Title: Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent
Author: Elémir Bourges
Release date: December 3, 2019 [eBook #60841]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mars 1893.
Un volume.
PARIS, TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
Bien moins habile que le célèbre Isménias, mais comme lui, indépendant de la faveur des hommes, je me promets qu'à son exemple, je chanterai toujours, selon le dicton: Εμοι ϰαί ταῖς Μουσιας—pour moi et pour les Muses.
Julien, le Misopogon.
Je me suis fait, en ce roman, l'écolier des grands poètes anglais du temps d'Élisabeth et de Jacques, et du plus grand d'entre eux, Shakespeare;—quelque présomption qu'il y ait à se dire l'écolier d'un tel maître.
Nos récents chefs-d'œuvre, en effet, avec leur scrupule de naturel, leur minutieuse copie des réalités journalières, nous ont si bien rapetissé et déformé l'homme, que j'ai été contraint de recourir à ce miroir magique des poètes, pour le revoir dans son héroïsme, sa grandeur, sa vérité.
Que le lecteur attribue donc ce qu'il y a de bon dans ce livre, à la souveraine influence de ces maîtres des pleurs et du rire: Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont et Fletcher, Shakespeare.
Les fautes seules sont de moi.
[A] Ce mémoire a été trouvé dans les papiers de M. Thiers.
Puisque l'enlèvement du fils aîné de Mme Maria-Pia, grande-duchesse de Russie, a paru à Votre Excellence mériter assez de curiosité pour qu'elle souhaitât d'en lire le récit, plutôt que de l'entendre dans le cours d'un entretien, souvent diffus et mal en ordre, j'obéirai d'autant plus volontiers aux désirs de Votre Excellence que, s'agissant d'une princesse à laquelle je suis dévoué depuis vingt ans, par le respect et le plus profond attachement, tout ce que j'ai à raconter ne fera que mettre en lumière ses hautes vertus: comme aussi, j'ose me flatter que la narration que j'entreprends, en dissipant tous vos doutes, vous intéressera par là plus fortement[Pg 2] à celui dont elle retrace la naissance et la déplorable aventure[1].
[1] Le sieur Manès est venu plusieurs fois à Versailles. Il est le frère du fameux savant russe, Vassili Manès, à qui l'Europe a décerné, depuis longtemps, la renommée due à ses beaux talents. Le sieur Manès cherche à découvrir, soit à Paris, soit dans cette foule de prisonniers que nous avons de la Commune, un jeune homme nommé Floris, qui serait, à ce qu'il assure, le fils légitime de S.A.I. le grand-duc Fédor de Russie et de son auguste épouse.
Votre Excellence est trop au fait des personnages et des cours de l'Europe, pour que j'aie besoin de lui rappeler le mariage du grand-duc Fédor, frère du tsar Nicolas, avec la princesse Maria-Pia, fille de dom Pedro Ier, empereur du Brésil, et sœur de dona Maria II da Gloria, reine de Portugal. En 1843, à l'époque de ce mariage, imposé à son frère puîné par l'inflexible Nicolas, Mme Maria-Pia avait dix-sept ans, et le Grand-Duc plus de quarante-cinq. C'était une étrange disproportion d'âge, et la disparate de cœur et de sentiments des nouveaux époux semblait plus effrayante encore. En effet, depuis des années, le Grand-Duc se trouvait engagé de passion à une maîtresse, la princesse Sacha Gourguin. Cette Gourguin était, comme l'on dit chez nous, un vrai chat noir, qui n'avait que la peau et les os; toutefois, un grand feu d'esprit, et les plus beaux yeux, avec des manières hautaines: dangereuse, artificieuse, accusée de beaucoup de noirceurs; dont le mari était mort brusquement, et l'on en avait mal parlé, mais qui tenait le Grand-Duc sous son joug, et l'avait comme ensorcelé. Ce mariage, tout de politique, ne rompit donc que peu de temps l'attachement des deux amants, et bientôt même le Grand-Duc, qui avait introduit la princesse auprès de Mme Maria-Pia, eut l'adresse de les lier et de les rendre inséparables, sans éveiller chez sa femme aucun soupçon. La Grande-Duchesse était[Pg 3] jeune, toute neuve à Pétersbourg; elle ignorait la cour, le monde, et avait foi en son mari.
Deux ou trois mois après les noces, Mme Maria-Pia crut ressentir tous les symptômes d'une grossesse. La nouvelle s'en répandit avec éclat, et quantité de dames de noblesse visitèrent la Grande-Duchesse, et lui firent leur cour en lui pronostiquant qu'elle accoucherait d'un garçon. Mais on ne tarda pas à s'apercevoir que le Grand-Duc, loin de marquer de la joie aux féliciteurs, se montrait, sur cette matière, fort austère et même renfrogné, répondant par monosyllabes, et parfois rompant ouvertement les compliments qu'on lui adressait. A l'entrée même de l'hiver, c'est-à-dire vers la fin d'octobre, Son Altesse partit subitement pour sa terre de Biélo, emmenant la Grande-Duchesse, et la princesse Sacha Gourguin les rejoignit presque aussitôt.
Je me vois forcé, maintenant, d'entrer dans un détail quelque peu minutieux, et vous demande, en cet endroit, de la patience, si bizarre ou même rebutant que ce récit puisse vous paraître; mais les mœurs russes sont bien loin d'être aussi polies que vos mœurs. De plus, je m'assure, Monsieur, que la confidence que je vous fais, pleine et entière, et ne cachant ni les choses, ni les noms, ni les fautes, demeurera sous un secret absolu entre nous[2].
[2] La discrétion est l'apanage de l'homme d'État. La réunion de ses lumières, pour grande et pour variée qu'elle soit, ne vaut en somme que par les ténèbres dont il sait à propos s'envelopper, aussi bien dans les congrès de l'Europe que dans les colloques d'un Parlement.
Le 13 janvier 1844, Mme Maria-Pia, entendant la messe en son oratoire, car elle était demeurée catholique, par permission spéciale du Tsar, ressentit de violentes douleurs. On l'emporta dans son appartement; sa dame d'atour portugaise lui arrangea les cheveux[Pg 4] comme on les arrange en Portugal aux femmes qui vont accoucher et qui ne doivent pas de sitôt changer de coiffure; le médecin fut averti; on prépara les langes et le berceau, et l'on coucha promptement la malade.
Le Grand-Duc, quand on lui apprit l'événement, allait partir pour la chasse au loup, avec la princesse Gourguin et plusieurs gentilshommes de Novgorod. Il manifesta un violent dépit et dit, comme en furie, à la camériste, qu'elle était folle et sa maîtresse aussi. Cependant, il renvoya les traîneaux, s'excusa auprès de ses invités, et monta chez la Grande-Duchesse.
La nouvelle y avait rassemblé, en désordre, la petite maison portugaise dont Maria-Pia avait été suivie: le chapelain, la dame d'atour, deux femmes de chambre qui étaient sœurs, et les favorites de leur maîtresse. Mais, sitôt qu'elle les aperçut, Sacha Gourguin se récria, dit hautement que tant de monde réuni incommoderait la malade; enfin, prenant le ton d'autorité comme par un tendre intérêt, elle ordonna que tous se retirassent, à l'exception du peu de gens indispensables; et pour ne laisser de prétexte à personne, elle exhorta le Grand-Duc à donner l'exemple. Monseigneur sortit donc de la chambre, et tout le monde le suivit. Il ne demeura auprès de Maria-Pia que la Gourguin, Platon Boubnoff le médecin, et une fille de service qui se nommait Agraféna. En effet, les femmes de chambre eussent été de peu de secours, la plus âgée ayant seize ans à peine, et toutes deux ne faisant rien que pleurer.
Les douleurs de Maria-Pia furent si longues et si excessives que l'on craignit qu'elle ne pût y résister. Le chapelain fit une exposition du saint sacrement dans l'oratoire, où les Portugaises passèrent le jour à prier et à se lamenter. Vers le soir, au milieu d'un violent accès, Platon Boubnoff dit brusquement que la patiente ne pourrait jamais soutenir le travail, si elle ne prenait un peu de repos, et avec son impétuosité, il lui présenta[Pg 5] à boire. A peine Maria-Pia eut-elle avalé le breuvage, qu'elle tomba dans un sommeil léthargique, qui dura jusqu'au lendemain. Le Grand-Duc ne se coucha pas. Il venait gratter par moments à la porte, qu'on lui entre-bâillait, et parlait bas, tantôt à la princesse, tantôt à Agraféna ou au médecin. Un peu après minuit, Platon Boubnoff sortit de la chambre, et il n'y rentra que le matin.
La Grande-Duchesse s'éveilla enfin. Elle se crut environnée de tous les symptômes assurés d'un accouchement, et aussitôt demanda son enfant. Boubnoff lui répondit, d'un air étonné, qu'elle ne l'avait pas encore mis au monde. La Grande-Duchesse se prit à pleurer et soutint vivement le contraire, en sorte que, pour apaiser l'extrême inquiétude qu'elle témoigna, le médecin finit par l'assurer que la journée ne se passerait point qu'elle n'accouchât, et même sûrement d'un fils, à en juger par les opérations que la nature avait faites pendant la nuit. Cette promesse parut contenter le Grand-Duc, mais ne calma point Mme Maria-Pia, qui protestait toujours qu'elle avait accouché.
Le château de Biélo avait pour hôte, à ce moment, un certain comte Nadasti, avec sa femme. Celle-ci voulut visiter la Grande-Duchesse, et, pour ne point donner prise aux soupçons, Sacha Gourguin l'introduisit. Dès que la comtesse s'approcha, Mme Maria-Pia fondit en larmes et lui fit part de ses angoisses, jurant qu'elle était accouchée. Mais, par un hasard singulier, cette comtesse Nadasti prétendit aussitôt se souvenir que dans une de ses grossesses, elle avait eu, au bout du neuvième mois, tous les signes avant-coureurs d'un accouchement, qui cependant n'arriva que six semaines après. La princesse Gourguin approuva beaucoup ce récit, et il sembla séduire aussi le Grand-Duc, mais la Grande-Duchesse ne se rendait point.
Platon Boubnoff, jaloux de vaincre cette dangereuse[Pg 6] opiniâtreté, s'avisa d'expliquer alors que l'enfant s'était présenté pour naître, mais qu'un lien l'avait retenu attaché aux reins; et que le seul moyen de rompre l'obstacle était que la Grande-Duchesse fît quelque exercice violent.
Se croyant toujours dans l'état d'une femme nouvellement accouchée, Mme Maria-Pia refusa d'abord de courir le risque de cette épreuve. Mais la Gourguin, le médecin et cette comtesse Nadasti se mirent comme de concert à la presser, tandis que le Grand-Duc, le nez contre la vitre, demeurait sans souffler mot. Bref, l'on prêcha, l'on exhorta Mme Maria-Pia de tant de façons, qu'elle se trouva indécise. Elle aimait tendrement le Grand-Duc et se croyait aimée de lui; elle pensait n'avoir point de meilleure amie que la princesse Gourguin: de manière que, cédant enfin, elle se résigna à suivre le conseil que tous lui donnaient.
L'apanage de Biélo, comme vous le savez, a pris son nom du lac immense non loin duquel est bâti le château. Mme Maria-Pia se fit habiller, couvrir de fourrures, et sortit. C'était un de ces crépuscules à cirrus rouges et à bise glacée; il y avait, ce soir-là, vingt degrés de froid. Platon Boubnoff monta avec elle dans un traîneau; le Grand-Duc les suivit dans un autre. Ce fut sur le lac Biélo, tout raboteux, tout hérissé de glaces, que l'on promena la Grande-Duchesse, avec des cahots si violents qu'ils menaçaient, à chaque moment, de la précipiter de son siège. Après cette barbare promenade, on la reporta dans son lit.
Quelques semaines se passèrent. Voyant que personne, autour d'elle, ne se laissait convaincre par ses discours, la Grande-Duchesse ne sut plus que croire: elle dit qu'elle mettait en Dieu désormais son espérance, et chercha dans la religion des motifs de consolation. Enfin, l'on commença de penser qu'elle n'avait jamais été grosse; que séduite par son désir, elle avait[Pg 7] pareillement séduit le Grand-Duc et ses familiers. On citait des exemples de femmes qui s'étaient crues grosses sans l'être, et qui avaient nourri leur erreur pendant plusieurs mois. Tout le monde, en un mot, fut persuadé que cette aventure était un jeu de la nature, qui déroge quelquefois à sa marche ordinaire; et je me rappelle qu'en ce temps-là, comme je n'avais pas encore l'honneur d'être attaché à Son Altesse, on me demandait fréquemment mon avis sur cette étrange affaire[3].
[3] Il est bien vrai que j'ai de la peine à comprendre comment Mme la Grande-Duchesse ne put pas faire partager sa conviction qu'elle était accouchée. Car enfin, il en est des marques naturelles, les mêmes pour la pauvreté et pour l'opulence, qui fournissent à l'enfance son aliment, et qu'il est impossible de récuser ou de ne point apercevoir. Peut-être aussi Platon Boubnoff avait-il donné un violent remède à Mme la Grande-Duchesse, pour lui faire passer le lait.
Le temps calma insensiblement les inquiétudes de la Grande-Duchesse; sa douleur se réfugia au fond de son cœur. Un fils lui naquit, puis une fille. Elle n'apprit l'engagement de son mari avec la princesse que longtemps après ces événements. Au reste, le Grand-Duc pressé par le Tsar, et sans doute aussi bourrelé par sa conscience, avait rompu avec Sacha Gourguin peu après son retour à la cour. La tristesse de Maria-Pia était enfin éteinte par les années, quand un bizarre incident la réveilla.
Cette servante Agraféna, complice de Boubnoff, qui, par la suite, était entrée au service de Sacha Gourguin, et de là s'était mariée, fut arrêtée à Novgorod, pour quelque méfait de peu d'importance. C'était une fille maladive, exaltée et même un peu folle, pleurant et riant sans motif, de gros yeux bleus toujours étonnés, les pommettes extrêmement saillantes et des mâchoires de prognathe: je la revois comme d'hier, l'ayant connue depuis son enfance. A peine enfermée en prison,[Pg 8] la crainte, les remords la travaillèrent, et elle déclara au juge, qui ne s'attendait à rien moins, qu'elle avait à faire des révélations intéressant un très grand personnage, mais qu'elle ne parlerait pas, à moins qu'on ne lui garantît un complet pardon. Le juge la pressa de questions, et Agraféna, revenant sur l'événement oublié de 1844, confessa que la Grande-Duchesse avait, en effet, accouché, mais d'une fille mort-née, et qu'elle-même avait enterrée sous une pierre, près de la grange de la basse-cour, à Biélo.
Le juge fit part aussitôt à Mme Maria-Pia de l'interrogatoire d'Agraféna: le Grand-Duc se trouvait alors en Perse, à Téhéran, qu'il habita près de sept ans, et où mon frère avait l'honneur de l'accompagner. La Grande-Duchesse supplia que l'on suivît l'affaire avec chaleur, et le juge se rendit à Biélo, accompagné d'un médecin. Mais on ne trouva ni la pierre, ni aucun indice que la terre eût jamais été remuée; et c'est vainement que l'on fouilla en plusieurs endroits circonvoisins.
On eut recours à la servante. Dans un second interrogatoire, Agraféna nia que la Grande-Duchesse eût accouché; dans un troisième, elle avoua que sa maîtresse avait accouché d'une môle; dans un quatrième, qu'elle avait mis au monde un fils, et jura ne pas en savoir plus. Aussitôt après cet interrogatoire, elle confirma ses aveux par une lettre qu'elle fit écrire à la Grande-Duchesse: et elle reconnut en justice cette lettre, où elle avait mis sa croix pour marque. Toutefois, dans un cinquième interrogatoire, elle rétracta tout ce qu'elle avait confessé. Mais au cours de ces variations, il ne lui échappa rien qui pût incriminer aucun complice.
L'affaire en était là, quand Agraféna mourut en prison. L'opinion de poison se répandit vite, tant cette mort se trouvait opportune, et l'on en donna le paquet à la princesse Gourguin. On disait que le juge avait eu[Pg 9] le secret tout entier, que le nom du Grand-Duc l'avait frappé d'épouvante, qu'on avait supprimé un témoin trop dangereux. Il faut ajouter cependant qu'à cette époque Sacha Gourguin demeurait chez elle, sans pouvoir sortir, à pourrir de l'hydropisie dont elle mourut six mois après, tout au fond du superbe hôtel qu'elle s'était bâti des libéralités du Grand-Duc, ce qui rend le soupçon fort hasardé. Quoi qu'il en soit, la nuit se refit, après ces lueurs incertaines. La Grande-Duchesse dévora ses incertitudes et sa douleur, et reporta ses affections sur son fils José-Maria et sur sa fille Tatiana[4].
[4] Mais pourquoi, se demande-t-on, Mme Maria-Pia n'a-t-elle jamais réclamé de S. A. I. le Grand-Duc une franche explication, qui eût terminé tant de maux? Pourquoi aussi le grand-duc Fédor fit-il disparaître son premier-né, puisque deux autres fruits devaient naître ensuite de cette union? Pourquoi, après avoir aimé la princesse Gourguin jusqu'à l'excès que nous venons de voir, l'a-t-il postérieurement abandonnée? Mais pourquoi les hommes sont-ils hommes? A cette dernière question, il faut s'arrêter, se soumettre, se résigner à la nature humaine... et poursuivre ce triste récit.
Ce ne fut que seize ans après, dans le courant de l'été dernier, que le mystère se trouva éclairci. Le médecin Platon Boubnoff, qui vivait à Moscou, opulent et considéré, fut enfin touché de remords. Ce Boubnoff, que j'ai vu maintes fois, était un petit homme à nez effilé, demi-juif, coquin en dessous, mielleux, perfide, respectueux, toujours emmitouflé d'une fourrure, dans laquelle, blondasse comme il était, avec du poil follet plein le visage, il ne ressemblait pas mal à une grande chenille rousse. Étant aux prises avec la mort, il témoigna qu'il voulait demander pardon à Mme la Grande-Duchesse, et lui révéler un important secret. La Grande-Duchesse habitait alors le Hradschin de Prague, comme elle l'habite aujourd'hui; mais au reçu de ces dépêches, elle n'hésita pas et partit. Ce fut à elle-même que le malheureux fit sa confession complète, en présence[Pg 10] de Philarète, métropolitain de Moscou, dont le caractère sacré rassurait Mme Maria-Pia sur les récusations qui pourraient se produire.
Voici donc la déclaration de Boubnoff.
Il avoua que le 13 janvier 1844, vers minuit, la Grande-Duchesse avait mis au monde un enfant mâle. Dès qu'il fut sorti du sein de sa mère, Agraféna lui lia le nombril; mais la Gourguin, violemment, l'arracha des mains de la servante; et déjà elle lui enfonçait le crâne, lorsque Boubnoff intervint: et l'enfant a toujours porté, depuis, la marque des doigts de Sacha Gourguin.
On l'emmaillota dans une pelisse; le médecin le cacha sous son manteau, et se glissa sans bruit hors de la chambre.
Il passa par une poterne aboutissant au fossé du château, et traversa le parc couvert de neige. Un traîneau l'attendait, conduit par un moujik, qui était le galant de la servante Agraféna.
Il faisait un froid excessif; le cheval courait et l'enfant vagissait. Sur les trois heures du matin, Boubnoff s'arrêta au petit village de Kourovo, chez la femme d'un nommé Juriev, que le moujik avait prévenue dans la journée. Cette femme fit boire l'enfant, le nettoya, car il était couvert de sang, et le mit à coucher avec elle, sur le poêle. Boubnoff paya un mois d'avance, mais la Juriev ne garda l'enfant que sept à huit jours, parce que le médecin refusa de lui nommer le père et la mère, et de lui indiquer un lieu où elle pût donner des nouvelles de son nourrisson.
Cette singularité se répandit dans tout le district, et fit une telle impression qu'aucune nourrice ne voulut se charger de l'enfant. Boubnoff se détermina donc à le confier à son beau-frère, un Flamand de Bruges, du nom de Van Oost, qui avait, à Saint-Pétersbourg, un commerce de lingerie. Cet homme le prit volontiers,[Pg 11] parce qu'on lui consigna d'abord deux mille roubles, à valoir pour les premiers frais, et force promesses dans l'avenir. Il nomma l'enfant Floris, qui est un ancien nom des Flandres, et le donna pour son neveu.
Van Oost, ayant perdu sa femme et amassé en Russie une petite fortune, retourna dans son pays natal, emmenant le fils de Maria-Pia. Boubnoff eut soin, de temps à autre, de lui faire passer de l'argent, et s'enquérait de l'enfant, chaque année, ainsi qu'il le dit à la Grande-Duchesse. Au reste, il n'incrimina point son ancien maître, le Grand-Duc, mais seulement la défunte Gourguin, qui, jalouse et privée d'enfants, n'avait pu sans doute supporter que sa rivale eût cette joie. Lui-même mourut, quatre jours après l'arrivée à Moscou de Mme Maria-Pia.
Dans le trouble et la douleur où elle était, cette princesse prit le parti d'aller se jeter aux pieds de son neveu, le tsar Alexandre II, et de lui demander justice. Sa Majesté lui permit de poursuivre l'enquête, et jura solennellement de restituer à l'enfant, aussitôt qu'on l'aurait retrouvé, le titre et les honneurs de grand-duc. Elle offrit même, si Mme Maria-Pia se trouvait d'aventure à court d'argent, de contribuer aux recherches, sur sa cassette.
Votre Excellence touche au terme de ce long récit. Dès ce moment, il ne fallait plus à Mme la Grande-Duchesse qu'un serviteur tout dévoué. J'étais à elle, depuis vingt années, en qualité de chirurgien: elle voulut bien songer à moi, et me confia la mission de m'enquérir, à Bruges, de Van Oost. C'était en 1870, au mois d'octobre. Je découvris, sans beaucoup de peine, les traces de ceux que je cherchais, mais j'eus le crève-cœur d'apprendre que Van Oost et son neveu Floris avaient quitté la Flandre depuis trois ans, et vivaient dans votre capitale. Or, c'était le temps où Paris se trouvait fermé, et investi de l'armée allemande. Je me vis donc[Pg 12] contraint à l'inaction, jusqu'à la fin de ce long siège. Dès que la ville fut rouverte, je m'y rendis;—et voilà deux mois que j'y séjourne.
Grâce aux nettes indications qu'on avait pu me fournir à Bruges, j'ai été promptement éclairci, d'abord de la mort de Jacob Van Oost, arrivée il y a quatorze mois, puis, en gros, du sort de Floris, fait prisonnier pendant la guerre, et interné au fond de la Prusse, mais qui, échappé de Stralsund, a été revu dans Paris, dès les premiers jours du mois de mars. Mme la Grande-Duchesse, à qui j'en donnai part aussitôt, saisit avidement cette espérance: par malheur, les nouvelles qui suivirent ne se trouvèrent plus si flatteuses. En effet, il est impossible de douter que Floris ne se soit rangé parmi les troupes de la Commune. Le sang illustre dont il sort a mêlé son tempérament d'une fougue qui paraît redoutable; et de quoi peut-on s'étonner, si, au milieu des plus impétueux bouillons de la jeunesse, et ignorant de ses aïeux, de sa patrie et de sa grandeur, il tente de reconquérir en quelque sorte, par les armes, ce que la nature elle-même avait déposé dans son berceau, mais dont les hommes l'ont spolié? Votre Excellence ne saurait être rigoureuse pour une erreur qu'il faut presque appeler naturelle.
Jusqu'à ce jour, mes recherches sont demeurées infructueuses. A chaque engagement nouveau, j'espère rencontrer Floris parmi vos prisonniers: et telle est l'occasion qui m'a valu l'honneur d'avoir accès chez Votre Excellence, par M. Olympe Gigot. Dans des temps calmes, et au milieu d'une cité paisible et policée, je l'aurais déjà découvert; mais, quand il y a des désordres, et que l'on n'ose trop interroger, de crainte de se rendre suspect, la tâche devient malaisée. C'est sur le hasard que je compte: peut-être me mettra-t-il enfin le jeune grand-duc devant les yeux. Bien qu'il me soit inconnu, sa ressemblance avec sa mère, ressemblance[Pg 13] presque incroyable, au dire de Boubnoff qui avait vu des portraits de Floris, pourra aider à sa reconnaissance, et fournir une chance heureuse de me le faire remarquer.
Votre Excellence m'a pressé de si bonne grâce, que je n'ai pu refuser ce récit à son désir d'être éclairée, ainsi qu'à l'intérêt que je sollicitais d'Elle, en faveur d'un jeune homme obscur. Mais, donnant à Votre Excellence cette marque d'obéissance, j'ose lui demander, en retour, le plus impénétrable secret. La lecture de ce mémoire sera donc pour vous seul, s'il vous plaît. C'est de quoi je vous prie encore, avec toute l'instance dont peut être capable, Monseigneur, de Votre Excellence,
Le mercredi 24 mai 1871, comme onze heures de nuit sonnaient, un homme qui portait une lanterne à la main suivait, à pas lents, un sentier désert, sur les hauteurs du Père-Lachaise. De là, on voit Paris tout entier.
Le ciel était extraordinaire. Une rougeur immense l'emplissait. Au-dessous, dans la confusion des toits, des flèches, des édifices, de grandes fournaises flambaient; mais l'incendie, combattu tout le jour par les soldats de l'armée de Versailles, avait, à ce moment, on ne sait quoi d'immobile. La canonnade se taisait; les deux partis harassés faisaient trêve; la ville, au loin, semblait déserte. Le feu, livide et comme sulfureux, glissait sur les coupoles en silence. Nulle lumière ne sortait de ces pâles gouffres de flamme, mais une obscurité rougeâtre qui laissait distinguer, de toutes parts, des solitudes affreuses et des ruines.
L'homme s'arrêta en tressaillant. Des clameurs, des vociférations s'entendaient vaguement, là-bas, dans la plaine semée de tombes, où les nuages enflammés réverbéraient[Pg 18] une lueur sinistre. Inquiet, l'homme tendait l'oreille. Ensuite, il se remit en marche.
Les incendies se réveillaient sous les rafales du vent d'ouest, et d'autres, que l'on allumait, roulaient de larges fumées noirâtres qui s'entassaient au fond du ciel. De temps en temps, le feu, d'un bond, dressait comme un long bras de flamme, et le cimetière, dans un éclair, s'illuminait et s'éteignait, avec ses jardins ténébreux et ses centaines de stèles blanches. Mais, en bas, sur le boulevard, entre les rangées d'arbres immobiles, s'agitaient des masses obscures. Quatre canons passèrent au grand trot, puis des bataillons défilèrent. Une joie confuse naissait à l'aspect du vaste incendie. Il s'éleva une clameur de guerre; le profond Paris frissonna. On entendit des voix étranges, des appels, des clairons, des murmures, une universelle rumeur. En cet instant, la batterie du Père-Lachaise tira. La flamme déchirait les ténèbres: à chaque fois, la colline tremblait, et une batterie lointaine, dont l'éclair rouge s'apercevait du côté de l'Arc de triomphe, répondait, comme à temps égaux, coup pour coup, au-dessus de la ville.
Soudainement, près d'un if colossal, l'homme s'arrêta de nouveau:
—Ami! cria-t-il... Qui est là?
Il n'y eut point de réponse.
—Holà! qui fife? reprit-il, avec un nasillement de juif allemand.
Une sentinelle, vaguement visible, sous le reflet embrasé des nuées, répliqua du milieu du sentier:
—Non! c'est à vous de répondre!... Halte! Faites vous reconnaître!
—Ami, ami, ami! Fife la Commune!
—Le mot d'ordre?
—Roquette et otaches!
L'homme en vedette proféra un juron comme réponse,[Pg 19] puis s'avança indolemment pour reconnaître le survenant. Il portait le mousqueton au dos, et de la tête aux pieds était habillé de rouge, selon la mode des garibaldiens.
—Ah! c'est toi, Chus, maudit voleur marchand! dit-il, en haussant les épaules. Tu viens encore ici, sans doute, trafiquer avec nos soldats et t'engraisser de leur butin, conquis au prix de leur sang!
—Allons, allons, allons, allons, répliqua l'autre, qui paraissait accoutumé à la burlesque emphase de son compagnon, fous aimez à rire, citoyen... Mais les hapits ne sont que tu fieux trap, et te l'archent comptant est te l'archent comptant. Che m'expose crantement pour fous oplicher. Che fais te pien maufais marchés afec fous et ces messieurs, fos camarates... Aussi, quand ch'ai appris en pas que l'on allait monter ici l'archefêque et les autres otaches que l'on a fusillés ce soir, che me suis tit: Chus, ces pons cheunes chens font te tétommacher cette fois, car les pelles paroles ne font pas les choux cras, et che ne suis pas riche, citoyen.
Le garibaldien éclata de rire:
—Tu arrives trop tôt à la curée, puant corbeau de cimetière! Les macchabées ne sont pas encore là... D'ailleurs, Ferré, à la prison, leur aura fait barboter les poches... Ne faut-il pas, reprit-il en s'animant, que les enfants perdus aient leur pâture?... Allons donc! que les obus pleuvent et que le pétrole ruisselle! Le prolétaire s'en moque bien!
Et tout de suite il entonna sur l'air de la Marseillaise:
Mais derrière les tombeaux et les chapelles funéraires,[Pg 20] un feu de peloton retentit; de la fumée monta dans l'air. Ensuite, on entendit deux coups secs, l'un après l'autre. L'homme rouge et son compagnon avaient tressailli.
—Gott im Himmel! marmotta Chus. On churerait quelqu'un qu'on fusille!
Le garibaldien, à demi ivre, se raffermissait sur ses pieds.
—Que les couards crèvent comme des chiens! fit-il avec exaltation. Qu'on nous donne des rois pour les mettre en cage!... N'ai-je pas mon bon revolver de la bataille de Dijon?... Bah! j'en ai vu bien d'autres!
Il se précipita, saisi d'une sorte de frénésie, et disparut parmi les tombes, tandis que le fripier se remettait en marche, à pas lourds, dans le sentier plein d'une boue épaisse. De grosses gouttes, autour de lui, s'écrasaient sur les ifs et les marbres, et tombant de ce ciel embrasé, l'on s'étonnait de leur fraîcheur. Mais une averse, tout à coup, vint battre le vieux cimetière: les gazons noirs, les arbres frémissaient; la pluie, blêmie par l'incendie, dans les hautes régions du ciel, faisait, en frappant les tombeaux, un long et affreux murmure; l'ondée roulait en ruisseaux limoneux, aux pentes roides des chemins. Elle cessa subitement; le terrain remonta, s'élargit; et stupéfait, le fripier s'arrêta.
Devant lui, au milieu d'une prairie déserte, plantée çà et là de quelques croix, un petit feu livide vacillait. La lueur pâle en éclairait un fédéré couché qui dormait, et une vieille femme accroupie, à dix pas d'un cippe isolé. Devant elle, on apercevait une mauvaise table à tréteaux, chargée de brocs et de verres. Rien ne bougeait; le feu dardant de longs jets de gaz bleuissait l'herbe chargée de pluie. Un chien maigre, couché à l'écart, et qui tenait un crâne entre ses pattes, releva le museau quand Chus s'avança, et il poussait de sourds grondements. A ce moment, la vieille se dressa, et le survenant la reconnut:
—Ah! c'est fous, matame Éloi! dit-il... Ponsoir, ponsoir, ma foisine, ou plutôt ponchour, n'est-ce pas?
La cantinière mit un doigt sur ses lèvres. Elle était rouge, entassée, énorme, le bras charnu comme une cuisse ordinaire.
—Doucement, doucement! dit-elle... Pauvre mignon!... Il dort là comme un enfant Jésus... Ah! bonsoir, mon bon monsieur Chus!... J'avais peur que ce ne fût encore un de ces maudits garnements... Les vauriens!... les insolents! Mais je leur ai bien rivé leur clou!... Honte à vous! je leur ai dit. Je ne suis pas une de vos guenipes... Je servais à Sébastopol, cantinière au Ier zouaves, et j'avais vu mourir plus de quinze cents gradés, du canon ou du choléra, avant que vous salissiez seulement vos langes!... Voilà ce que je leur ai dit... Car moi, vous savez bien, monsieur Chus, comme garde de femmes en couche, appelée la nuit et le jour dans les maisons les plus respectables, avec les clefs de tout qu'on me donne, la confiance, les égards, j'aimerais autant voir un crapaud, ma parole! qu'un vaurien et un insolent!
—Allons, répondit Chus, prenez patience! Que fous est-il tonc arrifé?... Il faut prentre patience; matame Éloi... Si tous les fous ne manchaient pas te pain, le plé serait à pon marché.
—Bien dit, bien dit! Vous avez dit le mot!... Si tous les fous ne mangeaient pas de pain... Vrai! c'est ça que j'aurais dû leur dire... Voulaient-ils pas fusiller un pauvre homme, ici, en face de ma cantine?... Et ça devait être un brave homme, un homme respectable et instruit... Non, non, non! je leur dis, ne m'en parlez pas! Allez où vous voudrez, mais pas ici!... Il y avait là le tambour Rouget, la Pologne, Éloi et deux ou trois autres. Et toi, je dis à Éloi, grand lâche, tu permets au premier venu d'insulter ton épouse légitime... Un bon à rien, je dis, un gobelotteur, un feignant, et pas même[Pg 22] républicain! Au reste, on sait ce que c'est, le particulier qui épouse la cantinière du régiment... Parfaitement, et avec honneur, qu'il me répond, mais ça n'est pas de la politique! A ce moment, voilà les coups qui partent... Vrai! les jambes m'en tremblent encore, et je dois être blanche comme un drap. Et tous, ils ne savaient que répéter: C'est un espion, mère Éloi, c'est un espion!... Lui, un espion!... Allons donc! Un brave homme, avec l'air si poli, si honnête, qu'on aurait eu envie de le caresser comme un toutou, ma parole d'honneur! comme un petit bichon de dame!
—Che fous crois, matame Éloi, dit Chus. Ces messieurs sont quelquefois pien sauvaches... Ah! ils ont fusillé un homme!... L'autre chour, en leur procantant, comme ch'offrais teux francs t'une fieille montre t'archent, ch'ai cru qu'ils allaient me téforer... Allons, che tis en plaisantant, collez-moi au mur tout te suite! Ma fortune sera faite!... Pien, pien! ils sont cheunes, ils s'amusent... Safez-fous quel était cet homme qu'ils ont fusillé? reprit-il.
—Vous n'étiez donc pas avec Just? dit la cantinière.
—Non, che ne fais que t'arrifer au Père-Lageaise.
La vieille haussa les épaules:
—Au Père-Lageaise! Ah! malheur! Est-il Dieu permis, grommela-t-elle, d'arranger le français comme ça!... Mais afin de vous dire chaque chose, c'est un pauvre homme qu'ils ont arrêté, soi-disant espion versaillais, devant la porte du cimetière. Paraît qu'il avait adressé des interrogatoires suspects à des citoyennes qui dépavaient: dans quel quartier Wrobleski commandait, si elles connaissaient le citoyen un tel, comme si l'on était espion, pour avoir dans Paris des amis qu'on s'informe!... Alors donc, les femmes ont couru sur lui; c'était le moment où nous arrivions, la Pologne, le[Pg 23] tambour Rouget, le citoyen Pompon et quelques autres. Grâce! grâce! qu'il répétait en s'enfuyant... Ah! tu me demandes des grasses! je m'en vas t'en donner une maigre! lui répond une citoyenne, et pan, pan, pan! sur lui, avec son revolver... Ah! tu me demandes des grasses! je m'en vas t'en donner une maigre!... Là-dessus, nous avons pris l'homme et on l'a amené ici, où le vieux Just a fait son jugement, censément en justice du peuple, comme espion, au rond-point des Anglais... Le pauvre homme! Lui, un espion!... Pour sûr, de sa vie, de ses jours, il n'avait espionné une puce. Je n'ai jamais été pucelle, si cet homme-là était un espion!... Le vieux Just a fait un discours... Plus de sceptres, plus de couronnes! qu'il criait... Bon! que nous dit le citoyen Pompon, il restera toujours bien quelques couronnes de Vénus... Vous devriez avoir honte! je lui dis... Fi! fi! sur votre mauvais cœur... Et le pauvre homme qui répétait: Je ne suis pas Français; je me réclame de l'ambassadeur de mon pays... Sans compter que, rien qu'à son accent, ça s'entendait de quinze mètres, bien sûr!... Enfin, bref, ils l'ont condamné, et comme c'étaient la Pologne et Rouget qui l'avaient amené, on les a chargés, par honneur, de lui faire son exécution... Tas de manants, de malpolis! Tenez, seulement d'en parler, le sang me monte à la figure, monsieur Chus!
Le fripier secoua la tête d'un air pénétré. Ensuite, reprenant, après un silence:
—Mais, tites-moi, matame Éloi, ne sait-on pas qui était ce malheureux? Afait-il tes pichoux, une montre?
—Ah! les brigands!... Une montre, vous dites... Bah! que voulez-vous qu'il lui soit resté avec des grossiers, des garnements sans conscience comme ça? Tous pires que la bande à Vidocq!
—Il fautrait cepentant s'enquérir, repartit Chus...[Pg 24] C'est en temantant qu'on parcourt le monte... Le paufre homme aura peut-être tes papiers pour étaplir son itentité.
—Ma foi, à votre idée! répondit la vieille. Ça se peut que vous ayez raison, monsieur Chus. Allons le visiter, si ça vous fait plaisir..... Oh! c'est facile, il n'est pas loin!
Et vivement, tandis que l'autre la suivait avec une torche, la cantinière alla lever, à quelques pas de là, un lambeau d'étoffe sanglante dont elle avait recouvert le cadavre. Le mort gisait, les bras en croix, sous le cippe de marbre isolé au pied duquel il était tombé; ses cheveux gris traînaient, épars, dans la boue et l'herbe mouillée, M. Chus bredouilla de vagues paroles, la grosse femme se signa, puis ils demeurèrent silencieux. A ce versant de la colline, l'incendie ne se voyait plus. Seules, les nuées embrasées laissaient tomber une clarté confuse sur le champ des tombeaux.
Subitement, M. Chus tressaillit:
—Seigneur tu ciel! murmura-t-il... Que feulent tire ces taplettes, tans sa main?
Il venait de poser sa torche contre l'urne qui couronnait le cippe. La flamme frappait son long nez busqué, sa barbe noire et drue, ses lourdes paupières.
—Quelles tablettes?... Voyons, montrez! fit Mme Éloi, tandis que le fripier se baissait.
C'était une vieille trousse de chirurgien, d'un maroquin usé et éraillé. Elle ne contenait ni lancettes ni scalpels, mais une liasse de papiers, cinq ou six lettres et des parchemins.
Le fripier déplia l'une de ces feuilles. Les deux côtés en étaient couverts d'une écriture singulière, et l'on voyait, au bas, des sceaux officiels de cire jaune, avec l'aigle à deux têtes.
—Oh! oh! tu russe! marmotta Chus.
Il examina plus attentivement les papiers tombés[Pg 25] entre ses mains. Alors, il aperçut ces mots, tracés sur une page volante:
Renvoyez, je vous en conjure, les lettres et les autres documents à l'original du portrait, à Prague, en Bohême.
Renvoyez aussi le portrait. Une mère le destinait à son fils.
Ne vous souciez pas de la valeur du boîtier d'or. Mme la Grande-Duchesse donnera vingt fois pour récompense ce qu'un marchand en pourrait payer.
J'écris ces lignes en cas qu'il m'arrive malheur.
C'était tout: pas de signature.
—Renfoyez les lettres... Pien! dit Chus lentement... Renfoyez aussi le portrait... Quel portrait?... Che ne fois pas te portrait!
Mais, en palpant le maroquin, le fripier y sentit sous ses gros doigts un objet dur et de forme ronde, dans un compartiment caché.
Il fouilla cette poche et en tira une boîte d'or, du diamètre à peu près d'une montre et plate comme un écu.
Elle s'ouvrait à ressort.
Il l'ouvrit.
La boîte montra aux regards le portrait d'une jeune femme.
Elle était brune, le teint mat, les yeux profonds et lumineux. Un joyau de pierreries fermait son corsage de cour, brodé d'aigles à deux têtes, sans nombre, et elle portait dans les cheveux un diadème de brillants. On voyait, gravée sur le boîtier d'or qui faisait face à la peinture, une couronne impériale. Au-dessous, se lisaient ces mots:
—Encore une, reprit la cantinière, à qui les rentes n'ont rien coûté... Une belle femme, c'est certain!... Bah! bah! va ton chemin, la vieille! Toutes ces princesses peuvent bien se faire tirer leur portrait avec des aigles et des diamants dessus, mais il leur est plus difficile d'être la nuit, dans les cimetières, en compagnie des gens qu'on fusille...
Elle s'interrompit, les yeux béants, puis clappa de la langue et poussa une exclamation.
Le brocanteur, étonné, la regardait.
—Passez-moi le médaillon, dit-elle... Ah çà! est-ce que je deviens folle?... Passez-moi donc le médaillon, monsieur Chus!
Elle considérait alternativement le portrait qu'elle tenait en main et le soldat couché devant le feu. Ensuite, venant à cet homme, Mme Éloi le dévisagea.
Il était brun, avec le teint mat, et des cheveux bouclés et noirs. Sa tête reposait sur son bras ployé, que soutenait un bloc de marbre; ses armes gisaient auprès de lui. Il dormait tout enveloppé d'un large manteau militaire, s'agitant, balbutiant dans son rêve, et si écrasé de fatigue que la lumière ni le bruit des voix ne le tirait de son sommeil.
—Jésus m'entende! s'écria la vieille... Il y a là quelque mystère... Bien que sa figure soit d'un homme, il a cependant le visage d'une femme, et, bien qu'il ressemble à une femme, je vois, parbleu, que c'est un homme!... Pour l'amour de Dieu, débrouillez-moi ça!
—Que tites-fous? balbutia Chus.
—Ce que je dis? Ah bien! j'espère, c'est assez clair... Si l'on ne comprend pas le langage d'un pays, qu'est-ce que j'y puis, ma parole?... Un nez n'est pas plus pareil à un nez que ce jeune homme à la princesse qui est peinte sur le médaillon... Oh! j'ai encore de bons yeux... Son sexe d'homme mis de côté, on jurerait voir la princesse. C'est une chose bien étonnante...[Pg 27] Deux gouttes d'eau, ma foi, deux moitiés de pomme!... C'est une chose surprenante... Tenez, voyez plutôt, monsieur Chus!
Et, lui présentant avec triomphe le portrait de la boîte d'or:
—Le nez, le front, les joues, tout pareil! poursuivit la cantinière, à voix basse. La bouche, la couleur des cheveux... On devrait payer pour voir ça. Si c'était joué sur le théâtre, on n'y voudrait pas croire, bien sûr... L'excellent cœur! A peine réveillé... Toutefois, minute! reprit-elle. Ça ne serait-il point lui faire offense? Car ce n'est guère le temps, dans ce moment ici, de ressembler à des princesses... Ça pourrait le fâcher, comprenez-vous? Il vaudra mieux ne rien lui dire.
—Sans toute, sans toute, répondit Chus. Quel est ce cheune homme? Le connaissez-fous?
La cantinière se mit à rire:
—Lui! si je le connais?... Ah bien! que le bon Dieu bénisse son bon cœur!... C'est le plus honnête jeune homme qui ait jamais fait la croix sur le pain... J'ai connu des ducs, des marquis, ajouta Mme Éloi, même des cent-gardes de Napoléon, et pas un n'avait si bonne tournure... Pauvre mignon!... Aussi doux qu'un agneau!... Une femme irait à travers les bombes et la mitraille, pour un si bon cœur.
—Pien! pien! pien! repartit le brocanteur. Mais te quel pataillon est-il? Par quel hasard se troufe-t-il ici?
La cantinière se récria:
—Comme vous me demandez ça! on dirait que votre chemise brûle... Est-ce que vous êtes si pressé? Je ne suis pas une Cosaque ou une Prussienne, entendez-vous! et je n'ai pas besoin de schlague pour répondre... Allons, c'est bon, c'est bon, monsieur Chus; je ne vous en veux pas, pour sûr!... Eh bien donc! on m'a dit son[Pg 28] nom; mais, pour les noms, j'ai si mauvaise tête!... Enfin c'est lui, il y a quelque temps, qui a repris le fort d'Issy. Les Versaillais l'ont repris depuis; et, à partir de ce moment, voyez-vous, je n'ai plus eu bonne idée pour la Commune; mais, comme je vous le disais, c'est lui qui l'a repris. Et j'ai souvent été là-bas, du temps qu'il y commandait. Voilà qu'un jour, en plaisantant: Ah! madame Éloi, qu'il me dit, ils ne vous règlent pas leurs comptes, qu'il me dit,—et je sais pourquoi il me disait ça,—mais Thiers leur réglera le leur; et il fallait les voir tous rire. Présent! fait un obus qui arrive, et voilà quatre de mes lascars par terre... C'est le lendemain, par trahison, que nous avons reperdu Issy, et il s'en est allé servir avec son ami Wrobleski, à la Butte-aux-Cailles. Et même je ne l'avais pas revu depuis le matin de l'obus; car, tenez, je le disais encore hier à Éloi. Mais, ce soir, il est arrivé pour savoir si Montmartre était pris, à cause que le bruit en circule, et pour prévenir le vieux Just de tirer contre le pont d'Austerlitz, où les Versaillais ont des canonnières... Comme il m'a dit qu'il avait faim et que voilà deux nuits qu'il ne dormait pas: Tiens, mange, mon beau coq mignon, je lui ai dit, et une fois qu'il a eu mangé, il s'est endormi près du feu... Mais, attention, il se réveille!
En effet, le dormeur prononçait des paroles confuses; puis, il ouvrit les paupières et se dressa. Des gouttes de sueur lui tombaient du front, ses mains pâles tremblaient de fièvre. La cantinière s'avança vers lui.
—Allons, à merveille, fit-elle. J'allais tout justement vous réveiller, comme vous me l'aviez commandé.
—L'air est âpre, répondit le jeune homme. La rosée de la nuit m'a glacé... Ah! quelle heure est-il?
—Eh bien, il ne doit pas être fort loin de deux heures... Mais, ma foi, écoutez, monsieur. Tout beau garçon que vous êtes, je ne voudrais pas vous avoir[Pg 29] pour camarade de lit, bien sûr!... Non, non! Ce n'est pas ça que je veux dire. Ce n'est pas ce que vous pouvez penser... Mais vous parlez, vous vous tournez, vous vous agitez, comme un cheval sous son collier, ma foi!... oui, comme un cheval qui regimbe.
L'homme, les yeux vaguement fixés à l'horizon, agrafait son lourd ceinturon. Il reprit, en secouant la tête:
—J'ai fait un rêve, madame Éloi, un rêve si horrible et si noir, que j'en frissonne encore, à présent.
—Un rêve! s'écria la cantinière... Oh! monsieur, racontez-le, je vous prie. J'aime tellement entendre les rêves!... Mon Dieu! mon Dieu! je pourrais rester des heures entières à en écouter... Oh! racontez-le, je vous prie.
—Eh bien soit! commença le jeune homme... Il me semblait que je marchais dans un grand cimetière, qui était semé d'os humains... Et, tout en marchant, je me disais: Pourquoi ma mère tarde-t-elle?
—L'excellent cœur! interrompit Mme Éloi... Mais je vais vous dire. La pauvre dame est peut-être malade... On a vu des choses pareilles... Oh! il y a des choses extraordinaires!
—Non! répliqua-t-il, je suis tout seul, sans famille; je n'ai jamais connu ma mère... Mais soudain, la terre a tremblé, et il me semblait pénétrer dans une sorte de caveau, où se trouvaient des cercueils découverts. Ces cercueils contenaient des cadavres, hideux, gonflés, demi-pourris, sur lesquels je voyais ramper des mouches. Et une voix invisible chuchotait: Voici ta mère! voici ta sœur! voici ta femme! voici ton père!... Alors, mes os se sont glacés et mes cheveux se hérissaient. Maintes fois, je m'efforçai de fuir, mais je sentais mes pieds cloués au sol: et mes regards plongeant, malgré moi, dans le caveau qui se reculait, y découvraient indéfiniment d'autres cadavres et d'autres cercueils.[Pg 30] Puis, la terre se souleva lentement, de place en place, comme le dos d'une prairie sous l'effort souterrain des taupes. Ces éminences se multiplièrent, et jusqu'au bout de l'immense plaine, j'apercevais de tous côtés des fronts, des crânes, des faces blêmes qui perçaient la terre, plus frémissants, plus nombreux que les bulles sur les étangs, quand il pleut... Les squelettes surgissaient en foule; je les voyais s'évader hors des fosses, en s'aidant de leurs bras décharnés. Ils ricanaient, levaient au ciel des orbites vides, chancelaient sur leurs pieds d'ossements. L'air rougeâtre fumait autour d'eux; le sol bouillonnait comme de l'eau... Et tout à coup, il m'a semblé que les spectres m'apercevaient. Alors, ils ont poussé une clameur effroyable, et tout tremblant, je me suis réveillé.
—Seigneur Dieu, dit la cantinière, voilà un rêve... J'en ai la chair de poule, ma parole!... Tenez, sentez là, sur mon bras... C'est plus gros qu'une tête d'épingle.
Mais un obus passa en sifflant, au-dessus de la prairie déserte, et alla éclater cent mètres plus loin, dans les terrains de la fosse commune. La grosse femme leva la tête vers le ciel:
—Diantre de la prune! exclama-t-elle... Ah bien! est-ce qu'on nous joue des farces?... Ça nous vient-il de la lune, à présent?
—Montmartre est pris, Montmartre est pris! s'écria le jeune homme. Ils nous bombardent de là-haut! Wrobleski était bien informé... Madame Éloi, courez, dites à Just... Ils vont nous écraser de là, comme on écrase un loup, dans une fosse... Trahis! trahis! vendus à l'ennemi!... Nous sommes aussi morts que ceux qui sont là! poursuivit-il, en frappant la terre du pied... Qui commandait là-haut?... Allons, partons!
—Excusez! reprit Mme Éloi... Qu'est-ce que je dois dire à Just?
—Quoi? Que voudriez-vous lui dire?
—Je ne sais pas... Vous m'avez dit: Courez, dites à Just...
—Non, c'est inutile! répondit-il. Tout d'abord, je dois prévenir Wrobleski. L'un de ses hommes attend mon signal, posté dans la lanterne du Panthéon... Ah! nous sommes trahis, madame Éloi... Quelle duperie que l'espérance!... Allons, versez-moi un coup d'eau-de-vie!... Si Delescluze était un homme... Bah! nous sommes perdus, c'est certain... Versez, emplissez jusqu'au bord... Bonne femme, si tu pouvais réconforter de même notre cause et lui remettre du cœur au ventre!... Ils ont fusillé l'archevêque... Allons, partons!
—Oui! partons, partons fite! dit Chus. Foilà une ponne parole!
A ce moment, il leur parut qu'il s'élevait tout auprès d'eux une vague plainte, un gémissement. Mme Éloi resta béante, tandis que le fripier s'arrêtait.
—Jésus!... Qu'est-ce que c'est?
—On dirait un râle...
Tout faisait silence maintenant, et ils se regardaient l'un l'autre. La lanterne que haussait Chus projetait au loin, sur la prairie, de monstrueuses têtes noires et des ombres immobiles.
Le bruit s'éleva de nouveau, faible, bas, poignant comme un sanglot. Soudain, Mme Éloi s'écria:
—C'est lui, c'est l'homme! je parie... le pauvre homme, le fusillé!... Ah! miséricorde! Il n'est pas mort! Ils l'ont manqué, ils l'ont manqué, je parie ma tête qu'ils l'ont manqué!... Vite le falot, monsieur Chus... C'est ça... Ils l'ont manqué, le pauvre... Les bons à rien! les maladroits!... Tenez, mettons-le là.
Chus s'approcha, sa lanterne à la main. Mme Éloi, agenouillée, soulevait la tête du moribond. Tous trois faisaient cercle autour de lui.
—C'est pourtant malheureux, dit paisiblement le fripier, t'assister à tes choses pareilles... Le saint cantique a pien raison: Oh! que c'est une chose ponne et une chose agréaple que les frères temeurent unis ensemple! C'est comme cette huile exquise, répantue sur la tête, qui tescend sur la parpe t'Aaron et qui técoule sur le pord te ses fêtements!... Foyez-fous, matame Éloi. Un homme qui aime à tuer peut se régaler, quand il est soltat... Moi, ce n'est pas mon caractère!
—L'obus! l'obus! cria la cantinière. Gare! gare! gare! A plat ventre!
Une forme de flamme et de fer s'abattit, éclata et se dispersa au milieu d'un jet de tonnerre. Tous se relevèrent en silence.
—Dépêchons, reprit alors le jeune homme... Madame Éloi, vite, ôtez au blessé ces entraves. Humectez ses lèvres d'un peu d'eau.. Et toi, aide-nous, citoyen, au lieu de rester à claquer des dents... Hé quoi! tu as donc peur de mourir? Remue-toi, misérable lâche!... Vite! arrache avec moi ces longs pieux... Il nous faut transporter ce blessé dans un endroit moins exposé... Arrache-moi ces pieux, te dis-je!
Il fit, en les entre-croisant, une sorte de civière, sur laquelle il jeta son manteau. On plaça dessus le moribond, et les deux hommes, le portant, se mirent en marche.
Tant qu'ils furent dans cette plaine, les obus s'abattirent autour d'eux. Le fripier jetait de tous les côtés des yeux hagards, et à chaque moment paraissait près de s'évanouir. Ils arrivèrent ainsi à l'avenue des Anglais, et hors du tir, Chus respira. Une masse haute et ténébreuse se dressait au bout de l'allée. C'était le mausolée du maréchal Victor, duc de Bellune, vers lequel ils se dirigeaient. On distinguait les créneaux d'une tour, et un drapeau qui se gonflait au vent, sur son sommet.
Mais des fédérés en se hâtant, d'autres ensuite qui couraient, se jetèrent dans le chemin. On entendit des heurts de roues, et à la lueur d'un grand fanal rouge qu'un enfant balançait au bout d'une perche, quelques hommes armés débouchèrent d'un sentier montant et tortueux. Ils entouraient tumultueusement, en les poussant et les tirant, deux charrettes à bras, pleines de cadavres. Sous la lueur sombre du falot, on apercevait les corps pêle-mêle, des torses tout roides de sang, des tonsures, des bouches béantes. Derrière eux, hurlaient et ricanaient des soldats à mufle de tigre; d'autres, sur un cou long et grêle, balançaient une tête aplatie comme celle de la vipère. On voyait des fronts de taureaux, des profils de porcs, de boucs, de béliers, des faces barbues de singes qu'empourprait le reflet de quelque torche, vacillante au vent de la nuit... Puis, quand ils eurent défilé, apparut un homme, tout hors d'haleine. Il portait une écharpe rouge, insigne des membres de la Commune, et criait, forcené de fureur:
—Qu'attendent-ils?... Lâches! traînards!... Leur batterie ne tire pas... Aux gares, aux prisons, aux églises!
Ensuite, avisant tout à coup le jeune homme pâle aux cheveux noirs, arrêté sur le bord de la route:
—Ah! te voilà, toi! embrasse-moi! et il se jetait à son cou... Que les flammes s'élèvent plus haut! dit-il en regardant Paris. Que les canons crachent leur mitraille, jusqu'à ce que tout soit en poudre!... Rigault mourra; il l'a juré. Il va sauter avec la préfecture!... J'ai dit adieu à ma femme, à mes enfants... Ce n'est pas moi que tu vois, c'est mon ombre... Embrasse-moi! Je leur disais bien que l'on pouvait compter sur toi... Nous allons enterrer les otages... Les as-tu vus passer dans les charrettes?... Deguerry, Bonjean, l'archevêque?... Hein, camarade, grande nouvelle!... Apprêtez armes! En joue! Feu! Et voilà... Ç'a été[Pg 34] fait ce soir, sur les huit heures. Théophile Ferré est l'homme. Hurrah pour lui!... Ho! ho! Entends-tu leurs églises? Comme elles s'époumonent à sonner notre glas! Paris en feu nous servira de catafalque... Ha, ha, ha! Nous aurons pour cierges quatre-vingts tours embrasées... Bravo, bien tiré, canonnier! Brûle, brûle, brûle, ville maudite! Fais une flamme gigantesque de tes masures, de tes palais, de tes théâtres, des sièges des juges, des confessionnaux!... Qu'il n'y ait plus rien! Non, ni Dieu, ni maître!... Hein! il y a longtemps que le monde n'avait vu une pareille nuit!
Une pluie de cendre brûlante s'éparpilla sur les arbres autour d'eux, et sur le vaste cimetière. Alors, le fédéré cria, avec un effroyable ricanement:
—Ramassez-en! ramassez-en! Demain, c'est tout ce qu'il restera à prendre de Paris!
Et il s'éloigna en vociférant, et tirant des coups de son revolver.
—Voilà un vrai gars! fit Mme Éloi, tandis que Chus revenait se placer à l'arrière du brancard... Un vrai gars, quoi!... C'est comme un zouave!
Le jeune homme eut un pâle sourire:
—Oui! ces Gascons! reprit-il amèrement... Ils bavarderaient encore, je crois, avec le couteau dans la gorge... J'ai rencontré hier celui-ci... Que me disait-il donc?... C'était au moment de la nuit où les Tuileries s'allumaient; ses propos ne m'intéressaient guère. Voyons... Il me parlait d'un étranger qui me recherche dans Paris... L'a-t-il dit, ou bien l'ai-je rêvé?... Mon esprit est comme une eau trouble... Je ne sais plus... Bah!... Marchons!
Arrivés au bout de l'avenue, ils tournèrent l'angle du tombeau Victor. Leurs pieds buttaient contre les dalles tumulaires. Au-dessus de leurs têtes, le mausolée élevait son massif crénelé, que surmonte une tour carrée; des arbres de lilas l'environnaient. Ils passèrent[Pg 35] devant la grille d'un escalier extérieur qui mène à la plate-forme de la tour, puis s'arrêtèrent, en déposant l'homme blessé au bas du mur.
Il avait les paupières fermées, les bras pendants: la mort était sur ce visage. On voyait les sourcils froncés, les tempes ridées sous les cheveux gris, les pommettes osseuses et décolorées. Du sang souillait sa longue barbe grise.
—Le pauvre homme! dit la cantinière. Il ne tardera pas, je crains bien, à faire un pâté pour les vers... Cependant, vous savez, tant qu'ils n'ont pas ratissé leurs draps avec la main, et que leur nez ne s'est pas pincé, il reste encore de l'espoir... Et tenez! Il marmotte, l'entendez-vous?... Ils sont quelquefois étonnants... Allons, tout juste!... Il se réveille.
Le mourant ouvrit les yeux, en s'agitant avec effort. Des mots entrecoupés s'échappèrent de ses lèvres. Il avait le délire; et dans sa fièvre, les scènes d'un drame mystérieux se succédaient devant ses yeux, par hallucinations rapides:
—Si vous savez où il se cache, dites-le-moi, je vous en conjure... Moi, un espion! non! non! jamais!... L'Europe entière désigne les Français comme un peuple vaillant et généreux... On dit: poli comme un Français, brave comme un Français... A Bruges? Non! il est à Paris!... Hélas! comment le découvrir? Toutes les étoiles se sont éteintes!
Le moribond roulait des yeux vitreux, et il balbutiait, en répandant de l'écume sur sa barbe. Tout à coup, il jeta un cri:
—C'est lui! je le vois... là, en charrette!... Ah! qu'il est pâle! Ses deux yeux sont comme deux fontaines de sang... La foule se presse... Écoutez! les trompettes sonnent... Ho! des éclairs jaillissent, une trombe de feu... Je suis trop près de l'échafaud. La flamme m'a brûlé au visage... Le sol vacille... l'air[Pg 36] bouge comme une toile ardente... Voyez! voyez! Il s'agenouille... Par pitié, par pitié! sauvez-le!... Ho! la hache!... Ah! horreur! horreur!... Le sang jaillit! Tout est ténèbres à présent. Heu! je n'entends plus rien qu'un bruissement, un chuchotement de fantômes.
Il se soulevait à demi, en tendant l'oreille avec terreur. Il reprit, les lèvres grelottantes:
—Ho! ho! ho! ho! partout des cadavres... Les rues sont pavées d'yeux de morts... C'est l'enfer, les fournaises flamboient... Comme ils rugissent, les damnés!... Regardez! voici des tisserands!... Ah! ah! ah! ils me passent des cordes dans tous les membres, pour me descendre au purgatoire... Le ciel brûle... ho! ho!... Il en tombe des cataractes de sang bouillant... Ne dansez pas autour de moi!... Vous êtes des démons, je le sais... Ils ont des corps et des habits de femme; mais je n'aperçois pas les âmes, les âmes!
Le mourant poussait des râles affreux qui déchiraient ses côtes et sa poitrine. Bientôt sa tête s'inclina; un sang vermeil lui coula de la bouche; la sueur inonda tout son corps, et il paraissait accablé de torpeur.
—Il dort! dit le jeune homme, à voix basse. Je m'en vais faire le signal à Wrobleski... Donnez-moi la torche, madame Éloi! Et toi, approche, citoyen... Voyons! Est-ce que tu rêves? Trouve-moi deux hommes qui porteront ce blessé à quelque ambulance... Mais il me faut d'abord prendre la fusée, que j'ai cachée près d'ici, en arrivant.
Le fédéré se dirigea vers une tombe marquée d'un signe, au moyen de branches nouées. Il se baissa, tâtonna sous les pierres, et revint à la tour Victor. Ensuite, poussant la grille roulante, il gravit l'escalier qui monte au flanc du mausolée: et tout droit sur cette plate-forme, avec la ville et l'horizon devant les yeux, il regarda.
Le ciel avait un aspect terrible. Des fumées, emportées par le vent, s'y suivaient, en troupeaux de monstres embrasés, tandis que les pointes des flammes s'élançaient impétueusement dans l'air frémissant. L'incendie, au cœur de Paris, se roulait, en enserrant la ville, ainsi qu'une torche liée à une roue tourne avec elle. Le Palais-Royal flamboyait; les Tuileries, éventrées, vomissaient une éruption éblouissante; la rue Royale illuminait tout l'occident. Mais sur la rive gauche du fleuve, le quai d'Orsay, la rue de Lille, le palais de la Légion d'honneur ondoyaient en nappes vermeilles, cependant qu'à l'est, l'Hôtel de ville brûlait d'un bloc, massivement. Tout l'horizon bouillonnait de fournaises, d'explosions, de rauques grondements. Paris semblait flotter sur une mer de lave. Çà et là, le réseau des rues creusait, parmi la nappe écarlate, de profonds ravins de ténèbres. On apercevait comme proches des points lointains, l'angle d'un mur, une fenêtre, des cimes d'arbres, un tuyau bizarre, sur un toit. Certains endroits paraissaient tout blancs; on eût dit que d'autres ondulaient, sous la rougeur incandescente. D'énormes volutes enflammées bondissaient comme un globe qui crève; des cornes de feu tout imprégnées d'essence ou d'huiles de peinture fondaient en de grandes stries vertes, orange, violettes ou d'un bleu de soufre. Alors, dans le brasier colossal, volaient des millions de flammèches; une poussière dévorante de taches rouges et de braises ensemençait le firmament; de la cendre ardente pleuvait; les torsions du feu irrité devenaient frénétiques; l'air faisait une clameur de tempête. Et, tout mêlés à cette horreur, haletants, livides, éperdus, M. Chus et la cantinière crièrent, au bas du mausolée:
—Hourra! hourra! Vive la Commune!
Le regard du jeune homme s'attacha sur le dôme du Panthéon. Il se dressait en face de la tour, puissant,[Pg 38] tranquille, démesuré. Alors, fixant la fusée de signal entre deux pierres d'un créneau, le fédéré l'alluma de sa torche. Un trait flamboyant s'élança, et creva au zénith, en larges étoiles vertes. L'homme, ensuite, attendit la réponse.
Il apercevait, au fond des rues, comme à des distances incalculables, les Versaillais et ceux de la Commune, derrière des pavés entassés. D'autres survinrent tout à coup, et la bataille se rétablit. Les canons tonnaient comme la foudre; les balles pétillaient comme une grêle de fer. A travers la clameur du tocsin et le roulement des artilleries, le son aigu des fusillades perçait l'air. Un fracas épouvantable s'éleva, et les deux peuples se heurtaient, comme la mer se heurte à la mer, dans la rafale. Beaucoup de cadavres gisaient; l'aurore poignait à l'orient. Çà et là, des femmes éperdues s'enfuyaient avec les bras levés: elles apparaissaient lointaines, aux profondeurs de l'abîme ardent, sur des places rouges et désertes. Des chevaux furieux galopaient; des chiens se sauvaient, en hurlant. Les injures, les râles, les cris de guerre, les tambours, les vociférations, enveloppaient les combattants dans un ouragan de bruit. Les tours, les dômes chancelaient, croulaient, se fendaient en éclats; les arbres des parcs suaient sous le feu; la cité révoltée sifflait et rugissait comme une bête aux abois. Tout flambait. L'amas des maisons ressemblait à un nuage rouge, d'où sortait, en tonnant, le bruit du canon, impétueux, déchirant les cervelles, et faisant saigner les oreilles.
—Ma poitrine se gonfle, murmura le jeune homme; mes cheveux se dressent sur mon front... Que de fois les siècles futurs se représenteront le grand spectacle auquel j'assiste en ce moment! Que de fois il sera célébré, pour le rêve des hommes d'alors, dans des idiomes encore à naître!... Allons, tonne, rugis, volcan!... Jaillissez, flammes aveuglantes! Dômes bourrés de[Pg 39] poudre, sautez! Que Paris brûlant se soulève et s'écroule, comme une montagne de feu!
Il reprit, avec un rire amer:
—Et pourtant, même dans le mal, l'homme n'étend pas loin son bras débile. Maintenant, à quelques lieues d'ici, les oiseaux dorment; la forêt verte est froide de rosée, le fleuve berce ses eaux grisâtres, un cri joyeux de coq monte dans l'air, et les femmes, à cet appel, pressent vaguement leur enfant contre la tiédeur du sein maternel. Cette aurore, pour le monde entier, sera semblable aux autres aurores... O jour, ô lumière, salut!... Je t'adresse ici un dernier adieu, car il n'est plus rien de commun entre nous, si ce n'est le peu de temps qui me reste, avant de trouver la mort désirée.
La lanterne du Panthéon s'illumina en ce moment, d'une flamme rougeâtre. C'était le signal de réponse au signal de la tour Victor. Le jeune homme leva les yeux; puis, poursuivant:
—Ai-je peur?... Non! mon âme est calme. La tâche est finie, le but est atteint!... La terre m'a fourni, cette nuit, mon dernier lit; je ne lui demande plus rien qu'une tombe... A quoi bon la vie, en effet, s'il n'y a aucun remède à mes maux? Qu'est-ce qu'un jour ajouté à un jour peut m'apporter de félicité, puisque mon cœur est à un amour sans espoir, puisque jamais je ne posséderai ce que je désire, puisque je ne crois plus en des temps meilleurs?... J'avais peur de la mort, quand j'étais enfant. Son effroi, je me le rappelle, m'a bien souvent réveillé la nuit, et tenu glacé et palpitant. Elle me semble maintenant un oreiller pour ma tête lasse, une auberge pour mes os fatigués... Ah! il n'y a rien en nous et autour de nous, que des ombres!... La réalité est un songe, que nous faisons les yeux grands ouverts.
Les prunelles fixes, il restait songeur, regardant[Pg 40] sans les voir, au-dessous de lui, les deux charrettes des otages, arrêtées dans le campement des artilleurs du Père-Lachaise, parmi les tas d'obus, les gamelles, les tonneaux de cartouches défoncés. La multitude se pressait. De temps à autre, un coup de feu partait, suivi d'une clameur forcenée. Puis soudain, un fédéré de taille lourde et colossale bondit sur un grand sarcophage, et levant avec ses deux bras, aussi haut qu'il put le lever, un des cadavres en soutane violette, l'homme présenta orgueilleusement à Paris révolté, bergerie de tigres et de loups, le cadavre de son pasteur.
Un fédéré se prit à danser. Il jonglait avec son fusil, et une femme, en canezou blanc, l'écharpe ponceau par-dessus, et un yatagan de vermeil brimbalant sur sa jupe trouée, s'avança vis-à-vis de lui, en faisant des postures obscènes. Au même moment, les six canons en batterie au bord du talus tirèrent à toute volée, et dans la poudre qui montait, sous l'horrible lueur déployée comme un immense voile rouge, une ivresse les entraîna. Hommes, femmes, vieillards, tous, pêle-mêle, formèrent une large ronde, où l'on voyait tourbillonner des multitudes de crinières, de barbes, de prunelles étincelantes. On enleva la bonde des tonneaux: deux chaudrons reçurent le vin noir. Les danseurs s'y plongeaient la face, puis repartaient, plus furieusement. Un nègre, en manteau de spahi, tout roidi de pétrole, se roulait la tête d'une épaule à l'autre; cinq ou six prostituées, habillées de satin jaune et vert, et leurs seins énormes couverts de fard blanc, bondissaient, retroussées jusqu'aux cuisses. Bientôt, les femmes entrèrent en démence. Écumantes, le sabre au poing, elles hurlaient, frappaient l'air, se tordaient comme des Ménades. Plusieurs se prirent de querelle, et l'une d'elles tomba aussitôt, l'épaule presque détachée d'un revers de sabre. Mais son ennemie se rua, et le pied posé contre son flanc, elle arracha le bras et le jeta au loin. Alors[Pg 41] toutes, se précipitant, mirent la victime en morceaux, la hachant, la déchirant de leurs sabres, l'une emportant un pied, l'autre une main. Puis, riant frénétiquement, elles se jetaient, comme des balles, les membres palpitants, et de hideux lambeaux sanglants pendaient aux grilles des tombeaux et aux branches. Une femme saisit le cœur, le fixa au bout de sa latte, et elle courait çà et là, à travers la ronde, en vociférant: A deux sous, le cœur de Jésus! tandis que sous le ciel de flamme, la danse furibonde continuait.
Mais des cris s'élevèrent au bas de la tour: Arrêtez-le! arrêtez-le!... Un râle saccadé monta de degré en degré, et l'homme blessé, échappé des mains du fripier et de la cantinière, apparut sur la plate-forme, hagard, terrible, couvert de sang.
—Doux Jésus! exclamait Mme Éloi. Sainte Vierge! Son accès le reprend!
Elle arrivait suante, haletante, et derrière elle, Chus montra son visage barbu. Cependant le blessé, fou de terreur, se débattait entre les bras du jeune homme... Tout à coup, il se prit à crier:
—Floris! Floris! Floris!... Au secours!
Le fédéré tressaillit, et se reculant violemment:
—Qui m'appelle?... Ah! qui êtes-vous?... D'où vient que vous savez mon nom?
Il avait lâché l'inconnu, et sur le sommet de cette tour, les flammes lui donnaient au visage. Le blessé s'arrêta saisi d'effroi, et il dit en balbutiant:
—Oui, je me rappelle vos traits... Il me semble que je vous connais... Vous avez les yeux d'une dame... Et cependant, je ne vous ai jamais parlé jusqu'à présent, n'est-ce pas?... Tout irait bien, si je pouvais seulement avoir moins mal à la cervelle... Il faut prendre patience, monsieur... Je suis le pauvre chirurgien de Madame la Grande-Duchesse...
Il chancela. Floris étendit les bras, la cantinière[Pg 42] accourut, et tous deux couchèrent le blessé dans un angle de la plate-forme.
Mais il paraissait suffoquer. Le jeune homme le releva sur son séant, l'appuyant contre le parapet. L'inconnu poussait de grands soupirs; il regardait Floris fixement.
—Je ne sais pas, je ne me souviens pas! murmura-t-il. Si vous voulez quelque chose de moi, il faudrait me céder votre cervelle saine... J'ai reçu trop de plomb dans la mienne... Êtes-vous un enfant perdu? En ce cas, je connais votre mère... Elle pleurera, elle pleurera... Pourquoi donc voulez-vous me cacher que nous sommes au cimetière?... Je sais bien que vous êtes mort... Je sais aussi votre nom: Floris!
—Oui! oui! allons! ne vous agitez pas! dit la bonne Mme Éloi, qui haussa les épaules avec compassion.
L'inconnu jetait autour de lui des yeux de stupeur et de crainte, ainsi qu'un homme qui se réveille d'un long évanouissement.
—Où suis-je? reprit-il, à voix basse. Mon esprit est bouleversé comme la mer après une tempête, et je sens tous mes membres brisés... Qui êtes-vous?... Je ne vous connais pas... Il me semblait que j'étais mort... Est-ce à vous que je parlais tout à l'heure?... Ah! fit-il avec un grand cri, oui, je sais, je sais, je me rappelle... Je vous ai retrouvé, Monseigneur.
—Pourquoi suis-je ému? pensa Floris. Se peut-il que les folles visions d'un homme en délire m'étonnent?
Le blessé poursuivait, frémissant:
—Avez-vous salué votre mère? Qu'a-t-elle dit, dans un tel moment?... Et votre frère, votre sœur?... Oh! que je suis heureux, Monseigneur!... Mais d'où vient que mon lit est placé sur cette terrasse de pierre? J'entends continuellement les orages qui roulent au-dessus de ma tête, et cela me fait mal à la cervelle. J'ai été[Pg 43] malade en effet, et j'ai failli mourir, le savez-vous?... Ah! je voudrais bien être certain que je suis guéri maintenant.
Une épouvantable rumeur monta de la cité embrasée. L'homme inquiet prêta l'oreille; puis, se soulevant sur un genou:
—Est-ce que nous sommes à Prague, Monseigneur?
—A Prague... dit Floris. Non... à Paris.
—A Paris... encore à Paris! répéta l'inconnu qui retomba... Y sommes-nous donc revenus?... De grâce, fit-il, ne me trompez pas... Est-il bien vrai que vous êtes Floris?
—Oui! c'est mon nom, dit le jeune homme. Mais je ne vous ai jamais vu. Se peut-il que vous me connaissiez?
Le blessé avait l'air incertain. Sa figure prit subitement une étrange expression de ruse. Il dit, d'une voix qui s'affaiblissait:
—Écoutez-moi, je vous en conjure. J'ai un secret à vous révéler... Courbez la tête jusqu'à moi. Approchez votre oreille de ma bouche... Ne me refusez pas cette grâce!
—Soit! reprit Floris, je vous écoute.
Et à genoux près du blessé, il pencha son visage vers lui.
Alors, comme saisi d'un nouvel accès de délire, l'inconnu lui plongea les doigts dans la chevelure; puis, jetant un cri de triomphe:
—La marque! la marque! s'écria-t-il... La marque de Sacha Gourguin!... Ah! Floris!... C'est bien lui! O bonheur!... Monseigneur, monseigneur Floris... Votre mère... Lorsque vous saurez... O Dieu! Que dire? Par où commencer?
—Au nom du ciel! qui êtes-vous? dit le jeune homme.
—Oh! dit le blessé, monseigneur Floris, après vous avoir si longtemps cherché!... Ah! je suis malade, je[Pg 44] me meurs... Ah! ah! ah! Hélas! malheureux que je suis!... Ah! ah! je souffre! Hélas! hélas! Oh! tuez-moi! tuez-moi! tuez-moi!... Ne vous éloignez pas, Monseigneur. La crise cessera dans un moment... Vous me regardez, interdit. Non, non, je n'ai plus le délire... Oh! je souffre! Ah! ah! ah! ah! Hélas!... Surtout, Monseigneur croyez-moi... Ne secouez pas la tête ainsi... Je connais tout de votre vie. Le vieil homme qui vous a élevé avait pour nom Jacob Van Oost: votre enfance s'est passée à Bruges, dans les Flandres. Depuis deux ans, vous êtes à Paris... Au nom de votre mère qui vous cherche, écoutez-moi, croyez-moi, Monseigneur!
—Parlez! reprit Floris, parlez donc!... Pourquoi m'appelez-vous Monseigneur?
—Sachez d'abord qui vous êtes... Ce Van Oost, qu'on nommait votre oncle... O Dieu! Ah! ah! quelle douleur!... Votre naissance est noble entre toutes... Ah! ah!... Ayez pitié de moi... Ah! ah! ah! ah! tuez-moi! Le sang m'étouffe; je suffoque... Ah! Où êtes-vous, Monseigneur? Soutenez-moi, mettez-moi debout!... Je vous dirai le nom de votre père... Oh! oh! oh! hélas!... Oh! oh!
—Madame Éloi, voulez-vous m'aider? dit le jeune homme. Doucement... Soulevons-le!
—Par ici... Oh! prenez par ici... Oh! oh! ne me touchez pas!... Oh! oh! oh! Monseigneur, pitié!... Vous me tuez!... Floris, oh! Floris!
La voix défaillit au moribond. L'affreux spectacle de Paris le frappa d'une subite horreur. Il demeura court à regarder, les yeux fixes, la bouche béante.
Le ciel n'était qu'un tourbillon de feu. Ainsi qu'une forêt immense, la ville brûlait et flambait. Le tocsin ne s'arrêtait pas; l'artillerie roulait sans interruption. Le cri, la terreur, le bouleversement étaient comme la fin du monde. C'étaient, quelquefois, un tel fracas que[Pg 45] l'on eût cru Paris déraciné, de profonds retentissements ainsi que de portes d'airain qu'on ébranle. Les obus sifflaient dans leur vol, les clochers des églises canonnaient, de grandes gerbes d'incendie apparaissaient, où qu'on tournât les yeux, les pavés dégorgeaient du feu, l'air était tout tissu de flamme. Par moments, une trombe de bruit passant dans les rues embrasées, les faisait presque chanceler. Le soleil se leva, mais blême, étouffé par les nuages et par les vapeurs de l'incendie. On ne voyait à l'horizon qu'un vaste cadavre livide, d'où il s'échappait une lumière, trouble comme de la fumée. Alors, le vent souffla avec violence. Tout le firmament retentit. Le mugissement de l'incendie emplissait l'air comme un ouragan. Puis, les hurlements redoublaient. Les spirales ardentes s'élançaient plus haut, les bouches des canons vomissaient des cataractes de tonnerres, les obus, se heurtant dans l'air, tombaient brisés en pesants éclats, les faîtes des palais croulaient; et les incendies, triomphants et avivés encore par la rafale, se dressèrent de toutes parts, ainsi que des torses géants. Un cercle de démons de feu semblaient entourer la ville, joyeux, hurlant, léchant le ciel de leurs langues monstrueuses...
Tout à coup, un obus éclata sur la plate-forme de la tour. Floris tomba. Chus s'abattit, défaillant de peur, mais sans blessure. On ne vit plus Ivan Manès: ses membres furent dispersés au loin, comme par une fronde. Mme Éloi gisait à la renverse; sa tête, tranchée sous l'oreille, grimaçait suspendue à la peau, au milieu de bouillons de sang.
Un demi-quart d'heure se passa, sans que rien remuât sur le sommet du mausolée. Des oiseaux voletaient tout autour, en poussant de petits cris d'effroi. Le drapeau rouge se gonflait au vent.
Un soupir souleva la poitrine de Floris. Il ouvrit les yeux.
Bien que, après la chute de la Commune, et dans Paris sanglant, fumant, tout couvert de ruines, on ne prît guère intérêt à un simple particulier, néanmoins, la plupart des gazettes annoncèrent, vers le commencement de juillet, l'arrivée en France d'un savant russe, le fameux physiologiste Vassili Manès.
Il ne parut pas d'ailleurs que ce voyage eût aucun but de science ou de curiosité. Vassili Manès fut salué, à sa descente du wagon, par un homme barbu, aux paupières épaisses, qui était le brocanteur Chus. Tous deux eurent un long entretien, tête à tête, à l'Hôtel de Bohême.
La singularité de ce départ défrayait, dans le même temps, les conversations à Prague. Quoique la mort d'Ivan y fût connue, l'on s'étonnait que Vassili eût choisi ce moment pour s'absenter. Attaché depuis des années au grand-duc Fédor de Russie, après avoir professé avec éclat à Moscou et à Saint-Pétersbourg, il avait été récemment cédé par le Grand-Duc à sa femme, la grande-duchesse Maria-Pia, arrivée au dernier période d'une maladie sans espérance, et de qui le savant ne soutenait la vie qu'à force d'art et de remèdes.
Le même jour, Manès rendit visite, dans les bâtiments de l'Institut, à M. Olympe Gigot. C'était un homme d'importance, érudit en grec et en sanscrit, en antiquités, en critique, auteur, traducteur, annotateur, pédant et académicien, secrétaire perpétuel des Inscriptions et Belles-Lettres; de plus, ami de cœur de M. Thiers, chef du Pouvoir exécutif. Le savant russe connaissait d'ancienne date le commentateur d'Albert[Pg 47] le Grand, et il fut accueilli du vieillard, comme quelqu'un que l'on attend.
—Sitôt que j'ai reçu votre lettre, dit M. Olympe Gigot, le premier objet sur lequel s'est portée mon attention (car il convient de s'assurer d'abord si celui que nous cherchons est prisonnier), le premier objet, dis-je, sur lequel s'est portée mon attention, a été la rédaction d'une note contenant le signalement et tout ce que l'on sait du jeune homme, note que M. Thiers, officieusement, a transmise à tous les greffes.
—Eh bien! avez-vous une réponse? demanda vivement Manès.
M. Gigot reprit, en agitant la main, avec une majestueuse condescendance:
—Non, monsieur, non, sans aucun doute. Je ne fais point difficulté de reconnaître, j'avouerai librement devant vous que nous n'avons encore trouvé aucun vestige, aucune trace, aucun indice de votre intéressant protégé... Le contraire eût été pour me surprendre, d'ailleurs. Il y a trente mille dossiers: c'est un chaos à débrouiller, un véritable capharnaüm... Est-ce à dire que l'insuccès des premières investigations puisse inspirer des craintes sérieuses, par rapport au résultat final?... En aucune façon, croyez-moi!... Il faut seulement un peu de patience... Au reste, cher monsieur et ami, savez-vous bien que ce que vous m'avez mandé forme une aventure incroyable, une vraie péripétie tragique... Le fils... le propre fils!... Comment! peste!
Et cætera, et cætera, déclama M. Olympe Gigot... Ah! ce vieux Corneille, quel homme!... Pour me résumer, cher monsieur, très certainement, je prends part aux inquiétudes maternelles de Madame la Grande-Duchesse; mais patience, néanmoins, tout ira bien!... Le jeune homme se retrouvera!
En dépit des affirmations du secrétaire perpétuel, le mois de juillet se passa sans amener la découverte espérée. Manès se vit même contraint de quitter Paris subitement et de regagner Prague, au plus vite, pour un accident survenu dans l'état de la Grande-Duchesse. Mais, dès la nuit de son retour, vers les cinq heures, au petit jour, sans même toucher à l'hôtel, le savant russe se fit mener chez M. Olympe Gigot, et le trouva lisant sur son séant, dans un vaste lit en acajou, orné de palmettes de cuivre et de têtes casquées de Minerve.
—Video et gaudeo! exclama l'érudit... J'avais reçu votre dépêche... Bonnes nouvelles, mon cher ami, et j'oserai dire: excellentes!... S'il vous plaît, ouvrez la croisée... Eh bien, vous avez appris la triste fin de ce pauvre Bonnet-Cujoly? La mort a des rigueurs toutes particulières pour notre section de philosophie... Mais venons-en à notre affaire... Ne m'avez-vous pas dit, poursuivit-il, qu'après avoir reçu un biscaïen, un éclat d'obus à la cuisse, ce jeune homme avait été porté dans l'ambulance du docteur Laus? Eh bien, nous savons maintenant (ah! ce n'a pas été sans peine!) sur quel point ont été dirigés les insurgés qui se trouvaient dans cette ambulance.
—A Brest? dit Vassili Manès.
—Non, non, non! Oh! non!... Fort loin de Brest! Mais, dites-moi, vous prendriez bien peut-être quelque chose? Vous savez le mot du divin Homère: Ce n'est point par le jeûne qu'il faut pleurer les morts! Et il rappelle que Niobé, après avoir enterré à la fois douze enfants, se souvint pourtant de manger... Sans façon... Allons, je n'insiste pas!... Non, non, non, pas à Brest! A l'île Pierre-Moine... Un nom frappant, en vérité! Petrus Monachus, Pierre le Moine, ou encore Petra Monachi.
—Est-ce certain? fit Manès impatiemment.
—Bien, bien! Je viens au fait, cher ami. Pour dire[Pg 49] nettement la chose, l'on a interrogé télégraphiquement les commandants des deux pontons. La réponse est affirmative. Notre jeune homme est enfin retrouvé!... Mais il ne s'agit pas uniquement de cela. M. Thiers désire vous voir. M. Thiers, reprit Olympe Gigot, avec une orgueilleuse solennité, nous attend, dimanche, à deux heures... «Je prétends le voir, m'a-t-il dit, parlant de vous, monsieur Manès, et le charger moi-même d'offrir l'hommage de mon respect et de mon dévouement à Son Altesse Impériale le Grand-Duc, ainsi qu'à Madame la Grande-Duchesse.»
Vassili Manès et M. Gigot se rendirent, le lendemain, à l'hôtel de la préfecture de Versailles. Ils y trouvèrent M. Thiers, enfermé avec Jules Simon et les sieurs Gaveau et Marty, commissaires près les conseils de guerre, qui lui lisaient chacun une grande paperasse de sa façon, relative aux chefs de la Commune, dont le procès allait commencer. Ils attendirent quelque temps; puis, s'étant fait écrire par l'huissier et leurs noms portés à M. Thiers, les deux savants furent avertis d'entrer dans un salon voisin et plus intime, tendu de damas jaune broché, où pendaient aux murs de méchantes copies exécutées à l'aquarelle, d'après les fresques de Raphaël. Un instant après, la porte s'ouvrit, et l'on vit paraître sur le seuil une espèce de nain ridé, à figure de vieille fée, les cheveux dressés en huppe et un petit nez crochu entre des lunettes. C'était M. Adolphe Thiers.
Olympe Gigot présenta son illustre confrère, M. Manès, à qui M. Thiers fit son compliment, à la fois emphatique et plat. Le savant y répondit poliment, quoique sans beaucoup d'ouverture; et M. Gigot, pour animer le colloque un peu languissant, félicita son vieil ami des pourparlers qui s'engageaient, en vue de prolonger de trois ans ses pouvoirs de Chef de l'Exécutif.
—Il me siérait peut-être mal, dit M. Thiers, de prétendre me rabaisser moi-même... J'ose croire, en effet, je l'avoue, que si la victoire a fini par se montrer aux légions de l'ordre, on le doit quelque peu à mes modestes talents, à mes travaux, à mes lumières. Mais à la tête de l'État, notez bien mes paroles, monsieur, que ce soit une aristocratie, un régime parlementaire, un gouvernement provisoire, une république, un stathoudérat, bref, n'importe quelle institution, suivant la formule adoptée par les citoyens... oui, par le pays, qui est souverain, après tout... eh bien! donc... qu'est-ce que j'allais dire?... j'allais dire quelque chose, Gigot...
—Vous disiez: Mais à la tête de l'État... répondit le secrétaire perpétuel.
—A la tête de l'État... reprit M. Thiers, oui, à la tête de l'État,—pesez bien mes paroles, monsieur,—je ne servirai aucune ambition... Soyez-en sûr, monsieur Manès, je n'entends être, pour mon pays, l'instrument d'aucun autre pouvoir que de celui de la Providence!
M. Gigot se récria, protestant de la reconnaissance et de l'affection de l'Assemblée.
—Bah! repartit M. Thiers, je ne m'abuse point, mon cher ami... On m'a reçu des mains de la nécessité.
—Dites: de la victoire! exclama le secrétaire perpétuel.
—Ce bon Olympe!... Toujours flatteur!... Et haussé en pied, tant qu'il put, l'homme d'État pinça l'oreille de son ami, avec des façons napoléoniennes. Puis, s'asseyant vivement, au bas bout d'une grande table à tapis vert, tandis que Manès et M. Gigot prenaient place en face de lui, M. Thiers poursuivit, d'un ton sérieux:
—Mais voyons, voyons, venons-en à la conjoncture qui vous amène. Car l'on m'a dit, monsieur Manès, que[Pg 51] vous arriviez auprès de moi, si ce n'est comme un ambassadeur, tout au moins comme un chargé d'affaires.
—Monsieur, répondit le savant, il y a sur l'un des pontons de l'île Pierre-Moine, près de Rochefort, un jeune homme, nommé Floris. Mme la Grande-Duchesse vous aurait toute obligation de faire mettre ce jeune homme en liberté, et M. Olympe Gigot doit vous en avoir dit le motif.
M. Thiers secoua sa huppe:
—Oh! je sais tout, depuis longtemps! reprit-il. Une main qui vous fut bien chère avait confié à ma discrétion, et retracé pour moi, sur le papier, cette aventure extraordinaire... M. Gigot m'a dit l'affreux malheur, continua-t-il, prenant, en même temps, un accent de condoléance... Quand je le vis pour la dernière fois,—vous savez de qui je veux parler,—je lui recommandai la plus extrême prudence... Restez à Versailles, lui dis-je. A l'abri dans cette cité, vous agirez plus librement qu'à Paris même.—Agir!... Mais comment? Sans appui...—Vous en aurez, lui répondis-je.—Votre police...—Disposez-en! Remettez entre mes mains tous les fils de cette ténébreuse aventure, et fiez-vous à moi pour le reste!... Il me remercia avec effusion, et je pus espérer un moment qu'il déférerait à mes avis... Néanmoins, la mission dont il était chargé tourmentait sans cesse sa pensée, et, en dépit de mes instances, l'infortuné revint à Paris. On me fit part, quelques semaines après, de la sanglante catastrophe qui vous a privé du meilleur des frères, et sur laquelle, j'y compte bien, l'instruction commencée jettera quelque lumière.
—Oui, dit Manès, mon frère a eu le tort de se fier sur sa qualité d'étranger. Arrêté devant le Père-Lachaise, par des fédérés soupçonneux, on trouva sur lui, paraît-il, une de vos lettres d'audience, qu'il avait imprudemment conservée... Tous les papiers que contenait le portefeuille de mon frère nous ont été renvoyés,[Pg 52] après le meurtre d'Ivan, par un pauvre diable de juif, qui l'avait assisté dans ces terribles moments. Cet homme ajoutait que Floris, blessé par un éclat d'obus, mais non dangereusement, se trouvait prisonnier de Versailles. C'est alors, poursuivit le savant, que je me suis rendu à Paris, comptant sur le haut appui de Votre Excellence, pour obtenir la mise en liberté du fils de Mme Maria-Pia.
A ces paroles, M. Thiers se leva de dessus sa chaise avec beaucoup de vivacité, et il protesta galamment qu'il se sentirait d'autant plus charmé de pouvoir contenter le désir de Mme la Grande-Duchesse, que dès longtemps, il s'était porté pour l'un de ses admirateurs.
—Je la vis pour la première fois, dit-il, oui! j'eus l'insigne honneur de voir Mme la Grande-Duchesse, en 1860, à Vienne, au sein d'une fête brillante que donnait l'archiduc Ferdinand. Entourée d'une foule de princesses, qui offraient à l'œil étonné le ravissant assemblage des beautés de tous les climats de l'Autriche, Mme la Grande-Duchesse, quoiqu'elle eût près de trente-cinq ans à cette époque, se faisait toutefois distinguer: et l'on pensait, en la voyant, que ses attraits l'eussent appelée au rang suprême, si sa naissance l'en eût éloignée. Quant au grand-duc Fédor, qui ne connaît la bravoure et les nobles exploits de ce guerrier, de ce militaire, qui a cueilli un immortel laurier, dans ces guerres où la puissance russe en a moissonné de si beaux?... Par surcroît, politique profond, administrateur consommé... Les rives du Phase et de l'Oxus, ainsi que les échos du Caucase, ont souvent répété son nom glorieux.
M. Thiers demeura un moment silencieux; puis il cita, par l'occasion, deux autres princes qui avaient servi la Commune: le prince Wiazelusky et le prince Bagration, fait prisonnier les armes à la main, et fusillé dans les fossés de Vincennes. Il se promenait à travers[Pg 53] la chambre, les deux mains derrière le dos, et souvent s'arrêtait devant la vitre, à considérer le soleil couchant.
—Il suffit, dit-il, monsieur Manès, et le jeune Grand-Duc vous sera rendu... Il faut convenir toutefois que ce prince a été plus heureux que sage, et qu'il a tenu à bien peu de chose que nous eussions à déplorer son irrémédiable trépas. Mais qui n'a payé, en sa vie, son tribut à la folie humaine?... De fait, moi-même, dans ma jeunesse, pauvre et dévoré de passion, autant qu'idolâtre de renommée, je ressemblais par plus d'un trait à ce jeune homme; et, ma foi, il faut bien l'avouer, si Charles X eût triomphé au lendemain des Ordonnances, j'aurais été réduit à une extrémité fort proche de celle où le voilà!... Reste une question grave: c'est la forme même de cette mesure. Procédera-t-on au moyen d'un acte purement spontané, d'une décision prise en conseil, dans le sein de mon cabinet, ou encore, et ceci vaudrait mieux, par une simple relaxation, une ordonnance de non-lieu?... Car la question, remarquez-le, messieurs, comporte ces trois solutions.
—Ah! mon ami, mon cher ami, s'écria M. Olympe Gigot, comme vous portez bien jusque dans vos moindres paroles cette précision, cette netteté, cette parfaite liaison, qui sont l'esprit français par excellence!
—Bah! c'est ainsi, répliqua M. Thiers, que nous autres hommes d'État, et de qui l'opinion se fait avec la rapidité de l'éclair, élucidons vingt fois par jour les questions les plus compliquées... Au reste, le vieux Metternich n'était pas, lui non plus, sans mérite... Un peu inconséquent toutefois! Qu'en pensez-vous, monsieur Manès?
—Mais, je ne sais, dit le savant étonné.
—Si nous avions plus de loisir, continua M. Thiers, je vous prouverais que Talleyrand, qu'une certaine[Pg 54] école historique élève aujourd'hui sur le pavois, n'a pas joué le grand rôle qu'on lui prête, et que ses talents n'ont dû leur éclat qu'aux circonstances où ils ont brillé!
Et, sur ces mots, tous les trois s'étant levés, la suite de la conversation fut coupée et tumultueuse, en remerciements de Manès, politesses de l'homme d'État, et mots louangeurs de M. Gigot. Ensuite M. Thiers s'assit à la table, et y écrivit une lettre au commandant du ponton la Charente, non sans ajouter qu'il ferait d'ailleurs envoyer des ordres à Pierre-Moine.
Puis, remettant cette lettre à Manès:
—On a vu des monarques, reprit-il, tombés du trône dans les fers, mais c'est des fers que ce jeune homme est en passe de s'élever jusqu'aux marches du trône. Car enfin, le voilà d'un seul coup, ainsi que dans un conte de fées, cousin du Tsar, prince, grand-duc...
Il se mourait de faim et de misère, cet homme heureux, ce cousin du Tsar, ce prince de contes de fées. Chaque nuit, il rêvait la scène qui s'était passée sur la tour Victor.—Le nom! exclamait-il, le nom de mon père! Dites le nom, le nom, le nom... Mais alors, tout s'évanouissait. Il se réveillait hors d'haleine; et l'insomnie, non moins cruelle que les songes, lui présentait, jusqu'au matin, mille pensées, mille regrets dévorants.—Un mot, rien qu'un seul mot, disait-il, et j'étais heureux à jamais... Ah! j'en deviendrai fou, je crois... Mieux eût valu ne rien savoir, demeurer toujours dans l'ignorance... Quel sentiment avais-je que le sort me volait? Je n'y songeais pas, je n'en souffrais pas... Maintenant, je suis comme un damné qui, précipité dans l'enfer, eût entrevu le paradis, à la minute même de sa chute... Mort!... Il est mort!... Irréparable!... Perdu, perdu, perdu!... Est-ce possible!... Il grinçait des dents, il pleurait, il étouffait ses violents[Pg 55] sanglots, d'autant plus morne et plus farouche, le jour, qu'il s'épuisait toutes les nuits dans ces fureurs.
Immobile, il passait des heures à regarder par les sabords les mouettes se jouant sur les vagues, au milieu des grands souffles du vent; ou bien, couché à plat ventre, il considérait fixement une vieille carte marine, où se voyaient la ville de Stralsund et l'île de Rugen, en face. Sa courte prison d'Allemagne semblait avoir laissé au jeune homme d'ineffaçables souvenirs. Il demanda même, une fois, comme pour se décharger le cœur, si aucun de ses compagnons ne s'était trouvé à Stralsund, au temps où il s'y trouvait lui-même; puis, sur la réponse que non, retomba dans son triste silence.
Soit hauteur, soit accablement, il ne parlait qu'à un vieux fédéré qu'on appelait le caporal Pierre. Sectaire du fameux Blanqui, sous lequel il avait débuté dans sa longue et ingrate carrière, le caporal était un petit homme, chauve, fort barbu, le nez rouge, au demeurant, bonasse et sans fiel, et l'hôte le plus jovial qu'eût jamais possédé un ponton. Le premier soir que Floris, d'aventure, s'était trouvé près de lui, le caporal, qui se couchait, lui avait dit, en clignant de l'œil:—Qu'est-ce qui peut m'empêcher, citoyen, de passer une bonne nuit? Je suis libre, complètement libre! Je suis plus libre dans les prisons que les gens qui, en ce moment, se promènent à Paris ou à Londres, et qui sont esclaves, sans s'en douter, sous le joug des plus vils despotes!... Après quoi, éclatant de rire, le petit homme avait souhaité le bonsoir à son compagnon. Vétéran des bagnes, des pontons, des enceintes fortifiées, le caporal assistait Floris de sa bizarre expérience. Il le servait, lui taillait des écuelles, lavait ou reprisait ses habits, le soir emmantelait de toile à voile le sabord sous lequel s'endormait le fils de Maria-Pia, et quelquefois se hasardait même à lui dire avec des[Pg 56] clins d'yeux, comme s'ils eussent eu un secret de moitié, et qu'il prît plaisir à l'encourager:
—Tout va bien!... Nous crevons de misère... Mais nargue des tyrans, citoyens! Libres jusqu'au dernier soupir!
Un soir, vers six heures et demie, les gendarmes firent l'appel de douze hommes de corvée, pour aller chercher des barriques d'eau à l'îlot du Petit-Hagois. Cet écueil, habité autrefois, et qui ne sert plus de retraite qu'aux mouettes et aux aigles de mer, renferme, parmi les décombres de deux ou trois masures écroulées, une citerne d'eau de pluie, naguère utile aux vaisseaux du roi embossés dans la rade de Pierre-Moine, et portant, sous une fleur de lis, la date: 1780. De temps à autre, en cas pressant, quand l'arrivage de Rochefort manquait, les commandants des deux pontons envoyaient chercher sur le Hagois quelques barriques d'une eau saumâtre.
Les hommes de corvée débarquèrent, remplirent promptement les tonneaux; mais quand ils revinrent à la plage, leur chaloupe avait disparu, les amarres s'en étant rompues. Force était de rester dans l'île, jusqu'à ce que l'on envoyât de la Charente un autre canot pour les prendre; et, la première surprise passée, chacun put occuper, à son gré, les deux à trois heures de l'attente. La plupart se couchèrent, par groupes; d'autres allumèrent un feu de broussailles, et Floris et le caporal Pierre, car tous deux étaient de la corvée, gravirent la colline de sable qui forme le milieu de l'îlot, sans que les gendarmes étonnés fissent mine de s'y opposer.
La mer livide mugissait, et le crépuscule, à l'horizon, semblait un immense bûcher de cendres et de tisons rougeoyants. Quand les deux prisonniers eurent descendu la butte, ils se virent seuls, tout à coup. Une ivresse saisit Floris, et il courait le long de la plage en criant:
—Une barque! une barque! une barque!
Il trempait ses pieds dans l'écume, en claquant des dents, comme éperdu. La grève était nue et solitaire; l'immense mer, avec fracas, roulait ses houles. Floris, allant droit à la vague, y entra jusqu'à la ceinture.
—Allons, allons, Floris... es-tu fou?
Il se débattait furieux, entre les bras de son compagnon...—Lâche-moi! par le ciel! lâche-moi! répétait-il; ne mets pas tes mains sur moi... Éloigne-toi! Va-t'en, te dis-je!
Mais le caporal l'entraînait, balbutiant dans son émotion:
—Es-tu fou?... voyons... es-tu fou?
—Non, non, non! je ne suis pas fou! cria Floris désespérément. Ce cœur que je frappe, c'est le mien!... Mon nom est Floris, et je suis prisonnier sur les pontons de Pierre-Moine!
—Allons, allons, allons! marmottait le bonhomme, en continuant de l'entraîner.
—Lâche-moi, lâche-moi! dit Floris... A bas, misérable! Me lâcheras-tu?... Je traverserai cette mer. Je la rejoindrai, je la reverrai... Lâche-moi! Je ne suis pas fou... Non, non! je ne suis pas fou, et plût au Ciel que je le fusse! Alors, je pourrais oublier mes chagrins, mes tourments, ma détresse, et l'amour insensé qui me tue!
—L'amour!... dit le vieillard stupéfait.
D'un bond, Floris le saisit à la gorge. Il leva le poing pour frapper, puis ses yeux s'obscurcirent de larmes. Il lâcha Pierre; et le jeune homme promenait des regards troubles autour de lui.
Tous deux, béants, se considéraient. Le caporal dit enfin:
—Allons, allons, sois donc raisonnable!
—Qu'appelles-tu être raisonnable? s'écria Floris.[Pg 58] Me résigner, m'accoutumer à la misère et à l'abjection, plier le dos, flatter ceux qui nous gardent?... La raison! la raison! poursuivit-il frémissant. Si la raison peut me tirer de cet enfer que nous habitons, me rendre riche, puissant, heureux, et me donner celle que j'aime, alors, parle-moi de raison, et je te bénirai... Sinon, tais-toi, et laisse-moi m'arracher les cheveux et me rouler par terre!...
Il se jeta, haletant, sur le rivage, et il frappait ses tempes de ses poings. L'on ne voyait plus à l'occident qu'une bande d'un pourpre sombre. Quelques étoiles se levaient, dans le ciel tragique et mélancolique... Ils entendirent au loin piquer neuf heures, à la cloche de la Charente.
—Ah! exclama Floris, la mort! la mort!... qu'ils me fusillent!... Pourquoi ne m'ont-ils pas fusillé?
Il s'était relevé chancelant, les joues ruisselantes de larmes. Il reprit au bout d'un long silence:
—On dit que le chagrin diminue avec le temps: moi, mon chagrin s'augmente, au contraire... J'ai donc un cœur de fer pour qu'il ne se brise pas!... Tous les malheurs! tous, tous, tous, tous!... Hélas! il n'est pas, dans le monde, un être aussi misérable que moi!
Il aspira l'embrun salé, et la face levée vers les étoiles, tandis que tous ses membres tremblaient:
—Ah! râla-t-il, cet air qui passe a peut-être passé sur ses lèvres... Vent, répands sur moi ton haleine, souffle des bords lointains où elle est, touche-moi de la brise qui l'a touchée!
Les yeux fixes, Floris restait debout, en face de la mer écumeuse. Il dit, semblant se parler à lui-même et remuer ses souvenirs:
—Comment l'ai-je aimée? Je ne sais, car il s'est écoulé bien des jours où je ne pensais guère à elle... Je l'ai vue une nuit... je fuyais... Il y a sept mois de cela... C'était dans l'île de Rugen... dans la Baltique...[Pg 59] Une île aussi, comme aujourd'hui... Ah! je babille, je bavarde, mais, vois-tu, c'en était trop: mon âme ne pouvait plus garder ses douleurs, et il faut que je les vomisse, comme un homme ivre! Puis, j'ai quitté Rugen, j'ai pris la mer... Non! je ne croyais pas l'aimer, et, la nuit, dans le méchant hamac du vaisseau qui m'emportait, je dormais sans songer à elle... Ensuite, vint la lutte, la Commune, et j'espérais toujours mourir... Maintenant, sa pensée m'obsède: elle fait un poids de fer sur mon cœur. Prisonnier dans cet infect cachot, sans espoir, honni, exécré, plus vil qu'un chien, toute mon âme crie vers elle, et je me dévore d'amour... Qui est-elle? Ah! je l'ignore... Princesse peut-être, ou fille de roi. Ma vue se perd dans l'espace immense, par lequel je me sens séparé d'elle... Et c'est moi qui l'aime... moi! moi!... O insensé, misérable fou! Ah! oui, fou!... tu avais raison... Mon souvenir, à de certains moments, ne discerne même plus son visage... Tiens! je ne pourrais dire seulement si ses cheveux sont blonds ou bruns...
Il soupirait, comme accablé. Et, tout à coup, en tendant les bras:
—Ah! je l'adore! il me la faut!... Elle est ma vie, mon cœur, ma joie, mon tourment, la substance même de mon être... Oh! partir, arriver près d'elle, revoir la chapelle où je l'ai vue, et sentir de nouveau ses yeux clairs m'entrer dans l'âme, comme une étoile!... Et moi, lâche, imbécile rêveur, je reste ici à bavarder, à pleurnicher, sans rien tenter pour la rejoindre!... Oh! cria Floris, se tordant les mains, une planche, un morceau de bois, que je traverse ces flots!... Ma vie, ma vie pour une barque!... Lâche-moi, Pierre... Allons, lâche-moi!
Il jetait tout autour de lui des yeux enflammés, tandis qu'à pas précipités, le caporal l'entraînait vers la butte. La bise secouait les broussailles; quelques chauves-souris voletaient, et l'on voyait sous les rafales[Pg 60] des traînées de sable se lever. Alors, du haut de la colline, étendant le poing vers la côte obscure, qui apparaissait à l'horizon:
—Ah! dit Floris, en grinçant des dents, si mon souffle pouvait consumer cette terre, ne laisser sous les pâles étoiles que deux créatures, elle et moi!... Maudites soient les conventions, les hiérarchies, les règles humaines! Maudit soit l'homme, avec son cœur abject, ses folies, ses infamies, ses injustices!... Que tous les fléaux le dévorent! Que le sol s'entr'ouvre sous ses pieds! Que le feu en sorte et le brûle! Que les mers déchaînées noient les continents, et qu'il n'y ait plus rien dans l'espace, qu'un globe désert et glacé!
D'un pas rapide, il descendit la colline. Sur la grève, à la lueur mourante de quelques tisons dispersés, on apercevait des ombres noires, qui étaient les autres prisonniers. Soudain, il releva le front:
—Que frappes-tu ainsi? demanda-t-il.
—Rien, mon bon Floris, un moustique.
—Arrière! va-t'en! s'écria-t-il... Mes yeux sont las de ne voir que tyrannie... Laisse-moi! va-t'en!... Crois-tu donc que la vie d'une mouche importe moins au monde que la tienne?
Les sanglots l'étouffèrent, et il balbutiait:
—Se peut-il qu'un homme ait au cœur des blessures si profondes, sans en mourir?... Les chiens des rues la voient, les moucherons, les oiseaux, et moi, je suis privé de sa vue!... Ah! je suis bien sur les pontons!... Sur l'eau! sur l'eau! sur l'eau! car sur la terre, je n'ai plus rien à espérer...
On était dans le début d'août, et après quelques jours de fraîcheur, le chaud reprit subitement, et devint aussitôt accablant. La violence en fut telle sur les pontons, que les prisonniers faisaient la queue, aux barreaux de fer des sabords, pour y venir quelques[Pg 61] instants coller leur visage ruisselant et respirer un air moins lourd.
La touffeur croissant toujours, ils quittèrent leurs vêtements; et complètement nus, baignés de sueur, ils languissaient, couchés çà et là. Sur le pont, le soleil ardent fondait le goudron, crevassait le bois: et le pétillement de la mer immobile comme du métal fondu, se mêlait avec le tremblotement de l'air embrasé, dans un immense éblouissement. De grosses mouches bourdonnaient. Trois prisonniers qui en furent piqués enflèrent beaucoup et moururent.
On jeta les cadavres à la mer, mais le flux les ayant portés sur la côte, il vint un ordre de Rochefort de les enterrer désormais. Chaque lundi, les canots de corvée se présentaient. On y amoncelait ces grands corps livides et décomposés; et les prisonniers, par escouades, s'en allaient les ensevelir dans les vases molles de l'île Dieu.
Les décès se multiplièrent. En quelques jours, les deux pontons furent pleins de spectres qui tremblaient la fièvre. La maladie avait un cours rapide. D'abord, les gencives gonflaient, des macules tachetaient la peau des misérables, leurs dents branlaient, et ils soufflaient, en haletant, une haleine infecte; puis, la gangrène se montrait. Quelques ronds enflammés apparaissaient à leurs joues, et l'ulcère, gagnant toute la face, leur obstruait la gorge et le palais de croûtes dont ils suffoquaient. On les voyait tordre la bouche, et tirer une langue saigneuse, ainsi que des chiens pantelants.
