The Project Gutenberg eBook of Visite chez le prince

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Title: Visite chez le prince

Author: Jean Giraudoux

Illustrator: J.-G. Daragnès

Release date: May 23, 2021 [eBook #65419]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VISITE CHEZ LE PRINCE ***

JEAN GIRAUDOUX

VISITE
CHEZ
LE
PRINCE

FRONTISPICE GRAVÉ PAR
DARAGNÈS

CHEZ ÉMILE-PAUL FRÈRES
A PARIS, 100, RUE DU FBG. SAINT-HONORÉ
1924

Je décidai de confier au prince de Saxe-Altdorf que j’avais identifié Siegfried.

Le chemin qui menait chez le prince n’avait plus de villa Morin, de villa Couillard. Les contremaîtres de Limoges et leurs familles importées en ce coin de Bavière avaient disparu. Les enfants qui jouaient sur le trottoir n’avaient plus le truc français pour lancer les billes. Tous les porcelainiers de Nymphenbourg s’étaient brisés à la guerre comme de la porcelaine. Seules les indications des girouettes n’avaient pas été repeintes en allemand. Seuls les dieux du parc gardaient dans leur socle leur nom versaillais de Phébus ou de Diane gravé en ces lettres romaines, si pareilles pour le profane sur toutes les statues, mais où le graphologue retrouve aussitôt le ciseau de Coysevox ou de Coustou. Excepté aux dieux et aux vents, il fallait ici parler bavarois. Un chanteur tyrolien semblait payé pour donner son accent au paysage qui s’obstinait parfois à me murmurer, par ses peupliers, par ses cascades, un pur espéranto. Jusqu’aux oiseaux, isolés ou par deux, qui posaient des inflexions ou des trémas allemands sur ce que les cyprès et les temples pouvaient ce soir offrir à l’âme de latin ; et j’étais d’ailleurs dans cet état de tension raciale où l’on distingue subitement la différence entre les plus petits insectes de votre patrie et les insectes étrangers… J’allais lentement… Des hannetons me heurtaient qui, avec l’envergure française, m’eussent à peine effleuré…

J’étais venu voilà quinze ans rapporter au prince un chien égaré. Je lui rapportais aujourd’hui un homme. Mes deux démarches étaient tellement identiques et si différente l’allure du monde, que j’en avais le sentiment d’une seconde existence, de cette existence où l’on recommencera, pour un objet parfait, toutes les commissions et les démarches que nous imposèrent ici-bas des capitaines d’habillement ou des animaux domestiques. D’une sagesse en avance d’un degré sur mon tour dans la vie astrale, je cherchais dans ces quinze ans écoulés la minute d’oubli, de souffrance ou de volupté qui avait pu me tenir lieu de mort aux yeux d’un créateur. Était-ce ce millepatte monstre, aux Dardanelles, dont j’avais sauvé la vie ? Était-ce cet évanouissement au café de la Paix, qu’on m’avait assuré pourtant n’avoir duré que deux secondes, et où je m’étais réveillé entouré des cinquante médecins délégués par l’Amérique aux fêtes de Pasteur, occupés à boire un bock à la terrasse ?… Ou cette nuit entre Dunkerque et Bayonne, dans un compartiment de troisième, avec cette jeune femme dont tous les bagages portaient des prénoms différents et qui s’indignait à chaque nom de gare, comme si les gares au contraire eussent dû avoir le même nom ?… De ma mémoire s’empressaient tous les souvenirs d’actes bien médiocres, mais qui avaient fait leur chemin en tant que souvenirs et primaient aujourd’hui des souvenirs de morts ou de délices… Soudain, à la dernière porte du parc, j’aperçus, au-dessus de Munich, la cathédrale. J’en fus étonné ; ou plutôt j’eus l’impression d’éprouver le même étonnement, à un dix-millième près, que cette vision m’avait valu alors. Elle scintillait à peine davantage, comme il convient à la cathédrale d’une planète supérieure. Il était la même heure à son horloge. Les rayons du soleil l’atteignaient à des places aussi immuables que celles de stigmates. Jamais vis-à-vis d’une église, jamais vis-à-vis d’un Dieu je ne m’étais trouvé à deux époques de ma vie à une distance aussi minutieusement égale ; et, accoudé comme autrefois à la grille, logé dans ma première position comme dans un moule, sans que pourtant aucune des énigmes, aucun des problèmes de ma vie en devînt plus éclairé, je descendis tout léger et prêt aux aveux de cette matrice, et plus satisfait pour ma conduite personnelle de cette identité que d’une révélation ou d’une solution divine.

Le prince, la princesse et leurs deux fils survivants, les barons d’Altdorf, étaient là. Alors qu’en visitant une famille royale, on éprouve d’habitude le sentiment de la surprendre dans des opérations outrageusement bourgeoises, dans des colères géantes contre le tailleur, des explications démesurées avec la cuisinière, des indignations saintes contre le garagiste, et aussi l’impression qu’elle vient de dissimuler dans ses poches un jeu de cartes qu’elle ressortira dès votre départ pour jouer à l’humain le plus sordide et le plus vicieux, les Altdorf vous réservaient la surprise contraire. En face du prince, qui possédait depuis l’an 800 les plus beaux souvenirs de famille et la plus belle mémoire depuis l’an 1853, de la princesse, qui était somnambule et nièce d’Andersen, des deux princes, élevés par ce que l’Allemagne comptait encore avant la guerre en descendants directs d’hommes qu’on n’imagine pas d’habitude avoir eu des enfants ou des neveux, par des professeurs qui s’étaient appelés dans leur enfance le petit Heine, le petit Kant, le petit Fouqué, vous vous trouviez devant une association dont le programme était de relier à une vie féerique tous les actes de la présente journée et vous-même. Si vous prononciez des mots aussi courants que le mot tramway ou le mot bolchevik, les Altdort les accueillaient dans leur conversation et les y roulaient jusqu’à ce qu’ils fussent mués en leurs synonymes nobles. De sorte que les avis donnés par le prince ne me semblaient pas réservés à la vie courante, mais qu’ils étaient valables pour celle de mes vies souterraines ou astrales qui se jouait à portée, et que s’il disait en me quittant qu’un orage se préparait, j’en avais du souci pour ceux de mes amis qui sont aux Enfers, et j’oubliais mon parapluie… Ils étaient donc là, à cette heure où les banques closent leurs guichets pour des opérations de compensation entre les désirs des clients français et des clients de New-York, occupés à brasser dans leur langage les gains humains de la journée et les gains divins de la nuit. Puis la mère et les fils, après m’avoir aidé à traduire en mots d’archange nos impressions sur le temps et sur la Ruhr, me laissèrent seul avec le prince.

