The Project Gutenberg eBook of Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6

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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6

Author: P. L. Jacob

Release date: September 13, 2013 [eBook #43712]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE DEPUIS L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'À NOS JOURS, TOME 2/6 ***

Note de transcription:

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La Table des matières se trouve ici.

HISTOIRE

DE LA

PROSTITUTION

CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE

DEPUIS

L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,

PAR

PIERRE DUFOUR,

Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.

ÉDITION ILLUSTRÉE

Par 20 belles gravures sur acier, exécutées par les Artistes les plus éminents.

TOME SECOND

Décoration

PARIS.—1851.

SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;

ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ SAINT-HONORÉ, 4.

TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,

RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.

HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION

CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE

DEPUIS

L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,

PAR

PIERRE DUFOUR,

Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.

TOME DEUXIÈME.

Décoration

PARIS—1851

SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,

ET

P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ.

HISTOIRE

DE

LA PROSTITUTION.

CHAPITRE XVII.

Sommaire.—Les lieux de Prostitution à Rome.—Leurs différentes catégories.—Les quarante-six lupanars d’utilité publique.—Les quatre-vingts bains de la première région.—Le petit sénat des femmes, fondé par Héliogabale.—Les lupanars de la région Esquiline, de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.—La Suburre.—Les cellules voûtées du grand Cirque.—Les Cent Chambres du port de Misène.—Description d’un lupanar.—Les cellules des prostituées.—L’écriteau.—Ameublement des chambres.—Peintures obscènes.—Décoration intérieure des cellules.—Lupanars des riches.—Origine du mot fornication.—Les stabula ou lupanars du dernier ordre.—Les pergulæ ou balcons.—Les turturillæ ou colombiers.—Le casaurium ou lupanar extra-muros.—Origine du mot casaurium.—Les scrupedæ ou pierreuses.—Meritoria et Meritorii.—Les ganeæ ou tavernes souterraines.—Origine du mot lustrum.—Personnel d’un lupanar.—Le leno et la lena.—Les ancillæ ornatrices.—Les aquarii ou aquarioli.—Le bacario.—Le villicus.—Adductores, conductores et admissarii.—Costume des meretrices dans les lupanars.—Fêtes qui avaient lieu dans [6] les lupanars à l’occasion des filles qui se prostituaient pour la première fois, et lors de l’ouverture d’un nouveau lupanar.—Loi Domitienne relative à la castration.—Les castrati, les spadones et les thlibiæ.—Messaline au lupanar.—Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses faveurs.—Tableau d’un lupanar romain, par Pétrone.—Salaire des lupanars.—Dissertation sur l’écriteau de Tarsia.—Prix de la location d’une cellule.—Les quadrantariæ et les diobolares.

Les lieux de Prostitution à Rome étaient, devaient être aussi nombreux que les prostituées; ils présentaient aussi bien des variétés, que leur nom se chargeait de signaler ordinairement, de même que les noms des filles publiques caractérisaient également les différents genres de leur métier. Il y avait, comme nous l’avons dit, deux grandes catégories de filles, les sédentaires et les vagantes, les diurnes et les nocturnes; il y avait aussi deux principales espèces de maisons publiques, celles qui n’étaient destinées qu’à l’exercice de la Prostitution légale, les lupanars proprement dits, et celles qui, sous divers prétextes, donnaient asile à la débauche et lui offraient, pour ainsi dire, les moyens de se cacher, comme les cabarets, les tavernes, les bains, etc. On comprend que ces établissements, toujours suspects et mal famés, n’étaient point entretenus sur le même pied, et recevaient, de la Prostitution qui s’y glissait sournoisement ou qui s’y installait avec effronterie, un aspect particulier, une physionomie locale, une vie plus ou moins animée, plus ou moins indécente.

[7]

Publius Victor, dans son livre des Lieux et des Régions de Rome, constate l’existence de quarante-six lupanars; mais il n’entend parler que des plus importants, qui pouvaient être regardés comme des fondations d’utilité publique et qui étaient placés sous la surveillance directe des édiles. Il serait difficile d’expliquer autrement ce petit nombre de lupanars, en comparaison du grand nombre des mérétrices. Sextus Rufus, dans sa nomenclature des Régions de Rome, n’énumère pas les lupanars qui s’y trouvaient, mais il le laisse assez entendre, en comptant quatre-vingts bains dans la première région, dite de la porte Capène, outre les Thermes de Commode, ceux de Sévère, et plusieurs bains qu’il désigne par les noms de leurs fondateurs ou de leurs propriétaires. Il ne cite, d’ailleurs, nominativement qu’un seul lupanar; créé par Héliogabale dans la sixième région, sous l’insolente dénomination de petit sénat des femmes (senatulum mulierum). Il n’y a pas dans les auteurs latins une seule description complète de lupanar; mais on peut la faire aisément, avec la plus scrupuleuse exactitude, d’après cinq ou six cents passages des poëtes, qui conduisent sans façon leurs lecteurs dans ces endroits, qu’ils supposaient sans doute leur être familiers. On doit penser que si l’organisation intérieure des lupanars était à peu près la même dans tous, ils différaient d’ameublement, en raison du quartier où ils étaient situés. Ainsi, les plus sales et les plus populaciers [8] furent certainement ceux de la cinquième région, dite Esquiline, et ceux de la onzième région, dite du grand Cirque; les plus élégants et les plus convenables, ceux de la quatrième région, dite du temple de la Paix, laquelle renfermait le quartier de l’Amour et celui de Vénus. Quant à la Suburre, située dans la deuxième région, dite du mont Cœlius, elle réunissait autour du grand marché (macellum magnum) et des casernes de troupes étrangères (castra peregrina) une foule de maisons de Prostitution (lupariæ), comme les qualifie Sextus Rufus dans sa nomenclature, et un nombre plus considérable encore de cabarets, d’hôtelleries, de boutiques de barbiers (tabernæ) et de boulangeries. Les autres régions de la ville n’étaient point exemptes du fléau des lupariæ, puisqu’elles possédaient aussi des boulangers, des barbiers et des hôteliers; mais ces mauvais lieux y furent toujours rares et peu fréquentés: les édiles avaient soin, d’ailleurs, de les repousser autant que possible dans les régions éloignées du centre de la ville, d’autant plus que la clientèle ordinaire de ces lieux-là habitait les faubourgs et les quartiers plébéiens. Ce fut, de tout temps, autour des théâtres, des cirques, des marchés et des camps, que les lupanars se groupaient à l’envi, pour lever un plus large tribut sur les passions et la bourse du peuple.

Le grand Cirque paraît avoir été entouré de cellules voûtées (cellæ et fornices), qui ne servaient qu’à [9] la Prostitution pour l’usage du bas peuple, avant, pendant et après les jeux; mais il ne faudrait pas faire entrer ces asiles de débauche, accrédités par l’usage, dans la catégorie des lupanars réglementés par la police édilienne. Prudentius, en racontant le martyre de sainte Agnès, dit positivement que les grandes voûtes et les portiques qui subsistaient encore de son temps auprès du grand Cirque, avaient été abandonnés à l’exercice public de la débauche; et Panvinius, dans son traité des Jeux du Cirque, conclut, de ce passage, que tous les cirques avaient également des lupanars, comme annexes indispensables. On sait, en effet, que les mérétrices qui assistaient aux solennités du cirque et aux représentations du théâtre, quittaient leur siége aussi souvent qu’elles étaient appelées, pour contenter des désirs qui se multipliaient et s’échauffaient autour d’elles. Le savant jésuite Boulenger, dans son traité du Cirque, n’hésite pas à déclarer que la Prostitution avait lieu dans le Cirque, dans le théâtre même, et il cite ce vers d’un vieux poëte latin, en l’honneur d’une courtisane bien connue au grand Cirque: Deliciæ populi, magno notissima Circo Quintilia. En effet, sous les gradins que le peuple occupait, se croisaient des voûtes formant de sombres retraites, favorables à la Prostitution populaire, qui ne demandait pas tant de raffinements. On serait presque autorisé à donner la même destination aux ruines d’une immense construction souterraine, qu’on voit encore près de l’ancien [10] port de Misène, et qu’on appelle toujours les Cent Chambres (centum cameræ). Il est probable que ce singulier édifice, dont l’usage est resté ignoré et incompréhensible, n’était qu’un vaste lupanar approprié aux besoins des équipages de la flotte romaine.

Mais habituellement les lupanars, loin d’être établis sur d’aussi gigantesques proportions, ne contenaient qu’un nombre assez borné de cellules très-étroites, sans fenêtres, n’ayant pas d’autre issue qu’une porte, qui n’était fermée souvent que par un rideau. Le plan d’une des maisons de Pompéï peut donner une idée fort juste de ce qu’était un lupanar, quant à l’ordonnance des cellules, qui s’ouvraient sans doute sous un portique et sur une cour intérieure, comme dans ces maisons où les chambres à coucher (cubiculi), généralement fort exiguës et contenant à peine la place d’un lit, ne sont éclairées que par une porte, où deux personnes ne passeraient pas de front. Les chambres étaient seulement plus nombreuses et plus rapprochées les unes des autres dans les lupanars. Pendant le jour, l’établissement étant fermé n’avait pas besoin d’enseigne, et ce n’était qu’un luxe inutile lorsque le maître du lieu faisait peindre sur la muraille l’attribut obscène de Priape: on en suspendait la figure à l’entrée du repaire qui lui était dédié. Le soir, dès la neuvième heure, un pot à feu ou une grosse lampe en forme de phallus servait de phare à la débauche, qui s’y [11] rendait d’un pas hardi ou qui y était quelquefois attirée par hasard. Les filles se rendaient chacune à son poste avant l’ouverture de la maison; chacune avait sa cellule accoutumée, et devant la porte de cette cellule, un écriteau sur lequel était inscrit le nom d’emprunt (meretricium nomen) que portait la courtisane dans l’habitude de son métier. Souvent, au-dessous du nom, se trouvait marqué le taux de l’admission dans la cellule, pour éviter des réclamations de part et d’autre. La cellule était-elle occupée, on retournait l’écriteau, derrière lequel on lisait: OCCUPATA. Quand la cellule n’avait pas d’occupant, on disait, dans le langage de l’endroit, qu’elle était nue (nuda). Plaute, dans son Asinaria, et Martial, dans ses épigrammes, nous ont conservé ces détails de mœurs. «Qu’elle écrive sur sa porte, dit Plaute: Je suis occupée.» Ce qui prouve qu’en certaines circonstances, l’inscription était tracée à la craie ou au charbon par la courtisane elle-même. «L’impudique lena, dit Martial, ferme la cellule dégarnie d’amateur» (obscena nudam lena fornicem clausit). Un passage de Sénèque, mal interprété, avait fait croire que dans certains lupanars, les mérétrices, qui se tenaient en dehors de la porte, portaient l’écriteau pendu au cou et même attaché au front; mais on a mieux compris cette phrase: Nomen tuum pependit in fronte; stetisti cum meretricibus, en voyant cet écriteau suspendu devant la porte (in fronte), tandis que les filles restaient assises à côté.

[12]

Les chambres étaient meublées à peu près toutes de la même manière; la différence ne consistait que dans le plus ou moins de propreté du mobilier et dans les peintures qui ornaient les cloisons. Ces peintures à la détrempe et à l’eau d’œuf représentaient, soit en tableaux, soit en ornements, les sujets les plus conformes à l’usage habituel du local: c’étaient, dans les lupanars du peuple, des scènes grossières de la Prostitution; dans les lupanars d’un ordre plus relevé, c’étaient des images érotiques tirées de la mythologie; c’étaient des allégories aux cultes de Vénus, de Cupidon, de Priape et des dieux lares de la débauche. Le phallus reparaissait sans cesse sous les formes les plus bouffonnes; il devenait tour à tour oiseau, poisson, insecte; il se blottissait dans des corbeilles de fruits; il poursuivait les nymphes sous les eaux et les colombes dans les airs; il s’enroulait en guirlandes, il se tressait en couronnes: l’imagination du peintre semblait se jouer avec le signe indécent de la Prostitution, comme pour en exagérer l’indécence; mais ce qui est remarquable, dans ces peintures si bien appropriées à la place qu’elles occupaient, on ne voyait jamais figurer isolément l’organe de la femme, comme si ce fût une convention tacite de le respecter dans le lieu même où il était le plus méprisable. Au reste, les mêmes scènes, les mêmes images, se rencontraient souvent dans l’ornementation peinte des chambres à coucher conjugales: la pudeur des yeux [13] n’existait plus chez les Romains, qui avaient presque déifié la nudité. La décoration intérieure des cellules du lupanar ne se recommandait pas, d’ailleurs, par sa fraîcheur et par son éclat: la fumée des lampes et mille souillures sans nom déshonoraient les murailles qui portaient çà et là les stigmates de leurs hôtes inconnus. Quant à l’ameublement, il se composait d’une natte, d’une couverture et d’une lampe. La natte, d’ordinaire grossièrement tressée en jonc ou en roseau, était souvent déchiquetée et toujours usée, aplatie; on la remplaçait, dans quelques maisons, par des coussins et même par un petit lit en bois (pulvinar, cubiculum, pavimentum); la couverture, hideusement tachée, n’était qu’un misérable assemblage de pièces, en étoffes différentes, qu’on appelait, à cause de cela, cento ou rapiéçage. La lampe, en cuivre ou en bronze, répandait une clarté indécise à travers une atmosphère chargée de miasmes délétères qui empêchaient l’huile de brûler et la flamme de s’élever au-dessus de son auréole fumeuse. Ce misérable mobilier était choisi exprès, pour que personne n’eût l’idée de se l’approprier: il n’y avait rien à voler dans ces lieux-là.

Cependant il est certain, d’après les désignations mêmes des maisons de débauche, qu’elles n’étaient pas toutes fréquentées par la vile populace, et qu’elles offraient par conséquent de notables différences en leur régime intérieur. Dans les lupanars les mieux ordonnés, une fontaine et un bassin ornaient [14] la cour carrée, impluvium, autour de laquelle on avait ménagé les cellules ou chambres, cellæ; ailleurs, ces chambres se nommaient sellæ, siéges à s’asseoir, parce qu’elles étaient trop petites pour y mettre un lit. Mais dans les lupanars réservés exclusivement à la plèbe, et qui n’étaient autres que des caves ou des souterrains, chaque cellule, étant voûtée, se nommait fornix; c’est de ce mot-là, devenu bientôt synonyme de lupanar, qu’on a fait fornication, pour exprimer ce qui se passait dans les ténèbres des fornices. L’odeur infecte de ces voûtes était proverbiale, et ceux qui y avaient pénétré portaient longtemps avec eux cette odeur nauséabonde dans laquelle on ne sentait pas seulement la fumée et l’huile: Olenti in fornice, dit Horace, redolet adhuc fuliginum fornicis, dit Sénèque. Il y avait des lupanars du dernier ordre, qu’on appelait stabula, parce que les visiteurs y étaient reçus pêle-mêle sur la paille, comme dans une écurie. Les pergulæ ou balcons devaient ce surnom à leur genre de construction: ici, une galerie ouverte régnait le long du premier étage et surplombait la voie publique; les filles étaient mises en montre sur cette espèce d’échafaud, et le lénon ou la léna se tenait, en bas, à la porte; là, au contraire, lénon ou léna occupait une fenêtre haute et dominait du regard son troupeau de garçons ou de filles. Quelquefois la pergula n’était qu’une petite maison basse à auvent, sous lequel étaient assises les victimes de l’un et de l’autre [15] sexe. Quand le lupanar était surmonté d’une sorte de tour ou de pyramide, en haut de laquelle on allumait le soir un fanal, on l’appelait turturilla ou colombier, parce que les tourterelles ou les colombes y avaient leur nid; saint Isidore de Séville, en parlant de ces nids-là, se permet un jeu de mots assez peu orthodoxe: Ita dictus locus, quo corruptelæ fiebant, quod ibi turturi opera daretur, id est peni. Le casaurium était le lupanar extra-muros, simple cabane couverte de chaume ou de roseaux, qui servait de retraite à la troupe errante des filles en contravention avec la police de l’édile. Le mot casaurium, dans la bouche du peuple, ne semblait pas venir de plus loin que casa, chaumière, hutte, ou baraque; mais les savants retrouvaient dans ce mot-là l’étymologie grecque de κασσα ou de κασαυρα, qui signifiait meretrix: κασαυρα avait fait tout naturellement casaurium. C’était dans ces bouges que se réfugiaient quelquefois les scrupedæ (pierreuses), que la Prostitution cachait ordinairement au milieu des pierres et des décombres.

Les lupanars avaient, en outre, des noms généraux qui s’appliquaient à tous sans distinction: «Meritoria, dit saint Isidore de Séville, ce sont les lieux secrets où se commettent les adultères.» C’étaient surtout ceux consacrés à la Prostitution des hommes, des enfants, des meritorii. «Ganeæ, dit Donatius, ce sont des tavernes souterraines, où l’on fait la débauche, et dont le nom dérive du grec, γας, [16] terre;» «Ganei, dit le jésuite Boulenger, ce sont des boutiques de Prostitution, ainsi nommées par analogie avec γανος, volupté, et γυνη, femme.» On employait fréquemment l’expression de lustrum dans le sens de lupanar, et ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu de mots était devenu une locution usuelle où l’on ne cherchait plus malice. Lustrum signifiait à la fois expiation et bois sauvage. Les premiers errements de la Prostitution s’enfonçaient dans l’ombre épaisse des forêts, et depuis, comme pour expier ces mœurs de bête fauve, les prostituées payaient un impôt lustral expiatoire: de là l’origine du mot lustrum pour lupanar. «Ceux qui, dans les lieux retirés et honteux, s’abandonnent aux vices de la gourmandise et de l’oisiveté, dit Festus, méritent qu’on les accuse de vivre en bêtes (in lustris vitam agere).» Le poëte Lucilius nous fait encore mieux comprendre la véritable portée de cette expression dans ce vers: «Quel commerce fais-tu donc en quêtant autour des murs dans les endroits écartés? (in lustris circum oppida lustrans).» On appliquait avec raison le nom de desidiabula aux lupanars, pour représenter l’oisiveté de ses malheureux habitants. S’il n’y avait que des femmes dans un établissement de Prostitution, il prenait les noms de sénat des femmes, de conciliabule, de cour des mérétrices (senatus mulierum, conciliabulum, meretricia curia, etc.); et selon que ces noms étaient pris en bonne ou en mauvaise part, les épithètes qu’on y ajoutait en complétaient le sens; [17] Plaute traite aussi de conciliabule de malheur un de ces lieux infâmes. Quand l’une et l’autre Vénus, suivant le terme latin le plus décent, trouvait à se satisfaire dans ces repaires, on les qualifiait pompeusement de réunion de tous les plaisirs (libidinum consistorium).

Le personnel d’un lupanar variait autant que sa clientèle. Tantôt le leno ou la lena n’avait dans son établissement que des esclaves achetés de ses deniers et formés par ses leçons; tantôt ce personnage n’était que le propriétaire du local et servait seulement d’intermédiaire à ses clientes, qui lui laissaient une part dans les bénéfices de chaque nuit; ici, le maître ou la maîtresse du logis suffisait à tout, préparait les écriteaux, discutait les marchés, apportait de l’eau ou des rafraîchissements, faisait sentinelle et gardait les cellules occupées; là, ces spéculateurs dédaignaient de se mêler de ces menus détails: ils avaient des servantes et des esclaves qui vaquaient chacun à son emploi spécial; les ancillæ ornatrices veillaient à la toilette des sujets, réparaient les désordres de la toilette et refardaient le visage; les aquarii ou aquarioli distribuaient des boissons rafraîchissantes, de l’eau glacée, du vin et du vinaigre aux débauchés qui se plaignaient de la chaleur ou de la fatigue; le bacario était un petit esclave qui donnait à laver et présentait l’eau dans un vase (bacar) à long manche et à long goulot; enfin, le villicus ou fermier avait pour mission de débattre les [18] prix avec les clients et de se faire payer, avant de retourner l’écriteau d’une cellule. Il y avait, en outre, des hommes et des femmes attachés à l’établissement, pour pratiquer en sous-ordre le lenocinium; pour aller aux alentours du lupanar recruter des chalands; pour appeler, pour attirer, pour entraîner les jeunes et les vieux libertins: de là leurs dénominations d’adductores, de conductores, et surtout d’admissarii. Ces émissaires de Prostitution tiraient ce nom de ce qu’ils étaient toujours prêts, au besoin, à changer de rôle et à se prostituer eux-mêmes, si l’occasion s’offrait d’exciter à la débauche pour leur propre compte. Au reste, dans la langue des éleveurs et des paysans romains, admissarius était tout simplement, tout naïvement, l’étalon, le taureau, qu’on amène à la vache ou à la jument. Cicéron, dans son discours contre Pison, nous donne une preuve de la monomanie de ces chasseurs d’hommes et de ces chercheurs de plaisir: «Or, cet admissaire, dès qu’il sut que ce philosophe avait fait un grand éloge de la volupté, se sentit piqué au vif, et il stimula tous ses instincts voluptueux, à cette pensée qu’il avait trouvé non pas un maître de vertu, mais un prodige de libertinage.»

Le costume des meretrices dans les lupanars n’était caractérisé que par la coiffure, qui consistait en une perruque blonde; car la courtisane prouvait par là qu’elle n’avait aucune prétention au titre de matrone, toutes les Romaines ayant des cheveux [19] noirs qui témoignaient pour elles de leur naissance ingénue. Cette perruque blonde, faite avec des cheveux ou des crins dorés et teints, semble avoir été la partie essentielle du déguisement complet que la courtisane affectait en se rendant au lupanar; où elle n’entrait même qu’avec un nom de guerre ou d’emprunt. Elle devait, d’ailleurs, sur d’autres points, éviter toute ressemblance avec les femmes honnêtes; ainsi, elle ne pouvait porter la bandelette (vitta), large ruban avec lequel les matrones tenaient leurs cheveux retroussés; elle ne pouvait revêtir une stole, longue tunique tombant sur les talons, réservée exclusivement aux matrones: «Ils appelaient matrones, dit Festus, celles qui avaient le droit d’avoir des stoles.» Mais les règlements de l’édile relatifs à l’habillement des courtisanes ne concernaient pas celui qu’elles adoptaient pour le service des lupanars. Ainsi, dans la plupart, étaient-elles nues, absolument nues ou couvertes d’un voile de soie transparent, sous lequel on ne perdait aucun secret de leur nudité, mais toujours coiffées de la perruque blonde, ornée d’épingles d’or, ou couronnée de fleurs. Non-seulement elles attendaient nues dans leurs cellules, ou bien se promenant sous le portique (nudasque meretrices furtim conspatiantes, dit Pétrone), mais encore, à l’entrée du lupanar, dans la rue, sous le regard des passants: Juvénal, dans sa XIe satire, nous montre un infâme giton sur le seuil de son antre puant (nudum olido stans fornice). [20] Souvent, à l’instar des prostituées de Jérusalem et de Babylone, elles se voilaient la face, en laissant le reste du corps sans voile, ou bien elles ne couvraient que leur sein avec une étoffe d’or (tunc nuda papillis prostitit auratis, dit Juvénal). Les amateurs (amatores) n’avaient donc qu’à choisir d’après leurs goûts. Le lieu n’était, d’ailleurs, que faiblement éclairé par un pot à feu ou par une lampe qui brûlait à la porte, et l’œil le plus perçant ne découvrait dans le rayon lumineux que des formes immobiles et des poses voluptueuses. Dans l’intérieur des cellules, on n’en voyait pas beaucoup davantage, quoique les objets fussent rapprochés de la vue, «et parfois même, la lampe s’éteignant faute d’air ou d’huile, on ne savait pas même, dit un poëte, si l’on avait affaire à Canidie ou à son aïeule.»

Lorsqu’une malheureuse, lorsqu’une pauvre enfant se sacrifiait pour la première fois, c’était fête au lupanar; on appendait à la porte une lanterne qui jetait une lumière inaccoutumée sur les abords de ce mauvais lieu; on entourait de branches de laurier le frontispice de l’horrible sanctuaire: ces lauriers outrageaient la pudeur publique pendant plusieurs jours; et quelquefois, le sacrifice consommé, l’auteur de cette vilaine action, qu’il payait plus cher, sortait du bouge, couronné lui-même de lauriers. Cet impur ennemi de la virginité s’imaginait avoir remporté là une belle victoire, et la faisait célébrer par des joueurs d’instruments qui appartenaient [21] aussi au personnel de la débauche. Un tel usage, toléré par l’édile, était un outrage d’autant plus sanglant pour les mœurs, que les nouveaux mariés conservaient, surtout dans le peuple, une coutume analogue, et ornaient aussi de branches de laurier les portes de leur demeure le lendemain des noces. «Ornentur, dit Juvénal, postes et grandi janua lauro.» Tertullien dit aussi en parlant de la nouvelle épouse: «Qu’elle ose sortir de cette porte décorée de guirlandes et de lanternes, comme d’un nouveau consistoire des débauches publiques.» On pourrait aussi entendre que l’établissement et l’ouverture d’un nouveau lupanar donnaient lieu à ce déploiement de lauriers et d’illuminations. En lisant Martial, Catulle et Pétrone, on est forcé, avec tristesse, avec horreur, d’avouer que la Prostitution des enfants mâles, dans les lupanars de Rome, était plus fréquente que celle des femmes. Ce fut Domitien qui eut l’honneur de défendre cette exécrable Prostitution, et si la loi qu’il décréta pour l’empêcher ne fut pas rigoureusement observée, on doit croire qu’elle arrêta les progrès effrayants de ces monstruosités. Martial adresse à l’empereur cet éloge, qui nous permet de suppléer au silence des historiens sur la loi domitienne relative aux lupanars: «Le jeune garçon, mutilé autrefois par l’art infâme d’un avide trafiquant d’esclaves, le jeune garçon ne pleure plus la perte de sa virilité, et la mère indigente ne vend plus au riche entremetteur son fils, [22] destiné à la Prostitution. La pudeur qui, avant vous, avait déserté le lit conjugal, a commencé à pénétrer jusque dans les réduits de la débauche.» Ainsi donc, sous Domitien, on ne châtra plus les enfants, que l’on changeait ainsi en femmes pour l’usage de la Prostitution, et Nerva confirma l’édit de son prédécesseur; mais cette castration continua de se faire, hors de l’empire romain, ou du moins hors de Rome, et des marchands d’esclaves y amenaient sans cesse, sur le marché public, de jeunes garçons mutilés de différentes manières, que proscrivait la jurisprudence romaine, tout en autorisant les prêtres de Cybèle à faire des eunuques, et les maîtres, à retrancher, en partie du moins, la virilité de leurs esclaves. On connaissait donc trois espèces d’eunuques, toutes trois utilisées par la débauche: castrati, ceux qui n’avaient rien gardé de leur sexe; spadones, ceux qui n’en avaient que le signe impuissant; et thlibiæ, ceux qui avaient subi, au lieu du tranchant de l’acier, la compression d’une main cruelle.

Nous ne trouvons dans les écrivains latins que trois descriptions de l’intérieur d’un lupanar et de ce qui s’y passait. Une de ces descriptions, la plus célèbre, nous introduit avec Messaline dans le bouge obscène où elle se prostitue aux muletiers de Rome: «Dès qu’elle croyait l’empereur endormi, raconte Juvénal dans son admirable poésie, que la prose est incapable de rendre, l’auguste courtisane, qui osait préférer au lit des Césars le grabat des prostituées, et [23] revêtir la cuculle de nuit destinée à s’y rendre, se levait, accompagnée d’une seule servante. Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle entre dans un lupanar très-fréquenté, dont elle écarte le rideau rapiécé; elle occupe une cellule qui est la sienne; nue, la gorge couverte d’un voile doré, sous le faux nom de Lysisca inscrit à sa porte, elle étale le ventre qui t’a porté, noble Britannicus! Elle accueille d’un air caressant tous ceux qui entrent et leur demande le salaire; puis, couchée sur le dos, elle soutient les efforts de nombreux assaillants. Enfin, quand le lénon congédie ses filles, elle sort triste, et pourtant elle n’a fermé sa cellule que la dernière; elle brûle encore de désirs qu’elle n’a fait qu’irriter, et, fatiguée d’hommes, mais non pas rassasiée, elle se retire le visage souillé, les yeux éteints, noircie par la fumée de la lampe; elle porte au lit impérial l’odeur du lupanar.» La fière indignation du poëte éclate dans ce tableau et en fait presque disparaître l’obscénité. Après Juvénal, c’est tomber bien bas que de citer un simple commentateur, Symphosianus, qui a écrit sur l’Histoire d’Apollonius de Tyr ce roman grec rempli de fables, que toutes les littératures du moyen âge avaient adopté et popularisé: «La jeune fille se prosterne aux pieds du lénon, dit Symphosianus; elle s’écrie: Aie pitié de ma virginité et ne prostitue pas mon corps en me déshonorant par un honteux écriteau! Le lénon appelle le fermier des filles, et lui dit: «Qu’une servante vienne la [24] parer et qu’on mette sur l’écriteau: Celui qui déflorera Tarsia donnera une demi-livre d’argent (environ 150 fr. de notre monnaie); ensuite, elle sera livrée à tout venant, moyennant une pièce d’or (20 fr.)» Ce passage serait encore plus précieux pour l’histoire des mœurs romaines, si l’on était plus sûr du sens exact des mots mediam libram et singulos solidos, qui établissent, les uns, le prix particulier de la virginité, les autres, le salaire commun de la Prostitution.

Pétrone, dans son Satyricon, nous a laissé un morceau trop curieux, trop important, pour que nous ne le citions pas textuellement: c’est la peinture d’un lupanar romain: «Las enfin de courir et baigné de sueur, j’aborde une petite vieille qui vendait de grossiers légumes: «Dites-moi, la mère, dis-je, est-ce que vous ne savez pas où j’habite?» Charmée d’une politesse si naïve: «Pourquoi ne le saurais-je?» reprit-elle. Elle se lève et se met à marcher devant moi. Je pensais que ce fût une devineresse; mais bientôt, quand nous fûmes arrivés dans un lieu très-écarté, cette aimable vieille tira un mauvais rideau: «C’est ici, dit-elle, où vous devez habiter (hic, inquit, debes habitare).» Comme j’affirmais ne pas connaître la maison, je vis des gens qui se promenaient entre des mérétrices nues et leurs écriteaux. Je compris tard, et même trop tard, que j’avais été amené dans un lieu de Prostitution. Détestant les piéges de cette maudite vieille, je me [25] couvris la tête avec ma robe, et je me mis à fuir, au milieu du lupanar, jusqu’à l’issue opposée (ad alteram partem).» Ce dernier trait du récit sert à prouver qu’un lupanar avait d’ordinaire deux issues: l’une par où l’on entrait, l’autre par où l’on sortait, sans doute sur deux rues différentes, afin de mieux cacher les habitudes de ceux qui s’y rendaient. On peut en conclure qu’il y avait pour un homme estimé une sorte de honte à fréquenter ces lieux-là, malgré la tolérance des mœurs romaines à cet égard. Il est certain, d’ailleurs, d’après diverses autorités qui confirment le témoignage de Pétrone, qu’on n’entrait pas au lupanar et qu’on n’en sortait pas sans avoir la tête couverte ou le visage caché; les uns portaient, à cet effet, un cuculle ou capuchon rabattu sur les yeux; les autres s’enveloppaient la tête avec leur robe ou leur manteau. Sénèque, dans la Vie heureuse, parle d’un libertin qui fréquentait les mauvais lieux non pas timidement, non pas en cachette, mais même à visage découvert (inoperto capite). Capitolinus, dans l’Histoire Auguste, nous montre aussi un empereur débauché, visitant la nuit tavernes et lupanars, la tête couverte d’un cuculle vulgaire (obtecto capite cucullo vulgari).

Quant au salaire des lupanars, il ne devait pas être fixe, puisque chaque fille avait un écriteau indiquant son nom et son prix. Le passage de Symphosianus, cité plus haut, a égaré les commentateurs qui ont cherché à évaluer, chacun à sa manière, le [26] tarif que le lénon avait fixé pour la défloration de Tarsia et pour le prix courant de ses faveurs; car les savants ne sont pas d’accord sur la valeur de la livre et du sou dans l’antiquité. Symphosianus ne dit pas, d’ailleurs, s’il s’agissait de la livre d’or ou de la livre d’argent. Dans le premier cas, on a estimé que la demi-livre demandée sur l’écriteau de Tarsia, à titre de vierge, représentait 433 fr. de notre monnaie actuelle; ce ne serait que 37 fr. 64 c., si le lénon voulait parler d’une demi-livre d’argent. Nous avons fait d’autres calculs et nous sommes arrivé à un autre résultat. Selon nous, le prix de la prélibation (primæ aggressionis pretium, disent les savants) aurait été de 150 fr.; quant au taux des stuprations suivantes, le docte Pierrugues le porte à 11 fr. 42 c. pour le sou d’or, et à 78 c. pour le sou d’argent. Nous avons trouvé, dans nos chiffres, que c’étaient 20 fr. Au reste, ce salaire n’avait rien d’uniforme, et comme il ne fut jamais soumis à aucun contrôle administratif, il variait suivant les mérites et la réputation de la personne que faisait connaître son écriteau nominatif. Cependant, il y a dans Pétrone un détail précis qui nous permet de savoir à quel prix on louait une cellule dans un lupanar: «Tandis que j’errais, dit Ascylte, par toute la ville, sans découvrir en quel endroit j’avais laissé mon gîte, je fus abordé par un citoyen à l’air respectable, qui me promit très-obligeamment de me servir de guide. Entrant donc dans des ruelles tortueuses, il me conduisit [27] en ce mauvais lieu où il me fit ses propositions malhonnêtes en tirant sa bourse. Déjà la dame du lieu avait touché un as pour la cellule (jam pro cellâ meretrix assem exegerat).» Si le louage d’une cellule coûtait un as (un peu plus d’un sou), on doit supposer que le reste ne se payait pas fort cher. En effet, quand Messaline demande le salaire (æra proposcit), Juvénal nous fait entendre clairement qu’elle se contente de quelque monnaie de cuivre. Nous avons déjà parlé ailleurs des prostituées qui ne se taxaient qu’à deux oboles et à un quadrans, ce qui les avait fait surnommer quadrantariæ et diobolares. Festus explique ainsi le nom de celles-ci: Diobolares meretrices dicuntur, quæ duobus obolis ducuntur. C’était la concurrence qui avait fait tomber si bas le salaire de la Prostitution.

Décoration
LUPANAR ROMAIN

LUPANAR ROMAIN

CHAPITRE XVIII.

Sommaire.—A quelle époque remonte l’établissement de la Prostitution légale à Rome.—De l’inscription des prostituées.—Ce que dit Tacite du motif de cette inscription.—Femmes et filles de sénateurs réclamant la licencia stupri.—Avantages que l’état et la société retiraient de l’inscription des courtisanes.—Le taux de chaque prostituée fixé sur les registres de l’édile.—Serment des courtisanes entre les mains de l’édile.—Pourquoi l’inscription matriculaire des meretrices se faisait chez l’édile.—De la compétence de l’édile, en matière de Prostitution.—Police de la rue.—Les Prostitutions vagabondes.—Julie, fille d’Auguste.—Police de l’édile dans les maisons publiques.—Les édiles plébéiens et les grands édiles patriciens.—Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer la porte de la maison de la meretrix Mamilia.—Des divers endroits où se pratiquait la Prostitution frauduleuse.—Les bains publics.—La femme du consul, aux bains de Teanum.—Luxe et corruption des bains de Rome.—Mélange des sexes dans les bains publics.—Le bain de Scipion.—Les balneatores et les aliptes.—Les débauchés de la cour de Domitien, aux bains publics.—Bains gratuits pour le bas peuple.—Bains de l’aristocratie et des gens riches.—Tolérance de la Prostitution des bains.—Les serviteurs et servantes des bains.—Les fellatrices et les fellatores.—Le fellateur Blattara et la fellatrice Thaïs.—Zoïle.—La pantomime des Attélanes.—Les cabarets.—Infamie attachée à leur fréquentation.—Description d’une popina romaine.—Le stabulum.—Les cauponæ et [30] les diversoria.—Visites domiciliaires nocturnes de l’édile.—Les caves des boulangeries.—Police édilitaire pour les lupanars.—Contraventions, amendes et peines afflictives.—A quoi s’exposait Messaline, en exerçant le meretricium dans un lupanar.—De l’installation d’une femme dans un mauvais lieu.—Les délégués de l’édile.—Heures d’ouverture et de fermeture des lupanars et autres mauvais lieux publics.—Les meretrices au Cirque.—La Prostitution des théâtres.—Les crieurs du théâtre.—La Prostitution errante.—Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par l’édilité, sous la protection d’Esculape pour les préserver des souillures des passants.—Impudicité publique des prostituées des carrefours et ruelles de Rome.—Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces femmes.—Le tribunal de l’édile.—Distinction établie par Ulpien, entre appeler et poursuivre.—Pouvoirs donnés par la loi aux pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la débauche.—Les adventores.—Les venatores.—La jeunesse d’Alcinoüs.—Les salaputii.—Le poëte Horace putissimum penem.—Les semitarii.—Adulter, scortator et mœchus.—Mœchocinædus et mœchisso.—Héliogabale aux lupanars.—Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices.—Costume des courtisanes.—Leur chaussure.—Leur coiffure.—Défense faite aux prostituées de mettre de la poudre d’or dans leurs cheveux.—Les cheveux bleus et les cheveux jaunes.—Costume national des prostituées de Tyr et de Babylone.—L’amiculum ou petit ami.—Galbanati, galbani et galbana.—La mitre, la tiare et le nimbe.—Origine de ces trois coiffures.—Défense faite aux mérétrices d’avoir des litières et des voitures.—Carmenta, inventrice des voitures romaines.—La basterne et la litière.—La cella et l’octophore.—Les lupanars ambulants.—La loi Oppia.

On ne saurait dire à quelle époque s’établit régulièrement à Rome la Prostitution légale, ni quand elle fut soumise à des lois de police, sous la juridiction spéciale des édiles. Mais il est probable que ces magistrats, dès le commencement de l’édilité, qui remontait à l’an de Rome 260, s’occupèrent [31] d’imposer certaines limites à la Prostitution des rues, et de lui tracer une sorte de jurisprudence dans l’intérêt du peuple. Malheureusement, il n’est resté de cette jurisprudence que des traits épars, douteux ou presque effacés, qui permettent toutefois d’en apprécier la sagesse et l’équité. On pourrait presque assurer qu’aucune des dispositions prévoyantes de la police moderne à l’égard des femmes de mauvaise vie n’avait été négligée par l’édilité romaine. Cette magistrature populaire avait reconnu qu’elle devait, en laissant à ces femmes dégradées la plus grande liberté possible, les empêcher d’exercer une sorte d’usurpation effrontée sur les femmes de bien; voilà pourquoi elle s’était attachée surtout à donner en quelque sorte à la Prostitution un caractère public, à lui infliger des marques distinctives, à la noter d’infamie aux yeux de tous, afin de lui ôter l’envie et les moyens de s’approprier indûment les priviléges de la vertu et de la pudeur. En ne tolérant pas qu’une courtisane pût être prise pour une matrone, on épargnait à la matrone l’injure de pouvoir être prise pour une courtisane. Le premier soin des édiles fut donc de forcer la courtisane à venir elle-même devant eux avouer sa profession infâme, en leur demandant le droit de s’y livrer ouvertement avec cette autorisation légale qu’on appelait licentia stupri. Telle est l’origine de l’inscription des filles publiques sur les registres de l’édile.

On ne possède, du reste, aucun renseignement [32] sur le mode de cette inscription: il paraît que toute femme qui voulait faire métier de son corps (sui quæstum facere), était tenue de se présenter devant l’édile et de lui déclarer ce honteux dessein, que l’édile essayait parfois de combattre par quelques bons conseils. Si cette femme persistait, elle se faisait enregistrer comme vouée désormais à la Prostitution; elle indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, le nom d’emprunt qu’elle choisissait dans son nouvel état, et même, s’il faut en croire un commentateur, le prix qu’elle adoptait une fois pour toutes comme tarif de son odieux commerce. Tacite dit, au livre II de ses Annales, que cette inscription chez l’édile était fort anciennement exigée des femmes qui voulaient se prostituer, et que le législateur avait pensé ne pouvoir mieux punir ces impudiques, que de les contraindre ainsi à prendre acte de leur déshonneur (more inter veteres recepto, qui satis pœnarum adversus impudicas in ipsâ professione flagitii credebant). Mais ce qui fut un frein dans les temps austères de la république, devint sous les empereurs un jeu et une dérision, puisqu’on vit alors des filles et des femmes de sénateurs réclamer de l’édile la licentia stupri. On comprend, d’ailleurs, quelle était l’utilité judiciaire de l’inscription. D’une part, on avait obtenu de la sorte une liste authentique de toutes les femmes qui devaient payer à l’État l’impôt de la Prostitution, le vectigal attaché comme une servitude à ce honteux [33] trafic; d’une autre part, dans tous les cas où une courtisane manquait au devoir de sa profession, dans les rixes, les querelles, les différends, les scandales, les contraventions, les délits de toute nature, auxquels cette honteuse profession donnait souvent lieu, on n’avait qu’à consulter les registres de l’édile, pour trouver l’état civil de la personne mise en cause. On savait de la sorte, non-seulement le véritable nom de la coupable ou de la victime, mais encore son nom de guerre, luparium nomen, sous lequel on la connaissait dans le monde de la débauche. Plaute, dans son Pœnulus, parle de ces créatures avilies qui changeaient de nom pour faire un indigne commerce de leur corps (namque hodie earum mutarentur nomina, facerentque indignum genere quæstum corpore). Il n’était pas moins nécessaire de consigner sur les registres le taux que chacune fixait pour sa marchandise, car le savant Pierrugues a recueilli ce fait, si étrange qu’il soit, dans son Glossarium eroticum: qu’on allait devant l’édile débattre la valeur et le payement d’une Prostitution, comme s’il se fût agi d’un pain ou d’un fromage (tanquam mercedis annonariæ, de pretio concubitûs jus dicebat ædilis). La tâche de l’édile était donc multiple et souvent bien délicate, mais l’édile suffisait à tout.

L’inscription d’une courtisane sur les registres de la licentia stupri était indélébile, et jamais une femme qui avait reçu cette tache ne pouvait s’en [34] laver ni la faire disparaître. Elle avait beau renoncer à sa scandaleuse profession et se faire à elle-même une espèce d’amende honorable, en vivant chastement, en se mariant, en mettant au jour des enfants semi-légitimes, il n’y avait pas de pouvoir social ou religieux qui eût le droit de la réhabiliter entièrement et de rayer son nom dans les archives de la Prostitution légale. Elle restait, d’ailleurs, comme nous l’avons déjà dit, stigmatisée par la note d’infamie, qu’elle avait méritée à une époque quelconque de sa vie, sous l’empire de la nécessité, de la misère ou même de l’ignorance. Et pourtant, suivant l’observation du savant Douza, aussitôt que les meretrices quittaient le métier, elles s’empressaient de reprendre leur vrai nom et de laisser dans le lupanar le faux nom qu’elles avaient affiché sur leur écriteau. Un jurisconsulte, qui ne cite pas ses autorités, a prétendu que toute courtisane, au moment de son inscription, prêtait serment dans les mains de l’édile et jurait de n’abandonner jamais l’ignoble profession qu’elle acceptait librement, sans contrainte et sans répugnance; mais les malheureuses, liées par ce serment monstrueux, en auraient été relevées, lorsqu’une loi de Justinien (Novella LI) eut déclaré qu’un pareil serment contre les bonnes mœurs n’engageait pas l’imprudente qui l’aurait prêté. Ce vœu de Prostitution, que l’histoire offre plus d’une fois au point de vue religieux, entre autres chez les Locriens, dont les filles jurèrent de [35] se prostituer à la prochaine fête de Vénus, si leurs pères remportaient la victoire sur l’ennemi, ce vœu de Prostitution légale n’a rien d’invraisemblable et correspond même avec la note d’infamie qui en était la conséquence immédiate.

On s’est demandé pourquoi l’inscription matriculaire des meretrices se faisait chez l’édile plutôt que chez le censeur, qui avait dans ses attributions la surveillance des mœurs. Juste-Lipse, dans ses Commentaires sur Tacite, répond à cette question purement spéculative, en faisant remarquer que l’édile était chargé de la police intérieure des lupanars, des cabarets et de tous les lieux suspects qui servaient d’asile à la Prostitution. C’est au sujet de la juridiction édilitaire sur ces lieux-là, que Sénèque a pu dire: «Tu trouveras la vertu dans le temple, au forum, dans la curie, sur les murailles de la ville; la volupté, tu la trouveras, se cachant le plus souvent et cherchant les ténèbres, à l’entour des bains et des étuves, dans des endroits où l’on redoute l’édile (ad loca ædilem metuentia).» Juste-Lipse aurait dû ajouter, pour mieux expliquer la compétence de l’édile en matière de Prostitution, que l’édile devait surtout comprendre, dans les attributions de sa charge, la voie publique, via publica, qui appartenait essentiellement à la Prostitution et qui en était presque synonyme. «Personne ne défend d’aller et de venir sur la voie publique,» dit Plaute, faisant allusion à l’usage que chacun peut faire d’une [36] femme publique, en la payant bien entendu. (Quin quod, palam est venale, si argentum est, emas. Nemo ire quemquam publicâ prohibet viâ). L’édile avait donc la police de la rue et de tout ce qui pouvait être considéré comme étant de ses dépendances: ainsi, les lieux publics tombaient naturellement sous la juridiction absolue de l’édile.

D’abord, et Justin le dit expressément, les femmes qui s’adonnaient à la Prostitution sans s’être fait inscrire chez l’édile et sans avoir acheté ainsi le libre exercice de la profession impudique, étaient exposées à payer une amende et même à être chassées de la ville, quand on les avait surprises en flagrant délit; mais ordinairement, celles qui se trouvaient en faute, pourvu qu’elles fussent encore jeunes et capables de gagner quelque chose, attiraient à elles une âme charitable de lénon, qui se chargeait des frais de leur amende et de leur inscription, et qui, pour se rembourser de ses avances, les faisait travailler à son profit, en les enfermant dans un mauvais lieu. Les Prostitutions vagabondes, erratica scorta, n’étaient donc pas permises à Rome, mais il fallait bien fermer les yeux sur leur nombre et sur leurs habitudes variées, qui auraient exigé une armée de custodes pour garder les rues et les édifices, un sénat d’édiles pour juger les délits, et une foule de licteurs pour battre de verges les coupables et pour faire exécuter les condamnations. La ville de Rome offrait une multitude de temples, de colonnes, [37] de statues, de monuments publics, tels que des aqueducs, des thermes, des tombeaux, des marchés, etc., dont la disposition architecturale n’était que trop favorable aux actes de la Prostitution; il y avait, à chaque pas, une voûte sombre, sous laquelle se tapissait la nuit une prostituée ou un mendiant; tout endroit voûté (arcuarius ou arquatus) servait d’asile à la débauche errante, que personne n’avait droit de venir troubler, parce que tout le monde avait le droit de dormir en plein air, sub dio. On pourrait même inférer de plusieurs faits consignés dans l’histoire, que certains lieux écartés, dans le voisinage de certaines chapelles et de certaines statues, étaient le théâtre ordinaire de la Prostitution nocturne. C’est ainsi que Julie, fille d’Auguste, allait se prostituer dans un carrefour, devant une statue du satyre Marsyas, et la place où s’accomplissait cette espèce de sacrifice obscène était toujours occupée, dès que la nuit couvrait d’un dais étoilé la couche de pierre qui servait d’autel au hideux sacrifice. Il suffisait d’une statue de Priape ou de quelque dieu gardien, armé du fouet, du bâton ou de la massue, pour protéger toutes les turpitudes nocturnes qui venaient se réfugier sous ses auspices et s’abriter sous son ombre.

Ce n’était donc que rarement que l’édile usait de rigueur à l’égard des contraventions de cette nature; mais, en revanche, il exerçait quelquefois une police assez tracassière sur les maisons publiques qui [38] dépendaient de sa juridiction. Non-seulement il faisait des enquêtes continuelles pour rechercher les crimes qui pouvaient se commettre dans ces maisons soumises particulièrement à sa surveillance, mais il s’assurait souvent par lui-même que tout s’y passait d’une manière conforme aux règlements de l’édilité. Nous avons cité plus d’une fois les lieux suspects ou infâmes qui ressortissaient à la juridiction édilitaire: c’était dans ces lieux-là, que la Prostitution se cachait pour échapper à l’impôt, et que le lenocinium se livrait à ses plus basses négociations. L’édile, précédé de ses licteurs, parcourait les rues, à toute heure de jour et de nuit, pénétrait partout où sa présence pouvait être utile, et se rendait compte, par ses propres yeux, du régime intérieur de ces officines de débauche. Aussi, quand on annonçait de loin l’approche d’un édile, les femmes de mauvaise vie, les vagabondes, les joueurs, les esclaves en rupture de ban, les malfaiteurs de tout genre s’empressaient de lever le pied, et aussitôt les cabarets, les hôtelleries, les boutiques mal famées étaient vides. Cette police urbaine appartenait aux édiles plébéiens, sur qui reposait tout le poids de l’édilité active; les grands édiles patriciens, assis sur leur chaise curule, ne faisaient pas autre chose que de juger les causes qui leur étaient renvoyées par les tribuns, et qui rentraient dans leurs attributions purement administratives. Cette division de pouvoirs et de rôles s’établit naturellement vers l’an de Rome 388, quand [39] aux deux édiles plébéiens, le sénat ajouta deux édiles curules ou patriciens. Ceux-ci portaient seuls un habit distinctif, la robe prétexte, en laine blanche, bordée de pourpre, tandis que les autres n’étaient reconnaissables qu’à leurs licteurs ou plutôt à leurs appariteurs, sorte d’huissiers qui marchaient devant eux et qui leur faisaient ouvrir les portes, en énonçant les noms et qualités de l’édile; car un édile ne pouvait pénétrer dans une maison particulière, qu’en vertu de sa charge et pour en accomplir les devoirs. On parla beaucoup à Rome de la déconvenue d’un édile curule, à qui une courtisane eut l’audace de tenir tête, et qui n’eut pas l’avantage devant les tribuns du peuple. Aulu-Gelle rapporte cet arrêt mémorable tel qu’il l’avait trouvé dans un livre d’Atteius Capito, intitulé Conjectures. A. Hostilius Mancinus, édile curule, voulut s’introduire, pendant la nuit, chez une meretrix, nommée Mamilia; celle-ci refusa de le recevoir, quoiqu’il déclinât son nom et fît valoir ses prérogatives; mais il était seul, sans licteurs; il ne portait pas la robe prétexte, et, de plus, il n’avait rien à faire comme édile dans cette maison. Il s’irrita de rencontrer tant d’obstacles de la part d’une fille publique; il menaça de briser les portes et il essaya de le faire. Alors Mamilia, que ces violences ne déconcertaient pas, fit semblant de ne pas reconnaître l’édile, et lui jeta des pierres du haut d’un balcon (de tabulato). L’édile fut blessé à la tête. Le lendemain, il cita devant le peuple l’insolente [40] Mamilia, et l’accusa d’avoir attenté à sa personne. Mamilia raconta comment les choses s’étaient passées; comment l’édile, en effet, avait essayé d’enfoncer la porte, et comment elle l’en avait empêché à coups de pierres. Elle ajouta que Mancinus, sortant d’un souper, s’était offert à elle, pris de vin et une couronne de fleurs au front. Les tribuns approuvèrent la conduite de Mamilia, en déclarant que Mancinus, en se présentant, la nuit, à moitié ivre et couronné de fleurs, à la porte d’une courtisane, avait mérité d’être chassé honteusement. Ils lui défendirent donc de porter plainte devant le peuple, et la courtisane eut ainsi raison de l’édile.

A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA

A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA

Ce fait curieux prouverait que Mamilia demeurait dans une maison particulière qui échappait à la police des édiles; car, dans les lieux de libre pratique dépendant de leur autorité immédiate, on n’eût pas osé résister à ce point. Ainsi, ces magistrats renouvelaient-ils sans cesse leurs visites dans les bains et les étuves, dans les cabarets et les hôtelleries, dans les boutiques de boulanger, de boucher (lanii), de rôtisseur (macellarii), de barbier et de parfumeur. Ils auraient été certainement embarrassés de constater, de poursuivre et de punir tous les cas de Prostitution frauduleuse et prohibée, qu’ils rencontraient sur leur passage. C’était surtout dans les bains publics, que se cachaient les débauches les plus monstrueuses; et l’on peut dire que la Prostitution s’augmenta toujours à Rome, en proportion des [41] bains qu’on y créait. Publius Victor compte huit cents bains, tant grands que petits, dans l’enceinte de la ville. Et, comme on sait que les citoyens riches se faisaient un point d’honneur de fonder par testament une piscine ou une étuve destinée à l’usage du peuple, on n’est pas étonné de cette multitude de bains, parmi lesquels les plus considérables ne contenaient pas moins de mille personnes à la fois. Dans les temps austères de la République, le bain était entouré de toutes les précautions de pudeur et de mystère; non-seulement les sexes, mais encore les âges étaient séparés; un père ne se baignait pas avec son fils pubère, un gendre avec son beau-père; le service était fait par des hommes ou par des femmes, selon que le bain recevait exclusivement des femmes ou des hommes. Ces établissements n’étaient pas encore très-nombreux, et il y avait des heures réservées pour les hommes et pour les femmes, qui se succédaient dans les mêmes bassins, sans pouvoir jamais s’y rencontrer. Cicéron raconte que le consul étant allé à Teanum en Campanie, sa femme dit qu’elle voulait se baigner dans les bains destinés aux hommes. En effet, le questeur fit sortir des bains tous ceux qui s’y trouvaient, et, après quelques moments d’attente, la femme du consul put se baigner; mais elle se plaignit à son mari des retards qu’elle avait éprouvés, et aussi de la malpropreté de ces bains. Là-dessus, le consul ordonna de saisir M. Marius, l’homme le plus distingué de la ville, et de le [42] battre de verges sur la place publique, comme s’il fût responsable de la malpropreté des bains. Il est probable que la femme du consul avait signalé à son mari quelque fait plus grave, et ce qui le donne à penser, c’est que le même consul, passant à Ferentinum, s’informa aussi de la situation des bains publics, et en fut si mécontent, qu’il fit fouetter les questeurs de cette petite ville, où les hommes se déshonoraient, sous prétexte de se baigner.

Les bains de Rome ne tardèrent pas à ressembler à ceux que les Romains avaient trouvés en Asie: on y admit tous les genres de luxe et de corruption, presque sous les yeux de l’édile, qui était chargé d’y faire respecter les mœurs, et qui ne s’occupait que d’améliorations matérielles, imaginées pour les amollir et les corrompre davantage. D’abord, le bain devint commun pour les deux sexes, et quoiqu’ils eussent chacun leur bassin ou leur étuve à part, ils pouvaient se voir, se rencontrer, se parler, lier des intrigues, arranger des rendez-vous et multiplier les adultères. Chacun menait là ses esclaves, mâles ou femelles, eunuques ou spadones, pour garder les vêtements et pour se faire épiler, racler, parfumer, frotter, raser et coiffer. Ce mélange des sexes eut d’inévitables conséquences de Prostitution et de débauche. Les maîtres des bains avaient aussi des esclaves dressés à toute sorte de services, misérables agents d’impudicité, qui se louaient au public pour différents usages. Dans l’origine, les bains étaient si [43] sombres, que les hommes et les femmes pouvaient se laver côte à côte sans se reconnaître autrement que par la voix; mais bientôt on laissa la lumière du jour y pénétrer de toutes parts et se jouer sur les colonnes de marbre et les parois de stuc. «Dans ce bain de Scipion, dit Sénèque, il y avait d’étroits soupiraux plutôt que des fenêtres, qui souffraient à peine assez de clarté pour ne point outrager la pudeur; mais maintenant on dit que les bains sont des caves, s’ils ne sont pas ouverts de manière à recevoir par de grandes fenêtres les rayons du soleil.» Cette indécente clarté livrait la nudité aux yeux de tous, et faisait resplendir les mille faces de la beauté corporelle. Outre la grande étuve (sudatorium), outre les grandes piscines d’eau froide, d’eau tiède et d’eau chaude dans lesquelles on prenait le bain pêle-mêle, et autour desquelles on se mettait entre les mains des esclaves, balneatores et aliptes, l’établissement renfermait un grand nombre de salles où l’on se faisait servir à boire et à manger, un grand nombre de cellules où l’on trouvait des lits de repos, des filles et des garçons. Ammien Marcellin nous montre, dans un énergique tableau, les débauchés de la cour de Domitien, envahissant les bains publics et criant d’une voix terrible: «Où sont-ils? où sont-ils?» Puis, s’ils apercevaient quelque meretrix inconnue, quelque vieille prostituée, rebut de la plèbe des faubourgs, quelque ancienne louve au corps usé par la fornication, ils se jetaient dessus [44] tous ensemble, et ils la traitaient, cette malheureuse, comme une Sémiramis: Si apparuisse subito compererint meretricem, aut oppidanæ quondam prostibulum plebis, vel meritorii corporis veterem lupam, certatim concurrunt, etc. Les édiles veillaient à ce que ces scandales n’eussent pas lieu dans les bains qui avaient un poste de soldats au dehors, et qui permettaient à tous les désordres de s’y produire sans bruit, sans éclat, sans trouble. La Prostitution y avait donc un air décent et mystérieux.

Il en était des bains publics comme des lupanars: leur organisation intérieure variait suivant l’espèce de public qui les fréquentait. Ici, c’étaient des bains gratuits pour le bas peuple; là, c’étaient des bains à bon marché, puisque l’entrée ne coûtait qu’un quadrans, deux liards de notre monnaie; ailleurs, c’étaient des bains magnifiques, où l’aristocratie et les gens riches, fût-ce des affranchis, se rencontraient sur un pied d’égalité. Tous ces bains s’ouvraient à la même heure, à la neuvième, c’est-à-dire vers trois heures après midi; à cette heure-là, s’ouvraient aussi les lieux publics, les cabarets, les auberges, les lupanars. Tous ces bains se fermaient à la même heure aussi, au coucher du soleil: tempus lavandi, lit-on dans Vitruve, a meridiano ad vesperam est constitutum. Mais les lupanars seuls restaient ouverts toute la nuit. Le règne de la Prostitution légale, commencé en plein soleil, se prolongeait jusqu’au lendemain matin. Quant à la Prostitution des bains, [45] elle n’était que tolérée, et l’édile faisait semblant, autant que possible, de l’ignorer, pourvu qu’elle n’affectât point un caractère public. Les empereurs vinrent en aide à l’édilité, pour obvier aux horribles excès qui se commettaient dans tous les bains de Rome, où les deux sexes étaient admis. Adrien défendit rigoureusement ce honteux mélange d’hommes et de femmes; il ordonna que leurs bains fussent tout à fait séparés: Lavacra pro sexibus separavit, dit Spartien. Marc-Aurèle et Alexandre-Sévère renouvelèrent ces édits en faveur de la morale publique; mais, dans l’intervalle de ces deux règnes, l’exécrable Héliogabale avait autorisé les deux sexes à se réunir aux bains. Les serviteurs et les servantes de bains étaient, au besoin, les lâches instruments des récréations que les deux sexes y venaient chercher. Les matrones ne rougissaient pas de se faire masser, oindre et frotter, par ces baigneurs impudiques. Juvénal, dans sa fameuse satire des Femmes, nous représente une mère de famille qui attend la nuit pour se rendre aux bains, avec son attirail de pommades et de parfums: «Elle met sa jouissance à suer avec de grandes émotions, quand ses bras retombent lassés sous la main vigoureuse qui les masse, quand le baigneur, animé par cet exercice, fait tressaillir sous ses doigts l’organe du plaisir (callidus et cristæ digitos impressit aliptes) et craquer les reins de la matrone.» Un des commentateurs de Juvénal, Rigatius, nous explique les procédés malhonnêtes de ces [46] aliptes, avec une intelligence de la chose, qui se sert heureusement du latin: Unctor sciebat dominam suam hujusmodi titillatione et contrectatione gaudere. Il se demande ensuite à lui-même, le plus candidement du monde, si ce baigneur-là n’était pas un infâme sournois.

L’édile n’avait rien à voir là-dedans, si personne ne se plaignait. Les bains étaient des lieux d’asile pour les amours, comme pour les plus sales voluptés: «Tandis qu’au dehors, dit l’Art d’aimer d’Ovide, le gardien de la jeune fille veille sur ses habits, les bains cachent sûrement ses amours furtifs (celent furtivos balnea tuta jocos).» Les femmes devaient être plus intéressées que les hommes à conserver ces priviléges attachés aux bains publics: pour les unes, c’était un terrain neutre, un centre, un abri tutélaire, où elles pouvaient sans danger satisfaire leurs sens; pour les autres, c’était un marché perpétuel où la Prostitution trouvait toujours à vendre ou à acheter. Quoique les bains dussent être fermés la nuit, ils restaient ouverts en cachette pour les privilégiés de la débauche; tout était sombre au dehors, tout éclairé à l’intérieur, et les bains, les soupers, les orgies duraient toujours, presque sans interruption. Le lenocinium se pratiquait sur une vaste échelle dans ces endroits-là, et beaucoup venaient, sous prétexte de se baigner, spéculer sur la virginité d’une jeune fille ou d’un enfant, sinon chercher pour eux-mêmes le bénéfice de quelque atroce Prostitution. [47] L’habitude des bains développait chez les personnes des deux sexes, qui l’avaient prise avec une sorte de passion, les instincts et les goûts les plus avilissants; en se voyant nus, en voyant toutes ces nudités qui s’étalaient dans les postures les plus obscènes, en se sentant pressés et touchés par les mains frémissantes des baigneurs, ils contractaient insensiblement une rage de plaisirs nouveaux et inconnus, à la poursuite desquels ils consacraient leur vie entière; ils s’usaient et se consumaient lentement au milieu de cette impure Capoue des bains publics. C’était là que l’amour lesbien avait établi son sanctuaire, et la sensualité romaine renchérissait encore sur le libertinage des élèves de Sapho. Celles-ci se nommaient toujours Lesbiennes, quand elles n’ajoutaient rien aux préceptes de la philosophie féminine de Lesbos; mais elles prenaient le nom de fellatrices, quand elles réservaient à des hommes ces ignobles caresses dont leur bouche ne craignait pas de se souiller. Ce n’est pas tout: ces misérables femmes apprenaient leur art exécrable à des enfants, à des esclaves, qu’on appelait fellatores. Cette impureté se répandit tellement à Rome, qu’un satirique s’écriait avec horreur: «O nobles descendants de la déesse Vénus, vous ne trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos prières!» Martial, dans ses épigrammes, revient sans cesse sur cette abomination, qui faisait vivre une foule d’infâmes et qui n’empêchait pas l’édile de [48] dormir: nous n’oserions traduire l’épigramme flétrissante qu’il adresse à un de ces êtres vils, nommé Blattara; mais il nous est plus aisé de donner un à peu près honnête de celle qui regarde Thaïs, fellatrice à la mode en ce temps-là: «Il n’est personne dans le peuple, ni dans toute la ville, qui se puisse vanter d’avoir eu les faveurs de Thaïs, quoique beaucoup la désirent, quoique beaucoup la pourchassent. Pourquoi donc Thaïs est-elle si chaste? C’est que sa bouche ne l’est pas.» (Tam casta est, rogo, Thaïs? immò fellat.) Martial ne pardonne pas aux exécrables fellateurs qu’il trouve sur son chemin; il les déteste et les maudit tous dans la personne de Zoïle: «Tu dis que les poëtes et les avocats sentent mauvais de la bouche; mais le fellateur, Zoïle, pue bien davantage!» Cette infâme imagination de luxure s’était, sous les empereurs, tellement répandue à Rome, que Plaute et Térence, qui avaient fait pourtant allusion au vice des fellateurs, semblaient n’en avoir rien dit, et que dans les Attélanes, où la pantomime surpassa les plus grandes témérités du dialogue, les auteurs exprimaient sans cesse par un jeu muet les honteux mystères de l’art fellatoire.

Et cependant les édiles devaient rester aveugles en face de ces horribles débauches qui se produisaient presque sous leurs yeux! Ce n’était pas même la Prostitution proprement dite; ce n’en étaient que les préludes ou les accessoires; c’était surtout l’acte le plus caractéristique de l’esclavage, que de præbere [49] os, suivant l’expression usuelle qui se rencontre jusque dans les Adelphes de Térence; les édiles n’avaient donc pas à se mêler de la conduite individuelle des esclaves, excepté en ce qui concernait les meretrices. Il est remarquable que les ignobles artisans de ces débauches ne faisaient presque jamais partie du collége des courtisanes enregistrées. On ne les rencontrait donc pas dans les lupanars, mais dans les cabarets et dans tous les lieux suspects où l’on allait boire, manger, jouer ou dormir. Quiconque entrait en ces lieux-là, fréquentés par des gens perdus d’honneur, se voyait confondu avec eux ou dégradé à leur niveau, lors même qu’il ne se fût point abandonné à leurs vices ordinaires. Il suffisait de la présence d’un homme ou d’une femme dans une taverne (popina), pour que cette femme ou cet homme se soumît par là, en quelque sorte, à toute espèce d’outrages. Ainsi, le jurisconsulte Julius Paulus dit en propres termes dans le Digeste: «Quiconque se sera fait un jouet de mon esclave ou de mon fils, même du consentement de celui-ci, je serai censé avoir reçu une injure personnelle, comme si mon fils ou mon esclave eût été conduit dans un cabaret, comme si on l’eût fait jouer à un jeu de hasard.» L’injure et le dommage existaient, du moment où le jeune homme avait mis le pied dans le cabaret, car il n’était jamais sûr d’en sortir aussi pur, aussi chaste, qu’il y était entré. La police édilitaire surveillait soigneusement les cabarets, qui devaient [50] être fermés pendant la nuit et ne s’ouvrir qu’au point du jour: ils pouvaient recevoir toute sorte de gens, sans s’inquiéter de leurs hôtes, mais ils n’étaient point autorisés à leur donner un gîte, et ils renvoyaient leur monde, quand la cloche avait sonné dans les rues pour la fermeture des bains et de tous les lieux publics. Ce seul fait indique la disposition intérieure d’une popina romaine, qui se composait, en général, d’une petite salle basse au rez-de-chaussée, toute garnie d’amphores et de grandes jarres pleines de vin, sur le ventre desquelles on lisait l’année de la récolte et le nom du cru: au fond de cette salle, humide et obscure, qui ne recevait de jour que par la porte surmontée d’une couronne de laurier, une ou deux chambres très-resserrées servaient à la réception des hôtes qui s’y attablaient pour jouer et pour faire la débauche. Aucune apparence de lit, d’ailleurs, dans ces bouges infectés de l’odeur du vin et de celle des lampes: «Les auberges, dit Cicéron dans un passage qui établit clairement la différence de la popina et du stabulum, les auberges sont ses chambres à coucher; les tavernes, ses salles à manger.» On ne trouvait dans ces endroits-là, que des bancs, des escabeaux et des tables, qui favorisaient peu la Prostitution ordinaire.

Il fallait aller dans les cauponæ et les diversoria, pour y louer une chambre et un lit. Le diversorium n’était destiné qu’à recevoir des voyageurs, des étrangers, qui y passaient la nuit, sans y souper; la [51] caupona tenait, au contraire, de l’auberge et du cabaret: on y logeait et l’on y soupait. On ne manquait pas de compagnes et de compagnons, que le maître du lieu avait toujours en réserve pour l’usage de ses locataires. La Prostitution, dans ces maisons de passage, avait des allures plus décentes, des habitudes moins excentriques, et pourtant l’édile y venait souvent faire des visites nocturnes, pour rechercher les femmes de mauvaise vie qui auraient pu se soustraire à l’inscription sur les registres et celles qui se livraient hors des lupanars à l’exercice de leur métier. Elles s’enfuyaient à moitié nues; elles se cachaient dans le cellier derrière les amphores d’huile et de vin; elles se blottissaient sous les lits, lorsque l’appariteur de l’édile frappait à la porte de la rue, lorsque les licteurs déposaient leurs faisceaux devant la maison. L’objet de ces visites domiciliaires était surtout de punir les contraventions aux règlements, par de fortes amendes; aussi, comme le dit Sénèque, tous les lieux suspects craignaient-ils la justice de l’édile, et tous ces lieux-là étaient plus ou moins consacrés à la Prostitution. Sénèque, dans sa Vie heureuse, parle, avec dégoût, de ce plaisir honteux, bas, trivial, misérable, qui a pour siége et pour asile les voûtes sombres et les cabarets (cui statio ac domicilium fornices et popinæ sunt). L’édile visitait aussi les boulangeries et les caves qui en dépendaient. Dans ces caves, quelquefois profondes et séparées de la voie publique, on ne [52] se bornait pas à mettre des provisions de blé dans d’énormes vases de terre cuite, on ne se bornait pas à y faire tourner la meule par des esclaves: il y avait souvent des cellules souterraines où se réfugiait la Prostitution pendant le jour, aux heures où les lupanars étaient fermés et inactifs. Les meretrices, dit Paul Diacre, demeuraient d’ordinaire dans les moulins (in molis meretrices versabantur). Pitiscus, qui cite ce passage, ajoute que les meules et les filles se trouvaient dans des caves communiquant avec la boulangerie, de telle sorte que tous ceux qui entraient là n’y venaient pas pour acheter du pain; la plupart ne s’y rendaient que dans un but de débauche (alios qui pro pane veniebant, alios qui pro luxuriæ turpitudine ibi festinabant). C’était une Prostitution déréglée, que l’édile ne se lassait pas de poursuivre: il descendait souvent dans les souterrains où l’on écrasait le blé en le pilant ou en le moulant, et il y découvrait toujours une foule de femmes, non inscrites, les unes attachées au service des meules, les autres simples locataires de ces bouges ténébreux, au fond desquels la débauche semblait se dérober dans l’ombre à sa propre ignominie.

Les lupanars étaient également sous la surveillance immédiate des édiles; mais ceux-ci n’avaient point à s’occuper de ce qui s’y passait, pourvu qu’il n’y eût ni tumulte, ni rixe, ni scandale au dedans comme au dehors, pourvu que les portes en fussent ouvertes à la neuvième heure, c’est-à-dire à trois heures après [53] midi, et fermées le lendemain matin à la première heure. Le lénon ou la léna avait, pour ainsi dire, la délégation d’une partie des devoirs de l’édile, dans le régime de l’établissement. Comme ce lupanaire de l’un ou de l’autre sexe se chargeait de faire l’écriteau de chacune de ses femmes, c’était à lui que revenait naturellement le soin de vérifier l’inscription régulière de chacune sur les registres de l’édilité; il devait être responsable du délit, quand une ingénue ou citoyenne libre, quand une femme mariée et adultère, quand une fille au pouvoir de père ou de tuteur, quand une malheureuse enfant se prostituait de gré ou de force; car la loi Julia enveloppait dans la pénalité de l’adultère tous les complices qui l’auraient favorisé, même indirectement. Les maîtres et entrepreneurs de mauvais lieux avaient donc souvent à compter avec l’édile, d’autant plus que le lénocinium ne respectait rien, ni naissance, ni rang, ni âge, ni vertu. Toute infraction aux règlements donnait lieu à une amende, et les amendes de cette nature, que l’édile appliquait à sa volonté, étaient exigibles à l’instant même. Un retard de payement amenait sur les épaules du condamné une libérale provision de coups de verges. Cette fustigation s’exécutait en pleine rue, devant le lupanar, et ensuite le patient, après avoir payé l’amende, sortait tout meurtri des mains du licteur, pour aviser aux moyens de se rembourser à l’aide d’un nouveau trafic de Prostitution. Tout, au reste, pouvait être matière à réprimande [54] et à punition. Les maîtres de lupanar se sentaient trop à la discrétion de l’édile pour ne pas se ménager, en cas de malheur, quelque appui, quelque influence favorable; ils en trouvaient chez des sénateurs débauchés, auxquels ils réservaient les prémices de certains sujets de choix. L’édile lui-même n’était pas incorruptible, et le lénon savait par quel genre de présent on pouvait quelquefois le gagner et le rendre favorable.

Il serait difficile d’établir l’état des contraventions et des délits qui avaient lieu dans les lupanars de Rome; ce n’était pas sans doute l’édile qui se chargeait de les constater par lui-même; il se faisait représenter par des officiers subalternes. Ceux-ci allaient vérifier la gestion des lupanaires, écouter et recueillir les plaintes qui pouvaient s’élever contre eux, examiner les lieux, et relever surtout les listes des mérétrices en cellule. La préoccupation du législateur à l’égard de la débauche publique semble avoir été seulement d’empêcher la Prostitution des femmes patriciennes et des filles ingénues, et de poursuivre l’adultère jusque sous ce masque infâme. On ne devait admettre dans les lupanars ouverts sous la garantie de la loi, que des femmes à qui la loi ne défendait pas de se vendre et de se prostituer. Messaline, en exerçant le meretricium dans un lupanar, se donnait pour Lysisca, courtisane, dont elle avait pris le nom de débauche et qui probablement vaquait ailleurs à son métier. Messaline s’exposait [55] donc, sinon à être reconnue, du moins à se voir accusée d’usurpation de nom et de qualité; les filles inscrites chez l’édile ayant seules le droit d’exercer dans les lupanars. Sénèque, dans deux passages différents de ses Controverses, parle de l’installation d’une femme dans un mauvais lieu, sans indiquer les diverses formalités qu’elle était forcée de subir auparavant: «Tu t’es nommée meretrix, dit Sénèque; tu t’es assise dans une maison publique; un écriteau a été mis sur ta cellule; tu t’es livrée à tout venant.» Et ailleurs: «Tu t’es assise avec les courtisanes; tu t’es aussi parée pour plaire aux passants, parée des habits que le lénon t’a fournis; ton nom a été affiché à la porte; tu as reçu le prix de ta honte.» Il est certain que le lénon ne louait pas des habits et une cellule à toutes les femmes qui se présentaient pour le service public: elles étaient obligées, avant tout, de justifier de leur qualité et de produire même un certificat de meretrix, appelé licentia stupri. Un autre passage des Controverses de Sénèque laisserait entendre que ce certificat se délivrait dans le lupanar même, et que le lénon avait un registre où il inscrivait les noms de ses clientes: «Tu as été amenée dans un lupanar, dit Sénèque, tu y as pris ta place; tu as fait ton prix: l’écriteau a été dressé en conséquence. C’est là tout ce qu’on peut savoir de toi. D’ailleurs, je veux ignorer ce que tu nommes une cellule et un obscène lit de repos.» Les délégués de l’édile ne se faisaient [56] pas scrupule, au besoin, d’exiger de plus grands détails et d’interroger les mérétrices elles-mêmes.

L’édile se montrait surtout très-sévère pour les infractions aux heures d’ouverture et de fermeture des lupanars; car ces heures avaient été fixées pour que les jeunes gens n’allassent pas dès le matin se fatiguer et s’énerver dans des lieux de débauche, au lieu de suivre les exercices gymnastiques, les études scolaires et les leçons civiques qui composaient l’éducation romaine. Le législateur avait voulu aussi que la chaleur du jour fût un obstacle à la Prostitution et que ceux qu’elle accablerait ne fussent pas tentés de chercher un surcroît de sueurs et de lassitude. Il n’y avait d’exception, pour les heures assignées à la libre pratique des lieux et des plaisirs publics, que les jours de fête solennelle, quand le peuple était invité aux jeux du Cirque. Ces jours-là, la Prostitution se transportait là où était le peuple, et tandis que les lupanars restaient fermés et déserts dans la ville, ceux du Cirque s’ouvraient en même temps que les jeux; et sous les gradins où se pressait la foule des spectateurs, les lénons organisaient des cellules et des tentes, où affluait de toutes parts une procession continuelle de courtisanes et de libertins qu’elles avaient attirés à leur suite. Pendant que les tigres, les lions et les bêtes féroces mordaient les barreaux de leurs cages de fer; pendant que les gladiateurs combattaient et mouraient; pendant que l’assemblée ébranlait l’immense édifice [57] par un tonnerre de cris et de battements de mains, les meretrices, rangées sur des siéges particuliers, remarquables par leur haute coiffure et par leur vêtement court, léger et découvert, faisaient un appel permanent aux désirs du public et n’attendaient pas, pour les satisfaire, que les jeux fussent achevés. Ces courtisanes quittaient sans cesse leur place et se succédaient l’une à l’autre pendant toute la durée du spectacle. Les portiques extérieurs du Cirque ne suffisant plus à cet incroyable marché de Prostitution, tous les cabarets, toutes les hôtelleries du voisinage regorgeaient de monde. On comprend que ces jours-là la Prostitution était absolument libre, et que les appariteurs de l’édile n’osaient pas s’enquérir de la qualité des femmes qui faisaient acte de meretrix. Voilà pourquoi Salvien disait de ces grandes orgies populaires: «On rend un culte à Minerve dans les gymnases; à Vénus, dans les théâtres;» et ailleurs: «Tout ce qu’il y a d’impudicités se pratique dans les théâtres; tout ce qu’il y a de désordres, dans les palestres.» Isidore de Séville, dans ses Étymologies, va plus loin, en disant que théâtre est synonyme de Prostitution, parce que dans le même lieu, après la fin des jeux, les meretrices se prostituent publiquement. (Idem vero theatrum, idem et prostibulum, eo quod post ludos exactos meretrices ibi prosternerentur). Les édiles n’avaient donc pas à s’occuper de la Prostitution des théâtres, comme si cette Prostitution faisait partie nécessaire [58] des jeux qu’on donnait au peuple. Généralement, d’ailleurs (on peut du moins le supposer d’après plusieurs endroits de l’Histoire Auguste), les théâtres étaient exploités par une espèce de femmes qui logeaient sous les portiques et dans les galeries voûtées de ces édifices; elles avaient pour lénons ou pour amants les crieurs du théâtre, qu’on voyait circuler sans cesse de gradin en gradin pendant la représentation; ces crieurs ne se bornaient pas à vendre au peuple ou à lui distribuer gratis, aux frais du grand personnage qui donnait les jeux, de l’eau et des pois chiches: ils servaient principalement de messagers et d’interprètes pour lier les parties de débauche. C’est donc avec raison que Tertullien appelait le cirque et le théâtre les consistoires des débordements publics, consistoria libidinum publicarum.

Il est probable que l’édile, malgré son autorité presque absolue sur la voie publique, ne troublait pas trop la Prostitution errante; on ne voit nulle part, dans les poëtes et les moralistes qui parlent de ce genre abject de Prostitution, l’apparence d’une mesure répressive ou préventive. L’édile se bornait sans doute à faire observer les règlements relatifs au costume, et il punissait sévèrement les mérétrices inscrites qui s’aventuraient dans les rues avec la robe longue et les bandelettes des matrones; mais il ne devait pas surveiller de fort près les mœurs de la voie publique, quand la nuit les couvrait d’un [59] voile indulgent. La voie publique appartenait à tous les citoyens; chacun en avait la libre disposition, et chacun y trouvait protection en se plaçant sous la sauvegarde du peuple. Il eût donc été difficile d’empêcher un citoyen d’user de sa liberté individuelle en pleine rue. Ainsi, l’édilité, à l’époque de sa plus grande puissance, n’avait aucune action coercitive contre les passants qui souillaient de leur urine les murs extérieurs des maisons et des monuments; elle recourut alors, dans l’intérêt de la salubrité de Rome, à l’intervention du dieu Esculape, et elle fit peindre deux serpents, aux endroits que l’habitude avait plus particulièrement consacrés à recevoir le dépôt des immondices et des urines. Ces serpents sacrés écartaient la malpropreté, qui ne se fût pas abstenue devant l’édile en personne, et qui n’avait garde de commettre une profanation, puisque le serpent était l’emblème du dieu de la médecine. Il n’y avait malheureusement pas de serpent que la Prostitution vagabonde eût à redouter sous les voûtes et dans les coins obscurs où elle se réfugiait, dès que la rue devenait sombre et moins fréquentée. Pitiscus, qui n’avance pas un fait sans l’entourer de preuves tirées des écrits ou des monuments de l’antiquité, nous représente les prostituées de Rome, celles de la plus vile espèce, occupant la nuit les carrefours et les ruelles étroites de la ville, appelant et attirant les passants et ne se conduisant pas avec plus de pudeur que les chiens qui le jour tenaient la place: [60] Quos in triviis venereis nodis cohærere scribit Lucretius. L’édile ne pouvait que reléguer ces turpitudes dans des quartiers mal famés, où les honnêtes gens ne pénétraient jamais et qui n’avaient pour habitants que des voleurs, des mendiants, des esclaves fugitifs et des femmes de mauvaise vie. La police évitait de remuer cette fange de la population, et il fallait un vol, un meurtre, un incendie, pour que les officiers de l’édile descendissent au fond de ces repaires. La voie publique, dans les faubourgs et aux abords des murailles de la ville, était donc le théâtre nocturne des plus hideuses impuretés. C’est là que Catulle rencontra un soir cette Lesbie, qu’il avait aimée plus que lui-même, plus que tous les siens; mais s’il la reconnut, combien elle était changée, et quel horrible métier elle pratiquait impunément dans l’ombre! Il se détourna, indigné, les yeux obscurcis par les larmes et souhaitant n’avoir rien vu; puis, cette plainte s’exhala de son cœur de poëte:

Illa Lesbia quam Catullus unam
Plus quam se atque suos amavit omnes,
Nunc in quadriviis et angiportis
Glubit magnanimos Remi nepotes!

Si l’édile laissait en paix les malheureuses instigatrices de l’immoralité publique, il se mêlait encore moins de la conduite de leurs complices ordinaires; il n’avait pas, d’ailleurs, de censure à exercer sur les mœurs, et il se gardait bien de porter atteinte aux [61] priviléges des citoyens romains, sous prétexte de faire respecter la pudeur de la rue. Il recevait seulement, à cet égard, les réclamations qui lui étaient adressées, et il citait directement devant sa chaise curule ceux qui avaient donné lieu à ces réclamations. Elles étaient quelquefois fort graves; par exemple, lorsqu’une mère de famille se plaignait d’avoir été insultée et traitée comme une courtisane, c’est-à-dire suivie et appelée dans la rue. L’édile avait alors à examiner si, par son costume, sa démarche ou ses gestes, la matrone pouvait avoir motivé une méprise injurieuse, et si l’auteur de l’insulte pouvait arguer de son ignorance et de sa bonne foi. En général, les femmes qui eussent été en droit de porter plainte au tribunal de l’édile préféraient s’épargner le scandale d’un débat semblable, et ne pas avoir à comparaître en public pour faire condamner l’insulteur, surtout si elles se sentaient répréhensibles au point de vue de leur toilette; car il suffisait d’une tunique un peu trop courte, d’une coiffure trop haute, et de la nudité du cou, des épaules ou de la gorge, pour justifier un appel ou une provocation. «Appeler et poursuivre sont deux choses bien différentes, dit Ulpien, au titre XV, De injuriis et famosis libellis; appeler, c’est attenter à la pudeur d’autrui par des paroles insinuantes; poursuivre, c’est suivre avec insistance, mais silencieusement.» Quand les libertins doutaient de la condition d’une femme qu’ils trouvaient sur leur chemin, et dont ils [62] convoitaient la possession, ils ne lui parlaient pas d’abord, mais ils la suivaient par derrière, jusqu’à ce qu’elle eût témoigné par un signe ou par un coup d’œil que la poursuite ne lui était pas injurieuse ni désagréable; ils se croyaient alors autorisés à lui adresser des propositions verbales. On n’accostait pas en pleine rue une femme étrangère, si elle n’avait pas répondu, de la voix, du geste ou du regard, à la première tentative d’appel, et cet usage resta dans les mœurs des villes romaines longtemps après que la corruption publique eut fait fléchir les rigueurs de la loi. «Cette fille qui lui parle publiquement, dit Prudentius dans ses quatrains moraux, il lui ordonne de s’arrêter au détour de la rue.» Les mérétrices seules étaient, pour ainsi dire, à la discrétion du premier venu; chaque passant avait le droit de les arrêter dans la rue et de leur demander une honteuse complaisance, comme si c’était une marchandise offerte à quiconque voulait la payer au taux fixé.

Hormis les cas où le sectateur (sectator), par libertinage ou par erreur, se permettait de poursuivre ou d’appeler une ingénue dont la démarche et l’habillement ne justifiaient pas ces attentats, la recherche des plaisirs de la débauche était absolument libre pour les hommes, sinon pour les jeunes gens. Ceux-ci seulement pouvaient être punis par leur père ou leur tuteur; car la loi admettait le renoncement à la paternité dans trois cas, où le père avait le droit, non-seulement de déshériter son fils, mais encore de le [63] chasser de la famille et de lui ôter son nom: premièrement, si ce fils couchait souvent hors de la maison paternelle; secondement, s’il s’adonnait à des orgies infâmes, et, en dernier lieu, s’il se plongeait dans de sales plaisirs. C’était donc le père qui, en certaines circonstances, réunissait dans sa main les pouvoirs de l’édile et du censeur contre son fils débauché. Le tuteur avait également une partie de la même autorité, à l’égard de son pupille. Mais les jeunes gens n’étaient pas les seuls provocateurs et sectateurs de la Prostitution; les hommes d’un âge mûr, les plus graves, les plus barbus, se trouvaient souvent compris dans cette foule impure, qui n’attendait pas la nuit pour se ruer à la débauche. L’édile eût souvent rougi des grands noms et des nobles caractères, qu’il aurait pu découvrir sous les capes de ces coureurs de mauvais lieux! Il y avait aussi bien des catégories diverses parmi ces impudiques qui formaient l’armée active de la Prostitution: les uns se nommaient adventores, parce qu’ils allaient au-devant des femmes et des filles qui leur semblaient d’un commerce facile; les autres se nommaient venatores, parce qu’ils pourchassaient, sans avoir l’argent à la main comme les précédents, tout ce qui leur promettait une proie nouvelle; on appelait Alcinoi juventus (jeunesse d’Alcinoüs) ces beaux efféminés, qui se promenaient nonchalamment par la ville, en habit de fête, frisés, parfumés, parés, en cherchant des yeux çà et là ce qui pouvait réveiller [64] leurs désirs, épuisés par une nuit d’excès. Les salaputii étaient de petits hommes très-ardents, très-lubriques, qui ne payaient pas d’apparence, mais qui avaient quelque motif de se dire les héritiers d’Hercule. Le poëte Horace se vantait d’être un des mieux partagés dans la succession, et l’empereur Auguste l’avait surnommé, à cause de cela, putissimum penem, qu’il traduisait lui-même par homuncionem lepidissimum (le plus drôle de petit bout d’homme)! Les semitarii étaient des espèces de satyres, aux larges épaules, au cou épais et nerveux, aux bras robustes, au regard timide, à l’air sournois: ils allaient se poster en embuscade dans les chemins creux, sur la lisière des bois, au milieu des champs, et là ils guettaient le passage de quelque misérable prostituée; ils s’emparaient d’elle, de vive force, et malgré ses cris, malgré ses efforts, ils en avaient toujours bon marché. Comme ils ne s’adressaient qu’à des femmes réputées communes, la loi des Injures ne pouvait leur être appliquée, et la malheureuse, en se relevant toute meurtrie et toute poudreuse, ne trouvait que des rires et des quolibets pour se consoler de sa mésaventure. Enfin, tout homme marié qui entrait dans un lupanar devenait un adultère (adulter); celui qui fréquentait les lieux de débauches était un scortator; celui qui vivait familièrement avec des courtisanes, qui mangeait avec elles et qui se déshonorait dans leur compagnie, s’appelait mœchus. Cicéron accuse Catilina de s’être [65] fait une cohorte prétorienne de scortateurs; le poëte Lucilius dit qu’un homme marié qui commet une infidélité à l’égard de sa femme porte aussi la peine de l’adultère, puisqu’il est adultère de nom; et un vieux scoliaste de Martial donne à entendre que le mot adulter s’appliquait à un adultère par accident ou par occasion, tandis que le mot mœchus exprimait surtout l’habitude, l’état normal de l’adultère. La langue latine aimait les diminutifs autant que les augmentatifs; elle avait donc augmenté le substantif mœchus en créant mœchocinædus, qui comprenait dans un seul mot plusieurs sortes de débauches; elle avait en même temps cherché le diminutif du verbe mœchor, en disant mœchisso, qui signifiait à peu près la même chose, avec un peu plus de délicatesse. Mais la langue grecque, d’où mœchus avait été tiré, possédait dix ou douze mots différents, formés de la même souche, pour exprimer les nuances et les variétés de μοιχεύω et de μοιχὁς.