Le soleil, chaque jour, se levait superbe, au-dessus des flots étincelants. Les crêtes des vagues bondissaient; et, à l'ouest, les prisonniers n'apercevaient que cette eau déserte, avec l'immense architecture lointaine de l'abbaye de Pierre-Moine. Ils se sentaient abandonnés, comme des naufragés perdus en plein Océan, sur un radeau.
La plupart—les dysentériques—ne pouvaient pas se rassasier. Ils étaient tourmentés d'une faim vorace, qui les persuadait longtemps que ce flux de ventre était sans danger. Mais enfin, vaincus par le mal, leur faiblesse devenait telle qu'ils défaillaient, en se mettant debout. Tristes, ils demeuraient étendus, les cuisses rapprochées du corps, et souillés de leurs excréments. Ils avaient les prunelles éteintes, le visage sec ou bouffi, la peau rugueuse comme une écorce; et tous devinrent, en peu de jours, d'une maigreur extraordinaire. Un chapelet d'os leur saillait du dos, leur ventre plat semblait collé aux reins, tel qu'une toile grisâtre; et il sortait de tous leurs mouvements une odeur fétide et écœurante.
L'air, plus infect dans le ponton que les vapeurs des sépulcres, piquait les yeux, empoisonnait la gorge: et le commandant du fort Pierre-Moine, vieil homme à demi fou et toujours furieux, qui visita les batteries vers ce temps-là, en compagnie des médecins, y suffoqua, manqua de s'abattre du haut de sa jambe de bois, et se retira au plus vite. Mais il n'en fut rien autre chose, et l'on ne posa même pas les quatre ou cinq manches à vent réclamées par l'enquête. Les corps gonflés restaient épars, pourrissant. Sous les haillons qui les couvraient, on voyait les chairs leur grouiller, et les vivants retrouvaient sur eux de cette vermine des morts. Le typhus se mit aux deux pontons, et le ravage en fut épouvantable. Dans leur délire, les moribonds se figuraient encore la bataille, et frénétiques en proféraient les clameurs et les commandements. Un déserteur, soldat du train, répétait pendant des heures: Huhau!... Hue dia! en jurant. Un autre, halluciné par des visions de la campagne, tour à tour criait comme un coq, hennissait comme un cheval, ou mugissait ainsi qu'un taureau. Quelques-uns, couchés sur le ventre, se mouraient silencieusement. Ils dérobaient[Pg 63] leur face avec humeur, lorsqu'on voulait les retourner, ou faisaient signe de la main qu'on les laissât expirer tranquilles.
Les rares prisonniers épargnés par le fléau servirent aux autres d'infirmiers. Le scorbut avait terrassé le caporal, si dispos naguère. Floris lui-même cherchait en vain son ancien confident du Hagois, dans ce corps desséché et tordu, ce profil de tête de mort. L'ulcère avait rongé le nez jusqu'aux sourcils: les os des joues mis à nu apparaissaient sous les chairs dévorées... Son temps de prison était fait, au pauvre caporal Pierre; la mort lui levait son écrou: il allait là où il n'y a plus de cachots, de haines, de misère, plus de César et plus de mendiant. Il appela encore Floris près de lui, et ricanant dans son délire:
—Tout petit, dit-il, j'aimais mieux les coups, les châtiments que d'obéir!... C'est tout simple... Ha, ha! j'étais né libre... J'ai fait vingt-trois ans de prison, mais pas un homme ne peut se vanter de m'avoir pris ma liberté!... Ha, ha, ha!... attrapés les tyrans!... Libre, libre, toute ma vie!... Vingt-trois ans de prison, Floris!
Le vieillard mourut le 30, au soir. Floris, la tête appuyée sur sa main, le regarda longtemps agoniser. Au loin, un quinquet fumeux se balançait; les moribonds couchés faisaient des tas inégaux: et ce spectacle paraissait au jeune homme extraordinaire comme un songe. Une langueur funèbre l'accablait. Il pensa que le lendemain, pendant la promenade sur le pont, il se jetterait à la mer.
Vers dix heures, comme il dormait, il lui sembla entendre soudain qu'on appelait son nom, à haute voix. Il se réveilla en sursaut:
—Fusillé! exclama-t-il, en poursuivant son rêve... C'est bien!... Ne tirez pas au visage!... Ah! fit-il avec un soupir.
Un gendarme, la lanterne à la main, et enveloppé dans sa cape d'ordonnance, se tenait debout devant lui. Cet homme dit à Floris de le suivre.
Le prisonnier obéit en silence.
Ils débouchèrent sur le pont. De grands éclairs silencieux, à chaque instant, embrasaient l'horizon. Floris aperçut une barque montée de huit ou dix matelots, et postée à la hanche du vaisseau.
—Où me mène-t-on? demanda-t-il.
Mais le gendarme, sans répondre, le fit descendre dans le canot; les avirons frappèrent l'eau, et l'embarcation s'éloigna.
La mer massive remuait sous le ciel orageux. Les lames noires clapotaient, se gonflaient comme une poix bouillante, puis retombaient affaissées. Par moments, le flot frémissait, secouant plus rudement les bordages; des tourbillons de houle se creusaient, on entendait un rauque bruissement, des paquets d'eau furieuse sautaient, des écumes volaient dans le vent. Les deux fanaux de la Charente projetaient, sur les vagues, des traînées rougeâtres, et Floris y attachait les yeux.
—Où le conduisait-on ainsi? Au fort Pierre-Moine sans doute. Encore des cachots, des tortures, puis des juges questionneurs, auxquels il faudrait disputer sa vie. Floris songeait à son amour, à sa misère, au néant de tout. Les cris désespérés de la mer redoublaient; l'embrun lui mouillait le visage, comme des larmes; il était ivre de tristesse.—Allons, pourquoi n'en finirait-il pas?
Mais, dans l'instant, le canot aborda, et Floris et les matelots prirent terre devant une espèce de corps de garde, bâti en planches, au bord de la mer. Il y eut des allées et venues, des rires, des propos échangés; puis, tous commencèrent à gravir une rampe dallée, où s'espaçaient de larges degrés bas. Le vent de mer faisait pétiller la torche qu'un des matelots portait en avant;[Pg 65] et, à sa lueur rouge, on apercevait des tours, des barreaux, d'énormes murailles.
Ils passèrent un porche surbaissé, gardé par deux canons gigantesques, sur de lourds affûts de granit. Alors, un homme en vedette sortit d'une poivrière maçonnée, et reconnut les survenants. Il ouvrit une étroite poterne, et le cortège s'engagea dans de longs corridors, coupés d'escaliers. Des lampes de fer y brûlaient, de distance en distance. Ils traversèrent une salle à piliers, où la lueur blafarde de la lune entrait par des verrières brisées, allant du plafond au plancher. Soudain, un air plus chaud enveloppa le prisonnier; et saisi d'une défaillance étrange, il sentit une clarté, à travers ses paupières entre-closes. Haletant, il tomba sur un banc. Les matelots avaient disparu.
Mais des pas furtifs s'approchèrent, du fond de la salle voisine. On entendit un sourd murmure de voix, et derrière le guichet grillé qui s'ouvrait dans la massive porte, Floris aperçut confusément un visage sombre et barbu, avec deux yeux brillants qui l'examinaient.
—C'est lui, c'est pien lui! che le reconnais! exclama tout bas le survenant... Que sa chefelure est souillée et hérissée, ô malheureux!... Che témoigne que c'est pien lui!... Ah! maigri, chanché, le nople cheune homme!... O Tieu! ô Tieu! on croirait foir un mort!... Comme il ferme les yeux opstinément, sous ses paupières enflammées!... Ah çà! il n'est pas mort, ch'espère!... Ah! malheur! malheur!... S'il allait mourir afant que ch'aie reçu ma récompense!... Oui, oui, oui! che le reconnais, comme étant le fils du Crand-Tuc... Mettez que che le reconnais!... Monsieur Manès m'a fait fenir, afin que che le reconnaisse!
Pendant quelques instants encore, le colloque se poursuivit à voix basse, derrière la porte; puis, les pas s'éloignèrent, décrurent... Alors, Floris ouvrit les yeux.
Il se trouvait dans une salle nue à voûte ogive, petite[Pg 66] et blanchie à la chaux. Une boule de verre, pleine d'huile jaune et posée sur un pied de faïence grossière, éclairait faiblement le réduit. L'île et le fort dormaient; tout était silence. De temps à autre, un choc profond et sourd retentissait jusque sous les pas du jeune homme. C'était la montée de la mer qui battait l'assise de la falaise.
—Mais je sais! dit Floris, se dressant soudainement... C'est lui! c'est lui! Je me rappelle. C'est l'homme de Mme Éloi, l'homme qui se trouvait avec nous sur la tour Victor!
Il courut à la porte et voulut l'ouvrir. Les matelots, sans doute, en se retirant, l'avaient fermée à clef, car elle résista. Il frappa quelques coups... Personne... Il entre-bâilla la fenêtre. Elle donnait de plain-pied sur une sorte de terrasse, où il ne vit rien que la lune, d'antiques boulets de pierre épars au milieu des orties, et, sous le parapet, la mer.
Il se mit à marcher par la chambre. Sa face était droite, immobile, et quelque chose d'égaré paraissait dans tous ses mouvements. Il eut l'idée qu'on l'épiait, et vint coller l'oreille à la porte; puis il reprit sa promenade, répétant tout bas entre ses dents: Le fils du grand-duc! le fils du grand-duc!... Oh! ricana-t-il, un crayon, pour me rappeler ces mots, puisque je viens de les entendre! Le fils d'un grand-duc sur les pontons!... Prodigieux, prodigieux!... Et le jeune homme rit amèrement.—Il est bien certain, exclama-t-il, que Van Oost n'était pas mon oncle... Il n'avait ni frère ni sœur... Il l'a avoué devant moi, à maintes reprises, sans y songer... Voyons! Il recevait quelquefois, je me rappelle, des lettres timbrées de Russie. Il avait habité Pétersbourg... Un trouble extrême saisit Floris; la possibilité de retrouver son père lui apparut dans un éclair: il vit, comme en avant de lui, une inconcevable félicité. Mais ses pensées tourbillonnaient; il ne pouvait[Pg 67] les ressaisir.—Suis-je éveillé? dit-il tout à coup. Il se mordit le poing, puis, éclatant de rire: Voyons, voyons, du calme! reprit-il... Son œil tomba sur une croix sculptée dans la pierre du mur.—Oui! c'est bien l'abbaye! songea-t-il... Parbleu! ils en ont fait un fort!... Il allait, venait, s'arrêtait, repartait avec emportement, proférait des paroles à mi-voix. La violence de son espoir l'étourdissait, comme une liqueur fumeuse.
Il vint à la porte-fenêtre; il l'ouvrit et fit quelques pas sur l'esplanade. La mer, assoupie maintenant, gonflait son large dos sans un murmure. Le firmament, d'un azur profond, palpitait de milliers d'étoiles.
—Oh! les étoiles, les étoiles! dit Floris avec ravissement.
Elles étaient à ses yeux, las d'horreur, comme s'il les eût vues pour la première fois, et, tout haletant, il respirait l'air vif, l'immense paix nocturne.—Que le ciel, se prit-il à songer, me déclare ma destinée par un éclair... Aucun éclair ne brilla, car l'orage s'était, depuis longtemps, éloigné, mais une longue et pâle étoile glissa à l'horizon, dans la mer. Ce hasard enivra le jeune homme. Tout lui parut joie et triomphe. Il sentit cette facilité que l'on croit éprouver dans les songes. Son cri, lui semblait-il, eût traversé l'Océan jusqu'aux îles les plus lointaines; il eût baisé à la bouche une reine; il se serait jeté sur un canon chargé; il eût pris dans sa main le soleil: et son cœur, qu'il entendait battre à coups impétueux contre ses côtes, animait et vivifiait la machine entière de l'univers.
Comme il se tenait debout, près du parapet, Floris aperçut une chaloupe qui abordait le long des rochers. Deux ou trois matelots débarquèrent. On voyait leurs torches errer çà et là; on entendait leurs voix dans l'air tranquille. Puis un vieil homme prit terre à son tour, et Floris eût juré que cet homme venait pour lui à Pierre-Moine.
Il rentra dans la salle et ferma la fenêtre.
Quelque chose de dévorant le consumait; ses mains tremblaient, la sueur lui couvrait le visage.
La porte s'ouvrit soudainement, et l'homme aux cheveux gris parut. Il était grand, sec, l'air cruel, une longue face décharnée; une goutte de sang extravasé lui chargeait la paupière gauche. Floris ne l'avait jamais vu.
—C'est lui!... murmura l'inconnu... Oui, oui, oui! pas le plus léger doute!... Le teint, le geste, le port de tête... La transmission héréditaire est surprenante.
Tous deux, ils restaient à se considérer, et leurs yeux fixes se disaient mille pensées, confuses et profondes. Le vieillard demanda:
—Votre nom est Floris?
—Oui! c'est ainsi, dit le jeune homme, que me nommait Jacob Van Oost.
—Votre oncle et tuteur, n'est-ce pas?
—Plus que mon tuteur, repartit Floris, mais Van Oost n'était pas mon oncle...
L'inconnu secoua la tête. Il poursuivit après une pause:
—Nous savons tout de votre vie. Il y a eu plus d'yeux que vous ne pensez, ouverts sur vous, dans ces derniers temps. Vous avez vécu, à Paris, du petit héritage que Van Oost vous avait laissé; puis, dès les premiers jours du siège, fait prisonnier dans un engagement, vous avez été envoyé au fond de la Prusse à Stralsund, d'où vous vous êtes évadé; enfin l'on vous retrouve en mai, dans les rangs des fédérés parisiens.
—J'étais désespéré comme eux, répondit Floris. Au reste, j'avais mes amis parmi les chefs de la Commune.
—Vous aviez d'autres amis encore et de meilleurs, répliqua le vieillard. Ce sont eux qui m'envoient vers vous. Mon nom est Vassili Manès. Après avoir été pendant longtemps le médecin du grand-duc Fédor de[Pg 69] Russie, je le suis, à présent, de la grande-duchesse, sa femme, Mme Maria-Pia.
Les cheveux de Floris se dressèrent, comme à une vision terrible. Un souffle courut dans ses os, et il se taisait éperdu. Le savant, enfin, rompit le silence:
—Je suis pour vous le messager des plus étonnantes nouvelles. Ce n'est pas contre la douleur qu'il faut vous armer en ce moment, mais contre une joie excessive. Quoi que vous ayez pu souffrir durant vos cruelles épreuves, ce que je vais vous révéler vous payera de toutes ces tortures. Oubliez, ainsi qu'un mauvais rêve, ce qui précède cette nuit-ci. A mesure que je vous parle, votre passé s'évanouit. Chaque mot prononcé dore votre avenir, le tire des ténèbres, et le rend plus resplendissant, plus magnifique, plus glorieux, que vos jours écoulés n'ont été pauvres, obscurs, abaissés.
—Êtes-vous si puissant? murmura Floris comme en ricanant; et il tremblait de tous ses membres.
—Ma voix n'est que la voix d'un homme, reprit Manès, mais le destin parle par elle. Le sort vous fait marcher dans la vie, Monseigneur, à coups de foudre, et par des surprises violentes. Tombé du sein de la grandeur jusqu'au plus bas de l'abîme, ce n'est pas là le terme où vous aboutissez, mais celui d'où vous vous relevez. Vous allez quitter les pontons: vous serez riche, heureux, puissant, adulé; et quoi que ce soit qui arrive, vous avez touché désormais l'extrémité, le dernier fond de la détresse. Cette pensée, je l'avoue, Monseigneur, me décharge l'esprit d'un grand poids. Sans cela, j'eusse redouté de me faire le messager d'un autre état auprès de vous, car qui peut s'assurer, quand il change de fortune, si c'est pour sa félicité ou pour son malheur?
Il s'avança, et lentement, d'une inflexion de voix solennelle:
—Je vous le déclare, fit-il, vous êtes, Monseigneur,[Pg 70] le fils légitime du grand-duc Fédor de Russie et de la grande-duchesse Maria-Pia de Portugal... J'étais jadis un serf de votre père... Le premier, je vous rends hommage comme à mon seigneur longtemps méconnu.
Et le vieillard, courbant sa haute taille, saisit et baisa la main de Floris.
Il parut au jeune homme qu'un immense tonnerre croulait sur lui, l'enveloppait: puis, il n'y eut plus qu'un silence étouffant, et qui semblait l'arrêt du cœur du monde. Floris s'était levé en pied, et roide, les yeux tout grands ouverts, pareil à un somnambule, il s'avança d'un pas automate jusqu'à la fenêtre de l'esplanade. Il dit:
—Voilà bien la mer et le ciel plein d'astres nocturnes...
Ensuite, il se tint à la vitre. Comment ce secret révélé ne faisait-il pas bondir et éclater la terre? Pas une étoile ne bougeait... Quelquefois, d'un brusque mouvement, il passait la main sur son front. Le crâne lui battait avec un bruit de cloche; ses gestes étaient convulsifs, égarés. Il avait l'idée vaguement qu'un cataclysme avait bouleversé l'univers, et qu'il dominait au-dessus des hommes, roi, tout-puissant, presque immortel!
Il fatiguait ses yeux à regarder la lampe, puis reportait ses regards sur Manès, sur la croix entaillée au mur, sur la cellule.—Cela est! cela est! disait-il; mais la réalité était si subite et si surprenante qu'elle ne le pénétrait pas plus que les imaginations d'un songe. Il revoyait sa vie écoulée, il tâchait de s'imaginer les choses qu'il allait faire dans l'avenir; il se disait avec orgueil qu'il recouvrait son nom, ses biens, sa naissance illustre. Ses pensées tumultueuses s'entre-choquaient; son cœur était un grand abîme dans lequel il ne connaissait rien.
Et cela dura très longtemps, des heures, à ce qu'il lui semblait.
Il revint à Manès tout à coup et lui dit:
—Ma mère vit-elle?
Le vieillard retira d'un écrin une large et ronde boîte d'or, et il la tendit à Floris:
—Voici, dit-il, le portrait de votre mère. Elle l'avait confié à mon frère pour que celui-ci vous le remît, sitôt qu'il vous aurait retrouvé... Faudra-t-il croire aux talismans? C'est grâce à ce portrait, Monseigneur, à votre étrange ressemblance avec Mme Maria-Pia, que le juif Chus vous a reconnu.
—Ma mère! dit Floris... ma mère!...
—Dès demain nous serons en route, reprit Manès. Vous la saluerez dans trois jours.
Floris interrogea:
—Verrai-je aussi mon père?
—Le Grand-Duc, répondit Vassili, habite Sabioneira, sur la côte de Dalmatie. Il est, vous ne l'ignorez pas, le frère de l'empereur Nicolas; et de plus, vous avez un frère et une sœur. Vous saurez, en un meilleur temps, tout ce qui concerne votre naissance... Il y a deux heures, j'ai reçu des dépêches de votre père. J'étais allé à Rochefort pour les chercher. Il consent volontiers à vous reconnaître; il écrira lui-même au Tsar, et un rescrit impérial vous rétablira incontinent dans votre titre et dans vos droits... Mais ce n'est là qu'une partie de ses desseins. Le Grand-Duc a pensé plus loin, afin d'assurer votre bonheur, qu'il entend combler d'un seul coup. Il vous dote d'un apanage, en vue de votre prochain mariage. Votre père a fait choix pour vous, Monseigneur, d'une fiancée presque royale.
—Pour moi! exclama le jeune homme.
Vassili Manès continua:
—Le Grand-Duc vous a fiancé à la jeune princesse Isabelle de Bourbon et Bragance, sa pupille et votre cousine. Il me charge de vous l'apprendre aujourd'hui même. Des deux nouvelles dont je suis le messager,[Pg 72] Monseigneur, c'est la deuxième, assurément, qui est pour vous la plus heureuse.
—Me marier! s'écria Floris. Ah! je vous en conjure, monsieur, que l'on me permette, dans cette affaire, de ne consulter que mon propre cœur!
—Votre mère l'a élevée, dit le savant. Elle est aussi bonne que belle.
—Je ne veux pas me marier!
—Le Grand-Duc, poursuivit Vassili, est le tuteur de la princesse. Il y a longtemps que cette union est destinée entre les deux maisons. Par malheur, votre frère est entré dans les ordres. La princesse a des biens immenses: les profusions du Grand-Duc ont attaqué les fondements de ce que, dans les particuliers, on appelle leur fortune. Votre père veut ce mariage; il n'y souffrira aucune objection.
—Je ne l'aime pas! dit Floris.
—Vous l'aimerez, quand vous l'aurez vue...
—Non, non! je ne puis pas l'aimer et je ne le veux point.
—Elle a été, dit le savant, la joie et la consolation de votre mère, depuis plus de quatorze années.
—Faut-il pour cela, répliqua Floris, qu'elle devienne mon tourment?
Il parlait avec feu, tournant vers Manès des yeux irrités. Celui-ci reprit posément, après un silence:
—Considérez, je vous prie, Monseigneur, que je ne suis rien, en tout ceci, que l'instrument de votre père... Or, mes dépêches sont formelles. Si vous épousez la princesse, le Grand-Duc vous reconnaît pour fils, de bonne réciprocité. Mais, par contre, si vous refusez de le satisfaire là-dessus, votre père se considère comme dégagé de sa promesse... Pesez bien cette alternative!
—Donc, repartit Floris amèrement, il faut que je dise à mon père: Mon obéissance vous répond que je suis vraiment votre fils... J'épouserai qui vous voudrez:[Pg 73] la chambrière, la buandière, ou bien la fille de l'intendant; moyennant quoi, accordez-moi, daignez m'accorder, je vous supplie, la faveur de votre paternité!... Non, monsieur! Non, non! je ne puis croire que mon père veuille agir ainsi!
—Je ne fais, dit Vassili, qu'exécuter ses ordres.
—Soit! dit Floris avec violence, je refuse!... Mieux vaut mourir, mieux vaut rester misérable, que d'avoir à implorer humblement ce qui vous est dû... Morbleu! continua-t-il, d'un ton véhément, que m'importe de déplaire à un homme qui me traite avec tant de rigueur, que je n'ai jamais vu, qui ne me connaît pas, et qui, sans doute, puisque vous vous taisez là-dessus, m'a tenu éloigné de lui, par quelque motif lâche ou criminel!
—Il vous fait grand-duc, dit Vassili.
—Que me donne-t-il, s'écria Floris, si ce n'est ce qui m'appartient? Il est mon père et grand-duc de Russie. Donc, sa puissance, ses biens, ses titres, tout cela me revient de droit. Loin que je sois son obligé, c'est moi qui pourrais, au contraire, lui demander compte de mon rang, dont il m'a privé si longtemps.
—Un grand-duc ne rend pas de comptes! répliqua Manès.
—Si! lorsqu'il a trahi son sang, sa propre famille, son pays!... Par le ciel! poursuivit le jeune homme, dans une explosion de fureur, je saurai bien contraindre mon père...
—En Russie, dit froidement Manès, il n'y a de lois et de tribunaux que lorsque le Tsar le veut bien. Le grand-duc Fédor est son oncle.
—Je suis son cousin, dit Floris.
—Vous êtes, riposta Manès, un insurgé, monsieur, un combattant de la Commune. Vous étiez, il n'y a pas quatre heures, sur la Charente, un des pontons de Pierre-Moine. Il suffit que je me retire, pour qu'on[Pg 74] vous y ramène aussitôt. Vous passerez en jugement sous votre nom de Floris, sans plus; et s'il vous prend envie d'affirmer que vous êtes le cousin du Tsar, les gendarmes vous croiront fou, et l'on vous mettra aux fers, dans la cale. Voilà ce que vous êtes, monsieur.
Un grand silence succéda à ces paroles.—Ce salpêtre, songeait Manès, cette fureur, c'est ce que l'on nomme chez les princes la générosité du sang. Celui-ci est déjà ingrat. Les atomes roulent en lui du même cours que chez ses ancêtres hautains, et lui forment ce qu'on appelle les sentiments, le caractère... A peine a-t-il un peu de foudre entre les doigts, qu'il voudrait en brûler le monde! Il haussa les épaules, et venant vers Floris, qui tenait les yeux fixés en terre, Manès se prit à dire doucement:
—Allons, allons, vous avez été vif, un peu trop vif peut-être, Monseigneur.
Sans répondre, Floris s'assit après quelques tours dans la chambre, et les coudes sur la table, la tête fort basse entre les deux mains, il poussait de longs soupirs.
—Je verrai mon père, dit-il enfin, je me jetterai à ses pieds, je le conjurerai, par tout ce qu'il aime, de ne pas faire mon malheur. Je le supplierai, je m'humilierai, quoi qu'il m'en coûte, et mon père m'exaucera.
—Un autre que moi, répondit Manès, vous contenterait en paroles, et vous décevrait, Monseigneur. Moi, je dirai la vérité. Vous ne connaissez pas le Grand-Duc. Il traite avec un empire absolu les personnes de sa dépendance; votre père est accoutumé à ne se gêner sur rien... Apprenez, puisqu'il faut vous le dire, que le grand-duc Fédor n'aime que lui, compte les autres, quels qu'ils soient, uniquement par rapport à lui, et que ni tendresse ni pitié n'ont de pouvoir sur ses résolutions... Je vous le répète, Monseigneur. Je viens de recevoir tantôt, les ordres les plus exprès. Avant que de vous avouer pour fils, et comme[Pg 75] s'il avait prévu cette résistance qui me surprend, le Grand-Duc exige de moi que je reçoive votre parole d'épouser la princesse Isabelle... Il n'est pas d'autre alternative. Ou consentez à ce qu'il demande, et soyez le grand-duc Floris: ou bien, demeurez pauvre, méconnu, misérable et abandonné. Aut Cæsar aut nihil, Monseigneur... C'est à vous de qui les mains touchent à ces deux états si différents, d'en choisir un, et à l'instant.
—Que faire donc? reprit Floris, comme se parlant à lui-même.
—Il n'y a qu'une chose à faire: obéissez à votre père!
—Obéir! s'écria le jeune homme. Quand j'étais pauvre et méprisé, je n'ai jamais obéi à personne. Commencerai-je d'obéir, alors qu'on me dit riche et puissant?
—Il le faut cependant, Monseigneur.
—Non! non! jamais!... je ne saurais!
—Vous briserez le cœur de votre mère, dit Manès.
Trois heures sonnèrent à quelque horloge, au milieu du désert silencieux de la nuit. La lune se couchait à l'ouest; les étoiles perdaient leurs feux. Une somnolence saisit Floris. Il se tourmentait comme dans un songe, quand, voulant parler, la voix ne suit pas; voulant fuir, on sent ses membres engourdis. Un nuage, à ce qu'il lui semblait, couvrait son âme.
—Bien, bien, Monseigneur, dit Manès, prenez votre temps, réfléchissez!
Alors, Floris se promena sept à huit tours dans la cellule. Il sentait bien où penchait son cœur et ce qu'il allait décider, et sa tristesse s'en augmentait. La petite lampe brûlait bleu. La mer plombée était déserte. Pas une voile, pas un oiseau. Quelques rides y frissonnaient, dans le silence universel.—Et pourtant, dit-il,[Pg 76] en frappant du pied, je ne puis me dépouiller moi-même! Qui voudrait renoncer à être ce qu'il est, ce que la nature l'a fait?... Je me vengerai de mon père... Il se remit contre la vitre, et il contemplait le ciel en silence.—O misérable cœur humain! soupira Floris. Nul ne songe aux étoiles éternelles, et le regard d'une femme éblouit... Un découragement infini l'accabla: il se sentait comme rouler au milieu de gouffres de ténèbres. Ses idées lasses se mêlaient; par moments, il ne savait plus où il était. Il se croyait rue de Buci, dans la morose chambre d'hôtel qu'il habitait, depuis la mort de Van Oost. Subitement, il se ressouvint d'une estampe d'après Watteau, pendue au mur, dans un vieux cadre dédoré. Il revoyait l'étang lointain, la fontaine de féerie sous les grands arbres, les couples d'amants entrelacés. Il répétait, d'une façon stupéfiée et machinale, le titre inscrit au bas de la marge:
«Les plaisirs de l'île enchantée.»
Ces mots lui revenaient sans cesse à l'esprit.
—Eh bien, Monseigneur? dit Manès.
Et comprenant aussitôt, à l'abattement du jeune homme, que c'était le moment favorable, il redoubla en demandant:
—Monseigneur, que résolvez-vous?
Floris releva un peu la tête; et Manès lui lisant aux yeux, y vit sa réponse:
—Vous consentez! s'écria-t-il.
—Ah! monsieur, monsieur, murmura Floris, qu'avez-vous fait! qu'a fait mon père!
—Monseigneur, dit Vassili, en se jetant à lui, je vais combler de joie Mme Maria-Pia, par cette nouvelle.
—Oui! j'ai promis, reprit le jeune homme... On m'a forcé, contraint, asservi. Mais que mon père le sache aussi! Elle ne me sera jamais de rien!
Des pleurs brûlants et rares lui jaillirent: et défait, blême à s'évanouir, il se laissa tomber sur un escabeau.[Pg 77] On voyait dans ses sourcils froncés, dans ses yeux mornes et irrités, dans tout son visage farouche, comme une rage de douleur prête à s'exhaler.
—Ma mission auprès de vous est terminée, reprit le savant. Il ne me reste qu'à vous communiquer les instructions de votre père. Voici la lettre où Son Altesse règle ce que vous devez faire, à présent. Veuillez l'entendre, Monseigneur.
—Soit! vite! vite! dit Floris.
Vassili déploya la dépêche:
—Je le recevrai dans quelque temps, lut-il. C'est de vous qu'il s'agit, Monseigneur. Qu'il parte tout de suite pour Prague, où est Madame la Grande-Duchesse. Qu'il s'attache à bien faire sa cour et à plaire à sa fiancée. Je compte avoir sur ce point-là des nouvelles satisfaisantes.
—Eh! dit Floris se dressant debout et lâchant enfin sa fureur, quand le diable viendrait me dire de lui plaire, morbleu! je ne veux pas lui plaire!... Que mon père n'est-il ici!
—Monseigneur...
Floris poursuivit:
—Parce que mon père est le Grand-Duc... Il dispose aujourd'hui de moi, ainsi que d'une bête privée, et me donne à qui lui convient! Mais, par Dieu! je le jure, monsieur, je la renverrai chez elle, aussitôt que le prêtre nous aura unis!
—Vous faites injure à votre père, dit Manès.
—Soupirer, envoyer des fleurs, rouler les prunelles, c'est là, sans doute, ce qu'il appelle des nouvelles satisfaisantes... Vous parlez d'injure, je crois. L'injure n'est-elle pas pour moi, que l'on marie la corde au cou?... Mais, si le monde est assez vaste, je saurai mettre entre elle et moi de la distance... Le temps de[Pg 78] la cérémonie! Puis, bonsoir... Elle ira au nord, et moi au midi!
Alors Manès reprit doucement:
—Daignez m'entendre, Monseigneur.
—Parlez, monsieur, parlez, parlez, parlez!
—Votre fiancée, dit Manès, la princesse Isabelle de Bragance...
—Je ne lui plairai point, interrompit Floris. Pardieu! je vous dis... Il n'aura pas de nouvelles satisfaisantes.
—Permettez-moi de parler, Monseigneur. Votre fiancée, quand vous l'aurez vue...
—La voir! s'écria Floris... Je ne veux pas la voir. Pourquoi la verrais-je? Non, non, non... Il a dit qu'il fallait lui plaire, il me prescrit de lui faire la cour; mais je ne la verrai seulement pas: et que ses flatteurs l'écrivent à mon père!... Non, pardieu! je ne la verrai pas!... Et pour faire ma cour, comme il dit, je louerai un buste de cire, un de ces mannequins tournants qui ont la bouche toujours en cœur... Le temps de la cérémonie, pas davantage! Ni avant, ni après, pas un seul instant!
—Bien, bien, dit le savant d'un ton froid, on peut passer beaucoup de choses à un homme qui est en colère.
—Moi, en colère! dit Floris. Par le diable! je suis calme... Et je serais plus calme encore dix mille fois, que je tiendrais le même langage.
—Fi! Monseigneur, vous ne pouvez parler sérieusement.
—Je ne la verrai pas! dit Floris, et croyez, monsieur, s'il vous plaît, que je parle sérieusement... Je ne la verrai pas, si ce n'est à l'autel, aux pieds du prêtre... non! pas avant!... Que mon père enrage de cela, qu'il me maudisse, qu'il me haïsse, je ne la verrai pas, je vous dis!... Ni son portrait, ni rien d'elle; je ne veux pas!... Et mon père l'endurera! Je fais bien assez sa volonté, pour qu'il fasse un peu la mienne aussi!
—Monseigneur, dit Vassili, ne vous obstinez point... Allons, allons! Ce n'est qu'une folie... Vous serez, j'en suis sûr, raisonnable.
—Non, non, non, non! cria Floris, quand même, jour et nuit, vous vous pendriez, comme une sangsue, à mon oreille, quand la vie de mon père dépendrait de ma résolution, quand mon frère et ma sœur—ai-je une sœur aussi?—se jetteraient à mes pieds, quand ma mère me supplierait, entendez-vous? tout cela ne m'ébranlerait pas!... Mon dessein est irrévocable. Je ne verrai ma fiancée que le jour de notre mariage, à l'autel nuptial, pas avant!
—C'est impossible, dit Vassili. Le Grand-Duc ne le souffrira pas.
—Cela sera, repartit Floris, et le Grand-Duc le souffrira.
—Vous réfléchirez, Monseigneur.
Mais le jeune homme s'écria dans une sorte de transport:
—Ah! mon père exige ma parole!... Eh bien! je vous la donne ici... Oui, dit-il, en étendant la main vers la croix de pierre sculptée au mur, je jure de ne voir le visage de celle à qui l'on me marie, qu'à l'autel, au moment d'échanger nos bagues... Donnez-lui-en avis, monsieur, ainsi qu'à mon père et à ma mère. Imaginez un vœu, un caprice, tel expédient que vous voudrez... Au pied de l'autel, pas avant!... Ni son portrait... Rien, rien, rien d'elle!... Vendu, vendu! Et il grinçait des dents... Ah! ah! ah!... râla Floris... J'étouffe.
Ses yeux tournaient dans leur orbite, et sa tête se renversait en arrière. Manès tira la chaîne d'une cloche. M. Chus et des matelots entrèrent précipitamment. Ils entourèrent Floris évanoui, puis, d'après l'ordre de Manès, le portèrent à l'air, sur la terrasse.
Il arrivait du large un bruit joyeux, et l'eau calme frissonnait, bleue et mollement transparente, tandis[Pg 80] qu'aux places traversées par des remous, roulaient, dans tous les sens, de claires rivières d'argent. L'air, plein d'aurore, était démesuré, et de grands rais marquaient l'endroit où le soleil allait apparaître. Il surgit tout d'un coup, et ses rayons étincelaient sur la cime des vagues. Puis, le globe de l'astre monta dans le profond ciel du matin; et Floris, encore tout haletant, voyait en ce soleil l'image de son destin vainqueur, qui sortait enfin de la nuit.
Le soir tombait et les rues neigeuses s'emplissaient d'ombre, quand M. Chus, commerçant notable en vieux habits, ferrailles, boutons d'os et tels genres de curiosités, parvint, tout en haut du Hradschin de Prague, sur la place Sainte-Monique. Là, s'arrêtant avec hésitation, il interrogea un passant:
—Le Palais-Rouge? répondit l'homme... Si vous êtes loin du Palais-Rouge? Et, en riant, il le montra du doigt. Derrière une grille, dont les piliers supportaient des trophées et des aigles à deux têtes, la façade s'en déployait, avec ses rangées de fenêtres, son toit démesuré, ses mansardes à volutes et les statues de ses acrotères, immobiles dans le ciel clair.
Le fripier s'avança vivement au milieu de la cour solitaire. Elle était décorée, dans l'ancien goût français, de pièces de parterre plates, dont les arabesques de buis et les enroulements de gazon se détachaient, tout noirs, sur la neige. Comme M. Chus montait le perron, la vitre s'ouvrit au-dessus, à un œil-de-bœuf éclairé; et une grosse face rougeaude se pencha, hors du rond de pierre:
—Holà! par ici! par ici!
—Pien, monsieur, ch'arrife, dit le fripier, qui salua en ôtant son chapeau... Monseigneur se porte pien, ch'espère!
M. Chus, quand il eut poussé, sans bruit, les deux battants de cuir gaufré, se trouva sous un vaste portique de chêne et de tapisserie. On n'y voyait rien de vivant. Quatre ou cinq bougies de cire achevaient de se consumer, dans un grand chandelier de cuivre, en couronne. Mais des pas lourds résonnèrent; la porte s'ouvrit[Pg 82] toute grande, et messer Pistolese, majordome-major de S. A. le grand-duc Fédor, entra dans la salle en chantonnant. Ce personnage, en qui M. Chus reconnut son homme de la fenêtre, était grand, fort rouge, moustachu, vêtu d'un frac bleu à boutons dorés, et tenait à la main un double mètre de bois.
—Eh bien! coquin, s'écria-t-il en mauvais allemand, m'apportes-tu enfin ces brocatelles?
Puis, quand M. Chus, interdit, eut expliqué la méprise:
—Ah! bien, fort bien! dit l'Italien... Ha! ha! ha! Le diable m'étrangle si je ne t'ai pris d'abord pour un garçon de chez maître Zlam, qui doit m'envoyer des étoffes... Vois-tu, continua-t-il en s'essuyant le front, qui semblait verni tant il reluisait, avec cette infernale salle Espagnole qu'il me faut décorer pour la noce, je ne sais plus quelquefois où j'en suis... Cent dix-huit pieds de long, mon cher, sur soixante-douze de large!... Messer Pistolese par-ci, messer Pistolese par-là... Je ne puis cependant pas tout faire!... Et tu viens de Paris, dis-tu?... Tu voudrais voir Mgr Floris?... Parfait! parfait!... Eh bien, allons!
Ils passèrent d'abord un réduit chinois orné de laques et de porcelaines; puis, montant cinq marches de jaspe, messer Pistolese et M. Chus enfilèrent une longue galerie boisée en vert clair, où se voyaient plusieurs tableaux de chasses indiennes et moscovites. Ils étaient dans ce que l'on appelle le «petit côté» du Palais-Rouge, bâti au temps de Marie-Thérèse, par Sibylle, margrave d'Anspach. Partout, des recoins, des vitrées ajustées de baguettes d'argent, des niches creusées dans la muraille, des ronds-points de porphyre hexagones, des cabinets de glaces de miroir, peints de cygnes et de déesses nues. Ce dédale d'appartements, éclairé par des torchères, était tiède, splendide, désert.
—Le mariage a lieu, reprit Pistolese, l'avant-veille[Pg 83] du jour de Noël. Le festin, à deux heures précises... Il faudra six dressoirs pour les viandes: potages, bouillis, gelées, rôtis, pâtisseries et fruits. Et il les nombrait sur ses doigts... Chaque service de quarante-huit plats... C'est une grosse affaire, tu conçois! Ils ne sont pas mauvais ouvriers par ici, mais mous, flasques; ils manquent d'entrain... N'importe, poursuivit le majordome, ce sera vraiment... ce sera... Et, ne pouvant trouver de vocable assez pompeux et magnifique, il décrivit avec sa toise un entrelacs flamboyant dans l'air. Ce n'est pas pour rien, tu supposes, que l'on m'a fait venir de Dalmatie, et que, pendant plus de six ans, messer Joachimo Pistolese a été le suprême chef des costumes et des machines du théâtre de la Fenice, dans la cité célèbre de Venise!
Tous deux, ils se remirent en marche, sans parler. Ils traversaient des couloirs vernis, revêtus d'ancien cuir jaune et or et argent pâle sur violet, des chambres de chasseurs, de pêcheurs et de vignerons vendangeurs, en tapisserie d'or et d'argent, des retraits de velours fleur de pêche, brodés d'orfèvrerie d'argent, des voûtes profondes à dorures. Des meubles ventrus en écaille verte, des tables à housse d'argent étaient rangés au bas des murailles, avec des fauteuils à fond d'or. Les portes, les travées, le lambris ne présentaient de toutes parts, sur la lourde et épaisse dorure, que des pots à fleurs, des tritonnes, des satyres coiffés de feuillages, des enfants entre les dents d'une guivre, des masques, des couronnes, des luths. Çà et là, étincelait au mur quelque vieux miroir de Venise, à bordure de lames vertes et violettes, gravées d'Amours. Ser Pistolese y lissait sa moustache au passage.
—Et le festin fini, ajouta-t-il en poussant le coude à son compagnon, que te semblerait de deux Cupidons? Ils descendraient de la tribune, au moyen d'un engin, pour couronner la princesse Isabelle... Hein! ne serait-ce[Pg 84] pas galant?... Mais doucement... Nous arrivons.
Ils se trouvaient sur un large palier, en face d'une arcade dorée et vitrée à petits carreaux, que drapait un rideau de velours rouge. Le majordome écarta ce rideau et colla son gros œil à la fente:
—Oh! oh! dit-il tout bas, je m'esquive: Monseigneur n'est pas encore rentré... Ils sont là, toute la séquelle, le joaillier, le marchand cirier, le confiturier, l'orfèvre, le fourreur... Tu peux entrer et l'attendre avec eux... Il est allé chez le comte Waldstein, pour lui faire part de son mariage... Ha! ha! ha!... Je me donne au diable si Monseigneur, quand il rentrera, ne vous commande pas à tous de revenir à un autre moment!
Chus, demeuré seul, pénétra dans une vaste salle, soutenue de colonnes blanchies. Le plafond, tout uni, était crépi à la chaux; des râteliers, le long des murs, supportaient des piques et des pertuisanes, et huit lustres, en bois de cerf, qui pendaient de distance en distance, portaient des ronds de cires allumées. Assez de monde était là rassemblé: les uns, par groupes de gens épars; d'autres, solitaires sur des bancs de bois, bariolés de couleurs vives. L'entrée de Chus fit un profond silence; puis, au bout de quelques instants, les conversations reprirent.
Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et le fripier, en tournant la tête, aperçut à quelques pas de lui une figure singulière. C'était une femme extrêmement petite, une espèce de magot de Saxe, et que sa face jaune et plate, ses grimaces, ses mains de poupée, ses sourcils noirs dessinés comme au pinceau, et des fleurs de coquelicot sur un chapeau-cabas de satin vert, pouvaient faire prendre, à qui la voyait, pour une naine de la foire.
—Bonsoir, mes maîtres, dit la petite femme... Brr! brr! le vent est froid; mais c'est bien naturel, quand les pommes se vendent un kreutzer la pièce et qu'il y a[Pg 85] le marché aux crèches devant le Teyn... Eh bien! exclama-t-elle, en fixant sur Chus des yeux courroucés, qu'a-t-il à rire, cet insolent?... Ma parole, il aurait besoin d'une potée d'eau froide sur la tête!... Voyez-vous ça! voyez-vous ça!... Je ne suis qu'une pauvre fille, mais quoi! des cavaliers, des gens de naissance sont civils envers Rézinka, et celui-ci se moquera!... Je suis bien connue au Hradschin, entendez-vous, vilain Honza? C'est moi qui brode en or les deux carreaux de mariage de Monseigneur et de sa colombe... Je tire souvent mon fil, ça se peut; mais touchez seulement à la queue d'un chat qui m'appartienne (et j'en ai trois), et vous verrez ce qu'il vous en cuira, sot petit homme!
Les marchands éclatèrent de rire, tandis que Chus, interdit, grommelait:
—Oh! pas t'inchures! pas t'inchures!... Fenant te tout autre que fous, ça nécessiterait l'emploi tes pistolets... Fous ne savez pas à qui fous parlez!
—Par les cinq plaies! repartit la naine, quand l'on aurait les yeux bouchés de deux meules de moulin aussi grosses que le dôme de Saint-Nicolas, rien qu'à votre baragouin allemand et à votre incivilité, il est bien clair que vous êtes de ceux qui nasillent à la synagogue et qui ne mangent pas de cochon!
—Pon! pon! dit Chus, ça m'apprentra! Qui se mêle au trèfle, les truies le foulent! Lorsque fous saurez qui che suis, fous regretterez fos paroles... Croyez-moi... Fous en serez fâchée.
Les bras croisés, il secouait la tête avec une grande majesté. Ensuite, il dit:
—Che suis monsieur Salomon Chus; ch'ai reconnu, moi le premier, Son Altesse le crand-tuc Floris... Ch'ai saufé Mgr Floris, sur les parricates, à Paris... Che l'ai emporté sur mon tos, à trafers une grêle te palles!... Et, si l'on me traitait comme che le mérite, Son Altesse tefrait, chaque chournée te ma fie, me tonner[Pg 86] à mon técheuner un pillet te cinq cents florins sous ma serfiette, et quand che serai mort, me faire empaumer tans un cercueil t'or... oui, un cercueil en or, enrichi te tiamants!
Il y eut un assez long silence. Tous les yeux étaient arrêtés sur le fripier, qui se passait aux doigts de vieux gants, d'un air important. Il reprit enfin, à demi-voix:
—Quand on a rentu te tels serfices, il est naturel, n'est-ce pas? qu'on fous en soit reconnaissant... Monseigneur m'a tonc écrit te fenir... Pon cheune homme! Il est impatient te me présenter comme son saufeur à sa nople fiancée, la princesse Isapelle. Che rouchirais te fous rapporter les éloches qu'il fait te moi... Che tois la fie à ce pon Chus... Sans ce prafe Chus, che serais mort!... Foilà ce qu'il tira, à son tîner, en s'entretenant avec la princesse; et la princesse lui répond: Mon Tieu! que je foutrais le foir!
Une huée de rires salua l'impudent mensonge du fripier. On entendait, au milieu du tapage, le fausset perçant de la naine:
—Oh! le juif menteur! criait-elle... Heureusement, le proverbe dit bien: «Les mensonges ont les jambes courtes.» Il ne sait pas que Monseigneur n'a pas encore vu la princesse Isabelle... Non, poursuivit-elle en regardant M. Chus et tous les assistants avec une expression de triomphe, le jeune seigneur ne l'a pas vue, et la princesse n'a pas vu non plus son fiancé. Ils ne connaîtront leurs visages que devant les saints autels du Seigneur, le jour où on les mariera.
—Êtes-fous folle? marmotta Chus... Que feut tire ce conte-là?
—Un conte! exclama la naine. Si c'est un conte, entends-tu, juif païen? alors tu n'iras pas en enfer avec tous les diables de l'usure!... Il n'y a rien de si certain... La princesse, aussitôt qu'elle a su que son fiancé arrivait, s'est retirée, par dévotion, dans le couvent[Pg 87] des Filles de Sainte-Monique, et elle y fait maintenant sa retraite.
Maître Skreta, le cirier, ajouta:
—On voit même d'ici, monsieur, le lieu où elle s'est renfermée, et qui est bien maussade et bien noir, pour une princesse si jeune.
Sur quoi, menant M. Chus, étonné, au bas bout de la galerie, dans une profonde fenêtre, le bonhomme lui montra sur la place le couvent des Filles de Sainte-Monique. Son énorme façade grillée forme équerre avec le palais; et l'église Saint-Augustin, présentant ses trois portes de front, relevées de niches et de colonnes, joint l'un à l'autre, par un pan coupé, les deux antiques bâtiments et les couronne de son dôme.
—Oui, reprit le marchand cirier, c'est là, monsieur, que s'est retirée la princesse, le matin même du jour à jamais béni où Mgr Floris est arrivé... Ah! elle s'est privée par là, on peut l'affirmer, d'un spectacle tout à fait poignant, d'un spectacle qu'on ne saurait peindre!... Ils levaient les regards au ciel, ils tendaient les mains: leur visage était si changé, comme on dit dans la pièce, qu'on ne les reconnaissait plus à la face, mais au vêtement... Mme Maria-Pia, dès qu'elle aperçoit son fils, s'écrie: «Cher fils, je te bénis, je te bénis!» puis elle l'embrasse, puis elle sanglote, puis, de nouveau, elle étreint son enfant; enfin, elle remercie Dieu, et elle se met à genoux. Alors, le plus barbare aurait changé de couleur; plusieurs se sont pâmés, tous versaient des larmes! Si Prague entière avait pu voir cela, on eût fait brûler aux saintes images des centaines et des milliers de cierges!
—Mais, dit M. Chus, che n'y comprends rien. Pourquoi se marient-ils ainsi?... Se marier sans s'être fus!... Poufez-fous m'expliquer cela?
—On prétend, repartit le cirier, qui baissa mystiquement la voix, que la princesse a fait ce vœu jadis à la[Pg 88] très sainte Vierge Marie... Sa bénédiction soit sur nous!
Le marchand fourreur haussa les épaules:
—Bah! vous voulez parler de ce que racontait l'autre jour le bonhomme Zlam. C'est une âme honnête, Dieu lui pardonne! mais son esprit n'est pas toujours aussi solide qu'on pourrait le désirer. Ainsi, il mêle dans son histoire une prétendue sœur aînée de la princesse Isabelle. Comme si nous ne savions pas tous qu'elle n'a jamais eu d'autre sœur que la petite princesse Josine, qui est sa cadette!
A ce moment, un grand laquais qui portait un chapeau à plumet, et, en travers de la poitrine, une écharpe verte et orange où brillait un écusson d'argent, ouvrit les deux battants de la porte.
—Holà! Ho!... Silence! cria-t-on.
—Silence! Son Altesse arrive.
Toutes les rumeurs s'éteignirent.
Des valets parurent au seuil, et se rangèrent sur deux lignes. Derrière eux, venait le grand-duc Floris.
—Voyez donc, murmura l'orfèvre à l'oreille de maître Skreta. Monseigneur semble en colère, et M. Manès qui le suit, ainsi que ser Pistolese et les autres, ont l'air de gens grondés.
Cependant, deux ou trois garçons rouges s'empressaient autour du Grand-Duc, pour lui ôter ses lourdes fourrures. Maître Pospichil s'avança:
—Monseigneur, commença-t-il, ces parures...
—M'importunent... dit Floris. Soyez bref.
Le joaillier balbutia:
—J'aurais voulu montrer à Votre Altesse...
—Allez trouver mon intendant! s'écria Floris. Faut-il que l'on vienne m'obséder!... Ah! vous voilà, maître Marcus... Avez-vous achevé, seulement?
—A peu près, Monseigneur, répondit l'orfèvre. Mes ouvriers sont sur les dents...
—Bien. Au reste, il n'y aura pas d'exposition d'habits ni de bijoux. C'est la coutume, je le sais, mais une vile et sotte coutume... Monsieur Salomon Chus, je crois?
—Le très humple serfiteur te Fotre Altesse!
—Messieurs, reprit Floris, je vous le répète, adressez-vous à messer Pistolese... Ah! que l'on voie si ma mère est chez elle... Demeurez ici, monsieur Chus. M. Manès m'a prévenu que vous aviez à me parler.
—Mes maîtres, fit tout haut Pistolese, veuillez passer à côté, avec moi.
La galerie demeura déserte. Les laquais avaient disparu. Floris se promenait à grands tours rapides: il mordait sa lèvre, il parlait tout bas, il se passait la main sur le front. Chaque fois que son pas machinal le ramenait auprès des fenêtres qui terminaient le long portique, il s'y tenait immobile un instant. Le vitrage doré en donnait, de plain-pied, sur une terrasse en arcades, pavée de marquetage vert, gris et noir, et fermée de colonnes de marbre. Au dehors, un ciel froid d'hiver éclairait un spacieux jardin, tout blanchi d'une neige épaisse.
Soudain, Floris s'arrêta devant M. Manès:
—Vous m'avez imposé, dit-il, un rôle que je ne puis jouer. Je ne sais pas sourire, saluer, bavarder, visiter les gens... Je voulais des noces obscures, mais vous avez prié la moitié de Prague et fait plus de préparatifs que pour un roi.
—Votre rang l'exigeait, Monseigneur.
—Qu'il soit maudit alors! Je le renie. Ces biens, ces titres sont de la boue... La vraie noblesse de la vie, c'est de n'obéir qu'à soi-même!
—Monseigneur... dit Manès.
Floris l'interrompit:
—Ne m'appelez pas votre seigneur. Je ne suis le seigneur de personne... Avec mon père pour tyran, je ne[Pg 90] suis pas même mon maître!... Le Grand-Duc m'a brisé le cœur, et comme un bon fils, je dois protester que je lui en suis obligé... C'est bien, j'ai fini, je me tais... Vous venez de Paris, monsieur Chus?
Puis, sans attendre la réponse:
—Je voudrais que ce fût mon père qui, lui-même, m'eût proposé ce mariage. Je l'aurais traité de façon qu'il eût été bien surpris!... Allons! je crois que je deviens fou... Bah! qu'est-ce que le malheur d'un fils (quant à la dot, grand bien en vienne à Son Altesse!), qu'est-ce que le malheur d'un fils, sinon quelques plaintes et quelques grimaces?... Le nom d'enfant soumis est un beau nom... Malédiction!... Vous disiez, monsieur Chus?
Le fripier balbutia:
—Fotre Altesse est trop ponne!
—Je vous ai de la reconnaissance, reprit Floris; oui! je vous dois de la reconnaissance!... Et cependant, fit-il amèrement, quelles joies m'a-t-il données jusqu'ici, cet état que l'on croit si superbe?... On m'envie; je suis le Grand-Duc. Mais mon propre cœur me dévore... Est-ce ce nom seul qui m'enchante?... Alors, il y a des oiseaux de ce nom... J'ai des valets,—et il marchait dans la salle d'un pas agité,—mais puis-je leur commander de sentir, de souffrir, de vivre à ma place?
M. Manès, d'un air railleur, pinça les lèvres:
—Oui, oui, il est bien certain, dit-il, que la nature n'a qu'un moule, et que nous sortons tous à travers la poche des eaux. Mais pourtant, Monseigneur, vous donnez du sucre à votre cheval, lorsque vous êtes content de lui. M. Chus s'est mis en frais de poste pour écrire à Mme la Grande-Duchesse. Quelque irrévérence qu'il y ait à peser votre dignité dans la balance des poids vulgaires, et à évaluer en argent un grand-duc, je crois que c'est dans ce seul but que M. Chus a fait le voyage. Ainsi donc, veuillez l'écouter.
—Ne pourriez-vous, demanda Floris, terminer tout seul cette affaire? Est-il nécessaire que je sois là?
—Indispensable, Monseigneur. Il y a eu déjà, en effet, des espèces de négociations entamées entre M. Chus et le baron Mamula, qui veut bien gérer les affaires de Madame la Grande-Duchesse. Le baron offre à M. Chus cent mille florins pour ses peines, et M. Chus demande cinq cent mille francs. On en est là, buté de part et d'autre. Il faut lever cette difficulté.
—Un demi-million! dit Floris. M. Chus m'estime un demi-million!... Par mon âme, vous prisez ma vie plus haut que je ne fais moi-même, car je la donnerais pour un fétu de paille!
—Allons, allons, allons, allons! murmura M. Chus douloureusement. Che croyais que nous étions t'accord, que c'était arranché, fini, afec cette plaisanterie!... Cent mille florins! Térision!... Toucher à la tot te ma fille, lui retirer le pain te la pouche, l'enfoyer aux Enfants troufés! cela se peut-il, Monseigneur? C'est une question que che soumets à fotre propre conscience!... Non, non, non! ne faites pas cela! Contamnez-moi plutôt à ramer aux galères, à mancher tu pain noir tous les chours! Frappez le paufre Chus, le miséraple Chus, l'infortuné Chus, le fieux Chus. Mais non pas l'innocente Esther!
—Que Monseigneur décide! dit Manès.
—Ne técitez pas! exclama Chus, ne técitez pas t'un seul mot une affaire tellement importante!... Réfléchissez, au nom tu ciel!... M. Manès ne m'a chamais aimé... Che le safais, che le safais! fit-il, d'un air de douloureux triomphe... On tit: Retranchez sur le chuif! Rognez la portion tu chuif afite!... C'est un conseil agréaple à tonner, mais ce conseil est-il tigne tu crand-tuc Floris?... Ch'ai, foyez-fous, une nature confiante. Che n'ai pas foulu faire mes contitions! Che me suis fié à la chénérosité te Matame la Crante-Tuchesse... Monseigneur[Pg 92] sait pien, poursuivit-il, en essuyant ses tempes baignées de sueur, que s'il était en mon poufoir te rentre, tès temain, à leur mère tous les enfants pertus te l'unifers, sans temanter un sou pour ma peine, che serais heureux te le faire!... Oui, ch'en serais fier et heureux!... Par malheur, cela ne se peut pas! Che n'ai pas le troit te mettre ma fille à l'hospice tes Enfants troufés! Che suis homme, mais che suis aussi père!... Après les peines que ch'ai eues! ajouta-t-il d'un accent larmoyant, tant te tanchers que ch'ai courus, la mort que ch'ai connue te si près!... Et ce foyache à Pierre-Moine... Et mes lettres... Et ma fenue ici!...
M. Manès se prit à rire. Il répliqua:
—La générosité, Monseigneur, est, à coup sûr, une noble vertu... Mais pourquoi récompenser un homme si au delà de ses mérites?
—Vais-je assister, s'écria Floris, au marchandage de moi-même! Dois-je me voir pesé dans la balance, contre un misérable tas de métal?... Qu'est-ce qu'un demi-million, morbleu? Ce qu'un marchand gagne à faire faux poids, durant quelques années, ce qu'un coulissier rafle en un clin d'œil, dans un coup de Bourse. Un grand-duc sera-t-il taxé si bas?... Monsieur Chus, vous aurez tout ce que vous demandez.
L'heureux juif se précipita sur la main du Grand-Duc. Il riait, pleurait, balbutiait, attestait le Dieu d'Abraham.
—C'est bien, c'est bien! finissez! reprit Floris. Rien ne me déplaît tant que ces bassesses, ces prosternements de laquais... Je souhaite que cet argent vous rende plus heureux, monsieur Chus, que je ne l'ai été moi-même dans ma nouvelle fortune.
—Mon pienfaiteur!... bégaya l'ex-fripier. Partonnez à ma reconnaissance... Son Altesse saura... Monseigneur connaît Fienne... C'est là que che fais m'étaplir. Che ferai là un peu te panque... Oh! che n'aurai pour[Pg 93] commencer qu'une pien humple maison, Monseigneur!
—Bah! dit Manès, elle prospérera entre vos mains, honnête Chus.
Des flambeaux brillèrent sur la terrasse; une voix appela: Floris! Floris! et Chus stupéfait vit entrer et gambader, autour du Grand-Duc, un masque fort extraordinaire. Tout enveloppé de fourrures, on ne devinait rien de ses habits; ses cheveux châtain brun, coupés courts et naturellement bouclés, s'échappaient d'un bizarre chapeau de perles, de feuilles, de violettes et de coquilles d'or émaillé;—et sous son faux visage de velours, le masque riait aux éclats:
—Mon cher Floris... mon cher petit Floris!... Je suis si contente ce soir!... Je vais m'amuser, m'amuser... Bonsoir, monsieur Vassili, me reconnaissez-vous?
—Un tout petit peu, je suppose, répondit le savant, se prêtant au jeu.
—Eh bien, alors, qu'est-ce que je suis?
—Juste, dit-il, ce qu'est la fraise verte, la rose en bouton et la pomme acide. Votre vue agace les dents. Vous n'êtes ni assez âgée pour qu'on vous appelle une jeune fille, ni assez jeune pour une fillette. Et, de plus, vous êtes, je crois, la petite princesse Josine, sœur de la princesse Isabelle, et qui se rend, en ce moment, au bal d'enfants de la comtesse Kaunitz.
—Mon incognito est trahi! s'écria le masque, plaisamment. Je suis fâchée, fâchée, encore plus fâchée que Mumbo, quand le clown lui cache la bouteille... Ha, ha, ha! L'as-tu vu, Floris? C'est l'éléphant du cirque... Clac, clac! rr, rrr, rrrr, rrrrr. Ho, Mumbo! rr, rrr!
Elle sautait, poussait des cris aigus, puis, jetant son touret de nez, Josine montra aux yeux surpris de Chus le plus admirable visage: des traits étincelants d'esprit, une bouche incarnate, et sous des paupières doucement bombées, des yeux profonds, couleur de[Pg 94] violette. Toute sa svelte personne avait on ne sait quelle grâce, hardie, charmante, provocante.
Enfin, elle s'arrêta devant Chus, et l'interpellant:
—Signor, je croirais pour moins d'un florin que je ne suis pas le géant tartare Afritaboumras au nez de bronze; mais je ne parierais pas seulement deux millions de lacs de roupies que tu n'es pas le juif qui a écrit à ma tante Maria-Pia.
—Et que reprochez-fous aux paufres chuifs? demanda Chus.
Josine frappa dans ses mains:
—Comment, comment, comment! Vous ne me tromperez pas, monsieur. Les Meininger ont joué l'autre soir le Marchand de Venise, et je sais ce qu'était Shylock... Dis-moi, signor, est-il exact que vous grandissez si rapidement, qu'à l'âge de vingt-cinq minutes, vous savez déjà faire une addition et prêter à usure à votre nourrice?
—Espiègle! murmura Chus, espiègle papillon!
—Bah! s'il m'en souvient bien, reprit-elle, je n'ai plus été papillon, depuis le temps où florissait le suave Monsieur Pythagore!
Un garçon rouge se présenta, et avertit la petite princesse que miss Ira Joyce, sa gouvernante, était prête à monter en carrosse.
—Hou, hou, hou, hou! s'exclama Josine, la méchante infante d'Espagne qui faisait attendre sa dame d'honneur, et que le loup mangea pour ça!... Au moins, cousin Floris, donne-moi ton avis sur le costume que j'ai choisi.
Et laissant glisser sa fourrure, qu'un des laquais porteurs de torches ramassa, l'enfant parut dans son habit de masque. Elle était accoutrée en atours de pèlerine de Saint-Jacques. Une gourde d'argent lui pendait de la ceinture; son corps de jupe, d'un damas rose, était brodé, plus plein que vide, de flambeaux et de papillons[Pg 95] de soie et d'or, signifiant la fuite de la vie; et elle avait, sur les épaules, une cape à reflets changeants, roses et verts, cousue par places de coquilles d'argent.
—O Dieu d'amour! s'écria-t-elle, croirais-tu qu'elle m'a défendu de me mettre un petit peu de fard... rien qu'une touche, là, sur la pommette!
Elle fit une pirouette, gagna la terrasse en deux bonds légers; et se fredonnant un czardas, Josine commença fantasquement de tourner, dans ses larges paniers. Son ombre aussi dansait au loin, sur le jardin tout éclairé de lune. On apercevait des portiques, des vases, des bassins, des pagodes, des statues de myrtes taillés représentant des Satyres et des Indiens coiffés de plumes, des rochers en glaçons simulés, avec des bouillons d'eau gelés, qui sortaient de pots de fleurs de bronze. Les vagues craquements du givre troublaient seuls le silence glacé. Rien ne bougeait. Au bas de la Malà Strana, la coupole de Saint-Nicolas projetait une ombre démesurée. Par delà, derrière les ponts, la ville de neige resplendissait, offrant ses innombrables toits, ses flèches, ses tourelles, ses dômes, sous l'argent des nuées immobiles.
—Comme il fait clair! murmura Josine, et elle s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Le ciel est étrange et charmant... Vois donc, Floris, on jurerait que tous ces palais sont enchantés.
Adossé contre une colonne, il avait tiré ses tablettes, et écrivait debout, dans sa main. Puis, les présentant à M. Chus:
—Revenez demain, dit le Grand-Duc; ma mère désire vous voir. Ceci, pour ser Pistolese... Vous regardez la signature, ajouta-t-il, elle est bonne. J'ai gardé mon nom de Floris. Après l'avoir porté tant d'hivers, je ne me serais pas reconnu sous un autre. Je le conserve aussi, en mémoire de celui qui m'a recueilli,[Pg 96] lorsque mon père me rejetait... Tu pars, Josine?
Elle se tenait devant lui, et haussait le front pour qu'il le baisât:
—Oh! beau cousin, mon cher, cher Floris, fais-moi cadeau de cette bague!
—Avec plaisir, petite sœur.
—Non, tiens! dit-elle, je te la rends... Je suis trop grande maintenant, pour demander les choses de la sorte... Monsieur Manès, mettez-moi en carrosse. Voulez-vous bien?... Bonsoir, bonsoir!
Le Grand-Duc, resté seul, traversa une enfilade de salons, jusqu'à une salle très vaste, lambrissée et meublée à l'antique. Là, ayant poussé une grille qui découvrit, derrière ses barreaux, un escalier entre deux murailles, Floris descendit lentement cette roide échelle de pierre, d'une cinquantaine de degrés, au bas de laquelle on pénétrait dans l'église Saint-Augustin. Des cires fumeuses l'éclairaient, plantées sur des fiches de fer.
Il ouvrit la porte de l'église, qui cria sur ses gonds rouillés, et se trouva au fond d'une des nefs, à la hauteur du sanctuaire. Il voyait, vis-à-vis de lui, une autre porte, laquelle rendait, par de longs couloirs, chez les Filles de Sainte-Monique, car le palais et le couvent ont, tous deux, le même privilège, et communiquent au lieu sacré. C'était par cette porte que sa fiancée devait venir à lui, le jour des noces.
Floris, à pas lents et muets, s'avança vers la nef principale. Un flambeau brûlait au milieu du chœur, et l'église, étant pleine d'ombre, paraissait, sous ses voûtes ténébreuses, comme une sorte de caverne tout étincelante d'or. On avait commencé de la décorer pour le mariage du Grand-Duc. Des lambrequins de toile d'or pendaient; quelques piliers étaient déjà revêtus de[Pg 97] damas ou de tapisserie. Les six lampes rouges du vœu voué par Maria-Pia, à la naissance de sa fille Tatiana, vacillaient au-dessus de la grille qui entourait le baptistère. Çà et là, on entrevoyait, dans les profondeurs des chapelles, sur quelque autel, où ils alternaient avec des chandeliers d'argent, d'antiques bouquets de paillon noirci, un bras recouvert de lames d'or et qui était un reliquaire, des mains de cire pendues au mur.
Floris aperçut la Grande-Duchesse agenouillée, près des marches du chœur. Elle tourna la tête à son approche:
—Est-ce toi, mon cher enfant? dit-elle.
Il répondit:
—Je vous cherchais, ma mère. Mais venez, remontez au palais... Ces longues prières vous brisent. Cet air glacé peut vous être funeste.
Maria-Pia se leva. Toute droite dans sa robe violette, fourrée d'agneau blanc, elle tenait ses mains croisées, selon la coutume portugaise, sur une pomme de vermeil renfermant des cendres tièdes, et ses yeux noirs et comme polis par les larmes s'attachaient sur Floris, passionnément.
—Que tu es beau! exclama cette mère, qui saisit la main de son fils et la baisa avec emportement... Mon Floris... mon cher retrouvé!... Hélas! je t'aime sans mesure, et j'ai peur, quelquefois, que le Dieu jaloux ne m'en punisse!... Mais la très sainte Vierge est mère, et elle daignera m'excuser auprès de son glorieux fils!
Des sons mystérieux, des musiques d'orgue flottèrent. Puis, un chant lointain s'éleva, un chant suave qui montait dans la nuit, tel qu'un filet d'encens fumant sur une terrasse solitaire. Ce chant perçait les murs épais; des voix de femmes, en chœur, le reprirent: et l'hymne arrivait, pacifique et plein de terreur cependant, comme doit être l'Hosanna des anges, derrière les portes de diamant du paradis.
—Les saintes filles du couvent chantent l'office du soir, dit Maria-Pia, en se signant. Ta fiancée est avec elles et prie pour toi... Je te bénis, mon cher enfant. Puisse le Seigneur verser sur toi toutes ses grâces! Tu m'as donné, avant ma mort, la joie ineffable de t'unir à celle que j'ai élevée, l'âme la plus angélique, la créature la plus rare que la nature ait jamais formée.
Il soupira:
—Hélas! hélas! hélas!
—Qu'as-tu? Pourquoi détournes-tu les yeux?
—Ah! reprit-il, j'aurais dû pleurer toute mon âme, avant de conclure un pareil marché!
Alors, joignant les mains vers lui, la Grande-Duchesse s'écria:
—Oublie ton déplaisir, cher enfant. Pardonne à ce vœu qu'elle fit de consacrer entièrement à Dieu les derniers jours d'avant ses noces. Je te conjure de n'y voir que le transport d'un zèle indiscret. C'est le premier, l'unique chagrin qu'elle te causera jamais!
—Ah! mère, répondit Floris, avec une sorte de fureur sombre, elle vous a menti, elle s'est accusée pour tromper la fureur de mon père... Son vœu est feint et simulé: elle s'est dévouée pour moi.
—Dévouée!... Comment? Que veux-tu dire?
Il poursuivit:
—Non, non, je ne puis plus me taire! Mon secret me monte jusqu'aux lèvres... Elle n'a rien juré, rien, ma mère... C'est moi qui ai fait ce serment de ne la voir qu'au pied de l'autel!
—Toi, Floris! et pourquoi, grand Dieu?
—C'était assez que mon cœur fût brisé; c'était assez que mes oreilles dussent entendre ses louanges. Je n'ai pas voulu que mes yeux fussent tourmentés chaque jour par l'aspect d'un visage odieux!
—Oh! quel est ce nouveau malheur! N'aimes-tu pas ta fiancée?
—Moi, l'aimer! s'écria le Grand-Duc. L'aimer!... Et comment le pourrais-je, lorsque mon âme est due à une autre?
Il s'affaissa sur les marches du chœur. Maria-Pia, en face de lui, se taisait, glacée d'épouvante.
—Cela n'est pas, reprit-elle enfin... Tu en aimes une autre, dis-tu... Ton âme est donnée à une autre... Ah! cher fils, cher fils, ne m'alarme pas, car je suis vieille et malade, et j'ai été sans cesse accablée de maux. Ton frère a renoncé aux affections humaines, quand il s'est consacré au Seigneur; ta sœur Tatiana est aveugle. En toi seul, j'espérais un peu de joie, mon Floris... Ton âme donnée à une autre... Cela n'est pas. Tu as mal dit... Réponds-moi, j'ai mal entendu... Oh! dis que j'ai mal entendu.
Il demeurait muet, la tête basse.
—O fils, ô fils! Hélas! hélas!
Tous deux pleuraient: leurs sanglots, par moments, éveillaient l'écho de la froide église. L'orgue et les chœurs avaient cessé. La Grande-Duchesse dit, à voix basse:
—Hélas! pourquoi n'as-tu point parlé?... Moi qui vivais heureuse, qui riais, qui m'efforçais de te faire sourire!... Mauvaise mère que je suis! fit-elle en se frappant la poitrine. Je n'ai rien vu, rien deviné de ton chagrin...
—Mon malheur, dit-il, est irréparable. Je me suis moi-même vendu. J'ai donné ma parole à mon père.
Elle s'agenouilla et le prit dans ses bras:
—Ah! que faire? Que te dirai-je? Hélas! qui nous conseillera?... Mon vieil oncle qui m'aimait est mort... Ma sœur est morte... Tu as donné ta parole, dis-tu... Est-ce une chose sans remède?... Non! ce n'est pas cela qu'il faut te dire. Je ne sais pas, vois-tu... hélas! hélas!... Ah! si du moins j'approchais demain de la sainte table... Ne ris pas, ne doute pas, cher enfant, il[Pg 100] n'y a rien de si sûr au monde. Quand j'ai Notre-Seigneur au dedans de moi, je me jette à ses pieds, comme Marie-Madeleine, et toujours il est touché de mes larmes... Mais dis-moi, cher fils, qui aimes-tu?... le nom de celle que tu aimes?
Le Grand-Duc répondit doucement:
—Il faut vous résigner, ma mère.
—Me résigner! Me résigner à ton malheur! s'écria-t-elle... Si je t'avais nourri de mon lait, si tu avais joué sur ma poitrine, si je t'avais choyé, caressé, comme j'ai choyé ta sœur et ton frère, alors, peut-être, il me serait possible de n'avoir pour toi que la part de tendresse et de sollicitude que Dieu a mise dans toute mère. Mais tu étais au loin, pauvre, orphelin, abandonné aux étrangers, et je ne pouvais rien te donner que mes prières et mes larmes... Cher, si cher, ô si cher enfant!... Mon Floris, tu n'es pas comme un autre. J'ai été en travail de toi pendant vingt-cinq ans, sais-tu bien! Et lorsque, enfin, je t'ai retrouvé, après de si longues douleurs, quand la sainte Vierge m'a fait cette suprême bénédiction, ce serait pour te voir malheureux... Toi malheureux, grand Dieu!... Si cela était, mon cadavre saignerait du sang dans son cercueil, et je ne goûterais jamais la paix, fussé-je au ciel!... Mais parle, cher enfant, réponds-moi. Oh! dis-moi celle que tu aimes! Parle!... Qui donc est-elle? Son nom?
—Folie! folie! exclama le Grand-Duc. Comment te dirai-je ma démence?... Ah! ma mère, pourquoi me forcer à me rappeler mes malheurs?
—Je t'en supplie, dit Maria-Pia. Cher enfant, confie-toi à moi.
—Eh bien, écoute, reprit Floris. Tu sais déjà comment je fus blessé, fait prisonnier, puis envoyé au bord de la Baltique, à Stralsund. Là, nous manquions de toute chose, d'eau, de vivres et de vêtements; nous couchions[Pg 101] sur la terre glacée. Mais je tairai ceci, ma mère. Qu'est-il besoin de raconter ce qui est en dehors de mon angoisse présente? Je jurai donc que je m'évaderais, et j'y réussis, en effet. De manière qu'un soir de décembre, je me trouvai libre et joyeux, seul dans un frêle canot, à quelque distance de la ville.
J'avais, continua-t-il, acheté mon passage au patron d'une flûte hollandaise, mais le prudent contrebandier n'avait pas voulu m'embarquer sur cette côte, trop surveillée. Il y a, en face de la ville, une grande île nommée Rugen; un détroit de peu de largeur les sépare. C'était là que je devais me rendre. Le patron m'avait fait tenir un plan de cette île, et marqué la petite crique où son embarcation viendrait me chercher.
—A Rugen, tu dis bien à Rugen? demanda Maria-Pia.
Il fit oui de la tête, et poursuivit:
—Je déployai la voile, et assis à la barre, tout en gouvernant, je contemplais le ciel étoilé. Cela me rappelait mes pêches à Blankenberghe, près de Bruges, dans les gabarots des pêcheurs. J'arrivai heureusement à l'île, et j'abordai en ramant doucement, quoique la mer fût dure et houleuse. Il ne me restait plus qu'à me tenir caché au fond de cette baie écartée, en attendant mon Hollandais, vers deux ou trois heures du matin. Mais l'ivresse de ma liberté me possédait. Je sautai donc sur la plage, et j'escaladai la falaise, par un sentier de roches ruinées.
C'était la veille de Noël; la terre était couverte de neige. Je traversai, tout droit devant moi, de vastes surfaces glacées, où la pleine lune resplendissait. Et subitement, je m'arrêtai, en retenant mon haleine. J'étais alors dans un bois de sapins, dont les rameaux serrés chargés de neige couvraient le sol de ténèbres. Et un silence inexprimable régnait, car les sources étaient gelées, et les feuillages se taisaient, plus rigides[Pg 102] que du bronze. Soudain, un hôlement de chouette retentit; un grand cerf noir passa près de moi. Puis, j'entrevis, tout au loin, une faible lueur, et un effroi surnaturel m'envahit. Je tenais cachée, sous mes habits, une courte et solide épée que j'avais prise en m'évadant. Je la tirai, et marchai dans le bois, cette lame nue à la main.
Il s'arrêta, comme oppressé de souvenirs, puis, continuant:
—La lueur avait disparu; la forêt presque aussitôt s'éclaircit, et, montant sur un roc élevé, je portai les yeux de tous côtés. Alors, à cent pas en avant, au milieu d'un chaos de rochers et de sapins, j'aperçus une petite chapelle, assez semblable aux chapelles d'ermites, dans les tableaux des maîtres anciens. Une cloche tinta lentement; des ombres passèrent avec des lanternes, et je compris que l'on célébrait la messe de minuit à Rugen.
Maria-Pia lui saisit le bras:
—Mon Dieu! mon Dieu! y serais-tu allé?
Il dit:
—Mon destin m'entraînait. Il y avait en moi, ma mère, je ne sais quoi de joyeux et de guerrier qui me roidissait tous les nerfs... Pardieu! pensai-je, il ne sera pas dit que moi, qui suis chrétien, je n'entendrai pas la messe, la nuit de Noël! Et, cachant l'épée sous mon suroit, je marchai à grands pas vers la chapelle.
Il fit encore une pause et reprit:
—Hélas! je touche maintenant à un but que je crains d'atteindre. C'est ce qui a allongé mon récit, m'a fait m'arrêter si prolixement aux plus petits détails de ma fuite. J'ai montré un peu trop d'emphase, bonne mère, en décrivant cette nuit, cette neige, mon épée tirée. Il semble que j'aie préparé quelque merveilleux coup de théâtre, et il n'y a rien de si banal que ce qui suit.
—Pour l'amour de Dieu, parle, parle donc!
—J'étais debout, dit Floris, à l'entrée, près du bénitier: je m'y vois encore. Soudain, j'entends un grand bruit de chevaux, les clochettes d'un traîneau qui tintent... La messe n'était pas commencée... Je vous raconte tout cela confusément, ma mère... Quelques cierges brûlaient sur l'autel. Il ne se trouvait dans la pauvre église qu'un petit nombre de fidèles, des femmes, sept ou huit matelots: l'île de Rugen est luthérienne... A ce moment, la porte s'ouvre, j'aperçois des laquais, des flambeaux... Une jeune fille paraît... Mais, chut! Regardez là... Qu'est ceci?
La porte basse qui donnait dans le couvent des Filles de Sainte-Monique venait de s'entr'ouvrir. Une ombre en surgit, une femme. Maria-Pia jeta un grand cri. La blanche figure bondit. Ils la virent passer, le temps d'un éclair, et la porte se referma.
—Oh! exclama Floris, semblable!... Une forme toute semblable!
—Que dis-tu, cher enfant? Réponds-moi!
—Qui est cette femme? s'écria-t-il. Mère, il m'a semblé retrouver en elle quelques traits vivants de celle que j'aime.
—Aurais-tu vu ses traits? demanda Maria-Pia. Malheur! malheur!... Oh! si ton vœu était enfreint!
—Non! Rien que sa taille, sa démarche... Était-ce donc ma fiancée?
Maria-Pia repartit:
—Elle-même, cher fils, elle-même... La pauvre âme venait prier ici sans doute, ou bien, par curiosité de femme, visiter les apprêts de ses noces.
—Hélas! murmura-t-il, je suis si possédé d'amour! Je vois partout celle que j'aime... Oh! sa grâce, ses regards, son sourire!
Il baissa le front, puis reprit d'une voix plus lente et frémissante:
—Quand elle parut dans l'église, ce fut comme s'il se levait en moi la lumière de mille soleils... Mes yeux s'entre-fermaient d'amour, mes mains froidirent, et je tremblai de tous mes membres. Épouvanté, je la contemplais. Les assistants, autour de moi, me semblaient plus vagues que des ombres: la voix du prêtre, à l'autel, m'arrivait comme s'il eût parlé de fort loin... Comment t'expliquer, bonne mère, une chose que je ne puis comprendre? Je me sentis, dans un transport, enlever l'âme et même le corps, en sorte qu'il me paraissait ne plus toucher à terre... En cet état, je lui parlais, je l'adjurais, je la bénissais; je faisais des vers sur-le-champ, bien que je n'en eusse jamais fait, et si brûlants de passion qu'ils m'arrachaient les pleurs des paupières.
—Dieu t'a envoyé une extase, cher enfant, dit Maria-Pia. Mais achève ton récit, au nom du ciel!
—Que vous dirai-je de plus, ma mère? A l'instant où je repris mes sens, la messe finissait; je sortis. Des vieillards, deux ou trois matelots s'assemblèrent autour de moi, tandis qu'elle remontait en traîneau. Nos yeux se rencontrèrent: elle rougit soudain. Puis, une clameur s'éleva: «Un Français, un Français!» criaient-ils; et ils voulaient porter la main sur moi. Alors, tirant mon épée, et la leur pointant au visage, je me fis faire place: et ils reculaient, quand je les chargeais, puis m'environnaient de nouveau, en poussant des cris... Je m'enfuis, ils perdirent ma trace. J'étais comme un homme en démence. Je voulais demeurer dans l'île, la retrouver, me traîner à ses pieds. Des hommes du vaisseau hollandais, envoyés à ma recherche, m'entraînèrent presque de force... Mais quoi! vous chancelez, ma mère... Qu'avez-vous? Vos yeux sont fixes... Parlez-moi.
—Dans l'île de Rugen? dit Maria-Pia.
—Dans l'île de Rugen, oui, ma mère.
—Tu as dit: Il y a un an, et la sainte nuit de Noël?
—Il y a un an, et la nuit de Noël.
Alors tombant rudement à genoux, sur le degré de marbre du chœur, elle lança, tout bas, sa joie au ciel:
—Assez! assez! assez! Merci, Seigneur! Mon âme a peine à contenir cette mer soudaine de vos grâces. Elle m'inonde, me déborde... Seigneur, Père céleste! O mon Sauveur crucifié!... Que vous êtes doux, compatissant, miséricordieux pour moi!
Elle se releva, et venant droit à Floris:
—Par quoi as-tu juré? demanda-t-elle.
Il la regardait étonné. La Grande-Duchesse répéta:
—Par quoi as-tu juré, quand tu fis ce vœu?
—Ah! dit Floris, je ne sais... Par la croix... Oui, j'ai pris la croix à témoin.
—Par la sainte croix! murmura-t-elle... Hélas! c'est un bien grand serment... Fougueux et passionné comme il est, si je parle, il voudra la voir, il rompra son vœu, et comment Dieu ne vengerait-il pas une promesse où sa croix a été jurée?... Le Saint-Père pourrait le délier... Mais quoi! Avant la réponse de Rome, les noces auront été célébrées... Dût mon cœur se briser, il faut donc que ma langue se taise... Pauvre cher enfant! poursuivit-elle. Presse ta mère entre tes bras. Cher fils, ne perds pas l'espoir!... Dieu surmonte tous les obstacles. Il ne cesse jamais de vouloir ce que nous pouvons souhaiter, pourvu que nous ne cessions jamais de nous abandonner à lui... Sois calme et confiant, cher fils. Ne t'obstine pas dans ton chagrin!
—Du chagrin, moi! repartit Floris amèrement. Moi, m'obstiner dans mon chagrin... Allons! n'y a-t-il pas trois mois que j'ai suivi ici M. Manès? N'ai-je pas écrit au grand-duc Fédor une lettre respectueuse? N'ai-je pas souri aux indifférents?... Ne suis-je pas[Pg 106] allé dernièrement, lorsque j'étais absent, tu te rappelles, ne suis-je pas allé à Rugen, pour tenter de la retrouver? Mes efforts n'ont-ils pas été vains?... O Dieu, ô Dieu, ô Dieu! Est-ce possible!... Dans six jours, enchaîné à jamais... Faut-il encore m'enfuir, briser ces liens?... Oh! il me prend quelquefois envie de les chasser tous du palais, importuns, marchands, complimenteurs, d'arracher moi-même ces tentures et de crier: «C'est un mensonge!... Non, non, non! Je ne me marie pas!»
Elle répliqua doucement:
—Par mon cœur maternel, je te jure que, s'il est du bonheur sur cette terre, il est à toi!... Le trésor que nous te destinons est plus grand encore, mon Floris, que tu ne saurais le supposer. Puisse désormais ta vie être douce! Car tu as eu, mon pauvre enfant, une jeunesse bien amère. Puisse l'avenir te garder autant de joies et de félicités que tu as souffert de disgrâces!... Mais entends. Voilà dix heures qui sonnent à tous les clochers du Hradschin. Je me sens lasse, cher fils... Reconduis-moi à mon appartement.
Tous deux gravirent, à pas lents, l'escalier. Un serviteur dormait dans l'antichambre, le dos appuyé contre un des coussins d'écarlate de la banquette. Le Grand-Duc le toucha du doigt:
—Sander!... hé, Sander!... Il dort profondément. Que ne donnerais-je pas pour dormir ainsi!... Allons, éveille-toi, Sander!
Le valet se dressa en sursaut:
—Monseigneur!... Oh! pardon, Monseigneur!
—Va te coucher, mon bon garçon, reprit Floris: je ne souperai pas... Fais apporter seulement un en-cas dans ma chambre, avec un flacon de vin... Bonne nuit, mère... Je me sens étrangement soulagé de vous avoir ouvert mon cœur... Ainsi, mon père ne viendra pas?
—Ton père est malade, cher enfant, répondit Maria-Pia. Il enverra par Jacinto, m'annonce-t-il, les beaux présents qu'il fait à ta fiancée... Mais j'ai reçu tantôt des lettres de Rome... Veux-tu savoir ce que m'écrit ton frère?
—Je vous en prie, ma mère, parlez.
—Eh bien, il a été admis vendredi à baiser les pieds du Saint-Père et à faire son remerciement. Le voilà archevêque de Myre, le plus jeune, à coup sûr, de la chrétienté... Sa Sainteté l'a reçu, me dit-il, avec mille et mille honnêtetés, et voulait le donner pour coadjuteur à Mgr Colloredo, notre archevêque de Raguse: mais José-Maria, alléguant sa grande jeunesse, a supplié Sa Sainteté de le laisser encore à ses études, sans lui imposer charge d'âmes... Allons, bonne nuit, cher fils... Bien que ce titre in partibus ne serve qu'à le décorer, j'y suis plus sensible peut-être qu'il ne conviendrait à l'humilité d'une mère chrétienne. Puisse-t-il imiter les vertus de son glorieux prédécesseur, saint Nicolas, évêque de Myre!... Ta sœur Tatiana m'a écrit aussi. Faut-il te dire ce qu'elle ajoute pour toi?
—Sans aucun doute, ma bonne mère.
—Mille tendresses, mille fleurs d'âme, son impatience d'arriver ici: qu'elle n'a rien de plus cher que toi, qu'elle ne dormira sans rêves que lorsqu'elle aura entendu le son de ta voix. Tu sais comme il a fallu te décrire à elle, à quel point elle était avide de détails sur ton visage, tes habits même, tes façons de rire, de parler... Mais il est tard. Encore une fois, bonne nuit. Demain, tu liras ces lettres à loisir... Que je vous voie tous les trois réunis, puis que le Seigneur fasse de moi sa volonté!... Embrasse-moi. Bonne nuit, cher fils!
—Une bonne nuit, ma mère!
Le Grand-Duc la suivit du regard, tandis qu'elle rentrait dans sa chambre:
—Douce et excellente créature!... Va, si celle que tu as élevée te ressemble, elle mérite assurément les louanges que tous lui accordent... Je voudrais l'avoir vue, poursuivit-il en rêvant. Il s'en est fallu de bien peu que je ne la visse, tout à l'heure. Se pourrait-il qu'elle ressemblât à celle que j'aime, ou bien n'est-ce qu'une illusion de mes yeux?... C'est étrange! Je voudrais l'avoir vue... Bon! il ne tient qu'à moi, reprit-il. Les divers portraits d'Isabelle qu'on mit sous clef, lorsque j'arrivai, sont, je crois, dans cette salle même. Justement, voici la cassette... Mais j'ai juré... oui... j'ai fait un vœu. Allons, ai-je peur de la croix, ou que les oiseaux de nuit n'aillent me dénoncer à ma mère?...
Une envie terrible le dévorait. Il saisit la boîte, prêt à l'ouvrir; puis, faisant un geste désespéré, le jeune homme se retira.
Trois jours après, comme Floris se promenait dans la Petite-Galerie, ser Pistolese passa ses moustaches à l'entre-deux de la tapisserie, et cria d'une voix effarée:
—Ils arrivent, Monseigneur, ils arrivent.
—Qui donc?... Mon frère et ma sœur? Ils ne devaient être ici que demain.
—N'en déplaise à Votre Altesse, dit ser Pistolese, ils montaient déjà l'escalier, lorsque j'ai couru la prévenir... Entendez-vous le vacarme que fait ce Pinch, le vilain roquet de miss Joyce?... Ils ont passé Vienne sans s'y arrêter.
Floris descendit précipitamment. Au moment où il mettait le pied dans le cabinet des Termes, il aperçut qui y entrait, un jeune homme, vêtu d'une soutane relevée de boutons violets. Ce jeune homme était frêle, fort blond, la taille médiocre, pâle, un visage mélancolique et hautain.
—Si mes yeux ne m'abusent pas, dit le Grand-Duc,[Pg 109] en marchant à lui, tout me dit que vous êtes mon frère.
José-Maria répondit:
—Soyez béni en Jésus-Christ, mon frère. Le Seigneur soit loué à jamais de vous avoir rendu à notre mère!
Floris demeurait froid, tout debout. Enfin, il avança quelques pas. Dans l'instant, l'archevêque de Myre se jeta à lui et l'embrassa.
—Et moi, mon frère, dit une voix douce, suis-je si délaissée de vous? Ne me direz-vous donc rien?
Alors, le Grand-Duc, se retournant, vit près de lui Tatiana, aussi immobile qu'une statue. Les rayons de pourpre du couchant frappaient de face ses prunelles, vertes et limpides comme la mer. Tout habillée de velours blanc, les lourds plis droits qui lui tombaient jusqu'aux pieds la faisaient paraître plus grande. Un mystérieux sourire se jouait sur ses lèvres pâles; et son teint faiblement rosé, ses cheveux jaune clair en torsades qui descendaient au long de ses joues, sa tête inclinée, ses yeux de fantôme, tout en elle semblait surnaturel... Son bras restait écarté de son corps, dans une pose un peu hésitante, et elle roulait entre ses doigts une touffe de roses pourpres.
—Chère Tatiana, dit Floris, qui baisa la main de l'aveugle.
—Cher seigneur, mon aîné, mon frère!... Elle reprit, en essuyant ses larmes:
—Ah! vous faites de moi une trop faible femme!
—Et moi aussi, je pleure, dit Floris.
Elle lui présenta son front blanc. Le Grand-Duc l'effleura de ses lèvres.
—Que je voudrais te voir! poursuivit-elle. Cher Floris, tu as deux parts dans mon cœur, car tu es mon frère bien-aimé, et c'est par toi que va refleurir notre maison qui se mourait... Cher frère, pose, je t'en prie, ma main d'aveugle sur ton visage... Que tu ressembles[Pg 110] à notre mère! Ton teint doit être mat et uni comme le sien... Hélas! que n'ai-je mes pauvres yeux! Je n'aurais laissé à personne le soin et le bonheur de te retrouver.
En ce moment, la Grande-Duchesse parut au seuil de la galerie, mais elle chancela d'émotion. Manès, qui la suivait, la reçut dans ses bras.
L'aube se leva grise et frissonnante. Les cloches de Saint-Augustin lançaient, à plein branle, leurs volées sonores. Vers huit heures, les femmes de Josine commencèrent de l'habiller, tandis que la petite princesse les gourmandait et les hâtait impatiemment, éclatant en mille saillies joyeuses. Mais Pépy roula jusque devant elle un large miroir suspendu; et, se levant, Josine s'y vit toute.
Elle avait un habit de damas, à fleurons d'un blanc éclatant, sur un fond d'incarnat parfilé d'argent. Une broderie de turquoises vertes, suivant les ramages du velouté, relevait l'étoffe magnifique, lustrée, moirée, comme poudrée d'une glaçure d'argent.
—Votre Grâce, exclama la chambrière, ne s'est jamais trouvée plus en beauté.
Agathe de Putbus entra. Cette jeune fille, amie des princesses, et arrivée la veille, dans la soirée, était grande, blanche, fort rousse, des yeux bleu clair, splendidement vêtue.
—Il est près de dix heures, fit-elle. Si tu ne te dépêches pas, nous ne pourrons habiller Isabelle.
—Voilà!... j'ai fini, j'ai fini... Tiens, ma chérie, prends dans le drageoir des pastilles de violettes. Encore deux ou trois épingles... Fais donc attention, Rina!... Méthodiquement! comme disait miss, lorsqu'elle apprenait à nager dans le lac, avec des vessies.
—Ta robe paraît bien légère, dit Agathe. N'auras-tu pas froid?
—Bah! laisse donc. On a chauffé l'église, toute la nuit... Et d'ailleurs, le signor Cupidon ne sera-t-il pas là présent, avec ses flambeaux, ses réchauds et tous ses attributs calorifiques... Mais toi, ma chérie, j'y pense: tu n'as pas encore vu Floris... Il faut bien pourtant te le présenter.
Et Josine, vivement, frappa sur un timbre.
—Bon, reprit-elle, pas un laquais! Chacun de ces nigauds est, présentement, en train d'ajuster ses bas neufs, afin de ressembler tout à fait à la jambe d'enseigne du Rouet d'or... Allons, je suis prête, partons.
Le Palais-Rouge était désert, dans la partie qu'elles traversèrent. Tout à coup, Josine aperçut Floris. Ses yeux creux brillaient d'un feu sombre; ses regards, qui ne se fixaient en aucun endroit, avaient je ne sais quoi de hagard; des taches livides marbraient ses joues, et il changeait de couleur, à chaque moment.
—Bonjour, Floris, s'écria Josine; elle prit le Grand-Duc par la main... Ma chère Agathe, je t'en supplie, reçois-le parmi tes serviteurs... Et toi, beau cousin, fais-lui, comme disent les chambellans, un accueil conforme à ce qu'elle est, et à notre tendresse pour elle.
—Recevez de nous, dit le Grand-Duc, la plus cordiale hospitalité que cette maison puisse offrir... Vous êtes la très bienvenue... Si je n'avais été quelque peu souffrant, je vous eusse saluée dès hier. Que votre indulgence m'excuse!
La jeune fille répondit:
—C'est vous bien plutôt, Monseigneur, qu'il me faut prier d'excuser l'heure tardive de mon arrivée. Elle était si indue, en effet, que le couvent s'est trouvé fermé, et que je n'ai pu voir Isabelle.
—Vous venez de Saint-Pétersbourg? demanda Floris.
—Non, Monseigneur, dit-elle: de Putbus, qui est dans l'île de Rugen.
—Oh! de Rugen! avez-vous dit? Cela ne se peut... De Rugen!
—Qu'est-ce donc qui t'étonne? fit Josine.
—Rien, rien... Daignez m'excuser... Je n'ai pas été maître d'un tressaillement, en entendant ce nom de Rugen.
Agathe de Putbus dit alors:
—Peut-être Votre Altesse connaît-elle notre île? Isabelle la connaît bien, et elle l'aime.
—Isabelle connaît Rugen! exclama Floris. Isabelle est allée à Rugen!... Une pâleur soudaine l'envahit; ses yeux se couvrirent d'un épais nuage.—Oh! reprit-il tout bas, non, non! pas cette pensée-là! Cet espoir est trop formidable... Oh! mon Dieu! si Isabelle était... Allons!... je suis fou! je suis fou! Quelle vraisemblance y a-t-il que, dans cet immense univers, parmi tant de millions de femmes...
Et tendant les deux mains vers Agathe:
—Elle est allée à Rugen, dites-vous... A quel moment? Pour quelle cause?
—Pas pour une autre, Monseigneur, que de passer quelque temps auprès de moi... C'était une ancienne promesse qu'elle m'avait faite à Pétersbourg, lorsque nous nous étions connues. Je l'en pressai à maintes reprises, mais toujours il naissait quelque obstacle qui s'opposait à notre désir... Enfin, elle vint l'année dernière.
—L'année dernière... Oh!... Et vers quel temps?
Agathe repartit:
—Il y a juste un an aujourd'hui, oui, un an tout juste, qu'Isabelle arriva à Putbus. On célébrait, le surlendemain, la naissance de Notre-Sauveur. Elle alla en traîneau, la nuit, à la chapelle de Notre-Dame des Bois.
—Oh! attendez un peu! dit Floris... Il poursuivit tout bas: C'est un rêve; le sommeil m'abuse. Non! je n'y puis croire.
Le coin de la tapisserie se releva, et Tatiana l'aveugle parut.
—Ah! ma sœur! s'écria Floris. Chère âme!... Oh! si tu savais quelle joie m'inonde!
Il lui baisait les mains, ardemment:
—Ah! je t'embrasse, chère sœur! Prie pour ton frère, et remercie Dieu! Jamais, jamais il n'y eut pareil miracle!... O chère Agathe, messagère de bonheur!... Je te dirai tout, Tatiana... Non! je ne puis encore y croire... Où est ma mère, ma chère mère? Ce n'est que d'à présent que je lui suis rendu... C'était elle, Tatiana... O mon Dieu! c'était Isabelle... Je suis sauvé! oui! c'était bien elle!... Moi qui la haïssais... Eh bien! qu'y a-t-il? que me veut-on?
—Mon gracieux seigneur, répondit Sander, Madame la Grande-Duchesse est prête et vous attend.
—Bien, Sander, je me rends à ses ordres... Mais pourquoi, pensa-t-il soudain, ma mère ne m'a-t-elle rien dit? Je lui ai tout raconté cependant; elle m'a vu désespéré... Est-ce bien Isabelle?... O Dieu! si je m'étais trompé!
La foule emplissait, dès longtemps, la salle Gothique. Là se trouvait tout ce qui était à Prague de quelque considération, sans compter nombre d'arrivants de Moscou, de Lisbonne et de Pétersbourg. En hommes, beaucoup d'uniformes, quelques Toisons au col, force grands cordons; les femmes, parées somptueusement, pleines de diamants et de bijoux. L'on se divertissait à considérer l'énorme pilier de la salle, qui, par pompe, était garni d'une quantité surprenante de vaisselle d'or et de vermeil. Le salon des Quatre-Saisons était comble à ne pouvoir s'y tourner.
—N'y aurait-il pas, quelque part, une petite collation? souffla le gros prince Jablonowski à l'oreille d'un garçon rouge.
—Que Votre Excellence daigne me suivre!
Et le valet, d'un air discret, le conduisit à la salle Espagnole. D'autres déjà mangeaient debout, à un buffet volant de pièces froides, se plaisant à examiner les apprêts du festin de noce, tout dressé. Sur les nappes à effilés pourpres, mêlés de fils d'or et d'argent, et parmi les gradins recouverts d'orfèvreries, s'étageaient des buissons de roses, des jattes d'or montées en cru de pêches, de fraises, d'abricots, des fontaines sur quatre roues, des coquilles d'or remplies de hachis, des châteaux de cire peints et dorés, des arbres de corail plantés au sommet de grands piédouches d'or. De monstrueux saumons poussaient des bigarades, de leur hure; des plats de lamproies enroulées sous des gelées couleur d'or alternaient avec des pâtés apparents de pintades et de faisans en plumes. La quatrième table, au bas bout, ne devait être que d'enfants. Il y avait dessus, pour leur réjouir les yeux, à la mode du temps de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, des ramées d'où l'eau d'orange coulait continuellement, des hommes sauvages à califourchon sur des cochons de lait rôtis, des cygnes arborant des bannières, un fol qui combattait un ours entre des montagnes de grésil pendant, des chaumières faites de fleurs. Au milieu, dans un pré artificiel, enclos d'un balustre, se voyait un arbre aux feuilles de soie, aux branches argentées et dorées, d'où pendaient des pommes contrefaites d'or, de soie, d'argent et de plumes, avec des bijoux de Noël et des écussons armoriés.
—Messieurs, cria le majordome entr'ouvrant la porte, Son Altesse se met en chemin.
Maria-Pia parut alors au bout de la galerie des Marbres, qui est unie à la salle Gothique par de grandes arcades ouvertes. Sa figure très portugaise, jaune mat avec des yeux étincelants, son marcher, toute sa contenance avaient une dignité noble et naturelle. Elle était vêtue d'une robe de satin couleur pensée, brodée[Pg 115] d'entrelacs de vieil or et de mille cannetilles, et au devant de laquelle pendait une chaîne d'orfèvrerie; sur la tête, un bouquet de diamants. Le visage ardent de Floris, ses regards fixes, son air égaré imposèrent, quand il passa, un profond silence, et jusqu'à une sorte de frayeur. Tatiana s'avançait ensuite, en habit d'étoffe d'argent, menée par une de ses femmes. Derrière, la foule venait sans ordre.
A l'instant où Maria-Pia se montra sur le seuil du palais, un immense cri s'éleva. La multitude fourmillait dans la place Sainte-Monique; les fenêtres parées étaient remplies de monde; jusqu'aux toits des maisons disparaissaient sous les spectateurs. La Grande-Duchesse descendit lentement le large degré, et le cortège défila, parmi le peuple rangé en haie. Du palais aux marches de l'église, on avait étendu un chemin de tapis, tout bordé d'antennes, garnies de serge jaune et violette. Les cloches sonnaient, l'air vibrait d'airain; des serviteurs, selon l'antique coutume, lâchèrent, aux croisées du palais, des centaines d'oiseaux captifs; puis un pâle soleil d'hiver perça les nuées. Alors, pour la seconde fois, une acclamation retentit. La foule entière battit des mains.
L'église sombre et enflammée apparaissait comme un buisson ardent de roses et de milliers de cierges. Une infinité de flambeaux, taillés en façon d'aigles, de gondoles, de fleurs de lis, d'étoiles de cristal, faisaient jaillir des mosaïques et des marbres incrustés du dôme, toutes sortes de scintillements. Dans le chœur, entre deux des arcades, se dressait un vaste échafaud, surchargé d'une foule brillante, et dont la base et les gradins étaient drapés superbement de toile d'or, semée près à près d'aigles noires. On avait bouché les verrières, pour les tendre de tapisseries; les orgues débordaient de fleurs; une image miraculeuse de la Vierge du Hradschin, dont la Grande-Duchesse était dame[Pg 116] d'atour, étalait, ce jour-là, aux regards ses richesses prodigieuses en perles, en dentelles, en diamants; les piliers, tout revêtus de roses, avaient l'air d'arbres monstrueux; des colombes d'orfèvrerie pendaient, les ailes éployées, du haut des voûtes; et José-Maria, archevêque de Myre, se tenait debout à l'autel, revêtu pontificalement, la mitre en tête, splendide et pâle.
Deux carreaux de velours violet brodés d'or étaient placés vis-à-vis de l'autel, à peu de distance des marches. Floris en prit un; l'autre restait vide.
Une petite porte cintrée s'ouvrit à la gauche du chœur, et l'on vit paraître d'abord, dans sa simarre de laine blanche, la révérende mère Prieure des Filles de Sainte-Monique. Puis, un murmure confus accueillit l'entrée d'Isabelle. Son habit de moire traînante était brodé de perles en mosaïque et orné des plus belles dentelles; un long voile de point de Venise l'enveloppait. La fiancée était suivie d'Agathe de Putbus et de Josine, ses filles d'honneur; et derrière, venaient quelques religieuses, marchant une à une, en cérémonie.
Elles arrivèrent ainsi aux prie-Dieu, disposés autour du chœur. Isabelle, toujours voilée, se plaça à côté de Floris.
Un frisson glacé courut par tous les membres du Grand-Duc: ses genoux se dérobaient sous lui; il défaillait. Cependant, Maria-Pia, en s'avançant, prit Isabelle par la main. Puis, avec une majesté douce:
—Cher fils, dit-elle, reçois ta fiancée. Et vous, ma fille, recevez l'époux que le Seigneur vous donne. Soyez unis par un amour constant, et puisse-t-il croître avec les années!
Un silence extrême annonçait l'attention, le recueillement, ou la curiosité de tous. La Grande-Duchesse reprit:
—Oui, je sais, tu redoutes ces noces; ton âme ne t'appartient plus... N'aie point de crainte, cher fils. Tu[Pg 117] la refuseras s'il le faut, mais tout d'abord, vois s'il le faut. Ose tendre la main, cher enfant. Donne-moi la tienne, Isabelle... Et maintenant, il ne reste plus qu'à montrer sa femme à Floris.
Alors, comme rendant le dépôt précieux qu'elle avait reçu, la Prieure enleva le grand voile qui cachait les traits d'Isabelle; et Maria-Pia dit, en souriant:
—Regarde-la, cher fils, et vois si elle ne ressemble pas à celle que tu aperçus, un soir de Noël, à Rugen... Cesse de te désespérer, et sois heureux!
Il se détourna lentement, béant, presque terrifié; et le fils de Maria-Pia vit enfin celle qu'il épousait.
Mais déjà l'aumônier de José-Maria, le petit abbé Lancelot-le-Moine, avait fait un signe. Les orgues chantèrent l'Introït, et le cri de joie de Floris se perdit dans leur tonnerre.
Le printemps qui suivit les noces du grand-duc Floris et d'Isabelle fut merveilleux en Dalmatie. Il n'y eut jamais un tel Avril! disaient les femmes de Sabioneira, dans les chants qu'elles improvisent. Sur la campagne, il jette partout des coussins d'étoffe d'Agram; il suspend au flanc des ravines les toisons d'écume des cascades.
Les jardins sont diaprés mieux qu'une soie peinte; le ciel, moucheté de nuées, ressemble au manteau du faucon, et la terre toute tachée d'herbes et de fleurs, ne dirais-tu pas que sa robe est comme celle du teinturier?
Il n'y eut jamais un tel Avril! Des vents tièdes, avec leurs pieds ailés, courent légèrement sur la mer; le bouillonnement du printemps gonfle les vagues vermeilles. Le monde est devenu semblable à un rubis étincelant.
Sitôt que le soleil lève son étendard à la cime du Monte-Sacro, les plaines resplendissent comme un drap d'or; le sol, à l'ombre, est plus violet que le vin; l'air[Pg 122] ressemble à un bazar turc, tant il s'y croise de reflets jaunes et roses!
Comment nommeras-tu les arbres? A les voir siéger au milieu de leurs feuilles chargées de traits, tu les prendrais pour des scribes publics. Les oiseaux, sur les branches, semblent des diseurs de bonne aventure. Ils ont devant eux des livres d'images.
L'amour fait violence à ces fils de l'air... Entends-les rire, Damiana... Le rossignol, de la tête aux pieds, est agité comme une flamme. La perdrix danse, folle de joie; le sang lui bouillonne dans les yeux.
Il n'y eut jamais un tel Avril! Quand on ouvre sa porte, au matin, l'air enivre autant que le vin. Tu croirais que cent mille bougies tombent sur tes paupières. L'aveugle même voit des roses!
Le dernier matin de ce mois d'avril, ser Pistolese et l'abbé Lancelot, en compagnie de M. Stepany, l'aide-chimiste de Manès, achevaient un copieux déjeuner de poissons et de coquillages, sur la terrasse du Soleil bleu, à Zemenico da Mare. La brise soufflait doucement; des pigeons roucoulaient sur la plage du petit port, encombré de barques en radoub, et, comme bercés au murmure des vagues qui baignaient la terrasse, les trois convives buvaient leur vin de Samos en silence.
—Pourquoi nous avoir fait venir si loin, dans ce détestable village? dit Stepany, d'une voix aigre. Comme s'il n'y avait pas à Sabioneira des fruits de mer et du prosecco!
—Vous savez bien, mon bon ami, répondit l'abbé, pourquoi nous sommes venus ici.
—Oui, sans doute: pour voir tirer de l'eau quelques mauvaises cruches moisies, et pour fêter votre retour de Bohême... Ah! très bien, et en attendant, tant pis pour ceux que le soleil aveugle! dit Stepany, levant les[Pg 123] yeux vers la treille qui ombrageait la table, et que perçaient deux ou trois rayons... Et lorsque nous voudrons rentrer, continua le bilieux chimiste, juste au moment où nous serons en route, savez-vous ce qui nous attend?... Ha, ha, ha! une averse... un orage effroyable!
L'abbé surpris examina le ciel:
—A quoi voyez-vous ça, Stepany? La température est superbe; il n'y a jamais eu un plus beau soleil!
—Ne vous mêlez pas du soleil, repartit l'autre, qui posa son verre sur la table et regarda l'abbé en face. Laissez le soleil où il est! Ce n'est pas là de l'hébreu, ni du syriaque, ni du chaldéen... Parce que vous savez ces langues et parce que vous les enseignez à Mgr José-Maria, ce n'est pas une raison, monsieur, pour vouloir m'apprendre la météorologie!
Pistolese éclata de rire:
—Quoi! vous recommencez déjà! Toujours, toujours en querelle! Vous ne pouvez pas être ensemble un quart d'heure sans vous disputer... Je crois vraiment, le ciel me pardonne! qu'on ne pourrait trouver aucun motif à ça, sinon que l'abbé est blond et Stepany noir, l'abbé gras et Stepany maigre, l'abbé rouge et Stepany blême!
Tranquillement, ils se remirent à boire. En face d'eux, la mer bleue, parsemée d'îles, frissonnait à perte de vue, telle que du lapis en fusion; pas une voile n'apparaissait. Seule, à vingt ou trente brasses du rivage, et sous le récif Sant-Ippolito, rougeâtre écueil de pierre ponce, une coraillère était amarrée, avec ses filets roux pendant au mât, et sa proue, qui, de chaque côté, montrait un œil peint en blanc. Un homme parut sur le banc de poupe, le torse nu, la peau verdâtre comme une olive; et tout debout, tourné vers l'auberge, il agitait en l'air son bonnet rouge.