— Vous êtes porteur d’une nouvelle, me dit Altdorf. Vous avez ce visage, — m’a-t-on affirmé aux Indes, — qui empêche le tigre, toujours respectueux des messages, d’attaquer le voyageur. Je m’y connais, n’ayant plus voulu lire depuis 1914 aucune lettre et aucun journal. Ma vue m’y oblige.

C’est en effet, comme un roi grec pendant la guerre de Troie, par des hérauts, par des hérauts nommés Burchhammer, Erhardt ou Scheidenbrodt, que le prince avait appris la mort de ses fils, les victoires, les défaites. Un soir, un nommé Hartleben était venu, courant à travers le parc, Dieu sait combien respecté des tigres bavarois, et lui avait appris la révolution et la déchéance.

— Ce n’est pas une bonne nouvelle, continua-t-il, je le sens. Mais n’hésitez pas. Depuis quelques années, la vérité n’a plus la force de se contenir. Vous n’avez qu’à chatouiller un homme, une nation du bout du doigt pour qu’ils aient aussitôt, — autrefois il fallait une longue étreinte, — accès sur accès de vérité. En ce qui me concerne, des trente secrets de famille ou d’État, et dont certains dataient de Charlemagne, que je possédais à ma majorité, des trente sources apparemment pures auxquelles seul je buvais et puisais ma raison de souverain, c’est tout juste s’il m’en reste cinq. Vous verrez que l’on m’enterrera, moi le plus vieux monarque d’Europe, sans secrets. Il vous suffirait d’insister bien peu pour que je vous dise le secret de Wallenstein et celui de Rodolphe. Eh bien, que se passe-t-il aujourd’hui dans le monde des vérités ?

Il s’y passait que la barbe de Siegfried lui allait mal, que ses magnifiques chaussettes à raies horizontales, vertes, rouges et jaunes n’étaient pas siennes aux yeux de Dieu, que son journal favori était le Courrier du Centre et non la Frankfurter Zeitung, qu’il avait cueilli dans sa jeunesse des fraises des bois près des nids de cailles, et non des airelles près des arènes des coqs de bruyère, qu’il avait eu un cahier de classe dont la couverture illustrée montrait les derniers castors sur le Rhône et non les mouettes de l’île d’Heligoland, bref qu’il était Français et non Allemand.

*
*  *

Nos fauteuils étaient face au parc. Nous étions installés devant le château comme devant un paysage mouvant et devant le jet d’eau sans pièce d’eau comme devant la mer. Le prince ne me répondait pas, et surveillait toutes les phases d’un jeu entre les statues immobiles. Moi stupide, comme le chevalier qui s’écria, le dernier jour de la centième année :

C’est l’heure
De réveiller la Belle au bois dormant
Allons-y tous, et carrément !…

je me levais pour courir chez Siegfried, quand le prince me fit rasseoir.

— Je ne me doutais de rien, dit-il. Une seule chose m’intriguait. Quand vous touchez un Allemand à la tête, même en caressant simplement son crâne, il n’est plus que vertige et détresse. Siegfried, de cette blessure au cerveau, avait tiré des manuels, des dissertations de droit privé, une juste vue de la répartition des cadastres… Où l’avez-vous connu ?

— Dans un bourg nommé Cérilly, qui était aussi la patrie de Péron le naturaliste, le premier qui étudia vraiment les madrépores, de Marcellin Desboutin le graveur, de Charles-Louis Philippe l’écrivain, de Guillaumin, et d’un grand nombre de généraux, de philosophes et de conseillers municipaux de Paris.

*
*  *

Le prince s’étonnait qu’un village français pût avoir une telle floraison. C’est alors que je lui expliquai comment naissent nos grands hommes.

