Title: Histoire des salons de Paris (Tome 5/6)
Author: duchesse d' Laure Junot Abrantès
Release date: January 14, 2014 [eBook #44664]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
TOME CINQUIÈME.
L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
FORMERA 6 VOL. IN-8o,
Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
La 2e a paru le 11 janvier;
La 3e paraîtra le 15 avril.
Les souscripteurs chez l'éditeur recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.
PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, no 12.
HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS
TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.
par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
TOME CINQUIÈME.
À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVIII.
Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de fidélité que ces mêmes personnes (p. 2) ont vécu près de la femme dont on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à l'étranger les immenses ressources sociables qui l'attirent dans notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant, avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!... Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il semblait que (p. 3) la mort eût passé par cette ville jadis résonnant du bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler un sot et ridicule idiome.—Les femmes elles-mêmes, oubliant ce qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné d'incroyables et de merveilleuses... Quelle époque et quelle complète déraison!
Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français, et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs. Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui, depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se communiquer ses pensées. L'amour (p. 4) de la sociabilité reprit ses droits, et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se réunir, redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait connu une manière de vivre si excellente et si bien faite pour le bonheur.
Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait réorganiser le système sociable pour arriver au système social; il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.
Quelques semaines après son avénement au consulat, Bonaparte quitta le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette belle société de France dont les pays les plus lointains étaient jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce qu'on appelait l'ancien régime alors, pouvait seul apprendre aux siens ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à la vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla dans le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui que toute sa vie il avait (p. 5) combattu, car les temps étaient changés, et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France. Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en œuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait. On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par lui.
Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle le faisait sortir de (p. 6) l'école militaire au moment des vacances; il était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui venait chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, après la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le plus fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour d'eux. Même Barras qui, par sa naissance[1], était bien capable de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que par une tradition orale ce qu'on appelait la bonne compagnie et ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps, remplacer le fauteuil consulaire.
Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI. (p. 7) Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une femme comme il faut, pour me servir de l'expression voulue; mais Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le divorce[2]. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des Montmorency.
(p. 8) L'erreur se prolongea quelque temps sous le Consulat, et le faubourg Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun voulait être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre lettres dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut de la basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer dans sa maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, grand-oncle, arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, car la parenté était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que pensait Bonaparte de cette foule qui se pressait déjà aux portes des Tuileries, il voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il donna les dîners de trois cents couverts dans la galerie de Diane, où étaient admis tous les partis et tout ce qui avait une position quelle qu'elle fût dans l'état.
J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son plus grand purisme; et les noms qui se prononçaient à la porte du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement madame Leclerc[3] de faire une tentative pour renouer (p. 9) ses relations avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et plusieurs fois il m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut inutilement. Ma mère avait consenti à revoir le général Bonaparte le jour où elle donna un bal au moment de mon mariage; elle consentit encore, pour moi, à rendre une visite à madame Bonaparte; mais aucune (p. 10) instance ne put vaincre sa répugnance; elle était bien malade d'ailleurs à cette époque et déjà fort souffrante, et son refus fut positif.
L'étiquette observée à ces dîners des quintidis n'était celle d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que le chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule immense (p. 11) rassemblée dans une même enceinte comme pour passer une revue! Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas encore cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout en essayant la royauté.
Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?... Je me rappelle l'enthousiasme qui (p. 12) animait Paris tout entier le jour où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance était d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... cette résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi malheureux, mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré la mort... Oui, cet événement était pour Napoléon (p. 13) d'une grande portée... Aussi lorsque le 30 pluviôse il se réveilla, sa première parole fut: Nous allons donc aujourd'hui coucher aux Tuileries!.... Et il répétait ce mot avec une sorte de joie en embrassant Joséphine.
(p. 14) —Ce jour du 50 pluviôse[4] est un jour remarquable dans l'histoire de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la royauté, qui peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...
L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait aucune aux corps de l'état, aucun d'eux n'avait ce qui lui était nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes. On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le premier Consul affectionnait tant l'uniforme...
La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque cette circonstance fut connue (p. 15) du peuple, ce ne furent plus des acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...
Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte, elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, qui était déjà mariée, mais seulement (p. 16) depuis quelques jours, et quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de Flore[5].
Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour, au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore. Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: Le 10 août 1792, la royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais!....
Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me l'a redit.
(p. 17) L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne pouvait être traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en avoir trouvé la raison dans la colère des soldats qui invectivaient la royauté, tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à cette même royauté et qui est même une de ses prérogatives comme pour Dieu!... c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les troupes se mirent en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans la cour; et dès que la voiture fut arrêtée, le premier Consul en descendit rapidement, et sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car alors, il était jeune et leste, et aussi prompt à exécuter qu'à concevoir. Après lui descendit Cambacérès, dont la grave personne ne se mettait en mouvement qu'avec une lenteur qui contrastait d'une manière comique avec tous les mouvements de celui qui marchait avant lui. Venait ensuite Lebrun, dont l'énorme rotondité lui donnait déjà l'aspect d'un vieillard. Les deux consuls laissèrent leur collègue passer les troupes en revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs habitudes, et ils montèrent dans les appartements de réception: les ministres, le corps diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.
Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront la force, le souvenir de pareils (p. 18) temps!... Le Carrousel entier était couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés allaient frapper le ciel: Vive le premier Consul!... vive le général Bonaparte!..... Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, de peuple méritant vraiment ce beau nom, et le méritant alors par tout ce qu'il demande de grand et de beau dans ses sentiments. Aux fenêtres des maisons du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une foule de femmes élégamment parées et portant le costume grec, qui alors était encore à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air des écharpes de soie, des mouchoirs... leur enthousiasme était un délire... Oh! quelle journée pour Bonaparte!...
Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours aussi vive dans le cœur de tout Français ayant assisté à cette journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque le porte-drapeau de la 43e inclina celui qu'il portait devant son général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques lambeaux criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée de la poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut frappé de respect... Son noble visage prit une expression (p. 19) toute sublime; il ôta son chapeau et s'inclina profondément avec une émotion visible devant ces enseignes de la république, mutilées dans les batailles. Celles de la 30e et de la 96e étaient dans le même état. En voyant la troisième s'incliner devant lui, le premier Consul parut encore plus ému que pour la 43e. On voyait que plus les preuves de notre gloire se multipliaient à ses yeux, plus il était heureux et fier de commander une armée dont les hauts faits parlaient un tel langage. Son émotion avait sa source dans de hautes et nobles pensées, sans doute; car, en ce moment, un rayon lumineux semblait entourer son visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors ce ne furent plus de ces cris simplement animés de: Vive le premier Consul!... Ce fut une explosion d'amour et de délire... Des masses entières s'ébranlaient pour aller à lui; on voulait le voir de plus près, le contempler, le toucher... Les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards, tous, tous voulaient aller à lui; tous articulaient des paroles d'affection, tous poussaient des cris frénétiques d'amour et de joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors il n'était pas l'idole de la France!
Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et j'étais avec elle et madame (p. 20) Leclerc à une fenêtre de l'hôtel de Brionne[6] chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette mère, dont le noble et beau visage était couvert de larmes de joie!... de ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font croire à tout un avenir heureux.
Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18 brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par les siens.
Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie[7] Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame Leclerc, et puis ensuite (p. 21) d'aller ensemble à Feydeau, pour y voir un fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. Ces dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia était inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le devinait. Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle éprouvait demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle fut silencieuse.
Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait... J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins inquiète; et pour moi, c'était souffrir.
Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.
Je ne me rappelle plus maintenant quelle était (p. 22) la pièce qu'on jouait premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle qui terminait le spectacle: c'était l'Auteur dans son ménage. Nous étions assez calmes, et même presque gaies, car rien ne nous était parvenu. Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru le foyer et les corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous disposions à écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève avant le moment, et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se présente en robe de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle[8], et s'avançant sur le devant de la scène, dit au public: Citoyens, une révolution vient d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a eu le bonheur d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses complices. Les assassins sont arrêtés.
Au moment où le mot, vient d'échapper au poignard, fut prononcé, un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge: c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs, horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame (p. 23) Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels que fussent les déchirements de son cœur, on n'en voyait d'autre trace sur son visage encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les serra fortement, et dit d'une voix sévère:
«Paulette[9], pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il faut aller chercher des nouvelles.»
La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de cœur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir. Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, à la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on sortait en foule du (p. 24) théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous, disaient: «C'est la mère et la sœur du général Bonaparte!...» La beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois, par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots: C'est la sœur du général Bonaparte!
«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher[10], ou bien rue Chantereine?
—Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...
—Si nous allions rue Verte[11]?» dis-je à madame Lætitia.
—Ce serait inutile. Christine[12] ne sait rien; et peut-être même pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»
Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut (p. 25) d'abord impossible d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre sourd par le fracas que faisaient les cochers en criant et en jurant; les hommes à cheval arrivant au galop, et culbutant tout ce qui se trouvait devant eux; des gens à pied, les uns demandant des nouvelles, les autres criant qu'ils en apportaient... Et tout ce fracas, ce tumulte au milieu d'une nuit de novembre, sombre et froide... Quelques hommes de la bonne compagnie étaient parmi eux pour apprendre quelque chose; car on racontait d'étranges événements qui, du reste, devaient bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces curieux malveillants se trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués les plus intimes du salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et ne voyant pas quelles étaient les personnes qui étaient avec nous: «Eh bien! s'écria-t-il, voilà de la belle besogne!... Votre ami Lucien, mademoiselle Laure, poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il voyait contre la portière, avec tout son républicanisme et sa colère contre notre club de Clichy, vient de faire un roi de son frère le caporal.»
M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame (p. 26) Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma mère, où il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa tellement qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; tout au contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui ne voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.
Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.
—Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le troisième.
—Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.
(p. 27) —Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.
—Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.
J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille même la plus intime, puisque sa mère et sa sœur bien-aimée étaient aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la personne de Paris le moins avant dans son intimité.
Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des (p. 28) femmes qui se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier Consul lui-même, au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur[13]. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le premier Consul lui répondit:
(p. 29) «J'ai reçu votre lettre, mon brave camarade, vous n'avez pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.
«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie l'ordre de venir à Paris.»
Cette lettre est un chef-d'œuvre d'adresse. Comme il est habile de reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave parmi eux! Et puis ce titre de brave camarade accordé à un sergent. Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à la religion de Napoléon.
Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait Léon Aune; il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel régiment.
Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours (p. 30) désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne rêve-t-on jamais?...
Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu longtemps pour former.
Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il redoutait le génie de la première comme un rival, tandis (p. 31) qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas approché comme moi[14].
(p. 32) Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et (p. 33) spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat préparatoire, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de là, les jeunes femmes qui devenaient les grandes dames de la cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était bonne, elle avait un esprit (p. 34) juste et sans aigreur qui me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary (mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des hommes.
(p. 35) Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne.
Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là, ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées, sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé d'elle.
Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au mariage.
«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez un salon.»
C'était son mot.
La société des Tuileries était donc alors la base (p. 36) sur laquelle s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y avait bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion du soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant prêtât à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières fêtes qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement sous l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.
La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution, qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au reste ses premiers beaux jours.
Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait deux dangers: celui (p. 37) d'être compris dans une tentative sur le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.
Nous répétions les Folies amoureuses de Régnard; le premier Consul avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:
«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer la comédie?»
Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans mémoire, disant à (p. 38) contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.
Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.
Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, (p. 39) il faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert[15].
Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus de vitesse... (p. 40) Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite, on distinguait deux ou trois autres individus...
—«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:
—«Ce n'est pas le premier Consul!...
—Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.
L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin il se retourna et dit:
—«Lui remettre une pétition.»
Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.
M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:
(p. 41) —«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»
En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.
Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il s'arrêta.
—«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui était sur la route...
C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une extrême agitation.
—«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.
Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en effet, était encore dans son cabinet.
Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.
(p. 42) —«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...
—Eh mon Dieu! que me veut-il?...
—Je ne sais, mais venez.»
Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses furent conçues pour la gloire de la France.
Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...
Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le rappela.
—«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»
Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien certaine que Junot l'aurait racontée (p. 43) comme moi. Le premier Consul dit à Cambacérès:
—«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à me remettre?
—En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu lorsqu'il était auprès de nous.
—Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.
—L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.
—Et quelle est sa tournure?
—Celle d'un homme fort grand et maigre.
—Plus grand que Bourrienne?
—Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal placée pour juger de la proportion juste d'une taille.
Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de celui que nous adorions comme notre idole.
Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit plaisir.
(p. 44) —«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est une défense, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?... Me comprenez-vous, vous dis-je?...»
Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui donna de l'humeur.
—«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé, je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.
—Eh bien!... je vous le promets, général.
—Votre parole d'honneur!
—Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une telle assurance de la part d'une femme.
—Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans rire.
—Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous réjouir le cœur de voir rire.»
Il me regarda.
—«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous promettez...
—C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.
—Mais, général, nous avons du monde...
—Eh bien! ils dîneront sans vous.»
Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.
—«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.
—Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet intérieur[16], et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:
«Allons donc au salon...»
Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.
Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde fut de mon retour.
«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...
(p. 46) —Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà...
—Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter le Collatéral?
—Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense[17].
—Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement Joséphine[18]; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une répétition...
—Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.
—Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame Dubarry, qui marquait sept heures et demie.
—Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq heures du matin, moi, eh bien! (p. 47) j'attends patiemment... tandis que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?
Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...
Le premier Consul passa le premier et seul. Cambacérès donna la main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa belle-fille et moi...
Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.
J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du (p. 48) moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever de table:
—«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont pas même le pouvoir de me faire craindre...
—Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous doit à la France pour son bonheur!
—Vraiment! le pensez-vous?
—N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que j'aime au moins?
—Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph... mais moi, c'est différent...»
Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le bras encore noir quinze jours après...
—«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure sérieuse qui voulait être en colère...
(p. 49) —Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous entendons pas...
—C'est vrai; vous m'avez donné votre ultimatum à ce sujet-là. À propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la famille Hulot?
—Non, général.
—Comment, non!
—Non, général.
—Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?
—Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une chez l'autre.
—Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?
—Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin. En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»
L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit faire un mouvement:
—«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.
(p. 50) —Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme jeunes filles.
—N'est-elle pas fort habile en toutes choses?
—Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort jolie.
—Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et en tout une enveloppe déplaisante.»
Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la bonté, elle dit doucement:
—«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.
—Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple, c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer; et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui (p. 51) croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour convive à dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!
—Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...
—En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»
Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:
—«Je te dis que ce sont deux méchantes femmelettes, et que cette dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.
—Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.
—Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...
—Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi que la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: Ce n'est pas la femme du vainqueur (p. 52) d'Hohenlinden qui doit faire antichambre... Les directeurs eussent été plus polis. Ainsi madame Hulot regrette le beau règne du Directoire, parce que le chef de l'État ne peut disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux pour bavarder avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour chercher à calmer l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, et qui n'est autre chose que de la colère!...»
Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et il le fut en effet.
—«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?
—Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.
—Eh bien! au vingt et un?... au reversi?
—Oui, oui! au vingt et un.»
On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.
—«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?
Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras comment il faut faire.
MADAME BONAPARTE.
Mais je n'ai pas d'argent...
MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.
Ni moi.
MADAME DE LAVALETTE.
Ni moi.
LE PREMIER CONSUL.
Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons; je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme[19]... (Il cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...
Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup (p. 54) rire, nous eûmes bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et le jeu commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... Napoléon trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de cinq francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait, Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.
LE GÉNÉRAL DUROC.
Voulez-vous une carte, mon général?
LE PREMIER CONSUL.
Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.
Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène un neuf.
Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt et un?
LE PREMIER CONSUL.
Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!
MADAME BONAPARTE.
Voyons donc ton jeu, Bonaparte.
LE PREMIER CONSUL, retenant ses cartes.
Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à (p. 55) quel point je suis téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...
Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes; Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte comme deux enfants.
LE PREMIER CONSUL.
Non, non! je n'ai pas triché cette fois-ci!... J'ai gagné loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...
MADAME LAVALETTE.
Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)
LE GÉNÉRAL DUROC.
À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel point aviez-vous donc, mon général?...
LE PREMIER CONSUL, frappant ses mains l'une contre l'autre, et s'agitant sur sa chaise.
Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...
Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré témérairement, comme il le disait, sur quinze, et avait eu un quatre.
Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau cinq francs devant lui...
(p. 56) LE GÉNÉRAL DUROC, tirant et donnant les cartes, arrive au premier Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il le regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:
C'est bien.
Puis, tirant pour lui.
Vingt et un!... Et vous, mon général?...
LE PREMIER CONSUL.
Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...
Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes les autres; et, en même temps, il se leva en disant:
Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.
Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six. Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour tricher. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant toujours ses cartes. Ces petites tricheries-là l'amusaient (p. 57) comme un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer, il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze cœurs. Je ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait une procession de cœurs qui empêchaient de le forcer. Notre ressource alors était de le lui faire gorger. Quand cela arrivait, les rires et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une troupe d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en reste, et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de nous, bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette époque.
On voit comment était formé ce qu'on appelait alors le salon de la Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte. Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, (p. 58) on fut encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là, et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il trichait encore... et il nous faisait très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche... Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde... En général, l'uniforme des femmes, à la Malmaison, était une robe blanche.
Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...[20] Aussi l'a-t-il toujours affectionnée (p. 59) au point d'en faire le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce... Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud.
«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de trois mille personnes.»
Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la fermeture des portes.
Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient arrêté notre voiture.
Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une souveraineté plus (p. 60) positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.
Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries[21], d'abattre les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que des simulacres, et Bonaparte le savait bien.
Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.
Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de Raguse, (p. 61) alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.
Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet. Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé de son grand œil bleu foncé, à double paupière: son sourire était fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard; avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et par attrait. Elle me rappelait, à cette (p. 62) époque où elle parut à notre cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de Louis XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.
Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient savoir où allait le premier Consul.
J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi que ma mère, la veille du jour où elle devait faire sa visite de noce à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-sœur... mais la bonne petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses sœurs. Aussi quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa toilette du lendemain...
«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le vrai triomphe.»
Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle (p. 63) voulut écraser sa belle-sœur surtout, car c'était sur elle que sa haine portait plus spécialement: Hortense et sa sœur Caroline n'arrivaient qu'après. Quant à Élisa...
«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire, comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira bien.[22]»
Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte vint à moi:
—«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est radieuse!
—Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal de beauté.
—Oh! mon Dieu! cela est tellement connu (p. 64) maintenant que la chose commence à paraître moins frappante.
—On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un chef-d'œuvre! jugez lorsqu'il est animé!»
Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant d'aigreur contre sa belle-sœur, ce n'était pas par envie; c'était comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi, et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le lendemain.
—«Car c'est demain qu'elle doit faire ici sa visite officielle, me dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»
Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte, qui avait fait la question avec nonchalance comme (p. 65) n'y attachant aucune importance, ne voulut pas insister, quelque persuadée qu'elle fût que j'en étais instruite.
En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter, et même avec succès, contre sa belle-sœur qui n'avait pas une grâce aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.
Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une robe de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, dès cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait alors les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était une petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant comme un petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa poitrine, était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or émaillées de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette brodée comme la bordure, était fermée sur le devant par (p. 66) une agrafe comme les têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les manches étaient courtes, froncées et à poignets comme on en portait dans ce temps-là, et le poignet ouvert sur le bras était retenu par deux petits boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras étaient nus: Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.
Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.
Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette mousseline[23], que bien certainement Juvénal eût appelée (p. 67) une robe de brouillard à plus juste titre que celles de ses dames romaines... Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà comment Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement élégante: c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. Ici elle avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon de Saint Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien avec cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient parfaitement ensemble.
Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle aujourd'hui?
(p. 68) —Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis une robe blanche: voilà tout.
—Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»
Et il l'embrassa encore une fois.
—«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul à dîner.
Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être présentée par son mari.
—«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs Joséphine est sa belle-sœur.
—Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la France.
—Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»
Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était, montrait plus de vulgarité qu'aucun transtévérin de Rome[24].
—«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il se tourna alors vers moi.
(p. 69) «Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»
C'était vrai. C'était madame de Bouillé[25] qui le lui avait dit. J'en convins, et la nommai au premier Consul...
—«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et surtout dans une cour.
Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en attendant sa sœur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire de princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit patience et s'en fut travailler dans son cabinet.
Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet. Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver (p. 70) qu'à neuf heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.
Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en France, pour la génération alors au pouvoir.
Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux battants et dit à haute voix:
«Monseigneur le prince et madame la princesse Borghèse.»
Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon. Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.
Elle était en effet resplendissante, comme elle l'avait annoncé: sa robe était d'un magnifique (p. 71) velours vert, mais d'un vert doux et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la jupe étaient brodés en diamants, non pas en strass, mais en vrais diamants, et les plus beaux qu'on pût voir[26]. Le corsage et les manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou. Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le salon de Saint-Cloud le soir de sa présentation, comme elle-même le disait!
Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté; cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari, il fut (p. 72) là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan de sa femme...
Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa belle-sœur, se remit, et la conversation devint générale. On servit des glaces, et alors il y eut un mouvement.
—«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?
—Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de magnificence.
LA PRINCESSE.
En vérité!
MADAME JUNOT.
C'est très-vrai.
LA PRINCESSE.
Vous m'aimez, et vous me gâtez...
MADAME JUNOT.
Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?
LA PRINCESSE.
Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à table. Il m'est bien égal de (p. 73) n'avoir pas vu mon frère!... C'était elle, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, Laurette! Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je suis contente!
MADAME JUNOT.
Prenez garde, on peut vous entendre.
LA PRINCESSE.
Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh bien! elle m'a charmée.
MADAME JUNOT.
Et pourquoi donc?
LA PRINCESSE.
Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son entier.
Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était laide...
LA PRINCESSE, regardant sa belle-sœur.
Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement sur ce velours bleu...
(p. 74) Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la saisir; elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle de madame Bonaparte.
LA PRINCESSE, soupirant profondément.
Ah, mon Dieu! mon Dieu!
MADAME JUNOT.
Qu'est-ce donc?
LA PRINCESSE.
Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma sœur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous pas?
MADAME JUNOT.
Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.
LA PRINCESSE.
Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!
(p. 75) Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne perdrai jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant ces paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était admirable!
LA PRINCESSE.
Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment appelle-t-on ce ruban[27]? Préjugé vaincu!... Je dois être bien laide, n'est-ce pas?
MADAME JUNOT.
Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!
LA PRINCESSE.
Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?
MADAME JUNOT.
Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...
LA PRINCESSE.
C'est-à-dire que je suis toute seule.
Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.
LA PRINCESSE, haussant les épaules.
Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec cet IMBÉCILE-LA!... Mais vous voulez rire probablement?
MADAME JUNOT.
Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête, j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en effet tout espoir de lune de miel est perdu.
La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-sœurs s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien représenté.
Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa la longue haie formée par tous les domestiques et même les valets de pied du château avec une gravité (p. 77) royale toute comique; mais ce qu'on ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les mouvements de la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la personne. Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la grotesque tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. Il avait un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il portait à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble fort en usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, et finit par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut rempli par de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin d'avoir mis une robe verte dans un salon bleu.
Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir des détails sur la présentation, et avec qui Paulette n'osait pas encore faire la princesse.
—«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»
Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne qu'à une fille chérie.
—«Oh! maman Panoria[28], demandez à Laurette.»
(p. 78) Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec autant de joie que pour mon triomphe.
—«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis convenance, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite; cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»
La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.
—«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, par votre alliance avec le prince Borghèse. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre (p. 79) voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne soit une dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon son rang dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui sont auprès du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée pendant le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre code de politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»
Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:
—«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes avant elle?»
La Princesse rougit.
—«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait surtout arrivé?»
La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup ma mère, tout en l'aimant.
—«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la politesse de m'offrir de monter avant elle.
—C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été, comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon cœur, (p. 80) comme vous l'êtes dans le cœur de l'excellente madame Lætitia. Vous êtes donc sœurs, pour ainsi dire, et sœurs par affection. Je ne puis donc supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera cette affection, parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de beaux diamants et tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela n'a pas été... tout est donc au mieux.
—Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et s'appuyant sur son épaule, je suis sœur du premier Consul!... je suis...
—Quoi! qu'est-ce que sœur du premier Consul?... Qu'est-ce que la sœur de Barras était pour nous?
—Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!
—Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai donné pour le mariage de ma fille, et il ne s'est pas fait écrire chez moi.»
J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait et observait toujours cette extrême politesse, cette observance (p. 81) exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier de ces mêmes détails dont se forme l'existence du monde, et la volonté de les connaître et de les mettre en pratique. On voit que ma mère, malgré toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles la société avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, même après les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute position politique, ne se fût pas fait écrire chez elle, après y avoir passé la soirée.
—«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer là-dessus.
—Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi... et il faisait des visites[29].»
La société de Paris, au moment de la transition de l'état révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était donc divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses parties prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait à maintenir cet état était le défaut de (p. 82) maisons où l'on reçût habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire; toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on allait à des concerts où chantait Garat, qui alors faisait fureur, et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire; et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.
C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande cité qui l'offre à son souverain.
Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des bruits de divorce... Le Prince me répondit (p. 84) d'abord avec ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait sûr.
—«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si l'Empereur épouse une princesse étrangère...
—C'est ce que je lui ai dit.
—Vous avez eu ce courage, monseigneur?...
—Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé dans cette grande question.
—Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...
—Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui prendra soin qu'elle soit instruite...»
Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.
Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille (p. 85) impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer de belle-sœur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme... deux natures qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau.
À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.
Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de L..., de madame de Th..., (p. 86) de madame de L..., de madame Sa..., et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui n'arrivait là qu'en ennemi.
Il y venait envoyé par les belles-sœurs surtout, qui, poussées par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le (p. 87) plus favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.
Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais qu'elle n'était sûre de rien.
Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que l'Empereur voulait se séparer d'elle.
—«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans déguisement et telle qu'elle me parvient.»
Joséphine pleura.—«Que dois-je faire? dit-elle.
—Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment elle est le point de mire.
—Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...
—Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.
—Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a fallu davantage pour supporter (p. 88) le changement de l'Empereur que je n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.
—Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat... Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui ordonne... Soyez grande en allant au-devant[30]; le beau côté de l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le dévouement.»
Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice. Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements étouffés à la proposition de Fouché.
Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine (p. 89) pleurait et ne répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur un jouet brisé, plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une couronne perdus. Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la partie commencée, et il revint de nouveau en parlant à Joséphine de l'amour de l'Empereur pour elle.
—«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!... Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah! monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en juger.»
Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il y en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne de Wagram... Ces dernières lettres (p. 90) étaient toutes récentes... J'ai vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé: c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...
«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.
»Marac, le 21 avril 1808.
»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies et sa Cour à dîner. Cela m'a donné bien des embarras[31]. J'attends Charles IV et la reine.
»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.
(p. 91) »Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes nouvelles.
«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS[32].
»Burgos, le 14 novembre 1808.
»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.
«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.
»Saint-Polten, le 9 mai 1809.
»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten[33]. Demain je serai devant Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens ont passé l'Inn et violé la paix.
(p. 92) »Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont gais: il y a ici du vin.
»Porte-toi bien.
»Tout à toi:
En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent pleuré. Fouché les lui rendit en silence.
—«Eh bien? lui dit-elle...
—Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»
Joséphine sanglota avec un déchirement de cœur qui aurait attendri un autre homme que Fouché.
—«Vous ne voulez pas en croire mon attachement (p. 93) pour vous, madame; et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous prendre conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, mais qui peut être pour vous un excellent guide dans cette très-importante situation? Je l'ai vue dans le salon de service: c'est madame de Rémusat.
—Oui! oui!... s'écria Joséphine.»
Et madame de Rémusat fut appelée.
C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils, tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du monde un attachement réel pour l'Impératrice.
En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet, (p. 94) qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité à l'avantage de ce qu'il tramait.
—«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc... Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en détourner, car je vois...»
Elle n'osa pas achever sa phrase, car ce qu'elle voyait était assez imposant pour arrêter sa parole.
—«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»
Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir. Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle, travailler dans son intérêt.
C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.
«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que lui...»
(p. 95) Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il n'y avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui aussi embarrassée qu'en y arrivant.
Cependant la position était critique; il devenait d'une grande importance de suivre les conseils de Fouché, si ces conseils étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité immédiate.
—«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»
Et elle pleurait.
—«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»
Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait (p. 96) déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause la plus immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux époux ce qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de confiance dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait beaucoup aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, quel est le cœur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié pour la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement dominé par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... Qui sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des garçons, et son propre sang, enfin[34]!
Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence. Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.
Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires. Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et (p. 97) la pauvre Joséphine, au désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon fût devenu tout à coup si peu confiant pour elle...
Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne, d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.
Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu à l'Empereur.
Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau qui l'égorgerait, (p. 98) que des réflexions très-sérieuses vinrent se mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.
Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat, et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.
(p. 99) —«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais écrire cette lettre!...»
Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...
—«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur? Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»
Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle, c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé d'elle en l'engageant à se calmer.
«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!... l'Empereur ne sait rien.»
Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois, Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.
—«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... (p. 100) Il faut que je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes d'audience.
—Mais il est couché.
—C'est égal. Il faut que je le voie, il le faut absolument.»
Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message de madame de Rémusat.
—«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin, à sept heures, ou à huit au plus tard.»
Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»
Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce fut avec un violent battement de cœur qu'elle raconta brièvement à l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, (p. 101) une de ces attitudes qui n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire unique, un regard unique.
—«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...
—Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que celui-là...
—Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment, vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»
Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.
—«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui dit-elle...
—Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...
—Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler... et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que l'Impératrice a gardé.»
Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un compliment cherché par celle (p. 102) qui était son guide et son conseil. Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets au jour, eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation presque entière du silence de l'Impératrice...
—«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.
—Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une triste et cruelle nuit.
—Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»
Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec violence...
«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était accouru...»
Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.
À mesure que Napoléon descendait cet escalier, (p. 103) il éprouvait une émotion dont il était en général peu susceptible; mais la conduite de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation dans une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir sur le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton de la porte, il n'apportait plus que des consolations.
Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour, étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la garde, il dit à Bourrienne:
«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»
Comme il l'aimait alors!
Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler que des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans la plainte et la (p. 104) douleur... Son charme eût été bien plus puissant si elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel est l'homme, quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve QU'IL A TORT?...
Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au cœur en entendant cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et se trouva dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, ne se doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.
—«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.
Elle poussa un cri.
—«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime, mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par moi à ton âme.»
Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps, n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de vives impressions, elle retomba sur l'épaule (p. 105) de Napoléon et pleura de nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur n'aimait pas ces sortes de scènes prolongées.
—«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?
—Ah! c'est que j'ai au cœur un sentiment qui m'avertit que le bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...
—Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre son cœur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie, plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment; sois la (p. 106) compagne de sa gloire, comme tu es celle de son cœur... et surtout fie-toi à moi!»
Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes tracasseries avaient recommencé.
Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en automne[35]... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin. Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec lui.
Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.
—«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? (p. 107) dit l'Empereur. Où sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»
Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne devait venir qu'à deux heures.
—«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte, vous, madame la Gouverneuse[36]... C'est bien... Je ne le croyais pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir Madame?»
Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.
—«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»
Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu chez sa mère et ses sœurs, si ce n'est pourtant la princesse Pauline.
—«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au reste n'a (p. 108) compris sa véritable position, n'a pas même cette seconde vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune lueur ne lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque jour elle redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un cœur se rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!
—Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.
—Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable de ce crime-là bien positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»
Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.
—«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont fortement aigri... et puis, il y a (p. 109) eu hier une histoire qui est vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc me raconta:
Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur, il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!
«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que des revendeuses à la toilette mettent le pied chez moi...»
Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent si on avait pris quelqu'une de ces friponnes, et alors, si elles avaient été chassées comme elles le méritaient.
La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de (p. 110) préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin qu'une pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait rapport à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la cour, défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans qu'on eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, on ne le vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un Espagnol du temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait le moins.
On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour les tireuses de cartes et toutes les affaires de nécromancie. Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et toutes les femmes qui savaient tenir une carte de Taro. Il y avait alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet homme s'appelait Hermann; il était (p. 111) Allemand, et logeait dans une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue appelée la rue des Marais. Cet homme avait une étrange apparence. Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a des soupçons contre lui.»
Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?... la revendeuse à la toilette!...
La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme... Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et en levant la main sur elle:
—Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... (p. 112) et comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?...»
L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue, tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: «C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»
Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se replier sur elle-même.
—«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine sur Madame-Mère.
—C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant un coup d'œil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait des vœux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se redressa de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de fermeté, qui frappa l'Empereur:
—«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à la science, et je ne me reprocherai pas de (p. 113) lui avoir refusé mon secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les astres que de les braver.»
En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de curiosité difficilement éveillée en lui.
—«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans Paris?
—Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»
L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables. L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.
«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva immobile, à la même place où il l'avait laissée.
Et Napoléon désignait la femme aux châles...
(p. 114) —«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.
—Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»
L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il lui avait ordonné.
—«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est un homme fort remarquable.
—Qu'est-il donc devenu?
—Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»
Et son œil avait une expression singulière en me regardant; il y avait presque du reproche.
—«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre maison.»
Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière époque!...
Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour lui répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même (p. 115) ses renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner sa mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.
Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame, lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.
Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais, tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi, lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était Madame.
Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, et je pris la liberté (p. 116) de le lui dire. Elle était parfaitement bonne pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille, que je ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé en France par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la chambre de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait caché... Cela ne me surprit pas.
—«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, que j'avais, MOI, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui parler des destinées de l'Empereur!...»
Madame hésita un moment... puis elle ajouta:
—«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée; et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»
Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, me dit que le matin, à (p. 117) sept heures, elle avait été réveillée par un message secret de l'Impératrice. C'était une lettre dans laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la femme aux châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.
—«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé hier aux Tuileries...»
Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur. Il paraît qu'il avait ouvert son cœur à sa mère avec l'abandon d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame était indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa silence...
—«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe, attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire[37].»
Madame dit cette dernière parole avec une force (p. 118) et une conviction qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était perdue.
Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le 6 de novembre 1809.
Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, c'était de l'histoire!...
Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée... C'était la câlinerie créole tout entière, lorsqu'elle voulait nous conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. Aussi je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais (p. 119) ce qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un pressentiment!
Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait instamment de lui dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir. Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans. On avait appris la visite du matin à l'hôtel de Madame; et son importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et son premier mot fut un (p. 120) remerciement; car elle avait appris dans la soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service auprès de Madame.
—«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout aussitôt elle entra en matière.
Je ne m'étais pas trompée: c'était un message voilé de l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale, comme intérieur privé.
—«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat... «Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez tout. J'ai quelque crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous unissez.»
J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu du sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, (p. 121) madame de Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée par le cœur.
—Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles combinaisons, qu'elle me montrait comme certaines. Je savais trop bien la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler, pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice... Elle m'écouta en femme de cœur et d'esprit, recueillit avec soin ce que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur le reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite pour être aimée et estimée.
Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.
—«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de ***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le jure! Mais le salon de l'Impératrice, vous le savez, est composé non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce que nous (p. 122) détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice qu'elle me seconderait dans ce travail.»
Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que, l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon; et moi, trop instruite de ce qui était, pour me laisser aller à une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon cœur à parler à Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire du divorce...
Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au divorce.
C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre 1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur. Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et une foule de (p. 123) femmes que Joséphine y admettait, en vérité on ne sait pas pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame de Rémusat, lui répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à l'Empereur... Elle promettait, et recommençait le lendemain...
—Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, à présent, de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...
Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces chiens qu'on appelle chiens de Vienne. Je ne pus m'empêcher de lui dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne me répondit pas.
Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle... Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle, mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur auprès de Carlin et de Carline; (p. 124) tels étaient les noms des deux petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours une provision de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... Le cardinal Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il voulait sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de messieurs les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient d'abord un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... parce que pour les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des friandises, comme à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes dévorées par les féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses bas rouges. Mais il le sentait, lui...
Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.
Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et, dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses grâces, et tout ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres. C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La Place:
—Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!
(p. 125) Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était seulement princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle de ses belles-sœurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité. Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient (p. 126) en lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu une comtesse aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, et faisait des cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme souffrait et tenait à deux mains la partie blessée, tout en répétant avec sa voix douce et polie à l'Impératrice, qui lui disait: mon Dieu! ils vous ont fait bien du mal?...
—Non, madame!... Non, du tout!... au contraire, ce qu'on dit enfin quand on se laisse tomber... vous savez...
La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé... Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine, qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement chiens de Vienne, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin (p. 127) s'endormit plein de jours comme une créature honnête et sortit de ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle occasion pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas le chien de Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le courage; et il y eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il est de fait qu'un moyen de faire parvenir une pétition favorablement à l'Impératrice, était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner un huissier de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la pétition dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds de sa maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la chose réussir!...
Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:
—«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..
Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus grande que lorsque (p. 128) la chose devient indifférente? L'amour n'est importun que lorsqu'il aime.»
L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de 1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes; ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.
Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine, qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa sœur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva à Paris, pour y (p. 129) remplir ses funestes fonctions en cette circonstance d'archi-chancelier d'État...
Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce discours sur l'Impératrice Joséphine, comme aurait dit Brantôme...
La reine de Naples était attendue pour cette fête de l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle redoutait...
Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait prêter à rire, ce (p. 130) que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais qui était sûre au moins de son état et de sa position.
Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice. Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre. Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui, elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.
—«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus grands.
—Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.
—Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de l'Impératrice!»
(p. 131) Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis à M. de Ségur, en avançant la main:
—«Voyons cet ordre.
—Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive pareille chose?
—Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une mission officielle de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»
M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:
—«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais parler au maréchal Duroc.»
Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur d'un mot de Duroc[38], qui me disait que l'Empereur, pour empêcher le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville, autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice, qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En conséquence, l'Impératrice ne serait pas reçue ce jour-là par les Dames de la ville de Paris!.. Et devait aller SEULE, avec son service, de sa voiture à la salle du trône.
(p. 132) En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de lever les yeux sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même péniblement affecté.
—«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément touché...
—Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour cela il n'a fallu que quelques heures.
Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.
—«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.
—Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant, poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»
J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant assez marqué sur beaucoup de (p. 133) femmes dans la banque et dans le haut commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, sans faire aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour peu qu'un mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle du trône, où nos places étaient réservées auprès du trône et de l'Impératrice. Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, au reste, ce qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait non-seulement la salle Saint-Jean, mais tous les appartements qu'il nous fallut traverser, il y avait les sœurs, les mères, les cousines, les amies des femmes nommées pour accompagner l'Impératrice. Toutes se disaient depuis qu'elles étaient arrivées:
—«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette dame avec une robe rose et une guirlande nakarat... cette dame qui est si bien mise?... c'est ma fille...»
Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je n'eus malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que le billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était malade (p. 134) et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de faire circuler, que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais je n'en fis rien, malheureusement; et, lorsque j'entendis battre aux champs et que le mouvement général annonça son arrivée, je ne puis dire ce que j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, conduite par Frochot et son seul service!... Elle était non-seulement abattue, mais ses yeux étaient remplis de larmes que ses paupières retenaient avec peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que ses pas étaient chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière tacite de lui annoncer que l'heure de son infortune allait enfin sonner, voyait se réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle redoutait depuis plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure qu'elle avançait vers le trône, mais ce sourire avait une expression déchirante. Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... Elle me regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit tout ce qu'il y avait pour elle dans mon cœur dans un tel moment, et ce regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur et d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette femme couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, en cette heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui (p. 135) jamais ne se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient dans cette vaste enceinte... Et pourtant elle était assise sur un trône!... mais quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre pas!... Sans doute, mais quelles souffrances pouvaient égaler celles de Joséphine, au moment où, en montant les marches du premier trône du monde alors, l'infortunée se dit:
—«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»
Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force; mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient attachés sur elle... et de nouveau son cœur se serra. Elle comprit que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et ne put s'empêcher de dire en son cœur, avec amertume, qu'on aurait pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au contraire, qu'elle y remplît un rôle!...
Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour lui surtout qui n'était facilement atteint (p. 136) par aucune émotion; et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il y avait longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il venait de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle presque certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis longtemps, sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva sans doute une impression qui le maîtrisa au moment de revoir Joséphine... Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, des larmes impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter pour parler je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques secondes... C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de son âme et les battements de son cœur... Combien je souffrais aussi, pendant qu'il se dirigeait vers le trône! Il était suivi de la reine de Naples, de Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de tout son service.... Il portait l'uniforme de la garde, non pas celui des guides; il y avait longtemps qu'il l'avait abandonné. Il portait celui de la garde; l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne lui allait pas aussi bien que l'autre, mais il le préférait alors; et, dans cette journée, je ne fus pas fâchée de le lui voir, car l'autre me l'aurait rappelé trop vivement aux jours du bonheur de l'infortunée dont les larmes retombaient en silence sur son cœur et devaient le brûler!...
(p. 137) La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle n'avait pas perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler connaissance avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai attentivement lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années avant (trois ans seulement), elle avait été la véritable reine de la fête qu'on donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son frère le roi de Westphalie; alors elle n'était encore que grande duchesse de Berg... mais elle fut la véritable personne à qui la fête était dédiée. On aurait voulu retrouver sur son front de femme l'expression d'un cœur de femme... une émotion enfin... un signe qui dît à un être qui l'aurait comprise dans cette foule immense: Je me souviens!... mais tout demeura de marbre; alors il était indifférent, en effet, que ce front devînt plus ému... La campagne d'Iéna était terminée et la paix de Wagram faisait espérer une longue paix.
La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice (p. 138) était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle avait, en effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et n'avait que le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait sa grâce dans ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot qu'elle adressait aux femmes les plus obscures par leur position sociale, portait avec lui une douceur et un tel attrait, qu'elle était vraiment aimée par ce qu'on appelait les masses en général de la ville de Paris. La reine de Naples, au contraire, n'était pas aimée... On lui trouvait de la raideur, de la sécheresse, et c'était vrai; à la cour, elle avait un ricanement perpétuel qui était odieux et impatientant au dernier point, si je peux mettre ces deux mots ensemble... et comme elle avait peu d'esprit, rien ne venait compenser chez elle la perte de sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810 la quittait. Elle n'avait au reste jamais eu que de la fraîcheur et une fort belle peau; une fois cette fraîcheur perdue, il ne restait qu'une femme fort ordinaire, si elle n'eut pas été reine. Murat, au contraire, avait une urbanité qui voulait jouer au chevalier du treizième siècle, ce qui, au fait, était toujours de la bonté. Il y avait dans cet homme du ridicule; mais, pourtant, il était bon, et lorsque Napoléon fut abandonné plus tard par lui, il n'aurait pas fait cette indigne action si (p. 139) sa femme ne l'y eût pas excité. Je le sais à n'en pouvoir douter.
Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, ses panaches (p. 140) et toutes ses parures, qui ressemblaient à des soins de femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de théâtre, un roi de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de lui.
Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent un jour:
—«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet homme si brave a eu peur.
—Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!
—C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais Murat eut peur et n'avança pas; au contraire, il recula. Cette affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle bataille. L'Empereur (p. 141) revint ensuite sur le compte de Murat, parce que celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions glorieuses que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit depuis longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire que jamais il n'a eu peur.»
J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux), eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que, dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner[39]. Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi et mon (p. 142) mari. N'est-ce pas que c'était une singulière partie que celle-là?...
Le duc de Lavauguyon[40] est mort d'une manière plus douloureuse qu'une autre pour ses amis; il (p. 143) souffrait si cruellement depuis plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; mais ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je lui portais, ont regretté de le voir (p. 144) quitter le monde et la vie sans leur laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, pour ainsi dire subite, a doublé le deuil de sa perte dans le cœur de ses amis.
(p. 145) Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, et il m'a confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que sa femme avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti ennemi; j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de Valmy, il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité avec l'Autriche.
Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.
La chaleur était étouffante dans toutes les salles de l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait beaucoup plus souvent aux femmes.
On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car, pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à lui seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire une de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire que cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans l'un de ces moments, je me trouvai debout et absolument (p. 146) derrière l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de s'éloigner, je le sentis tout à coup s'asseoir pour ainsi dire sur ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.
On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi. J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa jusqu'au départ de la cour.
L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance. Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce; et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur, à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme, menaçant et au moment de frapper.
Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et l'Empereur n'eurent aucune explication: (p. 147) depuis longtemps elle et lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes à tous deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait scène; et Joséphine, soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante quand elle pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une parole sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler; mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être. Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le couronnement.
Foncier[41], le bijoutier à la mode de l'époque de (p. 148) mon mariage, avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi de Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il fût, qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête; mais le moyen d'aller parler perles à Bonaparte!... Il aurait répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles coûtaient 500,000 fr.—Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance, il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y (p. 149) avoir fait venir; il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile avec Napoléon, dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces sortes de choses.
—«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles (Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait avoir la grâce de son fils.»
C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité... Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu de choses.
—«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh! je frémis d'y penser!...»
Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt. Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon aimait beaucoup les perles: (p. 150) c'était, avec une robe blanche, ce qu'il préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec ces belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours alors, aussitôt qu'il la voyait:—«Comme tu es magnifique! lui dit-il... Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les dirait fines, tant elles ont de l'Orient.
—Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu les connais... tu les a vues cent fois!...
—Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement et sa femme et les perles.
—«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a données.
—Pas possible!
—C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite l'histoire à Hambourg et à Altona:
—«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture mal régularisée (p. 151) par Berthier, et que, maintenant, la république cisalpine va payer.»
Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.
Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.
—«Il me tuerait!» criait-elle toute désespérée; «il me tuerait!» Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.
—«Je paierai sur mes économies,» dit-elle.
Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant, deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais, malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens, et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes ses forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait (p. 152) à l'oratoire[42] d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit parler... Le cœur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; elle n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un faible coup...
—«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;... c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!
En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la renvoya pas... Il dit au contraire:
—«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons cette conférence.»
Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi, n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement qu'elle lui était inculquée par ses belles-sœurs; voilà tout!
—«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.
Le ton glacial dont il lui fit cette demande la (p. 153) mit aussitôt en situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à l'Empereur pourquoi il voulait la quitter? «Ne sommes-nous pas heureux!» dit-elle.
—«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été... Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position, me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre; mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie, la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...
—Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...
—«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur (p. 154) de mes peuples; pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le vôtre; croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi qui vous afflige...»
Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur ne frappait son oreille qu'avec un son: il faut nous séparer!... Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.
En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore, gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son cœur ne battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!... Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de Beausset[43]; l'Empereur l'appela.
—«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit l'Empereur, «et la descendre chez elle?»
Pour comprendre le burlesque à côté du drame, (p. 155) il faut connaître M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son amabilité ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est absolument sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, mais avec un si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter Joséphine était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au bout de plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais il fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui dire:
—«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de votre épée.»
C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M. de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, toujours évanouie, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.
Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. (p. 156) L'Empereur, résolu maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une fermeté toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis certaine qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande majorité des opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais Napoléon n'aurait divorcé sans ses sœurs et sa famille.
Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, et d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées plus agréables que j'eusse passées depuis longtemps. (p. 157) La conversation ne tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend tout, répond à tout, et provoque en même temps une causerie féconde en reparties: il est plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire avoir aux autres.
La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu, en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de la confusion générale.
Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant l'Empereur; (p. 158) il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, à qui il ne fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une des pièces où il faisait le plus rire; Cadet-Roussel, maître de déclamation. Dans cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à chaque instant de la nécessité où il se voit de divorcer avec sa femme, parce qu'il veut avoir des descendants ou des ancêtres.
Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût, soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!... Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre, et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien et bonté, elle riait de tout son cœur en entendant les bons mots de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce finit au grand contentement de (p. 159) tous, je crois...; car nous étions aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé, tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite, et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...
Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries. L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas être aussi près de la vérité...
Lorsque j'arrivai, Freyre[44] me dit que l'Impératrice me faisait prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse: la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours consoler (p. 160) les affligés, en pleurant avec elle... Elle me demanda ce que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en parlait beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur dans la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc d'Abrantès en savait plus que moi.
—«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner demain avec moi.»
Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais très-rarement; en général, c'étaient des femmes.
Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.
Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner, pour faire sa cour (p. 161) à l'Impératrice. «C'est tous les jours ainsi, me dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois pour elle de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à douze ou quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous aurons?»
Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé, comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter Joséphine...
«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»
Je demeurai stupéfaite.
«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles, entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme était une des premières en tête...
J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde indignation;.. et lorsque (p. 162) je rencontre l'une de ces femmes-là aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...
Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner... je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent pas!
Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...
Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil, est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement écrit[45]. Par exemple, (p. 163) l'Impératrice n'y est pas nommée de la Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré le 29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire, lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est copié sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin 1767. L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant né le 5 février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis l'expliquer que (p. 164) d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier civil l'appelle toujours Bonaparte; lui, en signant, a écrit Buonaparte. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa Bonaparte. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit, quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.
La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance. Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots qu'il laissa échapper de son cœur brisé fut retenti dans le cœur de tous!...
«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité, «suffisent à la gloire de ma mère!...»
Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...
Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux ont raconté ce qui se fit... Les (p. 165) choses officielles sont généralement connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était plus à portée de ma connaissance que de celle du public.
Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était, je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle ne voulait pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus un billet de la comtesse Duchatel.
«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le besoin de consoler un cœur souffrant.»
Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.
Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante (p. 166) qu'elle m'eût choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste pèlerinage avec elle; et que j'irais la prendre à une heure.
Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait l'Impératrice.
Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian, par Girodet[46]... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la précaution de mettre (p. 167) une immense capote de gros de Naples blanc, qui avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle pleurait plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui rappelaient ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me tendit la main et m'attira à elle.
—«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes venue le jour du deuil!...»
Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en ce moment, digne des respects de l'univers.
Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!... C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec cette même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on voyait malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles roulaient sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et cela sans effort. C'était le cœur qui repoussait au dehors les larmes dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, ou bien qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec madame Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles étaient les mêmes. (p. 168) Et, en effet, tout ce qui avait une âme ne pouvait penser que d'une manière.
La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés... Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...
—«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»
Elle avait raison.
L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, dans les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de Rovigo, madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame de Ségur (Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de la reine Hortense, la Maréchale Ney (p. 169) et plusieurs dames du palais, mais pas toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il y eut plusieurs personnes qui crurent le deviner et faire merveille en agissant contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se trompèrent en entier et le virent plus tard.
La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient: madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard, mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M. de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car le jour où M. de Pourtalès le remplaça (p. 170) comme écuyer, les chevaux se réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier d'honneur de l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais beaucoup, ainsi que son frère que nous avions chez Madame. L'autre chambellan était M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. Plus tard il y eut un autre homme que j'aimais et estimais bien ainsi que sa femme; cet homme, attaché à la maison de l'Impératrice, comme capitaine de ses chasses, M. Van Berchem, était le plus cher ami de mon mari et il est demeuré le mien; il est celui, au reste, de tous ceux qui ont du cœur et savent apprécier son noble et bon caractère; sa femme, charmante personne, augmentait encore le nombre des jolies femmes de la cour de la Malmaison.
À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et toujours avec le même plaisir.
La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès (p. 171) d'elle les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi était à la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses côtés les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; la reine Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux personnes pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner comme pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le parc; c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la serre, ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans dorés qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et leur porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions sur l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis on rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait (p. 172) régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il n'y eut plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre fut plus bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième partie de cet article.
C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon, qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de mœurs payennes dans la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en avait un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de choses sur un certain temple que je n'ai plus trouvé (p. 174) à Navarre lorsque j'y suis allée, mais dont le souvenir était toujours dans le pays. Le Duc aimait aussi les fleurs avec passion et cultivait, à Navarre, les plus belles qui fussent alors connues en France; le Duc avait de grandes et belles manières; il voulait que tout ce qui était chez lui eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. Or il pensait aussi que les fleurs et les jolis visages étaient les objets les plus agréables à la vue. En conséquence, il était ordonné à une des jeunes filles attachées aux serres et au jardin de fleurs du Prince de porter le matin un bouquet dans la chambre de la dernière personne arrivée, quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et d'être parfaitement à ses ordres!... Cet usage assez bizarre était encore en exercice au moment de la Révolution.
Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle, seule, ou (p. 175) bien avec les personnes désignées par elle. Si on voulait aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et des chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, au reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes[47].
Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler de toutes choses.
À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
Dimanche à 8 heures du soir 1810[48].
«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je (p. 176) sens combien ta société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810, pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras; tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la maison Julien[49] serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs que cela me coûte.
»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer tes dettes.
»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.
»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres; l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.
(p. 177) Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, quelques jours après la précédente:
À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
Samedi, à une heure après midi.
«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois[50]. J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette heure-là.
»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai après la messe.
»Adieu, mon amie[51]! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce temps-là doit bien te peser.
En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de l'Empereur en se séparant de Joséphine.
(p. 178) À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON[52].
19 février 1810.
«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous le même toit pendant la première année. Cependant la campagne[53] de Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.
»Adieu, mon amie!
À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
Le 12 mars 1810.
«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait pour Navarre... Tu y auras vu un (p. 179) nouveau témoignage du désir que j'ai de t'être agréable.
»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars, et y passer le mois d'avril.
»Adieu, mon amie!
DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.
Navarre, le 19 avril 1810.
«Sire,
»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.
»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de l'être désormais.
(p. 180) »J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre majesté n'y voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je n'aurais pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse à cet égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé et pour celle des personnes attachées à ma maison, des réparations urgentes. Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. Je m'en éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je serai à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme si j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, sire, et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant ce sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. Votre Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression de mes regrets.