—Ah! ah! dit ser Pistolese, Gregorio va plonger de nouveau.
Le petit abbé se leva, s'avança jusqu'à la balustrade, et portant à son œil une longue-vue, il chercha un point de la mer, un peu en avant de la tartane. De la hauteur qu'il occupait, on apercevait sous l'eau vitreuse et magiquement transparente un grand monceau d'amphores romaines, déposées là, vraisemblablement, par le naufrage d'une galère. Les moires tremblantes du flot semblaient communiquer une vague oscillation à leur séculaire immobilité. Quelques-unes, arrachées par les lames, reposaient, éparses çà et là, autour du monceau principal... A ce moment, Gregorio plongea. L'abbé, pour qui se faisait cette pêche, redoubla d'attention.
—Quelqu'un a-t-il vu le grand-duc Fédor? demanda Stepany, en baissant la voix. A-t-il enfin reçu Mgr Floris?
Ser Pistolese remplit son verre et celui de son compagnon.
—Non, pas que je sache, répliqua-t-il.
—Voilà cependant plus d'un grand mois que Monseigneur est arrivé, avec sa femme, la princesse Isabelle. Et il n'avait fait le voyage,—il nous le dit lui-même en débarquant,—que pour voir son père, vous rappelez-vous?
Le majordome haussa les épaules, tandis que Stepany poursuivait:
—Ha, ha, ha! Le vieux renard lui en fera bien d'autres! il lui en fera voir bien d'autres!... Coquin! il y a du plâtre dans ce vin. Et il frappa son verre contre la table... Ce coquin-là croit-il me tromper?... Oublie-t-il que je suis chimiste?... Allez, allez, messer, ce n'est que le commencement... Je connais le Grand-Duc, je connais l'homme... S'il ne joue pas à Monseigneur tous les tours qu'on peut imaginer, dites que je ne suis qu'un âne!... Monseigneur est à bonne école. Nous lui apprendrons la patience en Dalmatie, monsieur, nous lui apprendrons la patience.
Mais un joyeux tumulte s'éleva sous les tamaris de la place. Des enfants demi-nus précédaient, en jetant des cris, un homme couvert d'un manteau rouge, et qui sonnait dans une corne de cuivre. De toutes les maisons, des pêcheurs sortirent; d'autres accouraient du fond des ruelles. Ils se pressaient autour du crieur, et les femmes, en jupons bigarrés, avec leurs bonnets d'écarlate, garnis de plumes, de sequins, de panaches de verre filé, formaient, par derrière, un large cercle.
—Oh! oh! qu'est ceci? dit Stepany.
—Je pense qu'on sonne de la trompette, répondit l'abbé Lancelot.
Messer Pistolese s'écria:
—Ah çà! vous ne connaissez donc pas la proclamation?... Est-ce possible! D'où sortez-vous?... Entendez-vous ce Pappizza? continua l'imposant majordome. Quels poumons!... Va, sonne, sonne, mon gaillard!
La fanfare cessa. Tous firent silence. Et le héraut dit, d'une voix haute:
«Hommes de Zemenico da Mare, assemblés ici, écoutez. C'est le bon plaisir du grand-duc Floris, seigneur de Sabioneira, que tous célèbrent en joie et en réjouissances l'heureuse arrivée de sa mère. Cette sérénissime dame arrivera demain, qui est le jour de mercredi, premier de mai, en compagnie de son fils, Mgr José-Maria, archevêque de Myre, et de sa fille, la grande-duchesse Tatiana. On dansera le kollo sur la place de Sabioneira-le-Bas; les jardins seront illuminés, et les cuisines du palais demeureront ouvertes, la nuit entière. Dieu protège le noble seigneur et les habitants de Zemenico!»
—Tonina! Tonina! cria Pistolese. Hé, ma commère, un almanach!... Apporte-moi l'almanach de Raguse!... Je savais bien que j'oubliais quelque chose... Merci, ma belle, merci, mon cœur... Voulez-vous regarder, l'abbé?
—Quoi, messer, que faut-il que je regarde?
—Le premier mai, parbleu! le premier mai!... Et lisez-moi ce qu'on prédit du temps. Pourvu que la lune ne change pas!
—Le premier mai... voici... Temps agréable, chaud, excellent pour la pêche.
Ser Pistolese fit claquer ses doigts:
—Parfait, alors!... Et le bora... Regardez, l'abbé, si le bora ne soufflera pas... Non!... Dans ce cas, ils pourront se vanter de voir de belles illuminations!
Il souriait, en caressant ses grosses moustaches, des deux mains. La plage était de nouveau déserte. Trois ou quatre pêcheurs y dormaient, à l'ombre des barques tirées sur le sable. Un chaudron fumait, suspendu au-dessus d'un feu de genévrier, chargeant la brise, par moments, des senteurs résineuses du goudron.
—Je ne comprends pas Mgr Floris, reprit l'acariâtre chimiste. Donner des fêtes, des bals, quand sa mère arrive mourante!... Dites-moi ce que vous voudrez. Je ne puis comprendre ça!
—Vous avez tort de parler ainsi, répondit l'abbé. Vous savez bien que Monseigneur est en parfaite sécurité, et qu'il ignore complètement la gravité de l'état de sa mère.
—Il l'ignore, s'écria Stepany, avec un rire triomphant, il l'ignore, vous l'avouez... Et de quel droit l'ignore-t-il? Est-ce que moi, pour citer un exemple, j'ignore rien de ce qui me concerne?... Je ne blâme personne, monsieur, je ne prétends blâmer personne... Mais force m'est bien de confesser que je trouve cette incurie extraordinaire!
—Allons, allons, répliqua l'abbé, comment Monseigneur devinerait-il ce que Madame la Grande-Duchesse prend tant de soin de lui tenir caché?
Messer Pistolese intervint:
—La bonne dame est-elle donc plus mal qu'au moment où j'ai quitté la Bohême?
—Hélas! la chose n'est que trop certaine, repartit l'abbé; et ses petites mains, collées sur son gros ventre, accompagnaient tous ses propos... Elle est bien bas, bien bas, la pauvre âme! Mais notre vie à tous est dans la main de Dieu, et sa miséricorde est immense... C'est ce qu'elle a dit elle-même à M. Vassili Manès, lequel s'opposait à son départ... Il ne tombe pas une plume, a-t-elle dit, pas une plume de l'aile d'un passereau, sans la permission du Seigneur.
M. Stepany ricana:
—La main de Dieu, ha, ha! la main de Dieu!... Mais qui jamais a vu la main de Dieu?... Ce n'est pas là un fait, monsieur, et moi, je suis l'homme des faits, l'homme des sciences, monsieur, l'homme de la physique, l'homme de la chimie, l'homme de l'embryologie, l'homme qui sait que tout peut être pesé, analysé, évalué, l'homme qui s'est voué lui-même, qui a voué son fils, monsieur, au noble emploi de servir la science, ce dont Thalès me bénira, quand il sera grand... Oui, monsieur, quoi qu'on en puisse dire, il a déjà servi, et j'en suis fier, à toutes les expériences de M. Manès sur l'optique. A l'âge de quatorze jours, on faisait tourner devant ses yeux, avec une rapidité de vingt tours par seconde, un miroir polyédrique à facettes. C'est ainsi qu'il a contracté ce larmoiement de l'œil gauche, dont je le soigne. Il a été électrisé à soixante-dix jours, puis photographié sous l'action du courant, pour les Annales biologiques; et l'enfant n'avait pas onze mois, lorsque sa mère le trouva avec un petit baromètre dans le gosier, où il l'avait enfoncé en se jouant... Une éducation rationnelle! Un gaillard, monsieur, qui se moque de toutes vos superstitions, et qui sait que le monde n'est que chimie... Qu'est-ce que l'air? Un fluide invisible, composé de 0,79 d'azote et de 0,21 d'oxygène...[Pg 128] Voilà un fait, voilà ce que nous appelons un fait... Mais ne me citez pas votre main de Dieu, ne rabaissez pas l'être humain, ne venez pas me soutenir en face que l'ignorance où se trouve Monseigneur de l'état de sa mère est une chose honorable, monsieur!
—Qui est-ce qui a dit cela? demanda l'abbé.
M. Stepany ne répondit point.
—Qui est-ce qui a dit cela? répéta le petit homme... Est-ce de moi que vous parlez, monsieur?
—Allez-vous donc recommencer? dit ser Pistolese... Mais voyons, reprit le majordome, en tirant de sa poche une grosse montre d'argent, voyons, il se fait tard... Décampons!
L'étoile brillante du soir se levait aux profondeurs du ciel, derrière Sabioneira: et dans les jardins du palais, dont les portiques et les longues terrasses s'abaissaient jusqu'au bord du golfe, les paons, perchés sur le faîte des colonnades, saluaient, de leurs cris discordants, l'éclatant soleil qui se couchait. Suspendu au-dessus de la mer, en face du promontoire, l'orbe vermeil et frémissant envoyait ses rayons, comme de longs javelots d'or, sur les arcades, les escaliers, les palais dont la presqu'île est chargée. Les coupoles étincelaient; les verrières avaient l'air tout en flammes; les cascades, à l'ombre des rochers, coulaient pareilles à des glaçons bleus; le long de la plage de mer, au-dessous de la Porte-Dogaresse, de massifs chariots, en tournant, dardaient rapidement des éclairs. De partout, au rebord des terrasses, parmi les déesses de marbre, pendaient les chevelures roses et violettes des arbres en fleur. De grands miroirs d'eau les réfléchissaient, un fleuve entier tombant dans les jardins, en bouillons, en gerbes, en nappes, en goulettes, en fusées, en chandeliers d'eau: et battue de ces mille bruits, toute diaprée sous ces poussières humides, d'iris légers et d'arcs-en-ciel,[Pg 129] la montagne semblait vibrer, du haut en bas, comme une lyre, dans l'ardente lumière du couchant.
Isabelle et le grand-duc Floris parurent au sommet des rochers de Torre-Arza, dans les bois qui dominent la mer. Leurs yeux parcoururent un instant l'amphithéâtre magnifique dont les flots du golfe les séparaient; puis, en prenant la route de Sabioneira, tous deux descendirent la colline, à travers l'immense forêt qui couvre les versants du cap. Pleine de sources et de chutes d'eau, elle exhalait une haleine sauvage, mêlée des senteurs de la mer; et les échappées des clairières y découvraient, dans ses profondeurs, des lointains bleus, des paradis de solitude.
—Chère aimée, dit Floris, poursuivant un badinage commencé, vous me croyez aussi par trop ignorant... Voici des menthes, des muguets, des primevères, des fleurs de sauge... Et celle-ci, quel est son nom?
—C'est une hyacinthe, dit-elle.
—Vous savez mieux que moi le nom des fleurs, reprit le Grand-Duc en souriant, mais je connais peut-être mieux que vous les légendes qu'on en raconte... Savez-vous qui était Hyacinthe?
—Je l'ai su autrefois, dit-elle, mais cela est sorti de ma mémoire.
Elle leva les paupières et sourit. Il lui sourit aussi et il la contemplait. Un cordonnet vert et argent, duquel pendait un joyau de perles, entourait son cou délicat. Sa robe d'un satin de Chine, rose vineux, où étaient brodés çà et là de larges ronds quadrillés d'argent, découvrait, suivant la mode italienne, un mince carré de sa gorge; et ses cheveux châtain très clair bouclaient mollement, en légers fils d'or, autour de l'ovale de son beau visage. Elle tressait, tout en marchant, une guirlande dont il lui présentait les fleurs.
—A qui donnerez-vous ceci? demanda Floris.
—En êtes-vous jaloux? répondit-elle... Non, cher[Pg 130] amour, pas de ces roses éclatantes. Elle n'aimait que les couleurs pâles et douces, celle à qui ces fleurs sont destinées... Choisissez-moi des pensées au cœur sombre, des violettes, des cinéraires.
—C'est pour Simonetta, dit-il.
—C'est pour Simonetta, dit-elle. Notre chemin, l'avez-vous oublié? passe au pied même de son tombeau... Chère âme! Tous ceux qui nous voyaient nous prenaient pour des sœurs jumelles. Habillées de même, inséparables, le même ruban dans les cheveux, la même fleur à notre sein, nous étions comme une figure qui se reflète dans deux miroirs... Elle avait demandé, pendant sa maladie, d'être enterrée dans la clairière si souvent témoin de nos jeux, et la Grande-Duchesse, votre mère, y consentit sur mes instances... J'avais douze ans, lorsque la mort nous sépara; elle en avait treize peut-être: elle vit toujours dans mon cœur!
—Ah! dit Floris, ce souvenir si vif me dérobe une part de votre âme... Je me sens presque jaloux, mon cœur, de celle que vous aimiez tant!
Alors ils aperçurent, à travers des pins et d'énormes cèdres touffus, un tombeau de marbre, près de la mer. Sous l'ombre épaisse et d'un vert noir, il brillait comme une masse de neige, au milieu de la pelouse étoilée de marguerites. Des biches et des daims tachetés y étaient couchés çà et là. Quelques-uns buvaient à une source; d'autres aiguisaient leurs andouillers, paisiblement, à l'écorce des pins, ou, les naseaux dressés, humaient le vent... Soudain, le Grand-Duc fit un geste. Ils bondirent, tous disparurent, tandis qu'Isabelle et Floris s'arrêtaient, pensifs, sur le rivage: et le marbre, seul et tranquille, au pied du vaste amphithéâtre des forêts, semblait communiquer son silence éternel aux ondes immobiles du golfe, aux cimes violettes des montagnes, et au firmament peint de pourpre et d'or.
—Cher aimé, dit enfin Isabelle, après une très longue[Pg 131] pause, voyez comme le ciel est pur et l'eau sereine... Notre mère ne peut manquer d'avoir la plus heureuse traversée... Demain, nous serons tous réunis!
—Oui! tous réunis! répéta Floris... Qui aurait pu prévoir il y a un an?... Comme se sont évanouis tous les démons qui me remplissaient l'âme, haine, soif du meurtre, fureur, désespoir, frénésie!... Le plus misérable des hommes, et soudainement le plus heureux!... Tu es à moi. Ton cœur est à moi, toi, parfaite, incomparable!
—Hélas! répondit Isabelle, je ne suis qu'une pauvre fille, cher seigneur... C'est l'indulgence de ceux qui m'aiment, qui centuple ce que je vaux.
Les larmes jaillirent des yeux de Floris, et dans un transport de bonheur profond:
—Tais-toi! tais-toi! Pas un roi de la terre ne peut se croire digne de toi!... O ma vie! Ma pure et belle âme!... Chaque fois que je t'aperçois, mon cœur bondit: il me semble être à ce moment où je te reconnus à l'autel... O chère lumière! Si après l'enfer viennent de si beaux paradis, puissé-je retomber au fond du malheur! Puissé-je redevenir une fois encore pauvre, obscur, méprisé, misérable!
—Oh non! pas cela, mon bien-aimé! Ne souhaitez pas de malheur!
—Tu as raison... soyons heureux... Donne-moi tes paupières, que je les baise! Tiens, tiens, encore!... Je ne puis te dire ma joie... J'en ai la poitrine gonflée...
Ils se turent, et défaillants d'amour, ils se souriaient en silence, tandis que les nuages, le golfe, la forêt autour des amants, tout leur semblait soudain immobilisé, comme en un tableau. La brise s'était arrêtée; les pins ne rendaient plus leur vague murmure, pareil au bruit de la mer. La lune éclatante se leva, et s'élançant vite au zénith, elle couvrit les ondes endormies, de ses pâles[Pg 132] réseaux de perles...—Ah! chère âme, disait Floris, regarde! les étoiles du ciel éclosent comme des roses blanches... A peine un mince ourlet d'écume borde la plage déserte. Que ce silence est doux, ma bien-aimée! Quels yeux mortels se lasseraient jamais d'un tel spectacle?.... L'espace infini est tissu de lumières innombrables et tranquilles, et l'une l'autre elles se cherchent, comme des âmes aimantes... Oui! baisse vers moi tes prunelles, laisse-moi plonger dans tes beaux yeux... Ton âme y apparaît sous mon regard, comme une fleur mystérieuse qui monte à la surface de l'eau... Tu es ma vie, ma joie, mon trésor, mon étoile, ma chère beauté... Que je voudrais m'anéantir!... Mon cœur n'est devant toi qu'un peu d'encens qui fume... Entends-tu ces oiseaux, dans les bois?... Leur chant expire entrecoupé, comme un sanglot de désir et d'extase... Ils se taisent... Écoute, ô mon âme, le profond silence!... Cette fraîcheur de l'air marin ressemble à ton haleine même... Tout ce que l'on respire ici de parfums, c'est de ton sein délicat qu'il s'exhale... Ainsi parlait Floris, en son émoi. Les rossignols chantaient tout au loin, comme les flûtes de la nuit; et derrière les deux amants, sur les rayons de la lune, brillants comme une colonne de cristal, le grand Ange de l'amour se tenait debout, dans le silence.
Soudain, parmi les ombres du soir, trois femmes en deuil apparurent, au milieu des cèdres gigantesques. Leur chevelure dénouée pendait sous des voiles couleur de cendre; et sans collier, sans ceinture, sans bijoux, elles avaient couvert d'un crêpe noir leur large tablier écarlate. Un cortège de femmes morlaques s'avançait à pas lents, derrière elles. Arrivées en face d'Isabelle, qui les considérait avec étonnement, les trois suppliantes tombèrent à genoux, et l'une d'elles dit d'une voix haute:
—Au nom de votre époux, au nom des innocents que[Pg 133] vous mettrez quelque jour au monde, écoutez-nous, exaucez-nous!
—Levez-vous! oh! levez-vous! dit Isabelle... Qui êtes-vous?... En quoi puis-je vous venir en aide?
La suppliante répondit:
—Nous sommes trois sœurs de Zemenico, et nous avons épousé les trois frères, trois Krivosciens de Sgombro. Dieu l'a permis ainsi pour nos péchés!
—Je vous en prie, levez-vous! dit Isabelle... Je vous reconnais maintenant. Vous êtes Oriana, la fille aînée de notre vieux pêcheur Slosella, et celle-ci est votre sœur Nonna, et voici Marina, la cadette. Ce sont vos vêtements de deuil qui ont mis en défaut ma mémoire.
—Oui, ceux de notre noce étaient bien différents... Vous y êtes venue, maîtresse, et les viandes du repas en prirent pour nous meilleur goût.
—Je me souviens, je me souviens, dit Isabelle... Tatiana, ma sœur Josine et moi, vous servîmes de filles d'honneur... Les trois neveux du vieil Ourosch étaient vos maris... Vous étiez radieuses alors, et à vous voir marcher sous vos bonnets d'or, on vous eût prises pour trois reines... Et maintenant, je vous revois tout éplorées, les cheveux épars... Quoi! vos maris seraient-ils morts?
Alors, Oriana commença ainsi ses plaintes:
—Non! ils ne sont pas morts, maîtresse, mais ils nous ont délaissées... Tous trois ont repris l'anneau qu'ils avaient passé à notre doigt... Comme il m'aimait dans les premiers temps! Je portais la torche et je l'éclairais; je portais l'assiette et je le servais... Et autant de verres je lui versais, autant de fois il me faisait asseoir sur son genou, pour m'embrasser. Puis, le malheur me vint du jour où notre ange, notre petit Stanjo, mourut... Hélas! hélas! cette douce rosée! Ah! mes doux yeux!... Pauvre innocent! pauvre[Pg 134] agneau!... Mais son père se courrouça, car quoi qu'il eût fait pour le cacher, il était schismatique fervent, comme sont ceux de Sgombro.—Mère, dit-il, tu as été trop hâtive à le rendre chrétien romain. Si tu l'eusses fait baptiser par le pappas, selon le rite orthodoxe, l'enfant vivrait encore... Depuis lors, il me voulut du mal, et il partit avec ses frères, quand ceux-ci s'en allèrent dans la montagne.
—Hélas! pauvre femme! dit Isabelle.
Mais déjà Nonna s'avançait:
—A moi, le malheur m'est arrivé, parce que je restais stérile... Pourquoi soupires-tu ainsi? disaient les femmes de Sgombro, en me raillant. Tu ne portes pas de fardeau, tu ne gravis pas sur la colline... Ah! mieux vaudrait, leur répondais-je, gravir sur la colline, tout chargé de plomb, que d'avoir le cœur aussi lourd!... Et lui, quand je rentrais, me saisissait aux cheveux et me jetait par terre... Ainsi, le printemps nous vint triste, l'été plus sombre, l'automne noir et empoisonné... Puis, il me dit: Qui a vu les vignes sur la mer, et le sel marin sur la colline? Je ne veux plus être un Morlach à ruches, un Morlach à gâteaux de miel, mais un Krivoscien à sabre, un Krivoscien à carabine, ainsi que mon oncle et ceux de Sgombro... Et il s'en alla avec ses frères, rejoindre la bande du vieil Ourosch, les garçons vêtus de haillons et le sabre nu...
Une sorte de gémissement s'éleva du cortège des femmes, tandis que Nonna se relevait. Et Marina, la troisième sœur, parla ainsi:
—Le mien, dès le lendemain des noces, partit garder les troupeaux, dans la montagne... Et moi, avec le mulet, j'allais chercher du bois tous les jours, jusqu'aux rocs de Zavaletica. A le charger et à le décharger, j'avais la poitrine rompue... Il descendait quelquefois du pâturage, pour prendre sa provision de maïs. Alors[Pg 135] c'étaient des tracas sans fin:—Où est le millet? où est le sel? où se trouvent les œufs de la semaine? Combien de quenouilles as-tu filées?... Reste encore, lui disais-je... Non, les brebis maigrissent loin de mes yeux, et le fromage moisit dans l'écuelle... Ensuite, il revint, avec l'hiver. Mais son amour était plus froid encore que décembre. Aussi, lorsque l'enfant naquit, il était mort... Ah! mon mari, lui dis-je, notre enfant est mort!... Hé! s'il est mort, que m'importe! Des funérailles de notre mère, il reste un peu d'encens dans le cornet, et la lampe pend au clou. Alors je le maudis dans mon cœur, et je me séparai de lui!
—Hélas! le mien aussi, je veux le maudire! dit Oriana, et voici que je le regrette... Mais non, mieux vaut maudire, et que les saints fassent ce qu'ils voudront de mes souffrances, de mes soupirs, de mes sanglots, de mes imprécations!
—Pauvres femmes! dit Isabelle... En deux ans, en si peu de temps... Et comme ils paraissaient épris!... Quoi! tous trois!... Non, je ne puis y croire.
—Leurs durs parents, reprit Marina, nous ont chassées de nos demeures. Nous n'avons plus de table où nous asseoir, plus de lit où nous reposer, plus de toit où nous abriter... Pitié!... aie pitié de nous, maîtresse... Envoie-nous à Raguse, au couvent.
—C'est là, dit Nonna, que nous voulons passer ce qu'il nous reste de jours à vivre. C'est là que nous prierons pour toi...
—C'est là, poursuivit Oriana, que nous prierons pour nos maris.
Elles se turent, et les autres femmes répétèrent en gémissant:
—Pitié! aie pitié, maîtresse!
—Tout ce que vous désirez de moi, dit Isabelle, mon cœur, par avance, vous l'accordait... En si peu de temps... Tous les trois!... Venez demain à Sabioneira...[Pg 136] Ser Pistolese vous y logera en attendant, et vous ne manquerez de rien.
Elles lui baisèrent les mains, et disparurent dans le bois, comme une procession de fantômes, tandis que faisant à pas lents le tour du tombeau de Simonetta, la Grande-Duchesse attachait ses guirlandes aux blanches parois. Quelquefois, les bras demi-levés et presque indistincte dans l'ombre, elle penchait le front soudainement; des larmes mouillaient ses paupières. Ensuite, puisant à la source, dans une buire de cristal qu'elle alla prendre au creux d'un rocher, et toute pâle sous la lune, Isabelle arrosa les tiges des lis qui environnaient le sépulcre.
—Se peut-il qu'il y ait de tels hommes? murmura-t-elle, après un long silence... Est-il vrai, comme on le dit, que l'injustice et le mal couvrent la terre?... Vous avez compris, mon cher Floris, l'histoire de ces pauvres femmes?
—Allons, répondit le Grand-Duc, ne songez plus à cela, mon amour!
—Ah! dit-elle, je crains au contraire de n'y avoir jamais assez songé... Je ne voyais autour de moi que des sourires, je n'entendais que des bénédictions... Les hommes m'ont toujours paru si nobles, poursuivit-elle, la terre si splendide, les cieux si purs! Même en ces jours d'enfance, où je n'étais qu'une innocente créature, les champs féconds, les fleurs, les eaux, les formes charmantes des animaux, la mer avec ses sourires d'écume, toutes ces choses magnifiques me pénétraient de tendresse et de joie... Cher Floris, ô mon seigneur aimé, soyez indulgent pour Isabelle, car la vie jusqu'à ce jour m'a été si douce, que le malheur, s'il me frappait, briserait un cœur sans défense.
—Va, chère âme, dit-il, que je meure, le jour où je te causerais quelque chagrin!
Isabelle et Floris revinrent, en suivant la plage de[Pg 137] la mer. La route était blanche et solitaire. De temps à autre, il y passait quelque chevrier, un gardeur d'abeilles, qui portait sur sa tête, en équilibre, des clayons de paille tressée; ou bien c'était un vieil homme aveugle, en manteau rouge déchiré, les pieds poudreux, et une guzla à la main, étant de ces rhapsodes errants qui mendient, de village en village.
Mais des lumières apparurent, et au fond d'une petite crique, où l'on tenait jadis les gondoles et le caïc du grand-duc Fédor, ils aperçurent un navire, que l'on achevait de radouber. Quelques valets disposaient sur le pont des tapis, des vases de fleurs. Trois Morlachs, suspendus à des cordes, le long du château de poupe, couvraient de feuilles d'or les statues ternies, les ornements qu'ils redoraient; et on en voyait, dans les hunes, qui déployaient des banderoles et des flammes.
—Vous avez été indulgent à mon caprice, cher bien-aimé, reprit Isabelle à demi-voix. Que Josine sera surprise quand elle nous verra demain venir à leur rencontre, sur cette galère qu'elle aime! Notre cousin, le vieux duc da Sesto, nous l'avait donnée en présent, comme un colossal jouet, lorsque nous étions encore des enfants... Il l'avait fait faire à Chioggia, sur je ne sais quel modèle fameux.
A ce moment, un chien griffon, en poussant des jappements de joie, accourut vers la Grande-Duchesse. Il bondissait, frottait sa tête à longs poils contre la main pendante d'Isabelle, repartait, se roulait sur le sable...
—Barocco! cria ser Pistolese... A bas! à bas!
Et franchissant le pont de bois qui joignait la galère au rivage, le majordome s'en vint saluer Leurs Altesses:
—Je surveillais les derniers arrangements, expliqua-t-il avec un gros rire, car moi, je suis comme le podestat[Pg 138] de Sinigaglia, qui commande et fait lui-même.
Puis, se tournant vers les Morlachs du vaisseau:
—Holà! cria-t-il, un flambeau pour la princesse!
—Merci, ser Pistolese, dit Isabelle, les flambeaux seraient inutiles... Ils ne brilleraient pas dans le clair de lune.
Tous trois marchaient à pas lents, sur la plage, au-dessous des murailles crénelées qui ferment l'enceinte des jardins. La mer paisible resplendissait.
—A propos, dit le majordome, Votre Grâce est-elle informée que nous avons été sur le point de revoir ce fou de Giano?
—Qui donc? interrogea Floris, se retournant à demi.
—Giano... hum!... Gianettino, Monseigneur, repartit le gros homme, sans s'expliquer mieux, car celui dont il parlait passait à Sabioneira pour le fils bâtard du grand-duc Fédor... Ah! le coquin! le triple fou!... Sauf le respect que je dois à Leurs Altesses, on n'a jamais vu son pareil. La princesse se rappelle-t-elle, quand il lâcha par bel humore un des ours qu'on tient renfermés dans les logettes des Vieilles-Murailles? Il était ivre au point qu'il l'empoigna à la crinière, et voulait lui monter sur le dos.
—Comment aurait-il pu revenir? dit Isabelle... Je croyais que le grand-duc Fédor l'avait relégué à Venise, après le meurtre de ce malheureux Cirillo.
Ser Pistolese hocha la tête:
—Hum! hum!... Vieille histoire, Madonna... Le combat avait été loyal; c'est une chose reconnue... Et quand bien même il serait vrai que, dans un moment de vivacité, il eût donné à Cirillo cette maudite coltellata, ce que, le Malin nous incitant, chacun de nous est exposé à faire, il en a bien pâti, poveretto! Il paraît qu'à Venise il ne mangeait pas des chapons gras, ni des cuisses de veau tous les jours, à modeler des médailles[Pg 139] de cire et à faire des copies pour les milords. Si bien que, touchée de sa misère, Mme Maria-Pia lui avait promis de faire cesser cet exil... Mais il a eu, depuis, d'autres idées... Allons, nous voici à la Porte-Peinte... Je prends congé humblement de Leurs Altesses.
Le lendemain, dès le lever du soleil, ser Pistolese posa un Morlach en vedette, au sommet du campanile. Cet homme avait ordre de sonner la cloche, aussitôt qu'il découvrirait à l'horizon le vaisseau d'Ancône qui amenait Mme Maria-Pia; et la galère, incontinent, devait emporter ceux de Sabioneira à la rencontre des arrivants, jusqu'à la petite île del Eremita. La matinée entière se passa en attente et à prêter l'oreille: Floris même, par impatience, monta deux fois les cent six marches du campanile, jusqu'à la plate-forme des cloches. Enfin, un peu après deux heures, la volée d'airain éclata; et Isabelle et Floris, au même instant, suivis de ser Pistolese, de Stepany, de l'abbé Lancelot, se rendirent en hâte au belvédère, bâti par le grand-duc Fédor, à l'extrême pointe des jardins, et qui domine du haut d'un roc, sur les flots.
—Le voilà! le voilà! cria messer Pistolese, dès qu'il eut relevé les jalousies de bois qui fermaient les fenêtres du kiosque.
En effet, on apercevait, au fond de l'horizon, la tache sombre d'un grand navire. La mer sans rides étincelait sous le soleil. A droite, une plage s'allongeait, toute parsemée de roches rouges. Çà et là, quatre ou cinq goélands y dévoraient les poissons morts que le reflux avait laissés.
—Vite à la Vieille-Batterie! s'écria Floris. Qu'on tire trois coups de canon, pour leur marquer que nous les voyons!... Chargez-vous-en, ser Pistolese!
Et descendant, à l'angle des jardins, l'escalier San-Teodoro, Isabelle et Floris atteignirent rapidement le petit havre, où la galère se balançait, prête à partir.[Pg 140] Trente Morlachs, la toque rouge en tête, le pantalon étroit de serge blanche fermé par des rubans de couleur, étaient assis sur les bancs des rameurs, dans l'intérieur du navire. Le fracas d'un coup de canon interrompit leurs acclamations; puis l'écho, de falaise en falaise, le fit rouler tout le long du golfe. La brise soufflait doucement. La pesante barque s'ébranla... Flammes, pavillons, banderoles, claquaient au vent, frissonnaient; des tapis de Perse éclatants pendaient, le long des bordages, jusque dans l'eau; la proue, entièrement dorée, avec son grand lion ailé, projetait sur les vagues un reflet magnifique; le ciel vermeil s'élargissait, ainsi qu'une rose au cœur immense. Des pêcheurs de l'île de Kosor, qui venaient de prendre un dauphin et menaient le monstre écumeux amarré au long de leur barque, marchèrent, pendant quelques instants, de conserve avec les rameurs, en criant mille bénédictions.
Quatre heures après, la galère n'était pas encore revenue. Fort étonné de ce retard, messer Pistolese descendit jusqu'à la plage de Sabioneira-le-Bas. Les Morlachs des villages voisins commençaient d'y arriver en foule. On entendait, de tous côtés, les carillons des vendeurs de sorbet, de pignolats et de lait caillé, les timbales des astrologues en plein vent, les chansons des guzlares aveugles, dont il y avait quantité, Mme Maria-Pia leur faisant à tous la pension d'un demi-ducat chaque mois, depuis la naissance de Tatiana. La tour des cloches sonna sept heures. Alors inquiet, ne résistant plus à son impatience, ser Pistolese se jeta dans une barque. Les Morlachs déployèrent la voile, et la brise étant favorable, la tartane courut rapidement vers l'île del Eremita. Une couleur d'un violet sombre occupait le ciel, à l'occident; les vapeurs du crépuscule se répandaient. Soudain, au milieu de l'ombre[Pg 141] croissante, et dans le silence des flots, on entendit le tintement d'une cloche.
—Hein... Écoutez! dit le majordome... On dirait que ça vient de l'île.
—C'est la cloche de l'ermitage, répondit l'un des pêcheurs... Elle n'a pas sonné depuis la mort de frère Lorenzo, le dernier ermite... Que les saints nous pardonnent nos péchés!
Il fit le signe de la croix, et les autres pêcheurs l'imitèrent. Une terreur superstitieuse les saisit: aucun de ces hommes ne parla plus... Les tintements du glas continuaient, à coups lents, espacés, qui se perdaient au loin, sur la mer.
—Ils sont là-haut! s'écria Pistolese, qui montra du doigt la falaise... Voyez, il y a des lumières à la cabane de l'ermite... Vite, abordez! Que se passe-t-il?
Il sauta sur la côte aride, semée de myrtes et de lentisques rabougris, et commença de gravir l'âpre sentier. Les cailloux s'éboulaient sous ses pas, des sauterelles se levaient. Puis, aux lueurs du jour expirant, le majordome vit descendre à lui une femme qui pleurait, appuyée sur le bras d'un homme. C'était la petite princesse Josine, qu'il ne reconnut pas tout d'abord. L'abbé Lancelot l'accompagnait, nu-tête, l'air effaré:
—C'est vous, ser Pistolese?... Ah! mon Dieu! Vous avez appris le malheur!... O pauvre dame!... pauvre dame!
—Quel malheur y a-t-il donc? fit le gros homme... Parlez-vous de Mme Maria-Pia? Elle n'est pas plus mal, j'espère!
—Morte, morte, hélas! décédée!... Elle a quitté la vie, ser Pistolese... O jour de deuil! Ne pleurez pas, princesse. Voyons, chère princesse, du courage! Vous savez bien ce qu'a dit Monseigneur, pourquoi il m'a[Pg 142] recommandé de vous conduire à la galère... Ne pleurez pas, charmante princesse, ne pleurez pas!
—Mais comment cela est-il arrivé? balbutia le majordome.
—On ne se doutait de rien, répondit l'abbé. Elle ne paraissait pas si proche de sa fin, quoique, si vous vous rappelez, je vous ai bien dit hier qu'elle ne pouvait aller loin. Mais, tandis qu'elle était à dormir dans l'ermitage, son visage a beaucoup changé, et M. Manès, tout de suite, a prévenu Mgr l'archevêque... Comment vous trouvez-vous, ma mère? a demandé celui-ci... Je vais mourir, a-t-elle répondu; je vais mourir! Alors, elle a dit que son seul regret était de n'avoir pas vu une fois encore le grand-duc Fédor, pour le supplier de chérir son fils, qu'elle le recommandait à Notre-Seigneur: enfin, des choses si touchantes que tous pleuraient en les entendant. Sur ce, Mgr José-Maria s'est hâté de lui porter les saintes huiles; et c'est ainsi qu'elle a passé, juste à sept heures, remontant à son Créateur et faisant une si belle mort que jamais on n'en fit de plus édifiante et de plus semblable à sa vie, qui était un modèle en toute chose.
—Oui, c'est bien vrai! reprit ser Pistolese attendri.
—O pauvre dame! pauvre dame! Je perds, continua l'abbé, oui, je perds en elle, j'ose le dire, la meilleure amie que j'avais... Toujours bonne, affable, prévenante!... Je comptais lui offrir, dès son arrivée, cette amphore que vous savez, que Gregorio a pêchée devant vous, et sur laquelle on voit en relief ces lettres: M. P. A. R., ce qui fait: Maria-Pia, archiduchesse russe ou de Russie. Coïncidence extraordinaire, n'est-ce pas?... Mais il faut se soumettre aux volontés du Seigneur. Nous ne sommes rien dans sa main! dit le saint Livre... Allons, allons, bonsoir, mon bon ami... O malheureux jour! malheureux jour!
Messer Pistolese, resté seul, atteignit bientôt l'ermitage.[Pg 143] Sous les pins-parasols qui l'ombrageaient, se pressait une foule silencieuse, Morlachs, matelots, serviteurs. Quelques-uns allumèrent des torches, et la cabane de l'ermite s'apercevait au fond, contre un rocher, avec ses murs blancs, son toit rouge et sa cloche abritée d'un auvent de tuiles, et qui n'interrompait point son glas. Elle s'arrêta soudainement; un pesant silence tomba; et l'on vit l'archevêque de Myre franchir la porte de la cabane. Il marchait à pas graves et lents, couvert de l'aube et de l'étole noire, et tenait un cierge à la main. Derrière lui, parurent deux Morlachs portant une civière drapée de noir, sur laquelle était étendue la grande-duchesse Maria-Pia, immobile, les traits découverts, et habillée en franciscaine,—habit qui la suivait toujours. Tatiana, Isabelle et Floris fermaient le lugubre cortège.
Alors les porteurs, s'arrêtant, déposèrent le lit funèbre au milieu de l'esplanade. Tous se rangèrent à l'entour, avec des cierges, et, d'une voix forte, José-Maria récita les prières des morts. Isabelle et Tatiana se tenaient à genoux de chaque côté du cercueil; les sanglots qu'elles retenaient gonflaient leur poitrine à la briser. Mais l'archevêque s'avança, portant dans ses mains un voile noir, pour en couvrir la face de la morte; le temps de descendre au navire était arrivé. Les larmes d'Isabelle jaillirent, et, s'élançant auprès du lit:
—Attendez! attendez! que je la regarde encore un seul instant... Se peut-il qu'elle soit morte?... Elle était si douce, si bonne, si tendre!... Mère, oh! pourquoi ne répondez-vous pas? Pourquoi n'ouvrez-vous pas les yeux?... Mais vous jouissez de la paix, en compagnie des âmes bienheureuses. Vous entendez nos cris, du séjour de gloire... O ma mère! ma mère!... Morte! morte! Oh! oh! oh!
Tous trois entouraient le corps, en l'embrassant et en versant des larmes, et Tatiana s'écria:
—Hélas! hélas! toi qui étais mes yeux, te voilà morte! Tu m'abandonnes dans les ténèbres et tu jouis de la lumière... Je sens tes mains glacées, ma mère. O chères mains qui m'avez tant de fois caressée, faut-il que vous restiez inertes? Chère bouche qui me parlais si doucement, tu ne me diras plus rien de tendre... Seigneur, que votre volonté soit faite; mais tout au moins, accordez-moi la grâce de me résigner!
Elle se tut. Floris reprit:
—A peine t'ai-je retrouvée que la mort nous sépare. Me voici de nouveau orphelin... Pauvre image glacée, que me diraient tes lèvres closes, si tu les rouvrais soudain?... Séparés pendant vingt-cinq ans et réunis quelques mois à peine!... Oh! le monde est un mauvais rêve, et nous ne sommes rien que des ombres. Les plaisirs où nous tendons les mains sont des bulles de savon qui crèvent: ce qui nous suit éternellement sous nos pieds, c'est la terre de notre tombe, la fosse où il nous faut choir un jour!
José-Maria leva la main, ainsi que pour mettre un terme à ces douleurs qui s'exhalaient:
—Silence, mon frère! s'écria-t-il. N'élevons pas notre vain murmure contre les décrets éternels! Nous partagions notre mère avec le ciel; maintenant, si l'on peut avoir foi en la miséricorde de Dieu, c'est le ciel qui la possède tout entière. Ne la plaignons pas d'un tel bonheur; ne nous lamentons pas sur nous-mêmes; ne mêlons pas notre égoïsme à ces mystères de l'infini... Mes sœurs et vous, mon frère, contemplons-la une dernière fois, puis descendons au rivage.
Messer Pistolese s'avança, faisant un signe. Deux Morlachs soulevèrent le lit funèbre, et tout le cortège se mit en marche vers le sentier qui dévalait entre les roches. Mais, au tournant de l'ermitage, ceux qui marchaient en tête s'arrêtèrent stupéfaits, et, pendant un instant, la parole manqua de surprise au majordome.
—Oïbo! s'écria-t-il enfin. L'imbécile de Jacinto!
Devant eux, au fond de l'horizon, le promontoire illuminé, chargé de jardins, de palais et d'architectures de flammes, ouvrait mille scènes éblouissantes. Le grand manteau de fleurs de la montagne étincelait de feux multicolores: par endroits, blanc comme l'argent; ici, plus rouge que le rubis; là, vert comme l'émeraude. Les eaux qui se précipitaient pendaient au flanc des roches ou au milieu des verdures, comme des guirlandes de cristal; et tout entouré de créneaux, l'immense amphithéâtre étageait sur ses terrasses et dans ses bois pleins de fusées volantes, des toits bleus, des dômes de plomb, des portiques à trèfles quadrilobés, des façades de briques à losanges, des maisons roses, des batteries de canons verts, des kiosques, des statues, des fontaines, des grilles qui s'ouvraient sur la mer, des mâts de bronze à oriflammes, des obélisques supportés par des lions de basalte noir. Au sommet, parmi les arcades, brillait le colosse doré et ailé du cheval Pégase, qui, de son pied, fait rejaillir une fontaine; et, dominant la montagne et la mer, tout éclairé de girandoles, de lamperons et de pots à feu, le clocher rose du campanile portait un grand Ange doré, haut de seize pieds, pour montrer le vent.
—Eh bien, Miklas, le pays te plaît-il? dit l'un des serviteurs demeurés sur l'esplanade pour enlever les tréteaux, les étoffes et tout l'appareil funéraire, et qui, du haut des rochers, contemplaient Sabioneira illuminé.
—Mais oui, mais oui!... Les femmes y sont-elles jolies, hein?
Le premier valet ricana:
—Voyez ce Miklas, quelle fournaise!... Mais ici, ce n'est pas comme à Prague, mon garçon... Les Morlachs, parmi lesquels nous allons vivre, sont plus vindicatifs que des diables!
—Bah! dit Miklas, et qu'est-ce qu'ils me feraient, voyons, si je courtisais une de leurs femmes?
—Une de leurs femmes! Ah bien, oui! Si tu t'accroupis seulement pour savoir si leur chien est mâle ou femelle, les voilà qui t'écrivent sur leurs tablettes et laissent croître, en signe de vengeance, l'ongle de leur petit doigt... Puis, un beau jour, ils te balafrent le visage avec un kreutzer aiguisé qu'ils ont mis au bout d'un bâton fendu... Ça s'appelle dar un sfrizo, oui, comme qui dirait friser.
Les valets éclatèrent de rire, tandis qu'une rumeur lointaine, des clameurs, des détonations arrivaient jusqu'à eux, de Sabioneira. De hautes gerbes de fusées sillonnèrent un instant les ténèbres, puis retombèrent dans les flots.
—Entendez-vous comme ils s'amusent? reprit le valet... Pauvre madame! Elle a encore souri ce matin, quand le long Timothée est tombé sur le pont... Et penser maintenant qu'elle est morte!
—Bah! repartit le gros sommelier Agnolo, nous mourrons tous, rien n'est plus certain... Riches ou pauvres, il faut en venir là...—n'oublie pas le goupillon, Miklas!...—C'est le sort commun, le sort commun!
Aussitôt que le grand-duc Fédor eut appris la mort de sa femme, il régla, par un sec billet, adressé à l'archevêque de Myre, que le deuil en serait de six mois, bien qu'il ne le prît pas lui-même; qu'aucun de ses enfants ne draperait, mais seulement un deuil d'habits, porté par les princesses en violet, selon l'ancienne mode royale; et que, en attendant l'entier achèvement du tombeau superbe que Son Altesse se bâtissait à grands frais, au fond des gorges de la Jagodna, le corps serait porté, sans cérémonie, dans les caveaux de Sainte-Justine.
La pompe funèbre fut donc modeste. Cette église Sainte-Justine, édifiée par le doge Venier, au milieu des jardins du palais, ne reçut, le jour des obsèques, outre les princes et princesses, que les femmes et quelques vieux pêcheurs de Sabioneira-le-Bas. Le grand-duc Fédor n'y assista point; et même le dimanche d'après, comme jaloux d'une douleur dont les témoignages accusaient sa propre insensibilité, il fit crier par le héraut public à Podgor, à Zemenico, et dans deux ou trois autres villages, que l'on eût à cesser les glas, avec toutes les marques de deuil. De tels regrets, légitimes au début, devaient pourtant avoir un terme: et il comptait que, dès le lendemain, le peuple reprendrait ses occupations et ses plaisirs accoutumés, puisque, aussi bien, c'était le temps de la foire San-Gordiano et des régates d'Imotica.
Le matin de ce dimanche même, comme Floris se trouvait seul, dans une petite chambre voûtée, située à[Pg 148] l'angle du palais, sous un portique pavé de briques, un coup léger heurta la porte, et aussitôt M. Manès entra.
—Eh bien! demanda vivement Floris, m'apportez-vous quelque nouvelle?
—Le grand-duc Fédor, répondit Manès, vous attend ce soir, à neuf heures..... Je viendrai prendre Votre Altesse.
—Bien! dit Floris qui repoussa son écritoire. Cela m'épargne une troisième lettre que j'allais écrire à l'instant, pour prier mon père de me recevoir.
—Votre Altesse est donc toujours décidée à nous quitter? reprit Manès.
Le Grand-Duc poussa un long soupir:
—Hélas! dit-il, tout chemin est le mien, à présent que ma mère est morte... Mon père semble me tenir en mépris, en haine peut-être... Que ferais-je à Sabioneira? Ah! j'ai perdu avec ma mère ma maison, mon foyer même. En quelque lieu qu'elle habitât, je l'y aurais suivie avec joie; ma patrie était auprès d'elle, puisque le sort, en me chassant de celle que j'avais adoptée, a fait de moi comme un étranger dans l'Europe entière. Elle morte, pourtant, je dois me souvenir que la Russie est mon pays natal et que j'y ai des droits héréditaires.
—Sans doute, sans doute, fit le savant. Et que dit de cela votre sœur, la grande-duchesse Tatiana?
—Elle m'approuve, répliqua Floris. Elle-même a pris mon parti auprès de la Grande-Duchesse, qui témoignait quelque appréhension. Oh! ma sœur est une âme vaillante!
—Avez-vous vu le docteur Ulm? demanda Manès, après un silence.
—Je ne le verrai pas! s'écria Floris. Non, pardieu! quoi qu'ait pu me dire Tatiana. Vais-je faire la cour, à présent, aux domestiques de mon père?... Docteur de quoi? docteur en quoi?... Il n'est ni juge, ni médecin.[Pg 149] Une espèce d'aventurier ramassé au fond de la Perse!... Le diable sait par quels moyens il a circonvenu le Grand-Duc, si froncé, si fermé à tous!
Ils se turent. Un jour grisâtre emplissait l'étroit cabinet, où pour tout meuble se voyaient quelques chaises, avec une table vénitienne, marquetées en bois d'olivier et en ivoire de diverses couleurs. Mais un pas résonna sous la voûte, et Jacinto parut au seuil, tenant à la main des papiers, qu'après de grandes saluades, il remit à Floris. Grosset, basset, l'air toujours en peine et étonné, cet acolyte de ser Pistolese suppléait ce jour-là son maître, parti la veille pour Raguse, où Tatiana, qu'il accompagnait, était allée porter aux Barnabites le cœur de Maria-Pia.
—Sont-ce là, dit Floris, les réponses aux lettres arrivées de Russie, touchant la mort de ma vénérée mère?
—Oui, Monseigneur, dit Jacinto. Que Votre Altesse daigne les signer!
—Ho! ho! pas un titre d'omis! reprit Floris, en les parcourant des yeux. Mes beaux cousins ont bien des qualifications: Grand Amiral, Chef du Corps des Cadets, Aide de camp général... Celui-ci: Inspecteur général du Génie, Aide de camp de S. M. l'Empereur, Chef d'un régiment de dragons, d'un régiment de grenadiers et du régiment des cuirassiers d'Astracan... Voyons l'autre. Cinq lignes pleines: Grand Maître de l'Artillerie, Grand Curateur, Grand-Duc, etc. Allons! deux ou trois titres encore pour les grandir, et mes cousins seront si grands qu'ils pourront nous cacher le soleil, quand il leur plaira, et le mettre dans leur poche!
—Que Votre Altesse m'excuse, répondit Jacinto, interdit. J'ai copié le protocole. C'est ainsi qu'ils sont titrés dans l'Almanach de Gotha.
—Oh! dit Floris, je ne leur envie rien. C'est évident! Vous leur donnez leurs qualités. Qu'y a-t-il de plus naturel? Et il signait rapidement les lettres. Ils[Pg 150] sont par surcroît, si je ne me trompe, propriétaires de régiments autrichiens, chefs de régiments prussiens. Moi seul suis comme nu, sans honneurs, sans titres, sans dignités. Mais bah! la Russie est si grande, que le Tsar pourra bien m'y procurer quelque emploi!
M. Manès, à l'heure convenue, trouva Floris qui l'attendait. Ils traversèrent les jardins et arrivèrent au vaste étang de mer, au milieu duquel se découvre l'île habitée par le grand-duc Fédor. Sur la plage, un poteau de bronze offrait aux regards, dans un cartouche, les défenses portées par le Grand-Duc d'approcher de son île à plus d'une lieue.
Ils montèrent dans l'étroite gondole envoyée pour eux du palais. Une flamme vacillant au loin allongeait son reflet sur les eaux. A mesure qu'on approchait, la lueur triste et fumeuse laissait distinguer un portail, des arcades à la persane, des dômes, des arbres, des viviers, tout un pavillon magnifique, bâti au bord de la tranquille lagune, et dont l'escalier y plongeait. Un grand fanal d'argent de forme ronde, où brûlait une mèche de suif, était posé sur l'un des degrés.
La petite barque accosta, et Floris, lestement, monta les marches. Il atteignait le seuil du pavillon, quand il vit se jeter à lui un homme de médiocre taille, la face d'un jaune livide, fort gros de partout, sans être gras, et la tête grosse à surprendre. C'était le docteur Isidore Ulm, que M. Manès présenta, et qui se plongea aussitôt en révérences et en respects.
—Je vous suis obligé, repartit froidement Floris... Manès, conduisez-moi à mon père!
Ils passèrent une chambre à dôme, montèrent deux marches de marbre, et pénétrèrent dans la salle d'audience, séparée seulement de l'autre, à hauteur d'homme, par des châssis de glaces de Venise, gravés d'or. C'était un vaste salon persan de cinq étages octogones, ouverts l'un sur l'autre, en étrécissant, et peint de moresques[Pg 151] d'or et d'azur. Plusieurs flambeaux de cire çà et là l'éclairaient assez pauvrement; et la salle fraîche et ténébreuse semblait plutôt quelque grotte marine, le retrait féerique d'un dieu des fleuves, par l'eau qui y ruisselait de tous côtés, en longs filets et en fontaines, avec des masques, des goulettes, des coquilles de marbre blanc, tellement que l'on voyait l'eau ou qu'on la sentait, tout autour de soi. Au milieu, un bassin de marbre, à huit pans, jetait deux minces fusées d'argent.
—Monseigneur, voici votre père! dit Manès.
Une tenture se leva, et le grand-duc Fédor parut et s'arrêta aussitôt. Il portait un habit persan, d'un vert de bronze, avec des lacets noirs. Sa haute taille était grêle et courbée, son teint enflammé de tumeurs, sur un fond plus blanc que le plâtre: et il effrayait par des yeux ardents, une physionomie sinistre, qui représentait la Cruauté, l'Orgueil, la Rage, l'Avarice. Ainsi ce fils et ce frère de Tsars regardait son fils venir à lui.
—Il m'est enfin donné de voir mon père, dit Floris, en ployant le genou. Puissent maintes années heureuses être ajoutées à ses années! Puissent aussi mes vœux sincères et mon respect me gagner son cœur!
Les lèvres lui tremblaient d'émotion. Le grand-duc Fédor répondit d'une voix lente et enrouée:
—A quoi bon cet humble salut, à quoi bon cette déférence simulée, quand votre conduite la désavoue? Allons, relevez-vous, monsieur. Vous avez employé de hautaines instances, pour être reçu par nous; vous avez forcé notre porte avec vos messages impatients... Debout, monsieur, debout, vous dis-je! Vous avez le sang trop bouillant pour rester si longtemps à genoux.
—Mon père, dit Floris, que ma hâte légitime de vous voir et le ton pressant de mes lettres n'accusent pas mon respect pour vous. Si quelque chose vous déplaît dans mes manières, ne l'attribuez, je vous en conjure, qu'au long éloignement de vous, où il m'a fallu[Pg 152] vivre. Mes fautes ne sont pas de moi, mais de mon ignorance seule.
—Je ne comprends pas bien cela, reprit le Grand-Duc; et affectant, ainsi qu'il faisait souvent, un langage obscur, bref, bizarre, où perçait quelque chose d'égaré:
—Qu'est-ce qui vous suit ainsi? dit-il.
—Où cela... où cela, Monseigneur?
—Là, sur les dalles de la salle.
—Mon ombre? dit Floris stupéfait.
—Arrêtez-la!... elle me déplaît! dit le Grand-Duc. Présentez-vous à moi sans elle!
—Votre Altesse veut se moquer; elle sait bien que c'est impossible!...
—Eh bien! voilà cependant, monsieur, ce que vous exigez de moi. Vous assurez qu'il faut séparer vos fautes de votre personne, ce qui serait aussi aisé que de séparer l'ombre du corps!... Assez là-dessus, maintenant. Vous m'avez demandé audience. Il m'est pénible de parler, mais j'entendrai ce que vous avez à me dire.
Alors, tandis que le vieillard s'asseyait à l'orientale, sur un petit lit de brocart d'argent, il s'éleva, d'un enfoncement ouvert dans la salle comme une alcôve, une symphonie d'instruments. Quatre ou cinq musiciens persans, domestiques de Son Altesse, y jouaient à bas bruit, de leurs luths, soutenus d'un rebec et d'une flûte. Cette argentine mélodie couvrait à peine le clair et léger murmure des eaux.
Cependant le Grand-Duc reprenait:
—Parlez, monsieur, que me voulez-vous?
—Mon père, répondit Floris, tout debout en face du vieillard, je demande votre congé de quitter Sabioneira. J'y suis venu avec empressement, pour vous rendre mes devoirs de fils. J'espérais y vivre près de ma mère, et ne désirais pas un plus grand bonheur, si elle eût vécu. Mais à présent, je l'avoue, Monseigneur, mes pensées et mes souhaits se tournent vers une vie moins indolente[Pg 153] que celle qui serait la mienne, si je restais en Dalmatie.
—Au fait! dit le Grand-Duc.
Floris poursuivit:
—C'est à Dieu et à vous, mon père, que je dois la glorieuse dignité de ma naissance. Vous êtes grand-duc de Russie, et par conséquent je le suis aussi. Jusqu'à présent cependant, ma naissance, comme celle d'un fils de marchand, ne m'a rapporté que de la richesse. Seul de tous les grands-ducs, je porte ce nom, sans jouir des privilèges souverains et des honneurs qui y sont attachés. Permettrez-vous cela, mon noble père? Faut-il que je me voie dépouillé de mes titres et de mes dignités? Vaine ombre d'un grand nom, simulacre de prince, dois-je traîner une vie oisive? Non, je revendique mes droits de légitime descendant à l'héritage de mes ancêtres. Vous-même, vous avez consacré au service de la Russie vingt années de votre vie. C'est ce que j'ai en moi de votre sang, Monseigneur, qui me sollicite à vous imiter.
—Vous auriez dû, monsieur, dit le Grand-Duc, nous présenter une requête. Il est d'usage, l'ignorez-vous? quand on recourt à ses supérieurs, de le faire par des placets... N'importe, expliquez-vous à présent. Au reste, je devine la chose. Vous désirez une charge, quelque emploi, et vous comptez sur moi pour l'obtenir. Vous voulez que j'écrive au Tsar, n'est-ce pas?
—Cette faveur que je réclame, dit Floris, est comme un droit pour ceux de mon sang.
Le Grand-Duc éclata d'un rire étrange:
—Mon frère Nicolas y a pourvu, répondit-il. Vous ne connaissez pas, je vois, le manifeste qui parut la veille de mes noces. Ha! ha! Un tour du tsar de Mirliki, comme l'appelait Constantin! Ce manifeste statue donc, par toutes sortes de raisons, de considérations profondes, que les parents du Tsar qui prennent en[Pg 154] mariage des personnes non orthodoxes, ne pourront transmettre à leurs héritiers les droits dévolus aux membres de la famille impériale.
—Ce manifeste ne regarde, dit Floris, que la succession au trône. Mes autres droits restent intacts.
—Vos droits, ricana le Grand-Duc, vos droits! Vous les mettez sans cesse en avant, comme le scorpion ses pinces. Vous n'avez aucun droit, monsieur. Il n'y a d'autres droits en Russie que le bon plaisir de l'Empereur... Vos droits! Mon frère Nicolas, de glorieuse mémoire, en avait bien, je pense, autant que vous. Il a pourtant vécu sans charges et sans honneurs, jusqu'après sa majorité. Oui, plus d'un an après son mariage, il attendait encore l'audience, avec les autres courtisans. Ce ne fut que pendant l'automne de 1818 qu'il obtint le commandement d'une brigade de la garde, et il avait alors vingt-deux ans.
—J'en ai vingt-six, repartit Floris.
—Êtes-vous si âgé, monsieur? Pour qui compterait mieux, il y a quelques mois à peine que vous êtes enfin sorti de l'abjection où vous viviez. Allons, vous êtes trop exigeant. N'y a-t-il pas eu dernièrement toute une fortune pour vous? Ne venez-vous pas d'hériter?
—Moi, Monseigneur? dit Floris stupéfait.
—Sans doute, votre mère est morte. Il vous faut apprendre la patience, puisque vous vous dites mon fils. L'homme le plus patient du monde n'aurait pu rivaliser avec moi. Oh! j'ai rampé sous Nicolas, comme un chasseur de buffles sauvages. J'aurais conduit en laisse une tortue, depuis Moscou jusqu'à Pétersbourg. Vous êtes trop bouillant, monsieur... Bonsoir... Nous vous autorisons à vous retirer, maintenant.
Le Grand-Duc porta à ses lèvres un sifflet d'or, et un page très beau, fardé, les yeux peints d'antimoine, se présenta et disposa sur le tapis, aux pieds de Son Altesse, une carafe et une tasse d'or, avec un grand plat[Pg 155] d'or, rempli de neige. Floris, tout pâle et agité, restait debout en face de l'estrade, comme indécis s'il se retirerait, ou s'il tenterait un dernier effort.
—Puis-je espérer, reprit-il enfin d'une voix sourde, que Votre Altesse écrira cette lettre?
—Bah! répondit le grand-duc Fédor, en se versant du vin dans la tasse, vous avez plus de pouvoir que nous-même sur l'esprit du Tsar. Alexandre ne vous a-t-il pas fait mon héritier? Demandez-lui votre charge en flamand.
—Je parle russe, Monseigneur. Depuis six mois, je m'y applique sans relâche, et c'est ma mère, la première qui m'en a donné des leçons.
—Allons, ce sera moi, fit le Grand-Duc, qui ne saurai plus parler russe.
—Mon père, dit Floris...
—Bah! bah! laissez ce mot! A quoi sert de distinguer un père d'un autre homme?... N'importe! je vous sais gré, monsieur, de n'avoir pas juré que vous m'aimez, que vous avez pour moi la plus sincère affection... Les chiens sont-ils lâchés?... Hussein! A-t-on lâché les chiens?... Lorsque nous aurons besoin de vous, nous vous ferons chercher, monsieur.
La rage de Floris éclata, sitôt qu'il eut atteint la gondole.—Chassé! il m'a chassé! répétait-il, parmi les cris, les jurements, les menaces; et la vue de la Grande-Duchesse, qui l'attendait au débarcadère, avec Tatiana arrivée de Raguse, ne parvint pas même à le calmer.—Je le méprise, oui! Je dédaigne ses mensonges, et je vais y retourner pour le lui dire, malgré ses chiens!... Isabelle et l'aveugle furent longtemps avant de pouvoir le radoucir. Tous les trois, ils se promenaient dans les jardins, sur l'une des terrasses. De rares lumières brillaient. La lune blafarde, avec son croissant, flottait comme une plume légère, parmi les gouffres bleus du ciel. Les fontaines, taries la nuit, se[Pg 156] taisaient; partout, le silence. Seul, ainsi qu'un guetteur au plus haut de cette montagne endormie, l'ange d'or du campanile veillait encore, et par instants on l'entendait tourner sur sa boule de bronze, avec un faible bruissement.
—Allons, voilà minuit qui sonne, reprit Tatiana. Il est temps de nous séparer... Je vous le répète, mon frère. L'entremise du grand-duc Fédor ne vous est plus indispensable... J'ai reçu aujourd'hui des nouvelles. Vous pouvez, sans crainte, vous adresser directement à l'Empereur... Rien de plus sûr! Il se prépare une expédition contre les Turcomans. Demandez à en faire partie, n'importe en quelle qualité. Le Tsar aurait pu trouver des inconvénients à votre séjour à la cour. Il n'en subsiste plus aucun, s'il vous envoie en Asie, avec Skobeleff.
—Ah! Tatiana, que lui conseilles-tu! dit Isabelle.
—Allons, ma sœur, tu montres trop de craintes, répliqua l'aveugle fermement. Etant celui qu'il est, il ne peut, sans honte, rester oisif à Sabioneira. On doit le voir partout où, dans le vaste empire de ses pères, la Renommée propose des couronnes, partout où l'on gagne de l'honneur. Souffrira-t-il que de si belles récompenses soient le lot des moujiks et des fils de pope, tandis que lui, cousin du Tsar, mènerait une vie paresseuse, près de sa femme et de sa sœur? Je chéris mon frère tendrement, mais j'aimerais mieux le voir mort pour le Tsar et pour la Russie, que déshonoré par un lâche repos!
—Oui! oui! exclama Floris. Merci, Tatiana... Tu as raison, oui, j'écrirai!
La Grande-Duchesse joignit les mains:
—Mais tant de hasards, tant de périls!... Dans quelle inquiétude je vais vivre!
—Bah! dit l'aveugle, n'est-ce donc rien que de[Pg 157] remporter la victoire?... La gloire panse tout!... Quand il serait blessé...
—O Dieu! tais-toi! tais-toi! dit Isabelle.
—Je vais donc vivre enfin! s'écria Floris. Le bien que j'ai eu sans peine, est-il à moi? Il aurait pu tomber sur une autre tête... Seul m'appartient celui que je conquiers!... Je reviendrai tout couvert de gloire... Alors, il faudra bien que le Tsar m'écoute!... Que de choses à réformer en Russie!... Si Alexandre avait un sage conseiller... Tôt ou tard, dans les pays voisins, il y aura des couronnes à prendre, en Bulgarie, en Roumanie!... Vois-tu, Tatiana, je sens bouillonner dans mes veines une ardeur qui suffirait à un monde... Oh! partir, vivre encore sous la tente, affronter la mêlée sanglante, éprouver les misères terrestres, être un homme parmi les hommes!
Son pas sonnait sur les dalles de marbre; et il semblait à Isabelle changé, grandi, comme transfiguré.
Floris, dès le lendemain même, commença d'arranger doucement toutes choses pour son départ. Il écrivit au baron Mamula, l'homme de confiance, l'ami de Mme Maria-Pia et l'exécuteur de son testament, pour le presser de terminer les affaires de la succession. De plus, il lui donnait mission de se faire rendre les comptes de la tutelle d'Isabelle, que le grand-duc Fédor traînait depuis plus d'un an, et il insistait en conséquence pour que Mamula vînt s'établir à Sabioneira. Le baron arriva donc peu de jours après, avec cinq ou six chiens dont il faisait ses délices. C'était un grand homme blond, maigre, des yeux pétillants d'esprit et de feu, galant aussi dans sa jeunesse, et ancien vice-président du tribunal suprême de Raguse. Personne ne parlait plus juste, et ne coulait une question à fond plus nettement et plus facilement. Il s'installa avec sa chiénaille dans un petit appartement, de plain-pied à la[Pg 158] cour des Fontaines, et écrivit tout aussitôt au docteur Ulm, qui se présenta, chargé des intérêts du grand-duc Fédor. Le baron se flattait, en arrivant, d'en avoir promptement fini; mais les premières conférences révélèrent des comptes peu nets, noyés de chiffres, de duplications, de lacunes, d'obscurités. Il fallut donc en venir aux éclaircissements, et les longues séances d'affaires eurent lieu dès lors, réglément, trois fois par semaine. Floris ne manqua pas de s'y rendre.
Comme il en revenait un soir, il trouva un valet de Josine, qui l'attendait avec un billet. La petite princesse invitait son beau-frère à la venir voir, le lendemain. Ses vieux amis les Zingari étaient arrivés, disait-elle, et pour mieux recevoir la visite des femmes et des enfants de la tribu, elle leur donnait une collation. La fin du billet promettait à Floris une surprise, en termes enjoués et mystérieux.
—C'est bien! Répondez que j'irai, dit le Grand-Duc au laquais.
Vers trois heures, Floris se rendit chez la princesse. Seul depuis le matin, sans savoir que faire dans les jardins, ce fut avec impatience qu'il prit la route de la Casa d'Oro, le petit palais qu'elle habitait. Le vieux parc, dépouillé par l'automne, était baigné d'une brume violette; des statues tranquilles s'y dressaient, à travers les rameaux noirs et nus. Au moment où il débouchait de l'avenue, Josine le vit arriver, et descendit toute courante et bondissante, au-devant de lui. Une large fleur de lis de saphirs pendait à son col délicat. Sa chevelure noire était tressée de lacets de soie verte et d'argent, en vingt boucles folâtres et charmantes; et elle avait un habit de gala d'un damas rose sèche, tout semé de houppes couchées de plumes d'autruche d'argent, et que bordaient, sur la poitrine, des houppettes de plumes d'autruche.
—A la bonne heure! Ah! que tu es charmant d'être[Pg 159] venu! exclama-t-elle... Suis-je jolie?... Suis-je à ton goût?... Comment me trouves-tu avec cette robe?
—Rien ne te va mieux, répondit Floris.
—Vrai, je te plais?... C'est que, comprends-tu, j'ai quitté le deuil aujourd'hui... Et mes cheveux, cela peut-il passer? C'est cette sotte de Milada qui m'a fait changer de coiffure, en disant qu'elle avait fait un rêve... Elle rêve à tout moment de moi, elle me donne des frayeurs... Mais c'est la dernière fois que je l'écoute... Ou qu'elle veille, ou qu'elle dorme pour elle!
Ils étaient arrivés au milieu du rond-point qui précède le petit palais, et qu'environnent, sous les arbres, de grands Termes de marbre blanc, dans des gaines de porphyre vert, papelonnées d'écailles de cuivre. La Casa d'Oro se dresse au fond, avec son toit plat et sa loggia d'arcades à la vénitienne, dont les murailles sont ornées des noms latins des sept Planètes, en mosaïque d'or terni, qu'encerclent des couronnes sculptées. Entre deux chênes aux branches colossales, une escarpolette de soie balançait son siège étroit à fleurs peintes, au-devant duquel se tenait un enfant rousseau, blême, chétif, tout marqué de taches de son.
—Mais c'est le fils de Stepany, dit le Grand-Duc.
—Lui-même, répondit Josine... Allons, méchant vaurien, saluez! Avec sa casquette de cuir, on peut dire qu'il a la tête plutôt chaussée que couverte... Eh bien, où sont passées ces folles? Rina! Rina!... Milada!... Elles auront pris peur en te voyant, parce que Tatiana me défend de me balancer.
—Est-il possible! dit Floris en souriant,
—Oh! fit-elle,—et d'un bond léger, Josine s'élança sur l'escarpolette,—elle ne me comprend pas, vois-tu, et puis, elle me parle toujours comme si j'étais encore une enfant... Allons, Thalès, balancez-moi, mais pas trop fort!... Si votre père vient, marmouset,[Pg 160] nous renverserons sur vous, pour vous cacher, l'écaille de la grande tortue qui est dans mon cabinet d'étude. On vous mettra un bonnet noir et des gants, et vous serez ainsi une bonne tortue, une tortue des plus authentiques.
—Je suis trop grand pour tenir sous l'écaille, repartit Thalès.
—Oui, vous êtes un peu plus grand que les Pygmées, les habitants de Lilliput et la géante Rézinka, dont je vous ai souvent parlé. Elle va dans un petit carrosse, attelé de quatre scarabées. Une fois, en m'éventant trop fort, je l'ai lancée hors de la chambre: heureusement, elle s'est prise dans une toile d'araignée et a pu redescendre le long du fil. L'année dernière, un soldat de plomb l'a demandée en mariage; mais elle était frileuse, et lui redoutait le feu. Une autre fois, je l'ai cherchée pendant deux heures: elle dormait dans un bateau de papier gris, au beau milieu d'un verre à bière... Vous êtes un peu plus gros qu'elle, mais n'en concevez pas d'orgueil... Là! c'est bien, monsieur, c'est assez!... Et maintenant, mettez-vous là, et jouez sans faire de bruit, jusqu'au moment où vous irez goûter avec les autres.
Elle passait comme un oiseau, toute noire et aérienne sur le gouffre éclatant du couchant; et l'ombre oblique de son vol s'allongeait démesurément, parmi les champs de chrysanthèmes jaunes. Un sphinx de marbre solitaire les gardait, du haut de son piédestal.
—Mais, dit l'enfant, comment jouerai-je, si je suis seul?
—Eh bien, jouez à la boutique, petit singe!... Tu tiens toi-même la boutique, puis tu arrives et tu te demandes: Monsieur, combien coûte cette pomme?—Oh! mais, tu dis, monsieur, ce n'est pas une pomme, allez vous acheter des lunettes; c'est ma femme malade que je soigne. Elle n'a pas de bras ni de jambes: il ne[Pg 161] lui reste que les deux joues, voyez-vous. L'une est rouge et l'autre est jaune, parce qu'elle a une ébullition du sang d'un côté, et la jaunisse de l'autre... Voilà comment on joue, quand on est seul!
Mais une rumeur, des exclamations arrivaient du petit palais, par-dessus la voix de la princesse. Des portes claquèrent, et soudain l'abbé Lancelot, en émoi, déboucha du vestibule. Ses joues étaient plus colorées encore que d'ordinaire, et il avait ses souliers à boucles d'argent. Derrière lui, parut un laquais, à la casaque verte et gris de lin, qui était la livrée de Josine; et cet homme, hâtivement, en continuant de donner des ordres, emportait, par le corridor, au bout de ses bras étendus, de grandes Figures de sucre peint.
—Ah! mon Dieu! s'écria la princesse, qui dans son vol, tout enivrée de turbulence et de plaisir, lança en l'air mutinement sa légère mule de satin, ils viennent, ils viennent, les voilà!
On entendit un bruit de flûtes, et, au fond de l'allée de cyprès qui aboutissait à la Casa d'Oro, le Grand-Duc aperçut un groupe d'enfants et de femmes, aux vêtements bariolés. Avec des rires et des cris, elles poussaient, à force de bourrades, un âne enharnaché de grelots, que talonnaient trois ou quatre bambins, assis dessus à califourchon. Quelques-unes marchaient, tout en filant leur quenouille à cercle de cuivre, sveltes et sans ployer le front sous les pesants berceaux jaunes ou verts qu'elles y portaient en équilibre, et dans lesquels dormait un maillot. Deux enfants, joueurs de chalumeau, menaient, au bout d'une laisse de cuir, des oursons levés sur leurs pieds de derrière, et qui s'avançaient d'un pas dandinant.
—Je donne le bonjour à monseigneur Floris, dit l'abbé en approchant. Eh bien, Votre Altesse sait la nouvelle?
—Quelle nouvelle? dit le Grand-Duc.
—Allons, vous la savez, Monseigneur... Je vois la princesse qui rit et qui me fait des signes... Ha, ha, ha, ce fou de Giano! J'étais bien sûr qu'il tomberait ainsi sur nous, un jour ou l'autre.
—Que voulez-vous dire? demanda Floris.
—Quoi! répliqua le bon abbé voluptueusement, se pourrait-il que Votre Altesse ignorât que Giano est arrivé hier?... Il campe à Zlagora avec les Bohémiens. Il est venu de Zara avec eux... C'est la chose la plus étonnante!
—Ah! pourquoi l'avez-vous dit, messer? exclama la folle Josine... Moi qui me réjouissais par avance de les mettre tous deux aux prises... Oui, oui! Giano est arrivé; c'était là ma surprise... ha! ha! ha!... Au reste, il ne fait que passer; il repart dès demain pour Cattaro... Il veut aider les Zingari à manger, jusqu'à la dernière, leurs poules volées... Et tenez, le voilà, ma parole!
Tout le cortège, à ce moment, débouchait dans le rond-point des Termes, parmi les rires et les acclamations... Alors, un homme se détacha de cette foule, et, en manière de salut, il agitait un bouquet de roses. Puis, reconnaissant la princesse, Giano vint à elle, en pressant le pas, tandis que Floris l'observait. Un continuel sourire relevait sa moustache, où se jouaient des reflets roux; ses yeux brillaient d'une gaieté bouffonne et même un peu féroce; et il avait dans toute sa personne quelque chose d'attirant, de léger, de cruel.
—Voici, dit-il en tombant à genoux devant Josine qui descendait les degrés, la belle nymphe qui s'avance, le trésor de Sabioneira. Voyez, voyez comment sont faits les anges du paradis.
Et il s'écria:
—Merci, Giano, répondit Josine, souriante. Parle, fais danser, je te prie, quelques étoiles encore, en mon honneur.
Mais le fantasque personnage avait avisé messer Pistolese:
—Ah! te voilà, mon bon sior Pantalon de la Zuecca! Quoi de nouveau à Zemenico? Tonina fait-elle toujours de ces divins macaronis?... Bonjour, l'abbé!... Et qui es-tu, toi, petit pou de mer?... Hé! c'est le fils de Stepany!
—Toujours le même! dit le bon abbé.
—Ah! le paillard! toujours, toujours! dit Pistolese.
—Et miss Ira, en Australie? reprit Giano, en revenant à la princesse.
—Oh! ne m'en parle pas! s'écria Josine. Il me semble que je la revois, avec ses gestes anguleux. Elle était née d'un cœur de chêne: elle était naturellement en bois! La vestale de la syntaxe!... Te souviens-tu? Elle fixait sur moi des regards grammaticaux; elle guettait les solécismes sur mes lèvres!
Le sculpteur se mit à rire, et, se plaçant en face de Josine:
—Comme tu as grandi! fit-il... Te voilà belle et charmante, au delà de toute expression. Tu as ce port majestueux dont les poètes font tant de cas, et qu'ils attribuent à leurs déesses. En vérité, je ne sais plus si j'ose encore te tutoyer... Ainsi donc, madame Isabelle, avec la merveilleuse aveugle, la princesse Tatiana, sont justement absentes aujourd'hui!
—Elles sont allées, répondit Josine, au couvent de Sant'Orsola.
—Je sais, je sais... Elles célèbrent l'anniversaire de Mme Maria-Pia... Oui, cela fait six mois qu'elle est morte... Comme ce coquin de temps passe!... La pauvre dame m'avait tenu dans l'espérance d'une pension.[Pg 164] Je me flatte que son fils Floris s'en souviendra... Que dit-on de ce nouveau Grand-Duc?
—Ma foi, on le voit rarement, repartit la malicieuse princesse. Il passe ses journées à battre les champs; il paraît quelque peu sauvage... Mais, d'abord, Giano, que je te présente le nouveau maître de chapelle,—et, du geste, elle montrait Floris;—un ami de mein Herr Wilibald, et qui le remplace pendant son absence.
Le sculpteur salua fort légèrement le maître de chant supposé:
—Votre serviteur, messer... Et ce bon Wilibald est toujours à Cassel? Il s'entendait parfaitement à déboucher les flacons de raki.
Puis, avant que Floris étonné eût ouvert la bouche pour répondre:
—Sauvage! sauvage! dis-tu... Parbleu, il a hérité ça de son père, que l'on prétend aussi le mien. Le seigneur Fédor Paulovitch est un homme morose; en tout un an, il ne se découvre pas, pour sourire, le coin d'une dent!... Quelqu'un l'a-t-il vu ces temps derniers? Que file la vieille araignée? Quelle ruse? quelle ruse?... Hein! Toujours au fond de son trou, toujours avare, inquiet, soupçonneux! Le nouveau Grand-Duc s'entendra merveilleusement avec lui... A eux deux, ils font bien la paire!
—Giano... Giano, ne dites pas ça! s'écria le bon abbé Lancelot.
—Ah! je le connais bien, par saint Cosimo! répliqua le sculpteur avec feu... Il a fait d'étranges métiers, avant qu'on l'eût retrouvé... Allez, allez! il a couru le monde... Il vendait de l'orviétan, des drogues... Il a suivi un cirque, par amour... Oh! il a fait plus d'un métier, même plus de vingt, mon noble frère!... Si j'en suis bien certain, dites-vous?... Bon! puisque la chose est publique!... Il suivait le cirque Perseo... Il y avait là une écuyère... Ha, ha, ha! Le gaillard lui parlait de[Pg 165] choses tout autres que celles que vendent les apothicaires... C'est ainsi qu'il s'en vint à Paris, où on le nomma général... Un vrai démon incarné, Madonna... Il est l'homme, en propre personne, qui mit le feu au palais célèbre des Tuileries... Apprenez-le, si vous l'ignorez!
Le Grand-Duc avait fait quelques pas, et en s'adressant à Giano:
—Je ne veux pas prolonger, dit-il, ce badinage, qui n'a déjà que trop duré... Vous avez, messer, en face de vous, ce Floris que vous prétendez connaître, et dont vous faites un tel panégyrique!
La petite princesse battit des mains:
—Ah! la bonne plaisanterie!... Pour cette fois, tu es attrapé... Allons, ose jurer que non!
—Parbleu, fit le sculpteur, au premier coup d'œil, j'avais reconnu Son Altesse, et Giano éclata de rire... Ai-je les yeux d'une taupe à la face, ou ceux d'un idiot à l'esprit? J'aurais démêlé entre cent mille cet illustrissime seigneur. On lit, en effet, sur son visage, à livre ouvert, quelle est sa mère. Mais voyant qu'il entendait garder l'incognito, était-ce à moi de le déceler? Devais-je lui faire pareille injure?... Si donc j'ai tenu ce langage, c'était pour le porter à se découvrir, dans la passion où j'étais de lui offrir plus tôt mes humbles respects, comme je le fais en ce moment... Prospérité et longue vie à Son Altesse!... Ha, ha, ha! Monseigneur, un maître de musique!... Des maîtres de musique tels, il n'est que des impératrices ou des déesses qui les pourraient payer de leurs leçons!
—C'est bon, c'est bon!... Une autre fois, reprit Josine, tu regarderas mieux, Gianetto, les gens auxquels on te présente! Va! mon beau cousin n'est pas rancunier... Il te pardonne pour les louanges que tu m'as décernées, à moi... Mais, voyons, ma foi, il est grand temps que je m'occupe de mes hôtes!
Les Zingari formaient alors un large demi-cercle autour du perron. Les femmes allongeaient la tête, silencieuses et tâchant de saisir ces vagues discours en langue inconnue; et grimpés jusque sur les arbres, les enfants riaient à chaque instant, en entendant rire Josine. Elle vint aux femmes, et les saluant:
—Bienvenues, mes colombes, bienvenues toutes, dit-elle en esclavon... Bonjour, toi, je te reconnais, ma commère, mais tu n'avais pas ce petit pacha, l'année d'avant... Et vous, marmotte, avec votre grand handjar, voulez-vous donc massacrer les Turcs, comme dans la ballade d'Émin-Aga?... Tout beau, tout beau, seigneur hospodar! poursuivit-elle, et debout devant l'un des ours, Josine caressait sa joue muselée... Allons, en attendant que nous assistions tantôt à sa danse, n'est-ce pas, beau cousin Floris? on va conduire ses nobles maîtres à la collation qui les attend... Thalès, accompagnez Jacinto... Il y a aussi pour nous, messieurs, un petit goûter, servi près d'ici.
Elle prit le bras du Grand-Duc, et tous la suivirent en silence dans une épaisse allée de charmille, où les feuilles sèches bruissaient sous les pieds. Par moments, la petite princesse se détournait pour sourire à Giano, malicieusement:
—Et comment va donc, reprit-elle, ton maître et ami, le vieux Manfredi, dont tu nous faisais tant de récits?... Il était peintre, il avait onze enfants, et pas un n'était ressemblant... Ah! c'est fâcheux! lui dit l'empereur d'Autriche, qui était venu dans son atelier... Non, c'est un autre, voyons... Ma foi, je ne sais plus le conte!... Mais toi, pourquoi passes-tu sans t'arrêter? Qu'as-tu à faire à Castelnuovo et aux bouches de Cattaro?
—Voici l'histoire, repartit le sculpteur. Sache qu'un matin, à Zara, comme j'arrangeais l'un de mes ciseaux, il m'était sauté dans l'œil droit une paillette d'acier...[Pg 167] Je souffrais de cuisantes douleurs et pensais déjà demeurer borgne, quand Slatia, la Zingara, la fille du vieux Tomko, que tu connais, m'a guéri, en me faisant couler dans l'œil le sang d'un pigeonneau vivant. La paillette est sortie le lendemain, et je me trouve maintenant avec une meilleure vue qu'auparavant. J'ai donc ciselé un œil d'or, pour remercier la très sainte Vierge de ma bienheureuse guérison, et m'en vais le présenter moi-même à l'autel de Notre-Dame de Cattaro.
—Et cette Slatia est jolie, dis-moi? répliqua Josine en riant... Là, là, nous voici arrivés.
Ils se trouvaient devant un petit pavillon, que surmontait un clocheton à la chinoise, plein de vases et de sonnettes. Deux dragons de marbre, jaune et vert, tenant sous leur patte une boule d'or, flanquaient les marches du perron; et des paons blancs, à queue traînante, qui picoraient à travers la cour, s'arrêtèrent et, se rengorgeant, poussèrent leur clameur discordante. C'était là ce qu'on appelait la Ménagerie, sorte de maison de porcelaine, isolée dans un recoin du parc.
—Il est pourtant fâcheux, princesse, dit l'abbé Lancelot, tandis qu'un valet ouvrait la grille, que nous n'ayons pas pu monter un instant dans votre cabinet d'étude, pour faire voir à messer Giano vos progrès en langue latine... Vous savez, comme hier, princesse, en ouvrant un Virgile au hasard:
—Bah! repartit Josine en riant, j'aurais traduit Dido par «dis donc», et mortem orat par «la mort aux rats»... Je vous aurais fait peu d'honneur, messer... Voyez-vous, je ne puis souffrir cette Didon... Parce qu'elle perdait son pleurard d'Énée, son pieux Énée, suivi du fidèle Achate!... Le beau malheur de perdre un homme!
—Allons, dit l'abbé, vous parlez là de choses que vous ne connaissez pas, petite fille!
—Moi! s'écria la folle enfant, en éclatant de rire. Pour qui me prenez-vous, messer? Mais j'ai déjà eu plus de vingt passions et de si cruelles peines de cœur qu'on en ferait tout un recueil de romances! Rien que dans ces dix derniers mois... Ah! vous voilà béants et tout avides de surprendre les secrets d'une pauvre fille... Par ma foi, cherchez, cherchez, cherchez!
Et elle se mit à chanter:
Le souper de la veille des Rois fut des plus joyeux au palais. Tatiana et Isabelle, avant que le gâteau fût tiré, voulurent y mettre elles-mêmes la fève, qu'elles destinaient à Josine; et elles se trouvaient dans les offices, lorsque Sander entra tout effarouché, disant qu'il fallait que la réponse du Tsar fût arrivée; qu'un courrier de Slano venait d'apporter, à l'instant même, une lettre au grand-duc Floris, de qui les yeux avaient rougi en la lisant: qu'aussitôt il était sorti de table, en compagnie de ser Mamula, et qu'après avoir commandé qu'on allât chercher le docteur Ulm, chez Stepany où il dînait, Monseigneur s'était rendu en hâte dans l'appartement du baron.
Tatiana trouva Floris qui marchait à grands pas, le long d'un couloir gris et nu, éclairé d'une seule bougie. Il renvoya Sander d'un signe, et à sa sœur, tout aussitôt:
—Eh bien, vous devinez la chose?... Il me paye de belles phrases, de paroles... Après mes trois lettres, ha, ha, ha! il me renvoie enfin à mon père!... J'en suis juste au même point qu'avant.
Et, déployant un grand papier:
—Très cher cousin, lut-il, je n'ai jamais douté des sentiments élevés de votre cœur, et serais bien aise, en raison de l'affection que je portais à votre mère, de vous donner satisfaction... Pourquoi ne le fait-il pas, alors, lui qui signe le moindre chiffon: Empereur et autocrate de toutes les Russies?... Mais vous devez comprendre aussi les sérieux motifs qui m'interdisent de prendre aucune décision, avant que mon oncle, le grand-duc Fédor, m'ait fait connaître qu'il approuve mes intentions à votre égard... Quels motifs? morbleu! quels motifs? Il se garde bien d'en donner un seul! Aussitôt donc que Son Altesse Impériale m'aura écrit à ce sujet, vous pouvez compter, etc... Bref, je dois supplier mon père! Celui dont je suis la victime, c'est à lui que l'on me renvoie, et l'on met la réparation dans les mains mêmes qui ont fait le préjudice... Heureusement que j'ai de quoi forcer le Grand-Duc à m'écouter.
—Que voulez-vous dire, Floris?
—Ha, ha, ha! Mamula et moi, nous avons fait de belles découvertes!... Oui, Tatiana, j'ai enfin compris pourquoi il m'imposait ce mariage, pourquoi il mettait à ce prix ma reconnaissance par lui!
Il se tut, car le docteur Ulm venait d'entrer, et s'écriait, en tirant à Floris la plus riante révérence:
—Désolé de vous avoir fait attendre, Monseigneur... Ah! princesse, tous mes respects!... Est-ce que Sa Grâce daignerait assister à notre conférence?
—Oui, dit Floris; venez, Tatiana... Vous allez tout apprendre, ma sœur.
Alors, le docteur, en s'inclinant, leur ouvrit une porte étroite, et descendant plusieurs degrés, ils pénétrèrent dans un cabinet plein de doguins et de chiennes couchantes, qui se mirent à aboyer. C'était un réduit bas et voûté, assez petit, et qui avait deux fenêtres sur un[Pg 170] bassin d'eau, avec des armoires et quelques sièges. Le baron Mamula parut, portant une lampe, jeta dehors les chiens par le cou; puis, après avoir salué la princesse qui s'était assise, il s'en alla parler à Floris, tous deux le nez à la muraille, où ils tinrent assez longtemps des propos bas, avec animation, comme gens qui s'exhortent et prennent leur parti. Ensuite, le Grand-Duc s'assit devant la table à tapis d'écarlate, et les deux hommes se placèrent à ses côtés.
—Monsieur Ulm, dit Floris, bien que j'aie avancé l'heure de notre rendez-vous, c'est ce soir même, vous le savez, que vous deviez me rendre enfin la réponse du grand-duc Fédor... Parlez, apportez-vous de sa part quelque proposition nouvelle?
—Son Altesse, répondit le docteur, réclame un délai suffisant pour arrêter ses comptes à loisir.
—Plus de délai! s'écria Floris... Non, sur ma vie! plus un seul jour, plus une heure!... Donc, voici la situation. Non content d'avoir envahi la fortune de la Grande-Duchesse, notre mère, mais là-dessus il s'est mis à couvert par des signatures extorquées, le Grand-Duc a disposé par surcroît,—écoutez bien ceci, Tatiana,—de plus de deux millions de biens appartenant à sa pupille Isabelle, ma femme bien-aimée. Monsieur Ulm nous conteste, je crois, une centaine de mille francs douteux, pas davantage: il avoue le reste du déficit. Or, le grand-duc Fédor, pour en répondre, n'a plus rien que des biens inaliénables des domaines de la couronne.
Le docteur répliqua d'un ton doux:
—J'ai fait part de ces difficultés à Sa Grâce, madame Isabelle... Elle abandonne de bon cœur, m'a-t-elle assuré, tout ce dont le Grand-Duc, son tuteur, a pu disposer sur ses biens.
—Qui vient se mettre entre moi et ma femme? exclama Floris... La Grande-Duchesse ne fera que ce[Pg 171] que je veux qu'elle fasse, ce qu'il est convenable qu'elle fasse!... Maintenant, monsieur Ulm, écoutez-moi bien... Je pourrais m'exhaler en paroles, rappeler tout ce que j'ai souffert des injustices de mon père; mais je me suis juré d'être patient... Voici donc mes propositions... Si le grand-duc Fédor veut mettre un terme à la haine dont il me poursuit, et me traiter, non plus en ennemi, mais en père, j'aurai pour lui la déférence d'un fils... Qu'il écrive une lettre à l'Empereur, qu'il réclame pour moi le grade auquel ma naissance me donne droit, et je jure que, le jour même de mon départ pour Saint-Pétersbourg, je lui donne le quitus de ses comptes... Dites cela à mon père, monsieur Ulm, et rapportez-moi sa réponse... Mais s'il persiste dans son refus, c'est aux juges que j'aurai recours pour rechercher ces deux millions disparus... Sur ce, partez, et, ne l'oubliez pas, j'attends une prompte réponse... Demain, oui, demain, avant midi... Tous les états sont-ils dressés, Mamula? Les avez-vous remis à M. Ulm?
—Je m'en vais presser l'écrivain, répondit le baron, qui se leva. Si le docteur veut bien m'accompagner, ce sera l'affaire d'un instant.
—Bien, j'irai avec vous, dit Floris... Oh! je tiens à ne pas laisser l'ombre d'un prétexte à mon père... Attendez-moi ici, Tatiana... Voyons, ne rêvez pas ainsi! Agir autrement que j'ai fait, en vérité, ç'eût été se montrer puérilement débonnaire. Le marché est-il donc si mauvais? Deux millions pour une signature!... Quand je serai à bord du navire qui m'emmènera d'ici, je jurerai à notre père, s'il le veut, une tendresse, un respect infinis... Jusque-là, je profiterai des avantages que j'ai sur lui... Allons, je suis à vous, messieurs!
L'aveugle resta seule dans la chambre. Elle baissait le front; l'un de ses bras pendait au long de son corps; elle soupirait, accablée. Les rayons de la lampe immobile,[Pg 172] en l'éclairant confusément, redoublaient sa pâleur au milieu de l'ombre; parfois, un frisson de lumière courait sur sa robe de velours noir, déchiquetée de damas violet, avec des rosaces de perles, et fourrée de martre zibeline... Puis, se levant à pas hésitants, Tatiana vint ouvrir la fenêtre, et elle baignait sa face brûlante dans l'air humide de la nuit.
—Le crime le plus bas, dit-elle, en se parlant à elle-même... Oh! celui qu'on méprise entre tous... Lui, notre père, un fils d'empereur!... Honneur, orgueil, respect filial, que tout tombe maintenant en ruine!... Ah! jamais je n'oserai plus affronter les regards d'Isabelle... Ainsi, notre maison se sera enrichie par une spoliation honteuse! Nous aurons détenu le bien qu'on nous avait confié pour le garder... Restituer!... oui... c'est le seul moyen... Mais notre père n'a plus rien. Cette moitié de Sabioneira, qui forme à présent tout son domaine, est grevée de dettes, je le sais, jusqu'au maximum de sa valeur. Ses prodigalités ont englouti le présent, l'avenir même... Que faire donc?... Se résigner?... S'excuser près d'Isabelle?... N'y plus songer, cacher, enfouir cet or dans les fondements de notre maison?... Non, jamais, jamais! C'est impossible! La faute et l'injustice des pères infectent aussi les enfants... Qui oserait se dire innocent, quand celui dont il tient la vie est coupable?... Mais si je restitue moi-même, Isabelle refusera, obstinément, de rien accepter... Il vaudrait mieux que le Grand-Duc... Ah! c'est vous, monsieur Ulm, reprit-elle, en entendant ouvrir la porte... Il faut que je parle à mon père... Je vous prie de me mener à lui!
—Le grand-duc Fédor sera heureux, dit le docteur, à travers son étonnement. Si c'était chose, toutefois, que je pusse lui transmettre...
—Non, il faut que je lui parle moi-même, sur-le-champ... Partons, partons, partons, monsieur Ulm.
Deux heures après, le docteur attendait encore le grand-duc Fédor, dans une salle contiguë au cabinet où Son Altesse avait reçu Tatiana. A demi couché sur un sofa, il tendait l'oreille, par moments, en se chauffant le bout des doigts à un brasero de noyaux de prunes; puis, il se remettait à tirer force bouffées de son narghileh. Un grand luminaire de cuivre éclairait la galerie paisible, les piliers, les miroirs, les tapis, les divans de brocart et d'argent, avec les boules de cristal qui sortaient de chacun des caissons de la voûte en gâteau d'abeilles, tandis que les murailles peintes étalaient, sous la jaune lumière, des nudités, des jouissances, les figures les plus impudiques, d'un éclat de couleurs surprenant.
Mais un grand bruit tout à coup retentit; on entendit des voix s'éloigner, et au bout de quelques instants, le vieux Fédor, habillé de blanc, parut à l'une des portes, en se retournant pour donner des ordres à des serviteurs qu'on ne voyait pas:
—Qu'on délie Réfia! dit-il... Bah! je puis bien lui faire grâce des dix coups qui lui restaient à recevoir... Je suis gai, vois-tu, Ulm, je suis gai!
Il éclata d'un rire bas, et où il y avait quelque chose de menaçant et de terrible: puis, il se mit à marcher à grands pas, dans un emportement de haine et de triomphe frénétiques; et il jetait par lambeaux, en haletant:
—Bonne Tatiana, je t'aime!... Elle est venue en aide à son vieux père, à son pauvre père!... Ce Floris, ha, ha, ha! je le tiens sous mes pieds!... Tu es un maladroit, docteur... Tu devais l'empaumer, le conduire par le nez, et c'est lui qui se jouait de toi, au contraire... Ah! tu te creusais la cervelle... A moi, vois-tu, cela ne m'a coûté que quelques larmes... Oh! je veux l'entendre m'implorer... Je lui marcherai sur le ventre!
—Allons, dit Ulm, vous oubliez qu'il peut beaucoup contre Votre Altesse.
—Non, plus rien, plus rien, plus rien, plus rien!... Ah çà! es-tu stupide, docteur? Je te dis qu'il est pris, qu'il est à ma merci... Oh! je ne l'aimais guère avant, mais depuis qu'il m'a menacé!... Il affectait de m'appeler son père... Lui, mon fils! Un beau crapaud, ma foi, qu'on m'avait donné là, pour fils!... Un vagabond, un fusilleur qu'on est allé chercher dans les bagnes de France!... Un orgueilleux qui se croit mon égal!... Comme il parlait avec emphase de ses droits, te souviens-tu?... Le diable confonde toutes les femmes!... Parce que la Grande-Duchesse est allée se jeter aux pieds du Tsar... Il a eu peu d'égard pour moi, qui suis le frère de son père!
Ulm approuva, hochant la tête:
—Je l'ai dit alors à Votre Altesse... Elle aurait dû écrire à son neveu, s'opposer à la reconnaissance.
—Non, il n'y avait pas de remède... Alexandre avait donné sa parole à la Grande-Duchesse... Vois-tu, tout disparaît, tout s'écroule... Un esprit de vertige entraîne le Tsar, depuis le jour fatal à la Russie de l'affranchissement des serfs... J'ai haï Nicolas, quand il vivait... je le hais encore. Oui! j'aurais mieux aimé être un moujik, un portefaix à touloupe graisseuse, que de vivre dans sa faveur!... Mais un tel successeur me contraint de le regretter... Ulm, la sainte Russie est morte; l'esprit de la Révolution nous envahit!... Si l'on eût retrouvé, du temps de Paul, mon glorieux père, un drôle tel que ce Floris, on l'eût jeté en Sibérie, dans quelque mine... Mais, du moins, j'empoisonnerai sa joie... Oui! je le torturerai avec art... Je le ferai pourrir ici, rongeant son frein!
—Que s'est-il donc passé? dit le docteur... Ne puis-je savoir?
—Je te dirai cela tout à l'heure... Demain matin,[Pg 175] va chez Tatiana!... Ah! il va en crever de fureur... Il me semble voir sa figure... Va demain chez Tatiana... Oh! je veux avoir des témoins de sa déconvenue. J'en rirai un an!... Va chez Tatiana, docteur... Il y a des papiers à signer; dès le matin, tu les lui porteras!... Et l'après-midi, nous signons nous-même la fin de tous nos différends... Va chez Tatiana, docteur... Et n'oublie pas de convoquer le vénérable pope de Sgombro, ainsi que madame la supérieure du couvent de Sant'Orsola... J'ai en tête un tour excellent. Oh! je les prendrai tous pour dupes... Va chez Tatiana. C'est une bonne fille! Quelquefois je disais, vois-tu, qu'il n'y a jamais eu qu'un père heureux, en ce monde: le roi Philippe II, qui fit couper la tête à son fils... Mais je me trompais... Ha, ha, ha! Parfois, ils servent, les enfants servent!... Allons, allons, démène-toi, docteur... Il faut que tout soit prêt sans faute!
Le lendemain, dans la matinée, Floris reçut par un exprès une courte lettre du docteur Ulm. Le confident lui mandait, sans nuls détails, qu'il s'était acquitté de ses ordres, que toutes les difficultés étaient levées, et que S. A. le grand-duc Fédor lui donnerait audience, l'après-midi, ainsi qu'à José-Maria et à la princesse Tatiana, avec lesquels il voulait terminer les affaires de la succession de Mme Maria-Pia. Des billets d'avertissement pour se rendre à cette audience furent aussi portés, sans que Floris s'en doutât, aux principaux familiers du palais, de la part du grand-duc Fédor.
Floris partit bien avant l'heure marquée, afin de prendre en passant José-Maria. Au perron, il renvoya son carrosse, quoiqu'un grain de pluie menaçât, et voulut s'en aller à pied, par l'escalier Sant'Isidoro. Il ricanait, se parlait haut, joyeusement, en suivant les détours du rivage; ensuite, coupant sur la gauche, il traversa de spacieux vergers. Les arbres plantés à la ligne, amandiers, figuiers, pêchers, citronniers, emplissaient[Pg 176] des carrés séparés; de grands réservoirs sans parapet, dont l'eau flottait à ras du sol, bordaient la route. Il contourna une colline semée de touffes de thym; et tout à coup, parmi des rocs, à mi-côte, Floris reconnut la maison de son frère. Elle était longue, basse, à fenêtres grillées, et complètement isolée, avait son regard sur la mer.
Le Grand-Duc monta le sentier pierreux, et arriva devant le porche. Les coteaux et le golfe, à perte de vue, tout était désert. Il poussa l'un des lourds vantaux constellés de clous, et pénétra dans une chambre basse, où se voyaient quatre ou cinq portes. Il frappa à l'une d'elles, au hasard... Une voix aussitôt répondit; et Floris, soulevant le loquet, se trouva devant l'archevêque.
—Bonjour, mon frère; on n'attend plus que vous, dit-il... Avez-vous appris les nouvelles?
—Le docteur Ulm m'a écrit quelques mots, répondit José-Maria... Quoi! est-il déjà temps?
—Je puis vous le dire, continua Floris, elles sont meilleures pour moi que lors de notre dernière entrevue... Alors, j'étais désespéré, sans ressources, et absolument à la merci du grand-duc Fédor. Mais aujourd'hui j'ai repris le dessus, et mon père a dû enfin consentir à ce que je réclamais de lui... Je partirai dans quinze jours pour la Russie.
—J'en suis heureux pour vous, mon frère, dit l'archevêque, puisque cela vous rend heureux.
Il se leva de l'escabeau où il lisait, devant une étroite tablette de bois noir, scellée au mur. Un bras de fer s'allongeait au-dessus, portant un mince flambeau de cire; les murailles étaient peintes à la chaux; et l'on apercevait dans une enfonçure, qu'un rideau de serge verte cachait à demi, de gros livres et des manuscrits empilés. Un petit rideau, tout pareil, à plis carrés et réguliers, pendait devant l'une des fenêtres grillées.
—Que lisiez-vous donc là, Monseigneur? demanda Floris.
—Regardez vous-même, mon frère, dit l'archevêque, en lui présentant le livre.
—Vous oubliez, repartit Floris, que le latin n'est guère mon fait... De quoi s'y agit-il, Monseigneur?
—Rien que d'une âme déchirée... C'est la vie et le panégyrique du réformateur Mélanchthon... Singulière lecture, n'est-ce pas? dit l'archevêque avec un sourire amer, pour un prêtre de l'Église romaine... C'était un homme tendre, timide et de la plus noble vertu... Par malheur, il avait rompu avec l'Église... Croyez-vous qu'il soit damné, mon frère?
—Et vous, mon frère, le croyez-vous? répliqua le Grand-Duc, étonné.
—L'Église nous enjoint de le croire, répondit José-Maria, et je suis archevêque de l'Église romaine... Pauvre Philippe Mélanchthon! J'ai vu son portrait par Cranach, les yeux fermés, sur son linceul de mort... On y lit d'amères souffrances... Mais il a tout sacrifié à sa conscience!... Allons, partons!
Floris, surpris, le considérait. Ses yeux brillaient, ses cheveux blonds semblaient plus rares, dans le soleil qui les frappait. Il était doux, fiévreux, hagard, effrayant.
—Vous paraissez souffrant, Monseigneur, reprit Floris.
—Ce n'est rien, ce n'est rien! dit l'archevêque... Qu'importe ce corps périssable!
Ils descendirent le sentier à pas rapides, en silence. Ils ne se parlaient pas, chacun d'eux poursuivant quelque profonde rêverie. Mais parvenus au bord de l'étang, ils trouvèrent la plage déserte, et les gondoles voguaient tout au loin. Une seule était demeurée, dorée, extrêmement ornée, avec des rideaux de damas bleu. On distinguait dedans, à travers la vitre, deux[Pg 178] religieuses vêtues de capes blanches, à croix rouge, et qui étaient une novice et la révérende supérieure du couvent de Sant'Orsola. L'archevêque les salua, nomma son frère; puis, dès qu'ils eurent pris leur place, le batelier se mit à ramer, et la gondole atteignit bientôt l'île.
Ils passèrent une avenue de cyprès et de myrtes taillés, jusqu'à une très vaste cour, divisée par carrés de parterre. Un canal limpide en faisait le tour; quatre sycomores, au milieu, marquaient les coins d'un bassin d'eau qui portait, à son centre, une roche, entourée d'un balustre doré; et la façade du palais se déployait derrière, au soleil, avec ses trois portails profonds de marbre blanc et transparent, que surmontaient des demi-dômes, revêtus de carreaux d'émail. Là, Stepany, Jacinto, ser Pistolese, l'abbé Lancelot, d'autres encore, attendaient, en causant par groupes, autour de hauts brasiers de fer allumés.
—A quoi a donc pensé mon père? dit Floris. Tous ces gens sont-ils convoqués? Jusqu'à un pope, ma parole!... Eh bien, qu'est-ce? dit-il, en s'arrêtant devant Mamula qui parut soudain sur le degré de marbre blanc, et qui lui fit signe, d'un air agité... Voyons! qu'y a-t-il encore?
—Rien de bon! repartit le baron, car pour le coup, je crois bien, Monseigneur, que le grand-duc Fédor nous échappe; et rien de trop mauvais non plus, car, après tout, Mme Isabelle rentre en possession de ses deux millions... En deux mots, voici: Votre sœur a fait donation de ses biens à Son Altesse le Grand-Duc, sous la condition qu'il restituerait les sommes détournées par lui.
—Perdez-vous l'esprit? s'écria Floris... Vous rêvez tout debout, Mamula... Pardieu! voilà une belle invention! Deux millions!... Mais c'est précisément tout ce que Tatiana possède... Elle a voulu, vous le savez, que[Pg 179] notre mère m'avantageât... D'ailleurs, que parlez-vous d'argent? Je me soucie bien de l'argent!
—Je tiens l'avis de bonne part, dit le baron.
—Cela ne se peut pas! exclama Floris. Je n'y crois pas, c'est impossible! Simple subterfuge, Mamula!... Parce que vous êtes un vieux renard de lois, vous trouvez partout des difficultés... Pardieu! que voulez-vous qu'ils fassent? Ils sont à bas! ils sont à bas!... Allons, vous me mettriez en colère!... Est-ce que ce coquin-là ne me dit pas, dans son billet, que mon père me donnera pleine satisfaction?... Cela peut-il s'entendre de deux manières? Y a-t-il jour à la moindre équivoque?... Bien! assez là-dessus. Entrons!
La vaste antichambre où ils pénétrèrent était pleine des serviteurs et des pages du grand-duc Fédor. Floris passa au milieu de ces hommes, et par un escalier de quatre marches de jaspe, il monta dans l'appartement d'audience. C'était une salle profonde et couverte d'un dôme élevé. Des tables de porphyre ondé, gravées de fleurs avec de l'or et des couleurs, garnissaient le bas du lambris, tandis que la coupole au-dessus étalait de grandes arabesques de sinople, d'or et de pourpre. Des tapis de Turquie éclatants couvraient le dallage de marbre; et çà et là, à dix pieds de hauteur, pendaient, en manière de lampes, de larges vases de cuivre ciselé.
—Deux millions! ricana Floris... Ha, ha, ha! sa fortune entière! Comme c'est vraisemblable!
Mais quelqu'un, qu'on ne voyait pas, frappa d'un marteau sur une cloche, et aussitôt les serviteurs fermèrent les battants du portail. Deux pages, dans le même temps, tiraient une courtine de brocart d'or, qui cachait tout le fond de la salle; puis, le grand-duc Fédor parut, à une porte dérobée. Il traversa l'estrade, jonchée de tapis précieux d'or et de soie, et vint s'asseoir sur un fauteuil. Tous, cependant, prenaient leur place. Le docteur Ulm se mit plus bas que son maître, devant[Pg 180] une table où il y avait une écritoire, un chauffe-cire et des papiers; Mamula s'installa près de lui. Trois fauteuils, rangés en ligne devant le trône du Grand-Duc, reçurent Mme Isabelle, la princesse Tatiana et la révérende supérieure du couvent de Sant'Orsola; et le reste des assistants fit un demi-cercle autour de l'estrade.
Quand le premier brouhaha fut passé, le docteur Ulm prit la parole:
—Avant que l'on procède, dit-il, je vais donner lecture des pouvoirs envoyés de Lisbonne, pour la transmission au grand-duc Floris de l'apanage d'Almeïda.
—C'est inutile, me semble-t-il, répondit le baron, à mi-voix. Personne ne conteste leur validité.
Le grand-duc Fédor se leva. Il portait l'habit d'uniforme du régiment d'Ismaïlovsky, avec le cordon bleu par-dessus. Ses mains tremblaient; sa face livide était rongée de dartres rouges: il ployait les épaules, et parut à Floris, qui ne l'avait pas vu depuis huit mois, fort cassé, vieilli et amaigri. Il dit, au milieu du silence:
—Tout d'abord, soyez remerciés, nobles parents et vous, mes amis, d'avoir répondu à l'appel d'un pauvre vieillard tel que moi. Quoique la mort de notre femme bien-aimée nous soit un deuil toujours présent, nous avons dû le surmonter et faire violence à notre chagrin, pour nous occuper de nous-même. L'âge, en effet, m'atteint, Messieurs; mon esprit est faible, mon corps est débile. Ce sont des avertissements auxquels doit songer un prince chrétien. Nous vous avons donc convoqués, vous, notre pupille Isabelle, princesse de Bourbon et Bragance, et vous, mes fils, Floris et José-Maria, et ma fille Tatiana, pour déposer entre vos mains l'entier fardeau de vos affaires temporelles, ce qui nous permettra de consacrer nos jours, désormais, au seul service de Jésus-Christ... Et maintenant, bon docteur Ulm, nous entendrons la lecture de la transaction.
Le docteur se leva de nouveau, et, déployant un parchemin, il lut:
«Fédor Paulovitch, grand-duc de Russie, a signé, par le présent acte, son accord plein, parfait et inaltérable avec ses trois enfants, les grands-ducs Floris et José-Maria, et la grande-duchesse Tatiana, concernant la succession de son épouse et de leur mère bien-aimée.
Le grand-duc Floris déclare, de plus, comme époux de S. A. Isabelle, princesse de Bourbon et Bragance, pupille du grand-duc Fédor, approuver les comptes de sa tutelle ci-annexés, et les tenir pour irréprochables.»