Tout homme qui se respectait encore ne se rendait aux lieux de Prostitution, que le visage caché et la tête enveloppée dans son manteau. Personne n’avait, d’ailleurs, à lui demander compte du déguisement qu’il jugeait à propos de prendre. Ainsi, quand Héliogabale allait la nuit visiter les mauvais lieux de Rome, il n’y entrait que couvert d’une cape de muletier, pour n’être pas reconnu: Tectus cucullione mulionico, ne agnosceretur, ingressus, dit Lampridius. L’édile lui-même ne se fût pas permis [66] de lever ce capuchon, qui lui eût montré l’empereur; mais il faisait observer très-rigoureusement, surtout pendant le jour et sur la voie publique, les ordonnances somptuaires qui défendaient, aux mérétrices inscrites ou brevetées, l’usage de la stole ou robe longue, des bandelettes de tête, des tuniques de pourpre, et même, en divers temps, des broderies et des joyaux d’or. Ces ordonnances du sénat furent renouvelées par les empereurs, à plusieurs époques, et leur application trouva parfois de la mollesse ou du relâchement dans le pouvoir des édiles, qui ne punissaient pas également toutes les contraventions. Ainsi, voyait-on souvent au théâtre et au cirque les grandes courtisanes, vêtues comme des reines, étincelantes d’or et de pierreries; elles ne se soumettaient pas aisément à porter des toges ou tuniques jaunes et des dalmatiques à fleurs: «Qui porte des vêtements fleuris, dit Martial, et qui permet aux mérétrices d’affecter la pudeur d’une matrone vêtue de la stole?» Une femme qui se vouait à la Prostitution était déchue de la qualité de matrone, et elle renonçait elle-même à paraître en public avec la toge et les insignes des honnêtes femmes: son inscription sur les registres de l’édile la rendait indigne de la robe longue et ample, dite matronale. Aussi, Martial raille-t-il, à l’occasion de cadeaux envoyés à une prostituée (mœcham): «Vous donnez des robes d’écarlate et de pourpre violette à une fameuse courtisane! Voulez-vous lui donner le [67] présent qu’elle a mérité? Envoyez-lui une toge.» La toge, dans l’origine des institutions romaines, avait été commune aux deux sexes; mais, lorsque l’invasion des femmes étrangères dans la République eut nécessité l’adoption d’un vêtement particulier aux matrones, celles-ci prirent la stole, qui tombait à longs plis jusqu’aux talons et qui cachait si pudiquement la gorge, que les formes en étaient à peine accusées sous la laine ou sous le lin. La toge ou tunique sans manches resta le vêtement des hommes et en même temps des femmes qui avaient perdu les priviléges de leur sexe avec les droits et les honneurs réservés aux matrones. Telle était probablement la principale règle de costume, à laquelle les édiles tenaient la main.

Il y avait, en outre, bien des défenses et bien des prescriptions moins importantes concernant l’habillement des mérétrices, mais elles se modifièrent tant de fois, qu’il serait difficile de les fixer d’une manière générale et de leur assigner une époque certaine. La chaussure et la coiffure des courtisanes avaient été réglées comme leur vêtement; néanmoins, l’édilité se montrait moins rigoureuse au sujet de ces parties de leur toilette. Les matrones s’étant attribué l’usage du brodequin (soccus), les courtisanes n’eurent plus la permission d’en mettre, et elles furent obligées d’avoir toujours les pieds nus dans des sandales ou des pantoufles (crepida et solea), qu’elles attachaient sur le cou-de-pied avec des courroies [68] dorées. Tibulle se plaît à peindre le petit pied de sa maîtresse, comprimé par le lien qui l’emprisonne: Ansaque compressos colligat arcta pedes. La nudité des pieds, chez les femmes, était un indice de Prostitution, et leur éclatante blancheur faisait de loin l’office du lénon, puisqu’elle attirait les regards et les désirs. Parfois, leurs sandales ou leurs pantoufles étaient entièrement dorées: Auro pedibus induto, a dit Pline, en parlant de cette splendide marque de déshonneur. Parfois, pour imiter la couleur de l’or, elles se contentaient de chaussure jaune, quoique cette chaussure eût été primitivement celle des nouveaux mariés: «Portant un brodequin jaune à son pied blanc comme la neige,» a dit Catulle. Mais les nouveaux mariés se fussent bien gardés de mettre des sandales ou des pantoufles, et les courtisanes n’eussent point osé porter la couleur jaune en brodequins.

Les matrones avaient aussi adopté une coiffure qu’elles ne laissèrent point usurper par les courtisanes: c’était une large bandelette blanche, qui servait à la fois de lien et d’ornement à la chevelure. Cette bandelette fut probablement, dans les temps héroïques de Rome, une réminiscence de celle qui ornait la tête des génisses et des brebis offertes en sacrifice aux divinités. La matrone se présentait elle-même, en guise de victime, aux autels de la Pudeur, comme pour rappeler que le culte des dieux générateurs, à une époque reculée, avait reçu en offrande le tribut de la [69] virginité. Ce ne furent pas les courtisanes, mais les femmes chastes qui s’arrogèrent le droit de ceindre de bandelettes leurs cheveux lissés et brillants; on permit aux vierges la bandelette simple, qui les faisait reconnaître, et la bandelette double resta exclusivement l’apanage des matrones: «Loin d’ici! s’écrie Ovide dans l’Art d’aimer, loin, bandelettes minces (vittæ tenues), insigne de la pudeur! Loin, tunique longue, qui couvre la moitié des pieds!» Cette stole ou longue robe (insista), ordinairement bordée de pourpre dans le bas, ne caractérisait pas moins la matrone romaine que ces bandelettes qui encadraient si gracieusement une chevelure noire et qui en retenaient derrière la tête les anneaux tressés. Hormis ces bandelettes simples ou doubles, les courtisanes étaient libres de prendre la coiffure qui leur plaisait le mieux. Nous avons dit qu’elles s’enveloppaient la tête avec leur palliolum, demi-mantelet d’étoffe; qu’elles abaissaient un capuce sur leur visage, tandis que les matrones se montraient partout à visage découvert et la tête nue, pour faire entendre qu’elles n’avaient rien à se reprocher, et qu’elles ne rougissaient pas sous les regards du public, leur juge perpétuel. Ces fières Romaines, pendant plusieurs siècles, auraient cru se déshonorer en cachant leur chevelure, en la teignant, en la poudrant, en dénaturant sa couleur noire; elles ne se résignaient même à la diviser en tresses qui venaient s’enrouler sur le sommet de la tête ou sur les [70] tempes, que pour se distinguer des jeunes filles non mariées (innuptæ), que leur chevelure frisée ou bouclée avait fait surnommer cirratæ. Les courtisanes ne se privèrent pas de copier les différents genres de coiffures adoptées par les matrones et les cirratæ, mais elles en changèrent l’aspect par les nuances variées qu’elles donnaient à leurs cheveux: tantôt elles les teignaient en jaune avec du safran, tantôt en rouge avec du jus de betterave, tantôt en bleu avec du pastel; quelquefois elles affaiblissaient seulement l’éclat de leurs cheveux d’ébène, en les frottant avec de la cendre parfumée; puis, lorsque les empereurs se firent une espèce d’auréole divine en semant de la poudre d’or dans leurs cheveux, les courtisanes furent les premières à s’approprier une mode qu’elles regardaient comme leur appartenant, et elles trônèrent vis-à-vis des Césars, dans les fêtes publiques et les jeux solennels, le front ceint d’une chevelure dorée, comme les déesses dans les temples. Mais leur divinité ne dura pas longtemps, et la poudre d’or leur fut interdite; elles remplacèrent cette poudre par une autre, faite avec de la gaude, qui brillait moins au soleil, mais qui était plus douce à l’œil. Celles que la couleur bleue avait séduites se poudrèrent à leur tour avec du lapis pulvérisé: «Que tous les supplices du Ténare punissent l’insensé qui fit perdre à tes cheveux leur nuance naturelle! s’écrie Properce aux genoux de sa maîtresse. Rends-moi souvent heureux, ma Cynthie; [71] à ce prix, tu seras belle et toujours assez belle à mes yeux. De ce qu’une folle se peint en bleu le visage et la chevelure, s’ensuit-il que ce fard embellisse?» L’édile faisait la guerre aux chevelures dorées chez les courtisanes; mais il ne les empêchait pas de faire teindre leurs cheveux en bleu ou en jaune, il les y encourageait même, car c’étaient là leurs couleurs distinctives (cærulea et lutea): le bleu, par allusion à l’écume marine, qui avait engendré Vénus, et à certains poissons qui étaient nés en même temps qu’elle; le jaune, par allusion à l’or, qui était le véritable dieu de leur industrie malhonnête.

Les édiles auraient eu trop à faire, s’il leur eût fallu constater, juger et punir toutes les contraventions somptuaires que se permettaient les mérétrices; ils fermaient les yeux sur une foule de petits délits de ce genre, qu’on pardonnait à la coquetterie féminine. Mais, en général, les femmes inscrites n’avaient aucun intérêt à se faire passer pour des matrones, et elles préféraient suivre des modes étrangères qui leur étaient propres et qui les signalaient de loin à l’attention de leur clientèle. C’est ainsi qu’elles portaient plus volontiers des vêtements qui n’avaient pas même de nom dans la langue romaine: babylonici vestes et sericæ vestes. On appelait babylonici vestes des espèces de dalmatiques traînant sur les talons et agrafées par devant, faites en étoffes peintes, bariolées, à fleurs, à broderies et de mille couleurs. Les courtisanes de Tyr et de Babylone [72] avaient apporté à Rome ce costume national, cette antique livrée de la Prostitution. On appelait sericæ vestes d’amples robes en tissu de soie, si léger et si transparent, que, selon l’expression d’un témoin oculaire, elles semblaient inventées pour faire mieux voir ce qu’elles avaient l’air de cacher. Les courtisanes de l’Inde ne s’habillaient pas autrement, et au milieu de la gaze, on les voyait absolument nues. «Vêtements de soie, dit avec indignation le chaste auteur du Traité des bienfaits, vêtements de soie, si tant est qu’on puisse les nommer des vêtements, avec lesquels il n’est aucune partie du corps que la pudeur puisse défendre, avec lesquels une femme serait fort embarrassée de jurer qu’elle n’est pas nue; vêtements qu’on dirait inventés pour que nos matrones ne puissent en montrer plus à leurs adultères dans la chambre à coucher, qu’elles ne font en public!» Sénèque en voulait particulièrement à cette mode asiatique, car il y revient encore dans ses Controverses: «Un misérable troupeau de servantes se donne bien du mal pour que cette adultère étale sa nudité sous une gaze diaphane, et pour qu’un mari ne connaisse pas mieux que le premier étranger venu les charmes secrets de sa femme.» Les robes babyloniennes, quoique plus décentes que les tissus de Tyr, qu’un poëte latin compare à une vapeur (ventus textilis), étaient plus généralement adoptées par les mérétrices; car il fallait être bien sûr de ses perfections cachées, pour en faire une montre aussi [73] complète. Cette impudique exhibition, dans tous les cas, n’avait rien à craindre des réprimandes de l’édile, et les femmes inscrites ou non, qui se permettaient ce costume aérien, ne se piquaient pas de singer les matrones. Il en était de même de celles qui s’habillaient à la babylonienne, avec des dalmatiques orientales qu’une personne honnête eût rougi de porter en public, et qui resplendissaient des plus vives couleurs: «Étoffes peintes, tissues à Babylone, dit Martial, et brodées par l’aiguille de Sémiramis.»

Les courtisanes qui se soumettaient docilement à la toge professionnelle y ajoutaient l’amiculum, manteau court, fait de deux morceaux, cousus par le bas et attachés sur l’épaule gauche avec un bouton ou une agrafe, de sorte qu’il y avait deux ouvertures ménagées pour passer les bras. Cet amiculum, dont le nom galant équivalut à petit ami, ne descendait pas au-dessous de la taille; il avait à peu près la même apparence que la chlamyde des hommes; il servait exclusivement aux femmes de mauvaise vie. Isidore de Séville, dans ses Étymologies, assure que ce vêtement était si connu par sa destination, qu’on faisait prendre l’amiculum à une matrone surprise en adultère, afin que cet amiculum attirât à lui une partie de l’opprobre qui rejaillissait sur la stole romaine. Ce mantelet, qui se nommait κυκλας (cyclas) en grec, et qui n’avait jamais paru malhonnête aux femmes grecques, fut sans doute apporté à [74] Rome par des hétaires, qui lui léguèrent leur infamie. La couleur de l’amiculum paraît avoir été blanche, puisque ce vêtement était de lin. Quant à la toge qu’on portait par-dessous, elle était presque toujours verte: cette couleur étant celle de Priape, dieu des jardins. Les commentateurs ont beaucoup écrit sur la nuance de ce vert: les uns l’ont fait pâle, les autres foncé; ceux-ci lui ont donné un reflet doré, ceux-là une nuance jaunâtre. Quoiqu’il en fût, ce vert-là (galbanus) avait été accaparé par les libertins des deux sexes, à tel point qu’on les désignait par le surnom de galbanati, habillés de vert; on appliquait l’épithète de galbani aux mœurs dissolues; on appelait galbana une étoffe fine et rase d’un vert pâle. Vopiscus nous représente un débauché, vêtu d’une chlamyde écarlate et d’une tunique verte à longues manches. Juvénal nous en montre un autre, habillé de bleu et de vert (cærulea indutus scutulata aut galbana rasa). Enfin, il s’était fait une telle affinité entre la couleur verte et celui qui la portait, que galbanatus était devenu synonyme de giton ou mignon.

Toutes les modes étrangères appartenaient de droit aux courtisanes qui avaient perdu le titre de citoyenne, et qui, d’ailleurs, venaient la plupart des pays étrangers. Leur coiffure d’apparat, car le capuce ou cuculle (cucullus) ne leur servait que le soir ou le matin, pour aller au lupanar et pour en sortir; la coiffure qu’elles portaient de préférence au théâtre et [75] dans les cérémonies publiques, où leur présence était tolérée; cette coiffure, qui leur fut longtemps particulière, témoignait assez que la Prostitution avait commencé en Orient, et que Rome lui laissait son costume national. On distinguait trois sortes de coiffure ou d’habillements de tête spécialement réservés aux mérétrices de Rome: la mitre, la tiare et le nimbe. Le nimbe paraît égyptien; c’était une bande d’étoffe plus ou moins large, qu’on ceignait autour du front pour en diminuer la hauteur. Les Romains, à l’exemple des Grecs, n’admiraient pas les grands fronts chez les femmes, et celles-ci cherchaient à dissimuler le leur, qui était plus élevé et plus proéminent que le front des femmes grecques. Le nimbe ou bandeau frontal était quelquefois chargé d’ornements en or, et ses deux bouts pendaient de chaque côté de la tête, comme les bandelettes qui descendent sur les mamelles d’un sphinx. La mitre venait évidemment de l’Asie-Mineure, de la Chaldée ou de la Phrygie, selon qu’elle était plus ou moins conique. La tiare venait de la Judée et de la Perse. Cette tiare, en étoffe de couleur éclatante, avait la forme d’un cylindre, et ressemblait aux dômes pointus des temples de l’Inde; la mitre, au contraire, affectait la forme d’un cône, et tantôt celle d’un casque ou d’une coquille. Telle était la mitre phrygienne, que les peintres ont attribuée par tradition au berger troyen Pâris jugeant les trois déesses et donnant la pomme à Vénus. Ces souvenirs mythologiques justifiaient [76] assez l’adoption de ce bonnet recourbé, comme emblème de la liberté du choix et du plaisir. Quant à la mitre pyramidale, elle avait deux pendants comme le nimbe, avec une bordure autour du front; après avoir été l’insigne des anciens rois de Perse et d’Assyrie, elle couronnait encore d’une royauté impudique les courtisanes de Rome, qui régnaient mitrées ou nimbées (nimbatæ et mitratæ) aux représentations du théâtre et aux jeux du cirque, sans payer d’amende au censeur ni à l’édile. Plus tard, le nom de cette coiffure orgueilleuse devint pour elles un sobriquet méprisant.

Mais les édiles, qui souffraient que les mérétrices fussent vêtues, coiffées et chaussées comme les reines de Tyr et de Ninive, tenaient la main pourtant à ce qu’elles n’eussent pas de litière ni aucune espèce de voiture. Les matrones avaient seules le droit de se faire porter par des véhicules, des chevaux ou des esclaves, et elles se montraient fort jalouses de ce privilége. Dans les premiers siècles de Rome, elles se servaient déjà d’une voiture grossière dont l’invention était attribuée à Carmenta, mère d’Evandre; et comme cette voiture, sorte de charrette fermée, montée sur roues, rendait de grands services aux femmes grosses incapables de marcher, son inventrice fut déifiée et chargée de présider aux accouchements. Les Romains, en ce temps-là, ne toléraient pas même chez les femmes la mollesse et le luxe: le sénat interdit l’usage des voitures de Carmenta. Les femmes, [77] surtout celles qui se voyaient enceintes, protestèrent contre l’arrêt trop rigoureux du sénat et formèrent un pacte entre elles, en jurant de se refuser au devoir conjugal et de ne pas donner d’enfants à la patrie jusqu’à ce que cet arrêt fût annulé. Elles repoussèrent si impitoyablement leurs maris, que ceux-ci supplièrent le sénat de rapporter la malheureuse loi qui les privait de leurs femmes. Celles-ci, satisfaites de leur triomphe, en firent honneur à la déesse Carmenta, et lui érigèrent un temple sur le penchant du mont Capitolin. Depuis cet événement mémorable, dont Grævius a recueilli plusieurs versions dans ses Antiquités Romaines, les matrones restèrent en possession de leurs voitures, qui avaient perdu leurs roues et qui, au lieu de rouler sur le pavé inégal, étaient doucement portées par des hommes ou par des chevaux. Ces voitures étaient de deux espèces, la basterne (basterna) et la litière (lectica); la première, soutenue sur un brancard que deux mules transportaient à petits pas, formait une sorte de cabinet suspendu, fermé et vitré: «Précaution excellente, dit le poëte qui nous fournit cette description, pour que la chaste matrone, allant à travers les rues, ne soit pas profanée par le regard des passants.» La litière, également couverte et fermée, était portée à bras d’hommes. Il y en eut de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis la chaise, cella, qui ne pouvait servir qu’à une personne, jusqu’à l’octophore qui se balançait sur les [78] épaules de huit porteurs. Dans l’une, la femme était assise; dans l’autre, elle était couchée sur des coussins, et elle avait souvent à ses côtés deux ou trois compagnes de route. Le luxe envahit les litières ainsi que tout ce qui contribuait à rendre la vie molle et voluptueuse: ces litières furent peintes, dorées en dehors, tapissées en dedans de fourrures et d’étoffes de soie. C’est alors que les courtisanes voulurent s’en emparer pour leur propre usage.

Elles y réussirent un moment, mais l’édile ne fit que se relâcher de sa sévérité, en admettant quelques exceptions accordées à la faveur et à la richesse. Sous plusieurs empereurs, on vit les fameuses mérétrices en litière. Ces privilégiées ne se contentèrent pas de la litière fermée, qui passait silencieusement dans les rues sans laisser voir ce qu’elle contenait. On perfectionna ce mode de transport: l’intérieur devint une véritable chambre à coucher, et, suivant l’expression d’un commentateur, ce furent des lupanars ambulants. Il y avait, en outre, des litières ouvertes, à rideaux, dans lesquelles l’œil du passant plongeait avec convoitise. Parfois, les rideaux de cuir ou d’étoffe étaient tirés, mais la femme en soulevait le coin pour voir et pour être vue. Le relâchement des mœurs avait multiplié les litières à Rome et en même temps les avantages qu’en retirait la Prostitution élégante. Les matrones elles-mêmes ne s’étonnaient plus qu’on les confondit avec les courtisanes: «Alors nos femmes, les matrones romaines, [79] dit tristement Sénèque, s’étalaient dans leurs voitures comme pour se mettre à l’encan!» Les unes cherchaient ainsi les aventures; les autres allaient au rendez-vous. La litière s’arrêtait à l’angle d’une place ou dans une rue écartée; les porteurs la déposaient à terre et faisaient le guet à l’entour; cependant la portière s’était entr’ouverte, et un bel adolescent avait pénétré dans ce sanctuaire inviolable. On ignorait toujours si la litière était vide ou occupée. Les courtisanes, d’ailleurs, donnaient l’exemple aux matrones; on ne les rencontrait pas seulement en voiture fermée, on les voyait partout en chaise découverte, in patente sella, dit Sénèque. Un scoliaste de Juvénal fait preuve d’imagination plutôt que de critique, en avançant que les filles qui se prostituaient en voiture s’appelaient sellariæ, par opposition aux cellariæ, qui étaient les habituées cellulaires des lupanars. Juvénal ne dit pas même qu’on entrait dans la chaise de Chione, quand on avait un caprice de passage; il dit au contraire: «Tu hésites à faire descendre de sa chaise à porteur la belle Chione!» Mais Pierre Schœffer, dans son traité De re vehiculari, est d’avis qu’en certaines circonstances la voiture se changeait en lieu mobile de Prostitution. Ce fut sans doute pour cette raison que Domitien défendit l’usage de la litière non-seulement aux mérétrices inscrites, mais même à toutes les femmes notées d’infamie (probrosis feminis).

MESSALINE.

MESSALINE.

Les édiles eurent encore d’autres prohibitions à [80] faire exécuter à l’égard de ces femmes-là; car il est certain qu’à différentes époques la pourpre et l’or leur furent interdits. Mais le règlement de police s’usait bientôt contre la ténacité d’un sexe qui aime la toilette et qui supporte difficilement des privations de coquetterie. Plusieurs antiquaires veulent qu’il y ait eu une loi à Rome, par laquelle l’usage des ornements d’or et d’étoffes précieuses était absolument défendu aux femmes de mauvaise vie, excepté dans l’intérieur des lieux de débauche et pour l’exercice de leur métier à huis clos. Si cette loi exista, elle ne fut pas longtemps en vigueur ou du moins elle reçut de fréquentes atteintes, car les poëtes nous représentent souvent les courtisanes vêtues de pourpre et ornées de joyaux. Ovide, dans le Remède d’amour, n’a pas l’air de se souvenir des lois somptuaires, en décrivant la toilette d’une courtisane ou du moins d’une femme de plaisir: «Les pierreries et l’or la couvrent tout entière, tellement que sa beauté est la moindre partie de sa valeur.» Plaute, dans une de ses comédies, met en scène une mérétrice dorée, mais il semble dire que c’est chose nouvelle à Rome: Sed vestita, aurata, ornata, ut lepide! ut concinne! ut nove! Juvénal nous dépeint une courtisane d’hôtellerie, la tête nue environnée d’un nimbe d’or (quæ nudis longum ostendit cervicibus aurum); et pourtant, il fait évidemment allusion au privilége qu’avaient les matrones de porter seules des pierreries et des boucles d’oreilles, dans ces vers où il dit [81] qu’une femme qui a des émeraudes au cou et des perles aux oreilles se permet tout et ne rougit de rien:

Nil non permittit mulier, sibi turpe putat nil,
Cum virides gemmas collo circumdedit et cum
Auribus externis magnos commisit elenchos.

Apulée confirme le témoignage de Juvénal: «L’or de ses bijoux, l’or de ses vêtements, ici filé, là travaillé, annonçait tout d’abord que c’était une matrone.» On sait néanmoins que la loi Oppia avait interdit la pourpre à toutes les femmes, pour la réserver aux hommes. Néron renouvela cette interdiction, qui ne fut levée définitivement que sous le règne d’Aurélien; mais elle aurait toujours subsisté pour les courtisanes et pour les femmes réputées infâmes, dans l’opinion d’un savant italien, Santinelli, qui n’a pas pris garde que les anciens avaient plusieurs sortes de pourpre, et qu’une seule, la plus éclatante, était l’insigne du pouvoir. La pourpre plébéienne ou violette ne fut certainement pas comprise dans les lois d’interdiction, que les empereurs d’Orient restreignirent, en les exagérant, à la pourpre impériale (purpura). Ferrarius, dans son traité De re vestiaria, prétend, pour accorder ces autorités contradictoires, que les courtisanes avaient la permission de porter de l’or et de la pourpre sur elles, même en public, pourvu que la pourpre ne fût point appliquée par bandes à leurs vêtements, pourvu que l’or ne s’enroulât pas en bandelettes dans leurs cheveux. [82] Il vaut mieux croire que les règlements somptuaires relatifs aux courtisanes subirent de fréquentes variations, dépendant tantôt du sénat, tantôt de l’empereur, tantôt de l’édile, et qu’il suffisait de l’influence d’une de ces souveraines d’un jour ou plutôt du crédit d’un de leurs amants pour faire abandonner d’anciens usages qui reprenaient force de loi sous une autre influence plus honorable. A Rome, comme dans toutes les villes où la Prostitution fut soumise à des ordonnances de police, les femmes de mauvaise vie, quoique tolérées et autorisées, furent en butte à des mesures de rigueur qui ressemblaient souvent à des persécutions, mais qui avaient toujours pour objet de réprimer des excès et de corriger des abus dans les mœurs publiques.

Décoration

CHAPITRE XIX.

Sommaire.—La Prostitution élégante.—Les bonnes mérétrices.—Leurs amants.—Différence des grandes courtisanes de Rome et des hétaires grecques.—Cicéron chez Cythéris.—Les preciosæ et les famosæ.—Leurs amateurs.—La voie Sacrée.—Promenades des courtisanes.—Promenades des matrones.—Cortége des matrones.—Ce que dit Juvénal des femmes romaines.—Ogulnie.—Portrait de Sergius, le favori d’Hippia, par Juvénal.—Le gladiateur obscène de Pétrone.—Les suppôts de Vénus Averse.—Ce qu’à Rome on appelait plaisirs permis.—Langue muette du meretricium.—Le doigt du milieu.—Le signum infame.—Pourquoi le médius était voué à l’infamie chez les Grecs.—La chasse à l’œil et le vol aux oreilles.—Les gesticulariæ.—Pantomime amoureuse.—Réserve habituelle du langage parlé de Rome.—De la langue érotique latine.—Frère et sœur.—La sœur du côté gauche et le petit frère.—Des écrits érotiques et sotadiques ou molles libri.—Bibliothèque secrète des courtisanes et des débauchés.—Les livres lubriques de la Grèce et de Rome détruits par les Pères de l’Église.

Il y avait à Rome une Prostitution qui ne relevait certainement des édiles en aucune manière, [84] pourvu qu’elle n’usurpât point les prérogatives vestiaires des matrones. C’était la Prostitution que l’on pourrait nommer voluptueuse et opulente, celle que la langue latine qualifiait de bonne (bonum meretricium). Les femmes qui la desservaient se nommaient aussi bonnes mérétrices (bonæ mulieres), pour désigner la perfection du genre; ces courtisanes, en effet, pouvaient bien être inscrites sur les registres de l’édilité, comme étrangères, comme affranchies, comme musiciennes, mais elles n’avaient pas d’analogie avec les malheureuses esclaves de l’incontinence publique; on ne les rencontrait jamais, à la neuvième heure du jour, la tête enveloppée d’un palliolum ou cachée sous un capuchon, courant au lupanar ou cherchant aventure; jamais on ne les surprenait, dans les rues et les carrefours, en flagrant délit de débauche nocturne; jamais on ne les trouvait dans les hôtelleries, les tavernes, les bains publics, les boulangeries et autres lieux suspects; jamais enfin, quoiqu’elles fussent notées d’infamie comme les autres, on ne rougissait pas de se montrer en public avec elles et de se déclarer leur amant, car elles avaient la plupart des amants privilégiés, amasii ou amici, et ces amants étaient, en quelque sorte, des manteaux plus ou moins brillants qui cachaient leurs amours mercenaires. Elles formaient l’aristocratie de la Prostitution; et, de même que dans la Grèce, elles exerçaient à Rome une immense action sur les modes, sur les mœurs, sur [85] les arts, sur les lettres et sur toutes les circonstances de la vie patricienne. Mais, dans aucun cas, elles n’avaient d’empire sur la politique et sur les affaires de l’État; elles ne se mêlaient pas, ainsi que les hétaires grecques, des choses publiques et du gouvernement; elles vivaient toujours en dehors du forum et du sénat; elles se contentaient de l’influence que leur donnaient leur beauté et leur esprit dans le petit monde de la galanterie, monde parfumé, élégant et corrompu, dont Ovide rédigea le code sous le titre de l’Art d’aimer, et qui eut pour poëtes historiographes Properce, Catulle et une foule d’écrivains érotiques, que l’antiquité semble avoir par pudeur condamnés à l’oubli.

Ces courtisanes en renom ressemblaient aux hétaires d’Athènes, autant que Rome pouvait ressembler à la ville de Minerve; autant que le caractère romain pouvait se rapprocher du caractère athénien. Mais les descendants d’Évandre étaient trop fiers de leur origine et trop pénétrés de la majesté du titre de citoyen romain, pour accorder à des femmes, à des étrangères, à des infâmes, si aimables qu’elles fussent d’ailleurs, un culte d’admiration et de respect. Une courtisane qui aurait voulu prendre et qui aurait pris de l’autorité sur un sénateur consulaire, sur un magistrat, sur un chef militaire, eût déshonoré celui qui se serait soumis à cette honteuse dépendance, à cette ridicule sujétion. Les hommes d’Etat les plus graves, les plus austères, ne se privaient [86] pas du plaisir de fréquenter les courtisanes et de se mêler aux mystères de leur intimité; Cicéron lui-même soupait chez Cythéris, qui avait été esclave avant d’être affranchie par Eutrapelus, et qui devint la maîtresse favorite du triumvir Antoine. Mais ces rapports continuels qui avaient lieu entre les courtisanes et les personnages les plus considérables de la république restaient ordinairement circonscrits dans l’intérieur d’une maison de plaisance, d’une villa, où ne pénétrait pas l’œil curieux du peuple. Dans les rues, à la promenade, au cirque, au théâtre, si les courtisanes à la mode, les précieuses et les fameuses (famosæ et preciosæ) paraissaient entourées d’une troupe d’amateurs (amatores) empressés, c’étaient de jeunes débauchés, qui faisaient honte à leur famille, c’étaient des affranchis, que leur richesse mal acquise n’avait pas lavés de la tache d’esclavage; c’étaient des artistes, des poëtes, des comédiens, qui se mettaient volontiers au-dessus de l’opinion; c’étaient des lénons déguisés, qui recherchaient naturellement les meilleures occasions de trafic et de lucre. Ainsi, chez les Romains, la courtisane la plus triomphante ne voyait autour d’elle que des gens mal famés, excepté dans les soupers et les comessations, où elle réunissait parfois les premiers citoyens de Rome, qui abusaient, à huis clos, des licences de la vie privée.

Il fallait aller, le soir, sur la voie Sacrée, ce rendez-vous [87] quotidien du luxe, de la débauche et de l’orgueil, pour voir combien était nombreuse, et combien était brillante cette armée de courtisanes à la mode, qui occupaient Rome en ville conquise, et qui y faisaient plus de captifs et de victimes que n’en avaient fait les Gaulois de Brennus. Elles venaient là tous les jours faire assaut de coquetterie, de toilette et d’insolence, au milieu des matrones, qu’elles éclipsaient de leurs charmes et de leurs atours. Tantôt, elles se faisaient porter par de robustes Abyssins dans des litières découvertes, où elles étaient couchées indolemment, à demi nues, un miroir d’argent poli à la main, les bras chargés de bracelets, les doigts de bagues, la tête inclinée sous le poids des boucles d’oreilles, du nimbe et des aiguilles d’or; à leurs côtés, de jolies esclaves rafraîchissaient l’air avec de grands éventails en plumes de paon; devant et derrière les litières, marchaient des eunuques et des enfants, des joueurs de flûte et des nains bouffons, qui formaient cortége. Tantôt, assises ou debout dans des chars légers, elles dirigeaient elles-mêmes les chevaux avec rapidité, et cherchaient à se dépasser l’une l’autre, comme si elles luttaient de vitesse dans la carrière. Souvent, elles montaient de fins coursiers, qu’elles conduisaient avec autant d’adresse que d’audace; ou de belles mules d’Espagne, qu’un nègre menait par la bride. Les moins riches, les moins ambitieuses, les moins turbulentes allaient à pied, toutes [88] élégamment vêtues d’étoffes bariolées en laine ou en soie, toutes coiffées avec art, leurs cheveux nattés formant des diadèmes blonds ou dorés, entrelacés de perles et de joyaux; les unes jouaient avec des boules de cristal ou d’ambre pour se tenir les mains fraîches et blanches; les autres portaient des parasols, des miroirs, des éventails, quand elles n’avaient pas des esclaves qui les leur portassent, mais chacune avait au moins une servante qui la suivait ou qui l’accompagnait comme un émissaire indispensable. Ces courtisanes, on le voit, n’étaient pas toutes sur le même pied de fortune et de distinction, mais elles se ressemblaient par ce seul point, qu’elles ne figuraient pas sur les registres de l’édile, et qu’elles se trouvaient ainsi exemptes des règlements de police relatifs à la Prostitution, car elles n’avaient pas un prix taxé, un nom de guerre inscrit et reconnu, en un mot, le droit d’exercer leur métier dans les lupanars publics. Elles se gardaient bien de demander à l’édile la dégradante licentia stupri, mais elles ne se faisaient pas faute de se vouer à la Prostitution, comme si elles en avaient obtenu licence. On ne les inquiétait pas toutefois à cet égard, à moins qu’elles n’insultassent trop ouvertement à la juridiction édilitaire, en se livrant sans choix (sine delectu), dans les lieux publics, à des œuvres de débauche vénale.

Ces mérétrices faciles abondaient sur la voie Sacrée, et, si l’on en croit Properce, elles ne s’en éloignaient [89] pas beaucoup, pour donner satisfaction au passant qui leur faisait signe: «Oh! que j’aime bien mieux, dit-il dans ses élégies, cette affranchie qui passe la robe entr’ouverte, sans crainte des argus et des jaloux; qui use incessamment avec ses cothurnes crottés le pavé de la voie Sacrée, et qui ne se fait pas attendre si quelqu’un veut aller à elle! Jamais elle ne différera, jamais elle ne te demandera indiscrètement tout l’argent qu’un père avare regrette souvent d’avoir donné à son fils; elle ne te dira pas: J’ai peur, hâte-toi de te lever, je t’en prie!» (Nec dicet: Timeo! propera jam surgere, quæso!) Cette coureuse de la voie Sacrée, on le voit, gagnait sa vie en plein jour, sans trop se soucier de l’édile et des lois de police. Properce semble même indiquer qu’elle prenait à peine la précaution de s’écarter de la voie Sacrée, qui commençait à l’Amphithéâtre et conduisait au Colisée, en longeant le temple de la Paix et la place de César. Il y avait aux alentours du Colisée assez de bocages et de bois, sacrés ou non, dans lesquels l’amour errant ne rencontrait qu’un peuple de statues et de termes qui ne le troublaient pas. D’ailleurs, les bains, les auberges, les cabarets, les boulangeries, les boutiques de barbier, offraient des asiles toujours ouverts à la Prostitution anonyme, dont la voie Sacrée était le rendez-vous général. Les matrones y venaient aussi, la plupart en litière ou en voiture, surtout à certaines époques où elles avaient obtenu le privilége exclusif des [90] chaises et des litières (sellæ et lecticæ); elles n’affectaient pas, dans ces temps de corruption inouïe, une tenue beaucoup plus décente que celle des courtisanes de profession; elles étaient, comme celles-ci, étendues sur des coussins de soie, dans un costume, que ne rendaient pas moins immodeste les bandelettes de leur coiffure et la pourpre de leur stole à longs plis flottants, entourées d’esclaves et d’eunuques portant des éventails pour chasser les mouches, et des bâtons pour éloigner la foule. Ces matrones, ces héritières des plus grands noms de Rome, ces épouses, ces mères de famille, devant lesquelles la loi s’inclinait avec vénération, s’étaient bien relâchées, sous les empereurs, des vertus chastes et austères de leurs ancêtres. Celles qui paraissaient dans la voie Sacrée, pour y étaler la pompe de leur toilette et l’attirail de leur cortége, avaient souvent pour objet de choisir un amant ou plutôt un vil et honteux auxiliaire de leur lubricité. «Leurs servantes laides et vieilles, dit M. Walkenaer dans sa belle Histoire de la vie d’Horace, s’écartaient complaisamment à l’approche de jeunes gens efféminés (effeminati), dont les doigts étaient chargés de bagues, la toge toujours élégamment drapée, la chevelure peignée et parfumée, le visage bigarré par ces petites mouches, au moyen desquelles nos dames, dans le siècle dernier, cherchaient à rendre leur physionomie plus piquante. On remarquait aussi, dans ces mêmes lieux, des hommes, dont la [91] mise faisait ressortir les formes athlétiques et qui semblaient montrer avec orgueil leurs forces musculaires. Leur marche rapide et martiale offrait un contraste complet avec l’air composé, les pas lents et mesurés de ces jeunes jouvenceaux, aux cheveux soigneusement bouclés, aux joues fardées, jetant de côté et d’autre des regards lascifs. Ces deux espèces de promeneurs n’étaient le plus souvent que des gladiateurs et des esclaves; mais certaines femmes d’un haut rang choisissaient leurs amants dans les classes infimes, tandis que leurs jeunes et jolies suivantes se conservaient pures contre les attaques des hommes de leur condition, et ne cédaient qu’aux séductions des chevaliers et des sénateurs.»

Nous avons rapporté en entier ce morceau pittoresque, dont le savant académicien a pris les traits dans Martial, Aulu-Gelle, Cicéron, Sénèque et Horace; mais nous regrettons l’absence de beaucoup de détails de mœurs, que Juvénal, l’implacable Juvénal, aurait pu ajouter à cette peinture des promenades de Rome: «Nobles ou plébéiennes, s’écrie Juvénal dans sa terrible satire contre les Femmes, toutes sont également dépravées. Celle qui foule la boue du pavé ne vaut pas mieux que la matrone portée sur la tête de ses grands Syriens. Pour se montrer aux jeux, Ogulnie loue une toilette, un cortége, une litière, un coussin, des suivantes, une nourrice, et une jeune fille à cheveux blonds, chargée de prendre ses ordres. Pauvre, elle prodigue à [92] d’imberbes athlètes ce qui lui reste de l’argenterie de ses pères: elle donne jusqu’aux derniers morceaux... Il en est que charment seuls les eunuques impuissants et leurs molles caresses, et leur menton sans barbe; car elles n’ont pas d’avortement à préparer.» Les satires de Juvénal et de Perse sont remplies des prostitutions horribles que les dames romaines se permettaient presque publiquement, et dont les héros étaient d’infâmes histrions, de vils esclaves, de honteux eunuques, d’atroces gladiateurs. Juvénal fait un affreux portrait de Sergius, le favori d’Hippia, épouse d’un sénateur: «Ce pauvre Sergius avait déjà commencé à se raser le menton (c’est-à-dire atteignait quarante-cinq ans), et ayant perdu un bras, il était bien en droit de prendre sa retraite. En outre, sa figure était couverte de difformités; c’était une loupe énorme, qui, affaissée sous le casque, lui retombait sur le milieu du nez; c’étaient de petits yeux éraillés qui distillaient sans cesse une humeur corrosive. Mais il était gladiateur: à ce titre, ces gens-là deviennent des Hyacinthe, et Hippia le préfère à ses enfants, à sa patrie, à sa sœur et à son époux. C’est donc une épée que les femmes aiment.» Il faut voir dans Pétrone le rôle abominable que joue le gladiateur obscène; mais le latin seul est assez osé pour exprimer tous les mystères de la débauche romaine. «Il y a des femmes, dit ailleurs Pétrone, qui prennent leurs amours dans la fange, et dont les sens ne s’éveillent qu’à la vue d’un esclave, [93] d’un valet de pied à robe retroussée. D’autres raffolent d’un gladiateur, d’un muletier poudreux, d’un histrion qui étale ses grâces sur la scène. Ma maîtresse est de ce nombre: elle franchit les gradins du sénat, les quatorze bancs de chevaliers, et va chercher au plus haut de l’amphithéâtre l’objet de ses feux plébéiens.»

La voie Sacrée, les portiques, la voie Appienne, et tous les lieux de promenade à Rome étaient donc fréquentés par les misérables agents de la Prostitution matronale, autant que par les courtisanes et les femmes de mœurs faciles, par les odieux suppôts de Vénus Averse (Aversa), autant que par les libertins de toutes les écoles et de tous les rangs. Mais, il faut bien le reconnaître, en présence de cette variété d’enfants et d’hommes dépravés qui faisaient montre de leur turpitude, les courtisanes semblaient presque honnêtes et respectables; elles n’étaient pas, d’ailleurs, aussi nombreuses ni aussi effrontées que ces impurs chattemites, que ces sales gitons, que ces impudiques spadones, que ces efféminés de tout âge, qui, frisés, parés, huilés, fardés comme des femmes, n’attendaient qu’un signe ou un appel pour se prêter à tous les plus exécrables trafics. Les lénons et les lènes ne manquaient pas de se trouver là sur pied, aux aguets, prompts et dociles aux démarches, aux négociations. Ils ne se bornaient pas à porter des tablettes et des lettres d’amour: ils servaient d’intermédiaires directs pour fixer un prix, pour désigner [94] un lieu de rendez-vous, pour lever les obstacles qui s’opposaient à une entrevue, pour fournir un déguisement, une cape de nuit, une chambre, une litière, tout ce qu’il fallait aux amants. A chaque instant, une vieille s’approchait d’un beau patricien et lui remettait en cachette des tablettes d’ivoire, sur la cire desquelles le style avait gravé un nom, un mot, un vœu: c’était une courtisane qui en voulait à ce noble et fier descendant des Caton et des Scipion. Tout à coup, un Nubien allait toucher l’épaule d’un mignon, remarquable par ses grandes boucles d’oreilles et par ses longs cheveux: c’était un vieux sénateur débauché qui appelait à lui cet homme métamorphosé en femme. Ailleurs, un robuste porteur d’eau, qui passait là par hasard, était convoité par deux grandes dames qui l’avaient remarqué simultanément, et qui se disputaient à qui ferait la première le sacrifice de son honneur à ce manant: «Si le galant fait défaut, dit Juvénal, qu’on appelle des esclaves; si les esclaves ne suffisent point, on mandera le porteur d’eau (veniet conductus aquarius).» Un geste, un regard, un mot: gladiateur, eunuque, enfant, se présentait et ne reculait devant aucune espèce de service. Et l’édile, que faisait l’édile, pendant que Rome se déshonorait ainsi à la face du ciel par les vices de ses habitants les plus considérables? Et le censeur, que faisait le censeur, pendant que les mœurs publiques perdaient jusqu’aux apparences de la pudeur? Le censeur et l’édile ne pouvaient [95] rien là où la loi se taisait, comme si elle eût craint d’en avoir trop à dire. On appelait plaisirs permis ou licites, à Rome païenne, tout ce que le christianisme rejeta dans le bourbier des plaisirs défendus. C’est donc en plaisantant que Plaute fait dire à un personnage de son Charençon (Curculio): «Pourvu que tu t’abstiennes de la femme mariée, de la veuve, de la vierge, de la jeunesse et des enfants ingénus, aime tout ce qu’il te plaît!» Catulle, dans le chant nuptial de Julie et de Manlius, nous montre le mariage comme un frein moral à de honteuses habitudes: «On prétend, dit le poëte de l’amour physique, que tu renonces à regret, époux parfumé, à tes mignons (glabris); nous savons que tu n’as jamais connu que des plaisirs permis; mais ces plaisirs-là, un mari ne saurait plus se les permettre (scimus hæc tibi, quæ licent sola cognita, sed marito ista non eadem licent).» Il n’y avait donc que la philosophie qui pouvait combattre les débordements de cette ignoble licence, qui ne rencontrait pas de digue dans la législation romaine.

Une partie des intrigues et des intelligences qui se nouaient sur la voie publique avait lieu par signes. On sait que la pantomime était un art très-raffiné et très-compliqué qui s’apprenait surtout au théâtre, et qui se perfectionnait selon l’usage qu’on en faisait. De là le talent merveilleux des courtisanes, dans ce qui constituait la langue muette du meretricium. Il y avait aussi les différents dialectes de la pantomime [96] amoureuse. Souvent l’expression la plus éloquente de cette langue lascive brillait ou éclatait dans un regard. Les yeux se parlaient d’autant mieux, qu’une excellente vue et une prodigieuse spontanéité d’esprit suivaient, devançaient même les éclairs de la prunelle. Si l’œil n’était pas compris par l’œil, les mouvements des lèvres et des doigts servaient de truchement plus intelligible, mais moins décent, entre des personnes qui eussent parfois rougi de faire usage de la parole. Ainsi, le signe adopté généralement par les sectateurs de la plus infâme débauche masculine consistait dans l’érection du doigt du milieu, à la base duquel les autres doigts de la main se groupaient en faisceau, pour figurer le honteux attribut de Priape. Suétone, dans la Vie de Caligula, nous représente cet empereur qui offre sa main à baiser, en lui donnant une forme et un mouvement obscènes (formatam commotamque in obscenum modum). Lampridius, dans la Vie d’Héliogabale, nous dit que ce monstrueux débauché ne se permettait jamais une parole indécente, lors même que le jeu de ses doigts indiquait une infamie (nec unquam verbis pepercit infamiam, quum digitis infamiam ostentaret). Ces gestes obscènes s’exécutaient avec une étonnante rapidité qui échappait d’ordinaire au regard des indifférents. On pourrait supposer, d’après plusieurs passages de l’Histoire d’Auguste, que le signum infame n’était pas toléré sous tous les empereurs, et que les plus célèbres par leurs désordres avaient [97] appliqué une pénalité sévère à ce signe de débauche, qui laissa au doigt du milieu le surnom de doigt infâme. Au reste, les Athéniens ne se montraient pas plus indulgents à l’égard de ce doigt, qu’ils nommaient catapygon, et qu’ils auraient eu honte de réhabiliter en lui confiant un anneau. Le médius avait été voué à l’infamie, en Grèce, parce que les villageois s’en servaient pour savoir si leurs poules avaient des œufs dans le ventre, ce qui donna naissance au verbe grec σκιμαλίζειν, inventé tout exprès pour qualifier le fait de ces villageois. «Moque-toi bien, Sextillus, dit Martial, moque-toi de celui qui t’appelle cinæde, et présente-lui le doigt du milieu.» La présentation de ce doigt indiquait à la fois la demande et la réponse, dans le langage tacite de ces honteux débauchés. Ils avaient encore un autre signe d’intelligence où le doigt du milieu changeait de rôle: ils portaient ce doigt à leur tête, soit au front, soit au crâne, et faisaient mine de se gratter: «Ce qui dénote l’impudique, dit Sénèque dans sa cinquante-deuxième lettre, c’est sa démarche, c’est sa main qu’il remue, c’est son doigt qu’il porte à sa tête, c’est son clignement d’yeux.» Juvénal nous autorise à supposer que ce grattement de la tête avec un doigt, avait remplacé, dans la langue du geste, l’élévation du médius hors de la main fermée: «Vois, dit-il, vois affluer de toutes parts à Rome, sur des chars, sur des vaisseaux, tous ces efféminés qui se grattent la tête d’un seul doigt (qui [98] digito scalpunt uno caput).» Mais les courtisanes parlaient plus volontiers de l’œil que du doigt, et rien n’égalait l’éloquence, la persuasion, l’attraction de leur regard oblique (oculus limus). Le grave rhéteur Quintilien veut que l’orateur, en certaines occasions, ait les regards baignés d’une douce volupté, obliques, et, pour ainsi dire, amoureux (venerei). Apulée, dans son roman érotique, peint une courtisane qui lance des coups d’œil obliques et mordants (limis atque morsicantibus oculis). C’était là ce que les courtisanes nommaient chasser à l’œil (oculis venari): «La vois-tu, dit le Soldat de Plaute, faire la chasse au courre avec les yeux, et la chasse au vol avec les oreilles? (Viden’ tu illam oculis venaturam facere atque aucupium auribus?

Ce langage muet, que les courtisanes excellaient partout à parler et à comprendre, était devenu si familier à toutes les femmes de Rome, que ces dernières n’en avaient pas d’autres pour les affaires de plaisir. Un vieux poëte latin compare cet échange rapide de regards, de gestes, de signes, entre une précieuse et ses amants, à un jeu de balle, dans lequel un bon joueur renvoie de l’un à l’autre la pelote qu’il reçoit de toutes mains: «Elle tient l’un, dit-il, et fait signe à l’autre; sa main est occupée avec celui-ci, et elle repousse le pied de celui-là; elle met son anneau entre ses lèvres et le montre à l’un, pour appeler l’autre; quand elle chante avec l’un, elle s’adresse aux autres en remuant le doigt.» Le [99] grand maître de l’art d’aimer, Ovide, dans son poëme écrit sur les genoux des courtisanes, et souvent sous leur dictée, a mis dans la bouche d’une de ses muses ces leçons de la pantomime amoureuse: «Regarde-moi, dit cette habile gesticularia, regarde mes mouvements de tête, l’expression de mon visage, remarque et répète après moi ces signes furtifs (furtivas notas). Je te dirai, par un froncement de sourcils, des paroles éloquentes qui n’ont que faire de la voix; tu liras ces paroles sur mes doigts, comme si elles y étaient notées. Quand les plaisirs de notre amour te viendront à l’esprit, touche doucement avec le pouce tes joues roses; s’il y a dans ton cœur quelque écho qui te parle de moi, porte la main à l’extrémité d’une oreille. O lumière de mon âme, quand tu trouveras bien ce que je dirai ou ferai, promène ton anneau dans tes doigts. Touche la table avec la main, à la manière de ceux qui font un vœu, lorsque tu souhaiteras tous les maux du monde à mon maudit jaloux.» Les poëtes sont pleins de ces dialogues tacites des amants, et Tibulle surtout vante l’habileté de sa maîtresse à parler par signes en présence d’un témoin importun, et à cacher de tendres paroles sous une ingénieuse pantomime (blandaque compositis abdere verba notis). Cette langue universelle était d’autant plus nécessaire à Rome, que souvent on n’aurait pu s’entendre autrement, car la plupart des courtisanes étaient étrangères et beaucoup ne trouvaient [100] pas à parler leur langue natale au milieu de cette population rassemblée de tous les pays de l’univers connu. Un grand nombre de ces femmes de plaisir n’avaient d’ailleurs reçu aucune éducation, et n’eussent pas su plaire en défigurant le latin de Cicéron et de Virgile, quoique, selon un poëte romain, l’amour ou le plaisir ne fasse pas de solécismes. Il y avait aussi, dans l’habitude du langage de Rome, une réserve singulière qui ne permettait jamais l’emploi d’un mot ou d’une image obscène. Les écrivains, poëtes ou prosateurs, même les plus graves, n’avaient garde de s’astreindre à cette chasteté d’expression, comme si l’oreille seule était blessée de ce qui n’offensait jamais les yeux. On évitait, dans la conversation la plus libre, non-seulement les mots graveleux, mais encore les alliances de mots qui pouvaient amener la pensée sur des analogies malhonnêtes. Cicéron dit que si les mots ne sentent pas mauvais, ils affectent désagréablement l’ouïe et la vue: «Tout ce qui est bon à faire, suivant le proverbe latin, n’est pas bon à dire (tam bonum facere quam malum dicere).»

La langue érotique latine était pourtant très-riche et très-perfectionnée; elle avait pris dans le grec tout ce qu’elle put s’approprier sans nuire à son génie particulier; elle se développait et s’animait sans cesse, en se prêtant à toutes les fantaisies libidineuses de ses poëtes amoureux; elle repoussait les néologismes barbares, et elle procédait plutôt par [101] figures, par allusions, par double sens, de sorte qu’elle faisait passer dans son vocabulaire celui de la guerre, de la marine et de l’agriculture. Elle n’avait, d’ailleurs, qu’un petit nombre de mots techniques, la plupart de racine étrangère, qui lui fussent propres, et elle préférait détourner de leur acception les mots les plus honnêtes, les plus usuels, pour les marquer à son cachet, au moyen d’un trope souvent ingénieux et poétique. Mais cette langue-là, qui ne connaissait pas de réticences dans les élégies de Catulle, dans les épigrammes de Martial, dans les histoires de Suétone, dans les romans d’Apulée, n’était réellement parlée que dans les réunions de débauche et dans les mystères du tête à tête. Il est remarquable que les courtisanes, les moins décentes dans leur toilette et dans leurs mœurs, auraient rougi de proférer en public un mot indécent. Cette pudeur de langage les empêchait de paraître souvent ce qu’elles étaient, et les poëtes, qui faisaient leur cour ordinaire, pouvaient s’imaginer qu’ils avaient affaire à des vierges. Les petits noms de tendresse que se donnaient entre eux amants et maîtresses n’étaient pas moins convenables, moins chastes, moins innocente, quand la maîtresse était une courtisane, quand l’amant était un poëte érotique. Celui-ci la nommait sa rose, sa reine, sa déesse, sa colombe, sa lumière, son astre; celle-ci répondait à ces douceurs, en l’appelant son bijou (bacciballum), son miel, son moineau (passer), son ambroisie, la prunelle [102] de ses yeux (oculissimus), son aménité (amœnitas), et jamais avec interjections licencieuses, mais seulement j’aimerai! (amabo), exclamation fréquente qui résumait toute une vie, toute une vocation. Dès que des rapports intimes avaient existé entre deux personnes de l’un et de l’autre sexe, dès que ces rapports commençaient à s’établir, on se traitait réciproquement de frère et sœur. Cette qualification était générale chez toutes les courtisanes, chez les plus humbles comme chez les plus fières. «Qui te défend de choisir une sœur?» dit une des héroïnes de Pétrone; et ailleurs, c’est un homme qui dit à un autre: «Je te donne mon frère.» Quelquefois, en désignant une maîtresse qu’on avait eue, on la nommait sœur du côté gauche (læva soror, dit Plaute), et une mérétrice donnait le nom badin de petit frère à quiconque faisait marché avec elle.

On ne saurait trop s’étonner de la décence, même de la pudibonderie du langage parlé, contraste perpétuel avec l’immodestie des gestes et l’audace des actes. De là cette locution qui revenait à tout propos dans le discours, en forme de conseil: Respectez les oreilles (parcite auribus). Quant aux yeux, on ne leur épargnait rien et ils ne se scandalisaient pas de tout ce qu’on leur montrait. Ils n’avaient donc pas de répugnance à s’arrêter sur les pages d’un de ces livres obscènes, de ces écrits érotiques ou sotadiques, en vers ou en prose, que les libertins de Rome aimaient à lire pendant la nuit (pagina nocturna, dit Martial). [103] C’était un genre de littérature très-cultivé chez les Romains, quoique peu goûté des honnêtes gens. Les auteurs de cette littérature, chère aux courtisanes, semblaient vouloir, par leurs ouvrages, se faire un nom dans les fastes de la débauche et honorer par là les dieux impudiques auxquels ils se consacraient. Mais ce n’étaient pas seulement des libertins de profession qui composaient ces livres lubriques (molles libri); c’étaient parfois les poëtes, les écrivains les plus estimés, qui se laissaient entraîner à ce dévergondage d’imagination et de talent; c’était ordinairement de leur part une sorte d’offrande faite à Vénus; c’était, en certains cas, un simple jeu littéraire, un sacrifice au goût du jour. «Pline, qui est généralement estimé, dit Ausone (dans le Centon Nuptial), a fait des poésies lascives, et jamais ses mœurs n’ont fourni matière à la censure. Le recueil de Sulpitia respire la volupté, et cette digne matrone ne se déridait pourtant pas souvent. Apulée, dont la vie était celle d’un sage, se montre trop amoureux dans ses épigrammes: la sévérité règne dans tous ses préceptes, la licence dans ses lettres à Cœrellia. Le Symphosion de Platon contient des poëmes qu’on dirait composés dans les mauvais lieux (in ephebos). Que dirai-je de l’Erotopægnion du vieux poëte Lævius, des vers satiriques (fescenninos) d’Ænnius? Faut-il citer Evenus, que Ménandre a surnommé le sage? Faut-il citer Ménandre lui-même et tous les auteurs comiques? Leur manière de vivre est austère, [104] leurs œuvres sont badines. Et Virgile, qui fut appelé Parthénie, à cause de sa chasteté, n’a-t-il pas décrit dans le huitième livre de son Énéide les amours de Vénus et de Vulcain, avec une indécente pudeur? N’a-t-il pas, dans le troisième livre de ses Géorgiques, accouplé aussi décemment que possible des hommes changés en bêtes?» Pline, pour s’excuser d’une débauche d’esprit qu’il n’avait pas l’air de se reprocher, disait: «Mon livre est obscène, ma vie est pure (lasciva est nobis pagina, vita proba).»

La bibliothèque secrète des courtisanes et de leurs amis devait être considérable, mais à peine est-il resté le nom des principaux auteurs qui la composaient. Chez les Romains de même que chez les Grecs, ce sont les érotiques qui ont eu le plus à souffrir des proscriptions de la morale chrétienne. Vainement la poésie demandait grâce pour eux; vainement ils se réfugiaient sous la protection éclairée et libérale des doctes amateurs de l’antiquité; vainement ils se perpétuaient de bouche en bouche dans la mémoire des voluptueux et des femmes galantes: le christianisme les poursuivait impitoyablement jusque dans les souvenirs de la tradition. Ils disparurent, ils s’effacèrent tous, à l’exception de ceux que protégeait, comme Martial et Catulle, l’heureux privilége de leur réputation poétique. Le scrupule religieux alla même jusqu’à déchirer bien des pages dans les œuvres des meilleurs écrivains. Les lettres latines ont perdu ainsi la plupart des poëtes de l’amour [105] païen, et cette destruction systématique fut l’œuvre des Pères de l’Église. Nous ne possédons plus rien de Proculus, qui, suivant Ovide, avait marché sur les traces de Callimaque; rien des orateurs Hortensius et Servius Sulpitius, qui avaient fait de si beaux vers licencieux; rien de Sisenna, qui avait traduit du grec les Milésiennes (Milesii libri) d’Aristide; rien de Mémonius et de Ticida, qui, au dire d’Ovide, ne s’étaient pas plus souciés de la pudeur dans les mots que dans les choses; rien de Sabellus, qui avait chanté les arcanes du plaisir, à l’instar de la poëtesse grecque Eléphantis; rien de Cornificius, ni d’Eubius, ni de l’impudent Anser, ni de Porcius, ni d’Ædituus, ni de tous ces érotiques qui faisaient les délices des courtisanes et des bonnes mérétrices de Rome. Les nouveaux chrétiens ne pardonnèrent pas davantage aux Grecs qu’ils comprenaient moins encore, ni à l’ignoble Sotadès, qui donna son nom aux poésies inspirées par l’amour contre la nature; ni à Minnerme de Smyrne, dont les vers, dit Properce, valaient mieux en amour que ceux d’Homère; ni à l’impure Hemiteon de Sybaris, qui avait résumé l’expérience de ses débauches dans un poëme nommé Sybaritis; ni à l’effrontée Nico, qui avait mis en vers ses actes de courtisane; ni au célèbre Musée, dont la lyre, égale de celle d’Orphée, avait évoqué toutes les passions vénéréiques. Ainsi fut anéanti presque complétement le panthéon de la Prostitution grecque et romaine, après deux ou trois siècles [106] de censure persévérante et d’implacable proscription. Les courtisanes et les libertins furent moins acharnés que les savants pour défendre leurs auteurs favoris; car libertins et courtisanes, en devenant vieux, devenaient dévots et brûlaient leurs livres. Ce sont les savants qui nous ont conservé Horace, Catulle, Martial et Pétrone.

Décoration

CHAPITRE XX.

Sommaire.—Maladies secrètes et honteuses des anciens.—Impura Venus.—Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.—Invasion de la luxure asiatique à Rome.—A quelles causes on doit attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.—Maladies sexuelles des femmes.—Les médecins de l’antiquité se refusaient à traiter les maladies vénériennes.—Pourquoi.—Les enchanteurs et les charlatans.—La grande lèpre.—La petite lèpre ou mal de Vénus.—Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.—Le morbus indecens.—La plupart des médecins étaient des esclaves et des affranchis.—Pourquoi, dans l’antiquité, les maladies vénériennes sont entourées de mystère.—L’existence de ces maladies constatée dans le Traité médical de Celse.—Leur description.—Leurs curations.—Manuscrit du treizième siècle décrivant les affections de la syphilis.—Apparition de l’éléphantiasis à Rome.—Asclépiade de Bithynie.—T. Aufidius.—Musa, médecin d’Auguste.—Mégès de Sidon.—Description effrayante de l’éléphantiasis, d’après Arétée de Cappadoce.—Son analogie avec la syphilis du quinzième siècle.—Le campanus morbus ou mal de Campanie.—Spinturnicium.—Les fics, les marisques et les chies.—La Familia ficosa.—La rubigo.—Le satyriasis.—Junon-Fluonia.—Dissertation sur l’origine des mots ancunnuentæ, bubonium, imbubinat et imbulbitat.—Les clazomènes.—Des maladies nationales apportées à Rome par les étrangers.—Les médecins grecs.—Vettius Vales.—Themison.—Thessalus [108] de Tralles.—Soranus d’Ephèse.—Les empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles.—Ménécrate.—Servilius Damocrate.—Asclépiade Pharmacion.—Apollonius de Pergame.—Criton.—Andromachus et Dioscoride.—Les médecins pneumatistes.—Galien et Oribase.—Archigène.—Hérodote.—Léonidas d’Alexandrie.—Les archiatres.—Archiatri pallatini et archiatri populares.—L’institution des archiatres régularisée et complétée par Antonin-le-Pieux.—Eutychus, médecin des jeux du matin.—Les sages-femmes et les medicæ.—Épigramme de Martial contre Lesbie.—Le solium ou bidet, et de son usage à Rome.—Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les médecins romains.—Mort de Festus, ami de Domitien.—Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes.—Superstitions religieuses.—Offrandes aux dieux et aux déesses.—Les prêtres médecins.—La Quartilla de Pétrone.—Abominable apophthegme des pædicones.

Cet épouvantable amas de Prostitutions de tous genres, dans la fange desquelles se vautrait la société romaine, ne pouvait manquer de corrompre la santé publique. Quoique les poëtes, les historiens et même les médecins de l’antiquité se taisent sur ce sujet, qu’ils auraient craint de présenter sous un jour déshonorant, quoique les fâcheuses conséquences de ce qu’un écrivain du treizième siècle appelle l’amour impur (impura Venus) aient laissé fort peu de traces dans les écrits satiriques, comme dans les traités de matière médicale, il est impossible de méconnaître que la dépravation des mœurs avait multiplié chez les Romains le germe et les ravages des maladies de Vénus. Ces maladies étaient certainement très-nombreuses, toujours fort tenaces et [109] souvent terribles; mais elles ont été à peu près négligées ou du moins rejetées dans l’ombre par les médecins et les naturalistes grecs et romains. Nous ne pouvons hasarder que des conjectures philosophiques sur les causes de cet oubli et de ce silence général. En l’absence de toute indication claire et formelle à cet égard, nous sommes réduits à supposer que des motifs religieux empêchaient d’admettre parmi les maladies ostensibles celles qui affectaient les organes de la génération et qui avaient pour origine une débauche quelconque. Les anciens ne voulaient pas faire injure aux dieux, qui avaient accordé aux hommes le bienfait de l’amour, en accusant ces mêmes dieux d’avoir mêlé un poison éternel à cette éternelle ambroisie; les anciens ne voulaient pas qu’Esculape, l’inventeur et le dieu de la médecine, entrât en lutte ouverte avec Vénus, en essayant de porter remède aux vengeances et aux châtiments de la déesse. En un mot, les maladies des organes sexuels, peu connues, peu étudiées en Grèce comme à Rome, se cachaient, se déguisaient, comme si elles frappaient d’infamie ceux qui en étaient atteints et qui se soignaient en cachette avec le secours des magiciennes et des vendeuses de philtres.

Les maladies vénériennes furent sans doute moins fréquentes et moins compliquées chez les Grecs que chez les Romains, parce que la Prostitution était loin de faire les mêmes ravages à Athènes qu’à Rome. Il [110] n’y avait pas en Grèce, comme dans la capitale du monde romain, une effroyable promiscuité de tous les sexes, de tous les âges, de toutes les nations. Le libertinage grec, que relevait un certain prestige de sentiment et d’amour idéal, n’avait pas ouvert les bras, comme le libertinage romain, à toutes les débauches étrangères: le premier avait toujours, même dans ses plus grands excès, conservé ses instincts de délicatesse, tandis que le second s’était abandonné à ses plus grossiers appétits, et avait poussé aux dernières limites la brutalité matérielle. On ne peut douter que de graves accidents de contagion secrète n’aient accompagné l’invasion de la luxure asiatique dans Rome. Ce fut vers l’an de Rome 568, 187 ans avant Jésus-Christ, que cette luxure asiatique, comme l’appelle saint Augustin dans son livre de la Cité de Dieu, fut apportée en Italie par le proconsul Cneius Manlius, qui avait soumis la Gallo-Grèce et vaincu Antiochus-le-Grand, roi de Syrie. Cneius Manlius, jaloux d’obtenir les honneurs du triomphe, qui ne lui fut pourtant pas décerné, avait amené avec lui des danseuses, des joueuses de flûte, des courtisanes, des eunuques, des efféminés et tous les honteux auxiliaires d’une débauche inconnue jusqu’alors dans la République romaine. Les premiers fruits de cette débauche furent évidemment des maladies sans nom qui attaquèrent les organes de la génération, et qui se répandirent dans le peuple, en s’aggravant, en se compliquant l’une par l’autre: [111] «Alors, dit saint Augustin, alors seulement, des lits incrustés d’or, des tapis précieux apparaissent; alors, des joueuses d’instruments sont introduites dans les festins, et avec elles beaucoup de perversités licencieuses (tunc, inductæ in convivia psalteriæ et aliæ licentiosæ nequitiæ).» Ces joueuses d’instruments venaient de Tyr, de Babylone et des villes de la Syrie, où, depuis une époque immémoriale, les sources de la vie étaient gâtées par d’horribles maladies nées de l’impudicité. Les livres de Moïse témoignent de l’existence de ces maladies chez les Juifs, qui les avaient prises en Égypte et qui les avaient retrouvées plus redoutables parmi les populations de la Terre promise. Les Hébreux détruisirent presque complétement ces populations ammonites, madianites, chananéennes; mais celles-ci, en disparaissant devant eux, leur avaient légué, comme pour se venger, une foule d’impuretés qui altérèrent à la fois leurs mœurs et leur sang. Il n’y eut bientôt pas au monde une race d’hommes plus vicieuse et plus malsaine que la race juive. Les peuples voisins de la Judée, ces antiques desservants de la Prostitution sacrée, mettaient du moins plus de raffinements et de délicatesse dans leurs débordements, et, par conséquent, chacun était meilleur gardien de son corps et de sa santé. La Syrie tout entière, néanmoins, il faut le constater, renfermait un foyer permanent de peste, de lèpre et de mal vénérien (lues venerea). Ce fut à ce dangereux foyer [112] que Rome alla chercher des plaisirs nouveaux et des maladies nouvelles.

Nous avons déjà soutenu cette thèse, qui n’est point un paradoxe et que la science appuierait au besoin sur des bases solides, le vice contre nature, que Moïse, seul entre tous les législateurs avant Jésus-Christ, avait frappé de réprobation, n’existait, ne pouvait exister à l’état de tolérance dans toute l’antiquité, que par suite des périls fréquents, continus, qui troublaient l’ordre régulier des plaisirs naturels. Les femmes étaient souvent malsaines, et leur approche, en certaines circonstances, sous des influences diverses de tempérament, de saison, de localité, de genre de vie, entraînait de fâcheuses conséquences pour la santé de leurs maris ou de leurs amants. Les femmes les plus saines, les plus pures, cessaient de l’être tout à coup par des causes presque inappréciables, qui échappaient aux précautions de l’hygiène comme aux remèdes de la médecine. La chaleur du climat, la malpropreté corporelle, l’indisposition mensuelle du sexe féminin, les dégénérescences de cette indisposition ordinaire, les flueurs blanches, les suites de couches et d’autres raisons accidentelles produisaient des maladies locales qui variaient de symptômes et de caractères, selon l’âge, l’organisation, le tempérament et le régime du sujet. Ces maladies étranges, dont l’origine restait à peu près inconnue, et dont la guérison radicale était fort longue, fort difficile et [113] même impossible en différents cas, entouraient d’une sorte de défiance les rapports les plus légitimes entre les deux sexes. On regardait, d’ailleurs, comme une souillure presque indélébile toute inflammation, toute infirmité, tout affaiblissement des forces génératrices. On mettait sur le compte des mauvais sorts, des mauvais esprits et des mauvaises influences, ces germes empoisonnés, qui se cachaient dans les plus tendres caresses d’une femme aimée, et l’on en venait bientôt à redouter ces caresses qu’on avait tant désirées avant de connaître ce qu’elles renfermaient de perfide et d’hostile. Voilà comment la crainte et quelquefois le dégoût éloignèrent du commerce des femmes les hommes que l’expérience avait éclairés sur les phénomènes morbides qui semblaient attachés à ce commerce; voilà comment un honteux désordre d’imagination avait essayé de changer les lois physiques de l’humanité et d’enlever aux femmes le privilége de leur sexe, pour le transporter à des êtres bâtards et avilis, qui consentaient à n’être plus d’aucun sexe, en devenant les instruments dociles d’une hideuse débauche. Il est vrai que d’autres maladies d’un genre plus répugnant et non moins contagieux s’enracinèrent parmi la population, avec le goût dépravé qui les avait fait naître et qui les métamorphosait sans cesse; mais ces maladies étaient moins répandues que celles des femmes, et sans doute on pouvait mieux s’en garantir. On comprend aussi que dans toutes ces maladies mystérieuses, [114] la lèpre, endémique dans tout l’Orient, prenait figure et se montrait sous les formes les plus capricieuses, les plus inexplicables.

Les médecins de l’antiquité, on a tout lieu de le croire, se refusaient au traitement des maux de l’une et l’autre Vénus (utraque Venus), puisque ces maux avaient, à leurs yeux, comme aux yeux de la foule, un air de malédiction divine, un sceau d’infamie. Les malheureux qui en étaient atteints recouraient donc, pour s’en débarrasser, à des pratiques religieuses, à des recettes d’empirisme vulgaire, à des œuvres ténébreuses de magie. Ce fut là surtout ce qui fit la puissance des sciences occultes et de l’art des philtres; ce fut là, pour les prêtres ainsi que pour les magiciens, un moyen de richesse et de crédit. Cette contagion vénérienne, qui résultait inévitablement d’un commerce impur, était toujours considérée comme un châtiment céleste, ou comme une vengeance infernale; la victime de la contagion, loin de se plaindre et d’accuser l’auteur de son infortune, s’accusait elle-même et ne cherchait qu’en soi les motifs de cette douloureuse épreuve. De là, bien des offrandes, bien des sacrifices dans les temples; de là, bien des invocations magiques au fond des bois; de là, l’intervention officieuse des vieilles femmes, des enchanteurs et de tous les charlatans subalternes qui vivaient aux dépens de la Prostitution. Il est impossible de comprendre autrement le silence des écrivains grecs et [115] romains au sujet des maladies honteuses, qui étaient autrefois plus fréquentes et plus hideuses qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ces maladies, les médecins proprement dits ne les soignaient pas, excepté en cachette, et ceux qui en étaient infectés, hommes et femmes, ne les avouaient jamais, alors même qu’ils devaient en mourir. La lèpre, d’ailleurs, cette affection presque incurable qui se transformait à l’infini et qui à ses différents degrés offrait les symptômes les plus multiples, la lèpre servait de prétexte unique à toutes les maladies vénériennes; la lèpre, aussi, les engendrait, les modifiait, les augmentait, les dénaturait et leur donnait essentiellement l’apparence d’une affection cutanée. Il est bien clair que la lèpre et les maladies vénériennes, en se confondant, en se combinant, en s’avivant réciproquement, avaient fini par s’emparer de l’économie et par laisser un virus héréditaire dans tout le corps d’une nation; ainsi, la grande lèpre appartenait traditionnellement au peuple juif; la petite lèpre ou le mal de Vénus (lues venerea), au peuple syrien.

Quand ce mal vint à Rome avec les Syriennes que Cneius Manlius y avait transplantées, comme pour fonder dans sa patrie une école de plaisir, Rome, déjà victorieuse et maîtresse d’une partie du monde, Rome n’avait pas de médecins. On ne les avait tolérés dans l’intérieur de la ville, que par des circonstances exceptionnelles, en temps de peste et d’épidémie. Mais, une fois la santé publique [116] hors de péril, les médecins grecs qu’on avait appelés étaient éconduits avec ce dédain que le peuple de Romulus, aux époques de sa grossière et sauvage indépendance, témoignait pour les arts qui fleurissent à la faveur de la paix. Les Romains, il est vrai, avaient mené jusque-là une vie rude, laborieuse, austère, frugale; ils ne connaissaient guère d’autre maladie que la mort, suivant l’expression d’un vieux poëte, et leur robuste nature, exercée de bonne heure aux fatigues et aux privations, ne craignait d’infirmités que celles qui étaient causées par des blessures reçues à la guerre. Toute la médecine dont ils avaient besoin se bornait donc à la connaissance des plantes vulnéraires et à la pratique de quelques opérations chirurgicales. Leur sobriété et leur continence les mettaient alors à l’abri des maux qui sont produits par les excès de table et par la débauche. Ceux qu’un vice odieux, familier aux Faunes et aux Aborigènes leurs ancêtres, avait souillés de quelque hideuse maladie, se gardaient bien de la répandre et en mouraient, plutôt que d’en chercher le remède et de révéler leur turpitude. Au reste, dans ces temps d’innocence ou plutôt de pudeur, toutes les maladies qui s’attachaient aux parties honteuses, quels que fussent d’ailleurs leurs diagnostics, étaient confondues dans une seule dénomination, qui témoigne de l’horreur qu’elles inspiraient: morbus indecens. La pensée et l’imagination évitaient de s’arrêter sur les particularités [117] distinctives de différentes affections qu’on désignait de la sorte. Il est permis cependant d’indiquer, sinon de décrire et d’apprécier, celles qui se montraient le plus fréquemment. C’était la marisca, tumeur cancéreuse ayant la grosseur d’une grande figue dont elle portait le nom et obstruant le fondement ou même quelquefois débordant au dehors et se propageant autour de l’anus. Quand cette tumeur était moins grosse, on l’appelait ficus ou figue ordinaire; quand elle se composait de plusieurs petites excroissances purulentes, on la nommait chia, qui était aussi le nom grec de la petite figue sauvage. Chez les femmes, ce mal prenait souvent le caractère d’un écoulement plus ou moins âcre, parfois sanguinolent, toujours fétide, dont le nom générique fluor demandait une épithète que la nature du mal se chargeait de prescrire. Mais le morbus indecens présentait encore peu de variétés, et lorsqu’il avait atteint une victime ou plutôt un coupable, de l’un ou de l’autre sexe, il n’allait pas se greffer ailleurs et engendrer d’autres espèces de fruits impurs: le mal, livré à lui-même, faisait des ravages incurables et dévorait secrètement le malade, dont les bains et les frictions ne faisaient que prolonger le déplorable état. Il arrivait pourtant quelquefois que, chez un tempérament énergique, le mal avait l’air de céder et de disparaître pour un temps; il revenait ensuite à la charge avec plus de ténacité et sous des formes plus malignes. Il n’y avait, au reste, que la magie et [118] l’empirisme qui osassent lutter contre les tristes effets du morbus indecens. Les seuls médecins, qui fussent alors à Rome, étaient de misérables esclaves, juifs ou grecs, dont toute la pharmacopée se composait de philtres, de philatères, de talismans et de pratiques superstitieuses: cette médecine-là semblait faite exprès pour des maladies que les malades attribuaient volontiers, pour s’épargner la honte d’en avouer la cause, à la fatalité, à l’influence malfaisante des astres et des démons, à la vengeance des dieux, à la volonté du destin.

Il ne faut pas négliger de remarquer que la médecine grecque s’établit à Rome presque en même temps que la luxure asiatique; celle-ci date de l’an de la fondation 588; celle-là, de l’an 600 environ. Soixante-dix ans auparavant, vers 535, quelques médecins grecs avaient essayé de se fixer dans la ville où les appelaient différentes maladies contre lesquelles l’austérité romaine ne pouvait rien (on doit présumer que le morbus indecens était une de ces maladies chroniques et invétérées); mais ils éprouvèrent tant d’avanies, tant de difficultés, tant de répugnances, qu’ils renoncèrent à ce premier établissement; ils ne revinrent que quand Rome fut un peu moins fière de la santé de ses habitants. La bonne chère et la débauche avaient, dans l’espace de quelques années, créé, développé, multiplié un plus grand nombre de maladies qu’on n’en avait vu depuis la fondation de la ville. Parmi ces maladies, les plus communes et [119] les plus variées furent certainement celles que la débauche avait produites; on les rapportait toujours à des causes avouables, ou plutôt on évitait d’en déclarer les causes, et le médecin avait soin de les couvrir d’un manteau décent, en les rangeant dans la catégorie des maladies honnêtes. Voilà pourquoi les maladies honteuses, dans les ouvrages de médecine de l’antiquité, ne se montrent nulle part ou bien se déguisent sous des noms qui en sauvaient l’infamie. C’est dans l’immense et dégoûtante famille de la lèpre que nous devons rechercher presque tous les genres de maux vénériens, qui ne faisaient pas faute à l’ancienne Prostitution plus qu’à la moderne. La plupart des médecins étaient des esclaves ou des affranchis: «Je t’envoie un médecin choisi parmi mes esclaves,» lit-on dans Suétone (mitto tibi præterea cum eo ex servis meis medicum), et ce passage, quoique diversement interprété par les commentateurs, prouve que le médecin n’était souvent qu’un simple esclave dans la maison d’un riche patricien. Chacun pouvait donc avoir un médecin particulier, dès qu’il l’achetait, sans doute fort cher; car la valeur vénale d’un esclave dépendait de son genre de mérite, et un médecin habile, qui devait être à la fois chirurgien adroit et savant apothicaire, ne se payait pas moins cher qu’un musicien ou un philosophe grec. On comprend que le médecin, n’ayant pas d’autre rôle que de soigner son maître et les gens de la maison, exerçait servilement [120] son art, et, de peur des verges ou de plus rudes châtiments, environnait d’une prudente discrétion les maladies domestiques qu’il avait charge de guérir, sous peine des plus cruelles représailles. Les médecins affranchis n’étaient pas dans une position beaucoup plus libre à l’égard de leurs malades; ils ne craignaient pas d’être battus et mis aux fers, dans le cas où leur traitement réussirait mal, mais on pouvait les attaquer en justice et leur faire payer une amende considérable, si le succès n’avait pas répondu à leurs efforts et si l’art s’était reconnu impuissant contre la maladie. Il est évident que dans cette situation délicate le médecin ne s’adressait qu’à des maladies dont il était presque sûr de triompher. Cet état de choses nous indique assez que, pour être certain d’avoir des soins en cas de maladie, il fallait avoir au moins un médecin au nombre des esclaves qui composaient le personnel de la maison, et ce médecin, dépositaire des secrets de la santé de son maître, était surtout nécessaire à celui-ci, lorsque Vénus ou Priape lui devenait tout à coup défavorable ou hostile.

Ce seul fait explique suffisamment, à notre avis, le mystère qui entourait les maladies vénériennes dans l’antiquité, mystère que recommandaient également la religion et la pudeur publique. Les Romains élevèrent un temple à la Fièvre, un temple à la Toux; mais ils auraient craint de faire honte à Vénus, leur divine ancêtre, en décernant un culte aux maladies [121] qui déshonoraient cette déesse. Ils niaient peut-être ces maladies, comme injurieuses pour l’humanité, et ils ne voulaient pas même que le morbus indecens eût un nom dans les annales de la médecine et de la république romaine. L’existence de ce mal, de la véritable syphilis, ou du moins d’une affection analogue, n’est pourtant que trop bien constatée dans le Traité médical de Celse, qui seulement n’ose pas l’attribuer à un commerce impur, et qui évite de remonter à son origine suspecte. Celse, élève ou plutôt contemporain d’Asclépiade de Bithynie, le premier médecin célèbre qui soit venu de Grèce à Rome, Celse ne nous laisse aucun doute sur la présence très-caractéristique du mal vénérien chez les Romains, car il décrit dans son livre, dans cet admirable résumé des connaissances médicales du siècle d’Auguste, plusieurs affections des parties sexuelles, affections évidemment vénériennes, que la science moderne s’est obstinée longtemps à ne pas rapprocher des phénomènes identiques de la syphilis du quinzième siècle. Ces affections sont peintes avec trop de vérité dans l’ouvrage latin pour qu’on puisse se méprendre sur leur nature contagieuse et sur leur transmission vénéréique. C’est bien là le morbus indecens, la lues venerea, quoique Celse ne leur donne pas ces noms génériques, quoiqu’il attribue des noms distinctifs, dont la création semble lui appartenir, aux variétés du mal obscène. Les réflexions dont Celse fait précéder le long paragraphe qu’il consacre aux maladies [122] des parties honteuses, dans le sixième livre de son traité de médecine, ces réflexions confirment notre sentiment au sujet des motifs de réserve et de convenance qui s’opposaient au traitement public de ces maladies à Rome. «Les Grecs, dit Celse, ont, pour traiter un pareil sujet, des expressions plus convenables, et qui d’ailleurs sont acceptées par l’usage, puisqu’elles reviennent sans cesse dans les écrits et le langage ordinaire des médecins. Les mots latins nous blessent davantage (apud nos fœdiora verba), et ils n’ont pas même en leur faveur de se trouver parfois dans la bouche de ceux qui parlent avec décence. C’est donc une difficile entreprise de respecter la bienséance, tout en maintenant les préceptes de l’art. Cette considération n’a pas dû cependant retenir ma plume, parce que d’abord je ne veux pas laisser incomplets les utiles renseignements que j’ai reçus, et qu’ensuite il importe précisément de répandre dans le vulgaire les notions médicales relatives au traitement de ces maladies, qu’on ne révèle jamais à d’autres que malgré soi. (Dein, quia in vulgus eorum curatio etiam præcipue cognoscenda, quæ invitissimus quisque alteri ostendit.)» Celse s’excuse ainsi de publier un traitement qui était tenu secret, et il semble vouloir le mettre à la portée de tout le monde (in vulgus) pour obvier aux terribles accidents qui résultaient de l’ignorance des médecins et de la négligence des malades.

Il passe en revue ces maladies, qu’on retrouverait [123] avec tous leurs signes spéciaux dans les monographies de la syphilis. Il parle d’abord de l’inflammation de la verge (inflammatio colis), qui produit un tel gonflement que le prépuce ne peut plus être ramené en avant ou en arrière; il ordonne d’abondantes fomentations d’eau chaude pour détacher le prépuce, et des injections adoucissantes dans le canal de l’urètre; il recommande de fixer la verge sur l’abdomen, afin d’obvier à la souffrance que cause la tension du prépuce, qui quelquefois, en se découvrant, met à nu des ulcères secs ou humides. «Ces sortes d’ulcères, dit-il, ont surtout besoin de fréquentes lotions d’eau chaude; on doit aussi les couvrir et les soustraire à l’influence du froid. La verge, en certains cas, est tellement rongée sous la peau, qu’il en résulte la chute du gland. Il devient alors nécessaire d’exciser en même temps le prépuce.» Il indique pour la guérison de ces ulcères une préparation, composée de poivre, de safran, de myrrhe, de cuivre brûlé et de minéral vitriolique broyés ensemble dans du vin astringent. N’est-ce pas là une gonorrhée syphilitique accompagnée de chancres et d’ulcérations? Celse mentionne ensuite des tubercules (tubercula), que les Grecs nomment φὐματα, excroissances fongueuses qui se forment autour du gland et qu’il faut cautériser avec le fer rouge ou des caustiques, en saupoudrant avec de la limaille de cuivre la place des escarres, pour empêcher le retour de cette végétation parasite. Celse, après [124] avoir clairement présenté ces phénomènes du virus vénérien, s’arrête à certains cas exceptionnels, où les ulcères, résultant d’un sang vicié, sinon d’une disposition particulière du malade, produisent la gangrène, qui attaque même le corps de la verge. Il faut alors pratiquer des incisions, trancher dans le vif, enlever les chairs gangrenées et cautériser avec des caustiques en poudre, notamment avec un composé de chaux, de chalcitis et de piment. Le malade, qui a subi cette opération souvent dangereuse, se voit condamné au repos et à l’immobilité jusqu’à ce que les escarres de la cautérisation soient tombées d’elles-mêmes. L’hémorrhagie est à craindre, quand il a été nécessaire d’abattre une partie de la verge. Celse signale ensuite un chancre (cancri genus), que les Grecs nomment φαγέδαινα, chancre très-malfaisant, dont le traitement ne souffre aucun retard, et qui doit être brûlé avec le fer rouge, dès son apparition; autrement, ce phagédénique s’empare de la verge, contourne le gland, envahit le canal et plonge jusqu’à la vessie; il est accompagné, dans ce cas, d’une gangrène latente, sans douleur, qui détermine la mort malgré tous les secours de l’art. Est-il possible de prétendre que cette espèce de chancre n’était pas l’indice local de la syphilis la plus maligne? Celse ne fait que citer en passant une sorte de tumeur calleuse, insensible au toucher, qui s’étend sur toute la verge, et qui demande à être excisée avec précaution. Quant au charbon (carbunculus) qui se montre [125] au même endroit, il a besoin d’être détergé par des injections, avant d’être cautérisé. On peut avoir recours, après la chute de l’excroissance, aux médicaments liquides qu’on prépare pour les ulcères de la bouche.

