
[77] Garcilaso de la Vega.
[78] Garcilaso de la Vega.
[80] Selle arabe, avec deux montants, un par devant et un par derrière.
[81] La Giralda, grande statue de bronze qui sert de girouette à la haute tour arabe de la cathédrale de Séville.
[82] Les taureaux de Guisando sont quatre énormes blocs de pierre qui ont la forme de taureaux; ils sont dans la province d'Avila.
[83] C'était l'amende à laquelle on condamnait les membres d'une confrérie absents le jour d'une réunion
[84] Ce passage, sous la plume de Cervantes, pauvre et oublié, est une bien innocente ironie.
[85] Allusion à l'exil d'Ovide.
[86] On raconte que pendant la dernière guerre de Grenade, les Rois catholiques ayant reçu d'un émir africain un présent de plusieurs lions, des dames de la cour regardaient du haut d'un balcon ces animaux dans leur enceinte. L'une d'elles, que servait le célèbre don Manuel Ponce, laissa tomber son gant exprès ou par mégarde. Aussitôt don Manuel s'élança dans l'enceinte l'épée à la main, et releva le gant de sa maîtresse. C'est à cette occasion que la reine Isabelle l'appela don Manuel Ponce de Léon, nom que ses descendants ont conservé depuis; et c'est aussi pour cela que Cervantes appelle don Quichotte nouveau Ponce de Léon.
[87] Célèbres épées qui se fabriquaient à Tolède et qui avaient pour marque un petit chien.
[88] Ces vers et les suivants sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[89] Zapateta, danse aux souliers. Le danseur frappe par intervalle son soulier avec la paume de sa main.
[90] Les danses parlantes, pantomimes mêlées de danses et de récitatifs.
[91] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[92] Pallida mors æquo, etc. (Horace.)
[93] Passage dangereux qui borde la côte des Pays-Bas. On disait proverbialement pour faire l'éloge de quelqu'un, qu'il pouvait passer sur les bancs de Flandre.
[94] Célèbre armurier au seizième siècle.
[95] Le Guadiana tire sa source des lagunes de Ruidera, au pied de la Sierra de Alcaraz, dans la province de la Manche.
[96] Famille suisse établie à Augsbourg, et qui rappelait par ses richesses les Médicis de Florence.
[97] Cervantes fait ici allusion au comte de Lemos, son protecteur.
[98] Expression italienne, prêtée par Cervantes à don Quichotte, qui équivaut à cette locution française. «Quelle anguille sous roche?»
[99] Réminiscence du commencement du second chant de l'Énéide: Conticuere omnes, etc., etc.
[100] Voici ce défi:
«Moi don Diego Ordunez de Lara, je vous défie, gens de Zamora, comme traîtres et félons; je défie tous les morts et avec eux tous les vivants; je défie les hommes et les femmes, ceux qui sont nés et ceux à naître; je défie les grands et les petits, la viande, le poisson, les eaux des rivières.
«Cancionero.»
[101] On appelait Cazalleros les habitants de Valladolid, par allusion à Augustin de Cazalla, qui y périt sur l'échafaud. On ignore l'origine des autres surnoms.
[102] Nom donné par les Arabes à la fille du comte Julien.
[103] Le texte porte Girifaltes, Gerfauts, oiseaux de proie.
[104] Vamba régna sur l'Espagne gothique au septième siècle.
[105] Rodrigue, dernier roi des Goths, périt à la bataille de Guadalète en 712.
[106] Ce Favila n'était pas un roi goth; il succéda à Pélage dans les Asturies.
[107] Noël, l'Épiphanie, Pâques et la Pentecôte.
[108] Ces vers sont empruntés à Florian.
[109] Abrenuncio: : locution familière pour exprimer la répugnance.
[110] Qui pourrait, sans pleurer, conter pareille histoire! (Réminiscence de l'Énéide de Virgile.)
[111] Les épileuses étaient fort à la mode du temps de Cervantes.
[112] Village près de Tolède, où la Sainte-Hermandad faisait exécuter les malfaiteurs.
[113] Juan de Mena, natif de Cordoue, auteur du Labyrinthe, ouvrage dans lequel il avait entrepris de réunir toute la science humaine.
[114] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[115] En Espagne, pour rafraîchir l'eau pendant l'été, on place dans un courant d'air des cruches nommées alcarazas.
[116] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[117] A l'époque de Cervantes, les Biscayens étaient depuis longtemps en possession des places de secrétaire du conseil.
[118] J'aime Platon, mais j'aime encore plus la vérité.
[119] Ayuntamiento, corps municipal.
[120] Mot allemand qui veut dire argent.
[121] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[122] Santiago, y cierra, España. Le mot cerrar, qui primitivement signifiait attaquer, veut dire aujourd'hui: fermer. C'est comme, en France, Montjoie, Saint-Denis!
(Ancien romancero.)
[124] Allusion au don Quichotte d'Avellaneda.
[125] Campos ubi Troja fuit... (Réminiscence de Virgile.)
[126] Espèces de cymbales.
[127] Après les ténèbres, j'attends la lumière.
[128] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[129] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[130] Ville du royaume de Léon qu'Arabes et chrétiens se disputèrent longtemps.
[131] Cervantes a déjà raconté cette histoire dans un des premiers chapitres de cette seconde partie, page 306.
[132] Voir la gravure page 289.
[133] Mauvais présage, mauvais présage.
[134] En écrivant ces lignes, il semble que Cervantes ait eu le pressentiment qu'un jour huit villes d'Espagne se disputeraient l'honneur de l'avoir vu naître.
[135] Ce passage est la traduction de quatre vers d'un ancien romancero.
[136] A la fin de son livre, l'imitateur Avellaneda avait annoncé une troisième partie.
[137] Ces villes sont Madrid, Séville, Tolède, Lucena, Esquivias, Alcazar de San Juan, Consuegra et Alcala de Hénarès.
[138] Don Quichotte, Ire partie, livre III, ch. IX.
[139] Historien et poëte espagnol.
[140] Don Quichotte, Ire partie, ch. XXXIX, XL, XLI.
[141] Le Père Haedo (Historia de Argel).
[142] Éloge de Cervantes par don Jose Mon de Fuentes.
[143] Lope de Véga a composé plus de dix-huit cents pièces de théâtre.
[144] C'est pour cela qu'il commence Don Quichotte par ces mots: «Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom...»
[145] Treinta mil volumenes se han impreso de mi historia; Don Quichotte, IIe partie, ch. XVI.
[146] Don Quichotte, Ire partie, ch. XLVIII.
[147] Cervantes lui-même nous apprend que, par suite de sa blessure à la bataille de Lépante, il avait perdu le mouvement de la main gauche.
[148] A cette époque, il fut judiciairement expulsé du logement qu'il occupait à Madrid, rue du Duc d'Albe, au coin de San-Isidro; il se réfugia dans un autre modeste réduit, rue del Leon, no 20, au coin de celle de Francos, où il mourut.
[149] M. Dumas-Hinard.
L'orthographe et la typographie sont conformes à l'édition papier. Seules les erreurs manifestes d'imprimerie ont été corrigées.