—Oui, dit Floris, toujours aux mêmes conditions.
—Qui a parlé? demanda le Grand-Duc. Est-ce mon fils Floris?... Faites place, qu'il se tienne en face de nous!...
On entendit parmi les assistants une espèce d'agitation sourde et des changements de posture; puis, une vive attention se peignit sur tous les visages, tandis que Floris s'avançait jusqu'au pied de l'estrade du Grand-Duc.
—J'ai dit, reprit-il d'une voix ferme, que Votre Altesse sait à quelles conditions je signerai le quitus de ses comptes.
—Des conditions!
—Allons, Votre Altesse sait bien de quoi nous sommes convenus... Le docteur Ulm ne m'a-t-il pas écrit, de votre part, que j'aurai pleine satisfaction?
—Et quelle autre exigez-vous, monsieur, que le règlement de nos comptes?
—Voilà donc vos équivoques! dit Floris... C'est bien, je ne signerai pas. Dès demain, j'aurai recours aux juges.
—Mon frère! dit Tatiana...
—C'est un complot prémédité de me bafouer devant[Pg 182] tous, de me donner ici en spectacle! Voilà pourquoi vous avez convoqué une si nombreuse assemblée... Et moi, ô dupe, idiot que j'étais!... Mais votre joie ne sera pas longue... La Russie entière apprendra les actions infâmes d'un de ses grands-ducs!
—Est-ce là, dit le vieillard ironiquement, le respect que vous nous devez?
—Foin du respect! s'écria Floris. Plus de respect! Je n'en veux plus. Qu'on le donne en bouillie aux petits enfants!... Depuis un an, je n'entends plus à mes oreilles que ce mot-là... A peine sorti des pontons,—comment appelez-vous cet endroit?... C'est cela! le fort Pierre-Moine—lorsque j'ai vu pour la première fois votre envoyé, lorsque l'on m'a révélé qui j'étais, oui, déjà là, on me parlait de même: Prenez garde! soyez soumis, montrez-vous patient, respectueux... Au diable le respect et la patience!
—Oh! cher Floris! dit Isabelle.
—Non! sur ma vie, je parlerai! Arrière respect, pudeur ou crainte! Messieurs, ces comptes sont frauduleux... Pardieu! en les déclarant vrais, j'allais charger mon âme d'un mensonge... Allons, laissez, laissez, Tatiana... Je parlerais devant toute la terre!... Je vous le répète, messieurs. Ces comptes sont menteurs et frauduleux.
Le grand-duc Fédor se leva:
—Nobles amis, dit-il, je n'ignorais pas que des paroles malveillantes avaient été prononcées contre moi. Elles ont égaré jusqu'à ceux dont la tendresse et le respect me devaient être le plus assurés. C'est de cela surtout que mon cœur souffre: c'est là ce que j'aurais voulu pouvoir me déguiser à moi-même... Quant aux accusations que vous venez d'entendre, bien que je n'aie qu'à répondre non, pour être cru de tous ici, j'invoquerai pourtant un témoignage, et le plus irrécusable de tous. Veuillez donc déclarer, baron, vous qui êtes le[Pg 183] conseil de mon fils, s'il y a un seul chiffre douteux, dans ces comptes, que vous venez de vérifier.
Les yeux de l'assemblée se portèrent à la fois sur Mamula, qui s'inclina:
—Tout est en règle, Monseigneur, je dois le déclarer hautement. La méprise du Grand-Duc...
—Tout est en règle! s'écria Floris. Tout à l'heure, vous me disiez...
—La méprise de Son Altesse, poursuivit le baron Mamula, méprise que j'aurais pu commettre de même, un quart d'heure plus tôt, provient de ce qu'on ne nous a pas communiqué la donation ci-annexée.
Il s'éleva de l'assemblée une espèce de sourd murmure, aussitôt contraint; puis le profond silence retomba. Floris, les paupières baissées, semblait comme frappé de la foudre, tandis que le Grand-Duc assénait sur lui un sourire noir et triomphant.
—Une donation! reprit enfin Floris... Vous disiez donc vrai, tout à l'heure... Tatiana... Non! ce n'est pas possible... Montrez-moi ce chiffon de papier... Allons, cela ne peut être valable!
Il poursuivit après une pause:
—Non! assurément, pas valable! On l'aura déçue, abusée, au nom du respect qu'elle a pour son père... On l'aura contrainte, c'est clair!... Car autrement, qu'elle ait agi ainsi, se dépouillant de tout ce qu'elle a, se réduisant volontairement à la pauvreté, c'est ce que personne ne croira...
—Mon frère, interrompit l'aveugle...
—Une sœur toujours si aimante, tellement d'accord avec moi, que nous n'avions qu'un cœur, pour ainsi dire... Se démentir ainsi en un moment, jeter à bas mes espérances et les siennes! Qui pourrait expliquer ce revirement, sans l'emploi de moyens équivoques?... J'affirme donc qu'on l'a trompée, qu'on a usé de dol ou de contrainte, en lui présentant cet acte à signer:[Pg 184] bref, que la donation est nulle, comme entachée de violence.
—Parlez, Tatiana, reprit le grand-duc Fédor. Dites à ce noble auditoire ce qui s'est passé entre nous...
—Je supplie Votre Altesse de m'en dispenser, répondit l'aveugle.
—Il le faut cependant, ma chère fille... Parlez! disculpez votre père!
Alors Tatiana se leva, s'avança droit devant elle, d'un pas ferme, et se jetant aux pieds du Grand-Duc:
—Hélas! dit-elle, je savais, Monseigneur, que j'allais me trouver engagée, malgré moi, au milieu de votre querelle. Voilà pourquoi je vous demandais le congé de me retirer. En effet, il ne convient pas à une sœur de blâmer son frère, à une fille de juger celui dont elle se glorifie d'être née. Je parlerai néanmoins, puisqu'il le faut, et je surmonterai ma honte. J'affirme donc ici, publiquement, que j'ai agi d'une âme libre et sans contrainte, et plût à Dieu que j'eusse pu témoigner ma tendresse à mon père par un sacrifice réel, et non par le don d'une chose aussi vile qu'est l'argent; de plus, inutile pour moi. Car, seule et aveugle, hélas! que ferais-je de la richesse? Cette fortune m'embarrasse: elle est comme une chaîne d'or splendide, que je traîne partout après moi! Je vous conjure donc de nouveau, mon père, bien loin que vous me rendiez des comptes, d'accepter ici, devant tous, la remise que je vous fais des biens que m'a laissés ma mère, pour en disposer comme il vous plaira.
—Dieu vous garde, ma chère fille! répondit le Grand-Duc; votre affection nous console du mauvais vouloir que l'on nous témoigne.
—Permettez seulement, Monseigneur, reprit l'aveugle, que je parle un moment à mon frère...
—Non, non, inutile! répliqua Floris... Qu'on ne s'occupe plus de moi! Je signerai, je signerai!
Pour la troisième fois, le grand-duc Fédor se leva:
—Que ce jour, dit-il, soit, dans l'avenir, célébré comme un jour de fête, puisqu'il ramène la concorde parmi nous, et qu'il décharge mes épaules du fardeau accablant que je portais... Si, à mon insu, mes enfants, il m'est arrivé, par trop peu de soin, de léser les intérêts de l'un d'entre vous, je réclame de lui un affectueux pardon. C'est pour moi un plomb sur le cœur, une intolérable angoisse, que d'endurer une inimitié... Et maintenant, pour sceller cette paix, ainsi que pour laver notre âme des soucis et des colères terrestres, nous voulons distribuer ici même, aux serviteurs des deux églises, des marques de notre pieuse libéralité... Holà! qu'on me donne la carte, avec le modèle en relief.
Deux pages entrèrent aussitôt, l'un chargé de rouleaux et de plans; et le second portait la représentation en étain de la chapelle sépulcrale, à coupoles dorées, que le Grand-Duc se faisait bâtir, dans les gorges de la Jagodna. Il la déposa devant Son Altesse, sur un tabouret.
—Approchez, pappas Nicanor, reprit le Grand-Duc, et vous aussi, révérende Mère supérieure... Vous regardez ceci, très digne pope... Ce n'est rien qu'un hochet, un joujou de vieillard, façonné par le potier d'étain, l'image du dernier palais qu'habitera le grand-duc Fédor, quand il plaira au Roi des rois de le rappeler de cette vie temporaire, en l'éternité... Ce jour venu, on portera dans la chapelle, en même temps que ma dépouille, celle de la grande-duchesse Maria-Pia, actuellement à Sainte-Justine, et l'on célébrera l'office orthodoxe pour moi, puis l'office romain pour elle. Nous prenons tous ceux qui sont ici à témoin de notre vœu suprême... Et comme marque de nos volontés, nous donnons au pope de Sgombro, pour rester à jamais attaché à son église, tout le territoire de[Pg 186] l'ouest, que vous voyez, là, sur la carte, jusqu'à la Jagodna. Et nous ne doutons pas que notre fils, le grand-duc Floris, avec qui nous possédons maintenant Sabioneira par moitié, ne fasse aussi donation du pays de l'est, qui lui appartient, au couvent de Sant'Orsola. Ainsi la chapelle Saint-Théodore ne sera plus environnée que des possessions des deux églises, de même qu'elle servira aux deux cultes.
—Vous ne doutez pas, dit Floris. Hum!... Mais bon! prenez cela aussi. Mon noble père le souhaite: ainsi, je ne dois pas refuser... Bien! bien! C'est un couvent que ma mère protégeait... je signerai, je signerai!
—Mon fils, repartit le grand-duc Fédor, je ne prétends pas vous contraindre.
—Vous ne me contraignez pas, gracieux seigneur. Personne ne peut me contraindre. Oh! je suis le plus libre des fils!... Et pourtant, ne me croyez pas votre dupe... Je vois fort bien,—oui, je verrais aussi un clocher d'église, en plein midi,—que vous donnez au pope des rochers, des ravines, des lits de torrents, et que vous levez sur ma part, à moi, une bande de terre grasse... Ha, ha, ha! C'est un bon tour, Monseigneur... Toutefois, aisé à déjouer... Mais rassurez-vous... J'ai donné, j'ai donné.
Le grand-duc Fédor répliqua:
—Vous paraissez troublé, monsieur, et si nous demeurions plus longtemps, peut-être perdriez-vous de nouveau, le respect qui nous est dû. En conséquence, nous suspendons la séance, et nous retirons quelque temps, pour laisser à votre sang agité le loisir de se calmer... Isabelle et vous, José-Maria, veuillez nous suivre, ainsi que le pappas Nicanor et madame la Supérieure du couvent de Sant'Orsola.
Deux serviteurs tirèrent, au devant de l'estrade, l'ample courtine de toile d'or qui traversait la salle, sur[Pg 187] une longue barre d'argent; et les assistants, quittant leur place, se répandirent dans l'appartement. Déjà, quatre ou cinq pages en arrosaient les dalles, avec des aiguières pleines d'eau de rose, tandis que des enfants, dans l'antichambre, présentaient à qui en voulait, des sorbets de limon, de violette, de marasquin, ou de l'eau de neige, que l'on parfumait de petits pains de sucre ambré. Toute la foule s'y porta en un moment: on entendait un brouhaha de paroles, des chocs de verres, des exclamations.
L'aveugle trouva son frère à l'écart, sous le rideau d'une fenêtre; le baron Mamula l'exhortait. Tous trois, d'abord, restèrent sans parler.
—Oh! dit enfin Floris, Tatiana, pourquoi avez-vous fait cela?
—Quoi! dit-elle, auriez-vous souffert que notre maison s'enrichît aux dépens d'Isabelle?
—Toujours des mots, des mots! s'écria-t-il. Est-ce qu'en somme, tout n'est pas commun entre elle et moi? A qui faisais-je tort qu'à moi-même? Et pour je ne sais quels scrupules, vous me faites perdre le fruit de longs mois de patience et de peines! Vous vous tournez à l'improviste contre moi. Vous prenez le parti de mon père.
—Je n'ai pris le parti de personne, répliqua-t-elle. Je ne me mêle pas de vos discords... J'ai cédé mes biens au grand-duc Fédor, afin qu'il pût restituer ce qu'il avait emprunté. J'ai voulu qu'il fît son devoir, comme vous le vôtre, Floris... Que ce soit moi, femme et aveugle, qui remette l'ordre dans notre maison, c'est une fatalité, Monseigneur... Vous auriez dû m'épargner vos reproches, car qui se plaint que j'ai agi avec trop de délicatesse, ferait penser qu'il en manque lui-même.
—Moi! manquer de délicatesse! exclama-t-il... Tatiana!... Est-ce possible!... Que savez-vous, d'ailleurs,[Pg 188] de mes desseins? Qui vous dit que je ne voulais pas rembourser, moi-même, la Grande-Duchesse?...
—Et de quel droit, repartit l'aveugle, auriez-vous contraint notre père? Vous lui faisiez vos conditions: Donnant, donnant! Signez ceci, je signerai cela... Que je meure! oui, que je meure, le jour où de si vils marchandages s'établiraient dans la maison du grand-duc Fédor de Russie!... Notre père a tout droit sur nous. Voilà ce qu'il faut que vous sachiez, Monseigneur. Rappelez-vous notre grand ancêtre, le glorieux Pierre Ier... Quand il a eu besoin de la vie de son fils, il l'a prise: et nous, nous prétendrions traiter, d'égal à égal, avec notre père!
—Quoi! se peut-il que vous ne voyiez pas ses mensonges et son hypocrisie?
—Il est notre père, dit l'aveugle, et notre père respecté.
—Père respecté! s'écria Floris.
—Père respecté... oui, mon frère... Père respecté de Tatiana... Et plus vous l'outragez devant moi, plus je voudrais pouvoir lui témoigner de respect.
—Tatiana, dit-il, ne me poussez pas à bout!... Vous savez bien que vous avez mal agi. Vous le savez si bien qu'en tout ceci, vous vous êtes cachée de moi, sans oser me dire rien en face.
—J'ai voulu éviter, répondit-elle, non vos reproches, mais vos prières. Quant à l'action que j'ai faite, elle est bonne et juste, vous le savez.
—Allons, plus un mot! c'est assez!
—Comment, assez! reprit Tatiana. Que voulez-vous dire, mon frère? Suis-je un enfant qui s'épouvante, parce que l'on grossit la voix? Vais-je vous donner raison, quand vous avez tort?
—Ah! par le ciel, ne me harcelez pas! Taisez-vous!
—Je ne me tairai pas, dit-elle; votre colère ne m'effraye point... Allez quereller votre Sander, froncez[Pg 189] le sourcil contre lui, et lâchez quelques malédictions! Est-ce à moi de m'en mettre en peine?... N'ai-je pas le droit de parler haut? Ne suis-je pas le sang du Grand-Duc, comme vous?... Sur ma foi! vous supporterez tout ce que j'ai à vous dire, mon frère, car, de ce jour, je ne me contraindrai plus, comme je l'ai fait jusqu'à présent. Je vous dirai librement mon avis sur toutes vos actions, sachez-le!
—O Dieu! ô Dieu! exclama Floris. Mais c'est ma faute... Pourquoi vous ai-je fait part de ma résolution? Stupide que j'étais! quel besoin avais-je de vos conseils?
—Ils auraient pu vous épargner, répliqua-t-elle, une action indigne de vous.
—Vous suspectez mon honneur, dit Floris, vous m'accusez de n'avoir pas d'honnêteté... Prouvez-le, donnez vos raisons!... Si j'ai voulu... Mais à quoi bon me justifier? Ma sœur refuse de me croire, ma sœur se ligue avec mes ennemis!
—Je n'ai pas dit cela! s'écria l'aveugle. J'ai dit: délicatesse, et non pas honnêteté. Je n'ai jamais pensé, Floris, que vous manquez d'honnêteté.
—N'est-ce pas vous, ma sœur, qui m'avez poussé à réclamer ce qui m'est dû? Et quand je suis sur le point d'y atteindre, par un vain scrupule de femme...
—Doucement, Monseigneur, dit Mamula.
—Non, non, laissez-le parler, baron... Eh bien, mon frère, vous vous taisez? Oui, je n'ai pu souffrir, je l'avoue, que l'aîné de notre maison arrachât un bienfait à son père: j'ai voulu qu'il ne le tînt que de ses bontés. J'ai donc imploré le Grand-Duc. Je l'ai supplié en votre faveur; je lui ai demandé cette lettre au Tsar, par tous les plus touchants motifs qui pouvaient le porter à l'écrire.
—Et le Grand-Duc s'est détourné en ricanant? dit Floris.
—Non, répondit-elle, j'ai sa promesse. Aussitôt que vous aurez signé, approchez-vous de notre père, et priez-le d'intervenir pour vous auprès de l'Empereur. Il n'a voulu, je le jurerais, qu'éprouver un peu votre patience.
—Eh bien, soit! dit Floris, après un silence... Oui, je veux aller jusqu'au bout. Oh! je m'avilis, mais que m'importe!... Le pire serait les regrets, les doutes cuisants que j'aurais plus tard... Qu'il me refuse! J'aurai fait, du moins, tout ce qu'il m'était possible de faire.
La nuit tombait. On alluma des lampadaires, de place en place. Les pages couraient, s'appelaient, portant des feux au bout de longs bâtons, dans des cylindres d'étain à jour... Un serviteur passa, qui menait en laisse deux lévriers blancs de Sibérie. Puis, le rideau de toile d'or s'écarta, des flambeaux brillèrent au fond de la salle, et le grand-duc Fédor reparut, suivi de ceux qu'il avait emmenés.
—Merci, dit-il, chère Isabelle, notre santé est bonne, il est vrai... Eh bien, monsieur, avez-vous réfléchi?
—Je ferai ce que désire Votre Altesse.
Alors Floris, s'avançant vivement, prit la plume que lui présentait le docteur Ulm, et il signa. Isabelle signa ensuite; après elle, l'archevêque de Myre et l'aveugle Tatiana. Et, toutes choses terminées, au milieu du redoublement du tumulte et des conversations, Floris vint à son père.
—Monseigneur, je réclame, dit-il, l'exécution de la promesse que vous avez faite à ma sœur. Je vous prie donc respectueusement de signer une lettre au Tsar, demandant une charge pour moi.
—Bon docteur, dit le grand-duc Fédor, sans paraître avoir entendu, vous veillerez à ce que, dès demain, on fasse enregistrer ces actes au tribunal suprême de Raguse.
—Mon père... dit Floris.
Le Grand-Duc marmotta, avec cet air à demi fou qu'il avait par moments:
—Oui, tout va bien ainsi!... Mes os eussent gelé en Russie, à Biélo ou à Pétersbourg.
—Que répond Votre Altesse à ma requête? poursuivit Floris.
—Docteur, votre bras; je suis las... Ah! la mort se fait précéder longtemps d'avance, par les femmes vêtues de gris... N'importe! Tel qui me voudrait dans le cercueil pourrait bien attendre longtemps encore.
—Mon père, vous aviez promis d'écrire au Tsar...
—D'écrire au Tsar... Que dites-vous, monsieur?... Je ne suis pas en train d'écrire.
—Il ne s'agit que de signer, Monseigneur. Puis-je compter que vous le ferez?
—Bah! nous avons signé toute l'après-midi... L'heure est passée... l'heure est passée!
Floris sortit le dernier de la salle. Il cheminait, le front baissé, entre Isabelle et Tatiana. Deux pages, qui portaient des flambeaux, les précédaient en silence, tandis que l'on tirait derrière eux les barres et les verrous de l'entrée. Ils franchirent le portail de la cour, éclairé de pots de suif fumeux: dans l'avenue, des serviteurs persans jouaient à jeter en l'air des masses de fer; d'autres se tenaient, avec des torches, aux abords de l'escalier d'eau. Un lourd brouillard couvrait l'étang; les fanaux des barques y faisaient, çà et là, des taches rougeâtres.
Tous trois montèrent dans une gondole, qui s'éloigna de l'île aussitôt.
—Eh bien! dit Floris, êtes-vous contente?... J'ai suivi vos conseils, Tatiana... Que faut-il que je fasse à présent? Faut-il que je lui dise merci? Je le remercierai... Faut-il que je cède au digne pope Sabioneira tout entier? Je le céderai... Faut-il que je perde mon[Pg 192] nom de grand-duc? Soit! j'y consens, qu'on me l'ôte!... Que je redevienne Floris, le neveu supposé du vieux Jacob Van Oost, l'obscur, le misérable Floris!... Alors, du moins, je serais libre, personne ne me mépriserait, et je pourrais m'estimer moi-même.
—Libre! répéta Tatiana.
—Oui, libre! s'écria Floris... Sabioneira est une prison, puisque l'on m'empêche d'en sortir... Oh! j'étouffe en cet espace étroit... Une prison, Tatiana!... Aurai-je donc toujours pour horizon cette mer stupide et ces îles?... Une prison, vous dis-je, une prison!
—O cher seigneur! fit la Grande-Duchesse.
—Vous aviez raison, Isabelle. Mieux vaudrait être un pauvre bûcheron, ou un pêcheur de Zemenico, que d'être le cousin du Tsar et de se ronger le cœur!... Que vais-je faire maintenant? L'Empereur me dédaigne, mon père me hait, et ma sœur... ma sœur m'écoute, impassible, en se félicitant d'avoir bien agi... Ah! vous m'avez trahi, Tatiana... Mais quoi! j'ai promis de ne plus vous importuner de ces plaintes...
—Cher frère, dit l'aveugle, prenez patience. Est-ce donc un si grand sacrifice que de rester à Sabioneira? N'êtes-vous pas heureux avec nous?
—Heureux... heureux! s'écria Floris... Jamais je ne l'ai moins été!... Pourquoi suis-je triste? continua-t-il, dans un violent mouvement d'âme. Pourquoi suis-je toujours comme en attente?... Luxe, abondance, richesses, repos: noms superbes et magnifiques, choses vaines et stériles, en effet!... J'ai plus de délices aujourd'hui que je n'avais jadis de misère, et cependant je suis moins heureux... Nos biens ne feraient-ils donc qu'accroître nos désirs, sans jamais les rassasier?... Je ne suis pas touché de ce que je possède: je ne sens que ce que je n'ai pas... Mon âme est vide, vide, vide!
—Ah! Floris, fit Isabelle, avec un cri, Floris, Floris, vous ne m'aimez plus!
Il s'arrêta court dans sa fureur sombre, et se laissa retomber sur les coussins, en se cachant la face entre les mains. Un falot de cristal suspendu éclairait l'étroit cabinet de vitres et d'or. On entendait, au milieu du silence, les sanglots étouffés d'Isabelle.
—Ne pleurez pas, chère sœur, reprit l'aveugle, mais écoutez ce qu'il faut faire... Si notre vie calme lui pèse, s'il est las de cette solitude, que n'allez-vous vivre, tous les deux, dans quelque grande capitale, à Vienne, à Londres, ou à Paris?
—Eh! que m'importe où je vis, répondit Floris, si ce n'est pas dans ma patrie!... Que ferais-je hors de Russie, courant l'Europe d'une ville à l'autre, sorte d'importun vagabond, à qui nul roi ne saurait régler les honneurs à rendre?... Non! je ne quitterai la Dalmatie que lorsqu'on m'aura fait justice.
Ce fut tout l'ouvrage de la prudence, de la finesse, de l'ascendant du baron Mamula sur Floris, que de persuader celui-ci, après plus d'un mois passé dans sa chambre, d'en vouloir bien sortir enfin, et de se remettre à vivre. Le baron, pour mieux le distraire, l'emmena voir quelques travaux qui se faisaient alors aux pièces d'eau, si bien que, peu à peu, Floris y prit goût, et faisant venir de Cattaro un plus grand nombre d'ouvriers, voulut qu'on achevât aussi l'immense bassin du Bucentaure, avec le jet d'eau d'Encelade. Dès lors, ce ne fut plus, durant tout l'été, que travaux, entreprises, réformes, bouillonnement d'idées et de projets. Sur le conseil de Mamula, il fit commencer de paver un chemin qui déblayât ses bois; il créa, non loin de San-Cosimo, un chantier de barques et de trébacs, à un endroit où la forêt descendait jusqu'à la plage; il commanda qu'on recueillît la manne[Pg 194] dans les bois de Sveljegamora; et il songeait à exploiter le bitume des rocs de Podgor. Ce fut en se rendant à ce village qu'il essuya un coup de vent violent, dans le petit golfe d'Ivandolac, et que sa barque chavira. Il ne courut aucun grave danger, mais dès lors, comme irrité d'orgueil, il forma dans son esprit plans sur plans, pour chasser la mer de ce rivage, la refouler à l'occident, et conquérir la vaste arène inculte, qu'il voulait transformer en jardins. Par son ordre, l'on commença la construction d'une digue: et il rêvait, dans son plaisir superbe de tyranniser la nature, le desséchement des marais de Bogeta et de Rupnido. Le rivage, couvert de tentes, présentait, de loin, l'aspect d'un camp, aux bergers et aux pêcheurs des îles; et la nuit, on y voyait briller, à ras du sol, quantité de flammes immobiles. Floris ne bougeait d'avec les travailleurs, surveillant tout, donnant des ordres, assistant à la pose des blocs. Une tempête d'équinoxe détruisit une partie du môle. Il s'indigna, le fit rétablir, renforcer; puis, soudain, cessa d'y venir.
Il se remit à battre les bois, à faire, au hasard, des courses lointaines. La lecture le fatiguait: tout lui était insupportable.
Quelquefois, au rebord du sentier, des lièvres débuchaient, d'un bond; des paons sauvages s'envolaient dans la brume, en jetant leur glapissement; de grands cerfs détalaient sous le fourré, ou bien, par troupes, du haut des roches, ils regardaient tranquillement les cavaliers.
—Comme il y en a! disait Sander... Ils effrayent les chevaux, vraiment.
—Est-ce que cela t'amuserait de les chasser, mon bon Sander?
—Oh oui! beaucoup, beaucoup, Monseigneur.
—Mais j'ai promis à la Grande-Duchesse de ne jamais chasser à Sabioneira. Ce plaisir qu'a le plus pauvre Morlach... Allons, Sultan, au galop!...
L'hiver fut rude, cette année-là, tandis que le précédent s'était tourné en brumes et en longues pluies. Les toits des villages fumaient; les cabanes retentissaient du chant d'hiver des fileuses: Le beg commande qu'on lui apporte ses fourrures; son sabre, il le suspend à la muraille, car le dur hiver est venu, revêtant la terre d'un manteau de fer, serrant le ciel, comme le cœur d'un homme triste.
Le sol résonne ainsi que la pierre; l'air gris et glacé ressemble à une lame damasquinée. On dirait qu'il n'y aura plus aucune fête dans le monde!
Le ciel a pris, en un moment, l'aspect de l'œil du lion... Tombe, tombe, tombe, ô neige blanche! La rafale se précipite. On ne distingue plus la plaine des vallées; l'air brouillé est comme la chaîne et la neige comme la trame; c'est un tourbillon, une tempête! Le visage de ceux qu'on voit sur les routes, est violet comme la fumée d'une lampe.
C'est alors, devant le feu du soir qui craque dans la cheminée, qu'il est doux de manger le maïs et de boire le raki, à plein verre..... Si tu sors un moment, tout repose. La bise est coupante comme le vent d'un sabre; les étoiles effilées percent l'air de glace; les ornières des routes luisent, ainsi que des rubans d'argent; et, là-bas, sur les tertres blancs du cimetière, brille un rayon de lune gelé.
Les morts le sentent se couler dans leurs froides moelles, et ils soupirent. Récite un chapelet pour eux, Damiana... Hélas! ce monde n'est qu'un séjour de passage. Quand un homme a vieilli, on en tire un autre du sein de sa mère. Notre vie est un dessin sur le vent!
Dans la deuxième semaine de février, les grands étangs du parc gelèrent; et ce fut un amusement pour les habitants du palais, d'y aller chaque jour patiner.[Pg 196] Josine, surtout, s'y divertit. Tout engoncée de fourrures, en sa robe d'un rose pâle qui s'irisait de reflets verts et bleus, elle glissait, légère, tandis que l'orbe du soleil s'abaissait ainsi qu'un bloc de braise, derrière les chênes dépouillés.
Un de ces soirs qu'il gelait à pierre fendre, Stepany et l'abbé Lancelot revinrent ensemble des étangs, où ils étaient allés en spectateurs.
—Si j'étais sûr de votre discrétion, dit l'abbé, en se frottant les mains, je pourrais vous faire part, Stepany, d'une nouvelle qui vous surprendrait.
—Une nouvelle! dit aigrement le chimiste... Allons donc, je la saurais, monsieur.
—Et cependant, vous ne la savez pas, riposta l'abbé... Et il y a bien d'autres choses encore que vous ignorez, malheureusement, tout homme de science que vous êtes... Bien, bien, je viens au fait, monsieur... Vous vous rappelez, car nous eûmes une discussion à ce sujet, cet ex-voto si pieux, si touchant, d'un enfant de soie cousu de leurs mains, que portèrent dernièrement, à la Vierge de la Pétrella, quelques paysannes morlaques, en vue d'obtenir que le Ciel bénît l'union de Madame Isabelle?
—Eh bien, monsieur, que m'importent vos Illyriennes, vos Esclavonnes, vos Morlaques, vos Dalmates, ou comme vous voudrez les appeler, ainsi que leur enfant de soie?
—Apprenez donc une chose, poursuivit l'abbé... Le Ciel a exaucé les vœux que lui présentaient ces âmes innocentes. Nous aurons dans quelque temps un baptême au palais.
—Madame Isabelle! fit Stepany... Quel conte! Ce n'est pas possible!
—Rien de plus sûr! repartit l'abbé... Eh bien! que dites-vous de ça? Vous moquerez-vous encore de ces femmes? J'ai vécu cinquante ans et plus, mais je n'ai[Pg 197] jamais vu de prière exaucée si manifestement... C'est un miracle, un vrai miracle!
—Oh! oh! vous le prenez sur ce ton, dit Stepany. Alors, monsieur, je m'en vais, moi aussi, vous faire part d'une nouvelle... Vous qui voyez en toutes choses des miracles et des décrets du ciel, est-ce un miracle aussi qui a rendu la petite Saloména amoureuse du grand-duc Floris?... Vous savez... cette jolie novice du couvent de Sant'Orsola... Elle en est folle, la petite sotte!
—Calomnie! s'écria l'abbé, calomnie!... C'est une histoire, Stepany, que vous venez d'imaginer.
—Je n'imagine jamais rien, monsieur, répliqua sèchement le chimiste: on ne doit jamais imaginer. Je suis un homme de faits, monsieur. Je sais trop ce que je dois au bon sens naturel et universel, ce que je dois à mon propre bon sens, pour vous entretenir de telles sornettes, si je n'en étais assuré.
—Où l'aurait-elle vu? dit l'abbé.
—Où elle l'aurait vu, monsieur?... Eh! parbleu, chez le vieux Fédor, le jour de la signature des actes... Elle accompagnait la supérieure.
—Quoi qu'il en soit, reprit l'abbé en faiblissant, elle n'est pas novice encore, quoique ces dames, par tolérance, lui permettent d'en porter l'habit. C'est une pensionnaire, voilà tout!
—Oui, oui, ricana Stepany, elle n'est pas pour rien la fille unique de feu le riche messer Lippo Toppo. On lui permet de porter ce costume, on lui permet d'être amoureuse, on lui permettrait autre chose encore!
Tous deux s'étaient peu à peu animés, et leur voix résonnait dans la forêt solitaire. Le nez rougi, les joues violacées, ils allaient, poursuivant leur débat, chacun d'un côté de l'allée; et leur haleine refroidie se condensait en givre devant eux, aussi froid, aussi infécond[Pg 198] que leurs paroles et leur colère. La bise du nord sifflait sur le plateau. L'abbé reprit en frissonnant:
—Aures habent et non audient... Brr... brr... Oculos habent et non videbunt.
—Mais c'est de vous, cria Stepany, oui, c'est de vous qu'on peut dire cela. Ce sont les croyants, monsieur, qui ne font pas usage de leurs yeux, et non les hommes de science...
—Vous osez, dit l'abbé dédaigneusement, comparer la science à la foi!
—La science, monsieur, brr... brr... la science est la reine du monde!
—La science! répéta l'abbé avec mépris. Mais voyons, vous, monsieur, qui êtes si savant, pourriez-vous m'expliquer, par exemple, pourquoi le feu durcit les œufs et fond le beurre?
—Certainement! s'écria Stepany. Mais l'abbé continuait:
—La science, un leurre de Satan!... Il soulève un coin du rideau, pour tenter les âmes... Eritis scientes sicut Deus... Brr, brr, brr, brr... Vieille tactique du serpent!
—Le serpent! goguenarda Stepany. Brr, brr, brr... Le paradis! La pomme!
—Oui, monsieur... Brr, brr, brr... Le paradis! La pomme!
—Billevesées que tout cela!
—Billevesées que vos gaz, vos cornues, vos fourneaux, vos appareils!
—Vive la science, monsieur! hurla Stepany. Brr, brr, brr...
—Vive la foi! vive Jésus! cria l'abbé. Brr, brr, brr, brr...
Aussitôt que l'heureuse nouvelle de la grossesse eut éclaté, ce ne fut plus que fêtes et réjouissances dans la presqu'île de Sabioneira. Chaque village se surpassa à en donner, et de toutes les sortes: luttes, régates, courses, joutes sur l'eau, mascarades de carnaval, qui tombait justement en cadence. Giano revint tout exprès de Cattaro. Personne de pareil à lui, en de telles occasions. C'était la joie, le bruit, la gaieté, la folie même. On ne vit donc plus que le sculpteur sur les chemins, éperonnant son petit cheval sauvage, à longs poils; parfois, escortant des tonneaux de vin, qu'on envoyait aux danseurs. Qui l'aurait cru? on eût vidé pour eux les caves de Sabioneira. Pour hâtive et même indiscrète que pût paraître cette joie, les transports en étaient si sincères que Floris s'en montra touché, et assista à plusieurs de ces fêtes. Il accepta, par la même raison, les présents de nombreux villages, et quelques-uns fort étranges: du miel, des poissons, des médailles antiques, de la boutargue, des toisons teintes, et jusqu'à un ourson vivant.
Mais le plus beau présent fut, sans contredit, celui qu'apportèrent, le jeudi de la Fête-Dieu, les religieuses de Sant'Orsola. Elles survinrent, à cinq ou six, dans leur coche, en députation. Reçues par madame Isabelle, elles offrirent, au nom de leurs Morlachs, un berceau marqueté d'aigles noires, puis déployèrent, comme présent de l'abbaye, de superbes langes brodés d'or.
—Mère Incarnation, dit la princesse, vous avez été par trop prodigue! Je vous rends grâces de tout[Pg 200] cœur, et n'aurai rien de plus précieux qu'un tel souvenir de votre sainte maison. Mais j'ignorais que l'on fît chez vous de si beaux ouvrages.
—Vous entendez, Saloména, s'écria la supérieure, vieille Napolitaine, bavarde, fantasque, jaune comme un coing, et, depuis de longues années, familière avec Isabelle. Allons, allons, il n'y a pas besoin de rougir pour ça!... Votre Altesse ne saurait croire, poursuivit-elle, tous les soins qu'a pris cette chère enfant, et combien elle s'est appliquée à cette affaire.
Elle tenait par le bras la novice, comme la présentant à Isabelle. La Grande-Duchesse répondit:
—Qu'elle en soit donc remerciée mille fois, du fond du cœur!
—Eh bien, Saloména, vous ne dites rien? reprit la Mère Incarnation. Nous voici au palais, cependant. Vous parliez sans cesse d'y venir, et il fallait vous faire mille récits sur le Grand-Duc et sur madame Isabelle... Voyons, répétez à Sa Grâce toutes les choses que vous m'avez dites... Quoi! muette... Pas un pauvre mot!... Je gage que vous aimeriez mieux, maintenant, être à Sant'Orsola, car rien ne vous contente, depuis quelque temps, et vous changez d'idée vingt fois par jour... Nous ne savons quel est son mal, continua la supérieure, et quand on l'interroge là-dessus, elle répond qu'elle se porte bien... Souvent, elle rit aux éclats, puis elle pleure, le moment d'après... Elle n'a jamais d'appétit; elle refuse le médecin... Ah! elle nous donne bien du souci... Ne s'était-elle pas mis en tête de quitter son habit de novice! Elle avait commandé une robe à Castelnuovo... Heureusement, messer Geri-Spina, notre vénérable directeur, lui a fait entendre raison... Eh bien! pourquoi ne parlez-vous pas?... Au moins, retirez votre voile!... On dirait que vous avez peur de regarder Madame la Grande-Duchesse.
—Je vous en prie, ma Mère, ne la grondez pas!
Et l'attirant à elle doucement, Isabelle baisa au front la novice.
Elle poussa un sourd gémissement, ses yeux se fermèrent, elle chancelait; puis, soudainement, devenant livide, la jeune fille s'évanouit. Aussitôt, voilà tout en désordre: les religieuses s'écrient, Isabelle court à une clochette; on porte la novice sur un lit de jour, on la desserre, on lui mouille les tempes... Gina avait ouvert les trois fenêtres. Il faisait le plus beau ciel bleu léger, parsemé d'écumes d'argent. Des tourterelles, par centaines, roucoulaient, perchées sur les cyprès; et, dans le silence d'attente, ces modulations ardentes et suaves emplissaient doucement la chambre. Saloména poussa un soupir; ses yeux se rouvrirent avec lenteur.
—Voyez! elle revient à elle, murmura Isabelle... O chère enfant, comment vous trouvez-vous?
—Mieux, merci, bonne madame... beaucoup mieux.
—Allons, excusez-vous, petite sotte! dit la Mère Incarnation. Nous allons rentrer au couvent... Quel est donc ce médaillon qui sort de votre poitrine?
La novice y porta la main vivement.
—Ce n'est rien, ma Mère, répondit-elle.
—Vous êtes troublée, Saloména... Faites-moi voir ce médaillon!
—Je vous en prie, excusez-moi, ma Mère... Je ne saurais vous le montrer.
—Et moi, j'entends le voir, je vous dis... Allons, obéissez!
La Grande-Duchesse intervint:
—Excusez-la, révérende Mère; ce n'est sans doute qu'un de ces colifichets comme en gardent les jeunes filles, quelque babiole innocente.
—Qu'aurait-elle besoin alors de se cacher de moi?... Faites-moi voir ce médaillon!
—Au nom du ciel! dit Saloména. Ma Mère, je vous en conjure...
—Faites-le-moi voir! Allons, vite!
Et arrachant la boîte d'or du col de la novice tremblante, Mère Incarnation y porta les yeux:
—Monseigneur! s'écria-t-elle, stupéfaite. Le portrait de Mgr Floris!
Cette scène fut, tout le jour, la nouvelle de Sabioneira. On ne s'abordait qu'avec des clignements, des sourires expressifs et malins. Ceux qui, comme Stepany, avaient déjà semé des bruits de cette passion, triomphèrent à leur aise, et ne manquèrent pas d'ajouter force détails d'invention: que Mme la Grande-Duchesse avait beaucoup pleuré, sitôt l'audience finie; que les nonnes de Sant'Orsola, s'étant rassemblées en chapitre, avaient délibéré de demander conseil à Mgr Colloredo, archevêque de Raguse,—et tels autres étranges propos.
Floris posait cependant, ainsi qu'il faisait chaque après-midi, dans l'atelier de Giano, grand bâtiment de briques roses, situé au milieu des jardins. Sous la vitrée démesurée, devant une table chargée de lézards dans des bocaux de verre, de salamandres, de scorpions, qu'il se plaisait à dessiner, le sculpteur travaillait à la cire d'une médaille du Grand-Duc. Un hérisson apprivoisé dormait en boule à ses pieds; çà et là, des couronnes de myrte, qui lui avaient servi, la veille, de modèle pour son revers, étaient éparses sur le carreau; et l'atelier, vaste et poudreux, étalait au soleil couchant, dont les derniers rayons l'illuminaient, ses murailles peintes par Giano de fresques et de camaïeux. C'étaient des idylles de Faunes, des Centaures, des lions, des fleurs, des arcs de triomphe de buis vert taillé, des représentations de Vices, des figures et des actions tout extraordinaires. Dans le fond, on voyait dressée une tête colossale d'Apollon, d'un marbre antique,[Pg 203] trouvée jadis par le grand-duc Fédor, au cours de ses fouilles à Zaton di Doli.
—Mais explique-moi, dit Floris, comment il se fait que cette novice portât au cou mon portrait de ta main!
Gianettino éclata de rire:
—C'est la vieille mona Fiore de Podgor, sa nourrice, qui me l'avait commandé et payé, de façon à m'émerveiller. Tout le monde à Podgor, signore, connaissait l'amour de la Saloména. C'est là, pour le dire en passant, que cet âne de Stepany en avait entendu parler... Bah! croyez-moi, il n'en sera rien autre chose. La petite couleuvre est la maîtresse, au couvent. Elle demanderait le Saint-Esprit à ces pauvres folles de religieuses, qu'on le lui servirait plumé vif, pour son souper du vendredi saint.
Il travailla un peu de temps, en silence. Puis, reprenant:
—Ah! vous êtes un vainqueur, signore, et je vous attribuais le myrte, à bon droit. Nous autres tous, bourreaux déclarés du sexe, il nous faut pourtant, humblement, ôter la barrette devant vous... Pauvre souris! pauvre petite caboche!... C'est qu'elle est belle comme un ange... L'avez-vous examinée, signore? Le galbe de sa tête l'emporte en élégance sur celui de la Fornarine ou de la maîtresse du divin Titien... Plût à tous les diables que ce fût de moi que le pauvre cœur fût empoisonné! Je ne le ferais pas languir.
—Tu seras donc toujours un vaurien? dit le Grand-Duc. Je te croyais guéri et converti, depuis ta visite à Corfou, aux reliques de saint Spiridion.
—N'en riez pas, signor mio. Il n'y a pas de miracle plus certain... Sa chair est si vive et si fraîche que, si on lui touche le gras de la jambe, elle cède au doigt, comme vivante... Mais enfin, qui donc pourrait aussi, à l'aspect d'une jolie fille, se détourner et prendre l'attitude[Pg 204] qu'on donne habituellement aux gardes du sépulcre de Notre-Seigneur? Aucun homme n'est engendré dans une chemise de neige... Ma parole! si je n'étais forcé de partir, demain ou après-demain, au plus tard, j'irais rôder autour du couvent, je séduirais les tourières, je ferais tout pour vous la souffler, signore!
—Quoi! tu nous quittes de nouveau, dit Floris. Quelle vie de vagabond mènes-tu?... Est-ce pour la grande affaire dont tu m'as parlé?
—Précisément, signor mio. Oh! vous me verrez revenir plus riche que le roi Salomon... Allons, le soleil est tombé. Je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.
Il se leva, fermant la boîte de verre noir, où était la cire commencée; et Floris, se levant aussi, vint la prendre en main, la rouvrit et la considéra longuement. Le calme du soir descendait. Deux ou trois étoiles déjà perçaient l'air immobile et doré.
—Tu n'avances guère, reprit Floris. Je te le répète, Giano, puisque tu dis que je m'y connais, je ne peux comprendre pourquoi tu m'as posé ainsi de trois quarts.
—Oui, repartit Giano, signor mio, vous vous y connaissez comme un prince, mais non comme un artiste. Jetez les yeux sur ce squelette! Tout en haut de la merveilleuse épine du dos, vous voyez ces deux os semblables à des palettes, et qui se joignent par derrière, aux clavicules. Ces os, quand le bras est en action, comme il l'est dans ma médaille, affectent des formes variées d'un admirable effet... Prenez donc confiance en moi, illustre seigneur. Si la médaille ne vient pas dix fois mieux que n'est le modèle, je consens à perdre la pension que Votre Excellence m'a accordée!
—Tiens, dit Floris, je sais combien tu es amateur de vieilles armes. Je t'ai apporté un poignard que tu garderas, en souvenir de moi. La ciselure en est du seizième siècle.
—C'est le plus admirable que j'aie jamais vu! s'écria Giano avec feu. Oui! c'est un travail florentin... Mille fois merci à Votre Altesse!
Et lançant le poignard en l'air par une allégresse bouffonne, le sculpteur le rattrapa au vol, avec l'adresse d'un jongleur. Puis, l'ayant fiché entre deux carreaux, il se piéta, croisa les bras, renversa le buste en arrière, et se releva, le poignard aux dents.
—A merveille! fit le Grand-Duc. Si tu avais seulement avec ça un maillot noir, de la craie aux joues, et pour maîtresse la Belle-Tourneuse...
—Votre Excellence croit plaisanter! riposta Giano. Mais j'ai réussi tous les tours du fameux Mahomet Cathata. J'étais peut-être né pour cet art, plus encore que pour la sculpture. Il faudra que j'essaye, quelque jour, de descendre du campanile, le long d'une corde tendue, ainsi que l'on faisait à Venise, pour je ne sais plus quelle fête... Mais à propos de fête, poursuivit-il, Votre Altesse ne veut toujours pas assister à celle que donnent ce soir nos braves Morlachs de Zemenico? Oh! j'y dois mener un tas de donzelles, la Gina, la Ianoula, vous savez, cette friande conductrice de la princesse Tatiana. Elle, avec la Saloména, font bien la plus jolie paire de cœurs à épingler sur sa manche; mais cette dernière, signore, est marquée à votre sceau... Allons, bonsoir, Monseigneur, je vous quitte.
Le sculpteur s'éloigna en sifflant, et Floris, tout debout sur le seuil, dans les ombres du crépuscule, baissait le front, comme accablé par une soudaine rêverie.—Oh! qui m'aurait dit, pensa-t-il, qu'un jour, je laisserais un méchant bouffon m'exciter à trahir Isabelle! Qui m'aurait dit que je rirais de ce qui eût dû m'indigner!
Il gravit les terrasses des jardins, puis, d'un pas machinal, se dirigea vers l'appartement de Josine. Tous les jours, depuis quelque temps, il venait ainsi assister à la toilette de la folle princesse, dans le moment[Pg 206] qu'elle se mettait en grand habit, pour le dîner: et souvent même, il l'attendait, subissant patiemment le retard, tant il trouvait d'amusement à ces visites. Il traversa plusieurs salons, des cabinets, une garde-robe, enfila un étroit corridor, puis, tout au bout, heurta à une porte... Point de réponse. Floris entra.
Il se trouvait dans une pièce vide, sorte d'enfoncement sans jour, et pratiqué dans les derrières de la chambre de Josine, à laquelle il servait de retrait pour s'habiller. Un œil-de-bœuf de verre dépoli en éclairait confusément les murs de glaces verdâtres, ajustées en plusieurs morceaux, l'étagère d'argent massif avec ses strigiles et ses flacons, et les lourdes portes de miroirs, peintes d'Amours, de fleurs, d'oiseaux-lyre et de paons argentés et dorés.
Le Grand-Duc s'assit sur un sofa. Les ondes obscures de la nuit s'épaississaient dans l'étroite chambre, et il semblait à Floris que d'autres ondes, aussi subtiles qu'un poison et plus vagues qu'une musique, s'épandaient en lui, et le poignaient d'une angoisse indéfinissable. Il se leva, alluma un flambeau; et tout à coup, apercevant sa face dans un miroir, il s'arrêta...—Est-il bien vrai que ce soit moi? dit-il. Quoi! le dehors si peu changé et le dedans si profondément! J'ai encore les mêmes traits que lorsque j'épousai Isabelle, et je n'ai plus la même âme... Oh! je jurais que cet amour était le fond immuable de mon être, le cœur le plus profond de mon cœur, la flamme même de ma vie. Et après quelques changements dans la position de la lune, je ne trouve plus en moi-même que fragilité et inconstance... Est-ce possible? En suis-je venu là?... Et cependant, je sais qu'elle est plus belle, plus aimante, plus vertueuse que la plus rare des autres femmes. Tous les attraits, toutes les grâces exquises, elle les a!... Hélas! que te faut-il donc pour t'assouvir, cœur vorace et insatiable?
Il se tut, les prunelles fixes... Un silence voluptueux emplissait le tiède réduit, encore bleu d'un parfum qu'on avait brûlé: au fond, un rideau de brocart d'argent fermait l'entrée de la salle de bain. Tout à coup, un bras jeune, charmant, long et délicat comme le bras d'une déesse du Primatice, passa par la fente du rideau, en même temps qu'une voix s'élevait, la voix rieuse et gaie de Josine:
—Eh bien, Rina, que fais-tu donc? Me donneras-tu ce flacon?
Il tressaillit; le sang lui monta aux joues...
Après le souper, Giano partit avec son cortège de femmes, pour se rendre à Zemenico. La fête y était dans tout son éclat: partout, des étalages en plein vent, des buvettes de raki et d'orgeat, des confiseries éclairées de veilleuses nageant dans l'huile. D'aigres cornemuses résonnaient; des carillons tintaient de tous côtés; on entendait le glapissement des fritures sur les fourneaux. Devant l'auberge du Soleil bleu, deux grandes roues de bois à la turque, bariolées de couleurs éclatantes, avec du drap d'argent, des fleurs, du clinquant, des miroirs, des guirlandes, élevaient en l'air, puis faisaient redescendre des Morlaques assises tout à l'entour.
Un peu avant minuit, le sculpteur déjà fort ivre et entouré de filles et de femmes auxquelles il distribuait les sucreries d'un vendeur ambulant, entendit soudain s'élever, à l'autre bout de la place, les éclats de voix de Ianoula. Il y courut. Un homme, en manteau rouge, accablait la jeune fille d'injures grossières, et Giano, du premier coup d'œil, le reconnut. C'était l'aîné de ces neveux d'Ourosch qui vivaient avec leur oncle, dans la montagne.
—J'aimerais mieux danser avec le diable, répétait Ianoula, en pleurant. N'est-ce pas toi, méchant bandit,[Pg 208] qui as quitté ta femme, ma cousine, et qui l'as forcée d'aller au couvent?
—Allons, ne pleure pas, ma colombe, dit Giano. Et toi, vaillant Marco, laisse-la, puisqu'elle ne veut pas danser avec toi. On ne peut contraindre les femmes.
Les Morlachs se pressaient autour d'eux, sur le rivage, au milieu des poutres et des étais des grosses barques en construction. Des torches étaient allumées, çà et là; et un baril plein de goudron et qui brûlait au haut d'un mât, projetait sur la foule une grande lumière rougeâtre et mêlée de fumée.
—Va donner tes conseils à qui les demande! répondit Marco. J'agis comme il me plaît, apprends-le!
—Comment! quel païen es-tu? dit le sculpteur. Vas-tu me chercher querelle, le jour même de la Fête-Dieu?
—Je me soucie autant de la Fête-Dieu que de la Fête-Diable! repartit le neveu d'Ourosch. Sache que je te fais la figue, et à tous ceux de Sabioneira.
—Arrière, crapaud venimeux! exclama Giano. Crache ton poison hors de ma vue. Tu veux donc que je te tire du sang?
—Toi, me tirer du sang, allons donc! Va plutôt prier une de ces femmes de te cacher sous sa modrina!
—Messer Giano, dit Ianoula...
—Paix, paix! ne crains rien, mon bijou... Et toi, fais pénitence au couvent de la tienne, avant d'aller chercher un autre monde, car, coûte que coûte, en celui-ci, je te crèverai la carcasse.
—Prends plutôt garde, dit Marco, que je ne te foule la tripe, que je ne joue sur ton ventre du tambourin.
—Laisse ton poignard! reprit Giano... Je jure Dieu que, si tu le touches, je te marquerai à la croix... Pardieu! si tu avances d'un pas, on peut aller querir le pope de Sgombro pour ton âme!
—Je te casserai la mâchoire; je pétrirai une tourte de ton corps!
—Moi, je te donnerai tant de coups que tu pendras, les jambes en face du visage, comme une cornemuse vide!
—Bâtard! rufien! valet! faux Morlach!
—Voleur! guetteur de chemins! meurtrier! bandit!
Ils se jetèrent l'un sur l'autre avec leurs stylets, mais les Morlachs les séparèrent, non toutefois sans que Marco eût reçu une estafilade à l'épaule; et le neveu d'Ourosch quitta la fête, en proférant d'horribles menaces. Giano dansa, cria, se démena, avala force vin noir, et, vers deux heures du matin, partit enfin, en compagnie de quelques pêcheurs de Sabioneira-le-Bas. Ils avaient pris, malgré l'heure avancée, par le raccourci du Bras-de-Mer, que l'on traverse dans un bachot. Mais, en arrivant à Torre-Arza, ils eurent beau frapper à la cabane, le passeur ne se montra point. Ils entrèrent; la hutte était vide. La Jagodna coulait au clair de lune; on la voyait sortir, sous une colline, de la caverne ténébreuse, d'où elle se jette à la mer.
—Où est donc Samo? dit un des Morlachs... Bah! sa sœur, la Ianoula, en passant, l'aura emmené avec elle... Nous longerons le golfe, voilà tout!
Giano, quand il se leva, le lendemain, trouva sur sa table deux lettres, apportées là pendant son sommeil. Il les lut, puis, tout en mangeant à la hâte quelques figues sèches, il entassa dans un portemanteau quantité de drogues et d'objets bizarres, dont il consultait la liste à mesure, afin de n'en oublier aucun: de la poix, du camphre, de la ciguë, une tête de mort, un suaire, des cordes, du soufre, du parchemin vierge. Fermant ensuite sa chambre à la clef, il gagna par un escalier dérobé le jardin de la Dogaresse, sur lequel donnaient, de plain-pied, les fenêtres de l'appartement du Grand-Duc. Floris était justement à la vitre, et se renfonça[Pg 210] dans la chambre, en voyant arriver le sculpteur. Celui-ci poussa la porte-fenêtre, entra, et se trouva tout d'abord en face de Ianoula.
—Comment! toi ici, mon oiseau, mon poisson mignon... Et que fait donc, chez Son Altesse, la petite Noula, la friande Noula, Noula du bon coin de la cave, la plus jolie Noula de la Dalmatie, Noulinka de Torre-Arza?
—Assez, Giano! dit Tatiana, qui, tout d'un coup, se leva, au fond de la vaste salle de marbre.
—Quoi! Votre Altesse est là! s'écria le sculpteur étonné, car l'aveugle, au dire de tous, vivait plus d'à demi brouillée avec son frère, depuis qu'elle persévérait à refuser les arrérages des deux millions qu'il avait déposés pour elle, à Raguse... Que Votre Grâce me pardonne, si je ne l'ai pas vue tout d'abord!
Mais il entendit, à ce moment, les sanglots redoublés de Ianoula, et, saisi de stupeur, il balbutia:
—Dieu me damne!... Qu'arrive-t-il?
—C'est le seul moyen de sauver sa vie, continua Ianoula, en pleurant. Votre Grâce a vu comme il me presse, dans la lettre qu'il m'a envoyée...
—Le lâche! répliqua Tatiana. Déshonorera-t-il sa sœur? Est-ce là sa ressource pour vivre?
—J'espère, dit Giano, que tout va bien... Quelles nouvelles? quelles nouvelles?
—Allons, tais-toi, répondit Floris... Ah! tu as fait de la belle besogne, avec ton couteau mis au vent!
—S'agit-il de ce Marco? dit Giano... S'il a le malheur de bouger!...
—Si!... reprit Floris. La chose est faite. Il a enlevé cette nuit le frère de Ianoula, le passeur de Torre-Arza, puis, avec son prisonnier, a rejoint sa bande... Et ce matin, il nous envoie dire que Samo est un homme mort, si elle ne vient implorer sa grâce.
—Peste de lui! s'écria le sculpteur. Une fille comme[Pg 211] Ianoula sera-t-elle pour un tel coquin?... Ma foi, ma foi, j'aurais mieux fait de le tuer!
Puis, appelant d'un signe le Grand-Duc, qu'il mena au bout de la salle, dans l'embrasure d'une fenêtre:
—Tout cela pourrait bien finir par des coups de fusil, dit Giano. Il y a longtemps que ces chiens de Sgombro et nos amis de Zemenico meurent d'envie d'ouvrir la danse, et Dieu sait si ce rapt de Samo ne va pas leur en fournir le prétexte!... Il est fâcheux que je me voie contraint de demander à Votre Excellence son agrément pour m'en aller.
—Sont-ils donc ennemis? dit Floris.
—Ennemis! repartit le sculpteur. Bah! je ne sais ce que vous nommez ennemis... Mais si jamais ils se rencontrent, sans mettre le poing sur le pli du coude, en haussant et baissant l'avant-bras, qu'une bouchée de fromage m'étrangle!... Il y a des siècles que ça dure... Ennemis! A Zemenico, ils entament leur pain par le côté; ceux de Sgombro, par le milieu du pain. Les femmes de Sgombro, et elles sont jolies, les chiennes! portent leur bouquet de tête à gauche; celles de Zemenico, à droite. Ajoutez qu'à Zemenico, ils sont romains et vrais catholiques, et schismatiques à Sgombro... Si je n'étais venu, je le répète, pour dire adieu à Votre Altesse, j'aurais fait un tour, cet après-midi, du côté de Zemenico.
—Pars donc quand tu voudras, répondit Floris, et bonne chance!... Je ne sais pourtant si tu trouverais un seul ducat à emprunter sur toutes tes richesses futures.
—Votre Excellence ne parlerait pas ainsi, répliqua Giano vivement, si elle connaissait comme moi le prêtre nécromant de Moianka. Ce merveilleux vieillard est profondément versé dans les lettres arabes et hébraïques. Grâce à un livre qu'il a consacré, il est le maître des Esprits, et connaît les trésors, sous la terre.[Pg 212] Une nuit, il a rassemblé, dans les ruines de Spalatro, au palais du grand Dioclétien, plus de cinq cents légions de diables. Ils lui ont désigné, à deux brasses près, le gîte d'un immense trésor, caché autrefois par cet empereur; et comme il sait que j'ai l'âme ferme et inébranlable, il m'a associé à lui pour le déterrer, ce que nous exécuterons pas plus tard qu'après-demain, dans la nuit de dimanche à lundi.
—Et une fois riche, que feras-tu? demanda le Grand-Duc, en souriant. Voilà donc la sculpture au diable!
—Bah! dit Giano, vous croyez donc, signore, que je suis de ces ânes qui se frottent le ventre, aussitôt qu'ils ont leur provende!... Je travaillerai bien mieux, au contraire, quand je serai dans l'or jusqu'au cou. Je veux dresser sur l'écueil San-Stefano un Prométhée de soixante pieds de haut, qui tiendra une flamme en sa main, à l'imitation de cet admirable Colosse de Rhodes, dont les anciens ont fait tant de récits. Mais, comme l'arc ne peut toujours être tendu, ni l'esprit toujours occupé, j'entretiendrai, pour prendre mes plaisirs, un sérail des plus belles femmes du monde. Je m'y promènerai nu, au milieu de brouillards de parfums; je vaporiserai des perles et des diamants pour respirer un air plus précieux; je coucherai dans ces énormes coquillages des mers des Indes, sur des matelas de plumes d'oiseaux. J'aurai, au printemps, des maisons de roses; en hiver, des palais de glaçons... Bref, je serai sensuel comme un Turc, magnifique comme un satrape, et impénitent comme un pape.
—Mauvais, mauvais! repartit Floris. Tu copies Néron, Héliogabale, tous les empereurs romains.
—Et vous, signore, que feriez-vous, si vous étiez le rare mortel qui peut ce qu'il veut?
—J'agirais, dit Floris. L'action est tout!
Giano et le Grand-Duc demeurèrent un moment[Pg 213] comme perdus dans leurs pensées; puis, ils revinrent au milieu de la salle. Ianoula ne sanglotait plus. Affaissée à terre, le front posé sur les genoux de Tatiana, de grosses larmes s'arrêtaient au coin de ses paupières fermées; et un soupir, un long tressaillement la secouait encore par intervalles, tandis que, d'une main distraite, la princesse lui caressait les cheveux.
—Ils le tueront, maîtresse, ils le tueront! répétait l'enfant, d'une voix plaintive.
L'aveugle répondit doucement:
—Mieux vaut une mort d'un moment qu'un déshonneur aussi long que la vie... O Dieu! ô Dieu! Souhaiter vivre de la honte de sa propre sœur! Mais non, crois-moi, il regrette sa lettre... Ce n'est pas lui, d'ailleurs, qui l'a écrite... Ils l'auront forcé d'y mettre sa croix.
—Si l'on demandait secours à Raguse? proposa Floris, après un silence.
—Ah bien, oui! répliqua le sculpteur. Ourosch se soucie bien de Raguse... Nous ne sommes ici qu'à cinq lieues du Turc. Si on le serre d'un peu près, crac! il fait un saut en Herzégovine, et, une fois là, dépistez-le!
—A cinq lieues du Turc! exclama Floris.
—Sans doute. Est-ce que Zaton di Doli ne touche pas l'enclave turque de Stolatz? Et c'est là que se réunissent tous les Bocchesi, les Krivosciens, la canaille du Montenegro... Une assemblée de ces gens-là, signore, c'est comme si l'on se trouvait transporté au milieu du Zodiaque. L'un a la mine du Lion, l'autre celle du Scorpion, le troisième du Cancer... Jolie Ianoula, il faut prendre patience. C'était un bon garçon que ton frère, mais il avait le mal'occhio, chacun sait ça, et l'ascendant de sa misérable étoile t'entraînera dans son malheur, si tu tentes de lui porter secours.
En dépit des exhortations, et quoique veillée avec soin par ses compagnes et par la princesse, Ianoula[Pg 214] parvint, le lendemain même, à se dérober d'elles toutes, et s'échappa de Sabioneira. On voulut espérer, d'abord, qu'elle s'était rendue chez son oncle, le curé de Zemenico; mais des paysans d'Imotica, informés qu'on la cherchait partout, rapportèrent qu'ils l'avaient rencontrée aux environs du campement d'Ourosch. D'autres encore prétendaient l'avoir vue, mais chacun à des endroits différents, et fort éloignés les uns des autres. La journée entière se passa en doutes et en inquiétudes.
Le lundi de bon matin, comme Floris se mettait en selle, auprès du bassin d'Encelade, ser Damiano, le chef des jardiniers, se présentant soudain, lui cria, effaré, que des Morlachs demandaient Son Altesse, et Mgr Colloredo, l'archevêque de Raguse, qu'ils croyaient déjà arrivé. Tout le pays était en rumeur, ajouta-t-il. Les uns disaient que l'on venait de retrouver dans les gorges de la Spiaggia la tête de Ianoula assassinée; d'autres, que c'était Samo lui-même, et que ceux de Zemenico allaient jurer le «serment du sang»... Moins d'une demi-heure après, Floris arrivait, ventre à terre, à l'immense chaos de rochers qu'on nomme le Cirque de Spiaggia.
Un grand tumulte et une foule l'emplissaient, comme une eau qui bout. Au milieu de ces roches géantes, que l'on croirait entre-choquées par quelque tremblement de terre, et dont la hideuse beauté est célèbre en Dalmatie, deux à trois cents Morlachs s'agitaient, lançant des cris de haine et de vengeance, et des menaces furibondes. Le soleil, entre deux nuées, faisait étinceler les longs fusils, les pistolets, les pommeaux des kandjars. Çà et là, des femmes haranguaient, d'autres chantaient des mélopées funèbres. On s'appelait, on vociférait. Quelques-uns aiguisaient des poignards ou brandissaient des yatagans. Une acclamation redoublée salua Floris, quand il parut; puis, ce fut un seul cri frénétique:
—Karva tajstvo! le serment du sang!
Soudain, ils se turent, les yeux béants, et tous retenaient leur haleine. L'oncle de Ianoula, messer Geri-Spina, en chasuble noire, à croix d'argent, venait d'apparaître, à l'entrée du cirque. Les hommes ôtèrent leurs toques rouges; les femmes tombèrent à genoux. Un silence de mort emplissait la vaste enceinte. Parfois, un sanglot étouffé s'exhalait, et le vieillard à face d'aigle dardait alors, au travers de la foule, une prunelle étincelante. Le plus vieux Morlach de Zemenico vint d'un pas lent à sa rencontre.
—Quel malheur est donc arrivé? dit le prêtre. Où est le blessé pour qui vous m'avez fait chercher?
—Il n'a plus besoin de ton aide, répondit le Morlach... Kosto Samovitch, nous t'avons appelé pour que tu nous dises la messe du sang, contre Sgombro et ses chiens d'hérétiques.
—Allons! toujours des rixes, des batailles, répliqua messer Geri-Spina... Vieux Tassilo, n'excite pas ces hommes. Le bora est assez violent, le flot assez troublé de lui-même.
—Il le faut pourtant, dit le vieillard. Tant que nous ne serons pas vengés, qui d'entre nous voudrait dormir la nuit, ou couper sa barbe, ou toucher aux viandes, ou lever les yeux de terre?
Messer Geri-Spina reprit:
—Mais le sang appelle le sang, l'oubliez-vous? En ce moment, mes frères, on nous doit. Plus tard, nous aurions à donner.
—Nous donnerons ce qu'il faudra, repartit le vieillard. Kosto, tu es un vrai Morlach; tu es né à Zemenico: tu sais ce que commande la vengeance.
—Regardez ma poitrine! dit le prêtre. Voyez, mes frères. Là-dessus est Jésus-Christ, qui nous enseigne à pardonner.
—Jésus pardonne aux bons, mais il foudroie les[Pg 216] méchants, reprit l'homme. N'y aura-t-il pas, au dernier Jour, ceux de sa droite et ceux de sa gauche?... Aide-nous à prêter ce serment!
—Le tribunal suprême et l'Empereur ont défendu qu'on le prêtât, répliqua messer Geri-Spina.
—Comment serait-ce possible? fit le vieillard. Ne disait-on pas chez les Morlachs, plus de mille ans avant qu'il y eût des juges et des empereurs: Qui ne se venge pas, ne se sanctifie pas..... Laisse-nous prêter ce serment. Ne nous refuse pas cette messe!
—Je n'ai pas d'hostie, dit le prêtre.
—Tu prendras de la terre, d'où vient le pain.
—Je n'ai pas de vin pour le calice.
—Tu prendras du sang, en place de vin.
—Je n'ai pas les saintes reliques nécessaires pour consacrer l'autel.
—Tu prendras les os de la martyre, oui, de la vierge assassinée.
—Ah! vous m'avez trompé! exclama le prêtre. Ce n'est donc pas pour un mourant que vous m'avez envoyé chercher?
—C'est pour une morte, reprit le vieillard. Kosto Samovitch, regarde là-haut qui tu connaîtras, et dis-le-nous sincèrement, car le sang défigure ce visage, et nous pourrions y avoir été trompés.
Alors, messer Geri-Spina, en pâlissant, leva les yeux, et les femmes et les Morlachs firent silence. Tous les regards se fixèrent à la fois sur un rocher aigu, qui portait à sa cime une tête pâle et affreuse. C'était celle de Ianoula, bleuie, meurtrie, les paupières entrecloses, et déchevelée par la bise. Une traînée de sang noirâtre avait coulé jusqu'au bas du rocher. Les sanglots des femmes éclatèrent; on n'entendit, pendant quelques instants, qu'un pleur profond et universel, tandis qu'en défaillant, le vieux prêtre tombait assis sur une pierre.
Mais il se releva, et d'un pas chancelant, monta jusqu'au haut du tertre de roches. Là, en s'arrêtant, il leva les bras, et prit la tête de Ianoula dans ses mains; puis, quand il l'eut considérée, il tomba assis de nouveau, et ramena sur son visage, sans parler, un large pan de son vêtement noir.
—Ah! ah! dit-il, après un long silence... Lève ton front de terre, malheureux! Dresse le cou! Supporte la calamité, puisque tu ne peux plus en douter!... O Ianoula, cœur de ton oncle, quel spectacle lui réservais-tu! O chère bouche! ô joues livides, hélas! ô menton meurtri qu'on n'a pas lié avec un ruban! Seul ton front a été respecté, par la vertu du saint baptême... O chère! ô fille bien-aimée!... Hélas! hélas! Un si grand malheur! Non! je ne puis encore y croire... Nous t'avions cependant prémunie contre l'infâme trahison, mais tu chérissais trop tes parents. Du moment que Samo disparut, ce fut comme si l'on t'avait rempli la poitrine de charbons ardents; le poison te coulait de la bouche. La paix pour toi, ma fille aimée, n'a commencé que d'hier... O belle de visage et plus belle d'âme! Hélas! ce n'était pas ton deuil, mais tes noces, que je pensais célébrer, un jour... O destinée hâtive et funeste! O fille, ô fille! hélas! je me meurs: je n'ai plus de bonheur à vivre. Tu me trompais, quand tu disais que tu voulais vivre à mes côtés, et prenant soin de ma vieillesse, me fermer les yeux, au jour du Seigneur. Et ce n'est pas toi, c'est moi, vieil homme, privé d'enfants, misérable, seul, qui dois ensevelir ta tête, sans même savoir où gît ton corps!... Malheureux! que me faut-il faire? Rentrer dans ma demeure? Je n'y trouverai que la solitude, la désespérance, le chagrin... Aller prier auprès des morts? Mais ta mère me reprochera à moi, son frère, de ne t'avoir pas mieux protégée... Ah! pourquoi l'avez-vous tuée? Que vous avait-elle fait, maudits? Achevez! tuez-moi aussi![Pg 218] frappez-moi! précipitez-moi! prenez ma vie! mangez ma chair!... C'est ainsi qu'Ourosch paye l'argent que mon oncle lui donnait jadis, quand il l'envoyait étudier au séminaire de Raguse... Oh! comme il recevait l'hostie sainte, comme il baissait les yeux modestement, vous rappelez-vous? Mais qui eût mis l'oreille à sa poitrine, y eût entendu rugir le diable... Il méditait déjà de retourner à son schisme, l'hypocrite, l'excommunié, le chien ronge-Dieu qu'il était!
Il se laissa retomber par terre, tout frémissant de colère et de deuil, en même temps qu'un sanglot confus s'échappait de la multitude. Le vieux Tassilo avait bondi sur une roche:
—Oui, pleurez, pleurez tous! s'écria-t-il. Un tel spectacle ferait crier les pierres et larmoyer les anges du ciel... Mais eux, nos ennemis, peuvent rire, car ils nous ont pris l'honneur... La perle de nos filles est morte! Ourosch et Marco nous l'ont tuée... Mais non, non! C'est Sgombro qui a commis le meurtre, puisqu'il soutient, puisqu'il nourrit, puisqu'il protège les meurtriers, et qu'il sert de chenil à ces chiens!... Sgombro, tu ressembles au thon, avalant un hameçon pour sa perte, dans un appât de chair pourrie... L'odeur du sang te rit à présent, mais elle te fera pleurer... Tu as léché le fil d'un rasoir; tu as touché à tes propres yeux avec la pointe d'un kandjar; tu as porté de la braise enflammée dans le pan de ton vêtement... Zemenico n'endurera pas l'outrage que tu lui as fait, ainsi qu'un buffle n'endure pas qu'on le tire par la crinière, ni un bélier qu'on le frappe à la corne!
—Oui, maudits, Dieu vous punira! murmura messer Geri-Spina.
Alors, sur un signe du prêtre, la jeune sœur de Ianoula, Daria, monta près de lui, portant du pain, du vin et quelques vases, fournis par les femmes des Morlachs; et prenant pour autel la roche même où[Pg 219] posait la tête coupée, le vieux prêtre, servi par l'enfant, commença de célébrer la messe.
Dans l'immense cirque de pierre, sous le ciel tout couvert de nuées, les Morlachs, à genoux, restaient immobiles. L'âpre et grise lumière d'acier que se renvoyaient les murs de roc d'une effroyable hauteur, découpait les reliefs hérissés, les pitons, les crêtes, les scies, les monolithes et les blocs dénudés, qui font de ce lieu solitaire le plus sauvage et le plus affreux des montagnes. Une aigre bise sifflait; quelques touffes de lentisques frissonnaient; on apercevait, très haut dans le ciel, deux vautours qui planaient, les ailes ouvertes. Des grondements, des bruits étranges s'élevaient du fond des gouffres, car ces régions, plus trouées que l'éponge, fourmillent de puits, de rivières et de torrents souterrains. Cependant, le Grand-Duc, seul, par honneur, au premier rang, inclinait son front en rêvant; et le vieux prêtre, au haut du monticule, murmurait les syllabes latines, impassiblement.
Ses deux mains étaient tachées de sang, pour avoir manié cette tête. Il les tendit, comme le prescrit le rituel, sous l'eau que lui versait l'enfant, puis avec ses doigts purifiés, consacra le pain et le vin.
Les Morlachs agenouillés se levèrent. Le moment était venu de prononcer le «serment du sang».
Alors, tourné vers ce peuple immobile, lentement, d'une voix haute et solennelle, le prêtre dit, en levant l'hostie au-dessus du vin consacré:
—Par ce pain bénit, qui représente le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ...
Et tous répétèrent:
—Par ce pain bénit, qui représente le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ...
—Par ce vin, qui représente son sang...
—Par ce vin, qui représente son sang...
—Par le sang que souvent nous avons versé de nos[Pg 220] veines contre les hommes de Sgombro, et qui doit s'ajouter à celui de cette vierge assassinée, maintenant enlevée martyre au ciel, et qui nous prie d'être ses vengeurs...
—... Et qui doit s'ajouter à celui de cette vierge assassinée, maintenant enlevée martyre au ciel, et qui nous prie d'être ses vengeurs...
—Nous tous, les Morlachs habitants de Zemenico da Mare, faisons le serment irrévocable...
—... Irrévocable... irrévocable...
—De ne point donner de paix à notre âme, ni de repos à notre corps...
—... Ni de repos à notre corps...
—Jusqu'à ce que nous ayons fait la juste vengeance du sang versé...
—... Du sang versé...
—Jusqu'à ce que nos ennemis aient payé nos larmes et notre deuil!
Alors, messer Geri-Spina s'arrêtant:
—A combien de têtes, demanda-t-il, fixez-vous la rançon du meurtre?
—Dix têtes, dix têtes! crièrent les Morlachs.
—Qu'il en soit donc ainsi! reprit-il.
Ensuite, il termina sa messe.
Les nouvelles de cette scène et des premiers meurtres qui la suivirent, volèrent avec une incroyable rapidité, jusqu'au fond de la Dalmatie. Tout fut rempli, incontinent, des noms d'Ourosch et de Zemenico; et le voyage du Grand-Duc, qui partit vers la fin de juin, pour visiter, à Spalatro, les ruines du palais de Dioclétien, avec Josine et l'abbé Lancelot, renouvela les conjectures et les rumeurs. Quoiqu'il y ait douze milles d'Autriche, de la presqu'île à Spalatro, des relais bien disposés y firent arriver Josine et Floris en un jour, à la tombée du crépuscule. A peine eurent-ils mis pied à terre, que les notables de l'endroit s'empressèrent autour[Pg 221] d'eux: mais les ruines étaient si désolées, la mer si morne, le vent soufflait si plaintivement, dans le ciel gris, que la princesse consternée, et comme toute prête à pleurer, dit qu'elle voulait repartir, pour s'en aller à Sebenico, qui est la ville la plus voisine. On leur fournit quelques Morlachs à cheval, avec des torches, et d'autres qui les précédèrent, de manière qu'en arrivant vers onze heures à l'hôtellerie, ils n'eurent qu'à se mettre à table.
Bien qu'Isabelle incommodée ne pût les y rejoindre, Josine et le grand-duc Floris passèrent un mois entier à Sebenico. La ville est collée à de hautes montagnes, qu'on nomme les Monti-Tartari. Bâtie sur un penchant fort roide, elle étonne par ses perspectives et par un air d'antiquité. Ce ne sont que ruelles, escaliers, couloirs de maisons étroits et tortus, impasses, fenêtres grillées, partout des guenilles multicolores, et les portes bardées de ferrures, avec des heurtoirs ciselés. Plusieurs dames, dès les premiers jours, vinrent complimenter la princesse, et il s'en présenta d'autres, jusqu'à son départ. Elles arrivaient, après la sieste, par espèces de sociétés de trois ou quatre, et demeuraient des heures sur leur chaise, Josine fournissant à la conversation. Cependant, on leur apportait des sorbets, des fruits, de la neige, des eaux glacées, du marasquin, de la mousse de sucre. La nuit, après ces chaudes journées, le port était assez fréquenté sur le quai, ou plus loin, entre quelques fontaines, le long du lac de Scardona; et Floris et la princesse soupaient en rentrant, vers une heure.
Des lettres annonçant l'arrivée prochaine de l'archevêque de Raguse, les firent rentrer à Sabioneira.
C'était le mercredi suivant qu'on attendait Mgr Colloredo, avec Giano qu'il ramenait. Toutefois, divers incidents ayant retardé son voyage, Sa Grandeur n'arriva[Pg 222] dans la presqu'île que le 1er août, sur le soir. La plupart des habitants du palais se portèrent à sa rencontre, jusqu'assez près de Giunta di Doli. L'archevêque avait avec lui son neveu, le jeune comte Archibald, que depuis plus d'un an déjà il tenait dans sa maison, menait partout où il allait, et veillait comme son propre fils. Sa Grandeur le présenta aux princesses, que le sculpteur aussi vint saluer, avec une mine quelque peu piteuse; puis, l'on remonta en carrosse, non toutefois sans que le grand-duc Floris eût poliment cédé sa place avec les dames, à l'archevêque.
—Que cet Archibald a l'air sot! grommela-t-il, en remontant dans le petit soufflet, où Giano déjà l'attendait... Ah! tiens, te voilà, maître fou!... Nous avons passé, il y a huit jours, à Moianka, Giano... Si tu ne t'étais pas brouillé avec le curé nécromant, nous t'aurions ramené, toi et ton trésor.
—Ah! dit Giano, que Votre Altesse ne parle pas de ça, si elle m'aime!
—Bien, bien!... Mais, dis-moi, tu connais, puisque tu arrives de Raguse, cet Archibald qui a l'air si sot... Pourquoi diable nous l'amène-t-on?
—Pourquoi? répliqua le sculpteur. Bah! qu'un coup de prosecco m'étrangle, si ce radis fourchu, cette mandragore, cette botte de paille habillée, cette peau de singe pleine d'étoupe, ne vient à Sabioneira pour y faire la cour à Josine!
—A Josine! Allons, perds-tu l'esprit?
—Eh bien, quoi! Monseigneur, de plus jeunes qu'elle n'ont-elles pas déjà prononcé le oui? Vous pouvez m'en croire, signor mio! Dans son grand coffre à sacrements, le bonhomme Colloredo a pris aussi celui de mariage. On ne sait que faire de ce long flandrin, et on voudrait l'établir, c'est certain....
Deux heures après, arriva de Raguse messer Zeroli, conseiller de cour, ad latus pour les affaires civiles[Pg 223] du gouverneur de Dalmatie, et qui venait seconder l'archevêque dans ses efforts de pacification entre Sgombro et Zemenico. Son aspect surprenait tout d'abord. Avec des jambes quelque peu torses, il était maigre et singulièrement petit, et si vif que tous ses mouvements tenaient de la marionnette. Cette figure bizarre ne l'empêchait pas de se mettre en avant dans les compagnies, et d'attaquer de galanterie les dames, pour lesquelles il se croyait de grands talents. Mgr Colloredo le mena chez Leurs Altesses, qui le retinrent à loger au palais.
Jamais Josine ne parut avec tant de brillant qu'en ces jours-là. Sa gaieté, son esprit, ses grâces la rendirent comme la divinité de Sabioneira. Jusqu'à ses regards étaient comptés; et ses paroles, adressées au petit messer Zeroli, lui imprimaient un air de ravissement. Floris ne bougeait d'avec d'elle, tout occupé de l'amuser, de la faire valoir, de rechercher son goût et son approbation. Les troubles de la grossesse d'Isabelle, qui la confinaient dans sa chambre, avec Tatiana pour compagne, achevaient de faire de Josine l'unique reine des plaisirs. Son appartement devint donc le centre des divertissements. C'était où se rendaient chaque jour les hôtes et les commensaux, où se donnaient les collations, les jeux, les après-soupers, les musiques. Bientôt même, la Casa d'Oro se trouvant quelque peu exiguë, Josine prit, pour recevoir, au palais même, le grand Salon des tableaux anciens, fort poudreux et abandonné, mais que l'on accommoda bien vite.
Une après-midi, que Giano vint de bonne heure chez la princesse, il la trouva qui s'amusait à peindre, ainsi qu'elle faisait quelquefois. Assise devant son vélin, en grand habit, elle était environnée de théorbes, de basses de viole, d'in-quarto aux feuillets ouverts et jetés sur les dalles de marbre, de roses, de hanaps de vermeil,[Pg 224] de citrons pelés en spirale, jusqu'à d'énormes coquillages, dont il semblait qu'elle eût voulu arranger une nature morte. Un Silène de marbre grec ricanait, du haut d'un scabellon; et, vis-à-vis de la princesse, un petit singe talapoin, à longue queue, s'agitait sur un perchoir de vernis rouge, où le retenait une chaînette d'argent.
—C'est toi, caballero Giano? fit Josine, en se retournant. Eh bien! m'apportes-tu enfin la copie de ce portrait d'après Vinci, qui est tout le mien, prétends-tu?
—Par ma foi! ce sera demain, sans faute, repartit Giano.
—Bah! pas plus demain qu'aujourd'hui. Le soir, quand vous avez soupé, signor nécromant, vous promettez tout... Le matin, vous oubliez tout... Que ne soupez-vous le matin!...
Elle continuait de peindre, tout en souriant. Le sculpteur, derrière elle, reprit:
—Trop roux, divine, un peu trop roux! Cligne les yeux... Carlo est couleur de musc verdâtre... Il n'y a qu'à rompre ta terre d'ombre d'un peu plus de vert de vessie... Tiens, comme cela!
—Ah! ah! dit Josine en riant, tu parles tout à fait comme Mlle Chéron, qui m'enseignait jadis ce bel art: Pour faire un ciel de tonnerre, il faut, dans la nuée pluvieuse, du blanc, de l'outremer, de la laque et de l'encre de Chine mêlés ensemble; à l'endroit où s'ouvre la nuée, du vermillon et un peu d'ocre jaune; et dans le coup, un peu plus de vermillon!
Tous deux éclatèrent de rire. La petite princesse reprit:
—Quelles nouvelles de sir Archibald, mon soupirant?
—Ma foi, répondit Giano, pas plus tard qu'hier soir, je lui ai gagné vingt-cinq ducats... Il dit qu'à la place[Pg 225] du Grand-Duc, il écrirait une lettre à Sgombro, pour leur enjoindre de cesser ces vilains meurtres.
—Il est sûr, répliqua Josine, qu'il mourra, sans qu'on puisse dire... ha, ha, ha! qu'il a rendu l'esprit.
—Messer Zeroli, le conseiller, le regarde de travers, poursuivit Giano. Avec ses petites mains d'araignée, sa petite voix de moucheron, ses petites mines de pantin, celui-là est plus surprenant encore... Mais, quand on parle du loup, dit le proverbe... Voici le couple, justement, voici le couple!... Le benêt qui sert Archibald s'avance sur ses talons, porteur d'un monstrueux bouquet... Il met son monocle... Attention!...
Archibald parut au fond de la salle. C'était un grand jeune homme qui marchait en dandinant, moustaches et favoris blonds, deux gros yeux d'aveugle fort saillants, qui aussi bien n'y voyaient goutte: en tout, une physionomie de suffisance et de naïveté. N'apercevant pas d'abord Josine, derrière le chevalet, il s'arrêta court, en disant:
—O ciel! où est donc la princesse?
—Ici, cher comte, ici, fit Josine.
—Thomas, donnez-moi le bouquet... Eh bien, pourquoi tardez-vous, coquin? Faut-il que je me serve moi-même?...
—Allons, Carlo, tenez-vous tranquille, dit la princesse... Giano, passe-lui donc quelques noisettes... Oh, oh, oh! des folies, cher comte. Où trouvez-vous des fleurs si magnifiques?... Bonjour, bonjour, ser Zeroli.
Le petit conseiller de cour s'avançait en arrière d'Archibald, vif, léger, comme prêt à bondir, et souriant à tout le monde, aussitôt qu'on le regardait.
—Bonjour, princesse... Oh! ravissant! exclama-t-il, en lorgnant le tableau commencé... Ravissant! Ha, ha! C'est le singe!
—Je gage, dit Giano...
—Cinq cents livres que non! interrompit Archibald. Ah! Giano, comment va, my dear?... Vous vous moquez, vous vous moquez, princesse... Des fleurs modestes, tout à fait. C'est l'un de mes trois fainéants, qui, chaque matin, monte à cheval, et s'en va les chercher à la ville... Bah! trois laquais, c'est bien assez, pour un trou tel que ce Raguse. Je ne compléterai ma maison que quand ma tante de Breadalbane sera morte.
—Eh bien, Giano, mauvais sujet, reprit alors messer Zeroli, vous avez fait des vôtres, hier au soir!
—C'est de Votre Excellence qu'il faut dire cela, repartit le sculpteur, en simulant la confusion. Ah! vous nous avez bien joué le tour... Vous êtes un luron, lorsque vous vous y mettez!
—Par tout ce qu'il y a de plus sacré, répliqua le conseiller de cour, j'aurais fait démoucheter les fleurets... oui, princesse, je l'aurais fait!
—Avez-vous vu, s'écria Archibald, prenant à son tour la parole, comme j'ai répondu vertement à ce messer Stepany? Je badine aussi bien que qui que ce soit; j'entends la plaisanterie, parbleu! mais il ne faut pas qu'on me fâche... Me soutenir une chose pareille! Il n'a jamais suivi de chiens, c'est certain... Avez-vous déjà chassé le renard, princesse?
—Non, en vérité, répondit Josine.
—Il n'y a rien de plus ravissant! fit Archibald avec exaltation. C'est ce qu'il y a de plus élégant dans le sport... Et le sanglier... Votre Grâce a-t-elle chassé le sanglier?
—Non, cher comte, pas davantage.
—C'est mon amusement favori... J'en ai déjà tué une douzaine, depuis que je suis en Dalmatie... Il y avait des dames avec nous. Elles poussaient des cris inimaginables. Moi, je riais... Ha, ha, ha!... C'est une simple bagatelle.
Quatre heures sonnèrent à quelque horloge, dans la grande cour du palais, puis le campanile les répéta. Des valets galonnés relevèrent la tente semée d'aigles noires, qui couvrait la terrasse, devant le salon, et y apportèrent des tables à la main. Au dehors, le jour d'été flamboyait.
—Nos amis ne tarderont guère, dit la princesse qui se leva. Giano, veux-tu tirer la sonnette?... C'est vous, Pépy. Emportez Carlo, et ramassez ces instruments... Ma sœur Isabelle va un peu mieux et viendra sans doute aujourd'hui, ainsi que Mgr de Myre.
Alors, tandis que la camériste s'empressait, Josine parcourut des yeux, comme pour voir si tout y était en ordre, la vaste chambre magnifique. Les tables massives, à tapis turcs, étaient chargées d'aiguières, de flacons, de bassins, de vases d'or et d'argent. Des tableaux de la belle époque, Lédas couchées du Titien, Venises en brocart de Véronèse, dogaresses de Pâris Bordone, dans des cadres d'ébène ou d'or noirci, couvraient les murs, de la plinthe à la corniche. Une arcade de marbre, tout ouverte, et surmontée d'une sphère de bronze que flanquaient deux génies ailés, conduisait, par quatre ou cinq marches, à une salle ronde éclairée d'en haut, et où se voyaient, dans des niches, douze grandes statues antiques.
—Allons, Thomas, dit Archibald, tout mon premier valet de chambre que vous êtes, aidez Pépy, emportez les guitares... Mais ces sangliers sont féroces; j'ai reçu d'eux un coup de dent... Oh! voici mon oncle et Leurs Altesses.
Le brouhaha et les éclats de voix annonçaient nombreuse compagnie: et, en effet, presque aussitôt, Isabelle et Tatiana montèrent les marches de la rotonde, l'aveugle menée, comme d'ordinaire, par la petite Daria, la sœur de Ianoula, qu'elle avait recueillie. Derrière elles, parurent en peloton Floris, Mgr Colloredo et[Pg 228] l'archevêque de Myre; et Stepany avec l'abbé venaient les derniers. Les deux princesses étaient vêtues de blanc. Elles embrassèrent Josine, puis prirent place, à un bout du salon, côte à côte sur un canapé, tandis qu'après les premiers compliments, Floris se remettait à causer avec son frère et l'archevêque de Raguse. Cependant, le petit Thalès, d'un air timide, s'était glissé sans bruit dans la salle.
—Comment, Thalès, tu ne me dis rien? s'écria Josine, en souriant. Voilà qui n'est guère galant!... Mais qu'as-tu? Pourquoi te tiens-tu si raide?
—Tu entends... Remercie Sa Grâce de l'intérêt qu'elle te témoigne! dit l'aide-chimiste sévèrement... Ce n'est rien, princesse, ce n'est rien. Je suis en train de vérifier quelques expériences curieuses sur la métallothérapie. Thalès est couvert de plaques de cuivre. Je cherche son métal, voilà tout!
Et ses propos avec l'enfant roulant d'ordinaire, en ce moment, sur la notation chimique, dont celui-ci étudiait le grimoire, Stepany demanda soudain:
—Sulfate de cuivre, monsieur?
—Sulfate de cuivre... S O3, C.
—Eh bien! messer l'abbé, dit Isabelle, y a-t-il des nouvelles d'Ourosch? Oh! le cœur me saigne, lorsque j'entends ces horribles récits de meurtres et de dévastations.
—La Gazette de Raguse, répondit l'abbé, prétend, aujourd'hui, qu'il a passé avec sa bande dans l'Herzégovine, et que la guerre aurait pris fin.
—Ne dites donc pas ça! répliqua le chimiste, qui haussa les épaules. Il a volé des chèvres, avant-hier soir, à un chevrier de Giunta di Doli.
—Ce qui est sûr, reprit l'abbé Lancelot, c'est que, hier, Sa Grandeur Mgr de Raguse a fait venir le pope de Sgombro, et qu'elle l'a tancé vivement, en présence de ser Zeroli. Le pappas, qui n'est pas méchant homme[Pg 229] assurément, bien qu'on le dise un peu ivrogne (si c'est une fausseté, j'en mets le péché à la charge des médisants), a protesté de son désir de rétablir la paix, et a promis de fulminer en chaire, le saint sacrement à la main, la cataramonachia, c'est-à-dire «la malédiction», contre ceux qui prendraient désormais les armes. De plus, il doit exhorter Ourosch, sur qui l'on dit qu'il a quelque influence.
—Tu entends, Bella, s'écria Josine. Nos fêtes pourront avoir lieu... Eh bien! voyons, quand permettras-tu que nous chassions à Sabioneira?
—Non, non! Floris me l'a promis, dit Isabelle. Je sais bien qu'il tiendra sa parole.
—Bah! je lui ferai les yeux doux, je le séduirai, repartit Josine.
La Grande-Duchesse s'écria:
—Comment pourrais-tu prendre plaisir à massacrer d'innocentes bêtes? Va, crois-moi, tu en aurais pitié... Une fois, quand j'avais douze ans,—tu étais à Coïmbre, alors,—le grand-duc Fédor m'emmena avec Simonetta à l'une de ses chasses de Giunta di Doli, et même l'on nous fit approcher, afin de mieux voir la mort du cerf. Le pauvre être cherchait le ciel, d'un œil profond et désespéré; de grosses larmes coulaient de ses paupières... Oh! je poussai un cri et fondis en pleurs: le bouleversement de mon cœur, le désordre de mes sentiments furent extrêmes. Simonetta n'avait pas senti un trouble moins violent que le mien. Toutes deux dans le même lit, nous nous embrassions convulsivement: nous étouffions de douleur et de colère. La barbarie des hommes nous faisait horreur.
—Allons, dit Josine, tu es trop tendre. Est-ce que l'on ne chasse pas, depuis que le monde est monde? N'est-ce pas le plaisir des reines?
Mais deux laquais entrèrent, qui portaient un de ces vieux coffres portugais, en forme de bahut, très grand,[Pg 230] et tout garni de bandes de cuivre. Ils le posèrent devant les princesses, rabattirent le lourd couvercle qui laissa voir, en retombant, toutes sortes d'étoffes somptueuses et de colifichets de mode, puis disparurent, tandis que Floris s'approchait.
—Regarde, regarde, Bella, s'écria Josine, en battant des mains. J'ai voulu t'en faire la surprise... Mes trois caisses sont arrivées. Oui, oui! mes trois caisses de Londres, rien que cela! Floris est allé, hier après midi, me les chercher jusqu'à Slano... Oh! le coffre est tout plein de robes, de chapeaux, d'éventails, de linge, de bas de soie. Il y a de quoi en perdre la tête.
Tatiana sourit, puis se tournant vers Isabelle:
—Et vous, Bella, n'avez-vous rien reçu?
—Oh! moi, dit Isabelle, en souriant aussi, à quoi bon? Je brille peu, auprès de Josine... Oh! elle m'a volé mon droit d'aînesse. Elle a tant de bonheur naturel! Si nous tirons au sort, le sort la favorise; elle me bat à tous les jeux, même aux échecs où je vous ai parfois gagné, vous le rappelez-vous, Monseigneur?... C'était toujours elle que l'on admirait, quand nous étions encore des enfants... Elle m'éclipserait en cotillon brun, quand même je serais vêtue d'une robe couleur de soleil.
—Allons, allons, Bella, vous exagérez, dit Floris.
—Tu ne dis que des mensonges, Bella mia! s'écria Josine... Oh! vois donc ces bouillonnés de brocart... Il y a dans la mode anglaise des inventions tout à fait rares. Un peu barbare, soit, mais pas banal! Les modes de Paris, je les trouve bourgeoises, et comme inventées pour des juives... oui, tu sais, de ces femmes qui dansent en levant les pattes, comme des canards... Dis-moi, Floris, quelle est cette couleur? Oui, rose, cela s'entend bien, mais rose mourant, tirant un peu sur le soufré. Voilà ce qui manque dans les langues: des mots pour désigner les nuances, les demi-teintes des[Pg 231] couleurs... Sur mon âme! si j'étais impératrice, je nourrirais une cour de poètes, dont toute la fonction serait de me trouver de jolis noms aux iris de l'arc-en-ciel... Voudrais-tu être impératrice, sœur Bella?
—Le ciel m'en préserve! dit Isabelle.
—Ma foi, je voudrais l'être, moi, repartit Josine. Pourquoi donc ne voudrais-tu pas, Bella?... Eh bien, au moins reine, voyons, reine d'un tout petit pays, en Grèce, en Portugal, ou encore reine des Belges. Moi, une pièce d'un kreutzer me ferait consentir très bien à être reine... même femme du knèze de Montenegro, si mes futurs sujets ne mangeaient pas tant d'ail!... Mais que dis-tu de Wilibald, Bella mia! Voilà bien la dixième fois qu'il doit nous arriver, qu'on l'attend, qu'on est près d'aller à sa rencontre, et alors,... survient quelque dépêche ou une lettre de Cassel!
—Petite sœur, ne médis pas de lui! répliqua Isabelle en riant. Te rappelles-tu, quand miss Ira Joyce trouva cette pièce de vers, où tu célébrais Wilibald?... Tu avais bien neuf ans, je crois.
La princesse éclata de rire:
—Il me plaisait par sa mélancolie, répondit-elle. C'était un peu après la mort de notre chère Simonetta, dont il était épris, disait-on. Les champignons de la forêt le connaissaient tous, lorsqu'il passait, et lui tiraient leur petit chapeau... Un tel pleureur contribuait notablement à leur prospérité!...
Cependant, l'archevêque de Raguse, quittant le gros de la compagnie, venait de mener José-Maria, tout de l'autre côté de la salle, dans un coin où il n'y avait personne. Ce prélat était un grand homme, bien fait, vermeil, le nez long, les cheveux d'un gris argenté, de qui les traits réunissaient, parmi un air dominant de douceur, le sérieux et la gaieté, la gravité et la galanterie. Tenant toujours son jeune suffragant par le bras, il s'avança à une petite table qui portait un Neptune[Pg 232] d'ivoire, attribué à Pompeo Leoni, et qu'entourait un paravent de laque ancienne de Venise. Et là, tous deux le nez à la muraille:
—Je vous sais mille fois gré, Monseigneur, d'avoir tenu compte de ma prière, dit Mgr Colloredo, et d'assister à notre amicale réunion... Car enfin, cette assiduité dans votre cabinet, cette fuite des hommes si rigoureuse, ces excès mêmes de travail pouvaient, contre vos intentions, vous donner un faux air de censeur, qui ne fournit au parallèle que pour blâmer tacitement les autres.
—Je suis agité depuis peu, répondit l'archevêque de Myre, par des préoccupations toutes personnelles. Si mes manières en ont été altérées envers Votre Grandeur, je la conjure de ne voir là qu'une malheureuse inadvertance.
—Il est bien vrai, repartit Mgr Colloredo, que je ne trouvais plus en vous cette charmante affabilité, cet esprit d'effusion et de confiance, que j'avais coutume d'y trouver. Sa Grâce Tatiana s'est même inquiétée d'un changement si marqué, et c'est elle qui m'a pressé, comme votre pasteur et votre père spirituel, d'intervenir auprès de vous. Mais j'ai attribué votre réserve à l'absorption d'un esprit saisi, que ses travaux anéantissent en quelque sorte.
—Plût à Dieu qu'il en fût ainsi! reprit José-Maria. Alors, mon âme ne crierait pas nuit et jour, devant le Seigneur... Hélas! non, mon vénérable frère... Mais, dans un moment mieux choisi, je vous soumettrai certains doutes qui se sont élevés en moi, depuis quelque temps, et qui ne me laissent pas de repos.
—Bon! dit l'archevêque de Raguse, en secouant la tête, des tentations contre la foi! Nous avons tous passé par là... Il y a des temps, Monseigneur, où une âme, quoique chrétienne, est aussi agitée, par rapport à la foi, que le fut saint Pierre, sur les eaux du lac. Cruelle[Pg 233] épreuve que Dieu permet, pour épurer notre foi même! Le dogme que le dernier Concile vient d'ajouter au Credo de l'Église, a soulevé bien des scandales... Que voulez-vous! La dispute est trop récente... Mais tout cela s'éclaircira plus tard.
—Non, reprit l'archevêque de Myre, mes doutes ne proviennent pas de cette doctrine imposée de l'infaillibilité du Pape. Ils sont, hélas! les fruits amers de mes études spéciales. Vous savez peut-être, Monseigneur, qu'avec l'agrément du Saint-Père, j'avais commencé autrefois une sorte de Somme exégétique. J'ai donc étudié les diverses religions qui se partagent notre globe. Ce sont ces recherches fatales qui ont altéré ma santé, compromis mon repos et rendu ma foi chancelante.
—Eh quoi! dit Mgr Colloredo stupéfait, c'est cela qui vous trouble, mon très cher frère? L'exégèse, la comparaison et l'interprétation des textes! Mais ce sont là des subtilités, des chicanes des protestants... C'est bien, dans un moment, Thaddée! reprit-il, en voyant apparaître à une porte dérobée la face de son valet de chambre... Et lors même qu'il y aurait quelque difficulté, poursuivit Mgr de Raguse, en se tirant un fauteuil où il s'assit, tandis que José-Maria s'asseyait en face de lui, oui, même en ce cas, mon très cher frère, rappelez-vous que les divines Écritures ne nous ont pas été révélées pour nous instruire dans de vaines sciences, nous apprendre à peser les vocables, les dates, les rapports de temps, mais bien pour éclairer la terre d'une lumière toute divine, pour fixer la règle des mœurs et nous donner la connaissance certaine des choses du ciel, fondement nécessaire de la bonne vie...
José-Maria repartit:
—Vous prenez donc pour marque, Monseigneur, de la vérité de la doctrine, la perfection de la morale que cette doctrine nous prêche?
—Assurément! dit Mgr Colloredo. Ce sont deux grâces inséparables. Car une Équité infaillible, comment pourrait-elle ne pas annoncer une Intelligence infaillible? Comme l'a dit un de nos grands docteurs, la foi me prouve les mœurs; les mœurs me prouvent la foi.
—Oui, reprit amèrement José-Maria, c'est bien là aussi ce que je croyais, lorsque j'entrepris ces études. Je m'attendais à ne rencontrer, dans les autres religions, qu'un amas de crimes, de superstitions et de ridicules folies, tandis que le Christianisme, seule doctrine révélée, brillerait, comme vous le disiez, d'une lumière toute divine. Mais les préceptes de la morale la plus pure se trouvent dans Confucius; il y a chez les Bouddhistes un esprit de douceur, de compassion envers tous les êtres, que l'on peut dire supérieur à la charité catholique, et l'ascétisme des Brahmanes surpasse le renoncement chrétien, en rigueur et en sublimité. Ah! il eût fallu se crever les yeux, pour ne pas voir ces vérités... Mais, alors, où donc se trouve le sceau, la marque du sang de l'Agneau, dans la religion révélée?
La porte s'entre-bâilla en silence; et Thaddée, paraissant de nouveau, tout poudreux et échauffé, alla poser, à pas muets, devant son maître, au pied du Neptune d'ivoire, un pli scellé d'un grand cachet de cire. Puis il se retira, sans prononcer une parole.
—Si je voulais disputer là-dessus, répliqua Mgr Colloredo, je vous répondrais, mon frère, que toutes les religions du monde, étant les restes et les débris de l'adoration du vrai Dieu (puisque tous les enfants des hommes l'adoraient jusqu'à la dispersion de Babel), ont pu conserver quelques vestiges de leur candeur et de leur beauté primitives... Mais, en une telle matière, ce n'est point de nos faibles lumières, ni des raisonnements humains qu'il convient d'user. Dieu a prononcé: il suffit.[Pg 235] Lui-même s'est choisi son peuple, et il a rejeté tous les autres. Contentons-nous d'adorer, en tremblant, ses impénétrables jugements, et n'en appelons pas à la raison, là où c'est la foi qui doit régner.
—Pourtant, mon frère, la foi chrétienne n'est point, elle ne saurait être un pur acquiescement à croire, une aveugle soumission de l'esprit. Rationabile obsequium vestrum, dit l'Apôtre; et, en effet, si cet acquiescement, si cette soumission n'était pas raisonnable, ce ne serait plus une vertu.
—Soit, mon frère, reprit l'archevêque de Raguse. Par là, sans y prendre garde, vous fournissez des armes contre vous. Car, plus cette raison, de laquelle vous vous réclamez, trouve dans la foi catholique de contradictions, de difficultés, d'impossibilités absolues, plus nos mystères, à les juger selon le faible bon sens de l'homme, semblent hors de toute croyance, plus il faut reconnaître quel étonnant prodige ç'a été que des mystères si incroyables aient été crus si universellement, et qu'ils le soient encore!
—Il n'y a pas moins de mystères, répondit José-Maria, pas moins de difficultés, de contradictions, d'impossibilités absolues dans la doctrine du Bouddha que dans le culte du Christ. Elle a pourtant rempli tout l'extrême Orient, et après d'immenses révolutions d'âges et de temps, conserve toujours le même empire. La légende de Vichnou et de Sivâ, les miracles et la foi de Krichna se sont répandus à travers l'Inde. Mahomet a pu persuader ses visions à des millions d'hommes, et de nos jours, l'Afrique noire presque entière a embrassé l'islam. Faudra-t-il donc reconnaître aussi quelque chose de surnaturel dans les progrès et les accroissements de chacune de ces religions?
Mgr Colloredo répliqua:
—Mais ces religions, mon cher frère, on sait quels moyens purement humains les ont établies et soutenues.[Pg 236] L'islamisme s'est étendu par la conquête; les deux autres se sont propagées grâce aux amorces de l'intérêt et du plaisir. On en sait les commencements, je le répète: on connaît les fourbes qui les ont fondées. La vraie religion, mon cher frère, a pour marque manifeste son antiquité. Or, quelle conviction de la vérité, quand nous voyons que de Pie IX, qui remplit aujourd'hui si dignement le premier siège de l'Église, on remonte sans interruption jusqu'à saint Pierre, établi par Jésus-Christ prince des apôtres; d'où, en reprenant les pontifes qui ont servi sous la Loi, on va jusqu'à Aaron et jusqu'à Moïse; de là, jusqu'aux patriarches et jusqu'à l'origine du monde, Jésus-Christ faisant, en quelque sorte, l'union de l'Ancien et du Nouveau Testament! Voilà donc la religion toujours uniforme, ou plutôt toujours la même, dès le commencement des choses. On y a toujours reconnu le même Dieu comme créateur, le même Christ comme sauveur du genre humain.
—Tout ce que vous venez de dire, mon frère, repartit l'archevêque de Myre, est le propre langage de la Synagogue. Les juifs aussi font remonter leur origine jusqu'à Adam. C'est de Dieu même qu'ils ont reçu leurs traditions, et, plus que tous les autres, ils se défendent par leur immutabilité. En effet, l'on ne saurait nier que la religion du Christ, à en juger humainement et sans la foi, ne soit une hérésie sortie de leur sein, tandis qu'ils restent fidèles à leurs pères et à eux-mêmes, depuis plusieurs milliers d'années.
—Vous me faites trembler, mon frère! s'écria Mgr Colloredo. Que quittez-vous? que choisissez-vous? que préférez-vous à Jésus-Christ? Quel Dieu adorez-vous en sa place?... Ah! il faudrait désespérer peut-être de votre salut éternel, si Jésus n'avait prié sur la croix pour ceux qui ne savent ce qu'ils font!
—C'est afin de m'en confesser, Monseigneur, que je voulais venir à vous, répondit humblement José-Maria.[Pg 237] Accusez-moi, reprenez-moi, censurez-moi!... S'il me reste quelque espérance, c'est par là que commencera ma guérison.
—Mettez-moi vos doutes par écrit, dit Mgr Colloredo. J'ai un peu négligé ces études, pressé que j'étais par les charges de mon saint ministère. Mais le Père Passi, de Raguse, de la Compagnie de Jésus, est un savant homme en ces matières. Il résoudra aisément ces difficultés.
—Hélas! répliqua José-Maria, sans dire qu'ils fussent de moi, pour ne pas exciter de scandale, j'ai soumis tous mes doutes, à Rome, au fameux Père Montagna. Ses réponses, loin de les calmer, ont redoublé mes inquiétudes. Je me confesse à vous, Monseigneur. Le dogme de la création, l'Iahveh cruel et jaloux de la Bible, l'alliance conclue avec Israël, la dureté des chrétiens pour les animaux, bien d'autres choses encore, me scandalisent... Voyez s'il n'est pas à propos que je cesse de célébrer la messe.
—Gardez-vous-en bien! s'écria l'archevêque de Raguse. Vous donneriez par là un trop grand scandale, qu'avant tout, il convient d'éviter... Non! il faudrait, s'il se pouvait, augmenter vos communions, au lieu de les diminuer, car ce que veut le Tentateur, duquel les ruses sont innombrables, c'est vous arracher de la sainte table... Ne perdez pas courage, mon cher frère. Pénétrez-vous de cette parole de Job: Quand il me tuerait, j'espérerais en lui! Je vous offrirai à Dieu tous les jours, dans le mystère de la très sainte eucharistie: on priera pour vous dans nos couvents... Ne vous confessez point de ces peines à d'autres qu'à Dieu et à moi, et dites la messe à l'ordinaire. Je prends sur moi tout le péché que vous pourriez faire en m'obéissant. Gardez les dehors, Monseigneur, et Dieu aura soin du dedans. Croyez et obéissez.
Tous deux se levèrent après un silence: et s'avisant[Pg 238] enfin de cette lettre que Thaddée avait déposée sur la table, Mgr Colloredo l'ouvrit, fit un léger Ah! de surprise, et se rassit aussitôt pour la lire, tandis que José-Maria se remêlait parmi la compagnie. Tout le monde en groupes épars, causait debout et à grand bruit; les gais éclats de rire de Josine, qui tenait tête aux compliments d'Archibald et de ser Zeroli, s'entendaient par instants, au-dessus du murmure des autres colloques. Puis, un laquais ouvrit à deux battants les portes-fenêtres sur la terrasse, où le goûter était servi: et tous se tinrent prêts à y passer au premier appel de Josine, tandis que la Grande-Duchesse, souffrante et déjà fatiguée, prenait son écharpe pour se retirer, en même temps que Tatiana.
—Regardez, chuchota Isabelle, autour de qui Floris s'empressait, regardez donc, Monseigneur, on dirait que Sa Grandeur vous cherche.
L'archevêque, sa lettre à la main, s'avançait avec hésitation et les yeux un peu clignotants, dans la vaste salle tumultueuse. Le Grand-Duc alla à sa rencontre:
—Eh bien! Monseigneur, quelles nouvelles?
—Excellentes, repartit le prélat. Thaddée arrive à l'instant de Raguse. Voici la lettre du Saint-Père, qui relève de leur vœu imprudent les Morlachs de Zemenico. Bien qu'un tel vœu soit nul comme impie, et par là tombant de soi-même, néanmoins le Souverain Pontife a bien voulu se rendre à nos raisons, et intervenir en personne. Nos Morlachs n'ont donc plus aucun prétexte pour se refuser à la paix.