Dans les inflammations lentes ou spontanées du testicule, qui ne sont pas la suite d’un coup (sine ictu orta), et qui proviennent, par conséquent, d’un accident vénérien, Celse conseille la saignée du pied, la diète et l’application de topiques émollients. Il donne la recette de plusieurs de ces topiques, pour le cas où le testicule devient dur et passe à l’état d’induration chronique. Celse a grand soin de distinguer le gonflement des testicules, produit par une cause interne, de celui qui résulte d’une violence extérieure, d’une pression ou d’un coup. Il n’aborde qu’avec répugnance les maladies de l’anus, qui sont, dit-il, très-nombreuses et très-importunes (multa tædiique plena mala)! Il n’en décrit que trois: les fissures ou rhagades, le condylome et les hémorrhoïdes, qui pouvaient être souvent vénériennes. Les fissures de l’anus, que les Grecs nomment ῥαγἀδια, et dont Celse n’explique pas la honteuse origine, se traitaient avec des emplâtres, dans la préparation desquelles entraient du plomb, de la litharge d’argent et de la térébenthine. Quelquefois les rhagades s’étendaient jusqu’à l’intestin, et on les remplissait de charpie trempée dans la même solution antisyphilitique. Les affections de ce [126] genre réclamaient une alimentation douce, simple et gélatineuse, avec un repos complet et l’usage fréquent des demi-bains d’eau tiède. Quant au condylome, cette excroissance qui naît ordinairement de certaines inflammations de l’anus (tuberculum, quod ex quâdam inflammatione nasci solet), il faut le traiter, dès son début, de la même manière que les rhagades: après les demi-bains et les emplâtres fondants, on a recours, en certains cas, à la cautérisation et aux caustiques les plus énergiques: l’antimoine, la céruse, l’alun, la litharge sont les ingrédients ordinaires des topiques destinés à détruire le condylome, après la disparition duquel il est utile de prolonger le régime adoucissant et rafraîchissant. Celse, en conseillant des remèdes analogues contre les hémorrhoïdes ulcérées et tuberculeuses, laisse entendre qu’il les attribuait souvent à une cause semblable. Il ne parle qu’avec beaucoup de réserve d’un accident que la débauche rendait plus fréquent et plus dangereux, la chute du fondement et de la matrice (si anus ipse vel os vulvæ procidit). Il évite aussi de s’occuper des maladies honteuses qui se rencontraient également chez les femmes, et c’est à peine si, en terminant, il indique sommairement un ulcère pareil à un champignon (fungo quoque simile), qui affectait l’anus et la matrice. Il prescrit de fomenter cet ulcère avec de l’eau tiède en hiver et de l’eau froide en été, de le saupoudrer avec de la limaille de cuivre, de la cire et de la chaux, et d’employer [127] ensuite la cautérisation, si le mal persiste malgré le premier traitement. Mais on voit que Celse n’ose pas, par déférence pour le sexe féminin, le présenter comme intéressé au même titre que l’autre sexe dans les maladies obscènes: il croirait lui faire injure que de le montrer exposé aux inflammations, aux ulcères, aux tubercules et aux hideux ravages du mal vénérien.

Et maintenant, que le savant auteur du Manuel des maladies vénériennes vienne nier ce qui est dans l’ouvrage de Celse, et fasse preuve d’une obstination bien aveugle, en déclarant que: «dans tout Celse on ne trouve rien qui puisse faire soupçonner l’existence du virus syphilitique, mais bien des maladies locales, et dues aussi le plus souvent à des causes locales non virulentes;» qu’il ajoute, après avoir résumé le programme de Celse sur les maladies des parties génitales: «Il est donc naturel de conclure, avec Astruc et de Lamettrie, que tous ces maux prétendus vénériens, dont les anciens ont fait mention, étaient des maladies non syphilitiques.» Notre conclusion sera entièrement contradictoire; et, après avoir comparé les descriptions des médecins romains avec celles que l’observation moderne nous offre comme plus exactes et plus complètes dans l’histoire de la syphilis; après nous être rendu compte des motifs de chacun des traitements prescrits par la médecine ancienne et moderne, nous n’avons pas eu de doute sur l’origine et la nature du mal. La syphilis, la [128] véritable syphilis, engendrée par la lèpre et la débauche, existait à Rome ainsi que dans la plupart des pays où les mœurs étaient corrompues par le mélange des populations étrangères. Le dernier traducteur de Celse, plus éclairé ou du moins plus impartial que ses devanciers, nous apprend que le docte M. Littré a découvert des manuscrits du treizième siècle «où toutes les affections des parties génitales signalées par les anciens, et même les accidents que nous regardons comme secondaires, sont formellement rapportés au coït impur; et cela, deux siècles avant l’époque qu’on veut assigner à l’invasion de la maladie vénérienne.»

Cette maladie avait fait son apparition à Rome sous le nom redoutable d’elephantiasis, vers l’an 650 de Rome (105 ans avant notre ère); et l’éléphantiasis, qui eut bientôt infecté l’Italie, donna des formes étranges à toutes les maladies avec lesquelles il se compliquait. Asclépiade de Bithynie dut en partie sa célébrité à cette terrible affection, qu’il nommait le Protée du mal, et qu’il excellait à guérir, pour l’avoir longtemps observée dans l’Asie-Mineure. Aussi, selon le témoignage de Pline, les Romains crurent-ils bénir en lui un génie bienfaisant envoyé par les dieux. Asclépiade, qui avait appliqué à la médecine le système philosophique d’Épicure, voulait voir dans toutes les maladies un défaut d’harmonie entre les atomes dont le corps humain lui semblait composé. Le premier, il divisa les maladies [129] en affections aiguës et en affections chroniques; le premier, il chercha les causes de l’inflammation dans un engorgement quelconque: on devine qu’il avait étudié spécialement les maladies vénériennes. Grand partisan des moyens diététiques, il ordonnait souvent les frictions et les fomentations d’eau; il avait imaginé les douches (balneæ pensiles), et, à l’exemple de son maître Épicure, il n’était pas ennemi des plaisirs sensuels, pourvu qu’on s’y adonnât avec modération. Ce médecin grec devait réussir auprès des Romains, parce qu’il ne gênait pas trop leurs penchants, et qu’il permettait même à ses malades un sage emploi de leurs facultés physiques; c’était, suivant lui, empêcher l’âme de s’endormir, puisqu’il la faisait résider dans les organes des cinq sens. A l’instar d’Asclépiade, son disciple favori, T. Aufidius, recommanda l’usage des frictions dans toutes les maladies, traita victorieusement la lèpre et toutes ses dégénérescences vénériennes, et mit au nombre de ses remèdes la flagellation et les plaisirs de l’amour, qu’il jugeait souverains contre la mélancolie.

La lèpre était devenue, à Rome, de même que chez les Juifs, la maladie chronique, permanente, héréditaire; elle puisait de nouvelles forces et de prodigieux éléments dans l’abus et le déréglement des jouissances amoureuses; elle se transformait et se reproduisait sans cesse sous les aspects les plus affligeants; elle était environnée d’un affreux cortége [130] d’ulcères et de bosses chancreuses; elle ne disparaissait sous l’action énergique des remèdes et des opérations chirurgicales, que pour reparaître bientôt avec des caractères plus sinistres, avec un principe plus vivace. Musa, le médecin d’Auguste, qu’il guérit d’une maladie que les historiens n’ont pas nommée ni décrite, maladie inflammatoire et locale, puisque des bains tièdes en éteignirent les ardeurs; Musa paraît s’être voué plus particulièrement à l’étude et au traitement des maladies lépreuses, scrofuleuses et vénériennes. Il avait été esclave avant d’être affranchi par Auguste, et il devait connaître les affections secrètes, qu’on traitait d’ordinaire à la dérobée dans l’intérieur des familles, affections graves et tenaces qui s’attaquaient à toutes les parties de l’organisme, après avoir pris naissance dans un coït impur. Musa inventa plusieurs préparations contre les ulcères de mauvais caractère; et ces préparations, qui gardèrent son nom en tombant dans l’empirisme, étaient réputées infaillibles dans la plupart des cas vénériens que Celse a décrits. Musa ne se bornait pas à des topiques extérieurs: il soumettait le malade à un traitement dépuratif interne, en lui ordonnant de boire des sucs de laitue et de chicorée. Ce traitement, inusité avant lui, démontre assez qu’il regardait le mal vénérien comme un virus qui se mêlait au sang et aux humeurs en les enflammant et en les corrompant. Il traitait avec le même système tous les maux qu’il croyait, de près ou de [131] loin, dérivés de ce virus: les ulcérations de la bouche, les écoulements de l’oreille, les affections des yeux; infirmités si communes à Rome, qu’elles y étaient devenues endémiques, sous les empereurs. Mégès de Sidon, qui exerçait dans le même temps que Musa, se distingua aussi en traitant les maladies lépreuses, qui devaient être souvent vénériennes. Mégès était élève de Themison, qui fonda l’École méthodique, et qui, pour parvenir à la guérison de la lèpre, en avait d’abord recherché les causes, étudié les caractères et défini le principe.

Ce principe était ou avait été vénérien dans l’origine. La lèpre, de quelque pays qu’on la fasse venir, de l’Égypte ou de la Judée, de la Syrie ou de la Phénicie, fut d’abord une affection locale, née d’un commerce impur, développée, aggravée par le manque de soins médicinaux, favorisée par des circonstances accidentelles, et transformée sans cesse, graduellement ou spontanément, selon l’âge, le tempérament, le régime et la constitution physique du malade. De là ces variétés de lèpre que les médecins grecs et romains semblent avoir évité de décrire dans leurs ouvrages, comme si la théorie au sujet de cette maladie honteuse leur inspirait autant de répugnance que la pratique. La lèpre-mère était donc, suivant toute probabilité, la véritable syphilis du quinzième siècle, et c’est dans l’éléphantiasis que nous croyons reconnaître à la fois la syphilis et la lèpre-mère. Celse parle à peine de l’éléphantiasis, [132] «presque ignorée en Italie, dit-il, mais très-répandue dans certains pays.» Il ne l’avait pas observée sans doute, ou du moins il ne voulait pas s’étendre sur une hideuse maladie qu’il regardait comme une rare exception. «Ce mal, se borne-t-il à dire, affecte la constitution tout entière, au point que les os mêmes sont altérés. La surface du corps est parsemée de taches et de tumeurs nombreuses, dont la couleur rouge prend par degrés une teinte noirâtre. La peau devient inégale, épaisse, mince, dure, molle et comme écailleuse; il y a amaigrissement du corps et gonflement du visage, des jambes et des pieds. Quand la maladie a acquis une certaine durée (ubi vetus morbus est), les doigts des pieds et des mains disparaissent, en quelque sorte, sous ce gonflement; puis, une petite fièvre se déclare, qui suffit pour emporter le malade, accablé déjà par tant de maux.» Cette description est bien pâle, bien incomplète auprès de celle que nous a laissée un contemporain de Celse, un illustre médecin grec, Arétée de Cappadoce, qui avait probablement étudié la maladie dans l’Asie-Mineure, où elle était si fréquente et si terrible.

Voici cette description effrayante, que nous réduisons des deux tiers en supprimant beaucoup de traits métaphoriques et poétiques qui n’ajoutent rien à la vérité et à l’horreur du tableau. Nous remarquerons, à l’appui de notre opinion, qu’Arétée confond dans l’éléphantiasis plusieurs maladies, telles que le [133] satyriasis et la mentagre (mentagra), qui n’auraient été, selon lui, que des symptômes ou des formes particulières de l’éléphantiasis. «Il y a, dit-il, bien des rapports entre l’éléphant maladie et l’éléphant bête fauve, et par l’apparence, et par la couleur, et par la durée; mais ils sont l’un et l’autre uniques en leur espèce: l’animal ne ressemble à aucun autre animal, la maladie à aucune autre maladie. Cette maladie a été aussi appelée lion, parce qu’elle ride la face du malade comme celle d’un lion; satyriasis, à cause de la rougeur qui éclate sur les pommettes des joues du malade, et en même temps à cause de l’impudence des désirs amoureux qui le tourmentent; enfin, mal d’Hercule, parce qu’il n’y en a pas de plus grand ni de plus fort. Cette maladie est, en effet, la plus énergique pour abattre la vigueur de l’homme, et la plus puissante pour donner la mort; elle est également hideuse à voir, redoutable comme l’animal dont elle porte le nom, et invincible comme la mort; car elle naît de la cause même de la mort: le refroidissement de la chaleur naturelle. Cependant, son principe se forme sans signes apparents: aucune altération, aucune souillure, n’attaquent d’abord l’organisme, ne se montrent sur l’habitude du corps, ne révèlent l’existence d’un mal naissant; mais ce feu caché, après avoir demeuré longtemps enseveli dans les viscères, comme dans le sombre Tartare, éclate enfin, et ne se répand au dehors qu’après avoir envahi toutes les parties intérieures du corps.

[134]

»Ce feu délétère commence, chez la plupart des malades, par la face, qui devient luisante comme un miroir; chez les autres, par les coudes, par les genoux, par les articulations des mains et des pieds. Dès lors, ces malheureux sont destinés à périr, le médecin, par négligence ou par ignorance, n’ayant pas essayé de combattre le mal lorsqu’il était encore faible et mystérieux. Ce mal augmente; l’haleine du malade est infecte; les urines sont épaisses, blanchâtres, troubles comme celles des juments; les aliments ne se digèrent pas, et le chyle, formé par leur mauvaise coction, sert moins à nourrir le malade que la maladie elle-même dont le bas-ventre est le centre. Des tubérosités y bourgeonnent les unes auprès des autres; elles sont épaisses et raboteuses; l’espace intermédiaire de ces tumeurs inégales se gerce comme le cuir de l’éléphant; les veines grossissent, non par la surabondance du sang, mais par l’épaisseur de la peau. La maladie ne tarde pas à se manifester: de semblables tubérosités apparaissent sur tout le corps. Déjà les poils dépérissent et tombent; la tête se dégarnit et le peu de cheveux, qui résistent encore, blanchit; le menton et le pubis sont bientôt dépilés. La peau de la tête est ensuite découpée par des fentes ou gerçures profondes, rigides et multipliées. La face se hérisse de poireaux durs et pointus, quelquefois blancs à leur sommet, verdâtres à la base; la langue se couvre de tubercules en forme de grains d’orge. Quand la maladie se déclare par [135] une violente éruption, des dartres envahissent les doigts, les genoux et le menton. Les pommettes des joues enflent et rougissent; les yeux sont obscurcis et de couleur cuivreuse; les sourcils chauves se rapprochent et se contractent, en se chargeant de larges poireaux noirs ou livides, de sorte que les yeux sont comme voilés sous les rides profondes qui s’entre-croisent au-dessus des paupières. Ce froncement de sourcils, cette difformité, impriment sur la face humaine le caractère du lion et de l’éléphant. Les joues et le nez offrent aussi des excroissances noirâtres; les lèvres se tuméfient: la lèvre inférieure est pendante et baveuse; les dents sont déjà noircies; les oreilles s’allongent, mollasses et flasques comme celles de l’éléphant; des ulcères rayonnent autour et il en sort une humeur purulente. Toute la superficie du corps est sillonnée de rides calleuses et même de fissures noires qui la découpent comme un cuir: de là dérive le nom de la maladie. Des crevasses divisent aussi les talons et les plantes des pieds jusqu’au milieu des orteils. Si le mal prend des accroissements, les tubérosités des joues, du menton, des doigts, des genoux, se terminent en ulcères fétides et incurables; ils s’élèvent même les uns au-dessus des autres, de façon que les derniers semblent dominer et ronger les premiers. Il arrive même que les membres meurent avant le sujet, jusqu’à se séparer du reste du corps, qui perd ainsi successivement le nez, les doigts, les pieds, les mains entières, les parties [136] génitales; car le mal ne tue le malade, pour le délivrer d’une vie horrible et de cruels tourments, qu’après l’avoir démembré.»

Quand on rapprochera cet affreux tableau de celui que les médecins du quinzième siècle ont tracé, à l’apparition de la syphilis en Europe, on ne doutera pas que cette même syphilis n’ait déjà sévi quinze siècles auparavant sous le nom d’éléphantiasis; on ne doutera pas non plus que la lèpre, de quelque espèce qu’elle fût, n’ait puisé sa source dans une cohabitation impure. Tel paraît être le sentiment de Raimond, le savant historien de l’Eléphantiasis: «Les lois économiques établies dans l’Orient, dit-il au sujet des gonorrhées qui étaient fort communes et au sujet du commerce des femmes, prouvent que les maladies des organes génitaux et des aines, qui ont une si étroite correspondance avec eux, étaient réellement vénériennes.» C’est à la lèpre, c’est aux maladies syphilitiques, qu’il faut attribuer la haine et le mépris que les Juifs qui en étaient affligés inspiraient partout, et davantage chez les Romains.

La lèpre et le mal vénérien ne faisaient plus qu’un, à force de se combiner ensemble; rien n’était plus fréquent que leur invasion; mais aussi rien ne semblait plus déshonorant, et personne ne voulait s’avouer malade, quand tout le monde l’était ou l’avait été. La position des médecins entre ces mystères et ces répugnances de l’opinion devait être toujours délicate et difficile; ils ne traitaient que la lèpre; ils [137] inventaient sans cesse des onguents, des panacées, des antidotes contre la lèpre, et les lépreux ne se montraient nulle part, à moins que le mal fît irruption sur le visage ou sur les mains. De là ces ulcères des doigts, que Celse prétendait guérir avec des lotions de lycium ou marc d’huile bouillie; de là ces excroissances charnues, nommées en grec πτερυγιον, qui végétaient à la base des ongles, et qui ne cédaient pas toujours à l’emploi des caustiques minéraux; de là cet oscedo ou abcès malin de la bouche, que Marcellus Empyricus, au quatrième siècle, décrivait naïvement sans en approfondir la source, mais en l’entourant de ses indices syphilitiques; de là une autre maladie de la bouche, mieux caractérisée encore et plus répandue dans le bas peuple, dans la classe où se recrutaient les mérétrices errantes et les lâches complaisants de la débauche fellatoire. Cette maladie repoussante se nommait campanus morbus, parce qu’on accusait Capoue, cette reine de la luxure et de l’infamie, comme l’appelle Cicéron (domicilium superbiæ, luxuriæ et infamiæ), de l’avoir enfantée. Il est certain que la plupart des habitants de Capoue portaient sur la face les stigmates honteux de ce mal infâme. Horace, dans le récit de son voyage à Brindes, met en scène Sarmentus, affranchi d’Octave et un de ses mignons; il le représente riant et plaisantant sur le mal campanien, et sur sa propre figure que ce mal avait déshonorée (campanum in morbum, in faciem per [138] multa jocatus). Sarmentus avait à la joue gauche une horrible cicatrice qui grimaçait sous les poils de sa barbe (at illi fœda cicatrix setosam lævi frontem turpaverat oris). Un des commentateurs d’Horace, Cruquius, a commenté aussi le mal de Campanie, et il l’a dépeint comme une excroissance livide qui hérissait les lèvres et qui finissait par obstruer l’orifice de la bouche. Plaute ne nous laisse pas douter de la nature de cette excroissance, lorsque dans son Trinummus, il proclame l’infamie de la race campanienne, qui, dit-il, surpasse en patience les Syriens eux-mêmes (Campas genus multo Syrorum jam antidit patientia). Plaute avait appris de bien odieux mystères d’impudicité, en tournant la meule chez un boulanger d’Ombrie.

Dans la plupart des maladies de Vénus, les tumeurs et les excroissances, que les médecins considéraient comme le mal lui-même au lieu de n’y voir que les effets locaux d’un mal occulte, ces fâcheux symptômes passaient ordinairement à l’état chronique, excepté dans les cas assez rares où les frictions, les bains de vapeur et les boissons rafraîchissantes affaiblissaient le virus vénérien et le détruisaient graduellement. On ne sortait jamais d’un traitement long et douloureux, sans en porter les marques, non-seulement sur le corps, mais souvent au visage. Ainsi, par suite des ulcères de la bouche, les lèvres se tuméfiaient et devenaient lippeuses, livides ou sanguinolentes; ce qui déformait tellement [139] les traits du visage, qu’on appelait spinturnicium une femme que le mal avait ainsi défigurée, et dont la lippe dégoûtante ressemblait à la grimace d’une harpie (spinturnix). Les fics, les marisques et les chies, qui se produisaient sans cesse dans les affections de l’anus, résistaient au fer et au feu d’un traitement périodique; le malade retombait bientôt entre les mains de l’opérateur: «De ton podex épilé, dit Juvénal, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux (podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ).» Cette honteuse production de la débauche était si multipliée, surtout parmi le peuple, qui négligeait de se soigner et qui voyait le mal se perpétuer de père en fils, qu’on avait fait une épithète et même un superlatif, ficosus, ficosissimus, pour qualifier les personnes qu’on savait affligées de ces ulcères et de ces tubercules. On voit, dans une ode des Priapées, se promener fièrement le libertin le plus chargé de fics qui soit entre les poëtes (inter eruditos ficosissimus ambulet poetas). Martial, dans une de ses épigrammes intitulée De familia ficosa, nous fait une effrayante peinture de cette famille, et en même temps de tous ses contemporains: «La femme a des figues, le mari a des figues, la fille a des figues, ainsi que le gendre et le petit-fils. Ni l’intendant, ni le métayer, ni le journalier, ni le laboureur, ne sont exempts de ce honteux ulcère. Jeunes et vieux, tous ont des figues, et, chose étonnante, pas un de leurs champs n’a de figuiers.» Les écoulements [140] purulents et les gonorrhées n’étaient pas moins fréquents que ces tumeurs, qu’ils précédaient ou accompagnaient; mais les médecins, du moins dans la théorie et dans la science écrite, n’avaient pas distingué, parmi ces affections inflammatoires de l’urètre et du vagin, celles qui résultaient d’un commerce impur. On peut supposer que ces dernières se trahissaient par des accidents particuliers, notamment par un ulcère qu’on appelait rouille (rubigo). «La rubigo, dit un ancien commentateur des Géorgiques de Virgile, est proprement, comme l’atteste Varron, un mal du plaisir honteux, qu’on appelle aussi ulcère. Ce mal naît ordinairement d’une abondance et d’une superfluité d’humeur, qui se nomme en grec σατυρίασις.» C’est le nom de cet ulcère, qu’on avait appliqué à la rouille des blés altérés par l’humidité et la moisissure. Le passage que nous avons cité de Servius, qui s’appuie sur l’autorité de Varron, établit suffisamment une opinion que nous avait inspirée l’examen du satyriasis des anciens. Cette maladie, si commune chez eux, n’était autre que la blennorrhagie aiguë de nos jours. Il y avait, d’ailleurs, une espèce de satyriasis causé d’ordinaire par les excès vénériens, et surtout par les stimulants dangereux qu’on employait pour aider à ces excès. «Ce satyriasis, dit Cœlius Aurelianus, est une violente ardeur des sens (vehemens Veneris appetentia); elle tire son nom des propriétés d’une herbe que les Grecs appellent σατυριον. Ceux qui usent de cette [141] herbe sont provoqués aux actes de Vénus par l’érection des parties génitales. Mais il existe des préparations destinées à exciter les sens à l’acte vénérien. Ces préparations, qu’on nomme satyriques, sont âcres, excitantes et funestes aux nerfs.» Cœlius Aurelianus caractérisait ainsi le satyriasis, d’après les leçons de son maître Themison, qui avait observé le premier cette maladie et qui la traitait par des applications de sangsues, qu’on ne paraît pas avoir employées avant lui.

Les écoulements sanguins, rouillés et blanchâtres, les pertes et les flueurs de leucorrhée affligeaient si généralement les femmes de Rome, qu’elles invoquaient Junon sous le nom de Fluonia, pour que la déesse les débarrassât de ces désagréables incommodités, qui n’étaient pas toujours des suites de couches, et qui accusaient souvent un germe impur. Les femmes affectées de ces écoulements malsains se disaient ancunnuentæ, mot bizarre qui paraît formé du substantif obscène, cunnus, plutôt que dérivé du verbe cunire, salir ses langes, comme le prétend Festus. Ces diverses maladies amenaient presque toujours l’engorgement des glandes inguinales, et, faute de soins ou de régime, la suppuration de ces glandes. On regardait l’aster comme un remède efficace contre les affections des aines, et on appelait cette plante bubonium, du grec βουβώνιον. On appliqua bientôt à la maladie, ou du moins à un de ses symptômes, le nom du remède, et l’on confondit [142] sous ce nom de bubon tous les genres de pustules, d’abcès et d’ulcères qui avaient pour siége les aines. Nous croyons pouvoir faire un rapprochement de mots, qui peut-être jettera du jour sur les causes ordinaires de cette maladie inguinale. Les Romains avaient fait le verbe imbubinare pour dire souiller de sang impur; ce verbe se rapportait spécialement à l’état des femmes pendant leur indisposition menstruelle. On employait aussi la même expression pour tout écoulement âcre, et un vers célèbre, dans les fragments du vieux Lucilius, compare l’une à l’autre deux souillures différentes que subissait un débauché à double fin: Hæc te imbubinat et contra te imbulbitat ille. Cependant, Jules César Scaliger proposait de lire imbulbinat au lieu d’imbulbitat, et par conséquent de traduire ainsi, sans pouvoir rendre toutefois le jeu de mots latin: «Elle te donne des bubons, et lui, au contraire, te rend des tubercules.»

Nous sommes étonné de ne pas trouver dans les poëtes plus d’allusions à une maladie qui devait être pourtant bien répandue chez les Romains, aux écoulements du rectum, à cette infâme souillure de la débauche antique. Il faut, à notre avis, chercher la description, ou du moins le traitement de cette maladie honteuse, dans le paragraphe que Celse a consacré aux hémorrhoïdes. Par pudeur, plutôt que par ignorance, on avait compris dans la classe des hémorrhoïdes tous les écoulements analogues, quelle [143] que fût leur cause, quelle que fût leur nature. On ne saurait en douter, quand on voit Celse prescrire dans certains cas contre le flux hémorrhoïdal et contre les tumeurs qui l’accompagnaient l’emploi des caustiques et des emplâtres astringents. Nous ne pensons pas qu’on doive reconnaître la cristalline dans les clazomènes (clazomenæ), que les savants ont rangés parmi les maladies de l’anus. Selon Pierrugues, ce seraient les fissures ou déchirures du fondement indiquées par Celse, et leur surnom dériverait du nom de la ville de Clazomène en Ionie, où d’abominables mœurs avaient rendu presque générale cette affection qui ne se concentra pas dans cette ville dissolue. Nous voyons plutôt dans les clazomènes certains tubercules fongueux qui poussaient autour du pubis, et nous adopterons l’étymologie proposée par Facciolati, κλαζόμενος, brisé ou rompu. Voici d’ailleurs la fameuse épigramme d’Ausone, où l’on découvre le véritable caractère des clazomènes: «Quand tu arraches les végétations qui hérissent ton podex baigné dans l’eau chaude, quand tu frottes à la pierre ponce les clazomènes qui sortent de tes reins, je ne vois pas la véritable cause de ton mal, si ce n’est que tu as eu le courage de prendre une double maladie, et que, femme par derrière, tu es resté homme par-devant.» Telle est l’horrible épigramme que l’abbé Jaubert, traducteur de Martial, n’a pas osé traduire, et que les commentateurs ne paraissent pas avoir comprise:

[144]

Sed quod et elixo plantaria podice velles
Et teris incusas pumice clazomenas;
Causa latet; bimarem nisi quod patientia morbum
Appetit, et tergo fœmina, pube vir es.

Au reste, la présence du mal de Clazomène à Rome n’avait rien de surprenant; car Rome, sous les empereurs, fut envahie par les étrangers, qui y apportèrent sans doute leurs maladies comme leurs mœurs. «Je ne puis souffrir, Romains, s’écrie Juvénal, je ne puis souffrir Rome devenue grecque; et pourtant, cette lie achéenne ne fait qu’une faible portion des habitants de Rome. Depuis longtemps l’Oronte de Syrie s’est déversé dans le Tibre, et il nous a amené sa langue, ses mœurs, ses harpes, ses flûtes, ses tambours et ses courtisanes qui se prostituent dans le Cirque. Allez à elles, vous qu’enflamme la vue d’une louve barbare coiffée de sa mitre peinte!» Les poëtes et les écrivains latins n’ont pas oublié de flétrir les hôtes étrangers de Rome, qu’ils accusaient surtout d’avoir corrompu ses mœurs en lui apportant leurs vices et leurs débauches nationales. C’était la Phrygie, c’était la Sicile, c’était Lesbos, c’était la Grèce entière, qui avaient pollué la vieille austérité romaine. Lesbos apprit aux Romains toutes les turpitudes de l’amour lesbien; la Phrygie leur livra ses efféminés (Fœmineus Phryx, dit Ausone), ces jeunes esclaves aux longs cheveux flottants, aux grandes boucles d’oreilles, aux tuniques à larges manches, aux brodequins rouges et verts. [145] Lacédémone, la fière Sparte, envoya aussi une colonie de gitons et de tribades: Juvénal représente de la sorte une infamie lacédémonienne, qui a tourmenté, sans résultat plausible, l’imagination des scoliastes et des traducteurs: Qui Lacedæmonium pytismate lubricat orbem; Martial cite les luttes féminines inventées par Léda et mises en honneur par la licencieuse Lacédémone (libidinosæ Lacedæmonis palæstras). Et Sybaris, et Tarente, et Marseille! «Sybaris s’est emparée des sept collines!» murmure Juvénal, qui regrette toujours la simplicité romaine des premiers siècles; Sybaris, la reine des voluptés et des maladies vénériennes. Tarente (molle Tarentum, dit Horace) était là, en même temps, avec ses beaux garçons à la peau parfumée, aux membres épilés, au corps nu sous des vêtements d’étoffe transparente, comme si ce fussent des nymphes. Marseille se présentait également avec ses enfants, exercés à la débauche, mais qui souvent ne vouaient que leur coupable main à la Prostitution, témoin ce passage d’une comédie de Plaute: «Où es-tu, toi qui demandes à pratiquer les mœurs marseillaises? si tu veux me prêter ta main (si vis subigitare me), l’occasion est bonne.» On ne finirait pas d’énumérer les villes et les pays étrangers, qui avaient le plus servi à la dépravation de Rome. Il ne faut pas oublier Capoue et les Opiciens: ces derniers, qui peuplaient une partie de la Campanie, s’étaient dégradés à tel point que leur nom était synonyme de la Prostitution [146] la plus humiliante. Ausone a fait une épigramme contre Eunus Syriscus, inguinum liguritor, maître passé en l’art des Opiciens (Opicus magister). On est effrayé de la quantité de maladies invétérées et mystérieuses qui devaient exister dans les basses régions des plaisirs honteux.

Il venait de la Grèce autant de médecins que de courtisanes; mais ces médecins, que le préjugé romain poursuivait partout d’un mépris qui allait jusqu’à la haine, se préoccupaient moins de faire des cures radicales que de gagner de l’argent. Ils devenaient riches rapidement, dès que leur réputation les désignait au traitement d’une affection particulière; mais la santé publique, en dépit des progrès de la médecine méthodique, ne s’améliorait pas. Il est permis d’en juger par la nature des maladies qui s’offraient de préférence aux études de la science. C’était toujours la lèpre avec ses nombreuses variétés. Chaque praticien en renom inventait un nouveau remède contre quelque manifestation locale de cette peste chronique, qui se mêlait à toutes les maladies. Il y eut une multitude de collyres pour les maux d’yeux, de topiques pour les ulcères, de gargarismes pour les aphthes, d’emplâtres pour les tumeurs, ce qui prouve que ces affections plus ou moins lépreuses et vénériennes se reproduisaient à l’infini. Après Musa, le médecin en vogue fut Vettius Valens, moins connu encore par son talent iatrique et chirurgical que par son commerce clandestin avec [147] Messaline. Il eut sans doute plus d’une occasion, grâce à sa maîtresse, de connaître les maladies de l’amour. En même temps que lui, un autre élève de Themison exerçait à Rome: Mégès de Sidon guérissait surtout les dartres lépreuses, et traitait avec succès le gonflement scrofuleux des seins. Il fut éclipsé par son condisciple Thessalus de Tralles, qui n’avait ni son savoir ni son expérience, mais qui se vantait d’être le vainqueur des médecins (ἰατρονικης) anciens. Ce Thessalus, que Galien qualifie de fou et d’âne, avait l’audace de prétendre qu’il opérait des guérisons subites, en usant des médicaments les plus violents à fortes doses. Il obtint, en effet, quelques brillants succès dans le traitement de la lèpre, des ulcères et des scrofules. Ce traitement semblait alors constituer toute la médecine; car la lèpre, qui s’était incorporée partout, semblait être la seule maladie. Le nombre des malades augmentant, Thessalus trouva bon d’augmenter aussi le nombre des médecins, et comme il ne demandait que six mois pour faire des élèves aussi habiles que lui, ce fut à qui viendrait écouter ses leçons: cuisiniers, bouchers, tanneurs et d’autres artisans renoncèrent à leur métier pour se mettre à la suite de Thessalus, qui marchait environné d’un cortége de disciples fanatiques. Les médecins ne firent que déchoir davantage en considération et en savoir. La grande affaire était toujours la guérison de la lèpre. Soranus d’Éphèse vint à Rome, sous [148] Trajan, et apporta diverses préparations qui réussirent dans l’alopécie et la mentagre. Moschion, un des rivaux de Soranus, s’occupa particulièrement des maladies de la femme et de l’étude de ses parties sexuelles; il traitait les fleurs blanches par des moyens énergiques qui les arrêtaient sur-le-champ.

A côté de ces médecins méthodistes, on voit en foule les empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles. Ils étaient encore plus méprisés, plus abhorrés que les médecins. Horace ne croit pas leur faire injure, en les plaçant sur la même ligne que les bateleurs, les mendiants, les parasites et les prostituées (ambubajarum collegia, pharmacopolæ). Ces charlatans avaient dans leur domaine les maladies honteuses qui offraient un vaste champ à la pharmacopée. Parmi ces empiriques, on distingua pourtant plusieurs savants botanistes, plusieurs manipulateurs ingénieux. Sous Tibère, Ménécrate, l’inventeur du diachylon, composait des emplâtres, souvent efficaces contre les dartres, les tumeurs et les scrofules; Servilius Damocrate fabriquait d’excellents emplâtres émollients; Asclépiade Pharmacion guérissait les ulcères de mauvais caractère, Apollonius de Pergame, les aphthes; Criton, la lèpre; Andromachus, l’inventeur de la thériaque, et Dioscoride, l’auteur d’un grand et célèbre ouvrage sur la matière médicale, paraissent avoir attaché plus d’importance à la morsure des serpents qu’au venin vénérien, qui faisait cependant plus de victimes.

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La recherche et le traitement de ce venin intéressèrent davantage l’école des médecins pneumatistes qui florirent à Rome pendant le second siècle de l’ère moderne et qui comptèrent dans leurs rangs Galien et Oribase. Un de ces médecins, Archigène, parvint à combattre les affections lépreuses et eut recours quelquefois à la castration pour diminuer les accidents de la maladie, qui était certainement vénérienne dans les cas où il sacrifiait la virilité de son malade. Il avait éclairci avec bonheur la doctrine des ulcérations de la matrice. Un autre pneumatiste, non moins habile, Hérodote, se montra partisan zélé des sudorifiques, qui, selon lui, dégageaient le pneuma de tout ce qu’il pouvait contenir d’hétérogène: l’emploi des sudorifiques était sans doute tout-puissant contre les maladies qui avaient un principe syphilitique. Ces maladies commençaient à être mieux observées et la médication devenait plus rationnelle. Un contemporain de Galien, Léonidas d’Alexandrie, qui semble avoir été un praticien aussi heureux qu’habile, s’était fait distinguer dans le traitement des parties génitales; ses remarques sur les ulcères et les verrues de ces parties sont encore du plus haut intérêt, de même que celles qui ont pour objet le gonflement et l’inflammation des testicules. «A la vérité, dit Kurt Sprengel dans son Histoire de la médecine, il ne fait pas mention du commerce avec une femme impure; mais les bords calleux, qu’il indique comme le caractère distinctif [150] de ces sortes d’ulcères, tiennent évidemment à la présence d’un virus interne.» Ce virus, qu’on le nomme lèpre ou syphilis, existait dans un grand nombre de maladies locales que Galien et Oribase n’ont pas décrites avec des symptômes vénériens, mais qu’ils traitaient empiriquement, sur la foi des anciens topiques qui venaient la plupart de l’Orient aussi bien que les maladies elles-mêmes, plus simples et moins méconnaissables à leur berceau.

Nous attribuons au développement des maladies lépreuses ou vénériennes à Rome, l’établissement des archiatres ou médecins publics. Le premier qui ait porté le titre d’archiatre et qui en ait rempli les fonctions dans l’intérieur du palais impérial, fut Andromachus l’ancien, qui vivait sous Néron. Cet archiatre surveillait la santé, non-seulement de l’empereur, mais encore de tous les officiers du palais. Cette charge était si compliquée, qu’un seul médecin ne pouvait y suffire, et le nombre des archiatres palatins (archiatri palatini) alla toujours s’accroissant jusqu’à Constantin. Ils étaient parfois décorés de hautes dignités, et l’empereur les qualifiait de præsul spectabilis, honorable maître. On avait institué aussi, dans Rome et dans toutes les villes de l’empire, des archiatres populaires (archiatri populares), qui exerçaient gratuitement leur art dans l’intérêt du peuple et qui présidaient, pour ainsi dire, à une police de santé. Il y eut d’abord un de ces archiatres dans chacune des régions de Rome, [151] c’étaient donc quatorze médecins pour toute la ville; mais on doubla, on tripla ce nombre, et bientôt ils furent aussi nombreux que les prêtresses de Vénus. Antonin le Pieux régularisa et compléta cette noble institution; il décréta que l’on nommerait dix archiatres populaires dans les grandes villes, sept dans les villes de second ordre et cinq dans les plus petites. Les archiatres formaient dans chaque ville un collége médical qui avait des élèves. Ce collége se recrutait lui-même, en votant sur le choix du candidat que lui présentait la municipalité, en cas de vacance d’un office d’archiatre. La municipalité s’assurait ainsi que la santé et la vie des citoyens ne seraient confiées qu’à des hommes probes et instruits. Ces archiatres jouissaient de divers priviléges qui témoignent de la déférence et de la protection que l’autorité leur accordait. Ils étaient payés aux frais de l’État, par les soins du décurion, qui leur faisait délivrer leur salaire sans aucune retenue. L’État leur donnait ce traitement, dit le Code Justinien, afin qu’ils pussent fournir gratuitement des remèdes aux pauvres et qu’ils ne fussent pas obligés, pour vivre, d’exiger la rémunération de leurs soins. Ils pouvaient cependant accepter la récompense qu’un malade leur offrait à titre de gratitude; mais ils devaient attendre pour cela que le malade fût guéri. Les archiatres étaient exempts de loger des troupes, de comparaître en justice dans la forme ordinaire, d’accepter la charge de tuteur ou de curateur [152] et de payer aucune contribution de guerre, soit en argent, soit en blé, soit en chevaux. Enfin, quiconque osait les injurier ou les offenser de quelque manière, se voyait exposé à une punition arbitraire et souvent à une amende considérable. Ces médecins des pauvres n’étaient probablement pas de ces Grecs mal famés, qui venaient à Rome vendre des antidotes, tailler et cautériser des verrues, laver et panser des ulcères, quand ils ne s’acquittaient pas des plus bas emplois du lénocinium et quand ils ne se soumettaient point à de plus viles complaisances pour leurs malades.

Les archiatres populaires, il n’en faut pas douter, étaient placés sous l’autorité immédiate de l’édile: la médecine légale résultait donc de cette organisation, mais il est impossible de dire les matières qu’elle embrassait et l’action qu’elle pouvait avoir dans la police des prostituées. Nous n’avons pas même, à ce sujet, un seul texte qui puisse nous guider ou seulement nous éclairer. Les probabilités ne manquent pas pour nous faire supposer que ces médecins d’arrondissement ou de région avaient les yeux ouverts sur la santé des mérétrices inscrites. Peut-être, même, ces mérétrices se trouvaient-elles astreintes à la visite et à la surveillance de certains médecins particuliers, puisque les vestales et les gladiateurs avaient aussi leurs médecins à part. Le Code de Théodose parle formellement des vestales et des gymnases. Deux inscriptions antiques constatent [153] les fonctions des médecins du Cirque; l’une de ces inscriptions nous donne le nom d’Eutychus, médecin des jeux du matin (medicus ludi matutini). Il est donc tout naturel que les mérétrices aient eu aussi leurs médecins, plus expérimentés, plus savants que les autres dans le traitement des maladies impures. Quant aux courtisanes qui n’étaient pas sous la tutelle de l’édile, elles avaient préféré probablement aux médecins ces vieilles femmes qu’on nommait medicæ et qui n’étaient pas seulement sages-femmes (obstetrices), car elles s’adonnaient autant à la magie qu’à la médecine empirique. La qualité de medica qu’elles prenaient dans l’exercice de leur art prouve qu’elles le pratiquaient souvent avec l’autorisation de l’édile et du collége des archiatres. Gruter rapporte cette inscription: Secunda L. Livillæ medica, mais il ne l’explique pas. Cette L. Livilla avait-elle en sa maison deux femmes esclaves expertes dans l’art de guérir, deux sages-femmes, deux faiseuses d’onguents et d’antidotes? ou bien ne s’agit-il que d’une seule medica, heureuse dans ses cures, secunda? On comprend, d’ailleurs, que les femmes qui dans leurs accouchements ne recevaient pas les soins d’un médecin, mais ceux de l’obstetrix, ne voulaient pas davantage se confier aux regards indiscrets d’un homme, lorsqu’elles étaient affligées de quelque maladie secrète ou honteuse (pudenda). Il fallait donc des femmes médecins qui traitassent les affections des femmes, et quand celles-ci [154] étaient assez riches pour entretenir un certain nombre d’esclaves et de servantes, il y avait parmi elles un médecin domestique, qui se chargeait de diriger et de surveiller la santé de sa maîtresse. Il y avait aussi certainement des femmes, libres ou affranchies, qui pratiquaient la médecine et la chirurgie pour leur propre compte, et c’était à elles que s’adressaient les femmes du peuple qui avaient la pudeur de ne pas se mettre dans les mains des médecins.

Une épigramme de Martial, contre Lesbie, courtisane grecque qui avait eu quelque vogue, fait allusion à une de ces maladies sexuelles, que les femmes, même les plus éhontées, eussent rougi de divulguer à un médecin d’un autre sexe que le leur: «Chaque fois que tu te lèves de ta chaise, j’ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, que ta tunique se colle à ton derrière (pædicant miseram, Lesbia, te tunicæ), et que, pour la détacher, tu la tires à droite et à gauche, avec tant d’effort que la douleur t’arrache des larmes et des gémissements; car l’étoffe adhère à tes fesses et pénètre dans ton rectum, comme un vaisseau pris entre deux rochers des Symplegades. Veux-tu obvier à ce honteux inconvénient? je t’apprendrai un moyen, Lesbie: Ne te lève ni ne t’assieds!» C’était pour des affections locales du même genre, que les bains de siége sont souvent recommandés par Celse et par les médecins romains. Le meuble qui servait à prendre ces bains de siége, aussi fréquents en bonne santé qu’en état de maladie, était [155] de différentes formes, carré, rond ou ovale, en bois, en terre cuite, en bronze et même en argent. On le nommait solium, comme si une femme, en l’occupant, siégeait sur un trône, avant ou après l’acte le plus délicat de sa royauté. Un ancien commentateur de Martial dit que les femmes de Rome, matrones ou courtisanes, à l’époque du luxe et de la mollesse asiatique, auraient tout refusé à leurs amants ou à leurs maris, si on ne leur eût pas permis de se laver (abluere) dans un bidet d’argent. Ces ablutions devinrent d’autant plus fréquentes que les femmes étaient moins saines et que la santé des hommes se trouvait plus exposée. On doit attribuer à ces ablutions et à celles qui se renouvelaient sans cesse dans les bains et les étuves, on doit attribuer aux frictions et aux fomentations qui les accompagnaient toujours, une foule de guérisons des maladies récentes et légères; en tous les cas, le développement des affections vénériennes rencontrait de puissants obstacles dans l’usage journalier et presque continuel des bains sudorifiques.

Les médecins, surtout ceux qui avaient une nombreuse et riche clientèle, dédaignaient certainement de s’abaisser au traitement des maladies secrètes; ils ne l’entreprenaient qu’avec répugnance, dans l’espoir d’être généreusement rétribués. Ce dédain médical à l’égard de ce genre de maladies nous paraît ressortir des habitudes mêmes de ces médecins célèbres qui arrivaient chez leurs malades avec un [156] cortége de vingt, de trente et quelquefois de cent disciples, comme le dit Martial. Le nombre de ces disciples indiquait proportionnellement le mérite ou plutôt la réputation de leur maître; et tous venaient, après lui, tâter le pouls du malade et juger des diagnostics du mal. On n’a pas besoin de démontrer qu’un malade vénérien ne se livrait pas ainsi en spectacle aux observations médicales et aux quolibets de la suite d’un médecin. Il y avait donc des médecins ou des pharmacopoles qui s’appropriaient le traitement des maladies secrètes et qui entouraient de mystère et d’une discrétion à l’épreuve ce traitement, que la médecine empirique se voyait trop souvent forcée d’abandonner à la chirurgie. Un mal obscène, longtemps négligé d’abord, puis largement traité par l’empirisme, se terminait d’ordinaire par une opération terrible dont parle Martial dans cette épigramme: «Baccara, le Grec, confie la guérison de ses parties honteuses à un médecin, son rival; Baccara sera châtré.» Une autre épigramme de Martial, sur la mort de Festus, nous permet de supposer que les malades désespéraient souvent de leur guérison, et se tuaient pour échapper à d’incurables infirmités, à une agonie douloureuse. Telle fut la fin de l’ami de l’empereur Domitien, du noble Festus, qui, atteint d’un mal dévorant à la gorge, mal horrible envahissant déjà son visage, résolut de mourir, et consola lui-même ses amis avant de se frapper stoïquement d’un poignard, comme le grand Caton.

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Les guérisons étaient, devaient être longues et difficiles, lorsque le mal avait eu le temps de s’étendre et de s’enraciner. Les charlatans, qui vendaient sans contrôle une quantité de drogues en tablettes et en bâtons portant leur cachet, profitaient nécessairement de l’embarras où se trouvait le malade privé de médecin. Dans bien des circonstances, la superstition se chargeait seule de lutter contre la maladie, dont elle n’arrêtait guère les progrès. Le misérable patient allait de temple en temple, de dieu en déesse, avec des offrandes, des prières et des vœux. Les malades qui avaient le moyen de se faire peindre des tableaux votifs, faisaient suspendre ces tableaux dans les sanctuaires de Vénus, de Priape, d’Hercule ou d’Esculape. Il est permis de croire que la décence était respectée dans ces peintures allégoriques. Cependant on suspendait aussi autour des autels de toutes les divinités les représentations figurées des organes malades, en plâtre, en terre cuite, en bois, en pierre ou en métal précieux. On offrait des sacrifices expiatoires, dans lesquels figuraient toujours les gâteaux de pur froment (coliphia), qui avaient la forme des parties sexuelles et qui affectaient les plus extravagantes proportions. Les prêtres de certains dieux et déesses ne mangeaient pas d’autre pain que ces gâteaux obscènes, que les libertins réservaient aussi pour leur joyeuse table: Illa silegineis pinguescit adultera cunnis, dit Martial, qui attribue à cette pâtisserie une action favorable [158] à l’embonpoint. Les chapelles et les temples qui voyaient affluer le plus de malades et d’offrandes étaient ceux dont les prêtres se mêlaient de médecine. Au reste, tout le monde avait le droit de se dire médecin à Rome et de fabriquer des drogues. Les maladies secrètes ouvraient un vaste champ aux spéculations du charlatanisme, et parmi ces spéculateurs, les oculistes n’étaient pas les moins ingénieux; les barbiers ne se bornaient pas non plus à manier le peigne et le rasoir; les barbiers, ces lénons astucieux qui tendaient la main à tous les commerces de la Prostitution, regardaient comme leur propriété les maladies qui en provenaient; les esclaves des bains, les unctores, les aliptes des deux sexes, connaissaient naturellement tous les secrets de la santé de leurs clients, et après leur avoir fourni des moyens de débauche, ils leur fournissaient des moyens de guérison; enfin, les maladies de Vénus étaient si multipliées et si ordinaires, que chacun s’était fait une hygiène à son usage, et pouvait au besoin se traiter soi-même sans prendre aucun confident et sans avoir à craindre aucune indiscrétion.

Et pourtant ces maladies, si nombreuses, si variées, si singulières chez les anciens, sont restées dans l’ombre, et les plus grands médecins de l’antiquité semblent s’être entendus tacitement pour les tenir cachées sous le manteau d’Esculape. Mais on peut aisément s’imaginer ce qu’elles étaient, quand on songe à l’effroyable déréglement des mœurs dans [159] la Rome des empereurs; quand on voit la Prostitution guetter les enfants au sortir du berceau et s’en saisir avec une cruelle joie, avant qu’ils aient atteint leur septième année. «Que mon bon génie me confonde, s’écrie la Quartilla de Pétrone, si je me souviens d’avoir jamais été vierge! (Junonem meam iratam habeam, si unquam me meminerim virginem fuisse!)» Le mal vénérien était inhérent à la Prostitution et se répandait partout avec elle. Si la santé d’un maître devenait suspecte, celle de tous ses esclaves courait de grands risques. Un orateur romain, Acherius, contemporain d’Horace, n’avait-il pas osé dire hautement en plaidant une cause criminelle: «La complaisance impudique est un crime chez l’homme libre, une nécessité chez l’esclave, un devoir chez l’affranchi (Impudicitia, inquit Acherius, in ingenuo crimen est, in servo necessitas, in libero officium)!» C’est Cœlius Rhodiginus qui rapporte, dans ses Antiquæ Lectiones, cet abominable apophthegme des pædicones.

Décoration

CHAPITRE XXI.

Sommaire.—Les medicæ juratæ.—Origine des sages-femmes.—L’Athénienne Agonodice.—Les sagæ.—Exposition des nouveau-nés à Rome.—Les suppostrices ou échangeuses d’enfants.—Origine du mot sage-femme.—Les avortements.—Julie, fille d’Auguste.—Onguents, parfums, philtres et maléfices.—Pratiques abominables dont les sagæ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux.—La parfumeuse Gratidie.—Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés par Horace, dont elle fut la maîtresse.—Le mont Esquilin, théâtre ordinaire des invocations et des sacrifices magiques.—Gratidie et sa complice la vieille Sagana, aux Esquilies.—Le nœud de l’aiguillette.—Comment les sagæ s’y prenaient pour opérer ce maléfice, la terreur des Romains.—Comment on conjurait le nœud de l’aiguillette.—Philtres aphrodisiaques.—La potion du désir.—Composition des philtres amoureux.—L’hippomane.—Profusion des parfums chez les Romains.—La nicérotiane et le foliatum.—Parfums divers.—Cosmétiques.—Le bain de lait d’ânesse de Poppée.—La courtisane Acco.—Objets et ustensiles à l’usage de la Prostitution, que vendaient les sagæ et les parfumeuses.—Le fascinum.—Les fibules.—Comment s’opérait l’infibulation.—De la castration des femmes.—Les prêtres de Cybèle.

Nous ne savons rien des services que les medicæ rendaient aux femmes, dans des circonstances délicates [162] où la santé de celles-ci réclamait l’œil et la main d’une personne de leur sexe; nous en sommes réduits à des conjectures, très-plausibles, il est vrai, sur ce chapitre secret de l’art de guérir, que les écrivains de l’antiquité ont laissé couvert d’un voile impénétrable. Mais si nous ne pouvons apprécier, d’après des autorités bien établies, le rôle que les medicæ remplissaient dans la thérapeutique des maladies de l’amour, nous n’aurons pas de peine à constater leur utile et active intervention, non-seulement dans les cas de grossesse et d’accouchement, mais encore dans la préparation mystérieuse des cosmétiques, des parfums et des philtres. Il y avait sans doute, à Rome et dans les principales villes de l’empire romain, des medicæ juratæ, comme les appelle Anianus dans ses Annotations au Code théodosien: «Toutes les fois qu’il y a doute sur la grossesse d’une femme, cinq sages-femmes jurées, c’est-à-dire ayant licence d’étudier la médecine (medicæ), reçoivent l’ordre de visiter cette femme (ventrem jubentur inspicere).» Mais, outre ces praticiennes émérites, qui subissaient probablement examen médical et qui se soumettaient au contrôle des archiatres populaires, beaucoup de femmes, des étrangères surtout, des affranchies ou même des esclaves, s’adonnaient à la médecine occulte et mêlaient à cet art, qu’elles avaient étudié ou non, le métier de parfumeuse et les pratiques souvent criminelles de la magie. Hygin, dans son recueil de fables mythologiques, [163] nous raconte ainsi à quelle occasion la médecine fut exercée par une femme, pour la première fois, en Grèce. Dès les temps les plus reculés, c’étaient des hommes qui assistaient les femmes en travail d’enfant, quoique la pudeur eût à souffrir des secours qu’elle était obligée d’accepter. Mais une jeune Athénienne, nommée Agonodice, résolut d’affranchir son sexe d’une sorte de servitude déshonorante, dont Junon s’indignait: elle coupe ses cheveux, prend un habit d’homme, et va suivre les leçons d’un célèbre médecin, qui l’instruit dans l’art des accouchements et qui fait d’elle une excellente sage-femme. Alors elle commence à suppléer son maître et à exécuter son projet; elle se montre si adroite, si habile, si décente surtout, que les matrones en mal d’enfant ne veulent plus avoir d’autre médecin. Il est probable qu’Agonodice leur déclarait son sexe sous le sceau du secret; car bientôt aucune femme d’Athènes n’eut recours, pour sa délivrance, aux soins des médecins. Ceux-ci s’en étonnèrent d’abord; ils s’irritèrent et se liguèrent ensuite contre le jeune rival qui leur enlevait leur clientèle. On ne voyait qu’Agonodice auprès du lit des femmes en couches, qui lui souriaient et lui parlaient avec une étrange familiarité. Sa jeunesse, sa charmante figure, ses grâces et son mérite éveillèrent la calomnie: on prétendit qu’il savait l’art de changer en jouissance les douleurs de l’enfantement; il fut dénoncé aux magistrats comme impudique et corrupteur de femmes honnêtes. [164] Il ne répondit pas à ses accusateurs et comparut devant l’aréopage. Là, sans rien alléguer pour sa justification, il ouvrit sa tunique et révéla son sexe, qui le fit absoudre. Les médecins furent convaincus, et le peuple demanda l’abrogation d’une ancienne loi qui défendait aux femmes l’exercice de l’art iatrique. Cette histoire prouverait que la médecine fut toujours exercée depuis par les hommes et par les femmes indistinctement, et que celles-ci s’étaient réservé, presque exclusivement, à Rome ainsi qu’à Athènes, le traitement des maladies de leur sexe.

Les femmes qui s’occupaient de médecine, et surtout de médecine secrète, étaient donc fort nombreuses et de différentes classes: les medicæ les plus considérées par leur savoir et leur caractère touchaient sans doute à toutes les branches de l’art; les obstetrices se bornaient au rôle de sages-femmes; les adsestrices n’étaient que des aides ou des élèves de ces sages-femmes; puis, venait en dernier lieu la catégorie multiple et variée des parfumeuses et des magiciennes, qui toutes ou presque toutes appartenaient ou avaient appartenu à la Prostitution. C’était là le refuge des vieilles courtisanes; c’était là l’emploi favori des entremetteuses. On confondait sous le nom général de sagæ les diverses espèces de ces vendeuses d’onguents et de philtres, qu’elles fabriquaient souvent elles-mêmes avec des cérémonies magiques inventées par la Thessalie. Mais les sagæ [165] n’étaient pas toutes magiciennes; la plupart même ne connaissaient que les éléments les plus simples et les plus innocents de cet art exécrable; beaucoup ignoraient absolument la composition des drogues qu’elles vendaient, et qui causaient trop souvent de funestes accidents, sur lesquels la justice fermait volontiers les yeux; quelques-unes n’étaient que des espèces de sages-femmes non autorisées, qui se chargeaient d’opérer des avortements et qui entouraient d’invocations et d’amulettes la naissance des enfants illégitimes. On sait que le nombre de ces naissances était considérable à Rome, et que chaque matin on recueillait dans les rues, au seuil des maisons, sous les portiques et dans les fours des boulangers, les cadavres des nouveau-nés, qu’on vouait à une mort certaine en les exposant nus sur la pierre au sortir du ventre maternel. C’était la saga qui remplissait l’affreuse mission de l’infanticide, et qui étouffait dans les plis de sa robe les innocentes victimes que leurs cris condamnaient à périr violemment. Souvent, il est vrai, la mère avait pitié du fruit de ses entrailles, et elle se contentait de faire exposer l’enfant, enveloppé dans ses langes, soit au bord de la mare du Velabre (lacus Velabrensis), soit sur la place aux légumes (in Foro olitorio), au pied de la colonne du Lait (Columna lactaria); là, du moins, ces malheureux orphelins étaient recueillis et adoptés aux frais de l’État, qui leur tenait lieu de tuteur, mais en leur infligeant le stigmate de [166] la bâtardise. Il arrivait aussi que des matrones stériles, des suppostrices (infâmes mégères qui faisaient métier de changer les enfants en nourrice), des citoyens, chagrins de n’avoir pas d’héritiers, venaient choisir parmi ces pauvres petits abandonnés ceux qui pouvaient le mieux servir à leurs desseins honnêtes ou malhonnêtes. Souvent le Velabre retentissait de vagissements dans l’ombre, et l’on voyait passer comme des spectres les sagæ, les mères elles-mêmes, qui apportaient leur tribut à ce hideux minotaure qu’on appelait l’exposition (expositio) des enfants sur la voie publique. Il est évident que l’origine du mot sage-femme doit se rapporter à celui de saga, qui ne se prenait qu’en mauvaise part, et que Nonius emploie comme synonyme d’instigatrice à la débauche (indagatrix ad libidinem).

Ces sagæ prêtaient volontiers les mains aux avortements qui se pratiquaient au début de la grossesse (aborsus), ou dans les derniers mois de la gestation (abortus). Ces avortements, que la loi était censée punir et qu’elle évitait de rechercher, parce qu’elle aurait eu trop à faire, devinrent si fréquents sous les empereurs, que les femmes les moins éhontées ne craignaient pas d’empêcher de la sorte l’augmentation de leur famille. Il y avait certaines potions qui procuraient, sans aucun danger, un avortement prompt et facile; mais on usait aussi de drogues malfaisantes, qui tuaient à la fois la mère et son fruit. Dans ce cas-là, on assimilait aussi à l’empoisonneuse [167] l’obstetrix ou la saga, qui, par imprudence, par ignorance ou autrement, avait commis un double meurtre: cette misérable était condamnée au dernier supplice. Quant à celles qui administraient ces potions abortives et qui n’agissaient pas à l’insu de la femme enceinte, on pouvait confisquer une partie de leurs biens et les envoyer aux îles, parce que leur fait est de mauvais exemple, dit le jurisconsulte Paulus. Mais la punition de ce délit était fort rare, et bientôt elle fut impossible; car tout le monde se rendait coupable au même chef, et l’impératrice donnait souvent l’exemple, de l’aveu de l’empereur, sans avoir même la pudeur de cacher cet outrage à la nature. Le motif le plus ordinaire des avortements continuels n’était que la crainte d’altérer la pureté d’un ventre poli et d’une belle gorge, en les sacrifiant aux atteintes plus ou moins fâcheuses d’une pénible grossesse et d’un douloureux enfantement. «Penses-tu, dit Aulu-Gelle avec indignation en parlant de ces criminelles marâtres, que la nature ait donné les mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner la poitrine et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de nos merveilleuses (prodigiosæ mulieres) s’efforcent de dessécher et de tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, et risquent de corrompre ou de détourner leur lait, comme s’il gâtait ces attributs de la beauté. C’est la même folie qui les porte à se faire avorter, à l’aide de diverses drogues [168] malfaisantes, afin que la surface polie de leur ventre ne se ride pas et ne s’affaisse point sous le poids de leur faix et par le travail des couches.» L’avortement était souvent motivé par des raisons plus coupables encore: ici, une femme mariée voulait détruire la preuve de son adultère; là, une femme libertine, sentant ses désirs et son ardeur amoureuse s’éteindre sous l’empire d’une grossesse, employait un moyen criminel, pour ne pas perdre ce qu’elle préférait aux joies de la maternité. Cet engourdissement de sens durant la gestation n’était pourtant pas général, et quelques femmes, au contraire, dont la débauche avait exalté l’imagination, ne se trouvaient jamais plus ardentes en amour que dans le cours d’une grossesse, qui les rassurait, d’ailleurs, contre des obstacles de la même espèce. Ainsi, Julie, fille d’Auguste, ne se livrait à ses amants que quand elle était grosse du fait de son mari Agrippa, et le temps de sa grossesse ne mettait aucune interruption à ses désordres. Macrobe rapporte qu’elle répondit à ceux qui s’étonnaient de ce que ses enfants, malgré ces débordements, ressemblaient toujours à son mari: «En effet, je n’accepte des passagers à mon bord, que quand le navire est chargé (at enim nunquam nisi navi plenâ tollo vectorem).» Dès qu’une femme devenait enceinte, les conseils, les offres et les séductions ne lui manquaient pas pour la décider à faire à sa beauté le sacrifice de son enfant; elle était assaillie et circonvenue par les entremetteuses d’avortement: [169] «Elle te cachait sa grossesse, dit un personnage du Truculentus de Plaute, car elle redoutait que tu ne lui persuadasses de consentir à un avortement (ut abortioni operam daret) et à la mort de l’enfant qu’elle portait.»

Les grossesses et les avortements donnaient donc beaucoup de besogne aux sagæ de Rome; mais ce n’était là que le moindre des mystères de leur art. Elles tiraient encore meilleur parti de leurs onguents, de leurs parfums, de leurs philtres et de leurs maléfices. Ces maléfices ressemblaient à ceux qui avaient lieu en Grèce, en Thessalie surtout, dès l’époque la plus ancienne, et le récit que fait Horace, dans ses Épodes, d’une incantation magique, ne diffère presque pas de la peinture que Théocrite avait faite d’une pareille scène trois siècles auparavant. Le but de ces superstitions abominables était, d’ailleurs, toujours le même, dans tous les temps, chez tous les peuples. La magicienne jetait des sorts ou composait des philtres. Ces philtres avaient surtout pour objet de raviver les feux de l’amour et de lui créer des ardeurs nouvelles, surhumaines, inextinguibles; ces philtres devaient changer la haine en amour ou l’amour en haine, et vaincre toutes les résistances de la pudeur ou de l’indifférence. Les sorts servaient plus particulièrement à des ressentiments et à des vengeances. Ce genre de maléfices était sans doute plus rare chez les Romains que chez les Grecs; mais, en revanche, nulle part la science des [170] philtres d’amour ne fut poussée plus loin ni plus répandue qu’à Rome sous les Césars. Horace nous fait connaître les pratiques abominables dont les sagæ de son temps se souillaient pour fabriquer certains philtres amoureux. Horace avait été l’amant d’une parfumeuse napolitaine, nommée Gratidie, qu’il a vouée à l’exécration publique sous le nom de Canidie. Horace, dans sa liaison avec cette Canidie, qu’il finit par détester autant qu’il l’avait aimée, s’était initié avec horreur aux plus noirs secrets des magiciennes: «Elles avaient des relations continuelles avec les courtisanes, dit M. Walckenaer dans son excellente Histoire de la vie et des écrits d’Horace; elles étaient de ce nombre et elles se mêlaient de toutes sortes d’intrigues d’amour.» Gratidie fut une des plus célèbres parmi les sagæ de Rome, grâce à la colère poétique d’Horace, qui ne lui pardonnait pas de s’être vendue à un vieux libertin, appelé Varus; cette parfumeuse était donc assez jeune et assez belle pour trouver encore à se vendre, et ses charmes méritaient d’être l’objet des regrets d’un amant délaissé. Les scoliastes d’Horace ont pensé que le poëte reprochait surtout à Gratidie d’avoir exercé sur lui le funeste pouvoir des breuvages d’amour, et de lui avoir ainsi enlevé sa jeunesse, ses forces, ses illusions et sa santé. Horace, en effet, fut sans cesse affligé d’un mal d’yeux, qu’on peut, sans faire injure à Canidie, attribuer aux philtres et à la maladie de Vénus.

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Le mont Esquilin était le théâtre ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. Ce monticule servait de cimetière aux esclaves, qu’on enterrait pêle-mêle sans leur accorder un linceul; la nuit, il n’y avait de vivants, dans cette solitude peuplée de morts, que des voleurs qui s’y trouvaient en sûreté, et des sorcières qui y venaient accomplir des œuvres de ténèbres. A l’extrémité des Esquilies, près de la porte Métia, entourée de gibets et de croix où pendaient les cadavres des suppliciés, le carnifex ou bourreau avait sa demeure isolée, comme pour veiller sur ses sujets; une statue monstrueuse de Priape veillait aussi sur cet infect et hideux repaire des sagæ et des voleurs. Là, aux pâles rayons de la lune, on voyait Canidie accourir, les pieds nus, les cheveux épars, le sein découvert, le corps enveloppé d’un ample manteau, ainsi que sa complice, la vieille Sagana. Horace les avait vues, ces horribles mégères, déchirant à belles dents une brebis noire, versant le sang de l’animal dans une fosse, dispersant autour d’elles les lambeaux de chair palpitante, évoquant les mânes et interrogeant la destinée. Les chiens et les serpents erraient à l’entour du sombre sacrifice, et la lune voila sa face sanglante pour ne pas éclairer cet affreux spectacle. Priape lui-même eut horreur de ce qu’on lui montrait, et il fit éclater en deux le tronc de figuier dans lequel son image était grossièrement taillée. Au bruit du bois qui se fendait, les deux magiciennes [172] eurent peur et s’enfuirent, sans achever leur maléfice, éperdues et semant sur la route: Canidie, ses dents; Sagana, sa perruque pyramidale, et leurs herbes, et leurs anneaux constellés. Elles revinrent pourtant, une autre nuit, sur le mont Esquilin, pour un mystère plus abominable: elles avaient enlevé un jeune enfant à sa famille; elles l’avaient enterré vif dans la fosse des esclaves, et la tête seule de la victime s’élevait au-dessus du sol; elles lui présentaient des viandes cuites, dont l’odeur irritait sa faim et son agonie. L’enfant les conjure au nom de sa mère, au nom de leurs enfants, Canidie et Sagana sont impitoyables; Canidie brûle dans un feu magique le figuier sauvage arraché sur des tombeaux, le cyprès funèbre, les plumes et les œufs de la chouette trempés dans du sang de crapaud, les herbes vénéneuses que produisent Colchos et l’Ibérie, et des os ravis à la gueule d’une chienne affamée; Sagana, la crinière hérissée, danse devant le bûcher, en l’aspergeant d’eau lustrale: «O Varus, s’écrie Canidie rongeant ses ongles avec sa dent livide, ô Varus, que de larmes tu vas répandre! Oui, des philtres inconnus te forceront bien de revenir à moi, et tous les charmes des Marses ne te rendront pas la raison. Je préparerai, je verserai moi-même un breuvage qui vaincra les dégoûts que je t’inspire. Oui, les cieux s’abaisseront au-dessous des mers, la terre s’élèvera au-dessus des nues, où tu brûleras pour moi, comme le bitume dans ces [173] feux sinistres.» Mais l’enfant qui se lamente est près d’expirer; sa voix s’affaiblit; ses prunelles éteintes se fixent immobiles sur les mets exposés devant sa bouche; Canidie s’arme d’un poignard et s’approche, pour lui ouvrir le ventre au moment où s’exhalera son dernier soupir, car, de son foie desséché et de la moelle de ses os, elle doit composer un breuvage d’amour (exsucta uti medulla et aridum jecur amoris esset poculum): «Je vous dévoue aux Furies, s’écrie l’infortuné qui râle, et cette malédiction rien au monde ne saurait la détourner de vous. Je vais périr par votre cruauté; mais, spectre nocturne, je vous apparaîtrai; mon ombre vous déchirera le visage avec ses ongles crochus, qui sont la force des dieux mânes; je pèserai sur vos poitrines haletantes, et je vous priverai de sommeil, en vous glaçant d’effroi. Dans les rues, la populace vous poursuivra à coups de pied, vieilles obscènes. Puis, les loups et les corbeaux des Esquilies se disputeront vos membres privés de sépulture!»

Tous les maléfices des sagæ n’étaient pas aussi terribles, et ordinairement, ces faiseuses de philtres n’allaient la nuit sur le mont Esquilin que pour y cueillir des plantes magiques au clair de la lune, pour y chercher des cheveux et des os de morts, et pour y prendre de la graisse de pendu. Il fallait aussi les payer fort cher pour obtenir d’elles ces pratiques exécrables, qui étaient souillées de sang humain, quoique la vie des enfants fût estimée peu [174] de chose à Rome; mais l’enfant qu’on immolait, après l’avoir enterré vivant, devait avoir été volé à sa nourrice ou à ses parents; autrement, son foie et sa moelle n’auraient pas eu la même puissance pour donner de l’amour. Or, le rapt d’un enfant né libre ou ingénu pouvait être puni du dernier supplice. Les philtres magiques étaient préparés en vue d’un des trois résultats suivants, que l’amour ou la haine sollicitait de l’art des sagæ: faire aimer celui ou celle qui n’aimait pas; faire haïr celui ou celle qui aimait; paralyser, glacer chez un homme toute l’ardeur, toute l’énergie de son tempérament. Ce troisième maléfice, que le moyen âge a tant redouté sous le nom de nœud de l’aiguillette et que la jurisprudence criminelle a constamment poursuivi presque jusqu’à nos jours, n’était pas moins détesté par les Romains, qui s’indignaient de se voir en butte à ses tristes effets. Les sagæ excellaient dans ce genre de maléfice; elles savaient frapper d’impuissance les natures les plus indomptables, et il leur suffisait, pour cela, de faire des nœuds avec des cordes ou des fils noirs, en prononçant certaines paroles et certaines invocations. C’était là ce qu’on appelait præligare, quand il s’agissait d’empêcher les premiers rapports entre un amant et sa maîtresse, entre une femme et son mari; nodum religare, quand on voulait annihiler et suspendre ces rapports qui avaient déjà existé. Le nœud de l’aiguillette, qui fut de tout temps la terreur des amours, n’a jamais pris son origine que [175] dans un fantôme de l’imagination; mais les anciens, comme les modernes, en l’attribuant à une force invisible, se faisaient au moins un refuge pour leur vanité d’homme. Les Romains avaient une singulière peur de ce maléfice, qui leur semblait une honte pour celui qu’il privait des priviléges de son sexe; ils le regardaient comme si foudroyant et si tenace, qu’ils évitaient même d’en parler; ils croyaient sans cesse en être menacés; et, pour le conjurer, s’ils avaient l’amour en tête, ils formaient des nœuds, qu’ils défaisaient aussitôt, avec des cordons ou des courroies qu’ils entortillaient d’abord autour d’une statue d’Hercule ou de Priape. Ces sacrifices que les hommes offraient à ces deux divinités, en secret, sur l’autel du foyer domestique, ces sacrifices n’avaient pas d’autre objet que de rompre les nœuds magiques qu’une main ennemie pouvait faire pour lier les sens et tromper l’espérance du plaisir. La moindre allusion à ce fatal complot de la magie était réputée funeste, comme si on évoquait un génie malfaisant, dès qu’on l’avait nommé. Les poëtes, les écrivains, si vieux qu’ils fussent, craignaient de toucher à ce sujet délicat, qui d’un jour à l’autre pouvait leur devenir personnel et les affliger à leur tour; on se gardait donc bien de rire du malheur d’autrui. C’est avec une extrême réserve que Tibulle, dans une élégie, s’associe à la douleur d’un amant qui se cherche en vain et qui ne se trouve plus, même dans les bras de la belle Pholoë: «Quelque vieille, avec [176] ses chants magiques et ses philtres puissants, dit le poëte de l’amour, aurait-elle jeté sur toi un sort, durant la nuit silencieuse? La magie fait passer dans un champ la moisson du champ voisin; la magie arrête la marche du serpent irrité; la magie essaie même d’arracher la lune de son char. Mais pourquoi accuser de ton malheur les chants d’une sorcière? Pourquoi accuser ses philtres? La beauté n’a pas besoin des secours de la magie; mais ce qui t’a rendu impuissant, c’est d’avoir trop caressé ce beau corps, c’est d’avoir trop prolongé tes baisers, c’est d’avoir trop pressé sa cuisse contre la tienne.» (Sed corpus tetigisse nocet, sed longa dedisse oscula, sed femori conseruisse femur.) Tibulle a mis une si grande réserve en abordant ce sujet de mauvais augure, que l’élégie qu’il lui consacre est pleine de réticences et d’obscurités.

Mais les philtres les plus puissants et aussi les plus redoutables furent ceux que les sagæ et les vieilles courtisanes fabriquaient, d’après des recettes inconnues, sans le secours de la magie. L’unique destination de ces philtres était d’échauffer les sens et d’accroître les transports amoureux. On en faisait à Rome un prodigieux usage, malgré les dangers d’une pareille surexcitation de la nature. Tous les jours un breuvage de cette espèce causait la mort, ou la folie, ou la paralysie, ou l’épilepsie; mais ce fatal exemple n’arrêtait personne, et la soif du plaisir imposait silence à la raison. Ces philtres, d’ailleurs, [177] n’étaient pas tous également funestes, et d’ordinaire, les accidents qu’on leur attribuait à bon droit, provenaient surtout de l’abus plutôt que de l’usage modéré. D’abord, les libertins se contentaient d’une dose minime, qui leur rendait tous les feux de la jeunesse; mais, ces feux diminuant, ils augmentaient graduellement cette dose de poison, auquel ils devaient quelques simulacres de jouissance, et bientôt le philtre était sans action sur une nature épuisée, qui s’exhalait dans un dernier effort d’amour en démence. C’est ainsi que périrent avant l’âge, l’ami de Cicéron, L. Licin. Lucullus, le modèle des prodigues et des voluptueux, le poëte Lucrèce, et tant d’autres qui passèrent de la folie à la mort. On appelait aphrodisiaca tous ces philtres, en général plus ou moins malfaisants, qui avaient pour objet de raviver le foyer de Vénus. On les administrait aussi aux femmes qui manquaient de sens, aux jeunes filles dont l’appétit amoureux ne s’était pas encore éveillé; mais les médecins sages et honnêtes désapprouvaient hautement l’emploi de ces aphrodisiaques, surtout pour les jeunes filles: «Ces philtres, qui rendent le teint pâle, s’écrie Ovide dans son Remède d’amour, ne profitent pas aux jeunes filles; ces philtres nuisent à la raison et renferment le germe de la folie furieuse.» La plupart de ces philtres étaient des potions qu’il fallait prendre de confiance, sans en connaître les ingrédients que la superstition ou l’empirisme avait combinés. Le malheureux [178] qui s’exposait à un empoisonnement pour retrouver quelques instants de plaisir sensuel, n’avait souvent pour garantie que la réputation bonne ou mauvaise de la saga chez laquelle il allait acheter ce plaisir. Souvent, il est vrai, les potions n’étaient composées que de jus et de décoctions d’herbes: «Les plantes qui stimulent les sens, dit Celse, sont le calament, le thym, la sarriette, l’hysope et surtout le pouliot, ainsi que la rue et l’ognon» (ou plutôt le champignon, cepa); mais souvent aussi, dans ces breuvages funestes, on faisait entrer des matières minérales et même animales, qui constituaient les amatoria les plus terribles. Un breuvage de cette espèce, dont Canidie possédait la recette, se nommait poculum desiderii, dit Horace, la potion du désir. Il y avait aussi des eaux naturelles, sulfureuses et ferrugineuses, qui passaient pour favorables aux sens et inoffensives dans leurs effets érotiques. C’étaient là les philtres que la médecine opposait à ceux des parfumeuses et des magiciennes. Ces eaux excitantes, aquæ amatrices, comme on les qualifiait perdaient presque toute leur vertu, quand on les prenait loin de la source. Martial dit dans une épigramme: «Hermaphrodite hait les eaux qui font aimer (odit amatrices Hermaphroditus aquas);» dans une autre épigramme, il semble faire entendre que ces sortes d’eaux étaient affermées ou possédées, par des femmes, sans doute des courtisanes, qui les avaient mises en vogue et qui les exploitaient: «Quel est cet [179] adolescent qui s’éloigne des ondes pures de la fontaine d’Yanthis et qui se réfugie auprès de la naïade, maîtresse de cette fontaine (at fugit ad dominam Naiada)? N’est-ce pas Hylas? Trop heureux qu’Hercule, le demi-dieu de Tirynthe, soit adoré dans le bois qui entoure la fontaine, et qu’il veille de si près sur ses eaux amoureuses! Arginus, puise sans crainte à la source, pour nous donner à boire; les nymphes ne te feront rien, mais prends garde qu’Hercule ne s’empare de toi!» Ces aquæ amatrices n’étaient donc pas, ainsi que plusieurs savants l’ont cru, des breuvages composés et préparés de la main d’une saga, mais tout simplement des eaux minérales, qui, en ranimant la vigueur d’un tempérament fatigué, le disposaient naturellement aux œuvres de l’amour et semblaient évoquer une nouvelle jeunesse.

Des renseignements précis sur la composition des philtres ne se trouvent nulle part dans les écrivains de l’antiquité. On comprend, au reste, le mystère dont les vendeurs de philtres entouraient leur industrie souvent coupable, mystère que la science n’essayait pas de pénétrer. On ne se souciait que des effets, qui étaient vraiment prodigieux, on ne s’occupait pas des causes. Le physiologiste Virey a rassemblé, dans Dioscoride, Théophraste, Pline, etc., tous les éléments épars et indécis qui lui ont permis de reconstruire l’histoire des aphrodisiaques chez les anciens. Il les a divisés en deux classes principales: [180] les végétaux et les animaux; parmi les premiers, on distinguait les stupéfiants ou narcotiques, les stimulants âcres et aromatiques, les odorants et spiritueux. La mandragore, la pomme épineuse, le chanvre sauvage, dans lequel on reconnaît le népenthès d’Homère, causaient une ivresse voluptueuse qui se prolongeait dans un infatigable redoublement de sensations érotiques, et qui conduisait délicieusement à la perte de la mémoire, à la stupidité et à la mort. Les champignons, surtout les phallus et les morilles, les agarics, les aristoloches, les résines âcres, les herbes aromatiques et les graines de ces plantes stimulaient puissamment les organes du plaisir; les liqueurs spiritueuses dans lesquelles on avait fait infuser certaines fleurs odorantes, développaient aussi chez les deux sexes l’activité sensuelle. Mais ces excitants, empruntés au règne végétal, n’avaient bientôt plus d’empire sur les monstrueux débauchés qui se proposaient toujours de dépasser les bornes de la force humaine, et qui cherchaient leurs modèles parmi les dieux de leur mythologie amoureuse. Ils avaient donc recours à des philtres redoutables, à l’aide desquels ils pouvaient, pendant des nuits entières, se persuader que Jupiter ou Hercule était descendu de l’Olympe pour se métamorphoser en homme. Ils en mouraient parfois, sans être rassasiés de volupté, et leur effrayant priapisme se continuait longtemps après leur mort. Les insectes, les poissons, les substances animales [181] étaient tour à tour appelés à concourir à l’affreux mélange qu’on désignait sous le nom caractéristique de satyrion. Cantharides, grillons, araignées et bien d’autres coléoptères, broyés et réduits en poudre ou seulement infusés dans du vin, agissaient avec violence sur les organes sexuels et leur communiquaient immédiatement une violente irritation, qui amenait fréquemment de graves affections de la vessie. On employait aussi avec le même succès les œufs de muge, de sèche et de tortue, en y mêlant de l’ambre gris; mais, après des prodiges de virilité, après de longs et frénétiques emportements d’amour, la victime de son propre libertinage tombait dans une maladie convulsive qui ne se terminait que par la mort: «De là, s’écrie Juvénal, ces atteintes de folie, de là cet obscurcissement de l’intelligence, de là ce profond oubli de toute chose!» Juvénal parle des philtres thessaliens, qu’une épouse criminelle destinait à troubler la raison de son mari. Martial, qui ne pardonne pas davantage à ces breuvages dangereux, conseille seulement aux amants fatigués ou refroidis l’usage des bulbes (ognons, suivant tel commentateur; champignons, suivant tel autre; épices, selon nous): «Que celui qui ne sait pas se conduire en homme dans la lutte amoureuse, qu’il mange des bulbes et il sera invincible; vieillard, si ton ardeur languit (languet anus), ne cesse pas de manger de ces bulbes généreuses, et la tendre Vénus sourira encore à tes exploits!»

[182]

Qui præstare virum Cypriæ certamine nescit,
Manducet bulbos, et bene fortis erit.
Languet anus: pariter bulbos ne mandere cesset,
Et tua ridebit prælia blanda Venus.

Mais de tous les philtres amatoires que fabriquaient les sagæ, le plus célèbre et le plus formidable était l’hippomane, sur la mixture duquel les savants ne sont pas même d’accord. Les écrivains de l’antiquité n’ont pas peu contribué à laisser planer le doute sur l’origine de l’hippomane, puisqu’ils lui donnent deux sources totalement différentes. Virgile, par exemple, appelle ainsi le virus âcre et fétide, qui découle de la vulve des cavales dans le temps du rut: «Un virus gluant distille de l’organe des juments; c’est l’hippomane que recueillent trop souvent les marâtres odieuses, pour le mêler à des herbes magiques avec des conjurations.» Juvénal, Lucain, Pline, Ovide, donnent, au contraire, le nom d’hippomane à une excroissance de chair qui se montre quelquefois sur le front du poulain nouveau-né, et que la cavale arrache avec ses dents et dévore, avant de tendre les mamelles à son nourrisson. Cette excroissance de chair noire, grosse comme une figue, les villageois s’empressaient de la couper et de la garder précieusement pour la vendre aux sagæ, qui en faisaient usage dans leurs philtres. Il est probable, d’après ces témoignages si différents, que les sagæ reconnaissaient deux espèces d’hippomane; le second est représenté comme plus actif et plus [183] redoutable que le premier. Juvénal nous montre Cæsonia qui, pour accroître la violence de la potion, y fait entrer le front entier d’un poulain naissant (cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli infudit). Enfin, Juvénal dépeint avec horreur les effrayants résultats de l’hippomane, qui produisit la démence et la mort de Caligula, le règne de Néron et les crimes de ce règne: Tanti partus equæ! s’écrie-t-il. «Et tout cela est le fruit d’une jument, tout cela est l’œuvre d’une empoisonneuse!»

C’étaient de véritables empoisonneuses, ces vieilles sans remords, ces femmes sans nom, ces hideux débris de la Prostitution et de la débauche, qui mélangeaient à leurs philtres, non-seulement des matières excrétées par les animaux, le castoreum, le musc, la civette, le sperme de cerf, le membre du loup, du hérisson, etc., mais encore le sang menstruel des femmes, mais encore la liqueur séminale des hommes. Ces horribles mixtures engendraient des maladies épouvantables, qui ne suffisaient pourtant pas pour effrayer le libertinage, pour arrêter ses étranges désordres. Les magiciennes émérites ajoutaient toujours à leurs préparations érotiques certains ingrédients empruntés à la nature humaine, la moelle des os, le foie, les testicules, le fiel d’un enfant ou d’un supplicié, et surtout cette pellicule mince qui enveloppe quelquefois la tête des nouveau-nés au sortir de la matrice. Les sages-femmes arrachaient adroitement cette pellicule à laquelle on attribuait [184] tant de vertus singulières, et elles la vendaient fort cher aux faiseuses de philtres amoureux, ou bien aux avocats, qui croyaient devenir plus diserts en la portant sur eux comme un talisman. On peut juger que le commerce des sagæ était très-répandu et très-lucratif; mais aucune de ces doctes opératrices ne nous a laissé le livre des recettes, qui faisaient sa réputation et sa richesse. L’art des parfums et des cosmétiques, que les sagæ pratiquaient aussi avec d’incroyables ressources de raffinement et d’invention, ne nous est pas plus connu. Les poëtes et les écrivains de tous les genres reviennent sans cesse sur ces parfums, sur ces cosmétiques (unguenta), qui accompagnaient partout l’une ou l’autre Vénus; mais ils ne sortent guère des généralités vagues, et ils ne nous initient jamais aux innombrables secrets de la parfumerie antique, comme si ces secrets, déjà connus du temps d’Homère, qui en fait remonter l’origine aux dieux et aux déesses, ne se transmettaient de génération en génération que sous la foi du serment. Chez les Romains, la passion des parfums étant devenue aussi ardente, aussi effrénée que la passion des plaisirs sensuels, le métier des parfumeuses et des unguentaires avait fait des progrès extraordinaires, et la famille si multipliée des essences, des huiles, des baumes, des pommades, des poudres, des pâtes, des ingrédients cosmétiques et aromatiques, s’était augmentée encore à l’infini, s’augmentait tous les jours et mettait à contribution [185] les végétaux, les minéraux, les animaux même du monde entier, pour combiner et créer de nouveaux mélanges odoriférants et, en même temps, de nouvelles jouissances au profit de la sensualité et de l’amour.

Les anciens, les Romains surtout, ne comprenaient pas l’amour sans parfums, et, en effet, les parfums âcres et stimulants, dont ils se servaient à profusion dans l’habitude de la vie, les préparaient merveilleusement à l’amour. On sait que le musc, la civette, l’ambre gris et les autres odeurs animales qu’ils portaient avec eux dans leurs vêtements, dans leur chevelure, dans toutes les parties de leur corps, ont une action très-active sur le système nerveux et sur les organes de la génération. Ils ne se bornaient pas à l’emploi extérieur de ces parfums, car, sans parler des philtres énergiques réservés pour des circonstances particulières, ils ne craignaient pas d’admettre les aromates et les épices en quantité dans leur alimentation journalière. C’est sans doute à ces causes permanentes qu’il faut attribuer l’appétit, le prurit permanent, qui tourmentait la société romaine et qui la jetait dans tous les excès de l’amour physique. La luxure asiatique avait apporté ces parfums avec elle, et depuis lors il se fit une si prodigieuse consommation de substances aromatiques, à Rome, qu’on put croire que l’Arabie, la Perse et tout l’Orient n’y suffiraient pas. Vainement, quelques philosophes, quelques hommes vertueux [186] et simples, des vieillards par malheur, essayèrent de combattre cette mode, aussi dangereuse pour la santé que pour les mœurs; vainement, leurs conseils sages furent répétés dans des livres de morale, même dans la poésie et jusque sur le théâtre: on ne prit pas plus garde à leurs conseils qu’à leurs reproches et à leurs menaçantes prédictions. Rome fut bientôt aussi parfumée que Sybaris et Babylone. Plus on y estimait, plus on y recherchait les parfums, plus on méprisait les parfumeurs et les parfumeuses; ce n’étaient que des courtisanes hors d’âge et des entremetteuses; ce n’étaient que de vieux cinædes et d’infâmes lénons. Les honnêtes gens, qui avaient besoin de leurs services, n’entraient dans leur boutique qu’en se cachant le visage, le soir ou de grand matin. Cicéron, Horace, ne les nomment qu’avec un profond dédain: «Ajoute encore, si tu veux, dit le premier dans son traité de Officiis, ajoute tes onguentaires, les sauteurs et la misérable tourbe des joueurs d’osselets.» Horace fait marcher de pair le lénon (auceps) et l’onguentaire, dans la vile population du bourg toscan (tusci turba impia vici). Quant aux parfumeuses, leur nom seul était la plus grande injure qu’on pût adresser à une femme qui se piquait d’être née libre (ingenua) et citoyenne. Les officines de parfumerie n’étaient que des entrepôts de lenocinium et des repaires de débauche; aussi, les personnes riches avaient-elles en leur propre maison un laboratoire, [187] dans lequel se fabriquaient tous les parfums dont elles faisaient usage, et elles entretenaient un ou plusieurs parfumeurs parmi leurs esclaves ou leurs affranchis.

