Title: Cours familier de Littérature - Volume 02
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: February 25, 2014 [eBook #45012]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Carlo Traverso, Christine
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE.
II.
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME SECOND.
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1856
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
Interrompons-nous un instant pour répondre à ce sourd dénigrement du siècle, qui s'élève dans tous les siècles, du sein des médiocrités, pour accuser le temps et la nation de stérilité ou de décadence. Certes nous avons assez prouvé jusqu'ici notre admiration presque filiale pour l'antiquité, nous la prouverons bientôt à propos de la littérature de la Chine; nous allons nous confirmer dans ce culte de la littérature antique à propos de la Perse, de la Grèce et de Rome: qu'on nous permette de confesser aussi ce même culte de l'immortalité de l'intelligence dans le présent et dans l'avenir.
L'esprit humain n'a point une marche éternellement progressive et ascensionnelle, comme le soutient contre moi, hélas! et contre l'évidence, un ami littéraire dans ses belles Lettres à un homme tombé (il aurait mieux fait peut être de dire à un homme sorti).
Mais l'esprit humain, comme toute chose humaine, n'a pas non plus d'éclipse permanente. Comme l'astre de la lumière matérielle, qui est son image, l'esprit humain a des crépuscules, des aurores, des midis, des déclins, des heures, en un mot des jours et des nuits; mais il n'a ni jours éternels ni nuits éternelles. Il est toujours vieux et il est toujours jeune. Cette caducité l'empêche de se confondre avec la Divinité, dont il n'est que l'œuvre et l'ouvrier, mais jamais l'égal. C'est là l'erreur de ces Guèbres modernes du feu intellectuel, inextinguible et toujours croissant en lumière. Que ces anciens amis me le pardonnent: en bonne amitié, on est obligé d'avoir tous les jours le même cœur que ses amis; mais on n'est pas tenu d'avoir toutes les nuits le même rêve.
D'un autre côté, cette jeunesse éternelle de l'esprit humain, renouvelée de génération en génération et de race en race, l'empêche de tomber dans ce découragement de lui-même et dans ce dénigrement de son temps, qui est une erreur aussi commune mais moins noble que le rêve du progrès continu, illimité et indéfini sur la terre. Celui qui a fait le jour et la nuit pour le globe terrestre a fait aussi le jour et la nuit pour l'esprit humain. Il y a eu un commencement de l'humanité; M. Pelletan et ses amis le confessent. Le monde a-t-il commencé par un jour? a-t-il commencé par une nuit? Nous croyons qu'il a commencé par une aurore. Ces philosophes croient qu'il a commencé par les ténèbres. Question insoluble et puérile!..... L'esprit humain a-t-il commencé par l'imbécillité et la barbarie? a-t-il commencé par l'intelligence? Nous croyons, sans l'affirmer, qu'il a commencé par l'intelligence. Question de goût, d'imagination et de préférence!... Mais l'esprit humain a-t-il marché sans discontinuité, sans décadence, sans vicissitude, sans chute et rechute, (p. 8) sans éclipse, de progrès illimités en progrès illimités, jusqu'à son progrès suprême, sa divinisation sur la terre?... Question de nature, d'histoire, d'évidence, que la nature, l'histoire, l'évidence, résolvent malheureusement par l'écroulement perpétuel et par la renaissance perpétuelle de toutes les choses humaines, et qu'elles résolvent contre ce beau rêve de ces philosophes de l'ascension continue. L'échelle de Jacob était un beau rêve aussi, mais on n'y montait qu'endormi; et de plus, à l'échelle de Jacob, il manquait malheureusement un échelon: c'est celui qui montait du fini à l'infini. Heureux les hommes qui croient l'avoir retrouvé! Quant à nous, nous restons tristement au pied de l'échelle, bien convaincu qu'elle porte à faux, et que son sommet n'est qu'un vertige.
Mais, si nous ne croyons pas le moins du monde à un progrès continu, illimité et indéfini pour une créature si précaire, si limitée et si finie que l'homme ici-bas, nous ne croyons pas davantage à ces décadences irrémédiables, (p. 9) à ces ténèbres croissantes, à cet épuisement organique de l'esprit humain avant le temps.
On nous dit et on nous écrit tous les jours: «Comment entreprenez-vous une œuvre de haute critique littéraire dans un siècle et dans un pays qui n'ont plus de littérature; dans une nation qui s'est épuisée de grands esprits pendant deux grands siècles, le dix-septième et le dix-huitième, siècle français par excellence? dans un temps où la décadence intellectuelle et morale marche en sens inverse du progrès matériel et industriel? dans une époque où tout se fait matière et se pétrifie à force de regarder la pierre, le fer, le tissu, et de se désintéresser des idées? Ne voyez-vous pas que le niveau de l'intelligence de l'Europe baisse à proportion que cette intelligence se répand sur la multitude et se concentre moins sur les sommités? Les vallées sont plus éclairées, mais les hauteurs ont moins de lumière. La démocratie, si sainte en morale parce qu'elle est la justice, est ignoble en littérature parce qu'elle est la médiocrité; elle a le sens de l'utile; elle n'a pas formé ni exercé encore en elle le sens du beau. Laissez la poésie, laissez la parole, laissez (p. 10) la philosophie! Ainsi que vous l'avez dit vous-même dans un vers désespéré:
«Abandonnez ce monde à son courant de boue!»
«Le jour baisse en Europe, et surtout en France. Ramenez votre manteau sur vos yeux, comme César mourant, pour ne pas voir mourir la littérature française. Nous sommes en impuissance et en décadence: l'esprit humain s'en va, comme on a dit des rois et des dieux. N'y pensons plus!»
Je réponds:
D'abord est-il bien vrai que l'intelligence littéraire baisse à mesure qu'elle se répand sur de plus grandes multitudes d'êtres pensants, et que la démocratie soit l'extinction fatale du génie des lettres? Si cela était vrai, il faudrait maudire la démocratie; car c'est le génie qui fait le jour sur les peuples vivants, comme il fait la splendeur sur leur mémoire. Et la pensée exprimée, autrement dit littérature, étant la plus noble fonction de l'homme, un seul groupe d'hommes pensants dans un siècle vaut (p. 11) mieux pour l'histoire que des multitudes qui sèment et qui broutent:
Fruges consumere nati!
Mais, si vous voulez nous permettre, à titre de poëte, une image très-peu neuve, mais très-frappante, nous vous répondrons que cette prétendue diminution de lumière intellectuelle et morale, à mesure qu'un plus grand nombre d'hommes participe à la clarté, est tout simplement un effet ou plutôt un mensonge d'optique. Vous croyez voir moins d'éclat sur les sommets, parce qu'il y a plus de jour dans les plaines. Un ver luisant pendant la nuit attire plus les yeux que mille étoiles au firmament pendant le jour. Quand le soleil se lève et quand son disque, suspendu un moment au-dessus des Alpes, éblouit le premier regard du voyageur matinal, le soleil paraît un million de fois plus étincelant qu'à midi, quand sa pluie de lumière s'infiltre jusqu'au fond des gorges les plus ténébreuses et noie tout un hémisphère dans un océan uniforme de clarté. S'ensuit-il que le soleil ait plus de clarté à son lever sur le bord du ciel qu'à son midi sur l'universalité de l'espace? Non; il s'ensuit (p. 12) seulement que le contraste de l'obscurité des vallées, le matin, avec le rayonnement des sommets qu'il frappe de ses rayons, vous fait apparaître l'astre plus lumineux et les hauteurs plus splendides; mais, en réalité, il y a un million de fois plus de lumière sur la terre au milieu du jour qu'à l'aube du jour.
Cette image est tout un argument. La démocratie intellectuelle et littéraire vous éblouit moins, parce qu'elle répercute à peu près uniformément et de tous les points la lumière; mais, en réalité, il y a plus de génie humain réparti entre de plus vastes multitudes dans un peuple que dans une académie d'hommes de génie.
Quant à la possibilité d'une décadence finale pour un siècle, pour une nation, pour une langue, pour une littérature, je ne nie nullement cette possibilité en principe. Si je la niais, l'histoire du genre humain tout entier serait là devant moi, comme elle est là devant les progressistes indéfinis, pour me donner le triste démenti des réalités aux imaginations. (p. 13) Nous ne marchons dans le passé que sur la cendre des langues mortes avec leurs chefs-d'œuvre et sur les cadavres des littératures. Le monde entier n'est composé que de deux mots: PROGRÈS et DÉCADENCE. L'erreur des optimistes est de n'en lire qu'un, PROGRÈS; l'erreur des pessimistes est de n'en lire qu'un, DÉCADENCE. Lisons-les tous les deux, nous serons dans le vrai de l'histoire et de la destinée du genre humain, en littérature comme en politique.
Mais, s'il est vrai que l'Europe, et que la France en particulier, doivent tomber un jour en décadence de génie, de langue et de littérature, est-il vrai, ou du moins est-il vraisemblable que ce triste moment de descente après le sommet et de caducité après la jeunesse soit arrivé pour l'Europe et pour la France? La main sur la conscience, et sans vouloir flatter personne ni nous flatter nous-même, nous ne le pensons pas. Nous pensons plutôt que ces belles parties vivantes du monde n'ont pas encore atteint leur maturité, et qu'elles jettent (p. 14) encore, comme nous disons nous autres contemplateurs des vagues, la folle écume de leur longue jeunesse. Oui, nos temps, qui nous semblent vieux, sont jeunes.
À quel symptôme, nous dit-on, le présumez-vous?
Nous allons le dire.
Premièrement, à la prodigieuse fécondité de la nature humaine en Europe, en Asie et en Amérique dans ces derniers temps. Quand la nature veut mourir dans des peuples, elle n'enfante pas avec cette prodigalité; elle se repose comme la vieillesse, elle s'épuise, elle languit, elle devient stérile, ou bien elle ne produit que des avortons ou des monstres. Nous avons vu cela aux Indes, quand Alexandre, et plus tard Gengiskhan ou Timour, y sont accourus du fond de la Macédoine et de la Tartarie avec des nuées de barbares, comme des bêtes de proie alléchées par l'odeur de la mort.
Nous avons vu cela en Grèce, en Égypte et en Perse, quand les Romains, ces brigands de l'univers, y sont venus balayer des trônes et des républiques vermoulues, et emporter des dépouilles dans la caverne agrandie de Romulus.
(p. 15) Nous avons vu cela quand les empereurs ont précipité Rome de liberté en servitude et de servitude en lâcheté, jusqu'à l'inondation de Rome et de Byzance par les jeunes barbares d'Attila, au lieu des vieux barbares de Marius.
Nous avons vu cela dans le moyen âge, quand l'esprit humain, désorienté par la disparition du vieil univers religieux, intellectuel et politique, se sauva dans les thébaïdes d'Orient et dans les monastères d'Europe, pour s'y suicider mystiquement dans le mépris de la vie et dans les frissons de l'éternité.
Oui, le genre humain eut, à ces époques, des étonnements, des lassitudes, des dépérissements, des décadences littéraires où les langues mêmes s'anéantissaient avec les idées. On comprend que les hommes qui vivaient dans ces années stériles de l'Europe aient cru un moment à la stérilité finale et à la caducité irrémédiable des littératures.
Les siècles qui sont venus après, Charlemagne, Charles-Quint, Léon X, Louis XIV, le dix-huitième siècle, le dix-neuvième lui-même, nous ont appris et nous apprennent assez qu'il n'y a ni progrès continu ni décadence irrémédiable dans l'esprit humain. Mais savez-vous (p. 16) ce qu'il y a? Il y a cette intermittence, cette alternative, cette jeunesse et cette vieillesse, cette fin et ce recommencement qui sont la condition et la loi de toutes choses intellectuelles ou matérielles. Ce monde, qui a commencé lui-même, finira, parce qu'il a commencé; mais personne ne connaît ni sa vieillesse dans le passé, ni sa longévité dans l'avenir, excepté celui qui compte d'avance le nombre des révolutions de soleil dans les cieux, et le nombre des pulsations du pouls dans l'artère de l'homme.
Mais, s'il ne nous est pas permis de substituer nos calculs au calcul divin, et de dire avec certitude: «Voici le soir, car la lumière baisse dans les esprits,» il nous est permis de faire usage de notre raison, de notre expérience historique, et de conjecturer avec plus ou moins de vraisemblance si nous sommes au lever ou au coucher d'une époque,
«L'HEURE QU'IL EST AU CADRAN DES ÂGES.»
(p. 17) Eh bien! plus je considère les pas de cette aiguille de l'esprit humain sur ce cadran, moins je puis comprendre ces prophètes de malheur qui menacent l'Europe littéraire de vieillesse, de décrépitude, de silence et de stérilité.
Où donc voient-ils ces symptômes de décadence?—Dans les révolutions intellectuelles, disent-ils, ces grandes perturbations du monde.—Mais les révolutions intellectuelles, au contraire, ne sont-elles pas les secousses que l'esprit humain se donne à lui-même pour enfanter dans le travail et dans la douleur ce qu'il porte en lui? J'aimerais autant appeler décrépitude et stérilité les secousses que donne au sein de sa mère féconde le fruit qu'elle va enfanter et qui demande à naître. Tout le monde sent que l'Europe est en travail d'enfantement; nul ne sait ce que sera le fruit: les uns disent prodige, les autres monstre. Quant à nous, nous ne croyons nullement au monstre, car l'Europe est grosse de l'esprit divin.
Sans dire ici (ce n'est pas la place) ce que nous croyons entrevoir sur le résultat de cet enfantement de plusieurs siècles, nous sommes convaincu que l'Europe souffre pour mettre (p. 18) au monde, quoi? Ce qui y est déjà, c'est-à-dire l'éternel nouveau-né de l'esprit humain, la raison: la raison un peu plus développée dans les choses divines, la raison un peu plus expliquée dans les choses humaines, la raison un peu plus associée à la loi dans la politique, en un mot, une révélation par le sens commun. Ni plus, ni moins, comme disait un oracle de tribune il y a quelques années; mais ce plus sera une époque d'accroissement de jour dans le ciel et sur la terre, et ce moins serait une époque d'accroissement de ténèbres. Mais, encore une fois, pourquoi marcherions-nous aux ténèbres? Il y a un nuage, j'en conviens, et le jour baisse; mais ce n'est pas le soir, et un nuage n'est pas la nuit!
Or, plus le règne de la raison s'accroîtra, plus la littérature véritable, qui est l'expression de la pensée humaine, s'accroîtra en œuvres de tout genre, et dans ces œuvres il y aura des chefs-d'œuvre. La philosophie n'a pas dit son dernier axiome, la poésie n'a pas chanté son dernier hymne.
Considérez d'un coup d'œil rapide, et sans rien détailler aujourd'hui, tout ce qui proteste depuis un siècle seulement en Europe contre cette prétendue décrépitude de l'esprit humain. Tâtez le pouls du monde intellectuel, et dites s'il est prêt à mourir.
Il n'y a pas un siècle que Gœthe, l'Orphée et l'Horace allemand réunis dans un même homme, a attiré vers l'Allemagne, muette depuis les Niebelungen, l'attention et l'enthousiasme de toute l'Europe. Nous l'avons vu de nos jours vieillir sans faiblir, comme les dieux de l'Olympe vieillissaient; puis se transformer dans sa sérénité en gloire nationale plutôt que mourir, tellement divinisé par ses compatriotes, qu'on est tenté de chercher son sépulcre parmi les étoiles du firmament plutôt que sous les cyprès de Weimar.
Klopstock et Schiller, l'un l'Homère de la Messiade, l'autre l'Euripide de la scène allemande, lui faisaient cortége; ils vivaient encore quand nous sommes nés. De tels génies fraternels, groupés dans quelques lieues carrées de (p. 20) l'Allemagne du nord, sont-ils un symptôme d'épuisement sur cette terre où toute petite bourgade est une Athènes?
Il n'y a pas trente ans que lord Byron, en Angleterre, aussi grand à lui seul que toute la littérature de son pays, à l'exception de Shakspeare, trop grand pour être mesuré; il n'y a pas trente ans que lord Byron donnait le frisson et le vertige à l'imagination de l'Europe entière, par chacun de ses vers qui traversaient l'Océan comme des langues de feu répercutées sur les murs de craie de son île.
Il n'y a pas vingt-cinq ans que Walter Scott, ce trouvère posthume de notre siècle, ce Boccace sérieux et épique de notre âge, composait ses cent nouvelles, puisées dans l'histoire d'Écosse, et devenait ainsi, par le roman, le prosateur épique de la Grande-Bretagne.
Dickens et Thackeray, ses émules, vivent et produisent encore tous les jours de nouveaux chefs-d'œuvre de peintures de mœurs et de sensibilité. L'esprit humoriste de Sterne et le pathétique de Richardson se mêlent en eux pour faire sourire ou pleurer toute l'Europe. Dans un autre genre, plus monumental, l'histoire, Macaulay rédige plutôt qu'il ne grave (p. 21) les annales de son pays. Historien trop parlementaire, selon moi, Macaulay, semblable en cela à l'école dogmatique de la France, discute plus qu'il ne raconte, et instruit plus qu'il n'émeut; il fait des systèmes dans l'histoire, au lieu de faire des drames; il s'adresse à l'esprit plus qu'au cœur; il veut prouver au lieu de témoigner. Cette histoire raisonneuse et systématique n'aura que le second rang dans le récit des choses humaines; elle passera avec les systèmes, les sectes, les théories qu'elle représente. La nature seule est éternelle; l'histoire est un récit, et non une polémique descendue de la tribune dans la bibliothèque. Macaulay écrit l'histoire pour ses amis de telle ou telle coterie politique, au lieu de l'écrire pour le genre humain; mais son livre n'en est pas moins un grand signe de vie dans la littérature contemporaine de la Grande-Bretagne. L'Angleterre est digne d'avoir un jour son Shakspeare dans l'histoire comme elle l'a eu dans le drame.
En Espagne, l'héroïsme et la poésie se touchent par le grandiose du caractère et par l'orientalisme de l'imagination. L'Espagne n'a plus depuis longtemps ses chantres du Cid, ses Cervantès, ses Caldéron et ses Lopé de Véga. Le quiétisme somnolent de sa cour et de ses monastères avait assoupi son génie naturel; mais l'invasion révoltante de son territoire, en 1810, par Napoléon, lui a rendu le patriotisme par l'indignation. Ses cortès lui ont rendu la liberté; ses secousses révolutionnaires de 1820, et les contre-coups prolongés de ces secousses jusqu'à ce jour, lui ont rendu ce qui se réveille avant tout dans un peuple en ébullition, l'éloquence. Les orateurs précèdent les poëtes; l'âge de la poésie commence à renaître; la liberté, une fois conquise et une fois régularisée, féconde le génie. Le génie n'était pas mort en Espagne, il sommeillait. Voilà le réveil! Attendons-nous à de grandes choses, non-seulement dans l'Espagne continentale, mais dans les Amériques espagnoles. Ces Amériques espagnoles ressemblent à ces colonies grecques de l'Asie, devenues libres par la (p. 23) distance, mais restées grecques par la vigueur des caractères et par l'élégance du génie natal.
Il en est de même du Portugal et du Brésil. Là, une imagination plus latine et une langue plus belle encore que l'espagnol, la langue des Lusiades, attend d'autres Camoëns, dont les chants seront répétés par deux mondes, de Cintra à Rio-Janeiro.
L'Amérique du Nord, jusqu'ici absorbée par la conquête et le défrichement du nouveau monde, n'était pas parvenue encore à son âge littéraire. C'est l'âge de la maturité et du loisir qui succède à l'âge de croissance chez les peuples neufs. Mais voilà l'Amérique du Nord qui y touche par la science, par l'histoire, par la poésie, par le roman, cette poésie domestique. Les noms de ses publicistes, de ses orateurs, de ses hommes d'État, de ses poëtes, de ses romanciers naissants, et déjà rivaux de leurs modèles dans le vieux monde, traversent déjà l'Atlantique; ils nous apportent les échos d'un grand siècle de pensée après un grand siècle d'action. Ce pays en est à son ère (p. 24) fabuleuse d'indépendance, de liberté, d'institutions, de créations; les âmes y ont la vigueur du sol, la grandeur des fleuves, la profondeur des solitudes, la hauteur démesurée des montagnes, l'infini des horizons. Qui peut dire, si elle ne se déchire pas dans l'enfantement, ce qu'enfantera en Amérique cette poésie de la raison et de la liberté, après la poésie des traditions?
Y a-t-il moins de littérature dans la liberté et dans la vérité que dans la servitude et dans les routines d'esprit? Attendons, pour le dire, le poëme épique de la raison humaine et le drame de la vérité qui se préparent à naître dans ce nouveau monde.
Il ne chante pas encore, il agit, mais son action est plus poétique que nos poëmes.
La Russie elle-même, jeune race sur une vieille terre, entre dans son époque littéraire par un historien et par un poëte (Karamsin et Pouskin); ils rivalisent du premier coup avec leurs modèles anglais, Hume et Byron. Cette langue russe, combinée d'énergie tartare, de (p. 25) mélodie grecque, de mollesse slave, de rêverie allemande, de clarté française, instrument à mille voix, comme l'orgue des basiliques, est éminemment propre au lyrisme, au gémissement de la mélancolie du Nord, comme à l'enthousiasme religieux du Midi. L'alluvion des siècles et le mélange des races semblent l'avoir façonnée lentement pour une littérature composite dont nous entendons à peine les premiers balbutiements. Le génie divers, prompt, souple, fort, fantastique des peuples qui parlent cette langue promet prochainement de grands siècles littéraires à la Russie.
Nous ne parlons point ici de l'Orient, parce qu'il dort; il dort après des siècles de fécondité littéraire, religieuse et philosophique. Ces siècles ont épuisé pour un temps ses forces. Mais respectons ce sommeil de l'Asie! On a le droit de se reposer quand on a produit pour l'esprit humain cent poëmes, dix théâtres, dix philosophies et cinq religions; quand on a été l'Inde, la Chine, l'Arabie, la Perse, l'Égypte, la Grèce, la Judée, l'école et le sanctuaire de l'univers.
Nous en dirons autant de l'Italie, terre à laquelle nous devons tant, et à laquelle nous ne restituerons que son bien en lui restituant la liberté, la poésie et l'éloquence, ses fruits naturels. Sa littérature à elle n'est pas morte. Elle y est seulement dans cette sublime langueur qui précède les renaissances. Moi qui l'ai habitée si longtemps, qui l'aime comme une mère, qui lui dois le peu de poésie dont son ciel, ses mers, ses paysages, ses ruines, ont imbibé mon imagination, il m'est impossible de ne pas sentir battre dans ses membres encore enchaînés le pouls immortel de son génie, le génie initiateur de l'Europe. Je n'ai encore qu'âge d'homme, et j'y ai vu de mes yeux ensevelir Alfieri dans le marbre de Santa Croce, sculpté par Canova; j'y ai entendu Monti réciter ses poëmes aussi dantesques que le Dante; j'y ai serré la main de Manzoni, qui venait d'écrire ses mâles cantates; j'y ai été l'ami de Nicolini, qui agitait de l'accent de Machiavel les fibres toscanes; j'y ai entrevu Ugo Foscolo, ce Savonarola de la liberté, qui prêtait ses rugissements (p. 27) de douleur patriotique aux lettres de Jacobo Ortis; j'y ai vécu en familiarité avec Canova, cet émule de Phidias à Rome; enfin j'y ai entendu les premiers accents de Rossini, cet homme sans parallèle parmi les hommes vivants, qui a plus de poésie, de vibration, de littérature inarticulée dans une de ses notes que son siècle entier dans toutes ses œuvres! Et combien d'autres que je ne nomme pas, mais en qui j'ai senti la divinité de l'Italie parler à mon âme!...
Non, une telle terre n'est pas morte au génie littéraire sous toutes les formes, elle qui fut, comme le dit un de ses fils, la nourrice intellectuelle et artistique de l'Europe, elle qui m'inspirait, quand je foulais son sol sacré, ces vers, hélas! moins poétiques que sa poussière:
Italie! Italie! ah! pleure tes collines,
Où l'histoire du monde est écrite en ruines!
Où l'empire, en passant de climats en climats,
A gravé plus avant l'empreinte de ses pas;
Où la gloire, qui prit ton nom pour son emblème,
Laisse un voile éclatant sur ta nudité même!
Voilà le plus parlant de tes sacrés débris!
Pleure! un cri de pitié va répondre à tes cris!
Terre que consacra l'empire et l'infortune,
Source des nations, reine, mère commune,
(p. 28) Tu n'es pas seulement chère aux nobles enfants
Que ta verte vieillesse a portés dans ses flancs:
De tes ennemis même enviée et chérie,
De tout ce qui naît grand ton ombre est la patrie!
Et l'esprit inquiet, qui dans l'antiquité
Remonte vers la gloire et vers la liberté,
Et l'esprit résigné qu'un jour plus pur inonde,
Qui, dédaignant ces dieux qu'adore en vain le monde,
Plus loin, plus haut encor, cherche un unique autel
Pour le Dieu véritable, unique, universel,
Le cœur plein tous les deux d'une tristesse amère,
T'adorent dans ta poudre, et te disent: «Ma mère!»
Le vent, en ravissant tes os à ton cercueil,
Semble outrager la gloire et profaner le deuil!
De chaque monument qu'ouvre le soc de Rome,
On croit voir s'exhaler les mânes d'un grand homme!
Et dans le temple immense, où le Dieu du chrétien
Règne sur les débris du Jupiter païen,
Tout mortel en entrant prie, et sent mieux encore
Que ton temple appartient à tout ce qui l'adore!...
Sur tes monts glorieux chaque arbre qui périt,
Chaque rocher miné, chaque urne qui tarit,
Chaque fleur que le soc brise sur une tombe,
De tes sacrés débris chaque pierre qui tombe,
Au cœur des nations retentissent longtemps,
Comme au coup plus hardi de la hache du temps;
Et tout ce qui flétrit ta majesté suprême
Semble, en te dégradant, nous dégrader nous-même!
Le malheur pour toi seule a doublé le respect;
Tout cœur s'ouvre à ton nom, tout œil à ton aspect!
(p. 29) Ton soleil, trop brillant pour une humble paupière,
Semble épancher sur toi la gloire et la lumière;
Et la voile qui vient de sillonner tes mers,
Quand tes grands horizons se montrent dans les airs,
Sensible et frémissante à ces grandes images,
S'abaisse d'elle-même en touchant tes rivages.
Ah! garde-nous longtemps, veuve des nations,
Garde au pieux respect des générations
Ces titres mutilés de la grandeur de l'homme,
Qu'on retrouve à tes pieds dans la cendre de Rome!
Respecte tout de toi, jusques à tes lambeaux!
Ne porte point envie à des destins plus beaux!
Mais, semblable à César à son heure suprême,
Qui du manteau sanglant s'enveloppa lui-même,
Quel que soit le destin que couve l'avenir,
Terre, enveloppe-toi de ton grand souvenir!
Que t'importe où s'en vont l'empire et la victoire?
Il n'est point d'avenir égal à ta mémoire!
Et ailleurs:
. . . . . . . . .
Mais, malgré tes malheurs, pays choisi des dieux,
Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux;
Quelque chose de saint sur tes tombeaux respire,
La barbarie en vain morcelle ton empire,
La nature, immuable en sa fécondité,
T'a laissé deux présents: ton soleil, ta beauté;
Et, noble dans son deuil, sous tes pleurs rajeunie,
Comme un fruit du climat enfante le génie.
Ton nom résonne encore à l'homme qui l'entend,
Comme un glaive tombé des mains du combattant;
(p. 30) À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
Et tout cœur généreux te regrette et t'adore.
Il nous est impossible de ne pas augurer une troisième renaissance littéraire pour une contrée aussi inépuisable en fécondité intellectuelle qu'en fécondité matérielle. Le génie italien n'a pas baissé d'une idée ou d'une image de Virgile à Dante, d'Horace à Pétrarque, de Sénèque à Machiavel, de Lucain au Tasse. Il est évident pour quiconque a habité une partie de sa vie cette terre et fréquenté ses esprits supérieurs, que ce niveau n'a pas baissé non plus de Dante, de Machiavel, de Pétrarque, de Tasse à aujourd'hui. L'Italie est pleine d'hommes de la même trempe de cœur et d'esprit, auxquels il ne manque que la voix. L'unité est brisée, mais l'énergie individuelle subsiste. Que l'unité fédérale, la seule unité possible aujourd'hui en Italie, vienne à se renouer, et le monde sera étonné de la supériorité intellectuelle dans tous les genres de culture d'esprit dont la nature a doué les Italiens modernes. Mais cette unité fédérale de l'Italie (p. 31) ne se renouera jamais que sous la pression d'un grand danger commun à toutes les nationalités morcelées dont la Péninsule se compose. Cela ne suffit pas; il y faudra encore la tutelle au moins décennale d'une puissance armée, désintéressée de territoire et médiatrice. C'est-à-dire que l'unité ne se renouera que dans le sang pendant une grande collision, lutte européenne dont les plaines de la Lombardie et du Piémont seront une centième fois le champ de bataille. Ce n'est pas tout encore: il y faudra la magnanimité généreuse de la puissance libératrice et médiatrice. L'âme d'un Washington européen pourra seule accomplir ce miracle. Avoir l'héroïsme de protéger sans avoir l'ambition de conquérir, voilà la condition prodigieusement rare du libérateur futur de l'Italie!
Ici, permettez-moi une digression involontaire, mais que l'occasion amène sans que je l'aie cherchée sous ma plume.
On me dit quelquefois, avec un reproche que je trouve plus mal informé qu'injuste: Tu es ille vir! Tu étais cet homme! ou plutôt, «Pourquoi, en 1848, n'as-tu pas su être cet homme?»
Pour comprendre pourquoi je n'ai pas été cet homme, il faudrait être au fond de mes pensées les plus intimes à cette époque, et connaître en même temps les mystères de la situation vraiment étrange où la France elle-même était haletante pendant la révolution soudaine, imprévue et cernée de périls du commencement de la république. Je vais, en peu de mots, vous introduire au fond de mes pensées les plus secrètes, comme au fond de la situation qu'une révolution si soudaine faisait à (p. 34) la France, dont je dirigeais la politique extérieure. Vous jugerez après si j'étais dans les conditions voulues pour soulever, garantir et médiatiser l'Italie, à moi tout seul. L'Italie elle-même saura si elle doit me condamner ou m'absoudre. Je confesserai tout pour moi et contre moi. Les réticences sont des mensonges en histoire. Qui ne sait pas tout ne sait rien. Je vais tout dire.
Premièrement, il faut bien m'apprécier moi-même, et bien entrer dans ma nature personnelle et dans l'esprit de mon rôle au moment à la fois terrible et grandiose où la république sortit du nuage avec la promptitude et l'éblouissement de l'éclair.
Un gouvernement dont je n'estimais pas l'origine, mais contre lequel je ne conspirais pas, venait de s'abîmer et de disparaître en trois heures, sans défense. Une heure après, surpris comme tout le monde, je crus (comme je crois encore) que le seul moyen de raffermir d'un mot le sol fondamental était de proclamer sur les ruines de cette monarchie disparue (p. 35) une république de nécessité et de salut, pour l'interposer entre tout le monde et pour donner au peuple la patience d'attendre une assemblée nationale souveraine, seule puissance toujours légale qu'on pût évoquer pour imposer l'ordre et le respect d'elle-même à la France.
Je n'étais pas un républicain radical, un républicain subversif, un républicain chimérique rêvant de bouleverser les fondements de la politique et de la société civile, pour faire éclore du sang ou du feu un monde nouveau éclos en trois heures.
Les mondes nouveaux ne naissent que de la gestation lente et de l'enfantement laborieux des siècles. J'étais un républicain improvisé, un républicain politique, un républicain conservateur de tout ce qui doit être conservé sous peine de mort dans une société, ordre, vies, religion libre, fortunes, industrie, liberté légale, respect de toutes les classes de citoyens les unes envers les autres, paix des nations entre elles dans leur indépendance réciproque et dans l'esprit de leurs traités, droit public de l'Europe.
Ai-je eu tort d'être républicain conservateur? les républicains d'un autre tempérament le disent; mais enfin j'étais ce que j'étais. On ne se fait ni sa nature, ni sa conviction, ni sa conscience: à tort ou à raison, j'étais républicain conservateur.
Si j'avais été autre chose, il n'y avait rien de si rationnel et de si aisé que de laisser le feu de la France prendre, par le seul courant du vent qui soufflait, à l'univers. D'une combustion générale il serait sorti ce qui pouvait, un monceau de cendre étouffé sous une pluie de sang, et foulé bientôt après aux pieds par une tyrannie militaire. Les républicains auraient été, aux yeux de l'avenir, les incendiaires du vieux monde. Triste titre à l'estime et à l'amour des peuples incendiés, et livrés, après l'œuvre des Érostrates, à la merci des Marius du Nord ou du Midi!
Dans ce système, le premier cri de la république devait être: Aux armes! Deux couplets ajoutés à la Marseillaise, l'un contre les classes supérieures, l'autre contre les propriétés, auraient (p. 37) fait l'affaire. La France soulevée de son lit aurait débordé de ses frontières comme de ses lois, et malheur au monde!
Ce n'était pas ce que je voulais pour la république nouvelle. Je voulais qu'elle montrât une fois à l'Europe qu'il y avait compatibilité complète entre la France libre et les puissances géographiques voisines, respectées dans leurs frontières comme dans leur indépendance.
L'inviolabilité mutuelle est la base de paix sur laquelle repose le monde. Violer cette base, ce n'était pas seulement une iniquité, c'était la guerre, c'était le meurtre en masse, c'était le sang humain jeté au hasard et à pleine main sur la terre d'Europe! Et de quel droit? Du droit d'une opinion, d'un système, d'une fantaisie, d'une vanité, d'une boutade de Danton (et encore Danton lui-même ne proclamait que la guerre défensive et traitait avec la Prusse).
J'avoue ma faiblesse. Ma conscience d'homme timoré devant Dieu répugnait à ce jeu de sang humain dont l'enjeu est la vie de ses créatures. (p. 38) Qu'on me méprise, mais qu'on m'absolve! J'écartais la guerre offensive de la république comme un crime envers l'humanité et envers Dieu; je n'acceptais dans mes pensées pour la république que la guerre défensive et patriotique. C'est ce scrupule de conscience seul qui me fit faire le manifeste à l'Europe.
Scrupule, dira-t-on! Je ne le nie pas, mais quelquefois un scrupule de conscience est la plus habile politique. Souvenez-vous de ce qui se passa. Les ligues des cours furent désarmées de tout droit d'agression contre la république; les peuples, respectés et rassurés sur leur territoire, passèrent du côté de nos principes, et la diplomatie française fut l'arbitre du monde en six semaines de temps, sans avoir violenté une nation ni brûlé une amorce.
Je ne me dissimulais pas le moins du monde cependant que l'Italie aurait des frémissements et des secousses, que l'Allemagne s'armerait pour y maintenir sa puissance non nationale, mais habituelle, en Lombardie. Je connaissais de jeunesse le caractère hésitant, (p. 39) repentant, puis récidivant, extemporané enfin, pour me servir du mot latin, de Charles-Albert. Je me défiais de l'entraînement inopportun qu'il donnerait à son armée ou qu'il subirait de ses peuples. Je devais dans cette prévision, trop vite vérifiée, faire prendre une position de forte expectative à la république sur les Alpes. Je fis décréter l'armée des Alpes de soixante mille hommes, échelonnés de Lyon à la frontière du Var.
Quelle était la signification de l'armée des Alpes?—Elle était double dans mon esprit: premièrement, être prête à descendre en Piémont, au premier signal de péril de cette puissance; secondement, être prête à réprimer les agitations religieuses, civiles, socialistes et démagogiques qui pouvaient éclater à chaque instant dans le midi de la France, plus passionné que le nord, à Lyon, à Avignon, à Marseille, à Toulon, dans tout le bassin de la Saône et du Rhône.
Ainsi l'armée des Alpes, par sa seule existence, dominait inoffensivement l'Italie de son front, pacifiait par son flanc droit le midi de la France.
Or que devait-elle faire en Italie, cette armée des Alpes, si la témérité inopportune de Charles-Albert déclarait la guerre à l'Autriche, si, comme j'en étais convaincu, Charles-Albert subissait des revers, et si l'Autriche victorieuse s'avançait pour envahir le Piémont?
Dans notre droit alors, et dans l'intérêt légitime de la sécurité de nos propres frontières au midi et à l'est, notre armée devait descendre des Alpes en Piémont, couvrir ce royaume, rallier les débris de la valeureuse armée piémontaise, faire face à l'armée autrichienne, et combattre, s'il était nécessaire de combattre, pour l'évacuation et pour l'indépendance de la Péninsule tout entière.
Mais il n'était pas même nécessaire de combattre dans ce moment: la révolution combattait pour nous en Hongrie, en Prusse, à Francfort, à Rome, à Naples, en Toscane, à Vienne, et l'Autriche, qui n'existait plus que dans son unique armée d'Italie, ne songeait pas à se jouer elle-même dans une seule bataille; elle ne songeait qu'à se ménager (p. 41) des conditions honorables de retraite. Elle proposait elle-même de négocier cette retraite jusqu'au pied du Tyrol; elle ne demandait, pour évacuer l'Italie lombarde, que le prix de cet abandon par le payement de sa dette italienne par l'Italie. Dans de telles extrémités, il est peu douteux que cent mille Français couvrant soixante mille Piémontais dans les plaines du Piémont n'eussent opéré, ou par leur seule présence, ou par un coup d'éclat, la libération du sol italique. Cela est moins douteux encore quand on songe que Turin, Milan, Gênes, Parme, Plaisance, Bologne, Venise, Florence, Livourne, Rome, Naples, la Calabre et la Sicile avaient déjà couru avec plus ou moins de patriotisme aux armes; que ce mouvement militaire encore hésitant dans un pays déshabitué des armes se serait accru, multiplié, organisé sous le flanc droit de l'armée française, et que l'Italie, en six mois, n'aurait été qu'une forêt de baïonnettes inhabiles peut-être, mais héroïques comme le sentiment qui armait ses milices.
Que se serait-il passé alors en Italie?—Nous n'avons pas le secret du destin; mais nous pouvons affirmer qu'il se serait passé ce que la France aurait conseillé, et ce que la vieille constitution des cinq ou six Italies comporte, c'est-à-dire une fédération patriotique unanime de toutes ces Italies sous leurs différentes natures politiques et sous la médiation protectrice de la France. L'unité nationale et militaire de ces diversités politiques eût été quelque chose d'analogue à la confédération hellénique des villes, royaumes, républiques du Péloponèse et des Îles sous la garantie des phalanges macédoniennes.
Sans doute il y eût eu des oscillations, des tâtonnements, des anomalies, des inexpériences, des froissements, des rivalités, des excès d'impulsion, des excès de résistance; mais la médiation présente et armée de la France aurait été une dictature de salut commun, acceptée par la nécessité jusqu'à l'heure où cet amphictyonage des alliés aurait fait place à l'amphictyonage des Italiens constitués et armés (p. 43) dans leurs propres villes. L'Italie, depuis le moyen âge, est plus municipale que nationale; une confédération municipale est sa forme obligée de constitution. On ne prévaut pas contre la nature. Mais quelle confédération municipale que celle qui a pour municipalités des capitales, Milan, Turin au pied des Alpes, Gênes à droite, Venise à gauche, Florence, Livourne, Bologne au pied des Apennins, Rome au centre, Naples au sommet, Palerme et Messine dans ses eaux? Et quelle renaissance politique, militaire, oratoire et littéraire l'émulation de toutes ces capitales entre elles ne promettait-elle pas à une nation de vingt millions d'hommes doués d'autant de génie et de plus raison que la légère Athènes?
Telle était ma pensée sur l'Italie. Je sais qu'elle paraîtra une offense aux Italiens, qui professaient à contre-temps une unité sans lien, et une émancipation sans émancipateurs. Il ne s'agissait pas de flatter l'Italie, mais de la sauver. Je ne l'ai pas flattée, je ne l'ai pas provoquée aux soulèvements intempestifs de 1848; (p. 44) j'en atteste ses ambassadeurs et ses patriotes de cette époque! Qu'ils disent si je n'ai pas plutôt fait mes efforts loyaux pour détourner le roi Charles-Albert de son agression, où je pressentais sa perte? Qu'ils se souviennent de mon mot trop significatif à la tribune; Toutes les cantates ne sont pas des Marseillaises! Je dis avec la même sincérité aujourd'hui ma pensée à ce grand peuple: mûr pour l'indépendance, mûr pour la liberté, mûr pour l'éloquence, mûr pour le génie, il ne l'est pas pour les armes. La liberté lui mettait ces armes dans la main, mais il lui fallait un peuple soldat et vétéran de gloire comme la France pour lui en apprendre l'usage. On improvise la liberté, on n'improvise pas les armées qui la défendent. Or il faut des armées autour du berceau d'une liberté qui vient de naître. Que l'avenir me démente si j'ai tort, mais que les patriotes sérieux de l'Italie ne m'accusent pas! Ma pensée de prudence et de temporisation pour eux était plus italienne que celle de Charles-Albert; elle est la même encore aujourd'hui, mais pour d'autres causes.
Mais, reprennent les Italiens aigris par l'exil; mais, disent les radicaux de la guerre révolutionnaire en France, pourquoi donc l'armée des Alpes n'est-elle pas descendue en Italie après le revers de Charles-Albert, pour y prendre le beau rôle de médiateur armé ou de combattant italien que vous aviez assigné à sa création, et que vous aviez ajourné à l'heure où le Piémont serait envahi par l'armée autrichienne?... Hélas! ce n'est pas moi qui vous réponds ici; c'est une triste date. Le jour où les revers de Charles-Albert furent pressentis à Paris, l'ordre de marche de l'armée des Alpes fut préparé sans hésiter par le gouvernement de la république. La fatale insurrection communiste ou démagogique de juin entraîna la retraite de ce gouvernement.
Pendant que ce gouvernement combattait dans les rues de Paris pour le salut de la république et de l'assemblée; pendant qu'il triomphait par l'armée qu'il avait préparée, par le général qu'il avait nommé, par ses propres mains, chef et soldat lui-même, offrant sa vie (p. 46) au feu pour défendre la représentation nationale, cette même représentation nationale le soupçonnait odieusement d'une complicité souterraine avec ses ennemis, et lui redemandait en hâte le pouvoir exécutif pour le décerner à un dictateur aussi patriote, mais pas plus dévoué que lui à la France.
La fatale coïncidence de la bataille de Paris et de la défaite du Piémont engloutit tous les plans et tous les rêves dans le même abîme. Étranger depuis ce jour au gouvernement, j'ignore quelles furent, à l'égard de l'Italie, les pensées et les nécessités des gouvernements successifs de la république. Tout ce que je puis affirmer, c'est que les événements de juin, malgré leur gravité, ne m'auraient pas empêché de faire descendre en Piémont l'armée des Alpes. La France civique tout entière était debout et armée pour défendre sa civilisation, ses familles, ses propriétés, ses foyers, sa souveraineté représentative contre des poignées de démolisseurs anéantis dans leur démence. La puissance intérieure de la France était centuplée; sa puissance militaire était reconstituée depuis cinq mois d'une réorganisation énergique de ses armées; la France n'avait pas (p. 47) besoin de cent mille hommes en faction sur les Alpes ou en Algérie pour se préserver des communistes qui lui font horreur: l'Italie en avait besoin pour rester l'Italie.
Voilà ce que j'ai voulu pour l'Italie; voilà ce que j'ai fait à son insu pour elle; voilà ce que la destinée contraire a décidé d'elle et de moi dans les journées de juin 1848. Ce n'est pas seulement la France qui a saigné dans ces journées, c'est l'Italie qui y a péri. Pleurons ensemble sur la démence de ces meurtriers de la liberté et d'eux-mêmes, mais ne nous accusons pas, l'Italie et nous! Nous sommes innocents; c'est le sort qui est coupable.
Si j'avais été Italien de sang comme je le suis de cœur, aurais-je pu concevoir pour l'Italie une pensée plus filiale? aurais-je pu lui rouvrir inoffensivement pour les autres puissances, et plus légitimement pour elle-même, une plus belle perspective de renaissance nationale, politique et littéraire? Je laisse à la réflexion et à la conscience à prononcer.
Et comment n'aurais-je pas aimé l'Italie? Comment n'aurais-je pas eu foi, je ne dis pas dans les armes (une longue désuétude les a rouillées), mais dans la vie et dans la fécondité de son génie en tout genre? N'avais-je pas respiré par tous les pores ce génie italien, avant même d'avoir respiré celui de ma propre patrie? La patrie n'est pas seulement celle où l'on a sucé le lait de sa mère, c'est aussi celle où l'on a reçu de la nature, des monuments, des hommes, des choses, ses premières impressions et ses premières images. La première jeunesse des yeux de l'imagination et du cœur est la naturalisation pour le poëte comme pour l'homme. C'est à l'intensité des sensations que la vie de l'âme se mesure, ce n'est pas à la longueur des années. L'Italie pour moi n'est pas un pays, c'est un mirage! Ce n'est pas de l'air qu'on y respire, c'est de l'âme! une âme de feu, de langueur, d'enthousiasme, d'antiquité, de jeunesse, de mélancolie et d'héroïsme à la fois! On s'y fait dans la même minute poëte, amant, citoyen, contemplateur, cénobite. (p. 49) Les sensations n'y parlent pas en vous, elles y chantent; elles y parcourent en une heure la gamme entière de toute une vie! Il n'y a pas de prose dans cet air, tout y est musique, mélodie, extase ou poëme. C'est sans doute pour cela que Rossini ou Mozart transportent au delà des Alpes, dans tout l'univers, une langue de mélodies qu'aucune autre partie du monde n'a ni inventée ni entendue. Ces hommes sont la vibration vivante et notée de tous les sens de cette terre de sensations, sensations qu'aucune autre langue ne peut rendre en paroles, tant ces lyrismes intérieurs dépassent les langues parlées! Ce qu'on ne peut pas dire, on le chante; la musique, peut-on dire aussi, est la poésie des sensations. Rossini est le Pétrarque de cette musique; il a aspiré l'air de sa patrie, et il l'a soufflé sur tout l'univers. La brise mélodieuse qui court sur l'Italie fait corps avec l'Italie elle-même. C'est le son de voix d'une personne aimée, inséparable de l'enchantement produit sur nous par la personne elle-même. Dès qu'on met le pied sur le sol italien, on entend cette voix dans tous les murmures, dans tous les arbres, dans toutes les vagues, dans tous les vents, comme dans (p. 50) tous les vers. L'Italie n'est pas seulement une terre; c'est un instrument de musique, c'est l'orgue du monde. Il suffit qu'un sentiment souffle dans les âmes pour que tout y résonne! Faut-il s'étonner que cette langue ait pour paroles des lueurs, des images et des mélodies?
On se scandalisera peut-être de ce qu'à cette période grave de ma vie, je retrouve en moi de tels regrets et de tels amours pour l'Italie de mes premières années; mais, si mon âme est universelle, si mon berceau est français, mes sens sont italiens. L'imagination et l'amour ont aussi leur patriotisme; c'est le patriotisme de l'imagination et de la poésie qui m'attachait à cette patrie d'adoption où je fus jeté avant l'âge où l'on pense à s'attacher à sa patrie natale. Comment pouvait-il en être autrement? Je voyais le monde et l'Italie du même premier regard; je savourais l'air respirable et l'air d'Italie de la même première aspiration. Je devais devenir Italien de sensation avant d'avoir été Français de cœur.
Mais, puisqu'il est convenu, entre mes lecteurs et moi, que ce Cours familier de littérature n'est qu'un entretien à vol d'idées et à cœur ouvert, laissez-moi vous dire par quel hasard de jeunesse et de situation je fus initié de si bonne heure, et pour jamais, aux livres et aux lettres de ce beau pays.
—Encore une digression, encore une personnalité, me diront quelques critiques sévères. Encore une vanité s'étalant complaisamment dans un livre où toute vanité vivante doit disparaître pour ne laisser parler que des morts?
—Je jure en toute conscience, à ces critiques, qu'il n'y a pas l'ombre de vanité ni de ridicule complaisance pour moi-même dans ce procédé de mon esprit, qui se met quelquefois ici en scène, cœur et âme, pour faire comprendre et sentir aux autres ce que j'ai senti et compris moi-même en traversant la vie, les hommes et les livres. Je suis l'instrument, bon ou mauvais, qui a reçu le premier souffle du siècle à travers ses cordes, et qui rend le son (p. 52) juste ou faux, mais sincère, et qui le rend, non pour que les autres s'accordent à sa note, mais pour qu'ils la jugent et la rectifient s'ils ont un autre diapason dans leur âme.
D'ailleurs j'ai toujours remarqué, depuis saint Augustin, Mme de Sévigné, J. J. Rousseau, la correspondance de Cicéron, celle de Voltaire, que les livres qu'on lit et qu'on relit le plus sont des livres personnels. Ce qui intéresse l'homme dans le livre, ce n'est pas le livre, c'est l'homme. Et pourquoi cela? Parce que le livre n'a que des idées, et que l'homme a un cœur. Or, dans le livre personnel l'homme ouvre son cœur, il n'ouvre que son esprit dans ses autres œuvres; il ne donne ainsi que la moitié de lui-même. Je pense comme Montaigne: Je veux l'homme tout entier.
Mais de plus, si l'on veut être lu et instruire, il faut intéresser. Point de salut sans intérêt pour l'écrivain, point d'instruction pour le lecteur.
Or c'est une loi de notre nature morale, que l'intérêt ne s'attache jamais aux abstractions et toujours aux personnes. L'esprit humain veut donner un visage aux idées, un nom, un cœur, une âme, une individualité aux choses. Si (p. 53) quelqu'un voulait écrire l'histoire des idées, je vous défierais de le lire; mais qu'il écrive l'histoire des hommes qui ont représenté ces idées, il sera lu d'un bout de la terre à l'autre. Dieu lui-même a fait les créatures sensibles pour personnifier ses idées. Ce qui ne se personnifie pas n'est pas. Nous ne changerons pas la nature humaine, nous ne ferons pas une humanité d'algébristes. Les algébristes raisonnent avec des abstractions, les hommes comme nous raisonnent ou sentent avec des êtres réels.
Ce n'est donc pas, quoi que mes critiques en pensent, par vanité que je me mets et que je me mettrai souvent en scène dans ces entretiens: c'est par connaissance de la nature humaine. Ce n'est pas l'homme en moi qui parle de lui, c'est l'artiste. Ah! si vous me connaissiez mieux, dirai-je à ces critiques, combien vous seriez loin de m'accuser de cette puérile vanité, morte en moi depuis bien des années! De la vanité! Et de quoi? Si j'en ai eu quelquefois, comme tout le monde, à la fleur de ma vie, l'âge, les événements, les réflexions, les humiliations de cœur et d'esprit dont ma vie est pleine, ont assez pris le soin de l'abattre. J'ose affirmer qu'il n'y a pas un homme sur la (p. 54) terre qui sente plus son néant que moi, et qui désirât plus sincèrement disparaître, âme, corps et nom, de toute scène ici-bas.
Est-ce que cette scène politique ou littéraire du monde a quelque prix encore pour celui qui a vu sur quels tréteaux on y monte, et par quels tréteaux on en descend?... Non, non, je vous le jure encore devant celui qui lit dans les cœurs, je n'ai pas les vanités qu'on me suppose; mais j'ai de moi-même et de ce monde les dégoûts qu'on ne me suppose pas! Laissez-moi donc vous parler encore de moi, et n'en accusez que mon art. Vous voulez sentir, il faut bien vous montrer un cœur.
C'était au printemps de 1810; j'avais dix-neuf ans, une taille élancée, de beaux cheveux non bouclés, mais ondulés par leur souplesse naturelle autour des tempes, des yeux où l'ardeur et la mélancolie se mariaient dans une expression indécise et vague qui n'était ni de la légèreté ni de la tristesse. Une impatience juvénile de vivre, de voir, de sentir, de me plonger dans une mer d'impressions tout à la fois redoutées et attrayantes, était le fond de mon caractère d'alors: du feu qui couvait encore, qui craignait et qui aspirait le vent; un cœur de jeune fille entre l'âge où l'on rêve et l'âge où l'on aime. J'en avais aussi la candeur et la timidité sur la physionomie. J'étais très-hardi d'aspirations, très-timide de manières. Élevé dans la solitude et dans la simplicité de la campagne, la grande nature et la grande foule me donnaient des éblouissements. Un silence (p. 56) modeste et rêveur cachait ordinairement cette timidité. Je sortais des livres, et je ne voyais, dans tout ce qui frappait mes regards, qu'un autre grand livre vivant à lire. Je croyais qu'il me dirait le mot de mille mystères de mon ignorance. Mon cœur était une énigme dont je cherchais la clef!
Comment on m'avait lancé seul, si jeune et presque encore enfant, dans un voyage d'Italie, avant d'avoir vu Paris et de connaître la France, je l'ai dit ailleurs (Confidences et Graziella); je ne le redis pas ici. C'était téméraire, mais c'était peut-être sage. Une rose artificielle toute poudreuse et toute fanée, tombée d'une guirlande de robe après une nuit de bal, foulée aux pieds des danseurs, puis enveloppée dans un morceau de gaze et cachée au fond de ma malle comme un talisman, avec quelques mauvais vers, n'était qu'une puérilité; mais cette puérilité avait éveillé les craintes d'une tendre mère. Il fallait donner une diversion aux rêves: il n'y en a point de plus forte qu'un voyage. L'homme en changeant d'horizon change de pensée; qu'est-ce donc de deux enfants? J'ai encore, sur un papier tout jauni par la poussière des grandes routes d'Italie, ces (p. 57) mauvais vers de dix-huit ans qui enveloppaient la rose fanée.
Es-tu tombée au vent qui fait plier la tige,
Ô rose qui meurs sur mon sein?
Du tendre rossignol qui sur les fleurs voltige
Es-tu le nocturne larcin?
Non, d'une robe, au bal, tu tombas de toi-même
Sous les pas distraits des danseurs,
Dans une nuit d'ivresse, ô triste et pâle emblème
De ces fleurs vivantes, tes sœurs!
Ils foulèrent aux pieds la fleur venant de naître,
Et la danseuse avec dédain,
Se courbant, te jeta pâle par la fenêtre,
Comme un vil débris du jardin.
Mais moi, glaneur d'épis brisés près de la gerbe,
Je te recueillis sur mon cœur,
Pour chercher sous ta feuille, ô fleur morte sur l'herbe,
Une autre ivresse que l'odeur!
Ah! repose à jamais dans ce sein qui t'abrite,
Rose qui mourus sous ses pas,
Et compte sur ce cœur combien de fois palpite
Un rêve qui ne mourra pas!
Il était déjà mort, comme meurent tous les sentiments prématurés de l'enfance; mais enfin je lui devais mon exil en Italie.
Le 29 mai 1810, au lever du jour, je descendais, dans une chaise de poste où l'on m'avait accordé une petite place sur le siége de la voiture, les dernières pentes de l'Apennin qui se précipitent vers Florence. Le ciel était un cristal sans fond, légèrement terni de cette brume chaude qui donne le vague aux horizons dont sans cela on toucherait de l'œil les bords. Les chevaux à demi sauvages galopaient dans des flots de poussière aromatique, remplissant l'air du bruit joyeux et précipité de leurs clochettes. Il me semblait entendre d'avance les castagnettes des jeunes filles de Naples, conviant les danseurs à l'ivresse des tarentelles. Les collines, les châtaigniers, les clochers, les torrents, les fumées de volcans de l'Apennin fuyaient derrière moi comme dans une ronde magique de la terre. Les hauts et immobiles cyprès qui commencent là à végéter, jetaient çà et là sur la route l'ombre allongée et noire de ces obélisques de la végétation; les figuiers, semblables à des spectateurs accoudés autour d'un cirque, appuyaient (p. 59) leurs larges feuilles poudreuses sur les murs blancs qui bordaient le chemin; les oliviers tamisaient d'une légère verdure les rayons du soleil qui tremblaient entre leurs branches sur les sillons. On respirait une odeur d'herbes inconnues à nos climats délavés du Nord. L'air était tiède et savoureux comme un parfum évaporé sur un charbon de feu, ou comme le myrte du paysan à la gueule d'un four qui pétille dans un village de Calabre.
J'étais ivre de sensations avant d'être ivre de pensées. De temps en temps, du haut d'une colline, une échappée de vue me laissait entrevoir au fond d'un bassin de verdure les dômes resplendissants mais encore lointains de Florence. J'aurais voulu franchir d'un élan la distance considérable qui nous en séparait encore. Nous n'y entrâmes qu'à la nuit tombée. Une lune éclatante, se réfléchissant dans les ondes sinueuses et encaissées de l'Arno, brillait comme un fanal sur les murailles grises de la ville des Médicis.
Quand j'entendis la voiture qui venait de franchir la porte de la ville rouler avec un bruit sourd et grave sur les larges dalles dont les rues de Florence sont pavées, il me sembla entrer dans la société de ces grands Toscans qui remplissaient mon imagination d'une sorte de terreur sacrée. Dante, Pétrarque, Machiavel, les Pazzi, les Médicis, les Politien, les Michel-Ange, et mille autres dont les noms surgissaient dans ma mémoire, me paraissaient regarder aux fenêtres de ces palais sombres dont les rues sont bordées et obscurcies. Pour ajouter à l'illusion, je ne sais quelle odeur de cèdre dont les charpentes de ces palais sont construites embaumait les rues. On eût dit l'odeur sépulcrale de ce bois incorruptible dont on faisait les cercueils et qui embaumait de lui-même les morts.
Les rares habitants qui circulaient sur les places ou qui respiraient le frais autour des fontaines donnaient à la ville un air de magnifique champ des morts, entrecoupé de monuments et peuplé de fantômes. Jamais je n'oublierai (p. 61) cette première entrée de nuit dans la ville de Dante.
La voiture, qui devait continuer sa route jusqu'à Sienne et jusqu'à Rome, me laissa descendre dans une petite hôtellerie sans nom, cachée au fond d'une ruelle sur les derrières du palais Corsini, non loin du pont de la Trinité. J'y fus logé dans une mansarde nue sous les toits, sans autre meuble qu'une couchette de fer, une table, une chaise et une cruche d'eau. Mais je ne fis pas même attention à la nudité et à l'indigence de cette hôtellerie: j'allais m'endormir et me réveiller dans la ville des grandes mémoires; c'était assez pour un jeune homme qui ne vivait que d'imagination.
Je n'oublierai jamais non plus ce réveil. Un ciel d'été, d'un bleu sombre comme un plafond de lapis, s'apercevait par ma fenêtre au-dessus de la rue étroite, entre ma chambre haute et les murs monumentaux du palais Corsini. Les larges portes de ce palais étaient ouvertes à deux battants, et laissaient voir les (p. 62) cours, les escaliers, les portiques. Les nombreux domestiques de cette opulente maison étaient en grands costumes d'apparat, chacun à son poste. Ils semblaient attendre quelque cérémonie ou quelque hôte illustre.
De grandes rumeurs de la foule, mêlées de mugissements de bœufs, de bêlements de brebis, de hennissements de chevaux, se faisaient entendre à l'extrémité de la petite rue du côté du pont de la Trinité. Bientôt des bergers à cheval, une longue houlette terminée en lance à la main, et vêtus de costumes pittoresques en cuir et en peaux de mouton, apparurent. Ils étaient précédés et suivis de l'élite de leurs troupeaux. Ils défilèrent avec une gravité antique sous mes yeux pour entrer dans la cour du palais.
Ils étaient accompagnés de chars rustiques de forme étrusque. Les jantes des roues massives de ces chariots étaient enroulées de fleurs et de feuillages; les jougs des bœufs qui y étaient attelés avaient été décorés de branches de cyprès et d'oliviers qui, en se balançant au mouvement des attelages, chassaient les mouches et rafraîchissaient de leur ombre le front des bœufs.
(p. 63) Chacun de ces chars portait la famille d'un des laboureurs des vastes domaines du prince Corsini. Le chef de la famille ou le plus âgé des fils marchait en avant d'un pas consulaire, tenant d'une main le mince aiguillon, et s'appuyant fièrement de l'autre main sur la corne dorée de ses bœufs. Lu mère, les fils, les filles étaient debout sur le plancher du char, se tenant de la main aux ridelles pour garder leur équilibre contre les secousses que les larges dalles du pavé imprimaient aux roues. Il y avait là, sous les plis lourds des étoffes rouges et vertes des vêtements de ces villageoises, des beautés, des majestés, des grâces sévères que je n'ai jamais retrouvées qu'en parcourant les montagnes de la Sabine et du Vulturne, ou dans l'incomparable tableau des Moissonneurs de Léopold Robert, ce Virgile du pinceau, qui a égalé le Virgile des Géorgiques.
Cette procession rurale défila lentement en silence, et se groupa tout entière dans la cour du palais. C'étaient les opulents cultivateurs des nombreux domaines du prince dans les (p. 64) maremmes de Pise et dans les vallées du Vulturne, qui venaient, le jour de la fête de la princesse, défiler annuellement devant leurs maîtres, et étaler sous leurs yeux le luxe de leurs étables ou de leurs sillons. L'air était assourdi du son des musettes toscanes, et la rue était embaumée par les masses de fleurs qui débordaient en gerbes ou qui traînaient sur les dalles derrière les chariots. Je ne me lassais pas de contempler ces nobles figures de paysans ou de paysannes, qui me rappelaient les scènes patriarcales de la Bible dans l'opulence de la cité des arts. J'étais enivré avant d'avoir entrevu seulement un seul des monuments de cette capitale du génie moderne.
Je me hâtai de m'habiller, pour parcourir à loisir, sous la conduite d'un domestique attaché à l'hôtellerie, plus semblable à un mendiant qu'à un interprète, les quais, les places, les jardins, les palais de Florence.