La petite princesse fit un cri de joie:
—Alors, les fêtes auront lieu! exclama-t-elle.
—Dès demain, répondit Floris, Jean et Miklas monteront en trebaccolo pour porter nos invitations.
—C'est que demain, dit l'archevêque en souriant, est le saint jour du dimanche, le jour du repos.
—Mais, Monseigneur, il n'y a là nul travail, répliqua la fantasque princesse, nul travail que pour le vent qui souffle... Messieurs, poursuivit Josine, ma sœur me charge de parler pour elle. Le Grand-Duc va donner quelques fêtes, qu'il nous avait depuis longtemps promises, et que ces malheureux événements ont retardées, de semaine en semaine. Nous aurons nos amis de Raguse, de Zara, de Cattaro, de Sebenico; et, au nom de ma sœur, comme en celui du Grand-Duc, j'y sollicite votre présence.
—Oh! oh! ne remarquez-vous pas, souffla Stepany tout bas à l'abbé Lancelot, tandis qu'un murmure d'approbation s'élevait autour de Josine, ne remarquez-vous pas, l'abbé, que Monseigneur est merveilleusement galant pour la sœur de sa femme?
—Eh bien! qu'y a-t-il là d'étonnant? Allez-vous encore, monsieur, exercer là-dessus votre langue?
—Moi, je n'exerce rien, monsieur, riposta froidement le chimiste. Ce sont les nouvelles qui courent. Je me borne à vous en faire part, et si vous en doutez, monsieur, vous êtes le seul, croyez-moi... Eh bien! qu'est-ce que cela, Thalès? Éternuerez-vous lorsque je parle?... Az O5, Ko, monsieur?
—Az O5, Ko, reprit l'enfant... Azotate de potasse, papa.
Tous trois gagnèrent la terrasse, où la compagnie s'écoulait déjà. On entendait un brouhaha de voix et de conversations, des exclamations, des rires. En un moment, le salon fut désert, et il y resta seulement le Grand-Duc, avec Tatiana et Isabelle, qui se levaient de nouveau pour partir.
—O cher Floris, dit la Grande-Duchesse, combien je suis heureuse de la tendresse que vous témoignez à Josine, des courses que vous faites ensemble et des soins que vous prenez d'elle! Je l'avoue, j'avais craint quelquefois qu'il n'y eût pas de sympathie entre ma[Pg 240] sœur et mon mari... Elle est si vive et de tête légère! C'est à moi de veiller sur elle... Vous me remplacez, cher Floris.
—Bien, bien! dit brusquement le Grand-Duc, comme embarrassé de ces louanges... Ah! tiens, vous voilà, monsieur Manès!
En effet, le savant venait d'entrer dans la rotonde des statues, s'excusant sur ce qu'il n'y avait pas de valets dans l'antichambre; et, quand il eut salué les princesses, non sans un mot d'affectueuse gronderie à ses malades, afin de hâter leur départ, il pria le Grand-Duc qu'il le pût entretenir.
—Tatiana est donc malade? reprit Floris avec étonnement, quand elles eurent disparu.
—Quoi! elle ne vous l'a pas dit... Oh! rien d'inquiétant, rien de grave, Monseigneur.
Au même instant, Josine reparut à l'une des portes-fenêtres:
—Eh bien, Floris, quand viendras-tu donc?
Mais elle aperçut M. Manès, et courant à lui aussitôt:
—Est-ce possible? Vous ici, très puissant baron des cornues, prince des gaz, archiduc des atomes!... Vous, l'ermite, l'homme invisible!... Mille bonjours à Votre Omniscience.
—Mille bonjours à Votre Folie, répondit Manès, se prêtant à cette espèce de guerre joyeuse que la princesse lui faisait toujours. Comment se porte donna Tapage? Le grand malheur qu'elle soit née avec des ailes de moulin à la cervelle!... J'ai affaire à Monseigneur, petite fille.
—Non, non! répliqua Josine, je ne me laisserai pas renvoyer... Oh! vous allez me dire votre avis...
—C'est bon, c'est bon! Plus tard, petite fille... Monseigneur, un mot, s'il vous plaît.
—Monsieur Manès, puissant magicien... reprit Josine.
—Allez, petite fille, allez! Vous serez donc toujours la même... Monseigneur, voici de quoi il s'agit. Le grand-duc Fédor, votre père...
—Que parlez-vous de petite fille? repartit la malicieuse princesse, qui, sans un instant de relâche, sautait, courait, voltigeait, gambadait, tourbillonnait autour de Manès. On voit bien, signor enchanteur, que vous ne sortez guère de votre caverne... Ne dirait-on pas que je suis encore une gamine en robe courte?... Allons, daignez me regarder!
Et d'un air de défi mutin, elle se posa devant le savant.
Elle était grande, svelte, fière, les lèvres incarnates et charmantes, le plus beau teint, un nez mince, frémissant, et avec sa taille élancée, un port agile, majestueux de déesse sur les nues. Son col, un peu long et plein, ressemblait à du marbre blanc bien poli, et elle avait, dans ses yeux noirs, une humeur lascive et attrayante, un rire qui étincelait comme un rayon de soleil dans une onde.
—Mais, en effet, reprit Vassili, comme vous voilà belle et coquette, princesse!... Toute changée!... Et il la considérait... Oh! oh! oh! je comprends maintenant ce que l'on se chuchote à l'oreille, et pourquoi le comte Archibald...
Puis, sur un geste impatient de Floris:
—Eh bien, donc, fit-il tout bas, je dois vous prévenir que votre père, le Grand-Duc...
—Monsieur Manès, interrompit Josine.
—Que dit cette petite fille? Que veut-elle encore?
—Est-il plus souffrant? demanda Floris.
—Il décline étrangement, Monseigneur. Il baisse, il s'affaiblit à vue d'œil...
—Ah! si vous ne m'écoutez pas, savant illustre, poursuivit Josine, je vais vous rompre le petit doigt, je vous ferai la baboue par derrière...
Le Grand-Duc regarda Manès en face:
—Voulez-vous dire qu'il va mourir?
—Eh bien, oui, Monseigneur. Le dénouement ne saurait tarder beaucoup plus que deux à trois semaines. Ulm se tient prêt à faire ses paquets, et parle à son maître de testament.
Il y eut un pesant silence. La petite princesse avait disparu. Floris reprit d'une voix basse:
—Et mon père connaît-il son état?
—Non, il n'en a aucun soupçon, répondit de même Vassili, et il serait dangereux et inutile de le tirer de sa sécurité. Mais j'ai pensé qu'il importait que Votre Altesse fût avertie... Allons, à vous revoir, Monseigneur.
Le Grand-Duc, demeuré seul, rêva quelques instants, le front penché et immobile; puis, à pas lents, il gagna la terrasse. Des grenadiers, des citronniers, des cactus, dans d'énormes vases de marbre, y formaient comme un bosquet, au milieu des airs. Là, sur des tables basses de pierre dure de Florence, toutes sortes de rafraîchissements étaient servis avec profusion: du caviar, des pirojki, du vin, du cidre, des pièces de four, quantité de liqueurs à la glace. Les convives, assis ou debout, et la plupart tenant à la main de petites assiettes d'argent, faisaient des groupes çà et là, jusque sur les marches de l'escalier.
—Puis-je vous offrir, Monseigneur, de cette eau de jonquille glacée? demanda Josine à l'archevêque. Préférez-vous du vin de Sicile?
—Mille grâces, ma jolie cousine... Eh bien, neveu, dit Mgr Colloredo à Archibald, vous ne regrettez pas vos chasses ni vos autres plaisirs de Raguse. Il y a ici de quoi vous les faire oublier.
—Je donnerais trois cents florins, répondit Archibald, pour que la princesse pût voir mes vouges et mes épieux à sangliers... Mais ces animaux sont féroces.[Pg 243] J'ai reçu d'eux un coup de boutoir... je pourrais vous montrer la blessure... Giano, faites-moi souvenir, quand nous serons entre hommes, de vous la montrer...
La demie de cinq heures sonna.
—Lucio, dit demi-haut Josine à l'un des laquais qui servaient, allez voir si les carrosses sont approchés... La chaleur du jour est tombée, reprit-elle. Nous avons arrangé pour Votre Grandeur, comme Elle en a marqué le désir, une excursion jusqu'aux madragues et à la Grotte-qui-parle.
—Je ne puis croire, dit l'archevêque, tout ce que nos Morlachs en racontent.
—Si, si, si, Monseigneur, la chose est certaine! s'écria le bon abbé Lancelot. Il y a là, suivant moi, le plus curieux écho que l'on ait jamais entendu, car pour peu que l'on parle bas à l'entrée de la caverne, la personne qui s'est placée dans le fond entend tout fort distinctement... C'est une chose extraordinaire! J'ai vu des Bocchesi se sauver, pensant qu'il y eût là un esprit...
Josine battit des mains:
—Vraiment, vraiment? Un si bel écho!... Gianetto, c'est toi que je retiens pour en faire l'expérience.
—Quoi? que désirez-vous, Madonna?
—Je te dirai cela à la Grotte-qui-parle. Oh! j'ai des secrets à te confier que les rochers seuls doivent entendre... Là-bas, là-bas, là-bas, tu sauras tout!
—Trop familière, pensa Floris en sortant de sa rêverie, trop familière!... Est-ce qu'elle pourrait?... Pourquoi non?... Comme elle le regarde en parlant! Comme elle s'adresse toujours à lui!... Oh! j'aurai l'œil sur vous, seigneur bouffon...
Le lendemain, conformément au cri qu'en avait fait Pappizza, dès le matin, Mgr Colloredo dit lui-même, dans l'église de Zemenico, une grand'messe solennelle. Là, devant tout le peuple assemblé, l'archevêque[Pg 244] monta en chaire, et prit son thème sur le pardon des offenses. Ego autem dico vobis: Diligite inimicos vestros (Matth., V). Il fallait déposer son ressentiment, en faire à Dieu, chrétiennement, un sacrifice de bonne odeur. Le pope de Sgombro avait donné parole de la docilité de ses paroissiens: et lui, leur archevêque, leur pasteur, s'était porté garant de même, pour ses ouailles de Zemenico. Car, si vous ne pardonnez pas, espérez-vous que Dieu vous pardonne? Non, tant que vous serez inexorables pour vos frères, le Seigneur le sera aussi pour vous. Il est écrit: Point de miséricorde à qui n'a pas fait miséricorde (Jacob., ii). Après quoi, l'archevêque lut le bref du Saint-Père, qui déclarait nul et non avenu le serment qu'ils avaient prêté, et ayant terminé la messe, au milieu du silence frémissant des Morlachs, il s'en revint au palais.
Dans la semaine, les invités commencèrent à arriver. Comme on voyage en Dalmatie avec la lenteur des tortues, et toujours par coches ou carrosses, les chemins, pendant plusieurs jours, furent couverts autour de Sabioneira, d'équipages à six chevaux, qui gravissaient les côtes ou passaient à gué les rivières. Ceux de Zara vinrent en trebaccolo, et la princesse Miléna arriva de Cettigne par la montagne, accompagnée, outre ses femmes, de dix Monténégrins armés. Suivaient force mules portant ses coffres, recouverts de tapis d'écarlate, les billots, plaques et œillères de cuivre et d'argent travaillé. L'ancien corps de garde des Cypriotes, au bord de la mer, reçut les bêtes et les gens.
Bientôt, d'ailleurs, les survenants se trouvèrent si nombreux en hommes, qu'il fallut en coupler quelques-uns. Le baron Mamula échut, avec le vieux comte Stankovitch, dans le pavillon de rocaille qu'on nommait l'America, où, toutefois, lui et ses chiens purent[Pg 245] s'espacer à l'aise. Les corps de logis, les petits palais, les moindres bâtiments des jardins, tendus et remeublés en neuf, étaient remplis ou attendaient leurs hôtes. Messer Pistolese et Jacinto se distinguèrent extrêmement, par l'ordre surprenant qu'ils mirent. Rien de confus, de languissant parmi ce monde de serviteurs; à toute heure et à tout venant, accueil prompt, empressé, cordial. Les tables, dressées sans ôter, dans la fameuse Galerie-Verte, étaient toujours neuves et servies vastement et splendidement, à mesure qu'il se présentait ou cavaliers ou dames, ou Morlachs visiteurs. Le souper, au grand couvert, réunissait tous les convives, dans l'immense salle de Flore, éclatante en dorures, en peintures, en lustres de trois cents bougies, en monceaux de roses de toutes parts. Et la soirée se terminait dans les jardins, tandis que l'on tirait sur une barge, au milieu du golfe, des ballons d'eau, des fusées volantes, quantité de feux d'artifice, réfléchis par le miroir marin.
Une pluie d'orage empêcha, un soir, toute promenade dans les jardins, en sorte que les invités se retirèrent de meilleure heure que de coutume. Josine, après quelques moments de conversation languissante, dit bonsoir à Tatiana et à Floris, et regagna son appartement, où sa toilette l'attendait. Mais, renvoyant toutes ses femmes, hors la seule Barberine, elle passa aussitôt avec elle dans le petit cabinet des Miroirs. Un grand chandelier ancien de fleurs et d'oiseaux, en verre rose et vert de Murano, s'y reflétait aux murailles de glaces. Des boîtes de fard entr'ouvertes, des coffrets, des bonbonnières, étaient épars sur l'étagère de toilette, tandis que de vieux masques noirs de carnaval, retrouvés sans doute dans quelque tiroir, jonchaient au hasard les dalles de marbre.
—Eh bien, Rina, dit la princesse, en même temps que sa camériste préférée commençait à la coiffer de[Pg 246] nuit, de tout ce beau monde de cavaliers qui nous sont arrivés depuis huit jours, lequel te semblerait, à ton gré, l'amoureux le plus accompli?
—Je ne sais, madame, dit Barberine. Il serait honteux que moi, pauvre fille, j'allasse regarder en face de si magnifiques seigneurs.
—Bah! en face ou de profil, peu importe!... Ne trouves-tu pas, reprit Josine, en se penchant vers le miroir, que j'ai le teint un peu altéré?... Tiens, redis-moi leurs noms, l'un après l'autre.
—Eh bien, il y a d'abord le conseiller, messer Zeroli de Raguse.
—Passe, passe! s'écria la princesse... Ha, ha, ha! Depuis qu'il a chanté l'autre jour, il se met des bandeaux de ouate autour du cou. C'est à nos oreilles qu'il eût dû en mettre!... J'ai boudé, oui! j'étais furieuse... Endurer un glapisseur pareil!... Aussi, j'ai pris, le lendemain, pour rompre la malechance, mon beau lis de saphirs et d'émail... Et cela n'a pas manqué, en effet.
—Votre lis de saphirs, madame?
—Oui, oui, Rina... Tiens, donne-le-moi! Il me porte bonheur, c'est certain... Quand notre carrosse a versé, voilà trois ou quatre ans, je n'ai eu aucun mal, grâce à lui, et aux bals où je le mettais, je passais toujours pour la plus jolie... Une fois, chez les Nostitz, la cire d'un lustre a gâté je ne sais combien de toilettes: moi, rien, parce que j'avais mon lis!... Bon petit lis! Et elle le baisait. Agathe coud un trèfle à quatre feuilles dans la doublure de ses robes; mais je n'y crois pas, allons donc!... Qu'est-ce que nous disions?... Ah oui! Ne me nomme parmi nos invités, que ceux dont on pourrait faire des soupirants... Laisse les vieux, laisse les vieux!...
—Eh bien donc, que pense Votre Grâce du comte Tiberio Spada?
—Un nez! un nez! exclama la folle enfant. Le[Pg 247] comte Tiberio Spada est une partie de son nez... Seigneur Dieu! serais-je condamnée à des soupirs proboscidiens?... Oh! son nez est un marteau de porte, un soc, un éperon de vaisseau, une double flûte quand il soupire, un serpent de lutrin quand il ronfle; et, en tout temps, un alcoolomètre, où on lit les degrés de l'eau-de-vie qu'il a bue... Non, non, non, pas de comte Spada!
—Alors, que dira Votre Grâce du marquis Zeculo, de Sebenico?
—Il ne fait, répondit la princesse, que sourire, changer d'habit et regarder dessus, à la dérobée, la plaque de son ordre. Il est propre, peigné, rasé, lustré, parfumé. Il n'a dans sa bourse que des ducats neufs; son stick de corne vient de Londres; et il reçoit directement, par le paquebot, sa provision de gants de Naples. Parle-t-il, c'est de ses voyages, de son majorat de Carinthie, du palais qu'il possède à Trieste, de la princesse, sa demi-sœur, qui est dame du palais à Vienne; et il conclut, en hochant la tête, que, Dieu merci! il n'a pas à se plaindre, et que tout lui a réussi au delà même de ses souhaits.
—Et messer Marnavitch, comment Votre Grâce le trouve-t-elle? N'est-il pas bel homme, vraiment?
—Qui, Marnavitch?... Perds-tu la tête, voyons! Un géant, toujours bleu de barbe, qui a l'air du frère de ser Pistolese. Il avale son vin tout pur, d'une haleine, et demande à chaque Morlach le prix des écorces et du poisson sec... Statues, jardins, les tentures, les tableaux, il n'a rien regardé au palais; mais si c'est un âne, une vache, un vieux bouc qu'il rencontre sur les chemins, alors il s'arrête et il les admire, sans que l'on puisse l'en arracher.
—Oh! dit la camériste en riant, comme Votre Grâce les maltraite!... Mais, allons, que dira-t-elle du jeune docteur de Raguse, Beppino Papafava?... Il a pourtant une jolie figure.
—Il plairait, repartit Josine, si seulement il voulait moins plaire. Quand il se trouve devant nous, il suffoque de la peur de n'être pas assez aimable... A un autre, Rina, à un autre...
—Eh bien, madame, il y a encore le seigneur Ugo Toppo, le comte Imer, messer Niccoloso...
—Ha, ha, ha! avec ses trois cheveux et son cure-dent de lentisque... Il ment, d'ailleurs, il n'a pas de dents...
—Le seigneur Memmo della Mammana...
—Oh! le glouton! interrompit la princesse. Quand il ouvre son énorme bouche, on dirait l'antre de la Jagodna... La nuit, il soupire après la lune, qu'il prend tantôt pour un pain rond, tantôt pour un croissant au cumin... Et qui encore?
—Le baron Cornacchini, ser Zandiri de Céphalonie, le jeune comte Angiulliero...
—Assez, assez! ne m'en nomme plus! s'écria Josine languissamment... Oh! je suis prise tout à coup de bâillements, rien qu'à me les représenter... Ils se ressemblent tous comme des florins, comme des gouttes de pluie... Apporte mon baguier, Rina. Quel bracelet vais-je mettre demain?
—Beaucoup de ces dignes seigneurs doivent-ils encore nous arriver? demanda Barberine, en passant à la princesse un manteau de lit.
—Non, reprit Josine, on n'attend plus que ser Ottaviani et sa femme, et le consul de Russie à Cattaro... As-tu songé à mettre de côté cet opiat gris pour les dents que Giano m'a donné? Il jure que c'est merveilleux... Que penses-tu de Giano, Rina?
—Jésus Seigneur! exclama la camériste. Qu'est-ce que Votre Grâce me demande? Je suis une trop simple fille pour parler d'un homme pareil.
—Bien! cela signifie qu'il te plaît. Allons, ne rougis pas pour ça... Passe-moi mes gants préparés... Et pourquoi te plaît-il?
—O Seigneur! protesta Barberine, qu'est-ce que Votre Grâce veut me faire dire?... Je n'ai pas parlé quatre fois à ser Gianettino, croyez-moi!
—Bah! s'il ne te plaît pas à toi, repartit Josine, il plaît du moins à toutes nos dames... Ser Giano, venez par ici! Ser Giano, que dites-vous de ça? Ser Giano, quelle surprise prépare-t-on pour ce soir? C'est là ce qu'on entend constamment... Vois-tu, ces dames de Raguse aiment les hommes à cheveux frisés.
—A dire vrai, répondit Barberine, ses cheveux sont ce qu'il a de mieux, avec ses dents... Il a aussi de fort beaux yeux...
—Admirables! répliqua Josine. Ils sont jaunes, et comme moqueurs et féroces dans leur expression.
—Il monte fort bien à cheval, dit Barberine.
—Pas de plus hardi cavalier, de plus brave marin, dit la princesse.
—Et puis, toujours leste et de belle humeur... Quand on le voit, madame, on dirait qu'il entre du soleil avec lui...
—Là, là! ne t'échauffe pas tant, reprit Josine en riant. Bonne nuit, maintenant, Rina. Il est grand temps que je me mette au lit... Nous allons rêver de Giano. Es-tu folle de me parler ainsi de lui!... Il me semble qu'il fait la cour à la fameuse Angelelli, la beauté de Raguse, et que cette sotte y répond... Si j'en étais sûre!
—A quelle heure faudra-t-il réveiller Votre Grâce?
—Voyons, dit la princesse en bâillant, quels sont donc les plaisirs annoncés?... Ah! oui, l'on chasse comme avant-hier, toujours en cachette d'Isabelle; après quoi, dîner dans la forêt, non loin de Zaton di Doli... Viens ouvrir ma courtine, Rina, seulement quand je te sonnerai. Je veux faire la grasse matinée.
La clairière où le repas devait avoir lieu fut occupée, dès avant midi, par les officiers des cuisines qui,[Pg 250] sous la conduite de Jacinto, commencèrent à tout accommoder. Ser Pistolese arriva vers cinq heures, pour surveiller le dernier préparatif. A l'ombre des pins-parasols, une longue nappe sur tréteaux, brodée d'argent, de fleurs de soie, et chargée d'assiettes d'argent, étalait une profusion de pâtés, d'oiseaux, de coquillages, et des pyramides de fruits. Des laquais, en hoqueton bleu gansé de jaune, tiraient d'une sorte de fourgon force sièges à dos de maroquin noir, qui se pouvaient ployer pour les voitures, tandis que d'autres déballaient les vases d'argent à glacer les vins. Mais des cris, des abois retentirent, et l'on vit s'avancer dans l'avenue une grande troupe à cheval, avec Josine en tête. Deux ou trois carrosses remplis de dames suivaient les cavaliers, au plus petit pas; et des valets, menant des chiens, fermaient la marche. Cette cavalcade, en un moment, envahit le spacieux rond-point. Le Grand-Duc aida Josine à descendre. Elle avait un habit de cheval, fantasque et charmant à la fois, un justaucorps gris, tout brodé d'argent, et un bonnet de velours noir, avec des plumes. Ser Pistolese s'avança à sa rencontre.
—Quoi! Giano n'est pas encore là! s'écria la princesse, en jetant les yeux autour d'elle... Cette chasse était amusante, bien que j'aie vu le moment où le vent détournait les cailles de la pantière... Mais quelle idée avez-vous eue, sir Archibald, de tuer ce malheureux écureuil?
—Fantaisie de chasseur! fantaisie de chasseur!... On les nomme muscardins, princesse.
—Bah! dites ce que vous voulez, poursuivit Josine, le roi de la chasse est Giano, qui a eu l'idée d'effrayer les cailles... Bonjour, bonjour, ser Pistolese. Eh bien, préparez-vous cette fête de nuit pour demain?
—Oui, princesse, dit le majordome. Les pavillons sont tendus à Stagno... J'ai disposé deux mille lampions sur les rochers de la crique, cent gros fanaux...
—Mais que fait donc Giano? dit Josine. Voilà longtemps qu'il devrait être ici... Est-ce que je puis attendre de la sorte? Est-ce qu'il ne connaît pas les femmes? Un moment de retard de plus est tout un purgatoire pour moi!... Cent gros fanaux, ser Pistolese...
—Oui, princesse, autour des pavillons... Nous avons reçu de Raguse quantité de caisses d'artifices... En un mot, tout sera du plus bel effet, à ce que j'espère...
—Qui vient par là? Est-ce Giano? reprit Josine... Ah! enfin! exclama la princesse, en voyant un gros de cavaliers déboucher dans la clairière, où ils mirent pied à terre aussitôt... Puisque nous voici au complet, mesdames, et vous, signori, prenez vos places. Pour mot d'ordre: Liberté parfaite!
Tous les convives, dans un joyeux désordre, s'assirent autour de la table, tandis que les valets y posaient des rougets fumants sur des grils d'argent. Le premier service n'était que d'entremets et de fruits de mer. Toutes sortes de coquillages emplissaient des conques de vermeil; d'énormes langoustes, en buisson, enchevêtraient leurs piquants rouges, et des pastèques à pulpe rose, du gingembre, des citrons verts, des fruits confits aux cinq épices et au vinaigre, entouraient trois grands pâtés ouverts qui s'éboulaient sur de monstrueux plats d'argent. Le soleil, passant entre les arbres, envoyait ses derniers rayons tièdes et jaunissants sur la nappe; l'odeur résineuse des pins flottait; un daim ou une biche, par moments, bondissait au loin dans les taillis. Çà et là, autour de la table, les conversations commençaient.
—Eh bien, Giano! s'écria Josine, est-ce ainsi que vous vous faites attendre? Si cela vous arrive encore, je froncerai le sourcil contre vous, je tonnerai comme un Jupiter femelle!
—Il n'y a nul retard, Madonna, répondit le sculpteur,[Pg 252] en occupant la seule place vide qui restât, à la gauche de la princesse. Le soleil marque cinq heures à peine.
—C'est bon, c'est bon!... Oui, désarmez-moi, repartit la folle jeune fille. Aujourd'hui, Notre Majesté a l'âme bonne, et veut bien entendre vos excuses... Nous te croyions déjà enlevé par le vieil Ourosch, Giano, dit-elle en riant, puisque, enfin, nous voici tout près de ce fameux village de Sgombro.
—Combien ceux de Zemenico avaient-ils déjà pris de têtes? demanda messer del Piffero, un riche bourgeois ragusain.
—Peuh! je ne sais, laissa tomber Giano, sept ou huit, ou quelque chose d'approchant... Mais pleins d'honneur comme je les connais, ils trouveront bien moyen, croyez-moi, d'en prendre encore quelques-unes.
—Fi, Gianetto! dit Josine... Vous êtes par trop sanguinaire...
—Moi, Madonna, s'écria-t-il, un agneau, un vrai pigeon de douceur!... Toutefois, je l'avoue librement, il ne faut pas qu'on m'offense. Mais qui pourrait supporter un affront?
—Bah! dit Floris, à l'occasion, vous en supporteriez... Allons, allons! vous fileriez doux comme un autre.
—Je dis, reprit le sculpteur, un moment étonné, que je n'en ai jamais souffert, Dieu merci!
—Et moi, je dis, riposta Floris, qu'en cas de besoin, vous en souffririez. Croyez-moi, le monde a déjà vu des choses plus extraordinaires.
—Je n'ai jamais souffert d'injure, affirma Giano, et je suis bien connu pour ça, d'un bout à l'autre de la Dalmatie.
—Eh bien, il peut se faire qu'un jour vous en souffriez, voilà tout! Qui peut savoir, sior Giano, ce que lui réserve le destin? Chaque soleil produit à la lumière[Pg 253] d'innombrables événements, auxquels personne ne s'attendait. Nous sommes les jouets du hasard... Voilà pourquoi je dis qu'à l'occasion, vous souffririez une injure, tout comme un autre.
—Monseigneur, répliqua le sculpteur, il est vrai que de bien des gens, je n'endurerais pas ces contradictions. Laissez-moi vous dire, encore une fois, que personne ne peut se vanter de m'avoir jamais molesté, et que je n'ai jamais souffert d'injure. Il se peut que je sois, au contraire, trop irascible de ma nature. Si je voulais raconter en détail tous les merveilleux accidents que ce penchant m'a occasionnés, j'étonnerais les nobles dames qui nous écoutent présentement. Mais, pour ne point paraître me louer, je laisserai cela de côté. Apprenez seulement, Monseigneur, que ce vaillant Ourosch s'est mal trouvé de m'avoir voulu faire tort, et, pourtant, je n'avais que seize ans à cette époque.
Un profond silence tenait l'assemblée entière comme en suspens. Tous les yeux, fichés sur le Grand-Duc ou sur Giano, vis-à-vis de lui, montraient on ne sait quoi d'anxieux, une attente immobile et contrainte. Floris poursuivit d'un ton ironique:
—Et que vous est-il arrivé avec ce terrible Ourosch, signor?
—Je me pris de querelle avec lui, répondit le sculpteur, du temps qu'il était maître de poste. Ce fol et brutal animal prétendait me retenir ma selle, sous le prétexte que j'avais fait galoper une de ses juments de retour, ce qui était faux. Quand je vis qu'il n'écoutait rien, indigné, frémissant de rage, je me retirai, mais je ne pus fermer l'œil de la nuit. Je pensai d'abord à brûler la maison, puis à couper les jarrets aux chevaux que ce veillaque avait dans son écurie. Un médecin qui m'eût tâté le pouls aurait trouvé non le pouls d'un homme, mais celui d'un lion ou d'un dragon. Enfin, voici ce à quoi je m'arrêtai. Je m'esquivai dès[Pg 254] l'aube du jour, et dans une prairie d'Ourosch, je mis le feu à quatre de ses meules de foin, dont la belle et admirable clarté me réjouit jusqu'à Sabioneira, où je me fis saigner en arrivant. Ainsi, même du plus vil coquin, je n'ai jamais souffert la moindre injure.
—Allons, c'est fort bien! dit le Grand-Duc... Pour Cirillo, on sait ce qui lui advint.
—On sait si j'ai eu tort ou non, repartit Giano. Du jour où il m'eut offensé d'une manière intolérable, mon seul soulagement fut de le lorgner, comme on lorgne une maîtresse. Lorsque je m'avisai enfin que la passion de le voir si souvent m'enlevait le sommeil et l'appétit, et me faisait prendre un mauvais chemin, il me fallut bien me résoudre à en sortir. Je l'appelai donc loyalement, et nous nous battîmes. Je pensais qu'il n'avait reçu que deux ou trois piqûres de puce, quand on vint me dire qu'il était mort... Quoi qu'il en soit, tout ce que j'ai fait n'a été que pour défendre le corps que Dieu m'a prêté.
—Je crois que pas un avocat ne plaide aussi bien, ricana Floris, mais vous avouez qu'il est mort.
—Il est mort honorablement, dit le sculpteur; il a reçu les sacrements, il s'est réconcilié avec l'Église: et moi, fit-il en se frappant le sein du bout du doigt, je suis marqué pour toujours à son cachet, et j'ai passé plus d'une année à Venise, sans que le vieux Fédor m'envoyât un sou.
—Il serait bienséant, je crois, répliqua Floris, que Giano dît: le grand-duc Fédor.
—On me connaît, reprit le sculpteur. Je n'ai pas autre chose à répondre.
—On vous connaît, c'est fort bien! dit le Grand-Duc. Mais l'homme ne se connaît pas lui-même...
—Votre Altesse a beau faire, aucun de ceux qui nous écoutent ne doutera de ma parole.
La princesse Josine intervint:
—Au nom du ciel, Giano, finissez. Qu'est-ce que tout cela signifie?
—Le signor Gianetto, dit Floris, oublie et ce qu'il est, et ce que je suis.
—Je vais vous dire aussi ce que je suis, repartit Giano avec fierté. Je suis un sculpteur, un artiste. Les hommes tels que moi, Monseigneur, sont dignes de parler aux papes, aux empereurs, aux plus puissants rois, et d'en être traités honorablement. J'ai pour modèles et pour maîtres cet illustre Donatello et cet incomparable Michel-Ange, les deux plus nobles créatures que l'on ait vues, depuis les anciens... Vous êtes le fils du Grand-Duc; moi, je suis le fils de mon art. Et les ducs et les fils de grands-ducs, on les rencontre par douzaines, à chaque porte, tandis que ceux de ma taille, on n'en trouverait peut-être pas cinq, à cette heure, dans le monde entier.
—Bien, parlez tant qu'il vous plaira, reprit Floris. Je vous laisse.
—Etes-vous fou, mon frère? exclama Josine... Allons, allons, allons, rasseyez-vous... Mais nous oublions pendant ce temps que le crépuscule descend. Messer, donnez ordre qu'on nous éclaire...
Le majordome frappa dans ses mains, et aussitôt sept ou huit laquais, portant des girandoles enflammées, sortirent de derrière un rocher, et posèrent leurs flambeaux sur la table, tandis que d'autres allumaient des lampes attachées aux pins çà et là, et faites en façon de tourelles et de galères argentées. En même temps, parut dans la clairière, au milieu des rires et du brouhaha, un petit cortège de masques. C'étaient un More, la trousse au dos et le cimeterre en écharpe, un Tartare couvert de mousses et de miroirs, un Homme sauvage, de qui l'habit était garni de feuilles de chêne en velours vert, enfin un Chinois, tout brodé de fleurs, naturellement représentées. Ils portaient un jardin vert[Pg 256] plein de roses, et le plaçant devant Josine, en retirèrent un large bassin de vermeil, où s'entassaient, avec leurs pampres, force grappes de raisin muscat de Céphalonie.
—Oh! du muscat! s'écria la princesse. Je n'en avais pas encore vu cette année... Qui nous fait ce présent? Est-ce toi, Giano?
—Votre Grâce est libre de le croire, répondit le sculpteur. La tartane du vieux Panagiotti est mouillée à Zemenico.
—Merci, merci, mon bon Giano, dit Josine. Il est merveilleusement beau... Maladroit de Damiano, qui n'en a pas à Sabioneira!... Tu t'es rappelé, bon Giano, combien j'en désirais, l'autre jour. Il n'y a que toi qui penses à me faire plaisir.
—Monseigneur se lève! dit Mamula.
Il y eut un sourd frémissement, et tous les yeux se tournèrent vers Floris. L'abbé Lancelot demanda:
—Votre Altesse se trouve-t-elle mal?
—Non! repartit le Grand-Duc, d'une voix rauque... Messieurs, de grâce, demeurez... Ce n'est rien! Une incommodité à laquelle je suis sujet... Sander, Sander!
—Quelques tours d'allée vous remettront, dit Josine.
—Oui, oui! Un éblouissement, pas autre chose... Mes excuses, messieurs. Bonsoir à tous!
Floris s'en revint, au clair de lune. La forêt tranquille dormait. On n'entendait que le galop des chevaux, avec leur souffle haletant, et parfois, tout au loin, le glapissement d'un renard, ou le cri lamentable d'un oiseau de nuit.
Une fois seul dans son appartement, la fièvre du Grand-Duc tomba.—Que signifie tout ceci? pensa-t-il. C'est ce Giano qui m'exaspère, avec ses bravades et ses vanteries... Puis, s'arrêtant tout à coup:—Ah![Pg 257] vais-je me mentir à moi-même? Hypocrite, allons, ose l'avouer. Dis tout haut ce secret qui te brûle!... Oui! je suis jaloux de Josine.
Il poursuivit à demi-voix, et marchant à pas lents, dans la chambre:
—Comment cela est-il arrivé? D'elle ou de moi, qui est le coupable?... Ah! ce n'est pas elle, assurément. Elle ne voulait pas me tenter... C'est moi qui souille une innocente de mes désirs criminels... Se peut-il que l'on voie le mal, que l'on sache que c'est le mal, et cependant qu'on s'y précipite? Si je n'aime plus Isabelle, n'y a-t-il pas d'autres femmes au monde, et faut-il que je convoite l'amour de sa sœur!... Oh! quel démon me tente ainsi? Quel poids me presse et me pousse au crime? Rien que mon cœur, rien que moi-même... Oui! je ferais presque cela, parce que je ne dois pas le faire... Toute pensée de mal est un fœtus hideux qui, une fois conçu, vient forcément à la lumière.
Il s'arrêta devant un admirable profil de femme, copié à la pierre noire, par Giano, d'après Léonard de Vinci. C'était celui que le sculpteur, curieux de ces rapprochements, affirmait ressembler à Josine. Floris avait désiré de le voir, avant qu'on le portât chez la princesse.
—Oui, c'est bien elle, murmura-t-il... Le sourire surtout, et les yeux... Il avait déjà copié de même une tête, d'après Ghirlandajo, je crois, qu'on aurait prise pour Isabelle... Chose étrange qu'il ne se trouve peut-être pas un visage humain qui n'ait déjà paru sur la terre!... Ainsi, sans doute, ce que j'éprouve en ce moment, et crois être le seul à éprouver, le seul à avoir éprouvé, des milliers d'hommes l'ont senti et en ont souffert comme j'en souffre...
Le lendemain, Floris, qui s'était réveillé tard, descendit[Pg 258] dans les jardins, vers trois heures. Tout y était silencieux et solitaire, à cet ardent soleil d'après-midi. Il pénétra, pour se mettre à couvert, sous la massive treille florentine de marbre et de charpenterie. Elle faisait un long berceau voûté, où d'énormes grappes pendaient, et que coupaient, de distance en distance, des espèces de pavillons décorés d'obélisques de cuivre ou de vases de porphyre vert. Comme il traversait l'un de ces portiques, le Grand-Duc entendit un bruit de pas derrière lui; et, se retournant, il vit Barberine, la camériste de Josine. Elle marchait rapidement et tenait dans sa main une petite boîte de cuir fauve... Puis, quand elle eut rejoint Floris, tout essoufflée:
—Ah! dit-elle, Sa Grâce aurait tant désiré, ce matin, voir Votre Altesse, pour lui demander combien de nuits on doit coucher à Stagno, et quel sera l'ordre des fêtes!
—Oui, dit le Grand-Duc amèrement, les fêtes que donne mon frère bâtard... Qu'est-ce que ce coffret? reprit-il. Où portez-vous cela, Rina?
—Chez messer Giano, dit la suivante, avec un billet de Sa Grâce.
—Chez Giano!... Comment, comment, comment!... Est-ce que cet homme écrit à la princesse?
—Messer Giano... Non, Monseigneur.
—Je ne comprends pas la conduite de votre maîtresse, Rina... Écrire à ce bâtard insolent!... Que peut contenir ce coffret?
—Je ne sais, Monseigneur... Ah! Sa Grâce voulait aussi vous prévenir que les chiens du seigneur comte Angiulliero sont arrivés.
—Au fait, elle lui donne peut-être des instructions pour quelque mascarade, ou bien c'est un de ses bijoux qu'elle lui envoie à réparer... Pourquoi écrit-elle à ce fou? N'aurait-elle pas pu te charger de lui dire de vive voix?... Donne-moi ce coffret, Rina.
—Monseigneur...
—Que crains-tu? Donne-moi ce coffret, te dis-je!
Il le prit, et d'un doigt frémissant toucha le ressort qui fermait la boîte. Elle s'ouvrit. Sur le capitonnage vert clair, étincelait une bague ancienne, de deux serpents d'or émaillé. Un billet, mais à cachet volant, y était joint. Floris le lut d'un regard:
«Hier au soir, mio caro, quelque chose vous est tombé dans l'œil, et la marquise Angelelli, désolée de voir pleurer cet œil, la bonne âme! a voulu vous prêter son anneau, disant le remède souverain. Comme je ne saurais souffrir qu'une autre que moi soigne et guérisse mon bouffon, je vous envoie cette bague-ci. C'est un anneau de fiançailles vénitien et du seizième siècle. Portez-le pour l'amour de moi.»
—Lui envoyer un anneau! dit le Grand-Duc, en refermant lentement le coffret... Hum! hum!... Anneau de fiançailles... Bien, Rina! C'est une belle bague... Tu peux la lui porter, mon enfant.
—Votre Altesse paraît fâchée, reprit Barberine.
—Moi, fâché... Pourquoi? Allons donc! Porte-lui ceci, dépêche-toi!... Il doit l'attendre impatiemment... Anneau de fiançailles... ha, ha! Cela dit tout à qui sait comprendre... Dépêche-toi, va-t'en... Anneau de fiançailles! Il faut assurément que sa sœur soit informée de l'aventure. Oui, par le ciel! je vais la lui apprendre... Ha, ha!... Anneau de fiançailles!... Nous verrons ce qu'en dira Isabelle, quelles excuses elle pourra trouver...
Mais au palais, Gina lui répondit que Sa Grâce n'était pas encore revenue du couvent de Sant'Orsola, où elle avait passé la matinée avec la princesse Tatiana; et, d'un air étonné, elle le considérait.
—A Sant'Orsola, dit le Grand-Duc... Mon cheval, vite, mon cheval!
En effet, la veille, au matin, comme Isabelle s'habillait, elle avait reçu une lettre apportée par un messager du couvent. La vue de ce billet l'étonna, dans l'incertitude d'où il venait, et plus encore la signature qui était de Saloména, sous le nom de Sœur Marie des Anges. La jeune fille s'accusait et demandait pardon à la Grande-Duchesse du scandale qu'elle avait causé: mais, ramenée à Dieu par ses remords et les exhortations de Mgr Colloredo, elle espérait, dès le lendemain, de renaître à une vie nouvelle, recevant des mains de la Sainte Église le voile des vierges du Seigneur. Elle osait donc demander, quoique indigne, la faveur et le secours des prières de Mme la Grande-Duchesse, et la conjurait à genoux, avec larmes, de lui pardonner.
—Hélas! pauvre enfant! dit Isabelle; je ne me suis jamais crue offensée.
Une heure après, arriva dans son coche la supérieure de Sant'Orsola. Introduite aussitôt chez Mme la Grande-Duchesse, Mère Incarnation la pria qu'elle voulût bien, le lendemain, assister à cette vêture. Par là tomberaient tous les bruits que l'on avait semés sur le couvent; la calomnie serait confondue; rien n'était de si grande importance: bref, un tel flux de raisonnements, qu'Isabelle promit tout ce que voulut la bavarde Napolitaine.
La cérémonie fut touchante, et Mgr Colloredo, qui se piquait fort d'éloquence, tira des larmes, en développant ces paroles de l'Épître aux Romains: Induimini Dominum Jesum Christum... Revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il partit aussitôt après pour Raguse, où une assemblée de son clergé le réclamait, l'après-midi même. Les princesses demeurèrent au repas, qui fut long, délicat, fastueux et magnifiquement servi dans le grand réfectoire du couvent; et vers trois heures seulement, Isabelle et Tatiana, escortées de[Pg 261] toutes les religieuses, dirent adieu à la révérende Mère, et, remontant dans leur carrosse, reprirent, par la plage de mer, la route de Sabioneira.
—Qui m'eût dit, fit soudain l'aveugle, après quelques instants de silence, qui m'eût dit que jamais je t'appellerais abandonnée!
—Oh non! Floris m'aime toujours, s'écria Isabelle.
—Pourquoi alors, répliqua Tatiana, le voit-on si peu avec toi? Pourquoi te salue-t-il à peine, d'un bonjour distrait? Pourquoi a-t-il pris, pour donner des fêtes, le temps où tu n'y peux assister? Est-ce là ce qu'il se doit à lui-même et ce qu'il doit à Isabelle? Ces folies, ces frivolités sont-elles dignes d'un Grand-Duc?... Au reste, poursuivit l'aveugle, ce n'est pas lui seulement que j'accuse. Le mal provient aussi, chère sœur, de ce caprice de notre père qui le retient en Dalmatie, et de l'oisiveté forcée où vit mon frère, à Sabioneira.
—Tu ne le connais pas, dit Isabelle. C'est le cœur le plus fier, le plus noble...
—Je le connais, reprit Tatiana. Je pèse ses moindres paroles, et jusqu'à ses silences même. Il a en lui un appétit d'action qui dévorerait des mondes. Comme dit Gœthe de son Faust, il veut du ciel les plus belles étoiles et de la terre chaque sublime volupté... Mais il est inconstant et léger; je redoute de tels caractères... Comme il a supporté aisément la perte de la Grande-Duchesse! Elle eût donné pour ce fils retrouvé sa vie et son bonheur éternel. De lui, elle n'a obtenu que quelques larmes.
—Floris connaissait peu sa mère, repartit Isabelle. Il l'a noblement regrettée, sans faire montre de sa douleur... Que de fois je t'ai entendue dire, chère sœur, qu'il y avait quelque lâcheté à verser des larmes devant les autres!... Et toi-même, tu n'as pas pleuré.
—Oui, c'est vrai, répondit l'aveugle. Il est indigne[Pg 262] d'une âme fière de se fondre en gémissements. J'ai donc caché et dévoré mes pleurs, mais mon cœur reste toujours percé du souvenir sanglant de cette mort... Il me réveille chaque nuit, et, le jour, se mêle sans cesse à mes pensées.
Alors, elles ne parlèrent plus. La brise marine soufflait, les pins bruissaient faiblement, tandis que le carrosse magnifique, au trot de ses quatre chevaux, longeait le golfe uni comme un lac. Mais près du tombeau de Simonetta, la Grande-Duchesse tira son cordon, se fit descendre avec Tatiana, séduites toutes deux par le beau temps, la douceur charmante de l'air: puis, envoyant le carrosse en avant, elles commencèrent de marcher dans l'épais gazon semé de colchiques. Des corneilles, des goélands, des oies marines se jouaient sur les eaux, en battant des ailes. Le ciel, tout tacheté d'argent, resplendissait comme un immense satin bleu.
Soudain, Tatiana tressaillit:
—Est-ce que je n'entends pas, murmura-t-elle, le galop du cheval de Floris?... A nous autres, malheureux aveugles, l'air sonore envoie cent messages qui nous préviennent, à défaut de nos yeux.
—Oui, c'est lui! s'écria Isabelle... Oh! qu'a donc Monseigneur?... Son aspect m'effraye!
Le Grand-Duc, d'un galop furieux, accourait le long de la plage. A vingt pas des princesses, il s'arrêta net, sauta par terre, et blême, les yeux étincelants, Floris s'avança vers Isabelle, qui l'attendait au pied du sépulcre.
—Je voudrais savoir, dit-il d'une voix sourde, jusqu'à quand ceci va durer... Qui est le maître ici, de moi ou de votre sœur?
—Ma sœur, fit Isabelle... Josine!
—Oui, Josine!... Si dans trois jours elle n'est pas partie pour le couvent... Je ne veux plus la voir ni lui parler!
—Qu'a-t-elle fait, Monseigneur, qui vous déplaise? dit Isabelle... Vous à qui elle a toujours marqué tant de tendresse, vous qui étiez son guide en tout, et qu'elle consultait même sur ses joyaux et sa parure, comment se peut-il que, soudain, elle vous ait si grandement offensé?
—Comment cela se peut? exclama-t-il. Ah! ah! Faut-il donc supporter qu'elle coquette avec tout venant, coure les champs du matin au soir, rie insolemment aux uns et aux autres?... Elle se plaît à me braver!
—Cher frère, dit Tatiana...
—Elle fait la cour à Giano, elle lui fait la cour, sur ma vie!... A ce bouffon, à ce gâcheur de terre!... Et lui, comme dans son miroir, lui lance, à la dérobée, des sourires d'intelligence. On les voit chuchoter, se serrer les doigts; ils se fourrent dans les coins noirs; elle lui parle à l'oreille, et ils ricanent... Ah! c'est une honte, vous dis-je, et je ne le souffrirai pas plus longtemps!
—Cher Floris, répondit Isabelle, leur familiarité est trop hardie, sans doute; mais qu'elle soit tout à fait innocente, c'est ce que j'ose bien jurer.
—Innocente!
—Oui, Monseigneur.
—C'est faux, c'est faux, je vous dis que c'est faux, Isabelle. Croyez-vous que je n'aie plus de cervelle, plus d'yeux pour discerner une amitié permise d'avec l'impudence et l'effronterie?... Si vous m'aviez laissé finir... Elle vient de lui envoyer une bague, une bague que j'ai surprise... Un anneau de fiançailles! Ha, ha, ha!... Comprenez-vous ce que cela veut dire?
—Une bague! fit la Grande-Duchesse.
—Oui, oui, oui, oui! Faut-il vous le répéter encore?... Une bague avec un billet, où elle le flatte et le caresse, et le loue, et se jette à sa tête!... C'est une[Pg 264] chose honteuse, je vous dis. Une honte, une honte, une honte!
—Vous vous noircissez trop sa faute, repartit Isabelle. Croyez-moi, cher seigneur, Josine est légère, non perverse. Son esprit est capricieux, mais son cœur n'est pas corrompu.
—Ah! persuadez-vous cela, s'écria Floris, et faites des phrases dessus!... Vous raisonnez de cette affaire selon les lieux communs de vos livres; et moi, moi, je la vois, je la sens—il saisit le bras d'Isabelle—comme vous sentez mon étreinte, comme vous voyez la main qui vous touche... Mais je vais chasser ce Giano, continua le Grand-Duc, dans sa fureur; je le jetterai dehors, ainsi qu'un laquais... Qu'il retourne à Venise pétrir la cire! Qu'il aille au diable! Qu'il disparaisse!
—Vous ne ferez pas cela! répliqua Tatiana. Un tel éclat rejaillirait sur notre sœur... Elle en serait flétrie, déshonorée.
—Bah! bah! pas même désolée... Elle se consolerait vite. Est-ce qu'elle ne coquette pas avec Archibald, avec Zeroli, avec le diable, s'il était là?... C'est une nature perverse. Ne l'excusez pas!
—Que de fois vous l'avez excusée jadis! répondit l'aveugle. Vous la vantiez sans cesse, alors. Vous rapportiez ses bons mots, ses saillies...
—Elle a changé! cria le Grand-Duc. Puis-je être encore ce que j'étais, alors qu'elle est toute différente?
—Mais ne tournez-vous pas à mal, dit l'aveugle, des actions innocentes, en somme? Est-ce donc une chose si étrange qu'elle ait offert un petit présent à un familier du palais? Cette liberté de Josine avec Gianettino, qui vous irrite, provient de l'étroite habitude dans laquelle ils vivent, depuis l'enfance... Je m'étonne, mon frère, de votre colère... Qu'y a-t-il là qui ait pu vous émouvoir à ce point?
—C'est par la suite de ses actions qu'il faut la juger,[Pg 265] repartit Floris. Vous ne l'avez pas vue, Tatiana... Oh! ses yeux, ses gestes, ses sourires, ont un langage... Chaque regard, chaque mouvement décèle sa coquetterie...
A ce moment, un bruit violent et sourd, pareil à un coup de canon lointain, roula dans les profondeurs de la forêt. C'était la première des salves par lesquelles messer Pistolese annonçait que les gens de la chasse venaient d'arriver à Stagno.
—Bella!... Eh bien, Bella! dit l'aveugle, qu'avez-vous donc?... Vous ne vous soutenez plus!
—Non, non... Ce n'est rien... une faiblesse.
—Elle se trouve mal, mon frère... Là, sur ce roc... Eh bien, Bella?... Eh bien, sœur?
—Comment est-elle? dit Floris.
Tatiana, se relevant, siffla dans un petit sifflet de vermeil.
—Elle revient à elle, murmura l'aveugle... N'ayez aucune crainte, mon frère. Elle s'est quelque peu fatiguée... Bien! voici le carrosse avancé... Nous allons rentrer au plus vite.
Le Grand-Duc resta seul sur la plage. On entendait gronder au loin, de moment en moment, les détonations de la fête.
—Silence, bruit stupide! exclama-t-il. Silence, tapage grossier! Il faut du vacarme à tous ces gens, comme à des écoliers lâchés... Ah! j'aurais dû faire ce que je disais, suspendre les préparatifs, commander que l'on enlevât les pavillons... Quelle heure est-il? Le soleil décline... Ils ne m'ont pas même attendu... Cet insolent Gianettino!... Mais je m'en vais les troubler, par le ciel! Je tomberai au milieu de leur joie.
Son cheval paissait à l'écart; le Grand-Duc se mit en selle et partit. Il traversa, toujours au galop, la gorge des Rochers de bitume, et atteignit bientôt le marais de Vogoritza. Un lourd brouillard, presque continuel[Pg 266] en ce lieu, couvrait les eaux immobiles et noires.
—Holà! cria Floris... Batelier!
—Voilà! voilà! répondit une voix, du milieu de l'étang. J'arrive!
Une grosse barque parut. On y apercevait confusément plusieurs figures, à travers la brume; et, lorsque le bac toucha la rive, Floris, non sans étonnement, en vit sortir des femmes et des enfants, portant des cages, des chaudrons, des hardes, des ustensiles de ménage, comme des gens forcés de s'enfuir en toute hâte.
—Qu'y a-t-il? fit brusquement le Grand-Duc. Qui êtes-vous? où allez-vous?
—Ces chiens de Sgombro ont rompu la trêve, répondit une des femmes. Ourosch s'est remis à leur tête. Ils ont fondu ce matin sur Potok; ils ont coupé les oliviers, détruit les barques... Le frère de ma mère habite Zemenico; nous allons lui demander asile.
—Ah! l'on va donc se battre! s'écria Floris... Bien, Ourosch! saccage, massacre! Sois implacable! pas de pitié!... Égorge les vieillards! tue les femmes! écrase les enfants à la mamelle!... A quoi sert-il qu'il y ait des coquins au monde?
Et les Morlaques stupéfaites virent le Grand-Duc sauter dans la barque où son cheval se trouvait déjà, et qui s'éloigna du rivage.
—Monseigneur n'est pas arrivé? demanda Josine... Où est Sander?
—Ici, aux ordres de Votre Grâce.
—Lorsque votre maître viendra, prévenez-moi; je ne veux pas le voir... Fi! fi! manquer ainsi à sa parole!
Elle se dressa brusquement, et, comme à un signal attendu, il se fit aussitôt un joyeux désordre des convives qui se levaient, quittant la table, tandis que les valets approchaient, pour desservir, une sorte de grand buffet marqueté d'étain et de cuivre, et posé sur quatre roues. Des bouquets de roses effeuillées, des blocs de glace qui fondaient, des monceaux de fruits s'écroulant des jattes et des orfèvreries, chargeaient la nappe éblouissante. Au-dessus, entre de hauts lauriers, se tenait, suspendu par des cordes de soie, un voile de pourpre à franges d'or.
—Honni soit le buveur qui déserte! s'écria messer Zeroli, se soulevant, le verre à la main, au milieu du peu de convives qui étaient demeurés attablés. Soyons, comme dit la chanson,
—Je passerais la nuit à boire! repartit Archibald avec véhémence. Le jour de fête de la princesse est bien fêté... Une coupe de champagne, maraud!
—C'est d'un bol de champagne, un jour, fredonna[Pg 268] le petit conseiller, que naquit le dieu de Cythère... Le jour de fête de la princesse... Ah çà! vous êtes gris, Archibald!
—Moi gris!... moi gris! répliqua le long jeune homme... Allons, j'ai été en goguettes plus d'une fois déjà, sur mon honneur!... Je connais le carillon des verres...
Mais ses paroles se perdirent dans le tumulte croissant. Les serviteurs couraient, s'interpellaient; de grands chiens blancs tachetés d'orange bondissaient; et sur la plage de la mer, que dominait le bois de lauriers où le banquet avait été dressé, des Morlachs déchargeaient de deux tartanes à l'ancre, des thons énormes, des bécasses, un sanglier, avec des couffes de raisins et de grenades, tout ce qu'avaient pu fournir à ser Pistolese de plus monstrueux et de plus exquis Bila-Glavor et Palenica, les deux petites îles voisines. Cependant, l'orbe du soleil disparaissait derrière les flots. Toute la mer, comme incendiée, roulait de molles flammes jaunes; et dans la lumière éclatante, les trois colonnes gigantesques, orgueilleux débris d'un temple romain, qui signalent aux pêcheurs du large le promontoire de Stagno, se dressaient, plus vermeilles que l'or, parmi les ruines et les broussailles, à l'extrémité de la terrasse. C'était là que se tenait Josine, tout debout sur les marches brisées, au milieu d'un groupe de jeunes gens et de femmes vêtues de blanc.
—... Et s'il est gai, reprit Josine, s'adressant à Sander qui l'avait suivie, s'il est gai, dites-lui que je pleure: s'il est triste, que je saute de joie... Comme ce Zeroli croasse! Il n'y a pas de mouette blessée qui piaille aussi intolérablement...
Le jeune comte Angiulliero dit en riant:
—Il est vrai que sir Archibald et lui sont, aujourd'hui, d'un entrain surprenant.
—Bah! c'est par dépit, fit la princesse. Ils restent[Pg 269] les derniers attablés, et braillent comme des fondeurs de cloches, parce qu'ils boudent contre moi... Puis, dans un quart d'heure, ils m'aborderont, et le petit messer Zeroli me nommera la reine des Grâces. Il faudra danser avec eux, leur sourire, écouter leurs bons mots, les avoir de chaque côté, ainsi que deux pendants d'oreilles... Oh! être ainsi hantée par ces niais, tyrannisée, martyrisée!... Ils me gâtent toutes mes joies, comme des chaussures trop justes, comme une tache sur une robe, comme un air banal qui vous poursuit, comme la vue d'une tête de mort!
Par une colère mutine, elle lança au loin sur la plage le bouquet de roses qu'elle mordillait, tandis que le sculpteur s'écriait:
—Abandonnez-les-moi, Madonna! Il y a longtemps que quelques-uns de ces nobles seigneurs et moi-même, nous complotons de prendre à leurs dépens un joyeux divertissement.
—Que voulez-vous faire? demanda-t-elle.
—Nous en laisserons la surprise à Votre Grâce, repartit Giano; mais si je ne les contrains pas, ce soir, de quitter Stagno en toute hâte, si je ne vous les rends pas, tous deux, pour le reste de leur séjour, plus muets que des urnes funéraires, croyez-moi incapable, Madonna, de sculpter un sifflet d'un sou!
—Par le ciel! dit Josine en riant, si tu fais cela, Giano, tu obtiendras de moi toutes choses... Allons, mesdames, il est grand temps, maintenant, de nous aller habiller pour la fête.
—Vite! vite! s'écria le sculpteur. Ser Zeroli se lève justement... Laissez-moi, signori, disparaissez!
Toutes les dames, à pas pressés, remontèrent le roide sentier qui conduisait aux pavillons, tandis que les hommes, furtivement, se cachaient derrière les ruines et les pans de murailles écroulées. En un moment, Giano demeura seul, au pied des hautes colonnes. Les[Pg 270] derniers feux du couchant s'éteignaient; quelques valets, à l'entrée du bois, retiraient de la source où ils rafraîchissaient, des flacons et des cruches d'étain; et, sans souci de rien au monde, le petit conseiller de cour s'avançait sur la longue terrasse, en abattant avec sa houssine, de droite et de gauche, les mauves roses et les chardons qui lui venaient presque à l'épaule.
—Ah! Dieu vous garde! chuchota Giano, qui marcha droit à sa rencontre. Le ciel même vous adresse ici... Allons, il faut absolument que cette querelle n'aille pas plus loin!
—Quoi?... Une querelle?... Qu'y a-t-il?
—Allez-vous donc dissimuler, reprit Giano, vis-à-vis d'un serviteur tel que moi?... Cher gentilhomme, daignez m'en croire. Ne rendez pas inévitable ce duel entre sir Archibald et vous.
—Moi!... Un duel! exclama ser Zeroli.
—Allons! puisque je vous répète que l'affaire tout entière est connue... Je n'ai jamais vu d'homme si furieux... Que lui avez-vous donc fait, messer?
—A sir Archibald?... Moi!... Rien, rien, rien! répondit Zeroli stupéfait... A moins qu'il ne se soit offensé de ce que, par badinage, je lui ai dit qu'il était gris.
—C'est bien cela! repartit le sculpteur. Voilà longtemps déjà qu'il vous jalouse, pour la faveur marquée avec laquelle vous accueille la jeune princesse. Les louanges qu'il entend donner, de tous côtés, à votre immense valeur, à votre merveilleuse audace, l'auront aussi piqué jusqu'au vif... Moi, gris! moi, gris! répétait-il, tandis que tous, autour de lui, nous l'adjurions de se calmer, comme l'on prie la croix du Rédempteur... Eh bien! je dis que ser Zeroli est un sacre, un butor, un âne fieffé!
Le petit homme interrompit:
—Bien, bien!... Tout ce qu'il lui plaira! On me connaît, on me connaît, Dieu merci! Mais je ne voudrais[Pg 271] pas avoir l'air d'abuser, et cela en présence des dames, de ma grande habileté aux armes. Aussi, ser Giano, me confiant en votre amicale prudence, je remets l'affaire entre vos mains.
—Moi votre témoin! s'écria Giano... Voilà bien ce que je redoutais. C'est cette vaillance enragée qui vous jette dans tous les périls... Voyez! rien qu'à ce mot de duel, vos yeux étincellent, et vous ne vous possédez plus. De son côté, le comte Archibald jure, avec d'horribles serments, qu'il veut absolument échanger une douzaine de balles avec vous, et vous trouer les boyaux mieux qu'une flûte, en sorte qu'inflexibles comme je vous connais, il faudra qu'une de vos deux âmes bouillantes s'envole ce soir!
—Mais comprenez-moi, comprenez-moi, ser Giano. Je consens à faire ma paix avec le comte Archibald. Je suis bien loin de lui en vouloir... Qu'il laisse tomber cette affaire!... Expliquez-lui qu'il n'y avait pas d'offense, aucune offense, aucune offense, en vérité!
Le sculpteur secoua la tête:
—Vous en parlez fort à votre aise, signor. Sachez donc que l'Ange de paix lui-même ne parviendrait pas à se faire médiateur entre vous et sir Archibald... Sous une mine quelque peu simple, le comte cache une fougue indomptable, un vrai courage de lion. C'est bien vraiment, signor, le plus adroit, le plus valeureux, le plus implacable adversaire que vous pouviez rencontrer en Dalmatie!
—Diantre! diantre!... Mais que faire, alors?
—Si vous voulez m'en croire, dit Giano, vous vous éloignerez pour ce soir. Il y a là d'honnêtes pêcheurs qui retournent à Palenica. Montez sur leur tartane, où ils vous accueilleront, en grand respect et révérence. Une nuit est bien vite passée, et demain, quand vous reparaîtrez, nous aurons fait honte à sir Archibald de son féroce emportement, et il vous frappera dans la main.
—Eh bien, soit! reprit le petit homme. Ser Giano, je cède à vos prières... C'est dit! Conduisez-moi seulement.
Tous deux prirent le roide escalier qui descendait à la plage, et s'éloignèrent dans le crépuscule, tandis que de derrière les blocs écroulés, les pans de murs, les colonnes, reparaissaient, un à un, comme des ombres, les invisibles spectateurs de cette scène. On entendit des risées étouffées, des murmures, des chuchotements. Les brumes du soir s'épaississaient. Sur la mer déserte et obscure, une lumière immobile brillait, dans les profondeurs de l'horizon. A ce moment, Giano reparut seul, au haut des marches. Un rire général s'éleva.
—Paix, morbleu! st! st! fit le sculpteur. A vos places! à vos places! à vos places!... Ne voyez-vous donc pas là-bas sir Archibald, que nous envoie le dieu même de la Farce?
La longue silhouette du comte apparaissait au bout de la terrasse. Guêtré de cuir blanc, et vêtu de chasse, avec une casquette de velours noir, il menait à la laisse deux chiennes courantes; et un valet le suivait, portant une torche.
—Sir Archibald! appela Giano.
—Ah! te voilà, te voilà, coquin!... Où donc vous êtes-vous tous fourrés?
—Chut! chut! dit le sculpteur, le doigt sur les lèvres... Au nom de Dieu, ne parlez pas si haut, sir Archibald!
—Bah! pourquoi, pourquoi, pourquoi?... Vas-tu penser aussi que je suis ivre?
—Frère, quand je te vois ainsi confiant, reprit Giano, tu me tortures plus cruellement que si mes entrailles étaient à frire dans une poêle. Pour Dieu!... Si tu tiens à l'existence, songe à te mettre sur tes gardes!
—Mais pourquoi, mais pourquoi? repartit sir Archibald... Ce n'est pas, j'espère, offenser le comte Piero[Pg 273] Angiulliero, ni aucun homme, que de prétendre que l'eau de mer est un bon laxatif pour les chiens. Eh bien! voici Lady et Braque qui sont arrivées aujourd'hui. Je les conduis, le soir, sur le rivage, pour leur donner un lavement salé... Qui peut trouver à redire à ça?
—Que parles-tu du comte Angiulliero, frère? s'écria le sculpteur. Ton ennemi est messer Zeroli, qui jure qu'il aura ta vie, ou que tu prendras la sienne... Un démenti! un démenti! hurle-t-il, tout suant et fumant de colère, comme les bains de Porrete... Me jeter un démenti à la face, quand j'affirme simplement qu'il est gris!... J'ai essayé de t'excuser. Alors, de rage, il a poussé un si grand cri qu'on aurait pu l'entendre à quatre milles, et, tout tremblant, je me suis mis à ta recherche, pour savoir ce que tu comptes faire, et quelles sont tes volontés.
—Mes volontés! exclama Archibald. Voilà une jolie plaisanterie!... Je ne me crois pas si près de ma fin, Dieu merci! J'espère voir encore autant de jours qu'aucun homme en ce monde!
—Sans doute, sans doute, répondit Giano. Mais tout cela n'empêche pas qu'il n'ait donné, devant moi, à ses témoins, les instructions les plus inexorables, les plus sanglantes, les plus fatales... C'est la manière pleine de grâce dont t'accueille la jeune princesse, qui lui met cette frénésie au cœur... Ainsi, frère, prépare-toi! Tu vas avoir affaire, sache-le bien, au démon, au dieu Mars de l'escrime. On dit que, pendant un de ses séjours à Cettigne, le prince régnant du Montenegro lui a appris la scoconferrada, tu sais, la fameuse estocade des montagnes.
Sir Archibald, comme d'effroi, laissa tomber de l'œil son monocle:
—Je ne veux rien avoir à démêler avec lui! C'est un homme brutal et dangereux... Pourquoi l'a-t-on reçu? Pourquoi l'a-t-on reçu?
—Il faut prendre un parti! dit le sculpteur. Voilà, là-bas, d'honnêtes pêcheurs qui s'en retournent à Bila-Glavor. Monte sur leur tartane, où ils t'accueilleront avec le respect que l'on doit à ton Asinissime Seigneurie... Une nuit est bien vite passée, et demain, quand tu reparaîtras, nous aurons fait honte à ser Zeroli de son féroce emportement, et il te frappera dans la main.
—J'aimerais mieux, dit Archibald, partir immédiatement pour Raguse.
—Eh! le peux-tu, le peux-tu, ma bonne tête de citrouille? Avons-nous, ici, le tapis enchanté?... Frère, fais ce que je te dis... Il a déjà tué trois hommes!... Suis-moi, suis-moi, suis-moi! ne tardons pas!... Ses menaces sont si terribles que plusieurs d'entre nous, rien qu'à les entendre, ont été assaillis de coliques, qu'ils ont dû satisfaire à deux pas de là... Allons! viens, je te dis... Suis-moi!
Des cris de joie saluèrent Giano, quand il reparut sur la terrasse. Déjà, cette folle jeunesse préparait tout pour un triomphe bouffon: les uns coupant une jonchée de lauriers, d'autres portant des genévriers en flammes, d'autres encore allumant dans les feuillages de grandes étoiles de cristal, diversement coloriées. En un moment, tout fut prêt. Dix bras robustes enlevèrent le sculpteur, et le tumultueux cortège, gravissant le sentier qui mène au haut de la falaise, déboucha sur l'esplanade, au milieu des clameurs, des chansons, des battements de mains, des rauques accents des cornes à bœufs. Toutes les dames, à ce tapage, accoururent sur le perron des pavillons; et dans la tremblante vapeur d'une flamme de Bengale violette, qu'un des laquais avait allumée, on les voyait rire et s'étonner.
—Monseigneur arrive, dit Sander, qui parut derrière Josine.
—Qui donc?
—Mgr Floris. Il descend de cheval à l'instant.
—Je ne veux pas le voir, je vous l'ai dit... Fi! fi! se faire attendre de la sorte!
Alors, comme cette cohue se dirigeait vers elle, à grand bruit, la princesse commença de descendre les marches de bois de son pavillon. Un chapeau de fleurs de souci, tout mêlé d'orfèvreries d'or, couronnait ses cheveux, capricieusement enroulés; son cou svelte se dégageait d'un épais collier de boutons de roses entrelacés; et son costume entier, par une invention étrange et charmante qu'autorisait la liberté de ces galas, semblait reproduire le mois d'avril. Cent sortes de feuillages et de fleurs, bluets, primevères, crocus, violiers, renoncules, oreilles d'ours, brochés de soie ou d'argent mat, couraient sur le satin vert-prasin de cet habit flottant et magnifique; un carcan de plaques d'émail, où des grenades étaient figurées, ceignait la taille de la princesse; et des cordelettes de soie, des bouclettes d'argent et d'émail serraient ses manches, tout contre ses mains. Ainsi, fière, souriante, et fleurie comme le printemps, elle s'avançait d'un pas de déesse, au milieu du murmure d'admiration des dames rassemblées devant le pavillon.
A ce moment, Floris se montra sur l'esplanade, et, parmi ceux qui entouraient le sculpteur et la princesse, plusieurs, de loin, remarquèrent son extraordinaire pâleur. Il marchait sous les cyprès, lentement, en compagnie du baron Mamula; et poursuivant le propos commencé:
—Mon père a demandé Giano! Il a fait chercher un notaire à Raguse!...
—Ce sont les bruits qui courent, Monseigneur... On ajoute que le grand-duc Fédor veut reconnaître messer Giano et lui léguer une partie de ses biens, sous condition qu'il épousera la princesse Josine... Vous voyez si ces bavardages de valets, que je ne rapporte[Pg 276] à Votre Altesse que d'après son commandement, méritent que l'on y prenne garde!
—Non, non, Mamula, c'est la vérité! s'écria Floris. Oh! que j'étais bien inspiré dans ma défiance et dans mes soupçons! Il y a longtemps que je les épie... Et maintenant, jusqu'aux laquais, jusqu'aux rinceurs de verres des cuisines savent la chose et font des quolibets, et espèrent des livrées neuves pour les noces de ce bon ser Giano... Que Tatiana n'est-elle ici! Niais que j'étais, tout à l'heure, de lui répondre si doucement!... Tout était vrai... oh! j'avais deviné! C'est une vengeance de mon père. Ce vieux Tibère a machiné toute l'intrigue... La bague envoyée par Josine signifiait bien ce que je pensais... Ha, ha, ha! elle et lui triomphent... Tenez, entendez-vous comme ils rient? Et moi, quand je parais, tous s'écartent; on me fuit, on me laisse seul. Je reste la pauvre dupe, la vache d'osier qui couvrait la chasse, le plastron de leurs railleries... Quand cette reconnaissance doit-elle avoir lieu, Mamula?
—Je ne sais, Monseigneur, je ne sais... Il n'y a pas dans tout cela une syllabe de vérité. Fi donc! Ce sont des contes de chambrières, des ballades de guzlares aveugles!
—Bien, dit Floris. Au reste, il n'importe!
Et marchant droit à Giano, tandis que les assistants, devant lui, s'écartaient avec étonnement:
—Donnez-moi cet anneau, fit-il, oui, cet anneau qui est à votre doigt... Quoique j'aie permis tout à l'heure qu'il vous fût remis, je comptais bien vous le redemander.
—Est-ce un badinage? dit la princesse. Que signifie ceci, mon frère?
—Donnez-moi cet anneau! reprit-il. C'est bien, merci... Et vous, Josine, rentrez dans votre pavillon. Vous êtes un peu trop prodigue de votre présence,[Pg 277] ma sœur... Allez, allez! je ne veux point parler.
—Monseigneur, dit Giano...
—Emmenez-la, emmenez-la! s'écria Floris... Pour vous, messer, quand l'envie vous prendra d'échanger encore des bagues, que ce soit avec des mendiantes ou des filles de zingari!... C'est tout ce que peut rechercher un bâtard!
Quelques cris de femmes partirent; puis, au milieu du morne silence, on entendit soudainement les sanglots suffoqués de Josine. Les larmes étouffaient la princesse; ses yeux se fermèrent, elle défaillait; et les dames, tout autour d'elle, l'entraînèrent précipitamment. Floris, livide, promenait, çà et là sur les assistants, un œil étincelant de fureur. Il reprit en étendant la main:
—Vous, messieurs, regardez cet homme. Vous disiez, comme dit tout le monde: «Ce fou, ce sans-souci de Giano!» Il gambadait, il grimaçait... «Chante, faquin!» Et il gonflait ses joues et beuglait la bella Franceschina... Eh bien, non, pas si fou! pas si fou! ou le calcul le plus subtil, la plus tortueuse scélératesse pourront se déguiser sous ce nom. Au travers de ses bouffonneries, il poursuivait son dessein en silence. Il tâchait de suborner ma sœur... Ha, ha, ha! il voulait épouser!... Oui, je crois bien... Une princesse de Bragance, et un gâcheur qui sent l'argile et la sueur! Voilà pour qui, si l'on n'y prenait garde, seraient nos sœurs, nos filles, à présent!
—Quelque scélérat, repartit Giano, a infecté vos oreilles de ses calomnies, et je le défie, quel qu'il soit! Vous vous méprenez, Monseigneur.
—C'est vous, signor, qui vous êtes mépris, en me croyant aveugle et sourd... O toi, misérable, si je consens à te traiter avec plus d'égards que tu n'en mérites, et à ne pas te faire jeter hors d'ici par les valets, n'en abuse pas, au nom du ciel, et ne me brave pas en face!... J'ai dit que tu voulais séduire ma sœur; j'ai[Pg 278] dit que tu convoitais ses biens. Il y a plus: mon père est du complot; il connaît toute cette intrigue; il la protège, il t'a fait venir, vous cabalez, vous vous concertez!... Allons, tu vois bien que je sais tout!
—On vous a grossièrement trompé, Monseigneur, répliqua le sculpteur. Il y a plus de trois ans, je le jure, que je n'ai vu le grand-duc Fédor. Quant à la princesse Josine, si jamais j'ai levé les yeux sur elle autrement que ne le comportait la franche et fraternelle amitié dont elle se plaît à m'honorer, que la foudre m'écrase à l'heure même!
—Arrière! exclama le Grand-Duc. Penses-tu, à force d'impudence, parvenir à te disculper? N'ai-je pas vu ce que j'ai vu? N'ai-je pas suivi tous tes manèges? Écoute bien ce que je dis, Giano. Ne reparais plus devant moi!... Hors d'ici, hors d'ici, vil coquin!
Le sculpteur pâlit affreusement, et d'une voix rauque et frémissante:
—Je ne répondrai pas à vos insultes, Monseigneur. Je les repousse avec mépris et je vous les rejette à la gorge!
—Faudra-t-il appeler les laquais? reprit Floris. Hors du camp! hors du camp! hors du camp!... Va-t'en, parasite insolent!... Chassez-le!... Sander! Lucio!
—Celui qui met le doigt sur moi, c'est qu'il est las de la vie! s'écria Giano. Au large!... Le premier qui bouge, je lui fends le crâne avec ce poignard!... Ne crispez pas les poings, messer grand-duc! Je me retirerai d'ici de ma propre volonté; mais, d'abord, vous me rendrez compte, selon les coutumes de l'honneur, de l'outrage que j'ai reçu... Je vous le dis devant tous, messer. Vous avez menti impudemment! Vous avez livré, comme un insensé, la renommée de votre sœur à la risée et à la médisance; vous m'avez fait, devant cette noble assemblée, la plus mortelle injure, sans rien produire contre moi qu'une accusation en l'air:[Pg 279] vous avez agi en infâme, en lâche, en calomniateur!... Je vous appelle donc à l'épreuve d'un homme, et avec le bras que voici, je prouverai tout ce que je dis sur votre corps.
—Ha, ha, ha! un duel! ricana Floris... Je ne vous savais pas si brave... Est-ce dans un duel aussi que vous avez tué ce malheureux Cirillo?
Giano poussa une sorte de rugissement, et s'élançant vers le Grand-Duc:
—Je te défie, je te crache au visage!... Pâle et misérable couard, je te jette mon gant, en présence de ces nobles seigneurs... C'est sans péché que j'aurais pu t'enfoncer ce couteau dans la poitrine; car on a le droit de prendre la vie à qui veut vous ravir l'honneur. Et quand, enflammé de colère, je recours, toutefois, au remède, et que, loyalement, je te provoque, tu te refuses à me rendre raison... Tu te fais garder par tes valets! Tu les appelles à ton secours!... Toi, un Grand-Duc?... Lâche hypocrite! Un enfant ramassé n'importe où!... Tu aurais plus de peine à démontrer que le grand-duc Fédor est ton père, que moi à prouver qu'il est le mien!
—Vous diriez aussi bien tout cela à ces rochers, répliqua Floris, qu'à un homme qui vous dédaigne. Je ne me bats pas avec l'un des gens de ma maison.
—Misérable! cria le sculpteur. Que le démon prenne ton âme!
Et se précipitant sur le Grand-Duc, il le saisit d'une main à la gorge. Des clameurs s'élevèrent de toutes parts:
—Séparez-les!
—Giano, Giano...
—Monseigneur...
—Messieurs, calmez-vous!
Tous parlaient au milieu du tapage, entourant, retenant Giano, qui continuait de vociférer.
—Soit! je me battrai! s'écria Floris... Oh! je ne sais pourquoi, en vérité, je me refusais cette fête... Des pistolets! des pistolets!... Quelqu'un a-t-il des pistolets, ici?
—Qu'allez-vous faire, Monseigneur? dit vivement le baron Mamula. Un tel duel est impossible.
—Pourquoi?... Parce que l'on prétend qu'il est le fils de mon père?... Allons, n'est-ce pas, au contraire, depuis Abel et son frère Caïn, la plus vieille querelle du monde?... On ne hait que les siens, Mamula... Des pistolets! des pistolets!
—Une si grave affaire, repartit le baron, ne saurait se régler de la sorte. Prenez au moins jusqu'à demain pour réfléchir.
—Que j'attende un instant de plus! cria le Grand-Duc. Quoi! ne l'entendez-vous pas piailler ses bravades et ses forfanteries?
Et à Giano, impétueusement:
—Morbleu! tout ce que tu voudras!... Veux-tu l'épée? veux-tu le pistolet? veux-tu une seule arme chargée? veux-tu que le duel soit à mort, et que l'on jette le vaincu dans le marais? Je le veux, je consens à tout!... Viens-tu ici pour parader et pour exhaler ton emphase? Sois sanguinaire, si cela te plaît, je le serai aussi, moi!... Et, puisque tu bavardes de vengeance, j'irai chercher la mienne au fond de ta poitrine, dans le sang le plus précieux de ton cœur!
Le vieux comte Stankovitch intervint:
—Apaisez-vous, Monseigneur. Ce duel...
—Silence! exclama le Grand-Duc. Ma résolution est irrévocable... Assez de paroles, messieurs. Allons-nous bavarder plus longtemps, comme des niais ou des lâches?... Le comte Stankovitch réglera le combat. Qu'il nous mette à vingt pas, à dix pas!
—A vingt pas, répliqua le vieux comte. Une seule balle échangée...
—Holà! des torches! cria Floris. Plus de lumières, plus de lumières!... Vous tous, messieurs, vous pourrez témoigner de la loyauté du combat... Que ser Piero Angiulliero veuille bien mesurer la distance.
—Bah! ils vont se manquer tous les deux, souffla Stankovitch à l'oreille du baron Mamula. La colère leur fera trembler la main.
Alors, personne ne parla plus, tandis que messer Angiulliero comptait vingt pas dans l'enceinte. Toutes les dames avaient disparu; le campement semblait abandonné. A la lueur des pots à feu qui brûlaient çà et là, en crépitant, on distinguait, parmi les cyprès gigantesques et les rocs éboulés du plateau, une vingtaine de pavillons, tendus à la manière des Turcs. Irrégulièrement disposés et bariolés de couleurs vives, ils laissaient entre eux des rues, des places, d'étroits passages, qu'illuminaient lugubrement des lamperons d'argile rougeâtre et des veilleuses de cristal. Les plus grands, en se déployant à l'orient, au nord et au midi, renfermaient une très vaste enceinte, semée de roches et de cyprès, et taillée à pic, du côté des tourbières de San-Cosimo. C'était sur cette plate-forme que le duel allait avoir lieu. Elle s'ouvrait à l'occident, en perspective sur la mer, au-dessus des colonnes romaines et de la première terrasse; et une haute croix de granit, où pendait un Christ décharné, placé là, dans les siècles pieux, pour chasser la démone Vénus des antiques ruines de son temple, se dressait sur un bloc colossal, au centre même de l'esplanade.
—Monseigneur, reprit Stankovitch, qui posa une marque sur la terre, voici l'endroit où vous devez vous mettre.
—C'est bien, monsieur... Tout est-il prêt?
—Messer Angiulliero, continua le vieillard, allez porter ce pistolet à ser Giano, et vous, Monseigneur, recevez le vôtre... N'avez-vous rien de plus à dire?
—Rien, monsieur... Faites votre office.
Suivant la coutume dalmate, vestige encore vivant aujourd'hui des antiques «jugements de Dieu», le baron Mamula, témoin de Floris, s'avança au milieu de la lice, et il dit d'une voix solennelle:
—Floris Fédorovitch, grand-duc de Russie, se présente ici, afin de prouver son bon droit... Et puisse Dieu lui être en aide!
Messer Piero Angiulliero, à son tour, marcha jusqu'au milieu de l'enceinte, et, haussant la voix:
—Ici se tient Giano de Sabioneira, pour soutenir la justice de sa cause... Et puisse Dieu lui être en aide!
Alors, tandis que les laquais élevaient en l'air de grosses torches, le vieux comte alla se poster à trois pas en avant des témoins. Les pavillons restaient toujours déserts; seul, par moments, quelque valet glissait aux alentours, d'un pas furtif, puis disparaissait aussitôt. Les assistants, rangés sur une ligne, laissaient vide un très large espace, au milieu duquel attendaient, debout, les deux adversaires immobiles. Tous retenaient leur haleine: et, dans le silence profond, il semblait que l'on eût entendu palpiter les lointaines étoiles.
—Haut les armes! cria le comte.
La grande flammèche d'un falot traversa l'enceinte des roches.
—Feu!
Les coups partirent en même temps.
—Je l'ai manqué! exclama Giano, lançant son pistolet par terre. Malédiction sur vos duels!... Et c'est moi, moi qui suis sûr de toucher une baïoque à cinquante pas, c'est moi qui ai reçu du plomb!... Malédiction! Est-ce qu'il n'a rien?
—Quoi! es-tu blessé? dit Angiulliero, qui accourut près du sculpteur.
—Non! rien, rien, une égratignure. La balle m'a[Pg 283] éraflé le bras... Malédiction sur vos duels réglés!... Ainsi donc, voilà mon salaire, pour l'affreux outrage que j'ai reçu!... Déshonoré et blessé par surcroît!... C'est bien! je pars. Donne-moi ma cape, Piero... Il faudra y pourvoir autrement.
—Tu ne saurais partir ainsi! répliqua le comte. On va querir un chirurgien.
—Non, non, non, ce n'est rien, je te dis... J'ai des compères à Stagno... Malédiction sur vos duels! Moi, moi, être blessé par un homme à qui j'ai vu manquer des buts aussi larges qu'un porche d'église!
Et se tournant vers le grand crucifix qui se dressait au milieu de l'esplanade, Giano poursuivit, la toque à la main:
—O bon, juste et divin Seigneur, c'est toi, de qui la justice est sans égale, que j'atteste et je prends à témoin de l'horrible injure qui m'est faite! Tu sais que, jusqu'à ce jour, grâce à ta toute-puissante protection, je n'en ai jamais supporté. Ne souffre pas, ô vrai Fils de Dieu, si tu m'as reçu dans tes bonnes grâces, que l'offense qu'on m'a infligée devant tes yeux, et sous l'arbre saint où tu es cloué, demeure impunie.
Il marcha jusqu'à l'entrée du sentier; puis, se retournant, il cria:
—Au revoir, mon frère!
—Messieurs, reprit alors le Grand-Duc, je vous remercie de votre assistance. J'ai troublé votre fête, ce soir, mais l'occasion était impérieuse. Il est des maux, vous le savez, qui exigent le fer et le feu. Il me fallait faire ce que j'ai fait, ou bien laisser s'accomplir un acte déshonorant pour ma maison... Si je pouvais tout vous raconter, vous verriez avec quelle patience j'ai supporté les insolences de cet homme... Je prends congé de vous, maintenant. Sander, mène-moi à mon pavillon.
Floris se jeta sur son lit et s'endormit d'un pesant sommeil. Il s'agitait, balbutiait; des gouttes de sueur[Pg 284] lui roulaient du front. Tout à coup, il se réveilla, en poussant un cri. Le flambeau de cire, à son chevet, faisait vaciller de grandes ombres sur les tapis bariolés, tendus tout autour de la chambre, et sur les peaux de bêtes qui tapissaient le sol.
—Non! ce n'était qu'un rêve, dit-il, une monstrueuse apparition... Est-ce Sander qui a crié, ou moi? Peut-être a-t-il vu quelque chose... Sander! Sander! Holà!... Où est-il donc?
La pièce voisine se trouvait vide; Floris souleva une tapisserie. Le grand air pur le frappa au visage.
La nuit était obscure et tranquille; pas une étoile ne brillait. Bien qu'au loin tout se tînt immobile, on devinait, à une sorte de confuse palpitation, la mer énorme sous la falaise; et de ses profondeurs ténébreuses arrivait une haleine salée, avec un vague murmure. Les pavillons faisaient des masses sombres, dans la nuit; quelques fanaux les éclairaient, plantés en terre. Le Grand-Duc, à pas lents, s'avança jusqu'à l'extrémité des roches, du côté de Stagno. La vue plongeait de là sur une lande, triste, dévastée et sauvage, où des flammes bleues, à ras du sol, jetaient une lueur effrayante. C'étaient les tourbières de San-Cosimo, que la foudre avait allumées, et qui brûlaient depuis deux ans, d'un feu solide, tout mêlé de fumée et d'éclairs, et qu'on voyait dès le soleil couché.
Mais Floris, en se détournant, aperçut une lumière rougeâtre, qui s'échappait de l'un des pavillons. Dressé sous un cyprès colossal, vis-à-vis de la croix de pierre, une torche en éclairait l'entrée; et à son perron bariolé, à ses bandes alternées jaunes et vertes, aux étendards qui le pavoisaient, le Grand-Duc, aussitôt, le reconnut. C'était là que dormait Josine.
—Je veux la voir, pensa-t-il, m'expliquer sur l'heure avec elle... Il suffira de réveiller Barberine, qui m'introduira... Mais où est Sander? C'est étrange!
Il poussa un éclat de rire:
—Si Barberine est où est Sander!... Pourquoi non? Je sais qu'il tâchait d'obtenir les bonnes grâces de la donzelle. Leur accord aura été conclu... Oui, c'est cela! Josine est seule.
Il tressaillit, et ses yeux béants restaient attachés sur la lampe du pavillon.
—Seule! murmura-t-il... Seule!... Quelle pensée ce mot éveille-t-il en moi? Si cette pensée est coupable, d'où vient que jamais, jusqu'à présent, elle ne m'avait induit au mal? J'ai vu cent fois Josine, seul à seul... Si elle est innocente, pourquoi mon sang bout-il dans mes veines, comme une lave? pourquoi mon cœur impétueux heurte-t-il ma poitrine haletante?
Alors, à travers la nuit humide, le Grand-Duc aperçut venir un pâle météore errant, sorti des boues empestées de Stagno, ou de quelque cimetière. Il demeura comme suspendu aux rameaux touffus d'un cyprès, et sa flamme aiguë se tordait, en répandant une lueur sulfureuse. Floris le regardait fixement.
—Mes cheveux se dressent, dit-il; je ne sais quelle horreur glace mes os... Est-ce une face que je vois grimacer, dans ce cercle de blanche lumière?... Va-t'en, va-t'en, démon livide!... Tu souris silencieusement, et de tes yeux verts et bizarres, tu sembles m'indiquer le chemin... Non, non, non, je ne veux pas!... Pour un souffle, un plaisir si court, la palpitation d'un moment!... Elle doit m'être doublement sacrée: d'abord, je suis son parent et son protecteur; ensuite, qui me l'a confiée, si ce n'est celle même à qui j'ai juré fidélité?... Une enfant dont on me nomme le frère!... Oh! cette action soulèverait jusqu'aux pierres des murs contre moi. Comme un cancer hideux, elle rongerait l'honneur, la foi, l'estime, la dignité, tout ce qui fait la vie noble et précieuse. Elle installerait à mon foyer, à ma table, dans mes pensées, au centre même de mon âme, un spectre éternel!
Il reprit, au bout d'un long silence:
—Et cependant, non, non, je le sens, je ne puis renoncer à elle... Que de fois, lorsque ni le lieu, ni l'occasion ne s'offraient alors, mon imagination enflammée a pris plaisir à les créer!... Si je ne la possède pas... Mais je la perds, si je la possède!... Que ferai-je? Le cœur me défaut. Ah! serais-je assez insensé pour souiller, pour déshonorer celle que j'aime, et pour me faire à moi-même un si grand mal?... Laisse cette enfant, misérable! Épargne-la, puisque tu prétends l'aimer... Mais, quoi! ne puis-je donc, sans crime, lui parler, la voir seule quelques instants, et lui expliquer ma conduite?
Il baissa la tête, et, tout frémissant, il restait les yeux fixés sur le sol; puis, soudain, arrachant la torche du bras de fer où elle brûlait, il l'éteignit sous son talon, et vint coller son oreille aux tentures.
—Oui, tout au moins la voir, lui parler!... Le pire sera des reproches, quelques larmes peut-être qu'elle versera... Arrière, craintes puériles!
Et gravissant les marches d'un pas rapide, le Grand-Duc poussa la porte, disparut.
Aux premières lueurs de l'aube, comme il ne se trouvait encore sur l'esplanade que quatre ou cinq valets de meute, avec leurs cors et leurs épieux, un courrier arriva au galop, envoyé par Vassili Manès:—Mort et deuil! mort et deuil! criait cet homme. Toutes les fêtes sont finies! Nous sommes en deuil pour longtemps... Et courant sonner à toute volée la grosse cloche des cuisines, tandis qu'au milieu de la brume, les chiens hurlaient lamentablement, le messager eut bientôt fait de rassembler autour de lui la plupart des chasseurs et des dames, qui apprirent ainsi la nouvelle. Le grand-duc Fédor était mort, cette nuit même, à deux heures.
—A deux heures... répéta lentement le jeune comte[Pg 287] Angiulliero... J'ai entendu un cri... C'est étrange!
—Et de plus, reprit le messager, M. Manès a donné l'ordre à tous les Morlachs, jardiniers, serviteurs, officiers du palais, qu'on cachât cette mort, durant quelques jours, à Sa Grâce Tatiana, à cause de la maladie dont il la soigne... Vous voilà prévenus, très nobles hôtes. Le seigneur Vassili vous dira mieux ses raisons, dès votre retour au palais.
Tout le jour, ce ne fut, à Sabioneira, que rumeur, désordre, et fracas de gens qui repartaient, à peine arrivés de Stagno. La double catastrophe qui terminait les fêtes fournissait ample matière aux propos: et hâtés de s'en retourner, chacun, hommes et femmes, s'entassait, sans choix, dans les berlines et les carrosses du palais que, par l'ordre de M. Manès, ser Pistolese avait mis à leur disposition. La débandade fut générale. Sept ou huit invités, au plus, demeurèrent à Sabioneira, et se trouvèrent au dîner, que l'on servit sur les six heures, à bas bruit, dans la Galerie-Verte. Le commencement du repas fut silencieux et contraint. Tous les yeux s'attachaient sur le docteur Ulm, qui, partant le lendemain, de grand matin, était venu dormir au palais. Ce fut lui qui, par ses propos, se mit à réveiller les convives; et l'entretien s'échauffant peu à peu, ce tendre et reconnaissant ami narra si plaisamment divers contes des bizarreries du grand-duc Fédor, que les voilà tous aux éclats de rire. Passés dans le salon voisin, le docteur se mit à faire un brelan avec le vieux Stankovitch et messer della Mammana, en sorte que l'appartement fut bientôt rempli de tables de jeu, et que la soirée s'acheva aussi gaiement qu'elle avait été morne au début.
Isabelle avait dîné seule, après avoir passé l'après-midi en compagnie de Tatiana, assez souffrante ce jour-là. Par deux fois, au sortir de table, la Grande-Duchesse envoya demander si Monseigneur était rentré,[Pg 288] et toujours réponse que non. Inquiète de l'absence prolongée de Floris, bien qu'elle le crût chez son père, Isabelle dit à Gina de l'accompagner avec un flambeau, et elle descendit elle-même à l'appartement du Grand-Duc. L'antichambre, le cabinet des Bustes, les salons, tout était désert. Une lampe éclairait l'ancien oratoire de Mme Maria-Pia, petite pièce tapissée de tableaux de dévotion, avec un Ecce homo brodé et, çà et là, quelques reliques sous des verres, suspendues à la tapisserie.
—Je l'attendrai ici, dit Isabelle, je l'attendrai jusqu'à ce qu'il soit rentré... Tu peux remonter, Gina.
—Comme vous voilà pâle! dit la suivante. Oh! vous n'auriez pas dû descendre ainsi.
—Non! je veux voir Monseigneur ce soir même. La mort soudaine de son père l'aura douloureusement frappé... Il faut prier pour le grand-duc Fédor, ne l'oublie pas, bonne Gina!
Il y eut un instant de silence. La femme de chambre reprit:
—J'ai retrouvé la petite croix que vous avez tant cherchée, madame. Elle s'était glissée, je ne sais comment, dans un tiroir du chiffonnier.
—Merci, bonne Gina... C'est la croix que j'avais, lorsque j'étais à ce couvent des Filles de Sainte-Monique et fiancée à Monseigneur... Elle pendait au chevet de mon lit... J'ai si souvent pensé à lui sous cette croix... Lorsque j'accoucherai, Gina, tu me la donneras dans la main... Écoute... Est-ce qu'on n'a pas frappé?
—Non, madame, c'est le vent...
—Si je mourais en accouchant, dit Isabelle, je t'en prie, tu mettrais cette croix dans mon cercueil.
—Fi!... Comment pouvez-vous parler de choses pareilles!... Je vous ferai gronder demain par Sa Grâce Tatiana, avant qu'elle s'en aille à Giunta di Doli.
—Pauvre chère Tatiana! dit Isabelle. M. Manès l'envoie pour quelques jours, dans ce vieux pavillon de chasse... Elle ne savait toujours rien, quand tu l'as quittée?
—Non, elle ne se doute de rien... Ah! madame, Monseigneur!
La porte venait de s'ouvrir, et le Grand-Duc s'arrêta sur le seuil, en apercevant Isabelle... Il avait perdu son manteau, ses gants, son bonnet de fourrure; ses cheveux ruisselaient de sueur: et, plus livide que le marbre, avec les yeux étincelants de fièvre, il se mordait la lèvre d'un air farouche. Gina disparut aussitôt.
—O Dieu! s'écria Isabelle. Qu'y a-t-il? Qu'avez-vous, Floris?
—Ah! toujours vous! fit le Grand-Duc, en lançant dans un coin la houssine qu'il tenait encore à la main... Laissez-moi... Que me voulez-vous?
—O cher Floris, dit Isabelle, partagez avec moi votre chagrin. Mon cœur souffre de vous savoir seul en cette épreuve.
—Du chagrin! ricana-t-il... Moi, du chagrin! Pourquoi en aurais-je?... Parce que mon père est mort?... Ha, ha!... Avez-vous oublié comme il m'a traité?... Retirez-vous dans votre chambre. Allez, allez! Quel tracas! quel tracas!... Toujours des plaintes et des reproches!
—Oh! répondit-elle, mon bon seigneur, je n'ai pas mérité ceci!... Des reproches, jamais je ne vous en ai fait, même dans le secret de mon cœur... Je vous en supplie, cher Floris, dites-moi la cause de votre colère.
—La cause, répliqua le Grand-Duc, c'est vous, la cause, vous, oui, vous!
—Hélas! Monseigneur, ne m'effrayez pas! dit Isabelle... Vous savez que je suis souffrante en ce moment.
—Jamais une heure de répit! exclama Floris, d'une voix stridente. Toujours quelque affliction, quelque torture nouvelle! Mieux vaudrait être avec le mort que l'on va emporter d'ici, que de subir ce perpétuel tourment... Ah! pleurez, si cela vous amuse. Toutes vos pareilles ont dans les yeux des rivières qu'elles prodiguent... Puis, allez vous plaindre de moi à vos servantes et à ma sœur Tatiana!
—Non, non, jamais, mon cher seigneur.
—Allons, répétez cela! s'écria-t-il. Jurez-le bien, pour que je sache à quel point vous pouvez mentir!
—Mentir!... Moi, mentir, Monseigneur!
—Est-ce que je ne connais pas vos façons d'agir?... O femme hypocrite! dit-il. Allez-vous me guetter désormais, chaque fois que je rentrerai? Par la mort! Je ne pourrai bientôt plus poser le pied hors de ma maison, qu'il n'y ait des yeux qui me surveillent!... Pas de reproches! disiez-vous. Vous ne m'avez jamais fait de reproches. Non, mais vous penchez la tête, vous marchez d'un pas languissant, comme si votre âme était de terre, afin qu'on vous plaigne à cause de moi... Oh! vous êtes rusée comme toutes les femmes. Malédiction sur notre mariage! Maudit soit qui me l'a imposé! Maudite l'heure où je vous ai vue! Maudit le prêtre qui a dit la messe des noces!
—Oh! Monseigneur! fit Isabelle avec un cri.
—Parce que vous m'avez apporté votre tas de mottes, vos stupides terres; parce que vous êtes plus riche que moi, vous croyez pouvoir commander ici!... Vous ne m'avez jamais aimé... Quand je voulais aller à Pétersbourg, vous vous y êtes opposée... Et c'est vous que l'on plaint, c'est vous qu'on louange!... Maintenant, il va falloir que je rentre à l'heure chaque jour, comme un petit garçon qu'on fouette... On fera contre moi des enquêtes! On m'épiera jusque dans mon appartement!... Allons, pensez-vous m'attendrir avec vos[Pg 291] larmes feintes?... Sortez d'ici! Hors de ma vue, hors de ma vue!
—Je m'en vais, puisque je vous offense, reprit la Grande-Duchesse, en sanglotant. Mais au moins, dites-moi quelle est la faute que j'ai commise, à mon insu.
—Assez! assez! Allez vous plaindre à ma sœur et à votre Gina... Ou bien, ayez soin, en sortant d'ici, de frotter vos yeux, pour qu'ils rougissent. Puis, appelez des témoins, les valets, la maison entière!
—Ah! vous m'avez brisé le cœur, murmura Isabelle. Que vous ai-je fait, Monseigneur?... Hélas! je voudrais être morte! Peut-être alors seriez-vous touché, si ce n'est de votre ancien amour, au moins de quelque compassion... Me laisserez-vous partir ainsi?... O Floris, Floris... Ho! ho! ho!
—Allons, dit-il, retirez-vous... Ne pleurez pas... C'est bien!... Retirez-vous, Isabelle.
—O mon cher seigneur, reprit-elle, je ne saurais me séparer ainsi de vous... Accordez-moi seulement un coup d'œil et des paroles moins amères. Dites que vous ne conservez aucun ressentiment contre moi... Votre regard n'est plus si irrité... Monseigneur... Floris... Par pitié!
Et elle s'avançait pour lui prendre la main, quand le Grand-Duc se reculant avec horreur:
—Ah! Isabelle!... Arrière! arrière! arrière!
Alors, il éclata en sanglots et se laissa tomber sur un fauteuil, la face cachée dans ses mains. De larges râles lui soulevaient la poitrine.
—Hélas! hélas! dit Isabelle, est-ce pour moi, est-ce à cause de moi, que vous pleurez, cher Floris? En quoi ai-je mérité votre déplaisir?... Si vous êtes irrité à cause de Josine que j'ai laissée sous votre garde, sans partager ce soin avec vous, n'attribuez mon apparente négligence qu'à l'état de langueur où je suis...
Il s'était levé d'un bond, au nom de Josine, et s'avançant vers la Grande-Duchesse:
—Assez! cria-t-il d'une voix terrible. Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je!
Isabelle trouva sa suivante qui l'attendait dans le jardin de la Dogaresse, et toutes deux, glacées de frayeur, remontèrent, sans prononcer une parole. Gina dévêtit la Grande-Duchesse, lui passa une robe de nuit, en s'empressant silencieusement; puis, quand elle eut disposé le flambeau dans la veilleuse d'or émaillé:
—Votre Grâce n'a-t-elle plus rien à me commander?
—Quoi?... que dis-tu?
—Revenez à vous, bonne madame... Ne vous tourmentez pas ainsi!
—Que dis-tu?... Ne me parle pas!... Oh! je voudrais pleurer; mon cœur est trop lourd... Ai-je tous les torts qu'il a dits?
—Vous, des torts, chère maîtresse!... Vous qui montrez tant de bonté envers tous, qu'on croirait qu'il habite en vous un ange du paradis!
—Non, non, je n'aurais pas dû l'importuner, dans un tel moment... Laisse-moi... La faute est à moi seule... Monseigneur pouvait croire, en effet, que je venais épier sa conduite...
Un fracas de roues passa sous les fenêtres, avec des voix et des lueurs de torches. C'était le cercueil du Grand-Duc, que Jacinto ramenait de Raguse.
—Le cercueil de Mgr Fédor! dit Isabelle, après un long silence... Oh! plutôt, que n'est-ce le mien!
Il y eut, toute cette nuit, sur l'étang de mer et dans les jardins, un va-et-vient de lumières errantes: on apportait, à Sabioneira, le cadavre de Son Altesse. L'ouverture en fut faite de bon matin, dans le laboratoire de Stepany, en présence de M. Manès et de quelques-uns des domestiques; après quoi, avec l'assistance d'un apothicaire qu'on avait mandé de Cattaro, Stepany[Pg 293] embauma le corps. L'opération fut longue et pénible. Une odeur intolérable emplissait la vaste salle; çà et là, des mixtures blanchâtres fumaient à l'air, sur des soucoupes; les vitres, à quinze pieds de terre, étaient grandes ouvertes; et l'on voyait, le long du mur, le cercueil béant.
Le soir même, après le dîner, ceux des invités qui étaient restés, parurent, un à un, dans la salle transformée en chapelle ardente, où avait lieu l'exposition du corps. C'était l'ancienne galerie des gardes, du temps qu'il y avait des Cypriotes en garnison à Sabioneira, mais qu'au dix-huitième siècle, on avait magnifiquement ajustée en salon de fête. Les visiteurs étaient reçus par ser Pistolese, vêtu de deuil, qui les menait jusqu'au cercueil, posé sur une estrade de trois marches. Le pope de Sgombro, tout debout au pied du catafalque, avec son bonnet et son livre, leur présentait le goupillon; et chacun, après avoir jeté l'eau bénite, s'écoulait sans bruit, au fond de la salle, où se trouvaient déjà rassemblés M. Manès, l'abbé Lancelot, le baron Mamula, d'autres encore, qui causaient ensemble, à voix basse.
Vers neuf heures, Floris parut. M. Manès vint aussitôt à sa rencontre:
—Ah! Monseigneur, je puis vous joindre enfin!... J'ai reçu, dans la matinée, une dépêche du comte Popoff, le chambellan envoyé par le Tsar, pour le représenter aux obsèques. Il m'annonce qu'il sera ici vendredi soir.
Le Grand-Duc inclina la tête, sans répondre. Les coups furieux du bora ébranlaient les hautes fenêtres, drapées, du haut en bas, de velours violet, à crépines d'or.
—Votre Altesse a trouvé mon billet? poursuivit Manès, après un silence. J'ai pris sur moi de commander qu'on cachât cette mort, provisoirement, à Sa[Pg 294] Grâce Tatiana. Depuis quelque temps, en effet, comme je vous l'ai expliqué, je traite la Grande-Duchesse pour une affection du cœur. Sa maladie traverse, en ce moment, une période redoutable, et toute vive émotion, survenant au cours de cette crise, pourrait être fatale à votre sœur.
—Silence! dit soudain Mamula.
Tatiana venait de paraître à la tribune pour les musiciens, qui rend, par une porte dérobée, sur les cabinets du premier étage. Elle était seule, sans Daria, qui la menait ordinairement. Ses doigts étincelaient de bagues; des perles, en pendeloques, scintillaient à ses oreilles; et ses cheveux jaunes, attachés très haut par des épingles de pierreries, la faisaient paraître plus grande. Elle portait, en guise de collier, de petites plaques de malachite quadrangulaires, serties d'or; et sa robe de crêpe de Chine d'un blanc de neige traînait, à plis nombreux, sur le pavage de marbre, tandis que d'un pas hésitant, elle s'avançait le long du balustre. Tous restaient immobiles et glacés.
—Qui êtes-vous? dit-elle en s'arrêtant.
—Voici Mgr Floris, répondit Manès; et M. le marquis Zeculo, le baron Mamula, quelques autres encore de ces messieurs se trouvent avec Son Altesse.
—Bonsoir, mon cher frère, reprit l'aveugle. Bonsoir à vous tous, messieurs... Il m'avait bien semblé qu'il se passait ici, ce soir, quelque chose d'inaccoutumé, mais je n'espérais pas trouver si bonne compagnie rassemblée.
Déjà Tatiana descendait le degré en fer à cheval qui joint la tribune à la galerie, et qui, doré, sculpté, plus ciselé qu'un bijou, se termine, au bas de ses rampes, par deux corbeilles de fruits de marbre. Puis, à pas lents, elle s'avança dans l'immense salle. Une large allée de doubles colonnes, dont les bizarres chapiteaux, faits de lions ailés, de tours, de proues de navires soutenaient[Pg 295] un plafond doré, la partageait dans sa longueur, comme en trois nefs colossales. Des plaques d'écaille et de miroir, où des flambeaux allumés se reflétaient, garnissaient les murs nus, revêtus encore, par endroits, de lambeaux de tapisserie. Au fond de l'allée des colonnes, juste vis-à-vis de la tribune, le catafalque se dressait sur son estrade, entouré de centaines de cierges. On ne distinguait d'abord, dans cette lumière éblouissante, que des monceaux de roses blanches. Un baldaquin de velours violet, semé d'aigles d'argent éployées, s'attachait à quatre colonnes, très haut, au-dessus du cercueil, qui se voyait à peine sous les fleurs.
—Je croyais Votre Grâce, dit Manès, déjà partie pour Giunta di Doli.
—La tempête m'a retenue, répondit l'aveugle. Je partirai demain matin... Ah! fit-elle en ouvrant les narines, on respire ici la cire et les roses. Pourquoi a-t-on allumé tant de flambeaux?
—Votre Grâce sait, dit Manès, que Mgr Colloredo qui nous avait quittés, voilà trois jours, doit revenir très prochainement, et qu'il se pourrait même que le comte Popoff se décidât à nous rendre visite. Ser Pistolese faisait l'essai d'une espèce d'illumination qu'il leur prépare.
—Le comte Popoff! s'écria-t-elle... Nicolas Semenovitch!... Combien mon père sera heureux! Le comte a servi au Caucase sous les ordres du grand-duc Fédor... Mais pourquoi vient-il?
—Je ne sais, répliqua Manès. Il était à Venise, je crois, et n'a pas voulu repartir sans rendre ses devoirs au Grand-Duc.
—Et, dit-elle, comment va mon père?
—Mais... bien!
—Sa santé n'a pas empiré?... Est-elle raffermie, monsieur Manès, car le bruit courait ces jours-ci, qu'il se trouvait plus souffrant?
—Non, il ne souffre plus... Il va bien.
Alors Floris leva les yeux. Triste, immobile, les paupières closes, le Grand-Duc, sous l'ardente lueur des buissons de cierges, montrait une face blafarde, luisante comme un os de mort, des tempes caves; et les coins de sa bouche retombaient en un rictus amer. Une suprême convulsion avait comme figé avec horreur sur ce visage, devenu de marbre pour jamais, de longues et cruelles souffrances, une rage de désespoir presque ironique, les angoisses de l'agonie, la douceur du néant survenu, et mêlé parmi tout cela, on ne sait quoi de hautain et de dédaigneux. La tête exhaussée reposait sur un oreiller de satin blanc. On ne voyait sortir des roses blanches sous lesquelles le corps disparaissait, que ses mains, gantées de gants rouges à broderie d'or.
—Voilà comme on se cache de nous autres, pauvres aveugles! reprit Tatiana, en souriant. Je vous reconnais là, monsieur Manès. Vous m'exilez, et vous aviez recommandé que l'on se tût sur ces arrivées... Au reste, l'on eût dit, aujourd'hui, que tout le monde me fuyait. C'est à grand'peine que j'arrachais quelques paroles à ceux qui n'ont pu m'éviter.
—Eh bien, oui! repartit le savant, vous avez besoin de solitude. Les forêts de Giunta di Doli vous vaudront mieux que Sabioneira... Faut-il vous rappeler combien, hier, vous vous êtes trouvée souffrante, à la suite de votre visite de la veille à Sant'Orsola! Et à ce propos, chère enfant, avez-vous pris votre potion et bien suivi toutes mes prescriptions?
—Non, ma foi! répondit Tatiana, je l'ai oublié tout à fait. Allons, bon Manès, ne me grondez pas!... Vous me croirez si vous voulez, mon frère, continua l'aveugle, mais je suis follement gaie ce soir. J'ai dans l'esprit je ne sais quoi de si serein et de si joyeux, que tous ces hurlements du bora ne me font l'effet... devinez!...[Pg 297] que d'un orchestre pour une fête... Voyez! j'ai voulu qu'on me parât, moi qui ne porte guère de bijoux.
—Oui, oui, c'est bon, c'est bon! dit Manès, mais vous partez demain, à l'aube, et il est grand temps, chère enfant, que vous alliez prendre du repos.
—Oh! je ne partirai qu'à une condition, répliqua l'aveugle. Si vous ne me promettez pas de faire, cette fois, ce que je veux, entendez-vous, monsieur Manès? je reste à Sabioneira.
—Et que désire Votre Grâce?
—Eh bien, puisque Nicolas Semenovitch va passer plusieurs jours ici, n'est-il pas juste qu'il m'en donne un tout au moins, ainsi que Mgr Colloredo?... Ce dernier m'a fort négligée durant son premier séjour, et j'entends m'en plaindre à lui-même. Arrangez-vous donc, monsieur Manès, pour me les amener tous deux à Giunta di Doli... Et maintenant, adieu, messieurs, reprit l'aveugle. Donnez-moi votre bras, bon Manès.
Tous deux sortirent, et il y eut quelques instants de profond silence, tandis que Jacinto, avec des valets, s'occupait de renouveler ceux des flambeaux qui étaient consumés.
—Que Monseigneur m'excuse, souffla tout bas le petit abbé Lancelot en s'approchant de Floris, à pas muets. Je dois le prévenir, au cas où il attendrait les princesses, pour donner l'eau bénite avec elles, que Leurs Grâces, vraisemblablement, ne pourront pas venir ce soir. Nous avons même été inquiets un moment, poursuivit l'abbé, au sujet de ma charmante élève, la princesse Josine. On aurait dit qu'elle avait le délire... Elle a voulu s'agenouiller devant Mme Isabelle. Elle lui demandait pardon, comme si elle eût commis un crime. Ensuite elle a versé beaucoup de larmes... Qui aurait cru que cette chère enfant se fût tellement attachée à Mgr le grand-duc Fédor, qu'elle ne voyait presque jamais?
Le Grand-Duc demeurait immobile; puis, enfin, élevant la voix:
—Messieurs, dit-il, bonne nuit!... Que chacun de vous dispose de son temps jusqu'à demain... Vous pouvez vous retirer aussi, pappas Nicanor. Je resterai seul auprès de mon père.
Tous, en passant, saluèrent Floris d'une profonde révérence, et quand le pope eut disparu le dernier, emportant les patères d'eau bénite, la salle demeura vide. Les cierges brûlaient à grosses larmes, sur les herses de bois d'ébène. Parfois, un coup de vent plus brusque faisait frissonner à la fois, leurs mille flammes inquiètes, et l'on voyait s'effeuiller soudain les grandes roses dont les pétales parsemaient les carreaux de marbre jaune et noir. Un vase plein d'encens fumait. Par moments, quelque chauve-souris, entrée sans doute au crépuscule, ou bien gîtée en cette pièce abandonnée, s'élançait, décrivait dans son vol, deux ou trois rapides crochets, puis se précipitait au milieu des cierges. On entendait comme un crépitement, et l'oiseau, lourdement, retombait. Quatre ou cinq, brûlées de la sorte, sautelaient sur les dalles de marbre, tout à l'entour du catafalque, avec de petits bruits inquiétants. Au dehors, la furie de l'ouragan redoublait; la mer bouleversée mugissait; la tourmente assaillait, en ce moment, les roches au sommet desquelles la salle est bâtie.
—Holà! quelqu'un! cria Floris.
Un valet parut aussitôt.
—Viens ici, dit le Grand-Duc, écoute!... Ah! c'est toi qui es entré à mon service, ces jours derniers. N'es-tu pas le fils de la Tonina?... N'importe, d'ailleurs! écoute... Va prévenir la princesse Josine... Non, doucement! Tu diras à celle de ses femmes qui viendra t'ouvrir, entends-tu? que quelqu'un qui est dans cette salle prie Sa Grâce de s'y rendre un moment... Oui! que quelqu'un voudrait lui dire un mot, et qu'on attend[Pg 299] ici son bon plaisir... Sans me nommer, sans nommer personne, comprends-tu?... Puis, va te mettre au lit, mon enfant. Ton service sera fini.
Floris revint au pied du cercueil, et en se parlant à lui-même:
—Elle n'a rien dit, mais elle a été sur le point de tout dire... Ils ne l'ont pas comprise aujourd'hui, mais ils la comprendraient demain... Eh bien, que faire à cela? Ne faut-il pas que je m'habitue à ces angoisses et à ces remords? Cette vie n'est-elle pas la mienne désormais?... Le crime une fois accompli, la souillure devient ineffaçable. Aucune heure ne s'abolit. Toutes portent leurs fruits, quels qu'ils soient... Oh! maintenant, adieu pour toujours, la sereine tranquillité! adieu le contentement du cœur! adieu les rires, et les fêtes, et l'ambition! Je suis comme un homme enchaîné dans une cave pleine de poudre, et qui a, de ses propres mains, allumé la torche fatale, qu'il voit brûler sans pouvoir l'éteindre!... Que vais-je lui dire? Que je maudis ma jouissance évanouie, abhorrée... Ah! c'est avant de commettre le crime que j'aurais dû le détester; mais tant que la chair est superbe, aucune réprobation ne peut dominer son ardeur, ni maîtriser son violent désir... Oui! mieux vaut en finir d'un seul coup, la supplier, la conjurer... Quel est ce bruit? fit-il, en tressaillant... Rien! quelque boiserie qui craque... Les morts ne se relèvent point... C'est cette action qui me bouleverse entièrement... Se peut-il que je l'aie commise!
Un pas léger frôla les dalles, et le Grand-Duc, se détournant, vit Josine. Toute pâle, en noirs habits de deuil, elle se tenait arrêtée dans l'ombre d'une des colonnes; et ses prunelles parcouraient la vaste salle. De profonds cercles bleus entouraient ses yeux sanglants, trempés de larmes; sa bouche, un peu entr'ouverte, lui donnait un air indéfinissable de langueur[Pg 300] et de désespoir. Elle aperçut Floris et jeta un cri.
—Hé quoi, Josine, je vous fais peur!
Elle tremblait de tous ses membres, en le regardant avec épouvante. Il avança d'un pas vers la princesse.
—Allez-vous-en! cria-t-elle; laissez-moi!... Quoi! encore quelque perfidie!... Allez-vous-en!... J'ai horreur de vous voir!
—Au nom de Dieu, dit-il, écoutez-moi.
—Va-t'en, va-t'en! reprit Josine, va-t'en, lâche!... Pourquoi me tends-tu ce piège nouveau? Qu'espères-tu? Que me veux-tu?
—Josine, par pitié...
—Que me veux-tu? répéta-t-elle. Je n'ai plus d'honneur que tu puisses me ravir... Ah! malheureuse! Souillée, perdue, déshonorée par ce boucher!
—Plus bas! plus bas! dit-il. Oh! prenez garde!
—Tant qu'il me restera un souffle, poursuivit-elle, tant que j'aurai une parole à mon service, je crierai vengeance contre toi... Immonde, incestueux scélérat!... Ah! je deviendrai folle de douleur... Être la proie de ce laquais, de ce goujat!
—Allez, je le sais trop, dit Floris, j'ai mérité les plus amères paroles... Pourtant, s'il est quelque expiation...
—Une expiation! s'écria-t-elle. Quelle expiation pourrais-tu m'offrir?... Infâme voleur, regarde-moi! Regarde le spectre de ce que j'étais, et de ce que tu as flétri... Ah! Dieu! quelle misérable chose cet homme a faite de moi!... Maintenant, où aller? où me réfugier? Puis-je vivre encore dans le même air, sous le même toit qu'Isabelle?... O Isabelle, chère sœur, à qui j'ose à peine penser! Combien cet infâme te trompe!... Par le ciel, elle saura tout!
—Ne fais pas cela! dit Floris. Oh! s'il te reste quelque pitié, ne parle pas, ensevelis ce crime!... Pas à Isabelle! Tais-toi!
Josine eut un rire sauvage:
—Il y a donc encore dans ton cœur une place qui n'est pas de pierre... Mais non, hypocrite, tu mens!... O bonne sœur, liée à un tel scélérat!... Un scélérat!... un scélérat!... Je le crierai devant toute la terre. Je te ferai connaître... A moi! à moi!
—Tais-toi, Josine, tais-toi...
—Lâche, tu trembles à présent... Tu n'as pas, pour regarder en face tes actions, la moitié du courage que tu as pour les commettre... O lâche, ô misérable... aussi dégradé que la boue!... Le crime dont tu t'es souillé... Je ne m'inquiète pas de tes prières!... Oui, c'est cela! Porte ta main sur moi, bâillonne-moi, étrangle-moi, tue-moi!... Ah! comme je voudrais mourir!
Elle poussa un râle étouffé, puis se laissa tomber défaillante, sur l'une des marches de l'estrade. Elle sanglotait tout bas, affaissée dans ses longs vêtements noirs, le front posé entre les genoux; et ses cheveux dénoués qui pendaient, balayaient le pavé comme un voile... Le vase d'argent fumait toujours; au sommet du catafalque, le mort souriait de son sourire amer; Floris éperdu se taisait. Confusément, comme en un rêve affreux, il voyait, au-dessus de sa tête, étinceler les faces horribles des Méduses sculptées aux caissons du plafond, et qui, furieuses, le front ridé et la bouche vociférante, avaient l'air de lui crier son crime. Il reprit, enfin, d'une voix très basse:
—Toute l'horreur, tout le mépris que me lancent vos malédictions, je les éprouve envers moi... Je n'ai pas même pour pallier mon crime, la vulgaire excuse d'avoir ignoré les malheurs qu'il devait produire. Pendant des jours, pendant des nuits silencieuses, j'avais pesé au fond de mon âme, tout ce que cet attentat ferait naître: la honte, les larmes, l'opprobre, le repentir, le dégoût mortel!... Ah! j'ai souffert cruellement! Vos yeux hantaient mes veilles et mon sommeil... J'ai[Pg 302] lutté pour vaincre mon désir; mais à mesure que le remords et la froide raison l'étouffaient, on eût dit qu'un impur démon se plaisait à le rallumer... Grâce!... pitié, pitié, Josine!... Si j'ai péché, ce sont vos yeux qui m'ont tendu le piège fatal... Accusez votre forme charmante, le délire, la fascination qui m'aveugla. J'ai été provoqué à la faute par votre beauté.
—Tu as été provoqué, dit l'enfant, par ton infamie et par ta luxure!
—Je vous aimais, murmura-t-il, frémissant.
—Et moi, je te hais, dit Josine.
Il s'affaissa sur les genoux, et tirant de son sein un poignard:
—Si tu me hais, tiens, frappe! dit Floris. Finis mes misères avec ma vie. J'offre ma poitrine au coup mortel, et je te demande la mort, comme une grâce.
—Debout, dit-elle, debout, hypocrite! Tu sais bien que je ne puis être ton bourreau.
—Veux-tu que je meure? poursuivit Floris. Tu es la maîtresse de ma vie... Oui, un seul mot de toi, et je me tue, cette nuit même!
—Laisse-moi, laisse-moi!... Va-t'en!
—Ah! dit Floris, votre pardon! Accordez-moi d'abord votre pardon!... Que mon repentir vous désarme!
—Ton repentir d'une heure, d'un instant!
—Non, mais le remords, qui, toute ma vie, lavera mon âme de larmes!
Elle demeurait sans répondre, farouche, le visage fixe.
—Mon offense a duré un moment, continua Floris. Et il y a des milliers de moments où je ne l'avais pas commise, et tu auras de longues années pour l'oublier... Et pourtant, je souhaiterais que le premier berceau où l'on m'a couché fût devenu ma tombe!
—Vous auriez été plus heureux! dit Josine. Et pour moi, oh! quelle différence! Ma paix, mon honneur, ma[Pg 303] dot virginale, je les posséderais encore... Que Dieu me venge, à proportion de l'infamie de ton forfait!
—Tu ne peux être trop cruelle, dit Floris. Oh! aide-moi à détester mon crime!... Mon cœur se brise, en y songeant.
—Qu'il ne se brise pas encore, dit Josine, mais qu'un chagrin éternel le consume! Puisse-t-il ne plus trouver de joie sur cette terre! Puisses-tu souhaiter la mort et désespérer de l'obtenir!... Que tous tes plaisirs se flétrissent! Que tous ceux que tu aimes t'abandonnent!... Et demeure seul et désolé, sans courage pour mourir, sans force pour vivre!
—Dieu entend tes prières, âme offensée, et s'il me frappe, je dirai qu'il est juste...
—Vois ce que tu as fait de moi!... Rappelle-toi ce que j'étais, gaie, souriante, heureuse, innocente... Et maintenant, la mendiante des routes, la fille du plus pauvre pêcheur me trouverait si misérable, qu'elle m'accorderait sa pitié!
—Quel chevrier voudrait être Floris, le grand-duc Floris de Russie, à condition d'avoir dans sa poitrine un cœur aussi angoissé que le mien? Oh! impose-moi, pour mon crime, le châtiment le plus cruel, le plus terrible, et je bénirai ta douceur!
—En plein bonheur, dit-elle, et d'un seul coup, ma vie entière est détruite... Je ne puis plus habiter, désormais, qu'avec le deuil, la honte, le désespoir. Ce sont les compagnons que Floris m'a donnés, et qui me suivront jusqu'à mon tombeau!
—Après avoir tant souffert, reprit-il, de la pauvreté et de la bassesse, je rencontre la pire souffrance, au milieu même du bonheur. J'étais écrasé sous le poids des misères communes à tous, et je trouve plus lourd aujourd'hui, le fardeau de ma seule misère!... Quel fruit maudit de la terre ai-je mangé? Quel poison sorti de la mer ai-je bu?... Mais non, non! Mon cœur seul[Pg 304] est coupable! C'est lui qui a tout voulu et tout fait... O destinée! Fatalité des hommes!
—Tu aurais dû me tuer! dit Josine. Au moins je serais morte heureuse et pleine de tendresse pour toi, au lieu d'être éternellement contrainte à te haïr.
—Oh! ne me hais pas! répondit Floris. Pardonne-moi!... Grâce!... Pardonne!
Il tendait les deux mains vers l'enfant: sa poitrine se soulevait; de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Elle s'était dressée et le considérait fixement. Ensuite, son regard s'adoucit, ses longues paupières battirent.
—Serais-je donc tentée de me trahir moi-même? dit Josine.
—Non, mais d'accorder ta merci à mon sincère repentir.
—Puis-je oublier le crime, hélas!... et ma propre ruine?
—Que le crime soit flétri! dit-il, mais pardonne à celui qui le déteste, autant que tu en as toi-même horreur.
—Maintenant, je suis ta victime, reprit-elle. Ce pardon me ferait ta complice.
—Non, non!... Par pitié... Grâce! Pardonne!
Elle hocha la tête, et d'une voix lente:
—Que je voudrais connaître tes pensées!
—Elles ne sont que remords et tendresse.
—Mais si je cesse de poursuivre ma vengeance, si je fais la paix avec toi, tu me mépriseras, dit Josine.
—Je te bénirai, repartit Floris. Oh! pardonne, pardonne, pardonne!
—Plus tard, peut-être, dit l'enfant.
—Mais puis-je espérer? demanda-t-il.
—Tous les hommes peuvent espérer, répliqua-t-elle.
—Oh! dit Floris, par grâce, accepte le baiser de[Pg 305] mon repentir et de ma tendresse. Le poids qui m'écrase le cœur me sera moins lourd ensuite.
—Soit! dit-elle, puisque vous voilà si repentant.
Alors, Floris posa ses lèvres brûlantes sur le front pâle de Josine; et, tout en émoi, face à face, ils fixaient l'un sur l'autre des yeux profonds et pleins de langueur. Ils haletaient, ils balbutiaient de trouble et de désolation; peu à peu, leurs doigts se mêlèrent. Un vertige saisit Floris; et il couvrait de baisers furieux le visage frémissant de Josine. Soudain, un grand cri retentit: et tous deux, en se retournant terrifiés, virent, au haut de l'escalier, une femme vêtue de blanc chanceler, s'abattre, rouler avec un bruit affreux le long des marches, puis demeurer gisante, au bas, sur le pavé de marbre.
—Isabelle! cria Josine.
Et comme si, derrière elle, eût grondé quelque effroyable tempête, l'enfant se mit à fuir éperdument. Mais, dans son épouvante, elle ne trouvait plus les portes que masquaient des lés de velours. Tout à coup, elle se jeta derrière un des rideaux à crépines d'or, poussa la fenêtre de la terrasse et, battue du vent, échevelée, se sauva à travers les jardins, par l'escalier Sant'Isidoro.
Les flammes des cierges, en vacillant, s'éteignirent presque toutes, sous le coup de vent impétueux qui entra par la fenêtre ouverte, et de grands jets d'écume et d'eau de mer s'abattirent sur les dalles, tandis que résonnait, au loin, un tapage de vitres brisées. Floris, au pied de l'escalier, tenait entre ses bras Isabelle, blême, raidie, les paupières entre-closes.
—Holà! cria-t-il, du secours!... Holà!
Sa voix se perdit dans l'ouragan et dans le tumulte des vagues.
—Ho! du secours!... Holà, quelqu'un!... Du secours!
Quatre ou cinq flambeaux palpitaient encore au fond de la salle pleine d'ombre, que la rafale parcourait. Le ciel de velours claquait au vent. Puis, un à un, les derniers cierges s'éteignirent.
—A l'aide! reprit Le Grand-Duc. Holà! à l'aide!... Ah! qui est là?... A moi!... à l'aide!
—Est-ce vous, Monseigneur? répondit la voix de Manès. Quelle obscurité!... Que se passe-t-il?
—Vite, Manès, vite, vite!... Au nom du ciel!...
—Je ne distingue rien, Monseigneur... Qui a crié? J'ai entendu de ma chambre... Écoutez... voici quelqu'un qui vient...
La tapisserie se releva, et trois ou quatre serviteurs, les yeux écarquillés, apparurent. On distinguait derrière eux Jacinto, qui, debout sur le seuil, élevait en l'air, d'un bras tremblant, une petite lampe de cuivre.
—Des lumières! cria Manès... Qu'est-ce donc?... Que s'est-il passé?... Quoi! Mme la Grande-Duchesse!
—Elle a fait un faux pas, dit Floris, en descendant cet escalier.
—Vite, au lit! qu'on la mette au lit!... Oh! un matelas pour la transporter... Cours, Sander... Vite, un matelas!
—Ce n'est rien, n'est-ce pas, Manès?
—Comment êtes-vous, madame?... Elle ne m'entend pas. Toujours évanouie!... Ah! voici les femmes de Sa Grâce?... Allons, Gina, éclaire-moi!
—N'est-ce pas, ce n'est rien, Manès?
—Cours éveiller Stepany, Lucio! Dis-lui de m'apporter les fers avec le paquet d'amadou... Plus près, la torche, plus près, Gina... Elle a roulé du haut en bas, n'est-il pas vrai?
—Oui... Ce n'est rien, n'est-ce pas, Manès?
—L'enfant est perdu, mais il reste encore un espoir de la sauver... Ah! voici la civière... Bien! posez-la[Pg 307] dessus!... Doucement, doucement... Là, là, doucement... Prenez garde!
Puis, comme les valets se mettaient en marche:
—Non, Monseigneur, restez ici.
—Je veux la suivre, dit le Grand-Duc.
—Non, Monseigneur, je vous en prie. Votre inquiétude et vos angoisses risqueraient de m'ôter mon sang-froid. Votre vue pourrait provoquer chez Mme la Grande-Duchesse une émotion dangereuse... Je vous ferai prévenir dans un instant... Au lit, au lit, au lit, vite au lit!
Tous disparurent. Un flambeau de résine, tombé par terre, et qui brûlait en allongeant sur le pavé une tache rouge et fumeuse, éclairait obscurément la salle. Le vent gonflait le lourd rideau violet. Floris, d'un geste brusque, l'écarta, et il se trouva sur la terrasse.
La rafale soufflait en foudre, la mer mugissait. Une vaste rougeur boréale flottait derrière les nuées, et à cette lueur éparse, on distinguait l'immense vallée des flots qui bouillonnait, blanche d'écume. Par moments, la clameur redoublait. On entendait des voix hautes et confuses, des râles, des clapotis; puis, un prodigieux sifflement, tantôt rauque, tantôt aigu, qui ondulait comme un dragon. De profondes détonations, telles que des coups de canon, retentissaient au milieu du tumulte. C'était la mer qui s'engouffrait, à travers les grilles, dans les longs souterrains de roches qui s'ouvrent au bas de la falaise, et communiquent avec les caves du palais. Alors, un sourd tremblement remuait l'antique terrasse de marbre, jusque sous les pieds de Floris; l'énorme écume noyait tout, et, en poussant un cri sauvage, le Grand-Duc se renversait la face pour l'offrir aux crachats de la tempête.
—Souffle, ouragan, fais rage! s'écria-t-il... Mer rugissante, lance tes vagues à l'assaut contre moi! Vent, emporte, balaye dans l'air jusqu'au dernier atome de ce[Pg 308] corps!... Ah! j'ai assassiné la plus noble femme!... O Isabelle, comment ai-je pu te méconnaître?... Voici que ta douce image m'apparaît sous les traits de celle que j'ai tant aimée! Mon cœur se fond de désespoir et de tendresse... En un moment, en un moment! Les portes obscures du destin ont tourné sur un seul moment... Cela est-il possible? Est-ce un rêve?... O Dieu, comme vous me châtiez à ma première transgression, et à d'autres vous laissez le temps d'entasser les crimes sur les crimes!... Mais, non, elle ne mourra pas!... Oh! qu'elle vive, Dieu puissant! En échange de la chère vie d'Isabelle, prenez la mienne, bien qu'elle ne la vaille pas! S'il est au ciel une Ame paternelle qui ait pitié des misérables hommes, c'est elle que j'invoque ici... Qu'Isabelle vive seulement! Que ce ne soit pas moi qui la tue!... Grâce, grâce, ô Père céleste!
Il tendait les mains vers les ténèbres. Une voix appela:
—Monseigneur!
—Qui va là?
—Monseigneur... monseigneur Floris.
—Ho! me voici... Eh bien, qu'est-ce? dit-il, en rentrant dans la salle.
—Monseigneur, vite, vite, vite, venez vite! dit Mila qui se précipita. La Grande-Duchesse se meurt!
L'horreur régnait dans la partie du palais qu'ils traversèrent. Toutes les portes étaient ouvertes; et les valets, rassemblés aux abords de l'appartement d'Isabelle, sur le palier du grand escalier, bourdonnaient et se poussaient confusément les uns les autres. Un profond silence s'établit, dès qu'on vit paraître Floris. Et l'on n'entendit plus que la voix d'une des femmes de la Grande-Duchesse, qui, accompagnée de Lucio, descendait le degré, portant des deux mains un plat de cuivre, sur lequel gisait un enfant mort, recouvert d'un linge sanglant.
—Holà! cria Floris, ouvrez!
L'antichambre était solitaire: rien qu'une femme, avec des fioles et des lampes, qui y faisait chauffer quelque potion. M. Manès se présenta à la rencontre du Grand-Duc:
—Ah! c'est vous, Monseigneur... Venez...
—Vous la sauverez, n'est-ce pas?
—Dieu peut faire un miracle! répondit Manès.
Floris entra, se soutenant à peine. La chambre était vide et obscure. Deux ou trois bougies jaunes brûlaient au fond de l'alcôve, sur l'archivolte de laquelle des Renommées tenaient une couronne d'or. Soudain, il aperçut Isabelle. Un calme lugubre était peint sur son visage décoloré; elle gardait les paupières fermées. Le Grand-Duc s'affaissa par terre, auprès du lit, en sanglotant.
—Est-ce vous, mon cher cœur? dit Isabelle. Ne pleurez pas! Tout est bien arrangé de la sorte... Oh! je ne vous épiais pas; je venais prier auprès du Grand-Duc...
Elle reprit au bout d'un long silence:
—Je vous ai bien aimé, mon cœur! Vous aussi, vous m'aimiez autrefois... Nous aurions pourtant pu être heureux!... Vous rappelez-vous le premier printemps que nous avons passé ici! Que d'heures d'une tendresse bénie nous avons eues? Tout était plein de fleurs et d'oiseaux; on entendait chanter les rossignols... Hélas! les choses de ce monde s'évanouissent comme l'ombre...
—Tu vivras, dit Floris, tu vivras!
—O cher Floris, je vais mourir, dit-elle... Mais il me semble cependant que je suis un peu soulagée... Ah! ce n'est pas si difficile de mourir!... Pendant le court moment où je m'étais assoupie, j'ai vu tout à l'heure ta chère mère, entourée d'une splendeur céleste. Sa face rayonnait comme le soleil. Elle se tenait sur une nuée, et de ses mains ouvertes il descendait vers moi une[Pg 310] pluie de rayons et de fleurs, tandis que la douceur de ses yeux apaisait ma souffrance... Elle vient m'emmener, mon Floris, et un jour nous serons tous réunis, loin de cette triste terre, dans le Paradis!
—Tu vivras, tu vivras! répéta-t-il.
—O mon cher cœur, mon cher trésor, mon cher bonheur! dit Isabelle d'une voix faible comme un soupir... Tu te souviendras, n'est-ce pas? de ta pauvre petite Isabelle... Tu te souviendras de notre enfant qui est morte en venant au monde... Qu'on l'ensevelisse avec moi! On la déposera sur mon sein... Rien ne te restera de moi que le souvenir, mon bien-aimé. J'aurai passé dans ta vie, ainsi qu'une ombre... Mon bien-aimé, je te pardonne! N'aie pas trop de chagrin, mon Floris... Je pardonne aussi à Josine... Rappelle-moi plus tard à ma sœur Tatiana. Dis-lui que j'ai quitté le monde en l'aimant et en la bénissant... Où est Gina?... Elle s'est trouvée mal, je crois, et on a dû l'emporter. Elle était bien bonne pour moi; elle m'a fidèlement servie... Pour la vertu, pour l'honnêteté et la décence de la conduite, elle mérite un excellent mari; je voulais lui faire sa dot... Ne pleure pas, mon bien-aimé: sois heureux! Va, le temps te consolera... Un mort n'est rien! J'ai peut-être été indolente et trop paresseuse dans ces derniers mois. Je t'en demande pardon, mon Floris... Et je te bénis, dans la mort, pour le bonheur que j'ai eu auprès de toi... Mila, écarte ce flambeau... Place-moi plus haut, je respire mal... Donne-moi ta main, mon Floris... Bien, ainsi.
La porte s'entre-bâilla au fond de la ruelle, et l'on vit s'y glisser, sans bruit, plusieurs des femmes de la Grande-Duchesse. Elles portaient des chandeliers avec la croix d'or et de cristal que Maria-Pia avait fait faire pour son oratoire. En se hâtant, elles couvrirent l'une des consoles de napperons blancs, et disposèrent une sorte d'autel au moyen de flambeaux.
—Ne pleurez pas, cher aimé, dit Isabelle... C'est moi-même qui ai demandé de recevoir l'extrême-onction.
Alors, une vive clarté se répandit soudain par la chambre. Les trois portes à la fois venaient de s'ouvrir, et une dizaine de femmes morlaques de Sabioneira-le-Bas, qui avaient des cierges à la main, défilèrent silencieusement. Derrière elles, quatre jeunes filles, en hauts bonnets de plumes et d'écarlate, s'avançaient, portant sur leurs épaules la châsse de sainte Justine, qu'on a coutume de monter au palais, lorsqu'un des maîtres y est en péril de mort. Elles la posèrent sur ses bâtons, derrière une lice mobile, qu'elles garnirent de gros flambeaux allumés. Cependant l'archevêque de Myre, revêtu de l'étole violette, était entré avec les saintes huiles; l'abbé Lancelot l'accompagnait: et les servantes du palais, les femmes des pêcheurs, des calfats, des jardiniers pénétrèrent dans la chambre, à leur suite, et s'y rangèrent, en foule, autour du lit.
—Ma sœur, dit José-Maria, quand le silence fut rétabli, nous vous apportons, selon votre désir, les dernières grâces de l'Église. Puissent-elles vous prémunir contre l'angoisse et les terreurs de ce moment!
—Merci, mon bon frère, dit-elle.
L'archevêque de Myre poursuivit, d'une voix qui tremblait par intervalles:
—Une âme pure comme est la vôtre, peut se confier hardiment dans la miséricorde de Dieu... N'ayez point de regrets au monde, si l'heure est arrivée d'en sortir. La terre, ma sœur, était pour vous un lieu d'exil. Vous chérissez la solitude, et le monde n'est que multitude; vous recherchez le silence, et le monde n'est que clameurs; vous êtes touchée de la vérité, et le monde n'est que mensonges; vous aimez la pureté, et le monde n'est que corruption. Pourquoi donc souhaiteriez-vous d'habiter encore parmi les hommes? Quitter la vie, ma sœur, c'est se réveiller d'un songe plein d'inquiétude...[Pg 312] Homme superbe, qu'es-tu donc? Quelle est cette existence à laquelle tu t'attaches si âprement?... Fils de la femme et pétri de la boue impure de son sang, tu es pareil aux bêtes par tes besoins, comme par tes concupiscences... Qu'es-tu encore? Un sol stérile, un ténébreux abîme d'iniquités, un enfant de la colère de Dieu, un vase de misère et d'ignominie... Ta naissance est souillée d'ordures; ta vie est une longue chaîne de souffrances, et ta mort est remplie de frayeurs... Quittez cette terre, ma sœur, abandonnez les voies de ce monde; déprenez votre cœur des attaches terrestres; laissez cette vie sans regrets, comme on jette un roseau fêlé qui, loin de nous soutenir, nous percerait la main, si nous voulions nous y appuyer. C'est une vie triste et fragile, une vie inconstante, agitée, sujette à mille vicissitudes, une vie de fantômes et d'illusions, une vie qui n'a rien de réel que ses afflictions et ses peines, une vie que l'on pourrait nommer un enfer déjà commencé, et qui du chaume, du palais, des hameaux, des villes, des solitudes, si diverse qu'elle ait été, aboutit enfin à la mort, comme toutes les eaux de la terre vont s'abîmer dans l'Océan.
Il cessa de parler: et après une pause, l'œil fixe et la face aussi pâle que la toile d'argent de sa chape, il récita les prières latines; puis, en trempant son pouce droit dans la boîte de vermeil du saint chrême, il s'avança auprès du lit, et commença de faire les onctions. Les femmes priaient à genoux; les chandeliers de cristal et la châsse se renvoyaient les feux des flambeaux; par moments, un sanglot s'élevait; ensuite, au milieu du silence, on entendait le glas profond de la grosse cloche de Sainte-Justine.
—Per istam unctionem, dit l'archevêque, en découvrant les pieds de la mourante, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid deliquisti per pedes!
—Amen! répondit l'abbé Lancelot.
Les onctions étaient finies. L'archevêque fléchit le genou, pria quelques instants à voix basse, puis se releva; et toutes les femmes se dressèrent en même temps.
—Adieu, ma sœur, dit José-Maria, tandis qu'une larme roulait au bord de ses paupières.
—Adieu, mon bon frère, dit Isabelle.
Les femmes reprirent sur leurs épaules la châsse de sainte Justine, et le cortège se retira lentement, dans l'ordre où il était entré. Deux heures sonnèrent au campanile; tous les flambeaux avaient défilé; les hautes portes se refermèrent: et la chambre se trouva, comme auparavant, déserte et à peine éclairée. Les sanglots étouffés du Grand-Duc y résonnaient lugubrement.
—Vous rappelez-vous ces trois sœurs, dit Isabelle après un long silence, ces trois sœurs de Zemenico, que leurs maris avaient délaissées et qui vinrent nous implorer?... Leur rencontre me présageait ma destinée... Voilà pourquoi mon cœur était si lourd, chaque fois que je songeais à elles... Mais, en ce temps, vous m'auriez grondée, cher aimé, si je vous avais dit mes craintes, et je n'osais vous en parler.
Vassili Manès s'approcha, et lui tendant une tasse d'argent où fumait un breuvage noirâtre:
—Allons, allons, madame, ne vous agitez pas!
—Merci, mon bon Manès, répondit-elle... Est-ce le bora qui siffle ainsi?... Ces hurlements me sont pénibles!
Le vieillard, au fond de la ruelle, attachait sur la Grande-Duchesse un regard de compassion.
—Oh! chuchota Mila, comme Sa Grâce a changé tout d'un coup!... Des gouttes suintent de sa figure; ses yeux ont l'air agrandis et plus profonds dans leurs orbites... Regardez... elle a encore pâli, ce qui semblait impossible!
—Elle s'en va, dit Manès... Prie pour elle!
Cependant, on avait poussé la petite porte de l'alcôve, et l'abbé Lancelot, qui avait apporté le saint sacrement de la chapelle, se mit à dire dans le cabinet contigu une messe de la Passion, ainsi que l'avait demandé la Grande-Duchesse. Elle se tournait, par moments, vers cette porte restée ouverte: on lui voyait joindre les mains; et toutes les fois que son regard rencontrait celui de Floris, qui se tenait au pied du lit, elle essayait encore de sourire:
—Quand je serai morte, reprit-elle, en l'appelant d'un signe de tête, que nul médecin ne touche à mon corps... Mes femmes seules l'enseveliront.
Il s'était penché afin de l'entendre, très bas auprès de son visage, et il suivait des yeux le mouvement de ses lèvres:
—Ç'aurait été après-demain, murmura-t-elle, l'anniversaire de ma naissance: j'allais avoir vingt-deux ans. J'étais triste, mon cher aimé, en pensant que vous l'oublieriez, mais vous y songerez, je vous en prie, mon cœur.
Ensuite, elle ne parla plus... Le reste de la nuit fut cruel: de rares et courts instants de connaissance, un profond accablement, du délire, et, vers le matin, l'agonie, qui dura longtemps et pleine d'horreurs. Le jour commençait à poindre, et une lueur grise, pareille à une écume sale, entrait par les hautes fenêtres. La mer livide bondissait; au travers des arbres agités du vent, on voyait se lever, par rafales, dans les jardins déserts, de grands tourbillons de poussière.
—Approchez, Monseigneur, dit Manès à demi-voix... Vous pouvez lui fermer les yeux.
—Quoi! Qu'y a-t-il?
—Elle ne souffre plus, répondit Manès.
Floris se dressa tout en sursaut:
—Morte!... Est-ce qu'elle est morte? s'écria-t-il.
—Elle est morte, oui, Monseigneur.
—Morte! morte! reprit le Grand-Duc, et il tremblait de tous ses membres... Morte! Pourquoi ne l'a-t-on pas sauvée?... Ah! vous ne savez rien! vous ne pouvez rien!... Isabelle, entends-moi, c'est Floris qui te supplie... Inanimée! partie, oh! partie à jamais!... Et c'est moi qui l'ai tuée... moi seul!... O maudit, maudit scélérat!... Ah! donnez-moi du poison, un couteau!... Qu'on rassemble ici tous ceux qui l'aimaient, tous ceux qui vont pleurer sur elle... Et je m'accuserai devant tous... O misérable que je suis!... Ameutez-vous autour de moi, crachez sur moi, lancez-moi des pierres et de la boue!... O Isabelle, mon amour, ma vie, ma femme! Morte, morte, morte!... Est-il possible?... Oh! Isabelle, Isabelle, Isabelle!
Il se roulait par terre, en sanglotant. M. Manès l'exhortait, et il vint doucement à bout de l'emmener hors de la chambre.
Vers midi, un valet qui tirait par la bride un grand cheval blanc sortit de la Petite Écurie et traversa la cour pavée de briques, où des lignes de pierre, en se croisant, dessinaient des carrés inégaux. Ser Pistolese et Jacinto le regardaient venir à pas lents, debout tous deux sous le fronton du Manège.
—Bien, parfait, mon garçon! dit le majordome. Marche encore un peu plus doucement, de crainte de casser les œufs que tu as sous les semelles... Voilà près d'une heure que je t'attends!
—Fallait-il donc partir le ventre vide? riposta Lucio, tout en flattant de la main Barocco, le chien griffon de ser Pistolese.
—Bien, bien! murmura le gros homme... Tu es comme les nonnains de Gênes, qui, après qu'elles sont revenues des étuves, demandent à l'abbesse congé d'y aller... Il eût été décent aussi, dans une telle circonstance,[Pg 316] d'enlever de dessus ton épaule tes rubans jaunes et tes cordons ferrés d'argent. Si vos habits de deuil ne sont pas encore prêts, ce n'est pas une raison, néanmoins, pour étaler de tels ornements!
—Allons, ne vous fâchez pas, messer Pistolese, dit Lucio.
—C'est bon, c'est bon! grommela le majordome; ne t'en va pas flâner en route, tu entends... Voici les lettres pour Raguse, avec la liste des commissions... Le cercueil de plomb tout pareil à celui qu'on est allé chercher lundi... Et tu diras à la tourière qui t'ouvrira chez les Barnabites, de porter ce pli aussitôt à Mme la Supérieure... Je lui demande de nous prêter quelques vases et des chandeliers... Tu passeras à l'archevêché... Ah! voici messer Stepany.
L'aide-chimiste se montrait derrière la grille de la Vénerie, accompagné du petit Thalès. Derrière eux, cinq ou six jardiniers qui portaient des hottes pleines de roses, traversèrent la vaste cour, en même temps que le père et le fils se dirigeaient vers ser Pistolese.
—Ah! vous faites bien d'être exact, dit Stepany, en regardant à sa montre. Je veux être damné, si je vous aurais attendu un quart de seconde!... Eh bien, qu'a-t-on décidé?
—Il n'y aura pas d'embaumement, répondit Pistolese. Ce sont les ordres du Grand-Duc.
—Et les obsèques, pour quel jour?
—Pour samedi, en même temps que celles du grand-duc Fédor et de Mme Maria-Pia... Oui, oui! tous les trois en même temps... Ah! pauvre Mme Isabelle!
—Ne comptez pas que je vais me soucier de ça! s'écria aigrement Stepany. J'ai bien assez de mes propres affaires!... Je me suis assez longtemps tracassé pour les autres. C'est fini! Je n'en veux plus maintenant!... Voilà trois journées, poursuivit-il, oui! trois journées entières que je perds, et qui m'en saura gré,[Pg 317] monsieur?... On m'envoie à Raguse, on dispose de moi, on me tire à hue et à dia! on fait de moi une bête de somme! Depuis lundi, je n'ai pas eu le temps de déjeuner, ma parole!... Ah! Thalès... Rêvez-vous, Thalès?
L'enfant se retourna précipitamment, et il demeurait immobile, les yeux baissés, en face de son père.
—Allons, approchez-vous, Thalès, reprit Stepany. Je n'ai pas pu, hier ni aujourd'hui, vous faire répéter vos leçons, et vous en aurez profité pour paresser tout votre soûl... Venez ici que je vous interroge, puisque c'est le seul instant, vraisemblablement, dont je pourrai disposer aujourd'hui!
—Allons, approche, mon petit homme, n'aie pas peur! dit messer Pistolese.
—Donnez-moi votre livre... Bien!... Ah! ah!... Votre Physiologie... Nous en sommes, si je ne me trompe, aux éléments organiques accessoires des corps vivants, c'est-à-dire à ceux dont la présence ne peut être constatée que dans un petit nombre d'êtres, sans préjudice, bien entendu, des quatorze principes élémentaires essentiels des êtres vivants actuels, tels que le carbone, l'oxygène, l'hydrogène, l'azote ou nitrogène, le soufre, etc... Attention! Répondez maintenant... Où trouve-t-on l'iode et le brome, Thalès?
—On trouve l'iode et le brome chez les animaux marins et les plantes.
—Bien!... Et où trouve-t-on le rubidium?
—Le rubidium... Dans certaines plantes (café et thé) et dans les coquilles marines. Le cérium se rencontre aussi dans ces dernières (les huîtres).
—Pouah! exclama Pistolese... Comment dites-vous ce mot-là? Quelle saleté est-ce là?... Bien sûr, je ne mangerai plus d'huîtres!
—Laissez-moi donc continuer! dit Stepany. Vous confondez sans doute le cérium avec le cérumen, ser Pistolese... Thalès, où trouve-t-on l'arsenic?
—L'arsenic... hésita l'enfant... L'arsenic... Dans les céréales, par conséquent, aussi dans le sang de l'homme.
—Allons, qu'est-ce que cela veut dire? Faites donc attention, Thalès... Vous voulez donc nous empoisonner!... On trouve l'arsenic, monsieur, dans les tissus des arsenicophages... C'est le manganèse, monsieur, qu'on trouve dans les céréales, par conséquent, aussi dans le sang de l'homme, puis chez des animaux marins de différentes espèces... La pinne, monsieur, par exemple, accumule du manganèse, dans son organe de Bojanus.
—Fi donc! s'écria Pistolese... Vous avez tort d'apprendre à l'enfant ces choses-là. Il ne saura le mal que trop tôt!
—Êtes-vous fou? repartit le chimiste. Ne connaissez-vous pas les pinnes marines?... A Stagno justement, on en pêche qui donnent des perles de couleur plombée, avec cette espèce de soie, que l'on met en œuvre, dans certains villages... Bien! Maintenant, Thalès, dites-moi ce que l'on remarque, à propos des pierres et des roches.
—Je n'ai pas étudié ça, répondit l'enfant. Ma leçon n'allait pas jusque-là.
—Eh bien, monsieur, c'est que les principes élémentaires minéraux les plus répandus dans la nature sont aussi ceux que l'on rencontre le plus fréquemment chez les êtres vivants. Il y a dans votre corps, Thalès, comme dans celui de ser Pistolese ou du grand-duc Fédor décédé, les mêmes éléments, qui, à l'état de roches et de cristaux, constituent l'écorce terrestre. Chimiquement, monsieur, vous ne valez pas mieux, vous êtes sur la même ligne que le talc, le sel gemme, la houille, le gypse, la silice... Même l'argile, la simple argile, contient de l'aluminium, et il n'y en a pas en vous, Thalès, continua Stepany, d'un ton sévère et triomphant à la fois. On pourrait vous décomposer dans[Pg 319] toutes les cornues de l'univers, qu'on ne tirerait pas de vous une seule parcelle de ce métal... C'est bien! allez-vous-en maintenant... Je vous permets, pour aujourd'hui, de descendre jusqu'à Sabioneira-le-Bas, mais ne vous éloignez pas, monsieur... Vous pourrez ramasser bien sagement des coquilles, au bord de la mer, pour enrichir votre petite collection conchyliologique.
—Et surtout, dit Lucio en se mettant en selle, qu'il n'aille pas du côté de Torre-Arza!... Il y a là ces Zingari, vous savez, les amis de ser Giano, ceux que Sa Grâce la princesse Josine a fait venir une fois, avec leurs ours.
Il s'arrêta, bouche béante, puis une exclamation lui échappa, tandis que les autres se détournaient, pour voir ce qui causait son ébahissement. Alors, tous quatre demeurèrent immobiles. Giano venait de déboucher du portique de pierre à colonnes rustiques, qui donne accès dans la cour, et il passait le long des écuries, au milieu des aboiements, des cris, des bonds joyeux de Barocco. Il était pâle, en manteau rouge et toque rouge de Morlach; il marchait d'un pas rapide, et, de loin, sans s'arrêter, il salua ser Pistolese, de la main. Il disparut par la porte du Chenil.
—Ici, Barocco! cria Pistolese... Barocco, Barocco, ici!... Eh bien, que dites-vous de ça?
—Par la mort que nous devons un jour, dit Lucio, c'était ser Gianettino lui-même!
—Il venait du palais, reprit Jacinto. Sans doute, il aura voulu voir une dernière fois feu Son Altesse le grand-duc Fédor, qui était son père, après tout.
—Pauvre messer Giano! fit Lucio... Vous savez que, depuis le duel, il s'est retiré à Podgor.
—Qui? lui! s'écria Stepany. C'est à Stagno qu'il s'est logé, chez je ne sais lequel de ses compères.
Le gros majordome hocha la tête:
—Bah! à Podgor ou à Stagno, je voudrais le voir[Pg 320] moins près d'ici!... Il n'est pas homme à laisser son fiel lui rancir longtemps au cœur; il l'a bien prouvé dans sa première affaire, avec ce pauvre Cirillo; et Monseigneur, à tort ou à raison, l'a grandement offensé... Dieu me garde de qui je me fie, disait saint Bernardin de Feltre... Rousseau, mauvais poil! c'est le proverbe... Rappelez-vous ce que je dis là!...
Une foule immense couvrait la plaine, dans la matinée du samedi, quand le cortège des funérailles se mit en marche. Jusque de Zara, du Montenegro et des bouches de Cattaro, il était venu des Morlachs. Les lourds chariots peints, dételés, encombraient la plage, au pied des murailles, et quantité de barques et de trébacs, dont plusieurs portaient à leurs voiles des bandes noires, en signe de deuil, ne cessaient encore d'aborder. Tout à coup, au travers des arbres, de grands panaches de plumes noires apparurent. C'était le premier char funèbre qui s'engageait dans l'avenue. Alors, les femmes brisèrent contre terre, par centaines, des vases d'argile, qu'elles avaient eu soin d'apporter.
Mais le cortège s'avançait avec lenteur. Il fut longtemps à sortir du parc et à déboucher dans la plaine.
En tête, marchaient les acolytes, porte-encensoirs, porte-flambeaux, porte-clochettes, qui précédaient une haute croix de vermeil. Deux files de prêtres en surplis, amenés la veille de Raguse par Mgr Colloredo, venaient en avant du premier cercueil, couvert d'une toile d'or noire, et que traînaient six chevaux noirs caparaçonnés. Le cercueil du grand-duc Fédor passa ensuite, élevé sur un chariot d'armes et seul au milieu d'un large intervalle. On se montrait les six piqueurs marchant auprès des chevaux, les roues à rayons d'or flamboyants, avec l'aigle de Russie à deux têtes qui couronnait le chariot.
Puis, défilèrent sous leurs voiles blancs, les Religieuses de Sant'Orsola. Il se fit une poussée dans la[Pg 321] foule; des cris douloureux s'élevèrent: et, au milieu des femmes de la Grande-Duchesse, sur un chariot tout couvert de fleurs, on aperçut le cercueil d'Isabelle. Alors, s'exhala comme un grand sanglot; des allées avoisinantes, la multitude se dégorgeait; et pêle-mêle avec les carrosses de deuil et les serviteurs de Sabioneira, la masse entière des Morlachs suivit le cortège funéraire. Il s'allongeait, en serpentant et par colonnes inégales, sur la vaste lande. Le vent sifflait; de maigres brins de thym frissonnaient à ras du plateau, d'où l'on découvrait la mer. Les flots couleur d'ardoise clapotaient, et l'œil se fatiguait sur cette plaine aride, tachetée d'écume çà et là.
Mais, au pied de la haute montagne, les chars funèbres s'arrêtèrent. On en retira les cercueils, et le convoi s'engagea sur la roide corniche en zigzag taillée le long du mur de roche. La Jagodna mugissait au-dessous avec un fracas épouvantable. Sept ou huit ruisseaux, s'y précipitant par cascades du haut des rochers, emplissaient l'étroit défilé de tumulte, de fumée, d'écume. D'énormes blocs pendaient de tous côtés; des corbeaux s'envolaient en croassant. Puis, à travers les chênes rabougris, des coupoles dorées se levèrent. C'étaient les dômes à la russe de la chapelle sépulcrale, bâtie par le grand-duc Fédor, au sommet de l'escarpement le plus effroyable de ces montagnes.
Une foule de femmes et de Morlachs, dont les cierges tachaient le jour comme de milliers de larmes jaunes, se pressaient déjà sur l'esplanade. Par le porche béant, l'on voyait, au fond, l'iconostase resplendissante; et toute la cérémonie, s'engouffrant dans la petite église, s'y rangea sur les galeries, le long du chœur et dans la nef, où les deux cercueils d'Isabelle et de Maria-Pia reposaient sous un dôme ardent, composé de treize hauts clochers. La bière du grand-duc Fédor demeurait exposée à l'entrée.
Une porte s'ouvrit au fond du chœur, et de derrière l'iconostase, on vit s'avancer, à pas comptés, la longue file des acolytes, puis les ecclésiastiques en surplis, que suivaient les deux prélats, côte à côte. Mgr Colloredo, la crosse à la main, portait la chape lugubre, avec la mitre de toile d'argent, et José-Maria, le célébrant, se montrait revêtu d'une chasuble et d'ornements noirs.
L'autel était dressé devant la chapelle ardente. L'archevêque de Myre en monta les degrés lentement. Ses mains tremblaient; ses yeux, ternes et hagards, semblaient ne rien voir; la crainte, l'angoisse, le désespoir, une amertume d'âme extrême étaient peints sombrement sur son visage; et il se tenait tout debout, immobile, le front incliné. Mais Mgr Colloredo se leva, et, pâlissant un peu, il vint à l'angle de l'autel:
—Allons, commencez! fit-il à voix basse... Rappelez-vous ce que vous m'avez promis tout à l'heure.
—Ayez pitié de moi, Monseigneur!
—Vos scrupules, dit Colloredo, ne sont rien qu'un piège du démon... Accomplissez la pénitence que j'ai été contraint de vous imposer!
—Je ne puis... Non, non, non... je ne puis!
—Obéissez! reprit l'archevêque de Raguse. Dites la messe, je vous l'ordonne!
—Une profanation! dit José-Maria.
—Non, mon frère, une expiation!
—Je serai sacrilège, si j'obéis.
—Vous résisterez à Dieu même qui vous parle par ma bouche, si vous n'obéissez pas!... Commencez, allons, mon cher frère... Ne donnez pas de scandale à tout ce peuple...
—Vous me désespérez, Monseigneur.
—Non, je vous sauve de vous-même.
—Ma conscience me le défend.
—Votre conscience est soumise aux volontés de l'Église.
José-Maria frémissait. Il se mordait la lèvre en haletant. Puis, soudain, d'une voix stridente:
—L'Église, exclama-t-il, Monseigneur, n'est que l'assemblée des fidèles. C'est à eux que j'en vais appeler!
Alors, se tournant du haut des degrés vers la multitude agenouillée, et au milieu du morne silence:
—Mes frères, dit-il, priez pour moi! Les doutes m'assaillent comme des démons; je suis en état de péché mortel. Comment oserais-je, ainsi tourmenté, offrir à Dieu le saint sacrifice, qui veut, pour être célébré, une âme tranquille et un cœur pur?
Et descendant les marches d'un pas chancelant, il passa devant Mgr de Raguse stupéfait, et disparut dans l'iconostase.
Une rumeur confuse s'éleva, et le tumulte allait grandir, quand, soudain, Mgr Colloredo monta les marches de l'autel, et l'orgue, sur un signe impérieux, entonna la messe funèbre. Tous se rassirent, et la cérémonie s'acheva ensuite paisiblement.
Alors, le premier, l'archevêque fit, par trois fois, le tour du mausolée, en l'encensant et l'aspergeant d'eau bénite; puis, tandis que les porteurs plaçaient au milieu des deux autres la bière du grand-duc Fédor, la foule entière commença de défiler devant les cercueils, entrant par la porte de l'ouest et s'écoulant par celle de l'est. Tous se signaient en pénétrant dans la vaste chapelle, entièrement drapée de velours violet, à longues crépines d'argent. Un balustre de bois d'ébène entourait les trois cercueils, placés sous le dôme des lampes et recouverts de poêles de brocart d'argent, croisés de satin noir. Hommes et femmes, en défilant, se passaient, de main à main, l'aspersoir; quelques-unes jetaient des fleurs ou des poudres odorantes. Parfois, on élevait en l'air un enfant qui suffoquait au milieu de la presse.
Peu à peu, la foule s'amassa devant la bière d'Isabelle. Il partait de cette multitude des soupirs, des sanglots, des lamentations. On adjurait la morte, on l'interpellait; des femmes coupaient leur chevelure et la déposaient au pied du cercueil. Puis, elles se mirent à improviser. L'une d'entre elles s'écria: Hélas sur nous! la mort t'a ravie, toi en qui se trouvaient, éternelles comme la clarté dans la lune, la douceur, la sagesse, la bonté. Une autre dit: Qui naquit pour le Paradis, ne vieillit guère en ce monde! A la couronne de la Vierge, il manquait une belle fleur, et le Seigneur a envoyé son ange pour te cueillir, ô Rose blanche! Une autre dit: La pierre où je t'ai vue pour la dernière fois poser le pied, non loin de la mer, j'ai voulu la retrouver pour la baigner de mes larmes. Je planterai un buisson d'épines à cet endroit, afin que, de notre race, personne n'y passe plus. Une autre dit: Lorsque j'ai appris la nouvelle, mon cœur s'est gonflé de sang, mes lèvres ont poussé des cris. A ton cercueil je fais toucher cette laine, que je porterai à mon cou, quand l'envie de rire me prendra. Une autre dit: Hélas! hélas! je n'entendrai donc plus ta voix douce, ta voix charmante, qui vous abreuvait l'oreille de miel. Te voilà comme une guzla dont les cordes sont détendues. Faut-il que je te survive, moi si vieille! Une autre dit: O chère fleur, un même coup vous a frappés, toi et l'innocent enfant que tu venais de mettre au monde. On l'a déposé dans ton cercueil, vêtu de langes précieux. Il dormira éternellement sur ton sein. Une autre dit: Tu ne verras plus tes jardins parés d'une fête continuelle, les fleurs suaves au toucher frais, les nuages merveilleux. Tu habites au pays immuable, le lieu resserré où l'on n'a plus que la poussière pour sa couche, où les ombres, comme des oiseaux, emplissent la voûte. Une autre dit: Que t'ont servi tous ceux qui t'aimaient, tant de cœurs qui portaient ta marque?[Pg 325] Aucun des tiens n'a pris ta place! Aucun n'a pu venir à ton secours! Une autre dit: La fin de toutes les fatigues, le carrefour où mènent tous les chemins, c'est un étroit cercueil qui vous renferme. A quoi bon se donner des peines? Pourquoi courir? Pourquoi chercher l'avenir?
Alors, il y eut un moment d'attente, tandis que la foule, au dehors, commentait, avec un sourd tumulte, l'absence du pope de Sgombro. Mille rumeurs couraient parmi les groupes. Les uns disaient qu'Ourosch, le matin même, avait enlevé le vieux pappas; d'autres parlaient d'une incursion des Bosniens et des gens de Sgombro sur le territoire de Zemenico. Mais, à un signe de Manès, huit Morlachs de Sabioneira, ayant chacun autour de l'épaule une bandoulière de cuir, accrochèrent les coins de la bière de Maria-Pia. D'autres enlevèrent de même les cercueils d'Isabelle et du grand-duc Fédor, et tout le cortège marcha processionnellement vers le chœur, l'orgue chantant à grand bruit.
Un roide escalier de vingt-huit marches descendait au caveau mortuaire. Les trois cercueils s'y engagèrent, à la lueur des flammes vertes qui brûlaient au fond de la crypte, dans des lampadaires de bronze noir. Puis, on posa les bières, toutes trois, le plomb nu et à découvert, sur la terre humide.
Mgr Colloredo, debout au haut des degrés, récitait les dernières prières. Le peuple se pressait autour de lui, avide de considérer la hideuse ouverture béante, ces clartés vertes, les tombeaux de marbre que l'on apercevait vaguement. On posa devant l'archevêque un mannequin d'osier rempli de terre, avec une pelle de bois, et, toujours priant, il jeta trois fois de la terre sur les cercueils. A chaque fois, le chambellan, comte Popoff, disait, d'un ton assez haut, mais triste et lent:
—Très haut, très puissant et excellent prince Fédor Paulovitch, fils de très haut, très puissant et excellent prince Paul, premier du nom, empereur de toutes les Russies, est mort...
C'était fini. Les porteurs déposèrent les bières au fond des sarcophages, dans le temps que la foule s'écoulait et descendait la montagne. L'on replaça, au moyen de leviers, les couvercles de pierre des sépulcres, en présence du grand-duc Floris, de Vassili Manès et de Jacinto. Les flammes vertes s'éteignaient dans les torchères; l'étroit soupirail grillé qui donne sur la Jagodna laissait tomber un mince rais de jour. On distinguait à cette lumière incertaine, les écussons sculptés des tombeaux.
—Allons, venez, Monseigneur, dit Vassili. Vous n'avez plus rien à faire ici.
—Partez! Laissez-moi seul! dit Floris.
—Voyons, venez, Monseigneur... Du courage!
—Éloignez-vous!... Laissez-moi seul!... C'est mon ordre! répéta Floris. Je veux rester seul un moment.
Tous sortirent. Un profond sanglot secoua le Grand-Duc de la tête aux pieds, et s'abattant contre la tombe d'Isabelle, avec des pleurs, des cris, des râles:
—O mon amour!... ma femme!... Oh! oh! oh! Isabelle!
Soudainement, Floris sentit la présence de quelqu'un derrière lui; et en se relevant, il fut blessé au flanc. Il se retourna, vit Giano levant le bras pour redoubler, et qui disait:
—Je vous rapporte le poignard que vous m'avez donné, mon frère!
Par un mouvement convulsif, le Grand-Duc saisit ce bras levé et retourna l'arme violemment contre celui qui la brandissait. L'acier pénétra dans l'œil jusqu'à la cervelle, et tous deux roulèrent en même temps sur la terre froide de la crypte.
Giunta di Doli est un pavillon, une espèce de château de cartes, isolé au milieu des montagnes, et bon pour faire une collation, ou pour s'aller divertir après la chasse. On y nourrissait autrefois, à l'époque de splendeur de Sabioneira, toutes sortes d'oiseaux et d'animaux, dont les juchoirs, les bassins d'eau, les volières, répandus çà et là parmi les arbres, tombent aujourd'hui en ruine. Le château, fort petit, porte pour comble une terrasse, ornée de vases et de l'écu des Gritti; et la façade est décorée d'ornements à fresque, en trompe-l'œil: pilastres corinthiens, trophées, bossages, cassolettes, dégradés et presque effacés. A main droite, sous des pins centenaires, on aperçoit une fontaine de quatre Harpies, élevées sur des colonnes de marbre gris, et jetant de l'eau par le sein, dans une large cuve octogone.
L'archevêque et le comte Popoff, à leur descente de carrosse, furent reçus par l'abbé Lancelot, qui, dès l'issue de la cérémonie, avait pris les devants, avec messer Pistolese. Au bas du perron, M. Manès, qui ne faisait aussi que d'arriver, parlait comme en la gourmandant, à la vieille jardinière de Giunta di Doli; puis la quittant, pour joindre les survenants:
—N'importe, n'importe, Marinka... Vous avez eu tort, je vous dis.
—Qu'arrive-t-il?... Tout va bien, j'espère? demanda Mgr Colloredo.
Le savant haussa les épaules:
—Il faudrait ne pas bouger d'ici, les surveiller pas à[Pg 328] pas, Monseigneur... J'avais donné les ordres les plus précis pour que personne n'eût accès auprès de Sa Grâce Tatiana. Précaution indispensable, dans un moment où sa vie dépend de la moindre parole indiscrète, et lorsque, par surcroît, ses soupçons, sa défiance sont éveillés. Hier, en effet, c'est à grand'peine que je me suis démêlé de ses questions, comme je le disais à Votre Grandeur... Eh bien! malgré tout, ce matin même, on a laissé quatre ou cinq mendiants, de ces vagabonds de chemins qui rôdaient par ici, s'introduire chez la princesse... C'étaient des aveugles, paraît-il, et elle reçoit toujours les aveugles. Leur privilège est inviolable!
La vieille jardinière s'avança, et vint, ainsi qu'il est d'usage en Dalmatie, baiser la main à Mgr Colloredo.
—Père saint, dit-elle, si j'ai mal agi, je consens d'en recevoir le blâme... Mais de craindre qu'elle apprenne rien par notre fait, la chère colombe! comment cela aurait-il lieu? La petite Daria, sa conductrice, se coudrait plutôt les lèvres de fil, que de les ouvrir mal à propos. Les femmes de Zemenico qui viennent chanter aujourd'hui, on les a adjurées de ne lui rien dire, et, d'ailleurs, toutes la connaissent et l'aiment... Et quant aux aveugles qui lui ont parlé, voilà de beaux fureteurs de secrets que cinq guzlares à bâtons, qui ne savent pas même, quand on les heurte, si c'est une bête ou un chrétien, et qui, d'ailleurs, se trouvaient partis depuis deux mois, en pèlerinage à Corfou, aux reliques de saint Spiridion... La tartane qui les a débarqués se découvrait encore à l'horizon, quand ils ont passé par ici.
—Bien, bien, ma fille... Et cependant, dit l'archevêque, je regrette presque, monsieur Manès, d'avoir cédé à vos instances et d'être venu à Giunta di Doli... Tout ceci, je le crains, finira par quelque catastrophe.
—J'ai expliqué à Votre Grandeur, répondit Manès,[Pg 329] les raisons qui m'ont obligé de la presser autant que j'ai fait... C'est une fatalité, Monseigneur. La princesse, qui, d'ordinaire, est la femme la plus éloignée de ces grippes et de ces fantaisies, s'est comme butée, cette fois-ci, à réclamer votre visite et celle de M. le comte Popoff, jusqu'à m'en parler chaque jour. Hier, enfin, elle m'a menacé tout de bon que, si je ne vous amenais aujourd'hui, elle ferait mettre les chevaux à son carrosse, et reviendrait à Sabioneira. Là, et surtout dans le désordre d'une journée comme celle-ci, chaque voix, chaque rencontre, chaque absence lui crierait la mort de ceux qu'elle aime.
—Oui, je le sais, reprit l'archevêque... Il peut y avoir des fraudes pieuses, des mensonges en quelque sorte bénis... Voulez-vous nous montrer le chemin, monsieur Manès?
Le salon du premier étage où le dressoir et la table se trouvaient mis, brillait de glaces de miroir, de stucs, de jaspes, de mosaïques et de peintures en camaïeu, rehaussées d'or. Trois arcades larges ouvertes, avec leurs voussures dorées, leurs doubles colonnes et leur balustre, y forment une sorte de balcon, de portique à la vénitienne au-dessus d'un jardin exigu, tandis qu'en face, les fenêtres qui répondent à ces arcades dominent sur une profonde vallée de roches et de genévriers. Dix ou douze femmes morlaques, éparses sous les cyprès du jardin, se montrèrent, en chuchotant, lorsqu'ils parurent, l'archevêque et le chambellan.
—Oui, Monseigneur, continua Manès, ainsi que vous pouvez le voir, ce salon a double perspective: à l'orient, sur un abîme; ici, sur le jardin intérieur de Giunta di Doli.
—L'air doit être délicieux dans cette vallée, dit Mgr Colloredo, en ouvrant l'une des fenêtres, et s'avançant jusqu'au bord du balcon, où les trois autres le suivirent. Chaque fois que j'y ai passé, j'y ai vu des[Pg 330] biches avec leurs faons... Cette rivière est bien la Jagodna, monsieur Manès?
—Oui, Monseigneur, reprit le savant. Elle est ici d'un aspect moins affreux, que du côté des gorges d'où nous arrivons... Le pont de pierre que l'on aperçoit a été bâti, il y a trente ans, par feu Son Altesse le grand-duc Fédor, pour servir à ceux de Zemenico.
Une porte tourna sans bruit, au bas de la grande arcade pleine qui fait face à la cheminée, et la princesse se montra, guidée par Daria, la sœur de Ianoula. Elle avait un habit de satin mauve, semé partout en broderie, de petits nœuds de lames d'argent; ses cheveux blonds étaient parés d'un gros bouquet de turquoises, avec des perles; et elle tenait à la main une touffe d'asters violets. Les quatre convives s'étaient détournés.
—Voyez, voyez, dit l'archevêque, voici notre noble et chère hôtesse. Le comte Popoff et moi-même, ma chère fille, nous vous disons merci de tout cœur. Votre Grâce est venue elle-même au-devant de son embarras.
—C'est moi, Monseigneur, dit Tatiana, qui devrais bien plutôt m'excuser de mes instances pour vous attirer dans ma solitude. Je crains que vous n'ayez guère d'amusement ici.
Et s'adressant tout aussitôt au comte:
—Bien des jours se sont écoulés depuis notre dernière rencontre, Nicolas Semenovitch... Mon plaisir est grand de vous retrouver, d'une manière si imprévue... Resterez-vous longtemps à Sabioneira? Avez-vous déjà salué mon père?... Qu'il a dû être heureux de vous revoir!
—Mon séjour, répliqua Popoff, ne peut être de longue durée... Je suis contraint de repartir après-demain.
—Quoi! vraiment! s'écria Tatiana. Croyez-moi,[Pg 331] cher comte, mon père ne vous donnera pas congé de le quitter si hâtivement... Allons, messieurs, à table... Votre Grandeur connaît sa place... Nicolas Semenovitch, veuillez me conduire... Monsieur Manès, et vous l'abbé, ici!
La nappe où étincelait un service en or, avec de grands bassins d'or de Perse, était toute semée d'œillets. Une profusion de fruits à la glace, mûres, arbouses, figues, grenades, melons, destinés pour l'entrée du repas, étageaient leurs pyramides dans des coupes de cristal violet, tandis qu'aux deux bouts de la table un paon et un cygne blanc, le col enguirlandé de roses, se dressaient sur deux chariots d'or émaillé, peints de bêtes et de fleurs. Toutes sortes de pièces en froid chargeaient le buffet: anguilles à la galantine, écrevisses, saumons, pâtés, faisans au verjus d'orange rouge, perdrix mouillées d'une sauce verte. Cependant, de derrière la balustrade, comme d'une terrasse, les convives plongeaient sur le jardin baigné de soleil; des oiseaux gazouillaient dans les arbres; et quatre garçons bleus, à pas muets, sous l'œil vigilant de ser Pistolese, commençaient à verser les muscats de l'Archipel, et le champagne rose non mousseux.
—Attendez-vous quelqu'un, princesse? dit soudain M. Manès. Votre Grâce paraît inquiète.
Tous les yeux se fixèrent à la fois sur la Grande-Duchesse. Immobile, la tête inclinée, on eût dit qu'elle prêtait l'oreille à quelque imperceptible bruit. De larges cercles meurtrissaient ses paupières; on voyait à ses tempes frêles le réseau bleuâtre des veines; et sous la pâleur de sa face, transparaissait quelque chose d'ardent, de douloureux, d'inexprimable, qui faisait songer au dernier éclat d'une flamme près de s'éteindre.
—Votre Grâce n'est pas plus souffrante, j'espère, dit Mgr Colloredo.
—Non, non, non, Monseigneur, je vais bien... J'ai[Pg 332] peut-être eu la fièvre, un moment, cette nuit. L'imagination s'effare alors et ne voit plus rien qu'objets funèbres... Mais, vers le matin, j'ai dormi... Laissons cela... Quelles nouvelles de Sabioneira? Ces fêtes durent-elles toujours?
—Oui, princesse, répondit Manès.
—Et c'est toujours Giano qui est le grand vainqueur? poursuivit-elle... J'espérais un peu, je l'avoue, puisque l'état de ma sœur Isabelle ne lui permet plus guère de sortir, que le grand-duc Floris, du moins, aurait accompagné mes hôtes à Giunta di Doli... Il n'est pas malade, monsieur Manès? On ne me cache rien sur mon frère?
—Son Altesse se porte fort bien, dit le savant. Mgr Colloredo peut vous l'attester.
—Sans doute, sans doute, fit l'archevêque, tout en mangeant de la grenade à cuillerées... Vous ne touchez à rien, monsieur l'abbé.
—Ah! Monseigneur, repartit naïvement le bon abbé, je suis encore tout bouleversé de cette malheureuse scène...
Mais un coup d'œil de M. Manès lui renfonça si avant dans la gorge le nom de José-Maria qui allait peut-être lui échapper, qu'il en resta comme suffoqué.
—Que s'est-il passé? dit Tatiana.
—Une niaiserie, dit Manès. C'est ce ridicule Stepany... Votre Grâce n'ignore pas que son fils s'est enfui avec des Zingari... Ser Pistolese a dû vous raconter cette aventure.
—Bah! répliqua le gros majordome en s'avançant discrètement, j'avais toujours prédit que ça finirait de la sorte... Il harassait l'enfant, voyez-vous; mais, quand on charge trop les buffles, ils se couchent dans le fossé... Quoi qu'il en soit, la fille du vieux Tvarko a rencontré l'enfant, mercredi soir, qui lui a dit qu'il s'en allait au campement des Zingari, mais elle n'y a pas[Pg 333] pris garde... Il paraît qu'il se plaignait quelquefois d'être malheureux chez son père. Il disait qu'il s'embarquerait comme mousse sur la tartane du vieux Panagiotti... Bref, il est sûr que l'enfant est parti... Quelque femme de ces vagabonds l'aura caché au fond de leurs chariots.
—Monseigneur, dit soudain Tatiana, l'Église défend-elle de croire aux visions, aux apparitions?
—Pourquoi me demandez-vous cela, chère enfant? dit Mgr Colloredo.
—Oh! rien!... Parce que cette nuit, j'ai fait un rêve... Et pourtant je jurerais bien que je ne dormais pas, murmura-t-elle.
Mais, du jardin, monta un chant très doux, tout composé de voix de femmes:
—Charmant! fort joli! dit le chambellan. Notre hôtesse honorée a voulu nous donner à la fois les plaisirs du goût et ceux de l'oreille...
Alors, tandis qu'autour du chœur chantant tournait un petit chœur de danse de cinq ou six jeunes filles, M. Manès leva les yeux, et il vit, en face de lui, la porte s'entre-bâiller doucement. Le grattement presque imperceptible d'un ongle contre le bois se fit entendre[Pg 334] au même moment; puis, le visage d'un aveugle apparut dans l'ouverture. Tatiana s'était levée, ainsi qu'à un signal attendu, et rejoignant le mendiant:
—C'est toi, Nanno, fit-elle à voix basse... Eh bien, as-tu appris quelque chose?
—Ton frère l'archevêque, à ce qu'on prétend, vient d'abjurer la foi chrétienne.
—Quoi! quelle fable me dis-tu là?
—Il l'a reniée à l'autel, devant le peuple entier rassemblé... Ce sont des femmes sur le chemin, qui me l'ont raconté en passant.
—Laisse-nous! C'est bien, dit la princesse... Messer Pistolese, une autre chanson!... Et vous, chers seigneurs, veuillez m'excuser d'encourager si mal mes convives.
Un faible bruit se fit à la porte. Un second aveugle venait d'y paraître. Ses yeux ternes étaient tout grands ouverts; sa tête se mouvait sur son cou avec une lenteur circonspecte. Tatiana, rapidement, vint à lui, comme avertie de sa présence par un instinct magnétique:
—Parle, Francesco, qu'y a-t-il?
—Ah! ma fille, ma fille, dit l'aveugle, le cœur me saigne de te voir en fête... Tu irriteras les morts sous la terre... Mme Isabelle, ta sœur (son âme vive au Paradis!), est trépassée; l'Ange est venu la prendre... Ils l'ont enterrée aujourd'hui.
Elle était devenue plus blanche qu'un marbre. Son bras tomba; sa tête se pencha sur sa poitrine; mais la relevant aussitôt:
—Ma sœur est morte! dit la princesse à haute voix... Morte! Eh bien, elle a terminé un pénible et douloureux voyage... Messieurs, que ceci ne rompe pas notre amicale réunion! Les morts sont morts!... A Dieu ne plaise que cette maison montre à nos hôtes pour cela un visage moins hospitalier!
La porte venait de s'ouvrir, laissant voir un troisième aveugle, immobile et debout sur le seuil. Les pieds poudreux, un bâton à la main, il portait l'écuelle de bois pendue à la ceinture; une lourde besace de poil de chèvre tombait sur son manteau déchiré.
—Janko! exclama Tatiana...
Et d'un accent impérieux:
—Tu viens encore annoncer un malheur... Ton récit, vite!
—Hélas! ma fille, repartit l'aveugle, ma voix aura pour ton oreille le tintement d'une cloche funèbre... Ton père, le Grand-Duc, est mort, et ses os reposent déjà dans la chapelle de la Jagodna. Dieu veuille l'admettre à sa droite!
On put croire, à la voir chanceler, qu'elle allait s'abattre sur le pavé. Puis, au milieu du profond silence:
—Mon père est mort! dit-elle lentement... Paix à son âme! Il était mortel! J'aurai ma vie entière pour le pleurer... Chers seigneurs, demeurez, je vous en conjure. La plus pauvre femme morlaque, quand elle revient d'enterrer son mari ou son fils, s'assied, sans pleurer, au repas funèbre... Pourquoi aurais-je moins de courage?
La porte venait de tourner une fois encore sur ses gonds, et un quatrième aveugle apparut. Ses yeux montraient des orbites saigneux; une moustache rare et blanche se hérissait sous son nez crochu; et il paraissait le plus vieux de cette troupe misérable. Un silence terrifié accueillit ce nouveau messager, tandis qu'à pas roides et sinistres, la princesse s'avançait vers lui:
—Parle, Renzo, qu'as-tu appris?
—Ma fille, répondit l'aveugle, fais ouvrir les grilles du jardin pour le double malheur que l'on t'apporte... On vient de trouver Monseigneur gisant dans le caveau funèbre de la Jagodna... Et l'autre! l'autre!...[Pg 336] Messer Giano... un œil crevé! le fer dans la cervelle!... Mort! mort! déjà froid!
—Ce que j'entends est incroyable, murmura tout bas Tatiana, incroyable et nouveau, toujours nouveau... Faut-il donc oser te comprendre? Mon frère et Giano sont-ils tués?... Est-ce bien cela que tu veux dire?
—Messer Giano est mort, répliqua l'aveugle, et Mgr Floris est blessé grièvement.
Un bruit de pas, des voix confuses s'élevèrent; et derrière les grilles du long portique qui fermait le jardin à l'orient, on vit passer deux civières, suivies d'une foule de Morlachs. Puis, Jacinto entra précipitamment, et s'élançant en bas des arcades, où se tenait debout Tatiana:
—Au secours! au secours! cria-t-il... Maître Manès! au secours!...
—O ciel clément! fit l'abbé Lancelot.
—Mon enfant, reprit le bon archevêque, donnez un libre cours à vos larmes... Dieu vous éprouve aujourd'hui, ainsi qu'il a éprouvé plusieurs de ses élus, par des malheurs véritablement inouïs... Pleurez, ma chère fille, ne vous contraignez pas!
—Pleurer! dit-elle... Bah! quelques gouttes d'eau feront-elles revivre ceux qui sont morts?... Ne craignez rien pour moi, Monseigneur... J'ai déjà eu des rêves aussi affreux que celui-ci!
Mais un cinquième aveugle, hors d'haleine, se précipita sous les cyprès, au milieu des chanteuses effarées. Il agitait au bout de son bras un large tison qui flambait dans une coquille de fer, à la façon des coureurs qui annoncent un incendie par la campagne; ses pieds nus saignaient, sa poitrine haletait; et se frappant le sein d'une main:
—Ils viennent! ils viennent!... Ah! miséricorde!... Nous sommes perdus, perdus, perdus!... Hélas! c'est fait de nous!... Ils viennent!
Tatiana s'avança d'un pas ferme jusqu'à la balustrade, d'où elle dominait le jardin:
—Que dis-tu, Pagolo?... Et qui donc vient?
—J'étais dans un fourré, poursuivit l'aveugle... J'entendais leurs chants de réprouvés, leurs cris pareils à ceux des démons!... Ils ont surpris Zaradese et l'ont livré aux flammes... Ils ont massacré les vieillards et emmènent en captivité les jeunes filles... Et maintenant, la nuée s'approche... Elle fond sur Giunta di Doli!
Des exclamations de terreur partirent du milieu des femmes rassemblées au jardin; les convives, dans le salon, s'étaient levés en désordre.
—Quels sont ceux, reprit Tatiana, qui osent ainsi se porter en armes sur les terres du grand-duc Fédor?
—Ourosch! Ourosch!... C'est ce chien de Sgombro, uni à ces Bosniens réprouvés, à ces Turcs plus damnés que les flammes de l'enfer même!... Ils comptent surprendre Sabioneira... Prends garde à toi, prends garde à toi, ma colombe!... Ils ne sont pas un, ni trois, ni cinq: ils sont peut-être cent, peut-être mille!
Des détonations assez proches éclatèrent à ce moment. Alors, une clameur lamentable s'éleva:
—Jésus! Jésus! nous périssons!
—Voici les démons!
—Nous sommes perdues!
—Silence! commanda Tatiana... Mes chers seigneurs, ne craignez rien, ajouta-t-elle en tournant la face vers les convives qui pâlissaient. Pas un cheveu ne tombera de la tête des hôtes du grand-duc Floris... Puisque mon père est mort et mon frère blessé, je leur succède pour commander... Qu'on arbore l'aigle russe au-dessus des portes! Qui osera violer notre palais?... Mais taisez-vous, femmes! taisez-vous donc! Vos maris ne sont-ils pas là pour vous défendre?... J'entends[Pg 338] leur foule autour du pavillon... Laissez-les entrer! Qu'on ouvre les portes!
Un flot de Morlachs, en tumulte, envahirent le jardin. Ils brandissaient des kandjars, des pistolets, élevaient en l'air de longs fusils, vociféraient des chants de guerre. La plupart étaient accourus de Zemenico, au bruit de la rapide incursion d'Ourosch, qu'avaient semé les fuyards de Zaradese; d'autres, en revenant du convoi funèbre, avaient été surpris par la nouvelle. Une vaste acclamation salua Tatiana quand elle parut à la balustrade:
—Amis, dit-elle, vous êtes impatients de combattre!
Et tous répondirent:
—Oui! oui!
—Quel chemin ont pris les gens d'Ourosch? demanda-t-elle.
Plusieurs voix crièrent:
—Celui de Stupa!
—Ils vont donc, poursuivit Tatiana, déboucher dans cette vallée et sous Giunta di Doli même, qu'ils tenteront d'emporter. Le Seigneur Dieu vous les met entre les mains!
—A mort! clamèrent-ils... A mort!
—Que vingt d'entre vous, dit Tatiana, se rendent au défilé de Zaglav; que vingt autres filent sans bruit, dans les gorges de Pasicina!... Les autres iront s'embusquer sous la chênaie de Giunta di Doli... Quand ceux d'Ourosch arriveront au fond de la vallée, alors, levez-vous tous et fondez sur eux!... Pris à revers, en tête, en flanc, vous ne pouvez manquer de les écraser!
Ils crièrent d'enthousiasme, faisant voler en l'air leurs toques rouges.
—Allez au combat, dit Tatiana, et songez pour qui vous combattez. Ce sont vos enfants que vous défendez;[Pg 339] ce sont vos femmes qui vous accueilleront en vainqueurs à votre retour; c'est votre Grand-Duc que vous sauverez! Ces bandits traînent avec eux des malheureuses qu'ils ont enlevées; vous les arracherez de leurs mains... Et si quelques-uns d'entre vous sont marqués par le sort pour succomber, que leurs âmes ne regrettent rien; ce n'est pas un malheur de mourir... Alerte, mes amis, et en avant! Pour vous renforcer le courage, Mgr l'archevêque de Raguse va vous donner sa sainte bénédiction.
—Oui, oui! dit Mgr Colloredo qui faisait bonne contenance, bien que les mains lui tremblassent un peu. Courage, mes enfants! Tout ira bien!
Et se plaçant à la balustrade, il étendit sa droite pastorale au-dessus des Morlachs agenouillés.
—Maintenant, retirez-vous promptement!... Silence! pas de cris! dit Tatiana. Vite! vite! à vos embuscades!
Ils se dispersèrent sans bruit, tandis que deux ou trois valets refermaient les grilles derrière eux. Les femmes morlaques se taisaient; des paons piaulaient, au loin, dans les bois: une sorte de calme lugubre avait succédé au tumulte qui remplissait, tout à l'heure, le pavillon.
—Mais pourquoi n'être pas parti? s'écria le comte Popoff, comme du fond de ses réflexions; et sa grosse mine jaune exprimait l'inquiétude et la peur.
—Partir quand on combat pour nous! dit Tatiana. Abandonner nos défenseurs, sans même connaître leur sort!... Non, non, je reste!... Allons, ne craignez rien pour moi, mon cher hôte... Je me fie en nos braves Morlachs. Nous sommes en sûreté à Giunta di Doli, autant que dans une forteresse... Daria, Daria, es-tu là?... Je verrai aujourd'hui avec tes yeux, mon enfant... Postées toutes deux sur ce balcon, tu me diras, moment par moment, les vicissitudes du combat.
—Votre Grâce ne commettra pas une telle imprudence! repartit Mgr Colloredo. Il suffirait d'une balle égarée... Soyez raisonnable, ma chère fille!
Tatiana secoua la tête, lentement:
—Pourquoi? dit-elle... Qu'ai-je à craindre? Pensez-vous donc que je tienne à la vie, Monseigneur?... Daria, ouvre cette fenêtre!
Elle s'avança jusqu'au bord du large et massif balcon de pierre, bâti en saillie sur l'abîme, et qui portait à ses deux coins des lions de bronze noir, debout, tenant des écus d'armoiries. Quelques corbeaux, en croassant, partirent du fond de la vallée, comme alarmés de voir une créature humaine apparaître dans cette solitude, et, çà et là, ils se perchèrent sur les arbres.
—Maîtresse, dit Daria d'une voix basse, les nôtres ont quitté à temps... Voici les Turcs!
Sur la crête d'une des collines, plusieurs hommes à longs fusils, surgirent entre les rocs. Ils fouillaient de leurs regards inquiets la profonde vallée déserte, toute pleine d'embuscades; et d'autres, survenant derrière eux par l'âpre sentier, appelaient, avec de grands gestes, leurs compagnons qui montaient encore. Alors, le soleil, au milieu du ciel, perdit ses rayons tout à coup; d'épaisses nuées le cachèrent, laissant tomber une lumière sombre et morne. Des traînées de sable se levèrent dans la vallée, en tourbillonnant; les genévriers se tordirent; la Jagodna roula plus écumeuse, sous le pont gris et solitaire, et les rochers, les bruyères, le torrent prirent soudain un aspect si tragique, que les hommes d'Ourosch frissonnèrent, saisis d'une terreur superstitieuse. Ils se baisaient le pouce gauche, pour détourner ces présages funèbres, ou bien touchaient sur leur poitrine les amulettes qu'ils y portaient.
—Que font-ils? demanda Tatiana.
—Ils se sont arrêtés, maîtresse, reprit tout bas la[Pg 341] sœur de Ianoula; et son œil de faucon attaché sur eux distinguait jusqu'à leurs moindres gestes... Ils se considèrent, la bouche béante, comme s'ils attendaient un mot les uns des autres, et pourtant, pas un ne parle...
—Et les nôtres? dit la princesse.
—J'en vois deux ou trois cachés sous les arbres, ou collés contre les roches... On les prendrait pour des statues... Les feuilles, maintenant, ne bougent plus; les corbeaux se tiennent immobiles... Ah! ceux d'Ourosch s'ébranlent enfin... Ils se mettent en marche, maîtresse...
La troupe, en effet, descendait lentement le long du sentier rocailleux. Elle comptait une centaine d'hommes, pillards bosniens, habillés de caftans déchirés, Monténégrins, gens de Sgombro, Krivosciens en sayons de poils, et qui faisaient sonner dans leurs mains de longs fusils tout cerclés d'argent. Le vieil Ourosch avait voulu profiter de ce jour des funérailles, pour tenter une pointe contre le palais, désert et sans défenseurs. Mais ses auxiliaires turcs, en dépit de l'espoir du pillage, l'avaient rejoint avec tant de lenteur; l'incendie de Zaradese, par surcroît, l'avait si longtemps retenu, qu'au lieu de surprendre Sabioneira vers onze heures, comme il l'avait calculé, il s'en trouvait, en plein après-midi, encore éloigné d'une lieue.
—Je vois les nôtres, chuchota Daria... Ils font le signe de la croix... Ah! les voici qui lèvent leurs fusils!
Une effroyable détonation, que les échos des rocs et des bois répercutèrent en tonnerre, passa dans l'air, comme un ouragan. Au même instant, ceux de Zemenico s'élancèrent en jetant des cris, et fondirent sur les Bosniens.
—Que vois-tu? dit Tatiana.
—Ils se battent au fond de la vallée, répondit la petite Morlaque. Ainsi que dans les forêts, maîtresse,[Pg 342] il y a un frémissement, un tourbillon, et tout bouge. Les fumées planent sur les fusils... Ah! ah! Aôi! aôi! Courage!... Écrasez-les, massacrez-les, ces meurtriers de Ianoula!... Ah! leur vue me dévore la moelle dans les os.
Ses yeux étincelaient; ses dents blanches luisaient, entre ses lèvres à demi ouvertes; elle tremblait de tout son corps. Soudain, elle s'écria avec un rire violent:
—Entends-tu bourdonner les balles?... Ha, ha, ha! on dirait des mouches, par un jour d'été... Tout disparaît dans la poussière que soulèvent les guerriers... On n'aperçoit que bras levés, fumée, kandjars, lueurs rouges... Bien! le sang abattra la poussière... Oh! oh! Aôi! aôi! courage! Je distingue les nôtres, maintenant. Ils volent comme des faucons, dans la bataille... L'ardeur du combat redouble, maîtresse... Tu croirais voir bouillonner la flamme, quand on y verse l'eau-de-vie... Les kandjars brillent, les fusils crient, les balles s'enfoncent dans la terre, en sifflant. Oh! oh! malheur!... Aôi! aôi! malheur! Ceux de Zemenico reculent... Ah! chiens! fils de pourceaux! lâches! lâches!... Que le feu maudit vous dévore!
Mais des clameurs furieuses éclatèrent, et plus sauvages que des loups, de nouveaux combattants, débouchant du défilé de Pasicina, coururent sur les Bosniens pris en flanc, et en firent un grand carnage.
—Quels sont ces cris? dit Tatiana.
La farouche enfant battit des mains:
—Ho! ho! ho! qu'on en tue, maîtresse! Nos Morlachs brillent, tout dorés de sang... Les vaillants, la tête arrachée, se tiennent encore debout, serrant leur kandjar... Il gît sur la terre des jambes et des bras... Écoute! la mêlée redouble. Tu dirais deux serpents enlacés... Aôi! aôi! On les pousse, on les presse, aux abords de la Jagodna... Les corps tombent du haut du pont, comme, en automne, les mûres des[Pg 343] haies... Ah! ah! Aôi!... Bien malgré eux, ils boivent de l'eau en abondance... Les Turcs reculent... Aôi! aôi!... Ils fondent, ils se racornissent, comme le cuir placé devant le feu... Entends-tu? Ils sonnent de leurs conques... Chiens mécréants, nous vous rassasierons de balles!... Ah!... Ils fuient, ils tournent le dos!... On voit les uns jeter leurs cartouches, les autres détourner la tête, en courant... On dirait un troupeau de porcs qui se sauvent... Aôi! aôi! voici encore des Morlachs! Ils se précipitent d'un défilé... Victoire, maîtresse!... Les nôtres ont vaincu!
Alors, tandis que des clameurs nouvelles annonçaient l'irruption de ceux de Zaglav parmi les Bosniens en déroute, Tatiana rentra dans la salle. Plusieurs valets s'y étaient rassemblés, au milieu du trouble de ce moment, et se tenaient au fond, par petits groupes, laissant un large espace vide, où se promenait le comte Popoff. L'activité, l'air turbulent du chambellan, ses fréquents changements de posture, quand il s'arrêtait à la vitre, les mots rares et brefs qu'il adressait à l'archevêque, formaient un contraste frappant avec la mine douce et paisible de Mgr Colloredo, assis dans un fauteuil, les mains croisées. Il se leva en apercevant l'aveugle, et le comte s'arrêta dans sa marche.
—Dieu soit loué! dit Tatiana, tout péril est écarté... Monseigneur, ne m'accusez pas de trop d'audace, si j'ai commandé à ces hommes... Mais il fallait avant tout, préserver les hôtes du grand-duc Floris.
—Ma chère fille, dit l'archevêque, nous admirons votre âme vaillante...
—Où mon frère a-t-il été porté? demanda-t-elle.
Le petit messer Jacinto s'avança, hors d'un groupe de valets:
—M. Manès a fait transporter Son Altesse dans la chapelle.
—Conduisez-moi auprès de lui... Daignerez-vous[Pg 344] m'accompagner, Monseigneur? poursuivit Tatiana, en se tournant vers l'archevêque... J'aurai peut-être besoin de votre saint ministère.
—Certainement, ma chère fille, répondit Mgr Colloredo.
Jacinto ouvrit une porte; et conduite par Daria, la princesse descendit l'escalier, suivie de l'archevêque, du comte Popoff et de la poignée de serviteurs qui se trouvaient là. Un peu de sang était monté aux joues pâles de l'aveugle; elle s'avançait d'un pas ferme, droite, la tête renversée, et sa robe étincelante bruissait derrière elle.
—C'est étrange, dit tout bas Popoff à Mgr Colloredo... Loin d'être accablée par tant de malheurs, comme M. Manès le craignait, Sa Grâce ne paraît pas même en ressentir l'ordinaire pitié féminine.
—La princesse a un esprit viril, répliqua l'archevêque, ou plutôt, pour dire le mot, une âme véritablement chrétienne...
Ils étaient arrivés à l'entrée de la resserre des palmiers, qu'on appelait quelquefois aussi la Chapelle. Accommodée en oratoire, pendant un séjour de plusieurs semaines que Maria-Pia avait fait jadis à Giunta di Doli, elle était surmontée d'une croix; et deux ou trois pièces de damas rouge, poudreuses et mangées des vers, pendaient encore sur les murailles. Vis-à-vis de l'autel délabré, un grand Calvaire peint par Giano occupait la paroi du fond. Les dalles disjointes branlaient, des vitres manquaient aux hautes verrières; on découvrait derrière l'autel, un monceau de bûches empilées et de fagots de genévrier. C'était là que pendant le combat s'étaient réfugiées les femmes morlaques, comme sous la protection des pieux symboles qui décoraient ces murs. Elles s'écartèrent silencieusement, à l'entrée de Tatiana, en même temps que M. Manès s'avançait au-devant de la princesse.
—Il vit! il vit! s'écria le savant... Que Votre Grâce se rassure!... Le fer a glissé sur une côte.
L'aveugle avait tressailli. Son beau visage parut soudain s'amincir, devenir encore plus transparent, et, parlant comme dans un songe:
—Tout est donc vrai? murmura-t-elle. Je ne savais plus si j'avais rêvé, ou si ces choses étaient réelles... Floris... ma sœur... Quoi! mon père aussi?
Il y eut un pesant silence.
—Et je n'étais pas auprès de lui... Isabelle... Isabelle morte!... Et son enfant? Oh! je devine... Elle est morte en le mettant au monde... Quoi! tous les deux? Et mon père aussi!... Ah! un seul jour a donc suffi à dépeupler Sabioneira!
—Prenez patience, madame, dit Manès. Que la pensée de vos deux frères encore vivants vous soutienne!
—Mes deux frères, dit-elle... mes deux frères!... Giano n'était-il pas mon frère aussi, à ce qu'on prétend?... Mort! mon père mort! Isabelle morte!... L'enfant mort aussi, n'est-ce pas? Avez-vous dit qu'il était mort?... La mort, la mort, la mort, toujours la mort! Je n'entends plus que ce mot-là à mes oreilles... Floris aussi est mort peut-être, ou bien il expire en ce moment... Ah! qui donc est encore vivant dans le monde, si tous ceux-là ne sont plus?
—Que Votre Grâce ait confiance... Monseigneur vivra! répondit Manès.
Elle fit un soupir long et doux, puis, d'une voix très basse:
—Manès, ne me trompez-vous pas, comme vous m'avez déjà trompée, pour mon père et ma sœur Isabelle?
—Il vivra, répéta le savant, je vous le jure... Je compte même, dès ce soir, le faire transporter au palais...
—Si Floris vit, dit-elle, alors, tout peut encore refleurir... Monsieur Manès, menez-moi vers mon frère.
—Monseigneur n'a pas encore repris connaissance, répliqua Manès.
—N'importe! Il faut que je me hâte.
Devant l'autel, sur un matelas, Floris était étendu, immobile. Un bassin d'argent, plein d'une eau sanglante, des éponges, des couteaux, des linges, se voyaient épars autour de lui. Ses paupières étaient fermées; un souffle haletant lui secouait la poitrine; l'air frais qui se croisait par les verrières, au-dessus de son front, agitait, par moments, une boucle de ses cheveux. Tatiana, en s'agenouillant, lui prit la main et la baisa; puis, se relevant:
—Il était mon aîné, dit-elle... Et maintenant, je vous rejoins, chères ombres de mes morts aimés! Les vivants avaient pu s'y méprendre, mais vous, vous connaissiez mon âme... O Monseigneur, poursuivit la princesse, en se tournant vers l'archevêque, j'entendais murmurer autour de moi que j'avais un esprit viril... Hélas! je ne suis qu'une femme... Mon courage vous a trompés... Je continuais de parler, de marcher, de donner des ordres, mais j'étais déjà morte, frappée au cœur!
Un frisson la saisit: ses bras s'ouvrirent, sa tête s'inclina sur sa poitrine. M. Manès s'était précipité, en même temps que ser Pistolese.
—Asseyez-moi... Bien! merci! dit-elle... Mes pieds ne me soutiennent plus... Et vous, femmes, à quoi bon gémir?... Je sors sans douleur de cette vie: volontiers, je donne mon âme pour ceux que j'aime... Ainsi, ne pleurez pas, ne vous lamentez pas, à cause de moi... Mais chantez plutôt sur ma destinée, des chants glorieux, que vous apprendrez à vos filles... Et, quand un étranger, en votre présence, parlera de la grande-duchesse Tatiana, racontez qu'elle a pratiqué, durant sa vie, toutes les choses honnêtes qui appartiennent[Pg 347] à son sexe, et qu'elle est morte sans frayeur, après avoir vaincu et repoussé vos ennemis de ses domaines!
Sa voix, de plus en plus faible, s'arrêtait presque à chaque mot. Elle reprit, avec un pâle sourire:
—On m'a crue insensible, peut-être... Pauvre Isabelle!... Mon cher père!... Vous teniez à mon cœur par des liens si forts qu'en se rompant ils l'ont brisé... Oh! j'étouffe, mon bon Vassili... Mais non! la mort n'est pas un mal... Sois la bienvenue, froide glace, que je sens entourer ma poitrine, et qu'aucune ardeur ne pourra plus fondre!... Sois la bienvenue, nuit épaisse, qui viens t'ajouter aux ténèbres sous lesquelles j'ai vécu... Cependant, attendez! Les portes du Ciel sont plus basses que les voûtes des palais princiers: c'est à genoux qu'il convient d'y entrer... Je dirai mes fautes, Monseigneur, à votre oreille paternelle, afin que vous daigniez me les remettre... Pendant ce temps, je vous en prie, monsieur Manès, commandez à ces femmes de chanter le chant funèbre qu'elles avaient composé pour la mort de la Grande-Duchesse, ma mère... Cet air mélancolique adoucira mes derniers instants... A demi-voix... à demi-voix! Il faut à l'homme, comme à l'enfant, une mélodie pour qu'il s'endorme...
—A demi-voix, répéta Manès. Doucement, femmes, doucement!
Et les femmes entonnèrent un chant:
Les voix allaient en s'éteignant. Un nuage, dans le ciel brumeux, couvrit de nouveau le soleil. Puis, un profond silence régna.
—La Grande-Duchesse est morte! dit Manès.
Alors, une rumeur lointaine s'éleva, perçant les murailles. On entendit des voix, des clameurs, des coups de fusil qui se rapprochaient, tout un joyeux tumulte aux abords du pavillon. C'étaient les vainqueurs qui s'en revenaient, ivres de fureur et de carnage.
—Victoire! victoire! crièrent-ils... Vive la Grande-Duchesse!
Une tête, celle d'Ourosch, lancée par un bras vigoureux, passa par-dessus la colonnade, et vint rouler dans le jardin, devant le seuil même de la chapelle.
Tout n'est rien.
Proverbe espagnol.
La consternation et l'horreur de ces catastrophes redoublées furent profondes en Dalmatie. Elles ne laissèrent pas, quoique sourdement, de retentir jusqu'en Russie même: et la disparition de Floris, peu de jours après ces événements, porta au comble l'agitation et les rumeurs populaires. En effet, sitôt que le Grand-Duc était sorti de son anéantissement, il avait voulu, à tout prix, quitter ce funeste Sabioneira. M. Manès l'emmena au Tyrol, où le maître et le serviteur passèrent l'hiver obscurément, tantôt dans un village, tantôt dans un autre.
Vers le commencement du printemps, Floris partit seul pour la Hongrie. Puis, on le vit, tour à tour, dans la plupart des grandes villes de l'Europe: Londres, Édimbourg, Lisbonne, Madrid, Naples, Rome, Vienne, Berlin. Il paraissait ne pouvoir vivre que hors de lui-même, pour ainsi dire, dans le mouvement et le torrent des voyages, ou dans le bruit de la débauche, qui l'arrachait[Pg 352] à son inquiétude, à force de tumulte et d'excès. Il joua, gagna, reperdit, et toujours le plus gros jeu; il eut des maîtresses, des duels, une vie effrénée d'aventures. Puis, soudain, il quitta l'Europe.
Les paris s'ouvrirent au Carlton-Club, où il venait de gagner cent mille livres, si «ce nouveau caprice de vagabond» passerait ou ne passerait pas le jour du derby: en d'autres termes, si le Grand-Duc serait, dès le mois de mai, de retour à Londres. Mais deux semaines après son départ, les journaux de New-York annoncèrent, à l'extrême surprise de tous, le mariage du grand-duc Floris avec la sœur de sa première femme, la princesse Josine de Bourbon et Bragance. La bénédiction nuptiale leur avait été donnée sans éclat, et en quelque sorte à la dérobée, dans une chapelle irlandaise de Brooklyn.
Au reste, les nouveaux époux, loin de revenir en Europe, parurent disposés, au contraire, à s'enfoncer de plus en plus dans les terres et les mers immenses qui s'ouvraient devant eux, à l'occident. On mettait en vente, à San-Francisco, avec grand tapage américain, un yacht de plaisance à vapeur destiné par le riche farmer qui l'avait fait construire, pour un voyage autour du monde. Floris l'acheta, en changea les emménagements intérieurs, qu'il ajusta, boisa, dora, avec force meubles magnifiques. On y pratiqua même, pour M. Manès, qui accompagnait le Grand-Duc, un laboratoire de chimie; et le Black-Swan, ainsi rebaptisé, ne tarda pas à prendre la mer, emportant les trois voyageurs. Il fut signalé çà et là dans les mers de l'Océanie, aux îles Hawaï, à Taïti, à Sydney et dans d'autres ports de l'Australie, à Batavia, à Manille, puis à Hong-kong, sur la côte de Chine. Agathe de Putbus, maintenant mariée, reçut de Pékin, par la légation, une longue lettre où Josine racontait en gros son voyage: les îles tristes, couvertes au flux par la mer et plantées de cocotiers,[Pg 353] les tempêtes, l'air puant de soufre, les parfums inconnus dans les bois, les chauves-souris monstrueuses, les sultans, les chars de triomphe, les danseuses mitrées d'or, les pros dorés à cent rameurs, les villes qui, au temps des pluies, ont l'air bâties dans de vastes lacs; puis, les Chinois avec leur visage couleur de cendre, leurs fleuves populeux comme des rues, et la saleté de Pékin. Bientôt, on sut que le Grand-Duc se trouvait à Yokohama, d'où il parcourut tout le Japon; après quoi, débarqué à Calcutta, il y fut reçu et traité à merveille par le vice-roi. Mais rien ne fut pareil aux fêtes que donnèrent en son honneur les rajahs de Djeypour, d'Oudeypour, de Baroda, de Gwalior, avec des nautchs de bayadères, des bouffons, des rhinocéros, des cortèges d'éléphants peints et dorés, des lâchers de pigeons ramiers par volées de quarante mille, des combats de buffles et de sangliers, des batailles de poudre rouge dans les rues pendant les six semaines du holi, qui est le carnaval indien, des festins au milieu des bois, des chasses aux flambeaux, des feux d'artifice, des milliers de flotteurs de naphte qu'on lançait, la nuit, sur le fleuve. Ensuite, remontant au nord, Floris avec la Grande-Duchesse séjournèrent dans le royaume du maharana Pertap-Singh, ancien ami du grand-duc Fédor. Ils s'y préparaient, disait-on, à un voyage d'exploration dans le Ladak et le Tibet. Leurs lettres devinrent plus rares; une année encore passa. On les oubliait peu à peu; l'obscurité se fit sur eux.
Le renversement de la mousson, au printemps de 1880, fut accompagné dans la mer Rouge d'ouragans si furieux, que les plus vieux pilotes des ports n'avaient pas souvenir d'une pareille violence. Les désordres et les naufrages furent infinis sur les côtes. C'est le temps où les hadjis de la Mecque débarquent à Djeddah pour leur pèlerinage: de tous les pays musulmans, il en arrive[Pg 354] par milliers, sur des vaisseaux anglais, indiens et arabes. L'atterrage de ce port est dangereux. Le gouverneur turc, chaque nuit, faisait allumer de grands feux.
Une après-midi, vers cinq heures, M. Cadwalader A. Cripps, consul des États-Unis à Djeddah, se baignait, non loin de la ville, sur une plage déserte, quand il vit s'avancer au bord de la mer, un homme coiffé du tarbouch et vêtu de la stambouline. Le survenant, en faisant de grands gestes et interpellant l'Américain, qui se hâta vers le rivage, l'avertit que Son Excellence le caïmacan le priait de se rendre sans retard à la maison d'Ahmed Gha'lid. Il s'y trouvait des naufragés d'Europe qu'un boutre arabe avait recueillis, et le consul était mandé, comme témoin officiel, pour entendre leurs dépositions.
—Ah! tiens! c'est vous, Sidi-Nazarian, dit M. Cripps, qui reconnut le secrétaire-interprète du gouverneur. Bien! bien! je suis à vous, effendi... Des naufragés... hem! grommela-t-il, tandis que son nègre l'enveloppait dans une sorte de longue robe de coton blanc, fort sale, et ornée à l'entour des poches d'agréments en chenille rouge... De pauvres diables manquant de tout, et pour lesquels il faudra, je parie, ouvrir encore quelque souscription!... Pourquoi est-on venu me déranger, ajouta l'Américain d'un ton d'humeur, au lieu de requérir mon collègue de la «vieille chère Marâtre», ou bien l'autre, le petit Français?
Sidi-Nazarian tourna lentement vers M. Cripps son visage noyé de graisse:
—Vous savez bien, répondit-il, que les consuls d'Angleterre et de France sont partis hier pour Kondofah, en compagnie de Son Excellence Kiamil-Pacha, notre gouverneur, et des membres de la commission sanitaire internationale. C'est ce qui fait que le caïmacan est gouverneur par intérim.
M. Cripps haussa les épaules:
—Des naufrages! murmura-t-il... Ha, ha! quelle pitié! des naufrages!... Si ce pays était américain, il faudrait bien que ça changeât; il faudrait que le vent et la tempête apprissent à ronger leur frein! Je puis vous l'affirmer, monsieur. Il n'y a pas, sur la surface du globe, un tigre de ménagerie aussi fouaillé, aussi dompté, aussi muselé que le seraient les vagues de cette mer, si elle devenait américaine!... Mais que peut-on attendre de contrées qu'on voit encore s'abandonner à toutes les pratiques dégradantes de la superstition et du despotisme, et où les vêtements du peuple sont du caractère le plus excentrique!... Quelle est la nationalité de ces naufragés, effendi?
L'Arménien venait de s'asseoir sur une des roches de corail dont le sable était jonché; et, les paupières à demi closes, il avait l'air de sommeiller, à l'ombre d'un large parasol arabe, doublé de natte, et rabattu obliquement sur ses trois pieds, que l'on avait disposé là, pour le rhabillage de M. Cripps. Celui-ci répéta sa question.
—Ce sont des Russes, dit enfin Nazarian.
—Des Russes! s'écria le consul, d'une voix si retentissante que le gros Arménien en tressaillit. Des Russes!... Ha, ha, ha, ha!... des Russes!... J'étais sûr que c'étaient des Russes... Je vous le disais bien, monsieur! Il y a des institutions avec lesquelles les naufrages et tous ces accidents du vieux monde sont forcément incompatibles; mais des hommes élevés, au contraire, parmi un état social qui constitue pour eux une insulte, dès leur naissance, doivent, en effet, faire naufrage... Qu'est-ce qu'un Russe? continua M. Cripps, d'une voix sombre et solennelle... Un esclave! Rien qu'un esclave! Je ne puis le nommer autrement. Et votre Tsar, monsieur, qu'est-il, sinon une insulte perpétuelle aux sentiments et à la dignité de l'homme? Le trésor le plus précieux, le drapeau, le palladium, l'arche d'alliance du[Pg 356] genre humain, c'est l'Égalité!... Allons, chien de teigneux, prendrez-vous garde! dit M. Cripps, se tournant furieux vers le nègre qui lui peignait ses cheveux noirs et plats... Si donc votre monarque, monsieur, se refuse à considérer comme son égal l'homme utile qui nettoie les boues et les immondices de sa capitale, il porte atteinte, par cela même, au trésor commun de l'Humanité; il insulte grossièrement à un principe rationnel!... Sont-ils nombreux? L'équipage tout entier a-t-il pu se tirer du liquide? reprit le consul, en se levant.
—Quel équipage? fit Nazarian.
—Eh bien, les naufragés, Dieu me damne!... Je vous demande s'ils sont nombreux.
—Nombreux? répéta l'Arménien. Non! presque tous ont péri dans le naufrage. Trois seulement se sont sauvés.
—De pauvres diables, naturellement! dit M. Cripps, en souriant et hochant la tête d'un air hautain, comme assuré qu'il ne pouvait se trouver que de ces gens-là parmi des Russes.
—La faim et le malheur brisent l'homme, répondit Nazarian sentencieusement. Tels qu'ils étaient quand on les a portés à la maison d'Ahmed Gha'lid, personne n'eût pu distinguer entre le sultan et l'esclave, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur... Toutefois, l'un de ces naufragés, s'il faut en croire son compagnon, serait un grand, le frère ou le cousin du tsar de Russie.
—Le frère ou le cousin du Tsar! exclama M. Cripps, qui donna les marques de la plus vive agitation. Comment pouvez-vous bien me prévenir si tard, effendi!... Mammo! Mammo! mon habit! cria-t-il. Voilà! je suis prêt dans l'instant... Le frère ou le cousin du Tsar!... C'est inconcevable, effendi! Votre conduite est inconcevable!... Pas un seul mot pour m'avertir!... En[Pg 357] vérité, on se croirait ici tombé sur une autre planète, soumis à d'autres conditions primordiales de la vie... Au moins, lui a-t-on dit mon nom? Sait-il que dans cette contrée barbare il y a un Américain, un représentant des États-Unis, de la libre nation qui marche à la tête de toutes les autres? Et M. Cripps, dans son enthousiasme, cingla de son jonc, amicalement, les jambes noires de Mammo... Le frère ou le cousin du Tsar!... Allons, vite, en route, en route, effendi!
Tous deux rentrèrent dans Djeddah, par la porte de la Grand'Mère, et en suivant des rues bruyantes et tortueuses, ils dépassèrent le Bazar. Des cages de bois treillissé sortaient des murs; çà et là, on apercevait, sous l'arcade sombre des boutiques, un potier ou quelque brodeur, travaillant les jambes croisées; des portefaix, des âniers se heurtaient; souvent, il fallait se ranger devant une file de dromadaires, qui portaient le long de leurs flancs, en équilibre, des jarres d'eau ou des couffes de fruits. Puis, ils laissèrent à droite une mosquée, d'où s'élevait un minaret. Des pèlerins, arrivés le matin, campaient sur la place, en désordre: femmes voilées, hadjis vêtus de blanc, vendeurs agitant des sonnettes, négresses s'avançant courbées sous de grandes cornes remplies de boisson, ou sous des meules à écraser le blé. Les habitations devinrent plus rares; ensuite, le terrain s'élargit, et au fond d'une sorte d'esplanade, l'Arménien et son compagnon aperçurent un bâtiment blanc, à étroites fissures grillées. C'était le palais d'Ahmed Gha'lid.
Ils passèrent un long portail, gardé par quelques capidgis, dont le logis donnait sous la voûte. Trois ou quatre coureurs promenaient, dans une vaste cour sablonneuse, les chevaux superbement harnachés qui avaient apporté le caïmacan et sa suite; des soldats déguenillés fumaient ou dormaient, au pied des murs; et un petit esclave noir paraissait guetter les arrivants,[Pg 358] du haut d'un escalier de bois précédant une porte basse que surmontait une inscription en gros caractères arabes, bleus et verts. Faisant un signe à l'Arménien, l'enfant se mit à marcher devant lui, le long d'un couloir obscur. Il écarta une tapisserie, et le secrétaire-interprète pénétra, suivi de son compagnon, dans la salle d'audience, voûtée et blanchie à la chaux.
—Ma révérence à la noble assemblée, dit Sidi-Nazarian. Paix à tous!
Puis, s'inclinant devant un homme maigre, en uniforme plastronné d'or, qui, assis au coin d'un sofa, donnait tout bas des ordres à un esclave:
—Monseigneur, voici M. Cripps, le consul des États-Unis.
—Qu'il soit le bienvenu! répondit le caïmacan. On n'attendait que lui... Qu'il prenne place!... Toi, réis, viens en face de nous... Veuillez prendre place, seigneur, dit-il en anglais au consul.
M. Cripps, avant de s'asseoir, promena les yeux autour de lui. Sous une coupole éclairée par une sorte d'œil-de-bœuf à vitre verdâtre et épaisse, plusieurs hommes se tenaient accroupis, roulant entre leurs doigts les grains de chapelets en corail noir. L'Américain reconnut le cadi, trois seyds et cheiks vénérables, et le capitaine du port, habillé de laine fauve. Derrière le caïmacan, un personnage immobile, debout dans une longue robe jaune, et qui était, comme Nazarian le chuchota rapidement à M. Cripps, le favori du chérif de la Mecque et le chef de ses eunuques noirs, se renversait la tête pour mieux voir, en s'adossant contre la muraille. Ses petits yeux disparaissaient sous les replis de ses paupières; de lourds anneaux tiraient ses oreilles que cachait à demi un turban à longues bandelettes d'or; et vaguement, la face en l'air, il souriait. Dans un coin, le kâteb-greffier disposait devant lui son calam et son écritoire de plomb.
—Approche, réis, approche! répéta le caïmacan. Tu sais pourquoi nous t'avons fait venir... Parle, raconte en présence de tous comment le salut est par toi arrivé à ces naufragés, car ce n'est pas la volonté de l'homme qui s'accomplit, mais celle de Dieu.
On entendit quelques chuchotements parmi les matelots arabes, dont les turbans et les haycks déchirés emplissaient le fond de la salle; et le vieux réis, à pas lents, s'avança vis-à-vis du caïmacan. Sa barbe, en plusieurs touffes blanches, lui descendait à la ceinture; les éraflures de la tempête avaient laissé sur ses jambes nues des traces livides ou saignantes; et portant la main à son cœur, après s'être courbé jusqu'à terre:
—Que je te serve de rançon, seigneur caïmacan! dit-il. Puisse toujours le bonheur t'accompagner!... Nous étions partis de Kosséir, chargés de blé pour la Cité sainte (Dieu la garde et la protège!), quand la tempête nous assaillit. La pluie tombait comme si on l'avait jetée au travers d'un crible; la rafale soufflait, à la fois, de tous les points de l'horizon, et notre barque allait et venait, désemparée, faisant sur les bancs de corail, que sa quille raclait en passant, le même bruit qu'une lime sur du fer. Comme nous n'attendions plus que la mort, nous aperçûmes, à notre gauche, une sorte de radeau de poutres, qui s'approcha, bord à bord, contre nous. La violence des vagues tantôt nous plongeait jusqu'aux abîmes, tantôt nous élevait jusqu'aux nues; mais ce radeau, comme doué d'une âme, nous suivait. Alors, je dis: Béni soit Dieu, l'admirable créateur! Quelquefois il sauve deux faiblesses, là où le seul puissant aurait péri... Et je lançai une amarre aux naufragés, en invoquant l'Intercesseur des peuples, Mohammed, l'imâm des apôtres... Ainsi nous passâmes toute la nuit, dans un brouillard épais, sur une poix liquide. Le vent ayant molli à l'aube et le ciel s'étant éclairci, nous vîmes le radeau qui nageait derrière nous,[Pg 360] et le halant à notre bord, nous recueillîmes ceux qu'il portait. Mais il ne s'y trouvait que deux hommes et une femme, inanimés, les nerfs et les muscles rompus, tellement décharnés que leur poitrine ressemblait aux bâtons d'une échelle, enfin pareils en tout à des cadavres. Après les avoir secourus aussi bien qu'il nous était possible, nous reprîmes la route de Djeddah, dont l'aspect béni nous remplit de joie, à l'heure de la prière el dohor, quand le soleil plane à son zénith. L'émir-bahar, étant monté sur notre boutre, alla aussitôt te prévenir... Le reste, tu le sais comme nous.
L'un des cheiks éleva la voix:
—Bien, réis, tu as parlé sagement. Dans le Kitâb-Sifât el a'qla, il est écrit: L'intelligence est pour chaque homme ce que la lumière est pour chaque étoile. C'est par leur éclat lumineux que les astres se révèlent à nous: de même, c'est par leurs discours que les hommes intelligents manifestent leur intelligence.
—C'est bien, réis! dit le caïmacan... Non, ne t'éloigne pas encore. Le kâteb te présentera, tout à l'heure, ta déposition à signer... Qu'on aille chercher maintenant celui des naufragés qui est en état de répondre.
Deux des esclaves noirs qui se tenaient debout près de la porte, sortirent précipitamment, tandis que résonnait au loin le coup de canon annonçant la fin du jeûne des pèlerins, avec le coucher du soleil. De grandes ombres s'épaississaient sur les murailles, où pendaient, alourdis par des rouleaux de bois de cèdre, quatre de ces coloriages représentant le puits Zem-Zem, la Makâm hàsaret Ibrahîm, le tombeau de Mahomet et celui d'Omar, qui se vendent aux hadjis, dans les deux villes saintes.
Mais le rideau de toile peinte s'écarta, et plusieurs serviteurs entrèrent, élevant au bout de leurs bras des lampes de fer à quatre becs, qu'ils posèrent sur le tapis. Derrière eux, s'avançait un vieillard, maigre, livide,[Pg 361] défiguré, dont un homme en caftan bleu de ciel et coiffé d'un large turban soutenait les pas appesantis. Son teint noirci, ses joues creuses, sa longue barbe hérissée, excitèrent, quand il parut, un sourd murmure de compassion. Il arriva jusqu'au fauteuil qui lui avait été préparé et, défaillant, s'y laissa tomber, tandis que le médecin, vivement, lui présentait sous les narines une petite pomme de senteur.
—Mais, hakim, pourra-t-il parler? dit en arabe le caïmacan.
—Ne craignez rien pour lui, seigneur! répondit l'homme vêtu de bleu. Que je devienne la rançon d'un juif, s'il ne recouvre incessamment ses esprits!... Voyez! la vie en lui, ainsi que de l'eau agitée, a déjà repris son niveau. Il est robuste et courageux: avant que la nouvelle lune ait terminé le mois où nous sommes, il pourra croire qu'il a enduré ces souffrances dans un autre corps, tant la vigueur lui sera revenue!
—As-tu aussi bon espoir pour les deux autres? demanda le caïmacan à demi-voix.
—A qui Dieu n'aide pas, repartit le médecin, c'est vainement que le monde lui aide... Toutefois, j'ose me promettre que le compagnon du vieillard, celui que l'on dit un grand de Russie, pourra, par la miséricorde du Seigneur, retirer son pied de la mort. Mais la jeune princesse,—à moins que le Très-Haut ne la secoure, s'il lui plaît,—a mangé sa part de ce bas monde. Son corps est en effet tellement chétif, maigre et décharné, que si tu mettais des brins de coton dans les ouvertures de ses oreilles, ils sortiraient par les ouvertures du nez... Mais voyez, seigneur, le hakim franc, car c'est un hakim comme moi, n'attend que votre bon plaisir. Vous pouvez l'interroger.
Alors, tirant de sa poitrine de massives lunettes d'argent, le vieillard s'assit sur un tapis, à côté de l'émir-bahar; puis il y eut un très long silence. Un petit[Pg 362] esclave venait d'entrer, portant une bougie de cire, qu'il remit au caïmacan: et, en la tenant d'une main, Edhem-Aga approchait de ses yeux quelques papiers où il lisait; après quoi, les rendant au kâteb, et haussant quelque peu la voix:
—Maître, reprit le caïmacan, qui se tourna vers le naufragé, bien que je croie à tes paroles et que je n'aie de toi nulle défiance, pourtant, tu connais le dicton: L'homme prudent lit la missive à rebours; ou bien encore: Comment les hommes pourront-ils savoir qui est dans la robe? C'est pourquoi veuille répéter, en présence de cette noble assemblée, ce que tu m'as raconté à moi seul. Dis-nous ton peuple, ton pays natal, et comment se nommait ton père. Dis-nous aussi quels sont les compagnons avec lesquels on t'a sauvé...
Le vieillard répondit, d'une voix faible:
—Je suis, Monseigneur, un sujet du Tsar; mon nom est Vassili Manès. Ceux que l'on a sauvés avec moi ne sont autres, sachez-le tous, que le grand-duc Floris de Russie, le cousin germain d'Alexandre II, et sa femme, la grande-duchesse Josine.
L'Arménien traduisit la réponse, de même qu'il avait traduit l'interrogation d'Edhem-Aga. Le caïmacan poursuivit:
—De telles vérités ne sauraient être trop confirmées. Maître, quoique, je le répète, ton récit n'éveille pas nos doutes, il est fâcheux pour vous et pour nous-mêmes que tu ne puisses nous en mieux convaincre, en produisant quelque preuve à l'appui.
—Vous le savez, répliqua Manès, la mer nous a jetés sur cette côte, nus et dépouillés. S'il était possible d'envoyer d'ici des dépêches au Caire d'Égypte, ou à quelque ville de l'Inde, ce que j'avance recevrait une prompte confirmation.
Le consul américain se leva:
—Hem! hem!... Cadwalader A. Cripps, dit-il en soulevant son chapeau, consul des grands États-Unis, dans cette partie reculée du monde...
Vassili Manès s'inclina.
—Je prends la parole, monsieur, pour réconforter votre cœur, continua M. Cripps avec l'accent de l'enthousiasme, pour ne pas vous laisser ignorer que vous avez à Djeddah, monsieur, un frère en civilisation... hem!... un représentant, monsieur, de la Minerve des nations, une abeille laborieuse de la grande ruche républicaine... Maintenant, vous parlez de dépêches, et vous exprimez le désir d'envoyer au Caire un télégramme. Ce mot et ce qu'il représente trouveront toujours un écho dans le cœur d'un enfant de l'Amérique. Il y a, aux États-Unis, comme le sait et nous l'envie le restant du globe civilisé, douze cent vingt-cinq mille kilomètres de fils télégraphiques, fils qui frémissent jour et nuit, sous l'action des messages sociaux et commerciaux, et dont la longueur est suffisante pour faire trente fois le tour de la terre. De pareilles ressources, ajouta l'orateur, ne sauraient, naturellement, être demandées à l'ancien monde. Pour Djeddah en particulier, bien que les géographes d'Europe s'appliquent à égarer les imaginations, en la dépeignant, ou peu s'en faut, comme une cité des Mille et une Nuits, un lieu d'échanges, un emporium considérable, je puis vous affirmer, monsieur, que pendant neuf mois de l'année, le commerce de ce port avec la Mecque peut être comparé aux trocs enfantins de deux mousses enfermés dans la cale, et qui échangeraient leurs jaquettes... Toutefois, de Suez, monsieur, et c'est ce que j'avais à vous dire, le fil électrique va jusqu'au Caire, et de là, par Souakim et la mer Rouge, rejoint à Aden le fil de Bombay. Or, le navire à vapeur Sulthan, de la compagnie Medjidié, fait demain escale à Djeddah, regagnant Suez, son port d'attache. Une dépêche confiée au capitaine,[Pg 364] qui est de mes amis, monsieur, serait expédiée de Suez, avec pleine certitude.
—Je vous remercie, monsieur, dit Manès. Le banquier de Son Altesse, le baron Salomon Chus de Vienne, se trouve au Caire, en ce moment, et, aussitôt qu'il sera prévenu, s'empressera de nous faire tenir toutes les sommes nécessaires. De plus, à Bombay, justement, le Grand-Duc a loué un petit trois-mâts autrichien, le Coromandel, pour transporter en Dalmatie les collections et les curiosités qu'il a rassemblées durant son voyage: et comme le vaisseau, à ce que je crois, n'a pas encore levé l'ancre, je prescrirai au capitaine de s'arrêter, en passant, à Djeddah. Si vous me permettez, monsieur, d'user de votre obligeante entremise, ces deux dépêches seront chez vous demain matin.
—Je m'en chargerai, monsieur, avec le plus vif empressement, répondit M. Cripps en se rasseyant.
Il y eut de nouveau une pause. Les flammes immobiles des lampes éclairaient d'en bas les visages; la nuit était complètement tombée; et le silence, pendant quelques moments, fut si profond qu'on entendait, au loin, dans le Faubourg des pêcheurs, de vagues rumeurs de musique.
—Et maintenant, reprit le caïmacan, se tournant vers Vassili Manès, parle, seigneur: dis-nous, à ton tour, les circonstances de votre naufrage. Non que je veuille, avec de si cruels souvenirs, répandre le sel sur ta blessure. Mais nos yeux et nos oreilles, tu le sais, sont les yeux et les oreilles du sublime Padischah (la bénédiction de Dieu soit sur lui!). Il voit par nos yeux tout ce qui se passe dans son empire; il entend par nos oreilles toutes les nouvelles qui intéressent ses esclaves; et le récit où tu auras apposé ta signature et ton sceau sera envoyé à Istamboul, pour être porté à sa connaissance... Un mot encore. La maison où nous sommes appartient, comme je te l'ai dit, à notre seigneur[Pg 365] et imâm le chérif Ghaleb, Abd-el-Kader, souverain et sultan de la ville sainte de la Mecque, à qui le riche Ahmed, récemment décédé, l'a laissée par donation pieuse, toute montée et garnie d'esclaves. Connaissant donc la présence à Djeddah du plus dévoué serviteur de ce noble Prince des fidèles—et Edhem-Aga se tourna vers le grand eunuque en robe jaune qui souriait derrière lui—je l'ai convié instamment de se rendre à notre assemblée, afin qu'il puisse faire part à l'honorée Présence de son maître des détails de votre naufrage, et témoigner que toi et le Grand-Duc, vous êtes tous deux pénétrés de cette vérité assurée: Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu! et que notre illustre Prophète et son incomparable Livre sont connus et vénérés de vous.
Alors, Manès commença de parler, tandis que Sidi-Nazarian traduisait à mesure ses paroles et que le kâteb les écrivait. Les auditeurs, si maîtres qu'ils fussent d'eux-mêmes, pâlissaient à ce terrible récit, dont les horreurs, on s'en souvient, retentirent, peu de temps après, dans l'Europe entière.
Le Black-Swan, le yacht de Son Altesse, en quittant Bombay à la fin d'avril, avait fait route vers Suez et vers le port d'Alexandrie, dernière escale des longs voyages du Grand-Duc avant de regagner Sabioneira. Le début de la traversée avait été des plus heureux, bien que le navire fatigué n'eût pas sa marche ordinaire; mais trois jours après avoir franchi le détroit de Bab-el-Mandeb, le Black-Swan, chassé par la tempête et violemment jeté hors de sa route, avait touché, pendant la nuit, sur un récif. Au matin, précipitamment, on avait construit un radeau, car le canot et les embarcations avaient été brisés par les lames; le jour entier s'était écoulé en avis, en projets, en incertitudes; et, enfin, au soleil couchant, quand le yacht déjà s'engloutissait, les naufragés étaient descendus sur leur frêle[Pg 366] machine de poutres. Outre le Grand-Duc et Josine, il s'y trouvait le capitaine, neuf mécaniciens ou chauffeurs, quinze matelots, des domestiques, une femme de la Grande-Duchesse, et Sander, le valet de Floris.
La nuit survint, obscure et brumeuse. Les naufragés avaient allumé un fanal au haut du mât, et, de leurs yeux sanglants, ils se considéraient, comme on se regarde, le soir, dans les chemins de la campagne, lorsque la lune se lève toute rouge. Le vent fraîchit; les vagues déferlaient; le lourd radeau, plongé dans la mer, frémissait et mugissait sous leurs pieds; et, entassés les uns contre les autres, ils tombaient, se heurtaient, s'entre-choquaient, au milieu des hurlements de la rafale.
L'aurore, en se levant, leur découvrit cinq ou six de leurs compagnons qui agonisaient, pris par les jambes entre les poutres et les charpentes du radeau; trois autres avaient été la proie des lames. La pesante masse allégée se releva quelque peu, bien que, sur l'avant et à l'arrière, on enfonçât encore jusqu'à la ceinture.
Tout ce jour et la nuit suivante, et la journée encore qui suivit, le radeau courut sur les flots. Alors, au coucher du soleil, de grands cris tout à coup s'élevèrent: «Un vaisseau! une voile! une voile!» et, dans leur délire de joie, ils s'embrassaient, riaient, larmoyaient, tendaient les bras vers le navire qui s'avançait majestueusement. Déjà l'on distinguait les hommes dans les hunes et sur le passavant, d'où ils considéraient les naufragés. Mais un commandement retentit: les matelots hissèrent de la toile; la cheminée cracha des tourbillons de fumée noire, et le steamer, barbarement, s'éloigna, abandonnant les misérables à leur sort.
Plusieurs s'évanouirent; d'autres parurent soudain pris de démence. En écumant, en grinçant des dents, ils blasphémaient Dieu et leur naissance, se roulaient, se mordaient les poings, ou bien éclataient d'un rire[Pg 367] frénétique. Cette nuit-là, personne ne songea à hisser au mât le fanal, et le radeau flottait sur les vagues ténébreuses, que de larges éclairs, par moments, sillonnaient d'une lueur bleuâtre. Subitement, à l'un de ces éclairs, ainsi qu'à un signal attendu, une clameur épouvantable s'élève. Ils bondissent, frappent au hasard, brisent, tuent, précipitent à la mer, dans un vertige de destruction, le biscuit, le vin, les barils d'eau douce; quelques-uns s'y lancent eux-mêmes, tandis que d'autres, à plat ventre, tâchaient de scier avec leurs couteaux les amarrages du radeau. Floris, Manès, Sander, le capitaine et deux ou trois matelots restés fidèles, soutinrent contre ces forcenés, un combat sauvage et furieux, et qui dura la nuit entière, par reprises. Lorsque le soleil reparut, morts et vivants gisaient pêle-mêle. Ceux qui soulevaient leurs paupières croyaient sortir d'un rêve effrayant, et demandaient à leurs compagnons si ces sanglantes visions de tueries, de luttes, de massacres les avaient aussi tourmentés. Mais Floris se dressa, et, d'un coup d'œil, il aperçut les provisions disparues et le radeau, seul au milieu de la mer immense. Alors, sans prononcer une parole, fixement, il regarda Josine.
Des journées qui passèrent ensuite, Manès ne conservait qu'une impression vague et affreuse, telle qu'un cauchemar accablant. Le soleil éternel tombait sur eux à lourdes flammes, les aveuglant, leur élevant la peau en ampoules brûlantes qui crevaient; la mer dansait au loin, éblouissante: et accroupis au pied du mât, la face entre les genoux, leur torpeur était si profonde qu'ils ne souhaitaient plus même mourir. La faim leur tordait les entrailles; une soif ardente les dévorait. Ils se représentaient des cascades écumantes, d'immenses rivières au flot pur, des ruisseaux serpentant sur la neige. Plusieurs s'étaient jetés dans les flots; deux fois encore, on avait vu des voiles... Puis, des tempêtes, des combats,[Pg 368] des scènes d'anthropophagie, jusqu'au moment où, dans le boutre arabe, Manès avait repris connaissance.
Des esclaves entrèrent à un signal que fit le caïmacan, les uns portant des lanternes allumées, et les autres des balais de palmier. Ils relevèrent les lampes placées sur le tapis, tandis que le cadi et les cheiks apposaient leur sceau, l'un après l'autre, au procès-verbal du kâteb. Les matelots, dans le fond de la salle, causaient bruyamment. M. Cadwalader A. Cripps vint à Manès, auprès de qui s'empressait le vieux hakim Abou'l Feradj, et prenant sa pose d'orateur:
—Monsieur Manès, dit-il, monsieur... Vous avez éprouvé des malheurs positivement surprenants; vous avez montré un grand courage. Bien que je porte ici, monsieur, la bannière étoilée d'un peuple libre et que mes sentiments soient aussi énergiques que ceux de n'importe qui au monde, je désire, monsieur, que vous veuilliez bien faire agréer mes respects au Grand-Duc, comme à un naufragé, monsieur, à un gentleman malheureux et éminemment aristocratique, car un ennemi généreux ne saurait lui refuser ce titre.
Le savant remercia M. Cripps, en ajoutant poliment que Son Altesse, s'étant mariée à New-York, serait particulièrement sensible à cet hommage.
—A New-York! exclama le consul, qui secoua les mains de Manès avec un redoublement d'enthousiasme. Mon cœur est embrasé, monsieur, mon esprit est confondu d'admiration pour la façon effroyablement patiente dont le Grand-Duc et cette jeune dame ont supporté leurs souffrances. A tous ceux qui exaltent encore le passé et s'appesantissent sur ses héros et héroïnes, en insinuant que notre siècle est moins héroïque que tel âge qui l'a précédé, nous pouvons répondre hardiment que, pour un seul véritable héros qui existait dans n'importe quel temps, nous en comptons cent aujourd'hui;[Pg 369] et quant aux héroïnes, monsieur, c'est à peine si le monde en a connu jusqu'à ce jour. La femme n'était généralement pas assez développée pour pouvoir être héroïque, avant que la Démocratie l'eût formée... Ainsi, à Pittsburg, par exemple, continua l'Américain, pendant notre guerre civile, j'ai vu—le croirez-vous, monsieur?—j'ai vu nos filles de millionnaires se lever au milieu de la nuit pour servir à table, de leurs propres mains, les régiments de volontaires qui passaient. Aussi, quels cris, quels hourras de nos bleus, lorsque, le repas terminé, le colonel, debout, proposait trois salves d'applaudissements en l'honneur de ces jeunes dames! J'ai vu bien des foules enthousiastes; j'ai entendu des applaudissements répétés, mais je n'ai jamais rien entendu de pareil aux hourras sortis de la poitrine de ces vétérans bronzés... Oui, monsieur, poursuivit le consul qui s'échauffait de plus en plus au musical de ses paroles, j'étais intimement convaincu, il y a quinze ans, et je le suis encore aujourd'hui, qu'il s'est trouvé, à ce moment, plus de jeunes dames héroïques dans notre seule ville de Pittsburg, que le reste du monde entier n'en avait produit pendant des siècles... Allons, Edhem-Aga se retire... Bonsoir donc, monsieur... Courage! courage!
Au matin, avant l'ouverture du Bazar, il se présenta chez le Grand-Duc, de la part du caïmacan, des serviteurs qui portaient sur leurs têtes de vastes couffes et des jarres. Ce fut Manès qui les reçut dans la cour intérieure, entourée d'arcades à la mauresque et tout ombragée de palmiers. En déchargeant leurs corbeilles, ils étalèrent sur un petit tapis de cuir, des viandes, des pains ronds, des dattes, des coquillages, des melons d'eau, de beaux poissons roses et verts, et dans de hauts paniers de feuilles tressées, du miel blanc et du lait de chamelle. De plus, Edhem-Aga faisait tenir à Manès, pour les premiers besoins des naufragés, deux[Pg 370] bourses de cinq cents talari chacune, dont le porteur, après avoir offert les salutations du caïmacan, dit qu'il était envoyé par M. Cripps et par Son Excellence, afin de servir d'interprète. C'était un Maltais, nommé Sapéto, de ces aventuriers bons à tout, pleins d'entregent et de ressources, qui pullulent en Orient.
Mais le hakim Abou'l Feradj parut sous l'une des galeries, et s'adressant à Manès en bon anglais, car il avait longtemps vécu dans l'Inde:
—Fils de mon oncle, lui dit-il, le grand-duc Floris est réveillé. Il se plaint et demande qu'on l'amène en plein air, pour calmer l'action brûlante de sa fièvre. J'ai commandé qu'on le portât ici.
—Bien! dit Manès... A-t-il encore le délire?
—Non, il est calme à présent. La raison lui est revenue.
—O vanité de la sagesse humaine! dit Manès. C'est moi, le plus débile et le plus vieux, qui ai le mieux résisté à ces souffrances... La mort a pris les jeunes têtes; elle a épargné un vieillard...
Le hakim répondit gravement:
—Personne ne saurait tuer celui que le Très-Haut ne tue pas. Quand Djezzar eut fait murer vifs les deux derviches du Khorassan, neuf jours après, en ôtant les pierres de la porte, on trouva le robuste mort, et le chétif respirait encore... D'ailleurs, le distique dit bien: Au fort, un mouton entier pour conserver ses forces; au faible, un grain de riz soutient la vie.
Il se tut, en détournant les yeux; et sur un lit de camp, très bas, jonché de tapis et de toisons teintes, et que portaient six nègres à petits pas, le grand-duc Floris apparut. Au milieu d'un large oreiller, on découvrait une tête humaine, ravagée et creusée de rides, et dont un profond cercle noir entourait les paupières fermées; le bras décharné pendait au rebord de la couche; et un anneau de pierreries, s'échappant des doigts amaigris,[Pg 371] roula dans le sable de la cour. Sur un signe d'Abou'l Feradj, les porteurs déposèrent le lit, au-dessous d'un grand pavillon de toile violette, à fleurs peintes, attaché par les quatre coins aux troncs de quatre palmiers. Un vent chaud soufflait; le ciel, sans nuages, était d'un bleu terne et comme plombé.
—A boire, à boire! dit Floris, qui entr'ouvrit lentement les yeux... Ah! c'est vous, hakim...
—Comment se trouve Votre Altesse? dit Manès.
—Le seigneur Vassili vous parle, seigneur.
—Bien faible, Manès, bien faible... Ah! j'ai un feu dévorant dans le sein!... Oui certes, la vie me revient, puisque je sens de nouveau la souffrance... Souffrir, souffrir, souffrir! toujours souffrir!... Nous ne sommes nés que pour cela!
—Que lui avez-vous donné, hakim? fît Vassili à demi-voix. A-t-il pris quelque nourriture?
—Autant, répondit Abou'l Feradj, qu'en peuvent soutenir ses organes affaiblis. Peu d'aliments le porteront, et ce qui serait de surplus, lui, au contraire, le porterait.
—Patience, Monseigneur, dit Manès. Que Votre Altesse...
—Laissez ce nom, laissez ce nom!... Je ne suis qu'un homme souffrant, une pauvre chair fiévreuse et débile... Comment va la Grande-Duchesse? Ah! quel est ce bruit?
Des hurlements retentissaient, au fond de l'appartement des femmes; et tout à coup, plusieurs esclaves noires se précipitèrent sous la galerie. Elles la parcouraient rapidement, en levant les bras et poussant des cris, tandis que d'autres, affaissées contre terre, se labouraient la face de leurs ongles, se battaient le sein, déchiraient leurs longs vêtements bleus. Au même moment, on vit paraître sur les terrasses du logis, deux vieilles négresses courbées, qui soufflèrent les petites[Pg 372] lampes qu'elles y avaient allumées, la veille, pour avertir les passants, selon l'usage, qu'un malade se trouvait en péril de mort. Manès et le hakim échangèrent un coup d'œil, dans le temps que l'apothicaire présentait à Floris une porcelaine d'eau de saule et de cardamome mélangés. Le Grand-Duc la vida d'un trait, et retombant sur son lit:
—Pourquoi ces femmes crient-elles ainsi?
—Nous ne savons, Monseigneur, reprit Manès.
—Allons, pensez-vous me cacher que la Grande-Duchesse est morte!... Pauvre Josine!... A l'âge de sa sœur... Morte, n'est-ce pas?... Vous vous taisez... Elle aurait dû mourir plus tôt, le jour même de notre naufrage!... Quel bourreau se complaît donc là-haut à prolonger l'agonie de ses victimes, et en leur montrant le salut, à les replonger dans la nuit?... Ah! nous sommes pour le destin ce que sont les papillons pour les enfants... Ils les torturent, puis les tuent!... Qu'on l'apporte! Je veux la revoir.
—Monseigneur, dit Manès...
—Non, non, ne craignez rien!... Le temps n'est plus où mon jeune cœur cessait de battre à un récit lugubre, où mes sens se glaçaient d'effroi pour le cri d'une souris... Je suis un homme, bon Manès. Le sang de mon frère Giano fume encore, et n'est pas assoupi sur ma main; les pâles spectres d'Isabelle et de ma sœur Tatiana n'ont pas cessé de hanter mes rêves... D'ailleurs, ne viens-je pas de voir, dans ce long voyage, assez de spectacles hideux, et le mal de toute la terre?... Je suis gorgé d'horreur, Manès; oui, j'ai perdu le goût de l'épouvante... La forme de ma femme ne m'effrayera point... Qu'on apporte ici la Grande-Duchesse!
Sapéto, debout près du Grand-Duc, transmit, d'un ton impérieux, l'ordre aux esclaves: et bientôt deux femmes parurent, portant dans une chaise étroite à montants de bois et à dossier haut, la Grande-Duchesse[Pg 373] expirée. Elles posèrent en face de Floris le fauteuil funèbre, puis disparurent. Un silence solennel régnait. Le Grand-Duc, sans parler, contemplait Josine.
Sa face écorchée et livide, qui se renversait, les yeux entre-clos, penchait un peu sur son épaule; de profonds demi-cercles, à l'entour de ses narines, faisaient saillir son nez recourbé; ses paupières n'avaient plus de cils; ses dents jaunâtres, en s'écartant, découvraient une langue noire, toute pareille à un lambeau de cuir: et paisible, effrayant à voir, ce spectre se tenait immobile, ses mains osseuses allongées sur ses genoux.
—Pauvre Josine, répéta Floris. Elle aussi, oui! perdue par moi, entraînée par moi à sa ruine... Voilà donc comme nous naissons pour la destruction les uns des autres!... Morte! morte!... On dirait qu'elle dort... Ne se pourrait-il pas, Vassili, qu'elle ne fût qu'en léthargie?... Mais non! elle a fini sa tâche. Son lit, désormais, est dans les ténèbres. Elle ne verra plus la hideur du jour, ni l'immortel ennui du soleil!
Les esclaves, sous les galeries, écoutaient, bouche béante, les discours du maître nouveau; et d'autres, au rebord des terrasses, allongeaient leur tête curieuse. Le vent tiède s'était arrêté; les palmiers, dans l'air assoupi, déployaient leurs larges éventails. Floris continua, après un silence:
—Oui, c'est ainsi, c'est bien ainsi que devait se terminer notre voyage! O pauvre fou, qui t'enfonçais joyeusement dans les vapeurs d'or de l'Occident, comme sous un arc triomphal, par où l'on allait aux contrées heureuses, qu'as-tu vu, durant tes longues courses, sinon le Mal universel? Des peuples nouveaux, grossiers et barbares, d'antiques races en train de disparaître, phthisiques et rongées d'alcool, la lèpre aux îles Hawaï, les prostitutions de l'Océanie. Partout la ruse, la violence, la fraude, le vol, les supplices!... Puis, quand la mer, de vague en vague, nous eut portés au pays des[Pg 374] merveilles, à la terre dont le nom seul est un prestige, dans l'Inde rouge et étincelante, les chemins en étaient bordés de fantômes hideux, exténués par la famine, et le vent qui soufflait de la jungle apportait l'odeur des corps pourris.—Ce n'est rien, Altesse! disait l'Anglais: la récolte de riz a manqué cette année... Et moi, moi comme les autres, je prenais peu de souci de ces maux, jusqu'au jour où tous les fléaux que nous avions vus séparés, Folie, Peste, Famine, Massacre, ont fondu ensemble, pour tenir leur cour, sur le radeau qui nous ballottait, et nous ont soudain accablés.
—Il est vrai! le monde entier souffre, dit Manès; et pourtant il s'attache âprement à la vie. C'est quand les choses sont au pire qu'elles commencent à s'améliorer... Reprenez courage, Monseigneur!
—C'est bien! c'est bien!... Qu'on ne me parle plus d'espérance!... Laisse tes consolations, Manès; ou, si tu veux m'entretenir, causons de la vieille tyrannie, de la force, de l'esclavage, du sang amer que boit la terre, des soupirs déchirants qui, d'un pôle à l'autre, troublent la sérénité de l'air... Oh! s'agiter, peiner, lutter, souffrir, toujours souffrir!... Jusqu'à ce que la chair défaille, jusqu'à ce que crève, dans les ténèbres, le frêle globule de vie que nous nous plaisons à nommer notre âme... Souffrir!... Aussi, faire souffrir! Telle est la vengeance de l'homme. Ce qu'un Dieu inconnu lui inflige, il veut l'infliger à son tour... Les petits sont grossiers et féroces; les grands, cruels et raffinés... Assez agi! assez agi, Manès! N'es-tu pas encore las des pas inutiles où tu as promené ta vie?... Viens, assieds-toi à terre, près de moi, et disons la sombre histoire de la débile Humanité, puisque ses fils, parmi tant de mers et tant de climats, viennent de passer devant nous: les uns, aussi rampants que la brute, d'autres écrasés de misère, d'autres torturés par la souffrance, d'autres marchepieds d'un maître insolent,[Pg 375] les plus heureux, engloutis dans l'opium; tous, sous la faux de la Mort. Car l'immense roue torturante sur laquelle la Terre roule, et qui nous emporte à travers l'espace, ainsi que ses suppliciés, est couronnée de ce Crâne aux yeux vides qui guette et ricane, et trône là-haut, se raillant de nos espérances, nous accordant une haleine, un moment, pour jouer notre petite scène, soufflant à nos cœurs la vanité, l'égoïsme, la rancune, l'orgueil; puis, après s'être ainsi amusé, en finissant d'un seul coup, et abattant sur le sillon sa moisson d'hommes... Josine est morte. Elle est heureuse!... A quoi bon vivre?... Oui! à quoi bon s'attarder entre ciel et terre?
Il y eut une longue pause. Sur un geste d'Abou'l Feradj, deux femmes emportèrent le corps de Josine, en même temps que Manès demandait:
—Quels ordres donne Votre Altesse, pour la sépulture de la Grande-Duchesse?
—Quoi? Qu'y a-t-il?
—Permettez, Monseigneur... Si Votre Altesse a l'intention de rapporter un jour, en Dalmatie, la dépouille de la Grande-Duchesse, il serait urgent de l'embaumer, tout au moins à la manière orientale. On trouvera facilement à Djeddah du camphre et d'autres aromates.
—Oui, faites, faites! répondit Floris... Ah! qu'on retire le cœur à part, et qu'on le scelle dans un vase! Le cœur de Mme Maria-Pia et celui de Tatiana sont déposés aux Barnabites de Raguse... Pourquoi ces femmes crient-elles ainsi?
—C'est la coutume et la bienséance, Monseigneur, repartit le hakim. Mais je vais leur prescrire de se taire.
Alors, à son commandement, les esclaves se dispersèrent, et la cour fut vide tout à coup. Il n'y restait sous les hauts palmiers que deux jeunes Abyssines,[Pg 376] qui balançaient, au-dessus du Grand-Duc, des chasse-mouches bariolés, tandis que, pour rafraîchir l'air, l'apothicaire d'Abou'l Feradj aspergeait le sable d'eau de rose. Une caille, dans une cage accrochée contre l'un des piliers, sautillait et jetait son cri. Manès, courbé sur un bâton, marchait à pas languissants, le long des galeries... Ensuite, une femme traversa la cour, accompagnée de Sapéto. Elle tenait à la main un disque de cuivre jaune, où quelque chose était gisant.
—Maître, dit le Maltais qui s'inclina en portant le poing à son front, voici le cœur de la kanoun, qu'on a retiré, selon ton ordre.
Floris se souleva vivement; ses sourcils remontèrent, et, les lèvres tremblantes:
—Oui! j'avais oublié la coutume d'Orient, que les esclaves offrent aux yeux du maître l'ouvrage qu'il a commandé... On m'aurait raconté cela, je ne l'aurais pas cru, pas voulu croire; je le vois, et mon âme se brise... O misère! Ne vais-je pas enfin, comme un fusil trop violemment chargé, éclater à force de souffrance?... Voilà donc ce cœur qui battait pour moi! Ici ont passé tous les flots de vie qui animaient cette créature... Où sont vos tendresses, maintenant, vos langueurs et l'enthousiasme dont les nobles actions vous gonflaient?... Quoi! aussi inerte qu'une pierre, aussi lourd qu'un morceau de plomb... Approche, viens plus près, bonne femme! Laisse-moi voir un cœur mis à nu... Ah! je puis vous scruter, à présent... Ha, ha, ha! Un cœur mis à nu!
Il poussa un éclat de rire déchirant, puis s'abattit à la renverse, évanoui.
Huit ou dix jours après, comme le Grand-Duc faisait le kief, après le bain, car il avait recouvré ses forces et se trouvait presque rétabli, Vassili Manès entra[Pg 377] dans la pièce où se tenait Son Altesse, sorte de frais réduit voûté, et pavé de marbre blanc et noir.
—Un vrai miracle, Monseigneur! Ce que je vais vous annoncer passerait toute croyance, si je n'en avais la preuve en main... Jetez les yeux sur cette lettre, que le gouverneur vient de m'envoyer par un esclave, avec ses compliments.
—Eh bien! c'est de M. Chus, dit Floris, en se dressant et s'appuyant du coude parmi les coussins... La réponse à votre dépêche... Qu'y a-t-il là d'étonnant, Manès? L'Ismaïlia est donc enfin arrivé?
—De trois jours en retard, Monseigneur, avec de graves avaries à sa machine... Mais ce n'est rien de tout cela qui me surprend. Le prodige, c'est que M. Chus annonce ici qu'il va suivre sa lettre, ne se réservant que le temps de préparer sa femme à ce voyage, en sorte qu'ils sont tous deux, peut-être, déjà dans le port. Le retard de l'Ismaïlia a permis, en effet, au steamer dont le départ suivait le sien, de le rejoindre, à quelques heures près.
Floris se leva d'un bond, et violemment:
—Je ne veux pas le recevoir! s'écria-t-il. Je ne le verrai pas! Je veux être seul! Pourquoi vient-il m'importuner?... Suis-je à la chaîne, pour souffrir toutes vos tyrannies, Manès?... Qui vous forçait d'écrire à ce juif?
—Votre Altesse voudra bien se souvenir, répliqua Manès, qu'en partant de Bombay, nous avions rendez-vous en Égypte avec M. Chus, qui fait là son voyage de noces, longtemps différé. Il comptait présenter sa femme à Votre Altesse, et demander pour la baronne les bontés de la Grande-Duchesse.
—Mais pourquoi vient-il nous rejoindre? Que demande-t-il? Que me veut-il? Cet empressement est étrange.
—Sa lettre, repartit le savant, dit des merveilles[Pg 378] là-dessus: qu'il vient à nous, puisqu'il nous faut renoncer à ce voyage au Caire; qu'il n'abandonnera jamais son bienfaiteur, dans de si douloureuses circonstances; qu'il a toujours senti pour Votre Altesse une grande tendresse de cœur... Oh! il faudrait n'avoir plus, Monseigneur, ni sève, ni foi, ni jeunesse, être un athée épouvantable, pour suspecter ce bon M. Chus; et, de fait, je n'ai pu découvrir le motif secret de son voyage. Le plus probable, Monseigneur, c'est qu'il se trouve en désaccord, pour quelque compte, avec le baron Mamula. Depuis votre séjour à Vienne, qui est le temps, je crois, où M. Chus est devenu votre banquier, des millions vous appartenant lui ont, en effet, passé par les mains, et c'est sans doute à ce sujet qu'il vient vous relancer jusqu'ici.
Le Grand-Duc ne répondit pas, et il marchait à pas rapides dans la chambre. Des rais d'un soleil jaunissant, en tombant par les trous ronds de la voûte, faisaient étinceler les carreaux de faïence à fleurs vertes dont les murailles étaient revêtues, et les minces lames d'étain qui cachaient leurs jointures.
—Soit! je le recevrai, dit Floris... Quelle femme a-t-il épousée?
—Oh! paraît-il, une merveille! La fille d'un pauvre comte romain, qui se mourait de faim, à Vienne; mais une beauté rare, et dont il est jaloux, m'écrivait Mamula, en furieux à la fois et en novice. Car sa «bedide Esther», vous rappelez-vous? l'innocente Esther, à qui vous vouliez, Monseigneur, «arracher le bain te la pouche», n'était rien qu'une enfant postiche, et destinée à vous apitoyer... M. Chus n'a jamais été marié, avant le jour où il a conduit dans son hôtel de la Ringstrasse la belle Faustina Dossi.
Sapéto entra précipitamment:
—Très noble maître, dit le Maltais, quelqu'un qui se donne pour un baron et un ami de Votre Seigneurie,[Pg 379] vient de débarquer au port, accompagné de sa femme, la plus belle que j'aie jamais vue. Il s'informait de Votre Altesse auprès des officiers de la douane; et, aussitôt, j'ai couru en avant, pour vous faire part de cette arrivée.
—Eh bien! vous le voyez, Monseigneur, reprit Manès. Il n'est pas moins empressé qu'il n'a dit.
—C'est étrange! murmura Floris... Après tout, et quelle qu'en soit la cause, il s'est grandement dérangé... Venez, mon cher Manès.
Ce fut comme par ressouvenir et seulement au bout de quelques jours, que M. Chus proposa au Grand-Duc et à Manès de voir ses comptes. Il en étala les papiers, une après-midi qu'ils étaient tous trois dans un petit kiosque, situé au milieu du Jardin des femmes: et Manès les vérifia, tandis que Floris penchait le front, accablé par une tristesse soudaine. En face de lui, M. Chus, le bras entouré des tuyaux de maroquin rouge de son narghileh, fumait, assis nonchalamment sur des carreaux. Son nez courbé, les épis blancs qui se mêlaient parmi sa barbe épaisse, ses lourdes paupières tombantes, avaient prononcé et vieilli sa physionomie sournoise. Des diamants lui chargeaient les doigts; sur son crâne chauve, saillaient de grosses loupes brunâtres. Cependant, le soleil déclinait à l'horizon. Les sycomores et les palmiers allongeaient des ombres démesurées à travers le jardin solitaire; des hirondelles, qui avaient maçonné leur nid sous le kiosque, y entraient et en sortaient d'un coup d'aile, en jetant leur cri bref et joyeux. Au plafond étaient peintes des fleurs qui débordaient de corbeilles dorées et paraissaient prêtes à tomber.
—Tout est parfaitement en règle, dit Manès, dont l'accent, malgré lui, trahit la surprise... Quinze millions sept cent quatre-vingt-dix mille francs... C'est bien cela.
Le baron Chus retira de ses lèvres son bouquin d'ambre:
—Une pagatelle! dit-il. Pour tes chens comme nous,[Pg 381] Monseigneur, c'est une simple pagatelle... Si tonc che suis heureux, Monseigneur, te mes rapports t'affaires afec Fotre Altesse, c'est surtout parce qu'elle a pu foir à New-York, à Shanghaï, à Nangasaki, à Pompay combien le nom et le papier tu paron Chus ont te crétit.
—Il ne reste donc plus, monsieur Chus, reprit Manès, qu'à fixer votre légitime profit pour les peines que vous avez prises.
—Pah! pah! dit Chus. Passons l'éponche... Ne parlons pas te ça, Monseigneur!
—Assurément, repartit Manès, le Grand-Duc ne souffrira pas que vous ne gagniez pas sur lui ce qu'il est d'usage que vous gagniez. De plus, il faut compter aussi l'intérêt des sommes considérables envoyées plusieurs fois à Son Altesse, en avance sur nos versements.
M. Chus agita la main droite, comme s'il repoussait les présents de quelque fastueux satrape:
—Non, non, non, dit-il, n'en parlons plus! Il fautra mieux n'en plus parler!... Fous ne me connaissez pas, Monseigneur... Che ne suis pas intéressé, che suis le plus tésintéressé tes hommes!... C'est un malheur pour moi, continua-t-il avec un accent mélancolique, que t'être né à une époque t'affaires et te calculs comme est la nôtre, et te ne poufoir me soustraire aux tefoirs qui me sont imposés par mon nom et par ma crante fortune... Che suis un enfant te la nature... Ch'étais fait pour fifre en ces temps heureux, où les hommes comptaient sur leurs toigts, à l'ompre tes palmiers, aux chours te l'âge t'or, afec la Chustice et la Ponne Foi... Aussi, tès que ch'ai pu achir ainsi que che le souhaitais, ch'ai opéi à mes penchants, ch'ai méprisé les confentions et les richesses... Quoique l'on tise que les rois n'épousent plus auchourt'hui les perchères, ch'ai pourtant, fous le safez peut-être, pris sans tot la paronne Chus.
—Que la baronne, dit Manès, vous doive le bonheur de sa vie, rien de plus naturel, monsieur Chus. Mais Son Altesse, qui n'a pas les mêmes raisons pour accepter vos générosités, tient à vous payer ce qui vous est dû.
—Oh! Père Éternel! s'écria Chus. Foilà pien comme sont les chrétiens. Che foutrais en oplicher un, me contuire afec lui en chentilhomme,—puisque che fais partie maintenant te l'aristocratie te l'Europe,—afoir son affection comme il a la mienne, et n'y pas mêler te files questions t'escompte et t'archent... Mais on se tit: C'est un panquier, c'est un chuif, c'est un chuif afite! Et au risque te l'outracher tans ses sentiments les plus chers, on continue te lui parler te récompense. On foule aux pieds sa sensipilité, la télicatesse te son âme!... Che ne suis pas un homme ortinaire, cela se peut, mais ch'ai pourtant un cœur, monsieur Manès! Ch'ai complé te pienfaits, monsieur, la famille te la paronne; ch'ai fait entrer tans mes pureaux son frère, le comte Tossi... Oui! pour teux cents florins par mois, ce qu'il a la ponté te troufer chénéreux, le comte Tossi tient mes lifres... Et cependant, telle est à notre égard l'incratitute tes chrétiens que, s'il poufait se faire, par un miracle, que le cartinal Paolo Tossi, qui eut tes foix pour être pape, refînt au monte, afec la puissance qu'il afait chatis, il me ferait prûler tout fif, enfeloppé t'un san penito, pour la hartiesse que ch'ai eue t'empêcher te mourir te faim ses arrière-petits-nefeux.
Le Grand-Duc, à son tour, prit la parole, et d'une voix impérieuse:
—Bien. C'est assez, monsieur Chus. Il me sied de donner, non de recevoir.
—Allons, allons, allons, marmotta le financier, comme vaincu. Fous auriez pien pu, cepentant, accepter cela te moi, Monseigneur... Nous afons commencé ensemple; nous sommes tes amis tes fieux chours.[Pg 383] Mais che ne prétends pas offenser Fotre Altesse, et c'est à moi te me soumettre... Puisque fous l'ortonnez, enfin, che me résignerai, Monseigneur.
—Veuillez donc fixer, dit Manès, la somme qui vous est due.
—Oh! pas t'archent! pas t'archent! pas t'archent! exclama M. Chus avec véhémence. Si mes serfices fous agréent, si fous foulez me témoigner, Monseigneur, fotre ponne estime, faites-moi un petit présent... Oui, tonnez-moi quelque part un chartin, une masure, un pout te champ, comme cache te fotre amitié, et afin que che puisse tire: Le paron Salomon Chus, te Fienne, tient cette terre en ton te Son Altesse le crand-tuc Floris te Russie.
—Volontiers, monsieur Chus, dit Floris. Que lui donnerai-je, Vassili?
—Pah! un rien! une taupinière, une taupinière, répliqua le juif... Tes saples ou pien tes rochers... Une terre sans refenus... Non, non, non, pas t'archent entre nous!... Mais che ferai richement encatrer la tonation, Monseigneur, et che la mettrai tans mon capinet, comme un soufenir te Fotre Altesse... Et tenez, si ch'ai ponne mémoire, ne m'afez-fous pas tit, chatis, que fous possétiez au Caucase, en Chéorchie, tans ces pays-là, quelques ferstes te terre stérile?... Che ne sais même pas, Tieu me partonne! si ce n'est pas en Arménie, aux apords tu mont Ararat, où s'arrêta l'Arche... Ha, ha, ha!... Le paron Chus, propriétaire tu mont Ararat!
—M. Chus veut parler sans doute, reprit Manès, de votre terre d'Isgaour... Mais c'est un bien immense, Monseigneur, quoique, à vrai dire, il ne rapporte rien... Allons, pour un instant, cher baron, laissez là vos subtilités et vos ruses, et dites-nous sincèrement ce qui vous fait désirer ce domaine.
—Ah! Seigneur Tieu! se récria Chus, fous suspectez[Pg 384] touchours les autres, monsieur Manès... Répontez-moi, répontez-moi, che fous prie. Quel intérêt puis-che afoir à posséter cette terre? Est-ce que Son Altesse le crand-tuc Fétor a chamais réussi à la fentre, quand il foulait faire te l'archent?... Est-ce qu'elle a chamais rapporté un kopeck au crand-tuc Floris?... C'est pour fous opéir, Monseigneur, que ch'ai nommé ce tomaine au hasard. Mais, puisque che suis méconnu, che n'en feux pas, che le refuse... Non, non, cent fois non! ne me tonnez rien!... Che suis las te foir mon pon cœur et mon tésintéressement flétris par tes soupçons outrachants!
—Assez! dit Floris en se levant. C'est bien... Vous aurez cette terre... Ah! demain, ne l'oubliez pas, nous réclamons de vous, monsieur, ainsi que de Mme la baronne Chus, votre compagnie pendant quelques heures. Nous irons visiter, en rade, le trois-mâts le Coromandel, qui est arrivé ce matin. J'ai invité le gouverneur, le caïmacan, le consul des États-Unis, tous ceux, enfin, qui m'ont secouru dans ma détresse.
—Che n'aurai garte t'y manquer, Monseigneur, répondit M. Chus, qui marchait sous les palmiers près de Floris. Fous afez là, tit-on, tes merfeilles... A chaque pas, à chaque coup t'œil, naîtra quelque surprise noufelle... Allons, ponne nuit, Monseigneur.
—Une bonne nuit, monsieur Chus.
Et laissant le juif dans le jardin, à la porte de ses appartements, car il était l'hôte du Grand-Duc, Vassili Manès et Floris prirent un corridor voûté. Le crépuscule était tombé; un esclave noir, devant eux, portait une lanterne allumée; chaque fois qu'ils levaient la tête, ils apercevaient les étoiles par quelque œil-de-bœuf de la voûte. Puis ils se trouvèrent à l'air libre, sous une galerie de la cour des Palmiers. On distinguait confusément, de l'autre côté de la cour, sous la galerie parallèle, trois ou quatre hommes qui gesticulaient, en causant ensemble bruyamment.
Soudain, Manès se retourna au bruit d'un pas qui le suivait:
—Qu'y a-t-il?... Ah! c'est toi, Sapéto. Qui sont donc ces hommes?
—Des matelots, seigneur, dit le Maltais. Voici des lettres qu'ils apportent: celle-là pour Son Altesse, celle-ci pour vous.
—Ah! c'est juste! s'écria Vassili. Je ne sais comment j'ai oublié d'en faire part à Votre Altesse. Le capitaine du Coromandel s'est chargé pour vous, à Bombay, d'une lettre arrivée huit jours après votre départ. Il m'en avait prévenu ce matin, et me l'envoie avec ce billet.
—Bien! qu'on récompense les matelots!... C'est de Mamula, reprit Floris, tandis qu'après un salut jusqu'à terre, l'interprète disparaissait... Oh! ce seront encore des comptes, d'interminables additions! Le digne baron nous envoie, à travers toutes les mers du globe, le détail des œufs de nos fermiers... Ouvre cette lettre, Manès... Tu me diras ce qui en vaut la peine...
Alors, l'esclave, en haussant sa lanterne, écarta une tapisserie, et le Grand-Duc, avec Manès, pénétra dans une chambre vide, aux murs nus, et carrelée de briques. Un vase de cristal, plein d'huile, tombant du plafond à l'extrémité d'une longue verge de cuivre, y répandait sa lueur vacillante. Au fond de la chambre, on apercevait, posée sur deux tréteaux assez bas, une sorte de caisse oblongue. Le Grand-Duc eut un geste de surprise. Il pâlit, puis, en s'approchant, il la considéra fixement... Avec ses lourdes parois d'ébène, avec les grisâtres feuilles de plomb dont il était doublé intérieurement, le cercueil, tranquille et béant, paraissait à Floris aussi sourd, impénétrable et solennel que le mystère de mort même qu'il allait bientôt recéler. A quelques pas plus loin, le couvercle était dressé contre la muraille.
—Trop petit, trop petit! murmura Floris... Oh! pourquoi n'ai-je pas prescrit aux ouvriers qui y travaillaient depuis si longtemps, de m'y faire ma place aussi?... Sera-ce moi qui te rapporterai à Sabioneira, pauvre Josine?... Ou ne vais-je pas usurper ta bière et m'y coucher au lieu de toi?
M. Manès reploya la lettre qu'il avait lue tout debout sous la lampe, et avec un ricanement:
—Eh bien! nous savons maintenant pourquoi M. Chus est arrivé à Djeddah en si grande hâte, abandonnant les intérêts qu'il a au Caire dans la faillite Rice et Howel... Oui, Monseigneur, et je pourrais vous dire aussi pourquoi il ne voulait de vous qu'une taupinière, une taupinière!
—Pourquoi?... Que m'écrit donc Mamula? demanda Floris.
—Des nouvelles inattendues, des nouvelles d'or, Monseigneur, et qui arrivent à point nommé pour confondre notre homme. On a découvert à Isgaour, à deux milles de la mer Noire, à Isgaour, dans ce domaine que demandait précisément M. Chus, des sources de pétrole inépuisables... Une fortune, une fortune immense, Monseigneur!... Ha, ha, ha! Pas t'archent, pas t'archent entre nous!... Seulement, pour l'amour de Dieu, faites l'aumône à ce pauvre juif d'un ou de deux millions par an!... Au premier bruit de la découverte, le baron Mamula a pris sur lui d'envoyer là-bas un ingénieur, dont le rapport a confirmé les vagues rumeurs qui couraient... Comment M. Chus l'a-t-il su?... Attendez!... N'est-il pas à la tête d'une assez louche Société des pétroles d'Iméréthie?... Quoi qu'il en soit, si jamais homme a été pris le larcin à la main, comme on dit, c'est bien lui! Ha, ha! Tes saples, tes rochers!... Vous trouverez, Monseigneur, tous les détails de la découverte, avec le calcul approximatif des dépenses et des recettes, dans la lettre du baron Mamula.
—Se peut-il que tout soit mensonge? dit le Grand-Duc. Oh! y a-t-il un seul homme droit?... Le fourbe, fourbe scélérat, souriant et mielleux scélérat!... Comme il masquait sa vilenie en désintéressement, en noblesse d'âme!... J'ai été sa dupe, Vassili.
—Ma foi! je l'étais presque aussi, dit le vieillard.
—Et cela pour un gain sordide! continua Floris en rêvant. Pour quelques pièces de cet or abject, Dieu visible du genre humain... Mentir ainsi! Se dégrader! S'avilir!... Un homme déjà riche à millions!... Ah! qu'y a-t-il donc, dans cet or maudit, qui enchante à ce point les hommes? Quel tentateur, quel démon y est caché?... Oui! un démon, assurément! Car aucun mobile, purement humain, ne suffirait à rendre raison de l'infamie de ce Chus, par exemple. Il y a là une suggestion, une fascination diabolique... Tout par l'or! ha, ha, ha!... Tout pour l'or! Que ne ferait-il pas pour de l'or?... Oh! il eût arraché l'oreiller de dessous la tête de son père!... Pour de l'or, il vendrait sa patrie, si M. Chus avait une patrie!... Il vendrait son Dieu... son enfant!... Il vendrait sa femme, Manès... Il nous prostituerait sa femme!... Par le ciel! je veux l'essayer... Oui, je ferai cette épreuve!
—Bien! c'est facile, Monseigneur.
—Oh! vois-tu, je n'ai pas un mépris assez large pour tout ce qui respire sous le soleil... Mes lèvres, comme à un enfant, sont tièdes encore du lait de la tendresse humaine... Je ferai cette épreuve, Manès... Oui! pour pouvoir cracher ensuite mon dégoût à la face de l'homme... Tout est à vendre!... Tout, tout, tout! Juges, prêtres, magistrats, sénateurs! Les lois civiles et les canons religieux! L'honneur des femmes et l'innocence des vierges!... Je te dis qu'il la prostituera!... Il me l'amènera lui-même, tu verras... Oh! l'ignoble foule des hommes!... Et moi, moi qui déclame ici, moi qui récrimine si haut, n'ai-je pas commis des[Pg 388] actions telles?... Oh! j'ai horreur d'être homme, Vassili... Il me l'amènera, te dis-je!
—Il est jaloux d'elle pourtant, reprit le savant en ricanant. Oui, ce serait un juste châtiment à lui infliger, Monseigneur... Le mettre, par exemple, aux prises avec l'avarice et la honte, la jalousie et la cupidité, et considérer le combat... Quand je pense comme il nous dupait!... Je veux l'attraper, à mon tour, par la fable la plus saugrenue... Ha, ha, ha! c'est dit, Monseigneur... Je me fais, pour une heure ou deux, votre Mercure, votre entremetteur!
Les quais étaient couverts de peuple, quand, le lendemain, à la marée haute, le Grand-Duc et ses compagnons s'embarquèrent dans le caïque du Pacha. Ils traversèrent le petit port, plein de débris de fruits et d'immondices, puis, rasant à sa pointe orientale le récif pierreux de Dakra, nagèrent vers le Coromandel, dont on apercevait, au fond de la rade, les mâts et les cordages pavoisés. Par moments, de lourdes allèges, débordantes de marchandises, croisaient l'embarcation de gala; du bord de leurs barques immobiles, des pêcheurs guettaient les bancs de poissons. A l'instant où le Grand-Duc l'aborda, le vaisseau tira sa caronade, qui fut aussitôt répondue par quatre ou cinq canons rouillés, en batterie devant le château. Les boulets dont ils étaient chargés, en frisant l'eau, rebondissaient de vague en vague, aux acclamations de la multitude.
Mais un grand bruit monta de l'entrepont, et des femmes indiennes apparurent, aux marches du capot d'échelle, que l'on avait tendu de pavois rouges. Petites et jaunes comme l'or, elles étaient, des hanches aux chevilles, serrées dans des pagnes d'écarlate; un anneau avec un rubis pendait de leur narine percée; des aiguilles d'argent, derrière leur tête, imitaient les rayons d'un soleil: et toutes chargées de guirlandes, de bracelets, de colliers, elles se pressaient autour du maître,[Pg 389] lui saisissant les mains, lui embrassant les pieds et les genoux.
—Oui, je vous reconnais, dit Floris... Et toi aussi... Et toi... Et toi... Votre maîtresse vous aimait... Ah! ce n'est pas ainsi, ce n'est pas à Djeddah que j'avais compté vous revoir!
—Qui sont ces femmes? demanda la baronne Chus, à voix basse.
Grande et svelte, debout près de M. Cripps, elle agitait, nonchalamment, un massif éventail de plumes blanches, dont Kiamil-Pacha, en soufflant dans son uniforme chamarré d'or, car il était d'une grosseur énorme, suivait des yeux chaque battement.
—Des esclaves, répondit Manès, des femmes esclaves dont Pertap-Singh avait fait présent à la Grande-Duchesse.
—Vous vous étiez attachées à ma fortune, ajouta Floris... J'avais cru que nous pourrions vivre tous ensemble à Sabioneira... C'est bien! Vous descendrez à terre, et je vous renverrai dans l'Inde, par le premier navire qui passera.
—Fotre Altesse ne retourne tonc pas en Talmatie? dit curieusement M. Chus.
—Non, je me suis déterminé pour une autre voie, repartit le Grand-Duc. Mes yeux sont las de ce soleil... Je m'en vais dans une île de brumes, dans un pays froid et ténébreux... C'est pour prendre congé de vous que j'ai sollicité votre présence ici... La coutume de l'Orient veut d'ailleurs que les étrangers marquent, par quelque don, leur reconnaissance des secours et de la protection qu'on leur accorde, et sitôt que les circonstances l'ont permis, j'ai tenu à payer ma dette... Mais c'est trop discourir... Messieurs, si vous voulez me suivre!
Tous, faisant cortège à Son Altesse, s'avancèrent le long du passavant, jusque vers le milieu du navire. Alors, le vaste rideau de nattes qui cachait le gaillard[Pg 390] d'arrière, tomba tout d'un coup: et, au-dessous des aigles noires flottant au vent parmi les cordages, un spectacle magnifique apparut. Des armes, des meubles, des coffres, de lourdes pièces d'orfèvrerie, formaient sur le tillac, recouvert d'un immense tapis indien, un pompeux amas de richesses: grandes aiguières d'or de Perse, émaux de Chine et du Japon, étoffes et brocarts d'or empilés, des cuivres, des statues d'albâtre, des peintures encadrées de lames de miroir, des vaisselles d'or et de vermeil. Deux gazelles, de poil tout blanc, à longues cornes striées et aussi droites qu'une flèche, étaient couchées au devant du tapis, les pattes liées sous le ventre, tandis que, tout autour, des serviteurs indiens tenaient au bout de chaînes d'acier, huit guépards, encapuchonnés de cuir bleu, entravés, et chacun étendu sur une pièce d'écarlate. Par derrière, de beaux chevaux, couverts de housses de brocart d'or, secouaient orgueilleusement, en se cabrant, de hauts panaches de plumes blanches; et quand Floris parut, trois éléphants énormes, qui occupaient une sorte d'estrade pratiquée au demi-rond de la poupe, le saluèrent en ployant les genoux. Des cercles d'or leur battaient aux pieds; un frontal d'orfèvrerie d'or, d'où retombaient des queues de yak, chargeait leur front que surmontait un soleil d'or, à rais étincelants; des dessins de vert et de rouge tatouaient leurs trompes, levées en l'air; et, sur leurs défenses tronquées, se dressaient deux touffes de plumes, incarnates et blanches, montées d'un pied d'or. Ainsi, les trois animaux gigantesques demeuraient agenouillés sous leurs caparaçons, au milieu des rumeurs de surprise.
—Debout! debout! Qu'ils se relèvent! dit Floris. Ne doit-il pas suffire à l'homme d'offrir lui-même ces hommages d'une vénération simulée? Fera-t-il mentir jusqu'aux animaux?... C'est bien... Messieurs, laissez-moi, maintenant, vous distribuer quelques faibles marques[Pg 391] de ma sincère reconnaissance... Mon seul regret, c'est qu'on n'ait pu retrouver à Djeddah le vieux réis qui nous a recueillis, quand nous flottions sur ce radeau... Émir-bahar, recevez ce bijou, en souvenir de notre rencontre... M. Cripps ramasse des curiosités. Voici du vrai drap d'or indien, des cuivres, des bouteilles de Perse, en forme de bêtes et d'oiseaux... Sage hakim, ces livres, écrits dans toutes les langues de l'Orient, ont été réservés pour vous...
Abou'l Feradj salua le Grand-Duc.
—A vous, seigneur caïmacan, ces armures, ces cottes de mailles, ces harnais, ces sabres anciens... Que Son Excellence Kiamil-Pacha accepte pour lui ces chevaux!... Qu'il veuille bien aussi se charger d'envoyer à Sa Hautesse le Sultan, en reconnaissance du bon accueil que j'ai reçu, il y a quatre ans, de Sa Majesté, à Constantinople, ces éléphants qui m'ont été donnés par le maharana Pertap-Singh... Et vous, madame, poursuivit le Grand-Duc, en s'inclinant devant Faustina, puisse ce collier, si M. Chus veut bien permettre que je vous l'offre, vous rappeler parfois, le souvenir du grand-duc Floris de Russie. Acceptez-le et portez-le!... Prenez le reste aussi, nobles seigneurs! Prenez tout! Partagez-vous tout!... Que ferai-je de ces richesses?... Oui! qu'on décharge le navire, et que l'on vende ce qu'il contient! Je me réserve uniquement, de la cargaison tout entière, le petit Bouddha de terre cuite que m'a donné, à Colombo, le grand prêtre Sumangala.
—Son Altesse est plus généreuse que le fameux Hatim-Thaï! s'écria le caïmacan.
—Un peau présent! dit M. Chus. C'est trop, c'est trop, Monseigneur, c'est trop!
—Bah! croyez-vous? reprit Floris amèrement... Ah! je pourrais distribuer, maintenant, tout l'or et les trésors de la terre, toutes les perles de la mer, sans me trouver appauvri. C'est le jour où j'ai dû céder à la[Pg 392] mort ma sœur, ma mère, Isabelle, Josine, c'est ce jour-là que j'ai perdu mes richesses... Prenez tout, prenez tout, vous dis-je! Je suis un chêne dépouillé et dont les feuilles tombent au vent d'hiver... Mais quoi!... Vous voilà tout saisis! Vous avez changé de couleur... O Dieu! Dieu! c'est donc là ce qu'il faut, pour amener quelque émotion sur la vieille face de l'homme! Ce visage, dont il a fait l'impassible masque de son cœur, ne s'enflamme ou ne pâlit plus que sous de telles influences... Qui s'étonne aux grandes actions? Qui paraît encore touché de l'héroïsme et de la magnanimité?... Mais qu'il vienne à être question du plus pauvre gain, d'un profit sordide, que résonne ce mot magique: de l'or! alors, la passion saute et rayonne à la face, et l'on voit s'animer soudain ces fantômes automates... O Seigneur! sont-ce là les hommes que vous avez créés à votre image?... Ceux-ci m'ont secouru, pourtant. Auraient-ils secouru de même, un misérable, un pauvre mendiant?... Bien, bien! Question inutile!... Ne scrutons pas! ne scrutons pas!
Il se tut, et pendant un moment, tous se tinrent en silence, étonnés, et se regardant les uns les autres. Le soleil, tel qu'un bouclier d'or, se couchait derrière le vaisseau; l'eau calme était si limpide qu'on en apercevait le fond, tapissé de plantes fibreuses et de grosses touffes de corail blanc. A l'horizon, apparaissaient sept ou huit navires à l'ancre, tout noirs dans la vapeur lumineuse; et la ville se déployait, le long du rivage, avec ses quais, ses minarets, ses cubes de maisons éblouissantes. Mais Floris releva le front, et sortant de sa rêverie:
—Ah! voilà le caïque avancé... Eh bien! allons, partons, messieurs... Donne-moi ta main, capitaine. Quand tu retourneras à Trieste, si tu passes devant Sabioneira, salue pour moi mon palais vide... Je ne le reverrai jamais!... Allons, partons... Messieurs, si mes[Pg 393] paroles vous ont semblé peut-être égarées, veuillez, je vous prie, n'en pas tenir compte... Je n'avais aucune intention de vous offenser, non! pas la moindre... Mais lorsqu'un homme a éprouvé des désastres tels que les miens, qu'il a perdu... Allons, partons!
La nuit était complètement tombée, quand M. Chus et la baronne, prenant congé du Grand-Duc, regagnèrent leur appartement. Une femme de chambre qui survint les introduisit à tâtons, puis se mit à chercher un flambeau par la salle ténébreuse, tandis que sa maîtresse, indolemment, en battant l'air de son large éventail, s'allongeait sur un canapé de rotin des Indes. M. Chus, cependant, marchait d'un bout à l'autre de la salle, et s'étant heurté contre un tabouret, il le jeta à dix pas, avec fureur. La suivante, alors, se hâta d'allumer deux ou trois bouts de bougie; et, sitôt qu'elle eut disparu, le juif s'arrêtant devant Faustina, qu'il saisit violemment au poignet:
—Tes cateaux! Mort te ma fie! s'écria-t-il... Allez-fous recefoir tes cateaux, en ma présence!... Tonnez-moi ce collier, allons!... Croyez-fous que che n'ai pas fu fotre manèche, les mines que fous faisiez au Crand-Tuc, fos sourires aux uns et aux autres, tantôt à ce long M. Cripps, avec sa parpiche et son teint te prique, tantôt au gouferneur, Kiamil-Pacha!... Ce fieux lipertin fous clignait tes yeux, ainsi qu'un satyre, et fous pafartiez, fous pirouettiez, fous minautiez, à coups d'éfentail... Foyons! êtes-fous éprise te sa parpe noire, ou te sa carrure t'hippopotame, ou tes gros yeux qui lui chaillissent te la tête?... En ce cas, fous pourrez le foir, car il fientra temain, certainement, faire une fisite au Crand-Tuc... Mais ch'y pense. Fous aimeriez mieux fisiter son harem, sans toute!... Eh pien! fous le fisiterez... Fous le ferrez! Fous le ferrez! Et les eunuques en fermeront ensuite les portes sur fous!... N'oupliez pas, pour cette fisite, te fous mettre au cou[Pg 394] le collier que fous fenez te recefoir, et t'échancrer fotre rope, un peu plus!... Moi, che porterai haut mes cornes, et ch'aurai pour consolation te carter fotre tot, n'est-il pas frai?... Ah! vous m'afez tonc cru un mari téponnaire, un te vos chrétiens afilis!... Allons, tonnez-moi ce collier!
—Le voici, monsieur, dit Faustina... Mais, au nom du ciel, calmez-vous!
Il avait happé l'écrin d'une main avide, et il l'ouvrit, sous la clarté immobile d'une bougie. L'éclat bleuâtre des diamants s'en échappa, en longs rayons. La narine toute dilatée d'aise, M. Chus les considérait, en se passant les doigts dans la barbe.
—Allons, allons, allons, murmura-t-il, cette chournée n'est pas pertue!... Te peaux tiamants!... Te peaux tiamants!... Ce sont t'anciens tiamants te Golconte... Che m'en fais les mettre sous clef... Les autres, matame, les autres!
—Voici l'écrin des bracelets, dit la baronne... Ils sont également fort beaux.
—Oui! c'est frai!... Che remercie Tieu. Fort peaux, également fort peaux!... Il y en a pien là, Faustina, pour plus te cent mille francs!... Ha, ha, ha, ha! Le fou protigue!... Oui, oui, pour plus te cent mille francs!... Che pèserai temain les pierres... Y a-t-il tes palances ici?
—Je ne sais, repartit Faustina. Mais avez-vous remarqué les joyaux qui pendaient au col des chevaux, que Son Altesse a donnés au gouverneur?
—Malheur à lui! glapit le juif... Tu me tortures, créature!... On tefrait, on tefrait enfermer les fous protigues, comme ce Crand-Tuc!... Il y afait pien pour teux millions te marchantises tans ce nafire, et il les apantonne à ces Turcs, à tes inconnus, aux premiers fenus!... Moi seul, moi seul, che n'ai rien eu, moi qui l'ai reconnu, retroufé, moi qui ai exposé mes chours, plus te cent fois peut-être, pour le saufer!... Ah! l'on ne[Pg 395] rencontre tans ce monte que perfitie et qu'incratitute!... Allons, tonnez-moi le reste, matame, les autres, les autres, les autres!
—Mais, monsieur, c'est là tout ce que j'ai reçu, vous le savez bien, dit Faustina.
—Quelle honte! exclama M. Chus. Quoi! si peu, si peu, si peu!... Est-ce frai? Ne me trompez-fous pas?... A la femme te son saufeur!... Ah! ch'en rouchis pour lui, en férité... Écoutez-moi pien, maintenant! Puisque fous apusez ainsi te la liperté que che fous laisse, che forcerai ma ponne nature, et moi-même che feillerai sur mon honneur, que compromet fotre léchèreté. T'apord, fous ne sortirez plus. Fous n'irez plus exhiper par les rues fos charmes à fos atorateurs. Mais chusqu'au chour te notre tépart, qui ne saurait être éloigné, fous fous tientrez ici, au fond te cet appartement, et quand fous foutrez prentre l'air, ce sera le matin, tans le chartin tésert, afant que Monseigneur soit lefé... Ententez-fous! Te crand matin!... Ah! les Orientaux ont pien connu les femmes. Eux seuls sont saches! Eux seuls fous traitent comme vous le méritez!... On frappe... Allez-fous-en! Rentrez! Prenez garte qu'on ne fous foie!... Si fous tépassez ce couloir, si che fous surprends à regarter fers la maison te Monseigneur... Si tu y regartes, créature! C'est pon! Fite, fite, rentrez!... Eh pien, qu'est-ce? qui est là? demanda-t-il à un serviteur qui parut.
—Le seigneur Manès, répondit cet homme.
—Introtuis-le!... Qu'il entre! qu'il entre!... La tonation sera signée, murmura Chus en faisant disparaître les écrins au fond de ses poches... Foilà enfin une heureuse noufelle, une chance qui fient pien à point me tétommacher te ma perte... Mon cher monsieur Manès, ponsoir!
Et prestement, tandis que le savant, sur le seuil, lui répondait d'un air affable, M. Chus débarrassa un[Pg 396] siège des boîtes et des livres qui l'encombraient, puis alluma une bougie de plus, tout en s'excusant du désordre. Des fleurs fanées, des coffrets, des gants, des flacons, des maroquineries, s'étalaient pêle-mêle sur les fauteuils de rotin; une lampe d'argent, à esprit-de-vin, s'appuyait contre une guitare, à laquelle des cordes manquaient; les cendres d'un parfum brûlé salissaient une écharpe verte, pailletée d'argent, dont les franges pendaient jusqu'à terre; et du milieu de la muraille, un grand portrait de Faustina semblait vous regarder en face, avec ses prunelles tranquilles. Vêtue à la mode orientale, par une fantaisie du peintre,—un Allemand rencontré au Caire,—elle n'en conservait pas moins, sous le léger haïk bariolé, sa physionomie coutumière de douceur et de nonchalance: cheveux attachés de travers, flot d'étoffe traînant d'un côté, mais avec une grâce qui réparait tout.
—Eh pien! fit Chus, mon cher monsieur Manès, che tefine: fous m'apportez cet acte...
—La donation, voulez-vous dire?
—Oui... Est-ce qu'elle n'est pas signée?
—Non, pas précisément, dit Manès. Et même, à ne vous rien cacher, il s'élève une difficulté.
—Comment, comment, comment, comment?
—Comment! répéta Manès... Mais tout simplement parce que, aujourd'hui même, le vieil Abou'l Feradj, le médecin qui vient de soigner Monseigneur, s'est avisé de demander... ma foi! je vous le donne en mille, car, pour moi, je n'ai jamais vu de rencontre si extraordinaire... s'est avisé de demander aussi... Non, vous ne voudrez pas me croire!...
—Le tomaine t'Isgaour! s'écria M. Chus haletant.
—Vous l'avez dit, mon cher baron.
—Malétiction! exclama Chus, en se dressant... Par la mort! le tamné charlatan! Que n'est-il tompé à la[Pg 397] mer, pentant notre fisite au Coromantel!... Mais non! cela ne peut pas être... Fous fous moquez te moi, monsieur Manès... Par quelle foie aurait-il appris?... Qui lui aurait réfélé chustement, au fond te sa maison te Tjeddah?... Fous fous plaisez malignement, à me faire peur, monsieur Manès!...
—Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua froidement le savant. Ce qui est sûr, c'est qu'Abou'l Feradj a demandé Isgaour à Monseigneur. Sa femme, dit-il, Mingrélienne, est née sur les terres de ce domaine, et il y tient, à cause de cela.
—Mensonches! mensonches! nasilla Chus. Le tiaple soit te sa femme!
—Et de plus, continua Manès, afin de paraître plus soigneux et plus affectionné encore pour la santé de Monseigneur, voici ce qu'il a imaginé... Un œil aussi perçant que le vôtre, mon cher baron, n'est pas sans avoir remarqué—et le savant, ici, baissa la voix—l'état de faiblesse et de langueur où se trouve le grand-duc Floris. Or, depuis quelque temps déjà, les médecins de Djeddah et moi-même, assemblés en consultation, nous étions demeurés d'accord que le moyen le plus assuré de rendre des forces à Monseigneur était de lui chercher... ma foi, pourquoi ne pas le dire? une jeune femme vigoureuse, pleine de sève, pour coucher près de lui... Mon Dieu, oui! quoi donc vous étonne? reprit Manès, sur un léger tressaillement de M. Chus. Cet expédient médical est bien connu dans tout l'Orient, et remonte, ainsi que chacun sait, à la plus haute antiquité... Le roi David faisait-il pas dormir la Sçunamite auprès de lui?... Si bien donc que, ce matin même, Abou'l Feradj a déclaré qu'il ne voulait laisser à personne autre l'honneur de l'entière guérison de Son Altesse, et a offert à Monseigneur sa propre femme, pour l'office que vous savez.
—Hein! quoi?
—Sa propre femme, monsieur Chus.
—Sa femme?
—Oui, la belle Bâjî-Yâsmin... Il va nous l'amener tout à l'heure... Que voulez-vous, mon cher baron?... Effet de l'humaine cupidité!... Car vous pensez bien qu'à la suite d'une preuve de dévouement si peu commune, Monseigneur ne pourra plus rien refuser au médecin persan, et que demain, Bâjî-Yâsmin emportera la donation.
—Mort te ma fie! cria le juif. Nous tefons empêcher cela, monsieur Manès!... Il y a tes lois pourtant, une chustice... Il faut aller chez le cati, chez le consul! Il faut ténoncer ce coquin!
—Allons, allons! y pensez-vous?
—Mais c'est une infamie! beugla M. Chus qui leva les mains vers le ciel, ainsi que pour le prendre à témoin. Au nom tu mariache, au nom tes ponnes mœurs, che proteste, monsieur, che proteste!... Il faut tissuater Monseigneur, lui représenter les tanchers, l'ignominie, le crime te sa contuite!... C'est fotre tefoir, monsieur Manès!
—Hé, baron, repartit le vieillard, songez-vous bien à ce que vous dites? Je suis le médecin du corps, non de l'âme du Grand-Duc. Je lui donne des ordonnances, et point du tout des conseils de morale... Non, le seul moyen de parer le coup, si quelqu'un y avait un intérêt capital, serait de devancer le hakim, oui, ma foi, de lui jouer ce tour, et d'offrir à Monseigneur une autre femme.
—Une autre femme!... Mais comment?
Le savant, en haussant les épaules, eut un geste vague et perplexe, et sans répondre, il se leva, afin de prendre congé.
—Attentez, s'écria M. Chus. Êtes-fous tonc si pressé, mon Tieu!... Et fous tites que c'est ce soir, ce soir...
—Oui, ce soir, avant la dernière prière.
—Il faut, reprit le financier, il faut, mon pon, mon[Pg 399] excellent monsieur Manès, que fous me rentiez, en cette occasion, le serfice t'un féritaple ami.
—Quoi donc, baron?
—Que fous troufiez quelque prétexte te renfoyer, quand il arrifera, ce coquin, ce fil entremetteur... Temain, tès la première heure, che me rentrai au pazar tes Esclafes, et là, quoi qu'il m'en puisse coûter, che ferai emplette, pour le Crand-Tuc, t'une peauté accomplie, t'une fierche, t'un féritaple morceau te roi, que che lui présenterai te ma main.
—Et pensez-vous, répliqua Manès, qu'Abou'l Feradj se laissera bénévolement renvoyer, alors qu'il sait que Monseigneur l'attend? D'ailleurs, une négresse esclave, achetée quelque cent talari, pourra-t-elle entrer en parallèle avec la belle Bâjî-Yâsmin, la propre femme du hakim? Le sacrifice ne serait équivalent, mon cher monsieur Chus, que dans le cas où vous nous offririez... ha, ha, ha!... Mme Faustina!... Allons, n'y songez plus, mon bon ami... Il faut en prendre votre parti... Bonsoir, maintenant!... A demain!...
La portière retomba sans bruit, et M. Chus demeura seul, essuyant avec un foulard ses loupes brunes, toutes ruisselantes de sueur.—Une affaire si pien compinée! exclama-t-il... Plus t'un million par an que che perds là, sans compter les autres profits possiples!... Foilà tonc mon foyache inutile! che suis folé, ruiné, tépouillé!... Oui, perte sur perte! Tant que notre foyache me coûte: tant que che manque te cagner!... Une affaire que ch'avais mûrie, poursuivit-il en marchant à grands pas, que che suifais te l'œil, tepuis tes mois! Une pareille mine t'or!... Et che me laisserais tuper comme un goy, par une chalousie stupite!... Non, non, cela ne se peut pas!... Si ch'offrais moitié, par exemple, à cet Apou'l Feradj te malheur?... Mais il est clair que le filain est pien informé, oui, qu'il sait tout!... Ch'ai trop attentu, c'est certain. Ch'aurais tû,[Pg 400] tès mon arrifée, prusquer la chose... Foyons, dit-il en s'arrêtant soudain, si un autre homme afait la même chance?... Qu'est-ce, en somme, que cet honneur tont on parle tant?... Et, tête basse devant la table, M. Chus enduisait machinalement le bout de son doigt des gouttes de cire fondue qui coulaient le long de la bougie... Un simple souffle! tuit! un fent, une opinion, moins que rien!... Che suis trop riche pour carter te ces scrupules te paufre tiaple! Si che feux me montrer tigne tu rang social auquel mes talents m'ont élefé, te la place que ch'ai conquise, te ma réputation européenne, il faut que che sache commanter à mon sang et à mes affections!... Elle le fera, c'est técité!... Tiaple! Si ce hakim, si ce charlatan, qui ne connaît peut-être seulement pas le cours te la Pourse, a pu se téterminer à la chose, pourquoi serais-che plus scrupuleux, plus pête que lui?... Non, non, che te tefancerai, miséraple, cupite coquin!
Et s'élançant à la porte qu'il ouvrit:
—Où êtes-fous?... monsieur Manès!... Qu'on aille le chercher! Fite, fite!
Le grand-duc Floris venait à peine de finir le repas du soir, et il songeait, assis sur un divan dans une sorte d'enfoncement, quand des pas s'arrêtèrent à la porte, et aussitôt Manès parut, soulevant la tapisserie, puis, sans entrer, la laissa retomber. On entendit sous la galerie des murmures, des chuchotements, les accents d'une voix courroucée. Étonné, Floris prêtait l'oreille. Quatre ou cinq chandelles de cire, piquées sur des flambeaux de cuivre jaune émaillés de bleu, éclairaient la chambre vide et nue, avec les treillis de bois serré qui garnissaient le haut des murailles. Deux négresses, au fond de l'alcôve, où l'on montait par quelques marches, étendaient, comme chaque soir, le coucher du maître, un matelas de coton rouge sur un châlit à claire-voie en baguettes de palmier.
—Se pourrait-il que ce fût Chus! exclama tout à coup le Grand-Duc... Le misérable!... Ah! le dégoût me monte aux lèvres. J'ai presque regret d'avoir consenti à me prêter à cette épreuve.
Mais la portière s'écarta brusquement, et Manès entra le premier, tandis que sans bruit les esclaves disparaissaient par une porte dérobée; puis, M. Chus parut, essoufflé, tirant sa femme après lui. Il portait de l'autre main une grosse lanterne de cuivre; ses diamants étincelaient; et, à voix basse, tout haletant:
—Allons, dit-il, assez te simacrées, matame!... Che l'ai técité, ce sera!
—Monsieur, dit Faustina, je vous en conjure, ne prolongez pas cet horrible jeu!... Si ma conduite vous a déplu, gardez-moi, enfermez-moi, épuisez sur moi toutes les rigueurs qu'inventera votre jalousie!... Mais cette épreuve dérisoire est trop cruelle!
—Ma chalousie! dit Chus... ma chalousie!... Ah! ah! fous foutriez faire croire... Che ne suis pas chaloux, matame, che n'ai chamais été chaloux... Allons, montrez-fous opéissante, comme fous afez churé te l'être en m'épousant!
—O ciel! pouvez-vous rappeler...
—Che fous le répète. Faites-le!
—Était-ce pour cela?.... reprit Faustina.
—Che fous en ai expliqué les raisons, interrompit Chus... Che fous ai tit compien la chose m'intéresse et toit m'être profitaple!... Souffrirai-che qu'un fil coquin qui connaît Monseigneur tepuis un mois tout au plus, fienne me supplanter à ma parpe?... Si fous êtes fraiment ma femme, si fous prenez à cœur mes intérêts, fous m'opéirez sur-le-champ.
La jeune femme se tordit les mains:
—Mon Dieu! mon Dieu!... pouvez-vous penser ce que vous dites?
—Penser ce que che tis!... Ho, ho!... Et qu'est-ce que che tis tonc, matame, qui ne soit honnête et raisonnaple?... Mon or n'est-il plus mon or, parce qu'on l'a touché? Mes pillets te panque s'useront-ils parce qu'on les recartera?... Assez te paroles, Faustina!... Si che vous ai prise sans tot, si fous afez touchours eu, grâce à moi, te peaux pichoux et te peaux équipaches, sonchez à m'en tétommager!
—Vous serez perdu de réputation! dit Faustina.
—La pelle affaire!... Comme si che fous tisais: Crions la chose, tefant la Pourse, à miti!... Qui le saura chamais que Monseigneur, lequel ne rentre plus en Europe, afec M. Manès, un fieillard?
—Les anges et les saints ne le sauront-ils pas? répliqua-t-elle.
—Les anches et les saints... faripoles!
—Vais-je souiller mon âme d'un péché mortel?
—Aucun péché, aucun péché, aucun péché! cria Chus... Si c'était une action tamnaple, M. Manès, lui qui est si sache, la prescrirait-il à Monseigneur?... Fous lui faites une inchure grossière!... C'est le contraire t'un péché, c'est une œufre pie, Faustina, un acte te charité enfers un paufre malate... Aucun péché, aucun péché!... Est-ce que tans notre Saint Lifre, qui est la règle infailliple te la ponne fie, la Sçunamite ne couchait pas afec le roi Tafid, l'élu tu Seigneur? Ce saint personnache aurait-il foulu faire commettre un péché à sa serfante?... Aucun péché! aucun péché! aucun péché!
Mais il tourna la tête vivement. M. Manès venait de se lever, et s'approchait à pas discrets.
—Eh bien! que se passe-t-il? dit tout bas le savant. Il serait temps d'en finir, monsieur Chus.
—Oui! tout te suite! tout te suite!
Et revenant à Faustina, M. Chus la saisit par le bras:
—Allons, fenez, matame! exclama-t-il... Par les os t'Apraham, fous n'allez pas résister peut-être... Parlez à Son Altesse, mon pon monsieur Manès. Présentez-nous! Faites faloir mon téfouement!... Che m'en fais pien foir maintenant si fous êtes franchement afec moi, ou pien si fous faforisez ce méchant coquin t'Apou'l Feradj!
—Oh! s'il ne tient qu'à cela, répliqua Manès, soyez tranquille, cher baron, vous allez être content de moi.
Et, s'avançant jusque devant le Grand-Duc:
—Monseigneur, dit le savant, M. le baron Chus, toujours si dévoué à Votre Altesse, veut lui donner une nouvelle preuve de son zèle et de son affection.
—Pien, pien! fort pien! marmotta Chus.
—Ayant eu par hasard connaissance de la consultation des médecins au sujet de votre santé, il vient vous offrir, ou plutôt, Monseigneur, vous prostituer...
—Merci, mon pon monsieur Manès.
—Librement, dès le premier mot, de son plein gré, sans que personne lui en ait donné l'idée...
—Pien! excellent!
—Comme une preuve, je le répète, de son tendre attachement pour vous, sa femme, Monseigneur, sa propre femme, la beauté et l'orgueil de Vienne!
—Oui, oui, Monseigneur! s'écria le juif, che foutrais faire pien plus encore pour la guérison te Fotre Altesse!... Eh pien! où est cette folle, à présent?
Et ressaisissant Faustina:
—Allons, allons, fous téciterez-fous?... Fous tefriez être fière, fous tefriez fous estimer pien heureuse te poufoir me rentre ce serfice!
La jeune femme poussa un sanglot:
—Au nom du ciel, monsieur, laissez-moi partir!
—Ne t'entête pas! reprit Chus. Che ne l'ai pas mérité te ta part!... Pense que celui qui te prie ainsi, c'est[Pg 404] ton mari, ton mari qui t'aime! Pense qu'il t'a prise sans tot, uniquement pour ta personne!... N'est-ce tonc rien que t'être préférée à une Chéorchienne, hein?... Allons, che t'en prie, ma petite femme, mon amour, mon petit pouchon!... Tu auras tes robes, tes pichoux!... Che ne suis plus chaloux, ha, ha, ha! Tésormais, tu iras où il te plaira, tu feras ce que tu foutras... Fiens, fiens! suis-moi, ma ponne, suis-moi!... Cette nuit! rien que cette nuit!... Tu refuses... Ah! gaupe lifite!... Ah! mentiante!... Ah! face te suif!
—Fi, fi! perdez-vous le sens? dit Manès.
Faustina se mit à genoux:
—Monsieur, dit-elle, tuez-moi plutôt!... Je me lacérerai le visage... Je prendrai du poison... Je ferai tout!
—Au tiaple, chrétienne stupite!... Tu m'entends. Reste ici sans rechigner, ou che t'attache te mes mains à ce poteau. Ne réplique pas! Ne me réponds pas! Les toigts me témanchent... Relèfe-toi! Allons, che t'en prie, fiens! Fais cela, fais cela, Faustina!... Quoi! fous ne fous técitez pas... Sois tamnée, fille te choie! Che fais t'arracher t'ici par les chefeux, che t'exposerai nue tefant tous, che te fentrai la bouche chusqu'aux oreilles, che te lifre au harem tu Pacha!... Ah! goy, miséraple éhontée!... Allons, fiens, ne me tente pas, fiens!... Pon! foilà les larmes à présent!
La jeune femme, en sanglotant, balbutia:
—Je voudrais que ma vie pût satisfaire...
—Fertu te Tieu, ch'en tefientrai fou! cria M. Chus, en frappant du pied, et portant ses deux poings à ses tempes. Le chour, la nuit, à toute heure, à toute minute, et même en tormant, mon seul souci est t'acquérir, oui! te cagner te l'archent pour elle!... Enfin, che troufe une occasion unique, une affaire qui fera crefer te chalousie les Rothschild et le fieux Sina, une féritaple mine t'or; et il faut alors que cette poupée, cette matame Honesta pleurnicheuse, quand on[Pg 405] lui offre sa fortune, réponte: Les anches! les saints! et autres telles sornettes!... Ah! si fous ne fous técitez pas, fous ferrez comme che fous traite!... Faites-y attention! Sonchez-y! Che n'ai pas coutume te patiner... Réfléchissez! Si fous êtes ma femme, che fous prêterai au Crand-Tuc, mon ami, mon honoraple ami!... Si tu ne l'es plus, fa-t'en au tiaple, mentie, meurs te faim par les rues!... Mais che suis pien pon te tant tiscourir... Che pars, che fous laisse ici, matame!... Fous poufez encore tout racheter... Non, non, non! Che ne feux pas te fous. Restez ici!
Il la repoussait d'une main brutale, tandis que Faustina, en pleurant, se cramponnait à ses vêtements. Tout à coup, M. Chus tressaillit. Le Grand-Duc venait de sortir de l'espèce de réduit obscur où il s'était tenu, durant cette scène, et s'avançait dans la chambre, à pas lents. Il se fit un profond silence. Floris s'arrêta devant le juif, et d'une voix basse et amère:
—Que je le regarde! murmura-t-il... Oui! que je voie comment est fait un être si complètement vil!... Et pourtant, rien de monstrueux... Ah! peut-être que tous les hommes ressemblent de cœur à celui-ci, puisqu'il leur est pareil par la forme. Peut-être sont-ils tous, ainsi que lui, habités par les démons du Vol, de la Cupidité, de la Fraude, du Mensonge... Oui! qui donc osera se lever, dans l'intégrité de sa conscience, et crier: Cet homme est un infâme!... S'il l'est, tous le sont, car qui ne cède à la tentation, qui ne la sollicite, qui ne prostitue, sinon sa femme, du moins ses pensées, son âme, ses sentiments, son intelligence?... Prostitution! prostitution!... Tu avais raison, Vassili. Il n'y a que cela dans le monde! Le cuistre prostitue sa science, l'homme de génie son génie, le prêtre son Dieu, à l'imbécile cousu d'or... Prostitués, entremetteurs! Voilà toute l'humanité!... Avancez! venez, mon digne ami... Allons, tendez la main, monsieur Chus!
—Quoi? Que feut tire Fotre Altesse?
—Ne dois-je pas m'acquitter envers vous? Ne paye-t-on pas les entremetteurs?... Qu'un cancer te ronge le cœur, pour m'avoir forcé de mépriser l'homme encore plus que je ne faisais!... Mais non, mais non! Sois remercié, au contraire!... Tu as rompu le dernier lien qui m'attachait à cette exécrable humanité... Allons, avance! viens ici!... Ne faut-il pas que tu sois payé?... Prends la donation, te dis-je... Elle est signée.
—Monseigneur... s'écria Chus.
—Silence! je connais tes mensonges!... Je sais quelle découverte l'on a faite à Isgaour, et pourquoi tu voulais ce domaine... N'importe! Je te le donne, parce qu'il n'est pas un seul être au monde que je méprise autant que toi! Au vil ce qu'il y a de plus vil!... Cette richesse que je mets dans tes mains sera, pour des milliers d'hommes, une source de calamités... Sois sans pitié envers ton débiteur! C'est un fripon... Ruine la veuve! Elle n'avait épousé son mari que pour des robes ou de l'argent... Que le sourire des enfants ne t'attendrisse pas! Ils grandissent pour être des coquins, des usuriers, des faussaires... Pressure le pauvre! c'est un envieux... Lèche la poussière devant le riche; et ruiné, crache-lui au visage!... Abjure toute émotion! Moque-toi de ce que les niais appellent honneur, vertu, probité... Soigne ton or, couve ton or! Et fais-le, de jour en jour, pulluler, afin de pouvoir te montrer sans risques, plus abject, plus fourbe, plus insolent, plus infâme encore que tu ne l'es!
—Pien, Monseigneur, dit Chus, placidement.
—Tu as raison, tu as raison! Puisque les hommes ont choisi un tel symbole pour l'adorer, puisque d'une souille à truies l'or peut faire un temple, puisqu'il confère à un lépreux le respect public et l'admiration, profites-en! oui! vole, attire, absorbe tout l'or du[Pg 407] monde, toi, avec tes frères d'Israël!... Continuez d'être ce que vous êtes, d'immondes vers fourmillant dans nos entrailles!... C'est pour vous que les nations s'engraissent, pour vous que les arts et tous les métiers travaillent et suent!... Parasites abjects, épuisez la terre! Devenez des rois, à votre tour! Courbez les peuples sous le joug de vos lourdes machines de fer! Corrompez, empoisonnez l'âme humaine! Que le culte de l'or remplace les religions, les dieux abolis!... Puis, lorsque vous posséderez tout, quand les richesses de l'univers ne formeront plus qu'une pyramide, au sommet de laquelle trôneront quatre ou cinq Juifs, alors enfin, vous les esclaves, les misérables, révoltez-vous!... Viens, mort! Souffle, esprit de vertige! Que l'horreur, le deuil, la folie, le meurtre, la destruction se déchaînent sur le globe, bouleversent tout, ruinent tout!... Adieu! Mon dernier vœu, s'il te naît un fils, c'est qu'il puisse te ressembler!... Va-t'en! va! ôte-toi de mes yeux... Que je ne te revoie jamais!
—Venez, madame, dit le savant.
Et tandis que Floris épuisé tombait assis sur le divan, M. Manès sortit précipitamment avec la baronne, que son mari suivit aussitôt.
—Eh pien! fous le foyez, Faustina, dit M. Chus, après un silence, tout s'est pien passé, tout s'est pien passé!
Le lendemain, dès la première heure, il arriva au palais un courrier du chérif de la Mecque, avec une petite suite d'hommes et de chevaux. Cette espèce d'ambassade, qui campa dans la cour d'un des entrepôts d'Ahmed Gha'lid, avait pour mission de demander Manès au Grand-Duc, et d'emmener le hakim franc à l'oasis voisine de Taïf, où le noble imâm se trouvait, pour lors, fort souffrant d'un mal d'entrailles. On prévint aussitôt Floris, qui, vers midi, se mit sous la galerie,[Pg 408] à la porte de sa chambre, et reçut l'eunuque messager.
Deux heures après, survinrent du vaisseau les femmes esclaves données à Josine par le maharana Pertap-Singh, et qu'en attendant leur départ, on logea dans l'appartement de M. Chus, car le juif, avec la baronne, avait quitté le palais de grand matin. Le second du Coromandel, qui accompagnait les Indiennes, avertit de plus M. Manès que le pacha, se prévalant de quelques paroles de Son Altesse, réclamait pour lui seul la cargaison entière du navire, et menaçait d'y envoyer des gardes, de peur que l'on en détournât rien. Le savant se rendit donc à bord, d'où il fit enlever et porter chez Edhem-Aga et chez M. Cripps les présents qui leur étaient destinés, et où il surveilla, en outre, l'embarquement de ses propres collections. Le reste, déchargé et vendu à Djeddah même, devait, selon les instructions plus précises de Floris, confirmées par un acte de sa main, servir à bâtir un oqal public, pour les pauvres pèlerins.
Les derniers portefaix Takrouri finissaient d'empiler dans l'un des magasins du palais, force caisses et herbiers de Manès, quand le Grand-Duc parut au fond de la cour, qu'on appelait la cour-marchande, vaste place environnée d'arcades, sous lesquelles s'ouvraient les grilles de bois des entrepôts d'Ahmed Gha'lid. Le front baissé, il s'avançait à pas lents, au milieu des ombres du soir, et soudain, poussant un long soupir:
—Ah! si l'on connaissait d'avance, murmura-t-il, les trahisons, les dérisions du sort! Ou si, du moins, notre misérable cœur ne se laissait toujours duper à l'illusion du bonheur!... Mais aucun homme, sans cet espoir, ne voudrait poursuivre sa route... Non! l'on se coucherait par terre, pour y rester immobile et y mourir... Le bonheur, reprit-il pensivement, le bonheur, qui donc le possède? Entre tous ceux que j'ai connus,[Pg 409] que j'ai aimés, qui donc eût pu se dire heureux?... Mon père? Il a vécu inquiet, haletant, rongé de haine, dans d'accablants tourments de corps et d'esprit. Ma mère? Elle n'a eu d'enfants que pour éprouver, semble-t-il, les plus horribles effets de la tendresse. Oui, pour porter au cœur, comme trois glaives, la cécité de Tatiana, la froideur de José-Maria, la douleur de ma disparition... Et les autres femmes que j'ai aimées?... Hélas! faut-il que je me souvienne?... L'une était calme, douce, sereine, pâle fleur d'amour bientôt flétrie... L'autre, Josine... Oh! malheur sur moi!... Son éclat, sa beauté, sa gaieté, la flamme de vie qui brûlait en elle, toutes les grâces les plus exquises et les plus rares, ce sont ces dons qui ont causé sa perte... Et Tatiana? morte, aussi!... Morte, morte, ma sœur étrange! Je la revois, froide comme le marbre, suave comme la rose... Oui, morte de son héroïsme, comme Isabelle de son amour!... Ainsi, quelque route qu'on prenne, c'est à l'abîme qu'elle nous jette. Volupté, vertu, joies maternelles, amour, dévouement, jeunesse, beauté, tous ces mots qui semblent si superbes, le Destin railleur ne s'en sert qu'à composer des histoires tragiques, des contes de mort, de cœurs brisés, de calamités, de longues souffrances!... Plaisirs de la vie, qu'êtes-vous? Rien que les heures sans fièvre des fiévreux! Un court répit pour mieux endurer la peine... Oh! dans quel charnier ténébreux, dans quel cimetière d'ombres vit la débile Humanité! En chancelant, nous poursuivons à tâtons les feux follets qui y voltigent, avec l'espoir que ces guides sinistres vont nous conduire au bonheur...
Il s'arrêta, tandis que les Nubiens défilaient sans bruit sous les arcades, où Sapéto, une lanterne à la main, refermait la salle voûtée et obscure. Puis, quand ils eurent disparu, le Grand-Duc se remit à marcher à travers la cour déserte. D'étroits chemins de pierres[Pg 410] noires y dessinaient comme un vaste damier, sur le sable. La nuit était tombée... Il reprit:
—Oui, partout la dérision, le mensonge!... Parmi tant de millions de cœurs qui battent, dans cet univers, l'instant où nous sommes, un seul connaîtra-t-il le bonheur? Tous, nous tendons vers lui nos bras suppliants, et le bonheur n'est nulle part... Mot vain et sonore, qui ne répond à aucune réalité, urne sans fond où nos désirs s'épanchent, mirage non moins fabuleux que ces palais qu'on voit dans les nues!... Il n'y a pour l'homme aucun refuge! non, pas un seul! Tout ce que son cœur lui suggère, lui ment. Tout ce qu'imagine son esprit, lui ment encore... L'art? Mais n'ai-je pas vu Giano, tout fanfaron qu'il fût de lui-même, pleurer de rage et se désespérer? Il jetait ses pinceaux impuissants, il martelait sa cire rebelle, jurant cent fois de renoncer à cet exécrable supplice... D'ailleurs, quel niais serait l'homme, quel automate et stupide marmot, s'il suffisait, pour le contenter, de deux ou trois couleurs éclatantes, de sons, de mots cadencés, de la blancheur d'un marbre taillé?... Non, non! L'art ne le donne pas, ce bonheur sans cesse convoité... Le trouve-t-on dans la science?... Mais Vassili semble-t-il heureux, lui, le railleur au cœur glacé, le sceptique à force de savoir? Est-ce le bonheur que d'avoir en tête quelques chiffres, quelques termes grecs, des nomenclatures, des formules! Est-ce le bonheur que de ramper aux pieds d'une Figure géante, voilée d'une vapeur ténébreuse, qu'on ne dissipera jamais!... Que reste-t-il? La piété, la foi?... Ah! qui ne voudrait, en effet, si la chose dépendait de notre choix, s'humilier, se renoncer soi-même, se sentir comme un enfant, mené par une main invisible, croire, s'abandonner à Dieu... Croire!... Mais peut-être douter... Oui! là est l'écueil... Et alors, quelles terreurs, quels tourments, quel enfer toujours ouvert en notre âme!... Ah! maintenant,[Pg 411] je la comprends trop bien, la pâleur de José-Maria, sa détresse solitaire et farouche... Oui, que sont les autres souffrances, vaines et futiles comme la vie, au prix de celle-ci, où se débat pour nous l'éternité!... Ainsi, l'Art a pour son salaire l'impuissance; la fin de la Science, c'est le scepticisme; le fond de la Foi, c'est le doute!... Quoi donc alors? Subir le sort? Obéir à ces pédants de sagesse qui prescrivent, pour unique remède, d'aveugler son cœur et ses yeux, de n'avoir nul désir, afin d'ôter par là toute prise à la fortune, d'être tel qu'un cadavre vivant... Mais quel homme se résignerait à mourir avant le tombeau?... C'est ainsi que, d'espoirs en espoirs, d'heure en heure pour ainsi dire, toujours déçus, toujours persévérants, nous arrivons à la dernière; et poursuivant jusque par delà, notre rêve de félicité, nous nous plaisons encore à croire que cette porte mystérieuse est le seuil de quelque paradis, et que de notre pourriture va s'exhaler enfin la blanche étoile de l'immuable et éternelle Joie!
Les yeux fixes, il demeurait songeur, auprès du puits qu'Ahmed Gha'lid avait fait creuser en vain, pour chercher de l'eau, et qui, au milieu de la cour, dressait dans le ciel obscur, sa longue traverse de bois. Du bout du pied, machinalement, Floris fouillait le sable aride, puis, relevant le front, tout à coup:
—Non! le bonheur n'existe pas. Plus qu'aucun homme, j'ai le droit, peut-être, de l'attester hautement! Plus qu'aucun, j'en suis la vivante preuve, un témoin, un exemple fameux, qu'on pourrait raconter aux enfants, et leur montrer dans les syllabaires. Car, en quelques brèves années, j'ai joué, aux deux bouts de la fortune, les personnages les plus divers de cette tragédie du monde. L'inexécutable miracle que souhaitent en leurs vœux tous les hommes, s'est subitement accompli pour moi. Des torrents de sang ont coulé, Paris a brûlé comme Sodome, les cimetières ont été[Pg 412] gorgés de morts, et de ce chaos de désastres, de hasards, de bouleversements, de cette sorte de loterie immense et sinistre, un seul gain est sorti: le mien!... Moi seul, j'ai fait contrepoids, dans la balance dérisoire où le destin pesait les hommes, aux efforts d'un peuple soulevé, aux aspirations séculaires, aux rêves, aux utopies de bonheur, à l'innombrable armée des misérables, à tous ceux qui souffrent sur la terre et qui voudraient ne plus souffrir... Oui! le rêve universel des êtres s'est réalisé pour un seul... Pauvre, je suis devenu riche... Torturé d'amour, celle que j'aimais, pâle déesse inaccessible, est descendue jusqu'à moi... J'ai marché tout vivant dans un prodige. J'ai habité le palais enchanté, l'île heureuse qui fuit toujours... Et c'est au sein du bonheur même, que j'ai été le plus malheureux!... Pourquoi? Ah! par le vice naturel de notre cœur, sans nulle cause extérieure, par la fatalité qui pèse sur tout ce qui est humain et terrestre... Et maintenant, malade, hanté de spectres, lourd de remords, de douleurs, de crimes, sorte de tombe de moi-même, qu'ai-je à faire qu'à chercher enfin le soulagement suprême, la mort, l'anéantissement?
Il se tut et pencha le visage. Sur sa tête, le ciel s'étoilait; les lointaines rumeurs du dehors lui bruissaient confusément aux oreilles; et Floris, immobile, songeait.
Ce fut à peine, ce soir-là, s'il toucha au souper qu'on apporta, vers neuf heures. Il se promenait tout pensif sous les arcades de la cour des Palmiers; puis, faisant signe à un esclave, qui le précéda avec un flambeau, le Grand-Duc s'engagea dans une sorte de tourelle, placée à l'angle de la cour et que remplissait une vis étroite. Il en gravit les marches, d'un pas lent, et déboucha sur la terrasse du palais.
Des mâts, dont le vélarium venait d'être retiré, s'y dressaient, dans les quatre coins d'une balustrade de[Pg 413] maçonnerie. Les dalles, encore chaudes du jour, exhalaient les senteurs de l'eau d'ambre, dont on les avait arrosées; une légère fumée bleue montait tout droit d'une cassolette; et, sur un tabouret à reflets de nacre, où brûlaient deux longues bougies, une négresse disposait des porcelaines, avec des vases de sorbet. Mais un pas pesant se fit entendre, et Vassili Manès parut au seuil de la terrasse, tandis qu'en sortant de sa rêverie le Grand-Duc détournait la tête:
—C'est vous, Manès... Ah! venez-vous me faire vos adieux?
—Oui, Monseigneur, répondit le savant, puisque vous avez bien voulu me donner mon congé. Nous partons demain, au point du jour... L'occasion était unique pour moi de visiter librement des pays demeurés fermés aux Européens... Je regrette seulement que Votre Altesse, malgré tout ce que j'ai pu lui dire, ne se décide pas à m'accompagner.
—Non, dit Floris, aucun endroit de la terre ne tente plus ma curiosité... Bien, bien. Partez quand il vous plaira, mon cher Manès. Tous mes vœux vous accompagneront... Je préfère cent fois cette solitude à la compagnie d'hôtes importuns ou abjects.
Le savant éclata de rire:
—Ah! Monseigneur, précisément j'ai des nouvelles à vous apprendre. J'ai vu notre homme, il n'y a pas deux heures, comme je revenais du Coromandel. Une barque, toute chargée de coffres et de caisses en pyramide, a croisé notre gabare, et M. Chus, se dressant sur son banc, à côté de la baronne, m'a hélé pour me saluer de la manière la plus affable, et me crier qu'il se rendait à bord de je ne sais quel steamer anglais. Il était à son ordinaire, familier, désinvolte, souriant, comme si rien ne se fût passé... Je lui ai souhaité un bon voyage, et à l'heure qu'il est, Monseigneur, le digne banquier vogue vers Suez, l'âme fort tranquille[Pg 414] et satisfaite, et se moque de nous, dans sa barbe.
Le Grand-Duc haussa les épaules, tandis que Manès allait s'asseoir sur une sorte de canapé de bois sculpté, marqueté d'ivoire: ensuite, il y eut un très long silence. Les esclaves avaient disparu; de la terrasse toute blanche, la ville entière se découvrait dans la nuit, avec ses rues, ses dômes, ses minarets, et sa profusion de toits plats, où l'on distinguait de vagues fantômes. Çà et là, brillaient dans le port les feux lointains de quelques boutres arabes; et par delà le récif de Dakra, la mer endormie étalait, sous le scintillement des constellations, son grand lac pâle et immobile. Les yeux de Floris, lentement, parcoururent tout cet horizon; puis, en poussant un profond soupir, il revint auprès de Manès.
—La vie me pèse, dit-il enfin. Toutes les pratiques humaines me soulèvent le cœur de dégoût... Ah! mon frère est heureux, Vassili, s'il est vrai qu'il vive en solitaire dans l'île del Eremita, sans plus voir ces visages des hommes... Moi, ils me poursuivent, ils m'assiègent, jusqu'au fond de ce palais!... N'ai-je pas dû subir encore tantôt les sollicitations de cinq ou six marchands du Bazar qui me demandaient audience?
Le savant, à demi couché sur le canapé, releva la tête:
—Eh bien! fit-il, quoi de plus naturel? Ces honnêtes musulmans vous connaissent pour un magnifique seigneur, et, raisonnablement, ils espèrent un profit de ce caprice charitable qui vous fait vendre la cargaison du Coromandel... Peste! ne disons pas de mal des marchands, Monseigneur. S'ils pratiquent le dol, la fraude, la tromperie, le mensonge, c'est du moins par un accord public, et l'on pourrait presque hasarder le mot, qu'ils volent de bonne foi... Les paysans sont des bêtes farouches; les ouvriers, avec leur turbulence, leur sottise, leur scurrilité, des singes adroits et malfaisants: le civilisé[Pg 415] commence au marchand... Mais, en vérité, Monseigneur, puisque la vue de l'homme vous déplaît, j'ai regret d'avoir engagé à vous visiter, durant mon absence, le bon hakim Abou'l Feradj, avec qui j'ai consulté aujourd'hui, sur le cas du chérif de la Mecque... Vous allez lui faire un pauvre accueil.
—Bah! il sera le bienvenu, reprit Floris... Ah! vous avez consulté le hakim... Voilà qui surprendrait, à coup sûr, vos confrères des Académies... Est-ce donc créance en ses avis, ou défiance de vous-même?
—Mais, repartit Manès en souriant, quand ce ne serait, Monseigneur, que pour faire mentir l'opinion populaire, qui prétend que pas un médecin n'a jamais voulu se servir de la recette de son compagnon... Ou bien, mettons, si vous voulez, puisque nous sommes en train de badiner, que je n'ai pas en la thérapeutique, pathologie, physiologie, etc., autant de foi qu'il conviendrait.
—Vous, Manès!
—Eh, mon Dieu, Monseigneur, qu'y aurait-il là de si étrange? Songez combien de fois, depuis soixante ans, j'en ai vu se renouveler les doctrines: vitalisme, biochimie, théorie cellulaire, bactérisme, panspermie, que sais-je? D'autres erreurs, d'autres hypothèses succéderont à celles-ci, et ainsi jusqu'au dernier jugement... Il n'y a système ni recette, si bizarre qu'elle nous paraisse, qu'on n'ait reçus comme vérité. Asclépiade, au temps de Cicéron, préconise le vin contre tous les maux; Crinas règle la médecine par les éphémérides des astres; le débat du seizième siècle est pour savoir de quel côté il faut saigner dans la pleurésie; puis, vient l'antimoine et sa querelle. Nous nous égayons sur les médecins jargonnants et en bonnet pointu. Il n'est pas un de ces illustres de jadis: Sennert, Linacer, Botal, Sylvius, à qui l'on se fierait à présent de la guérison d'un singe malade: et nul ne[Pg 416] semble se douter que les illustres d'aujourd'hui deviendront surannés à leur tour et feront rire les écoliers.
Il avait quitté sa pose nonchalante; et souriant ironiquement, Manès fixait les yeux sur le Grand-Duc, immobile en face de lui.
—Mais cependant, répliqua Floris, la médecine a fait quelques progrès?...
—Ma foi, riposta le vieillard, on en meurt comme jadis, voilà tout!... Des progrès! Allons donc, Monseigneur! Ils n'ont pas seulement trouvé, depuis Celsus et Pline qui s'en moque, une moins mauvaise défaite, quand ils sont à bout, que d'envoyer leurs malades aux eaux, ou de les faire changer d'air... Cette science si inquiète, si capricieuse, si diverse, est en même temps, Monseigneur, la plus stable et la plus routinière. Parmi tous ces noms obscurs et pompeux, iatrophysique, zoochimie, biologie morphologique, phylogenèse, ontogenèse, c'est toujours Hippocrate et Galien qui règnent; leur doctrine des tempéraments reste encore, en attendant mieux, le fondement de la pathologie. Voilà les progrès que l'on nous vante! La pituite, avec les deux biles jaune et noire, tels sont les beaux secrets de vie que l'on a arrachés au sphinx... Non, Monseigneur, qu'on l'avoue, enfin! La médecine n'est qu'un empirisme, un périlleux tâtonnement, une science imaginaire et dérisoire. Si, demain, elle réduisait ses panacées à des potions d'eau claire, à des bols, à des pilules vides, les guéris ne seraient, croyez-le, ni moins nombreux, ni moins reconnaissants... D'ailleurs, que fait-elle autre chose? Est-ce que la vieille pharmacie n'a pas mis en œuvre, durant des siècles, les substances les plus inertes: os d'animaux, membranes de poissons, pierres précieuses, momies, bézoards, thériaque?... Les patients qui prenaient ces remèdes en éprouvaient divers effets, tout inefficaces qu'ils soient; les médecins en raisonnaient; on eût passé pour fou de les nier...[Pg 417] Ainsi, l'usage et l'expérience ne trompent pas moins que le reste!... Ajoutez que les diagnostics sont peu sûrs, que la cause et l'effet se confondent, et qu'au vrai, toute maladie est une autre maladie dans chaque homme... D'ailleurs, quand même la science posséderait des vérités certaines, l'application en dépendrait toujours des préventions, de l'étourderie, de l'imbécillité d'un homme... Je ne crois pas à la médecine!
—Pour la justice, reprit Floris, après un moment de silence, je sais trop ce qu'il faut en croire. Mamula m'informe, vous l'avez vu, que nous venons de perdre en appel notre procès de Carinthie, gagné en première instance.
—C'est qu'on aura, cette fois, dit Manès, interprété la loi d'autre sorte! Le Code, Monseigneur, peut se comparer à cette étroite peau de bœuf, où la Reine antique trouva, la découpant en minces lanières, l'emplacement de toute une ville. De même, l'office du juge est d'étirer les lois si souplement, qu'elles puissent suffire et cadrer à l'infinie diversité des contestations et des querelles... Diantre! De quoi vous plaignez-vous? Vous êtes trop exigeant, Monseigneur! Votre procès n'a duré que trois ans, et comme, Dieu merci, la justice est gratuite dans notre Europe civilisée, il ne vous coûtera de papier timbré, de procédure et d'éloquence, que les trois quarts du bien en litige.
Le Grand-Duc hocha la tête sans répondre, tandis que Manès poursuivait:
—Le vieil adage a raison, Monseigneur: Où entre le droit, l'équité en sort. La loi qui devrait prononcer l'arrêt au moment où l'on recourt à elle, prend un temps si long pour délibérer, et tant de ministres pour la servir, que l'injustice toute nue, quoique plus effrayante d'aspect, n'est pas plus inique en effet... La justice, l'équité, chimères! Ce que nous appelons de ce nom n'est rien autre qu'un simulacre, un vain fantôme,[Pg 418] une Allégorie, que les hommes, pour le trompe-l'œil, font plafonner au-dessus d'eux, avec la balance et le glaive... Voyons! voilà vos premiers juges convaincus par l'arrêt des seconds, d'avoir jugé contre la justice. Va-t-on s'étonner, s'indigner, les flétrir, les chasser de leurs sièges? Non, l'accident est banal, Monseigneur, et nul n'y prendra même garde. Tant nous savons que ce fracas de droiture n'est que comédie, que nos décisions sont forcément hasardeuses et erronées, qu'il ne peut y avoir de justice!... Et, en effet, où se trouverait-elle? Est-ce dans le droit positif? Mais il varie selon les temps et les pays, chaque peuple accommodant ses lois à son humeur, à ses intérêts, à ses préjugés, à son caprice... Est-ce au fond de notre conscience, dans ce que l'on nomme le droit naturel? Soit! mais que l'on prouve d'abord si ce sentiment prétendu divin, que nous croyons avoir de la justice, n'est pas, au vrai, tout simplement la crainte égoïste de l'injustice, du dommage que nous pourrions recevoir. Or, par malheur, les hommes, jusqu'ici, n'ont conclu de pactes d'équité que les uns à l'égard des autres, et lorsqu'ils ont à peu près même force. L'idée ne leur est pas venue qu'ils pouvaient devoir de la justice à des créatures plus faibles, telles que sont les animaux.
Il ricanait, en haussant les épaules; puis, il but sa tasse de sorbet. Floris songeait, les regards perdus au loin.
—Ainsi, dit-il enfin, ce triste monde n'est donc fondé que sur des mensonges!
—Il est vrai, repartit Manès, que le perpétuel désaccord en surprendrait davantage, si ce n'étaient les opinions et les mœurs qui forment la raison et non la raison les opinions. Tout est plein de folie, Monseigneur, d'absurdités, de contradictions. On bafoue un pauvre berger qui aura marmotté quelques mots bizarres, pour désenfler sa vache malade. Mais qu'un autre[Pg 419] sorcier, en habit doré, fasse Dieu et le mange quotidiennement, moyennant sept à huit syllabes de latin, nous nous écrions: O altitudo! et voilà un sublime mystère!... Le monde entier est une farce, Monseigneur. Tous ces grands piliers de l'État, le savant, le juge, le prêtre, des baladins, des masques, des masques!... Que dire encore du soldat, stupide automate pendant la paix, assassin légal pendant la guerre, pillant, violant, tuant, torturant, et se composant de la renommée et des vertus, avec des crimes?... La foule a une haute idée des hommes d'État et des politiques. Les voyant au faîte des choses humaines, elle se courbe devant ces dieux et s'ébahit naïvement de leur puissance et de leur génie, qui lui paraissent proportionnés à la grandeur de ce qu'ils remuent. Pure illusion, Monseigneur! De même que la main d'un enfant peut mouvoir des roues colossales, ainsi le vaste et parfait équilibre où les affaires de l'État sont les unes à l'égard des autres, en rend le maniement aisé, et le succès fatal, quel qu'il soit... Les événements nous conduisent, bien plus que nous ne menons les événements. La plupart des choses du monde se font par elles-mêmes, croyez-moi.
—Mais pourtant, objecta le Grand-Duc, on peut aider la destinée. L'industrie, l'habileté, le génie ne sont pas seulement de vains mots!
—Allons donc, Monseigneur, dit Manès, quel génie suffirait à prévoir les innombrables cas fortuits qui se rencontrent dans toute entreprise?... C'est par acquit qu'on y emploie la délibération et le conseil; puis, la fortune souveraine prononce. De qui la reine Élisabeth, l'ennemie victorieuse de Philippe II, tenait-elle la vie? De Philippe lui-même, qui, redoutant l'avènement possible au trône d'Angleterre de Marie Stuart, reine de France, fit épargner politiquement la bâtarde de Henri VIII. On s'avise des dangers probables, et l'on[Pg 420] ne voit pas les certains. D'ailleurs, par quoi le monde juge-t-il de l'habileté et du génie? Uniquement par le succès. Heureux, on acclame le grand homme; vient-il à échouer, on l'outrage... Quel prodige que Jeanne d'Arc! Quelle pureté! quelle sainteté! quel merveilleux héroïsme! Bien, mais supposez seulement qu'elle n'eût pas réussi, en effet, à pénétrer dans Orléans et à mener le roi à Reims, et voilà la médaille tournée! Quelle impudente aventurière! quelle virago éhontée!... Jusque pour les martyrs et les saints, le succès est la pierre de touche; on y éprouve leur auréole. L'Église persécute, durant leur vie, François d'Assise, Loyola, sainte Thérèse. Morts, elle fait fumer l'encens devant leurs autels, et assied à la droite du Père, ces créateurs d'ordres puissants. Le succès est tout, Monseigneur, et cependant que prouve-t-il? Rien... Il dépend des endroits, du temps, des circonstances. Le génie du triomphateur en est la plus petite pièce, moins importante, assurément, que la faiblesse ou l'imbécillité de l'adversaire qu'il a devant lui. Tous ces fléaux des nations, ces maîtres de la paix et de la guerre, ces vainqueurs qu'on dresse partout en airain, ces Alexandres, ces Césars, ces Napoléons, ces Immortels, qui sont-ils, à les regarder, une fois démaillotés de leur pourpre, sans ces lauriers qui leur enflent le front?... Alexandre? Un fou, un meurtrier, ivrogne, superstitieux, d'abominable cruauté, mignon d'Éphestion, amant d'un eunuque. César? Un pauvre épileptique, prostitué, cruel, rapace, passant du plus bas valetage à l'orgueil le plus démesuré; écrivain plat et médiocre. Pour Napoléon, Monseigneur, la chose est plus étrange à dire; mais enfin, les preuves en subsistent. Les hommes ont, cette fois encore, adoré la vieille Tête d'âne. Ce conquérant, ce législateur, cet empereur, ce maître du monde était un sot, oui! un imbécile, un des cerveaux les plus épais qui aient jamais logé sous un crâne... Ne vous récriez[Pg 421] pas, Monseigneur. Les Lettres sur la Corse ou le Mémoire à l'Académie de Lyon pour le concours de 1790 dépassent tout, en ridicule... Mais tant de gloire, tant de sang versé, tant de victoires! Eh bien! ne voit-on pas la rouge passer de même au jeu, huit, dix fois de suite? Le hasard des batailles est le plus grand de tous. Témoin la plupart de ces invincibles, vaincus eux-mêmes à leur tour, et dont quelques-uns gardent encore, en dépit de la catastrophe, leurs noms fastueux de prospérité: Pompée le Grand, ou Bajazet la Foudre... Non, non, c'est folie, Monseigneur, que d'attribuer à un seul le succès où travaillent tant de millions d'hommes! C'est comme si l'on réduisait ces énormes trombes des mers des Indes qui unissent l'Océan et le ciel, à l'une de leurs gouttes d'eau.
—Donc, à ce compte, dit Floris, il n'y aurait de sûr mérite que celui de l'artiste isolé, du poète, du créateur solitaire?
—Oui, répondit Manès, les artistes ont leur prix, mais leur valeur, étant fondée sur l'opinion, demeurera toujours incertaine. Ce qu'un siècle admire et porte aux nues, le siècle suivant le rabaisse. Les génies des morts, Monseigneur, sont comme ces enfants de minuit, que le Pater Seraphicus du Second Faust est obligé de prendre en lui, pour leur donner l'être et la vie. C'est ainsi que chaque époque, à son tour, recrée et sent différemment les œuvres que la tradition lui a léguées. Les Français, sous Louis XIV, trouvent Homère «bourgeois et bon seulement pour la comédie». Notre siècle, écrit le dialecticien Bayle, possède mieux les idées de la perfection. Eschyle, Dante, Rabelais, Shakespeare sont ignorés ou méprisés. On lit Plutarque; on imite Sénèque; les grands peintres sont les Bolonais, si médiocres aujourd'hui. Le sieur Félibien, un Français, appelle Simone Memmi, superbement: «un certain Memmi.» On admire comme œuvres grecques et de la[Pg 422] main de Phidias, les plus vulgaires statues de la décadence romaine; le mot «gothique» est synonyme de barbare. Que conclure de tout cela, et comment décider le litige? Le médiocre et l'excellent produisant les mêmes transports, à quelle marque les distinguer?... Allez, croyez-moi, Monseigneur. La peinture, la statuaire, la poésie, la musique, toutes les manifestations de ce que nous appelons le Beau, sont des mirages, rien de plus: de vains signes, des hiéroglyphes, où chaque homme découvre un sens différent. Ce sont des manuscrits tracés en caractères sympathiques, et que l'enthousiasme et la chaleur des âmes font plus ou moins ressortir; ce sont des luths pendus aux branches, et dont chaque souffle qui passe tire un autre son. Le Thésée de Shakespeare dit bien: La meilleure œuvre de ce genre est pleine d'illusions, et la pire n'est pas pire, quand l'imagination y supplée.
Manès se tut, et les deux hommes immobiles laissaient errer leurs yeux sur la mer, où, comme un large fleuve d'or, la Voie lactée se réfléchissait. Les derniers murmures avaient cessé; les lumières s'étaient éteintes. Seule, à l'autre bout de la ville, sous les étoiles innombrables et tranquilles, une voix lugubre s'élevait. C'était l'appel du muezzin, qui, du haut de l'un des minarets, éveillait les croyants, pour la prière de minuit. Son chant s'épandait dans le grand silence de cette cité endormie.
—Et cependant, reprit Floris, l'homme a toujours foi en lui-même... Oui! malgré tant de déceptions et de preuves de son impuissance, il attend, il espère toujours.
—Assurément, Monseigneur, dit Manès. Il faut bien que l'Humanité ait dans son arche, pendant son pénible voyage, ou un Dieu, ou un idéal. Tantôt pieuse et résignée, elle loge au ciel, par delà la mort, dans les swargas, les empyrées, les walhallas, le Chanaan mystérieux[Pg 423] vers lequel elle se croit en marche. Tantôt, comme au temps où nous sommes, elle renonce à ses rêves célestes, et plaçant sur la terre même les pays de félicité, jure que seule, elle va suffire à se faire son paradis. C'est ce que ce siècle, en son jargon, appelle le progrès, Monseigneur; c'est la charnelle religion que scribes et savants intronisent. La foi est devenue terrestre et, au nom du génie humain, nous promet, pour les temps à venir, un millenium de bonheur... Vaine chimère! Espoirs plus enfantins que ceux que l'on fondait autrefois sur une promesse divine, sur une parousie du Christ, après laquelle commencerait le règne triomphant des élus... Le progrès! Ha! ha! le progrès!... Comme si l'homme pouvait jamais faire autre chose qu'assouvir les mêmes appétits! Du jour où il a commencé de manger quand il avait faim, et de s'accoupler avec sa femelle, son destin s'est trouvé fixé. Un Hottentot, sous sa hutte de feuilles, ne remplit pas moins tout son sort, qu'un rajah, dans son palais de marbre. Deux ou trois besoins font notre limite: manger, dormir, se reproduire.
—Allons, pour cette fois, Vassili, répliqua le Grand-Duc, votre assertion est un peu forcée. La manière dont on satisfait ces appétits a bien aussi quelque importance.
—Bah! dit Manès, croyez-vous, Monseigneur?... Pure question d'habitude! Si la vie sauvage paraît âpre et rude au civilisé, le sauvage se meurt dans nos villes: et quant à ces raffinements que vous estimez si précieux, les délices imaginaires en dépendent uniquement de la prévention et du caprice. Qui donc se trouve à plaindre aujourd'hui de n'être pas couché en soupant? Toute l'antiquité cependant admire la vertu du jeune Caton, qui, pour prendre part aux malheurs de Rome, ne mangea plus qu'assis, après je ne sais quelle bataille... Progrès perdu, volupté oubliée, et dont pourtant nul[Pg 424] ne se soucie... Tenez, écoutez, Monseigneur. Si un Timon d'Athènes, un Rousseau, quelque bilieux misanthrope, voulait pousser les choses à bout, qui l'empêcherait de prétendre que tout notre labeur inventif, ces merveilles de notre siècle dont on fait de si pompeux dithyrambes, télégraphie, chemins de fer, aérostation espérée, forment à peine l'équivalent pour le bien-être universel, de cette coutume abolie? En effet, à quoi se réduisent tous ces grands triomphes du génie de l'homme? A raccourcir un peu le temps (produit si rare, comme l'on sait), à nous faire gagner quelques heures (notre vie en sera plus longue!); bref, à nous assurer nos aises, pendant deux ou trois jours en moyenne, répartis sur chaque existence, ce qui est loin de compenser la commodité journalière, dédaignée et négligée par nous... Sérieusement, sommes-nous malheureux d'ignorer tout ce qu'inventeront les âges futurs, et de n'en pouvoir jouir? Pas plus que les anciens de n'avoir point connu nos mécaniques utilitaires... Beau miracle, d'ailleurs, et bien digne de ce fracas d'enthousiasme, que d'égaler une mouche à la course, et de rouler sur nos bandes de fer, moins vite qu'un pigeon ne vole!... Non, Monseigneur, si le progrès n'était pas une chimère, un mensonge, une utopie d'ingénieur, une déclamation d'écrivain, si l'homme, véritablement, ainsi que le prétend notre orgueil, se rapprochait d'un but idéal et se voyait tout près de l'atteindre, ce perfectionnement se marquerait d'abord dans les esprits et dans les mœurs, et non par la consommation croissante de la vapeur d'eau.
—Oui, sans doute, murmura Floris.
—Ce n'est pas le bois, Monseigneur, ce n'est pas le fer ni la pierre morte, c'est l'âme humaine qui eût fleuri sous la poussée de cette sève éternelle! Nous serions devenus en tout plus beaux, plus grands, plus forts, plus héroïques. Le moindre rimailleur moderne, par cela[Pg 425] seul qu'il vit en ce temps-ci, n'écrirait que des Iliades. Tout barbouilleur surpasserait Léonard de Vinci et Rembrandt; le plus plat magister de village pourrait régenter Marc-Aurèle... En sommes-nous là? Bon! pas encore. Et, quoi qu'en pense M. Cripps, notre imperturbable consul, Léonidas et Marcus Brutus avaient peut-être aussi grand cœur que tel milicien des États-Unis... Vous pouvez m'en croire, Monseigneur. L'esprit humain n'est pas un cuir qui prête, une étoffe, un rouleau que l'on étire, à son gré. Ce qu'il a été, c'est ce qu'il sera; ce qu'il a fait, c'est ce qu'il fera, et rien de neuf sous le soleil, comme dit le vieil Ecclésiaste. Il serait aussi impossible à l'homme de se démentir, qu'à un tigre de manger de l'herbe. Toujours, nos cœurs et nos esprits inclineront aux mêmes penchants. Toujours, sur la scène du monde, grimaceront les mêmes préjugés, les mêmes travers, les mêmes folies, les mêmes manies ridicules, tant la sottise est limitée, tant l'homme recopie de l'homme jusqu'à ses plus bizarres verrues! Les Grecs n'étaient pas moins affolés de chevaux que nos sportsmen le sont à présent. Les nobles Romains descendaient de Faunus, d'Hercule, d'Agamemnon, comme la maison de Savoie a pour ancêtre Bérold de Saxe, ou comme les marquis de Lévi sont cousins de la sainte Vierge. Pyrrhus guérissait les malades en leur pressant la rate, de son pied: vous avez vu les derviches hurleurs faire de même, à Constantinople. Argenteuil et Trêves, je crois, se disputent la sainte Tunique: c'était ainsi qu'on se vantait à Rome, à Siris, à Luceria, d'avoir la vraie Minerve des Troyens. Philippe, roi de Macédoine, avait bâti Ponéropolis, pour y reléguer des criminels, longtemps avant que les Anglais ne peuplassent Sydney de convicts. La loi des Douze Tables, déjà, interdisait d'enterrer dans la ville... Quoi encore? Jean-Jacques Rousseau accuse les sciences et les arts[Pg 426] de la corruption des hommes: Josèphe fait un crime à Caïn d'avoir inventé les poids et mesures. Un enfant, qui regardait dans l'eau une figure de Mercure, décrivit aux Tralliens toute la guerre de Mithridate; un autre enfant vit dans un verre d'eau la mort du roi Louis XIV, et la dépeignit au duc d'Orléans. On ferait des livres entiers de ces conformités, Monseigneur. Jusqu'aux idées, jusqu'aux doctrines passent, tour à tour, d'un parti à l'autre; on soutient des mêmes arcs-boutants les édifices les plus divers. Le dogme de Quatre-vingt-neuf, cet axiome fondamental des sociétés de notre temps, qu'au peuple seul appartient la souveraineté des États, que l'autorité des sujets l'emporte sur celle du roi, eh bien! mais, Monseigneur, c'était une opinion enseignée, reçue, mise en pratique dans toutes les communions chrétiennes, et dont les jésuites spécialement s'étaient faits les défenseurs... Le plus catholique des lieux communs! Oui, voilà ce qui est sorti de ce sublime livre à sept sceaux de la Révolution française, ouvert au milieu de tant de trompettes, de tonnerres, de tremblements de terre! La mort de Louis XVI a eu lieu, en vertu des mêmes principes qui avaient armé Jacques Clément, Balthazar Gérard, Ravaillac. La théorie et les maximes reprochées avec horreur aux jésuites sont celles mêmes qu'on applique dans la démocratie triomphante, si bien que la Révolution... ha, ha, ha! se trouve avoir pour mère le Gesù!
—Ainsi, reprit Floris, après un silence, vous n'avez donc pas foi, Manès, aux destinées de la Démocratie?
Le savant fit claquer ses doigts:
—Qu'entendez-vous par là, Monseigneur? La chute prochaine des rois? L'avènement des Républiques?... Peuh! république ou monarchie, la pièce est la même sous d'autres masques... L'accession des foules au pouvoir? Mais le suffrage universel, tel qu'il se pratique actuellement, en France et aux États-Unis, est[Pg 427] précisément un leurre, une attrape, une duperie merveilleuse à fasciner les yeux des niais, un tour subtil de gobelet pour dépouiller la plèbe de ses droits et les lui filouter à sa barbe. La belle avance, n'est-ce pas? que la volonté qui gouverne soit celle d'un tribun et non pas d'un roi, que la caste privilégiée ne s'appelle plus la noblesse, mais la majorité de la Chambre, et que le peuple soit souverain, puisqu'il lui faut céder son pouvoir!... Souverain! Ha, ha, ha! souverain!... Un plaisant souverain, ma foi!... Un souverain de liards et de guenilles! Son trône est un siège boiteux, son palais un galetas sordide, son sceptre la navette ou l'outil qu'il manie douze heures par jour, sa couronne la marque au front, le sceau que la mort lui imprime, car la durée moyenne de la vie, pour ce troupeau des misérables, est d'un tiers ou de moitié plus courte que celle des bourgeois et des riches... Non, non, les vrais souverains, Monseigneur, les immortels tyrans de l'homme, ce sont les deux Mammons, les fantômes effrayants, les meurtrières abstractions sorties tout armées de sa cervelle, oui! le Capital et l'État. Voilà les bergers de nations, les deux monstrueux Polyphèmes, tondeurs, tueurs de leur bétail d'hommes, et qui, jusqu'à la fin des temps, les paîtront sous ces dures houlettes qu'on nomme: impôt, impôt du sang, lois, religions, nationalités. Qui pourrait, en effet, renverser ces colosses d'iniquité?... Certes, on rirait si Prométhée, torturé sur son rocher, espérait sa délivrance de Jupiter, de son tourmenteur même. Telle est pourtant l'illusion naïve dont se berce l'Humanité! C'est sous les ailes maternelles du vieux vautour qui lui ronge le foie, qu'elle dépose, pour y éclore, l'œuf précieux de son Age d'or. Pressés, foulés, meurtris de tyrannie, ce qu'appellent socialistes, communistes, collectivistes, tous les apôtres de la plèbe, tous les voyants des temps à venir, c'est un tyran, bien plus impitoyable encore,[Pg 428] puisqu'il serait impersonnel: l'État-Roi, l'État-Providence, l'État-Argus avec ses cent yeux, l'État-grand manufacturier de la félicité publique. Tous les hommes égaux, pareils! Chaque âme exacte et poinçonnée ainsi qu'un outil social! Les têtes humaines faites au moule, ni plus ni moins que les têtes d'épingles!... Rêves riants peut-être, Monseigneur, mais chimériques, assurément, tant que l'homme sera un animal vivant, et non pas une formule, un chiffre!... Lors même que l'on faucherait notre vieille race d'égoïsme, et qu'après le total cataclysme, une moisson d'hommes nouveaux sortirait des dents du Dragon, ceux-ci, conformément au mythe, se battraient, à peine hors du sillon, jusqu'à ce qu'un d'eux commandât aux autres. L'égalité est l'idéal de l'esprit de l'homme, et l'inégalité, le penchant de son cœur. Le rêve de l'équité n'est qu'un rêve. Le monde est bâti sur la force, en ce siècle dit civilisé, juste autant qu'aux premiers jours du globe.
—Sur la force! répéta Floris.
—Mais oui, sans nul doute, Monseigneur. Et d'abord, dans l'ordre physique, comment en serait-il autrement, puisque les êtres tirent leur accroissement, leur substance, les uns des autres? L'animal vit la mort du végétal; l'homme, la mort de l'animal. Chaque créature est un sépulcre insatiablement ouvert. La jeune vierge la plus suave exhale l'odeur des hécatombes. Le vieillard le plus vénéré apparaît peut-être aux yeux des Anges tel qu'un affreux caillot de sang, qui dégoutte de la tête aux pieds. La loi de nature est le meurtre: et l'Homme, ainsi qu'un miroir vivant, réfléchit cette loi, naïvement. C'est sur elle qu'il a modelé ses mœurs, ses conceptions, ses croyances; cet Ananké de la matière lui a servi de prototype, pour édifier son monde moral... Jusqu'à Dieu même, Monseigneur, jusqu'au culte qu'il nous faut lui rendre, nous l'épelons dans ce Livre de mort. Que sont les anciens holocaustes, les[Pg 429] cilices, les flagellations, sinon des souffrances subies, pour que le Moloch s'en réjouisse? Et sur tous les autels de la chrétienté, chaque matin, symboliquement, n'immole-t-on pas le Fils au Père, comme la seule hostie digne d'un Dieu? Partout, le meurtre, la violence, l'Até féroce aux ailes noires. Le mot vertu veut dire force. Les premiers, les plus glorieux, les plus grands des hommes, au gré des hommes, ce sont leurs exterminateurs... Vous-même, Monseigneur, à Watteoo, quand les naturels ont insulté et tenté de désarmer un détachement de vos matelots, n'avez-vous pas recouru aussitôt à la force, aux canons du Black-Swan? La belle homélie qu'un obus, pour évangéliser des sauvages!... C'est ainsi que, depuis quatre siècles, les Européens sont en train d'exterminer ou de déposséder les autres races de la terre. Les peuples resserrés halettent: la civilisation, comme une araignée, enveloppe le reste du monde. Plus de Peaux-Rouges, en Amérique; au seul contact de l'homme blanc, les Océaniens disparaissent; l'Anglais commence à flairer, à poursuivre jusque dans leurs dernières retraites, les Australiens, les Néo-Zélandais; l'Afrique entière est envahie. Voracement, chaque nation chrétienne s'efforce d'engloutir le plus qu'elle peut de la terre, quitte à le revomir un jour... De quel droit? Du droit du plus fort, seule vérité, seule sentence fixée au cœur de l'homme par un clou solide. Tout le reste: fraternité, égalité, progrès des lumières, des mots, Monseigneur, des chants de flûte; mais, au-dessous, on entend aboyer, comme autour de la Scylla marine, les gueules horribles de la guerre. Cent ans d'humanitairerie ont enfin abouti à ceci: tout citoyen soldat, vingt millions d'hommes en armes, l'Europe entière devenue un vaste camp. N'est-il pas clair que nous voilà retournés à l'état de nature, à la barbarie primitive, chacun gardant, l'arc à la main, sa hutte d'écorce ou sa caverne?
Un moment de silence suivit. Floris, assis, le poing sous le menton, presque indistinct dans la nuit, poussait par intervalles un long soupir.
—Ne croyez-vous donc pas à la science, Manès? demanda-t-il tout à coup.
Le savant eut un ricanement:
—Quelle science, Monseigneur? Si par ce mot vous entendez une sorte de Vulcain moderne, agençant, machinant notre vie, et lui forgeant, de jour en jour, des rouages plus exacts, un dieu Cabire, patient, rusé, utilisant pour ses soufflets les fluides et les forces de la terre, certes, Monseigneur, qui pourrait douter de cette science-là? Tout ce qui nous entoure est son œuvre; elle a jailli du cerveau de l'homme, dès la naissance du vieil Adam. Le premier tireur d'arc, le premier potier l'ont eue, comme nous, pour inspiratrice, car la transmission du mouvement et la compressibilité de la matière sont des phénomènes scientifiques, absolument au même titre que les effets les plus subtils de l'électricité et des lois acoustiques.
—Ce n'est pas la science, Manès; c'est l'industrie, dont vous me parlez.
—C'est qu'il n'y a pas d'autre science, Monseigneur, repartit le savant. Celle de qui les sots proclament, en ce temps-ci, qu'elle a pénétré tous les mystères, ce prétendu soleil du monde invisible, cette doctrine ajustée aux choses comme la bague au doigt, ce catéchisme rationnel, mille fois plus cru, plus vénéré que le catéchisme divin, niaiseries, Monseigneur, mensonges! Si savoir implique comprendre,—et comment donc savoir sans comprendre?—alors, l'homme le plus savant de nos Académies en sait tout juste autant que l'homme-singe, l'anthropopithèque primitif, en admettant qu'il y ait eu un tel homme. Quoi que l'on affirme, Monseigneur, le cercle de ténèbres qui nous environne n'a pas reculé d'un empan. Le doute, l'obscur, l'inconnaissable,[Pg 431] continuent de peser sur nous, aussi fatalement que la terre doit tourner, jusqu'au dernier jour, sous son cône d'ombre.
—Ainsi, la vérité n'est pas! s'écria Floris.
Manès répondit, en souriant:
—La vérité existe, Monseigneur; le difficile est de la connaître... Mais, puisque nous en sommes sur ce propos, quoique, assurément, je ne saurais dire le chemin qui nous y a conduits, je vous expliquerai maintenant mon scepticisme, jusqu'au bout... Et d'abord, dites-moi, Monseigneur, quelle est la clef qui nous ouvre les choses? Évidemment, rien que les sens. C'est par leur voie que les odeurs, les saveurs, les couleurs, la lumière, tout l'étrange ballet des atomes s'achemine, et empreint en nous ce qu'on appelle leurs qualités. Mais la question est précisément si ces qualités sont réelles, si le chaud, la douceur, la mollesse, le poids, la légèreté tiennent à l'objet, et constituent, comme le vulgaire se l'imagine, l'argile même dont il est pétri, ou bien, suivant ce que démontrent la plupart des philosophes, si elles ne sont rien que nous-mêmes, modifiés au contact des choses. En effet, Monseigneur, puisque le monde doit passer au prisme de nos sens, quelle certitude aurons-nous jamais que le rayon qui en résulte nous peint le monde, et non pas nos sens?... Y a-t-il du bruit dans le canon, ou seulement dans notre oreille? La lumière remplit-elle l'air, ou le cristallin de notre œil? Le feu, en soi, et indépendamment des effets que nous en éprouvons, a-t-il de l'éclat et de la chaleur? En d'autres termes, nos perceptions nous donnent-elles, ainsi qu'on le croit, une relation à l'univers, ou simplement un rapport à nous-mêmes?... Grave problème, Monseigneur! Pierre d'achoppement de la science! Au seuil même de ce qu'il doit connaître, l'esprit humain vacille et trébuche... Car, dès qu'on pose pour certain,—et comment en douter raisonnablement?—que[Pg 432] l'objet n'est que le composé, la somme de nos sensations, de là s'ensuit l'éternel mystère de ce qu'il est avant d'être senti, puisque seule, la sensation nous met en rapport avec lui. Donc, tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'il est le support inconnu des impressions que nous en recevons... Passons encore plus avant. Il n'y a même pas, Monseigneur, de liaison nécessaire entre l'objet représenté et l'idée qui le représente. Tous les visionnaires voient ce qu'ils voient. Ne sommes-nous pas déçus comme eux, quand nous croyons qu'il existe hors de nous, autre chose que des apparences?... Peut-être l'éternelle illusion tisse-t-elle, autour de tous les êtres, une sorte de réseau magique, où nous nous trouvons renfermés, comme le ver dans la soie. Peut-être sont-ce nos rêves seuls qui bâtissent dans le vide immense, la Cité d'erreurs et de mirage que nous nommons l'univers. La terre et l'Océan, Monseigneur, cet abîme constellé du ciel, avec ses millions de millions d'étoiles, ce prodigieux engrenage forgé d'espaces et de soleils, tout cela, peut-être, n'est qu'un prestige, un petit mouvement de nos nerfs, les taches de notre œil malade, des bulles, des fantômes, des riens. Notre science tant célébrée passe à travers des ombres vides, comme la bise à travers le porche d'un palais en ruine. L'objet même de nos recherches s'évanouit, se dissipe; nous n'étreignons jamais que le néant.
—Mais pourtant, répliqua le Grand-Duc avec une sorte de brusquerie, quelques subtilités qu'on imagine, ce ne sont pas nos sens qui jugent et qui comprennent la vérité. C'est la raison, l'entendement, l'esprit, ou tel nom que vous voudrez lui donner.
—Soit, Monseigneur! reprit le savant. Mais cet entendement, quel est-il? Peut-on le définir, le connaître? Nos disputes et nos méditations ont-elles réussi, depuis trois mille ans, à éclaircir son mode d'action, son lieu,[Pg 433] son principe, sa nature intime?... Non, l'esprit s'échappe à lui-même. Ce juge de tout ne peut juger de ses propres opérations. Pour comprendre l'entendement, il faudrait un autre entendement; pour celui-ci, un autre encore, et ainsi à reculons jusqu'à l'infini... Puis donc que l'esprit s'ignore soi-même, et que jamais aucun œil n'a percé les ténèbres de la caverne d'où il rend à l'homme ses oracles, avec quelle assurance nous servirons-nous de ce qui nous est inconnu pour connaître ce qui nous est inconnu, et quelle créance pourrons-nous avoir aux jugements de la raison?... Mais, dit-on, elle est sa propre lumière. Étrange assertion, Monseigneur! Car vouloir démontrer par raison que la raison est véridique, n'est-ce pas—dussiez-vous derechef m'accuser de subtilité!—usurper, comme déjà prouvé, cela même qui est en question?... Bien, bien! sans rancune, mon cher Floris! et le vieillard se mit à rire. Je connais l'effet irritant que produisent sur les esprits qui n'y sont pas accoutumés, les raisonnements métaphysiques. Il leur semble que des araignées tissent autour d'eux leurs toiles invisibles; ils s'indignent comme Gulliver, enchaîné par les Lilliputiens. Mais, enfin, tel est le dilemme: ou nous abandonner à nos sens et aux erreurs populaires, ou bien nous résigner à suivre patiemment les mille détours de la dialectique... En résumé, que peut-on affirmer de l'esprit? Uniquement ceci, Monseigneur: que ne créant rien par lui-même, car sans le corps, évidemment, il ne saurait non plus qu'une pierre, tout son effort se borne à ranger les choses sensibles dans sa perspective, à les classer, à les coordonner, bref, à réunir en volume ce que les sens lui font tenir, ainsi que par feuillets séparés, d'où il suit que si les feuillets se trouvaient autres, le livre aussi serait différent. Le proverbe florentin dit bien: Le tailleur fait le vêtement comme il a le drap. Notre esprit dépend, par[Pg 434] conséquent, de notre tact, de notre goût, de nos yeux, de notre odorat, de nos oreilles. Il est cousu au sac du corps, muré dans le cachot de nos sens... L'Homme est un luth vivant à cinq cordes. Pourra-t-il prétendre sonner, au moyen de cette mesquine gamme, toute la profonde harmonie, l'immense symphonie de l'univers?... Nous constatons qu'un sens de moins appauvrit et diminue notre âme. Ainsi, dix sens, vingt sens de plus, si quelque Dieu nous en dotait soudain, lanceraient notre esprit comme sur des ailes, hors du puits étroit et obscur que nous nommons la Science, et nous révéleraient, sans doute, dans une lumière inconnue, des essences et des objets, par myriades, desquels nous n'avons aucune idée... Qu'on vante à présent le génie de l'homme! Qu'on en célèbre l'énergie, l'audace, l'instinct sublime! Ha, ha! nous ne savons même pas si la raison est raisonnable... Ses lois sont-elles générales? Embrassent-elles tout l'univers, ainsi que notre orgueil le proclame, ou bien, formées par notre entendement, d'après les perceptions des sens, leur portée se limite-t-elle à notre condition terrestre? Peut-être que nos vérités ne sont rien d'autre que notre manière de concevoir. Peut-être la raison est-elle le mirage personnel de l'homme... Oui, dans un coin de l'Infini, il y a peut-être la raison de la petite planète Terre, comme ailleurs la raison de Saturne et de l'étoile Alpha de la Lyre!
Le Grand-Duc secoua la tête; puis, lentement, après un silence:
—Ainsi, l'évidence ne prouve rien?
Manès répondit en souriant:
—Pas autre chose, Monseigneur, que l'optique de notre raison... Et d'ailleurs, même en la tenant pour le critérium de la vérité, quelle foi avoir en l'évidence, puisqu'elle peut se trouver dans le faux aussi bien que dans le vrai? L'Oracle et les augures ont été[Pg 435] évidents à tous les peuples de l'antiquité. Ce qui paraît à l'esprit du dormeur, de l'ivrogne, de l'insensé, n'offre pas moins d'évidence que ce qui paraît à l'esprit de l'homme raisonnable. Il n'y a rien de certain, Monseigneur, les axiomes pas plus que le reste. Ces fondements de la démonstration, ces vérités que l'on prétend intelligibles par elles-mêmes, ces premiers anneaux des sciences, ces propositions éternelles, qui, soi-disant, enveloppent les choses, comme un compas, lorsqu'on le tourne, circonscrit l'espace nécessairement, tout cela est vague et chimérique!... Et, en effet, si l'évidence fait le signe de la vérité, quel axiome a jamais été plus évident que celui-ci: Il ne peut exister d'antipodes; ou mieux vérifié quotidiennement que cet autre: La nature a horreur du vide; ou plus immuable que ce dernier, presque naïf à le formuler: Un corps ne peut agir où il n'est pas? Trois vérités qui sautent aux yeux, trois de ces principes certains, qu'il suffit d'entendre pour les croire!... Vous vous récriez, Monseigneur... Eh! sans doute. On vous a appris que la terre est ronde, que l'air est pesant, et comment, pour quelques shillings, on télégraphie jusqu'en Amérique. Mais, si vous ne le saviez pas, quelles raisons aurait votre raison de suspecter ces axiomes?... Et tenez, celui-ci, que vous en semble? L'identité de la composition implique l'identité des propriétés; en d'autres termes, Monseigneur: Deux corps dont la composition est la même, sont identiques. Rien de plus évident, n'est-ce pas? Eh bien! rien de plus faux, toutefois. Ce qu'on nomme l'isomérie a ruiné cette vérité-là. Deux corps composés identiquement peuvent être fort différents. Le terrible acide cyanhydrique se trouve le même, chimiquement, qu'un sel inoffensif, le formiate d'ammoniaque. Les divers éléments de l'urée composent aussi le cyanate d'ammoniaque hydraté... Soit! Deux et deux font quatre, direz-vous. Cela, du moins, est une vérité... Non pas tant[Pg 436] vérité, Monseigneur, que pure identité d'idée, tautologie flagrante, avérée! Qu'est-ce que le nombre, en effet, sinon l'unité ajoutée à elle-même? En sorte que deux et deux font quatre signifie seulement ceci: Quatre fois l'unité sont quatre fois l'unité... Allez, Monseigneur, on a beau chercher et se tourner de tous les côtés, il n'existe pas d'axiomes. Ces premiers-nés de l'esprit humain vont de pair avec leurs cadets. Comme n'importe quel aphorisme, ils expriment uniquement une évidence de rapport. Ce sont des parce que et non des pourquoi, des effets et non pas des causes; des concepts strictement taillés à la mesure des phénomènes, et qui, bien loin de précéder la connaissance, en dépendent, de façon qu'en tirer des preuves, c'est prouver la chose dont il s'agit dans tel ou tel cas particulier, par la chose en question elle-même, considérée au général.
Le Grand-Duc se leva sans parler, et il fit, d'un pas machinal, sept ou huit tours sur la terrasse, puis, s'arrêtant en face du vieillard:
—Donc, reprit-il amèrement, pour ne pas mentir, il faudra ne plus rien affirmer désormais; répondre à tout qu'on doute, qu'on ignore, craindre même d'avouer que l'on vit, se fermer la bouche avec la main... Non, non, c'est impossible, Manès. Il y a pourtant des certitudes, des vérités mathématiques.
Le savant haussa les sourcils ironiquement:
—Certes! Mais comment donc, Monseigneur! Vérités sûres, manifestes, et dont l'homme, d'ailleurs, a si bonne opinion, qu'envoyant au ciel généreusement ses calculs, ses roues, ses paraboles, il en a fait présent à Dieu, lequel, selon le divin Platon, exerce la géométrie... Le seul malheur, mon cher Floris, est que ces vérités admirables marchent toujours derrière un si, ni plus ni moins que ce dicton des petits enfants bien connu chez nous: Si le Kremlin était de beurre, le[Pg 437] moujik le mangerait!... De même, si elles existaient, pourrait-on dire, quelle merveille que les mathématiques!... En effet, réfléchissez-y, cette science n'a d'objet que nos idées. L'homme a tiré de son esprit des abstractions et des figures chimériques, et n'ayant pas à s'inquiéter qu'elles cadrent à la réalité, il en développe les propriétés qu'impliquait d'avance leur définition. Il n'y a donc rien, dans les mathématiques, que ce que nous y avons mis: la vérité que découvre Archimède, au terme de sa démonstration, est la répétition exacte de la supposition dont il est parti... Comme un baladin, Monseigneur, fait cheminer sa muscade, de gobelet en gobelet, jusqu'à celui qu'il a marqué tout d'abord, ainsi le mathématicien déduit et pousse ses conséquences, dont la dernière, enfin, n'est vraie que parce qu'elle se trouve identique avec celle qui la précède, celle-ci avec la précédente, et ainsi de suite, en remontant jusqu'à la première supposition. Ce qu'on appelle «vérités mathématiques» se réduit donc, comme je le disais, à des identités d'idées: ces prétendues sciences exactes sont pareilles à un arbre immense portant sa tête dans les nues, mais dont le pied pose sur le vide... La géométrie, Monseigneur, est le roman de notre raison. Un simple point sans étendue, c'est-à-dire rien, le néant même, produit en se multipliant, les lignes, les surfaces, les plans, évolue, se gonfle, et met bas enfin, comme un cheval de Troie d'une autre sorte, la géométrie tout entière. Vous sentez dès lors combien il importe à la dignité de l'esprit humain qu'Hippocrate de Chio parvienne un jour à carrer les lunules du cercle et milord Brounker les hyperboles; encore que, de l'aveu de tous, il n'y ait ni cercle ni hyperbole, et qu'en rechercher les propriétés, ce soit justement vouloir connaître la chanson que chantaient les Sirènes, ou le pelage et le genre de vie des licornes et des hippogriffes!... Pour comble de folie, Monseigneur, cette[Pg 438] science, sortie du néant, plonge, en trois pas, dans l'infini. L'opérateur barbouille son papier de 8 couchés horizontalement, et le voilà persuadé qu'une cervelle humaine, en dilatant ses six pouces environ de long sur cinq de large et trois de hauteur, admet et absorbe l'infini, que dis-je? plusieurs infinis, car ces habiles en reçoivent d'infiniment plus grands les uns que les autres... Ne croyez pas que je me moque! Le célèbre Torricelli a démontré qu'une quantité finie et une quantité infinie étaient égales. D'autres prouvent qu'il y a des quantités infinies bornées de chaque côté. Peu importe qu'on déraisonne, pourvu qu'on enchaîne des raisonnements... Et que d'autres impossibilités! Au milieu de quelles nuées, de quelle Cité des coucous, les mathématiciens ont-ils rencontré ces fameuses lignes asymptotes, destinées à toujours s'approcher, sans se rencontrer jamais? En quel métal, en quelle pierre tailleront-ils leurs cissoïdes, leurs conchoïdes, leurs directrices?... Remarquez, de plus, Monseigneur, qu'à l'encontre de l'opinion vulgaire, il ne règne entre eux pas moins de disputes que parmi le reste des savants. L'évidence qu'un théorème porte pour l'un, comme sur le front, paraît à l'autre plus que douteuse; et répliques et réfutations d'entrer en jeu! Cette façade de logique, claire et nue, que présente la géométrie, masque, par derrière, un labyrinthe, aussi obscur, aussi tortueux que celui des autres sciences. Combien, et non des moins illustres, y ont déjà perdu leur chemin, aboutissant enfin, comme Longomontan ou Grégoire de Saint-Vincent, à trouver la Chose impossible, cette quadrature du cercle, qui symbolise pour la foule la duperie, l'illusion géométrique!... Et l'instinct de la foule a raison. Oui, la mathématique pure est l'art d'extravaguer méthodiquement. Le nombre n'existe, Monseigneur, qu'autant que son application à quelque propriété de la matière lui donne de la réalité. C'est notre faiblesse que[Pg 439] prouve cette science tant admirée; c'est notre sottise qu'elle aide. Impuissants à concevoir les choses, nous y promenons cette toise qui nous les mesure, et qui en gradue l'immensité à notre petitesse. L'arithmétique et l'algèbre ne sont rien qu'une aide, une routine, une manière d'opérer. Elles abrègent nos idées, et les disposent dans un bon ordre, tandis que la géométrie nous les dessine et nous les rend sensibles... Des ailes, a-t-on dit. Non pas! mais le bâton d'aveugle de l'esprit humain.
La lune effilée, avec son croissant, se levait enfin dans le ciel, au milieu du fleuve des étoiles. C'était ce moment de la nuit où le silence, déjà profond, se fait plus surnaturel encore. Depuis la nébuleuse lointaine jusqu'aux dalles de la terrasse que foulaient Manès et le Grand-Duc, on eût dit qu'un cercle magique était tracé autour de Djeddah et des ondes qui l'environnent. Le vieillard poursuivit, après une pause:
—Et de même pour tout le reste. En morale, en métaphysique, nos vérités sont aussi creuses. Nous ne pouvons pas mieux fonder nos rapports avec nos semblables, qu'avec les pures conceptions de notre esprit... Qu'est-ce que le bien et le mal? Quelle réalité ont-ils? Ce que nous nommons Ordre et Confusion, Vice et Vertu, Laideur et Beauté, tout cela, comme une peinture, ne s'efface-t-il pas sous le doigt? Bien vieille énigme, Monseigneur, et dont le mot est plus amer à découvrir qu'à ignorer!... En effet, une ancre, une seule, retient toute la morale humaine: c'est la croyance à notre liberté. Mais cette liberté, qu'est-ce donc? Évidemment, rien que notre pouvoir d'accomplir ce que nous voulons. Quant au vouloir lui-même, il nous échappe, par la raison bien simple, Monseigneur, que nul ne peut vouloir sans raison. Car quel Dieu même concevrait une chose qui nous détermine et qui n'est pas déterminée, une action ne dépendant de rien et dont d'autres[Pg 440] actions dépendent, qui, sans nécessité, et partant sans motif, produit actuellement A, tandis qu'elle pourrait aussi bien produire B ou C ou D; en deux mots: le hasard absolu?... Non! le trait demeure encoché, si une main ne tend pas la corde; il n'y a pas d'effet sans cause... C'est nécessairement qu'on veut, en conséquence des idées qui se présentent à nous et qui nous déterminent. Les volontés des hommes, Monseigneur, ne s'envolent pas dans l'air, au hasard, comme des oiseaux, mais la Nécessité les scelle, à chaque instant, ainsi qu'avec du plomb fondu. La plus minime de nos actions est liée à la Roue du monde, aussi indissolublement que le lever quotidien du soleil... Reconnaissons donc, de bonne foi, que le bien et le mal n'expriment que nos façons d'imaginer. Le vieil Adam, persuadé que l'univers était créé pour lui, a nommé le Bien ce qui lui servait, et le Mal ce qui pouvait lui nuire. Son égoïsme a partagé les choses, selon qu'elles l'affectaient: et elles restent à jamais séparées, comme le vinaigre et l'huile dans le même vase, encore qu'elles n'en soient ni plus ni moins parfaites pour charmer les désirs de l'homme ou pour lui déplaire, pour choquer ce roi de la nature ou bien pour le favoriser. Ces grands mots: beauté, conscience, bonté, héroïsme, sainteté, ne sont rien que les voiles peints dont nous offusquons nos yeux, et sous lesquels on trouve simplement la volupté, l'orgueil, l'intérêt des créatures à deux pieds. Le vice et la vertu sont vides. Des mots sonores, et rien de plus!... Non que je veuille, mon cher Floris, dans le commun usage de la vie, ne pas approuver, ne pas suivre, ce qu'approuve et suit le troupeau vulgaire; mais c'est l'amer privilège du sage, de pratiquer la vertu sans y croire... Et même, enfin, tout autour de nous, cette foi si ardente des hommes, ce grand amour officiel de la morale et de l'équité, ne vont pas, il faut bien l'avouer, sans quelques accommodements. Réfléchissez-y,[Pg 441] Monseigneur, et, comme le peintre qui se recule, vous verrez les notions que l'on croit les plus rigides et les plus fixes, changer de perspective, au gré de nos passions, de nos lois, de nos préjugés, et le mal devenir le bien... Que dira-t-on qui soit mauvais d'un consentement unanime? Le vol! Mais l'État, Monseigneur, nous prend aussi ce qui nous appartient... L'inceste, les ordures de la chair? Bah! simple crime d'opinion, et qui varie de peuple à peuple. Un frère et une sœur d'Athènes se mariaient saintement sous l'œil des dieux; une vierge de Babylone se prostituait par piété. L'homicide? Mais en ce cas, pourquoi les supplices, pourquoi la guerre? Quel jeu est-ce que celui-ci, de souffler de la même bouche tantôt la douceur et tantôt le meurtre, de fixer, selon nos convenances, des jours où le sang est impie et d'autres où il est glorieux; bref, d'être à la fois ange et tigre!... Vous le voyez vous-même, Monseigneur, l'imagination dispose de tout. Elle fait la beauté, le bonheur, l'honnêteté, la vertu. Elle a fait jusqu'à Dieu lui-même, châtieur, punisseur de nos crimes, espèce de Juge impitoyable qui échange son paradis contre des larmes et des souffrances, et torture ses damnés dans les flammes: grand justicier, puissant vengeur, soutien des lois, règle et norme de l'équité. Tel est le mors dont on nous a domptés, le Dieu des prêtres et des théologiens! Tel est le Dieu du cœur de l'homme!... Mais bah! le Dieu de sa raison, l'autre Idole, n'est pas moins grossière. La philosophie, jusqu'ici, pour expliquer l'Inconnaissable, s'est bornée, comme une fée bavarde, à lui imposer des noms différents. Dieu a donc été, tour à tour, l'Idée de Platon, le Νοῦς d'Aristote, la Nature de Giordano Bruno, la Substance de Spinoza, la Chose en soi de Kant, le Moi de Fichte, la Raison de Hegel, la Volonté de Schopenhauer... Comme si le Mystère ineffable ne fût rien de plus qu'un jeu de grammaire, un vocable à[Pg 442] trouver, complétant une inscription mutilée, et dont les dimensions, le genre et le nombre doivent s'ajuster au mot qui manque!... Le Dieu de l'homme, Monseigneur, voulez-vous que je le définisse? C'est l'homme s'adorant soi-même. L'esprit humain ne peut se dépasser, pas plus que les eaux ne s'élèvent au-dessus du niveau de leur source. Dans son autolâtrie naïve, l'homme a divinisé son image, donnant à l'Être inconcevable autant de masques et le peignant en autant de couleurs qu'il se sentait de facultés. Tout culte, toute théodicée aboutissent à l'anthropomorphisme. La Sainte Vierge, c'est Dieu-femme; la Trinité, la famille humaine idéalisée; Dieu lui-même, Père et Seigneur, l'ombre de l'homme.
Manès se tut. Un léger brouillard blanc commençait à fumer sur la mer; la chaleur était moins accablante. Deux ou trois flambeaux s'allumèrent au-dessous de la terrasse, dans la cour où étaient campés les envoyés du chérif de la Mecque. On entendait les chevaux entravés s'agiter, frapper du pied... Le savant reprit d'une voix lente:
—Et maintenant, pour avoir fait le tour entier de nos connaissances, il ne me reste qu'à démontrer combien sont vaines et illusoires ces sciences de la Nature, où l'on met tant d'orgueil aujourd'hui... En effet, Monseigneur, toutes choses étant relatives à quelque autre, comment savoir jamais ce qu'elles sont? L'azote, par exemple, est défini un corps simple, gazeux, etc... mais il n'y a de gaz que parce qu'il y a des solides et des liquides; et ainsi, à l'infini. Le fait le plus vulgaire forme le centre d'un prodigieux tourbillon, où des millions de millions d'orbes entre-croisent couleurs sur couleurs, rayons sur rayons, sphères sur sphères, éternellement. Comme dans l'Océan, le flot s'appuie au flot, ainsi les choses se modèlent à nos yeux, par leurs contrastes ou par leurs ressemblances. Toutes nos vérités[Pg 443] démontrées ne le sont donc que provisoirement. Dans cette enchaînure infinie, elles changeront forcément d'aspect, selon qu'on les rattachera à telle ou telle vérité insoupçonnée et plus profonde. L'homme espère-t-il remuer toutes les pierres de la nature? Fera-t-il le tour de chaque étoile? Qu'importent quelques phénomènes qu'il observe avec tant de labeur! Dans la vue de l'infini qu'il faudrait connaître, tous les finis sont égaux. L'esprit humain, sans contredit, n'est pas capable de savoir tout, et ne peut rien savoir, s'il ne sait tout... Par surcroît, dès le second pas, autre difficulté non moins grave. Car, de ce qu'une explication s'accorde avec les faits observés, s'ensuit-il nécessairement que cette explication soit la vraie? Autant prétendre, Monseigneur, que nous connaissons tous les possibles. La nature est un immense chiffre. Rien n'empêche que l'on y trouve plusieurs sens suivis et raisonnables, en usant de clefs différentes... Les choses, toujours, se prêteront, comme une cire complaisante, au sceau dont on voudra les empreindre. La rencontre la plus concordante peut ne prouver que le hasard. N'est-ce pas Pierre le Loyer, un docte fou du seizième siècle, qui ayant fait sortir par anagramme, d'un vers d'Homère, son nom, son pays, sa province, le village de sa naissance, en concluait que le poète l'avait connu et prophétisé?... De même, la plupart des hommes, parce qu'ils voient leur almanach annoncer les éclipses à jour fixe, en infèrent que l'astronome a reconnu et comme démonté les moindres rouages célestes, sans se douter qu'il n'y a là qu'un empirisme, une formule, une méthode aveugle et de routine, pratiquée, depuis trois mille ans, par les Indiens, les Chinois et les Grecs... Toutes nos sciences, Monseigneur, ressemblent à cette peau de bœuf dont Prométhée voulut duper Jupiter. Elles présentent assez bien l'extérieur des phénomènes et satisfont grossièrement à l'œil, mais il leur manque les entrailles, la vie...[Pg 444] Car, enfin, que poursuit la science? Uniquement les causes, je présume. Que trouve-t-elle? Des effets. L'homme en est, depuis trente siècles, à la première lettre du Livre. Il a beau l'orner de couleurs, de dorures, d'arabesques, ce n'en est pas moins toujours la même. Quatre ou cinq effets généraux, dont nous déduisons la foule des autres, sont pour nous les lois de la nature. Quelques noms soutiennent toute la science, semblables à ces lièges des pêcheurs qui font surnager le filet. On dit: Esprit, Matière, Force, Mouvement, Premiers principes, mais ces mots que la bouche prononce, l'entendement ne les conçoit pas. Ils nous expriment seulement le sentiment confus qu'on a des choses, l'espèce de flambeau fumeux que l'on en approche en tâtonnant, la formule non d'une idée, mais d'un effort vers une idée, une pensée de pensée, l'ombre d'une ombre!... En effet, voyons, Monseigneur, que signifie pour nous le mot MATIÈRE?... Dirons-nous que nous le comprenons? Mais la fameuse attraction de Newton est une qualité occulte... Comment tient-elle rassemblés des atomes ne se touchant pas? Ces atomes, qui sont des masses de matière, quel lien les serre et les soutient eux-mêmes?... Nous n'arrivons pas davantage à nous faire une idée de la FORCE. La gravitation, par exemple, suppose qu'un corps agit sur un autre et l'enchaîne à travers le vide. Or, le vide, c'est le néant, et qui jamais a pensé le néant? Le concept en est si impossible que ce néant, nous le mesurons, nous en donnons les dimensions: tant de milliers de lieues de la terre à la lune, tant jusqu'au soleil, tant jusqu'aux étoiles, comme si un pur rien pouvait être étendu en longueur, en largeur et en profondeur!... La nature du MOUVEMENT, où la science aujourd'hui réduit tout, n'est pas moins inexplicable. Comment le définirons-nous? La modification d'un rapport de distances?... L'action par laquelle un corps passe d'un[Pg 445] lieu à un autre?... Mais c'est là seulement rendre compte du mouvement apparent. Dans un espace sans limites comme l'univers, le changement de lieu est inconcevable, parce que le lieu même est inconcevable. Qu'est-ce que marcher toujours, et n'avancer jamais? Tous les lieux doivent être à distance égale de limites qui n'existent pas... Bornerons-nous le monde? Mais avec quoi? Où tomberait, en ce cas, la flèche lancée du haut de son rempart?... Tout, Monseigneur, est incompréhensible!... L'esprit humain, comme un enfant placé entre la Chimère et le Sphinx, n'a le choix qu'entre deux impossibilités. Il se détermine pour l'une, parce que la doctrine opposée lui paraît plus impossible encore, comme si ce qui est impossible pouvait l'être plus ou moins... Partout, la nuit; partout, le mystère! Les dernières idées scientifiques se réduisent à de purs symboles, et non à des notions du réel... La Nature, la Force, le Mouvement, tous ces noms superbes qu'il suffit de prononcer, à nous en croire, pour voir s'élever aussitôt, comme avec la lyre d'Amphion, le dôme immense de l'univers, reconnaissez-les, Monseigneur. Ce sont simplement les anciens Dieux, les Olympiens grecs et romains, dont chacun se trouvait, en effet, l'âme de quelque pièce du monde, ou encore, les Eons alexandrins... La science a bien le droit, vraiment, de jeter au nez des philosophes leurs abstractions réalisées. Elle-même ne pense, ne parle, ne connaît rien que ces abstractions... Le vrai symbole du savoir humain, tenez, Monseigneur, regardez-le! C'est ce croissant qui, tous les mois, change, grandit, s'amincit, s'éclipse, puis reparaît entre les étoiles.
Et, ricanant, levant les bras dans une adjuration ironique:
—O lune, s'écria Manès, variable et inconstante lune, sois-moi témoin, alors que les siècles à venir rejetteront les savantes erreurs que nous appelons des vérités,[Pg 446] et, confiants en leurs nouveaux préjugés, bafoueront ceux d'aujourd'hui, sois-moi témoin que Vassili Manès n'a pas cru à ces mensonges!... Non! chimie, physique, astronomie, l'attraction avec son carré des distances, la géologie, les corps simples, toutes ces belles inventions, taillées, cousues comme un habit à la mesure de l'esprit de l'homme, je n'y crois pas!
Le ciel profond commençait à blanchir du côté de l'orient, strié de minces nuages. On distinguait confusément, sous cette clarté glacée, les huttes du Faubourg des pêcheurs, entre la ville et les murailles. Dans les rues encore pleines d'ombre, personne n'apparaissait; les terrasses étaient désertes. Tout au loin, les falots des navires venaient de s'éteindre sur la mer.
—Ainsi, rien ne subsiste, dit le Grand-Duc, après un silence... Mais pourtant, Manès, je me sens vivre... J'occupe un lieu, les jours s'écoulent. Oui, j'évolue dans l'espace et le temps... Peut-on aussi nier tout cela?
Le savant éclata de rire:
—Le nier! Non pas, non pas, non pas! je ne nie rien, s'il vous plaît, mon cher Floris. Je ne fais que douter de tout, oscillant perpétuellement, comme le fléau de la balance, entre deux raisons de même poids... Nier l'espace et le temps, qui l'oserait?... Les affirmer, qui l'oserait encore?... Ce sont là de ces notions, en effet, dont l'infini est inscrutable, et qui, semble-t-il, n'ont pas plus de fond que le tonneau des Danaïdes.... Car enfin, pour arriver jusqu'à nous, les abstraits doivent se manifester sous quelque chose de sensible et revêtir des attributs. Or, quels attributs assigner à l'espace et au temps?... Que dira-t-on que soit l'espace? Est-il corps? En ce cas, tout est plein, et par conséquent l'espace n'est pas. Est-il esprit? Quelle absurdité!... Est-ce rien, le vide, le néant? Mais le rien, je vous le répète, n'a point du tout de propriété, et l'espace[Pg 447] est dit vaste, pénétrable. Nous ne pouvons ni l'appeler néant, ni l'appeler quelque chose. Cette étoffe de l'univers, ce lange immense qui l'enveloppe, tombe dès qu'on y porte la main, comme un haillon rongé des teignes, comme un morceau de bois vermoulu... Quant au temps, un simple dilemme: Fini, il a commencé et il finira, ce qui nous est inconcevable. Infini, la durée ne peut s'en fractionner, car, à coup sûr, on ne retourne pas l'éternité comme une clepsydre: et le passé et le futur seront même chose que le présent, ce qui nous est inconcevable.
—Mais, reprit Floris au bout d'un instant, si les sons, les odeurs, les couleurs, toutes les manifestations du monde se réduisent à des phénomènes cérébraux, pourquoi n'en serait-il pas de même de l'espace et du temps?
—Peste! se récria Manès, quel logicien vous faites, Monseigneur! Savez-vous bien que vous venez de formuler, en ces quelques mots, le grand arcane, la découverte de la philosophie moderne, cet Idéalisme de Kant, pour lequel l'espace et le temps ne sont rien que des formes de l'entendement, des manières de percevoir, des intuitions de la raison, antérieures à toute expérience, des ombres purement spirituelles!... Que de fois dans ma lointaine jeunesse, avec quelques bons compagnons, dont la terre maintenant couvre les os, j'ai discuté et admiré ces doctrines! Que de fois, le soir, en philosophant, nous avons évaporé le monde parmi la fumée de nos pipes et la vapeur du samovar!... Hé, hé, hé! Songez donc, Monseigneur! Biffer l'œuvre des six jours, se tirer en feu d'artifice les étoiles et les nébuleuses, dire à l'Infini: C'est par moi seul, c'est en moi seul que tu existes! bref, s'ériger soi-même, comme un Dieu, sur l'universel néant, l'apothéose a quelque chose de flatteur, et l'on conçoit que M. le docteur, à défaut d'habit ou de dîner, se procure cette[Pg 448] ivresse-là!... Par malheur, combien d'objections! Car, voyons... S'il n'y a que des idées, nous voilà donc buvant, mangeant, respirant, revêtant des idées! C'est sur une idée de vaisseau que nous retournerons en Europe, laquelle, du reste, n'est qu'une idée. L'espace et le temps supprimés, que reste-t-il, que subsiste-t-il? D'où vient notre hallucination de jours, de nuits, de saisons, de contrées, de présent, de passé, d'avenir? Puisqu'il n'y a ni temps ni lieu, nous ne sommes, en ce moment, pas plus à Djeddah qu'à Pétersbourg; cette aurore éclaire tout aussi bien les antiques ides de mars que le jour du siècle où nous nous croyons. Tout s'enfonce, tout s'anéantit dans un inconcevable chaos... Encore un mot. Si l'espace et le temps sont des formes de notre pensée, comment se peut-il qu'une chose se trouve la matière à la fois et la forme de la pensée?
—Cependant, nous nous pensons nous-mêmes, repartit Floris.
—Bon! c'est là justement, Monseigneur, que je voulais vous amener... Cette croyance des croyances, ce support de nos idées, de nos actions, de tout ce que nous sommes, notre «personnalité» enfin, se dérobe et se perd comme l'eau, pour peu qu'on veuille la raisonner... Toute perception, toute conscience, n'existe, en effet, que moyennant l'antithèse absolue du sujet et de l'objet. Si donc l'objet perçu est le «moi», quel est le sujet qui perçoit? Ou, si c'est le vrai «moi» qui pense, quel est l'autre «moi» qui est pensé? Dilemme si embarrassant, que l'Orient comme l'Occident ont fini par le croire insoluble. La nature de la pensée, conclut Herbert Spencer, nous interdit toute connaissance de notre personnalité. Écoutez maintenant les bouddhistes: Mais comment l'homme, dit un des Sûtras, peut-il voir la pensée avec la pensée? C'est, par exemple, comme une lame d'épée donnée qui ne peut trancher[Pg 449] cette lame même; c'est comme l'extrémité d'un doigt donné, qui ne peut toucher ce doigt même.
Il y eut un pesant silence, puis, soudain, hochant la tête:
—Le proverbe espagnol a raison, Monseigneur: Todo es nada, tout n'est rien... Ou plutôt, poursuivit Manès, l'homme est l'homme. Que diantre! Ses mains et ses pieds, son front et son derrière sont bien à lui, comme dit Méphistophélès, et pourquoi s'inquiéter d'autre chose?... Ce qu'il a été, c'est ce qu'il sera; ce qu'il a pensé, c'est ce qu'il pensera: et rien de neuf sous le soleil! Si vous voulez mon Credo, le voilà... Quant au progrès, au savoir humain, grands mots, Monseigneur, grands mensonges! Nos hypothèses, après quatre mille ans, se retrouvent absolument les mêmes. Comme un chat qui joue avec sa queue, la Science a tourné dans un cercle... Comprenons-nous mieux l'arc-en-ciel, parce qu'un pédant nous le donne pour le soleil réfracté, que les anciens Grecs qui, naïvement, y saluaient Iris Thaumantias? L'Attraction et la Répulsion sont-elles donc à ce point plus claires que l'Amitié et la Discorde d'Empédocle?... Darwin, Hœckel, nos astronomes, se trouvent juste aussi avancés qu'Anaximandre, lequel croyait l'homme issu du poisson, et les cieux peuplés de mondes. Déjà, pour Héraclite, tout être est du feu transformé. Aristote définit la physique «une théorie du mouvement». L'idée évolutionniste apparaît dans Anaxagore, dans Démocrite. Métrodore, sans nuls télescopes, a proclamé l'univers infini. Bien avant Copernic, Cléanthes de Samos a soutenu que c'était la terre qui se mouvait; les savants d'Alexandrie, déjà, connaissaient l'héliocentrisme... Tout est d'emprunt, tout recommence, Monseigneur. La théorie des tourbillons et des causes de la pesanteur, Descartes la prend à Képler; Képler l'avait prise à Leucippe, comme l'École atomistique de nos jours copie Lucrèce et Démocrite.[Pg 450] Il n'y a pas d'idées inédites, pas plus que d'actions nouvelles. Jusqu'aux plus bizarres folies, jusqu'aux plus ridicules chimères, tout a déjà été pensé... Quelle stupeur, quand le même Descartes traite les bêtes de machines, n'éprouvant, ne sentant rien de plus qu'une horloge ou un tournebroche! Puis, bientôt après, l'on s'avise que Gomesius Pereira, médecin espagnol, a soutenu, un siècle avant, la même thèse... De nos jours, le savant Béchamp découvre ou croit découvrir ce qu'il nomme les microzymas, infiniment petits, vivaces, indestructibles, qui font l'être et lui survivent, inengendrés, inanéantissables, si bien que ceux que l'on rencontre, par milliards, dans la craie, le marbre, les roches, seraient les restes encore vivants des premiers habitants du globe. Voilà de quoi surprendre, n'est-ce pas?... Bah! Monseigneur, un hermétiste, un fou, un certain Rodolphe Goclenius écrivait, il y a trois cents ans, ces propres paroles: Qu'il subsiste dans les cadavres certaines portions de vie, dont Dieu formera un nouveau corps, au jour de la Résurrection. Vous le voyez! Même aux sottises que l'on croirait le plus son bien propre, l'homme ne fait que répéter un devancier. Il plagie ses extravagances, il rabâche sa déraison... Ainsi, toujours inquiets, agités, demi-sceptiques avec la science, demi-croyants avec la religion, sûrs de rien, en proie à la peur, aux préjugés, à l'ignorance, au mensonge, les fils d'Adam se succéderont, jusqu'au moment où le globe épuisé, en se tarissant sous leurs pieds, mettra fin à leurs efforts. Que l'homme travaille maintenant! Qu'à défaut de l'éternité, du progrès infini pour lui-même, il les promette à l'Humanité! Le jour viendra pourtant de disparaître... Déjà la chaleur diminue; le flot de vie se pétrifie: cette planète bouillonnante ne sera plus, dans des milliers d'années, qu'un dur et froid morceau de verre. Alors, ses entrailles de rocs peu à peu se désagrégeront; le lien de son être se rompra; et[Pg 451] enfin, l'immense cadavre tombera dispersé à travers l'espace, en grêle de fragments cosmiques, en aérolithes, en poussière.
Le Grand-Duc ni Manès ne parlaient plus, et lentement, ils s'avancèrent jusqu'au bord de la terrasse. Une seule étoile, comme un diamant, palpitait encore, dans l'air vermeil. Puis, le soleil parut, en longs rais de flamme, à l'horizon plat du désert, et il montait, ardent et pur, tandis que çà et là sur la mer tranquille, quelques voiles étincelantes couraient, comme des chars. Un coup de canon retentit. Les gardes, au pied des murailles, ouvrirent en soulevant les barres, les larges portes de la ville; des files d'ânes et de chameaux chargés de cruches serpentaient tout au loin, sur la plaine immense, où les fourneaux pour calciner les pierres à chaux commençaient à fumer. Mais à l'est, du côté de Médine, l'œil de Floris s'arrêta sur un enclos demi-ruiné, au milieu duquel se dressait, comme une chaîne de rochers, une sorte de tumulus gigantesque.
—Ah! dit Manès, le soleil se lève juste derrière le tombeau d'Ève... Voyez!... Un aigle blanc marin plane au-dessus, les ailes grandes ouvertes.
—Le tombeau d'Ève? répéta Floris.
—Oui, Monseigneur... Ignorez-vous qu'une tradition immémoriale place ici le sépulcre de la première femme? Medinet el Djeddah signifie «la Ville de la Grand'Mère»; et c'est un rite des hadjis, avant que de partir pour la Mecque, d'aller faire leurs dévotions à cette tombe... Tout ce pays, d'ailleurs, abonde en légendes merveilleuses. C'est ainsi qu'ils prétendent qu'Adam fut créé d'une poignée de terre, que l'Ange de la mort alla prendre entre la Mecque et Taïf... Mais, allons! J'aperçois, en bas, les spahis de mon escorte, avec l'étendard de soie verte. Le moment du départ est venu.
Manès et Floris descendirent. Au milieu de la vaste cour, ils s'embrassèrent, en se disant adieu; puis, quand le dernier cavalier eut disparu sous la voûte, le Grand-Duc, la tête baissée, regagna son appartement, et, se jetant sur son lit, s'endormit... Mais la porte tourna sans bruit, et une esclave, d'un pas léger, se glissa dans la chambre. Les blêmes rayons de la lampe posée au fond d'une niche du mur, vacillaient comme près de s'éteindre; et l'Indienne, en levant les bras, raviva le lumignon consumé. Puis, gravissant les marches de l'alcôve, elle s'assit au pied du lit, et, de sa nuque renversée, elle s'appuyait indolemment contre le montant d'ivoire. La flamme du lampion immobile éclairait ses épaules nues, ses noirs cheveux piqués à l'oreille d'une fleur de grenadier, sa ceinture de gaze verte, lamée d'or, et sous la claire mousseline, tout son corps délicat de statue, avec ses cuisses fines et ses jambes croisées, dont elle tenait dans les deux mains les chevilles cerclées d'argent. Un énorme scorpion noir, sorti de quelque crevasse, rampait sur l'un des degrés, au-dessous d'elle. Par moments, les hurlements du vent s'élevaient, au milieu du silence. Ensuite, on n'entendait plus rien qu'un cliquetis faible et charmant de bracelets, quand l'enfant prenait dans son sein quelque amande de sucre peint, ou repoussait de la main ses cheveux, pour se mirer à une bague qu'elle portait au pouce droit, et dont le chaton était formé d'une petite glace enchâssée. Rien ne bougeait dans la vaste chambre. Au fond, sur des tréteaux, on distinguait le cercueil de Josine, couvert d'une étoffe de pourpre sombre. Les yeux de l'enfant se fermèrent; sa joue s'inclina: elle sommeillait... Tout à coup, le Grand-Duc s'agita; des mots entrecoupés sortaient de ses lèvres. Alors, l'esclave, se dressant, balança sur le front du dormeur un léger éventail de roseau. Il poussa un soupir, ouvrit les yeux:
—Ah! c'est toi, Satî... Oui! tu m'apportes ce que je t'ai fait demander... Voici donc, murmura-t-il tout bas, le dernier terme de mes maux... Chose misérable que de vivre! L'homme est l'esclave de toutes les influences, depuis l'étoile jusqu'à l'homme. En revanche, il est grand d'accomplir l'acte qui tranche d'un seul coup le nœud ardu de la vie, l'acte qui met fin à tous les autres... Non! laisse le treillis fermé. Le soleil m'obsède, Satî.
Il se renversa sur le lit, comme défaillant dans sa tristesse. L'esclave s'était approchée, et tirant de son sein, mystérieusement, un petit flacon de cristal, empli d'une liqueur rouge:
—La haine te consume, Maître... Certes, il est temps que tu viennes à bout de l'ennemi qui t'émeut ainsi... Prends ceci, et sois délivré!
Il avait reçu le flacon, et, haussé du coude, sur les tapis:
—L'ennemi, reprit-il amèrement, oui, l'ennemi, tu le nommes bien! Qui peut mieux s'appeler, en effet, mon ennemi que moi-même? Quels bourreaux plus cruels avons-nous que nos passions, que nos désirs?... Un homme élève un tigre ou un lion. Petit, il le caresse, il s'en joue, il prend plaisir à le tenir entre ses bras, jusqu'à l'heure où, devenu grand, le monstre, tout à coup, rompt sa chaîne, et inonde la demeure de sang. Tel est son propre cœur pour l'homme!... Que nous péchions par avarice, par ambition, par luxure, nous seuls causons les maux qui nous arrivent, semblables aux diamants que l'on use avec leur propre poussière... Ah! quel est ce bruit?
Subitement, comme par une porte ouverte, des clameurs aiguës s'élevaient, du fond de quelque chambre lointaine, tandis que, sous des coups précipités, furieux, un tympanon retentissait. Puis, la porte se refermant, tout s'éteignit.
—Il t'est né un nouvel esclave, Maître, répondit l'Indienne. Le souffle de l'accouchement a saisi ce matin Mâh-Jamâl, et nous avons reçu l'enfant à la lumière, dans le jardin, sous le grand palmier. C'est de cela qu'elles se réjouissent.
Il avait descendu les degrés; et, marchant à pas lents, dans la chambre:
—Oui, dit Floris, oui, telle est la loi. La vieille chanson a raison. Quand un homme meurt ou va mourir, on en tire un autre du sein de sa mère; on enfouit le cadavre, et tout est dit!... Ah! l'enfant de Mâh-Jamâl est né. Tiens! prends cette bague pour lui... Voilà le seul moment de sa vie où on pourra le dire heureux, car il ne ressent rien de ses maux... Le bonheur est de ne rien savoir! Tout notre esprit, toute notre âme, ces facultés dont nous sommes si fiers, ne servent qu'à nous donner un sens plus profond du chagrin... Pauvre Josine!... Elle parlait, je me souviens, d'élever, d'adopter cet enfant. Qu'on me l'apporte! Je veux le voir... Mais non, à quoi bon? Laisse, Satî!... Oh! qu'il fût possible d'évoquer un mort, de l'entretenir face à face!... Qu'apprendrait-on alors, sur cette ombre d'où tout surgit et où tout disparaît, sur cet abîme immense, noir et glacé, qui enserre de toutes parts le pauvre royaume de la vie?... Je vais te dire un miracle, Satî: je ne suis pas fou encore, à mon regret. Le ciel, sur ma tête, me semble d'airain, la terre, de soufre enflammé; il y a des années que mes paupières n'ont pu verser une seule larme, et cependant je ne suis pas fou... Bien, allons!... Passe-moi cette boîte!... Vite, vite, petite Satî... Sers-moi encore pour cette fois, et quand tu auras fini, je te donnerai congé, jusqu'au jour du jugement.
Il avait ouvert une boîte d'or, toute plate, percée à jour, et qui pendait au bout d'une mince tresse de soie verte. Elle contenait, entre deux planchettes de bois[Pg 455] de sandal, deux boucles de cheveux d'Isabelle et de Josine. Le Grand-Duc les considéra, et posa ses lèvres dessus; puis, glissant la boîte dans son sein, il se dirigea vers la porte.
—Où vas-tu, Maître? dit l'esclave stupéfaite... Hé quoi! te laves-tu les mains de la vie, que tu veuilles sortir aujourd'hui, alors que le simoun va souffler? Déjà le sable danse dans la plaine... Le crieur a fait la proclamation, pour empêcher les hadjis de partir.
—Le simoun, reprit-il... Eh bien, qu'importe!
—Ne sors pas, ne sors pas, Maître, dit-elle... Tu le connais pourtant, ce vent de peste... Mais quoi! l'enfant qui ne sait pas alif, ba, ta, le connaît... Si tu te jettes par terre, à son approche, il te brûle les yeux, il te gonfle le visage, il te couvre le corps de pustules. Si tu le braves en face, c'est la mort, oui, la mort, tu entends bien, Maître... Je ne voudrais pas te tromper!
—C'est la dernière chose, en effet, repartit Floris, où je puisse me soucier d'être ou non trompé. Pour tout le reste, je n'ai plus que faire de la fidélité... Mais c'est assez! Toi, rejoins tes compagnes, mon enfant, et moi, j'irai là où il faut que j'aille.
Les cloches de bord sonnaient midi, et les vaisseaux à l'ancrage chauffaient, tout prêts à fuir devant la tourmente, quand Floris sortit de Djeddah, et s'avança dans la plaine. Un vent brûlant, précurseur du simoun, roulait, en sifflant, ses rafales, à travers la vaste solitude. Pas un homme, pas un oiseau ne se montrait. Tout aux confins de l'horizon, l'on croyait voir, découpée sur le ciel, une étrange ville mouvante. C'étaient de grandes masses de sable, que la giration furieuse et continue de l'ouragan élevait dans l'air, comme des tours.
Le Grand-Duc franchit, à pas lents, la porte de l'Ommena Hava. La tempête à ce moment redoublait; et sous l'Œil de feu du zénith, l'enclos désert avait on ne sait quoi d'éblouissant et de lugubre. Au milieu, ainsi qu'un écueil, le tombeau d'Ève se dressait. Un récent tremblement de terre en avait disjoint la lourde masse; et l'on y voyait serpenter, entre les blocs déchaussés, de longues et de profondes crevasses. Des pierres, des quartiers de rocs, à demi enterrés sous le sable, étaient épars autour du colosse; par endroits, les assises de briques s'en montraient affouillées, mises à nu; et tranquille, noir, barrant la plaine, il semblait la gaine géante d'un corps haut comme une montagne.
Floris traversa l'enclos funèbre. Parfois, un serpent, à son approche, s'enfuyait, glissait dans quelque trou; par-dessus les murailles écroulées, le désert stérile apparaissait. Il arriva au pied du sépulcre, et s'y tint[Pg 457] debout, immobile. Puis, soudain, fléchissant le genou, et touchant de son front la paroi sacrée:
—Mère, ô mère auguste des hommes, toi qui reposes, loin des vivants, sous ce tertre solitaire, me voici, je suis devant toi, moi le plus triste de tous tes fils! Souillé de crimes, errant, désespéré, c'est à ton sépulcre que je viens m'asseoir, et demander un refuge... Vois! la terre élève son cri, dans un tourbillon furieux, pour m'interdire tout sol; la mer bouillonne et se soulève contre moi; l'air déchaîne une tempête immense. Rejeté de tout ce qui m'entoure, ô Mère, reçois-moi pour hôte, car il n'est plus rien, en effet, que je puisse regarder, si ce n'est toi, puisque tu as englouti tous ceux que j'aimais, tous ceux pour qui j'aimais vivre... Salut, tombeau qui me délivres enfin! Flanc ténébreux d'où je suis sorti, et où je reviens pour mourir! Mon unique espérance est en toi. Qui pourrait, hors toi, me remplacer amour, repos, joie, tendresse?... Salut, Génies de la vie, de la mort, premiers-nés de la première Mère, sombres Anges qui prenez forme, pour les yeux de l'imagination, l'un à la tête, l'autre au pied de ce tertre!... Et vous, clameurs de l'ouragan, rauques langages, gémissements, voix désolées qui passez sur la plaine, comme si la Semence innombrable d'Adam se lamentait, âme par âme, spectre par spectre, autour de cette tombe, salut! ombres, morts, foule vaine... Dans un instant, Floris va vous rejoindre. J'abandonne la vie sans regret. Je dépouille avec joie ce corps, cette triste argile humaine... Quoi de plus hideux, en effet, que ces chairs rougeâtres et ridées, ces yeux pareils à des pustules et retenus dans la peau, ce ventre impur, ces cuisses, ces jambes, ces pieds qui tiennent ensemble, à la façon d'une machine? Quoi de plus misérable que cette âme, toujours battue et tourmentée, comme un flambeau exposé au vent?... Puisque la joie n'est qu'un nom, puisque l'amour n'est qu'une ombre, puisque[Pg 458] tout plaisir s'évanouit, puisqu'il n'y a rien que misère, anxiété, illusion, vide, néant, j'ai assez respiré la vie: je m'en vais chercher sous la terre le repos, l'oubli, l'ombre éternelle... D'une seule chose, ô Nature, d'une seule, sois remerciée! C'est de m'avoir refusé des enfants... Oui, de cela, je te rends grâces! Ainsi, du moins, je n'ai pas propagé, avec cette flamme de l'être, la douleur, les soucis cuisants, la maladie, la vieillesse, la mort. Mon agonie, comme un miroir affreux, ne m'en montre pas une foule d'autres. Je n'ai pas perpétué ma souffrance, par celle de mes descendants!
Il se tut, et il restait plongé dans sa sombre rêverie. Puis, lentement, Floris leva les yeux.
Le bleu du ciel avait pâli. Une lumière trouble et livide s'échappait, comme à jets de plomb, de l'orbe nébuleux du soleil; l'horizon, vaguement cuivré, flottait dans une vapeur ardente. Subitement, Floris sentit passer deux ou trois brusques haleines de fournaise; des pierres, en claquant, rebondirent sur le massif du tombeau. Il y eut un bref mugissement, le ciel s'obscurcit, se ferma, une bouffée d'ouragan se précipita, des nuages de poudre tourbillonnèrent; le paysage prit en un clin d'œil, un aspect surnaturel. De tous côtés, sur la plaine obscure, dans la tempête de poussière qui confondait la terre et le ciel, le Grand-Duc vit errer, tournoyer, comme des géants en démence, les hautes trombes de sable. On ne sait quelle vie convulsive animait ces masses démesurées. Tantôt, comme saisies de fureur, elles couraient, se poursuivaient avec une prodigieuse vitesse; tantôt, soudainement apaisés, ces énormes enfants de la Terre s'avançaient, au grondement du vent, avec une majestueuse lenteur. Trois ou quatre, à l'écart, pirouettaient, immobiles. De temps en temps, au milieu du tumulte, un bruit terrible retentissait: c'était l'une des trombes qui se rompait, précipitant[Pg 459] à travers le ciel une grêle immense de sable.
—Mon cœur se trouble, murmura Floris; une vague frayeur me saisit... O vieille terre coutumière, si ta face peut nous montrer une si terrifiante horreur, quels spectacles nous réserve donc ce pays ténébreux de la mort?... Qui en connaît les arcanes, en effet? Quel blême voyageur est venu jurer qu'une fois passé ce seuil obscur, toutes nos douleurs ont pris fin?... Peut-être les maux que je quitte me sembleront-ils des paradis, au prix de ceux qui m'attendent. Peut-être le corps, ce cachot, n'élargit-il l'esprit frémissant que pour le lancer aussitôt dans un monde hideux de tortures, de spectres, de visions, d'épouvantes, dans des mers de givre et de glace, ou dans des flammes inextinguibles... Je me sens frissonner... Que ferai-je?... Le temps n'efface-t-il pas tout, en vieillissant? D'autres hommes n'ont-ils pas souffert des malheurs aussi grands que les miens?... Quittant ce pays odieux, regagnant la Dalmatie, il ne tient qu'à moi d'y jouir du luxe, de l'oisiveté, de la richesse, de tous les biens que nos désirs poursuivent si âprement... A Sabioneira?... Mais comment soutiendrais-je l'aspect de mon palais dépeuplé? Connu de tous, suivi de tous les yeux, comment supporterais-je de vivre auprès de ceux que j'ai tués?... Eh bien, n'est-il pas d'autres lieux au monde? N'y a-t-il pas des vallées fraîches, des bœufs mugissant à l'aurore, de beaux lacs qui brillent comme un cristal blanc, des bruyères, des cascades, des forêts, et de petites fleurs qui tremblent au vent, avec leur calice chargé de pluie?... Arrière! loin de moi, lâches pensées! Vais-je me laisser de nouveau abuser par l'espérance?... Quoi! n'ai-je pas assez souffert? N'ai-je pas assez longtemps poursuivi d'illusions en illusions, de rêve en rêve, Demain, Demain, puis encore Demain, le souriant, l'insaisissable spectre, à la place de qui je trouvais toujours ce que j'avais fui: Aujourd'hui!... Non, non, viens,[Pg 460] souffle, esprit de Mort! Loin de te craindre, c'est à toi seul que je veux devoir ma délivrance... Regarde! cette pauvre fiole, je la brise! Qu'est-il besoin d'un poison humain, alors que ton simoun va passer?... Trombes, piliers du ciel, croulez! Caverne géante de l'éther, écrase-moi de ta chute immense! Et vous, furieux tourbillons, souffles qui rugissez tout autour du lieu sacré où je me tiens, arrachez, broyez, lancez aux abîmes ce Moule de l'humanité, ces Flancs immortels qui tressaillent chaque fois qu'un enfant vient au monde, et que la vie enfin s'arrête, et que le mal de vivre soit vaincu!... Malédiction sur toute vie! La souffrance en est l'unique salaire. Malédiction sur les fils d'Adam, sur leurs œuvres, sur leurs folies, sur leurs mensonges! Fléaux contagieux à l'homme, suspendez vos fièvres au-dessus des cités populeuses, afin que sa société, comme son cœur, ne soit plus que poison!... Maudite soit notre forme éphémère! Maudits nos yeux qui, en un instant, usent et dévorent tout ce qu'ils voient! Maudit ce cœur insatiable, où des mondes se perdraient engloutis, et que la mer ne comblerait pas! Maudites nos prospérités! Une ombre, une vapeur les dissipe... Et maudits nos chétifs désastres, dont une éponge imprégnée d'eau lave la trace!... Malheur aux nouveau-nés! Ils sont la hache des parents qui les ont engendrés... Malédiction sur le soleil, puisqu'il sert de miroir aux vivants! Maudit le Temps, le démon qui nous hante, le colosse toujours debout sur notre toit, son sablier noir à la main, et qui pèse de plus en plus lourdement, avec les années, tant qu'enfin la demeure s'écroule! Maudits soient les pièges auxquels on se prend, les formes aimables et agréables, les doux contacts, les sons mélodieux, les odeurs et les goûts suaves! Tout cela est pareil au mirage, à la bulle d'eau, à l'écume... Anéantis-toi, pauvre monde, qui cries vers le ciel tes vœux inutiles, odieux théâtre où tous les êtres[Pg 461] jouent un rôle contre leur volonté! Que le cadran enfin s'arrête, que les ailes fatiguées du Temps tombent de ses épaules, et que l'Éternité proclame: Tout est fini!... Fini? Parole incompréhensible!... Pourquoi fini?... Oui, à quoi sert-il que ce qui doit finir, commence? Qu'est-ce que vivre, qu'est-ce que mourir, que sommes-nous, pour que, moyennant une corde, ou quelques pouces de fer aigu, nous cessions d'être?... S'évade-t-on vraiment, comme il semble, hors du large rets de la vie? Six pieds de terre suffisent-ils à nous séparer à jamais de ce monde tumultueux?... Doute insondable! Effrayant mystère!... Que n'ai-je péri dans la mer! Là, pendant des heures et des heures, j'aurais descendu mollement, à travers l'abîme gris, informe, où ne résonne aucun bruit. Séparé des vivants abhorrés par des lieues d'eau morne et déserte, j'aurais dormi tout au fond de la vase, ignoré, englouti, perdu... O Néant profond et obscur, c'est de toi que mes lèvres ont soif! C'est en toi que mes os fatigués voudraient enfin reposer! La vie est un feu dévorant qui se répand dans une forêt où souffle le vent. Toi, tu es la fraîche caverne qui nous en défend... Oh! dormir enfin! ne plus sentir!... N'avoir plus de pensées, plus de rêves, plus de désirs, plus de joies! N'avoir plus ni pieds, ni mains, ni rien!
Alors, Floris baissa le front, et la tête sur la poitrine, il demeurait immobile. La rafale venait de s'arrêter court; les brins d'herbe, dans les fentes du tombeau, ne bougeaient pas. Une âcre senteur sulfureuse s'était répandue subitement; puis, sans qu'on eût l'impression d'aucun souffle, une espèce d'ondulation fit trembler l'air, comme un rideau vitreux, d'un bout à l'autre de la plaine. L'horizon s'empourpra, recula; le ciel, ainsi que par l'effet d'une brusque explosion de phosphore, prit une teinte rougeâtre: en un moment, le désert entier, triste et vide à perte de vue, s'embrasa d'une lueur vermeille, sur laquelle saillaient en noir,[Pg 462] les blocs de rochers, les buissons, jusqu'au plus petit caillou. Les trombes de sable avaient fui; on les apercevait, tout au loin, comme une forêt de feu. Çà et là, des traînées de poussière frissonnaient, se levaient sur la plaine, puis retombaient en tournoyant... Soudainement, le Grand-Duc tressaillit. Une nuée d'un rouge pourpre, éclatante et funèbre à la fois, se montrait, à ras de l'horizon.
—L'heure a sonné! exclama Floris. Cette fois, c'est bien toi qui te lèves, ô Mort, ô suprême tempête!... Sois le bienvenu, météore!... Ne tombe pas, ne tombe pas, sur des êtres qui veulent vivre encore, sur la gerboise aux bonds légers, sur le troupeau effaré et bêlant, sur la tente du nomade inoffensif. Ici, se tient debout un homme qui t'appelle aussi ardemment que les autres créatures te fuient!... La nuée grossit à vue d'œil, comme la vapeur d'une chaudière. Au-dessus du sable rouge et ardent, elle précipite son vol... Maintenant, dans le rapide instant qui le sépare de la mort, l'agonisant baise la croix, ou se munit de quelque amulette. Maintenant, pour désarmer son juge, l'homme épouvanté se fait humble, et marmotte son repentir, sa contrition... T'invoquerai-je, moi aussi, Puissance inconnue? Faut-il donc ployer le genou, joindre les mains, à tout hasard, vers toi? Il te déplaît et il t'offense, prétend-on, celui qui, volontairement, s'élance à l'abîme. Comme si tu te réservais nos souffrances et nos maux, Dieu jaloux, pour te charmer par leur spectacle! Comme si, subvenant seul à sa vie, l'homme ne pouvait pas, de même, pourvoir sans toi à sa mort!... Les pierres bondissent dans la plaine; le son, éclatant comme une torche, s'enfle, grandit, emplit tout le ciel. Accours, accours, spectre de flamme! Consume-moi! passe sur moi comme la foudre, comme le char d'épouvante du tonnerre! Ne laisse rien de ce qui fut Floris!... Les oiseaux ont fui devant toi; les monstres de[Pg 463] la mer, effrayés, se cachent au plus profond de leurs gouffres; les hommes t'adorent, à plat ventre, en enfonçant, tels que des bêtes, leur face hagarde dans le sable. Moi seul, je me tiens debout, seul, je t'affronte... Spectacle prodigieux, sublime! le plus beau qu'aient reflété mes yeux!... Ah! une clarté surnaturelle visite et pénètre toutes choses... Ma poitrine halette... On dirait que la masse entière de l'air va éclater, d'un seul coup, en une flamme... O terre de Sabioneira, montagnes, jardins enchantés, vous ne me verrez plus désormais!... Tombeau où repose Isabelle, gorges écumeuses de la Jagodna, sérénité des flots marins autour des îles, soleil qui te couchais sur les vagues, palais qui abritas ma tête, Floris se sépare de vous... Mère, ô grande mère, reçois-moi!
La nuée étincelante passa. Il chancela, ses bras s'ouvrirent, et il s'abattit au pied du tombeau.
Le soir du même jour, José-Maria se tenait assis sur un banc de pierre, à la porte de sa cabane, dans l'île del Eremita. Depuis le coucher du soleil, il ressentait bizarrement une inquiétude, une angoisse sans motif, si bien que, laissant sa lampe allumée, il était venu respirer sous les grands pins qui entourent l'ermitage. Comme il rêvait, les paupières baissées, il lui parut qu'un faible bruit, un sanglot très bas, étouffé, partait de la cellule déserte, en même temps qu'il éprouvait la sensation d'une présence derrière lui. Vivement il détourna la tête. Sur le fond lumineux du rideau suspendu devant la porte ouverte, quelque chose qui ressemblait à une figure spectrale se découpait en noir, immobile. Une onde glacée parcourut tout le corps de José-Maria; il trembla, ses cheveux se dressèrent; et béant, soulevé à demi, il fixait ardemment son regard sur l'étrange apparition. Subitement, la lampe s'éteignit. Alors, frappé d'horreur, il s'enfuit.
Il se mit à marcher à pas lents, livide, frissonnant, éperdu. Il lui semblait que sous l'auvent de tuiles, la cloche allait sonner tout à coup, éclater en volées furieuses. Le sourd murmure de la mer le fit songer presque insciemment aux pêcheurs de Zemenico, qui lui avaient, cet après-midi même, apporté ses vivres de la semaine; et bien qu'il y eût déjà des heures que leur barque fût partie, il commença de descendre à la crique où elle mouillait d'ordinaire.
Des nuages voilaient le zénith; pas une étoile ne brillait, au-dessus de l'eau noire et tranquille. Les reliefs hérissés de la côte se dessinaient vaguement, dominés par la haute masse ténébreuse du campanile et du palais. Tout au loin, quelques feux de pâtres—car c'était la nuit de la Saint-Jean—scintillaient le long des collines; et même, au milieu de la mer et juste à l'opposite de l'île, des pêcheurs venaient d'allumer sur un écueil, un monceau d'herbes et de broussailles. De temps en temps, un rouge éclair jaillissait de la fumée ardente, illuminant comme en perspective, de profondes étendues d'eau, qui remuaient confusément. Puis, un grand tourbillon de flamme se déploya, monta d'un seul bond, et, dans ce brusque embrasement, les jardins étagés de Sabioneira se modelaient, avec leurs miroirs d'eau, par de vives lignes vermeilles, tandis que resplendissait, au plus haut des airs, l'ange doré du campanile. Seul, dans la crique de rochers, José-Maria regardait, immobile au bord des flots, l'œil fixe.
Il s'assit sur une pierre plate, au-dessous d'un olivier sauvage. Les battements de son cœur s'apaisaient, et, en poussant de lents soupirs, il respirait l'odeur de la mer, qui venait déferler à ses pieds. Il se pencha, et il baignait ses joues, ses tempes, son front brûlant, dans l'eau puisée au creux de sa main... Tout à coup, en relevant la tête, José-Maria aperçut, à son grand[Pg 465] étonnement, un mur en ruine qu'il n'avait jamais vu. Le sentier, le port, les hautes roches, les flots du golfe s'étaient transformés. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, apparaissait, baigné d'une splendeur fantastique et incompréhensible, un immense désert de sable, au milieu duquel s'allongeait un lourd massif de maçonnerie d'un caractère singulier, et tel que l'archevêque le prit d'abord pour un môle ou pour la chaussée d'un étang. La plaine était bouleversée, ainsi qu'après un violent ouragan; des vagues de sable innombrables la sillonnaient comme une mer. Au pied de la maçonnerie, José-Maria distinguait une forme humaine couchée, et de laquelle on eût dit qu'émanait une lueur phosphorescente. Il n'éprouvait aucun effroi, mais un malaise, une torpeur, un sentiment de nuit et de non-être, comme si des montagnes de brume eussent pesé sur lui. A la longue, il crut distinguer dans le corps qu'il regardait fixement, un mouvement presque imperceptible. Des ondulations lumineuses y coururent, en traînées bleuâtres; puis, le cadavre ouvrit les yeux. Alors, une commotion sourde traversa l'âme de José-Maria; la vie, soudain, reflua en lui; et, se dressant de toute sa hauteur:
—Floris! exclama-t-il... Ah! mon frère est mort!
Il retomba, hagard, frémissant. Ses yeux revoyaient de nouveau, le petit port, la mer, le ciel obscur, les feux des pâtres sur les collines; il lui semblait devenir fou... Un sanglot souleva sa poitrine; les larmes, tout à coup, l'étouffèrent. Puis, d'une voix lente:
—Combien la chair est faible en nous!... Ah! je ne suis pas d'une argile plus ferme que les autres... Qu'est-ce donc qui me trouble à ce point?... Ne sais-je pas, depuis longtemps, que tout est visions, rêves, prodige, que l'espace et le temps, ces voiles illusoires, peuvent tomber et disparaître, et qu'il n'y a rien autour de nous, qu'un songe!
Il demeurait immobile, accablé, l'esprit perdu dans des pensées funèbres. La haute flamme de l'écueil montait et se tordait, ondoyante comme un glaive surnaturel. Enfin, après un très long silence, José-Maria se redressa, et levant les deux mains vers le ciel:
—O Dieu, dit-il, ô Infini, toi seul existes!
A quoi bon pleurer sur les autres? A quoi bon pleurer sur moi-même? Qu'est-ce que les autres? Que suis-je moi-même? Mon père est mort, ma sœur est morte, mon frère est mort... Mais Celui qui vivait en eux peut-il mourir?
Ces corps qui finissent procèdent d'une Ame indestructible, incréée. Dans l'homme et dans l'animal, dans la plante et dans le rocher, dans le mort et dans le vivant, les sages voient l'Identique.
Car rien de ce qui est, ô Seigneur, matière, mouvement, énergie, action, âme individuelle, n'existe hors de toi, n'est distinct de toi. Ton Être est à lui seul tous les êtres.
Ainsi que dans ces feux lointains, c'est une même flamme qui sort des matières les plus diverses, de même, toi seul tu animes la foule immense des créatures. L'Univers se confond avec toi, comme le souffle se perd dans l'air, comme la goutte d'eau s'abîme dans l'Océan.
O Essence, Forme universelle, je t'adore! Tu es pour ce monde, Seigneur, tel que l'argile pour le vase, le commencement, le milieu et la fin.
Comme les flammes du soleil s'en échappent sans[Pg 467] cesse à torrents, ainsi ta splendeur infinie manifeste intarissablement les Forces et les Éléments!
Ce monde tout entier, c'est toi! Tu es l'atome, l'agrégat, la pesanteur, l'éther, le feu, la terre, l'atmosphère. Ce firmament démesuré qui, tel qu'un aigle, bat des ailes sur la route que tu lui as tracée, c'est toi, toujours toi, Dieu multiple!
L'Esprit agit dans l'Univers, et l'Univers repose dans l'Esprit. Les mondes sont tissus en ton sein.
Mais tu en demeures distinct. Bien qu'enchaîné, en apparence, aux qualités dont tu te couvres par ta mystérieuse émanation, tu n'en restes pas moins affranchi.
Dans le monde et hors du monde, immuable et cependant changeant, inaltérable et variable, l'Univers, ô Seigneur, est ton signe, et pourtant tu n'as pas de signe.
Sans avoir toi-même aucun sens, tu vivifies tous les sens: hors de tout, tu supportes tout: sans modes, tu perçois tous les modes.
Adoration à l'Esprit mystérieux, ineffable! A Celui auquel on ne connaît ni naissance, ni action, ni nom, ni forme, ni qualités, et qui, pourtant, revêt, à l'aide de son énergie émanée, ces accidents divers, chacun à leur moment!
Adoration à toi, Seigneur, unique contenant de l'Univers, Ame suprême dans laquelle se meut la décevante illusion du monde!
Adoration à l'Être inconcevable, qui est à la fois la[Pg 468] cause et l'effet, l'unité et la dualité, qui est la réunion des choses, et qui est unique pourtant!
Adoration à la Substance universelle, indestructible, incréée! A Celui qui ne cesse d'être dans une continuelle action! A Celui qui ne cesse d'être dans un immuable repos!
Sans l'illusion dont tu disposes, l'union de l'Esprit avec les choses n'aurait pas lieu. Mais, quoique au sein de la nature, tu n'es pas plus modifié par les qualités qui ne sont qu'à elle, que le soleil ne se noircit en pénétrant dans une chambre obscure.
L'apparence que tu te mêles à nos conditions changeantes, à l'ignorance, à la misère, à la douleur, n'est qu'une illusion sans réalité. Les accidents qui semblent contraires à ton Essence inaltérable n'existent que pour l'esprit individualisé.
De même qu'un arbre dont l'image se réfléchit dans une eau agitée semble participer à cette agitation, ainsi, quand notre cœur se trouble sous l'influence de la passion, l'Esprit, bien qu'il soit immuable, a l'air de partager ce trouble, et l'on dirait qu'il a des qualités, quoiqu'il n'en ait réellement pas.
Quelle cause l'arracherait à son perpétuel repos? Comment pourrait-il se mouvoir, ou dans le Temps ou dans l'Espace, puisque l'Espace et le Temps sont en lui?
C'est en prenant le Temps comme moyen que tu nous abuses, Seigneur! Les formes de cet univers nous paraissent plus ou moins parfaites ou plus ou moins penchantes vers leur ruine, selon que l'énergie du Temps les a plus ou moins pénétrées.
Atome premier de tout ce qui existe, il est aussi le plus vaste des êtres, puisqu'il enveloppe ce qui a été, ce qui est et ce qui sera.
Son orbe immense entraîne tous les mondes. Leurs pas ne peuvent sortir de lui, comme des insectes égarés sur la roue tournante d'un potier ont beau courir, ils tournent avec elle.
Infini, il met à tout un terme: sans commencement, il donne le commencement à tout. L'Univers palpite sous le Temps, ainsi qu'un oiseau pris dans un filet.
Car le Temps, ô Dieu, c'est toi-même! Tu résides à la fois tout entier au dedans des êtres, sous la forme de l'Esprit, et en dehors, sous celle du Temps.
Adoration à toi, Seigneur, suprême Lumière étendue partout, au sein de laquelle apparaît le monde, et qui brille au sein de tous les mondes! A toi, Splendeur inaltérable, que nous ne comprenons pas plus qu'il n'est donné à un enfant d'enserrer le soleil dans sa main!
Adoration, adoration à l'Être unique, élevé au-dessus de tous les contrastes et de toutes les ressemblances! A celui qu'on ne peut désigner par aucun terme impliquant un contraire! A celui que nos balbutiements sont impuissants à louanger!
Nous l'appelons grand, mais en vain. Il ignore la quantité. Nous l'appelons bon, mais en vain. Il ignore la qualité. Nous l'appelons la Vérité. Mais l'antithèse de la vérité et de l'erreur n'existe pas pour l'Être infini.
Nous l'appelons la Lumière, la Vie. Mais il n'y a pour lui ni vie, ni mort, ni obscurité, ni lumière... L'Éternel. Mais le temps, en lui, ne se distingue pas de l'éternité.... L'Être. Mais l'être n'est conçu que comme opposé au non-être.
Adoration à l'Ineffable, à l'Indicible, à l'Incompréhensible! Adoration à l'absolu Néant! Adoration à l'éternel Mystère!
Alors, José-Maria se tut, et, pâle, haletant, sinistre, comme emporté au loin par un esprit, il attachait ses yeux sur la mer profonde. Les feux des collines ne brillaient plus. Seule, la flamme de l'écueil formait encore, au milieu des eaux, un grand brasier rougeoyant et sombre. Des vols de corneilles marines, chassées par l'importun flamboiement, de cette roche où elles gîtaient, tournaient, tournaient autour, sans se lasser; et l'archevêque les voyait,—mélancolique image de la vie et des générations des hommes,—surgir soudain et passer vite, toutes noires sur ce fond de feu, puis s'engloutir dans les ténèbres.
PROLOGUE | |
Pages. | |
Le mémoire d'Ivan Manès. | 1 |
PREMIÈRE PARTIE | |
LE PIRE N'EST PAS TOUJOURS CERTAIN | |
Livre premier | 17 |
Livre second | 46 |
Livre troisième | 81 |
DEUXIÈME PARTIE | |
LES PLAISIRS DE L'ILE ENCHANTÉE | |
Livre premier | 121 |
Livre second | 147 |
Livre troisième | 199 |
Livre quatrième | 267 |
Livre cinquième | 327 |
TROISIÈME PARTIE | |
TODO ES NADA | |
Livre premier | 351 |
Livre second | 380 |
Livre troisième | 456 |
PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.