Il y avait sans doute des parfums caractéristiques qui annonçaient de loin la condition de la personne, son rang, ses mœurs et sa santé: telle odeur forte et pénétrante révélait la nécessité de cacher quelque mauvaise odeur naturelle; telle odeur suave et douce convenait aux matrones élégantes, aux hommes de bon goût et de vie décente; telle odeur enivrante dénonçait la courtisane ou tout au moins la femme coquette et légère; telle odeur énervante et agaçante accusait le passage d’un giton; ici un parfum, là un autre, et de toutes parts, dans les rues, à la promenade, dans les maisons, un mélange indéfinissable d’odeurs aromatiques qui absorbaient l’air. En effet, chaque homme, chaque femme, chaque enfant se parfumait au sortir du lit, après le bain, avant le repas, et en se couchant; on se frottait tout le corps avec des huiles parfumées, on en versait aussi sur la chevelure, on imprégnait d’essences les habits, on brûlait nuit et jour des aromates, on en mangeait dans tous les mets, on en buvait dans toutes les boissons. Le satirique Lucilius, pour tourner en ridicule cette pharmacomanie, feignait de s’étonner de ce que ses contemporains qui prenaient tant de parfums n’en rendissent pas quelque chose. «Une femme sent bon, disait Plaute [188] dans la Mostellaria, quand elle ne sent rien, car ces vieilles qui se chargent de parfums, ces décrépites édentées qui couvrent de fard les ruines de leur beauté, dès que leur sueur s’est mêlée à ces parfums, aussitôt elles puent davantage, comme un cuisinier qui fait un ragoût de plusieurs sauces mélangées.» C’était principalement dans les préludes de la palestre de Vénus, pour nous servir de l’expression antique (palestra venerea), que les parfums venaient en aide à la volupté. Les deux amants se faisaient oindre tout le corps avec des spiritueux embaumés, après s’être lavés dans des eaux odoriférantes; l’encens fumait dans la chambre, comme pour un sacrifice; le lit était entouré de guirlandes de fleurs et semé de feuilles de roses; le lit, ainsi que tous les meubles, recevait une pluie de nard et de cynnamome. Les ablutions d’eaux aromatisées se renouvelaient souvent dans le cours de ces longues heures d’amour, au milieu d’une atmosphère plus parfumée que celle de l’Olympe.

Ces parfums, on le conçoit, avaient été inventés par des gens qui se connaissaient en plaisir et qui savaient les moyens de l’exciter, de le prolonger, de le développer. Aussi, en vieillissant, les prostitués des deux sexes s’adonnaient-ils de préférence à ce genre de travail et de commerce. Ils continuaient de la sorte à servir, quoique indirectement, les goûts du public; quand ils composaient quelque parfum, quelque cosmétique nouveau, ils étaient [189] fiers de lui donner leur nom. Le parfumeur Nicérotas inventa la nicérotiane, dont Martial vante l’odeur stupéfiante (fragras plumbea nicerotiana); Folia, la magicienne, amie et complice de Canidie, trouva un procédé ingénieux, pour préparer le nard de Perse, qui fut depuis appelé foliatum. Mais ordinairement le parfum ou le cosmétique tirait son nom du pays qui avait fourni son principal ingrédient: on avait le baume de Mendès, originaire d’Égypte; l’onguent de Chypre; le nard d’Achæmenium; l’huile d’Arabie, l’huile de Syrie, le malobathrum de Sidon, etc. La plupart des parfums, les plus actifs du moins, venaient de l’Orient et spécialement de la péninsule arabique; on s’était donc accoutumé à comprendre indistinctement tous les produits de la parfumerie sous la désignation générique de parfum arabe (arabicum unguentum): «Brûlons, dit Tibulle, brûlons les parfums que nous envoie de sa riche contrée le voluptueux Arabe!» Cependant on appliquait plus particulièrement cette dénomination, arabus ou arabicus, à une huile odorante dont les femmes et les efféminés oignaient leurs longs cheveux. On fabriquait aussi une autre huile, non moins estimée, avec les graines de myrobolan (myrobolani), arbuste aromatique qui croît en Arabie. On tirait encore plusieurs espèces de parfums très-recherchés, de l’arbre de Judée, dont la gomme odoriférante s’appelait opobalsamum; de l’amome d’Assyrie, de la myrrhe de l’Oronte, de la marjolaine de Chypre [190] (amaracus cyprinus); du cynnamome de l’Inde, etc. Mais, comme nous l’avons dit, on ignore à peu près les doses et les principes de ces mixtures balsamiques qui se rapportaient généralement à quelque besoin de la vie amoureuse.

Les cosmétiques, dont un parfum quelconque accompagnait toujours la composition, sont encore plus inconnus que les parfums de toilette et d’amour; à peine si la discrétion intéressée des vendeurs et des acheteurs a trahi les noms de quelques-uns de ces merveilleux secrets de coquetterie conservatrice, dissimulatrice et ornatrice. De tout temps, ces secrets-là ont été les mieux gardés. Ainsi, on ne sait rien de la poudre dépilatoire (dropax unguentum) avec laquelle on faisait tomber tous les poils du corps, même la barbe; rien de l’onguent pour les dents (odontotrimma), destiné à les rendre blanches et brillantes; rien du diapasmata, fabriqué en pastilles par Cosmus, du temps de Martial, contre la mauvaise haleine; rien du malobathrum, distillé en huile pour les cheveux, etc. Pline indique seulement quelques recettes, celle de l’huile de coing (melinum unguentum), celle du megalium et du telinum, celle enfin de l’onguent royal, que les rois parthes avaient appliqué à l’usage de leur majesté; mais on est assez embarrassé pour définir les propriétés et les avantages de chacun de ces cosmétiques odoriférants. Tous les cosmétiques cependant ne se recommandaient pas par leur bonne odeur; par exemple, [191] voulait-on, jusqu’à un âge avancé, se maintenir le ventre ferme, poli et blanc, on le frottait, non-seulement avec de la farine de fèves, avec des feuilles de nielle bouillies et salées, mais encore avec de l’urine; les femmes, après leurs couches, ne manquaient pas, dit Pline, de faire disparaître avec des fermentations d’urine les rides et les taches qui altéraient la pureté de leur ventre (æquor ventris). On avait aussi une confiance absolue dans l’efficacité du lait d’ânesse, pour blanchir la peau. On se rappelait que Poppée prenait tous les jours un bain de lait, que lui fournissaient cinquante ânesses qui avaient mis bas depuis peu de jours, et qu’on renouvelait sans cesse, afin que leur lait fût toujours nouveau. Comme toutes les dames romaines ne pouvaient avoir des ânesses nourricières dans leur écurie, les parfumeurs avaient imaginé de condenser le lait d’ânesse en onguent et de le vendre en tablettes solides qu’on faisait fondre pour l’étendre sur la peau: «Cependant, hideux à voir, dit Juvénal en faisant le portrait d’une riche coquette, son visage est ridiculement couvert d’une sorte de pâte; il exhale l’odeur des gluants cosmétiques de Poppée, et là viennent se coller les lèvres de son pauvre mari. Elle se lave avec du lait, et pour se procurer ce lait, elle mènerait à sa suite un troupeau d’ânesses, si elle était envoyée en exil au pôle hyperboréen. Mais cette face, sur laquelle on applique tant de drogues différentes et qui reçoit une épaisse [192] croûte de farine cuite et liquide, l’appelle-t-on un visage ou un ulcère?» Ces épigrammes, ces injures, ces malédictions des poëtes n’empêchaient pas les vieilles femmes de Rome de se farder, de se couvrir de blanc et de rouge, de se teindre les cheveux, et de retenir aussi longtemps que possible les restes de leur beauté fugitive; elles se rattachaient donc avec une sorte de désespoir aux dernières illusions que l’art des cosmétiques leur offrait encore, et elles cherchaient à s’abuser elles-mêmes sur les désastres irréparables de l’âge. Les courtisanes à la mode, les fameuses et les précieuses surtout, ne savaient pas vieillir, et la vieillesse d’une femme commençait à trente ans chez les Romains, qui ne faisaient cas que de l’extrême jeunesse et même de l’enfance. Une de ces prêtresses de Vénus, nommée Acco, effrayée de la marche des années qui emportaient avec elles la fraîcheur de son teint, l’éclat de sa chevelure, l’émail de ses dents et les grâces de sa taille, se flatta d’oublier sa propre métamorphose en ne se regardant plus dans le miroir; mais un jour un amant qu’elle fatiguait de plaintes et de reproches lui présenta ce fatal miroir où elle vit tout à coup sa décrépitude: à l’instant, ses cheveux achevèrent de blanchir, sa bouche édentée demeura entr’ouverte, et ses yeux devinrent fixes en se remplissant de larmes: elle était folle, épouvantée de son enlaidissement; elle mourut de s’être revue telle que la décrépitude l’avait faite. Son nom se perpétua dans [193] le souvenir des mères qui, pour déshabituer leurs enfants de s’écorcher le visage, de se tourmenter le nez avec les doigts et de s’arracher les cils, les menaçaient de la colère d’Acco, comme d’un épouvantail.

Les sagæ et les parfumeuses ne se bornaient pas à faire commerce de cosmétiques et de parfums; elles vendaient encore tous les objets et tous les ustensiles qui pouvaient servir à la Prostitution: les fouets, les aiguilles, les fibules et les cadenas de chasteté, les amulettes, les phallus et une quantité d’affiquets de libertinage, que l’antiquité, dans sa plus grande dépravation, n’a pas osé décrire. Si les Pères de l’Église, saint Augustin, Lactance, Tertullien, Arnobe, etc., n’avaient pas divulgué les turpitudes inouïes de la débauche romaine, nous hésiterions à croire que ces raffinements monstrueux aient existé, sans que les lois essayassent de les atteindre et de les punir. Ainsi, ce n’était pas seulement dans les lupanars qu’on employait le fascinum, phallus factice en cuir, ou en linge, ou en soie, qui servait à tromper la nature; c’était dans les chambres à coucher des matrones que délaissaient leurs maris et qui n’osaient pas s’exposer aux périls de l’adultère; c’était dans les assemblées secrètes de l’amour lesbien; c’était dans les bains publics, c’était dans le sanctuaire du foyer domestique. Saint Paul, en sa première épître aux Romains, atteste les progrès que les doctrines de Sapho avaient faits à Rome, [194] lorsqu’il dit en parlant des indignes descendants de Scipion et de Caton: «Dieu les a livrés aux passions de l’ignominie; car les femmes ont changé l’usage naturel des hommes en un usage qui est contre nature, et semblablement les hommes, abandonnant l’usage naturel de la femme, se sont embrasés d’impurs désirs les uns envers les autres, accomplissant l’infamie du mâle avec le mâle, et recevant, comme il le fallait, en eux-mêmes le châtiment de leur erreur.» (Propterea tradidit illos Deus in passiones ignominiæ. Nam fœminæ eorum immutaverunt naturalem usum in eum usum qui est contra naturam. Similiter autem et masculi, relicto naturali usu fœminæ, exarserunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos turpitudinem operantes, et mercedem quam oportuit erroris sui in semetipsis recipientes). Nous ferons remarquer, à l’occasion de ce passage célèbre de l’apôtre, que cette récompense ou plutôt ce châtiment que les coupables recevaient en eux-mêmes ne pouvait être qu’une de ces affreuses maladies de l’anus, qui étaient si communes parmi les pædicones et les cinædes de Rome. Enfin, les obscènes fascina, qui se fabriquaient et qui se vendaient dans le quartier des parfumeurs, chez les barbiers et chez les vieilles courtisanes, étaient quelquefois mis en œuvre pour aiguillonner les sens paresseux des vieillards débauchés; nous ne nous sentons pas le courage de traduire ce texte de Pétrone, même en le déguisant: Profert Enothea [195] scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim cœpit inserere ano meo. Comment le libertinage avait-il pu imaginer ce mélange irritant de poivre et de graine d’ortie réduits en poivre et détrempés d’huile d’olive? On peut deviner tous les accidents organiques qui devaient résulter de cet infernal topique et qui se trouvaient sans doute compris dans le châtiment que les coupables recevaient en eux-mêmes, selon saint Paul.

Il est permis de supposer que les sagæ et les parfumeuses se chargeaient aussi de certaines opérations, également honteuses par leur nature et par leur objet, quoiqu’on eût essayé de les faire autoriser par la médecine et exécuter par des médecins, la castration des femmes et l’infibulation des deux sexes. «Quelques chirurgiens, dit Celse, sont dans l’usage de soumettre les jeunes sujets à l’infibulation, et cela dans l’intérêt de leur voix ou de leur santé. Cette opération se pratique ainsi: on tire en avant le prépuce, et, après avoir marqué d’encre les points opposés que l’on veut percer, on laisse les téguments revenir sur eux-mêmes. On traverse alors le prépuce, à l’endroit désigné, avec une aiguille chargée d’un fil dont on noue les deux bouts et qu’on fait mouvoir chaque jour jusqu’à ce que le pourtour de ces ouvertures soit bien cicatrisé. Ce résultat obtenu, on remplace le fil par une boucle, et la meilleure sera toujours la plus légère. Néanmoins cette opération est plus souvent inutile que nécessaire. [196] (Sed hoc quidem sæpius inter supervacua, quam inter necessaria est.) Celse n’ose pas s’élever davantage contre cette détestable invention, que la jalousie la plus scandaleuse avait fait adopter sous prétexte de conserver la voix de ces jeunes esclaves au moment de la puberté, et parfois pour les préserver de la triste habitude des pollutions nocturnes. Cette boucle (fibula), qui empêchait le patient de faire acte de virilité, était en or ou en argent, tantôt soudée au feu, tantôt fermée par un ressort. Ce qui prouve la véritable destination de ces fibules, c’est qu’on les adaptait également à l’anus, par une opération analogue à celle que Celse a décrite. Quant à l’infibulation des femmes, qui s’est modifiée au moyen âge en créant les cadenas de chasteté, elle se pratiquait à peu près de la même manière que celle des hommes, et l’anneau ou fibule, qui tenait à demi fermées les parties sexuelles, traversait l’extrémité des grandes lèvres, et ne s’ouvrait qu’à l’aide d’une clef. Rien n’était plus commun que l’infibulation chez les esclaves du sexe masculin; mais, pour les esclaves de l’autre sexe, on se servait de préférence d’un vêtement particulier, nommé subligar ou subligaculum, qui se laçait par derrière, et qui formait une espèce d’égide protectrice pour celles qu’on couvrait de cette ceinture de cuir ou de crin rembourré. Une ancienne coutume exigeait que les acteurs ne parussent pas sur la scène, par respect pour les spectateurs, sans être revêtus de ce caleçon qui [197] obviait à tout accident et rassurait la pudeur des matrones: Scenicorum mos quidem tantam habet, lisons-nous dans le traité de Officiis, vetere disciplinâ verecundiam, ut in scenam sine subligaculo prodeat nemo. Une épigramme de Martial nous apprend que les femmes honnêtes se piquaient de précaution, en portant partout le subligar: «La rumeur publique raconte, Chioné, que tu n’as jamais connu d’homme, et que rien n’est plus pur que ta virginité. Cependant tu la caches plus qu’il ne faut, quand tu te baignes. Si tu as de la pudeur, transporte le subligar sur ton visage!» Martial parle ailleurs d’une ceinture de cuir noir, que les esclaves mâles s’attachaient autour des reins, quand ils accompagnaient aux bains leur maître ou leur maîtresse (inguina succinctus nigrâ tibi servus alutâ stat); mais, dans une autre épigramme, il nous montre un esclave infibulé se baignant avec sa maîtresse: «Le membre couvert d’une capsule d’airain, un esclave se baigne avec toi, Cœlia. Pourquoi cela, je te prie, puisque cet esclave n’est ni citharœde ni chanteur? Tu ne veux pas sans doute voir sa nature? Alors pourquoi se baigner avec tout le monde? Sommes-nous donc tous, pour toi, des eunuques? Crains, Cœlia, de paraître jalouse de ton esclave: ôte lui sa fibule.»

Enfin, comme nous l’avons dit, c’était dans ces boutiques d’impuretés et de maléfices, que s’opérait la castration des femmes. On n’a pas de renseignements [198] précis sur ce genre de castration, qui avait pour but de rendre stériles les malheureuses qu’on mutilait. On a même regardé comme une fable cette opération cruelle et inutile, qui fut d’abord en usage chez les Lydiens, si l’on en croit l’historien Xanthus de Lydie. Suivant un ancien scoliaste, l’opération consistait dans l’enlèvement de petites glandes placées à l’entrée du col de la matrice, glandes que les anciens regardaient comme des testicules nécessaires à la génération. Souvent on suppléait à la section de ces glandes, en les comprimant avec le doigt. Les filles qu’on soumettait à ce traitement barbare, comme si c’étaient des poules qu’on voulût engraisser pour la table (simili modo, dit Pierrugues, Itali et Gallo-provinciales gallinas eunuchant), se voyaient ainsi privées à jamais des douceurs de la maternité, mais en revanche elles devenaient plus aptes aux travaux de Vénus, par cela même qu’elles ignoraient ceux de Junon. Au reste, cette espèce de castration était peu fréquente, excepté pour les filles qu’on destinait à la Prostitution des lupanars et qu’on croyait mettre ainsi à l’abri des grossesses et des avortements. Nous avons lu cependant, au sujet de l’opération mystérieuse qu’on faisait subir aux femmes de plaisir dès leur enfance, nous avons lu, dans un docte rhéteur du seizième siècle, que cette opération, pratiquée sur des sujets choisis en raison de leur conformation particulière, changeait complétement le sexe de la victime et [199] faisait saillir hors de l’organe les parties qui y sont ordinairement enfermées, en sorte que cette femme eunuque (eunuchata) avait l’apparence, sinon le sexe d’un homme. La castration des hommes et des enfants était moins compliquée et infiniment plus répandue; elle devint même tellement abusive, que Domitien se vit obligé de la défendre, à l’exception de certains cas privilégiés. Ce n’étaient pas des médecins, surtout des médecins en renom, qui exécutaient ces hideuses mutilations, que la cupidité et la débauche avaient tant multipliées; c’étaient les barbiers, c’étaient les baigneurs, c’étaient plus spécialement les sagæ et leur horrible séquelle qui travaillaient pour le compte des marchands d’esclaves, des lupanaires et des lénons. On avait besoin d’une telle quantité d’eunuques à Rome pour satisfaire aux exigences de la mode et du libertinage, que d’infâmes lènes n’avaient pas d’autre industrie que de voler des enfants pour en faire des castrati, des spadones ou des thlibiæ. «Domitien, dit Martial, ne supporta pas de telles horreurs: il empêcha que l’impitoyable libertinage fît une race d’hommes stériles (ne faceret steriles sæva libido viros).» Les odieux auteurs et complices de ces crimes furent condamnés aux mines, à l’exil et souvent à la mort.

Mais, chose étrange, la superstition resta en possession de l’atroce privilége que l’édit impérial refusait aux vendeurs d’esclaves et aux agents de la débauche: les prêtres de Cybèle continuèrent non-seulement [200] à se mutiler eux-mêmes avec des tessons de pot, mais encore ils exercèrent les mêmes violences sur les malheureux enfants qui tombaient entre leurs mains. Ces galli, la plupart vils débauchés perdus de maladies honteuses, s’intitulaient semiviri, et prétendaient sacrifier à leur déesse les restes gangrenés de leur virilité absente. Quand ils n’avaient plus rien à offrir à Cybèle, ils allaient chercher leurs impures offrandes sur le premier venu qui se livrait sans défiance à leur couteau. Martial a mis en vers une aventure qui arriva de son temps et qui témoigne de la farouche superstition des galli. Nous empruntons cette traduction à la grande collection des auteurs latins, publiée par M. Désiré Nisard, professeur à l’École normale: «Tandis que Misitius gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il joignit en chemin une troupe de ces hommes qui ne le sont qu’à moitié, des prêtres de Cybèle. Il avait pour compagnon de route le jeune Achillas, esclave fugitif, d’une beauté et d’une gentillesse des plus agaçantes. Or, nos castrats s’informent de la place qu’il doit occuper au lit; mais, soupçonnant quelque ruse, l’enfant répond par un mensonge. Ils le croient; chacun va dormir, après boire. Alors la bande scélérate, saisissant un fer, mutila le vieillard couché sur le devant du lit, tandis que le jeune garçon, caché dans la ruelle, était à l’abri de leurs étreintes.» Ces abominables prêtres de Cybèle prenaient part à toutes les infamies du bourg toscan; tous les trafics [201] leur étaient bons, et, toujours pris de vin, toujours furieux, toujours obscènes, ils semblaient avoir fait un culte de la plus sale débauche, et vouloir remplacer la Prostitution des femmes par celle des eunuques. C’est ainsi que Juvénal nous représente le grand spadon (semivir) entrant chez une matrone, à la tête d’un chœur fanatique de galles, armés de tambours et de trompettes. Ce personnage, dont la face vénérable s’est vouée à d’obscènes complaisances (obscœno facies reverenda minori) et qui, dès longtemps, a retranché avec un tesson la moitié de ses parties génitales, porte la tiare phrygienne des courtisanes, et se pique de rivaliser avec celles-ci, en servant à la fois aux plaisirs des deux sexes.

Les sagæ, les magiciennes, les empoisonneuses et tous les auxiliaires féminins de la débauche romaine étaient moins coupables et moins odieuses que ces prêtres hermaphrodites qui déshonoraient la religion païenne.

Décoration

CHAPITRE XXII.

Sommaire.—La débauche dans la société romaine.—Pétrone arbiter.—Aphorisme de Trimalcion.—Le verbe vivere.—Extension donnée à ce verbe par les délicats.—La déesse Vitula.—Vitulari et vivere.—Journée d’un voluptueux.—Pétrone le plus habile délicat de son époque.—Les comessations ou festins de nuit.—Étymologie du mot comessationes.—Origine du mot missa, messe.—Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des Césars.—Mode des comessations.—Lits pour la table.—La courtisane grecque Cytheris.—Bacchides et ses sœurs.—Reproches adressés à Sulpitius Gallus au sujet de sa vie licencieuse, par Scipion l’Africain.—Le repas de Trimalcion.—Les histrions, les bouffons et les arétalogues.—Les baladins et les danseuses.—Danses obscènes qui avaient lieu dans les comessations, décrites par Arnobe.—Comessations du libertin Zoïle.—Leur description par Martial.—Épisode du festin de Trimalcion.—Services de table et tableaux lubriques.—Ameublement et décoration de la salle des comessations.—Santés érotiques.—Thesaurochrysonicochrysides, mignon du fameux bouffon de table Galba.—Présence d’esprit et cynisme de Galba à un souper où il avait été convié avec sa femme.—Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations.—Dieux et déesses qui présidaient aux comessations.—Les lares Industrie, Bonheur et Profit.—Le verbe comissari.—Théogonie des dieux lares de la débauche.—Conisalus, dieu [204] de la sueur que provoquent les luttes amoureuses.—Le dieu Tryphallus.—Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des femmes en couches.—Deverra, Deveronna et Intercidona.—Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux.—Domiducus.—Suadela et Orbana.—Genita Mana.—Postversa et Prorsa.—Cuba Dea.—Thalassus.—Angerona.—Fauna, déesse favorite des matrones.—Jugatinus et ses attributions obscènes.

On ne peut se faire une idée exacte et complète de ce qu’était la débauche dans la société romaine, si l’on détourne la vue des scènes lubriques qui sont peintes avec une sorte de naïveté par l’auteur du Satyricon. Pétrone a représenté fidèlement ce qui se passait tous les jours, presque publiquement, dans la capitale de l’empire, quoiqu’il ait placé à Naples, pour éloigner les allusions, son roman étrange et pittoresque, consacré à l’histoire de la volupté et de la Prostitution sous le règne de Néron. Pétrone était un voluptueux raffiné, excellent juge (d’où son surnom arbiter) en fait de choses de plaisir: il raconte en style fleuri et figuré les plus grandes turpitudes, et l’on doit croire qu’il écrivait d’après ses impressions et ses souvenirs personnels. Il suffirait donc de relever tous les tableaux, tous les enseignements, tous les mystères de libertinage qu’on trouve accumulés dans les fragments de cette composition érotique et sodatique, pour avoir sous les yeux une peinture fidèle de la vie privée des jeunes Romains. La philosophie pratique de ces infatigables débauchés se résumait dans cette sentence de Trimalcion: Vivamus, dum licet esse! C’est-à-dire: [205] «Menons joyeuse vie tant qu’il nous est donné de vivre!» Le verbe vivere avait pris une signification beaucoup plus large et moins spéciale, qu’à l’époque où il s’entendait seulement du fait matériel de l’existence, et où il ne s’appliquait pas encore à un genre de vie plutôt qu’à un autre. Les délicats de Rome (delicati) n’eurent pas de peine à se persuader que ce n’était pas vivre que vivre sans jouissances, et que jouir toujours, c’était vivre réellement, vivere. Les femmes de mœurs faciles, dans la compagnie desquelles ils vivaient de la sorte, ne comprirent pas autrement ce verbe à leur usage, que les philologues accueillaient eux-mêmes avec sa nouvelle acception. Ce fut dans ce sens que Varron employa vivere, quand il dit: «Hâtez-vous de vivre, jeunes filles, vous à qui l’adolescence permet de jouir, de manger, d’aimer et d’occuper le char de Vénus (Venerisque tenere bigas).» Pour mieux constater encore la belle extension du sens de vivere, un voluptueux de l’école de Pétrone écrivit sur le tombeau d’une compagne de plaisir: Dum vivimus vivamus, qu’il est presque impossible de traduire: «Tant que nous vivons, jouissons de la vie.» Au reste, cette vie de jouissances perpétuelles était devenue tellement générale parmi la jeunesse patricienne, qu’on avait jugé nécessaire de lui donner une déesse particulière pour la protéger. Cette déesse, si l’on s’en rapporte à l’étymologie que lui applique Festus, tira son nom Vitula, du mot vita ou [206] de la joyeuse vie à laquelle on la faisait présider. Vitula n’avait sans doute pas d’autre culte que celui qu’on lui rendait, devant l’autel des dieux domestiques, dans le cubiculum ou dans le triclinium, où l’on avait plus d’une occasion de l’invoquer. Grâce à la déesse, on dit bientôt vitulari au lieu de vivere, et nous penchons à supposer que vitulari signifiait vivre couché à table ou dans un lit, aussi paresseusement qu’une génisse (vitula) dans l’herbe des champs.

Les voluptueux, en effet, ne passaient pas leur vie autrement: «Il donnait le jour au sommeil, dit Tacite en parlant de Pétrone le type le plus célèbre de son espèce, il donnait la nuit aux devoirs de la société et aux plaisirs. Il se fit une réputation par la paresse comme d’autres à force de travail. A la différence de tous les dissipateurs qui se font un renom de désordre et de débauche, Pétrone était estimé le plus habile voluptueux.» On est étonné que quelques natures énergiques et actives aient pu mener de front les affaires, l’étude et la politique, avec ces voluptés incessantes qui dévoraient la vie. Quelle liberté d’esprit et d’action pouvaient avoir des hommes qui dormaient et se baignaient le jour, qui la nuit s’épuisaient en orgies effrayantes? Ces festins de nuit, ces soupers, qui se prolongeaient jusqu’au lever du soleil et qui ouvraient carrière aux excès les plus monstrueux, s’appelaient comessationes ou comissationes. Ce mot essentiellement latin, qui ne dérive pas du grec κομειν, [207] nourrir, ni de κομη, chevelure, ni de κομιδη, nourriture, etc., avait été formé de comes, et voulait dire proprement un compagnonnage, une réunion d’amis et de bons compagnons. Nous aurions honte d’avancer ici, avec beaucoup de probabilité, que ce mot impur, toujours pris en mauvaise part, a été la source du mot missa, messe, parce que les premiers chrétiens se rassemblaient la nuit, dans des lieux secrets, pour célébrer les mystères sacrés de leur culte, et pour s’approcher de la sainte table de la communion. Il est certain que les comessations profanes, qui avaient lieu pendant la nuit, et qui admettaient tous les procédés de plaisir, toutes les formes de jouissance, tous les essais de volupté, méritèrent amplement l’horreur qu’elles inspiraient aux hommes sages et aux mères de famille. Ce n’étaient pas seulement des festins succulents et copieux où l’on se gorgeait de viandes et de vins, où l’on ne cessait de manger et de boire que pour tomber ivre mort; c’étaient trop souvent d’affreux conciliabules de débauche, des théâtres et des arènes d’obscénité, d’abominables sanctuaires de Prostitution. On ne saurait énumérer, sans dégoût et sans stupeur, tout ce qui se passait pendant les longues heures nocturnes qui voyaient la comessation se dérouler et s’exalter au milieu des concerts d’instruments, des chants lascifs, des danses obscènes, des propos impudiques, des cris et des rires indécents. Suétone, Tacite, les auteurs de l’Histoire Auguste, [208] mettent en scène à chaque instant les infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des Césars. Cicéron, dans son plaidoyer pour Cœlius, range sur la même ligne les adultères et les comessations (libidines, amores, adulteria, convivia, comessationes). Un honnête homme pouvait s’oublier parfois dans une orgie de ce genre, mais il ne se vantait pas d’y avoir pris part, et il rougissait souvent d’avoir été le spectateur, quelquefois le complice de ces débordements.

La mode des comessations fut contemporaine de l’invasion de la luxure asiatique à Rome, elle commença, dès que les Romains, à l’instar des peuples amollis de l’Orient, se couchèrent sur des coussins et sur des lits pour prendre leur repas. Jusque-là, tout le monde mangeait assis, et même le siége qu’on approchait de la table n’était pas trop moelleux; les femmes elles-mêmes s’asseyaient sur des bancs ou des trépieds de bois. «On les appela siéges (sedes dictæ), dit Isidore dans ses Étymologies, parce que chez les anciens Romains l’usage n’était pas de manger couché, mais de s’asseoir à table; mais bientôt les hommes commencèrent à s’étendre sur des lits devant la table; les femmes seules restaient assises, ce qui faisait dire à Valère-Maxime: «Les mœurs austères, la génération actuelle les conserve plus scrupuleusement au Capitole, lors du repas sacré qui s’y donne en l’honneur de Jupiter, que dans l’intérieur des maisons.» Les femmes qui se permettaient [209] d’imiter les hommes en se couchant à table, faisaient acte d’impudicité et témoignaient par là qu’elles ne s’arrêtaient pas à cet oubli des convenances. Dans le joyeux souper où Cicéron ne dédaigna pas de prendre place à côté de la courtisane grecque Cythéris, cette belle précieuse ne fit aucune simagrée pour se mettre sur un lit d’ivoire, sans prétendre à la tenue grave et décente d’une matrone qui se fût assise et qui n’eût pas même osé s’appuyer sur le coude. Plaute nous montre aussi d’autres courtisanes, Bacchides et ses sœurs, occupant un seul lit à table. Quelquefois, un même lit recevait deux convives de sexes différents, et dans ce cas, ils étaient placés, tantôt l’un contre l’autre, mais échelonnés, pour ainsi dire, de manière que l’un avait la tête appuyée sur la poitrine de l’autre; tantôt étendus face à face, chacun dans un sens opposé, mais tous deux si rapprochés l’un de l’autre, qu’ils auraient pu manger dans la même assiette. On voyait ainsi l’amant et la maîtresse, le giton et son maître, soupant côte à côte et se disputant les morceaux jusque sur les lèvres. Souvent aussi, la femme ou l’adolescent était accroupi derrière l’homme qui occupait le devant du lit, et qui avait soin que les mets et le vin arrivassent en abondance à sa compagne mâle ou femelle: celui ou celle qui se déshonorait en acceptant le partage d’un lit de festin, prenait donc place au fond ou au milieu de ce lit surchargé de coussins moelleux, et cela se nommait accumbere interior, [210] c’est-à-dire se coucher dans l’intérieur du lit. Quelques scoliastes ont pensé cependant qu’il fallait lire inferior, et que ce mot faisait allusion à la position inférieure que prenait la courtisane ou le cinæde en appuyant sa tête sur le sein de son amant (in gremio amatoris): «Celui qui tous les jours se parfume et s’ajuste devant un miroir, dit un jour amèrement Scipion l’Africain à Sulpitius Gallus en lui reprochant la mollesse efféminée de ses mœurs, celui qui se rase les sourcils, qui s’arrache les poils de la barbe, qui s’épile les cuisses; qui, dans sa jeunesse, vêtu d’une tunique à longues manches, occupait dans les repas le même lit que son corrupteur; celui qui n’aime pas seulement le vin, mais aussi les garçons, doutera-t-on qu’un pareil homme n’ait fait tout ce que les cinædes ont l’habitude de faire?» Aulu-Gelle, qui rapporte ces paroles de Scipion l’Africain, nous apprend que la tunique à la syrienne, chiridota, dont les manches couvraient tout le bras et tombaient sur la main jusqu’au bout des doigts, était le vêtement ordinaire des efféminés dans les comessations, où ils abdiquaient absolument tous les caractères de leur sexe.

Il faut lire dans Pétrone la description du repas de Trimalcion, pour se représenter les épisodes multipliés d’une orgie qui durait une nuit entière. On ne mangeait pas, on ne buvait pas sans interruption; il y avait des intermèdes de plusieurs sortes: d’abord, les conversations provocantes, obscènes ou voluptueuses; [211] puis, la musique, le chant, la danse et les divertissements de toute espèce; après ou même pendant ces intermèdes, tous les désordres que l’ivresse ou la luxure pouvait inventer. On était bientôt las des histrions (mimi), qui jouaient des pantomimes ou qui récitaient des vers; des bouffons et des aretalogues (aretalogi), qui dissertaient sur des sujets comiques; on n’écoutait plus qu’avec distraction, et les yeux, obscurcis par les fumées de Bacchus, commençaient à se fermer. Mais tout à coup les baladins et les danseuses venaient ranimer l’attention des convives fatigués, en éveillant leurs sens. Ces danseuses, la plupart venues d’Asie ou d’Égypte, n’étaient autres que ces almées qui ont conservé dans l’Inde la tradition de l’antique volupté; elles se présentaient nues, sinon couvertes de voiles dorés ou argentés, qui entouraient leur nudité comme d’un voile diaphane; c’est ce que Pétrone appelait se vêtir d’air tissu (induere ventum textilem) et se montrer nue sous des nuages de lin (prostare nudam in nebula linea). Les baladins n’étaient pas vêtus plus décemment et ils étalaient leurs membres nus, frottés d’huile odorante, tout chargés d’anneaux et de grelots dorés. Ces baladins représentaient des pantomimes, faisaient des sauts périlleux, des grimaces et des tours de force extraordinaires; ils n’oubliaient jamais, dans leurs poses, de faire saillir toutes les formes, tous les muscles de leur corps; ils accompagnaient leurs mouvements, des gestes les [212] plus indécents; ils donnaient à leur bouche une expression obscène qu’ils complétaient par le jeu rapide de leurs doigts (micatio digitum) à la manière des Étrusques; ils échangeaient ainsi des signes muets, qui avaient toujours quelque rapport plus ou moins direct avec l’acte honteux (turpitudo), et quelquefois enflammés de luxure, excités par les applaudissements des convives, ils passaient des gestes aux faits et se livraient d’impurs combats, en imitant les turpitudes des faunes, qu’on voit sur les vases peints de l’Étrurie. Quant aux danseuses, elles exécutaient des danses qu’un Père de l’Église chrétienne, Arnobe, a décrites dans son livre contre les Gentils: «Une troupe lubrique formait des danses dissolues, sautait en désordre et chantait, tournait en dansant, et à certaine mesure, soulevant les cuisses et les reins, donnait à ses nates et à ses lombes un mouvement de rotation qui aurait embrasé le plus froid spectateur.» Le jésuite Boulenger ne craint pas de dire que ce tressaillement obscène et ces ondulations des reins communiquaient à tous les convives une amoureuse démangeaison (modo nudæ, et fluctuantibus lumbis obsceno motu, pruriginem spectantibus conciliabant).

Martial nous a laissé une esquisse des comessations d’un libertin qu’il nomme Zoïle: cette esquisse, quoique bien affaiblie dans la traduction classique, qui a été publiée récemment par les soins de M. D. Nisard, est encore plus latine que toutes les descriptions [213] dont nous pourrions charger un tableau de fantaisie: «Quiconque peut être le convive de Zoïle peut souper aussi avec les mérétrices du Summœnium et boire de sang-froid dans le bidet ébréché de Léda. Je prétends même qu’il serait chez elles plus proprement et plus décemment. Vêtu d’une robe verte, il est étendu sur le lit dont il s’est emparé le premier: il foule des coussins de soie écarlate, et pousse, à droite et à gauche, avec les coudes, ses voisins de table. Dès qu’il est repu, un de ses gitons, averti par ses hoquets, lui présente des coquillages roses et des cure-dents de lentisque. S’il a chaud, une concubine, couchée nonchalamment sur le dos, le rafraîchit doucement à l’aide d’un éventail vert, tandis qu’un jeune esclave chasse les mouches avec une branche de myrte. Une masseuse (tractatrix) lui passe avec rapidité la main sur le corps et palpe avec art chacun de ses membres. Quand il fait claquer ses doigts, un eunuque, qui connaît ce signal et qui sait solliciter avec adresse l’émission des urines, dirige la mentule ivre de son maître, qui ne cesse de boire (domini bibentis ebrium regit penem). Cependant celui-ci, se penchant vers la troupe des esclaves rangés à ses pieds, parmi de petites chiennes qui lèchent des entrailles d’oie, partage entre ses valets de palestre des rognons de sanglier, et donne des croupions de tourterelles à son camarade de lit (concubino). Et tandis qu’on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du mont enfumé de Marseille, il distribue [214] à ses bouffons le nectar d’Opimius dans des fioles de cristal et dans des vases murrhins. Lui-même, tout parfumé des essences de Cosmus, il ne rougit pas de nous partager dans une coquille d’or la pommade dont se servent les dernières prostituées. Succombant enfin à ses libations multipliées, il s’endort. Quant à nous, nous restons couchés sur nos lits, et, silencieux par ordre, tandis qu’il ronfle, nous nous portons des santés par signes.» Pétrone, dans son festin de Trimalcion, nous montre un autre coin du sujet, les désordres des femmes entre elles dans les comessations: «Fortunata, femme de Trimalcion, arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte de manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en torsades d’or et ses mules dorées. S’essuyant les mains au mouchoir qu’elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d’Habinnas, Scintilla, qui bat des mains et qu’elle embrasse..... Ces deux femmes ne font que rire et confondre leurs baisers avinés, et Scintilla proclame son amie la ménagère par excellence, et l’autre se plaint des mignons et de l’insouciance maritale. Tandis qu’elles s’étreignent de la sorte, Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds, qu’elle tient étendus, et la culbute sur le lit (pedesque Fortunatæ porrectos super lectum immisit). Ah! ah! s’écrie-t-elle en sentant sa tunique glisser sur ses genoux; et se rajustant au plus vite, [215] elle cache dans le sein de Scintilla un visage que la rougeur rend plus indécent encore.»

Les comessations empruntaient, d’ailleurs, les caractères les plus variés à l’imagination du prodigue débauché qui donnait la fête et elles reflétaient plus ou moins les goûts et les habitudes du maître du logis. Mais elles avaient toujours pour objet principal d’exciter au plus haut degré les sens des convives et de les entraîner à d’incroyables excès. Ainsi, quelquefois tout le service de table était une provocation effrontée à l’acte de nature, et de quelque côté que les yeux se fixassent, ils ne rencontraient que des images voluptueuses ou obscènes. Les murailles étaient couvertes de peintures, dans lesquelles l’artiste avait reproduit sans voile toutes les inventions du génie vénérien: «Le premier, dont la main peignit des tableaux obscènes, s’écrie le tendre Properce, et celui qui suspendit ces honteuses images dans une maison honnête, celui-là corrompit l’innocence des regards de la jeunesse et ne voulut pas qu’elle restât novice aux désordres qu’il lui apprenait ainsi: qu’il gémisse à jamais de son art, le peintre qui reproduisit aux yeux ces luttes amoureuses dont le mystère fait tout le plaisir!» Ces peintures évoquaient de préférence les scènes les plus monstrueuses de la mythologie; Pasiphaé et le taureau, Léda et le cygne, Ganymède et l’aigle, Glaucus et les cavales, Danaé et la pluie d’or. Dans ces sujets consacrés, l’artiste avait cherché à traduire, [216] sous des noms de dieux et de déesses, les grossières et matérielles sensations que les poëtes de l’amour s’étaient plu à décrire: c’était ordinairement le poëme infâme d’Éléphantis, qui fournissait les postures et les couleurs à ces épisodes mythologiques. L’ameublement de la salle et sa décoration se trouvaient souvent d’accord avec les peintures: des danses de satyres, des bacchanales, des bergeries érotiques couraient en bas-relief autour des corniches; des statues de bronze et de marbre mettaient encore aux prises les satyres avec des nymphes, ces victimes éternelles de l’incontinence des demi-dieux bocagers; les lits, les tables, les siéges avaient des pieds de bouc et des têtes de bouc pour ornements, comme par allusion au fameux vers des bucoliques de Virgile: tuentibus hircis. Les lampes suspendues au plafond, les candélabres placés sur la table du souper, rappelaient par quelque forme ithyphallique, souvent plaisante et ingénieuse, le but principal de la réunion. Ici, c’est un Amour chevauchant (equitans) sur un phallus énorme pourvu d’ailes ou de pattes; là, ce sont des oiseaux, des tourterelles becquetant un priape; ailleurs, une guirlande formée avec les attributs du dieu de la génération; ailleurs, des animaux, des plantes, des insectes, des papillons, qui participent à cette forme hiératique. Quant aux coupes, aux amphores, aux ustensiles de table, qu’ils soient en verre, en terre cuite ou en métal, ils ont pris, pour ainsi dire, la livrée générale et ils se rapprochent de près ou [217] de loin, par leur configuration, de l’emblème indécent qui préside à la comessation. Voilà pourquoi Juvénal nous montre un comissator buvant dans un priape de verre (vitreo bibit ille priapo). C’est là ce que Pline appelle gravement: boire en commettant des obscénités, bibere per obscenitates. Le pain qu’on mangeait dans ces repas libidineux n’avait garde d’adopter une figure plus honnête que celle des vases à boire: les coliphia et les cunni siliginei, en pure farine de froment, se succédaient sous la dent des convives, qui n’avaient bientôt plus une pensée étrangère au dieu de la fête: «Vous savez, aurait pu leur dire l’hôte de la comessation en se servant des propres paroles de la Quartilla de Pétrone, vous savez que la nuit tout entière appartient au culte de Priape.» (Sciatis Priapi genio pervigilium deberi.)

On comprenait dans ce culte les santés érotiques que chacun portait à son tour durant ces interminables orgies. On buvait presque toujours à l’heureux succès des amours et aux grands exploits des amants. On vidait autant de coupes qu’il y avait de lettres dans le nom de la personne aimée. Martial parle de cet usage général, dans une de ses plus jolies épigrammes: «Buvons cinq coupes à Névia, sept à Justine, cinq à Lycas, quatre à Lydé, trois à Ida; sablons le falerne autant de fois qu’il y a de lettres dans le nom de chacune de ces dames. Mais, puisque aucune d’elles ne vient, Sommeil, viens à moi.» Un bouffon de table, le fameux Galba, qui se chargeait [218] d’égayer tous les soupers auxquels on l’invitait, proposa une santé à son mignon, dont le nom, disait-il, avait de quoi enivrer tous les dieux de l’Olympe; en effet, il eût fallu boire vingt-sept fois de suite, car il avait donné à cet esclave favori le nom célèbre forgé par Plaute pour caractériser un avare: Thesaurochrysonicochrysides. On ne pourrait dire si ce fut dans le même souper, que Galba fit preuve d’une présence d’esprit et d’un cynisme remarquables. Il avait été convié avec sa femme, qui était fort belle et de mœurs très-complaisantes. Le maître de la maison avait fait placer la dame auprès de lui, et sur la fin du repas, quand tous les convives se furent endormis sous les lourds pavots de Bacchus, il se rapprocha de cette dormeuse et fit tout ce qui était nécessaire pour l’éveiller. Elle ne s’éveilla pourtant pas et se livra sans résistance. Scurra ne dormait pas davantage, quoiqu’il fît semblant, et il laissait le champ libre à son Mécène, lorsqu’un esclave, se fiant à ce sommeil simulé, se glissa près du lit de Galba et se mit à boire dans son verre: «Je ne dors pas pour tout le monde!» s’écrie le bouffon en arrachant l’oreille du fripon. Dans ces orgies nocturnes tout servait de prétexte à de nouvelles santés et à de nouveaux coups de vin, qui étaient souvent les échos ou les présages des combats amoureux du lendemain ou de la veille. On comptait aussi le nombre de ces combats par les couronnes de fleurs qu’on déposait devant une statuette d’Hercule, de Priape [219] ou de Vénus. Les couronnes de fleurs jouaient un grand rôle dans toutes les circonstances où l’ivresse du vin et des sens avait besoin à la fois d’un aiguillon et d’un préservatif: l’odeur des fleurs tempérait les fumées du jus de la vigne, et, en même temps, elle exaltait les inspirations du plaisir. Pline assure que les grands buveurs, en se couronnant de fleurs odorantes, se délivraient des éblouissements et des pesanteurs de tête. Il n’y avait donc pas d’orgie sans couronnes sur les têtes, sans fleurs jonchant la table et le plancher. On jugeait à la beauté et à l’abondance des couronnes la libéralité et le bon goût du comissator. Le lendemain d’un souper, les courtisanes et les enfants meritorii, qui y avaient assisté, envoyaient leurs couronnes flétries et brisées à leurs lénons, pour témoigner qu’ils avaient bien fait leur devoir (in signum paratæ Veneris, dit un vieux commentateur d’Apulée).

Enfin, ces comessations et les actes honteux qu’elles favorisaient, se plaçaient, néanmoins, sous les auspices de certains dieux, de certaines déesses, qui avaient été détournés, pour cet objet, de leurs attributions décentes, ou qui étaient nés en pleine orgie d’une débauche d’imagination religieuse. Au festin de Trimalcion, deux esclaves, vêtus de tuniques blanches, entrent dans la salle et posent sur la table les lares du logis, tandis qu’un troisième esclave, tenant une patère de vin, fait le tour de la table en criant: Soyez nos dieux propices. Ces lares se nomment [220] Industrie, Bonheur et Profit. Mais Pétrone passe sous silence les véritables divinités qui présidaient à ces repas nocturnes et qui y prenaient part à différents titres. C’était d’abord, et avant tous, Comus, qui retrouvait en partie son nom dans ces comessations joyeuses, préparées et célébrées sous ses auspices: il était représenté jeune, la face enluminée, le front couronné de roses. Son nom avait été formé du mot comes, compagnon, qui eut naturellement son verbe comissari, faire bonne chère entre compagnons. La jeunesse libertine, qui s’en allait, la nuit, avec des torches et des haches briser les portes et les fenêtres des courtisanes, invoquait Comus et se vantait de s’enrôler sous ses étendards bachiques; mais cette milice turbulente, que l’édile condamnait à l’amende et même au fouet, ne trouvait pas d’excuse dans la mauvaise réputation du dieu qu’elle avait pris pour chef. Vénus, Hercule, Priape, Isis, Hébé et Cupidon étaient aussi les dieux tutélaires des comessations. Cupidon, qui différait de l’Amour, fils de Vénus et de Mars; Cupidon, que saint Augustin déifie avec le titre de Deus copulationis, était fils du Chaos et de la Terre, selon Hésiode; de Vénus et du Ciel, selon Sapho; de la Nuit et de l’Éther, suivant Archésilaüs; de la Discorde et du Zéphire, selon Alcée; il régnait surtout à la fin des soupers. Hébé, qui versait le nectar et l’immortalité aux convives de l’Olympe, devait avoir quelque indulgence pour les mortels réunis à table. Isis, que les impies avaient [221] surnommée la déesse (præfecta) tutélaire des mérétrices et des lénons, passait pour la meilleure conseillère des deux amours. Vénus, Priape et Hercule aidaient Isis dans la protection qu’elle octroyait aux amants. C’était Vénus Volupia, Pandemos et Lubentia; c’était Hercule Bibax, Buphagus, Pamphagus, Rusticus; c’était Priape, le dieu de Lampsaque, Pantheus, l’âme de l’univers.

A côté de ces grands dieux qui avaient place dans le Panthéon du paganisme et qui ne présidaient aux festins que par complaisance, il y avait un cortége de petits dieux obscurs, qui n’avaient pas de temple au soleil et qui n’eussent pas osé figurer ailleurs que sur l’autel des lares du logis. Ces dieux-là ne devaient souvent leur existence fugitive qu’à une boutade d’ivrogne, à une fantaisie d’amant. Quant à leur figure, elle était ce que pouvait la faire le bon plaisir du fabricant, qui puisait dans ses propres idées la physionomie et les attributs de ces petites divinités, la plupart grotesques, ridicules et hideuses. Il faudrait d’immenses recherches archéologiques pour recomposer la théogonie des dieux lares de la débauche. Le premier qui s’offre à nous, c’est Conisalus d’origine athénienne, diminutif de Priape, et présidant à la sueur (Κονισαλος) que provoquent les luttes amoureuses. On le représentait sous la forme d’un phallus monté sur des pieds de bouc et ayant une tête de faune cornu. Le dieu Tryphallus, à qui l’on s’adressait dans les entreprises difficiles, [222] n’était qu’un petit bout d’homme qui portait un penis aussi haut que son bonnet, et qui avait l’air de le tenir comme un épieu. Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des femmes en couches, étaient également armés par la nature. Le premier, dont le nom dérivait de pilum, pilon, suivant saint Augustin, personnifiait une obscénité; Picumnus, frère du précédent, avait le nom et la figure d’un pivert, oiseau à long bec qui creuse les troncs d’arbre pour y cacher son nid. Trois déesses infimes: Deverra, Deveronna et Intercidona, auxquelles se recommandaient aussi les femmes enceintes, n’étaient pas indifférentes dans les mystères de l’amour: Intercidona tenait une cognée; Deverra, des verges; Deveronna, un balai. Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux, avait paru assez utile aux Romains pour qu’on lui accordât les honneurs d’une chapelle à Rome; mais elle était adorée surtout dans l’intérieur du ménage, et c’était devant sa statue que se terminaient les querelles d’époux et d’amants, sans qu’ils eussent besoin d’aller sur le mont Palatin chercher la protection de cette conciliante déesse: on ignore entièrement quelle était sa figure allégorique. Le dieu Domiducus, qui accompagnait les épouses à la demeure de leurs époux, rendait le même service aux maîtresses et aux mignons. On croit qu’il faut reconnaître ce dieu complaisant dans une petite statuette de bronze, qui représente un villageois vêtu d’une cape à cuculle, sous laquelle [223] sa tête est entièrement cachée; cette cape mobile se lève et laisse voir un priape à jambes humaines. La déesse Suadela, dont la mission était de persuader; la déesse Orbana, qui avait les orphelins sous sa garde; la déesse Genita-Mana, qui devait empêcher que les enfants naquissent difformes et contrefaits; les déesses Postversa et Prorsa, qui veillaient à la position du fœtus dans le ventre de sa mère; la déesse Cuba-Dea, qui s’intéressait à quiconque était couché; le dieu Thalassus ou Thalassio, qui avait dans son domaine le lit et tout ce qu’il comprenait; une foule d’autres dieux et déesses recevaient des offrandes et des invocations, lorsque les voluptueux croyaient avoir besoin de leur aide. Angerona, placée à côté de Vénus-Volupia, ordonnait le silence en mettant le doigt dans sa bouche; et Fauna, la déesse favorite des matrones, était là pour couvrir d’un voile discret tout ce qui devait n’être pas vu par des profanes. Enfin, s’il y avait union des deux sexes et accomplissement des lois naturelles, on versait du vin sur la face obscène du dieu Jugatinus: «Quum mas et fœmina conjunguntur, dit Flavius Blondus dans son livre de Rome triomphante, adhibetur deus Jugatinus.» Saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, restreint les attributions de Jugatinus à l’assistance des époux dans l’œuvre du mariage.

Décoration

CHAPITRE XXIII.

Sommaire.—Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les peuples.—Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux des Romains.—Clédonistique de l’amour et du libertinage.—Fâcheux présages.—Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des réunions de débauchés et de prostituées.—L’urinal ou pot de chambre.—Périphrase décente que les Romains employaient pour le désigner.—Signe adopté pour demander l’urinal dans les comessations.—Présages que les Romains tiraient du son que rendait l’urine en tombant dans l’urinal.—Matula, matella et scaphium, usage respectif de chacun de ces vases urinatoires.—Double sens obscène du mot pot de chambre.—Étymologie de matula.—Périphrases honnêtes employées par Sénèque pour désigner l’urine.—Sens figuré et obscène que prenait le mot urina.—Présages urinatoires dans les comessations.—Hercule Urinator.—Présages des ructations.—Rots de bon et de mauvais augure.—Crepitus, dieu des vents malhonnêtes.—Esclave chargé d’interpréter les rots des convives.—Le petit dieu Pet.—Son origine égyptienne.—Honneurs décernés par les Romains au dieu Pet sous le nom de dieu Ridicule.—Présages tirés du son du pet.—Origine de la qualification de vesses, donnée aux filles dans le langage populaire.—Présages tirés de la sternutation.—L’oiseau de Jupiter Conservateur.—Le démon de Socrate.—Jupiter et Cybèle, dieux des éternuments.—Heureux pronostics [226] attribués aux éternuments dans les affaires d’amour.—Acmé et Septimius.—Les tintements d’oreilles et les tressaillements subits, regardés comme présages malheureux.—La droite et la gauche du corps.—Présages résultant de l’inspection des parties honteuses.—Présages tirés des bruits extérieurs.—Le craquement du lit.—Lectus adversus et lectus genialis.—Le Génie cubiculaire.—Le pétillement de lampe.—Habileté des courtisanes à expliquer les présages.—Présages divers.—Le coup de Vénus.—Présages heureux ou malheureux, propres aux mérétrices.—L’empereur Proculus et les cent vierges Sarmates.—Rencontre d’un chien.—Rencontre d’un chat.—Superstitions singulières du peuple de Vénus.—Jeûnes et abstinence de plaisir que s’imposaient les matrones en l’honneur des solennités religieuses.—Privations du même genre que s’imposaient les débauchés et les courtisanes.—Vœu à Vénus.—Moyen superstitieux employé par les Romains pour constater la virginité des filles.—Offrande à la Fortune Virginale des bouts de fil qui avaient servi dans cette occasion.—Offrande des linges maculés et des noix.—La noix, allégorie du mariage.

Le peuple romain était le plus superstitieux de tous les peuples, et, chez lui, les plus superstitieux furent les hommes et les femmes qui, par goût, par habitude ou par profession, s’amollissaient le corps et l’âme dans les arts de la débauche (stupri artes) et dans tous les égarements des mœurs. On comprend que la crainte des dieux et la préoccupation de l’avenir troublaient, au milieu de leurs orgies, ces libertins, dont la conscience ne s’éveillait que de loin en loin et comme par hasard; on comprend que ces êtres mercenaires, qui trafiquaient honteusement d’eux-mêmes, et qui attendaient de cet horrible trafic un lucre quotidien, s’inquiétaient de savoir si le jour ou la nuit leur serait propice, [227] et si le sort leur enverrait quelque chance favorable. Quant aux amants, ils avaient sans cesse à prévoir dans le vaste champ de leurs soucis et de leurs espérances; ils se forgeaient mille chimères, et ils avaient besoin, à tout moment, de se créer une sécurité ou bien une anxiété, également factices, pour donner satisfaction à la pensée dominante qui les tourmentait. De là, cette continuelle observation des présages, cette constante recherche des moyens de connaître et de diriger la destinée, cette passion fanatique pour toutes les sciences occultes et ténébreuses. Ce qu’on peut nommer le monde de l’amour, à Rome, n’avait qu’une religion, la superstition la plus crédule et la plus active; mais cette superstition, dans ce monde de jouissances sensuelles et de désordres sans nom, offrait des caractères bien différents de ceux de la superstition générale, qui ne rapportait pas à l’amour et au libertinage les auspices, les horoscopes, les sorts et les maléfices. Tous les Romains, depuis les enfants jusqu’aux vieillards, les femmes ainsi que les hommes, les plus sages comme les plus simples, étaient également sensibles aux présages, et subordonnaient à ces présages, bons ou mauvais, les moindres actions de leur vie. Les personnes qui faisaient de la volupté leur plus grande affaire, avaient encore plus de susceptibilité vis-à-vis de ces prétendus avertissements de la destinée. La connaissance et l’appréciation des présages formaient un art véritable, qui avait ses règles [228] et ses principes; on le nommait clédonistique (cledonistica), et, dans cette science, pleine de nuances imperceptibles, le chapitre des amours était plus long et plus détaillé que tous les autres.

C’était fâcheux présage que de prononcer ou d’entendre des paroles obscènes; voilà pourquoi ces paroles étaient bannies même des réunions de débauchés et de prostituées, suivant un proverbe, qu’on retrouverait dans tous les temps et chez tous les peuples: «Faire est bon, dire est mauvais.» On n’avait donc garde d’être scrupuleux sur les actes; mais on évitait avec soin de les exprimer en paroles; on ne les qualifiait pas, on ne les nommait pas. Plaute dit, dans sa comédie de la Servante (Casina): «Proférer des discours obscènes, c’est porter malheur à celui qui les écoute.» (Obscenare, omen alicui vituperare). Lucius Accius avait dit aussi, dans sa tragédie d’Œnomaüs: «Allez sur le champ et publiez par la ville, avec le plus grand soin, que tous les citoyens qui habitent la citadelle, pour appeler la faveur des dieux par d’heureux présages, aient à écarter de leur bouche toute parole obscène (ore obscena segregent).» Il est donc bien certain que les plus viles pierreuses, que les plus infâmes mascarpiones, que les plus effrontés libertins s’abstenaient des obscénités orales; mais ils se dédommageaient par les gestes qui avaient à Rome tant d’éloquence, et qui composaient un si riche vocabulaire muet. On avait une telle horreur [229] des mots obscènes, des expressions de mauvais augure, qu’on ne prononçait jamais le mot urinal ou pot de chambre (vas urinarium), et que les médecins eux-mêmes employaient une périphrase décente pour parler de l’urine (urina), qui ose pourtant se glisser dans les épigrammes de Martial. Dans les comessations où le vase urinaire jouait un rôle obligé, les convives, qui s’en servaient à table et sous les yeux de tous, le demandaient à l’esclave par un claquement de doigts (digiti crepitantis signa). Quelquefois, on faisait craquer un doigt, dans son articulation, en le tirant avec intelligence, quand on ne voulait pas attirer l’attention des voisins, et que l’esclave pouvait voir ce signe, qui ne produisait qu’un très-léger bruit. Puis, en satisfaisant ce besoin naturel (urinam solvere, dit Pline), on prenait garde de donner un présage par le bruit de l’urine frappant les parois du vase: ce présage, suivant le son, qu’elle rendait en tombant, pouvait être interprété de diverses manières. Juvénal nous représente avec mépris un riche gourmand qui se réjouit d’entendre résonner le vase d’or sous le jet de son urine. Ce vase, que Plaute se permet de nommer souvent dans ses comédies pour faire rire la populace romaine, se nommait matula, matella et scaphium. Ce dernier était surtout destiné aux femmes, qui le cachaient aux yeux de leurs maris et de leurs amants: on n’est pas d’accord sur la forme du scaphium, qui fut sans doute souvent obscène et [230] ithyphallique. Quant à la matula, c’était un énorme bassin de métal, sur l’orifice duquel on pouvait s’asseoir et qui tenait lieu de garde-robe. La matella, au contraire, ne servait qu’à des usages portatifs, et n’offrait qu’une médiocre capacité, qu’un bon buveur (compotator) remplissait plusieurs fois dans le cours d’un souper. Les lexicographes ne font pas de distinction entre ces trois sortes de vases, lorsqu’ils disent pour toute définition: «Le vase dans lequel nous nous soulageons la vessie, s’appelle tantôt matella et tantôt scaphium.» Le nom de ce vase s’employait au figuré, avec un sens obscène qui, chose remarquable, a passé dans toutes les langues modernes. Plaute avait accusé très-nettement cette image impure, quand il dit dans sa Mostellaria: «Par Hercule! si tu ne me donnes pas le pot, je me servirai de toi (tam Hercle! ego vos pro matula habebo, nisi matulam datis).» Perse, par une autre allusion, emploie aussi au figuré le mot matula dans le sens de stupide, parce que le pot de chambre reçoit tout et se plaint à peine: Numquam ego tam esse matulam credidi («Je n’ai jamais cru que je fusse aussi pot de chambre!» pour traduire littéralement avec l’esprit de notre langue). Pour ce qui est de l’étymologie de matula, il faudrait sans doute la chercher dans mentula. L’urine, que Sénèque désigne par des périphrases honnêtes (aqua immunda, humor obscenus), était aussi matière à présages, selon qu’elle jaillissait roide, sans intermittence, par [231] filets, par saccades ou par nappes. Une évacuation abondante et facile de ce liquide obscène, avant un sacrifice à Vénus, annonçait l’heureux accomplissement de ce sacrifice, dans lequel le mot urina prenait un nouveau sens figuré et plus obscène encore. Juvénal est bien près de lui donner ce sens, lorsqu’il dit qu’à la vue des danses lascives de l’Espagne, la volupté s’insinue par les yeux et les oreilles, et met en ébullition l’urine que renferme la vessie: Et mox auribus atque oculis concepta urina movetur.

Ces présages urinatoires se produisaient surtout dans les comessations, où retentissait à chaque instant le claquement d’un doigt impatient, et où l’on apportait parfois sur la table une statuette d’Hercule urinator, pour détendre les reins et calmer la vessie des convives. On n’attachait pas moins d’importance aux présages des ructations, que nous nommons des rots dans la langue triviale où cette incongruité a été reléguée. Les Romains, les gros mangeurs surtout ne pensaient pas comme nous là-dessus. Il y avait des rots de bon augure, que tous les convives applaudissaient; il y en avait aussi qui suffisaient pour assombrir et déranger un repas. Nous serions en peine aujourd’hui de définir quels étaient les rots de bon et de mauvais présage; mais, dans aucun cas, le ructus ne passait pas pour un manque de savoir-vivre. On n’imposait nulle contrainte à ces bruyantes et désagréables explosions d’un orage de l’estomac, puisqu’on avait divinisé, sous le nom de [232] crepitus, ces vapeurs, ces vents intérieurs, qui s’échappaient avec éclat par la bouche ou par le fondement. Cicéron, dans ses Lettres familières, ne rougit pas de vanter la sagesse des stoïciens qui prétendaient que les plaintes du ventre et de l’estomac ne doivent pas être comprimées (stoici crepitus aiunt æque liberos ac ructus esse oportere). Les anciens avaient, à cet égard, des idées bien différentes des nôtres. Ils jugeaient en bien ou en mal les bruits des rots, et ils en tiraient des augures, avec une imperturbable gravité. Il fallait être Romain pour ne pas s’enfuir à ce vers d’une comédie de Plaute: Quid lubet? Pergin’ ructare in os mihi? «Plaît-il? Continueras-tu à me roter dans la bouche!» L’interlocuteur répond à cette vilenie: «Roter me semble très-doux, ainsi et toujours.» (Suavis ructus mihi est, sic et sine modo.) Dans les repas de nuit, les convives chargés de nourriture et de boisson, se renvoyaient de l’un à l’autre les rots, et un esclave se trouvait là exprès pour en noter les présages. Chaque ructator savait à point nommé si les destins lui étaient favorables, et s’il n’aurait pas quelques contrariétés dans ses affaires d’amour: «Il y a là sans cesse un complaisant prêt à crier merveille, dit Juvénal, si l’amphitryon a bien roté (si bene ructavit), s’il a pissé droit (si rectum minxit), si le bassin d’or a résonné en recevant son offrande.»

On attachait bien d’autres présages, généralement propices, à l’émission des flatus qui se révélaient à [233] l’ouïe ou à l’odorat; non-seulement on était plein d’indulgence réciproque pour ces accidents que le bruit ou l’odeur trahissait d’ordinaire, mais encore on s’applaudissait mutuellement de n’avoir pas mis d’obstacle aux volontés de la nature et de ce dieu omnipotent qu’on appelait Gaster. Chaque fois qu’un crepitus se faisait entendre, les assistants se tournaient vers le midi ou l’auster, patrie des vents, gonflaient leurs joues et faisaient mine de souffler en serrant les lèvres comme un Zéphyr. Ce n’était que dans les assemblées sérieuses ou religieuses, que l’on devait imposer silence à son derrière et tenir closes les outres de l’Éole indécent. Mais partout ailleurs, et surtout à table, liberté entière et indulgence absolue. «Quand nous restons au logis, au milieu des esclaves et des servantes, disait Caton, si quelqu’un d’entre eux a peté sous sa tunique, il ne me fait aucun tort; s’il arrive qu’un esclave ou une servante se permette de faire pendant son sommeil ce qu’on ne fait pas en compagnie, il ne me fait pas de mal.» Le petit dieu Pet figurait dans toutes les comessations sous la figure d’un enfant accroupi, qui se presse les flancs et qui paraît être dans l’exercice de ses fonctions divines. Ce dieu-là avait été imaginé par les Égyptiens, qui, ce semble, avaient grand besoin de l’invoquer souvent. «Les Égyptiens, dit Clément d’Alexandrie, tiennent les bruits du ventre pour des divinités» (Ægyptos crepitus ventri pro numinibus habent); mais, suivant un commentateur, [234] il s’agirait plutôt ici des murmures d’intestins, que l’on nomme borborygmes dans le langage technique. Saint Jérôme est plus explicite, en disant qu’il ne parlera pas du pet, qui est un culte chez les Égyptiens (taceam de crepitu ventris inflati, quæ pelusiaca religio est). Saint Césaire, dans ses Dialogues, ajoute même que ce culte inspirait une sorte de fanatisme aux païens qui le pratiquaient: Nisi forte de ethnicis Ægyptiis loquamur, qui flatus ventris non sine furore quodam inter deos retulerunt. Enfin, Minutius Félix ne veut certainement pas plaisanter, en avançant que les Égyptiens redoutent moins Sérapis que les bruits qui sortent des parties honteuses du corps (crepitus per pudenda corporis emissos). Tout Égyptien qu’il fût, le dieu Pet s’était naturalisé chez les Romains, qui lui donnaient une place honorable sur l’autel des dieux lares. Ils lui avaient même décerné les honneurs d’une chapelle, hors des murs, près de la source d’Égérie; mais ils l’adoraient en public sous le nom du dieu Ridicule et sous la forme d’un petit monstre malin, représenté dans la posture qui convenait le mieux à ses faits et gestes. Le présage résidait dans le son du pet (peditum, comme l’appelle Catulle) plutôt que dans son odeur; car la clédonistique s’attachait de préférence aux bruits. Il paraît cependant que les femmes ne se permettaient pas ce genre de liberté, et qu’elles se refusaient ainsi à fournir des présages de leur cru; car Apulée parle d’une figue dont les femmes s’abstenaient, parce [235] qu’elle cause des flatuosités (quia pedita excitat). Les femmes évitaient donc avec précaution de faire entendre les esprits de leur ventre, qui parfois rompaient toute barrière dans les convulsions du plaisir: le présage devenait alors plus significatif. Lorsque, par aventure, ces esprits avaient annoncé une grossesse, le bruit promettait un enfant mâle, l’odeur, une fille. Telle est probablement l’énigme de cette qualification malhonnête qu’on applique aux filles dans le langage populaire, où on les traite de vesses. Au reste, la vesse (visium) n’était jamais prise en aussi bonne part que le pet (crepitus) chez les Romains. «Le mot divisio est honnête, dit Cicéron; mais il devient obscène dès qu’on réplique: intercapedo.» Ces présages, dont la foi la plus candide n’excuse pas la malpropreté, venaient des Grecs en ligne directe; car Aristophane nous montre dans ses Chevaliers un personnage que tire de sa rêverie l’incongruité d’un impudique, et qui remercie les dieux d’un si heureux présage.

Il y avait encore d’autres bruits humains, qui se prêtaient aux capricieuses interprétations de la clédonistique: l’éternument, par exemple, était compris de bien des manières, selon qu’il se présentait retentissant, plaintif, éclatant, burlesque, simple ou réitéré. Éternuer le matin, éternuer le soir, éternuer la nuit, c’étaient trois significations distinctes: fâcheuse, bonne, excellente. C’était bien plus significatif encore, si l’éternument arrivait tout à coup [236] au milieu des travaux de Vénus: la déesse proclamait par là une bienveillante protection à l’égard du sternutateur qui avait eu soin de se tourner à droite pour éternuer. L’éternument, dans un repas, mettait en joie les convives, qui saluaient à la fois et applaudissaient celui que le dieu avait visité; car, d’après une antique croyance qui reparaît sans cesse dans les écrivains grecs, on attribuait la sternutation au passage invisible d’un dieu tutélaire: on l’avait surnommé l’oiseau de Jupiter conservateur; Socrate disait que c’était un démon, et il se vantait de comprendre le langage sternutatoire de ce démon familier. L’éternument était moins bon chez les femmes que chez les hommes; et elles le craignaient, d’ailleurs, au point de recourir, lorsqu’elles y étaient sujettes, à certains moyens préservatifs. Éternuer trois fois de suite ou en nombre impair, c’était le meilleur des présages. «Les dieux fassent que j’éternue sept fois, disait Opimius, avant d’entrer dans la couche de ma déesse!» On expliquait toujours l’éternument par des causes surnaturelles; on voulait voir, dans cette violente secousse des esprits animaux, la sortie de quelque génie qui avait traversé la cervelle de l’éternueur. La mythologie racontait que Pallas, engendrée dans le front de Jupiter, avait d’abord voulu se faire jour à la faveur d’un éternument, qui faillit amener un nouveau chaos dans l’univers naissant. La mythologie, toujours ingénieuse dans ses fables allégoriques, supposait que [237] Vénus n’avait jamais éternué de peur de se faire des rides. Jupiter et Cybèle présidaient donc aux éternuments que l’on regardait comme favorables et qui avaient été lancés à droite, avec le plus de bruit possible. Ces éternuments n’étaient pas chose indifférente en amour, et on leur attribuait une foule d’heureux pronostics. Lorsque Catulle nous montre Acmé et Septimius dans les bras l’un de l’autre, se jurant un éternel amour: «Ne servons qu’un dieu, s’écrie Acmé en délire, s’il est vrai que le feu qui coule dans mes veines est plus ardent que le tien!» Et le poëte ajoute: «L’Amour, qui avait jusque-là éternué à gauche, marque son approbation en éternuant à droite (Amor, sinistram ut ante, dextram sternuit approbationem).» Properce ne peut mieux rendre les bienfaits d’un pareil éternument, qu’en supposant que l’Amour, le jour de la naissance de Cynthie, éternua de la sorte sur le berceau de cette belle:

Num tibi nascenti et primis, mea vita, diebus,
Candidus argutum sternuit omen Amor.

On était aussi très-préoccupé, en amour, des tintements d’oreilles, des tressaillements subits du corps (sallisationes) et des mouvements incohérents d’un membre. Ces présages, du moins généralement, n’étaient pas heureux; on les regardait comme les indices d’une infidélité ou de tout autre délit qui outrageait l’amour. Pline n’était pas si crédule que ses [238] contemporains; il affirme pourtant que les tintements d’oreilles sont les échos du discours que tiennent les absents. La jalousie avait foi surtout à ces pressentiments; et un amant dont les oreilles tintaient ne doutait pas que la vertu de sa maîtresse ne fût en péril. C’était aussi quelquefois un symptôme de l’amour qui se parlait et qui se répondait à lui-même, comme dans ces vers attribués à Catulle:

Garrula quid totis resonans mihi noctibus auris
Nescio quem dicis nunc meminisse mei?

On cherchait toujours un effet surnaturel à une cause purement physique. Il suffisait d’un tintement d’oreilles pour troubler le tête-à-tête des amants, pour empêcher leur rencontre, pour faire succéder la froideur à la passion la plus vive. Le tintement d’oreilles invitait à la défiance et annonçait des malheurs, des larmes, une brouille, une trahison. Il en était de même des vibrations nerveuses qui se faisaient sentir dans les membres: celles de la main, du pied, des organes de la génération, de tout le corps, avaient chacune un présage particulier plus ou moins défavorable. Après un tremblement de cette espèce, celui qui l’avait éprouvé restait glacé et impuissant auprès de la plus belle courtisane grecque, auprès du cinæde le plus provoquant. Ces phénomènes de l’économie étaient toujours plus menaçants, lorsqu’ils affectaient la partie gauche du corps; ainsi, pouvait-on expliquer en bonne part [239] tout ce qui s’opérait dans la partie droite. Il y avait encore de bien étranges présages que signalait l’inspection des parties honteuses et que l’on consultait ordinairement au sortir du bain; mais ces présages-là ne se traduisant pas en français, nous sommes forcé de les laisser sous le voile du latin: Mentula torta, bonum omen; infaustum, si pendula, etc.

Outre les bruits du corps humain, on s’intéressait à tous les bruits extérieurs, pour leur donner un sens propice ou non; ces bruits étaient de diverses natures, en raison des personnes qui s’en préoccupaient. Ainsi, celui auquel les amis et les agents des plaisirs sensuels attachaient le plus d’importance, c’était, ce devait être le craquement du lit (argutatio lecti). Il y avait dans les murmures si variés de ce meuble, qui crie, se plaint ou gémit, comme une âme en peine; il y avait là un langage mystérieux, plein de présages et d’oracles amoureux. Catulle ne peint pas les transports d’une courtisane en délire (febriculosi scorti), sans peindre la voix émue du lit qui tremble et qui se déplace (tremulique quassa lecti argutatio inambulatioque). Cette voix ressemblait tantôt à un éclat de bois qui se fend, tantôt à un grincement du fer contre le fer, tantôt à une prière, tantôt à une menace, tantôt à un soupir, tantôt à une lamentation. Chaque bruit avait un sens particulier, heureux ou malheureux, et bien souvent les plus tendres caresses étaient troublées, interrompues par ces avertissements du génie cubiculaire. [240] Un lit qui gardait un silence absolu, et qui se taisait sous les plus actives sollicitations, semblait réserver l’avenir et suspecter l’amour. La place qu’occupait le lit n’était pas non plus indifférente. On le nommait lectus adversus, quand on le dressait devant la porte de la chambre, pour fermer cette porte aux divinités malfaisantes. On le nommait lectus genialis, quand on le consacrait au Génie (Genius), père de la Volupté. Ce Génie, c’était lui qui donnait une âme et une voix à l’ivoire, à l’ébène, au cèdre, à l’argent, qui composaient le trône du plaisir. Juvénal nous représente un vil complaisant, qui a consenti à suppléer à la virilité absente d’un mari, en le rendant père: «Durant toute une nuit, lui dit-il, je t’ai réconcilié avec ta femme, tandis que tu pleurais à la porte. J’en prends à témoin et le lit où s’est faite la réconciliation, et toi-même aux oreilles de qui parvenaient le craquement du lit et les accents entrecoupés de la dame.» (Testis mihi lectulus et tu, ad quem lecti sonus et dominæ vox...) Si le lit parlait aux amants en bonne ou en mauvaise part, tout ce qui les entourait pendant les longues heures employées sous les auspices de Vénus, tout prenait une voix persuasive et impérieuse: le pétillement de la lampe était surtout de favorable augure, et les amants n’avaient rien à craindre, lorsque la flamme jetait tout à coup une clarté plus vive en s’élevant plus haut. Ovide, dans ses Héroïdes, dit que la lumière éternue (sternuit et lumen), et que [241] cet éternument promet tout le bonheur, qu’on peut souhaiter en amour.

Les courtisanes étaient les plus habiles à expliquer ces présages, qui devaient être surtout de leur compétence: tout le temps qu’elles ne donnaient pas à l’amour, elles le passaient à interroger les sorts et les augures; l’amour était, d’ailleurs, le but unique de leurs inquiétudes et de leurs aspirations. Si le cours ordinaire des choses ne leur fournissait pas des auspices naturels qu’elles pussent interpréter dans le sens de leur préoccupation, elles avaient divers moyens de prévoir les événements et de forcer les destins à trahir leurs secrets par certains bruits qu’elles provoquaient. Là, elles faisaient claquer des feuilles d’arbre sur leur poing à demi fermé; là, elles écoutaient le crépitement des feuilles de laurier sur des charbons ardents; ailleurs, elles lançaient au plafond de leur cellule des pepins de pomme ou de poire, des noyaux de cerise, des grains de blé, et cherchaient à toucher le but où elles visaient; quelquefois, elles écrasaient sur la main gauche des pétales de roses, qu’elles avaient façonnées, de l’autre main, en forme de bulle; d’autres fois, elles comptaient les feuilles d’une tige de pavot ou les rayons de la corolle d’une marguerite; enfin, elles jetaient quatre dés qui devaient en tombant leur offrir le coup de Vénus, si tous quatre présentaient des nombres différents. Les poëtes de l’amour sont remplis de ces divinations, qui faisaient battre le cœur [242] des amants. Ceux-ci, tout en ayant des présages à eux, se montraient également sensibles aux présages qui s’adressaient à tout le monde. Une mérétrice, qui se heurtait aux jambages de la porte ou qui faisait un faux pas sur le seuil, en sortant pour se rendre au lupanar ou à la promenade, s’empressait de rentrer chez elle, ne sortait pas de tout le jour et s’abstenait ce jour-là des travaux de son métier. Si, en se levant le matin, elle s’était choquée au bois de son châlit, elle se recouchait et ne tirait aucun parti de ce repos forcé. Les amasii et les femmes vouées à la Prostitution étaient plus susceptibles que tout autre, à l’observation des présages qui s’offraient sur leur chemin, au vol ou au cri des oiseaux, aux murmures de l’air, aux formes des nuages, à la première rencontre, au dernier objet dont leur regard était frappé; mais, en outre, elles s’attachaient à certains présages qui n’avaient de valeur que pour elles seules. Un pigeon ramier, une colombe, un moineau, une oie, une perdrix, ces oiseaux chers à Vénus et à Priape, ne se trouvaient pas sans raison sur le passage d’une personne, qui ne rêvait qu’amour et qui croyait dès lors pouvoir tout entreprendre avec succès. L’empereur Proculus, après avoir vaincu les Sarmates, vit un jour sur le fronton d’un temple de Junon deux passereaux qui s’ébattaient: il eut la patience de compter leurs cris et leurs coups d’ailes; puis, il ordonna qu’on lui amenât cent filles sarmates qui n’eussent jamais [243] connu d’homme: au bout de trois jours, il les laissa toutes grosses de ses œuvres. Lorsqu’un coupable zélateur de la débauche masculine entendait crier une oie, il se sentait rempli d’ardeur et de force; si une femme d’amour (amasia) voyait une tortue, en se promenant dans les champs, elle faisait vœu de céder au premier homme qui lui demanderait d’adorer Vénus avec elle. Il ne fallait que se rencontrer face à face avec un chien, pour être assuré d’avance que tout réussirait au gré de vos désirs libertins. Aviez-vous un chat devant vous, au contraire, c’était sage de remettre au lendemain la récréation amoureuse que vous vous étiez proposée et qui n’eût tourné qu’à votre confusion.

Il y avait aussi des superstitions très-singulières, qui allaient exclusivement à la crédulité du peuple de Vénus. Ce peuple-là, fantasque et bizarre, n’observait pas les jeûnes et les abstinences de plaisir, que les matrones s’imposaient en l’honneur de plusieurs solennités religieuses; mais elles ne s’épargnaient pas des privations du même genre, pour satisfaire des scrupules de conscience, que les matrones ne se fussent point avisées d’avoir pour les mêmes motifs. Une courtisane qui avait eu la faiblesse de cohabiter avec un circoncis (recutitus), se condamnait ensuite au repos pendant toute une lune. Un débauché qui voulait obtenir d’un garçon ou d’une fille la faveur de l’une ou l’autre Vénus, n’avait qu’à formuler sa requête sous forme de vœu [244] adressé à la déesse, et il avait plus de chances d’être exaucé. «O ma souveraine, ô Vénus! s’écrie un personnage du roman d’Athénée, tandis qu’il partageait la couche d’un bel adolescent; si j’obtiens de cet enfant ce que j’en désire, et cela sans qu’il le sente, demain je lui ferai présent d’une paire de tourterelles.» L’adolescent fit semblant de ronfler, et le lendemain il avait une paire de tourterelles. Ce n’était pas seulement en affaire de mariage, que la question de virginité paraissait difficile et importante à constater. Les libertins recherchaient à grands frais la première fleur des vierges, et c’était là le commerce lucratif des lénons et des lènes, qui prenaient parfois leurs victimes à l’âge de sept ou huit ans, pour être plus certains de la condition d’une marchandise si fragile et si rare. L’acheteur demandait souvent des preuves, qu’on eût été fort en peine de lui fournir, si la superstition n’avait pas accrédité un usage étrange qui était même employé dans les mariages du peuple pour authentiquer l’état d’une vierge. Voici comment la chose se passait: au moment où la fille, qui se donnait pour intacta, allait entrer dans le lit où elle devait cesser de l’être, on lui mesurait le col avec un fil que l’on conservait précieusement jusqu’au lendemain; alors, on mesurait de nouveau avec le même fil: si le col était resté de la même grosseur depuis la veille et si le fil l’entourait encore exactement, on en concluait que la perte de la virginité [245] chez cette fille remontait à une époque déjà ancienne et ne pouvait être mise sur le compte de celui qui avait cru se l’attribuer; mais, au contraire, cette virginité devenait incontestable pour les plus incrédules, dans le cas où, le col ayant grossi après la défloraison, le fil se trouvait trop court pour en faire complétement le tour. C’est à ce procédé aussi simple que naïf, que Catulle fait allusion dans son épithalame de Thétis et de Pélée, en disant: «Demain, sa nourrice, au point du jour, ne pourra plus entourer le cou de l’épouse avec le fil de la veille.»

Non illam nutrix orienti luce revisens,
Hesterno collum poterit circumdare collo.

Ce fil ou ce lacet qui avait prouvé une virginité, souvent grâce à la complaisance de la personne chargée de mesurer le cou de la vierge devenue femme, on le suspendait dans le temple de la Fortune Virginale, bâti par Servius Tullius près de la porte Capène; avec ce bienheureux fil, on dédiait à la déesse, nommée aussi Virginensis Dea, les autres témoignages de la virginité écrits en caractères de sang sur les linges de la victime: «Tu offres à la Fortune Virginale les vêtements maculés des jeunes filles!» s’écrie Arnobe, avec une indignation que partage saint Augustin dans la Cité de Dieu. Cette Fortune Virginale n’était autre que Vénus, à qui l’on offrait aussi des noix, pour rappeler que, durant la première nuit des noces, le mystère conjugal s’accomplissait [246] au bruit des nuces, que les enfants répandaient à grand bruit sur le seuil de la chambre des époux, afin d’étouffer les cris de la virginité expirante. «Esclave, donne, donne des noix aux enfants!» (Concubine, nuces da), dit Catulle dans le chant nuptial de Julie et de Manlius. «Mari, n’épargne pas les noix!» dit Virgile dans ses Bucoliques: Sparge, marite, nuces! Aux yeux des Romains, pour qui tout était allégorie, la noix représentait l’énigme du mariage, la noix, dont il faut briser la coquille avant de savoir ce qu’elle renferme.

Décoration

CHAPITRE XXIV.

Sommaire.—Les courtisanes de Rome n’ont pas eu d’historiens ni de panégyristes comme celles de la Grèce.—Pourquoi.—Les poëtes commensaux et amants des courtisanes.—Amour des courtisanes.—C’est dans les poëtes qu’il faut chercher les éléments de l’histoire des courtisanes romaines.—Les Muses des poëtes érotiques.—Leur vieillesse misérable.—Les amours d’Horace.—Éloignement d’Horace pour les galanteries matronales.—Cupiennus.—Serment de Salluste.—Marsæus et la danseuse Origo.—Philosophie épicurienne d’Horace.—Ses conseils à Cerinthus sur l’amour des matrones.—Comparaison qu’il fait de cet amour avec celui des courtisanes.—Nééra, première maîtresse d’Horace.—Serment de Nééra.—Son infidélité.—Bon souvenir qu’Horace conserva de son premier amour.—Origo, Lycoris et Arbuscula.—Débauches de la patricienne Catia.—Ses adultères.—Liaison d’Horace avec une vieille matrone qu’il abandonna pour Inachia.—Horribles épigrammes qu’il fit contre cette vieille débauchée.—On ne sait rien d’Inachia.—La bonne Cinara.—Gratidie la parfumeuse.—Ses potions aphrodisiaques.—Rupture publique d’Horace avec Gratidie.—La courtisane Hagna et son amant Balbinus.—Amours d’Horace pour les garçons.—Bathylle.—Lysiscus.—Amour d’Horace pour la courtisane étrangère Lycé.—Ode à Lycé.—Horace, trompé par Lycé, fait des vers contre elle.—Pyrrha.—Horace, [248] ayant surpris Phyrrha avec un jeune homme, adresse une ode d’adieu à cette courtisane.—Lalagé.—Partage que fait Horace de cette affranchie avec son ami Aristius Fuscus.—Barine.—Tyndaris et sa mère.—Déclaration d’amour que fait Horace à Tyndaris.—La mère de Tyndaris, amie de Gratidie, s’oppose à la liaison de sa fille avec Horace.—Amende honorable d’Horace en faveur de Gratidie, pour obtenir les faveurs de Tyndaris.—Tyndaris se laisse toucher et réconcilie Horace avec Gratidie.—Lydie.—Cette courtisane trompe Horace pour Télèphe.—Ode d’Horace à Lydie sur son infidélité.—Myrtale.—Lydie quitte Télèphe pour Calaïs.—Réconciliation d’Horace et de Lydie.—Chloé.—Phyllis, esclave de Xanthias.—A quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette esclave.—Ode à Xanthias.—Phyllis, affranchie par Xanthias, prend Télèphe pour amant.—Horace succède à Télèphe.—Ode à Phyllis.—Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs à Horace.—Amour passionné d’Horace pour cette courtisane.—Ode d’Horace à Télèphe devenu son ami.—Horace, à l’instigation de Glycère, écrit des vers injurieux contre plusieurs de ses anciennes maîtresses.—Publication que fait Horace de ses odes.—Glycère congédie Horace.—Tentative d’Horace pour se rapprocher de Chloé et faire oublier à cette courtisane Gygès son amant.—Dédains de Chloé pour Horace, qui prend parti pour Astérie, sa rivale.—Adieux d’Horace aux amours.—La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d’Horace.—Honteuse passion d’Horace pour Ligurinus.

