The Project Gutenberg eBook of Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle

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Title: Zofloya, ou le Maure, Histoire du XVe siècle

Author: Charlotte Dacre

Translator: Madame de Viterne

Release date: May 27, 2014 [eBook #45787]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ZOFLOYA, OU LE MAURE, HISTOIRE DU XVE SIÈCLE ***


Tome 1Tome 2Tome 3Tome 4


ZOFLOYA,

OU

LE MAURE,

HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE

Par

CHARLOTTE DACRE

(mieux connue comme Rosa Matilde)

TRADUITE DE L'ANGLAIS,

PAR MME. DE VITERNE,

Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.

TOME PREMIER.

DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51.
1812.

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.


CHAPITRE PREMIER.

L'historien qui a le désir de voir ses leçons s'imprimer fortement dans le cœur de l'homme, afin de le rendre plus sage ou plus heureux, ne doit pas se contenter de détailler simplement une série d'événemens; il faut qu'il en approfondisse les causes, et en suive progressivement les effets; il doit tirer des conséquences des incidens tels qu'ils arrivent, et les appliquer toujours à un premier principe.

Vers la fin du quinzième siècle, l'anniversaire du jour de naissance de la jeune Victoria de Loredani, presque toute la haute noblesse de Venise fut invitée au palais de ses père et mère, pour prendre part à une fête somptueuse. La gaîté la plus aimable anima l'assemblée, et la belle Victoria, quoique hautaine et dédaigneuse, ne put s'empêcher de sourire, avec une complaisance qui lui était peu ordinaire, aux hommages qu'on lui adressait, en se disant intérieurement qu'aucune beauté vénitienne ne pouvait l'égaler en perfections, splendeur, ni richesses. Une autre raison d'accroître l'enjouement de la jeune personne, et de rendre son triomphe complet, se trouvait dans l'admiration idolâtre que lui montrait son frère Léonardo, toujours exalté dans ses manières, et qui déclarait hautement qu'aucune des femmes présentes ne vallait sa divine sœur.

Il y avait dix-sept ans, à cette époque, que le marquis de Loredani était l'époux de Lorina de Cornari, femme d'une rare beauté, et douée de mille perfections. Un seul défaut ternissait ces avantages, c'était la vanité excessive qu'elle mettait à se voir admirée, et qui lui donnait une confiance plus grande dans son mérite. Elle avait à peine quinze ans, lorsqu'elle épousa le marquis, et il n'en comptait pas vingt. Ce mariage de pure inclination avait été contracté sans l'avis d'aucuns parens, et décidé dans le délire de l'amour et de la folle jeunesse. Cependant il n'eut pas le sort de la plupart des unions de cette espèce; le dégout et le repentir n'en furent point la suite. Les circonstances contribuèrent, au contraire, à rendre le bonheur des jeunes époux durable. Le tems n'avait pas encore mis le caractère de Laurina à l'épreuve: elle possédait un mari dont l'ardent amour ne souffrait aucune altération; nulle tentation ne s'était encore offerte à elle; il ne lui était donc pas difficile de demeurer vertueuse; et comme, à l'appui d'un nombre d'années, sa raison vint approuver le choix d'une passion enfantée dans l'étourderie de la jeunesse, elle continua d'aimer comme époux celui qu'elle avait accepté indiscrètement comme amant.

Deux enfans nés aussitôt leur mariage en furent les seuls fruits, et la tendresse la plus aveugle accompagna leurs premiers pas dans la vie; on en fît, en propre terme, des enfans gâtés. Des père et mère aussi jeunes connaissaient peu l'étendue des devoirs qu'ils avaient à remplir envers ces gages de leur union. Les voir croître, les rendre heureux, ne jamais souffrir que leurs aimables traits fûssent obscurcis par les larmes ou par la contrariété, était un plaisir trop grand pour le céder à toute autre considération; aussi fermaient-ils les yeux sur les dangers auxquels cette indulgence pouvait les exposer par la suite. Il arriva donc que Victoria, belle comme un ange, à quinze ans, avait malheureusement pour vices la plus grande hauteur et la suffisance la plus impertinente. Son esprit vif et emporté était indifférent à la censure, indocile au reproche. Obstinée, vindicative, cruelle même, rien ne pouvait la ramener, lorsqu'elle s'était mise une chose fortement, dans la tête.

Le jeune Léonardo, d'un an plus âgé que sa sœur, avait aussi sa part des défauts appartenans à une éducation vicieuse. A ceux qui caractérisaient Victoria, il joignait une âme brûlante et susceptible de se laisser entraîner à toutes les séductions. Sans force pour résister aux moindres tentations, il suivait toujours les premières impressions qui agissaient sur son cœur; et ces dispositions, qui pouvaient ne pas le conduire dans le vice, l'empêchaient cependant de s'armer du courage et d'une énergie nécessaire pour se défendre du mal. Quoique violent et vindicatif comme sa sœur, il était cependant susceptible de procédés et d'écouter la voix puissante de la reconnaissance. Ce jeune homme avait également un sens juste et de l'honneur: son âme noble et impétueuse nourrissait une idée si supérieure de sa naissance et de la dignité de son rang (ce en quoi il était infiniment encouragé par le marquis son père), qu'il eût souffert la mort la plus terrible, plutôt que de rien faire qui pût le dégrader. On ne peut donc nier que ce caractère, si mal conduit, n'eût pourtant quelques teintes brillantes.

Tels étaient les enfans qu'une éducation première tendait à corrompre tous les deux, et tels étaient les enfans qui, pour les préserver de la dépravation à venir, demandaient les soins les plus vigilans, soutenus par des exemples faits pour les conduire au bien. C'est de la sorte qu'on eût corrigé les dispositions dangereuses qui s'annonçaient dans leur enfance.

Cependant, avec tant de causes de réfléchir sérieusement sur des premiers torts, et qui ne frappaient que légèrement la raison de ces parens infatués, ils se regardaient comme des père et mère très-heureux. Toute la ville de Venise citait leur intérieur comme le plus parfait. Laurina de Loredani, encore dans l'éclat de la beauté, était toujours adorée de son époux, non avec le délire de ses premiers feux, mais avec un enthousiasme dû à l'attachement fidèle de l'amour. Cet être, le plus noble, le plus délicat, le plus sensible de tous, recherché et admiré avec extase, n'avait cependant d'yeux que pour sa Laurina qu'il avait seule aimée au printems de sa vie. La voir louée et fêtée par tout, était un plaisir bien vif pour lui, tandis que cette femme vaine, avait souvent le tort de s'approprier exclusivement les hommages que ses charmes lui attiraient.

On ne saurait se dispenser d'observer ici, qu'à l'époque où commença cette histoire, les Vénitiens formaient un peuple orgueilleux, sévère et soupçonneux. Dans aucuns pays du monde on ne portait si loin la vanité de la noblesse. Leurs coutumes et leurs manières tenaient aussi beaucoup de la forme sombre de leur gouvernement, qui, jaloux et méfiant, de sa nature, condamnait à mort sur la moindre apparence. Une exécution, quelquefois publique, et souvent privée, dissipait les craintes de l'Etat, et elle tombait toujours par un procès secret sur les membres les plus distingués. Ce pouvoir était exercé par il Consiglio di Dieci, ou Conseil des Dix, qui ordonnait que les nobles seraient pendus par les pieds, entre les pilliers de St.-Marc, ou mis à mort d'une manière particulière; et afin que l'Ordre n'en souffrît pas dans l'opinion du peuple, on brûlait leurs corps, ou on les jetait dans l'Orfano. Les Vénitiens qui aimaient tendrement leurs maîtresses, étaient jaloux de leurs femmes à un degré qui réunissait la perfidie italienne et la haine espagnole dans leur plus grande force. Pour se venger d'une injure, ou de ce qui en avait l'apparence, le poignard et le poison étaient également en activité. Sanguinaire et violent par nature, par éducation et par habitude, la colère d'un Vénitien une fois excitée, il devenait implacable et restait tel toute sa vie.

Ayant donné une idée succinte du caractère d'une nation où les scènes principales de notre histoire eurent lieu, nous allons en suivre le cours immédiat.

Pendant cette fête brillante qui fut donnée au palais de Loredani, un étranger, y arrivant, demanda à parler au marquis; ayant appris son nom, celui-ci ordonna qu'on le fit entrer. Les portes du salon furent ouvertes, et un homme, du meilleur air, s'avançant, et saluant avec grâce, présenta à Loredani une lettre du Baron de Wurmsburg, seigneur allemand, l'un des amis distingués du marquis. Il le priait de recevoir le comte Adolphe, porteur de la lettre, avec l'aimable hospitalité dont il usait envers ses amis. Il ajoutait que ce jeune homme était d'une naissance illustre, jouissait d'une haute fortune et d'une réputation sans tache. Sitôt que le marquis eût parcouru la lettre de son ami, il prit la main du comte et le conduisit au bout du salon, où sa femme, sa fille et la compagnie s'étaient retirés par discrétion; il le présenta d'abord à la marquise, et ensuite à tous ceux qui étaient présens. Il y avait dans l'air de l'étranger quelque chose d'imposant qui les frappa au premier coup-d'œil. Ses traits nobles et réguliers étaient accompagnés d'une majesté qui brillait dans toute sa personne. Ses yeux, une fois portés sur quelqu'un, il n'y avait point de doute que leur beauté, leur éclat, ne captivassent l'admiration. Tels étaient les dehors du comte Adolphe, qui se vit bientôt entouré du cercle brillant dont il formait le centre. Chacun oubliant dans l'aisance pleine de grâce qu'il déployait, qu'il était étranger à la société, jouissait d'un charme, d'une hilarité dont l'assemblée n'avait pas eu d'idée auparavant.

Victoria, comme la jeune divinité de la fête, lui fut présentée par sa belle et non moins brillante mère: les regards du comte s'arrêtèrent un moment sur ses charmes; il lui dit des choses galantes et polies, mais avec un peu de froideur, et se tourna ensuite vers le marquis avec tant d'expression, qu'un observateur sans partialité, eût pu dès lors remarquer les nuances de ses divers hommages.

L'assemblée se sépara, et le comte fut conduit dans un superbe appartement du palais de Loredani.


CHAPITRE II.

Il n'est pas inutile de donner, dès ce moment, à nos lecteurs, une idée de la moralité du comte Adolphe, sa réception dans la famille de Loredani, étant devenue la cause fatale de toutes les infortunes qui frappèrent cette malheureuse famille.

Le comte était Allemand d'origine: laissé de bonne heure à un état d'indépendance, par la mort de son père, il quitta sa patrie pour parcourir l'Angleterre et la France. Dans l'une et l'autre de ces contrées, autant poussé par ses inclinations vicieuses que par le mauvais exemple, il se plongea dans tous les excès du désordre, et perdit totalement en peu d'années, ce qu'il pouvait avoir d'honneur et de délicatesse. Un de ses penchans favoris, et ce qu'il préférait à tout, était le plaisir affreux de corrompre, non l'innocence d'une beauté ingénue, mais des femmes d'un tout autre ordre dans la société. Ses desseins séducteurs avaient pour but de semer la mésintelligence parmi des époux bien unis, d'arracher à un mari passionné la tendresse dune épouse sensible et fidèle; d'étendre le souffle de son haleine impure sur une jeune famille florissante, de détruire les meilleures, les plus nobles affections du cœur, et de se glorifier ensuite, dans toute la noirceur de son âme, du désordre qu'il venait de causer. Doué du physique le plus parfait dont la nature ait jamais avantagé un homme, pour le malheur des autres, possédant tous ces talens séduisans qui peuvent le rendre le plus dangereux ou le plus aimable de son sexe, il employait ces qualités rares comme ferait le démon qui prendrait la forme d'un ange pour captiver les cœurs; cependant le séducteur le plus déterminé se lasse à la fin de ses conquêtes. Adolphe, après avoir contenté ses passions et laissé jouir sa vanité, tombait dans l'ennui et le dégout: méprisant tout ce qu'il avait possédé, dédaignant ces femmes dont les caresses avaient enchanté momentanément ses désirs, sans jamais toucher son cœur; il quitta Paris, le foyer de ses vices et de sa prodigalité, et partit rassasié de tout, espérant que le changement de scène redonnerait une nouveauté à ses sentimens qu'une jouissance sans borne avait presqu'entièrement anéantis. Cependant, en changeant de place, Adolphe manqua encore de trouver ce qu'il cherchait avec une curiosité avide et impatiente, une femme capable de lui faire éprouver des sensations toujours nouvelles; car cet être orgueilleux niait la possibilité que cette femme existât; de plus il analysait et étudiait avec l'œil méprisant du préjugé, le caractère de toutes, et ne trouvait chez elle que sottise, faiblesse, et manque de solidité. C'est ainsi qu'après en avoir triomphé, il délaissait ses conquêtes et avait honte de s'être laissé entraîner par leurs charmes.

Tel était le cruel, le dangereux Adolphe, lors de son arrivée à Venise, où le baron de Wurmsburg, ami et parent éloigné des siens, qui l'avait jugé sur de simples apparences, et le connaissant très-peu (car Adolphe n'avait daigné rendre visite à sa terre natale qu'une fois), l'adressa, en lui donnant une lettre pour le marquis de Loredani. Le baron ne soupçonnait guère la corruption de son cœur, en le recommandant par les termes les plus forts, à l'amitié et à l'hospitalité de ce seigneur, à qui il rappelait la liaison qui avait existé autrefois entre eux.

Le comte n'était venu à Venise que dans le dessein d'y trouver un champ nouveau pour déployer ses talens séduisans et destructeurs, s'attendant peu à y rencontrer un attrait qui l'y retiendrait. Nous allons maintenant donner le récit rapide de ce qui fut la première source des événemens curieux et terribles de cette histoire.

Adolphe ne tarda pas à être envieux du bonheur qui régnait dans la maison de Loredani. Son âme perfide brûlait de troubler cette félicité domestique, et de semer autour de lui le désordre et l'infortune. Ce monstre, afin d'exécuter plus sûrement son dessein, s'adressa non à la jeune et sémillante Victoria, mais à son aimable et charmante mère, à la femme de son hôte trop généreux, de l'homme qui le comblait d'attentions et d'égards, ainsi que de preuves d'amitié; c'était son honneur, la paix qu'il cherchait à détruire: c'était sa femme dont il tramait la séduction! telle se montrait la reconnaissance de l'obligé envers l'obligeant; et telle, hélas, le voit-on encore chaque jour.

Cependant il se trouva que la marquise, quoique susceptible d'une grande vanité, flattée sur-tout par l'approbation d'un homme de mérite et doué d'autant d'avantages que l'était le comte Adolphe, conservait encore pour son époux l'amour le plus entier, et qu'elle le regardait toujours comme le phénix de son sexe. La cour qu'elle recevait de toutes parts avait assurément un grand charme pour elle, mais elle en devait attribuer au moins en partie la cause à cet époux également aimé et estimé; et cette persuasion devenait une barrière puissante à opposer aux entreprises d'Adolphe. Hélas! celui-ci ne demandait pas mieux que de rencontrer des difficultés et de l'opposition: c'était ce qu'il cherchait depuis long-tems et ce qui donnait un stimulant à ses dangereux caprices. Tandis qu'il contemplait les attraits de la femme fidèle et son attachement sincère à un époux, il se promettait, dans l'odieux dé son cœur, d'en faire la conquête aux dépens de tous les sacrifices.

Il y avait près de trois mois qu'il était chez le marquis, lorsqu'une mélancolie profonde (occasionnée en partie par le spectacle d'un bonheur qu'il ne pouvait détruire, et par des sensations qui lui avaient été étrangères jusqu'alors), parut prendre possession de lui. Que ce fût la conviction de la vertu sans tache de Laurina, ou la haute sphère dans laquelle elle se trouvait à l'abri de la séduction, qui donnât une irritation plus grande à ses désirs coupables, et ajoutât un degré violent à sa passion, c'est ce qu'on ne saurait dire; ce qu'il y a de certain, c'est que quantité de femmes plus exactement belles que la marquise, avaient été séduites, obtenues et abandonnées par lui; c'est pourquoi ce ne pouvait être sa personne, quelque charmante qu'elle fût, qui le subjugât; et quant aux vertus de son âme, quoique faites pour ajouter de la gloire à sa conquête, Adolphe y mettait peu de prix. Comment donc, ayant mille raisons d'éviter sa présence, s'avouait-il, dans l'extravagance de sa passion, l'ascendant inconcevable qu'elle avait obtenu sur son insensibilité habituelle? Quelquefois il se promettait, pour se venger de cet empire, de la réduire au niveau des infortunées qu'il avait trahies; mais elle était encore Laurina, et il craignait de n'en pouvoir triompher, ainsi donc, dans la furie de la passion qui le dévorait, ce méchant éprouva une fois la juste rétribution du mal qu'il avait fait aux autres.

Pendant ce tems, Laurina qui avait remarqué sa mélancolie, s'en était sentie affectée à un point qu'elle ne pouvait comprendre. Il lui fut difficile néanmoins de ne pas s'apercevoir, (ainsi que le désirait l'insidieux Adolphe), de la part qu'elle avait à cette tristesse. Son œil langoureux et abstrait, le plus souvent à dessein, se portait vers elle à toute minute. Ses profonds soupirs, et le tremblement qui agitait son corps, si par hazard il touchait sa main ou ses vêtemens, tout était remarqué de la marquise, et commençait à faire sur elle une funeste impression; cependant son âme était encore pure: aucune pensée de trahir son mari ne l'avait souillée ... car les atteintes d'une passion criminelle sont tellement graduelles et insensibles, que Laurina eût frémi à la certitude de sentir pour Adolphe quelque chose de plus que l'intérêt de la simple amitié.

Un soir qu'elle se promenait d'une manière pensive dans une allée de son jardin, le comte se présenta soudain à ses regards: ce n'était point le hasard seul qui avait part à cette rencontre: au moment même il fesait d'elle le sujet de ses pensées; quelqu'espérance de la voir l'avait conduit là; l'air mille fois plus triste que de coutume, les traits excessivement pâles, il marchait en chancelant ... la marquise l'arrête! et le regardant avec intérêt, elle lui demande d'une voix douce s'il se trouvait plus mal? une pareille demande était tout ce qu'Adolphe attendait, mais ce dont il n'osait se flatter. Oubliant cette fois de se tenir sur ses gardes, il ne fut pas plus long-tems maître de ses émotions, et se jetant à ses pieds, il lui fit l'aveu, par des accens brusques et entrecoupés, de la passion qui dévorait son cœur. Confondue et interdite, la tremblante Laurina ne savait si elle devait fuir; cependant rester après un tel aveu était l'autoriser et se rendre complice de sa coupable hardiesse. Elle fit donc des efforts pour se dégager du comte, qui s'était emparé de ses mains en tombant à genoux. Mais n'avait-elle pas déjà souffert qu'un autre homme que son époux occupât ses pensées? Ecouter une seule minute l'aveu d'une passion criminelle qu'elle avait inspirée, n'était-ce point le premier pas que la malheureuse Laurina fesait dans la carrière du vice? reculer alors devenait d'une difficulté qui eut exigé une énergie incompatible avec la faiblesse qu'elle venait de montrer.... Enfin, inspirée d'une résolution subite, et sentant fortement l'indécence de sa situation, elle s'arracha des bras du séducteur Adolphe, et fuyant sa présence, elle chercha à calmer son agitation dans la solitude de son appartement.


CHAPITRE III.

On n'a que trop souvent occasion de remarquer le principe peu généreux qui porte l'homme à désirer ardemment la possession d'un objet, pour paraître le mépriser ensuite. Cela est d'une vérité incontestable; mais dans la circonstance dont nous fesons mention, il y eut une exception à la règle. Pour la première fois, une passion véritable s'était emparée du séducteur Adolphe. Non satisfait d'avoir enlevé une femme à son mari, en la portant à l'oubli de ses liens sacrés, il voulut la posséder exclusivement, et se donner le plaisir odieux de convaincre cet époux généreux de son déshonneur. Il voulut plonger ses enfans dans une honte éternelle, et leur arracher la protection, ainsi que les tendres soins d'une mère.

Il fallait, pour en venir à ces fins, user d'un moyen bien digne de son cœur atroce: c'était de dégrader, à ses propres yeux la malheureuse Laurina. Il lui dit, dans le premier moment où elle sentit amèrement sa faute, que ce serait y ajouter grandement que de rester avec un époux qui ne possédait plus son amour. Qu'après ce qui s'était passé, elle deviendrait doublement coupable, en employant une lâche trahison, et la duplicité du crime; que la délicatesse et la générosité lui ordonnaient de fuir; puisque le trésor est enlevé, poursuivait le sophiste Adolphe, à quoi bon lui laisser le cofre? pourriez-vous, Laurina, passer votre vie à tromper votre mari, en lui persuadant qu'il possède un bien qui ne lui appartient plus?—Laissez-moi, cruel, s'écriait-elle dans le délire. Vous osez m'humilier après m'avoir perdue; ah! laissez-moi, fuyez ma présence à jamais; je veux rester ici, j'y veux mourir; et puisse le tourment que j'endure, expier un crime dont je connais toute la noirceur.

Adolphe vit qu'il avait été trop loin: il employa alors toute l'éloquence et le ton flatteur dont il s'était servi pour amener la destruction du bonheur conjugal. Les larmes et les gémissemens ne l'intimidèrent point; et son plan demandant une persévérence d'autant plus soutenue qu'on paraissait vouloir l'arrêter, il fit le serment (en cet instant il pouvait être sincère) que tant qu'il vivrait, il ne cesserait d'adorer celle qui avait tout sacrifié pour le rendre heureux.

—Et mes enfan ... mes enfans! disait Laurina d'un accent déchiré.

—Puissent-ils appeler les malédictions du ciel sur moi, reprenait Adolphe; puissent ces enfans chéris, me punir, si jamais je deviens parjure envers toi, ô la plus idolâtrée des femmes.

Mais quittons ce sujet douloureux qui montre tant de faiblesse d'un côté, et de perversité de l'autre. Le triomphe du séducteur fut complet: il enleva sa victime à sa gloire passée.... Il l'arracha de sa maison, des bras de son époux, des caresses de ses enfans, et la conduisit loin de Venise, le lieu de sa naissance.

Peindre l'horreur qu'éprouva Loredani, à la découverte de la perfidie de ceux que son noble cœur aimait et estimait; de sa femme qu'il avait adorée uniquement ... de l'hôte qu'il avait reçu d'une manière si aimable et en qui il avait placé toute sa confiance entière, serait la chose impossible. Il se voyait abandonné; il était humilié, désespéré de la conduite de celle à qui ses enfans devaient le jour; seul pour leur continuer les soins qu'ils avaient reçus jusqu'alors d'une mère, naguère vertueuse et maintenant perdue! Le marquis, cependant, appela à son aide cette glorieuse énergie dont les grandes âmes sont susceptibles; mais une autre épreuve de l'adversité l'attendait. A peine avait-il acquis assez de force pour dompter sa douleur et sortir de son appartement qu'il gardait depuis plusieurs jours, qu'il fut fait une nouvelle blessure à son cœur affligé, par l'annonce terrible que son fils Léonardo, l'orgueil de son nom et l'héritier de sa maison, avait quitté le palais Loredani presqu'aussitôt la fuite de sa mère, et qu'il n'était pas revenu depuis. Le malheureux père reconnut en cela le sentiment d'honneur et l'orgueil impétueux de son fils, dont intérieurement il ne pouvait accuser la conduite, tandis qu'il gémissait de sa cruauté; il espérait, toutefois, que le jeune exalté reviendrait, après que le premier mouvement de fierté serait passé, et qu'il mêlerait ses larmes aux siennes, en le pressant dans ses bras paternels. Le marquis nourrissait l'idée que dans ce premier instant de vivacité, Léonardo avait sans doute pris la maison de quelqu'ami pour refuge. Mais lorsqu'il l'eut fait chercher partout, sans qu'on pût le trouver, il tomba dans le découragement, et, pressant contre son cœur le seul être qui lui restait, il chercha à se sauver du désespoir, en concentrant sur sa fille tout ce qui pouvait encore l'attacher à l'existence.

Victoria, ainsi devenue la seule idole et la consolation du marquis, était maîtresse absolue dans le palais. Chacune de ses paroles était une loi; et contester ses désirs en la moindre chose, devenait un sacrilège: avant l'égarement de sa mère, il avait toujours été difficile de lui faire le moindre reproche, mais en ce moment cela devenait de toute impossibilité, et cette jeune personne se livrait à tous ses mauvais penchans, avec une latitude sans bornes. En vain le marquis espérait-il que le tems et une raison plus mure corrigeraient ce qu'il eût bien voulu réformer lui-même. Rien ne pouvait changer ce qu'une éducation sévère eût eu seule droit de réformer, une tendance naturelle au mal; car telle est notre organisation, que cette seconde nature peut très-souvent rectifier les défauts de la première. Ainsi Victoria, qui donna dans son enfance des preuves d'un mauvais cœur, aurait pu changer, si l'éducation n'eut pas été négligée chez elle. Par exemple, on eut transformé son orgueil en émulation pour le bien et en amour-propre permis; sa cruauté en courage, son obstination en fermeté de caractère; on eut corrigé ainsi un mauvais naturel. Combien donc sa coupable mère avait de reproches à se faire pour sa négligence à remplir les devoirs sacrés que son état exigeait, pour avoir compromis la prospérité de ses enfans; et au lieu de les former à la vertu, les avoir condamnés à mille maux à venir, en leur donnant des exemples de perversité, en les privant de l'estime du monde, en les rendant même indifférens à la leur propre.

Ce fut avec la plus grande douleur que le marquis observa les progrès affreux du caractère de sa fille: cependant il chercha encore à se dissimuler que son cœur fût totalement corrompu. Une chose bien faite pour agraver ce malheur, c'est que chacun évitait avec soin la société de Victoria, non à cause de l'inconduite de sa mère, mais par rapport à son humeur intraitable qui lui attirait la haine de toutes les jeunes dames de Venise. L'orgueilleuse fille n'attribuait cependant l'abandon qu'elle éprouvait, qu'à la première cause; et se voyant privée de la considération du monde, elle y devenait plus indifférente de jour en jour. C'est ainsi que les êtres vicieux se consolent de ce qu'ils nomment injustice, pour se livrer sans contrainte à toutes les erreurs du vice.

Un soir que Victoria était assise auprès de son père, en gardant un sombre silence, un an environ après l'enlèvement de la marquise, il lui dit avec douceur:—Pourquoi, Victoria, fuyez-vous les amusemens qui conviennent à votre âge et à votre rang, pour partager ma solitude? pourquoi n'invitez-vous pas vos amies à venir vous voir, et n'allez-vous pas leur rendre visite à votre tour?

Victoria répondit avec hauteur:—Parce qu'elles ne voudraient pas venir chez moi, ni me recevoir chez elles.

—Et comment cela, demanda le marquis étonné.

—Parce que ma mère nous a déshonorés, reprit avec dureté l'insensible Victoria.

Jamais encore le nom de sa femme n'avait été prononcé par le marquis, depuis sa fuite ignominieuse.... Il évitait même de faire la moindre réflexion sur la bassesse de sa conduite. La cruelle Victoria venait de r'ouvrir des blessures mal fermées: elle venait de toucher une corde qui vibra jusqu'au fond de son cœur. L'époux infortuné, s'élançant de son siége, quitta comme un trait l'appartement.

Ces souvenirs, rétablis dans leur entier, condamnèrent son âme à de nouvelles tortures. Il avait pensé souvent en secret à sa coupable épouse, en gémissant de son erreur, mais dans le secret seulement: c'était là qu'il s'abandonnait à des regrets, à des larmes amères, pour la perte de celle qu'il avait tant adorée, et jamais être vivant n'était témoin de ces sensations dont il rougissait. Sa fierté le dérobait à la compassion d'autrui, et ce n'était que seul qu'il retrouvait toutes ses douleurs.

Incapable de supporter plus long-tems, dans la solitude, l'horreur des souvenirs que sa fille venait d'exciter, Lorédani sortit à l'approche de la nuit, afin d'alléger, par l'exercice, le poids de ses pensées. Après avoir marché pendant quelque tems dans une partie peu fréquentée de la ville, il aperçut un homme venir de son côté et qui était enveloppé de son manteau. Un pressentiment fit frémir le marquis ... la fureur et le désespoir s'emparèrent de lui, et courant subitement sur celui qu'il voyait, il se saisit de sa personne; puis arrachant son manteau, il reconnut Adolphe.

—Défends-toi monstre, vil scélérat, s'écria l'époux emporté, en tirant un stilet de son sein!

—Je n'ai pas d'épée, observa froidement le comte, mais je porte comme vous un stilet qui est bien à votre service.

Le marquis n'en entendit pas davantage: il frappa son ennemi de plusieurs coups, avec une furie sans égale; mais ces coups égarés parla soif de la vengeance, n'étaient nullement sûrs, et la passion les dirigeait mal; le comte calme et maître de lui, les parait avec une dextérité rare. Ayant senti la pointe du stilet de son adversaire, il se laissa aller à un mouvement de rage, et, faisant un pas en arrière, plongea le poignard dans le sein de l'infortuné Loredani.

Ainsi Adolphe fut le meurtrier de l'époux, après avoir été le séducteur de la femme, et son crime devint doublement affreux. Il quitta la place à l'instant où le marquis tomba, en cachant soigneusement son stilet et s'enveloppant de son manteau. Il eut la barbarie de laisser l'infortuné qu'il avait sacrifié si horriblement, sans lui donner le moindre secours. Le marquis resta donc baigné dans son sang jusqu'à ce que quelques gens qui passèrent, et le reconnurent, le portassent dans son palais. Un chirurgien fut appelé sur-le-champ: il pansa la blessure, et lorsque le marquis put parler, il demanda d'une voix faible qu'on lui dit la vérité sur son état, ce à quoi le docteur répondit qu'il le croyait en danger de mourir.—C'est assez, dit le marquis, qu'on fasse venir ma fille.

—Monsieur le marquis, vous ne devez pas parler, observa le chirurgien. Lorédani le regarda tristement.—Si j'ai si peu d'heures à vivre, observa-t-il, pourquoi n'en profiterai-je pas?... Je désire voir ma fille.

—Signor, ce sera précipiter votre mort.

Lorédani fit signe de la main.... Victoria fut appelée. Elle entra d'un pas lent et tremblant ... elle fixa les traits livides de son père avec horreur et repentir; avec horreur, en contemplant son état, et repentir, pour lui avoir causé une peine sensible peu d'heures auparavant. Il est vrai que Victoria se montra susceptible d'une émotion semblable, en ce moment où son cœur n'était pas totalement corrompu. Sa dureté naturelle avait disparu, et s'approchant du lit, elle parut profondément affectée. Le marquis étendit une main glacée qu'elle prit, et la pressant contre son cœur, elle tomba à genoux....

—O ma fille!... ma Victoria, je te suis enlevé au moment, à l'époque où tu ne saurais te passer de mes soins. Je vais mourir!... chère enfant, écoute bien ce que le ciel te déclare par ma bouche en cet instant douloureux.... Ma Victoria, corrige, je t'en supplie, les erreurs de ton cœur, et le penchant de ton caractère ... pense à ce que nous sommes tous ... combien notre vie est peu sûre ... sa possession peu stable ... mets-toi devant les yeux qu'au milieu des grandeurs et de la jeunesse, entourés de richesses et des jouissances qu'elles procurent, un événement terrible ... imprévu! un accident nous enlèce!... c'est pourquoi! ô ma fille, ne souffres pas que la triste indépendance dans laquelle tu te verras bientôt, te rende vaine, ni confiante en tes propres forces. Considères que passagers en ce monde, un avenir que nous ignorons nous est réservé. Que ton rang ne fasse pas de toi une femme orgueilleuse, insensible; persuades-toi bien que le hasard d'une grande naissance ne te dispense pas d'observer les règles les plus strictes de la vertu. Souviens-toi, au contraire, que tes inférieurs auront toujours l'œil sur tes actions, et qu'il est d'un devoir indispensable et d'une obligation morale de te tenir sur tes gardes, et de faire pardonner les faveurs dont la fortune t'aura comblée, par la plus grande douceur, et les exemples d'humanité et de bonne conduite qui sont en ton pouvoir, afin qu'aucune augmentation de mal ne vienne de toi, et ne te rende responsable de nouveaux vices dont tu porterais l'épidémie dans la société. Ne te laisses pas abuser par l'idée méprisable que tu dois moins te gêner qu'une autre; car en proportion du pouvoir que tu as de te garantir du mal, il faut régler ta conduite sur le bien qu'il te convient de faire. Qu'il est glorieux de vivre avec dignité et bienséance, de régner sur ses passions; de placer son bonheur au plus haut point de perfection dont notre nature soit capable, en se souvenant que nous devons vivre pour un état supérieur à celui dans lequel nous nous trouvons ici bas[1]

Les efforts que le marquis avait faits pour continuer ce discours, lui causèrent un excès de faiblesse qui pensa marquer son dernier soupir. Ses paroles émurent vivement Victoria. Il était minuit passé!... une lampe ne donnant qu'une lueur très-faible rendait les traits du mourant encore plus pâles. Un silence lugubre et solennel eut lieu pendant quelque tems: cette scène terrible fesait la plus grande impression sur Victoria, et ses seuls soupirs interrompaient un calme précurseur de la mort de son père.

Le bras réfroidi du marquis tombait de son lit. Victoria l'appuya sur sa poitrine: il la regardait d'un air tendre et douloureux.... ô ma fille! s'efforça-t-il de prononcer encore, tu vas donc demeurer sans appui!... Une suffocation l'arrêta: mille souvenirs cuisans parcoururent rapidement son imagination.... Soudain un bruit se fit entendre ... les portes de l'appartement furent ouvertes et ... oh! non, ce n'était point un songe! Laurina accourut se jeter aux pieds de son époux!

«Ciel que vois-je! s'écria faiblement Lorédani, en essayant de se mettre sur son séant. Serais-je déjà dans le séjour des ombres, ou l'on rencontre ses premiers amis?

»Pardon, pardon» mon Dieu! ô! Lorédani, pardonnez-moi! époux offensé, je vous demande grâce, en me prosternant contre terre.... Ah! je vous en supplie, n'emportez pas en mourant la haine qui m'est due ... ne me maudissez pas à votre dernier soupir!»

En s'exprimant ainsi, l'insensée Laurina cachait son visage couvert de honte, contre le lit de l'époux qu'elle avait si indignement trahi, et qui, à la fleur de ses ans, était victime de son inconduite.

Lorédani réussit pour un instant à tenir sa tête appuyée sur sa main: une expression céleste ranima ses traits; il regarda la malheureuse repentante, qui versait un torrent de larmes, avec la pitié d'un ange. Faisant un signe à Victoria, il dit: «retire-toi, mon enfant, pour une minute? Quand sa fille se fut éloignée: Laurina, dit-il, d'une voix grave, levez-vous.»

Elle leva la tête, mais en se tenant toujours à genoux.

»Laurina, asseyez-vous sur ce siége, dit-il encore de la voix d'un homme qui sent n'avoir pas de tems à perdre, et ne veut rien dire d'inutile. Regardez-moi, Laurina!»

Il y avait quelque chose de si impératif dans ces paroles, que la coupable femme ne put se défendre de le fixer.

»Il est encore en votre pouvoir de réparer le mal que vous avez fait.... Sitôt que je serai dans la tombe, occupez-vous de chercher votre fils ... ce fils qui a déserté le toît paternel à la nouvelle de votre inconduite? cherchez-le, et s'il plait au ciel que vous le retrouviez, quittez Venise avec lui et Victoria.... Venise n'est plus un lieu de demeure pour vous, qui devez expier dans la retraite et par une conduite plus sage, les crimes dont vous vous êtes rendue coupable. Songez que vous avez exposé le bonheur et l'honneur de vos enfans, ce à quoi il se peut encore trouver du remède. Retirez-vous dans un endroit ignoré; et lorsque le tems aura effacé vos fautes aux yeux du monde, et que vos enfans y pourront encore prétendre aux égards et à la considération, ramenez-les à un bonheur nouveau.... Mais, ô Laurina! tremblez de retourner au crime, à l'infamie ... les malheurs les plus terribles en seraient la suite.... Il n'y aurait plus de remède alors. Jamais cette nuit ne s'effacera de la mémoire de Victoria, si vous avez le courage d'abandonner la carrière du vice, et de lui donner, par de meilleurs exemples, un goût réel de la vertu et de l'honneur.... O! femme infortunée, vous que j'aimais autrefois du plus tendre amour! songez à mes recommandations: songez que vous répondez du sort de votre fille dans ce monde et dans l'autre.... Prenez la noble résolution de la corriger par vos sages leçons, et sur-tout par votre exemple ... faites-en le serment dans ce moment terrible, à mon lit de mort.... Vous qui sûtes abandonner les fruits de l'hymen pour courir après un séducteur ... préservez votre fille du mal et des dangers du mauvais exemple!

»Oh! épargnez-moi ... de grâce, épargnez-moi, s'écria la coupable Laurina dans les accens du désespoir; je jure....

»Faites rentrer Victoria ..., dit le marquis, retenant son dernier souffle. Je n'ai pas une minute à vivre.»

Laurina se lève et appelle sa fille. «Vîte, ... vîte, mon enfant, ... dit Lorédani, embrassez votre mère!... Laurina ... jurez-moi maintenant de protéger et chérir votre fille ... de la garantir du mal, de ne jamais l'abandonner.

»Je le jure, je le jure, dit Laurina, en sanglottant, et pressant convulsivement sa fille contre son sein.

»Victoria, jures-moi, ajouta bien bas le marquis, que tu oubliras les erreurs de ta mère, et imiteras ses vertus à l'avenir.»

»Je le jure, mon père, répondit Victoria, d'un ton solennel.

»O! mon dieu!... je ... je te remercie ... je te rends grâce ... embrasse-moi, Victo ... ria ... ma ... ta main, Laurina ... je te ... pardonne ... ô! mon créateur ... je meurs content!

Ainsi périt dans la force de l'âge, le noble Lorédani, victime de l'ingratitude d'un ami, et de la corruption d'une femme!


[1] Cicéron.


CHAPITRE IV.

Nous avons dit qu'après la funeste rencontre du marquis avec Adolphe, celui-ci se sauva prudemment du lieu de la scène; il arriva chez lui sans être vu. Alors, sans perdre un moment, il courut louer, sous un nom supposé, une petite maison à quelque distance de Venise, pour le tems qu'il avait encore à rester sur le territoire; il espérait, par ce moyen, éluder les poursuites qu'on ne manquerait pas de faire contre lui, pour le meurtre de Lorédani. En rentrant, il trouva Laurina qui l'attendait avec impatience. Son air la frappa; elle lui prit tendrement la main (car tel était l'empire que le traître avait acquis sur le cœur de cette femme), et lui demanda à quoi elle devait attribuer l'altération de ses regards.

Adolphe pressa cette main, et la regardant fermement, lui dit: Laurina, je viens de commettre une action que mon cœur désavoue, mais à laquelle la nécessité m'a forcé. «Avant que je vous en apprenne davantage, dites-moi que vous ne me haïrez pas pour ce que j'ai fait involontairement.

»Vous haïr, s'écria-t-elle, oh! Adolphe, je ne le pourrais jamais, eussiez-vous commis un meurtre.

»Un meurtre! répéta l'amant, d'un air sombre.; je ne le pense pas ... mais j'ai blessé fortement, je le crains, ... votre époux, Laurina!»

Un cri perçant fut la seule réponse de Laurina épouvantée. Son crime se présenta avec horreur devant ses yeux: elle quitta Adolphe, et courut, selon que l'impulsion du remord la guidait, à la demeure de son époux infortuné. Adolphe, qui crut d'abord qu'elle ne l'évitait qu'à cause de l'émotion du moment, ne soupçonna pas qu'elle fût partie, il ne s'en apperçut que quelques heures après. Quand il en fut assuré, sa colère et ses craintes n'eurent point de bornes. La fatale passion que la marquise lui avait inspirée; cette passion auteur de mille maux à-la-fois, n'avait pas encore été si forte qu'en ce moment. Dans une âme telle que celle d'Adolphe, avec un pareil caractère, l'opposition ou les difficultés ne pouvaient qu'en augmenter la violence. Il eut, à cette époque, enduré la mort plutôt que d'y renoncer. C'est pourquoi il se décida, au hazard d'être découvert, à arracher Laurina du sanctuaire qui la lui dérobait, et à ne pas souffrir qu'elle existât indépendante de ses volontés.

Dans ce dessein, il roda déguisé, autour du palais Lorédani, alors le mausolée de son maître, jadis heureux. Il se proposa bien de ne pas le quitter, qu'il n'en eut enlevé celle que toute probabilité lui fesait croire dans son enceinte.

C'était le soir du second jour de la mort du marquis. Laurina livrée à sa douleur et à ses remords, pleurait sur les conséquences de sa mauvaise conduite. Une lettre lui est apportée; elle l'ouvre, et y lit ce qui suit:

»Le lieu où vous êtes maintenant, ne doit plus être un asyle pour vous, ayant agi de manière à renoncer authentiquement au titre d'épouse de feu Lorédani. Je crois donc être en droit d'exiger que vous quittiez le palais sur-le-champ; autrement, la famille orgueilleuse de votre mari, qui ne va pas tarder d'arriver, vous accusera, et vous traitera avec toute l'ignominie que l'esprit de vengeance et d'avarice peut dicter.»
ADOLPHE.

Laurina, dont l'âme était encore abîmée sous le poids des dernières paroles de son époux mourant, et pénétrée de son crime, répondit sans hésiter de la manière suivante:

«O! Adolphe! voudriez-vous me faire croire que mon coeur coupable vous aime encore? Vous, que ma raison troublée me montre comme un séducteur et un assassin?... Malheureuse que je suis, le pourrais-je?... A quoi donc le sort m'a-t-il réservée?... Cependant écoutez-moi. Je suis déterminée à ne vous revoir jamais. Mon intention est bien de quitter le lieu où je suis, avec Victoria, la victime innocente de l'erreur de sa mère. Je vais me retirer pour un tems dans une province éloignée, et quand ma faute sera oubliée, j'essayerai de reparaître dans la société, non pour moi, mais pour ma fille a qui j'ai si cruellement fait tort. N'insistez pas pour me revoir, cela serait inutile. Je n'agraverai pas le poids dont ma conscience est chargée.
Adieu pour jamais.»

Ayant écrit ceci, elle le remit au messager qui attendait une réponse. Mais faut-il le dire? Laurina, ne se repentant qu'à demi, et dans une agitation d'âme qu'elle ne pouvait dompter, espérait une nouvelle instance d'Adolphe! Elle n'osait s'avouer l'idée secrète qu'elle avait, qu'il ne renoncerait pas si facilement à son amour. Ce n'était qu'en tremblant et bien à regret, qu'elle fesait ses préparatifs pour quitter une demeure dont tout lui interdisait une plus longue habitation.

Il ne s'était pas passé une heure depuis le départ de sa lettre, lorsque le messager revint avec une réponse qui, soit dit à la honte de Laurina, lui causa une sensation de plaisir au moins aussi forte que la peine qu'elle avait éprouvée auparavant. Elle était conçue en ces termes.

«Vous voudriez vous éloigner de Venise avec votre fille! Prenez garde Laurina, il n'est pas question de plaisanter avec moi. Quittez le palais à minuit. Je vous attendrai ainsi que Victoria, sur le canal, vis-à-vis de vos fenêtres. Nous irons à Montebello, campagne que j'ai louée en arrivant ici, comme un délassement pendant le séjour indispensable que je suis obligé d'y faire encore. Sa situation est isolée et assez loin de la ville. Nous serons là à l'abri du soupçon, car tout le monde croit que le marquis est mort par la main des bravos (assassins); j'ajouterai seulement que si vous persistez dans votre dessein de me fuir, je vous conduirai par tout où vous l'ordonnerez, et vous laisserai ensuite en paix; que ce soit donc entendu entre nous. Je jure par tout ce qu'il y a de sacré, que vous consentiez ou non à ma proposition, que vous ne sortirez pas de Venise sans moi. Je vous poursuivrai jusqu'au bout de l'univers, s'il le faut. Je serai sans cesse sur vos pas, et vous tourmenterai éternellement, si vous hésitez, ou si vous cherchez à m'échapper.»
ADOLPHE.

Un soupir pénible partit du cœur de Laurina. Cherchant à se croire irrévocablement fixée dans sa résolution d'être vertueuse, et ne voulant pas lire plus loin dans ses pensées, elle écrivit ce qui suit:

«Bien convaincue, homme cruel, et le plus exigeant de tous! bien convaincue que je serai fidelle jusqu'à la mort à la promesse que j'ai faite à ... Dieux! je n'ose écrire son nom ... mes doigts tremblans ont peine à tenir la plume ... je consens à ce que vous me proposez, et je m'en rapporte à votre honneur pour l'exécution de votre parole.»

Les choses étant ainsi arrangées, la faible Laurina reprit ses préparatifs. Mais hélas! quelle vîtesse elle y mit cette fois! Car, malgré qu'il lui eût été difficile peut-être de définir ce qui se passait en son âme, encore eut-elle pu y découvrir le plaisir de se savoir toujours aimée par l'homme qu'il lui convenait le plus d'éviter et même d'abhorer. Telle n'est que trop souvent la bizarrerie du cœur humain.

A minuit, Laurina, accompagnée de sa fille, quitta le palais de Lorédani. Adolphe fut exact au rendez-vous. Il reçut les dames avec un sérieux plein de hauteur, et les conduisit à une gondole qui les attendait. En peu de tems ils furent à Montebello.

Il n'est pas nécessaire de nous étendre sur cette partie de notre histoire. Nous dirons seulement qu'arrivés à la maison de plaisance, le perfide Adolphe appela à son aide toutes les séductions qui avaient déjà réussi à apporter le désordre dans une famille respectable. Il n'en oublia aucune, cette fois, et la malheureuse Laurina consentit d'abord à un délai de peu de jours, pour rester sous le toît de l'être qui l'avait perdue, le traître sachant bien ensuite comment prolonger ce délai. Effectivement, quel est l'homme qui, après avoir corrompu les principes et le cœur d'une femme qu'il trompe, trouve de la difficulté à maintenir sa victoire, s'il l'en juge digne? Néanmoins Adolphe tint si exactement sa promesse, que Laurina eût pu s'en éloigner, si elle eut continué de le souhaiter. O femme coupable! elle ne le souhaitait pas, car aveuglée par les fascinations de son amant, il lui semblait impossible de vivre hors de sa présence.

Insensiblement ce commerce, doublement criminel, se ressera et devint plus durable que jamais. Cependant Adolphe eut l'hypocrisie de faire un voyage en différes lieux, et même à une distance considérable de chez lui, sous le prétexte de trouver une demeure convenable pour la jeune Victoria et sa mère. Il n'ignorait pas que faire changer Laurina de scène, c'était la détourner de ses réflexions douloureuses, et en venir à ses vues. Il savait bien aussi, que tant qu'elle serait avec lui, elle n'éprouverait pas un instant de tristesse, et par conséquent elle ne pourrait voir qu'avec horreur l'instant de s'en séparer.

Les plans d'Adolphe, toujours bien combinés, manquaient rarement de réussir. Enivrée par ses séductions, Laurina cherchait à bannir tout souvenir chagrinant; et, telle qu'un misérable attaqué d'une maladie néphrétique, court en désespéré après le secours de l'opium, elle se sauvait des remords de sa conscience, en regardant sans cesse celui qui l'avait souillée. Autrement eut-elle pu endurer l'idée horrible de son crime! Eut-elle oublié qu'elle s'était élancée du lit de mort de son époux où le sang coulait encore, pour se jetter dans les bras de son assassin! Qu'elle avait trahi son vœu solemnel; que l'âme du comte s'était arrêtée dans son vol pour l'entendre! Pouvait-elle, même à l'aide des sophismes, trouver la moindre palliation à sa conduite? Non, il ne lui restait de ressource qu'auprès d'Adolphe. Dans ses regards quelle idolâtrait, se trouvait son excuse, et dans son organe enchanteur, une tentation à laquelle elle croyait que nul être n'eut pu résister.

Que les progrès du vice sont terribles! La seule imperfection originelle de Laurina était la vanité et l'amour de l'admiration. Cette erreur, peu dangereuse, quand rien ne la nourrit, mais funeste lorsqu'elle est poussée hors des bornes de la raison, devint la cause de maux sans nombre. Déjà des peines amères l'avaient suivie. Une pareille leçon devrait suffire pour nous tenir en garde contre les égaremens du cœur, et ne jamais nous laisser abuser sur les effets nuisibles des passions.


CHAPITRE V.

Une année s'était écoulée depuis la mort de Lorédani; lés tristes événemens qui avaient marqué cette funeste époque, s'étaient affaiblis insensiblement dans l'esprit de sa veuve; les recherches avaient cessé depuis long-tems; en un mot, la femme coupable ne pensait plus à se séparer d'Adolphe.

Ils ne vinrent point à Venise; ils continuèrent leur résidence à Montebello, dans le crainte que leur présence à la ville ne fût vue avec mépris et indignation parmi la haute classe de la société. Ils se condamnèrent donc à rester constamment à la campagne, et se dédommagèrent de cette contrainte, en y attirant tous les jeunes gens de plaisir qu'ils purent rencontrer. Cela ne leur fut pas difficile, car il est des êres qui se plongeraient dans les antres de la débauche, plutôt que de refuser une jouissance quelconque; comme il y a aussi très-peu d'individus qui aient le droit de se rendre les censeurs du vice. Montebello devint le séjour de la gaîté et de la folie. Les réflexions en furent bannies, et les événemens qui auraient dû être gravés en lettres de sang dans le cœur de ses hôtes, ne furent plus rappelés qu'avec indifférence, ensuite totalement oubliés.

Parmi les joyeux Vénitiens qui fréquentaient la société des amans, il s'en trouvait un appelé le comte de Bérenza. C'était un homme à sentimens singuliers, et d'un caractère extraordinaire. Il n'était pas venu à Montebello pour s'amuser, ni par indolence, mais dans un véritable esprit de curiosité, pour analyser ses habitans, et découvrir, d'après le résultat de ses observations, si le mal qu'ils avaient commis, et la conduite qu'ils persistaient à suivre, venaient de la dépravation naturelle de leur cœur, ou si la force inévitable des circonstances les avait seule rendus coupables: il venait pour faire ses études sur deux caractères, et augmenter ses connaissances du cœur humain.

Cependant il ne trouva, ou ne crut rien trouver, dans la liaison d'Adolphe et de Laurina, qui pût mériter la considération d'un philosophe. Il ne vit en eux, que deux êtres qui s'étaient plongés volontairement dans le vice, sans avoir le pouvoir, ni même la volonté de se tirer de son funeste tourbillon. C'est pourquoi il les regardait avec mépris, sans en avoir la moindre pitié. Il vit deux malheureux qui n'avaient écouté que leurs passions, sans égard pour ce qui devait en résulter en s'y adandonnant.

Ainsi prévenu, il cessa de s'en occuper; mais il examina avec un intérêt tout particulier la jeune Victoria, sans cependant songer à demander sa main; car, jusqu'à ce jour, Bérenza n'avait encore jugé aucune femme digne de lui appartenir en légitimes nœuds. L'ardeur de son admiration ne put donc conduire jusque-là le philosophe. Mais, sans l'idée déshonorante attachée à cette infortunée jeune personne, il en aurait fait sa femme par calcul; c'est-à-dire que, fort du pouvoir qu'il se croyait sur le cœur humain, il eût espéré de la rendre ensuite telle que le demandaient ses désirs. D'abord, travaillant à diminuer son orgueil, il eût entrepris de transformer cette humeur impérieuse en noblesse et dignité; il eut de même corrigé ses autres imperfections. Hélas! Bérenza ne savait pas, tant l'homme qui se croit si savant sur les autres s'ignore lui-même, que c'était la taille pleine d'élégance et l'air animé de Victoria, qui lui fesait avoir de son caractère une idée si flatteuse. Elle avait à cette époque près de dix-sept ans, et Bérenza trente-cinq. L'air de celui-ci était majesteux, et ses traits, quoiqu'annonçant de la gravité, possédaient une douceur d'expression qui charmait; mais les pensées de la jeune Victoria ne s'arrêtaient point à ce mérite personnel, et la persuasion de s'être attiré exclusivement les regards d'un homme d'une indifférence orgueilleuse, donnait un prix réel à sa conquête. Cela lui fit rechercher sa société, et la rendit prévenante envers lui. Aussi l'enthousiasme de Bérenza s'éleva-t-il bientôt au plus haut point, et son plus ardent désir fut de la nommer son amante. Son âme philosophique n'avait point d'autre attachement, excepté pour un frère plus jeune de quelques années, qui était alors absent d'Italie, pour se distraire d'une passion malheureuse; c'est pourquoi ses pensées et ses désirs furent tous concentrés en Victoria.

Il est naturel de supposer que le caractère de cette jeune personne, plus enclin au mal qu'au bien, et ayant besoin d'un Mentor sévère pour le régler, n'avait pas, depuis la mort de son père, pu s'améliorer beaucoup; au contraire, le mauvais exemple tendait à le gâter tout-à-fait. Elle voyait, dans la conduite de sa mère, une violation du serment le plus sacré; la délicatesse et la vertu foulées aux pieds; et quoique ses penchans la portassent à préférer la vie dissipée dans laquelle elle se trouvait, à la retraite enjointe par le marquis, cependant elle réfléchissait assez pour sentir ce qu'avait de blâmable l'oubli qu'on avait fait de ses dernières volontés. Au total, Victoria était une fille qui ne pensait pas comme tout le monde, et son imagination ardente devait donner aux choses la couleur qui la frappait, plutôt que celle de la vérité.

Bérenza venait d'éveiller dans son sein, des sensations qui, endormies jusqu'alors, ressemblaient, dans leur inactivité, au sommeil du lion; il ne fallait qu'un léger aiguillon pour les exciter. Victoria avait toujours regardé l'union séduisante, et en apparence heureuse, de sa mère avec Adolphe, avec un certain sentiment dont elle ne pouvait se rendre compte; mais quand Bérenza la distingua, lorsqu'il s'adressa à elle avec le langage de l'amour, cela lui fit découvrir que ce sentiment était celui de l'envie, et du désir ardent de se trouver dans la même situation que sa malheureuse mère, de recevoir les attentions, comme elle, d'écouter la tendresse y et devenir l'objet des regards passionnés d'un amant. Tels étaient les effets que produisaient le vice d'une mère sur l'âme de sa fille.

Enfin, j'ai donc trouvé un adorateur, s'écriait-elle avec une secrète satisfaction! Je serai au moins aussi heureuse que ma mère, si le comte Bérenza aime comme le comte Adolphe.

En effet, Bérenza aimait, mais d'un amour réel, tandis que Victoria n'était susceptible que d'une vanité dont elle se promettait la jouissance dans un semblable amour. Bérenza aimait, et Victoria n'était qu'émue et flattée. L'amoureux philosophe considéra que ce ne serait pas s'exposer au reproche, que de la tirer de la position dangereuse où elle se trouvait, en lui avouant sa passion et en l'engageant à quitter la demeure déshonorante d'Adolphe. Toutefois l'orgueil du Vénitien fut plus fort que son amour; car il écarta toute idée d'en faire sa femme, et au contraire, il employa son adresse pour l'engager à devenir sa maîtresse.

Dans ce dessein, il chercha l'occasion la plus prochaine d'avoir un entretien avec Victoria. Elle se présenta bientôt, et ayant déclaré à la jeune personne enchantée l'amour ardent qu'elle lui avait inspiré, il lui proposa franchement, mais non sans une sorte de retenue, d'adopter ce que son âme ravie lui avait suggéré depuis long-tems.

L'organisation hardie de Victoria, sa façon de penser dégagée de toute contrainte, l'empêchèrent de s'offenser à la proposition du comte. Si elle eut pensé un instant que ses idées strictes sur l'honneur lui défendaient de la demander pour femme légitime, malgré son désir extrême d'avoir un amant, elle eut dû le repousser avec mépris; mais ici l'orgueil agit contre l'orgueil, et elle se persuada que Bérenza regardait le mariage comme une chose inutile, et même dégradante à un amour comme le sien.

Ce fut en faisant cette fausse réflexion, qu'elle lui tendît les mains. Bérenza les saisit, avec ardeur, comme une marque de consentement; et s'asseyant aux pieds de sa maîtresse, qui lui souriait avec une vivacité extraordinaire, il parla plus en détail des arrangemens et des moyens à prendre pour quitter Montebello, sans être soupçonnés. Victoria l'écoutait avec délices; le plaisir animait ses joues et brillait dans ses regards hautains. Son cœur se pavanait aux discours du comte, et sans pouvoir rien définir, elle se sentait capable d'actions surprenantes. L'enthousiasme animait son sein, et répandait sa chaleur sur ses traits. Soudain, au milieu de ses félicitations, et tandis que Bérenza, encore à ses pieds, poursuivait son discours amoureux et décrivait ses plans pour leur bonheur à venir, arriva en frémissant de rage, et l'horreur peinte dans toute son attitude ... Laurina!

—Malheureuse, s'écria-t-elle, en prenant rudement le bras de sa fille, est-ce ainsi que vous récompensez mon indulgence envers vous, la confiance tendre et aveugle que je vous ai montrée? et vous, signor Bérenza, qui jouez ici le rôle d'un infâme séducteur, croyez-vous, par cette conduite, payer l'hospitalité du comte Adolphe? est-ce ainsi que vous vous dites son ami, en cherchant à nous ravir notre seul bien, l'innocente Victoria?

—Signora, reprit Bérenza avec un sourire de dédain, il vous sied à merveille en vérité, de faire le procès à ceux qui violent les lois de l'hospitalité!

Les yeux de la coupable Laurina furent baissés à l'instant. La honte colora ses joues, son cœur battit avec violence, et à peine put-elle se soutenir; Bérenza prit la main de Victoria.—Je ne crois pas, continua-t-il, d'une voix ferme, devoir me défendre de séduire votre fille; je pense, au contraire, la sauver de la séduction. Excusez-moi, madame, si j'observe que c'est le sort qui l'attend, en restant dans cette maison.

—Victoria, dit sa mère, revenant de son agitation et n'osant répondre au comte, Victoria, je vous ordonne de sortir d'ici ... oui, pour la première fois de ma vie, je vous ordonne de m'obéir, en évitant toutes les occasions de parler au comte de Bérenza.

Celui-ci lança un regard à la jeune personne. Il voulait lui communiquer une étincelle du feu qui l'animait, et voir si elle montrerait cette indépendance de sentiment qu'elle annonçait. Mais Victoria, retirant fièrement sa main, que le comte retenait, comme voulant lui prouver qu'elle n'avait pas besoin de son aide, s'avança vers sa mère et repliqua ainsi:

—Que vous ne m'ayez jamais ordonné, est une chose vraie; que vous m'ordonniez, maintenant qu'il est trop tard, l'est également. Je suis donc décidée à partir d'ici, où il n'y a point de protection pour moi, et à me remettre sous celle du comte de Bérenza, dans laquelle je place toute ma confiance.

—Oh! Victoria, es-tu folle, dit sa mère, en joignant les mains, et commençant à éprouver la juste rétribution due à ces parens coupables qui corrompent leurs enfans. Es-tu folle, ma fille, ou veux-tu me plonger dans une douleur mortelle?

—Vous plonger dans la douleur! répéta amèrement Victoria.

—O mon enfant, ma chère enfant cria sa mère, la tête perdue et sentant la pointe aigue du remords, voudrais-tu donc m'abandonner?

—Vous m'abandonnâtes bien ainsi que mon père et mon frère, reprit Victoria, qui perdit toute retenue.

—Quoi, ma fille!... Victoria!... c'est toi qui parles ainsi?

—Ma mère, pardon!... mais vous nous avez déshonorés, perdus à jamais. Personne ne m'a trouvée digne d'amour, que le comte de Bérenza. Ne vous opposez donc pas à ce que je réponde à sa tendresse, à ce que je sois heureuse. Pourquoi, je vous le demande, les considérations de votre bonheur viendaient-elles empêcher le mien? Quand vous aimâtes le comte Adolphe, vous savez, madame, que vous nous quittâtes, sans penser à la peine que vous fesiez à mon père; souvenez-vous que....

—Tais-toi, fille dénaturée, tais-toi, s'écria Laurina accablée.

—Eh bien! poursuivit cette fille sans délicatesse, cessez donc de trouver mauvais mon départ avec le comte de Bérenza. Je vous obéirais, j'aurais pour vous tout le respect qu'une fille doit à sa mère, si vous aviez tenu le serment ... ce serment que vous prononçâtes au lit de mort de mon père!...

Ces reproches indignes d'un enfant bien né, mais mérités par une mère coupable, furent beaucoup trop forts pour que la criminelle Laurina pût les endurer. Elle fut saisie d'une convulsion violente, et tomba sur le parquet.

Bérenza qui, d'abord, avait écouté avec plaisir et surprise cet esprit indépendant, selon lui, mais qui n'était qu'altier, fut choqué ensuite de la dureté odieuse de Victoria envers l'auteur de ses jours, dont la tendresse aurait dû, au moins, exciter dans son cœur quelque gratitude. Ne voulant pas analiser l'effet que ce trait produisait sur son amour, éprouvant beaucoup de peine d'une pareille insensibilité, il releva avec empressement Laurina. Quand elle fut tout-à-fait revenue à elle, il la conduisit dans sa chambre, et disant quelques paroles à l'oreille de Victoria, d'un air très-sérieux, il les laissa ensemble.

Cette manière réservée, que montra le comte, ne manqua pas de produire, sur l'esprit de la jeune personne, l'impression qu'il désirait. Elle sentit ce qu'il pouvait penser, et vit que sa sortie impitoyable contre sa mère, pouvait lui avoir inspiré du dégoût. Effrayée à l'idée de lui devenir indifférente, elle songea à regagner son estime. C'est pourquoi, s'approchant de sa mère d'un air plus doux, elle chercha à réparer sa faute; mais elle avait réveillé le remords dans l'âme de Laurina, qui, voyant celle-ci dans des dispositions plus modérées, prit la résolution de se retirer du crime, et de la sauver des dangers dans lesquels elle l'avait conduite. Une peine violente venait d'assaillir le cœur de cette mère coupable, en reconnaissant les effets de son fatal exemple. Afin de la débarrasser de ce poids, elle se promit bien de renoncer à tout ce qui lui avait fait tort jusqu'alors. Les représentations furent donc mises en jeu, et Laurina chercha à persuader sa fille de la nécessité d'une retraite absolue pour un tems, et à quoi celle-ci parut absolument contraire. Tout ce que la première put en obtenir, avec répugnance, fut la promesse de ne pas voir le comte de Bérenza de tout le jour, et Victoria n'y eut pas même consenti, si ce n'est qu'en le privant de la voir pendant quelques heures, elle espérait lui faire sentir le vide de sa société, et que cela lui ferait oublier l'humeur qu'elle lui avait vu prendre.

Laurina passa ce tems dans la douleur la plus violente qu'elle eût encore ressentie; elle se sépara ensuite de sa fille, après l'avoir vue se mettre au lit. Alors elle courut auprès d'Adolphe, à qui elle fit part de sa nouvelle peine. Baignée de pleurs, elle lui annonça qu'elle voulait le quitter le lendemain pour se rendre dans une retraite où elle voyait trop bien qu'elle eût mieux fait d'y garder sa fille après la mort de son époux.

Adolphe l'écouta sans interruption; et quand elle eut cessé de parler, il la regarda d'un air sérieux, mais tendre, et dit:

—Qu'une union comme la nôtre, chère amie, cimentée par les liens et par les circonstances, quoique pouvant être considérée désavantageusement par le préjugé vulgaire, puisse être rompue, cela ne tombe pas sous le sens. Ecoutez ce que j'ai à vous proposer, et laissez Victoria jouir du fruit de son audace. Il ne me serait pas difficile de défendre au comte de Bérenza de rester ici une heure de plus: il serait également facile d'enfermer la jeune personne dans sa chambre, et de l'empêcher de voir qui que ce fût; mais nous aurons recours à des mesures plus simples et plus efficaces. Il est plusque probable que le comte n'a jamais eu occasion de correspondre avec votre fille, et par conséquent qu'il ne connaît point son écriture; tracez donc ce que je vais vous dicter, et qui ne manquera pas de produire son effet.

«Cher Bérenza, la peine que ma mère a ressentie de notre altercation, m'engage à me priver pour un tems du plaisir de vous voir. Retournez à Venise, je vous prie; et quand l'humeur occasionnée par la circonstance, sera dissipée, je mettrai tout empressement à solliciter votre retour.»

—Que ce peu de mots soit envoyé à Bérenza, et vous verrez que la suite en sera son prompt départ d'ici. Le comte absent, Victoria quittera cette maison.

—Sans moi, Adolphe?

—Nous l'accompagnerons jusqu'à un autre azile, Laurina; elle y sera en parfaite sûreté, sans pouvoir nuire davantage à notre bonheur.... Mais il me vient une idée, continue-t-il, en s'appercevant que Laurina voulait parler probablement pour s'opposer à ses intentions: j'ai une retraite admirable pour elle. Dans nos promenades, l'an passé, nous nous arrêtâmes, comme vous savez, chez votre cousine, la signora di Modène; elle demeure, je crois, près de Trévise. Il n'y a pas d'endroit plus retiré ni plus convenable pour notre jeune demoiselle. La signora s'est montrée excessivement polie envers moi, dit-il en souriant; ainsi, ma Laurina, elle fera tout ce que nous voudrons.... Allons, pas d'objection, nous parlerons de cela plus amplement. Pendant ce tems, si Bérenza, pensant qu il n'est pas rappelé par sa maîtresse, s'aventurait à revenir, nous le recevrions avec les marques de la plus grande froideur. Quand il n'appercevrait plus la petite, il concevrait aisément que nous l'avons éloignée à dessein, et n'ayant aucun droit de nous en demander la raison, il prendrait sur-le-champ le parti de nous quitter.

—Ainsi, ajouta Adolphe, d'un ton plus gai, nous serons débarassés d'un sujet de trouble; et ainsi, ma bien aimée, vous vous appercevrez qu'il n'y a pas de nécessité immédiate à séparer l'âme du corps; c'est ce qui arriverait en vous arrachant à moi dont vous êtes plus que l'âme ... mais non, jamais nous ne serons soumis aux caprices des circonstances; nous les soumettrons au contraire. Nul pouvoir humain, ni aucune considération sur la terre, ne me séparera de toi, ô ma Laurina! mais revenons à notre objet.

Laurina prit machinalement la plume, et écrivit, sous la dictée d'Adolphe, ce que nous avons déjà vu. Le billet écrit, une femme de chambre le porta, avec défense d'attendre la réponse.

Bérenza ne se douta point de la supercherie; et sa conduite, à ce sujet, fut telle qu'elle devait l'être pour favoriser les vues d'Adolphe. Le comte, loin de se fâcher du billet, pensa que Victoria, en refusant de le voir pendant un tems, n'avait en vue que de réparer les torts dont elle s'était rendue coupable envers sa triste mère. La chose lui paraissant ainsi, il se disposa, par bonté, à son vœu, et crut que son départ rappelerait l'harmonie que sa présence avait interrompue, d'autant qu'il le croyait nécessaire à l'entier accomplissement de ses vues. En conséquence il se décida à quitter Montebello, sans perdre de tems, et dans l'espoir d'y revenir bientôt, avec une meilleure perspective de succès. Il éprouvait quelque plaisir à penser que Victoria fût susceptible de se repentir de ses fautes. Ne voulant point s'exposer à aucune explication sérieuse avec le comte Adolphe, il appela sur-le-champ son valet-de-chambre, et lui ordonna de tenir tout disposé pour partir. Bérenza avait bien l'idée de laisser un mot pour Victoria, mais réflexion faite, il sentit que ce serait irriter sa mère davantage. Tout était prêt, le firmament parsemé d'étoiles, et la lune éclairant la route, le comte de Bérenza dit adieu à Montebello.


CHAPITRE VI.

Le jour suivant, Laurina entra dans la chambre de sa fille, et après quelques mots vagues, elle lui apprit, avec une surprise affectée, le départ du comte.

Cette annonce causa d'abord à la haute Victoria la peine la plus mortifiante qu'elle put ressentir; mais cette émotion fut promptement suivie d'un dépit concentré: «le comte Bérenza n'est pas parti volontairement d'ici: à quelle instigation doit-il son départ? demanda la fière demoiselle?»

À l'instigation de personne, Victoria, répondit sa mère avec douceur et en tremblant. Victoria détourna ses jeux perçans de dessus Laurina, et d'une voix calme et non sans aigreur, dit: «si le comte Bérenza s'est éloigné de son plein gré, il restera tranquille et ne cherchera plus à me voir; niais s'il a été excité à partir d'ici, il m'écrira et m'apprendra la vérité. Ainsi donc, à tous événemens ce mystère sera éclairci.»

»Et en attendant, enfant cruel, ajouta Laurina qui avait sa leçon faite par Adolphe, nous chercherons à vous distraire par de petites promenades dans les environs.»

L'air de vérité qu'elle sut prendre en imposa à sa fille, qui condescendit à sourire. Moitié fâchée et moitié adoucie, elle souffrit que sa mère lui serrât la main.

«Quand partirons-nous, et où irons-nous, madame?»

«Nous partirons tout de suite si vous n'y apportez pas d'objection, ma chère enfant, répondit Laurina d'un ton caressant; et le comte Adolphe désire que nous allions rendre une visite à la signora de Modène, à sa délicieuse retraite de Il Bosco, près de Trévise.»

«Quoi, chez cette rebutante vieille créature?»

«Allons, mon ange, point d'humeur; c'est une parente, vous savez. Nous ne resterons là que quelques jours, après quoi notre petite tournée sera à la volonté de Victoria.»

La jeune personne daigna sourire encore, et la mère l'embrassant tendrement, dit en se levant: adieu pour l'instant, ma chère fille; préparez-vous, ainsi que je vais le faire, pour notre départ.»

Cette injonction ne fut pas désagréable à Victoria, car son orgueil blessé usurpait en ce moment chez elle la place du regret et de l'amour. Sûrement, pensait-elle, si Bérenza m'eût véritablement aimée, il ne m'aurait pas quittée si froidement, si vîte et sans m'écrire une seule ligne! peut-être a-t-il craint qu'en exécutant le plan qu'il avait formé, des embarras ou quelqu'inconvénient ne vinssent l'inquiéter. C'est pourquoi, si même son départ n'a pas été volontaire, nul doute qu'il ne saisisse cette occasion de rompre avec moi; puis-je alors le regretter? Mais je le juge peut-être sévèrement ... quelqu'artifice combiné qui ne serait pas venu à ma connaissance.... Allons, je n'y veux plus penser. C'est au tems seul à me convaincre.

L'esprit troublé et le cœur mécontent, Victoria commença ses apprêts de départ. Le comte et Laurina ne la laissèrent pas long-tems à sa solitude, dans la crainte qu'elle n'y entretînt des réflexions dangereuses. Ils entrèrent dans son appartement, et Adolphe d'un air gai et dégagé, lui demanda si elle était prête. Je le suis, fut la réponse laconique de la demoiselle.

Et nous aussi, dit-il. Alors il voulut prendre sa main pour la conduire.

L'orgueilleuse fille la retira avec humeur, puis suivit sa mère et le comte en silence.

Adolphe, qui avait paré à tout ce qui pouvait apporter quelque délai à leur départ, eut soin que rien ne pût les arrêter. Ils s'embarquèrent donc de suite pour Trévise, et Victoria, sans s'en douter, dit adieu pour long-tems à Venise.

Toute tentative pour alimenter la conversation, en route, fut rendue inutile, parla sombre taciturnité de Victoria. Mais petit à petit (honteuse sans doute de paraître s'éloigner à regret d'un homme qui, après tout, semblait l'oublier,) elle reprit un peu de sérénité, et montra un enjouement quelle était loin de ressentir. Ce changement enchanta Laurina. Son coeur toujours porté pour sa fille, commença à se repentir de sa conduite précipitée, et à sentir de la répugnance à condamner une jeune créature à une rebutante solitude, tandis que sans ses exemples pernicieux, elle eût pu devenir l'ornement de la société.

Adolphe devina ses pensées et parut mécontent. Celui qui avait pour but d'éloigner toute barrière à sa possession, ne pouvait souffrir qu'on y portât atteinte, il le lui fit sentir par son air sévère. Laurina soupira et se laissa aller à de tristes pensées. Ce fut alors le tour de Victoria de chercher à distraire sa mère. Elle montra en cette occasion l'empire qu'elle avait sur ses sentimens, et combien elle savait s'en rendre maîtresse. Cependant ses efforts ne firent qu'ajouter aux regrets de la malheureuse Laurina.