»Je ferai sans cesse des vœux pour que Votre Majesté soit heureuse; peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que Votre Majesté en soit convaincue, je respecterai toujours sa nouvelle situation. Je la respecterai en silence; confiante dans les sentiments qu'elle me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune preuve nouvelle. J'attendrai tout de sa justice et de son cœur.
»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle cherche même un moyen de convaincre (p. 181) quelquefois, et moi-même et ceux qui m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen, quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble, compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre Majesté[54].
À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.
Compiègne, 21 avril 1810.
«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais style. Je suis toujours le même; mes pareils ne changent jamais. Je ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être agréable.
»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te donner des miennes. Je (p. 182) n'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te laisse juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.
»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.
Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait. J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse à l'Impératrice est remplie de cœur, tandis qu'il faut convenir que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions[55] et un magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate... Tout (p. 183) cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre Marie-Louise heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à une lettre qui fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, lorsqu'elle fut à Genève en 1810.
Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni l'original.
L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que, dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette lettre:
À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.
Saint-Cloud, 10 juin 1810.
«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger (p. 184) que tu as couru. Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un lac, c'eût été fatalité.
»La Reine[56] se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que faire.
»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.
C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier, parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante. Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.
(p. 185) LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
«Madame,
»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville. Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous dois[57].
.......................
.......................
»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt plus élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; on voulait (p. 186) savoir comment vous passiez votre temps; si vous étiez tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si vous aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que des choses satisfaisantes, etc...
»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes observations, avec la confiance de mon attachement.
»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame, d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage, et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait de rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait alors dans ses affections. Vous m'avez (p. 187) dit que, depuis, il avait espéré qu'une grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, lui donnerait les moyens d'accomplir le vœu de son cœur. Mais, madame, si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps n'est pas venu pour un pareil rapprochement.
»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé... La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre Majesté.
»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes... Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... Elle se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, si reposée, j'oserai dire si embellie par (p. 188) le calme de la vie que nous menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait pas d'adresse à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que je sentais parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout au moins inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble aujourd'hui le cri de la raison... Le Grand-Maréchal[58], avec lequel j'ai causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il m'a paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet qu'il ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de cet attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter à une grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de nouveaux devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à une âme comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à manquer aux siens[59].
»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?... Que ferait l'Empereur, qui se devrait (p. 189) aux ménagements qu'exigerait l'état de cette jeune mère, et qui serait encore troublé par le souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il souffrirait, quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. Mais vous souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri de tant de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, à l'oubli de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de quelques-uns qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par esprit de parti. Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, qu'un éloignement complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. Puisque j'ai commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait quitter Paris. La Malmaison, Navarre même, seraient trop près des clameurs d'une ville oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée de vous retirer, vous auriez l'air de fuir par ordre, et vous perdriez tout l'honneur que donne l'initiative dans une conduite généreuse.
»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari, et encore d'un entretien que le hasard m'a procuré avec le Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé, comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a pas reçu d'ordre de (p. 190) les transmettre, c'est avec beaucoup de temps et un peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes de ses pensées. Mais aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu conclure qu'il vous restait encore un sacrifice à faire, et qu'il était digne de vous de ne point attendre les événements, et de les prévenir en écrivant à l'Empereur pour lui annoncer une courageuse détermination. En lui évitant un embarras dont vous l'empêchez seule de sortir, vous acquerrez de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, d'ailleurs, outre la récompense toujours attachée à une action droite et raisonnable, avec cet aimable caractère qui vous distingue, cette disposition à plaire et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous dans un voyage un peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez pas d'abord. À Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un fils vous attend. Florence, Rome même, offriraient à vos goûts des jouissances qui embelliraient cet éloignement momentané. Vous trouveriez à chaque pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne s'irriterait pas de voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour lui aux époques de sa première gloire.
»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa Majesté veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où vous avez (p. 191) été élevée par ses succès et sa tendresse. Et cependant l'hiver se passerait; la saison où l'on peut habiter Navarre vous ramènerait aux occupations d'embellissements qui vous y attendent. Le temps, ce grand réparateur de toutes choses, aurait tout consolidé, et vous auriez mis le complément à cette conduite noble qui vous assure la reconnaissance de toute une nation. Je ne sais si je m'abuse, madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur dans l'exercice de semblables devoirs. Le cœur d'une femme sait trouver du plaisir dans le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. Prévenir l'embarras dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il vous aimait moins; rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le temps et cette expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela est digne de vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent encore produire les grâces de votre personne, votre rôle serait moins difficile; mais il me semble que c'est parce que Votre Majesté sait très-bien qu'elle possède des avantages qui peuvent établir une concurrence, qu'elle doit avoir la délicatesse de tous les procédés.
»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre, et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur cette (p. 192) impérieuse nécessité de s'éloigner de nous pour quelque temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, jamais je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments qui m'attachent à elle.
»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,
»La très-humble et très-obéissante servante,
Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.
À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.
Fontainebleau, 1er octobre 1810.
«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je pense. Va voir ton fils cet hiver; (p. 193) reviens aux eaux d'Aix l'année prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je te conseillerais bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne craignais que tu ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux être, l'hiver, convenablement qu'à Milan ou à Navarre. Après cela, j'approuve tout ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.
»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes sentiments.
De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la (p. 194) réussite: convaincue de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui inculquer, pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se crut toujours passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était plus vrai: sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps non-seulement étaient changés, mais les circonstances, TOUT l'était autour d'elle et dans elle-même. Cette flatterie de madame de Rémusat, sur son état de santé, était précisément ce qui l'empêchait de plaire comme par le passé. Le grand charme de Joséphine était dans la grâce de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son visage; elle n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même un défaut, qui était tellement terrible et redoutable que jamais on n'a songé à placer l'amour à côté de cette infirmité dans son royaume; je veux parler bien moins encore de ses dents entièrement perdues, que de l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque où madame de Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait à prendre aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. Sans doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte peut-être, (p. 195) mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, ayant de beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, et cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans ses premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes. Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait, depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour d'elle le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit donc écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la lettre de l'Empereur, ni celle de (p. 196) madame de Rémusat, elle ne tint compte d'aucun avis. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance, parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant. C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut alarmé.
(p. 197) —«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans ses bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..»
Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine! mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.
—«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui aurait excité cette colère?...
L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement contre elle.
—«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»
(p. 198) Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.
—«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..
—Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette chambre.
—Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et lui dit avec amour de ces paroles qui vont au cœur quand elles sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.
Quelle sourde manœuvre employait aussi le parti de Navarre! N'est-il pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait en œuvre de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine pendant la grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de bien peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une ou l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du portrait. (p. 199) Napoléon ne voulait cependant pas être tyran, même à la façon de croque-mitaine, et il l'engagea seulement à aller à Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions d'un grand cœur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette fameuse lettre au président du Sénat, sans que l'Empereur le sut, elle avait été surtout frappée de l'idée de porter le deuil immédiatement après la lettre partie, et de le porter pendant un an!...
L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée, une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline[61], sur laquelle il (p. 200) existe quelques biographies, toutes inconnues, parce que la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on a dit qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus belle page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; je parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; et certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!
Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie, refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait chez moi, me dit:
—«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...
(p. 201) —Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans la noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»
Le cardinal me regarda attentivement.
—«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart, ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante[62] que l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...
—Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?
—Mademoiselle Masséna[63]?...»
Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et (p. 202) qu'en effet elle était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.
—«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires de ménage. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de Masséna?
—Oui, sire!
—Et qu'en disiez-vous?»
Le cardinal demeura interdit.
—«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?
—Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement de mademoiselle Masséna.
—Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du cardinal français de l'Empire!...»
Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait (p. 203) trembler les vitres d'un appartement... Il était toujours charmé quand on le reportait aux jours de l'Assemblée constituante, à ce temps de sa belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas extraordinairement le cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient trop acerbes et sa voix si retentissante qu'elle semblait toujours imposer silence, même à Dieu, quand il officiait...
Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.
L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait. Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui, ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de l'Impératrice... Cette qualité, ce nom, amenaient encore des scènes pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la même livrée que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À l'époque de ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des (p. 204) domestiques subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les mettait, cela vint à la connaissance de l'Empereur, et il eut de l'humeur... Il pressa le départ pour Navarre, en écrivant à cet égard spécialement à madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison de l'Impératrice, pour lui recommander l'ordre et la régularité dans cette maison de l'Impératrice.
«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'œil d'une amie en laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»
Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace, et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que Joséphine l'aimait pour elle seule.
Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:
«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.
«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans sa grossesse; je ferai les (p. 205) différentes choses que tu me demande pour ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute jamais de mes sentiments pour toi.
On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel; maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte augmentera encore.
Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille[64], Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse, prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux châteaux.
(p. 206) La société de Navarre était composée des personnes dont voici les noms:
Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.
Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison. M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie: il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans, on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle était ravissante de beauté!... Pour compléter la (p. 207) maison d'honneur de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, aimable et bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise ou neufchâteloise; mais elle se perdit peu de temps après... Il avait le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. de Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la Tour-du-Pin.
On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.
Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice. Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa, en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce (p. 208) titre ne fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même ma grande maîtresse.
Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de tout âge, que toutes les femmes enviaient.
Sa sœur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours: Nobil donna!
Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se briser contre les vieux murs du château.
Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux, l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, et puis il faisait (p. 209) la partie de trictrac de l'Impératrice. M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé que ceci:
«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»
Ou bien encore:
«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»
C'est une variante.
Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney, madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine Hortense y était aussi.
Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu (p. 210) plus tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe tous les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral n'officiait que les jours de fêtes.
Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.
À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle, l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un sommeiller, un premier[65] maître d'hôtel (premier officier de la bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.
(p. 211) Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on rentrait dans la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier de tapisserie. La matinée se passait à causer, travailler et lire tout haut. On dînait à six heures, et, en été, on allait se promener dans la forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa partie de whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de sa maison, et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa partie de trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la partie de l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine Hortense, allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on faisait de la musique, on s'amusait enfin.
On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces fournies par la reine Hortense elle-même, et dont son fils le prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut elle-même la douleur de sa position.
L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la (p. 212) Malmaison, en 1810; on le voit dans une lettre par laquelle il est visible qu'il ne lui avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. Cette lettre, en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; mais elle dut porter coup à une personne aussi impressionnable que Joséphine pour tout ce qui lui venait de l'Empereur.
«Saint-Cloud, 14 septembre 1810.
»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien; l'Impératrice est effectivement grosse de quatre mois. Elle m'est fort attachée, etc.»
On voit par le mot effectivement que l'Empereur confirmait une demande presque douteuse.
Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse (p. 213) de Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les consolations qu'il fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre lettre de l'Empereur en date du 14 novembre 1810:
«... Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta maison... etc.»
Et puis le 8 juin 1811:
«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»
Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):
«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain. Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée avec trois millions de revenu.
»Adieu, mon amie; porte-toi bien.
(p. 214) Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur l'Impératrice Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de Marie-Louise et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était entourée de fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui donnait à elle les remontrances, les larmes et les chagrins!... Napoléon n'y avait certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans de pareils moments, sa dignité de femme était toute en oubli; elle fut malade, et la reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était bon quoiqu'il ne fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à la Malmaison avec une lettre de quelques lignes que voici:
«Trianon, vendredi, huit heures du matin.
»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles lorsqu'elles se marieront.
»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais aucun chagrin là-dessus, etc.»
Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible; partout où elle (p. 215) trouvait une tentation elle y cédait: une fois c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure, un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour, à Genève, elle va se promener à Prégny[67]: le site lui plaît; elle achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle fait bâtir à Prégny. C'est peu de chose, sans doute, mais ensuite il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même effet dans une maison de prince.
Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du (p. 216) temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. Duroc avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui par le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il avait voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans les affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, avec elle la chose était impossible.
Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; elle-même éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces mêmes lieux où la passion la plus brûlante était ressentie pour elle, et par quel cœur!.. par celui du plus grand homme que l'histoire du monde nous présente!... et lorsque cette passion lui donnait le bonheur non-seulement du cœur, mais de l'orgueil!... dans ces mêmes lieux où plus tard cette même affection moins vive, mais toujours aussi tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la tête... Mais si Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour de la vice-reine, ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout le respect, (p. 217) tous les soins que jadis la cour impériale lui avait offerts. Sa belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, comme toujours elle l'appelait, auprès de sa mère.
J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.
Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la Villa Bonaparte, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de trois beaux enfants: un garçon et deux filles[68]. On (p. 218) était alors au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà à remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à la Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant de rentrer en France.
—«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet automne!...»
Elle était profondément triste.
La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine avait un cœur excellent et se plaisait dans ses affections de famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant partir madame la comtesse de Tascher[69], sa cousine, qui allait joindre son mari:
—«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter grand'-maman!...»
En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva un sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la reine Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien portants... ce fils qui aurait dû porter le nom de César, et que Napoléon eût peut-être mieux (p. 219) fait de choisir pour son héritier et son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec un naturel de cœur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31 juillet d'une fille[70], et l'Impératrice la garda et la soigna comme l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de charme de sentiment.
«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur sera content.
»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les personnes qui t'ont approchée.
»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma sœur? je lui écrirai demain.
»Ton affectionné fils,
(p. 220) Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, Aix était rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, Madame-Mère, la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y pas tenir pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille avait poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est que la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, et qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que la princesse Borghèse.
Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si longtemps comme l'étoile préservatrice.
—«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!... Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»
C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt... Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus anciennes (p. 221) amies de l'Impératrice, était atteinte au cœur par cette mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par l'infortune de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt (Auguste) était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.
L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome; l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.
Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de son (p. 222) service... et madame d'Arberg, investie d'une grande confiance par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas des dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement de l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle Napoléon appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était le décorum du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, pour mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient entre les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce caractère était indélébile; qu'elle devait, en conséquence, songer à se faire respecter, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît sans être accompagnée par ses officiers en tenue.—«J'ai oublié les pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les nommerai incessamment, et les enverrai.»
Ce qu'il fit peu de temps après.
Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle logeait, avec son service, dans le petit (p. 223) château, qui n'est séparé du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à traverser. Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que longtemps après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une grande chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle force, que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un vent de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on fut voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par moi à l'appartement de lady Rowena, dans Ivanhoé... L'appartement de l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de la maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.
Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille (p. 224) légende... d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, surmonté de collines couvertes de bois, dans lesquels des sources jaillissantes entretiennent une continuelle verdure tant que dure l'été... Enfin, on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps si fameuse par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que des souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve enfin Évreux... l'antique Eburovicum Mediolanum des Romains... Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution; depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon, se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice d'honneur est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient, du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée. Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, alors la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par haine et ressentiment contre la cour, les (p. 225) opinions démagogiques, et mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, pour laquelle il a subi vingt-trois opérations...
Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux, et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler licence... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans, sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon, était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il fallait aller faire un cours de sévérité de mœurs. Madame la marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon. Le marquis vivait... le mariage (p. 226) de mademoiselle de Banastre pouvait seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient plus que cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre meurt à Coblentz!... Voilà du malheur!...
Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à sa fille, j'ai tout dit:
Grande dame impertinente.....
Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être redoutable; ce qui est le plus fâcheux.
Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des mascarous en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais, avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire. Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un modèle antique, avec cette inscription grecque:
ΕΡΩΤΙ ΟΥΡΑΝΙΩ
Ce qui signifie: À l'amour céleste.
(p. 227) M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy les a relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de Navarre.
Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les jardins; l'Iton et l'Eure. Leurs eaux fournissent aux bassins, aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un très-beau lieu.
Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon, j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard, les belles eaux de l'Eure et de l'Iton donnaient une vie presque intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.
Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de jeunes filles toutes fraîches et (p. 228) jolies, et des familles les plus distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour présenter les vœux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait beaucoup de bien dans le pays, et elle donnait immensément; elle avait fondé une école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient à faire de la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville d'Évreux des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le cœur des habitants. Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en venant à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore elle songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un grand et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle, et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter, et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes ces jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de toutes les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune fille du maire, (p. 229) portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle eut récité son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner, auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de charmants présents.
Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur. Elle m'en parla.
—«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous, qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?
—Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir; car, pour cela, je crois la chose impossible.»
Joséphine se mit à rire.
—«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.
—Non, madame
—Pourquoi cela?
—Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis d'après moi... Rien ne (p. 230) m'inspire moins de pitié et d'intérêt que le bas et vil sentiment de l'envie.»
Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M. Deschamps[71] y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance, si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait l'Impératrice, et le cœur a toujours de l'esprit!...
Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon une troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et des femmes habillés en costume de ville; c'était une députation (p. 231) des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de Roland, de Méhul, et fit son entrée par un chœur général:
Sur l'air: Le roi des preux, le fier Roland. Comme nos cœurs, joignons nos voix, MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE[72]. Air: Partant pour la Syrie. Longtemps d'un fils que j'aime Sur l'air: À deux époques de la vie. Gênes me vit dès mon jeune âge (p. 233) MADAME DE COLBERT (AUGUSTE).
Dans les murs de Charlemagne, |
(p. 234) Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.
MADEMOISELLE DE MACKAU.[75] Air: L'hymen est un lien charmant. Loin d'elle j'ai dû regretter |
Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane n'a retrouvé (p. 235) la reconnaissance et la mémoire pour les bienfaits sans nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés au point, par exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où elle fut élevée avec sa sœur. Elle l'a mariée, dotée; elle lui a donné un très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle et mademoiselle de Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses filleules. Mademoiselle de Mackau en est demeurée reconnaissante; mais mademoiselle de Castellane le fut si peu, qu'après la mort de Joséphine, la reine Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année 1814!...
Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph, à Navarre.
Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de Joseph.
Lorsque tout ce qui portait l'habit de ville fut entendu, alors arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin. (p. 236) Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement chantés, les bienfaits de l'Impératrice.
MATHURIN. Sur nos monts, v'là qu'on amène COLETTE. Dans Évreux, ses mains soutiennent MATHURIN. All' veut qu' les promenades y prennent[78] COLETTE. Si tous ceux qui, dans leur peine, |
M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.
Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs; les bénédictions durent être grandes dans cette journée.
Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, (p. 238) quelques années avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.
Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.
La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline (grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait à ravir[80] un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de Nansouty[81] et madame de Lavalette[82]; (p. 239) les hommes étaient M. d'Abrantès, M. de Mont-Breton[83], M. le marquis d'Angosse[84], M. le comte de Brigode[85], et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui demander un compliment pour la bonne Princesse qui devait passer dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant, et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut très-applaudie.
M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien et avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et la musique, ce (p. 240) qui donna à notre vaudeville un caractère original que l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les couplets de M. de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est le dernier. Il faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour ce rôle il avait un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; et son chapeau à trois cornes d'une énorme dimension, qui était comme celui de Potier dans les Petites Danaïdes, son gilet rayé, à franges, son habit café au lait, dont les pans en queue de morue lui descendaient jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés avec des bottes à retroussis, deux énormes breloques en argent qui se jouaient gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, comme on le voit, ne démentait pas Lolo-Dubourg, et, lui-même, il joua le rôle en perfection.
Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien, Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:
Je souhaite à Sa Majesté,
D'abord, tout ce qu'elle désire,
(p. 241) Ensuite une bonne santé,
Et puis toujours de quoi pour rire.
Elle, étant Reine, et ne pouvant
Lui souhaiter une couronne,
Je lui souhaite seulement
Autant de bonheur qu'elle en donne.
La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je l'avais entendue hier.
Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela; mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement pas rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le son d'une note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La grande-duchesse de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique bien mauvaise: elle avait un costume de paysanne, tout blanc, une croix d'or attachée avec un velours noir. Ce velours faisait ressortir la blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était d'autant mieux, que (p. 242) déjà fort commune de tournure et de taille, cet inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les câlineries possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela, lorsqu'on entendit le refrain d'un air nouveau, et voilà Charles et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent à deux voix sur l'air: Ô ma tendre musette! un couplet, dont j'ai par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour d'une commune naissance:
Si le ciel que j'implore
Est propice à mes vœux,
Un même jour encore
Verra fermer nos yeux.
C'était bien comique à voir et à entendre. (p. 243) M. d'Abrantès avait la voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle était forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile dans le Barbier. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline, criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on n'avait pas autant ri.
Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée; le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche! mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait toujours:
—«Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je marcherai.»
Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique, l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient alors à Paris. Nous (p. 244) étions arrivés le matin avant le déjeuner, pour présenter nos vœux à l'Impératrice.
Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner, puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le bal fut court.
Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de plus.
Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.
L'Impératrice n'était plus à Navarre[86] lorsqu'on apprit que les premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh! comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du malheur arriva.
(p. 246) Les événements devenaient de plus en plus sinistres; l'Impératrice était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, lorsqu'elle reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur arrivé à la cascade du moulin.
La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours frappé au cœur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté et celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation[87] avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des souvenirs récents troublaient encore!..
Le 1er janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put dissiper.
—«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la Malmaison, où j'avais été présenter mes vœux de nouvel an à l'Impératrice, (p. 247) que nous arrivera-t-il cette année après les malheurs de celle qui vient de finir?»
Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère, et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher pour une parure de fantaisie.
Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:
—«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte le chiffre 13?..»
C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:
—«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des malheurs particuliers.»
Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle n'avait que trop raison!
La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura à la Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse pénible et de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de (p. 248) deux amis!.. l'un surtout!..[88] Oh! quel souvenir de ces temps désastreux!.. Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que l'Impératrice me parla de ces signes presque funestes, je ne pus lui répondre; cependant je cherchai à la rassurer... Mais la mort de Duroc[89] et de Bessières, celle de Bessières surtout (p. 249) lui avait causé un grand trouble et avait amené dans cet esprit déjà vivement frappé des terreurs nouvelles; mes paroles furent à peine entendues par elle... Hélas! je cherchais à la rassurer, et moi-même je ne savais pas que la mort touchait déjà une tête qui m'était bien chère et que le crêpe du deuil, qui allait envelopper ma famille, se déployait déjà au-dessus d'elle.
L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que Duroc avait à lui reprocher... (p. 250) Sa conscience lui en disait trop à cet égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.
À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des destinées, je dirai que Bourienne a menti autant qu'on peut mentir, en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi que de Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, jamais M. de Bourienne n'a été autorisé à confesser (p. 251) lâchement qu'il trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires. Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui peut articuler les injures que la sienne a proférées (p. 252) sur l'infortune de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... l'homme qui fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, l'Impératrice me parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un ami dans Duroc. Je la désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas être l'ami d'un ennemi de l'Empereur, et de plus à cet égard-là je connaissais les sentiments de Duroc relativement à Bourienne.
Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était morte à vingt-quatre ans[90], sous les yeux de son amie et sans avoir pu être secourue à temps!
Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait que ce peu de mots:
—«Que vous avais-je dit?»
Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça le cœur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..
Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en voiture. Je trouvai le salon (p. 253) morne et abattu; chacun craignait pour soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de Turpin avait été envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter tous les regrets de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à cette époque un pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen avaient remonté l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins que je suis allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette humeur morne dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le cercle intime de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes jeunes et jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. Madame Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de Malmaison.
Cette dernière habitation était même bien plus (p. 254) propre à cela que Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait davantage, et puis, la distance était trop grande pour hasarder une visite, si l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la crainte d'en être mal reçu.
Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert, une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux[91].
Les hommes étaient donc en moins grand nombre (p. 255) que les femmes. On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait de l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne pouvaient déjà plus se céler...
La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie. C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un ravissant talent, comme chacun sait[92].
Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...
(p. 256) Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans le salon de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais un moment d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui qui a péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de moyens. Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie petite fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On l'appelait alternativement la princesse Louis, ou bien Oui-Oui. Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un nom... Quoi qu'il en soit, Oui-Oui avait une vivacité de pensée que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître, qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime fût exactement suivi. Tous les (p. 257) dimanches, ils dînaient et déjeunaient avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de Paris deux petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient des œufs d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:
—«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est à présent.»
Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une grand'-mère et ses petits-enfants[93].
Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur, la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en effet de quoi glacer tous les cœurs...
L'hiver fut donc extrêmement triste[94], malgré le caractère français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.
(p. 258) Cette même année fut cependant, pour l'impératrice Joséphine, l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; mais elle lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. Elle vit le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec ardeur cette entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet enfant qui lui avait coûté si cher!...
L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.
L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna l'ordre d'aller à Bagatelle.
L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son cœur battait vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.
L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau. Il (p. 259) ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de modèle au Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme on peut parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention qui fait trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment beau comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le charmant dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux en disant:
Je prie Dieu pour la France et pour mon père!...
Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour lui!...
—«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant, en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.
Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea, sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée. Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé d'être caressant pour la dame qu'il allait voir, fut charmant pour Joséphine (p. 260) qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait sentir dans un pareil instant...
Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une multitude de breloques de toute espèce[95]. Joséphine en avait une grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait toujours lorsqu'il arrivait au nombre dix[96]. Tout à coup, il s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le charivari, il parut vouloir dire quelque chose.
Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.
LE ROI DE ROME, hésitant.
Oh! rien.
(p. 261) JOSÉPHINE, se penchant vers lui, et tout bas, après avoir fait signe à l'Empereur de ne pas les troubler.
Mais encore!... dites, que voulez-vous?
LE ROI DE ROME, en montrant le charivari.
C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?
JOSÉPHINE, souriant.
Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?
LE ROI DE ROME.
Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien bonne, madame... Dites, le voulez-vous?
JOSÉPHINE.
Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.
LE ROI DE ROME.
Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.
(p. 262) JOSÉPHINE, se penchant vers l'enfant.
Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.
LE ROI DE ROME.
Bien vrai?...
JOSÉPHINE.
Oui; je vous le promets.
LE ROI DE ROME, l'embrassant.
Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...
L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de scène, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:
—«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard... Embrassez madame.»
Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire pleurer.
—«Venez avec moi, répétait l'enfant.
(p. 263) —Cela ne se peut, disait Joséphine.
—Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si l'Empereur et moi le voulons.
—Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»
Et faisant de l'œil et de la main un dernier adieu, Napoléon sortit avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un moment, mais avec une source de souvenirs déchirants dans le cœur.
J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se trouve lié à Joséphine.
Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps, Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval, prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une pension... Mais dans le grand collége des (p. 264) épouses et des mères, je doute qu'elle y eût même été reçue.
Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à comprendre[97]. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir un traître, un perfide et un ingrat, disait la vice-reine à sa belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette manière[98]....
Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France, l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de 1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de (p. 265) l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...
—«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»
Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve du cœur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant celle des événements.
Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.
La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux arrivants sans beaucoup se gêner:
—«Comment! vous êtes inquiets? En vérité (p. 266) vous avez tort... Ah! dans le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en effet... Mais nous... que peut-il nous arriver[99]?...
Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné pour apporter ces nouvelles à Navarre.
Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux, attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont le trouble l'avait empêchée (p. 267) de bien comprendre tout ce que lui avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri, et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme! Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»
Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures, et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât... elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand cœur!...
On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement que l'Impératrice reçut à cette (p. 268) triste époque des preuves d'un intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa belle-sœur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père... La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y était venue.
En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches de l'empereur (p. 269) Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à Joséphine et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine une justice que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On a eu des renseignements, assez faux probablement, je pense donc que la vérité doit être connue:
Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814, dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.
L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier, il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui (p. 270) devons, à haute voix et du fond du cœur..... Mais je sais que tout ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est vivement exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, si après tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de Vicence; et il savait comme moi que certes l'empereur Alexandre voulait du bien à la famille impériale... Mais de ce bien à ce que disent les mémoires il y a encore loin[100].
La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage... Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était menacée!
(p. 271) L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La Reine, qui était mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il fallait beaucoup sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la résignation et l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, mais non comme par le passé, car sa voix était triste et ses paroles privées de ce charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au milieu de nous à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut toutefois donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait la puissance de protéger ses fils et de les lui faire conserver surtout; elle l'engagea donc à venir à Saint-Leu.
—«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son indulgence.»
L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre était simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop comment, que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez nous un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait en ne trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son service avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune (p. 272) des Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.
L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.
Mais elle était blessée au cœur; je la vis à la Malmaison deux jours après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir une âme déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le rocher de fer de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, cette pensée la torturait!...
Je lui parlai de l'empereur de Russie:
—«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en (p. 273) lui... mais il n'est pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête comme leur mère et leur bienfaiteur.»
Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la sœur de madame Davidoff[101]. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié celle qui avait été bien pour sa mère.
L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et je le lui dis; elle me regarda (p. 274) en souriant, et me serra la main... Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...
Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là... je ne le pourrai pas.
Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait... Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement, ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, (p. 275) l'Anglais avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce qu'on me raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.
Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.
Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de cette lugubre image, et je lui (p. 276) parlai de lord Cathcart, dont le noble caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui demandai quel jour elle le voulait voir.
—«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»
Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange avec elle, et de lui donner un petit Luini[102] pour le Richard. Elle y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.
Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron, et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le cœur!
(p. 277) Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice Joséphine n'existait plus!...
Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.
Il est de fait que Napoléon le sentait dans son cœur... Aussi l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait, lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son âme:
—«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon bonheur!...»
On a beaucoup parlé du Salon de Cambacérès, et c'est abusivement. On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement; mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.
Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du bon temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; (p. 280) s'il en avait fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et je l'ai toujours vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et pas trop riche, car il était honnête homme, allant dîner chez M. de Montferrier, son cousin; soit qu'il fût second Consul, tout occupé des soins de donner une législation à un peuple qui en avait besoin; soit qu'il fût enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un des grands dignitaires entourant ce trône plus grand que celui de Charlemagne[103]. Il était toujours sérieux, faisant une grimace au lieu de sourire, et n'aimant pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien et qu'on l'y désirât; mais sa figure, naturellement l'antipode d'une joie franche et rieuse, comme celle de notre gai pays de Languedoc, lui donnait aussi la crainte, je crois, d'être un repoussoir pour une franche gaieté. Cependant il racontait souvent des histoires fort crues, et alors c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses lèvres; mais on voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de celle exprimée par la parole, et en tout, pour qui voulait (p. 281) connaître Cambacérès, sa physionomie était un miroir assez fidèle pour guider dans cette étude.
La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet, tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: J'ai traversé la Révolution avec ma coiffure! Cette coiffure, surmontée d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà comment M. de Cambacérès allait à pied dîner, presque tous les jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.
(p. 282) J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour prouver que ce n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il avait toujours été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout de suite un homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans ce temps-là, et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, qui allaient au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant leur queue de moire ou d'hermine sur le bras.
Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés, au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines, ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée, son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette, manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre qui révélaient le jeune (p. 283) homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, le marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. de Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait faite pour l'habit habillé.
Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui, en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement un artiste culinaire, comme il y en avait alors deux cents dans Paris. La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais, excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de l'humeur à l'Empereur.
Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. On recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si l'on y avait été le (p. 284) mardi soir; et le dimanche matin, si l'on y avait été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le jour invité à heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque l'heure était pour cinq heures et demie, comme cela fut pendant les premières années du Consulat, il fallait être chez Cambacérès à cinq heures vingt minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous l'Empire, il engageait pour six heures précises; il fallait alors arriver ponctuellement à six heures moins un quart, sous peine de le trouver de mauvaise humeur; car il attendait quand la personne était une femme marquante. Il fallait aussi faire grande attention à sa toilette; l'hiver mettre des diamants, du velours, du satin, une robe riche enfin; alors il était content, et ne faisait pas revenir éternellement une parole détournée sur l'oubli des femmes relativement au cérémonial.
Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier d'ironie:
—«Vous avez là, madame, un négligé charmant!»
Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; (p. 285) elle comprit tout de suite l'amertume cachée sous le compliment.
—«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de toilette!»
L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas poursuivre la conversation.
C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de Paris. On attendait que monseigneur fût hors de table, et le salon était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier, donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants; et (p. 286) à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, que les personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se faisaient annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui recevait aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite chez Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis[104] ils demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle. Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi, le matin, en chenille, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en 1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.
—«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je ferais en ce monde?»
Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.
—«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..
—Eh bien! monseigneur?
—Comment, vous n'êtes pas choquée de (p. 287) l'inconvenance de me demander un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... (après l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) de la justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y faire danser!
—Oh! monseigneur!
—Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai; mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et danser chez moi ne convient pas!
—Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de le donner.
—Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit presque bas:
On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent, ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»
Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la susceptibilité de l'Impératrice (p. 288) Joséphine, et je compris que la position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou l'accepter comme elle se présentait...
—«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut donner le bal.»
Il tressaillit.
—«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un outrage à la magistrature.
—Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que ce soit, je suis à vos ordres.
—Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms conviennent à l'Impératrice?»
Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le premier de l'an.
Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et cependant tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, jolies et très-parées; (p. 289) les rafraîchissements abondants et recherchés, la politesse du maître de la maison extrême et même avec une nuance de galanterie à laquelle on était d'autant plus sensible qu'on y était peu habitué, car avec toute sa politesse il y avait de la sécheresse dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui devait contribuer à faire de cette fête une fête agréable, elle était languissante; c'est que le maître de la maison était un vieux garçon, sérieux, ne riant jamais, s'informant avec exactitude si l'on avait froid, si on avait pris des biscuits glacés ou bien une autre friandise que nul autre dans Paris ne faisait comme son officier, mais ne s'inquiétant pas du tout si les jeunes personnes dansaient, si on s'amusait enfin; et le plus bel ornement d'un bal c'est la joie.
—«Ce bal est lugubre, me dit l'Impératrice dans un moment où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les autres, ajouta-t-elle plus bas.»
Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.
—«Au nom de vous-même!» lui dis-je.
Elle sourit tristement...
—«J'ai encore du mérite à être comme je (p. 290) suis, croyez-le bien, et ne me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au contraire?...
Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur... mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de l'Impératrice et la méritaient.
Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour danser l'anglaise[105] (p. 291) ainsi qu'elle venait de le lui faire demander. C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; il n'y avait pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus élégante et plus distinguée et des manières plus nobles, quoique très-convenables pour son âge.
Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un immense lustre qui était au milieu du salon:
—«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»
Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.
—«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de l'anglaise.
—Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V. M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou il allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, tout en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur apparente insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes choses que pas un peuple de (p. 292) l'Europe. Ce petit monsieur de Souza était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait pu être mieux faite et plus solide.
—Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.
—Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est rieur!
—Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!
—Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour (p. 293) chez Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne cessait de me dire:
—«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à côté de moi?»
En effet, M. de Souza était infiniment petit et l'on sait que le maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq pieds.
Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte, il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour lui comme pour nous tous.
L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.
Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service, nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à coup je le vis en enfant de chœur!
D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà (p. 294) ce qu'on ne pouvait comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne pouvait retrouver.
—«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza, avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.
—Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait de votre perruque?»
Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire, le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.
—«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours aussi gravement de tous les côtés.»
Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M. de Souza s'écrie:
—«Eh! monsieur, la voilà!»
(p. 295) Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; l'autre le regardait avec des yeux étonnés...
—«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza en enfant de chœur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. de Souza remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier rentra guéri de son hémorrhagie, mais non pas de son envie de rire, qui était plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement colère de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en riant. Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?
L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put passer, l'archi-chancelier vint savoir, (p. 296) s'il était possible, toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause de cette bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le lui dit, ce qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de Cambacérès, qui jamais ne riait que dans des circonstances qu'on notait.
—«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»
Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que Cambacérès contait à ravir.
C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la ravager. Car il était presque certain que (p. 297) Napoléon voulait faire la guerre à l'Autriche... On disait que non à Paris; mais Napoléon y songeait à Bayonne.
M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal[106] sujet. Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué de cœur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.
En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort spirituel en le plaisantant sur ce retard.
(p. 298) —«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps absent, lui dit-il en souriant.»
Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le plus laid, quand il souriait surtout.
—«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»
Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.
Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.
Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital, des Lavardin... de ces hommes mourant sur (p. 299) leur chaise curule, comme les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette dernière chose; car on prétend que Cambacérès était poltron comme un lièvre... Mais qu'en savait-on?
Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il, comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14 d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après, oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal, puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat. Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.
(p. 300) En voici quelques phrases:
«Sire,
»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»
....................
«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.
»Eh! comment le peuple français pourrait-il[107] trouver des bornes à sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à votre sollicitude pour lui?...
(p. 301) »Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts quand il fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur qu'il éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans vos bras?...
»Les armées étaient vaincues[108]; les finances en désordre; le crédit public anéanti; les factions se disputant les restes de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu odieuse toute espèce d'autorité...
»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée par (p. 302) l'usage que vous en savez faire, a repris confiance dans ses propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des partis; la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et de l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a vu la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser et signaler la vertu, etc.»
Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès, comme président du Sénat.
François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à Napoléon, le 1er décembre 1804. On verra, par quelques phrases que j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie avait fait de grands progrès.
Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout, n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son époque, et même de son siècle...
La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,
disait-il à l'Empereur.
(p. 303) «Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus authentique. Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se rendrait en corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire éclater la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère de ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance pour calmer les inquiétudes[109] de tous les bons Français, et faire entrer au port le vaisseau de la république.
»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui dont le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la chose peut exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que d'étendre les bornes de la république, car vous l'avez constituée sur des bases solides. Grâces à l'EMPEREUR DES FRANÇAIS, on a pu introduire dans ce gouvernement d'un seul les principes conservateurs des intérêts de tous, (p. 304) et fondre dans la république la force de la monarchie, etc., etc[110]...»
Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit. Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres. Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le comprit et le dit à Cambacérès.
—«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre, au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même en secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du plus haut intérêt. Mais jamais personne n'a su un mot de ce qui fut dit dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le (p. 305) présumer. Cambacérès était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon tenait à honneur d'être ami de Cambacérès. «C'est un honnête homme,» répétait toujours Napoléon, «un honnête homme supérieur.»
Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa position.
Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères, quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.
Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle courut alors dans (p. 306) tous les salons de Paris. Elle nous fit beaucoup rire, et je la crois positivement vraie.
À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait si vivement pour avoir les provinces illyriennes[111], la correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche de je ne sais plus quel nom.
—«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?
—Votre père, Louise!... votre père EST UNE GANACHE!... Et après ce mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment pour la briser.
L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon! lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le croire!... (p. 307) Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait chez l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait[112]! Elle lui demanda aussitôt ce que signifiait le mot ganache, en lui disant pourquoi elle lui faisait cette question...
Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit cependant fort bien pour tous:
—«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête homme un peu âgé...
—Ah!...»
La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait, l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant lui dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, (p. 308) et, prenant une physionomie toute gracieuse:
—«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée de recevoir les avis d'une aussi brave GANACHE!»
Qu'on juge de l'effet du compliment!
On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?... Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais corriger leur destinée...
Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès, qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison; cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État, dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, et leur présence ajoutait (p. 309) et donnait même, on peut le dire, un autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc, et bordée par plusieurs touffes de belles de jour, d'un bleu plus foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours. Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût été gracieuse!
Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment l'archi-chancelier qui régnait à Paris; c'était son salon qui était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en prit une... mais à Monceaux.
Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur (p. 310) un ami, et il avait raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur son calme, son bon sens et sa haute expérience dans les affaires. Ensuite il y avait un autre motif pour l'Empereur; c'était la sécurité que lui donnaient trois convictions: celle de son honnêteté d'abord, ensuite de sa circonspection, et puis enfin celle de sa poltronnerie.
—«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord, et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout l'archi-chancelier...»
Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain soi-même, il y a encore bien loin.
Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque Montpellerais lui demandait (p. 311) un service, il répondait presque toujours: Je le ferai!
En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant, Cambacérès disait au compatriote solliciteur:
—«Mon cher, je me charge de votre affaire.»
Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.
Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la même franchise: Je ne puis rien. C'est de l'honneur, cela.
Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830, il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils. Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien, et voilà tout; mais, (p. 312) sur toute chose, il était enfant gâté, et voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit de vouloir être ce que détestait sa grand'-mère alors... il voulut servir l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi qu'à sa mère, fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût d'envie. Alors l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour son petit-fils l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu Cambacérès chez le marquis de Montferrier, et comptait sur ce souvenir. Mais il y avait bien des chances pour le contraire!...
Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et, heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.
À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à quelque chose de bizarre.
—«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez de quel style on me fait la demande d'un service.»
Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès archi-chancelier, qu'elle l'avait connu comme Cambacérès (p. 313) avocat; et cela si crûment, si peu délicatement, que je vis l'affaire du jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais apprendre à connaître l'archi-chancelier.
—«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant, de vous faire nommer dans les vingt-quatre heures. Mais veuillez me faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison de notre très-ancienne connaissance, de venir à quatre heures et demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je sois moi-même votre examinateur.»
Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme, quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il s'était décidé pour le Conseil d'État.
(p. 314) —«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»
Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété trois fois, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit à un fauteuil et me dit tout bas:
—«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»
En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.
(p. 315) —«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, lorsqu'il en parlait devant elle; il devait vous faire nommer: il ne pouvait faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. de Montferrier!..»
Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère, M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès. Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops. Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent à gosier sec, comme il le disait.
«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de France!... on ne soupe plus!...»
Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux, mais (p. 316) cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil de l'office impérial.
On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier; car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être donnés pour des modèles en ce genre.
C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.
C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il n'en savait rien.
C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible dans une fête.
C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.
D'Aigrefeuille[113] était un fort bon homme, ayant (p. 317) de l'esprit et des connaissances, choses qui disparaissaient pour le monde devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient réellement. Sa figure était incroyable; il avait une grosse tête placée sur un cou très-court; son visage était fait comme peu de visages le sont; ses yeux, très-gros et très-saillants, étaient parfaitement ronds et d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une boule de chair, était au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et surmontait une bouche formée de deux grosses lèvres qu'il léchait incessamment, comme s'il venait de manger une bisque, et tout cela avec deux grosses joues fleuries, mais tremblantes, formaient deux fossettes quand il faisait son gros rire, ce qui arrivait souvent; ses jambes étaient petites, c'est-à-dire courtes, car elles étaient grosses et ramassées; son ventre très-gros et sa taille petite: voilà le portrait de l'homme, ni flatté ni chargé.
Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de peindre, vêtu d'un habit de velours ras, bleu de ciel, doublé de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc, attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.
Voilà l'origine de cette belle toilette.
D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente (p. 318) et spirituelle personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était chez elle, et lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un habit habillé.
—«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel, la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»
D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.
—«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a garni le manteau du sacre, pour monseigneur.»
D'Aigrefeuille, ravi du magnifique présent que le valet de chambre aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.
C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais (p. 319) l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait plus que pour une autre.
Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.
M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des qualités de quelqu'un.
M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme... Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui conte son aventure.
—«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma sœur va réparer ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je vais la prier de faire les deux emplettes.»
Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de Th.... et de Faudoas, et de les porter (p. 320) chez leur tailleur, pour que ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.
M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un (p. 321) éclat de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous notre éventail. La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards vers le lieu où allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de Tha...., elle mit aussi son éventail devant elle; ce que voyant le pauvre M. de T....., il devint exactement pourpre et fit craindre quelque accident. Jamais je n'ai vu une figure de cette teinte placée entre des cheveux blancs à frimas et un habit bleu de ciel, comme le prince Mirliflore! ce qui prouve que la chose accidentellement peut tout décider chez nous. Car M. de T.... était fort bien, avait très-bon air, et certes, ne pouvait jamais prêter à rire; mais, cette fois, il n'y avait pas moyen.
Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. Ce n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement une tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le manteau et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé par-devant, à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet habit au lieu du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette toilette est ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. Lorsque le (p. 322) chapeau est posé tout droit sur la tête, le manteau placé tant bien que mal sur l'épaule gauche, l'écharpe blanche tournée autour du corps, et dont quelquefois le gros nœud arrivait au milieu de la poitrine, tout cet attirail mal mis et mal porté devenait une mascarade, et non plus un habillement de cour. L'archi-chancelier, pour dire le mot, avait l'air de jouer une parade, tandis qu'il portait au contraire fort bien l'habit habillé.
J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours, moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un jour, après qu'il fut parti:
—«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi, parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour le sauver.
(p. 323) —C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort étonnée.
—Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il n'appelle jamais que le malheureux Louis XVI!... Vous pouvez être sûre que Cambacérès voulait sauver le roi[114].»
Voilà ce que m'a affirmé, plus de dix fois, le cardinal Maury.
Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique. J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle me fut certifiée alors par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police, et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son château de Vitry.
La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet, qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour le croire, ce qui à Paris est déjà (p. 324) beaucoup. Cette raison était la fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; l'hôtel lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le maître de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que sa fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts, surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?... Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.
Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours, il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue[115], par l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.
La fête était brillante, animée; les déguisements (p. 325) étaient charmants. Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait formés avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en vogue au même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société intime, choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, la Jeunesse de Henri V. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en Betty, avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains sous le grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le costume de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté par un Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.
Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des Deux Magots, mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus grande richesse.
—«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette aigrette, tout cela est faux!»
C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou 40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.
(p. 326) La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, fatigué d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de politesse que de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il s'arrêta dans une pièce où il y avait peu de monde, et demanda une glace ou un sorbet; il était à peine assis dans une vaste et moelleuse bergère, savourant son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé dans un très-ample domino, vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna de son côté comme pour le regarder très-fixement. Pendant quelques instants, Cambacérès ne prit nullement garde à ce masque; mais, ennuyé probablement de voir cette masse sombre et silencieuse ne faire aucun mouvement, n'articuler aucun son, il se tourna à son tour vers le masque, et lui dit:
—«Es-tu donc muet, beau masque?»
Le masque noir ne répondit pas.
—«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!» dit Cambacérès.
Le masque noir remua lentement la tête pour dire NON.
—«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête belle?
—Trop belle! répondit enfin le masque noir (p. 327) d'une voix creuse et sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.
—Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...
—Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait à mesure qu'il parlait.
—Comment, je ne savais pas que l'Empereur...
—Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...
—Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»
Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins, avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.
—Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me montrerai même à toi, si tu (p. 328) le veux. Tes valets ou tes complaisants n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.
—Monsieur!... qui donc êtes-vous?»
Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait parler.
—«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être; écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?
—Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un moment.
—Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux semblaient lancer des éclairs!
—Non, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car jamais je n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma qualité d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était pénible de donner; mais je[116] me croyais probablement en droit de le faire; dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.
—Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.
—Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant (p. 329) vers une porte qui donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre conduite est trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. Remerciez-moi de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas de pareils discours à un petit masque que je vois traverser un des salons en face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; mais enfin la mienne est à bout, je vous en préviens.
—Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»
Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses pas ait été entendu par lui[117]; et le ramenant, sans qu'il eût la force de résister, à côté de la cheminée.
—«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.
Cambacérès demeura sans voix.
—«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent plus solennel...
(p. 330) —Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus pas coupable!...
—Tu fus RÉGICIDE!
—Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir. Monsieur, je veux savoir qui vous êtes.
—Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole; viens, et tu me connaîtras.»
Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui... Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient des éclats d'une lumière très-vive...
(p. 331) L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda quelques instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et comme sous le prestige d'un rêve terrible...
—«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton courage?
—Qui donc es-tu?»
L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier découvert...
Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans connaissance sur le parquet...
C'était Louis XVI!!!...[118]
Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de ce que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans une haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée que lui accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait de toutes les choses politiques, le danger pour lui de répondre une parole en (p. 334) apparence frivole et dont la conséquence pouvait être importante; tous ces empêchements avaient mis obstacle à l'exécution d'un de ses désirs les plus vifs. Celui d'avoir une réunion habituelle d'amis et de personnes agréables du monde, pour rétablir cette vie sociable toute française et que ne connaissent en aucun point les autres pays que par nos vieilles traditions. Nul n'était plus fait que le duc de Bassano pour mettre un tel projet à exécution. Il était homme du monde en même temps qu'un homme habile. Il avait la connaissance parfaite de ce que la société française exige et rend à son tour. Il était alors, ce qu'il est encore aujourd'hui, l'un des hommes les plus spirituels de notre société élégante; racontant à merveille, comprenant tous les hommes et sachant jouir de tous les esprits qui s'offrent à lui, quelque difficile que leur clef soit à trouver.
Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle se maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré elle. Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la (p. 335) fleur de sa jeunesse et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à fait dans l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de l'Empire, elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre régulier de sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de la duchesse de Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello étaient peut-être plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais madame de Bassano était plus grande et mieux faite.
En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères[119], je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu.
La famille de M. Maret[120] (depuis duc de Bassano) était généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée. Je donnerai tout à (p. 336) l'heure une preuve, comme en reçoivent rarement les hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à M. Maret le père par la science étrangère.
Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière du génie ou de l'artillerie.
Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon, mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre. Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là, il demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret le père.....
—«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre de travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait laissé ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage. (p. 337) Ce livre était l'Histoire des siéges, par le père Anselme.... Le bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il en savait assez pour nuire.
L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père, comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant qu'elle contenait:
—«Ah! voilà encore une pièce pour le concours!
—Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place; donne-lui un numéro.»
Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent seuls connaître ceux dans cette position.....
Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges (p. 338) pour se disputer le prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre d'un enfant[121] pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant d'avantage, que la commission qui devait prononcer hésite dans son jugement.
Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges, et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire:
—«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites parmi nous.»
Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit à M. Maret.....
La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot, sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne... Il était visible que les (p. 339) académiciens avaient un grand regret de prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement il fallut que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut les honneurs de la lecture en pleine séance académique, présidée par M. le prince de Condé[122]..... M. Maret le père, vivement ému de cette scène inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance fut terminée, et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le jeune homme avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son concurrent... Carnot avait les deux médailles... le grand prix... un grand honneur enfin... mais une voix lui criait que le triomphe n'était pas dans tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il aurait dû l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi.
—«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut intérêt, que vous n'avez pas omis[123]. Permettez-moi (p. 340) de faire ce que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main cette seconde médaille.»
Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement que la proposition n'avait pas cette expression franche et de prime-saut qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il remercia, mais sans accepter.
—«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux entre vos mains; (p. 341) permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant pas reçue de l'académie, je ne peux la recevoir de vous[124].»
Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé la Bataille de Rocroy, qu'il dédia au prince de Condé[125].
Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa grande jeunesse.
Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là, recommandé vivement à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver, M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur très-remarquable: ce fut d'être (p. 342) présenté au Lycée de Monsieur (l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être jugé et estimé de pareilles gens au point d'être présenté par eux à une société savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette époque, c'est un titre impérissable.
M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré. Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction, et de là jour par jour, le Bulletin de l'Assemblée nationale. Mirabeau, avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi que plusieurs autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce bulletin.... Panckoucke faisait alors paraître le Moniteur: il y inséra ce bulletin, auquel M. Maret exigea qu'on laissât son titre. Il avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on l'a dit fort spirituellement, une traduction de la langue parlée dans la langue écrite. Ce fut un nouveau cours de droit (p. 343) politique d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs débats.
L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de légation à Hambourg et à Bruxelles. Là, malgré sa jeunesse, il fut chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration de guerre, ainsi que de la direction de la première division des affaires étrangères, avec les attributions de directeur général de ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!...
Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter des hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas encore vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville qui, de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage que l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des gens, dans les cachots de (p. 344) Mantoue[126], non pas comme des prisonniers ordinaires, mais comme les plus grands criminels... Chargés de chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore les marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences... Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en danger.
Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue... Une députation de cette académie, conduite par son chancelier (p. 345) Castellani, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût transféré dans une prison plus salubre.
«Ce que nous demandons, dit la députation, c'est d'apporter du secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous est si chère!...»
Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de Kuffstein... Là, Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls... sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce supplice dans tous les habitacles du Dante!...
La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret, privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint. Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire. Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée.... On lui portait diverses choses dont il (p. 346) avait besoin pour sa santé ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes une comédie, une tragédie et divers morceaux[127] sur les sciences et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de tout ce qu'elle avait aimé!...
Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par lequel il fut reconnu que M. de Sémonville et lui avaient honoré (p. 347) le nom français par leur courage et leur constance.
Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un traité de paix avec l'Angleterre.
C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à cette grande œuvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était là... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à la grande œuvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains... M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des lettres et de la littérature... (p. 348) Au retour d'Égypte, les rapports ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se renouèrent à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait chaque jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à sa ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire, et, le lendemain, fut nommé secrétaire général[128] des Consuls, reçut les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été fidèle jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le fidèle compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à la place des ministres; mais, indépendamment de cette marque de confiance, (p. 349) il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de la plus grande importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de l'avénement à l'Empire[129], M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même sur le champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de ses troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le souvenir d'un bienfait.
Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait.
—«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.»
C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé.
J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et grande capacité, il eut partout de grands succès.
(p. 350) J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où Napoléon, qui se connaissait en hommes, le choisit pour remplir le premier poste de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite d'avance à ces esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent ce qu'il a fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un homme. Pour eux, son existence est dans le moment présent; quant à la conduite de M. de Bassano, pendant tout le temps où il a été au pouvoir, elle a été admirable, non-seulement sous le rapport d'une extrême probité, mais comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon fit des fautes, ce fut toujours après une lutte avec M. de Bassano, surtout à Dresde et dans la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et 1814.
Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires étrangères, et que tout alors fut officiel, en même temps qu'il était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître, éclairé du jour qui lui appartient.
J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison était (p. 351) une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient rien trouvé d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs d'attraction. Il fallait donc centraliser autant que possible ses relations, et ce fut pendant longtemps la conduite du duc et de la duchesse de Bassano.
Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de Bassano eut un salon, mais un salon unique, et comme nous n'en revîmes jamais un, et cela, par la position spéciale où était M. de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne ne le fut et ne le sera jamais.
Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire[130]. On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient (p. 352) l'avenir, la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis au-dessus du plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme était là, entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses rayons.
Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe, le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M. de Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant sa (p. 353) femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui jaillissaient sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle répandait dans son salon. Ce n'était donc qu'après le départ de madame de Talleyrand, lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M. de Talleyrand était vraiment l'homme le plus spirituel et le plus charmant de l'Europe... Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je n'ai rien à en dire, si ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien l'homme le plus vertueux en politique, mais le plus cynique[131] en manières sociables que j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le sait, cela ne fait pas être maître de maison, aussi, M. de Champagny n'y entendait-il rien, pour dire le mot.
Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de maison au ministère des affaires étrangères.
(p. 354) Cette époque était la plus active et la plus agitée, par le mouvement qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les étrangers arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement paraître chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en le nommant à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et magnifique; quatre cent mille francs de traitement suivirent cet ordre, que M. de Bassano sut, au reste, parfaitement remplir...
L'hôtel Gallifet[132] est une des maisons les plus incommodes de Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête.
Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société; beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le désœuvrement et peut-être l'opinion, allaient dans le (p. 355) faubourg Saint-Germain[133], dans des maisons dont souvent les maîtres étaient les ennemis de l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de Luynes, et beaucoup d'autres dans le même esprit.
Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant à celui-là, nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein dans le délicieux roman de Caroline de Lichfield.
La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa frivolité réunies me paraissaient tellement compléter (p. 356) le ridicule, que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive et grosse personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un frotteur de diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins quelquefois il laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre l'épée, ou tout au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner sur les doigts, lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il y avait au moins quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince Kourakin!... Rien... absolument RIEN. Ajoutez à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait comme Potemkin, brossait comme lui ses diamants en robe de chambre, et donnait audience à quelques cosaques, faute de mieux, parce que les Français n'aiment pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les Russes de bonne compagnie, il est passé de coutume de reconnaître comme bonnes de pareilles gentillesses.
Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple, à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des nuances qu'il demandait à (p. 357) ses élèves. Parfaitement convaincu de son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme Molé dans le Misanthrope, aux rubans exceptés, encore chez lui les mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle couleur lui allait le mieux, et lorsque l'habit était choisi, il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et, comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui disait: Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...—Monsieur, j'en ai le saphir!...
Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff, lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy.
Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf, ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme.
Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris[134].
(p. 358) Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière, Naples, et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à eux seuls une armée.
La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues de l'Institut[135] et tous les gens de lettres dont il était le défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et qu'il connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon; personne mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano est un homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne faisant rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une grande modération dans ses jugements et apportant dans la vie habituelle et privée une simplicité de mœurs vraiment admirable: on voyait que c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il fut ministre des affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce que c'était que de représenter grandement. Du reste, ne levant pas la tête plus haut (p. 359) d'une ligne, et quand cela lui arrivait c'était pour l'honneur du pays. Cet honneur, il le soutint toujours avec une fermeté, et, quand il le fallait, avec une hauteur aussi aristocratique que pas un de tous ceux qui traitaient avec lui; toutefois, aimé et estimé du corps diplomatique avec lequel, toujours poli, prévenant et homme du monde, il n'était jamais ministre d'un grand souverain qu'en traitant en son nom. Il était également aimé à la cour impériale par tous ceux qui savaient apprécier l'agrément de son commerce. Jamais je n'écoutai avec plus de plaisir raconter un fait important, une histoire plaisante, que j'en ai dans une conversation avec le duc de Bassano. Les entretiens sont instructifs sans qu'il le veuille, et amusants sans qu'il y tâche. La figure du duc de Bassano était tout à fait en rapport avec son esprit et ses manières; sa taille était élevée sans être trop grande; toute sa personne annonçait la force, la santé, et le nerf de son esprit. Sa figure était agréable, sa physionomie expressive et digne, et ses yeux bleus avaient de la douceur et de l'esprit dans leur regard.
Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une manière si brillante dans la grande société européenne qui passait toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée.
(p. 360) Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires étrangères fut ouvert, il devint l'un des principaux points de réunion de tout ce que la cour avait de plus remarquable et de gens disposés à jouir d'une maison agréable et convenable sous tous les rapports. À cette époque, les femmes de la cour étaient presque toutes jeunes et presque toutes jolies; elles avaient la plupart une grande existence, une extrême élégance et une magnificence dont on parle encore aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que rien puisse même les rappeler.
Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi d'un souper: c'était le petit jour, ce jour-là; les invitations n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence. Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour former ce que nous appelions alors le noyau; c'est-à-dire qu'un grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano, étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses; notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui par là devenaient (p. 361) encore plus intimes. Aussi la maison de l'Empereur et celle de l'Impératrice, ainsi que celles des Princesses, formaient le fond principal des petites réunions que nous avions en dehors des grands dîners d'étiquette que nous étions contraintes de donner, ainsi que nos jours de réception.
Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles. C'étaient madame de Barral[136], madame d'Helmestadt[137], madame Gazani[138], madame d'Audenarde la jeune[139], madame de d'Alberg[140], madame Des Bassayns de Richemond[141], madame Delaborde[142], madame de Turenne[143], (p. 362) madame Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely[144], et beaucoup d'autres encore; mais celles-là n'étaient pas de l'intimité de la semaine. Il y avait après cela d'autres salons dont je parlerai et qui avaient également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus intimes étaient M. de Montbreton[145], M. de Rambuteau[146], M. de Fréville, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne[147], M. de Ségur[148], M. Dumanoir[149], M. de Bondy[150], M. de Sparre, M. de Montesquiou[151], M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette époque; mais le (p. 363) pouvoir les avait frappés de sa massue et les deux génies ne chantaient plus pour la France; l'un était Chateaubriand, l'autre madame de Staël!...
Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux, dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon, laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne, au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort (p. 364) râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet homme, ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à chaque femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme on commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de grâce, quoiqu'il fût bien laid.
—«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte, faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre d'Aline, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique, comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti, Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées[152]. Combien je me rappelle avec intérêt (p. 365) mes courses avec lui dans les montagnes de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées! Cet homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que de les faire moi-même.
Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à Baréges, chez sa sœur, madame Borgelat; tout à coup il dit à Laurence, son guide favori:
—«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?»
Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier sa belle tasse de cuir[153] et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie, et les voilà tous deux en marche.
—«Sais-tu où je te mènes, Laurence?
(p. 366) —Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai.
—Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi.
—Ah! ah! fit le montagnard.
—Tu es inquiet?
—Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond, comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.»
Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait, peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé.
Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges, une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un jour, il dit devant Ramond, (p. 367) que certainement le pic du Midi était une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le courage de monter jusqu'au sommet. Ce que voulait Ramond, c'était de vérifier une dernière fois l'exactitude de ses découvertes. Cependant, cette sorte de provocation, de la part du jeune élégant parisien, lui donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit comme le jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais cachant son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à l'heure nécessaire pour voir le lever du soleil[154], Ramond commença ses expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout, cependant...
—«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas monter là, monsieur Ramond... vous!...
Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris un peu de repos, il essaya pour (p. 368) la troisième fois, mais toujours infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas une parole.
—«Monsieur, lui dit-il.
—Qu'est-ce que tu me veux?
—Si nous disions que nous sommes montés là-haut... hein?»
Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le hein qui termina sa phrase.
—«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.»
Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il raconta sa course avec toute vérité.
—«Et finalement, dit M. de Bérenger en se (p. 369) frottant les mains de contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic?
—Non.
—Ah!... c'est fort bien.»
Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec lui..
—«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de tous les côtés, elle est imprenable!»
M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris, mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un petit mouvement d'impatience et même d'humeur.
—«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre tête soit sur de si bonnes jambes!...»
Ramond était surtout charmant en racontant ses (p. 370) voyages et ses courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la grotte de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient avoir leur source dans de bien puissantes impressions... C'est en parlant de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée[155]: Impressions en revenant de Gavarni, qu'il y a cette idée gracieuse: Le parfum d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!
On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce, de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries, entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à justifier la réputation de Paradis terrestre, que les étrangers, qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas ce qui se (p. 371) passait derrière la scène, tandis que souvent une victime rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non loin du lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et enivrée de parfums.
Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire. Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le monde. Je l'aimais bien mieux que son frère.
Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies, était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles, qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est la vérité.
Une histoire étrange était arrivée quelques années (p. 372) avant dans la famille du comte de S.....; le héros de cette histoire n'était revenu que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau dans le monde: c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari de mademoiselle d'Aguesseau, la même dont je viens de parler.
Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il s'était donné la mort.
La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point le deuil.
Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais son cœur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui appartenait à son fils.
Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous.
Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une couleur sinistre qui amenait le désespoir (p. 373) dans cet intérieur si digne d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public un aliment de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques amis qui partagèrent sincèrement sa joie.
Philippe de S.....[156], l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de cœur qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son frère.
«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon cœur!...»
Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans (p. 374) une petite ville d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!.. Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte..... Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est Octave!....
Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme, ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement; personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère, tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers d'ordonnance, on lui donna M. de S.....
Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher, et moi je l'étais déjà, lorsque le colonel Grandsaigne, premier aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une telle heure, si toutefois, (p. 375) ajouta-t-il (toujours au travers de la porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des phrases.
—«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez entrer.
—Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.»
Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au moins pour quelques jours.
—«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main vers lui sans le regarder.»
L'officier avança timidement, et lui remit son ordre.
—«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître des cérémonies?
—Je suis son fils, mon général.
Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas.
—«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...» car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si mobile, car le jeune homme devint fort rouge.
—«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils.
—Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes le perdu!... Pardieu! mon cher, soyez le bien retrouvé!... Voyons, que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des Fernands et des Abencerrages.»
Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S..... de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc d'Abrantès avait presque le droit de lui en (p. 377) dire quelques mots. M. de Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une raison, qu'il nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une vie errante:
—«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir d'autres contrées!...
Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier.
Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette famille même lui avait même de grandes obligations.
Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous. J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage où notre (p. 378) service nous appelait, elle disait souvent en riant, à l'heure de sa toilette:
—«Allons, il faut aller habiller le magot!...»
Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme, mais dont l'admirable et noble tournure était unique parmi ses compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé, c'est une femme bien agréable et charmante, je dis c'est, parce que les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi sa belle-sœur, madame Philippe de Ségur[157]; elle était fort (p. 379) jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite taille, dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison pour une jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas besoin de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de Bassano elle était la plus belle parmi ses compagnes.
La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté, sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le monde et qui est un aimant agréable.
Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été; elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant, était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout, madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est à Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de sa nomination. Elle était donc parfaitement (p. 380) belle, encore plus engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours.
J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne, les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique, présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des affaires étrangères; et il était suivi d'une fête[158] à laquelle était invité autant (p. 381) de monde que pouvait en contenir les vastes appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano faisait les honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait remarquables.
Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait chez elle non-seulement les jours de réception, mais tous les autres jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle dans son intimité étaient la belle madame de Barral[159], madame d'Audenarde, jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan, madame de Canisy, madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas, sa belle-sœur, élégante et jolie[160], madame de d'Alberg, charmante et aimable femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et si vrai, si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme qu'on ne peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui retenaient (p. 382) la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le duc d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M. de Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai déjà fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les preuves étaient faites à cet égard-là, mais qui depuis prouva combien il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau[161], M. le comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était que plus aimable.
Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano. C'était (p. 383) en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on était fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard que ce soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui se mit à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel ouvrage.
LA DUCHESSE DE BASSANO.
Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je ne l'ai même jamais aperçue...
MADAME GAZANI.
Ni moi!...
MADAME D'HELMSTADT.
Ni moi!...
MADAME DES BASSAYNS.
Ni moi!..
Et trois ou quatre autres femmes, en même temps:
Ni moi non plus!...
LA DUCHESSE DE BASSANO.
C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce (p. 384) que je donnerais pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si digne de l'être!...
MADAME DE BARRAL.
Et moi aussi!...
MADAME DES BASSAYNS.
Allons la voir!...
LA DUCHESSE DE BASSANO.
Mais comment faire? quel prétexte prendre?...
Une voix, à l'extrémité du salon:
Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai.
Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante, ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant, tout le monde se mit à rire.
—Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien respectable!...
—Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère?
LA DUCHESSE DE BASSANO.
Certainement!
Eh bien! je vous y conduirai.
Plusieurs de ces dames à la fois:
Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!..
M. DE LAWOESTINE.
Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables; mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre; car, enfin, je ne puis vous emmener toutes...
MADAME D'HELMSTADT.
Mais moi?...
MADAME DE BARRAL.
Et moi?...
MADAME GAZANI.
Et moi?...
M. DE LAWOESTINE.
Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement, laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble (p. 386) à aucune autre; voilà, je crois, ce que vous devez faire.
Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin que le même soir.
Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse: M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion[162], M. de Montbreton, M. Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et peut-être quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à la mémoire. Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt, madame (p. 387) des Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de la maison. Aussitôt que la chose fut convenue, ces dames, ainsi que les hommes, envoyèrent chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt, lui seul, eut l'heureuse pensée, que peut-être même on lui suggéra, de se déguiser, et le costume qu'il choisit fut celui de Brunet, dans les Deux Magots. On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet venait précisément de jouer le rôle, et il prêta le costume. Cela seul valait la soirée, de voir Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut prêt, toute la troupe monta dans plusieurs fiacres et se rendit rue Sainte-Anne, où demeurait alors madame de Genlis[163]. Il était minuit, et madame de Genlis allait se coucher, lorsqu'elle entendit un fort grand bruit et que tout son appartement fut envahi par une troupe de masques, au milieu de laquelle figurait le charmant magot Grandcourt. Madame de Genlis était déjà déchaussée et coiffée de nuit. Mais, comme l'avait dit son petit-fils, elle aimait ce qui était extraordinaire. L'invasion de sa chambre, au milieu de la nuit, par une troupe (p. 388) de gens qui paraissaient de très-bonne compagnie (ce que son habitude du grand monde lui fit voir en un instant), ne pouvait être qu'un amusement de cette même bonne compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle appartenait toujours. Elle ne voulut donc pas être un empêchement à cette folie de carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit se croire au bal masqué et causa de la manière la plus piquante et la plus charmante avec toutes ces figures masquées qu'elle ne connaissait pas du tout, non plus qu'elle ne reconnaissait son petit-fils, qui ne s'était pas démasqué pour augmenter le comique de la chose. Cependant, elle ne pouvait se prolonger longtemps; de même que l'imprévu avait tout le mérite de cette aventure, de même aussi il fallait qu'elle fût courte; madame de Genlis le comprit la première:
—En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages.
Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au personnage d'ange.
—Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino (p. 389) qui était près d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt.
—«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous étiez des anges!»
Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame de Bassano et madame Gazani!...
On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville... À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite; elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit... M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières, l'élégance de (p. 390) leurs costumes de bal masqué[164], étaient pour madame de Genlis une certitude qu'elle pouvait se hasarder à causer avec elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il fallait laisser coucher celle qu'elles étaient venues troubler au moment de son repos...
—«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je puisse savoir quel ange je dois prier?
—Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi prochain[165], et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre aimable accueil...
—Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être; vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.»
Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur (p. 391) de Mademoiselle de Clermont enchanté de cette aventure. Le samedi suivant la soirée eut lieu en effet et fut charmante comme elle l'avait promis. Le duc de Bassano y accompagna sa femme.
Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de cœur, un dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi, lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus un salon officiel, mais on y fut toujours, parce que c'était un salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et belle.
Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa (p. 392) chute. La famille de Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!...
Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son hôtel de la rue Saint-Lazare[166]. Il y passait les hivers; et l'été, il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne, Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte.
Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais bien loin de là, elle était toujours une des femmes (p. 393) les plus remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger à l'agrément d'une femme du monde.
Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même temps combien elle était bonne mère, combien elle était femme d'intérieur, après avoir été la plus élégante, la plus brillante d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient, elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils, que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et trois filles.
Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore[167], non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!...
Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau. Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa sœur Louise. Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde que pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, (p. 394) tandis qu'elle-même était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle où sa maison fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait des fêtes admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter quinze jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son mari et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais de fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur ami à tous.
C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette famille.
La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux; elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses deux filles. Coiffée avec des camélias[168] naturels qui faisaient, (p. 395) par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses cheveux; elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les jeunes personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie de jeunes filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait une de ces affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps la faisaient beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne Lallemand, qui l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire ses filles au bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut rester...
La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée, elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!...
Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante ans[169]!
Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux au bal de M. Hoppe fussent fanés!
FIN DU TOME CINQUIÈME.
Imprimerie d'Adolphe ÉVERAT ET Cie, rue du Cadran, 16.
1: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de la Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France. L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: Noble comme un Barras, disait-on en Provence; les Barras sont aussi anciens que nos rochers, disaient les paysans.
2: Étant un jour avec lui dans son cabinet[2-A], il me dit, en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:—Je ne crains pas votre faubourg Saint-Germain... pas plus que votre hôtel de Luynes... je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était elle-même un gros bonnet parmi tout ce monde-là.
2-A: C'est de cette conversation que lui-même rend compte dans le Mémorial de Sainte-Hélène, et dans lequel il avoue lui-même aussi que je le traitai comme un petit garçon.
3: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: Mémoires d'une Femme de qualité, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat, tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!... Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en 1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on fait du général Leclerc un charmant et beau cavalier... lui qui était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice, et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et, certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre d'Impératrice-Mère, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des Mémoires d'une Femme de qualité le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque; ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il fut lui-même admis aux Tuileries.
Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages n'est même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler de leur figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la physionomie PÉTULANTE, tandis que jamais visage ne fut plus calme et plus reposé: ce fut même toujours son expression habituelle. L'auteur n'est pas mieux instruit du reste. Il fait causer Hortense et Joséphine avec madame de Nansouty, qui n'était pas mariée non plus alors, et qui, d'ailleurs, n'a jamais articulé que de spirituelles et convenables paroles: c'est une charmante personne, aussi aimable que bonne, toute gracieuse et surtout n'ayant jamais rempli le rôle de flatteuse, que lui donne si bénévolement l'auteur des Mémoires. Je lui fais aussi le reproche d'être tout aussi mal instruit des choses frivoles qui nous concernent. Je lui ferai donc observer que Leroy ne faisait que des chapeaux et des modes à l'époque du Consulat. C'étaient madame Germont et madame Raimbaud qui étaient les Camille et les Palmyre de cette époque. Mesdames Bonaparte et Hortense se servaient de préférence de madame Germont. Madame Raimbaud était la couturière de madame Récamier, de madame Hainguerlot, de la société financière élégante et rivale de celle des Tuileries. On n'a jamais dit non plus madame Despaux,—toujours mademoiselle Despaux.—Son mari s'appelait M. Hyxe, et était marchand de chevaux et non pas chef de division à la guerre. Tout cela serait de peu d'importance, sans doute, si le livre ne se composait d'autres choses; mais ces faits liés ensemble par des conversations tenues par des personnages nommés plus haut forment les quatre cents pages de ce volume, et il n'y a même pas l'illusion.
C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir dit: l'auteur des Mémoires d'une Femme de qualité lui fait prendre fort à cœur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes les fautes. M. de Narbonne, que la femme de qualité fait aller, pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il n'y avait pas non plus d'officiers du palais chamarrés de cordons et de croix sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé Madame, femme du premier Consul. Où l'auteur a-t-il été prendre de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble—ils se connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.
L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des Mémoires d'une Femme de qualité ne consulte même pas le Moniteur: il fait arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre 1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive qu'on parle des gens comme la femme de qualité parle de M. de Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la femme de qualité, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours exacte.
Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.» Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.
4: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque événement.
5: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de la translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque tous les mariages se firent dans l'année.
6: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la place de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près de l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame Murat alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit même ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.
7: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble, et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma mère, à Montpellier.
M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.
8: On jouait l'Auteur dans son Ménage, jolie petite pièce, je crois, d'Hoffmann.
9: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.
10: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à Joseph, que logeait madame Lætitia.
11: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.
12: Première femme de Lucien.
13: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:
Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée de la guerre que les journaux ci-après nommés:
14: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler du faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce sujet de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus peu surprise. Je m'y attendais.
C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à la cour.
Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné Madame Mère, je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets de l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour causer avec ses sœurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur voulait me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui répondis ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement longue et de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux fois: «Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: Signora Lætizia. Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une cour étrangère. Eh! ce n'est que là, dans le fait, qu'on sait ce que c'est que le monde!... Je souris.—Pourquoi riez-vous, madame?—Parce que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui peut lui plaire dans mes manières.—Comment? Que voulez-vous dire?» Je continuai de sourire sans répondre.—«Eh bien, ne voulez-vous pas me dire le sujet de votre gaieté?—C'est que je crois, sire, que je puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan du temps de la Régence.—Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!
15: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela n'arriva plus.
Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée moi-même depuis lors, je crois que la vérité tout entière est ce qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.
16: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.
17: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.
18: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas eu lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires, 1re édition.
19: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais, beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.
20: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu consacré pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller sa reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon, dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?—Ces quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?—C'est lui... Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...
21: 30 pluviôse an VIII.
22: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion avait eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien et qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait Zamore et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure qu'elle avait avec cette couronne de plumes et le reste. Mais ce n'était rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier Consul, qui était venu accompagné de la troupe de la Malmaison qui était rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa sœur, après la représentation, qu'ils avaient parodié Alzire à merveille.
23: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents francs.
24: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.
25: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes de choses.
26: Le trésor de la famille Borghèse, comme eux-mêmes l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa famille pour ce mariage.
27: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un ruban où des raies vertes et bleues se mélangeaient.
28: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de Panoria qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la plus belle.
29: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, pour elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de choses, comment elle aurait pris l'Empire.
30: Ces détails sont positifs.
31: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel embarras parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un projet politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.
32: Ces lettres sont copiées sur celles originales, fournies par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la mort de l'Impératrice.
33: La poste avant Vienne.
34: Le comte Valesky,—le comte Léon.
35: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de Wagram.
36: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était de bonne humeur.
37: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains liées.
38: J'ai cette lettre.
39: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile; Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...
40: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un marasme complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus que moi et son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était à Paris: la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché, par tous les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner de sa pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle action sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi, ou pour prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de fois, j'ai mis de pieuses fraudes en œuvre, afin de détourner un orage dont les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que j'avais vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu si pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant, pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme; quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire, c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements, en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié. C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du cœur, et ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère; encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule. Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui.
«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort. «Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...»
Et c'est moi qui lui ai survécu!
Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi, et qui parla légèrement de Murat.
«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il... c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant une affection avec lui. C'est indigne à moi.»
La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses. Non-seulement il la répéta sans varier; mais j'ai dix lettres de lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que la femme était devenue pour lui un être odieux!...
Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement; mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa redingote, il lui dit d'une voix étouffée:
—«D'où venez-vous, monsieur?
—Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté.
—Je veux le savoir.»
Le duc ne répondit rien.
—«Je le sais,» s'écria Murat furieux!
Le duc le regarda fixement:—«Non, sire, vous ne le savez pas et vous ne le saurez jamais.»
Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement...
—«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme, qui avait tant fait pour moi, était là, comme un juge, pour me reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir... Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables?
—Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!..
—Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables, c'est-à-dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence, c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...
41: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais, le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie. Sa belle-sœur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je voyais beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié, ainsi que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des hommes. Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme spirituelle qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame Jouanne est morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles avec son père.
42: Il formait le premier cabinet particulier de l'Empereur.
43: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait existé jamais.
44: Freyre était valet de chambre de confiance de l'Impératrice. Il lui était fort attaché.
45: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte, général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans, né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, no ; et de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à la Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris rue Chantereine, no , fille de Joseph-Gaspard de Tascher, capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son épouse.
Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture, en présence des parties et témoins, 1o de l'acte de naissance de Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768, de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini; 2o de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés, savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot; Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la place Vendôme, no 207; qui tous ont signé avec les parties et moi. (Suivent les signatures.)
46: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est le sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.
47: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa terre de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé dans la Révolution.
48: Cette lettre est sans date de mois dans l'original. Mais d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que c'est du mois de janvier ou de février.
49: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle, celle que Napoléon appelait la vieille fille. Il la détestait parce qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle vécut.
50: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg, le roi de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne alors à Paris, où ils étaient en foule.
51: Toutes ces lettres ont été fournies en original par la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes originaux.
52: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.
53: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou huit lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement comme si tout n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à Marie-Louise combien sa fausse jalousie était absurde, et combien elle était peu fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation était rompue entre Joséphine et Napoléon.
54: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut, contenant une demande d'argent et de faveur extérieure, c'est-à-dire pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches les plus inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice Joséphine; l'Empereur le sentit amèrement.
55: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour l'achat de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr. pour la parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000 francs trouvés dans l'armoire de Malmaison.
56: La reine Hortense avait été fort affectée de l'abdication de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande, comme un honnête homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire faire ce que sa conscience lui défendait. Il se retira en Bohême, puis ensuite en Styrie, à Gratz.
57: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.
58: Duroc, grand-maréchal du palais.
59: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.
60: Cette lettre est un chef-d'œuvre d'habileté pour qui connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale triomphante d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de sa fraîcheur quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu croyable pour tout autre.
61: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque, j'ai reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort scandalisée de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais savez-vous ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour l'Égypte?... Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait contre l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était point vrai.—Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en disant qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur quand il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle épître pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux renseignemens.—Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.
62: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.
63: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle était charmante.
64: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de l'oreille de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par un simple mouvement de la mâchoire.
65: Ce premier maître d'hôtel s'appelait Réchaud. Ils étaient deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé, aussi fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.
66: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les lettres originales fournies par la reine Hortense.
67: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.
68: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9 décembre 1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de Suède; et la princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre 1808, mariée au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.
69: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher, cousin germain de l'impératrice Joséphine.
70: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812, mariée à l'empereur du Brésil.
71: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et d'amabilité; il avait fait, avant d'entrer dans la maison de l'Impératrice comme secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis vaudevilles. Sa fin fut tragique et mystérieuse. Après la mort de l'Impératrice, sa vie à venir fut assurée par une pension que lui firent la reine Hortense et le vice-roi; tout-à-coup, il devint triste et même inquiet; ce changement fut remarqué par une jeune orpheline dont il prenait soin. Enfin, un jour, il disparut, et jamais depuis on n'a pu découvrir sa trace: il est évident qu'il s'est tué; mais où, comment et pourquoi, voilà ce qu'on ignore.
72: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde, écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé pour son roi[72-A]. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où je la rencontrais chez sa sœur, madame de Gouvello, ange de vertus et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.
72-A: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans l'armée de Condé.—Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.
73: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.
74: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de l'Impératrice; elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme, vertueuse et bonne; elle était veuve du brave général Auguste Colbert qui fut tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame de Colbert était fille du sénateur, général, comte de Canclaux. Elle est aujourd'hui remariée à M. le comte de la Briffe. La Fête de Campagne, que rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête donnée à Joséphine, tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19 mars. On lui donna une fête charmante.
M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que, lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de Roméo et Juliette... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont j'ai surtout été content, c'est du finale et du tutti. Or, ces deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur et la probité en personne.
75: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral de ce nom, était attachée comme dame à la princesse Stéphanie, grande duchesse de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant que mademoiselle de Mackau était malheureuse d'être si loin de sa famille, la demanda à la princesse Stéphanie, et la fit dame du palais. Elle fut, à quelque temps de l'époque dont je parle, mariée au général Wathier de Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet, aimable poëte, connu par une foule de jolis ouvrages.
76: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.
77: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où elles apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient aussi une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans lequel elles étaient élevées.
78: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants la promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus, elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté un terrain.
79: Allusion à la réédification du théâtre que l'Impératrice allait faire. Rien n'était comparable à M. de Vieil-Castel dans ce rôle de paysan, avec son flegme et sa tranquillité habituelle; rien n'était au reste plus parfaitement comique: il avait beaucoup d'esprit, et son air sérieux ajoutait du comique à son rôle. Son fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent remarquable pour dire les vers et jouer la comédie, à part son esprit qui est très-remarquable.
80: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc) jouait aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur le théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du Bourru bienfaisant, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans le rôle du Bourru...
81: Sœur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer de l'Impératrice.
82: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice. Jamais une femme n'a plus froidement joué un rôle.
83: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse Pauline.
84: Chambellan de l'Empereur.
85: Chambellan de l'Empereur.
86: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était revenue à la Malmaison.
87: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette époque, un coup bien rude.
88: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme habile, brave, rempli de cœur, et doué de bonnes qualités. Je perdis un ami en lui, ainsi que Junot.
89: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur; mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de Duroc ne se sont pas passés comme le Moniteur l'a dit. Bourienne les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de Trévise:
La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait; l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener, beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la sœur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient, ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le même moment arrive le duc Charles de Plaisance[89-A]; sa figure est bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas.
—«Qu'est-ce?» demande l'Empereur.
Tous deux se regardent et ne répondent pas...
—«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur.
—«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!...
—Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est pas possible!... il était là! à présent!...»
Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé mortellement le malheureux Duroc.
L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans le Moniteur: «Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque vous aurez vaincu vos ennemis!» Il reconnut l'Empereur, mais il ne lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur insistant pour rester, Duroc dit en se retournant:
«Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!»
L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à l'endroit où était le lit, avec telle inscription:
«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de son Empereur et de son ami.»
L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et 16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je le conçois!...
Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...
89-A: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul Lebrun.
90: Les détails de cette horrible aventure sont dans le Salon des princesses de la famille impériale.
91: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et les faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas en vain.
92: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle Cochelet, d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je sais, par des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que faisait et disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela. Les affections de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec joie le retour des Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps. Que ne dirions-nous pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de Reichstadt n'est pas mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame Turpin a donc pu jouir du retour des Bourbons, sans pour cela oublier que la reine Hortense et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes pour elle et pour M. de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle Cochelet est souvent si passionnée dans ses amours et dans ses haines, qu'on ne sait trop comment se tirer des positions où elle vous place, pour blâmer ou approuver.
M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de l'appeler Cochelet, il fallait dire Coche-laide.
93: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent comme leurs vengeurs.
94: Par la mort de Duroc.
95: On appelait cela un charivari.
96: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant, les dizaines ajoutées aux dizaines.
97: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au prince Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la lettre au vice-roi.
98: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.
99: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la plupart n'avaient pas quitté la France.
100: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement, mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel l'esprit avait plus de part que le cœur; il disait qu'il fallait l'appeler Cochelaide et non pas Cochelet.
101: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à Londres.
102: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.
103: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient trop en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir... Des hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des HÉRITIERS et pas de SUCCESSEURS.
104: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file était longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était descendu.
105: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises par bal.
106: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la possibilité existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu des Français aussi bons patriotes que M. de Metternich!
107: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna sa parole d'honneur que Napoléon ne le connaissait que comme tous les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès, que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car je sais qu'il n'aime pas cela.»
108: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore une comme celle-là, et nous étions perdus même dans notre honneur, car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de délabrement moral et physique, qui était comme l'avant-coureur de notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire, je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique en parlant de Napoléon.
109: Cette phrase est en rapport avec les propos des républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...
110: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de mots sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles de Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.
111: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...
112: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne et belle personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame Bernard[112-A] portait un bouquet à la duchesse, de la part de l'Impératrice, comme si elle eût été à Paris, et cela dura un an au moins.
112-A: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et qui faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.
113: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides de Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il l'était plus par sa figure que par lui-même.
114: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même dans un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.
115: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.
116: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru d'abord que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une consultation de lui avait fait perdre un procès.
117: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps que dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus peut-être que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de liége; ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment, l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.
118: On défendit sévèrement de parler de cet événement, qui fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique, parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès, quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il dit à l'archi-chancelier: «Allons... c'est un rêve... vous avez dormi...»
119: En 1811.
120: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.
121: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un homme) quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.
122: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de Bourgogne.
123: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la ville d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols; plus tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et Vauban lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la sienne! si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la prend pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de la reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!..... L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le parti qui convenait à un homme de génie comme lui; il invente un moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.» Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.
124: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de Carnot, que JAMAIS il n'oublia cette circonstance!..... et le duc de Bassano ressentit encore les atteintes de ce souvenir en 1815!.....
125: Ce sujet n'avait jamais été traité.
126: Une circonstance remarquable, c'est que de la mission de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie surtout, dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du jeune roi Louis XVII, ainsi que de sa sœur. On ne comprend pas comment l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite d'une chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la tante de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange conduite[126-A]... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons de captivité.
126-A: Ainsi que la réponse faite par François, alors empereur d'Allemagne, à M. de Rougeville!...
127: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'œuvre d'une patience étonnante. Je les ai vus. La comédie a treize cents vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle le Testament; la tragédie, Pithèas et Damon; l'autre comédie a pour titre l'Infaillible. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de son poêle, où il s'effaçait à mesure.
128: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général avait le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était une position de haute faveur et surtout de haute importance: les ministres lui remettaient leurs portefeuilles; il prenait connaissance de leurs rapports sur les affaires de leurs départements, et, dans le travail de la signature qu'il faisait seul avec le premier Consul, il lui en rendait un compte verbal très-abrégé. Quant à l'exécution des décrets, elle avait lieu sur l'expédition que les ministres recevaient du secrétaire-d'État. Celui-ci était donc un intermédiaire officiel entre le gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.
129: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut à l'Empire qu'il eut le titre de ministre secrétaire-d'État) avait non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était le seul ministre.
130: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804 jusqu'en 1811.
131: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance même la plus ordinaire.
132: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.
133: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui étaient mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano ouvrit sa maison, j'étais en Espagne.
134: Les trois membres du corps diplomatique les plus assidus chez le duc de Bassano étaient M. le prince de Schwartzemberg, M. de Krusemarck et M. de Kourakin.
135: Et de l'Académie.
136: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral, beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père, remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour accompagner la princesse Pauline.
137: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.
138: Appelée la belle Génoise, lectrice de l'Impératrice, puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou plutôt on le sait.
139: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de l'Île-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et puis ensuite madame mère.
140: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.
141: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre de Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et belle-sœur de M. de Villèle.
142: Ravissante femme comme on peut le voir encore aujourd'hui. Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en secondes noces le comte Alexandre de Laborde.
143: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie, épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins, étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.
144: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée de nous toutes.
145: Écuyer de la princesse Pauline.
146: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.
147: Aide-de-camp de l'Empereur.
148: Grand-maître des cérémonies.
149: Chambellan de l'Empereur.
150: Chambellan de l'Empereur.
151: Grand chambellan.
152: Lettres sur la Suisse, par William Coxe, avec les notes par Ramond.
153: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que lui donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses servent aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à laquelle ils mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour éviter de boire l'eau trop crue des glaciers.
154: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est admirable.
155: Fragments imprimés dans le Mercure de France, de 1788 ou 1787.
156: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli ce que nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la campagne de Moscou.
157: Mademoiselle de Luçay.
158: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.; la dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.
159: Aujourd'hui madame de Septeuil.
160: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne connût pas leur mère, cela est pourtant positif.
161: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être à la fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon l'avait, au reste, bien deviné.
162: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion, intitulé Faute de s'entendre, doit lui donner la volonté de ne se pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul des deux frères qui ait écrit.
163: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place la scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses) avec une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois qu'elle n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me le fait croire.
164: Les dominos étaient presque toujours en gros de Naples, et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les bals masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose ou blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on faisait presque toujours avant la fin du bal.
165: C'était son jour de réunion.
166: La première année de la Restauration, il logeait rue de la Ville-l'Évêque.
167: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un ou trente-deux au plus.
168: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias et des bruyères naturelles.
169: En 1820 elle avait trente-six ans.
Notes au lecteur de ce fichier numérique:
Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. L'écriture des noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire, Consul.
Ligne 5594: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;" L'original contenant 1816, cette erreur a été corrigée.