Les courtisanes, surtout les courtisanes grecques, qui faisaient les délices des voluptueux de Rome, n’ont pas eu d’historien ni de panégyriste, comme celles dont la Grèce avait reconnu l’ascendant politique, philosophique et littéraire, en leur décernant une espèce de culte d’enthousiasme et d’admiration. Les Romains, nous l’avons déjà dit, étaient plus grossiers, plus matériels, plus sensuels aussi que [249] les Grecs du siècle de Périclès et d’Aspasie; ce qu’ils demandaient aux femmes de plaisir, à ces étrangères dont ils savaient à peine la langue, ce n’était pas une conversation brillante, solide, profonde, spirituelle, un écho des leçons de l’académie d’Athènes, une réminiscence de l’âge d’or des hétaires; non, ils ne cherchaient, ils n’appréciaient que des jouissances moins idéales et ils comptaient seulement, au rang des auxiliaires de l’amour physique, la bonne chère, les parfums, le chant, la musique, la danse et la pantomime. Ils n’accordaient, d’ailleurs, aucune influence hors du triclinium et du cubile (salle à manger et chambre à coucher) aux compagnes ordinaires de leurs orgies et de leurs débauches. La vie des courtisanes n’était donc jamais publique, et tout ce qu’elle avait d’intime transpirait à peine dans la société des jeunes libertins. Sans doute, cette société, tout occupée de ses plaisirs, comprenait des poëtes et des écrivains qui auraient pu consacrer leur prose ou leurs vers à la biographie des courtisanes avec lesquelles ils vivaient en si bonne intelligence; mais ce sujet lubrique leur semblait indigne de passer à la postérité, et, si chacun d’eux consentait à chanter la maîtresse qu’il avait prise, en la réhabilitant, pour ainsi dire, par l’amour, aucun, du moins parmi les auteurs qui se respectaient, aucun n’eût osé se faire le poëte des courtisanes à Rome, de même que les artistes, qui ne refusaient pas de faire le portrait de ces précieuses [250] et fameuses, eussent rougi de s’intituler, à l’instar de certains artistes de la Grèce, peintres de courtisanes. Si quelques ouvrages, spécialement consacrés à l’histoire et à l’usage des courtisanes célèbres chez les Romains, furent composés sous la dictée de ces sirènes, et dans le but de les immortaliser, on peut supposer avec beaucoup de raison que de tels ouvrages n’émanaient pas de plumes distinguées et qu’ils doivent avoir été détruits avec les molles libri et tous ces écrits obscènes que le paganisme n’essaya pas de disputer aux justes anathèmes de la morale évangélique.

Mais, en revanche, les poëtes, qui étaient alors, comme de tout temps, les commensaux et les amants des courtisanes, se montraient fort empressés de leur accorder en particulier les hommages qu’ils auraient eu honte de leur attribuer en général; leur amour relevait à leurs yeux celle qui en était l’objet: ce n’était plus dès lors une femme perdue, notée d’infamie par les lois et stigmatisée du nom de meretrix; c’était une femme aimée et, comme telle, digne d’égards et de soins délicats. De son côté, la courtisane, en se sentant aimée, oubliait parfois elle-même sa profession et ressentait réellement l’amour qu’elle avait inspiré, dont elle était fière, et qui lui faisait la seule réputation honorable à laquelle il lui fût permis de prétendre. «Ainsi, dit M. Walkenaer dans son Histoire d’Horace, que nous ne nous lasserons pas de citer avec autant de confiance [251] que les sources originales; ainsi, malgré les préceptes donnés aux jeunes filles destinées à la profession de courtisane par celles qui les élevaient pour cette profession, elles n’étaient pas moins susceptibles d’un véritable amour.» C’est donc dans les recueils des poëtes classiques, c’est donc dans les poésies adressées par eux à des courtisanes, qu’il faut retrouver les éléments de l’histoire de ces coryphées de la Prostitution romaine. Horace, Catulle, Tibulle, Properce et Martial nous fournissent les seuls documents qui puissent nous servir à dresser un inventaire très-sommaire et très-incomplet des courtisanes qui eurent les honneurs de la vogue depuis l’élévation d’Auguste à l’empire jusqu’au règne de Trajan. (41 ans avant J.-C.—100 ans après J.-C.) Ces courtisanes, que nous nommerons les Muses des poëtes érotiques, appartenaient la plupart à la classe des famosæ où leur esprit, leur beauté et leur adresse leur avaient donné droit de cité; mais, en vieillissant, elles retombaient la plupart dans la foule obscure des mérétrices de bas étage, et quelques-unes, après avoir vu des consuls, des préteurs, des généraux d’armée s’asseoir à leur table et se disputer des faveurs qu’ils payaient à des prix fabuleux, après avoir été entourées de clients, d’esclaves, de lénons et de poëtes, après avoir habité un palais et dépensé, en festins, en prodigalités de tout genre, l’or de plusieurs provinces conquises, arrivaient par degrés à un tel abandon, à une telle misère, qu’on [252] les retrouvait le soir, couvertes d’un vieux centon ou manteau bariolé, errant avec les louves du Summœnium et offrant au passant inconnu les infâmes services de leur main ou de leur bouche. Ces honteux exemples de la décadence des courtisanes n’excitaient pas même la pitié de leurs anciens adulateurs, et ceux-là qui les avaient le plus aimées se détournaient avec horreur, comme nous l’apprend Catulle, qui rencontra de la sorte, dans l’opprobre de la Prostitution, une des maîtresses qu’il avait chantées au milieu des splendeurs de la vie galante.

Nous passerons d’abord en revue les amours d’Horace, pour connaître les grandes courtisanes de son temps; car Horace, sage et prudent jusque dans les choses du plaisir, ne faisait cas que des amours faciles, dans lesquels son repos ne pouvait pas être compromis. La terrible loi Julia contre les adultères n’existait pas encore; mais la jurisprudence romaine, quoique tombée en désuétude sur ce point délicat, ne laissait pas moins des armes terribles dans les mains d’un mari trompé, ou d’un père, ou d’un frère, outragés par la conduite dissolue d’une fille ou d’une sœur. Horace savait qu’on n’était pas impunément amoureux d’une matrone, et qu’un amant surpris en adultère courait risque d’être puni sur le théâtre même de son crime, soit que le mari se contentât de couper le nez et les oreilles du coupable, soit que celui-ci y perdît son caractère d’homme et fût privé des attributs de la virilité, soit enfin qu’il [253] pérît égorgé en présence de sa complice. Horace, dans la satire 2e du livre I, à l’occasion de Cupiennius, qui était fort curieux de l’amour des matrones (mirator cunni Cupiennius albi), énumère les victimes que cet amour avait faits, et dont le plaisir fut tristement interrompu (multo corrupta dolore voluptas): «L’un s’est précipité du haut d’un toit, l’autre est mort sous les verges; celui-ci, en fuyant, est tombé parmi une bande de voleurs; celui-ci a racheté sa peau avec ses écus; tel autre a été souillé de l’urine de vils esclaves; bien plus, il est advenu que le fer a tranché les parties viriles d’un de ces paillards (quia etiam illud accidit ut cuidam testes caudamque salacem demeteret ferrum).» Horace répète donc le serment que faisait souvent Salluste: «Moi, je ne touche jamais une matrone (matronam nullam ego tango);» mais il n’imitait pas les folies de Salluste, qui se ruinait pour des affranchies; il n’imitait pas davantage Marsæus, qui dissipa son patrimoine et vendit jusqu’à sa maison pour entretenir une danseuse nommée Origo: «Je n’ai jamais eu affaire aux femmes des autres, disait Marsæus à Horace.—Non, reprenait le poëte, mais vous avez eu affaire aux baladines, aux prostituées (meretricibus) qui ruinent la réputation encore plus que la bourse.»

Cependant, Horace ne dédaignait pas, pour son propre compte, les courtisanes et les danseuses; mais il ménageait avec elles sa bourse et sa santé. Il [254] conservait l’usage de sa raison dans tous les déréglements de ses sens, et il était toujours assez maître de lui-même pour ne pas se livrer à la merci d’une femme, en fût-il passionnément épris. Dans ses passions les plus vives, partisan qu’il était de la philosophie épicurienne, il suivait avant tout les inspirations de la volupté, et il évitait soigneusement tout ce qui pouvait être un embarras, une gêne, un ennui. Voilà pourquoi, sans parler des honteuses débauches que les mœurs romaines autorisaient dans un ordre de plaisirs contraire à la nature, il ne concentrait pas son affection sur un seul objet, mais il la partageait d’ordinaire entre plusieurs amies qui étaient successivement ou simultanément ses maîtresses. Voilà pourquoi, à examiner la question avec une froide impartialité, il préférait, à la dangereuse promiscuité des galanteries matronales, la tranquille possession des maîtresses mercenaires: «Pour ne pas s’en repentir, disait-il à un desservant idolâtre des grandes dames, cesse de pourchasser les matrones, car il y a dans ce travail plus de mal à gagner que de profit à recueillir. Une matrone, si vous le permettez, Cerinthus, malgré ses camées et ses émeraudes, n’a pas d’ailleurs la cuisse plus polie ni la jambe mieux faite; souvent même, on rencontre mieux chez une courtisane (atque etiam melius persæpe togatæ est). Ajoute encore que la marchandise de celle-ci n’est point fardée: tout ce qu’elle veut vendre, elle le montre à découvert; [255] ce qu’elle a de beau, elle ne s’en vante point, elle l’étale; elle avoue d’avance ce qu’elle cache de défectueux. C’est l’usage des cochers qui achètent des chevaux, de les soumettre à une inspection générale... Chez une matrone, sauf le visage, vous ne pouvez rien voir; le reste, si ce n’est chez Catia, est caché jusqu’à ce que la robe soit ôtée. Si vous visez à ce fruit défendu qu’environnent tant de retranchements (et c’est là ce qui vous rend fou), mille choses alors vous font obstacle: gardiens, litière, coiffeurs, parasites, et cette stole qui descend jusqu’aux talons, et ce manteau qui l’enveloppe par-dessus, ce sont autant de barrières qui ne laissent point approcher du but.»

Horace, dans cette satire où il se révèle avec ses goûts comme avec ses habitudes, compare ensuite à cette matrone si bien gardée une courtisane qui se livre elle-même avant qu’on l’attaque: «Avec elle, dit-il, rien n’est obstacle; la gaze vous la laisse voir comme si elle était nue; vous pouvez presque la mesurer de l’œil dans ses parties les plus secrètes; elle n’a donc pas la jambe mal faite et le pied ignoble? Aimeriez-vous mieux qu’on vous tendît un piége et qu’on vous arrachât le prix de la marchandise, avant de vous l’avoir montrée?» Puis, Horace avoue qu’il n’a pas de patience quand le feu du désir circule dans ses veines (tument tibi quum inguina), et qu’il s’adresse alors à la première servante, au premier enfant, qui peut lui venir en [256] aide: «J’aime, dit-il franchement, des amours faciles et commodes (namque parabilem amo Venerem facilemque). Celle qui nous dit: «Tout à l’heure... Mais je veux davantage... Attendons que mon mari soit sorti...» je la laisse aux prêtres de Cybèle, comme dit Philon. Il prendra celle qui ne se tient pas à si haut prix et qui ne se fait point attendre lorsqu’on lui ordonne de venir. Qu’elle soit belle, bien faite, soignée, mais non pas jusqu’à vouloir paraître plus blanche ou plus grande que la nature ne l’a faite. Celle-là, quand mon flanc droit presse son flanc gauche, c’est mon Ilie et mon Égérie; je lui donne le nom qu’il me plaît. Et je ne crains pas, lorsque je fais l’amour (dum futuo), que le mari revienne de la campagne, que la porte se brise en éclats, que le chien aboie, que la maison s’ébranle du haut en bas, que la femme toute pâle saute hors du lit, qu’elle s’accuse d’être bien malheureuse, qu’elle ait peur pour ses membres ou pour sa dot, et que moi-même je tremble aussi pour mon compte; car, en pareil cas, il faut fuir, les pieds nus et les vêtements en désordre, sinon gare à vos écus, à vos fesses et à votre réputation!... Malheureux qui est pris! Je m’en rapporte à Fabius.» Horace, dans son aimable épicuréisme, connaissait le plaisir plutôt que l’amour.

Sa première maîtresse, celle du moins qu’il célébra la première dans ses poésies, se nommait Nééra. Il l’aimait, ou plutôt il l’entretint pendant plus d’une [257] année, sous le consulat de Plancus, l’an de Rome 714. Il avait, à cette époque, vingt-cinq ans, et il ne s’était pas encore fait un nom parmi les poëtes; il était donc trop pauvre pour payer bien cher les faveurs de cette chanteuse, qui sans doute n’avait pas la vogue qu’elle obtint plus tard dans les comessations. Une nuit, elle enlaça dans ses bras son jeune amant et prononça ce serment, dont la lune fut le témoin muet: «Tant que le loup poursuivra l’agneau; tant qu’Orion, la terreur des matelots, soulèvera les mers agitées par la tempête; tant que le zéphyr caressera la longue chevelure d’Apollon, je te rendrai amour pour amour!» Mais le serment fut bientôt oublié, et Néère prodigua ses nuits à un amant plus riche qui les payait mieux. Elle ne voulait cependant pas se brouiller avec Horace, qui rompit tout commerce avec elle, en se disant: «Oui, s’il y a quelque chose d’un homme dans Flaccus (si quid in Flacco viri est), je chercherai un amour qui réponde au mien!» Il se détacha donc de l’infidèle Néère, et il prédit à son heureux rival que lui-même serait abandonné à son tour, possédât-il de nombreux troupeaux et de vastes domaines, fût-il plus beau que Nirée, et fît-il rouler le Pactole chez sa maîtresse. Celle-ci se distingua depuis dans son métier de chanteuse, et lorsque Horace dut à ses poésies l’amitié de Mécène et les bienfaits d’Auguste, il se souvint de Néère, et il l’envoya souvent chercher pour chanter dans les festins qu’il donnait à ses amis: «Va, jeune esclave, [258] dit-il dans une ode sur le retour de l’empereur après la guerre d’Espagne, apporte-nous des parfums, des couronnes et une amphore contemporaine de la guerre des Marses, s’il en est échappé une aux bandes de Spartacus. Dis à la chanteuse Néère, qu’elle se hâte de nouer ses cheveux parfumés de myrrhe. Si son maudit portier tarde à t’ouvrir la porte, reviens sans elle. L’âge qui blanchit ma tête a éteint mes ardeurs, qui naguère redoutaient peu les querelles et les luttes; j’aurais été moins patient dans ma chaude jeunesse, sous le consulat de Plancus!» Il avait aimé Néère plus qu’il n’aima ses autres maîtresses; car il voulut se venger d’elle, en lui montrant ce qu’elle avait perdu par son infidélité.

«A l’époque où Horace entra dans le monde, dit M. Walkenaer dans l’Histoire de son poëte favori, il y avait à Rome trois courtisanes renommées parmi toutes celles de leur profession; c’étaient Origo, Lycoris et Arbuscula.» Malheureusement, les anciens scoliastes ne nous en apprennent pas davantage à l’égard de ces trois famosæ, qu’ils se contentent de nommer, et Horace, qui ne paraît pas avoir eu de rapports particuliers avec elles, raconte seulement que la première avait réduit à la pauvreté l’opulent Marsæus. Il affecte aussi de rapprocher de cette courtisane avide et prodigue une patricienne, nommée Catia, connue par ses débauches et par l’affectation qu’elle mettait à relever indécemment le bas de sa robe, lorsqu’elle se promenait sur la voie Sacrée. [259] Cette Catia, qui ne rougissait pas de rivaliser en public avec les courtisanes, fut un jour surprise en adultère dans le temple de Vénus Théatine, près du théâtre de Pompée, et la populace la poursuivit à coups de pierres. Son adultère, suivant le scoliaste Porphyrion, sortait de l’ordinaire; car elle avait été trouvée se livrant à la fois à Valérius, tribun du peuple, et à un rustre sicilien (Valerio ac siculo colono); d’autres scoliastes ne lui donnent pourtant qu’un seul complice dans ce flagrant délit. La mésaventure de Catia servit encore à confirmer les idées d’Horace sur la préférence qu’il accordait à l’amour des courtisanes. Il ne dérogea qu’une seule fois à ses principes, et il se laissa séduire par une vieille débauchée, qui appartenait à une famille illustre, et qui l’avait charmé par de faux airs de philosophe et de savante. Il eût volontiers borné sa liaison avec cette stoïcienne à un commerce purement littéraire; mais il ne se soumit pas longtemps aux exigences amoureuses qu’il ne se sentait pas le courage de satisfaire. Il s’était d’ailleurs attaché à une belle courtisane, nommée Inachia, et il aurait eu honte de lui opposer une indigne rivale. Celle-ci s’irrita de se voir négligée d’abord, bientôt délaissée, puis détestée et repoussée; elle essaya sans doute de se venger d’Horace, en chagrinant Inachia, et Horace prit fait et cause pour sa maîtresse, à laquelle il sacrifia sans regret et sans pitié l’odieuse libertine qui le tenait comme une proie. Deux horribles épigrammes, qu’il avait [260] faites contre elle, coururent dans Rome et la firent montrer au doigt par tout le monde: «Tu me demandes, ruine séculaire, lui disait-il dans la première de ces deux pièces, ce qui amollit ma vigueur, toi dont les dents sont noires, dont le front est labouré de rides, et dont le hideux anus bâille entre tes fesses décharnées comme celui d’une vache qui a la diarrhée? Sans doute que ta poitrine, ta gorge putride et semblable aux mamelles d’une jument, sans doute que ton ventre flasque et tes cuisses grêles plantées sur des jambes hydropiques, devaient exciter mes désirs!... Mais qu’il te suffise d’être opulente; qu’on porte à tes funérailles les images triomphales de tes aïeux; qu’il n’y ait pas une femme qui se pavane chargée de plus grosses perles que les tiennes... Quoi! parce que des livres de philosophie sont étalés sur tes coussins de soie, crois-tu que c’est cela qui empêche mes nerfs de se roidir, mes nerfs assez peu soucieux des lettres, et qui fait languir mes amours (fascinum)? Va, tu as beau me provoquer à te satisfaire (ut superbe provoces ab inguine); il faut que ta bouche me vienne en aide (ore ad laborandum est tibi).» Dans sa seconde ode, Horace fait un tableau encore plus hideux de cette impudique: «Que demandes-tu, ô femme digne d’être accouplée à de noirs éléphants? Pourquoi m’envoies-tu des présents, des lettres, à moi qui ne suis pas un gars vigoureux, et dont l’odorat n’est point émoussé?... Car, pour flairer un polype ou le [261] bouc immonde qui se cache sous tes aisselles velues, j’ai le nez plus fin que celui du chien de chasse qui sent le gîte du sanglier. Quelle sueur et quels miasmes infects s’exhalent de tous ses membres flétris, lorsqu’elle s’efforce d’assouvir une fureur insatiable que trahit son amant épuisé (pene soluto), lorsque sa face est dégoûtante de craie humide et de fard préparé avec les excréments du crocodile, lorsque, dans ses emportements lubriques, elle brise sa couche et les courtines de son lit!» Il n’en fallut pas moins, pour qu’Horace se délivrât des jalousies et des poursuites de la femme aux éléphants (mulier nigris dignissima barris).

Malheureusement, on ne connaît que le nom de cette Inachia, qu’Horace proclamait, trois fois en une nuit, la déesse du plaisir (Inachiam ter nocte potes! s’écriait avec envie l’indigne rivale d’Inachia); mais, presque dans le même temps, Horace s’était lié avec une autre courtisane qui ne le cédait pas en beauté à Inachia et qui pourtant se donnait gratis à son poëte. Horace la nomme, pour cette raison probablement, la bonne Cinara. Ce n’était pas le moyen de la garder longtemps, et bientôt Cinara se mit en quête d’un amant plus prodigue. Elle n’eut pas de peine à le trouver, et Horace, inconsolable, ne put l’oublier qu’en se jetant dans les fumées de Bacchus. Cette courtisane désintéressée eut la maladresse de devenir mère. Le poëte Properce, qui était auprès d’elle pendant les douleurs de l’enfantement, lui [262] conseilla de faire un vœu à Junon, et aussitôt, sous les auspices de cette déesse compatissante, Cinara fut délivrée. Ce vœu, fait à Junon, semble motiver l’opinion des scoliastes, qui veulent que Cinara soit morte en couches. Horace la regretta toute sa vie, à travers tous les amours qui succédèrent à celui qu’il se rappelait sans cesse. Cinara, la bonne Cinara, se rattachait, dans les souvenirs de jeunesse d’Horace, à ses plus douces illusions; Cinara l’avait aimé pour lui-même, sans intérêt et sans récompense: «Je ne suis plus ce que j’étais sous le règne de la bonne Cinara!» disait-il tristement, en approchant de la cinquantaine. Gratidie, qui remplaça Cinara, n’était pas faite pour la condamner à l’oubli: Gratidie avait été belle et courtisée comme elle; mais les années, en dispersant la foule de ses adorateurs, lui avaient conseillé de joindre à son métier de courtisane une industrie plus sûre et moins changeante. Gratidie était parfumeuse et saga, ou magicienne: elle vendait des philtres, elle en fabriquait aussi, et les commentateurs d’Horace ont prétendu qu’elle avait essayé le pouvoir de ses aphrodisiaques sur cet amant, qu’elle croyait par là s’attacher davantage et d’une manière plus invincible. Mais Horace, au contraire, ne tarda pas à secouer un joug que les conjurations et les breuvages de la magicienne n’avaient pas réussi à lui rendre agréable et léger. Le poëte eut horreur des œuvres ténébreuses dont son commerce avec une saga l’avait fait complice; il craignit [263] aussi pour sa santé, que des stimulants trop énergiques pouvaient compromettre, et il se sépara violemment de Gratidie. Celle-ci employa son art magique pour le retenir, pour le ramener; tout fut inutile, et Horace, averti des relations libidineuses que Gratidie entretenait secrètement avec un vieux débauché nommé Varus, s’autorisa de ce prétexte pour rompre avec éclat. Gratidie se plaignit alors hautement, l’accusa d’ingratitude, et le menaça de terribles représailles. Horace savait ce dont elle était capable; il n’attendit donc pas une vengeance qui pouvait le frapper par un empoisonnement plutôt que par des maléfices: il dénonça, dans ses vers, à l’opinion publique, les pratiques criminelles de l’art des sagæ, et il déshonora Gratidie sous le nom transparent de Canidie. Nous avons cité ailleurs les sinistres révélations que fit Horace au sujet des mystères du mont Esquilin. Gratidie fut peut-être forcée de s’expliquer et de se justifier devant les magistrats; elle obtint d’Horace, on ignore par quelle influence et à quel prix, une espèce de rétractation poétique dans laquelle perçait encore une amère et injurieuse ironie: «Je reconnais avec humilité la puissance de ton art, disait-il dans cette nouvelle ode destinée à paralyser le terrible effet des deux autres; au nom du royaume de Proserpine, de l’implacable Diane, je t’en conjure à genoux, épargne-moi, épargne-moi! Trop longtemps j’ai subi les effets de ta vengeance, ô amante chérie des matelots et des marchands [264] forains! Vois, ma jeunesse a fui!... Tes parfums magiques ont fait blanchir mes cheveux... Vaincu par mes souffrances, je crois ce que j’ai nié longtemps.... Oui, tes enchantements pénètrent le cœur... Ma lyre que tu taxes d’imposture, veux-tu qu’elle résonne pour toi? Eh bien, tu seras la pudeur, la probité même!... Non, ta naissance n’a rien d’abject... non, tu ne vas pas, la nuit, savante magicienne, disperser, neuf jours après la mort, la cendre des misérables... Ton âme est généreuse et tes mains sont pures!» A ce désaveu forcé, Canidie répond par des imprécations: «Quoi! tu aurais impunément, nouveau pontife, lancé des foudres sur les sortiléges du mont Esquilin et rempli Rome de mon nom! Tu pourrais, sans éprouver mon courroux, divulguer les rites secrets de Cotytto et te moquer des mystères du libre Amour!» Ce passage prouve évidemment que Gratidie, de même que la plupart des sagæ, se prêtait à d’incroyables débauches et ne restait pas étrangère à certaines orgies nocturnes qui favorisaient une étrange promiscuité des sexes, comme pour renouveler le culte impur de Cotytto, la Vénus de Thrace, l’antique déesse hermaphrodite de la Syrie. «La mort viendra trop lente à ton gré! s’écriait l’infernale Canidie; tu traîneras une vie misérable et odieuse, pour servir de pâture à des souffrances toujours nouvelles... Tantôt, dans les accès d’un sombre désespoir, tu voudras te précipiter du haut d’une tour ou t’enfoncer [265] un poignard dans le cœur; tantôt, mais en vain, tu entoureras ton cou du lacet funeste. Triomphante, je m’élancerai de terre et tu me sentiras bondir sur tes épaules.»

Horace avait besoin de respirer, après un pareil amour, né au milieu des potions érotiques et sous l’empire des invocations magiques: il ne pardonnait pas toutefois à Canidie, car il décocha depuis plus d’un trait acéré contre elle, et il put se réjouir d’avoir fait du surnom qu’il lui donnait le pseudonyme d’empoisonneuse: «Canidie a-t-elle donc préparé cet horrible mets?» disait-il longtemps après, en faisant la critique de l’ail. Horace était excessivement sensible aux mauvaises odeurs qui agissaient sur son système nerveux; il prit ainsi en aversion une fort belle courtisane nommée Hagna, qui puait du nez et n’en était pas moins idolâtrée de son amant Balbinus. Nous passerons sous silence les nombreuses distractions qu’Horace allait chercher dans les domaines de Vénus masculine, et nous laisserons sur le compte de la dépravation romaine les continuelles infidélités qu’il faisait à son Bathylle, en se couronnant de roses et en buvant du cécube ou du falerne. Horace n’était pas plus moral que son siècle, et s’il aima prodigieusement les femmes, il n’aima pas moins les garçons, qu’il leur préférait même souvent: «La beauté, partout où il la rencontrait, dit le savant M. Walkenaer, faisait sur lui une impression vive et brûlante; elle absorbait ses [266] pensées, troublait son sommeil, enflammait ses désirs; il saisissait toutes les occasions de les satisfaire, sans être arrêté par des scrupules et des considérations qui n’avaient aucune force dans les mœurs de son temps.» Dans une de ses épodes, adressée à Pettius, il reconnaît que l’amour s’acharne sans cesse après lui et l’enflamme pour les adolescents et les jeunes filles: «Maintenant, c’est Lysiscus que j’aime, dit-il avec passion, Lysiscus plus beau et plus voluptueux qu’une femme. Ni les reproches de mes amis, ni les dédains de cet adolescent ne sauraient me détacher de lui; rien, si ce n’est un autre amour pour une blanche jeune fille ou pour un bel adolescent à la longue chevelure.» Lorsque le poëte avouait ainsi sa faiblesse honteuse, l’hiver avait trois fois dépouillé les forêts, dit-il dans la même ode, depuis que sa raison se trouvait hors des atteintes d’Inachia. Ce fut à cette époque, dans le cours de sa trentième année, qu’il devint éperdument amoureux de Lycé: c’était une courtisane étrangère, qui exerçait la Prostitution au profit de son prétendu mari, et qui eut l’adresse de résister d’abord aux pressantes sollicitations du poëte.

Acron et Porphyrion, qui ont recueilli de précieux détails sur tous les personnages nommés dans les poésies d’Horace, ne nous font pas connaître le véritable nom de cette Lycé, que le poëte aima entre toutes ses maîtresses; ils nous apprennent seulement qu’elle était d’origine tyrrhénienne, c’est-à-dire [267] qu’elle avait pris naissance dans l’Étrurie, où la population entière, si l’on s’en rapporte au témoignage de l’historien Théopompe, s’adonnait avec fureur à la débauche la plus effrénée. Plaute fait entendre que les mœurs de ce pays n’avaient pas beaucoup changé de son temps, lorsqu’il met ces paroles dans la bouche d’un personnage de sa Cistellaria: «Vous ne serez point contrainte d’amasser une dot, comme les femmes de Toscane, en trafiquant indignement de vos attraits.» Lycé suivait donc les principes de sa patrie, quand elle se vendait au plus offrant et que ses richesses, honteusement acquises, lui permettaient de s’entourer des dehors d’une femme honnête, de simuler un mariage et d’augmenter par là le prix de ses complaisances. Horace y fut trompé comme tout le monde; il crut avoir affaire à une vertu, et, malgré ses répugnances à l’égard de l’adultère, il se relâcha de ce rigorisme jusqu’à venir la nuit suspendre des couronnes à la porte de l’astucieuse courtisane, qui ferma d’abord les yeux et les oreilles. Il s’enhardit par degrés et alla heurter à cette porte inexorable, qui s’ouvrait pour d’autres que pour lui et que les présents seuls avaient le privilége de rendre accessible. Ce fut par une ode qu’il se fit recommander à la sévérité feinte de la belle Étrurienne, qui n’était pas en puissance de mari, mais qui avait auprès d’elle un lénon affidé. Cette ode, composée dans un genre que les Grecs nommaient paraclausithyron, [268] était un chant qu’on exécutait en musique devant la porte close d’une cruelle: «Quand tu vivrais sous les lois d’un époux barbare, aux sources lointaines du Tanaïs, dit le poëte amoureux, Lycé, tu gémirais de me voir, en butte aux aquilons, étendu devant ta porte! Écoute comme cette porte est battue par les vents, comme les arbres de tes jardins gémissent et font gémir les toits de ta maison! Vois comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel pur et glacial! Abaisse ta fierté hostile à Vénus!... Tu ne verras pas toujours un amant exposé, sur le seuil de ta demeure, aux intempéries des saisons.»

Horace ignorait certainement que Lycé fût une courtisane, quand il lui montrait, pour la fléchir, son mari dans les bras d’une concubine thessalienne nommée Piéria; quand il lui disait que son père, originaire de Tyrrhène, n’avait pu engendrer une Pénélope rebelle à l’amour; quand il avait recours à la prière et aux larmes pour suppléer à l’inutilité de ses dons. Mais bientôt on n’eut plus rien à lui refuser, dès qu’il accorda ce qu’on lui demandait; il était généreux; il fut aussi heureux qu’on pouvait le faire, et il resta quelque temps l’amant en titre de Lycé, qui ne le congédia que pour donner sa place à un plus jeune et à un plus riche. Il ne se consola pas aisément d’avoir été quitté, et il chercha en vain à renouer une liaison qu’il avait rompue à contre-cœur. Son ressentiment contre Lycé se fit jour avec éclat, quand la beauté de cette courtisane se [269] ressentit de l’usage immodéré que la libertine en avait fait: «Les dieux, Lycé, ont entendu mes vœux! s’écria-t-il avec une joie qui ne prouve pas que son amour fût alors éteint. Oui, Lycé, mes vœux s’accomplissent. Te voilà vieille, et tu veux encore paraître jeune, et d’une voix chevrotante, quand tu as bu, tu sollicites Cupidon, qui te fuit: il repose sur les joues fraîches de la belle Chias, qui sait si bien chanter; il dédaigne en son vol les chênes arides; il s’éloigne de toi, parce que tes dents jaunies, tes rides, tes cheveux blancs, lui font peur. Ni la pourpre de Cos, ni les pierres précieuses ne te rendront ces années, que le temps rapide a comme ensevelies dans l’histoire du passé. Où sont, hélas! ta beauté, ta fraîcheur, tes grâces décentes? Ce visage radieux, qui égalait presque celui de Cinara et que les arts avaient cent fois reproduit, qu’en reste-t-il maintenant? Que reste-t-il de celle en qui tout respirait l’amour et qui m’avait ravi à moi-même? Mais les destins donnèrent de courtes années à Cinara, et ils te laissèrent vivre autant que la corneille centenaire, pour que l’ardente jeunesse puisse voir, non sans rire, un flambeau qui tombe en cendre.» Il y a dans cette pièce le dépit et le regret d’un amant délaissé, et l’on ne peut trop taxer d’hyperbole un portrait si différent de celui qu’Horace avait peint avec enthousiasme peu d’années auparavant. Les femmes, et surtout les courtisanes, il est vrai, chez les Romains, n’étaient pas longtemps jeunes: [270] le climat chaud, les bains multipliés, les cosmétiques et les aphrodisiaques, les festins et les excès en tout genre ne tardaient pas à flétrir la première fleur d’un printemps qui touchait à l’hiver et qui emportait avec lui les plaisirs de l’amour. La vieillesse des femmes commençait à trente ans, et, si le feu des passions érotiques couvait encore sous la céruse et sous le fard, il fallait recourir, pour l’apaiser, aux eunuques, aux spadones, aux gladiateurs, aux esclaves, ou bien aux secrètes et honteuses compensations du fascinum.

Dans le temps même qu’Horace était possesseur des charmes de Lycé, il ne se défendit pas des séductions d’une autre enchanteresse, et il donna l’exemple de l’inconstance à sa nouvelle maîtresse en traversant pour ainsi dire le lit de Pyrrha: il ne l’aimait pas, il n’en était pas jaloux, car un jour il la surprit, dans une grotte où elle était couchée sur les roses, dans les bras d’un bel adolescent à la chevelure parfumée. Il ne troubla pas les baisers de ces deux amants, qui ne soupçonnaient pas sa présence; il se contenta de les admirer, tous deux enivrés d’amour et pétulants d’ardeur. Il se délecta à ce spectacle voluptueux, et il se retira sans bruit, avant que l’heureux couple fût en état de le voir et de l’entendre. Mais, le lendemain, il envoya une ode d’adieu à Pyrrha, pour lui notifier ce dont il avait été témoin et ce qui l’avait guéri d’un amour si mal partagé: «Malheur à ceux pour qui tu [271] brilles comme une mer qu’ils n’ont pas affrontée! Quant à moi, le tableau votif que j’attache aux parois du temple de l’Amour témoignera que j’ai déposé mes vêtements humides, après mon naufrage!» Les naufragés suspendaient dans le temple de Neptune un tableau votif rappelant le danger auquel ils avaient échappé: Horace faisait allusion à cet usage, lorsqu’il remerciait le dieu des amants de l’avoir sauvé au milieu d’une tourmente de jalousie et d’infidélité. Il est remarquable que le poëte, qui ne se piquait jamais de constance pour son propre compte, ne souffrait pas de la part d’une maîtresse la moindre perfidie, et pourtant toutes ses maîtresses étaient des courtisanes! On doit attribuer à une vanité excessive plutôt qu’à une délicatesse de mœurs cette intolérance qui contrastait avec ses doctrines épicuriennes. La seule fois peut-être où il ne fut pas jaloux et où il se prêta même à un partage, c’est quand son ami Aristius Fuscus jeta les yeux sur une affranchie, nommée Lalagé, avec laquelle il se reposait, des plaisirs de Rome et des courtisanes, dans sa villa de la Sabine. Cette Lalagé sortait à peine de l’enfance, et, ne sachant comment résister aux poursuites de Fuscus, elle prétexta son âge, et se défendit ainsi de lui céder immédiatement; mais Horace, sacrifiant l’amour à l’amitié, prit lui-même les intérêts de son ami, en l’invitant à patienter quelque temps, jusqu’à ce qu’il eût triomphé des refus de Lalagé: «Ne cueille pas la grappe [272] encore verte, lui disait-il; attends: l’automne va la mûrir et nuancer de sa couleur de pourpre le noir raisin; bientôt Lalagé te cherchera d’elle-même, car le temps court malgré nous et lui apporte les années qu’il te ravit dans sa fuite; bientôt, d’un œil moins timide, elle provoquera l’amour, plus chérie que ne furent jamais Chloris et la coquette Pholoé; elle montrera ses blanches épaules et rayonnera comme la lune au sein des mers.» En attendant, il célébrait dans ses vers voluptueux les charmes enfantins de Lalagé, et il parcourait la forêt de Sabine en apprenant le nom de Lalagé à tous les échos. Il fut sans doute trompé par cette affranchie, comme il le fut presque en même temps par une autre, nommée Barine, moins enfant et aussi charmante que Lalagé. Selon les scoliastes, Barine se nommait Julia Varina, parce qu’elle était une des affranchies de la famille Julia. Horace eut encore la monomanie de faire de cette courtisane une amante fidèle, et il s’aperçut presque aussitôt que les serments dont elle l’avait bercé n’étaient qu’un moyen de tirer de lui plus de présents: «Barine, lui écrivit-il, je te croirais, si un seul de tes parjures eût été suivi d’un châtiment; si une seule de tes dents en fût devenue moins blanche; si seulement un de tes ongles en eût été déformé; mais, perfide, à peine as-tu, par des serments trompeurs, engagé de nouveau ta foi, que tu n’en parais que plus belle, que tu te montres avec encore plus d’orgueil à cette jeunesse qui t’adore! [273] Oui, Barine, tu peux, avec de décevantes paroles, prendre à témoin les ondes de la mer, les astres silencieux de la nuit, les dieux inaccessibles au froid de la mort. Vénus rira de tes sacriléges; les nymphes indulgentes et le cruel Cupidon, aiguisant sans cesse ses ardentes flèches, en riront. Il n’est que trop vrai, tous ces adolescents ne grandissent que pour t’assurer de nouveaux esclaves. Ceux que tu retiens dans le servage te reprochent tes trahisons et ne peuvent se résoudre à s’éloigner du foyer d’une maîtresse impie!»

Horace, à cette époque, âgé de trente-huit ans (27 ans avant J.-C.), se livrait à toute la fougue de son tempérament; il cherchait une maîtresse fidèle et il n’en trouvait pas, faute de la prêcher d’exemple; il se retirait souvent dans une de ses maisons de campagne, à Prœneste ou à Ustica, et il emmenait avec lui, pour passer le temps, quelque belle affranchie, qui se lassait bientôt de cette espèce de servitude et qui le quittait pour retourner à Rome. Comme il allait partir pour Ustica, son domaine de la Sabine, il rencontra sur la voie Sacrée une jeune femme, portant la toge et coiffée d’une perruque blonde: elle était d’une beauté si merveilleuse, que tous les regards la suivaient avec admiration, mais cette beauté se trouvait encore relevée par celle d’une compagne plus âgée qu’elle, quoique non moins resplendissante d’attraits. La ressemblance de ces deux courtisanes, qui ne différaient que par l’âge, prouvait [274] suffisamment que l’une était la fille de l’autre. Horace fut émerveillé et il se sentit sur-le-champ épris de toutes deux à la fois; mais quand il sut que la mère avait pour amie cette parfumeuse Gratidie, à laquelle il avait fait une si triste célébrité, il résolut de ne s’occuper que de la fille, nommée Tyndaris, chanteuse de son métier, entretenue par un certain Cyrus, jaloux et colère, qui la battait. Il envoya cette déclaration d’amour à Tyndaris: «Les dieux me protégent, les dieux aiment mon encens et mes vers. Viens auprès de moi, et l’Abondance te versera de sa corne féconde tous les trésors des champs. Là, dans une vallée solitaire, à l’abri des feux de la canicule, tu chanteras sur la lyre d’Anacréon la fidèle Pénélope, la trompeuse Circé, et leur amour inquiet pour le même héros. Là, sous l’ombrage, tu videras sans péril une coupe de Lesbos, et les combats de Bacchus ne finiront pas comme ceux de Mars; tu n’auras plus à craindre, qu’un amant colère et jaloux, abusant de ta faiblesse, ose porter sur toi des mains brutales, arracher les fleurs de ta chevelure et déchirer ton voile innocent.» La chanteuse, en recevant cette ode, alla consulter sa mère, qui lui raconta l’indigne conduite du poëte à l’égard de Gratidie, et qui lui conseilla de ne pas s’exposer à de pareils traitements. Tyndaris répondit donc à Horace qu’elle ne pouvait, sans offenser sa mère, accepter les hommages de l’injurieux accusateur de Gratidie. Alors, Horace essaya par la flatterie [275] de mettre dans son parti la mère de Tyndaris, à laquelle il écrivit: «O toi, d’une mère si belle, fille plus belle encore, je t’abandonne mes coupables ïambes; ordonne, et qu’ils soient consumés par la flamme ou ensevelis dans les flots... Apaise ton âme irritée. Moi aussi, au temps heureux de ma jeunesse, je connus le ressentiment, et je fus entraîné, dans mon délire, à de sanglants ïambes. Aujourd’hui je veux faire succéder la paix à la guerre: ces vers insultants, je les désavoue, mais rends-moi ton cœur et deviens ma maîtresse!» Tyndaris se laissa toucher et réconcilia Horace avec la vieille Gratidie, en faisant elle-même les frais du raccommodement.

C’est après Tyndaris, que Lydie inspira au poëte volage une des passions les plus vives qu’il eût encore ressenties. Lydie était éprise d’un tout jeune homme, qu’elle détournait des exercices gymnastiques et des laborieux travaux de son éducation patricienne: Horace lui reprocha de perdre ainsi l’avenir de ce jeune homme, qu’il parvint à remplacer, en se montrant plus libéral que lui. Mais à peine avait-il succédé à cet imberbe Sybaris, que Lydie, aussi capricieuse qu’il pouvait l’être jamais, lui donna pour rival un certain Télèphe, qui s’était emparé d’elle et qui la captivait par les sens. Horace n’était pas homme à soutenir une semblable rivalité; il tint bon cependant, et il essaya, par la persuasion et par la tendresse, de lutter contre un [276] robuste rival, qui lui défaisait le soir tous ses projets du matin. Sa poésie la plus amoureuse était sans force vis-à-vis des faits et gestes de ce copieux amant: «Ah! Lydie! s’écrie-t-il dans une ode charmante, qui n’émut pas même cette belle inhumaine: quand tu loues devant moi le teint de rose, les bras d’ivoire de Télèphe, malheur à toi! mon cœur s’enflamme et se gonfle de colère. Alors mon esprit se trouble, je rougis et pâlis tour à tour; une larme furtive tombe sur ma joue et trahit les feux secrets dont je suis lentement dévoré. O douleur! quand je vois tes blanches épaules honteusement meurtries par lui dans les fureurs de l’ivresse; quand je vois tes lèvres où sa dent cruelle imprime ses morsures! Non, si tu veux m’écouter, ne te fie pas au barbare, dont les baisers déchirent cette bouche divine où Vénus a répandu son plus doux nectar. Heureux, trois fois heureux, ceux qu’unit un lien indissoluble, que de tristes querelles n’arrachent pas l’un à l’autre, et que la mort seule vient trop tôt séparer!» Lydie dédaigna les prières et les conseils d’Horace: elle ne congédia point l’amant qui la mordait et qui la meurtrissait de coups, mais elle ferma sa porte à l’importun conseiller.

Horace ne pouvait rester un seul jour sans maîtresse. Quoiqu’il aimât avec plus de frénésie l’infidèle qui le chassait, il voulut, par le nombre de ses distractions galantes, étouffer cet amour qui n’en était que plus vivace dans son cœur; il fit parade de [277] ses nouvelles maîtresses: «Lorsqu’un plus digne amour m’appelait, dit-il dans une ode, j’étais retenu dans les liens chéris de Myrtale, l’affranchie Myrtale, plus emportée que les flots de l’Adriatique quand ils creusent avec rage les golfes de la Calabre.» Mais il ne se consolait pas d’avoir perdu Lydie. Il revint à Rome, et il apprit avec joie que le brutal Télèphe avait un successeur, et que Lydie était entretenue par Calaïs, fils d’Ornythus de Thurium; Calaïs, jeune et beau, ne devait pas craindre de rival. Horace alla voir Lydie, et elle ne le vit pas sans émotion: ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Le poëte a chanté sa réconciliation dans cet admirable dialogue: «Tant que j’ai su te plaire et que nul amant préféré n’entourait de ses bras ton cou d’ivoire, je vivais plus heureux que le grand roi.—Tant que tu n’as pas brûlé pour une autre et que Lydie ne passait point après Chloé, Lydie vivait plus fière, plus glorieuse que la mère de Romulus.—Chloé règne aujourd’hui sur moi; j’aime sa voix si douce, mariée aux sons de sa lyre; pour elle, je ne craindrais pas la mort, si les Destins voulaient épargner sa vie.—Je partage les feux de Calaïs, fils d’Ornythus de Thurium; pour lui, je souffrirais mille morts, si les Destins voulaient épargner sa vie.—Quoi! s’il revenait, le premier amour? s’il ramenait sous le joug nos cœurs désunis? si je fuyais la blonde Chloé et que ma porte s’ouvrît encore à Lydie?—Bien qu’il soit beau comme le jour, et toi [278] plus léger que la feuille, plus irritable que les flots, c’est avec toi que j’aimerais vivre, avec toi que j’aimerais mourir!»

Les amours des courtisanes étaient changeants: Lydie retourna bientôt à Calais, et Horace, à Chloé, tout en regrettant Lydie, tout en s’affligeant de n’avoir pas su la fixer. La blonde Chloé était encore enfant, lorsqu’elle vendit sa fleur au poëte, qui la négligea bientôt pour s’attacher à deux autres maîtresses plus mûres et moins ignorantes, à Phyllis, affranchie de Xanthias, et à Glycère, l’ancienne amante de Tibulle. Ce fut dans une singulière circonstance, qu’il eut révélation des beautés cachées de Phyllis et qu’il se sentit jaloux de les posséder. Un jour, il alla faire visite à un ami, nommé Xanthias, jeune Grec de Phocée, épicurien et voluptueux comme lui; il ne voulut pas qu’on avertît de sa présence l’hôte aimable qu’il venait voir et qu’on lui dit être enfermé dans la bibliothèque de sa maison, au milieu des bustes et des portraits de ses ancêtres; il eut l’idée de le surprendre et il le surprit, en effet, car il ne le trouva pas la tête penchée sur un livre: Xanthias avait écarté tous ses domestiques, pour être seul avec une esclave dont il avait fait sa concubine. Horace, arrêté sur le seuil, ne troubla pas un tête-à-tête dont il observa curieusement les épisodes et dont il partagea en quelque sorte les plaisirs. Xanthias s’aperçut qu’il avait un témoin muet de son bonheur, lorsqu’il eut la conscience de [279] lui-même et de sa situation; il rougit de honte et chassa brutalement la belle Phyllis, qui se reprochait tout bas son abandon, et qui se retira toute confuse devant la colère de son maître. Il y avait chez les Romains un préjugé très-répandu et très-invétéré, qui représentait comme déshonorant le commerce intime d’un homme libre avec une esclave. Xanthias ne se consolait pas d’avoir dévoilé son secret malgré lui, et il écoutait à peine les raisonnements d’Horace, qui cherchait à justifier aux yeux de son ami une faiblesse amoureuse qu’il eût volontiers prise pour son propre compte. Horace fit l’éloge le moins équivoque de la complice de Xanthias, et il laissa celui-ci sous l’impression d’une sorte de jalousie qui réhabilitait Phyllis. D’après le conseil d’Horace, Xanthias commença par affranchir cette esclave, pour n’avoir plus à rougir de la rapprocher de lui. Horace lui avait envoyé une ode, dans laquelle il flattait Phyllis, de la manière la plus délicate, en la comparant à la blanche Briséis aimée d’Achille, à Tecmesse aimée d’Ajax son maître, à la vierge troyenne dont Agamemnon fut épris après la chute de Troie: «Ne rougis pas d’aimer ton esclave, ô Xanthias! disait-il; sais-tu si la blonde Phyllis n’a pas de nobles parents qui seraient l’orgueil de leur gendre? Sans doute, elle pleure une naissance royale et la rigueur des dieux pénates. Non, celle que tu as aimée n’est pas d’un sang avili; si fidèle, si désintéressée, elle n’a pu naître d’une mère dont elle aurait à rougir. Si je [280] loue ses bras, son visage et sa jambe faite au tour, mon cœur n’y est pour rien. Ne va pas soupçonner un ami dont le temps s’est hâté de clore le huitième lustre.» Horace à quarante ans n’était pas moins curieux qu’à vingt, et ce qu’il avait vu de Phyllis le tourmentait d’une secrète impatience de revoir à son aise une si charmante fille. Le soin qu’il prend, dans son ode à Xanthias, de se dire exempt de toute convoitise, semblerait prouver le contraire, et il est probable que Phyllis lui sut gré d’avoir contribué à la faire affranchir. Cet affranchissement la délivra de Xanthias qu’elle n’aimait pas, et une fois maîtresse d’elle-même, elle s’amouracha de Télèphe, qu’Horace avait eu déjà pour rival. Ce Télèphe ne lui resta pas longtemps attaché et il céda la place à Horace, qui adressa une ode consolatrice à la blonde Phyllis, pour l’inviter à venir célébrer avec lui dans une de ses villas les ides d’avril, mois consacré à Vénus Marine: «Télèphe, que tu désires, n’est pas né pour toi; jeune, voluptueux et riche, une autre s’est emparée de lui et le retient dans un doux esclavage, à l’exemple de Phaéton foudroyé et de Bellérophon, que Pégase, impatient du frein d’un mortel, rejeta sur la terre: cet exemple doit réprimer des espérances trop ambitieuses. Ne regarde pas au-dessus de toi, et tremblant d’élever trop haut ton espoir, ne cherche que ton égal. Viens, ô mes dernières amours, car, après toi, je ne brûlerai pour aucune autre. Apprends des airs que me répétera [281] ta voix adorée: les chants adoucissent les noirs chagrins.» Phyllis était devenue courtisane, et son talent d’aulétride la faisait distinguer entre les chanteuses qui se louaient dans les festins; quoique Horace l’appelât ses dernières amours (meorum finis amorum), il lui donna encore plus d’une rivale préférée.

Glycère fut celle qu’il aima davantage; il savait par Tibulle, qui l’avait aimée avant lui, ce qu’elle valait comme amante; il n’eut pas de répit qu’il ne remplaçât auprès d’elle Tibulle ou plutôt le jeune adolescent qui avait succédé à Tibulle. «Ne sois pas si triste, Albius, au souvenir des rigueurs de Glycère? écrivait-il à son ami Tibulle. Faut-il soupirer d’éternelles élégies, parce qu’un plus jeune t’a éclipsé aux yeux de l’infidèle?» Horace était assez riche et assez aimable, pour que Glycère fermât les yeux sur les cheveux gris que lui cachait une couronne de roses; elle accepta les offrandes et le culte d’Horace; elle lui donna rendez-vous dans une délicieuse maison où elle avait établi le centre de son empire amoureux; Horace lui envoya ce billet, au moment où elle faisait sa toilette, au milieu de ses ancillæ et de ses ornatrices, pour recevoir son nouvel amant: «O Vénus, reine de Gnide et de Paphos, dédaigne le séjour chéri de Chypre; viens dans la brillante demeure de Glycère qui t’appelle avec des flots d’encens! Amène avec toi le bouillant Amour, les Grâces aux ceintures dénouées, et les Nymphes, [282] et Mercure, et la Jeunesse, qui sans toi n’a plus de charmes!» Cette Glycère avait toutes les qualités d’une courtisane consommée; elle exerça une irrésistible influence sur les sens d’Horace, qui se livra aux ardeurs de sa passion avec tant d’emportement, que sa santé en fut altérée, et qu’il augmenta par ces excès l’irritabilité de ses nerfs. Il tombait alors dans des crises spasmodiques qui l’épuisaient encore plus que ses transports amoureux, et souvent, au sortir des bras de sa maîtresse, il s’abandonnait aux sombres rêveries d’une espèce de maladie noire, que la jalousie avait produite et qu’elle menaçait d’aggraver tous les jours. Mais cette jalousie lui avait été si souvent funeste dans ses amours, qu’il se faisait violence pour la cacher et qu’il s’étourdissait au milieu des festins: «Je veux perdre la raison, disait-il à son ancien rival Télèphe, devenu son ami et son compagnon de table. Où sont les flûtes de Bérécynthe? Que fait ce hautbois suspendu près de la lyre muette? Je hais les mains paresseuses: semez les roses! Que le bruit de nos folies éveille l’insensé Lycus et la jeune voisine si mal unie à ce vieil époux. Ta noire chevelure, ô Télèphe, tes yeux doux et brillants comme l’étoile du soir, attirent l’amoureuse Rhodé, et moi je languis, je brûle pour ma Glycère...» En faisant allusion à la verte jeunesse de Télèphe, il faisait un triste retour sur ses quarante-trois ans, sur sa chevelure grisonnante, sur son crâne chauve, sur ses yeux bordés [283] de rouge, sur ses rides et sur son teint jauni. Glycère, en courtisane adroite, évitait pourtant d’évoquer ces fâcheuses pensées, et quelquefois Horace, assis ou plutôt couché à table avec elle, pouvait croire qu’il n’avait pas plus perdu que son vin en vieillissant. Alors sa verve de poëte s’échauffait, et il redevenait jeune en chantant Glycère: «Le fils de Jupiter et de Sémélé, les désirs voluptueux et leur mère cruelle m’ordonnent de rendre mon cœur aux amours que je croyais finies pour moi. Je brûle pour Glycère! j’aime son teint éblouissant et pur comme un marbre de Paros; j’aime ses charmants caprices et la vivacité dangereuse de ses regards. Vénus me poursuit et s’attache à moi tout entière; au lieu de chanter les sauvages tribus de la Scythie et le cavalier parthe, si redouté dans sa fuite, ma lyre n’a plus que des chants d’amour. Esclaves, posez, sur un autel de vert gazon, la verveine, l’encens et une coupe de vin: le sang d’une victime désarmera la déesse.» Les commentateurs se sont beaucoup occupés de ce sacrifice, et ils n’ont eu garde de se mettre d’accord sur la déesse à qui Horace voulait l’offrir. C’était Vénus, selon les uns; c’était Glycère divinisée, selon les autres. On a beaucoup débattu un autre point, aussi difficile à éclaircir: quelle était la victime que le poëte se proposait d’immoler (mactata hostia)? Le savant Dacier a prétendu que les Grecs et les Romains ne souillaient jamais de sang les sacrifices offerts à Vénus. En réponse à [284] cette docte argumentation, le dernier historien d’Horace a cité un passage de Tacite, d’après lequel on ne saurait contester que les autels de Vénus furent ensanglantés comme ceux des autres dieux et déesses: on avait soin seulement que les animaux qu’on immolait, chèvres, génisses, colombes, ne fussent pas des mâles. Le sacrifice dont il est question dans l’ode d’Horace à Glycère, pourrait bien être d’une espèce plus érotique, car un amant qui appréhendait les maléfices et qui voulait surtout se garantir du nœud d’impuissance, brûlait de l’encens et de la verveine sur l’autel de ses dieux lares, versait une patère de vin dans la flamme et transformait ensuite sa maîtresse en victime qu’il immolait à Vénus.

Pendant sa liaison avec Glycère, Horace se brouilla impitoyablement avec plusieurs maîtresses qu’il avait eues et qui comptaient rester ses amies. On peut supposer avec raison que ce fut à l’instigation de Glycère, qu’il ne fit grâce ni à Chloris, ni à Pholoé, ni à Chloé, ni même à sa chère Lydie. Il outragea dans ses vers celles qu’il avait chantées naguère avec le plus de tendresse. Il est impossible de ne pas reconnaître la haine de Glycère contre Lydie dans cette ode injurieuse: «Les jeunes débauchés viennent moins souvent frapper à coups redoublés tes fenêtres et troubler ton sommeil; ta porte reste enchaînée au seuil, elle qui roulait si facilement sur ses gonds. Déjà tu entends de moins en [285] moins répéter ce refrain: Tandis que je veille dans les longues nuits, Lydie, tu dors! Bientôt, vieille et flétrie, au coin d’une rue solitaire, tu pleureras à ton tour les dédains des plus vils amants. Quand de brûlants désirs, quand cette chaleur qui met en rut les cavales, s’allumeront dans ton cœur ulcéré, tu gémiras de voir cette joyeuse jeunesse, qui se couronne de myrte et de lierre verdoyant, et qui dédie à l’Hèbre glacé les couronnes flétries.» Horace, qui avait eu le courage d’insulter Lydie et de la représenter meretrix de carrefour, provoquant les passants au coin des rues; Horace n’eut pas le moindre remords, en sacrifiant à quelque ressentiment de Glycère la vieille Chloris et sa fille Pholoé, qui était alors une des fameuses à la mode: «Femme du pauvre Ibicus, mets donc enfin un terme à tes débauches et à tes infâmes travaux. Quand tu es si proche de la mort, cesse de jouer au milieu des jeunes filles et de faire ombre à ces blanches étoiles. Ce qui sied assez bien à Pholoé ne te sied plus, ô Chloris! Que ta fille, comme une bacchante excitée par les sons des cymbales, assiége les maisons des jeunes Romains; que, dans son amour pour Nothus, elle folâtre comme la chèvre lascive. Quant à toi, vieille, ce sont les laines de Luceria, et non les cythares qui te conviennent, et non la rose aux couleurs purpurines: d’un tonneau de vin, on ne boit pas la lie.» Horace, au lieu de déchirer quelques pages dans ses livres d’odes, en ajoutait de bien amères, de bien cruelles, [286] qui n’effaçaient pas les chants d’amour de sa jeunesse. Il avait quarante-sept ans; il était follement épris de Glycère, et en publiant le recueil de ses odes, il les mêla de telle sorte, qu’on ne pouvait plus retrouver la suite chronologique de ses maîtresses et de ses amours dans les pièces de vers qu’il avait composées pour les immortaliser; mais Glycère ne fut pas encore satisfaite de la place que le poëte lui avait réservée dans ce recueil: elle s’irrita, elle congédia son trop docile amant, et quoi qu’il fît pour rentrer en grâce, elle ne voulut pas lui pardonner ses torts imaginaires.

Horace essaya inutilement de lui inspirer de la jalousie et de lui prouver qu’il pouvait se passer d’elle: il se tourna vers une ancienne maîtresse, qu’il n’avait pas du moins injuriée, et il n’épargna rien pour redevenir son amant. Cette maîtresse était Chloé, cette belle esclave de Thrace, qu’il avait possédée le premier et qui n’avait pas su le retenir sous le prestige d’une naïve tendresse d’enfant. La blonde Chloé avait acquis de l’expérience, en devenant une courtisane en vogue; elle se trouvait, à cette époque, dans tout l’éclat de ses grâces, de ses talents et de sa réputation: elle avait autour d’elle une brillante cour d’adorateurs empressés; elle se montrait partout avec eux, à la promenade, au théâtre, aux bains de mer; son luxe surpassait celui de ses rivales, et elle n’était entretenue néanmoins que par un jeune marchand, nommé Gygès. Ce Gygès, [287] elle l’aimait sans doute parce qu’il n’avait pas d’égal en beauté, mais elle lui était surtout attachée à cause de l’immense fortune de ce jeune homme. Ils vivaient donc ensemble comme mari et femme, lorsque Gygès rencontra une autre courtisane, appelée Astérie: il l’aima aussitôt et il ne songea plus qu’à se séparer de Chloé, qui veillait sur lui comme sur un trésor. Il prétexta un voyage en Bithynie, où, disait-il, l’appelaient ses affaires de commerce. Il partit et promit à Astérie de ne revenir que pour elle. Dès qu’il fut éloigné, son amour pour Astérie éclata par des présents qui la dénoncèrent à l’inquiète jalousie de Chloé. Sans cesse Astérie recevait des lettres du voyageur; Chloé n’en recevait aucune; elle ignorait même en quel pays il se trouvait, plus résolu que jamais à ne reparaître à Rome que pour ne plus quitter son Astérie. Chloé était hors d’elle, furieuse et désolée à la fois; elle apprit que Gygès était allé de Bithynie en Épire: elle lui envoya un émissaire chargé de lettres suppliantes et passionnées.

Le moment était mal choisi pour faire oublier à Chloé l’absence de Gygès; Horace fut repoussé par cette belle délaissée, qui ne lui épargna pas les dédains. Horace se vengea, non-seulement par une épigramme contre la superbe Chloé, mais encore en prenant fait et cause pour Astérie, dont il se fit l’ami et le protecteur. Il lui adressa une ode, dans laquelle il l’encourageait à rester fidèle à son fidèle [288] Gygès, et à ne rien craindre des intrigues de sa rivale abandonnée: «Astérie, prends garde que ton voisin Énipée te plaise plus qu’il ne faut? Personne, il est vrai, ne manie au Champ-de-Mars un cheval avec plus d’adresse, et ne fend plus vite à la nage les eaux du Tibre. Le soir, ferme ta porte, aux sons de la flûte plaintive; ne jette pas les yeux dans la rue, et quand il t’appellerait cent fois cruelle, reste inflexible!» Il lui apprenait que l’émissaire de Chloé avait tenté vainement d’émouvoir le cœur de Gygès, ce cœur qui appartenait désormais à la seule Astérie; il put jouir du désespoir de Chloé, mais le mauvais succès de ses tentatives amoureuses auprès de cette courtisane avait laissé dans son propre cœur un amer découragement; il crut se rendre justice, en invoquant une dernière fois Vénus, qui lui avait été si souvent favorable: «J’ai joui naguère de mes triomphes sur les jeunes filles, et j’ai servi non sans gloire sous les drapeaux de l’Amour. Aujourd’hui, je consacre à Vénus Marine mes armes et ma lyre, qui n’est plus faite pour ces combats; je les suspends, à gauche de la déesse, aux parois de son temple. Mettez-y également les flambeaux, les leviers et les haches qui menaçaient les portes fermées. O déesse, qui règnes dans l’île fortunée de Chypre et dans Memphis, où l’on ne connut jamais les neiges de Sithonie, ô souveraine des amours, touche seulement de ton fouet divin l’arrogante Chloé!»

[289]

Mais Horace disait adieu trop tôt à Vénus: il reconnut avec joie qu’il pouvait encore avoir droit aux faveurs de la déesse. Il vit ou peut-être il revit Lydé, habile chanteuse qui jouait de la lyre dans les festins; il ne fut pas longtemps à lier avec elle une partie amoureuse, et il emprunta certainement à sa bourse les plus grands moyens de séduction. Il mit d’abord ses projets sous les auspices de Mercure, dieu des poëtes, des voleurs et des marchands: «Inspire-moi, dit-il à ce dieu des courtisanes, inspire-moi des chants qui captivent l’oreille de la sauvage Lydé! Comme la jeune cavale bondit en se jouant dans la plaine et fuit l’approche du coursier, Lydé me fuit et l’amour l’effarouche encore.» Mais elle ne tarda pas à s’apprivoiser, et elle venait souvent chanter dans les festins où Horace puisait au fond de ses vieilles amphores sa philosophie sceptique et insouciante. Les odes qu’il adresse à Lydé sont surtout des invitations à boire: «Que faire de mieux le jour consacré à Neptune? Allons, Lydé, tire le cécube caché au fond du cellier, et force ta sobriété dans ses retranchements... Nous chanterons tour à tour, moi, Neptune et les vertes chevelures des Néréides; toi, sur ta lyre d’ivoire, Latone et les flèches rapides de Diane. Nos derniers chants seront pour la déesse qui règne à Gnide et aux brillantes Cyclades, et qui vole à Paphos sur un char attelé de cygnes. Nous redirons aussi à la Nuit les hymnes qui lui sont dus.» Dans une ode à Quintus [290] Hirpinus, Horace, qui a des cheveux blancs et qui les couronne de roses, compte encore sur la chanteuse Lydé, pour égayer le repas où Bacchus dissipe les soucis rongeurs: «Esclave, fais rafraîchir promptement l’ardent falerne dans cette source qui fuit loin de nous? Et toi, fais sortir de la maison de Lydé le galant qu’elle y a recueilli au passage (quis devium scortum eliciet domo Lyden)? Dis-lui de se hâter. Qu’elle vienne avec sa lyre d’ivoire, les cheveux négligemment noués à la manière des femmes de Sparte!»

C’en est fait, la carrière amoureuse d’Horace se ferme des mains de Lydé: il ne recherche plus la société des courtisanes; il n’aime plus les femmes; il sait qu’il n’a plus rien de ce qu’il faut pour leur plaire, il ne s’exposera donc plus à leurs dédains et à leurs refus; mais il invoque encore Vénus: «Après une longue trêve, ô Vénus, tu me déclares de nouveau la guerre! Je ne suis plus ce que j’étais sous le règne de l’aimable Cinara, je vais compter dix lustres; n’essaie plus, mère cruelle des tendres amours, de courber sous ton joug, autrefois si doux, un cœur devenu rebelle! Va où t’appellent les vœux passionnés de la jeunesse; transporte, sur l’aile de tes cygnes éblouissants, les plaisirs et la volupté dans la demeure de Maxime, si tu cherches un cœur fait pour l’amour... Pour moi, adieu les garçons, les femmes, le crédule espoir d’un tendre retour! adieu les combats du vin et les fleurs nouvelles [291] dont j’aimais à parer ma tête! Mais, hélas! pourquoi, Ligurinus, pourquoi ces larmes furtives qui coulent de ma joue? pourquoi au milieu de mon discours ma voix expire-t-elle dans le silence de l’embarras? La nuit, dans mes songes, c’est toi que je tiens embrassé; toi que je poursuis sur le gazon du Champ-de-Mars, cruel, et dans les eaux du Tibre!» Horace est amoureux du beau Ligurinus, et cette honteuse passion remplira ses dernières années. Le favori des courtisanes, le poëte des grâces et des amours, déshonore ses cheveux blancs et s’abandonne aux plus hideux égarements de la Prostitution romaine.

Décoration

CHAPITRE XXV.

Sommaire.—Catulle.—Licence et obscénité de ses poésies.—Le patient Aurélius et le cinæde Furius.—Épigramme contre ses détracteurs.—Ses maîtresses et ses amies.—Clodia ou Lesbie, fille du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle.—Le moineau de Lesbie.—Pourquoi Clodia reçut de Catulle le surnom de Lesbie.—Ce que c’était que le moineau de Lesbie.—Mort de ce moineau chantée par Catulle.—Désespoir de Lesbie.—Passion violente de Catulle pour Lesbie.—Rupture des deux amants.—Résignation de Catulle.—La maîtresse de Mamurra.—Mariage concubinaire de Lesbie.—Catulle revoit Lesbie en présence de son mari.—Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari.—La courtisane Quintia au théâtre.—Vers de Catulle contre Quintia.—Catulle n’a pas donné de rivale dans ses poésies, à Lesbie.—La courtisane grecque Ipsithilla.—Billet galant qu’adressa Catulle à cette courtisane.—Épigramme de Catulle aux habitués d’une maison de débauche où s’était réfugiée une de ses maîtresses.—Il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l’héroïne de ce mauvais lieu.—Colère de Catulle contre Aufilena.—La catin pourrie.—Vieillesse prématurée de Catulle.—Lesbie au lit de mort de son amant.—Properce.—Cynthie ou Hostilia, fille d’Hostilius.—Son amour pour Properce.—Statilius Taurus, [294] riche préteur d’Illyrie, entreteneur de Cynthie.—Résignation de Properce à l’endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus.—Les oreilles de Lygdamus.—Conseils de Properce à sa maîtresse.—La docte Cynthie.—Élégies de Catulle sur les attraits de sa maîtresse.—Axiome de Properce.—Nuit amoureuse avec Cynthie.—Les galants de Cynthie.—Ses nuits à Isis et à Junon.—Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie.—Les bains de Baïes.—Les amours de Gallus.—Properce se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse.—Réconciliation de Properce avec Cynthie.—Changement de rôles.—Acanthis l’entremetteuse.—Jalousie de Cynthie.—Lycinna.—Subterfuge qu’employa Cynthie pour s’assurer de la fidélité de son amant.—Les joyeuses courtisanes. Phyllis et Téïa.—Properce pris au piége.—Fureur de Cynthie.—L’empoisonneuse Nomas.—Funérailles précipitées de Cynthie.—Mort de Properce.—Ses cendres réunies à celles de Cynthie.

Horace était à peine né, que Catulle, ce grand poëte de l’amour ou plutôt de la volupté, venait de mourir, à l’âge de trente-six ans, victime de l’abus des plaisirs, selon plusieurs de ses historiens; mais, selon les autres, n’ayant succombé qu’à la faiblesse de sa nature délicate et maladive, malgré les précautions d’une vie calme et chaste. Cette vie-là, dans tous les cas, n’avait pas toujours été telle, puisque les poésies de Catulle, si mutilées et si expurgées que les ait faites la censure des premiers siècles du christianisme, respirent encore la licence érotique et la philosophie épicurienne. Le poëte, ami de Cornélius Népos et de Cicéron, a composé ses vers au milieu des libertins et des courtisanes de Rome; il parle même leur langage dans ces vers, [295] ornés de toutes les grâces du style; il ne recule jamais devant le mot obscène, qu’il fait sonner avec effronterie dans une phrase élégante et harmonieuse; il se plaît aux images et aux mystères de la débauche la plus hardie, mais il a l’excuse d’être naïf dans ce qu’il ose dire et dépeindre. On voit que ses voyages et son séjour en Asie, en Grèce et en Afrique, ne lui avaient laissé ignorer rien de ce qui devait servir à composer l’impure mosaïque de la Prostitution romaine. Et pourtant, dans une épigramme contre ses détracteurs, le patient Aurélius et le cinæde Furius (pathice), qui, d’après ses vers voluptueux (molliculi), ne le supposaient pas trop pudique, il n’hésite point à défendre sa pudeur: «Un bon poëte, dit-il, doit être chaste; mais est-il nécessaire que ses vers le soient? ils ont assez de sel et d’agrément, tout voluptueux et peu décents qu’ils sont, quand ils peuvent éveiller les sens, non-seulement des jeunes garçons, mais encore de ces barbons qui ne savent plus remuer leurs reins épuisés.» Catulle était trop instruit des secrets de Vénus, pour n’avoir pas acquis ce savoir et cette expérience, aux dépens de sa pudeur et de sa santé.

Il nous fait connaître, dans ses poésies, dont la moitié n’est pas venue jusqu’à nous, trois ou quatre courtisanes grecques qui furent ses maîtresses et ses amies; elles étaient à la mode de son temps (50 à 60 ans avant J.-C.), mais leur réputation de beauté, d’esprit, de talents et de grâces, si éclatante [296] qu’elle ait été dans la période de leurs amours, n’a pas duré assez longtemps pour qu’on en trouve un reflet dans les œuvres d’Horace. Il n’y a que Lesbie, dont le nom, immortalisé par Catulle, ait survécu au moineau qu’elle avait tant pleuré; et encore, suivant les commentateurs, cette Lesbie, fille d’un sénateur, Métellus Céler, s’appelait Clodia, et n’appartenait pas à la classe des courtisanes. Au reste, le poëte semble avoir évité, dans les vers adressés à Lesbie ou à son moineau, d’admettre un détail qui aurait pu la désigner personnellement: il ne fait pas le portrait de cette belle; il ne nous révèle pas seulement la couleur de ses cheveux; il se borne à des énumérations de baisers, mille fois donnés et rendus, dont il embrouille tellement le nombre, que les envieux ne puissent jamais les compter: «Tu me demandes, Lesbie, combien il me faudrait de tes baisers, pour que j’en eusse assez et trop? Autant qu’il y a de grains de sable amoncelés en Libye, dans les déserts de Cyrène, depuis le temple de Jupiter Ammon jusqu’au tombeau sacré du vieux Battus; autant qu’il y a d’étoiles qui, dans le silence de la nuit, sont témoins des amours furtifs du genre humain!» Cette Lesbie, que Catulle avait surnommée ainsi par allusion à ses goûts lesbiens, et qu’il a comparée à Sapho en traduisant pour elle l’ode de la célèbre philosophe de Lesbos, est plus connue par son moineau que par ses mœurs galantes. Ce moineau, délices de Lesbie, qui jouait avec elle, [297] qu’elle cachait dans son sein, qu’elle agaçait avec le doigt, et dont elle aimait à provoquer les morsures, lorsqu’elle attendait son amant et cherchait à se distraire de l’ennui de l’attente; ce moineau, dont Catulle a chanté la mort, n’était pas un oiseau, si l’on s’en rapporte à la tradition conservée par les scoliastes; c’était une jeune fille, compagne de Lesbie qui l’aimait à l’égal de son amant: «Pleurez, ô Grâces, Amours, et vous tous qui êtes beaux entre les hommes! il est mort le moineau de ma maîtresse, moineau qui faisait ses délices et qu’elle aimait plus que la prunelle de ses yeux!» Mais les scoliastes de Catulle ont peut-être abusé des priviléges de l’interprétation, en se fondant sur sa belle imitation de l’ode de Sapho, que le poëte n’a pas craint de dédier à Lesbie; nous ne soutiendrons pas contre eux que Catulle n’a entendu pleurer qu’un moineau: «O misérable moineau! voilà donc ton ouvrage: les yeux de ma maîtresse sont enflés et rouges d’avoir pleuré.»

Catulle était si passionnément épris de Lesbie, qu’il ne prévoyait pas la fin de cette passion qu’elle partageait aussi: «Vivons, ô ma Lesbie! s’écriait-il, vivons et aimons!» Mais la jeune fille, quoique plus aimée que nulle ne le sera jamais, se lassa la première d’un tel amour, et congédia son amant. Celui-ci n’essaya pas de regagner un cœur, dont il était rejeté; il ne se plaignit pas de cette rupture, qu’il regardait comme inévitable; il résolut seulement [298] d’oublier Lesbie, et de ne plus aimer à l’avenir avec la même abnégation: «Adieu, Lesbie! dit-il tristement; déjà Catulle s’est endurci le cœur; il ne te poursuivra plus, il ne te suppliera plus; mais, toi, tu gémiras, infidèle, quand tes nuits se passeront sans qu’on t’adresse de prières. Maintenant quel sort t’est réservé? qui te recherchera? à qui paraîtras-tu belle? qui aimeras-tu? à qui seras-tu? qui aura tes baisers? quelles lèvres mordras-tu? Et toi, Catulle, puisque c’est la destinée, endurcis-toi!» Catulle s’aperçut bientôt qu’il avait trop compté sur sa force d’âme, et qu’il ne se consolerait pas de l’inconstance de Lesbie; il l’aimait absente; il l’aima toujours à travers cent maîtresses: «O dieux! murmurait-il en essuyant ses larmes, si votre nature divine vous permet la pitié, et si jamais vous avez porté secours à des malheureux dans les angoisses de la mort, voyez ma misère, et, pour prix d’une vie qui a été pure, ôtez-moi ce mal, ce poison, qui, se glissant comme une torpeur dans la moelle de mes os, a chassé de mon cœur toutes mes joies!» Longtemps après, il ne se rappelait pas sans émotion, et son amour, et celle qui le lui avait inspiré; il s’indigna un jour de voir comparer à Lesbie la maîtresse de Mamurra, qui n’avait ni le nez petit, ni le pied bien fait, ni les yeux noirs, ni les doigts longs, ni la peau douce, ni la voix séduisante, comme la véritable Lesbie: «O siècle stupide et grossier!» répétait-il en soupirant.

[299]

Lesbie s’était mariée, ou plutôt elle avait formé une de ces liaisons concubinaires que la loi romaine rangeait dans la catégorie des mariages par usucapion. Elle vivait donc avec un homme qu’on appelait son mari (maritus) et qui n’était peut-être qu’un maître jaloux. Elle ne laissait pas que de recevoir quelquefois Catulle en présence de ce mari, qu’elle n’osait tromper, bien qu’elle en eût belle envie. Pour mieux feindre l’oubli du passé et pour tranquilliser l’esprit de l’époux qu’elle regrettait secrètement d’avoir préféré à l’amant, elle adressait tout haut des reproches et même des injures à Catulle: «C’est une grande joie pour cet imbécile! dit le poëte, qui se consolait en faisant une épigramme contre le mari. Ane, tu n’y entends rien! Si elle se taisait et qu’elle oubliât nos amours, elle en serait guérie; quand elle gronde et m’invective, c’est non-seulement qu’elle se souvient, mais encore, ce qui est bien plus sérieux, qu’elle est irritée; c’est qu’elle brûle encore et ne s’en cache pas!» On ne voit pourtant pas, dans les poésies de Catulle, qu’il ait demandé à Lesbie des preuves plus positives de la passion qu’elle conservait pour lui. Si c’était une illusion, il ne fit rien qui pût la lui enlever, et il se contenta de voir Lesbie en puissance de mari, sans essayer de la rendre infidèle. Un jour, au théâtre, un murmure d’admiration accompagna l’arrivée d’une courtisane, nommée Quintia, qui vint se placer sur les gradins auprès de Lesbie, comme pour l’éclipser et la vaincre [300] en beauté; tous les yeux, en effet, se fixèrent sur la nouvelle venue, et l’on ne regarda plus Lesbie, excepté Catulle, qui n’avait des yeux que pour elle. Indigné de l’injuste préférence que le peuple accordait à Quintia, il prit ses tablettes et improvisa cette pièce de vers, qu’il fit circuler parmi les spectateurs, pour venger Lesbie: «Quintia est belle pour le plus grand nombre; pour moi, elle est blanche; longue et roide. J’avouerai volontiers qu’elle a quelques avantages, mais je nie absolument qu’elle soit belle; car, dans ce grand corps, il n’y a nulle grâce, nul attrait. Lesbie, au contraire, est belle, et si belle de la tête aux pieds, qu’elle semble avoir dérobé aux autres toutes les grâces.»

Lesbia formosa est: quæ quum pulcherrima tota est,
Tum omnibus una omnes surripuit veneres.

On peut dire que Catulle n’a pas donné de rivale dans ses poésies, à cette Lesbie, qu’il ne cessa d’aimer, lorsqu’il eut cessé de la posséder. On eût dit que sa muse aurait rougi de prononcer le nom d’une autre maîtresse. On ne trouve qu’un seul nom, celui d’Ipsithilla, qui brille un moment auprès de Lesbie, et qui disparaît comme un météore après une journée de folie amoureuse. Cette Ipsithilla était, à en juger par son nom, une courtisane grecque, et pour faire passer dans notre langue le billet galant que Catulle lui envoya un jour, il ne faut pas moins que la traduction discrète d’un professeur de l’Université: [301] «Au nom de l’amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie, accorde-moi le rendez-vous que j’implore pour le milieu du jour; et, si tu me l’accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à tout le monde. Surtout, ne va pas sortir!... Reste à la maison, et prépare-toi à voir se renouveler neuf fois mes exploits amoureux (paresque nobis novem continuas futationes). Mais, si tu dis oui, dis-le de suite; car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je foule dans mon ardeur et ma tunique et ma couverture.» Cette épigramme, qui nous fait comprendre pourquoi Catulle est mort si jeune, est la seule où il désigne nominativement une de ses maîtresses. Dans une autre épigramme qu’il adresse aux habitués d’un mauvais lieu, il se plaint amèrement de la perte d’une maîtresse qu’il ne nomme pas, qu’il avait aimée comme on n’aimera jamais, et pour laquelle il s’était battu bien des fois. Cette femme l’avait quitté pour se réfugier dans une maison de débauche, la neuvième qu’on rencontrait en sortant du temple de Castor et Pollux. Là, elle se prostituait indifféremment aux ignobles hôtes de ce lupanar (omnes pusilli, et semitarii mœchi), qui s’entendaient pour garder leur proie et qui ne permettaient pas à Catulle d’entrer dans la maison, où ils étaient au nombre d’une centaine: «Pensez-vous être seuls des hommes? leur criait-il en colère (solis putatis esse mentulas vobis?). Croient-ils avoir seuls le droit de fréquenter les filles publiques et de regarder [302] le reste du monde comme des castrats?» Il les défie, il les menace d’écrire la violence qu’on lui fait, sur les murs mêmes du mauvais lieu, dans lequel on lui refuse ce qu’on y obtient toujours à prix d’argent; il est prêt à se mesurer contre deux cents adversaires. Mais il a beau insister, crier, prier, en écoutant la voix de son amante qui se livre aux contubernales, il se morfond toute la nuit à la porte.

Certes, il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l’héroïne de ces débauches, dans la scandaleuse hôtesse de cette taverne mal famée. Le mari de Lesbie, ce Lesbius que Catulle traite avec tant de mépris, la vendait peut-être à tour de rôle; mais il ne l’avait pas laissée tomber à ce degré de prostitution. Catulle avait beau dire à Lesbie qu’il l’estimait moins, il était forcé d’avouer en gémissant qu’il l’aimait davantage: Amantem injuria talis cogit amare magis, sed bene velle minus. Il continuait cependant à user sa vie dans la société des courtisanes, et il était souvent victime de leurs tromperies: ainsi, le voit-on fort irrité contre une certaine Aufilena, qui avait exigé de lui à l’avance le prix des faveurs qu’elle lui avait ensuite refusées: «L’honneur veut, Aufilena, qu’on tienne sa parole, comme la pudeur voulait que tu ne me promisses rien; mais voler en fraudant, c’est pis encore que le fait d’une courtisane avare qui se prostitue à tout venant.» Ailleurs, il s’indigne contre une honteuse prostituée qui lui avait dérobé ses tablettes; il l’appelle catin pourrie [303] (putida mœcha); il l’accable d’injures, sans obtenir la restitution des tablettes. Elle ne s’émeut pas, et ne fait qu’en rire; il finit par rire lui-même et par changer de ton: «Chaste et pure jeune fille, lui dit-il, rends-moi donc mes tablettes?» Catulle se sentait à bout de ses forces physiques; à peine âgé de trente-quatre ans, il touchait à la décrépitude: il dut renoncer à tout ce qui l’avait conduit, en si peu d’années, à une vieillesse prématurée; mais il ne renonça pas à Lesbie. Ce n’était plus qu’un souvenir avec lequel il retrouvait les jouissances de son ardente jeunesse; c’était encore de l’amour qu’il épanchait en vers tendres ou passionnés: quelquefois il maudissait Lesbie, il allait jusqu’à l’outrager; puis, aussitôt, comme pour obtenir son pardon, il l’admirait, il l’exaltait, il l’invoquait à l’instar d’une divinité: «Nulle femme n’a pu se dire aussi tendrement aimée que tu le fus de moi, ô ma Lesbie! Jamais la foi des traités n’a été plus religieusement gardée que nos serments d’amour le furent par moi! Mais vois où tu m’as conduit par ta faute, et quel sacrifice est imposé à ma fidélité!... Car je ne pourrai jamais t’estimer, quand tu deviendrais la plus vertueuse des femmes, ni cesser de t’aimer, quand tu serais la plus débauchée!» Les sens faisaient silence chez Catulle; le cœur parlait seul, et cette voix suprême retentit dans l’âme de Lesbie. Elle apprit que son ancien amant n’avait plus que peu de temps à vivre; elle crut que le chagrin était tout [304] son mal, elle voulut le guérir: elle revint auprès de lui, les bras ouverts; Catulle s’y précipita, en oubliant tout le reste. Lesbie l’avait revu mourant; Catulle s’était ranimé pour écrire d’une main tremblante ces admirables vers:

Restituis cupido, atque insperanti ipsa refers te
Nobis. O lucem candidiore notâ!
Quis me uno vivit felicior, aut magis hæc quid
Optandum vita, dicere quis poterit!

«Tu te rends à moi, qui te désire! tu reviens à moi qui t’espérais sans cesse! O jour qu’il faut marquer du caillou le plus blanc! Qui donc est plus heureux que moi sur la terre, et qui pourrait dire qu’il y a dans la vie quelque chose de préférable à ce bonheur?» Catulle n’avait que des vers pour exprimer sa joie et sa reconnaissance; son œil éteint s’était rallumé; une rougeur inusitée avait brillé sur ses joues creuses sillonnées de larmes; il pressait contre sa poitrine cette maîtresse chérie qui pleurait en le regardant. Il exhala son dernier soupir, dans des vers où il se flattait encore de vivre en aimant Lesbie: «Tu me promets, ô ma vie, que notre amour sera plein de charmes et durera toujours? Grands dieux! faites qu’elle puisse promettre et tenir, et que ce soit sincèrement, et du cœur, qu’elle me le dise! Ainsi, nous pourrions donc faire durer autant que notre vie ce lien sacré d’une amitié éternelle!» Quelles devaient être ces courtisanes, qui savaient se faire aimer avec cette exquise délicatesse, [305] avec ce dévouement presque religieux! Catulle mourut à trente-six ans, heureux d’avoir retrouvé sa Lesbie (56 ans av. J.-C.). Le plus bel éloge qu’on puisse faire de cette Lesbie, c’est de rappeler l’amour si tendre et si constant qu’elle avait inspiré à un poëte libertin, qui la respecte toujours dans les vers qu’il lui adresse, et qui ne craint pas ailleurs de promener sa muse dans les fanges les plus secrètes de la Prostitution romaine.

Properce était né avant que Catulle fût mort. Properce, qui devait être aussi, suivant l’expression bizarre d’un rhéteur, «un des triumvirs de l’amour,» vit le jour en Étrurie, dans la ville de Pérouse ou dans celle de Mévanie, l’an 702 de Rome, 52 avant J.-C. Properce, en lisant les poésies de Catulle, devint poëte; il était devenu amoureux, en voyant Cynthie. Le véritable nom de cette belle était Hostia ou Hostilia. Ses flatteurs prétendirent même qu’elle descendait de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome; mais, quoi qu’il en fût, elle pouvait se vanter, avec plus de certitude, de descendre en ligne directe de son père Hostilius, écrivain érudit, qui composa une histoire de la guerre d’Istrie. Cette Hostilia, que sa beauté, ses grâces et ses talents avaient mise au rang des femmes les plus remarquables de son temps, n’était pourtant qu’une courtisane. Elle aimait véritablement Properce, mais néanmoins elle ne se faisait aucun scrupule de lui donner autant de rivaux qu’elle en pouvait satisfaire. [306] Elle n’avait garde de lui permettre d’en user aussi librement de son côté; lui prescrivait même la fidélité la plus rigoureuse. Cependant, elle vivait publiquement avec un riche préteur d’Illyrie, nommé Statilius Taurus, qui avait bâti à ses frais un amphithéâtre, et qui dépensait autant d’argent pour elle que pour les combats de bêtes féroces. Properce, que la poésie n’enrichissait pas, eût été bien en peine de subvenir aux prodigalités de sa Délie; il acceptait donc, comme une nécessité, la concurrence peu redoutable que lui faisait le préteur d’Illyrie dans les bonnes grâces d’Hostilia; il fermait les yeux et les oreilles, par habitude, chaque fois qu’il pouvait voir ou entendre ce rival permanent; mais il n’en souffrait pas d’autres, ou, du moins, il faisait mauvais visage à ceux qui partageaient en passant les faveurs de sa maîtresse avec lui. Ainsi, en revenant un soir, à l’improviste, de Mévanie, impatient de se retrouver dans les bras de sa maîtresse, il entend les sons de la flûte, il voit la maison resplendissante de lumières. Il approche avec inquiétude, il entre avec stupeur: les esclaves se cachent à son aspect; aucun n’ose l’arrêter, et tous voudraient l’empêcher d’avancer. On est en fête dans le triclinium; on y danse, on y chante, on y brûle des aromates; il appelle un affranchi qui ne lui répond pas. Il saisit par les oreilles un esclave, Lygdamus, qui tente de s’enfuir; il demande d’une voix impérieuse quel est l’hôte magnifique [307] qui reçoit chez Cynthie un pareil accueil? Est-ce un consul? est-ce un sénateur? est-ce un histrion, un gladiateur, un eunuque? Lygdamus garde le silence; il se laissera, plutôt que d’ouvrir la bouche, arracher les deux oreilles; mais Properce n’a que faire des oreilles de Lygdamus; il va droit au triclinium, écarte les rideaux de la porte et plonge ses regards dans la salle, où l’odeur des mets et des aromates lui a révélé ce qui s’y passe. En effet, devant une table somptueusement servie, un lit d’ivoire, de pourpre et d’argent, réunit sur les mêmes coussins Hostilia et Statilius Taurus, se tenant embrassés et se souriant l’un à l’autre. A cette vue il redevient calme et grave; il referme le rideau et se retire d’un pas tranquille: «Sot! dit-il à Lygdamus qui craint encore pour ses oreilles, pourquoi ne m’avertissais-tu pas tout de suite que le préteur était arrivé d’Illyrie?» Il retourna chez lui et passa la nuit, qu’il avait réservée à un plus doux emploi, dans le commerce des muses, seule infidélité qu’il se permît à l’égard de son infidèle. Le lendemain il lui envoyait une élégie qui commence ainsi: «Le voilà revenu d’Illyrie, ce préteur, ta riche proie, Cynthie, et mon plus grand désespoir! Que n’a-t-il laissé sa vie au milieu des rocs acrocérauniens? Ah! Neptune, quelles offrandes alors je t’eusse présentées!... Aujourd’hui, et sans moi, on festine à pleine table, et toute la nuit, excepté pour moi seul, ta porte est ouverte. Oui, si tu es [308] sage, ne quitte pas un moment cette moisson qui t’est offerte, et dépouille de toute sa toison cette stupide brebis. Ensuite, dès que, ses richesses dissipées, il restera pauvre et sans ressources, dis-lui de faire voile vers d’autres Illyries.» Ces conseils, de la part d’un amant, ne témoignaient pas de son extrême délicatesse.