Mes deux premières journées ne furent qu'un long éblouissement. En peu de jours j'étais déjà assez familier avec les quais de l'Arno, les avenues des Cacines, les galeries, les églises, les palais fameux, pour n'avoir plus besoin de guide. Quant à la langue, je la parlais (p. 65) couramment, quoique avec un accent trop latin, grâce à Dante, à Pétrarque, à Alfieri, à Monti, dont j'avais déjà tant lu et relu les vers. Seulement on devait à mon accent me prendre pour un Toscan de bibliothèque qui n'était jamais descendu dans la rue pour causer avec les vivants, et qui rapportait à la langue parlée les constructions et la prononciation des morts. J'étais un volume plus qu'un homme. Mais en peu de jours la souplesse de mon oreille m'eut bien vite naturalisé Toscan de ce siècle. Dans cette cage de rossignols la musique de la langue entrait par tous les pores. Je ne demandais qu'à oublier le rude français.
Je n'éprouvais dans mon isolement complet sur une terre étrangère aucun besoin de société. Cependant, après quelques jours de vagabondage solitaire dans les rues, dans les campagnes et dans les théâtres de Florence, je me souvins que j'avais quelques lettres de recommandation dans ma malle. J'aurais bien désiré ne pas les avoir, car l'embarras de les présenter dépassait de beaucoup, dans mon esprit, (p. 66) l'agrément que je pouvais attendre de ces nouvelles connaissances. J'ai toujours été très-timide devant les nouveaux visages; je l'étais bien davantage à dix-neuf ans. Mais l'inconvenance de rapporter ces lettres à ceux qui me les avaient obligeamment données, sans en avoir fait usage, me forçait malgré moi à y penser. Une autre circonstance me fit, pour ainsi dire, violence, et triompha de ma répugnance à porter ces lettres et à décliner mon nom au seuil d'un palais.
J'entrai un matin dans la fameuse église de Santa Croce, sorte de Campo Santo ou de cimetière monumental de Florence, Westminster des Toscans.
Il était midi; le soleil brûlait la poussière de la place nue et déserte qui précède cette église sans façade. J'y entrai plutôt pour y chercher l'ombre que pour y visiter des statues ou des tableaux. J'en avais les yeux las et l'esprit saturé; j'avais tant vu que je ne regardais plus rien.
L'église était aussi complétement déserte que la place; on n'y voyait que les ombres des piliers s'allongeant immobiles et noires sur les dalles; on n'y entendait que ce bruit répercuté (p. 67) des pas des voyageurs errant sous les voûtes, bruit qui fait seul souvenir qu'on existe dans ces grandes catacombes de la prière et de la mort. Je m'avançai lentement d'arceaux en arceaux, déchiffrant, à l'aide de mon livre indicateur des monuments de Florence, les inscriptions gravées sur le socle des mausolées. C'étaient tous les grands morts de la république, Galilée, Machiavel, excepté Dante, qui dort exilé dans un carrefour de Ravenne. Je donnais un souvenir, un moment, une commémoration, une pitié, un enthousiasme de jeune homme studieux à chacune de ces ombres, plus vivantes peut-être dans la pensée des siècles qui foulent leurs cendres que dans la pensée de leurs contemporains et de leurs compatriotes.
Un monument plus élevé et plus vaste que les autres attirait depuis quelques instants mes regards à droite vers le centre de l'église. J'y fus instinctivement attiré. J'y lus inscrit en lettres de bronze doré: Aloysia, comtesse (p. 68) d'Albany, née comtesse de Stolberg, à Vittorio Alfieri, et plus bas: Canova sculpsit.
À ces mots le livre tomba de mes mains, et je restai immobile et absorbé dans la contemplation de ce tombeau. Le Phidias vénitien y a représenté l'Italie romaine, c'est-à-dire virile et sévère, pleurant, une couronne effeuillée à la main, sur le médaillon de son poëte. Je croyais alors qu'Alfieri était un poëte; j'étais à l'âge où l'on adore le nom sans savoir s'il est véritablement mérité. J'avais acheté, quelques années avant, à Lyon, une édition de Milan de ce Corneille italien, en douze volumes. Ces volumes, qui contenaient ses quatorze tragédies, étaient tellement feuilletés par mes mains, que les couvertures en lambeaux n'en laissaient plus lire les titres. J'avais lu aussi ses mémoires, qui venaient d'être publiés par la comtesse d'Albany, peu de temps après la mort de son ami. Comme poëte, comme amant, comme citoyen, le comte Alfieri était pour moi une triple illusion de jeunesse qu'aucune réflexion n'avait encore dissipée. C'était à mes yeux l'homme du siècle, l'homme de la passion, l'homme de la liberté, le dernier des Romains, une espèce de Brutus poétique, écrivant (p. 69) à la pointe du poignard des sonnets à sa Béatrix, des pages de Tacite, des imprécations de Machiavel contre les tyrannies.
À ces trois titres, je croyais devoir un culte à ce nom. Sa mort récente et prématurée, sa tombe à peine fermée par les mains de l'amour, et cette tombe illustrée par un chef-d'œuvre de Canova, lui-même immortel, ajoutaient à mon émotion, à l'aspect inattendu de ce sépulcre.
Pour la première fois de ma vie, j'eus le sentiment de la gloire, et je crus que la vie entière était assez bien employée à mériter un tel tombeau. Hélas! je ne savais pas encore que le marbre n'est pas plus chaud que l'herbe sur un cercueil; qu'aucun bruit ne retentit sous la terre; que la dernière de nos vanités, c'est la vanité de nos mémoires, et que le vrai juge de nos œuvres ici-bas n'est pas la gloire, mais la conscience. Mais que sait-on avant d'avoir réfléchi?
Quoi qu'il en soit, je restai plusieurs heures assis au pied du monument d'Alfieri, méditant (p. 70) en moi-même sur la majesté de cette tombe, et concevant l'émulation vague de consacrer ma propre vie à me construire à moi-même une illustre tombe. Rêve d'enfant, dont je suis bien détrompé aujourd'hui! La tombe la plus ignorée, sous un peu d'herbe, sans pierre et sans nom, est la plus désirable. À quoi bon des traces sur une terre et dans des mémoires qui ne conservent rien éternellement? La mort, c'est l'oubli. Reculer de quelques années sa mort, c'est toujours mourir. Il n'y a pas de remède à notre néant, pas même dans notre vanité. Il vaut mieux accepter franchement le néant d'ici-bas que de lutter ridiculement et péniblement avec l'impossible. Mais je ne pensais pas ainsi alors, et le tombeau de marbre d'Alfieri, sculpté par Canova, et contemplé par Florence, me paraissait une apothéose suffisante pour payer toute une longue existence de travail, de vertu et de génie. Je prenais devant ce monument une véritable ivresse d'immortalité.
Tout à coup le nom d'Aloysia de Stolberg, comtesse d'Albany, me rappela que j'avais dans ma malle une lettre de recommandation pour une dame de ce nom à Florence, lettre (p. 71) que j'avais jusque-là négligé de porter à son adresse. La rougeur me monta au visage, et mon cœur battit d'émotion à l'idée de voir cette femme célèbre, dont cette inscription sur le tombeau venait de me faire retrouver le nom et la renommée dans ma mémoire. Qui n'a lu les mémoires d'Alfieri? qui ne sait sa passion, son culte, son idolâtrie poétique pour celle qu'il appelle la mia donna, autre Laure de cet autre Pétrarque, autre Béatrice de cet autre Dante, autre Vittoria Colonna de cet autre Michel-Ange? Elle survivait à son poëte; elle habitait Florence; j'étais à quelques pas de son palais; j'avais un accès naturel et presque obligé auprès d'elle, et je pouvais voir, le soir même, celle dont la beauté, le cœur, les aventures, les disgrâces et la gloire poétique avaient tant occupé ma première imagination. La passion de connaître cette femme historique l'emporta sur la timidité. Je sortis à grands pas de Santa Croce, et je rentrai à mon hôtellerie pour chercher dans mes lettres de recommandation la lettre adressée à la comtesse d'Albany.
On sait que la comtesse d'Albany était la veuve du dernier des Stuarts, prétendants à la couronne d'Angleterre. Ce prince, exilé à Rome par les révolutions de son pays, avait épousé tard la jeune et belle comtesse de Stolberg, fille d'une illustre maison princière de la Belgique allemande. Cette charmante personne, devenue ainsi reine légitime de la Grande-Bretagne, avait consolé pendant quelques années le prétendant, son mari, de ses malheureuses expéditions en Écosse et de sa déchéance du trône sur le continent. Retiré à Rome dans l'oisiveté d'une vie désormais sans but, l'infortuné prince avait cherché, dit-on, dans l'ivresse l'oubli de son héroïsme inutile, de son rang perdu et de son âge avancé. Le comte Alfieri avait été touché profondément des infortunes d'une jeune femme négligée et souvent offensée par un époux abruti. Son culte poétique avait consolé cette malheureuse victime de l'indifférence de son époux.
Le pape, à la requête du cardinal d'York, frère du prétendant, avait séparé, par un acte (p. 73) de sa toute-puissance, la comtesse d'Albany de son mari. Elle avait vécu quelque temps dans un couvent de Rome, sous la protection du souverain pontife et du cardinal d'York. Alfieri avait été admis une ou deux fois dans le cloître où languissait son idole. Elle avait fini par s'évader de Rome avec la tolérance tacite du pape; elle avait voyagé en Espagne, en France, en Allemagne. Alfieri s'était rencontré partout sur ses pas. Enfin le prétendant était mort de tristesse et de dégoût plus que d'années à Rome; cette mort avait rendu la liberté à la comtesse d'Albany. Elle recevait une pension de l'Angleterre, elle ne pouvait quitter son nom; mais elle était maîtresse de sa main; elle la donna au poëte qui possédait depuis longtemps son cœur.
Alfieri et la comtesse d'Albany, mariés secrètement, habitaient ensemble un petit palais au bord de l'Arno, sur le quai de Florence. C'est là que le poëte avait achevé ses œuvres et caché sa vie. L'inquiétude qui l'avait promené pendant vingt ans dans toutes les capitales de l'Europe s'était changée, depuis sa réunion avec la comtesse, en une réclusion absolue et presque sauvage. Sa dame (p. 74) et ses livres, ses vers et ses chevaux étaient devenus ses seules pensées. On le voyait tous les jours, à la même heure, sortir à cheval, seul, de son palais sur l'Arno, le front chargé de soucis et de rancunes, s'éloigner des murs de la ville et s'égarer jusqu'au soir dans les sentiers les plus déserts, sur les collines d'oliviers et de cyprès qui cernent le bassin de Florence.
Il inspirait à ceux qui le rencontraient un respect mêlé d'une superstitieuse terreur; on voyait en lui un spectre rajeuni de Dante et de Machiavel. Il avait été un ardent fauteur de la révolution française dans ses commencements; il était devenu l'ennemi le plus implacable de la cause française à la fin. C'était un de ces révolutionnaires aristocrates, pleins de contradictions entre leur nature et leurs idées, comme il en existait tant à cette époque, qui adoraient les principes et qui détestaient les conséquences.
Il venait de mourir avant le temps, malade de dégoût pour les choses humaines et de mépris pour l'humanité: la mauvaise humeur l'avait tué. Triste mort pour celui que l'on croyait un grand homme! Mais ce n'était pas (p. 75) un grand homme en réalité: c'était un grand déclamateur en poésie et un grand humoriste en prose. Il n'y avait eu de vraiment grand en lui que sa passion pour la liberté et son amour. Mais moi j'étais encore sous l'illusion de son caractère et de son génie; c'était pour moi un Sophocle et un Tacite! Qu'on le pardonne à ma jeunesse! et qu'on se figure mon émotion fébrile en me préparant à voir celle qu'il avait divinisée dans ses vers.
Je n'avais rien de ce qui était convenable pour paraître avec une certaine distinction dans le monde, excepté ma figure et ma modestie. Tout mon bagage consistait dans une petite malle de bois au fond de laquelle était caché mon trésor, épargne de ma mère, qui ne dépassait pas soixante louis d'or. Mon costume était aussi restreint que ma finance: je n'avais, en outre de l'habit et du manteau que je portais sur moi, qu'un petit habit neuf précieusement enveloppé d'un linge et réservé pour les grandes occasions. C'était un habit d'été gris bleu, comme on les portait alors, et (p. 76) dont la forme et la couleur me sont restés dans la mémoire, depuis que j'en ai usé tant d'autres, comme un monument de toilette et d'élégance qu'aucun autre n'a jamais égalé à mes yeux. Je l'endossai, en m'admirant, sur un pantalon de nankin jaune et sur un gilet de même étoffe, brodé en soie par une tante, et je pris, ainsi vêtu, le quai qui conduisait au petit palais de la comtesse d'Albany. C'était le soir; je tremble encore en y pensant des efforts d'énergie qu'il me fallait faire pour triompher de ma timidité. J'avais à la main la lettre d'introduction qui m'avait été donnée par un gentilhomme notre voisin, ami de mon père. Il se nommait M. de Santilly; il avait été général au service d'Espagne sous Charles IV; il avait connu intimement à Madrid la comtesse d'Albany et sa sœur, la princesse de Castelfranco. Apprenant par mon père qu'on m'envoyait voyager en Italie, il m'avait offert des lettres amicales pour ces deux dames, ses amies, dont l'une vivait à Florence et l'autre à Naples.
Bien que marchant très-lentement dans la terreur de ce que j'allais voir et dire, je fus en quelques pas à la porte du petit palais sur l'Arno.
Ce qu'on appelle palais dans cette langue qui grandit tout ce qu'elle prononce, n'était qu'une petite maison sans cour ni jardin, composée d'un rez-de-chaussée et d'un demi-étage, dont la façade, sans aucune architecture, ouvrait par quelques fenêtres basses et closes sur le quai étroit de l'Arno. Les persiennes de la chambre du poëte, fermées depuis sa mort, donnaient à la maison un air de mystère et de deuil qui imprimait une certaine terreur; je croyais encore entrer dans un sépulcre.
Je frappai le marteau d'une porte élevée de deux marches au-dessus du quai. La porte s'ouvrit, et je me trouvai tout balbutiant en face d'un serviteur vêtu de noir, dans un petit corridor qui conduisait à un escalier tournant. La comtesse était sortie pour aller, comme c'est l'usage de tous les soirs à Florence, se (p. 78) promener en calèche découverte, avec quelques abbés de sa société, sous les belles ombres des Cacines, ce parc de Florence. Je remis ma lettre au valet de chambre, et je rentrai dans mon hôtellerie, très-heureux au fond d'avoir ajourné ma présentation à cette reine d'Angleterre, mais bien plus imposante à mes yeux pour avoir été la reine du cœur du poëte.
Le lendemain à mon réveil, je reçus un billet très-poli et très-empressé de la comtesse d'Albany (billet que je garde encore, quoique j'aie reçu depuis d'autres lettres d'elle). Elle m'y parlait de son ami M. de Santilly, de qui elle serait heureuse d'avoir des nouvelles, et elle m'invitait à dîner pour le jour suivant.
Je me rendis avec le même habit, le même pantalon et le même gilet, que j'avais réservés pour ce grand jour de son invitation. Je frappai avec plus d'assurance; trois domestiques en deuil me reçurent dans le corridor. Je montai l'escalier, puis je redescendis quelques marches qui conduisaient à une espèce d'entre-sol dont la comtesse avait fait son cabinet de conversation, (p. 79) comme on dit en Italie, et je me trouvai en face de la reine détrônée de la Grande-Bretagne.
Rien ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d'un empire, ni la reine d'un cœur. C'était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale; mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d'expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l'approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne. En peu de minutes d'entretien, encourageant de son côté, timide du mien, je me sentis aussi à l'aise devant elle que si je l'avais vue tous les jours. «M. de Santilly me mande que vous écrivez des vers,» me dit-elle en souriant de ma jeunesse (p. 80) et de ma confusion. «Vous êtes sans doute curieux de visiter la chambre et la bibliothèque du grand homme que l'Italie a perdu. Je vais vous y faire conduire.» Puis elle fit signe à un vieil abbé, dont j'ai oublié le nom, de m'accompagner dans deux pièces voisines.
Nous remontâmes les marches que j'avais descendues, et je me trouvai au premier étage, de plain-pied avec la chambre et avec la bibliothèque d'Alfieri. Les volets fermés ne laissaient entrer qu'un demi-jour dans l'appartement. On pouvait se figurer que le grand homme l'habitait encore. J'étais transi; je ne pouvais parler, à peine regarder. Ces livres tant de fois feuilletés par une main magistrale, cette table sur laquelle quelques volumes grecs et quelques pages de la même langue non achevées attestaient que la mort l'avait surpris dans ces fortes études, le lit où il avait rêvé, la plume avec laquelle il avait écrit, tous ces meubles qui semblaient attendre leur maître, cette ombre de la chambre sur les murs, dans laquelle on pouvait s'imaginer voir encore l'ombre colossale du poëte (Alfieri était un géant), enfin ce tapis usé par ses pas pendant ses longues insomnies poétiques, me remplissaient de stupeur (p. 81) et de silence. La présence de l'abbé m'empêcha seule de m'agenouiller sur le plancher pour baiser ces traces. J'ai toujours craint de paraître affecté en me montrant ému. Je me contentai d'arracher furtivement une barbe de plume encore noircie de l'encre du maître, et de la glisser dans mon chapeau pour emporter au moins cette relique de poésie. Je la possède encore, avec une feuille du laurier de Virgile au Pausilippe et un grain de la brique rouge du cachot du Tasse à Ferrare; monuments pieux de mes nombreux pèlerinages aux tombeaux des grands esprits.
Le dîner fut sobre et court; il n'y avait à table que l'abbé et trois ou quatre amis de la maison. J'y fus traité par la comtesse en enfant gâté qu'on veut flatter en l'élevant à la dignité d'homme fait, pour ne pas le faire rougir de son âge. Après le dîner, on rentra dans le cabinet de conversation, où un cercle d'hommes éminents de Florence et d'étrangers des différentes capitales d'Italie se forma autour de la comtesse. J'écoutais avec recueillement les (p. 82) noms de chaque nouveau visiteur, annoncés par les domestiques. C'étaient quelques noms de la haute aristocratie de Rome, de Naples, de Florence, de Venise, de Bologne, qui m'étaient familiers par l'histoire, et quelques autres noms de poëtes, de professeurs, d'écrivains, encore nouveaux et énigmatiques pour moi. À mesure que ces hommes d'élite étaient introduits, ils s'asseyaient en demi-cercle en face d'une petite table chargée de livres, derrière laquelle la comtesse d'Albany était à demi-couchée sur un canapé. La société, peu nombreuse, n'avait rien de ce libre désordre qui dissémine en plusieurs groupes une conversation française; c'était plutôt une académie qu'un cercle. L'entretien, entièrement sevré de politique ou d'allusions aux choses du temps, à cause de l'ombrageuse vigilance de la police française en Italie, ressemblait plus à un dialogue des morts qu'à un entretien des vivants; il roula entièrement sur la prééminence que chaque contrée de l'Italie moderne pouvait revendiquer sur les contrées rivales. Chacune de ces contrées paraissait avoir son représentant dans un des interlocuteurs qui plaidait la cause de sa capitale devant (p. 83) la reine détrônée d'un pays que les Romains appelaient, il y a peu de siècles, barbare.
Depuis Sannazar à Naples, Dante, Politien, Boccace en Toscane, tout le siècle de Léon X à Rome, tout celui des Médicis à Florence, toute la période des princes littéraires de la maison d'Est, jusqu'à Alfieri à Turin, Goldoni à Venise, Monti, Parini, Beccaria à Milan, la multitude innombrable de noms justement séculaires qui se déroula dans cet entretien, les citations présentes à la mémoire comme si les livres eussent été sous les yeux, les observations fortes et fines, les rivalités balancées, les enthousiasmes raisonnés, la science présente et unanime de tous les monuments de la pensée italienne dans les hommes qui composaient ce cénacle, me jetèrent dans un véritable vertige d'admiration pour ce génie italien que l'on peut fouler aux pieds des armées, mais que l'on ne peut jamais rendre improductif: plante qui végète comme les ronces du Colisée, plus vivace dans les ruines que dans les sillons.
Quelqu'un cita à la fin de la conversation cette phrase d'Alfieri: La pianta uomo nasce più forte e più robusta in Italia, etc., etc. (p. 84) «La plante homme naît plus forte et plus robuste en Italie qu'ailleurs!» mot fier mais vrai. La cendre des siècles est féconde comme celle des incendies.
J'étais resté, comme on le pense bien, à l'écart, enveloppé du silence et de la modestie qui convenaient à mon âge, pendant cette longue et éloquente excursion à travers tous les âges, tous les noms, toutes les œuvres de l'Italie littéraire moderne. Il me semblait assister à une de ces causeries classiques du Décaméron, à l'ombre d'un des cyprès de Fiesole, entre les grands esprits et les femmes lettrées de son temps. Les fenêtres ouvertes et la lune resplendissante qui semblait rouler dans le courant bleuâtre de l'Arno ajoutaient à l'illusion. Le toit d'Alfieri sous lequel cette scène se passait à quelques marches de sa chambre encore sacrée, la présence de celle qui avait été la vie unique de son cœur, et qui maintenant vivait elle-même de sa gloire, me remplirent d'une espèce de superstition de célébrité et d'un respect qui ne s'altéra jamais (p. 85) depuis pour l'Italie. Je sentis que l'air même de cette contrée était littéraire, et qu'on pouvait lui enlever la liberté, mais jamais le génie.
Je rentrai silencieux et recueilli, en suivant les bords du fleuve resplendissant sous les palais qui se reflétaient dans ses ondes, résolu à étudier sérieusement les chefs-d'œuvre de cette belle littérature dont je venais d'entendre pendant cinq heures, chez la comtesse d'Albany, une si riche nomenclature et de si éloquents commentaires.
Dix ans après cette soirée, j'ai revu souvent la veuve du dernier des Stuarts et d'Alfieri, et j'ai connu intimement tous les hommes distingués d'Italie qui m'avaient aperçu, dans mon obscurité, sans prévoir mon nom futur.
Revenons à l'Europe littéraire actuelle:
On dit:—Mais l'Europe moderne a cette infériorité évidente devant l'antiquité, qu'il n'y a point eu de véritable poëme épique depuis Homère ou depuis les grandes épopées indiennes.—Je l'accorde; l'Énéide de Virgile lui-même n'est qu'un poëme historique; la Divine Comédie de Dante n'est qu'une fantaisie de génie, un poëme moitié théologique, moitié populaire; la Jérusalem délivrée du Tasse n'est (p. 88) qu'un poëme de chevalerie, un roman d'aventures en strophes touchantes; le Paradis perdu de Milton n'est qu'une paraphrase poétique de la Bible; la Henriade n'est qu'une chronique rimée sur Henri IV; le Roland furieux d'Arioste n'est qu'une délicieuse facétie en vers inimités et inimitables. Tout cela est de la poésie, mais ce n'est pas le poëme. On en fera encore des milliers sans parvenir, quel que soit le talent des poëtes, à élever ce monument auquel aspirent vainement toutes les langues et qu'on appelle un poëme épique. Homère lui-même, s'il renaissait de nos jours, ne pourrait plus faire pour les nations modernes ce qu'il a fait pour les Grecs de son époque.
Or, pourquoi l'Europe moderne n'a-t-elle point de poëme épique? Nous sommes étonné que tant de critiques éminents, qui ont écrit des volumes sur cette question, ne se soient point fait la réponse que le simple bon sens suggérerait à un enfant réfléchi sur cette matière:
(p. 89) L'Europe moderne n'a point de poëme épique et n'en aura jamais. Pourquoi?—Parce qu'elle a la Bible.
Analysons un peu cet axiome:
Qu'est-ce que le poëme épique? Il faut faire à cette interrogation la réponse que le Tasse fit à un de ses amis, lorsque, voyageant à pied dans le royaume de Naples et parvenu au faîte d'une haute montagne des Abruzzes, il montra du doigt, à cet ami, la terre, la mer, le ciel, les cités, les campagnes, les fleuves qui se déroulaient dans leur immensité sous ses yeux, et lui dit:—Voila mon poëme! Cela voulait dire: Un poëme épique, c'est le monde! Mais ce n'est pas assez dire; un poëme épique, ce sont les deux mondes, c'est-à-dire le monde matériel et le monde surnaturel, le fini et l'infini.
Il est convenu en effet, dans tous les siècles et chez tous les peuples, que le poëme épique se compose non-seulement de ce qui est dans la nature, mais de ce qui est au-dessus de la nature, ou du surnaturel, de ce que les critiques appellent le merveilleux.
Or pourquoi encore le merveilleux ou le surnaturel fait-il partie essentielle et nécessaire (p. 90) du poëme épique? Nous allons essayer de le dire en quelques lignes, et ici nous serons obligé d'entrer un moment dans la métaphysique. Nous vous en demandons mille fois pardon; mais tranquillisez-vous; notre métaphysique n'empruntera point ces termes d'école et de pédagogie qui ne servent qu'à cacher le vide des idées sous le prestige des mots, et à obscurcir ce qu'il faut éclaircir; notre métaphysique n'est que du bon sens exprimé en langue vulgaire. Vous nous accuserez peut-être de vous porter un peu plus haut que terre, mais ce qui s'élève dans le ciel n'est-il pas aussi clair que ce qui rampe?
Voici donc notre réponse à cette question: Pourquoi le merveilleux ou le surnaturel fait-il partie essentielle du poëme épique?
Nous avons dit tout à l'heure: Le poëme épique, c'est le monde.
Or le monde est double, ou plutôt il y a dans le monde deux mondes: le monde qu'on voit, et le monde invisible; l'un est aussi certain (p. 91) que l'autre, quoiqu'il ne tombe pas sous les sens, parce qu'il tombe sous le sens des sens, l'INTELLIGENCE!
Que nous dit cet oracle intérieur qu'on nomme l'évidence? Il nous dit:
La matière existe. Nous la voyons, nous la palpons, nous la foulons sous nos pieds sous forme de terre, nous la contemplons sur nos têtes sous forme d'air, de lumière, de feu, d'astres, de firmament. Ou il faut nier tous nos sens et nous suicider mentalement nous-même, ou il faut confesser que la matière existe.
Mais il existe autre chose que la matière; cela est d'un autre ordre d'évidence, mais cela est tout aussi évident. Il y a en nous et hors de nous un être qui ne tombe pas sous nos sens, c'est ce que nous appelons l'esprit. L'esprit divin, incréé, illimité, infini, tout-puissant et tout parfait, si nous appliquons ce mot à Dieu, l'Être des êtres; l'esprit créé, borné, fini, impuissant et imparfait, si nous appliquons ce mot à l'âme de la nature, à l'âme de l'homme, ou à toutes les autres espèces d'âmes dont il a plu à Dieu de douer les différents êtres sortis de sa création à divers degrés. L'intelligence, la pensée, la volonté, la conscience, la moralité (p. 92) ou l'immoralité, le choix entre le bien et le mal, la liberté, la perversité ou la sainteté des actes, sont des phénomènes intellectuels de cet être appelé esprit; phénomènes aussi inexplicables, mais aussi incontestables pour l'homme de bonne foi, que les phénomènes matériels le sont pour nos sens. C'est le mens agitat molem des poëtes, le ressort surnaturel, caché mais sensible, qui remue, qui régit, qui gouverne le monde divin.
Or que s'ensuit-il encore pour tout être pensant? Il s'ensuit qu'il y a pour l'homme deux destinées. Une destinée sur la terre, qui commence à sa naissance et qui finit à sa dernière respiration, à sa petite place sur ce petit atome en mouvement qu'on appelle le globe, destinée toute correspondante à cette matière dont nos sens, empruntés pour quelques jours à la terre, sont formés. Il s'ensuit, avec la même certitude, qu'il y a pour l'homme immatériel, ou pour l'âme incorporelle de l'homme enfin délivrée de ses sens, une autre destinée, (p. 93) destinée immatérielle toute correspondante aussi à la nature intellectuelle et morale de cet être créé appelé homme ici-bas, et on ne sait de quel nom divin ailleurs.
Si cela n'était pas ainsi, les trois grands témoins de Dieu: l'intelligence, la conscience, l'évidence intérieure, auraient menti en nous, c'est-à-dire que ces trois grands témoins, subornés par la vérité suprême, Dieu, auraient été chargés par Dieu de se jouer en son nom de l'intelligence, de l'évidence, de la conscience, de la vérité, de la foi, de l'espérance de l'homme! Absurdité ou blasphème, qui ferait tomber les écailles des yeux et les étoiles du firmament!
Il existe donc un monde invisible où l'homme, après avoir achevé sa destinée matérielle, poursuit sa destinée intellectuelle et morale. Rien n'est fini quand tout est fini; car tout s'enchaîne et tout recommence. Les cieux, les limbes, les purgatoires, les enfers, dans toutes les religions, sont les noms divers des CONSÉQUENCES de la vie matérielle que nous retrouvons dans la vie immatérielle, après ce monde, pour nous purifier, nous punir, nous récompenser dans un autre monde.
(p. 94) Je plains, sans les accuser, ceux qui ne croient pas au monde invisible. Quant à moi, j'y crois mille fois plus fermement qu'à ce monde visible; car je crois à l'œil de l'intelligence mille fois plus qu'à l'œil de chair! On peut aveugler les sens, mais qui peut aveugler l'évidence en moi? L'évidence, c'est l'œil de Dieu en nous.
Il s'ensuit enfin que tous les peuples, depuis l'origine des peuples, ont imaginé un monde invisible, surnaturel et éternel, faisant suite et complément au monde passager où nous agissons. Il s'ensuit que les poëtes, ces organes réputés divins de l'imagination du genre humain, ont été forcés d'introduire dans le poëme épique, ce grand résumé chanté des deux mondes, un monde invisible à côté et au delà du monde visible, la matière et l'esprit, l'homme complet, héros ou martyr sur la terre, demi-dieu dans les olympes, ou supplicié dans les enfers.
Voilà pourquoi le surnaturel ou le merveilleux fait partie obligée du poëme épique. (p. 95) Sans ce monde de l'esprit superposé au monde de la matière, l'imagination ou la piété de l'homme n'est pas satisfaite. On ne lui montre qu'un monde, il en veut deux; et il a raison d'en vouloir deux, car il y en a deux dans un. Le poëme qui finit au tombeau finit dans une énigme, et l'humanité ainsi n'a pas de dénoûment.
J'en ai fini avec la métaphysique; mais vous allez voir qu'elle était nécessaire même pour vous expliquer pourquoi l'Europe moderne n'avait pas et ne pouvait pas avoir de poëme épique. Et maintenant je reprends, et je dis: L'Europe moderne ne peut pas avoir de poëme épique, parce qu'elle en a un.
Et où est-il, ce poëme épique que l'Europe lit à son insu depuis des siècles sans que ses poëtes s'en soient aperçus?
Il est dans sa Bible, ou plutôt il est sa Bible elle-même.
Nous ne comprenons pas que M. de Chateaubriand, qui a fait un si beau livre et un livre souvent si sophistique sur les beautés poétiques (p. 96) de la religion chrétienne, se soit acharné à prétendre que le christianisme avait enfanté des foules de poëmes prétendus épiques, tantôt avec le merveilleux des contes arabes, comme dans le Tasse; tantôt avec le merveilleux mixte de l'Évangile et de l'Olympe, comme dans le Dante; tantôt avec le merveilleux des froides allégories, comme dans Voltaire, sans s'apercevoir que tous ces poëmes n'étaient pas les véritables épopées nationales du monde chrétien, mais que la Bible était la seule épopée, et que Moïse était le seul Homère des siècles et des peuples qui datent de la Bible.
Comment voulez-vous, en effet, qu'il y ait pour les peuples nés dans la théogonie hébraïque ou chrétienne, des poëtes de fantaisie qui puissent lutter avec cette poésie devenue dogme, et avec ce merveilleux devenu foi? C'est impossible.
Quoi! voilà un livre réputé vieux comme le monde, écrit, selon les Hébreux et selon les chrétiens, sous la dictée de l'écrivain dont les mots sont des astres et dont les pages sont firmaments! Ce livre raconte en versets, dont chacun est un vers qui trouve son écho dans un autre vers, les pensées de Dieu, la création (p. 97) du monde en six grandes journées de l'ouvrier divin, qui sont peut-être des semaines de siècles; la naissance du premier homme, son ennui solitaire dans l'isolement de son être, qui n'est qu'un morne ennui sans l'amour; l'éclosion nocturne de la femme, qui sort, comme le plus beau des rêves, du cœur de l'homme; les amours de ces deux créatures complétées l'une par l'autre dans ce premier couple dont le fils et les filles seront le genre humain; leurs délices dans un jardin à demi céleste; leur pastorale enchantée sous les bocages de l'Éden; leur fraternité avec tous les animaux aimants qui parlaient alors; leur liberté encore exempte de chute; leur tentation allégorique de trop savoir le secret de la science divine, secret réservé seul au Créateur, inhérent à sa divinité; leur faute, de curiosité légère chez la femme, de complaisance amoureuse chez l'époux; leur tristesse après le péché, premier réveil de la conscience, cette révélation par sentiment du bien et du mal; leur citation au tribunal divin; les excuses de l'homme pour rejeter lâchement le crime sur sa complice, le silence de la femme, qui s'avoue coupable par les premières larmes versées dans le monde; (p. 98) leur expulsion; leur pèlerinage sur la terre devenue rebelle; la naissance de leurs enfants dans la douleur; le travail sous toutes les formes, premier supplice de l'humanité; le premier meurtre faisant boire à la terre le sang de l'homme par la main d'un frère; puis la multiplication de la race pervertie dans sa source; puis le déluge couvrant les sommets des montagnes; une arche sauvant un juste, sa famille, tous les animaux innocents; puis la vie patriarcale, en familiarité avec des esprits intermédiaires appelés des anges, esprits tellement familiers qu'ils se confondent à chaque instant sur la terre avec les hommes, auxquels ils apportent les messages de Dieu; puis un peuple choisi de la semence d'Abraham; des épisodes naïfs et pathétiques, comme ceux de Joseph, de Tobie, de Ruth; une captivité amère chez les Égyptiens; un libérateur, un législateur, un révélateur, un prophète, un poëte, un historien inspiré dans Moïse; puis des annales pleines de guerres, de conquêtes, de politique, de liberté, de servitude, de larmes et de sang; puis des prophètes moitié tribuns, moitié lyriques, gouvernant, agitant, subjuguant le peuple par l'autorité des inspirations, la majesté (p. 99) des images, la foudre de la langue, la divinité de la parole; puis des grandeurs et des décadences qui montent et descendent de Salomon à Hérode; puis l'assujettissement aux Romains; puis un Calvaire, où un prophète plus surnaturel monte sur un autre arbre de science pour proclamer l'abolition de l'ancienne loi, et promulguer pour l'homme, sans acception de tribus, Juifs et païens, une loi plus douce scellée de son sang;
Puis une autre terre et un autre ciel pour l'univers romain devenu l'Europe.
N'est-ce pas là un poëme à la fois merveilleux, philosophique, populaire, qui s'empare d'avance de toutes les imaginations dont le poëte épique chercherait vainement à s'emparer après celui-là? La place n'est-elle pas prise? Poëme immense qui commence par une pastorale dans un ciel terrestre, qui se poursuit par des épithalames comme le Cantique des cantiques, par des élégies dans les Psaumes de David, par des odes dans les versets des prophètes, par une tragédie dans l'holocauste d'une victime pure sur le Golgotha, et dans des apothéoses dans le ciel final des esprits!... En sorte que toute l'humanité naissante, déchue, (p. 100) gémissante, priante, chancelante, vivante, morte, ressuscitée, est contenue et exprimée dans cette épopée des races hébraïques; que le prêtre et le poëte n'est qu'un seul homme pour les peuples de cette théogonie; et que toutes les fois que le peuple assiste à ses mystères dans les temples, il entend le pontife réciter ses annales, chanter ses hymnes, commémorer ses drames, et qu'il assiste ainsi à sa propre épopée en action! Quel rôle reste-t-il au merveilleux des poëtes épiques dans des contrées où l'on apprend par cœur ce livre aux générations qui se renouvellent, pendant que le lait des mères coule encore sur les lèvres des enfants?
N'accusons donc pas l'Europe moderne de n'avoir pas de poëme épique. Ce n'est pas la faute de sa poésie, c'est la conséquence de sa Bible, plus poétique et plus merveilleuse que ses poëmes. Il n'y a dans ce fait aucun symptôme de dépérissement de son génie ni de stérilité dans sa séve; il y a, au contraire, le symptôme d'une soif d'infini et de merveilleux qui atteste la jeunesse d'imagination dans les peuples. Nous reviendrons l'année prochaine sur ce sujet, quand nous étudierons littérairement, (p. 101) et non théologiquement, les poëmes hébraïques dans la Bible: Bossuet lui-même les a étudiés à ce point de vue.
Nous convenons néanmoins, avec ceux qui signalent en ce moment une certaine stérilité momentanée dans le génie littéraire de l'Europe moderne, qu'en effet ce génie semble non pas décroître, mais se reposer comme d'une trop énergique production d'hommes et d'œuvres, depuis la mort de Gœthe, de Schiller, de Klopstock en Allemagne, et depuis la mort de Byron, de Walter Scott, de Fox, de Pitt, de Canning, de Sheridan, de Peel en Angleterre. Ces poëtes, ces orateurs, ces hommes d'État, bien que remplacés sur les trois scènes par des hommes qui soutiennent le nom de leur patrie, semblent avoir épuisé pour un temps la prodigieuse fécondité de l'esprit humain dans le commencement de ce siècle. Il y a des saisons pour ces grands phénomènes de végétation intellectuelle comme pour les plantes. Oui, quand on jette un regard sur les États de l'Europe moderne aujourd'hui, on se (p. 102) demande en vain où sont les hommes qu'ont vus nos pères ou que nous avons vus nous-même dans notre jeunesse? Où sont ces noms qui remplissaient l'oreille dans la poésie, dans l'éloquence, à la tribune, dans les conseils des peuples ou des rois? Qui est-ce qui dépasse aujourd'hui du front la taille ordinaire, en Russie, en Prusse (excepté pourtant Humboldt, qui vit encore), en Allemagne, en Angleterre? Est-ce qu'il n'y a pas une grande lacune, non pas dans les masses, mais dans les supériorités? Est-ce qu'on ne dirait pas que toutes les étoiles de première grandeur de ces groupes de l'Europe ont pâli tout à coup et n'ont été remplacées que par des reflets affaiblis de leur splendeur nationale?
La complaisance et la flatterie répondraient en vain: Non; l'impartialité en convient. En promenant son regard sur l'Europe, on voit des peuples, on ne voit plus d'hommes démesurés au sommet des institutions ou des littératures. J'en excepte les nations où, comme en Espagne, en Italie, en Portugal, au Brésil, en Amérique, les secousses des révolutions et les enfantements de l'indépendance ou de la liberté ont redonné aux forces intellectuelles (p. 103) endormies une vitalité qui commence par l'héroïsme et qui finit par la poésie.
Ce sont des pays qui naissent ou qui renaissent. La nature, sollicitée par le patriotisme, y concentre sa vigueur pour faire d'abord des citoyens, puis des hommes d'État, puis des orateurs, puis des poëtes. Dans tous ces pays on peut s'attendre à des prodiges prochains d'intelligence appliquée aux lettres. Quand il y a une grande œuvre à faire, elle fait naître les instruments.
Mais, en France, est-il vrai que le niveau de l'esprit humain, politique, scientifique, poétique, oratoire, littéraire, ait baissé dans cette première moitié du siècle? Est-il vrai qu'il y ait pénurie d'hommes, disette de génie, affaissement du ressort, abaissement du niveau? Est-il vrai que ces détracteurs rétrospectifs de l'intelligence française soient fondés à nous convaincre d'une prétendue décadence qui n'existe que dans leurs courtes pensées? Est-il vrai que l'âge des grandes choses, des grands esprits et des grandes (p. 104) paroles soit passé pour nous et pour nos descendants, et que nous n'ayons plus qu'à nous résigner à la stérilité et à couvrir nos fronts, comme les prophètes de malheur, de la cendre de nos pères?
Nous ne sommes ni optimiste ni pessimiste de caractère, ni infatué de notre part de temps dans la petite période de siècles que notre nation et nous nous avons à vivre, ni dédaigneux de la part de temps que nos pères de toutes les dates ont eue à vivre avant nous. Nous n'avons pas à un très-haut degré cette vanité collective, la plus vaine des vanités, qu'on appelle la vanité nationale; nous n'avons ni excès de sévérité ni excès d'estime pour le pays dont nous portons le nom. S'il fallait tout dire, peut-être nous a-t-on justement accusé quelquefois de n'avoir pas assez de ce patriotisme de mappemonde qui s'arrête aux frontières, et d'avoir trop de penchant pour ce patriotisme universel ou cosmopolite qui s'honore d'être né homme par le don de Dieu beaucoup plus que d'être né Français par l'effet du hasard.
(p. 105) Homo sum! voilà ma patrie! Nous l'avons dit dans ces vers qui nous ont été assez reprochés, et que nous ne désavouons pas, dans un temps où une mesquine politique voulait nous agacer contre l'Allemagne et nous ameuter contre l'Angleterre:
Et pourquoi nous haïr, et mettre entre les races
Ces bornes de nos cœurs qu'abhorre l'œil de Dieu?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces?
Sa voûte est-elle un mur, une borne, un milieu?
Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L'esprit s'arrête-t-il où s'arrêtent vos pas?
Déchirez ces drapeaux; une autre voix vous crie:
«L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie;
La fraternité n'en a pas!»
Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,
Qui bornent l'héritage entre l'humanité:
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières;
Le monde en s'éclairant s'élève à l'unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis!
Chacun est du climat de son intelligence;
Je suis concitoyen de toute âme qui pense:
La vérité, c'est mon pays!
Pourquoi nous disputer la montagne ou la plaine?
Notre tente est légère, un vent va l'enlever.
La table où nous rompons le pain est encor pleine,
Que la Mort, par nos noms, nous dit de nous lever.
(p. 106) Quand le sillon finit, le soc le multiplie.
Aucun œil du soleil ne tarit les rayons;
Sous le flot des épis la terre inculte plie,
Le linceul, pour couvrir leur race ensevelie,
Manque-t-il donc aux nations?
Amis, voyez là-bas! la terre est grande et plane!
L'Orient délaissé s'y déroule au soleil;
L'espace y lasse en vain la lente caravane,
La solitude y dort son immense sommeil!
Là des peuples taris ont laissé leurs lits vides;
Là d'empires poudreux les sillons sont couverts;
Là, comme un stylet d'or, l'ombre des pyramides
Mesure l'heure morte à des sables livides
Sur le cadran nu des déserts?
. . . . . . . . .
L'homme qui a écrit ces vers ne peut pas être suspect de partialité nationale. Mais notre titre de Français du dix-neuvième siècle ne doit pas nous empêcher cependant de rendre justice à notre patrie et à notre temps. Eh bien! je le dis avec une conviction qui n'emprunte rien au patriotisme et rien à l'illusion, pendant que la grande littérature, l'expression de l'esprit humain par la parole, baisse depuis quelques années en Europe, elle monte en France.
Pour le prouver, il faut envisager d'un regard (p. 107) le caractère de la littérature française, depuis ses premiers balbutiements jusqu'à nos jours.
Et d'abord, répétons-le bien ici: tels peuples, tels livres; le caractère d'une littérature, c'est tout simplement le caractère de la nation. Or, qu'est-ce que la France?
La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion et de contraste dans l'unité. Après avoir été longtemps la Gaule semi-barbare sous ses druides, caste sanguinaire dont un système historique faux veut faire aujourd'hui une académie de platoniciens; après avoir succombé sous les Romains, le flot des races orientales et des émigrations du Nord l'envahit, et la mélange d'un sang plus pur et plus raffiné que le sang gaulois. Les Francs, ces croisés de la conquête, s'en emparent et lui donnent son nom; les Bretons, les Normands s'établissent sur ses côtes du nord; les Lombards et les Germains inondent les rives de son Rhin et de sa Saône; les Goths y débordent des Pyrénées sur ses versants (p. 108) français, les Liguriens et les Grecs sur ses Provences; les Sarrasins eux-mêmes pénètrent jusqu'au cœur du pays, et y laissent, en refluant vers l'Espagne, des colonies, des mœurs, des langues, des imaginations orientales. Le Gaulois proprement dit disparaît sous le flot successif de ces invasions, ou ne se conserve plus que dans les peuplades tout à fait serviles et illettrées des groupes de montagnes, qui sont le noyau central de sa géographie. La Gaule a disparu sous la France; et la France elle-même n'est plus qu'une grande mêlée de races, de sang, de langues, de mœurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce qu'elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. On assiste pour ainsi dire à ce travail des siècles et de la mer, qui jette des alluvions de sable et de coquillages sur des falaises, et qui solidifie ce sable devenu granit en le polissant.
La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la France nationale. Son caractère n'est pas un caractère, c'est un amalgame. (p. 109) Voilà pourquoi on l'accuse de ne pas avoir de caractère; cela est vrai; mais cela est bien plus beau, car elle en a plusieurs. C'est la pauvreté des autres races nationales de l'Europe, de n'avoir qu'un caractère national; c'est le génie, c'est l'aptitude, c'est la grandeur, c'est la gloire de la France, d'en avoir plusieurs. C'est par là qu'elle était prédestinée par la Providence à cette universalité qui est son signe entre tous les peuples. Lorsque le travail intestin du temps, du culte, des rois, des ministres, des événements eut fondu toutes ces diversités dans une unité de plus en plus parfaite et qui n'est pas achevée encore, il en sortit la France, c'est-à-dire la race multiple et une tout à la fois, le caractère, non plus français, non plus gaulois, non plus germain, non plus breton, non plus italien, non plus occitanien, non plus armoricain, non plus burgunde, mais le caractère européen par excellence, la nationalité cosmopolite, l'équilibre de toutes les facultés; autrement dit, le bon sens moderne.
Sans doute cette fusion de toutes ces races, de tous ces caractères et de toutes ces facultés opposées qui s'est opérée dans le bassin français entre les Alpes, les Pyrénées, les deux mers, en effaçant ces divers génies, a dû en même temps effacer quelque chose des facultés dominantes de chacune de ces races. Nous ne le nions pas. C'est par là que la France est plus policée, c'est par là qu'elle est moins originale; c'est par là qu'en politique elle a Montesquieu et qu'elle n'a pas Machiavel; c'est par là qu'en poésie elle a Racine et qu'elle n'a pas Shakspeare; c'est par là qu'en philosophie elle a Voltaire et qu'elle n'a pas Bacon, Newton ou Leibnitz.
Mais, si elle a moins d'originalité et moins de profondeur, elle a aussi bien plus de convenance, de choix et de goût dans l'esprit. Voilà pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître dans la littérature française les trois grands caractères qui finissent par dominer un monde et une ère de l'esprit humain. Ces trois grandes qualités, selon nous, sont:
(p. 111) L'universalité, le bon sens et le bon goût.
Ce n'est pas par ces trois caractères qu'on étonne de loin en loin l'univers, mais c'est par ces trois caractères qu'on le conquiert lentement et qu'on le possède longtemps. Ce n'est pas par là qu'on a les plus grands hommes littéraires, mais c'est par là qu'on a la plus grande littérature parmi les nations lettrées.
Ceci vous deviendra plus évident l'année prochaine, quand je prendrai devant vous corps à corps les poëtes, les philosophes, les orateurs, les écrivains français depuis l'origine des lettres chez nous, et que je les comparerai, en les analysant, aux maîtres des autres littératures de l'Europe moderne. Ce ne sont pas nos poëtes et nos écrivains qui auront le plus de facultés excellentes, mais ce sont eux qui auront le moins d'imperfections et de vices dans la pensée; ce ne sont pas eux qui auront la grande imagination, mais ce sont eux qui auront le grand discernement. Les miracles seront ailleurs; la perfection relative et continue sera ici.
Nous ne croyons, en sentant ainsi, ni déprécier les autres races européennes, ni flatter la France. Dieu partage ses dons, et le peuple qui (p. 112) croit tout avoir à lui tout seul n'a que son ignorance et sa vanité. Ce don du bon sens, du bon goût et de l'universalité est assez beau pour qu'on s'en contente. D'ailleurs c'est celui qui promet le plus long avenir à une nation littéraire. L'imagination vieillit et tarit, le bon sens et le bon goût ne vieillissent pas; ils se perfectionnent avec les siècles. La France paraît destinée à hériter de l'Europe.
Ce caractère de diversité prodigieuse des races qui composèrent peu à peu la nationalité française fut nécessairement un obstacle à la formation prompte d'une littérature nationale. Ce fut pendant longtemps une littérature de peuplades, et nullement une littérature de nation. Comment y aurait-il eu une littérature? il n'y avait pas même de langue. On parlait latin, celte, normand, italien, espagnol, arabe, allemand, breton, provençal, languedocien; de toutes ces langues mal comprises et mal fondues se formait un patois semi-barbare, qui ne pouvait servir encore de forme logique et de véhicule à une pensée littéraire. Si les pensées (p. 113) font les langues, comme nous l'avons dit au commencement, les langues aussi font les pensées. Là où il n'y a pas de mot, la pensée meurt, ou naît embarrassée et confuse dans ses langes. Ceux qui pensaient ou qui sentaient un peu plus fortement que les autres ne savaient dans quelle langue parler. Les prédicateurs prêchaient en latin, les premiers poëtes chantaient en italien ou en langue romane, patois italien; ou en languedocien, patois méridional; ou en langue celtique corrompue, patois des deux Bretagnes ou du pays de Galles. Nous examinerons rapidement, sans nous y arrêter, les premiers romans en vers de ces poëtes sans langues, dont on a voulu faire des Homères et des Tasses inconnus. Ils ne sont, selon nous, que des bardes paysans récitant en patois rimés des légendes populaires, mêlant le merveilleux des Mille et une nuits arabes aux exploits fabuleux de Roland et aux galanteries maniérées des poëtes de la basse Italie, précurseurs de l'Arioste; c'était une littérature ambulante, gagne-cœurs des troubadours dans les châteaux, et gagne-pain des trouvères dans les veillées des chaumières. Il pouvait y avoir là quelque naïveté, mais il n'y (p. 114) avait point de génie. Le génie ne naît point avant les langues. On dit qu'il les fait, cela est faux; ce sont les peuples qui font les langues, ce sont les hommes de génie qui les consacrent en les faisant parler. Quand Dante écrivit son poëme toscan en Italie, soyez sûrs que Florence avait fait sa langue avant son poëte.
Le malheur de la littérature française, si tardive à naître et qui date à peine d'hier (deux siècles, c'est hier pour une littérature); le malheur de la littérature française fut précisément cette diversité de langues ou plutôt de patois entre lesquels elle avait à choisir en naissant. Aussi (et remarquez bien ici un fait qui nous explique le peu d'originalité dont on accuse très-justement la littérature française), quand il fallut choisir définitivement sa langue, au moment où, sous les Valois, la nation fut assez formée et assez policée pour avoir une littérature, que fit-elle? Dans l'embarras de ce choix, elle rejeta tous ces patois et toutes ces ébauches de littérature romane, celtique, languedocienne, qui lui auraient donné du (p. 115) moins un caractère plus original, plus libre, plus propre à ses idées comme à ses mœurs, comme à son climat, et elle choisit le latin, souche commune et vieillie de tous ces idiomes, pour latiniser son mauvais français.
De ce jour-là, son originalité fut perdue pour longtemps; car, en se décidant pour le latin et pour le grec, beaux modèles de langues sans doute, elle se décida du même coup pour l'imitation servile des littératures sorties du latin et du grec, l'imitation, ce fléau des littératures originales!
Fut-ce un bien, fut-ce un mal, que ce caractère servilement imitateur du latin et du grec dans la littérature française naissante? C'est un curieux problème à examiner et à résoudre. Nous le ferons ailleurs; mais nous penchons, contre nos instincts mêmes, à répondre que ce fut un bien.
Sans doute, la littérature française de notre grand siècle et jusqu'à nos jours y a beaucoup perdu, poétiquement parlant, en vérité, en spontanéité, en naïveté, en originalité. Corneille et Racine ont été des poëtes plus grecs et plus latins que français; Bossuet lui-même a été plus hébraïque que gaulois. Deux siècles (p. 116) ont été perdus à calquer avec un génie fourvoyé les littératures grecque et romaine; nous ne saurions assez le déplorer pour ces grands hommes qui ont consumé ainsi leurs forces et leur nom à être des reflets et des satellites de littératures éteintes, au lieu d'être les phares et les lueurs d'une pensée française et originale.
Mais, d'un autre côté, on ne peut se dissimuler que l'imitation d'abord puérile, puis libre, de deux langues aussi bien construites, aussi rationnelles, aussi mûres que le grec et le latin (dérivant presque en entier elles-mêmes du sanscrit, la source indienne de toutes langues); on ne peut se dissimuler, disons-nous, que cette imitation n'ait été un travail très-perdu pour nos écrivains et nos poëtes, mais très-utile pour notre langue française elle-même; on ne peut méconnaître qu'en se calquant sur ce grec, sur ce latin, sur ce sanscrit, langues toutes faites et presque parfaites, la langue française n'y ait contracté une rigueur de construction, une solidité de membrures, une disposition de parties du discours, une propriété de verbe, une logique de sens, une clarté de tours et une maturité de mots qui en (p. 117) ont fait, à l'heure où nous sommes, un des plus parfaits instruments de pensée donnés à un peuple pour créer et pour répandre son esprit dans l'univers et pour le propager loin dans la postérité.
Ainsi consolons-nous d'être les fils de ces deux ou trois siècles qui ont perdu leur temps à calquer des langues et des littératures mortes. Ces littératures mortes avaient quelque chose d'excellent à prendre dans leurs sépulcres, c'étaient leurs ossements; revêtons-les d'une nouvelle chair, animons-les d'un nouvel esprit, et nous aurons renoué, grâce à nos ancêtres imitateurs, les deux plus belles choses dont puisse se composer une littérature parfaite, les langues anciennes et la pensée moderne. Nos poëtes et nos écrivains ont perdu leur temps, mais la nation a gagné une langue; c'est à nous et à nos neveux de rendre à cette langue le caractère d'originalité, non plus puérile, mais virile, que chaque grand peuple trouve tôt ou tard à l'âge de sa maturité.
Ce triple caractère, nous l'avons dit, c'est le bon sens, le bon goût et l'universalité.
Sans adopter le dédain véritablement blasphématoire que les littérateurs de l'école appelée romantique ont manifesté il y a quelques années contre le grand siècle littéraire de la France (le siècle de Louis XIV), nous ne pouvons nous dissimuler cette tendance servile à l'imitation des Grecs et des Romains qui a guidé, mais qui a enchaîné en même temps le génie littéraire français depuis Malherbe.
Il y eut un moment où l'on pouvait espérer une littérature française née d'elle-même.
L'infâme cynique Rabelais, cet Aristophane gaulois, créait une langue avec de la boue, comme l'antiquité avait créé une Vénus avec de l'écume. Le sceptique Montaigne, le candide Amyot, rajeunissaient le latin et le grec francisés, en donnant à leur style la naïveté, la grâce, la souplesse et, pour ainsi dire, l'enfance de la nation; l'audacieux Ronsard, cette imagination attique, avortait dans l'enfantement d'une poésie nationale, mille fois plus libre, plus ailée, plus moderne et plus française que la poésie importée après lui d'Athènes (p. 119) et de Rome. Ces prosateurs et ces poëtes faillirent imprimer à la langue, aux idées, aux vers, ce caractère d'originalité qui manqua après eux à notre littérature. Nous avons dit ce que nous pensons de cet avortement. Ce fut un malheur pour notre génie immédiat, ce fut peut-être un bonheur pour notre génie futur. Nous aurions eu plus tôt de la gloire littéraire, mais nous l'aurions eue moins universelle et moins consolidée plus tard. Cette naïveté originale de ce style gaulois aurait produit sans doute des chefs-d'œuvre de grâce, de finesse, de câlinerie de langue, si l'on peut se servir de ce mot; mais cette langue et ce style seraient restés entachés et comme noués d'une certaine puérilité irrémédiable, qui aurait enlevé au génie français la maturité, la majesté, la force dont ce génie avait besoin pour parler plus tard à l'univers, soit dans sa chaire sacrée, soit dans ses tribunes politiques, soit sur son théâtre, soit dans ses poëmes.
Os magna sonaturum! Bouche prédestinée à parler avec accent des grandes choses.
Ainsi, encore une fois, ne nous plaignons pas. Nous aurions eu des Rabelais, des Montaigne, (p. 120) des Ronsard; aurions-nous eu des Bossuet, des Pascal, des Mirabeau? J'en doute.
Nous donnons ces consolations en passant à ceux qui déplorent, comme les romantiques, que la littérature française, prête à naître originale à cette époque, se soit tout à coup dénationalisée elle-même en s'absorbant dans l'imitation superstitieuse de l'antiquité. Cela dit, nous convenons avec eux que le plus grand nombre de nos écrivains et de nos poëtes, dans ce que nous appelons avec raison notre grand siècle, ont été aussi peu Français qu'on peut l'être en France.
Malherbe imite Pindare sans avoir ses ailes.
Boileau imite Horace dans tout ce qu'un homme d'esprit peut imiter d'un homme de grâce; il n'est original que dans le Lutrin, chef-d'œuvre de badinage poétique, mais badinage enfin. Une nation sérieuse ne fonde pas sa poésie sur une facétie. Le sérieux en tout fait partie du beau. L'humanité n'est pas une bouffonnerie; l'homme n'est pas né pour le rire.
(p. 121) Corneille imite surtout les Espagnols, et Sénèque; c'est un Romain, si l'on veut, mais un Romain d'Ibérie; Romain exagéré, déclamatoire, qui donne à l'héroïsme l'attitude, le geste, l'accent du matamore. On peut admirer tout de lui, excepté le caractère naturel, vrai, proportionné et sobre de son pays. Corneille est tout ce qu'on voudra, excepté Français. Supposez qu'on trouve après mille ans, dans une catacombe, un volume de Corneille, et qu'on se demande de quelle nation était ce poëte enflé comme un Castillan, tendu comme un Latin, sublime comme un Africain, pompeux comme un Gascon, raisonneur comme un Anglais, à coup sûr on ne devinera pas en mille que ce grand homme était du pays de la Fontaine, de Molière ou de Boileau!
Racine imite, ou plutôt calque les tragiques grecs, Euripide et Sophocle, dans ses tragédies. Dans sa comédie des Plaideurs, il imite jusqu'à Aristophane dans la scène burlesque des petits chiens; mais pourtant il imite en maître, c'est-à-dire en transformant. Il fait de la langue poétique de la France une musique où le sens, l'image et l'harmonie confondus donnent au mot la magie du son, au son le (p. 122) sentiment du mot. Imitateur dans les sujets, dans la langue il est créateur: la poésie et lui s'incarnent dans le même nom. Le vers est reconstruit grand comme celui d'Homère, pur comme celui de Virgile. En diction poétique, après lui on peut descendre, mais on ne peut plus remonter, à moins de monter plus haut que nature.
Mais, s'il est Grec dans Andromaque, Latin dans Britannicus et dans Phèdre; dans Athalie il est lui-même, il est Français. Pourquoi? Parce qu'il s'inspire de sa propre religion, qui n'avait encore inspiré que des hymnes. Ce chef-d'œuvre incomparable de la scène française et de toutes les scènes, que nous analyserons bientôt devant vous, peut soutenir le parallèle avec toutes les épopées et tous les drames, avec toutes les langues de l'Inde, de la Grèce et de Rome. Athalie est le Parthénon des littératures modernes. Après avoir imité trente ans, le Phidias de la poésie, Racine se hasarde enfin à tenter son chef-d'œuvre, et, en signant de son nom son premier monument original, il signe en même temps le nom de la France. Elle a fait Athalie, comme Athènes a fait le Parthénon; car Athènes avait fait Phidias, et la (p. 123) France avait fait Racine. Le pays qui a produit Athalie, n'eût-il produit que ces quinze cents vers, serait encore le premier pays littéraire parmi les nations de l'Europe.
Malheureusement ce chef-d'œuvre est unique et il est isolé; il est construit de matériaux bibliques, et ses dimensions n'égalent pas sa beauté. Mais le temple de Thésée à Athènes est petit aussi, et il n'en est pas moins le modèle accompli des temples. La beauté dans les œuvres de l'homme ne se mesure pas, elle se sent. C'est à la sensation qu'on mesure la grandeur. La sensation d'Athalie est grande comme le temple de Salomon, plein de la présence de Jéhovah. Le Dieu n'était pas contenu dans le temple, mais il y était conclu et senti. Il en est ainsi du génie poétique et religieux de Racine; il n'est pas contenu dans Athalie, mais il y est manifesté dans son originalité, dans sa majesté et dans sa puissance. Plaignons ceux qui ne respirent pas l'immortalité dans de tels vers!
Bossuet imite les prophètes hébraïques. Prophète lui-même, il donne à sa langue la hauteur, (p. 124) l'autorité, l'antiquité et quelquefois la divinité du Vieux Testament. L'accent de l'hébreu et ses âpres images passent avec lui dans le français, et en fait une langue d'airain. Il la façonne à son insu pour la grande histoire et pour la grande révolution oratoire. Le français se moule, au besoin, rude, âpre, disproportionné, colossal, fruste, sur le génie incorrect et démesuré de ce Michel-Ange de notre langue.