Comme nos voyageurs étaient partis tard de Venise, il fesait nuit quand ils arrivèrent au Bosquet, lieu ainsi nommé à cause de sa situation au milieu d'un bois. Sa sombre apparence ne frappa nullement Victoria, qui était en ce moment toute vivacité; mais le cœur de sa mère se serra. Elle savait que l'intention d'Adolphe, après qu'il aurait instruit sa parente de la conduite à tenir envers Victoria, était de l'abandonner à sa garde. Il devait la dépeindre comme une jeune personne très-légère et fort libre de principes, qui en conséquence avait grand besoin d'être surveillée. Laurina essaya encore de faire changer les résolutions d'Adolphe, mais toujours envain; elle n'avait aucun pouvoir sur son esprit, quand il était question de coups d'autorité. Fatigué de ses importunités, il devint glacial et insensible. Avant le départ de Montebello, Laurina aurait pu, peut-être, obtenir quelqu'adoucissement à la sentence, mais en ce moment il n'était plus tems. Son air le lui dit assez pour qu'elle cessât de le presser.

La signora reçut le comte Adolphe avec toute la politesse dont elle était susceptible. Laurina l'examina attentivement pour pouvoir augurer ce qu elle avait à en attendre pour sa fille. Mais cette femme peu gracieuse, n'offrait sur ses traits que l'orgueil d'une vertu maussade, avec l'envie maladroite de se faire valoir par quelqu'amabilité qui lui était tout-à-fait étrangère.

Cette grave personne avait été informée de la mauvaise conduite de Laurina, conduite qui l'avait exposée à perdre son rang dans la société. Se prévalant alors de l'arrogante supériorité assez ordinaire aux petites âmes toujours prêtes à triompher de la chûte des autres, elle crut ne lui devoir qu'une froide révérence, puis daigna à peine jeter un regard sur Victoria.

La signora de Modène, comme on l'a déjà observé, était une parente éloignée de la marquise: son physique était aussi repoussant que son caractère. Un long visage jaune, des petits yeux gris, une taille maigre et à moitié courbée, en faisaient l'ensemble. Elle était orgueilleuse, minutieuse et elle avait une âme mercenaire. Allarmée, dans sa jeunesse de l'idée d'être forcée à se faire religieuse, parce qu'elle n'avait pas de bien, chose assez commune parmi les filles nobles d'Italie, elle préféra de demeurer avec des gens riches, à qui elle offrit ses services. Elle se comportait alors, selon que lui valait son séjour chez ces personnes, tantôt comme compagne, tantôt comme gouvernante, et même au besoin comme femme de chambre. Par ces moyens et autres semblables qui tiennent à la flatterie, aux petits calculs et à l'hypocrisie, elle était parvenue à amasser un capital assez fort pour pouvoir se passer d'autrui, dans un âge où elle se verrait oubliée, et se consoler du mépris dont on l'avait souvent abreuvée dans sa jeunesse. Ensuite, pour s'en venger, elle se promettait bien de devenir le Mentor, ou plutôt le tourment des malheureux êtres qui se trouveraient sous sa dépendance. Nul homme, même dans ses plus beaux jours, n'avait pris garde à elle, et beaucoup moins encore n'avaient pensé à la demander en mariage. Par cette raison, sa haine contre toutes les femmes qui avaient des attraits, ou qui osaient se montrer sensibles aux hommages de l'autre sexe, ne connaissait point de bornes, et on ne pouvait rien espérer de son indulgence. Telle était la signora de Modène. Son intérêt personnel l'avait toujours empêchée de se mettre mal avec sa cousine, quoique n'ayant jamais été intime, parce que celle-ci n'avait cessé d'être généreuse à son égard. Toutefois son malheureux penchant à l'envie s'opposa à ce quelle lui fît un accueil bien cordial. Elle n'agissait pas de même avec Adolphe, dont cette femme désirait se faire un ami. Elle lui adressa donc son hommage mercenaire, et elle lui fit une cour assidue. Ainsi, il n'avait rien avancé de trop en disant à Laurina que la signora avait beaucoup d'égards et d'estime pour lui; mais toutes ces prévenances n'étaient pas faites pour l'engager à rester dans sa maison une heure de plus qu'il ne lui fallait. Il se permit de demander librement à souper de bonne heure, pour que Victoria allât se reposer, et qu'il lui fût plus facile ensuite d'entamer le grand objet de leur visite.

On ne tarda pas à être servi. Victoria, sans soupçon et voulant éviter les regards de la vieille dame, regards qui avaient déjà fait une impression désagréable sur son esprit, demanda où était sa chambre, aussitôt qu'on eut fini de souper. Quoique conservant une sûreté apparente, elle ne put s'empêcher d'éprouver, en se levant de table, un serrement de cœur qui l'emporta sur son indolence accoutumée. En souhaitant le bon soir à sa mère, l'envie lui prit de se jeter à son col, ce qu'elle fit avec une tendresse qui ne lui était pas ordinaire. Elle la pria tout bas à l'oreille de ne pas rester trop long-tems dans cette détestable demeure. Laurina, non moins affectée, n'eut pas la force de lui répondre; le cœur lui battait: elle balbutia, et la dissimulation qu'elle se voyait forcée d'employer, la rendait rouge comme le feu. Pressant la main de sa fille, elle lui dit bon soir en tremblant, et en pensant que ce serait peut-être la dernière fois. Sa poitrine se gonfla, et ses yeux se remplirent de larmes.

Victoria quitta la salle, en se reprochant presque d'avoir affligé un cœur aussi sensible que celui de sa mère. Oh! que ce moment eût été propre à réparer bien des fautes, si ces deux femmes, éclairées par la sagesse, se fussent entendues! Victoria était à peine partie, que l'impatient Adolphe s'adressa à la signora de Modène, en entrant brusquement en matière sur le sujet qu'il avait le plus à cœur de terminer.

«Voudriez-yous, signora, dit-il, me permettre de vous parler sur quelque chose de sérieux?»

La signora fit une inclination assez roide, tout en voulant la rendre gracieuse; et essayant de sourire, la plus laide grimace vint contracter ses traits. Adolphe, en homme du monde, la prit pour un acquiescement, et continua de la sorte:

«Votre politesse envers moi, signora, et plus encore la haute idée que j'ai de votre caractère, m'engagent à placer en vous ma confiance, que certainement je ne donnerais pas à aucune autre femme ... je vous apprends donc que la jeune demoiselle qui sort à l'instant de l'appartement, doit être remise pour un tems à vos soins. Naturellement disposée au mal, ayant l'humeur dédaigneuse et hardie, elle a été élevée avec cela en véritable enfant gâté. L'indulgence et la flatterie l'ont perdue. Son cœur est déjà corrompu; et, jeune comme vous la voyez, car à peine a-t-elle dix-huit ans, il n'a pas manqué de gens d'un autre sexe pour la pervertir».

Ici, la signora exhala un soupir. Etonnée, elle regarda le ciel eu fesant un signe de croix. Le comte, avec une gravité extérieure et un mépris secret, poursuivit ainsi: c'est pourquoi je vous demande si vous voudriez bien condescendre à tenir sur cette jeune personne orgueilleuse, une surveillance des plus strictes, et ne jamais la perdre de vue?

—Mais, je vous en prie, chère cousine, interrompit Laurina d'une voix altérée, ne la traitez pas trop sévèrement.

La signora prit un air de mépris, et parut dédaigner de répondre à Laurina, quoi qu'autrefois elle en parlât avec assez d'orgueil. Maintenant se voyant bien au-dessus de l'épouse criminelle de Lorédani, elle la méconnaissait.

—Je voulais vous dire, signora, reprit Adolphe, en rappelant à lui l'attention de la dame, qu'il me semblerait à propos de la tenir enfermée pendant quelque tems, dans le cas où vous le jugerez nécessaire.

—Oh! Adolphe, s'écria Laurina, vous êtes trop cruel, et il n'y a pas de raison d'agir avec autant de dureté.

Un autre regard de la sévère signora la réduisit au silence: elle se tourna ensuite avec plus de douceur vers le comte qui répondit:

—Laurina, vous ne m'entendez pas. La signora agira selon que les circonstances l'exigeront. Vous pouvez vous en reposer sur sa discrétion pour le bien-être de votre fille. Quand, par une conduite plus sage (il lança un coup-d'œil significatif à la signora) et en la privant de tout ce qui pourrait l'induire au mal, Victoria montrera un véritable changement d'humeur, alors nous viendrons la retirer d ici, et vous l'aurez encore auprès de vous, mon amie; comme il est aussi dans mon intention, signora de Modène, de partir demain matin, de très-bonne heure, et avant que Victoria soit éveillée. Sitôt qu'elle sera levée, elle ne manquera pas de vous demander de nos nouvelles: alors vous lui direz doucement la vérité, et ce à quoi elle est destinée pour le présent. Vous l'accoutumerez, je n'en doute pas, à souffrir ce qu'il lui sera impossible d'empêcher. Veuillez agir dans cette affaire, avec le zèle et la ponctualité dont votre piété vous rendra capable pour le salut de son âme, et avec cette prudence qui a si éminemment distingué votre conduite dans toute votre vie; soyez assurée que vous ne me verrez pas ingrat pour vos soins.

Un nouveau sourire qui parut hideux, parce qu'il n'était pas d'accord avec les traits qu'il dilatait, fut la réponse à la dernière phrase du comte. Il venait de toucher la corde sensible, le seul côté où reposaient les principes de la signora, l'intérêt. Elle pensa, ainsi quelle avait toujours jugé son intérêt, de paraître affable envers le comte et de l'obliger. Elles attendait bien qu'en fesant tout ce qu'il lui dirait, elle en serait généreusement récompensée.

—Soyez assuré, M. le comte, dit-elle d'une voix discordante qu'elle tâcha de rendre douloureuse, que je remplirai vos intentions avec tout le zèle possible. Quant à vous, signora Laurina (un regard de pitié accompagnait ces paroles), dans la promesse que je fais de répondre à la confiance dont m'honore M. le comte, vous ne trouverez aucune raison de vous plaindre du traitement que recevra votre fille.

A ces mots, Laurina reconnaissante s'avança, et prenant la main de sa cousine, elle la pressa avec affection, en disant, vous n'avez pas d'enfant, chère signora, mais ayez pitié des sentimens d'une mère, et devenez-la pour ma fille: elle n'a jamais connu la contrariété, et n'a point été traitée avec dureté.

Choquée et presqu'offensée, la signora retira sa main, comme si l'attouchement de la pauvre Laurina l'eût souillée; puis éloignant son siége, elle fit ensorte de prévenir une autre approche de la pécheresse qui la fesait rougir, et dit ensuite:

—Je ferai, madame, le devoir d'une bonne catholique envers votre enfant. Je travaillerai au salut de son âme, et soignerai sur-tout son intérêt spirituel.

Humiliée de cette réponse, Laurina sentit tout ce qui lui en revenait, quoique de la part d'une femme qui n'offrait de vertu que sous les formes les plus rebutantes, l'orgueil et l'affectation.

—Nous n'avons pas besoin de nous entretenir davantage de ce sujet, observa froidement Adolphe, nous nous confions pleinement en votre manière d'être pour Victoria. Quand nous apprendrons que le tems et la réflexion l'auront changée, nous viendrons vous voir pour la reprendre avec nous; ainsi bonne nuit, cousine de Modène, bonne nuit: ayez la bonté de donner vos ordres pour que nous soyons sur pied de grand matin, et en route avant le lever du soleil. Mais afin que vous vous souveniez de nous, jusqu'à notre retour, daignez accepter ce diamant comme une preuve que vous nous aimez. Ainsi dit, Adolphe ôta une bague de son doigt et la plaça à celui de la signora, dont l'œil à demi-baissé s'était porté avec convoitise sur ce bijou. Il la laissa ensuite dans l'admiration de son extrême politesse, ainsi que de sa propre adresse, comme elle le pensait, de lui avoir soutiré ce bon à compte.

Poursuivant son plan, bien avant le lever du soleil, Adolphe et sa compagne en pleurs, furent loin de Il Bosco; mais Laurina ne se consolait point, et gémissait des mesures sévères que le comte s'était obstiné d'employer. Il s'abstint de lui faire aucune réflexion sur ce sujet, et se contenta de jouir au fond du cœur de son empire sur elle, en pensant que tout ce qu'il voulait, il l'exécutait; que rien ne pouvait plus le priver d une femme, que son amour propre, autant que sa passion, le rendait si ardent à retenir. Sans tous ces obstacles qui s'étaient rencontrés dans sa possession, le dépravé et cruel Adolphe n'eut jamais cherché à la conserver si long-temps; il l'eut bientôt dédaignée; mais son amour et son orgueil, continuellement en allarmes, redonnaient un degré de vivacité à ses sentimens qui, sans de pareils stimulans, seraient tombés dans l'apathie et le dégoût. Tel était l'esprit vicieux d'Adolphe, qu'il ne pouvait goûter de charme dans la possession d'un bien, qu'en causant la peine ou le malheur des autres. Les plaisirs innocens et honnêtement acquis n'avaient pas la plus légère attraction pour lui, et il fallait, pour le tenter, qu'il rencontrât des obstacles à ses désirs, dans la tendresse d'un époux, ou la gloire de toute une famille. Telle s'était offerte Laurina, lorsque son malheur le lui fit connaître; et ce fut alors qu'il forma le projet de l'arracher à ses liens sacrés, au bonheur, pour en jouir seul. Dût-elle survivre à son amour, son ambition était de la retenir encore. Hélas! pauvre Laurina, tu pouvais bien maudire dans l'amertume de ton cœur, l'instant où tu fus remarquée de l'inhumain et insensible Adolphe.

Des sentimens si bas, mais non sans exemple pourtant dans le cœur de l'homme, donnaient à l'esprit d'Adolphe une activité qui s'étendait sur les beaux traits et les manières toujours élégantes de sa personne. Sans paraître faire attention à la tristesse de Laurina, il avait soin, par les caresses et les flatteries les plus aimables, de la dissiper insensiblement. Tel était le pouvoir qu'il savait prendre sur une femme qui finissait par oublier tout autre que lui. En écoutant ses discours enchanteurs, et en fixant la beauté de ses traits, le sentiment de vanité qui l'avait déjà perdue, parlait toujours en sa faveur; et même, (tant était grande sa partialité pour lui) elle lui savait gré de la sévérité qu'il venait d'employer, en pensant que l'ardeur extrême de son attachement en était cause, et elle l'en aimait davantage. Chaque instant qui l'éloignait de sa fille, effaçait son image, et les artifices de son amant la rendaient la plus cruelle des mères, comme elle avait été la plus coupable des épouses. Mais c'était ce qui l'occupait le moins, étant toute entière au maître de son existence infortunée. Laissons ce couple doublement criminel jouir pour un tems de la société l'un de l'autre, et revenons à Victoria abandonnée.

Quand elle s'éveilla, et qu'elle jette les yeux autour de la vaste chambre qu'elle n'avait pu bien examiner la veille, elle éprouva un nouveau dégoût pour la maîtresse de la maison, et un désir impatient de sortir au plus vîte d'un séjour aussi haïssable. Voyant que personne ne venait, et croyant avoir dormi trop tard, elle se hâta de se lever et de s'habiller, puis descendit dans le jardin pour prendre le frais. Elle n'y fut pas long-tems sans voir venir à elle une grosse et forte fille vêtue en paysanne. Cette fille lui dit que la signora l'attendait pour déjeuner. Victoria la toisa d'un air de hauteur, et souriant dédaigneusement, elle retourna sur ses pas sans dire un mot.

En entrant dans la salle où le déjeuner était servi, elle vit, seule à table, la vieille signora dans une attitude négligée. Sans s'embarrasser d'offrir les salutations du matin, Victoria demanda sèchement si sa mère et le comte étaient encore au lit.

—Cela n'est pas probable, répondit la signora, du même ton.

—Pourquoi ne sont-ils pas encore ici?

—Parce que, selon toute espèce de calcul, ils doivent en être à quelques lieues.

—Seraient-ils partis? dites-vous, madame, qu'ils sont partis?

—Sans doute, répondit encore la signora avec malice, Trouvez-vous rien de si terrible, mademoiselle, à l'idée de rester avec moi pendant quelque tems? allons, soyez charitable: j'ai été si long-tems solitaire, que vous ne vous refuserez pas, j'aime à le croire, à devenir pour moi une compagnie agréable.

La rage de Victoria ne connut point de bornes. Elle jetta un coup d'œil furieux autour d'elle: la vérité s'offrit à sa pensée, et elle reconnut qu'on l'avait entraînée dans un piège. Elle se frappa violemment le front et s'écria: je suis trahie, c'est une horreur! Puis elle sortit précipitamment de la salle avant que la signora pût deviner son intention. Arrivée dans sa chambre, elle poussa les verroux de sa porte pour empêcher qu'on entrât.

Là, se jettant sur le plancher, Victoria se livra à des cris de fureur qui furent accompagnés d'un torrent de larmes; mais, devenant soudain honteuse de sa faiblesse, et fâchée que les mauvais traitemens prîssent autant sur son esprit, elle se relèva plus composée. Une haine mortelle s'établit alors dans son sein contre ceux qui avaient osé la trahir ainsi. Un désir ardent de vengeance s'y joignit; et cette conduite maladroite et inexcusable dont on s'était servi envers cette jeune personne, n'en irrita que davantage son caractère qui se livra en entier à toute sa violence.

Victoria n'eut pas plutôt appelé à son aide la plus altière et la plus dangereuse des passions, qu'elle se calma un peu. De tems à autre seulement, ses yeux étincelaient de colère, et son cœur battait avec violence, en pensant à la trahison de sa mère et aux artifices froidement calculés d'Adolphe. Cependant elle ne conserva pas long-tems les traces de sa peine; mais au contraire, une dignité d'expression qui eut fait honneur à de plus nobles motifs, s'empara de son être. Elle leva la tête, et quittant promptement l'attitude du désespoir, elle marcha d'un pas ferme dans son appartement. En réfléchissant avec plus de calme, il lui vint en pensée que certainement le comte de Bérenza n'avait quitté Montebello, que d'après une ruse qu'on avait employée, et non de son propre mouvement. Cette supposition fut un adoucissement pour son orgueil; elle sentit que ses charmes n'avaient pas été dédaignés, et que quelque jour elle le convaincrait que leur séparation n'avait pas été non plus volontaire de son côté. Puis revenant à sa situation présente, elle se demanda si son emprisonnement devait être éternel. Son cœur frémit à cette pensée. Cependant elle se décida à tout souffrir avec patience, à ne pas faire de questions, à ne pas se trahir, mais à agir selon que les circonstances se présenteraient.

Plus tranquille par la victoire que la raison venait de remporter, Victoria se décida sur le soir à quitter la chambre. Elle n'avait pas mangé de tout le jour, et quoiqu'elle n'y pensât pas, la privation de nourriture se fit pourtant vivement sentir. L'insensible signora, heureuse d'avoir un être à tourmenter, et principalement une jeune personne qui annonçait du caractère, ne voulait rien lui donner qu'elle ne vînt le demander en faisant des excuses de sa conduite impolie. Mais c'est ce dont Victoria n'avait garde, et il est probable que plutôt que de s'abaisser de la sorte, elle eut préféré mourir de faim. Très-heureusement pour elle, et au grand regret de la sévère signora, le destin ne la condamna pas à cette épreuve. Ayant marché pendant quelque tems dans le jardin, et se sentant rafraîchie par l'odeur balsamique des plantes et la rosée du soir, elle rentra et alla machinalement dans la salle à manger où le souper était servi. Alors s'asseyant tranquillement en face de la vieille femme, elle partagea sans cérémonie ce qui était sur la table, et essaya même d'entamer la conversation; mais, contrariée dans son espoir de contrarier autrui, la signora ne répondit point. Elle avait espéré trouver sa captive obstinée, récalcitrante et emportée, ce qui eut donné belle matière à la chapitrer, selon sa louable intention. Combien elle fut désorientée de trouver la petite furie du matin, tranquille et disposée à la soumission!

Victoria, s'appercevant que sa geolière était décidée à garder le silence le plus opiniâtre, demanda de l'air de la plus grande politesse, la permission d'aller se coucher. La seule réponse qu'elle obtint, fut une seule inclination de tête. Plus déterminée que jamais à ne pas lui laisser le plaisir de s'en voir provoquée, elle se leva en silence, et lui fesant une révérence profonde, elle lui souhaita une bonne nuit et quitta la salle.

Lorsqu'elle fut partie, cette digne et pieuse catholique commença à réfléchir qu'en se conduisant ainsi, Victoria échapperait à tous les arrangemens qu'elle avait pris pour la mortifier et la punir. Il n'en sera pas ainsi, s'écria-t-elle, en rêvant au moyen le plus sûr de la tourmenter: elle semble prendre son parti en brave, mais elle n'en sera pas quitte à si bon marché; je veux abaisser cet esprit orgueilleux, et le rendre soumis en dépit de ses ruses.

Telles étaient les réflexions de la charitable dévote, et après avoir ainsi occupé son cerveau du malheur d'autrui, elle se mit en prières, puis se coucha.

Victoria s'étant assise pendant une heure auprès de sa fenêtre, en se fortifiant dans la résolution de tenir bon, pensa également à se mettre au lit, où le sommeil vint bientôt lui faire oublier les tourmens du jour.

Le lendemain, elle s'éveilla de bonne heure, et après s'être habillée, elle voulut aller de sa chambre au jardin; mais sa porte, qu'elle crut ouvrir, se trouva fermée en dehors. Voyant que les efforts pour tirer le pêne étaient superflus, elle se mit à sa croisée.

Une demi-heure après on fit du bruit, et la grosse fille dont on a déjà parlé, entra chez elle, en tenant une jatte de lait et un morceau de pain rassis qu'elle posa sur la table; elle s'en allait:

—Arrêtez, lui cria impétueusement Victoria. La fille se tourna à demi.

—Je veux me promener dans le jardin.

—La signora ne le veut pas, mam'selle, dit la fille d'un air rechigné.

—Elle ne le veut pas?

—Non; et elle mit la main sur la clef de la porte.

—Pourquoi laissez-vous ces choses derrière vous, demanda Victoria qui sentait la colère fermenter dans son sein.

—Parce que c'est votre déjeûner, répondit l'autre, en sortant de la chambre et fermant soigneusement la porte.

Ainsi donc je suis prisonnière! se dit Victoria, les joues cramoisies et en essayant de sourire de l'impuissante malice de la signora. Comment me suis-je attiré ce traitement? Ce n'est sûrement pas par ma conduite d'hier. La disposition malveillante de la signora parut évidente à la jeune personne, qui la regardait comme un être trop digne de mépris pour en prendre un moment de peine. Ce n'est pas pour toujours, pensa-t-elle, et quand la méchante créature sera lasse de me renfermer, elle me mettra en liberté pour changer. En attendant, je vais me distraire du mieux qu'il me sera possible.

Alors elle visita la malle qu'on avait mise dans sa chambre, le soir de son arrivée, et en tira ses crayons et quelques esquisses. La vue pittoresque qui était devant ses yeux, fournissait une ample occupation à son pinceau; et comprimant ce qui se passait en son âme, elle s'assit et travailla pour chasser la réflexion.

Les indignes procédés et le système de tourment de la signora durèrent pendant quelques jours, et jusqu'à ce que le manque d'exercice et la mauvaise nourriture produisissent un effet visible sur Victoria, trop fière pour se plaindre. La signora, qui en fut avertie par la jeune fille qui la servait, commença à s'en allarmer, et à craindre d'avoir passé les limites qui lui étaient prescrites. Elle était responsable du danger qui pouvait eu résulter, si par exemple, Victoria venait à tomber malade. Sa mère que le comte Adolphe aimait tendrement, pourrait exciter son ressentiment contre elle, pour une pareille sévérité qui ne lui avait pas été commandée; car, quoiqu'Adolphe ait dit, s'il est nécessaire, renfermez Victoria, il ne lui avait pas enjoint de le faire sans cause, et encore moins de la priver de sa nourriture habituelle, ou en ne lui donnant qu'une mince portion d'alimens les plus grossiers. Ces considérations eurent donc le pouvoir de la fléchir un peu. Victoria ne fut plus enfermée des jours entiers, et elle put se promener une heure le matin et une heure le soir, accompagnée toutefois de Catau. Vouloir décrire l'indignation de la demoiselle à un pareil traitement, ou tout ce qui lui en coutait pour se contraindre, serait superflu. Cependant elle supporta tout, déterminée à mourir plutôt que montrer le plus léger symptôme de mécontentement ou d'impatience.

Mais le désir de se venger n'en prenait que plus de force dans son cœur, et son caractère en recevait une nouvelle touche de férocité. Comme la hyenne indomptable, la contrainte ne la rendait que plus fière et plus sauvage.

Peu de jours après que cette espèce de liberté eut été rendue à Victoria, la signora lui fit dire par Catau de venir la trouver dans le salon. Observant strictement la règle qu'elle s'était prescrite, elle obéit aussitôt. Sa seule peine était que la pâleur de son visage ne convainquît la signora des souffrances dont elle n'avait pu se défendre, et par-là, ne servît la malignité de son tiran. Elle entra cependant, sans paraître ni mécontente ni affligée, mais calme, et sans être embarassée. Victoria apprit ainsi à faire usage des artifices les plus subtils dont la pratique devait augmenter la masse de ses autres mauvaises qualités.

La signora, qui avait composé son visage de manière à inspirer la crainte, ne savait pourtant comment la recevoir. Enfin elle dit: asseyez-vous, enfant.

Victoria obéit, le cœur plein de mépris et de haine.

—Il n'est pas dans mon intention, continua l'autre, d'une voix forcée du gosier, de vous parler pour l'instant de ce que votre conduite violente a eu de déplacé à votre arrivée ici, ni je ne veux pas vous punir du passé. Je vise à vous convaincre que la douceur, l'humilité et l'obéissance sont indispensablement requises dans ma maison, et que rien n'y peut tolérer l'opiniâtreté ni l'orgueil. J'espère qu'en ce moment vous reconnaissez votre erreur?

Victoria sentit son cœur se gonfler d'indignation. Elle allait répliquer.... Elle se contint, et ses joues seules marquèrent ce quelle ressentit. La signora poursuivit.

«D'après ce, je ne crois pas nécessaire de vous tenir renfermée plus long-tems. Vous ne sortirez pas de l'enceinte de cette habitation. Les jardins en sont suffisamment grands pour vos promenades, et Catau vous tiendra compagnie. Peut-être moi-même aurai-je cette bonté-là de tems à autre».

C'est ici que l'orgueil de Victoria souffrit! Catau pour compagnie! cependant elle ne repliqua pas davantage.

«J'espère en même-tems que vous lirez les livres de piété que je mettrai dans vos mains, et qui tendront à amender votre âme si vaine. Je veux de plus que vous abjuriez toute mondénité dans votre mise, et que vous vous soumettiez aux règles que, comme une bonne catholique qui a à cœur votre salut, je croirai de mon devoir de vous prescrire».

La signora s'arrêta pour reprendre haleine. Victoria garda toujours le silence, ne pensant pas qu'il fût nécessaire de répondre.

La signora reprit donc ainsi: combien vous devez de remerciemens à Dieu, pauvre enfant, de ce qu'il vous a conduite sous ma garde: de ce qu'il vous a tirée de la demeure du vice et de l'abomination, pour vous placer dans celle de la vertu! ce que le comte Adolphe m'a dit serait-il vrai, malheureuse fille, que, jeune comme vous êtes, votre imagination a été souillée par la pensée d'un homme! ô Sainte-Vierge Marie! faut-il que je prononce pareille chose, continua la dévôte, en se croisant les mains sur la poitrine, d'un air contrit. Jésus! donnez-moi la patience de soutenir en ma présence une pécheresse dont la mère, déjà damnée, n'a plus de miséricorde à espérer; une pécheresse qui a déjà fait le premier pas dans le chemin de perdition, quand elle devrait encore posséder toute son innocence. Allez, enfant, vous pouvez vous retirer, dit-elle, en changeant son ton bigot en une dignité sévère; éloignez-vous, et allez trouver Catau; sa société ne déshonore pas la fille d'une femme qui s'est mise au rang des créatures les plus méprisables.»

Cette dernière apostrophe, amère et non provoquée, fit passer un feu corrosif dans les veines de Victoria. Un bourdonnement affreux frappa ses oreilles.—O ma mère ... cruelle mère!... prononça-t-elle en semblant et en se hâtant de quitter le salon.


CHAPITRE VII.

On n'en finirait pas s'il fallait raconter tout ce que la pieuse signora fit indignement souffrir à la malheureuse créature confiée à ses soins. Qu'il suffise de dire qu'elle ne réussit pas à la réduire au point où elle voulait, et que les pensées de Victoria se tournèrent toutes sur la possibilité d'échapper à une aussi misérable tyrannie. Elle occupa son esprit à en calculer jusqu'aux moindres probabilités, mais inutilement. Elle ne pouvait aller plus loin que le jardin, où se trouvait bien une petite porte enfoncée, mais qui ne désignait pas où elle conduisait; et cette objection eût-elle été levée, comment deviner la route qui allait à Venise? Cependant l'essentiel était de sortir de l'enceinte destinée à ses promenades; elle serait bien venue à bout du reste après.

Dans cette position, la pensée de séduire Catau lui vint subitement à l'esprit. Condamnée presqu'entièrement à la société de cette fille rustique, elle sut remarquer qu'un certain bon naturel, que quelque docilité ne lui étaient pas étrangers, et se cachaient mal sous la sévérité qui lui avait sans doute été commandée.

Catau était une paysanne de la Suisse, courte et grosse. Ses traits, durs et hommasses, annonçaient une créature rompue au travail. Elle avait été choisie par la signora, pour surveiller notre jeune demoiselle, et pour la mortifier, par la grossièreté de ses manières, ainsi que par la bassesse de sa condition. Ensuite, la signora pensait que Victoria la mépriserait trop pour tenter en aucune façon de la corrompre et de la mettre dans ses intérêts; et eût-elle eu envie de le faire, l'extrême stupidité de Catau s'y serait opposée. Cependant, cette fois, l'infaillible signora se vit trompée dans sa pénétration; car, non-seulement Catau n'était pas aussi stupide qu'elle se l'imaginait, mais elle possédait, au contraire, une certaine subtilité d'esprit, et une combinaison d'idées, qui, cachées sous un air tranquille et un silence habituel, fesaient méprendre sur sa capacité. Catau pouvait penser, et ce qui valait davantage, elle pouvait sentir, oui, beaucoup mieux que celles qui jugeaient aussi injustement qu'orgueilleusement de son caractère.

Pour en revenir à Victoria, elle n'eut pas plutôt saisi un rayon d'espoir d'échapper à la tyrannie, qu'elle songea à mettre la paysanne dans ses intérêts. Le tems et l'expérience l'avaient tellement persuadée de la méchanceté de la signora, qu'elle sentit la nécessité de ne pas paraître s'habituer à la société de Catau, mais, au contraire, de la mépriser; car il suffisait à la bigotte de voir goûter un moment de satisfaction par quelqu'un, pour exciter son attention malveillante. C'est pourquoi, lorsque Victoria montrait de la répugnance à se voir suivie par cette fille dans le jardin, ce quelle faisait souvent à dessein, la signora, d'un air qui marquait son triomphe, ordonnait à Catau de prendre son bras et de l'y conduire, pensant que c'était lui infliger la mortification la plus amère; mais la signora manqua encore son coup cette fois, et sitôt que Victoria fut hors de sa vue, elle regarda Catau avec des yeux qui semblaient dire: ne pourrait-on tirer un meilleur parti de toi? La pauvre fille devina sa pensée, et peut-être était-elle si bien disposée en ce moment, que la demoiselle n'eût pas tenté en vain d'en tenir parti. Ce ne fut pas néanmoins l'idée qui lui vint d'abord, parce qu'elle n'était pas assez mûrie par sa réflexion. Elle ne voulait rien entreprendre, qu'elle n'eût tout arrangé, avec soin, dans sa tête. Ne fesant que commencer à sonder les dispositions de la paysanne, elle devait aller plus doucement, et d'ailleurs, son cœur toujours bien armé, ne s'abandonnait pas ainsi, même à une effusion de sensibilité due au moment.

Il arriva qu'un soir qu'elles parcouraient une partie des jardins, encore inconnue à Victoria, elles entrèrent dans une allée très-sombre, formée de vigne et de chèvre-feuille: un laurier fort épais eu bouchait presqu'entièrement l'entrée, et semblait défendre aux indiscrets d'y pénétrer. Cette allée allait tellement en serpentant, qu'il eût été difficile d'en mesurer l'étendue. Une fois dedans, elles continuèrent de marcher, Victoria avec un sentiment vague de crainte et d'espoir, et Catau par la curiosité commune aux esprits vulgaires.

Quand elles furent au bout, elles se trouvèrent a une fin de jardin, et en face d'un grand mur. Victoria se mit à le regarder avec une tristesse indicible. Le tournoyement de l'allée l'avait trompée, et elle croyait se trouver beaucoup plus loin. En examinant cet enclos si sombre et si élevé, sûrement, pensait-elle, il n'y a d'entrée à ce jardin que par la maison, et aucune autre sortie.

Tandis qu'elle y rêvait, marchant lentement le long du mur, elle remarqua qu'elle n'était pas encore venue dans cette partie de l'habitation. Enfin une petite porte enfoncée et cachée plus de moitié par la charmille, vint enchanter sa vue: deux verroux énormes et une forte serrure la fermaient. Elle appela Catau, et la lui montra, en demandant si elle savait où cette porte conduisait. La paysanne regarda vîte par le trou de la serrure, et dit: dans le bois qui entoure cette maison, mam'selle; mais à moins que d'être dehors, je n'en puis savoir davantage.—La première partie de sa réponse suspendit la respiration de Victoria: dans le bois, répéta-t-elle tout bas, en regardant aussi. Et, ne pourrait-on ouvrir cette porte, Catau?

—Non, mam'selle, que je sache, et quand çà serait possible, vous savez bien que la signora ... vous savez que....

—Je vous entends, Catau; mais vous ne croyez pas qu'il y aurait un grand mal à se promener dans ce bois, et supposons que la signora l'ait défendu, personne n'irait le lui dire.

—C'est vrai, reprit Catau, d'un air pensif. C'est vraiment ben dur d'être enfermée comme çà; mais Sainte-Vierge, comment ouvrir cette porte?

—O! ma chère Catau, rien n'est impossible aux gens de bonne volonté. Il vous serait facile de vous procurer la clef sous un prétexte quelconque, et alors vous pensez combien il serait délicieux de se trouver hors de l'habitation de la méchante signora.

—Il me vient une idée, mam'selle ... oui, je pense une chose. Faut pas que je demande la clef, çà serait tout dire. Je me souviens qu'avant votre arrivée ici, la signora m'envoyait souvent chez Ambrosio, le jardinier, et que j'ai vu dans la serre où il met ses outils, un gros paquet de clefs toutes rouillées. Je gage que je mettrais ma main sans y voir, à l'endroit où le paquet est pendu.

—Eh bien! cria Victoria que son impatience naturelle empêchait de se contraindre; eh bien, allez les chercher, nous les essayerons, sur-le-champ.

—Oh! que nani, mam'selle, dit doucement la fille, çà ne peut pas se faire comme çà. Voici la nuit qui vient, et la signora nous a déjà peut-être cherchées. Puis Ambrosio doit être rentré et occupé à ranger ses outils dans la serre. Demain, quand il travaillera bien loin dans le jardin, je guetterai le moment où je ne verrai plus personne, et me glisserai où sont les clefs. Il faut pour çà que je passe chez lui, car la serre est dans une petite cour derrière. Je ferai semblant de roder, et zeste j'attraperai le paquet sans réveiller la souris; mais il faut me promettre, mam'selle ... de ... de ne pas me vendre, ni rester long-tems dehors. Je ferai alors tout ce que je pourrai pour vous obliger. Dites, mam'selle, n'est-ce pas que vous ne me vendrez pas.

Victoria était aux anges ... les pieds lui brulaient d'envie de passer la barrière que la signora avait mise à ses promenades; cependant elle acquiesça avec une tranquillité apparente aux arrangemens de Catau, et retourna malgré elle à la maison.

Toute la nuit fut passée entre la crainte et l'espoir. Victoria excessivement agitée, souffrait encore de la contrainte qu'elle s'imposait. Elle eut la plus grande peine à se contenir dans les bornes qu'elle s'était prescrites; ce travail continuel sur son humeur avait déjà produit des marques visibles sur sa personne, au point qu'elle en était devenue fort pâle et très-maigre. Cependant ses yeux n'avaient rien perdu de leur feu; quoique chargés parfois de mélancolie, ils indiquaient encore tout ce qui se passait dans son âme altière et vindicative.

Le lendemain, vers midi, Catau, qui n'avait pas paru depuis qu'elle était levée, (car la signora la fesait coucher dans la même chambre que Victoria), entra brusquement, et après avoir ferme la porte avec soin, elle tira le gros paquet de clefs de sa poche. L'œil de Victoria étincela, et la pourpre d'orient vint ranimer ses joues. Elle les dévorait ... elle se croyait déjà devant l'intéressante porte. Ce n'était cependant pas le moment de tenter l'aventure, car ayant besoin de rester un peu long-tems à essayer les clefs, l'heure du dîner pouvait les surprendre, et le soupçon marcher, c'est pourquoi elle remirent au soir leur essai.

Néanmoins, dans cette conduite de la simple Catau, il n'y avait pas la plus petite intention d'aider Victoria à s'échapper: elle était à mille lieues de cette idée qui l'eût fait frémir; mais, si dans les commencemens elle avait traité Victoria avec brusquerie, ce n'avait été que pour obéir aux ordres de la signora; peu-à-peu, selon qu'il est naturel à un bon cœur, elle s'était ennuyée du rôle qu'on lui faisait jouer; elle avait repris sa douceur et son obligeance, et était redevenue respectueuse, ce qui convenait beaucoup mieux à ses sentimens. Outre ce, le rang de la jeune Victoria, qu'elle n'ignorait pas, produisit sur elle l'effet ordinaire d'en imposer aux inférieurs, quand sur-tout il est accompagné de noblesse et de dignité.

Victoria, qui s'était aperçue avec plaisir d'un changement de conduite dans sa gardienne, se défit elle-même, autant que possible, de sa hauteur habituelle; ayant un point de vue fixe, elle montra à Catau une sorte de condescendance approchant de l'amitié. Elle lui fit quelques petits cadeaux: de ce qui était en son pouvoir, (car la signora, pour la guérir, soi-disant, d'une vanité qui ne tendait qu'à la perdition de son âme, lui avait ôté la plus grande partie de ses bijoux et ajustemens.) Victoria donna donc ce qu'elle put, et les bagatelles qu'elle offrit avec grâce à Catau, firent un grand plaisir à cette dernière. La bonne fille n'était pas exempte du petit esprit mercenaire appartenant à ses pareilles. Ainsi, d'après ce, elle étendit volontiers la sphère des consolations de Victoria et de ses amusemens solitaires. C'est par cette raison qu'elle avait pris les clefs, comptant bien n'en faire usage que pour lui procurer une nouvelle satisfaction pendant quelques instans.

Le soir donc, elles descendirent de bonne heure dans le jardin, et abordèrent l'avenue déjà décrite. L'anxiété la plus forte donnait des aîles à Victoria, et elle fut bientôt à la porte qui avait excité dans son âme un espoir si séduisant. Elle prit brusquement les clefs des mains de la paysanne, et tremblante de vivacité, en essaya plusieurs. Une parut appartenir à la serrure: Victoria voulut la tourner, mais peine inutile! il était réservé à la forte main de Catau de triompher de la rouille et du fer. Elle enfonça la clef avec violence et tourna ... mais deux énormes verroux empêchaient de savoir si le pêne était tiré. Enfin Catau s'empara d'une pierre, et frappant de toutes ses forces le bouton des verroux, la porte cèda et fut ouverte.

Quelle joie pour la pauvre prisonnière! elle s'élança comme un oiseau qui fuit de sa cage, dans le bois charmant qui était devant elle. La prudente Catau ferma la porte, et suivit Victoria qui regardait avec attention de tous côtés: aucune nouvelle barrière ne se présentait ... osera-t-elle s'échapper? Plongée dans la réflexion, elle restait indécise.—Catau, dit-elle, d'un air insouciant, pourrais-tu me dire de quel coté est Venise?

—Venise, mam'selle (et Catau se tournait de droite et de gauche), Venise est là, j'en suis sûre, répondit la fille en montrant du doigt.

Ainsi donc, dit Victoria, en marquant la gauche avec mépris, Montebello est de ce côté.—Mille réflexions insuportables à endurer s'offrirent à son esprit. Elle se tourna brusquement, et d'un air qui semblait dire, maudit soit le lieu ou j'ai été si indignement trompée, maudit soit l'air qu'on y respire.

Mais que ses sensations furent différentes, en regardant d'un autre côté. Venise est là, se disait-elle, et par conséquent c'est là que demeure Bérenza! La distance qui, ainsi que la mort, augmente le mérite de l'objet aimé, et à laquelle était joint de plus le souvenir de l'artifice mis en usage pour l'en séparer, l'y fesait penser avec tendresse. Sans ces circonstances, il est bien à croire que Victoria n'en eût pas également ressenti. O cher Bérenza! continuait-elle de penser, puis-je espérer de te revoir jamais?

Cherchant cependant à ralier ses pensées, Victoria prit le bras de Catau, et marcha en silence. Mille songes divers flottaient encore dans son imagination. Le tout se passait insensiblement jusqu'au moment où Catau lui représenta avec respect qu'il était convenable de rentrer, ce qui la sortit de ses rêves sur l'avenir; et elle sentit la justesse de l'observation de la paysanne.


CHAPITRE VIII.

On présume bien que l'esprit de Victoria fut tout à son projet d'évasion. Il ne se passa pas un jour sans qu'elle engageât Catau à étendre leur promenade de plus loin en plus loin, et la signora ne devina point qu'elles eussent pu découvrir ce passage, et encore moins osé le franchir. Chaque jour aussi notre jeune demoiselle devenait plus silentieuse, et souffrait plus patiemment les dures remontrances, les observations malignes de sa geolière, sentant que c'était le moyen le plus sûr de servir son projet.

A la fin, ne pouvant plus supporter de délai, elle résolut de mettre à exécution ce qui faisait depuis long-tems l'objet de son attente. Ainsi, le lendemain soir, elle fit tant de caresses à la confiante Catau, que celle-ci consentit a l'accompagner beaucoup plus loin quelles n'avaient encore été. Alors Victoria adressant à la fille étonnée, lui dit: Catau, je ne veux plus retourner au Bosquet. Mon tems d'esclavage est fini; j'irai maintenant où il me plaira ... à l'est; à l'ouest, au nord ou au sud. C'est pourquoi, écoute bien ce que j'ai à te proposer; il faut changer tes habits contre les miens. Pour t'en récompenser, je te donnerai cette bague de diamans que j'ai cachée à la vieille signora. Tu pourras aisément rentrer à la maison, ainsi que nous l'avons fait jusqu'ici, et te rhabiller ensuite comme tu voudras. Si l'on te demande ce que je suis devenue, tu diras, comme cela est vrai, que tu non sais rien. Si, après toutes ces questions, la signora prend de l'humeur et te chasse, n'en prends aucun chagrin, car ce diamant, qui est d'une grande valeur, t'indemnisera bien au-delà de la perte de ta place. Voilà donc ce que je t'engage raisonnablement à faire. Si tu te refusais à mes vœux, je ne m'en échapperais pas moins; le désir de recouvrer ma liberté, me donnerait des forces pour m'échapper de tes bras.

Catau, toute robuste qu'elle était, devint tremblante comme la feuille, par la fermeté de ce discours; elle n'eut pas le pouvoir de répliquer. Victoria s'appercevant de son air consterné, commença à ôter sa robe, et de l'air le plus doux qu'elle pût prendre, continua de lui parler de la sorte.

—Je vois, Catau, que tu as le bon sens de trouver ma proposition raisonnable, et que tu vas y répondre avec complaisance. Allons, ma bonne fille, déshabillons-nous.

—Oh! mam'selle, que voulez-vous donc faire?

—Quitter un tiran! répondit Victoria les regards étincelans; et je souhaite, Catau, que tu ayes le même bonheur. Voyons, dépêchons-nous, dit-elle, en lui présentant la robe qu'elle venait d'ôter.

La pauvre Catau obéit machinalement. Sa lenteur naturelle ainsi poussée, et sentant dans le fond de son cœur bon et simple, que Victoria n'était pas tout-à-fait à blamer, (car qui plus que la pauvre souffre-douleur Catau avait raison de haïr le pouvoir tyrannique de l'exigeante signora?) elle obéit, mais non aussi promptement que Victoria le désirait. Enfin, pièce par pièce, l'échange des habits se trouva fait et le déguisement complet.

Quoique l'impérieuse Vénitienne eut inspiré de l'amitié à la bonne Catau, par une douleur apparente et son ton insinuant, cependant cette dernière la craignait toujours; l'autre qui s'en apperçut crut devoir employer ce pouvoir dont elle savait parfaitement tirer parti, plutôt que de se sauver sans son consentement; car ce dernier moyen eut réveillé l'engourdissement de la fille, et il était possible alors qu'elle l'eût surpassée en agilité, et qu'elle eût détruit par suite son projet. En outre il était infiniment plus politique de se faire une amie de Catau, que de la rendre ennemie par des menaces ou par une défiance maladroite.

Le changement de vêtemens achevé, Victoria mit sa bague au doigt de la paysanne; et lui pressant doucement la main, elle lui dit: ma bonne fille, mon honnête Catau, si tu peux rentrer à la maison sans être vue, et monter à notre chambre, ferme la porte. Il est vraisemblable que la signora ne nous demandera pas de la soirée. En ne nous voyant pas paraître, elle pensera que nous nous sommes couchées sans souper, ce qui ne lui fera pas de peine, y trouvant un repas de gagné. Nous sommes dans l'habitude de ne la voir que très-tard, le matin, ainsi je serai tout-à-fait loin de sa tyrannie, du moins je l'espère, quand elle me demandera. Catau, nous nous reverrons peut-être encore; sois sûre qu'alors tu ne te repentiras pas de m'avoir obligée.... Adieu, ma bonne fille, vas-t-en ... adieu, ne cherche pas à me suivre, je t'en prie.

—Oh, mam'selle! mam'selle!... et Catau soupira fortement, en versant une abondance de grosses larmes qui coulaient sur des joues d'un rouge cramoisi.

—Si tu m'aimes véritablement, ma fille, dit Victoria, dont le cœur n'éprouvait pas l'ombre de regret à quitter sa rustique compagne, si tu m'aimes, ne me retiens pas, mais vas-t-en, que je te voye partir.

Catau fondant en larmes, saisit la main de Victoria, et la baisa avec toute l'ardeur que ses sentimens lui dictaient. Après cela, elle partit sans dire un mot, et se rendit vers la maison, d'un pas lourd, qui fit bouillir d'impatience celle qui eut voulu la voir bien loin.

Elle ne put toutefois s'empêcher de s'arrêter à une petite éminence, et ce moment de repos parut un siècle à Victoria. Enfin la pauvre fille, après avoir encore tourné la tête, et s'éloignant toujours à regret, obéit aux signes répétés qui lui furent faits pour se hâter, et disparut. Alors Victoria quittant subitement sa place, s'élança en avant, se félicitant, à chaque pas qu'elle fesait, qui l'éloignait de plus en plus de la signora, et la reprochait de Venise.

Le soleil était couché depuis une heure. Victoria qui avait marché, ou plutôt couru sans perdre haleine, dès l'instant où elle n'avait plus apperçu Catau, croyait toujours être à la fin du bois. Elle reconnut son erreur; car l'étendue en était si grande, et les chemins étaient si variés, qu'elle n'avait pu prendre le plus court pour en sortir. Pressant toujours ses pas avec vîtesse, elle se vit cependant surprise par la nuit, et enveloppée dans les ténèbres. N'y voyant presque plus, la nécessité de borner sa course devint évidente.—Où vais-je me mettre à l'abri jusqu'à demain matin, se dit-elle, en regardant de tous côtés!... Un petit hangard se fit remarquer à une courte distance: Victoria charmée y courut; mais réfléchissant bientôt que sa fuite découverte, on pourrait la venir chercher de ce coté, et jusque sous cet abri, elle crut prudent pour sa sûreté, d'éviter tout endroit où serait sensé qu'on trouverait un couvert; se désournant donc, pour prendre la route la moins fréquentée, la courageuse Victoria sa décida à passer la nuit de la même manière que les hôtes des bois, ayant pour coucher l'herbe fraîche et douce, et pour couverture la voûte étoilée des cieux.

Un berceau formé naturellement de branches de vigne, et soutenu par des hayes assez fortes, lui servit de réduit.—Pourquoi, pensa-t-elle, ne jouirais-je pas ici d'un sommeil aussi doux que celui que j'ai goûté dans un lit plus voluptueux? je ne crains personne en ce moment, car, à coup sur, la méchante et laide signora ne s'appercevra de mon absence que demain dans la matinée.

En réfléchissant de la sorte, le sommeil vint la surprendre. Fatiguée par l'exercice violent du jour, elle dormit long-tems sans s'éveiller; et ce ne fut que lorsque le soleil se joua entre les branches qui ombrageaient son visage, et que les oiseaux chantèrent à ses oreilles, que Victoria se réveilla.

Sitôt ses yeux ouverts, elle se leva et recommença à marcher avec la plus grande promptitude. Quelques biscuits de Naples, dont elle s'était pourvue la veille, firent son déjeuner, et elle mangea en marchant: son envie était de se voir hors du bois. Après deux heures de marche, elle trouva un petit sentier qu'elle espéra en être la fin. Allégée par cette idée, elle le franchit au plus vîte; et apercevant au bout un long canal bordé de peupliers et d'acacias, Victoria, en le regardant, se jetta presque désespérée sur ses bords.

—O, mon dieu! s'écria-t-elle, combien donc dois-je encore faire de chemin? pas une gondole sur ce triste canal! où peut-être il n'en passe jamais!... Retourner sur mes pas serait me perdre ... eh bien! je mourrai ici.

Elle s'était appliquée la face contre terre, en la soutenant faiblement de ses mains. Un vent frais sifflait à travers les arbres d'où partait un frémissement mélancolique et cadencé.... Pas un humain n'interrompait cette solitude: la seule gent aîlée dérangeait le silence du lieu, en s'échappant de branche en branche et se poursuivant amoureusement. Victoria insensible à ces variétés champêtres, si importunes pour elle en ce moment, restait prosternée dans le désespoir.

A la fin, cependant, un bruit lointain vint frapper son oreille; elle tressaillit: n'était-ce pas celui de rames plongeant dans le canal à distances mesurées? Non, c'était le vent qui agitait plus fortement les arbres.... Victoria se recoucha sur la terre.

Bientôt nouveau bruit; il devint même plus frappant; il était accompagné ... ô bonheur!... d'une voix rauque qui chantait un air en vogue parmi les gondoliers. Victoria fut promptement sur pied: elle regarda le canal et vit effectivement s'approcher une gondole qui n'avait qu'un seul rameur et qui cotoyait tranquillement le lac.

—Ah! s'écria-t-elle, faut-il que ma destinée repose sur cet être insouciant! qu'il approche lentement, tandis que je brûle d'impatience!

Sans accélérer davantage sa marche, le gondolier s'approcha par degrés. Victoria lui fit signe d'avancer plus vîte.—Où vas-tu, mon ami, lui demanda-t-elle?

—A Venise.

—Le cœur de Victoria battit de plaisir plaisir.

Veux-tu bien me prendre dans ta gondole?

Ouais, la jolie fille, avez-vous de quoi me payer?

Victoria se tut. Tout ce qui était en sa possession, sa bague, avait été donnée à Catau. Le gondolier ne disait mot non plus, et son espérance s'évanouissait encore.

Enfin elle regarda tout-à-fait l'homme, qui lui parut jeune, malgré son teint basané.—Hélas! dit-elle, je n'ai pas d'argent, mon ami; mais j'ai un amant à Venise, et si tu veux m'y conduire, la Ste.-Vierge t'enverra toute sorte de bonheur.

Le gondolier, qui fixait aussi Victoria, dont le minois caché sous un grand chapeau, lui sembla des plus jolis, la prit pour ce que ses habits annonçaient, une simple paysanne, et crut facilement qu'elle n'avait pas le sol. Cet homme avait une maîtresse de laquelle il était très-amoureux, mais que ses parens refusaient de lui donner à cause de sa pauvreté, et il la voyait en cachette. Les peines d'autrui sont d'autant mieux senties, qu'elles sympathisent avec les nôtres, et le rustre s'approchant tout contre terre, tandit la main à Victoria, qui la saisit, et sauta lestement sur son bord.

Mais comment décrire les sentisations de la jeune personne alors? elle ne pouvait parler: mille idées riantes accouraient en foule s'emparer de son esprit, et leur jouissance était trop douce pour souffrir d'être interrompue. Cependant, le gondolier croyant avoir au moins droit à sa conversation, pour son obligeance, ne lui permit pas plus long-tems de l'en priver, et dit:—mais, comment, ma jolie poulette, as-tu espéré trouver une gondole à un endroit où il n'en passe pas deux dans un siècle, et encore dans des cas extraordinaires? Si ce n'avait été un cavalier et sa dame, bien jolie aussi, qui sont passés un de ces jours, le matin, pour se faire conduire dans une belle campagne, il y a toute apparence que je n'y serais pas venu. J'ai ben vu, par exemple, qu'il y avait qu'euqu'anguille sous roche, mais ce ne sont pas mes affaires; j'ai été ben paye, çà suffit ... et, comme je dis, sans çà, ma gondole ne serait pas venue ici. Vois donc, la belle enfant, combien tu es heureuse de m'avoir trouvé ... et de passer pour rien encore. Victoria, qui n'avait écouté qu'avec peine le bavardage du gondolier, ne prit garde qu'à ses dernières paroles, et le remercia en le louant beaucoup de son bon cœur. Le gondolier lui sourit alors, en la lorgnant du coin de l'œil ... puis, reprenant son chant, il répondit à la prière qu'elle lui fit d'avancer.

Bientôt, à l'entière satisfaction de Victoria, on découvrit les tours et les dômes de Venise la superbe, qui s'élevaient au-dessus de l'Adriatique. C'était le tems du carnaval: quantité de gondoles élégantes paraissaient sur le lac comme ils approchaient; et ils prirent terre à la place St.-Marc. Victoria renouvela ses remerciemens au gondolier. Il lui fit un signe amical et la posa à terre. Elle resta quelques momens sans bouger, en portant la main à son front. Son cœur palpitait, et elle commença à craindre que chez elle, l'esprit ne fût pas plus fort que le corps. Ses jambes tremblaient, sa tête bourdonnait ... cependant elle revint insensiblement à un état plus calme. La gaîté des rues et des canaux, qui étaient tous illuminés, ainsi que l'élégance des masques, ranimèrent ses sens abattus; elle ne se rappelait plus de sa solitude, ni de la tyrannie dont elle avait souffert, que pour se féliciter d'y avoir échappé.

Comme elle examinait la foule qui continuait d'aller et venir, (ses belles formes, comme nous l'avons observé, cachées sous des habits grossiers, et ses superbes traits ombragés par un grand chapeau de paille), un groupe de masques attira son attention. Au milieu, se voyait un homme de haute et noble stature, et qui surpassait ses camarades; il était revêtu d'un domino de taffetas bleu qui l'enveloppait négligemment, de manière que son épaule gauche et une partie de sa veste étaient à découvert. Il portait au chapeau à l'espagnol, de velours noir, surmonté de trois plumes blanches comme neige. Une gance de diamans relevait le chapeau sur le front.

Cette tournure gracieuse frappa Victoria, et elle eut quelqu'idée de l'avoir vue autre part. Cependant ce costume l'empêchait de savoir où; et elle désira de s'en voir plus près, afin de mieux reconnaître le personnage. A la vérité il était masqué, mais cela n'empêchait pas que ses manières et ses mouvemens ne lui parussent en quelque sorte familiers. Ne pouvant résister à sa curiosité, elle approche du masque, le reconnait, et posant la main sur son bras, s'écrie: Bérenza!

—Oui, c'est moi, c'est bien moi! répondit-il tout bas et d'un ton animé. Il lui serra la main et ajouta: ne me perdez pas de vue, mais éloignez-vous.

Victoria se retira à l'écart ... le masque réjoignit la compagnie dont il avait été séparé pour un moment, et fut bientôt perdu dans la foule.

Que pouvait signifier ce mistère, et combien Victoria en fut désolée? découvrir ainsi par hazard l'homme qu'elle avait à cœur de retrouver, pour s'en voir séparée aussitôt, lui dont dépendait son unique espoir! la brillante clarté de la place était toujours la même, et l'âme de la jeune Vénitienne se trouvait en unisson avec l'éclat qui paraissait à ses yeux. L'idée d'être à Venise et en liberté soutenait son ravissement. Elle continua de marcher sans dessein, et jusqu'à ce qu'elle se vit en un lieu plus retiré de la ville, où demeuraient quelques gens d'une classe inférieure. Elle ne resta pas là, et revenant à sa première place, elle s'apperçut que le brillant de la scène commençait à s'affaiblir: le monde diminuait et entrait dans les cafés pour s'y raffraichir. Les illuminations s'éteignaient et ne ressemblaient plus qu'au crépuscule recevant les derniers rayons du couchant.

L'entreprenante Victoria commença craindre de se voir réduite à passer une autre nuit sans gîte. Cette crainte n'était pas propre à soutenir son courage. Cependant elle préférait ce malheur au danger de s'exposer à se faire connaître de quelques personnes qui l'avaient vue autrefois. Elle alla donc se placer sous un portique, et la tête posée sur ses deux mains, elle se mit à réfléchir de la manière la plus sombre. La faim et la fatigue ajoutaient à l'abattement de ses esprits. Soudain une voix s'adressa à elle. «Suivez-moi, lui dit-on.»Victoria leva la tête, mais ne vit personne; elle se cacha de nouveau le visage et continua de penser.

«Levez-vous, lui dit la même voix.»Elle se leva brusquement. Le portique où elle était assise, se trouvait le seul dans la rue. Un grand corps parut: il était enveloppé d'un vaste manteau, et marchait à quelque distance, de manière à n'être pas remarqué. Il fit seulement signe à Victoria de la suivre. Enchantée de cet ordre mistérieux, quoique dangereux peut-être, elle obéit autant que ses jambes affaiblies purent la porter. L'inconnu voyant qu'elle le suivait, alla plus vîte, en répétant son signe. Enfin, quand il fut dans un endroit désert, il s'arrêta. Victoria s'avança: il la prit à travers le corps, et ouvrant son manteau, elle reconnut la veste brodée et les traits de Bérenza!

«Chut! s'écria-t-il, en voyant qu'elle allait exprimer sa joie. Il l'entraîna vers une petite porte à laquelle il frappa trois coups. La porte fut ouverte doucement. Bérenza prit la main de Victoria et la fit entrer. Après avoir marché dans un passage long et obscur, il s'arrêta, et tirant un mouchoir de sa poche, il en couvrit les yeux de la jeune personne, en lui disant tout bas: ne craignez rien, ce ne sera pas pour long-tems.»Victoria sourit et ne répondit pas.

Enfin tous deux montèrent quelques marches, et entrèrent dans un appartement. Le comte pressant la main de sa compagne, lui dit d'ôter le mouchoir qu'elle avait sur les yeux. Elle obéit ... une exclamation d'admiration et de surprise partit de ses lèvres; car un salon brillant et somptueux s'offrit à sa vue, et d'énormes glaces placées tout autour, réfléchissaient sa charmante personne.

Bérenza parut jouir quelques instans de sa surprise; puis la serrant entre ses bras, il dit:—Ici, ma bien aimée et seule maîtresse n'aura plus envie de fuir, j'espère, l'homme qui l'adore pour toujours.

—Fuir, répéta Victoria, je ne vous ai jamais fui, Bérenza.

—Serait-il vrai, mon amie? en ce cas, il est besoin d'une explication entre nous, mais ce sera dans un autre moment. Vous paraissez souffrante et fatiguée. Restez ici un instant seule, je vais vous faire donner quelques rafraîchissemens.

En parlant ainsi, il fit asseoir Victoria sur un sopha superbe, et la laissa pour quelques minutes. Les idées les plus agréables vinrent alors prendre possession de son esprit, et, couchée à demi sur le canapé, elle attendit dans une douce ivresse le retour de Bérenza. Ses craintes, son emprisonnement, tout fut oublié devant la perspective des jouissances qu'elle avait si long-tems désirées.

«A présent, mère cruelle et injuste, s'écria-t-elle, tu ne me priveras plus d'un bonheur semblable à celui dont ton cœur égoïste voulait jouir seul! bonheur que sans toi je n'eusse jamais conçu ni souhaité. O ma mère, ma mère! tu m'as trompée, abandonnée; mais je devrai du moins à ton exemple de m'avoir appris le chemin de l'amour et de la volupté.»

Bérenza entra comme elle achevait sa phrase, qui prouvait bien la corruption de ses principes. Quoiqu'enchanté que le hazard eût placé sur son chemin la jeune personne qu'il admirait et aimait, cependant le comte, dont l'âme était délicate, éprouva une sensation pénible à l'aveu de sentimens si libres; mais il blâmait encore plus les auteurs de ce mal, la mère, qui les avait corrompus par son exemple, et le scélérat qui avait perdu la mère par ses séductions perfides. Bérenza se promit bien de restreindre et corriger les dispositions funestes du caractère de Victoria; car quoique voluptueux, ce seigneur possédait une âme noble, vertueuse et philosophique.

Il s'assit auprès de Victoria, et lui prenant la main avec douceur, il s'apperçut qu elle était brûlante, que son poulx battait avec une grande inégalité.—Vous avez donc fait un exercice immodéré aujourd'hui, belle Victoria? dites, est-ce vrai? Victoria sourit, et Bérenza apprit avec peine qu'il y avait plus de vingt-quatre heures qu'elle n'avait pris de nourriture. Il lui ordonna aussitôt de se taire, jusqu'à ce que la nature eût pris assez de force, et la colation qu'il venait de demander arriva aussitôt. Il la pria alors tendrement de manger, et ne répondit qu'après qu'elle se fût suffisamment rafraîchie, aux interrogations pressantes qu'elle lui fit sur la cause véritable de son départ de Montebello.

Quand il lui eut raconté la chose, et la croyance où il était d'avoir agi d'après ses désirs formels, rien n'excéda la fureur quelle ressentit de la trahison qui avait été mise en pratique; et quoique Bérenza fut éloigné d'aggraver son ressentiment, il ne put s'empêcher de trouver juste l'expression de ses sentimens. La ruse qu'on avait employée lui parut indigne, et si un instant auparavant, il s'était senti porté à plaindre Laurina, dans la peine qu'elle devait éprouver de la fuite de sa fille, il ne songeait plus maintenant qu'au plaisir de la voir échappée de ses mains et échappée pour se donner à lui. Il paraissait ainsi, dans le cours de son explication avec Victoria, que surpris de n'en pas recevoir la moindre nouvelle, quoique dans son billet elle lui eut promis de lui écrire pour le rappeler à Montebello, il s'y était rendu de lui-même; que là on lui avait dit que sa belle amie en était partie de sa propre volonté, et avait demandé expressément qu'on le tînt dans l'ignorance de sa retraite. Il semblait que la réflexion l'ayant convaincue de l'indécence qu'il y avait à encourager l'amour du comte, elle s'était décidée à surmonter son inclination, et avait regardé l'absence comme la chose la plus propre pour parvenir à ce but. «J'avoue, dit Bérenza, que connaissant votre caractère, je trouvais ce changement presqu'impossible avec ce que j'en pensais; mais n'ayant pas l'alternative, car je n'étais pas en droit de vous demander à votre mère ni au comte Adolphe, et rebuté par l'air froid avec lequel on me reçut, je partis, dans l'espoir toutefois, que le tems apporterait quelqu'éclaircissement à une chose que je ne pouvais regarder que comme très-mistérieuse.»

La nuit était fort avancée, avant que les explications mutuelles eussent cessé. L'histoire des souffrances de Victoria, chez la signora de Modène, le moyen qu'elle employa pour fuir, et les précautions qu elle prit pour ne pas être arrêtée dans sa fuite, tout fut détaillé avant qu'elle songeât à se retirer. Bérenza lui parla cependant de la nécessité de se livrer à quelques heures de repos. Elle obéit à contre-cœur à son attention délicate, et des femmes entrant, il leur ordonna de conduire la signora dans la chambre qui lui était préparée.

Victoria ne fut pas plutôt dans son appartement, qu'elle dit à ses femmes de se retirer, parce qu'elle était bien aise de se livrer sans distraction à ses pensées; le plaisir avait tellement pris possession de sa personne, que ses mains tremblantes conservaient à peine la force de la déshabiller. Elle fut aussi fort long-temps à s'endormir, après être entrée dans un lit élégant qui avait la forme d'un dôme, était garni de draperies en velours et satin blanc, ornées de franges d'or, et où le tourbillon de ses pensées la suivit. Bercée par les songes les plus brillans et les plus fantastiques, elle s'endormit ensuite pour tout le reste de la nuit.

Bérenza s'était également livré au repos; mais son esprit sensé, quoique charmé d'avoir trouvé un bien désiré, n'avait rien qui tînt de l'agitation ni du délire. Les images qui l'occupaient étaient dégagées des attraits romanesques de la pensée. Il voyait Victoria ce qu'elle était réellement. Son œil juste, qui appercevait ses beautés, discernait ses défauts. Il apprécia ses qualités et ses talens, et voyait en même tems son obstination, sa violence et sa fierté.—Puis-je, se demandait-il, être véritablement heureux avec une créature aussi imparfaite? non, à moins que je ne change les touches trop hardies de son caractère en des qualités plus estimables. Sans cela, je sens que tous ses attraits seraient insuffisans pour m'attacher. Aimer une femme pour ses charmes phisiques seulement, m'est impossible; et ce n'est qu'en y joignant un mérite réel que Bérenza peut se voir fixé. Ce fut en continuant de réfléchir ainsi, que notre philosophe amoureux s'endormit.

Victoria dans sa maison, volontairement en son pouvoir, et corrigée de ses défauts par ses soins et ses conseils, pour se trouver digne ensuite d'une tendresse comme la sienne, voilà ce qui occupait la vanité de ce sage, et telle est souvent la chimère de ses pareils.


CHAPITRE IX.

Il fesait déjà grand jour, quand la belle Victoria s'éveilla. Elle sauta à bas du lit, et vit que ses vêtemens de paysanne avaient été changés pour d'autres qu'elle était plus habituée à porter. Elle reconnut en cela l'attention aimable du comte. Après s'être habillée seule, elle sonna, et une femme-de-chambre entrant, lui apprit que son maître l'attendait à déjeuner depuis long-tems, et qu'elle avait ordre de la conduire. Victoria le trouva assis sur un sopha, une table servie devant lui. Il se leva en la voyant et l'emmena s'asseoir à ses côtés. Sa conduite envers la jeune personne parut plutôt celle d'un ami tendre que d'un amant empressé. Tel était Bérenza, dont la façon de penser tendant toujours à la perfection, ne le laissait désirer d'être amant qu'après avoir perfectionné l'objet de ses affections.

Pendant le déjeûner, il causa sur des sujets indifférens, mais encore sans scruter attentivement ce qui se passait en Victoria. Il est pourtant vrai de dire, que le comte avait du goût pour la volupté, mais de cette volupté raffinée, délicate et tenant de la philosophie tout à-la-fois; et comme nous l'avons observé déjà, ce n'était pas la seule beauté du corps qu'il demandait, mais il voulait aussi celle de l'âme.

Victoria appercevant l'embarras de ses manières, chercha tous les moyens de le tirer de son abstraction, et lui tendant les mains avec grâce elle dit: «Bérenza, pourquoi cet air sérieux? vous me disiez que je ferais votre bonheur, si je vous appartenais; maintenant que la fortune nous a réunis, pourquoi paraître moins heureux que quand vous désespériez de m'obtenir? en vérité, cher Bérenza, je suis presque tentée de me croire étrangère à l'amour que vous m'avez pourtant juré.»

Pendant ce discours, Bérenza se leva. Une idée neuve avait pris possession de son âme: c'était la tourmentante, l'inutile réflexion que peut-être il n'était pas distingué exclusivement de Victoria, que peut-être elle n'était venue à lui que pour chercher un refuge contre l'oppression, et que si un autre lui eut fait la cour, il en eut été également préféré. Cette suggestion frappa douloureusement le cœur du sensible philosophe. Il déguisa néanmoins son émotion, et prenant la main de Victoria, il répondit seulement:—Vous m'avez connu distrait, et par fois sérieux, mon amie; je n'ai pas de raison particulière de l'être en ce moment.... N'y prenez pas garde, cela sera bientôt dissipé.

—Eh bien, monsieur le comte, je vais me retirer dans mon appartement, dit Victoria, piquée de voir que sa présence n'était pas un talisman propre à chasser toute espèce de mal-aise.

—Allez, chère Victoria, regardez-vous comme la maîtresse ici, et agissez selon qu'il vous plaira; faites les arrangemens qui vous conviendront le mieux; employez le peu d'heures que vous passerez sans moi, à ce qui vous paraîtra plus agréable. Nous nous reverrons à dîner, et vers le soir nous nous promènerons sur le lac, où ma Victoria sera la plus belle des belles.

La jeune demoiselle se retira, mais d'un air indigné, et Bérenza l'observant, en soupira; il s'écria intérieurement: Victoria, que tu es imparfaite! que j'étais fou de m'imaginer posséder le cœur de cette jeune personne! les circonstances seules me l'ont livrée. Oh! que ne puis-je pénétrer ses pensées! si je connaissais ses sentimens, mon esprit serait en repos: si je pouvais me convaincre de son amour, je parviendrais aisément à former son caractère, parce que les leçons d'un objet aimé tombent avec fruit dans l'esprit. Mais qu'importe, je serai son ami; je serai le frère, le protecteur de celle qui s'est jettée de son plein gré dans mes bras. Je l'aimerai, mais sans prendre bassement avantage de quelque circonstance que ce soit. Je veux être assuré de son affection ... de son attachement entier et absolu: jusque là, je serai son ami, et non son amant.

Telle fut la détermination du prudent philosophe, dont l'âme susceptible à l'excès, prenait plaisir à se chagriner à force de penser.

On se retrouva à l'heure du dîner, et quand la chaleur du jour eut fait place à l'air frais du soir, Bérenza conduisit sa belle amie à la place Saint-Marc. Une multitude de Vénitiennes élégantes la traversait à la hâte pour gagner leurs gondoles. Le comte conduisit Victoria dans la sienne qui était décorée avec le plus grand goût. L'orgueilleuse demoiselle se trouva heureuse d'être ainsi portée parmi ce qu'il y avait de plus opulent. Le lac était couvert d'un millier de gondoles. La musique la plus douce se faisait entendre, et des voix de femmes s'y joignaient. Cette scène transporta Victoria, et elle bénit l'instant qui l'avait arrachée aux tracasseries d'une méchante dévote. Regardant ce qui l'entourait, elle remarqua que l'attention et l'admiration se portaient de son côté, et pensa que les femmes la regardaient avec envie, ce qui lui rendit la promenade doublement agréable. Il ne lui vint pas une fois dans l'idée que cette envie avait pour objet son compagnon. Bérenza était, sans exagérer le cavalier le plus accompli de Venise, le phénix des grâces et de l'élégance; ses opinions, son goût, son approbation formaient l'empire de la mode; car, quoique personne ne se montrat capable de le connaître ni de l'apprécier, on ne le regardait pas moins comme le plus agréable et le plus séduisant des hommes. Sa société était généralement recherchée par les femmes, qui lui pardonnaient sa gravité et la grande supériorité de son jugement; son cœur n'était pas celui d'un libertin, si toutefois un libertin a un cœur. Il ne s'extasiait pas devant l'exacte proportion d'une belle taille, ni ne passait son tems à en examiner la souplesse. Il ne s'arrêtait pas à chercher quelque combinaison heureuse dans les traits ou le teint d'une femme, et ses heures de loisir ne s'écoulaient pas aux pieds d'une coquette, pour en recevoir les sourires. Non, il fallait à Bérenza, que les perfections extérieures fûssent accompagnées de dons plus solides, pour qu'elles eussent de l'attrait à ses yeux. On le savait, on connaissait son exigeance là-dessus; cependant cela n'empêchait pas les femmes de prétendre à sa conquête; puisque se l'attacher était regardé comme une gloire, qui donc pouvait résister à tenter l'entreprise?