Cynthie n’était pas seulement belle; son amant l’appelle docte, et parle plusieurs fois de son instruction, de son esprit et de ses talents; on sait aussi qu’elle était poëte, et son goût pour la poésie devait être le principal lien qui l’attachait à Properce. Celui-ci, en effet, ne pouvait la payer qu’en vers. Dans ses élégies, il esquisse souvent le portrait de cette courtisane distinguée; il nous apprend qu’elle avait la taille majestueuse, les cheveux blonds, la main admirable. «Ah! ses attraits, écrit-il à un ami, sont le moindre aliment de ma flamme! O Bassus! elle a bien d’autres perfections, pour lesquelles je donnerais jusqu’à ma vie: c’est sa rougeur ingénue; c’est l’éclat de mille talents; ce sont ces délicieuses voluptés cachées sous sa robe discrète (gaudia sub tacitâ ducere veste libet).» Il trouvait sa Cynthie assez parfaite pour qu’elle se passât de toilette et même de voile, quand il avait le bonheur de la posséder, soit le jour, soit la nuit: «Chère âme, lui disait-il avec transport, pourquoi donc étaler tant d’ornements dans ta chevelure? Pourquoi cette myrrhe de l’Oronte que tu répands sur ta [309] tête? Pourquoi cette étude à faire jouer les plis de cette robe déliée, tissue dans l’île de Cos? Pourquoi te vendre à ce luxe des barbares? Pourquoi, sous une parure si chèrement achetée, étouffer les beautés de la nature, et ne point laisser tes charmes briller de leur propre éclat? Crois-moi, tu es trop belle pour recourir à de tels artifices. L’Amour est nu: il n’aime point le prestige des ajustements.» L’axiome de Properce était toujours celui d’un amant tendre et sensible: «Fille qui plaît à un seul est assez parée.» Mais Cynthie s’obstinait à conserver, dans le tête-à-tête le plus intime, le gênant attirail de ses vêtements et de ses joyaux. Properce, en nous initiant aux mystères d’une nuit amoureuse, se plaint amèrement de cette habitude de pudeur ou de pruderie, qu’il aurait pu expliquer par la découverte de quelque difformité ou de quelque imperfection cachée; il nous représente Cynthie ramenant sans cesse sa tunique sur son sein, quoique la lampe fût éteinte: «A quoi bon, lui dit-il, condamner Vénus à s’ébattre dans les ténèbres? Si tu l’ignores, les yeux sont nos guides en amour. C’est nue, et lorsqu’elle sortait de la couche de Ménélas, qu’Hélène, à Sparte, alluma au cœur de Pâris le feu qui le consuma; c’est nu, qu’Endymion captiva la sœur d’Apollon; c’est nue aussi que la déesse dormit avec lui (nudæ concubuisse deæ). Si donc tu persistes à coucher vêtue, tu verras si mes mains sont habiles à mettre en pièces une tunique. Bien plus, [310] si tu pousses à bout ma colère, tu montreras le lendemain à ta mère tes bras meurtris. Est-ce que ta gorge pendante t’empêche de te livrer à ces ébats? Cela pourrait être, si tu avais honte de montrer les traces de la maternité.» Cynthie ne tenait compte de ces beaux raisonnements, et Properce était bien forcé de se contenter de ce qu’on lui offrait: «Qu’elle veuille bien m’accorder quelques nuits semblables, disait-il avec enivrement, et ma vie sera longue dans une seule année; qu’elle m’en donne beaucoup d’autres, et dans ces nuits-là je me croirai immortel. En une nuit chacun peut être dieu!»

Cet amour n’était pourtant pas sans nuages. Cynthie se devait journellement aux exigences de son métier; car, sans compter son préteur d’Illyrie, elle avait des galants qui subvenaient à la dépense de la maison. Elle n’accordait donc pas à Properce toutes les faveurs qu’il réclamait à titre d’amant déclaré; elle le tenait souvent à l’écart, elle lui fermait sa porte, du moins la nuit, qui appartenait aux amours mercenaires; mais elle couvrait autant que possible de prétextes honnêtes la malhonnête vérité, qui blessait le cœur du poëte; elle mettait sur le compte des fêtes d’Isis, de Junon ou de quelque déesse, la continence qu’elle s’imposait, disait-elle, à regret: «Déjà sont encore revenues ces tristes solennités d’Isis! écrivait un jour Properce. Déjà Cynthie a passé dix nuits loin de moi! Périsse la [311] fille d’Inachus, qui des tièdes rivages du Nil a transmis ses mystères aux matrones de l’Ausonie, elle qui tant de fois sépara deux amants avides de se rejoindre! Quelle que fût cette déesse, elle a toujours été fatale à l’amour!» Cependant Properce ne doutait pas qu’Isis fût seule coupable des scrupules et des refus de Cynthie, qu’il essayait en vain d’attendrir, en lui disant: «Certes nulle femme n’entre avec plaisir dans son lit solitaire; il est quelque chose que l’amour vous force à y souhaiter. La passion est toujours plus vive pour les amants absents; une longue jouissance nuit toujours aux amants assidus.» Cynthie le laissait dire et ne changeait rien à son genre de vie. Non-seulement elle réservait pour les rivaux de Properce les nuits qu’elle prétendait donner à Isis, mais encore elle passait une partie de ses nuits à boire, à chanter, à jouer aux dés. Properce ne pouvait ignorer d’ailleurs ce qui faisait l’opulence de sa maîtresse, et, comme il n’avait pas les trésors d’Attale pour payer ce luxe dont il savait l’origine impure, il en était réduit à gémir le plus poétiquement du monde: «Corinthe vit-elle jamais dans la maison de Laïs une telle affluence, lorsque toute la Grèce soupirait à sa porte! s’écrie-t-il, en avouant que sa Cynthie n’était qu’une courtisane à la mode. Fut-il jamais une cour plus nombreuse aux pieds de cette Thaïs mise en scène par Ménandre et qui égaya si longtemps les loisirs du peuple d’Érichtée! Cette Phryné, [312] qui aurait pu relever Thèbes de ses cendres, eut-elle la joie de compter plus d’admirateurs! Non, ô Cynthie, tu les surpasses toutes, et, de plus, tu te fais une parenté selon tes caprices, afin de légitimer des baisers dont tu as si peur de manquer!» Ces reproches, assez obscurs, signifient sans doute que Cynthie faisait passer ses amants pour des parents qu’elle recevait avec la plus touchante hospitalité. Au reste, Properce était si jaloux d’elle, qu’il la soupçonnait parfois de cacher un amant dans sa robe (et miser in tunicâ suspicor esse virum).

Ce n’était pas seulement à Rome que Cynthie réunissait autour d’elle cette foule de concurrents plus ou moins épris et plus ou moins généreux; c’était aussi aux bains de Baïes où elle tenait sa cour pendant la saison des eaux thermales. La ville de Baïes et les environs voyaient affluer alors l’élite de la richesse, de la corruption et du plaisir. Les courtisanes grecques en renom se seraient regardées comme déchues, si elles n’eussent étalé leur luxe insolent au milieu des orgies de ce lieu de délices; elles y venaient chercher de nouvelles intrigues et de nouveaux profits. Properce était donc jaloux de Baïes, comme il l’eût été de dix rivaux à la fois: «O Cynthie! as-tu quelque souci de moi? lui écrivait-il pendant ses absences, où il ne se nourrissait que des souvenirs du passé et des espérances de l’avenir. Te rappelles-tu toutes les nuits que nous avons passées ensemble? Quelle est la place qui me [313] reste en ton cœur? Peut-être, en ce moment, un rival ennemi veut-il que j’efface ton nom de mes vers.» Properce, qui n’avait pas le droit ni peut-être les moyens de la rejoindre à Baïes, s’indignait contre cette Baïes corrompue, contre ces rivages témoins de tant de brouilles amoureuses, contre cet écueil de la chasteté des femmes: «Ah! périssent à jamais, s’écriait-il, périssent Baïes et ses eaux, qui engendrent tous les crimes de l’amour!» Au reste, il ne pouvait guère se faire illusion sur l’objet du voyage de Baïes; il n’ignorait pas, d’ailleurs, que Cynthie n’avait pas d’autre revenu que celui de ses charmes; il la connaissait même, pour l’avoir vue à l’œuvre: «Cynthie ne recherche pas les faisceaux, publia-t-il dans un moment de dépit; elle ne fait nul cas des honneurs: c’est toujours la bourse des amateurs qu’elle pèse... Ainsi donc, on peut faire trafic de l’amour! O Jupiter! ô infamie! Et nos filles s’avilissent par ce trafic! Ma maîtresse m’envoie sans cesse lui pêcher des perles dans la mer; elle me commande d’aller pour elle butiner à Tyr! Oh! plût aux dieux que personne à Rome ne fût riche!» Lorsque Properce se laissait emporter à cet accès de mauvaise humeur, il est vrai que Cynthie, accaparée par son vilain préteur, avait interdit sa couche à l’amant de cœur, pendant sept nuits consécutives.

Cynthie avait été la première maîtresse de Properce: il lui jurait qu’elle serait la dernière. On doit croire, en effet, qu’il lui donna longtemps et vainement [314] l’exemple de la constance. Il déclare, en plusieurs endroits de ses élégies, qu’il était resté fidèle à cette charmante infidèle, et l’on voit qu’il lui pardonnait tout, dès qu’elle lui permettait de rentrer dans ce lit où la veille encore un autre régnait à sa place; il se faisait si peu d’illusion à cet égard, qu’il lui disait, tout en l’embrassant: «Toi, scélérate, tu ne peux une seule nuit coucher seule ni passer seule un seul jour!» Il y eut entre eux cependant plusieurs brouilles, plusieurs séparations, qui aboutirent à un raccommodement et à un redoublement d’amour. Dans une de ces querelles d’amoureux, Properce, le sévère Properce voulut oublier Cynthie, en se jetant à corps perdu dans la débauche, en fréquentant les courtisanes les plus abordables; il avait perdu sa pudeur ordinaire, depuis le jour où son ami Gallus, dans l’intention de le distraire et de faire trêve à ses chagrins de cœur, l’avait rendu témoin, pendant une nuit entière, de ses propres amours avec une nouvelle maîtresse: «O nuit dont il m’est si doux de me souvenir! avait dit le poëte, électrisé par ce spectacle: ô nuit que j’évoquerai souvent dans mes vœux ardents, nuit voluptueuse où je t’ai vu, Gallus, pressant dans tes bras ta jeune maîtresse, mourir d’amour en lui adressant des paroles entrecoupées!» Au sortir de cette dangereuse séance, Properce était infidèle à Cynthie. Il ne songea pas à lui donner une rivale, choisie parmi les matrones; il était trop soucieux de [315] son repos pour désirer autre chose que des plaisirs faciles. Il se mit, comme il le dit lui-même, à suivre les sentiers battus par le vulgaire et à s’abreuver à longs traits aux sources impures de la prostitution publique (ipsa petita lacu nunc mihi dulcis aqua est); il adopta une maxime bien contraire à celle de l’amour: «Malheur à ceux qui se plaisent à assiéger une porte fermée!» Il était résolu à ne plus aimer, à ne plus abdiquer sa liberté: «Que toutes les filles que l’Oronte et l’Euphrate semblent avoir envoyées pour moi à Rome, que ces sirènes s’emparent de moi!» Et pourtant il ne se consolait pas d’avoir quitté Cynthie, et il continuait à la chanter, en la maudissant: «Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour, murmurait-il tout bas, quand je devrais être un Tithon ou un Nestor!» Il apprit tout à coup que Cynthie était tombée malade; il courut chez elle: il ne quitta plus le chevet du lit; il la soigna si tendrement, qu’il crut l’avoir arrachée à la mort. Quand elle fut convalescente: «O lumière de ma vie, lui dit-il, puisque tu es hors de danger, porte tes offrandes sur les autels de Diane! Rends aussi hommage à la déesse qui fut changée en génisse (Io): dix nuits d’abstinence pour cette déesse et dix d’amour pour moi!»

A la suite de cette réconciliation, les rôles changèrent entre les amants; la jalousie se calma dans le cœur de Properce, pour s’allumer dans celui de Cynthie. Il venait d’être délivré enfin de l’odieuse [316] malveillance qui s’acharnait à troubler ses amours: Acanthis, l’entremetteuse, qui avait tant d’empire sur Cynthie, qui lui procurait des parfums, des philtres, des cosmétiques, qui se chargeait de ses messages, qui était la protectrice née des riches adorateurs et l’ennemie implacable d’un poëte déshérité, Acanthis, cette terrible mégère, avait exhalé sa vilaine âme dans un accès de toux; elle n’était plus là, l’infâme conseillère, pour dire à Cynthie: «Que ton portier veille pour ceux qui apportent; si l’on frappe les mains vides, qu’il dorme comme un sourd, le front appuyé sur la serrure fermée. Ne repousse pas la main calleuse du matelot, si elle est pleine d’or, ni les rudes caresses du soldat qui paye, ni même celles de ces esclaves barbares, qui, l’écriteau suspendu au cou, gambadent au milieu du marché. Regarde l’or, et non la main qui le donne. Que te restera-t-il des vers qu’on te chante? Sois sourde à ces vers que n’accompagne pas un présent d’étoffes splendides, à cette lyre dont les accords ne se mêlent pas aux sons de l’or.» Properce assista aux derniers moments d’Acanthis et à ses honteuses funérailles, qui mirent en évidence les bandelettes de ses rares cheveux, sa mitre décolorée et enduite de crasse, sa chienne si bien apprise à faire le guet à la porte des courtisanes: «Qu’une vieille amphore au col tronqué soit l’urne cinéraire de cette abominable sorcière, s’écria Properce, et qu’un figuier sauvage l’étreigne dans ses racines! [317] Que chaque amant vienne assaillir son tombeau à coups de pierres, et que les pierres soient accompagnées de malédictions!» Cynthie, qui n’écoutait plus la voix empoisonnée d’Acanthis, donna libre cours à sa tendresse pour Properce et en même temps à sa jalousie. Elle le fit épier, elle l’épia elle-même; elle l’accusa de torts qu’il n’avait pas envers elle, et lui supposa autant de maîtresses qu’elle avait eu d’amants. Properce attestait en vain son innocence. Elle l’accablait de reproches et d’injures; elle le mordait, le battait, l’égratignait, et finissait par se martyriser elle-même, comme pour se punir de n’être plus assez belle ni assez aimée.

Cette jalousie vague s’était fixée sur une courtisane, nommée Lycinna, dont Properce avait été l’amant, avant de devenir le sien. Cynthie se porta bientôt à de telles fureurs contre la pauvre Lycinna, que Properce fut obligé de la conjurer de faire grâce à cette ancienne rivale, qui n’avait rien à se reprocher envers elle; il avoua qu’il avait eu dans sa jeunesse quelques rapports avec cette Lycinna, mais qu’il se souvenait à peine de l’avoir connue, quoique Lycinna lui eût enseigné, dans ces nuits d’amour, une science qui ne lui était que trop familière. «Ton amour, ma Cynthie, disait-il sans la convaincre, a été le tombeau de tous mes autres amours!... Cesse-donc tes persécutions contre Lycinna, qui ne les a pas méritées. Quand votre ressentiment, ô femmes, s’est donné carrière, il ne [318] revient jamais!» Properce, pour avoir cette paix si nécessaire aux travaux de l’esprit, évitait de rien faire, que Cynthie pût interpréter dans le sens de sa jalousie; mais, comme il avait cessé de se montrer jaloux lui-même, il avait l’air indifférent, et sa maîtresse n’en était que plus empressée à découvrir les causes de cette indifférence. Un jour, elle prétexta un vœu qu’elle avait fait, d’offrir un sacrifice à Junon Argienne dans son temple de Lanuvium. Ce temple était situé sur la droite de la voie Appienne, non loin des murs de Rome; dans le bois sacré qui entourait le temple, il y avait un antre profond, qui servait de retraite à un dragon, auquel les vierges apportaient tous les ans des gâteaux de froment, qu’elles lui présentaient, les yeux couverts d’un bandeau; quand elles étaient pures, le monstre acceptait leur offrande; sinon, il la rejetait avec d’effroyables sifflements. Cynthie n’avait rien à porter à ce dragon: elle ne pouvait avoir affaire qu’à la déesse. Son voyage n’était, d’ailleurs, qu’une manière de s’absenter, en laissant le champ libre à son amant. Properce la vit partir dans un char attelé de mules à la longue crinière, conduit par un efféminé au visage rasé, et précédé par des molosses aux riches colliers. «Après tant d’outrages faits à ma couche, dit le poëte en racontant son aventure, je voulus, changeant aussi de lit, porter mon camp sur un autre terrain.» Il fit donc avertir deux joyeuses courtisanes, Phyllis, peu séduisante à jeun, mais [319] charmante dès qu’elle avait bu, et Téïa, blanche comme un lis, mais dont l’ivresse ne se contentait pas d’un seul amant. La première demeurait sur le mont Aventin, près du temple de Diane; la seconde, dans les bosquets du Capitole. Elles vinrent toutes deux dans le quartier des Esquilies, où était située la petite maison de Properce. Tout avait été préparé pour les recevoir d’une manière digne d’elles. Properce se promettait d’adoucir ainsi ses chagrins, et de raviver ses sens dans des voluptés qui lui étaient inconnues (et venere ignotâ furta novare mea).

Le festin était servi sur l’herbe, au fond du jardin; rien n’y manquait, ni le vin de Méthymne, ni les aromates, ni les potions glacées, ni les roses effeuillées; Lygdamus présidait aux bouteilles. Il n’y avait qu’un lit de table, mais assez grand pour contenir trois convives. Properce se plaça entre les deux invitées. Un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis jouait des crotales, un nain difforme soufflait dans un flageolet de buis. Mais cette musique ne faisait qu’accroître la distraction du poëte, qui suivait en pensée Cynthie au temple de Lanuvium. Phyllis et Téïa étaient pourtant ivres, et la lumière des lampes déclinait; on renversa la table pour jouer aux dés. Properce n’amenait que des nombres funestes, tels que celui qu’on nommait les chiens; la chance ne daignait pas lui envoyer le coup de Vénus, c’est-à-dire le numéro un. Phyllis avait beau découvrir sa gorge et Téïa retrousser sa [320] tunique, Properce était aveugle et sourd (cantabant surdo, nudabant pectora cæco). Tout à coup, la porte d’entrée a crié sur ses gonds, et des pas légers retentissent dans le vestibule. C’est Cynthie qui accourt, pâle, les cheveux en désordre, les poings fermés, les yeux pleins d’éclairs: c’est la colère d’une femme, et l’on dirait une ville prise d’assaut (spectaculum captâ nec minus urbe fuit). D’une main forcenée, elle jette les lampes à la figure de Phyllis; Téïa, épouvantée, crie au feu et demande de l’eau; Cynthie les poursuit l’une et l’autre, déchire leurs robes, arrache leurs cheveux, les frappe et les injurie. Elles lui échappent à grand’ peine et se réfugient dans la première taverne qu’elles rencontrent. Cependant le bruit a éveillé tout le quartier; on accourt avec des flambeaux; on voit Cynthie, semblable à une bacchante en fureur, qui s’acharne sur Properce, qui le soufflette, qui le mord jusqu’au sang, et qui veut lui crever les yeux. Properce, qui se sent coupable, accepte son châtiment avec une secrète joie; il embrasse les genoux de Cynthie, il la conjure de s’apaiser, il réclame son pardon; elle le lui accorde, à condition qu’il ne se promènera plus, richement paré, sous le portique de Pompée ni dans le Forum; qu’il ne tournera plus ses regards vers les derniers gradins de l’amphithéâtre, où siégent les courtisanes, et que son Lygdamus sera vendu, comme un esclave infidèle, les pieds chargés d’une double chaîne. Properce consent à tout, pour expier [321] son impuissante tentative d’infidélité; il baise les mains de sa despotique maîtresse, qui sourit à ce triomphe. Ensuite, elle brûle des parfums, et lave avec de l’eau pure tout ce que le contact de Phyllis et de Téïa laissait empreint d’une souillure à ses yeux; elle ordonne à Properce de changer de vêtements, surtout de chemise, et d’exposer trois fois ses cheveux à une flamme de soufre. Enfin, elle fait mettre des couvertures fraîches dans le lit, où elle se couche avec son amant: c’est là que la paix s’achève entre eux (et toto solvimus arma toro).

Properce devait survivre à sa Cynthie. Une rivale, une vile courtisane, nommée Nomas, qui vendait ses nuits à vil prix sur la voie publique, versa le poison, qu’un de ses amants avait fait apprêter par une magicienne, pour se venger d’un affront qu’il avait reçu de cette fière maîtresse. Properce était absent alors; il ne put diriger les funérailles, qui furent faites à la hâte et sans pompe: on ne jeta pas de parfums dans le bûcher; on ne brisa pas un vase plein de vin sur la cendre fumante de la victime d’un si noir attentat: on avait l’air de vouloir effacer les traces du crime. Lorsque Properce revint à Rome, Cynthie avait été inhumée au bord de l’Anio, sur la route de Tibur, dans l’endroit même qu’elle avait choisi pour sa sépulture. Properce resta foudroyé par cette mort soudaine, mais il ne chercha pas à en punir les auteurs; il était jour et nuit poursuivi par le spectre de Cynthie, [322] qui lui demandait vengeance; mais il n’osa pas se faire l’accusateur de l’empoisonneur. Ce devait être un personnage puissant, car Nomas, qui avait été l’instrument du crime, se vit tout à coup enrichie, et balaya la poussière avec sa robe brochée d’or; en revanche, les amies de Cynthie, qui élevèrent la voix pour la regretter ou pour la défendre, furent impitoyablement traitées, on ne sait par quel ordre ni par quel pouvoir: pour avoir porté quelques couronnes sur sa tombe, la vieille Pétalé fut attachée à la chaîne de l’infâme billot; la belle Lalagé, suspendue par les cheveux, fut battue de verges, pour avoir invoqué le nom de Cynthie. Enfin, Properce, assiégé par sa conscience, et par les fantômes qui troublaient son sommeil, érigea une colonne et grava une épitaphe sur la tombe de sa chère maîtresse; il accomplit aussi les dernières volontés de cette infortunée, en recueillant chez lui la vieille nourrice et l’esclave bien-aimée de Cynthie; mais, en dépit des avertissements suprêmes qui lui venaient par la porte des songes, il ne brûla pas les vers qu’il avait consacrés à ses amours. Une nuit, l’ombre mélancolique de Cynthie lui apparut et lui dit: «Sois à d’autres maintenant. Bientôt tu seras à moi seule; tu seras à moi, et nos os confondus reposeront dans le même tombeau.» A ces mots, l’ombre plaintive s’évanouit dans les embrassements du poëte, qui avait cru la saisir et l’enlever au royaume des mânes. Properce ne survécut pas longtemps [323] à celle qu’il ne cessait de pleurer: il mourut à l’âge de quarante ans, et fut réuni à Cynthie dans le tombeau qu’il lui avait élevé dans un des sites les plus riants des cascades de Tibur. Cynthie, qui partage l’immortalité de son poëte, ne fut pourtant qu’une courtisane fameuse.

Décoration

CHAPITRE XXVI.

Sommaire.—Tibulle.—Sa vie voluptueuse.—L’affranchie Plania ou Délie.—Le mari de cette courtisane.—La mère de Délie protége les amours de sa fille avec Tibulle.—Tendresse platonique de Tibulle.—Recommandations du poëte à la mère de son amante.—Philtres et enchantements.—Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa porte.—Tibulle dénonce au mari de Délie l’inconduite de sa femme.—Némésis.—L’amant de cette courtisane.—Amour de Tibulle pour Némésis.—Prix des faveurs de cette prostituée.—Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis.—Tibulle amoureux de Néère.—Refus de Néère d’épouser Tibulle.—Néère prend un amant.—Désespoir de Tibulle.—Déclaration d’amour à Sulpicie, fille de Servius.—Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle.—Infidélités de Tibulle.—Glycère.—Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane grecque.—Dédains de Glycère.—Ode consolatrice d’Horace à Tibulle.—Mort de Tibulle.—Délie et Némésis à ses funérailles.—Citheris.—Cornelius Gallus.—Citheris.—Lycoris.—Gallus à la guerre des Parthes.—Son poëme à Lycoris.—Retour de Gallus.—Infidélités de Lycoris.—Gentia et Chloé.—Lydie.—La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric.—Ovide.—Corinne.—Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane.—Le mari de Corinne.—On n’a jamais su positivement ce que c’était que cette courtisane.—Manéges [326] amoureux que conseille Ovide à Corinne.—Corinne chez Ovide.—Jalousie et brutalité d’Ovide.—Son désespoir d’avoir frappé Corinne.—L’entremetteuse Dipsas.—Insinuations de cette horrible vieille.—L’eunuque Bagoas.—Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.—Amours d’Ovide et de Cypassis.—Avortement de Corinne.—Indignation d’Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.—Empressement de Corinne pour regagner le cœur d’Ovide.—Froideur d’Ovide.—Honte et dépit de Corinne.—Ovide est mis à la porte.—Plaintes et insistances d’Ovide pour obtenir le pardon de sa conduite.—Corinne et le capitaine romain.—Gémissements d’Ovide.—Ovide se retire dans le pays des Falisques.—Son retour à Rome.—Corinne devenue courtisane éhontée.—Dernière lettre d’Ovide à Corinne.—Ovide compose son poëme de l’Art d’aimer, sous les yeux et d’après les inspirations des courtisanes.—Sa liaison secrète supposée avec la fille d’Auguste.—Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin.—Son exil attribué à sa passion adultère supposée.—Ovide apprend que Corinne est descendue au dernier degré de la Prostitution.—Il meurt de chagrin et sa dernière pensée est pour Corinne.

L’amour des courtisanes fut aussi toute la vie et toute la renommée d’un contemporain de Properce: Tibulle aima et chanta ses maîtresses. Tibulle, ami de Virgile, d’Horace et d’Ovide, fut comme eux un grand poëte et un tendre amant. Il était né à Rome, quarante-trois ans avant l’ère chrétienne, le même jour qu’Ovide. Son goût pour la poésie se révéla de bonne heure, et, dès l’âge de dix-sept ans, il reconnut qu’il n’était pas fait pour suivre la carrière des armes, mais que son tempérament le portait à se jeter dans celle des plaisirs: «C’est là que je suis bon chef et bon soldat!» s’écrie-t-il dans une de ses élégies. En effet, la vie voluptueuse, qui était sa [327] vocation, ne tarda pas à épuiser ses forces physiques et à développer sa sensibilité nerveuse; il ne possédait pas une complexion assez énergique pour résister longtemps à l’abus de ces plaisirs, que la corruption romaine avait si monstrueusement perfectionnés: au milieu des jeunes débauchés dont il partageait les orgies, il s’attristait tous les jours de son infériorité matérielle et il s’aperçut bientôt de son impuissance. Dès lors, il résolut de retrouver par le cœur les jouissances que sa nature délabrée n’était plus capable de lui procurer. Jusque-là, il avait éparpillé entre cent maîtresses toute l’activité de ses passions vagabondes; il les concentra désormais sur une seule femme. Cette femme ne pouvait être qu’une courtisane, car, à Rome, la loi et les mœurs s’opposaient à tout amour illégitime, qui s’adressait à une femme de condition libre, et qui n’aboutissait pas au mariage. Tibulle ne se souciait pas de se marier, et il ne cherchait pas une liaison mystérieuse et coupable, qu’il eût été obligé de cacher aux yeux même de ses amis; bien au contraire, il voulait prendre le public pour témoin et confident de ses occupations amoureuses.

Il arrêta d’abord son choix sur une courtisane, qu’il nomme Délie dans le premier livre de ses élégies, et qui portait certainement un autre nom. Suivant l’opinion la plus probable, c’était une affranchie, nommée Plania, dont le mari complaisant exploitait habilement la beauté et la coquetterie. [328] Tibulle n’était point assez riche pour être accepté ou même toléré par cet avare mari, qui n’avait de jalousie qu’à l’égard d’une infidélité improductive; mais la mère de Délie, indignée des honteuses servitudes qu’on imposait à sa fille, prit le parti de Tibulle auprès de celle-ci qu’il aimait et qu’il ne payait pas. Ce fut elle, qui amena Délie à Tibulle dans les ténèbres, et qui, craintive et silencieuse, unit en secret leurs mains tremblantes; ce fut elle, qui présidait aux rendez-vous nocturnes, qui attendait l’amant à la porte et qui reconnaissait le bruit lointain de ses pas. Ces rendez-vous n’étaient peut-être pas, il est vrai, très-dangereux pour la vertu de la femme et pour l’honneur du mari; car Tibulle raconte lui-même qu’avant d’avoir touché le cœur de Délie, il n’était déjà plus homme: «Plus d’une fois, dit-il, je serrai dans mes bras une autre beauté; mais, quand j’allais goûter le bonheur, Vénus me rappelait ma maîtresse et trahissait mes feux; alors cette belle quittait ma couche, en disant que j’étais sous le pouvoir d’un maléfice, et publiait, hélas! ma triste impuissance.» Il est permis de croire que Tibulle n’avait pas changé, en devenant l’amant de Délie. Voilà sans doute pourquoi, mécontent de lui-même et inquiet de son impuissance, il recommande à la vieille mère de Délie, «qu’elle lui apprenne la chasteté (sit modo casta doce), bien que le saint bandeau ne relève pas ses cheveux, bien que la robe traînante ne cache pas ses pieds.» C’était donc de [329] la part du poëte un amour plus idéal que matériel, et le cœur en faisait presque tous les frais. Cependant les deux amants se voyaient quelquefois la nuit, à l’insu du mari, et Tibulle, exalté par sa tendresse toute platonique, attendait patiemment à la porte de Délie, que cette porte, souvent muette et immobile, tournât furtivement sur ses gonds, quand le jaloux était absent ou endormi: «Je ne ressens aucun mal, du froid engourdissant d’une nuit d’hiver, disait-il après avoir maudit la porte inexorable; aucun mal, de la pluie qui tombe par torrents. Ces rudes épreuves me trouvent insensible, pourvu que Délie tire enfin les verrous et que le tacite signal de son doigt m’appelle à ses côtés.»

Cet amour eut toutes les péripéties des autres amours, les jalousies, les ruptures, les raccommodements, les larmes et les baisers; mais le poëte avait bien de la peine à s’accoutumer au métier que faisait sa maîtresse. Il sentait bien pourtant qu’il ne pouvait pas lui donner le prix de ses caresses et qu’il devait fermer les yeux ou rompre avec elle: «O toi qui le premier enseignas à vendre l’amour, s’écriait-il avec rage, qui que tu sois, puisse la pierre funéraire peser sur tes os!» Il n’avait pas d’or, pour satisfaire la vénalité de l’infâme époux de sa Délie; il eut recours aux philtres et aux enchantements, dans l’espoir de repousser ses rivaux et de forcer sa maîtresse à lui être fidèle, mais enchantements et philtres ne lui réussirent pas: «J’ai tout [330] fait, tout, écrivait-il à Délie, et c’est un autre qui possède ton amour, un autre qui jouit, qui est heureux du fruit de mes incantations!» Délie, fatiguée des plaintes et des reproches qu’elle savait trop mériter, ferma sa porte au poëte désolé: «Ta porte ne s’ouvre point, disait-il avec amertume, c’est la main pleine d’or, qu’il faut y frapper!» Dans son désespoir, il alla jusqu’à dénoncer ses propres amours au mari, qui feignait de les ignorer, et il lui offrit de l’aider à garder sa femme, comme aurait pu le faire un esclave dévoué. Délie, que l’habitude du vice avait rendue astucieuse, ne fit que rire des dénonciations de Tibulle et soutint effrontément qu’elle ne lui avait jamais accordé que de la pitié. Le mari affecta de la croire et imposa silence à son accusateur; mais celui-ci, piqué au jeu et irrité de recevoir un pareil démenti, entra dans les détails les plus circonstanciés au sujet de sa liaison avec la perfide: «Souvent, raconta-t-il au mari narquois, en feignant d’admirer ses perles et son anneau, j’ai su, sous ce prétexte, lui serrer la main; souvent, avec un vin pur, je te versais le sommeil, tandis que, dans ma coupe plus sobre, une eau furtive m’assurait la victoire!» Le mari haussait les épaules et souriait sans répondre, comme pour dire: «Que ces poëtes sont fous!» Tibulle, tourmenté par la jalousie, s’avisait de donner des conseils à ce mari trompé et heureux de l’être: «Prends garde, lui disait-il, qu’elle n’accorde aux jeunes [331] gens la faveur de fréquents entretiens; qu’une robe aux larges plis ne laisse, quand elle reposera, son sein découvert; que ses signes d’intelligence ne t’échappent, et qu’avec son doigt mouillé elle ne trace sur la table d’amoureux caractères!» Tibulle oubliait que c’était de lui-même que Délie avait appris l’art de tromper son Argus: il lui avait même donné le secret des sucs et des herbes qui effaçaient l’empreinte livide que fait la dent d’un amant dans les combats de Vénus (livor quem facit impresso mutua dente Venus).

Tibulle avait trop offensé Délie pour qu’elle pût lui pardonner ses outrages; la rupture entre eux était définitive, et le mari y trouvait son compte, puisque sa femme ne serait plus détournée d’autres amours plus lucratifs. Quand Tibulle fut convaincu de l’impossibilité d’une réconciliation, il ne s’obstina pas à la poursuivre en vain; il aima ailleurs. C’était encore une courtisane, plus avide et plus inflexible que Délie. Il se mit pourtant en frais de poésie pour elle; il se flatta d’arriver à ce cœur avare, par les séductions de la vanité: il fit fumer son encens poétique aux pieds de la belle dédaigneuse, qu’il adorait sous le nom de Némésis. Cette courtisane était entretenue par un riche affranchi, qui avait été plusieurs fois vendu au marché des esclaves et qui devait sa richesse à de méprisables industries. Elle ne faisait aucun cas de ce parvenu, que la fortune avait à peine décrassé; mais elle n’avait aucun goût [332] pour des amours qui ne lui rapporteraient rien: «Hélas! s’écriait tristement Tibulle, ce sont les riches, je le vois, qui plaisent à la beauté! Eh bien! que la rapine m’enrichisse, puisque Vénus aime l’opulence! que Némésis nage désormais dans le luxe, et s’avance par la ville, en étalant mes largesses aux regards éblouis! qu’elle porte ces tissus transparents où la main d’une femme de Cos entrelaça des fils d’or! qu’elle attache à ses pas ces noirs esclaves que l’Inde a brûlés et que le soleil, dans sa course plus rapprochée de la terre, a flétris de ses feux! que, lui offrant à l’envi leurs plus belles couleurs, l’Afrique lui donne l’écarlate, et Tyr, la pourpre!» Ce n’était là que des projets de poëte, et Tibulle, après les avoir pompeusement retracés dans une élégie, ne se hâtait pas de les mettre à exécution. Il attendit un an, un an tout entier, les faveurs de cette Némésis, qui sans doute les lui fit payer d’une manière ou d’autre, mais qui ne lui inspira guère le désir de les demander et de les obtenir une seconde fois au même prix. Il fut sur le point de vendre le modeste héritage de ses ancêtres, pour satisfaire aux importunités de sa nouvelle maîtresse; son ami Cerinthe l’empêcha de faire cette folie, et il essaya de ne payer qu’en monnaie de poëte: il fut congédié dédaigneusement. «C’est une vile entremetteuse, écrivait-il à ses amis Cerinthe et Macer, qui met obstacle à mes amours, car Némésis est bonne. C’est l’infâme Phryné qui m’écarte [333] sans pitié; elle porte et rapporte en secret, dans son sein, de furtifs messages d’amour. Souvent, lorsque, du seuil où je l’implore en vain, je reconnais la voix de ma maîtresse, elle me dit que Némésis est absente; souvent, quand je réclame une nuit qui me fut promise, elle m’annonce que ma belle est souffrante et tout épouvantée d’un présage menaçant. Alors je meurs d’inquiétude; alors mon imagination égarée me montre un rival dans les bras de Némésis et de combien de manières il varie ses plaisirs; alors, infâme Phryné, je te voue aux Euménides!» Ses amis le consolèrent et lui firent comprendre que Rome ne manquait pas de courtisanes qui seraient fières d’être aimées et chantées par un poëte comme lui.

Aussitôt, voilà Tibulle amoureux de la jeune et chaste Néère, qui n’était probablement pas celle d’Horace. Tibulle, dans le troisième livre de ses Élégies, qu’il lui a consacré, la représente comme une innocente enfant, élevée par la plus tendre des mères et par le plus aimable des pères. C’était, ce ne pouvait être qu’une fille d’affranchis, et cependant Tibulle offrit de l’épouser, ou, du moins, de la prendre chez lui en concubinage. Quoique des cheveux blancs n’eussent point encore fait invasion dans sa noire chevelure, quoique la vieillesse au dos courbé et à la marche tardive ne fût pas venue pour lui, il se sentait près de sa fin: c’était une lampe épuisée d’huile, qui jetait un dernier rayon. La chaste Néère, [334] comme il l’appelle sans cesse, refusa d’unir sa fraîche et ardente jeunesse à cette jeunesse refroidie et ravagée. Elle voyait avec plaisir les attentions dont elle était l’objet de la part du noble poëte; elle écoutait ses vers et ses soupirs; elle n’exigeait pas d’autres présents que le recueil des Élégies de Tibulle, écrites sur un blanc vélin et revêtues d’une reliure dorée. Mais elle était dans l’âge de l’amour; elle se donna donc un amant, sans retirer son amitié à Tibulle, qui avait espéré mieux: «Fidèle ou constante, lui disait-il, tu seras toujours ma chère Néère!» Ce ne fut pas sans larmes et sans luttes, qu’il se résigna enfin à n’être plus que le frère de sa Néère; il crut mourir de chagrin; il voulait qu’on gravât ces mots sur sa tombe: «La douleur et le désespoir de s’être vu arracher sa Néère ont causé son trépas!» Ses amis, ses anciens compagnons de table et de plaisir, les poëtes de l’amour et des courtisanes, l’entraînèrent encore, pour le distraire, dans leurs joyeuses réunions; ils l’invitèrent à chanter les louanges de Bacchus, qui vient en aide aux souffrances des amants: «Oh! qu’il me serait doux, murmurait Tibulle en vidant son verre, de reposer près de toi pendant la longueur des nuits, de veiller près de toi pendant la longueur des jours! Infidèle à qui méritait son amour, elle l’a donné à qui n’en est pas digne! Perfide!... Mais, bien que perfide, elle m’est chère encore!» Bacchus, qui s’emparait de lui par degrés, faisait évanouir [335] le fantôme de Néère: «Allons, esclave, allons! s’écriait Tibulle en tendant sa coupe à l’échanson: que le vin coule à flots plus pressés! Il y a longtemps que j’aurais dû arroser ma tête avec les parfums de la Syrie et ceindre mon front de couronnes de fleurs!»

Tibulle savait bien qu’il ne devait plus attendre d’une maîtresse ce doux échange de sentiments, dans lequel son imagination rêvait encore le bonheur: «La jeunesse et l’amour, disait-il naguère en regrettant d’être encore jeune et de ne plus être amoureux, la jeunesse et l’amour, ce sont les véritables enchanteurs!» Il n’avait plus recours à la magie et à des philtres impuissants, pour suppléer à tout ce que lui avait enlevé sa maladie d’épuisement et de langueur; il essaya de prouver à Néère qu’il était capable de devenir un mari, et même, au besoin, un amant; il fit une déclaration d’amour à Sulpicie, fille de Servius, et il esquissa le portrait de cette nouvelle divinité: «La grâce compose en secret chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et s’attache à tous ses pas. Dénoue-t-elle sa chevelure, on aime à voir flotter les tresses vagabondes; les relève-t-elle avec art, cette coiffure sied encore à sa beauté. Elle nous enflamme, quand elle s’avance enveloppée d’un manteau de pourpre tyrienne; elle nous enflamme, quand elle vient à nous vêtue d’une robe blanche comme la neige.» Sulpicie eut pitié du poëte mourant; elle lui accorda plus qu’il ne demandait, [336] et elle recueillit les dernières lueurs de ce cœur qui s’éteignait: «Nulle autre femme, lui disait-il avec enthousiasme, ne pourra me ravir à ta couche!... C’est la première condition que mit Vénus à notre liaison! Seule tu sais me plaire, et après toi, il n’est plus dans Rome une femme qui soit belle à mes yeux... Dût le Ciel envoyer à Tibulle une autre amante, il la lui enverrait en vain et Vénus elle-même serait sans pouvoir!» Mais, à l’heure même où le poëte prononçait ce serment de fidélité, il était infidèle, et Glycère, une des plus délicieuses courtisanes grecques qui fussent à Rome, avait voulu aussi se faire une petite part d’immortalité dans les vers de Tibulle. Celui-ci, étonné d’une bonne fortune qu’il n’avait pas cherchée, pensait la devoir à quelqu’un de ses mérites personnels, et il se mit en devoir d’aimer sérieusement Glycère, qui n’aimait que ses élégies. Tibulle, pour la première fois de sa vie, s’avisa d’aimer comme un amant et non plus comme un poëte; il ne composa pas un seul vers pour Glycère, qui n’eut pas la patience d’attendre une velléité poétique et qui tourna le dos au pauvre moribond. Cette cruauté affecta profondément Tibulle, dont la frêle santé en fut altérée au point que ses amis comprirent qu’il avait reçu le coup de la mort. Horace lui adressa une ode consolatrice, où il le suppliait d’oublier la cruelle Glycère (ne doleas plus nimio memor immitis Glyceræ) et Tibulle apprit presqu’aussitôt, qu’Horace lui avait succédé dans les [337] bonnes grâces de cette capricieuse. Tibulle ne s’en releva pas; il succomba enfin, à l’âge de vingt-quatre ans. Sa mère et sa sœur lui avaient fermé les yeux, et, le jour de ses funérailles, on vit apparaître ses deux maîtresses, Délie et Némésis, vêtues d’habits de deuil et donnant les marques de la plus vive douleur: ces deux rivales suivirent le cortége funèbre ensemble et confondirent leurs larmes sur le bûcher de leur amant, chacune se disputant la gloire d’avoir été la plus aimée.

Cette époque du règne d’Auguste fut le triomphe des poëtes et des courtisanes, qui s’entendaient si bien entre eux, qu’ils semblaient inséparables: là où était une courtisane, il y avait toujours un poëte amoureux, du moins dans ses vers. La brillante Glycère partageait la vogue et les adorateurs avec la charmante Citheris, autre courtisane grecque, qui pourrait bien être la fille de celle que Jules César avait aimée. Horace avait aimé aussi une Citheris, dans laquelle nous n’osons reconnaître ni celle de César ni celle de Cornelius Gallus. Ce dernier, ami de Tibulle, d’Ovide et de Virgile, poëte comme eux et comme eux très-recherché dans la société des courtisanes, s’était attaché à Citheris, qu’il chanta sous le nom de Lycoris, et il célébra ses amours dans un poëme en quatre chants, dont nous n’avons plus que quelques fragments passionnés: «Que veut cette entremetteuse, s’écriait-il indigné, lorsqu’elle essaie de nuire à mes amours et quand [338] elle porte de riches présents cachés dans son sein? Elle vante le jeune homme qui envoie ces présents; elle parle de son noble caractère, de son frais visage que nul duvet n’ombrage encore, de sa blonde chevelure qui se répand autour de sa tête en boucles ondoyantes, de son talent à jouer de la lyre et à chanter!... Oh! combien je tremble que ma maîtresse ne soit infidèle!... La femme est de sa nature changeante et toujours mobile; on ne sait jamais si elle aime ou si elle hait!» Gallus était absent de Rome, et la guerre l’avait entraîné avec les aigles romaines chez des peuples lointains, contre lesquels il combattait en évoquant le souvenir de sa bien-aimée: «Ma Lycoris, s’écriait-il, ne sera pas séduite par un frais visage de jeune homme ni par des présents; l’autorité d’un père et les ordres rigoureux d’une mère la solliciteront en vain de m’oublier: son cœur reste inébranlable dans son amour!» Dans cette disposition amoureuse, il ne tardait pas à penser que la plus glorieuse victoire remportée sur les Parthes ne valait pas une nuit passée dans les bras de sa maîtresse: «Que m’importe à moi la guerre! disait-il en gémissant: qu’ils combattent, ceux qui cherchent dans les travaux de Mars des richesses ou des conquêtes! Quant à nous, nous livrons des combats avec d’autres armes: c’est l’amour qui sonne le clairon et qui donne le signal de la mêlée, et moi, si je ne combats en brave depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, que Vénus me traite [339] comme un lâche en m’arrachant mes armes! mais, si mes vœux s’accomplissent et si les choses tournent à mon honneur, que la femme qui m’est chère soit le prix de mon triomphe, que je la presse sur mon sein, que je la couvre de baisers, tant que je me sens la force d’aimer et que je n’en ai pas honte! Alors, que des vins généreux, mêlés de nard et de roses, viennent enflammer mon ardeur! que ma chevelure, couronnée de fleurs, soit arrosée de parfums! Certes, je ne rougirai pas de dormir dans les bras de ma maîtresse et de ne sortir du lit qu’au milieu du jour!»

Lorsque Gallus revint de la guerre des Parthes avec quelques blessures et quelques cheveux gris de plus, il ne retrouva plus sa Lycoris telle qu’il l’avait laissée: elle ne lui avait pas brodé, comme il l’espérait, un autre manteau pour la campagne prochaine, car elle eût été assez embarrassée de se représenter, dans ce travail d’aiguille, les yeux en larmes, pâle et désespérée. Elle avait pris des amants; elle ne songeait même pas que Gallus dût lui revenir. Celui-ci s’aperçut qu’il ne vivait plus au temps de l’âge d’or, où, comme il l’avait dit lui-même, «la femme était assez chaste, quand elle savait se taire en public sur ses faiblesses.» Il ne brûla pas les vers qu’il avait faits pour Lycoris, et qui étaient, d’ailleurs, dans la mémoire de tous les amants; mais il répondit à l’infidélité par l’infidélité, et il trouva de quoi se consoler dans la classe des [340] courtisanes. Il voulait que Lycoris le regrettât, et il mit à la mode, par ses élégies d’amour, plusieurs jeunes filles que leur beauté n’avait pas encore rendues fameuses. Ce furent d’abord deux sœurs, Gentia et Chloé, qu’il possédait à la fois: «Ne disputez plus avec envie, leur disait-il pour les mettre d’accord, ne disputez plus pour savoir laquelle des deux a la peau la plus blanche ou la moins brune; disputez sur ce seul point: Laquelle embrase davantage son amant, l’une par ses yeux, l’autre par ses cheveux?» Les cheveux de Gentia étaient blonds comme de l’or; les yeux de Chloé lançaient mille éclairs. Ensuite, Gallus aima une belle et naïve enfant, nommée Lydie, dont il se fit le précepteur amoureux: «Montre, jeune fille, lui disait-il avec admiration, montre tes cheveux blonds qui brillent comme de l’or pur; montre, jeune fille, ton cou blanc qui s’élève avec grâce sur tes blanches épaules; montre, jeune fille, tes yeux étoilés sous l’arc de tes sourcils noirs; montre, jeune fille, ces joues roses, où éclate parfois la pourpre de Tyr; tends-moi tes lèvres, tes lèvres de corail; donne-moi de doux baisers de colombe! Ah! tu suces une partie de mon âme enivrée, et tes baisers me pénètrent au fond du cœur! N’aspires-tu pas mon sang et ma vie? Cache ces pommes d’amour, cache ces boutons qui distillent le lait sous ma main! Ta gorge découverte exhale une odeur de myrrhe: il n’y a que délices en toute ta personne! Cache donc ce sein [341] qui me tue par sa splendeur de neige et par sa beauté! Cruelle, ne vois-tu pas que je me pâme?... Je suis à moitié mort, et tu m’abandonnes!» Gallus eut beau faire; il ne donna pas de rivale, dans ses vers, à cette Lycoris qu’il avait si amoureusement chantée et dont le nom resta en faveur parmi les femmes de plaisir. Plus de quatre siècles plus tard, une autre Lycoris inspira encore la muse d’un poëte, Maximianus, qui mérita d’être confondu avec Cornelius Gallus, de même que sa Lycoris était confondue avec celle que Gallus aima et chanta. Mais ce Maximianus, tout ambassadeur de Théodoric qu’il ait été, ne fut qu’un vieillard impuissant, qui se plaignait d’être le jouet de sa maîtresse et qui se réfugiait dans les souvenirs lointains de sa jeunesse, pour se réchauffer le cœur, et pour être moins ridicule à ses propres yeux: «La voilà, cette belle Lycoris que j’ai trop aimée, disait le poëte en se lamentant, celle à qui j’avais livré mon cœur et ma fortune! Après tant d’années que nous avons passées ensemble, elle repousse mes caresses! Elle s’en étonne, hélas! Déjà, elle recherche d’autres jeunes gens et d’autres amours; elle m’appelle vieillard faible et décrépit, sans vouloir se souvenir des jouissances du passé, sans se dire que c’est elle-même qui a fait de moi un vieillard!»

Un ami du véritable Gallus, en appréciateur des charmes de la véritable Lycoris, un grand poëte consacra aussi à l’amour les premières inspirations [342] de sa muse: on peut dire qu’Ovide, le chantre, le législateur de l’art d’aimer, avait appris son métier dans le commerce des courtisanes. Ovide appartenait à la famille Naso: la proéminence des nez était le caractère distinctif et l’attribut érotique des mâles de cette famille. Le nom de Naso leur resta de père en fils, avec ce terrible nez qui avait fait la célébrité d’un de leurs aïeux. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, le dernier des Nasons n’avait pas dégénéré. C’était un voluptueux qui commença de bonne heure à vivre selon ses goûts: «Mes jours, dit-il lui-même en rappelant l’origine de son surnom poétique, mes jours s’écoulaient dans la paresse; le lit et l’oisiveté avaient déjà énervé mon âme, lorsque le désir de plaire à une jeune beauté vint mettre un terme à ma honteuse apathie!» Cette jeune beauté n’était pas, comme on a voulu le soutenir avec des suppositions gratuites, la fille d’Auguste, Julie, veuve de Marcellus et épouse de Marcus Agrippa; ce fut évidemment une simple courtisane qu’il a chantée sous le nom de Corinne. Corinne, c’est Ovide lui-même qui nous l’apprend, avait un mari, ou plutôt un lénon (lenone marito); ce mari, ainsi que tous ceux des courtisanes, se faisait un revenu malhonnête avec les galanteries de sa femme. Ovide, qui n’était pas plus riche que les poëtes ne le furent en tout temps, plaisait sans doute à la femme, mais il était sûr de déplaire au mari. Sa situation auprès de Corinne était [343] donc celle de Tibulle vis-à-vis de Délie et de Némésis; seulement, sa réputation de poëte l’avait mis au-dessus des autres, et par conséquent, les courtisanes se disputaient, pour devenir fameuses, le bénéfice de son amour et de ses vers. On peut croire qu’il donna de nombreuses rivales à sa Corinne; mais il ne remplit les vœux d’aucune d’elles, puisque Corinne fut seule nommée dans les élégies, qu’elle n’avait pas seule inspirées sans doute. Il ne faut pas oublier, toutefois, pour expliquer cette singularité, qu’Ovide avait composé cinq livres d’élégies, et qu’il en brûla deux en corrigeant les pièces qu’il laissait subsister. Quoi qu’il en soit, on n’a jamais su positivement quelle était cette Corinne mystérieuse, et ce secret fut si bien gardé du temps d’Ovide, que ses amis lui en demandaient en vain la révélation et que plus d’une courtisane, profitant de la discrétion de l’amant de Corinne, avait usurpé le surnom de cette belle inconnue et se faisait passer publiquement pour l’héroïne des chants du poëte. Suivant une opinion qui n’est pas la moins vraisemblable, Corinne ne serait que la personnification imaginaire de plusieurs courtisanes qu’Ovide avait aimées à la fois ou successivement.

Si l’on s’en tient au récit d’Ovide, l’amour l’avait merveilleusement disposé à recevoir l’impression qui lui alla au cœur, quand il rencontra Corinne: «Qui pourrait me dire, se demandait-il, pourquoi ma couche me paraît si dure? pourquoi ma couverture [344] ne peut rester sur mon lit? pourquoi cette nuit, qui m’a paru si longue, l’ai-je passée sans goûter le sommeil? pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en tous sens, sous l’aiguillon de vives douleurs?» Il avait vu Corinne, il l’aimait, il la désirait. Il devait se trouver avec elle dans une de ces comessations, où la bonne chère, le vin, les parfums, la musique et les danses favorisaient les intelligences des cœurs et les faiblesses des sens. Mais le mari, le lénon de Corinne, devait aussi l’accompagner, et la jalousie s’éveilla chez Ovide, avant que la possession de son amante lui eût donné le droit d’être jaloux d’elle. Il lui écrivit donc pour lui transmettre de tendres instructions sur la conduite qu’elle aurait à tenir durant ce souper; il lui enseigne une foule de petits manéges amoureux, qu’elle connaissait peut-être mieux que lui: «Quand ton mari sera couché sur le lit de table, tu iras d’un air modeste te placer à côté de lui, et que ton pied alors touche en secret le mien.» Il la prie de lui faire passer la coupe où elle aura bu, pour qu’il applique ses lèvres à l’endroit même que les siennes auront touché: «Ne souffre pas, lui dit-il, que ton mari te jette les bras au cou; ne pose pas sur sa poitrine velue ta tête charmante; ne lui permets pas de mettre la main dans ta gorge et de profaner le bout de ton sein; surtout, garde-toi de lui donner aucun baiser, car si tu lui en donnais un seul, je ne pourrais plus dissimuler que je t’aime. Ces baisers [345] sont à moi! m’écrierais-je, et je viendrais les prendre. Ces baisers, du moins, je puis les voir; mais les caresses qui se cachent sous la nappe (quæ bene pallia celant), voilà ce que redoute mon aveugle jalousie. N’approche pas ta cuisse de sa cuisse, ne joins pas ta jambe à la sienne, ne mêle pas à ses pieds grossiers tes pieds délicats.» Mais le pauvre amant, qui se crée autant de tourments que de prévisions, s’attriste, s’indigne des libertés que le mari échauffé par le vin pourrait prendre en sa présence et à son insu, sans que la patiente osât souffler mot: «Pour m’épargner tout soupçon, dit-il à la belle, éloigne de toi cette nappe qui serait complice de ce que j’appréhende pour l’avoir vingt fois expérimenté moi-même avec mes maîtresses.»

Sæpe mihi dominiæque meæ properata voluptas
Veste sub injectâ dulce peregit opus.
Hoc tu non facies; sed ne fecisse puteris,
Conscia de gremio pallia deme tuo.

Ovide espère profiter, dans l’intérêt de son amour, et de l’ivresse et du sommeil de ce mari qui les espionne; mais tout à coup il a conscience de l’inutilité de tant de précautions raffinées: le repas fini, le mari emmènera sa femme et sera maître de disposer d’elle sans contrainte et sans témoin! «Ne te donne au moins qu’à regret, tu le peux, s’écrie-t-il douloureusement, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient muettes et que Vénus [346] lui soit amère!» Mais, le lendemain même, Corinne crut devoir quelque dédommagement au donneur de conseils; elle alla le trouver chez lui, à l’heure où, étendu sur son lit, il se reposait de la chaleur du jour: «Voici Corinne qui arrive, la tunique relevée, la chevelure flottante sur son cou d’albâtre. Telle la belle Sémiramis marchait, dit-on, vers la couche nuptiale; telle encore Laïs, célèbre par ses nombreux amants. J’arrachai un vêtement, qui pourtant ne me cachait rien de ses appas; elle résistait toutefois et voulait garder sa tunique; mais, comme sa résistance était celle d’une femme qui ne veut pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue. Lorsqu’elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas dans tout son corps la moindre imperfection! Quelles épaules, quels bras ai-je vus et touchés! Quelle admirable gorge il me fut donné de presser! Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels larges flancs, quelle cuisse juvénile! Pourquoi m’arrêter sur chaque détail? Je ne vis rien qui ne fût digne d’éloge, et je la tenais nue serrée contre mon corps. Qui ne devine le reste? Nous nous endormîmes tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes!»

Il possède sa maîtresse, mais il n’est pas encore heureux: il est jaloux; il a des rivaux qui payent cher un bonheur que, lui, ne paye pas; il querelle, il injurie, il maltraite sa Corinne; il l’a frappée! «La [347] fureur m’a fait lever sur elle une main téméraire, dit-il en se détestant, elle pleure maintenant, celle que j’ai blessée dans mon délire!» Il ne se pardonnera jamais cette brutalité: «J’ai eu l’affreux courage de dépouiller son front de sa chevelure, raconte-t-il lui-même, et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l’ai vue pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau dérobe aux montagnes de Paros; j’ai vu ses traits inanimés et ses membres aussi tremblants que la feuille du peuplier agité par le vent, que le faible roseau qui s’incline sous la douce haleine du zéphyr, que l’onde dont le souffle du Notus ride la surface; ses larmes, longtemps retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l’eau à la fonte des neiges!» C’est que Corinne avait souvent auprès d’elle une vieille entremetteuse, nommée Dipsas, qui employait toutes sortes d’artifices pour la brouiller avec Ovide, pour écarter du moins celui-ci et pour vendre à des amants plus riches les moments qu’elle lui volait: «Dis-moi, demandait Dipsas en ricanant, que te donne ton poëte, si ce n’est quelques vers? Eh! tu en auras des milliers à lire; le dieu des vers lui-même, couvert d’un splendide manteau d’or, pince les cordes harmonieuses d’une lyre dorée. Que celui qui te donnera de l’or soit à tes yeux plus grand que le grand Homère? Crois-moi, c’est chose assez ingénieuse, que de donner.» Ovide entendit les perfides insinuations de cette hideuse vieille, et [348] il eut peine à s’empêcher de s’en prendre à ses rares cheveux blancs, à ses yeux pleurant le vin, à ses joues sillonnées de rides; il se contenta de la maudire en ces termes: «Que les dieux te refusent un asile, t’envoient une vieillesse malheureuse, des hivers sans fin et une soif éternelle!» Le poëte avait besoin de toute son éloquence, et surtout de sa tendresse pour combattre la détestable influence de Dipsas, qui travaillait à pervertir davantage la naïve Corinne: «Ne demande au pauvre que ses soins, ses services et sa fidélité, écrivait-il à sa maîtresse qu’il avait laissée pensive; un amant ne peut donner que ce qu’il possède. Célébrer dans mes vers les belles que j’en crois dignes, voilà ma fortune; à celle que j’aurai choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer les étoffes, l’or et les pierres précieuses se briser, mais la renommée que procureront mes vers sera éternelle.» Cette considération n’était pas indifférente aux yeux de Corinne, qui se voyait avec orgueil, dans les promenades, au théâtre, au cirque, désignée comme la muse d’Ovide.

Son mari avait mis à ses côtés un eunuque, nommé Bagoas, qui l’accompagnait partout et qui ne se laissait jamais séduire sans avoir consulté son maître. Ovide ne réussit pas à endormir ce cerbère; mais il avait gagné les deux coiffeuses de Corinne, Napé, qui remettait ses lettres, et Cypassis, qui l’introduisait en cachette. Cette dernière était jolie et bien [349] faite; un jour, Ovide s’en aperçut, tandis qu’il attendait sa maîtresse, et il abrégea l’attente en se permettant tout ce que Cypassis voulut bien lui permettre. Corinne, à son retour, remarqua quelque désordre accusateur dans sa chambre à coucher; la rougeur de Cypassis sembla confirmer des soupçons que ne démentait pas la contenance d’Ovide: «Tu la soupçonnes d’avoir souillé avec moi le lit de sa maîtresse! s’écria-t-il en s’efforçant de reprendre son assurance. Que les dieux, si l’envie d’être coupable me vient jamais, que les dieux me préservent de l’être avec une femme d’une condition méprisable! Quel est l’homme libre qui voudrait connaître une esclave et serrer dans ses bras un corps sillonné de coups de fouet!» Il n’eut pas de peine à persuader Corinne, et le soir même il écrivait à Cypassis pour lui demander un nouveau rendez-vous. Corinne, il est vrai, ne se gênait pas davantage de son côté, et plus d’une fois son amant jugea qu’elle en savait plus qu’il ne lui en avait appris: «De telles leçons ne se donnent qu’au lit (illa nisi in lecto nusquam potuere doceri), se disait-il tout bas en savourant un baiser qu’il trouvait étranger à ses habitudes: je ne sais quel maître a reçu l’inestimable prix de ces leçons-là!»

Corinne le tint à distance sous différents prétextes de religion, de santé et d’humeur. Ovide cherchait dans une nouvelle galanterie la cause de son éloignement, et il prenait le temps en patience, avec plusieurs [350] chambrières qui n’étaient pas moins belles que leur maîtresse, mais avec qui le cœur n’était pas en jeu. Tout à coup il sut par ces filles que Corinne s’était fait avorter et que cet avortement avait mis ses jours en péril; Ovide s’indigna de l’odieux attentat qu’elle avait exercé sur elle-même: «Celle qui la première essaya de repousser de ses flancs le tendre fruit qu’ils portaient, lui dit-il sévèrement, celle-là méritait de périr victime de ses propres armes. Quoi! de peur que ton ventre ne soit gâté par quelques rides, il faut ravager le triste champ des luttes amoureuses!» Depuis cet événement, Corinne redoublait de prévenances et de tendresse pour son poëte; elle n’était jamais assez souvent ni assez longtemps avec lui; l’eunuque Bagoas fermait les yeux ou détournait la tête; le mari ne se montrait pas; les chiens n’aboyaient plus: on envoyait chercher Ovide absent, on le retenait presque; on ne lui laissait rien demander, encore moins rien désirer. Il se lassa d’être ainsi accaparé par sa maîtresse: «De tranquilles et trop faciles amours me deviennent insipides, lui dit-il durement; ils sont pour mon cœur ce qu’est un mets trop fade. Si une tour d’airain n’eût jamais renfermé Danaé, Jupiter ne l’aurait point rendue mère.» Corinne fut bien étonnée de ce langage capricieux et brutal; elle n’eut pas la force d’y répondre; elle pleura en silence: «Qu’ai-je besoin, lui dit Ovide avec plus de dureté encore, qu’ai-je besoin d’un mari complaisant, [351] d’un mari lénon?» Corinne comprit qu’on ne l’aimait plus.

En effet, bientôt elle eut la preuve irrécusable du refroidissement d’Ovide: une nuit, toute une nuit, il resta glacé et mort sous les baisers qu’elle lui prodiguait. Ovide fut surpris et inquiet lui-même de cette subite incapacité: «Naguère pourtant, se disait-il à part lui, j’acquittai deux fois ma dette avec la blanche Childis, trois fois avec la blanche Pitho, trois fois avec Libas, et, pour satisfaire aux exigences de Corinne, j’ai pu, il m’en souvient, livrer neuf assauts dans l’espace d’une courte nuit (me memini numeros sustinuisse novem).» Mais plus Ovide se cherchait en lui-même, moins il était capable de se retrouver: «Pourquoi te jouer de moi? s’écria Corinne rouge de honte et de dépit. Qui te forçait, pauvre insensé, à venir malgré toi t’étendre sur ma couche? Il faut qu’une magicienne d’Éa t’ait ensorcelé en nouant de la laine; sinon, tu sors épuisé des bras d’une autre (aut alio lassus amore venis)!» A ces mots, elle s’élança hors du lit en rattachant sa tunique, et s’enfuit pieds nus; pour cacher à ses femmes l’affront qu’elle avait subi de son amant, elle n’en fit pas moins ses ablutions (dedecus hoc sumptâ dissimulavit aquâ), et elle se retrancha dans une chambre éloignée, comme dans un fort. Ovide ne se sentait pas en état de réparer sa honteuse défaite, et il se retira sans oser reparaître sur le champ de bataille. Dès qu’il fut sorti, Corinne ordonna de ne [352] plus le recevoir, et le lendemain la porte lui fut fermée. Il se plaignit, il insista, il adressa des vers suppliants à l’invisible Corinne; on lui fit répondre que désormais, au lieu de vers, on lui demandait des espèces sonnantes. Il se mit à errer autour de la maison de la courtisane, et une coiffeuse vint lui apprendre que, le matin même, Corinne avait accueilli un capitaine romain qui arrivait des guerres d’Asie, tout couvert de blessures et tout chargé de butin. Il n’en fallut pas davantage pour qu’Ovide, piqué de se voir éconduit pour faire place à un nouveau venu, s’obstinât davantage à heurter à la porte qu’on lui fermait. L’eunuque Bagoas vint ouvrir, et le menaça d’appeler le chien qui gardait le logis. Ovide s’en prit aux soldats enrichis qui ont de l’or, et aux femmes qui préfèrent ces robustes soldats à des poëtes pauvres et débiles; il voua aux dieux vengeurs femmes et soldats; il comparait alors le véritable âge d’or, où l’amour ne se vendait pas, à cet âge de fer où l’on achetait tout, même l’amour, avec de l’or: «Aujourd’hui, une femme, disait-il amèrement, eût-elle l’orgueil farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner beaucoup. Son gardien me défend d’approcher; elle craint pour moi la colère de son mari: mais, si je veux donner de l’or, époux et eunuque me livreront toute la maison. Ah! s’il est un dieu vengeur des amants dédaignés, puisse-t-il changer en poussière des trésors si mal acquis!»

[353]

Ovide n’était pas encore guéri de son amour: cette résistance, au contraire, ne faisait que l’accroître. Il passait les nuits, couché sur le seuil de Corinne; il gémissait; il répétait son nom, avec des larmes, des soupirs et des prières. Il fut plus d’une fois consolé par la belle Cypassis, qui vint le réchauffer et lui porter à boire. Mais ce n’était pas elle qui pouvait faire oublier Corinne, et le poëte voulait mourir devant cette porte inflexible. Un matin, avant l’aube, elle s’ouvrit doucement, et un homme sortit. «Quoi! s’écria l’amant déconvenu, quoi! j’ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j’ai pu, comme un esclave, me faire le gardien d’une porte qui m’était fermée! Je l’ai vu, cet amant, sortir de chez toi, fatigué et d’un pas traînant, comme celui d’un artisan usé par le service; mais j’ai encore moins souffert de le voir, que d’en être vu moi-même!» Ovide se croyait libre d’un amour qui lui semblait désormais une honte; mais il ne pouvait oublier Corinne, Corinne infidèle, Corinne livrée à des caresses vénales, Corinne vendue et marchandée comme une mérétrix de carrefour!

Il quitta Rome pour chercher l’oubli dans l’absence; il se retira dans le pays des Falisques, où sa femme était née, et il attendit que les échos de son cœur fissent silence; mais le nom de Corinne lui arrivait à travers tous les bruits, de l’air et de la nature champêtre. Il revint à Rome et il se retrouva [354] plus amoureux que jamais devant la porte de Corinne. Ses amis avaient couru à sa rencontre: ils le rejoignirent; ils l’entourèrent; ils lui apprirent que Corinne était devenue une courtisane éhontée, et qu’elle descendait tous les jours la pente du vice et du mépris public. Elle se montrait partout avec ses galants; elle portait des costumes indécents, dans les rues, et au théâtre; elle donnait et recevait des baisers, en face de tout le monde, et sous les yeux de son mari déshonoré: ses cheveux étaient souvent en désordre; son cou portait l’empreinte des morsures; ses bras blancs avaient été meurtris; on racontait d’elle une foule de traits d’impudicité, d’avarice et d’effronterie. Ovide refusait d’ajouter foi à ce qu’il entendait; on lui fit voir la dégradation dans laquelle sa maîtresse était tombée. Il lui écrivit une dernière fois: «Je ne prétends pas, censeur austère, lui disait-il, que tu sois chaste et pudique; mais ce que je te demande, c’est de chercher du moins à me tromper sur la vérité. Elle n’est pas coupable celle qui peut nier la faute qu’on lui impute; c’est l’aveu qu’elle en fait, qui seul peut la rendre infâme. Quelle fureur de révéler au jour les mystères de la nuit, et de dire ouvertement ce que l’on fait en secret! Avant de se livrer au premier venu, la mérétrix met du moins une porte entre elle et le public, et, toi, tu divulgues partout l’opprobre dont tu te couvres, et dénonces toi-même tes fautes honteuses!» Mais Corinne était perdue pour elle-même comme pour [355] Ovide; elle marchait à grands pas dans le sentier le plus bas de la Prostitution.

Ovide n’effaça pas toutefois le nom de Corinne dans les vers qu’il lui avait dédiés; sous ce nom il l’avait aimée, sous ce nom il l’avait chantée: «Cherche un nouveau poëte, déesse des amours!» s’écria-t-il en mettant la dernière main à ses livres d’élégies. En effet, s’il eut encore des maîtresses, il n’en chanta aucune, parce qu’aucune ne lui inspira de l’amour. Il vécut toutefois plus que jamais dans l’intimité des courtisanes, et, pour les récompenser du plaisir qu’elles lui avaient procuré, il composa sous leurs yeux, et d’après leurs inspirations, son poëme de l’Art d’aimer, ce code de l’amour et de la volupté. Dans ses nombreuses poésies, il donna toujours une large place à ses réminiscences amoureuses, mais il n’avoua pas une seule de ses maîtresses, en la nommant dans des vers composés pour elle; ce qui fit supposer qu’il avait une liaison secrète, avec la fille de l’empereur, et qu’il se contentait de son bonheur sans le divulguer. On attribua son exil à cette passion adultère, qu’Auguste n’osait pas punir autrement; selon d’autres bruits, qui coururent à Rome, Ovide aurait surpris Auguste commettant un inceste avec sa propre fille. Quoi qu’il en fût, Ovide, le tendre Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, parmi les barbares, mourut de douleur, après avoir essayé de détruire tous ses ouvrages, même les élégies de ses Amours: il venait [356] d’apprendre, par des lettres de Rome, que Corinne, vieille et ridée, vêtue d’une toge déteinte et rapiécée, était servante dans un cabaret où les bateliers du Tibre allaient faire la débauche: «Mieux eût valu qu’elle se fît magicienne ou parfumeuse!» pensait-il avec stupeur. Il rendit l’âme, en collant à ses lèvres glacées une bague qui renfermait des cheveux de Corinne.

Décoration

CHAPITRE XXVII.

Sommaire.—Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des libertinages de Néron et de ses successeurs.—Vogue immense qu’obtinrent les Épigrammes de Martial.—Réponse de Martial à son critique Cornélius qui lui reprochait l’obscénité de ses poésies.—Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.—Mœurs déréglées de ce poëte.—Abominable épigramme que Martial eut l’impudeur d’adresser à sa femme Clodia Marcella.—Quels étaient les lecteurs habituels des œuvres de Martial.—Le libraire Secundus.—Portraits de courtisanes.—Lesbie.—Libertinage éhonté de cette prostituée.—Les louves errantes Chioné et Hélide.—Vieillesse ignoble de Lesbie.—Épigramme que fit Martial contre Lesbie.—Chloé.—Avidité de Lupercus, amant de cette courtisane.—La pleureuse des sept maris.—Thaïs.—Injures qu’adressa Martial à cette courtisane qui l’avait dédaigné.—Hideux portrait qu’il en publia pour se venger de ses mépris.—Philenis et son concubinaire Diodore.—Horrible dépravation de Philenis.—Épitaphe que fit Martial pour cette infâme prostituée.—Galla.—Injustice de Martial à l’égard de cette courtisane.—Épigrammes qu’il fit contre elle.—D’où lui venait la haine qu’il lui avait vouée.—Les vieilles amoureuses.—Effrayant cynisme de Phyllis.—Épigrammes contradictoires de Martial contre cette courtisane.—Lydie.—Comment [358] Martial se conduisit envers Paulus, qui lui avait demandé des vers contre Lysisca.—Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées.—Fabulla.—Lila.—Vetustilla.—Gallia.—Saufeia.—Marulla.—Thelesilla.—Pontia.—Lecanie.—Ligella.—Lyris.—Fescennia.—Senia.—Galla.—Eglé.—Les fausses courtisanes grecques.—Celia.—Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la Grèce.—Lycoris.—Glycère.—Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l’amour que lui avait envoyée Polla.—Honteuse profession de foi qu’il eut le triste courage d’adresser à sa femme Clodia Marcella.—Son retour en Espagne.—Par quels moyens Clodia Marcella décida Martial à abandonner Rome.—Épigramme expiatoire de Martial.—Sa fin champêtre.—Honorable sortie de Martial contre Lupus.—Pétrone.—Son Satyricon, tableau des mœurs impures de Rome impériale.—Ascylte et Giton.—La prêtresse du dieu Ænothée et sa compagne Proselenos.—L’entremetteuse Philomène.—Eumolpe.—Les Épigrammes de Pétrone.—Sestoria.—Martia.—Délie.—Aréthuse.—Bassilissa.—Suicide de Pétrone.

Après Ovide, il faut aller jusqu’à Martial pour retrouver en quelque sorte la filiation interrompue des courtisanes de Rome; pendant plus d’un demi-siècle, la poésie fait silence sur leur compte, mais on peut présumer qu’elles n’attendirent pas Martial pour faire parler d’elles, et que, si les poëtes érotiques nous manquent pour constater les faits et gestes de ces fameuses, la faute n’en est pas à un temps d’arrêt dans les progrès de la Prostitution antique. Loin de là, les successeurs d’Auguste avaient pris sous leurs auspices la démoralisation de la société romaine, et ils offraient avec impudeur l’exemple de tous les raffinements de la débauche. Les mœurs [359] publiques s’étaient alors si profondément altérées, que, parmi les poëtes, on n’en eût pas trouvé un qui se donnât le ridicule de chanter l’épopée de ses amours, comme l’avaient fait Tibulle, Properce et Ovide. De même, on n’eût pas trouvé une courtisane qui perdît sa jeunesse à fournir des sujets d’élégies à un poëte amoureux et jaloux. La jalousie, comme l’amour, semblait passée de mode, et l’on vivait trop vite pour consacrer des années entières à une seule passion, que la durée rendait presque respectable et qui participait, pour ainsi dire, du concubinage matrimonial. Lorsque Marcus Valerius Martial, né à Bilbilis, en Espagne, vers l’an 43 de l’ère chrétienne, vint à Rome, à l’âge de dix-sept ans, pour y chercher fortune, il n’eut garde d’imiter les poëtes de l’amour, qui avaient rencontré un Mécène au siècle d’Auguste: il se fit, au contraire, le poëte complaisant des libertinages du règne de Néron et des empereurs qui se succédèrent si rapidement jusqu’à Trajan. Martial dut ses succès littéraires à l’obscénité même de ses épigrammes.

Il a l’air d’avoir pris pour modèles les honteuses épigrammes de Catulle, qui les avait écrites, du moins, avec une sorte de grossière naïveté; Martial, au contraire, pour plaire aux débauchés de la cour impériale, s’exerçait à renchérir, en fait de licence, sur les poésies les plus effrontées de son temps; il y mettait même une recherche monstrueuse de lubricité, et il ne jetait seulement pas le voile [360] des expressions décentes sur des images immondes. Les applaudissements qu’il recueillait de toutes parts étaient son excuse et son encouragement; chaque livre nouveau de ses épigrammes, demandé, attendu avec impatience par tous les lecteurs qui savaient par cœur les livres précédents, se multipliaient à l’infini dans les mains des libraires, et les scribes, qui en préparaient des exemplaires richement ornés et reliés, ne pouvaient suffire à l’empressement des acheteurs. Cet accueil enthousiaste, accordé à des vers licencieux, n’était pas fait sans doute pour inviter Martial à changer de genre et de ton. Aussi, quand un censeur austère lui conseillait de s’imposer quelques réserves dans les mots, sinon dans les idées, il n’acceptait pas plus un conseil qu’un reproche, et il avait mille raisons toutes prêtes pour démontrer à ses critiques, qu’il avait bien fait de composer justement les vers malhonnêtes qu’on voulait retrancher de ses œuvres: «Tu te plains, Cornélius, disait-il à un de ses censeurs, que mes vers ne sont point assez sévères et qu’un magister ne les voudrait pas lire dans son école; mais ces opuscules ne peuvent plaire, comme les maris à leurs femmes, s’ils n’ont pas de mentule... Telle est la condition imposée aux poésies joyeuses: elles ne peuvent convenir, si elles ne chatouillent les sens. Dépose donc ta sévérité et pardonne à mes badinages, à mes joyeusetés, je te prie. Renonce à châtier mes livres: rien n’est plus méprisable que Priape devenu prêtre de Cybèle.»

[361]

Martial avait pour lui les suffrages des empereurs et des libertins; il se souciait peu de ceux des gens de goût, et il se contentait de la vogue irrésistible de ses épigrammes les plus ordurières, qui, en passant par la bouche des courtisanes et des gitons, étaient arrivées graduellement aux oreilles de la populace des carrefours. De là, cette renommée éclatante que le poëte avait acquise avec des saletés, que n’excusaient pas l’esprit et la malice qu’il savait y jeter à pleines mains; renommée qui faillit éclipser celles de Virgile et d’Horace, et qui balança les triomphes satiriques de Juvénal. En effet, toute la chronique scandaleuse de Rome était déposée, pour ainsi dire, dans une multitude de petites pièces, faciles à retenir et à faire circuler; dans ces pièces de vers, le poëte avait gravé, sous des pseudonymes transparents, les noms des personnages qu’il tournait en ridicule ou qu’il marquait au fer rouge. Il avait beau déclarer qu’il n’abusait pas des noms véritables et qu’il respectait toujours les personnes dans ses plaisanteries; on ne lui savait pas mauvais gré des injures graves qu’il se permettait à l’égard d’une foule de gens, que tout le monde reconnaissait dans des portraits, où ils n’étaient pas nommés, mais peints avec une hideuse vérité. Il ne se hasardait pas, il est vrai, à diffamer des hommes honorables et à poursuivre de calomnies perfides la vie privée des citoyens. Les victimes ordinaires de ses sarcasmes étaient toujours de méchants poëtes, d’insolentes [362] courtisanes, de viles prostituées, des lénons criminels, des prodigues et des avares, des hommes tarés et des femmes perdues. Il parle donc souvent la langue des ignobles personnages qu’il met en scène et comme au pilori; il a soin de prévenir ses lecteurs qu’ils ne trouveront chez lui ni réserve ni pruderie dans l’expression: «Les épigrammes, dit-il, sont faites pour les habitués des Jeux-Floraux. Que Caton n’entre donc pas dans notre théâtre, ou, s’il y vient, qu’il regarde!»

Martial fréquentait certainement la mauvaise société qu’il a dépeinte avec des couleurs si flétrissantes: il a laissé voir, en deux ou trois passages, que ses mœurs n’étaient pas beaucoup plus réglées que celles qu’il condamne chez les autres; car il ne se bornait pas à promener ses amours parmi les courtisanes: il se livrait quelquefois à des désordres, que n’excusait pas la corruption générale de son temps, et qu’il s’est même efforcé de justifier pour répondre aux amers reproches de sa femme Clodia Marcella. Et pourtant, malgré ces habitudes de débauche contre nature, il affecte, dans plus d’une épigramme, de faire sonner bien haut l’honnêteté, la pureté de sa vie. En jugeait-il si favorablement, par la comparaison qu’il faisait, à son avantage, de ses mœurs privées avec celles de ses contemporains, surtout avec celles des empereurs à qui il dédiait ses livres: «Mes vers sont libres, dit-il à Domitien, mais ma vie est irréprochable: (Lasciva est nobis pagina, vita [363] proba est).» Pour expliquer cette contradiction apparente, il suffit peut-être de dater les pièces où Martial vante sa moralité et celles où il en fait si bon marché: les premières appartiennent à sa jeunesse, les secondes à son âge mûr. On ne doit pas oublier que les onze premiers livres de son recueil représentent un intervalle de trente-cinq années, qu’il passa, presque sans interruption, à Rome. Martial, à vingt-cinq ans, pouvait vivre chastement, tout en caressant dans ses vers la sensualité de ses protecteurs. A cinquante ans, il était devenu libertin, à force d’être témoin du libertinage de ses amis, et on remarque, en effet, que, dans les derniers livres de ses épigrammes, il ne s’avise plus de prétendre à la réputation de chasteté que ses écrits licencieux lui avaient fait perdre depuis longtemps. C’est dans le onzième livre, qu’il a eu l’impudeur d’insérer l’abominable épigramme adressée à sa femme, qui l’avait surpris avec son mignon et qui eût voulu se sacrifier elle-même pour le déshabituer de ces goûts infâmes: «Combien de fois Junon a-t-elle fait le même reproche à Jupiter?» répliquait Martial en riant, et il s’autorisait de l’exemple des dieux et des héros pour persister dans ses coupables habitudes et pour repousser les maussades complaisances de sa femme:

Parce tuis igitur dare mascula nomina rebus;
Teque, puta cunnos, uxor, habere duos.

Le poëte, il est vrai, ne se faisait pas illusion sur [364] le caractère de son recueil, et il savait bien pour quels lecteurs il composait des poésies toujours libres et souvent obscènes. «Aucune page de mon livre n’est chaste, dit-il avec franchise; aussi, ce sont les jeunes gens qui me lisent; ce sont les filles de mœurs faciles, c’est le vieillard qui lutine sa maîtresse.» Il se compare alors à son émule Cosconius, qui faisait comme lui des épigrammes, mais si chastes qu’on n’y voyait jamais un nuage impudique (inque suis nulla est mentula carminibus); il le loue de cette chasteté, mais il lui déclare que des écrits si pudibonds ne peuvent être destinés qu’à des enfants et à des vierges. Il ne se pique donc pas d’imiter Cosconius, et il se moque des vénérables matrones qui lisaient ses ouvrages en cachette, et qui l’accusaient de n’avoir pas écrit pour les femmes honnêtes: «J’ai écrit pour moi, leur dit-il sans réticence. Le gymnase, les thermes, le stade, sont de ce côté: retirez-vous donc! Nous nous déshabillons: prenez garde de voir des hommes nus? Ici, couronnée de roses, après avoir bu, Terpsichore abdique la pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu’elle dit: elle nomme sans détour et franchement ce que Vénus triomphante reçoit dans son temple au mois d’août, ce que le villageois place en sentinelle au milieu de son jardin, ce que la chaste vierge ne regarde qu’en mettant la main devant ses yeux.» On est averti, par cette épigramme, que les vers de Martial ne cherchaient pas [365] des matrones pour lectrices ordinaires, et qu’il fallait, pour se plaire à ce dévergondage d’idées et d’expressions, avoir vécu de la vie des libertins et de leurs aimables complices. Le recueil complet du poëte des comessations figurait dans la bibliothèque de tous les voluptueux, et, comme il était d’un format qui permettait de le tenir tout entier dans la main, on le lisait partout, aux bains, en litière, à table, au lit. Le libraire, qui le vendait à très-bas prix, se nommait Secundus, affranchi du docte Lucensis, et demeurait derrière le temple de la Paix et le marché de Pallas; ce libraire vendait aussi tous les livres lubriques, ceux de Catulle, de Pedo, de Marsus, de Getulicus, qui n’étaient pas moins recherchés par les jeunes et les vieux débauchés, mais que les courtisanes affectaient de ne pas estimer autant que les élégies de Tibulle, de Properce et d’Ovide. Dans tous les temps, les femmes, même les plus dépravées, ont été sensibles à la peinture de l’amour tendre et délicat. Martial offrait pourtant à ses lecteurs un intérêt d’à-propos, que nul poëte n’avait su donner à ses vers: c’était, pour ainsi dire, une galerie de portraits, si ressemblants que les modèles n’avaient qu’à se montrer pour être aussitôt reconnus, et si malicieusement touchés, que le vice ou le ridicule de l’original passait en proverbe avec le nom que le poëte avait attaché à l’épigramme. Nous allons, parmi ces portraits, rarement flatteurs, choisir ceux des courtisanes que [366] Martial s’est amusé à peindre, souvent à plusieurs reprises et à des époques différentes, comme pour mieux juger des changements que l’âge et le sort apportaient dans l’existence ou dans la personne de ces créatures; nous laisserons de côté, avec dégoût, la plupart des portraits de cinædes et de gitons, que la Prostitution romaine plaçait sur le même pied que les femmes de plaisir, et que Martial ne s’est pas fait scrupule de mettre en regard de celles-ci dans sa collection érotique et sotadique.