Fénelon imite Homère, Virgile et Platon, jusqu'à la souplesse désossée d'un vêtement qui se plie au nu et aux formes des membres. C'est le plus mélodieux des échos de l'antiquité poétique. Il donne néanmoins aux doctrines évangéliques dont il est le ministre quelque chose de lui-même, la poésie de son platonisme, le vague de son imagination, la mélancolie de son cœur. Il effémine avec grâce cette langue trop durcie par la trempe de Bossuet; il la rend malléable et propre aux plus tendres épanchements de la piété, de la rêverie et de l'amour.
(p. 125) Pascal n'imite rien, parce qu'il ne trouve rien à imiter dans l'antiquité. Excepté dans l'Inde qui était complétement inconnue alors, l'antiquité ne creuse pas comme ce penseur; aussi n'a-t-elle pas de ces cris d'horreur, de ces agonies du néant qui sont dans la langue de Pascal. Il se place à l'extrême bord des mystères chrétiens, il regarde au fond d'un œil effaré, il y prend le vertige, et il se parle à lui-même presque par monosyllabes. Sa langue n'est qu'une logique désespérée, un radicalisme d'anéantissement de l'homme devant sa destinée; il ne raisonne même plus, il s'abdique. C'est le grand suicide de la métaphysique, qui s'anéantit dans la foi. Algébriste lui-même, il abrége sa pensée et sa langue pour la convertir en formules: les mots lui sont importuns; il voudrait écrire avec des chiffres. De là son désordre, sa vigueur et sa rigueur de termes, sa foudroyante brièveté. La langue lui doit en précision sentie tout ce qu'il fait perdre de droits et de bon sens à la raison humaine. Comme Gilbert, en poésie, il n'a jamais autant de génie d'expression que quand il délire! Mais qui voudrait retrancher Pascal et Gilbert de la langue française?
La Fontaine, selon nous, est un préjugé de la nation. Le caractère tout à fait gaulois de ce poëte lui a fait trouver grâce et faveur dans sa postérité gauloise comme lui, malgré ses négligences, ses immoralités, ses imperfections et ses pauvretés d'invention. Celui-là est un imitateur ou plutôt un traducteur sans scrupule de tout ce qui lui tomba sous la plume. Il n'y a pas, d'après les commentateurs les plus fanatiques de ce plagiaire amnistié à si bon marché, une seule de ses fables ni un seul de ses contes qui lui appartienne. Les fables sont toutes de Lokman, d'Ésope, de Phèdre; les contes sont tous des poëtes licencieux de l'Italie ou de Boccace.
On dit: Mais ces fables lui appartiennent par droit de conquête et de naturalisation par son génie. Nous ne voulons pas trop contester ce prétendu génie. C'est le génie de l'incurie, de la puérilité et de la licence, trois choses qui seraient des vices dans un autre et qui ont du moins quelquefois en lui la grâce peu décente de ses vices. C'est par là qu'au grand (p. 127) détriment de la morale de la nation, la routine l'honore, et l'indulgence lui pardonne. Mais la grande poésie ne le comptera jamais au nombre des poëtes séculaires. À l'exception de quelques prologues courts et véritablement inimitables de ses fables, le style en est vulgaire, inharmonieux, disloqué, plein de constructions obscures, baroques, embarrassées, dont le sens se dégage avec effort et par circonlocutions prosaïques. Ce ne sont pas des vers, ce n'est pas de la prose, ce sont des limbes de la pensée.
Ses contes sont infiniment supérieurs par la versification, mais ils sont obscènes quand ses modèles italiens ne sont que glissants. Boccace, son maître, a mille fois plus d'imagination, plus de souplesse, plus de pittoresque, plus de sourire fin dans le récit. L'Arioste est l'Homère du badinage, la Fontaine le contrefait sans jamais l'égaler. Pour quiconque a lu le Joconde original et le Joconde de la Fontaine, il y a entre ces deux poëmes la distance de la grâce à la corruption. Mais la Fontaine cependant, tout en corrompant la morale de l'enfance et les cœurs de la jeunesse, a bien mérité de la langue en lui restituant (p. 128) quelques-uns de ces tours gaulois qui sont les dates de son origine et les familiarités de son génie. On l'a appelé le vieil enfant de son siècle. La Fontaine, en effet, est l'enfant de notre littérature française, mais c'est un enfant vicieux.
Les prédicateurs célèbres de ce temps, tels que Bourdaloue et Massillon après, n'ont rien imité; ils sont originaux dans la forme comme dans le fond. L'antiquité n'avait pas cette éloquence sereine et impérieuse parlant à la conscience au nom du ciel. Ces prophètes raisonneurs de l'Église devenue littéraire ont donné à la langue, avec la période de Cicéron, la gravité, la majesté, l'autorité de l'accent qui manquaient, jusqu'à eux, au génie gaulois de leur patrie. La langue s'est faite dans les livres, elle s'est polie dans les cours, elle s'est virilisée dans les chaires; elle n'était que spirituelle dans la conversation, harmonieuse dans les vers, énergique sur les théâtres, elle est devenue éloquente dans les cathédrales. Les prédicateurs (p. 129) ont préparé l'auditoire et l'oreille aux orateurs.
Quant à l'histoire, elle n'avait encore ni assez d'âge, ni assez d'indépendance, ni assez de profondeur, ni surtout assez de politique; elle ne connaissait dans le récit que le conte, le poëme ou la chronique: son Tacite inculte, Saint-Simon, trop passionné pour être imitateur de personne, lui donna tout à coup l'originalité de son propre caractère. Ni la Grèce, ni Rome, ni les nations de l'Europe moderne, n'ont un pareil monument de langue et d'histoire. Ce n'est plus le récit, c'est le drame; ce n'est plus la draperie, c'est le nu; ce n'est plus le portrait, c'est l'homme; l'homme avec tous ses traits vivants, calqués sur les beautés comme sur les difformités de sa nature; la photographie du siècle; un roi, une cour, des flatteurs, des courtisans, des ambitieux, des hypocrites, des hommes de bien, des méchants, des femmes, des pontifes, une nation tout entière saisie au passage dans son mouvement le plus accéléré, et reproduite, non pas seulement (p. 130) par l'art, mais par la passion. Le plus grand coloriste, c'est la passion, parce qu'elle ne prend pas ses couleurs sur une palette, mais dans son propre cœur. Le plus grand peintre (nous ne disons pas le plus vrai) est celui qui aime ou qui hait le plus ses modèles.
Tel est Saint-Simon, historien par hasard, moraliste par explosion, philosophe par colère, satirique par humeur, vertueux par dégoût. Tacite et Juvénal dans la même page, il crée une langue à la vigueur de ses aversions et de ses amours. Son style de coups et de contre-coups brise en mille pièces la période ou l'épanche en un flot intarissable et écumant de phrases qui entraînent l'âme de ses lecteurs dans le débordement de ses impressions.
Après lui, la langue historique est faite, mais elle est en poussière. Il n'y a plus qu'à en ramasser les morceaux, et à en recomposer la structure pour en faire la langue la plus historique, c'est-à-dire la plus lapidaire et la plus sculpturale qu'un peuple ancien ou moderne ait jamais écrite pour la postérité.
Molière, quoique ami et disciple de l'imitateur Boileau, n'imite personne non plus. La raison de cette complète originalité de Molière est toute simple. La comédie est la peinture des mœurs. Un poëte tragique ou épique, comme Corneille ou comme Racine, peut imiter l'antiquité, parce qu'il peint la fable ou l'histoire, choses antiques qui se prêtent aux costumes et aux passions hors du temps; mais un poëte comique n'est comique qu'à la condition d'être vrai, d'être actuel et de prendre ses modèles, ses couleurs et ses aventures, non dans des mœurs mortes, mais dans des mœurs vivantes.
Aussi est-il ramené forcément à l'originalité par la nécessité de copier, non ce qu'il a lu, mais ce qu'il a vu sous ses yeux dans les mœurs de son pays et de son époque. Quel peuple s'intéresserait à une comédie de Ménandre ou de Térence? Il y faudrait un parterre d'érudits et d'académiciens. Aussi, malgré (p. 132) le caractère éminemment classique et souvent latin de sa diction en vers, Molière devint-il dans ses comédies complétement Français, et par cela même complétement original.
Nous n'examinerons pas aujourd'hui s'il doit être compté au rang des poëtes? s'il suffit, pour mériter ce nom de poëte, d'avoir écrit spirituellement la satire ou la comédie de son siècle en vers? si la peinture de mœurs et la poésie ne sont pas deux choses très-dissemblables dans le fond, quoique se ressemblant en apparence par la langue rhythmée et rimée? Nous essayerons de résoudre cette question littéraire quand nous examinerons les œuvres du plus grand comique de tous les temps et de toutes les nations. Il nous suffit aujourd'hui de constater que dans ce siècle de Louis XIV, où le génie français flottait encore indécis entre la servile imitation et l'indépendante originalité, la tragédie imitait et la comédie inventait. Molière n'est si grand que parce qu'il fut lui-même. La nation lui sait gré de lui avoir enseigné à oser croire à son propre génie. Si ce n'est pas le poëte, c'est au moins pour elle le peintre et le moraliste national.
On peut en dire autant, quoiqu'à une immense (p. 133) distance, de la Bruyère, ce Molière en maximes et ce Saint-Simon en miniature. Il n'imite rien qu'un peu Sénèque dans la pensée et un peu Théophraste dans la brièveté, mais il fortifie la langue en la resserrant, comme on fortifie la corde trop lâche dans le nœud pour en centupler la force. Le français, depuis la Bruyère, devint propre à être au besoin l'algèbre des pensées. C'est un mérite nul pour l'éloquence et pour la poésie, mais capital pour la philosophie et pour la science. Or le français était destiné à devenir aussi un jour la langue de la science, de l'industrie et de l'économie politique, et à tout abréger en formulant tout. Nous devons donc de la reconnaissance à la Bruyère.
Mais le plus incontestable des écrivains originaux qui donnèrent une langue propre à la France et une langue au cœur plus encore qu'à l'esprit, c'est une femme. Vous avez déjà nommé madame de Sévigné. Qu'aurait-elle (p. 134) imité? Le cœur est éternellement original, même quand l'esprit est plagiaire.
C'était un écrivain de cœur, un génie du foyer, un esprit domestique. Elle était née pour rendre au français, trop majestueux et trop tendu par les efforts des imitateurs des langues classiques, la détente, l'élasticité et la volubilité de sens, de mots et de tours. Le français était devenu, sous la main virile des écrivains de son siècle, la langue des chaires sacrées, des affaires d'État et des livres; elle devait en faire la langue par excellence de la conversation et de la familiarité. Les langues ne servent pas seulement à écrire, elles servent surtout à causer. L'entretien est une de leurs fonctions les plus usuelles. Elle créa la langue de l'entretien. L'entretien avec les personnes absentes, c'est la correspondance. Les lettres de madame de Sévigné sont un entretien fixé.
Ce style de madame de Sévigné, dont on retrouve à chaque instant l'esprit et la forme dans la langue de la France depuis la publication de ses volumes de lettres, est le chef-d'œuvre le plus véritablement original que la littérature française puisse présenter, sans craindre de rivalité, à toutes les littératures (p. 135) anciennes et modernes. C'est le cachet de la France mis sur le style de son plus grand siècle.
Nous définissons ainsi nous-même le style, et surtout celui de madame de Sévigné, le style français, dans ces paroles.
Buffon a dit: Le style est l'homme. Buffon a dit, dans ce mot, ce que le style devrait être bien plutôt que ce qu'il est; car, bien souvent, le style est l'écrivain, plus qu'il n'est l'homme. L'art s'interpose entre l'écrivain et ce qu'il écrit; ce n'est plus l'homme que vous voyez, c'est le talent. Le chef-d'œuvre des véritables grands écrivains, c'est d'anéantir en eux le talent et de n'exprimer que l'homme; mais, pour cela, il faut que la sensibilité soit plus accomplie en eux que l'art, c'est-à-dire il faut qu'ils soient plus grands hommes encore par le cœur que par le style.
Combien y a-t-il de livres par siècle, et même dans tous les siècles, qui portent ce caractère et (p. 136) qui vous donnent de l'âme une impression plus vivante que du génie? Trois ou quatre. Le livre masque presque toujours l'auteur; pourquoi? Parce que le livre est une œuvre d'art et de volonté, où l'auteur se propose un but, et où il se montre, non ce qu'il est, mais ce qu'il veut paraître.
Ce n'est pas dans les livres qu'il faut chercher le véritable style; il n'est pas là. Je me trompe, il est là; mais c'est dans les livres que l'homme a écrits sans penser qu'il faisait un livre, c'est-à-dire dans ses lettres. Les lettres, c'est le style à nu; les livres, c'est le style habillé. Les vêtements voilent les formes; en style comme en sculpture, il n'y a de beau que la nudité. La nature a fait la chair, l'homme a fait l'étoffe et la draperie. Voulez-vous voir le chef-d'œuvre, dépouillez la statue; cela est aussi vrai de l'esprit que du corps.
Ce que nous aimons le mieux des grands écrivains, ce ne sont pas leurs ouvrages, c'est eux-mêmes; les œuvres où ils ont mis le plus d'eux-mêmes sont donc pour nous les meilleures. Qui ne préfère mille fois une lettre de Cicéron à une de ses harangues? une lettre de Voltaire à une de ses tragédies? (p. 137) une lettre de madame de Sévigné à tous les romans de mademoiselle de Scudéry, qu'elle appelait Sapho, et dont elle regardait d'en bas briller la gloire sans oser élever son ambition si haut? Ces grands esprits ont eu du talent dans leurs ouvrages prémédités d'artistes; mais ils n'ont eu de véritable style que dans leur correspondance; pourquoi encore? Parce que là ils ne pensaient point à en avoir ou à en faire. Ils prenaient, comme madame de Sévigné, leur sensation sur le fait; ils n'écrivaient pas, ils causaient; leur style n'est plus le style, c'est leur pensée même.
De toutes les facultés de l'esprit, la plus indéfinissable, selon nous, c'est le style; et, si nous avions à notre tour à le définir, nous ne le définirions que par son analogie avec quelque chose qui n'a jamais pu être défini, la physionomie humaine. Nous dirions donc: Le style est la physionomie de la pensée.
Regardez bien un visage, et tâchez de vous (p. 138) expliquer à vous-même pourquoi ce visage vous charme ou vous repousse, ou vous laisse indifférent; le secret de cette indifférence, de ce charme ou de cette répulsion est-il dans tel ou tel trait du visage? dans l'ovale plus ou moins régulier du contour? dans la ligne plus ou moins grecque du front? dans le globe plus ou moins enfoncé des yeux? dans leur couleur? dans leur regard? dans le dessin plus ou moins correct des lèvres? dans les nuances plus ou moins vives du teint? Vous ne sauriez le dire, vous ne le saurez jamais; l'impression générale est un mystère, et ce mystère s'appelle physionomie. C'est la contre-épreuve du caractère tout entier sur le front; c'est le résumé vivant et combiné de tous les traits flottant comme une atmosphère de l'âme sur la figure. Tant de nuances concourent à former cette atmosphère qu'il est impossible à l'homme qui la sent de la décomposer; il aime ou il n'aime pas, voilà toute son analyse; le jugement n'est qu'une impression aussi rapide qu'un instinct, et aussi infaillible en nous que l'impression que nous ressentons en plongeant la main dans une eau brûlante, tiède ou froide. Nous avons chaud ou nous avons froid à l'âme (p. 139) en regardant cette physionomie: voilà tout ce qu'il est permis de conclure.
Eh bien! il en est de même du style: nous sentons s'il nous charme ou s'il nous laisse languissants, s'il nous réchauffe ou s'il nous glace; mais il est composé de tant d'éléments indéfinissables de l'intelligence, de la pensée et du cœur, qu'il est un mystère pour nous comme la physionomie, et qu'en le ressentant dans ses effets, il nous est impossible de l'analyser dans ses causes. Les rhéteurs n'ont jamais pu l'enseigner ni le surprendre, pas plus que les chimistes n'ont pu saisir le principe de vie qui fuit sous leurs doigts dans les éléments qu'ils élaborent: on sait ce qu'il produit, on ne sait pas ce qu'il est. Et comment le saurait-on? l'écrivain ne le sait pas lui-même; c'est un don de sa nature, comme la couleur de ses cheveux ou comme la sensibilité de son tact.
Énumérez seulement quelques-unes des conditions (p. 140) innombrables de ce qu'on nomme style, et jugez s'il est au pouvoir de la rhétorique de créer dans un homme ou dans une femme une telle réunion de qualités diverses:
Il faut qu'il soit vrai, et que le mot se modèle sur l'impression, sans quoi il ment à l'esprit, et l'on sent le comédien de parade au lieu de l'homme qui dit ce qu'il éprouve;
Il faut qu'il soit clair, sans quoi la parole passe dans la forme des mots, et laisse l'esprit en suspens dans les ténèbres;
Il faut qu'il jaillisse, sans quoi l'effort de l'écrivain se fait sentir à l'esprit du lecteur, et la fatigue de l'un se communique à l'autre;
Il faut qu'il soit transparent, sans quoi on ne lit pas jusqu'au fond de l'âme;
Il faut qu'il soit simple, sans quoi l'esprit a trop d'étonnement et trop de peine à suivre les raffinements de l'expression, et, pendant qu'il admire la phrase, l'impression s'évapore;
Il faut qu'il soit coloré, sans quoi il reste terne, quoique juste, et l'objet n'a que des lignes et point de reliefs;
(p. 141) Il faut qu'il soit imagé, sans quoi l'objet, seulement décrit, ne se représente dans aucun miroir et ne devient palpable à aucun sens;
Il faut qu'il soit sobre, car l'abondance rassasie;
Il faut qu'il soit abondant, car l'indigence de l'expression atteste la pauvreté de l'intelligence;
Il faut qu'il soit modeste, car l'éclat éblouit;
Il faut qu'il soit riche, car le dénûment attriste;
Il faut qu'il soit naturel, car l'artifice défigure par ses contorsions la pensée;
Il faut qu'il coure, car le mouvement seul entraîne;
Il faut qu'il soit chaud, car une douce chaleur est la température de l'âme;
Il faut qu'il soit facile, car tout ce qui est peiné est pénible;
Il faut qu'il s'élève et qu'il s'abaisse, car tout ce qui est uniforme est fastidieux;
Il faut qu'il raisonne, car l'homme est raison;
Il faut qu'il se passionne, car le cœur est passion;
(p. 142) Il faut qu'il converse, car la lecture est un entretien avec les absents ou avec les morts;
Il faut qu'il soit personnel et qu'il ait l'empreinte de l'esprit, car un homme ne ressemble pas à un autre;
Il faut qu'il soit lyrique, car l'âme a des cris comme la voix;
Il faut qu'il pleure, car la nature humaine a des gémissements et des larmes;
Il faut... Mais des pages ne suffiraient pas à énumérer tous ces éléments dont se compose le style. Nul ne les réunit jamais dans une langue écrite, dans une telle harmonie que madame de Sévigné. Elle n'est pas un écrivain, elle est le style. Son livre n'est pas un livre, c'est une vie.
Ainsi une femme achevait la langue de Bossuet et préparait celle de Voltaire. On dirait qu'une faveur secrète de la destinée façonnait ainsi, tantôt sur l'enclume, tantôt sur les genoux d'une mère, le plus divers, le plus malléable (p. 143) et le plus universel instrument de communication de sentiments et d'idées pour la littérature française. Nous avons été injuste quelquefois envers cette langue dans notre jeunesse, en l'accusant d'être trop rebelle à la poésie et trop avare pour l'imagination. Nous nous en repentons maintenant à la réflexion. Elle n'est rebelle et avare que pour les faibles ou pour faire accomplir de plus vigoureux efforts à l'esprit. Elle veut qu'on lui arrache ce qu'elle donne, c'est-à-dire que, comme les instruments de musique les plus parfaits, elle ne souffre pas la médiocrité; elle veut des chefs-d'œuvre ou rien.
Heureux les hommes qui parlent ou qui écrivent en français!
Nous ne pouvons terminer cet aperçu rapide sur la langue du siècle de Louis XIV, sans nous arrêter un moment sur le principal caractère de la littérature de ce siècle. Ce caractère (p. 144) distinctif, selon nous, et qui contribue le plus à lui donner son originalité, c'est le caractère religieux et, pour ainsi dire, SACERDOTAL. C'est l'Église qui inspire, c'est le prêtre qui se pose en pontife des lettres. À l'exception de Corneille, de Racine, de la Fontaine, de Pascal, de Nicolle, de Boileau, de Saint-Simon, presque tous les grands fondateurs du style sont des écrivains ou des orateurs sortis du sanctuaire; et encore Racine, Pascal, Nicolle, Boileau, Saint-Simon lui-même, étaient-ils des espèces de lévites affiliés à la secte ecclésiastique et ascétique de Port-Royal, cette solitude sacrée des esprits absorbés dans les méditations de la foi. Ce caractère sacerdotal de la haute littérature de ce siècle devait créer un genre de style complétement propre au christianisme, souverainement original et qui n'avait d'exemple dans aucune des littératures antiques. Nous voulons parler de la littérature ecclésiastique, le sermon, l'homélie, l'oraison funèbre. C'est dans l'oraison funèbre surtout que s'aperçoit pour la première fois le confluent de l'éloquence sacrée et de l'éloquence profane, de la chaire et de l'académie, du pontife et de l'homme de lettres. Le prêtre, par son (p. 145) privilége de parler dans l'église et sur les tombes, devait être l'inventeur de ce nouveau genre d'éloquence, éloquence entre ciel et terre, pourrions-nous dire. Cette double situation du prêtre orateur était une nouveauté que nous avons signalée ailleurs en ces termes:
Bossuet en est le personnage culminant.
Cet homme, disions-nous, était formé pour le sacerdoce, pour le pontificat, pour l'autel, pour le parvis, pour la chaire, pour la robe traînante, pour la tiare. Aucun autre lieu, aucune autre fonction, aucun autre costume ne siéent à cette nature. L'imagination ne saurait se représenter Bossuet sous l'habit laïque. Il est né pontife. La nature et la profession sont si indissolublement liées et confondues en lui que la pensée même ne peut les séparer. Ce n'est pas un homme, c'est un oracle.
Nous ne voulons ni flatter ni dénigrer ici le sacerdoce. Nous ne voulons parler du prêtre qu'en qualité de littérateur. La théologie est, comme la conscience, du domaine privé de chaque communion. Nous n'y entrons pas; mais, en laissant de côté la théologie du prêtre, et ne considérant ici que la profession sacerdotale dans ses rapports avec le monde, nous devons reconnaître les supériorités morales et les priviléges inhérents à cette profession pour l'homme de génie et de vertu qui s'y consacre.
Et d'abord un préjugé de piété, de force et de vertu se répand à l'instant sur le prêtre. La sainteté du sanctuaire précède, en quelque sorte, dans le lieu saint. Ce préjugé n'est pas purement imaginaire. Nous connaissons les faiblesses, les vices, les ambitions, les orgueils, les hypocrisies d'état, emmaillottés de bure ou de lin; l'Évangile lui-même lève la pierre des sépulcres blanchis pour décréditer les saintes (p. 147) apparences. Oui, la robe ne transforme pas les difformités du corps. Il y a des vices dans les sacerdoces, et ces vices mêmes sont plus vicieux que dans les autres conditions, parce qu'ils jurent plus avec la sainteté de Dieu et avec la pureté de la morale.
Mais, en ne concédant à cet égard aucun privilége aux sacerdoces, il nous est impossible de ne pas reconnaître qu'il y a dans le caractère sacerdotal une autorité de prestige sur les hommes rassemblés.
Eux seuls ils ont la parole à la tribune des âmes; ils sont les orateurs de la morale; la chaire est leur trône. Ce trône, pour le prêtre de génie, est plus haut que celui des rois: c'est de là qu'il règne sur le monde des consciences. De toutes les places où un mortel peut monter sur la terre, la plus haute pour un homme de génie est incontestablement une chaire sacrée. Si cet homme est Bossuet, c'est-à-dire s'il réunit dans sa personne la conviction qui assure l'attitude, la pureté de vie qui préconise le Verbe, le zèle qui dévore, l'autorité qui impose, la renommée qui prédispose, le pontificat qui consacre, la vieillesse qui est la sainteté du visage, le génie qui est la divinité (p. 148) de la parole, l'idée réfléchie qui est la conquête de l'intelligence, l'explosion soudaine qui est l'assaut de l'esprit, la poésie qui est le resplendissement de la vérité, la gravité de la voix qui est le timbre des pensées, les cheveux blancs, la pâleur émue, le regard lointain, la bouche cordiale, les gestes enfin qui sont les attitudes visibles de l'âme; si cet homme sort lentement de son recueillement ainsi que d'un sanctuaire intérieur; s'il se laisse soulever peu à peu par l'inspiration, comme l'aigle d'abord pesant, dont les premiers battements d'ailes ont peine à embrasser assez d'air pour élever son vol; s'il prend enfin son souffle et son essor, s'il ne sent plus la chaire sous ses pieds, s'il respire à plein souffle l'esprit divin, et s'il épanche intarissablement de cette hauteur démesurée l'inspiration ou ce qu'on appelle la parole de Dieu à son auditoire, cet homme n'est plus un homme, c'est une voix.
Et quelle voix!... Une voix qui ne s'est jamais enrouée, cassée, aigrie, irritée, profanée dans nos rixes mondaines et passionnées d'intérêts ou du siècle; une voix qui, comme celle du tonnerre dans les nuées ou de l'orgue dans (p. 149) les basiliques, n'a jamais été qu'un organe de puissance ou de persuasion divine à nos âmes! une voix qui ne parle qu'à des auditeurs à genoux! une voix qu'on écoute en silence, à laquelle nul ne répond que par une inclination de front ou par des larmes dans les yeux, applaudissements muets de l'âme! une voix qu'on ne réfute et qu'on ne contredit jamais, même quand elle étonne ou qu'elle blesse! une voix enfin qui ne parle ni au nom de l'opinion, chose fugitive; ni au nom de la philosophie, chose discutable; ni au nom de la patrie, chose locale; ni au nom de la souveraineté du prince, chose temporelle; ni au nom de l'orateur lui-même, chose transformée; mais au nom de Dieu, autorité de langage qui n'a rien d'égal sur la terre, et contre laquelle le moindre murmure est impiété et la moindre protestation blasphème!
Voilà la tribune du sacerdoce! voilà le trépied du prophète, voilà la chaire de l'orateur sacré! On ne veut y voir que Bossuet. Son histoire n'est que l'histoire de cette éloquence. L'homme était digne de sa tribune: les autres éloquences ne montent pas à ces hauteurs. Les noms qui la représentent restent grands; mais (p. 150) Bossuet, qui les égale par le génie, les dépasse par la portée de sa tribune. Ils parlaient de la terre, il parle du nuage. Cicéron n'a pas plus de culture et d'abondance; Démosthène n'a pas plus de violence de persuasion; Chatam n'a pas plus de poésie oratoire; Mirabeau n'a pas plus de courant; Vergniaud n'a pas plus d'images. Tous ont moins d'élévation, d'étendue et de majesté dans la parole. Ce sont des orateurs humains; l'orateur divin, c'est Bossuet. Pour l'entendre, il faut d'abord monter à son niveau, le ciel.
Il naquit, il vécut, il mourut dans le temple. Son existence ne fut qu'un discours. L'homme de lettres disparaît en lui dans le prêtre. Il éleva le premier l'oraison funèbre à la hauteur des prophètes. Sa langue, jusque-là heurtée par la pensée, et hâtée par la précipitation qui ne lui laissait pas le temps de rien polir, y prit l'ampleur de Cicéron.
La mort du prince de Condé lui fournit le plus grand de ses textes. Ce fut la dernière et la plus sublime de ses oraisons funèbres. Il semble qu'en approchant du tombeau lui-même, son génie en contractait la solennité. La mort du prince de Condé, son premier (p. 151) protecteur et son admirateur le plus constant, lui disait que toute célébrité doit mourir.
Ces deux plus grandes gloires du siècle, l'un dans la guerre, l'autre dans les lettres et dans la religion, semblaient s'entraîner l'une et l'autre. Bossuet entendit l'avertissement dans son cœur, et le répercuta dans sa voix. La péroraison de ce discours est le sommet de l'éloquence moderne. Les anciens n'ont pas de tels accents.
La vieillesse, la contemporanéité, l'égalité de niveau entre l'orateur et le héros couché à ses pieds, complétaient l'éloquence. Le spectacle était aussi grand que le discours.
«Jetez les yeux de toutes parts», dit Bossuet: «voilà ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros: des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et de fragiles images d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend.
«Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie (p. 152) humaine! Pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros! Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d'ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides! Quel autre fut plus digne de vous commander? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête?
«Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant: Voilà celui qui nous menait dans les hasards; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre: son ombre eût pu encore gagner des batailles; et voilà que, dans son silence, son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux et n'arriver pas sans ressources à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel.
«Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d'eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous (p. 153) vous serez donnés à un maître si bienfaisant.
«Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu'il vous ait reçus, environnez ce tombeau; versez des larmes avec des prières; et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d'un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il vous être toujours un cher entretien; ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus; et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d'exemple.
«Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince! le digne sujet de nos louanges, de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire: votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels: je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire (p. 154) sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroi; et, ravi d'un si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple: Et hæc est victoria quæ vincit mundum, fides nostra (la victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre foi).
«Jouissez, prince, de cette victoire; jouissez-en éternellement par l'immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant, je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte; heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.»
La langue française prit dans cette bouche un accent qu'elle ne retrouva pas après lui; mais il en reste un certain écho dans la voix des grands orateurs de la chaire qui lui succèdent sans l'égaler. Ce n'est pas en vain qu'on élève le diapason de l'éloquence d'un peuple. La voix s'éteint, l'orateur passe, mais le diapason reste. L'instrument survit à l'artiste souverain qui l'a touché, et, quand il naît un autre artiste, il trouve l'instrument tout monté sous sa main. C'est ce qui eut lieu en France pour l'éloquence de la chaire, cette haute littérature sacerdotale.
C'est de la chaire sacrée principalement que naquit, sous Louis XIV, ce goût élevé pour la haute littérature. On n'a pas assez remarqué la puissance de cette institution de la chaire sur l'esprit littéraire d'une nation. C'est la seule (p. 156) éloquence accessible au peuple sous les gouvernements qui n'ont pas de forum ou de tribune populaire. Elle grandit l'auditoire autant que l'orateur.
Rassembler le peuple de toute condition à une heure donnée, et le rassembler où? dans un temple plein d'avance de la majesté des pensées qu'on va traiter devant lui; s'abandonner à l'inspiration, tantôt polémique, tantôt lyrique, souvent même extatique, de ses plus sublimes pensées; parler sans contrôle et sans contradiction des choses les plus augustes, les plus intellectuelles, les plus saintes, devant des foules recueillies qui ne voient plus l'homme dans l'orateur, mais la parole incarnée; entraîner à son gré ces auditeurs du ciel à la terre, de la terre au ciel; être soi-même, dans cette tribune élevée au-dessus de ces milliers de têtes inclinées, l'intermédiaire transfiguré entre le fini et l'infini; formuler des dogmes, sonder des mystères, promulguer des lois aux consciences, tourner et retourner tout le cœur humain dans ses mains, pour lui imprimer les terreurs, les espérances, les angoisses, les ravissements d'un monde surnaturel; descendre de là tout rayonnant des foudres ou des miséricordes divines (p. 157) avec lesquelles on vient d'exciter les frissons ou de faire couler les larmes de tout ce peuple: n'y a-t-il pas là de quoi transporter un orateur sacré au-dessus de ses facultés naturelles, et de lui donner ce mens divinior, cette divinité de la poésie et de l'éloquence, dernier échelon du génie humain? N'y a-t-il pas là aussi de quoi imprimer à la langue une ampleur, une dignité, une force, une sublimité de tons et d'images qui dépassent mille fois ce que toutes les autres tribunes comportent de grandeur, de solennité et d'élévation? Tout ce qui nous étonne, c'est que, dans de pareilles conditions de lieu, d'heure, d'auditoire, de liberté et d'autorité surhumaines, il n'y ait pas autant de Bossuets qu'il y a d'orateurs dans les chaires de Bossuet. Ni Socrate, ni Platon, ni Confucius, ni Cicéron, ni Démosthène, ne parlaient de si haut au peuple assemblé.
Mais le peuple lui-même, dans ces civilisations antiques, n'avait pas de telles tribunes à écouter. Cette tribune sacrée du sacerdoce moderne fut en réalité à cette époque, et à son insu, la plus puissante institution littéraire qui pût initier le peuple illettré au sentiment, au goût et même au jugement des lettres. Il (p. 158) était dans la nature que ces foules convoquées dans les temples, au pied de ces tribunes, y prissent l'habitude d'un certain discernement des choses d'esprit; qu'un orateur leur parût supérieur à un autre; qu'un langage leur fût fastidieux, un autre langage sympathique; qu'elles s'entretinssent en sortant du temple des impressions qu'elles avaient reçues; que leur intelligence et leur oreille se façonnassent insensiblement à la langue, aux idées, à l'art de ces harangues sacrées, et qu'entrées sans lettres dans ces portiques de la philosophie des prédicateurs chrétiens, elles n'en sortissent pas illettrées. La première littérature du peuple en France fut donc sa prédication. Sa seconde littérature fut son théâtre; car le peuple lit peu, mais il écoute. Ce furent ses deux écoles de langue et de littérature. L'invention des journaux devait leur en ouvrir, longtemps après, une troisième. Nous examinerons bientôt les effets de cette littérature quotidienne et usuelle, grande monétisation de la pensée, phénomène qui transformera insensiblement le monde.
Nous espérions terminer ce premier aperçu sur le caractère de la littérature française dans (p. 159) ces deux entretiens. Le mouvement et la richesse de ce siècle de Louis XIV nous ont entraîné au delà des limites que nous nous étions fixées. L'espace nous manque; nous le prendrons dans l'entretien suivant, et nous dirons pourquoi nous ne désespérons pas d'une littérature qui a peut-être autant de chefs-d'œuvre dans l'avenir qu'elle en a dans le passé.
Nous avons vu, dans les deux entretiens précédents, comment la littérature française née tardivement, longtemps indécise entre l'originalité gauloise et l'imitation classique, s'était d'abord vouée tout entière à l'imitation; comment cette littérature avait perdu son originalité native dans cette servile imitation des anciens; comment cependant cette imitation servile lui avait profité pour construire une langue littéraire plus régulière et plus lucide que la langue un peu puérile de son enfance; comment, après avoir beaucoup copié, les écrivains (p. 162) et les poëtes du siècle de Louis XIV avaient fini par créer eux-mêmes une littérature composite, moitié latine, moitié française; comment chacun de ces grands écrivains, depuis Corneille jusqu'à madame de Sévigné, avaient apporté à la littérature et à la langue de la France une des qualités de leur génie divers; comment enfin, de toutes ces alluvions des génies particuliers de chacun de ces écrivains, la France, grâce à l'imitation d'un côté, grâce à l'originalité de l'autre, s'était façonné une langue littéraire, propre à tous les usages de son universelle intelligence, depuis la chaire sacrée jusqu'à la tribune, depuis la tragédie jusqu'à la familiarité du style épistolaire. De là ce mot qui définit seul la littérature française: la France n'a pas un caractère, elle en a plusieurs; la France n'a pas un style, elle en a mille; de là aussi sa puissance sur l'esprit humain, l'universalité.
Après le siècle de Louis XIV, il y eut en France, comme dans toutes les choses humaines, un moment d'intermittence et de repos (p. 163) du génie français; puis ce caractère de bon sens, de bon goût et d'universalité qui caractérise, selon nous, la littérature nationale, se reproduit, se concentre et se manifeste tout à coup dans un seul homme, Voltaire. Voltaire, philosophe, historien, critique, érudit, commentateur, poëte épique, poëte dramatique, poëte satirique, poëte burlesque et scandaleux, poëte léger et rival en grâce d'Horace son maître; Voltaire surtout, correspondant de l'univers et répandant dans ses lettres familières, chef-d'œuvre insoucieux de soixante-dix ans de vie, plus de naturel, d'atticisme, de souplesse, de grâce, de solidité et d'éclat de style qu'il n'en faudrait pour illustrer toute une autre littérature. Il ne manque qu'un caractère à cette grandeur, le sérieux.
On s'est souvent étonné, depuis que nous pensons tout haut dans ce siècle, de notre admiration continue et persévérante pour ce grand écrivain, si peu poëte dans la grande acception du terme, et surtout si peu lyrique, si peu éloquent, si peu enthousiaste.
C'est que Voltaire est plus qu'un écrivain et plus qu'un poëte à nos yeux, c'est une date; c'est la fin du moyen âge. C'est plus encore, (p. 164) c'est la France elle-même incarnée avec toutes ses misères, ses imperfections, ses vices et ses qualités d'esprit dans un seul homme; en sorte que notre goût, ou si l'on veut notre faiblesse pour la nature diverse, sensée, raisonnable, universelle de notre pays, se trouve satisfait et flatté dans ce Protée moderne, et que notre admiration pour ce résumé vivant, spirituel, multiple de la France est une espèce de patriotisme de notre esprit, qui contemple et qui aime sa patrie intellectuelle dans ce représentant presque universel de la nation littéraire. Voltaire est la médaille de son pays.
Dire que Voltaire fut la France de son époque, c'est dire assez qu'il fut complétement original, non en vers, mais en prose. Il ne donna pas de chef-d'œuvre littéraire à la langue, excepté dans le badinage, mais il lui donna la liberté de style, et avec la liberté, dix langues pour une. Il lui donna l'instrument de la polémique.
Non pas de la polémique lourde, scolastique, (p. 165) pédante, doctorale, oratoire qui avait appesanti jusqu'à lui la discussion entre les sectes et entre les partis, mais de la polémique légère, badinage du bon sens, qui fait son métier gaiement, selon l'expression de Mirabeau. Il transporta la conversation dans les lettres et dans l'histoire, et il en chassa l'ennui, ce fléau des livres. Le mouvement et le courant de son esprit empêchèrent l'ennui de germer dans les eaux vives de l'intelligence française.
Les polémistes et les historiens venus après lui ont réhabilité l'ennui comme une qualité de la pensée, le poids. Mais plus la pensée est pensée, moins elle pèse! Les styles pesants sont le témoignage des esprits lourds qui ne peuvent se débarrasser de la lourdeur des mots. Le génie ne pèse pas, il soulève.
Voltaire serait un grand créateur en style, ne fût-ce que pour avoir purgé de l'ennui la polémique, et pour avoir écrit ce vers, le plus français de tous les vers:
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.
Il créa la langue improvisée, rapide, concise du journalisme, et avec la langue du journalisme il créa cette puissance moderne de la (p. 166) multiplication de l'intelligence d'un seul dans l'esprit de tous; il créa le dialogue universel, incessant de l'esprit humain. Sans la langue de Voltaire, le journalisme n'aurait pas pu naître, le monde aurait continué à être sourd; il fit l'écho qui répercute partout les idées. Ce seul service rendu à la langue française ferait aussi de lui un grand inventeur.
Mais arrêtons-nous, et n'anticipons pas sur l'analyse du caractère et des talents de ce littérateur universel; nous lui consacrerons l'année prochaine deux ou trois de ces entretiens, juste et sévère quelquefois contre le philosophe, implacable contre le cynique, dédaigneux souvent du poëte, enthousiaste toujours pour le grand monétisateur de l'esprit humain.
Voltaire était un écrivain original par étude; Jean-Jacques Rousseau le fut par nature: c'est véritablement par lui que commence la complète originalité de la littérature moderne. Comment aurait-il imité? il ne connaissait pas les modèles. Il était né de lui-même, fils de (p. 167) ses œuvres, comme on a dit plus tard; écrivain de sentiment, il tirait tout de son propre cœur.
Aussi la littérature française prend-elle tout à coup sous sa plume un caractère d'étrangeté, d'indépendance sauvage, de rêverie germanique, de mélancolie septentrionale, d'amertume plaintive et de nature alpestre. Les œuvres de Rousseau rappellent le Genévois, le républicain, le prolétaire, le pasteur arcadien, le philosophe aigri contre la médiocrité inique du sort, se vengeant, par des utopies, de l'inégalité forcée des conditions sociales. Elles rappellent surtout le coloriste helvétien, né dans les montagnes, important dans la littérature artificielle de Paris les images, les harmonies, les couleurs de ces solitudes; un ranz des vaches sublime, chanté pendant trente ans à la France et à l'Europe par le fils de l'horloger des Alpes.
La France commençait à s'épuiser de génie et d'esprit français après les siècles de Louis XIV et de Voltaire; elle sentait le besoin d'une séve (p. 168) étrangère, plus jeune et plus européenne, pour germer de nouvelles idées et de nouveaux sentiments. J.-J. Rousseau la rajeunit du premier mot; elle se précipite à lui avec un enthousiasme qui ressemble au délire; elle l'adopte, elle adore tout de lui, jusqu'à ses démences et à ses injures; elle en fait son favori, son philosophe, son législateur, son apôtre, son cynique, son Diogène, son Socrate dans un seul homme. Il l'inonde pendant trente ans de sentiments vrais, d'idées fausses, de romans systématiques et de systèmes politiques plus romanesques que ses romans; mais il l'enivre en même temps du plus beau style qu'aucune langue ait jamais parlé depuis les Dialogues de Platon. Par lui la prose française, trop molle dans Fénelon, trop brusque dans Bossuet, trop pompeuse dans Buffon, trop légère dans Voltaire, prend une vigueur, une gravité mâle, une majesté digne, mais toujours naturelle, qui donne l'autorité à la pensée, la plénitude à l'oreille, l'émotion à la conscience du lecteur. C'est le style éloquent dans l'acception la plus haute du mot. Quand on lit J.-J. Rousseau dans la polémique, dans le Vicaire savoyard, dans quelques pages des Confessions, (p. 169) on entend la voix, on voit le geste de l'orateur platonique ou cicéronien derrière la période accentuée de l'orateur invisible. Ce style, c'est l'éloquence parlée par la page muette; c'est la plume prenant la voix.
Aussi devons-nous à J.-J. Rousseau l'éloquence de nos tribunes; il était le maître de diction des orateurs qui allaient naître et parler après sa mort. Sa mission littéraire était de façonner la littérature civile de la France à l'usage de la révolution et des discussions politiques.
Un autre écrivain de la même date, Buffon, accomplissait au même moment pour la littérature française une autre mission presque parallèle: c'était la mission de façonner la langue littéraire à la science. La science et l'industrie, cette conséquence appliquée de la science, allaient devenir une des branches de notre littérature. Pour cette littérature froide, il n'était pas nécessaire alors d'avoir la chaleur qui vient du cœur; il suffisait de la clarté qui vient de l'esprit. Buffon y ajoutait le coloris (p. 170) qui vient de l'imagination et qui sert à peindre ce que le naturaliste sans couleur se borne à décrire. La France doit à ce grand coloriste sa langue littéraire mise au service de la science de la nature. Trop majestueux, trop monotone, trop ostentatoire, surtout trop peu sensible, Buffon décrit et n'émeut jamais.
Il a été bien surpassé depuis en vérité descriptive, en pittoresque, et surtout en sentiment dans la langue de la science, par deux étrangers de nos jours, Herschell en astronomie et Audubon en histoire naturelle. Ceux-là semblent avoir écrit et mesuré avec le doigt de Dieu les astres, la nature, les animaux, les grandeurs, les formes, les âmes répandues dans les êtres de la création, toute pleine pour eux d'évidence divine, d'intelligence animale et d'amour universel. Mais c'est que Buffon leur avait préparé leur langue dans un autre idiome. Ils ont sur lui l'avantage de voir Dieu plus clairement à travers ses œuvres, et de sentir palpiter partout l'âme de la nature.
Le temps approche de l'union plus complète de la science et de la littérature, temps où l'homme ne chantera plus avec l'imagination seulement, mais avec la science, le poëme (p. 171) de la nature. Les chiffres eux-mêmes apprendront à chanter le Créateur et la création, quand ce ne seront plus des athées qui s'en serviront pour arpenter les astres, sans y découvrir le Suprême Mathématicien des mondes animés.
Ainsi la littérature française complétait rapidement la langue destinée à remuer par toutes ses fibres l'esprit de l'Europe moderne.
Une institution nouvelle, l'Académie française, contribuait puissamment, contre l'intention de Richelieu son fondateur, sinon à créer (car ce ne sont pas les grammairiens qui créent les langues, ce sont les ignorants), du moins à conserver et à épurer le langage.
L'Académie française avait été, dans le principe, un hochet littéraire de la vanité de Richelieu, puis un luxe de cour, puis un moyen de discipliner les lettres et de dorer le joug que voulait leur imposer le despotisme. Cette institution, plus forte que la main qui prétendait la façonner à la servitude, n'avait pas tardé à créer contre tout despotisme une force ingouvernable par tout autre puissance que l'opinion. (p. 172) Avant l'époque des représentations nationales, elle s'était constituée par sa nature et à son insu le corps représentatif de la pensée. Elle avait créé, en face du corps de la noblesse, du corps parlementaire, du corps ecclésiastique, la corporation des hommes de lettres. De ces écrivains isolés dans leur faiblesse individuelle, elle avait fait une caste pensante, un parlement de l'intelligence, une sorte d'église laïque, trois choses bien contraires à l'esprit de Richelieu, de Louis XIV et de la monarchie.
Il y a deux faces à cette institution tant controversée de l'Académie française, et deux manières de la juger, selon qu'on la considère au point de vue de l'émulation qu'elle était destinée à donner au génie national, ou au point de vue de l'ascendant et de l'autorité qu'elle peut donner à la pensée.
Sous ce premier rapport, c'est-à-dire comme corps destiné à faire naître et à élever le niveau du génie dans la nation, c'est à nos yeux une institution puérile; nous dirons plus, c'est une institution complétement contraire à son but. Ce ne sont pas les corps qui font naître le génie, c'est la nature; ce ne sont pas même (p. 173) les corps qui reconnaissent, qui constatent, qui honorent le génie, c'est la postérité.
Si vous voulez rabaisser, étouffer, absorber, persécuter même un homme de génie, faites-le membre d'un corps littéraire ou politique. S'il a du caractère, il brise à l'instant le cadre trop étroit dans lequel sa trop grande individualité ne peut se renfermer; il fait éclater le cadre, il devient ennemi-né de ce qui le rétrécit, et il a bientôt pour ennemis lui-même tous les membres du corps, offusqués par sa supériorité.
S'il n'a point de caractère, il se plie, il se ravale, il s'abaisse au niveau de la médiocrité commune; il abdique son génie, il lui substitue l'esprit de corps: ce n'est qu'à cette condition qu'il y est souffert ou honoré. Cette loi est sans exception; car quelle que soit la supériorité relative des hommes élus à titre d'intelligence dans un corps intellectuel, c'est une loi de la nature que l'empire y appartient toujours à la médiocrité. Pourquoi, nous dira-t-on? Parce que la nature ne crée pas quarante ou mille supériorités de la même taille d'esprit (p. 174) dans une nation ou dans un siècle, et que dans un corps, qu'il soit composé de mille ou qu'il soit composé de quarante esprits éminents, la supériorité culminante est toujours en minorité, et la médiocrité relative toujours en majorité. Dans toutes les délibérations parlementaires, la supériorité individuelle sera donc inévitablement opprimée, et la médiocrité nombreuse toujours triomphante. C'est ce que l'on voit clairement dans la conduite des choses humaines: le niveau de l'intelligence s'y abaisse en proportion exacte du nombre des délibérants. Ce n'est la faute de personne, c'est celle de la nature, elle a plus de surface que de sommités dans ses créations; il se forme ce qu'on appelle en géométrie une moyenne d'intelligence et de volonté qui est la résultante du nombre des êtres doués de pensée et de volonté dans le corps, et cette moyenne est toujours à égale distance du génie et de l'imbécillité; c'est ce qu'on appelle médiocrité. On peut dire, avec une parfaite exactitude, que la médiocrité gouverne le monde. Voilà sans doute pourquoi il est si souvent mal gouverné.
On peut dire avec la même certitude que la médiocrité gouverne les académies. Le génie, (p. 175) qui est la supériorité naturelle et transcendante, n'a donc rien à bénéficier des corps académiques; car il n'y entre qu'à la condition de se niveler, et il n'y conserve sa place en surface qu'à la condition de la perdre en hauteur. Aussi la gloire littéraire force-t-elle quelquefois les portes des académies; mais elle y entre toute faite, elle n'en vient pas.
Ce n'est donc pas aux académies que les nations doivent leur gloire littéraire. S'il fallait tout dire, je croirais plutôt que les académies nuisent à la formation de ces phénomènes toujours isolés d'intelligence qui deviennent les lustres des peuples sur la nuit des temps. Homère, Virgile, Dante, Shakspeare, Milton, Camoëns, Cervantès, n'étaient membres d'aucun corps privilégié des lettres. Les hommes de cette taille font leur gloire, ils ne la reçoivent pas. On peut affirmer même sans se tromper qu'ils ont été d'autant plus originaux qu'ils ont été plus isolés et moins asservis à la routine des corps et des préceptes de leur temps. Le génie n'est génie que parce qu'il est seul, et il est seul parce qu'il est génie. Son indépendance fait partie de sa supériorité, il ne peut perdre l'une sans diminuer l'autre. Ce n'est pas le génie qui (p. 176) a créé l'Académie française, c'est Richelieu, c'est-à-dire une des plus grandes médiocrités littéraires qui aient jamais été associées dans un grand favori du sort à un caractère tyrannique; un Cottin dans un Machiavel qui voulait illuminer d'un reflet de belles-lettres sa pourpre teinte de sang.
Remarquez bien que nous ne parlons ici que des lettres et non des sciences. Dans les sciences, les académies sont utiles à grouper les faits et à populariser les découvertes.
Mais si nous considérons l'institution littéraire de l'Académie française à un autre point de vue, c'est-à-dire au point de vue de l'autorité morale, de l'indépendance et de la dignité de la pensée en France, l'institution de l'Académie change d'aspect et mérite la plus sérieuse considération dans l'esprit public.
On ne peut se dissimuler en effet que cette institution purement disciplinaire des lettres dans l'esprit de son fondateur, le cardinal de Richelieu, n'ait été complétement trompée, et que là où le cardinal de Richelieu voulait créer (p. 177) une institution de servilité, il n'ait créé, sans le prévoir, une institution de force collective et d'indépendance. C'est ce qui arrive toutes les fois que l'on crée un corps: on croit créer un instrument, et l'on crée un obstacle; on veut organiser une règle, et on organise une liberté; c'est ce qui devait arriver aussi, et c'est ce qui est arrivé en effet de l'Académie française. En concentrant dans un seul foyer toutes les individualités littéraires éparses et isolées dans la nation, on leur a donné ainsi le sentiment de leur force, de leur dignité et de leur ascendant sur l'opinion et même sur le pouvoir politique. La pensée isolée, en devenant collective, est devenue puissance; les hommes de lettres ont pris confiance en eux-mêmes; ils ont imposé considération à la nation, respect aux gouvernements; ils ont donné à la raison publique, muette ou intimidée dans l'individu, une audace modérée, mais efficace dans le corps; ils sont devenus le concile laïque et permanent de la littérature nationale; ils ont donné du caractère au génie français. L'homme de lettres est devenu homme public; la force de tous a résidé par l'Académie dans chacun; la littérature s'est (p. 178) constituée par eux en fonction nationale; la France a emprunté par ses académies, et bientôt par ses hautes écoles peuplées d'académiciens, quelque chose de cette institution démocratique et si libérale de la Chine, où les mêmes degrés littéraires élèvent à la capacité et à l'autorité publique. Les fondateurs de l'Académie ont de plus, en formant ce faisceau de génie, de talent, d'illustration, condensés dans un même nom et dans un même corps, donné à la France un grand sentiment de sa valeur littéraire, et donné à l'Europe un grand respect des lettres françaises. Quelle que soit la valeur intrinsèque des académies, on ne peut nier que l'Académie française n'ait contribué puissamment à la considération extérieure de la nation littéraire dans le monde. L'Académie est au dehors plus encore qu'au dedans une popularité de la France en Europe.
Aussi ce corps littéraire est-il devenu, malgré les épigrammes qui s'émoussent éternellement contre ses portes, une habitude qu'il est presque impossible de décréditer et de déraciner (p. 179) dans notre pays. Moi-même, dans une circonstance suprême où toutes les institutions monarchiques étaient sondées pour les remplacer par des institutions républicaines, quand des voix s'élevèrent en dehors du gouvernement pour demander l'abolition de cette aristocratie élective des lettres, je ne la défendis que par ce mot: «C'est plus qu'une institution, c'est une habitude de la France; respectons les habitudes d'un peuple, surtout quand elles sont morales, littéraires, glorieuses pour la nation. La plus réellement républicaine des institutions françaises sous la monarchie, c'était peut-être l'Académie, la république des lettres.»
Seulement, je l'avoue, si le temps avait été donné à la république, je voulais enfoncer les portes de l'Académie française pour faire entrer en plus grande proportion et pour de plus dignes rémunérations l'armée des lettres, de la science, des arts dans cette vétérance du travail intellectuel, le plus mal rémunéré et souvent le plus indigent des travaux humains. Je voulais que la France créât le budget des lettres; je voulais que l'écrivain, le savant, l'artiste de tous les genres de culture d'esprit, (p. 180) après avoir consacré onéreusement sa vie à l'utilité ou à la gloire, cette utilité suprême de son pays, ne reçût pas pour tout salaire de cette noble abnégation de vie, un misérable subside de douze cents francs, inférieur aux gages d'un mercenaire, et distribué parcimonieusement à quarante privilégiés de la détresse à la porte d'une académie ouverte de temps en temps par la mort. L'abandon dans lequel la nation laisse les ouvriers de son intelligence et de sa gloire est un opprobre pour le pays des lettres.
Mais poursuivons ce coup d'œil sur la formation de la langue et de la littérature de la France.
Ce n'était pas impunément que Voltaire, Rousseau, Buffon, et les disciples éminents de ces différentes écoles et de ces différents styles, répandaient en Europe la connaissance, le goût et la passion même de notre langue; cette littérature et cette langue contenaient l'idée moderne, l'idée française.
On s'est beaucoup récrié sur la signification un peu emphatique et très-ambitieuse de ce (p. 181) mot si souvent et si étrangement interprété depuis en faveur de tous les systèmes d'idées plus ou moins aventurés, plus ou moins solides qui se sont disputé l'esprit humain; on a eu raison. L'idée, considérée dans sa grande acception humaine, n'est ni française, ni anglaise, ni nationale, ni locale; le monde pense et produit partout; chaque nation civilisée et littéraire apporte son contingent à ce qu'on appelle l'idée. Pourquoi l'a-t-on appelée l'idée moderne? Parce qu'elle date de la renaissance de la philosophie et des littératures laïques en Europe à la fin du moyen âge, dont le siècle de Louis XIV fut à la fois l'apogée et la clôture. Pourquoi l'a-t-on appelée l'idée française? Parce que la France, en vertu de son activité impatiente et de son ardeur naturelle, fut la première à en tenter la propagation et l'application dans ses livres et dans ses institutions.
Or, qu'est-ce en effet que l'idée, l'idée moderne, l'idée française? C'est tout simplement la raison humaine développée par le temps, par l'étude, par l'examen, par la lecture, par la science, par l'histoire, par la réflexion, par la liberté de penser; la raison discutée se substituant en toutes choses à l'idée imposée, (p. 182) et ne demandant sa sanction qu'à l'évidence, au lieu de la demander à l'autorité.
On sent ce qu'une pareille révolution dans les esprits portait en elle de révolutions dans les philosophies, dans les civilisations et dans les institutions du globe.
Cette révélation par la raison, cette idée moderne, quoique appelée l'idée française, ne datait ni de Descartes ni de Malebranche, ces philosophes français; elle datait, selon nous, de Bacon, en Angleterre, ce véritable Archimède de la philosophie raisonnée. Bacon, appuyant le levier de son raisonnement sur l'évidence, s'apprêtait à soulever le monde, comme l'autre Archimède, s'il avait trouvé en mécanique le point d'appui que Bacon avait trouvé en raisonnement.
L'Encyclopédie, ce catéchisme universel des connaissances humaines, ce livre progressif par excellence, comme on dit aujourd'hui, fut une grande et belle idée de la littérature française et de l'Académie, pour renouveler la face du monde intellectuel en rectifiant beaucoup de notions fausses sur toutes les matières, et en universalisant les connaissances acquises jusque-là. Malheureusement les ouvriers manquèrent (p. 183) à l'œuvre; il y aurait fallu un atelier de Bacon, de Descartes, de Fénelon, de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Franklin, de tous les hommes de littérature, de philosophie, d'arts, de sciences, de métiers réunis en un seul esprit, dont chaque membre eût été un maître de l'esprit humain. Un siècle ne fournit pas à lui tout seul, encore moins une nation, une telle collection de supériorités; l'esprit de secte s'empara du monument, et le ravala aux proportions d'une œuvre de secte. Diderot, Helvétius et leurs amis infectèrent d'athéisme, déraison suprême, le livre par lequel la raison humaine devait élever par tous les degrés son temple à la souveraine intelligence. Le livre avorta; mais, malgré cet avortement, il contribua par sa popularité en Europe à répandre, avec la littérature française, l'aspiration aux doctrines et aux institutions de raison et de liberté, premières conditions de vérité dans les esprits et dans les choses.
Ainsi la philosophie, ce résumé des littératures et ce suc des langues, disséminait la langue française dans tout l'univers lettré. (p. 184) Cette langue était acceptée partout comme celle de ce qu'on appelait l'idée; elle l'était également comme la langue de la diplomatie à cause de sa clarté qui se refuse à l'amphibologie et à l'équivoque. L'Europe faisait ses traités et ses affaires en français, comme autrefois elle les avait faits en latin. Le français était devenu une monnaie courante et une médaille monumentale qui avait, d'un consentement commun, cours dans tout l'univers. Le véhicule des idées générales était créé et il s'appelait la littérature française. En peut-on douter quand on lit la correspondance de l'impératrice Catherine II de Russie avec Voltaire, Diderot, d'Alembert? quand on voit le vaste empire de Moscovie abandonner sa filiation littéraire slave et grecque, et adopter le français pour sa langue aristocratique, en laissant au vulgaire sa langue russe plus riche et plus harmonieuse cependant? En peut-on douter, surtout quand on voit le grand Frédéric, ce Denys héroïque et pédantesque de la Prusse, rougir de sa belle langue natale, écrire, parler, rimer, causer, correspondre en français avec l'Aristote de la France, et n'employer l'allemand qu'avec ses casernes?
Mais un événement plus grand que tous ceux qui avaient influé, depuis l'origine de la nation, sur sa langue, allait faire faire à la littérature française une explosion dans le monde, comparable à l'explosion de la langue grecque quand elle répandit les premières rumeurs du christianisme de Constantinople sur toutes les côtes de l'Asie et de l'Afrique: cet événement, c'était la révolution française, littérature d'abord, philosophie après, politique ensuite, écroulement et conquête tour à tour, retentissement immense et universel; le plus grand bruit des temps européens!
Nous ne savons pas pourquoi, ou plutôt nous le savons trop, on s'étudie depuis quelque temps à rapetisser les causes de cette révolution; c'est sans doute pour en rapetisser la portée. Certes, personne plus que nous, quoi qu'on en ait dit, n'a moins confondu dans la révolution française l'erreur et la vérité, l'excès et la mesure, la justice et l'iniquité, l'héroïsme et le terrorisme; personne n'a fait un plus sévère triage du sang et des vérités, des (p. 186) victimes et des bourreaux; mais personne aussi ne s'est moins dissimulé la puissance de l'impulsion et la grandeur du but que l'idée française (puisqu'on l'appelle ainsi) portait en elle en commençant, en poursuivant, hélas! et en n'achevant pas cette généreuse tentative de rénovation du monde intellectuel, moral et politique.
Un écrivain grave, dont nous avons signalé un des premiers la pénétration et la puissance d'analyse dans les autopsies des nations, M. de Tocqueville, vient de retomber, ce me semble, dans cette erreur de point de vue, en écrivant hier son beau livre sur l'ancien régime et la révolution. Il donne trop à entendre que la révolution française n'était point une révolution morale, intellectuelle, mais un simple redressement d'abus, redressement d'abus entraîné hors de sa voie et au delà de son but par une force d'impulsion égarée et par les passions soulevées en chemin dans le tumulte d'une réforme.
Il nous est difficile de comprendre comment un esprit d'un si grand sang-froid, et comment un coup d'œil d'une si habituelle justesse ont semblé méconnaître à cet égard le caractère, les causes, la portée du plus vaste événement de l'histoire moderne.
(p. 187) Non, la révolution française n'est point un accident; c'est la méconnaître et la rétrécir, que d'appeler hasard ou malheur ce qui fut réflexion et volonté en elle. Sa cause ne fut point dans des hasards; elle fut dans une pensée: cette pensée, rapide et universelle comme tous les mouvements intellectuels de ce pays où la main est si près de la tête, s'était développée d'abord dans sa littérature. Ce pays est si intellectuel, que ses écrivains le gouvernent plus véritablement que ses ministres. Ses rois donnent leurs noms aux monnaies, mais ce sont ses écrivains qui donnent leur esprit aux règnes. Il y a une république dans cette monarchie; c'est la république de la pensée. La France bien considérée est le gouvernement des lettres. Voilà pourquoi il ne faut jamais y désespérer de la liberté. Les baïonnettes elles-mêmes, comme on l'a dit, sont intelligentes; les armes y obéissent à leur insu à la tête plutôt qu'à la main.
Ne remontons pas, en risquant de nous égarer, plus haut qu'un siècle dans la recherche (p. 188) des causes de la révolution. Les uns la trouvent dans la réforme protestante, les autres dans la destruction de la grande féodalité par Richelieu, ceux-ci dans les parlements, ceux-là dans la bourgeoisie. Admettons toutes ces causes secondaires, sans trop y croire.
La réforme protestante, selon nous, ne fut qu'un mouvement intestin du moyen âge contre lui-même, mouvement qui ne portait en soi qu'une révolte, mais point de lumière et peu de liberté.
L'esprit des parlements n'est à nos yeux qu'un esprit de corps qui bornait son indépendance à lui-même.
L'extinction de la grande féodalité par les rois ne fut qu'une concentration ambitieuse et sanglante de la monarchie contre des vassaux trop puissants pour la couronne.
La bourgeoisie ne fut qu'une croissance naturelle qui donne une tête aux peuples quand le corps est formé; elle portait en elle le travail, l'aisance, le commerce, les industries, toutes choses matérielles; elle ne portait pas encore la pensée.
Or, la révolution était une pensée.
Quelle était cette pensée? On la voit croître (p. 189) d'écrivain en écrivain, de livre en livre avec la littérature jusque dans l'antichambre du plus antirévolutionnaire des rois, Louis XIV. Cette pensée, c'est la révision pièce à pièce de toutes les institutions du moyen âge et la reconstruction de l'esprit humain sur un plan neuf et raisonné. Sous le moyen âge, la raison générale était ecclésiastique; elle voulait devenir laïque, elle tendait, pour employer le mot des juristes, à la grande sécularisation de l'esprit humain.
Elle voulait agir sur la pensée humaine plus encore que sur les institutions civiles de la France. Ce n'était pas le Français qui était son principal objet, c'était l'homme.
Aussi nous paraît-il tout à fait erroné de rechercher aujourd'hui les causes de cette révolution dans tel ou tel abus ou dans tel ou tel vice de constitution, d'administration, de répartition d'impôt, de luxe de cour, de mesquines jalousies entre un clergé, une noblesse, des parlements, une bourgeoisie, un peuple demandant à la monarchie quelques réformes administratives ou quelques satisfactions de vanités réciproques au moyen desquelles tout ce grand mouvement des esprits et des âmes se (p. 190) serait apaisé comme une mauvaise humeur d'enfant qui brise un de ses hochets pour qu'on lui en donne un autre!...
Sans doute il fallait bien, pour coïntéresser le peuple et toutes les classes supérieures au peuple, à ce mouvement intestin, que le temps et les vices du gouvernement se prêtassent à ce besoin de réformes purement matérielles qui furent l'occasion et non la cause de la révolution; les appétits matériels sont la solde des masses, qui servent les grandes pensées sans les comprendre, et qui, selon l'expression de Mirabeau, échangeraient leur liberté pour un morceau de pain.
Sans doute il fallait bien que le fanatisme de quelque bénéfice immédiat matériel et palpable enflammât d'un égoïste enthousiasme chacune des classes, même privilégiées, qui allaient conspirer leur propre ruine en croyant conspirer leur propre avantage; que le clergé inférieur s'ameutât contre l'opulence et la tyrannie de ses pontifes; que la noblesse militaire des provinces s'indignât contre les favoris de la cour; que les favoris de cour se soulevassent contre l'arbitraire du favoritisme royal; que le parlement se constituât en espérance corps (p. 191) représentatif souverain, rival de la royauté; que la bourgeoisie se révoltât contre ces prétentions ambitieuses des parlements, et le peuple enfin des campagnes contre l'orgueil des ennoblis et des bourgeois. C'est de la masse et du concours de toutes ces mesquines satisfactions matérielles que devait se recruter, pour l'action politique simultanée et collective, cette grande force motrice, capable de remuer jusque dans ses fondements le moyen âge et de faire place à l'âge intellectuel. Les instruments étaient des hommes, il leur fallait en perspective un salaire humain; mais la révolution n'était rien de tout cela; elle n'était pas corps, elle était idée; elle n'était pas intérêt, elle était dévouement; elle n'était pas civile, elle était morale. Vous auriez donné, par toutes ces petites réformes, satisfaction à chacun de ces misérables intérêts purement civils ou administratifs de la France, que vous n'auriez pas apaisé la commotion de l'esprit moderne, auquel la littérature et la philosophie françaises avaient mis le feu. Il s'agissait bien de la France! La bouche du volcan s'était ouverte en France, mais la lueur se réverbérait sur l'Europe, et la lave coulait sur tout l'univers.
Si la révolution, comme on le dit, avait eu pour cause principale et pour but légitime un intérêt purement français, comment s'expliquerait cet intérêt passionné, et pour ainsi dire personnel, qu'elle inspirait dans ses premiers symptômes à l'Europe entière et même jusqu'à Constantinople, et jusqu'aux Indes orientales? Il nous importerait peu à nous aujourd'hui que la Russie modifiât les conditions civiles entre sa noblesse, sa bourgeoisie, ses serfs; que l'Angleterre rétrécît ou relâchât ses liens civils avec l'Irlande, les Indes et ses colonies; que l'Autriche modifiât ses rapports intérieurs avec les États fédératifs de Hongrie ou de Bohême; que la Suisse ou les États-Unis introduisissent plus ou moins l'aristocratie helvétique ou de démocratie américaine dans leurs républiques. Qu'importait donc à l'Europe que la cour, le clergé, les parlements, la noblesse, le peuple se donnassent en France telle ou telle égalité, ou telle ou telle supériorité réciproque, qui ne touchait en rien aux intérêts personnels ou matériels (p. 193) des différents États du continent? Les petits intérêts, purement locaux, matériels ou nationaux, n'auraient pas passé les frontières de France. Les intérêts ne les passent pas, mais l'esprit passe par-dessus les fleuves et les montagnes. L'esprit de la révolution française les avait franchis dans nos livres avant que la révolution elle-même soupçonnât en France, ce qu'elle portait de rénovation d'idées dans sa langue et dans sa main. Je ne voudrais d'autre preuve de cette immatérialité de la révolution française au commencement, que ceci: c'est que le jour où cette révolution donna son premier signe de vie en France, elle ne fut plus française, elle fut européenne et même universelle; c'est que l'Europe tout entière, attentive, haletante, passionnée, ne fut plus en Europe, mais à Paris; c'est que chaque grand esprit de chaque nation étrangère, Fox, Burke, Pitt lui-même en Angleterre; Klopstok, Schiller, Goëthe en Allemagne; Monti, Alfieri en Italie, la saluèrent dans leurs discours, dans leurs poëmes ou dans leurs hymnes, comme l'aurore non d'un jour français, mais d'un jour nouveau et universel, qui allait se lever sur le monde et dissiper les ténèbres épaissies (p. 194) depuis des siècles de barbarie sur l'esprit humain? Est-ce que ces écrivains, ces orateurs, ces philosophes, ces poëtes, étrangers à nos petits débats de cour, de noblesse et de clergé, de parlement et de bourgeoisie ou de peuple, auraient été saisis sur leurs tribunes ou sur leurs trépieds de cet enthousiasme véritablement européen et fatidique, pour quelques misérables réformes d'abus fiscaux ou administratifs en France? Non, mais ils furent saisis tout entiers du vertige universel de l'espérance d'une ère nouvelle, dont le crépuscule apparaissait tout à coup sur l'horizon de la France.
D'ailleurs, nous n'aimons pas qu'on donne de si petites causes aux grands effets: c'est toujours une erreur, quand ce n'est pas un paradoxe. Quand vous voyez une haute marée assiéger les falaises et surmonter les digues de l'Océan aux équinoxes d'automne, soyez sûrs que ce n'est pas la main d'un enfant qui a fait rouler un caillou de l'autre côté de l'Atlantique dans le bassin des mers, mais que c'est un grand vent ou un grand astre qui pèsent de tout leur poids invisible sur l'élément dont vous voyez les convulsions sans les comprendre.
La meilleure preuve que la révolution était (p. 195) une explosion d'idée bien plus qu'une réforme administrative, fiscale, ou politique, c'est que la révolution alors ne songeait pas même à répudier la dynastie ou la monarchie. Le rouage politique lui était parfaitement indifférent, il lui était même précieux comme une habitude des peuples, pourvu qu'il n'empêchât pas le mécanisme de sonner les heures de la rénovation des idées par la liberté de l'esprit.
Quoi qu'il en soit, cette révolution, pour laquelle la France depuis deux siècles semblait avoir façonné sa langue claire, forte, polémique, oratoire, se concentra tout à coup avec toutes ses idées et ses nobles passions intellectuelles dans l'Assemblée Constituante, assemblée la plus littéraire qui ait jamais existé, véritable concile œcuménique de la raison humaine en ce moment.
Le clergé dans ses chaires, la noblesse dans ses états provinciaux, le parlement dans ses sessions, la bourgeoisie dans ses bureaux, la littérature dans ses académies, lui avaient préparé les élus de l'esprit du siècle. Tous ces (p. 196) grands talents s'élurent pour ainsi dire d'acclamation. Les hommes étaient dignes du rôle, la cause digne des hommes.
Ce jour-là toute littérature cessa et devint philosophie, législation et politique. L'Europe fit silence pour écouter ces représentants d'un siècle nouveau à qui des événements inattendus venaient de donner la parole, non pour la France, répétons-le bien, mais pour l'esprit humain.
Le génie littéraire et oratoire de la France répondit à l'attente du monde. L'Assemblée Constituante fut une sorte de Sinaï des peuples; Mirabeau en fut la voix; l'univers entier en fut l'auditoire. Notre langue porta notre philosophie politique d'oreille en oreille et de bouche en bouche dans toute l'Europe. Chaque vérité proclamée ou décrétée devenait un morceau de notre langue. Le décalogue de la raison moderne et de la liberté fut écrit en français: la langue ainsi devint monumentale en même temps qu'elle devint véhicule d'éloquence, de législation et de philosophie chez tous les peuples. Elle prit dans les discours de l'Assemblée Constituante une élévation, une solennité, une autorité, un accent qui dépasse (p. 197) tout ce que nous connaissons des discussions antiques d'Athènes et de Rome. Démosthène et Cicéron ne parlaient que pour eux, de leurs affaires ou de leur nation: nous parlions pour l'humanité tout entière; notre affaire était l'affaire de la raison générale, la cause de l'homme et de l'esprit humain. L'éloquence raisonnée ne va pas plus haut. Le monde s'était fait tout écho pour l'entendre. Ce fut le point culminant de notre littérature. Le Verbe s'était fait peuple, pour nous servir d'une expression sacrée, et ce peuple était la France.
Après de telles explosions de raison et de génie, les esprits s'affaissent. Un peuple ne vit pas plus longtemps qu'un poëte sur le trépied. L'Assemblée Législative, d'où les orateurs de l'Assemblée Constituante s'étaient exclus eux-mêmes, abaissa de cent coudées le niveau de la littérature politique. Une nation n'a pas deux têtes: quand elle se décapite, il ne reste que le tronc. La médiocrité, l'envie, le verbiage, l'émulation de popularité des favoris (p. 198) du peuple, remplacèrent la majesté grandiose des orateurs politiques et des philosophes. La littérature s'éteignit dans la poussière et au vent des factions les plus mesquines. La France, hier si grande d'idées, de cœur et de langue, ne fut plus que l'ombre d'elle-même.
Il en est toujours ainsi des assemblées qui suivent la première assemblée sortie d'une grande révolution. Pourquoi? parce que c'est l'enthousiasme qui nomme la première, et parce que c'est le dégoût qui nomme la seconde. Il y a, dans toutes les choses humaines et surtout dans les révolutions, une part d'illusion et une part de déception inévitables. Les généreuses illusions sont toutes brûlantes au premier moment dans l'âme du peuple; elles animent les premiers orateurs qui sortent du sein de ce peuple; elles élèvent un instant ce peuple au-dessus de lui-même. C'est l'heure de l'inspiration. La nation est plus grande que nature; les obstacles disparaissent, on ne voit que le but, on ne proclame que des principes; ils sont vrais et divins comme les théories: on ne foule pas la terre, on marche sur les nues. C'est la belle destinée des assemblées constituantes.
Les assemblées législatives sont l'expression de cette part de déception, de réaction, de difficultés et de découragement, qui, chez les peuples mobiles et impatients, comme nous, marquent le lendemain des grandes émotions nationales. On ne reconnaît plus le peuple de la veille: exagération ou défaillance, c'est le nom de ces secondes assemblées. Pourquoi encore? C'est que les premières sont élues en enthousiasme, et que les secondes sont élues en haine de la révolution accomplie.
C'est ce que nous avons vu en 1791, c'est ce que nous avons vu en 1849, c'est ce que nous reverrons toujours. L'assemblée constituante de 1848 n'avait pas reçu du temps et de la Providence les grandes nécessités d'initiation et de promulgation de principes de l'assemblée constituante de 1790, mais elle en avait le courage, le patriotisme, la haute raison, la vertu publique, souvent l'éloquence. Ce fut la plus probe, la plus honnête, la plus impartiale, la plus dévouée de nos assemblées nationales. Son rôle était de sauver la France en constituant une démocratie sans crime. Ce rôle, elle en (p. 200) avait accompli la moitié quand elle fit, en abdiquant avant l'heure, la généreuse faute de se retirer devant d'autres élections.
L'assemblée législative de 1849, nommée comme nous l'avons dit en exagération ou en haine de la démocratie, fut ainsi la perte de la république. La fausse montagne, volcan sans flamme et sans lave, n'eut que les bruits creux du tremblement de terre sur un sol qui ne voulait pas trembler. Elle fit les gestes de la terreur sans en avoir ni la colère dans le cœur ni le glaive dans la main. Cette pseudo-terreur de paroles, puérile plagiat de la Convention, n'intimida personne et servit de prétexte aux ennemis de la démocratie constituée; ils prirent la société tremblante sous leur égide, ils lui montrèrent du doigt les faux terroristes comme les Spartiates montraient aux enfants les ilotes ivres pour les dégoûter de l'ivresse. Les sociétés ont un tel instinct d'ordre et de conservation, qu'en les menant au bord de l'anarchie on est sûr de les faire reculer dans le despotisme. Un homme qui se noie saisit le fer rouge; une société qui a peur d'être pillée ou égorgée, saisit la lame du sabre ou les pointes des baïonnettes. Tout est bon, même la force (p. 201) brutale, à une nation effarée par la terreur.
Trois ou quatre rêveurs, enivrés d'utopies antisociales, vinrent achever la terreur des esprits faibles en lançant des axiomes contre la propriété dans un pays où la propriété est la religion du sol. Les uns proposèrent aux hommes le communisme des brutes; les autres, la multiplication du salaire par la suppression du capital d'où coule tout salaire; les autres, l'égalité du salaire forcée entre les travailleurs et les paresseux; les autres enfin, l'anéantissement de la monnaie, cette invention presque divine de la civilisation, cette langue universelle du commerce, et le retour à la barbarie de l'échange en nature sous le nom de banque du peuple. Ces délires très-individuels de quelques sectaires sans sectateurs, parurent des partis menaçants quand ce n'était que des jeux d'esprit sans idée, des puérilités ou des débauches de chimères. Il n'y avait qu'à rire: on frémit, tout fut perdu; la démocratie avait laissé parler les fous, on la crut folle elle-même. Ainsi périt la seconde de nos assemblées législatives. Mais revenons à la première déjà remplacée par la Convention, et voyons son influence sur la littérature française.
C'est la mode, c'est la grâce du style, c'est l'affectation de force d'esprit, ou c'est la faiblesse de conscience aujourd'hui d'excuser, d'innocenter, de glorifier la Convention. Nous-même, on nous a accusé de cette molle complaisance dans l'Histoire des Girondins: Il va nous dorer la guillotine, disait M. de Chateaubriand à l'apparition de ce livre. C'était une calomnie par anticipation. J'en appelle à ceux qui ont lu le livre. Où la justice a-t-elle été plus faite de la moindre lâcheté de conscience, ou de la moindre goutte de sang livré par cette assemblée? La Convention ne sauva rien par ses meurtres, et perdit pour longtemps la république en associant son nom à la Terreur. Voilà la vérité.
Les institutions, pour renaître, ont besoin de bonne renommée; elle perdit de renommée la démocratie en la souillant du sang de ses milliers de victimes; elle jeta des têtes sans compter à la Terreur, comme on jette des lambeaux de ses vêtements à la bête féroce par qui on est poursuivi pour lui échapper; (p. 203) elle appela le peuple au spectacle quotidien de la mort sur la place publique; elle commença par un massacre de trois mille prisonniers sans jugement aux journées de septembre, cette Saint-Barthélemy de la panique; elle finit par un massacre le 9 thermidor: sa seule institution fut l'échafaud en permanence. Nul parmi cette assemblée ne fut assez courageux pour le renverser. La terrible machine fonctionnait encore d'elle-même quand ses moteurs étaient déjà des cadavres sans tête couchés dans son panier. Elle s'arrêta d'elle-même aussi quand il n'y eut plus personne pour envoyer personne au tombereau. Voilà la lugubre vérité sur la Convention. Quelle influence pouvait-elle avoir sur la langue et sur la littérature française? L'influence du cinquième acte d'une tragédie à flots de sang sur un auditoire sans haleine, la pitié, l'horreur, les vociférations du chœur sanguinaire, les rugissements des bourreaux, le cri prolongé et renaissant des victimes; elle eut tout cela, mais ce n'était plus de la langue: c'était des hoquets et des sanglotements d'agonie, Vox faucibus hæret! Plus on aime la révolution plus on doit flétrir la Convention.
Deux hommes seuls conservèrent jusqu'à la mort, dans cet abattoir d'hommes, des accents d'éloquence tragique et même littéraire à la proportion de ces terribles scènes, Danton et Vergniaud. Danton, le seul homme d'État de la Convention s'il n'avait pas à jamais souillé son génie en le laissant tremper dans les massacres de septembre et dans l'institution du tribunal révolutionnaire, dont il aiguisa pour sa propre tête le couteau; mais grand du moins par son remords, grand par ses roulements de foudre humaine et par ses éclairs d'inspiration patriotique, grand même par ses frustes excès de style, qui rappelaient en lui le Michel-Ange du peuple ébréchant le marbre, mais creusant à grands coups d'images la physionomie.
Le second est Vergniaud.
Vergniaud, le plus sublime lyrique d'éloquence qui ait jamais prophétisé sa propre mort et la mort de ses ennemis sur une tribune les pieds dans le sang; orateur pathétique de la pitié, de la justice, de la modération, des remords, de la supplication à un (p. 205) peuple charmé mais sourd, chant du cygne de la littérature et de l'éloquence françaises expirantes, fait pour parler en présence de la mort, et à qui on ne peut supposer une autre tribune que l'échafaud.
L'Europe écoutait encore avec un frisson de ravissement, morituri te salutant!
Ces deux hommes morts, on n'entendit et on n'écouta plus rien. Quelques mots sublimes d'ironie et brefs de temps en temps, comme celui de Lanjuinais au boucher Legendre: «Avant de m'immoler, fais décréter que je suis un bœuf!» ou l'apostrophe antique du même orateur à l'assemblée meurtrière, qui le couvrait d'outrages avant de le frapper: «Quand les anciens avaient choisi une victime pour le sacrifice, ils l'ornaient de bandelettes et la couronnaient de fleurs avant de la frapper; et vous, pires que ces sacrificateurs, vous couvrez d'insultes et vous traînez dans la boue vos victimes! etc.»
Quand l'Europe, d'abord si passionnée sous l'Assemblée Constituante pour notre philosophie, (p. 206) notre littérature, notre langue, notre révolution, vit la France, saisie tout à coup comme d'une démence d'Oreste, immoler son roi innocent, sa reine étrangère, ses orateurs, ses philosophes, ses poëtes, ses femmes, ses enfants, ses vieillards, et jusqu'à ces jeunes vierges traînées en groupe à l'échafaud, comme pour composer à la mort des bouquets de cadavres, l'Europe détourna la tête, elle retira son intérêt à une cause si belle mais si honteusement profanée; elle crut à une démence de la nation; elle la prit en pitié, puis en terreur, puis en horreur. Elle répudia du cœur la langue, les idées, la littérature d'un peuple dont le gouvernement avait pour premier ministre le bourreau.
Mais cependant cette tragédie même avait par sa nature pathétique, pour le cœur humain, l'intérêt palpitant et passionné qui attache l'âme aux combats du cirque, aux grands crimes, comme aux grandes vertus sur la scène où les peuples jouent les drames de Dieu. La France était la tragédienne en action du monde moderne: on frémissait, mais on ne pouvait pas s'empêcher de regarder. Elle se gravait par ses convulsions comme par ses exploits dans l'imagination (p. 207) fascinée de l'Europe. Il y a de la fascination dans les calamités même du peuple, quand ces calamités dépassent les proportions ordinaires du crime et s'élèvent jusqu'à l'impossible du forfait. Les proscriptions de Rome sous les Marius et sous les Sylla sont atroces, mais ces proscriptions mêmes font partie de l'histoire de Rome et défient la mémoire d'oublier le nom de cette tragédienne du vieux monde. Il en fut ainsi de la France sous la Convention; elle donna quinze mois le frisson de l'horreur à l'Europe, et défia l'imagination de l'Europe de se détacher du spectacle de sang qu'elle donnait aux nations.
Mais peut-on louer en conscience et en humanité une assemblée qui gouvernait à coups de hache, comme si le meurtre était un gouvernement? Peut-on même l'excuser sur la prétendue nécessité du crime en grande politique? Le crime est précisément l'inverse de toute politique; car toute politique n'est que la morale divine appliquée par la grande conscience des hommes d'État au gouvernement (p. 208) des nations: le crime au contraire n'est que l'immoralité humaine appliquée par l'impuissance ou par la perversité de la fausse conscience des ambitions au succès de leur cause ou de leur fanatisme. Le crime n'est que le sophisme de la politique; c'est la morale qui en est la vérité. Les Machiavel, les Robespierre, les Danton ne sont au fond que des dupes qui ont mis leur génie à la torture pour chercher dans le crime ce que Dieu a caché dans la conscience et dans la vertu. La suprême habileté politique, c'est la suprême innocence. L'histoire finira peut-être par apprendre aux hommes d'État ce simple axiome qui les fait sourire de pitié aujourd'hui.
On a été jusqu'à innocenter, que dis-je? jusqu'à glorifier les membres de la Convention d'avoir suivi comme un vil troupeau les proscripteurs du comité de salut public, et d'avoir, les yeux fermés, donné leurs signatures de confiance ou de complaisance sur ces listes de proscriptions qui décimaient tous les matins la vieillesse et la jeunesse, l'infirmité, l'imbécillité, (p. 209) l'enfance, le pêle-mêle de la contre-révolution, de la révolution.
J'avoue que ma raison s'est toujours soulevée en moi contre cette amnistie en masse, jetée comme un manteau, non sur les proscrits, mais sur les proscripteurs. «De deux choses l'une, me suis-je toujours dit à moi-même: ou ces membres en masse de la Convention qui signaient de complaisance les arrêts de mort de tant de milliers d'innocents étaient dans leur cœur complices des proscriptions, et alors ils étaient aussi criminels que leur comité de proscription; ou ces hommes n'étaient pas complices dans leur cœur de ces immolations en masse, et alors ils étaient donc les plus lâches des juges, des législateurs et des hommes, puisqu'ils concédaient ces milliers de têtes aux proscripteurs, de peur d'exposer leur propre tête, en disant oui par leur signature ou par leur silence, quand leur conscience disait non?»
Complice de meurtre, ou complaisante de l'échafaud, quel dilemme pour la Convention? Elle n'en sortira pas quand la vraie postérité sera levée pour cette assemblée tragique. Elle n'est pas encore levée. La conscience de la (p. 210) France est encore intimidée, ou muette, ou captée; mais le temps lui déliera les lèvres.
Les politiques acerbes de 1848 nous reprochent d'avoir désarmé la démocratie et aboli la peine de mort politique, de peur que le peuple ne fût tenté d'imiter un jour les sévices sanguinaires de la Convention, dont nous voulions à jamais séparer la nouvelle république par un abîme de magnanimité. Nous avons, disent-ils, énervé ainsi la démocratie, nous avons fait répudier au peuple sa seule force, la terreur; nous avons rassuré et encouragé d'avance par l'impunité les réactions de ses ennemis. Ah! nous acceptons fièrement le reproche, et nous en appelons au temps pour prononcer entre nos accusateurs et nous! Si jamais l'heure de la démocratie sonne pour la nation (et quelle heure ne revient pas sur ce cadran mobile d'une nation, où les heures ne sont que des minutes?), on verra combien les souvenirs néfastes de la Convention portent d'ombres sanglantes après soixante ans sur l'imagination de la nation et sur le nom de république; (p. 211) on verra combien la moindre ressemblance tragique avec la Convention ferait fuir à l'instant cette nation jusque sous le sabre par peur de la hache! On verra combien il faudra de républiques magnanimes, désarmées, innocentes, victimes même de leur innocence, pour apprivoiser ce peuple avec la liberté qui eut le malheur de s'appeler une fois la terreur!
Nous ajournons sans hésitation et sans crainte ceux qui nous reprochent notre innocence aux épreuves et au jugement des démocraties à venir. Si c'était à refaire, nous le referions mille fois. Le plus grand danger pour la république n'est pas dans l'institution, il est dans son nom; et la peur que ce nom inspirait avant 1848, elle la doit tout entière à la Convention. On épouvante le monde avec la peur, mais on ne le gouverne qu'avec la justice et la magnanimité!
Après cette terreur, il n'y eut plus de littérature, parce que la France avait tué ou proscrit tous ses poëtes et tous ses écrivains, et parce qu'il n'y avait plus ni sang-froid, ni (p. 212) loisir, ni attention dans les âmes pour ce luxe de l'esprit qu'on appelle les lettres.
Il était sorti seulement de temps en temps des prisons quelques chants du cygne, quelques plaintes mélodieuses; ces poésies avaient l'accent des brises de nuit qui traversent les ifs ou les cyprès des cimetières, elles donnèrent à la langue poétique, et même à la prose française d'après la révolution, les premières notes de cette mélancolie tragique, inconnues jusque-là à la langue. C'était une corde nouvelle, corde trempée de sang et de larmes, que la mort avait ajoutée à la lyre moderne: cela ressemblait aux voix des pleureuses qu'on entend de loin en Orient suivre en chantant les cercueils au bord de la mer derrière les oliviers ou les cyprès des champs des morts. Mais cela conservait néanmoins quelque chose de grave, de mâle et d'héroïque qui, tout en pleurant sur sa propre mort, insultait courageusement aux bourreaux. Les plus fières et les plus touchantes de ces lamentations de l'échafaud sont d'André Chénier, cet Orphée républicain du Bosphore déchiré pour sa modération par les femmes thraces de la Terreur.
Écoutez ces dernières ironies du républicain (p. 213) mourant tué par les démagogues de la Convention, dans la voix d'André Chénier.
PRISON DE SAINT-LAZARE.
Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort,
Pauvres chiens et moutons, toute la bergerie
Ne s'informe plus de son sort.
Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,
Les vierges aux belles couleurs
Qui le baisaient en foule, et sur sa blanche laine
Entrelaçaient rubans et fleurs,
Sans plus penser à lui, le mangent s'il est tendre.
Dans cet abîme enseveli
J'ai le même destin. Je m'y devais attendre.
Accoutumons-nous à l'oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
Mille autres moutons, comme moi
Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,
Seront servis au peuple roi.
Que pouvaient mes amis? Oui, de leur main chérie
Un mot, à travers ces barreaux,
A versé quelque baume en mon âme flétrie;
De l'or peut-être à mes bourreaux...
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis; vivez contents
En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre;
Peut-être, en de plus heureux temps
(p. 214) J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
Détourné mes regards distraits;
À mon tour aujourd'hui mon malheur importune.
Vivez, amis; vivez en paix.
Voici la sainte colère du poëte mourant résigné à la stupide férocité des hommes.
Maintenant voici quelques strophes de sa dernière élégie, écrite la veille de son supplice, pour déplorer le prochain supplice de mademoiselle de Coigny, sa compagne de captivité. Jusqu'alors la France n'avait jamais pleuré ainsi. Ce sanglot donna le ton de l'élégie moderne à madame de Staël, à Bernardin de Saint-Pierre, à Chateaubriand, à moi peut-être à mon insu. La tristesse fait maintenant partie de la langue; c'est un don de la mort trouvé sur tant de tombeaux.
LA JEUNE CAPTIVE.
—«L'épi naissant mûrit de la faux respecté;
Sans crainte du pressoir, le pampre tout l'été
Boit les doux présents de l'aurore;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,
Je ne veux pas mourir encore.
(p. 215) Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,
Moi je pleure et j'espère; au noir souffle du nord
Je plie et relève ma tête.
S'il est des jours amers, il en est de si doux!
Hélas! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts?
Quelle mer n'a point de tempête?
L'illusion féconde habite dans mon sein.
D'une prison sur moi les murs pèsent en vain,
J'ai les ailes de l'espérance:
Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
Philomèle chante et s'élance.
Est-ce à moi de mourir? Tranquille je m'endors,
Et tranquille je veille; et ma veille aux remords
Ni mon sommeil ne sont en proie.
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,
Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
Ranime presque de la joie.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin!
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J'ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.
Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson;
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,
Je n'ai vu luire encor que les feux du matin,
Je veux achever ma journée.
(p. 216) Ô Mort! tu peux attendre; éloigne, éloigne-toi;
Va consoler les cœurs que la honte, l'effroi,
Le pâle désespoir dévore.
Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les Amours des baisers, les Muses des concerts;
Je ne veux pas mourir encore.»—
Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces vœux d'une jeune captive;
Et secouant le joug de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliais les accents
De sa bouche aimable et naïve.
Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
Chercher quelle fut cette belle:
La grâce décorait son front et ses discours,
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d'elle.
Une poésie qui inventait de tels accents en mourant ne pouvait manquer de revivre.
La Convention avait fauché tout ce qui se trouvait sous le couteau. La littérature française n'était pas seulement muette, elle était morte. On ne sait pas assez combien meurt vite une civilisation littéraire sous la hache d'une assemblée ou sous la faux d'un Attila. Les croyants au progrès continu et indéfini des civilisations par les livres ne se sont jamais rendu compte de la rapidité avec laquelle s'évanouirent en cendre, au vent de l'incendie des bibliothèques, les prodigieuses littératures de l'Égypte ancienne, de la Perse, de l'Inde (p. 218) lettrée, de la Grèce académique, de la Rome latine sous les pas de leurs conquérants barbares ou sous les anarchies de leurs propres déchirements. Les langues elles-mêmes, du moment qu'on ne les écrit plus, s'évanouissent avec une promptitude qui tient du prodige. Ne croyez pas tant à l'immortalité de ce chiffon empreint de noir qu'on appelle du papyrus ou du papier. On en chauffe les bains d'Alexandrie, et au bout de deux générations on ne sait plus les lire. Supposez dix ans de Convention, une invasion tartare de Souvarof, un changement de religion, une subversion générale de la société, un nivellement communiste de la propriété en Europe, et soyez sûrs qu'en vingt ans il n'y aurait plus ni poésie, ni théâtre, ni littérature, ni langue lettrée en France. Il faut du loisir, de l'élégance de mœurs, du superflu de temps et d'aisance pour les arts de l'esprit; quand il n'y a plus de lecteurs, où sont les écrivains?
La Convention avait mis la France bien près de cette extinction des lettres. C'était déjà une (p. 219) terrible désignation à mort que d'être suspect de génie. Cette aristocratie de la pensée n'était guère moins innocente que l'aristocratie de naissance, de fortune, ou même de costume. A quel orateur, à quel poëte, à quel philosophe la Convention avait-elle pardonné? Vergniaud, Danton, Camille Desmoulins, Bailly, Condorcet, Lavoisier, Roucher, Chénier et cent autres avaient éteint dans leur sang les dernières voix. Les supériorités étaient des crimes. On aspirait à la médiocrité pour vivre. «Qu'as-tu fait pour vivre pendant la Convention?» demandait-on à Sieyès. «Je me suis fait petit et je me suis tu!» Toute la nation aurait pu bientôt en dire autant. Or, une nation obligée de se rapetisser et de se taire pour vivre perd bientôt sa langue avec ses idées.
Cependant une réaction terrible du sentiment civilisé en Europe contre la France, sa philosophie, sa révolution, ses idées, sa Terreur, sa langue (et c'est encore ici un des funestes services de la Convention), se déclarait chez tous les peuples. Un cri de vengeance (p. 220) contre le terrorisme de la Convention s'élevait de tous les cœurs. Ceux-là mêmes qui avaient adoré nos idées répudiaient nos excès et se repentaient à haute voix d'avoir bien espéré de nos principes. Gœthe, Klopstock, Schiller, en Allemagne; Monti, en Italie; Fox et Pitt, en Angleterre, retournaient leur éloquence contre nous. Burke surtout écrivait avec le fer rouge de l'invective contre nos barbaries une série de harangues qui rappelaient les philippiques d'un nouveau Cicéron contre les bourreaux d'une autre Rome. La Convention, en quinze mois, avait dépopularisé les deux siècles de la littérature française. On ne voulait plus ni lire, ni écrire, ni parler la langue des proscripteurs de leur propre génie.
Un phénomène très-inattendu sauva la littérature et la langue de cette proscription par le dégoût. Ce phénomène fut l'émigration: cent mille familles françaises, l'élite littéraire de la nation par le rang, le nom, l'élégance, les mœurs, le langage, s'étaient dispersées dans toutes les cours et dans toutes les villes de la Suisse, de l'Allemagne, de la Russie, de l'Angleterre, traînant avec elles la haine qu'elles portaient à la révolution et la pitié qui s'attache aux (p. 221) proscrits. Ces colonies de nouveaux Messéniens, favoris des cours, hôtes des châteaux, suppliants des villes et des campagnes, semaient et entretenaient partout cette langue proscrite dans les bourreaux, amnistiée et aimée dans les victimes. Ces princes, ces vieillards, ces femmes, ces courtisans, cette jeune noblesse, ces militaires, ces hommes de lettres, ces poëtes expatriés, ces jeunes filles qui croissaient en âge et en grâce dans l'exil, pénétraient dans toutes les familles, y payaient l'hospitalité en enseignant la langue et les lettres de leur patrie aux enfants de leurs hôtes, racontaient leurs malheurs, intéressaient à leur ruine et naturalisaient en Europe une France errante et fugitive qui devenait plus chère par les asiles qu'on lui prodiguait. Cette émigration fut pour la littérature de la France quelque chose comme la captivité de Babylone qui sema le dieu, le livre et la langue des Hébreux jusqu'aux extrémités de l'Asie.
Cette émigration traînait après elle ses orateurs de l'Assemblée constituante échappés en petit nombre à la mort, ses poëtes, ses publicistes, ses pamphlétaires, ses écrivains, ses (p. 222) journalistes expatriés. Ce fut le moment où se forma entre ces écrivains antirévolutionnaires de l'Europe cette littérature de réaction contre la philosophie française qui entraîna l'esprit humain tout entier dans son contre-courant d'idées et de principes, et qui dure malheureusement encore (autre service funeste de la Convention, qui, comme Carthage, avait rallié des ennemis à la littérature française dans tout l'univers).
Cette littérature émigrée couvait de grands talents connus ou inconnus dans son sein. On y comptait Delille, poëte aujourd'hui trop ravalé, mais qui fut en réalité l'Ovide de la France. Comme Ovide, il écrivait alors ses Tristes dans le poëme de la Pitié. Ses vers étaient la complainte redite partout de l'émigration. On y comptait Chateaubriand, encore invisible, mais qui mûrissait son génie dans un grenier de Londres; M. de Talleyrand, puissance d'esprit qui laissait passer l'orage en Amérique pour revenir au premier vent maniable dans sa patrie; le comte de Maistre alors en Russie, qui se posait, dans ses Considérations sur la Révolution française, en confident intime de la Providence, et qui prophétisait à coup sûr la (p. 223) ruine à une Convention qui s'entretuait; Mme de Staël, à Coppet; Mallet du Pan, écrivain de combat, à Bâle; Rivarol, épigrammatiste éblouissant, à Hambourg; M. de Fontanes, à Genève; M. de Bonald, gentilhomme philosophe du Rouergue, menant à pied ses petits-enfants par la main sur les grandes routes de la Hollande, et méditant sa Législation primitive, théocratie biblique et absolue inventée en haine et en vengeance de notre terrorisme. Bientôt cette littérature, cette poésie et cette philosophie émigrées s'allièrent par la sympathie du malheur avec tout ce qui avait survécu des lettres en France. Cette littérature prépara par ses doctrines l'avénement d'un Machabée ou d'un Cromwel, s'il y en avait un dans les armées de la France.
Nous n'écrivons pas ici l'histoire de France, nous notons seulement l'influence de la révolution française sur la langue et la littérature françaises. Nous franchissons le Directoire, qui ne fut qu'une ère de journalisme et de victoires de nos armées au dehors, de débats sans éloquence (p. 224) au dedans. La littérature émigrée avait seule la voix; elle s'essayait à des théories et à des audaces qui tendaient à ramener plus que la monarchie.
Le Consulat et l'Empire ne furent pas des époques littéraires. Des bulletins emphatiques, des ordres du jour d'une brièveté soldatesque, des harangues officielles de M. de Fontanes qui rappelaient les prosternements d'éloquence de Cicéron courtisan devant César, enfin quelques poésies de collége, sans âme, sans virilité dans l'accent, efféminèrent et aplatirent la langue comme le despotisme effémine les cœurs et aplatit les idées. Toute cette gloire militaire ne produisit que l'écho du canon qui faisait écrouler d'abord l'Europe, puis enfin la France elle-même pièce à pièce. Mais dix ans de combats, de victoires, de désastres promenant les armes et le nom de dix armées depuis les extrémités de l'Égypte, de l'Italie, de l'Allemagne, de l'Espagne, jusqu'à Moscou, et ramenant deux fois sur leurs pas le reflux de l'Europe sur Paris, ne sont pas perdus pour la langue et pour la littérature d'un peuple. Bonaparte fut le plus funeste mais le plus grand poëte des temps modernes. Il fit du monde une tragédie (p. 225) de dix ans. Il y fit jouer à la France le principal personnage dans tous les excès et dans tous les désastres de sa gloire. Il n'y avait point d'idée, mais il y avait un mouvement, un intérêt immenses dans son drame. Homme tout oriental comme son île, et nullement homme européen de son siècle, tout son rôle semblait être de déplacer violemment la révolution de son centre, de changer le courant des idées en courant de conquêtes, et de faire une longue diversion à la philosophie et à la liberté pour faire oublier à la France sa mission et à l'Europe sa régénération par la pensée libre.
Il n'a que trop bien accompli ce rôle; il a ajourné l'esprit humain de trois siècles. Mais quel poëme il a écrit en trophées et en désastres militaires, de Memphis à Moscou, de Paris à Saint-Hélène, pour nos descendants! C'est avoir fait quelque chose pour la langue et pour la littérature d'un peuple que d'avoir fait ce peuple non pas le poëte, mais le sujet du plus grand drame de l'univers. À ce poëme gigantesque il ne manquera que la moralité. Mais Alexandre et César ne cherchaient d'autre moralité que le bruit de leurs pas dans le monde et dans l'histoire. (p. 226) C'était un homme de leur race; il ne faut pas lui demander un but; son but, c'était son nom. Qu'il en jouisse, puisque le monde a plus d'écho que d'intelligence, et confondra toujours le bruit avec la gloire!—Passons!—ou plutôt mourons, car il n'y a plus qu'à désespérer des peuples qui n'ont d'estime que pour ceux qui les ont le plus méprisés!
C'est encore là un dernier funeste service de la Convention. Toutes les fois que vous donnerez à choisir à une société entre un échafaud ou un trône, elle choisira le trône; et qui osera s'en étonner?
La chute de l'Empire fut tout à coup une renaissance des lettres, de l'éloquence, de la poésie, des tribunes, du journalisme. On manquait d'air dans cette glorieuse caserne. La liberté souffla un nouveau génie français. Ce ne fut pas seulement la restauration des Bourbons, cette dynastie lettrée, ce fut la restauration de l'intelligence.
Il y a peu de jours qu'un de ces dénigreurs acharnés du temps présent, qui croient constater leur supériorité personnelle par un superbe mépris de leur siècle, vint passer la soirée au coin de mon feu. Il avait de l'humeur contre les choses, et il l'épanchait contre les hommes. Il avait oublié ce mot si sensé et si profond de M. de Talleyrand, qui résume en une plaisanterie la philosophie expérimentale d'une longue vie. «Il ne faut jamais se fâcher contre les choses, car cela ne leur fait jamais rien du tout.»
Le petit cercle d'amis qui causaient à cœur ouvert autour de mes tisons fit écho par complaisance à ce mécontent de la nature et de la Providence. À les entendre, le dix-neuvième siècle était la lie des siècles, l'homme, cette œuvre éternellement jeune de Dieu, à chaque génération, se rapetissait dans ses mains. Chaque nom d'homme politique ou littéraire de ce demi-siècle, en passant sur leurs lèvres, en (p. 228) sortait aminci et aplati comme une médaille mal dorée de mauvais aloi, qui sonne le cuivre en tombant à terre.
J'étais attristé. Je protestais seul en moi-même contre cette dépréciation systématique d'une époque qui m'a paru quelquefois pauvre en circonstances, mais jamais en hommes.
Que le temps ait été malheureux et que de grandes choses y aient avorté faute de bonne fortune, je ne le niais pas; mais que la nature humaine n'y ait pas été très-féconde en grandes intelligences, en grands talents, en grands caractères, plus féconde peut-être qu'à aucune autre époque de notre histoire intellectuelle, c'est à quoi je ne pouvais consentir. Cela me paraissait une ingratitude envers la nature.
Je me tus cependant, parce que je n'aime pas les grands débats dans les petites chambres et les harangues au coin du feu. Quand la pendule sonna minuit, chacun s'en alla satisfait d'avoir ravalé son époque au niveau des plus abjectes décadences, et fier de fouler un pavé qui ne portait plus que la boue des siècles.
Quand j'eus reposé la tête sur l'oreiller, j'attendis en vain le sommeil. L'agitation fébrile de l'entretien survivait à la soirée. Ne pouvant dormir, je voulus du moins occuper agréablement mon insomnie par l'évocation de tous les souvenirs d'hommes éminents dans la littérature ou dans la politique que j'avais rencontrés, entrevus, connus ou aimés dans ma vie pendant les trente ou trente-cinq années où j'avais été plus ou moins mêlé à la foule du siècle. Je n'avais jamais fait à loisir cette revue, parce que je n'avais jamais eu besoin de me grouper à moi-même en faisceau cette multitude de talents et de caractères pour donner un démenti à ce prétendu appauvrissement de la nature en France. Se ressouvenir ainsi, c'est revivre! La mémoire est l'ubiquité de l'âme.
Pendant les courtes heures nocturnes où je tirai un à un ces souvenirs, ces noms, ces figures de ma mémoire avec toutes les circonstances qui marquaient leur rencontre, leur apparition, leur intimité dans ma vie passée, je puis dire que je vivais deux fois. Jamais (p. 230) sommeil de jeune homme avec ses plus beaux rêves ne valut pour moi cette délicieuse insomnie. C'était la résurrection des morts par la divinité de l'imagination qui possède la vie et qui la rend à qui elle veut. Il me semblait me promener dans un ciel tout scintillant de souvenirs, à travers une véritable voie lactée de noms charmants ou de noms illustres que j'avais traversée pendant ma courte apparition dans le temps, et qui avaient été autrefois ou qui étaient encore mes contemporains, mes compatriotes, mes amis, mes émules, mes rivaux, même mes ennemis. Je dis même mes ennemis; car, à une certaine distance de temps et à une certaine hauteur d'âme, l'impartialité réconcilie tout. Les inimitiés ne sont que des froissements: quand on ne se repousse plus, on s'attire, et quand on ne se heurte plus, on s'aime. Or la solitude et l'isolement complet du monde dans lesquels je me suis exilé ont produit sur moi l'effet de distance, d'élévation et de temps qui donnent l'impartialité presque divine au cœur des hommes solitaires.
Parmi les noms qui se présentaient à ma mémoire, il y en a pour lesquels j'avais de l'enthousiasme et de l'attrait, et d'autres pour lesquels j'éprouvais ou j'éprouve encore une froide indifférence ou une aversion instinctive; il y en a même qui m'ont outragé gratuitement et auxquels j'ai remis gratuitement aussi leurs outrages. Mais il n'y en a aucun pour qui j'éprouve de la haine. Je puis dire avec vérité qu'on tordrait aujourd'hui mon cœur comme une éponge sans qu'une goutte de haine ou même de fiel en tombât sur aucun nom vivant! Je n'en dis pas autant des morts; mais la haine contre les morts n'est pas de la haine contre les hommes, c'est la haine de la vérité contre le mensonge, de la justice contre l'iniquité, de la liberté contre la tyrannie. Une telle haine n'est pas de la passion, c'est de la justice.
Je parlerai seulement ici des hommes de mon temps que j'ai personnellement connus et qui me parurent marqués entre tous les autres d'un signe de haute intelligence, de grandeur (p. 232) d'esprit ou de supériorité de talent dont se compose l'élite d'un siècle. La vie est une foule, on la traverse en courant; mais on y connaît seulement ceux que le mouvement de cette foule a jetés près de vous et qui bordent votre sentier. Parmi cette forêt de têtes, il y a peut-être des milliers d'hommes qui sont supérieurs à ce que vous avez rencontré, mais vous ne les connaissez pas. Vous n'avez aucun titre pour les nommer. Vous ne pouvez dire de cette foule que ce que le poëte anglais Gray dit des morts inconnus ensevelis dans son cimetière de village:
Ici dorment peut-être des héros, des poëtes, des grands hommes ignorés qui ne connurent jamais leur propre génie, et que le monde ne connaîtra pas, etc., etc. Mais Dieu les connaît.
J'étais né avec un grand attrait naturel pour les facultés supérieures de l'âme et de l'esprit, et par conséquent avec un grand goût littéraire, le plus noble exercice de ces facultés: dès le collége, il y avait de la littérature dans (p. 233) mes amitiés. Aussitôt que j'entrevis le monde, mes regards y cherchèrent d'abord et avant tout ce qui, selon moi, en était l'âme, c'est-à-dire les hommes qui illustraient ou qui cultivaient le génie humain par leurs œuvres, ou du moins par leurs goûts intellectuels. Au sortir de mon berceau et pendant que je suçais encore le lait de ma mère, une circonstance tout accidentelle semblait m'avoir prédestiné à ce commerce de prédilection avec les grands esprits de mon siècle. Mon père et ma mère m'ont trop souvent raconté depuis ce singulier hasard de mon enfance pour qu'il ne se soit pas gravé dans ma mémoire et pour que je ne le compte pas au nombre des bonnes fortunes de ma vie.
On sait que le grand écrivain et le grand philosophe anglais Gibbon, auteur du chef-d'œuvre historique de son pays et peut-être de l'Europe, s'était retiré et recueilli pendant dix années à Lausanne, pour y penser à l'abri de toute distraction son livre. Tout le monde connaît le sublime et pathétique épilogue, le Nunc dimittis de l'historien qui a achevé son monument et qui remercie la Providence d'avoir soutenu son génie jusqu'à (p. 234) sa dernière page. C'est l'Exegi monumentum d'Horace; c'est l'hymne de l'ouvrier de l'esprit qui s'assied sur sa tâche à la fin de sa journée et qui attend le soir sa solde de gloire des mains du temps.
Mon père et ma mère s'étaient établis pour quelques mois à Lausanne pendant la seconde année de leur mariage. Ils habitaient une de ces charmantes maisons qui descendent d'étage en étage de la colline de Montbenon jusqu'à la grève du lac. Gibbon en habitait une contiguë. Les deux jardins se touchaient, séparés seulement par une haie de jasmin. Ma mère qui commençait à me sevrer de son sein, me faisait essayer mes premiers pas dans les allées sablées de gravier du lac, le long du buisson. Gibbon, écrivant ou lisant dans une charmille à l'angle de son propre jardin, admirait et écoutait ces jeux et ces voix d'une jeune Française et de son enfant. Il regarda par-dessus la haie et crut reconnaître ma mère, qu'il avait vue avant son mariage, chez ma grand'mère à Paris au Palais-royal (p. 235) et à Saint-Cloud. Ma mère le reconnut à l'instant aussi, à sa prodigieuse laideur et à la bonhomie proverbiale de sa physionomie. Depuis ce jour et pendant un long été, les deux maisons n'en faisaient qu'une. Mon père, ma mère, Gibbon, et quelques amis des deux voisins, furent une seule famille.
Soit pour flatter la charmante mère dans son fils, soit par un goût naturel des hommes d'étude et de solitude pour l'enfance, le grand historien passait ses heures de soirée à jouer avec moi. Ses genoux, me disait ma mère, étaient devenus mon berceau.
La fin de l'automne sépara tout; Gibbon repartit pour l'Angleterre, mon père et ma mère pour la France. Le vieillard pleura en me remettant pour la dernière fois aux bras de ma mère. Il lui fit toutes sortes d'heureux présages sur ma destinée, qui n'était encore écrite que dans mes sourires. Je ne crois pas aux présages, mais je ne peux jamais m'empêcher de penser que cette aimable paternité du célèbre écrivain avait jeté une bonne influence d'esprit sur ma vie, et que c'était à cette bénédiction du grand historien que je devais peut-être ma prédilection passionnée pour la haute (p. 236) histoire, le seul poëme véritablement épique des âges de raison.
Quoi qu'il en soit, j'étais à peine rentré du collége dans la maison paternelle, que je cultivais déjà avec mes condisciples les plus lettrés, devenus mes amis, les affections de cœur et les parentés d'esprit que nous avions conçues les uns pour les autres pendant nos années d'étude.
Mes trois amis à peu près également chers étaient alors trois jeunes adolescents de la plus délicate race d'esprit et de la plus haute nature d'âme. De ces natures le sort peut faire à son gré des hommes obscurs ou des hommes célèbres, mais on peut le défier de faire des hommes ordinaires.
Le premier était Aymon de Virieu, fils unique du célèbre comte de Virieu, l'orateur de l'Assemblée constituante; son père était mort dans la dernière sortie du siége de Lyon où il commandait la cavalerie; sa mère habitait, avec les débris de sa fortune, dans un village du Dauphiné.
(p. 237) Le second était Louis de Vignet, neveu par sa mère du fameux comte de Maistre, dont j'aurai bientôt à parler. Il habitait Chambéry, cette ville la plus pittoresque des Alpes, que l'ombre, les torrents, les lacs et les noyers font ressembler aux villes des vallées d'Argos et d'Arcadie. Elle était bien plus célèbre à nos yeux par la petite maison des Charmettes, cette thébaïde de l'amour et de la jeunesse de J.-J. Rousseau, que par son titre d'ancienne capitale de la Savoie.
Louis de Vignet avait reçu de la nature une âme de Werther qui se dévorait elle-même, une imagination ardente et fatiguée avant d'avoir produit, un dégoût qui venait de l'exquise exigence de son goût, un talent poétique et un style d'écrivain qui l'auraient égalé aux plus grands poëtes et aux plus vigoureux prosateurs, mais une mélancolie âpre et maladive qui flétrissait en lui le fruit de son génie avant qu'il fût mûr. Son extérieur était beau, mais sombre, peiné, découragé, prostré comme son âme. C'était la figure d'une passion; grand, maigre, pâle, creusé de joues, serré de lèvres, fiévreux d'accent, un feu terne et un peu oblique dans l'œil, cherchant toujours (p. 238) la solitude et s'y fuyant bientôt lui-même, puis fuyant le monde aussitôt qu'il l'avait entrevu. Nous le regardions comme très-supérieur à nous par l'esprit comme il l'était par l'âge, et je crois que nous avions raison. C'était celui que j'aimais le mieux; mais il y avait cependant toujours une certaine amertume dans ses affections, une certaine demi-ombre sur son âme; c'était un homme nocturne, si l'on peut parler ainsi; nous étions des hommes de lumière.
L'autre était Prosper de Bienassis, fils d'une veuve qui n'avait que cet enfant et qui vivait retirée dans un petit château du Dauphiné, sur la lisière des grands bois, auprès de la petite ville de Crémieux. C'était un cœur toujours en flamme que le rêve, l'amour, la poésie, l'amitié précoce consumaient en bois vert et qui ne devait laisser, après une longue vie, que des lueurs éteintes et une tiède cendre. Il a été et il est encore le plus heureux d'entre nous, car il en reste le plus inconnu.
C'est à lui que j'ai adressé, il y a beaucoup d'années, ces vers où l'on sent si profondément le regret tardif d'avoir cherché le bruit ou la gloire:
(p. 239) Ô champs de Bienassis! maison, jardin, prairies,
Treilles qui fléchissaient sous leurs grappes mûries,
Ormes qui sur le seuil étendaient leurs rameaux
Et d'où sortait le soir le chœur des passereaux,
Vergers où de l'été la teinte monotone
Pâlissait jour à jour aux rayons de l'automne,
Où la feuille en tombant sous les pleurs du matin
Dérobait à nos pieds le sentier incertain,
Pas égarés au loin dans les frais paysages,
Heures tièdes du jour coulant sous des ombrages,
Sommeils rafraîchissants goûtés au bord des eaux,
Songes qui descendaient, qui remontaient si beaux,
Pressentiments divins, intimes confidences,
Lectures, rêverie, entretiens, doux silences,
Table riche des dons que l'automne étalait,
Où les fruits du jardin, où le miel et le lait,
Assaisonnés des soins d'une mère attentive,
De leur luxe champêtre enchantaient le convive;
Silencieux réduit où des rayons de bois
Par l'âge vermoulus, et pliant sous le poids,
Nous offraient ces trésors de l'humaine sagesse
Où nos yeux altérés puisaient jusqu'à l'ivresse,
Où la lampe avec nous veillant jusqu'au matin
Nous guidait au hasard comme un phare incertain,
De volume en volume; hélas! croyant encore
Que le livre savait ce que l'auteur ignore,
Et que la vérité, trésor mystérieux,
Pouvait être cherchée ailleurs que dans les cieux!
Scènes de notre enfance, après quinze ans rêvées,
Au plus pur de mon cœur impressions gravées,
Lieux, noms, demeure, et vous, aimables habitants,
Je vous revois encore après un si long temps,
(p. 240) Aussi présents à l'œil que le sont des rivages
À l'onde dont le cours reflète les images,
Aussi frais, aussi doux, que si jamais les pleurs
N'en avaient de mes yeux altéré les couleurs;
Et vos riants tableaux sont à mon âme aimante
Ce qu'au navigateur battu par la tourmente
Sont les songes dorés qui lui montrent de loin
Le rivage chéri de son bonheur témoin,
L'ondoyante moisson que sa main a semée,
Et du toit paternel le seuil, ou la fumée!
Tu n'as donc pas quitté ce port de ton bonheur;
Ce soleil du matin qui réjouit ton cœur,
Comme un arbre au rocher fixé par sa racine,
Te retrouve toujours sur la même colline;
Nul adieu n'attrista le seuil de ta maison,
Jamais, jamais tes yeux n'ont changé d'horizon,
L'arbre de ton aïeul, l'arbre qui t'a vu naître
N'a jamais reverdi sans ombrager son maître;
Jamais le voyageur en voyant du chemin
Ta demeure fermée aux rayons du matin,
Trouvant l'herbe grandie, ou le sentier plus rude,
N'a demandé, surpris de cette solitude,
Sur quels bords étrangers, dans quels lointains séjours
Le vent de l'inconstance avait poussé tes jours.
Ton verger ne voit pas une main mercenaire
Cueillir ces fruits greffés par ta main tutélaire,
Et ton ruisseau, content de son lit de gazon,
Comme un hôte fidèle à la même maison,
Vient murmurer toujours au seuil de ta demeure,
Et de la même voix t'endort à la même heure!
Ainsi tu vieilliras sans que tes jours pareils
Soient comptés autrement que par leurs doux soleils,
(p. 241) Sans que les souvenirs de ton heureuse histoire
Laissent d'autres sillons gravés dans ta mémoire
Que le cercle inégal des diverses saisons,
Des printemps plus tardifs, de plus riches moissons,
Tes pampres moins chargés, tes ruches plus fécondes
Ou la source sevrant ton jardin de ses ondes,
Sans avoir dissipé des jours trop tôt comptés,
Dans la poudre, ou le bruit, ou l'ombre des cités,
Et sans avoir semé, de distance en distance,
À tous les vents du ciel ta stérile espérance!
Ah! rends grâce à ton sort de ce flot lent et doux
Qui te porte en silence où nous arrivons tous,
Et, comme ton destin si borné dans sa course,
Dans son lit ignoré s'endort près de sa source;
Ne porte point envie à ceux qu'un autre vent
Sur les routes du monde a conduits plus avant,
Même à ces noms frappés d'un peu de renommée!
Du feu qu'elle répand toute âme est consumée;
Notre vie est semblable au fleuve de cristal
Qui sort humble et sans nom de son rocher natal;
Tant qu'au fond du bassin que lui fit la nature,
Il dort, comme au berceau dans un lit sans murmure,
Toutes les fleurs des champs parfument son sentier,
Et l'azur d'un beau ciel y descend tout entier;
Mais, à peine échappés des bras de ses collines,
Ses flots s'épanchent-ils sur les plaines voisines,
Que du limon des eaux dont il enfle son lit
Son onde en grossissant se corrompt et pâlit;
L'ombre qui les couvrait s'écarte de ses rives,
Le rocher nu contient ses vagues fugitives,
Il dédaigne de suivre, en se creusant son cours,
(p. 242) Des vallons paternels les gracieux détours;
Mais, fier de s'engouffrer sous des arches profondes,
Il y reçoit un nom bruyant comme ses ondes.
Il emporte en fuyant à bonds précipités
Les barques, les rumeurs, les fanges des cités;
Chaque ruisseau qui l'enfle est un flot qui l'altère
Jusqu'au terme où, grossi de tant d'onde adultère,
Il va, grand, mais troublé, dépassant un vain nom,
Rouler au sein des mers sa gloire et son limon!
Heureuse au fond des bois la source pauvre et pure!
Heureux le sort caché dans une vie obscure!
. . . . . . . . .
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Et plus loin:
Non, tu ris avec moi de l'erreur où nous sommes;
Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes;
Tu sais que tôt ou tard, dans l'ombre de l'oubli,
Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli;
Qu'à cette épaisse nuit qui descend d'âge en âge
À peine un nom par siècle obscurément surnage;
Que le reste, éclairé d'un moins haut souvenir,
Disparaît par étage à l'œil de l'avenir;
Comme, en quittant la rive, un navire à la voile,
À l'heure où de la nuit sort la première étoile,
Voit à ses yeux déçus disparaître d'abord
L'écume du rivage et le sable du port,
Puis les tours de la ville où l'airain se balance,
(p. 243) Puis les phares éteints qu'abaisse la distance,
Puis les premiers coteaux sur la plaine ondoyants,
Puis les monts escarpés sous l'horizon fuyants;
Bientôt il ne voit plus au loin qu'une ou deux cimes,
Dont l'éternel hiver blanchit les pics sublimes,
Refléter au-dessus de cette obscurité
Du jour qui va les fuir la dernière clarté,
Jusqu'à ce qu'abaissés de leur niveau céleste,
Ces sommets décroissants plongent comme le reste,
Et qu'étendue enfin sur la terre et les mers,
L'universelle nuit pèse sur l'univers.
De la gloire et du temps voilà l'image sombre;
Éloigne-toi d'un siècle, et tout rentre dans l'ombre;
Laisse pour fuir l'oubli tant d'insensés courir;
Que sert un jour de plus à ce qui doit mourir?
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Après nous être écrit tous les hivers d'innombrables lettres et des volumes de vers sur nos impressions, sur nos lectures, sur nos philosophies, sur nos rêves d'adolescents, nous nous réunissions tout l'été et tout l'automne, tantôt au Grand-Lemps, dans la sévère maison de madame de Virieu, semblable en tout à un cloître autour d'un tombeau, plein de tristesse, (p. 244) de méditation et de silence; tantôt dans la vallée de Chambéry, dans la petite maison de Bissy, chez une tante hospitalière de Louis de Vignet; plus habituellement et plus longuement chez Prosper de Bienassis. Sa mère prêtait avec plus de complaisance sa maison, ses jardins, ses bois, à toutes nos licences d'enfants.
Le fond de nos plaisirs était toujours et exclusivement littéraire. Les livres étaient jour et nuit en société avec nous. Nous avions dérobé, par la main de son fils, la clef d'une très-riche et très-libre bibliothèque à madame de Monlevon (c'était le nom de cette aimable veuve). Cette bibliothèque, fermée depuis la mort de son mari par prudence, n'avait pas été formée pour des adolescents. Sans être licencieuse, elle était hasardeuse. Il y avait de tout, depuis les classiques jusqu'aux Pères de l'Église, et depuis les sermonnaires jusqu'aux philosophes du dernier siècle et jusqu'aux poëtes fardés, fades et méphitiques de l'école de Dorat et de Parny, qui nous paraissaient des dieux inconnus découverts sous cette poussière.
Enfermés pendant des soirées entières dans (p. 245) cette chambre haute dont nous avions soin de retirer la clef, pendant qu'on nous croyait dans les bois ou dans les plaines, couchés à terre sur le plancher poudreux, entourés chacun de piles de livres, nous lisions tout en causant à demi-voix des impressions de ces lectures. Histoire, poésie, philosophie, romans, théâtres, journaux, libelles: c'était un véritable pillage de l'esprit humain.
Chacun de nous se choisissait ensuite ses volumes de prédilection pour les savourer à loisir dans sa chambre pendant la nuit ou dans les bois pendant le jour. Le livre de Prosper de Bienassis, c'était J.-J. Rousseau, la déclamation sonore et oratoire; celui de Louis de Vignet, c'était les Nuits de Young, le Cimetière de campagne de Gray, le Jour des morts de Fontanes, la mélancolie; celui d'Aymon de Virieu, c'était les Essais de Montaigne, le scepticisme jouissant de son propre doute, le balancement ironique de l'esprit humain sur l'abîme des sottises humaines, avec le sourire du mépris pour toute conclusion.
Le mien, à moi, c'était Tacite, la haute politique et la haute morale dans la haute poésie de l'action et du style. Chacun de nous, (p. 246) à son insu, trahissait ainsi son caractère dans ses préférences. Nous n'avons guère changé depuis.
Le reste de l'année, la fréquente correspondance entre nous n'était guère qu'un commentaire familier de nos innombrables lectures, un cours de philosophie et de littérature épistolaires entre quatre amis qui croyaient découvrir chacun de son côté un monde intellectuel nouveau pour son ignorance.
Cette passion de littérature et ce culte pour les grands esprits vivants ou morts ne s'amortit pas en moi pendant le long voyage d'Italie que je fis avant l'âge. J'avais vécu seul à Rome avec les livres pendant tout un hiver. Aymon de Virieu me rejoignit à Naples au printemps. On a pu voir, dans mon épisode si répandu de Graziella, que même dans les premiers frémissements de mon âme, au premier souffle d'une passion presque enfantine, la littérature et l'amour se confondaient presque indissolublement en moi, que nous avions toujours un poëte ou un historien dans notre barque, (p. 247) et que nous lisions Tacite ou Paul et Virginie le soir sous les figuiers de la maison du pêcheur de l'île, à la lueur de la lampe de la belle enfant d'Ischia.
La restauration des Bourbons m'avait rappelé à Paris. Ces premiers amis étaient dispersés. J'en avais d'autres: nous nous étions attirés sans préméditation par ce goût inné des lettres, langue commune entre nos jeunes esprits.
Ces trois amis, moins intimes que les premiers, dont le souvenir m'est resté cher et présent, étaient l'un de mes camarades des gardes du corps, M. de Vaugelas, qui vit aujourd'hui dans le loisir toujours studieux des champs, à Die, dans la belle vallée du Rhône.
L'autre était un jeune homme du Dauphiné aussi, nommé M. Rocher, qui a été depuis secrétaire du ministère de la justice et membre de la cour de cassation, et qu'une maladie heureusement guérie a éloigné passagèrement des grandes affaires. Il avait un goût égal au mien pour l'éloquence et pour la poésie; il (p. 248) écrivait alors, avant que j'écrivisse moi-même des vers, un poëme sur l'Immortalité de l'âme, qu'il me récitait dans nos promenades; ce poëme n'a jamais été imprimé, mais ces vers me sont restés toute la vie dans l'oreille comme un tintement d'âme sonore et sensible. Cela ressemblait aux meilleurs vers de M. de Fontanes récités sous les chênes de Fontainebleau et restés dans la mémoire de Chateaubriand.
Le troisième était un jeune homme de Lyon, compagnon égaré, puis retrouvé, d'étude, nommé Auguste Bernard. Figure rêveuse, physionomie plus que belle, car elle était ineffaçable; âme molle comme l'attitude; caractère qui se pliait à tous ceux de ses amis comme une étoffe moelleuse à laquelle l'artiste n'a point donné de forme, mais dont on se drape au gré de la saison; voix musicale qui résonnait jusqu'au fond de l'âme; imagination poétique que la langueur des sensations empêchait de produire, mais toujours prête à rêver mieux que vous vos propres rêves et à ruminer mieux que vous vos propres vers; un homme-écho enfin, si l'on peut se servir de cette expression, mais un écho sensible, intelligent, qui ne restait muet que par paresse, et (p. 249) inerte que par amour du sommeil. On eût dit que sa nourrice avait mêlé à son lait trop de pavots. C'est le plus séduisant des hommes que j'aie jamais rencontrés dans ma vie. Il a inspiré de grandes passions et de longues amitiés. Qu'on le demande à M. Thiers, dont il fut l'ami après avoir été le mien. Nous l'avons perdu il y a quelques années; il n'a rien laissé qu'une ou deux traces dans quelques cœurs. Que laisse-t-on de mieux après avoir beaucoup agi?
Nous passions à Paris nos journées ensemble à feuilleter nonchalamment nos propres imaginations sans nous arrêter à aucune page. Il m'aidait à penser, je l'aidais à rêver. Il avait comme moi les grands pressentiments de la vie, il n'en avait pas l'élan. Il était né fatigué.
C'est avec lui que je satisfis pour la première fois ce sentiment passionné et enthousiaste de curiosité qui me poussait à contempler de près les grands hommes. Il n'y en avait qu'un alors auquel nous donnions ce nom, (p. 250) parce que c'était un grand homme de jeunesse, un grand séducteur d'imagination, un grand enivreur d'esprit, M. de Chateaubriand.
Je n'avais encore mis le pied dans aucun salon de Paris; j'étais trop inconnu, trop étranger dans cette capitale, trop peu entreprenant, trop timide, trop indépendant, trop fier et trop humble pour chercher à m'introduire entre deux portes dans un monde où je n'étais pas né. Le monde pour moi c'étaient les livres, la rue, les théâtres et quelques amis qui n'avaient comme moi que le ciel et le pavé à eux, dans leur pays.
Mais si ma situation ne me permettait pas d'approcher, dans un salon, de ces grands hommes et de ces femmes célèbres dont j'entendais retentir le nom dans les journaux, je pouvais du moins, et c'était assez pour moi, en approcher du regard et emporter dans mes yeux l'image d'une de ces divinités terrestres.
M. de Chateaubriand venait d'être nommé ambassadeur à Berlin; on disait qu'il allait (p. 251) partir, bien qu'il ne soit jamais parti. On murmurait qu'il était exilé dans cet honorable exil par la jalousie de ses ennemis et par l'ingratitude des Bourbons, son texte éternel. Il avait écrit pour eux une brochure après la victoire; c'était jusque-là son seul service. Mais le génie grossit tout. On le disait persécuté; il a toujours aimé ce rôle. Nous prenions alors sa persécution au sérieux. Avant que cette victime de la restauration quittât pour jamais sa patrie, nous avions soif de l'apercevoir.
Nous apprîmes qu'il passait les derniers jours de sa résidence en France dans une espèce de thébaïde de bon goût, qu'on appelait la Vallée aux loups, au milieu des bois d'Aulnay, près de Fontenay-aux-Roses. Nous résolûmes d'aller y passer autant de jours qu'il serait nécessaire pour qu'un heureux hasard nous fournît enfin l'occasion d'entrevoir cette grande figure vivante de notre siècle, soit quand il sortirait de son ermitage pour venir à Paris, soit quand il y rentrerait à la fin du jour, soit enfin par-dessus le mur de son parc, quand il se promènerait dans ses allées avec son ombre et ses pensées tristes et sombres comme son nom.
C'était au mois de mai ou de juin. Fontenay (p. 252) était éblouissant et enivrant de ses champs de roses. La Vallée aux loups, tout assombrie de ses forêts en feuilles, et toute résonnante de ses rossignols, ressemblait à l'avenue d'un mystère. Sa verte nuit retentissait sous nos pas; nous n'avions personne pour nous conduire; nous marchions à la lueur de la gloire qui devait nous désigner d'elle-même la maison du poëte. Nous ne tardâmes pas à la découvrir.
À gauche du chemin creux que nous suivions sous les chênes, un long mur blanc, percé d'une petite porte close, enserrait une étroite gorge en pente, encaissée entre des collines boisées. C'était la seule clairière de la forêt.
Une maisonnette élégante, semblable à un petit temple des nymphes au milieu d'un bois de Thessalie, s'élevait devant une pelouse au centre de la clairière. Il n'en sortait ni serviteur, ni bruit, ni fumée, ni même l'aboiement d'un chien fidèle, ou ce gloussement de poules au soleil, signes ordinaires d'une maison habitée.
Nous n'osâmes pas frapper à la petite porte verte. Qu'aurions-nous dit, quand on nous (p. 253) aurait demandé nos noms? Ils étaient aussi inconnus que ceux des pèlerins qui essuient leur sueur sur le bord du chemin de ces saints de la gloire humaine! Nous fîmes le tour des murs; nous nous accoudâmes en déchirant nos habits sur les tessons de verre de bouteille pilé qui en garnissaient peu hospitalièrement la crête; nous grimpâmes sur les arbres de la colline qui dominaient le jardin. Nous restâmes en vain assis sur ces branches étendues et cachés dans ces feuillages depuis midi jusqu'au soir; nous ne vîmes d'autre mouvement dans le parc que celui d'un filet d'eau qui scintillait en sortant d'un bassin de stuc, et celui de l'ombre qui tournait et s'allongeait sur les gazons aux pieds des saules pleureurs.
Nous retournâmes tristes, mais non découragés, à Paris.
Le lendemain, nous reprîmes à pied la route de la Vallée aux loups, et nos postes sur les grands chênes.
La moitié du jour s'écoula dans le même (p. 254) silence et dans la même déception que la veille. Enfin, au soleil couchant, la porte de la maisonnette tourna lentement et sans bruit sur ses gonds, un petit homme en habit noir, à fortes épaules, à jambes grêles, à noble tête, sortit suivi d'un chat auquel il jetait des pelotes de pain pour le faire gambader sur l'herbe; l'homme et le chat s'enfoncèrent bientôt dans l'ombre d'une allée. Les arbustes nous les dérobèrent. Un moment après, l'habit noir reparut sur le seuil de la maison, et referma la porte. Nous n'avions eu que cette apparition de l'auteur de René; mais c'était assez pour notre superstition poétique. Nous rentrâmes à Paris avec un éblouissement de gloire littéraire dans les yeux.
Depuis, j'ai revu peu, mais j'ai revu quelquefois, M. de Chateaubriand de près dans ses salons de ministre ou d'ambassadeur à Paris, à Londres, à Rome. Mais le Chateaubriand de la Vallée aux loups a toujours été pour moi le véritable Chateaubriand. L'un était un rôle, l'autre était un homme. Je n'aime les acteurs que hors de la scène. Le costume annule pour moi le personnage; la nature est nue.
Du reste, nous n'avons jamais eu d'attraits (p. 255) l'un pour l'autre. Il a toujours été cérémonieux, contraint, muet ou affecté avec moi. De ce Rubens de style je n'ai jamais moi-même estimé très-haut que la palette. Il n'était pas assez simple de cœur et de génie pour moi. Il semblait toujours avoir des planches sous les pieds; la nature pour lui était un théâtre; la mort même, comme on le voit dans ses Mémoires, ne fut qu'un rideau tiré sur la pièce; mais c'était une grande sensibilité littéraire, et le plus grand style qu'un homme puisse avoir en dehors du naturel, le génie des ignorants.
L'année précédente j'avais satisfait presque aussi malheureusement ma passion, bien plus vive encore, d'apercevoir madame de Staël et de graver cette Sapho du siècle dans un souvenir immortel de mes yeux.
Assis pendant une journée entière sur le revers d'un fossé, entre Nyons et Coppet, en Suisse, pour la voir passer en voiture, je l'avais entrevue enfin entre la poussière de ses roues. C'était un éclair, mais cet éclair était pour moi celui de la gloire.
(p. 256) Cette seconde image d'une des plus hautes personnifications de l'esprit humain sous la forme d'une femme m'inspira un second respect pour la fécondité de mon siècle. On mesure la hauteur des montagnes à leurs sommets les plus élevés, et les siècles à leurs individualités culminantes. Il n'y aurait qu'une de ces individualités, comme M. de Chateaubriand et madame de Staël, dans un pays et dans un siècle, qu'on dirait avec raison: Le siècle est grand!
L'été suivant, des circonstances qui n'ont rien de littéraire me forcèrent à chercher une solitude ignorée dans les montagnes et dans les vallées les plus ombreuses de la Savoie pastorale. À la fin d'octobre, j'en redescendis sous le costume d'un étudiant allemand, un sac sur l'épaule, des guêtres de cuir aux pieds, un livre à la main, pour me rapprocher de Genève. Je demandai l'hospitalité à un chalet abandonné du Chablais, situé au bord des grands bois, sur la grève la plus déserte du lac Léman. Le foin parfumé de l'odeur enivrante des simples (p. 257) de ces montagnes était ma couche. Qu'on juge de mes songes dans une telle atmosphère et dans un si hermétique isolement! J.-J. Rousseau, aux Charmettes, avait un écho vivant de ses rêves auprès de lui, mais moi je n'avais qu'une ombre!
J'allais prendre mon seul et frugal repas du jour à plus d'une demi-heure de marche, dans un cabaret de village, sur la grande route de Genève, en Valais, de l'autre côté des bois. Le repas ne consistait qu'en laitage, en œufs, en salade, et quelquefois le dimanche en quelques poissons frits des torrents du Chablais.
En sortant de table, à deux heures après midi, j'allais faire seul, pour abréger les jours, de longues promenades solitaires sur la grève mouillée du lac. Je suivais toutes les sinuosités des anses, je doublais tous les caps, je marquais du creux de mes pas le sable fin et allongé de tous les promontoires. Il ne m'est jamais arrivé de rencontrer personne sur ces grèves désertes qui correspondaient aux steppes les plus inhabités de ce littoral de la Savoie. Je ne m'entretenais qu'avec les flots et les brises du lac qui n'avaient à me dire que ce que leur disaient les vagues et les mélancolies (p. 258) de la nature, moins vagues et moins mélancoliques que mon cœur où ils résonnaient.
Un soir je fus surpris par un grand orage mêlé de tonnerre et de vent. Il éclata tout à coup sur les hauteurs de Thonon et d'Évian: il souleva en quelques minutes sur le lac des lames plus courtes, mais aussi creuses et aussi écumantes que celles de l'Océan. Je cherchai un abri contre les premières ondées de pluie sous un petit rocher qui s'avançait en demi-voûte le long du rivage; deux petits bergers du pays, et un vieux mendiant de Genève qui regagnait la ville, sa besace pleine de châtaignes et de morceaux de pain, s'y étaient abrités avant moi. Ils se rangèrent pour me faire un peu de place. Nous nous assîmes sur nos talons pour attendre la fin de l'orage. La mince voûte de rocher tremblait au coup du tonnerre, et les lames pulvérisées en brouillards par le vent montaient jusqu'à nous et nous mouillaient presque autant que la pluie de leur écume.
Tout à coup j'entendis, à très-peu de distance du cap, les voix sonores et confuses de quelques hommes auxquels un danger donnait l'accent grave de l'émotion contenue, puis le bruit (p. 259) sec d'une rame ou d'un gouvernail qui se rompt et dont on jette le manche sur les planches sonores d'une embarcation en détresse. La poudre des lames nous dérobait tout, excepté les voix. Mais au même instant un immense éclair, qui sembla entr'ouvrir le ciel derrière nous sur la dent de Jaman, perça la brume et vint se répercuter sur l'écoute blanche d'un petit yacht qui cinglait à travers ces montagnes d'écumes, la proue sur Genève, comme un goëland, une aile dans la lame, l'autre dans le nuage.
Un beau jeune homme, d'une figure étrangère et d'un costume un peu bizarre, était assis sur le banc du yacht. Il tenait d'une main la corde de la voile d'écoute, de l'autre le manche du gouvernail; quatre rameurs, ruisselants d'écume, étaient courbés sur les rames.
Le jeune homme, quoique pâle et les cheveux fouettés par le vent, semblait plus attentif à la majesté de la scène qu'au danger de sa barque.
L'éclair prolongé qui me l'avait montré le déroba, en s'éteignant, à ma vue. Nous n'entendîmes que le bouillonnement frémissant du sillage, qui creusait les lames avec la rapidité du vent.
(p. 260) Quelques secondes après, tout avait disparu, et la moitié d'une rame brisée vint s'échouer et clapoter à quelques pas de nous sur la grève.
—«Qui donc ose affronter le lac et le ciel dans une telle tourmente?» m'écriai-je tout haut, sans songer aux paysans qui se collaient au rocher à côté de moi.
—«Je le sais bien, moi,» dit alors le mendiant qui n'avait pas encore pris la parole; «c'est un lord anglais qui fait des livres, et dont les Anglais, résidant ou passant à Genève, vont visiter la maison de campagne près de la ville, sans jamais y entrer. On en parle en bien et en mal dans son pays, comme de tout le monde. Quant à moi, je n'ai que du bien à en dire, car il me jette une pièce blanche et quelquefois même une pièce jaune toutes les fois qu'il me rencontre sous les pieds de son cheval.»
—«Savez-vous son nom?» dis-je au mendiant.
—«Je ne le sais pas bien,» reprit-il; «nous autres, nous ne savons jamais comment se nomment les étrangers qui viennent dépenser leur temps et leur argent à Genève; nous savons (p. 261) seulement s'ils sont de bon cœur ou de mauvais cœur pour les pauvres; les bons ont toujours la main ouverte; les mauvais, toujours la main fermée. Celui-là est bon, je vous le garantis, et je serais bien fâché qu'il lui arrivât malheur dans cette bourrasque.»
Puis le mendiant essaya d'articuler un nom anglais inintelligible, mais qui ressemblait à un nom historique français. Je lus quelques jours après, dans le Journal de Genève, que c'était un jeune et grand poëte, du nom de Byron, qui avait couru un grand danger pendant cette soirée de tempête.
Je n'avais fait que l'entrevoir à une lueur de la foudre, mais cette lueur me l'avait imprimé dans les yeux. Il me parut beau comme la jeunesse jouant sa vie avec la mort, ou comme la sibylle évoquant les éléments en fureur pour leur arracher l'inspiration. Je n'oserais pas néanmoins écrire son portrait sur un simple coup d'œil, mais voici quelques lignes inédites de ce portrait. Ces lignes nous ont été communiquées récemment par (p. 262) une personne qui lui fut chère, et qui revoit sa physionomie à travers le temps, à travers la mort. Lisez-les.
«Je crois que Dieu a créé des êtres d'une beauté tellement harmonieuse et idéale qu'ils échappent à toute analyse et à toute description. De ce nombre privilégié était lord Byron, dont la beauté absolue, dans les limites d'une beauté créée, n'a jamais pu être saisie ni par le pinceau ni par le ciseau de l'artiste. Elle résumait dans un type parfait tous les genres de beauté. Si son génie et son grand cœur avaient pu se choisir une forme, il n'aurait pas pu en choisir une qui le satisfît davantage. On y voyait resplendir son génie, sa grande âme et son cœur bon et sensible. Cette beauté réunissait en elle tous les contrastes; ses regards traduisaient tous les sentiments qui l'animaient avec une rapidité et une transparence qui avaient fait dire à sir Walter Scott que «sa belle tête ressemblait à un vase d'albâtre éclairé par une lampe intérieure.» Aussi il suffisait de le voir pour sentir la fausseté des bruits répandus sur sa vie. La foule s'était composé un lord Byron factice, d'après quelques excentricités de sa jeunesse, d'après quelques (p. 263) audaces de pensée et d'expression, mais surtout par son obstination à identifier le poëte avec les personnages imaginaires de ses poëmes, types qui ne ressemblaient en rien au Byron que j'ai connu. Des calomnies, qu'il avait malheureusement couvertes de son dédaigneux silence, ont circulé comme des vérités acceptées; le temps a déjà fait justice de plusieurs de ces calomnies. Lord Byron se taisait, parce qu'il comptait sur le temps. J'en appelle à tous ceux qui l'ont vu; car tous ont dû subir le charme qui l'enveloppait comme d'une atmosphère sympathique qui lui gagnait tous les cœurs.»
Voici ce qu'en dit le poëte Moore:
«La beauté de lord Byron était du premier ordre, réunissant la régularité des formes avec l'expression la plus variée et la plus intéressante. Ses yeux étaient susceptibles de toutes les expressions les plus extrêmes, depuis la gaieté la plus enjouée jusqu'à la tristesse la plus profonde, depuis la bienveillance la plus radieuse jusqu'au mépris et à la colère la plus concentrée, et c'est alors qu'on pouvait dire de ses yeux ce qu'on avait dit de ceux de Chatterton, que «le feu roulait au fond de (p. 264) leurs orbites.» Mais c'était surtout dans la bouche et dans le menton que résidait sa plus grande beauté, ainsi que la plus puissante expression de sa belle physionomie. L'extrême beauté de ses lèvres a toujours échappé à tous les peintres et à tous les sculpteurs. Dans leur mobilité, elles représentaient toutes les émotions, soit que la colère les fît pâlir, que le dédain les resserrât, que le triomphe les fît sourire, ou que la tendresse et l'amour les élevât en un arc gracieux. Sa tête était remarquablement petite; son front, plus haut que large, le paraissait d'autant plus qu'il rasait ses cheveux vers les tempes, les laissant se jouer sur le sommet de la tête en une profusion de boucles naturelles brillantes, soyeuses, du plus beau châtain foncé; ses dents étaient d'une parfaite régularité et d'une grande blancheur. Sa peau avait cette pâleur mate particulière aux personnes pensives. Sa taille était moyenne; mais il paraissait grand, tant ses membres étaient bien proportionnés. Ses mains étaient d'une extrême blancheur et de la forme délicate qui indique (selon ses propres idées) la naissance aristocratique.»
Bayle écrit de lui:
(p. 265) «Je rencontrai lord Byron au théâtre de la Scala, en 1816. Je fus frappé de ses yeux pendant qu'il écoutait un sestetto de l'opéra d'Elena, de Mayer. Je n'ai vu de ma vie rien de plus beau ni de plus expressif. Encore aujourd'hui, si je viens à penser à l'expression qu'un grand peintre devrait donner au génie, cette tête sublime reparaît tout à coup devant moi.» Et dans une autre occasion: «J'eus un instant d'enthousiasme. Je n'oublierai jamais l'expression divine de ses traits; c'était l'air serein de la puissance et du génie.»
Ces trois figures de Chateaubriand, de madame de Staël, de lord Byron, vues à mon premier regard sur la vie, augmentaient déjà beaucoup à mes yeux le groupe d'esprits plus ou moins immortels que chaque temps présente à la postérité. Je me sentais fier de respirer le même air dont ils vivaient sur la même minute de temps.
À mon retour en France, le hasard, que je ne cherchais déjà plus, me prodigua tout à coup l'occasion de voir et de fréquenter l'élite (p. 266) de l'intelligence européenne. Une femme âgée, mais charmante d'esprit, qui avait été avant la Révolution la compagne et l'amie de Madame Élisabeth, sœur et compagne d'échafaud de Louis XVI, entendit parler de moi par un de mes amis, confident de mes premiers vers. C'était madame la marquise de Raigecourt. Elle supplia mon ami de me présenter dans sa maison. Ma sauvagerie naturelle répugnait invinciblement à ces ostentations de moi-même dans un monde dont je ne voulais ni les faveurs ni les mépris. Elle dompta cette sauvagerie en venant elle-même un matin me forcer dans ma solitude.
J'habitais alors, avec mon chien pour tout compagnon et pour tout serviteur, une mansarde élevée et assez élégante du magnifique hôtel du maréchal de Richelieu, entre la rue Neuve-Saint-Augustin et de grands jardins qui s'étendaient sous ma fenêtre jusqu'aux boulevards. Elle y monta, malgré son grand âge, par un escalier de cent marches. Elle me parla de ma mère, qu'elle avait connue à la cour dans son enfance; de mes vers, qui révélaient, disait-elle, une fibre malade dans un cœur sain; du danger de la solitude absolue à (p. 267) mon âge, qui fausse ou qui aigrit les impressions, ces sens du génie; du bonheur qu'elle aurait à remplacer pour moi ma famille éloignée et à m'introduire dans la sienne comme un enfant de plus parmi les charmants enfants dont la Providence avait orné son foyer et consolé ses vieux jours. Je fus d'abord contrarié de cette violence d'amitié, puis touché, puis vaincu, et cette maison devint la mienne.
Toute la société aristocratique, politique et littéraire du faubourg Saint-Germain et de la cour, traversait, pendant les hivers, ce salon. Je m'y tenais dans l'ombre et dans le silence, mais madame de Raigecourt ne manquait pas une occasion de m'y faire apercevoir et d'inspirer aux hommes ou aux femmes célèbres de la société le désir de me connaître.
C'est ainsi que je fus présenté malgré moi, un à un, à tout ce qu'il y avait d'illustre, de puissant et d'aimable dans l'ancienne et dans la jeune société française. C'est ainsi que je me trouvai, sans m'en douter et toute faite, une réputation de talent bien supérieure à mon mérite; réputation de chuchotements fondée tout entière sur quelques vers (p. 268) inédits que les femmes et les jeunes gens se redisaient de la bouche à l'oreille. Cette célébrité à demi-voix m'était au fond plus importune qu'agréable. J'avais beau trouver le monde prévenu et accueillant pour moi, ce n'était pas mon air natal. Je m'en échappais sans cesse comme un oiseau mal apprivoisé qui revole à ses forêts, et je préférais mille ibis ma mansarde avec un ami ou le désert avec un rêve.
On m'y ramenait cependant toujours. C'est là que je connus Mathieu de Montmorency, l'ami de madame de Staël, le plus aimable et le plus attrayant des hommes. Quoique si inégal à moi de rang et d'années, il se fit mon ami pour avoir le droit d'être mon protecteur sans humilier ma fierté; il se passionna pour mes vers. Il me groupa à mon insu un auditoire parmi ses innombrables amis de toutes les opinions et de tous les âges. Il m'amena lui-même dans ma retraite devenue foule, le prince de Léon, ce jeune duc de Rohan que la dévotion enlevait déjà au monde, (p. 269) mais qui goûtait encore dans la poésie et dans l'amitié les dernières et les plus pures illusions de la vie. Le duc de Rohan m'amena M. de Genoude, jeune écrivain d'une âme active, qui se dévouait à l'aristocratie et à l'Église avec d'autant plus d'ardeur qu'il voulait se naturaliser par ses services dans des conditions sociales plus hautes que son berceau. Il avait le mouvement et la chaleur du génie, s'il n'en avait pas la flamme. Il traduisait alors la Bible; il adorait les vers; sa mémoire heureuse et sa voix sonore furent la première édition des miens. C'est par lui que je connus M. de Lourdoueix, disciple alors de nos plus grands écrivains monarchiques, fidèle au malheur comme au talent.
Il connaissait aussi M. de Lamennais, alors l'Athanase implacable de l'Église. Il lui récita quelques strophes d'une ode de moi sur l'enthousiasme. M. de Lamennais, qui était au lit, se leva sur son séant en s'écriant: Eurêka, nous avons trouvé un poëte!! Il désira me connaître. Je lui fus présenté par son ami.
Je trouvai un petit homme presque imperceptible, ou plutôt une flamme que le vent (p. 270) de sa propre inquiétude chassait d'un point de sa chambre à l'autre, comme un de ces feux phosphoriques qui flottent sur l'herbe des cimetières et que les paysans prennent pour l'âme des trépassés. Il était non pas vêtu, mais couvert d'une redingote sordide, dont les basques étirées de vétusté battaient ses pantoufles; il penchait la tête vers le plancher comme un homme qui cherche à lire des caractères mystérieux sur le sable. Il regardait obliquement, il ricanait sans cesse, il parlait avec une volubilité intarissable. L'ironie était sa figure favorite de conversation. On sortait aigri contre les hommes, de son entretien. L'arrière-goût de son âme était amer.
Je me sentis peu d'attrait pour ce grand homme de style. Il venait d'écrire son livre sur l'Indifférence en matière de religion. Depuis J.-J. Rousseau et jusqu'à madame Sand on n'avait rien lu d'une telle diction oratoire et polémique. Ces phrases étaient moulées sur l'Héloïse; mais c'était Rousseau sans onction et sans pathétique. M. de Lamennais raisonnait avec une logique aussi savamment membrée qu'une charpente de fer; il déclamait avec une majesté de voix, une vigueur de gestes, (p. 271) une insolence de conviction, une audace d'apostrophes qui imitaient admirablement l'éloquence. C'était un grand disciple et un grand modèle de l'art d'écrire; mais le véritable art d'écrire n'est pas un art, c'est une âme. L'âme manquait aux mots, ce n'était que la draperie du génie.
Plus tard, il tomba de cheval, non pas sur la route de Damas, mais sur la route de Rome; il devint le saint Paul d'une autre religion; comme l'apôtre, il avait gardé les manteaux des bourreaux pendant qu'ils lapidaient les justes. Il y eut un grand courage dans cette transfiguration. Renier la première moitié de sa vie pour l'homme qui n'a qu'une vie à vivre, c'est un martyre d'esprit dont peu d'esprits sont capables.
Le malheur de M. de Lamennais fut d'être aussi acerbe et aussi impitoyable avec ses anciens amis qu'il l'avait été autrefois avec les nouveaux. Haïr en tout était son talent; son inspiration était la colère; son équilibre était l'alternative entre deux excès; son humeur chagrine et ses doctrines de fraternité mielleuse juraient perpétuellement et presque comiquement ensemble. Il grinçait des dents (p. 272) en parlant d'amour; s'il avait été éloquent à la tribune, il aurait été un Savonarole. L'esprit de parti était sa nature; il en voulait dans le ciel comme sur la terre. Quand les deux esprits de parti dont il fut tour à tour l'organe seront morts, il ne restera de lui dans la langue que ce qui reste de Savonarole à Florence, la renommée d'un grand agitateur de style qui fanatisa tour à tour des théologiens et des radicaux dans sa patrie, sans avoir donné une idée aux uns, une modération et un bon conseil aux autres.
Nous nous sommes revus de loin en loin dans la vie sans pouvoir nous lier jamais d'une amitié intime. Quand j'étais royaliste de sentiment, il était absolutiste, et quand j'étais républicain, il était démagogue. Il y avait toujours un excès entre nous; comment nous entendre? Aussi j'y avais complétement renoncé sur la fin de sa vie. Homme qui n'était bon pour moi qu'à lire!
Ce fut dans la même année qu'une personne qui m'était bien chère me présenta dans son (p. 273) salon à M. de Bonald. J'avais adressé à cet écrivain, sur la foi de cette amie, une ode de complaisance. Je ne l'avais pas lu, mais je savais qu'il était l'honnête et éloquent apôtre d'une espèce de théocratie sublime et nuageuse qui serait la poésie de la politique, si Dieu daignait nommer ses vice-rois et ses ministres sur la terre.
Cette doctrine, tout orientale et toute biblique, fascinait alors ma jeune imagination. Elle était sincère chez M. de Bonald, homme honnête, pieux, convaincu, qui ne cherchait à tromper personne. Il employait un grand esprit et un bon style du dix-septième siècle à se peindre lui-même dans ses propres sophismes. Je fus frappé et attiré par sa noble figure de gentilhomme de campagne qui me rappelait celle de mon père. Il m'accueillit comme un jeune homme dont on espère bien, mais qu'on ne cherche ni à flatter ni à éblouir. Je l'aimai et je l'estimai jusqu'à sa mort. Il y avait de la simplicité dans son génie, et de la divinité au moins dans son système.
C'est dans la même maison et par la même personne que je connus un autre homme d'élite qui eut une plus sérieuse influence sur ma vie. C'est M. Lainé, le plus antique, selon moi, des hommes modernes. Non pas un homme de Plutarque, comme on dit vulgairement, mais un homme détaché d'une page de Tacite quand il peint la vertu sur un fond de crimes, et s'incarnant devant vous corps et âme pour personnifier le grand citoyen.
M. Lainé en avait l'extérieur comme il en avait l'âme. Grand, mince, grave et modeste de maintien, le profil maigre et aquilin comme un buste de Cicéron, le front élevé, les tempes creuses, les joues nerveuses dont on voyait trembler les fibres, la bouche fine, les lèvres modelées pour la réflexion comme pour la parole, le geste sobre et serré au corps comme celui d'un homme qui pense plus qu'il ne déclame, prodigieusement instruit dans tout ce qui éclaire et ennoblit l'esprit humain, n'estimant dans la vie que le vrai, le juste, l'honnête, sans ambition pour lui-même et n'aspirant en (p. 275) secret au sein des grandeurs qu'à l'ombre d'un des pins-liége de sa métairie, dans les landes de Bordeaux, où il aimait à s'ensevelir, un livre à la main, M. Lainé goûtait la poésie autant que l'histoire et l'éloquence.
Il n'écrivait pas et il parlait peu; mais c'est le seul orateur qui m'ait laissé l'impression de la souveraine éloquence, celle qui vient de l'âme, et qui va à l'âme parce qu'elle en vient.
Il montait rarement à la tribune aux harangues, il craignait sa propre émotion; elle était si forte qu'elle serrait ses lèvres et qu'elle étouffait sa voix.
Mais quand l'absolue nécessité de parler l'avait fait surmonter cette horreur sacrée du trépied qui écarte si souvent de la tribune le véritable orateur lyrique, c'était alors un spectacle qu'aucun drame de scène ou de cirque ne peut égaler.
On voyait un grand homme exténué par sa flamme intérieure, le corps droit, le visage pâle, le front humide de moiteur, les deux mains amaigries immobiles sur la tribune, les bras collés au buste comme ceux d'un stoïcien, les lèvres tremblantes, réfléchir longtemps à ce qu'il allait dire, puis arracher (p. 276) avec effort de sa poitrine une voix profonde et palpitante d'émotion contenue, puis couler en phrases entrecoupées de silences, puis répandre à flots lents ou précipités, non de vains arguments ou de sonores périodes, mais une âme toute nue et toute chaude de grand homme sensible, de grand homme d'État, de grand homme de bien qui forçait d'abord l'auditoire au silence, bientôt à l'admiration, peu à peu aux acclamations, à la fin aux larmes, ce triomphe de la nature sur les factions.
Il ne parlait plus alors, il chantait et il parlait à la fois; lyrique comme l'ode, dramatique comme la scène, législateur comme la loi, pathétique surtout comme le cœur humain à nu sur la tribune. On était convaincu sans avoir eu besoin de réfléchir: il n'y a pas de sophisme contre la nature. On avait respiré l'haleine de l'homme de bien, on avait été transfiguré par l'apparition de la vertu, on votait d'entraînement, on sortait en silence. J'ai vu ce spectacle deux fois dans ma jeunesse.
Malgré la différence d'années, ce grand homme se sentit incliné de cœur vers moi; je me sentis élevé à lui par un respect mêlé de (p. 277) tendresse. Il fut mon maître en éloquence, mon modèle en politique. Je n'eus jamais dans ma vie publique un autre type pour me modeler de bien loin sur l'antique que lui. Il m'aima jusqu'à la fin. Il mourut littéralement en balbutiant deux de mes vers.
Je voudrais mourir comme Chatham en retrouvant sur mes lèvres pour ma patrie une de ses harangues. Quand on a connu de tels hommes, l'humanité s'agrandit; on méprise en secret ceux qui affectent de mépriser l'argile qui contient de telles âmes.
Je cherchais à entrevoir ainsi une à une toutes les grandes figures de mon temps.
Bientôt ma propre célébrité, quoique ce fût encore une célébrité sur parole, me les fit voir en masse dans les trois salons les plus aristocratiques, les plus politiques et les plus littéraires de Paris.
Ces salons étaient ceux de la duchesse de Broglie, de madame de Saint-Aulaire et de madame de Montcalm. Ma réputation naissante me les ouvrit d'eux-mêmes sans que (p. 278) j'eusse à m'incliner trop bas pour y entrer.
Madame de Montcalm était la sœur du duc de Richelieu, qui avait gouverné si sagement les années les plus ingrates de la Restauration; grand seigneur chargé de réconcilier une dynastie et une nation qui étaient nécessaires l'une à l'autre, mais qui se regardaient avec ombrage, l'une craignant des vengeances contre la Révolution, l'autre des récidives contre les rois.
C'est chez elle que j'approchais de près, dans un cercle intime resserré et quotidien, les personnages consulaires les plus notables du temps, qui faisaient alors leur nom et qui l'ont laissé depuis à l'histoire: M. Molé, qui portait l'élégance et l'atticisme de sa figure dans la politique; M. Pasquier, esprit le plus facile et le plus habile aux transitions qui pût glisser avec grâce d'un gouvernement à l'autre, pourvu que ce fût un gouvernement; Pozzo di Borgo, esprit grec au service des Russes, dont la belle tête, la physionomie et la parole transportaient l'imagination à Athènes, du temps d'Alcibiade; le maréchal Marmont, toujours avec une ombre de tristesse sur le visage, cherchant à se soulager d'un souvenir dans la (p. 279) société des femmes et des poëtes; quelquefois le prince de Talleyrand, homme d'assez d'esprit pour représenter à lui seul trois siècles.
Madame de Saint-Aulaire, femme jeune mais sérieuse, n'avait de son âge que la beauté; elle avait été liée avec madame de Staël; elle en conservait le culte et l'élévation d'âme. Elle m'accueillait comme elle aurait accueilli non un poëte, mais la poésie elle-même sous la figure d'un jeune inconnu. Son salon ne s'ouvrait qu'à des aristocraties de la nature; peu y importait le rang, elle ne s'informait que du choix. Elle aimait à deviner la gloire dans l'obscurité. Son salon était plein de promesses, presque toutes ont été justifiées depuis; elle avait le tact de l'avenir d'un homme. C'est là que je connus M. de Cazes, qui allait devenir son gendre, favori spirituel, beau et séduisant, de Louis XVIII, qui ne demandait qu'à être un nouveau Mécène d'un nouvel Auguste, si les Horace et les Virgile avaient surgi au gré du prince et du ministre.
C'est là aussi que j'entrevis pour la première (p. 280) fois M. Cousin: il importait alors en France la philosophie de l'enthousiasme; il ressemblait plus à un prophète tourmenté par l'inspiration qu'à un disciple de Platon. Nous croyions qu'il allait nous dire enfin le mot de Dieu retenu sur ses lèvres. Hélas! il ne nous dit que des demi-mots, mais il les disait dans une langue de feu.
C'est là encore que je me sentis attiré par M. Villemain, le Politien français de ce siècle, l'esprit le plus riche, le plus cultivé, le plus universel de notre âge. Une littérature à lui tout seul! sensible comme un poëte à toute poésie, rompu comme un orateur à toute éloquence, homme d'État par la justesse de l'intelligence, admiré sans orgueil, admirant sans rivalité, parce qu'il se sentait toujours au niveau de tout ce qu'il admirait. Le général Foy, encore muet; M. Cuvier; M. Beugnot, le Rivarol de la conversation; M. de Custine, l'élève de M. de Chateaubriand; M. de Feletz, le précurseur de J. Janin dans la littérature du Journal des Débats; les deux Bertin, fondateurs de ce journal, deux puissances occultes faisant les renommées. Ils renversaient les ministères, sans vouloir être eux-mêmes ni (p. 281) célèbres ni puissants sous leur propre nom. Ils se trompaient rarement dans ces coups de vent qu'ils imprimaient du fond d'un bureau de journal aux noms, aux hommes, aux choses. Nous les regardions comme les Égyptiens regardaient le Sphinx. Ils gardaient la porte de la gloire et de l'opinion. On ne passait pas sans leur aveu.
Ils me furent cléments. J'en garde mémoire malgré la longue inimitié de leur journal depuis contre moi, quand ce journal, après 1830, tomba aux mains d'une secte. Cette secte de lettrés et d'éminents politiques fit alors de ce journal son évangile, sorte de calvinisme genévois dont le premier dogme fut le moi, sans place à d'autres.
Madame la duchesse de Broglie était la fille de madame de Staël. Elle avait épousé M. le duc de Broglie, jeune homme en qui le nom historique, le caractère élevé, l'éloquence studieuse, les opinions libérales se réunissaient pour faire une grande figure de sénat ou de gouvernement sous un régime représentatif.
(p. 282) Madame la duchesse de Broglie jetait encore sur tout ce bonheur de situation et sur tout ce mérite personnel le prestige du plus grand nom littéraire du siècle. Elle y ajoutait le prestige plus solide d'une des plus pieuses vertus qui aient jamais consacré une beauté de sainte. Tout le génie de sa mère s'était fait âme dans la fille; toute cette âme s'était faite encens pour monter à Dieu. La sibylle sacrée du Dominiquin avait seule cette inspiration de piété mystique dans les traits. Cette concentration de ses pensées dans le ciel n'ôtait rien à sa tendresse pour sa famille et à sa grâce sérieuse pour les étrangers. Cette maison m'accueillit avec bonté.
C'était le confluent de toutes les opinions et de toutes les illustrations en France, en Angleterre, en Italie, en Amérique; tous les hommes qui n'étaient pour moi que des noms y devinrent des réalités, depuis les Lafayette jusqu'aux Montmorency. J'y entrevis pour la première fois M. Guizot, un de ces hommes qui se caractérisent assez par leurs noms. Je ne suffirais pas à nommer toutes les célébrités, tous les talents, tous les engouements même qui traversèrent sous mes yeux ce salon. J'en (p. 283) sortais quelquefois ébloui. C'était la gloire, l'esprit, le génie, l'éloquence en foule.
Depuis ces heureuses années, la révolution dynastique de 1830, à laquelle je n'adhérai jamais, et des situations politiques différentes, me rendirent étranger à cette noble famille, mais jamais hostile. Le seuil qui vous fut ouvert une fois doit rester sacré toujours. Je n'ai pas cessé de porter reconnaissance et respect à ce nom, et quand, dans ces derniers temps, le fils m'a coudoyé d'un mot injurieux ou inique dans un de ses écrits, j'ai lu l'injure et je me suis tu. Dans le fils je n'ai vu que le père et la mère. «Tu peux me frapper tant que tu voudras, au visage ou au cœur,» me suis-je dit en lisant le nom de ce jeune écrivain au bas de la page; «je ne me défendrai pas contre toi; tu n'es pas un homme pour moi, tu es un respect et une reconnaissance. Je ne violerai pas pour me défendre la vénération que je porte à ton nom.»
Bientôt après je passai quelques heures mémorables pour moi dans l'intimité de M. de (p. 284) Serres, le véritable Démosthène de la Restauration, si la Providence lui avait laissé poursuivre sa carrière oratoire.
J'étais alors secrétaire d'ambassade de France à Naples. M. de Serres, tombé du ministère, venait de recevoir pour retraite cette ambassade. Je fus chargé de l'initier aux événements de la révolution de Naples et de Piémont qu'il allait avoir à manier. Je trouvai en lui, comme toujours, la simplicité dans la vraie grandeur. J'étais fier d'entendre dans la confidence du coin du feu cette âme qui venait de remplir la tribune et l'Europe entière de sa voix. Il était brisé par la lutte. Sa poitrine haletante et les gouttes de sueur qui suintaient sur ses tempes, quoique colorées d'une maladive fraîcheur, me donnaient le pressentiment d'une courte vie. Je déjeunai avec lui après la conférence. Il partit et ne revint plus. Victime de l'éloquence, ses accents lui survivront. Il n'y en eut jamais de si enflammés, depuis Vergniaud, à la tribune française. Il brûlait parce qu'il était brûlé; son feu était sans mélange d'éléments humains. Il voulait l'honnêteté et la liberté affermies l'une par l'autre sur les ruines de son pays dans les Bourbons régénérés par le sang de (p. 285) Louis XVI. Cette pensée de son âge mûr était alors celle de ma jeunesse. Il mourut à l'œuvre. L'œuvre a péri avec l'ouvrier. Le temps a couru.
C'est pendant ce même voyage à Paris que je connus un de ces hommes qui, par leur puissante originalité, ne peuvent se grouper avec personne, mais qui forment à eux seuls un genre de grandeur morale et intellectuelle qu'on ne peut classer dans aucune catégorie. C'était M. Royer-Collard, philosophe par nature, orateur par réflexion, homme d'État par désœuvrement. Il me rechercha et m'ouvrit, comme à un disciple, son cabinet de la rue d'Enfer, qui prenait jour sur les allées studieuses du Luxembourg.
M. Royer-Collard était déjà profondément détaché de ce petit groupe politique de disciples qui s'étaient parés de ses doctrines, mais qui n'avaient fait de son nom qu'un marchepied de principes pour leur domination. De tous les hommes que j'ai connus, c'est celui qui méprisait le plus le vulgaire. Le mépris (p. 286) était sa puissance, il le portait jusqu'au sublime. Il aimait en moi mon isolement des partis. Son front chauve, son sourcil superbe, ses joues affaissées de vieillard, ses yeux profonds et limpides, sa lèvre inférieure relevée par le pli du dédain, sa voix grave et lente qui semblait distiller les syllabes en les prononçant, donnaient une autorité physique à sa personne. On croyait converser avec un ancêtre.
Il m'aima à cause de mon désintéressement des systèmes et de mon isolement des factions. Je le cultivai sans en faire mon modèle jusqu'à sa mort. Nos deux natures ne concordaient pas plus que nos âges. Il voulait trop discuter et moi trop agir. Il portait à la tribune le style lapidaire, et moi la première expression que le cœur ému prêtait à mes lèvres. Ses discours n'étaient pas des discours, mais des oracles rédigés dans une sorte d'algèbre éloquente. On ne les comprenait qu'à la seconde et à la troisième lecture, mais plus on comprenait, plus on admirait. Il y avait un abîme de réflexion dans chaque phrase. Si Pascal eût été orateur politique, c'est ainsi qu'il aurait parlé. Aussi l'Europe et la postérité compteront M. Royer-Collard au nombre des plus (p. 287) parfaits écrivains de tribune qui aient jamais agité les questions de leur temps. Beaucoup de ses phrases sont restées maximes de la langue, et quelques-unes de ses harangues sont des monuments: c'est une de ces figures qu'on est fier d'avoir rencontrées pendant sa vie. On ne les voit ordinairement que dans l'histoire ou dans les bibliothèques.
Ce fut lui, M. Lainé son ami, et M. Cuvier, qui se liguèrent à mon insu, en 1830, dans une cabale de grands hommes, pour me faire entrer à l'Académie française.
Chaque fois que je revenais de l'étranger à Paris, le désir ou le hasard me faisait connaître ou aimer quelques nouveaux venus à la célébrité ou au génie pendant ces fertiles années de 1820 à 1830.
Je n'oublierai jamais ma première rencontre avec Victor Hugo, que M. de Chateaubriand appelait l'enfant sublime.
Quelques-uns de ses beaux vers m'avaient frappé l'oreille d'un timbre racinien. Le duc de Rohan, son admirateur et mon ami, me (p. 288) proposa d'aller voir la merveille. Je revois encore la scène, le jour, le lieu.
C'était une petite rue studieuse et déserte des alentours de Saint-Sulpice. Nous traversâmes une cour et nous entrâmes dans un appartement bas et obscur au niveau du sol, au fond d'un corridor. Une porte ouverte laissait voir une salle d'étude. Une femme d'un âge indécis, d'un costume brun, d'une figure pétrie par les soucis du veuvage et les tendresses maternelles, était occupée à surveiller deux ou trois de ses fils encore enfants. Ils prenaient leurs leçons les uns sur ses genoux, les autres autour de la table. Elle se leva au bruit de nos pas, elle accueillit avec respect le duc de Rohan, elle s'inclina légèrement à mon nom, et nous ouvrit une autre chambre où son fils Victor travaillait seul. La moiteur de l'inspiration collait sur son grand front les boucles de ses longs cheveux. La pâleur de la poésie frissonnait sur ses tempes. Sa voix d'adolescent avait la gravité et l'émotion des fibres fortes de l'âge mûr. Notre entretien fut ce qu'il devait être, celui de deux compatriotes de là-haut, qui parlent la même langue, et qui se rencontrent en pays étranger, ce vil monde de (p. 289) prose. La convenance l'abrégea; j'avais vu l'enfant, c'était assez. Il faut voir les fleuves à leur source et les grands poëtes dans leur obscurité.
Non licuit populis parvum te Nile videre! (Lucain.)
Quelques années après, sa renommée s'était agrandie avec son âge et avec ses œuvres. Il était marié, il avait déjà plusieurs berceaux autour de son foyer. Je passais un congé diplomatique dans ma masure à peine recrépie de la vallée de Saint-Point, dans mes montagnes natales. Je vis descendre par les rudes sentiers, en face de ma fenêtre, à travers les châtaigniers, une caravane de voyageurs, hommes, femmes et enfants, les uns à pied, les autres sur des mules au pied réfléchi, comme dit le poëte. Bientôt la caravane eut atteint le pied sablonneux des montagnes, gayé le ruisseau, traversé les prés et regravi le mamelon du château. C'était Victor Hugo et Charles Nodier, suivis de leurs charmantes jeunes femmes et de beaux enfants. Ils venaient me demander l'hospitalité de quelques jours en allant en Suisse.
Charles Nodier était l'ami né de toute gloire. (p. 290) Aimer le grand c'était son état. Il ne se sentait de niveau qu'avec les sommets. Son indolence l'empêchait de produire lui-même des œuvres achevées, mais il était capable de tout ce qu'il admirait. Il se contentait de jouer avec son génie et avec sa sensibilité, comme un enfant avec l'écrin de sa mère. Il perdait les pierres précieuses comme le sable.
Cette incurie de sa richesse le rendait le Diderot, mais le Diderot sans charlatanisme et sans déclamation, de notre époque. Nous nous aimions pour notre cœur et non pour nos talents. C'était un de ces hommes du coin du feu, un génie familier, un confident de toutes les âmes, dont la perte ne paraît pas faire un si grand vide que les grandes renommées. Mais ce vide se creuse toujours davantage. Il est dans le cœur.
Pendant que les femmes et les enfants jouaient dans le verger, nous goûtâmes Hugo, Nodier et moi, l'ombre des bois, le frisson du vent, la fraîcheur des sources, les silences de la vallée, le balbutiement des vers futurs qui dormaient et qui chantaient en rêvant en nous comme les enfants des deux jeunes mères sur leurs genoux.
La caravane poétique reprit sa route vers (p. 291) les Alpes. Je la vis disparaître derrière la montagne. Depuis cette halte, nous sommes restés amis en dépit des systèmes, des opinions, des révolutions, des politiques diverses. Tout cela est du domaine du temps et se transfigure avec lui. Mais la poésie et l'amitié sont du domaine réservé des choses éternelles. C'est la cité de Dieu. On secoue en y entrant la poussière des cités terrestres.
Il y eut en ce temps-là un autre grand poëte, Alfred de Vigny, qui chanta sur des modes nouveaux des poëmes non priùs audita en France. Les grèves d'Écosse, terre d'Ossian, n'ont pas plus de mélodies dans leurs vagues que ses vers; et son Moïse a des coups de ciseau du Moïse de Michel-Ange. C'est de plus un de ces hommes sans tache qui se placent sur l'isoloir de leur poésie pour éviter le coudoiement des foules. Il faut regarder en haut pour les voir. Je l'aimai de l'amitié qu'on a pour un beau ciel. Il y a de l'éther bleu-vague et sans fond dans son talent.
Il y en eut un autre que j'aimai, qui m'aima, (p. 292) que j'aime encore et qui ne m'aime plus. C'est M. de Sainte-Beuve. On a raillé ses Consolations, poésies un peu étranges, mais les plus pénétrantes qui aient été écrites en français depuis qu'on pleure en France. Quant à moi, je ne puis les relire sans attendrissement. Attendrir, n'est-ce pas plus qu'éblouir? Si Werther avait écrit un poëme la veille de sa mort, ce serait certainement celui-là. C'est la poésie de la maladie; hélas! la maladie n'est-elle pas un état de l'âme pour lequel Dieu devait créer sa poésie et son poëte? Sainte-Beuve fut ce poëte de la nostalgie de l'âme sur la terre. Que les bien portants le raillent: quant à moi, je suis malade et je le relis.
Depuis, il a laissé les vers; il a donné à la prose des inflexions, des contours, des inattendus d'expression, des finesses et des souplesses qui rendent son style semblable à des chuchotements inarticulés entre des êtres dont la seule langue serait le tact.
Il a écrit à la loupe, il a rendu visibles des mondes sur un brin d'herbe, il a miniaturé le cœur humain; il a été le Rembrandt des demi-jours et des demi-nuances. Il a efféminé le style à force d'analyser la sensation.
(p. 293) Puis tout à coup il a changé de plume, comme on change d'outil sur l'établi du lapidaire, selon qu'on veut graver sur l'onyx en lettres illisibles ou en lettres majuscules, et il a écrit alors dans un style simple, clair, solide, tantôt en creux, tantôt en relief, sur la vie et les œuvres des hommes et des femmes de lettres, des Études qui élèvent la critique littéraire presque à la hauteur de l'histoire. Qui sait quelle métamorphose n'attend pas encore cet écrivain que les années transfigurent au lieu de le pétrifier? Madame Récamier l'adorait; je le crois bien; même entre Ballanche, Briffaut, le duc de Noailles, M. de Chateaubriand, Ampère, madame de Girardin, gloires familières de son salon, où aurait-elle trouvé un plus fin et plus causeur pour les commodités ou pour les délices de la conversation? Combien je regrette cette conversation, le plus inédit et le plus ineffaçable de ses livres?
Un autre génie autrement créateur traversa une ou deux fois ma route; j'aurais bien voulu l'arrêter, mais c'était moins un homme qu'un (p. 294) esprit. On n'avait de lui que des apparitions. C'était Balzac.
Je l'aperçus pour la première fois chez madame Émile de Girardin, à un de ces petits couverts de rois sans sujets qu'elle rassemblait à sa table. Là s'asseyaient Hugo; Alexandre Dumas, égal à tout ce qu'il tente; Balzac, trop peu apprécié pendant qu'il vivait, et qui cachait, comme le premier Brutus, son génie à peine soupçonné sous un gros rire d'enfant; Eugène Sue; Jules Janin, après Diderot le seul critique lyrique, mais mille fois plus sensé, plus poëte et plus improvisateur que Diderot; Ponsard, qui retrouvait le neuf dans l'antique; Théophile Gautier, Cabarrus, Morpurgo, le charmant d'Orsay, dont les grâces d'esprit surpassaient celles de la figure, et qui employait toute une vie à demander grâce pour un jour de jeunesse; moi-même, enfin, silencieux au bruit de ces esprits entrechoqués dans de doux entretiens. C'est au comte d'Orsay que j'adressai récemment ces vers presque inédits sur un buste de moi qu'il avait sculpté à mon insu et dont il m'avait envoyé un exemplaire en bronze.
Quand le bronze écumant dans ton moule d'argile,
Lèguera par ta main mon image fragile
À l'œil indifférent des hommes qui naîtront,
Et que, passant leurs doigts dans ces tempes ridées
Comme un lit dévasté du torrent des idées,
Pleins de doute, ils diront entre eux: de qui ce front?
Est-ce un soldat debout frappé pour la patrie?
Un poëte qui chante, un pontife qui prie?
Un orateur qui parle aux flots séditieux?
Est-ce un tribun de paix soulevé par la houle,
Offrant, le cœur gonflé, sa poitrine à la foule,
Pour que la liberté remontât pure aux cieux?
Car dans ce pied qui lutte et dans ce front qui vibre,
Dans ces lèvres de feu qu'entr'ouvre un souffle libre,
Dans ce cœur qui bondit, dans ce geste serein,
Dans cette arche du flanc que l'extase soulève,
Dans ce bras qui commande et dans cet œil qui rêve
Phidias a pétri sept âmes dans l'airain!
Sept âmes, Phidias! et je n'en n'ai plus une!
De tout ce qui vécut je subis la fortune,
Arme cent fois brisée entre les mains du temps,
Je sème de tronçons ma route vers la tombe,
Et le siècle hébété dit: «Voyez comme tombe
À moitié du combat chacun des combattants!»
«Celui-là chanta Dieu, les idoles le tuent!
Au mépris des petits les grands le prostituent.
(p. 296) Notre sang, disent-ils, pourquoi l'épargnas-tu?
Nous en aurions taché la griffe populaire!.....
Et le lion couché, lui dit avec colère
Pourquoi m'as-tu calmé? ma force est ma vertu!»
Va, brise, ô Phidias, ta dangereuse épreuve;
Jettes-en les débris dans le feu, dans le fleuve,
De peur qu'un faible cœur, de doute confondu.
Ne dise en contemplant ces affronts sur ma joue,
«Laissons aller le monde à son courant de boue,»
Et que faute d'un cœur, un siècle soit perdu!
Oui, brise, ô Phidias!... Dérobe ce visage
À la postérité, qui ballotte une image
De l'Olympe à l'égout, de la gloire à l'oubli;
Au pilori du temps n'expose pas mon ombre!
Je suis las des soleils, laisse mon urne à l'ombre:
Le bonheur de la mort, c'est d'être enseveli.
Que la feuille d'hiver au vent des nuits semée,
Que du coteau natal l'argile encore aimée
Couvrent vite mon front moulé sous son linceul,
Je ne veux de vos bruits qu'un souffle dans la brise,
Un nom inachevé dans un cœur qui se brise!
J'ai vécu pour la foule, et je veux dormir seul.
Balzac, à cette époque, épanchait, en éclats de voix et de grands gestes, un feu d'esprit accumulé pendant des semaines de solitude et de (p. 297) silence dans je ne sais quel antre de Paris, où il dérobait son temps aux importuns, son lit et sa table de travail à ses créanciers. Son éloquence était plus originale que juste. Il avait, sur toute chose, des idées solitaires, c'est-à-dire en contradiction avec le sens vulgaire de ce bas monde, qu'on appelle le bon sens, dont il est aussi dangereux d'être trop loin que d'être trop près sur cette terre. On voyait que le jugement était moins sûr que l'imagination n'était vaste dans cette création. Balzac était un sublime miroir, qui retrace tout, mais qui ne sait pas ce qu'il retrace.
Son extérieur était aussi inculte que son génie. C'était la figure d'un élément: grosse tête, cheveux épars, sur son collet et sur ses joues comme une crinière que le ciseau n'émondait jamais, traits obtus, lèvres épaisses, œil doux mais de flamme, costume qui jurait avec toute élégance, habit étriqué sur un corps colossal, gilet débraillé, linge de gros chanvre, bas bleus, souliers qui creusaient le tapis, apparence d'un écolier en vacances qui a grandi pendant l'année et dont la taille fait éclater les vêtements. Voilà l'homme qui écrivait à lui seul une bibliothèque de son siècle, (p. 298) le Walter Scott de la France, non le Walter Scott des paysages et des aventures, mais, ce qui est bien plus prodigieux, le Walter Scott des caractères, le Dante des cercles infinis de la vie humaine, le Molière de la comédie lue, moins parfait, mais aussi créateur et plus fécond que le Molière de la comédie jouée.
Pourquoi le style en lui n'égale-t-il pas la conception? la France aurait deux Molières, et le plus grand ne serait pas le premier.
C'est dans le cours de ces dernières années de la restauration et de ces premières années du règne illettré de 1830 que je fus ébloui ou attiré tour à tour par cette foule de noms éclatants où s'égarent les souvenirs, tant l'esprit, le talent, le génie, y font foule: Casimir Delavigne; Augustin Thierry; Michelet, le Shakspeare du récit, qui introduit la comédie dans l'histoire; Rémusat; Mignet; Alexandre Soumet; Aimé-Martin, qui aurait mérité la gloire par sa passion des lettres; Henri Martin, qui change les chroniques en histoire; les deux Deschamps; Ozanam, qui traduisait la (p. 299) métaphysique du Dante; Boulay-Paty, qui traduisait l'amour et le platonisme de Pétrarque; Musset, le Corrége du coloris sur les dessins trop voluptueux de l'Albane; Alphonse Karr, le Sterne du bon sens et du bon cœur; Méry et Barthélemy, deux improvisateurs en bronze qui ont fait faire à la langue des miracles de prosodie; Laprade, qui donne à la poésie religieuse et philosophique la sérénité splendide des marbres de Phidias; Autran, qui chante la mer comme un Phocéen et la campagne comme Hésiode; Lacretelle l'historien, qui devint poëte avec les années sous les arbres de son jardin voisin du mien, comme le bois de l'instrument à corde qui devient plus sonore et plus harmonieux en vieillissant; Ségur, le poëte épique de la campagne de Russie; Dargaud, le second Ronsard de Marie Stuart; Barbier, dont l'ïambe vengeur, en 1830, dépasse en virilité l'ïambe d'André Chénier à l'échafaud; Saint-Marc Girardin, un de ces esprits délicats qui se trempent au feu des révolutions et qui passent de plain-pied d'une chaire à une tribune, transportant l'homme de lettres dans l'homme politique et l'homme politique dans l'homme de lettres en les grandissant (p. 300) tous les deux; une foule d'autres, dont je n'ai pas le droit de parler parce que je ne les ai connus que par leurs noms, ou que j'ai trop aimés pour que j'en parle sans partialité! Est-ce là de l'indigence dans un quart de siècle?
Mais voici une date pour moi:
Un jour, c'était quelques mois avant la révolution de 1830, un de mes amis, dont j'ai parlé au commencement de cette revue, Auguste Bernard, qui revenait riche et élevé en dignité des Antilles, me dit:—«Je voudrais rapprocher une fois les deux hommes que j'ai le plus aimés et dont j'ai le mieux espéré dans ma vie, c'est toi et M. Thiers. Il écrit dans le National et tu sers la cause des Bourbons, mais nous ne prendrons pas une nappe pour un drapeau, et nous laisserons la politique sous la table. Ce ne sont pas deux opinions, ce sont deux natures que je veux rapprocher.»
J'avais du goût pour M. Thiers comme on (p. 301) a des préférences dans le camp ennemi. J'acceptai.
Nous dînâmes tous trois dans un salon neutre du restaurateur Véry, au Palais-Royal. Je vis un petit homme taillé en force par la nature, dispos, d'aplomb sur tous ses membres comme s'il eût été toujours prêt à l'action, la tête bien en équilibre sur le cou, le front pétri d'aptitudes diverses, les yeux doux, la bouche ferme, le sourire fin, la main courte mais bien tendue et bien ouverte comme ceux qui, selon l'expression plébéienne, ont le cœur sur la main. Les hommes vulgaires auraient pu prendre cette physionomie pour de la laideur. Mais je ne m'y trompai pas un instant. C'était la beauté intellectuelle triomphant des traits et forçant un corps rebelle à exprimer une splendeur d'esprit.
Cet esprit était, comme ce corps, d'aplomb sur toutes ses faces, robuste et dispos. Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il seulement un sentiment un peu trop en saillie de ses forces. La modestie est une vertu du Nord ou un fruit exquis de l'éducation. Il parlait le premier, il parlait le dernier, il écoutait peu les répliques: mais il parlait avec une (p. 302) justesse, une audace, une fécondité d'idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses lèvres. On voyait qu'il avait été accoutumé de bonne heure par ses condisciples à être écouté. Cette parole, parfaitement familière et appropriée à l'abandon de l'heure et du lieu, n'avait du reste ni prétention ni éloquence. C'était l'esprit et le cœur qui coulaient. Nous avions en vain exclu la politique de l'entretien; elle rentrait avec l'air par la fenêtre ouverte. Il s'abandonna au courant du jour; il jugea sans haine, mais avec une sévérité tempérée seulement par ses égards pour moi, la situation de Charles X et celle du duc d'Orléans, dont il me montrait de la main les fenêtres de l'autre côté du jardin. On voyait qu'en secouant le vieux tronc il tenait déjà une monarchie dynastique en réserve dans ce palais des révolutions. Il semblait l'évoquer du geste, dans la certitude anticipée de la gouverner, mais sans prévoir qu'il contribuerait également à la perdre! Quant à moi, j'avoue que je prévis également l'un et l'autre; il y avait assez de salpêtre dans cette nature pour faire sauter dix gouvernements. Mais ce qui me frappa surtout et, oserai-je le dire, ce qui me convainquit de la supériorité (p. 303) immense de ce jeune homme sur toutes les médiocrités de l'opposition aux Bourbons, c'est ce mépris de son propre parti, vertu de vieillesse à laquelle on arrive ordinairement avec les années, mais qu'il professait hautement avant l'âge par la seule justesse et par la seule fierté de son esprit.
Je sortis plus convaincu de la perte de la Restauration que jamais, puisque la Providence lui avait suscité un tel ennemi! Mais je sortis en même temps charmé d'avoir rencontré enfin un ennemi digne d'être combattu, un esprit brave et résolu dans une légion d'hommes de parti médiocres.
Je ne doutai pas un instant de sa grande fortune; il y a des hommes qui se prophétisent au premier regard; c'est l'évidence de la supériorité. Jamais elle ne fut écrite pour moi en traits plus lisibles, et j'ajoute franchement en traits plus séduisants; car le courage et la franchise d'esprit sont pour moi la première des séductions.
Tout s'écroula, et je retrouvai, en revenant à Paris quelques mois après, M. Thiers s'agitant au milieu des ruines et des reconstructions. Il essayait la tribune; on désespérait de lui aux premiers essais. La nature ne lui avait pas donné de voix, mais une volonté qui se passe de la nature. Il fallait être orateur, il le fut. Je refusai de me rattacher à un gouvernement qui n'avait ni mon cœur ni mon estime. J'allai voyager en Angleterre.
C'est là que je connus le prince de Talleyrand, le dernier ami de Mirabeau, le débris toujours imposant de dix gouvernements et de dix principes. Il m'accueillit et me rechercha, comme il faisait tout, avec naturel et convenance. J'eus avec lui des entretiens qui tiennent plus de la prophétie politique que de la perspicacité de l'homme d'État.
Il m'attira un soir sur un canapé, dans un arrière-salon éclairé d'un demi-jour. «Je désire causer avec vous sans témoin,» me dit-il de sa voix la plus creuse. «Vous ne voulez pas vous rallier à nous, bien que l'œuvre de (p. 305) reconstruire un gouvernement avec des matériaux quelconques soit le chef-d'œuvre de l'esprit humain. Je n'insiste pas. Je crois vous comprendre. Vous voulez vous réserver pour quelque chose de plus entier et de plus grand que la substitution d'un oncle à un neveu, sur un trône sans base. Vous y parviendrez. La nature vous a fait poëte, la poésie vous fera orateur, le tact et la réflexion vous feront politique.
«Je me connais en hommes; j'ai quatre-vingts ans, je vois plus loin que ma vue; vous aurez un grand rôle dans les événements qui succéderont à ceci. J'ai vu les manéges des cours; vous verrez les mouvements bien autrement imposants du peuple. Laissez les vers, bien que j'adore les vôtres. Ce n'est plus l'âge; formez-vous à la grande éloquence d'Athènes et de Rome. La France aura des scènes de Rome et d'Athènes sur ses places publiques. J'ai vu le Mirabeau d'avant, tâchez d'être celui d'après. C'était un grand homme, mais il lui manquait le courage d'être impopulaire; sous ce rapport, voyez, je suis plus homme que lui; je livre mon nom à toutes les interprétations et (p. 306) à tous les outrages de la foule. On me croit immoral et machiavélique, je ne suis qu'impassible et dédaigneux. Je n'ai jamais donné un conseil pervers à un gouvernement ou à un prince; mais je ne m'écroule pas avec eux. Après les naufrages il faut des pilotes pour recueillir les naufragés. J'ai du sang-froid et je les mène à un port quelconque, peu m'importe le port, pourvu qu'il abrite; que deviendrait l'équipage, si tout le monde se noyait avec le pilote? M. Casimir Périer est maintenant un grand pilote, je le seconde; nous voulons préserver l'Europe de la guerre révolutionnaire, nous y parviendrons; on me maudira dans les journaux en France; on me bénira plus loin et plus tard. Ma conscience m'applaudit: je finis bien ma vie publique. J'écris mes mémoires; je les écris vrais, je veux qu'ils ne paraissent que longtemps après moi. Je ne suis pas pressé pour ma mémoire; j'ai bravé la sottise des jugements de l'opinion toute ma vie; je puis la braver quarante ans dans ma tombe. Souvenez-vous de ce que je vous prédis, quand je ne serai plus; vous êtes du bien petit nombre des hommes de qui je désire être (p. 307) connu. Il y a pour les hommes d'État bien des manières d'être honnête; la mienne n'est pas la vôtre, je le vois; mais vous m'estimerez plus que vous ne pensez un jour. Mes prétendus crimes sont des rêves d'imbéciles. Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin de crimes? C'est la ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de cette mer, il revient sur ses pas et il noie. J'ai eu des faiblesses, quelques-uns disent des vices; mais des crimes? fi donc!»
Après cette prédiction, il passa au sujet du jour, et il déroula pendant un quart d'heure devant moi un tableau politique et social de l'Europe qui éclairait la situation extérieure de 1830 d'un jour qui ne laissait aucune ombre sur le dernier recoin des cours et des nations. C'était une leçon de diplomatie donnée par un vieux ministre à un jeune poëte. Elle se prolongea longtemps dans la nuit. «On a fait de moi un diseur de bons mots,» me dit-il à la fin de la soirée; «qu'en pensez-vous? Je n'ai jamais dit un bon mot de ma vie; mais je tâche de dire, après beaucoup de réflexions, sur beaucoup de choses, le mot juste!»
(p. 308) C'était la vérité. Ce grand homme d'esprit ne faisait jamais d'esprit. Sa conversation, lente et intermittente, avait la monotonie grave de sa voix. On voyait que c'était de la pensée filtrée sur ses lèvres. Cette conversation était très-littéraire, comme il convenait à un ami de Mirabeau et à un habitué des cours. Je m'y plaisais comme à la lecture d'une page de Pascal. Malgré nos différences d'âge et d'opinion, je le revis de temps en temps à Paris dans sa vieillesse. Je dînai chez lui quatre jours avant sa mort. Il n'y avait ni altération dans son sourire, ni affaiblissement dans son esprit. Il fut diplomate jusqu'avec la mort. Je serais bien fâché de ne pas l'avoir connu. Il n'y a pas beaucoup de têtes plus au-dessus de la foule et de la banalité dans un siècle. C'était l'Odi profanum vulgus personnifié. Le mépris du vulgaire élevé à cette hauteur fait presque l'illusion d'une vertu. Cependant il y a une lumière qui vient de l'esprit et une lumière qui vient de la conscience. Il n'avait que l'une des deux et ce n'était pas la meilleure.
L'homme de lettres qui me le rappelle davantage, que j'aime bien plus et que j'estime autant que je l'aime (on sera bien surpris de trouver son nom après celui de M. de Talleyrand), c'est le grand poëte Béranger. Le hasard, et non la concordance de parti, me le fit heureusement pour moi rencontrer dans ces dernières années avant la république. Je ne parlerai point de ses œuvres de peur d'offenser mes dieux d'enfance ou de blesser les siens. Mes éloges paraîtraient des apostasies et mes blâmes des rancunes. J'ai oublié le poëte, et j'ai trouvé en lui l'homme, le politique et le philosophe supérieur encore à l'artiste.
Je n'ai éprouvé qu'avec M. de Talleyrand seul le plaisir d'esprit que me fait goûter jusqu'à l'ivresse la conversation de Béranger. Elle est aussi juste et aussi fine que celle du grand diplomate, mais on s'y abandonne bien plus au plaisir d'intelligence qu'on éprouve, car on sent la conscience sous le génie et le cœur sous le mot.
On s'étonnera de ce que je vais dire, et cependant (p. 310) c'est la vérité la plus démontrée pour moi: le grand poëte aurait été, s'il l'avait voulu, le politique le plus accompli de notre âge. Justesse d'idée, finesse de tact, sûreté de jugement, élévation de point de vue, largesse d'horizon, dignité de but, moralité de moyen, sang-froid dans le trouble, amour du peuple, dédain de la popularité, horreur de l'anarchie, haine des démagogues, pitié des utopistes, constance et modération dans le caractère, tout se réunissait en lui pour rendre cet homme rare digne et capable du rôle de conseiller confidentiel de la liberté. Il n'avait qu'un défaut, trop d'indifférence pour l'action, défaut opposé au mien, le trop d'impatience d'agir.
Maintenant que je suis mort au monde et que je n'assiste plus qu'en spectateur relégué sur les derniers gradins du cirque au drame du monde, drame sans commencement et sans dénoûment, quand je veux me donner un de ces purs plaisirs d'esprit que les ombres se donnent dans les champs Élysées du Dante en causant des choses de la terre avec ceux qui habitent encore le monde des vivants, je sors seul vers le milieu du jour de ma retraite laborieuse, je (p. 311) m'achemine vers l'extrémité presque suburbaine de la ville, et je monte l'escalier de bois qui mène à la petite chambre du philosophe. Nous causons; il m'accompagne ordinairement au retour, comme l'auteur de Paul et Virginie accompagnait l'auteur du Contrat social dans ses herborisations au delà du faubourg de Ménilmontant. Nous nous confondons, parfaitement inconnus dans ce torrent d'hommes et de femmes pressés d'affaires, d'ambition, de plaisir, qui monte et redescend sans cesse à cette heure les larges trottoirs du boulevard depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine. Son chapeau de feutre gris à longs bords rabattu sur ses yeux, ses cheveux blancs qui battent ses joues, ses traits pétris d'années, de pensées, de sensibilité sous ses fins sourires, le laissent passer ignoré, s'arrêter et causer aussi librement que moi dans ce désert de la foule où l'on s'isole aussi complétement que dans le désert des bois.
Rien n'égale ma secrète volupté d'esprit, quand je pense que ces deux hommes, qui ont fait jadis tant de vain bruit dans ces murs, se glissent maintenant impunément à l'abri de tout écho et de tout regard à travers cette multitude (p. 312) qui ne connaît plus leurs visages et qui ne sait qu'à peine leurs noms. Il y a dans cette sensation des frissons intérieurs d'isolement posthume et de plaisir philosophique que les hommes jeunes et avides de regards ne peuvent comprendre. J'éprouve, dans ce tête-à-tête avec Béranger au milieu de Paris, quelque chose de ce qu'on éprouve en s'élevant pendant l'automne de colline en colline au-dessus du brouillard qui couvre les vallées. Sentir qu'on a la tête au-dessus du brouillard de ce triste monde, juger et plaindre la foule qui s'agite dans l'obscurité de ses préjugés, et entendre de temps en temps ce sage et compatissant misereor super turbam qui donne son cœur au monde et qui ne l'accuse que d'être le monde, c'est ce qu'on éprouve avec Béranger. Il est un de ces deux ou trois hommes par siècle qui ont les pieds sur cette fange, le cœur dans ce peuple, mais qui ont la tête au-dessus des brouillards humains!
Que Dieu me conserve encore longtemps de telles heures avec un tel homme!
Dans les tristes dernières années de ce siècle, la littérature, presque sortie des livres, était entrée tout entière dans les tribunes et dans les journaux. Penser n'était plus un loisir, c'était un travail; la société en ébullition jetait toutes ses flammes dans le même foyer. Depuis Chateaubriand dans le Conservateur, jusqu'au Globe, jusqu'à M. Thiers dans le Constitutionnel, et jusqu'à Carrel et Armand Marrast dans le National, à M. Chambolle dans le Siècle, à M. de Girardin seul contre tous dans la Presse; nommer les écrivains de la presse politique, ce serait nommer tous les hommes de lettres. Tout ce qui avait une pensée, une passion et un rêve avait une plume. On ne dira rien de trop en disant qu'un recueil de tous les articles de revues ou de journaux de ces trente années serait sans contredit le plus beau livre du siècle.
Mais quel démenti plus éclatant aux dénigreurs de notre âge que la tribune de ces trente années? Toute vanité de temps ou de (p. 314) nation à part, voyez-vous en Europe, entrevoyez-vous dans l'antiquité, des tribunes à comparer à celle qui vit passer en un si court espace de lieu et de temps, dans l'éloquence de M. Lainé, le civisme? dans l'éloquence de M. de Serres la grande polémique? dans l'éloquence du général Foy le patriotisme? dans l'éloquence de Casimir Périer le courage? dans l'éloquence de M. Royer-Collard les oracles? dans l'éloquence de M. Guizot la volonté? dans l'éloquence de M. Dupin l'explosion? dans l'éloquence de M. Barrot l'universalité? dans l'éloquence de M. Passy la science? dans l'éloquence de M. Dufaure la dialectique? dans l'éloquence de M. Jules Favre le talent? dans l'éloquence de Michel de Bourges la révolution? dans l'éloquence de M. de Montalembert la colère civique ou l'invective sacrée? dans l'éloquence de Victor Hugo la poésie jetant ses magnifiques lambeaux de pourpre à la prose? dans l'éloquence de M. Sauzet l'abondance? dans l'éloquence de M. de Tracy, le Wilberforce de la France, la magnanimité? dans l'éloquence de M. Berryer le grandiose et le pathétique? dans l'éloquence de M. Thiers le prodige?... Oui, le prodige; car celui-là (p. 315) avait tout créé en lui, jusqu'à la parole et au geste, ou plutôt il se passait du geste et de la voix à force de talent. Il détaillait pendant des heures entières, et jamais longues, la pensée, le bon sens, quelquefois le sophisme, sans jamais épuiser ni son auditoire d'intérêt, ni lui-même de ressources. Il ne frappait pas les grands coups, mais il en frappait une multitude de petits avec lesquels il brisait les ministères, les majorités et les trônes. Il n'avait pas les grands gestes d'âme de Mirabeau, mais il avait sa force en détail; il avait pris la massue de Mirabeau sur la tribune, et il en avait fait des flèches. Il en perçait à droite et à gauche les assemblées; sur l'une était écrit raisonnement; sur l'autre sarcasme; sur celle-ci grâce; sur celle-là passion! C'était une nuée; on n'y échappait pas. Quant à moi, qui combattais souvent le politique, il m'était impossible de ne pas admirer le suprême artiste!
Je ne parle pas de ceux avec lesquels je combattis à une grande époque. Nous fûmes solidaires. Les nommer paraîtrait me désigner moi-même. Le même silence doit nous envelopper un moment.
De ces hommes, quelques-uns sont à peine (p. 316) morts, et leur cendre est à peine refroidie dans nos cimetières; le plus grand nombre vit encore, vieillit ou plutôt mûrit dans ce travail des lettres, qui est l'éternelle jeunesse de l'esprit, parce qu'il est son éternelle reproduction par l'étude. Ils sont là; une foule d'autres plus jeunes croissent à leur ombre, derrière, en promettant à la France une intarissable génération de talents!... Osez parler, après de tels noms, de la décadence de la nature en France!
Mais descendons plus bas si vous voulez, et voyons, par un seul exemple, à quel point le fond même de la nation avait été en peu d'années policé, adouci et lettré par cette littérature universelle des classes même illettrées! Voyons si, de la tête de la nation, quelque chose de supérieur aux peuples antiques n'était pas descendu jusque dans les membres inférieurs!
Il y a quelques jours qu'en parcourant des textes épars d'histoire romaine, je lisais dans Lampride une grande convulsion de la soldatesque (p. 317) et de la populace romaines après la mort tragique de Commode et le couronnement de Pertinax. L'historien semble avoir recueilli en une seule clameur les tumultes confus, sourds et stridents qui sortent d'une foule à mille voix comme l'entre-choquement des vagues dont chacune a son explosion en frappant la rive, et dont toutes ensemble ne forment qu'un mugissement. Ce morceau est la musique terrible d'une émeute notée en cris de mort par un historien. Il n'y en a pas deux dans l'histoire. La férocité brutale et sanguinaire du peuple romain, abrutie par le Cirque, y éclate tout entière. Écoutez, voilà Lampride:
«Qu'on arrache les signes de sa dignité à l'ennemi de la patrie... l'ennemi de la patrie! le parricide! le gladiateur! qu'on prenne le parricide!... qu'on le jette à la voirie... qu'il soit déchiré... l'ennemi des dieux, l'ennemi du sénat, aux égouts!... aux égouts!... qu'il soit mutilé à coups de croc! il avait médité notre mort, qu'on le déchire!...
«Tu as partagé nos dangers, ô Jupiter! conserve-nous Pertinax... Gloire aux prétoriens!... gloire au sénat! gloire aux soldats! (p. 318) Pertinax, nous te le demandons, que le cadavre du parricide soit traîné... qu'il soit traîné aux égouts... Dis comme nous... dis avec nous: Que les délateurs soient exposés aux lions... Dis avec nous, dis comme nous, dis avec nous: Aux bêtes le parricide! victoire à jamais au peuple romain! qu'on abatte le parricide, le gladiateur!... qu'on brise ses statues!... partout! partout!... Tu vis! tu vis! tu nous commandes! nous sommes heureux!... que les délateurs tremblent!... notre salut le veut!... à la hache!... aux verges les délateurs!... aux bêtes les délateurs!... à la hache les délateurs!... aux égouts!... aux égouts les gladiateurs!... César, ordonne le supplice des crocs!... qu'il soit déchiré!... qu'il soit traîné!... qu'il soit traîné!... il a mis le poignard dans le sein de tous, qu'il soit traîné!... il n'a épargné ni âge, ni sexe, ni parents, ni amis, qu'il soit traîné!... il a dépouillé les temples, qu'il soit traîné!... il a violé les testaments, qu'il soit traîné!... il a mis les têtes à prix, qu'il soit traîné!... hors du sénat ses espions!... aux lions les délateurs!... Répare les maux qu'on nous a faits!... Nous avons tremblé pour (p. 319) toi!... nous avons rampé sous nos esclaves!... ordonne, ordonne le supplice du parricide!... viens! montre-toi! nous t'attendons!... Hélas! les innocents sont encore sans sépulture!... Que le cadavre du parricide soit traîné aux égouts!... il a ouvert les tombeaux, il en a fait arracher les morts!... à la voirie, à la voirie le parricide!... que son cadavre soit traîné!...»
Écoutez maintenant le peuple français au milieu de la plus tragique émeute qui ait jamais amoncelé une foule haletante et vociférante sur la place publique, au bruit du canon, à l'odeur du sang. C'est moi ici qui suis Lampride:
C'était dans la soirée de la seconde journée de juin 1848. Une poignée d'anarchistes grisés d'encre le matin dans quelques feuilles incendiaires et de la fumée de clubs communistes le soir dans quelques faubourgs, avait construit des barricades et assiégeait Paris, surpris dans son sommeil. Je dis une poignée (quoi qu'on en pense) et je le dirai jusqu'à la fin; sur (p. 320) quinze cent mille citoyens de Paris et de la banlieue, je suis convaincu qu'il n'y avait pas douze ou quinze cents fusils parricides tirant du haut des toits et de derrière les barricades sur leurs concitoyens. Le reste flottait, s'étonnait, regardait, pleurait, frémissait comme une masse d'eau indécise entre deux courants.
Je revenais de l'attaque des grandes barricades du faubourg du Temple, emportées à la fin du jour par la Garde mobile, par les troupes et par l'artillerie. J'étais accompagné du brave Duclerc, ministre des finances, aussi ardent au combat que judicieux aux affaires, d'un jeune garde national à cheval du quartier, nommé Lachaud, qui s'était dévoué à moi, sans me connaître, et de Pierre Bonaparte, fils de Lucien, avec lequel j'avais des liens de parenté et qui venait d'avoir un de mes chevaux tué sous lui à côté de moi.
Justement inquiet de la nuit et de la journée qui allaient suivre, parce que je ne voyais pas sur le terrain les troupes que nous avions fait rapprocher de Paris depuis deux mois pour l'heure de cette sédition très-prévue, je voulus, quel que fût le danger, me rendre compte à moi-même du nombre et des dispositions (p. 321) du peuple innombrable d'artisans et d'ouvriers qui courait les boulevards depuis l'embouchure du faubourg du Temple jusque vers la Bastille. Je franchis la haie de troupes qui contenait cette multitude à cette hauteur, et je m'avançai seul avec ces trois hommes de cœur au milieu de la chaussée; la foule, repliée sur les deux trottoirs, s'étonnait de cette hardiesse, et se demandait qui j'étais; puis, apprenant mon nom, elle se précipita vers moi avec des bras levés, des gestes, des physionomies, des cris d'effroi, qui firent cabrer mon cheval déjà effrayé du feu qu'il venait de subir. Mais des bras nus et vigoureux le saisirent par la tête et par la crinière et le flattèrent en le contenant. Un brave garde de l'Assemblée, nommé Husson, ancien militaire, s'était emparé de la bride; il me faisait jour et me couvrait de son corps pendant le long dialogue qui s'établissait entre le peuple et moi.
Nous faisions dix pas par minute. Cette foule se composait non pas de ces hommes désœuvrés qui balayent de leurs pieds indécis tous (p. 322) les ruisseaux, mais de quelques citoyens domiciliés dans les boutiques de ces quartiers, de ces honnêtes artisans établis, la moëlle de Paris, et d'une masse innombrable d'hommes faits, de jeunes gens, de femmes et d'enfants du faubourg Saint-Antoine, accourus de leurs ateliers et de leurs mansardes sur le boulevard au bruit du canon. Cette foule avait en général l'œil doux, la figure souffrante, le visage pâle, les lèvres tremblantes d'émotion. On voyait au costume et à la maigreur l'exténuement d'une population à qui le travail manque et à qui le pain est rare depuis plusieurs mois. Un sourd et immense bourdonnement en sortait autour de moi et loin de moi comme d'une ruche en ébullition.
J'avais prié Lachaud, qui était du quartier et qui me suivait à distance, de noter dans sa mémoire et ensuite sur le papier, les cris, les murmures, les vociférations qu'il entendrait, afin de bien connaître, par ce rapport, les griefs, les vœux, les reproches du peuple, et de mesurer les forces à la nature du danger. Ils se gravèrent assez d'eux-mêmes dans mes yeux et dans mon oreille. Or, voici littéralement les voix de cette immense sédition, telles que ces (p. 323) voix m'assourdissaient en montant au ciel, et telles que je les ai relevées des notes de cet ami:
«Quel est celui qui monte le cheval noir?... C'est un membre du gouvernement?... Vive L***!..... je veux lui serrer la main..... je veux toucher son cheval...» Quelques voix d'hommes mieux vêtus sur les contre-allées: «Mort à L***! Vive la république démocratique et sociale!...» Des millions de voix couvrent de huées ce cri de mort! Des ouvriers en manches de chemise entouraient le cheval de L*** et lui parlaient tous à la fois, les uns de près, les autres de loin, en tendant les bras vers lui! «N'ayez pas peur... n'ayez pas peur, L***... nous ne sommes pas des factieux!... nous ne sommes pas des scélérats!... nous ne sommes pas des assassins!... Nous ne demandons ni le meurtre ni le pillage!... Nous sommes d'honnêtes ouvriers, descendus de nos maisons au bruit du canon, et détestant comme vous ceux qui tirent sur leurs frères!...
«Nous ne demandons que l'ordre! du travail et du pain!... Tenez! regardez nos femmes, nos filles, nos enfants qui sont là avec nous!... Voyez! comme ils tremblent et comme ils (p. 324) pleurent!..... Voyez comme ils sont pâles, maigres, mal couverts!..... Avons-nous l'air d'un peuple bien nourri?... avons-nous l'air d'un peuple bien nourri?... Depuis cinq mois nous nous sommes mis à la ration pour payer la liberté ce qu'elle vaut!... Nous ne nous repentons pas!... nous ne nous repentons pas!... Mais il faut que la liberté aussi nourrisse le peuple!... Renvoyez l'Assemblée nationale!... À bas l'Assemblée nationale!... Elle ne sait rien faire!... Elle perd notre temps!... Gouvernez-nous tout seul!... Oui, oui, reprenez le gouvernement!... Gouvernez-nous tout seul!... Gouvernez-nous tout seul!...»
L***—«Vous me demandez un crime! L'Assemblée, c'est la France! Donnez-lui du temps, on ne fonde pas un gouvernement en une séance!»
Mille voix.—«Non, non, non, elle ne fait rien!... elle ne nous comprend pas!... elle ne nous connaît pas!... Gouvernez-nous tout seul!... nous vous obéirons!... nous le jurons!... Ne vous avons-nous pas obéi quand vous nous avez fait garder les portes des riches pendant les nuits de Février, et éteindre (p. 325) l'incendie des Tuileries et de Neuilly?... Ne vous avons-nous pas obéi quand vous n'avez pas voulu le drapeau rouge?... Ne vous avons-nous pas obéi quand vous nous avez dit de supprimer la peine de mort contre nos ennemis?... Ne vous avons-nous pas obéi quand vous nous avez appelés, le 16 avril, pour vous délivrer de l'hôtel de ville où vous étiez assiégé par les communistes?... Ne nous sommes-nous pas levés cinq cent mille contre eux à votre voix?... Ne vous avons-nous pas obéi, le 15 mai, pour délivrer l'Assemblée nationale et pour marcher avec vous contre l'hôtel de ville occupé par le canon des insurgés?... Dites!... dites!... Quand ne vous avons-nous pas obéi?... Nous sommes pauvres, mais nous sommes de bons citoyens, de bons enfants! nous vous obéirons toujours!... mais gouvernez-nous tout seul!... Un gouvernement, c'est du pain!... Du pain!... du pain!... L'ordre et la paix entre nous, voilà ce que nous voulons!...»
Des milliers de voix sur toute la ligne.—«Du pain et la paix!... Du pain et la paix!... Du pain et la paix!... et point de sang!... Nous ne voulons pas de sang!... Nous ne voulons (p. 326) pas d'insurrection!... Mais renvoyez cette assemblée de bavards!... Faites cesser le combat!... Faites taire le canon!...»
L***—«Voulez-vous donc que nous laissions assassiner Paris et la France sans défendre les braves gens comme vous contre une poignée de coupables?»
Des milliers de voix.—«C'est vrai pourtant!... c'est vrai!... Nous ne les approuvons pas!... nous ne marchons pas avec eux!... nous ne les connaissons pas!... Ce sont de mauvais citoyens!... Mais finissez vite, ou nous ne répondons pas de nous-mêmes!... Renvoyez l'Assemblée!... Du travail!... du pain!... du pain!... du pain!... La paix!... mais pardon, pardon aux vaincus!... Nous ne reconnaissons plus d'ennemis à terre!... Les blessés à l'hôpital!... Grâce aux vaincus!... Les blessés à l'hôpital!... Nous y avons porté ensemble les vôtres et les nôtres en Février!... Point de vengeance!... point d'échafaud!... Pardon aux vaincus!... Un gouvernement!... un gouvernement!... Du travail!... du pain!... la liberté et la paix!... mais ne l'oubliez pas, grâce aux vaincus!... grâce aux vaincus!... les blessés à l'hôpital!... (p. 327) l'humanité pour tout le monde! nous sommes des Français!...»
Voilà, littéralement copié sur place par M. Lachaud, le cri confus, prolongé, lamentable, mais humain cependant, de la plus grande sédition du peuple français, comparé au cri féroce, implacable et sanguinaire du peuple romain dans la même explosion d'âme populaire!... Comme on sent le cœur différent des deux peuples dans leurs deux voix!... Le Cirque et la servitude avaient férocisé la populace romaine; la liberté et la littérature, descendues depuis trente ans jusque dans les masses, avaient humanisé, adouci et ennobli le peuple français. Il était capable d'égarement, incapable de cruauté en masse. Que ceux qui craignent pour la société en France se rassurent: ce peuple, assaini par sa littérature, est sain de cœur comme de bon sens. Il peut avoir vingt révolutions, il n'aura pas de cataclysme social. C'est à la nature qu'il doit son bon cœur: c'est à sa littérature et à ses tribunes qu'il doit son bon sens!
Voici, selon nous, le plus sublime monument littéraire, non pas seulement de l'esprit humain, non pas seulement des langues écrites, non pas seulement de la philosophie et de la poésie, mais le plus sublime monument de l'âme humaine. Voici le grand drame éternel à trois acteurs qui résume tout; mais quels acteurs! Dieu, l'homme et la destinée!
(p. 330) Nous n'hésitons pas à dire que, si l'espèce humaine devait disparaître tout entière de la terre (ce qui est possible) pour faire place sur ce petit globe à une race plus parfaite et plus intelligente, et qu'il ne dût y avoir qu'une seule œuvre de l'homme sauvée de ce cataclysme, c'est le poëme de Job qu'il faudrait sauver de préférence du naufrage ou de l'incendie. Il suffirait seul à servir d'épitaphe à l'humanité morte et à immortaliser à jamais le génie humain devant sa postérité inconnue.
M. de Chateaubriand, qui ne lui consacre que deux pages, appelle cela une élégie. Quelle élégie que ce rugissement de lion blessé, aux prises avec les angoisses de la vie, de la mort et du doute, et interrogeant Dieu lui-même pour le forcer à justifier sa justice devant sa créature! Non, il n'y a pas de poëte à côté de celui-là; on pourrait le lire sur les ruines du monde, au bruit des planètes fracassées hors de leurs orbites les unes contre les autres. La majesté de l'accent égalerait celle de l'écroulement de la création.
Homère n'est qu'un divin conteur dont les chants délassent les héros fatigués assis sous leurs tentes après les champs de bataille. On peut le cacher, comme Alexandre, sous son oreiller.
Les poëtes indiens ne sont que de merveilleux fabulistes qui revêtaient de formes fantastiques le Dieu unique et immortel. On peut les lire dans les bibliothèques.
Les poëtes chinois ne sont que des théologiens très-sages, mais très-arides, qui font au peuple la concession de quelques incarnations indiennes, qu'on peut lire dans le désœuvrement.
Virgile n'est qu'un académicien accompli de Rome, qu'on peut lire dans les académies et dans les colléges.
Horace n'est qu'un voluptueux insouciant, un Saint-Évremont romain, qu'on peut lire à table.
Dante n'est qu'un théologien populaire, en (p. 332) vers quelquefois triviaux, quelquefois sublimes, qu'on peut lire en le feuilletant comme on cherche une perle dans un tas d'écailles.
Le Tasse n'est qu'un poëte de fantaisie et d'aventures amoureuses, qu'on peut lire à la cour pour se donner des fêtes d'esprit.
Camoëns et Milton ne sont que des échos magnifiques, l'un de Virgile, l'autre de Moïse, qu'on peut lire après leurs modèles en les élevant au même niveau.
Racine lui-même, notre plus grand poëte, n'est que le plus mélodieux des symphonistes, qu'on peut entendre au théâtre, ou qu'on peut lire comme on écoute, dans le silence de l'âme, la musique des langues.
Mais Job, vous pouvez le lire devant Dieu lui-même, sans vous distraire de la majesté et de la terreur divines; car ses vers semblent écrits sur la page avec la majesté, la terreur et l'ombre même visible de Jéhovah. Enfin vous pouvez le lire, devant la mort, au chevet de (p. 333) sueurs de l'agonie, devant la pierre déjà levée du sépulcre où vous allez dormir votre sommeil, car l'agonie n'a pas plus de frissons, la mort n'a pas plus d'horreurs, le sépulcre n'a pas plus de ténèbres que son livre. Quel poëte que celui qui n'a pas une chose mortelle ou immortelle à laquelle il ne soit égal! Quel livre que celui qui peut passer dans votre main de la vie au néant, du soleil sous la terre, du temps à l'éternité, sans pâlir à vos yeux, et qu'on peut lire des deux côtés de la tombe sans changer de feuillet! Si on lit dans le sépulcre et dans l'éternité, soyez sûrs qu'on y lira ce livre. C'est le livre des deux mondes.
Pourquoi cela? Nous allons essayer de vous le dire.
Je ne suis pas un homme de l'école larmoyante des Nuits d'Young ou des lamentations de Jérémie. Ce parti pris de gémissement sempiternel sur les choses humaines n'est (p. 334) bon à rien. Ces poésies toujours trempées de larmes me font l'effet de ces pleureuses gagées des obsèques des anciens et des Orientaux d'aujourd'hui, qui ne savent qu'un métier, et qui meurent de faim si personne ne les loue à tant le sanglot pour pleurer à l'heure. Les larmes sont pardonnables deux ou trois fois dans la vie, le reste du temps elles efféminent; il faut les respecter quand elles coulent, car elles ont été données à l'homme par la nature comme elle a donné la rosée aux nuits des climats trop chauds pour amollir la dureté d'un ciel de feu. Elles sont l'égouttement de la pitié par l'éponge du cœur; mais elles ne sont pas l'organe du courage. Or, si l'homme n'est pas courageux contre l'adversité, il n'est plus l'homme. Donnez-lui une quenouille et un lacrymatoire! Qu'il file son linceul, et qu'il compte combien il y a de larmes dans l'œil d'un lâche pendant soixante ou quatre-vingts ans de pleurnichement.
J'ai été doué, comme tous les poëtes, d'une fibre très-sensible, qui doit par conséquent frissonner plus vite et vibrer plus profondément au toucher le plus délicat ou le plus rude des choses humaines. Peu d'hommes vivants, je pense, ont plus souffert que moi dans une vie où la souffrance ne m'a pas encore dit son dernier mot!... Mais, j'en rends grâce à cette même nature, cette fibre très-sensible à la douleur l'est aussi aux impressions douces et enivrantes de la vie. Cette fibre plie jusqu'à la mélancolie, jamais jusqu'à la prostration; elle se redresse facilement, comme un ressort d'acier bien trempé que son élasticité même empêche de se rompre. Son équilibre, sans cesse troublé, sans cesse rétabli, donne à mon âme une certaine sérénité gaie sur un fond triste. C'est la température vraie de ce globe où l'on meurt, mais aussi de ce globe où l'on vit; de ce globe où l'on souffre, mais aussi de ce globe où l'on aime!...
(p. 336) Aussi personne n'est plus flexible que moi aux vents tièdes et alizés de cette terre qui soufflent quelquefois au printemps, et même en automne, sur l'épiderme du cœur. Personne n'a puisé plus d'ivresse dans un regard, plus de miel dans un sourire, plus d'enchantement dans un soleil, plus de rêverie dans une nuit d'été, plus d'enthousiasme heureux ou pieux dans le spectacle d'une montagne, d'une vallée, d'une mer, et, faut-il le dire, plus de gaîté oublieuse quelquefois dans l'épanchement communicatif d'une table d'amis laissant déborder la saillie de leur esprit comme l'écume de leurs verres, et remettant les tristesses de la vie ou de la mort à demain. Personne aussi, j'en suis sûr, n'a autant joui de ses amis, famille adoptive, parenté de l'âme, public intime, qui ne sont ni si perfides, ni si indifférents que le disent les cœurs tristes, et que je n'ai jamais, au contraire, trouvés si fidèles et si consolateurs que dans l'infortune.
Oui, oui, soyons justes, il y a du mal, mais il y a du bien dans la vie, et l'on peut dire de l'existence ce que j'ai dit moi-même de notre patrie il y a peu d'années: La France a de (p. 337) beaux moments et de vilaines années.—Ni à sa patrie, ni à Dieu, ni aux hommes, il ne faut nier les beaux moments! L'ingratitude n'est jamais justice, et sans justice où serait la philosophie de la vie?
Mais, malgré les dispositions équitables, équilibrées, et je dirai même heureuses de ma nature, je le dirai avec la sincérité et avec l'audace de Job, tout pesé, tout balancé, tout calculé, tout pensé et tout repensé, en dernier résultat, la vie humaine (si on soustrait Dieu, c'est-à-dire l'infini) est le supplice le plus divinement ou le plus infernalement combiné pour faire rendre, dans un espace de temps donné, à une créature pensante, la plus grande masse de souffrances physiques ou morales, de gémissements, de désespoir, de cris, d'imprécations, de blasphèmes, qui puisse être contenue dans un corps de chair et dans une âme de... Nous ne savons pas même le nom de cette essence par qui nous sommes!...
(p. 338) Jamais un homme, quelque cruel qu'on le suppose, n'aurait pu arriver à cette infernale et sublime combinaison de supplice; il a fallu un Dieu pour l'inventer!
Analysez d'un seul regard la profondeur de cette combinaison vraiment surhumaine, qui faisait invectiver Job et délirer Pascal, et qui m'inspirait à moi-même, dès ma jeunesse, les vers suivants, dans la méditation du désespoir.
Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d'un pied dédaigneux le lançant dans l'espace,
Rentra dans son repos.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
(p. 339) Le mal dès lors règna dans son immense empire;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir;
Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,
Tout gémit; et la voix de la nature entière
Ne fut qu'un long soupir.
Levez donc vos regards vers les célestes plaines,
Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peines
Ce grand consolateur.
Malheureux! Sa bonté de son œuvre est absente;
Vous cherchez votre appui: l'univers vous présente
Votre persécuteur.
De quel nom te nommer? Ô fatale puissance!
Qu'on t'appelle Destin, Nature, Providence,
Inconcevable loi,
Qu'on tremble sous ta main, ou bien qu'on la blasphème,
Soumis ou révolté, qu'on te craigne ou qu'on t'aime;
Toujours, c'est toujours toi!
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
(p. 340) Si du moins au hasard il décimait les hommes,
Ou si sa main tombait sur tous tant que nous sommes
Avec d'égales lois!
Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes,
La beauté, le génie, on les vertus sublimes
Victimes de son choix.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
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Créateur tout-puissant, principe de tout être!
Toi pour qui le possible existe avant de naître!
Roi de l'immensité!
Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
Puiser pour tes enfants le bonheur et la vie
Dans ton éternité!
Sans t'épuiser jamais, sur toute la nature
Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure
Un bonheur absolu.
L'espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte.
Ah! ma raison frémit: tu le pouvais, sans doute;
Tu ne l'as pas voulu.
(p. 341) Quel crime avons-nous fait pour mériter de naître?
L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être.
Ou l'a-t-il accepté?
Sommes-nous, ô hasard! l'œuvre de tes caprices?
Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices
Pour ta félicité?
Montez donc vers le ciel, montez, encens qu'il aime,
Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
Plaisirs, concerts divins!
Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles.
Montez! allez frapper les voûtes insensibles
Du palais des destins.
Terre, élève ta voix; cieux, répondez; abîmes,
Noir séjour où la Mort entasse ses victimes,
Ne formez qu'un soupir!
Qu'une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir!
Du jour où la nature, au néant arrachée,
S'échappa de tes mains, comme une œuvre ébauchée,
Qu'as-tu vu cependant?
Aux désordres du mal la matière asservie,
Toute chair gémissant, hélas! et toute vie
Jalouse du néant!
(p. 342) Des éléments rivaux les luttes intestines,
Le temps qui flétrit tout, assis sur les ruines
Qu'entassèrent ses mains,
Attendant sur le seuil tes œuvres éphémères,
Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères,
Les germes des humains!
La vertu succombant sous l'audace impunie,
L'imposture en honneur, et la vertu bannie;
L'errante liberté
Aux dieux vivants du monde offerte en sacrifice;
Et la force partout fondant de l'injustice
Le règne illimité!
La valeur sans les dieux décidant les batailles!
Un Caton libre encor déchirant ses entrailles
Sur la foi de Platon;
Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu'il aime,
Doute, au dernier moment, de cette vertu même.
Et dit: Tu n'es qu'un nom!...
La fortune toujours du parti des grands crimes!
Les forfaits couronnés devenus légitimes!
La gloire au prix du sang!
Les enfants héritant l'iniquité des pères!
Et le siècle qui meurt racontant ses misères
Au siècle renaissant!
(p. 343)
. . . . . . . . .
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Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n'espérez pas que sa rage assouvie
Endorme le malheur,
Jusqu'à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l'éternel silence
L'éternelle douleur!
Ceci n'est que la poésie du malheur de notre destinée; que serait-ce si on l'analysait en prose? que serait-ce si on l'écrivait en larmes? que serait-ce si on la peignait en sang? que serait-ce si on la sanglotait en sanglots réels? Job l'a fait; nous ne le referons pas après lui. Mais trois choses ont toujours résumé pour nous l'horreur indescriptible de cette destinée de l'homme mortel ici-bas: les conditions de la naissance, les conditions de la vie physique et les conditions de la mort.
Les conditions de la naissance.
Job en a senti l'iniquité apparente et véritablement atroce dans un de ses versets, et je les ai moi-même exprimées dans un seul vers:
L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être.
Ou l'a-t-il accepté?
En effet, y a-t-il quelque chose de plus monstrueux que d'appeler à la vie (et quelle vie!) et de réveiller de la mort non sentie pour remourir dans les tortures d'une seconde mort sentie, un être qui ne demandait ni ce bienfait ni ce supplice, et qui dormait son sommeil de néant, comme dit Job? Vous allez voir comme ce poëte tourne et retourne ce reproche amer à la toute-puissance arbitraire, bonne ou mauvaise, qui l'a réveillé. On y sent le regret de la poussière, la passion du néant, la haine franche et blasphématoire de celui qui a changé cet heureux néant en vie, et cette insensible poussière en homme!... Jamais bouche mortelle (p. 345) ne porta au Créateur un défi si audacieux de répondre; jamais homme, peut-être, après Job, ne sentit l'ingratitude et l'horreur de ce don forcé de la vie plus que moi! car je n'avais pas lu Job quand j'écrivis ce vers jailli de mon cœur, et qui n'y est jamais bien rentré:
L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être,
Ou l'a-t-il accepté?
Quel est donc, en effet, cet odieux contrat où l'on suppose le consentement d'une des deux parties qui ne peut ni refuser ni consentir, et où l'on condamne à un supplice qu'aucune langue n'exprima jamais un être innocent de sa naissance, un être qui n'était pas?... Les politiques ont parlé d'un contrat social, où le peuple n'était pas préalablement entendu; mais le contrat humain et divin, mais ce contrat entre la vie et le néant, mais ce contrat entre la victime et le supplice, qu'en dites-vous?
Pour moi (toujours l'immortalité à part), je sais trop ce que j'en pense. À l'exception de quelques jours d'ivresse dans lesquels (p. 346) l'homme ne raisonne pas précisément parce qu'il est ivre, il y a peu d'heures de ma vie où, si le Tout-Puissant m'eût consulté, je ne lui eusse rejeté avec horreur le don de la vie, et où je ne lui eusse dit, comme Job: Reprenez votre fatal présent; laissez-moi en paix dans mon néant! Dans votre incompréhensible création il n'y a d'heureux que ce qui dort!...
Et que dire des conditions de la vie physique?
Je ne veux la juger et je ne la juge que par le trait dominant général, universel, qui la caractérise, c'est-à-dire par la condition du meurtre et de la dévoration d'une créature animée par une autre créature animée, sous peine de mort, pour soutenir et alimenter la vie de l'une par la mort de l'autre.
La mort nourrissant la vie, et la vie nourrissant la mort! La guerre éternelle entre tout ce qui respire, pour se disputer un atome d'espace, un instant de vie! comme si celui qui (p. 347) possède toutes les durées et tous les espaces s'était complu à accumuler des myriades d'êtres animés et aimants dans un cirque étroit et muré de ses éternités et de ses mondes, afin de jouir de cette affreuse mêlée de sang, de ce combat sans trêve et sans fin de gladiateurs acharnés tous armés d'une arme mortelle pour tuer, tous pourvus du sentiment de leur conservation et de l'horreur de la mort pour bien savourer la douleur et l'agonie de la mort!... Le lion dévorant le taureau, l'aigle le faucon, le faucon l'hirondelle, l'hirondelle la mouche, la mouche l'insecte, l'insecte poursuivant lui-même sa victime dans un rayon de soleil; la vipère élaborant sous l'herbe son venin et épiant, comme l'empoisonneur, le nid de la colombe pour se préparer des cadavres à dévorer! Des piéges d'un génie infernal creusés ou tendus sur la route de tous les êtres de la terre et de la mer par les brigands de la création pour y faire tomber leurs victimes, depuis les filets de l'araignée jusqu'au puits en entonnoir de la fourmi-lion, et jusqu'au miaulement du chat tigre imitant le vagissement des mères pour appeler les petits sous sa griffe! (p. 348) L'homme, enfin, le boucher ou le bourreau universel, faisant de ses cités un vaste abattoir, où le sang coule avec la vie dans des égoûts trop étroits, pour aller rougir ses fleuves; l'homme, cet impitoyable consommateur de vies, saignant la colombe qui se penche apprivoisée sur son épaule, l'agneau caressant que ses enfants ont élevé pour jouer avec eux sur l'herbe, la poule qui chante sur son seuil, l'hirondelle qui aime cet hôte ingrat et qui lui confie ses petits, le bœuf qui a aidé le laboureur pendant dix ans à creuser son sillon! et bientôt (car tel est le progrès de barbarie dont les pourvoyeurs de sang nous menacent depuis quelques mois) le cheval, son compagnon de guerre, qui piaffe à sa voix, qui pleure sur son corps, qui combat pour lui, qui meurt pour son salut ou pour sa gloire! et bientôt, sans doute aussi, le chien, cette incarnation de l'amitié, qui donnerait mille fois son sang de lui-même si on le lui demandait; le chien, qui se réjouirait de mourir pour nourrir les enfants de son maître, comme il n'hésite jamais à mourir pour le défendre.
(p. 349) Parlez-nous de lois d'amour, et chantez-nous les bergeries de la nature et les maternités de la Providence! Ô poëtes! ô naturalistes! ô philanthropes! en face de cette anthropophagie mutuelle qui est le crime irrémissible de toutes les races de la création, où il y a un Caïn dans toutes les familles, dites-moi si cette anthropophagie mutuelle n'est pas la fatalité de l'être, la rançon de toute heure de vie par un crime, l'exemple et le conseil du meurtre donné par la puissance créatrice à ses créatures?
Quant à moi (toujours toute religion à part), cette condition de la vie physique, cette anthropophagie de toute la nature aurait suffi à elle seule pour me faire rejeter l'existence à un tel prix, et si jamais un doute impie effleura mon âme sur l'existence ou sur la nature du premier principe, c'est en réfléchissant à cette dépravation véritablement surhumaine, à cette méchanceté préméditée et sanguinaire de la nature; c'est en me demandant avec une horreur éperdue, mais logique: Qui a donc inventé cette loi suprême de destruction? Est-ce une bonté divine? (p. 350) est-ce une satanique perversité? Est-ce qu'il y a une lutte là-haut entre la divinité du bien et la divinité du mal? Est-ce qu'il y a un Dieu qui crée et un Dieu qui tue, un Dieu de l'amour et un Dieu de la rage? Et si cela est ainsi, qui l'emportera?...
Le combat serait-il éternel? ou bien n'y a-t-il rien qu'un mauvais rêve? et sommes-nous destinés à être les obsédés sans réveil de ce cauchemar du néant?
Dans ce cas le néant sans rêve valait mieux, comme dit encore Job, et périsse la nuit où j'ai rêvé pour la première fois dans les entrailles d'une femme!
Oh! que les Indiens sont sages de s'être refusés seuls à être les complices de cette anthropophagie, et de dire: Nous mourrons, ou nous soutiendrons notre vie par des aliments innocents. Il n'y aura pas de sang volontaire sur notre pain quotidien.
Voilà pour les conditions de la naissance. Voici pour les conditions de la mort.
Nous vivons très-peu de temps, aucun temps même, si nous comparons ce clignement d'œil appelé une vie à l'incommensurable durée des éternités sans premier et sans dernier jour.
Vivre veut dire, pour les hommes qui sont le mieux partagés en durée de leur existence, respirer un certain nombre infiniment petit de souffles avec un soufflet appelé poumon, qui fait battre un organe appelé cœur, et circuler une séve rouge appelée sang, puisée dans ce réservoir commun appelé air.
Vivre veut dire, si vous l'aimez mieux, voir environ quarante mille huit cents fois (si vous vivez quatre-vingts ans) se lever et se coucher un grand globe lumineux appelé soleil sur un globe ténébreux appelé terre. Ôtez-en les nuits, qui en forment la moitié; vivre veut donc dire vingt mille quatre cents jours. Mais ôtez-en (p. 352) encore la moitié pour ceux qui ne vivent pas quatre-vingts ans, c'est tout au plus, dix mille deux cents jours pour chacun dans ce décompte des éternités! Une goutte d'existence évaporée à un rayon de soleil de cet océan de vie!... Il y a de quoi faire rire les êtres éternels, ou pleurer de pitié même les rochers.
Et à quoi se passe ce clignement d'œil d'existence?
À chanceler sans équilibre et à balbutier sans parole pendant les premières années, qu'on appelle heureuses parce qu'elles sont celles où l'homme a le moins conscience de son être, et qu'elles ressemblent, en effet, le plus au néant; à grandir pendant quelques autres années, et à recevoir, par transmission de ses parents, une certaine dose d'idées reçues, les unes sagesse, les autres sottises, dont se compose, pour l'homme, la pensée de sa tribu, ce qu'on appelle la civilisation, s'il est civilisé, ou la barbarie, s'il ne l'est pas: la différence (p. 353) n'est pas très-sensible à qui contemple de très-haut et des sommets de la vérité éternelle ces deux conditions de l'espèce humaine. Du crépuscule à l'aurore, voilà l'intervalle.
À vingt ans l'homme n'a pas encore vécu, et le tiers de sa vie est écoulé. À l'exception du petit nombre qui trouve, comme dit le peuple, son pain tout cuit, l'homme passe le reste de son existence active à gagner très-péniblement ce pain; et par quels métiers? et avec quelles sueurs?
Demandez-le au laboureur qui creuse sous le soleil et sous la pluie le même sillon sur la même colline, pour y déposer, pendant soixante ans, le même grain d'herbe ou la même racine qui contient sa pauvre vie!
Demandez-le au matelot qui creuse d'un bout de l'Océan à l'autre éternellement les mêmes vagues, et qui passe sa vie à orienter sans cesse la même toile et à poursuivre le même vent pour rapporter, au prix de son (p. 354) éternelle absence, à sa famille, une pincée d'or convertie en quelques bouchées de pain!
Demandez-le au soldat qui consume les plus belles années de sa jeunesse à passer la même arme de son bras droit à son bras gauche, à mesurer son pas en cadence sur le pas d'un autre automate pensant, à tuer sans haine, à être tué sans que la gloire même sache son nom, ou à traîner ses membres mutilés sur un champ de bataille pour une ration de pain trempée de son sang!
Demandez-le au mineur qui renonce même au soleil des cieux et à l'air des vivants pour creuser éternellement, comme la taupe, ses galeries souterraines dans les flancs de fer, de cuivre ou de houille des montagnes, et pour extraire chaque soir une poignée de métal monnayé convertie en pain sur la table de sa femme et de ses enfants!
Demandez-le au tisseur d'étoffes qui use sa vie, dans une cave humide, à passer éternellement le même fil à côté du même fil sur le métier qui est à la fois son gagne-pain et son supplice!
Demandez-le à tous les métiers manuels par (p. 355) lesquels l'immense multitude humaine change sa sueur quotidienne contre son aliment quotidien!
Hélas! demandez-le même à toutes les professions libérales qui vous semblent plus douces parce que la poitrine du travailleur intellectuel est moins haletante que celle du forgeron, mais qui ne sont, au fond, que le même travail changé de nom, sueur d'esprit au lieu de sueur de corps!
Demandez-le au magistrat sans repos dans la conscience, au médecin sans sommeil sur son oreiller, à l'ambitieux sans limite dans sa soif de domination et de primauté sur ses semblables, à l'orateur, à l'écrivain, au poëte, dévorés de l'insatiable désir de surpasser leurs rivaux ou de se surpasser eux-mêmes, hommes tellement affamés de renommée, dont ils font du pain pour leurs enfants, que, s'ils croyaient trouver une nouvelle veine de talent dans leur propre sang, ils se saigneraient eux-mêmes aux quatre membres pour jeter leur vie au public en retour d'un peu de gloire ou d'un peu de pain!
Voilà pourtant les conditions universelles (p. 356) de la vie physique. Non, je ne crains pas d'affirmer, après les avoir étudiées dans tous les états et dans tous les pays, que la vie ne vaut pas le prix de travail, de misère, de peines, de supplices par lequel on achète la vie, et que, si on mettait, au dernier jour, dans les deux bassins d'une balance, d'un côté la vie physique, et de l'autre ce que coûte le pain qui a alimenté la vie physique, le prix que l'existence physique coûte ne parût supérieur à ce qu'elle vaut, et qu'à fin de compte ce ne fût la peine qui fût redevable à la vie!...
Et propter vitam vivendi perdere causas!... dit le poëte, c'est-à-dire: «Perdre, pour gagner sa vie, tout ce qui peut faire désirer de vivre!» Tel est le sort de l'homme de travail. Or, qui est-ce qui ne travaille pas, excepté quelques misérables qui sont bien autrement travaillés par leur oisiveté et par leurs vices que nous ne le sommes par nos rudes métiers de corps ou d'esprit!
En d'autres termes, pesez le grain de blé que contient la vie, contre la goutte de sueur que contient la peine; c'est la goutte de sueur qui pèse le plus!... Horreur!...
Mais ce n'est pas tout; les conditions que l'inévitabilité et la présence perpétuelle de la mort font à la vie suffiraient seules pour empoisonner mille vies si on les réunissait dans une. La condition du bienfait serait pire que le bienfait.
À peine avez-vous respiré quelques vagues d'air respirable qu'on appelle vie, à peine avez-vous pris l'habitude de cet inexplicable mystère appelé l'existence, à peine vous êtes-vous attaché, par l'habitude, à cette existence, comme le malade finit par s'attacher même à son lit de douleur en s'y retournant, qu'il faut penser à en sortir. Le principe de destruction que vous portez en vous, comme le fruit porte le ver, ou comme le temps porte la mort, ou comme le commencement porte la fin, commence à vous disputer, pied à pied, avec douleur, cette petite pincée de matière organisée, ce petit point d'espace, et ce petit éclair de durée que la nature a donnés à une âme, assez (p. 358) grande pour contenir des éternités, et assez vivante pour user des mondes. Vos sens s'émoussent un à un comme de mauvais outils incapables de creuser même vos propres pensées. De ce jour vous portez en vous, dans vos rêves, dans vos ambitions, dans vos plans, dans vos joies, dans vos amours, dans vos vertus même (si vous avez des vertus), je ne sais quel pressentiment de la brièveté et de l'inanité de toute chose et de vous-même, qui s'appelle mélancolie, dégoût de vivre, et qui n'est que l'ombre portée de la mort sur la vie. Cette ombre s'accroît et s'épaissit tous les jours avec la rapidité d'un crépuscule des tropiques qui tombe sur le jour sans lui laisser à peine la dégradation des heures du soir. À quoi bon tenir à quelque chose quand tout va vous être arraché à la fois?
Encore, si le jour et l'heure de cette mort étaient connus et fixés d'avance, quelque courte que fût la vie, on pourrait prendre ses (p. 359) mesures, on proportionnerait ses pas à l'espace qui reste, on pourrait régler ses pensées sur son horizon; on n'aurait pas de longues espérances pour un jour de durée, ni de courtes vues pour de longues années; on pourrait aimer, travailler, construire à l'heure; on pourrait resserrer ou élargir son sort à la mesure de son temps. Ce serait triste, mais on ne serait du moins ni fou, ni trompé devant la nature. L'homme pourrait faire un pacte avec son sort; il pourrait finir peut-être par s'accommoder avec son néant; il connaîtrait son ennemi, il le verrait en face; la mort serait toujours un abîme, mais elle ne serait pas un piége; en s'en rapprochant pas à pas, on pourrait s'y accoutumer; en lui enlevant son imprévu, la nature lui enlèverait la moitié de ses terreurs. Mais non, tout est achevé dans cette invention de la mort.
L'incertitude de son heure combinée avec la certitude de son avénement en fait pour l'homme qui pense non plus une mort future, mais une mort présente, une mort éternelle, une mort vivante, s'il est permis d'employer ce monstrueux accouplement de mots! Soyez (p. 360) jeune, soyez dans la force de l'âge, soyez dans le déclin de vos années, vous n'avez pas une chance de plus ou de moins pour être oublié par la mort. Quand vous commencez une respiration, vous n'êtes jamais sûr que la mort ne la coupera pas en deux sur vos lèvres. La mort vous défie de dire d'une seconde: Elle est à moi. Tout est à elle, aussi bien le premier que le dernier soupir. L'avenir est mort avant d'être né pour vous: voilà la perfection du supplice! Humiliez-vous, tyrans de la terre, vous ne l'auriez pas inventé!
Aussi voyez ce que cet imprévu de la mort fait de nos joies, de nos espérances, de nos amours! Vous déposez votre cœur tout entier, comme un fardeau qui pèse à porter, dans le sein d'une épouse jeune et adorée qui ne doit vous le rendre qu'à la tombe, la mort la cueille dans vos bras, sous vos baisers, et le fossoyeur ensevelit sans le voir deux cœurs dans un seul cercueil!... Ainsi de nos pères, de nos mères, (p. 361) ainsi de nos enfants, ainsi de nos amis, ainsi de nos contemporains, ces parents de temps auxquels nous nous attachons par contiguïté de berceau, par voisinage de sépulcre; êtres aimés que nous espérions devoir nous survivre, et dont nous voyons les rangs s'éclaircir prématurément autour de nous, et nous laisser seuls de nos dates comme des traîneurs de la vie, dépaysés dans des générations inconnues!
Mais l'imprévu de la mort, ce n'est rien encore, non, rien, en comparaison de l'inconnu du sépulcre. Où allons-nous? et allons-nous même quelque part par ce ténébreux chemin?
Quand cette heure du vide du cœur et de la solitude faite autour de nous à l'improviste par la mort arrive, nous nous retournons avec anxiété vers l'éternel contemporain de nos âmes, vers Dieu, et nous cherchons dans la religion le secret de cet horrible inconnu de la mort, le pire des supplices pour l'être pensant, car il les renferme tous. L'inconnu en (p. 362) effet, dit Pascal, n'est-ce pas l'infini de la terreur?
Nous demandons donc par les religions de la terre au Dieu du ciel de nous révéler le mystère de cet inconnu de la mort!
Mais ici commence un bien autre supplice, encore plus horrible, plus raffiné que la mort elle-même et que l'inconnu de la mort: le supplice de l'âme qui les contient tous en suspens dans un mot: le DOUTE! Le doute, cet inconnu suprême et final dans l'organe même destiné à connaître! le doute, cette maladie de l'intelligence! le doute, cette nuit qui n'est pas dans l'air, mais dans l'œil! le doute, cette irrémédiable cécité de l'esprit (ô chef-d'œuvre de raffinement dans le supplice)! La lumière elle-même est malade, et l'homme en la regardant ne voit que des ombres; il y a des taches non plus seulement sur le soleil, il y a des taches sur Dieu!... Que les yeux tombent de leurs orbites; ils ne servent plus à rien!
En effet, l'homme, ce misérable trompé par la vie, effaré par la mort, demande à ses religions au moins un Dieu, un seul Dieu, un Dieu évident, juste, bon, sauveur, paternel, pour réfugier ses pensées et ses douleurs dans une miséricorde sans fond; et voilà que ses religions elles-mêmes au lieu d'un lui en ont fabriqué mille, et qu'elles lui multiplient les angoisses du doute jusque dans le remède même du doute, la foi!
Devine si tu peux, et choisis si tu l'oses!...
S'il parcourt l'espace, s'il remonte les temps, il voit presque autant de religions que de grandes divisions de temps ou que de grandes divisions du globe: la foi de Wichnou et de Brama dans l'Orient, celle de Fô et de Confutzé dans la Chine, celle de Zoroastre dans la Perse, celle de Pythagore dans l'Asie, celle d'Osiris dans l'Égypte, celle de Jupiter et de son Olympe, foi d'enfants en nourrice, dans la (p. 364) Grèce, celle de Tentatès dans la Gaule, celle des dieux scandinaves dans les Germanies, celle de Jéhovah dans la Judée, celle du Christ dans l'Asie et dans l'Europe romaine, celle d'Allah dans l'Arabie, dans l'Inde moderne, dans l'Asie Mineure, dans l'Afrique entière; et, parmi ces religions, presque autant de subdivisions, de schismes, d'antipathies, de rameaux divergents que de souches, se disputant les symboles et les interprétations, et s'arrachant les unes aux autres les sectateurs, la polémique acharnée sur les lèvres ou le glaive impitoyable dans la main. Ô Babel de Dieu! presque aussi confuse que la Babel des hommes! C'est là véritablement le profond de l'abîme, le comble de l'infirmité humaine, que, là où l'homme dégoûté de la vie se précipite dans la foi d'une autre vie, seule explication de l'énigme de celle-ci, il trouve, quoi? un autre inconnu, plus terrible que le premier, au delà de l'inconnu de la tombe, et qu'il tremble de n'embrasser qu'un rêve fugitif dans ses bras désespérés, en croyant embrasser enfin l'éternelle réalité d'où il émane et à laquelle il retourne!
Vous vous récriez en vain contre cet excès improbable de supplice mental de l'être pensant. Ce supplice est sous vos yeux, peut-être même dans votre âme. Il est évident comme l'histoire, palpable dans la géographie de ce triste globe. On pourrait faire une chronologie d'êtres suprêmes comme on fait une chronologie de dynasties régnantes sur les différents empires de la terre; on pourrait construire une géographie des croyances humaines comme on en fait une des contrées du globe. On dirait qu'il y a des climats aussi différents en intelligence des choses divines qu'il y en a en températures atmosphériques. On pourrait faire plus aujourd'hui, on pourrait, en quelques instants, parcourir soi-même ces différents climats intellectuels du globe, et se rendre compte par sa propre sensation des sensations différentes des races et des peuples qui vivent ou qui meurent sous les différentes latitudes de la pensée,—«vérité en deçà des Pyrénées, (p. 366) erreur au delà,»—s'écriait le religieux Pascal lui-même en sondant cet horrible mystère des opinions et des doutes des mortels! Qu'aurait-il dit aujourd'hui où une civilisation plus accélérée, et accélérée presque jusqu'à la suppression du temps et des distances, permet à la pensée de l'homme d'atteindre partout à la fois?
Supposons en effet qu'un philosophe d'Europe pût confier son âme pensante tout entière, pour un instant, au fil du télégraphe électrique, qui fait le tour du globe en sept secondes. Supposons que ce philosophe charge cette âme de lui rapporter à son retour les grands phénomènes intellectuels, philosophiques, religieux, qui l'auraient frappée dans ce coup d'aile autour du globe terrestre. Dans l'espace de quelques secondes, la pensée, courant du même vol que l'électricité, aura traversé vingt ou trente zones religieuses principales du globe, sans compter des subdivisions (p. 367) à l'infini de culte, de foi, de divinités. Pauvre pensée humaine! dans quel état de frissonnement, de terreur et d'horreur, reviendra-t-elle se réfugier dans le sein d'où elle sera partie, après ce voyage à travers le doute sur la première des certitudes nécessaires à l'homme, la certitude de son Dieu?
Cela fait frémir, cela fait vaciller les étoiles dans le ciel, cela jetait Job jusque dans l'athéisme; il ne le dit pas précisément en termes textuels, mais il le dit implicitement dans ses griefs et dans ses récriminations amères contre la conduite de Dieu à l'égard des hommes. On voit que, dans toutes ces injures poignantes qu'il adresse insolemment au Tout-Puissant, il ne s'arrête que devant la dernière injure:—Tu n'es pas! Et moi qui ai souvent crié comme Job, ou comme Dante dans les cercles infernaux du supplice de la vie humaine, j'avoue que je n'ai jamais été jusque-là.
Voilà dans Job, et dans l'homme dont il est l'image, l'excès de la douleur mortelle, de la sensation de la vie poussée jusqu'au blasphème et jusqu'au trouble de l'entendement.
(p. 368) Mais rassurez-vous; ce n'est que l'instinct qui parle ainsi en lui et en nous, ce n'est pas la raison; c'est encore moins la foi, quand on a eu le bonheur de s'en former une.
Job remonte bientôt, comme nous remontons toujours, tous tant que nous sommes, de cet abîme, si nous sommes sensés; oui, comme nous remontons jusqu'à la foi, qui est la réverbération du Dieu vivant sur notre âme, jusqu'à la résignation qui est le sacrifice, le sacrifice méritoire de la volonté propre à la suprême volonté, enfin jusqu'à la joie dans les larmes, qui est l'anticipation de l'immortalité par la foi en Dieu sur la terre.
Nous allons voir tous ces phénomènes, intellectuels, humains et divins, dans ce drame surnaturel du poëme de Job, dont je vous ai exposé le sujet et les acteurs: Dieu, l'homme et la destinée.
Je vais maintenant vous exposer le lieu de la scène, la décoration du drame, le désert. Le poëte de Dieu n'en pouvait pas choisir un plus conforme à ce dialogue divin.
Job est le poëte du désert; c'est apparemment pour cela qu'il est le plus grand de tous. Je prends ici le mot grand dans son acception la plus matérielle comme dans son acception la plus métaphysique à la fois. L'âme de l'homme, selon moi, est incontestablement un principe immatériel; je ne saurais pas le prouver, mais je le sens et je le crois; c'est la meilleure des preuves. L'homme n'est sûr que de ce qu'il croit.
Cependant, malgré cette évidente immatérialité de l'âme, il est évident aussi qu'excepté la conscience, qui est innée en nous (précisément parce que la matière ne pouvait pas révéler à l'âme la moralité que la matière n'a pas, nemo dat quod non habet); il est évident, dis-je, que l'âme humaine, pendant qu'elle est associée au corps, reçoit toutes ses impressions et toutes ses notions par les sens, ces lucarnes du cachot de l'âme. Il est évident, en conséquence, (p. 370) que l'âme n'est point indépendante du milieu habituel dans lequel l'homme vit. Autant vaudrait dire que le spectateur n'est point affecté ou impressionné par le spectacle.
Ce petit mot de métaphysique, jeté en passant et dont je demande pardon au lecteur, suffit à établir que le grand philosophe poëte ou le grand poëte philosophe prend nécessairement son caractère, ses idées, ses images, dans la scène de la nature qu'il habite ou qu'il a le plus habituellement sous les yeux. Telle nature, tel style; voilà, selon moi, un incontestable axiome de haute littérature.
Ainsi David et les prophètes sont les poëtes de l'aride et monotone Judée, ce rocher calciné des feux du soleil, où l'ombre du figuier et la goutte d'eau dans le creux du ravin sont les rêves des poëtes et même des rois, et où l'âme, à défaut de la nature, s'entretient avec Dieu pour se consoler de la petitesse et de la stérilité de la terre.
Ces poëtes sacrés n'ont que deux ou trois images, deux ou trois notes sur la harpe, comme le torrent des larmes qui suintent dans le cœur humain, et perçantes comme les cris (p. 371) de l'aigle dont la couleuvre vient d'enlacer les petits dans son nid. La mélancolie, dont nous parlons tant, et qui est, en effet, la corde grave et la note fondamentale de l'âme émue, ne date ni de Virgile, ni de l'école romantique de notre temps, ni de M. de Chateaubriand, ni de nous: elle date de la poésie sacrée de la Bible, ou plutôt elle date de la première larme et de la première contemplation de la misère infinie de l'homme.
Chaque élément semble ainsi avoir son poëte. Les Hébreux sont les poëtes des rochers. Homère, né au milieu des anses, des îles, des écumes, des vagues, des voiles de la Grèce maritime, est le poëte de la mer. Il n'y a pas un contre-coup de lames sur la grève, une ombre de cap sur les flots, un sifflement de brise dans les cordages, un bruit d'aviron sur les bordages du navire, qui ne soit retentissant ou peint dans ses vers. La mer est à lui; il ne nous a laissé, ni à nous, ni à personne, un coup de pinceau de plus à donner à l'Océan.
Virgile et Théocrite sont les deux poëtes égaux de la terre habitée agricole ou pastorale; (p. 372) les pasteurs et les laboureurs ont là toute leur poésie dans des vers aussi délicieux que les images, les ombres, les eaux du paysage terrestre; les laboureurs et les pasteurs devraient suspendre éternellement ces deux poëmes au joug de leurs bœufs, au double manche de la charrue, au cou du bélier qui marche à la tête de leurs troupeaux.
Dante est le poëte de la nuit et des ténèbres, des apparitions qui hantent l'obscurité, des rêves qui obsèdent l'imagination de l'homme pendant que l'ombre nocturne possède la terre.
Milton est le poëte de l'air; il y plonge avec sa pensée d'aveugle comme l'oiseau qui ne craint pas de briser son aile aux parois de l'éther. Il y peint sur une toile sans fond et sans fin la bataille de Dieu et des esprits rebelles, corps aériens qui succombent sans mourir et qui roulent du sommet des cieux dans les abîmes des enfers sans jamais se heurter aux aspérités impalpables de l'élément ambiant des mondes.
Camoëns, le grand chantre lusitanien, est le poëte de la curiosité et de l'audace de l'homme à achever la conquête du globe terrestre. (p. 373) Il embarque avec lui son génie descriptif, il fait le tour du monde, il double le cap des Tempêtes, il chante au pied du mât que la foudre brise; il sauve à la nage, de la fureur des flots, sa vie périssable et sa vie immortelle avec son poëme. C'est le chantre épique de la grande navigation, comme Homère est le chantre de la petite, et le poëte de la géographie.
Celui de l'astronomie n'est pas encore né; Dieu le garde sans doute dans les trésors de sa création. Il sera le plus grand de tous. Qu'est-ce que la terre auprès des astres du firmament?
Quant à Job, nous le répétons encore, c'est le poëte du désert. Or, qu'est-ce que le désert? C'est l'espace; et de quoi l'espace est-il l'image? de l'infini.
En meilleurs termes, Job est donc le poëte de l'infini.
Le désert lui fournit son sujet, son immensité, ses couleurs, ses images, son style. L'infini concentré et répercuté dans le creux de la poitrine d'un homme, voilà bien Job.
Nous avons voulu, dans nos voyages, nous rendre compte une fois à nous-même, par nos propres impressions, des impressions du spectacle du désert sur l'âme de l'homme. Nous avons voulu faire l'épreuve de l'infini, s'il nous est permis de risquer une si audacieuse expression. Mais l'épreuve du désert et de l'infini sur quel homme? sur un homme d'Europe, sur un homme exténué et aminci par ce que nous appelons civilisation! sur un homme d'intelligence ordinaire, d'imagination bornée, de fibres de chair au lieu de fibres de bronze! sur un homme nourri de lait de femme au lieu d'avoir été nourri, comme Job, de moëlle de lions! Qu'est-ce qu'un tel homme, auprès du vieillard de la terre primitive, auprès du titan sur son fumier apostrophant son créateur sur son trône d'astres? Rien!... N'importe; je n'en avais point d'autre à soumettre à l'épreuve. J'étais ce que j'étais; mais le désert était toujours le désert. Je voulais voir, j'ai vu, comme dit le poëte.
Il faut lire les livres où ils ont été écrits. J'avais déjà depuis longtemps cette idée dans l'esprit, avant de traverser la mer, pour aller tremper ma pensée dans d'autres vagues d'air que celles où nous respirons dans notre petite Europe.
J'ai toujours été convaincu que changer d'air c'était changer d'âme; que changer de point de vue, du moins, c'était changer d'aspect dans la contemplation et dans l'appréciation des choses; que l'espace était nécessaire à la pensée comme aux yeux.
Dieu le savait bien, quand, en emprisonnant l'homme dans ce petit navire de quelques pauvres mille pas d'étendue de la poupe à la proue, il lui a donné du moins pour horizon cet espace sans fond du firmament, qui provoque sans cesse la pensée à se plonger dans cet espace, et qui fait monter son âme à l'éternelle poursuite de l'infini, d'astres en astres, de voie lactée en voie lactée, comme par les degrés (p. 376) éclatants et successifs de son incommensurabilité. Sans cet espace, d'où notre pensée du moins peut fuir, la terre ne serait pas habitable.
Je dirai plus; j'ai toujours été convaincu que le changement de place, la diversité d'horizon ici-bas, la possession d'une certaine proportion d'espace matériel, la locomotion, en un mot, était non-seulement une condition de grandeur dans l'imagination et dans l'âme, mais aussi une condition de justesse dans l'esprit de l'homme.
J'ai éprouvé mille fois, par moi-même, que, si je ne changeais pas de place, de résidence, d'horizon, je ne changeais pas d'idées; que ces idées, toujours les mêmes par suite de la monotonie du même milieu dans lequel elles ont été conçues, finissaient par se pétrifier ou par croupir, et qu'en croupissant dans l'âme elles finissaient enfin par s'altérer et par se fausser.
Le mouvement, dans une certaine proportion, est aussi nécessaire à l'intelligence que l'air.
Qui est-ce qui n'a pas expérimenté qu'au retour d'un voyage de long cours, ou même (p. 377) d'une simple promenade au grand air et sous le ciel, on ne rapportait pas à sa demeure les idées qu'on en avait emportées, mais qu'on sentait en soi-même un certain renouvellement de pensée et de cœur qui faisait voir les choses sous un aspect plus étendu et par conséquent plus juste et plus vrai?... C'est que l'espace, cet élément de grandeur et de vérité, cette optique même des idées, était entré dans une certaine proportion en nous. C'est que l'étendue avait modifié et rectifié le regard de notre âme.
Défiez-vous de la justesse des idées conçues par un solitaire isolé de la grande nature dans un cachot, dans une cellule, dans une bibliothèque, entre quatre murs! Défiez-vous même de la justesse des idées conçues par un de ces hommes que nous appelons professionnels, exclusivement renfermés dans la monotonie d'une étude ou d'une occupation unique? L'uniformité du point de vue borné d'où ils envisagent les choses finit presque toujours par fausser même leur regard et leur esprit; mathématiciens abstraits, mécaniciens de génie, industriels consommés, prodigieux (p. 378) artistes, hommes de lettres immortels par le style, comme J.-J. Rousseau, artisans, inventeurs d'admirables procédés dans les perfectionnements de leurs métiers spéciaux, leur esprit cependant, faute de mouvement et d'espace dans leur vie et dans leurs idées, se fausse souvent sur tout le reste.
N'avez-vous pas remarqué que toutes les idées fausses, tous les rêves incohérents, toutes les utopies absurdes en politique, en constitutions sociales de ces trente dernières années, sont sorties de la tête d'un de ces hommes sédentaires, concentrés dans la contemplation exclusive d'une profession ou d'une occupation unique, manquant d'air dans la poitrine, de mouvement dans les pieds, d'espace dans les yeux, d'universalité dans le point de vue! Hommes d'ateliers, de mécanisme, de chiffres, de comptoirs ou de bibliothèques; hommes unius libri, comme les appelaient les anciens, hommes ne sachant lire que dans un seul livre, dont le proverbe nous recommande de nous défier.
Le communisme, ce suicide en masse et d'un seul coup de l'humanité, est né dans des ateliers; il est né de la pensée étroite de quelques prolétaires souffrants, injustement répartis des dons de Dieu, mais complétement ignorants des cinq cent mille formes de salaires sur la terre, ne se doutant même pas qu'en supprimant le capital ils supprimaient d'avance tout salaire, qu'en supprimant la propriété pour l'individu ils la supprimaient pour la masse, qu'en la supprimant pour la masse ils supprimaient le travail, qu'en supprimant le champ ils supprimaient la moisson, et qu'en supprimant la moisson ils supprimaient la vie. Si ces hommes, qui ne comprenaient que la navette et le poinçon, avaient compris seulement la charrue qui les fait vivre, le navire qui transporte leurs produits, la monnaie qui les paye, le luxe qui les consomme, la possession et l'hérédité de la possession qui donne aux choses possédées leur seule valeur, jamais ils (p. 380) n'auraient laissé échauffer leurs imaginations sédentaires par ces délires de la communauté des biens. Ils ont déliré faute d'horizon dans les yeux, d'espace dans leurs idées. L'isolement d'une idée rend cette idée folle, comme l'isolement d'un prisonnier rend ce prisonnier fou.
Le saint-simonisme est né de l'isolement de l'idée économique, abstraction faite de toute autre idée politique et morale, dans une forte tête d'économiste. Je suis bien loin de confondre cette idée scientifique avec l'idée brutale du communisme et de l'égalité de biens et des salaires. Le saint-simonisme n'est qu'une débauche de science dans les adeptes de l'économie politique. S'il n'était pas né, dans la bibliothèque d'un savant, de l'accouplement stérile de l'utopie et du chiffre, il aurait révélé à l'administration publique, au commerce et aux industries, une foule de vérités pratiques dont il était l'importateur en Europe; mais, au lieu de couver ses vérités en plein air, il les a (p. 381) couvées dans l'isolement des autres idées, et cet isolement lui a faussé le jugement. Au lieu de faire jour il a fait secte: l'espace a manqué également aux regards de ses sectateurs.
Aussi remarquez que, du jour où ses apôtres se sont répandus pour voyager sur toute la terre, en retrouvant l'espace ils ont retrouvé leur bon sens. Partis sectaires et utopistes, ils sont revenus de leurs voyages les premiers économistes et les premiers financiers de leur siècle; l'espace les a pénétrés de sa clarté; en marchant ils ont dépouillé le vieil homme, ils ont revêtu l'étendue.
Le fourriérisme est né, dans un comptoir, de l'isolement et de la stagnation d'une idée exclusivement commerciale, dans son auteur Fourrier. La société, à ses yeux, n'a plus été qu'un livre en partie double, se balançant par profits et pertes à la fin d'une éternelle association de fabrique liquidée par l'éternité. L'isolement de cette idée a fini promptement par (p. 382) lui donner le délire. Le fabricant s'est fait thaumaturge. Son comptoir, fermé au grand air, s'est peuplé de visions. Il a promis à l'homme hébété de chiffres que l'association transformerait jusqu'à sa nature physique et jusqu'aux éléments immuables de la création: la terre, l'océan, l'air, l'eau, le feu, les planètes mêmes, ces écrins éclatants de Dieu. Enfin, expirant sous le poids de ses miracles, il a laissé après lui une autre utopie tout aussi funeste (car tout mensonge nuit): l'utopie de la perfectibilité continue et indéfinie de l'homme sur la terre; utopie dont le dernier résultat logique, en marchant de conséquence en conséquence, serait celui-ci: Ce n'est pas Dieu qui a créé l'homme, mais ce pourrait bien être l'homme qui aurait créé Dieu!...
Car où s'arrêterait cette ascension indéfinie et continue de l'homme, si ce n'est au delà même de la Divinité?...
Ainsi des autres rêves humains nés dans les cachots, dans les cellules, dans les ateliers, dans les bibliothèques, dans les comptoirs, dans les laboratoires fermés au grand air. Étrange phénomène! partout où manque l'espace (p. 383) manque la vérité. Il y a analogie mystérieuse entre l'étendue des idées et l'étendue des horizons. C'est bizarre, mais c'est simple. L'âme n'est pas indépendante de ses sens.
Voilà, pour en revenir à Job, voilà pourquoi le poëte du désert est le plus vaste des poëtes!
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J'exprimais dans ces vers, en m'embarquant pour la première fois pour l'Orient, il y a vingt-quatre ans, la curiosité passionnée que je ressentais d'éprouver sur moi-même les impressions du désert:
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Je n'ai pas navigué sur l'océan de sable,
Au branle assoupissant du vaisseau du désert;
Je n'ai pas étanché ma soif intarissable,
Le soir, au puits d'Hébron, de trois palmiers couvert;
Je n'ai pas étendu mon manteau sous les tentes,
Dormi dans la poussière où Dieu retournait Job.
Ni la nuit, au doux bruit des toiles palpitantes.
Rêvé les rêves de Jacob.
Des sept pages du monde une me reste à lire:
Je ne sais pas comment l'étoile y tremble aux cieux,
Sous quel poids du néant la poitrine y respire,
Comment le cœur palpite en approchant des Dieux!
(p. 385) Je ne sais pas comment, au pied d'une colonne
D'où l'ombre des vieux jours sur le barde descend,
L'herbe parle à l'oreille, ou la terre bourdonne,
Ou la brise pleure en passant.
Je n'ai pas entendu dans les cèdres antiques
Le cri des nations monter et retentir,
Ni vu du haut Liban les aigles prophétiques
S'abattre au doigt de Dieu sur les palais de Tyr.
Je n'ai pas reposé ma tête sur la terre
Où Palmyre n'a plus que l'écho de son nom,
Ni fait sonner au loin, sous mon pied solitaire,
L'empire vide de Memnon.
Je n'ai pas entendu, du fond de ses abîmes,
Le Jourdain lamentable élever ses sanglots,
Pleurant avec des pleurs et des cris plus sublimes
Que ceux dont Jérémie épouvanta ses flots.
Je n'ai pas écouté chanter en moi mon âme
Dans la grotte sonore où le barde des rois
Sentait, au sein des nuits, l'hymne à la main de flamme
Arracher la harpe à ses doigts.
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(p. 386) Voilà pourquoi je pars, voilà pourquoi je joue
Quelque reste de jours inutile ici-bas.
Qu'importe sur quel bord le vent d'hiver secoue
L'arbre stérile et sec, et qui n'ombrage pas!
L'insensé! dit la foule.—Elle-même insensée!
Nous ne trouvons pas tous notre pain en tout lieu:
Du barde voyageur le pain, c'est la pensée;
Son cœur vit des œuvres de Dieu!
Adieu donc, mon vieux père! adieu, mes sœurs chéries!
Adieu, ma maison blanche à l'ombre du noyer!
Adieu, mes beaux coursiers, oisifs dans mes prairies!
Adieu, mon chien fidèle! Hélas! seul au foyer,
Votre image me trouble, et me suit comme l'ombre
De mon bonheur passé qui veut me retenir.
Ah! puisse se lever moins douteuse et moins sombre
L'heure qui doit nous réunir!
Six mois après, je parcourais pendant soixante jours, avec une caravane, le désert de Job.
Les impressions que je reçus alors de ces solitudes se sont représentées avec tant de force et de netteté à mon imagination, ces jours-ci, que j'en ai reproduit une partie dans les vers suivants, méditation poétique tronquée (p. 387) dont je copie seulement quelques fragments pour mes lecteurs. Depuis ce pèlerinage dans le désert, j'ai parlé tant d'autres langues que je dois demander indulgence pour ces réminiscences de poésie.
Il est nuit... Qui respire?... Ah! c'est la longue haleine,
La respiration nocturne de la plaine!
Elle semble, ô désert! craindre de t'éveiller.
Accoudé sur ce sable, immuable oreiller,
J'écoute, en retenant l'haleine intérieure,
La brise du dehors, qui passe, chante et pleure;
Langue sans mots de l'air, dont seul je sais le sens,
Dont aucun verbe humain n'explique les accents,
Mais que tant d'autres nuits sous l'étoile passées
M'ont appris, dès l'enfance, à traduire en pensées.
Oui, je comprends, ô vent! ta confidence aux nuits;
Tu n'as pas de secret pour mon âme, depuis
Tes hurlements d'hiver dans le mât qui se brise,
(p. 390) Jusqu'à la demi-voix de l'impalpable brise
Qui sème, en imitant des bruissements d'eau,
L'écume du granit en grains sur mon manteau.
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Quel charme de sentir la voile palpitante
Incliner, redresser le piquet de ma tente,
En donnant aux sillons qui nous creusent nos lits
D'une mer aux longs flots l'insensible roulis!
Nulle autre voix que toi, voix d'en haut descendue,
Ne parle à ce désert muet sous l'étendue.
Qui donc en oserait troubler le grand repos?
Pour nos balbutiements aurait-il des échos?
Non; le tonnerre et toi, quand ton simoun y vole,
Vous avez seuls le droit d'y prendre la parole,
Et le lion, peut-être, aux narines de feu,
Et Job, lion humain, quand il rugit à Dieu!.....
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(p. 391) Comme on voit l'infini dans son miroir, l'espace!
À cette heure où, d'un ciel poli comme une glace,
Sur l'horizon doré la lune au plein contour
De son disque rougi réverbère un faux jour,
Je vois à sa lueur, d'assises en assises,
Monter du noir Liban les cimes indécises,
D'où l'étoile, émergeant des bords jusqu'au milieu,
Semble un cygne baigné dans les jardins de Dieu.
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Sur l'océan de sable où navigue la lune,
Mon œil partout ailleurs flotte de dune en dune;
Le sol, mal aplani sous ces vastes niveaux,
Imite les grands flux et les reflux des eaux.
À peine la poussière, en vague amoncelée,
Y trace-t-elle en creux le lit d'une vallée,
Où le soir, comme un sel que le bouc vient lécher,
La caravane boit la sueur du rocher.
L'œil, trompé par l'aspect au faux jour des étoiles,
Croit que, si le navire, ouvrant ici ses voiles,
Cinglait sur l'élément où la gazelle a fui,
Ces flots pétrifiés s'amolliraient sous lui,
(p. 392) Et donneraient aux mâts courbés sur leurs sillages
Des lames du désert les sublimes tangages!
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Mais le chameau pensif, au roulis de son dos,
Navire intelligent, berce seul sur ces flots;
Dieu le fit, ô désert! pour arpenter ta face,
Lent comme un jour qui vient après un jour qui passe,
Patient comme un but qui ne s'approche pas,
Long comme un infini traversé pas à pas,
Prudent comme la soif quarante jours trompée,
Qui mesure la goutte à sa langue trempée;
Nu comme l'indigent, sobre comme la faim,
Ensanglantant sa bouche aux ronces du chemin;
Sûr comme un serviteur, humble comme un esclave,
Déposant son fardeau pour chausser son entrave,
Trouvant le poids léger, l'homme bon, le frein doux,
Et pour grandir l'enfant pliant ses deux genoux!
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Les miens, couchés en file au fond de la ravine,
Ruminent sourdement l'herbe morte ou l'épine;
Leurs longs cous sur le sol rampent comme un serpent;
Aux flancs maigres de lait leur petit se suspend,
Et, s'épuisant d'amour, la plaintive chamelle
Les lèche en leur livrant le suc de sa mamelle.
Semblables à l'escadre à l'ancre dans un port,
Dont l'antenne pliée attend le vent qui dort,
Ils attendent soumis qu'au réveil de la plaine
Le chant du chamelier leur cadence leur peine,
Arrivant chaque soir pour repartir demain,
Et comme nous, mortels, mourant tous en chemin!
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D'une bande de feu l'horizon se colore,
L'obscurité renvoie un reflet à l'aurore;
Sous cette pourpre d'air, qui pleut du firmament,
Le sable s'illumine en mer de diamant.
(p. 394) Hâtons-nous!... replions, après ce léger somme,
La tente d'une nuit semblable aux jours de l'homme,
Et, sur cet océan qui recouvre les pas,
Recommençons la route où l'on n'arrive pas!
Eh! ne vaut-elle pas celles où l'on arrive?
Car, en quelque climat que l'homme marche ou vive,
Au but de ses désirs, pensé, voulu, rêvé,
Depuis qu'on est parti qui donc est arrivé?...
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Sans doute le désert, comme toute la terre,
Est rude aux pieds meurtris du marcheur solitaire,
Qui plante au jour le jour la tente de Jacob,
Ou qui creuse en son cœur les abîmes de Job!
Entre l'Arabe et nous le sort tient l'équilibre;
Nos malheurs sont égaux... mais son malheur est libre!
Des deux séjours humains, la tente ou la maison,
L'un est un pan du ciel, l'autre un pan de prison;
Aux pierres du foyer l'homme des murs s'enchaîne,
Il prend dans ses sillons racine comme un chêne:
L'homme dont le désert est la vaste cité
N'a d'ombre que la sienne en son immensité.
La tyrannie en vain se fatigue à l'y suivre.
Être seul, c'est régner; être libre, c'est vivre.
(p. 395) Par la faim et la soif il achète ses biens;
Il sait que nos trésors ne sont que des liens.
Sur les flancs calcinés de cette arène avare
Le pain est graveleux, l'eau tiède, l'ombre rare;
Mais, fier de s'y tracer un sentier non frayé,
Il regarde son ciel et dit: Je l'ai payé!...
Sous un soleil de plomb la terre ici fondue
Pour unique ornement n'a que son étendue;
On n'y voit pas bleuir, jusqu'au fond d'un ciel noir,
Ces neiges où nos yeux montent avec le soir;
On n'y voit pas au loin serpenter dans les plaines
Ces artères des eaux d'où divergent les veines
Qui portent aux vallons par les moissons dorés
L'ondoîment des épis ou la graisse des prés;
On n'y voit pas blanchir, couchés dans l'herbe molle,
Ces gras troupeaux que l'homme à ses festins immole;
On n'y voit pas les mers dans leur bassin changeant
Franger les noirs écueils d'une écume d'argent,
Ni les sombres forêts à l'ondoyante robe
Vêtir de leur velours la nudité du globe,
Ni le pinceau divers que tient chaque saison
Des couleurs de l'année y peindre l'horizon;
On n'y voit pas enfin, près du grand lit des fleuves,
Des vieux murs des cités sortir des cités neuves,
Dont la vaste ceinture éclate chaque nuit
Comme celle d'un sein qui porte un double fruit!
(p. 396) Mers humaines d'où monte avec des bruits de houles
L'innombrable rumeur du grand roulis des foules!
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Rien de ces vêtements, dont notre globe est vert,
N'y revêt sous ses pas la lèpre du désert;
De ses flancs décharnés la nudité sans germe
Laisse les os du globe en percer l'épiderme;
Et l'homme, sur ce sol d'où l'oiseau même a fui,
Y charge l'animal d'y mendier pour lui!
Plier avant le jour la tente solitaire,
Rassembler le troupeau qui lèche à nu la terre;
Autour du puits creusé par l'errante tribu
Faire boire l'esclave où la jument a bu;
Aux flancs de l'animal, qui s'agenouille et brame,
Suspendre à poids égaux les enfants et la femme;
Voguer jusqu'à la nuit sur ces vagues sans bords,
En laissant le coursier brouter à jeun son mors;
(p. 397) Boire à la fin du jour, pour toute nourriture,
Le lait que la chamelle à votre soif mesure,
Ou des fruits du dattier ronger les maigres os;
Recommencer sans fin des haltes sans repos
Pour épargner la source où la lèvre s'étanche;
Partir et repartir jusqu'à la barbe blanche...
Dans des milliers de jours, à tous vos jours pareils,
Ne mesurer le temps qu'au nombre des soleils;
Puis de ses os blanchis, sur l'herbe des savanes,
Tracer après sa mort la route aux caravanes...
Voilà l'homme!... Et cet homme a ses félicités!
Ah! c'est que le désert est vide des cités;
C'est qu'en voguant au large, au gré des solitudes,
On y respire un air vierge des multitudes!
C'est que l'esprit y plane indépendant du lieu;
C'est que l'homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.
Moi-même, de mon âme y déposant la rouille,
Je sens que j'y grandis de ce que j'y dépouille,
Et que mon esprit, libre et clair comme les cieux,
Y prend la solitude et la grandeur des lieux!
Tel que le nageur nu, qui plonge dans les ondes,
Dépose au bord des mers ses vêtements immondes,
Et, changeant de nature en changeant d'élément,
Retrempe sa vigueur dans le flot écumant,
Il ne se souvient plus, sur ces lames énormes,
Des tissus dont la maille emprisonnait ses formes;
Des sandales de cuir, entraves de ses piés,
De la ceinture étroite où ses flancs sont liés,
Des uniformes plis, des couleurs convenues
Du manteau rejeté de ses épaules nues;
Il nage, et, jusqu'au ciel par la vague emporté,
Il jette à l'Océan son cri de liberté!...
Demandez-lui s'il pense, immergé dans l'eau vive,
Ce qu'il pensait naguère accroupi sur la rive!
Non, ce n'est plus en lui l'homme de ses habits,
C'est l'homme de l'air vierge et de tous les pays.
En quittant le rivage, il recouvre son âme:
Roi de sa volonté, libre comme la lame!...
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Le désert donne à l'homme un affranchissement
Tout pareil à celui de ce fier élément;
À chaque pas qu'il fait sur sa route plus large,
D'un de ses poids d'esprit l'espace le décharge;
Il soulève en marchant, à chaque station,
Les serviles anneaux de l'imitation;
Il sème, en s'échappant de cette Égypte humaine,
Avec chaque habitude, un débri de sa chaîne...
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Ces murs de servitude, en marbre édifiés,
Ces balbeks tout remplis de dieux pétrifiés,
Pagodes, minarets, panthéons, acropoles,
N'y chargent pas le sol du poids de leurs coupoles;
La foi n'y parle pas les langues de Babel;
L'homme n'y porte pas, comme une autre Rachel,
Cachés sous son chameau, dans les plis de sa robe,
Les dieux de sa tribu que le voleur dérobe!
L'espace ouvre l'esprit à l'immatériel.
Quand Moïse au désert pensait pour Israël,
(p. 400) À ceux qui portaient Dieu, de Memphis en Judée,
L'Arche ne pesait pas... car Dieu n'est qu'une idée!
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Et j'ai vogué déjà, depuis soixante jours,
Vers ce vague horizon qui recule toujours;
Et mon âme, oubliant ses pas dans sa carrière,
Sans espoir en avant, sans retour en arrière,
Respirant à plein souffle un air illimité,
De son isolement se fait sa volupté.
La liberté d'esprit, c'est ma terre promise!
Marcher seul affranchit, penser seul divinise!...
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La lune, cette nuit, visitait le désert;
D'un brouillard sablonneux son disque recouvert
Par le vent du simoun, qui soulève sa brume,
De l'océan de sable en transperçant l'écume,
Rougissait comme un fer de la forge tiré;
Le sol lui renvoyait ce feu réverbéré;
(p. 401) D'une pourpre de sang l'atmosphère était teinte,
La poussière brûlait cendre au pied mal éteinte;
Ma tente, aux coups du vent, sur mon front s'écroula,
Ma bouche sans haleine au sable se colla;
Je crus qu'un pas de Dieu faisait trembler la terre,
Et, pensant l'entrevoir à travers le mystère,
Je dis au tourbillon:—Ô Très-Haut! si c'est toi,
Comme autrefois à Job, en chair apparais-moi!...
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. . . . . . . . .
Mais son esprit en moi répondit: «Fils du doute,
Dis donc à l'Océan d'apparaître à la goutte!
Dis à l'éternité d'apparaître au moment!
Dis au soleil voilé par l'éblouissement,
D'apparaître en clin d'œil à la pâle étincelle
Que le ver lumineux ou le caillou recèle!
Dis à l'immensité, qui ne me contient pas,
D'apparaître à l'espace inscrit dans tes deux pas!
«Et par quel mot pour toi veux-tu que je me nomme?
Et par quel sens veux-tu que j'apparaisse à l'homme?
(p. 402) Est-ce l'œil, ou l'oreille, ou la bouche, ou la main?
Qu'est-il en toi de Dieu? Qu'est-il en moi d'humain?
L'œil n'est qu'un faux cristal voilé d'une paupière
Qu'un éclair éblouit, qu'aveugle une poussière;
L'oreille, qu'un tympan sur un nerf étendu,
Que frappe un son charnel par l'esprit entendu;
La bouche, qu'un conduit par où le ver de terre
De la terre et de l'eau vit ou se désaltère;
La main, qu'un muscle adroit, doué d'un tact subtil;
Mais quand il ne tient pas, ce muscle, que sait-il?...
Peux-tu voir l'invisible ou palper l'impalpable?
Fouler aux pieds l'esprit comme l'herbe ou le sable?
Saisir l'âme? embrasser l'idée avec les bras?
Ou respirer Celui qui ne s'aspire pas?...
«Suis-je opaque, ô mortels! pour vous donner une ombre?
Éternelle unité, suis-je un produit du nombre?
Suis-je un lieu pour paraître à l'œil étroit ou court?
Suis-je un son pour frapper sur l'oreille du sourd?
Quelle forme de toi n'avilit ma nature?
Qui ne devient petit quand c'est toi qui mesure?...
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
«Dans quel espace enfin des abîmes des cieux
Voudrais-tu que ma gloire apparût à tes yeux?
(p. 403) Est-ce sur cette terre où dans la nuit tu rampes?
Terre, dernier degré de ces milliers de rampes
Qui toujours finissant recommencent toujours,
Et dont le calcul même est trop long pour tes jours?
Petit charbon tombé d'un foyer de comète
Que sa rotation arrondit en planète,
Qui du choc imprimé continue à flotter,
Que mon œil oublierait aux confins de l'éther
Si, des sables de feu dont je sème ma nue,
Un seul grain de poussière échappait à ma vue?
«Est-ce dans mes soleils? ou dans quelque autre feu
De ces foyers du ciel, dont le grand doigt de Dieu
Pourrait seul mesurer le diamètre immense?
Mais, quelque grand qu'il soit, il finit, il commence.
On calculerait donc mon orbite inconnu?
Celui qui contient tout serait donc contenu?
Les pointes du compas, inscrites sur ma face,
Pourraient donc en s'ouvrant mesurer ma surface?
Un espace des cieux, par d'autres limité,
Emprisonnerait donc ma propre immensité?
L'astre où j'apparaîtrais, par un honteux contraste,
Serait plus Dieu que moi, car il serait plus vaste?
Et le doigt insolent d'un vil calculateur
Comme un nombre oserait chiffrer son Créateur?...
«Du jour où de l'Éden la clarté s'éteignit,
L'antiquité menteuse en songes me peignit;
(p. 404) Chaque peuple à son tour, idolâtre d'emblème,
Me fit semblable à lui pour m'adorer lui-même.
«Le Gange le premier fleuve ivre de pavots,
Où les songes sacrés roulent avec les flots,
De mon être intangible en voulant palper l'ombre,
De ma sainte unité multiplia le nombre,
De ma métamorphose éblouit ses autels,
Fit diverger l'encens sur mille dieux mortels;
De l'éléphant lui-même adorant les épaules,
Lui fit porter sur rien le monde et ses deux pôles,
Éleva ses tréteaux dans le temple indien,
Transforma l'Éternel en vil comédien,
Qui, changeant à sa voix de rôle et de figure,
Jouait le Créateur devant sa créature!
La Perse rougissant de cet ignoble jeu
Avec plus de respect m'incarna dans le feu;
Pontife du soleil, le pieux Zoroastre
Pour me faire éclater me revêtit d'un astre.
«Chacun me confondit avec son élément:
La Chine astronomique avec le firmament;
L'Égypte moissonneuse avec la terre immonde
Que le dieu-Nil arrose et le dieu-bœuf féconde;
La Grèce maritime avec l'onde ou l'éther
Que gourmandait pour moi Neptune ou Jupiter,
Et, se forgeant un ciel aussi vain qu'elle-même,
Dans la Divinité ne vit qu'un grand poëme!
(p. 405) «Mais le temps soufflera sur ce qu'ils ont rêvé,
Et sur ces sombres nuits mon astre s'est levé.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
«Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,
Vous prendrez-vous toujours au piége des images?
Me croyez-vous semblable aux dieux de vos tribus?
J'apparais à l'esprit, mais par mes attributs!
C'est dans l'entendement, que vous me verrez luire,
Tout œil me rétrécit qui croit me reproduire.
Ne mesurez jamais votre espace et le mien,
Si je n'étais pas tout je ne serais plus rien!
«Non ce second chaos qu'un panthéiste adore
Où dans l'immensité Dieu même s'évapore,
D'éléments confondus pêle-mêle brutal
Où le bien n'est plus bien, où le mal n'est plus mal;
Mais ce tout, centre-Dieu de l'âme universelle,
Subsistant dans son œuvre et subsistant sans elle:
Beauté, puissance, amour, intelligence et loi,
Et n'enfantant de lui que pour jouir de soi!...
(p. 406) «Voilà la seule forme où je puis t'apparaître!
Je ne suis pas un être, ô mon fils! Je suis l'Être!
Plonge dans ma hauteur et dans ma profondeur,
Et conclus ma sagesse en pensant ma grandeur!
Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre,
Pour m'y trouver un nom; je n'en ai qu'un... Mystère.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
«—Ô Mystère! lui dis-je, eh bien! sois donc ma foi...
Mystère, ô saint rapport du Créateur à moi!
Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres;
J'en relève mon front ébloui de ténèbres!
Quand l'astre à l'horizon retire sa splendeur,
L'immensité de l'ombre atteste sa grandeur!
À cette obscurité notre foi se mesure,
Plus l'objet est divin, plus l'image est obscure.
Je renonce à chercher des yeux, des mains, des bras,
Et je dis: C'est bien toi, car je ne te vois pas!
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Ainsi, dans son silence et dans sa solitude,
Le désert me parlait mieux que la multitude.
(p. 407) Ô désert! ô grand vide où l'écho vient du ciel!
Parle à l'esprit humain, cet immense Israël!
Et moi puissé-je, au bout de l'uniforme plaine
Où j'ai suivi longtemps la caravane humaine,
Sans trouver dans le sable élevé sur ses pas
Celui qui l'enveloppe et qu'elle ne voit pas,
Puissé-je, avant le soir, las des Babels du doute,
Laisser mes compagnons serpenter dans leur route,
M'asseoir au puits de Job, le front dans mes deux mains,
Fermer enfin l'oreille à tous verbes humains,
Dans ce morne désert converser face à face
Avec l'éternité, la puissance et l'espace:
Trois prophètes muets, silences pleins de foi,
Qui ne sont pas tes noms, Seigneur! mais qui sont toi,
Évidences d'esprit qui parlent sans paroles,
Qui ne te taillent pas dans le bloc des idoles,
Mais qui font luire, au fond de nos obscurités,
Ta substance elle-même en trois vives clartés.
Père et mère à toi seul, et seul né sans ancêtre,
D'où sort sans t'épuiser la mer sans fond de l'Être,
Et dans qui rentre en toi jamais moins, toujours plus,
L'Être au flux éternel, à l'éternel reflux!
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Et puissé-je, semblable à l'homme plein d'audace
Qui parla devant toi, mais à qui tu fis grâce,
(p. 408) De ton ombre couvert comme de mon linceul,
Mourir seul au désert dans la foi du Grand Seul!
Maintenant, oublions ces faibles vers, et lisons Job; et voyons par quel admirable circuit d'une pensée qui fait le tour du monde intellectuel le grand poëte et le grand philosophe passe de la foi au doute, du doute au blasphème, du blasphème à la certitude, et du désespoir d'esprit à cette résignation raisonnée, à ce consentement de l'homme à Dieu, seule sagesse des vrais sages, seule vérité du cœur comme elle est la seule vérité de l'esprit.
La lecture de Job n'est pas seulement la plus haute leçon de poésie, elle est la plus haute leçon de piété.
Mais d'abord disons ce que c'était que Job.
Nous nous sommes dit à la fin de notre dernier entretien: Qu'est-ce que Job?
Personne n'en sait rien.
C'est aussi ce que se sont répondu Bossuet, La Harpe, le révérend docteur Lowth, auteur du cours moderne le plus érudit de la poésie sacrée, enfin M. Cahen lui-même, le dernier et le plus hébraïque des traducteurs de la Bible, dans ses recherches plus remarquables encore que son texte.
(p. 410) Non, personne ne sait qui fut ce premier, et, selon moi, ce plus sublime de tous les poëtes; personne ne connaît le véritable auteur de ce poëme en quelque sorte surhumain. Ce poëme n'a pas toujours fait partie de la Bible proprement dite; il a été ensuite recueilli dans le livre sacré; il lui est peut-être antérieur, et il en est indépendant. Le docteur Lowth, professeur de poésie sacrée à l'université d'Oxford, à qui nous devons deux volumes qui font autorité sur ces matières, réfute parfaitement bien l'opinion qui attribue le poëme de Job à Moïse lui-même.
Ces opinions sont aussi celles du savant traducteur hébreu de la Bible, M. Cahen.
Quant à nous-même, voici franchement et hardiment ce que nous pensons de l'auteur et du poëme. L'inconnu est le champ libre des conjectures; Bossuet lui-même, le plus orthodoxe des commentateurs, ne se les interdit pas. Mais nos conjectures personnelles sur l'œuvre de Job ne sont pas, comme on pourrait le croire, de fantastiques excursions de l'imagination; elles sont motivées et autorisées pour nous par une étude de trente ans des traditions, des histoires des monuments, des philosophies (p. 411) et des poésies de l'Orient primitif. Si nous ne donnons pas ces conjectures pour des vérités, nous les donnons du moins comme des vraisemblances aussi rapprochées de la vérité que l'ombre est rapprochée du corps. Nous prions nos lecteurs de les lire comme nous les leur donnons, c'est-à-dire comme une opinion personnelle, non à croire sur parole, mais à examiner.
L'étrangeté de ces opinions, au premier abord, nous commande cette précaution oratoire; mais, quand on aura bien lu et relu avec nous ce merveilleux poëme de Job, peut-être sera-t-on plus indulgent pour l'étrangeté et pour la hardiesse de nos conjectures sur l'origine de ce livre d'un caractère notablement antédiluvien.
Voici donc ce que nous pensons de Job.
D'abord on sait, par plusieurs passages de ces entretiens, que nous différons complétement d'idée avec les philosophes modernes du (p. 412) PROGRÈS INDÉFINI ET CONTINU DE L'ESPRIT HUMAIN.
Ces philosophes, pour flatter très-sincèrement leurs contemporains, leur postérité, et pour se flatter eux-mêmes, sont obligés de ne voir que ténèbres, ignorance, barbarie, dans les commencements de l'humanité. Ils ferment les yeux aux monuments sublimes ou divins de l'histoire de la sagesse, des théogonies, des poésies primitives; ils tiennent tout cela pour non avenu.
Cette négation de tout le passé théologique, philosophique, poétique, architectural, historique même, de l'humanité antérieure à nous, leur est nécessaire; car, sans cela, comment pourraient-ils se justifier à eux-mêmes cette progressivité indéfinie et continue de l'esprit humain, progressant de Brahma, de Job, de l'Égypte, de la Judée, de la Grèce et de Rome, jusqu'à Paris, au siècle de Louis XV, et au nôtre? L'évidence les confondrait. On se demanderait, en lisant les philosophes de l'Inde, en lisant le poëme de Job, en lisant les législations patriarcales de la Chine, en lisant la Bible, en lisant Homère, en lisant Platon, en lisant l'Évangile, en lisant Virgile ou Cicéron, (p. 413) en contemplant les Pyramides, les Palmyre, les Persépolis, les Parthénon, les Panthéon encore debout, en pâlissant d'admiration devant les marbres vivants de Phidias, on se demanderait où sont donc les traces de ce progrès indéfini et continu des facultés humaines.
Mais c'est égal: le système le veut ainsi; il faut que le monde s'y prête; il faut que l'homme antérieur à notre ère n'ait été qu'une informe ébauche lui-même de son Créateur, une espèce de brute ou de sauvage, perfectionné indéfiniment et continûment jusqu'à la perfection où ils se plaisent à le contempler en eux ou en nous, et progressant après nous jusqu'à une espèce de divinisation indéfinie aussi, dont les étoiles doivent nous dire quelque chose.
Nous ne croyons pas un mot de tout cela; nous sommes convaincu que l'état sauvage est une maladie de l'humanité, et nullement son état originaire et normal.
Nous sommes convaincu qu'il y a eu avant nous une humanité primitive tout aussi bien douée, et, disons franchement notre pensée, qui est en cela la pensée des livres sacrés, de (p. 414) toutes les grandes races religieuses ou historiques du globe, qu'il y a eu une humanité mieux douée de lumière, de vérités divines, de facultés et de bonheur que nous.
Nous sommes convaincu (sans pouvoir le démontrer ni l'expliquer) qu'au lieu du progrès indéfini et continu il y a eu une déchéance, une éclipse de Dieu sur l'homme, un Éden perdu, comme disent ces livres sacrés partout.
Nous sommes convaincu que les progrès épars, souvent interrompus par des rechutes, mais très-réels et très-méritoires, qui ont eu lieu depuis cette mystérieuse dégradation de la première humanité, ne sont que des efforts généreux et saints pour reconquérir ce qui a été perdu, pour rentrer dans notre innocence, dans notre science et dans notre félicité primitive.
On voit combien il y a de distance entre nous et les philosophes actuels du progrès continu et indéfini.
Nous ne nous rencontrons que dans nos vœux communs pour la félicité et pour la sainteté de l'homme, et dans nos efforts pour le faire avancer d'un pas, eux vers un progrès (p. 415) indéfini et continu, nous vers un progrès réel, mais relatif.
Or, faut-il le dire? Un de nos principaux arguments contre le progrès indéfini et continu de l'esprit humain, un de nos principaux monuments ou témoignages d'une condition intellectuelle et morale de l'homme primitif supérieure à notre condition présente, c'est précisément ce livre mystérieux de Job. Cuvier le géologue trouvait des mastodontes dans les couches antédiluviennes du globe; Job est pour nous un mastodonte intellectuel et philosophique dans les couches antédiluviennes de l'esprit humain.
Il y a là dedans une philosophie qui n'a aucune analogie, avant la renaissance évangélique, ni dans les philosophies indiennes, ni dans les philosophies chinoises, ni dans le peu que nous savons de la philosophie égyptienne, ni dans les philosophies païennes (excepté Platon et Épictète), ni même dans les philosophies rationnelles qu'on essaie de construire aujourd'hui avec des débris.
D'où pouvait venir dans l'esprit d'un pasteur arabe du désert de Hus une philosophie à la fois aussi hardie, aussi humaine, aussi divine, (p. 416) aussi révélée, aussi mystérieuse, aussi raisonnée, et aussi sublimement discutée, chantée et criée, que celle que nous allons lire dans ce poëme écrit sur le sable avec un roseau trempé dans une larme d'homme?... Dépouillez toutes vos bibliothèques plus récentes, et montrez-moi quelque chose d'égal à un de ces sanglots, à un de ces blasphèmes, à une de ces résignations.
Je vous en défie!
Eh bien! puisque rien ne vient de rien, je me suis toujours demandé d'où avait donc coulé dans le sable du désert cette source souterraine et intarissable de vérité métaphysique, de philosophie, de théologie, d'éloquence et de poésie, dont ce poëme de Job déborde, pour qui sait lire, sentir, comprendre et prier sur cette terre.
Nous ne craignons pas de le dire:
Cela ne peut venir que d'une tradition antique au delà de toute antiquité connue, et (p. 417) d'une philosophie conservée et retrouvée de l'humanité primitive, philosophie remontant, de génération en génération, jusqu'à une génération première douée de communications plus lumineuses et plus directes avec l'auteur de toute lumière, Dieu.
En contradiction avec le système des philosophes du progrès continu et indéfini, il est certain que, plus on remonte de civilisation en civilisation, de livres en livres, de traditions religieuses en traditions religieuses, vers cette profondeur inconnue des temps qu'on appelle les temps antédiluviens, plus on entrevoit de lueurs divines ou de crépuscules d'aurore lumineuse dans l'esprit humain.
Que doit-on en conclure? Qu'il y a eu, avant ce déluge général ou même partiel, attesté par toutes les traditions orientales, une époque de civilisation supérieure à ce qui fut après ce cataclysme de l'humanité; que cette époque de civilisation antédiluvienne touchait de plus près elle-même à une autre époque encore supérieure en innocence, en science, en facultés, en félicités de l'homme ici-bas avant cette grande et mystérieuse déchéance, tradition universelle aussi, qui chassa l'humanité primitive (p. 418) de ce demi-ciel appelé l'Éden ou le jardin; que des traditions de cette philosophie de l'Éden ou du jardin avaient survécu dans l'humanité déchue, et qu'enfin, après le second naufrage de l'humanité antédiluvienne, quelques grandes vérités et quelques grandes philosophies, restées dans la mémoire de quelques sages ou prophètes échappés à l'inondation universelle ou partielle, avaient surnagé, et inspiraient encore de temps en temps l'esprit de l'homme dans l'Orient, scène encore humide de la grande catastrophe.
Soit qu'on se rattache aux traditions indiennes, qui font échapper quelques naufragés sur l'Hymalaïa; soit qu'on se rattache aux livres de la Chine, qui font réfugier un petit nombre de peuples sur les montagnes centrales; soit qu'on se rattache aux monuments de l'Éthiopie ou de la haute Égypte, qui font creuser longtemps aux Troglodytes des cavernes dans les hauts lieux pour éviter une seconde inondation de la plaine; soit qu'on se rattache aux récits bibliques, qui font naviguer Noé sur les eaux avec une élite de la famille humaine, il est impossible de nier les traditions orientales d'une grande submersion de cette partie (p. 419) du monde. Toutes ces traditions profanes ou sacrées s'accordent à constater qu'il échappa un petit nombre d'hommes au naufrage, et que ces naufragés abordèrent ici ou là, sur l'Hymalaïa, sur les montagnes centrales de la Chine, sur les rochers de l'Éthiopie, sur les cimes de l'Arménie ou sur le mont Ararat, et devinrent la souche de la troisième humanité.
La Perse, l'Arabie et la Bible leur donnent le nom de patriarches.
Ils avaient sauvé quelques troupeaux; ils devinrent pasteurs en Arabie. En Chine, ils descendirent des montagnes à mesure que les eaux se retiraient des plaines; ils creusèrent des canaux pour en faciliter l'écoulement; ils défrichèrent ces marais et devinrent laboureurs. Dans la Mésopotamie, ils bâtirent des Babylone, des Babel, des villes, des édifices refuges contre les eaux; en Éthiopie et dans la haute Égypte, des catacombes immenses et élevées dans le flanc des rochers, propres à contenir des populations entières. On ne peut les visiter encore aujourd'hui sans étonnement; la grandeur de l'épouvante explique seule la grandeur de l'œuvre.
Mais ces survivants de l'époque antédiluvienne (p. 420) n'avaient pas seulement sauvé leur vie; ils avaient sauvé aussi leur intelligence et leur mémoire; ils avaient transmis aux patriarches leurs premiers descendants, soit aux fils de Noé, si l'on admet la version biblique, soit aux fils des races indiennes, éthiopiennes, chinoises, si l'on admet les traditions de ces peuples de l'extrême Orient, ils avaient transmis quelques vestiges des vérités, de la révélation, de la philosophie, de la théologie que l'humanité antédiluvienne possédait depuis sa sortie de ce qu'on appelle Éden; crépuscule du soir après un jour éclatant.
Job, selon moi, était évidemment un de ces fils de la famille patriarcale et pastorale de l'Idumée, plus imbu que ses contemporains des traditions et des vérités de souvenir de la race primitive, et parlant aux hommes, on ne sait combien d'années après le déluge, la langue philosophique, théologique et poétique que nos premiers ancêtres avaient comprise et parlée avant le cataclysme physique et moral de l'humanité. Je ne puis m'expliquer autrement cette fulguration de lumière, de divinité, de science, de sagesse, et même de langage, dans une si complète obscurité de la (p. 421) terre! Job est pour moi un Platon de cette philosophie tronquée, mais surhumaine, que j'appellerai la philosophie antédiluvienne.
Qu'on en pense ce qu'on voudra, c'est mon idée; il m'est impossible d'en avoir une autre en trouvant ce diamant si divinement taillé dans ce sable sans traces du désert de Hus. Et cette idée, elle n'est pas en moi d'aujourd'hui, car voici ce que j'écrivais sur Job à une autre époque et dans une étude moins approfondie que celle-ci.
J'ai lu aujourd'hui le livre entier de Job. Ce n'est pas la voix d'un homme, c'est la voix d'un temps. L'accent vient du plus profond des siècles. On dit qu'à l'époque où l'homme s'exprimait ainsi le monde était dans son enfance; cependant tout indique, dans cette épopée de l'âme, dans ce drame de pensées, dans cette philosophie lyrique, dans ce gémissement élégiaque, la sagesse et la mélancolie des jours avancés. Pendant combien d'années (p. 422) ou de siècles ne fallait-il pas que l'humanité eût accumulé, remué, scruté ses pensées en elle-même, pour arriver à de telles conclusions métaphysiques sur les misères de sa destinée et sur les mystères de la Providence divine! Quoi! du premier coup, du premier vagissement de son âme, l'homme aurait parlé à la fois comme homme et comme Dieu! Ce premier cri du cœur humain, qui éclate de colère, de douleur, de plénitude; ce premier rugissement de la fibre du lion torturé dans le cœur humain par le sort aurait surpassé tout ce que l'art le plus exercé de la pensée et du style a pu enfanter jusqu'à nos jours! Où donc Job aurait-il pris sa science de la nature, son expérience des choses humaines, sa lassitude de la vie, son suicide du désespoir, si ce n'était dans le trésor de nos misères et de nos larmes déjà accumulé depuis de longs siècles dans l'abîme d'un temps déjà vieux?
Si quelque livre a peint spécialement la poésie du vieillard, le découragement, l'amertume, l'ironie, le reproche, la plainte, l'impiété, le silence, la prostration, puis la résignation, cette impuissance qui se change forcément en vertu, puis la consolation qui relève (p. 423) par la piété divine l'esprit abattu, c'est bien évidemment ce livre de Job, ce dialogue avec soi-même, avec ses amis, avec Dieu, ce Platon lyrique du désert.
On ne sait ni précisément en quel lieu, ni surtout en quel temps ce poëme ou cette histoire a jailli d'une fibre d'homme. On a dit que c'était peut-être Moïse; mais Moïse, d'après la Bible elle-même, n'était ni éloquent, ni poëte; il était surtout homme d'État, historien, législateur. Job a la langue du plus grand poëte qui ait jamais articulé la parole humaine. C'est l'éloquence et la poésie fondues d'un seul jet et indivisibles dans tous les cris de l'homme. Il raconte, il discute, il écoute, il répond, il s'irrite, il interpelle, il apostrophe, il invective, il gronde, il éclate, il chante, il pleure, il se moque, il implore, il réfléchit, il se juge, il se repent, il s'apaise, il adore, il plane sur les ailes de son religieux enthousiasme au-dessus de ses propres déchirements; du fond de son désespoir il justifie Dieu contre lui-même; il dit: «C'est bien!» C'est le Prométhée de la parole, élevé au ciel tout criant et tout saignant dans les serres mêmes du vautour qui lui ronge le cœur! C'est (p. 424) la victime devenue juge par l'impersonnalité sublime de la raison, célébrant son propre supplice et jetant comme le Brutus des Romains les gouttes de son sang vers le ciel, non comme une insulte, mais comme une libation au Dieu juste!
Job n'est plus l'homme; c'est l'humanité! Une race qui peut sentir, penser et s'exprimer avec cet accent, est vraiment digne d'échanger sa parole avec la parole surnaturelle et de converser avec son Créateur.
Voici les notes retrouvées sur les marges de la Bible de famille. Je me borne à les copier.
Aujourd'hui je continue, j'analyse et je cite:
«Il y avait un homme dans la terre de Hus; il s'appelait Job. C'était un homme juste.» Ici tableau patriarcal et pastoral de la richesse, de la considération, du bonheur domestique de cet homme puissant et heureux. Puis, en quelques strophes rapides comme l'écroulement (p. 425) d'une maison ou d'une tente qui s'abîme coup sur coup sur Job, ses bergers et ses troupeaux sont enlevés par les ennemis de sa race; la foudre tombe et brûle ses récoltes; les Chaldéens tuent ses chamelles; le Simoun, le vent du désert, renverse sa tente sur ses fils et ses filles et les étouffe sous ses débris pendant un festin. Il déchire ses habits, il se rase la tête en signe de deuil; mais il n'accuse pas le Maître du bien et du mal; il se prosterne et il adore.
«Nu je suis sorti du sein de ma mère la terre, dit-il, nu j'y rentrerai. Dieu m'a donné, Dieu m'a repris. Que sa volonté soit faite, et que son nom soit toujours loué!»
Voilà le sage, voilà l'homme de raison et de piété! L'homme d'argile, de chair et de sang, ne tarde pas à reparaître. Ce n'est pas au moment du coup qu'on sent la douleur, c'est au contre-coup: il faut du temps à tout, même au supplice. Celui de Job s'aggrave; il tombe malade et languit sur sa litière comme un animal immonde, objet de dégoût même pour sa femme. «Mourez donc!» lui dit-elle. Mais son pieux stoïcisme survit encore à cet outrage.
«Vous êtes des insensés,» dit-il; «pourquoi (p. 426) mourir? Si nous avons reçu le bien de la main de Dieu, pourquoi n'en recevrions-nous pas avec le même respect les maux?»
Mais ses amis, instruits au loin de sa ruine et de ses plaies, arrivent plutôt pour contempler ce grand débris de la fortune que pour le consoler et le relever. Ils se rangent à la manière des Arabes en cercle autour de lui, et, frappés d'horreur à la vue de ses plaies, ils restent sept jours et sept nuits sans rompre le morne silence de leur visite. Apparemment que leur présence, leur silence, leur physionomie sont pour Job un miroir dans lequel ses propres misères se réfléchissent et lui paraissent plus terribles à contempler qu'en lui-même. Il n'y résiste plus, il éclate en un premier gémissement qui semble emporter les digues de son âme. Ce n'est encore que de la douleur. Nous avons traduit nous-même ces premières larmes de Job en vers bien affaiblis d'accent et bien indignes du modèle; mais il faut considérer, indépendamment de la distance de temps, la faiblesse de l'écrivain surajoutée à la faiblesse de la langue.
(p. 427) Ah! périsse à jamais le jour qui m'a vu naître!
Ah! périsse à jamais la nuit qui m'a conçu,
Et le sein qui m'a donné l'être,
Et les genoux qui m'ont reçu!
Que du nombre des jours Dieu pour jamais l'efface!
Que, toujours obscurci des ombres du trépas,
Ce jour parmi les jours ne trouve plus sa place!
Qu'il soit comme s'il n'était pas!
Maintenant dans l'oubli je dormirais encore,
Et j'achèverais mon sommeil
Dans cette longue nuit qui n'aura point d'aurore,
Avec ces conquérants que la terre dévore,
Avec le fruit conçu qui meurt avant d'éclore,
Et qui n'a pas vu le soleil.
Mes jours déclinent comme l'ombre;
Je voudrais les précipiter.
Ô mon Dieu! retranchez le nombre
Des soleils que je dois compter!
L'aspect de ma longue infortune
Éloigne, repousse, importune
Mes frères lassés de mes maux.
En vain je m'adresse à leur foule:
Leur pitié m'échappe, et s'écoule
Comme l'onde au flanc des coteaux.
(p. 428) Ainsi qu'un nuage qui passe
Mon printemps s'est évanoui;
Mes yeux ne verront plus la trace
De tous ces biens dont j'ai joui.
Par le souffle de la colère,
Hélas! arraché de la terre,
Je vais d'où l'on ne revient pas.
Mes vallons, ma propre demeure,
Et cet œil même qui me pleure,
Ne reverront jamais mes pas!
L'homme vit un jour sur la terre
Entre la mort et la douleur;
Rassasié de sa misère,
Il tombe enfin comme la fleur.
Il tombe! Au moins par la rosée
Des fleurs la racine arrosée
Peut-elle un moment refleurir;
Mais l'homme, hélas! après la vie,
C'est un lac dont l'eau s'est enfuie;
On le cherche; il vient de tarir.
Mes jours fondent comme la neige
Au souffle du courroux divin;
Mon espérance, qu'il abrége,
S'enfuit comme l'eau de ma main.
Ouvrez-moi mon dernier asile;
Là, j'ai dans l'ombre un lit tranquille,
(p. 429) Lit préparé pour mes douleurs.
Ô tombeau, vous êtes mon père!
Et je dis aux vers de la terre:
Vous êtes ma mère et mes sœurs.
Mais les jours heureux de l'impie
Ne s'éclipsent pas au matin;
Tranquille, il prolonge sa vie
Avec le sang de l'orphelin.
Il étend au loin ses racines;
Comme un troupeau sur les collines
Sa famille couvre Ségor:
Puis dans un riche mausolée
Il est couché dans la vallée,
Et l'on dirait qu'il vit encor.
C'est le secret de Dieu: je me tais et j'adore.
C'est sa main qui traça les sentiers de l'aurore,
Qui pesa l'Océan, qui suspendit les cieux;
Pour lui l'abîme est nu, l'enfer même est sans voiles.
Il a fondé la terre et semé les étoiles;
Et qui suis-je à ses yeux?
Les amis de Job, provoqués par ce long sanglot du patient, lui donnent quelques-unes de ces consolations qui sont des reproches et qui humilient l'homme malheureux, au lieu de pleurer avec lui.
(p. 430) Job sent l'outrage sous la feinte pitié. Il commence à se revendiquer avec un sentiment un peu orgueilleux de son innocence, et de la disproportion entre ses fautes, s'il en a commises, et son châtiment. On sent les premières représailles de l'homme contre Dieu. «Oui,» dit-il, «j'ai péché peut-être; mais plût à Dieu que les fautes qui m'ont attiré la colère de mon juge fussent pesées dans une juste balance avec ce que je souffre! Le poids de mes infortunes surpasserait celui des sables de la mer! Voilà pourquoi mes paroles sont grosses de gémissements. Croyez-vous donc que je me plaigne pour le plaisir de me plaindre? Est-ce que l'âne du désert rugit de privation au milieu de l'herbe des collines? Est-ce que le taureau mugit de faim quand il a les pieds plongés jusqu'aux genoux dans l'épaisseur des pâturages? Ah! pourquoi Dieu ne m'accorde-t-il pas ce que je souhaite? Mais, puisqu'il a commencé à me briser, qu'il achève! Qu'il étende sa main, et qu'il m'arrache comme l'herbe!»
Sa patience lui échappe, et il le sent. «Suis-je donc de pierre?» s'écrie-t-il, «et ma chair est-elle donc d'airain?»
(p. 431) Il reproche à son tour en images sublimes leur dureté de cœur et leur commisération accusatrice à ses faux amis: «Vous ai-je priés de venir?» Il s'attendrit de nouveau sur son propre supplice; il amollit son discours; il a pitié de lui-même, il essaye d'apitoyer ses accusateurs.
Ils répliquent par des banalités de sagesse vulgaire qui leur donnent la supériorité facile de l'homme heureux sur le misérable. Le dialogue s'anime et s'irrite. «Tu parles comme la tempête,» lui disent-ils. Job lui-même essaye de se modérer et de parler leur langage, afin qu'on ne puisse pas le prendre par ses paroles. Sa philosophie est irréprochable, mais elle est froide. On comprend qu'il ne dit pas le dernier mot, qu'il dissimule le dernier cri, qu'il comprime son cœur entre ses mains. Il soupire une élégie touchante sur les misères et les instabilités humaines.
«L'homme né de la femme vit un petit nombre de jours et il est rassasié de peines. Il surgit comme la fleur de l'herbe et il est foulé aux pieds; il fuit comme l'eau, il glisse comme l'ombre. Est-il digne de vous, Seigneur, de regarder ce je ne sais quoi qu'on (p. 432) appelle un homme, et de vous mesurer avec lui dans un jugement entre lui et vous? Retirez-vous au moins un peu de moi jusqu'à ce que mon heure vienne comme l'heure où le mercenaire reçoit son salaire! Hélas! l'arbre qu'on a coupé n'est pas encore sans espérance; il peut reverdir, il peut végéter de nouveau; lors même que ses racines auraient été desséchées sous la poussière, l'humidité de l'eau lui rendrait la séve, et ses feuilles renaîtront comme au jour où il fut planté. Mais quand l'homme est mort et dissous, où est l'homme? Il est comme l'eau écoulée d'un lac, comme le fleuve tari; il ne revient plus. L'homme une fois mort, pensez-vous qu'il revive?»
On sent à cette interrogation terrible le doute suprême qui commence à blasphémer, l'immortalité qui échappe, l'athéisme qui rôde autour du désespoir. Les amis interrompent et crient à l'impiété, au scandale. Ils gourmandent sévèrement le blasphémateur. Job ne les écoute plus qu'avec ce mépris que l'excès de la souffrance donne comme la dernière supériorité de l'homme sur le malheur.
«Et moi aussi j'ai déjà entendu souvent ces (p. 433) paroles!» leur dit-il. «Allez, vos consolations me pèsent! Et moi aussi je pourrais parler comme vous si vous étiez à ma place et moi à la vôtre!»
La fureur l'emporte. «Terre! ne couvre pas mon sang, n'étouffe pas mon cri!» Il veut prendre Dieu corps à corps. «Pourquoi l'homme ne peut-il pas entrer en jugement avec Dieu comme avec son égal?» s'écrie-t-il. «Pourquoi donc les impies vivent-ils dans l'opulence? Leurs troupeaux sont multipliés; leurs petits enfants sortent de leurs tentes comme un troupeau, et leurs enfants se réjouissent en voyant leurs jeux. Parmi les hommes, les uns meurent pleins de jours, riches et heureux, les autres dans l'amertume de leur âme, sans avoir goûté aucun bien; et cependant tous dorment ensuite également dans la poussière, et les vers rampent également sur leurs cadavres!»
Le délire monte. Il oppose à ses amis la prospérité du méchant; il n'ose en conclure, mais il laisse conclure l'indifférence ou l'iniquité de Dieu, par conséquent l'athéisme. Sa satire sanglante contre l'humanité s'élève jusqu'au Créateur de l'humanité, complice (p. 434) de ce qu'il ne punit pas en ce monde.
Mais, tout à coup, comme pour se faire pardonner par Dieu et par ses amis ces blasphèmes, il change de note, et il exhale l'hymne le plus inspiré et le plus majestueux que la bouche de l'homme ait jamais balbutié au Tout-Puissant.
«Eh quoi!» dit-il, «qui prétendez-vous donc gourmander? Est-ce Celui qui vous a donné la vie et la parole? Devant la pensée, les ténèbres de la mort palpitent, la mer frémit avec tous les habitants de ses abîmes. Il fait porter et il étend la voûte des cieux sur le vide, il fait flotter la terre sur le néant. Il condense les eaux dans les nuées, et les nuées soutiennent leur propre poids, etc.»
Puis, comme se repentant aussi d'avoir trop dégradé l'homme, il entonne l'hymne de ses grandeurs, il les énumère dans ses innombrables industries, dont l'énumération à cette époque atteste que le travail humain avait déjà transformé le globe. Il divinise l'intelligence ou ce qu'il appelle la sagesse de l'homme.
«Il est un lieu où se forme l'argent; il est une retraite où se trouve l'or.
(p. 435) «Le fer est tiré du sein de la terre, l'airain est arraché à la pierre.
«L'homme recule les confins des ténèbres; il a découvert jusqu'à ces pierres ténébreuses qui avoisinent les ombres de la mort.
«Il creuse dans les montagnes des vallées qui n'ont jamais porté l'empreinte de ses pas; il s'enfonce dans les entrailles de la terre.
«Cette terre, où s'élèvent les moissons, est déchirée intérieurement par un incendie.
«Là croît le saphir; là se forme l'or.
«Aucun oiseau n'a connu ces sentiers; l'œil du vautour ne les a pas aperçus.
«Ils sont ignorés des bêtes sauvages; les lions n'y pénètrent jamais.
«L'homme brise les rochers, renverse les montagnes jusqu'à leurs racines.
«Il ouvre un passage aux fleuves à travers la pierre et découvre leurs trésors les plus cachés.
«Il arrête leur cours et montre leur profondeur à la lumière.
«Mais où trouver la sagesse? où est le séjour de l'intelligence?
«L'homme ignore son prix; elle n'habite pas la terre des vivants.
(p. 436) «L'abîme dit: Elle n'est pas en moi; et la mer: Je ne la connais pas.
«On ne l'achète pas au poids de l'or, on ne l'obtient pas pour l'argent le plus pur.
«L'or d'Ophir n'en égale pas le prix; elle surpasse l'onyx et le saphir.
«Le cristal, l'émeraude ne sont rien auprès d'elle, ni les ornements les plus beaux.
«Le corail et le béril s'effacent à sa présence; elle l'emporte sur les perles de la mer.
«On ne la compare pas à la topaze d'Éthiopie; on ne l'échange pas pour les tissus les plus précieux.
«D'où vient donc la sagesse? où est le séjour de l'intelligence?
«Elle est cachée aux yeux des mortels, elle est inconnue aux oiseaux de l'air.
«L'enfer et la mort ont dit: Nous en avons ouï parler.
«Dieu connaît ses voies, et seul il sait où elle habite,
«Lui qui voit jusqu'aux extrémités de la terre, qui contemple tout ce qui est sous les cieux.
«Quand il pesait la force des vents et qu'il mesurait les eaux de l'abîme,
(p. 437) «Quand il donnait des lois à la pluie et qu'il marquait leur route à la foudre et aux tempêtes,
«Alors il vit la sagesse, alors il la montra; il la renfermait en lui, il en sondait les profondeurs.
«Et il a dit à l'homme: Craindre le Seigneur, voilà la sagesse; fuir le mal, voilà l'intelligence.»
Par une réminiscence naturelle, un retour sur lui-même le ramène à la contemplation de sa jeunesse et de son bonheur, dont il fait un tableau embelli par le lointain et par le regret. «Et maintenant je suis le jouet et la risée des fils dont les pères mendiaient une place parmi les gardiens de mes troupeaux.» Scandalisé de sa dégradation et perverti par sa misère, il s'enfle du souvenir de sa propre vertu. «Qu'on ose m'accuser!» dit-il avec orgueil; «que le Tout-Puissant me réponde!»
«Ô Job! arrête-toi!» s'écrient ses amis épouvantés de son blasphème; mais leurs discours ne suffiraient pas à lui fermer les lèvres, quand le souverain interlocuteur, Dieu lui-même, sous la forme d'une inspiration sacrée et irrésistible, intervient dans le dialogue et écrase (p. 438) tout, amis, ennemis, orgueil, murmure, doute, plainte, blasphème, et le poëte lui-même, sous la majesté foudroyante de la parole intérieure qui gronde dans le sein de Job. Les hommes, en effet, n'ont plus de tels accents: Platon, Socrate, Cicéron sont pâles et énervés auprès de ce poëte du désert et des vieux jours.
«Quel est celui qui obscurcit la sagesse par des discours insensés?
«Ceins tes reins comme un guerrier; je t'interrogerai: réponds-moi.
«Où étais-tu quand je jetais les fondements de la terre? Dis-le-moi, si tu as l'intelligence.
«Qui en a établi les mesures? le sais-tu? qui a étendu le cordeau sur elle?
«Sur quoi ses bases sont-elles affermies? qui en a posé la pierre angulaire,
«Lorsque tous les astres du matin me louaient et que tous les fils de Dieu étaient ravis de joie?
«Qui a renfermé la mer en ses digues, quand elle rompait ses liens comme l'enfant qui sort du sein de sa mère,
«Lorsque je l'enveloppai des nuées comme (p. 439) d'un vêtement, et que je l'entourai des ténèbres comme des langes de l'enfance?
«Je lui ai marqué ses limites, je lui ai opposé des portes et des barrières;
«Et j'ai dit: Tu viendras jusque-là, et tu n'iras pas plus loin. Ici tu briseras l'orgueil de tes flots.
«Est-ce toi qui depuis tes jours commandes à l'étoile du matin, qui montres à l'aurore le lieu où elle se lève?
«Qui éclaires les extrémités de l'univers et dissipes les impies par la lumière?
«La terre, comme une molle argile, prend une face nouvelle; elle se pare d'un nouveau vêtement.
«Ôteras-tu la lumière aux méchants? briseras-tu leurs bras déjà levés?
«As-tu pénétré dans la profondeur des mers? as-tu marché dans le sein de l'abîme?
«Les portes de la mort se sont-elles ouvertes devant toi? as-tu vu l'entrée des ténèbres?
«As-tu considéré l'étendue de la terre? Parle! Dis-moi si tu sais
«Quel est le sentier de la lumière et le lieu des ténèbres,
«En sorte que tu puisses les conduire à leur (p. 440) terme et comprendre la voix de leur demeure?
«Sans doute tu savais que tu devais naître, tu connaissais le nombre de tes jours?
«Es-tu entré dans les réservoirs de la neige? As-tu vu les trésors de la grêle,
«Que j'ai préparés pour le temps de la désolation, pour le jour de la guerre et du combat?
«Par quelle voie se répand la lumière? par quel chemin l'Aquilon fond-il sur la terre?
«Qui a ouvert un passage aux torrents des nuées? qui a tracé les sillons de la foudre?
«Qui verse la pluie sur les champs arides, sur le désert où nul mortel n'habite,
«Pour désaltérer les terres désolées et y faire germer l'herbe de la prairie?
«Qui a créé la pluie? qui a formé les gouttes de la rosée?
«D'où est sortie la glace? et les frimas du ciel, qui les produit?
«Les eaux se durcissent comme la pierre, et la surface de l'abîme s'affermit.
«Pourras-tu rapprocher les Pléiades, ou disperser les étoiles d'Orion?
«Appelleras-tu en leur temps des signes (p. 441) dans les cieux, l'Ourse et sa brillante race?
«Connais-tu l'ordre du ciel et son influence sur la terre?
«Élèveras-tu ta voix jusqu'aux nuées? et des torrents d'eaux descendront-ils sur toi?
«Enverras-tu la foudre, et elle ira? et, revenant, te dira-t-elle: Me voici?
«Qui a prescrit des lois à sa marche irrégulière? qui donne l'intelligence à des météores?
«Qui peut compter les nuées et faire descendre les eaux du ciel
«Quand la terre est durcie comme l'airain et que ses glèbes ne peuvent se diviser?
«Est-ce toi qui présentes sa pâture à la lionne et qui rassasies les lionceaux,
«Lorsque, couchés dans leurs antres, ils épient leur proie du fond de leurs tanières?
«Est-ce toi qui prépares au corbeau sa nourriture, quand ses petits errent çà et là, et que, pressés par la faim, ils crient vers le Seigneur?
. . . . . . . . .
«Est-ce toi qui as donné au paon son plumage, au héron son aigrette, à l'autruche ses ailes?
(p. 442) «Elle abandonne sur la terre ses œufs que le sable doit réchauffer;
«Elle oublie qu'ils seront peut-être foulés aux pieds ou brisés par les animaux.
«Insensible pour ses petits, comme s'ils n'étaient pas les siens, elle ne craint pas de voir son enfantement inutile;
«Car Dieu l'a privée de la sagesse et ne lui a pas donné l'intelligence.
«Mais, lorsqu'il en est temps, quand elle élève ses ailes, elle se rit du cheval et du cavalier.
«Est-ce toi qui as donné la force au cheval, qui as hérissé son cou d'une crinière mouvante?
«Le feras-tu bondir comme la sauterelle? Son souffle répand la terreur;
«Il creuse du pied la terre, il s'élance avec orgueil, il court au-devant des armes.
«Il se rit de la peur, il affronte le glaive.
«Sur lui le bruit du carquois retentit, la flamme de la lance et du javelot étincelle.
«Il bouillonne, il frémit, il dévore la terre.
«A-t-il entendu la trompette, il dit: Allons! et de loin il respire le combat, la voix tonnante des chefs et le fracas des armes.
«Est-ce à ton ordre que l'épervier s'élance (p. 443) dans les airs et qu'il étend ses ailes vers le midi?
«À ta voix l'aigle s'élèvera-t-il jusqu'aux nues? et placera-t-il son nid sur le sommet des rochers inaccessibles?
. . . . . . . . .
Alors Job, répondant au Seigneur, dit:
«Que puis-je répondre au Seigneur, moi, faible créature? J'adore et je me tais.
«Je n'ai que trop parlé; je ne dirai plus rien; je ne veux pas ajouter à ma faute.»
Alors le Seigneur parla encore à Job du milieu d'un tourbillon:
«Ceins tes reins comme un guerrier; je t'interrogerai: réponds-moi.
«Oseras-tu anéantir ma justice, et me condamneras-tu pour te justifier?
«Ton bras est-il comme celui de Dieu, et ta voix tonne-t-elle comme ma voix?
«Environne-toi de grandeur et de magnificence, revêts-toi de gloire et de majesté.
«Répands les flots de ta colère sur l'orgueilleux; qu'un seul de tes regards renverse le superbe.
«Jette les yeux sur les impies, et qu'ils soient confondus; foule-les aux pieds dans le lieu de leur gloire.
(p. 444) «Cache-les dans la poussière, défigure leurs corps dans le sépulcre.
«J'avouerai alors que ton bras a le pouvoir de sauver.
. . . . . . . . .
«Vois Léviathan (la baleine), sa force et la merveilleuse structure de son corps.
«Qui le dépouillera de l'armure qui le couvre? qui lui donnera un double frein?
«Qui ouvrira les portes de sa gueule? La terreur habite autour de ses dents.
«Son dos est couvert d'écailles comme des boucliers étroitement scellés...
«Ses frémissements font jaillir la lumière, ses yeux brillent comme les rayons de l'aurore.
«Des flammes sortent de sa gueule, et des étincelles volent autour de lui.
«La fumée sort de ses narines comme d'un vase rempli d'eau bouillante.
«Son souffle est semblable à des charbons brûlants; le feu sort de sa gueule.
«La force est dans son cou, et la terreur s'élance devant lui.
«Les muscles de sa chair sont tellement unis que rien ne peut les ébranler.
(p. 445) «Son cœur est dur comme le rocher, comme la meule qui écrase le grain.
«Quand il se lève, les forts sont dans la crainte; dans leur terreur ils chancellent.
«En vain on l'attaque avec l'épée et la lance, les dards et les javelots;
«Le fer est comme la paille légère; l'airain n'est qu'un bois aride.
«Les flèches ne le mettent pas en fuite; les pierres de la fronde sont pour lui comme l'herbe des champs.
«La massue est comme la paille légère; il se rit de la lance.
«Il repose sur les cailloux les plus durs; un lit de dards est pour lui comme le limon.
«Sous lui l'abîme bouillonne comme l'eau sur le brasier; la mer s'élève en vapeurs comme l'encens d'un vase d'or.
«L'onde blanchit derrière lui comme la chevelure d'un vieillard.
«Nul sur la terre n'a sa puissance; il a été créé pour ne rien craindre.
«Il envisage tout ce qu'il y a de superbe; il est le roi de tous les enfants d'orgueil.»
Job, répondant alors au Seigneur, dit:
(p. 446) «Je sais que vous pouvez tout, et aucune pensée ne vous est cachée.
«Quel est ce mortel qui obscurcit la sagesse par des discours insensés? Oui, j'ai voulu expliquer des merveilles que je ne comprenais pas, des prodiges qui surpassaient mon intelligence. Inspirez-moi, et j'oserai parler! Laissez-moi vous interroger, et je comprendrai la sagesse!
«Mes oreilles avaient entendu parler de vous, mais maintenant les yeux de mon âme vous voient!
«Oui, je m'accuse, je m'anéantis moi-même. Je vais expier mon ignorance et mon audace dans la poussière et dans la cendre . . . . . . . . .
Ainsi tout rentre dans le silence, tout reprend sa place dans l'esprit du poëte arabe, à la voix de Dieu dont sa propre parole est l'écho. La douleur crie, l'orgueil murmure, le désespoir doute, l'impiété argumente, le délire blasphème, l'amitié fausse ou impuissante raisonne, l'homme condamne et nie son Dieu; Dieu nié, mais indestructible, se lève de lui-même et fait parler la conscience par sa propre (p. 447) voix; la création tout entière se lève en témoignage, la toute-puissance visible atteste la justice invisible, l'homme se confond et rentre à la fois dans son néant et dans son immortelle espérance. Le poëme, commencé par un récit, poursuivi comme un drame, dialogué comme une argumentation, chanté comme un hymne, pleuré comme une élégie, vociféré comme un blasphème, foudroyé par un éclat de lumière surnaturelle, finit par une adoration, comme tout doit finir entre l'homme et Dieu.
Cette lecture laisse dans l'âme le long retentissement de l'airain sonore suspendu entre le ciel et la terre, sur lequel le marteau divin aurait frappé la gamme entière des grandeurs, des petitesses, des peines d'esprit, des misères de corps, des félicités, des tristesses, des espérances, des doutes, des murmures, des blasphèmes, des désespoirs, des consolations humaines, retentissement dont les vibrations, répandues dans l'air immobile longtemps après le coup, se confondent à jamais avec la respiration et avec la pensée. C'est une page déchirée de quelque poëme surhumain, écrite par quelque géant de la pensée à l'époque où (p. 448) tout était gigantesque dans le monde. C'est une pierre de Baalbeck, dont on se demande, en la mesurant, quelle main d'homme a pu remuer de telles masses de pierre et de telles masses d'idées... Mystère!
Voilà ce que je pensais de Job avant l'heure où une étude plus sérieuse, plus philosophique et plus développée, devait redoubler mon étonnement et mon enthousiasme pour ce drame unique.
Je dis unique, et les commentaires du docteur Lowth ne me feront pas revenir sur cette expression. Comment, en effet, mettre, comme il le fait, en parallèle avec ce drame, ceux de Sophocle ou d'Eschyle que le docteur Lowth semble même préférer au drame de Job comme une œuvre d'art?
Il y regrette ce qu'Aristote appelle la fable d'un drame, c'est-à-dire le mécanisme presque puéril qui excite la curiosité du spectateur ou du lecteur par l'artifice des situations (p. 449) dans lesquelles le poëte place ses personnages.
Mais le chef-d'œuvre du drame de Job, selon nous, c'est précisément de n'avoir point de fable. Quoi! est-ce que cette sublime et foudroyante vérité de la situation de l'homme qui doute et de Dieu qui apparaît dans ses œuvres, de l'homme qui murmure et de Dieu qui console, de l'homme qui blasphème et de Dieu qui foudroie, enfin de l'homme qui se résigne et de Dieu qui pardonne;
Est-ce que cette situation, qui est celle de l'humanité tout entière depuis le commencement des siècles jusqu'au dernier jour du globe, n'est pas la fable des fables, le drame des drames, l'intérêt des intérêts, la curiosité des curiosités?
N'est-ce pas la fable de Dieu lui-même, la fable qu'il a conçue, qu'il a ourdie, qu'il a variée pendant des milliers de jours sur des myriades de créatures?
Est-ce que Dieu, dans cette fable, n'est pas un aussi grand poëte, un aussi grand dramatiste que l'Eschyle ou le Sophocle de ce commentateur?
Est-ce que l'homme n'est pas un personnage (p. 450) aussi intéressant que l'Œdipe roi?
Est-ce qu'il y a une scène et un dialogue au monde comparables, en majesté tragique, en intérêt personnel, en pathétique universel, à cette scène et à ce dialogue entre le Créateur et sa créature?
Est-ce que ce n'est pas là cette Divine Comédie dont Dante a donné le titre à son poëme du Ciel, du Purgatoire et de l'Enfer, mais poëme et drame que Job avait réalisés bien avant lui?
Est-ce que cette exclamation tragique de l'Œdipe roi, dans Sophocle: «Ô Cithéron, Cithéron! pourquoi m'as-tu reçu dans ton sein? pourquoi, misérable que je suis, n'ai-je pas trouvé la mort?» est-ce que cette exclamation désespérée du poëte grec peut être mise en parallèle avec ce flux blasphématoire du cœur de Job, quand il s'écrie, dans une apostrophe aussi intarissable que les douleurs de l'humanité:
«Périsse le jour où il a été dit: Un homme a été conçu!» etc., etc.?
Est-ce que rien, dans Œdipe, est égal, en amertume et en souvenir de sa grandeur et de sa félicité passées, qui remontent de son cœur (p. 451) comme des bourreaux successifs, chargés de lui renouveler, par la comparaison, le sentiment de ses humiliations présentes?
«Quand je m'avançais vers la porte de la ville, on me dressait un trône au milieu des chefs du peuple.
«Les jeunes gens me voyaient et se retiraient par déférence; les vieillards se tenaient debout devant moi.
«Les orateurs suspendaient leur discours et se mettaient le doigt sur la bouche!
«Les principaux du peuple retenaient leurs paroles, et leur langue adhérait à leur palais!»
Les souvenirs même de sa vertu se tournaient comme des œuvres ingrates contre lui.
«L'oreille qui m'écoutait alors me béatifiait, et l'œil qui me voyait me rendait hommage;
«Parce que je secourais l'indigent qui n'a que sa voix pour crier sa faim, et de ce que je servais de père à l'orphelin qui n'avait point de tuteur;
(p. 452) «De ce que celui qui allait périr, secouru par moi, se répandait en bénédictions, et de ce que le cœur désolé des veuves trouvait consolation dans ma pitié.
«J'étais revêtu d'une incorruptible justice, et je me décorais de mon équité et de mon impartialité comme d'une robe et comme d'un diadème de roi.
«J'étais l'œil de l'aveugle et le pied du boiteux!
«J'étais le père des nécessiteux, et, quand la cause que j'avais à juger m'était obscure, je ne négligeais aucune peine pour la bien connaître.»
Et le monde tout entier, tel qu'il est, avec ses injustices, ses reproches, ses impatiences contre l'infortune qui se plaint, et même contre celle qui se tait, n'apparaît-il pas dans toute sa vérité par la voix des amis faux ou durs de l'homme juste, abattu devant eux dans la poussière?
«Jusques à quand parleras-tu ainsi? lui disent-ils; (p. 453) et les paroles sortiront-elles de ta bouche comme un vent qui souffle des quatre points de l'horizon?
«Crois-tu que l'homme qui parle toujours sera justifié par sa parole?
«Nous regardes-tu comme des brutes?
«Ne faudrait-il pas que la terre devienne déserte pour s'affliger de tes revers? que les rochers se meuvent d'indignation et changent de place à cause de toi?»
Mais, si la scène et le drame surpassent en intérêt toutes les scènes et tous les drames de l'antiquité, que dirons-nous des passions, et dans quel drame en trouverons-nous de si pathétiques et de si pathétiquement exprimées, depuis les larmes jusqu'à la colère? Quel poëte a donc chanté, ou gémi, ou crié ainsi?
«L'homme né de la femme vit très-peu de temps, et ce petit espace de temps est comblé de beaucoup de misères.
«Il éclôt comme une fleur et il est foulé (p. 454) comme elle au pied; il s'évanouit comme l'ombre, et il n'y a rien en lui de permanent!
«Et c'est sur un pareil néant que vos yeux, Seigneur, daigneraient s'arrêter! et c'est avec un pareil atome que vous daigneriez entrer en jugement!
«Ah! retirez-vous seulement un peu de lui pour qu'il respire un moment, jusqu'à ce que vienne la fin tant désirée de sa journée, semblable à la journée du mercenaire!...
«Oh! amis cruels,» reprend-il tout à coup en se détournant de Dieu vers l'homme, «jusques à quand me persécuterez-vous comme Dieu de vos discours, et vous complairez-vous à vous repaître de ma chair et de mon sang?»
Puis de ce mouvement de colère il retombe, comme retombe la nature, dans une langueur de tristesse; et il se rappelle les rêves de félicité qu'il faisait dans sa jeunesse.
«Et je me disais: Je mourrai dans mon petit nid comme le passereau, et mes jours seront, avant ma mort, aussi nombreux et aussi féconds que les rameaux du palmier.
«Ma racine s'étend le long des eaux courantes, et la rosée ne s'évapore pas sur mes branches!»
(p. 455) Quant au langage qu'il prête à Dieu et quant à l'énergie de son pinceau dans les descriptions lyriques qui parsèment le drame; tout cela est à la hauteur du Créateur et de la création. Ainsi, scène, passion, style, tout est surhumain, et cependant la philosophie dépasse encore la scène, la description, la passion, le drame.
Quelle est donc cette philosophie?
C'est tout l'homme, c'est-à-dire c'est la soumission intelligente et raisonnée à la suprême volonté, qui n'est la suprême puissance que parce qu'elle est en même temps la suprême sagesse et la suprême bonté.
Écoutons, soit dans la bouche du jeune Élihu, le moins âgé et par conséquent le moins endurci de ses amis, soit dans la bouche de Job lui-même, après son accès de blasphème, cette admirable philosophie antédiluvienne, devenue la philosophie du désert de Hus, philosophie que l'homme n'aurait jamais inventée si elle ne lui eût été révélée d'en haut par ses communications plus intimes et plus directes avec la sagesse divine dans cette enfance de l'humanité, non encore déchue à l'époque où Dieu lui-même, comme un père et (p. 456) comme une mère (selon l'expression sanscrite), faisait dans un Éden quelconque l'éducation de sa créature.
Après que Job a épuisé toute sa colère et défié Dieu lui-même de le convaincre d'une seule faute dont le châtiment puisse justifier son malheur, ce jeune Élihu se lève avec la modestie touchante qui convient à ses années.
«Je suis plus jeune que vous,» dit-il aux deux interlocuteurs de Job, «et vous avez sur moi l'autorité des jours avancés.
«C'est pourquoi, la tête inclinée devant vous, j'ai craint de proférer jusqu'ici devant vous ma pensée;
«Car j'espérais que l'âge, qui a le droit d'être prolixe de paroles, parlerait à ma place, et que le grand nombre des années multipliait et enseignait la vraie philosophie (la sagesse).
«Mais, hélas! je le vois, l'esprit de l'homme n'est que du vent, et c'est la seule inspiration (p. 457) de Dieu qui donne l'intelligence . . . . . . . . .
«Je dirai donc à regret: Écoutez-moi à mon tour; je vous manifesterai ma philosophie . . . . . . . . .
«Car je vois qu'aucun de vous n'est capable de discuter avec Job et de le confondre.
«Mais je me sens plein de réponses, et l'inspiration qui m'oppresse soulève mes flancs.
«Je vais donc parler un peu et respirer un peu tour à tour; j'ouvrirai mes lèvres, puis j'attendrai la réponse.
«Mais je ne prendrai pas le rôle de l'homme qui interpelle son Créateur, je n'égalerai pas l'homme à Dieu;
«Car je ne sais pas même combien j'ai de moments à respirer, et si, après un court moment de vie, celui qui m'a fait ne me détruira pas ou ne m'enlèvera pas ailleurs.»
Puis, ménageant avec une touchante compassion la douleur et la vanité de Job:
«Cependant, ô Job!» lui dit-il, «que mon (p. 458) inspiration ne t'écrase pas dans ta poudre et que mon éloquence ne t'humilie pas.
«Mes discours couleront de la simplicité de mon cœur, et mes pensées seront pures de toute intention de t'affliger.
«Mais Dieu m'a créé comme il t'a créé, et toi et moi nous avons été pétris du même limon.»
Entrant ensuite dans le cœur de sa réplique:
«Tu as dit: Je suis juste et sans péché, et il n'y a en moi aucune tache,» etc . . . . . . . . .
«Je te répondrai par un seul mot: Dieu est plus grand que l'homme.
«Tu te plains de ce qu'il ne réplique pas à toutes tes paroles:
«Sache que Dieu ne parle qu'une fois, et qu'il ne répète pas deux fois ce qu'il a dit.
«Il parle aux hommes dans des entretiens nocturnes, à l'heure où le sommeil se répand sur eux et qu'ils se couchent sur leur lit pour sommeiller.
«C'est dans ce silence et dans ce recueillement qu'il ouvre leurs oreilles à ses paroles, et (p. 459) qu'il leur enseigne ses lois dans la conscience,
«Afin de les détourner du mal qu'ils sont tentés de faire, et de leur déconseiller lorsqu'ils écoutent qui les égare.
«Il les adjure aussi souvent par la douleur dans leur lit, et il y dessèche leurs os par la maladie.
«Le goût du pain leur devient amer, et ils cessent de désirer leur nourriture.
«Leur substance se fond, et leurs os se dénudent de la chair qui les recouvrait.
«Mais s'il revient, en pensées, aux jours de son adolescence, il dira: J'ai péché!... et le Seigneur m'a rendu la vie!...
«Tu devais donc, ô Job! dire au Seigneur: Je me suis égaré; redressez-moi! Si j'ai mal parlé, je n'ajouterai pas une parole à ma faute!
«Lève les yeux au ciel et regarde, et vois que les firmaments sont au-dessus de ta portée.
«Crois-moi, ne persévère pas dans le blasphème où le désespoir de tes misères t'a précipité.»
Et Dieu lui-même, par la voix d'Élihu et par la voix intérieure de Job (on ne discerne pas bien ici l'intention du poëte), Dieu adresse à Job cette foudroyante interpellation, ce défi divin d'égaler ou de comprendre ses œuvres, interpellation qui est l'hymne le plus sublime que la Toute-Puissance puisse s'adresser à elle-même!
Job, atterré et anéanti par cette énumération lyrique des œuvres de Dieu, cesse toute vaine discussion avec lui-même ou avec l'éloquence vivante de la création parlant en œuvres sous ses yeux.
«C'en est fait! dit-il; jusqu'à présent je n'avais entendu ta voix que par les oreilles, maintenant mes yeux te voient par tes œuvres!
«C'est pourquoi je me repens, et je vais expier dans la poussière et dans la cendre ce que j'ai dit.
«Je te vois dans tes ouvrages: je me repens et j'expie.» Voilà toute la philosophie de Job, et, selon nous, toute la philosophie humaine.
(p. 461) La conclusion de ce chant sublime se résume ainsi, non en vain cliquetis de strophes, mais en sagesse et en sainteté. Le spectateur de ce drame humain-divin ne sort pas ému seulement, il sort converti et transformé, le dernier but de toute œuvre d'art! Si l'art n'est pas le prophète de Dieu, qu'est il donc? le comédien de l'homme?
Toute poésie qui ne se résume pas en philosophie n'est qu'un hochet, toute philosophie qui ne se transforme pas en sainteté n'est qu'un sophisme. Examinons la philosophie de ce poëme, et voyons si, après tant et tant de siècles de réflexions, de discussions, de prétendus progrès dans la voie de Dieu, nous avons fait un seul pas de plus dans cette philosophie évidemment innée, révélée ou inspirée à l'homme des anciens jours, et que nous appelions au commencement de cet entretien la tradition antédiluvienne ou la philosophie du Jardin (de l'Éden). Pour nous en rendre (p. 462) bien compte, résumons-nous, en nous-même, notre propre philosophie naturelle, abstraction faite de ce que nos croyances, nos dogmes, nos cultes divers peuvent y ajouter de symboles de vérités ou de ténèbres.
Quant à moi, voici la mienne. Vous verrez, en rentrant un moment dans vos consciences, si cette philosophie est plus ou moins conforme à la vôtre, et si elle n'est pas surtout parfaitement conforme à la philosophie du philosophe du désert, Job!
Ce que je vais faire ici est très-hardi: c'est pour ainsi dire la confession générale, non de ma vie, mais de mon âme. Mais à quoi sert la parole écrite, si ce n'est à révéler sa pensée? À quoi sert d'avoir vécu, si ce n'est à recueillir une philosophie pour ce monde et pour l'autre? Je dis donc comme Job: Je parlerai!
Mon âme est, comme la vôtre, une mystérieuse trinité, composée de trois facultés distinctes et évidemment immatérielles, l'INTELLIGENCE, le SENTIMENT et la CONSCIENCE.
(p. 464) L'intelligence comprend et pense.
Le sentiment aime ou abhorre.
La conscience juge et gouverne.
L'intelligence seule est une faculté froide, qui, semblable au regard de notre œil matériel, voit le feu sans s'embraser. Il n'y a point de mérite dans l'intelligence seule; il n'y a qu'un don: elle n'est pas libre de voir ou de ne pas voir, elle est pour ainsi dire fatale; elle est un miroir, elle réfléchit forcément la création que Dieu lui présente à regarder. L'intelligence est de sa nature immobile; elle resterait pendant l'éternité tout entière à contempler l'infini sans faire un mouvement, si une autre faculté ne lui imprimait pas ce mouvement ou cette activité.
Le sentiment est une faculté motrice de l'âme. Par son attrait instinctif et forcé vers le beau, par son aversion également instinctive et forcée du laid, elle imprime une impulsion en tout sens à l'âme; elle la contraint à haïr ou à aimer, à rechercher ou à fuir; elle lui donne ces impulsions sublimes sans lesquelles l'âme n'aurait ni sentiment de sa vie, ni action sur elle-même, que nous appelons les passions. Sans la victoire de l'âme sur ses passions, ou sans (p. 465) sa défaite, l'âme serait privée de ce qui fait sa principale grandeur: la MORALITÉ.
La conscience est une faculté innée, chargée par le Créateur de juger et de gouverner l'âme. C'est de cet équilibre entre l'intelligence et le sentiment, équilibre rompu sans cesse par la passion, rétabli sans cesse par la conscience, que résulte la moralité ou l'immoralité, la force ou la faiblesse, le crime ou la vertu, en d'autres termes le mérite ou le péché de l'âme.
Qu'est-ce qui dit tout cela en vous? me demande-t-on.
C'est l'intelligence.
Et que vous dit de plus cette intelligence sur sa propre existence? sur le monde intérieur et sur le monde extérieur dont elle est enveloppée? sur l'Auteur de cet univers physique et moral? sur sa nature? sur ses desseins? sur ses lois? sur le passé, le présent et l'avenir de tous ces êtres, dont vous êtes vous-même un grain d'être, un atome imperceptible et fugitif, (p. 466) mais un atome pensant, sentant et jugeant?
Ce qu'elle me dit, le voici: c'est à peu près, en moins magnifique langue, ce qu'elle disait à notre ancêtre Job.
Rien ne vient de rien; or, voilà des univers de quoi remplir des milliers de firmaments, des millions de regards et des millions de pensées comme la mienne; donc il y a un premier être abîme et source de tout. Il n'y a pas à discuter sur cette existence, mère des existences; il n'y a qu'à ouvrir les yeux et à étendre la main, ou à respirer: vous voyez, vous touchez, vous respirer par tous vos sens matériels ce qu'on appelle un Dieu, c'est-à-dire une cause, et votre sens intellectuel le conclut avec la même certitude que vos sens matériels le perçoivent.
Que conclut de plus mon intelligence en se repliant sur soi-même?
Elle conclut, parce qu'elle le sent, que l'homme est à la fois, pendant la durée de sa forme humaine, pensée et corps, esprit et matière, (p. 467) composé momentané, mystérieux et douloureux de deux natures; que ces deux natures se répugnent, se tiraillent et s'efforcent sans cesse de rompre violemment le lien forcé qui les unit, parce que l'une, la matière, tend sans cesse à la dissolution et à la mort, l'autre, la pensée, tend sans cesse à l'affranchissement et à la vie.
Voilà, dans l'âme, le rôle de l'intelligence pure: elle voit, elle pense, elle apprécie sa situation, mais elle est impassible. Si l'âme n'avait que cette faculté de comprendre, elle ne souffrirait pas, elle ne s'agiterait pas, elle n'agoniserait pas dans sa peine, elle ne se tourmenterait pas dans sa prison mortelle; elle verrait et elle comprendrait; ou, si elle avait une douleur, elle n'en aurait du moins qu'une, la douleur de ne pas pouvoir comprendre Dieu; car, excepté Dieu, elle se sent capable de tout scruter, de tout pénétrer, de tout embrasser, de tout comprendre dans l'ordre matériel et dans l'ordre moral des créations.
Mais comprendre Dieu, elle ne le peut pas; Dieu, c'est-à-dire une cause qui n'a pas eu de cause, et qui s'engendre de soi-même. Cela dépasse la portée de l'intelligence des hommes, (p. 468) des anges, et vraisemblablement de tous les êtres créés dans les règles logiques de l'intelligence. L'effet sans cause, ou Dieu, est absurde, et, si cet être sans cause n'était pas nécessaire, on pourrait le nier; mais, comme il est nécessaire et évident, il faut le reconnaître, et reconnaître, par le même acte de foi et d'humilité, que notre sublime intelligence n'est cependant pas infinie, et que, toute vaste qu'elle soit, cette intelligence a une borne, et que cette borne est Dieu.
Mais il est beau de ne s'arrêter que devant Dieu, il est beau d'être égal à tout, excepté à celui qui ne saurait avoir d'égal.
C'est le sort de l'âme considérée comme pure intelligence.
Mais si l'âme n'était qu'intelligence, elle serait sans activité, sans moralité, et par conséquent sans mérite. Sa seule activité serait de contempler, sa seule moralité serait de réverbérer (p. 469) les lueurs de Dieu en elle; son seul mérite serait de faire un acte perpétuel, mais fatal et involontaire, de foi dans la création et dans le Créateur. Cela serait beau, mais cela ne serait pas saint, car la volonté seule est sainte; autrement le miroir qui réfléchit la lumière aurait autant de vertu que le feu qui la produit.
Dieu a donc associé, dans l'âme, à la faculté de comprendre, la faculté de sentir, ou le sentiment. C'est par là que l'âme devient humaine, et, si j'ose le dire, sans qu'on se méprenne à mon expression matérielle, c'est-à-dire en contact par ses sensations avec la matière, si inférieure cependant à l'intelligence. C'est par là que cette âme souffre, qu'elle jouit, qu'elle hait, qu'elle aime, qu'elle répugne, qu'elle désire, en un mot qu'elle éprouve en elle le mystérieux contre-coup des passions, passions qui sont presque toutes des sensations matérielles communiquées à l'âme immatérielle et transformées en sentiments. Mais c'est par là aussi qu'elle éprouve la douleur toute intellectuelle de sa condition d'ici-bas et qu'elle prend l'horreur de cette existence, la passion d'en sortir, l'amour de la vraie vie, de la liberté, (p. 470) de l'immortalité, de l'éternité de Dieu enfin, jusqu'au désespoir, jusqu'au délire, jusqu'au suicide.
Mais puisque cette seconde faculté, le sentiment, imprime à l'âme, par les passions, par le plaisir et par la douleur, une activité organique qu'elle n'aurait pas eue si elle n'eût été qu'intelligence, il lui fallait, pour diriger et juger cette activité, une troisième faculté d'une nature supérieure à l'intelligence et au sentiment. Cette troisième faculté de l'âme, c'est la conscience.
Cette troisième faculté est celle qui achève véritablement notre âme, car elle lui donne ce que les deux autres facultés, l'intelligence et le sentiment, ne lui donnent pas: la moralité. De plus, cette faculté de la conscience est plus divine, en quelque sorte, en nous, que les deux autres, car elle est indépendante de nous. Elle est, pour ainsi dire, la justice de Dieu innée en nous, d'autant plus sainte qu'elle n'est pas libre. (p. 471) L'intelligence peut se tromper, le sentiment peut s'égarer; la conscience ne peut fléchir; c'est l'instinct absolu et incorruptible du juste et de l'injuste, du bien ou du mal, du crime ou de la vertu, instinct supérieur à nos passions mêmes et à nos fautes, et qui nous juge même en flagrant délit de nos faiblesses ou de nos iniquités.
C'est par elle que nous sentons si nous agissons selon Dieu ou selon l'homme; c'est par elle que nous nous élevons à la vertu; c'est par elle que nous mesurons nos chutes; c'est par elle que nous disons ce mot sublime et réparateur de Job et de l'humanité: Je me repens! c'est par elle enfin que nous nous condamnons nous-mêmes, comme Job, à expier volontairement le mal que nous avons fait et que nous avons pensé; c'est par elle que nous anticipons sur la justice de Dieu, par cette expiation de corps et d'esprit que Job appelle pénitence.
Ce code de la conscience de l'humanité est tellement inné qu'il a été rédigé partout et de tout temps, par tous les législateurs sacrés et profanes, avec des formes différentes de mœurs, mais avec la même uniformité de volonté (p. 472) d'être juste et saint. Ouvrez les codes indiens, ouvrez les codes de la Chine, ouvrez les codes de la Perse, ouvrez les codes de la Grèce, ouvrez ceux de Bouddha, Zoroastre, Confucius, Pythagore, Socrate, Platon, Moïse, le dogme varie, les mœurs changent; la conscience est innée et universelle.
Voilà les idées que la philosophie spéculative me fait à moi-même sur la nature de mon âme. C'étaient à peu près celles de Job, ou de la philosophie antédiluvienne, transmise et comme filtrée traditionnellement depuis la grande aurore intellectuelle de l'humanité dans l'Éden.
Ces idées sont pour moi vraisemblables; mais sont-elles vraies? Qui oserait le dire? Il y a si loin des pensées de Dieu à nos pensées! Le point de vue universel et infini du Créateur doit être tellement différent du point de vue étroit, fini et ténébreux, de la créature, que, par cela (p. 473) seul qu'une pensée métaphysique paraît vérité pour l'homme, elle peut paraître erreur, petitesse et chimère à Dieu.
Mais nous ne pouvons raisonner et sentir qu'avec l'intelligence, le sentiment et la conscience que Dieu nous a donnés pour converser avec nous-même et avec lui.
Maintenant, pour la pratique, que pouvons-nous présumer philosophiquement dans ces ténèbres et dans ce lointain des volontés divines du Créateur sur l'âme humaine condamnée par lui à ce supplice et à cette demi-nuit de notre existence?
Nous pouvons et nous devons conjecturer d'abord qu'il l'a voulu ainsi, puisque cela est ainsi, et que, puisqu'il l'a voulu ainsi, c'est que cela est nécessaire et parfait; car rien que de nécessaire et de parfait ne peut émaner de la volonté et de la perfection suprêmes.
Une fois cette conviction acquise (et cela n'est pas discutable), nous pouvons faire philosophiquement (p. 474) les autres conjectures les plus vraisemblables et les plus saintes, pour nous expliquer, autant que possible, à nous-mêmes, cette inexplicable existence de brièveté de misères, de mort et de ténèbres, à laquelle Dieu nous a appelés à son heure sur ce point imperceptible de ses univers.
Quelles sont ces conjectures, selon la raison, selon la foi de tous les grands esprits, depuis Job jusqu'à nos jours, les plus vraisemblables et les plus saintes? Les voici:
L'homme est une créature qui paraît déchue de sa perfection primitive par quelque grande catastrophe physique, ou par quelque grande faute morale qui n'a laissé subsister que des débris de la première humanité. Le péché est entré dans le monde, selon la tradition chrétienne; avec le péché, la douleur et la mort. Peut-être aussi n'est-ce qu'une épreuve. Par la raison seule, nous n'en savons rien.
Dans les deux cas cette vie est un supplice; il n'y faut pas chercher autre chose que la douleur.
Mais ce supplice est une réhabilitation après la mort, s'il est bien accepté; nous en avons (p. 475) pour gage la justice de Dieu, une de ses perfections, qui ne mentent pas.
Pour que cette réhabilitation fût possible, il fallait que l'homme fût libre de mériter sa réhabilitation et son immortalité dans une autre vie.
Pour qu'il fût libre, il fallait qu'il y eût combat méritoire et à armes égales entre son intelligence et ses passions; il fallait que sa conscience fût en lui-même le juge de la victoire ou de la défaite.
Pour que ce combat, dont l'immortalité est le prix, fût possible, il fallait qu'il y eût assez de ténèbres sur notre âme pour autoriser le doute, assez de lueurs pour éclairer la foi.
Sans ces ténèbres, l'évidence de Dieu aurait foudroyé l'âme de vérité et de vertu, contraint l'équilibre entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. N'existant plus dans l'homme, le péché aurait cessé d'être possible, et la sainteté aurait cessé d'être méritoire. L'homme n'aurait plus eu sa part d'action propre dans sa propre destinée; en cessant d'être libre il aurait cessé d'être homme; sa vertu forcée l'aurait dégradé de sa vertu volontaire. La volonté eût péri avec la liberté. (p. 476) Or, qu'est-ce que la création sans volonté? C'est la matière.
Voilà, non pas sans doute le mot, mais l'ombre du mot divin de l'énigme de nos misères et de nos ténèbres dans notre condition humaine. Le mot est dur et lourd, mais il est divin. Le soulever depuis le berceau jusqu'à la tombe, c'est le fardeau et l'effort de l'homme. Un jour ce mystère nous sera révélé dans sa vérité et dans sa plénitude. Il nous est permis de le déplorer jusque-là, mais alors nous n'aurons qu'à le bénir et à l'adorer!
Dans cette condition, non acceptée, mais forcée, que l'existence ténébreuse et misérable fait à l'homme, dans cette vie de supplice ou d'épreuve, l'homme n'a le choix qu'entre deux philosophies:
La philosophie de la révolte, comme celle du Satan biblique ou de Job au commencement de son dialogue avec Dieu: c'est le crime (p. 477) et la démence de la volonté de l'homme substituée à celle de Dieu.
Ou la philosophie de la résignation, de la foi, de l'acceptation, du repentir et de l'immortelle certitude.—Scio quod Redemptor meus vivit.—Je sais qu'il y a une justice et une réhabilitation dans le ciel! C'est la philosophie de la raison, car Dieu, comme dit Élihu à Job, est plus grand que nous; c'est la philosophie de la nécessité, car Dieu, comme ses œuvres le disent à Job, est plus fort que nous; c'est la philosophie de la sainteté, car, comme dit l'Évangile, c'est la conformité de la misérable, fragile et perverse volonté de l'homme à la volonté parfaite, sainte et divine de Dieu; c'est la divinisation de la volonté humaine, car notre volonté devient Dieu en s'assimilant contre elle-même à Dieu!
Toute autre philosophie ne sert qu'à verser un poison de plus dans ce calice humain déjà si amer et si salé de nos larmes.
Je comprends, comme Job, que l'âme, irritée et indignée au commencement de son supplice, sans savoir pourquoi elle l'a mérité, appelle son Créateur en jugement devant l'éternelle équité révoltée en elle, et qu'elle lui dise: (p. 478) «Maudit soit la nuit où un homme a été conçu.»
Le blasphème contre l'existence est un péché, mais c'est le plus noble des péchés, car c'est le plus courageux et le plus fier; c'est le cri du supplicié interpellant et défiant son bourreau dans le supplice; c'est le péché des braves, et non des lâches: il a sa grandeur au moins dans sa folie. Hélas! hélas! qui de nous ne l'a commis mille fois dans la vie, s'il a ces fibres fortes et sensibles auxquelles les tortures de la vie et de la mort font rendre des gémissements et des hurlements qui vont du suicide du corps jusqu'au blasphème, ce suicide de l'âme? Quant à moi, j'avoue avec honte et douleur que c'est le crime qui m'a le plus tenté dans ma vie; mais je dis depuis longtemps comme Job: J'ai péché et je me repens. Ce sont les deux mots de tout ce qui vit, de tout ce qui pense et de tout ce qui pèche ici-bas.
L'homme n'a qu'une véritable gloire: s'humilier! L'humilité est le plus beau mot de Job et le plus saint mot de l'Évangile. Celui qui a inventé ce prosternement intérieur de l'âme a inventé le seul rapport de l'âme à Dieu.
Nous l'écrivions, il y a peu de jours, à propos d'un poëte moderne qui a eu à la bouche les blasphèmes sublimes de Job, mais qui n'a pas eu sa plus sublime humilité; nous le répétons aujourd'hui.
Quand on a vécu un certain nombre d'années sur cette terre et qu'on a sondé jusqu'au tuf le sol de cette vie, il n'y a que deux conclusions à tirer et deux partis extrêmes à prendre: le mépris de soi-même, de l'homme et du monde créé, ou le respect de l'œuvre divine et l'adoration de l'ouvrier divin; en d'autres termes, le sarcasme, le suicide, ou la résignation et la prière. Et il ne faut pas croire que ce soient des âmes vulgaires que celles qui délibèrent un certain temps avec elles-mêmes avant de prendre le parti de l'espérance contre celui du désespoir, le parti de l'enthousiasme pieux contre le parti du rire amer, le parti de la vie morale contre le parti du suicide de l'âme. Non, ce sont souvent (p. 480) des âmes très-grandes et très-altérées du beau idéal que leur grandeur et leur altération mêmes précipitent dans ces impiétés d'esprit.
Plus un homme est doué par la nature d'une puissante faculté d'imaginer, de sentir, de penser, d'aimer, plus il est froissé, dans son intelligence et dans sa sensibilité, par ce milieu humain où rien n'est de ce qui devrait être, avant d'arriver par la mort à ce milieu divin où tout ce qui doit être sera. L'homme ainsi doué se sent une puissance de vie intérieure qui userait des milliers de corps et des milliers de siècles sans avoir émoussé seulement sa faculté d'être, et il se sent accouplé par on ne sait quelle loi à une pincée d'argile corruptible, façonnée en organes qui tombent en ruines après un petit nombre de levers et de couchers de soleil, malgré tous ses efforts pour les réparer sans cesse et pour leur donner un peu de cette immortalité qu'il sent en lui.
Le besoin de penser le dévore, et, chaque fois qu'il pense à ce qui est le plus digne d'être pensé, ses pensées, comme des aigles à qui l'oiseleur a laissé les ailes et crevé les yeux, (p. 481) vont se heurter, se briser, se confondre contre les limites de son horizon, le mystère, l'inconnu, l'inexplicable.
L'aspiration de la félicité le tourmente, et chacun des organes qui semblent avoir été créés pour lui demander et lui procurer du bonheur ne lui rapportent que des déceptions, des souffrances, des tortures de l'âme et du corps.
Il aime, et il voit périr ce qu'il aime sous ses baisers. Il voudrait aimer à jamais ce qu'il a aimé une fois, et sa vie n'est qu'un adieu souvent sans retour.
Si son sort est tolérable ou doux, la mort est là, à deux pas de lui, qui change sa félicité même en désespoir par le sentiment de sa brièveté.
Si son sort est rude et intolérable, il ne sent l'existence que par la douleur, et regrette le néant, où il dormait du moins sans rêve.
S'il cherche par la pensée, hors de lui et de ce monde visible, son repos dans un monde meilleur, il trouve même ce monde, son refuge, peuplé de terreurs et de supplices. Entre la superstition et l'athéisme, il marche, (p. 482) comme sur le tranchant de la lame, entre deux abîmes.
S'il se désintéresse de lui-même pour se dévouer, en vue de Dieu, à l'amélioration de sa race, au progrès de la raison et des institutions humaines, il a la dérision ou le martyre pour récompense; il s'aperçoit que les hommes, formés, depuis le premier jour jusqu'au dernier, de la même fange, changent de forme sans changer de nature; qu'on peut les pétrir différemment de limon, mais jamais transformer ce limon en bronze; que le progrès indéfini sur cette terre est le rêve de l'argile qui veut être Dieu et qui ne sera jamais que poussière. Il est forcé, fût-il demi-dieu, fût-il Prométhée, fût-il plus qu'homme, de reconnaître en mourant son erreur, et de s'écrier à Dieu, comme le Christ sur sa croix: «Pourquoi m'avez-vous abandonné dans mon œuvre?» Les hommes veulent être trompés, enchaînés, immolés; ils divinisent leurs meurtriers, ils bafouent ou ils tuent leurs libérateurs. Cela est juste: le mensonge et la servitude aiment ce qui leur ressemble. Un véritable grand homme fait trop rougir son espèce; il faut vite le retrancher du monde pour que sa vertu n'humilie pas le (p. 483) genre humain. La coupe de Socrate, le glaive de Caton, l'empire de César, c'est le monde!
En présence d'un tel monde et sous la loi historique immuable d'un tel destin, que reste-t-il à un homme de génie et de bonne volonté? Il ne lui reste qu'à prendre ce monde au sérieux et à vivre avec résignation, ou bien à prendre ce monde en facétie et à dire:
Ô Jupiter! tu fis en nous créant
Une froide plaisanterie!
Quand on ne peut pas combattre corps à corps un destin plus fort que nous et qui nous raille d'un bout à l'autre de l'histoire, il y a encore un moyen de se venger de lui: c'est d'en rire; c'est de se faire soi-même le bouffon de cette destinée, de se moquer des hommes et de soi, de prendre sa part de cette risée universelle qui éclate depuis le commencement du monde jusqu'à nous, derrière le rideau de la scène humaine, et de dire, comme Salomon (ce faux sage) le disait déjà de son temps: «Aimons, rions, buvons, amusons-nous; tout le reste est vanité!» Il y a un amer plaisir et un âpre orgueil à chanter ainsi son (p. 484) propre avilissement et sa propre honte. On se venge du sort qui nous a fait fange en se barbouillant soi-même de sa propre boue et en lui disant, ainsi défiguré: «Je te défie de me mépriser plus que je ne me méprise moi-même, mais toi aussi je te méprise.» Et le rire s'ennoblit ainsi en devenant imprécation et blasphème.
C'est là Cervantès, c'est là Arioste, c'est là Rabelais, c'est là Voltaire dans la Pucelle, c'est là Byron dans Don Juan. Ce sont là tous les philosophes, tous les prosateurs, tous les poëtes burlesques qui, profondément impressionnés de la misère morale de l'humanité, mais pas assez généreux pour la plaindre, ont pris le parti de la railler. On ne peut nier qu'il n'y ait une certaine grandeur aussi dans ces facéties et dans ces gambades de poésie sur un sépulcre: il y a la grandeur du blasphème! C'est l'orgie des sceptiques, c'est la Danse des Morts de la poésie; c'est le blasphème héroïque de Job traduit en gaulois, cette langue du rire!
Un peu de génie mène à ces ironies et à ces blasphèmes, beaucoup de génie en détourne. Un sceptique n'est jamais qu'un homme d'esprit (p. 485) qui n'a pas assez pensé. Il est resté en chemin au milieu de sa route. Quelquefois, cependant aussi, c'est un homme d'une profonde sensibilité, qui n'a pas eu la force de supporter sa douleur.
Certes, si les grands esprits, au lieu de s'arrêter à la surface, de se scandaliser de l'apparence ou de se décourager de la souffrance, avaient été plus logiques et plus courageux, ils n'auraient pas ri comme des fous dans leurs loges: ils auraient prié comme des sages ou combattu comme des héros; ils ne se seraient pas faits les bouffons de leur espèce: ils se seraient faits ses consolateurs. Que leur en coûtait-il de se dire, comme Job:
Ce monde, œuvre évidente d'une puissance sans bornes, ne peut pas être en même temps l'œuvre d'une puissance folle. Dieu, le sérieux et la sainteté par essence, n'est pas un mauvais plaisant; il n'a pas voué son œuvre au mépris de lui-même et des êtres émanés de lui, mais à l'admiration de lui-même et à l'adoration de ses créatures. Derrière cette apparente dérision des choses humaines il y a donc un divin mystère; ce mystère, c'est la sagesse et la bonté de Dieu. L'adorer sans le comprendre (p. 486) encore, c'est notre devoir et notre vertu! Si nous le comprenions, il n'y aurait plus de vertu, il y aurait évidence. Dieu veut être entrevu et non vu dans son œuvre; c'est le demi-jour qui fait travailler le regard, c'est le mystère qui fait travailler la pensée. Ce monde n'est qu'un crépuscule, la pleine lumière n'est qu'au delà du tombeau.
Ne rions donc pas de l'ouvrage de peur d'offenser l'ouvrier; le rire ne comprend pas la nature, il la dégrade; le rire ne console pas la souffrance, il l'attriste. Quand on adore, on est sérieux; quand on console, on est attendri. Amuser le monde aux dépens du monde, ce n'est pas l'édifier, c'est le corrompre. Laissons-lui au moins la dignité de ses chaînes et l'orgueil de sa douleur, et, si nous ne respectons pas l'homme dans Dieu, respectons Dieu dans l'homme.
Voilà le langage d'un poëte ou d'un philosophe véritable; voilà la philosophie de Job après qu'il a ravalé son orgueil avec ses blasphèmes et ses larmes, et qu'il a crié le grand mot: «Je m'humilie et je me repens!»
Je m'humilie et je me repens! Que ces deux mots soient aussi les nôtres, et ils nous conduiront (p. 487) au troisième mot, qui achève la trinité humaine: J'espère.
Ces trois mots sont la philosophie du monde, comme ils furent la philosophie du désert. Job les a dits avant nous, nous les redirons après lui.
Trouvez mieux!
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.