C'est pourquoi Victoria excitait la jalousie universelle de son sexe, en même tems qu elle fixait l'admiration de l'autre. L'attention qu'elle s'attira remplit d'orgueil son cœur ambitieux; et ce fut avec un regret infini quelle quitta le lac brillant, pour retourner à l'hôtel de son amant.

Flattée de l'impression qu'elle avait faite, le philosophe Bérenza sentit son amour s'accroître malgré lui, tant il est vrai que l'homme est porté à estimer les choses d'après le dégré d'estime quelles acquièrent d'autrui et qu'il se laisse influencer par le jugement souvent partial du public.

Le souper servi, le comte commença à se défaire de la réserve qu'il s'était imposée. Il s'assit auprès de Victoria enchantée. Alors elle profita de cette disposition pour lui demander ce qui lavait rendu si sérieux le matin; puis, apercevant quelque chose de fin dans son air, elle dit:—Permettez, Bérenza, si la question n'est pas indiscrète, que je m'informe de la raison qui vous a fait mettre tant de mystère à me reconnaître et à me conduire ici, tandis qu'à présent vous me menez sans crainte dans la société?

—O femme! femme curieuse, dit le comte en riant; eh bien, Victoria, je vais vous le dire. Frédéric Àlvarès, un de mes amis, et Espagnol de haut rang, avait une maîtresse nommée Mathilde Strozzi, Florentine de naissance. Il l'aimait passionnément, et me pressait souvent de me laisser présenter à elle; mais ayant d'autres engagemens, je refusai toujours.

Enfin, un jour, il réussit à me gagner, et m'entraîna de force chez sa syrène. Apprenez ce qui en arriva. Je puis bien vous assurer, sur l'honneur d'un Vénitien, que je n'y fis pas grande attention, et pensai encore moins à tromper mon ami; cependant, cette femme mit en usage tous les artifices de la coquetterie pour me tenter. Matilde était belle; outre ce, elle avait une tournure des plus élégantes, et la nature l'avait douée de mille charmes. Je ne suis pas de marbre, ni ne me pique d'une vertu stoïque; mais je suis seulement difficile dans ma manière de sentir. Je cédai néanmoins aux ruses de Matilde, sans réfléchir à la trahison dont je me rendais coupable envers mon ami. Je n'avais pas cherché à séduire sa maîtresse; c'était elle, au contraire, qui avait attaqué puissamment mes sens, et qui méritait la pleine acception du terme de séductrice. Le Jaloux Alvarès ne tarda guères à découvrir l'infidélité de celle à qui il était dévoué d'âme et de pensée. Il me chercha, dans la rage d'un amour outragé, et me provoqua à me battre avec lui. Alvarès ne respirait que vengeance et mort, c'est pourquoi il eut été inutile de raisonner avec lui: j'acceptai son offre et nous nous battîmes. La colère rendait ses coups peu sûrs, et lorsque je lui eus tiré un peu de sang du bras, nos amis mutuels, qui étaient témoins de l'affaire, firent ensorte de lui faire entendre qu'il y avait de la folie à se tuer pour une femme sans foi comme sans pudeur. Alvarès les écouta d'un air sombre, mais parut convaincu de leurs raisonnemens. Je lui offris ma main qu'il repoussa avec humeur; et bientôt après, il quitta Venise. Depuis cette époque, je n'avais vu que rarement Mathilde, et jamais je n'ai pu prendre sur moi de la regarder comme une maîtresse. Une femme, pensai-je, qui s'est rendue infidelle envers un amant sincère et dévoué, m'abandonnera également pour tout autre qui séduira son cœur volage. Cependant Mathilde voulait à toutes forces me captiver, et je m'étais vu plusieurs fois exposé à des accès d'amour et de fureur qu'elle pensait propres à me retenir, et qui me devenaient infiniment désagréables. Elle avait juré, dans sa frénésie, que mon insultante froideur, qu'elle disait supporter avec patience, me voudrait la mort, si elle découvrait qu'une autre eu fût la cause. Ainsi, quoique je connusse l'irrégularité de sa conduite, et que ses passions sans bornes la conduisissent dans les excès les plus vils, je ne lui donnai pas sujet d'attaquer la mienne, ni mon repos. Je ne voulais pas qu'un nouveau crime la rendit plus coupable qu'elle ne l'était déjà. Voilà pourquoi j'ai pris tant de précautions pour vous amener ici; et quoique vous fûtes un instant sans me voir, je ne vous perdis pas de vue. Ma raison pour placer un bandeau sur vos yeux, n'était que pour jouir de votre étonnement, quand vous vous verriez chez moi. Je crois, belle Victoria, avoir expliqué suffisamment le mystère apparent dont j'ai fait usage envers vous.

—Oui, monsieur le Comte, mais ... avez-vous continué de voir Matilde Strozzi? demanda-t-elle avec une sorte de jalousie.

—Je viens de vous dire, reprit le comte en riant, que j'avais conservé l'habitude de lui rendre des visites.

—Et ... vous la reverrez encore, signor Bérenza?

—Mes intentions, à l'avenir, seront grandement influencées par vous, répondit-il d'un air sérieux.

—Mais, comte, poursuivit l'artificieuse Victoria, en feignant une grande ingénuité, vous m'aimez trop réellement, j'espère, pour vous occuper d'une autre femme, tandis que je suis avec vous!

—Charmante Victoria, je prendrai le même ton de gravité pour répondre à votre observation trop juste. La signora Matilde peut prendre son parti, car elle nous verra ensemble; et j'espère qu'il sera hors de sa puissance de nous séparer. Je l'avais été voir hier; elle connaissait la couleur du domino que je portais, et ses yeux m'auront suivi partout, je n'en fais point de doute. Si elle se fut aperçue de mon attention sur vous, elle aurait cherché à vous y soustraire par quelqu'odieux moyen, ou vous eût suivie jusque dans mon appartement comme une furie vengeresse. Voilà pourquoi j'ai pris la précaution de vous amener dans mon hôtel par une porte secrète et qu'elle ne connaît point. Mais laissons ce sujet indigne de nous occuper. Une fois pour toutes, Victoria, croyez qu'il n'est point au pouvoir de Matilde de me détacher de vous. Je l'ai connue, il est vrai; elle a été la compagne de mes heures perdues, mais jamais ma maîtresse en titre, encore moins l'amie avouée de Bérenza. Non, parce qu'il ne suffit pas que ma maîtresse soit admirée, mais il faut encore qu'on puisse m'envier sa possession. La femme que Bérenza peut aimer, doit être supérieure à tout son sexe: je ne lui veux rien des caprices d'une coquette, des dédains fastidieux d'une prude, ni de la simplicité d'une idiote. Elle doit abonder en grâces de l'esprit aussi bien qu'en celles du corps; car je ne fais aucun cas d'une femme qui ne cède à mes embrassemens qu'une forme insipide, plaisir que le rustre le plus grossier dans la nature, peut connaître aussi pleinement que moi. Ma maîtresse doit m'appartenir également de cœur et de pensée, n'avoir, d'autre ambition que celle de conserver mon amour. Les hommes peuvent soupirer pour elle, mais sans oser l'approcher. Il lui convient aussi, quand sa beauté les attire, qu'une dignité suffisante les repousse. Si elle oublie un seul instant ce qu'elle se doit, je la rejette pour jamais de mon sein; et si, ajouta-t-il avec plus de force, il arrive qu'elle manque à son honneur, alors ... oh! alors, son sang peut seul laver l'outrage ... Victoria! (il saisit sa main) m'entendez-vous...? avez-vous le courage, la fermeté suffisante pour devenir l'amie, la maîtresse de Bérenza?

Victoria le regarda avec une douce fierté; et posant sa belle-main sur le bras du comte, elle dit:—Oui, j'ai le courage de devenir tout pour vous plaire. Pourquoi donc ces conditions, Bérenza?

—Parce que je désire que tu sois à moi ... à moi seul, belle créature, dit-il en la fixant avec pénétration.

—Et n'en est-il pas ainsi? ne vous aimai-je pas uniquement?

—Non, certainement, non pas assez; tu es étrangère aux détours de ton propre cœur, dit-il intérieurement. Puis se levant, il ajouta:—Retirez-vous, ma belle amie: allez vous reposer, et demain nous nous reparlerons.

Il la conduisit la porte de son appartement, et ayant baisé sa jolie main, il la laissa libre, Combien peu d'hommes ressemblent à Bérenza! il est cependant quelques âmes susceptibles d'augmenter la valeur de leurs plaisirs, en se défendant d'une jouissance trop précipitée.


CHAPITRE X.

Il se passa quelque tems de la sorte, et Bérenza resta toujours en doute sur la conviction positive de l'attachement de Victoria. Il continua de la traiter en sœur bien aimée et en fille innocente, plutôt qu'en femme dont il voulait faire sa maîtresse. Bérenza, malgré son goût très-passionné pour la beauté, et principalement pour des charmes supérieurs comme ceux de la jeune personne, était un voluptueux trop raffiné pour user sur-le-champ du privilége que lui accordait la fortune, ou anticiper, par une jouissance prématurée, sur le plaisir qu'il se promettait lorsqu'il aurait la preuve, (ô idée délicieuse!) que le cœur de Victoria lui appartenait en entier. Enchanté comme il l'était de la fierté de son humeur, ravi des grâces de sa personne, il était cependant trop fier lui-même, pour tenir une conduite que sa façon de penser repoussait. Mais envain cherchait-il une marque ingénue de tendresse en Victoria, quelque chose qui lui apprît qu'il était aimé: rien, rien ne répondait à sa curieuse anxiété. Ce n'était cependant pas là une figure de madone, ni une forme pétrie dans un moule angélique; c'était de la fierté, non une fierté repoussante, mais belle..., grave, fortement expressive et commandant l'esprit qu'elle animait. L'ensemble de Victoria n'annonçait ni douceur, ni sensibilité, ni aucune vertu effrayante; mais en l'examinant, vous ne vous apperceviez pas qu'il y manquât du charme. Son sourire était gracieux au-delà de tout. Dans ses grands yeux noirs, qui étincelaient d'un vif éclat, vous reconnaissiez une âme forte et décidée, capable de tout entreprendre, quelqu'en fussent les conséquences; et ils tenaient ce qu'ils promettaient.

Sa taille au-dessus de la moyenne offrait la plus parfaite symétrie. Elle était grande et svelte, elle portait la tête haute, et marchait avec majesté, sans avoir rien de roide ni d'affecté. Cette beauté supérieure vivant dans la demeure de Bérenza, et presque toujours en sa compagnie, ne pouvait manquer de devenir journellement l'objet le plus dangereux pour son repos. Cependant, même alors que ses idées étaient moins en contradiction avec sa raison, il ne pouvait s'empêcher de revenir sur le soupçon tourmentant que peut-être elle n'avait pas pour lui une affection bien tendre: alors l'humeur s'emparait de nouveau de son esprit, et en laissait des traces dans toutes ses manières.

La singularité de son caractère surprenait Victoria. Elle chercha à en pénétrer la cause, et voulut à son tour en étudier les replis les plus secrets. Pour ce faire, elle examina ses mouvemens, ses regards, et pésa toutes ses paroles; puis recueillant le tout, elle y découvrit promptement ce qu'il tenait si bien caché.

«Comment donc, s'écria-t-elle, quand sa tête fut posée sur son oreiller, Bérenza doute-t-il de mon attachement, et serait-ce cette idée qui donnerait lieu à la conduite qu'il tient avec moi». Puis elle en vint à examiner son cœur à ce sujet. «Mais en effet, je ne sais si je l'aime; je ne puis trop me définir là-dessus, ni ne comprends bien ce que c'est que l'amour. Ce qu'il y a de certain, c'est que je le préfère à tous les hommes que j'ai vus jusqu'ici. Il me semble parfait en tout; et si la mort venait à me l'enlever, je crois que j'en aurais une véritable douleur. Les sensations qui me portent vers lui, n'ont rien d'ardent, il est vrai; je n'éprouve, ni cette opression de cœur, ni ce mal aise, ni ne suis atteinte de ces soupçons qu'il montre dans son attachement pour moi. Cependant il convient, pour mes plans à venir, encore vagues et indéfinis dans ma tête, que Bérenza n'éprouve pas la plus petite contrainte à mon égard. Je vais donc me conformer à la délicatesse fastidieuse de ses idées, et agir adroitement avec un homme si ridiculement soupçonneux.

Ainsi raisonna Victoria, dans la fausseté et la subtilité de son esprit. Il n'était que trop vrai qu'elle n'aimait pas le scrupuleux Bérenza. Elle était incapable d'aimer un pareil homme. Son caractère ne pouvait s'accorder avec un sentiment aussi doux et aussi pur que celui de l'amour véritable. Le cœur de cette fille, étranger aux nobles passions et aux sentimens supérieurs, n'avait de tendance qu'à l'ambition, à l'intérêt personnel, et à l'égarement le plus immodéré. Son être entier ne convenait qu'aux orages de l'âme; grondant, menaçant, et livrant tout à la ruine et au désespoir, alors qu'elle se serait crue offensée. Bérenza, au contraire, quoique tenace dans ses systèmes orgueilleux, était doux, et réellement tendre; ses passions ressemblaient à un courant rapide, mais calme, et dont la profondeur ne nuit point à ce qui l'entoure; tandis que les sources de la sensibilité de Victoria se répandaient comme un torrent, rugissant du sommet d'un rocher, entraînant tout sur son passage, et écumant encore au fond de l'abîme! elle n'était susceptible d'aucun doux sentiment; rien ne fesait éprouver la moindre vibration à son cœur: ni la reconnaissance, ni l'amitié, ne lui étaient connues; capable d'infliger une peine, sans remords, la vengeance la plus amère suivait toute atteinte portée à sa personne; les passions barbares remplissaient son sein, et pour les satisfaire, il n'était pas de moyen, de crimes qu'elle n'eût mis en pratique. Malheureuse fille! le ciel te créa dans sa colère, et ton éducation corrompue acheva d'anéantir ce qui pouvait être laissé de bon dans ton âme!

Bérenza, comme nous l'avons remarqué plus loin, était le seul homme qui lui eût montré des attentions particulières; par conséquent il était naturel qu'elle éprouvât du penchant pour lui. Elle rechercha sa protection, parce qu'elle ne savait où en trouver. Elle vint chez lui, parce qu'elle ne connaissait nulle part de refuge ni d'ami. Si toute autre femme eut reçu des soins aussi tendres, aussi délicats que Bérenza lui en avait témoignés, elle en eut éprouvé le plus vif enthousiasme, tandis que Victoria était à peine émue. Elle ne fit aucune réflexion à ce sujet, qui ne se reportât sur elle-même, et ne vit que la nécessité de répondre politiquement à son amour ardent et sincère, mais dont au fond elle ne partageait rien. La trempe d'esprit de Bérenza était portée à la mélancolie; il était sérieux et réfléchissait, quoiqu'il parût gai et insouciant en société: Victoria crut devoir feindre de la mélancolie: elle devint abstraite, et montra du goût pour la solitude. Alors le comte ne pouvait manquer de chercher à en savoir la cause. L'artifice d'un côté et l'amour-propre de l'autre, devaient faire croire qu'un pareil changement d'humeur était l'effet d'un amour violent et caché: cela conduisait naturellement à une explication, et la réserve, les doutes, l'hésitation de Bérenza cessaient.

Son plan ainsi arrangé, Victoria y entra graduellement. Ses regards cessèrent d'être vifs et animés. Elle paraissait tantôt langoureuse et tantôt délicate; elle restait des heures entières à rêver dans un endroit écarté. Sa démarche, toujours ferme et élevée, devint traînante et incertaine: elle se livrait peu à la conversation, et paraissait sans cesse plongée dans les pensées les plus sombres. C'était alors à Bérenza à la sortir d'une mélancolie dont il lui demandait sans cesse la cause. Victoria le voyait venir, et s'applaudissait en secret de son adresse. Elle en augurait des merveilles pour les succès de ses vues. Des idées nouvelles, délicieuses, et dont il avait peu connaissance auparavant, commençaient à occuper l'âme de Bérenza; mais cependant, il ne parlait pas encore; il n'exprimait aucun désir.... Hélas! Bérenza ne se décidait point, parce qu'il craignait de se tromper.

Un soir, après que ces deux personnes eurent passé la journée à rêver, soupirer, à s'étudier de part et d'autre, Victoria laissa le comte seul, et entra dans un petit salon, où se jettant sur un sopha, près d'une croisée ouverte, elle jouit tranquillement de la fraîcheur du soir. Il n'y avait pas long-tems qu'elle était ainsi, lorsque Bérenza ne pouvant supporter son absence, vint la trouver. La voyant couchée sur le sopha, il la crut endormie, et fermant doucement la porte, il s'approcha d'elle. Une idée vint à l'instant frapper Victoria: ce fut de profiter de la circonstance et de la méprise du comte. Elle ferma les yeux et affecta un véritable sommeil. Le comte s'en approcha davantage, et après l'avoir examinée pendant quelques minutes, il s'assit à son coté.

«O Victoria! ma bien-aimée, aurais-tu du chagrin? ah! puissai-je en être la cause; puissai-je croire que l'amour t'a embrâsée de ses feux.... Si cela était, je me regarderais comme le plus heureux des mortels». Il soupira après avoir prononcé intérieurement ces paroles. Victoria soupira également, mais beaucoup plus fort, et comme si un rêve pénible l'eût agitée. Le nom de Bérenza sortit de ses lèvres. Celui-ci n'osait respirer. «Bérenza, répéta-t-elle, pourquoi douter de ton amie»?

Le cœur du comte battait violemment. Victoria s'apperçut de son émotion; un mot de plus pensa-t-elle.

«Oui, cher Bérenza, je t'aime, je t'adore ... oh! combien je t'adore!» Ces mots prononcés, elle fit un mouvement, comme pour le presser dans ses bras, en feignant que quelque chose de terrible l'en empêchait. Puis ouvrant subitement les yeux, elle affecta la plus grands surprise, et même de la honte à la vue du comte. Elle se cacha le visage et détourna la tête.

L'émotion de Bérenza était si violente, qu'il fut privé pour quelques momens de la faculté de s'exprimer. Le sang montait rapidement de son cœur à sa tête; un feu pénétrant parcourait tout son corps, et ses sens étaient bouleversés. Il prit l'artificieuse créature entre ses bras, et dit avec transport: «Tu es à moi! oui, je reconnais maintenant que tu m'appartiens».

Vaine de sa réussite, Victoria eut soin que son amant ne sortît pas de son erreur. Elle soutint le rôle qu'elle venait de jouer, et Bérenza, tendre et susceptible comme il l'était, crut qu'il possédait l'amour le plus entier d'une jeune personne aimable et innocente.

Fin du premier Volume.


ZOFLOYA,

OU

LE MAURE,

HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE

Par

CHARLOTTE DACRE

(mieux connue comme Rosa Matilde)

TRADUITE DE L'ANGLAIS,

PAR MME. DE VITERNE,

Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.

TOME SECOND.

DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51.
1812.

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.


CHAPITRE PREMIER.

Bérenza s'attacha chaque jour davantage à Victoria. Ses scrupules, ses réserves, s'évanouirent entièrement, et il se flatta de posséder son cœur comme elle possédait le sien. Cependant, à quelque haut point que fut porté son amour romanesque, sa fierté s'opposait à ce qu'il en fit sa femme. Il y avait une certaine tache imprimée sur la jeune personne, par l'inconduite de sa mère, sur laquelle sa délicatesse ne lui permettait pas de passer; de plus, Bérenza eût cru indigne de lui d'épouser celle dont il avait fait sa maîtresse. Mais la vanité de Victoria ne se formalisait point de cette distinction; et elle pensait simplement que son union avec le comte prouvait, de la part de celui-ci, un amour qui n'avait pas besoin de liens étrangers pour le rendre durable. L'orgueilleuse Vénitienne n'avait garde de croire, que tandis qu'il lui reconnaissait les qualités essentielles pour être sa maîtresse, il ne la trouvait point digne du haut titre de son épouse.

Un soir, que le tems était fort serein, Bérenza conduisit sa belle compagne dans une gondole magnifique, pour se joindre au brillant concours qui était sur le lac. Tout le monde y paraissait gai et animé. Victoria portant ses regards autour d'elle, vit qu'elle excitait encore cette fois l'admiration si chère à son âme, chose qui seule avait le pouvoir de l'intéresser.

Pendant qu'elle se félicitait d'un semblable triomphe, en s'attirant l'attention de tous, une gondole passa près de celle de Bérenza; elle ne contenait qu'une femme avec le gondolier. Cette femme allant rapidement, fixa Victoria d'un air si furibond, et tellement atroce, qu'il était impossible de se méprendre à un coup-d'œil semblable. La vanité de Victoria en fut troublée et même abaissée. Elle regarda Bérenza; mais voyant à son air calme que l'incident lui avait échappé, elle ne crut pas nécessaire d'en faire mention, et d'autres objets le lui firent oublier.

Après s'être bien promenés, ils retournèrent au palais, et la soirée fut achevée par des danses auxquelles le comte avait invité des personnes qui n'avaient point paru sur le lac.

On se sépara fort tard, Victoria et son amant purent enfin se livrer au sommeil: la première, toutefois, ne dormait point. Les plaisirs de la soirée étaient encore tous présens à son imagination. La musique raisonnait dans ses oreilles, et la danse occupait sa vue. Elle repaissait son esprit d'adulation, et se redisait les complimens flatteurs qu'on lui avait adressés, jouissant encore en idée d'un semblable hommage. Elle en revenait ensuite aux amusemens du lac; mais soudain, le coup-d'œil qui lui avait été lancé malignement par une femme, venait attrister ses pensées. Elle allait décidément en faire part au comte, lorsqu'elle s'aperçut que, surpris par la fatigue du bal, il s'était endormi: elle ne voulut pas l'éveiller, et poursuivit le cours diversifié de ses idées. Cependant ce regard perfide lui revenait sans cesse à l'esprit et l'embarrassait dans de vaines conjectures. Elle cherchait à se rendre raison de ce coup-d'œil plein de haine, quand un petit bruit se fit entendre à l'autre bout de la chambre: elle écouta avec surprise. Le lit où elle était couchée avait d'amples rideaux qui l'enveloppaient, et ne laissaient d'ouverture qu'aux pieds. Le bruit augmenta; Victoria regarda vis-à-vis d'elle, où se trouvait une grande fenêtre ouvrant sur un balcon en dehors. Un rideau d'étoffe cachait cette croisée: ce rideau se leva par degré d'un côté, et une figure d'homme s'avança tout doucement. La chambre n'était éclairée que par la faible lumière d'une lampe, mais qui suffisait pour voir cet homme s'approcher à grands pas sur la pointe du pied. Son visage était couvert d'un masque: il vint du côté du lit où le comte était couché, et en sépara les rideaux avec précaution.

Victoria voyait bien alors qu'il se tramait quelque méchante action, mais elle n'osait encore éveiller Bérenza, dans la crainte que sa surprise et sa frayeur ne le privassent de la présence d'esprit nécessaire pour se défendre, et ne hâtassent le coup qu'on paraissait vouloir lui porter; elle espérait qu'étant éveillée et restant tranquille, elle pourrait le parer seule.

L'homme était debout auprès du lit: il se pencha pour examiner les traits du comte. Il ne pouvait voir ceux de Victoria, car son bras était passé sur sa tête, de manière que sa main cachait ses yeux, quoiqu'en lui laissant la faculté d'observer ce qui se passait. Le reste de sa figure était voilé par le drap. L'inconnu crut qu'elle dormait; car tirant un poignard de sa veste, il le tint comme suspendu sur les yeux de Bérenza; et découvrant son sein, il en approcha la pointe ... sa main tremblait ... il fit un soupir et s'éloigna de quelques pas ... puis revint auprès du lit; tenant le rideau de la main gauche, il se préparait à frapper de la droite.... Victoria surveillant le coup, saisit le poignet de l'homme à l'instant où il le baissait. La force de l'action ainsi rompue, l'assassin qui était dans une attitude inclinée, perdit l'équilibre, et tombant à travers du lit, la pointe du stilet alla frapper Victoria. Le comte s'éveilla en ce moment: son premier mouvement fut d'arrêter l'homme; mais celui-ci se débaitit si violemment, que Bérenza, dont le poids du corps ôtait la force, le laissa aller malgré lui. Comme il cherchait à s'échapper, son masque tomba. Il voulut le remettre, mais non assez vîte pour empêcher Victoria blessée, de reconnaître en lui son frère! ce frère, qui avait fui la maison paternelle, à cause du crime de sa mère, et qui maintenant se faisait connaître pour un assassin!

—Horrible meurtrier, prononça-t-elle faiblement, tandis que Léonardo, la terreur peinte sur le visage, se jetta vers la fenêtre et la franchit d'un saut.

Bérenza, libre alors, s'élança du lit; mais comme il courait après l'assassin, un gémissement de sa maîtresse l'arrêta. Il se retourna et vît le lit couvert de sang: cette vue le rendit presque fou.—Vous êtes blessée, mon amie! dit-il au désespoir.

—Ce n'est rien, cher comte; et je ne regrette pas le coup ... oh! non, je ne le regrette pas. Bérenza furieux, appela à haute voix du secours: il envoya de tous côtés pour avoir au plutôt un chirurgien. Puis, soulevant Victoria, il examina la blessure, tandis que des larmes de sensibilité coulaient sur son sein.

—Oh! ne pleure pas, Bérenza; j'en souffrirais mille fois plus pour te prouver ma tendresse; et je me félicite de ce que cet accident m'en donne occasion.—Effectivement, Victoria se félicitait; car elle sentait que sa blessure, causée par l'effroi qu'elle avait mis à défendre son amant, (et dont au fond elle ne redoutait aucune suite), le rendrait inséparable d'elle. La peine qu'il en avait payait donc au-delà le peu qu'elle souffrait. Elle essaya de prendre sa main pour la porter à son cœur; mais toute sa fermeté, tout son mépris de la douleur, n'empêchèrent pas que la nature s'affaiblissant, la perte de son sang ne la fît évanouir.

Le comte était hors de lui. Les gens de l'art arrivèrent; il pansèrent la blessure, et annoncèrent qu'elle n'était pas dangereuse; que le repos, selon toute probabilité, préviendrait la fièvre. Insensiblement, la belle blessée revint à elle. Le comte assis près du lit, la regardait avec douleur. Victoria tourna les yeux sur son amant; une langueur séduisante avait remplacé leur brillant, et l'âme de Bérenza en fut pénétrée dans ses replis les plus cachés. Il fit vœu, de cet instant, de consacrer sa vie entière à son bonheur. C'est alors qu'elle lui devint bien chère! et mille fois plus chère qu'il ne l'aurait imaginé. La conduite de Victoria avait produit le plus puissant effet sur ce tendre enthousiaste. Une intrépidité aussi ferme, un semblable mépris de la vie pour sauver la sienne; la patience et même le plaisir avec lequel elle supportait les suites malheureuses de son courage! quelle femme au monde, en eût fait autant? Ces réflexions portèrent son cœur à l'idolâtrie, et sa sensibilité ainsi exaltée, chercha du soulagement dans un torrent de larmes qu'il ne put réprimer.

Victoria cacha soigneusement à son amant, que l'assassin était son frère. Une sensation indéfinissable l'empêchait d'avouer cette découverte, et elle se félicitait de le savoir hors de danger d'être reconnu; mais elle ne pouvait deviner le motif d'une haine semblable. Quant à Bérenza; il crut avoir affaire à un voleur déterminé, qui s'était introduit dans le palais pendant le bal qui avait eu lieu; et il ne s'en occupa pas davantage. Toutes ses pensées étaient à Victoria, dont il attendait la guérison avec la plus grande impatience. A peine pouvait-il se décider à quitter le chevet de son lit, pour prendre du repos; et on lui apportait auprès d'elle une légère nourriture, seulement pour le soutenir.

En peu de jours cependant, son anxiété cessa, et Victoria put se lever. Elle témoigna à son amant, par des marques de tendresse, sans doute plus fortes qu'avant, toute la reconnaissance qu'elle devait à ses soins. Porté au plus haut degré d'admiration, par ses manières séduisantes, Bérenza se détacha en quelque sorte de son système orgueilleux, et se décida à en faire sa femme aussitôt que le permettrait son entière convalescence.

Un jour que cet amant tendre était assis dans l'appartement de sa bien-aimée et auprès d'elle, (il y avait quinze jours que l'accident s'était passé) un domestique entra pour lui remettre une lettre qui contenait ce qui suit:

«Misérable! je serai loin de toi, lorsque tu chercheras peut-être à te venger. Sache, Bérenza, que c'est moi qui ai conduit dans ton cœur parjure, la main qui s'est égarée en fesant son devoir! c'est moi qui espérais que ma volonté serait remplie, et que le maudit stilet qui s'est trompé de victime, t'arracherait jusqu'au dernier souffle de ton existence! oui, monstre, Mathilde Strozzi t'a rencontré sur le lac, avec la favorite qui a osé m'enlever ton cœur. Oh! si un regard pouvait tuer, que le mien eût bien fait disparaître cette créature de dessus la terre! téméraire, comment as-tu pu montrer ta nouvelle divinité et croire que ton audace resterait impunie? ne me connais-tu pas? tu aurais bien dû cacher plus soigneusement ton idole et ne point souffrir qu'elle parût aux rayons du jour, aux yeux de Strozzi! mais, tous deux, vous n'avez éludé ma vengeance que pour l'instant.... Je me flatte qu'elle ne m'est pas entièrement échappée. Je ne tiendrai désormais à la vie, que dans l'espoir qu'un jour viendra ... oui, il viendra ce moment où rien n'arrêtera plus le coup que je frapperai. Ta nouvelle maîtresse que j'abhore n'en sera pas exempte, et, crois-le bien, insensé, on ne méprise pas impunément les sentimens de Mathilde Strozzi».

—Femme déhontée! s'écria Bérenza, c'est donc à toi, à ton absurde jalousie, que je dois mon chagrin actuel? mais heureusement, cette furie exécrable ne nous tourmentera plus. Elle vient de quitter Venise. Voyez, lisez, Victoria, ce que m'écrit l'infâme.

—Ce regard qui m'avait frappée, dit Victoria, après avoir lu, était à ce que je vois celui de Mathilde Strozzi. Cher Bérenza, je vous avais caché cet incident jusqu'à ce jour; mais je dois vous l'apprendre.

Après qu'elle eut raconté ce qui avait eu lieu le soir de leur promenade sur le lac, Bérenza lui dit qu'il reconnaissait bien là la vindicative Florentine. Victoria gardait le silence, mais elle se fatiguait la tête à chercher quelles pouvaient être les relations de cette femme avec son frère; chose de non légère conséquence, puisqu'il paraissait qu'elle avait déjà assez influencé son caractère, pour en faire un assassin, et un instrument de destruction pour elle. Revenant sur ses soupçons à ce sujet, elle s'en occupait sans cesse pendant que sa blessure se guérissait Nous la laisserons donc un instant pour expliquer certains faits qui vont nous reporter au commencement de cette histoire.


CHAPITRE II.

On peut se souvenir qu'en entrant dans le détail des infortunes qui assiégèrent le marquis de Lorédani, par suite de l'inconduite de sa femme, nous parlâmes de la désertion du jeune Léonardo, de la maison paternelle. C'est ce qui lui est arrivé depuis ce temps, et les dégrés qui l'ont conduit à devenir un assassin, dont nous allons nous entretenir brièvement.

L'humeur hautaine et susceptible de ce jeune homme, lorsqu'il n'avait à peine que seize ans, lui inspira l'idée de fuir le lieu de son berceau, aussitôt qu'il apprit la chute fatale de l'honneur de sa mère. Ce qu'il éprouva à ce sujet n'était guère définissable dans son esprit; mais prenant son essor naturel que rien ne contraignait, ou plutôt se sentant exalté par de hautes notions sur l'honneur de sa famille, sentimens que le marquis avait nourris avec délire dans l'héritier de son nom et de ses biens, il ne crut point devoir rester où sa mère avait porté la honte. Fort de cette idée, il prit son parti, et s'enfuit de Venise, en se promenant de n'y revenir jamais! il mit le moins de tems possible pour s'éloigner d'une ville qui lui était devenue insuportable; et perdit par ce mouvement, par ce changement de scène, les réflexions chagrinantes qui oppressaient son cœur. Mais fuir de Venise n'était pas assez pour lui; rester dans son voisinage, devenait un supplice. Il ne put donc interrompre la rapidité de sa marche, que pour quelques momens, et jusqu'à ce qu'en toute ignorance et sans dessein, il se trouva dans un endroit délicieux de la Toscane. Alors des réflexions plus froides succédèrent à l'exaltation de son âme. Ici donc, s'écria-t-il, je puis respirer sans honte! (la nécessité le forçait d'y rester, car le jeune enthousiaste, sans soin pour l'avenir, en quittant le palais splendide de son père, n'avait qu'une somme très-modique d'argent, dont une grande partie était déjà dépensée en frais de route.) Eh bien! se dit-il, comme la raison lui suggérait cette réflexion, ne vaut-il pas mieux vivre en exil, mourir dans la pauvreté, aux extrémités du globe, que de jouir d'un luxe environné de mépris?

C'était vers le soir que le jeune Léonardo promenait ainsi ses pensées sur le bord du majestueux Arno. Le soleil terminait sa course, et la rosée tombait sur les montagnes. Ce fut en ce moment que sa situation vint à l'inquiéter: devait-il continuer sa marche? trouverait-il un moyen de supporter la vie, s'étant ainsi jetté à la merci du sort? ceci était embarassant.... Il chercha de nouveau à écarter la réflexion, par l'activité, et sortit promptement de l'attitude couchée qu'il avait prise. Il n'avait pas fait trente pas, qu'une maison de belle apparence s'offrit à sa vue. Sa situation et l'élégance de son architecture étaient admirables. Léonardo s'en approcha davantage, et s'arrêta ensuite pour contempler ce superbe édifice. Un homme d'un extérieur distingué en sortit; et étant lui-même attiré par la figure du jeune fugitif il s'avança, et lui demanda par quel hazard il errait dans cette solitude. Léonardo répondit, sans hésiter, qu'il était un jeune homme dont les infortunes ne pouvaient être divulguées, et qu'il fuyait la maison de son père, sans savoir où il allait, et ne s'en embarrassant nullement.

Frappé par la singularité de cette réponse, dans laquelle se trouvait une franchise faite pour intéresser une âme expensive, l'étranger qui s'appelait signor Zappi, se sentit porté à entrer en liaison avec le jeune homme que le hazard lui amenait.—Eh bien, mon jeune ami, lui dit-il, cette demeure que vous semblez admirer est la mienne, et si vous voulez, nous pouvons y avoir une conversation plus satisfaisante pour tous deux. Votre air me plait, et je me trouverai heureux de vous connaître davantage.

Léonardo ne pouvait se refuser à une invitation aussi amicale, et acceptant avec ingénuité la main du signor Zappi, ils entrèrent dans sa maison.

Léonardo fut conduit dans un appartement élégant, où, après l'avoir fait asseoir, le signor Zappi lui demanda s'il ne voulait pas prendre quelques rafraîchissemens. Le jeune homme refusa: une conversation assez indifférente eut lieu d'abord, après quoi son hôte (quoiqu'avec une extrême délicatesse) lui témoigna le désir de savoir son nom.

Le fils du marquis de Lorédani rougit.—Mon nom, dit-il, est Léonardo ... je vous prie de m'excuser si je n'en ajoute pas un autre; une funeste circonstance m'a forcé de quitter ma demeure; et comme il est impossible, absolument impossible, signor, ajouta-t-il en se levant, de satisfaire une curiosité aussi naturelle que la vôtre, en m'admettant chez vous, souffrez que je vous quitte, afin de ne pas abuser plus long-tems de votre hospitalité.

Il n'en sera pas ainsi, mon jeune ami, répondit le signor Zappi. Il y a dans votre abord et vos manières, comme je vous l'ai dit, quelque chose qui m'intéresse fortement. Gardez votre secret, si vous le souhaitez; et puisque vous vous avouez pour l'instant un enfant de la fortune, indécis où indifférent sur l'endroit qui doit arrêter vos pas, restez quelques tems où le hasard vous a conduit, et gardez-vous, jeune et enthousiaste comme vous le paraissez, de vous livrer à la merci d'un monde insensible.

Le cœur de Léonardo fut pénétré de gratitude aux paroles du bienveillant Zappi. Le secret affreux de l'histoire de sa famille, que son orgueil répugnait à faire connaître, allait donc rester intact. Sensible au bonheur que la fortune lui offrait dans sa détresse, il tomba aux pieds de celui qui voulait le protéger, et y versa une abondance de larmes. L'excellent Zappi, que la philosophie portait à chercher chaque occasion, non-seulement de se montrer l'ami de ses semblables, mais de les sauver du malheur, s'il était possible, était bien différent de ceux que la jactence ou l'ostentation font paraître serviables, tandis qu'un intérêt quelconque est le mobile secret de leurs actions. Il ne put donc manquer d'être profondément affecté. Il lui paraissait tout simple que ce jeune homme fût bien né; il croyait également que quelque puissant motif (peut-être mal dirigé) l'avait induit à quitter la maison de ses parens. La bonne opinion qu'il en concevait l'engagea donc à lui tendre les bras, et lui dire: «Venez, Léonardo, car c'est ainsi que j'aimerai toujours à vous nommer, je vais vous présenter à mon épouse et à ma fille, comme le fils d'un de mes anciens amis.»

Malheureusement la femme de Zappi était, à tous égard, le contraire de son mari; douée d'un esprit intrigant, elle avait de plus le cœur corrompu; mais comme il n'est pas nécessaire de détailler minutieusement tout ce qui a trait au jeune Léonardo, nous nous hâterons de maintionner ce fait, afin d'arriver ensuite à sa liaison avec Mathilde Strozzi.

Le signor Zappi sentait augmenter chaque jour son attachement pour son fils adoptif. Quand celui-ci était absent, les éloges de son bienfaiteur, vis-à-vis de sa femme, ne tarissaient pas; quand il était présent, il cherchait tous les moyens de faire ressortir son caractère avec avantage, et chaque bienfait qu'il y découvrait, ajoutait à l'impression ardente que sa première ingénuité avait faite sur son âme bienveillante.

Il arriva que Zappi n'était pas le seul à admirer le jeune homme, car la signora, sa femme, prit bientôt pour lui le goût le plus violent; elle enchérit sur les louanges de son époux, et lui montra les attentions les plus marquées. La beauté et la taille parfaite de Léonardo, qui était réellement au-dessus de son âge, l'enflamèrent d'une passion criminelle; mais Léonardo n'y prenait pas garde, et dévouait toutes ses pensées à la jeune Amamia, plus aimable et plus intéressante, sous tous les rapports, que sa mère. Cette dame découvrit bientôt la passion du jeune homme; mais ne se désistant pas de ses prétentions, elle augmenta de coquetterie, d'agaceries et de soins, pour l'emporter sur sa fille. Pour que ses manèges pussent faire impression sur son cœur, elle éloigna autant qu'elle pût la belle Amamia de sa vue; mais tous ses essais ne produisirent rien: Léonardo sentait tout ce que la femme de son hôte fesait pour lui, et n'y trouvait qu'une simple bonté: il en était reconnaissant, et rien de plus.

Il y avait près d'un an que Léonardo vivait dans cette maison; il avait toujours gardé son secret, et le bon Zappi ne le pressait plus depuis long-tems de lui faire part de ses malheurs. Heureux de la société du jeune homme, il n'exigeait aucune reconnaissance pénible pour l'amitié qu'il lui témoignait, et jamais ce dernier ne lui avait donné occasion de s'en repentir. Ni vice, ni bassesse, ni ingratitude ne s'étaient laissés voir en lui. Zappi, de son côté, se montrait l'ami des mœurs et de la vertu, aussi bien qu'homme bienfaisant; et s'il eût soupçonné la moindre tache dans le cœur de son jeune ami, quelque peine qu'il en eût ressenti, il aurait cru de son devoir de l'expulser de sa maison. Zappi n'aurait jamais voulu paraître protéger le vice, pour donner de mauvais exemples à sa fille, et par suite nuire à la société, plutôt que de rendre service à un individu.

Pendant ce tems, la passion de la femme Zappi était devenue des plus fortes, et il ne lui paraissait plus possible de la cacher à l'objet qui l'inspirait; c'est pourquoi elle se décida, quelque put en être la conséquence, à la lui faire connaître; elle en saisit bientôt l'occasion. Un jour que son époux et la belle Amamia étaient absens, elle suivit le jeune homme dans le parc, où il s'était retiré pour rêver librement au charme si doux d'un premier amour, de l'amour innocent qu'il éprouvait pour la fille de Zappi. A peine s'était-il assis sur un banc abrité de feuillages, que la mère de sa bien aimée parut. Le respect le fesait se lever, lorsque posant la main sur son épaule, elle lui dit de ne pas se déranger, et s'assit auprès de lui.—Vous paraissez bien absorbé dans vos pensées, Léonardo?

—C'est vrai, madame, répondit le jeune homme, en rougissant.

—Vous rêviez à vos amours, Je gage? La femme Zappi le fixa hardiment et soupira avec force: son émotion la trahissait. Léonardo, qui n'était occupé que d'Amamia, soupira de son côté. Ce soupir devint une étincelle électrique qui passa dans le sein de la femme, et anima les feux qu'elle tenait allumés. Prenant la main du jeune homme, elle dit: votre amour est payé de retour, Léonardo.

—Serait-il vrai, madame, s'écria le pauvre enfant transporté, et en changeant subitement d'attitude.

—Rien n'est plus vrai. Et cette femme sans pudeur se jette à son col, en ajoutant: oui, vous êtes aimé, adoré, charmant jeune homme ... et c'est par moi.

—Par vous, signora! sans doute vous plaisantez. Laissez-moi, je vous prie.... Cessez ces discours indécens? ils ne conviennent pas vis-à-vis d'un être incapable de manquer à l'honneur.

—O Léonardo! je vous aime, je vous adore; ne détournez pas ainsi la vue, car il m'est impossible de vaincre la fatale passion que vous m'avez inspirée.

—Signora Zappi, vous m'épouvantez.... C'est votre fille, votre charmante fille que j'aime.

—Et vous me dédaignez? Prenez garde, jeune homme, prenez garde à ce que vous dites.

—Je ne puis vous aimer, madame: non, je ne vous aimerai jamais, répéta Léonardo, en cherchant à se dégager des embrassemens de cette femme hardie. Laissez-moi, je vous prie, conserver seulement l'estime que je croyais vous devoir.

—Malheureux aventurier, s'écria-t-elle, que le ciel te maudisse. La honte que tu me fais éprouver rejaillira sur toi, sois-en bien sûr.

—Femme dégradée, laissez-moi fuir votre présence: je vais quitter cette demeure qui m'est devenue odieuse par un aveu si criminel; je préfère errer à la merci du sort, plutôt que de demeurer l'objet de votre indigne amour.

En parlant ainsi, Léonardo s'enfuit, laissant la femme déhontée au lieu où il avait été interrompu dans ses douces réflexions, par l'aveu du crime. Il eût de même quitté la maison de son bienfaiteur, si le souvenir d'Amamia ne lui eût laissé le désir de la voir encore avant que de partir d'une maison où il jouissait du repos depuis si long-tems. Il monta vite à sa chambre, et s y enferma jusqu'au retour de Zappi et de sa fille.

La femme dédaignée, furieuse d'avoir perdu le fruit de ses avances, résolut, dans sa vengeance, de perdre le jeune homme dont elle n'avait pu corrompre la vertu. Le démon de la haine s'était emparé de son esprit: elle forma le plan diabolique d'une horreur dont une femme de son espèce était seule capable.

Armée d'une noire malice, elle s'apprêta à jouer son rôle, et sans s'embarrasser de la douleur, elle s'égratigna les bras et le visage, jusqu'à ce que le sang en sortit. Puis s'arrachant les cheveux et ses vêtemens, elle attendit ainsi le retour de son mari. Aussitôt qu'elle l'entendit, elle courut au-devant de lui, et se jetta sur la terre, en feignant une violente attaque de nerfs, et criant comme une forcenée.

Zappi, qui aimait tendrement sa femme (elle avait l'art de lui cacher ses vices), fut frappé de son état. Il la fit porter dans son appartement, et l'assayant sur un sopha, il attendit en tremblant le récit de ce qui lui était arrivé.

Cette femme abominable, employant alors toute sa fausseté, fit signe à ceux qui étaient présens de se retirer; puis affectant l'agitation la plus grande, elle porta la main de son mari à ses lèvres, et dit: «ô mon cher époux, cet ingrat que vous avez nourri, pour lequel vous avez eu tant de bontés, sachez quelle récompense il vous destinait!... C'est à son audace, à l'injure que m'a fait l'hypocrite, que vous devez attribuer l'état où vous me voyez: il est venu me trouver dans le parc, où j'étais seule à me promener en vous attendant, pour me faire l'aveu de son amour abominable. J'ai repoussé l'insolent, et comme je cherchais à le fuir... (des sanglots accompagnaient ces paroles), il m'a saisie dans ses bras ... c'est alors que mes forces se sont trouvées inférieures aux siennes. J'ai crié tant que j'ai pu: sans doute il a craint d'être découvert, car il s'est sauvé ... mais heureusement sans pouvoir accomplir son dessein infâme!»

La femme Zappi s'arrêta. Un déluge de larmes vint à l'aide de sa prétendue douleur; elle eût l'air honteux et se cacha le visage.

»Quel misérable! s'écria le signor Zappi. Aurai-je pu croire pareille chose de lui! Je veux qu'il sorte à l'instant de ma maison ... mais non, je veux le voir, lui parler avant, et savoir quel démon a pu le porter à cet acte de démence.»

Zappi ordonna qu'on fit venir sur-le-champ Léonardo. Sa femme craignit alors d'échouer dans sa vengeance, mais elle n'osa s'opposer aux ordres de son mari. Léonardo parut quelques minutes après; il savait déjà ce qui s'était passé, et tressaillit devant son accusatrice; cependant, marchant d'un pas ferme, il conservait air que donne une conscience pure.

»Monstre abominable, dit Zappi, sans réfléchir que l'extérieur calme du jeune homme n'annonçait pas le crime, comment oses-tu paraître avec un front audacieux? c'est donc ainsi que tu prétendais payer mes bontés, et la femme de ton ami ne pouvait être une chose sacrée pour toi? Voilà comme tu foules aux pieds les sentimens d'honneur et de reconnaissance! comme tu détruis la paix d'une maison, pour y attacher une honte éternelle! Ingrat! sors de ma présence, et que jamais je ne revoie ta trompeuse figure!

Pendant ce discours amer, Léonardo ne parla point; il avait les bras croisés sur sa poitrine, il sentait d'où le coup partait. Sa pureté se refusant à tenter une justification, sur une accusation si peu méritée, il jeta un regard de mépris sur la femme atroce qui l'accusait, et un de sentiment sur son bienfaiteur. La générosité et la reconnaissance l'empêchaient de le désabuser, en lui faisant connaître la dépravation de sa femme, il ne se permit que de prononcer ces mots:

«Je suis prêt à partir, signor Zappi. Je vous remercie de toutes vos bontés, et je prie bien ardemment le ciel, pour qu'il ne vous laisse jamais rencontrer de plus grands ingrats que celui qui vous dit adieu.»

Alors il le salua respectueusement, et marcha vers la porte. Il ne, put se défendre en sortant, de lancer un coup-d'œil de dignité et de mépris si expressif sur la femme Zappi, qu'elle en fut totalement confuse, ensuite il s'éloigna.

Retourné à sa chambre, le cœur gros, mais l'œil sec, il rassembla quelques bijoux qui lui appartenaient en propre, avec d'autres qu'il tenait de son bienfaiteur, mais ne prit pas un sol d'argent. Il ouvrit une armoire d'où il tira les habits qu'il avait en entrant chez le signor Zappi, et que par un pressentiment indéfinissable, il s'était avisé de garder. Il s'en revêtit et laissa les autres, regrettant amèrement d'avoir reçu des bienfaits sans pouvoir les mieux reconnaître. Revêtu de ce qui lui appartenait, il dit en se regardant: au moins ce sont mes habits, je me félicite de les avoir gardés. O ma mère! ma mère! c'est à toi que je dois mon infortune!

Sentant que les réflexions ne tendaient qu'à l'affaiblir, il quitta la chambre et la maison d'un pas précipité: il était déjà un peu loin, lorsqu'il voulut retourner pour dire adieu à la belle Amamia; mais pensant que ce serait s'exposer à de nouveaux outrages, et peut-être déplaire à la jeune demoiselle, qui pouvait le croire coupable, il s'en abstint, et fut bientôt hors de vue.

Empressé de quitter le voisinage de cette demeure dont on lui fermait l'entrée, Léonardo marcha jusqu'à ce qu'une distance considérable l'en éloignât tout-à-fait. A la fin la fatigue vint le forcer au repos, il s'assit au pied d'un arbre. Là, affaibli et découragé, il tomba dans les rêveries les plus sombres. Il avait quitté la demeure charmante de Zappi, un peu après midi, et le soir s'avançait rapidement: son oppression augmenta; cherchant toutefois à se ranimer, il se releva, et regarda le coucher du soleil qui était superbe; mille figures formées par l'éclat des derniers rayons entrecoupant les nuages, donnaient à l'occident l'air d'un palais enchanté. Le sommet des montagnes retenait encore de ces lueurs et réfléchissait maints degrés de lumière et d'ombre. Le jeune homme en perdit un peu de sa noire mélancolie: son cœur se sentait soulagé; ses pensées douloureuses fesaient place à l'espérance.... Allons, se dit-il, il ne faut pas perdre mon énergie en regrets superflus, ni m'abandonner oisivement à des réflexions stériles; et reprenant sa marche, selon que le hazard le dirigeait, il se trouva bientôt dans ces belles montagnes couvertes de vigne et d'oliviers. Quand il voyait une maison de campagne, le sentiment de sa peine récente lui fesait détourner les regards; cependant la nuit s'avançait, et le jeune homme courait risque de la passer à la belle étoile. Enfin, cherchant toujours, il se trouva dans un valon d'où partait une faible lumière; pour la voir mieux, il fallait approcher d'un petit monticule, au pied duquel était une maisonnette; quelques massifs de peupliers entouraient ce lieu, qui semblait la demeure de l'indigence, plutôt qu'une retraite romantique. A tout événement, Léonardo se décida à aller jusques là. Une voix gémissante se fit entendre, et il se hâta pour porter du secours à l'être qu'il croyait souffrant. Effectivement, il vit en entrant dans la maisonnette, une pauvre vieille qui pleurait et se tordait les mains de douleur. La situation du jeune homme le fesant compatir à la peine d'autrui, il lui demanda si elle avait besoin de secours.

»Hélas non! mon beau monsieur, dit-elle en redoublant ses larmes: il n'y a point de remède à la mort; elle vient de m'enlever mon seul appui en ce monde, mon pauvre Hugo, mon cher fils. Oh! monsieur, je n'aurais jamais pensé qu il dût partir avant moi. Qui prendra soin de mes vieux jours à présent? qui soutiendra mon corps usé, et travaillera pour faire vivre la pauvre Nina?

»Ne pleurez pas ainsi, bonne mère, dit Léonardo, recevez-moi chez vous, et si vous avez la charité de me donner une jatte de lait à boire, nous parlerons ensuite du sujet de vos peines, peut-être les choses ne seront-elles pas si tristes que vous vous le figurez.»

La voix de la consolation est toujours douce, mais elle l'est doublement dans la jeunesse. La pauvre Nina se leva avec autant de promptitude que sa douleur le permettait. Elle donna, toujours pleurant, mais moins fort, tout ce quelle avait de meilleur dans sa cabane.

Quand Léonardo eut un peu appaisé sa faim (car la longue marche qu'il avait entreprise, l'avait tellement épuisé, qu'il mourait de besoin), il prit la main de sa vénérable hôtesse et la fesant asseoir, il dit:

—Ma bonne mère, quel âge avait votre fils Hugo?

—Vingt ans, monsieur, dieu soit béni, le jour de Saint Gualdabert, et c'est le seul qui me restait de mes autres enfans.

—Et dites-moi, Nina.

—O Sancto Pedro! il était tout pour sa pauvre mère. Monsieur, j'ai un petit jardin, et c'était Hugo qui me le soignait; j'ai une vigne aussi, Hugo me la taillait. Le bon garçon! jamais il ne voulait me laisser seule. Ma mère, me disait-il, il faut donner ce petit coin de terre qui est là-bas, et puis cet autre qui est encore plus loin, à Pietro et à Varro, qui les feront valoir pour nous, çà fait que pendant ce tems-là je pourrai vous soigner. Monsieur, j'ai attrapé la goutte dans mes pauvres jambes, et à présent que j'ai perdu mon bâton de vieillesse.... O miséricorde, mon cher enfant!... Le cœur me saigne, quand je pense qu'il travaillait au-dessus de ses forces, car il était toujours débile et souffrant.

En cet endroit, la pauvre Nina se mit à pleurer si fort, que son récit en fut interrompu.

Une idée vint à l'esprit de Léonardo, et il s'y arrêta davantage à mesure que la femme parlait. Un jardin à cultiver, une vigne à soigner, aucun besoin d'aller se faire voir à la ville ou au marché; son fils ayant peu de force, et cependant assez pour faire toute la besogne ... sûrement, pensa-t-il ... Nina? Nina gémissait toujours.

—Allons, brave femme, essuyez vos larmes: si vous voulez que je demeure avec vous, je ferai tout mon possible pour vous rendre autant de services que le fils que vous avez perdu. Acceptez-vous mes offres?

—Oh! que le ciel soit loué et béni, s'écria Nina dans le ravissement, et en se mettant à genoux pour baiser la terre. Eh! bien, comme je vis, mon pauvre esprit avait cette idée-là de vous en vous voyant, cher jeune monsieur; et quoique je ne me console pas d'avoir perdu mon pauvre Hugo (elle pleurait de nouveau en disant cela), cependant je proteste au nom de la Sainte Vierge Marie, que je regarde votre offre comme une bénédiction du ciel.

—Eh! bien, levez-vous donc, ma bonne Nina, et causons un peu à notre aise.

Nina se releva en tremblant.

—Il faut que vous me disiez tout ce qu'il y a à faire ici; car, quoique je connaisse suffisamment le jardinage, il est nécessaire que vous m'expliquiez beaucoup de choses.

La pauvre Nina était triste et joyeuse tout-à-la-fois: joyeuse de retrouver un appui, et triste en songeant à celui qu'elle avait perdu. Elle donna tous les renseignemens nécessaires; et Léonardo se sentant capable de s'accommoder de sa nouvelle situation, alla se reposer en paix des fatigues qu'il avait essuyées tout le jour.

La vieille Nina l'ayant conduit dans la petite chambre qui avait appartenu à son fils, lui souhaita une bonne nuit: il en goûta aussi une meilleure que la précédente.

Léonardo, en posant sa tête sur le dur traversin, se dit: voilà donc la seconde fois que l'héritier de Lorédani doit un abri à la bienfaisance des étrangers! que des étrangers ont compassion de son abandon, et qu'il vit de leurs bontés et de leur humanité! O ma mère! mère coupable! c'est à toi que je dois une semblable destinée!

Cette réflexion pleine d'amertume, mais trop juste, affligea son cœur. Il tomba dans un sommeil pénible; et si le fils de Laurina fut mort cette fois, il eut paru à la face du ciel avec une accusation contre sa mère! Que les autres mères tremblent à cette réflexion, et méditent profondément sur les suites que leur mauvaise conduite peut avoir pour leurs enfans!


CHAPITRE III.

Le lendemain, Léonardo se leva de très-bonne heure, et alla de suite dans le jardin pour s'acquitter de la tâche qu'il s'était imposée. Pendant son séjour dans la maison de Zappi, il avait acquis beaucoup de connaissance en jardinage, s'étant occupé à ses heures de loisir de la culture de plusieurs sortes de plantes, et le signor Zappi avait pris plaisir à lui donner des leçons, parce que lui-même avait employé une grande partie de son tems à botaniser et à faire mainte expérience sur la manière de féconder la terre. Le jeune Léonardo était conduit par un autre motif pour apprendre avec fruit: il sentait qu'en cherchant à se rendre utile, il payerait en quelque sorte les obligations que le sort le condamnait à avoir à autrui; aussi s'acquittait-il de son mieux pour ce qu'il recevait. Son orgueil alors était satisfait, et son esprit en repos éprouvait un plaisir fait pour éloigner leu souvenir de ses peines. Sa situation, toute triste qu'elle était, lui semblait préférable à la splendeur dont il aurait continué de jouir s'il ne l'eut regardée comme entachée d'infamie.

Rien assurément ne tranquillise l'esprit comme un but certain. Léonardo était décidé à persévérer (tant que les circonstances le vendraient nécessaire) dans une suite de travail et d'activité. Tous les jours il s'y habituait davantage, en se félicitant d'être devenu utile à ses semblables. Ses connaissances étant supérieures à celles d'Hugo! la pauvre Nina vit des avantages multipliés en résulter. Tout s'améliorait sous sa main industrieuse, et son âme ardente et enthousiaste ne se ralentissait point dans la poursuite de son objet. Insensiblement il devint amoureux de sa vie paisible, innocente, et même de sa retraite absolue du monde; il n'avait nul besoin, ne recevait nulle faveur, et se félicitait de voir la petite propriété de Nina augmenter de valeur chaque jour. Tandis qu'il savourait la douce récompense due à ses travaux constans, son cœur jouissait pour la première fois du plaisir d'avoir rendu un être heureux!

Cependant l'avenir revenait par fois le plonger dans la mélancolie. Sa destinée incertaine occupait de tems à autre ses pensées. Dois-je toujours rester ainsi, se demandait-il! Hélas! non; il est vrai que mes jours sont tranquilles, mais il est quelque chose en moi qui me dit: héritier de Lorédani! est-ce là une vie glorieuse pour toi, et voudrais-tu oublier de qui tu tiens le jour?... Grand dieu! de qui je le tiens.... ô honte!... l'héritier de Lorédani, d'un être noble et méritant, est aussi le fils ... non, non il faut se taire. Je puis me faire honorer dans l'ombre, mais le mépris m'atteindrait si je m'offrais à la lumière du jour. Lorédani, le monde n'est plus fait pour toi; tu ne peux jamais reparaître sous ton nom parmi les hommes.

Ces réflexions le jettaient souvent dans le chagrin. Il n'avait alors d'autre ressource pour dissiper ces instans de sombre, qu'en redoublant d'activité dans ce qui pouvait l'en distraire.

Mais un événement vint déranger ce cours paisible de la vie du jeune homme. Nina, très-âgée, commença à se plaindre d'un affaiblissement excessif: un matin elle tomba davantage, et vers midi, elle pria Léonardo, qu'elle appelait mon fils, de l'aider à se mettre au lit, d'où elle pressentait ne plus pouvoir sortir. Elle éprouvait des symptômes d'une dissolution très-prochaine, auxquels elle ne pouvait se méprendre. «Hélas! dit-elle faiblement, je sens, mon cher fils, que je vais rejoindre mon pauvre Hugo, c'est pourquoi, reste auprès de moi, que je te regarde, et puisse te donner ma bénédiction ayant mon dernier soupir.»

Léonardo était profondement affecté. Il voyait mourir celle qui l'avait reçu dans son humble demeure, et qui avait voulu partager avec lui tout son petit avoir. Il est vrai que son humanité s'était bien trouvée de cet acte de bonté; mais aucune considération semblable n'avait influencé son hospitalité franche, en conséquence son droit sur la reconnaissance du jeune homme durait toujours; aussi celui-ci la lui prouva-t-il toute entière. Il chercha tous les secours qui pouvaient retarder l'instant fatal, ou du moins l'adoucir; mais ses efforts furent vains: après quelques heures d'un sommeil pénible, le bon jeune homme qui l'avait veillée en écoutant en silence sa respiration gênée, la vit ouvrir les yeux. Elle le pria de la soutenir sur son séant et dans ses bras. «Tout ce que j'ai est à toi, dit-elle, en le regardant avec ses yeux éteints; je remercie le ciel qui t'a amené ici pour ma consolation, et le prie ardemment de t'en récompenser en répandant sur toi toutes ses bénédictions». Ayant dit ces mots, elle expira dans ses bras avec la sérénité d'un enfant.

Léonardo fut sensible à cette perte.

Le jour même, il fit venir le peu de connaissances qu'elle avait dans le village autour de la montagne, pour rendre les derniers devoirs à sa défunte amie, et sitôt que les funérailles furent faites, sentant l'inutilité de rester plus long-tems dans l'endroit, il se prépara à en partir.

Deux jours après, ayant tout arrangé chez la défunte, il divisa les petites possessions entre ceux qui l'avaient aidé à l'enterrer décemment, et ne se réserva qu'une somme modique, tirée du profit de son industrie; puis quittant la simple chaumière où il avait passé quelques jours heureux, ou du moins paisibles, et emportant avec lut un bissac rempli de provisions, il recommença ses courses erranses. Il n'avait plus d'inquiétude pour passer les nuits, car ses dernières fatigues, et ses habitudes, bien faites pour entretenir la santé, avaient tellement augmenté sa force et sa vigueur, qu'il ne craignait plus de dormir en plein air. Il prit également la résolution de ne point entrer dans la demeure des hommes, tant qu'il aurait quelque peu de chose pour subsister.

Effectivement, la nuit étant venue, Léonardo se jetta tout simplement sur la terre, et se mit à réfléchir. Ses intentions vagues, son mode de vie incertain, fesaient le sujet de ses méditations.—Voici maintenant deux ans et trois mois, dit-il, que j'ai quitté la ville qui m'a donné le jour.... voici deux ans que j'ai renoncé aux caresses d'un tendre père ... d'un père qui m'aimait si passionnément. Depuis ce tems, j'ai été accusé du plus vil des crimes, l'ingratitude, et rejetté d'une maison où je jouissais de la protection la plus douce. J'ai été condamné ensuite à la pauvreté, à manger mon pain à la sueur de mon front; et me voici poussé dans le désert de la société, où, ni ami, ni main secourable ne se présentera peut-être plus pour me donner ma nourriture! ô ma mère, ma mère! tout cela vient de toi; c'est à toi que je dois un pareil concours de douleurs...!

Ensuite Léonardo se représentait la destinée plus que probable de cette mère coupable, et la manière dont son père avait enduré sa perte; la situation de sa sœur ... puis, mille souvenirs déchirans remplissaient son esprit. Le désir de revoir les lieux de son enfance l'occupait aussi, mais sans lui en laisser l'espoir. Et pourquoi pas, se demandait-il. Aujourd'hui que je dois être entièrement changé, à force d'avoir été exposé aux injures de l'air, et vêtu comme le paysan le plus grossier, qui pourrait reconnaître l'héritier du marquis de Lorédani? Oui, je le veux. Sans crainte d'être reconnu, je veux visiter le lieu de mon berceau; je me satisferai, en apprenant ce qu'est devenu ma famille infortunée, et après cela, je dirai un adieu éternel à Venise.

Il marcha avec rapidité, pendant quelques minutes, oubliant, dans son exaltation momentanée, qu'il était tout-à-fait nuit. Il ralentit pourtant son pas.—Demain, pensa-t-il ... en attendant, voici mon lit.

Il se jeta de nouveau sur la terre; et le sommeil qui vint s'emparer de ses sens, calma l'agitation de son âme.

Léonardo se décidait promptement et exécutait de même: laissant dès la pointe du jour les montagnes de la Toscane derrière lui, il poursuivit sa route avec la plus grande célérité, toujours dans la persuasion que personne ne le prendrait pour autre que ce qu'il paraissait. Qui pourrait décrire ses sensations, quand il se trouva près de la ville de Venise! Cependant il ne voulut pas y paraître pendant le jour; et lorsqu'il fut à Padoue, il se décida à aller plus lentement, afin de n'y arriver qu'à la nuit clause.

Réprimant son impatience, il s'arrêta quelques instans pour se rafraîchir, et reprit ensuite sa route. Mais nonobstant qu'il avait été, ainsi qu'il le croyait, plus doucement, il aperçut la pointe de la Terra-Firma, avant que le soleil eut touché l'hémisphère de l'ouest. Alors il marcha doucement, en côtoyant les bords du lac, et s'arrêta pour admirer les superbes domaines qui passaient sous sa vue. Enfin se sentant de nouveau fatigué, il reprit son coucher habituel de voyage (sur le gazon) et retomba dans son cours de pensées. Des pleurs coulèrent de ses yeux cette fois et mouillèrent ses joues. Ces pleurs, quel dur oreiller ils arrosaient!... ô source amère, vous vous ouvrîtes dans un cœur que rien n'avait encore souillé.... Par quelle fatalité inouie, vous êtes-vous changée en larmes du crime et de l'ignominie? Comment se peut-il, Léonardo, que, fier et délicat, tu te sois laissé entraîner à grossir la liste des crimes de ta mère?

La nature s'épuise souvent par l'excès de ses sensations. Léonardo tomba insensiblement du sentiment aigu du malheur, dans un engourdissement momentané, et il oublia pour quelques minutes son infortune.

Pendant qu'il reposait ainsi en paix, une dame passa près du lieu où il était. Cette dame venait de sortir de sa maison de campagne, pour respirer plus librement la fraîcheur du soir, et se promenait sur les bords du lac. Le jeune Léonardo attira son attention, et elle s'approcha pour le considérer; ses mains étaient croisées sur sa tête, et ses joues brillaient de tout l'éclat de la santé; quelques larmes s'y soutenaient encore; ses cheveux du plus beau brun, entouraient en anneaux ses tempes et son front, en se soulevant par des zéphirs passagers; ses lèvres vermeilles étaient entrouvertes et laissaient voir le poli de ses dents. Sa poitrine qu'il avait nue, dans l'intention de mieux sentir le frais, contrastait, par sa blancheur, avec la teinte fortement brunie de son visage.

Quoique sous l'habit d'un simple paysan, la dame le trouva de la plus grande beauté. Frappée de cette rencontre, elle ne pouvait plus quitter la place, quand un insecte venant à piquer subitement les joues du jeune homme, il tressaillit et s'éveilla. Extrêmement confus en appercevant la dame, dont il s'émerveilla à son tour, il voulut se lever de terre, mais elle s'avança avec grâce, en lui posant la main sur l'épaule, et lui disant d'une voix douce:

«—Vous paraissez étranger, mon ami, et quoique vêtu aussi simplement, je suis bien trompée si vous n'êtes d'un état supérieur à celui de simple villageois. C'est pourquoi je ne crains pas de commettre un indiscrétion, en vous demandant, comme la soirée est très-avancée, si vous avez un lieu de repos pour la nuit, n'en sachant pas près d'ici?»

Cette dame était encore la plus belle personne (si l'on en excepte la douce et innocente Amamia) qui se fut présentée à l'imagination ardente de Léonardo. Ses joues se chargèrent d'une forte rougeur, et ses yeux qu'il avait d'abord portés sur elle, tombèrent vers la terre; il répondit d'une voix tremblante et en balbutiant; l'objet qu'il avait devant lui, brouillait toutes ses idées.

—Je n'ai point ... non, je n'ai aucun endroit fixe pour cette nuit, madame, mais je sais où je dois aller bientôt; du moins mon intention.... Il s'arrêta, ne sachant plus que dire.

—Eh bien, jeune homme, dit Mathilde Strozzi (car c'était-elle), si vous n'êtes pas absolument décidé à aller plus loin ce soir, j'espère qu'il ne vous sera pas désagréable de venir chez moi, et que vous me ferez le plaisir d'y accepter un réfuge jusqu'à demain.

Léonardo levant les yeux, cherchait à répondre....—Allons, je vois que vous ne me refuserez pas, continua gaîment la belle Florentine, en lui prenant le bras et l'emmenant. Ma maison de campagne est très-proche d'ici: regardez, vous la voyez dit-elle, en lui montrant un élégant édifice bâti en pavillon.—Il est impossible de vous refuser, aimable dame, répondit le jeune homme, ravi de ses charmes, comme de son invitation pleine de grâce: non, je ne puis vous refuser.

La belle Florentine sourit, et marcha plus vite, dans la crainte que Léonardo ne se rétractât. Ils arrivèrent bientôt, et un soupir exhalé en entrant, fut le dernier tribut que le fils de Lorédani paya à la mémoire de son père?

On a déjà eu occasion de connaître le caractère de Mathilde Strozzi, et on sait à quels excès d'atrocité cette femme était capable de se porter. On saura maintenant, que surprise autant qu'enchantée de la beauté du jeune Léonardo, elle n'épargna ni soins, ni artifices pour le retenir chez elle. Toutes les séductions furent employées pour remettre de jour en jour son départ; mais bientôt elle n'en eut plus besoin; car son hôte charmé, chercha des prétextes à son tour pour le retarder, et il tremblait que la nécessité ne le forçât à partir. Il n'en était pas de la belle Mathilde comme de la femme Zappi. La première, également dépravée, savait mieux déguiser ses passions, et cacher sous les apparences de la décence, le délire de ses sens. Ce ne fut donc pas vainement qu'elle chercha à séduire l'imagination du jeune homme; outre qu'il avait dans ses propres dispositions, et dans son âme succeptible d'amour, de puissans avocats qui plaidaient sa cause, il la voyait cependant avec un mélange d'admiration et de passion, bien différent de ce sentiment doux et pur qu'il avait ressenti pour la gentille Amamia. Le trouble, le délire, la fureur étaient l'effet que produisaient sur lui les charmes de Mathilde: Amamia avait rempli son âme d'une douce tendresse. Son sentiment pour l'une ressemblait au calme suave d'un doux printems, et il éprouvait pour l'autre toute l'ardeur d'un brûlant été.

Mathilde qui s'était retirée à la campagne pour quelques jours seulement (et ce par suite d'une querelle qu'elle avait eue avec le comte de Bérenza), oublia alors la peine qui l'avait exilée de Venise. Elle remercia la fortune, en se voyant enfin à même d'exécuter le dessein qui lui roulait depuis long-tems dans la tête, et de ce qu'elle lui avait amené un si beau jeune homme.

C'est à cette époque que le comte retrouva son aimable Victoria; alors Mathilde ne l'occupa plus. Cependant celle-ci avait le projet de se venger de son indifférent; mais tout indifférent qu'il était, elle ne pouvait oublier de l'avoir aimé, même d'une passion aussi forte que celle qu'elle éprouvait pour Léonardo, et se promettait bien que s'il ne lui gardait pas cette fidélité qu'elle avait la vanité, de se croire due, pour l'avoir préféré à tous les autres hommes, l'instant de son changement serait celui de sa mort.

Cependant la fière Strozzi n'avait pas de plan fixé pour sa conduite. Tromper celui dont elle exigeait la fidélité entière, était une chose toute simple pour elle. Cacher ses excès et son inconduite, si elle le jugeait à propos, lui semblait le payer assez; et elle était loin de penser que Bérenza dût s'offenser de son changement; du reste, agir selon sa fantaisie formait à-peu-près sa règle.

Pensant ainsi, cette femme galante donna une pleine latitude à ses sentimens pour Léonardo, et ils se portèrent à un tel point, qu'elle se sentit la force de renoncer à toute autre conquête en sa faveur.


CHAPITRE IV.

Il s'était passé trois mois, depuis que la funeste destinée de Léonardo l'avait fait connaître à la syrène Mathilde. Il n'avait pas encore dix-neuf ans: Mathilde en avait environ douze de plus que lui; cependant ses attraits puissans, l'élégance de ses manières et sa beauté non encore ternie, obtinrent un ascendant invincible sur lui, et rien ne lui eut paru plus terrible que de s'en séparer. Tel est l'effet d'une première passion, toujours forte, toujours exaltée. Mathilde s'était emparée de toutes les issues de son cœur, en donnant une nouvelle existence à son âme. L'image d'Amamia n'y était plus, ou pour mieux dire, ce premier sentiment, trop tranquille pour un être né avec des dispositions ardentes, s'éteignit à la lueur d'un foyer volcanique: il ne vit plus rien que Mathilde qui devint pour lui l'univers.

Combien l'adroite Florentine se félicita de son triomphe! elle possédait le premier amour d'un enfant! elle jouit des transports et des feux nés sous sa brûlante influence, et en partagea les fruits avec délices.

Mais la vanité innée à son sexe, ne la laissa pas long-tems se contenter de son bonheur. Assurée de l'amour parfait de Léonardo, et le voyant sans cesse en adoration devant elle, un autre désir vint tourmenter sa coquetterie insatiable. Elle pensa à le conduire à Venise, et à le présenter aux femmes de sa connaissance, pour exciter leur envie et leur admiration; car elle ne craignait rien de leurs attraits, et nulle rivalité ne l'effrayait, s'estimant beaucoup plus méritante que toutes. Cependant, comment cacher ce jeune sigisbé au comte de Bérenza...? Elle pensa à lui faire un mystère de son retour, en sortant peu. Ce point déterminé, elle exprima à son amant le désir qu'elle avait de retourner à Venise.

A cette mention de Venise, Léonardo parut excessivement agité: il pâlit et rougit successivement; ce qu'il avait tant désiré auparavant, lui répugnait tout-à-fait alors; mais pouvait-il rien refuser à sa séduisante maîtresse? c'était impossible, pour elle il eût tout fait. Son secret terrible ... ce secret qu'il avait gardé avec tant de soin, jusqu'à ce jour, et que l'orgueil lui défendait de découvrir.... Eh bien! il ne fût plus à lui ... il le confia à Mathilde Strozzi.

Se jettant dans ses bras, l'imprudent s'avoua pour ce qu'il était, et témoigna en tremblant, la répugnance qu'il avait de retourner à Venise et de s'y laisser voir.

—Quoi! vous seriez le fils, du marquis de Lorédani?

—Je le suis, belle Strozzi, mais je vous demande une grâce, dit-il en tombant à genoux, et joignant les mains: gardez, ah! gardez ce secret que vos charmes m'ont arraché, respectez mon honneur et ma vie; que jamais, soit par hazard ou volontairement, il ne sorte de votre bouche. Ne dites pas que je suis l'héritier humilié et errant d'une maison illustre, et tombée dans le mépris: que je suis ... Lorédani!

—Non, jamais, répondit la Florentine.

—Jurez-le! aimable femme, jurez-le, tandis que je suis à vos pieds.... ah! je vous en conjure.

—Je le jure solemnellement, répéta Mathilde, en posant sa main sur l'épaule du jeune homme, et tenant l'autre élevée au ciel. Je te promets au nom de l'Eternel, de ne jamais divulguer ton secret, mon ami, de ne le dire à qui que ce soit!

—Mathilde, je te remercie, et Léonardo se relevant, embrassa sa belle maîtresse. Les larmes lui roulaient dans les yeux. Je te remercie de tout mon cœur, car je ne survivrais pas à la découverte de mon secret!

—Mais tu viendras à Venise avec moi, cher Léonardo?

—Oh Mathilde! mon père n'y demeure-t-il pas? comment hazarder de m'y montrer, il m'y saurait bientôt.

—Vous ignorez donc, cher ami, que le marquis est mort il y a trois ans? cet événement et ses suites ont cependant fait assez de bruit. Aucun de vos parens n'habite Venise maintenant.

Léonardo n'avait entendu que ces mots: le marquis est mort. Une douleur profonde le saisit: il médita ... puis dit ensuite, mon dieu, je vous remercie! Une larme mouilla sa joue. Il regarda Mathilde avec un calme affecté. Dites-moi, s'il vous plait, comment cet événement est arrivé.... Je sens que je puis vous entendre.

La Florentine parut extrêmement touchée de l'air sombre du jeune homme. Elle en frissonna, et lui détailla avec tristesse ce qui avait eu lieu, donnant à son récit, quoique exact, la plus grande brièveté possible.

—O malheureuse mère! s'écria-t-il; la mesure de tes crimes a donc été comblée? adieu, adieu pour jamais maintenant, la considération, le bonheur de tes enfans: tu les as totalement perdus! Il n'osait plus parler à Mathilde; il se croyait trop humilié à ses yeux, pour lui demander de prendre part à sa douleur. La tête baissée, les joues humides et rouges de honte, il restait dans une immobilité parfaite.

—Et? mon aimable ami, tu ne veux pas me suivre à Venise, dit-elle, en lui serrant la main et le regardant avec tendresse.

—J'irai, belle Strozzi, répondit-il en hésitant, et en se frottant le front, comme pour éloigner quelque pensée terrible. Oui, j'irai ... qu'ai-je à craindre aujourd'hui? Souvenez-vous que je ne suis que Léonardo. Enchantée d'avoir obtenu ce qu'elle demandait, la Florentine promit d'obéir à ses moindre désirs. Elle fit les arrangemens qui parurent lui convenir le mieux pour cacher son séjour dans Venise. Léonardo ayant consenti à tout, la quitta pour aller s'occuper du passé; car son âme n'était pas revenue du choc qu'elle venait d'éprouver; elle sentit le besoin de la solitude, pour se remettre de son cruel froissement.

Mais Mathilde, ne voulant pas laisser à son amant le tems de se dédire, alla bientôt le trouver pour l'entretenir de son projet favori, et fixer le départ d'Ayna-Dola, au lendemain. C'était une retraite qu'elle regardait comme des plus agréables, puisqu'elle lui avait procuré un plaisir supérieur à tout ce quelle avait connu jusque-là.

Le lendemain, vers le soir, ce couple d'amans s'embarqua pour Venise, et il commençait à faire nuit lorsqu'ils y arrivèrent. Mathilde alla de suite à son hôtel qui était très-beau, et meublé dans la dernière élégance; mais rien ne put dissiper la tristesse de Léonardo, qui se voyant dans le lieu de sa naissance, la sentit accroître davantage. Sa belle compagne fit tous ses efforts pour le distraire, et le ramener à des idées moins tristes; elle employa envers son jeune hôte, tout ce que l'hospitalité a de plus aimable. Un repas splendide fut préparé, et enfin les agrémens de la table rappelèrent petit-à-petit les sens abattus de Léonardo. Strozzi lui versa fréquemment des petits verres du vin le plus exquis. L'inutilité des regrets devint alors évidente au jeune homme, et ils laissèrent place à un ton plus animé. De plus la délicatesse des mets, la variété des liqueurs imposèrent silence à la raison. Les caresses flatteuses de Mathilde, portées à leur suprême degré, achevèrent de tourner la tête de Léonardo. Des idées nouvelles, des sensations plus fortes s'emparèrent de lui, et son cœur l'entraîna bientôt dans une mer de voluptés.

Mathilde ayant ainsi exalté l'imagination de son amant, elle lui parut une divinité bienfaisante, belle et parfaite tout à-la-fois. Il s'y attacha tellement qu'il ne connaissait d'existence que par elle, et tenait entièrement à sa pensée. Pour empêcher que le jeune homme formât aucun désir qui n'eut cette femme adroite pour objet, elle lui chercha tous les amusemens faits pour lui rendre sa retraite de plus en plus agréable, ce qui n'était pas difficile, puisque la crainte momentanée de Léonardo était d'être vu et reconnu dans Venise.

Mathilde invita chez elle plusieurs femmes de ses amies, et quelques hommes de sa connaissance qui, en lui fesant la cour, n'étaient pourtant pas des amans. Elle leur présenta à tous son bel objet, comme un jeune homme de Florence qui lui était parent; car toute sans principes qu'était cette femme, elle conservait cependant encore assez d'apparence de décence pour n'oser avouer un nouvel amant.

Il n'était pas à supposer qu'il se trouverait parmi les gens qui venaient chez la belle Strozzi, aucun de ceux reçus chez le marquis de Lorédani; et quand même cela fut arrivé, trois années d'absence jointes à une vie passée dans les montagnes de la Toscane, avaient tellement changé les premiers traits du jeune homme, qu'il était impossible de reconnaître le délicat Léonardo dans le robuste Florentin, devenu d'une stature superbe. Mais tout inconnu qu'il restait, ce fut en-vain que Mathilde se flatta de faire croire au conte qu'elle avait établi à son sujet.

Enchantée, comme elle le paraissait, de la beauté supérieure de sa personne, et se montrant toujours inquiète quand il s'absentait un instant, il était facile d'y voir clair, et il ne fallait pas une grande pénétration pour discerner que des liens plus tendres que ceux de la parenté, l'attachaient à lui. Il se trouva que parmi les femmes auxquelles la vanité de Mathilde avait fait présenter son amant, il s'en trouva une nommée Thérèse, qui était d'une beauté exquise, mais plongée dans le torrent du vice et de la dissipation. Il est vrai de dire que ce fut à la première que celle-ci dût la perte de son innocence. La malheureuse, quoique recherchant en apparence sa société et son amitié, avait eu des remords au fond de son cœur porté naturellement au bien, et elle maudissait souvent en silence l'ennemie de ses mœurs et de sa tranquillité.

Thérèse observant avec l'œil de clairvoyance, le cousin et la cousine prétendus, découvrit bientôt l'expression amoureuse de leurs regards; et en femme qui a du ressentiment, elle se promit bien de se venger de l'état de dégradation dans lequel Mathilde l'avait fait tomber. Conduite aussi par un sentiment particulier pour Léonardo, elle forma le projet de le détacher de la femme qu'elle haïssait au fond du cœur. Alors toutes les batteries furent mises en œuvre. Elle invita souvent Mathilde à l'aller voir, et en dépit des soins et de la surveillance de celle-ci, elle parvint à s'attirer l'attention du jeune homme, et à avoir des entretiens avec lui. Thérèse s'y prit de la même manière que la Florentine avait fait, en en appelant de son imagination à ses sens. Elle avait de plus, l'avantage de la jeunesse, et par conséquent plus de fraîcheur, ce qui lui rendait sa conquête peu difficile. Mais tandis que Thérèse agissait, ainsi qu'elle le pensait, sans être soupçonnée, le démon de la jalousie s'empara du cœur de sa rivale, qui, s'appercevant de tout, en conçut le dépit le plus furieux. Pour s'assurer mieux de la trahison de celle qu'elle croyait son amie, il était prudent de paraître ne s'apercevoir de rien; aussi poussa-t-elle la politique au point de laisser une sorte de liberté à son amant, afin qu'il tombât de lui-même dans le piège, et fût dupe de son artifice.

Enfin Thérèse ayant réussi à séduire le jeune homme, dont le regard et le langage devenaient une preuve certaine de sa passion, elle chercha le moyen de l'attirer chez elle. Léonardo, quoique très-susceptible sous bien des rapports, n'était pas si pointilleux, lorsqu'il s'agissait d'une infidélité en amour. Habitué dès l'enfance à voir tout plier sous ses désirs, et son amour-propre se trouvant flatté; en ce moment, d'inspirer de la tendresse à une jeune et aimable femme, il ne crut pas devoir se gêner dans son nouveau goût, et accepta l'invitation; quoique sentant bien qu'il se rendait fautif envers sa belle amie. Au surplus, que devait-il à Mathilde, sinon de l'avoir égaré en entraînant son âme dans le vice? continuer le cours de galanterie qu'elle lui avait enseigné, était une conséquence assez naturelle.

Le soir donc, le rendez-vous fut donné. L'adroite Strozzi, pour mieux tendre son piège, feignit une indisposition subite, et dit qu'elle voulait être seule. Ainsi Léonardo eut sa liberté pour le reste de la soirée. Alors il s'échappa furtivement et alla où sa belle l'attendait. Il n'y avait pas cinq minutes qu'il était chez Thérèse, lorsque Mathilde y tomba comme une bombe. Entrant de suite dans le salon, elle les examina de l'air d'une furie qui médite le moyen le plus horrible de vengeance.

En ce moment Léonardo assis auprès de Thérèse, lui rendait les baisers qu'il en recevait et telle était encore leur attitude. Alors marchant d'un pas ferme et décidé, Mathilde s'avança vers Léonardo et le saisit parle bras. Il eut tellement peur à la vue d'une femme qui avait acquis sur son être le pouvoir le plus illimité, qu'il ne put résister à une action aussi décisive. Il parut même honteux de sa faute, et humilié sous la force de ses regards. Il se trouvait coupable en ce moment, c'est pourquoi ne fesant aucune défense, et la Florentine lui tenant toujours fermement le bras, il céda à ses volontés, Strozzi sortit de l'appartement en lançant à Thérèse des regards qui lui dépeignaient bien ce qu'elle avait dans l'âme, et enmena son captif.

En retournant chez elle, Mathilde observa le plus grand silence. Léonardo voulut deux ou trois fois parler, mais sa langue glacée resta immobile, et ses lèvres tremblèrent. Il songea aux moyens d'appaiser sa maîtresse offensée. Celle-ci gardant toujours le silence le plus sombre, se jetta sur un sopha, et se couvrant le visage de ses mains, elle resta absorbée dans ses pensées.

Léonardo ne put soutenir plus long-tems cette scène terrible; il parut profondement affecté. Le souvenir du bonheur dont il avait joui avec Mathilde, revenait à sa pensée avec une brûlante ardeur: il se répentait de sa conduite envers celle qu'il adorait toujours. Thérèse ne lui était plus rien; au contraire, il la maudissait pour l'avoir brouillé avec celle à qui il croyait tout devoir. N'étant pas plus long-tems maître de lui, il courut se précipiter à ses pieds en les embrassant, et versant une abondance de larmes. C'était ou l'artificieuse Florentine l'attendait; car, quoique Léonardo fut extrême en tout, elle le savait sensible et espérait le voir revenir de lui-même sur une faute qu'il avait commise. Elle se défendit dont d'irriter par le reproche celui qu'un appel à son cœur ramenait naturelment.

«—O Mathilde! maîtresse autant adorée qu'aimable, pardonne, pardonne-moi, je t'en conjure. Je sens, oui je sens que c'est toi seule que j'aime.—Ah! pardonne à l'esclave de tes charmes.... Mathilde, par pitié, regarde-moi!»

La Florentine ne répondit pas un mot.

—Quoi, pas une parole?... eh bien! vous vous taisez.... Vous voulez donc ma mort.... (Il tira son stilet.) J'ai vécu trop long-tems, je le sais ... l'existence m'est affreuse.... J'aurais dû y renoncer plutôt ... (Il fit un mouvement comme pour se percer.) Vous le voulez....» Mathilde sauta sur lui, et arrachant le poignard, le jetta à quatre pas. Le jeune homme était toujours à ses pieds. Mathilde regarda sa figure enchanteresse avec un nouveau plaisir, et l'amour revenant l'assaillir avec force elle dit: «Levez-vous, jeune homme.»

Cette voix le ranima, et se levant, il la serra impétueusement dans ses bras.

La Strozzi lui rendit son embrassement, puis lui dit soudain: «Apportez-moi ce stilet.» Cette demande surprit Léonardo, mais il obéit à l'ordre impérieux de sa belle.

Elle prit l'arme de ses mains, puis ajouta d'une voix sévère:—Est-il bien vrai, Léonardo, que vous m'aimez?

—S'il est vrai, belle Mathilde!

—Eh bien, vous allez m'en donner une preuve. Il faut plonger ce stilet dans le cœur de Thérèse.

Le jeune homme frémit, et fit deux pas en arrière. La nature répugne toujours à l'idée d'un assassinat.

—Comment, vous hésitez, traître? c'est donc Thérèse que vous aimez? allez, fuyez pour jamais ma présence.

—Eh! quoi, Mathilde, rien ne peut-il vous appaiser?

—C'en est assez.... Il l'aime, je le vois, dit d'une voix sombre la Strozzi.

—Oh! non, non, par le ciel, je ne l'aime pas, je vous jure.

—Prouvez-le moi donc, en plongeant ce poignard dans son indigne cœur, car rien autre chose ne m'appaisera, ni ne me persuadera de votre amour.

—O Mathilde, ma première, ma seule passion! vous ne voudriez pas, j'en suis sûr, en exiger une preuve aussi terrible?... Il avait l'air de l'implorer, en regardant avec douleur.

Mathilde ne changeait pas le sien: il y lisait, fais ce que je te dis, ou laisse-moi.

Le malheureux insensé craignit de perdre celle qu il aimait plus que jamais. Sa beauté lui semblait en ce moment plus éclatante, plus fière qu'il ne l'avait encore vue; et tout en la regardant, sa répugnance s'évanouissait. Il se sentit prêt à tout faire, plutôt que de renoncer à son amour ... il s'empara de sa main brûlante et dit:

—Donnez-moi ce poignard.

—Vous consentez donc à verser le sang de la séductrice Thérèse?

—Je ... Je ... j'y consens!...

—Et à me rapporter ensuite ce poignard fumant encore?

Tout ... tout ... je ferai tout ce que vous voudrez, dit en gémissant l'infortuné Léonardo. Je vous aime, cruelle Mathilde.... Oh! n'est-ce pas trop vous aimer que de se rendre assassin pour vous plaire? Oui ... Thérèse va périr ... et c'est à cause de vous.

La Florentine jetta le stilet avec violence au bout de l'appartement, et ouvrit ses beaux bras à Léonardo aveuglé: il tomba à moitié sur son sein.

—Je te pardonne, s'écria-t-elle: oui, je te pardonne maintenant, Léonardo. J'avais besoin, après ta cruelle infidélité, de m'assurer si tu m'aimais encore.... Je le conçois à présent et je suis toujours ton amie.

—Oh! jamais je ne cesserai de t'adorer, Mathilde, répondit l'insensé, pendant que les larmes baignaient son visage.

—Je l'espère, mon ami.... La belle Strozzi regardait sa victime avec orgueil. «J'espère que tu ne commettras plus une pareille faute.» Et elle lui sourit d'un air fin et gracieux.

Tel était pourtant l'empire fatal qu'une misérable créature avait obtenu sur un cœur novice, et susceptible de meilleures qualités. En s'attachant à une femme aussi intrigante, Léonardo avait perdu toute son énergie avec cette fierté d'âme qui auparavant l'avait distingué. Il fuyait alors jusqu'au moindre souvenir du passé, et lorsque la raison voulait se faire entendre, il l'éloignait pour se laisser aller progressivement aux plus épouvantables crimes. Hélas! Léonardo autrement dirigé, eut peut-être été l'honneur de sa race, et la gloire de son sexe.


CHAPITRE V.

Mathilde Strozzi, ayant éprouvé une trahison de la part d'une femme de sa société, se dégoûta de Venise, et retourna à sa campagne sur le lac, où elle pouvait conserver son esclave en toute sûreté. N'ayant quitté que rarement sa maison, pendant son séjour à la ville, et ayant évité les lieux publics, elle avait pu, ainsi qu'elle le désirait, se dérober à l'observation du comte de Bérenza, qui, de son côté, avait bien plus à cœur de l'éviter que d'examiner sa conduite.

Elle resta pendant un tems à Aqua-Dolce, avec son amant; mais afin de varier les amusemens du jeune homme, et empêcher l'ennui de l'atteindre, elle parcourut les environs charmans de sa demeure, se promenant souvent avec lui sur le lac. Cependant en dépit de ses soins, et quoique tant continuellement avec celui qu'elle aimait, l'esprit changeant de cette femme ne put se trouver content; elle soupira de nouveau après les plaisirs de la ville. L'ennui vint surprendre cette âme mal organisée et sans ressource aucune. Ah! jamais la solitude n'a plu à des êtres trop dissipés et frivoles; elle ne convient qu à des cœurs purs, seuls capables d'en goûter les charmes.

Venise avec tous ses dangers, lui devenait préférable à la triste monotonie de la campagne, quoique y jouissant d'une pleine sécurité. Aussi, après quelques semaines de retraite, se décida-t-elle à y retourner. Léonardo ne demandait pas mieux, de son côté; mais ayant appris à dissimuler, il feignit d'être indiférent à cette proposition. Mathilde flattée, dut se convaincre de plus en plus, qu'il n'aimait qu'elle au monde, et hazarda de retourner à la ville, avec autant de plaisir qu'elle en avait mis à la quitter. Ce fut le plus promptement possible qu'elle fuit sa fatigante solitude.

De nouveau à Venise, elle se mit en tête de ne se plus priver des amusemens dont jouissaient les autres, et se promit, si Bérenza cherchait à savoir qu'elle était la nature de sa liaison avec Léonardo, de lui faire le même conte qu'elle avait déjà débité à d'autres.

En conséquence de ces arrangemens, Mathilde ne tarda pas à se montrer sur la place Saint-Marc et sur le lac. Léonardo, cependant, refusait fermement de l'accompagner dans ses courses publiques. Alors la rusée Florentine lui procurait des occupations pour le tems de son absence, et dont elle lui demandait compte à son retour.

Il arriva qu'un certain soir qu'elle se promenait sur le lac, Bérenza parut tout-à-coup à sa vue. Elle avait toujours craint cette rencontre, mais cette fois il la voyait seule, ce qui devait lui sembler heureux, si le comte, lui-même, n'eût été avec une femme. La première impression que ressentit Mathilde, en remarquant une jeune et belle rivale, assise avec un air de satisfaction à côté de lui, fut une fureur jalouse. Ses yeux ressemblèrent à ceux d'un basilic: elle le regardait en jurant vengeance et mort. C'est donc pour faciliter leurs amours, s'écria-t-elle, que je me suis séquestrée de la société avec tant de soin? pendant ce tems le misérable Bérenza était loin de s'occuper de moi! il n'avait garde de m'ennuyer de ses visites: et voilà ce qui le retenait!... Mais pouvais-je deviner.... Oh! il me le paiera, le traître; il paiera cher ce bonheur que lui a valu son inconstance!

Brûlant ainsi du désir de se venger, Mathilde se sauva chez elle, ou elle trouva Léonardo occupé à finir un dessin; elle se jetta sur une chaise auprès de lui, en disant:

—Laissez, laissez-là votre crayon, Léonardo, et reprenez votre poignard, car j'en jure par le ciel, il mourra cette nuit.

—De qui parlez-vous, Mathilde, demanda le jeune homme, fort surpris de l'égarement de ses traits; qui doit mourir cette nuit? Mathilde ne parlait plus, mais ses yeux sortaient de leur orbite, et tous ses membres étaient en convulsion. Léonardo prit sa main avec tendresse: dis-moi donc, aimable amie, quelqu'un t'aurait-il offensée?

—Oui, il mourra, l'enfer dût-il être mon partage ensuite! et toi, Léonardo, tu exécuteras mes volontés.

Serait-il encore question d'un assassinat, se demanda en frémissant le malheureux fils de Lorédani.

—N'y consens-tu pas, Léonardo reprit-elle en appercevant son air triste, et le regardant avec des yeux pleins de fierté.

—Mais qui doit donc mourir, et en quoi t'a-t-on offensée?

—C'est un traître, un infâme! vous ne le connaissez pas, Léonardo, ainsi faites bien attention à ce que je vais vous dire: le tems est enfin venu où vous devez me prouver la force, la vérité de votre attachement. Le comte de Bérenza est un noble Vénitien qui m'a trahie; il a été le séducteur de mon innocence, et c'est à lui que je dois de l'avoir perdue..., oui, je le punirai pour avoir abusé une jeune personne sans expérience, et qui sans lui, ne se serait pas égarée des sentiers de la vertu. J'ai pleuré des années ma fatale confiance, et aujourd'hui c'est à ce monstre que je dois encore l'humiliante pensée ... (Elle se cacha le visage d'un air de honte et de repentir), de ne pouvoir être autre chose à mon Léonardo, que sa maîtresse! Je viens de le rencontrer sur le lac, avec une femme dont il paraît extrêmement occupé; il a passé près de moi, en me disant les injures les plus grossières, et en me riant au nez ainsi que l'indigne créature qui est sa maîtresse aujourd'hui; interdite et choquée à l'excès de cette conduite indécente, j'allais m'en plaindre, lorsque le comte Bérenza me regardant d'un air de mépris, a fait un signe de la main, comme s'il eût été indigné de me voir si près d'une personne supérieure à moi, et sa gondole s'est éloignée.... Léonardo! s'écria-t-elle en s'élançant de son siège, laisseras-tu mon injure impunie! c'est ton amie, ta compagne qui vient d'être insultée. Ne feras-tu rien pour la venger?

Ce conte fabriqué pour en imposer à un être susceptible, et intéresser son orgueil autant que son amour, réussit au gré de l'astucieuse Florentine. Le jeune homme prit le parti de sa maîtresse, soi-disant outragée; mais il ne goûtait pas cependant la vengeance qu'elle voulait exercer.

S'apercevant que son amant était fortement irrité, quoiqu'il ne dit pas une parole, Mathilde crut à propos de l'exalter davantage, et continua de lui parler ainsi:

—O Léonardo! si en m'attachant à vous, j'ai franchi les bornes de la décence et de la bienséance, indispensables à mon sexe, du moins ne souffrez pas.... Oh! non, je vous en conjure, dit-elle avec une feinte candeur, ne souffrez pas que les autres m'outragent et m'humilient!

—Non, non, non, s'écria Léonardo éperdu, et en la prenant sur son sein, non jamais, douce maîtresse de mon âme, tant que j'aurai un souffle d'existence, celui qui t'offensera mourra.

—Que je reconnais bien là l'héroïsme de l'amour, dit Mathilde, enchantée des transports du jeune homme. Ce noble sentiment relève mon âme abattue. Assurée maintenant de punir le lâche, je remets à un autre moment d'en calculer les moyens. Allons souper, en attendant, cher ami.

Aussitôt à table, Strozzi qui craignait que l'enthousiasme de l'amour vengeur ne se ralentit, chercha à obvier à cet inconvénient, en versant des rasades de son plus excellent vin à Léonardo; elle feignit de lui tenir tête, mais ne but cependant que très-peu, pour ne pas nuire à l'empire qu'elle voulait conserver. Malheureusement pour Léonardo, Matilde ne lui paraissait jamais plus belle que dans ces instans ou elle méditait quelqu'action horrible. Aussi ces actions, quoique répugnantes à son cœur et à son amour, le rendaient-il plus esclave que jamais; c'est ce que Mathilde savait bien; et elle en profitait, comme de tout, pour l'enchaîner chaque jour davantage. Léonardo eut pourtant voulu lui faire sentir la répugnance qu'il éprouvait à se rendre un lâche assassin; mais il n'osait, et tremblait de rencontrer son œil brûlant de vengeance, d'entendre l'amertume de ses reproches, et il frémissait à la crainte de s'en voir abandonné. Prenant violement sur lui-même, il se décida à céder aux volontés de sa souveraine, et à s'en rapporter du reste à l'événement ou aux circonstances. Comme les fumées du vin lui montaient à la tête, son raisonnement en prit plus de force, et les illusions de la pensée augmentèrent; Mathilde parut plus charmante, et l'enchantement devint tel, que le plus grand crime commis en sa défense, lui aurait semblé en ce moment une vertu. Celle qui, ainsi qu'elle l'en avait persuadé, s'était sentie entraînée par un amour irrésistible pour lui, qui avait bravé les mépris du monde, et venait encore d'être insultée grossièrement, par rapport à lui, ne devait-elle pas trouver un défenseur? C'était donc encore plus la justice, l'honneur et la reconnaissance qui devaient le décider? Voilà comme pensait le pauvre Léonardo, dans son ivresse, et ce fut lui qui revint sur le sujet si cher à Mathilde, et que par un raffinement d'artifice, elle semblait laisser tomber. La méchante créature attisait le feu tout en ayant l'air de l'éteindre.

Enfin, incapable de retenir l'humeur bouillante quelle venait de fomenter, Léonardo se leva brusquement, et buvant son dernier verre de lacrima-christi, il se disposa à sortir, sans même prendre la précaution d'un manteau et d'un masque, tant il était ensorcelé pour exécuter les desseins de Mathilde. Elle chercha cependant à le calmer un peu, mais dans le dessein de le diriger plus sûrement au coup qu'il allait porter. Elle posa un masque sur ses traits, et l'armant d'un poignard qu'elle tenait à sa ceinture, elle l'enveloppa ensuite d'un manteau, puis le serrant contre sa poitrine, elle dit: «que le ciel t'accompagne!»

Stimulé de nouveau par ses caresses, et le poignard en main, le malheureux, perdu de sens, courut plonger l'arme dans le cœur d'un homme qui ne lui avait jamais fait de mal ... qu'il n'avait jamais vu!... Telle était l'influence qu'une femme avait obtenue, par ses artifices, sur les sens embrâsés d'un jeune adolescent sans expérience! et l'événement prouva que si l'amour peut conduire aux grandes actions, elle entraîne aussi quelquefois dans les crimes les plus aveugles.

Dirigé par la subtile enchanteresse, Léonardo trouva facilement le chemin du palais de Bérenza. C'était ce même soir que le comte donnait une fête à Victoria, ce qui lui procura un accès plus aisé dans l'intérieur. Il se glissa sans être vu, et arriva à la chambre à coucher, ou il se plaça derrière un grand rideau, qui, comme nous l'avons dit, cachait une fenêtre ouverte sur un balcon. Léonardo s'était mis là pour plus grande sûreté, d'autant qu'il avait remarqué qu'en cas d'inconvénient, il pourrait sortir de ce lieu avec toute facilité, ce balcon ayant un escalier qui conduisait à la porte de la rue. Il resta là fixe comme un terme, en attendant l'instant favorable de porter son coup. Le comte et Victoria, tous deux excessivement las, s'étaient couchés à la hâte et sans bruit. La vaste chambre ne resta éclairée que par une faible lampe posée à l'une des extrémités ... mais on sait le reste. La main de Léonardo peu sure, d'après le reproche intérieur de sa conscience, tardait à frapper, lorsque la vue d'une sœur qui reçut le poignard dans son sein, selon qu'il le croyait, le glaça d'horreur. Quittant précipitamment la place, il s'enfuit, persuadé qu'il s'était rendu assassin, et cherchant, dans un état difficile à décrire, la vile Strozzi, qui attendait avec impatience l'annonce de la mort du comte.

«Eh bien! demanda-t-elle vivement, en se relevant de dessus un canapé où elle s'était mise en attendant le retour de Léonardo. Celui-ci pâle, les yeux hagards, courut dans la chambre, son masque à la main, et sa poitrine découverte pour laisser pénétrer l'air dans son sein brûlant.—Eh bien! est-ce fait?

—Oui, oui, la vengeance a eu lieu sur une de vos victimes, prononça-t-il avec terreur et avec des accens précipités.

—Sur le lâche et infâme Bérenza, sans doute ... dit Mathilde, en s'approchant du jeune homme et en fixant ses traits décomposés.

—Non, non, sur ma sœur!... répondit-il d'un air sombre.

—Sur votre sœur! êtes-vous fou, jeune homme?...

—Non, je ne suis pais fou.... J'ai blessé mortellement Victoria de Lorédani, ma sœur. Je l'ai blessée dans les bras de celui sur qui devait tomber votre vengeance.

Quoi! votre sœur, c'est votre sœur qui.... Et la méchante furie triomphait de la découverte. Cependant elle regrettait infiniment que Bérenza fût épargné. Cette méprise lui fit oublier sa prudence ordinaire, et elle s'écria: «Ainsi donc Mathilde Strozzi n'est pas la seule femme qui se soit déshonorée! elle n'est pas la seule à qui il convienne de baisser la tête avec honte! des dames du plus haut rang ont renoncé à la vertu et à l'estime aussi bien qu'elle.... Laurina, la mère de l'héritier Lorédani, et Victoria sa sœur! toutes deux, hautes et puissantes dames, l'ont élevée à leur niveau, en descendant au sien!... oh! c'est une consolation pour mon âme, continua-t-elle, en joignant les mains avec un sourire de démon. Bérenza, séducteur orgueilleux! la femme qui t'aime peut bien te sacrifier son innocence et sa réputation, mais tu ne lui sacrifieras jamais ta liberté, ni ne lui accorderas ton amour honorable; tu la flatteras dans ta passion, mais tu la mépriseras en secret, et l'instant de ton dégoût sera celui de sa perte entière.» Ainsi parlait l'insensible Florentine, en répendant tout le venin de sa médisance sur le misérable Léonardo, parce qu'il avait manqué son coup; l'exécution de l'ordre terrible. C'était la première fois, depuis cette liaison fatale, que la cruelle lui avait parlé avec une telle amertume, des infortunes de sa famille. Son âme en frémit et se resserra à des allusions aussi barbares. Il regarda l'infâme Strozzi avec horreur et voulut la quitter; mais ses membres étaient comme paralisés par le conflit de ses émotions, et il tomba rudement sur le plancher.

Mathilde sentit alors qu'elle s'était laissée entraîner trop loin par sa vengeance, et craignit qu'ayant blessé tellement ce jeune homme plein de fierté, elle n'eût anéanti pour jamais en lui, un amour dont elle était si jalouse. Cette réflexion changea à l'instant sa conduite; elle sentit qu'il fallait adoucir les suggestions de sa rage malicieuse; afin de rappeler un malheureux auquel rien ne pouvait la faire renoncer. C'est pourquoi elle se jetta à ses pieds en lui demandant pardon, et employant tous, ses moyens artificieux pour adoucir les plaies qu'elle venait de r'ouvrir. Ses caresses parvinrent par dégrés, à ramener le pauvre Léonardo, toujours opiniâtrement attaché aux charmes d'une créature perfide; et cette idée même qu'elle venait de lui donner de ses misères et de sa honte, le lia encore plus à elle, parce que dans sa peine, il se regardait comme déshonoré et condamné à l'abandon, par la nature entière. Elle connaissait son sort et l'aimait toujours! elle s'intéressait à sa destinée! n'en était-ce pas assez pour exciter la reconnaissance d'un cœur abusé? il continua donc de l'adorer, quoiqu'elle l'eut blessé indignement; et quand elle lui jura de l'aimer à jamais, en le suppliant de l'aimer du même amour, il la serra dans ses bras, et la pressant convulsivement sur son coeur, il dit d'un air emporté:

—Oui, Mathilde, je suis encore à toi ... oui, je sens que je t'aime de l'amour le plus brûlant et le plus immortel. O femme enchanteresse! l'empire que tu as conquis sur moi durera autant que ma vie; et je t'abandonnerais!... ah! que plutôt toute la colère des cieux tombe sur ma tête.

Eh bien, mon ami, dit Mathilde, ravie de cette assurance solemnelle, que de cet instant nos liens soient plus resserrés que jamais! devenons tout l'un pour l'autre. Jurons que ni le tems, ni les circonstances n'auront le pouvoir de nous désunir.

—Je le jure, répondit Léonardo avec ardeur. Je le jure à la face des cieux. Et il baisa la main que Mathilde tenait élevée.

—Reçois mon serment de fidélité constante, aimable jeune homme! dit du même ton la Florentine. Je promets solemnellement de ne t'abandonner jamais!... Maintenant, ajouta-t-elle avec plus de calme, que ce qui a eu lieu demeure dans l'oubli. Il est des choses trop essentielles en ce moment pour n'y pas donner toute notre attention.

Mathilde s'assit sur le sopha avec Léonardo, et lui demanda le détail nécessaire de l'événement de la nuit. Soudain, le poignard lui revint en pensée, et elle frémit en apprenant qu'il avait été forcé de le laisser. Le jeune homme, en cherchant son masque pour le remettre, avait également cherché le poignard, ne se rappelant plus, si, dans son trouble, il l'avait laissé dans le sein de Victoria, tant son âme était bouleversée par l'horreur de son action. Ce qu'il y avait de certain, c'est que le poignard était resté chez le comte, et cela suffisait pour renverser l'esprit de la Florentine.

«Nous sommes perdus! s'écria-t-elle. Nous voilà découverts, car mon nom est gravé en entier sur le manche.»

Léonardo se tut: il craignit les reproches qu'il sentait avoir mérités. Soudain Mathilde reprenant sa présence d'esprit dit: «Il faut fuir à l'instant même. La nuit n'est pas encore passée, et nous pouvons être loin de cette ville exécrable, avant le point du jour. Je remettrai l'accomplissement de ma vengeance à une époque plus certaine.... Vous tremblez, jeune homme! ah, ah! espérons que vous n'aurez pas toujours aussi pour de verser le sang.... Comment, Léonardo, une pareille faiblesse dans un Vénitien!

—Mathilde! quand l'occasion s'en présentera, je vous prouverai que je ne suis pas pusillanime. Je sens même en ce moment que toute horrible que me paraisse une action inhumaine, l'amour que j'ai pour toi, me fera passer par-dessus tout. Cependant, en parlant de la sorte, le jeune Vénitien frémissait de rencontrer les regards perçans de la Florentine.

—Eh bien, nous allons partir, mon bien-aimé, et ce sera avec peu de regrets que je quitterai les plaisirs de cette ville dangereuse. De plus, pour parler avec franchise, je t'avouerai que mes ressources diminuent journellement. Les calculs que j'avais faits pour les augmenter m'ont manqué. Les Vénitiens sont devenus avares, ou peut-être ai-je tellement perdu en attraits auprès d'eux, que leur obligeance s'en est refroidie. An surplus je m'en moque, et les abandonne sans regret. Espérons, mon ami, qu'un nouveau chemin à la fortune nous sera ouvert.

Quoique ce discours fut fait pour surprendre Léonardo, (peu disposé à arracher le voile qu'il avait sur les yeux), il se défendit d'en demander l'explication, et prenant la main de sa maîtresse, il dit: «je te suivrai où tu voudras, belle Mathilde, et jusqu'à mon dernier instant, ainsi que nous nous le sommes mutuellement juré.

Un sourire de contentement éclaircit les traits de la Florentine, sur lesquels il était resté des traces d'une haine non satisfaite. Elle regarda son amant avec reconnaissance, et le remercia de son acquiescement. A la verité, il lui était devenu nécessaire, et en général, son intérêt la portait à le conserver; car, avec sa conduite vicieuse, prodigue, et son humeur inconstante, elle s'était mise dans la chance du délaissement. Presque totalement ruinée, il lui devenait difficile de trouver, comme elle le disait, des ressources. Quoique n'ayant pas encore perdu tous ses charmes, elle se voyait, d'après les passions violentes qui la conduisaient, à la veille de perdre le peu d'admirateurs qui lui restaient parmi les Vénitiens, naturellement jaloux et ombrageux.

Mathilde se hâta donc de faire ses préparatifs de fuite, et en moins de deux heures, elle avait rassemblé tout ce qu'elle possédait de précieux et qu'elle pouvait emporter. Tout fut prêt, et la lumière douteuse du matin surprit les deux amans déjà loin de Venise.

Malheureuse Laurina! voici donc ton second enfant perdu par suite de tes égaremens! déjà, il s'est rendu indigne d'estime et de grâce! mais ce n'est pas tout, ses premiers crimes seront suivis de crimes encore plus grands. Tandis que des exemples de vertu eussent transformé l'orgueil enthousiaste du jeune homme en qualités mâles et honorables; que ta fille eut perdu de sa violence naturelle par une sage direction, vois-les maintenant abandonner sans remords toute espèce de préceptes. La destinée obscure de ton fils est décidée: esclave d'une femme intrigante et sans pudeur, d'une femme qui ose, à juste titre, l'appeler son égale! il va se plonger avec elle dans les excès les plus terribles. Devenu, par une combinaison fatale, l'assassin de sa sœur, qui sait si son horrible avenir ne le conduira pas à assassiner sa mère! tremble, femme coupable et infortunée, tremble sur ta fin, elle ne peut être que funeste.


CHAPITRE VI.

On a déjà vu pleinement ce qui eut lieu, d'après la lettre que Mathilde Strozzi écrivit d'un endroit retiré de l'isle de Capri, et qu'elle fit parvenir à Bérenza. Cette lettre n'arriva qu'après quinze jours de la fuite des amans, qui avaient pris des précautions pour rendre les poursuites inutiles, et leur trace impossible à suivre. Comme ils n'avaient pas encore pris de détermination sur le plan qu'il exécuteraient, et qu'ils ne pouvaient guères que s'en rapporter aux circonstances, nous prendrons congé d'eux pour long-tems, et reviendrons au sujet principal de notre histoire.

La grande jeunesse de Victoria et cette force d'esprit qui la distinguait, ne lui permirent pas de souffrir long-tems de sa blessure; elle en guérit bientôt. Pendant cette retraite forcée qui l'avait privée des plaisirs faits pour flatter sa vanité, elle avait pu contenter ses pensées ardentes sur un seul point: c'était de se rendre tellement chère et précieuse au bonheur de Bérenza, qu'il en vint à regarder avec horreur la possibilité de la perdre, et, afin de s'assurer plus entièrement de sa possession, de se l'attacher par des liens indissolubles.

Mais tel était déjà l'effet produit sur l'amant généreux, que non-seulement il regardait l'action de son amie comme une preuve héroïque de tendresse, mais que rien ne pouvait plus apporter d'augmentation à son entousiasme et au sentiment de reconnaissance qu'il lui vouait.

Que peut faire de plus une femme; que d'exposer sa vie pour sauver celle de l'objet de ses affections, et quelle est celle qui eût aimé Bérenza avec plus de vérité et d'exaltation? Ne pouvant douter plus long-tems de l'attachement romanesque de Victoria, les idées du comte éprouvèrent un changement subit. Ce n'était plus cet être fier de sa naissance, de ses alliances sans tache, et qui eut redouté d'y apporter la moindre souillure ... ni celui qui regardait du haut de sa grandeur, et d'un air de protection, sa maîtresse, tendrement aimée, à la vérité, mais nullement estimée comme une égale, à cause du crime de sa mère. La jeune personne en était pourtant bien innocente; cependant il ne l'en estimait pas moins déshonorée, surtout d'après la facilité qu'elle avait apporté elle-même à ses désirs. Maintenant sensible au trait sublime dont elle s'était montrée capable envers lui, il succombait sous un excès de tendresse, et la trouvait digne du titre de son épouse, puisqu'elle s'était élevée au-dessus de tout ce qui lui était contraire. Il la voyait en ce moment supérieure à lui, tant était puissant l'effet que l'action de Victoria avait produit sur son âme. Enfin, il en devint totalement idolâtre. Le philosophe calculateur céda à sa nouvelle passion; et pour tranquilliser sa conscience, ainsi que réparer ses injustices passées envers son amante, il prit le parti de l'épouser.

A peine Bérenza eût-il formé cette résolution, qu'un baume vivifiant embellit toutes choses à ses yeux, et qu'une sensation pure et inconnue vint dilater son âme. Il attendit avec impatience que sa bien-aimée fût totalement guérie, pour déposer à ses pieds les vœux de son cœur, et lui offrir tendrement le don de sa main.

Croyant bien faire l'impression la plus vive à la jeune personne, il s'y prit avec toute la délicatesse possible pour lui annoncer sa résolution; mais Victoria l'écouta seulement d'un air de complaisance, et avec cette douceur qu'elle savait si bien feindre. Sa vanité la tint en garde contre les avances du comte; elle l'avait toujours empêchée de croire que s'il ne lui parlait pas de l'épouser, c'était parce qu'il la trouvait indigne de devenir sa femme. N'ayant donc jamais eu cette idée, elle ne parut que médiocrement sensible à l'offre. Ses traits n'annoncèrent ni surprise, ni transport; mais elle l'écouta en silence et avec un sourire gracieux. Cette manière d'être, paraissant peu convenable à Bérenza, dans la circonstance, il l'attribua à l'orgueil blessé de la demoiselle, à qui il n'avait pas fait plutôt l'offre de sa main. Il en fut affecté, et son âme généreuse reconnut la justice de ce reproche tacite. Empressé de détruire toute impression fâcheuse, il mit encore plus de chaleur dans ses manières; il pria Victoria de lui pardonner les scrupules indignes par lesquels il s'était laissé dominer.

Bérenza fit une faute bien grave cette fois: qu'il se fût contenté d'offrir tout simplement sa main à Victoria, à la bonne heure; mais sa dernière remarque, quoique placée au hasard, ne fut pas perdue et le cœur orgueilleux de la Vénitienne en reçut le coup le plus sensible: il prit l'alarme bien au-delà de ce que Bérenza en pouvait penser. Elle fronça le sourcil et devint pâle comme la mort. Le ressentiment s'empara d'elle: la conviction la frappa ... il était donc vrai que jusqu'à ce jour, Bérenza l'avait regardée comme indigne d'être son épouse!

—Ah! tu viens de trahir ton secret, pensa-t-elle, et ce lien que tu avais contracté avec moi, que je croyais bonnement la suite d'une façon de penser plus noble que chez le reste des hommes, n'était que semblable à ... misérable orgueilleux! va, je m'en souviendrai.

Ces idées passèrent rapidement dans l'esprit de Victoria; elle voua un souvenir éternel à l'offense et s'appliqua, en attendant, à se composer assez pour recevoir de la meilleure grâce possible les offres du comte, car il était question maintenant de devenir sa femme; ce point obtenu, elle n'avait plus qu'à attendre en triomphant l'instant de le punir, pour avoir osé la juger inférieure à lui. Pauvre Bérenza! toute ta générosité et ta sensibilité profonde ne te sauveront pas du malheur d'avoir trop parlé.

Le changement d'humeur de Victoria ne fut attribué, par son amant, qu'à une émotion bien naturelle qu'elle s'efforçait de comprimer; et cette dernière preuve de sentiment l'exalta tout-à-fait. Il la sollicita, de la manière la plus tendre, de consentir à ce que leur mariage eût lieu sur-le-champ. Victoria la regarda d'un air qui devait lui paraître bien singulier, car des pensées totalement contraires à son repos l'occupaient entièrement.

—D'où vient cette façon de m'examiner, mon cœur, demanda-t-il?

—Je vous regarde comme je vous aime, Bérenza.

—Et vous consentez à m'appartenir solemnellement ... honorablement, chère Victoria?

—Oui, mon désir le plus ardent est de me voir votre épouse.

Bérenza, qui n'entendait cette réponse que selon qu'il la désirait, ne vit plus devant lui qu'une Divinité. N'est-il pas dans l'homme d'exalter les objets dont il veut causer l'élévation?

Très-peu de tems après cet arrangement, Victoria de Lorédani devint l'épouse du comte de Bérenza. Cette affaire terminée, elle n'eut plus aucun défaut aux yeux d'un mari toujours en admiration, et les qualités qu'il lui trouvait, augmentèrent de lustre, parce qu'elle était sa femme!

Avec quelle différence de façon de penser et de sentir, le comte ne montra-t-il pas sa Victoria à la place St.-Marc et sur le lac! Quel plaisir, quel délice il éprouvait à la nommer son épouse; et sans en être aucunement embarrassé, à présenter à une société honorable celle qu'il avait fait connaître avec moins de satisfaction et de gloire, comme sa maîtresse, à ses amis de plaisir! ce changement donnait à son cœur une joie indicible: il pensait avec ravissement à l'action d'avoir élevé au plus haut rang de la société, une jeune personne qu'il avait aidée à conduire au plus bas.

Mais quoique la manière d'agir du comte dût lui valoir la reconnaissance et l'amour parfait de Victoria, celle-ci ne put oublier qu'il l'avait crue indigne, pendant un tems, d'être nommée son égale; et la solitude entretint ce souvenir plein de haîne. Un avantage fait pour être considéré par elle comme le résultat le plus heureux d'une tendresse véritable, perdait son prix devant l'aveu imprudent que Bérenza lui avait fait; elle regretta même quelquefois d'être devenue sa femme et se trouva prête à l'abandonner pour lui montrer le mépris qu'elle conservait de cette condescendance. Si dans ce moment d'ingratitude, son époux sans soupçon se présentait devant elle, il était reçu d'un air sombre et mécontent; et quand il demandait les raisons d'un accueil si froid, elle répondait qu'un mal-aise insurmontable d'esprit la rendait peu propre à montrer de la tranquillité.

Si lorsque quelque chose nous trouble ou nous inquiète, que nous ayons tort ou non, nous voyons tout sous un point de vue exagéré, à bien plus forte raison l'imagination en délire se fait-elle des fantômes pour les combattre, et telle était celle de Victoria. Elle sentait que le comte Bérenza lui était bien supérieur sous beaucoup de rapports et croyait qu'il le pensait de même. Elle trouvait, dans ses regards, dans ses moindres actions, la preuve qu'il n'avait pas oublié ce premier état de dégradation, duquel il lui avait plu, dans sa bonté, de la tirer. Ces accès d'humeur augmentèrent, et elle les porta au point d'abandonner la société par un sentiment impardonnable d'orgueil qui, comme un ver rongeur, dévorait le sein qui le recelait. Bérenza se voyait, pendant ce tems, réduit à penser, que si l'état de femme légitime avait rendu l'objet de sa tendresse plus respectable, il avait détruit pour jamais le charme séduisant de celui de maîtresse. Cependant il l'aimait toujours, et toujours avec la même vérité.

Cinq ans s'étaient écoulés depuis cette union peu productive au bonheur de l'un et de l'autre, quand un soir on sonna violemment à la porte de l'hôtel. Bientôt on annonça un étranger, et presqu'en même tems il entra dans le salon. Bérenza se leva, et à peine l'eût-il regardé, qu'il vola dans des bras ouverts pour le recevoir,—Henriquez à Venise! s'écria le comte: oh, mon cher ami, sois le bien venu.—Puis s'avançant vers sa femme, Bérenza dit: c'est mou frère, ma Victoria. Et toi, Henriquez, souffre que je te présente à mon épouse chérie. Eh! c'est maintenant que je vais jouir d'un bonheur parfait!

—Henriquez pressa la main de son frère, et adressa à Victoria les complimens les plus agréables; tandis que celle-ci le regardant avec surprise, fit soudain entre ces deux personnes une comparaison au désavantage de celui en qui elle n'aurait jamais dû trouver un seul défaut. Cet être excellent s'assit entre les deux objets de sa tendresse, et connut le bonheur comme il méritait de réprouver.

On n'a pas cru nécessaire, avant cet instant, de grossir un volume, en décrivant les causes qui avaient forcé le départ du frère de Bérenza de Venise. Cependant on a donné à penser que la raison en était une passion malheureuse que ce jeune chevalier avait conçue pour une demoiselle de haute naissance. Le père, sous prétexte de la trop grande jeunesse de l'un et de l'autre, refusait de les unir; mais au fond, ce noble n'avait en vue que de marier sa fille Lilla plus avantageusement! L'âge de la demoiselle ne passait guère treize ans. Quoiqu'il ne put lui donner la moindre dot, il croyait que sa naissance devait l'allier au premier duché de Venise. La mort venait d'enlever tout récemment ce père ambitieux, ce que Lilla avait aussitôt appris à son amant, avec qui elle était toujours demeurée en correspondance. Voilà donc la raison qui avait ramené celui-ci, espérant que nul obstacle ne s'opposerait maintenant à leur mariage. La passion d'Henriquez était des plus vives et ne pouvait s'éteindre; car il savait, à n'en pas douter, que nulle part il n'eût pu trouver une candeur et une pureté de cœur égales à celles qui feraient le mérite principal de cette jeune personne.

Bérenza, à qui son frère apprit, en soupant, cette cause heureuse de son retour, en appuyant avec toute l'ardeur d'un amant, sur l'espoir d'être bientôt l'époux de Lilla, prit plaisir à le flatter de l'idée que sans doute rien ne se montrerait plus contraire aux désirs de son coeur.

Victoria écouta cette conversation en silence, et une sensation étrange prit possession délie, en apprenant que le cœur du jeune homme ne lui appartenait plus.

Enfin, on se sépara pour la nuit: l'amant rêva à la belle créature qu'il avait l'espoir de revoir le lendemain; et Victoria chercha à mettre de l'ordre dans ses idées, s'il était possible.

A peine les premiers rayons du jours se firent-ils apercevoir, qu'Henriquez s'occupa de vendre visite à l'objet de son amour. Il eut beaucoup de peine à attendre que la bienséance pût le lui permettre. Dès qu'il la crut levée, il vola à sa demeure. La belle Lilla le reçut avec une innocente tendresse, et telle qu'il pouvait le désirer. Cependant elle trompa son attente trop vive, en donnant un refus à sa demande de consentir à leur prochaine union.

Le père de la demoiselle était mort, à la vérité, mais il l'avait laissée sous le pouvoir d'une dame âgée, sa parente, qui demeurait avec lui; elle avait assisté à ses derniers momens. Ce père rigide, avait exigé en mourant, que sa fille ne se marirait qu'après l'expiration entière de l'année de sou deuil. Lilla avait promis obéissance à l'ordre sacré d'un père, et toute dure que lui devait paraître cette condition, elle jura à Henriquez qu'elle y serait soumise.

Elevée dans des sentimens de piété et convaincue de l'obligation religieuse où sont les enfans de respecter les dernières volontés de leurs parens, elle eut regardé comme un sacrilège d'y manquer. Toutes les supplications de l'amour furent donc sans pouvoir auprès de cette fille vraiment pénétrée des devoirs filials. Cependant Henriquez n'en estima que davantage son amie, et cette nouvelle preuve qu'elle lui donnait que la vertu était profondément enracinée dans son cœur, lui fit conjecturer que le bonheur le plus stable l'attendait auprès d'une personne d'une moralité aussi parfaite: il y avait un mois que le père tyrannique reposait dans le tombeau de ses ancêtres, il en fallait encore onze pour que le mariage eût lieu, la pieuse Lilla, le cœur brisé par la douleur de son ami, résista à ses nouvelles supplications, en l'engageant à retourner au palais de son frère.

Henriquez alla trouver le Comte en particulier, pour lui raconter le mauvais succès de ses tentatives. L'aimable Bérenza l'écoute avec peine, et cherche à le tranquilliser, en lui observant que puisque la belle Lilla ne voulait pas l'épouser avant le délai fixé, il était possible d'alléger le chagrin de l'un et de l'autre, en engageant la jeune demoiselle à venir demeurer au palais, chose qui pouvait se faire, puisqu'outre qu'elle avait avec elle une parente, Bérenza étant marié, elle se trouverait conséquemment dans une situation décente, auprès de deux femmes qui ne la quitteraient, point. Cet arrangement ne souffrait aucune objection; et Henriquez en fut si enchanté, qu'il permit à peine à son frère de finir sa phrase, et s'élança hors de l'appartement, pour courir faire part à son amie, de la proposition du Comte, en l'implorant, de l'air le plus tendre, pour qu'elle y consentit. Cette charmante fille, pleine d'innocence, ne crut pas devoir refuser une pareille consolation à son cher Henriquez, et le cœur de celui-ci fut extrêmement soulagé par cet acte de complaisance.

Le soir du même jour, Lilla accompagnée de sa parente, fit une visite à Victoria, car c'était sous cette forme seule qu'Henriquez lui avait proposé de le venir voir chez son frère. La belle demoiselle fut présentée au Comte et à la Comtesse, comme l'épouse future d'Henriquez; mais jamais, oh non jamais assurément, étrangère ne fut reçue avec des pensées plus hostiles que celles que fit naître la douce créature dans le cœur de Victoria. Cependant cette hypocrite profonde, déployant toutes les grâces de sa physionomie, lui tendit la main d'un air d'amitié, en l'invitant à demeurer constamment avec elle, et lui promettant la plus tendre protection; sa conduite, le reste de la soirée, sembla faite pour inspirer de la reconnaissance à son aimable hôtesse; elle voulait par là se mettre bien dans l'esprit d'Henriquez, qui parut enchanté de ses manières engageantes. Hélas! que n'étaient-elles sincères, envers deux êtres qui le méritaient si bien, et qui s'en félicitaient également! mais comment développer la fausseté du cœur humain, quand il est couvert d'une triple armure, comme l'était celui de Victoria! Se connaissant à peine elle-même, elle se laissa aller à une haine violente pour l'horpheline Lilla, dont le seul crime était d'être adoré du bel Henriquez, et de paraître le payer de retour. Voilà l'horrible envie que conçut cette femme, qui, si son âme eut été aussi noble que son cœur était vain, n'eut pas manqué d'étouffer des sa naissance un sentiment si bas, et contraire à toute bonté, plutôt que de l'écouter une minute; mais elle ne pouvait se complaire que dans les maux d'autrui, et telle devint de plus en plus son humeur chagrine.


CHAPITRE VII.

C'était donc de la sorte que la fille de Laurina se disposait à suivre ses traces; une flamme adultère dévorait également sou sein, à l'exception que la dernière s'était trouvée entraînée par une séduction combinée, tandis que celle-ci se portait d'elle-même à trahir un époux aussi digne d'être aimé que Lorédani. Victoria, du premier instant qu'elle vit Henriquez, se livra à l'idée de s'en faire aimer; n'ayant jamais été réprimée dans son enfance, n'y n'ayant jamais bien connu le pouvoir que la raison nous donne sur nos passions, elle se laissa aller à la faiblesse de son coeur; l'éducation n'avait corrigé en elle, ni la vanité, ni l'obstination, ni la sécheresse d'âme, qui en faisaient une créature très-imparfaite: elle n'avait nulle idée d'acquérir ces qualités indispensables pour tout être appelé à coopérer au bien de la société par ses exemples, surtout pour les femmes dont les vices sont plus pernicieux que ceux d'un autre sexe, en ce qu'elles sont presque toujours chargées de semer les premiers principes dans le sein de la jeunesse; principes qui ne se perdent jamais, quels qu'ils soient. La malheureuse Victoria, ne connaissait rien autre, que les passions les plus noires; l'envie, la haine, portées jusqu'à la férocité; un amour d'elle-même qui la rendait insensible pour tout autre, et qui lui faisait rapporter chaque action de sa vie à sa seule satisfaction. Voilà les traits caractéristiques de son humeur: entraînée par ses penchans naturels, et encouragée par l'inconduite de sa mère, Victoria ne pouvait marcher que d'erreurs en erreurs, de crime en crime; et son âme privée du moindre rayon de vertu, devait, hélas! rester plongée dans une éternelle nuit.

Henriquez l'occupait sans cesse, même pendant son sommeil: en s'éveillant il était sa première pensée. Enfin, de peu-à-peu, de moment en moment, sa passion prit une telle force, qu'elle commença à voir avec répugnance celui qui avait les droits les plus sacrés sur son affection et sa gratitude.

La pauvre Lilla, par contre-coup, devint de plus en plus odieuse à Victoria, qui chargeait l'air qu'elle respirait de souhaits ardeus pour sa destruction. Cependant aucun des êtres avec qui elle vivait, ne soupçonnait les sentimens qui l'inspiraient; car l'estimable Bérenza, instruit par une douce philosophie, croyait tout bonnement que l'amour se paye par l'amour; et continuant de bien penser de sa femme, il ne variait nullement dans sa tendresse. Lilla, vraie comme a nature, se confiait dans des apparences de bonté, tandis qu'Henriquez, en contemplation devant un objet adoré, ne prenait pas garde aux regards passionnés qu'une autre lui dirigeait, ni aux attentions dont ils étaient accompagnés.

L'orpheline Lilla avait absolument tout ce qu'il faut pour inspirer l'amour le plus ardent dans un jeune homme d'un goût délicat. Pure, innocente, et dégagée de la moindre pensée qui put ternir le lustre des belles âmes, la beauté de son esprit répondait à ses perfections morales. Elle était petite de taille, mais d'une proportion exquise: une douceur séraphique était répandue sur ses traits, beaux comme ceux d'une des trois grâces; ses joues, d'un rouge virginal, en donnant plus de vivacité, rendaient plus éblouissante la blancheur de sa peau: ses cheveux cendrés flottaient sur ses épaules, et son air tout angélique donnait bien l'idée de l'innocence dans les premiers jours du monde: de plus sa situation était bien faite pour exciter un intérêt réel, car la belle Lilla, orpheline de père et de mère, n'avait plus pour appui de sa tendre jeunesse, que cette parente infirme, dont l'existence paraissait de jour en jour plus précoce. Voilà aussi ce qui rendait le bienveillant Bérenza empressé à accélérer son bonheur, et lui faisait désirer ardemment de voir l'année de son deuil révolue, pour la remettre entre les bras de son frère, comme en un refuge honorable et certain.

Le tems se passa, et l'effervescence des passions de Victoria s'accrut jusqu'au délire. Il n'y avait que la considération du retard apporté au mariage d'Henriquez, pur son amie scrupuleuse, qui put la retenir dans la discrétion nécessaire à l'accomplissement de ses desseins; mais comme elle voyait que le jeune homme était insensible à ses vues, elle s'en impatienta au point de tout risquer pour se satisfaire.

Les idées les plus affreuses prirent alors possession de son esprit: les extrémités et l'horreur du crime ne lui étaient rien en comparaison de n'être point aimée d'Henriquez. Le voir prodiguer à Lilla les marques du plus tendre attachement, lui donnait une fureur quelle pouvait à peine contenir; c'était alors qu'elle sentait bien n'avoir jamais aimé le comte de Bérenza, et que les circonstances seules et la situation du moment l'avaient portée à fuir pour l'aller trouver, comme l'unique protecteur qu'elle eut à espérer. Maintenant, elle ne le voyait plus que comme un séducteur sans délicatesse, qui ne s'était conduit envers elle, que par des motifs intéressés. Beaucoup plus âgé qu'elle, il était clair qu'il comptait la rendre son esclave en l'épousant; et s'il n'avait pas pris avantage des situations d'abord, ce n'avait été que par un raffinement du plus grossier artifice: mais Henriquez, l'aimable Henriquez lui eut convenu bien davantage, et si Bérenza avait voulu se conduire plus généreusement, c'était pour ce frère qu'il devait la ménager.

Voilà comme l'ingrate analisait la conduite noble et délicate du Comte; elle oubliait son attachement désintéressé, sa patience, tout enfin de lui. C'est ainsi que les méchans, à la poursuite de quelqu'objet favori, méprisent les biens qu'ils doivent à d'autres.

Se retirant un soir dans son appartement, plus sombre et plus tourmentée que jamais, elle se jetta toute habillée sur sou lit, pour souhaiter que Bérenza, que Lilla, et même tout l'univers, (comme s'il se fut trouvé là pour la contraindre) furent exterminés. Sa poitrine se gonfla de colère, et la rage, le désespoir s'emparèrent d'elle dans toute leur force; deux fois elle s'elança du lit, comme pressée par quelque dessein horrible, dont elle ne pouvait trop discerner le but! des images étranges, épouvantables, attaquèrent son cerveau: un feu dévorant s'attacha à ses entrailles: elle fut même étonnée de la violence de ses sensations, et se crut pour un instant, sous l'influence de quelque pouvoir inconnu.

Transportée tout à fait au-delà des bornes du la raison, elle s'attendait à voir apparaître quelqu'être surnaturel qui pût lui expliquer ce qu'elle éprouvait, et peut-être adoucir son mal ... elle regarda de tous côtés ... mais rien ne paraissait ... tout était paisible autour de Victoria ... l'enfer seul était dans son sein! sa lampe réfléchissait une pâle lumière sur quelques meubles de sa chambre ... cette clarté solitaire s'étendit davantage ... c'était les rayons de la lune qui, perçant à travers les rideaux de la fenêtre, fesaient discerner la solitude profonde où veillait Victoria! ses grands yeux, qu'elle promenait de tous côtés, n'apercevant rien, un mouvement machinal lui fit porter la main à son front, et de suite à son cœur, qui battait avec violence. Epuisée par le combat singulier qui se passait en elle, sa tête retomba sur son chevet.

Enfin, un sommeil pénible vint engourdir ses sens; niais bientôt les songes les plus extraordinaires s'amoncelèrent pour agiter autrement son imagination. D'abord, elle vit Henriquez et Lilla dans un jardin magnifique; le bras du premier était passé autour du corps de la jeune personne, dont la tête se penchait sur l'épaule de son ami, qui la regardait d'un air d'amour idolâtre. Un gémissement profond partit du sein de la misérable Victoria. Elle fit des efforts inutiles pour détourner ses yeux; et tandis qu'elle éprouvait un tourment affreux à la vue de ces deux êtres, ils disparurent, et elle se trouva seule dans une partie isolée du jardin; alors elle vit s'approcher un groupe de figures d'hommes les plus grotesques, qui semblaient marcher dans l'air, mais à une petite distance de la terre; et comme ils étaient plus près, elle remarqua que leurs traits étaient beaux, quoique frappés de la pâleur du sépulcre. Ces figures passaient devant elle l'une après l'autre, quand un Maure d'une taille majestueuse se présenta. Il était vêtu d'une draperie blanche parsemée d'or: sur sa tête se voyait un turban égal en blancheur à la robe, et éblouissant d'émeraudes. Il était surmonté d'une superbe plume verte et flottante. Ce Maure portait une chaîne d'or à son col, et ses oreilles étaient chargées d'anneaux d'une énorme grandeur, et du même métal.

Victoria regarda cette figure avec une sorte de crainte, et la vit s'agenouiller en lui tendant les bras. Elle en fut pour le coup effrayée, et voulant fuir, elle s'éveilla.

En réfléchissant sur son rêve, elle ne put l'attribuer qu'au dérangement de ses organes, et éloignant tout ce qu'il avait de désagréable, elle parvint à se rendormir.

A peine avait-elle perdu connaissance, que les images fantastiques revinrent l'occuper. Alors elle se vit dans une église extrêmement illuminée, et ... horrible vue! comme elle s'avançait vers l'autel, Lilla parut conduite par Henriquez, et vêtue en mariée. A l'instant où leurs mains allaient se joindre, le Maure qu'elle avait vu dans son songe précédent, se mit entr'eux, et lui fit signe de s'avancer. Une impulsion irrésistible la porta vers lui ... elle touchait sa main quand Bérenza arriva, et lui prenant le bras, la repoussa loin de l'autel. Veux-tu m'appartenir, lui dit le Maure à l'oreille, et d'une voix précipitée? personne alors n'aura de pouvoir sur toi. Victoria hésita et regarda Henriquez. Le Maure s'éloigna, et les mains des deux époux se rejoignirent. Veux-tu m'appartenir, lui cria encore l'être bizarre avec plus de force, et le mariage n'aura pas lieu....—oh! oui, oui, répondit promptement Victoria, qui n'avait d'autre crainte en ce moment que de le voir s'accomplir. A l'instant elle occupa la place de Lilla, et cette charmante créature ne fut plus Lilla fraîche et pleine d'attraits, mais un spectre livide qui s'envola à travers le dôme de l'église en poussant des cris épouvantables; pendant ce tems, Bérenza, blessé soudain par une main invisible, tomba couvert de sang au pied de l'autel! la joie s'empara alors de Victoria; elle voulut prendre la main d'Henriquez, et le regardant, elle le vit se changer en un squelette effroyable ... la terreur la réveilla de nouveau.

Son âme se trouva alors dans un chaos d'agitation et d'horreur, dont elle eut peine à sortir. Cherchant cependant, par de violens efforts, à recueillir ses idées et à reprendre sa fermeté d'esprit, elle rassembla les singularités de son rêve pour se les expliquer.

L'image qui se présenta le plus vivement fut celle du maure, qu'elle avait l'idée confuse d'avoir vu auparavant. Après quelques minutes de réflexion, elle l'identifia à Zofloya, le domestique d'Henriquez; mais elle ne pouvait comprendre comment il était venu occuper ses songes, d'autant quelle y avait encore peu fait d'attention jusqu'alors. Ce qu'il y avait de certain, c'est que cette ressemblance était parfaite, quoiqu'un air de supériorité accompagnat l'être de son rêve. Elle pensa ensuite au moment terrible où les mains de Lilla et d'Henriquez se joignirent, et où le Maure était venu pour empêcher le mariage. Puis elle se reposait avec plaisir sur la vue de Bérenza assassiné et mourant à ses pieds, ce qu'elle considérait comme un présage de succès. Néanmoins, plus elle se retraçait ses visions chimériques, et plus elle se perdait dans leur bizarrerie. Elle finit par croire, à son avantage, que toutes les oppositions seraient détruites, et qu'à la fin elle obtiendrait Henriquez. Voilà comme elle interprêta les travaux fantastiques d'un esprit égaré. Les fréquentes apparitions de Zofloya lui parurent la simple conséquence de ce qu'elle la voyait pendant le jour, soit en servant son maître à table, soit en se montrant dans quelque partie du palais, tandis qu'Henriquez, changé en squelette, en recevant sa main, signifiait qu'il voulait être à elle jusqu'à la mort.

Le jour suivant, elle ne parut que fort tard, et seulement pour se mettre à table. En entrant dans la salle à manger, le premier objet qui attira son attention lut le maure, qui se tenait debout derrière la chaise de son maître. Comme elle passait près de lui, sa grande et belle stature la frappa; elle remarqua combien il ressemblait, dans ses traits et son vêtement, à l'être du songe. Assise à sa place, ses yeux se tournèrent comme malgré elle vers Zofloya. Une ou deux fois elle crut remarquer qu'il la regardait avec une attention particulière, et les idées les plus bizares lui vinrent à ce sujet: elle tomba dans une abstraction complète. Comme on était habitué, depuis quelque tems, à la voir ainsi, personne n'y prit garde, mais l'excellent Bérenza déplorait en secret le changement de sa chère épouse. Sans se permettre le moindre reproche, il cherchait, par les soins les plus aimables, à dissiper cette mélancolie étrange. La douce Lilla tentait aussi, soit par ses paroles, soit par ses prévenances, d'éloigner une tristesse si évidente pour tout le monde.

Mais l'aimable fille aigrissait plutôt qu'elle n'adoucissait l'âme des Victoria. Elle ne faisait que l'irriter et la jeter dans des sensations pleines d'amertume. La solitude était donc ce qui lui convenait le mieux, et comme elle refusait obstinément de donner à Bérenza une raison de cette humeur si sombre, il lui permit de suivre en cela ses goûts. N'imaginant pas le mal qui faisait des progrès dans son coeur, il crut qu'en ne la tourmentant point, cette tristesse se passerait.

Quant à Henriquez, quoiqu'il la traitât avec amitié et respect, comme l'épouse de son frère, il ne faisait rien de plus, d'abord, parce qu'il était tout entier à Lilla, et ensuite parce que la trouvant totalement différente de caractère et de personne avec sa bien-aimée, non-seulement il ne pouvait regarder ces deux créatures comme d'une même classe, mais Victoria lui inspirait une sorte de dégoût, par la raison qu'elle était l'opposé de sa délicate et douce maîtresse.


CHAPITRE VIII.

Le maure Zofloya était aimé de tout le monde, dans le palais de Bérenza, à l'exception d'un seul homme appelé Latoni, domestique qui avait été nombre d'années au service du comte. Il devint envieux de Zofloya, à cause de ses qualités supérieures et de sa beauté corporelle, qui était encore une des moindres; il dansait avec une grâce inimitable, et son habileté comme musicien était telle, que dans les promenades sur le lac, son maître le prenait toujours avec lu, et le rendait le charme de la société, par la perfection de son harmonie. Ces rares talens et l'estime dont le maure jouissait de la part de ses supérieurs, était ce qui outrait Latoni. Il chercha toutes les occasions de répandre son fiel, et ne désirait que d'avoir une querelle avec Zofloya, afin de le terrasser s'il était possible. Mais le maure dédaignait de répondre aux attaques qui lui étaient faites, et traitait Latoni avec un souverain mépris. L'amertume des propos de ce dernier ne servait qu'à exciter en l'autre un sourire de pitié. C'en était plus qu'il ne fallait pour pousser Latoni à bout; mais comme il n'osait attaquer ouvertement le favori, il attendit avec une rage concentrée l'instant de se venger de l'être dont le mérite lui portait si fortement ombrage.

Ce fut quelques jours après le rêve de Victoria; et comme elle était encore occupée de l'impression qu'il lui avait fait, on vint dire que le maure Zofloya avait disparu. Comme Henriquez en faisait le plus grand cas, et que tout le monde l'aimait, ainsi que nous l'avons dit, cet événement répandit la consternation dans le palais, et personne n'en fut plus altéré, (chose bien inconcevable), que Victoria. On le chercha dans tous les endroits où il avait coutume daller, et on envoya dans chaque quartier de Venise pour découvrir ce qu'il pouvait être devenu, mais ce fut en vain. Il se passa plusieurs jours, et on ne reçut pas la moindre nouvelle du beau maure. Les conjectures formées à ce sujet devinrent embarrassantes, et on perdit entièrement l'espoir de le trouver. Il fallut donc s'en fier au tems pour découvrir le mystère d'une disparition aussi surprenante. Pendant cet intervalle, Latoni tomba malade, et ne put quitter le lit. Le comte de Bérenza, qui le regardait comme un fidèle et ancien serviteur, lui fit donner tous les soins possibles pour le guérir; mais la maladie faisant des progrès rapides chez cet homme, les médecins déclarèrent qu'il leur devenait impossible de le sauver. Cette déclaration, qui fut faite devant Latoni, le saisit tellement, qu'il se hâta de demander un confesseur, en fesant prier son maître et le seigneur Henriquez d'être présens à son dernier soupir.

L'humanité de Bérenza ne put se refuser à cette demande, et Henriquez consentit également à lui tenir compagnie. Victoria, sans trop savoir pourquoi, demanda à être aussi présente. Tous trois allèrent donc dans la chambre de Latoni: lorsque le confesseur s'y fut rendu, et sitôt que le mourant les vit, il leur adressa ainsi la parole:

«Monseigneur Bérenza, et vous, seigneur Henriquez, daignez écouter avec miséricorde un malheureux repentant à son lit de mort, et ne le maudissez pas pour la confession qu'il va vous faire. C'est moi, moi, Latoni, qui ai connaissance de la disparition du maure Zofloya. J'ai été jaloux de sa beauté, de ses talens, et de l'admiration qu'il excitait. Je lui en ai voulu à la mort, et j'ai cherché mainte occasion de le provoquer et de l'entraîner dans une querelle; mais il m'a toujours traité avec mépris, ce qui, augmentant ma fureur, m'a déterminé à lui donner la mort.»

»Misérable! s'écria Victoria.»

»Madame, ayez la bonté de garder le silence, je vous en supplie, car je n'ai pas de tems à perdre, et les douleurs que j'éprouve en ce moment, expient peut-être assez mon crime.»

«Un soir ... je le suivis comme il sortait du palais, et me tins derrière lui à une certaine distance: je le vis s'arrêter sur la place S.-Marc; la rage me transportait, et les mortifications qu'il m'avait causées me revenaient toutes à l'esprit ... je le vis regarder le ciel et contempler les astres ... il était très-près du canal, et l'envie me prit de le pousser dedans; mais la crainte qu'il n'en revint en nageant me retint: je m'approchai de lui tout à fait; il ne m'entendit pas ... je pris mon poignard en tremblant, et le lui plongeai dans le dos à différentes reprises, et ayant qu'il eût le tems de se défendre. Sentant alors qu'il n'en pouvait revenir, je le poussai à l'eau de toutes mes forces, et me sauvai bien vite de la place. Mais depuis ce tems, ma conscience n'a cessé de me tourmenter, et ne m'a pas laissé jouir une minute du fruit de mon crime. La mort s'approche ... et les supplices de l'enfer sont présens à mes yeux!...»

Une convulsion violente saisit Latoni, comme il achevait sa confession, et il retomba anéanti sur son oreiller. Ses aveux avaient allégé sa conscience, mais ils ne purent prolonger sa vie. Il resta encore quelques heures en demandant pardon à Dieu et aux hommes, puis il rendit son dernier souper.

Le chagrin de Victoria, en écoutant Latoni, fut très-vif. Il avait tué un être devenu si intéressant à sa pensée! cependant elle n'avait jamais senti de prédilection pour le maure, et sans cet effet étrange qu'il avait produit sur ses songes, jamais la pensée la plus commune ne l'eut occupée en sa faveur. Mais de cet instant, un intérêt inexplicable s'était fait sentir pour lui, et rien ne pouvait le bannir de sa pensée.

Ce fut donc inutilement qu'elle chercha à se rendre indifférente à la catastrophe de sa mort, et son cœur en conserva un poids égal à celui que lui eût causé une perte plus directe.

Zofloya, quoique maure, était de naissance noble. Une combinaison d'événemens l'avait rendu prisonnier de guerre (dans la défaite des maures de la Grenade par les Espagnols.) Il était sorti de la race des Abdoulrahmans. Après plusieurs changemens de fortune, il tomba au pouvoir d'un grand d'Espagne, qui, ayant pitié de son sort, le considéra plutôt comme un ami que comme un inférieur, et eut égard à l'éducation distinguée qu'il avait reçue. Henriquez fit connaissance de ce seigneur pendant les voyages qu'il entreprit pour se distraire de ses peines d'amour, et se lia avec lui de la plus étroite amitié. L'Espagnol se trouva engagé dans une querelle qui se termina avec sa vie. Il reçut une blessure mortelle, et Henriquez s'occupa du soin cruel de rendre les derniers devoirs à un ami mourant. C'est alors que celui-ci lui recommanda son maure Zofloya, en le priant de le traiter comme il avait toujours été traité par lui. Henriquez promit, et en conséquence le maure, après que son premier maître et protecteur fut expiré, passa au service et sous la tutelle d'Henriquez.

Ces circonstances fatales et l'excellent naturel du maure le rendirent cher à son nouveau maître. Il l'aimait, non-seulement à cause de son ami, mais parce qu'il avait tout ce qu'il fallait pour se faire aimer. C'est pourquoi sa perte fut vivement sentie, et la confirmation de son sort funeste reçue avec une peine des plus grandes.

Neuf jours s'étaient passés depuis la mort de Latoni; rien n'avait contredit celle de Zofloya, quand, à l'extrême surprise de chacun, on vit entrer dans l'appartement où toute la famille était réuni ... ce maure tant regretté ... Zofloya lui-même! on s'écria, on quitta les sièges, et Victoria ne fut pas la dernière à témoigner son étonnement. Henriquez demanda l'explication d'un tel prodige ... où, et comment il avait échappé à la mort. Zofloya se courba de la meilleure grâce possible, et raconta ce qui suit:

«Messeigneurs et dames, j'ignore encore ce qui avait excité si fortement la haine de Latoni contre moi. Je sais seulement qu'il en voulait à ma vie, et le soir qu'il me suivit avec des intentions de me l'ôter, et qu'il me blessa à différentes reprises, il me dit en partie la raison d'une pareille fureur. Ayant d'abord reçu un coup profond, et me trouvant sans armes, je ne pus me défendre. Je fis donc de vains efforts contre mon assassin. La perte de mon sang m'affaiblissant, il m'entraîna facilement sur le bord du canal, et me poussant de toutes ses forces, il me jetta dedans. Sans doute j'eusse péri de la sorte, si un brave pêcheur, qui retournait à Padone, et qui avait vu le coup, ne fût venu à mon secours. Il me tira de l'eau, aidé du peu de forces qui me restait. Il fit venir un chirurgien, et heureusement mes blessures ne se trouvèrent pas mortelles. Alors, étant en possession d'un secret qui m'avait été transmis par mes ancêtres, pour la prompte guérison des blessures les plus violentes, j'en ai fait usage. L'honnête pêcheur m'a gardé dans sa cabane jusqu'à ce que j'aie pu marcher, et je me suis bientôt trouvé en état de reparaître devant l'honorable assemblée à laquelle je dois toute ma reconnaissance et mes plus profonds respects.»

J'ai fini la narration de Zofloya, qui, quand il eut reçu les félicitations de chacun sur sa résurrection miraculeuse, apprit avec surprise la mort de Latoni. Il ne put cependant s'empêcher de paraître satisfait de cette nouvelle; puis, renouvelant ses remercimens, et assurant de sa soumission avec un air de dignité, il se retira vers la porte, jetant, comme il la passait, un coup d'œil de la plus vive gratitude à Victoria, qui avait paru prendre un grand intérêt à son histoire.

Quant à celle-ci, autant elle avait senti de regret à la disparition du maure, autant elle fut aise de le revoir. Son cœur se dilata, et l'image d'Henriquez vint s'y confondre avec celle de cet homme. L'idée qu'elle se faisait qu'il l'aiderait dans ses desseins sur l'autre, lui rendait la tranquillité. Ce nouvel espoir rappela sa belle humeur, et elle se montra plus aimable quelle ne l'avait été les jours précédens. Ce changement ne pouvait que faire plaisir au comte, qui se persuadait qu'il était l'effort de la raison sur une imagination malade. La douce Lilla en augmenta ses caresses avec un plaisir de cœur, mais Victoria ne les lui rendit qu'avec contrainte. On eût pu la comparer dans ces instans, à un assassin tenté d'embrasser un bel enfant qu'il serait prêt d'étouffer. Henriquez, partageant toujours les plaisirs comme les soucis de sa petite amie, eut aussi pour Victoria des soins plus empressés que de coutume, mais il n'agissait en cela que par égard pour sa Lilla, et pour un frère qu'il aimait tendrement, et non par le mouvement spontané du cœur.

Ce soir-là Victoria alla se coucher, pleine de sensations délicieuses, et toutes ayant trait au malheur des autres. Bien loin d'éprouver ce désir permis de partager le bonheur de ses semblables, elle n'en voulait voir à personne. En nuisant à autrui, elle goûtait le plaisir féroce d'un tiran, qui, condamnant ses sujets à la torture, rit de leur agonie. C'était la lueur brillante d'un volcan, terrible dans sa beauté, et ne menaçant que ruine.

A peine fut-elle couchée, que Zofloya occupa son esprit. Elle s'assoupit cependant, mais pour le retrouver trouver bientôt en songe, tantôt se promenant sur des lits de fleurs, tantôt à travers des prairies d'une délicieuse verdure, et d'autres fois sur des sables brûlans, ou autour de précipices, au fond desquels tombaient des torrens furieux. Ces images fantastiques devenaient si fortes, qu'elles la réveillaient en sursaut, et alors elle avait peine à croire que Zofloya ne fut pas près de son lit. Une fois, l'idée en fut si grande, qu'elle s'arrêta pendant des minutes sur son séant, à regarder, comme si elle l'eût vu marcher lentement auprès d'elle, et qu'il se fût ensuite retiré vers la porte. Ne pouvant résister à une pareille illusion, elle tira ses rideaux avec force, et l'appela par son nom; mais il s'était évanoui, quoique sa porte n'eût pas cessé d'être fermée. Surprise à l'excès, elle se frotta les yeux, et examina tout autour de sa chambre, où rien d'étrange ne parut. Alors, comment prendre pour réalité un effet aussi bizarre? Victoria se persuada raisonnablement qu'il n'était que le résultat de son songe.

Enfin, elle se rendormit. Son sommeil pénible l'avait tellement abattue, qu'elle fut prise de douleurs par tout le corps; il ne lui était plus possible de remuer. Après une demi-heure de calme, ses yeux se r'ouvrirent de nouveau. Une vapeur blanchâtre et épaisse remplissait la chambre, en formant une espèce de colonne mobile. Ses rideaux, qu'elle avait refermés, furent ouverts, et Zofloya parut aux pieds de son lit. D'une main il semblait soutenir Bérenza, dont les traits étaient ceux de la mort. Des marques livides se voyaient sur sa poitrine, et ses grands yeux éteints se fixaient sur Victoria. De l'autre main, le maure tenait l'orpheline Lilla par ses beaux cheveux: elle ressemblait à une ombre; sa tête était penchée, et une blessure qu'elle avait au côté laissait couler du sang sur son vêtement aérien. Victoria, dans une immobilité parfaite, regardait Bérenza et Lilla. Alors ils s'évanouirent, et au lieu d'eux, ce fut sa propre ressemblance et celle d'Henriquez, qui étaient de même dans les mains du maure. Elle paraissait tendre ses bras, dans lesquels le jeune homme était poussé; puis, en s'échappant, il lui montrait une plaie terrible. Soudain Bérenza et Lilla reparurent, resplendissans de lumière, au point que Victoria en fut éblouie. Des ailes brillantes étaient attachées aux épaules de Lilla, et, de l'air d'un séraphin, elle tendait les mains à Bérenza et à Henriquez, en les élevant de terre. Victoria ne les vit pas plus long-tems: son cœur battait avec force, la tête lui brûlait, et essayant de changer d'attitude, elle sentit que cela ne lui était pas possible; la violence de cette espèce de cauchemar, (car pouvait-elle, ferme d'esprit comme on la connait, regarder autrement son illusion,) l'avait totalement anéantie.


CHAPITRE IX.

Victoria ayant passé une nuit sans repos et dans l'agitation la plus grande qu'elle eut encore éprouvée, s'endormit tout-à-fait vers le matin, et ne se réveilla que fort tard dans la journée. Quand elle parut pour se mettre à table, ses yeux se portèrent irrésistiblement sur le maure, qui s'empressa de lui donner un siège; elle ne dit mot pendant tout le dîner. En regardant Zofloya, autant que la décence pouvait le lui permettre, il se trouva que les traits de cet homme lui parurent posséder une grâce et une majesté qu'elle ne lui avait pas encore vues? son visage semblait animé par quelque chose de supérieur, et sa mise était beaucoup plus riche et avait plus de gout que de coutume; il est vrai que ce maure était d'une beauté rare, et quoiqu'excessivement grand, sa recherche dans ses vêtemens; ajoutée à la tournure parfaite et aux grâces qu'il déployait dans toute sa personne, le rendait, en dépit de sa couleur, le plus séduisant des hommes. Ses grands yeux brillaient d'un feu éclatant; son nez et sa bouche étaient très-bien formés; et quand il souriait, un charme inconcevable embélissait encore ses traits, et y attachait la surprise et le plaisir: mais jusques là, Victoria n'avait pas pris garde à tous ces avantages extérieurs, et alors, plus elle le regardait, et plus elle se demandait comment il se pouvait qu'elle n'en eut encore rien remarqué; elle ne concevait pas que Zofloya, avant sa disparution, fût le même que Zofloya, depuis son retour, tant était grande la différence qu'elle y trouvait.

Cependant, tout en regardant le maure de la sorte, Victoria put voir qu'il l'observait, et non-seulement cela, mais qu'il l'examinait avec un intérêt tout particulier, ce qui remplissait son âme d'un trouble aussi doux qu'étrange. De tems à autre, elle pensa même qu'il y mettait une attention empressée dont son orgueil ne pouvait s'offenser; au contraire, la vérité lui disait qu'il était toujours flatteur de se voir admirée par un homme d'un mérite reconnu, et qui possédait lui-même des droits à l'admiration. Les fonctions du maure étaient toutes dévouées à Henriquez, son maître; cependant il se montrait attentif aux moindres besoins de Victoria, et dans chaque mouvement qu'il faisait pour la servir, elle pouvait remarquer une nouvelle grâce et la beauté au superlatif.

Cette fois, quoiqu'Henriquez fut l'objet principal qui embrâsait son âme et ses pensées, le maure captivait fortement son imagination, et malgré qu'elle cherchât à s'en distraire par d'autres objets, celui-là seul, comme par une attraction magnétique, la rappelait toujours; pour sortir de ce malaise indéfinissable, elle se leva, et alla se promener dans le jardin, où se jettant sur un banc de verdure, elle commença à s'entretenir de sa passion criminelle, et les désirs les plus illicites embrâsèrent ses sens.

Détesté Bérenza, s'écria-t-elle soudain, poussé par l'ingratitude la plus basse! méchant égoïste; qui a profité de ma jeunesse pour me tromper et m'amener à devenir ta femme! sans toi, sans tes maudits artifices, j'aurais pu voir ma destinée liée à celle de l'aimable Henriquez. La petite Lilla eut été bannie de son cœur, ou je l'aurais anéantie: mais cet indigne lien m'arrête aujourd'hui; je suis esclave, et je porte le titre odieux de ton épouse! qu'est-ce donc que cette mince créature pour inspirer une passion? une enfant, une forme fragile, sans énergie, comme sans beauté; de plus, une orpheline dans la misère, et certes, elle n'eut pas été un obstacle à mon attachement pour Henriquez; mais toi, Bérenza? toi? l'ennemi de ma vie, le tiran jaloux de mon bonheur, je le répète encore ... je voudrais, oui, philosophe flegmatique, calculateur intéressé de tes plaisirs, je voudrais que la terre t'engloutît à l'instant même! Comme elle prononçait ces mots, un foible écho semble les répéter à une certaine distance, en les conduisant à son oreille par le vent.

Quoi, qui répète mes paroles?—Victoria écouta, et n'entendit plus rien. Hélas, dit-elle, en soupirant fortement, mon esprit est tellement agité, que les moindres choses le frappent. Elle posa un instant la main sur ses yeux, comme pour se recueillir; en l'otant, elle vit Zofloya debout à une distance respectueuse.

La surprise et la colère allaient lui dicter de justes reproches à un inférieur qui vient s'introduire dans sa solitude; mais l'air de grandeur et de gravité du maure lui en imposa: elle le regarda avec inquiétude et sans parler; elle vit qu'il tenait à sa main un bouquet de roses.

»Belle signora! dit-il d'un ton modeste, et en s'inclinant, pardonnez si j'ose paraître devant vous sans être appelé; mais j'avais cueilli ces roses pour vous, et je demande la permission de les déposer à vos pieds.» Disant ainsi, il les éparpilla devant elle.

»Zofloya! s'écria-t-elle, en contemplant sa belle taille, non ... ne les jettez pas à mes pieds, donnez-les moi plutôt, je veux les mettre à mon côté.»

Elles sont en trop grand nombre, madame! je vais en choisir une, si vous le permettez, et le reste vous servira de tapis.» Le maure prit la plus belle rose du bouquet, et la présenta à Victoria, qui l'accepta. Comme elle l'attacha sur son sein, une épine la piqua fortement, et son sang vermeil sortit de sa blessure. Zofloya parut consterné; il ouvrit sa veste, et en tira un mouchoir qu'il déchira; puis se jettant à genoux, il en pressa en tremblant, le doigt piqué. Victoria ne pouvait revenir de ces manières, mais elle se défendait d'en témoigner son mécontentement. Le maure continua dans son opération, pour tirer du sang de sa plaie, qu'il essuyait à mesure avec le même mouchoir; cela fait, il plia soigneusement le linge, et le mit dans sa poitrine, comme une relique précieuse: alors, revenant à lui, il demanda pardon de son audace, et en n'osant plus lever les jeux sur Victoria. Une teinte de ronge violet changea sa couleur naturelle.

Victoria poussée par une impulsion secrète, posa la main sur son épaule, en disant: »levez-vous, Zofloya, et n'ayez pas tant de honte; vous n'avez pas eu l'intention de m'offenser, je pense?»

»Oh! non, madame, et je me relève heureux de votre honte.» Puis s'éloignant de quelques pas, il demeura immobile.

»Mais Zofloya, ce mouchoir taché de sang, que vous venez de mettre dans votre poitrine, le croyez-vous donc bon pour quelque remède? demanda-t-elle en riant.

»Belle et aimable signora, dit le maure, en la regardant avec extase, et en croisant ses mains sur sa poitrine, il a pour moi une vertu au-dessus de tout; car c'est une partie de vous-même: c'est votre sang précieux! et je suis jaloux d'un semblable trésor.» En finissant cette phrase, les yeux du maure brillaient d'un éclat surprenant, et ajoutaient à l'altitude imposante de sa personne.

Victoria, dont le cœur était si vain, se sentit flattée d'un pareil hommage. Jamais, dans aucune circonstance, elle n'avait dédaigné l'encens; et dans cette occasion, il lui fut plus doux qu'elle n'aurait pu le croire; elle s'étonnait même de l'intérêt qu'elle y mettait: enfin, voulant bannir toute pensée hostile; et regardant de nouveau le maure, elle reporta subitement ses yeux vers la terre, comme en craignant de lui laisser voir ce qui se passait dans son sein.

»Pourquoi donc, Zofloya, demanda-t-elle en hésitant, restez-vous ainsi éloigné de moi?»

»Me le permettez-vous, d'approcher, madame?»

»Vous le pouvez.»

Le maure s'avança, mais comme Victoria restait le coude appuyé, et dans une attitude penchée, il s'assit sur l'herbe à ses pieds.

Une oppression pénible s'empara d'elle alors; un poids énorme se fit sentir sur son cœur, et se couvrant le visage de ses deux mains, elle soupira profondément.

»Vous soupirez, belle signora? Zofloya peut-il s'enhardir à en demander la cause?»

La cause, Zofloya? ... ah! c'en est une que vous ne pouvez détruire. C'est un mal sans remède qui fait naître mes soupirs.»

»Peut-être, signora.»

Il y avait dans ce seul mot, quelque chose qui semblait devoir rappeler l'espérance de Victoria, et cela la fit changer de posture. »Zofloya, dit-elle, dans un accent de doute, que pourriez-vous offrir à mon mal pour le guérir?»

»Peut-être un remède efficace: mais veuillez le nommer, signora.»

Victoria tressaillit.... »Maure, vos mots sont une énigme, ils en disent plus que n'en entend l'oreille! vite, expliquez-m'en le sens.»

Zofloya se lèva, et prenant la main de Victoria, il la pria de l'écouter tranquillement: »daignez, dit-il encore, me faire part du secret qui vous oppresse, et j'espère me montrer digne de votre confiance.»

Le cœur de Victoria était sur ses lèvres ... caché jusqu'alors à tous les mortels, il ne se laissait deviner que dans la plus sombre solitude, où les plaintes d'une âme en délire se faisaient un passage; mais elle allait le divulguer, le confier, à qui?... à un inférieur, et à un idolâtre! cette idée lui semblait épouvantable; mais un regard jetté sur ce maure charmant, qui, non-seulement était un des premiers de sa race; mais encore supérieur en mérite à tant d'hommes, elle ne put se contraindre plus long-tems, et s'écria avec impétuosité: »Henriquez, ô Henriquez!»

Le maure sourit.

»Pourquoi riez-vous, Zofloya?»

»Vous aimez le signor Henriquez, madame?»

»Oui, oui, je l'aime, à la fureur. Mais pourquoi rire encore, homme insensible?»

»Signora, n'êtes-vous pas catholique, et vos liens permettent-ils....»

»Point d'observation déplaisante en ce moment, Zofloya; car je sacrifierais tout, jusqu'à mon salut éternel, pour un être aussi charmant. Eh quoi! vous continuez de m'observer avec un air malin? aurais-je porté la condescendance trop loin, pour que vous osiez tourner en plaisanterie ce que je vous dis de mes peines?»

»Tenez, ma belle signora, je souris seulement de votre simplicité.»

»De ma simplicité?»

»Oui, signora, de cette simplicité, qui dans l'ardeur de vos souhaits, ne vous laisse pas voir le moyen d'en obtenir l'accomplissement.»

»Eh bien! dites donc si vous voyez mieux que moi. Dites, dites, aidez-moi à débrouiller le cahos affreux de mon esprit.

»Je crois le pouvoir, signora.»

»O maure! vous exciteriez en moi une éternelle reconnaissance, dit avec vivacité Victoria.

»C'est assez, aimable dame. Demain à la chûte du jour, daignez me venir trouver ici. Je vois en ce moment le comte de Bérenza et le signor Henriquez qui s'approchent.»

»Eh bien, voilà ce Bérenza, que je déteste. O haine! venge-moi de cet époux odieux.»

»Adieu, belle dame, jusqu'à demain:» et Zofloya quitta précipitamment la place, et s'en alla du côté opposé à celui par où le Comte et son frère venaient. Victoria le regarda encore jusqu'à ce qu'elle l'eut perdu de vue; alors elle s'avança à regret vers son époux; se livrant davantage à l'espoir de voir couronner ses désirs criminels, elle lança des regards brûlans au possesseur de son âme; il n'y prit pas garde, car la charmante Lilla, qui les suivait de près, l'occupait entièrement. Il retourna pour lui donner le bras, ce qui augmenta la jalousie de Victoria, qui regardant la jeune personne avec des yeux de basilic, souhaitait que comme ceux de cet animal, ils eussent le pouvoir de tuer. Les avances de l'amante d'Henriquez furent très-mal reçues ce soir-là: on la repoussa avec hauteur. Victoria n'était pas maîtresse de se contraindre alors; car, malgré les promesses du maure, elle sentait sa haine devenir de plus en plus amère, et en éprouvait une irritabilité indomptable.

Fin du second Volume.


ZOFLOYA,

OU

LE MAURE,

Par

CHARLOTTE DACRE

(mieux connue comme ROSA MATHILDE)

HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE, TRADUITE DE L'ANGLAIS,
PAR MME. DE VITERNE,

Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.

TOME TROISIÈME.
DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51,
1812.

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.


CHAPITRE PREMIER.

Le lendemain, à peine les ombres du soir eurent-elles commencé à dessiner le contour des montagnes, que Victoria se rendit à l'endroit où le maure Zofloya lui avait donné rendez-vous. Elle l'y trouva déjà, et lorsqu'il l'aperçut, il s'avança en la saluant avec grâce. «Venez vous asseoir, belle signora, dit-il en la conduisant respectueusement sur un banc ombragé d'acacias magnifiques.»

Victoria obéit. Les manières de Zofloya, comme nous l'avons déjà observé, lui en imposaient; en dire la raison, lui eut été difficile, si ce n'est que le croyant en quelque sorte fait pour décider de sa destinée, idée qu'elle eut conçue d'après ses songes, elle se croyait obligée, par intérêt, à lui montrer de la soumission; ou bien encore, parce qu'elle l'avait fait confident de la faiblesse de son cœur, dans l'espoir qu'il la servirait. Le maure, moins timide cette fois, s'assit sans façon auprès d'elle. A coup sûr la fille de Laurina ne connaissait pas la crainte, ni n'avait ombre de timidité; cependant une certaine inquiétude s'empara de son esprit en se voyant si proche de cet homme. La nuit s'avançait à grands pas, et répandait une teinte plus sombre sur sa figure noire, tandis que son turban, d'un blanc de neige, formait un violent contraste avec sa peau. Les perles qui entouraient ses bras et ses jambes nues, n'en paraissaient que davantage, et l'obscurité ajoutait à l'air grand et majestueux de sa personne. Sa beauté avait en ce moment quelque chose de particulier, fait pour inspirer cet étonnement respectueux qu'on ne sent que pour les immortels.

»Signora! dit-il d'une voix douce et harmonieuse, j'avais deviné depuis long-tems ce secret pénible qui pesait sur votre cœur; mais je désirais en entendre l'aveu de votre belle bouche; je voulais en être ainsi assuré. Ne pensez pas, femme charmante, que j'aie voulu pénétrer dans les replis secrets de votre âme, par une curiosité indiscrète, non; c'était pour vous donner l'assurance que je possède un pouvoir presqu'égal à mes souhaits pour votre bonheur; mais quand ce pouvoir ne s'étendrait pas aussi loin, vous avez du moins trouvé un être susceptible d'y prendre part.

Victoria ne disait mot.... Le maure continua.

»Ne croyez point, madame, que Zofloya ait un cœur analogue à sa couleur. Non, vous devez mieux en juger. Les espérances trompent le plus souvent; mais si vous voulez m'éprouver, en cherchant auprès de moi un soulagement à votre douleur, déposez dans mon sein tous ces tourmens qui assiègent votre âme, et comptez sur les efforts que j'apporterai à l'en guérir.»

Ce discours de Zofloya, depuis son commencement, avait déjà bien allégé l'oppression de Victoria. Ses paroles faisaient l'effet d'une douce rosée sur un sable brûlant. Quelque chose de suave se répandait dans tout son être, et elle découvrait par avance, dans l'avenir, l'exécution des promesses qu'il lui avait faites. Sitôt que le maure eut cessé son langage agréable a l'oreille de Victoria, elle le regarda attentivement, et, malgré l'obscurité, elle put discerner sur son visage noir, l'éclat de deux yeux, qui, comme des diamans, étincelaient de la clarté la plus vive. Elle se pencha vers lui et dit:

»Que vous puissiez ou non m'obliger, Zofloya, c'est ce que m'apprendra l'expérience; mais je me sens portée à vous faire part entièrement de mon secret. Je vous ai déjà nommé l'objet de mon amour. Quoiqu'épouse du comte Bérenza, j'aime, j'adore son frère Henriquez. Ce qu'il y a de désespérant pour moi, c'est qu'une petite fille, que je méprise, ait la prétention de le captiver, et qu'en effet il ne s'occupe que d'elle. Cependant, ce ne serait pas l'ascendant qu'une pareille espèce a acquis sur un cœur neuf, qui m'effrayerait, si je n'étais liée indissolublement à un homme que j'abhore, qui se trouve entre le bonheur et moi, et qui n'est venu sur cette terre maudite, que pour mettre le sceau à mon infortune. Si j'étais libre ... libre des fers qui me tiennent attachée à Bérenza, je parviendrais bientôt à chasser du cœur d'Henriquez la petite créature qui l'enchante. Je lui apprendrais qu'il est né pour un sentiment plus relevé, plus fait pour le rendre heureux; et il renoncerait bientôt à sa passion puérile, qu'il ne doit qu'à la simplicité d'une première jeunesse. O Zofloya! cela serait, si j'en avais la possibilité; mais, jamais, oh, non, jamais ce bonheur ne sera le mien!»

Victoria laissa aller sa tête sur sa main, et s'arrêta. Reprenant ensuite sa phrase avec plus de rapidité, elle dit: «Voilà donc mon secret ... voilà quels sont mes souhaits ... mon désespoir ... dites, dites maintenant, Zofloya, quelle consolation vous pourriez avoir à m'offrir?»

»Mais, signora, je vous conseillerais de ne pas vous désespérer.

»Est-ce tout?

»Êtes-vous d'un esprit ferme et persévérant, signora?

»Mon cœur ne connaît nulle crainte, et je suis capable de pousser mes desseins jusqu'à la dernière extrémité, dit Victoria, en se frappant la poitrine.

»Sont-ce bien là les attributs de votre caractère, signora, et n'avez-vous pas besoin d'être soutenue dans votre hardiesse?

»Je ne vois pas comment je trouverais un être qui put m'enhardir; ce qu'il y a de certain, c'est que je me crois de force à tenir tête à tous les événemens, quels qu'ils soient.

»Non pas si vous étiez toujours seule, belle dame.

»Mais, Zofloya, je ne vous entends pas; expliquez-vous, je vous prie.

»Je voudrais savoir, madame, dans le cas où vous vous détermineriez à agir selon vos désirs, si aucun accident ou circonstance ne vous arrêterait; si, par exemple, je vous indiquais une marche sûre de vous satisfaire, consentiriez-vous à la suivre?

»O excellent Zofloya, s'écria-t-elle, pouvant à peine contenir sa joie, et prenant la main du maure pour la presser sur son cœur.

»Madame! calmez-vous, et n'honorez pas ainsi le plus humble de vos esclaves.

Eh bien, parlez donc, Zofloya, car je crois vos paroles magiques: elles adoucissent mon âme, et me rendent à l'espérance. Et si je parle, signora, m'ordonnerez-vous de me taire! Ne me blâmerez-vous pas?

»Victoria répondit par un geste, accompagné d'un soupir; et Zofloya reprit ainsi:

»Peu avant la défaite malheureuse de mes compatriotes en Grenade, par Ferdinand d'Arragon, j'étais devenu la propriété d'un Grand d'Espagne, qui me recommanda en mourant au seigneur Henriquez, J'avais reçu une éducation digne de ma naissance, et les sciences et les armes me furent familières dès ma tendre jeunesse. J'étudiais la botanique, la chimie et l'astrologie. Etant encouragé par un savant de Grenade, qui avait pris plaisir à cultiver mes goûts, je devins beaucoup plus instruit sous ses leçons que je ne l'étais encore; et il m'initia dans des connaissances très-étendues. Tandis que je demeurais en Arragon avec mon premier maître, j'eus tout le loisir de m'appliquer à l'étude approfondie de mes branches favorites de science; car je n'étais astreint à aucune contrainte avec lui, et il me traitait en égal, même en ami, plutôt qu'en esclave.»

»Oh! Zofloya, combien cette narration nous écarte de notre sujet.

»Laissez-moi continuer, s'il vous plaît, madame, observa le maure, d'un ton qui commandait l'attention.

»Jouissant donc d'une pleine liberté, je me livrai, comme je viens de le dire, à mes occupations favorites. J'obtins une connaissance parfaite des simples et des minéraux, et sus comment on en pourrait tirer parti. Personne, jusqu'à ce jour, je le puis dire, n'a porté plus loin les calculs à cet égard, et n'en a tiré des effets plus infaillibles. Pour ce, je m'attachais principalement à la chimie, toutefois sans abandonner mes études astrologiques. Une grande application, (aidée, il est vrai, par des expériences particulières) me firent trouver l'art de composer des poisons à un degré imminent; et en composant les plus subtils, je puis diminuer leur force à un point imperceptible. Je fis d'abord mes essais sur des animaux, et ensuite sur ceux qui m'avaient offensé!

Victoria tressaillit, mais le maure feignit de n'en rien voir, et combina de parler.

Par ces essais, je connus l'effet plus au moins prompt de mes poisons. Un jour, un petit lévrier gambadait à mes pieds, je lui jetai une une très-petite boulette qu'il prit, et, cinq minutes après, il tomba mort, sans effort ni convulsion. J'ai vu l'homme que je haïssais, et qui oubliait m'avoir offensé, sourire en ma présence, tandis que par l'effet ménagé et invisible du poison que je lui avais fait prendre, et qui circulait rapidement dans ses veines, il gagnait tout doucement les portes de la mort! Pour la femme qui osa préférer un autre à moi, j'étendis d'abord ma vengeance sur son amant, et ensuite sur elle. Par le pouvoir des drogues que je leur donnai, leur amour s'est changé en haine, et ils ne sont revenus de leur délire que pour ressentir le dernier effet du poison. Jamais dans aucune circonstance mes essais n'ont manqué. Ce que je voulais arrivait, et en tems ainsi que de la même manière que je le décidais! Plusieurs autres secrets surprenans de la nature m'ont été révélés; mais s'étendre là-dessus, serait, comme vous l'observez, signora, s'écarter de son sujet; c'est pourquoi je vous demanderai, pour abréger, si vous avez un choix à faire entre le poison lent et le prompt?

Victoria fut pour un moment interdite à une question semblable, ce que le maure n'ayant pas l'air de remarquer, il tira de sa poche une petite boîte d'or qu'il ouvrit. Elle renfermait quantité de petits paquets divisés. 11 en ôta en disant:

« Ce papier contient le poison le plus infaillible que jamais la main de l'art ait composé. Il donne une mort lente mais sûre. On peut le faire prendre dans le vin, dans la nourriture.... On peut même l'introduire dans le fruit par une piqûre de la plus petite épingle. C'est celui que je vous recommande, signora, pour commencer. Prenez-le, et faites-en usage à la première occasion qui se présentera.»

Victoria s'empara du petit paquet.... Elle fut quelques minutes sans parler ... et dit ensuite: »Eh bien, ce sera pour Bérenza.

Le maure sourit, et fit un geste qui voulait dire: vous êtes la maîtresse. Puis reprenant un air plus grave, il observa que, quand des barrières s'opposaient à la poursuite d'un objet favori, il fallait les rompre, ou bien se résoudre à le perdre; que pour remédier à un mal, il était nécessaire d'en extirper jusqu'à la racine; qu'on ne gagnait rien à émonder un arbre qui gênait; qu'ainsi Victoria devait se déterminer à franchir des liens qui ne convenaient qu'aux âmes vulgaires, et se dégager de ce qu'on appelle communément bienséance chez les femmes, en déclarant franchement sa passion au signor Henriquez; qu'il ne faisait pas de doute que celui-ci ne s'empressât d'y répondre. Le maure demanda ensuite comment, étant la femme d'un autre, elle s'arrangerait pour jouir du bonheur avec l'être qu'elle idolâtrait. «Manqueriez-vous de résolution, belle signora, poursuivit-il, pour une chose très-facile à exécuter lorsqu'il s'agit de voir combler vos souhaits? Si je ne me trompe, le caractère de la signora est d'un naturel plus décidé!» Une sorte d'ironie accompagnait ces mots.

»Ce n'est pas que je manque de résolution, Zofloya, dit-elle un peu piquée, je désire... oh! oui, je souhaite ardemment d'être délivrée de Bérenza; mais le faire mourir de la sorte...! non, je n'hésite pas; cependant ... si ... elle s'arrête comme ayant honte de son manque de hardiesse.

»Vous n'hésitez pas, madame! ceci n'est pas bien certain. Au surplus, qui vous arrêterait? Votre époux a-t-il craint de sacrifier votre jeunesse et votre beauté à sa satisfaction? Pourquoi voudriez-vous être plus généreuse que lui? Vous le haïssez, dites-vous, et cependant vous recevez avec une sorte de plaisir les caresses qu'il vous prodigue. Vous lui nuiriez moins en le privant de la vie, et vous vous épargneriez une suite de faussetés; mais la conscience de Victoria serait-elle assujétie à la sotte inspection d'un confesseur? je ne puis le croire ... d'où naîtraient donc ses scrupules? La nature, madame, étend ses droits sur tout ce qui est destiné à ses jouissances; et ce sont nos intentions qu'elle nous ordonne de suivre. Eh! que deviendrait ce privilège tant vanté de l'homme sur le reste de la création, s'il cédait constament son bonheur aux chétives représentations des pédans d'école? Que deviendrait-il s'il écoutait leurs définitions verbeuses sur ce qui est bien ou mal? Plus des trois-quarts du genre humain a décidé la question: tout est bien, lorsqu'il s'agit de nous rendre heureux, et le mal ne consiste que dans ce qui s'y oppose. Il tint donc détruire l'un pour jouir de l'autre; autrement la vie n'est qu'un supplice. Convenez, signora, que quand on a en main le pouvoir de s'assurer du bonheur, il serait bien maladroit de laisser placer entre soi et ses espérances un moyen qui en détruirait la belle perspective? Quel argument peut-on opposer à la nécessité de se délivrer d'une contrainte.... Le comte Bérenza, par exemple, n'a-t-il pas vécu assez long-tems dans les plaisirs? Eh bien, il faut qu'il cède sa place à un autre; car il ne convient pas, qu'il envahisse ainsi le bonheur d'autrui. Mais devrait-il vivre encore mille ans, chaque jour ne lui serait qu'une répétition monotone du passé, et, à la longue, le plaisir s'émousse et perd tout son prix. Quand on réfléchit sur cette étude à laquelle le philosophe nous livre, pour savoir ce qui vaut mieux, que le souffle de l'homme parte plutôt ou plus tard de son corps, on est tenté de croire que c'est lui rendre service que de le lui enlever, sans attendre que la maladie, la vieillesse, ou toute autre circonstance, ne viennent le faire traîner en langueur pendant des siècles. Mais laissons ces choses, et ne nous occupons que de ce qu'un esprit entreprenant peut faire pour sortir de la route commune.»

Zofloya s'arrêta. Sa froide délibération et sa manière libre d'exprimer sa façon de penser, persuadèrent à Victoria qu'elles n'étaient que le résultat de la conviction qu'il avait acquise sur ces matières, et elle en conclut, après avoir un peu réfléchi, qu'il ne parlait qu'en esprit fort et élevé, plutôt que comme un homme cruel, et dévoué à la situation du moment. Alors elle ne put s'empêcher de lui dire: »Zofloya! vous possédez toute l'éloquence et la fermeté possible.»

»Charmante dame, je ne suis pas naturellement éloquent, mais le soin de votre bonheur est fait pour me rendre tel.»

Victoria lui sut gré de cette réponse.

»Eh quoi! une aussi belle créature serait condamnée à languir dans les tourmens d'un amour sans espoir? Non; elle ne doit pas se voir victime de ses penchans, sacrifiée à des circonstances impérieuses,—Ah! Victoria, femme divine, Zofloya se verrait contraint à fuir loin de vous, si vous rejetiez ses services.»

Dangereuse flatterie, avec combien de douceur tu te glisses dans l'oreille d'une femme! un plaisir secret dilata le cœur de celle-ci, en écoutant les discours miéleux du maure. Elle lui tendit une main dont il s'empara pour la porter à ses lèvres; et la hauteur de Victoria n'en fut point formalisée!

Dites-moi donc, homme étonnant ... comment dois-je en agir avec mon ennemi, dont la sérénité est parfaite?

«Essayez ce soir dans le vin ... de ce paquet ... demain vous en insinuerez dans toute autre chose qu'il vous plaira, car vous serez long-tems avant que de vous apercevoir des effets de la poudre.»

«Le Comte a l'habitude de boire de la limonade à certaine heure du jour; et c'est moi qui l'apprête, parce qu'il prétend la trouver meilleure de ma main.»

«Eh bien, continuez de lui en offrir tendrement, dit le maure en riant, et redoublez d'instance pour la lui faire boire. Cette poudre, que je viens de vous donner, est à prendre en petites parties; un rien suffit à la fois. En en donnant deux fois le jour, le petit paquet ne doit pas aller plus loin que dix. A la fin de ce tems, l'effet qu'il aura produit sur le Comte, nous apprendra ce que nous aurons à faire. Maintenant, signora, permettez-moi de vous conduire hors d'ici.

Parlant de la sorte, Zofloya prit gracieusement le bras de la dame, et la saluant d'un air de liberté respectueuse, il la quitta à la porte du vestibule du palais.


CHAPITRE II.

L'âme tout-à-fait dégagée de remors, et le maintien assuré, Victoria se réunit à la société pour souper. Son teint était plus animé que de coutume, et tout son être se tenait en harmonie avec les espérances horribles qui étaient renfermées dans son sein.

Bérenza lui témoigna le plaisir qu'il avait à la voir plus gaie, et s'approcha pour l'embrasser. Elle répondit avec un mouvement d'impatience à ses caresses; et, en le repoussant, elle le toisa de la tête aux pieds, avec un sourire de démon. Le malheureux Comte prit ce mouvement pour un regret de la froideur qu'elle lui avait montrée les jours precédens, et un simple badinage de l'amour. Mais hélas! qu'il était loin de penser que sa cruelle épouse ne répondait à une marque d'affection, qu'en pensant qu'elle ne subirait pas long-tems la tâche d'y paraître sensible! en le repoussant, elle obéissait à l'impulsion de son cœur haîneux, et se disait:—Oh! bientôt il ne sera plus.

Pendant le souper, Victoria n'ôta pas les yeux de dessus Henriquez, tandis qu'elle répondait aux attentions de la belle Lilla avec son dédain accoutumé. Au milieu de tout, elle s'occupait de chaque convive qui était à table, et la vivacité de ses manières, ainsi que le brillant de son esprit, produisaient l'effet ordinaire, qui était de lui attirer l'admiration.

—Allons, ma bonne amie, dit Bérenza enchanté, et en prenant son verre, nous allons tous boire à ta meilleure santé et à tous les souhaits. Voyons, mes amis, buvons pour ma charmante femme.

On obéit: on but au bonheur de celle qui méditait la ruine des autres,

« C'est à moi, maintenant, reprit-elle avec gaîté. Puis, prenant deux verres, elle vola au buffet où étaient les vins à la glace. Elle s'empara d'une bouteille, et remplit les verres, en infusant dans l'un une petite quantité de la poudre qu'elle tenait cachée: personne ne la vit. La poudre, incorporée avec le vin, disparut, et Victoria, revenant à sa place avec les deux verres, s'assit et dit: «Allons, Messieurs, emplissez les vôtres. »Alors elle feignit de porter ses lèvres à celui qu'elle présenta ensuite à Bérenza, en ajoutant: «je viens de goûter à celui-ci, cher comte, prenez-le, et buvons réciproquement à l'accomplissement le plus prompt de nos désirs

Le toast fatal fut porté, et tout le monde répéta les paroles perfides. Bérenza, qui était de tout son cœur pour le bonheur de sa femme, but jusqu'à la dernière goutte le breuvage de la mort, et en la regardant tendrement: oui, femme adorée, s'écria-t-il, à tout ce que tu souhaites!—L'infortuné! quels vœux il formait contre lui! Victoria l'examinait.... elle crut le voir pâlir. Il passa la main sur ses yeux, comme si une douleur subite lui eût attaqué le cerveau: elle craignit d'avoir mis une trop forte dose dans le verre, et que cela ne lui fit manquer son coup. Cependant ses craintes s'évanouirent, la couleur revint à Bérenza, et il ne parut plus rien sentir. L'enjouement le plus vif continua jusqu'à la fin du souper, et il ne se sépara que bien avant dans la nuit.

A compter de ce jour, Victoria ne manqua pas de donner à son époux une boisson empoisonnée, et celui-ci ne se doutait nullement de la cause des douleurs passagères qu'il ressentait. Quelquefois, elle insinuait le poison dans un fruit avec la pointe d'un couteau qu'elle portait sur elle à ce dessein, et elle lui présentait ce fruit avec le même couteau. Le pauvre Bérenza, par ce moyen, s'aidait lui-même à mourir.

Après quatre ou cinq tentatives pareilles, le poison ne fit presque plus d'effet; l'estomac s'y habituait: les atômes se trouvant mêlés avec les alimens, s'introduisaient dans le système. Au bout de dix jours, un changement, à peine remarquable pour les autres, mais très-visible pour Victoria, s'annonça dans le malheureux comte. Le sang parut circuler avec plus de peine sur ses joues, et ses couleurs devinrent marbrées. Une sorte de tremblement nerveux s'empara de lui, et une toux sèche et fréquente fut le symptôme le plus fort qui annonça le progrès rapide du mal.

Satisfaite de ces remarques, le soir du dixième jour, (car Victoria n'avait pu en laisser passer un sans faire usage de la poudre fatale) elle donna rendez-vous à Zofloya au lieu accoutumé. En y arrivant, elle ne le vit point. Déjà l'humeur allait s'emparer d'elle. Zofloya! Zofloya! cria-t-elle sourdement, où êtes-vous?

Ici, répondit une voix qui semblait celle d'un esprit que les zéphirs auraient poussée, et se retournant, elle vit la taille élevée du maure. Cependant elle ne l'avait pas entendu marcher; aussi, honteuse de l'impatience qu'elle venait de témoigner, il lui fut impossible de soutenir les regards perçans qu'il lui lançait. «Eh bien, belle dame, me voici; permettez-moi de vous demander si l'espoir commence à vous sourire.»

«Oh oui, j'ai de l'espoir, et beaucoup, Zofloya. Je me souviendrai éternellement du jour où, prévenu par l'intérêt aimable que vous me témoignâtes, je me suis décidée à mettre ma confiance en vous.»

«Et moi aussi, Madame, je marquerai ce jour avec orgueil, car il a fait connaître à Zofloya, esclave indigne, la femme la plus belle et la plus entreprenante de son sexe.»

»Eh! bien, aimable maure, cela te donne à jamais mon amitié et ma reconnaissance. Si j'étais libre, que sais-je ... que sais-je, jusqu'où irait mou amitié?... mais j'en aime un autre irrévocablement, tule sais....»

»Belle Victoria, ne soyez pas offensée si je vous observe qu'il ne faut pas employer notre tems en discours flatteurs, car le signor Henriquez à qui je ne reste soumis qu'à cause de vous, m'a fait demander il n'y a qu'un instant. Oui, je le répète, sans vous, Zofloya qui a supporté en dissimulant jusqu'à ce jour la honte d'une condition indigue de sa naissance, se délivrerait d'un joug odieux.»

Mais cette humeur subite, Zofloya, vous ne l'aviez pas avant ceci. Homme généreux, vous serviez le signor Henriquez avant que de me connaître, ai-je ouï dire?»

»Cela peut-être; cependant, si vous étiez toute autre que vous n'êtes, femme enchanteresse, je ne demeurerais pas ici un instant de plus.»

»Je vous remercie bien de votre zèle, et des sacrifices que vous faites pour moi, dont je crains beaucoup de ne pouvoir vous récompenser assez dignement.»

»En tems et lieu, signora, je vous en fournirai les moyens. Maintenant j'ai à vous remettre la seconde poudre, que sans doute vous veniez me demander....» Le maure riant à demi, sortit la petite boëte d'or de sa poche, et en tirant un nouveau paquet, il le donna à Victoria, en disant: «cette poudre est d'un degré plus forte que la dernière. Vous l'administrerez de la même manière que l'autre, et vous en verrez les effets progressifs; elle vous durera également dix jours, et pendant ce tems, vous pourrez trouver que le flambeau de la vie s'éteindra petit-à-petit chez le Comte. Son mal-aise continuant en langueur, personne ne soupçonnera le danger de son état: quant à vous, il faudra dire, que sans doute, une fraîcheur qu'il aura attrapée, est cause de son rhume; et vous le presserez avec tendresse d'y prendre garde comme à une chose toujours dangereuse quand on la néglige. Il faudra cependant lui fermer les yeux sur sa situation, et lui donner des espérances en lui étant la vie: vous lui direz que sa constitution est assez forte pour résister au mal. Vous éloignerez aussi les médecins de peur qu'ils ne contrecarrent ou retardent votre ouvrage. Vous le verrez périr de la sorte, comme la rose qui porte un ver dans son cœur, ou comme l'arbre frappé de la foudre, qui ne peut jamais recouvrer sa verdure.»

Le maure se tut. Victoria paraissait vivement agitée, et restait dans le silence, occupée d'une pensée soudaine qui lui venait à l'esprit.

Enfin, le regardant avec trouble, elle dit: »Zofloya, Venise n'est pas un endroit convenable pour achever notre ouvrage. Ce serait la plus grande imprudence de le tenter: une pareille entreprise, si elle est couronnée du succès, pourrait nous perdre. Ignorez-vous Zofloya, qu'il n'y a rien de caché pour le conseil des Dix?»

»Mais vous ne commettez pas de crime contre l'état, signora; ni vous n'êtes hérétique?»

»C'est vrai; mais les accusations de ces crimes ne servent souvent que de prétextes pour punir d'autres offenses. La haine, le soupçon on la méchanceté sont synonimes dans la bouche du Lion; les familiers de la Sainte-Inquisition sont des doguins qui mettent sans cesse leur nez partout; et quoiqu'on soit appelé au tribunal terrible sous de fausses apparences, et accuse d'une chose à laquelle vous n'avez point eu de part, la torture vient bientôt vous forcer à découvrir ce dont vous êtes réellement coupable. Non, Zofloya, l'exécution ne peut me satisfaire, si une condamnation terrible est la suite d'un triomphe momentané.»

»Eh bien, Madame, quoique je pense que vos craintes aggravent le danger, il faut user d'un moyen qui puisse vous rendre tranquille. Persuadez au Comte de quitter Venise.»

»Mais où aller, toute l'Italie est également dangereuse.»

Zofloya fit un geste d'impatience, et Victoria s'en appercevant, dit; «j'ai entendu Bérenza parler de Torre-Atto; c'est un château qui lui appartient; il est situé au milieu des Appenins.»

»Cette retraite pourrait vous convenir; le soupçon n'irait pas vous chercher là.»

»Mais comme j'ai déjà refusé d'aller voir ce château, si Bérenza allait faire de même?»

»Alors, vous trouverez mille raisons à lui opposer: un nouveau désir de solitude, l'envie de voir enfin un lieu dont vous n'avez nulle idée, ou le besoin pour lui de changer d'air, afin de rétablir sa sante.»

»Je voudrais bien que cela pût réussir. O Zofloya! ayez pitié d'une malheureuse que la passion égare, et qui, d'elle-même, est incapable d'efforts pour acquérir le bonheur. Conduite par vos avis, je suis bien sure du succès.»

Le maure sourit. »Votre destinée, votre fortune, belle Victoria, dépendent de vous seule; je ne suis que l'humble artisan, l'esclave de vos volontés; vous me donnerez des moyens, en coopérant avec moi, dans l'accomplissement de vos souhaits; mais si vous me fuyez, si vous dédaignez mes conseils et méprisez mon amitié, je suis sans pouvoir, et je me retire honteusement dans mon incapacité. Adieu, signora, j'en ai dit assez, et pour le présent, vous n'avez nul besoin de moi.» Zofloya, se retournant brusquement, s'éloigna de Victoria, qui se rendit chez elle aussitôt.

A souper, comme le vin et la conversation avaient animé le comte Bérenza, sa femme saisit cet instant de gaîté pour parler de Torre-Atto, et de l'envie de voir ses magnifiques solitudes. Elle dit, en regardant tendrement son époux, que ce changement d'air, et l'élévation du lieu, ne pourraient que produire un grand bien sur sa santé.

Quel que fut le sentiment du comte, à cet égard, il lui suffisait que sa chère Victoria témoignât un désir, pour qu'il s'empressât d'y répondre: elle lui dit qu'elle abandonnerait volontiers les plaisirs de la ville, pour lui prouver son attachement, et le goût réel qu'elle avait pour la retraite. Charmé de voir autant de sagesse et de bonté dans sa femme, Bérenza se persuada que le soir de ses jours, passé avec une aussi aimable compagne, ressemblerait aux rayons brillans de l'ouest, qui s'éteignent tout doucement dans l'ombre de la nuit: cependant, craignant que cette fantaisie ne durât pas, il lui vanta la beauté et la situation de son château; puis voulant lui prouver combien il désirait qu'elle s'y plût, il invita Henriquez, sa belle amie, et la vieille parente à être du voyage.

Henriquez, qui aimait escessivement son frère, accepta sur le champ son invitation: il dit en riant, qu'il se chargeait de déterminer les dames présentes, (Lilla et la cousine) à les accompagner; puis les regardant, il parut demander leur acquiescement.

Victoria voyant que son malheureux époux donnait si volontiers dans son plan, se défendit d'en parler davantage; mais par une autre fausseté, elle fit des caresses à la vieille parente, pour l'empêcher de refuser, et lui dit que ce peut voyage lui ferait tous les biens du monde, et ne manquerait pas de la rajeunir.

La pauvre signora ne pensait pas ainsi; mais flattée que la maîtresse de la maison s'adressât à elle, en lui montrant une déférence peu ordinaire, il lui sembla impossible de résister: outre ce, comme l'amour-propre est de tous les âges, elle se dit qu'il ne fallait pas négliger un moyen qui lui rendrait peut-être encore quelqu'air de jeunesse.

Tous ces préliminaires ainsi arrangés, on convint, avant de se lever de table, que le lendemain on s'occuperait des préparatifs du départ, et que le matin du jour suivant, on quitterait Venise la superbe, pour le château solitaire des Appenins.


CHAPITRE III.

Ce fut au commencement d'une belle matinée de printems, que la société descendant la place Saint-Marc, s'embarqua sur la Brenta, pour les Appenins. Victoria, assise auprès de son époux, lui témoignait les attentions les plus tendres comme les plus trompeuses; la jolie et charmante Lilla, avec ses beaux cheveux qui ombrageaient son col d'albâtre, était à côté d'Henriquez, respirant le souffle de l'amour, et sentant sans le regarder, tout le feu de ses regards: la pudeur de la jeune personne n'empêchait pas que tout son être ne fut pénétré de ce que le sentiment a de plus voluptueux: la vieille signora, fière de se trouver en partie avec la jeunesse, quoiqu'elle fût de peu d'intérêt pour tous, excepté pour sa pupille, parut contente de voir la gaîté régner parmi eux. Zofloya, ressemblant à un demi dieu, avec la plume et le turban en tête, ses bracelets de perles, et la blancheur éclatante de ses vêtemens, était assis à la poupe du navire avec sa harpe, et ravissait la compagnie par l'harmonie exquise de ses accords; les vagues même, comme respectant sa musique, adoucissaient leur marche onduleuse, afin que l'oreille ne perdît aucuns de ses sons.

Jamais voyage fatal ne fut entrepris sous des auspices plus agréables, et jamais fiancé ne mena sa fiancée à l'autel avec une tendresse plus glorieuse, que le pauvre Bérenza ne conduisit dans sa solitude, parmi les montagnes, la perfide Victoria. Avec elle, il ne connaissait point de solitude; elle était pour lui l'univers: le cœur plein du contentement le plus doux, il bénissait la maladie qui lui avait rendu, ainsi qu'il le pensait, tout l'amour de sa femme.

Bref, le voyage terminé, et une fois arrive à Torre-Atto, Victoria vit avec plaisir que ce lieu était entouré de tous côtés par une solitude entière; ni ville, ni village n'avoisinaient le château de Bérenza, qui était situé dans une vallée profonde, au bord d'une forêt: d'un côté, des rochers d'une hauteur énorme, s'élevaient au-dessus de ses plus grandes piramides, et s'enveloppaient de leur majesté terrible; mais sublime; tandis qu'aucun bruit ne dérangeait le silence de ce lieu, que la chûte d'une cataracte impétueuse, qui tombait de sa superbe élévation dans un abîme, ou bien encore, le son solemnel de la cloche d'un couvent peu éloigné, quand le vent était de ce côté. Quelquefois aussi, le carillon musical d'un orgue se laissait entendre, et ressemblait plus à une musique aérienne, qu'à celle sortant de la demeure des vivans.

»Ici donc, se dit Victoria, le lendemain de son arrivée, et en mesurant de l'œil l'étendue incommensurable de la solitude qui l'entourait, ici, je puis exécuter sans danger les desseins qui doivent me conduire au comble de mes vœux! nul regard ne peut m'y atteindre, et j'y agirai en liberté! salut à vous, bienveillantes solitudes: salut à vos ombres impénétrables, puisqu'elles entretiennent mon espoir ... celui de mon amour ... et périsse tout ce qui pourrait s'y opposer encore!

Les yeux de Victoria se portèrent du côté des montagnes, tandis qu'elle prononçait ses malédictions; et ses pensées en pénétraient l'obscurité la plus ignorée, quand elle fut interrompue par Bérenza qui, lui saisissant le bras avec gaîté, lui demanda le sujet de sa rêverie.

Une faible rougeur couvrit le front de cette femme au cœur de bronze. Elle répondit: «je contemplais la beauté sévère de ces lieux, cher comte!»

« Eh! savez-vous, ma bien-aimée, que je me sens déjà mieux depuis que je suis ici. Cette belle retraite, et l'air pur qu'on y respire me font réellement du bien.»

Victoria sentait que ce n'était là qu'une idée, car la veille au soir, n'étant pas arrêtée par la fatigue qu'il avait éprouvée, elle lui avait donné une dose de poison à prendre, et même un peu plus forte qu'à l'ordinaire. Cependant elle eut quelqu'inquiétude sur ce mieux qu'il disait sentir, et elle se promit bien d'augmenter encore la dose dans la prochaine boisson. Pour l'instant, elle le suivit dans la salle où le déjeûner était servi, et où on les attendait.

Persévérant toujours dans sa barbarie réfléchie, Victoria, avant la fin des dix jours, avait administré au comte jusqu'à la plus petite particule de poison. C'est pourquoi, vers le soir, elle chercha le maure, avec qui elle n'avait encore pu avoir de conversation depuis son arrivée à Torre-Atto.

Elle alla droit à la forêt, et prit, pour y entrer, les chemins les moins fréquentés, pensant que Zofloya ne s'y promenait que dans les endroits les plus sombres, et espérant l'y trouver. Effectivement, elle n'alla pas loin avant qu'il se présentat à ses regards, en sortant d'un massif d'arbres. Elle l'appela très-haut, quand, la saluant légèrement, il s'arrêta, et attendit qu'elle vint à lui.

«Zofloya, dit-elle, en lui prenant le bras et marchant rapidement, ne pouvez-vous me délivrer tout-à-coup des tortures que j'endure? m'ayant conduite aussi loin, je ne puis supporter la lenteur des événemens; c'est pourquoi, si vous désirez réellement me servir, il faut vous y prendre d'une manière plus prompte.»

«Madame, votre impatience a déjà contrarié mes projets, et presque détruit votre ouvrage, répondit le maure. La maladie actuelle du comte est de nature à le conduire à sa dissolution en très-peu de tems. Il n'y a rien en ce moment qui puisse le sauver d'une mort, subite. Ainsi, dans ce cas, le soupçon peut se former aisément et avec justice. Pardonnez-moi ces observations, mais voilà ce qui cause un changement si grand dans votre époux. Huit jours suffiraient maintenant pour l'achever, mais ne le tuez pas auparavant. Je vous avertis, signora, que si vous vous écartez en la moindre chose de mes avis, vous affaiblissez le pouvoir qui me fait agir, et détruisez l'effet qu'une soumission parfaite aux règles qui vous sont prescrites, peut seule produire.» Alors, donnant un petit paquet à Victoria, il la salua d'un air respectueux, puis s'enfonçant dans la forêt, il disparut.

—Quel être singulier! pensa Victoria en retournant au château. Comment se fait-il qu'entre mille questions que je voudrais lui faire, je ne trouve qu'à peine le tems d'en placer une, et qu'avec tant de choses que j'ai à lui demander sur lui-même, ma langue soit glacée en sa présence, comme s'il s'agissait de parler à un immortel. S'interrogeant de la sorte, elle doubla le pas, parce que la nuit approchait. En avançant vers le château, elle vit venir le jeune Henriquez, objet passif de la flamme qui la consumait. A cette vue, son cœur battit vivement, et elle resta comme immobile à sa place.

«Signora, je venais vous chercher, dit-il, lorsqu'il fut près. Mon frère, impatient de votre absence, craint qu'il ne vous soit arrivé quelqu'accident. C'est à sa prière que je viens au-devant de vous.»

«C'est une peine que, sans doute, vous auriez bien voulu vous épargner, dit Victoria avec dépit.»

«Point du tout, Madame, répondit froidement Henriquez. Alléger, autant qu'il est possible, la sensibilité d'un frère que j'aime, est une chose que je ne lui refuserai jamais; et ses moindres plaisirs auront toujours droit de m'intéresser.»

«S'occuper de moi, Monsieur, est regardé par vous comme un de ses moindres plaisirs, à ce que je vois.»

«Je ne dis pas cela, Madame.»

Comme il parlait, le pied de Victoria donna contre un caillou, ce qui pensa la faire tomber. Il voulut la soutenir, mais elle le repoussa, et ses yeux s'emplirent de larmes. « Ne faites pas attention, seigneur Henriquez; car, je crois que si je tombais, cela vous serait à peu près égal.»

«Bon dieu, Madame, qui peut vous avoir donné une pareille idée, et comment me croyez-vous aussi peu sensible?»

«Parce que ... vous me haïssez, je le sais, dit-elle fortement agitée.»

Henriquez la regarda avec surprise, et ne sachant que répondre, il se pencha d'un air embarrassé. Victoria gardait le silence ... elle dit un peu après: « si le comte vous eut envoyé chercher Lilla, votre obéissance n'aurait pas été si méritoire.»

« Ah! reprit le jeune homme d'un ton animé, aurait-on jamais besoin de me faire penser à Lilla, depuis que mes yeux ont eu le bonheur de, se reposer sur sa céleste figure?»Victoria était furieuse. Elle fit un mouvement qui annonçait de l'humeur, mais en ne regardant point Henriquez, qui, sans l'obscurité, n'eut pas manqué de s'en apercevoir. L'expression de ses traits était si terrible en ce moment, qu'on eût pu s'en douter par inspiration. Se radoucissant par degrés, elle fit l'observation au jeune homme qu'il paraissait aimer beaucoup sa chère Lilla.

«Si je l'aime! ah! je fais plus, je l'idolâtre. Elle est la lumière de mes yeux, l'astre de mon âme, la source de mon existence. Sans elle, la vie ne me paraîtrait qu'un désert affreux; et si le destin me l'enlevait, l'instant de sa mort marquerait la mienne; mon âme s'écbapperait de son enveloppe pour rejoindre celle de ma Lilla, et mon corps reposerait près d'elle dans le tombeau.»

»O rage, prononça entre ses dents Victoria, et en serrant de colère le bras d'Henriquez.»

«Vous trouveriez-vous mal, signora? dit-il en s'arrêtant.»

«Non, non, mais je ... je ... souffre beaucoup du pied.»Dans ce moment, la cruelle pensait qu'il serait peut-être mieux de destiner à Lilla la poudre qu'elle tenait cachée dans son sein, que de la faire prendre à Bérenza.

Pendant que cette idée occupait son âme infernale, elle vit l'innocente créature, qui sautillait en s'avançant au-devant d'eux. Semblable à un être aérien vu à travers les ombres du soir, ses pieds touchaient à peine la terre. La colère de Victoria se changea promptement en un sentiment de mépris. Elle se rendait la justice de croire que son moindre pouvoir suffirait pour anéantir un enfant aussi faible, et prit le parti de la dédaigner. Sa fierté répugnait à s'occuper plus long-tems d'une créature tout-à-fait insignifiante à ses yeux.

Henriquez vola au-devant de sa petite amie. Victoria marcha lentement, et tous trois entrèrent au château, la tendre Lilla prenant la main de cette femme altière, et passant son bras autour d'elle. Ils se rendirent dans le salon où Bérenza les attendait, et le trouvèrent couché sur un sopha de couleur cramoisie, ce qui ajoutait une teinte plus livide à la pâleur de son visage. En voyant Victoria, il dit: «Mon dieu, ma bonne amie, où avez-vous donc été? j'attendais avec impatience ma charmante Hébé, pour qu'elle me versât un verre de limonade.»

«Cher comte, il m'a pris fantaisie d'aller faire un tour dans la forêt, et la rêverie m'a portée plus loin que je n'avais intention d'aller. Mais je vais vous verser votre limonade, mon ami.»Disant ainsi, elle sortit, et la rapporta bientôt, après y avoir mêlé la dose suffisante de poison. Cette force additionnelle ne manqua pas de produire son effet sur l'estomac débile du comte, qui venait de boire tout d'un trait, et avec une grande avidité. Il se sentit prêt à s'évanouir, et fit signe à Victoria de s'asseoir auprès de lui. Sa tête tomba sur le sein de la perfide, comme s'il eût été surpris par un profond sommeil. Bientôt cependant, des accès d'une toux violente accompagnée de mouvemens nerveux, le forcèrent à changer d'attitude. Sa respiration, qui s'exalait sur la figure de Victoria, ne touchait point ce cœur sans remords. Un frisson se fit sentir dans tous les membres du comte, et la plus grande pâleur y succéda. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient agités de tiraillemens, et quelque chose de trouble s'apercevait sur sa prunelle. Le monstre femelle eut peur ... elle craignait d'avoir donné la dose trop forte. Bérenza était retombé dans l'assoupissement; elle prit sa main brûlante, et mue par ses craintes, elle la pressa dans tous les sens, ce qui rappela ses esprits. Il tressaillit, et ouvrit des yeux fixes d'où la vapeur se dissipa. Alors, apercevant la perfide, il allait se plaindre, mais la crainte de l'inquiéter l'arrêta. Il essaya même de sourire pour cacher les douleurs qu'il ressentait.

«Cher Bérenza, vous paraissez souffrir beaucoup, dit-elle en contrefesant la femme sensible.»

«Je ne suis que languissant, ma charmante amie; ce ne sera rien j'espère. Faites-moi donner un peu de vin; je crois que cela me fera, du bien.» Il chercha à se lever; en parlant de la sorte, mais sa faiblesse devenait plus sensible, particulièrement à Victoria. Elle fit servir le souper dans la pièce où était le comte, et ce soir-là elle permit, non par compassion, mais par une politique horrible, qu'il bût son vin sans mêlange de poison, en regrettant toutefois que la prudence nécessitât ce répit.


CHAPITRE IV.

La semaine suivante ne fut pas achevée, sans qu'un changement suffisamment visible dans l'infortuné Bérenza ne vînt satisfaire la cruelle ennemie altérée de son sang. Envain portait-il sur elle des yeux mourans et toujours tendres; envain, accablé par une soif affreuse, lui demandait-il à boire, car il n'en voulait recevoir que de sa main; son cœur féroce n'en était pas désarmé; ni la pitié, ni les remords ne le touchaient. Si elle affaiblissait la dose de poison, ce n'était que dans la crainte d'aller trop vîte et de s'exposer ainsi au soupçon: alors la malheureuse lui donnait une boisson, qui, loin d'appaiser la soif dévorante qui le consumait, ne fesait que jeter de l'huile sur le feu.

Jusques-là, Bérenza n'avait pas eu idée de son danger, et ce qu'il éprouvait lui semblait une suite du dérangement violent de son estomac. Du reste, il ne pouvait précisément assigner de cause à un mal qui lui reprenait souvent. Lorsque son poulx battait avec plus de vivacité que de coutume, il regardait cela comme une fièvre de nerfs tout simplement; et ses tiraillemens de poitrine, ses maux de tête, comme un grand feu qui avait besoin de calmans. Sa toux, il l'attribuait à une transpiration arrêtée, etc. Enfin, le malheureux comte s'abusait entièrement sur son état; et loin de vouloir essayer aucun remède qui pût le soulager, il ne suivait que le régime qui pouvait aider à lui nuire et à rendre plus actifs les effets du poison. Par exemple, croyant se redonner des forces, il buvait du vin plus souvent que de coutume; mais il en résultait un épuisement encore plus fort. Victoria fesait toutes ces observations et en concluait que le vin, en ranimant pour l'instant, tendait à dessécher et corroder la chaleur du cœur; en conséquence elle le pressait souvent d'en boire. C'est ainsi qu'elle accomplissait ses vues en hâtant le moment de sa mort.

La toux devenait plus sérieuse, l'exercice le fatiguait, et toute société, excepté celle de Victoria, lui était à charge. Elle avait, de la sorte, un pouvoir entier sur lui: cependant elle n'osait outrepasser les instructions de Zofloya. La personne du comte ne présentait, toutefois, aucune altération considérable, et qui pût le faire croire en danger réél. Il était très-pâle, mais ses joues se coloraient de tems à autre, d'un rouge passager. Son embonpoint avait peu diminué, et il mangeait même avec une avidité plus grande que de coutume.

D'après ce, comment s'inquiéter? au contraire, Bérenza adoptait l'espérance, l'espérance feinte que sa femme lui donnait, que le tems et sa constitution, naturellement robuste, triompheraient d'une maladie qu'il s'obtinait à regarder (ainsi qu'elle le lui persuadait) comme la suite d'un rhume négligé. Il n'était point tenté de se promener dans les déserts des Appenins avec les habitans de son château mélancolique, ni même de visiter l'enceinte de ses possessions. Victoria, afin de le tenir mieux sous sa garde, et d'éviter le risque d'attirer l'attention, lui disait que le repos était ce qui convenait davantage au rétablissement de sa santé.

Tout ce que cette créature atroce prononçait, soit qu'elle eut tort ou raison, se changeait en lois pour l'époux aveugle; il oubliait, dans la tendresse perfide qu'elle lui montrait, tout ce qui n'était pas elle, au moment même où sa main assassine lui présentait de nouveau le breuvage mortel. En ce moment, elle lui paraissait plus chère que jamais; et avant qu'il portât le vase à ses lèvres desséchées, il baisait cette main que le ciel aurait dû paralyser à l'instant.

Le poison était à sa fin et la semaine écoulée. Victoria voyant que le malheureux Bérenza, non-seulement vivait encore, mais que les deux derniers jours ne l'avaient pas rendu plus mal que les précédens, sentit sa patience à bout: elle maudit le reste d'existence qui tenait encore son époux sur la terre, et révoltée par la lenteur que la mort mettait à s'annoncer, elle alla trouver Zofloya, dans cette même partie de la forêt où ils avaient déjà eu un entretien. Cette fois, le maure semblait l'attendre et il se rendit vers elle aussitôt qu'il le vit.

—Vous êtes impatiente, signora, lui dit-il, de voir que la constitution du comte tienne contre tout, n'est-ce pas? mais soyez tranquille, vous êtes a la fin de votre ouvrage. Il va bientôt mourir.

—Cependant, il ne paraît pas plus mal qu'il y a dix jours, et cela est désolant.

—Il a tout à présumer, signora, que les principes de la vie sont sappés sans remède en lui; et quoique vous fissiez maintenant pour les rappeler, quoique tous les secours de la médecine fussent mis en œuvre, rien ne produirait d'effet, car il court à grands pas vers son dernier instant.

—Mais quand cela arrivera-t-il? Cet état peut durer des siècles, et il faudra donc, en attendant, que j'endure les feux qui me dévorent, que ma jeunesse se flétrisse, et que mon énergie se perde dans l'inaction de mes passions? oh, Zofloya! si vous voulez me servir, que ce soit tout de bon. Jusqu'ici, vous n'avez fait que des bagatelles.

Le Maure se jette en arrière et regarde Victoria avec courroux: jamais elle ne lui avait vu un coup-d'œil si terrible. A l'instant sa colère cessa; elle baissa les yeux et craignit de l'avoir fâché. Oui, Victoria, que jamais mortel n'avait fait trembler, qui n'avait pas craint de rappeler la douleur dans le cœur d'un père, d'avilir une mère, et de conduire un époux au tombeau, frémissait à l'idée de s'être attiré le courroux du maure Zofloya! Cependant elle ne s'avoua point cette sensation; mais s'approchant de lui, elle dit: pardonnez-moi, Zofloya, pardonnez ma vivacité, et ne l'attribuez qu'au délai qu'éprouvent mes espérances, et qui me troublent la tête.

—C'est bien, Madame, répondit le maure, en la saluant avec une politesse mêlée de hauteur.

—Vous me pardonnez, mon ami; ainsi veuillez me continuer vos conseils.

—Je vous guide, madame, et ne vous conseille pas. Cependant, je dois observer que la confiance unique que vous m'avez fait l'honneur de placer en moi, n'a pas encore été trompée. Il sera tems de me faire des reproches, quand vous découvrirez que j'en ai abusé. Epargnez-moi, je vous en supplie, jusques-là. Cessez aussi vos doutes, en attendant; et si vous voulez que je vous aide, il faut souffrir, sans commentaire, que je suive le chemin le plus sûr de vous conduire à vos fins. Je vous avais dit que la dernière drogue acheverait la destruction du comte, mais n'ai-je pas ajouté, en même-tems, qu'elle agirait lentement? vouliez-vous donc brusquer les choses, afin de vous frustrer pour jamais de l'objet de vos espérances, et nous perdre tous deux ensuite?

—Eh bien, Zofloya, je suivrai vos intentions en tout point. Ne froncez donc plus le sourcil, et regardez-moi comme de coutume.

—Belle Victoria! on ne peut vous en vouloir, dit le maure en pliant le genou. C'est à moi à vous demander pardon et à vous promettre le service le plus dévoué.

—Levez-vous, maure charmant, et touchez ma main.... Jamais! oh! jamais, je le répète, il ne sera en mon pouvoir de vous récompenser comme vous le méritez.

—C'est me récompenser, madame, que de continuer à accepter mes services. Daignez maintenant m'écouter: vous voulez que le comte Bérenza meure tout d'un coup. Je crois plus prudent de le laisser aller jusqu'à ce que le poison ait entièrement produit ses effets. Mais comme je n'ai d'autre désir que de vous contenter, tout en nous gardant du danger de manquer notre affaire ... voici une drogue dont j'assure la vertu la plus prompte. De peur, cependant, qu'il ne survienne quelque chose qui arrête ses progrès et qu'il ne faille une petite addition ou une plus grande force de la dose, je vous recommanderais de l'essayer sur un sujet sans conséquence.... il s'arrête.

—Je ne sais personne sur qui je puisse faire l'essai, dit Victoria.

—Cette vieille parente que l'orpheline Lilla a avec elle...? c'est autant que je puis croire, un être inutile à la jeune personne, et sans doute fort ennuyeux pour tous?

—Il est vrai, répondit Victoria, qu'elle est bonne pour une expérience semblable.

Le maure sourit avec malice.

—Je voudrais donc, signora, que vous amenassiez la dame officieuse dans la forêt. J'y paraîtrais bientôt, comme si vous m'aviez demandé, avec deux verres de vin ou de limonade. Vous prendriez celui que je tiendrais de votre côté et présenteriez l'autre à la vieille femme; elle est faible et touche aux portes du tombeau. Si la dose ne produisait pas promptement son effet, immédiatement après l'avoir prise, nous y ajouterions un grain de plus pour le comte.

—Mais si l'effet n'est pas aussi prompt que vous le dites, Zofloya, nous nous trahirons.

—Laissez-moi faire, signora. Sitôt l'opération, qui sera prompte, je vous assure, je m'éloignerai, et vous courrez au château pour appeler du secours, en disant, comme cela paraîtra probable, que la signora est tombée; dans une attaque d'apoplexie.

—Mais ne verra-t-on pas quelques marques de poison après sa mort?

—Elles seront attribuées au genre de mort subite qui l'aura atteint. Il n'y aura rien qui puisse exciter le soupçon; soyez en bien assurée, belle Victoria. J'ai intérêt, le plus grand intérêt à ne point vous exposer.

—Eh bien, donnez-moi donc cette poudre. Je compte absolument sur vous.

Le maure lui donna le petit paquet contenant le poison, et le lendemain fut pris pour en faire l'essai cruel. Ces deux-êtres se séparèrent ensuite et gagnèrent le château chacun de leur côté.

Le lendemain, Victoria saisissant l'occasion, entra dans le petit appartement où la pauvre dame était assise auprès d'une croisée à respirer le frais des montagnes. Solitaire et délaissée par tous, même par Lilla, que son ami avait emmenée d'un autre côté, elle parut bien contente de voir la dame du château, qui, plus rarement que personne, daignait lui rendre visite.

—Quoi! totalement seule, signora, dit-elle en entrant. Allons, venez faire un tour de promenade avec moi; le grand air vous conviendra mieux que ce coin si sombre où vous vous tenez.

La pauvre dame, surprise et flattée en même tems d'une pareille marque de condescendance, se leva aussi vîte que ses facultés purent le lui permettre.

—Appuyez-vous sur moi, bonne signora, et je vais vous conduire.

L'offre fut acceptée avec respect et reconnaissance. Soutenue de la sorte, elle arriva jusqu'à la forêt. Victoria maudissait de tout son cœur la lenteur que la vieille mettait à marcher, encore fallait-il s'arrêter de tems en tems pour reprendre haleine. Mais le mauvais génie de la première favorisait ses intentions horribles: elles ne rencontrèrent personne; et le grand air ayant rendu quelque vivacité à l'impotante Signora, elle dit pouvoir aller plus loin. Alors Victoria la conduisit dans un endroit fort obscur de la forêt. Un rocher s'avançant en forme de voûte s'offrit pour leur servir de pavillon. Victoria parut n'avoir amené la Signora en ce lieu que pour l'y tenir mieux à l'abri du vent et du soleil, et parce que dans ses promenades elle avait remarqué ces sièges naturels et fort commodes. Elle l'invita donc traîtreusement à s'asseoir un instant sous le rocher.

Malgré tout, la Signora paraissait fort fatiguée; mais la complaisance comme la reconnaissance l'empêchaient de se plaindre. Victoria lui dit: « vous êtes lasse, Signora, je crains que l'exercice n'ait été trop fort pour vous. Souffrez que je retourne au château pour vous chercher quelques raffraîchissemens, quoique le maure, me sachant à la promenade, ne manquera sûrement pas de m'apporter du sorbet ou de la limonade.»

«Sainte Vierge-Marie, reprit la bonne dame, que le ciel me préserve de vous donner cette peine: je n'ai besoin que d'un peu de repos ... je ne suis plus jeune, Signora.»

En ce moment, Victoria aperçut à travers les arbres le turban garni d'émeraudes de Zofloya, qui brillait aux rayons du soleil. Son cœur battit violemment. Dès que le maure fut près, elle se leva pour prendre les verres qu'il tenait sur un plateau d'argent. Exacte à garder celui qui était de son côté, elle présenta l'autre à la paisible Signora, qui le reçut d'une main tremblante, et en faisant mille remercimens de tant de bonté.

Cependant, à peine eut-elle pris la drogue fatale, qu'elle d'en ressentit. Elle voulut parler: son œil était égaré; tout son corps s'agitait de convulsions. Elle articula difficilement ce peu de mots: « Horreur!... je ... je suis empoisonnée....»

«Elle ne meurt pas, dit tous bas Victoria.»

Zofloya ne répliqua point; mais, se jetant sur l'infortunée, il lui serra le gosier de ses deux mains, et quelques cris de désespoir à moitié formés se perdirent dans le râle de la mort. Alors, se levant d'un air tranquille, il posa le doigt sur ses lèvres, et montrant le côté du château, il disparut précipitamment.

Victoria comprit le signe; et, sans être effrayée ni fâchée du crime qui venait d'être commis, elle se sauva également au château, et appela du secours. Les gens accoururent de tous côtés, et quand elle les eut informés de la terrible catastrophe arrivée à la Signora, ils se hâtèrent d'aller à l'endroit où elle avait eu lieu. Bérenza même, tout épuisé qu'il était, voulut se rendre spectateur d'un événement qui n'était que le précurseur de sa mort. La pauvre petite Lilla, presque folle de douleur, se tordait les mains en voyant sa parente sans vie; car c'était bien alors qu'elle devenait orpheline et privée tout-à-fait de famille dans le monde!

«Injuste Lilla, lui dit Henriquez en s'efforçant de l'arracher à un spectacle si triste, n'avez-vous pas un amant, un ami qui n'existe que pour vous?»

Lilla ne répondit point. Les larmes arrosaient ses jolies joues, et son cœur était gros de soupirs. Henriquez parvint à l'entraîner, et Victoria, les voyant s'éloigner ensemble, sentit la colère dévorer son sein.

Tout le monde crut que la vieille dame était morte d'un coup de sang. Quelques-uns dirent que l'air avait trop pris sur ses organes débiles.

D'autres que les convulsions l'avaient étouffée, tandis que les gens pieux attribuèrent sa mort à la providence, qui avait permis sa fin pour l'enlever à des infirmités qui ne pouvaient guères la laisser aller plus loin. Personne en un mot ne soupçonna la véritable cause de cette mort tragique, qui n'avait eu de témoins que ses acteurs, qui l'avaient exécutée sous les ombrages où elle avait été tramée.


CHAPITRE V.

Quelques jours se passèrent après la mort funeste de la pauvre Signora, pendant Lesquels Victoria, faisant usage, à son grand déplaisir, du poison lent, (le maure lui avait refusé obstinément la dernière dose) sentit son impatience aussi bien que son amour augmenter. Alors elle chercha à s'entretenir encore avec le noir, complice de ses crimes. Ce fut un soir où rien n'était convenu entr'eux, qu'elle courut après Zofloya. La fureur du mal était si forte en elle, que rien ne pouvait l'arrêter. Le malheureux Bérenza vivait toujours, et c'était l'obstacle à ses souhaits. Sa mort! sa mort seule pouvait la satisfaire.

Elle porta ses pas vers le plus épais de la forêt, où le sombre cyprès, le haut pin et le peuplier élancé mêlaient leur ombrage. Au-delà, des rochers amoncelés les uns sur les autres, des montagnes inaccessibles, perçaient à travers les clairières que laissait le feuillage. Sur le sommet de ces montagnes, on voyait encore par-ci par-là de vieux chênes que le tems avait noircis, et qui, examinés de loin, ressemblaient à des arbrisseaux manqués par la nature. Il y ayait au-dessous de ces masses colossales, des précipices dans lesquels tombaient des torrens qui gémissant continuellement dans un abîme qu'on ne pouvait voir, remplissaient la solitude environnante d'un murmure aussi triste que mystérieux.

Victoria s'arrêta un moment pour regarder autour d'elle. L'horreur sauvage du lieu lui sembla en conformité avec son âme. Elle se laissa aller à un enchaînement de pensées qui lui causèrent une oppression violente. Son cœur, livré à l'anarchie, ne respirait que crime. Elle souffrait d'avoir laissé subsister jusqu'à ce jour une barrière entr'elle et ses désirs.—Avec le secours du poignard, s'écriait-elle, j'aurais déjà tout fini. Je déteste ma folie d'avoir écouté si long-tems les craintes misérables qui ont retenu ma main.—S'excitant ainsi dans la frénésie de ses passions, elle ne réfléchissait pas que le danger menace quiconque commet ouvertement le crime. La raison ni la prudence ne pouvaient plusse faire entendre, et l'ardeur des pratiques du mal conduisait seule cette créature féroce.

—O Zofloya, Zofloya, répéta-t-elle avec impatience, pourquoi n'es-tu pas ici? peut-être parviendrais-tu à adoucir la fermentation de mon cerveau!—En disant ces paroles, elle se frappa durement le front, et se jeta la face contre terre.

Soudain des sons mélodieux se firent entendre. Ils ressemblaient à la double vibration d'une flûte. Cette mélodie agit sur son âme, et parvint à la calmer. Ce n'était pas là les sons de l'orgue du couvent voisin, ni ce n'avait l'air d'une musique terrestre. Outre ce, le couvent était de l'autre côté et au milieu des rochers. D'ailleurs, le vent et l'éloignemen eussent empêché d'entendre la musique claustrale, car tous deux étaient contraires en ce moment. Mais, d'où venaient donc ces sons que Victoria entendait, et qui suspendaient son délire? elle pensa un instant que ce pouvait être Henriquez, qui, plein de grâce et de beauté, chantait les douceurs de l'amour. Cet air mélancolique la faisait souffrir. Elle se disait que ce qu'il exprimait si bien ne serait peut-être jamais senti pour elle, et que des obstacles toujours insurmontables empêcheraient le bonheur dont elle voulait jouir avec lui. Si ces émotions turbulentes s'appaisaient, c'était pour laisser place à d'autres non moins dangereuses ... elle écouta encore un moment, après quoi elle n'entendit plus rien.

—Douce musique aérienne, dit-elle, pourquoi remplir mon âme troublée d'impressions, plutôt faites pour augmenter mon délire que pour le dissiper? ces accords me tuent, et j'aimerais bien mieux entendre la voix gracieuse de Zofloya qu'une musique aussi déplacée.

«Eh bien soit, oh! la plus admirable des femmes, dit quelqu'un dont l'organe valait les meilleurs chants, car c'était celui du maure, qui se trouva tout à côté de Victoria.»

«Être étonnant! je ne vous ai point entendu; d'où venez-vous donc?»

«Me voici, Signora, cela ne vous suffit-il pas?»

«Comment avez-vous deviné que j'avais besoin de vous?»

«Par sympathie, aimable dame. Toutes vos pensées ont le pouvoir de m'attirer. Celles qui vous occupaient en ce moment m'auraient amené du bout de l'univers.»

«Expliquez-vous, Zofloya.»

«Elles sont vives et hardies; elles me prouvent que votre génie a du rapport avec le mien, et que vous méritez véritablement mes services. Cette assurance est faite pour me plaire.»

«Mais, qui vous donne ce pouvoir de lire dans mes pensées?»

Zofloya se mit à rire, en la regardant d'un œil perçant. «Je les lis toutes, belle Victoria; et ces joues colorées, ce regard errant, font preuve de ce que je dis.»

«Victoria soupira profondément, et sentant la justesse de l'observation, elle n'alla pas plus loin.

Le maure rusé avait cherché à détourner son attention par des insinuations mystérieuses, mais ce ne fut pas pour long-tems; ses sensations reprirent plus de force, et tout le reste lui paraissait mériter peu qu'elle s'en occupât.

«O Zofloya, tu es réellement un homme divin, mais tu viens de me surprendre dans un accès d'humeur, et si tu ne me tires de là, je suis perdue.»

«Ne vous désespérez donc pas, dit-il en prenant hardiment sa main, et faites-moi connaître comment je puis servir mieux mon estimable maîtresse, et lui prouver tout mon zèle.»

«Ah! Zofloya, je t'ai cédé; j'ai obéi à tes conseils, à ta volonté, et si tu m'eusse laissée faire, je serais libre maintenant.»Un regard sévère du maure réprima son impétuosité, et elle acheva plus doucement, «Bérenza vit encore; il est toujours là pour mettre obstacle à mon bonheur; cependant, tu sais combien l'impatience me dévore. Mon sang bouillonne dans mes veines desséchées: un feu dévorant me consume. La rage, le désespoir, accablent mon amour trop retardé. Homme sensible et obligeant! je te demande en grâce ... oui, je t'en supplie, achève l'existence d'un être qui n'est plus que l'ombre de lui-même, que le néant environne; et puisque tout est fini maintenant pour lui, délivre-le des tourmens qu'il endure, et me rends le bonheur.»

Elle s'arrêta; le maure la regarda alors avec des yeux si étincelans, qu'elle fut obligée de baisser les siens, quoiqu'attendant impatiemment sa réponse.

»Victoria, dit-il enfin, avec un accent mielleux, je n'aurais pas cru que dans le délire fantasque de votre esprit, vous vous fissiez l'idée que je refuserais en la moindre chose d'accomplir vos souhaits: soyez assurée que votre bonheur et le but de vos espérances m'occupent seuls. Quand nous essayames le poison sur la vieille tante de l'orpheline Lilla, qui en perdit la vie sur le champ, je vous le demande, eut-il été prudent d'en faire aussitôt l'essai sur le comte? quel soupçon terrible en fut résulté! et ne mettait il pas le terme à vos vues? si la nécessité nous a forcés à laisser passer un peu de tems, nous n'ayons rien perdu pour cela, car il ne s'est pas écoulé un jour qui n'ait rapproché votre époux du tombeau; vous avez tort de croire qu'il ne soit pas totalement épuisé, et je vous garantis que le moindre effort maintenant, peut jetter son corps anéanti, dans les bras de la mort. Je vous réponds du succès, et d'un succès fort prompt; le Comte mourra, et sans prononcer un seul mot, comptez là dessus, belle Victoria, et ayez une confiance entière en mes paroles....»

»Ah! si vous aimez à me servir, bon Zofloya, dit elle, ravie de ce qu'elle venait d'entendre, pourquoi ne pas montrer plus d'empressement quand vous me voyez, et attendre que ce soit moi qui vous prévienne? pourquoi ne pas finir de suite mes tourmens par quelque plus grande adresse de votre esprit?»

»Je ne vais pas au-devant de vous, parce que mon plaisir et mon triomphe augmentent en voyant que vous me cherchez. Je réponds volontiers à vos souhaits, mais je m'empresse davantage, quand c'est vous qui m'engagez à les remplir ... outre ce, je pense qu'il n'y a pas de mal de retarder un peu les choses....»

»Mon dieu, Zofloya, ne me parlez pas ainsi: pourquoi, pourquoi ce délai.»

»Toujours, pour mieux éluder le soupçon.»

»Vos craintes me feront mourir, Zofloya....» Le maure fronça le sourcil d'une manière si terrible, que Victoria se hâta d'ajouter: »de grâce, point d'humeur; finissez seulement l'affaire, et vous pouvez être assuré de mon éternelle reconnaissance dans tout ce que vous exigerez ensuite.»

»Eh bien, dit le maure, dont les beaux traits furent dilatés par un doux sourire, je ferai ce que vous me demandez, et vous sauverai de plus des conséquences qui résulteraient de votre empressement et de mon zèle. Ce soir, éloignez d'autour de vous tout ce qui pourrait porter ombrage.»

»Ce soir ... quoi, ce soir, Zofloya?»

»Oui, ce soir, d'ici à une heure, vos désirs seront remplis, et je me charge du reste.»

»O maure! combien je te remercie! dit Victoria, en prenant sa main d'ébène et la pressant contre son cœur.

Le maure la regarda avec encore plus de feu: ses yeux brillaient d'un éclat surnaturel. »Ce cœur n'est-il pas à moi, dit-il comme transporté.

»Il vous est attaché par la reconnaissance, bon Zofloya, lui répondit-elle, d'un air décontenancé.

»Je dis, à moi, Victoria: puis il ajouta en riant, ne craignez rien, car je ne suis pas jaloux de votre passion pour un autre.»

Victoria était interdite; elle leva les yeux sur le maure, mais pour les rabaisser aussitôt d'après la fierté des siens ... elle voulait parler, et ne pouvait concevoir ce conflit d'émotions qui paralisaient sa langue. La hardiesse de Zofloya l'étonnait, mais ayant besoin de lui, elle n'osait la réprimer: Victoria s'était mise en son pouvoir, et son âme abjecte et criminelle, tremblait devant ... un esclave!

Zofloya conservait un air malin: il pressa la main de Victoria sur sa poitrine, et cette pression répondit au cœur de celle ci, mais d'une manière pénible et difficile à supporter ... le maure laissa aller sa main, alors elle se sentit soulagée d'un poids énorme; on eut dit qu'un bras de fer cessait de la retenir: elle essaya encore de lever les yeux; les traits de Zofloya avaient repris toute leur sérénité: c'était le calme brillant d'un beau jour, qui, peu avant, avait été menacé d'un terrible orage. Ses paroles ambigues, cessèrent d'occuper Victoria; elle pouvait bien pardonner quelque chose à un homme qui possédait des manières si irrésistibles: elle sourit doucement, pour lui prouver qu'elle ne lui en voulait pas.

»Signora, dit-il, le jour n'est pas fini; la soirée se montre calme et belle: la suavité de l'air invite aux jouissances ceux qui sont en santé, et convient pour ranimer les faibles. Je pense qu'il serait possible d'inviter le comte Bérenza à se promener un peu; s'il sort avec vous, je paraîtrai sur votre chemin, et s'il se sentait plus mal, alors faites-moi signe, et je serai bientôt près de vous avec des raffraîchissemens ... que vous lui ferez prendre ... le résultat en sera bientôt manifesté.... Adieu!»

En achevant ces paroles, le maure tourna le dos et fut bientôt loin. Ses mouvemens avaient été si précipités, si subtils, qu'à peine pouvait-elle croire les avoir apperçus: elle se décida à s'en aller aussi, mais avec une telle lenteur, qu'on eut dit que quelqu'un la retenait à la même place: les paroles du maure raisonnaient encore à ses oreilles, mais elles lui étaient absolument inintelligibles. Sa conduite mystérieuse occupait ses pensées, et quoiqu'en sa présence, des sensations agréables agitassent son sein, il n'était pas plutôt parti, que le calme apparent dont elle avait joui, laissait renaître mille horreurs qui la rendaient presque folle. Une passion emportée à l'excès, une haine des plus fortes, et la soif ardente du sang, envers ceux qui s'opposaient à ses desseins, voilà ce qui remplissait le cœur de Victoria. Son imagination s'aigrit de plus en plus, sa tête se troubla entièrement, et livrée ainsi à des idées atroces, elle doubla le pas, sans tenir de marche directe: déjà elle était à la vue du château, quand une voix faible prononça son nom.

Elle leva la tête, et s'arrêta subitement, en voyant le simulacre touchant du ci-devant beau et séduisant comte de Bérenza; il était soutenu par Lilla et Henriquez. Victoria ne prit point garde à ce spectacle, car ses yeux s'arrêtèrent uniquement sur le jeune homme plein de fraîcheur et de santé. Les manières pleines d'agrémens, et l'air animé de celui-ci, lui présentaient un contraste trop frappant avec l'être mourant qui lui donnait le bras. Bérenza n'était plus qu'un squelette ambulant, et la forme des tombeaux dans sa plus triste peinture; sa gaîté était perdue, et une difficulté excessive à s'exprimer, lui ôtait toute apparence de belle humeur: sa démarche élevée et son maintien noble étaient détruits sous ses cruelles souffrances; enfin le malheureux Bérenza, ne conservait plus de traces de ce qu'il avait été, ni dans la suavité de ses manières; ni dans cet air gracieux qu'il possédait au suprême degré. Cet esprit philosophique, cette force d'âme qui l'avaient toujours distingué, n'était pas éteints; mais il ne s'en servait plus que pour résister aux maux qui l'avaient frappé ... maux qu'il croyait toujours n'être pas sans remède, et auxquels un malheureux préjugé l'empêchait d'appliquer les secours de l'art: tout son espoir pour en guérir, se reposait sur la tendresse trompeuse de sa femme; il croyait que les soins continuels qu'elle paraissait prendre de lui, le sauveraient et que la mort n'oserait l'arracher à une créature bien aimée, dont il recevait tout son bonheur: son amour lui semblait une égide, à travers de laquelle ses flèches ne pouvaient passer. Toutes les sensations de ce cœur malade battaient encore du même amour, et quand il la vit s'approcher, il quitta le bras de son frère, au risque de tomber, et s'avança vers elle, en posant vite la main sur sou épaule, et disant d'une voix éteinte:

»L'espoir de te rencontrer, ma Victoria, a pu seul m'amènerai loin; mais je n'en puis plus, fais-moi asseoir quelque part un instant.»

»Cher Comte, pourriez-vous faire quelques pas de plus dit-elle, en le menant du côté où la signora avait perdu la vie; ils n'en étaient pas loin, et Bérenza ne pouvant parler, fit signe qu'il pouvait aller.

Henriquez et Lilla aidèrent à le soutenir. En peu de minutes, on fut à la grotte, sous le rocher, et le Comte s'assit sur le même banc de verdure qui avait déjà été si fatal à une autre.... Passant son bras autour de Victoria, il appuya sa tête sur son épaule.

»Vous êtes bien fatigué, mon ami, dit-elle avec inquiétude.

»Oui, Victoria, et je voudrais être maintenant au château, car je n'en puis plus de soif.»

»Que voudriez-vous prendre, Bérenza, je vais vous l'aller chercher.»

»N'importe quoi, je meurs de soif; je voudrais cependant du vin.»

»O mon frère! je crains fort que vous n'en buviez trop; et le vin ne fait qu'augmenter la fièvre qui vous consume.»

»Laissez-moi faire, Henriquez, dit-il avec une sorte d'humeur; je veux boire, ou je meurs; qu'on me donne du vin ou autre chose; voudriez-vous refusera un malheureux déchiré de douleur ce qu'il croit propre à les appaiser?»

Avant que le comte n'achevat ses plaintes à un frère qui l'adorait, il en sentit du regret, et lui tendant la main, il ajouta; mon ami pardonne-moi, tu ne sais pas tout ce que je souffre; que le ciel te préserve de pareilles angoisses. Si tu me refuses du vin, mes forces se perdent toutes, et mon mal en devient mille fois plus insuportable; en en buvant, il me semble que je renais ... autrement, je crois toucher à ma dissolution.... Ici, il fit un signe qu'Henriquez comprit, et fâché d'avoir causé un instant d'humeur à son malheureux frère, il dit à Lilla de voler au château, et de faire apporter du vin au plus vîte, parce que lui restait pour secourir le comte au besoin.

La belle Lilla s'élança comme la biche pour remplir sa mission. Bérenza revint enfin à lui, mais son pouls battait plus violemment encore, et tous ses membres tremblaient.

L'amante d'Henriquez reparut toute essoufflée. «Je viens de rencontrer le maure Zofloya, dit-elle; pensant que le Comte pourrait avoir besoin de prendre quelque chose, il venait ici avec du vin dans un verre. Le voici qui s'approche; ainsi, seigneur Bérenza, ajoute-t-elle avec un doux sourire, vous allez vous sentir soulagé.»

»Mille remerciemens, mon petit ange.» Et le pauvre Comte la regarda avec amitié. En ce moment, le maure, s'avançant respectueusement vers Bérenza, lui présenta le gobelet qu'il tenait. A cette vue, un mouvement précipité se fit sentir au cœur de Victoria; elle vit l'accomplissement de ses dernières paroles et garda le silence.

«Donnez-moi ce verre, ma bonne amie; vous savez que de votre main je bois avec plus déplaisir.»

Victoria prit le verre en examinant Zofloya, dont le regard attestait que la mort était là.

Quoique d'une hardiesse décidée dans le crime, l'expression étrange, terrible du maure, la fit frissonner: cependant, tenant le verre d'une main ferme, elle le présenta à son époux.... Il l'éleva en le regardant avec des yeux creux, et remercia le ciel, comme s'il eut répandu ses bénédictions sur sa tête.... Puis, le portant à ses lèvres, il le but tout d'un trait...!

A peine cela fut-il fait, qu'un mouvement convulsif lui fit porter la main sur son cœur. Une douleur nouvelle s'y fit sentir ... cependant il ne prononça pas un mot, car les feux de l'Éthna le consumaient.... Ses lèvres et ses joues se couvrirent d'une pâleur mortelle.... Un soupir pénible partit de son sein. Ses yeux se fermèrent.... Ses bras sans nerfs tombèrent à ses côtés, et, privé de sens, il glissa à la renverse...! Qui alors était plus recueilli que le maure Zofloya? Il détacha la veste du Comte; il lui frotta les mains et les tempes, et tandis qu'Henriquez était frappé d'horreur, et que même la criminelle Victoria frémissait au prompt succès de ses désirs, il montrait seulement un calme triste; il disait que le Comte n'était que tombé en faiblesse; qu'en le portant au château, les remèdes lui feraient sûrement revenir. Henriquez, quoiqu'insensible par la violence de sa douleur, consentit à la proposition du maure: alors ce dernier soulevant dans ses bras nerveux celui qu'il savait bien perdu à jamais, se hâta d'arriver au château.

Le corps sans vie étant posé sur un lit, un domestique de confiance se proposa pour aller chercher un moine du couvent voisin, qu'il avait entendu dire très-habile dans la connaissance des maladies de toute espèce. Henriquez, adoptant son idée, envoya aussitôt chercher ce moine, et se rapprocha de son frère, pour aider Victoria, et son complice abominable, dans les prétendus efforts qu'ils faisaient pour le rappeler à la vie.

Il n'est pas besoin de dire que tout ce qu'on essaya fut inutile. Cependant Victoria eut des craintes très-vives sur le savoir réputé du moine, qui pourrait peut-être contrecarer les effets du poison, ou découvrir la trame horrible. Cette idée la jetta dans une frayeur, que, ni la présence de Zofloya, ni les regards qu'il lui lançait pour la rassurer, n'avaient le talent de détruire.

Après quelque tems d'une anxiété tourmentante, éprouvée par tous, quoiqu'avec des motifs différens, Antoine revint. Il amenait un moine, mais non celui dont il avait parlé. Le révérend père était absent pour faire des visites de charité dans le voisinage; celui qui venait à sa place avait été recommandé hautement par le supérieur, comme capable de suppléer au père Anselme, et son égal en savoir, piété et bienveillance envers les hommes.

Le moine s'approchant de Bérenza, le regarda pendant quelques minutes; il demanda qu'on lui découvrit le bras. Alors prenant sa lancette, il fit une piqûre à la veine. Victoria était courbée sur le Comte, d'un air excessivement affligé, et Henriquez soutenait le bras immobile. Le premier coup de lancette n'avait rien produit, mais au second le sang en sortit soudain, et jaillit sur la figure de Victoria.

La femme criminelle trembla d'épouvante. Le sang vengeur de son mari venait de marquer sou assassin, et en appliquer la preuve sur ses joues! Elle n'osa lever les yeux de peur qu'on y lut la confirmation du crime; mais prenant son mouchoir d'une main tremblante, elle en essuya les gouttes pourprées. Elle se pencha de nouveau sur le corps, et dans l'altonte de quelque chose de plus terrible. C'était tout cependant; le sang s'était lancé, il avait cessé aussitôt. La vie ne paraissait plus suspendue ... elle avait fui pour jamais!

Personne ne soupçonnant le crime de Victoria, son agitation fut attribuée à la douleur amère qu'un événement aussi cruel devait naturellement lui causer. Pendant que chacun était occupé autour de Bérenza, elle essaya de lever les yeux. Ceux de Zofloya furent les seuls qu'ils rencontrèrent. Elle y lut toute la férocité du crime, et ne pouvant le regarder long-tems, elle se tourna vîte d'un autre côté.

Quoique désespérant du plus léger succès, le moine venait d'ouvrir la veine de l'autre bras. Les terreurs de Victoria se renouvelèrent, mais rien ne suivit la lancette. Le coeur était glacé, et ce sein qui avait battu dans toute l'élévation de l'orgueil, était absolument insensible. Bérenza reposait d'un sommeil éternel!

Ce destin prononcé sur le meilleur des êtres, excita des regrets cruels dans l'âme de tous, excepté dans celle de Victoria. Cependant, quoiqu'une mort aussi prompte ne fut pas attendue, personne n'espérait plus rien de l'état déclinant du Comte. Il n'avait point été attaqué d'une mort subite; au contraire, son mal avait été progressif quoique rapide. Henriquez attribuait cette prompte dissolution à l'obstination fatale que son frère avait apportée à refuser tout espèce de remède, et à voir les médecins, dans l'idée bizarre de son esprit; par fois systématique, que la nature devait suffire pour triompher avec le teins de ses propres infirmités. Jamais Bérenza ne voulut s'entendre dire qu'il était en danger, quoiqu'on le lui fit comprendre de la manière la plus ménagée; et Henriquez ne cessait de presser Victoria d'user de son pouvoir pour le faire changer de système et le rendre plus raisonnable; mais c'est ce à quoi elle se refusait toujours, sous prétexte que son frère connaissait mieux son tempérament que qui que ce fut. Henriquez qui savait que le moindre mot de la part de sa belle sœur, aurait changé les résolutions les plus obstinées de Bérenza, lui en voulait fortement quand elle disait que les médecins étaient des ignorans, qu'ils faisaient des expériences dangereuses sur les malades, et quelle n'avait aucune foi à leurs décisions aveugles; qu'il était beaucoup moins hasardeux de se confier aux opérations de la nature. D'après ces réflexions, Henriquez se tourna tout à fait contre l'infâme épouse. Il ne l'avait jamais vue avec aucun sentiment agréable, maintenant elle lui semblait horrible à envisager. Il lui attribuait la mort de Bérenza, en ce qu'elle l'avait soutenu dans ses méprises cruelles. Malheureux frère! tu soupçonnes encore bien peu ce que tu dois à ce monstre, et la nature ne t'a appris qu'une faible partie de ses crimes!


CHAPITRE VI.

Quand tous les habitans du château se retirèrent chacun dans leurs chambres, ce fut plutôt pour se livrer à leurs regrets dans la solitude, que pour goûter le moindre repos. Victoria, insouciante sur le crime qu'elle venait de commettre envers le plus excellent des êtres, ne tarda pas à se livrer au sommeil; mais, à peine assoupie, elle fut réveillée en sursaut par un songe qu'elle venait de faire, et qui avait l'air de la vérité. Elle se leva à demi, et regarda tout autour de sa chambre en tremblant violemment. Elle venait de rêver qu'étant dans l'appartement du Comte, et tirant les rideaux de son lit, elle avait vu sa figure pleine de taches livides ... de nature à convaincre qu'il était mort empoisonné. Remplie d'épouvante, elle appelait Zofloya à grands cris, quand il parut à ses yeux ... sans daigner lui répondre, il souriait avec une malice infernale. Ce fut cette image horrible qui la réveilla, et l'impression en était si forte, qu'elle eut de la peine à se soumettre à l'idée de n'avoir fait qu'un rêve. Le visage tacheté de Bérenza était toujours présent à sa vue!...

Enfin voulant se détacher de ce qu'elle appelait une terreur superstitieuse, elle prit le parti d'aller dans la chambre du Comte, pour se rendre raison de son rêve, et chasser ces fantômes conjurés contre son imagination.

Elle quitta tout-à-fait son lit, et s'enveloppant d'une longue robe blanche, elle prit la lampe qui brûlait sur la table de marbre de sa chambre et sortit. Zofloya lui avait bien fait entendre qu'il la garantirait de tout soupçon; mais avait-il voulu dire de celui d'attentat contre la vie du Comte. Il ne s'était pas assez expliqué, il ne l'avait point assurée qu'après la mort, il ne surviendrait pas des accidens qui en découvriraient la cause. Cette réflexion lui fit doubler le pas, et elle entra dans la chambre funèbre, le cœur lui battant fortement et la pâleur sur les traits. La crainte de voir son songe vérifié la retenait: elle n'osait approcher du lit. Les rideaux de gaze en étaient tirés tout autour, Victoria hésita long-tems, et en cherchant à voir, à travers le tissu léger, le malheureux Bérenza, dont la forme paraissait comme enveloppée d'un brouillard épais, elle devint enfin plus hardie, et écarta les rideaux. Un voile cachait ses traits, elle l'arracha avec emportement, et.... O confirmation horrible de ses craintes! Le visage du Comte était non-seulement défiguré par la contraction des muscles, mais couvert de plaques hideuses, et même pires que son rêve ne les lui avait dépeintes.... Elle resta clouée sur la place pendant quelques minutes. Elle voulut en voir davantage, quoique cette connaissance fut faite pour augmenter sa consternation, et découvrit la poitrine.... Ce sein, jadis le siége de l'honneur et de la paix! elle y trouva de grandes marques vertes et bleues qui la firent tomber sur le lit presque sans sentiment! elle fut effrayée, non par l'idée que son crime allait la soumettre à la justice publique, mais en pensant que le supplice arrivant trop tôt, la priverait de ce que ses souhaits criminels s'étaient promis, et pour lesquels elle avait déjà tant fait.

Ces idées s'évanouirent. Victoria resta encore à la même place, regardant toujours celui qu'elle avait plongé dans le néant, et qui, si elle eût été susceptible du moindre sentiment, lui fesait mille reproches dans sa pause lugubre. Hélas! non! la barbare ne songeait plus qu'aux conséquences qui pouvaient résulter de cette mort. Le jour s'approchait, et son cœur battait avec plus de violence et d'allarmes. Quels soupçons allaient naître! que devenir.... Le tribunal terrible de l'inquisition ... ses tourmens ... son œil de linx qui perçait à travers toutes les obscurités ... que de choses vinrent tour-à-tour augmenter l'effroi de son âme! malgré tout, elle pensait, avec espoir, aux promesses que lui avait faites Zofloya, et c'était ce qui la ranimait. Elle voulait le voir ... mais comment s'y prendre, à une pareille heure ou le maure, présomptueux, pourrait se prévaloir d'une démarche si fort contre la décence?

Cependant on pensera bien que cette réflexion n'occupa pas une seconde de plus l'esprit de Victoria; et dans sa situation embarrassante, elle ne vit rien de mieux que de l'aller trouver. Elle savait que sa chambre était près de l'appartement d'Henriquez, et elle marcha doucement de ce côte: il fallait traverser un corridor fort long, que la seule lampe éclairait, ce qui la força à marcher lentement: soudain sa lumière donna sur la veste pailletée de Zofloya: c'était lui qui venait de son côté.

—Je vous cherchais; j'ai besoin de vos avis suivez-moi, vous prie, dit Victoria, enchantée et surprise tout à la fois de le rencontrer à pareille heure de la nuit.

—Je vous suis, madame, répondit le maure.

Victoria posa son doigt sur ses lèvres et retourna à la chambre du comte. Ces deux êtres formaient en ce moment le contraste le plus frappant. Victoria, grande et élancée, était forte en proportion. Sa robe de nuit l'enveloppait étroitement, et laissait voir toutes ses belles formes. Ses cheveux, noirs comme le jai, tombaient en désordre sur ses épaules. Zofloya, d'une taille de géant, et costumé d'une manière particulière, semblait encore plus grand aux rayons mobiles de la lampe, et son ombre se projectant sur le mur, le portait à une hauteur beaucoup plus qu'humaine. Une ou deux fois, cette grandeur trompeuse frappa de crainte celle qui n'en connaissait aucune; et sans le sujet dont elle était fortement occupée, elle se serait arrêtée aussitôt; mais son esprit avait bien une autre cause d'attention!

Ils furent à la chambre solitaire.

—Entrez, Zofloya, et approchez du lit.

Le maure obéit.

—Ouvrez ces rideaux, et regardez ce qu'ils cachent.

Le maure tira les rideaux et vit les traits de Bérenza; puis se tournant vers sa veuve, elle crut remarquer en lui la même expression qu'elle avait vue dans son rêve.

—Eh bien, maure, dit-elle, en lui prenant vivement le bras, qu'allez-vous faire dans une extrémité pareille?

Zofloya resta muet.

—Dites donc, est-ce ainsi que vous me préservez du soupçon? voyez-vous ces taches noires et ces traits crispés par l'effet du poison ... que va-t-on dire ... que c'est le poison qui a tué Bérenza.»

»Ceux qui verront le Comte, ne manqueront pas de le croire, répliqua froidement le maure.

»Zofloya, Zofloya!... que voulez-vous dire?»

»Je dis, belle personne, que ceux qui verront le Comte, prononceront aussitôt qu'il est mort empoisonné.»

Victoria se frappa les mains, et demeura muette de consternation. Elle fixait le maure d'un air égaré.

»Victoria, dit-il enfin, si vous voulez de mes services> je vous répèterai ce que je vous ai dit souvent; il faut placer votre confiance absolue en moi, et ne point changer. Retournez dans votre appartement, et soyez sans crainte pour demain.»

»Mais Bérenza?»

»Laissez-moi le soin de votre sureté.»

»Mais ces moyens....»

Le maure fronça son noir sourcil, »j'ai dit; prononça-t-il avec humeur, et en montrant la porte d'un air d'autorité.

Victoria tremblait de tous ses membres en s'en allant; une sorte de crainte horrible à l'aperçu du caractère inexplicable du maure, la tenait tellement, qu'elle n'osait plus le presser: l'œil de cet homme brillait comme des étoiles à travers un nuage, et il la poursuivit jusqu'à ce qu'elle eut fermé sa porte, ce qu'elle fit sur le champ.

Ses doutes, ses espérances, se balançaient; mais la dernière parole du maure la tranquillisait, car il ne l'avait jamais trompée. Cependant l'obscurité de son langage l'étonnait souvent, et cette fois, surtout, il la laissait dans l'incertitude de ce qu'allait devenir le corps du Comte. Enfin, elle passa le reste de la nuit à attendre un résultat douteux.

Ah! que Victoria recevait bien en ce moment le salaire trop juste, dû à un être aussi coupable!

Le jour n'était pas encore avancé, lorsqu'un bruit extraordinaire et une confusion de voix se firent entendre dans le château. Sa conscience l'empêcha d'en demander la cause: presque morte de pour, elle attendit qu'on vint l'instruire de ce qui excitait ce bruit. Une sueur froide découlait de son front, et sa langue était glacée. Enfin, on frappa violemment à sa porte; son sang s'arrêta; une pâleur mortelle la saisit: on frappa plus fort. Plus morte que vive, Victoria se traîna vers la porte pour ouvrir. Plusieurs personnes et domestiques entrèrent chez elle en foule. La terreur la plus grande s'exprimait sur leurs traits, et deux ou trois prononcèrent avec volubilité ces mots: on a enlevé le corps de monseigneur le comte.


CHAPITRE VII.

Cet événement répandit la consternation dans tout le château; et pendant ce tems, Victoria cachait avec soin ce qu'elle en soupçonnait sous une apparence de surprise extrême.—Oh! charmant Zofloya, s'écriait-elle étant seule, tu avais bien raison de dire que ceux qui verraient le corps du comte y reconnaîtraient la cause de sa mort, parce que tu avais décidé que personne ne le verrait jamais. Non, homme aimable, je ne formerai plus le moindre doute sur toi maintenant, ni ne craindrai rien davantage, car cette circonstance me prouve que ta prudence et ta sagesse sont également profondes.

Après s'être ainsi félicitée de se voir dérobée au danger, Victoria réfléchit sur cette disparition soudaine du corps. Où, dans quel lieu avait-il été transporté? sans doute dans quelqu'abîme sans fond, ou un torrent l'avait englouti pour toujours. Elle s'alambiqua l'esprit à ce sujet; mais comme l'essentiel était qu'il fût totalement disparu, elle n'y songea plus, et heureuse de se voir à l'abri du soupçon, elle resta tranquille.

Quelqu'étranges et terribles que soient les choses à l'instant où elles arrivent, l'effet s'en affaiblit avec le tems, et bientôt des circonstances plus rapprochées en tiennent la place. Aussi, plusieurs semaines s'étant passées, tous ceux qui étaient attachés au comte sentirent leur douleur s'amoindrir par degrés. Une tristesse plus calme dura encore un peu, et laissa dans les esprits une certaine idée que quelque jour il y aurait une catastrophe horrible dans le château, et qu'elle serait suivie d'une découverte miraculeuse au sujet de l'enlèvement du corps du comte de Bérenza.

Henriquez était celui que cette mort affectait le plus. Aussi en conserva-t-il une mélancolie noire, que rien, pas même la vue de sa petite amie, ne pouvait dissiper. Le château lui devenait un séjour insupportable, et la présence de Victoria le lui était encore plus. Il pensa à quitter ce séjour, et même l'Italie, pour aller dans quelque climat lointain, où le souvenir de sa peine ne l'assiégerait pas autant qu'il le ferait au lieu où il était.

Cependant, le tems approchait où la tendre Lilla allait se trouver quitte de ses devoirs sacrés; aussi se décida-t-il à rester jusqu'à cette époque; car, en s'éloignant du château, il savait que la décence l'empêcherait d'en faire autant, et qu'elle demeurerait toujours avec Victoria; conséquemment il se fût privé de la voir aussi souvent.

Mais cet attachement profond des deux jeunes gens, quels obstacles allait y mettre Victoria! elle n'avait plus, ainsi qu'elle le pensait, rien à ménager. Elle renouvella donc ses attaques auprès d'Henriquez, qui, toujours également épris, n'avait de soin et de pensée que pour sa Lilla. La beauté délicate de cette jeune personne, son aimable douceur, sa tournure de Sylphide, tout en elle lui semblait incomparable; et, habitué à l'admirer, il ne voyait rien dans les autres femmes qui put être mis en parallèle avec son objet de perfection. Quant à Victoria, sa répugnance pour elle s'accroissait à chaque instant. Sa taille forte, quoique noble, son maintien hardi et son air imposant lui déplaisaient. L'âme sèche, le cœur insensible, et par-dessus tout, une violence de caractère qu'un rien excitait, la lui laissait voir avec une sorte d'horreur. Quelle différence entre ces deux femmes! quand Lilla d'un air timide et doux cherchait à caresser Victoria, Henriquez tremblait que la rudesse de celle-ci ne froissât la délicatesse de son amie, et il les comparait dans leurs embrassemens, à la tendre colombe flattée par le vautour.

Enfin, la veuve de Bérenza parvint à se convaincre que non-seulement elle était indifférente à son frère, mais qu'il la méprisait et la haïssait. Cette découverte amère pensa lui aliéner l'esprit.—Oui, il me déteste, se disait-elle dans ses accès de rage, mais cependant il sera à moi ... un caprice enfantin ne l'en dispensera pas.... Ah! s'il le faut, ma fortune et ma main lui appartiendront ainsi que ma personne; je sacrifierai encore une fois ma liberté pour son bonheur.

Au milieu de ses réflexions, la superbe Victoria se faisait à peine l'idée que Lilla était cause de l'indifférence d'Henriquez. C'est pourquoi elle se décida à avoir une explication avec lui, et pensa à lui faire une proposition qu'elle croyait bien ne pouvoir être refusée. L'occasion la plus proche fut choisie par elle a cet effet.

Tout s'arrangea précisément selon ses vœux; car, ce même soir, Lilla se plaignant d'une indisposition, alla se coucher de bonne heure; et Henriquez, qui n'avait nulle envie de rester avec une femme qu'il ne pouvait souffrir, se leva peu après que l'autre fut partie, puis, saluant sa belle sœur, il touchait la porte.... « Restez, Henriquez, lui cria la femme déboutée, j'ai besoin de vous parler.»

Henriquez s'arrêta.

«Revenez et asseyez-vous, je vous prie.»

«Auriez-vous quelque chose d'assez important à me dire, Signora, pour que cela ne pût se remettre? ou autrement vous me le diriez demain.»

«Je ne puis attendre, et vous demande encore une fois de vous asseoir, Henriquez.»

Le jeune homme fut contraint de reprendre son siège; et aussitôt l'indigne créature se jetta à ses pieds en lui prenant la main.—Henriquez, je vous adore. Voyez cette posture ... je m'en sers pour vous faire l'offre de ma fortune et de ma main ... en un mot, je demande à être votre épouse....»

»Madame, répondit Henriquez, en se dégageant, comme veuve de mon frère, je me dispenserais de répondre ainsi que je le devrais à votre égarement; depuis sa mort, vous m'êtes devenue étrangère; et ce n'est pas ma faute si vous n'avez pas su lire dans mon âme, tout l'éloignement que vous m'inspirez.... Comment osez-vous oublier sitôt un époux qui vous adorait, et tandis que ses cendres fument encore! malheureuse, pouvez-vous bien m'avouer ainsi votre passion criminelle, quand vous savez que je suis pour jamais attaché à une autre!»

Victoria quitta son humble posture; elle n'avait pas cru aller si loin, mais le mouvement de son cœur l'avait emportée ... maintenant, outrée de la réponse d'Henriquez, elle y répondit avec la même irritation.

»C'est assez, homme indigne ... cette froideur insultante, ces reproches amers, eussent été supportés par moi, dont la fierté et la patience sont égales à l'amour; mais vous permettre de me dire sans crainte, que vous en aimez une autre!»

»Dites donc que je l'adore, interrompit Henriquez. Par le ciel! ma Lilla, si vertueuse, n'est pas faite pour demeurer plus long-tems en un lieu que souille le crime. Oh! quelle est votre maladresse de chercher à vous faire aimer par l'adorateur de Lilla!»

Qui pourrait décrire les sensations de la veuve! sa fureur était à l'excès ... elle résolut de tout employer pour se venger, et commandant fortement à ses passions, elle se garda de pousser plus loin l'attaque faite au cœur d'Henriquez; mais que faire? l'expulser du château, ou sacrifier la jeune Lilla à son affront, cette petite créature, que jusqu'alors elle avait crue indigne d'une pensée? Oui, elle ne voyait, que ce moyen d'adoucir l'insensibilité sévère d'Henriquez: il fallait, en attendant qu'elle pût se livrer à tout l'excès de son ressentiment, dissimuler et donner le change sur ce qu'elle éprouvait. Elle se décida promptement, et se couvrant le visage de son mouchoir, elle se laissa tomber sur un canapé en sanglottant vivement.

Cette répliqne, bien différente de ce à quoi Henriquez s'attendait, le surprit et même l'affecta. Il connaissait assez son naturel violent; pour croire qu'elle allait s'emporter contre lui. Il regretta donc la dureté avec laquelle il venait de lui parler; et réfléchissant qu'une faute commise par une femme, à cause de son amour pour lui; méritait au moins quelque chose de plus doux; il hésitait à réparer sa vivacité ... son bon cœur l'emporta, et s'approchant de Victoria, il dit:

«Je sens, madame, que j'ai été trop loin, et vous demande grâce de la brusquerie de mes paroles ... je ne voulais pas, non, je vous assure, je ne croyais pas être aussi sévère ... pardonnez-moi et comptez sur le regret bien sincère que j'ai de mon oubli.»

«O Henriquez! répondit Victoria en redoublant ses larmes, c'est moi seule qui ai tort, et je sens toute l'indiscrétion de ma conduite. L'aveu que j'ai pu laisser échapper de mes lèvres, me couvre de honte ... mon cœur était plein de votre image et il ne m'a pas été possible de me taire plus long-tems ... mais si, noble et généreux comme vous l'êtes, vous daignez oublier ma faute, si vous faites grâce au délire du moment ... je vous en supplie ... (elle se jetta de nouveau à ses pieds) je vous promets de vaincre mon fatal sentiment et d'en conserver un remords éternel.»

Henriquez ne put se défendre de quelque sensibilité, en voyant l'humiliation où se portait cette femme rusée, et la relevant, il la pressa dans ses bras, en l'engageant à se calmer, et à mettre en oubli ce qui venait de se passer.

«Oh! jamais, jamais ma honte ne s'effacera de ma pensée; mais vous me pardonnez, Henriquez; faites plus, jurez-moi que vous ne me mépriserez point. Être aimable et parfait, je saurai vous prouver que si Victoria a pu céder à une faiblesse impardonnable, elle sait réparer ses torts et se les faire pardonner.»

Henriquez l'assura qu'il se défendrait d'en avoir une opinion défavorable; et il ajouta que cette candeur franche et le courage qu'elle mettait à s'accuser avaient déjà plus qu'expié l'imperfection de sa conduite.

Victoria affectant d'être satisfaite et reconnaissante de cette assurance, prit la main d'Henriquez d'un air d'humilité, et l'ayant portée à ses lèvres, elle s'éloigna de lui avec précipitation, comme s'il lui eut été impossible de soutenir plus long-tems sa présence.


CHAPITRE VIII.

Victoria, qui n'avait pas de grands succès de sa démarche, ni de la sensibilité d'Henriquez, courut s'enfermer dans son appartement, pour y fulminer tout à son aise contre le nouvel obstacle qui s'opposait à ses vues; la contrainte qu'elle s'était imposée devant le jeune homme n'étant plus restrainte, elle se livra à des imprécations dignes d'une furie: elle se maudit elle-même, et l'instant qui lui avait donne l'être, et la mère qui l'avait portée. L'orgueil outragé étouffait son cœur, et elle criait vengeance ... vengeance sur l'innocente Lilla! »Oh! tu périras, fille détestée, chétive créature, dit-elle, en s'emparant d'un poignard, et l'agitant d'un air déterminé: oui, j'achèverai ma fureur sur toi, et tu n'auras plus l'audace de rivaliser de bonheur avec celle qui t'abhore.»

»Doucement, signora, dit quelqu'un qui lui arrêta le bras en riant: c'était Zofloya.

»Quoi! vous ici? comment se fait-il ... au surplus, c'est venir bien mal à propos; car, ni votre présence, ni vos paroles, n'auront le pouvoir de me tranquilliser maintenant.»

»Belle dame, je croyais cependant vous apporter quelque consolation.»

»C'est impossible. Henriquez me déteste ... dis, maure, est-il en ta puissance de changer ses sentimens? peux-tu faire que sa haine devienne amour?»

»Je puis tout, si vous voulez croire en moi.»

»Mais tu n'es pas sorcier?»

»Ne saurait-on avoir quelques connaissances en physique, sans être physicien?»

»J'avoue, Zofloya, que vous possédez un grand savoir, reprit-elle plus patiemment; mais il ne peut aller jusqu'à ... non assurément, vous n'avez pas l'art de changer le cœur d'Henriquez, au point de le rendre amoureux de moi, tandis qu'il en aime une autre?»

»Pas, tant que cette autre existera, belle personne.»

»Eh bien, que faire ... dites ... dites donc ...»

»Charmante! délicieuse créature!...

Ces mots furent prononcés avec une emphase qui toucha sensiblement Victoria: l'accent était plaintif et tendre ... il lui arracha des pleurs, et ne sachant plus où elle en était, elle se jeta dans des bras ouverts pour la recevoir, et pleura sur le sein du maure, qui la pressa contre son cœur.

Cette méprise de la dame dura peu; revenant de son délire, elle s'arracha promptement de ses bras, et dit en tremblant:»c'est une chose bien étrange, Zofloya, que vous ayez ainsi le talent de m'appaiser, et de m'entraîner vers vous d'une manière si irrésistible.... En vérité, beau maure, je suis tentée de croire que tu possèdes quelque moyen pour me rendre de la sorte.»

Le maure fit un salut gracieux pour réponse.... En ce moment, réunissant tout ce qu'il avait d'attrayant dans sa personne, il parut quelque chose de plus qu'un mortel aux yeux de Victoria, dont l'orgueil ne put l'empêcher d'en convenir, par les éloges dont elle le combla.

»Maîtresse imcomparable et adorable, dit-il, en posant un genou en terre, et la main sur son coeur, veuillez informer le plus soumis de vos esclaves, de ce que vous désirez de lui; et croyez que son bonheur sera d'accomplir vos souhaits, avec toute la promptitude d'un être qui vous est entièrement dévoué.»

Levez-vous, Zofloya, dit-elle, séduite par cette complaisance entière qu'elle trouvait dans le maure. Levez-vous, et dites-moi ... oui, cher ami, il faut que tu me dises ce que je dois faire de ... de ... Lilla?»

»Cette petite lille se trouve encore là pour gêner votre amour, n'est-ce pas?»

»Eh! mon dieu oui»

»Et vous voudriez vous en défaire?»

»C'est cela même; je voudrais ... qu'elle fût morte.»

»Pas tout-à-fait, signora, il ne faut pas tuer cette pauvre enfant.»

»Eh, pourquoi non?»

»Parce que cela vous ferait accuser; et adieu, alors, à vos espérances: vous oubliez, belle Victoria, que déjà....»

»Chut! à quoi bon cette remarque?»

»C'est qu'il ne faut pas répéter trop souvent des actions semblables signora.»

»Maudit soit le scrupule. Eh bien elle mourra, c'est moi qui vous le dis; et cela sans votre aide.»

Le maure lui lança un regard terrible. »Soit, madame,» et lui tournant le dos, il se retrait majestueusement vers la porte.

»Oh! restez, être indéfinissable et faites-moi grâce encore cette fois.»

»Que voulez-vous donc? vous vous désespérez, quand je vous conseille l'espoir, et ne me croyez jamais.»

»Eh bien, expliquez-vous, et dites-moi.»

»Eh bien, eh bien, la petite Lilla ne mourra point, mais elle sera à votre disposition, et vous pourrez lui infliger telle punition qu'il vous plaira.»

»Une punition! dites des tourmens ... les tourmens les plus horribles, pour tout ce qu'elle m'a fait souffrir, prononça Victoria, l'œil en furie, et le geste menaçant. Mais quand, et comment me la livrerez-vous, Zofloya?»

»Demain, à la pointe du jour, trouvez-vous dans la forêt: vous suivrez le sentier obscur que vous trouverez à votre gauche, et monterez le rocher qui est au-dessus du bois; quand vous serez tout en haut, vous verrez un vallon sous vos pieds; alors asseyez-vous en cet endroit et m'attendez.»

«Je m'y trouverai, bien sûr ... mais Lilla?»

«Elle sera avec moi; ne vous embarrassez pas davantage, Victoria.»

Un plaisir abominable se fit sentir dans l'âme de cette méchante furie: elle comprit à merveille quelles étaient les intentions du maure.

«Zofloya, dit-elle avec vivacité, excellent Zofloya, comment reconnaître tant d'obligeance?» Alors, ôtant de son doigt un brillant d'une immense valeur, elle ajouta: acceptez ceci, et portez-le pour l'amour de moi, mais caché dans votre sein.

Zofloya refusa le présent avec orgueil.—Gardez votre diamant, signora. Les richesses du monde n'ont rien qui me tente. J'élève mes prétentions plus haut.

«Et quelles sont donc vos prétentions, Zofloya?»

«Elles reposent sur vous-même, Victoria!... J'aspire à votre confiance pleine et entière ... à votre affection, madame.»

Victoria traita de pure galanterie les propos du maure et en rit. Zofloya rit également, mais d'un air différent, et fesant un salut en marchant vers la porte, il dit: adieu pour l'instant, très-belle dame; demain, soyez ponctuelle au rendez-vous.»

«Le sommeil n'approchera pas de mes paupières, je vous assure; et à la dernière scintillation des étoiles, je sortirai du château.»

Sitôt que Zofloya fut parti, Victoria éteignit sa lampe, dans la crainte qu'elle ne l'empêchât d'observer la petite pointe du jour: ensuite, ouvrant sa fenêtre, elle s'assit auprès, et regarda d'un front hardi, la majesté des cieux. Elle souffrit patiemment la longueur d'une nuit sans repos. Semblable à l'assassin qui, devenu impassible aux maux physiques, par la férocité de son âme, attend les heures solitaires pour dresser ses embuches au malheureux qu'il a désigné. Pour Victoria, elle guettait l'instant de tomber sur la sienne! elle pensait tout à la fois à sacrifier un enfant, et au bonheur dont elle s'était promis de jouir avec son futur époux. Forcée de convenir à la fin, que les charmes innocens de cet être céleste étaient la barrière qui s'y opposait encore, elle résolut, dans tout l'orgueil de son âme vindicative, de s'en venger, en lui fesant subir tout ce que la malice la plus noire peut inventer.

Pendant que ceci se passait, Henriquez laissé à ses réflexions, repassa en lui-même la conduite de Victoria. Il commença à croire qu'il l'avait traitée avec trop de douceur et de patience. Une augmentation de dégoût s'élèva contre elle dans son âme, et il mettait en parallèle ses aveux honteux et déshonorans avec la modestie de l'orpheline; l'admiration parfaite qu'il avait pour l'une, lui fesait regarder l'autre avec antipathie: il sentait la nécessité d'éloigner sa douce amie d'une femme aussi corrompue, et une sensation délicieuse remplissait son cœur, en songeant qu'il touchait au terme où les scrupules de son amante céderaient à ses désirs, et qu'il pourrait enfin la nommer son épouse chérie. L'année expirait sous très-peu de semaines: il pensa à en saisir la fin pour la célébration de son mariage, après quoi, disant adieu à son pays, aux lieux où il avait vu périr le meilleur comme le plus aimé des frères, il devait aller dans une contrée ou ses malheurs ne vinssent point se retracer à sa mémoire? se fesant ensuite une idée de son avenir, du bonheur d'être l'époux d'une charmante femme, et le père d'aimables enfans, une larme coulait sur sa paupière, en pensant que Bérenza n'existait plus pour admirer ce tableau de la félicité domestique.

Pauvre Henriquez! cette félicité, l'espoir de tes jours, le sujet de tes songes ne se réalisera donc jamais! jamais tes droits à une existence de délices ne te l'assureront; et au contraire une perspective affreuse, épouvantable, va s'ouvrir devant toi!

Victoria était restée près de sa fenêtre, plongée dans la méditation la plus sombre, jusqu'à ce que l'horison commençât à montrer de faibles rayons de lumière entre les nuages etles brouillards que les eaux éloignées dissipaient lentement. Les étoiles s'affaiblissaient, et un vent frais s'élevait de l'est, quand ne songeant qu'au mal, elle quitta son appartement avec précaution, et le cœur lui battant fortement, elle traversa les cours du château sans être aperçue. Elle fut droit à la forêt par une petite porte qui donnait de ce côté, et dont elle tira les verroux. Le chemin que Zofloya lui avait décrit ne lui fut pas difficile à trouver; quoiqu'il fit encore très-peu de jour, et elle le reconnut à un massif d'arbres qui en formait l'entrée. Alors l'allée sombre et montante s'offrit à elle; c'était le chemin du rocher. Cette masse énorme obscurcissait, par son étendue, tout ce qui était au-dessous. Jamais auparavant Victoria, malgré son intrépidité, n'eut tenté d'aller si loin à une pareille heure, mais entièrement confiante dans la bonne foi de Zofloya, et stimulée par son plan de vengeance, elle monta hardiment le rocher.

Le jour s'avançait par degrés, cependant le brouillard empêchait encore d'y voir distinctement. Victoria fit quelques pas, et bientôt elle fut arrêtée par le bruit gémissant d'une cataracte qui tombait à travers les fentes du roc dans un goufre qui était au-dessous. Néanmoins elle s'avança jusqu'à ce qu'elle eut atteint le sommet, tandis que les eaux semblaient redoubler de fureur et de bruit à son approche. Arrivée là, elle s'y arrêta pour attendre qu'on y vit plus clair, et qu'elle put mieux observer ce qui l'entourait. Des masses de brouillard s'élevèrent les unes sur les autres, et leur pointe obscure s'étendant sur l'horison lointain, ne laissait rien voir au-delà.

Les étoiles avaient toutes disparu. On eut dit qu'elles avaient honte de briller devant une femme si criminelle: à leur place s'élevait des nuages qui couvraient la face du ciel. Le vent souillait avec violence à travers les arbres de la forêt, et un murmure sourd partant des cavités du rocher, se répétait d'échos en échos. Si ce spectacle était fait pour inspirer une sorte de crainte religieuse à l'âme qui se serait trouvée en contemplation pieuse de la nature, il devait, par un effet contraire, agiter et frapper d'un sombre désespoir celle qui ne cherchant que le crime, s'enfonçait dans toutes ses horreurs.

Tel était l'état de Victoria!... S'impatientant de la lenteur que le jour mettait à paraître, elle se leva et promena ses regards de tous côtés. A sa droite, les ombres enveloppaient la forêt, qui ne lui paraissait qu'un immeuse vallon, ainsi que Zofloya lui avait dit qu'elle le verrait sous ses pieds; tandis qu'à sa gauche, un cercle d'un bleu sombre faisait découvrir l'océan doré à une distance lointaine, et qui, dans son élévation oblique, semblait se joindre au firmament.

Le rocher sur lequel Victoria était, comme le plus élevé, recevait aussi en premier la lumière; et c'est ce qu'à sa plus grande joie elle reconnut bientôt. Tout commença à se développer autour d'elle, et ses yeux avides cherchaient à distinguer, à travers tout, des choses qui l'intéressaient. Chaque instant qui fuyait était pour son âme sanguinaire un vol fait à sa vengeance. Enfin son cœur bondit de plaisir en voyant ce qu'elle désirait si ardemment. Le maure marchant rapidement par le sentier qu'elle venait de traverser, lui parut toujours d'une taille extraordinaire quoiqu'à une pareille distance. Il portait une créature sans vie dans ses bras, et dont la tête était posée sur son épaule. C'était cette Lilla, si fraîche, si jolie, et qu'une pâleur excessive rendait maintenant l'égale de la mort! Il approcha; et, comme s'il n'eut porté aucun fardeau, monta le rocher avec la promptitude de l'éclair.... Victoria regarda avec une joie féroce l'orpheline infortunée, dont les membres flexibles étaient privés de mouvement. Ses bras, blancs comme neige et nuds jusqu'à l'épaule, (car elle n'était couverte que par un simple vêtement de nuit) pendaient sur le dos du maure. Ses pieds et ses jambes ressemblaient à l'albâtre sculpté, et étaient également nuds. Sa tête tombait insensible, et ses longs cheveux blonds, libres du rézeau qui les avait tenus enveloppés, couvraient en partie son col et ses joues, puis s'élevaient ensuite au gré du vent.

«La précipiterons-nous à l'instant même, demanda Victoria, qui regardait d'un œil jaloux les grâces parfaites de sa victime.

«Non, il n'en sera pas ainsi, mais suivez-moi, madame, dit Zofloya. Alors il descendit brusquement un côté fort rude du rocher. Elle le suivit quoiqu'ayant peine à aller aussi vîte que lui. Tantôt il côtoyait les bords d'un précipice, et tantôt descendait une roche. Enfin il s'arrêta quelques instans dans un vallon étroit, ou plutôt dans la division de deux montages d'une hauteur prodigieuse. Cet endroit se terminaient par un terrein irrégulier et rempli de pierres inégales qui semblait descendre dans un gouffre. Zofloya regarda Victoria, il s'aperçut qu'elle était rendue de fatigue. « Allons, du courage, dit-il, nous n'avons plus un grand chemin à faire.»

Elle feignit d'être contente, et le suivit de nouveau quand il se remit en marche, tant la force de ses passions lui donnait de fermeté désespérée.

Soudain Zofloya s'arrêta; il posa son fardeau inanimé sur une pierre garnie de mousse. Ensuite, d'un air aisé, il en dérangea une d'un volume énorme, qu'on eut dit faire partie du rocher, mais qui n'en était qu'un morceau détaché: une ouverture étroite et profonde se trouva dessous. Le maure reprenant Lilla dans ses bras, entra par cette ouverture en se courbant beaucoup. Victoria le suivit encore, et se vit avec lui dans une caverne immense, et qui ne tirait du jour que par l'endroit où ils étaient entrés.

«Ici, Victoria, votre rivale sera au moins hors d'état de vous porter ombrage; et si le cœur d'Henriquez n'est pas invincible, je ne vois rien maintenant qui puisse empêcher votre bonheur.

»Mais, dit-elle avec horreur, tant que Lilla vivra, n'aurais-je pas à m'inquiéter, et n'est-il pas possible qu'elle se sauve d'ici?»

»Regardez donc, signora, si ne voilà pas de quoi dissiper toutes vos craintes?» En disant ceci, le maure leva une chaîne massive qui était fixée dans le mur, et qui, du fond de la caverne, conduisait à l'entrée.

»Je vais passer cet anneau qui le termine autour du corps de la jeune fille, tandis qu'elle est encore sans connaissance; serez-vous satisfaite après cela?»

»Je crois que oui, Zofloya.» La malheureuse voulait la mort et non la captivité de sa victime.

»Eh bien! pour vous faire plaisir, je vais l'attacher, quoique cela soit inutile, car, quand elle reprendra ses sens, il lui sera impossible de deviner l'état où on l'aura mise. J'ai été la prendre dans son lit, où elle dormait d'un profond sommeil, et en rêvant, sans doute au bonheur de se voir bientôt l'épouse d'Henriquez, je n'ai agi de la sorte que pour m'acquitter de ce que je vous avais promis. La jeune personne se sentant ainsi enlevée, a voulu crier et se débattre, mais un mouchoir que je lui ai appliqué sur la bouche l'a réduite au silence, et bientôt elle s'est évanouie. Elle est restée depuis dans cet état. Comment donc, femme incrédule et craintive, pouvez-vous conserver aucune idée qui vous soit contraire? il n'est pas besoin de faire autre chose que de la laisser ici: elle n'en sortira pas, je vous jure.

«C'est à merveille; mais, malgré tout, il n'y a pas de mal de l'attacher à la chaîne; si ce n'est point une précaution nécessaire, cela lui servira au moins de châtiment.... Allons, bon Zofloya, faites encore ce que je désire, continua-t-elle en mettant la main de sa belle victime dans celle du maure, et sortons bien vîte d'ici avant qu'on puisse s'apercevoir de notre absence.»

Zofloya rit d'un rire amer et méprisant. Il tenait la main de Lilla et la chaîne: il dit avec persiflage, en regardant l'une et l'autre, «pensez-vous, Victoria, que le conseil des dix ait jamais renfermé aucun de ses condamnés dans un endroit plus secret que cette caverne? Cet anneau ... cette chaîne pesante feraient croire que....

A cette mention terrible du conseil des dix, Victoria changea de couleur. «Votre remarque est cruelle et vient bien mal-à-propos, Zofloya. Pourquoi parler de ces choses dans un moment pareil? je vous en prie, attachez cette chaîne et allons nous-en.»

Conservant toujours son air sardonique, le maure obéit. La chaîne fut attachée au corps délicat de la pauvre petite orpheline, et Victoria se hâtant de gagner l'ouverture de la caverne, dit: «Allons, sortons vite, Zofloya.»

Ils allaient partir en laissant la malheureuse enfant étendue sur la terre rocailleuse.... Déjà ils montaient l'ouverture.... Elle ouvrit les yeux! sa situation, frappa ses sens affaiblis. Elle voulut parler, et ne le put. Alors tendant ses mains d'une manière suppliante, elle se traîna sur ses genoux. Le bruit qu'elle fit avec sa chaîne, obligea Victoria à tourner la tête.... Elle vit la trop malheureuse orpheline ... mais ne vit en elle qu'une rivale; et dans l'odieux de son âme, elle lui lança un regard de mépris, et continua son chemin. La pauvre petite qui l'avait reconnue, fit un cri perçant et la nomma.... Victoria n'en fut point émue.... Cet abandon barbare ne toucha point la tigresse!

«Signora, observa le maure, comme ils traversèrent la montagne, je reviendrai à la caverne dans le jour, pour apporter la nourriture de notre prisonnière, et un grand manteau de peau de léopard que j'ai, et qui lui servira tout à-la-fois de lit et de vêtement Mon intention aussi....

»Vous paraissez bien tendre pour cette créature, interrompit aigrement Victoria.»

«Il n'est pas dans nos vues que votre rivale périsse de faim, repliqua froidement le maure. Elle aura tout ce qui sera nécessaire pour la soutenir, car dans le lieu où elle est condamnée à finir ses jours, le chagrin sera une cause suffisante pour y mettre un terme.»

«A la bonne heure. Qu'elle souffre et meure, c'est tout ce que je demande.»

«Viendrez-vous la voir quelquefois, signora?»

«Oui, il est possible que cette petite ennemie de mon bonheur me fasse plaisir à voir dans l'état ou nous la laissons. Cependant, si Henriquez ne devient pas plus aimable, elle n'aura pas a se féliciter de mes visites.»

«Voilà qui est très-bien combiné, signora. Si le signor Henriquez vous garde toujours rigueur, la mémoire de Lilla étant cause de son indifférence, il faudra punir celle-ci. En vérité, signora, j'admire l'inflexibilité d'esprit que vous possédez.... Cette âme altérée de vengeance, et qui ne cède point aux considérations.»

Victoria regarda le maure en face, pour voir si ce qu'il disait ne tenait pas de la plaisanterie, et elle fut contente de reconnaître dans ses yeux éteincelans la cruauté et l'ardeur du mal dont elle-même était remplie.

Le jour était fort avancé, mais le soleil ne faisait paraître aucun de ses rayons ... des nuages s'étendaient par milliers dans l'espace, et venaient se réunir en foule au-dessus de la forêt. Toute la nature gardait un silence morne, comme si l'œil du matin se fut arrêté sur le crime qui s'était commis à son aurore.

Le maure ne parlait pas, et Victoria, perdue dans ses calculs sur la conduite la plus sûre à tenir pour en venir à ses fins, ne cherchait pas à entamer la conversation.

Ils arrivèrent de cette manière à l'endroit le plus ouvert de la forêt, et Zofloya observa qu'il était prudent de se séparer avant que d'être en vue au château. Victoria sentit l'à-propos de l'observation, et alla droit à la petite porte qui donnait près d'une voûte, conduisant au pied de son escalier, tandis que Zofloya tourna ses pas d'un autre côté.


CHAPITRE XI.

Henriquez s'éveilla, après s'être entretenu toute la nuit dans ses songes, de l'aimable créature qu'il comptait bien voir aussitôt son lever. Lilla avait pour habitude de se promener le matin, à l'entrée du bois, dans un endroit très-ouvert et garni de petits buissons d'arbustes de toute espèce. Elle venait là prendre le frais, et y trouvait son ami, ayant un livre à la main, en attendant son arrivée.

Cette fois il l'attendit plus long-tems que de coutume; il marcha avec patience pendant environ une heure, s'imaginant que l'indisposition qu'avait sentie la jeune personne la veille, la retenait un peu plus tard au lit. Cependant la matinée s'avançait, et il devenait improbable que Lilla fût encore couchée; c'est pourquoi il retourna sur ses pas, pour en demander des nouvelles. Il fit venir sa femme de chambre pour savoir si sa maîtresse dormait encore, et alors l'avertir de l'heure qu'il était. Mais de quelle alarme ne fut-il pas saisi, quand cette fille vint lui dire que la jeune signora n'était pas dans sa chambre; que cependant ses vêtemens y étaient, et à la même place où elle les avait posés la veille!

Henriquez, naturellement impétueux, ne fit aucune remarque, mais s'élançant de son siége, il vola à l'appartement de son amie, où, ne la trouvant pas, il en sortit pour courir comme un insensé dans toutes les parties du château, et ... inutilement! Livré à la plus mortelle, inquiétude, et trouvant la porte de la chambre de Victoria ouverte, il y entra brusquement, pour lui demander avec volubilité où était sa Lilla?

La femme artificieuse s'attendait à cette scène. Elle feignit d'être réveillée en sursaut par la bruyante entrée d'Henriquez. Celui-ci s'embarrassant fort peu de l'effet qu'elle produisait, et sachant à peine ce qu'il faisait, courut vers le lit, et prenant sa belle-soeur par le bras, il lui demanda, d'une voix troublée, où était sa bien-aimée. « Madame, ma Lilla est enlevée... Ah! de grâce, dites, dites-moi si vous savez où on l'a conduite.»

«Lilla enlevée! c'est impossible, signor.... Comment voulez-vous que cela soit?... Cependant à votre air on en croirait quelque chose ... mais je ne puis vous rien dire, absolument rien là-dessus.»

«Oh! mon dieu, mon dieu! si je ne retrouve pas mon amie, je suis perdu.... Où est-elle? où est-elle?

«Signor Henriquez, veuillez vous éloigner un moment, que je puisse m'habiller, et je vous assure que nous chercherons aussitôt votre petite amie ... mais calmez-vous, je vous supplie, et croyez que la belle enfant ne peut être loin.»

Henriquez se frappa le front et sortit tout troublé de l'appartement, Victoria sonna ses femmes, et sitôt qu'elle fut habillée, elle alla le retrouver. Elle eut l'air de chercher avec lui, surtout où on pouvait supposer qu'était Lilla. Hélas! Henriquez eut beau l'appeler par tous les noms les plus tendres, l'aimable créature, enchaînée et dans une caverne affreuse, était loin de pouvoir entendre les cris de l'amour.

Ils revinrent dans sa chambre à coucher, et trouvèrent tout à la même place où Henriquez l'avait laissé, ce qui faisait bien voir qu'elle n'y était pas rentrée. Le lit parut dérangé de manière à laisser croire que la violence l'en avait arrachée, car une partie des couvertures tombaient sur le parquet. Les rideaux étaient déchirés, et le réseau avec lequel elle avait couché cette nuit là, était également à terre, comme s'il y fut tombé de force. Sur ce plus grand examen, le désespoir du jeune homme ne connut plus de bornes. Cette idée affreuse lui troublant la tête, et ne pouvant se soutenir, il partit comme un éclair pour la chercher dans la forêt, et même dans les rochers et les montagnes voisines.

Il revint vers le soir avec une fièvre violente, et sans avoir pu trouver le moindre indice de ce qu'était devenue la belle Lilla. A peine avait-il fait la question inutile, en rentrant, pour savoir si on avait eu des nouvelles, que sur la terrible négative, il tomba sans sentiment sur la terre.

Victoria le fit porter dans son lit. La fièvre augmenta et un délire violent le suivit. Dans ses transports, il faisait des efforts inouis pour s'arracher des mains de ceux qui le retenaient; et ses domestiques en pleuraient à chaudes larmes. On désespéra de sa vie pendant trois semaines, et la folie qui le possédait laissait craindre qu'en guérissant il ne revint jamais à un état de parfaite raison.

Pendant ce tems, la pauvre Lilla, cause infortunée de tout ce ravage, continuait de languir dans son horrible prison. Le maure la soignait avec une grande exactitude. Il lui avait porté tout ce qui était nécessaire et commode, ainsi que le superbe manteau de peau de léopard qu'il avait promis, pour la garantir en quelque sorte de la dureté de la terre, sur laquelle elle était forcée d'étendre son corps délicat. Cependant, dans cette situation pitoyable, elle entretenait l'espérance que ses peines (dont elle ne pouvait concevoir la cause) finiraient, et qu'elle serait rendue à la vie et à l'amant qu'elle adorait. Elle essaya quelquefois d'adoucir le maure, et de le questionner pour connaître les motifs du traitement cruel dont on usait à son égard, et qu'au fond elle pouvait bien deviner; mais le maure la regardant d'un air terrible, arrêtait ses paroles. Il lui apportait journellement sa nourriture, mais sans dire un mot. Enfin son air détruisait le peu d'assurance dont Lilla s'armait avant qu'il entrat.

De faibles éclairs de raison, et un mieux assez sensible s'annoncèrent dans le malheureux Henriquez. Pendant sa maladie, Victoria n'avait pas quittée un seul instant son appartement. C'était elle qui lui faisait prendre tous les remèdes que les médecins prescrivaient; et elle s'était fait apporter un lit de repos dans un cabinet près de sa chambre, afin de le veiller plus sûrement. Quand l'état de santé du malade lui permit de reconnaître quelque chose autour de lui, les attentions de Victoria redoublèrent, mais pour déplaire infiniment à celui qui en était l'objet. Ainsi ces soins excessifs, qui prouvaient l'attachement le plus vif, ne faisaient qu'ajouter à la répugnance qu'il sentait à la voir. Une pareille sollicitude lui était plutôt pénible qu'agréable, et les instans où l'infortuné éprouvait plus de soulagement à ses maux, étaient ceux où Victoria s'éloignait de lui; mais elle ne s'apercevait ou ne voulait pas s'apercevoir de cette répugnance. Chaque jour au contraire la rendait plus soigneuse, plus tendre, et elle ne déguisait plus ses émotions avec lui. Henriquez était toujours affecté d'une sombre mélancolie, et continuellement abstrait. Lorsque Victoria s'en approchait, un frisson involontaire le surprenait; et quoiqu'elle se flattât qu'à la fin ses soins lui attireraient un sentiment plus doux, rien n'annonçait le moindre changement dans le jeune homme.

Un soir que cette femme amoureuse était assise dans un petit salon de l'appartement d'Henriquez, et attentive à examiner son air pensif, celui-ci voulant être quelques instans seul pour se livrer tout entier à sa douleur, lui dit tranquillement: « Je ne désire pas, signora, imposer une gêne continuelle à votre amitié, et je vous prie, maintenant que je suis en convalescence, de vous dispenser de vos attentions pour moi, et de prendre quelque récréation qui vous repose l'esprit.»

Victoria, profitant de cette ouverture pour reparler du sujet si cher à son cœur, lui dit du ton d'un tendre reproche: « Cruel Henriquez! est-ce ainsi que vous devriez parler à celle qui ne peut vivre qu'auprès de vous? Epargnez au moins un cœur qui vous aime, qui....»

»Signora! je n'aurais pas dû m'attendre à ce que vous revinssiez sur un sujet ... et en ce moment encore!»

«Eh bien! je ne puis me taire davantage;»et se jetant de nouveau aux pieds d'Henriquez, elle poursuivit ainsi: « Oui, je vous aime, je vous adore, et j'en perds l'esprit. O Henriquez, si vous avez une étincelle de sensibilité, de compassion, ne me repoussez pas, mais ayez pitié d'une malheureuse qui ne peut vaincre sa folle passion!»

Le pauvre persécuté ne savait que répondre cette fois à de tels aveux. La reconnaissance qu'il devait aux soins que Victoria lui avait prodigués pendant sa maladie, lui défendait de la traiter avec la même sévérité dont il avait fait usage à sa première déclaration. Cependant la voir à ses pieds excita de nouveau son humeur, et il n'y eut pas de considération qui put l'obliger à la traiter avec ménagement. Il garda pendant quelques instans un silence pénible, puis s'efforça de la lever de terre; mais sa faiblesse l'en empêchant, il dit:

«De grâce, madame, quittez cette posture. Jusque là il me sera impossible de vous parler.»

Victoria se leva excessivement troublée.

Il y a une chose très-vraie, signora, c'est que l'affliction profonde que m'a infligé le destin, ne sera jamais oubliée. J'ai perdu le seul bien qui m'attachait à la vie: je suis encore à chercher comment a pu m'arriver ce malheur affreux; mais mon cœur déchiré ne guérira pas de ce coup; et quoique je paraisse revenir en santé, je prévois que mes jours ne seront plus longs désormais. Que ceci suffise pour répondre aux avances que vous vous êtes permis de me faire. Mais afin qu'il ne vous reste aucun doute sur mes sentimens, j'ajouterai que les circonstances fussent-elles différentes de ce qu'elles sont, et n'eussai-je point aimé une créature aussi pure, aussi vertueuse que ma Lilla, je n'aurais pu, dans aucun tems, vous payer de retour. Notre façon de penser et de sentir est absolument opposée à tous égards.... Que ce soit un tort de mon coté, je l'ignore ... mais je sens que je me plongerais plutôt un poignard dans le cœur, que d'entretenir pour vous le moindre sentiment de tendresse.»

«Fort bien! s'écria Victoria, d'une voix étouffée. Fort bien, homme ingrat ... vous ne déguisez pas les choses.... Adieu, je ne vous importunerai pas plus long-tems de ma présence. Cependant, avant que de vous quitter, je vous rappelle que votre Lilla, que vous regrettez tant, est perdue pour vous!

Mais sa mémoire vit encore, prononça Henriquez aux abois. Mon cœur saignant en est rempli, femme cruelle, ajouta-t-il avec agonie.» L'effort qu'il venait de faire était trop grand pour son état, et ne pouvant plus se soutenir, il tomba sur le plancher.

Victoria, qui s'en allait, se retourna vîte à cette chûte, et le prenant dans ses bras, elle soutint sa tête sur sa poitrine.

«Homme obstiné, dit-elle avec dépit, tu seras à moi, l'enfer dût-il être mon partage!«

«Laissez-moi, laissez-moi; plutôt mourir à l'instant mêmee, dit Henriquez, qui avait entendu ces paroles; et se sentant pressé par Victoria, il fit un effort pour se dégager, comme s'il eût craint la piqûre d'un serpent, et se jeta d'un autre côté. Victoria ayant peur qu'il ne retombât dans le délire, ne dit plus rien, mais l'aidant malgré lui à se lever, elle le conduisit vers son lit, et le laissa libre.

Fortement irritée de ce qui venait d'avoir lieu, la dame tourna ses pas vers la forêt. Il était tard, et l'obscurité des nuages devenait celle de la nuit, mais cela ne l'empêcha pas de poursuivre son chemin. Le tonnerre roulait sur sa tête, et les éclairs coupaient sa route; mais son urne, pleinement en guerre avec elle-même, ne remarquait pas ce qui se passait dans les élémens; et d'ailleurs les choses qui ne tenaient point à elle particulièrement, avaient rarement le pouvoir de l'affecter.

«Eh que vais-je donc devenir, dit-elle très-haut, en pensant bien que personne n'était à portée de l'entendre. Comment satisfaire ma funeste passion? tout ce que j'ai fait jusqu'ici n'aura-t-il été que peines perdues; et l'objet de mes souhaits, ce but si ardemment désiré m'échapperait-il?... non, non, cela ne sera pas. Pour l'obtenir, je sacrifierais jusqu'à mon salut éternel ... car, je ne puis exister avec sa privation. Ce monde m'est devenu un purgatoire affreux ... ah, Zofloya, pourquoi ne viens-tu pas me seconder de tes avis? surement tu ne peux m'oublier en ce moment, où j'ai le plus besoin de toi ... mais, peut-être n'as-tu plus de moyens à m'offrir....»

Comme elle prononçait ces mots, une douce vibration frappa ses oreilles. Elle écoutait, et ne concevait pas ce qui pouvait rendre des sons si harmonieux. Elle crut reconnaître quelque chose de Zofloya; mais les sons cessèrent, et Zofloya ne parut pas. L'humeur lui fit quitter la place. Elle allait sortir de la forêt avec promptitude, lorsqu'il s'offrit soudain devant elle. «C'est vous; Maure, ah! tant mieux, car je m'impatientais de ne pas vous voir. Mais, pourquoi ne vous ai-je pas rencontré d'abord?»

«Je vous suis depuis quelques minutes, Signora.»

«Eh, que ne parliez-vous?»

«Je vous ai déjà observé que je mettais mes délices à me voir appelé.»

«Mais, pourquoi cette fantaisie?»

«Vous écoutiez quelques sons qui se perdaient dans les airs, et je n'ai pas voulu vous interrompre. A présent, dites-moi, Victoria, comment vont vos amours.»

«Au plus mal; et je crains bien, malheureuse que je suis, de n'en voir jamais la réussite. Henriquez me hait de plus en plus. Ce soir, il vient de me repousser et de me fuir.»

«Et son excuse pour tenir rigueur à la plus aimable de son sexe?»

«Le souvenir imbécile qu'il conserve de sa Lilla. Encore a-t-il ajouté de plus, que quand cette petite créature n'eût jamais existé, ce n'est pas moi qui lui aurais inspiré de l'amour dans aucun tems.»

«Le sot! je vois que pour vous en faire aimer, il faudrait ressembler sa Lilla.»

«Oh! certainement; il faudrait changer ma grande et forte taille contre sa mince structure, mes traits matériels pour sa figure enfantine. Eh bien, je le ferais encore, s'il ne s'agissait que de cela pour obtenir un regard de l'impitoyable Henriquez.»

«Belle Victoria, dit le maure d'un ton caressant, ne parlez pas ainsi contre vos avantages, qui valent tout au moins les siens. Vous avez, sous beaucoup de rapports, une grande supériorité sur la petite Lilla, et vous touchez à la perfection plus qu'aucune autre femme. Il faut que le seigneur Henriquez n'ait pas de goût pour vous voir autrement ... mais il serait facile ... on pourrait prendre un parti....»Le maure n'acheva pas, et Victoria cherchant à pénétrer sa pensée, lui dit: « parlez, parlez Zofloya, si vous avez quelque chose à me dire pour me tirer d'embarras; ne me cachez rien.»

En ce moment, un vif éclat de lumière divisant les cieux, Zofloya dit: «cherchons un abri, signora, car voici un orage qui se prépare.»

«Oh! je me moque bien de l'orage! dites-moi plutôt si vous avez un moyen d'adoucir mon désespoir. »

—Vous ne craignez pas la foudre, signora? ni moi non plus.

Croyez-vous donc fortement qu'Henriquez ne veuille jamais vous payer de retour?

—Je viens de vous le dire, reprit Victoria avec tristesse.

—Et, malgré cela, vous persistez à l'aimer.... Vous le croyez toujours nécessaire à votre bonheur?

S'il fallait y renoncer, je me percerais à l'instant de ce poignard. (Elle toucha le stilet qui tenait à sa ceinture.)

Zofloya garda quelques minutes le silence et reprit de la sorte:

—Si vous pouviez seulement obtenir son amour et des marques non équivoques de sa tendresse, sous la forme trompeuse de Lilla, consentiriez-vous à faire ce qu'il faudrait pour cela?

—Je ne vous entends point; mais je me hâte de vous assurer que rien ne m'arrêtera, s'il s'agit de l'obtenir. Voyons, que faut-il entreprendre encore?

—Il se fait tard, signora; l'orage devient plus violent; me permettez-vous de remettre à demain ce qu'il me reste à vous dire?

—Non, à moins que vous vouliez me voir expirer à vos pieds. Pourriez-vous me laisser ainsi dans l'incertitude?... Au milieu d'un faible espérance que vous venez de me donner! que nous fait l'heure? Ne suis-je pas maîtresse de tous mes instans, et y aurait-il un être qui osât s'occuper de ma conduite? que m'importent l'orage et le tonnerre? Au même instant, des éclairs partant de tous côtés, semblaient embraser la forêt en découvrant le sommet des montagnes.—L'anéantissement de la nature ne saurait m'épouvanter en ce moment où je ne crains que la perte entière de mes espérances.

—Eh bien donc, femme intrépide, je ne vous ferai plus d'observation à cet égard. J'aime et j'adore la force de votre esprit, et cette audace vigoureuse qui brave jusqu'aux élémens. Je vous apprendrai, pour récompense, que je suis possesseur d'un secret ... d'une poudre dont la propriété est ... non de déranger entièrement la raison, mais d'amener un délire passager, qui rend la personne qui l'administre toute autre qu'elle est en effet.... Le fou qui le devient de cette manière, peut avoir son bon sens sur le reste. Cette drogue a le pouvoir singulier de confondre tellement les idées et de tromper, que l'on croît réel ce qu'on désire qui le soit. Ainsi, ceux qui sont fous par amour, s'imaginent voir dans toute autre femme celle qui cause leur délire, et la recherchent comme si elle l'était véritablement.

Vous commencez, signora, à me comprendre, je pense ... c'est là le seul moyen d'en finir avec votre passion ... laissez-moi continuer. Cette poudre, que je vais vous remettre, étant donnée, ce soir par exemple, à Henriquez, dans la potion calmante qu'on lui fait prendre pour la nuit, elle commencera ses effets pendant son sommeil. Il s'éveillera le lendemain, bien persuadé que celle dont il vient de rêver, vit encore, et qu'elle est près de lui. Personne ne s'étonnera de ce nouveau délire, qui sera regardé simplement comme un renouvellement de celui qu'il avait dans sa maladie. Vos gens viendront vous l'annoncer comme une nouvelle attaque, et vous vous rendrez sur-le-champ à sa chambre. A peine y serez vous entrée, que vous prenant pour Lilla, il vous sautera au cou, et vous serrera dans ses bras avec l'ardeur la plus vive, en vous nommant sa bien-aimée ... celle qu'il croyait perdue.

Victoria ne pouvant contenir sa joie, tomba à genoux en s'écriant: «O bonheur! ô délices! instant que j'ai si vivement souhaité! quoi! Henriquez m'aimerait ... je serais pressée dans les bras d'Henriquez!... ô mon ami! je succombe à l'idée d'un pareil bonheur; oh! j'en mourrai de plaisir.»

—Réservez ces transports pour ce moment qui arrivera, je vous le jure, belle dame, et écoutez-moi plus tranquillement. Henriquez pleinement persuadé que vous êtes son amie, sa Lilla, vous donnera les noms les plus tendres: sa mémoire sera tellement dérangée, qu'il ne se souviendra plus du passé, si son mariage a eu lieu, on non. Occupé seulement de vous avoir retrouvée, il vous parlera de son afflixion, et se réjouira de vous tenir dans ses bras. Cette élévation de ses esprits s'augmentera de plus en plus; et il faudra bien vous garder, ainsi que qui que ce soit, de le contrarier en rien. Il ne s'agit pas ici de le lier de nouveau ... au contraire, il faudra se prêter, avec complaisance, à tous ses caprices: faites-lui boire du vin, servez-lui un repas élégant et délicat; charmez-le avec de la musique, et jouez, autant que possible, le rôle de Lilla, comme sa femme. Enfin, ayez l'œil à tout; soyez prudente, et je vous réponds du succès.

Zofloya reprit, pour une dernière fois, la boîte fatale cause de tant de maux. Elle contenait le philtre dont il vantait la propriété, et la remettant à Victoria, il sourit en lui disant de bien profiter des avantages qu'elle en tirerait; et sans autre réflexion, il s'en alla. Comme il s'enfonçait dans le plus épais de la forêt, un éclair très-vif le montra en entier à Victoria.... Elle le vit traversant les arbres, puis escaladant le rocher, puis tout en feu comme il en touchait le sommet.

Trop ivre de joie, en songeant qu'elle allait enfin jouir de ce qu'elle avait tant souhaité, Victoria remarqua peu la retraite du maure. Elle pensait seulement au bonheur exquis qu'il lui avait promis. Le tonnerre roulait envain avec fracas sur sa tête, et la foudre embrasait la forêt, les rochers et les montagnes sans l'intimider. Elle restait ferme à la même place, n'ayant pour défense qu'un cœur palpitant de plaisir à l'idée heureuse de ce qui allait lui arriver.

Enfin, réveillée de son extase, elle prit le parti de retourner au château. Elle ne vit aucune trace de Zofloya en son chemin, et en conclut que par suite de son caractère bizarre et étrange, il avait pris une soirée semblable pour errer dans les montagnes. En arrivant, elle alla droit à l'appartement d'Henriquez, à qui elle fit demander un moment d'entretien. Il n'osa la refuser, et elle entra d'un air humble et abattu, en lui faisant de nouvelles excuses de sa faiblesse, et en le priant de lui pardonner encore cette fois.

Le jeune homme, toujours dupe de ses artifices, la reçut avec une grande politesse. Elle maintint son air contrit en jouissant au fond du cœur, et s'occupa à examiner si rien ne lui manquait. Cela fait, elle demanda si elle pouvait se retirer, et s'il n'avait pas besoin d'autre chose. Henriquez la remercia brièvement, en lui souhaitant une bonne nuit. Victoria s'éloigna avec une feinte modestie; puis, paraissant soudain avoir oublié quelque chose, elle revint sur ses pas pour lui donner la potion calmante qu'il prenait tous les soirs. Elle la prépara loin du lit; et après y avoir mis ce que Zofloya lui avait donné, elle la lui présenta: sa main était peu sûre, en songeant à ce que cette boisson allait produire: cependant le pauvre Henriquez ne s'aperçut de rien, et but autant par complaisance, que pour se débarrasser bien vîte de la vue d'une personne qui lui était odieuse. Cela fait, Victoria prit le verre, et lui disant adieu, elle rentra dans son appartement.

A peine Henriquez avait-il mis la tête sur l'oreiller, qu'il dormit d'un profond sommeil. Son esprit se troubla petit à petit, et sa Lilla fut l'objet de son rêve; il la vit avec toute sa famille et assise à côté de lui; puis ensuite dans la forêt à se promener et à écouter ses douces paroles. Toute la nuit ces images flottèrent dans sa pensée, et le matin, en s'éveillant, il était tellement en délire, qu'il voulait sortir du lit, quoique l'heure dut l'en empêcher.

Sa folie augmenta rapidement. Il crut sortir d'un rêve pénible et qu'il ne venait que de recouvrer ses sens. Incapable de supporter plus long-tems les illusions de sa pensée et l'ardeur brûlante de son sang, il se leva à la hâte et prit le chemin du bois où il s'était promené si souvent avec son amie. Il l'appela par son nom et jusqu'à ce que la respiration et les forces lui manquassent. Trouvant enfin ses recherches vaines, il retourna au château. Victoria qui le guettait, avec une anxiété craintive, entendit tous ses mouvemens. Afin de la mieux tromper, elle portait un voile qui avait appartenu à Lilla, et ceux de ses vêtemens qui pouvaient lui aller. Il lui était facile de voir combien le philtre agissait, mais elle voulut en augmenter l'effet s'il était possible; elle avait quitté son appartement et se tenait dans celui du pauvre patient: bientôt elle l'entendit passer et repasser devant la porte; c'était le moment critique pour Victoria: elle l'ouvrit, et ... à peine eût-elle vu Henriquez, qu'il se jeta au-devant d'elle, et la prenant dans ses bras, il s'écria:

«C'est donc toi, ma bien-aimée...? ô ma Lilla! enfin je t'ai retrouvée: chère amie, combien mon cœur a saigné de ta perte...! parle, parle, ma douce Lilla, dis que tu aimes encore ton ami ... ton époux! mais où t'étais-tu donc cachée?»

Qui pourrait décrire le ravissement de Victoria, à cette preuve de l'extravagance d'Henriquez. Il n'y avait plus là à douter de rien, et elle chercha à entretenir cette illusion étrange. Le regardant avec tendresse, elle lui dit:

«Mon cher Henriquez, calmez-vous; je ne vous ai jamais quitté, je vous jure, depuis notre mariage; mais vous oubliez que, le soir, vous fûtes attaqué d'une maladie subite et mis au lit. Vous avez été dans un état d'insensibilité pendant trois semaines. Vous ne me reconnaissiez même pas dans vos transports, et cependant je ne me suis point absentée de votre chambre, ni jour, ni nuit; mais ne parlons plus de cet état fâcheux. Vous me reconnaissez, cela suffit. Ah! cher ami, j'osai peu espérer, quand je te quittai hier soir, la mort dans l'âme, que cette nuit produirait le bonheur de la guérison!

»Étais-tu avec moi, ma bien-aimée ... oh, oui, je le crois, car je me souviens....» Il passa la main sur son front ...»oui, je me rappelle ... que tu dormais à côté de moi. Je pense même ... ah! mon dieu, que j'étais fou de croire que ... que tu n'étais pas ma Lilla ... mais ... je devrais être puni pour avoir méconnu tes traits charmans.»

»Laissons cela, mon Henriquez ... mon aimable époux, et jouissons de ton retour à la santé, et du bonheur que j'en reçois. Malgré que nous ayons été comme perdus l'un pour l'autre, il faut oublier notre peine, et célébrer notre réunion du mieux possible.»

A ces mots, le pauvre Henriquez, se mit à sauter ... à crier comme un insensé. »C'est vrai, il nous faut faire la noce ... oui, c'est aujourd'hui que nous nous marierons, ma Lilla. Allons, embrasse-moi, donnons une fête, un repas; je veux me réjouir, danser, chanter, et que les échos des montagnes répètent notre joie.»

»Oui, oui, mon ami, je vais tout ordonner pour te plaire, dit Victoria, tremblante de plaisir. Cette solitude va être embellie de ce qui te sera agréable; et nous serons l'univers l'un pour l'autre.»

»Oui, c'est bien parler comme ma Lilla, cela: Oui, c'est elle, je n'en plus douter ... Si nous étions à Venise, ma bonne amies nous donnerions des fêtes ... mais non, il ne faut pas qu'on nous voie ... cette horrible femme ... paix, paix, ma Lilla; viens promener nous deux, ma bonne amie.»

Il passa ses bras autour de Victoria, et dans un transport frénétique, l'entraîna plutôt qu'il ne la conduisit vers la forêt.

Voilà donc Victoria bien heureuse! pouvant tout à loisir, lancer ses regards amoureux sur le jeune homme, sans qu'il le trouvat mauvais, elle jouissait encore du plaisir de se sentir pressée contre son cœur. Que d'actions de grâces ne promettait-elle à Zofloya, et quelle récompense elle lui destinait! donnant ses ordres à tous les gens du château, pour qu'ils se prétassent à la fantaisie du pauvre insensé, comme elle le nommait vis-à-vis deux, elle eut soin ensuite d'en écarter tous ceux dont l'œil malin pouvait observer de trop près ses démarches. Un repas superbe fut préparé, et les vins les plus exquis ornèrent la table. En s'y plaçant, Victoria pressa la main d'Henriquez avec ardeur, tandis que son sang circulait rapidement: le délire du jeune homme en augmenta encore.

Le savant Zofloya, présidant à tout dans la salle du festin, venait de s'asseoir à part, avec sa harpe devant lui, dont il joua plusieurs morceaux au premier signe de Victoria. Les gens s'avançaient de tems à autre, comme pour lui parler; mais il les écartait tous par un air fier et taciturne, d'autant qu'il avait une autorité supérieure dans le château; sa mélodie, toujours ravissante, toujours enchanteresse, conduisait l'âme dans une sphère de voluptés; il ajoutait à l'ivresse d'Henriquez, comme à l'ardeur brûlante de Victoria. Le premier surtout, fut tellement attendri, qu'il en répandît des larmes ... et entièrement plongé dans le ravissement, il quitta son siège, et prit Victoria dans ses bras, pour pleurer de plaisir sur ce sein perfide.

Alors la frénésie le porta à danser. Victoria avec les grâces d'une Therpsicore, saisit légèrement la cadence de Zofloya: Henriquez la dévorait des yeux; puis il dansa à son tour comme un fou, tandis que le maure ne pouvait plus suivre la mesure de ses pas.

Cette espèce de fête dura bien avant dans la soirée: mais Henriquez buvant à ne plus se soutenir, tomba sur son siège, et quoique son délire fut toujours le même, il dit: »Je suis fatigué, ma Lilla, je n'en puis plus ... la tête me tourne ... je voudrais me reposer. Allons nous-en donc, mon amie, retrouver dans d'aimables songes, tous les plaisirs de cette journée.«

Fin du troisième Volume.


ZOFLOYA,

OU

LE MAURE,

HISTOIRE DU XVe. SIÈCLE

Par

CHARLOTTE DACRE

(mieux connue comme Rosa Matilde)

TRADUITE DE L'ANGLAIS,

Par MME. DE VITERNE,

Auteur des traductions de LA SŒUR DE LA MISÉRICORDE
et de L'INCONNU, OU LA GALERIE MYSTÉRIEUSE.

TOME QUATRIÈME.

DE L'IMPRIMERIE DE HOCQUET ET Ce.,
RUE DU FAUBOURG MONTMARTRE, N°. 4.
PARIS,
CHEZ BARBA, LIBRAIRE, PALAIS-ROYAL,
DERRIÈRE LE THÉATRE FRANÇAIS, N°. 51.
1812.

CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.


CHAPITRE PREMIER.

Jamais le soleil ne s'était levé sur un jour plus horrible que celui qui succéda à l'aventure de la veille. Henriquez s'éveilla ... et toute trace de délire étant passée, il regarda à ses côtés ... ô monstruosité! ce n'était point la belle Lilla, sa charmante fiancée, l'épouse de son cœur, mais Victoria, qui ne lui paraissant plus quelle même, empoisonnait ses regards: elle dormait encore, et soupçonnait peu l'horreur qu'elle inspirait; ses cheveux noirs, sortant de sa coëffure de nuit, s'étalaient sur un visage brun et fortement animé ... hélas! tout prouvait à Henriquez sa fatale erreur. Une fureur nouvelle le saisit ... ses yeux sortaient de leur orbite, et il les roulait en véritable maniaque; un cri aigu partit de ses lèvres. Il prononça avec un accent déchirant le nom de Lilla! s'élançant du lit en désespéré, il courut à son épée, qui était suspendue dans un coin de la chambre, et en arrachant le fourreau, il tourna la pointe vers son cœur, et se précipita dessus: comme il était nud, rien ne pouvait arrêter le coup, aussi tomba-t-il à terre, et un ruisseau de sang coula de sa blessure. Victoria s'était éveillée au cri qu'il avait fait, mais elle n'avait pu prévenir l'action; elle le soutint seulement comme il tombait, et partageant sa chûte, elle put presser sa tête contre sa poitrine.

A ce toucher, de fortes convulsions s'emparèrent d'Henriquez; il chercha à retirer sa tête d'entre les mains de son ennemie, et ne pouvant y réussir, ses mouvemens convulsifs devinrent plus forts; il ferma les yeux un instant, puis les rouvrant ensuite, il parut vouloir exprimer ce qu'il ressentait: regardant Victoria, d'un air de joie mortelle, il prononça ces mots: »Furie persécutrice ... c'est ainsi que ... que je t'échappe ... à jamais!» pas un mot de plus ne sortit des lèvres de l'infortuné, ni un soupir de sa poitrine; et, triomphant dans son agonie, il expira!

Voilà donc encore une fois, les visions de bonheur de Victoria évanouies! une rage des plus fortes brûla son âme à cette conviction, et la mit dans l'imposibilité de savoir à quoi elle allait se porter. Elle se tordit les bras, et se serra tellement les mains l'une dans l'autre, que les ongles y étaient empreints: elle s'arracha ensuite les cheveux, et tomba accablée sur le corps d'Henriquez. Enfin sa violence cessa, et un calme de mauvais augure en fut la suite; elle se releva, et s'habilla à la hâte, puis s'emparant de son poignard, elle parut méditer quelqu'action horrible. Elle quitta brusquement la chambre de désespoir et de mort, en ferma soigneusement la porte, et vola encore une fois à la forêt.

Victoria ne pouvait analyser au juste ce qui se passait dans son âme en ce moment; niais elle alla droit au lieu où languissait la malheureuse prisonnière: se sentant une force de démon, elle escalada au plus vite le rocher; la cataracte raisonna de nouveau à ses oreilles, ce qui augmenta la rapidité de ses mouvemens, et elle ne sentit presque point la dureté des cailloux; la montagne ne lui parut qu'une colline, et les précipices ne lui inspirèrent aucune crainte, tant était grande l'exaltation où ses espérances déçues avaient porté son être! enfin elle se trouva au lieu où sa rage aveugle la conduisait. Jusqu'alors elle n'avait pas été voir l'objet de sa haine; indifférente à sa situation, elle n'avait fait aucune demande à Zofloya sur ce sujet; et, oublié jusqu'à cet instant fatal, il fallait un nouveau motif de vengeance pour le lui rappeler. L'âme de Victoria tramait un dessein infernal, pour mettre fin, par une catastrophe subite, aux scènes qui avaient précédé. Ne prenant pas le tems de respirer, elle descendit avec promptitude dans le sentier qui conduisait au cachot de l'orpheline Lilla!

Ce qu'elle vit ne fit qu'irriter sa mortelle humeur, loin de l'adoucir. Etendue sur la terre, l'infortunée paraissait attendre son dernier instant; sa tête était posée sur un bras qui lui servait d'oreiller; elle avait à ses côtés quelques parcelles de nourriture grossière. Victoria s'en approchant avec son poignard, qu'elle tenait d'une main ferme, secoua la chaîne de l'autre, en commandant à Lilla de se lever. La pauvre petite s'efforça d'obéir; le manteau de léopard était jeté sur une de ses épaules, et venait croiser sur le reste de son corps; ses cheveux tombaient autour d'elle dans un désordre lugubre, tandis que de ses deux mains, elle cherchait à voiler son sein, par une pudeur angélique qui ne l'abandonnait jamais. Elle leva ses yeux bleux sur sa persécutrice, dont l'air était sévère et sombre; la charmante petite Lilla offrait bien en ce moment, la miniature de la Vénus de Médicis.

»Maussade, hideuse créature! cria Victoria en furie, prépare-toi à la mort!» Dans cet état d'abandon et de malheur, la beauté sans tache de l'orpheline excitait encore la jalousie de son ennemie.

»Oh! madame, dit l'enfant, d'un ton plaintif, c'est donc vous! c'est vous qui voulez me tuer! je croyais, j'espérais ... mon dieu, ne me regardez pas ainsi ... j'espérais que vous veniez me donner la liberté.»

»Oui, misérable, je vais te la donner, la liberté. Regarde ... (elle secouait la chaîne vivement)... je te la donne ... mais par la mort....»

O ciel! Victoria, en quoi donc vous ai-je offensée pour que vous me haïssiez autant? songez que je ne suis qu'une pauvre orpheline qui ne vous a jamais fait de mal.» «Paix, chétive créature; il t'appartient bien de parler ainsi. Saches donc que tu m'as déjà fait plus de mal que tu ne vaux. Allons, suis-moi.»

«Je ne puis marcher ... il m'est impossible de vous suivre, répondit en sanglottant la pauvre Lilla.»

«Eh bien, je vais t'aider, dit Victoria, en la saisissant par le bras, et l'enlevant durement de terre. Alors, elle l'entraîna par l'ouverture de sa prison, sans égard pour ses pieds meurtris par la dureté des pierres sur lesquelles elle marchait; mais la pauvre victime ne pouvant plus aller, tomba à ses pieds.

«Maintenant, regarde, dit la cruelle femme!... Un abîme était devant elle, et un torrent, fuyant à travers les cavités immenses de la montagne, s'y précipitait avec fureur. Vois-tu, belle séductrice, adorable Lilla, que rien au monde ne pouvait arracher du cœur d'Henriquez, devine-tu le sort qui t'attend?»

«Oh! grâce, grâce, je vous en prie, Madame, dit Lilla en s'attachant étroitement à Victoria. Oh! je vous en supplie, ne me tuez pas. Rappelez-vous que nous avons été amies, compagnes. Je vous aimais, Victoria! je vous croyais si bonne!... mais à présent je vous crois l'esprit égaré, et je vous aime encore ... chère, chère Victoria, revenez à vous. Si belle, si spirituelle ... non, vous ne sauriez assassiner une pauvre fille abandonnée du monde entier ... non, non, cela n'est pas dans votre cœur sensible.»

«Ton babil ne m'appaisera pas, te dis-je. N'as-tu pas été aimée exclusivement d'Henriquez?»

«Henriquez!... ah! oui, il me semblait ... mais ... mais où est-il maintenant, Victoria?»

«Il est mort! mort, dit-elle avec un rire d'enfer. Allons, prépare-toi à le suivre.»

«Mort! ah! femme cruelle, c'est toi, sans doute, qui l'as assassiné.»

«C'est plutôt toi, misérable, c'est ta frivole image qui a plongé une épée dans son sein. Cesse donc de parler, ou, par le ciel, je te précipite au bas de ce rocher.»

«O! Henriquez! tu n'existes donc plus!... cela est; car, vivant, tu n'aurais pas cessé un instant de chercher ta Lilla, et le ciel eût permis que tu découvrisses l'horrible caverne ou l'on ma renfermée. Eh bien, il n'est plus de bonheur pour moi qu'en quittant la vie.»

«En ce cas, meurs donc vite, dit Victoria en cherchant à se dégager de Lilla; qui la serrait avec toute la force que donne le désespoir.»

«Oh! chère, chère Victoria ... une mort si affreuse m'épouvante ... s'il faut que je meure ... que ce soit de la même mort qu'Henriquez ... plonge ton stilet dans mon sein.»

«C'est ce que je veux faire, cria l'enragée, et te précipiter ensuite.» Elle leva son poignard pour en percer l'orpheline, mais, n'étant pas à son aise, elle n'atteignit que l'épaule, et le sang qui en sortit rendit ses cheveux blonds d'un rouge brillant.

Le courage de la malheureuse Lilla l'abandonnait ... la mort qu'elle venait de demander fesait frémir son âme innocente. Voyant que Victoria était décidée à lui ôter la vie, la nature la porta à faire un dernier effort pour se sauver ... un autre coup de poignard la fit tomber sur ses genoux, où elle implora miséricorde. Puis, oubliant ses blessures et sa faiblesse, elle essaya d'échapper à sa barbare ennemie.

Excitée davantage par cette tentative légère de se soustraire à sa vengeance, Victoria poursuivit sa victime. Elle l'eut bientôt gagnée de vîtesse, et Lilla, voyant que tout espoir était perdu pour elle, s'élança après un vieux chêne dont les branches énormes s'étendaient par degrés sur un précipice. Elle y enlaça ses bras déchirés. Et son corps à peine soutenu par cet appui fragile, se balançait en attendant sa chûte.

Victoria regarda ce spectacle d'un œil furieux. Elle chercha à secouer les branches de l'arbre, afin de faire tomber Lilla. Tremblante à sa menace terrible, la malheureuse fille quitta soudain son appui, et chercha un autre refuge dans le roc. Mais elle était mille fois trop faible pour résister à son adversaire. Elle tomba encore sur ses genoux; elle regarda, en implorant sa grâce, celle dont elle venait de recevoir des blessures dont le sang coulait abondamment. «Barbare Victoria, vois-moi donc avec compassion. Mon sang ne saurait-il t'appaiser, non plus que mes douleurs? ah! j'étais loin de penser, quand tu m'invitas, dans mon abandon, à demeurer avec toi, que ce serait pour me faire subir une pareille destinée. Souviens-toi donc, Victoria ... oh! je t'en prie, aies pitié de moi, et je prierai Dieu de te pardonner le passé!»

La seule réponse de Victoria fut un rire féroce, et elle leva encore une fois son poignard.

«C'est donc décidé? ô ciel! eh bien, prends ma vie, Victoria, mais prends-la d'un seul coup. Tue-moi du même poignard qui a tué mon Henriquez, parce qu'il m'aimait plus que toi.

Le feu sortit des yeux de Victoria, à cette observation; et n'étant plus maîtresse de sa violence, elle prit Lilla par les cheveux, et la renversa à terre; alors elle lui donna mille coups de poignard, partout où elle pût frapper. Lilla expirait ... l'exécrable furie, redoubla ses coups, et après en avoir couvert son beau corps, elle le poussa du pied, pour le jeter dans l'abîme; le cadavre roula de pointe en pointe, et jusqu'à ce qu'il disparut à la vue de Victoria, qui le suivait de l'œil. Bientôt un bruit sourd frappa son oreille ravie, en l'informant que Lilla était dans son tombeau; mais cette joie cruelle n'était qu'un délire, une confusion dont le repos était bien loin! une certaine frénésie s'empara d'elle, et la fit courir en insensée, sans savoir où elle allait; quoique rendue de fatigue, elle n'osait demeurer dans ces sombres solitudes, et craignait même de tourner la tête, pensant que l'ombre de Lilla la poursuivait. Elle la voyait encore rouler dans le précipice ... elle entendait ses gémissemens ... ses beaux cheveux teints de sang, ses membres déchirés étaient devant elle ... et le cri, grâce, grâce, raisonnait autour d'elle, comme si mille échos l'eussent répété. Voilà ce que Victoria retirait de l'atrocité monstreuse à laquelle elle venait de se livrer.

Enfin elle sortit des rochers, et descendit le sentier: arrivée au bas, le premier objet qu'elle rencontra fut le maure, qui parut devant elle, comme s'il l'eut attendue.

»Victoria, dit-il, d'une voix moins douce que de coutume, et en fronçant le sourcil, vous vous êtes trop précipitée, et cette dernière action hâtera votre destin. Pourquoi avoir assassiné une pauvre orpheline? vous vous en repentirez ... gardez-vous maintenant de rentrer au château, car le malheur vous y attend.»

»Qui t'a dit, maure, que j'aye assassiné Lilla? demanda Victoria avec hauteur. Eh bien, si je l'ai fait, cela ne te regarde pas, et j'en répondrai ... allons retire-toi, que j'aille au château ... ce lieu m'appartient, j'espère.»

»A votre aise, dit Zofloya. Courez après un sort que vous pouvez encore éviter.»

»C'est mon affaire, répondit Victoria, et je veux passer.»

»Passe, passe, pauvre femme ... mais souviens-toi que, sans ma permission, tu ne saurais même respirer!»

Victoria fut indignée de ce ton que prenait le maure, et lui tournant le dos, elle poursuivit son chemin. Son esprit en fermentation, ne pouvait plus éprouver de contrainte ... elle entrait au château, quand Zofloya passa tout-à-coup devant elle; cependant elle ne l'avait pas vu aller, et au contraire, il était resté quelque tems à la place où elle l'avait laissé. Cette circonstance lui causa bien un peu de surprise, mais, occupée d'autres objets, elle ne s'en inquiéta pas davantage.

Son premier soin fut d'aller à la chambre d'Henriquez; tout était comme elle l'avait laissé, et le corps noyait dans son sang: on n'avait donc point forcé la porte, selon que Zofloya le lui avait donné à entendre; aussi se moqua-t-elle de ses prédictions. Elle referma la chambre sans dire à qui que ce fut qu'Henriquez était mort. Comme il était encore de bonne heure, Victoria tenta de se mettre au lit, pour dissiper par un peu de sommeil, le chaos terrible de son âme: elle s'enferma; et la lassitude l'emportant sur ses réflexions, elle ne tarda pas à s'endormir.

Cependant son sommeil ne fut pas profond, et ressemblait plutôt à un engourdissement qu'à un véritable repos; on eut dit même qu'elle veillait, car ses yeux étaient à demi-ouverts. Des choses étranges passaient devant elle, et ne pouvant tout-à-fait croire à l'illusion, il lui sembla qu'un renouvellement de cochemars la tenait éveillée, sans qu'elle put faire le moindre mouvement pour se débarrasser des horreurs qu'il lui laissait voir ... un bruit de sonnettes la frappa; elle se crut transportée dans un appartement isolé du château, et qui n'avait pas été ouvert depuis la mort de Bérenza. Il y avait dans une chambre, un grand coffre de fer qu'elle se souvint d'y avoir vu: soudain les portes furent ouvertes, et plusieurs des gens du château entrèrent ayant à leur tête le vieil Antoine, domestique de confiance du Comte. Il s'avança, l'air égaré et plein de terreur: il appela quelques-uns de ses camarades pour ouvrir la caisse ... ce qui ne fut pas plutôt fait, qu'un cri d'épouvante partit de toutes les bouches ... on put voir ... et on reconnut la cause véritable de la mort de Bérenza!

A cette découverte, il se tournèrent tous avec fureur contre Victoria, en paraissant vouloir l'exterminer.—Zofloya parut, et la foule se dissipa. Alors elle s'éveilla tout-à-fait, et des gouttes de sueur froide découlèrent de son front.

En ce moment elle apperçut le maure au pied de son lit; son aspect était sombre et terrible: ses regards lançaient des éclairs. Victoria était tentée de se croire encore endormie; elle regarda comme une personne en délire, et sans y voir, tant son âme était troublée. Elle allait se lever.... Zofloya l'arrêta en disant: une minute, madame. Ce matin vous avez dédaigné mes avis, en voulant passer outre, cependant cela ne m'empêche pas de m'intéresser à votre danger. Déjà vos passions violentes vous ont conduite au-delà des bornes de la prudence, et ont hâté votre perte, la honte vous attend en ce moment. Ecoutez ce que je vais vous dire. Vous venez de faire un rêve qui n'est que l'image de la réalité. Pendant le peu de tems que vous avez dormi, il s'est passé des choses étranges dans le château. Vos gens s'étant levé plus tard que de coutume, ne s'étaient encore aperçu de rien; mais Antonio venait de voir en songe une chose faite pour le remplir de terreur; il a sonné; quelques domestiques sont accourus à sa chambre, et il leur a raconté ce qui venait de l'agiter pendant son sommeil. Cette classe d'hommes se porte facilement à la superstition; en conséquence, ils se sont décidés à aller à la chambre solitaire, où ils sont encore. Là est un coffre ... qui contient le comte de Bérenza!»

—Oh! Zofloya, Zofloya, est-ce ainsi que tu me témoignes ton amitié, et ne m'avais-tu pas promis que tu me préserverais du soupçon et du malheur?

—Je ne vous ai pas dit que ce serait pour toujours. Je n'ai point un empire éternel sur le corps du comte ... de plus, ce sont vos propres fautes ... votre impatience, qui ont tout perdu.

—Oh! je ne m'attendais pas à cette restriction, dit Victoria. Cependant, j'en suis sûre, il t'est possible de me préserver du danger qui, je ne le crains que trop me menace. Depuis que je te connais, Zofloya, j'ai dû m'apercevoir que tu possédais des connaissances infinies; ta science est supérieure à celle de tous les hommes; et soit par étude, ou par un don particulier de la nature, rien ne t'est impossible. Le livre des destinées est ouvert devant toi; tu prédis les événemens et sais les prévenir. Sauve-moi donc ... sauve-moi, je te prie, de la honte que tu dis m'attendra, ou bien je ne pourrai plus me féliciter d'avoir cru à tes promesses.

L'œil terrible du maure était en feu en regardant Victoria.—il n'est pas tems encore, dit-il fièrement, de revenir sur le passé, ou de faire des observations inutiles. Si vous vous repentez de la confiance que vous avez mise en moi, agissez donc en ce moment sans mon secours ... allez recevoir votre supplice entre les pilliers de St.-Marc ... je vous y verrai peut-être ... adieu! mais souvenez-vous qu'il n'y a pas d'espoir de vous soustraire au sort qui vous attend.

—O homme bisarre et indéfinissable! tout de vous ne sert qu'à me confondre. Vos paroles, vos regards n'ont rien que de terrible et de menaçant. (le maure s'éloignait) Mais ne vous en allez pas, de grâce ... ne m'abandonnez pas dans cette crise, cruel Zofloya.

Il revint auprès du lit. Son air parut moins altier, et il sourit même avec assez de douceur.—Eh bien, dit-il, voilà que vous me suppliez encore une fois, mais prenez garde, Victoria, de ne plus m'irriter davantage: ce serait impolitique de votre part; la haîne éternelle que je porte aux humains retomberait sur vous, et ... mais ne parlons plus de cela. Le soupçon commence à s'élever contre vous, signora, il faut se hâter ... et comment s'y soustraire? L'inquisition va bientôt vous attirer devant son tribunal: une confusion des plus grandes suivra la dénonciation faite contre vous. Déjà on s'apprête à forcer la chambre du seigneur Henriquez, et ce qu'on y va découvrir suffit pour vous perdre. Le corps est sur le plancher et baigné dans son sang.... Votre voile et une partie des vêtemens que vous portiez hier y sont encore: ainsi toutes les preuves d'un crime seront évidentes. Sachez encore que, pour vous surprendre dans la sécurité où ils vous croient, les gens ne vous diront rien de leurs découvertes; ils vous surveilleront seulement, tandis que deux sont détachés à Venise, afin d'instruire les magistrats de ce qui se passe ici. Il n'est pas nécessaire, je crois, de vous en dire davantage ... une infamie publique ... une ...

—Oh! épargne-moi, Zofloya, je t'en conjure. Cette destinée est horrible et m'accable de frayeur.... Cependant si Henriquez vivait encore, qu'il eût pu m'aimer, je regarderais le reste avec indifférence. Ah! Zofloya, tu m'avais promis le bonheur, et....

—Prenez garde, madame! je me suis acquité exactement des promesses que je vous ai faites: j'avais juré que le signor Henriquez serait à vous et qu'il vous presserait volontairement contre son cœur ... j'avais juré son amour ... mais je ne vous avais pas dit que sa méprise durerait éternellement, ni ne m'étais rendu responsable des conséquences qui pourraient en résulter.

Victoria voulait répliquer, mais la terreur avait glacé ses lèvres. Il lui passa une idée dans l'esprit, elle fut rapide ... amère. Combien avait été court un instant de plaisir procuré par Zofloya, et que le mal qui lui succédait était affreux! une ombre de bonheur avait paru, et des dangers épouvantables en devenaient Je résultat!

Le maure lisait dans les pensées de la malheureuse Victoria; une nouvelle teinte d'humeur passa sur ses traits et il dit:—Si vous hésitez sur la conduite qu'il vous reste à tenir pour le moment, je vous laisse libre d'en agir comme il vous plaira.

Victoria joignit les mains. Elle ne sentait que trop ce qui lui allait arriver.... Mais la fierté du maure, ses reproches hautains.... En vérité, cette femme criminelle expiait déjà bien une partie du mal qu'elle avait fait.

«Décidez-vous vite, Victoria! lui cria-t-il avec une augmentation de sévérité.—Oui, oui, oui ... je m'en repose sur vous ... je m'abandonne à vous. Sauvez-moi des horreurs que je crains; sauvez-moi de tout, Zofloya, ajouta-t-elle, la tête perdue, et que ce soit pour jamais!

—Allons, je m'y engage: je vais vous soustraire à ce qui vous attend, mais il faut vous décider à fuir.

—A fuir! quoi, je quitterais tout?...

—Oui, car je ne saurais détourner le cour, des événemens dans lesquels je n'ai point de pouvoir; je ne puis influencer la justice, Victoria, ni prévenir ce qui est indépendant de moi. Quelque grand que semble mon savoir, croyez bien que tout en profitant des circonstances et des choses, il est hors de moi de rien déranger de ce qui est écrit dans le livre du destin.

—Et où donc fuir? demanda-t-elle d'un air abstrait.

Reposez-vous sur ma prudence a ce sujet. Encore quelques mots, et je vous laisse. On n'a point ouvert la chambre d'Henriquez; vous pouvez donc dormir pendant quelques heures, tandis que j'éloignerai les gens de leur dessein sous un prétexte quelconque. Ainsi livrez-vous sans trouble au sommeil; je vous garantis de tout. Quand cette demeure deviendra le siège du désordre et de la confusion, que l'inquisition sera instruite de ce qui a eu lieu, et que les malédictions et l'exécration pleuvront sur vous, vous serez loin de votre château, loin de Venise!»

Comme Zofloya finissait ces mots, il fit un léger salut et s'éloigna avec la rapidité d'une ombre.

La matinée commençait à être avancée. Victoria n'osant paraître, s'enferma tout-à-fait dans sa chambre, sans songer ni à la faim ni à la soif. Voulant se retracer les événemens de sa vie odieuse, elle chercha à en calculer les causes et les progrès; mais la tentative fut vaine; un profond engourdissement s'empara de ses sens; elle chercha à s'en défendre, malgré la recommandation de Zofloya, et le sommeil fut le plus fort. Quelque chose d'horrible glaça ses membres, et elle céda, malgré tout autre désir, à la magie puissante à laquelle elle était soumise.


CHAPITRE II.

L'obscurité la plus profonde enveloppait Victoria quand elle ouvrit les yeux; elle se trouva couchée sur la terre. Le tonnerre grondait, et des traits de lumière découvraient la majesté des objets d'alentour. Des montagnes immenses étaient assises les unes sur les autres, et semblaient placées là pour la dérober au monde entier. En examinant cette étrange enceinte, couverte de nuages seulement, l'imagination, repoussée dans ses conceptions, n'avait plus d'essor pour rien pénétrer. Des rochers énormes effrayaient par leur masse, et les précipices qui se trouvaient a leur base, recevaient l'eau qui, du sommet, tombait de cascade en cascade, pour se perdre ensuite dans des gouffres qu'on eût pris pour l'entrée du Pandimonium (enfer de Milton). Tel était le spectacle que les éclairs découvraient à Victoria. Au milieu de ces belles horreurs était le maure colossal, les bras croisés sur la poitrine, et l'air majestueux. Il était là dans sa sphère, les lieux simples ne pouvant convenir à un homme à qui il fallait toutes choses extraordinaires; aussi, l'endroit où il était n'offrait que des merveilles: la terre tremblait sous la fermeté de ses pas; on l'eût cru souverain de cette partie cachée de la nature; rien ne pouvait l'y éclipser, ni lui commander; mais aussi, rien de doux, de gracieux n'embellissait ces sîtes agrestes seulement faits pour des êtres audacieux et indépendans comme ceux qui s'y trouvaient alors.

Victoria regarda le maure; à chaque trait de feu qui partait du firmament, il avait un air de satisfaction qu'elle ne lui avait point encore vu; et il lui parut beau au-delà de l'expression. Pour la première fois un sentiment de tendresse se confondit avec son admiration. Quelle bisarrerie étrange! Cette Victoria si vaine, si fière au milieu de ses terreurs, au milieu du danger où elle se savait, trouve doux et précieux d'inspirer un intérêt si soutenu à un homme que rien au monde ne pouvait l'empêcher de reconnaître comme au-dessus de tous, pour son rare mérite et son savoir inapréciable.

Le maure, comme s'il eût deviné ce qui se passait dans son âme, s'en approcha avec la plus grande douceur, et l'aida à se lever. Tremblante, agitée par mille sentimens confus; et étonnée de tout ce qu'elle voyait, elle se laissa presser dans les bras de Zofloya.

«Mais, dites-moi, mon ami, où sommes-nous donc, et qui peut m'avoir transportée ici?»

«Vous ne savez pas, belle dame, que nous sommes dans les Alpes, frontières d'Italie? il doit peu vous embarrasser de savoir comment vous y êtes venue; sachez seulement que nous voilà en parfaite sûreté.»

«Mais, je ne me souviens pas d'avoir voyagé. Je sais bien que, m'étant venu chercher le soir dans mon appartement, vous m'avez conduit à travers les bois, et fait reposer dans une grotte, mais ... que serais-je devenue depuis?... c'était le soir, et il fait nuit encore.»

«Votre observation est juste; nous sommes partis de nuit, et il est encore nuit, ce qui doit vous convaincre que nous avons fait tout ce chemin en vingt-quatre heures.»

«Comment cela est-il possible? aurais-je donc perdu l'esprit pendant tout ce tems, ou bien un sommeil forcé m'aurait-il ravi la connaissance ainsi que le mouvement? ô! Zofloya, quel pouvoir avez-vous donc? combien il est incompréhensible, et me fait sentir que je suis entièrement sous vos loix.»

Victoria soupira profondément en prononçant ces mots, et laissant tomber sa tête, elle parut plongée dans les réflexions les plus sombres.

Zofloya lui serra tendrement la main. «Pourquoi ces réflexions et ces remarques, belle Victoria? ne vous croyez-vous pas avec un ami qui vous est entièrement attaché? il devait vous arracher à la honte et aux horreurs qui vous attendaient. Les moyens ordinaires n'auraient pas suffi pour vous tirer de ce mauvais pas. La chose pressait, et demandait la plus grande célérité ... pourquoi donc regretteriez-vous qu'un pouvoir supérieur eût été employé pour vous délivrer.»

Un grand coup de tonnerre coupa cette phrase, et les échos des rochers répétèrent ce bruit terrible. La foudre étincelait en flammes longues et tremblantes. Victoria, tout esprit fort qu'elle était, ne put s'empêcher de frémir, car jamais elle n'avait été témoin des phénomènes de la nature, dans un orage au milieu des Alpes. Elle se serra plus près du maure, qui, passant ses bras autour de son corps, la pressa contre son cœur.

Victoria se crut rassurée ... elle n'avait plus ni parens, ni amis, ni protecteur sur la terre, que celui sur qui elle s'appuyait avec crainte ... un effet magique l'y retenait ... cependant, honteuse (car, Victoria avait encore de l'orgueil) de paraître aussi dépendante de cet homme, elle en rougit. Se rappelant qu'au bout du compte ce n'était qu'un esclave, connu pour tel dans l'origine de sa liaison avec lui, elle voulut, mais ne put reprendre le ton de hauteur qu'une fierté plus grande lui avait fait perdre. Et puis, sitôt qu'elle le regardait, (enveloppé par intervalles de la foudre qui ne le touchait point) sa beauté, sa grâce lui faisaient oublier bien vite son infériorité, et ses sens ravis se refusaient à le voir autre chose qu'un être d'un ordre supérieur à tous les mortels.

Pendant qu'ils étaient ainsi dans le milieu de ces épouvantables solitudes, et qu'ils gardaient ce silence solemnel qu'impose ordinairement la force de l'orage, qui ne s'arrêtait que pour recommencer avec plus de violence, le son de voix humaines vint frapper leurs oreilles. Il parut des lumières à travers les fentes des rochers, qui semblaient des météores au milieu des nuages: ils reconnurent que c'était des torches portées par plusieurs hommes. Quand ces hommes furent plus près, leurs habits, leurs armes et leur air déterminé les annoncèrent pour des condottiéri, ou brigands.

Zofloya se baissa et dit à Victoria: «Ne craignez rien, nous allons être entourés de ces troupes qui infestent les montagnes, particulièrement le Mont-Cénis, où nous sommes maintenant; mais, n'ayez pas peur, il ne vous arrivera aucun mal; au contraire, ce seront eux qui nous procureront un abri, et tout ce qui nous sera nécessaire.»

Victoria ne répondit rien, car il se forma au même instant, un cercle autour d'eux, d'une vingtaine d'hommes armés; et elle put voir, aux lumières qu'ils portaient, des figures de scélérats, ressemblant à peine à des êtres humains. Un d'eux s'avançant le poignard levé, dit:

»Que faites-vous ici, vous autres, pendant ce diable d'orage? d'où venez-vous, et où allez-vous? voyons, avez-vous de l'or, des bijoux? il faut nous les donner sur-le-champ, sinon vous êtes morts.»

«D'où nous venons et où nous allons doit peu vous importer, répondit Zofloya. Quant aux richesses que nous possédons, elles sont peu faites pour exciter votre envie; mais il est essentiel, absolument essentiel que nous parlions à votre chef. Veuillez donc nous y conduire à l'instant.»

Aucun de la bande ne répondit, et Zofloya reprit de la sorte: «Vous voyez que nous sommes sans armes; c'est pourquoi vous n'avez rien à craindre de nous, ainsi, accordez-moi ma demande. Nous ne sommes pas des espions, ni n'avons d'intentions malfaisantes.» En parlant de cet air d'autorité, Zofloya fit signe qu'on le conduisît sans en demander davantage. On le comprit aisément, et le cercle s'ouvrant, celui qui avait parlé fit un léger salut au maure, qui lui en imposait par son ton, et marcha en avant pour le mener vers le capitaine.

Zofloya tint toujours sa compagne d'une main; il prit de l'autre un flambeau qui lui fut présenté: il marcha hardiment au milieu de cette troupe; sa tête, ornée de son superbe plumet, dominait sur tous, comme le peuplier qui s'élève orgueilleusement au-dessus des arbres de son voisinage.

Quel être étonnant, pensa Victoria! il n'est pas jusqu'à ces bandits féroces, qui ne montrent de la soumission au pouvoir magique de sa voix.

Ils montèrent le côté droit de la montagne, puis descendirent ensuite un défilé étroit et dangereux. Les voleurs passèrent sur le bord des précipices et sur les pierres glissantes des rochers, avec une facilité qui tenait de l'habitude qu'ils avaient à les franchir. Enfin un creux profond se présenta; ils le descendirent presque perpendiculairement et furent dans la vallée pierreuse qui était au-dessous. Un morceau du rocher s'avançait et semblait soutenu par la colonne d'air; il s'étendait jusqu'à la montagne voisine, en formant de cette sorte une espèce d'angard. En entrant sous cette voûte, on y vit une ouverture étroite par où les brigands passèrent les uns après les autres: vint le tour de Victoria d'entrer dans cette sombre caverne, auquel le sommet servait de portique périlleux. Son cœur s'affaiblit et ses craintes augmentèrent.

Cependant, forcée de marcher, car ceux qui étaient derrière la pressaient, elle prit son parti en songeant qu'elle était avec Zofloya. Le passage devint plus spacieux à mesure qu'on avançait; mais en tournant et retournant dans ce labyrinthe sans fin, tandis que d'autres ouvertures s'offraient sur leur passage, la plupart, séparées par une arche, ils se trouvèrent dans un espace fort large. Les murs de cette sombre caverne étaient glaireux et rendaient des couleurs variées, semblables à l'arc-en-ciel, quand on passait devant avec les lumières. Le faîte en était soutenu par des pilliers de pierres brutes, arrangés grossièrement en colonades. Victoria examina ce lieu qui lui rappela celui où elle avait enfermé sans pitié l'infortunée Lilla, ce qui lui donnait raison de trembler pour elle-même.

Un des brigands s'approchant d'une certaine partie de la caverne, frappa trois grands coups contre le mur avec son bâton ferré. Une minute après, les coups furent répétés dans l'intérieur: il tira alors de sa ceinture un petit instrument ressemblant à une corne, et le portant à sa bouche, il en fit sortir un son fort singulier. Immédiatement cet endroit du mur, qui n'avait de remarquable qu'une pierre très-unie qui paraissait faire partie du rocher, s'ouvrit en forme de lourde porte, et on vit, assis autour du feu et près d'une table chargée de bouteilles et de plats, quantité d'hommes dans un attirail sauvage, comme ceux qui y entrèrent, et qui se montrèrent empressés de partager le repas qu'on avait servi.

Au milieu de cette horde de bandits rangés de chaque côté, se voyait un large banc de pierre sur lequel était assis un homme distingué du reste de la troupe par ses vêtemens et son casque à plumet. Il se leva en voyant deux personnes étrangères: c'était le chef des condottiéri, qui l'était devenu à la mort du précédent qu'on disait avoir été fameux capitaine. Sa taille était haute et son air noble. Sa figure était cachée par un masque, ce qui ne surprit pas peu Victoria. Il avait à côté de lui une femme richement vêtue, mais comme lui, d'une manière bisarre. Elle n'était ni jeune ni fraîche. Victoria fut frappée en la voyant; une idée confuse de l'avoir rencontrée quelque part lui vint à l'esprit, et un coup-d'œil, que cette femme lui lança, accrédita son doute; mais elle ne pouvait dire où, ni comment elle l'avait vue.

Zofloya s'avança d'un pas ferme, en conduisant sa compagne par la main; le capitaine les salua. Les brigands les voyant tous deux si près de lui, se levèrent de terre, ou ils étaient assis, et le soupçon leur fit prendre les armes pour se munir contre toute mauvaise intention ou trahison; Zofloya, observant ce mouvement, sourit, et les rassura par un signe. Le chef leur ordonna de se tenir en repos, et le maure lui parla de la sorte:

«Signor, nous sommes des étrangers, mais nous ne demandons pas mieux que de devenir vos amis: nous fuyons la persécution et le danger, et attendons de vous sûreté et protection.»

Victoria s'étonna de l'entendre s'exprimer ainsi, mais tout, au surplus, était fait pour l'étonner dans cet homme. Elle garda le silence, et le chef répondit à Zofloya: «C'est assez; nous n'attaquons point les gens sans défense, ni ceux qui mettent leur confiance en nous. L'honneur est notre loi, et la vie de ceux qui nous demandent notre protection nous est sacrée: je vous prie donc de vous asseoir, et de partager notre souper sans cérémonie. Ainsi, amis, prenez tous vos places.» Chaque voleur s'assit à la sienne au même instant.

«Buvez, dit le capitaine, et offrez au signor maure un verre de vin.» Celui ci l'ayant pris, le présenta à Victoria.

Ce mouvement attira vers elle les regards du voleur; il la fixa assez long temps, et eut ensuite l'air troublé. Il posa la main sur son poignard, se leva à demi et se rassit!... Victoria tremblait sans savoir pourquoi. Toute la compagnie parut surprise; Zofloya seul conserva sa tranquillité, et serrant la main de sa compagne, il la pressa avec respect de manger un peu. Le capitaine se remit petit à petit; il cessa de regarder Victoria, et alors se sentant moins gênée, elle essaya de porter quelque chose à sa bouche. La réserve disparut ensuite; chacun s'égaya, et tous les gens de la troupe burent à leurs bons succès, ainsi qu'à la santé de leur brave capitaine. On plaisanta, on rit, on chanta, et la femme qui était de cette bande prit part à la gaîté avec aussi peu de décence qu'on pouvait en rencontrer parmi des gens vivant du crime. Le chef prenait peu de part à ce bruit, et paraissait absorbé dans ses pensées. Le mouvement ou le besoin peut-être de les éloigner, le sortit de là, et il dit à son monde: «Allons, tous nos braves camarades sont-ils ici?

—Nous y sommes tous, reprirent plusieurs voix,

—Eh bien, on n'ira pas plus loin cette nuit. Que chacun se repose, à l'exception de ceux désignés pour la garde. Quant à vous, signor, s'adressant à Zofloya, vous ferez ce qu'il vous plaira, Victoria! la signora, veux-je dire, (n'étant, comme je le présume, ni votre femme, ni votre maîtresse), trouvera ce qui lui sera nécessaire pour passer la nuit dans une partie retirée de ce souterrain.»

Les paroles du chef masqué électrisèrent Victoria. Etait-elle connue de cet homme?... Elle regarda le maure, mais ne vit rien dans ses traits qui indiquât qu'il partageait sa surprise.

«Le signora n'est pas ma femme, ni elle n'est ma maîtresse, signor capitaine; cependant ... elle m'appartiendra, car nous sommes déjà liés par des nœuds indissolubles.

—Ceux de l'amour sans doute, dit aigrement la femme du chef, qui ressemblait en ce moment à une bacchante.

—Elle vous appartiendra, répéta le capitaine troublé de nouveau.» Mais se remettant soudain, il ajouta: «On trouve difficilement ses aises dans des lieux comme celui-ci; mais je vous invite à vous arranger de votre mieux.« Puis courbant sa tête d'un grand air de supériorité, il se retira sous une des arches de la caverne qui paraissait conduire en un endroit particulier, et la femme le suivit.

Le maure ayant trouvé des peaux et des coussins du côté séparé de la troupe que le chef avait désigné pour Victoria, il lui en fit un coucher assez passable, et allait se retirer ensuite, quand celle-ci, entièrement subjuguée par les attentions respectueuses du seul ami que ses vices et ses crimes lui avaient laissé, lui tendit la main d'un air tout-à-fait revenu de sa fierté naturelle; Zofloya la prit et la porta délicatement à ses lèvres.... Cette action ne fit qu'augmenter l'ardeur nouvelle que Victoria se sentait pour lui; elle le vit en ce moment l'égal d'un Dieu: sa taille, ses traits, et plus encore le feu de ses regards produisaient un effet irrésistible sur cette créature susceptible de s'enflammer. Elle resta attachée à le contempler avec ravissement, tandis qu'il baisa sa main, et se sentit tellement émue par un être aussi séduisant, que des larmes de tendresse en coulèrent sur ses joues.... Oui, l'orgueilleuse, la barbare Victoria, captivée par l'amitié soutenue du maure, éprouva, peut-être pour la première fois, ce qu'est la sensibilité. Mais qui eût pu résister à l'influence enchanteresse d'un Zofloya!

«Femme tendre ainsi que belle, dit-il d'une voix ravissante, remettez-vous, et goûtez quelques heures d'un repos dont vous ayez besoin. Pourquoi mes simples attentions pour vous attirent-elles vos larmes? Croyez-moi, votre attachement me paye grandement de tout ce que j'ai le bonheur de faire pour vous plaire.

—Te payer Zofloya! Ah! il n'y a que le don de ma personne qui puisse m'acquitter de tout ce que je te dois.

—Je sais que vous tenez beaucoup à moi, belle amie; mais ce n'est pas encore assez pour remplir mes vues.

—Que veux-tu donc de plus, Zofloya? Ah! dis, dis, je t'en conjure; quant à moi, je sens qu'il est impossible de dépendre davantage que je le fais. Mon cœur, mon âme, tout t'appartient.»

Quelque chose d'indéfinissable passa sur les traits du maure.

«Chère Victoria, reprit-il avec douceur, le tems n'est pas encore venu.... Je ne puis prétendre encore à la jouissance incomparable de posséder ta charmante personne; mais le moment viendra où tu seras tout-à-fait à moi. Dis, n'est-ce pas ton intention?

—Ah! Zofloya! Zofloya!

—Tu le veux, douce amie! et cela sera, car je l'ai juré; j'ai juré pour moi-même que.... Mais non; en ce moment je te laisse en repos. Un peu d'attente augmentera la valeur de ma possession, et m'en rendra plus fier.

—Quel être inconcevable es-tu donc? je ne puis réellement te comprendre.

—Avec le tems tu me connaîtras tout-à-fait, ô la plus charmante des femmes. Bonne nuit pour cette fois.»

Le maure s'éloigna, et Victoria tomba sur son lit, le cœur malade. Elle fut mal couchée; mais comment l'avait été la pauvre Lilla? Cette circonstance lui rappela sa destinée, attendu que, dans le malheur, la conscience du coupable n'est jamais endormie, et que c'est là où se retrace avec activité le souvenir de tous ses crimes. Les pensées de Victoria allaient donc prendre une marche des plus tristes, si, pour s'en débarrasser, elle n'eût songé bien vîte que Zofloya, l'enchanteur de son âme, n'était pas loin; et elle s'occupa de lui avec délices.

Le sommeil la surprit dans l'entretien de sa passion, et elle dormit jusqu'à ce que le bruit que firent les voleurs en s'agitant dans leur caverne, l'éveillât. En ouvrant les yeux, elle vit le seul être qui pût l'intéresser au monde. Il l'examinait avec attention, et lui voyant un air engageant, il s'avança et dit: «J'ai obtenu, ma belle compagne, la permission du chef pour que vous puissiez prendre l'air autour d'ici. Il compte sur la parole que je lui ai donnée que nous reviendrions sous peu d'heures; il m'a même dit que si nous voulions quitter ses montagnes, il nous ferait escorter de l'autre côté et à quelques milles plus loin. Cette précaution est autant pour la sûreté de sa troupe que par égard pour nous. En attendant, il permet que nous fassions un tour sans être accompagnés.

—Avait-il encore son masque, et pourrai-je le voir à découvert?

—Il ne l'avait pas en me parlant; cependant on m'a assuré qu'il ne le quittait jamais en présence d'étrangers, et je crois bien qu'il ne l'ôterait pas devant vous. Mais voici une corbeille pleine de provisions; nous déjeûnerons au grand air. Sortons de ce souterrain. J'ai passé la nuit à en examiner les issues tortueuses, et nous n'avons pas besoin de guide pour nous conduire.»

Victoria donna la main au maure, non sans s'étonner un peu qu'il fût déjà si bien au fait de la localité du lieu. Elle eut une autre surprise agréable, ce fut de voir combien Zofloya en imposait et maitrisait le respect des brigands, qui tous le saluèrent avec soumission, lorsqu'il passa devant eux pour sortir de la caverne. Comme ils montaient le rude sentier, le capitaine (toujours masque) se montra donnant le bras à sa compagne. Il s'arrêta un instant. Ses manières étaient hautes et contraintes; mais quand il vit le maure témoigner le plus grand respect à Victoria, il fit un léger salut et s'éloigna de quelques pas pour leur laisser le passage libre. Sa femme regardait toujours beaucoup Victoria, et de l'air d'une noire malice. Celle-ci se trouvait extrêmement embarrassée d'un semblable examen, et se remit de nouveau en pensée qu'elle l'avait vue quelque part. C'était bien ce maintien hardi et impudent qui avoit frappé son esprit, sans qu'elle pût se ressouvenir dans quel temps; et malgré que la beauté de la femme ne fut plus la même qu'à l'époque où, elle croyait l'avoir rencontrée pour la première fois, il n'y avait pas à douter que ce ne fût elle. Assurément la vie étrange et irrégulière que cette femme menait, ou quelqu'autre cause, avait échauffé ce teint et grossi ces traits qui la rendaient presque méconnaissable. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que Victoria, tout en ayant peine à définir ce rapprochement de traits, frémissait d'en être reconnue.

Lorsqu'ils furent en plein air, elle fit part de ses idées au maure. «Je ne sais comment cela se fait, dit-elle, mais les manières composées de ce chef de voleurs et son air altier, m'affectent au dernier point. Ses regards assez durs, autant que j'en puis juger à travers son masque, sont toujours fixés sur moi; sa femme me désoriente et me trouble également. Je crains bien, Zofloya, que le malheur ne m'ait conduit en un lieu où je dois trouver des ennemis. Peut-être ai-je été vue par ces deux gens en quelqu'endroit.

—Cela ne serait pas impossible, observa Zofloya.

—Mais pourquoi la femme me regarde-t-elle avec une sorte de méchanceté? pourquoi lui-même paraît-il mécontent de ma présence dans sa caverne?

—La suite nous expliquera tous ces mystères, répondit le maure laconiquement et avec emphase.

—Mais n'es-tu pas surpris de ces incidens bien extraordinaires? Dis, ne t'étonnent-ils pas aussi?

—Rien ne m'étonne jamais.

—Au moins qu'en penses-tu?

—Ce que j'en pense?

—Oui. On dirait, Zofloya, que tu ne prends aucune part à ce qui se passe autour de toi. De quoi donc t'occupes-tu?

—De destruction! répondit-il d'un voix terrible.»

Victoria frémit.

«Il est très-vrai, reprit-il plus modérément, que les incidens communs de la vie n'ont rien qui puisse m'attacher; je n'y mets pas le moindre intérêt. L'étonnant, l'extraordinaire dans la nature, ont seuls le pouvoir de fixer mon attention; et encore faut-il leur joindre un puissant attrait pour que je m'en occupe.

—Il est bien malheureux, Zofloya, qu'isolée et sans amis comme je le suis, ta conversation me soit toujours inintelligible.

—Je m'expliquerai mieux un jour, Victoria. Mais, asseyons-nous et parlons d'autre chose.

Victoria fit ce que désirait le maure. Pouvait-elle se défendre maintenant de suivre en tout point ce qu'il voulait? Il la pria de manger un peu de ce qu'il avait apporté; mais une oppression excessive l'empêchait de rien prendre. S'appercevant de son mal-aise, il chercha à le dissiper, en disant: «Ma belle Victoria, pourquoi cet air chagrin? d'où vient cette sombre humeur? de nouveaux doutes s'élèvent-ils contre moi dans votre esprit? Allons, mon amie, sois heureuse avec Zofloya; dis, ne le regardes-tu pas comme ton époux? car nous sommes déjà fiancés, tu le sais bien.

—Que voulez-vous dire, Zofloya, demanda-t-elle interdite.

—Une vérité, ma belle. Tu m'aimes, et je t'aime aussi à la folie; je me crois tout au moins ton égal, et qui plus est ton supérieur. Femme orgueilleuse, aurais-tu supposé que le maure Zofloya se regardât dans son âme comme un esclave, qu'il aurait perdu le sentiment de son origine?»

Victoria se repentit de sa question. Elle était entièrement au pouvoir du maure; ainsi pourquoi reprendre son air hautain? Les manières également impérieuses de celui-ci portaient néanmoins avec elles un certain charme, un je ne sais quoi qui la pénétrait d'admiration, c'est pourquoi elle prit le parti de l'en convaincre tout-à-fait.

«Signora, continua le maure, souvenez-vous que j'ai été votre serviteur dévoué, et que j'ai rempli exactement toutes les promesses que je vous avais faites.»

C'est ce que n'avouait pas la dame au fond. Elle savait que ces promesses avaient été fallacieuses ou remplies à demi; mais elle garda sa réflexion pour elle, et il continua comme s'il n'avait pas deviné ses pensées.

»Suis-je à blâmer si les circonstances ont rendu mes services peu heureux? n'ai-je pas sacrifié mes espérances de fortune à vous sauver du déshonneur, et en vous accompagnant dans votre fuite? Vous n'en sauriez disconvenir, Victoria: il ne faut donc pas m'accuser de ce qui n'est que le résultat des caprices de la fortune.»

Ce raisonnement spécieux et futil ne devait point la satisfaire, et cependant il la tranquilisa, tant elle avait besoin, dans sa situation, de s'appuyer de consolations quelconques. Eh puis, ces grâces, cette beauté qui brillaient dans la personne du maure, faisaient qu'elle ne pouvait cesser de le regarder avec le plus vif intérêt; son œil tendre, quoique plein d éclat, portait ses étincelles au fond d'un cœur qui se livrait tout entier au charme qui le possédait. L'émotion de Victoria était visible pour le maure, qui l'encouragea par un sourire séducteur. Il prit sa main et la baisa avec passion.

«Oui, cela n'est que trop vrai, s'écria-t-elle, ne pouvant plus se taire, je t'aime, Zofloya; et pour toi, je donnerais le monde entier.... même ma vie. Cependant quelque chose de pénible se mêle au sentiment que je t'avoue.... Dis, resterons-nous long-tems avec ces farouches condottiéris?

—Encore un peu de tems, mon aimable. Mais en quittant ces laides cavernes, tu te donneras à moi (ses yeux brillaient d'un feu extraordinaire) toute à moi, fidèlement et pour la vie, n'est-ce pas?»

Victoria le regardait, mais sans parler.

—Promets-moi, chère amie, de m'appartenir en entier. Mais qu'ai-je besoin de te le demander? tout cela est décidé: j'ai ton consentement; tu ne peux t'en défendre, je te tiens à jamais!» En disant ceci, il lui serra la main si fortement, qu'elle jetta un cri; mais regardant son action comme une preuve d'un ardent amour, d'autant que ses yeux le dépeignaient, elle sourit. Le maure la pressa contre sa poitrine ... puis, la repoussant d'une manière singulière, il l'examina de la tête aux pieds d'un air glorieux; et ajouta: «Oui, tu es à moi, charmante, superbe créature, et c'est pour l'éternité.»


CHAPITRE III.

Il y avait déjà quelques semaines que la fille de Lorédani, et veuve Bérenza, vivait dans une caverne de brigands, le vil rebut de la société; ayant pour ami, pour amant, un maure; un homme qui avait été esclave! elle s'était bannie de la société par ses crimes, et devait apprécier l'obscurité impénétrable qui la sauvait du châtiment qu'elle avait si bien mérité.

Voilà donc la situation de celle qu'une éducation négligée, et la perversité naturelle de son caractère, avait corrompue. Les imprudences et l'indiscrétion d'une mère, en détruisant le respect qui lui était dû, avaient rendu toute remontrance inutile. Ses conseils n'eussent plus été propres à corriger son enfant, et son exemple lui ôtait le droit de rien reprendre à sa conduite. C'est ainsi qu'une éducation est manquée, quand on ne peut rectifier de mauvais penchans, faute de n'avoir pas su ménager son autorité en se faisant respecter de ses enfans.

Dans ses instans de solitude, qui étaient très-rares, Victoria, tout-à-fait misérable, réfléchissait sur sa première jeunesse, sur ce qu'elle eut pu être, et sur ce quelle était; maudissant (il est dur de le dire,) la mère qui l'avait perdu par sa conduite coupable, Victoria songeait au passé avec amertume, mais il était trop tard.

Depuis qu'elle était chez les condottiéris, elle n'avait encore pu voir la figure de leur chef. Cependant dans son absence, Zofloya l'avait vu sans masque. »Il a une raison, lui avait dit le maure, de vous cacher ses traits; cette précaution ne durera pas toujours, et bientôt peut-être, vous le connaîtrez pour ce qu'il est.»

Cependant les manières de ce chef changeaient considérablement: il paraissait content de celle dont Victoria et le maure vivaient: celui-ci se montrait toujours très-respectueux en sa présence; mais il se dédomageait de cette contrainte, par des marques de tendresse, alors qu'il était seul avec son amie. Plus il se tenait sur la réserve, plus il avait d'attentions délicates, et plus le chef semblait satisfait; mais si par un mot, ou un regard, il laissait voir trop de chaleur ou de passion, alors il était mécontent, et touchait aussitôt son poignard, ou s'élançait de son siège, comme pour se porter à quelqu'action violente: la voix de cet homme faisait tressaillir Victoria, toujours gênée devant lui; et pour tout au monde, elle eut souhaité de voir son visage.

Quant à sa maîtresse ou sa femme, c'était autre chose; elle traitait Victoria avec assez de civilité, et même d'attention, en présence du chef; mais quand il était absent, elle ne la regardait plus que d'un air qui annonçait la menace et la perfidie.

Le maure Zofloya accompagnait de temps à autre un détachement choisi de brigands, dans leurs incursions parmi les Alpes; et Victoria ne pouvait s'empêcher de remarquer que quand cela arrivait, ils n'en étaient que plus portés au pillage, et se montraient alors plus hardis et plus féroces; ils n'avaient ni scrupule, ni répugnance pour répandre le sang. Au total, cette bande avait autant de propension à assassiner qu'à voler; aussi Zofloya les choisissait-il, quand il faisait des courses: avec lui, un homme semblait plus déterminé, et se portait à des actions que sans lui, il n'eut jamais tentées.

Un soir qu'il faisait très-sombre, Victoria assise sur la pente d'une montagne fort proche du souterrain, se mit à réfléchir sur la conduite du maure. Elle l'aimait, et cependant, elle tremblait devant lui ... mais que faire? perdue, détachée du monde entier, ayant besoin de quelqu'un sur qui elle put compter, elle cédait sans effort au prestige. Rien ne paraissait plus vrai que l'attachement du maure, sinon que la dignité et souvent la hauteur repoussante de ses manières la désolait. Dans les momens où ils se montrait le plus agréable, elle guettait l'expression de son regard, avec la crainte que celui d'après ne fut plus le même; jamais elle ne s'était trouvée à son aise avec lui: toujours orgueilleux et réservé, le maure laissait plutôt voir la condescendance d'un supérieur, que l'abandon d'un amant.

»Quel être inconcevable, s'écriait Victoria! ses paroles, ses regards, ses actions, ne tiennent en rien du commun des hommes; c'est une énigme indéchiffrable....

»Hélas! peut-être eut-il mieux valu que le destin ne m'en eût jamais laissé faire la connaissance.» elle soupira fortement, et réfléchissant sur sa vie passée, elle se retraça son horrible carrière....» Oh! ma mère, ma mère, c'est bien à toi que je la dois attribuer. Si tu eusses mieux dirigé mon enfance, si quand mes passions s'annonçaient fortes, que mon jugement était encore faible, tu m'eusses préservée de tout ce qui tendait à empêcher la culture de l'un, et à augmenter la proportion des autres, je ne me serais pas portée à tant d'excès. Pourquoi mis-tu devant mes yeux des scènes propres à enflammer mon imagination, à égarer mes sens? pourquoi m'appris-tu à prêter l'oreille aux aveux d'un amour illicite? ce fut ton exemple aussi qui me fit regarder avec légèreté les liens du mariage. Ton cœur se dégageant de la fidélité due à un mari, apprit à mon cœur à faire de même: ton époux est mort par suite de ton inconduite ... le mien, par un poison, donné de ma main ... mais à quoi bon me rappeler tout cela, ajouta-t-elle, en se couchant sur l'herbe, dois-je me repentir de ce que j'ai fait? non ... je regrette seulement l'état où les circonstances m'ont réduite, car ... malheureuse que je suis! Zofloya ... ah! Zofloya, tu m'as aidé à me perdre. Oh, mais! suis-je donc tellement liée avec toi, par une magie inconcevable, que je ne puisse faire un effort pour te fuir? hélas! je ne le sens que trop, c'est impossible! Elle soupira encore et avec douleur, puis reprit tristement:—Je vais l'attendre ici; car je ne veux pas descendre dans la caverne.... L'air sombre du chef de ces brigands me fait mal, et les regards furibonds de sa femme me sont encore plus insupportables.

Victoria resta donc couchée sur la terre, et bientôt, fatiguée par une longue tention d'esprit, elle ferma les yeux. Aussitôt endormie, elle rêva qu'une belle figure de séraphin descendant légèrement du haut des rochers, s'avançait vers elle. Quand il fut plus près, il lui sembla que ses yeux ne pouvaient soutenir l'éclat de cette vision céleste.

Victoria, dit l'esprit d'une voix ferme et douce; je suis ton bon génie. Je viens t'avertir de ton danger en ce moment, parce que c'est le premier où ton âme criminelle éprouve une étincelle de repentir. Dieu tout puissant, qui ne veut que le salut de ses créatures, me permet d'apparaître devant toi. Ecoute-moi bien ... si tu consens, dans l'abîme horrible où tu t'es plongée; si tu consens, dis-je, à changer de conduite, en fesant une sévère pénitence de tes crimes, tu peux encore espérer miséricorde! mais sur-tout, fuis Zofloya, car il te trompe ... il n'est pas ce qu'il parait.

En ce moment Victoria vit le maure sous les pieds de l'être céleste. Il était à genoux, et dépouillé de ses riches habillemens. Il était horriblement difforme; cependant il ressemblait encore à Zofloya.

«Ecoute, dit l'ange; il te faut fuir ce prétendu maure, et le ciel guidera tes pas. Retire-toi du monde, lis dans ton cœur, et repents-toi; alors tes péchés te seront pardonnés ... (un grand coup de tonnerre se fit entendre.) Mais, prends-y garde: si tu poursuis ta coupable carrière, la mort va te suivre de près, et une damnation éternelle en sera la suite.»

Comme l'esprit céleste prononçait ces mots, la terre s'ouvrit sous ses pieds, et laissa voir un abîme effroyable. Le maure y tombait en poussant des hurlemens qui se répétaient dans les montagnes; il disparaissait ensuite. L'être surnaturel s'éleva aux cieux, qu'il montrait du doigt à Victoria. Le tonnerre roula de nouveau avec majesté dans les nues, et Victoria éblouie regarda le séraphin entrer dans la demeure céleste. Une musique divine ravit un instant ses oreilles: sa pensée n'en put soutenir davantage, et elle s'éveilla.

En ouvrant les yeux, elle ne vit qu'obscurité. Cependant elle était encore si frappée de son songe, qu'il lui semblait que les airs étaient en feu, et que l'ange y planait encore. Elle baissa ses paupières, et un éclair divin brilla à son imagination. Cette flamme restait toujours à la même place, en ne s'effaçant que petit à petit. Victoria, ayant peine à s'en détacher, craignait d'ouvrir les yeux, en se reprochant toutefois l'importance qu'elle mettait à son songe. Cependant son âme en était affectée; «Fuir! se disait-elle, mais, où et comment? une damnation éternelle m'attend si je reste!... ah! c'est une folie que cela, et des rêveries d'enfant. Pourquoi quitter Zofloya? n'a-t-il pas tout fait pour moi jusqu'à ce jour?... non> non, je ne serai point ingrate, je sens que c'est impossible.

A peine la malheureuse Victoria eut-elle prononcé ces mots que, s'élançant d'une ouverture de la montagne, le maure parut. Son air, quoiqu'un peu soucieux, avait encore plus d'élévation et de feu que de coutume. Si auparavant elle avait hésité pour suivre la conduite qui lui était prescrite dans son songe, cela ne dura pas long-tems. Elle oublia la vision, et la présence de Zofloya dissipa toute réflexion sérieuse, et tout dessein de le fuir. Il lui prit la main, et dit d'un air caressant:

«Vous ne voudriez pas me quitter, Victoria?»

Cette question lui parut étrange. Avait-il une si exacte connaissance de ses pensées?

«Comment donc, Zofloya? vous avez un don tout particulier pour me deviner.

«Oui; je lis dans votre âme, belle personne; et n'y ai-je pas toujours lu?»

«C'est vrai, c'est vrai, et je ne sais pas comment, dit-elle embarrassée.»

«L'intérêt que je prends à vous m'en donne le pouvoir, chère amie. Au surplus, vous m'appartenez, je vous ai obtenue par mes soins, et rien au monde ne vous enlèvera à ma puissance. Vous ne me haïssez pas, Victoria?»

Elle ne répondit point; ses pensées étaient dans une confusion excessive au sujet du maure. «Venez, dit-il définitivement, et ne restons pas plus long-tems dans cet endroit. Il fait meilleur dans le souterrain qu'ici; on y chasse du moins la mélancolie.»

Le maure prit le bras de Victoria, et l'emmena. Ses scrupules s'étaient évanouis. Il est vrai cependant qu'il lui restait une certaine oppression qui l'empêchait de s'exprimer, et elle marchait en silence. Zofloya lui adressa les paroles les plus flatteuses, et augmenta d'attentions, ce qui produisit son effet. L'inconstante Victoria changea encore de résolution, et oubliant les pensées graves qui l'avaient occupée momentanément pendant son absence, elle fut toute à cet être enchanteur.

«Si tu ne me quittais jamais, lui dit-elle tout bas, comme ils entraient dans le souterrain, ne triste mélancolie et de vains songes n'auraient pas le pouvoir d'usurper l'ascendant que tu as sur mes pensées.»

Ils descendirent dans la caverne, et virent le capitaine des voleurs assis parmi quelques-uns. Il avait toujours son masque. Sa compagne hardie était auprès de lui, légèrement vêtue, et regardant d'un air amoureux le maître de cette demeure sauvage, dont le maintien était réservé; il écoutait plutôt qu'il ne partageait la conversation de ses gens. Quelques-uns assis à terre, les jambes croisées, d'autres debout, le corps penché en avant, racontaient leurs exploits sanguinaires, tandis que la lumière d'un foyer très-ardent ajoutait une touche de férocité à leurs traits déjà assez durs.

Victoria s'assit dans l'assemblée, se tint près d'elle à une distance respectueuse. Le chef la regardait avec humeur, mais sans dire mot. Sa compagne avait un air dédaigneux, en examinant la jeune femme dont le teint était plus animé que de coutume, d'après l'exercice qu'elle venait de faire. Cet examen ramenait toujours le souvenir inexplicable dont l'esprit de Victoria se trouvait embarrassé, et ne lui annonçait rien que de funeste. Une fois même, cette femme se leva brusquement, sans doute pour exécuter quelque projet qu'elle avait formé; mais le capitaine qui ne les perdait pas de vue, ni l'une, ni l'autre, la retint par le bras et la força de se rasseoir. En ce moment, trois coups distincts furent entendus au-dehors. Un des voleurs se leva, et répondit au coup avec le manche de son poignard: alors on fit sonner un cor en dehors du souterrain, et le voleur touchant au même instant le bouton, la porte fut ouverte.

Plusieurs brigands entrèrent; ils avaient avec eux une femme qu'ils contenaient dans leurs bras. Ses traits, quoiqu'altérés, étaient encore beaux, mais ils portaient l'image du désespoir. Elle avait au front, une blessure d'où le sang coulait et qui, se mêlant avec ses larmes, tombait sur son sein horriblement meurtri. Ses cheveux bruns s'étalaient en désordre sur ses épaules, et ses vêtemens étaient déchirés à plusieurs places. Une de ses mains était également blessée, et cette femme offrait en tout un spectacle des plus affligeans.

On la conduisit, ou plutôt on la traîna au milieu de rassemblée. Le chef s'en approcha et la regarda quelques minutes ... puis reculant soudain, il posa la main sur son cœur comme s'il y eût éprouvé une douleur et dit:

«Serait-il possible, ô mon dieu!» Il parut fortement troublé; alors le reste des voleurs s'avança: ils tenaient, avec force, un homme d'un extérieur distingué, et qui était furieux de se voir pris de la sorte. L'attention du capitaine se porta bientôt sur lui, et il s'en approcha davantage. Il l'examina ... le reconnut ... et sembla frappé d'horreur! tout son corps frissonna, et, se livrant à une fureur subite, il s'élança sur l'étranger qu'il arracha des mains des voleurs, et lui plongea son poignard dans le sein jusqu'à la garde.

La dame blessée fit un cri aigu, et tomba sans sentiment sur le plancher; alors le capitaine devint encore plus furieux, et arrachant le poignard du cœur de l'étranger, il lui en perça le corps en différentes places. La troupe, quoiqu'étonnée de cet acte de violence extraordinaire dans son capitaine, ne songea pas à s'y opposer et se tint à l'écart. L'étranger n'étant plus soutenu, tomba baigné dans son sang. Le capitaine se jetta sur lui, et appuyant son genou sur ce corp mutilé, il enfonça de nouveau son poignard au milieu de son cœur palpitant.

—Meurs, infâme scélérat! dit-il d'une voix terrible: meurs ainsi que tu le mérites. J'ai demandé long-tems au ciel que cet instant arrivât, et il a enfin exaucé ma prière.—En disant ces mots, il arracha son masque, et le jettant de côté, ainsi que son casque à plumet, Victoria vit ... son frère!

Eh bien, me reconnais-tu, malheureuse Victoria? et sais-tu quel est le monstre qui expire à tes pieds? celui qui vient de recevoir par ma main la punition qui lui était due?... Vois, fille déshonorée, le séducteur de ta mère, le lâche Adolphe!... Et cette mère, regarde-la étendue sur la terre, prête à suivre au tombeau celui qui l'a perdue!»

Victoria allait parler, quand Léonardo, s'approchant encore d'Adolphe, dit avec un rire amer et convulsif:

«Il croyait, le misérable, échapper pour toujours à ma juste vengeance! Lâche! (et il le poussait du pied) qui fondais ta sécurité sur la faiblesse d'un enfant, as-tu dû penser que mon bras resterait toujours impuissant, et que ton infamie ne trouverait pas sa punition? Nous avoir enlevé notre mère! assassiné notre père! détruit l'honneur, ainsi que le bonheur de leurs enfans!... Homme atroce, tu comptais donc que le jeune Léonardo oublierait tes forfaits? Non, non, celui dont l'âme fut assez sensible à la gloire de sa famille, pour fuir le lieu de ses disgrâces, ne pouvait oublier l'être exécrable qui les avait causées. Il ne pouvait oublier les traits maudits gravés en caractères indélébiles dans son cerveau brûlant; non, non, ni les siècles, ni les tems, ni les circonstances, ne devaient en voiler le souvenir d'une manière assez épaisse pour que l'honneur outragé n'y pût percer? J'ai donc ardemment souhaité cet instant, et mon désir augmentait à mesure que mes forces me promettaient l'espoir de la vengeance; je le voyais de loin avec enthousiasme; il me soutenait dans mon infortune, et j'ai tout souffert, tout entrepris, pour le hâter.... Je remercie le ciel d'avoir exaucé mes vœux, dit-il en tombant à genoux, tandis que ses regards étincelaient de fierté. O mon père, mon infortuné père! pardonne à ton fils, car il vient de te venger.»

Léonardo regarda le corps avec satisfaction; il voyait cet Adolphe, jadis si séduisant, n'être plus qu'un cadavre hideux ... cet ennemi de sa famille anéanti.

Laurina soupira en ce moment. Son fils tressaillit; il joignit les mains et des pleurs coulèrent de ses yeux. Il s'approcha de sa triste mère, et aidée de Victoria, il la soutint dans ses bras. S'adressant ensuite à sa troupe, qui restait toute interdite, il dit d'un ton de colère: »Qui, parmi vous, a osé frapper une femme?»

»Aucun de nous, répondirent les bandits.

»Comment donc se trouve-t-elle ainsi blessée?»

Un de la troupe, s'avança et dit; »Après avoir fait beaucoup de chemin, nous nous en revenions, quand des cris aigus nous arrêtèrent; nous retournâmes sur nos pas, et allâmes à l'endroit d'où partaient les cris. C'était l'homme que vous venez de tuer, qui battait violemment la signora: lorsqu'il nous vit, il chercha à fuir; en l'entraînant avec lui; elle tomba et se blessa avec une pierre: le méchant redoubla ses coups et la poussa sur une roche qui a dû lui faire une contusion plus dangereuse que celle, qui est apparente: nous avons arrêté le brutal, tandis que cinq à six de mes camarades s'emparaient du bagage en mettant les muletiers en fuite; ce qui n'a eu lieu qu'après nous être battus avec les gens qui voulaient faire résistance, et dont la plupart....

»Assez, dit le Capitaine, je n'ai pas besoin d'un plus grand détail; tais-toi maintenant.»

Le voleur s'offensa du silence qu'on lui imposait: il mordit ses lèvres, et marmotta quelque chose entre ses dents. Zofloya qui était auprès de lui, le regarda d'un air approbateur.

»Quoi, que dis-tu, insolent?

»Je dis Capitaine, que nous avons fait notre devoir, et que vous ne pouvez....»

»Paix, point de réplique, encore une fois.»

Le voleur tira son poignard ... cette action mit Léonardo en fureur. Il déposa sa mère dans les bras de Victoria, et courant sur le bandit, il le renversa d'un seul coup.

»Misérable, oserais-tu lever la main sur ton capitaine? qu'on me donne un poignard, et j'apprendrai à ce drôle à se taire.»

Tous lui furent tendus à-la-fois; Léonardo en prit un, et le tint un instant levé sur le voleur, puis s'arrêtant, il lui ordonna de se lever: ce que fit l'autre, qui se croisa les bras sur la poitrine, et baissa la tête en signe de soumission. Le Capitaine jetta l'arme avec mépris: » tu ne mérites pas de périr, par ma main, dit-il. Le voleur s'éloigna d'un air sournois, et Léonardo se rapprocha de sa mère.

Il la regarda avec compassion, et la prenant dans ses bras, il la porta plus avant dans le souterrain; puis essaya de lui faire prendre quelques gouttes d'un élexir, ce qui parut la ranimer un peu. Léonardo lui fit alors préparer un coucher, qu'il chercha lui-même à rendre le plus doux possible; mais que pouvait ce soin filial pour celle qui n'avait été habituée qu'à reposer sur le duvet? cependant c'était un bien pour son corps brisé. On bassina ses blessures, et on les pansa avec soin: Léonardo aidait à tout, tandis que Victoria restait debout à regarder sa malheureuse mère, sans témoigner la moindre sensibilité; elle causa même avec Zofloya, sur des sujets indifférens, et marcha avec lui dans une autre partie du souterrain.

Enfin la pauvre Laurina éprouva le bienfait d'un sommeil causé par la fatigue, la douleur et l'épuisement, Léonardo la laissa, pour aller retrouver ses camarades qui l'attendaient à table: pendant le repas, un des brigands détailla tout-à-fait l'aventure du soir; il n'en apprit cependant guères plus que ce qu'on savait déjà; mais Léonardo écoutait avec une grande attention, sans se permettre aucun commentaire, et sa sœur paraissait jouir intérieurement de voir sa mère punie d'une manière si cruelle.

Le vin passa gaîment à la ronde, et après avoir bien bu, les voleurs se livrèrent au repos. Victoria s'était retirée dans son cabinet, Léonardo dit à sa compagne d'en faire autant, puis il se rendit auprès de sa mère, dans l'intention de la veiller toute la nuit.

C'est ainsi que par la marche incompréhensible d'une sage providence, se trouvaient réunis en un même lieu, ceux dont la destinée avait tant de rapports les uns avec les autres: l'une souffrait la punition terrible de son crime, ses enfans de ces fatales conséquences, et l'auteur abominable de tant de maux venait de recevoir le châtiment dû à ses forfaits, ainsi qu'à la barbarie dont il venait d'user envers la femme qu'il avait perdue.

La malheureuse Laurina ne put conserver long-tems cet amant pour qui elle avait tout sacrifié. Lorédani n'étant plus, son fils ayant fui la maison paternelle, sans qu'on put savoir ce qu'il était devenu, Victoria échappée de la prison où on l'avait mise, il ne restait plus d'obstacles ... par conséquent l'amour d'Adolphe, s'éteignit petit à petit. Cet homme, peu généreux, commença à regretter d'avoir sacrifié sa liberté pour une femme, dont la mélancolie, presqu'habituelle, lui devenait à charge: il parut d'abord indifférent, et en vint à détester la victime de ses artifices. Ses manières gracieuses disparurent bientôt, et son humeur se changea en celle d'un tiran dur et sauvage; le chagrin avait effacé les roses du teint de Laurina, et le remord avait détruit ses grâces enchanteresses; elle cessa de paraître l'objet d'admiration ou d'envie qui avait marqué ses beaux jours: son amant lui reprocha la perte de ses charmes; ce séducteur infâme, las de sa passion, la dédaignait entièrement: il foisait des absences fréquentes, dont elle n'avait pas le droit de se plaindre: gaî et sémillant en sortant, il rentrait sombre et de mauvaise humeur. Laurina gémissait en secret de ses infidélités, et si ses yeux, encore rouges des pleurs qu'elle venait de verser, rencontraient les siens, l'indigne lui en faisait les reproches les plus amers, et ne bornait pas là ses mauvais traitement; il ajouta la barbarie à ses autres outrages, et mit le comble à l'infortune de cette femme abusée.

C'était après quelques-uns de ces momens terribles, et dans sa triste solitude, où, cruellement punie, Laurina gémissait de la tirannie brutale de son amant, que sa conduite passée se retraçait fortement à son esprit; elle se rappelait la mort de son époux, la perte de ses enfans ... oh! que doit être douloureux le repentir d'une mère, qui s'étant écartée du sentier de l'honneur et de la vertu, en voit retomber la faute sur ses enfans! femmes coupables, votre triomphe, ce que vous regardez comme le bonheur, n'a qu'un tems, et l'heure du remord, de la honte, vient infailliblement vous punir, en vous condamnant à des regrets éternels?

Parmi les vices qui composaient le caractère de l'ingrat Adolphe, était un grand amour du jeu; il s'y livra tellement, qu'en très-peu de tems sa fortune devint à rien. Ce fut ce qui le détermina à quitter l'Italie, et à aller en Suisse: il fit part de son dessein à Laurina, d'un ton impérieux, et ajouta ironiquement, que son exil serait délicieux en l'ayant pour compagnie. La pauvre femme ne répondit rien à cette mauvaise plaisanterie; le suivre était son devoir, aussi ne fit-elle aucune réflexion, d'autant que, malgré sa bassesse et son inhumanité, elle avait la faiblesse de l'aimer encore.

Pendant le voyage, il ne cessa de la traiter durement et avec mépris; cependant il s'était encore contenu jusqu'à la rencontre des gens de Léonardo, dans les Alpes; mais il arriva qu'en ce moment, son humeur étant excitée par quelque motif particulier, il porta la cruauté jusqu'à frapper Laurina. Il mettait même sa vie en danger, (pour s'en débarrasser peut-être) lorque ses cris attirèrent de leur coté les voleurs qui rodaient dans les environs; le barbare fut arrêté à l'instant par des assassins moins féroces que lui, et il mérita de trouver la mort près de celui dont il avait causé les misères.... Telle est la juste rétribution du crime, qui tôt ou tard reçoit le prix qui lui est dû.


CHAPITRE IV.

Le lendemain, vers midi, Laurina, qui était toujours restée dans un état d'insensibilité, ouvrit des yeux presqu'éteints; Victoria fut le premier objet qu'ils rencontrèrent; elle la fixa pendant quelques minutes; petit-à-petit la mémoire lui revint; elle reconnut sa fille, et fit un cri ... elle passa la main sur son front, l'éleva au ciel, et la tendit à Victoria.

»Ma fille! quoi, c'est vous, vous que je n'ai cessé d'aimer et de regretter ... mais pardonnez-moi.... Oh, chère enfant, pardonne à ta mère!»

Victoria ne répondit, ni par des gestes, ni par des paroles. Léonardo, qui avait l'âme un peu moins corrompue, s'avança près de sa mère, quoiqu'elle parut ne point le reconnaître: il se pencha sur elle, et prit sa main, qu'elle avait laissé retomber sur sa triste couche.

»Ma mère, dit-il, en regardant Victoria, d'un air sévère, ma mère, auriez-vous oublié votre fils Léonardo?»

L'infortunée tourna sur lui ses yeux apésantis: la nature pailla vivement à son cœur, et elle reconnut dans la figure mâle, et les muscles fortement prononcés du chef des brigands, cet enfant délicat et plein de fraîcheur, qu'elle avait nourri de son lait. Un soupir pénible partit de son sein: »O mon dieu! s'écria-t-elle, serait-il vrai? ô mes enfans, pouvez-vous pardonner à une mère qui vous a si indignement abandonnés?»

»Oui ma mère, je te pardonne. Que le ciel te pardonne de même, et te rende la paix.»

»O mon Léonardo! tu fus toujours bon et sensible ... soutiens-moi dans tes bras, je t'en prie ... si ... si tu ne crains pas de donner cette marque de tendresse à une femme déshonorée ... qui s'est jouée du bonheur de ses enfans ... qui....» elle s'arrêta et frissonna violemment.

Il n'y avait en ce moment, dans la caverne, que Léonardo et Victoria; la lumière blanchâtre d'une lampe laissait voir les traits altérés de Laurina, prête à rendre le dernier soupir: ce qui l'entourait était bien fait pour remplir ses derniers momens d'horreur. Peu loin de son lit, se voyait une table, sur laquelle était des casques, des stilets, des sabres, et autres instrumens de carnage; il y avait de plus, suspendu le long des murs, les dépouilles des voyageurs assassinés; le corps d'Adolphe avait été éloigné, et jetté peut-être dans un gouffre, ne méritant pas d'autre sépulture; mais les traces de son sang, qui n'avaient pas encore été lavées, teignaient le pavé, tandis que ses habits ensanglantés et percés de mille trous par le poignard vengeur de Léonardo, restaient comme un témoignage, près de Laurina.

Ce fut sur cet affreux spectacle, que Léonardo éleva sa mère, lorsqu'elle le pria de la soutenir dans ses bras. Elle regarda de tous côtés avec horreur.... Elle frémit ... mais tournant bientôt ses pensées sur un sujet de la plus haute importance, elle leva les yeux au ciel, puis les reporta sur sa fille, qui debout, au pied de son lit, l'examinait avec le ressentiment d'une furie.

»Ma fille, dit Laurina avec difficulté, ta mère te demande pardon avant que de mourir ... ne la regarde donc pas avec cet air de ressentiment? adoucis l'amertume de tes traits ... ne me laisse pas paraître devant Dieu, chargée de la haine de mon enfant ... ô Victoria, je t'en supplie, pardonne à ta malheureuse mère.»

Un soupir convulsif, interrompit Laurina, qui retomba pésamment des bras de Léonardo.

»Parle, parle donc à ta pauvre mère, Victoria, lui dit vivement son frère. As-tu toi-même été assez irréprochable dans ta conduite, pour affecter cette sévérité déplacée, et n'as-tu pas besoin ainsi qu'elle, de miséricorde?»

»Ah, que voilà qui est bien dit! s'écria Victoria en riant amèrement; si ma conduite a été fautive, si je me suis égarée, à qui doit-on s'en prendre? ma mère, poursuivit-elle, en regardant Laurina hardiment, vous avez abandonné vos enfans, pour suivre un séducteur, et il vous en a récompensée, comme cela devait être. C'est vous qui avez causé ma perte, et c'est à vous à répondre de mes crimes: puis-je ... ah! puis-je songer à tous les excès auquels je me suis livrée, sans vous en regarder comme la cause première? vous m'enseignâtes à m'abandonner sans retenue à toutes mes passions.... C'est pour cela que j'ai empoisonné mon mari, causé la mort de son frère, et égorgé une orpheline sans défense: ce sont ces crimes ... tous, oui tous, que je dois à votre exemple, et c'est ce qui m'a fait exiler méprisée, au milieu des brigands, dont le noble fils, qui vous soutient dans ses bras, est le digne chef!... c'est pour cela....»

»Silence, monstre dénaturé, cria Léonardo! puisse le ciel paraliser ta langue envenimée. Malheureuse! comment oses-tu, dans des momens pareils, joncher d'épines le chevet de mort de ta mère? mets-toi à genoux, créature barbare, et prie Dieu ainsi qu'elle, de te pardonner.»

L'audacieuse Victoria ne répondit à son frère, que par un sourire de mépris, et resta immobile.

Laurina s'appuya sur le sein de son fils, en se cachant la tête: des convulsions la saisirent. Elle leva les yeux par intervalle, pour trouver dans ses traits les sentimens d'amour filial qu'elle ne pouvait plus attendre de sa fille; l'instant de sa mort approchait: elle serra la main de Léonardo, tandis que son œil lui exprimait sa reconnaissance. Elle regarda encore Victoria, qui semblait de glace devant sa mère expirante.

L'agonie de l'infortunée augmenta; son cœur battit avec violence, puis cessa tout-à-coup de se faire sentir; ses yeux se couvrirent ... une sueur froide mouilla son visage; et elle prononça dans des accens à peine articulés: »Dieu terrible, mais juste, pardonne ... miséricorde sur ta créature.»

Ce furent les derniers mots qui sortirent de ses lèvres; un frisson parcourut sas membres ... c'était le dernier effort de la vie entre la mort ... elle cessa d'exister.

Quand Léonardo n'eut plus à douter que sa mère était expirée, il la remit doucement sur son chevet, et s'agenouillant auprès de son lit, il tint sa froide main contre ses lèvres, et des pleurs abondans coulèrent de ses yeux.

»Insensé, dit Victoria, qui le regardait avec pitié, comment peux-tu être assez faible pour pleurer sur le sort de celle qui t'a fait ce que tu es, le vil chef d'une troupe de voleurs? Gémis si tu veux, non de cette mort, mais du métier que tu fais, tandis que tu devrais figurer parmi la première noblesse de Venise!

—Ame basse et endurcie, répliqua Léonardo avec dignité, le vil chef d'une troupe de voleurs peut pleurer sans honte sur les erreurs et l'affreuse destinée d'une mère coupable. Il gémit aussi de l'amertume que ta cruauté a apportée à ses derniers instans. Tu ne te rends pas justice, fille barbare, en l'accusant des crimes que tu as commis. Ce, n'est pas son exemple qui t'a pervertie, mais bien ton mauvais naturel. La sévérité et la bonne conduite d'une mère pouvaient bien reprimer tes passions; mais une meilleure éducation ne l'eût jamais rendue bonne, ni vertueuse.

—Fort bien, reprit Victoria d'un air sombre; sa conduite libertine n'était pas faite pour m'inspirer le goût de la galanterie: ce n'est pas elle qui corrompit mon cœur par ses exemples que j'avais chaque jour devant les yeux, et ils n'étaient pas propres à ouvrir les issues de mon âme aux passions. C'est pourtant de là, rien que de là, que sont venus tous mes crimes, si toutefois mes actions peuvent être appelées ainsi; et ... mais qui es-tu, toi-même, pour te permettre des reproches. N'as-tu pas tenté d'assassiner, pendant son sommeil, un homme qui ne t'avait jamais fait de mal? n'as-tu pas versé le sang de ta sœur, et, auparavant, donné le chagrin le plus vif au cœur de ton père? n'es-tu pas maintenant le rebut de la société, l'infâme capitaine d'une troupe de brigands, qui cherches, à la faveur des ombres, le voyageur que son malheureux destin amène sur tes pas, pour le voler et l'égorger ensuite? car sans doute il est arrivé plus d'une fois, que ces affreuses solitudes, qui ne sont des lieux de sûreté que pour toi et tes pareils, ont reçu les corps de tes victimes ... sans doute que....

«Cesseras-tu, misérable furie? ne me provoques pas davantage, crois-moi, ou je te ferai sentir le pouvoir que j'ai en ce lieu, qui n'a jamais abrité d'être aussi méchant que toi.» Léonardo trépignait de colère; il était hors de lui, ce qui excita le rire de sa soeur sans pitié. Elle se retira néanmoins à l'extrémité du souterrain, pour éviter les suites de son emportement.

En ce moment, Zofloya se présenta à l'entrée de la caverne. Victoria fut la seule qui l'aperçut. Il lui fit signe du doigt, et elle courut avec joie vers lui. Le maure la reçut avec son sourire gracieux. Cependant, quelque chose d'étrange paraissait sur sa physionomie. Comme il lui imposait silence, Victoria se défendit de parler, étant habituée à se soumettre à tons les désirs de Zofloya.

Il lui offrit son bras, et la conduisit hors de la caverne, par la sortie accoutumée. Ils marchèrent sans rien dire jusqu'à ce qu'ils fussent au haut de la montagne. Alors Zofloya invita sa compagne à s'asseoir sur la pointe d'un rocher, et se plaçant à côté d'elle, il lui parla de la sorte: «Ma chère amie, ton frère t'a offensée, mais il ne tardera pas à s'en repentir. Te souviens-tu du voleur qu'il a frappé la nuit dernière? son nom est Ginotti. Je me trouvais à côté de lui dans le moment.»

»Oui, je m'en souviens, dit Victoria.»

«Mais, as-tu remarqué que je lui fis un signe?»

«Oui, oui, fort bien.»

«Cet homme a juré haine éternelle à ton frère. A la pointe du jour il est sorti de la caverne, il est parti au grand galop dans le dessein d'aller dénoncer son capitaine, an risque de sacrifier tous ses camarades. Il se passera du tems avant qu'il ait pu donner des informations suffisantes au gouvernement de Turin, sur cette solitude presqu'impénétrable. Mais demain matin, le duc de Savoie ne manquera pas d'envoyer un détachement considérable au Mont-Cénis. Les issues de la caverne seront entourées, et ceux qui y résident ne pourront échapper. Ton frère tombera peut-être le premier.»

«Et moi, que deviendrai-je, interrompit Victoria avec l'intérêt personnel qui la guidait, et sans faire aucune autre réflexion, ne serai-je pas en danger, Zofloya, avec ces brigands?»

«Je ne vous ai pas abandonnée jusqu'ici, reprit sévèrement le maure; allez, rentrez sans crainte dans le souterrain; les troupes environneraient déjà son enceinte, que je vous garantirais de tout.»

«Mais, pourquoi y retourner, mon ami?»

«Parce que telle est ma volonté, répondit-il hautement. Sachez compter sur moi, même à l'instant du plus grand danger. En voilà assez; ne parlons plus de cela, ajouta-t-il d'un air radouci. Rentre, et sois tranquille, ma Victoria.»

Elle obéissait; Zofloya, content de sa soumission, lui permit de faire encore un tour dans les montagnes avec lui, puis la conduisit à la petite porte de la caverne, où il n'entra pas, au grand déplaisir de Victoria. Il alla d'un autre coté. L'heure du coucher vint sans quelle put le voir, et elle se mit au lit, indifférente sur le sort des autres, mais excessivement troublée sur le sien.


CHAPITRE V.

Avant que de terminer le récit de cette histoire terrible, il ne sera pas tout-à-fait hors de propos d'apprendre à nos lecteurs, qui peut-être se sont intéressés pendant quelques instans au sort de l'infortuné et coupable Léonardo, ce qui a pu le porter à renoncer totalement à ses sentimens si exaltés sur l'honneur, et à dégrader entièrement l'illustration de sa naissance, dont il paraissait si fier.

Il est une chose malheureusement trop vraie; c'est que l'humanité fragile, une fois entraînée dans l'erreur, perd souvent de vue les moyens d'en sortir; et que n'écoutant que le langage trompeur des passions, elle marche toujours en avant pour l'autoriser à s'y livrer davantage. L'homme probe, le cœur vertueux deviendra donc criminel, s'il néglige de s'appuyer, à l'approche des tentations, de cette force divine qui soutient la faiblesse, et aide le pécheur à s'arracher même aux plus grands crimes, s'il le désire sincèrement.

Léonardo, fils d'une mère déshonorée, Léonardo devint lui-même vicieux, et un assassin; il désespéra de son sort. Il crut qu'il était devenu étranger à tous les nobles sentimens. Il lui sembla que le crime se lisait sur son front comme sur celui de Caïn; que ses mains étaient toujours tachées de sang, et que tout dans la nature devait avoir horreur de luai. En ces momens de trouble, les caresses de Matilde étaient repoussées; il se voyait prêt à lui vouer de la haine et à la fuir pour jamais. Ainsi que ces malheureux coupables que la société repousse de son sein, que le mépris accable, et qu'une sévérité, souvent préjudiciable au repentir, condamne au désespoir en leur refusant toute idée de pardon, Léonardo, pour se venger de ses malheurs, de l'espèce humaine, se prépara à en devenir le tourment.

«Je suis perdu, se disait-il en délire, et quand Matilde Strozzi le laissait à ses réflexions! si je reparais dans ma patrie, l'échafaud sera mon lit de mort, dans le cas où l'agonie de mon cœur ne m'enlèverait pas à un supplice ignominieux. J'ai tué ma soeur! elle vivait criminellement avec celui que, sans le connaître, je devais poignarder! O misère affreuse ... destinée épouvantable que m'aura valu.... Il s'arrêta; un souvenir révoltant troubla son esprit. «Monstre, s'écria-t-il ensuite, je te trouverai ... je te chercherai par toute la terre, et il ne sera pas de moyens que je n'emploie pour satisfaire ma trop juste vengeance; c'est donc toi qui es cause que le crime est la seule profession qui me reste aujourd'hui! va, je te trouverai, fusses-tu au fond des enfers.» Léonardo, en parlant souvent de la sorte, marchait à grands pas, tantôt frappant rudement la terre de son pied, tantôt s'armant de tout ce qui se présentait sous sa main, et qu'il brisait bientôt en éclats, comme s'il eut cru se battre contre quelqu'un, puis se calmant un peu, il tombait sur un siège en versant un déluge de larmes. Matilde le surprenait souvent dans cet état de frénésie, et cherchait par ses caresses et ses raisonnemens à consoler celui que, malgré l'inconstance de son caractère et sa méchanceté naturelle, elle aimait avec sincérité, et que même elle adorait toujours.

Voyant que Léonardo s'abandonnait fréquemment à ces irritations d'humeur, et craignant qu'il n'en vint à se déplaire en sa société, le jeune homme pouvant prendre un parti violent qui l'en séparât à jamais, elle rêva aux moyens de le distraire de ses nuisibles pensées.

Le lieu qu'ils avaient choisi pour retraite, offrant peu de sujets d'occuper un esprit actif, et d'éloigner l'ennui qui ne pouvait manquer de surprendre deux êtres ayant chacun besoin de varier l'uniformité de leurs jours, il était à propos, pour leur intérêt, d'aviser aux moyens d'en rompre la monotonie, et c'est ce à quoi songea Matilde Strozzi.

Il se passa peu de jours avant que le hasard lui offrit l'occasion de mettre le plan qu'elle nourrissait à exécution. Léonardo et elle s'étaient déjà promenés plusieurs fois dans une partie de l'île extrêmement agréable, et où le jeune homme s'amusait à tuer des cailles, dont on sait qu'elle abonde en un certain tems de l'année. Matilde lui fit renouveler souvent, cet exercice qu'elle partageait avec lui. Mais on sait que Léonardo s'était trouvé indisposé et qu'il avait besoin de repos, elle alla seule se promener le long d'un petit bois qui s'avançait presque jusque dans la mer. Cet endroit formait une anse où les eaux reposaient tranquillement. Elle s'assit sur une pointe de rocher, les yeux portés sur la mer Adriatique, et vit bientôt une barque s'avancer de son côté. Il lui sembla que plusieurs hommes la conduisaient, et elle les crut pêcheurs; mais quand ils furent plus proches, leur costume singulier et leur nombre de huit qu'elle compta, lui donnèrent quelqu'inquiétude. Matilde n'était pas peureuse; son intrépidité au contraire l'avait déjà tirée, ainsi que Léonardo, de plusieurs dangers qu'ils avaient courus dans leur voyage de Venise à l'île de Capri, et auxquels celui-ci étant seul et ayant une femme à défendre, n'aurait pu se soustraire, sans cela. Matilde portait constamment un poignard sous ses vêtemens, et avait de plus un fusil avec elle en ce moment. Aussi attendit-elle tranquillement que ces hommes fussent à terre. Un d'eux, assez bien mis, et qui paraissait être le maître de la barque, s'avança vers le petit bois dont on vient de parler; il était de grande taille, portant un sabre à son côté et des pistolets à sa ceinture, ce qui ne rendait pas son extérieur rassurant. Quand il apperçut Matilde, il tourna les pas de son côté. Elle se tint debout alors, en tenant son fusil de ses deux mains. L'homme hésita.... Il fit un geste de la main comme pour la rassurer, et s'approchant davantage.... «Je ne me trompe pas, dit-il, c'est ... Matilde Strozzi ... c'est ma sœur! Matilde crut également le reconnaître, et le regardant d'un air interdit, elle le nomma.» Je suis Raffalo Strozzi, cela est vrai; mais comment se fait-il que la belle Matilde habite un séjour si peu fait pour ses charmes, et quels sont les liens qui l'y retiennent? Matilde lui promit de répondre à ses questions; mais plus pressée elle-même de savoir les aventures qui étaient arrivées à son frère depuis leur séparation, elle le pria de les lui raconter.

Tandis que la Florentine Strozzi usait de toute son adresse pour captiver les hommes les plus beaux et les plus riches de Venise, afin de pouvoir se livrer amplement à ses goûts de luxe et plaisir, son frère ayant aussi peu de principes qu'elle, et voulant faire fortune de son côté par quelques moyens que ce fut, s'enrôla sous le pavillon d'un corsaire. Ses talens et son intrépidité le rendirent l'ami du capitaine, avec lequel il fut heureux pendant un tems. Mais une galère de Malte qui les poursuivit jusque dans le golphe de Venise, les força de se jeter sur un récif où leur mâture fut extrêmement endommagée, et d'où ils eurent peine à se tirer après avoir jeté une partie de leurs richesses à la mer, pour en sauver quelques débris. Le capitaine en mourut peu après ce naufrage, et Raffalo gagnant terre, renonça au métier périlleux qu'il avait entrepris pour se réunir à une troupe fameuse de Condottiéris qui se cachait dans les Appennins, et qui faisaient leurs escursions par toute l'Italie, se mettant quelquefois en mer pour éviter d'être poursuivis, ou pour guetter quelque nouvelle proie.

Raffalo Strozzi ne tarda pas à avoir un grade supérieur dans la troupe, et ce fut dans ses courses vagabondes qu'il apprit que sa sœur n'était plus à Venise et qu'on la croyait dans les environs de Naples, vivant avec un jeune noble qu'elle avait emmené. Raffalo n'en savait pas davantage, mais voulant retrouver cette sœur, et ayant une raison particulière qui l'appelait dans le midi de l'Italie, il y rodait depuis quelques semaines, lorsque le hasard la lui fit retrouver dans l'île de Capri, où lui et son monde venaient se rafraîchir quelques instans.

Matilde ayant entendu le récit de son frère, conçut la pensée de tirer parti de la rencontre. Elle eut une conversation particulière avec lui, et s'entendant tous deux à merveille, ils formèrent un projet qu'ils voulurent mettre à exécution le plutôt possible.

La Florentine retourna auprès de Léonardo, et le reste de la soirée fut employé par elle en discours propres à inspirer au jeune homme un dégoût réel pour la retraite que la nécessité leur avait fait choisir, et un désir de rendre leur existence plus sûre et plus agréable. Elle lui représenta la gêne extrême dans laquelle ils se trouvaient, et le danger infaillible de se voir bientôt privés de toutes ressources, s'ils n'y mettaient ordre. Elle en vint ensuite, mais avec ménagement, à lui inspirer l'idée de se venger de l'ennemi de sa famille, et lui fit entendre que les moyens de punir le traître Adolphe étaient faciles à trouver. «Quittons ce triste séjour, dit-elle. Il me reste encore quelques bijoux de valeur qui serviront à nous défrayer d'un voyage indispensable. Mon ami, il faut absolument tenter la fortune, et nous venger tous deux de la perfidie des humains.» Matilde s'arrêta. Léonardo, la regardant avec curiosité, paraissait attendre qu'elle lui communiquât extérieurement ses idées; mais la Florentine ne dit plus rien que de vague ce soir-là, et se contenta de démontrer à Léonardo le besoin urgent de prendre un parti.

Elle venait simplement de dresser ses batteries, et elle remit au lendemain à en faire usage.

A peine le jour avait-il paru, qu'un coup assez violent se fit entendre à la demeure de deux exilés. Un homme à figure redoutable entra en disant qu'il avait à parler au fils de feu le marquis de Lorédani. Ces paroles dites très-haut, furent entendues de Léonardo, qui ne faisait que s'éveiller et qui en frissonna. Qui pouvait avoir découvert sa retraite? Serait-ce ... l'homme entra sans attendre, et s'avançant vers le lit qu'il aperçut au fond d'une chambre, il présenta à celui qui y reposait encore le billet suivant:

«Le jeune Léonardo, fils du marquis Lorédani, s'est rendu coupable d'un assassinat envers sa soeur, et il se cache maintenant dans un coin obscur de l'île de Capri avec une femme qui s'est associée à son sort. Celui qui pourra débarrasser le comte Adolphe d'un ennemi semblable, et lui donner des nouvelles certaines de sa mort, peut compter sur une récompense de sa part, égale au service qu'il en recevra.

P. S. Matilde Strozzi est le nom de la femme qui vit avec lui; elle peut être épargnée. Ce n'est pas à elle qu'on en veut.

Léonardo, ayant lu ce billet étrange et sans signature, s'empara sur-le-champ de son poignard; il allait s'élancer sur l'homme qui était devant lui, lorsque celui-ci, fort calme et sur ses gardes, lui dit: «Ne craignez rien, monsieur; je suis au contraire ici pour vous sauver, et ma sœur que voilà, est garante de votre sûreté personnelle.» A ces mots, Matilde fit une exclamation en paraissant étonnée de voir son frère, (car elle n'avait pas dit à Léonardo sa rencontre de la veille pour des raisons qu'on sentira.) «Oui, ajouta celui-ci, je suis Raffalo Strozzi, et chargé d'un emploi que je suis loin de vouloir remplir. Vos malheurs, que j'ai appris en différens tems, m'ont intéressé pour vous, et ma sœur que je savais retrouver ici, peut vous attester que je ne nuis jamais à qui ne m'a jamais fuit de mal; mais ma haine est mortelle pour ceux dont j'ai eu grièvement à me plaindre. Seigneur Léonardo, il ne tient qu'à vous de vous venger de l'ennemi de votre famille. Il habite une campagne fort isolée et située aux pieds des Alpes. Engagez-vous dans mon parti; moi et mes camarades sont braves et gens d'honneur, quoique réunis pour corriger les injustices du sort. Quittez cette île; je vous en offre les moyens. Une barque solide vous conduira en peu de tems à Porento, où vous serez aussi en sûreté qu'ici. Delà nous nous rendrons dans les montagnes, et je vous présenterai au chef puissant de nos troupes libres; il vous accueillera comme il fait de tous ceux que l'injustice des hommes, ou les malheurs, ont obligés à se rendre indépendans et maîtres à leur tour du sort d'autrui. Adieu, je vous laisse à vos réflexions; il s'agit pour vous de la mort, si vous ne prévenez une trahison, et de votre salut autant que de votre bonheur, si vous acceptez mes offres. Dans deux heures je serai de retour, et d'après votre décision nous partirons, car je ne puis attendre une minute de plus.

Après ce brusque discours, Raffalo sortit, et Léonardo, excessivement pensif, se leva en silence. Matilde témoigna son étonnement de retrouver de la sorte un frère qu'elle dit le meilleur comme le plus brave des hommes. «Il a eu aussi beaucoup à souffrir dans sa vie, observa-t-elle, et ce parti qu'il aura pris, n'est sans doute que le résultat de son ressentiment contre l'espèce humaine.»

«Mais, Matilde, ton frère est un brigand, s'écria Léonardo, en sortant de sa rêverie.» Le mot est un peu dur, mon ami; je le regarde, moi, comme le défenseur de l'opprimé et un vengeur en besoin. Pourquoi n'accepterions-nous pas les offres qu'il nous fait? Est-il un moyen plus sûr de nous cacher, que parmi ces hommes, qui, j'aime à le croire, observeront envers nous les lois de l'hospitalité avec plus de franchise que maints traîtres dans le monde? D'ailleurs il ne nous reste plus d'autre ressource pour exister, et, je l'avoue, je tremble, cher Léonardo, sur notre avenir.» Matilde continua ainsi à persuader un jeune homme, qu'elle avait déjà perdu pour la société, à achever sa carrière dans le crime; et Léonardo entraîné par ses nouvelles séductions, réfléchit peu, combattit faiblement avec sa conscience, et se détermina à s'associer à des hommes dont il pouvait se servir en tems et lieux pour exécuter ses vengeances. On voit que Matilde avait fait parfaitement la leçon à son frère; elle parvint également à décider Léonardo, qui ne réfléchit pas autrement sur la singularité du billet que venait de lui laisser Raffalo, et consentit à le suivre dans le séjour odieux ou celui-ci voulait le conduire.

Strozzi revint dans deux heures, et, tout étant prêt, Léonardo s'autorisant du parti dans lequel il se laissait entraîner, par l'espoir de trouver en quelque lieu le séducteur de son infortunée mère, et de tâcher d'arracher celle-ci à une vie misérable, donna sa parole qu'il s'attacherait fidèlement à la fortune de ses amis, pourvu qu'on secondât son désir de vengeance par tous les moyens à employer.

Matilde fit signe de l'œil à son frère de promettre, et celui-ci jura de prendre à cœur ses intérêts et sa vengeance comme les siens propres.

On déjeûna, et ce trio d'êtres corrompus quitta l'île pour aller dans un lieu connu de Raffalo, ou ils trouvèrent le chef des Condottiéris. On sait que le brigand ayant été tué, Léonardo devint chef à son tour, et ce fut alors qu'il s'occupa uniquement à chercher à satisfaire sa vengeance. On vient de voir comment ce désir fat rempli au moment où il ne s'y attendait pas.


CHAPITRE VI.

Le jour était fort avancé, quand Léonardo, qui n'avait point quitté le souterrain depuis la mort de sa mère, entendit le signal ordinaire de la troupe pour rentrer.

Elle n'avait pas coutume de revenir à pareille heure (à midi); il pensa qu'il lui était sans doute survenu quelque chose d'extraordinaire, et s'empressa d'ouvrir. Quelques-uns des voleurs se jetèrent dans la caverne d'un air épouvanté.

«Nous sommes perdus, s'écrièrent-ils, nous sommes trahis! notre retraite est découverte: la force armée entoure ce lieu. Toutes les issues sont gardées, et il n'y a pas moyen d'échapper. Ceux de nos camarades qui sont restés dehors n'auront pas plus de bonheur, car ils seront pris par les soldats qui les attendent en embuscade. Quant à nous, notre sort est facile à deviner: nous serons tous sacrifiés, à moins que notre capitaine ne connaisse quelque passage secret par où nous puissions nous sauver dans les montagnes, et esquiver ainsi les poursuites de nos ennemis.»

«Mes braves camarades, je ne connais pas d'autre passage que les entrées habituelles, et que vous dites gardées, répondit Léonardo d'un air froid et courageux. Si la chose est telle que vous la dépeignez, tout est perdu. Je ne sais point de moyen particulier de fuir de ce souterrain. Son entrée la plus cachée est sous le portique, dont les avenues en labyrinthe ont toujours été une défense suffisante. Il n'y a que la trahison qui ait pu nous déceler; alors, tout ce que nous tenterions pour sortir serait inutile. Il faut seulement nous défendre vigoureusement. Nous pouvons être les plus forts. Du moins, nous devons vendre chèrement notre vie! ne cédons pas un pouce de terrain sans qu'on l'achète par le sang!»

Tandis que le capitaine parlait de la sorte, le signal fut entendu de nouveau en dehors, et répété avec vivacité.

«Voilà sans doute quelques-uns de nos camarades qui auront trouvé le moyen de se soustraire à la vigilance des gardes. C'est bien notre signal, que nous seuls connaissons ... ainsi, dépêchez-vous d'ouvrir ... peut-être viennent-ils nous donner de nouveaux renseignemens.»

En ce moment, il n'y avait dans la caverne qu'un nombre peu considérable de voleurs: leur chef Léonardo, sa maîtresse et Victoria, qui s'était mise auprès d'elle, en tremblant à l'idée du danger qu'elle courait, et se désolant de ce que Zofloya n'y fût pas. Elle commençait à craindre qu'il ne l'eût abandonnée dans la ruine commune.

On obéit à l'ordre du capitaine, Les signaux furent échangés, la porte ouverte, et ... un détachement de soldats entra. Ginotti était à leur tête: le misérable n'avait pas manqué d'exécuter sa vengeance sur son capitaine, pour l'avoir frappé dans un moment de vivacité.

Surpris à l'excès, le chef intrépide fût attéré. Les soldats se hâtèrent de l'entourer, mais au signe plein de fierté et de grandeur qu'il leur fit, ils n'osèrent le toucher.

«Un instant, Messieurs, dit-il, et je suis à vous.» Il voyait bien alors que toute résistance eût été vaine. «Je ne veux que dire deux mots à Madame, qui a été la compagne de mes infortunes jusqu'à ce jour; ensuite je n'abuserai plus de votre complaisance.»

Il s'approcha de sa maîtresse, qui, plus étonnée qu'intimidée, restait à sa même place.

«Matilde Strozzi! s'écria-t-il.»

Ce nom électrisa sur-le-champ Victoria. Elle se voyait assise auprès d'une affreuse ennemie, entourée de mort et de danger! elle se leva pour chercher des yeux Zofloya, mais elle ne l'aperçut point, et son âme en frémit ... elle se rassit pour écouter les paroles de Léonardo.

«Matilde Strozzi, dit-il encore à voix basse, je ne vous reproche rien ... je ne vous dirai pas que vos artifices ont perdu ma jeunesse, et m'ont conduit où je suis. Non, je ne m'en plains pas ... une cause plus éloignée m'a plongé dans le malheur ... mais, regardez ce qui se passe ici en ce moment ... chère Matilde! je ne considère que l'amour que je t'ai porté; les années que nous avons été unis; je me souviens que tu as partagé également mes périls et mes chagrins, et je te pardonne en faveur de ce souvenir, le mal que tu m'as fait! cependant, tu seras jugée avec moins d'indulgence par les autres, et tu es réservée à endurer l'ignominie commune au dernier de la troupe ... une mort infâmante!»

«J'ai de quoi me l'épargner, dit Matilde très-bas, et en montrant le manche d'un stilet qu'elle tenait caché. J'ai ... mais toi, infime Victoria, toi qui dans la splendeur de la jeunesse, te trouvas sur mes pas pour m'enlever mon amant, c'est ainsi que je remercie le destin qui t'a jetée en mon pouvoir!» Alors, elle voulut frapper Victoria avec son poignard; mais Zofloya, se montrant soudain, l'arrêta.

«Victoria m'appartient, cria-t-il d'une voix de tonnerre.

Matilde furieuse, se plongea le poignard dans le cœur. »Voilà, Léonardo, comme j'évite une mort ignominieuse!»

«Et voilà, dit celui-ci en courant sur Giuotti, comme je punis un traître.» Puis il le fit tomber mort à ses pieds, «Va-t-en, lâche, chercher aux enfers la récompense que tu attendais de ta perfidie.»

Ginotti, en tombant, poussa des imprécations horribles. Les gardes s'emparèrent alors de Léonardo, qui, usant de toutes les forces que lui donnait sa situation, se dégagea de leurs mains, et courut à l'extrémité de la caverne. Avant qu'on pût le reprendre, il s'était donné plusieurs coups du poignard, tout fumant du sang de Ginotti. Affaibli et blessé profondément, il chancela, et serait tombé sans les soldats qui le soutinrent, et qui essayèrent d'étancher le sang qui coulait de ses blessures; mais il se défendit encore en criant avec une sorte de joie. «Il est trop tard, il est trop tard, le ciel soit loué.» Il voulut se jeter vers la terre; mais ne pouvant plus lutter contre ceux qui le retenaient, il tourna des yeux égarés autour de lui, et se laissant tomber, il expira, le sourire du triomphe sur ses traits.

Voyant que le chef des voleurs se dérobait ainsi à leur attente, les soldats s'emparèrent du reste de la troupe. Ils voulurent aussi arrêter Zofloya, qu'ils supposaient commandant en second.

«Oh! nous sommes perdus, prononça Victoria, en frémissant de tout son corps.»

«Ne craignez donc rien, dit le maure qui s'adressa ainsi aux gardes.

«Messieurs, sortez à l'instant de cette caverne; car, si vous y restez, il va vous arriver un grand malheur. Vous suivrez mes mouvemens, et, pour vous prouver que je ne cherche aucunement à me sauver de vous par cet avertissement, voici mon poignard, prenez-le, et soyez convaincus que je n'ai nulle envie d'imiter le capitaine.»

Les soldats et leurs officiers furent interdits à cette annonce du maure; portant leurs regards de tous côtés, ils se disposaient à suivre son conseil. Zofloya, passant alors son bras autour de sa compagne, s'éloigna de quelques pas. Soudain un bruit effroyable se fit entendre; la caverne et même les montagnes semblèrent s'écrouler; plusieurs pierres énormes se détachèrent des murs, et le plancher se fendit dans différentes parties. A ce prodige, les soldats terrifiés ne retinrent pas plus long-tems les brigands, mais se hâtèrent de sortir d'un lieu aussi dangereux. Victoria, quoique soutenue par son ami, chancelait par l'effet que lui causait cette commotion étrange. Mille horreurs s'offrirent à sa vue, ses yeux se fermèrent, et n'en pouvant plus, elle s'évanouit. En reprenant ses sens, elle se trouva dans une plaine spacieuse, toujours soutenue dans les bras du maure. Un nombre infini de gardes les entouraient. Elle regarda par-tout avec frayeur, doutant si elle existait.

«O Zofloya, Zofloya! dit-elle avec épouvante, où sommes-nous? ce n'est plus ici la caverne, mais c'est le même danger. O! mon ami, tire-moi au plus vite de cette horrible situation. Regarde comme nous voici gardés à vue. Par où nous sauverons-nous?... il n'y a nul espoir ... eh, que n'ai-je comme Léonardo le courage de me soustraire à la mort ignominieuse que je vais sans doute recevoir!»

«Ne voulez-vous donc jamais croire en moi, dit le maure avec impatience. Je vous ai dit que je vous sauverais de ce que vous craignez le plus. Quoiqu'entourés par un si grand nombre d'hommes, nous n'en sommes pas vus. Jure-moi donc, ma Victoria, que tu te confies à moi ... entièrement, sans arrière-pensée, et je t'emmène loin d'eux.»

«Oh! je le jure, je le jure, dit-elle accablée.»

Le transport fut plus prompt que la minute. Elle se vit sur le sommet d'un rocher. Zofloya la porta vers une extrémité où il s'assit. Une terreur excessive s'empara d'elle, en voyant le précipice qui était à ses pieds, mais elle n'osa parler. Cet abîme recevait les eaux rapides d'une cataracte dont le bruit rendait presque sourd. L'écume qui en sortait s'élançant sur les bords du précipice, retombait ensuite pour se réunir à la masse de ses eaux. Cette chûte épouvantable raisonnait comme le tonnerre en s'abîmant, et le creux profond de l'abîme rendait un écho qui retentissait aux environs.

Victoria, l'esprit ainsi que le courage totalement perdus, crut voir l'ombre de la belle Lilla s'élever du milieu de l'abîme. Elle était triste et couverte de blessures. Mais bientôt vinrent se joindre à elle celles de Bérenza et de son frère Henriquez. Ces trois ombres planèrent autour de Victoria, en paraissant la menacer, et lui montrant le vaste sépulcre qui était à ses pieds. Puis, s'élançant tout à coup dans les bras l'un de l'autre, la charmante Lilla entre son frère et son époux, un rayon céleste vint les environner; la joie se répandit sur leurs traits aériens, et montant rapidement dans les airs, des séraphins couverts d'or et d'azur, les transportèrent au même instant dans les cieux. Le firmament cessa de briller; et Victoria, qui vit ce tableau d'abord avec épouvante, et ensuite avec un frémissement de rage, tomba dans le dernier excès de douleur. Les remords commencèrent à se faire sentir, et se frappant les mains avec violence, elle poussa un soupir déchirant.

«Eh bien, Victoria, dit le maure d'un ton qui n'était plus celui dont il se servait pour lui parler, eh bien, te voici à la fin de toutes tes craintes, ni l'explosion, ni les gardes, ni une mort ignominieuse ne doivent plus t'épouvanter. Te voilà maintenant bien au fait de ce que je puis. Je t'ai surveillée jusqu'ici; je t'ai accompagnée et servie jusqu'à cet instant, mais s'il faut encore te garantir de maux à venir ... de toute peine en ce monde, tu ne peux te dispenser d'être entièrement à moi.» «Oh! Zofloya, quelle est cette vision? par quel pouvoir surnaturel les malheureuses victimes de mes horribles passions viennent-t-elles de m'apparaître? car, je les ai vues, hélas! trop bien vues.» «Tout cela va s'expliquer, Victoria; mais, avant tout, dis, oh dis si tu es entièrement à moi?»

—Point d'évasion, Victoria, cria sévèrement le maure. Je ne veux pas d'abandon forcé. Ne m'as-tu pas promis d'être tout à moi, et ai-je abusé jusqu'ici de ma propriété? cependant, ajouta-t-il d'un ton plus doux, je ne veux te contraindre à rien, ma digne compagne, et malgré le vif désir que j'ai de jouir de mon bien, il ne faut pas que la seule complaisance te porte à y consentir. Dis donc une fois pour toutes, ma Victoria, ma tendre amie, te donnes-tu irrévocablement de cœur, de corps et d'âme à ton Zofloya?

—Oui, oui pour jamais, Zofloya. Mais pourquoi me tourmenter ainsi. Je t'aime et ne désire que de t'en donner des preuves, dit-elle charmée du retour apparent du maure. De grâce, maintenant, éloigne-moi d'ici, arrache-moi à tant de terreurs à cette vue épouvantable ... après cela, tu feras ce que tu voudras de ma personne.

—Un moment, belle dame: il me faut d'abord renouveler votre serment d'abandon volontaire, et nous verrons ensuite.

Victoria répéta son serment, en tremblant de toutes ses forces.

—Voilà donc où je t'attendais, femme odieuse! reprit le maure, en partant d'un brillant éclat de rire, et en la fixant d'un air si terrible qu'elle en frémit.... Ne détourne pas ainsi tes regards, poursuivit-il malicieusement, mais écoute, et connais celui à qui tu viens de t'abandonner!

Victoria leva les yeux ... quel objet horrible était devant elle! rien du beau Zofloya ... mais à sa place, l'être gigantesque qu'elle avait vu dans ses songes...! c'est bien alors que l'âme de Victoria fut frappée de désespoir. Elle fit un cri et serait tombée dans l'abîme, si une main de fer, qui n'était plus celle si douce de Zofloya, ne l'eût arrêtée par les cheveux.

»M'as-tu bien examiné, femme orgueilleuse! demanda-t-il de sa voix de tonnerre; sais-tu maintenant qui je suis?... je suis, non l'homme charmant, divin, qui avait captivé ton imagination, allumé le feu de tes sens; mais l'ennemi de toute la création, celui enfin que les hommes nomment SATAN!...—Ciel! oh ciel! ô malheureuses victimes!...—Elles sont montées comme tu l'as vu, dans le sein de ce Dieu qui m'a réprouvé!... oui, je suis Satan! C'est moi qui guette l'humanité fragile, pour la surprendre dans ses erreurs; mais rarement, trop rarement, arrive-t-il que mes séductions l'entraînent aussi loin que la peine que je prends pour les perdre. Peu s'aventurent dans les sentiers du vice, autant que tu l'as fait: tes affreuses dispositions, et ton orgueil me firent te distinguer parmi les monstres qui font le malheur de leurs semblables; ils m'attirèrent près de toi, dans l'espoir d'avoir une bonne proie en ta personne. Oui! et ce fut sous la ressemblance de l'esclave maure d'Henriquez, (soi-disant retrouvé,) que je t'apparus d'abord dans tes songes; j'essayai de te faire tenter l'accomplissement de tes désirs déréglés. Je te trouvai, à ma plus grande joie, prête à céder à toutes mes tentations; mais qu'y as-tu gagné? je t'ai toujours trompée.... Eh bien, pourtant, tu te laissais aller à une aveugle confiance, tant la propension au vice était forte en toi, ainsi que le besoin de te satisfaire; tu t'es damnée par nombre de crimes, dont chacun te livrait à moi, tu n'as pas joui d'un seul moment de paix, ni du plus léger fruit pour lequel tu t'es enfoncée si avant dans le péché. Ainsi donc tu as rendu mon triomphe complet; la gloire de ton entière destruction m'appartenait; et, ajoutait-il avec un rire affreux, je vais remplir la promesse que je t'ai faite de te sauver de tous maux à venir en ce monde.—Grâce! grâce?—point de grâce à l'assassin!

En parlant ainsi, il serra fortement Victoria par le col, et la fit pirouetter dans l'abîme. Comme elle y tombait, les ris, les sarcasmes d'une foule de démons, témoins de sa juste punition, retentirent à ses oreilles, et son corps, plus de moitié brisé, fut reçu par les eaux écumantes qui étaient au fond de ce gouffre affreux; elle devint ensuite la proie de Satan, qui l'emporta dans le fond des enfers, où elle fut condamnée a souffrir pendant l'éternité.

Lecteur ... ne regarde pas ceci comme un simple et futile roman; les hommes ne sauraient trop se défier de leurs passions et de leurs faiblesses: les progrès du vice sont graduels, imperceptibles, et l'ennemi rusé du genre humain est toujours prêt à profiter des fautes de l'espèce humaine, dont la destruction est sa gloire; il n'y a pas de doute que ses séductions ne l'emportent souvent; autrement, comment rendre compte de ces crimes, auxquels les hommes se laissent entraîner, et qui sont la honte de la nature? Ou nous devons supposer que le mal est né avec nous, (ce qui serait une insulte à la divinité,) ou nous devons l'attribuer, (comme plus d'accord avec la raison,) aux suggestions de l'influence infernal.

FIN.