Voici Lesbie; ce n’est pas celle de Catulle; elle n’a point de moineau apprivoisé dont elle pleure la mort, mais elle a des amants et tout le monde le sait, parce qu’elle ouvre ses fenêtres et ses rideaux, quand elle est avec eux; elle aime la publicité; les plaisirs secrets sont pour elle sans saveur (nec sunt tibi grata gaudia si qua latent); aussi, sa porte n’est-elle jamais fermée ni gardée, lorsqu’elle s’abandonne à sa lubricité; elle voudrait que tout Rome eût les yeux sur elle en ce moment-là, et elle ne se trouble ni ne se dérange, si quelqu’un entre, car le témoin de son libertinage lui procure plus de jouissance que ne fait son amant; elle n’a pas de plus grand bonheur que d’être prise sur le fait (deprehendi veto te, Lesbia, non futui). «Prends au moins des leçons de pudeur de Chioné et d’Hélide!» lui crie Martial indigné. Chioné et Hélide étaient des louves errantes, qui cachaient leurs infamies à l’ombre des tombeaux. Cette Lesbie, en vieillissant, arriva au dernier [367] degré de la Prostitution, et se voua plus particulièrement aux turpitudes de l’art fellatoire (liv. II, épigr. 50). Elle était devenue laide, et elle s’étonnait, en dépit des avertissements de son miroir, que ses amants d’autrefois n’eussent pas conservé pour elle leurs désirs et leur ardeur. Elle gourmandait, à ce sujet, la paresse glacée de Martial, qui finit par lui dire, pour excuser son impuissance obstinée: «Ton visage est ton plus cruel ennemi» (contra te facies imperiosa tua est). Longtemps après, réduite à des souvenirs qui se réveillaient chez elle au milieu de son abandon, Lesbie se rappelait avec orgueil les nombreux adorateurs qu’elle avait eus; elle les faisait comparaître, avec leurs noms, leurs qualités, leurs caractères et leurs figures, devant l’aréopage des vieilles entremetteuses, qui l’écoutaient en ricanant: «Je n’ai jamais accordé mes faveurs gratis!» disait-elle fièrement (Lesbia sejurat gratis nunquam esse fututam), et, pendant qu’elle parlait ainsi du passé, les portefaix, qu’elle soudoyait maintenant à tour de rôle, se battaient à sa porte pour savoir lequel d’entre eux serait payé cette nuit-là.

Voici Chloé; ce n’est pas celle d’Horace; elle ne se soucie même pas de rappeler les grâces de sa célèbre homonyme; elle n’est plus jeune, mais elle est toujours galante; elle se console, comme Lesbie, de n’être plus recherchée, en se donnant du plaisir pour son argent. Il n’en faut pas moins, pour qu’elle [368] s’accoutume aux dédains qui l’accueillent partout, quand elle a encore la prétention de se faire payer. Martial lui dit avec dureté: «Je puis me passer de ton visage, et de ton cou, et de tes mains, et de tes jambes, et de tes tétons, et de tes nates; enfin, pour ne pas me fatiguer à décrire tout ce dont je peux me passer, Chloé, je puis me passer de toute ta personne.» Mais Chloé était riche, et, à son tour, elle pouvait se passer du prix de ses galanteries; elle en faisait même les frais, avec une générosité bien rare chez ses pareilles. Elle s’était éprise d’un jeune garçon qui n’avait pas d’autre fortune que sa beauté et ses épaules. Martial le nomme Lupercus, par allusion à ces prêtres de Pan, qui couraient tout nus dans les rues de Rome, aux fêtes des Lupercales, et qui passaient pour rendre fécondes toutes les femmes qu’ils touchaient avec des lanières de peau de bouc. Le Lupercus de Chloé était aussi nu et aussi pauvre qu’un luperque, et Chloé se dépouillait pour le vêtir, pour le parer; elle lui avait donné en présent des étoffes de Tyr et d’Espagne, un manteau d’écarlate, une toge en laine de Tarente, des sardoines de l’Inde, des émeraudes de Scythie et cent pièces d’or nouvellement frappées. Elle ne pouvait rien refuser à cet avide et besogneux amant, qui demandait sans cesse. «Malheur à toi, brebis tondue! lui criait Martial. Malheur à toi, pauvre fille! Ton Lupercus te mettra toute nue!» La prédiction ne se réalisa pas. Chloé avait assez gagné dans [369] son bon temps, pour rendre aux amants une partie de l’or qu’elle en avait reçu; elle ne lésina pas avec eux; mais, depuis qu’elle les payait au lieu de se faire payer, elle était plus difficile à contenter; elle dévorait, comme une larve, la jeunesse et la santé de ses pensionnaires: elle en eut sept, qui moururent l’un après l’autre, et tous, de la même cause; elle leur fit élever des tombeaux très-honorables avec une inscription où elle disait naïvement: «C’est Chloé qui a fait ces tombeaux.» On ne l’appela plus que la Pleureuse des sept maris.

Martial, il faut l’avouer, ne fut pas toujours impartial dans ses épigrammes; ainsi, les injures qu’il adresse à la courtisane Thaïs ne partent que d’un accès de ressentiment personnel: il accuse ici Thaïs de ne refuser personne et de se donner à tout venant, comme si ce fût la chose la plus simple du monde (Liv. IV, ép. 12), et là, il gourmande les refus de Thaïs, qui lui a dit qu’il était trop vieux pour elle (Liv. IV, ép. 50). Thaïs ne voulut pas sans doute se rendre à la preuve ignominieuse qu’il proposait de fournir en témoignage de virilité, car il se vengea d’elle par le plus hideux portrait qu’on ait jamais fait d’une femme: «Thaïs sent plus mauvais que le vieux baril d’un foulon avare, qui s’est brisé dans la rue; qu’un bouc qui vient de faire l’amour; que la gueule d’un lion; qu’une peau de chien écorché dans le faubourg au delà du Tibre; qu’un fœtus qui s’est putréfié dans un œuf [370] pondu avant terme; qu’une amphore infecte de poisson corrompu. Afin de neutraliser cette odeur par une autre, chaque fois que Thaïs quitte ses vêtements pour se mettre au bain, elle s’enduit de psilothrum, ou se couvre de craie détrempée dans un acide, ou se frotte trois et quatre fois avec de la pommade de fèves grasses. Mais, lorsqu’elle se croit délivrée de sa puanteur par mille artifices de toilette, quand elle a tout fait, Thaïs sent toujours Thaïs (Thaïda Thaïs olet).» Cette horrible peinture est encore moins repoussante que celle qui concerne Philénis, contre laquelle Martial avait sans doute d’autres griefs plus réels et plus graves. Philénis, d’ailleurs, n’était pas d’un âge à inspirer un caprice, puisque le poëte la fait mourir presque aussi vieille que la sibylle de Cumes. Elle avait un mari ou plutôt un concubinaire, nommé Diodore, qui paraît avoir marqué dans quelque expédition lointaine, et qui, en revenant à Rome, où l’attendaient les honneurs du triomphe, fit naufrage dans la mer de Grèce: il parvint à se sauver à la nage, et Martial attribue ce bonheur inouï à un vœu indécent de Philénis, qui, pour obtenir des dieux le retour de son Diodore, avait promis à Vénus une fille simple et candide, comme les aiment les chastes Sabines (quam castæ quoque diligunt Sabinæ). Cette Philénis, espèce de virago qui se targuait d’être à moitié homme, avait une passion effrénée pour les femmes: «Elle va dans ses emportements, dit Martial, [371] jusqu’à dévorer en un jour onze jeunes filles, sans compter les jeunes garçons.» La robe retroussée, elle jouait à la paume, et, les membres frottés de poudre jaune, elle lançait les pesantes masses de plomb que manient les athlètes; elle luttait avec eux, et, toute souillée de boue, recevait comme eux les coups de fouet du maître de la palestre. Jamais elle ne soupait, jamais elle ne se mettait à table, avant d’avoir vomi sept mesures de vin, et elle se croyait en droit d’en avaler autant, après avoir mangé seize pains ithyphalliques. Ensuite, elle se livrait aux plus sales voluptés, sous prétexte de faire l’homme jusqu’au bout (Non fellat: Putat hoc parum virile; sed plane medias vorat puellas). Et néanmoins, cette abominable gladiatrice était à la fois magicienne et entremetteuse; elle avait une voix de stentor et elle faisait plus de bruit à elle seule que mille esclaves exposés en vente et qu’un troupeau de grues au bord du Strymon: «Ah! quelle langue est réduite au silence!» s’écriait Martial, lorsqu’elle fut enlevée par la mort à ses exercices gymnastiques, à ses sortiléges et à son infâme métier. «Que la terre te soit légère! dit l’épitaphe que le poëte lui décerna: qu’une mince couche de sable te recouvre, afin que les chiens puissent déterrer tes os!»

Philénis avait probablement nui à Martial dans ses amours; car, d’après le portrait qu’il fait d’elle, on ne saurait supposer qu’il l’eût jamais vue de [372] meilleur œil; mais on peut assurer qu’il n’avait pas été toujours aussi dédaigneux pour Galla, qu’il ne ménage pourtant pas davantage; après l’avoir injuriée avec acharnement, après s’être moqué de sa décrépitude et de son délaissement, il se laisse aller à un aveu qui témoigne de son injustice à l’égard de cette courtisane. Il raconte qu’autrefois elle demandait 20,000 sesterces (environ 5,000 fr.) pour une nuit, «et ce n’était pas trop,» comme il se plaît à le reconnaître. Au bout d’un an, elle ne demandait plus que 10,000 sesterces: «C’est plus cher que la première fois!» pensa Martial, qui ne conclut pas le marché. Six mois plus tard, elle était tombée à 2,000 sesterces: Martial n’en offrit que mille, qu’elle n’accepta pas; mais, à quelques mois de là, elle vint elle-même se proposer pour quatre pièces d’or. Martial refuse à son tour. Galla se pique au jeu et se montre généreuse: «Va donc pour cent sesterces!» dit-elle. Martial, dont l’envie se passe tout à fait, trouve encore la somme exorbitante. Galla fait la moue et lui tourne le dos. Un jour elle le rencontre; il vient de recevoir une sportule de 100 quadrants ou de 25 livres: elle veut avoir cette sportule, et elle offre en échange ce dont elle demandait naguère 20,000 sesterces. Martial lui répond sèchement que la sportule est destinée à son mignon et s’en va. Galla n’a pas de rancune; elle a retrouvé Martial et lui veut donner tout pour rien: «Non, il est trop tard!» lui répond le poëte capricieux. [373] Faut-il croire, sur la foi de cette épigramme, que Galla était devenue si méprisable et si différente d’elle-même, en si peu d’années? Martial la représente d’abord comme ayant épousé six ou sept gitons, dont la chevelure et la barbe bien peignées l’avaient séduite et qui avaient misérablement trompé son attente amoureuse:

Deindè experta latus, madidoque simillima loro
Inguina, nec lassâ stare coacta manu,
Deseris imbelles thalamos, mollemque maritum.

Martial lui conseille de se dédommager, en faisant un choix parmi ces rustres, robustes et velus, qui ne parlent que Fabius et Curius; mais il l’avertit pourtant de ne pas se fier aux apparences, parce qu’il y a aussi des eunuques parmi eux: «Il est difficile, Galla, de se marier avec un véritable homme?» lui dit-il en raillant. On excuse les impuissants, on approuve les efféminés, quand on assiste à la toilette de Galla, qui n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été: «Tandis que tu es à la maison, tes cheveux sont absents et se font friser dans une boutique du quartier de Suburra; la nuit, tu déposes tes dents, ainsi que ta robe de soie, et tu te couches, barbouillée de cent pommades, et ton visage ne dort pas avec toi (nec facies tua tecum dormiat).» Elle regrettait toujours d’avoir fait la sourde oreille aux propositions de Martial et cherchait une occasion de se réconcilier avec lui; [374] elle lui promettait des merveilles, elle lui faisait mille agaceries; mais le poëte, rancunier, était sourd (mentula surda est) et ne retrouvait pas ses anciennes dispositions, vis-à-vis de cette face ridée, de ces appas flétris et de ces cheveux grisonnants, plus capables d’inspirer le respect que l’amour (cani reverentia cunni).

Il semble se complaire à mordre sur les vieilles amoureuses, et il n’épargne pas celles qui ne l’avaient pas épargné. Ainsi, après nous avoir montré avec un effrayant cynisme Phyllis, qui s’efforce de satisfaire deux amants à la fois (Livre X, ép. 81), il ne nous cache pas que ses sens ne parlent plus en tête à tête avec cette Phyllis, qui lui donne les noms les plus tendres, les baisers les plus passionnés, les caresses les plus ardentes, et qui ne parvient pas à le tirer de sa torpeur (Liv. XI, ép. 29). C’est par ironie sans doute qu’il lui indique une manière plus sûre d’agir sur un jeune homme, toute vieille qu’elle soit; il lui souffle ce qu’elle doit dire alors: «Tiens, voilà cent mille sesterces, des terres en plein rapport sur les coteaux de Sétia, du vin, des maisons, des esclaves, de la vaisselle d’or, des meubles!» Cette Phyllis était donc bien riche, si Martial ne s’est pas servi d’une plaisante hyperbole pour exprimer les promesses folles que les vieilles faisaient à leurs amants au milieu du vertige de la volupté. Quoi qu’il en soit, Phyllis, ou une autre du même nom, reparaît (Liv. XI, ép. 50), et Martial, qui ne l’outrage plus, mais qui a l’air de la supplier, [375] se plaint de ses mensonges et de sa rapacité: «Tantôt c’est ta rusée soubrette qui s’en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou de ta boucle d’oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu’on peut acheter à bon compte; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta cassolette; puis, c’est une amphore de Falerne vieux et moisi, pour faire expier tes insomnies à une sorcière babillarde; puis, un loup de mer monstrueux ou un mulet de deux livres pour régaler l’opulente amie à qui tu donnes à souper. Par pudeur, ô Phyllis, sois vraie et sois juste en même temps: je ne te refuse rien, ne me refuse pas davantage?» Comment cette Phyllis, dont la vieille main était si glacée tout à l’heure, est-elle devenue tout à coup une belle qu’on désire et qu’on s’efforce de contenter coûte que coûte? La métamorphose continue et Martial est au comble de ses vœux: «La belle Phyllis, pendant toute une nuit, s’était prêtée à toutes mes fantaisies (se præstitisset omnibus modis largam), et je songeais le matin au présent que je lui ferais, soit une livre de parfums de Cosmus ou de Niceros, soit une bonne charge de laine d’Espagne, soit dix pièces d’or à l’effigie de César. Phyllis me saute au cou, me caresse, me baise aussi longuement que les colombes dans leurs amours, et finit par me demander une amphore de vin.» Phyllis subissait-elle une nouvelle transformation à son désavantage, et Martial reconnaissait-il qu’il s’était trop pressé de rétracter tout le mal qu’il [376] avait dit d’elle, avant de la posséder. Tout s’expliquerait mieux si ce nom de Phyllis désignait deux ou trois courtisanes différentes, que Martial aurait traitées bien différemment, en commençant par le dédain, en passant par l’amour et en arrivant à l’insouciance.

Les autres courtisanes qu’on rencontre çà et là dans les douze livres des épigrammes de Martial n’y figurent pas plus de deux fois chacune; et souvent une seule fois; mais nous nous garderions bien d’assurer qu’elles avaient fait une impression moins vive et moins durable sur l’esprit mobile et fantasque du poëte. Il ne faut jamais prendre à la lettre les duretés qu’il leur adresse, et qui n’étaient peut-être qu’une menace de guerre pour arriver plus vite à signer la paix. Ainsi, la première fois qu’il s’attaque à la pauvre Lydie (Liv. XI, ép. 21), il la dépeint comme incapable d’inspirer de l’amour et de donner du plaisir (Lydia tam laxa est, equitis quam culus aheni); il pousse son imagination libertine jusqu’aux plus monstrueuses folies, et l’on pourrait rester bien convaincu qu’il ne pense pas à revenir sur ses jugements téméraires; mais ce n’était là qu’une entrée en matière un peu brutale, il est vrai: son sentiment va changer, dès qu’il aura vu Lydie de près, dès qu’il lui reconnaîtra certaines qualités qui en impliquent d’autres; il ne se rend pas sur tous les points, en effet, et il continue la guerre, pour n’avoir pas l’air de mettre bas les [377] armes trop tôt: «On ne ment pas, Lydie, quand on affirme que tu as un beau teint, sinon la figure belle. Cela est vrai, surtout si tu restes immobile et muette comme une figure de cire ou comme un tableau; mais, sitôt que tu parles, Lydie, tu perds ce beau teint, et la langue ne nuit à personne plus qu’à toi.» C’était une façon adroite de faire entendre à Lydie, qu’il ne demandait qu’à lui apprendre à parler, et qu’au besoin il parlerait pour elle. Martial avait fait sa profession de foi à l’égard de ses goûts amoureux: «Je préfère une fille de condition libre, disait-il avec gaieté; mais, à défaut de celle-ci, je me contenterai bien d’une affranchie. Une esclave serait mon pis-aller; mais je la préférerai aux deux autres, si par sa beauté elle vaut pour moi une fille de condition libre.» On voit que Martial n’était pas difficile sur la question de l’origine de ses maîtresses, et qu’elles n’avaient pas besoin de justifier de leur naissance avec lui, puisqu’il ne partageait pas le préjugé des vieux Romains, qui voyaient un déshonneur dans le commerce d’un homme libre avec une esclave. Il ne s’érige pas en défenseur des courtisanes, qui étaient souvent des esclaves exploitées et vendues par un maître tyrannique et avare; mais il les couvre souvent d’un manteau d’indulgence. Quand un chevalier romain, nommé Paulus, le prie de faire contre Lysisca des vers qui la fassent rougir et dont elle soit irritée, il refuse de se prêter à une lâche vengeance et il [378] tourne la pointe de son épigramme contre Paulus lui-même. Cette Lysisca était peut-être la même que celle dont Messaline prenait le nom pour se faire admettre dans le lupanar où elle se prostituait aux muletiers de Rome. A l’époque où Paulus était si acharné contre elle, on ne la comptait plus que parmi les fellatrices, qui se recrutaient chez les courtisanes hors de mode et sans emploi.

Ces immondes complaisantes étaient si nombreuses du temps de Martial, qu’on les rencontra à chaque pas dans ses épigrammes, où elles se heurtent au passage avec de vilains hommes et des enfants qui pratiquaient le même métier. Le poëte a l’air de les flétrir les uns et les autres, mais il ne manifeste nulle part à leur sujet une indignation qui eût été un anachronisme dans les mœurs romaines. Il s’indigne davantage contre les vieilles prostituées qui persistaient à ne pas disparaître de la scène des amours et qui offensaient les regards de la jeunesse voluptueuse: «Tu n’as pour amies, Fabulla, que des vieilles ou des laides, et plus laides encore que vieilles; tu t’en fais suivre, tu les traînes après toi dans les festins, sous les portiques, aux spectacles. C’est ainsi, Fabulla, que tu parais jeune et jolie.» A trente ans, chez les Romains, une femme n’était plus jeune; elle était vieille à trente-cinq, décrépite à quarante. Martial laisse éclater partout son aversion et son dégoût pour les femmes qui avaient passé l’âge des jeux et des plaisirs: il est féroce, [379] impitoyable contre elles; il les poursuit de sarcasmes amers; il ne leur offre pas d’autre alternative que de sortir du monde, où elles ne peuvent plus servir que d’épouvantail. Sila veut l’épouser à tout prix, Sila qui possède en dot un million de sesterces; mais Sila est vieille, vieille du moins aux yeux de Martial. Il lui impose alors les conditions les plus dures, les plus humiliantes: les époux feront lit à part, même la première nuit; il aura des maîtresses et des mignons, sans qu’elle puisse s’en formaliser; il les embrassera devant elle, sans qu’elle y trouve à redire; à table, elle se tiendra toujours à distance, de sorte que leurs vêtements mêmes ne se touchent pas; il ne lui donnera que de rares baisers; elle ne lui rendra que des baisers de grand’mère: si elle consent à tout cela, il consent à l’épouser, elle et ses sesterces. Cette horreur de la vieillesse est une monomanie chez Martial, qu’elle poursuit et qu’elle attriste sans cesse: il voudrait n’être entouré que de frais visages de femmes et d’enfants; l’idée seule d’une amoureuse surannée lui ôte à l’instant la faculté d’aimer, et, s’il fait l’épitaphe d’une vieille qui va rejoindre son amant au tombeau, il se la représente aussitôt invitant le mort à lui payer sa bienvenue (hoc tandem sita prurit in sepulchro calvo Plotia, cum Melanthione), et cette odieuse image le glace lui-même dans les bras de sa maîtresse. Cependant, malgré son horreur pour tout ce qui n’est plus jeune, il semble se complaire à peindre la vieillesse sous [380] ses traits les plus révoltants; il a toujours des couleurs nouvelles à broyer sur sa palette, quand il veut faille un portrait de vieille femme; il imite les gens qui ont peur des spectres et qui en parlent sans cesse, comme pour s’aguerrir contre eux. Jamais poëte n’a fait des figures de vieilles plus grimaçantes, plus hideuses, plus originales; Horace lui-même est surpassé. Le chef-d’œuvre de Martial, en ce genre, est l’épigramme suivante, dont nous désespérons de rendre l’effrayante énergie: «Quand tu as vécu sous trois cents consuls, Vetustilla; quand il ne te reste plus que trois cheveux et quatre dents; quand tu as une poitrine de cigale, une jambe de fourmi, un front plus plissé que ta stole, des tétons pareils à des toiles d’araignées; quand le crocodile du Nil a la gueule étroite en comparaison de tes mâchoires; quand les grenouilles de Ravenne babillent mieux que toi, quand le moucheron de l’Adriatique chante plus doucement, quand tu ne vois pas plus clair que les chouettes au matin, quand tu sens ce que sentent les mâles des chèvres, quand tu as le croupion d’une oie maigre; quand le baigneur, sa lanterne éteinte, t’admet parmi les prostituées de cimetière; quand le mois d’août est pour toi l’hiver et que la fièvre pernicieuse ne pourrait même te dégeler; eh bien! tu te réjouis de te remarier, après deux cents veuvages, et tu cherches dans ta folie un mari qui s’enflamme sur tes cendres! N’est-ce pas vouloir labourer un rocher? Qui t’appellera jamais [381] sa compagne ou sa femme, toi que Philomélus appelait jadis son aïeule! Mais, si tu exiges qu’on dissèque ton cadavre, que le chirurgien Coricles dresse le lit!... A lui seul appartient de faire ton épithalame, et le brûleur de morts portera devant toi les torches de la nouvelle mariée (intrare in ipsum sola fax potest cunnum).»

Martial, au reste, ne se piquait pas souvent de galanteries envers les courtisanes; il n’était bien inspiré que par les mauvais compliments qu’il pouvait leur adresser. Gallia, qui sans doute ne sent pas bon de son fait, ressemble à la boutique de Cosmus, où les flacons se seraient brisés et les essences renversées: «Ne sais-tu pas, lui dit Martial, qu’à ce prix-là mon chien pourrait sentir aussi bon?» (Liv. III, ép. 55). Saufeia, la belle Saufeia, consent à se donner à lui, mais elle refuse opiniâtrement de se baigner avec lui. Ce refus paraît suspect à Martial, qui en cherche la cause et qui se demande si Saufeia n’a pas la gorge pendante, le ventre ridé, et le reste:

Aut infinito lacerum patet inguen iatu;
Aut aliquid cunni prominet ore tui.

Mais, après avoir ouvert la carrière à son imagination, il vient à penser que Saufeia est bégueule (fatua es), et il la laisse là (Liv. III, ép. 72). Quant à Marulla, elle n’accueille les gens qu’après s’être assurée de ce qu’ils pèsent (Liv. X, ép. 55). Il ne s’arrête à Thélesilla, que pour lui faire affront et pour [382] se louer lui-même: il a fait ses preuves en amour, et pourtant il n’est pas sûr de pouvoir en quatre ans prouver une seule fois à Thélesilla qu’il est homme (Liv. XI, ép. 97). Pontia lui envoie du gibier et des gâteaux, en lui écrivant qu’elle s’ôte les morceaux de la bouche pour les lui offrir: «Ces morceaux, je ne les enverrai à personne, dit le cruel Martial qui se rappelle que Pontia pue de la bouche, et à coup sûr je ne les mangerai pas» (Liv. VI, ép. 75). Lecanie se fait servir au bain par un esclave, dont le sexe est décemment caché par une ceinture de cuir noir, et cependant jeunes et vieux se baignent tout nus avec elle: «Est-ce que ton esclave, lui demande Martial, est le seul qui soit vraiment homme?» (Liv. VII, ép. 35). Ligella épile ses appas surannés, Ligella qui a l’âge de la mère d’Hector et qui se croit encore dans l’âge des amours: «S’il te reste quelque pudeur, lui crie Martial; cesse d’arracher la barbe à un lion mort!» (Liv. X, ép. 90). Lyris est une ivrognesse et une fellatrice abominable (Liv. II, ép. 73). Fescennia boit encore plus que Lyris, mais elle mange des pastilles de Cosmus pour neutraliser les vapeurs empoisonnées de son estomac (Liv. I, ép. 88). Sénia racontait que, passant un soir dans un chemin désert, elle avait été mise à mal par des voleurs qui ne s’étaient pas contentés de la voler: «Tu le dis, Sénia, reprend Martial, mais les voleurs le nient.» (Liv. XII, ép. 27). Galla, en prenant des années et des amants, est devenue riche et [383] savante; Martial le reconnaît, mais il la fuit, de peur de ne pas savoir lui parler d’amour comme il faut (sæpe solecismum mentula nostra facit). Enfin, Églé, qui plaît aux vieux comme aux jeunes, et qui rend aux premiers la vigueur des seconds, en apprenant à ceux-ci tout ce que les autres peuvent savoir (Liv. XI, ép. 91), Églé vend ses baisers et donne gratis ses faveurs les plus secrètes (Liv. XII, ép. 55): «Qui veut que vous vous donniez gratis, jeune fille, s’écrie Martial, celui-là est le plus sot et le plus perfide des hommes!... Ne donnez rien gratis, excepté des baisers!»

La plupart de ces courtisanes, comme l’indiquent leurs noms, n’étaient pas grecques; elles ne venaient pas de si loin, et beaucoup sortaient des faubourgs de Rome, où leurs mères les avaient vendues à la Prostitution. Le temps était passé des scrupules et des préjugés de la vieille Rome, qui autrefois n’eût pas souffert que ses enfants la déshonorassent en se mettant à l’encan. On recherchait encore les courtisanes grecques, en les payant plus cher que d’autres; mais on en trouvait d’autant moins qui fussent réellement originaires de la Grèce, que toutes, afin de se renchérir, se faisaient passer pour telles, même en conservant leur nom latin. Les unes cependant ne savaient pas un mot de grec; les autres n’avaient rien de la beauté grecque; celles qui parlaient grec pour l’avoir appris, faisaient des fautes à chaque phrase; celles qui portaient le costume [384] grec pour l’avoir adopté, lui attribuaient les noms des modes romaines. Une de ces prétendues filles de la Grèce, nommée Celia, croyait se gréciser davantage en refusant de frayer avec les Romains: «Tu te donnes aux Parthes, lui dit Martial, qu’elle avait traité en Romain; tu te donnes aux Germains, tu te donnes aux Daces; tu ne dédaignes pas les lits du Cilicien et du Cappadocien; il t’arrive un amant égyptien, de la ville de Cérès; un amant indien, de la mer Rouge; tu ne fuis pas les caresses des Juifs circoncis; l’Alain, sur son cheval sarmate, ne passe pas devant ta maison, sans s’y arrêter. Comment se fait-il que toi, fille de Rome, tu ne veux pas te plaire avec les Romains?»

Quâ ratione facis, quum sis romana puella,
Quod romana tibi mentula nulla placet?

Cette même Celia, qu’une mauvaise leçon appelle Lelia dans une autre épigramme (Liv. X, ép. 68), s’était gravé dans la mémoire quelques mots grecs qu’elle répétait à tout propos avec un accent romain: «Quoique tu ne sois ni d’Éphèse, ni de Rhodes, ni de Mytilène, mais bien d’un faubourg de Rome; quoique ta mère, qui ne se parfume jamais, soit de la race des Étrusques basanés, et que ton père soit un rustre des campagnes d’Aricie, tu prodigues ces mots voluptueux: ζωἡ et ψυχἠ. O pudeur! toi, concitoyenne d’Hersilie et d’Égérie! Ces mots ne se disent qu’au lit, et encore tous les lits ne doivent pas [385] les entendre!... c’est affaire au lit qu’une amante a dressé elle-même pour son tendre amant. Tu désires savoir quel est le langage d’une chaste matrone en pareille occurrence; mais en serais-tu plus charmante dans les mystères du plaisir (numquid, quum, crissas blandior esse potes)? Va, tu peux apprendre et retenir par cœur tout Corinthe, et pourtant, Celia, tu ne seras jamais tout à fait Laïs!» Il y a du dépit dans ces épigrammes, et Martial ne dissimule pas qu’il eût souhaité être aimé à la grecque par cette Laïs romaine. Quand il n’accuse pas une courtisane d’être décrépite, de sentir le vin, d’être trop rapace, de dévorer trop d’amants, de n’avoir plus d’amateurs, on peut dire, avec quelque certitude, qu’il a quelques projets sur elle et qu’il est bien près de réussir; mais il est, d’ordinaire, sans égard et sans pitié pour la maîtresse qu’il quitte. C’est donc de sa part une extrême délicatesse que de ne pas injurier ou diffamer Lycoris, en se séparant d’elle pour aller à Glycère. «Il n’était pas de femme qu’on pût te préférer, Lycoris, lui dit-il: adieu! Il n’est pas de femme qu’on puisse préférer à Glycère! Elle sera ce que tu es maintenant; tu ne peux plus être ce qu’elle est; ainsi fait le temps: je t’ai voulue, je la veux.» Il ne dit pas alors plus de mal de Lycoris, qui était brune de teint et qui, pour le blanchir, allait s’établir à Tibur, dont l’air vif passait pour favorable à la peau (Liv. VII, ép. 13). Quand elle revint de la campagne, il remarqua qu’elle n’était pas plus [386] blanche et il s’aperçut aussi qu’elle louchait: Lycoris, il est vrai, avait pris, à la place du poëte, un enfant beau comme le berger Pâris (Liv. III, ép. 39). Martial semble éviter d’avouer ses maîtresses: il les proclame assez, quand il les loue. Ainsi, en présence de Chioné et de Phlogis, il se demande laquelle des deux est la mieux faite pour l’amour (Liv. XI, ép. 60). Chioné est plus belle que Phlogis; mais celle-ci a des sens qui redonneraient de la jeunesse au vieux Nestor, des sens que chacun voudrait rencontrer chez sa maîtresse (ulcus habet, quod habere suam vult quisque puellam). Chioné, au contraire, n’éprouve rien (at Chione non sentit opus), ni plus ni moins que si elle était de marbre: «O dieux! s’écrie Martial, s’il m’est permis de vous faire une grande prière et si vous voulez m’accorder le plus précieux des biens, faites que Phlogis ait le beau corps de Chioné, et que Chioné ait les sens de Phlogis!»

Les libertins de Rome ne se faisaient pas faute de souhaiter: le vœu de leur imagination lubrique était toujours en opposition avec une réalité dont ils étaient las ou qui ne les contentait plus. La carrière ouverte à ces fantaisies spéculatives du libertinage s’entourait d’horizons voluptueux, vers lesquels Martial aimait à porter ses regards. Entre toutes les maîtresses qu’il avait, celle qu’il n’avait pas excitait toujours chez lui des désirs plus ardents. Une courtisane plus délicate que ses pareilles, Polla, éprouve [387] pour le poëte un sentiment tendre qu’il n’a pas cherché à lui inspirer: elle ne se défend pas contre ce sentiment; elle s’y abandonne avec passion; elle n’hésite pas à le déclarer, et, pour que Martial en soit averti, elle lui envoie des couronnes de fleurs qui doivent parler pour elle. Martial reçoit les couronnes et ne les suspend pas à son lit, selon l’usage des amoureux: «Pourquoi, Polla, m’envoyer des couronnes toutes fraîches? lui écrit-il; j’aimerais mieux des roses que tu aurais fanées (à te malo vexatas tenere rosas).» Martial, en échange d’une gracieuse invitation à l’amour, que lui apportaient ces fleurs brillantes, n’adressait à Polla qu’une pensée libertine et repoussante; car il lui demandait de lui faire connaître, par l’envoi des couronnes qu’elle avait portées dans les festins, le nombre d’assauts qu’elle avait eus à y soutenir. Martial, on le voit, ne se piquait pas de ces délicatesses, de ces élans du cœur qui distinguent les poëtes grecs, et qui se retrouvent comme un écho affaibli dans les érotiques latins du siècle d’Auguste. Veut-il, dans un moment de satiété sensuelle, se représenter la femme qu’il souhaiterait avoir pour maîtresse, il ne va pas la chercher en idée parmi les vierges et les matrones: «Celle que je veux, ce dit-il sans rougir de ses goûts, c’est celle qui, facile en amour, erre çà et là, voilée du palliolum; celle que je veux, c’est celle qui s’est donnée à son mignon, avant d’être à moi; celle que je veux, c’est celle qui se vend tout [388] entière pour deux deniers; celle que je veux, c’est celle qui suffit à trois en même temps. Quant à celle qui réclame des écus d’or et qui fait sonner de belles phrases, je la laisse en possession à quelques citoyens de Bordeaux!» Martial était devenu grossier de sentiments, sinon de langage, en se plongeant de plus en plus dans le bourbier de la débauche impériale. Cette méprisable société de courtisanes et de gitons qui l’entourait avait fini par lui ôter le sens moral et par lui gâter le cœur.

Il en était venu jusqu’à ne plus respecter sa femme, cette Clodia Marcella, Espagnole comme lui, et la compagne de sa fortune depuis trente-cinq ans. Peu de temps avant de retourner avec elle dans leur pays natal, il eut le triste courage de lui adresser cette honteuse profession de foi, bien digne d’un libertin consommé et incorrigible: «Ma femme, allez vous promener, ou accoutumez-vous à mes mœurs! Je ne suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Les nuits passées à vider de joyeuses coupes me charment: toi tu te hâtes de te lever de table, après avoir bu de l’eau tristement; tu te plais dans les ténèbres, moi j’aime qu’une lampe éclaire mes plaisirs et que Vénus s’ébatte au grand jour; tu t’enveloppes de voiles, de tuniques et de manteaux épais: pour moi, une femme couchée à mes côtés n’est jamais assez nue; les baisers à la manière des tourterelles me délectent: ceux que tu me donnes ressemblent à ceux que tu reçois de ta grand’mère [389] chaque matin. Tu ne daignes jamais seconder mon ardeur amoureuse, ni par des paroles, ni avec les doigts, ni du moindre mouvement, comme si tu présentais le vin et l’encens dans un sacrifice. Les esclaves phrygiens se souillaient derrière la porte, chaque fois qu’Andromaque était dans les bras d’Hector...»

Masturbabantur Phrygii post ostia servi,
Hectoreo quoties sederat uxor equo.
Et, quamvis Ithaco stertente, pudica solebat
Illic Penelope semper habere manum.
Pædicare negas: dabat hoc Cornelia Graccho;
Julia Pompeio; Porcia, Brute, tibi!
Dulcia dardanio nondum miscente ministro
Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi.

Martial ne rougit pas d’invoquer l’exemple de ces infamies, que les grands noms qu’il cite devaient absoudre aux yeux de l’antiquité; mais sa femme ne se soucie pas plus d’imiter Junon que Porcie ou Cornélie. Alors le poëte, indigné de trouver si peu de complaisance dans le lit conjugal, s’écrie avec dureté: «S’il vous convient d’être une Lucrèce tout le long du jour, la nuit je veux une Laïs.» Mais Lucrèce ne tarda pas à reprendre son empire, celui qu’une honnête femme ne demande jamais aux caprices des sens. Il est permis de supposer que l’influence salutaire de Marcella décida Martial à retourner à Bilbilis, en Espagne; elle y avait des biens qu’elle tenait de sa famille: ces biens, elle en fit abandon à son mari, et elle parvint à l’entraîner hors de l’abîme [390] des dépravations romaines, au milieu desquelles il s’oubliait depuis trente-cinq ans. Martial se trouva comme purifié, lorsqu’il ne respira plus le même air que ces courtisanes, ces cinædes, ces entremetteuses, ces lénons, ces vils agents de la luxure, ces odieux ministres de débauche qui composaient presque toute la population de Rome. Il ne brûla pas ses livres d’épigrammes, où il avait enregistré, pour ainsi dire, les actes de la Prostitution sous les règnes de sept empereurs; mais il y ajouta une épigramme expiatoire, dans laquelle il reconnaissait implicitement qu’il avait mal vécu jusque-là et que le bonheur était dans la vie champêtre, auprès d’une épouse estimable et bien-aimée: «Ce bois, ces sources, cette treille sous laquelle on est à l’ombre, ce ruisseau d’eau vive qui arrose les prés, ces champs de roses qui ne le cèdent pas à celles de Pestum, qu’on voit fleurir deux fois l’an; ces légumes qui sont verts en janvier et qui ne gèlent jamais, ces viviers où nage l’anguille domestique, cette tour blanche qui abrite de blanches colombes: ce sont là des présents de ma femme, après sept lustres d’absence. Marcella m’a donné ce domaine, ce petit royaume. Si Nausicaa m’abandonnait les jardins de son père, je pourrais dire à Alcinoüs:—J’aime mieux les miens!» Cette simple et rustique épigramme repose l’esprit et le cœur, après toutes les impuretés que Martial semble avoir accumulées avec plaisir dans son recueil, où l’on est tout étonné [391] de trouver quelques nobles et vertueuses indignations de poëte.

Voici une de ces honorables sorties, que fait Martial contre les vices impunis que traîne après elle la Prostitution: «Tu dis que tu es pauvre à l’égard des amis, Lupus? tu ne l’es pas avec ta maîtresse; il n’y a que ta mentule qui ne se plaigne pas de toi. Elle s’engraisse, l’adultère, de conques de Vénus en fleur de farine, tandis que ton convive se repaît de pain noir! Le vin de Sétia, qui enflammerait la neige même, coule dans le verre de cette maîtresse, et nous, nous buvons la liqueur trouble et empoisonnée des tonneaux de Corse. Tu achètes une nuit ou une partie de nuit avec l’héritage de tes pères, et ton compagnon d’enfance laboure solitairement des champs qui ne sont pas les siens. Ta prostituée brille chargée de perles d’Érythrée, et, pendant que tu t’enivres d’amour, on mène en prison ton client. Tu donnes à cette fille une litière portée par huit Syriens, et ton ami sera jeté nu dans la bière. Va maintenant, Cybèle, châtier de misérables gitons; la mentule de Lupus méritait mieux de tomber sous tes sacrés couteaux!»

Nous n’avons pas le courage de faire parler Martial au sujet de la Prostitution masculine, qui a l’air de l’occuper beaucoup plus que celle des femmes. On a peine à se rendre compte de l’état de démoralisation où l’ancienne Rome était tombée à l’égard des monstrueux égarements de la débauche anti-physique. [392] Il faut lire Martial pour avoir une idée de ces mœurs dégoûtantes, qui avaient presque détrôné en amour le sexe féminin, et qui avaient fait des jeunes garçons ou des efféminés un sexe nouveau consacré à de honteux plaisirs. Il faut lire Martial pour comprendre que l’époque de corruption, où il vivait aussi mal que ses contemporains, osait regarder en face et sans horreur les hideux désordres de la promiscuité des sexes entre eux. Quand on voit, dans ce recueil d’épigrammes, obscènes la plupart, le panégyrique de l’empereur Domitien suivre ou précéder l’éloge des mignons; quand on rencontre dans la même page une invocation à la vertu, une prière à quelque divinité, et une excitation à la pédérastie la plus effrontée, on reste convaincu que le sens moral était perverti dans la société romaine. Chez les Grecs, du moins, s’il n’y avait pas plus de retenue dans les faits, il y avait plus de décence, moins de grossièreté dans leurs expressions. Sans doute on n’attachait pas plus de répugnance à certains actes répréhensibles au double point de vue de la dignité humaine et des lois naturelles; mais on relevait cette dégradation sensuelle, par le prestige du dévouement, de l’amitié et de la passion idéale. Chez les Romains, au contraire, pour tout raffinement, le vice s’était matérialisé en rejetant toute espèce de voile et de pudeur. Les oreilles n’étaient pas plus respectées que les yeux, et le cœur semblait avoir perdu ses instincts de délicatesse, dans [393] cet endurcissement moral qui lui donnait l’habitude des choses honteuses. Nous ne voulons pas pénétrer dans ces chemins détournés de la Prostitution, qui ne nous offriraient que des objets répulsifs et attristants, en présence desquels notre imagination s’arrêterait épouvantée. Nous préférons renvoyer le lecteur à Martial lui-même et aux satiriques de son siècle, Juvénal et Pétrone. Le premier n’a rien dit de moins que Martial, mais il s’est renfermé dans une concision qui souvent le rend obscur et par cela même plus réservé; les commentateurs seuls ont suppléé à ses réticences, ont porté le flambeau dans ses ténèbres les plus discrètes: on y pénètre d’un pas sûr, et on est effrayé de tout ce que le poëte a rassemblé de turpitudes dans cet enfer des Césars. Le second, sous la forme d’un roman comique et licencieux, a fait une peinture des excès de son temps; ce roman est comme un long hymne en l’honneur de Giton, son horrible héros.

Pétrone était pourtant un voluptueux des plus habiles et des plus raffinés; Tacite l’appelle l’arbitre du bon goût, et ce surnom lui est resté (arbiter), sans impliquer une approbation de ses mœurs, que la cour de Néron pouvait seule justifier. Pétrone, il est vrai, ne se piquait pas, comme Juvénal, d’être un sage incorruptible: il ne nombrait pas du doigt les infamies de son temps, pour en éloigner ceux qui n’y trempaient pas encore; il ne s’indignait nullement des scandales que chacun étalait avec cynisme; [394] il s’en amusait, au contraire; il en riait le premier, et il avait l’air de regretter de n’en pas dire davantage. Son livre est un affreux tableau de la licence de Rome, et, quand on songe que nous ne possédons pas la dixième partie de ce roman d’aventures obscènes, il est facile de supposer que nous avons perdu les épisodes les plus révoltants, les descriptions les plus infâmes, les saletés les plus caractérisées, puisque l’œuvre de Pétrone a été mutilée par la censure chrétienne, qui n’a pas réussi à l’anéantir entièrement. Il reste assez d’impuretés de tout genre dans les fragments que nous avons conservés, pour juger à la fois l’ouvrage qui faisait les délices de la jeunesse romaine, l’auteur qui avait exécuté cet ouvrage d’après ses propres souvenirs et au reflet de ses impressions personnelles, enfin l’époque elle-même qui formait de tels auteurs et qui tolérait de tels livres. Il y a vingt passages dans le Satyricon qui sembleraient avoir été écrits dans un mauvais lieu, et la verve, l’entrain, la pétulance du romancier, accusent encore l’excitation qu’il avait cherchée dans les bras de l’amour, avant de prendre sa plume. Nous ne rappellerons pas les principales scènes de ce drame érotique et sotadique, ni l’orgie de Quartilla, ni celle de Trimalcion, ni celle de Circé; car, en cet étrange roman, l’orgie succède à l’orgie avec une terrible puissance, et les personnages se meuvent constamment dans une atmosphère embrasée de luxure! Ascylte et Giton, que Pétrone s’est [395] plu à représenter sous les couleurs les plus séduisantes, sont pourtant des types de bassesse et de perversité. L’un, suivant les expressions mêmes de l’auteur, est un jeune adolescent que toutes les débauches ont souillé, affranchi par la Prostitution, citoyen par elle (stupro liber, stupro ingenuus), dont le sort des dés disposait comme d’un enjeu et qui se louait pour fille à ceux mêmes qui le croyaient homme; l’autre, l’exécrable Giton, prit la robe de femme en guise de toge virile, dit Pétrone, et, croyant devoir dès le berceau n’être point de son sexe, fit œuvre de prostituée dans un bouge d’esclaves (opus muliebre in ergastulo fecit). Après de semblables portraits, on ne peut que s’étonner de ne pas les trouver tenant mieux parole et répondant à ce qu’ils avaient promis. Ainsi, le mariage de la petite fille de sept ans Pannychis, avec Giton, offrait sans doute des détails extraordinaires, qui auront empêché de dormir quelque rhéteur devenu Père de l’Église, et que sa chaste main aura fait disparaître sans faire grâce à l’originalité et à la richesse du récit. Il est possible de juger ce qui manque à cet endroit, par la prodigieuse scène qui se passa dans le sanctuaire du temple de Priape, lorsque le héros du lieu, ayant eu l’imprudence de tuer les oies sacrées qui le harcelaient, se voit à la merci de la prêtresse du dieu Ænothée et de sa compagne Proselenos. Le latin seul a le privilége incontesté de mettre en relief de pareilles horreurs, que le français rougirait [396] de reproduire même en les enveloppant de gaze transparente. Voici les singulières et malhonnêtes représailles que les deux vieilles tirent du pauvre tueur d’oies: «Profert Ænothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere, atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim cœpit inserere ano meo. Hoc crudelissima anus spargit subinde humore femina mea. Masturisi succum cum abrotono miscet, perfusisque inguinibus meis, viridis urticæ fascem comprehendit, omniaque infra umbilicum cœpit lenta manu.» C’est peut-être le seul passage d’un auteur ancien dans lequel il soit question, au point de vue érotique, de la flagellation avec des orties vertes. On ne s’explique pas que les moines des premiers siècles, qui faisaient une si aveugle guerre aux œuvres profanes de l’antiquité, aient laissé subsister dans Pétrone ce passage effroyable.

Presque tous les aspects de la Prostitution antique se retrouvent dans le Satyricon, où l’on ne rencontre que prostituées, mignons, courtiers d’amour, tout ce qu’il y a d’impur dans le trafic de la femme et de l’homme. Parmi les entremetteuses, figure une matrone des plus respectées nommée Philumène qui, grâce aux complaisances de sa jeunesse, avait escroqué plus d’un testament; qui, après que l’âge eut flétri ses charmes, prodiguait son fils et sa fille aux vieillards sans postérité, et soutenait par ces successeurs l’honneur de son premier métier. Cette Philumène envoya les deux enfants [397] dans la maison d’Eumolpe, grave personnage plein d’ardeur et de caprice, qui aurait pris des libertés avec une vestale, et qui ne balança pas à inviter la petite aux mystères de Vénus Callipyge (non distulit puellam invitare ad Pygisiaca sacra). Puis, le narrateur, qui parle latin, par bonheur, entre dans les détails, que nous ne traduisons pas en style pudique et incolore. Eumolpe avait dit à tout le monde, qu’il était goutteux et perclus des reins: «Itaque, ut constaret mendacio fides, puellam quidem exoravit, ut sederet supra commendatam bonitatem. Coraci autem imperavit, ut lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus, dominum lumbis suis commoveret. Ille lento parebat imperio, puellæque artificium pari motu remunerabat.» Tel est, en quelque sorte, le tableau final du roman. Les petites pièces de vers, qu’on a recueillies à la suite et qui faisaient partie, prétend-on, du texte en prose supprimé ou perdu, renferment quelques pièces amoureuses adressées évidemment à des courtisanes, qu’elles nous font connaître par des éloges plutôt que par des épigrammes à la manière de Martial. Pétrone était trop ami des choses douces et agréables pour s’envenimer l’esprit à l’endroit de ces créatures, auprès desquelles il ne cherchait que son plaisir. Sertoria est la seule qu’il maltraite un peu, et peut-être dans une bonne intention, pour la corriger de se farder sans en avoir besoin: «C’est perdre en même temps, lui dit-il, ton fard et ton [398] visage!» Quand Martia lui envoie de la campagne et châtaignes épineuses et oranges parfumées, il lui écrit d’apporter elle-même ses présents ou de joindre un envoi de baisers à celui des fruits: «Je les mangerai ensemble (vorabo lubens),» dit-il à cette aimable campagnarde. Mais une autre est à ses côtés, une autre qu’il ne nomme pas; elle porte une rose sur sa gorge: «Cette rose, dit-il galamment, tire de ton sein une rosée d’ambroisie, et c’est alors qu’elle sentira vraiment la rose.» La nuit, il s’éveille à demi, sous le charme d’un songe charmant; il entend la voix de Délie, qui lui parle d’amour et qui lui laisse un baiser imprimé sur le front; il l’appelle à son tour, il étend les bras; mais il ne trouve plus autour de lui que la nuit et le silence: «Hélas! murmure-t-il, c’était un écho de mon cœur et de mon oreille!» Mais à Délie succède Aréthuse, l’ardente Aréthuse aux cheveux dorés, qui pénètre à pas discrets dans la chambre de son amant et qui est déjà frémissante auprès de lui; elle ne s’endormira pas, la folle maîtresse! elle imite curieusement les poses et les inventions voluptueuses qu’elle a étudiées dans le fameux code du plaisir et dans les dessins qui l’accompagnent (dulces imitata tabellas): «Ne rougis de rien, lui dit Pétrone, qui l’encourage, sois plus libertine que moi!» (Nec pudeat quidquam, sed me quoque nequior ipsa.) Bassilissa ne lui en offrait pas autant: elle n’accordait ses faveurs, qu’ayant été prévenue à l’avance (et nisi præmonui, te dare [399] posse negas). Pétrone lui vante les délices de l’imprévu: «Les plaisirs nés du hasard, lui dit-il avec humeur, valent mieux que ceux qui ont été prémédités par lettres.» Ce fut probablement pour se venger des résistances calculées de Bassilissa, qu’il lui reprochait de mettre trop de rouge à ses joues et trop de pommade dans ses cheveux: «Se déguiser sans cesse, lui dit-il rudement, n’est pas se fier à l’amour (fingere te semper non est confidere amori).» Pétrone, riche et généreux, beau et bien fait, impatient de jouissances et infatigable, multipliait ses amours et changeait tous les jours de maîtresse. Il serait mort d’épuisement et de débauche, si la colère de Néron ne l’avait contraint à se faire ouvrir les veines pour échapper à la crainte du supplice qui troublait sa vie menacée; il eût préféré une mort plus lente et plus voluptueuse, car il avait coutume de répéter cet axiome, qu’il mettait si largement en pratique: «Les bains, les vins, l’amour détruisent la santé du corps, et ce qui fait le bonheur de la vie, ce sont les bains, les vins et l’amour.»

Balnea, vina, Venus, corrumpunt corpora sana;
Et vitam faciunt balnea, vina, Venus.
Décoration

CHAPITRE XXVIII.

Sommaire.—Les empereurs romains.—Influence perverse de leurs mœurs dépravées.—Rigueur des lois relatives à la moralité publique avant l’avénement des empereurs.—L’édile Quintus Fabius Gurgès.—Les édiles Vilius Rapullus et M. Fundanius.—Le consul Postumius.—Le chevalier Ebutius et sa maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia.—Jules César.—Déportements de cet empereur.—Femmes distinguées qu’il séduisit.—Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre.—Infamie de ses adultères.—César et Nicomède, roi de Bithynie.—Chanson des soldats romains contre César.—Octave, empereur.—Son impudicité.—Épisode singulier des amours tyranniques d’Auguste.—Répugnance d’Auguste pour l’adultère.—Son inceste avec sa fille Julie.—Son goût immodéré pour les vierges.—Sa passion pour le jeu.—Ses femmes Claudia, Scribonia et Livia Drusilla.—Le Festin des douze divinités.—Apollon bourreau.—Tibère, empereur.—Son penchant pour l’ivrognerie.—Sévérité de ses lois contre l’adultère.—Étranges contradictions qu’offrirent la vie publique et la vie privée de cet empereur.—Tibère Caprineus.—Abominable vie que menait ce monstre dans son repaire de l’île de Caprée.—Le tableau de Parrhasius.—Portrait physique de Tibère.—Caligula, empereur.—Ses amours infâmes avec Marcus Lépidus et le comédien Mnester.—Sa passion pour la courtisane Pyrallis.—Comment [402] cet empereur agissait envers les femmes de distinction.—Le vectigal de la Prostitution.—Ouverture d’un lupanar dans le palais impérial.—Le préfet des voluptés.—Claude, empereur.—Honteuses débauches de ses femmes Urgulanilla et Messaline.—Néron, empereur.—Sa jeunesse.—Ses soupers publics au Champ-de-Mars et au grand Cirque.—Les hôtelleries du golfe de Baïes.—Pétrone, arbitre du plaisir.—Abominables impudicités de Néron.—Son mariage avec Sporus.—Sa passion incestueuse pour sa mère Agrippine.—Les métamorphoses des dieux.—Acté, concubine de Néron.—Galba, empereur.—Infamie de ses habitudes.—Othon, empereur.—Ses mœurs corrompues.—Vitellius, empereur.—Ses débordements.—Son amour pour l’affranchi Asiaticus.—Son insatiable gloutonnerie.—Vespasien, empereur.—Retenue de ses mœurs.—Cénis, sa maîtresse.—Titus, empereur.—Sa jeunesse impudique.—Son règne exemplaire.—Domitia et l’histrion Pâris.—Domitien, empereur.—Ses déportements.—Peines terribles contre l’inceste des Vestales.—Nerva, Trajan et Adrien, empereurs.—Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.

Ce fut sous les empereurs, ce fut par l’influence perverse de leurs mœurs dépravées, ce fut par leur exemple et à leur instigation malfaisante, que la société romaine fit d’effrayants progrès dans la corruption, qui acheva de la désorganiser et de préparer les voies au triomphe de la morale chrétienne. Cette pure et sainte morale avait bien jeté quelques éclairs précurseurs dans la philosophie du paganisme; mais ses conseils étaient sans force et sans portée, parce qu’ils n’émanaient pas encore de l’autorité religieuse, parce qu’ils ne découlaient pas du dogme lui-même, parce qu’ils restaient étrangers au culte. La religion des faux dieux, au contraire, semblait donner un démenti permanent aux doctrines philosophiques, [403] qui tendaient à rendre l’homme meilleur, en lui apprenant à se laisser diriger par l’estime de soi et à mériter aussi l’estime des autres. Cette religion, toute matérielle et toute sensuelle, ne pouvait suffire aux esprits élevés et aux nobles cœurs, que l’Évangile du Christ allait trouver tout prêts à le comprendre; mais il fallait des siècles de travail mystérieux dans les âmes, pour les approprier, en quelque sorte, à la foi nouvelle, à la morale. Tous les excès du luxe, tous les débordements des passions, toutes les recherches du plaisir furent le résultat d’une extrême civilisation qui n’avait pas de frein religieux et qui n’aspirait pas à un autre but qu’à la satisfaction de l’égoïsme le plus brutal. Jamais cet égoïsme ne fut poussé si loin qu’à l’époque des Césars, qui en ont été, pour ainsi dire, la monstrueuse personnification.

«Le vice est à son comble!» s’écriait tristement Juvénal effrayé des infamies qu’il dénonçait dans ses satires: Omne in præcipiti vitium stetit. Dans vingt endroits de son recueil, ce farouche stoïcien maudit les turpitudes de son temps et regrette les vertus austères des Romains de la République: «Voilà, malheureux, à quel point de décadence nous sommes parvenus! dit-il avec amertume... Nous avons, il est vrai, porté nos armes aux confins de l’Hibernie, nous avons tout récemment soumis les Orcades et la Bretagne, où les nuits sont si courtes; mais ce que fait le peuple vainqueur dans la Ville éternelle, les peuples [404] vaincus ne le font pas!» L’histoire de Rome, en effet, avant la dépravation impériale, est pleine de faits qui témoignent, sinon de la pureté des mœurs, du moins de la rigueur des lois relatives à la moralité publique. L’an 457 de la fondation de Rome, Quintus Fabius Gurgès, fils du consul, signala son édilité en accusant au tribunal du peuple certaines matrones qui se livraient à la débauche (matronas stupri damnatas), et les fit condamner à une amende énorme dont le produit fut employé à ériger un temple à Vénus, auprès du grand Cirque. L’an 539, les édiles populaires, Vilius Rapullus et M. Fundanius intentèrent une accusation semblable à des matrones coupables de pareils désordres, et les envoyèrent en exil. L’an 568, le consul Postumius, ayant été averti des hideuses obscénités qui se commettaient dans la célébration des Bacchanales, prit des mesures vigoureuses pour extirper le mal dans sa racine, et pour anéantir la secte impudique qui se propageait dans l’ombre, sous le vain prétexte des mystères de Bacchus. Un jeune chevalier romain, nommé Ebutius, était venu se plaindre au consul qu’on avait entraîné sa maîtresse aux Bacchanales. Cette maîtresse n’était pourtant qu’une courtisane appelée Hispala Fecenia; esclave dans sa jeunesse, depuis son affranchissement elle continuait son ancien métier, au-dessus duquel la plaçait l’élévation de ses sentiments. Elle avait contracté avec Ebutius une liaison qui ne nuisait pas à la réputation [405] du jeune homme, quoiqu’il vécût aux dépens de cette affranchie (meretriculæ munificentiâ continebatur). Hispala demeurait sur le mont Aventin, où elle était bien connue (non ignotam viciniæ). Le consul pria sa belle-mère Sulpicia de mander cette courtisane, qui ne fut pas peu étonnée d’être introduite chez une matrone respectable. Là, Postumius l’interrogea en présence de sa belle-mère, et il obtint la révélation complète de toutes les horreurs qui avaient lieu dans les assemblées nocturnes des Bacchanales. Le lendemain, il alla au sénat, et il demanda les moyens d’exterminer une secte infâme qui comptait déjà sept mille initiés à Rome et aux environs. Le sénat partagea l’indignation de Postumius et prononça des peines terribles contre les abominables auteurs des Bacchanales. Quant à Ebutius et à sa compagne, ils furent généreusement récompensés: le sénatus-consulte déclara que la belle Hispala, malgré son origine et malgré son métier, pourrait épouser un homme de condition libre, sans que ce mariage pût compromettre en rien la fortune et la réputation de son mari. Elle épousa Ebutius et prit le rang de matrone, sous la sauvegarde des consuls et des préteurs, qui devaient la garantir de toute insulte. Les Bacchanales, flétries et proscrites par arrêt du sénat, n’osèrent reparaître à Rome que sous le règne des empereurs.

Les mœurs publiques furent perdues, dans tout l’empire romain, du jour où le chef de l’État cessa [406] de les respecter lui-même, et donna le signal des vices qu’il était appelé à réprimer. Jules César, ce grand homme dont le génie éleva si haut la puissance romaine, par les armes, la politique et la législation; Jules César fut le premier à offrir aux Romains le spectacle corrupteur de ses déportements. On eût dit qu’il voulait prouver par là que son ancêtre Énée lui avait transmis quelque chose du sang de Vénus. Tous les historiens, Suétone, Plutarque, Dion Cassius, s’accordent à reconnaître qu’il était très-porté aux plaisirs de l’amour, et qu’il n’y épargnait pas la dépense: pronum et sumptuosum una in libidines fuisse, dit Suétone. Il séduisit un grand nombre de femmes distinguées, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius; Lollia, femme d’Aulus Gabinius; Tertulla, femme de Marcus Crassus; et Marcia, femme de Cneius Pompée; mais il n’aima aucune femme plus que Servilie, mère de Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat, une perle qui avait coûté six millions de sesterces (1,162,500 fr.), et, à l’époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la combla, il lui fit adjuger à vil prix les plus beaux domaines, qu’on vendait alors aux enchères. Comme on s’étonnait du bon marché de ces acquisitions, Cicéron répondit par cette épigramme: «Le prix est d’autant plus avantageux, qu’on a fait déduction du tiers.» Le jeu de mots signifiait aussi: «On a livré Tertia.» On soupçonnait, en effet, Servilie de favoriser [407] elle-même un commerce scandaleux entre sa fille Tertia et son propre amant. César ne respectait pas davantage le lit conjugal dans les provinces où il passait avec son armée; après la conquête des Gaules, le jour de son triomphe, ses soldats chantaient en chœur:

Urbani, servate uxores, mœchum calvum adducimus!
Aurum in Galliâ effutuisti; at hic sumsisti mutuum.

«Citadins, gardez bien vos épouses, voici que nous ramenons le libertin chauve! César, tu as répandu en amour dans les Gaules tout l’or que tu as pris à Rome!» Jules César fut l’amant de plusieurs reines étrangères, entre autres d’Eunoé, femme du roi de Mauritanie. Il aima surtout avec passion la voluptueuse Cléopâtre, reine d’Égypte, qui lui donna un fils qu’il eût voulu choisir pour héritier.

Ses ardeurs vénériennes s’étaient tellement accrues, au lieu de diminuer avec les années, qu’il convoitait toutes les femmes de l’empire romain, et qu’il eût souhaité pouvoir en disposer à son choix. Il avait rédigé un singulier projet de loi, qu’il eut honte pourtant de présenter à la sanction du sénat: par cette loi, il se réservait le droit d’épouser autant de femmes qu’il voudrait, pour avoir autant d’enfants qu’il était capable d’en produire. L’infamie de ses adultères était si notoire, raconte Suétone, que Curion le père, dans un de ses discours, l’avait qualifié mari de toutes les femmes et femme de tous les [408] maris. La seconde partie de cette sanglante épigramme tombait à faux, car, suivant l’histoire, César ne pécha qu’une seule fois dans sa vie par impudicité, c’est-à-dire en s’adonnant au vice contre nature (ce vice seul était aux yeux des Romains un outrage à la pudeur); mais ce honteux égarement de César eut un si fâcheux éclat, qu’un opprobre ineffaçable en rejaillit sur son nom dans le monde entier. La calomnie s’empara sans doute d’un fait, qui n’avait été qu’un accident de débauche, et qui aurait passé inaperçu, si les deux coupables n’eussent pas été Jules César et le roi Nicomède. Cicéron rapporte, dans ses lettres, que César fut conduit par des gardes dans la chambre du roi de Bithynie; qu’il s’y coucha, couvert de pourpre, sur un lit d’or, et que ce descendant de Vénus prostitua sa virginité à Nicomède (floremque ætatis à Venere orti in Bithynia contaminatum). Depuis cette infâme complaisance, César se vit en butte aux ironies les plus amères, et il les supporta patiemment, sans y répondre et sans les démentir. Tantôt Dolabella l’appelait en plein sénat: la concubine d’un roi, la paillasse de la couche royale; tantôt le vieux Curion le traitait de lupanar de Nicomède et de prostituée bithynienne. Un jour, comme César s’était fait le défenseur de Nysa, fille de Nicomède, Cicéron l’interrompit, avec un geste de dégoût, en disant: «Passons, je vous prie, sur tout cela; on sait trop ce que vous avez reçu de Nicomède, et ce que vous lui [409] avez donné!» Une autre fois, un certain Octavius, qui se permettait tout impunément, parce qu’il passait pour fou, salua César du titre de reine, et Pompée, du titre de roi. C. Memmius racontait à qui voulait l’entendre, qu’il avait vu le jeune César servant Nicomède à table et lui versant à boire, confondu qu’il était avec les eunuques du roi. Enfin, quand César montait au Capitole, après la soumission des Gaules, les soldats chantaient gaiement autour de son char de triomphe: «César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César. Voici que César triomphe aujourd’hui pour avoir soumis les Gaules; Nicomède ne triomphe pourtant pas, lui qui a soumis César.»

Octave ne resta point au-dessous de César, en fait d’impudicité: «Sa réputation fut flétrie dès sa jeunesse par plus d’un opprobre,» lit-on dans Suétone. Sextus Pompée le traita d’efféminé; Marc-Antoine lui reprocha d’avoir acheté, au prix de son déshonneur, l’adoption de son oncle; Lucius, frère de Marc-Antoine, prétendit qu’Octave, après avoir livré la fleur de son innocence à César, la vendit une seconde fois en Espagne à Hirtius pour 300,000 sesterces (58,225 fr.); Lucius ajoutait qu’Octave avait coutume alors de se brûler le poil des jambes avec des coquilles de noix ardentes, afin que ce poil repoussât plus doux. Tout le peuple lui appliqua un jour, avec une joie maligne, un vers prononcé sur la scène pour désigner un prêtre de Cybèle jouant du tambourin: Viden, ut cinædus [410] orbem digito temperat? L’équivoque roulait sur le mot orbem, qui pouvait s’entendre à la fois du tambourin, de l’univers et des parties déshonnêtes que gouvernait aussi le doigt d’un vil cinæde. Mais plus tard Octave réfuta ces accusations, peut-être calomnieuses, par la chasteté de ses mœurs à l’égard d’un vice qu’on n’eut pas à lui reprocher davantage, lorsqu’il eut atteint l’âge d’homme. Quant à ses mœurs, sous un autre rapport, elles étaient loin d’être chastes ou même réservées. Il semblait avoir hérité de la fureur amoureuse de Jules César pour toutes les femmes. En dépit de ses lois contre l’adultère, il ne fut point aussi sévère pour lui-même, qu’il l’était pour les autres, et il n’épargna pas, pour son propre compte, l’honneur nuptial de ses sujets. Marc-Antoine prétendait avoir été témoin d’un épisode singulier des amours tyranniques de l’empereur: au milieu d’un festin, Auguste fit passer, de la salle à manger dans une chambre voisine, la femme d’un consulaire, quoique le mari de celle-ci fût au nombre des invités; et, lorsqu’elle revint avec Auguste, après avoir donné aux convives le temps de vider plus d’une coupe à la gloire de César, la dame avait les oreilles rouges et les cheveux en désordre. Le mari seul n’y prit pas garde. Avant que Marc-Antoine se fût déclaré son ennemi et son compétiteur, il lui écrivait familièrement: «Qui t’a donc changé? Est-ce l’idée que je possède une reine? Mais Cléopâtre est ma femme, et ce n’est pas d’hier, car il y a [411] neuf ans. Mais tu ne te contentes pas de Livie? Oui, tu es un tel homme, que, quand tu liras cette lettre, je te crois capable d’avoir pris Tertulla, ou Térentilla, ou Ruffilla, ou Salvia Titiscénia, ou peut-être toutes. Peu t’importe en quel lieu et pourquoi tes désirs s’éveillent?» (Anne refert ubi et in quam arrigas?)

Quelle que fût néanmoins l’incontinence d’Auguste, il avait certaine répugnance pour l’adultère, qui lui semblait une plaie sociale, et qu’il essaya inutilement de combattre par des lois rigoureuses. Quand il se permettait d’enfreindre lui-même sa législation à cet égard, il n’épargnait aucune précaution pour cacher une faiblesse dont il rougissait, et qu’il n’avouait pas à ses plus chers confidents. Ainsi, le poëte Ovide paya de sa disgrâce éclatante le malheur d’avoir été témoin des amours incestueux de l’empereur avec sa fille Julie. Auguste n’avait pas à craindre sans doute une indiscrétion, de la part de ce fidèle serviteur, qui était son rival ou qui passait pour l’être; mais il ne voulait pas s’exposer à voir en face, à tout moment, un homme devant lequel il s’était déshonoré. Dans sa jeunesse, ces scrupules ne le tourmentaient pas, puisque ses amis, selon Suétone, ne s’occupaient qu’à lui chercher des femmes mariées et des filles nubiles, qu’ils faisaient mettre nues devant eux, pour les examiner comme des esclaves en vente au marché de Toranius. Ces tristes objets de la luxure impériale devaient, [412] avant d’être choisis et approuvés, remplir certaines conditions requises par les caprices d’Auguste, qui se montrait curieux des plus secrets détails de leur beauté. C’est ainsi que les commentateurs ont interprété ces mots conditiones quæsitas, que l’historien a laissés, en quelque sorte, sous un voile transparent. L’ardeur d’Auguste pour les plaisirs des sens ne se refroidit pas avec l’âge, mais il cessa de prendre ses maîtresses parmi les mères de famille, qui ne lui inspiraient plus les mêmes désirs, et il se rejeta exclusivement sur les vierges (ad vitiandas virgines promtior); on lui en amena de tous côtés, et sa femme même se prêtait à les introduire auprès de lui. Cette espèce de fureur ne pouvait toujours durer, et la vieillesse y mit bon ordre. Ce fut alors qu’à la passion des femmes succéda celle du jeu, moins fatigante et non moins insatiable que l’autre. Auguste, en jouant aux dés, souriait encore au coup de Vénus (trois six) qui faisait rafle, comme il le dit gaiement dans une lettre à Tibère.

Le goût immodéré qu’il avait pour les vierges, dans la dernière partie de sa vie, ne lui était venu qu’au déclin de sa virilité. Lorsqu’il se sentait jeune et vigoureux, il avait vécu avec sa première femme Claudia, qui était à peine nubile, sans réclamer l’usage de ses droits de mari; car elle n’était pas moins vierge que la veille de son mariage, quand il se sépara d’elle pour épouser Scribonia, veuve de deux consulaires. Il répudia également Scribonia, à cause [413] de la perversité des mœurs de cette mère de famille. Il se maria en troisièmes noces avec Livia Drusilla, qu’il avait enlevée à Tibère Néron, dont elle était enceinte; il l’aima constamment, malgré les infidélités perpétuelles qu’il ne prenait pas seulement la peine de lui cacher. Satisfaite d’être aimée par-dessus tout, Livie ne regardait pas comme des rivales toutes ces femmes vénales qui se succédaient dans les bras de son mari. Si énormes que fussent les excès d’Auguste en cheveux gris, ils étaient toujours effacés, dans l’opinion publique, par ceux de sa jeunesse. On avait beaucoup parlé surtout d’un souper mystérieux, qu’on appelait vulgairement le Festin des douze divinités, souper où les convives, habillés en dieux et en déesses, imitèrent les scènes indécentes que la poésie antique a placées dans l’Olympe, sous l’influence de l’ambroisie qu’Hébé et Ganymède y versaient à la ronde. Dans cette orgie, Octave avait représenté Apollon, et un satirique anonyme immortalisa le souvenir de ces impiétés obscènes dans ces vers fameux: «Lorsque César osa prendre le masque d’Apollon et célébrer dans un festin les adultères des dieux, ces dieux indignés s’éloignèrent du séjour des mortels et Jupiter lui-même abandonna ses temples dorés.» Ce souper, dont les particularités ne furent jamais bien connues, coïncidait avec la disette à laquelle Rome était alors en proie: «Les dieux ont mangé tout le blé!» dirent les Romains, en apprenant que [414] l’Olympe avait soupé dans le palais de César: «Si César est, en effet, le dieu Apollon, murmuraient les plus hardis, c’est Apollon bourreau.» Le dieu était adoré sous le nom de Tortor, dans un quartier de la ville où l’on vendait les instruments de supplice, entre autres les verges. Suivant un scholiaste, cette injurieuse qualification appliquée à Auguste faisait allusion au rôle qu’il avait joué dans cette fête nocturne.

Les orgies d’Auguste étaient naïves et innocentes auprès de celles qui faisaient la distraction du vieux Tibère. Cet empereur, que son penchant pour l’ivrognerie avait conduit par degrés à tous les vices les plus hideux, se piquait pourtant de réformer les mœurs des Romains; il renchérit sur la sévérité des lois que son prédécesseur avait faites contre l’adultère; il rétablit l’ancien usage de faire prononcer, par une assemblée de parents, à l’unanimité des voix, le châtiment des femmes qui auraient manqué à la foi conjugale; quant aux maris qui fermaient les yeux sur le scandale de la conduite de leurs épouses, il les força de répudier avec éclat ces impudiques; il exila dans les îles désertes des patriciennes qui s’étaient fait inscrire sur les listes de la Prostitution pour se livrer sans danger à leurs déportements; il bannit de Rome les jeunes libertins de condition libre, qui, pour obtenir le droit de paraître sur le théâtre ou dans l’arène, avaient volontairement requis d’un tribunal la note d’infamie. Mais il ne [415] tenait pour lui-même aucun compte des austères prescriptions de sa jurisprudence, et il avait l’air de chercher à commettre des crimes ou des turpitudes que nul avant lui n’eût osé imaginer. Ses actes de magistrat suprême et son genre de vie présentaient sans cesse les plus étranges contradictions; un jour, dans le sénat, il apostropha durement Sestius Gallus, vieillard prodigue et libidineux, qui avait été flétri par Auguste, et peu d’instants après, en sortant, il s’invita lui-même à souper chez ce vieux libertin, à condition que rien ne serait changé aux habitudes de la maison, et que le repas serait servi comme à l’ordinaire par de jeunes filles nues (nudis puellis ministrantibus). Une autre fois, pendant qu’il travaillait à la réformation des mœurs, il passa deux jours et une nuit à table avec Pomponius Flaccus et L. Pison, qu’il récompensa de leurs infâmes complaisances, en nommant l’un gouverneur de Syrie et l’autre préfet de Rome, et en les appelant, dans ses lettres patentes, «ses plus délicieux amis de toutes les heures.» Il punissait de mort quiconque, homme ou femme, ne se prêtait pas aussitôt à ses sales désirs. C’est pour se venger d’un refus de cette espèce, qu’il fit accuser par ses délateurs la belle Mallonia, qui préféra la mort à la honte. Durant les débats du procès, il la conjurait de se repentir, mais elle se perça d’une épée, après l’avoir traité tout haut de «vieillard à la bouche obscène, velu et puant comme un bouc.» Aussi, aux premiers jeux qui [416] furent célébrés depuis cette tragique aventure, tous les spectateurs applaudirent, en appliquant à Tibère ce passage d’une atellane: «Tel on voit un vieux bouc lécher les chèvres (hircum vetulum capreis naturam ligurire).» Le peuple avait surnommé l’empereur Caprineus, en faisant allusion en même temps à ses mœurs de bouc et à son séjour habituel dans l’île de Caprée.

Voici comment Suétone a raconté l’abominable vie que menait ce monstre au fond de son repaire: «Il imagina une grande chambre, dont il fit le siége de ses plus secrètes débauches. Là, des troupes choisies de jeunes filles et de jeunes garçons, dirigées par les inventeurs d’une monstrueuse Prostitution, qu’il appelait spinthries (étincelles), formaient une triple chaîne, et, mutuellement enlacées, passaient devant lui, pour ranimer par ce spectacle ses sens épuisés. Il avait aussi plusieurs chambres diversement arrangées pour le même usage; il les orna de tableaux et de bas-reliefs représentant les sujets les plus lascifs; il y rassembla les livres d’Éléphantis, afin que le modèle ne manquât pas à la circonstance (ne cui in opera edenda exemplar imperatæ schemæ deesset). Dans les bois et dans les forêts il ne vit que des asiles consacrés à Vénus, et il voulut que les grottes et les creux des rochers offrissent sans cesse à ses regards des couples amoureux en costumes de nymphes et de satyres... Il poussa la turpitude encore plus loin, et jusqu’à des excès [417] qu’il est aussi difficile de croire que de rapporter: il avait dressé des enfants de l’âge le plus tendre, qu’il appelait ses petits poissons,—ut natanti sibi inter femina versarentur ac luderent, linguâ morsuque sensim appetentes, atque etiam, quali infantes firmiores, necdum tamen lacte depulsos, inguini ceu papillæ admoveret;—genre de plaisir, auquel son âge et son tempérament le portaient le plus. Ainsi, quelqu’un lui ayant légué le tableau de Parrhasius, où Atalante prostitue sa bouche à Méléagre, et le testament lui donnant la faculté de recevoir, à la place de ce tableau, si le sujet lui déplaisait, un million de sesterces (193,750 fr.), il préféra le tableau et le fit placer, comme un objet sacré, dans sa chambre à coucher. On dit aussi qu’un jour, pendant un sacrifice, il s’éprit de la beauté d’un jeune garçon qui portait l’encens; il attendit à peine que la cérémonie fût achevée, pour assouvir à l’écart son ignoble passion, à laquelle dut se prêter aussi le frère de ce malheureux, qu’il avait remarqué jouant de la flûte; ensuite, comme ils se reprochaient l’un à l’autre leur opprobre, il leur fit casser les jambes à tous deux. Le portrait physique de Tibère achèvera de caractériser ses mœurs: «Il était gros et robuste, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, large des épaules et de la poitrine, bien fait et bien proportionné. Il était plus adroit et plus fort de la main gauche, que de l’autre main: les articulations en étaient si vigoureuses, qu’il perçait du doigt une [418] pomme encore verte, et que d’une chiquenaude il blessait la tête d’un enfant ou même d’un jeune homme... Son visage était beau, mais sujet à se couvrir subitement de boutons...»

Caligula, encore moins réservé que Tibère, qu’il s’étudiait à imiter, afficha effrontément ses amours infâmes avec Marcus Lépidus, le comédien Mnester et plusieurs otages avec lesquels il avait un commerce réciproque (commercio mutui stupri). Valérius Catullus, fils d’un consulaire, lui reprocha un jour d’avoir abusé de sa jeunesse (stupratum à se ac latera sibi contubernio ejus defessa, etiam vociferatus est); mais, grossier et brutal dans ses plaisirs, il ne les variait par aucun raffinement de volupté, et la gourmandise, plutôt que la luxure, inspirait les déréglements de son imagination. Il chercha l’extraordinaire, le monstrueux, excepté en amour, qui ne fut pas même un prétexte à ses prodigalités. «Sans parler de ses incestes avec ses sœurs et de sa passion bien connue pour la courtisane Pyrallis, raconte Suétone, il ne respecta aucune femme de la plus haute distinction (non temere ullâ illustriore feminâ abstinuit). Ordinairement il invitait à souper ces dames avec leurs maris, et là, les faisant passer devant lui, il les examinait longuement et minutieusement, à la façon des marchands d’esclaves. Puis, à plusieurs reprises, sortant de la salle du festin avec celle qui lui avait plu, il la ramenait bientôt, sans cacher les souillures récentes de sa débauche, [419] et louait ou critiquait tout haut cette malheureuse, dont il énumérait les beautés ou les imperfections corporelles, ainsi que ses propres exploits. Il en répudia quelques-unes au nom de leurs époux absents, et il fit insérer ces divorces dans les actes publics.» Au reste, Caligula fit, en quelque sorte, oublier ses désordres par ses ingénieuses cruautés, par ses folles dépenses et par ses impitoyables exactions. Parmi les impôts bizarres et ignobles qu’il établit à Rome, il faut citer le vectigal de la Prostitution: chaque prostituée était taxée au prix qu’elle exigeait elle-même en vendant son corps (ex capturis prostitutarum, quantum quæque uno concubitu mereret). L’empereur ajouta depuis, à ce chapitre de la loi, qu’un pareil droit serait exigé de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient vécu du lenocinium et du meretricium. On comprend que la fixation de cet impôt ne pouvait être qu’arbitraire et facultative.

Mais un des faits les plus singuliers du règne de Caligula, c’est la fondation et l’ouverture d’un lupanar dans le palais des Césars. Ce fait monstrueux, qui est rapporté par Dion Cassius et par Suétone, a paru si peu vraisemblable à quelques critiques, qu’ils ont voulu voir une altération du texte dans ce passage, que Dion, à leur avis, aurait copié de confiance, d’après Suétone, en l’amplifiant et en le poétisant. Selon ces critiques, il s’agirait d’un tripot et non d’un lupanar. Dion ajoute seulement au récit de l’historien latin, que Caligula avait pris dans [420] les Gaules l’idée de son lupanar impérial. «Afin qu’il n’y eût aucun genre d’exactions qui ne fût mis en pratique, il établit un lupanar dans le palais: là, un grand nombre de cellules furent construites et ornées suivant la convenance du lieu, et des matrones, des ingénus, occupèrent ces cellules. L’empereur envoyait ses nomenclateurs autour des places et des basiliques, pour inviter à la débauche (in libidinem) jeunes gens et vieillards. Les arrivants trouvaient à emprunter de l’argent à usure, et l’on prenait les noms de ceux qui payaient largement leur écot, comme s’ils souscrivaient ainsi pour l’accroissement des revenus de César.» Ces détails sont, en effet, très-vagues et très-obscurs; on les appliquerait plutôt à un tripot qu’à un lupanar, et l’on ne se rend pas compte surtout de cet emprunt qui attendait les nouveaux venus que les nomenclateurs avaient recrutés sur la voie publique. Suétone veut-il faire entendre par là que le prix de cette Prostitution, sous la garantie de l’empereur, était si considérable que nul n’avait assez d’argent sur soi pour la payer? Ce qui nous fait présumer que ce prétendu lupanar n’était qu’une maison de jeu, dirigée par des matrones et des fils de famille (ingenui), c’est que Suétone ajoute immédiatement des particularités qui ne peuvent se rapporter qu’aux jeux de hasard (alea), dans lesquels Caligula usait de fraude et de parjure pour être toujours maître de la chance.

[421]

Quoi qu’il en soit, si l’emploi de préfet des voluptés (à voluptatibus), créé par Tibère, subsista jusqu’au règne de Néron, il est certain que le lupanar impérial ne survécut pas à Caligula, qui l’avait inventé et qui en tirait de gros bénéfices. Son successeur Claude ne fut pas moins cruel ni moins sanguinaire que lui, mais il n’en arriva pas à de semblables excès d’impudeur. Il eut trop de femmes légitimes pour avoir beaucoup de maîtresses, et celles qu’il se donna, par caprice plutôt que par amour, n’eurent point assez de notoriété et d’éclat pour que l’histoire ait parlé d’elles. Suétone, qui a soin d’enregistrer les mariages et les divorces de Claude, en flétrissant les honteuses débauches (libidinum probra) de sa première femme, Urgulanilla, et les éclatants débordements de la troisième, Messaline, Suétone formule un jugement général à l’égard des mœurs de cet empereur: «Il aima passionnément les femmes, mais il n’eut aucun commerce avec les hommes (libidinis in feminas profusissimæ, marium omnino expers).» Quels que fussent d’ailleurs les désordres de Claude, ils étaient loin d’égaler ceux de cette Messaline qui a été immortalisée par Juvénal (voy. le fameux morceau de la Satire VI, page 22 du présent volume), et dont le nom est devenu, dans toutes les langues, le synonyme de la Prostitution la plus effrontée. Il faut chercher dans Tacite le récit des crimes et des impudicités de cette impératrice (Liv. XI), qui avait [422] osé, du vivant de l’empereur, se marier publiquement avec Silius et célébrer ce mariage adultère par une orgie où elle joua le rôle de bacchante. Malgré l’identité d’une courtisane nommée Lysirca, qui ressemblait à Messaline, et qui avait pu se faire passer pour elle dans l’exercice de son métier de prostituée, nous n’entreprendrons pas de prouver que Messaline a été calomniée par l’histoire, et qu’une fatale ressemblance a fait seule son infâme célébrité.

L’exemple de Messaline semblait avoir encouragé Néron à surpasser ses prédécesseurs dans la carrière des crimes de la Prostitution. Dès qu’il eut levé le masque qui déguisait ses mauvais penchants, il se jeta dans tous les excès que le raffinement du libertinage avait pu imaginer et il donna satisfaction à tous ses vices. Dans les premiers temps, il s’imposait encore quelque contrainte en se livrant à la débauche, à la luxure et à ses passions pétulantes, qu’on pouvait faire passer pour des erreurs de jeunesse. Dès que le jour tombait, il se couvrait la tête du bonnet des affranchis ou d’une cape de muletier pour courir les cabarets et les lieux suspects; il vagabondait dans les rues, insultant les femmes, injuriant les hommes et frappant tout ce qui lui résistait. Il se compromettait alors avec les plus viles mérétrices, avec les plus indignes lénons; il battait souvent et se faisait battre quelquefois. C’était, suivant lui, une manière adroite d’étudier le peuple [423] sur le fait, et d’apprendre à vivre en simple citoyen. Comme les lupanaires, les maîtres d’esclaves, les cabaretiers et les boulangers menaçaient de lui casser les reins, il ne sortit plus sans être suivi à distance par des gens armés, qui venaient au besoin lui prêter main-forte. Mais il dédaigna bientôt de cacher ses mœurs, et il se plut, au contraire, à les afficher devant tout le monde, sans s’inquiéter du scandale et du blâme. Ainsi, le voit-on souper en public, soit au Champ-de-Mars, soit au grand Cirque, et il se faisait servir par toutes les prostituées de Rome et par des joueuses de flûte étrangères (inter scortorum totius urbis ambubaiarumque ministeria).

Ce n’est pas tout; toutes les fois qu’il se rendait à Ostie par le Tibre ou qu’il naviguait autour du golfe de Baïes, on établissait, tout le long du rivage, des hôtelleries et des lieux de débauche où des matrones, jouant le rôle des maîtresses d’auberge, avec mille cajoleries, l’invitaient à s’arrêter. Il s’arrêtait fréquemment, et son voyage se prolongeait ainsi pendant des semaines. Un préfet des voluptés ne lui suffisant pas, il institua, en outre, un arbitre du plaisir, et ce fut Pétrone qui paraît avoir rempli cette charge difficile, au contentement de Néron. Il était non-seulement l’arbitre du plaisir, mais encore de l’élégance (elegantiæ arbiter, dit Tacite), et Tigellin ne lui pardonna pas d’être si habile dans la science des voluptés (scientiâ voluptatum potiorem). On ne saurait croire néanmoins que Pétrone arbiter ait approuvé [424] les abominables impudicités que l’empereur se permettait sans la moindre hésitation, dès que l’idée lui en venait. Tacite, Suétone, Xiphilin, Aurelius Victor, ont parlé de ces infamies; mais ils ont évité de les peindre en détail et de faire comparaître dans ce hideux tableau les lâches complaisants qui partageaient l’orgie impériale ou qui en secondaient les turpitudes. Suétone, après avoir signalé le commerce pédagogique de Néron avec des ingénus (ingenuorum pædagogia) et ses adultères avec des femmes mariées, l’accuse simplement d’avoir violé la Vestale Rubria. Il est plus explicite sur son mariage exécrable avec Sporus, et sur son inceste avec sa mère.

Sporus était un jeune garçon, d’une beauté incomparable; Néron en devint éperdument amoureux, et il souhaita que Sporus fût une femme; il essaya, par un détestable égarement d’imagination, de changer le sexe du jeune homme, qu’il fit mutiler (ex sectis testibus etiam in muliebrem transfigurare conatus). Alors, lui ayant constitué une dot et le parant du voile nuptial comme une fiancée, il fit célébrer avec pompe la cérémonie d’un mariage, où il épousa son Sporus (celeberrimo officio deductum ad se pro uxore habuit), sous les regards d’une nombreuse assemblée qui applaudit à cette odieuse mascarade. Quelqu’un qui assistait à la fête se permit un bon mot qui aurait pu lui coûter cher: «Il aurait été fort heureux pour le genre humain, que le [425] père de Néron, Domitius, eût épousé une pareille femme!» Néron resta longtemps épris de Sporus, qu’il avait revêtu du costume des impératrices et qu’il n’avait pas honte de laisser paraître à ses côtés en public; il voyagea en Grèce avec ce mignon, et de retour à Rome, il se montra en litière avec lui pendant les fêtes sigillaires, et on les voyait à chaque instant s’embrasser (identidem exosculans). Quant à sa mère, Agrippine, ce fut elle, selon Tacite, qui sollicita la première les sens de Néron pour se faire un crédit fondé sur une liaison impudique; mais Néron, tout en s’abandonnant à ces criminelles amours, n’accorda pas à sa complice le pouvoir qu’elle convoitait, et il ne tarda pas à se lasser des importunités qu’il s’était attirées comme un châtiment de son inceste. Selon Suétone, il aurait aimé follement Agrippine, sans arriver à l’accomplissement de ses désirs coupables, soit qu’Agrippine eût l’adresse et la force de les tenir en respect, soit plutôt qu’il en eût été détourné par ses confidents qui lui firent comprendre le danger de se mettre ainsi sous la sujétion d’une femme impérieuse. Il conserva toutefois à l’égard de sa mère une intention libertine, qui se traduisait par des actes impurs, lorsqu’il se promenait en litière avec elle. (Olim etiam, quoties lectica cum matre veheretur, libidinatum inceste, ac maculis vestis proditum, affirmant.) Bien plus, pour que l’illusion lui présentât mieux les apparences de la réalité, il admit au nombre de ses [426] concubines une courtisane qui ressemblait singulièrement à Agrippine.