— Ce qui vaut pour les nations et pour les capitales, Prince, vaut en France pour les cantons et les communes. Tous les quatre ou cinq cents ans, par un assortiment providentiel entre les fonctionnaires, les rentiers, les négociants, et aussi par une harmonie soudain établie entre les divers négoces et les diverses cultures, d’où résultaient l’aisance et le contentement, Cérilly florissait, J’étais arrivé à Cérilly vers treize ans, dans une période justement de haute civilisation, provoquée par le rapport soudain parvenu à la perfection de la valeur du receveur de l’enregistrement à celle du notaire, du talent du médecin à l’honnêteté du percepteur, de l’intelligence du contrôleur des hypothèques à la justice du juge, rapport perdu ou faussé depuis la grande époque de Cérilly (où Charles IX s’écarta de sa route royale pour venir y boire à la fontaine de Saint-Pardoux, dont une tasse rajeunit), et qui existait en 1570 entre l’échevin et le collecteur, le premier chanoine et le louvetier. Pas plus qu’en 1570 il n’y avait, — condition expresse de la civilisation, — ingérence d’aucun métier inférieur : le sous-directeur de la prison et l’huissier chez les fonctionnaires, le revendeur des issues chez les marchands, ne tenaient aucun rang ; et par contre des professions parfois négligées, celle de vétérinaire ou de garde des forêts, étaient remplies par des hommes polis et riches, amateurs de livres et d’autos, ce qui relevait dans tout le canton la dignité même des animaux et de la nature. La nature d’ailleurs, après cinq cents ans de jachères qui n’arrivaient jamais à leurs heureuses alternances, atteignait aussi son maximum de rendement et de perfection, la forêt, par le jeu des coupes, libérée des mauvaises essences, les étangs après cinq cents pêches, libérés des chevênes et des poissons-chats, le lac enfin clair, les plants de vigne tous abondants en raisin où le muscat ne prédominait plus, les outardes enfin acclimatées. Dans le chapelet de générations avaricieuses, il se trouvait aussi que cette période amenait au jour, entre quarante descendants ou ascendants, le seul rentier généreux ou prodigue de la lignée. Les deux châteaux qui flanquaient Cérilly venaient donc d’être réparés, le Louis XIII par un ténor, le Louis XVI par une famille princière qui chassait à courre ; le soir était doux dans le bourg entre le plus bel air du Prophète et les riches aboiements ; les invités du premier palais rapportaient dans la propre patrie de Desboutin et de Philippe, ignorante d’eux jusque-là, leur renommée de Paris qui devenait sa renommée ; les invités du second faisaient jaillir de certains ronds-points ou étoiles ces bêtes que suscitent seules les époques heureuses, le daim, l’hermine et le blaireau, L’hôtel était peuplé aux vacances de poètes, qui parcouraient la forêt sous la conduite de Valéry Larbaud. Cérilly en était donc, non plus à une période romaine, périmée sous Charles IX, mais à sa période athénienne, plus parfaite s’il est possible, puisqu’elle suivait l’autre au lieu de la précéder. Quand mon père y fut nommé juge, il manquait peut-être encore aux bourgeois de Cérilly la sagesse, je veux dire une attitude non offensante et digne vis-à-vis du crime, de la mort, et même de l’inintelligence. Mon père l’apporta. Dès le premier enterrement, — comme il s’agissait d’un suicide, c’était aussi dès la première faute, — Cérilly reconnut dans mon père le dignitaire destiné à le sauver dans les sièges, dans les famines, dans les erreurs. On était dans la paix, dans la prospérité, dans la vérité, mais sa présence fut la clef de voûte de cet édifice charmant et tel qu’il n’y en avait peut-être alors que dix ou douze en France. Tout s’effondra quand il mourut ; les brouilles surgirent à propos des vignes dont le vin devenait aigre, des femmes, qui devenaient d’ailleurs laides ; l’affaire Dreyfus, l’affaire Boulanger, qui n’avaient pas été discutées lors de leur éclat, y séparèrent les amis qu’elles eussent dû séparer cinq ou six lustres plus tôt ; les foires, les frairies n’y eurent plus cette vertu qui attire, entre les cent foires du département, les plus belles vaches et les plus beaux manèges, et le bourg retourna pour cinq siècles à l’obscurité. Il ne resta de cette splendeur que ce qui subsiste de la splendeur d’Athènes, quelques édifices, le pont, la fontaine, quelques travaux de l’agent-voyer, l’écluse de la Marmande, l’asséchement d’un marais, — toute civilisation consiste en somme à jouer avec l’eau, — et il en reste aussi les fils… Car les fils, qui avaient douze ans quand commença cette période et dix-huit quand elle fut conclue, en ont gardé ce qui leur serait resté d’une éducation à Athènes, fortifiée par la présence d’une grande forêt. Il est facile de les reconnaître, et aussi les fils des dix petites villes qui maintiennent sur la France, volcan de la sagesse, de petits cratères ouverts à tour de rôle, soit au centre de l’Auvergne, soit à la périphérie du Limousin, et d’où s’élancent nos meilleurs inspecteurs de finances, professeurs de rhétorique et administrateurs de colonies. Nous sommes une trentaine que Cérilly dispersa ainsi sur le monde, audacieux comme tout fils d’une capitale florissante, et sans ombre de défaite dans notre mémoire. Si Siegfried nous dépasse tous, c’est non seulement qu’il eut là son adolescence, mais que son enfance s’était écoulée, par un hasard heureux, dans une petite ville limousine qui avait elle-même une sorte de période Renaissance, avec des sculpteurs, des anatomistes, un grand mathématicien et le régiment de hussards. Il avait donc au carré l’aisance de sa patrie. Il était l’aboutissant normal de cette éducation moyenne bourgeoise qui donne, dans le Massif Central ou ses environs, selon la ville, Pascal, Montaigne ou Montesquieu… Montaigne, Pascal, Altesse, c’est de l’excellente moyenne…

— Ainsi, dit le prince, Siegfried est limousin !… Qu’est-ce que le Limousin ? Une vicomté ?

Une vicomté ? Pour rendre Siegfried à la France, le prince choisissait l’époque où le Limousin vivait de sa vie propre et non de sa vie française. C’est tout ce qu’il s’accorda de rancune et de haine : affecter de croire que le Limousin était une nation. Il fut enchanté d’apprendre que le Limousin avait une langue propre, plus riche en mots pour désigner les sources que même le catalan. Il semblait consentir avec moins de peine à ce que Siegfried abandonnât l’allemand, puisque c’était pour le patois. Puis, en géologue réputé qu’il était, reculant sa peine présente à l’époque primaire, il me fit parler du sol limousin comme s’il allait lui rendre un mort et non un vivant.

Je ne demandais pas mieux que de ramener Siegfried par cette écluse préhistorique. Je parlai donc au prince de notre terre, la seule en France qui soit une et composée des mêmes roches. Chaque Limousin non armé rend le même son sur toute l’étendue de sa province et, enfants, comme le maître la disait de roches cristallines, nous aimions la frapper du pied, et écoutions. Nous avions un grand mépris de ceux qui ne vivaient pas comme nous sur les plus anciens granits du monde, et quand par hasard nous foulions ces crétacés, ces marnes liasiques, ou ces alluvions sur lesquelles, d’après Henri Bidou, se sont déroulés tous les grands drames d’amour, nous avions l’impression de marcher sur de mauvais tapis au mètre. Il n’y a, si Bidou a raison, que deux mètres carrés, dans un angle de la Vienne, où puissent se commettre en toute la province les sacrifices, les suicides, et les fameux drames d’amour. Il oublie seulement que deux villages limousins s’appellent Turenne et Pompadour. Je me gardai d’ailleurs de dire au prince, fanatique de l’abbé Breuil, que le Limousin était, des régions françaises, la moins peuplée de beaucoup à l’époque de la pierre taillée. Je décrivis la petite oseille qui annonce qu’il n’est pas un gramme de chaux dans le sol ; la belle vallée transversale, si solitaire depuis que les Romains ne vont plus de Lyon à Saintes, mais toujours fréquentée par le soleil, qui accepte, sur ces genêts et ces bruyères, de n’être plus de sa couleur, et aspire à chaque tournant une source fumante et glacée. Je décrivis toutes les roches tremblantes, car on peut faire osciller la moitié du Limousin avec la main. Je décrivis les vaches qui broutent aux feuillages des arbres, les pieds de devant sur le tronc. Que ne devaient pas faire les chevaux limousins, de combien plus agiles encore, malheureusement disparus ! Ce pays auquel tous les historiens reprochent de n’avoir pas été l’Ile de France du Centre, je le décrivis aussi, pour atténuer encore la peine du prince, comme une île. C’était sur ses rives que Young avait vu les premiers lézards verts. C’était en l’abordant que Richard Cœur de Lion, à Chalus, avait reçu à travers les châtaigners une flèche en plein cœur, et Jean de la Fontaine, entrant dans le havre de Bellac, à travers les peupliers, une flèche moins cruelle de la main de mon aïeule. Je décrivis ces petits bourgs, auxquels les moindres divinités avaient offert chacune une source, et les fils célèbres, comme Dupuytren à Pierre-Buffière ou Marmontel à Bor, une pompe. Le prince alors me fit énumérer tous mes grands compatriotes.

— Moquez-vous, dit-il, quand j’eus fini. Ne m’en veuillez pas si, au lieu de redonner tout de suite Siegfried à Jeanne d’Arc ou à Pasteur, je le confie au maréchal Bugeaud et à Denis-Dussoubs. Il me semble surtout le rendre à ces fontaines, à ces ruisseaux. Je change en source cet audacieux qui a vu l’Allemagne nue. Ce n’était pas par hasard que sa mémoire et ses articles étaient imprégnés d’eau fraîche. On m’enlève mon ami, mais on me laisse un beau torrent.

Il me montra quelques portraits au mur.

— Ici est ma sœur qui épousa un roi en Orient, ici ma cousine qui épousa un grand duc, ici celle de mes filles qui épousa Ernest le scandinave, Croyez que jamais je n’ai laissé ces femmes changer de nation sans les relier, comme je viens de le faire machinalement pour Siegfried, à la vie naturelle de leurs nouvelles patries. Nous autres petits souverains allemands, qui ne tenions guère de la toute puissance qu’une loge au lieu d’un promenoir pour assister à la vie, si nous nous décidions à répandre nos filles sur le continent, c’est qu’il nous semblait les donner non à des couronnes ou à des millions, mais à des génies ou à des minotaures qu’il fallait satisfaire pour le bien de l’Europe, ma sœur Ottilie à l’Orient et aux roses, ma fille à la neige, ma cousine aux steppes et à la puissante tchernoia. Allons-y pour Siegfried. C’est le premier holocauste que je fais aux étangs. Hélas, je suis trop sûr qu’au premier mot de vous il va remonter dans son passé comme un saumon dans son fleuve.

Au-dessous de nous, cueillant des fleurs, la fille cadette du prince passa. Il regarda presque avec tristesse cette belle humaine qui n’était plus destinée, depuis tant de révolutions, qu’à un homme.

*
*  *

Devant la baie ouverte, Altdorf m’avait pris la main. Toutes ces fausses ruines dont les architectes français peuplaient sous Louis XV les parcs allemands, témoignages de paix et de prospérité suprêmes, devenaient dans ce soir les vraies ruines d’un siècle et d’un régime. Nous voyions, entre les châteaux, devinant à cette fenêtre deux hommes occupés à extraire d’eux-mêmes ce qui en était le moins sauvage et le moins petitement humain, le soleil, piqué au jeu, trouver sur son déclin des lueurs de réconciliation avec la terre. Tous deux s’enveloppaient de la même flamme glaciale ; il était moins pénible de regarder en face le soleil ; il était moins facile de regarder la terre, qui scintillait à mesure qu’avançait le crépuscule, de feux et de brasiers invisibles le jour. Prolongeant le seul flirt franco-allemand qui ait été poursuivi en cette année vingt-trois, le prince me parlait d’une jeune Française heureuse qu’il avait vue vers 1865 sur la terrasse de Valençay. Il apercevait de trois quarts son visage accablé de beauté, de richesse, de luxe et d’amour. Elle était ployée, visitée par le bonheur. Le mari, debout dans le voisinage, infatigable dans un rôle incompréhensible de veilleur, frissonnait au moindre appel des oiseaux de nuit et laissait tous les êtres humains approcher de la jeune femme, lui parler, la toucher, sans paraître les voir. Une rivière, croyait le prince, coulait au loin… Un hibou, croyait-il aussi, avait volé… C’était tout, mais cette vision gravée au fer rouge dans un cœur jusque-là fantasque et coléreux avait fait diriger quarante ans une principauté allemande avec justice et bonté. De mon côté, je lui avouais d’où venait le respect que j’avais des hommes. Je lui décrivais ce petit Allemand, dans l’embrasure de sa fenêtre voûtée, à Iéna. Dieu sait si j’avais vu des hommes penser, des étudiants travailler ! Pendant huit ans, j’avais habité en face du bureau du plus grand de nos philosophes. Au-dessous du rideau relevé, sa tête osseuse et chauve prenait toute la lumière et oscillait comme un diamant au seul cri des marchandes des quatre saisons ou du sifflet du marchand de lait de chèvres. Pendant huit ans aussi, j’avais vu se ruer aux examens tout ce que comptaient de vaillants la Sorbonne, l’École des Mines de Saint-Étienne, l’École Normale, Mais je ne savais pas ce que c’était que la pensée, que le travail, j’ignorais leur dignité, et de ce jour-là je le sus. Mon petit Allemand ne travaillait pas du reste, il ne pensait peut-être pas. Assis sur le lieu de sa grande défaite, orné de ses attributs qui permettaient de dire qu’il était le symbole du travail, et non celui de l’astronomie, et non celui de la pudeur, le livre à dos de parchemin que se sont transmis depuis Holbein tous les liseurs de l’Empire, une plume en vraie plume, une boîte à poudre d’or qu’il répandait non sur sa page blanche mais sur sa main, ou son genou, comme s’il était une machine à penser et que les mots apparaissaient sur lui en tatouages, il était encadré de monuments familiers, une halle des marchands, un beffroi, une église ; son dos courbé semblait la voûte de cette ville, dont je voyais ainsi par je ne sais quels rayons X l’architecture secrète et insoluble : un petit Allemand philologue rêveur. C’était tout, ce n’était rien, mais c’était pour cela que le plus modeste domaine de la langue française avait été cultivé avec fierté et conscience.

Le soleil atteignait l’horizon. Les statues des dieux à noms français, penchant à demi pour une pensée pacifique leurs crânes de pierre que les colombes croyaient penchés pour elles, avaient soudain de longues ombres vivantes, les plus longues de la journée, et par elles tentaient d’atteindre ou de contenir des objets, des plantes ou des passants insaisissables. Dans sa villa voisine, Dora Winzer, la première chanteuse de la Cour, sans qu’on entendît aucun piano, répétait toutes les minutes, probablement en s’habillant pour un dîner et après chaque progrès de sa toilette, la même phrase d’Yseult ; mais au lieu d’être agacé par cette répétition, le cœur, ce soir, au bord de la Bavière, en était angoissé à la fois et calmé comme il l’est, au bord d’un lac ou d’une jungle, par l’appel régulier du cygne ou du paon. Dora Winzer avait d’abord, sans doute en sortant de son bain, poussé son cri à toute voix. Puis, les bas passés, elle le modula à peine. Puis, la robe bien lacée, il éclata. Nous en étions après chaque silence à désirer ce cri humain, modèle acceptable proposé pour le cri de la femme, alors que celui qu’adoptèrent justement paons et cygnes est si manqué ! Puis, dans les lilas et les sureaux le rossignol, ce rossignol qui ne chante pas en Amérique, commença à chanter, avec des pauses qui devaient correspondre elles aussi à je ne sais quels progrès dans l’ordonnance du plumage ou du firmament. Puis le cri d’Yseult résonna si fort que j’eus la certitude que le collier était agrafé. Nous étions émus, le prince et moi, par le cri de cet oiseau emprunté à l’Asie mais fidèle à l’Europe, par le cri de cette héroïne prise à la France mais commune désormais à nos deux pays, et, sous ce ciel où n’apparaissait aucune des étoiles qu’ont aimées dans leur enfance Bolivar ou Wilson, nous sentions entre nous, malgré tant de combats, malgré tant de haines, notre fraternité d’Européens.

Pour couper court à cette belle défaillance occidentale, le sort introduisit à ce moment trois visiteurs, dont deux gigantesques.

— Voici d’anciens collègues à vous, me dit le prince. Voici ma revanche à Siegfried.

*
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Le premier géant était le général comte de Fontgeloy, dont l’aïeul Xavier avait été le premier protestant expulsé par Louis XIV. Le matin même du jour où lui était parvenue la lettre royale, Xavier s’était précipité vers le Saint Empire à bride abattue. La frontière française une fois franchie, il avait fait front aussitôt, avait tué vers midi deux cavaliers français en maraude, ses compatriotes jusqu’au matin à onze heures, refusa le château que lui offrait le grand électeur à Berlin pour rester plus près de son ennemie, et, depuis 1680, sa lignée combattait la France, n’y retournant jamais que pour les invasions, aussi satisfaite d’avoir extériorisé cette patrie ingrate que nous pourrions l’être d’extérioriser nos défauts ou nos vices et de lutter avec eux corps à corps. Elle luttait, croyait-elle, avec la tyrannie, l’inquisition, tout ce que personnifiait Louis XIV ou Loubet. Seuls les Fontgeloy n’avaient jamais signé les suppliques de retour qu’après chaque traité les protestants français faisaient remettre à Louis XIV. Ils recevaient à la porte de l’exil chaque émigré, l’examinaient, et le dirigeaient selon ses qualités vers la ville qui manquait de notaire, ou de collecteur, ou de bourgmestre, fortifiant le Brandebourg à ses points faibles. Toujours adonnés à cette guerre civile, les Fontgeloy actuels haïssaient nos présidents de République d’une haine qui en général est réservée aux rois, plus méfiants encore d’ailleurs quand un protestant prenait la direction de la France, abonnés au Temps pour lire la statistique municipale de la décade et suivre avec bonheur la décroissance des naissances, et, chaque fois qu’un fleuve débordait à Toulouse ou à Nantes, le délire du déluge les prenait. Ils avaient tout près de deux mètres. Incroyablement parcimonieux, dédaigneux des honneurs mais non du pouvoir, durs autrefois aux poisons et aux pestes, ils l’étaient maintenant au feu ou au gel. Leurs mains, pendant les conversations, touchaient sans effort apparent, comme tout à l’heure les statues par leurs ombres, des objets qui semblaient hors d’atteinte sur les consoles et ils entassaient sur leur visage tant de particularités, yeux vairons, balafres, nombre de canines illimité, que dans leurs voyages les commissaires des gares frontières, après avoir lu leur signalement sur le passeport, s’offraient le luxe de les réveiller pour les voir. Mais ils dégringolaient le marchepied du wagon aussi vite que les Sarrasins décrochés jadis des créneaux par les Fontgeloy de Cognac.

Le second personnage était le vidame de Poncarmé, membre du Landtag prussien, dont la famille avait quitté en 1688 Villefayard, seul bourg du Limousin gagné à la Réforme. Si Berlin avait eu au XVIIIe siècle des carottes nouvelles, des tomates, et des éclairs au chocolat, c’était grâce à cet aïeul, qui y avait attiré cent horticulteurs de Nîmes et vingt pâtissiers de Montpellier. De petite noblesse et de petite imagination, les Poncarmé, sur lesquels avaient chu tout d’un coup la faveur d’un roi et le voisinage de l’Orient, car le grand électeur les avait établis aux confins de la Pologne, en avaient conçu un orgueil démesuré et le goût du pillage. Leur hôtel de Berlin était un repaire de collections, où les Rubens engendraient les Rembrandt. Mais eux-mêmes s’étaient reproduits avec peine. Chaque Poncarmé, fils unique, vivait garçon jusqu’à la vieillesse et se résignait alors au mariage avec une fille qu’il demandait toujours aux protestants français émigrés. Certains d’ailleurs trouvaient le moyen, entre soixante-dix et quatre-vingts, d’être veufs, car la vie pour une femme était dure avec eux, et de se remarier. Le Poncarmé présent avait cinquante-cinq ans et approchait de son âge nubile. Le cœur des Poncarmé, plus encore que celui des Fontgeloy, me paraissait d’une matière française bien inconnue aujourd’hui, et que je ne sentais même plus au-dessous des deux couches posées sur moi par deux siècles français entiers et vingt-trois ans de rabiot. Un sourire ironique ne quittait jamais leurs lèvres, ce n’est pas qu’ils vous jugeaient borné, ou mal vêtu, ou trop pauvre : c’est, nourris de la Bible, qu’ils vous savaient mortels. Ils se gaussaient de vous, d’être des objets périssables. Ils vous serraient les mains à les meurtrir, souriants d’avoir meurtri votre squelette. J’avais été voilà quinze ans invité par le chef de famille à visiter les collections. Il avait voulu être mon guide. C’était le guide de la mort. Devant chaque meuble, chaque tableau, il insistait sur sa fraîcheur et sur la décrépitude où devait être le corps de l’ébéniste ou du peintre, surtout des peintres catholiques, me décrivant, dès que je m’arrêtais devant une table ou une pendule, quelle triste momie, quelle poussière devait être aujourd’hui Riesner ou Lepeautre, si bien que dans la galerie je passai vite, n’osant m’arrêter que devant les insignifiants, (pauvre Boilly d’ailleurs, pauvre Dévéria !) pour éviter de savoir ce qu’était devenu au juste le corps de Rembrandt, et celui de Vermeer, et celui de Watteau ; jusqu’à ce qu’il m’arrêtât de force devant un tableau de la Révolution dont le bleu et le vermillon avaient été faits, par l’intermédiaire d’un peintre lui aussi en cendres, avec les cendres de nos rois.

Le troisième était l’arrière-petit-fils d’Anacharsis de Thorald, émigré de Provence en 1793. On jugeait à le voir de ce qu’un siècle français apporte en alluvions et en perfectionnement sur une de ses castes. Les ancêtres de Thorald, sous Louis XIII, ne devaient pas être très différents des Fontgeloy ou des Poncarmé, mais cent années prodigues avaient passé sur eux. Au lieu d’aller vers le Nord, les Thorald avaient oscillé entre Bade et Vienne, introduisant dans ces villes, non des horticulteurs, mais la plupart des jeux de hasard et des tripots. Ils portaient des guêtres blanches, des monocles. Aimés des femmes, encombrant les cours de liaisons, mais perfides, ils utilisaient le compartimentage de l’Allemagne du Sud comme les grands amoureux aux États-Unis en utilisent les États, disparaissant du Wurtemberg pour apparaître en Bade, et, si le scandale était trop grand, jusqu’en Lichtenstein. Athées mais constructeurs d’églises qu’ils ornaient de tableaux dont l’auteur leur importait aussi peu que le sujet, avec un faible cependant pour les paysages romains et pour les cadres à colonnes. Parfois, après des décades d’ennui et de parcimonie, un prince les appelait au ministère des finances, ou les consultait sur la voirie de ses villes, et dans les trois ans, la principauté était ruinée jusqu’au dernier thaler.

Tels ils étaient tous trois, délégués ce soir auprès du prince des quatorze généraux, des trente colonels, des trois cents officiers descendants de Français émigrés, représentant le vingtième de la fortune de la noblesse prussienne, le dixième de son énergie, et le cinquième au moins de sa haine pour la France. Le prince me présenta comme un Canadien de Québec. Cela ne leur enleva pas toute méfiance. Ils m’observaient à la dérobée, tâchant de voir ce qu’un Français gagnait sous Louis XIV à aller vers l’Occident au lieu d’aller vers l’Est. Pour moi je découvrais sur eux, isolés et conservés, quelques-uns des traits de ma race ou du XVIe siècle, des tics certainement perdus depuis cette époque, une manière disparue d’écouter les rossignols, un rire ancestral. Il ne faut pas s’obstiner à croire que la patrie est douceur et velours ; je me heurtais ce soir à la part la plus dure de la mienne, aussi décontenancé que si l’on m’accusait soudain avec preuves en main d’avoir été cruel et impitoyable dans mon enfance. Il est dur de toucher et de sentir en soi, sous les yeux des Poncarmé, son squelette, un cruel squelette, soudain grandissant. Je ramenais sur moi, comme une tendre peau, devant les deux géants le dix-huitième siècle, et devant Thorald, le dix-neuvième, dont je comprenais les vertus. Jusqu’à ces deux derniers mois passés loin de France qui me paraissaient, malgré la couche d’or dont m’ornait ce soir le ciel munichois, m’avoir frustré d’un vernis que je ne reprendrais plus ! Venus pour annoncer au prince qu’étaient supprimées désormais les réunions trimestrielles entre descendants de Français immigrés, ils étaient tous trois debout et immobiles ; c’étaient les mannequins de haine, d’audace, de brutalité sur lesquels avait été taillée ma race, ma race de politesse. Mais tout ce qu’a ajouté à la matière d’un Français Austerlitz, la conquête de l’Algérie, l’exposition de 1900, frémissait à ma surface en papilles indignées. Ce qui me gênait le plus, c’étaient, posés sur moi, ces regards de voyeurs qu’ont tous les Allemands devant les littérateurs étrangers, le spectacle de la nature, et les statues ; car ils étaient déjà en Allemagne au moment où l’on s’y livrait, sous la surveillance de Lessing, de Winckelmann, ou de plus grands encore, à tous les accouplements imaginables entre dieux hellènes et dieux germains. C’étaient des gens qui voyaient dix ou vingt fois par an, selon la saison théâtrale, Hélène se donner à Faust et Penthésilée à Odin. Mais toute la purification simple et humaine apportée au cerveau par Malebranche ou Voltaire, aux yeux par les impressionnistes, au rire par Courteline, me donnait le sentiment d’être d’une densité moindre en face de ces trois Français dont les plus récents cartilages s’appelaient Waterloo, Kant et Sedan.

Le soleil était couché. Dora Winzer poussait de tout petits cris d’Yseult successifs, à cause des bagues sans doute. Thorald était le seul à en paraître agacé, et il démontrait ainsi que c’était le dix-huitième siècle, entre tous les siècles français, qui avait posé sur les âmes françaises la couche rebelle à Wagner.

Soudain, Poncarmé poussa un gémissement et glissa sur un fauteuil.

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Pendant la semaine qui suit la mort d’un écrivain que j’aime, je pense, je vois, j’écris sans le vouloir à son image. J’ai ses manies de style, presque son écriture. Cela vient de ce que j’arrive enfin et pour quelques jours seulement à le comprendre. J’admire ceux qui ont pu pasticher La Bruyère, Racine, après les huit jours qui suivirent leur mort. Cela vient de ce que l’agitation qu’il a donnée à la vie trouve, à défaut de lui-même, son récepteur dans l’être qui y est le plus sensible, aujourd’hui moi. J’ai le sentiment que des instruments merveilleux se trouvent soudain sans maître, encore aigus et étincelants ; je les essaye par dévotion avant leur rapide rouille. Lorsque, redescendant le Père Lachaise, après avoir hissé le cercueil sur le feuillage le plus haut de Paris, passant cette porte des vivants pour laquelle on ne réclame pas d’obole, vous avez déposé pour toujours près de Moréas ou de Proust, par pitié pour eux qui vous l’avaient prêtée et comme un myope met son lorgnon dans le linceul d’un ami oculiste, la vraie méthode pour voir la Seine, la Trinité, le coucher du soleil, pour entendre les cris des cochers, des vendeuses de quatre saisons, le cor des rempailleurs, et que soudain, dès la grille, vous apercevez, échappés à leur tombe fraîche et démesurément amplifiés, tous ces édifices que leur disparition vous avait préparés à ne plus revoir et vous avait rendus depuis l’heure de leur mort invisibles, tous réunis pour la vente à l’encan au pied de ce cimetière et n’ayant pas eu le temps de s’éparpiller dans Paris ou dans l’univers, la Tour Eiffel, Notre Dame, et des monuments que vous ne saviez pas leur appartenir autant, qui vous arrachent le cœur, comme Dufayel et la Grande Roue ; quand leur beau soleil, de scellé sans couleur qu’il était hier sur le ciel, éclate soudain en flammes, car il est midi, et libère toutes choses du crêpe des ombres, alors tous ces objets vous donnent en douleur ce qu’ils leur ont apporté en délices, faisant de vous, comme Boulle autrefois de son écaille et de son cuivre, le meuble femelle du beau meuble qu’ils étaient. Tous ces beaux platanes, ces nuages, qu’ils vous avaient habitués à voir autour d’eux et jusque sur eux en relief, on les incruste soudain en vous, d’un canif trop cruel et qui dessine en votre chair chaque feuille et chaque oiseau. Et quand, après avoir retrouvé sur le terre-plein de la Roquette, sur la place de la République, leurs jouets d’adultes morts, le premier café à terrasse, la première statue tirée par des lions, le premier Bébé Cadum, vous vous trouvez soudain face à face, avec la première femme qu’ils auraient sur cet itinéraire suivie du regard, cette femme semblable à leur héroïne, cette femme que vous aviez couchée là-haut près d’eux et que voilà venant en sens contraire, comme dans une farce de Frégoli, alors chaque être, chaque objet, dissimulant sur lui ce qui le désignait jadis à vous, arbore la cravate, les gants, la couleur qui eût attiré leur regard. Tout l’univers afflue en nourriture pour ce mort, en aliments tout frais qu’il dépose sur vos bras et dont vous n’avez que faire. Une saison forcenée éclate qui pendant huit jours ne couvre les arbres que des fruits qu’ils aimaient, si amers pour vous, les plantes que de leurs fleurs. Pendant huit jours tout continue à pousser dans leur univers déjà mort. Heureux encore si leurs héros ne se réfugient pas en vous, comme des orphelins, réfugiés d’une zone dévastée pour lesquels l’hôte déblaie toute sa pensée et son âme. Puis, après s’être donnés à moi si amplement, après m’avoir prétendu leur mandataire auprès de tout ce qu’ils aimaient ici-bas, ils se retirent peu à peu, impitoyablement, en quinze jours, en une semaine ; le jour arrive où les arbres m’offrent soudain mes fruits, les parterres mes fleurs, les théâtres et les jardins mes femmes, et je suis affreusement, pour toujours, desséché d’eux.

Or, cet après midi-là — pourquoi mon deuil d’Agrippa d’Aubigné n’était-il pas périmé ? — je vis mourir avec les yeux d’Agrippa le vidame de Poncarmé. Poncarmé avait glissé sur le fauteuil. Je comprenais, comme il ne l’a jamais été au XVIe siècle, pourquoi ont été ajoutés aux chaises des bras et des dossiers. Je voyais que le fauteuil est bien le seul meuble conditionné spécialement pour la maladie et la mort, alors que le lit a trois fonctions. Je pris son poignet. Le pouls ne battait plus. Poncarmé se cramponnait aux accoudoirs de mains dont le pouls ne battait plus. Il ne respirait plus, son sang était vieux déjà de vingt, de trente secondes, mais sa bouche était large ouverte, comme si un miracle devait se produire sur ce vieux calviniste, et qu’il allait en sortir des roses. Un aimant intérieur rappelait tout éclat, toute limpidité vers le centre de son corps ; il était au milieu de notre groupe rougi par le couchant comme un être dont le soleil s’est écarté, il était dans une pénombre affreuse entre le ciel et la terre, mais une de ses mains sortit tout à coup de ce cône infernal, et s’ouvrit, les doigts écartés, vers le plancher, comme s’il allait en tomber des violettes ou des pervenches. Fontgeloy défit le col, la chemise, les brodequins, semblant chercher sur ce corps même, comme on la cherche sur une pendule ou une boîte à sardines, la clef qui le remonterait ou l’ouvrirait ; je vis nu tout ce qui constitue le buste d’un huguenot, le col, le tétin, et la narine qui se pincetait, comme pour aspirer un parfum de jasmins et de clématites. Chacun de nous essaya sur lui cet ignare massage humain que les camarades d’un mort, qu’ils soient boulangers, écrivains ou même masseurs, font subir au corps encore chaud. Puis quand chacun de nous l’eut touché comme un bain et que la température parut soudain trop froide, le prince fit appeler son voisin Hartmann, le psychiâtre. Quand Hartmann entra, ouvrant la porte largement comme pour un constat, Poncarmé était à peu près déshabillé par nous, et il le surprit dans un tête à tête indéniable avec la mort. Nous avions enlevé ses souliers neufs, qui l’encadraient, vides comme jamais ne l’ont été souliers au seizième siècle de pivoines et de glaïeuls…

Hartmann était rasé, avec un pourcentage de dents d’or et de dents d’ivoire proportionnel à celui de l’encaisse or et de la circulation papier normales d’un État, et célèbre pour ses ordonnances qu’il rédigeait dans le style de l’écrivain que lui rappelait le plus la maladie ou le malade. Malgré son appellation de “Psychiâtre freudien” sur l’annuaire des téléphones, la population de Nymphenbourg, aussi féconde pourtant que celle des autres villes allemandes en succubes, incubes, et suggestionnés, ne l’appelait jamais que pour les entorses, les furoncles, et les fractures de tibias. Pour se maintenir au-dessus de ces besognes, il affectait des singularités. Il prétendait par exemple ne pouvoir jamais considérer un être ou un objet isolément, mais le voir accolé à quelque autre objet ou créature ses complémentaires. Il se rendait ainsi intéressant. Il avait même un terme spécial pour désigner chacun de ces couples. Ainsi, ami de Zelten, il ne l’appelait jamais que le Zeltfrieda, le reliant par cette crase à Frieda Beichhoff, qu’il jugeait devoir être sa femme. Il mariait non seulement dans le présent, mais dans le passé, et Eva était pour lui l’Evolbein, car il assurait que le sort d’Eva sur cette planète, sort raté d’une minute astrale, était d’être la compagne d’Holbein. On le soupçonnait aussi, il faut l’avouer, outre ces copulations infécondes et durables, de faciliter dans sa maison même de réelles et rapides unions. Le Richardhelène, le Mimipaul avaient trouvé asile et s’étaient reconstitués chez lui à diverses reprises. Son langage était donc parsemé de mots composés, comme l’est de fusions entre noms propres ou communs le vocabulaire d’un pays en train de découvrir la vapeur ou le téléphone, ou notre bouche d’enfants, quand nous croyons à l’affection des choses entre elles et leur offrons notre langage pour se réunir et s’étreindre. Il affectait donc, quand il soignait un malade, ou bien, en psychiâtre, de traiter un rêve de furoncle, un remords de tibia, un adultère de rein, ou de le soigner en fonction de cette autre partie de son être, absente justement de l’espace ; et il prenait avec le malade endormi, dans les opérations, des précautions que pouvait expliquer seulement le désir d’épargner les yeux ou oreilles de cette Doodica invisible, — parlant bas, cachant les bistouris de façon à ne pas troubler, selon son imagination du jour, la Frieda, la Vénus, ou le Bernard de Saxe complémentaires. Il se pencha vers Poncarmé, le prit par l’épaule et le secoua comme on secoue un enfant qui a volé une pomme ou dix sous, détacha la main de ce fauteuil électrisé par la mort et auquel, blanchie par le courant, elle ne pouvait s’arracher, tira une seringue et une lancette sans songer à les dissimuler, mauvais signe, et se tournant vers le prince lui dit :

— C’est le Poncarmort, Altesse.

Il avait dit cela en français. Il n’avait pas dit : le Poncartod, ni le Poncardeath, ni le Poncarmuerte. Poncarmé, à peu près déshabillé, reprenait l’apparence qu’avaient dû revêtir autrefois les Poncarmé agonisant à Villefayard, et l’écart s’accentuait entre ce corps peu à peu cévenol et la personne à faux, à registres gothiques, et à voiles qui s’apprêtait à le saisir. Ce corps qui avait toujours vécu sur le Brandebourg et ses marais redevenait un corps de montagnard. Sur cette peau lavée dans le Wannsee et les écluses de Dantzig, apparaissaient triomphants les grains de beauté provoqués, chez l’ancêtre, par un pinçon de Henri IV ou de Marguerite de Navarre. Ce corps nourri de bière, de salaison, de pommes de terre, était sec et noueux et semblait avoir consommé uniquement des châtaignes, des truffes, du lièvre à la royale et des piquettes. La transsubstantiation était en cours qui livrerait au futur préhistorien, dans les couches prussiennes, un crâne méditerranéen. Dieu sait que la mort allemande elle aussi n’est pas sans splendeur ; à la guerre je suis apparu parfois en son lieu et place au-dessus des tranchées prussiennes et ce n’est pas à moi de la rabaisser, mais il n’était pas juste que le dernier des Poncarmé fût emporté par elle dans la sarabande des bourgeois d’Augsbourg et de Bâle. Les vêtements de Poncarmé arrachés comme un loup à un visage, elle ne reconnaissait plus son danseur, dont les gants à rabat tombés à terre refusaient d’ailleurs obstinément de s’emplir de roses trémières et d’œillets. Comme dans les contes de fées vous tuez un prince en tuant un chevreuil, le cri de Dora Winzer, en atteignant ce colonel prussien, avait tué un être qui reprenait sa conformation première pour pouvoir loger dans le cercueil et le caveau des Poncarmé, avec ce dos un peu creux redouté des tailleurs de Tulle, ces mains connues à Pierre-Buffière pour tordre des fers à cheval, ces rotules déjetées qui donnaient aux destriers de Pompadour l’impression qu’on enfonçait des boules entre leurs côtes. L’intrus qui habitait ce corps donnait à peine quelques derniers signes d’impatience, les talons se frappèrent pour une présentation bien allemande, les sourcils se froncèrent à la Bismark, mais soudain, ensevelisseuse, la race limousine l’inonda ; il tourna la tête du côté droit comme tous les Limousins à l’agonie, et il se mit même à ressembler, à s’y méprendre, à un oncle que j’avais vu déjà mourir. Il mourait seulement de façon plus brutale, j’assistais seulement à une mort bien plus reculée dans le passé. Le Sire des Adrets mourait sous mes yeux, sur une couche que le soleil jonchait vraiment cette fois de lilas et de jonquilles. Toute cette guerre allemande, toute cette soirée munichoise, tout ce déluge allemand depuis huit ans sur mon âme me laissait, en se retirant, un cadavre français, presque un cadavre de famille.

— Je m’étais trompé, dit soudain Hartmann.

Dans le corps abandonné que l’occupant avait tout à l’heure, comme le locataire qui part en vacances, coupé d’air, de lumière, de liquide sanguin, se révélait tout à coup une présence. Hartmann s’était trompé : le Poncarmort cédait la place au Poncarvie. Une présence d’abord malhabile qui justement tâtonna à la recherche des divins compteurs, écarquillant les yeux avant que la respiration ne fût revenue, puis lâchant le souffle à tels flots que les poumons tinrent tout juste, puis enfin, ce qui aurait dû être son premier souci, dans une générosité de nouveau propriétaire, inondant les artères et jusqu’aux veines de sang pur. Puis, en pédant qu’il est parfois et pour me donner une leçon, en signe de confiance peut-être, ou aussi par dérision, ce démon franco-germanique qui me harcèle ou me cajole sans arrêt depuis le jour où j’ai franchi le Rhin, prétendit me fournir en une seconde un spectacle que j’accepte tout juste quand il se répartit sur des siècles, et me montra comment un Allemand s’installe dans un corps français. Cette main nue, si pareille à celle de mon oncle, comme on remet une bague au sortir d’un bain, d’un simple geste remit je ne sais quelle alliance allemande. Les yeux se centrèrent avec ce demi-millimètre de différence qui fait voir le Walhalla, les Hohenzollern, et rend Manon, et rend Trianon invisibles. Une sorte de lingot de plomb coula jusqu’aux talons, et donna au ressuscité cette forme rigide nécessaire pour leur équilibre aux Allemands sur terre comme aux cercueils dans la mer. Il arrivait au corps de mon oncle ce que j’avais tellement redouté, au chevet des amis ou des femmes dont j’avais surveillé le sommeil : il était attribué à un autre siècle, à un autre pays. Je vis soudain toutes mes ombres les plus chères émigrer de la France, peupler sous des noms exotiques l’univers. Quelques-uns de mes morts m’appelèrent soudain en hongrois, en hollandais. Je fus comble de pitié pour ce Brandebourgeois qui continuait à mener au combat, — et contre nous d’ailleurs, — la dépouille de ce Limousin mort depuis deux cents ans ; pour cette main surtout, qui tâtonnait vainement sur le dossier. Je voulus la prendre, la serrer, pendant qu’elle cherchait encore à quelle chaîne elle allait se joindre. Mais il était déjà trop tard… — Lassen sie mich doch in Ruhe ! me dit mon oncle.

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Il a été tiré de cet ouvrage, par l’Imprimeur Louis Kaldor, à Paris, le 25 Février 1924, 1100 exemplaires sur papier vergé à la forme de Blanchet-Kléber ; 75 exemplaires sur Hollande de Van Gelder Zonen ; 20 exemplaires sur Vieux Japon à la forme, tous numérotés.

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