Néron se piquait d’être poëte, et il était entraîné par les fictions de la poésie à d’incroyables caprices de fureur érotique: ainsi, essayait-il d’imiter les métamorphoses des dieux en se revêtant de peaux de bêtes et en s’élançant, tantôt loup, tantôt lion, tantôt cygne, tantôt taureau, sur des femmes ou des hommes enchaînés ou libres, qu’il mordait, égratignait, mutilait, à son plaisir (suam quidem pudicitiam usque adeo prostituit, ut contaminatis pæne omnibus membris, novissime quasi genus lusus excogitaret, quo feræ pelle contectus emitteretur e cavea, virorumque ac fœminarum ad stipitem deligatorum inguina invaderet). Il renouvelait de la sorte la fable d’Andromède, de Léda, d’Io, et de tant d’autres contemporains des âges héroïques. Puis, exalté par ces obscènes mascarades, il se persuadait que les dieux favorables l’avaient changé en femme, et il se livrait à son affranchi Diophore en contrefaisant les cris d’une jeune vierge éperdue. (Et quum affatim desævisset, conficeretur à Doryphoro liberto, cui etiam, sicut ipsi Sporus, ita ipse denupsit, voces quoque et ejulatus vim patientium virginum imitatus.) Un pareil monstre n’était arrivé à ce comble de turpitude, qu’en faisant rejaillir sur l’humanité tout entière le mépris qu’il avait pour lui-même; il était convaincu qu’aucun homme n’est absolument chaste ni exempt de quelque souillure [427] corporelle (neminem hominem pudicum, aut ulla corporis parte purum esse), mais il pensait que la plupart savaient dissimuler le vice et le cacher habilement: «Aussi, ajoute Suétone, pardonnait-il tous les autres défauts à quiconque avouait sa lubricité devant lui.» Ce misérable empereur était bien digne de mourir, en pleurant, dans les bras de l’infâme Sporus, qui ne mêla pas son sang à celui de ce compagnon de débauches, qu’il détestait, car Néron avait le corps tout couvert de taches et d’ulcères qui exhalaient une odeur infecte et qui provenaient de ses œuvres. Cependant ce fut sa concubine Acté qui déposa ses cendres, en les arrosant de larmes, dans le tombeau des Domitius.

Galba, quoiqu’il fît remonter son origine à Pasiphaé et à son taureau, n’avait pas le tempérament et la santé propres à continuer les énormes débordements de Néron. Il était d’une maigreur excessive, malgré les promesses de son nom, qui signifiait gros en langage gaulois, et cette maigreur étique accusait l’infamie de ses habitudes: il préférait aux jeunes gens les hommes robustes et même déjà vieux (libidinis in mares pronioris, et eos, non nisi præduros, exoletosque). Quand Icilus, un de ses anciens concubins (veteribus concubinis), vint lui annoncer en Espagne la mort de Néron, on raconte que, non content de l’embrasser indécemment devant tout le monde, il le fit épiler, et l’emmena coucher avec lui (non modo artissimis osculis palam exceptum ab [428] eo, sed, ut sine morâ velleretur, oratum atque seductum).

Othon, qui ne laissa pas le temps à Galba de jouir de sa jeunesse, comme disaient les goujats de l’armée en promenant sa tête au bout d’une lance, était un élève et un complaisant de Néron; dès son enfance, il avait été prodigue et débauché, coureur de mauvais lieux et adonné à tous les excès. Dans l’âge de l’ambition, il s’attacha, pour se mettre en crédit, à une affranchie de cour, qui en avait beaucoup, et il feignit même d’être amoureux d’elle, quoiqu’elle fut vieille et décrépite. Ce fut par ce canal qu’il s’insinua dans les bonnes grâces de Néron, auquel il rendit d’ignominieux services. Mais il se brouilla pourtant avec cet empereur, à cause de Poppée, qu’ils se disputaient l’un à l’autre et qu’Othon fut obligé d’abandonner au droit du plus fort. On doit supposer que ses mœurs ne firent que se corrompre davantage avec les années; et son genre de vie peut être apprécié d’après la description de sa toilette, qui témoigne de ses goûts efféminés: «Il se faisait épiler tout le corps, et portait sur sa tête à peu près chauve de faux cheveux fixés et arrangés avec tant d’art, que personne ne s’en apercevait. Il se rasait tous les jours la figure avec beaucoup de soin, et se la frottait avec du pain détrempé, habitude qu’il avait contractée dès que son menton se couvrit d’un léger duvet, afin de ne jamais avoir de barbe.»

[429]

Mais Othon, proclamé empereur à Rome, eut à peine le loisir d’ordonner quelques secrètes orgies dans le palais des Césars: il se vit contraint de marcher à la rencontre de Vitellius, qui venait lui disputer l’empire, et il se tua de sa propre main, après trois défaites successives, quoique sa petite taille et son extérieur féminin ne répondissent point à tant de courage. Vitellius, son vainqueur et son successeur, s’était déshonoré dans sa jeunesse par sa passion pour une affranchie, dont il avalait la salive mêlée de miel comme un remède souverain contre les maux de gorge auxquels il était sujet. Il avait été d’ailleurs élevé à l’école de la Prostitution; car il passa son enfance à Caprée parmi les favoris de Tibère, et il resta flétri du nom de Spinthria, parce qu’il dirigeait les spintries du vieil empereur. Il continua de se souiller des mêmes infamies, lorsqu’il eut pris l’âge d’un vieux taureau, comme il le disait en plaisantant, et il devint tour à tour l’impur familier de Caligula, de Claude et de Néron. Mais dès lors il était violemment épris d’un affranchi, nommé Asiaticus, qui avait été son compagnon obscène à Caprée (mutua libidine constupratum), et qui cherchait toujours à lui échapper sans parvenir, à se faire oublier. Vitellius le retrouvait, tantôt vendant de la piquette aux muletiers, tantôt combattant parmi les gladiateurs, et, dès qu’il l’avait revu, il se sentait ému de ses honteux souvenirs de jeunesse; il s’emparait de nouveau de cette victime peu docile, et il [430] cherchait à se l’attacher par des présents et des honneurs: il fit de son Asiaticus un gouverneur de province et un chevalier! Comme l’âge l’avait rendu obèse, il sacrifia sa luxure à la gourmandise, en déclarant que l’estomac était la partie du corps la plus complaisante et la plus forte; contrairement aux autres, qui s’affaiblissent par l’usage qu’on en fait. Il développa tellement la capacité de son estomac, qu’il mangeait presque sans interruption, lorsqu’il ne dormait pas, et son insatiable gloutonnerie se renouvelait à toute heure, par l’habitude qu’il avait de ne pas attendre, pour vomir, que le travail de la digestion fût commencé: il pouvait ainsi, tous les jours, faire quatre repas qui remplissaient la journée et une partie de la nuit. Ses sens s’alourdirent, et ne se réveillèrent plus que par intervalles au milieu de ces festins continuels où il invoquait rarement Vénus en vidant des coupes énormes et en dévorant des lamproies entières. Sa monstrueuse corpulence, son visage rouge et bourgeonné, son ventre proéminent et ses jambes grêles témoignaient qu’il avait passé à table tout le temps de son règne et qu’il ne s’était pas fatigué à courir après les jouissances fugitives de l’amour.

Après avoir eu un empereur vorace, Rome eut un empereur avare, qui s’abstint des ruineux excès de ses prédécesseurs et qui ne tomba point dans leur déconsidération. Vespasien, tout en persécutant les chrétiens, ne laissa pas que de subir malgré lui l’influence [431] du christianisme: il comprit que la dignité de l’homme exigeait une certaine retenue dans les mœurs, et que le chef de l’empire devait jusqu’à un certain point donner l’exemple du respect que chacun est tenu d’avoir à l’égard de l’opinion publique. La raison d’État fut le principe de cette philosophie quasi chrétienne que Vespasien mit en pratique; son tempérament froid et austère lui permit d’être conséquent avec la morale. Il combattit la débauche par quelques sages règlements, et surtout par son genre de vie décent et régulier. Il vivait pourtant en concubinage, depuis la mort de sa femme, Flavia Domitilla, avec une ancienne maîtresse nommée Cénis, affranchie d’Antonia, mère de Claude, à qui elle avait servi de secrétaire; mais cette liaison illégitime était devenue avec le temps aussi respectable qu’un mariage sanctionné par la loi, et Cénis tenait auprès de l’empereur le rang d’une véritable épouse. Vespasien même lui resta fidèle, non-seulement parce qu’il l’aimait, mais encore parce qu’il n’en aimait pas d’autre. Cependant Suétone raconte qu’une femme feignit pour lui une violente passion, et finit par triompher de ses dédains, en lui persuadant qu’elle mourrait inévitablement si elle n’obtenait de sa part une preuve de tendresse. Cette preuve accordée, Vespasien se relâcha de son avarice ordinaire, au point de faire payer à la dame 400,000 sesterces (77,500 fr.), et cela en l’honneur de la nouveauté du fait. Son intendant lui ayant demandé comment [432] il fallait inscrire la somme dans les comptes de dépense impériale: «Mettez, dit Vespasien: Pour une passion inspirée par l’empereur (Vespasiano, ait, adamato).» Tout chaste qu’il fût dans ses mœurs, Vespasien descendait parfois à de grossières plaisanteries et ne s’abstenait pas même des plus sales expressions (prætextatis verbis).

Titus, avant de succéder à son père Vespasien, s’était fait la plus mauvaise réputation dans Rome, où sa cruauté et son intempérance lui avaient aliéné les sympathies populaires: il prolongeait jusqu’au milieu de la nuit ses débauches de table avec les plus dissolus de ses familiers; on le voyait toujours entouré d’un troupeau d’eunuques ou de gitons (exoletorum et spadonum greges); on l’accusait aussi de rapacité, et l’on disait ouvertement que ce serait un autre Néron; mais il changea tout à coup dès qu’il fut monté sur le trône, et il régna comme un philosophe en se conformant sans le savoir aux préceptes de l’Évangile de Jésus-Christ: à l’instar de son père, il ne persécutait pas les chrétiens, qui admiraient en lui le modèle de toutes les vertus chrétiennes. Aussi, fut-il pleuré par tout son peuple, quand il mourut prématurément, en déclarant qu’il n’avait fait dans toute sa vie qu’une seule action dont il dût se repentir. Suétone prétend que c’était une liaison coupable avec Domitia, la femme du frère de Titus mais que celle-ci protesta toujours de son innocence en prenant les dieux à témoin: [433] «Elle n’était pas femme à nier un tel commerce, ajouta-t-il, s’il eût existé, elle s’en serait plutôt vantée la première, comme de toutes ses infamies.»

Domitia, en revanche, ne nia pas ses rapports adultères avec l’histrion Pâris, qu’elle aimait éperdûment, et Domitien, proclamé empereur, se vit obligé de la répudier ou du moins de l’éloigner quelque temps, pour satisfaire à l’indignation publique. Il la reprit bientôt, en avouant que, malgré tous les déportements de cette autre Messaline, il ne savait pas se passer d’elle, et qu’elle lui tenait lieu de cent maîtresses. Il avait donné cependant une rivale à Domitia: c’était la propre fille de son frère Titus; il l’avait séduite et enlevée à son mari, du vivant même de Titus; il manifesta pour elle la passion la plus effrénée, et il fut cause de sa mort, en la contraignant à se faire avorter, dans le doute où il était de sa monstrueuse paternité. Il n’était que trop porté d’ailleurs aux plaisirs de l’amour, qu’il appelait la gymnastique du lit (libidinis nimiæ, assiduitatem concubitus, velut exercitationis genus, κλινοπαλην vocabat). On assure qu’il s’amusait à épiler lui-même ses concubines, lorsqu’il n’enfilait pas des mouches avec un poinçon, et il se baignait dans de vastes piscines avec les plus viles prostituées (nataretque inter vulgatissimas meretrices). Toutefois, en dépit de ces libertinages, Domitien s’occupa de réformer les mœurs, et réclama l’application de plusieurs anciennes lois de police tombées en désuétude: ainsi [434] pendant que Clodius Pollion, surnommé le Borgne, faisait circuler la copie d’un billet autographe, dans lequel Domitien, alors jeune et adonné à des vices infâmes, lui promettait une nuit (noctem sibi pollicentis), l’empereur faisait condamner, en vertu de la loi Scantinia, plusieurs chevaliers romains convaincus du crime de pédérastie. Ce fut lui qui défendit aux femmes déshonorées l’usage de la litière (probosis feminis lecticæ usum ademit), et qui établit des peines terribles contre l’inceste des Vestales; il fit enterrer vive la grande vestale, Cornélie, qui avait eu plus d’un complice, et ceux-ci furent battus de verges jusqu’à ce que mort s’ensuivît; d’autres vestales, les sœurs Ocellata, Varronilla, eurent la liberté de choisir leur genre de mort, et leurs séducteurs allèrent en exil. Enfin, Domitien, honteux sans doute en faisant un retour sur lui-même, raya du tableau des juges un chevalier romain qui avait repris sa femme, après l’avoir répudiée et traînée devant les tribunaux comme adultère.

Mais la morale évangélique déborde de toutes parts, et le paganisme semble rougir de ses prostitutions, que justifiait l’histoire des faux dieux. La philosophie chrétienne s’infiltre dans la doctrine de Platon, et les empereurs, qui tiennent à honneur d’être philosophes, s’appliquent à corriger leurs vices et à mettre un frein à leurs passions. Ainsi, le vieux Nerva qui, au dire de Suétone, avait corrompu la jeunesse de Domitien; Trajan, qui aimait [435] les jeunes garçons, ce que Xiphilin ne condamne pas; Adrien, qui eût sacrifié l’empire à son favori Antinoüs, qu’il déifia, et qui passait pour un voluptueux à toutes fins (quæ adultorum amore ac nuptarum adulteriis, quibus Adrianus laborasse dicitur, asserunt); ces trois empereurs régnèrent comme des sages, et travaillèrent à reconstituer la société romaine sur des bases d’honnêteté, de justice, de pudeur et de religion, qui émanaient de la foi nouvelle. Antonin le Pieux et Marc-Aurèle furent vraiment des empereurs chrétiens, et sous leurs règnes glorieux, on put croire que l’Évangile allait devenir le code universel de l’humanité. Mais le paganisme, conspué dans ses tendances matérielles et flétri dans sa dépravation organique, devait tenter un dernier effort sous Commode et sous Héliogabale, pour entraîner le monde romain dans les dernières saturnales de la Prostitution.

Décoration

CHAPITRE XXIX.

Sommaire.—Commode, empereur.—Sa jeunesse impudique.—Son mignon Anterus.—Comment Commode employait ses jours et ses nuits.—Anterus assassiné à l’instigation des préfets du prétoire.—Ses trois cents concubines et ses trois cents cinædes.—Ses orgies monstrueuses.—Incestes qu’il commit.—Hideuses complaisances auxquelles il soumettait ses courtisans.—L’affranchi Onon.—Commode se fait décerner par le sénat le surnom d’Hercule.—Horribles débauches de ce monstre.—Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le projet qu’avait l’empereur de la faire périr, ainsi qu’un grand nombre des officiers de la maison impériale.—Philocommode.—Mort de Commode.—Héliogabale, empereur.—Célébrité unique d’infamie laissée par lui dans l’histoire.—Héliogabale, grand-prêtre du soleil.—Luxe macédonien des vêtements d’Héliogabale.—Semiamire clarissima.—Petit sénat fondé par l’empereur, pour complaire à sa mère.—Ce que c’était que le petit sénat et de quoi l’on s’y occupait.—Goûts infâmes d’Héliogabale.—Pantomimes indécentes qu’il faisait représenter et rôle qu’il jouait lui-même.—Quelle sorte de gens il choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches.—Comment il célébrait [438] les Florales.—Les monobèles.—Plaisir qu’il trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution populaire.—Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées.—Convocation qu’il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous les entremetteurs de profession.—Comment il se conduisit devant cette tourbe infâme qu’il présida et don qu’il fit à chacun des assistants.—L’empereur courtisane.—Comment Héliogabale célébrait les vendanges.—Femmes légitimes qu’eut cet empereur hermaphrodite.—La veuve de Pomponius Bassus.—Cornelia Paula.—La prêtresse de Vesta.—Maris d’Héliogabale.—Le conducteur de chariot, Jérocle.—Aurelius Zoticus, dit le cuisinier.—Mariage des dieux et des déesses.—Festins féeriques d’Héliogabale.—Petites loteries qu’il faisait tirer à ces festins.—Droits qu’avaient les courtisanes dans le palais impérial.—Mort d’Héliogabale.—Alexandre Sévère, empereur.—Bienfaisante influence de son règne.—Gallien, empereur.—Ses débauches.—Le divin Claude, empereur.—Aurélien, empereur.—Tacite, empereur.—Les mauvais lieux sont défendus dans l’intérieur de Rome.—Probus, empereur.—Carin, empereur.—Sa vie infâme.—Dioclétien, empereur.—C’est sous son règne que semble s’arrêter l’histoire de la Prostitution romaine.

La famille des Antonins, après avoir mis sur le trône impérial deux grands philosophes qui essayèrent de régénérer le monde païen par la morale, devait produire l’infâme Commode et s’éteindre avec Héliogabale. Les abominations de ces deux derniers règnes font un contraste attristant avec les belles vertus d’Antonin et de Marc-Aurèle, qui avaient même fait oublier leurs glorieux prédécesseurs Trajan et Adrien. Marc-Aurèle avait prévu que son fils Commode ressemblerait un jour à Néron, à Caligula et à Domitien: il regretta de n’être pas mort, avant d’avoir vu cette prévision fatale s’accomplir. Si [439] Commode n’avait eu que de mauvaises mœurs, son père eût fermé les yeux sur ce qui n’était qu’un fait ordinaire de la jeunesse et du tempérament; ainsi Marc-Aurèle tolérait-il la vie licencieuse de son fils adoptif Lucius Vérus, qu’il avait associé à l’empire et qu’il savait pourtant adonné à tous les plaisirs sensuels; mais Lucius Vérus, en se livrant à la débauche avec des danseurs, des bouffons et des courtisanes, avait soin de se renfermer dans l’intérieur de son palais, et n’apportait au dehors qu’une habitude décente, honorable et presque austère. Les excès de sa vie privée n’influaient nullement sur sa vie publique, et il pouvait se montrer auprès de Marc-Aurèle, sans faire rejaillir sur ce vertueux empereur le scandale de ses propres vices.

Mais Commode, au contraire, n’eût pas été satisfait, si ses turpitudes n’avaient eu mille témoins et mille échos: c’était pour lui un plaisir et un besoin que de s’avilir aux yeux de tous. De plus, l’abus de la luxure avait surexcité ses sens à ce point que, pour les contenter, il eut recours à l’effusion du sang: il était naturellement cruel, et chez lui la cruauté se développa jusqu’à devenir une passion brutale qui se mêlait à tous les emportements de la fureur érotique. «Dès sa plus tendre enfance, raconte Lampride, qui a écrit d’après des historiens grecs et latins aujourd’hui perdus, il fut impudique, méchant, cruel, libidineux, et il souilla même sa bouche.» (Turpis, improbus, crudelis, libidinosus, ore quoque [440] pollutus, constupratus fuit.) Cependant, peu de temps après avoir pris la robe virile, au retour de l’expédition d’Égypte où il avait accompagné son père, il partagea les honneurs du triomphe avec le divin Marc-Aurèle. Il écarta les sages et dignes précepteurs qu’on lui avait donnés et il s’entoura des hommes les plus corrompus: un moment on les éloigna de lui; mais, comme le chagrin de ne plus les voir l’avait fait tomber malade, on les lui rendit, et depuis lors il ne mit plus de frein à ses impudicités. Il fit du palais une taverne et un lieu de débauche (popinas et ganeas in palatinis semper ædibus fecit); il attira dans ce lieu-là les femmes les plus remarquables par leur beauté, comme des esclaves attachées aux lupanars, pour les faire servir à tous ses impurs caprices (mulierculas formæ scitioris, ut prostibula mancipia lupanarium, ad ludibrium pudicitiæ contraxit). Enfin, il vivait avec les gladiateurs et les mérétrices; il hantait les maisons de Prostitution et, déguisé en eunuque, il pénétrait dans les cellules pour y porter de l’eau ou des rafraîchissements (aquam gessit ut lenonum magister).

Lorsque Marc-Aurèle mourut à Rome, Commode faisait la guerre aux Barbares sur les bords du Danube, où il soupirait sans cesse après les délices de l’Italie; il se hâta donc de quitter les soldats qui l’avaient salué empereur, et il fut reçu avec acclamation par les Romains, qui ne se souvinrent pas des turpitudes de sa jeunesse, en le voyant si beau et si [441] bien fait: «Son air n’avait rien d’efféminé, dit Hérodien, son regard était doux et vif tout ensemble; ses cheveux frisés et fort blonds: lorsqu’il marchait au soleil, sa chevelure jetait un éclat si éblouissant, qu’il semblait qu’on l’eût poudré avec de la poudre d’or.» Mais cette beauté radieuse, qui n’avait pas d’égale, si l’on en croit Hérodien, ne tarda pas à se flétrir dans les orgies, où Commode consultait moins ses forces que ses désirs insatiables; sa constitution robuste ne résista pas à des assauts continuels, et il se trouva bientôt débile, le dos voûté, la tête tremblante, le teint bourgeonné, les yeux rouges et les lèvres baveuses. Il eut même, par suite de plusieurs maladies honteuses, une tumeur si considérable aux aines, qu’elle paraissait à travers ses vêtements de soie. Le jour de son entrée à Rome, pendant que l’enthousiasme du peuple s’adressait surtout à sa figure charmante et à sa bonne mine, il avait fait monter derrière lui, sur son char, son mignon (subactore suo) Antérus, et, pendant toute la cérémonie du triomphe, il se retournait à chaque instant pour donner des baisers à ce vil personnage: leurs ignobles caresses continuèrent en plein théâtre, aux applaudissements des spectateurs.

Commode reprit d’abord le train de vie qu’il menait du vivant de son père: le soir, il courait les tavernes et les mauvais lieux (vespera etiam per tabernas ac lupanaria volitavit); la nuit, il buvait jusqu’au jour, en compagnie de son Antérus et de ses [442] autres favoris. Quant aux affaires de l’empire, il en laissait le soin à Pérennis, qui l’engageait à ne s’occuper que de ses plaisirs et qui le délivrait du fardeau de son gouvernement: ce fut une convention faite entre eux, lorsque Commode perdit Antérus, que les préfets du prétoire firent assassiner pour échapper aux caprices tyranniques de ce favori. Commode ne se consola de cette perte, qu’en se plongeant dans des voluptés plus étranges encore: il ne se montrait presque plus en public; il vivait enfermé dans le palais, où il avait rassemblé trois cents concubines, que leur beauté désigna au choix de ses pourvoyeurs, et qui furent choisies indifféremment parmi les matrones et les prostituées. A ces concubines, il avait adjoint, pour son usage, trois cents jeunes cinædes choisis également dans la noblesse et dans le peuple, et non moins remarquables que les femmes par la perfection de leurs formes corporelles. Ces six cents convives étaient assis à sa table et s’offraient tour à tour à ses impures fantaisies (in palatio per convivia et balneas bacchatur). Quand la force physique lui faisait défaut, il appelait à son aide toute la puissance de l’imagination: il obligeait ses concubines à se livrer sous ses yeux aux plaisirs qu’il n’était plus capable de partager avec elles (ipsas concubinas suas sub oculis suis stuprari jubebat). Ces tableaux voluptueux avaient le pouvoir de ranimer ses sens épuisés, et il redevenait encore une fois acteur dans ces obscènes [443] bacchanales, où les sexes étaient confondus, où la Prostitution avait recours aux plus horribles artifices (nec irruentium in se juvenum carebat infamia, omni parte corporis atque ore in sexum utrumque pollutus).

Ce n’était plus, comme chez Tibère et Néron, l’ardeur d’assouvir d’énormes passions matérielles; c’était plutôt l’infatigable recherche d’une imagination dépravée qui n’aspirait qu’à rendre la vie à des sens défaillants. Ainsi, Commode se mettait l’esprit à la torture pour inventer, en guise de philtres, les plus odieuses combinaisons d’obscénités. Après avoir violé ses sœurs et ses parentes, il donna le nom de sa mère à une de ses concubines, afin de se persuader qu’il commettait un inceste avec elle. Il n’épargna aucun des affidés qui l’entouraient, et il les soumit à de honteuses complaisances, sans refuser de s’y prêter lui-même (omne genus hominum infamavit quod erat secum et ab ominibus est infamatus). Malheur à qui se permettait alors de rire ou de se moquer: il envoyait aux bêtes le plaisant malavisé. «Il aimait de préférence, dit Lampride, ceux qui portaient les noms des parties honteuses de l’un ou de l’autre sexe, et il les embrassait de préférence.» (Habuit in deliciis homines appellatos nominibus verendorum utriusque sexus, quos libentius suis osculis applicabat). Une variante du texte latin, oculis au lieu d’osculis, atténue ce passage, en donnant à entendre qu’il se contentait de les regarder avec plus d’intérêt et de curiosité que [444] les porteurs de noms honnêtes. Parmi ses familiers, il avait distingué un affranchi qu’il appelait Onon (ονος, âne), à cause de certaine analogie obscène avec cet animal: il l’enrichit et il le fit grand-prêtre d’Hercule des Champs, pour le récompenser de ses mérites. (Habuit et hominem pene prominente ultra modum animalium, quem Onon appellavit, sibi charissimum). Lui-même s’était fait appeler Hercule par le sénat, qui lui avait décerné déjà les surnoms de pieux et d’heureux.

On ne saurait se représenter sans horreur les débauches, souillées de sang humain, que ce monstre déifié mettait en œuvre avec une sorte de génie infernal; il ne respectait pas même les temples des dieux (deorum templa stupris polluit et humano sanguine). Il aimait à porter des vêtements de femme et à prendre des airs féminins; souvent il s’habillait en Hercule, avec une veste brochée d’or et une peau de lion: «C’était une chose ridicule et bizarre, dit Hérodien, que de le voir faire parade en même temps de l’afféterie des femmes et de la force des héros.» Dans ses festins, il mêlait souvent des excréments aux mets les plus délicats, et il n’hésitait pas à y goûter lui-même, pour avoir le plaisir d’en faire manger aux autres (dicitur sæpe pretiosissimis cibis humana stercora miscuisse, nec abstinuisse gustu, aliis, ut putabat, irrisis). Les grimaces que faisaient les convives en l’imitant lui procuraient un malin divertissement auquel il ne se bornait pas. Un jour, il [445] ordonna au préfet du prétoire Julien de se dépouiller de ses habits et de danser nu, le visage barbouillé, en jouant des cimbales, devant les concubines et les gitons, qui l’applaudissaient; ensuite, il le fit jeter dans un vivier, où les lamproies le dévorèrent. Il ne manquait pas de faire inscrire solennellement dans les actes publics de Rome tout ce qu’il faisait de honteux, d’impur, de cruel, en un mot toutes ses prouesses de gladiateur et de débauché (omnia quæ turpiter, quæ impure, quæ crudeliter, quæ gladiatorie, quæ lenonice faceret).

Enfin, cet exécrable empereur, après avoir échappé à plusieurs conspirations tramées contre sa vie, périt assassiné à l’instigation de Marcia, celle de ses concubines qu’il aimait le plus. Marcia l’aimait aussi malgré ses crimes, et elle veillait sur ses jours, comme une mère attentive, peut-être par pitié plutôt que par amour. Commode eut l’idée de célébrer le premier jour de l’année par une fête dans laquelle il irait au Cirque, armé de sa massue et précédé de tous les gladiateurs. Marcia le conjura de n’en rien faire, et tous les officiers de la maison impériale le supplièrent aussi de ne pas s’exposer de la sorte aux poignards des assassins. L’empereur, irrité de l’opposition qu’il rencontrait de la part de ses plus fidèles serviteurs, résolut de se débarrasser d’eux en les condamnant à mort. Il écrivit les noms des condamnés sur une écorce de tilleul, qu’il oublia sous son chevet. «Il avait à sa cour, rapporte [446] Hérodien, un de ces petits enfants qui servent aux plaisirs des Romains voluptueux, qu’on tient à demi nus et dont on relève la beauté par l’éclat des pierreries. Il aimait celui-ci éperdûment et le faisait appeler Philocommode.» L’enfant entra dans la chambre, trouva par terre la liste de proscription et l’emporta comme un jouet. Marcia vit cette liste dans les mains de l’enfant et la lui enleva, en le caressant: «Courage! Commode, ne te démens point, s’écria-t-elle en lisant son nom et ceux des proscrits. Voilà donc la récompense de ma tendresse et de la longue patience avec laquelle j’ai supporté tes brutalités et tes débauches!... Mais il ne sera pas dit qu’un homme toujours enseveli dans le vin préviendra une femme sobre et qui a toute sa raison!» En effet, elle alla sur-le-champ avertir ceux qui devaient partager son sort et elle versa de sa main le poison dans la coupe de Commode qui, menaçant de vivre, fut étranglé par un esclave, nommé Narcisse, que Marcia avait gagné à sa cause en promettant de s’abandonner à lui. «Commode fut plus cruel que Domitien, plus impur que Néron!» acclama le sénat qui voulait que le cadavre fût traîné avec un croc, au spoliaire, où l’on entassait les corps morts des gladiateurs.

On pouvait croire que Commode ne serait jamais surpassé dans les annales de la Prostitution, mais on avait compté sans Héliogabale, qui a laissé dans l’histoire une souillure ineffaçable et une célébrité [447] unique d’infamie. Lampride, en écrivant la vie impure (impurissimam) de ce monstre d’après les contemporains grecs et latins qui l’avaient écrite avant lui, a eu presque honte de son ouvrage, quoiqu’il ait passé sous silence une foule de détails que la pudeur ne lui permit pas de recueillir (quum multa improba reticuerim et quæ ne dici quidem sine maximo pudore possunt), et quoiqu’il ait voilé sous des termes honnêtes (prætextu verborum adhibito) ceux qu’il osait conserver dans son récit adressé à l’empereur Constantin. Hérodien et Xiphilin, qui ont survécu seuls à la perte des historiens originaux, nous fournissent quelques-unes de ces particularités odieuses que Lampride (d’autres disent Spartien) n’a pas voulu reproduire. «On s’étonne, répéterons-nous avec Lampride, qu’un pareil monstre ait été élevé à l’empire, et qu’il l’ait gouverné près de trois ans, sans qu’il se soit trouvé personne qui en ait délivré la société romaine, lorsque jamais un tyrannicide n’a manqué aux Néron, aux Vitellius, aux Caligula et aux autres princes de cette espèce.» Le règne d’Héliogabale est vraiment la dernière convulsion du paganisme qui se meurt et qui, en mourant, se roule avec désespoir au milieu de toutes les fanges du monde antique.

Héliogabale, dont le nom originaire était Avitus, prit celui qui désignait son premier état de prêtre du soleil, et ensuite il adopta celui d’Antonin, parce qu’il prétendait descendre de cette famille antonine, [448] à laquelle l’empire devait Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle, mais que l’exécrable Commode avait déjà déshonorée. Selon Héliogabale, sa mère Semiamire, qui vécut en courtisane et qui commit à la cour des empereurs toutes sortes de turpitudes (quum ipsa meretricio more vivens, in aulâ omnia turpia exerceret), avait eu avec Antonin Caracalla un commerce honteux, dont il était le fruit. Son origine fut cependant contestée par ceux qui l’avaient surnommé Varius ou bigarré, à cause des nombreux amants qui partagèrent à cette époque les faveurs de sa mère. Quoi qu’il en fût de sa naissance, quand Macrin eut fait assassiner Caracalla, Héliogabale craignit d’être compris dans le meurtre de l’empereur qu’il se donnait pour père, et il chercha un asile inviolable dans le temple du soleil. Ce fut de ce temple qu’il sortit, l’année suivante, pour se faire proclamer empereur par les soldats, qui le surnommèrent l’Assyrien et le Sardanapale: «Il portait des habits très-somptueux, raconte Hérodien, couverts d’or et de pourpre, avec des bracelets, un collier et une couronne en manière de tiare enrichie de perles et de pierres précieuses. Son habillement tenait de celui des prêtres de Phénicie et empruntait quelque chose du luxe de la Macédoine: il méprisait celui des Romains et des Grecs, qui n’était que de laine, et il ne faisait cas que des étoffes de soie.» Il eut l’idée, pour accoutumer les Romains à son luxe barbare et à ses parures efféminées, de se faire [449] peindre en costume de prêtre du soleil et d’envoyer ce portrait à Rome, avant d’y venir lui-même. Mais ce n’était rien que sa figure auprès de ses mœurs, qui inspirèrent de l’effroi aux Romains les plus débauchés: Quis enim ferre posset principem per cuncta cava corporis libidinem recipientem, quum ne belluam quidem talem quisquam ferat? Héliogabale n’était pas arrivé par l’enivrement du pouvoir à cet excès de dépravation sensuelle: l’empire l’avait trouvé ainsi corrompu et dégradé dans le sanctuaire de son dieu phénicien. On peut donc dire qu’en devenant empereur, il ne devint pas plus pervers ni plus infâme, sinon plus cruel. Qu’attendre d’un misérable insensé, qui n’avait aucune notion de l’honnête, et qui faisait consister le principal avantage de la vie à être digne et capable de satisfaire l’ignoble passion de plusieurs (cum fructum vitæ præcipuum existimans si dignus atque aptus libidini plurimorum videretur)? On comprend que les chrétiens aient représenté cet empereur comme une incarnation du diable.

Dès la première assemblée du sénat, il y parut avec sa mère, cette vieille courtisane que plus d’un sénateur se rappelait avoir connue dans l’exercice de son abject métier. Semiamire prit place auprès des consuls, et signa le sénatus-consulte rédigé dans cette circonstance. Ce fut la seule femme qui siégea, en qualité de clarissima, dans le sénat romain. Héliogabale fonda aussi, pour plaire à sa mère, un petit [450] sénat (senaculus), composé de matrones qui s’assemblaient, à certains jours, sur le mont Quirinal, pour discuter des lois somptuaires relatives aux femmes: on détermina quels habillements elles porteraient en public; qui aurait entre elles la préséance; quelles personnes elles admettraient au baiser d’usage; qui d’elles se servirait de voitures suspendues; qui, de chevaux de selle; qui, d’ânes; qui, d’un chariot traîné par des bœufs ou par des mules; qui, de litière, et si ces litières seraient garnies de peau et ornées d’or, d’ivoire ou d’argent; on régla, par sénatus-consulte, la forme et les ornements de la chaussure que chaque classe de femmes aurait le privilége de porter. Semiamire semblait s’être réservé l’autorité suprême sur son sexe exclusivement; Héliogabale, sur le sien, comme s’il bornait son rôle d’empereur à commander aux hommes. Pendant l’hiver qu’il passa à Nicomédie, avant de s’établir à Rome, Héliogabale donna carrière à ses goûts infâmes; tellement que les soldats qui l’avaient élu rougirent de leur ouvrage, en voyant leur empereur confondu avec de vils gitons (omnia sordide ageret, inireturque à viris et subaret). Il n’eut garde de changer de genre de vie, lorsqu’il fut à Rome. «Toutes ses occupations, dit Lampride, se bornèrent à choisir des émissaires chargés de chercher partout et d’amener à sa cour les hommes qui devaient remplir certaines conditions favorables à ses plaisirs.» Xiphilin explique quelles étaient ces conditions [451] que la nature avait départies plus libéralement à un petit nombre de privilégiés. Ceux qu’on jugeait dignes d’être présentés à l’empereur figuraient dans les pantomimes indécentes, qu’il faisait représenter, et dans lesquelles il jouait toujours un rôle de déesse de la fable. Il aimait surtout à mettre en action les amours de Vénus, et pour faire ce personnage, il se peignait le visage et il se frottait tout le corps avec des aromates. Souvent il renouvelait, sous le déguisement de Vénus, la scène principale du jugement de Pâris: tout à coup ses vêtements tombaient à ses pieds, et on le voyait nu, une main devant son sein et l’autre devant le signe de la virilité qu’il cachait entièrement, posterioribus eminentibus in subactorem rejectis et oppositis.

Héliogabale choisissait, au théâtre et dans le cirque, les compagnons de ses débauches, parmi les athlètes les plus robustes et les gladiateurs les plus membrus. C’est là qu’il distingua les cochers Protogène, Gordius et Hiéroclès, qui eurent part à toutes ses turpitudes: il avait une telle passion pour Hiéroclès qu’il lui donnait publiquement les baisers les plus hideux (Hieroclem vero sic amavit ut eidem oscularetur inguina); il nommait cela célébrer les Florales. Il avait fait construire des bains publics dans le palais, et il n’avait pas honte de se baigner au milieu du peuple, afin de mieux découvrir par lui-même les qualités particulières qu’il aimait dans les hommes (ut ex eo conditiones bene vasatorum hominum [452] colligeret). Il parcourait aussi les carrefours et les bords du Tibre, pour chercher ceux qu’il appelait des monobèles, c’est-à-dire des hommes complets (viriliores). Il n’y avait de crédit et d’honneurs, que pour ces sortes de gens (homines ad exercendas libidines bene vasatos et majoris peculii). Héliogabale éleva aussi aux premières dignités de l’empire certains personnages qui n’avaient pas d’autres titres à ses préférences, que leurs énormes attributs virils (commendatos sibi pudibilium enormitate membrorum). Dans les festins il les plaçait à ses côtés le plus près possible, et il se délectait à leur contact et à leurs attouchements (eorumque attrectatione et tactu præcipue gaudebat); c’était de leurs mains qu’il voulait prendre la coupe où il buvait en l’honneur de leurs hauts faits et des siens.

A l’exemple de Néron et de Commode, il trouvait un plaisir infini à se mêler incognito à tous les actes de la Prostitution populaire: «Couvert d’un bonnet de muletier, afin de n’être pas reconnu, raconte Lampride, il visita, en un seul jour, dit-on, les courtisanes du Cirque, du Théâtre, de l’Amphithéâtre et de tous les quartiers de Rome; s’il ne se livra pas à la débauche avec toutes ces filles (sine effectu libidinis), il leur distribua pourtant des pièces d’or, en disant:—Que personne ne sache qu’Antonin vous a fait ce don!» Il se sentait plein de sympathie et de tendresse pour ces malheureuses instigatrices de la débauche publique. Un jour, il convoqua dans [453] une basilique de la ville toutes les courtisanes inscrites sur les registres de la police édilitaire, et il présida lui-même cette étrange assemblée, dans laquelle il admit les entremetteuses de profession, tous les débauchés connus, les enfants et les jeunes gens vendus à la luxure (lenones, exoletos, undique collectos et luxuriosissimos puerulos et juvenes). D’abord il se présenta en costume de grand-prêtre du soleil, pour mieux imposer à cette tourbe infâme, et il prononça un discours de circonstance, commençant par ce mot: Camarades (commilitones), qui revenait à chaque instant dans son allocution impudique. Ensuite il ouvrit la discussion sur plusieurs questions abstraites de volupté et de libertinage (disputavitque de generibus schematum et voluptatum). Son immodeste auditoire battait des mains et poussait des acclamations, chaque fois qu’il rencontrait quelque effroyable imagination de débauche. Enivré de son succès, il sortit un moment et reparut habillé en femme, portant la toge et la perruque blonde des courtisanes, découvrant une gorge postiche et montrant sa jambe nue, avec les allures, les gestes, les agaceries et les paroles d’une prostituée de carrefour. Sous ce costume, il s’approcha de celles à qui son caprice avait emprunté la livrée mérétricienne, et il leur prouva qu’il savait leur métier aussi bien qu’elles. Puis, se débarrassant de sa gorge d’emprunt (papillâ ejectâ), il prit les airs et l’habit des enfants qu’on vendait à la Prostitution (habitu puerorum [454] qui prostituuntur), et il se tourna vers les débauchés, pour leur faire voir qu’il n’était pas moins expert qu’eux dans leur art honteux. Enfin il termina la séance, en prononçant une nouvelle harangue plus monstrueuse que la première, en promettant à chaque assistant un donatif de trois pièces d’or, et en se recommandant à leurs prières pour obtenir que les dieux lui accordassent la santé, la vigueur et le plaisir dont il avait besoin jusqu’à sa mort.

Ce ne fut pas la seule marque de bienveillance spéciale qu’il accorda, par amour du métier, à la classe des courtisanes. On le vit souvent racheter de ses deniers toutes celles qui étaient esclaves au pouvoir des lénons, et les affranchir ensuite, afin qu’elles pussent continuer à leur profit l’odieux trafic qu’elles avaient appris à exercer. On raconte même, à ce sujet, qu’ayant racheté ainsi au prix de cent mille sesterces (19,375 fr.) une courtisane fort belle et très-fameuse, il ne la toucha pas et la respecta comme une vierge (velut virginem coluisse). Quand il voyageait, il se faisait suivre de six cents chariots, remplis de lénons, d’appareilleuses, de mérétrices et de cinædes bien pourvus (causa vehiculorum erat lenonum, lenarum, meretricum, exoletorum, subactorum etiam bene vasatorum multitudo). Il avait toujours des femmes avec lui dans ses bains, et c’était lui-même qui les épilait. Il se servait aussi, pour sa barbe, d’une pâte épilatoire (psilothro), et il employait [455] de préférence à cet usage celle qui avait déjà servi à l’épilation de ses femmes. Il employait également, pour faire sa barbe, le même rasoir avec lequel il avait rasé le poil des parties honteuses de ses gitons (rasit et virilia subactoribus suis novacula manu suâ, qua postea barbam fecit). «Il n’y a personne, dit Xiphilin, qui puisse faire ni écouter le récit des abominables saletés qu’il fit ou qu’il souffrit en son corps.» Xiphilin répugne à entrer dans ces détails, que Dion Cassius avait minutieusement recueillis et que la langue grecque couvrait d’une sorte de voile qui les rendait plus tolérables; mais l’histoire originale de Dion Cassius n’a pas conservé le règne d’Héliogabale, comme si les pages consacrées à ce règne abominable avaient été déchirées par une main pudique. Lampride dit aussi qu’on avait réuni, dans les histoires de cette époque, un grand nombre d’obscénités, qu’il a cru devoir passer sous silence, parce qu’elles ne sont pas dignes de rester dans la mémoire des hommes (digna memoratu non sunt): «Il inventa, dit-il, plusieurs nouveaux genres de débauche, et il surpassa les exploits des anciens débauchés, car il connaissait toutes les pratiques de Néron, de Caligula et de Tibère (libidinum genera quædam invenit, ut spinthrias veterum malorum vinceret, et omnes apparatus Tiberii et Caligulæ et Neronis norat).»

On doit surtout regretter le texte original de Dion Cassius, en citant ce curieux passage de l’Abrégé de [456] Xiphilin, prudemment affaibli dans la traduction du président Cousin: «Héliogabale allait aux lieux de Prostitution, en chassait les courtisanes, et s’y plongeait dans les plus infâmes voluptés. Enfin il destina à l’incontinence un appartement de son palais, à la porte duquel il se tenait, tout nu, debout à la façon des courtisanes, en tirant un rideau attaché à des anneaux d’or et appelant les passants d’un ton mou et efféminé. Il avait d’autres personnes attachées au même emploi, dont il se servait pour aller chercher des gens dont l’impudicité pût lui donner du plaisir. Il tirait de l’argent des complices de ses débauches, et se glorifiait d’un gain aussi infâme que celui-là. Quand il était avec les compagnons de ses débordements, il se vantait d’avoir un plus grand nombre d’amants qu’eux et d’amasser plus d’argent; il est vrai qu’il en exigeait indifféremment de tous ceux auxquels il se prostituait. Il y en avait un, entre autres, d’une taille fort avantageuse, et qu’il avait dessein, pour ce sujet, de désigner César.» Le président Cousin, dans cette pâle traduction, a évité de rendre la naïveté cynique du texte grec, qui n’avait pas à ménager la susceptibilité des beaux-esprits français.

Si les appétits sensuels d’Héliogabale étaient immodérés, son imagination dépravée avait encore plus de puissance et d’activité. Ainsi, ce qu’il cherchait sans cesse avec une impatiente curiosité, c’étaient de nouvelles manières de souiller ses yeux, [457] ses oreilles et son âme, en souillant aussi la pudeur d’autrui. Les prodigieux festins qu’il offrait à ses mignons et à ses gladiateurs, mettaient entre leurs mains des coupes aux formes obscènes, et faisaient circuler devant eux des amphores et des vases d’argent surchargés d’images érotiques (schematibus libidinosissimis inquinata). Toute cette argenterie effrontée brillait surtout dans les soupers d’apparat, qu’il donnait à l’occasion des vendanges, et dans lesquels il s’amusait à déshonorer les citoyens les plus recommandables et les vieillards les plus majestueux. Il leur demandait, pour les embarrasser, s’ils avaient fait preuve dans leur jeunesse d’autant de vigueur qu’il en déployait lui-même, et ces questions, il les leur adressait avec une impudence inouïe (impudentissime), car jamais il ne s’abstint des expressions les plus infâmes et il y joignait souvent des gestes et des signes plus infâmes encore (neque enim unquam verbis pepercit infamibus, quum et digitis impudicitiam ostentaret, nec ullus in conventu, et audiente populo, esset pudor). Voilà comme il entendait célébrer la liberté des vendanges. Il interrogeait brusquement un vieux à barbe blanche et au maintien solennel: «Es-tu fidèle au culte de Vénus (an promptus esset in Venerem)?» Si le vieillard rougissait, à cette impertinente question: «Il a rougi! s’écriait-il, la chose va bien (salva res est).» Le silence et la rougeur équivalaient pour lui à un aveu. Il s’autorisait alors à parler de ses propres actes, [458] et si tous les vieillards baissaient les yeux en rougissant, il faisait appel à ses jeunes complices, pour les inviter à répondre sans détour sur le sujet qu’il avait posé: ceux-ci obéissaient aussitôt et tâchaient de renchérir encore sur la turpitude de leur maître, qui se réjouissait de les entendre et qui leur portait d’ignobles défis. La flatterie déliait souvent la langue des vieillards, qui se vantaient à leur tour de commettre les mêmes ignominies et d’avoir des maris (qui improba quædam pati se dicerent, qui maritos se habere jactarent). L’empereur, à ces révélations inattendues, exultait de joie et ne s’apercevait point que ces misérables feignaient des vices qu’ils n’avaient pas, pour lui complaire et le divertir.

Cet empereur hermaphrodite voulut avoir plusieurs femmes légitimes et plusieurs maris. Il épousa d’abord la veuve de Pomponius Bassus, qu’il avait fait condamner à mort en l’accusant de s’être fait le censeur de la conduite privée de l’empereur. Cette femme, aussi belle que noble, était petite-fille de Claude Sévère et de Marc-Antonin. Héliogabale, qui eut recours à la violence pour lui faire subir une odieuse union, la délaissa bientôt pour ses rivales: «Il ne les recherchait pourtant pour aucun besoin qu’il en eût, dit Xiphilin, mais par le désir d’imiter les débauches de ses amants.» Il se maria ensuite avec Cornélia Paula, dans l’espoir, disait-il, d’être plus tôt père, «lui qui n’était pas homme,» ajoute Xiphilin, comme pour mettre à la torture les commentateurs. [459] Ce mariage fut célébré par des jeux et des fêtes publiques, mais bientôt il répudia sa nouvelle épouse, sous prétexte qu’elle avait une tache sur le corps. La véritable cause de cette répudiation était un autre mariage qu’il souhaitait contracter avec plus d’éclat que les précédents. Il avait pénétré dans le temple de Vesta, et peu s’en fallut qu’il ne laissât s’éteindre le feu sacré (ignem perpetuum extinguere voluit), pendant qu’il profanait le sanctuaire par un inceste. Il enleva la vestale Aquila Sévéra et l’épousa insolemment à la face du ciel, en disant que les enfants qui naîtraient du grand-prêtre du soleil et de la prêtresse de Vesta auraient sans doute quelque chose de sacré et de divin. Mais Héliogabale n’eut pas plus d’enfants de ce mariage sacrilége que des autres, et il se dégoûta bientôt de sa vestale, qu’il remplaça par deux ou trois femmes successivement jusqu’à ce qu’il eût repris Aquila Sévéra.

Mais, pour parler de ses mariages avec des hommes, c’est à peine si nous oserons nous en tenir à la traduction de Xiphilin, que le président Cousin n’a point osé reproduire avec une fidélité scrupuleuse. Héliogabale se maria donc en qualité de femme, et se fit appeler madame et impératrice. «Il travaillait en laine, portait quelquefois un réseau et se frottait les yeux de pommade. Il se rasa le menton et en fit une fête, prit soin qu’il ne lui parût aucun poil, pour être plus semblable à une femme, et reçut, étant [460] couché, les sénateurs qui l’allaient saluer. Son mari était un esclave natif de Carie, nommé Jérocle, conducteur de chariots.» Il avait remarqué Jérocle, un jour que, tombant de son chariot, ce cocher avait laissé voir ses cheveux bouclés et son menton sans barbe: Jérocle avait une abondante chevelure blonde, une peau lisse et blanche, des traits fins et un regard chatoyant, mais il joignait à ces apparences efféminées une taille de géant et des formes athlétiques. Héliogabale le fit enlever tout couvert de sueur et de poussière; puis, il l’installa dans sa chambre à coucher, au sortir du bain, et le lendemain il l’épousa solennellement. «Il se faisait maltraiter par son mari, raconte Xiphilin ou plutôt le président Cousin, dire des injures et battre avec une si grande violence qu’il avait quelquefois au visage des marques des coups qu’il avait reçus. Il ne l’aimait point d’une ardeur faible et passagère, mais d’une passion forte et constante, tellement qu’au lieu de se fâcher des mauvais traitements qu’il recevait de lui, il l’en chérissait plus tendrement. Il l’eût fait déclarer césar, si sa mère et son aïeule ne s’étaient pas opposées à cet acte de démence impudique.»

Jérocle eut pourtant un rival qui balança un moment le crédit dont il jouissait auprès de l’empereur. C’était Aurélius Zoticus, dit le Cuisinier, parce que son père l’avait élevé dans les cuisines, où tout enfant il tournait la broche. Zoticus renonça de bonne [461] heure au métier paternel pour embrasser l’état de lutteur: il l’emportait en bonne mine et en vigueur corporelle sur tous les athlètes avec lesquels il se mesurait dans les jeux du cirque. Les pourvoyeurs d’Héliogabale reconnurent avec admiration les singuliers mérites de ce robuste champion et s’emparèrent de lui pour le mener à Rome avec une pompe triomphale. Sur l’éloge qu’on avait fait de lui à Héliogabale, qui brûlait de le voir, il avait été nommé chambellan (cubicularius) de l’empereur. Celui-ci l’attendait avec une impatience qui éclata de la façon la plus indécente, quand le nouveau chambellan fut introduit dans le palais à la clarté des flambeaux. «Dès que cet infâme prince l’aperçut, raconte Xiphilin en conservant les termes mêmes du récit de Dion Cassius, il accourut à lui avec beaucoup de rougeur sur le visage; et, parce que Zotique en le saluant l’avait appelé seigneur et empereur selon la coutume, il lui répondit, en tournant la tête d’un air plein de mollesse comme une femme et en jetant sur lui des regards lascifs:—Ne m’appelez point seigneur, puisque je suis une dame!» Il l’emmena baigner à l’heure même avec lui; et l’ayant trouvé tel qu’on le lui avait représenté, il soupa entre ses bras comme sa maîtresse.» Jérocle, jaloux de ce rival, eut l’adresse de lui faire verser par les échansons un breuvage réfrigératif qui lui ôta toute sa vigueur et qui le frappa d’impuissance. Héliogabale, loin de soupçonner le complot dont Zoticus était victime, le [462] regarda dès lors avec autant de colère et de mépris qu’il lui avait témoigné d’estime et d’affection auparavant. Peu s’en fallut qu’il l’envoyât aux bêtes, et Zoticus, dans sa disgrâce, fut encore trop heureux de se voir seulement dépouillé de ses honneurs et chassé du palais, de Rome et de l’Italie.

Héliogabale, qui se jouait ainsi scandaleusement de l’institution du mariage au double point de vue de la morale et des lois, eut la pensée bizarre de marier aussi les dieux et les déesses. Il commença par donner une femme à son dieu phénicien, comme si ce dieu avait eu besoin de femme et d’enfant, dit Xiphilin. La femme qu’il lui avait choisie était Pallas, et pour accomplir cette union divine, il fit apporter dans sa chambre le palladium, cette statue vénérée, que les Romains considéraient comme la sauvegarde de Rome, et qui n’avait pas été changée de place une seule fois, excepté lorsque le feu avait pris au temple de la déesse. Mais le lendemain de cette profanation étrange et ridicule, qu’il avait poussée aussi loin que possible en couchant les deux statues dans le même lit, il déclara qu’une déesse si guerrière ne convenait pas à un dieu si pacifique, et il fit apporter, à Rome, pour ce dieu, la statue de Vénus Uranie, la divinité des Carthaginois. Uranie, qui présidait à l’incubation des êtres dans le travail mystérieux de la nature, et qui personnifiait la lune et les autres de la nuit, devait naturellement être l’épouse d’Héliogabale, dieu du [463] soleil et de la génération. L’empereur célébra donc leurs noces avec splendeur, et il fit contribuer tous les sujets de l’empire aux présents magnifiques qu’il offrit aux époux; lui-même, le visage peint et fardé, il dansa, en tunique de soie, autour des deux statues placées côte à côte dans un lit de pourpre, et enchaînées l’une à l’autre avec des bandelettes de lin. Cet incroyable mariage de statues donna lieu à de grandes réjouissances à Rome et dans toute l’Italie. Héliogabale s’identifiait, en quelque sorte, au dieu dont il portait le nom; il se faisait un devoir religieux de lui soumettre, de lui sacrifier tous les dieux, même celui des chrétiens; car il souilla leurs temples de ses impuretés et il fit déposer leurs images dans le panthéon du soleil: c’était là qu’il venait, au sortir de ses monstrueuses débauches, remplir son ministère de grand-prêtre. Il ne refusait pas néanmoins de prendre part au culte des autres divinités, surtout s’il avait un rôle à jouer dans les mystères de ce culte. Ainsi, on le vit agiter sa tête échevelée parmi les prêtres mutilés de Cybèle; il se lia comme eux les parties génitales (genitalia sibi devinxit), et il fit tout ce que ces impurs fanatiques avaient l’habitude de faire. Il s’associa également aux rites bizarres et obscènes d’Isis, de Priape, de Flore et de Cotytto.

Rien ne peut présenter une idée exacte et complète de ces festins féeriques, dans lesquels il rassemblait tout ce que le luxe, la prodigalité, la gourmandise [464] et le caprice pouvaient inventer, pour satisfaire ses passions, ses sens et ses instincts pervers. Il ne vivait, pour ainsi dire, que pour découvrir des voluptés nouvelles (exquirere novas voluptates). Lampride a énuméré quelques-unes des folles merveilles de ces repas, où il était toujours assis sur des fleurs ou sur des essences précieuses, vêtu de pourpre ou d’étoffes d’or, surchargé de pierreries sous le poids desquelles il disait succomber de plaisir (quum gravari se diceret onere voluptatis), et la tête coiffée d’un lourd diadème oriental. Ces fabuleux repas duraient des jours entiers, des nuits entières, sans autre interruption que les intervalles consacrés à la débauche, comme des repos accordés à l’estomac, qui ne se lassait pas plus que l’ardeur des sens. Les convives alors n’étaient plus des hommes, mais des bêtes fauves: ils s’efforçaient à l’envi d’imiter leur empereur, sans espoir de l’égaler. Celui-ci, échauffé par le vin et les parfums, rejetait tous ses vêtements, se couronnait de rayons d’or, suspendait un carquois sur ses épaules, et nu, les cheveux flottants, le corps frotté d’huile aromatique, il montait sur un char, resplendissant de pierres précieuses et de métaux, attelé de trois ou quatre femmes absolument nues, qui le traînaient autour de la salle du banquet. (Junxit et quaternas mulieres pulcherrimas et binas ad papillam, vel ternas et amplius, et sic vectatus est: sed plerunque nudus quum illum nudæ traherent.) Sa générosité à l’égard [465] de ses compagnons de table se traduisait en présents gigantesques ou ridicules, que le sort distribuait souvent au hasard des lots; il riait beaucoup, quand la fortune aveugle avait fait tomber dans les mains d’un vieux débauché une coquille portant ces mots qui étaient un ordre: «Se conduire en homme devant l’empereur»; il riait davantage, si, par une de ces chances qu’il aimait à provoquer, une vieille décrépite devenait la maîtresse d’un beau jeune garçon. Souvent les billets cachetés, que ses convives tiraient de l’urne, leur ordonnaient les douze travaux d’Hercule ou les condamnaient à des services ignobles et dégradants. Ces espèces de loteries conviviales, où il mettait en frais son imaginative, entraînaient parfois avec elles l’exil, la confiscation et même la mort pour ceux que le sort n’avait pas favorisés. Heureux celui qui en était quitte pour dix mouches, dix œufs, dix toiles d’araignée, à fournir ou à recevoir! Les femmes, quelquefois les prostituées ramassées dans les rues, qui assistaient à ces orgies et qui en subissaient toutes les vicissitudes, étaient ordinairement les mieux partagées et se retiraient, épuisées de lassitude, le visage décomposé, le corps meurtri, les vêtements en lambeaux, mais chargées de butin. La plus misérable, et la plus déchue, que sa bonne étoile avait amenée à la table de l’empereur, pouvait se vanter d’avoir été un moment presque impératrice, car Héliogabale prenait son plaisir partout, pourvu qu’il n’eût pas affaire deux fois à la [466] même femme (idem mulieres nunquam iteravit, præter uxorem). Enfin, les courtisanes de Rome avaient le droit de venir se prostituer, au lupanar impérial qui restait ouvert jour et nuit dans l’intérieur du palais (lupanaria domi amicis, clientibus et servis exhibuit). Courtisanes et gitons se recommandaient d’eux-mêmes à sa sollicitude paternelle: un jour, il leur fit distribuer la septième partie des approvisionnements de blé que Trajan et Sévère avaient accumulés dans les greniers publics, et qui pouvaient subvenir à sept années de disette.

Ce monstre à face humaine déshonora l’Empire pendant un règne de quatre ans où il entassa toutes les extravagances, toutes les atrocités, toutes les débauches, toutes les abominations qui peuvent outrager la nature. Il se glorifiait d’imiter Apicius dans sa vie privée, et, sur le trône, Néron, Othon et Vitellius. Il n’avait pourtant que dix-huit ans, lorsqu’il fut tué par des bouffons dans les latrines où il s’était caché. Les soldats, qui avaient conspiré pour délivrer Rome et le monde d’un pareil empereur, sévirent aussi contre ses complices et leur firent endurer différents supplices, arrachant aux uns les entrailles et empalant les autres, afin, disaient-ils, que leur mort ressemblât à leur vie (ut mors esset vitæ consentiens). Le traîné, l’impur, comme le surnommèrent ceux qui traînaient son corps dans les fanges de la ville, ne devait pas avoir d’égal dans l’histoire des empereurs, et, après lui, l’humanité sembla se reposer, [467] sous la bienfaisante influence d’Alexandre Sévère, en ouvrant les yeux à la lumière de la morale évangélique. Mais, avant que le christianisme, qui envahissait de toutes parts la société païenne, eût mis un frein aux passions sensuelles et constitué la police des mœurs dans les gouvernements, on vit encore les empereurs qui se succédaient sur le trône, comme les histrions sur un théâtre, donner au peuple l’exemple contagieux de tous les écarts de la Prostitution. Presque tous s’adonnèrent à la débauche, presque tous se laissèrent aller à de monstrueux raffinements de dépravation. Gallien, qui ne vécut que pour son ventre et ses plaisirs (natus abdomini et voluptatibus), imitait quelquefois Héliogabale: il invitait un grand nombre de femmes à ses festins, et alors il choisissait pour lui les plus jeunes et les plus belles, laissant les laides et les vieilles à ses convives. Si le divin Claude, comme pour faire oublier aux Romains l’impur Gallien (prodigiosum), régna en philosophe chaste et modeste; si Aurélien réprima le luxe par des lois somptuaires et punit rigoureusement l’adultère, même parmi les esclaves; si l’empereur Tacite défendit d’établir des mauvais lieux dans l’intérieur de Rome, défense qui ne put être maintenue (meritoria intra urbem, stare vetuit, quod quidem diu tenere non potuit); s’il fit fermer les bains publics pendant la nuit; s’il interdit les habits de soie et les profusions du luxe efféminé; si Probus a été vraiment digne [468] de son nom; Carin, prédécesseur de Dioclétien, fut, en revanche, suivant les termes de Flavius Vopiscus, «le plus débauché de tous les hommes, le plus effronté des adultères et des corrupteurs de la jeunesse, et poussa l’infamie jusqu’à se prostituer lui-même (homo omnium contaminatissimus, adulter, frequens corruptor juventutis, ipse quoque male usus genio sexus sui).» Il avait pour préfet du prétoire un vieil entremetteur, nommé Matronien; pour secrétaire, un impur (impurum), avec lequel il faisait toujours sa méridienne; pour amis, les êtres les plus pervers. Il se souilla des vices les plus infects (enormibus se vitiis et ingenti fœditate maculavit), et il ne respecta rien (moribus absolutus). Mais Dioclétien balaya toutes ces immondices qui avaient fait du palais des empereurs un lupanar; et Dioclétien, qui fut un chrétien par la chasteté de ses mœurs et par la moralité de ses lois, quoiqu’il ait cruellement persécuté les chrétiens, Dioclétien le sage, l’austère, le philosophe, eut pourtant l’odieux courage de faire de la Prostitution un des supplices qu’on infligeait aux vierges et aux matrones chrétiennes! C’est pourtant sous Dioclétien que semble s’arrêter l’histoire de la Prostitution romaine.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DU TOME DEUXIÈME.

TABLE DES MATIÈRES
DU DEUXIÈME VOLUME.

PREMIÈRE PARTIE.

ANTIQUITÉ.—Grèce.—Rome.

(SUITE ET FIN.)

CHAPITRE XVII.

Sommaire.—Les lieux de Prostitution à Rome.—Leurs différentes catégories.—Les quarante-six lupanars d’utilité publique.—Les quatre-vingts bains de la première région.—Le petit sénat des femmes, fondé par Héliogabale.—Les lupanars de la région Esquiline, de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.—La Suburre.—Les cellules voûtées du grand Cirque.—Les Cent Chambres du port de Misène.—Description d’un lupanar.—Les cellules des prostituées.—L’écriteau.—Ameublement des chambres.—Peintures obscènes.—Décoration intérieure des cellules.—Lupanars des riches.—Origine du mot fornication.—Les stabula ou lupanars du dernier ordre.—Les pergulæ ou balcons.—Les turturillæ ou colombiers.—Le casaurium ou lupanar extra-muros.—Origine du mot casaurium.—Les scrupedæ ou pierreuses.—Meritoria et Meritorii.—Les ganeæ ou tavernes souterraines.—Origine du mot lustrum.—Personnel d’un lupanar.—Le leno et la lena.—Les ancillæ ornatrices.—Les aquarii ou aquarioli.—Le bacario.—Le villicus.—Adductores, conductores et admissarii.—Costume des meretrices dans les lupanars.—Fêtes qui avaient lieu dans les lupanars à l’occasion des filles qui se prostituaient pour la [470] première fois, et lors de l’ouverture d’un nouveau lupanar.—Loi Domitienne relative à la castration.—Les castrati, les spadones et les thlibiæ.—Messaline au lupanar.—Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses faveurs.—Tableau d’un lupanar romain, par Pétrone.—Salaire des lupanars.—Dissertation sur l’écriteau de Tarsia.—Prix de la location d’une cellule.—Les quadrantariæ et les diobolares.

CHAPITRE XVIII.

Sommaire.—A quelle époque remonte l’établissement de la Prostitution légale à Rome.—De l’inscription des prostituées.—Ce que dit Tacite du motif de cette inscription.—Femmes et filles de sénateurs réclamant la licencia stupri.—Avantages que l’état et la société retiraient de l’inscription des courtisanes.—Le taux de chaque prostituée fixé sur les registres de l’édile.—Serment des courtisanes entre les mains de l’édile.—Pourquoi l’inscription matriculaire des meretrices se faisait chez l’édile.—De la compétence de l’édile, en matière de Prostitution.—Police de la rue.—Les Prostitutions vagabondes.—Julie, fille d’Auguste.—Police de l’édile dans les maisons publiques.—Les édiles plébéiens et les grands édiles patriciens.—Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer la porte de la maison de la meretrix Mamilia.—Des divers endroits où se pratiquait la Prostitution frauduleuse.—Les bains publics.—La femme du consul, aux bains de Teanum.—Luxe et corruption des bains de Rome.—Mélange des sexes dans les bains publics.—Le bain de Scipion.—Les balneatores et les aliptes.—Les débauchés de la cour de Domitien, aux bains publics.—Bains gratuits pour le bas peuple.—Bains de l’aristocratie et des gens riches.—Tolérance de la Prostitution des bains.—Les serviteurs et servantes des bains.—Les fellatrices et les fellatores.—Le fellateur Blattara et la fellatrice Thaïs.—Zoïle.—La pantomime des Attélanes.—Les cabarets.—Infamie attachée à leur fréquentation.—Description d’une popina romaine.—Le stabulum.—Les cauponæ et les diversoria.—Visites domiciliaires nocturnes de l’édile.—Les caves des boulangeries.—Police édilitaire pour les lupanars.—Contraventions, amendes et peines afflictives.—A quoi s’exposait Messaline, en exerçant le meretricium dans un lupanar.—De [471] l’installation d’une femme dans un mauvais lieu.—Les délégués de l’édile.—Heures d’ouverture et de fermeture des lupanars et autres mauvais lieux publics.—Les meretrices au Cirque.—La Prostitution des théâtres.—Les crieurs du théâtre.—La Prostitution errante.—Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par l’édilité, sous la protection d’Esculape pour les préserver des souillures des passants.—Impudicité publique des prostituées des carrefours et ruelles de Rome.—Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces femmes.—Le tribunal de l’édile.—Distinction établie par Ulpien, entre appeler et poursuivre.—Pouvoirs donnés par la loi aux pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la débauche.—Les adventores.—Les venatores.—La jeunesse d’Alcinoüs.—Les salaputii.—Le poëte Horace putissimum penem.—Les semitarii.—Adulter, scortator et mœchus.—Mœchocinædus et mœchisso.—Héliogabale aux lupanars.—Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices.—Costume des courtisanes.—Leur chaussure.—Leur coiffure.—Défense faite aux prostituées de mettre de la poudre d’or dans leurs cheveux.—Les cheveux bleus et les cheveux jaunes.—Costume national des prostituées de Tyr et de Babylone.—L’amiculum ou petit ami.—Galbanati, galbani et galbana.—La mitre, la tiare et le nimbe.—Origine de ces trois coiffures.—Défense faite aux mérétrices d’avoir des litières et des voitures.—Carmenta, inventrice des voitures romaines.—La basterne et la litière.—La cella et l’octophore.—Les lupanars ambulants.—La loi Oppia.

CHAPITRE XIX.

Sommaire.—La Prostitution élégante.—Les bonnes mérétrices.—Leurs amants.—Différence des grandes courtisanes de Rome et des hétaires grecques.—Cicéron chez Cythéris.—Les preciosæ et les famosæ.—Leurs amateurs.—La voie Sacrée.—Promenades des courtisanes.—Promenades des matrones.—Cortége des matrones.—Ce que dit Juvénal des femmes romaines.—Ogulnie.—Portrait de Sergius, le favori d’Hippia, par Juvénal.—Le gladiateur obscène de Pétrone.—Les suppôts de Vénus Averse.—Ce qu’à Rome on appelait plaisirs permis.—Langue muette du meretricium.—Le doigt du milieu.—Le [472] signum infame.—Pourquoi le médius était voué à l’infamie chez les Grecs.—La chasse à l’œil et le vol aux oreilles.—Les gesticulariæ.—Pantomime amoureuse.—Réserve habituelle du langage parlé de Rome.—De la langue érotique latine.—Frère et sœur.—La sœur du côté gauche et le petit frère.—Des écrits érotiques et sotadiques ou molles libri.—Bibliothèque secrète des courtisanes et des débauchés.—Les livres lubriques de la Grèce et de Rome détruits par les Pères de l’Église.

CHAPITRE XX.

Sommaire.—Maladies secrètes et honteuses des anciens.—Impura Venus.—Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.—Invasion de la luxure asiatique à Rome.—A quelles causes on doit attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.—Maladies sexuelles des femmes.—Les médecins de l’antiquité se refusaient à traiter les maladies vénériennes.—Pourquoi.—Les enchanteurs et les charlatans.—La grande lèpre.—La petite lèpre ou mal de Vénus.—Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.—Le morbus indecens.—La plupart des médecins étaient des esclaves et des affranchis.—Pourquoi, dans l’antiquité, les maladies vénériennes sont entourées de mystère.—L’existence de ces maladies constatée dans le Traité médical de Celse.—Leur description.—Leurs curations.—Manuscrit du treizième siècle décrivant les affections de la syphilis.—Apparition de l’éléphantiasis à Rome.—Asclépiade de Bithynie.—T. Aufidius.—Musa, médecin d’Auguste.—Mégès de Sidon.—Description effrayante de l’éléphantiasis, d’après Arétée de Cappadoce.—Son analogie avec la syphilis du quinzième siècle.—Le campanus morbus ou mal de Campanie.—Spinturnicium.—Les fics, les marisques et les chies.—La Familia ficosa.—La rubigo.—Le satyriasis.—Junon-Fluonia.—Dissertation sur l’origine des mots ancunnuentæ, bubonium, imbubinat et imbulbitat.—Les clazomènes.—Des maladies nationales apportées à Rome par les étrangers.—Les médecins grecs.—Les empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles.—Les médecins pneumatistes.—Les archiatres.—Archiatri pallatini et archiatri populares.—L’institution des archiatres régularisée et complétée par Antonin-le-Pieux.—Eutychus, [473] médecin des jeux du matin.—Les sages-femmes et les medicæ.—Épigramme de Martial contre Lesbie.—Le solium ou bidet, et de son usage à Rome.—Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les médecins romains.—Mort de Festus, ami de Domitien.—Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes.—Superstitions religieuses.—Offrandes aux dieux et aux déesses.—Les prêtres médecins.—La Quartilla de Pétrone.—Abominable apophthegme des pædicones.

CHAPITRE XXI.

Sommaire.—Les medicæ juratæ.—Origine des sages-femmes.—L’Athénienne Agonodice.—Les sagæ.—Exposition des nouveau-nés à Rome.—Les suppostrices ou échangeuses d’enfants.—Origine du mot sage-femme.—Les avortements.—Julie, fille d’Auguste.—Onguents, parfums, philtres et maléfices.—Pratiques abominables dont les sagæ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux.—La parfumeuse Gratidie.—Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés par Horace, dont elle fut la maîtresse.—Le mont Esquilin, théâtre ordinaire des invocations et des sacrifices magiques.—Gratidie et sa complice la vieille Sagana, aux Esquilies.—Le nœud de l’aiguillette.—Comment les sagæ s’y prenaient pour opérer ce maléfice, la terreur des Romains.—Comment on conjurait le nœud de l’aiguillette.—Philtres aphrodisiaques.—La potion du désir.—Composition des philtres amoureux.—L’hippomane.—Profusion des parfums chez les Romains.—La nicérotiane et le foliatum.—Parfums divers.—Cosmétiques.—Le bain de lait d’ânesse de Poppée.—La courtisane Acco.—Objets et ustensiles à l’usage de la Prostitution, que vendaient les sagæ et les parfumeuses.—Le fascinum.—Les fibules.—Comment s’opérait l’infibulation.—De la castration des femmes.—Les prêtres de Cybèle.

CHAPITRE XXII.

Sommaire.—La débauche dans la société romaine.—Pétrone arbiter.—Aphorisme de Trimalcion.—Le verbe vivere.—Extension donnée à ce verbe par les délicats.—La déesse Vitula.—Vitulari [474] et vivere.—Journée d’un voluptueux.—Pétrone le plus habile délicat de son époque.—Les comessations ou festins de nuit.—Étymologie du mot comessationes.—Origine du mot missa, messe.—Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des Césars.—Mode des comessations.—Lits pour la table.—La courtisane grecque Cytheris.—Bacchides et ses sœurs.—Le repas de Trimalcion.—Les histrions, les bouffons et les arétalogues.—Les baladins et les danseuses.—Danses obscènes qui avaient lieu dans les comessations.—Comessations de Zoïle.—Épisode du festin de Trimalcion.—Services de table et tableaux lubriques.—Ameublement et décoration de la salle des comessations.—Santés érotiques.—Thesaurochrysonicochrysides, mignon du bouffon de table Galba.—Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations.—Dieux et déesses qui présidaient aux comessations.—Les lares Industrie, Bonheur et Profit.—Le verbe comissari.—Théogonie des dieux lares de la débauche.—Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les luttes amoureuses.—Le dieu Tryphallus.—Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des femmes en couches.—Deverra, Deveronna et Intercidona.—Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux.—Domiducus.—Suadela, Orbana, Genita Mana, etc., etc.—Fauna, déesse favorite des matrones.—Jugatinus et ses attributions.

CHAPITRE XXIII.

Sommaire.—Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les peuples.—Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux des Romains.—Clédonistique de l’amour et du libertinage.—Fâcheux présages.—Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des réunions de débauchés et de prostituées.—L’urinal ou pot de chambre.—Présages que les Romains tiraient du son que rendait l’urine en tombant dans l’urinal.—Matula, matella et scaphium.—Double sens obscène du mot pot de chambre.—Étymologie de matula.—Présages urinatoires dans les comessations.—Hercule Urinator.—Présages des ructations.—Crepitus, dieu des vents malhonnêtes.—Le petit dieu Pet.—Présages tirés du son du pet.—Origine de la qualification de vesses, donnée aux filles dans le langage populaire.—Présages tirés de la sternutation.—Jupiter et Cybèle, dieux [475] des éternuments.—Heureux pronostics attribués aux éternuments dans les affaires d’amour.—Les tintements d’oreilles et les tressaillements subits.—La droite et la gauche du corps.—Présages résultant de l’inspection des parties honteuses.—Présages tirés des bruits extérieurs.—Le craquement du lit.—Lectus adversus et lectus genialis.—Le Génie cubiculaire.—Le pétillement de lampe.—Habileté des courtisanes à expliquer les présages.—Présages divers.—Le coup de Vénus.—Présages heureux ou malheureux, propres aux mérétrices.—L’empereur Proculus et les cent vierges Sarmates.—Rencontre d’un chien.—Rencontre d’un chat.—Superstitions singulières du peuple de Vénus.—Jeûnes et abstinence que s’imposaient les débauchés et les courtisanes en l’honneur des solennités religieuses.—Vœu à Vénus.—Moyen superstitieux employé par les Romains pour constater la virginité des filles.—La noix, allégorie du mariage.

CHAPITRE XXIV.

Sommaire.—Pourquoi les courtisanes de Rome n’ont pas eu d’historiens ni de panégyristes comme celles de la Grèce.—Les poëtes commensaux et amants des courtisanes.—Amour des courtisanes.—C’est dans les poëtes qu’il faut chercher les éléments de l’histoire des courtisanes romaines.—Les Muses des poëtes érotiques.—Leur vieillesse misérable.—Les amours d’Horace.—Éloignement d’Horace pour les galanteries matronales.—Serment de Salluste.—Philosophie épicurienne d’Horace.—Ses conseils à Cerinthus sur l’amour des matrones.—Comparaison qu’il fait de cet amour avec celui des courtisanes.—Nééra, première maîtresse d’Horace.—Origo, Lycoris et Arbuscula.—Débauches de la patricienne Catia.—Ses adultères.—Liaison d’Horace avec une vieille matrone.—La bonne Cinara.—Gratidie la parfumeuse.—Ses potions aphrodisiaques.—Rupture publique d’Horace avec Gratidie.—La courtisane Hagna et son amant Balbinus.—Amours d’Horace pour les garçons.—La courtisane Lycé.—Pyrrha.—Lalagé.—Barine.—Tyndaris et sa mère.—Lydie.—Myrtale.—Chloé.—Phyllis, esclave de Xanthias.—A quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette esclave.—Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs [476] à Horace. Adieux d’Horace aux amours.—La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d’Horace.—Honteuse passion d’Horace pour Ligurinus.

CHAPITRE XXV.

Sommaire.—Catulle.—Licence et obscénité de ses poésies.—Ses maîtresses et ses amies.—Clodia ou Lesbie, fille du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle.—Le moineau de Lesbie.—Ce que c’était que ce moineau.—Passion violente de Catulle pour Lesbie.—Rupture des deux amants.—Résignation de Catulle.—Mariage concubinaire de Lesbie.—Catulle revoit Lesbie en présence de son mari.—Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari.—La courtisane Quintia au théâtre.—Vers de Catulle contre Quintia.—La courtisane grecque Ipsithilla.—Billet galant qu’adressa Catulle à cette courtisane.—Épigramme de Catulle aux habitués d’une maison de débauche où s’était réfugiée une de ses maîtresses.—Colère de Catulle contre Aufilena.—La catin pourrie.—Vieillesse prématurée de Catulle.—Lesbie au lit de mort de son amant.—Properce.—Cynthie ou Hostilia.—Son amour pour Properce.—Statilius Taurus, entreteneur de Cynthie.—Résignation de Properce à l’endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus.—Les oreilles de Lygdamus.—Conseils de Properce à sa maîtresse.—La docte Cynthie.—Élégies de Catulle sur les attraits de sa maîtresse.—Axiome de Properce.—Nuit amoureuse avec Cynthie.—Les galants de Cynthie.—Ses nuits à Isis et à Junon.—Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie.—Les bains de Baïes.—Properce se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse.—Réconciliation de Properce avec Cynthie.—Changement de rôles.—Acanthis l’entremetteuse.—Jalousie de Cynthie.—Lycinna.—Subterfuge qu’employa Cynthie pour s’assurer de la fidélité de son amant.—Phyllis et Téïa.—Properce pris au piége.—Fureur de Cynthie.—L’empoisonneuse Nomas.—Funérailles précipitées de Cynthie.—Mort de Properce.—Ses cendres réunies à celles de Cynthie.

CHAPITRE XXVI.

Sommaire.—Tibulle.—Sa vie voluptueuse.—L’affranchie Plania [477] ou Délie.—Le mari de cette courtisane.—La mère de Délie protége les amours de sa fille avec Tibulle.—Tendresse platonique de Tibulle.—Recommandations du poëte à la mère de son amante.—Philtres et enchantements.—Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa porte.—Tibulle dénonce au mari de Délie l’inconduite de sa femme.—Amour de Tibulle pour Némésis.—Prix des faveurs de cette prostituée.—Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis.—Tibulle amoureux de Néère.—Refus de Néère d’épouser Tibulle.—Néère prend un amant.—Désespoir de Tibulle.—Déclaration d’amour à Sulpicie, fille de Servius.—Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle.—Infidélités de Tibulle.—Glycère.—Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane grecque.—Dédains de Glycère.—Mort de Tibulle.—Délie et Némésis à ses funérailles.—Cornelius Gallus.—Lycoris.—Gallus à la guerre des Parthes.—Son poëme à Lycoris.—Retour de Gallus.—Infidélités de Lycoris.—Gentia et Chloé.—Lydie.—La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric.—Ovide.—Corinne.—Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane.—Le mari de Corinne.—Manéges amoureux que conseille Ovide à Corinne.—Corinne chez Ovide.—Jalousie et brutalité d’Ovide.—Son désespoir d’avoir frappé Corinne.—L’entremetteuse Dipsas.—L’eunuque Bagoas.—Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.—Amours d’Ovide et de Cypassis.—Avortement de Corinne.—Indignation d’Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.—Empressement de Corinne pour regagner le cœur d’Ovide.—Froideur d’Ovide.—Honte et dépit de Corinne.—Ovide est mis à la porte.—Corinne et le capitaine romain.—Gémissements d’Ovide.—Corinne devenue courtisane éhontée.—Dernière lettre d’Ovide à Corinne.—Ovide compose son poëme de l’Art d’aimer, sous les yeux et d’après les inspirations des courtisanes.—Sa liaison secrète supposée avec la fille d’Auguste.—Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin.—Mort d’Ovide.

CHAPITRE XXVII.

Sommaire.—Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des libertinages de Néron et de ses successeurs.—Vogue immense qu’obtinrent les Épigrammes de Martial.—Réponse de Martial [478] à son critique Cornélius qui lui reprochait l’obscénité de ses poésies.—Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.—Mœurs déréglées de ce poëte.—Quels étaient les lecteurs habituels des œuvres de Martial.—Portraits de courtisanes.—Lesbie.—Libertinage éhonté de cette prostituée.—Chloé et son amant Lupercus.—La pleureuse des sept maris.—Thaïs.—Philenis et son concubinaire Diodore.—Horrible dépravation de Philenis.—Épitaphe que fit Martial pour cette infâme prostituée.—Galla.—Injustice de Martial à l’égard de cette courtisane.—Épigrammes qu’il fit contre elle.—D’où lui venait la haine qu’il lui avait vouée.—Les vieilles amoureuses.—Effrayant cynisme de Phyllis.—Épigrammes contradictoires de Martial contre cette courtisane.—Lydie.—Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées.—Fabulla, Lila, Vetustilla, etc.—Les fausses courtisanes grecques.—Celia.—Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la Grèce.—Lycoris.—Glycère.—Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l’amour que lui avait envoyée Polla.—Honteuse profession de foi qu’il adressa à sa femme Clodia Marcella.—Son retour en Espagne.—Épigramme expiatoire de Martial.—Sa fin champêtre.—Pétrone.—Son Satyricon, tableau des mœurs impures de Rome impériale.—Les Épigrammes de Pétrone.—Suicide de Pétrone.

CHAPITRE XXVIII.

Sommaire.—Les empereurs romains.—Influence perverse de leurs mœurs dépravées.—Rigueur des lois relatives à la moralité publique avant l’avénement des empereurs.—Le chevalier Ebutius et sa maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia.—Jules César.—Déportements de cet empereur.—Femmes distinguées qu’il séduisit.—Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre.—Infamie de ses adultères.—César et Nicomède, roi de Bithynie.—Chanson des soldats romains contre César.—Octave, empereur.—Son impudicité.—Épisode singulier des amours tyranniques d’Auguste.—Répugnance d’Auguste pour l’adultère.—Son inceste avec sa fille Julie.—Son goût immodéré pour les vierges.—Sa passion pour le jeu.—Ses femmes Claudia, Scribonia et Livia Drusilla.—Le Festin des douze divinités.—Apollon [479] bourreau.—Tibère, empereur.—Son penchant pour l’ivrognerie.—Étranges contradictions qu’offrirent la vie publique et la vie privée de cet empereur.—Tibère Caprineus.—Le tableau de Parrhasius.—Caligula, empereur.—Ses amours infâmes avec Marcus Lépidus et le comédien Mnester.—Sa passion pour la courtisane Pyrallis.—Comment cet empereur agissait envers les femmes de distinction.—Le vectigal de la Prostitution.—Ouverture d’un lupanar dans le palais impérial.—Le préfet des voluptés.—Claude, empereur.—Honteuses débauches de ses femmes Urgulanilla et Messaline.—Néron, empereur.—Sa jeunesse.—Ses soupers publics au Champ-de-Mars et au grand Cirque.—Les hôtelleries du golfe de Baïes.—Pétrone, arbitre du plaisir.—Abominables impudicités de Néron.—Son mariage avec Sporus.—Sa passion incestueuse pour sa mère Agrippine.—Les métamorphoses des dieux.—Galba, empereur.—Infamie de ses habitudes.—Othon, empereur.—Ses mœurs corrompues.—Vitellius, empereur.—Ses débordements.—Son amour pour l’affranchi Asiaticus.—Son insatiable gloutonnerie.—Vespasien, empereur.—Retenue de ses mœurs.—Titus, empereur.—Sa jeunesse impudique.—Son règne exemplaire.—Domitia et l’histrion Pâris.—Domitien, empereur.—Ses déportements.—Nerva, Trajan et Adrien, empereurs.—Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.

CHAPITRE XXIX.

Sommaire.—Commode, empereur.—Ses turpitudes et ses cruautés.—Ses impurs caprices.—Son mignon Anterus.—Comment Commode employait ses jours et ses nuits.—Mort d’Anterus.—Douleur de Commode.—Ses trois cents concubines et ses trois cents cinædes.—Ses orgies monstrueuses.—Ses incestes.—Hideuses complaisances auxquelles il soumettait ses courtisans.—L’affranchi Onon.—Commode se fait décerner par le sénat le surnom d’Hercule.—Horribles débauches de ce monstre.—Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le projet qu’avait l’empereur de la faire périr, ainsi qu’un grand nombre des officiers de la maison impériale.—Philocommode.—Mort de Commode.—Héliogabale, empereur.—Célébrité unique d’infamie laissée par lui dans l’histoire.—Héliogabale, grand-prêtre du Soleil.—Sa mère Semiamire.—Luxe macédonien [480] des vêtements d’Héliogabale.—Semiamire clarissima.—Petit sénat fondé par l’empereur pour complaire à sa mère.—Ce que c’était que le petit sénat et de quoi l’on s’y occupait.—Goûts infâmes d’Héliogabale.—Quelle sorte de gens il choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches.—Comment il célébrait les Florales.—Les monobèles.—Plaisir qu’il trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution populaire.—Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées.—Convocation qu’il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous les entremetteurs de profession.—Comment il se conduisit devant cette tourbe infâme qu’il présida et don qu’il fit à chacun des assistants.—L’empereur courtisane.—Argenterie érotique de ses festins.—Comment Héliogabale célébrait les vendanges.—Femmes légitimes qu’eut cet empereur hermaphrodite.—La veuve de Pomponius Bassus.—Cornelia Paula.—La prêtresse de Vesta.—Maris d’Héliogabale.—Le conducteur de chariot, Jérocle.—Aurelius Zoticus, dit le cuisinier.—Comment Jérocle se débarrassa de ce rival.—Mariage des dieux et des déesses.—Festins féeriques d’Héliogabale.—Petites loteries qu’il faisait tirer à ces festins.—Droits qu’avaient les courtisanes dans le palais impérial.—Meurtre d’Héliogabale par les soldats.—Alexandre Sévère, empereur.—Bienfaisante influence de son règne.—Gallien, empereur.—Ses débauches.—Le divin Claude, empereur.—Aurélien, empereur.—Tacite, empereur.—Les mauvais lieux sont défendus dans l’intérieur de Rome.—Probus, empereur.—Carin, empereur.—Sa vie infâme.—Dioclétien, empereur.—C’est sous son règne que semble s’arrêter l’histoire de la Prostitution romaine.

FIN DE LA TABLE.

Note de transcription détaillée:

En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées:

Certaines expressions latines, contenant de possibles erreurs de typographie, ou ayant une ortographe non usuelle, n’ont pas été corrigées:

En pages 195 et 396, les citations de Pétrone sont écrites différemment. La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot «pipere», alors que la seconde commence par «Profert Ænothea».

Il y avait plusieurs erreurs de typographie dans les mots grecs: