Title: Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède
Author: Selma Lagerlöf
Author of introduction, etc.: Lucien Maury
Translator: T. Hammar
Release date: October 6, 2021 [eBook #66480]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: The Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
SELMA LAGERLÖF
LE MERVEILLEUX VOYAGE
DE
NILS HOLGERSSON
A TRAVERS LA SUÈDE
TRADUIT DU SUÉDOIS
avec l’autorisation de l’auteur par T. HAMMAR
PRÉFACE DE LUCIEN MAURY
Librairie académique PERRIN et Cie.
Copyright by Perrin et Cie 1912.
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande
Qui donc, en Suède, eut un jour cette idée si charmante? Quel fonctionnaire? Quel éditeur? Quel poète? L’histoire ne le dit point, et l’on hésite entre des hypothèses diversement plausibles; en cette Scandinavie lointaine, une fantaisie éparse, contagieuse, surgie des forêts ténébreuses et des lacs innombrables, assiège les cerveaux et parfois fait jaillir d’une âme de bureaucrate une flamme capricieuse éblouissante.
Idée charmante, je ne me dédis point, si même quelque pédant de chez nous va l’estimer saugrenue, voire dangereuse: demander aux plus glorieux écrivains, aux moins contestables poètes d’écrire pour les écoles primaires—vous entendez bien, pour les écoles primaires, pour les fils et les filles des humbles campagnards, pour les enfants des cités ouvrières—des «livres de lecture», de ces livres de pauvres, sommairement édités, qui s’étaleront sur les pupitres, sommeilleront dans les cartables, VI échoueront en d’étroits logis, où nulle bibliothèque ne les accueillera, quelle charmante idée, et féconde, et digne d’être méditée, et sans doute imitée! De tout ce dénuement une richesse magnifique va éclore; une incomparable moisson spirituelle récompensera les écrivains qui ne dédaignèrent point le plus modeste emploi de leur génie; à ces écrivains, le pays tout entier devra un bienfait national.
La Suède contemporaine ne manque ni de poètes ni de romanciers; romanciers et poètes tout à la fois, Verner von Heidenstam et Selma Lagerlöf paraissent être, de l’aveu universel, les plus puissants interprètes de l’atmosphère lyrique où vécurent de temps immémorial leurs compatriotes; les admirables traductions de M. André Bellessort ont fait connaître au public lettré de France les œuvres principales de cette intarissable et prestigieuse créatrice de contes et de légendes qu’est Selma Lagerlöf: la Légende de Gösta Berling est comme un répertoire des mille sources par où le merveilleux suédois pénètre et transfigure une familière et souvent brutale réalité; dans Jérusalem en Dalécarlie, l’âpre dévotion de mystiques protestants, la religion, les scrupules, les amours de paysans aristocrates, le charme idyllique d’une nature qui s’humanise aux bords du lac Siljan composent un tableau poétique, incomparable de relief et de mystérieuse profondeur. Récit, nouvelles, romans naissent de cette intuitive imagination avec une princière prodigalité; Selma Lagerlöf VII est la reine de la fantaisie suédoise; reine adulée: la séduction des spectacles qu’elle ne se lasse pas d’ordonner généreusement domine toutes les intelligences; nul cœur qui ne brûle pour elle de gratitude. L’attribution du prix Nobel marqua l’acquiescement d’une Académie retardataire à l’unanime désignation d’un public enthousiaste.
Si son universelle popularité, la naïve couleur de son style, la candeur et la fraîcheur d’imagination dont témoignent maints contes délicieux pouvaient désigner Selma Lagerlöf aux sollicitations des éditeurs de «livres de lecture», l’art complexe, le style savant, le hautain lyrisme de Verner von Heidenstam semblaient devoir décourager de pareilles tentatives; scrupules chimériques: l’expérience a justifié une double audace; Selma Lagerlöf composa une sorte de description poétique du pays suédois contemporain, Verner von Heidenstam une série de tableaux, ou, si vous préférez, de fresques historiques; les deux livres, tirés à de nombreux milliers d’exemplaires, peu coûteux, sont entre les mains de tous les écoliers; de l’école, ils envahirent les lycées, les écoles de jeunes filles; le grand public leur faisait fête; la Suède possède deux chefs-d’œuvre dont elle a quelque droit d’être fière; je ne sache pas que l’on trouve rien de comparable en aucun autre pays.
Il était une fois...
Ce livre commence à la façon des contes; et VIII c’est un conte, en effet, que Selma Lagerlöf, romancière illustre, entreprit d’écrire lorsque ses compatriotes lui demandèrent un «livre de lecture». On souhaitait une œuvre qui révélât aux petits Suédois la beauté de leur pays. Selma Lagerlöf écrivit un conte. Le bon Perrault et Mme d’Aulnoy eussent approuvé cette pédagogie; l’immense succès du livre prouve qu’elle n’est point surannée et que certaines chimères demeurent toujours le meilleur guide des intelligences puériles vers la poésie... et la réalité.
Selma Lagerlöf écrivit un conte, un vrai conte de fées, où les fées elles-mêmes n’apparaissent guère, mais où leur pouvoir surnaturel est dévolu aux tomtes, aux lutins, à ces génies familiers du foyer scandinave, hanté depuis l’origine des temps par les «Invisibles» et les nains minuscules et bienfaisants du «petit peuple». Selma Lagerlöf écrivit un vrai conte, et tous les enfants de toutes les écoles du nord ne se lassent pas de l’en remercier; par delà la fiction le grand public aperçut un sentiment profond et beaucoup de vérité; même accueil en Allemagne, en Angleterre, en Amérique; Nils Holgersson est en train de conquérir le monde comme naguère les héros fameux d’Andersen.
Un conte qui aurait les proportions d’une vaste épopée—et qui d’ailleurs doit à certaines nonchalances du récit, à certaines répétitions, à je ne sais quelle ampleur sereine et poétique, comme des allures épiques—voilà donc ce livre. Il est d’une étonnante variété. La fantaisie de Selma Lagerlöf IX s’y déploie sans crainte ni scrupules. La multiplicité des aventures, des scènes et des situations répond à la diversité des personnages, des lieux, des descriptions, et enfin des légendes recueillies et plus souvent imaginées par l’auteur. La Suède, est là tout entière—la Suède, ses provinces, ses lacs tranquilles, ses archipels, ses neiges et ses étés radieux, sa flore, sa faune, ses forêts, ses bourgades et ses villes; un parfum émane de ces pages, agreste et pénétrant, senteur humide et résineuse traversée d’effluves marins... Selma Lagerlöf nous révèle l’âme de son pays, cette âme lyrique et close, timide et hardie, vibrante de rêves démesurés, et qui ne reprend son équilibre qu’en face de la nature, et trouve son expression la plus émouvante dans l’intimité des forêts, des rocs moussus et des grandes eaux limpides.
L’admirable est que cet exemple nous soit donné par la nation la plus férue de science que l’on puisse imaginer. Certes, que les romanciers et les poètes aient licence d’enseigner la géographie et l’histoire dans la patrie des Nordenskjöld, des E.-W. Dahlgren, et des Hjärne, en cette Suède qui révère à l’égal d’une religion la discipline upsalienne, cela mérite considération; insistons-y puisqu’aussi bien notre école semble redouter les contes et la poésie, et ne connaît plus guère que des programmes étroitement rationalistes.
L’école suédoise, si stricte, si méthodique, et qui depuis longtemps ne laisse subsister en Suède aucun illettré, ouvre toute grande sa porte à la X poésie; ô pédants de mon pays, qui craignez le surnaturel et les brillantes chimères, apprenez de Selma Lagerlöf comment on vivifie une morne science, si désolante aux yeux de ces poètes ingénus que sont les petits hommes et les futures femmes...
L’île d’Œland s’allonge à l’est de la côte suédoise, étroite et basse; un aride plateau hérissé de moulins à vent, et qui ne nourrit guère que des moutons à demi sauvages, domine les côtes, célèbres par la tiédeur quasi-méridionale de leur climat... Voilà ce que le premier manuel venu vous apprendra; le sec enseignement! Oyez maintenant la mirifique histoire du Grand Papillon: un vieux berger, assis sur le perron d’un moulin à vent, la conte à un petit pâtre; la fable naît et grandit, coupée de questions, sur des lèvres naïves; nous assistons en quelque sorte à cette transposition du réel que préparèrent les longues rêveries du gardeur de moutons. Donc il a pensé qu’aux temps lointains des géants, les papillons furent énormément grands, «et un jour on vit un papillon long de plusieurs milles et qui avait des ailes larges comme des lacs. Ses ailes étaient bleues et argentées, et si magnifiques que, lorsque le papillon volait, tous les autres animaux ne s’arrêtaient point de le fixer. Malheureusement il était trop grand; ses ailes avaient peine à le porter; tout se serait encore bien passé s’il avait eu la sagesse de rester au-dessus de la terre; mais il ne l’eut point et s’en alla sur la mer Baltique...» Tempête, les tendres ailes déchirées, XI le grand papillon tomba parmi les vagues; son corps ensablé, pétrifié devint l’arête rocheuse d’Œland. Avec quelle dramatique simplicité cette aventure ne se déroule-t-elle pas aux yeux du petit camarade! «Et je voudrais savoir... si les paysans qui habitent les fermes bien closes de la côte, les pêcheurs qui pêchent le strömming dans la mer, les marchands de Borgholm ou les baigneurs qui arrivent ici chaque été, ou les voyageurs qui parcourent les ruines du château de Borgholm, ou les chasseurs qui viennent à l’automne chasser les perdrix, ou les peintres qui s’installent sur l’Alvar pour peindre les brebis et les moulins, je voudrais savoir si l’un d’entre eux a compris que cette île a été un papillon qui a volé çà et là avec ses grandes ailes rayonnantes.—Oh! oui, répondit soudain le jeune pâtre, cela a dû venir à l’idée de l’un d’entre eux qui se sera assis un soir au bord de la falaise pour écouter le rossignol chanter à ses pieds dans les prairies, et pour regarder le détroit de Kalmar, cela lui sera venu à l’esprit que cette île n’a pas pu naître comme les autres...» Et pourquoi, pourquoi le vieux berger a-t-il toujours éprouvé sur la crête de l’Alvar cette poignante et confuse impression de langueur qu’exprime cet usuel et intraduisible mot de lœngtan? «Je l’ai éprouvée tous les jours de ma vie, et je pense qu’elle étreint la poitrine de quiconque va là-haut. Je voudrais savoir si quelqu’un a compris que cette langueur vient de ce que toute l’île est un papillon, qui aspire après ses ailes.»
XII
Cette histoire, les maîtres la lisent dans les humbles stugor couleur de sang des paroisses laponnes aussi bien que dans les vastes salles de ces étonnants palais scolaires des villes; une vision diaprée, inoubliable, palpitera dans toutes les mémoires; dans toutes les petites âmes l’amour des deux bergers pour leur île éveillera des pensées de recueillement et d’exaltation. O miracles d’une sublime poésie!
Que l’on aille après cela, si l’on a ce courage, critiquer cette fiction, l’histoire d’un gamin paresseux qu’un tomte transforme en lutin, et qui parcourt toute la Suède en chevauchant une oie sauvage; Nils Holgersson découvre son pays en une précieuse compagnie; avisé camarade d’une gent emplumée, il apprend à tout connaître; le récit de son fantastique voyage est une odyssée pittoresque, colorée, perpétuellement nuancée d’humour ou d’émotion.
Une odyssée, un vivant et mouvant poème; nul livre, moins didactique d’apparence, qui soit plus plein à en déborder d’un multiple enseignement. Chacun y puisera la leçon qui convient à son âge et à sa condition: l’enfant, une élémentaire leçon de morale et de sagesse puérile et honnête; l’homme et le vieillard, un avis de méditation, d’active résignation; tous un conseil de sérieux, de bonté, de respect... Le respect de tout ce qui vaut d’être respecté, n’est-ce point l’attitude que commande cette grave poétesse? Respect des plus modestes âmes et des douleurs les plus humbles, respect du labeur, de XIII l’effort, même peu héroïque, du scrupule et du sentiment, respect du rêve bienfaisant qui réconforte ou exalte l’humanité endolorie, respect de la nature, du paysage, de l’arbre et de l’animal; devant la vie et le spectacle du monde, en quelque miroir qu’il se reflète, Selma Lagerlöf ne se défend point d’une perpétuelle et vibrante adoration. En d’autres livres elle a prouvé qu’elle n’ignore point le mal; romancière, elle débrida d’un geste fort et sûr des plaies sanguinolentes; elle n’a point à faire ici montre de son audace: tout au plus oppose-t-elle çà et là un discret et savoureux humour au travers de ses héros. Selma Lagerlöf aime l’humanité tout entière d’un amour plein de pitié; l’éternelle et secrète lamentation des cœurs retentit dans toute son œuvre; Nils Holgersson lui-même en perçoit l’angoissant écho au cours de ses célestes randonnées: «Les premiers qui aperçurent les oies sauvages ce jour-là, ce furent les mineurs de Taberg, occupés à extraire le minerai de la montagne; quand ils les entendirent caqueter, ils s’arrêtèrent de creuser leurs trous de mine, et l’un d’eux cria aux oiseaux: «Où allez-vous? où allez-vous?» Les oies ne comprirent pas ce qu’il disait, mais le petit garçon se pencha et répondit pour elles: «Là où il n’y a ni pic ni marteau.» Les mineurs crurent que c’était leur propre lœngtan qui faisait sonner comme une parole humaine le caquetage des oies. —«Emmenez-nous! Emmenez-nous! crièrent-ils. —Pas cette année, répondit le petit garçon, pas cette année!...» Les oies passent ensuite au-dessus XIV de la grande papeterie de Munksjö; après leur repas de midi, les ouvriers regagnaient en foule l’entrée de la fabrique; eux aussi interrogent les voyageuses: «Où allez-vous? Où allez-vous?...—Là où il n’y a ni machines ni chaudières...—Emmenez-nous! Emmenez-nous!—Pas cette année! répondit le petit garçon, pas cette année!» Puis c’est la fabrique d’allumettes de Jönköping qui apparaît, vaste comme une forteresse; par une fenêtre une jeune ouvrière se penche; mêmes questions, mêmes réponses; aux malades d’un hôpital, Nils apprend que le pays où il se rend ne connaît ni la souffrance ni la maladie; aux enfants d’une école, qu’il ne redoutera, en cette lointaine patrie, ni livres ni leçons. Et tout le jour se poursuit le dialogue de la terre et des nuées, le colloque des hommes qui peinent et souffrent et de leurs vains désirs qui s’enfuient à tire-d’ailes dans le ciel du printemps.
A l’horizon de ce livre chatoie un fond magnifiquement poétique; au premier plan, une ample comédie à cent actes divers captive l’attention des yeux trop faibles pour suivre le mystère des infinies perspectives; que d’aventures, que de héros, quelle vive peinture des dix mille habitants de la forêt, de la lande, des marais et des grèves! Quelle étonnante histoire naturelle en action! Nils Holgersson est initié aux mœurs de la gent innombrable, ailée, emplumée, velue, qui plane, rôde, rampe, nage, propage l’infini frémissement de la vie parmi les campagnes sauvages, les bois illimités, les lacs, les fleuves et les mers scandinaves: XV du lièvre à l’élan et à l’ours; de l’alouette à la gelinotte et au coq de bruyère; de l’oie sauvage au cygne, à la grue, au corbeau, à la cigogne, à toutes les sortes de grèbes, guillemots, plongeons, sarcelles et canards; du serpent à l’insecte; du chien domestique au loup et au renard, il n’est pas un figurant du théâtre de la nature septentrionale qui ne manifeste ici son caractère, ses habitudes, son genre de vie[1]: l’écureuil est un aimable avare; la martre est réputée pour son incivilité; la loutre est une maraudeuse incorrigible, toujours errante; l’instinct social des rats gris et de leurs ennemis les rats noirs les détermine à de véritables guerres nationales comparables à celles des hommes.
Les animaux de Selma Lagerlöf ignorent la subtilité, l’amoralité pratique et tout humaine que l’on connaît à ceux de La Fontaine; une moralité saine, très proche de la nature et de la providentielle sagesse des instincts, nuance leur courtoisie et règle leurs rapports: frappante leçon pour un fils des hommes, rude école d’honnêteté et de franchise, où Nils apprend d’abord le respect et l’amour de la vie sous toutes ses formes.
Les animaux de Selma Lagerlöf sont peints avec une minutie précise; et si ses descriptions de paysages révèlent la compatriote de Linné, comment ne point découvrir en elle quelque chose du génie qui inspire cet autre Suédois, l’admirable XVI peintre animalier Liljefors? Selma Lagerlöf décrit les habitants des grèves et des déserts forestiers avec précision, avec une pieuse exactitude, avec, fréquemment, un allègre et piquant humour; tel tableau, tel drame de la lande ou des fjells fait songer à la manière de Kipling; mais d’ordinaire, je ne sais quelle grâce rêveuse, je ne sais quelle douceur de l’atmosphère et de l’émotion qui enveloppent tout le livre signalent assez que nous sommes loin, très loin de la jungle orientale.
Nous sommes en Suède, pays des longs frimas, des brusques printemps et des douces nuits d’été, pays étrangement poétique, tout bruissant de déchirantes mélodies, et de légendes, mélancoliques ou gaies, et de poèmes et de chansons; terre monotone, comme par exemple notre Bretagne, et comme elle ensorceleuse. Selma Lagerlöf nous en dira la variété, que l’étranger n’aperçoit pas tout d’abord. Chaque province a sa physionomie; de chacune de ces physionomies Nils apprend à distinguer les traits à travers une «saga» familière et naïvement expressive.
Nulle part l’éminente dignité du roi de la création n’est sacrifiée: avec quelle émotion, Nils métamorphosé ne découvre-t-il pas sa déchéance! «Il commença à comprendre ce que cela signifiait de n’être plus un être humain. Il n’était plus un être humain, mais un monstre. Il était désormais séparé de tout; il ne pourrait plus jouer avec les autres gamins, ni se charger de la ferme après ses parents, et sûrement pas se marier avec une jeune fille. Il XVII s’assit et regarda sa maison. C’était une petite maison aux poutres apparentes, blanchie à la chaux, qui semblait enfoncée dans le sol sous son toit de chaume haut et pointu. Les dépendances aussi étaient petites et les lopins de terre environnants si étroits qu’à peine un cheval pouvait s’y retourner. Mais si petit et pauvre que fût ce foyer, il était désormais trop bon pour lui. Il ne pouvait demander d’autre refuge qu’un trou dans le plancher de l’étable...»
Pauvre maison du paysan suédois! Selma Lagerlöf en révèle aux enfants de son pays la secrète opulence. Elle leur révèle la beauté cachée du plus humble spectacle. Son art fleurit le plus simplement du monde en somptueuses images et en émouvant lyrisme. Selma Lagerlöf hausse un conte puéril à la pure poésie. Et l’on pourrait dire que ce conte est un vaste poème mouvementé, vivant, coloré.
Quel pays n’envierait à la Suède le Merveilleux voyage?
Lucien Maury.
LE MERVEILLEUX VOYAGE
DE NILS HOLGERSSON
A TRAVERS LA SUÈDE
Dimanche, 20 mars.
Il était une fois un gamin d’environ quatorze ans, grand, dégingandé, avec des cheveux blonds comme de la filasse. Il n’était pas bon à grand’chose. Dormir et manger étaient ses occupations favorites; il aimait aussi à jouer de mauvais tours.
Un dimanche matin, ses parents s’apprêtaient à aller au temple; assis en bras de chemise sur un coin de la table, il se réjouissait de les voir partir et d’être son maître pendant une couple d’heures: «Je vais pouvoir, songeait-il, décrocher le fusil de père, et tirer deux ou trois cartouches sans que personne s’en aperçoive.»
On eût dit que le père devinait ses projets: au moment de partir, il s’arrêta sur le seuil et dit: 2 «Puisque tu ne veux pas nous accompagner au temple, tu pourrais bien lire le prône à la maison. Me le promets-tu?
—Oui, si vous voulez—il pensait bien ne lire que ce qui lui plairait.
Jamais il n’avait vu sa mère aussi prompte; en un clin d’œil elle fut devant la petite étagère suspendue au mur; elle y prit le sermonnaire de Luther, et le plaça sur la table, devant la fenêtre, ouvert au sermon du jour. Elle chercha aussi l’évangile de ce dimanche, et le mit à côté du sermonnaire. Enfin elle approcha de la table le grand fauteuil qu’on avait acheté l’année précédente à la vente du presbytère de Vemmenhög, et où d’ordinaire seul le père avait le droit de s’asseoir.
Le gamin songeait que la mère se donnait bien trop de mal pour cette mise en scène, car il ne lirait certes qu’une page ou deux. Mais de nouveau le père semblait deviner ses intentions; il dit d’une voix sévère:
—Tâche de lire attentivement; lorsque nous serons de retour, je t’interrogerai page par page; gare à toi si tu en as sauté!
—Le sermon a quatorze pages et demie, ajouta la mère. Tu ferais bien de t’y mettre tout de suite si tu veux avoir fini à temps.
Ils partirent enfin; de la porte le gamin les regardait s’éloigner; il était comme pris au piège. Ils sont maintenant bien contents, murmura-t-il, de me savoir enfermé le nez sur un livre pendant toute leur absence.
Mais le père et la mère n’étaient pas du tout contents; ils étaient au contraire très affligés. C’étaient de pauvres tenanciers; leur domaine n’était guère 3 plus grand qu’un bout de jardin. Quand ils s’y étaient installés, la ferme ne nourrissait qu’un cochon et quelques poules. Durs à la besogne, travailleurs et actifs, ils possédaient maintenant des vaches et des oies. Ils avaient en somme très bien réussi, et par cette belle matinée ils fussent partis de joyeuse humeur pour se rendre au temple s’ils n’avaient point pensé à leur fils. Le père s’affligeait de le voir si paresseux et si inerte: il n’avait rien voulu apprendre à l’école; il était tout juste capable de mener paître les oies. La mère ne niait pas que cela fût vrai, mais elle s’attristait surtout de le voir si méchant et si insensible, cruel aux animaux, malveillant envers les hommes; «que Dieu brise sa méchanceté, et lui donne un autre esprit, soupirait-elle, sinon, il fera son propre malheur et le nôtre».
Après avoir longuement réfléchi, le gamin décida qu’il valait mieux cette fois obéir. Il s’installa dans le grand fauteuil et se mit à lire en marmonnant à voix basse. Bientôt le bruit de sa propre voix parut l’endormir. Il eut conscience lui-même qu’il s’assoupissait.
Dehors il faisait le plus magnifique temps de printemps. On n’était qu’au 20 mars, mais la commune de Vemmenhög est située tout au sud de la Scanie, et le printemps était déjà en plein travail. Il n’avait pas encore fait reverdir les arbres, mais tout bourgeonnait et rayonnait. Il y avait de l’eau dans tous les fossés, et le pas-d’âne fleurissait sur les talus des routes. Toutes les petites mousses et les lichens qui poussaient sur le mur de pierre avaient bruni et brillaient. La forêt de hêtres, tout au fond, gonflait à vue d’œil, et semblait à chaque instant plus épaisse. Le ciel paraissait très haut et avait une couleur bleue 4 très pure. La porte de la maisonnette était restée entr’ouverte et laissait pénétrer les trilles des alouettes. Dans la cour, les poules et les oies picoraient; les vaches, qui sentaient l’air printanier jusqu’au fond de l’étable, faisaient entendre de temps en temps un long mugissement.
Le gamin lisait, s’assoupissait, sursautait et luttait contre le sommeil.
—Je ne veux pas m’endormir, car alors je n’aurai pas fini de toute la matinée.
Mais, en dépit de cette résolution, il finit par céder au sommeil.
Avait-il dormi longtemps ou seulement quelques instants? Il ne le savait, mais un léger bruit derrière lui l’éveilla.
Sur le rebord de la fenêtre, en face de lui, une petite glace reflétait presque toute la pièce. Comme il levait la tête, ses yeux rencontrèrent la glace, et il s’aperçut que le grand coffre de sa mère était ouvert.
La mère possédait un gros coffre de chêne, lourd et massif, garni de ferrures, qu’elle ne permettait à personne d’ouvrir. Elle y gardait toutes les choses qu’elle avait héritées de sa propre mère et auxquelles elle tenait beaucoup. C’étaient des robes de paysanne à l’ancienne mode, en drap rouge, à la taille courte, aux jupes plissées et aux plastrons brodés de perles. C’étaient des coiffes blanches, empesées, et de lourdes boucles et chaînes d’argent. Les gens ne voulaient pas porter ces vieux costumes, et souvent la mère avait songé à s’en défaire, mais n’avait pu s’y résoudre: ces choses lui tenaient trop au cœur.
Or, le gamin vit nettement dans la glace que le couvercle du coffre était ouvert. Il ne comprenait 5 pas comment c’était possible, car la mère avait certainement fermé le coffre avant de partir; elle ne l’aurait jamais laissé ouvert, lorsque son fils était seul à la maison.
Il se sentit tout à fait mal à l’aise. Il eut peur qu’un voleur ne se fût glissé dans la maison. Il n’osait bouger: immobile, il regardait fixement la glace.
Il attendait que le voleur se montrât; tout à coup il se demanda ce que signifiait cette ombre noire qui tombait sur le bord du coffre. Il regardait, regardait, et ne pouvait en croire ses yeux. Mais peu à peu, ce qui au début n’avait été qu’une ombre, se précisa, et bientôt il se rendit compte que c’était une réalité. Il y avait là un tomte ni plus ni moins, installé à califourchon sur le bord du coffre.
Certes le gamin avait bien des fois entendu parler des tomtes, mais jamais il n’avait pensé qu’ils pussent être aussi petits. Celui-ci n’était pas plus haut qu’un revers de main. Il avait un vieux visage ridé et imberbe, et portait un vêtement noir très long, des culottes et un chapeau noir à larges bords. Sa toilette était très soignée: des dentelles blanches autour des poignets et du cou, des chaussures ornées de boucles et des jarretières à gros nœuds. Il avait retiré du coffre un plastron brodé, et examinait le travail d’autrefois avec un tel recueillement qu’il ne vit pas que le gamin s’était réveillé.
Celui-ci était bien étonné de voir le tomte, mais il n’eut pas très peur. Comment aurait-il pu avoir peur d’un être si petit? Et puisque le tomte était absorbé au point de ne voir ni d’entendre, le gamin se dit qu’il serait amusant de lui faire une niche: le pousser par exemple dans le coffre, et rabattre le couvercle ou quelque chose de ce genre.
6
Son courage n’allait pourtant pas jusqu’à oser toucher de ses mains le tomte. Aussi chercha-t-il des yeux un objet avec lequel il pût lui porter un coup. Ses regards erraient du lit-canapé à la table et de la table au fourneau. S’élevant vers les casseroles et la cafetière, placées sur une planchette, ils allaient au fusil du père suspendu au mur entre les portraits de la famille royale de Danemark, atteignaient les géraniums et les fuchsias qui fleurissaient devant la fenêtre, pour tomber enfin sur un vieux filet à papillons accroché au montant de la croisée.
A peine eut-il aperçu le filet à papillons, il le saisit vivement, bondit et le rabattit sur le bord du coffre. Il fut surpris lui-même de sa chance, car il avait bel et bien attrapé le tomte. Le pauvret gisait au fond du filet, la tête en bas, incapable d’en sortir.
Au premier abord le gamin ne sut que faire de sa proie. Il agitait seulement le filet afin d’empêcher le tomte de regrimper.
Le tomte se mit à parler et de tout son cœur le supplia de lui rendre la liberté. Il leur avait fait du bien pendant de longues années, dit-il, et méritait un autre traitement. Si le gamin le lâchait, il lui donnerait un vieux daler, une cuillère d’argent et une monnaie d’or grosse comme la montre du père.
Le gamin ne trouva pas cette offre très généreuse, mais depuis qu’il s’était emparé du tomte, il en avait peur. Il se rendait compte qu’il avait affaire à quelque chose d’étranger et d’effrayant, qui n’appartenait pas à son monde, et ne demandait qu’à sortir de cette aventure.
Aussi acquiesça-t-il immédiatement à la proposition du tomte, et cessa d’agiter le filet pour permettre 7 au petit bonhomme de regrimper. Toutefois au moment où son prisonnier était presque sorti du filet, il eut l’idée qu’il aurait dû s’assurer de grands biens et toutes sortes de choses. Pour commencer, il aurait au moins dû exiger que le sermon lui entrât tout seul dans la tête. «Que j’ai donc été bête de le laisser partir», se dit-il, et de nouveau il se mit tout à coup à agiter le filet.
Mais au même instant il reçut une gifle si formidable qu’il lui sembla que sa tête allait éclater. Il fut projeté d’abord contre un mur puis contre l’autre; enfin il tomba par terre, et demeura inanimé.
Lorsqu’il reprit connaissance, il était seul dans la pièce; nulle trace du tomte. Le couvercle du coffre était rabattu; le filet à papillons était à sa place accroché à la fenêtre. S’il n’avait pas ressenti une douleur cuisante à la joue, il aurait été tenté de croire que tout cela n’avait été qu’un rêve. «Quoi qu’il en soit, se dit-il, père et mère affirmeront toujours que c’était un rêve. Ils ne me feront pas grâce du sermon à cause du tomte. Aussi vaut-il mieux que je me remette à lire.»
Ce disant, il s’avançait vers la table, lorsque tout à coup il remarqua quelque chose d’étrange. Il n’était pas possible que la maison se fût agrandie. Mais comment expliquer autrement qu’il eût à faire un si grand nombre de pas pour atteindre la table? Et qu’avait donc la chaise? Elle ne semblait pas être devenue plus grande; pourtant il dut se hisser d’abord jusqu’au barreau inférieur et de là grimper sur le siège. De même pour la table, il ne put en voir le dessus qu’en escaladant le bras du fauteuil.
«Qu’est-ce que cela signifie? se dit-il. Je crois 8 que le tomte a enchanté le fauteuil et la table et toute la maison.»
Le sermonnaire était toujours ouvert sur la table et ne paraissait pas changé; pourtant il vit bien qu’il y avait là encore quelque chose de bizarre, car il ne put lire un seul mot sans se placer debout sur le livre même.
Il lut quelques lignes, puis leva la tête. Ses yeux tombèrent de nouveau sur la glace, et il s’écria tout haut: «Tiens, en voilà encore un!»
Dans le miroir, il voyait nettement un petit, tout petit homme en bonnet pointu et en culottes de peau.
—Celui-là est habillé exactement comme moi, s’écria-t-il en joignant les mains de surprise. Alors le petit bonhomme de la glace fit le même geste.
Le gamin se mit à se tirer les cheveux, à se pincer, à pirouetter sur lui-même; aussitôt l’homme de la glace imitait ses mouvements.
Rapidement il fit le tour de la glace pour voir s’il y avait quelqu’un caché là derrière. Mais il n’y avait personne. Il se prit alors à trembler, car il comprenait tout à coup que le tomte l’avait ensorcelé, et que l’image reflétée par la glace était son image à lui.
LES OIES SAUVAGES
Cependant le gamin ne pouvait se faire à l’idée qu’il était transformé en tomte. «Ce ne peut être qu’un rêve ou une imagination», pensait-il. Si j’attends quelques instants, je serai encore un être humain.
9
Il se posta devant le miroir et ferma les yeux. Il ne les rouvrit qu’au bout de quelques minutes, s’attendant à voir cesser l’enchantement. Mais non: il était toujours aussi petit. Sauf pour la taille, il était d’ailleurs exactement comme avant. Les cheveux filasse et les taches de rousseur sur le nez, et les pièces aux culottes de cuir, et le raccommodage des bas, il retrouvait tout, mais à une échelle minuscule.
Rien ne servait d’attendre. Il fallait agir. Et ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de chercher le tomte pour s’efforcer de faire la paix avec lui.
Il sauta à terre et se mit à chercher. Il regarda derrière les chaises et les armoires, sous le lit, et dans le four. Il se faufila même dans quelques trous de souris, mais en vain.
Tout en cherchant, il pleurait, suppliait, faisait toutes sortes de promesses: jamais plus il ne trahirait sa parole, jamais il ne serait méchant, jamais il ne s’endormirait pendant le sermon. Si seulement, il redevenait un être humain, il serait le garçon le plus obéissant, le plus doux et le plus gentil. Mais il eut beau promettre, cela ne servait de rien.
Tout à coup il se rappela avoir entendu la mère dire que les tomtes ont coutume de se tenir à l’étable; il résolut d’y aller. Par chance, la porte de la maison était restée ouverte; il n’aurait jamais pu arriver à ouvrir le loquet. Il sortit sans encombre.
Arrivé sur le pas de la porte, il chercha des yeux ses sabots, car dans la maison il se promenait naturellement en chaussons. Comment pourrait-il se servir de ses gros et lourds sabots? Mais au même instant il découvrit sur le seuil une paire de tout petits sabots. Cette découverte ne fit qu’accroître sa peur: 10 si le tomte avait eu la prévoyance de changer jusqu’à ses sabots, n’était-il pas à supposer que cette malheureuse aventure allait se prolonger?
Sur la vieille marche en bois de chêne, devant la porte, un moineau sautillait. A peine eut-il aperçu le gamin, qu’il se mit à pépier et à crier: «Tui-tuit, vois. Regarde Nils, le gardeur d’oies! Regarde le petit Poucet! Regarde Nils Holgersson Poucet!»
Les oies et les poules se tournèrent tout de suite vers Nils; il y eut un gloussement et un caquettement formidables. «Cocorico! chanta le coq, c’est bien fait!»—«Cra, Cra, Cra, c’est bien fait!» crièrent les poules, et elles continuèrent indéfiniment à répéter la même chose. Les oies se rassemblèrent, se serrant les unes contre les autres, allongeant leurs têtes toutes ensemble, et elles demandaient: «Qui a pu faire ça? Qui a pu faire ça?»
Le plus merveilleux, c’est que le gamin comprenait leur langage. Surpris, il demeura un moment sur la marche à les écouter.
«C’est parce que je suis changé en tomte que je connais le langage des oiseaux.»
Il trouvait insupportables les poules qui ne cessaient de glousser et de crier que c’était bien fait. Il leur lança une pierre pour leur imposer silence: «Voulez-vous vous taire, canailles.»
Malheureusement il avait oublié qu’il n’était plus de taille à faire peur aux poules. Toute la troupe se précipita vers lui, l’encercla et se mit à glousser: «Cra, cra, cra, c’est bien fait! Cra, cra, cra, c’est bien fait!»
Le gamin essaya de s’échapper, mais les poules le poursuivirent, en criant à le rendre sourd. Il n’aurait jamais pu s’en débarrasser, si le chat de la 11 maison n’avait fait son apparition. Dès que les poules le virent, elles se turent et firent semblant d’être uniquement occupées à gratter le sol et à chercher des vers.
Le gamin courut vers le chat. «Mon petit Minet, dit-il, toi qui connais si bien tous les trous et les coins et recoins de la ferme, tu serais bien gentil de me dire où je trouverai le tomte.»
Le chat ne répondit pas tout de suite. Il s’assit, disposa élégamment sa queue autour de lui, et fixa le gamin. C’était un grand chat noir à la poitrine blanche. Ses poils lisses brillaient au soleil. Ses griffes étaient bien rentrées. Ses yeux étaient entièrement gris, avec une toute petite fente étroite au milieu. Il avait un air bonasse.
—Certainement je sais où demeure le tomte, dit-il d’une voix très douce, mais crois-tu que je vais te le dire?
—Mon cher Minet, il faut que tu m’aides. Tu ne vois donc pas qu’il m’a ensorcelé?
Le chat entr’ouvrit ses paupières, et un reflet vert signifia sa méchanceté. Il ronronna et ronfla de plaisir avant de répondre.
—Tu veux que je t’aide pour te remercier de m’avoir si souvent tiré la queue? dit-il enfin.
Le gamin se fâcha et oublia complètement qu’il était petit et impuissant.—«Je pourrais bien encore te tirer la queue, moi, s’écria-t-il. Attends un peu!»
En un instant le chat fut si transformé qu’on aurait à peine dit le même animal. Chaque poil de son corps se hérissait. Le dos s’était voûté, les pattes s’étaient allongées, les griffes égratignaient le sol, la queue était devenue épaisse et courte, les oreilles 12 s’étaient couchées au ras de la tête, la bouche crachait, les yeux agrandis brillaient d’un feu rouge.
Le gamin ne voulut pas se laisser effrayer par un chat. Il fit un pas en avant. Alors le chat bondit et retomba droit sur le gamin, le jeta à terre et se planta sur lui, les pattes de devant sur sa poitrine, la gueule ouverte sur sa gorge.
Le gamin sentait les griffes qui à travers la veste et la chemise lui entraient dans la chair; les dents pointues lui chatouillaient la gorge. Il appela au secours de toute la force de ses poumons.
Mais personne ne vint, et il crut bien que sa dernière heure avait sonné. Il sentit enfin que le chat rentrait ses griffes et lâchait prise.
—Voilà! cela suffit. Je te laisse aller pour cette fois à cause de la patronne. Je voulais seulement te faire comprendre qui de nous est le plus fort.
Là-dessus le chat s’en alla, aussi patelin et bonasse qu’auparavant. Le gamin était si honteux qu’il ne souffla pas mot, mais s’en fut vers l’étable à la recherche du tomte.
Il n’y avait que trois vaches. Mais lorsque le gamin se montra, il y eut un tapage et un beuglement à faire croire qu’il y en avait au moins trente.
—Meuh! meuh! meuh! mugissait Rose de Mai, c’est heureux qu’il y ait une justice en ce monde!
—Meuh! meuh! meuh! continuaient-elles toutes ensemble. Il ne put distinguer ce qu’elles disaient, car elles mugissaient plus fort l’une que l’autre.
Il voulait parler du tomte, mais il ne réussit pas à se faire entendre: les vaches étaient en pleine révolte. Elles se démenaient comme lorsqu’il faisait entrer dans l’étable un chien étranger. Elles lançaient des coups de pied, agitaient leurs chaînes, tournaient 13 la tête en arrière, et menaçaient de leurs cornes.
—Viens un peu, criait Rose de Mai, et je te donnerai un coup de pied que tu n’oublieras pas de sitôt!
—Viens, dit Lys d’Or, je te ferai danser sur mes cornes!
—Viens ici, approche un peu et je t’apprendrai ce que je ressentais, moi, l’été dernier, lorsque tu me lançais ton sabot! rugit l’Etoile.
—Viens! je te ferai payer la guêpe que tu me lâchais dans l’oreille! beugla Lys d’Or.
Rose de Mai, l’aînée et la plus sage d’entre elles, était la plus furieuse.—Viens, dit-elle, tu seras récompensé pour avoir si souvent tiré le pied de l’escabeau, au moment où ta mère allait nous traire, pour tous les crocs-en-jambe que tu lui as donnés lorsqu’elle passait emportant les seaux de lait, pour toutes les larmes qu’elle a pleurées ici-même sur toi.
Le gamin aurait voulu leur dire qu’il regrettait d’avoir été méchant envers elles, et qu’il ne recommencerait plus jamais, si seulement elles consentaient à lui dire où était le tomte. Mais les vaches faisaient un tel tapage et s’agitaient si violemment qu’il eut peur de les voir se détacher; il jugea plus prudent de se glisser hors de l’étable.
Dans la cour, il se sentit très découragé. Il se rendait compte que personne n’était disposé à l’aider à trouver le tomte. D’ailleurs, le trouvât-il, cela ne servirait probablement pas à grand’chose.
Il grimpa sur le mur de pierres sèches qui entourait la ferme, et qui disparaissait par endroits sous les ronces et les épines. Il s’y assit pour réfléchir à ce qu’il arriverait s’il ne redevenait pas homme. D’abord lorsque père et mère reviendraient de l’église, quel étonnement! Oui, il y aurait de l’ébahissement 14 dans tout le pays, et des gens viendraient de Vemmenhög-Est, et de Torp et de Skurup; de toute la commune on viendrait le voir. Et peut-être ses parents le conduiraient-ils à la foire de Kivik pour le montrer.
C’était terrifiant. Il aimerait mieux que personne ne le vît plus jamais. Quel malheur que le sien! Nul n’était aussi à plaindre. Il n’était plus un homme, mais un monstre.
Il commençait peu à peu à comprendre ce que cela signifiait de n’être plus un homme. Il était dorénavant séparé de tout: il ne pourrait plus jouer avec d’autres gamins; il ne pourrait pas prendre à bail la ferme après ses parents, et très certainement il ne trouverait jamais de jeune fille qui voudrait l’épouser.
Il regardait sa maison. C’était une petite chaumière de torchis qui semblait s’enfoncer dans la terre sous le poids d’un toit de paille haut et escarpé. Les dépendances étaient aussi toutes petites, les bouts de champs si étroits qu’un cheval y trouvait à peine la place de tourner. Mais si petite et pauvre qu’elle fût, cette demeure était maintenant trop bonne pour lui. Il n’avait plus le droit de demander rien de mieux qu’un trou sous le plancher de l’écurie.
Il faisait un temps merveilleusement beau. Tout autour de lui l’eau ruisselait, les branches bourgeonnaient, les oiseaux gazouillaient. Lui seul portait un gros chagrin. Il ne se réjouirait plus de rien.
Jamais il n’avait vu le ciel aussi bleu. Les oiseaux migrateurs passaient par bandes. Ils revenaient de l’étranger; ils avaient traversé la Baltique, se dirigeant droit sur le cap de Smygehuk, et maintenant ils allaient vers le nord. Il y en avait de différentes 15 espèces, mais il ne reconnaissait que les oies sauvages, qui volaient sur deux longues lignes formant un angle.
Plusieurs bandes d’oies avaient déjà passé. Elles volaient très haut, mais il entendait pourtant leurs cris: «Nous partons pour les fjells. Nous partons pour les fjells.»
Lorsque les oies sauvages apercevaient les oies domestiques qui se promenaient dans la basse-cour, elles abaissaient leur vol, et criaient: «Venez avec nous! Venez avec nous! Nous partons pour les fjells.»
Les oies domestiques ne pouvaient s’empêcher de lever la tête pour écouter. Mais elles répondaient, pleines de bon sens: «Nous sommes bien ici. Nous sommes bien ici.»
C’était, comme nous l’avons dit, un jour merveilleusement beau avec un air qui invitait au vol, si frais, si léger. A mesure que de nouvelles bandes passaient, les oies domestiques devenaient plus inquiètes. Elles battaient par moment des ailes comme décidées à suivre les oies sauvages. Mais chaque fois il se trouvait parmi elles quelque vieille commère qui disait: «Ne faites donc pas les folles. Celles-là auront à souffrir de la faim et du froid.»
Or, il y avait un jeune jars à qui les appels des oies sauvages avaient donné une grande envie de partir.—«S’il vient encore une bande, je l’accompagnerai», dit-il.
Une nouvelle bande arriva, appelant comme les précédentes. Alors le jars répondit: «Attendez! Attendez! Je viens.»
Il déploya ses ailes et s’éleva dans l’air, mais il avait si peu l’habitude de voler qu’il retomba à terre.
16
Les oies sauvages semblaient cependant avoir entendu son cri. Elles revinrent lentement en arrière pour voir s’il allait les rejoindre. «Attendez! Attendez!» criait-il, en faisant un nouvel effort.
Le gamin entendait tout du mur où il s’était caché. «Quel dommage si le grand jars allait s’envoler! Père et mère en auraient du chagrin s’il était parti lorsqu’ils reviendront du temple.»
Il en oublia une fois encore qu’il était petit et sans force. Il sauta au milieu des oies, et jeta ses bras autour du cou du jars. «Tu resteras ici, tu entends», cria-t-il.
Mais juste à ce moment, le jars avait compris ce qu’il fallait faire pour s’élever du sol. Il ne put s’arrêter pour secouer le gamin, et celui-ci fut emporté dans l’air.
Il fut enlevé avec une rapidité qui lui donna le vertige. Avant d’avoir pensé à lâcher prise, il se trouva si haut qu’il se serait tué s’il était tombé à terre.
Il n’avait plus qu’à essayer de se hisser sur le dos de l’oie. Il y parvint, mais avec beaucoup de peine. Il n’était pas facile non plus de se maintenir sur le dos lisse et glissant, entre les deux ailes battantes. Il dut plonger ses deux mains dans les plumes et le duvet pour ne pas être précipité.
L’ÉTOFFE A CARREAUX
Un long moment le gamin eut des vertiges qui l’empêchèrent de se rendre compte de rien. L’air sifflait et le fouettait, les ailes frappaient, les plumes vibraient avec un bruit de tempête. Treize oies 17 volaient autour de lui. Toutes caquetaient et battaient des ailes. Les yeux éblouis, les oreilles assourdies, il ne savait si elles volaient haut ou bas ni quel était le but du voyage.
Enfin il se ressaisit, et comprit qu’il devait tâcher de savoir où on le conduisait. Mais comment aurait-il le courage de regarder en bas?
Les oies sauvages ne volaient pas très haut, car leur nouveau compagnon de voyage n’aurait pu respirer un air trop léger. A cause de lui elles volaient aussi moins vite qu’à l’ordinaire.
Enfin le gamin eut l’audace de jeter un regard au-dessous de lui. Il fut surpris de voir étendue là-bas comme une grande nappe, divisée en une infinité de grands et de petits carreaux.
«Où pouvons-nous bien être?» se demanda-t-il.
Il regarda encore. Rien que des carreaux. Il y en avait d’étroits et longs; quelques-uns étaient de biais, mais partout l’œil rencontrait des angles et des bords droits. Rien de rond, aucune courbe.
«Qu’est-ce donc que cette grande pièce d’étoffe à carreaux?» grommela-t-il, sans attendre de réponse.
Mais les oies sauvages qui volaient autour de lui crièrent immédiatement: «Des champs et des prés. Des champs et des prés.»
Il comprit alors que l’étoffe à carreaux était la plaine de Scanie qu’on traversait. Et il comprit aussi pourquoi elle semblait si bariolée. Les carreaux vert tendre, il les reconnut d’abord: c’étaient les champs de seigle ensemencés l’automne précédent et restés verts sous la neige. Les carreaux gris-jaunâtre étaient des chaumes où en été il y avait eu du blé, les carreaux bruns, d’anciens champs de trèfle, les 18 noirs, des champs de betteraves dépouillés et nus ou bien des terres en friche. Les carreaux bruns bordés de jaune étaient certainement des bois de hêtres, car dans ces bois les grands arbres du milieu se dépouillent en hiver tandis que les jeunes arbrisseaux de la lisière gardent jusqu’au printemps leurs feuilles jaunes et desséchées. Il y avait aussi des carreaux foncés avec quelque chose de gris au milieu: c’étaient les grosses fermes aux toits de chaume noircis entourant des cours pavées. D’autres carreaux encore étaient verts au milieu avec une bordure brune: c’étaient des jardins où les pelouses verdissaient déjà, bien que l’on vît encore l’écorce nue des buissons et des haies.
Le gamin ne put s’empêcher de rire en contemplant tous ces carreaux.
Mais quand elles l’entendirent, les oies sauvages crièrent sur un ton de reproche: «Pays bon et fertile, pays bon et fertile».
Il reprit vite son sérieux: «Comment, songeait-il, oses-tu rire après la plus terrible mésaventure qui puisse arriver à un être humain?»
Il demeura grave un moment, mais bientôt la gaieté le reprit.
Il s’habituait à cette façon de voyager, à la vitesse, et pouvait songer à autre chose qu’à se maintenir sur le dos du jars; il commençait à observer combien l’espace était rempli de bandes d’oiseaux, tous en route vers le nord. Et c’étaient des cris et des appels d’une bande à l’autre.
—Ah! vous voilà, vous avez fait la traversée aujourd’hui? criaient les uns.
—Mais oui, mais oui, répondaient les oies. Où en est le printemps ici?
19
—Pas une feuille aux arbres et l’eau est glaciale dans les lacs, répondit-on.
Lorsque les oies traversaient un endroit où l’on voyait des oiseaux domestiques, elles les hélaient: «Comment s’appelle cette ferme! Comment s’appelle cette ferme?» Alors le coq tendait le cou et chantait: «La ferme s’appelle Petit-Champ, cette année comme l’an dernier, cette année comme l’an dernier.»
La plupart des fermes portaient le nom de leur propriétaire, comme c’est l’usage en Scanie, mais au lieu de répondre que c’était la ferme de Per Matson ou de Ola Bosson, les coqs inventaient des noms qu’ils trouvaient plus convenables. Dans les chaumières pauvres et les petites métairies, ils criaient: «Cette ferme s’appelle Grain-volant»; et dans les plus misérables: «Cette ferme s’appelle Mâche-petit! Mâche-petit! Mâche-petit!»
Les vastes fermes des paysans riches recevaient de beaux noms, comme Champ fortuné, Colline aux œufs, Bourg d’argent.
Mais les coqs des châteaux et des grands domaines étaient trop orgueilleux pour plaisanter. L’un d’eux chanta et cria comme s’il avait voulu se faire entendre jusqu’au soleil: «Voici le château de Dybeck, cette année comme l’an dernier, cette année comme l’an dernier!»
Et un peu plus loin un autre criait: «Voici Svaneholm. Tout le monde le sait.»
Le gamin remarqua que les oies ne se dirigeaient pas en ligne droite. Elles volaient et planaient sur toute la grande plaine de Scanie comme si, heureuses d’être de retour, elles voulaient saluer chaque maison.
Elles arrivèrent à un endroit où se dressaient 20 quelques grands bâtiments lourds, surmontés de hautes cheminées, et entourés de maisonnettes.
«C’est la raffinerie de Jordberga, criaient les coqs. C’est la raffinerie de Jordberga!» Le gamin tressaillit. Comment n’avait-il pas reconnu cet endroit? Ce n’était pas très loin de chez lui; l’été précédent il y avait été placé comme petit pâtre. Mais vu d’en haut, tout avait un autre aspect.
Jordberga! Jordberga! Et Asa, la gardeuse d’oies, et le petit Mats qui avaient été ses camarades! Comme il aurait aimé savoir s’ils étaient encore là. Qu’est-ce qu’ils auraient dit, s’ils s’étaient douté que Nils volait en ce moment au-dessus de leur tête?
Mais bientôt on perdit de vue Jordberga; on vola vers Svedala et Skabersjö, pour revenir vers le couvent de Börringe.
Le gamin vit plus de la Scanie en cette seule journée que pendant toutes les années qu’il avait vécu.
Lorsque les oies sauvages rencontraient des oies domestiques, c’est alors qu’on s’amusait le plus; elles volaient très lentement en appelant: «Nous voilà en route pour les fjells. Venez-vous? Venez-vous?»
Mais les oies domestiques répondaient: «L’hiver est encore dans le pays. Vous êtes venues trop tôt. Repartez! Repartez!»
Les oies sauvages descendaient très bas pour se faire bien entendre, et criaient: «Venez, nous vous apprendrons à voler et à nager!»
Irritées, les oies domestiques ne daignaient même pas caqueter une réponse.
Les oies sauvages s’abaissaient encore davantage jusqu’à effleurer presque le sol, puis elles remontaient 21 comme des flèches en faisant semblant d’être effrayées. «Aï, aï, aï! criaient-elles. Ce n’étaient pas des oies. Ce n’étaient que des moutons. Ce n’étaient que des moutons.»
Alors les oies domestiques étaient furieuses et criaient: «Puisse-t-on vous fusiller et vous abattre toutes tant que vous êtes, tant que vous êtes!»
En entendant ces plaisanteries, le gamin riait. Puis, l’idée de son malheur lui revenant, il pleurait, pour rire de nouveau quelques moments plus tard. Jamais auparavant il n’avait voyagé avec cette rapidité; il avait toujours aimé aller à cheval, vite, follement vite. Mais naturellement il n’avait jamais imaginé que l’air fût là-haut si délicieusement frais ni qu’on y respirât d’aussi bonnes senteurs de terre humide et de résine montant du sol. Jamais non plus il ne s’était rendu compte de ce que ce serait que de voler si haut au-dessus de la terre. C’était en quelque sorte s’envoler loin des soucis et des chagrins et des ennuis de toute espèce.
22
LE SOIR
Le grand jars qui s’était élancé à la suite des oies sauvages, se sentait très fier de parcourir le pays en leur compagnie et de taquiner et railler les oiseaux domestiques. Mais tout heureux qu’il fût, il n’en commença pas moins à se fatiguer vers le soir. Il essaya de respirer plus profondément et de donner des coups d’ailes plus rapides, mais il eut beau faire, il resta de plusieurs longueurs en arrière.
Quand les oies de l’arrière-garde s’aperçurent que le jars domestique ne pouvait plus les suivre, elles crièrent à celle qui conduisait la bande et qui volait à la pointe de l’angle: «Akka de Kebnekaïse! Akka de Kebnekaïse!—Qu’est-ce qu’il y a?—Le blanc reste en arrière. Le blanc reste en arrière.—Dites-lui, qu’il est plus facile de voler vite que lentement!» cria Akka en continuant comme auparavant.
Le jars essaya bien de profiter du conseil et d’augmenter sa vitesse, mais il se trouva bientôt 23 épuisé et tomba presqu’au niveau des saules étêtés qui bordaient les routes et les champs.
—Akka, Akka, Akka de Kebnekaïse! crièrent de nouveau les oies de l’arrière-garde qui voyaient les pénibles efforts du jars blanc.—Qu’y a-t-il encore? demanda la conductrice de la bande d’un ton colère. —Le blanc tombe. Le blanc tombe.—Dites-lui qu’il est plus facile de voler haut que bas! répondit Akka. Elle ne diminua nullement sa vitesse mais continua comme auparavant.
Le jars tâcha encore de suivre ce conseil, mais quand il voulut s’élever plus haut, il s’essouffla à croire que sa poitrine allait éclater.
—Akka, Akka! crièrent de nouveau les oies placées aux ailes.—Vous ne pouvez donc pas me laisser tranquille? répondit une voix plus agacée que jamais.—Le jars blanc va mourir. Le jars blanc va mourir.—Celui qui ne peut suivre la bande, qu’il s’en retourne chez lui! répondit l’oie de tête. Et pas un instant elle n’eut l’idée de ralentir.
—Ah, c’est comme ça, se dit le jars. Il venait de comprendre que les oies sauvages n’avaient jamais pensé l’emmener en Laponie. Elles avaient simplement voulu lui faire quitter la maison pour s’amuser.
Il était furieux d’être trahi par ses forces et de ne pouvoir montrer à ces vagabondes qu’une oie domestique les valait bien. Le plus agaçant, c’est qu’il était tombé sur Akka de Kebnekaïse. Il avait beau n’être qu’un oiseau de basse-cour, il n’en avait pas moins entendu parler d’une oie chef de bande qui s’appelait Akka et qui avait plus de cent ans. Elle avait une telle réputation que les meilleures oies sauvages voulaient faire partie de sa troupe. Mais personne 24 n’avait plus de mépris pour les oies domestiques que cette Akka et sa bande; aussi aurait-il bien voulu leur montrer qu’il était leur égal.
Tout en réfléchissant à la décision à prendre, le jars blanc volait lentement un peu en arrière des autres. Tout à coup, le petit bout d’homme qu’il portait sur son dos éleva la voix: «Mon cher jars Martin, tu comprends bien qu’il te sera impossible, à toi qui n’as jamais volé, de suivre les oies sauvages jusqu’en Laponie. Ne ferais-tu pas mieux de retourner à la maison avant de te faire du mal?»
Or, le fils de la maison, ce mauvais garnement, le jars l’avait en horreur. Aussi, dès qu’il eut compris que le gamin le croyait incapable de faire le voyage, résolut-il de tenir bon. «Si tu dis un mot de plus, je te jette dans la première marnière que nous rencontrerons» siffla-t-il. Et la colère lui donna de telles forces qu’il se mit à voler aussi bien que les autres.
Il est probable qu’il n’aurait pas pu continuer longtemps malgré tout; heureusement ce ne fut point nécessaire; le soleil descendait rapidement; dès qu’il fut couché, les oies piquèrent droit vers le sol. Avant d’avoir même eu le temps de réfléchir, le gamin et le jars se trouvèrent sur les bords du lac Vombsjö.
—C’est probablement ici que nous passerons la nuit, se dit le gamin en sautant à terre.
Il était sur une mince bande de sable; devant lui s’étendait un assez grand lac d’aspect pas très rassurant: une couche de glace le recouvrait presque entièrement, noire, rugueuse, pleine de crevasses et de trous comme l’est d’ordinaire la glace au printemps. On voyait qu’elle était condamnée à disparaître bientôt. Déjà détachée de la rive, elle était entourée d’une large bande d’eau noire et lisse. Pourtant elle 25 était encore là, et tant qu’elle y était, elle répandait du froid et une tristesse hivernale sur tout le paysage.
De l’autre côté du lac il semblait y avoir un pays ouvert et clair, mais à l’endroit où les oies s’étaient abattues, s’étendait une grande plantation de pins. On aurait dit que la forêt résineuse avait le pouvoir de retenir l’hiver. Partout ailleurs le sol était nu, mais sous le branchage enchevêtré, la neige avait fondu et gelé à plusieurs reprises et était devenue dure comme de la glace.
Le gamin pensa qu’il était arrivé dans un désert au pays de l’hiver, et ressentit une angoisse telle qu’il en aurait crié.
Il avait faim, il n’avait rien mangé de la journée. Mais où trouverait-il quelque chose? Au mois de mars, le sol ni les arbres ne portent rien de mangeable.
Oui, où trouverait-il à manger? Et qui l’hébergerait? Qui lui ferait son lit? Qui le réchaufferait à son foyer? Qui le protégerait contre les bêtes sauvages?
Le soleil était maintenant couché. Le froid montait du lac. Les ténèbres tombaient du ciel, l’épouvante se glissait sur les pas de la nuit, et dans le bois on entendait des pas furtifs et des bruissements. C’en était fait du joyeux courage que le gamin avait montré là-haut. Dans son angoisse il se tourna vers ses compagnons de voyage: il n’avait plus qu’eux.
Il s’aperçut alors que le jars était encore plus mal à l’aise. Il demeurait à l’endroit où il s’était abattu, et semblait près de mourir. Son cou s’allongeait inerte sur le sol; il avait les yeux fermés, et sa respiration n’était qu’un faible sifflement.
26
—Cher jars Martin, dit le gamin, essaie de boire une gorgée. Le lac est à deux pas.
Mais le jars ne fit pas un mouvement.
Le gamin avait auparavant été méchant pour tous les animaux et aussi pour le jars. Mais il pensait maintenant que le jars était son seul appui, et il eut grand’peur de le perdre. Il se mit à le pousser pour le mettre à l’eau. Le jars était grand et lourd, et le gamin eut fort à faire, mais enfin il réussit.
Le jars tomba dans le lac, la tête la première. Un instant il demeura immobile dans la vase, mais bientôt il releva la tête, secoua l’eau qui l’aveuglait et souffla. Puis il se mit à nager fièrement parmi les joncs et les roseaux.
Les oies sauvages s’étaient jetées à l’eau avant lui. Elles ne s’étaient inquiétées ni du jars ni de son cavalier, mais s’étaient précipitées dans le lac. Elles s’étaient baignées et nettoyées; maintenant elles mâchonnaient du potamot à demi pourri et du trèfle d’eau.
Le jars blanc eut la chance d’apercevoir une petite perche. Il la saisit rapidement, nagea vers le rivage et la déposa devant le gamin. «Voilà pour te remercier de m’avoir poussé à l’eau», dit-il.
Pour la première fois de la journée le gamin entendait un mot amical. Il en fut si joyeux qu’il aurait voulu sauter au cou du jars, mais il n’osa pas. Il était content du cadeau. D’abord il jugea impossible de manger un poisson cru, puis il eut envie d’essayer.
Il se demanda s’il avait encore son couteau. Heureusement il le sentit pendu à la ceinture de son pantalon, mais tout petit, pas plus long qu’une allumette; c’était suffisant pour écailler et vider le poisson. Bientôt la perche fut avalée.
27
Rassasié, le gamin fut tout honteux d’avoir mangé quelque chose de cru.
—On voit que je ne suis plus un être humain, mais un vrai tomte.
Pendant que le gamin mangeait, le jars demeura silencieux auprès de lui; après la dernière bouchée, il dit à voix basse: «Nous sommes tombés sur une bande d’oies fières qui méprisent les oiseaux domestiques.—Oui, je l’ai remarqué.—Cela me ferait grand honneur, si je pouvais les suivre jusqu’en Laponie et leur montrer qu’une oie domestique est bonne à quelque chose.—Oui, dit le gamin hésitant, car il ne croyait pas que le jars en serait capable, mais il ne voulait pas le contredire.—Mais je ne crois pas que je puisse me tirer d’affaire seul en un tel voyage, dit le jars. Je voudrais te demander si tu ne pourrais pas m’accompagner pour m’aider.»
Le gamin n’avait naturellement pas d’autre projet que de rentrer chez lui le plus vite possible. Il fut surpris et ne sut que répondre: «Je croyais que nous étions ennemis, toi et moi», dit-il. Mais il semblait que le jars ne s’en souvînt plus. Il se rappelait seulement que le gamin venait de lui sauver la vie.
—Il faudrait bien que je retourne chez mon père et ma mère, dit le gamin.
—Je te ramènerai chez eux en automne, dit le jars. Je ne t’abandonnerai pas avant de t’avoir déposé sur le seuil de ta maison.
Le gamin pensa qu’il serait bon de ne pas se montrer à ses parents avant quelque temps. Le projet ne lui déplaisait point, et il allait répondre qu’il acceptait, quand ils entendirent derrière eux un grand bruit. Les oies sauvages étaient sorties de 28 l’eau toutes ensemble, et secouaient leurs ailes. Puis elles se formèrent en une longue ligne, l’oie-guide en tête et vinrent vers eux.
Lorsque le jars blanc considéra les oies sauvages, il se trouva mal à l’aise. Il avait cru qu’elles ressemblaient davantage aux oies domestiques et qu’il se sentirait davantage leur parent. Elles étaient beaucoup plus petites que lui; aucune n’était blanche; toutes étaient grises, striées de brun, et leurs yeux lui firent presque peur. Ils étaient jaunes et brillaient comme si du feu brûlait derrière. Le jars avait toujours appris qu’il était convenable de marcher lentement en se dandinant. Or, elles ne marchaient pas, mais couraient. Il fut surtout inquiet quand il vit leurs pieds. Ils étaient larges, avec des semelles usées et déchiquetées. On comprenait que les oies sauvages ne se demandaient jamais sur quoi elles marchaient. Elles ne faisaient jamais de détours. Elles étaient bien mises et très soignées, mais on voyait à leurs pieds qu’elles étaient de pauvres habitantes des déserts.
Le jars eut à peine le temps de glisser au gamin: «Réponds hardiment pour toi, mais ne dis pas qui tu es.» Elles étaient déjà là.
Les oies sauvages les saluèrent du cou plusieurs fois, et le jars en fit autant, mais plus longuement. Après qu’on se fut assez salué, l’oie-guide dit: «Nous voudrions bien savoir qui vous êtes?»
—Je n’ai pas grand’chose à dire sur moi, répondit le jars. Je suis né à Skanör le printemps dernier. En automne j’ai été vendu à Holger Nilsson de Vemmenhög chez qui je suis resté depuis.
—Tu sembles n’avoir aucune famille de qui te réclamer, dit le guide. Qu’est-ce donc qui te prend 29 de vouloir aller avec les oies sauvages?—C’est peut-être pour montrer aux oies sauvages que les oies domestiques sont bonnes à quelque chose.
—Nous ne demandons pas mieux, dit Akka. Nous savons maintenant de quoi tu es capable en fait de vol, mais peut-être es-tu plus fort en d’autres sports. Veux-tu par exemple lutter avec nous à la nage?
—Je ne me vante pas de savoir nager, dit le jars (il avait déjà cru comprendre que l’autre était décidée à le renvoyer, et ne faisait plus attention à ce qu’il disait), je n’ai jamais nagé plus loin que la largeur d’une mare.
—Je suppose alors que tu es très habile à courir, dit l’oie sauvage.
—Jamais je n’ai vu courir une oie domestique, et jamais je n’ai essayé, moi non plus, répliqua crânement le jars.
Il en était sûr maintenant, Akka allait lui dire qu’on ne voulait pas l’emmener. Aussi fut-il très surpris lorsqu’elle s’écria: «Tu réponds courageusement aux questions, et celui qui est brave, peut devenir un bon compagnon, même s’il est ignorant au début. Que dirais-tu si l’on t’offrait de rester avec nous quelques jours jusqu’à ce que nous ayons vu de quoi tu es capable?—Je veux bien, répondit le jars, tout content.
Là-dessus Akka montra du bec le gamin: «Mais qui amènes-tu avec toi? Je n’ai jamais vu un être comme celui-là.—C’est mon compagnon de voyage, dit le jars. Il a été gardien d’oies toute sa vie. Je crois qu’il pourrait nous être utile.—Peut-être utile à une oie domestique, répondit Akka. Comment l’appelles-tu?—Il a plusieurs noms, répondit le jars avec un peu d’hésitation, et ne sachant à l’improviste 30 qu’inventer (il ne voulait pas trahir le gamin et révéler qu’il avait un nom d’homme). Il s’appelle Poucet, dit-il enfin.—Il est de la famille des tomtes? demanda encore Akka.—A quelle heure, vous autres, oies sauvages, vous mettez-vous à dormir? répliqua le jars pour interrompre la conversation sans répondre à cette dernière question. Mes yeux se ferment de sommeil à cette heure-ci.
L’oie qui parlait avec le jars était très vieille, c’était facile à voir. Son plumage était entièrement gris, d’un gris de glace sans stries foncées. Elle avait la tête plus grosse, les pattes plus fortes, les pieds plus usés que les autres. Ses plumes étaient raides, ses épaules saillantes, son cou maigre. Effets du temps. Il n’y avait que les yeux que l’âge n’avait pu vaincre. Ils brillaient plus limpides, et en quelque sorte plus jeunes que ceux des autres.
Elle se tourna vers le jars avec beaucoup de hauteur: «Sache que je suis Akka de Kebnekaïse. L’oie qui vole près de moi à droite est Yksi de Vassijaure, celle qui vole à ma gauche est Kaksi de Nuolia. La seconde oie de droite s’appelle Kolme de Sarjektjokko et la seconde de gauche est Neljä de Svappavaara. Derrière elles volent, à droite Viisi des fjells d’Ovik et Kunsi de Sjangeli. Sache-le: toutes, et de même les six oisons qui volent en arrière, trois à droite et trois à gauche, toutes nous sommes des oies des hautes montagnes et de la meilleure famille. Ne va pas nous prendre pour des vagabondes acceptant n’importe quelle compagnie, et sois-en persuadé, nous ne partagerons pas notre gîte de nuit avec qui ne veut pas dire de quelle famille il descend.»
A ces mots d’Akka, le gamin fit rapidement un 31 pas en avant. Il avait été ennuyé d’entendre le jars qui avait si bien répondu pour son propre compte, donner des réponses évasives lorsqu’il s’agissait de lui, Nils. «Je ne dissimule pas qui je suis, dit-il, je m’appelle Nils Holgersson, et je suis le fils d’un tenancier. Jusqu’à ce jour j’ai été un homme, mais ce matin...»
Il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Dès qu’il prononça le mot homme, l’oie-guide recula de trois pas et les autres encore davantage. Et toutes elles tendirent le cou et sifflèrent, furieuses.
—Voilà ce que j’ai soupçonné dès que je t’ai vu sur la rive, dit Akka. Et maintenant va-t-en. Nous ne souffrons pas d’homme parmi nous.
Mais le grand jars s’interposa: «Ce n’est pas possible, dit-il, que vous, oies sauvages, vous ayez peur d’un être aussi petit. Demain il rentrera certainement chez lui, mais pour cette nuit vous pouvez bien le laisser parmi nous. Comment pourrions-nous laisser ce pauvret se défendre seul contre les renards et les belettes.»
L’oie sauvage s’approcha, mais avec une méfiance visible. «J’ai appris à redouter tout ce qui est homme, grand ou petit, dit-elle. Mais si tu réponds de lui, jars, il peut rester. D’ailleurs il est peu probable que notre gîte de cette nuit vous convienne, à toi et à lui, car nous allons dormir sur la glace flottante du lac.»
Elle pensait sans doute que le jars hésiterait à les y suivre. Mais il se contenta de dire: «Vous êtes sages de choisir un gîte aussi sûr.»
—Tu promets cependant qu’il s’en retournera chez lui dès demain? ajouta Akka.
—Alors il faudra que je vous quitte aussi, dit 32 le jars, car j’ai promis de ne pas l’abandonner.
—Tu es libre d’aller où il te plaît, répondit l’oie sauvage.
Sur ces mots elle souleva ses ailes et s’envola sur la glace, suivie des autres oies sauvages, l’une après l’autre.
Le gamin fut désolé de voir échouer son rêve de voyage en Laponie, et en outre il eut peur pour la nuit. «Cela va de mal en pis, jars, dit-il. Nous allons mourir de froid sur la glace.»
Mais le jars avait bon courage. «Il n’y a pas de danger, dit-il. Je te prie de ramasser en hâte autant d’herbe et de paille que tu pourras en porter.»
Lorsque le gamin eut ramassé une bonne brassée d’herbe sèche, le jars le saisit par le col de la chemise, le souleva, et s’envola vers la glace où les oies sauvages debout, l’une à côté de l’autre, dormaient déjà, le bec sous l’aile.
—Etends maintenant l’herbe pour que j’aie quelque chose sous les pieds qui les empêche de coller à la glace! Aide-moi et je t’aiderai! dit le jars.
Le gamin obéit, et quand il eut fini, le jars le saisit de nouveau par le col de la chemise et l’enfonça sous son aile. «Je pense que tu y seras au chaud,» dit-il en refermant son aile.
Le gamin se trouva si bien enfoui dans le duvet qu’il ne put répondre; il était en effet au chaud; très fatigué, il ne tarda pas à s’endormir.
LA NUIT
C’est une vérité reconnue que la glace est perfide et qu’on a tort de s’y fier. Au milieu de la nuit la 33 plaque de glace flottante du Vombsjö, changea de place et vint s’échouer sur la rive. Or il arriva que Smirre, le renard, qui demeurait alors à l’est du lac dans le parc d’Œvedskloster s’en aperçut pendant sa chasse nocturne. Smirre avait vu les oies sauvages dès la veille au soir, mais il n’avait pas espéré pouvoir en attraper aucune. Il se mit tout de suite en route. Les oies se réveillèrent, et battirent des ailes pour s’envoler, mais Smirre fut plus rapide. Il fit un bond en avant, saisit l’une des oies par l’aile et s’enfuit avec elle vers la terre.
Mais cette nuit-là les oies sauvages n’étaient pas seules; il y avait parmi elles un homme, quelque petit qu’il fût. Le gamin s’était réveillé lorsque le jars avait ouvert ses ailes. Il était tombé, et se retrouva tout à coup assis sur la glace, encore ahuri par son brusque réveil. Il n’avait rien compris à cette alerte, avant de voir un petit chien, bas sur pattes, qui se sauvait à travers la glace, une oie dans la gueule.
Le gamin se précipita sur ses traces afin de reprendre l’oie au méchant chien. Il entendit bien que le grand jars criait derrière lui: «Prends garde, Poucet! Prends garde!» Mais Nils ne voyait pas pourquoi il devait avoir peur d’un aussi petit chien, et il continua à le poursuivre.
L’oie sauvage que Smirre emportait entendit le bruit des sabots de bois contre la glace, et elle n’osa en croire ses oreilles: «Est-ce que ce gamin penserait pouvoir m’arracher au renard?» se dit-elle. Et quoiqu’elle fût en bien mauvaise posture, elle ne put retenir un petit gloussement tout au fond de sa gorge, qui ressemblait à un rire.
—D’abord il va tomber dans une crevasse, pensa-t-elle.
34
Mais malgré l’obscurité de la nuit, le gamin distinguait très bien les fentes et les trous, et il les évitait. Il avait maintenant des yeux de tomte qui voient dans les ténèbres.
Smirre le renard quitta la glace à l’endroit où elle touchait la terre et se préparait à escalader la pente de la rive, lorsque le gamin lui cria: «Veux-tu bien lâcher l’oie, canaille!» Smirre, ignorant qui l’interpellait, ne se donna même pas le temps de regarder en arrière, mais courut plus vite.
Il entra dans une forêt de grands hêtres magnifiques, suivi du gamin qui ne se rendait toujours pas compte du danger. Nils songeait à la réception dédaigneuse que les oies lui avaient faite la veille au soir; il brûlait du désir de leur montrer qu’un homme est quelque chose de plus que les autres créatures.
Il cria plusieurs fois au chien de lâcher l’oie: «A-t-on jamais vu un chien aussi effronté, qui n’a pas honte de voler une grosse oie, hurlait-il; veux-tu bien la lâcher, sinon tu seras rossé d’importance! Lâche-la, ou je dirai à ton maître ce que tu as fait.»
Lorsque Smirre se vit prendre pour un chien qui a peur des coups, cette idée lui parut si drôle qu’il manqua laisser échapper l’oie. Smirre était un brigand redouté, qui ne se contentait pas de chasser des rats et des taupes dans les champs, mais qui se hasardait jusque dans les fermes pour y voler les poules et les oies. Il était la terreur de toute la contrée. Depuis qu’il était tout petit, il n’avait rien entendu de plus drôle.
Le gamin courait si vite que les gros troncs des hêtres semblaient se précipiter à sa rencontre; il 35 gagnait sur le renard. Enfin, il fut assez près de lui pour l’attraper par la queue. «Je te prendrai pourtant l’oie», cria-t-il, en tirant de toutes ses forces. Mais il était incapable d’arrêter Smirre. Celui-ci l’entraîna si rapidement que les feuilles sèches tourbillonnaient autour d’eux.
Smirre s’était enfin rendu compte que son agresseur était inoffensif. Il s’arrêta, déposa l’oie par terre, la maintint de ses deux pattes de devant, et se prépara à lui couper la gorge; mais il ne résista pas à la tentation de taquiner d’abord un peu le gamin. «Cours vite te plaindre au maître, car je vais tuer l’oie», dit-il.
Quelle ne fut pas la stupéfaction de Nils quand il vit le nez pointu, et entendit la voix enrouée et rageuse de ce drôle de chien. Mais en même temps il fut si furieux d’être raillé par le renard qu’il en oublia d’avoir peur. Il s’accrocha plus fort à la queue de son ennemi, s’arc-bouta contre une racine de hêtre, et au moment même où le renard ouvrait la gueule sur la gorge de l’oie, le gamin tira brusquement de toutes ses forces. Smirre fut si surpris qu’il se laissa traîner quelques pas en arrière, et l’oie sauvage se trouva libre. Lourdement, elle s’envola; l’une de ses ailes était blessée et presque hors de service. En outre, elle était comme une aveugle dans les ténèbres de la forêt, et ne put nullement aider le gamin. Elle chercha une ouverture dans le toit des branchages et vola vers le lac.
Smirre fit un bond pour attraper le gamin. «Si l’un m’échappe, j’aurai toujours l’autre», dit-il, et sa voix tremblait de colère.—«Tu crois? eh bien, tu te trompes», fit le gamin, tout ragaillardi de son succès. Il ne lâcha pas la queue du renard.
36
Ce fut une danse folle sous le bois dans les tourbillons de feuilles sèches. Smirre tournait, en rond, sa queue tournait aussi, et le gamin s’y accrochait.
D’abord Nils ne fît que rire, et se moquer du renard, mais Smirre avait la persistance tenace d’un vieux chasseur, et le gamin commença à craindre que l’aventure ne tournât mal pour lui.
Tout à coup il aperçut un jeune hêtre qui avait poussé, mince comme une gaule, pour arriver à l’air libre au-dessus des branches que les vieux hêtres étendaient sur lui. Il lâcha subitement la queue du renard et se mit à grimper le long du petit hêtre.
Dans son ardeur Smirre ne s’en aperçut pas tout de suite, mais continua un moment encore à danser en rond. «Tu as assez dansé, tu sais», lui cria le gamin.
Smirre, qui ne pouvait supporter la honte de s’être laissé berner par un petit bonhomme de rien du tout, se coucha alors au pied de l’arbre pour attendre.
Le gamin était mal à l’aise, à cheval sur une faible petite branche. Le jeune hêtre n’arrivait pas à la hauteur du toit de branches formé par les grands hêtres. Nils ne pouvait donc pas se hisser jusqu’à un autre arbre, ni descendre à terre. Il fut bientôt si transi de froid qu’il avait du mal à se maintenir; il dut aussi lutter contre le sommeil, n’osant s’endormir par crainte de tomber.
La forêt était terriblement sinistre à cette heure de la nuit. Jamais auparavant il ne s’était bien rendu compte de ce que c’est que la nuit. Le monde entier semblait engourdi pour toujours.
Enfin l’aube vint. Le gamin vit avec bonheur que tout reprenait son aspect ordinaire, bien que le froid se fît encore plus piquant.
37
Lorsque le soleil se leva, il n’était pas jaune, mais rouge. On l’eût dit rouge de colère, et le gamin se demandait quelle était la raison de cette colère. Etait-ce parce que la nuit, en son absence, avait rendu la terre si sombre et si froide?
Les rayons du soleil jaillissaient en grandes gerbes, courant partout pour s’assurer des méfaits de la nuit, et toutes les choses rougissaient comme si elles avaient la conscience mal à l’aise: les nuages au ciel, les troncs soyeux des hêtres, les fins rameaux enchevêtrés de la forêt, le givre qui couvrait la couche de feuilles par terre, tout s’embrasait d’une vive rougeur.
Toujours plus nombreuses, les gerbes de rayons parcouraient l’espace; bientôt il ne resta plus rien de la terreur de la nuit. L’engourdissement avait cessé, et il sortit de partout un nombre étonnant d’êtres vivants. Le pivert noir à calotte rouge se mit à frapper du bec contre un tronc d’arbre; l’écureuil sortit de son nid en emportant une noisette, et s’installa sur une branche pour la décortiquer. Le sansonnet survint, une racine dans son bec, et le pinson chanta au sommet d’un arbre.
Le gamin comprit que le soleil avait dit à tous ces petits êtres: «Éveillez-vous! et sortez de vos demeures! Je suis là. Vous n’avez plus rien à craindre.»
On entendit du côté du lac les cris des oies qui se mettaient en rang pour s’envoler. Quelques moments après, les quatorze oies passèrent au-dessus de la forêt. Nils essaya de les appeler, mais elles volaient trop haut: sa voix ne parvint pas jusqu’à elles. Elles croyaient sans doute que le renard avait fini par le manger. Elles ne le cherchaient même pas.
38
Le gamin aurait voulu pleurer d’angoisse, mais le soleil rayonnait maintenant dans le ciel; jaune comme l’or, et joyeux, il semblait donner du cœur à toute la création. «Comprends bien, Nils Holgersson, disait-il, que tu n’as ni à t’affliger ni à t’inquiéter, tant que je suis là.»
LE JEU DES OIES
Lundi, 24 mars.
Rien n’arriva plus dans la forêt pendant le temps qu’il faut à peu près à une oie pour déjeuner, mais vers la fin de la matinée, une oie sauvage solitaire passa, volant sous l’épais toit des branches. Elle semblait chercher lentement son chemin entre les troncs et les ramées, et avançait très lentement. Dès que Smirre l’aperçut, il quitta sa place sous le jeune hêtre, et se glissa vers elle. L’oie n’évita pas le renard, mais vola tout près de lui. Smirre fit un bond pour l’atteindre, mais la manqua, et l’oie continua son chemin vers le lac.
Peu de moments après, une nouvelle oie apparut. Elle suivit le même chemin que la première, volant encore plus bas, et plus lentement. Elle aussi passa tout près de Smirre le renard, et il fit un grand bond après elle: ses oreilles effleurèrent presque les pattes de l’oie, mais elle poursuivit son chemin vers le lac, silencieuse comme une ombre.
Un moment encore passa et voilà de nouveau une oie sauvage; volant plus bas et plus lentement, elle semblait éprouver plus de peine à trouver son chemin 39 entre les troncs des bouleaux. Smirre bondit: un doigt plus haut, il l’attrapait. Cette fois encore l’oie se sauva vers le lac.
Elle avait à peine disparu qu’une quatrième oie se montra. Elle volait si lentement et si bas que Smirre pensait bien pouvoir s’en emparer sans difficulté s’il avait voulu; toutefois il eut peur d’échouer encore une fois et résolut de la laisser passer. Elle prit le même chemin que les autres, puis, arrivée juste au-dessus de Smirre, descendit si bas qu’il ne résista pas à la tentation de sauter après elle. Il arriva assez haut pour l’effleurer de la patte, mais elle se jeta brusquement de côté et se sauva.
Smirre n’avait pas eu le temps de souffler que trois oies survenaient, volant sur une ligne. Elles firent comme les autres, et Smirre bondit éperdument.
Puis ce furent cinq oies qui apparurent. Elles volaient mieux que les autres, et bien qu’elles semblassent vouloir tenter Smirre, il les laissa passer sans essayer de les attraper.
Un assez long moment s’écoula; une oie seule apparut. C’était la treizième. Elle était si vieille, celle-là, qu’elle était uniformément grise, sans une seule strie foncée. Elle paraissait ne pas pouvoir se bien servir de l’une de ses ailes, et elle volait piteusement, tout de travers. Parfois elle effleurait presque le sol. Smirre ne se contenta pas de bondir après elle; il la poursuivit en courant et en sautant jusque vers le lac, mais cette fois encore ses efforts furent vains.
Lorsque la quatorzième oie arriva, ce fut un joli spectacle. Elle était toute blanche; on aurait dit qu’une éclaircie courait dans la sombre forêt lorsqu’elle 40 agitait ses grandes ailes. En la voyant, Smirre fit appel à toutes ses forces et sauta, mais l’oie blanche s’échappa saine et sauve comme les autres.
Il y eut un moment de tranquillité sous les hêtres.
Smirre se rappela soudain son prisonnier et leva les yeux vers l’arbre. Le petit Poucet n’y était plus, comme on peut bien s’y attendre.
Smirre ne put réfléchir longtemps à sa perte, car la première oie revenait du côté du lac, volant lentement sous le feuillage. Malgré sa récente malchance, Smirre fut content de la voir revenir et se jeta à sa poursuite; il n’avait pas assez calculé son élan; il la manqua.
Après cette oie il en vint encore une, puis une troisième, une quatrième, une cinquième, jusqu’à ce que la série s’achevât avec la vieille oie gris d’acier et la grande oie blanche. Toutes arrivaient très lentement et très bas; au moment de passer au-dessus de Smirre, elles s’abaissaient encore, comme pour l’inviter à sauter. Et Smirre sautait, il faisait des bonds et se lançait à leur poursuite, mais il ne réussit pas à en attraper une seule.
C’était la plus mauvaise journée que Smirre eût jamais vécue. Les oies sauvages passaient toujours au-dessus de lui: elles allaient et venaient, et repassaient encore. Ainsi de magnifiques bêtes qui avaient grandi et s’étaient engraissées dans les champs et les landes d’Allemagne, traversèrent toute la journée la forêt sous les branches, l’effleurant souvent, sans qu’il pût les attraper pour calmer sa faim.
L’hiver était à peine fini, et Smirre se souvenait 41 de jours et de nuits où il avait rôdé oisif sans apercevoir le moindre gibier, les oiseaux de passage étant partis, les rats se cachant sous la terre gelée, les poules encore enfermées. Mais la famine de l’hiver n’était rien en comparaison des déceptions de cette journée.
Smirre n’était plus un jeune renard, il avait eu maintes fois les chiens à ses trousses et avait entendu les balles siffler à ses oreilles. Il était demeuré tapi, au fond d’un terrier pendant que les bassets rampaient dans les couloirs souterrains, bien près de le trouver. Mais l’angoisse qui l’avait étreint pendant la chasse harcelante n’était pas comparable à ce qu’il ressentait maintenant après chaque bond manqué.
Le matin, lorsque le jeu avait commencé, Smirre le renard était si beau que les oies en avaient été comme éblouies. Smirre aimait la splendeur: sa fourrure était d’un rouge ardent; sa poitrine était blanche, son museau noir et sa queue opulente comme une plume d’autruche. Mais le soir de ce même jour, la fourrure de Smirre pendait en touffes enchevêtrées, il était baigné de sueur, ses yeux avaient perdu tout éclat, et sa langue sortait de sa gueule haletante d’où coulait de l’écume.
L’après-midi Smirre fut si las qu’il eut comme du délire. Il ne voyait partout que des oies en plein vol. Il bondit vers des taches de soleil qu’il découvrit par terre et vers un pauvre papillon éclos trop tôt de sa chrysalide.
Pourtant les oies sauvages ne se lassaient pas de voler par la forêt et de tourmenter Smirre. Elles n’eurent aucune pitié, bien que Smirre fût anéanti, tremblant, fou. Elles continuaient encore bien qu’elles 42 comprissent que Smirre les voyait à peine, bondissant après leurs ombres.
Ce n’est que lorsque Smirre se fut affaissé sur un tas de feuilles sèches, impuissant et inerte, prêt à rendre l’âme, qu’elles cessèrent le jeu.
«Tu sauras dorénavant, renard, ce qu’il en coûte d’attaquer Akka de Kebnekaïse», crièrent-elles à son oreille, en le laissant enfin.
43
DANS LA FERME
Jeudi 24 mars.
Pendant les mêmes journées précisément il se passa en Scanie un événement qui fut très discuté, occupa même les journaux, et que beaucoup de gens qualifièrent de conte, faute de pouvoir en donner une explication.
Voici l’histoire: une femelle d’écureuil avait été prise dans un taillis de coudriers sur les rives du Vombsjö; on l’avait portée dans une ferme voisine. Jeunes et vieux, tout le monde dans la ferme se réjouissait de regarder la petite bête, si jolie avec sa belle queue, ses yeux intelligents et curieux, et ses mignonnes petites pattes. On comptait se distraire tout l’été de ses mouvements agiles, de sa façon leste et rapide de décortiquer les noisettes et de ses jeux joyeux. On l’installa dans une vieille cage à écureuil, composée 44 d’une petite maison peinte en vert et d’une roue en fil de fer. La petite maison, qui avait portes et fenêtres, servirait de salle à manger et de chambre à coucher; on y arrangea une couchette de feuilles et on y mit un bol de lait et une poignée de noisettes. La roue devait être la salle de jeu où la petite bête pourrait courir et grimper.
Les gens de la ferme trouvaient qu’ils avaient arrangé tout très bien pour l’écureuil et s’étonnèrent que son habitation ne parût guère lui plaire. Elle restait triste et revêche dans un coin de la chambrette: de temps en temps elle faisait entendre un cri de douleur aigu. Elle ne toucha pas à la nourriture. «C’est parce qu’elle a peur, disaient les gens; demain, lorsqu’elle se sentira chez elle, elle mangera et jouera.»
Or, à ce moment, les femmes de la maison besognaient aux préparatifs d’un banquet, et le jour où l’on captura l’écureuil, on cuisait du pain. Soit qu’une malchance eût retardé le travail en empêchant la pâte de lever, soit qu’on eût été nonchalant, on dut veiller bien avant dans la nuit.
Dans la cuisine régnait une activité fiévreuse, et l’on ne prenait certes pas le temps de songer à l’écureuil. Mais il y avait à la maison une vieille grand’mère, trop âgée pour aider à la cuisson du pain. Elle s’en rendait parfaitement compte, mais elle ne pouvait accepter l’idée d’être mise de côté.
Trop triste pour aller se coucher, elle s’était assise à la fenêtre et regardait dehors. A cause de la chaleur, la porte de la cuisine était restée ouverte; la lumière qui sortait de cette porte éclairait toute la cour. C’était une cour entourée de constructions des quatre côtés, et la maison d’en face était si bien 45 illuminée que la vieille femme pouvait distinguer les trous et les crevasses dans le mur en torchis.
Elle voyait aussi la cage de l’écureuil, suspendue juste à l’endroit le plus éclairé.
Elle observa que l’écureuil courait toute la nuit sans repos de la petite maison à la roue, de la roue à la petite maison. Elle pensa que l’animal était en proie à une étrange inquiétude, mais elle supposait que c’était la forte lumière qui l’empêchait de dormir.
Entre l’étable et l’écurie se trouvait un large passage couvert qui menait à la porte cochère. Ce passage était situé de façon qu’il était éclairé lui aussi. Assez avant dans la nuit, la vieille grand’mère vit tout à coup sortir à pas prudents de dessous la voûte un petit homme pas plus haut qu’un revers de main. Il était en sabots et en culottes de cuir comme un ouvrier. La vieille grand’mère comprit tout de suite que c’était le tomte et elle n’eut pas peur. Elle avait toujours entendu dire qu’il demeurait par là et elle savait que le tomte portait bonheur partout où il passait.
Dès que le tomte fut entré dans la cour, il courut à la cage de l’écureuil. Ne pouvant y atteindre, il alla chercher une gaule qu’il plaça contre la cage et le long de laquelle il grimpa ensuite comme un marin le long d’une corde. Il secoua la porte de la petite maison verte, mais la vieille grand’mère était bien tranquille; elle savait que les enfants y avaient mis un cadenas de crainte que les enfants du voisin ne vinssent voler leur écureuil.
Le tomte ne pouvant ouvrir la porte, la vieille femme vit l’écureuil sortir dans la roue. Là tous deux eurent un long conciliabule, puis le tomte se 46 laissa glisser à terre le long de la gaule, et disparut par la porte.
La vieille femme pensait ne plus le revoir cette nuit-là; elle resta cependant près de la fenêtre. Au bout d’un instant elle le vit revenir. Il était si pressé que ses pieds ne semblaient pas toucher le sol; il courut à la cage. La vieille femme le vit nettement de ses yeux de presbyte. Elle s’aperçut même qu’il tenait quelque chose dans ses mains, mais sans pouvoir distinguer ce que c’était. Il posa sur le pavé ce qu’il tenait dans sa main gauche et porta jusqu’à la cage ce qu’il avait dans la droite. Il heurta de son sabot la petite fenêtre, la brisa, et tendit ce qu’il tenait à l’écureuil. Puis il redescendit, prit ce qu’il avait posé sur le sol et regrimpa à la cage. Aussitôt après il s’enfuit, si vite que la vieille put à peine le suivre des yeux.
Ce fut alors la vieille grand’mère qui ne put rester tranquille dans la maison; tout doucement elle gagna la porte, et se cacha dans l’ombre de la pompe pour guetter le tomte. Un autre être l’avait aussi aperçu, et était intrigué. C’était le chat. Il se glissa doucement jusqu’au mur et s’arrêta un peu avant le rayon lumineux. Ils attendirent longtemps dans la froide nuit de mars. La vieille pensait à rentrer quand elle entendit du bruit sur le pavé, et vit que le petit tomte revenait en trottinant. Comme précédemment il avait les deux mains chargées, et ce qu’il portait piaillait et s’agitait. La vieille comprit qu’il avait été chercher les petits de l’écureuil dans le bois de coudriers, et qu’il les lui rapportait pour les empêcher de mourir de faim.
Elle demeurait immobile pour ne pas l’effrayer et il ne semblait pas que le tomte l’eût aperçue. Il allait 47 poser l’un des petits sur le sol pour s’élancer avec l’autre vers la cage, quand il vit briller tout près de lui les yeux verts du chat. Il demeura immobile, déconcerté, un petit dans chaque main, puis il se retourna, regarda de tous côtés et aperçut la vieille grand’mère. Il n’hésita pas longtemps, courut à elle et lui tendit l’un des petits.
La vieille grand’mère ne voulait pas se montrer indigne de cette confiance. Elle s’inclina, prit le petit écureuil, et le garda jusqu’à ce que le tomte eût porté l’autre à la cage et vînt chercher celui qu’il lui avait remis.
Le lendemain matin, quand les gens de la ferme s’assemblèrent pour le déjeuner, la vieille ne put s’empêcher de raconter ce qu’elle avait vu dans la nuit. Tous se moquèrent d’elle naturellement et prétendirent qu’elle avait rêvé. Il n’y avait pas de petits écureuils à cette époque de l’année.
Mais elle était sûre de ce qu’elle disait, et les pria d’aller regarder dans la cage. Ils le firent. Il y avait là sur le lit de feuillage quatre petits à demi-nus et demi-aveugles qui avaient au moins deux ou trois jours.
Quand le patron de la ferme les vit, il dit: «Quoi qu’il en soit, une chose est certaine: nous devrions avoir honte.» Puis il tira de la cage l’écureuil et les petits, et les remit dans le tablier de la vieille grand’mère. «Emporte-les au bois de coudriers, dit-il, et rends-leur la liberté.»
Tel est l’événement dont on parla tant jusque dans les journaux, et que beaucoup refusèrent de croire parce qu’ils ne pouvaient l’expliquer.
48
DANS LE PARC D’ŒVEDSKLOSTER
Pendant toute la journée que les oies passèrent à se jouer du renard, Nils dormit dans un nid d’écureuil abandonné. Quand il s’éveilla vers le soir, il était très inquiet. «Je vais être renvoyé à la maison et ne pourrai éviter de me montrer à père et à mère», pensait-il. Mais quand il alla retrouver les oies qui se baignaient dans le Vombsjö, aucune ne lui parla du retour. «Elles pensent peut-être que le blanc est trop fatigué pour me ramener ce soir», songea-t-il.
Le lendemain matin les oies étaient éveillées à la première aube, longtemps avant le lever du soleil.
Nils crut qu’on allait sûrement le renvoyer, mais chose étrange, lui et le jars blanc purent suivre les oies sauvages dans leur promenade du matin.
Il ne comprenait pas la cause de ce retard; il se dit que les oies sauvages ne voulaient pas le renvoyer avant qu’il se fût bien rassasié. Quoi qu’il en soit, il se réjouissait de chaque instant qui lui était accordé avant de retrouver ses parents.
Les oies sauvages passèrent au-dessus du domaine d’Œvedskloster, situé avec son parc magnifique à l’est du lac. C’était un beau domaine avec un grand château, une belle cour d’honneur, pavée, entourée de murailles et de pavillons, un vieux jardin aux charmilles taillées, aux allées couvertes, pourvu de pièces d’eau, de fontaines, de grands arbres, de pelouses rectilignes, et dont les bordures s’ornaient des fleurs du printemps.
Quand les oies passèrent à une heure matinale au-dessus 49 du domaine, personne n’était encore levé. Après s’en être bien assurées, elles s’abaissèrent vers la niche du chien, et crièrent: «Comment s’appelle cette petite cabane? Comment s’appelle cette petite cabane?»
Le chien de garde se précipita aussitôt hors de sa niche, furieux, aboyant vers le ciel. «Vous appelez ceci une cabane, misérables vagabondes? Vous ne voyez pas que c’est un haut château de pierre? Vous ne voyez pas ces belles murailles, toutes ces fenêtres, et ces grandes portes, et cette splendide terrasse, oua, oua, oua? Vous appelez ça une cabane? Vous ne voyez pas le jardin, les serres, les statues de marbre? Vous appelez ça une cabane? Depuis quand les cabanes ont-elles un parc, avec des futaies de hêtres et des taillis de coudriers, et des bouquets de chênes, et des prés verts, et des landes couvertes de pins où pullulent les chevreuils, oua, oua, oua! Vous appelez ceci une cabane, vous? A-t-on vu des cabanes entourées de tant de communs qu’on dirait un village? Vous avez vu des cabanes possédant leur propre église et leur presbytère, régnant sur des domaines et des fermes et des métairies et des maisons de journaliers, oua, oua, oua? Vous appelez cela une cabane? Cette cabane possède les plus grandes terres de toute la Scanie. Misérables mendiantes! D’où vous êtes, vous ne pouvez voir un seul lopin qui n’obéisse à cette cabane, oua, oua, oua!»
Le chien cria tout cela sans s’arrêter ni reprendre haleine, et les oies planaient sur la cour attendant qu’il fût forcé de s’interrompre. Alors elles crièrent: «De quoi te fâches-tu? Nous ne parlions pas du château, nous parlions de ta niche.»
En entendant cette plaisanterie, le gamin rit d’abord 50 de tout son cœur, puis une pensée s’empara de lui, qui le rendit grave. «Songe donc combien tu en entendrais, de ces plaisanteries, si on te laissait venir jusqu’en Laponie. Dans l’état où tu es, un pareil voyage serait ce qu’il peut t’arriver de plus heureux.»
Les oies sauvages poursuivirent leur vol et descendirent sur un des vastes champs à l’est du château pour y paître des racines d’herbe, ce qui les occupa des heures durant. Pendant ce temps le gamin s’enfonça dans le grand parc à côté, y chercha une coudraie, et se mit en quête de noisettes oubliées. Mais la pensée du voyage lui revenait toujours. Il se figurait tous les plaisirs qu’il aurait en suivant les oies. Certes il souffrirait quelquefois de la faim et du froid, mais en revanche il n’aurait ni à travailler ni à étudier.
Tandis qu’il errait dans le parc, la vieille oie-guide vint lui demander s’il avait trouvé de quoi manger. Non, il n’avait rien trouvé. Alors elle se mit à l’aider. Elle non plus ne put découvrir de noisettes, mais elle avisa quelques fruits d’églantier. Le gamin les mangea de bon appétit, tout en se demandant ce que sa mère dirait si elle savait qu’il vivait de poisson cru et de baies gelées.
Quand les oies eurent enfin assez mangé, elles se rapprochèrent de nouveau du lac et s’amusèrent à jouer jusque vers midi. Les oies sauvages invitaient le jars domestique à lutter avec elles: c’étaient des concours de vol, de nage et de courses à pied. Le grand jars avait beau faire tous ses efforts, les oies sauvages, agiles, le battaient toujours. Le gamin demeurait tout le temps assis sur le dos du jars et l’encourageait, s’amusant autant que les autres. 51 C’étaient des cris et des rires et des caquetements: il était étonnant que les gens du château ne les entendissent pas.
Lorsque les oies sauvages eurent assez joué, elles s’envolèrent sur le lac, et se posèrent sur la glace pour se reposer pendant une couple d’heures. L’après-midi passa comme la matinée: d’abord les oies paissaient deux ou trois heures, puis elles se baignaient et jouaient dans l’eau au bord du banc de glace jusqu’au coucher du soleil; enfin elles s’endormirent.
«C’est juste la vie qu’il me faudrait, dit Nils, au moment de se glisser sous l’aile du jars. Mais demain on va me renvoyer.»
Avant de s’endormir il passa encore en revue tous les avantages qu’il y aurait à suivre les oies. Il ne serait plus grondé pour avoir été paresseux; il pourrait flâner et ne rien faire toute la journée durant; son seul souci serait de trouver à manger. Mais comme il avait besoin de si peu maintenant, cela ne serait pas très difficile.
Le lendemain, mercredi, il s’attendait toujours à être renvoyé, mais ce jour-là encore les oies ne parlèrent de rien. La journée se passa comme la veille; la vie sauvage lui plaisait de plus en plus. Il lui semblait qu’il avait la grande forêt d’Œvedskloster à lui tout seul; il n’avait aucun désir de retrouver sa petite maison étroite et les petits carrés de champs de son pays.
Il commença à espérer que les oies le garderaient parmi elles; mais le jeudi il perdit de nouveau cet espoir.
Ce jour-là commença comme tous les autres. Les oies paissaient dans les vastes champs, et le gamin explorait la forêt en quête de nourriture. Au bout 52 d’un moment Akka vint s’informer s’il avait trouvé quelque chose à manger, et lorsqu’elle sut qu’il n’avait rien découvert, elle lui présenta une tige de cumin qui avait gardé toutes ses graines.
Lorsqu’il eut mangé, Akka lui dit qu’il courait trop hardiment dans la forêt. Savait-il combien il avait d’ennemis, lui qui était si petit? Non; n’est-ce pas? Et Akka se mit à les lui énumérer.
En se promenant dans le parc, il devait d’abord se garder du renard et de la martre; sur la rive il devait songer aux loutres; perché sur les murs de pierre, il ne fallait pas oublier la belette qui passe par le moindre trou; et s’il voulait se coucher sur un tas d’herbe, il ferait bien d’examiner d’abord si quelque vipère n’y dormait pas son sommeil d’hiver. Dès qu’il sortait dans les champs découverts, il devait épier les éperviers et les buses, les aigles et les faucons qui nageaient dans l’air. Dans les fourrés de coudriers, il risquait d’être pris par l’émouchet; les pies et les corbeaux se trouvaient partout, et il ferait bien de ne pas se fier à eux; dès que l’obscurité tombait, il devait ouvrir toutes grandes les oreilles pour tâcher de deviner les gros hiboux et les chouettes au vol si silencieux que tout près d’eux il ne les entendrait pas.
En entendant parler de tant d’êtres qui en voulaient à sa vie, il parut à Nils impossible de leur échapper. Ce n’était pas tant l’idée de mourir qui lui faisait peur, mais celle d’être mangé; aussi demanda-t-il à Akka ce qu’il fallait faire pour se protéger.
Akka lui conseilla de se mettre bien avec les petits animaux des bois et des champs, avec le peuple des écureuils et le peuple des lièvres, avec les passereaux et les mésanges et les piverts et les 53 alouettes. S’il devenait leur ami, ils pourraient l’avertir des dangers, lui procurer des cachettes, et même au besoin se coaliser pour le défendre.
Mais dans l’après-midi, lorsque le gamin, voulant profiter du conseil, s’adressa à Sirle, l’écureuil, pour lui demander sa protection, celui-ci refusa de l’aider. «N’attends jamais rien ni de moi ni des autres petits animaux, dit Sirle. Crois-tu donc que je ne sais pas que tu es Nils le gardeur d’oies? L’année dernière tu détruisais les nids des hirondelles, tu écrasais les œufs des sansonnets, tu dénichais les petits corbeaux et les jetais dans la mare, tu prenais des merles au piège et mettais des écureuils en cage. Aide-toi toi-même, et sois content si nous ne nous unissons pas contre toi pour te chasser d’ici et te faire retourner parmi les tiens.»
C’était une de ces réponses que le gamin n’aurait pas laissé passer impunie autrefois, lorsqu’il était encore Nils le gardeur d’oies, mais maintenant il avait grand’peur que les oies sauvages n’apprissent combien il avait été méchant. Dans sa crainte d’être renvoyé, il n’avait pas osé faire la moindre niche depuis qu’il était dans leur compagnie. Il est vrai qu’il n’était pas en état de faire grand mal, étant si petit, mais il aurait pourtant bien pu détruire quelques œufs d’oiseaux s’il en avait eu envie. Non, il avait été très sage, il n’avait même pas arraché une plume aux ailes des oies, il n’avait pas fait une seule réponse impolie, et chaque matin, en disant bonjour à Akka, il avait ôté son béret.
Tout le jeudi il réfléchit à ce qu’il pourrait bien faire pour décider les oies à l’emmener en Laponie. Le soir, apprenant que la femme de Sirle avait été ravie, et que ses enfants étaient sur le point de 54 mourir de faim, il résolut de leur venir en aide. Nous avons déjà raconté comment il y réussit.
Le vendredi, en entrant dans le parc, il entendit les pinsons chanter partout dans les ronces et raconter comment la femme de Sirle avait été emportée par de cruels ravisseurs, et comment Nils le gardeur d’oies s’était risqué parmi les hommes et lui avait porté les petits écureuils.
«Qui est maintenant aussi fêté dans le parc d’Œvedskloster, chantaient les pinsons, que le petit Poucet, celui que tous redoutaient jadis lorsqu’il était Nils le gardeur d’oies? Sirle, l’écureuil, lui donnera des noisettes, les pauvres lièvres joueront avec lui, les chevreuils le prendront sur leur dos et s’enfuiront avec lui lorsque Smirre le renard s’approchera, les mésanges l’avertiront de la venue de l’épervier, les passereaux et les alouettes chanteront ses louanges.»
Le gamin en était sûr, Akka et les autres oies sauvages entendaient le chant des pinsons, mais tout le vendredi se passa sans qu’elles lui parlassent de le garder parmi elles.
Jusqu’au samedi les oies purent paître dans les champs autour d’Œvedskloster sans être dérangées par Smirre le renard. Mais le samedi matin, lorsqu’elles se rendirent aux champs, il les guetta et les poursuivit de champ en champ sans leur laisser le temps de manger. Quand Akka comprit qu’il ne les laisserait pas tranquilles, elle prit une décision rapide, s’éleva en l’air avec toute sa bande, et la conduisit à plusieurs lieues par-dessus les landes de Färs et les maigres collines du plateau de Linderöd. Les oies ne s’arrêtèrent que dans les environs de Vittskövle, près de la Baltique...
55
Ce fut de nouveau dimanche. Toute une semaine s’était écoulée depuis que Nils avait été transformé en tomte, et il restait toujours aussi petit.
Il n’avait d’ailleurs pas l’air de s’en inquiéter; l’après-midi, il s’installa dans un grand saule touffu au bord de l’eau, et s’amusa à jouer du chalumeau. Tout autour de lui étaient venus se poser des mésanges, des pinsons, des sansonnets, autant que le buisson pouvait en porter, et les oiseaux chantaient et sifflaient des airs qu’il essaya de jouer. Mais il n’était pas très fort dans cet art. Il jouait si faux que les plumes se hérissaient sur tous ses petits maîtres, et qu’ils criaient et battaient des ailes de désespoir. Le gamin s’amusait tant de leur zèle qu’il laissa tomber son chalumeau.
Puis il recommença pour jouer aussi mal; tous les petits oiseaux se plaignirent: «Aujourd’hui tu joues plus mal que jamais, Poucet. Tu ne rends pas ma note pure. Où sont donc tes pensées, Poucet?»
«Elles sont ailleurs», répondit le gamin, et c’était vrai. Il était toujours à se demander combien de temps les oies le garderaient parmi elles.
Tout à coup il jeta son chalumeau et sauta à terre. Il venait d’apercevoir Akka et les autres oies qui venaient vers lui en une longue file. Elles avançaient lentement et solennellement; il crut comprendre tout de suite qu’elles allaient enfin lui dire ce qu’elles avaient décidé à son sujet.
Lorsqu’elles se furent arrêtées, Akka prononça: «Tu as le droit de t’étonner de ma conduite, Poucet: je ne t’ai pas remercié de m’avoir sauvée de Smirre le renard. Mais je suis de celles qui préfèrent remercier par des actes et non par des paroles. Et voici, Poucet, que je crois t’avoir à mon tour 56 rendu un service. J’ai envoyé un message au tomte qui t’a ensorcelé. D’abord il n’a pas voulu entendre parler de te rendre ta première forme, mais je lui ai envoyé message sur message pour lui dire comme tu t’es bien conduit parmi nous. Il te fait enfin savoir qu’il te laissera redevenir homme, dès que tu retourneras chez toi.»
Autant le gamin s’était réjoui lorsque l’oie sauvage avait commencé à parler, autant il fut affligé lorsqu’elle se tut; il ne dit pas un mot, se détourna et se mit à pleurer.
—Qu’est-ce que cela signifie? dit Akka. On dirait que tu attendais de moi plus que je ne t’offre?
Nils qui pensait aux jours insoucieux et aux gaies plaisanteries, aux aventures et à la liberté, et aux voyages au-dessus de la terre auxquels il fallait renoncer, hurlait littéralement de chagrin. «Je ne veux pas redevenir homme, dit-il. Je veux aller avec vous en Laponie.—Écoute bien, dit Akka, je vais te dire une chose. Le tomte est si irascible, que j’ai peur, si tu n’acceptes pas maintenant son offre, qu’il ne te soit difficile de le fléchir une autre fois.»
Chose étrange, de toute sa vie ce gamin n’avait jamais aimé personne: il n’avait jamais aimé son père, ni sa mère, ni le maître d’école, ni ses camarades de classe, ni les gamins des fermes voisines. Tout ce qu’on avait voulu lui faire faire, qu’il s’agît de jeu ou de travail, lui avait paru ennuyeux. Aussi personne ne lui manquait et il ne regrettait personne.
Les seuls êtres avec lesquels il avait pu s’entendre un peu, étaient Asa, la gardeuse d’oies, et le petit Mats, deux enfants qui, comme lui, menaient paître les oies dans les champs. Mais il ne les aimait pas vraiment, loin de là.
57
—Je ne veux pas redevenir homme, hurla le gamin, je veux vous suivre en Laponie. C’est pour cela que j’ai été sage toute une semaine.
—Je ne veux pas te refuser de nous suivre aussi loin que tu voudras, dit Akka, mais d’abord réfléchis bien pour savoir si tu ne préfères pas rentrer chez toi. Un jour peut venir où tu regretteras ta résolution.
—Non, dit le gamin, je ne regretterai rien. Je ne me suis jamais trouvé aussi bien qu’ici avec vous.
—Alors qu’il en soit comme tu le désires.
—Merci, répondit Nils. Il était si heureux qu’il pleura de joie comme auparavant il avait pleuré de chagrin.
58
LES RATS NOIRS ET LES RATS GRIS
Dans le sud-est de la Scanie, non loin de la mer, s’élève un vieux château, appelé Glimmingehus. Il se compose d’un seul corps de bâtiment en pierre, haut, grand et solide. On le voit à plusieurs milles dans la plaine. Il n’a pas plus de quatre étages, mais il est si énorme qu’une maison ordinaire, bâtie dans la cour, a l’air d’une maison de poupée.
Les murs extérieurs, les murs intérieurs et les voûtes de ce château sont si épais qu’à peine y a-t-il place dans l’intérieur pour autre chose. Les escaliers sont étroits, les vestibules petits et les salles peu nombreuses. Pour que les murs aient toute leur solidité, il n’y a qu’un petit nombre de fenêtres aux étages supérieurs; au rez-de-chaussée il n’y en a aucune, mais seulement d’étroites lucarnes. Au temps des vieilles guerres, les hommes étaient aussi contents de s’enfermer dans une telle construction solide 59 et imposante qu’ils le sont, de nos jours, d’endosser une pelisse en plein hiver. Mais quand vint le bon temps de la paix, ils ne voulurent plus vivre dans les salles de pierre sombres et froides du vieux château. Ils ont depuis longtemps abandonné le vaste Glimmingehus pour s’installer en des demeures pénétrables à la lumière et à l’air.
Au temps où Nils Holgersson errait çà et là avec les oies sauvages, il n’y avait donc aucun être humain à Glimmingehus, qui toutefois ne manquait pas d’habitants. Sur le toit un couple de cigognes occupait chaque été un large nid; dans le grenier vivaient deux chouettes; dans les couloirs secrets des murs étaient suspendues des chauves-souris; un vieux chat s’était installé dans l’âtre de la cuisine, et dans la cave il y avait quelques centaines de rats de la vieille espèce noire.
Les rats ne sont pas très estimés des autres animaux, mais les rats noirs de Glimmingehus faisaient exception. On en parlait toujours avec respect, car ils avaient fait preuve de beaucoup de bravoure dans les luttes avec leurs ennemis et d’une grande force de résistance après les malheurs qui avaient frappé leur peuple. Ils appartenaient à un peuple de rats qui avait été autrefois très nombreux et très puissant, mais qui, maintenant, se mourait. Pendant de longues années les rats noirs avaient possédé la Scanie et tout le pays. On les rencontrait dans toutes les caves, dans les greniers, les granges et les aires, les magasins de provision et les boulangeries, les étables et les écuries, les églises et les châteaux, les moulins et les distilleries, dans tous les bâtiments construits par les hommes; mais maintenant ils étaient chassés de partout et presque exterminés. 60 A peine çà et là, en des endroits isolés et déserts, en trouvait-on quelques-uns; à Glimmingehus ils étaient encore en assez grand nombre.
Lorsqu’un peuple d’animaux disparaît, ce sont en général les hommes qui en sont cause, mais tel n’était pas le cas. Les hommes avaient, certes, fait la guerre aux rats noirs; ils n’avaient pas pu leur nuire beaucoup. Ceux qui les avaient vaincus étaient un peuple de leur propre espèce, les rats gris.
Ces rats gris n’étaient point installés dans le pays depuis un temps immémorial comme les rats noirs. Ils descendaient de quelques pauvres colons qui, une centaine d’années plus tôt, avaient débarqué à Malmö d’un navire de Lübeck. C’étaient de pauvres misérables, affamés et sans foyer, qui vivotaient dans le port même, nageant entre les pilotis, sous les ponts, et se nourrissant de détritus qu’on jetait à l’eau. Ils ne se risquaient jamais dans la ville qu’occupaient les rats noirs.
Peu à peu cependant, leur nombre augmentant, ils étaient devenus plus hardis. Pour commencer, ils s’installèrent dans quelques vieilles maisons abandonnées que les rats noirs avaient délaissées. Ils cherchaient leur nourriture dans les ruisseaux et les balayures, et ramassaient tous les débris dont les rats noirs ne voulaient pas. Ils étaient endurants, contents de peu et intrépides; en peu d’années ils étaient devenus assez nombreux pour chasser les rats noirs de Malmö. Ils leur prenaient, pas à pas, les greniers, les caves et les magasins, en les forçant par la faim à se rendre, ou en les tuant, car ils ne craignaient pas la lutte.
Malmö pris, ils partirent par grands et petits groupes à la conquête du pays entier. Il est difficile 61 de comprendre pourquoi les rats noirs ne se réunirent pas afin d’exterminer dans une grande guerre les rats gris avant qu’ils ne fussent trop nombreux. Probablement les noirs se sentaient-ils si sûrs de leur domination qu’ils ne pouvaient croire à la possibilité d’en être dépouillés. Ils restaient tranquilles dans leurs domaines, et pendant ce temps les rats gris leur enlevaient ferme après ferme, hameau après hameau, ville après ville. Ils durent céder pas à pas, contraints par la faim, chassés, anéantis. En Scanie ils n’avaient pu garder qu’une seule place, Glimmingehus.
Le vieux château possédait des murs si sûrs, et un si petit nombre de passages les traversait que les rats noirs avaient réussi à en défendre l’accès. D’année en année, de nuit en nuit, la lutte avait duré entre défenseurs et assiégeants; les rats noirs faisaient bonne garde et se battaient avec le plus grand mépris de la mort; grâce au vieux château ils avaient été victorieux.
Il faut l’avouer, au temps de leur puissance, les rats noirs avaient été aussi détestés de toutes les autres créatures vivantes que les rats gris l’étaient maintenant, et avec raison. Ils s’étaient attaqué à de pauvres prisonniers enchaînés dans les cachots, ils avaient gloutonnement dévoré des cadavres, ils avaient volé le dernier navet dans la cave du pauvre, mordu les pieds des oies endormies, saccagé les nids des poules en ravissant les œufs et les poussins, bref ils avaient commis mille méfaits. Mais depuis qu’ils étaient tombés dans l’infortune, tout semblait oublié, et l’on ne pouvait pas ne pas admirer les derniers de la race qui avaient tenu bon, si longtemps, contre leurs ennemis.
62
Les rats gris, qui habitaient le domaine de Glimminge et le pays environnant, continuaient toujours la guerre, en guettant l’occasion de s’emparer du château. Il semblerait qu’ils eussent pu laisser tranquille dans Glimmingehus la petite tribu de rats noirs, maintenant qu’ils possédaient tout le reste du pays; mais telle n’était point leur idée. Ils disaient que c’était pour eux un point d’honneur de vaincre les rats noirs; ceux qui les connaissaient savaient bien que c’était simplement parce que les hommes employaient Glimmingehus comme magasin de céréales, que les rats gris étaient si impatients de s’en emparer.
LA CIGOGNE
Lundi, 28 mars.
Un matin de bonne heure les oies sauvages qui dormaient debout sur la glace du Vombsjö furent éveillées par des cris aigus qui venaient du ciel. «Trirope, trirope! criait-on. Trianute, la grue, salue Akka, l’oie sauvage, et sa bande. Elle lui fait savoir que c’est demain la grande danse des grues à Kullaberg.»
Akka tendit tout de suite le cou et répondit: «Salut et merci! Salut et merci!»
Les grues poursuivirent leur vol, mais les oies sauvages les entendirent longtemps encore appeler et annoncer au-dessus des champs et des bois: «Trianute envoie dire que c’est demain la grande danse des grues à Kullaberg.»
Les oies sauvages furent très contentes de ce message. 63 «Tu as de la chance, dirent-elles au grand jars blanc, de voir la grande danse des grues.—Est-ce donc si merveilleux de voir danser les grues? demanda-t-il.—C’est quelque chose que tu n’as pu même rêver, répondirent les oies.
—Il va falloir réfléchir à ce que nous pourrons faire de Poucet demain, pour qu’il ne lui arrive pas malheur pendant que nous irons à Kullaberg, dit Akka.—Poucet ne restera pas seul, répondit le jars. Si les grues ne permettent pas qu’il voie leur danse, je n’irai pas non plus.—Aucun être humain n’a encore assisté à l’assemblée des animaux à Kullaberg, dit Akka, et je n’oserais y amener Poucet. Mais nous en reparlerons plus tard. Il faut d’abord songer à avoir quelque chose à manger.
Akka donna le signal du départ. Cette fois encore elle mena paître son monde très loin à cause de Smirre le renard, et les oies ne s’abattirent que dans les prés marécageux au sud de Glimmingehus.
Nils passa toute la journée assis au bord d’un petit étang, s’amusant à jouer du chalumeau. Il était de mauvaise humeur parce qu’on ne voulait pas l’emmener voir la danse des grues, et il n’adressa pas la parole au jars ni aux autres oies.
Il était blessé de ce que Akka n’eût pas confiance en lui. Quand un garçon avait renoncé à devenir un homme pour voyager avec de pauvres oies sauvages, elles devaient bien comprendre qu’il n’avait pas envie de les trahir; lorsqu’il avait tout sacrifié pour les suivre, leur devoir était de lui montrer autant de choses curieuses que possible. «Il faut que je leur dise ce que je pense», grommela-t-il. Mais les heures passèrent sans qu’il pût s’y résoudre. Cela paraîtra peut-être étrange, mais il éprouvait une sorte de respect 64 à l’égard de la vieille oie-guide. On ne s’insurgeait pas contre sa volonté.
Le pré marécageux où paissaient les oies était bordé d’un côté par un large mur de pierres sèches. Or le soir, lorsque le gamin leva la tête pour parler à Akka, ses yeux tombèrent sur ce mur. Il poussa un petit cri d’étonnement, et toutes les oies levèrent les yeux et se mirent à regarder dans la même direction que lui. Au premier moment on eût dit que les galets gris dont était construit le mur avaient des pattes, et couraient; mais bientôt ils virent que c’étaient des bandes de rats qui passaient sur la crête. Ils galopaient vite, et leurs rangs étaient si serrés et si nombreux qu’ils couvrirent le mur pendant un bon moment.
Le gamin avait déjà peur des rats quand il était un grand et fort gaillard. C’était bien pis maintenant; il était si petit que deux ou trois rats auraient eu raison de lui. Des frissons lui passèrent le long du dos. Chose étrange, les oies semblaient avoir la même horreur des rats. Elles ne leur adressèrent pas la parole, et lorsqu’ils eurent passé, les oies se secouèrent comme si elles avaient de la boue sur leurs plumes.
—«Que de rats gris dehors! dit Yksi de Vassijaure. Ce n’est pas bon signe.»
Nils crut l’instant favorable pour dire à Akka qu’elle devrait bien le laisser venir avec elles à Kullaberg, mais il en fut empêché par l’arrivée d’un très grand oiseau.
A le voir, on eût dit qu’il avait emprunté le corps, le cou et la tête d’une petite oie blanche. Mais en outre, il s’était procuré de grandes ailes noires, de hautes pattes rouges et un bec long, épais, beaucoup 65 trop grand pour sa petite tête; ce bec pesant faisait pencher sa tête en avant, ce qui lui donnait un air soucieux et mélancolique.
Akka arrangea vite les rémiges de ses ailes, salua du cou un grand nombre de fois, et s’avança au-devant de la cigogne. Elle ne s’étonnait pas trop de la voir déjà en Scanie, car elle savait qu’au printemps les mâles arrivent de bonne heure; ils viennent s’assurer que le nid n’a pas trop souffert pendant l’hiver, avant que les femelles ne prennent la peine de traverser la Baltique. Mais elle était surprise que la cigogne vînt au-devant d’elle, car les cigognes ne fréquentent en général que les gens de leur race.
—J’espère que vous n’avez pas trouvé votre nid en mauvais état, monsieur Ermenrich, dit Akka.
Une fois de plus, il apparut qu’on ne ment pas en affirmant qu’une cigogne ne peut ouvrir le bec sans gémir. Celle-ci semblait d’autant plus plaintive qu’elle éprouvait une grande difficulté à articuler les mots; un bon moment elle claqueta du bec, avant de parler d’une voix enrouée et faible. Elle se plaignait de tout: le nid, situé sur le faîte de Glimmingehus, avait été fort détérioré par les tempêtes de l’hiver, et de nos jours il n’y avait plus moyen de rien trouver à manger en Scanie. Les Scaniens s’emparaient de plus en plus de son bien. Ils asséchaient ses prés bas et cultivaient ses marécages. Elle comptait abandonner ce pays et ne plus y revenir.
Pendant que la cigogne gémissait, Akka, l’oie sauvage, qui nulle part ne trouvait protection ni abri, ne put s’empêcher de songer: «Si j’étais aussi heureuse que vous, monsieur Ermenrich, j’aurais honte de me plaindre. Vous êtes demeuré un oiseau sauvage et libre, et pourtant vous êtes si bien avec 66 les hommes que personne ne vous tirerait un coup de fusil ni ne volerait un œuf de votre nid.» Mais elle garda pour elle-même ces pensées. Elle dit seulement qu’elle ne pouvait croire à l’abandon d’une maison habitée par sa famille depuis sa construction.
La cigogne demanda tout à coup si les oies avaient vu les rats gris qui se dirigeaient vers Glimmingehus; sur la réponse affirmative d’Akka, M. Ermenrich lui raconta l’histoire des braves rats noirs, qui pendant tant d’années avaient défendu le château. «Mais cette nuit, Glimmingehus tombera au pouvoir des rats gris», conclut-il avec un soupir.
—Pourquoi cette nuit, monsieur Ermenrich? demanda Akka.
—Tous les rats noirs sont partis hier soir pour se rendre à Kullaberg, persuadés que tous les autres animaux iraient aussi. Mais vous voyez que les rats gris sont restés à la maison; maintenant ils se rassemblent pour pénétrer cette nuit dans le château qui n’est plus défendu que par quelques pauvres vieux incapables d’aller jusqu’à Kullaberg. Les rats gris réussiront, mais j’ai vécu tant d’années avec les rats noirs qu’il me déplaît de demeurer avec leurs ennemis.
Akka comprit très bien que la cigogne, irritée de la façon d’agir des rats gris, était venue la chercher pour s’épancher avec elle. Mais selon l’habitude des cigognes, elle n’avait sans doute rien fait pour parer au désastre. «Avez-vous envoyé un message aux rats noirs, monsieur Ermenrich? dit Akka.—Non, à quoi bon? Ils n’auraient pas le temps de revenir avant la prise du château.—Ce n’est pas si sûr, monsieur Ermenrich, dit Akka. Je connais une vieille 67 oie sauvage qui ne demande pas mieux que d’empêcher une telle scélératesse.»
A ces mots, la cigogne leva la tête et regarda Akka avec de gros yeux.
En effet, la vieille Akka n’avait ni griffes ni bec propres à combattre. En outre, elle était un oiseau de jour; dès la tombée de la nuit elle succombait au sommeil, qu’elle le voulût ou non; or, les rats luttaient justement dans l’obscurité.
Mais Akka avait résolu d’aider les rats noirs. Elle appela Yksi de Vassijaure et lui ordonna de conduire les oies au Vombsjö; aux objections, elle répondit avec autorité: «Je crois qu’il vaut mieux pour nous toutes que vous m’obéissiez. Il faut que je vole jusqu’à la grande maison de pierre là-bas, et si vous m’accompagnez, il est impossible que les gens de la ferme ne nous voient pas et ne tirent pas sur nous. Le seul que j’emmènerai, c’est Poucet. Il pourra m’être utile, car il a de bons yeux et il peut rester éveillé la nuit.»
Le gamin était ce jour-là d’humeur récalcitrante; entendant les paroles d’Akka, il se redressa pour se faire aussi grand que possible et s’avança, les mains derrière le dos et le nez en l’air, pour dire qu’il ne voulait pas du tout se battre avec des rats. Akka ferait mieux de chercher ailleurs un compagnon.
Mais à peine le gamin s’était-il montré, la cigogne avait commencé à s’animer. Jusque-là elle était restée la tête penchée, le bec appuyé sur son cou, selon l’habitude des cigognes. Or, voici que tout à coup on avait entendu un gargouillis au fond de sa gorge, comme si elle avait ri. Brusquement elle tendit le bec, saisit le gamin et le lança en l’air à une hauteur de deux ou trois mètres. Elle répéta ce 68 tour sept fois de suite sans faire attention aux hurlements du gamin ni au caquettement des oies, qui criaient: «Qu’est-ce qui vous prend, monsieur Ermenrich! Ce n’est pas une grenouille. C’est un homme, monsieur Ermenrich.»
La cigogne finit par poser le gamin à terre sain et sauf. Puis, se tournant vers Akka: «Je retourne à Glimmingehus, mère Akka, fit-elle. Tous ceux qui y habitent étaient fort inquiets lorsque je les ai quittés. Vous pouvez être persuadée qu’ils se réjouiront d’apprendre que Akka, l’oie sauvage, et Poucet, le marmot, vont venir les sauver.»
Sur ces mots la cigogne allongea le cou, étendit les ailes et s’envola comme une flèche qui part d’un arc très tendu. Akka comprenait très bien que monsieur Ermenrich se moquait d’elle, mais elle n’en fit rien voir. Elle attendit que le gamin eût eu le temps de ramasser ses sabots que la cigogne lui avait fait perdre, puis elle le hissa sur son dos et suivit la cigogne. Le gamin de son côté ne fit pas de résistance et ne souffla mot de son intention de ne pas venir. Il était si furieux contre la cigogne qu’il reniflait de colère. Cette espèce de long échassier à pattes rouges s’imaginait évidemment que Nils n’était bon à rien parce qu’il était petit, mais il lui montrerait de quoi Nils Holgersson de Vestra Vemmenhög était capable.
Quelques instants plus tard Akka se posa sur le grand nid de cigogne du toit de Glimmingehus. C’était un nid magnifique. Il reposait sur une roue, et se composait de plusieurs couches de rameaux et de touffes d’herbe. Il était si vieux qu’un grand nombre de plantes et de buissons y avaient pris racine, et lorsque la mère cigogne couvait ses œufs 69 dans l’enfoncement rond du milieu, elle pouvait non seulement jouir de la vue d’une bonne partie de la Scanie, mais elle avait aussi sous les yeux des églantines et des fleurs de joubarbe.
Dès le premier coup d’œil Akka et le gamin se rendirent compte que tout était sens dessus dessous dans toute la maison. Sur les bords du nid siégeaient deux chouettes, un vieux chat gris, et une douzaine de rats décrépits aux dents proéminentes et aux yeux pleurards. Ce ne sont point des animaux qu’on trouve d’habitude en conférence pacifique.
Aucun d’eux ne se retourna pour regarder Akka et lui souhaiter la bienvenue. Tout entiers à leur occupation, ils suivaient des yeux les longues lignes grises qu’on entrevoyait dans les champs dénudés par l’hiver. Les rats noirs, muets, étaient plongés dans un profond désespoir; ils se rendaient nettement compte qu’ils ne pouvaient défendre ni leur propre vie ni le château. Les deux chouettes roulaient des yeux ronds, faisaient virer leurs lunettes de plumes, et parlaient d’une voix sinistre et âpre de la grande cruauté des rats gris. Elles se voyaient forcées de quitter leur nid, car elles avaient entendu dire qu’ils n’épargnaient ni les œufs ni les oisillons. Le vieux chat tigré était sûr que les rats gris le tueraient puisqu’ils arrivaient en si grand nombre, et il ne faisait que chicaner les rats noirs: «Comment avez-vous pu faire la bêtise de laisser partir vos meilleurs guerriers? disait-il. Comment avez-vous pu avoir confiance dans les rats gris? C’est impardonnable.»
Les douze rats noirs ne répliquaient pas un mot, mais la cigogne, malgré son ennui, ne put s’empêcher 70 de taquiner un peu le chat. «N’aie crainte, matou!» dit-elle. Ne vois-tu pas que mère Akka et Poucet sont venus sauver le château? Tu peux être sûr qu’ils réussiront. Maintenant je vais me mettre à dormir, et je le fais avec la plus entière tranquillité. Demain, lorsque nous nous réveillerons, il n’y aura sûrement pas un seul rat gris à Glimmingehus.»
Le gamin cligna de l’œil vers Akka, et lui fit signe qu’il voulait pousser et faire tomber par terre la cigogne lorsqu’elle se serait endormie, posée sur une seule patte à l’extrême bord du nid, mais Akka le retint. Elle n’avait nullement l’air fâché: «Ce serait malheureux si à mon âge on ne savait pas se tirer de pires difficultés que celle-ci. Si seulement le couple des chouettes, qui peuvent se tenir éveillées toute la nuit, veut porter quelques messages de ma part, je pense que tout ira bien.»
Les deux chouettes se déclarèrent prêtes à exécuter ses ordres; Akka chargea le mari de rejoindre les rats noirs qui étaient partis, et de leur dire de revenir sur-le-champ. La mère chouette fut envoyée auprès de Flamméa, l’effraie, qui habitait la cathédrale de Lund. Elle devait porter un message si secret qu’à peine Akka osa-t-elle le lui chuchoter à voix basse.
LE CHARMEUR DE RATS
Il était près de minuit, lorsqu’enfin les rats gris découvrirent un soupirail laissé ouvert. Il était placé assez haut dans le mur, mais les rats firent la courte échelle, et bientôt le plus hardi d’entre eux se trouva dans l’ouverture, prêt à s’introduire dans le château, 71 sous les murs duquel tant de ses ancêtres étaient tombés.
Le rat gris resta un moment immobile dans le soupirail, s’attendant à être attaqué. Le corps principal de l’armée des défenseurs était certes parti, mais le rat gris supposait que les rats noirs laissés au château ne se rendraient pas sans combat. Le cœur palpitant, il épia les moindres bruits, mais tout demeurait silencieux. Alors le chef des rats gris s’enhardit et sauta dans la cave obscure.
Les autres suivirent leur chef l’un après l’autre. Ils se glissaient dans le château avec beaucoup de prudence, et s’attendaient à des surprises. Ils ne poussèrent plus avant que lorsqu’il n’y eut plus de place pour de nouveaux envahisseurs sur le plancher.
Bien qu’ils ne fussent jamais entrés dans le château, ils n’eurent aucune difficulté à trouver leur chemin. Ils eurent vite fait de découvrir dans les murs les couloirs par où les rats noirs montaient aux étages supérieurs. Mais avant de s’y engager, ils prêtèrent encore l’oreille. Cette absence des rats noirs les inquiétait bien plus qu’une lutte ouverte. Ils n’osaient croire à leur bonheur, lorsqu’ils se trouvèrent enfin au premier étage.
Dès l’entrée, l’odeur du blé amassé en tas vint frapper leurs narines. Mais il n’était pas encore temps de jouir de leur victoire. Ils examinèrent d’abord minutieusement les vastes pièces nues. Ils escaladèrent l’âtre qui occupait le milieu de la large cuisine, et faillirent se noyer dans le puits situé dans une des pièces du fond. Ils passèrent en revue chacune des petites lucarnes, mais nulle part ils ne découvrirent de rats noirs. Lorsqu’ils se furent rendus maîtres de cet étage, ils commencèrent avec la même 72 prudence à s’emparer du second. De nouveau ce fut une promenade pénible et dangereuse dans les vieux murs; ils s’attendaient à chaque instant à être brusquement assaillis. Et bien qu’ils fussent attirés par l’agréable parfum du blé, ils se contraignirent à reconnaître dans le plus grand ordre la salle de garde, à piliers, des soldats d’autrefois, leur table de pierre, le foyer, les profondes niches des fenêtres, et le trou du plancher par où, dans l’ancien temps, on précipitait du plomb fondu sur l’ennemi.
Les rats noirs étaient toujours invisibles. Les gris se hasardèrent au troisième étage. La grande salle du maître du château était aussi froide et nue que toutes les autres. Ils arrivèrent enfin à l’étage supérieur qui se composait d’une unique et vaste salle vide. Le seul endroit qu’ils ne songèrent point à reconnaître, fut le grand nid de cigogne du toit, où juste à ce moment la dame chouette éveillait Akka et lui annonçait que Flamméa, l’effraie, avait approuvé sa requête et lui envoyait ce qu’elle désirait.
Après avoir aussi consciencieusement parcouru tout le château, les rats gris se sentirent tranquilles. Ils comprenaient que les rats noirs étaient partis, renonçant à leur résister, et se précipitèrent d’un cœur joyeux sur les tas de blé.
A peine avaient-ils dévoré quelques grains qu’ils entendirent dans la cour le son aigu d’un fifre. Ils levèrent la tête, écoutèrent avec inquiétude, firent quelques bonds comme s’ils voulaient abandonner les tas de blé, mais se remirent bientôt à manger.
Le fifre retentit de nouveau, aigre et perçant; alors il se passa quelque chose d’extraordinaire: un rat, deux rats, une troupe de rats abandonnèrent le blé, et coururent par le plus court chemin à la 73 cave pour sortir de la maison. Pourtant beaucoup restaient immobiles. Ils pensaient à la peine que leur avait coûtée la prise de Glimmingehus, et ne voulaient pas l’évacuer. Mais ils entendirent encore les notes du fifre et durent les suivre. Ils se culbutèrent follement, coururent par les étroits couloirs des murs, se bousculant pour sortir plus vite.
Au milieu de la cour un petit bonhomme jouait du fifre. Il avait autour de lui un cercle de rats qui l’écoutaient, surpris et charmés. A chaque minute, d’autres arrivaient. Un instant il ôta son fifre de sa bouche pour faire un pied de nez aux rats; on eût dit alors qu’ils étaient prêts à se jeter sur lui et à le dévorer, mais dès qu’il se remit à jouer, ils étaient en son pouvoir.
Quand le petit bonhomme eut attiré tous les rats gris hors de Glimmingehus, il se mit à marcher lentement sur le chemin, et tous le suivirent. Les notes du fifre étaient si douces à leurs oreilles qu’ils ne pouvaient leur résister.
Le petit homme les précédant, les entraîna du côté de Vallby. Il les conduisait par mille méandres à travers haies et fossés; partout où il allait, ils le suivaient. Il jouait toujours de son fifre, qui semblait fait d’une corne d’animal, mais si petite qu’aucune bête de nos jours n’en possède de pareille. Personne n’aurait pu dire qui l’avait fabriqué. Flamméa, l’effraie, l’avait trouvé dans une niche de la tour de la cathédrale de Lund. Elle l’avait montré à Bataki, le corbeau, et tous deux s’étaient avisés que c’était une de ces cornes dont on se servait autrefois pour se rendre maître des rats et des souris. Le corbeau était l’ami d’Akka, et c’est de lui qu’elle avait appris que Flamméa possédait un tel trésor.
74
Et certes les rats ne pouvaient résister au fifre. Le gamin les précéda en jouant aussi longtemps que dura la lumière des étoiles, et ils ne cessèrent pas de le suivre. Il joua à l’aube, il joua au lever du soleil, et toujours la foule des rats gris l’accompagnait, entraînée de plus en plus loin des vastes greniers à blé de Glimmingehus.
75
Mardi, 29 mars.
Kullaberg est une montagne basse, longue, nullement grande ni puissante; son large sommet porte des champs, des bois et quelques petites landes; çà et là surgissent des renflements couverts de bruyère et de rocs nus; là-haut le paysage n’est pas particulièrement beau; il a l’aspect de la plupart des contrées élevées de Scanie.
Quiconque suit le chemin du sommet est un peu déçu. Mais qu’il s’écarte de la piste, s’approche des flancs de la montagne, et jette un coup d’œil vers les pentes abruptes; il découvrira une foule de choses curieuses, et se demandera comment il pourra les examiner toutes. Kullaberg en effet ne repose pas comme tant d’autres montagnes sur la terre, entourée de plaines et de vallées: elle s’est élancée dans la mer aussi loin qu’elle a pu. Nulle bande de terre ne s’étend à ses pieds et ne la protège contre les vagues. Celles-ci atteignent ses murailles et ont eu le loisir de les former et de les user à leur 76 guise. Aussi ces murailles se dressent-elles, ouvrées et sculptées par la mer et son auxiliaire le vent. Il y a des précipices taillés dans la falaise, et des pics noirs polis sous les coups de fouets incessants du vent. Il y a des colonnes isolées qui surgissent de l’eau, et de sombres cavernes aux entrées étroites. Il y a des escarpements verticaux et nus, et de douces pentes envahies par la végétation. Il y a de petits promontoires et de petites baies et de petits galets que les lames roulent dans un perpétuel bruissement. Il y a de superbes portails de pierre qui ouvrent leurs voûtes au-dessus de l’eau; il y a des récifs pointus que noie à chaque instant une écume blanche, et d’autres qui se mirent dans une eau glauque et noire, éternellement tranquille. Il y a des marmites géantes creusées dans le roc; d’énormes crevasses incitent le promeneur à se risquer dans l’intérieur de la montagne jusqu’à la caverne du gnome de Kullen.
Des ronces et des plantes rampent, escaladant et dégringolant ces falaises, ces rocs et ces crevasses. Les arbres ont poussé, mais la puissance du vent les a contraints à se transformer en buissons pour pouvoir se retenir aux flancs de la montagne. Les chênes s’écrasent sur le sol, et des hêtres aux troncs bas forment, dans les replis et les trous, de grandes tentes de verdure.
Ces merveilleuses murailles, avec la mer vaste et bleue en bas, et l’air piquant, scintillant au-dessus, ont rendu Kullaberg si chère aux hommes qu’ils y viennent en foule tout le long de l’été. Il est plus difficile de dire ce qui y attire les animaux, mais ils s’y assemblent tous les ans en une grande réunion de jeu. C’est une coutume qui date de temps immémoriaux; 77 il aurait fallu être là au moment où la première vague de la mer couvrit d’écume la rive pour expliquer la raison de ce choix.
Lorsque l’assemblée va avoir lieu, les cerfs, les chevreuils, les lièvres, les renards et les autres quadrupèdes se mettent en route dans la nuit pour n’être pas vus par les hommes. Un peu avant le lever du soleil, ils se rendent à la place des jeux, une lande à gauche du chemin, non loin de la pointe extrême de l’île.
La place des jeux est entourée de tous côtés de hauteurs arrondies: on ne la découvre qu’en arrivant tout près. Au mois de mars, il est peu probable que personne s’égare de ce côté. Les étrangers qui pendant la belle saison se promènent à travers les collines et escaladent la montagne, ont été chassés par les tempêtes de l’automne. Le gardien du phare du promontoire, la vieille dame qui habite Kullagârd, le fermier de Kullen et ses gens, suivent leurs chemins accoutumés, et ne rôdent pas dans les landes désertes.
Arrivés à la place des jeux, les quadrupèdes s’installent sur les collines, chaque espèce d’animaux séparément, bien que, un jour comme celui-là, la paix générale règne, et que personne n’ait rien à craindre. Ce jour-là, un levreau pourrait traverser la colline des renards sans même risquer de perdre le bout d’une de ses longues oreilles. Pourtant les animaux se tiennent par groupes. C’est la coutume. Lorsqu’ils ont tous pris leur place, ils commencent à attendre l’arrivée des oiseaux. Il fait presque toujours beau ce jour-là. Les grues sont habiles à prévoir le temps; elles ne convoqueraient pas les animaux s’il était à la pluie.
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Or, bien que l’air soit limpide et que rien n’arrête le regard, les quadrupèdes ne voient pas venir les oiseaux. C’est étrange, car le soleil est déjà levé, et les oiseaux auraient dû être en route. On n’aperçoit que de petits nuages noirs qui passent sur la plaine. Mais voilà! Un de ces nuages se dirige vers Kullaberg en suivant la côte du Sund. Arrivé au-dessus de la place des jeux, il s’arrête, et soudain tout le nuage n’est que chants et trilles et musique. Il monte et s’abaisse, remonte encore, redescend, et ce ne sont que chants et trilles et musique. Enfin tout le nuage s’abat sur une colline, tout le nuage d’un coup, et instantanément la colline disparaît, cachée par des alouettes grises, de beaux pinsons rouges, gris et blanc, des étourneaux tachetés et des mésanges d’un vert jaune.
Bientôt une brume légère passe sur la plaine. Elle ralentit son allure au-dessus de chaque groupe de maisons, au-dessus des chaumières et des châteaux, des hameaux et des villes: et chaque fois elle semble aspirer du sol une petite colonne tourbillonnante de grains de poussière grise. Elle grandit, grandit, et lorsqu’enfin elle se dirige vers Kullaberg, ce n’est plus une brume inconsistante, mais un nuage compact, si vaste que son ombre s’étend sur le sol de Höganäs à Mölle. Lorsqu’il s’arrête au-dessus de la place des jeux, il cache le soleil; un bon moment il pleut des moineaux avant que ceux qui volaient au centre du nuage ne voient la claire lumière du jour.
Mais voilà le plus gros des nuages d’oiseaux qui arrive. Il est formé de bandes d’oiseaux venus de partout. Il est d’un gris bleu lourd, et ne laisse pas percer un seul rayon de soleil. Il vient, sombre et terrifiant comme un nuage d’orage. Il retentit d’un tapage infernal, 79 de cris terribles, des rires les plus moqueurs, et des plus sinistres croassements. On est content de le voir se désagréger en une pluie papillonnante et croassante de corneilles et de choucas, de corbeaux et de freux.
Ensuite, outre les nuages apparaissent dans le ciel une foule de figures et de signes. Des lignes droites et pointillées surgissent à l’est et au nord-est: ce sont des oiseaux des bois venus du Smâland: les gelinottes et les coqs de bruyères volent en file à deux ou trois mètres de distance les uns des autres. Les oiseaux d’eau, qui vivent à l’île Mâkläppen devant Falsterbo remontent le Sund groupés en figures étranges: triangles et longs harpons, crochets obliques et demi-cercles.
L’année où Nils voyageait avec les oies sauvages, Akka et sa bande arrivèrent après tous les autres: elles avaient eu en effet à traverser la Scanie dans toute sa largeur pour arriver à Kullaberg. En outre, avant de se mettre en route, elles avaient dû chercher le gamin qui depuis plusieurs heures, jouait devant les rats gris, et les avait entraînés loin de Glimmingehus. Le père chouette était revenu annonçant que les rats noirs seraient de retour aussitôt après le lever du soleil. Aussi avait-on pu sans danger laisser taire le fifre de Flamméa.
Ce ne fut d’ailleurs pas Akka qui la première découvrit Nils cheminant lentement, suivi du long cortège des rats gris; ce ne fut point Akka qui tout à coup descendit comme une flèche, le saisit et remonta dans l’air avec lui; ce fut monsieur Ermenrich, la cigogne. Car monsieur Ermenrich en personne s’était mis à la recherche du petit Poucet; après l’avoir déposé dans le nid, il demanda pardon 80 au gamin de l’avoir traité avec dédain la veille au soir.
Nils fut bien content; lui et la cigogne devinrent vite amis. Akka se montra aussi très aimable; elle frotta sa vieille tête contre son bras et le loua d’avoir secouru ceux qui étaient en peine.
Il faut dire à l’honneur du gamin qu’il ne voulut cependant pas accepter plus d’éloges qu’il n’en méritait: «Non, non, mère Akka, dit-il, ne croyez pas que j’aie entraîné au loin les rats gris pour aider les noirs. J’ai seulement voulu montrer à monsieur Ermenrich que j’étais tout de même bon à quelque chose.»
Alors Akka se tourna vers la cigogne, et lui demanda si elle croyait prudent d’emmener Poucet à Kullaberg. «M’est avis, dit-elle, que nous pouvons nous fier à lui comme à nous-mêmes.» Monsieur Ermenrich conseilla vivement de l’emmener: «Certainement, mère Akka, il faut faire venir Poucet à Kullaberg, dit-il; nous devons nous estimer heureux de pouvoir le récompenser des épreuves qu’il a supportées cette nuit pour nous. Et comme je m’en veux encore de m’être mal conduit vis-à-vis de lui hier soir, ce sera moi qui le porterai sur mon dos à la réunion.»
Il est peu de louanges aussi agréables que celles des gens intelligents et capables: jamais Nils ne s’était senti aussi heureux. Il fit donc le voyage à califourchon sur le cou de M. Ermenrich, la cigogne. Bien que ce fût pour lui un grand honneur, il n’en fut pas moins assez inquiet par moments, car M. Ermenrich était un maître dans l’art du vol, et allait autrement vite que les oies sauvages. Tandis que Akka volait son chemin tout droit, à coup d’ailes 81 égaux, M. Ermenrich s’amusait à des tours d’adresse. Tantôt il restait immobile à une hauteur vertigineuse, planant dans l’air sans remuer les ailes, tantôt il se précipitait en bas si vite qu’il semblait, telle une pierre, devoir s’abîmer sur le sol. Ou encore il s’amusait à tourner autour d’Akka en cercles de plus en plus étroits comme un tourbillon. Le gamin n’avait jamais rien vu de pareil, et tout en éprouvant une peur constante, il dut s’avouer qu’il n’avait pas su jusqu’ici ce que c’était qu’un beau vol.
On ne fit qu’un arrêt en route, au Vombsjö, où l’on rejoignit la bande d’Akka. Puis on vola droit sur Kullaberg.
On descendit sur le sommet de la colline réservée aux oies sauvages; en promenant ses regards sur les hauteurs environnantes, le gamin reconnut sur l’une les bois aux nombreux andouillers des cerfs, sur une autre les huppes grises des hérons. Une colline était rouge de renards, une autre noire et blanche d’oiseaux marins, une autre encore grise de souris et de rats. Une colline était occupée par des corbeaux noirs qui ne cessaient de croasser, une autre par des alouettes incapables de rester en place: à chaque instant, elles s’élançaient dans l’air en chantant d’allégresse.
L’usage voulait que les corneilles commençassent les jeux et les exercices du jour par une danse aérienne. Elles se divisèrent en deux groupes que l’on vit voler l’un vers l’autre, se rencontrer, se séparer, et puis recommencer. Cette danse comprenait plusieurs reprises; aux spectateurs qui n’étaient pas au courant des règles, elle parut un peu monotone. Les corneilles en étaient très fières, mais les autres animaux furent contents lorsque ce fut fini. Cette 82 danse leur semblait aussi morne et dénuée de sens que le jeu des tempêtes d’hiver avec les flocons de neige. Elle attrista tout le monde, on attendait impatiemment quelque chose de plus gai.
On n’attendit pas longtemps; à peine les corneilles avaient-elles fini que les lièvres se précipitaient. Ils s’élancèrent en une longue file sans beaucoup d’ordre, tantôt isolés, tantôt trois ou quatre de front. Tous se dressaient sur leurs pattes de derrière, puis ils couraient si vite que leurs longues oreilles tournoyaient de tous côtés. Sans cesser de courir, ils tourbillonnaient sur eux-mêmes, bondissaient et se frappaient de leurs pattes de devant la poitrine pour la faire résonner. Quelques-uns firent des séries de culbutes, d’autres se plièrent en deux et roulèrent comme des roues; on en voyait qui se tenaient sur une patte et tournaient en rond, d’autres marchaient sur leurs pattes de devant. Tout cela sans ordre, mais il y avait beaucoup de gaieté dans la danse des lièvres, et les animaux qui les regardaient, commencèrent à respirer plus vite. C’était le printemps; la joie et les plaisirs allaient revenir. L’hiver était fini. L’été approchait. Bientôt ce ne serait qu’un jeu de vivre.
Lorsque les lièvres eurent fini leurs ébats, ce fut aux grands oiseaux des bois de montrer leur adresse. Une centaine de coqs de bruyères à la robe noire miroitante et aux sourcils écarlates se posèrent sur un grand chêne au milieu de la place. Celui qui s’était posé sur la branche supérieure, hérissa ses plumes, abaissa ses ailes et déploya sa queue en éventail, de façon à laisser voir ses tectrices blanches. Puis il tendit le cou, et lança quelques notes profondes de sa gorge gonflée: «Tiœc, tiœc, tiœc.» C’est 83 tout ce qu’il put articuler, puis on n’entendit que quelques sons rauques arrachés du fond du gosier. Il ferma les yeux et chuchota: «Sis, sis, sis! Écoute comme c’est beau! Sis, sis, sis!» Et il fut saisi d’un tel ravissement qu’il perdit toute notion de ce qui se passait autour de lui.
Pendant que le premier coq de bruyères était encore en train de siffler, les trois coqs posés au-dessous de lui se mirent à chanter; et avant qu’ils n’eussent terminé leur chanson, les dix qui se trouvaient sur les branches au-dessous commencèrent à leur tour, et ainsi de suite de branche en branche; et enfin les cent coqs de bruyères chantaient, gloussaient et sifflaient. Ils étaient tous saisis du même ravissement, et cela agit sur les autres animaux comme une ivresse contagieuse. Le sang, qui tout à l’heure avait couru joyeux et léger, était maintenant lourd et brûlant: «En vérité, c’est le printemps, se disaient les animaux. Le froid de l’hiver s’est évanoui. Le feu du renouveau brûle sur la terre.»
Lorsque les gelinottes virent le succès des coqs de bruyères, elles ne purent rester tranquilles. Comme il n’y avait pas d’arbre où elles pussent s’installer, elles s’élancèrent vers le champ des jeux où la bruyère se dressait si haute que seules les plumes gracieusement recourbées de leurs queues et leurs gros becs apparaissaient, et elles commencèrent à chanter: «Orr, orr, orr.»
Au moment où les gelinottes entraient en lutte avec les coqs de bruyères, quelque chose d’inouï se passa. Un renard profita du moment où l’attention de tous les animaux était fixée sur le jeu des coqs de bruyères pour se glisser vers la colline des oies sauvages. Il rampa très prudemment et était déjà presque 84 au sommet lorsqu’une oie l’aperçut. Comme elle pensait bien qu’un renard ne s’était pas glissé parmi elles dans une bonne intention, elle se mit à crier: «Gare, oies sauvages! Gare!» Le renard se jeta sur elle et la mordit au cou, peut-être surtout pour la forcer à se taire, mais les autres oies avaient déjà entendu le cri et s’élevèrent rapidement en l’air. Les autres animaux virent alors sur la colline désertée par les oies Smirre, le renard, une oie morte dans la gueule.
Il avait rompu la trêve du jour des jeux: il fut condamné à une punition si sévère que toute sa vie il allait regretter de n’avoir pas su maîtriser son désir de se venger d’Akka et de sa bande: une foule de renards l’entourèrent rapidement et le condamnèrent, selon la vieille coutume, à l’exil. Aucun des renards n’essaya d’atténuer la peine, car ils savaient tous qu’en ce cas, ils seraient à jamais chassés de la place des jeux, et qu’on ne leur permettrait jamais d’y revenir. En conséquence, l’exil fut unanimement prononcé contre Smirre, le renard. Défense lui était faite de séjourner en Scanie. Il était forcé de quitter sa femme et ses parents, les districts de chasse, demeures, refuges et caches qu’il avait possédés, pour chercher fortune ailleurs. Et pour que tous les renards sussent que Smirre était proscrit, le doyen des renards lui mordit la pointe de l’oreille droite. Tout de suite les jeunes renards commencèrent à glapir, assoiffés de sang, et se jetèrent sur Smirre. Il ne lui resta qu’à prendre la fuite, et poursuivi par toute une bande de jeunes renards il détala sur les pentes du mont Kullaberg.
Pendant ce temps, les gelinottes et les coqs de bruyères jouaient leur jeu. Mais ces oiseaux s’absorbent 85 tellement dans leurs chants qu’ils ne voient ni n’entendent rien.
Leur concours était à peine achevé que les cerfs de Häckeberga avancèrent à leur tour; plusieurs couples de grands cerfs luttaient à la fois. Ils se jetaient l’un contre l’autre avec une grande force, entre-choquaient avec éclat leurs bois dont les andouillers s’enchevêtraient, et essayaient ainsi de se faire reculer l’un l’autre. Ils déchiraient de leurs sabots les tertres de bruyère; leur haleine formait comme une fumée autour d’eux, des cris rauques sortaient de leur gorge et l’écume coulait le long de leurs épaules.
Tout autour sur les collines régnait un silence haletant; les animaux étaient remués de sentiments nouveaux. Tous se sentaient courageux et forts, animés d’une vigueur renaissante, ravivés par le printemps, alertes et prêts à toutes les aventures. Ils n’éprouvaient point de colère les uns envers les autres; néanmoins les ailes et les plumes des cous se redressaient, les griffes s’aiguisaient. Si les cerfs avaient continué encore longtemps, la lutte aurait éclaté partout sur les collines, car tous étaient saisis du désir de montrer qu’ils étaient pleins de vie, que l’impuissance de l’hiver était vaincue, que la force bouillonnait dans leurs corps.
Mais les cerfs cessèrent leurs combats, et un murmure se propagea de colline en colline: «Les grues arrivent.»
Ils arrivaient en effet, les oiseaux gris, vêtus de crépuscule, aux ailes ornées de longues plumes flottantes, une aigrette rouge sur la nuque. Les grands oiseaux aux longues pattes, aux fins cous déliés, aux petites têtes, descendirent la pente comme en glissant, 86 et saisis d’un vertige mystérieux. Tout en glissant en avant, ils tournaient sur eux-mêmes, moitié volant, moitié dansant. Les ailes élégamment relevées, ils se mouvaient avec une rapidité incompréhensible. Leur danse avait quelque chose de singulier et d’étrange. On eût dit des ombres grises jouant un jeu que l’œil suivait difficilement, et ce jeu, il semblait qu’elles l’eussent appris des brouillards qui flottent sur les marécages déserts. Cela tenait du sortilège. Tous ceux qui venaient pour la première fois au mont Kullaberg comprirent enfin pourquoi la réunion était appelée la danse des grues. Il y avait de la sauvagerie dans cette danse, mais le sentiment qu’elle éveillait dans le spectateur n’en était pas moins une douce langueur. Personne ne songeait plus à lutter. Mais tous, ceux qui avaient des ailes et ceux qui n’en avaient pas, aspiraient à s’élever au-dessus des nuages, à chercher ce qu’il y avait derrière, à abandonner le corps pesant qui les entraînait vers la terre, à s’envoler vers le ciel.
Cette nostalgie de l’inaccessible, de ce qui est caché au delà de la vie, les animaux ne la ressentent qu’une fois par an, et c’est en voyant la grande danse des grues.
87
Mercredi, 30 mars.
C’était le premier jour de pluie du voyage. Tant que les oies étaient restées dans les environs du Vombsjö, il avait fait beau. Mais le jour où elles se mirent en route vers le nord, il commença à pleuvoir; pendant plusieurs heures, le gamin dut rester sur le dos du jars, trempé et grelottant.
Le matin, quand on était parti, le ciel était clair et calme. Les oies avaient volé très haut, régulièrement, sans hâte et strictement en ordre, Akka en tête, les autres sur deux rangs, en triangle. Elles n’avaient pas pris le temps de crier des méchancetés aux bêtes de la terre, mais comme elles étaient incapables de rester tout à fait silencieuses, elles lançaient continuellement, au rythme de leurs battements d’ailes, leur cri d’appel: «Où es-tu? Me voici! Où es-tu? Me voici!»
Le voyage était monotone. Quand les nuages apparurent, Nils pensa que c’était une vraie distraction. Dès que les premières ondées printanières claquèrent 88 contre le sol, tous les petits oiseaux poussèrent des cris de joie dans les bosquets et les taillis. L’air retentissait de leurs piaillements, et Nils tressaillit.
—«Voilà la pluie, la pluie donne le printemps, le printemps donne les fleurs et les feuilles vertes, les fleurs et les feuilles vertes donnent larves et insectes, larves et insectes nous donnent nourriture; nourriture bonne et abondante, c’est ce qu’il y a de meilleur au monde», chantaient les oiseaux.
Les oies sauvages aussi se réjouissaient de la pluie qui allait éveiller les plantes et creuser des trous dans la glace des lacs. Elles ne purent demeurer taciturnes et commencèrent à lancer des plaisanteries sur la contrée. Quand elles passèrent au-dessus des grands champs de pommes de terre, si nombreux dans la région de Kristianstad et qui étaient encore dénudés et noirs, elles crièrent: «Éveillez-vous et soyez utiles. Voici venir qui vous éveille. Vous avez paressé assez longtemps.»
Apercevant des hommes qui en hâte se mettaient à l’abri de la pluie, elles les interpellèrent: «Pourquoi vous presser? Ne voyez-vous pas qu’il pleut des pains et des gâteaux, des pains et des gâteaux?»
Un grand et épais nuage se dirigeait avec rapidité vers le nord et suivait de près les oies. Elles paraissaient s’imaginer qu’elles l’entraînaient avec elles. Et comme elles apercevaient de vastes jardins, elles crièrent fièrement: «Nous apportons des anémones, nous apportons des roses, nous apportons des fleurs de pommiers et des boutons de cerisier, nous apportons des pois et des haricots, des raves et des choux; en prenne qui veut, en prenne qui veut.»
Tels avaient été leurs cris pendant les premières 89 ondées tandis que tout le monde se réjouissait de la pluie, mais comme il continua à pleuvoir tout l’après-midi, les oies s’impatientèrent, et crièrent aux bois altérés autour du lac Ivösjö: «N’en aurez-vous pas bientôt assez? N’en aurez-vous pas bientôt assez?»
Le ciel devenait de plus en plus sombre, et le soleil se cachait si bien que nul n’aurait pu deviner où il était. La pluie tombait drue, martelait lourdement les ailes, et se glissait, entre les plumes extérieures bien huilées, jusqu’au corps. La terre était cachée par une brume de pluie. Lacs, montagnes et forêts se confondaient dans un informe chaos; on ne distinguait plus les points de repère. Le vol se ralentissait, les cris joyeux se turent. Nils sentait de plus en plus le froid.
Pourtant il avait gardé tout son courage tant qu’il avait chevauché à travers les airs. Le soir quand ils eurent atterri sous un petit pin rabougri, au milieu d’un grand marais, où tout était humide et froid, où quelques touffes d’herbe étaient couvertes de neige, où d’autres surgissaient nues d’une cuvette d’eau glacée à peine liquide, il n’était point encore découragé. Il courut çà et là joyeusement à la recherche de baies de canneberges et d’airelles gelées. Mais le soir vint; l’ombre s’abattit si épaisse que même les yeux de Nils ne pouvaient la percer. Le désert devint étrangement sinistre et effrayant. Nils était blotti sous l’aile du jars, mais ne pouvait pas dormir parce qu’il était mouillé et avait froid. Il entendit tant de froissements et de frôlements, de pas glissants et de voix menaçantes, il ressentit une telle épouvante qu’il ne savait où se réfugier. Il fallait qu’il allât où brillaient feu et lumière pour ne pas mourir de frayeur.
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«Si j’osais aller chez les hommes pour cette seule nuit! pensait-il; seulement pour m’asseoir un instant auprès du feu, et manger un morceau! Je pourrais bien être de retour auprès des oies avant le lever du soleil.»
Il se dégagea de l’aile, et glissa sur le sol. Il n’éveilla ni le jars ni personne et se faufila en silence hors du marécage. Il ignorait absolument où il se trouvait, s’il était en Scanie, en Smâland ou en Blekinge. Au moment de sortir du marécage il aperçut un gros bourg vers lequel il dirigea ses pas. Bientôt il trouva un chemin et arriva à une longue rue plantée d’arbres et bordée de maisons serrées les unes contre les autres. Les maisons étaient de bois et construites avec élégance; la plupart avaient des pignons et des frontons bordés de linteaux sculptés, et des vérandas à verres de couleurs; les murs étaient peints à l’huile en couleur claire, les cadres des portes et des fenêtres étaient bleus et verts ou encore rouges. Tout en marchant et en considérant les maisons, Nils entendait de la rue les gens bavarder et rire dans les maisons bien chaudes. Il ne distinguait pas les paroles, mais pensa qu’il était bon d’entendre des voix humaines. «Je me demande ce qu’ils diraient si je frappais et priais qu’on me laissât entrer.»
C’était bien ce qu’il avait eu l’intention de faire, mais la frayeur des ténèbres s’était dissipée depuis qu’il voyait des fenêtres éclairées. Il éprouvait maintenant cette timidité qui lui venait toujours dans le voisinage des hommes, et se contenta de murmurer: «Je vais encore me promener un peu dans le village avant de demander à entrer chez quelqu’un.»
Une maison avait un balcon. Comme Nils passait, 91 la porte du balcon s’ouvrit, et un flot de lumière jaune passa à travers les fins et légers rideaux. Une belle jeune femme apparut et se pencha au-dessus de la balustrade. «Il pleut, nous aurons bientôt le printemps», dit-elle. Quand Nils l’aperçut, il éprouva une étrange angoisse; il crut qu’il allait pleurer. Pour la première fois il s’affligeait de s’être retranché de l’humanité.
Il passa ensuite devant une boutique. Il y avait devant la porte une semeuse mécanique rouge. Il s’arrêta à la regarder, grimpa sur le siège du cocher, et s’y assit. Installé là, il fit claquer ses lèvres et fit semblant de conduire. Il pensa qu’il serait amusant de conduire une si belle machine dans un champ de blé. Il avait un instant oublié sa condition présente, mais bientôt il s’en ressouvint; alors il sauta brusquement à terre. Il était de plus en plus inquiet: à combien de choses ne devait pas renoncer celui qui vivait toujours parmi les animaux? les hommes étaient vraiment étonnants et habiles.
Il passa devant la poste, et pensa à tous les journaux qui apportent quotidiennement des nouvelles des quatre coins du monde. Il vit la maison du pharmacien, celle du docteur, et pensa que les hommes étaient assez puissants pour lutter contre la maladie et la mort. Il arriva à l’église, et se dit que les hommes l’avaient élevée pour y entendre parler d’un autre monde, de Dieu, de résurrection et de vie éternelle. Plus il allait, plus il aimait les hommes. Il eut peur de ne pouvoir plus jamais recouvrer sa première forme. Comment faire pour redevenir homme? Il escalada un perron, s’assit sous les torrents de pluie, et réfléchit. Il demeura là une heure, deux heures, si absorbé que des rides plissaient son front.
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Tout à coup il vit un gros hibou venir se poser sur un arbre de la rue. Une chouette cachée sous une gouttière s’agita et cria: «Kivitt, kivitt! Te revoilà, hibou. T’es-tu trouvé bien à l’étranger?—Merci, chouette, très bien. Est-il arrivé quelque chose ici pendant mon absence?
—Pas ici en Blekinge, hibou, mais en Scanie il est arrivé qu’un gamin a été métamorphosé par un tomte, et rendu aussi petit qu’un écureuil; après quoi, il est parti pour la Laponie avec une oie domestique.
—C’est une étrange nouvelle, une étrange nouvelle; pourra-t-il jamais redevenir homme, chouette? Pourra-t-il jamais redevenir homme?
—C’est un secret, hibou, mais il te sera cependant révélé. Le tomte a déclaré que si le gamin veille sur le jars et le ramène sain et sauf à la maison et...
—Quoi? chouette. Quoi? quoi?
—Vole avec moi jusqu’au clocher, hibou, et je te dirai tout. J’ai peur que quelqu’un ne nous entende ici dans la rue.»
Les oiseaux de nuit s’envolèrent. Nils lança sa casquette en l’air: «Si je veille sur le jars et le ramène sain et sauf, je redeviendrai homme. Hourrah! hourrah! Je redeviendrai homme.»
Il est étrange qu’on ne l’ait pas entendu dans les maisons, tant il criait fort. Il courut à toutes jambes rejoindre les oies sauvages dans le marais humide.
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Vendredi, 1er avril.
Ni Smirre le renard ni les oies sauvages n’avaient cru qu’ils se rencontreraient jamais après avoir quitté la Scanie. Or nous avons vu que les oies sauvages avaient dû choisir le chemin du Blekinge, et c’est là que s’était réfugié Smirre. Il avait séjourné dans le nord de la province, mais il n’y avait point vu de grands parcs seigneuriaux remplis de chevreuils et de délicats broquarts. Il était on ne peut plus mécontent.
Un après-midi qu’il flânait dans une contrée déserte et pauvre, non loin de la rivière de Ronneby, il aperçut une bande d’oies qui traversait l’air. Il remarqua tout de suite que l’une d’elles était blanche et comprit à qui il avait affaire. Il les vit voler vers l’est jusqu’au-dessus de la rivière. Puis elles changèrent de direction et suivirent la rivière vers le sud. Il comprit qu’elles cherchaient un gîte pour la nuit au bord de l’eau, et espéra pouvoir s’emparer d’une ou deux d’entre elles sans trop de mal.
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Mais lorsque Smirre eut enfin rejoint le gîte des oies, il se rendit compte qu’elles avaient trouvé une place où il ne pourrait les atteindre.
La rivière de Ronneby n’est pas un cours d’eau grand et puissant, mais elle est renommée pour ses beaux rivages. A diverses reprises elle passe entre des falaises abruptes qui surplombent l’eau et disparaissent sous le chèvrefeuille, les aubépines, les aulnes, les sorbiers et les saules; et rien n’est plus agréable que de ramer sur la petite rivière sombre par un beau jour d’été, et de regarder toute cette molle verdure qui s’accroche à la falaise.
Mais en ce moment, c’était encore l’hiver ou le tout premier printemps, froid et gris; tous les arbres étaient nus, et personne ne songeait à regarder si la rive était belle ou laide. Les oies sauvages s’estimèrent heureuses d’avoir trouvé sous la haute falaise une petite bordure de sable assez large pour qu’elles pussent s’y poser. Devant elles, la rivière bruissait, torrentueuse et forte par suite de la fonte des neiges; derrière elles le rocher à pic était infranchissable, et des branches d’arbres pendantes les abritaient et les cachaient. Elles n’auraient pu trouver mieux.
Les oies s’endormirent instantanément, mais Nils ne put fermer les yeux. Dès que le soleil avait disparu, la frayeur des ténèbres et l’épouvante de la nature sauvage l’assaillaient et lui donnaient la nostalgie des hommes. Caché sous l’aile du jars, il ne pouvait rien voir, il entendait très mal, et il avait peur que quelque chose n’arrivât au jars sans qu’il pût l’avertir du danger. Des bruissements et des murmures lui arrivaient confusément de tous côtés; enfin l’inquiétude le poussa à se dégager de l’aile et à s’asseoir par terre à côté des oies.
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Smirre, du haut de la crête, allongeait le museau et, dépité, regardait les oies. «Voilà une poursuite qu’il vaut autant abandonner tout de suite, dit-il. Ce n’est pas toi qui pourrais descendre une montagne aussi escarpée, ni nager dans un torrent aussi violent, et il n’y a pas au pied de la falaise la moindre bande de terre qui mène à leur gîte. Mieux vaut cesser la chasse.»
Mais comme tous les renards, Smirre abandonnait difficilement une entreprise commencée. Aussi s’étendit-il tout au bord de la crête sans détacher ses yeux des oies sauvages. En les regardant, il récapitulait tout le mal qu’elles lui avaient fait. N’était-ce pas à cause d’elles qu’il était exilé de la riche Scanie, et forcé de vivre dans le pauvre Blekinge. Il s’excita de plus en plus; il aurait été content de voir périr les oies, même s’il n’avait pu les manger lui-même.
La haine de Smirre était ainsi surexcitée lorsqu’il entendit tout à coup un grincement dans un grand pin et vit un écureuil descendre de l’arbre, poursuivi de près par une martre. Ni l’un ni l’autre n’aperçut Smirre, et celui-ci resta immobile à regarder la chasse qui allait d’arbre en arbre. Il regardait l’écureuil se mouvoir entre les branches si légèrement qu’il semblait voler. Il regardait la martre qui n’avait pas tout à fait la même habileté, mais néanmoins descendait et remontait sur les troncs d’arbre, avec la même sûreté qu’elle eût parcouru les sentiers plats de la forêt. «Si je savais grimper moitié aussi bien qu’elle, se dit-il, les oies là-bas ne dormiraient pas longtemps tranquilles.»
Lorsque l’écureuil fut pris et la chasse terminée, Smirre s’avança vers la martre, mais s’arrêta à 96 quelques pas d’elle pour bien marquer qu’il n’avait point l’intention de lui enlever sa proie. Smirre savait tourner de belles phrases comme tous les renards. La martre par contre, qui avec son corps allongé et souple, sa tête fine, sa fourrure molle, sa gorge brun clair, apparaissait une petite merveille de beauté, n’était en réalité qu’une sauvage habitante des forêts; elle répondit à peine. «Je m’étonne, poursuivit Smirre, qu’un chasseur de ton mérite se contente de prendre des écureuils, lorsqu’il y a à ta portée un bien meilleur gibier.» Il fit une pause, mais comme la martre lui riait insolemment au nez, il continua: «Serait-il possible que tu n’aies pas vu les oies sauvages là-bas, sous la falaise? Ou n’es-tu pas un grimpeur assez habile pour descendre jusque-là.»
Cette fois il n’eut pas besoin d’attendre la réponse. La martre se précipitait vers lui, le dos rond et les poils hérissés. «Tu as vu des oies sauvages? siffla-t-elle. Où sont-elles? Parle ou je te saute à la gorge. —Doucement, doucement, rappelle-toi que je suis deux fois grand comme toi, et sois polie. Je ne demande pas mieux que de te montrer les oies.»
Un instant après elle était déjà en route; Smirre suivait des yeux le corps de serpent de la martre, qui coulait de branche en branche; il pensa: «Ce beau chasseur des bois a le cœur le plus cruel de toute la forêt. Je crois que les oies me devront un réveil sanglant.»
Mais au moment où Smirre s’attendait à entendre les cris d’agonie des oies, il vit la martre rouler d’une branche, et tomber dans l’eau qui jaillit de tous côtés. Puis ce fut un claquement d’ailes vigoureuses, et toutes les oies s’envolèrent dans une fuite précipitée.
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Smirre pensa d’abord courir après les oies, mais il était curieux de savoir ce qui les avait sauvées, et il attendit le retour de la martre. La pauvre était trempée et s’arrêtait de temps en temps pour se frotter la tête avec ses pattes de devant. «Je pensais bien que tu serais maladroite et tomberais dans la rivière», dit Smirre avec dédain.
—Je n’ai pas été maladroite, tu n’as rien à dire. J’étais déjà sur une des dernières branches et je réfléchissais à la façon de m’y prendre pour tuer plusieurs oies, lorsqu’un petit bonhomme, pas plus gros qu’un écureuil, bondit et me lança une pierre à la tête avec une telle force que je suis tombée à l’eau; avant que j’aie eu le temps d’en sortir...»
La martre n’eut pas besoin de continuer, elle n’avait déjà plus d’auditeur; Smirre était loin, poursuivant les oies.
Cependant Akka avait volé vers le sud avec sa bande pour chercher un autre gîte. Il y avait encore quelques restes de la lumière du jour, et la lune à son premier quartier, très haut dans le ciel, permettait de voir un peu. Heureusement Akka connaissait bien le pays, pour avoir plus d’une fois été poussée par le vent sur la côte de Blekinge lorsqu’au printemps elle traversait la Baltique.
Elle suivit la rivière tant qu’elle la vit serpenter à travers le paysage, éclairée par la lune, pareille à une couleuvre noire et luisante. Elle arriva ainsi à Djupafors, où la rivière disparaît dans une crevasse souterraine, puis limpide et transparente comme si elle était de verre, s’engouffre dans une étroite déchirure où elle se brise en gouttes étincelantes et en écumes flottantes. Au bas de la chute toute blanche se trouvent quelques gros rochers entre lesquels 98 l’eau s’élance en un torrent tumultueux; Akka s’y posa. L’endroit était excellent, surtout à cette heure tardive où les hommes sont rentrés chez eux. Plus tôt les oies n’auraient guère pu s’y arrêter, car Djupafors n’est pas dans le désert. D’un côté de la cascade s’élève une fabrique de pâte de papier, et sur l’autre rive, qui est élevée et boisée, se trouve le parc de Djupadal où les hommes se promènent souvent par les sentiers escarpés et glissants afin de jouir de la beauté du torrent affolé là-bas dans la crevasse.
Ici comme ailleurs nos voyageurs ne songeaient point à la beauté du spectacle. Ils trouvaient plutôt un peu dangereux d’être forcés de se tenir debout pour dormir sur des pierres glissantes au milieu d’un torrent. Mais il fallait être content puisqu’on était à l’abri des bêtes de proie.
Les oies s’endormirent sur-le-champ; le gamin, trop inquiet pour dormir, s’assit à côté d’elles afin de veiller sur le jars.
Bientôt Smirre arriva en courant au bord de l’eau. Il aperçut tout de suite les oies au milieu des tourbillons d’écume, et comprit qu’il ne pouvait pas davantage maintenant les attraper. Il s’assit sur la rive et les regarda longuement. Il était très humilié dans son honneur de chasseur.
Tout à coup il vit une loutre sortir de l’eau, un poisson dans la gueule. Smirre s’avança vers elle, s’arrêta à deux pas pour montrer qu’il ne comptait point lui ravir sa proie: «Tu es un drôle de corps qui te contentes de prendre du poisson lorsqu’il y a tout plein d’oies sauvages là-bas sur les rochers», commença Smirre. Il était si excité cette fois qu’il ne prit pas le temps de choisir ses mots aussi bien que 99 d’habitude. La loutre ne tourna même pas la tête pour regarder le torrent. C’était une vagabonde, comme toutes les loutres. Elle avait plus d’une fois pêché dans le Vombsjö, et connaissait bien Smirre. «Je sais comment tu t’y prends pour t’emparer par ruse d’une truite, Smirre, dit-elle.—Ah! c’est toi, Gripe, dit Smirre, très content, car il savait que cette loutre-là était une nageuse hardie et habile. Je ne m’étonne pas que tu n’aimes pas à regarder les oies, puisque tu es incapable d’arriver jusqu’à elles.» La loutre avait les pattes palmées; elle possédait une queue aplatie et dure, aussi solide qu’une rame, et une fourrure imperméable à l’humidité; elle ne voulut pas s’entendre dire qu’il y eût un torrent qu’elle ne pût remonter. Elle se tourna vers la rivière, aperçut les oies, jeta la truite et, de la berge escarpée, se précipita dans l’eau.
Si le printemps avait été plus avancé et que les rossignols eussent été de retour dans le parc de Djupadal, ils auraient célébré pendant de longues nuits la lutte de Gripe avec le torrent. Car la loutre fut plusieurs fois entraînée par les vagues et emportée au fil de l’eau, mais elle remonta opiniâtrément. Elle profitait des remous, rampait par-dessus les pierres et approchait peu à peu des oies sauvages. C’était vraiment une expédition périlleuse, et qui méritait d’être chantée par les rossignols.
Smirre suivait du regard la marche de la loutre. Il la vit enfin se hisser tout près des oies sauvages. Mais à ce moment un cri aigu et féroce retentit. La loutre tomba dans l’eau à la renverse, et le courant l’emporta comme un chaton aveugle. Puis les ailes des oies claquèrent. Elles s’enlevèrent, et s’enfuirent à la recherche d’un nouveau gîte.
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La loutre revint bientôt à la berge. Elle ne dit rien, et se contenta de lécher une de ses pattes de devant. Lorsque Smirre se permit de la railler, elle s’écria enfin: «Ce n’est pas faute de savoir nager, Smirre. J’étais arrivée jusqu’aux oies et j’allais escalader le rocher, lorsqu’un tout petit bonhomme s’élança sur moi, et me porta un coup à la patte avec un fer pointu. Cela me fit si mal que je lâchai prise et roulai dans le torrent.»
Elle n’eut pas besoin de continuer son récit; Smirre était déjà loin.
Encore une fois voilà Akka et sa bande volant dans la nuit. Heureusement pour elles, la lune ne s’était pas encore couchée, et grâce à sa lumière Akka put retrouver une troisième place qu’elle connaissait dans le pays. Elle suivit encore le cours de la rivière vers le sud. Elle vola par-dessus le domaine de Djupadal, les toits sombres et la belle cascade de la petite ville de Ronneby. Un peu au sud de la ville, non loin de la mer, se trouve la station de Ronneby avec son établissement de bains, ses sources, ses grands hôtels, et les villas des hôtes d’été. Tout est fermé, vide et désert pendant l’hiver, et tous les oiseaux le savent bien, car nombreuses sont les bandes qui par gros temps, cherchent un abri sur les balcons et les vérandas des maisons désertes.
Les oies sauvages s’installèrent sur un balcon et s’endormirent tout de suite selon leur habitude. Nils seul ne put pas dormir, car il ne voulait pas se glisser sous l’aile du jars.
Le balcon était exposé au midi, et de là le gamin pouvait voir la mer. Incapable de dormir, il contemplait la jolie façon dont en Blekinge la terre et la mer se rencontrent.
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En effet la terre et la mer peuvent se rencontrer de bien des façons. Souvent la terre va au devant de la mer en déroulant des prés bas et plats, où l’herbe pousse en touffes, et la mer la rencontre avec des sables mouvants qu’elle entasse en bancs et en dunes. Elles s’aiment si peu, dirait-on, qu’elles veulent se montrer ce qu’elles ont de moins beau. Il arrive aussi qu’à l’approche de la mer, la terre dresse un rempart de montagnes comme pour arrêter une ennemie; alors la mer lance des vagues furieuses, elle fouette, rugit, ébranle comme si elle voulait déchirer la côte.
Mais en Blekinge il en va tout autrement. La terre s’éparpille en îles, îlots et promontoires, parmi lesquels la mer s’insinue en golfes, en anses et en détroits; elles semblent se rencontrer dans l’entente et la joie.
On ne voit pas bien tout cela en hiver, mais Nils se rendit pourtant compte que la nature ici était douce et souriante, et il commença à se sentir plus calme. Tout à coup il entendit un glapissement sinistre et aigu qui venait du parc. Il se leva et vit dans le clair de lune blanc un renard sous le balcon: Smirre avait encore suivi les oies. Mais comprenant que cette fois il n’y avait pas moyen de les attraper, il n’avait pu réprimer un long cri de dépit.
Ce cri éveilla Akka, l’oie-guide; bien qu’elle ne pût rien voir, elle reconnut la voix. «C’est toi Smirre, qui rôdes dans la nuit? dit-elle.—Oui, répondit Smirre, c’est moi. Je voudrais savoir ce que vous pensez de la nuit que vous avez eue grâce à moi.—Veux-tu dire que c’est toi qui nous as envoyé la martre et la loutre?—Pourquoi nier un bel exploit? Vous avez une fois joué avec moi le jeu des oies. 102 Maintenant j’ai commencé avec vous le jeu des renards, et je ne l’interromprai pas tant qu’une seule d’entre vous sera encore vivante, dussé-je vous poursuivre à travers tout le pays.—Écoute, Smirre, est-ce bien de ta part, à toi qui es armé de dents et de griffes, de poursuivre ainsi des êtres sans défense?»
Smirre s’imagina que la peur faisait parler Akka; il se hâta de proposer: «Akka, si tu veux me jeter ce Poucet qui tant de fois m’a résisté, je te promets de faire la paix avec toi. Je ne poursuivrai plus jamais personne de ta bande.—Te livrer Poucet! s’écria Akka, tu n’y penses pas! De la plus jeune jusqu’à la plus vieille d’entre nous, nous donnerions volontiers notre vie pour lui.—Vous l’aimez tant que ça, dit Smirre, alors je vous promets qu’il sera le premier d’entre vous sur qui je me vengerai.»
Akka ne répondit plus rien. Smirre poussa encore quelques longs hurlements, puis le silence se fit. Nils ne pouvait toujours pas dormir. Cette fois c’était la réponse d’Akka au renard qui le tenait éveillé. Jamais il n’aurait cru qu’il entendrait une chose semblable, ni que personne se déclarerait prêt à risquer sa vie pour lui. A partir de ce moment on ne put plus dire de Nils Holgersson qu’il n’aimait personne.
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Samedi, 2 avril.
C’était à Karlskrona, un soir de clair de lune. Il faisait un temps beau et calme, mais dans la journée une tempête avait sévi; il avait plu; les habitants de la ville s’imaginaient probablement que le mauvais temps continuait, car il n’y avait personne dans les rues.
La ville semblait déserte quand Akka et sa bande y arrivèrent. Il était tard déjà, et les oies étaient à la recherche d’un gîte sûr dans les îles. Elles n’osaient pas rester sur la terre ferme par peur de Smirre le renard.
Les oies volaient très haut, et Nils qui contemplait la mer et les îles au-dessous de lui trouva que tout avait un air irréel et fantastique. Le ciel n’était plus bleu, il formait au-dessus de la terre comme une cloche de verre glauque. La mer était blanche comme du lait. Aussi loin qu’il pouvait voir, elle roulait de petites vagues blanches aux cimes argentées. Au 104 milieu de toute cette blancheur, les nombreuses îles devant la côte semblaient noires.
Nils s’était promis d’être brave cette nuit-là, mais tout à coup il aperçut quelque chose qui l’effraya terriblement. C’était une haute île rocheuse, couverte d’énormes blocs carrés entre lesquels il y avait un semis de petits grains d’or. Il pensa tout de suite à la pierre de Magle à Trolle-Ljungby, que les trolls hissent quelquefois la nuit sur de hautes colonnes d’or. Ce devait être quelque chose du même genre. Mais ce qui l’effraya plus encore, ce fut de voir une foule de choses inquiétantes dans l’eau qui entourait l’île. On eût dit des baleines et des requins ou d’autres monstres marins, mais le gamin comprenait que c’était les trolls de la mer qui s’étaient réunis pour monter à l’assaut de l’île. En effet, au sommet de l’île, un géant debout tendait désespérément vers le ciel ses deux bras.
Nils fut encore plus effrayé lorsqu’il s’aperçut que les oies commençaient à descendre. «Non, non, pas là! Ne descendons pas là,» cria-t-il.
Mais les oies ne firent pas attention à ses cris, et bientôt le gamin fut tout surpris et honteux d’avoir pu se tromper de cette façon. Les gros blocs de pierre n’étaient que des maisons; les points d’or brillants étaient des réverbères et des fenêtres éclairées. Le géant qui tendait les bras était une église aux tours carrées, et les monstres et les trolls de la mer étaient des navires et des bateaux de toutes espèces ancrés et amarrés autour de l’île. Du côté de la terre, c’étaient surtout des barques à rames, des cutters à voile, des chaloupes à vapeur pour la navigation côtière, mais de l’autre côté, il y avait des vaisseaux de guerre cuirassés, les uns larges 105 avec de grosses cheminées inclinées en arrière, d’autres longs, minces et construits de façon à pouvoir traverser l’eau comme des poissons.
Quelle était cette ville? Nils trouva la réponse en voyant les vaisseaux de guerre. Il avait toute sa vie aimé les bateaux, il n’en avait jamais eu d’autres que les goélettes qu’il avait fait naviguer sur l’eau des fossés au bord de la route; mais il comprit tout de suite qu’une ville où il y avait un si grand nombre de vaisseaux de guerre ne pouvait être que Karlskrona.
Le grand-père maternel de Nils était un ancien matelot de la marine de guerre; quand il vivait, il parlait tous les jours de Karlskrona, du grand chantier de la marine et de tout ce que l’on pouvait y voir.
Nils eut tout juste le temps de jeter un coup d’œil sur les tours et les fortifications qui ferment l’entrée du port; Akka descendit se poser avec sa bande sur le toit plat d’une des églises.
C’était certainement un endroit sûr pour échapper à un renard, et le gamin pensait que cette nuit il pourrait oser se glisser sous l’aile du jars. Ce serait bon de dormir. Il essayerait ensuite de voir le chantier et les vaisseaux lorsqu’il ferait jour.
Nils ne comprit pas lui-même pourquoi il ne put rester tranquille et attendre le matin pour voir les vaisseaux. Il n’avait guère dormi plus de cinq minutes que déjà il se dégageait de l’aile du jars et se laissait glisser à terre le long du paratonnerre et des gouttières.
Il se trouva bientôt sur une vaste place devant l’église. Ceux qui sont habitués au désert ou qui demeurent dans un coin éloigné, se sentent toujours 106 inquiets lorsqu’ils viennent dans une ville où les maisons se dressent toutes droites et où les rues sont ouvertes et n’offrent point d’abri. Aussi Nils souhaita-t-il bientôt d’être de nouveau là-haut sur la tour avec les oies. Heureusement il n’y avait pas un être vivant sur la place; seul un homme de bronze se dressait sur un socle élevé. C’était un grand homme vigoureux, vêtu d’un chapeau tricorne, d’une longue redingote, de culottes courtes et de gros souliers. Il tenait à la main un bâton et avait bien l’air de savoir s’en servir au besoin, car il avait un visage terriblement sévère avec un grand nez courbé et une bouche très laide.
«Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là, avec sa grosse lèvre pendante?» dit enfin le gamin. Jamais il ne s’était senti plus petit et plus misérable que ce soir. Il essaya de se donner du courage en faisant le fanfaron. Puis il ne pensa plus à la statue, et s’engagea dans une large rue qui descendait vers l’eau.
Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il entendit quelqu’un marcher derrière lui. Des pieds lourds martelaient le pavé et un bâton frappait le sol. On eût dit que l’homme de bronze lui-même s’était mis en route.
Nils épia les pas et se sauva en courant; il eut bientôt la certitude que c’était l’homme de bronze. La terre tremblait et les maisons en étaient secouées. Lui seul pouvait marcher aussi lourdement, et Nils eut peur de son mot de tout à l’heure. Il n’osa tourner la tête.
«Il se promène peut-être pour son plaisir, pensa-t-il. Il ne pourra m’en vouloir de ce que j’ai dit. C’était sans mauvaise intention.»
Au lieu de continuer tout droit, Nils prit une rue 107 transversale. Il espérait ainsi échapper à son compagnon.
Mais il entendit bientôt l’homme de bronze qui s’engageait dans cette même rue, et il eut très peur. Comment trouver un refuge dans une ville où toutes les portes sont fermées? Il aperçut à droite une vieille église de bois, entourée d’un vaste square. Il s’y précipita sans hésitation: «Si seulement j’arrive là, je serai bien protégé.»
Tout à coup, il aperçut au milieu de l’allée qui menait à l’église un homme qui lui faisait des signes. Il fut très heureux et s’approcha en hâte. Son cœur battait terriblement.
Mais lorsqu’il fut arrivé tout près de l’homme, qui était debout sur un petit tabouret, au bord de l’allée, il s’arrêta interdit: «Ce ne peut pas être celui-là qui m’a fait signe, car il est en bois.»
Il resta immobile un moment à le regarder. C’était un bonhomme courtaud et fort, avec un large visage, rose et frais, des cheveux noirs et lisses, et une grande barbe noire. Sur sa tête il portait un chapeau de bois noir, sur son corps un habit de bois brun; il avait autour de la taille une ceinture de bois noir, aux jambes de larges culottes de bois gris et des bas de bois, aux pieds des bottines de bois noir. Il était peint de frais, vernis de frais; il brillait et luisait au clair de lune, ce qui sans doute ajoutait à son air de bonhomie, et inspira de la confiance au gamin.
De la main gauche il tenait un tableau de bois où Nils lut: «Humblement, je vous supplie, quoique d’une voix faible: venez déposer une obole, mais soulevez d’abord mon chapeau.»
Nils comprit: l’homme n’était qu’un tronc pour les pauvres. Il fut déçu. Il s’était attendu à mieux. Il se 108 rappela que son grand-père avait parlé de ce bonhomme de bois, disant que les enfants de Karlskrona l’aimaient beaucoup. Nils comprenait bien cela. L’homme avait un si bon air d’autrefois qu’on lui aurait donné plusieurs fois cent ans. En même temps il semblait fort, crâne et joyeux comme on s’imagine que les gens étaient jadis.
A regarder le bonhomme de bois, Nils oublia presque l’autre qui le poursuivait. Mais voilà qu’il l’entendit tout à coup. Il entrait dans le cimetière. Il approchait. Où se cacher?
A ce moment, Nils vit l’homme de bois se baisser et lui tendre sa grande et large main. Impossible de n’avoir pas confiance en lui: Nils sauta dans la main qu’on lui offrait. Et l’homme de bois l’éleva jusqu’à son chapeau et le glissa dessous.
A peine le gamin fut-il caché, à peine l’homme avait-il eu le temps d’abaisser son bras et de reprendre sa pose, que l’homme de bronze s’arrêtait devant lui, frappait le sol de son bâton et s’écriait d’une voix forte et sonore:
—Qui êtes-vous?
Le bras de l’homme de bois remonta avec une précision qui fit craquer sa vieille charpente, ses doigts touchèrent les bords du chapeau et il répondit:
—Rosenbom, sauf votre respect, Majesté. Dans le temps, second maître à bord du vaisseau de ligne l’Intrépidité; retraité, le service de guerre fini, comme gardien de l’église de l’Amirauté; finalement sculpté en bois, et dressé dans le cimetière comme tronc pour les pauvres.
Le gamin eut un haut-le-corps en entendant l’homme de bois dire «Majesté». En réfléchissant il comprit que la statue de la grande place représentait celui 109 qui avait fondé la ville. C’était tout simplement au roi Charles XI qu’il avait eu affaire.
—Vous vous expliquez bien, dit l’homme de bronze. Pouvez-vous me dire encore si vous avez vu un petit gamin qui court partout dans la ville cette nuit? C’est un petit coquin et un impertinent; si seulement je l’attrape, je lui apprendrai à être insolent.
—Sauf votre respect, Majesté, je l’ai vu, dit l’homme de bois.
A cette réponse le gamin qui s’était blotti sous le chapeau et regardait le roi par une fente de bois, eut si peur qu’il commença à trembler. Mais il se calma lorsque l’homme de bois poursuivit:
—Votre Majesté suit une mauvaise piste. Le gamin semblait avoir l’intention de se réfugier dans le chantier pour s’y cacher.
—Vous croyez, Rosenbom? Eh bien, ne restez donc pas là immobile sur votre tabouret, mais suivez-moi, et aidez-moi à le retrouver! Quatre yeux voient mieux que deux, Rosenbom.
Mais l’homme de bois répondit d’une voix geignarde: «Je prie humblement Votre Majesté de me laisser où je suis. J’ai l’air frais et reluisant à cause de la peinture, mais je suis vieux et pourri, et ne supporterais pas un effort».
L’homme de bronze ne semblait pas être de ceux qui supportent la contradiction.
—Qu’est-ce que ces histoires? Venez tout de suite, Rosenbom! Le roi leva son bâton et en donna à l’autre un coup retentissant sur l’épaule: «Vous voyez que vous tenez encore, Rosenbom».
Là-dessus ils se mirent en route. Grands et puissants, ils traversèrent les rues de Karlskrona, et atteignirent enfin une lourde porte qui menait au chantier. 110 Un matelot montait la garde, mais l’homme de bronze n’y fit point attention. Il poussa la porte du pied, et ils entrèrent.
Devant eux s’étendait un vaste port, divisé en compartiments par des ponts sur pilotis. Les bassins étaient occupés par des vaisseaux de guerre.
—Par où vaut-il mieux commencer les recherches, Rosenbom? demanda l’homme de bronze.
—Un petit bout d’homme comme lui se sera probablement caché dans la salle aux modèles?
Sur une étroite langue de terre qui s’étendait à droite tout le long du port, s’élevaient quelques anciens bâtiments. L’homme de bronze s’approcha d’une maison à petites fenêtres avec un très haut toit. Il heurta de son bâton la porte qui s’ouvrit, et monta ensuite lourdement un vieil escalier aux marches usées. Les deux hommes entrèrent dans une grande salle remplie de petits navires entièrement gréés. Le gamin comprit que c’étaient les modèles des navires construits pour la flotte suédoise.
Il y avait des bateaux de toutes espèces: de vieux vaisseaux de ligne aux flancs bourrés de canons, avec de hautes constructions à l’arrière et à l’avant, et dont les mâts supportaient un enchevêtrement de cordes et de voiles; de petits garde-côtes avec des bancs pour les rameurs sur toute leur longueur; des canonnières sans pont, et des frégates richement dorées, modèles de celles dont s’étaient servis les rois pour leurs voyages. Enfin il y avait aussi de ces longs et lourds cuirassés, avec des tourelles et des canons sur le pont, qu’on emploie de nos jours, et de fins et minces torpilleurs pareils à de longs poissons.
Nils n’en revenait pas d’admiration: «Dire qu’on 111 a bâti des vaisseaux si gros et si beaux ici en Suède!»
Il eut tout le temps de les admirer, car l’homme de bronze, en apercevant les modèles, oublia toute autre chose. Il les passa tous en revue. Et Rosenbom, ci-devant second maître à bord de l’Intrépidité, dut raconter tout ce qu’il savait sur les constructeurs de navires et ceux qui les avaient commandés et le sort qu’ils avaient subi. Il parlait de Chapman et de Puke et de Trolle; des batailles de Hogland et de Svensksund, jusqu’en 1809, époque après laquelle il n’en avait plus été. Lui et son compagnon avaient surtout beaucoup à se dire sur les vieux navires de bois si ornés. Ils ne semblaient pas comprendre les nouveaux cuirassés.
—Je vois, Rosenbom, que vous ne savez rien sur ces vaisseaux modernes, dit le roi. Allons voir autre chose. Car tout cela m’intéresse, Rosenbom.
Ils avaient cessé de chercher le gamin, et celui-ci se sentit calme et à son aise dans le chapeau de bois. Ils se mirent à parcourir les grands établissements du chantier, les ateliers où l’on coud les voiles, la forge, les fabriques de machines et de menuiserie. Ils visitèrent les grues à mâter et les docks, les grands magasins aux provisions, le parc d’artillerie, l’arsenal, la longue corderie, la vaste cale abandonnée, creusée dans le roc. Ils sortirent sur les jetées, où les vaisseaux de guerre étaient amarrés, montèrent à bord, regardèrent tout comme deux vieux loups de mer, hésitèrent, condamnèrent, approuvèrent et se fâchèrent.
Nils, à l’abri du chapeau de bois, les écoutait. Il apprit ainsi combien on avait lutté et travaillé en cet endroit pour pouvoir armer toutes les flottes expédiées du port de guerre. Il sut qu’on avait 112 risqué son sang et sa vie, qu’on avait sacrifié jusqu’à son dernier liard pour construire ces vaisseaux de guerre, que des hommes de talent avaient consacré tous leurs efforts à améliorer et à perfectionner ces navires qui avaient été la sauvegarde de la patrie. Le gamin eut des larmes aux yeux en entendant parler de tout cela et il se sentit heureux d’être si bien renseigné sur toutes ces choses.
Ils finirent par entrer dans une cour ouverte où sous une galerie, étaient rangées les figures de proue des vieux vaisseaux de ligne. Nils n’avait jamais rien vu de plus étrange, car toutes ces figures avaient des visages incroyablement puissants et effrayants. Elles étaient grandes, hardies et sauvages, inspirées du même esprit fier qui avait armé les gros navires. Il se sentit plus petit que jamais.
Mais alors, l’homme de bronze dit à l’homme de bois: «Lève ton chapeau, Rosenbom, devant celles qui sont là! Elles ont toutes été à la guerre pour la patrie!» Rosenbom, comme l’homme de bronze, avait complètement oublié pourquoi ils étaient venus là. Sans réfléchir il leva son chapeau de bois et s’écria: «Je lève mon chapeau en l’honneur de celui qui choisit l’emplacement du port, fonda le chantier, et recréa la marine, pour le roi qui a donné la vie à tout ceci».
—Merci, Rosenbom. C’est bien dit, tu es un brave homme... Mais qu’est-ce que c’est que ça, Rosenbom?
Il montrait Nils Holgersson debout sur le crâne nu de Rosenbom. Mais Nils n’avait plus peur: il agita son bonnet et cria: «Hourrah, hourrah pour l’homme à la grosse lèvre!»
L’homme de bronze frappa la terre avec son gros 113 bâton, mais le gamin ne put jamais savoir ce qu’il comptait faire, car à cet instant le soleil se leva; aussitôt l’homme de bronze et l’homme de bois disparurent comme s’ils avaient été faits de brouillards. Pendant qu’il restait encore là à les chercher des yeux, les oies sauvages s’envolèrent du toit de l’église et se mirent à planer sur la ville. Tout à coup, elles aperçurent Nils Holgersson, et le grand jars blanc fendit l’air et descendit le chercher.
114
Samedi, 3 avril.
Les oies sauvages étaient allées paître sur un îlot voisin de la côte. Elles y rencontrèrent des oies grises qui furent fort surprises de les voir, sachant que d’ordinaire leurs parentes sauvages n’approchent pas de la côte. Elles étaient curieuses et indiscrètes et n’eurent de cesse que les arrivantes ne leur eussent conté la poursuite du renard. Le récit fini, une oie grise, qui semblait l’égale d’Akka pour l’âge et l’expérience, leur dit: «C’est un grand malheur pour vous que le renard ait été exilé de son pays. Il tiendra parole et vous suivra jusqu’en Laponie. Si j’étais vous, je ne volerais pas à travers le Smâland, je prendrais le chemin extérieur, et passerais par l’île d’Œland. Il perdrait votre trace. Et pour le dépister encore plus, vous feriez mieux de vous arrêter deux ou trois jours à la pointe sud de l’île. La nourriture y est abondante et la société également. Je ne crois pas que vous regretteriez votre voyage.»
Le conseil était bon, et les oies sauvages résolurent 115 de le suivre. Dès qu’elles furent rassasiées, elles se mirent en route pour Œland. Aucune d’elles n’y avait encore été, mais l’oie grise leur avait donné de bons points de repère. Elles n’avaient qu’à aller droit vers le sud jusqu’à ce qu’elles rencontrassent la grande route des oiseaux de passage, au large, le long de la côte du Blekinge. Tous les oiseaux qui ont leur séjour d’hiver sur la mer de l’Ouest, et qui au printemps vont en Finlande ou en Russie, suivent cette route; en passant ils font escale à Œland pour se reposer. Les oies sauvages ne manqueraient pas de guides.
C’était une journée calme et chaude comme un jour d’été, un temps idéal pour un voyage en mer, sauf que le ciel n’était pas tout à fait clair, mais gris et un peu voilé. Çà et là des amas de nuages descendaient vers la surface de l’eau et arrêtaient la vue.
Lorsque les voyageuses eurent laissé derrière elles l’archipel, la mer s’étendit, si jolie et si miroitante que Nils, regardant en bas, crut que la terre avait disparu. Il n’y avait plus que les nuages et le ciel autour de lui. Il se sentit pris de vertige, et s’accrocha au dos du jars plus éperdument que le premier jour.
Ce fut pis encore lorsqu’ils eurent atteint la grande voie dont l’oie grise avait parlé. Des bandes se suivaient, volant toutes dans la même direction. Elles semblaient suivre un chemin tracé. C’étaient des canards et des oies grises, des macreuses et des guillemots, des plongeons et des fuligules, des cormorans et des grèbes, des pies de mer et des grisettes. Quand Nils se pencha en avant, il vit toute la file d’oiseaux reflétée par l’eau. La tête lui tourna: on aurait dit que toutes ces bandes d’oiseaux volaient 116 le ventre en l’air. D’ailleurs qu’est-ce qui était haut et qu’est-ce qui était bas? Il n’en savait plus rien.
Les oiseaux étaient fatigués et impatients d’arriver. Aucun ne criait ni ne plaisantait; ce silence contribuait à rendre tout étrangement irréel. «Peut-être avons-nous quitté la terre! pensa Nils. Nous allons peut-être au ciel.»
Au même moment il entendit deux coups de fusil et vit deux petites colonnes de fumée qui montaient.
Il y eut de l’effroi et de l’agitation parmi les oiseaux. «Des tireurs! Des tireurs! Des tireurs en bateau! criaient-ils. Volez plus haut! Plus haut!»
Nils s’aperçut alors qu’on voyageait toujours au-dessus de la mer et qu’on n’était point dans le ciel. Sur l’eau flottaient, en une longue file, de petits bateaux remplis de chasseurs qui tiraient coups sur coups. Les premières bandes d’oiseaux ne les avaient pas aperçus à temps, et avaient volé trop bas. Plusieurs corps sombres s’abattirent; à chaque oiseau qui tombait les survivants poussaient des cris aigus.
Rien d’étrange pour celui qui un instant s’était cru dans le ciel comme cet effroi et ces gémissements. Akka s’éleva rapidement, et la bande la suivit aussi vite que possible. Les oies sauvages échappèrent au danger, mais Nils n’en revenait pas. Comment? Il y avait des gens qui tiraient sur des êtres comme Akka et Yksi et Kaksi et le jars et leurs compagnons? Les hommes ne savent donc pas ce qu’ils font!
Les rangs s’étaient resserrés, et le voyage à travers l’air immobile continua. Le silence était revenu; de temps à autre un oiseau épuisé de fatigue criait: «Sommes-nous bientôt arrivés? Etes-vous sûrs que nous sommes dans le bon chemin?» Alors ceux qui 117 étaient en tête répondaient: «Nous volons droit sur Œland, droit sur Œland.»
Les canards étaient las; les plongeons les dépassèrent. «Ne vous pressez pas tant, criaient les canards. Vous allez tout manger.—Il y en aura assez pour vous et pour nous», répondaient les plongeons.
Ils n’étaient point encore en vue de l’île; ils rencontrèrent une brise légère, chargée de masses compactes de fumée blanche, comme s’il y avait eu un incendie quelque part.
Lorsque les oiseaux virent les premiers tourbillons blancs, ils s’inquiétèrent et accélérèrent leur vol. Mais les volutes de fumée se déroulaient toujours plus denses et finirent par les entourer. On ne sentait aucune odeur, et la fumée n’était point noire ni sèche, mais blanche et humide. Nils comprit tout à coup que ce ne pouvait être que du brouillard.
Lorsque le brouillard fut devenu si épais qu’on ne pouvait rien distinguer à une longueur d’oie devant soi, les oiseaux s’affolèrent. Ils avaient jusque-là volé avec beaucoup d’ordre; maintenant ils commençaient à jouer dans le brouillard. Ils volaient dans tous les sens pour s’égarer les uns les autres. «Prenez garde! criaient-ils. Vous tournez en rond. Rebroussez chemin! Vous n’arriverez jamais à Œland.»
Tous savaient très bien où se trouvait l’île, mais ils faisaient leur possible pour se faire perdre mutuellement la tête. «Regardez donc ces fuligules! criait une voix dans le brouillard. Ils retournent vers la mer du Nord.—Prenez garde, oies grises, criait une autre voix. Si vous continuez dans cette direction, vous arriverez à l’île de Rügen.»
118
Il n’y avait aucun danger de se perdre pour ceux qui avaient l’habitude de la traversée, mais pour les oies sauvages, ce fut dur. Les loustics ne furent pas longs à s’apercevoir qu’elles n’étaient pas sûres du chemin.
—Où allez-vous, bonnes gens? cria un cygne.
Il vola droit sur Akka, l’air compatissant et grave.
—Nous nous rendons à Œland, mais nous n’y avons encore jamais été, dit Akka.
Elle croyait pouvoir se fier à cet oiseau.
—C’est malheureux, dit le cygne. On vous a égarées. Vous allez vers le Blekinge. Venez avec moi et je vous montrerai le chemin.
Il repartit, et les oies le suivirent. Lorsqu’il les eut conduites suffisamment loin du grand passage pour qu’on n’entendît plus les cris, il disparut dans le brouillard.
Elles tournoyèrent un moment au hasard. A peine eurent-elles retrouvé les autres oiseaux qu’un canard vint à elles.
—Vous feriez bien mieux de vous poser sur l’eau jusqu’à ce que le brouillard soit tombé, dit-il. On voit bien que vous n’avez pas l’habitude des voyages.
Les misérables réussirent presque à faire perdre la tête à Akka. Autant que Nils put en juger, les oies volèrent un bon moment en rond.
—Prenez garde! Vous ne voyez donc pas que vous montez et descendez? cria un plongeon en passant rapidement à côté d’elles.
Nils s’accrocha au cou du jars. Voilà ce qu’il redoutait depuis un moment.
Nul ne sait quand on serait arrivé si l’on n’avait tout à coup entendu une détonation qui roulait sourdement.
119
Akka tendit le cou, fit claquer ses ailes et s’élança à toute vitesse. Elle avait enfin quelque chose sur quoi se guider. L’oie grise lui avait dit de ne pas descendre sur l’extrême pointe d’Œland, car les hommes y avaient installé un canon avec lequel ils tiraient dans le brouillard. Elle connaissait enfin la direction et désormais personne au monde ne l’égarerait plus.
120
3-6 avril.
Dans la partie la plus méridionale d’Œland, s’élève un vieux manoir royal appelé Ottenby. C’est un assez vaste domaine qui s’étend à travers l’île d’une côte à l’autre. Il a toujours été le refuge aimé d’une foule d’animaux. Au dix-septième siècle, quand les rois venaient chasser à Œland, le domaine n’était qu’un vaste parc à cerfs. Au dix-huitième siècle il y eut là un haras, où l’on élevait de nobles chevaux de race, et une bergerie où l’on nourrissait des centaines de moutons. De nos jours il n’y a à Ottenby ni chevaux pur sang ni brebis. On y nourrit un grand nombre de poulains destinés à nos régiments de cavalerie.
Il ne peut guère y avoir dans tout le pays un endroit plus favorable aux animaux. Le long de la côte est s’étend l’ancien pâturage aux moutons qui a près de trois kilomètres de long; c’est le plus vaste pré de toute l’île; les animaux peuvent y paître, y jouer, et s’y ébattre à leur aise. Il y a aussi le célèbre bois d’Ottenby, avec ses chênes centenaires sous lesquels 121 on est à l’abri du soleil et du terrible vent d’Œland. Il ne faut pas oublier non plus le long mur d’Ottenby, qui va d’une côte à l’autre et sépare le domaine du reste de l’île; il indique aux animaux jusqu’où s’étend le vieux domaine royal, et les avertit de ne pas s’aventurer sur une autre terre où ils seraient moins bien protégés.
Et ce ne sont pas seulement les animaux domestiques qui se trouvent bien à Ottenby. Les animaux sauvages eux-mêmes ont, dirait-on, le sentiment que dans un vieux domaine royal tous, sans distinction, doivent pouvoir trouver protection et abri; c’est pourquoi ils s’y réunissent si nombreux. Outre les cerfs de l’ancienne souche qui ont survécu, et les lièvres, les canards tadornes et les perdrix, qui aiment cette terre, on y trouve au printemps et en automne des milliers d’oiseaux de passage. C’est surtout sur la côte de l’est, basse et marécageuse, devant le pâturage des moutons, que ces oiseaux descendent pour paître et se reposer.
Lorsque les oies sauvages et Nils Holgersson eurent enfin atteint Œland, ils descendirent sur la grève comme tous les oiseaux. Le brouillard couvrait l’île, aussi épais que sur la mer. Mais Nils n’en fut pas moins stupéfait de voir tant d’oiseaux dans le petit espace que ses yeux pouvaient parcourir.
C’était une plage basse parsemée de pierres et de flaques d’eau, à demi couverte de varech rejeté par la mer. S’il avait eu le choix, Nils ne se serait peut-être pas arrêté là, mais les oiseaux semblaient y être au paradis. Des canards et des oies grises paissaient dans le pré; sur la grève couraient des bécasseaux, et autres oiseaux qui vivent sur les côtes. Les plongeons nageaient dans la mer et pêchaient. Mais c’est surtout 122 sur les longs bancs de varech en avant de la côte qu’il y avait de l’animation. Les oiseaux s’y tenaient en rangs serrés, et picoraient des larves et des vers qui devaient y fourmiller, car on n’entendait personne se plaindre de manquer de nourriture.
La plupart devaient continuer leur voyage et ne s’étaient arrêtés que pour se reposer; dès que le chef d’une bande estimait ses camarades suffisamment restaurés, il les appelait:
—Si vous êtes prêts, nous partons.
—Non, non, attendez! Nous sommes loin d’être rassasiés, criaient les autres.
—Croyez-vous par hasard que vous allez vous bourrer jusqu’à ne pouvoir voler? disait le chef.
Sur quoi, il faisait claquer ses ailes et prenait son élan. Mais très souvent il devait revenir, car les autres ne le suivaient pas.
Plus loin encore, au delà des derniers bancs de varech, nageait une bande de cygnes. Ils ne se souciaient pas d’atterrir, mais se reposaient en se laissant balancer par les vagues. De temps en temps ils plongeaient le cou dans l’eau et allaient chercher leur pâture au fond de la mer. Lorsqu’ils trouvaient quelque chose de particulièrement délicat, ils poussaient des cris pareils à des appels de trompettes.
Quand Nils apprit qu’il y avait des cygnes, il s’empressa de courir vers les bancs de varech. Il n’avait jamais vu de cygnes sauvages. Il eut la chance de pouvoir s’approcher très près d’eux.
D’ailleurs il n’était pas le seul à regarder les cygnes. Oies sauvages et oies grises, canards et plongeons formaient un cercle autour d’eux. Les cygnes gonflaient leurs plumes, levaient leurs ailes en guise de voiles, et redressaient leurs cous. Parfois 123 l’un d’eux nageait vers une oie ou un plongeon et lui disait quelques mots; l’autre semblait à peine oser lever le bec pour répondre.
Mais il y avait un catmarin, un petit diable noir, que toute cette solennité étouffait. Il plongea tout à coup et disparut sous l’eau. Bientôt après, l’un des cygnes poussa un cri, et se sauva, en nageant si vite que l’eau écumait autour de lui. Puis il s’arrêta et reprit son air majestueux. Mais bientôt un autre cria comme le premier, et puis un troisième.
Malheureusement le catmarin ne pouvait rester plus longtemps sous l’eau; il réapparut, petit, noir, plein de malice. Les cygnes se précipitèrent contre lui, mais voyant à quel petit oiseau ils avaient affaire, ils s’arrêtèrent net, comme s’ils jugeaient indigne d’eux de s’en occuper. Alors le catmarin plongea de nouveau et se remit à leur pincer les pattes. Cela faisait sans doute mal aux cygnes, mais le pis est qu’ils ne pouvaient garder leur dignité. Tout à coup ils prirent une résolution. Ils se mirent à fouetter l’air de leurs ailes avec un grand bruit, s’élancèrent en avant, comme courant sur l’eau, eurent enfin assez d’air sous les ailes, et s’élevèrent.
Les cygnes partis, on les regretta beaucoup; ceux qui avaient ri des tours du catmarin, le blâmaient maintenant de son insolence.
Le gamin retourna vers la terre. Il se mit à regarder le jeu des bécasseaux. Ils ressemblaient à des grues minuscules: comme les grues, ils avaient un petit corps, de hautes pattes, de longs cous, et des mouvements légers et flottants; mais ils n’étaient pas gris, ils étaient bruns. Ils étaient alignés sur un rang au bord de la plage que les vagues léchaient et lavaient. Dès qu’une vague déferlait, tout le rang 124 se retirait en courant. Dès que la vague était aspirée par la mer, ils la suivaient. Ils continuaient ainsi pendant des heures.
Les plus beaux de tous les oiseaux étaient les tadornes. Ils étaient bien parents des canards ordinaires, car comme eux ils avaient le corps lourd et trapu, le bec large et les pattes palmées, mais ils étaient plus superbement vêtus. Leur plumage était blanc; autour du cou ils portaient une large bande jaune; leurs ailes avaient des parements où brillaient le vert, le rouge et le noir, et des extrémités noires; leur tête, d’un vert sombre, miroitait comme de la soie.
Dès que l’un d’eux se montrait sur la plage, les autres oiseaux criaient:
—Regardez donc ceux-là! Voyez comme ils sont attifés!
—S’ils étaient moins beaux, ils n’auraient pas besoin de creuser leurs nids dans la terre, et pourraient couver leurs œufs à la lumière du jour comme nous autres, dit une cane brune.
—Qu’ils s’attifent comme ils veulent; ils auront beau faire, jamais ils ne seront présentables avec un nez pareil, dit une oie grise.
Et c’était vrai. Les tadornes avaient une grosse bosse à la naissance du bec, qui gâtait leur figure.
Le long de la côte, des mouettes et des hirondelles de mer planaient et pêchaient:
—Qu’est-ce que vous prenez? demanda une oie sauvage.
—Des épinoches, des épinoches d’Œland. Il n’y en a pas de meilleurs au monde, cria une mouette. Veux-tu en goûter?
Et elle vola vers l’oie, le bec plein de petits poissons.
125
—Horreur! Tu crois que je voudrais manger de cette saleté-là? dit l’oie.
Le lendemain, le brouillard était aussi intense. Les oies sauvages paissaient dans le pré; Nils était allé au bord de l’eau ramasser des moules. Il y en avait beaucoup; songeant qu’on serait peut-être le lendemain dans un endroit où il ne trouverait rien à manger, il résolut d’essayer de fabriquer un petit sac qu’il remplirait de moules. Il trouva dans le pré de la laîche desséchée, tenace et forte, et il commença à tresser un sac. Ce travail l’occupa pendant plusieurs heures, mais il en fut très content lorsqu’il l’eut achevé.
Vers midi, toutes les oies sauvages de la bande accoururent pour lui demander s’il avait vu le jars blanc.
—Non, il n’était pas avec moi, dit Nils.
—Il était avec nous tout à l’heure, dit Akka, mais nous ne savons plus ce qu’il est devenu.
Nils se leva d’un bond, très effrayé. Il demanda si l’on avait vu un renard ou un aigle ou des hommes dans le voisinage. Personne n’avait rien vu de suspect. Le jars avait dû s’égarer dans le brouillard.
Le malheur n’en était pas moins grand pour Nils; il se mit à la recherche du jars. Le brouillard, tout en le protégeant, lui permettait de courir partout sans être aperçu, mais l’empêchait de voir. Il s’en fut jusqu’à la pointe sud de l’île où se trouvent le phare et le canon qui tire dans le brouillard. Partout le même pullulement d’oiseaux, mais point de jars blanc. Il se hasarda jusque dans la cour du domaine d’Ottenby, et inspecta tous les chênes creux du parc; nulle part il ne trouva trace du jars.
126
Il chercha jusqu’à la tombée de la nuit. Alors il dut retourner vers la côte de l’est. Il marchait à pas lourds, très découragé. Que deviendrait-il sans le jars? Quand il arriva au milieu du grand pré, une forme blanche surgit du brouillard. C’était le jars. Il était sain et sauf et très heureux d’avoir retrouvé la bande. Le brouillard l’avait si bien égaré qu’il avait tourné autour du grand pré toute la journée, dit-il. Nils lui jeta ses bras autour du cou, et le supplia d’être prudent et de ne plus s’écarter des autres. Le jars promit qu’il ne recommencerait plus. Non, jamais plus.
Mais le lendemain matin, comme Nils se promenait au bord de la mer, les oies accoururent de nouveau pour lui demander des nouvelles du jars.
Nils ne l’avait point vu. Il avait donc disparu encore une fois. Comme la veille il s’était égaré dans le brouillard.
Nils, très effrayé, recommença ses recherches. Il trouva un endroit où le mur d’Ottenby s’était en partie écroulé, ce qui lui permit de le franchir. Au delà de l’enclos, l’île s’élargissait, et il y avait de la place pour des champs, des prés et des fermes. Il monta jusqu’au plateau qui occupe le milieu de l’île et où il n’y a d’autres constructions que des moulins à vent; l’herbe y est si clairsemée que le calcaire blanc affleure.
Nulle part il ne trouva trace du jars; comme le soir approchait, et qu’il fallait retourner auprès des oies, il fut convaincu que le jars était perdu. Il était si désespéré qu’il se traînait à peine.
Il avait déjà escaladé le mur, lorsqu’il entendit une pierre s’écrouler près de lui. En se retournant, il crut distinguer quelque chose qui remuait sur un 127 tas de pierres tout contre le mur. Il s’approcha doucement, et tout à coup aperçut le jars qui grimpait péniblement sur les pierres, portant dans son bec quelques longues fibres de racines. Le jars ne vit pas le gamin, et celui-ci de son côté ne l’appela pas, car il voulait savoir pourquoi le jars disparaissait ainsi coup sur coup.
Il en connut bientôt la raison. Tout en haut du tas de pierres reposait une jeune oie grise qui cria de joie à la vue du jars. Nils se glissa plus près pour pouvoir entendre ce qu’ils disaient, et apprit que l’oie grise avait une aile blessée, qui l’empêchait de voler. Sa bande l’avait abandonnée, et sans le jars blanc, qui la veille avait entendu ses cris et l’avait secourue, elle serait morte de faim. Le jars avait continué de lui porter à manger. Tous les deux espéraient qu’elle serait guérie avant le départ du jars, mais elle ne pouvait encore ni voler ni marcher. Elle se désolait, le jars la réconfortait en disant qu’il ne partirait pas encore. Enfin, il lui dit bonsoir, promettant de revenir le lendemain.
Nils laissa partir le jars, et, dès que celui-ci fut hors de vue, il grimpa à son tour sur le tas de pierres. Il était furieux d’avoir été trompé, et comptait dire à cette petite oie grise que le jars était son bien à lui. Le jars devait mener Nils en Laponie; il ne pouvait être question de le laisser rester en arrière à cause d’elle. Mais en voyant la petite oie grise de près, il comprit pourquoi le jars lui avait porté à manger pendant deux jours, et pourquoi il n’avait rien voulu dire. Elle avait la plus belle petite tête; sa robe de plume était comme la soie la plus souple, et ses yeux étaient doux et suppliants.
Quand elle aperçut le gamin, elle voulut se sauver, 128 mais son aile gauche était luxée et traînait par terre, empêchant tous ses mouvements.
—N’aie pas peur de moi, dit Nils, radouci. Je suis le Poucet, compagnon de voyage de Martin le jars, continua-t-il.
Puis il s’interrompit, ne sachant plus que dire.
Il y a parfois dans les animaux quelque chose qui nous oblige à nous demander à quelle espèce d’êtres nous avons affaire. On a presque peur que ce ne soient des êtres humains métamorphosés. Il en était ainsi de la petite oie grise. Dès que Poucet eut dit qui il était, elle inclina le cou et la tête devant lui avec infiniment de grâce; puis d’une voix si jolie que Nils ne pouvait croire que ce fût celle d’une oie:
—Je suis bien heureuse que tu sois venu à mon aide. Le jars blanc m’a dit que personne n’est aussi intelligent et aussi bon que toi.
Elle parlait avec tant de dignité que Nils en fut tout intimidé. «Ce ne peut pas être un oiseau, se dit-il, c’est certainement une princesse enchantée.»
Il fut pris d’un grand désir de la secourir. Il plongea ses petites mains dans les plumes, et tâta l’os de l’aile. L’os n’était point brisé; c’était dans l’articulation qu’était le mal. Le doigt du gamin s’enfonça dans une cavité vide. «Un peu de courage!» dit-il, puis il empoigna vigoureusement l’os de l’aile et le remit en place. Il fit très vite et très bien cette opération, bien que ce fût la première fois, mais cela faisait sans doute très mal, car la pauvre petite oie poussa un cri aigu, puis elle retomba parmi les pierres, ne donnant plus signe de vie.
Nils eut très peur. Il avait voulu la secourir, et voilà qu’il l’avait tuée. Il sauta en bas du tas de 129 pierres et se sauva. Il lui semblait qu’il avait tué un être humain.
Le lendemain matin, il faisait beau temps. Le brouillard avait disparu; Akka donna l’ordre de continuer le voyage. Seul le jars blanc fit des objections. Nils comprenait très bien qu’il ne voulait pas quitter la petite oie grise. Mais Akka n’y fit point attention, et l’on se mit en route.
Nils sauta sur le dos du jars, et celui-ci suivit la bande, bien que lentement et à contre-cœur. Nils était heureux de quitter l’île. Il avait sur la conscience la mort de la petite oie et n’avait pu se décider à confier au jars la malheureuse issue de son intervention. Aussi bien valait-il mieux sans doute que Martin le jars n’en sût jamais rien, songeait-il. En même temps il s’étonnait que le grand blanc eût pu quitter l’oie grise.
Soudain, le jars tourna bride. La pensée de la petite oie ne lui laissait pas de repos. Tant pis pour le voyage en Laponie.
En quelques coups d’ailes il atteignit le tas de pierres. Mais point de petite oie!
—Finduvet! Finduvet! où es-tu? cria le jars.
«Le renard l’aura prise», pensa Nils. Mais à ce moment il entendit une petite voix qui répondait:
—Je suis ici, jars; je suis ici. Je viens de prendre un bain matinal.
Et la petite oie grise sortit de l’eau, saine et sauve. Elle raconta que Poucet lui avait remis l’aile en place, et qu’elle était guérie et prête à suivre les autres.
Les gouttes d’eau faisaient comme un ruissellement de perles sur son plumage chatoyant, et de nouveau Nils se dit que c’était une vraie petite princesse.
130
Mercredi, 6 avril.
Les oies longèrent l’île étroite que de là-haut elles voyaient en entier. Le gamin se sentait le cœur léger. Il était aussi heureux que la veille il avait été découragé et triste lorsqu’il avait erré dans l’île à la recherche du jars. Il semblait que l’intérieur de l’île fût un haut plateau dénudé, entouré d’une large bande de terre riche et fertile le long des côtes. Nils commença à comprendre le sens de quelque chose qu’il avait entendu raconter la veille au soir.
Il se reposait au pied d’un des nombreux moulins à vent qui se dressent sur le plateau, lorsque deux bergers s’étaient approchés, escortés de leurs chiens, et précédés d’un grand troupeau de moutons. Le gamin ne s’était pas dérangé, car il était bien caché sous les marches du moulin, mais le hasard avait voulu que les deux bergers vinssent s’installer sur le même escalier, et Nils avait dû rester à sa place jusqu’à leur départ.
131
L’un des bergers était un jeune homme dont l’aspect n’offrait rien de particulier; l’autre était un vieillard étrange. Son corps était grand et décharné, sa tête petite; son visage avait des traits doux et tendres. On eût dit que le corps et la tête n’allaient pas ensemble.
Un instant, il resta silencieux, fixant le brouillard d’un regard infiniment las. Puis il se mit à causer avec son camarade. Celui-ci avait tiré de son sac du pain et du fromage pour souper. Il ne répondait rien aux paroles de l’autre, mais semblait l’écouter patiemment.
—Je vais te dire quelque chose, Erik, dit le vieillard. J’ai réfléchi, et je crois que jadis, dans le temps où hommes et bêtes étaient beaucoup plus grands que maintenant, les papillons ont dû être immensément grands. Il y avait une fois un papillon long de plusieurs milles; ses ailes étaient larges comme des lacs, bleues, avec des reflets d’argent, et si belles que tous les autres animaux s’arrêtaient pour contempler le papillon lorsqu’il volait.
Malheureusement il était trop grand. Ses ailes le portaient difficilement. Tout se serait encore bien passé si seulement il avait eu la prudence de ne voler qu’au-dessus de la terre. Mais il se risqua sur la Baltique. Il n’était pas allé loin que déjà la tempête secouait ses ailes. Tu comprends, Erik, ce qui devait arriver lorsque de fragiles ailes de papillon étaient exposées à la tempête de la Baltique. Elles furent vite arrachées et emportées par les rafales, et le pauvre papillon tomba dans la mer. Il y fut ballotté par les vagues, jusqu’à ce qu’il échouât sur quelques écueils devant la côte du Smâland. Et là il resta, étendu tout de son long.
132
Je suppose, Erik, que si le corps du papillon avait reposé sur la terre, il aurait vite pourri, et serait tombé en poussière. Mais comme il était tombé dans la mer, il s’y imprégna de chaux et devint dur comme de la pierre. Tu te rappelles, nous avons trouvé sur la rive des pierres qui sont des vers pétrifiés. Je crois que c’est ce qui est arrivé au corps du grand papillon. Je crois qu’il est devenu un long et étroit rocher au milieu de la Baltique. Qu’en penses-tu?
Il s’arrêta pour attendre une réponse; le camarade hocha la tête.
—Continue, et dis-moi où tu veux en venir?
—Remarque bien, Erik, que cet Œland où nous vivons, toi et moi, n’est autre chose que ce corps de papillon. Il n’y a qu’à réfléchir pour voir que l’île est bien un papillon. Au nord, on aperçoit le corselet étroit et la tête ronde; au sud, c’est l’abdomen, qui d’abord s’élargit, puis s’amincit et finit en pointe.
Il s’arrêta un moment et jeta un regard inquiet sur son camarade pour voir comment il prendrait cette assertion, mais le jeune homme continuait à manger tranquillement son pain et lui fit seulement signe de poursuivre son récit.
—Dès que le papillon fut devenu un rocher de calcaire, une foule de graines d’herbes et d’arbres apportées par le vent essayèrent de s’y enraciner. Elles ne trouvèrent que difficilement à s’accrocher sur le rocher nu et glissant. Longtemps il n’y eut que la laîche qui put y pousser. Puis vinrent la fétuque et l’hélianthème. Mais encore aujourd’hui il n’y a pas assez de plantes ici sur le plateau pour cacher tout à fait le roc, car il apparaît partout. Et nul ne pourrait songer à labourer ni à semer ici, tant la couche de terre est mince.
133
—Mais si tu admets que le plateau et les hauteurs sont formés par le corps du papillon, tu as le droit de demander d’où est venue la terre qui s’étend en bas tout autour.
—J’allais te le demander.
—Eh bien! rappelle-toi que l’île a séjourné dans la mer pendant un grand nombre d’années, et pendant ce temps toutes ces choses que la mer roule, le varech, et le sable, et les coquilles, se sont amassées là. Et puis, des deux côtés du plateau, il y a eu des éboulements de pierres et de terre. C’est ainsi que l’île a eu des côtes larges où le blé et les fleurs et les arbres peuvent pousser.
Ici, en haut, sur le dos du papillon, on ne trouve que des brebis et des vaches et de tout petits chevaux, ici ne demeurent que des vanneaux et des pluviers; et il n’y a pas d’autres constructions que les moulins à vent et les pauvres cabanes de pierre où nous autres, bergers, nous abritons. Mais sur les rives, il y a de gros villages de paysans et des églises et des presbytères, des hameaux de pêcheurs et toute une ville.
Il s’arrêta et regarda l’autre. Celui-ci avait fini son repas et était occupé à resserrer son sac à provisions. «Je voudrais savoir, commença-t-il enfin, à quoi tu veux en venir?»
—Ah, voici, dit le berger en baissant la voix; il chuchotait presque, et ses petits yeux, fatigués à force d’épier tout ce qui n’existe pas, plongeaient dans le brouillard; voici ce que je voudrais savoir: les paysans qui habitent les cours fermées là-bas sous le plateau, et les pêcheurs qui prennent le hareng dans la mer, et les marchands de Borgholm, les baigneurs qui viennent tous les étés, et les voyageurs 134 qui se promènent dans les ruines du château de Borgholm, les chasseurs qui en automne viennent tirer la perdrix, et les peintres qui s’installent sur ce sommet, et peignent les moutons et les moulins à vent—je voudrais savoir si jamais quelqu’un d’entre eux a compris que cette île était un papillon qui a volé dans l’air avec de grandes ailes brillantes?
—Oh si, dit le jeune pâtre, quelqu’un d’entre eux qui se sera assis un soir au bord de la falaise, qui aura entendu les rossignols chanter dans les bocages au-dessous de lui, et aura contemplé le détroit de Kalmar, a dû comprendre que cette île n’a pas pu être créée comme toutes les autres.
—Je voudrais savoir, continua le vieillard, si aucun d’eux n’a eu le désir de donner aux moulins des ailes si grandes qu’elles pussent monter dans le ciel, si grandes qu’elles auraient la force de soulever toute l’île hors de la mer et de la faire voler comme un papillon parmi les papillons?
—Il y a du vrai dans ce que tu dis, répliqua le jeune homme, car les nuits d’été, lorsque le ciel forme une immense voûte bleue au-dessus de l’île, il m’a bien semblé parfois qu’elle voulait s’élever de la mer et s’envoler.
Mais le vieillard qui avait enfin amené le jeune homme à parler, ne l’écoutait pas: «Je voudrais savoir, continua-t-il encore plus bas, si quelqu’un pourrait m’expliquer pourquoi ici, sur le plateau, on éprouve cette nostalgie; je l’ai sentie tous les jours de ma vie, et je crois qu’elle s’insinue dans la poitrine de tous ceux qui vivent ici. Je voudrais savoir si personne n’a compris que cette langueur vient simplement de ce que l’île entière est un papillon qui aspire après ses ailes.»
135
LA TEMPÊTE
Vendredi, 8 avril.
Les oies sauvages avaient passé la nuit à la pointe nord de l’île et se dirigeaient vers la terre ferme. Un vent du sud assez fort soufflait dans le détroit de Kalmar et les avait jetées vers le nord. Elles n’en volaient pas moins avec une bonne vitesse vers la terre; elles approchaient déjà des premiers îlots de la côte; tout à coup elles entendirent un bruit puissant, comme si une foule d’oiseaux aux fortes ailes venaient derrière elles; subitement l’eau devint noire. Akka arrêta net le mouvement de ses ailes et se laissa tomber vers la mer. Mais avant que les oies eussent atteint l’eau, la tempête d’ouest les surprit. Elle chassait déjà devant elle des nuages de poussière, de l’écume salée et des petits oiseaux; elle entraîna aussi les oies sauvages, les culbuta et les rejeta vers le large.
136
Ce fut une tempête épouvantable. Les oies essayèrent à maintes reprises de revenir en arrière, mais elles ne purent, et furent emportées à la dérive dans la Baltique. La tempête les eut bientôt entraînées au delà d’Œland; la mer s’étendait, vide et déserte, devant elles. Il n’y avait qu’à céder à la violence du vent.
Akka, s’étant rendu compte qu’il n’y avait pas moyen de retourner en arrière, résolut pour ne pas se laisser entraîner à travers toute la Baltique, de descendre se reposer sur l’eau. La houle était déjà forte et grossissait à chaque instant. Les lames se déroulaient, glauques, surmontées de crêtes d’écume blanche. Chacune était dépassée par la suivante. On eût dit qu’elles luttaient à qui monterait le plus haut et écumerait le plus fort. Mais les oies sauvages ne craignaient point la houle. Elles ne se fatiguaient pas à nager: elles se laissaient balancer des crêtes aux vallées des vagues, et s’amusaient comme des enfants dans une escarpolette. Leur seule inquiétude était que la bande ne fût dispersée. Les pauvres oiseaux de terre qui passaient là-haut, emportés dans la tempête, criaient jalousement: «Vous n’êtes pas malheureux, vous qui savez nager.»
Les oies sauvages n’étaient cependant pas hors de danger. D’abord le bercement sur les vagues leur donnait sommeil. A chaque instant elles portaient la tête en arrière pour glisser leur bec sous l’aile et dormir. Or, rien n’est plus dangereux que de céder ainsi au sommeil; Akka leur criait sans cesse: «Ne vous endormez pas, oies sauvages; celle qui s’endort s’éloigne de la bande. Celle qui s’éloigne de la bande est perdue.»
Malgré tous leurs efforts, l’une après l’autre s’endormirent, et Akka elle-même sommeillait déjà, lorsque 137 soudain elle vit quelque chose de rond et de noir surgir du sommet d’une vague. «Des phoques! Des phoques! Des phoques!» cria-t-elle d’une voix aiguë en s’élevant rapidement avec des claquements d’ailes. Il était temps; la dernière oie était à peine hors de l’eau que les phoques faillirent lui happer les pattes.
De nouveau les oies sauvages étaient dans la tempête qui les chassait toujours vers le large. Aucune terre en vue, la mer vaste et déserte de tous côtés.
Dès qu’elles osèrent, elles se posèrent encore une fois sur l’eau. Mais après avoir été balancées un moment sur les vagues, le sommeil revenait. Et dès qu’elles s’endormaient, les phoques approchaient. Si la vieille Akka n’avait pas fait bonne garde, aucune des oies n’aurait échappé à l’ennemi.
La tempête continua toute la journée; elle fit des ravages terribles parmi les foules d’oiseaux qui à cette époque de l’année accomplissaient leurs grands voyages annuels. Un grand nombre d’entre eux furent emportés loin de leur route et moururent de faim; d’autres, épuisés de fatigue, s’affaissèrent dans les vagues et se noyèrent. Beaucoup furent écrasés contre des flancs de rochers, d’autres furent la proie des phoques.
Vers le soir, comme la tempête ne semblait point vouloir s’apaiser, Akka commença à se demander si elle et toute la bande allaient périr. Elles étaient à bout de forces, et ne découvraient aucun refuge. On n’osait même plus flotter un moment sur l’eau, car la mer s’était couverte de grands bancs de glace qui s’entre-choquaient et auraient pu écraser les oies. Elles essayèrent bien de se poser sur la glace, mais 138 le vent les balaya; une autre fois les cruels phoques grimpèrent sur la glace.
Au coucher du soleil, les oies volaient encore, angoissées devant l’approche de la nuit. Les ténèbres semblaient tomber plus tôt qu’à l’ordinaire ce soir si rempli de dangers.
Et toujours pas de terre. Le ciel était couvert, la lune était cachée et les ténèbres s’épaississaient. La nuit se remplissait d’épouvante et faisait trembler les cœurs les plus braves. Des cris d’oiseaux de passage en détresse avaient retenti sur la mer toute la journée, sans que personne y eût fait grande attention, mais maintenant qu’on ne voyait plus d’où ils partaient, ils paraissaient sinistres et effrayants. Là-bas sur la mer, les blocs de glace s’entre-choquaient avec un grand bruit. Les phoques faisaient entendre leurs féroces chants de chasse. Le ciel et la terre semblaient vouloir s’écrouler.
LES MOUTONS
Depuis quelques instants Nils avait les yeux fixés sur la mer. Tout à coup il lui sembla qu’elle bruissait plus fort. Il leva les yeux. Devant lui, à quelques mètres seulement, se dressait une paroi rocheuse et nue; en bas, les vagues s’éparpillaient en une écume jaillissante. Les oies sauvages piquaient droit sur le rocher, et Nils prévoyait qu’ils seraient fatalement écrasés contre la dure muraille.
Il eut à peine le temps de s’étonner que le danger n’eût point été aperçu par Akka; déjà on arrivait sur la montagne. Alors seulement il vit que devant 139 eux s’ouvrait la cavité demi-circulaire d’une grotte. Les oies s’y engouffrèrent; elles étaient sauvées.
La première chose que firent les voyageuses, avant même de songer à se réjouir de leur chance, fut de se compter. Akka, Yksi, Kolme, Neljä, Viisi, Kuusi, les six jeunes oisons, le jars blanc, Finduvet et Poucet étaient là; seule manquait Kaksi de Nuolia, la première oie de gauche; personne ne savait ce qu’elle était devenue.
Toutefois, les oies ne s’inquiétèrent pas trop: Kaksi était vieille et expérimentée; elle connaissait leurs chemins et leurs habitudes, et saurait bien les retrouver.
Alors seulement elles commencèrent à regarder autour d’elles dans la caverne. Il y entrait encore assez de lumière du dehors pour qu’elles pussent voir qu’elle était profonde et vaste. Elles se réjouissaient d’avoir trouvé un si bon gîte, quand tout à coup l’une d’elles aperçut quelques points luisants et verts qui brillaient dans un recoin sombre.
—Ce sont des yeux! s’écria Akka. Il y a de grands animaux ici.
Elles se précipitèrent toutes vers la sortie, mais Poucet qui voyait mieux qu’elles dans l’obscurité, les rappela.
—Il n’y a pas de danger. Ce ne sont que des moutons qui sont cachés contre le mur.
Lorsque les oies se furent habituées un peu à la pénombre, elles distinguèrent très bien les moutons. Les grands étaient à peu près aussi nombreux qu’elles: il y avait aussi quelques agneaux. Un grand bélier à longues cornes recourbées semblait le chef de la bande. Les oies sauvages s’avancèrent vers lui avec force révérences.
140
—Bien le bonjour dans ce désert! dirent-elles en saluant, mais le grand bélier demeura immobile et ne répondit rien à leur salut.
Les oies en conclurent que les moutons étaient mécontents de les voir s’installer ainsi dans leur grotte.
—Vous êtes peut-être fâchés de nous voir venir dans votre maison? demanda Akka. Mais nous n’y pouvons rien, car nous avons été poussées à la dérive par le vent. Nous avons lutté toute la journée avec la tempête, et nous serions bien aise de rester ici cette nuit.
Un bon moment se passa avant que les moutons se décidassent à répondre; on entendait quelques-uns d’entre eux pousser de gros soupirs. Akka savait bien que les moutons sont des animaux timides et étranges, mais ceux-ci semblaient entièrement ignorer les manières. Enfin une vieille brebis, qui avait un visage long et un air triste, répondit d’une voix plaintive:
—Aucun de nous ne vous refusera certes de rester, mais c’est une maison du deuil, et nous ne pouvons recevoir des hôtes comme autrefois.
—Ne vous inquiétez donc pas, dit Akka. Si vous saviez tout ce que nous avons souffert aujourd’hui, vous comprendriez que nous serons contentes si seulement nous avons un coin sûr pour dormir.
A ces mots la vieille brebis se leva:
—Je crois bien qu’il vaudrait mieux pour vous voler dans la pire tempête que de rester ici. Mais vous ne partirez pas sans que vous ayez au moins pris les quelques rafraîchissements que nous pouvons vous offrir.
Elle les conduisit vers un creux du sol plein 141 d’eau. A côté il y avait un tas de paille hachée et de son dont elle leur fit les honneurs.
—Nous avons eu un hiver de neige très rigoureux cette année, dit-elle. Les paysans qui possèdent l’île sont venus nous apporter du foin et de la paille d’avoine pour que nous ne mourions pas de faim. Et ce tas-là, c’est tout ce qui nous reste.
Les oies se précipitèrent sur la nourriture. Elles pensaient qu’elles étaient très bien tombées et étaient de la meilleure humeur. Elles voyaient bien que les moutons étaient agités, mais elles savaient d’autre part combien les moutons sont vite effrayés et ne croyaient pas à un vrai danger. Lorsqu’elles eurent mangé, elles s’apprêtaient à dormir. Mais le vieux bélier se leva et s’approcha d’elles. Nils pensa qu’il n’avait jamais vu un mouton avec des cornes aussi longues et aussi grosses. Il était remarquable à divers égards. Il avait un grand front courbé, des yeux intelligents et la bonne tenue d’un animal fier et courageux.
—Je ne peux pas, en bonne conscience, vous laisser dormir ici, sans vous avertir que l’endroit n’est pas sûr, dit-il. Nous ne pouvons recevoir des hôtes de nuit.
Akka commença à comprendre que c’était sérieux.
—Nous allons partir alors, puisque vous y tenez. Mais ne voulez-vous pas d’abord nous dire ce qui vous menace? Nous ne savons rien. Nous ne savons même pas où nous sommes.
—Vous êtes dans la petite île Karl, dit le bélier, devant la côte de Gottland; l’île n’est habitée que par des moutons et des oiseaux de mer.
—Vous êtes peut-être des moutons sauvages? demanda Akka.
142
—A peu près, dit le bélier. Nous n’avons presque rien à faire avec les hommes. Il y a une vieille convention entre nous et les paysans d’une ferme de Gottland: ils doivent nous approvisionner de fourrage si nous avons de la neige en hiver; en revanche ils ont le droit d’emporter quelques-uns d’entre nous quand nous sommes devenus trop nombreux. L’île est si petite qu’elle ne peut nourrir qu’un certain nombre de bêtes. Pour le reste nous nous tirons d’affaire tout seuls; et nous ne demeurons jamais dans des maisons derrière des portes et des serrures, mais dans des grottes.
—Et vous restez ici pendant l’hiver aussi? demanda Akka étonnée.
—Certainement, répondit le bélier. Nous avons ici de bons pâturages l’hiver durant.
—Mais je vous trouve plus heureux que tous les autres moutons, dit Akka. Quel est le malheur qui vous a frappés?
—L’hiver dernier il a fait très froid. La mer a été gelée et trois renards en ont profité pour venir ici sur la glace, puis ils sont restés. Eux exceptés, il n’y a pas un animal dangereux dans toute l’île.
—Les renards osent s’attaquer à des bêtes comme vous?
—Pas le jour, alors je sais bien nous défendre, dit le bélier en secouant ses cornes. Mais la nuit ils se faufilent parmi nous lorsque nous dormons dans les grottes. Nous essayons de rester éveillés, mais il faut bien dormir quelquefois, alors ils nous attaquent. Ils ont déjà tué jusqu’au dernier mouton dans les autres grottes, et il y avait des troupeaux aussi grands que le mien.
—Ce n’est pas gai d’avouer qu’on est tellement 143 en détresse, ajouta la vieille brebis. Nous ne sommes pas plus capables de nous défendre que des moutons domestiques.
—Croyez-vous qu’ils viendront vous attaquer cette nuit? demanda Akka.
—C’est probable. Ils sont venus dans la nuit d’hier nous voler un agneau. Ils reviendront tant qu’il restera un seul d’entre nous. Ils ont fait ainsi ailleurs.
—Mais s’ils continuent ainsi vous serez tous exterminés, dit Akka.
—Oui, les moutons de la petite île Karl n’en ont pas pour longtemps.
Akka resta un peu hésitante. Se remettre en route dans la tempête n’était pas agréable, mais d’autre part comment demeurer en un endroit où l’on attendait des hôtes pareils? Après un moment de réflexion, elle se tourna vers Nils:
—Est-ce que tu voudrais nous aider comme tu l’as déjà fait plusieurs fois? dit-elle.
Nils répondit qu’il ne demandait pas mieux.
—C’est bien ennuyeux pour toi de ne pas dormir, dit Akka, mais je te demanderai pourtant de veiller et de nous appeler si les renards viennent pour que nous puissions nous envoler.
Le gamin fut médiocrement content de cet arrangement, mais tout était préférable au vol de tout à l’heure dans la tempête. Aussi promit-il de monter la garde.
Il alla se blottir derrière une pierre à l’ouverture de la grotte. A mesure que le soir avançait le vent semblait se calmer. Le ciel se découvrit, la lune jouait sur les vagues. La grotte s’ouvrait assez haut dans la paroi de la montagne. Un sentier étroit et 144 escarpé y conduisait. C’était sans doute par là que les voleurs allaient venir.
On ne voyait pas encore de renards, mais Nils découvrit quelque chose qui au premier moment l’effraya beaucoup: sur la grève étroite au pied de la falaise il y avait des géants ou des trolls ou bien encore des hommes d’une taille extraordinaire.
D’abord il crut rêver, mais il les voyait si nettement qu’il ne pouvait croire à une illusion. Quelques-uns s’étaient avancés jusque dans l’eau, d’autres semblaient vouloir escalader la falaise. Quelques-uns avaient de grosses têtes rondes, d’autres n’en avaient pas du tout. Quelques-uns étaient manchots, d’autres bossus devant et derrière. Jamais Nils n’avait rien vu de plus étrange. Il les regardait épouvanté, au point d’en oublier les renards. Mais tout à coup il entendit le bruit d’une griffe contre les pierres. Il vit trois renards qui s’approchaient furtivement. Dès que Nils s’aperçut qu’il avait affaire à un péril réel, il retrouva son calme, sa terreur se dissipa. Il se dit que c’était bien dommage d’éveiller les oies et de se sauver en laissant les moutons à leur sort. Ne pouvait-il faire mieux?
Il se glissa en hâte vers le fond de la grotte, secoua le bélier par les cornes pour l’éveiller et se hissa en même temps sur son dos. «Levez-vous, père, nous allons faire un peu peur aux renards!» lui dit-il.
Il avait essayé d’être aussi silencieux que possible, mais les renards avaient sans doute entendu du bruit. Arrivés à l’ouverture de la grotte, ils s’arrêtèrent pour tenir conseil.
—Quelqu’un a remué ici, dit l’un. Je me demande s’ils ne sont pas éveillés.
145
—Bah, vas-y! dit l’autre; quel mal veux-tu qu’ils nous fassent?
Ils entrèrent prudemment, mais firent de nouveau halte pour flairer.
—Qui allons-nous prendre ce soir? chuchota celui qui était en tête.
—Ce soir nous prendrons le gros bélier, dit le dernier. De cette façon nous n’aurons pas beaucoup de mal avec ceux qui resteront.
Le gamin, monté sur le dos du vieux bélier, les vit approcher.
—Donne un coup de tête droit devant toi! lui glissa-t-il à l’oreille.
Le bélier obéit, et le premier renard fut culbuté et rejeté vers l’ouverture de la grotte.
—Maintenant un coup à gauche, dit le gamin en tournant la grosse tête du bélier dans la bonne direction.
Le bélier porta un coup terrible qui prit de flanc le second renard; le renard fit plusieurs tours sur lui-même avant de reprendre pied et de pouvoir s’enfuir. Nils aurait bien voulu que le troisième eût son compte, mais il était déjà parti.
—Voilà! j’espère qu’ils en ont eu assez pour cette nuit, dit Nils.
—Je pense que oui, dit le bélier. Couche-toi maintenant sur mon dos en t’enfonçant dans la laine. Tu as bien mérité d’être au chaud et à l’abri après la tempête que tu as essuyée.
LE TROU DE L’ENFER
Samedi, 9 avril.
Le lendemain le bélier prit Nils sur son dos et lui fit faire le tour de l’île. Elle n’était qu’un seul et 146 énorme rocher. On aurait dit une grande maison aux murs droits et au toit plat. Le bélier monta d’abord sur le toit pour faire voir à Nils les bons pâturages qu’on y trouvait; Nils dut reconnaître que l’île semblait créée exprès pour les moutons. Il n’y poussait que de la coquioule et quelques-unes de ces petites plantes aromatiques que les moutons affectionnent.
Mais il y avait bien d’autres choses à regarder. D’abord on voyait toute la mer bleue et ensoleillée, qui roulait vers l’île de longues houles unies et lisses. Çà et là seulement, rencontrant un promontoire, elle se brisait et jaillissait en écume. Droit à l’est on distinguait l’île de Gottland avec une bande de côte unie et au sud-ouest la Grande île Karl construite comme la Petite île. Le bélier alla jusqu’au bord du plateau pour que Nils pût voir les parois de la montagne, couvertes de nids, et la mer, au pied de la falaise, où une foule d’oiseaux, macreuses, eiders, cormorans, guillemots, pingouins, paisiblement et en bonne entente étaient occupés à pêcher le hareng.
—C’est la terre promise, dit le gamin. Vous êtes joliment bien logés, les moutons.
—Mais oui, c’est très beau ici. Seulement, en te promenant seul, fais bien attention à ne pas tomber dans une de ces crevasses qui traversent le plateau, répondit le bélier en soupirant. Il semblait d’abord vouloir ajouter quelque chose, mais il se tut. C’était un avertissement utile, car les crevasses étaient nombreuses et profondes. La plus grande s’appelait le Trou de l’Enfer. Elle était profonde de plusieurs toises et large de près d’une toise.
—Quelqu’un qui tomberait là s’y tuerait, dit le bélier.
147
Il parut à Nils que le ton de ces paroles indiquait une intention particulière.
Puis le bélier conduisit Nils à la grève, où il put voir de près les géants qui l’avaient effrayé la veille. Ce n’étaient que des rocs isolés. Le bélier les appelait des «raukar».
Nils ne se lassait pas de les regarder. Si jamais des trolls avaient été changés en pierre, ils devaient avoir cet aspect.
Bien que ce fût très beau sur le rivage, Nils préférait retourner sur la hauteur. En bas on rencontrait partout des restes de moutons tués. C’est ici que les renards avaient fait leurs repas. Il y avait des squelettes bien rongés, mais aussi des corps à moitié dévorés, et d’autres que les renards avaient à peine touchés. Le cœur se serrait devant ce carnage que les renards avaient en grande partie fait pour le plaisir de chasser et de tuer.
Le bélier remonta avec Nils sur le haut plateau de l’île. Arrivé au sommet, il s’arrêta et dit:
—Si quelqu’un de capable et d’intelligent voyait cette misère, il n’aurait de cesse qu’il n’eût puni les renards.
—Mais il faut bien que les renards vivent eux aussi, dit Nils.
—Oui, répliqua le bélier, ceux qui ne tuent que pour leur subsistance ont le droit de vivre. Mais ceux-ci sont des brigands. Ils ont mérité la mort.
—Oh! père, vous ne pensez pourtant pas qu’un gamin comme moi pourrait en venir à bout, quand ni vous ni les paysans n’avez pu réussir?
—Celui qui est petit et rusé peut faire bien des choses, répondit le bélier.
Ils n’en parlèrent plus; Nils alla s’asseoir auprès 148 des oies sauvages qui paissaient là-haut. Bien qu’il n’eût rien laissé voir au bélier, il plaignait sincèrement les moutons et aurait bien voulu leur venir en aide. «Il faut que j’en parle à Akka et à Martin, le jars, pensa-t-il. Peut-être pourront-ils me conseiller.»
Un peu plus tard le jars blanc prit Nils sur son dos et se dirigea vers le Trou de l’Enfer.
Il marchait avec insouciance sur le plateau découvert, et ne semblait point se rendre compte de sa blancheur ni de sa haute taille qui le rendaient visible de très loin. C’était d’autant plus étrange que la tempête de la veille l’avait évidemment fort endommagé. Il boitait de la patte droite, et son aile gauche traînait par terre. Il ne s’en conduisait pas moins comme s’il n’y avait pas eu le moindre danger, happant çà et là un brin d’herbe sans regarder autour de lui. Le petit Poucet s’était étendu sur le dos du jars, les yeux fixés sur le ciel bleu. Il était si habitué à monter sur l’oie qu’il pouvait s’y tenir couché, debout ou assis, comme il voulait.
Etant si insoucieux, comment le gamin et le jars auraient-ils vu que les trois renards s’étaient glissés sur le plateau? Les renards savaient qu’il est presque impossible de s’approcher d’une oie dans un champ découvert: ils ne songeaient d’abord pas à donner la chasse au jars. Mais n’ayant rien à faire, ils se blottirent dans une crevasse et rampèrent prudemment vers lui. Ils n’étaient pas loin, lorsque tout à coup le jars tenta de s’enlever dans l’air. Il battit des ailes, mais ne réussit pas à s’envoler. A cette vue les renards redoublèrent de zèle. Ils montèrent dans la plaine et coururent vers lui, s’abritant derrière des pierres et des tertres. Finalement ils se 149 trouvèrent si près du jars qu’ils n’avaient plus à prendre qu’un dernier élan pour sauter sur lui.
A la dernière minute toutefois le jars les aperçut; il fit un bond de côté; les renards le manquèrent. Cet échec importait peu d’ailleurs, car il n’avait que deux toises d’avance et en outre il boitait.
Le gamin, monté à reculons sur le jars, bafouait les renards en criant: «Vous vous êtes trop gavés de viande de mouton, renards. Vous ne pouvez même pas attraper une oie à la course.» Il les raillait tant que les renards devinrent comme fous de rage et se jetèrent éperdument à la poursuite du jars.
Le jars courut droit vers la grande crevasse. Arrivé au bord, il donna un coup d’ailes et la franchit.
A ce moment, les renards le touchaient presque.
Une fois sur l’autre bord, il continua de courir quelques mètres, mais Nils lui caressa le cou en disant:
—Tu peux t’arrêter, jars.
En même temps ils entendirent derrière eux des cris féroces, un crissement de griffes et un bruit de chutes lourdes. Les renards avaient disparu.
Le lendemain, le gardien du phare de la Grande île Karl trouva, sous sa porte, un morceau d’écorce où était écrit en lettres gauches et anguleuses:
«Les renards de la Petite île sont tombés dans le Trou de l’Enfer. Vous pouvez aller les ramasser.»
150
LA VILLE DU FOND DE LA MER
Samedi, 9 avril.
La nuit suivante fut calme et sereine. Les oies sauvages ne prirent même pas la peine de chercher un abri dans les grottes, mais dormirent sur le haut plateau. Nils s’était couché dans l’herbe à côté d’elles.
Il faisait un beau clair de lune, si beau que Nils avait du mal à s’endormir. Il se demandait combien de temps il avait passé avec les oies, et calculait qu’il avait quitté sa maison depuis trois semaines. Il se rappela tout à coup que ce soir-là était la veille de Pâques.
«C’est cette nuit que les sorcières reviennent de Blâkulla», se dit-il en riant; car il avait bien un peu peur du neck et des tomtes, mais il ne croyait pas du tout aux sorcières.
S’il y en avait eu dehors ce soir, on les aurait vues. 151 Tout l’espace était si éclairé qu’on aurait aperçu le moindre point noir dans le ciel.
Pendant qu’il songeait ainsi, le nez en l’air, il aperçut tout à coup quelque chose de très joli. Le disque de la lune, rond et plein, était très haut dans le ciel, et devant ce disque volait un grand oiseau. Il ne dépassa point la lune; on eût dit qu’il en sortait. L’oiseau paraissait tout noir contre le fond clair, ses ailes s’étendaient d’un bord à l’autre du disque. Il volait si droit qu’il semblait dessiné sur le rond lumineux. Le corps était petit, le cou long et fin; les pattes, qui pendaient, étaient également très longues et très minces. Ce ne pouvait être qu’une cigogne.
C’était M. Ermenrich. Il descendit à côté de Nils et le poussa du bec pour l’éveiller. Nils se redressa vite.
—Je ne dors pas, monsieur Ermenrich. Comment se fait-il que vous soyez dehors au milieu de la nuit? Comment cela va-t-il à Glimmingehus? Voulez-vous parler à mère Akka?
—Il fait trop clair pour dormir cette nuit, répondit la cigogne. Aussi ai-je entrepris ce voyage pour te voir, ami Poucet. Une mouette m’a appris où tu étais. Je ne me suis pas encore installé à Glimmingehus, nous sommes encore en Poméranie.
Nils fut très heureux de revoir M. Ermenrich. Ils causaient comme de vieux amis. Enfin M. Ermenrich proposa à Nils de faire un vol dans cette belle nuit.
Nils ne demandait pas mieux, pourvu qu’il fût de retour auprès des oies au lever du soleil. La cigogne lui promit de le ramener à temps; ils se mirent en route. M. Ermenrich vola droit sur la lune. Ils 152 montaient, montaient, la mer semblait s’abaisser, mais le vol était si étrangement léger qu’on avait l’impression de flotter immobile dans l’air.
Ils n’avaient volé qu’un petit moment, sembla-t-il à Nils, quand la cigogne descendit à terre. Ils abordèrent sur une grève déserte, couverte de sable fin et uni. Le long de la côte s’étendait une longue rangée de collines de sable mouvant couronnées de touffes d’élymes. Elles n’étaient pas très hautes, mais elles empêchaient Nils de rien voir de l’intérieur des terres.
M. Ermenrich se posa sur une des dunes, plia sous lui une de ses pattes, inclina le cou en arrière pour fourrer son bec sous son aile et dit à Poucet:
—Tu peux te promener un peu ici pendant que je me repose. Mais ne va pas trop loin, pour pouvoir me retrouver.
Nils résolut aussitôt de grimper sur une colline pour voir le pays. Au premier pas qu’il fit, son sabot heurta un objet dur. Il se pencha et vit dans le sable une petite monnaie de cuivre, si rongée par le vert-de-gris qu’elle était presque transparente. Elle était en si mauvais état qu’il ne se soucia même pas de la ramasser, mais la rejeta du bout du pied.
Lorsqu’il se redressa, il fut stupéfait: à deux pas de lui s’élevait un mur sombre avec une grande porte flanquée de deux tours.
Là où, l’instant d’avant, s’étendait la mer vaste et miroitante, courait maintenant un mur crénelé, orné de tours et de tourelles. Et devant lui, où tout à l’heure il n’y avait qu’une mince bande de varech, s’ouvrait la grande porte.
Nils comprit qu’il y avait de la sorcellerie dans cette transformation, mais il n’eut aucunement peur. 153 La porte et le mur étaient tous les deux si superbes qu’il eut seulement envie de voir ce qu’il y avait de l’autre côté.
Sous la profonde voûte, des gardes, vêtus de costumes bariolés et bouffants, jouaient aux dés, leurs longues haches posées à côté d’eux. Ils ne songeaient qu’au jeu et ne firent pas attention au gamin qui passa rapidement.
De l’autre côté de la porte il trouva une vaste place, pavée de grandes dalles. Tout autour s’élevaient de hautes maisons entre lesquelles s’ouvraient de longues rues étroites.
La place fourmillait de gens. Les hommes portaient de longs manteaux bordés de fourrure sur des vêtements de soie; des barrettes ornées de plumes, et posées de côté, coiffaient leurs têtes; sur leurs poitrines pendaient de lourdes chaînes d’or. Ils étaient tous beaux comme des rois. Les femmes avaient des coiffes très hautes et pointues, de longues robes et des manches étroites. Elles étaient superbement vêtues, mais moins brillamment toutefois que les hommes. Tout cela semblait surgir du vieux livre de contes que la mère de Nils en de rares occasions sortait de son coffre pour lui montrer. Il ne pouvait en croire ses yeux.
La ville elle-même était cependant plus merveilleuse que les habitants. Chaque maison était bâtie de façon à avoir pignon sur rue. Les pignons étaient si ornés qu’ils semblaient rivaliser de splendeur. Quand on découvre tout à coup tant de choses étonnantes, on ne saurait se souvenir de tout, mais Nils se rappela plus tard avoir vu des pignons à redents avec, sur les degrés, des images du Christ et des Apôtres, et d’autres couverts de statues placées dans 154 des niches, d’autres encore ornés de morceaux de verres multicolores ou de raies et de quadrillés formés de marbres blancs et noirs.
Tout en admirant ces belles choses, Nils fut saisi d’une espèce d’inquiétude. «Jamais mes yeux n’ont rien vu, pensait-il, jamais plus ils ne verront rien de pareil.» Et il se mit à courir vers l’intérieur de la ville, montant et descendant des rues et des rues.
Ces rues étaient étroites et resserrées, mais elles n’étaient pas vides et tristes comme celles des villes qu’il connaissait. Il y avait du monde partout. Des vieilles femmes filaient sur le pas des portes. Elles travaillaient sans l’aide d’un rouet, en se servant simplement d’une quenouille. Les échoppes et les boutiques des marchands étaient ouvertes sur la rue comme les baraques des foires. Tous les artisans travaillaient dehors. Ici on préparait de l’huile, là on corroyait des peaux, plus loin on voyait une corderie. Si Nils en avait eu le loisir, il aurait pu apprendre tous les métiers. Les armuriers martelaient le métal pour faire de minces plastrons de cuirasse, les orfèvres sertissaient des pierres précieuses dans des bagues et des bracelets, les cordonniers mettaient des semelles à de souples souliers rouges, les tireurs d’or tordaient du fil d’or, les tisserands brochaient des étoffes d’or et de soie. Mais Nils n’avait pas le temps de s’arrêter. Il courait vite par les rues pour voir le plus de choses possible avant que tout disparût.
Le haut rempart entourait partout la ville, l’enfermant comme une clôture enferme un champ; à chaque bout de rue on le revoyait, couronné de tours et crénelé. Au sommet du mur, des soldats en harnais, brillants et casqués, montaient la garde. Après avoir 155 traversé toute la ville, Nils arriva à une seconde porte. De l’autre côté s’étendait la mer avec le port. Des navires d’un modèle ancien avec des bancs de rameurs et de hautes constructions à l’avant et à l’arrière y chargeaient ou déchargeaient leurs cargaisons. Portefaix et marchands couraient en tous sens. Partout régnaient une activité et une animation extraordinaires.
Mais Nils ne se donnait toujours pas le temps de s’arrêter. Il rebroussa chemin et arriva bientôt sur la grande place. Là, s’élevait la cathédrale avec trois tours très hautes, et des portails profonds, ornés de statues. Les tailleurs de pierre avaient si bien sculpté les murs qu’à peine y voyait-on une pierre qui ne fût pas travaillée. En face, une maison était surmontée d’une tour mince qui s’élançait vers le ciel. Ce devait être l’hôtel de ville. Entre l’hôtel de ville et l’église, tout autour de la place, les maisons à pignons étaient merveilleusement ornées.
Nils commençait à se fatiguer et à avoir chaud à force de courir. Il pensait avoir vu les plus belles choses. Aussi s’engagea-t-il plus lentement dans une rue où les citadins achetaient sans doute leurs beaux vêtements, car il voyait beaucoup de monde devant les étalages; les marchands déployaient devant leurs clients des soies à ramages épaisses et raides, de lourds tissus d’or, des velours changeants, des gazes légères et des dentelles fines comme des toiles d’araignée.
Tant que le gamin avait couru très vite à travers les rues, personne ne l’avait remarqué. On avait pu le prendre pour une petite souris grise. Mais maintenant qu’il marchait lentement, l’un des marchands l’aperçut et se mit à lui faire des signes.
156
D’abord, le gamin eut peur et voulut se sauver, mais le marchand ne cessait pas de l’appeler et de sourire, en étalant une pièce de damas magnifique comme pour l’attirer.
Nils secoua la tête. «Jamais je ne serai assez riche pour acheter un seul mètre de cette étoffe», pensa-t-il.
On l’avait maintenant aperçu dans toutes les boutiques de la rue. Partout où il portait ses regards, un marchand lui faisait des signes. Ils quittaient leurs riches clients et ne s’occupaient que de lui. Il les vit se précipiter vers les coins les plus reculés de leurs boutiques et en retirer leurs plus précieuses marchandises; leurs mains tremblaient d’empressement et de hâte, lorsqu’ils les étalaient sur le comptoir.
Comme Nils faisait mine de continuer son chemin, l’un deux s’élança dehors, courut à lui et déposa à ses pieds une pièce de tissu d’argent et des tapisseries où scintillaient des couleurs ardentes. Nils ne put s’empêcher de rire. Le marchand croyait-il donc qu’un pauvre diable comme lui pouvait acheter de pareilles choses? Il s’arrêta et tendit ses deux mains vides pour faire comprendre qu’il ne possédait rien et qu’on devait le laisser tranquille.
Le marchand ne voulut rien savoir: il leva un doigt, agita la tête et poussa vers Nils tout ce tas de richesses.
«Est-ce possible qu’il vende tout cela pour une seule pièce d’or?» se demandait Nils.
Le marchand tira de sa bourse une méchante petite monnaie usée, la plus petite possible, et la montra à Nils. Et dans son désir de vendre, il ajouta encore au tas de marchandises deux grands et lourds gobelets d’argent.
157
Interdit, Nils commença à fouiller ses poches. Il savait bien qu’il n’avait pas un liard, mais il ne put s’empêcher de s’en assurer.
Tous les autres marchands tendaient le cou pour voir le résultat de cette démarche; dès qu’ils virent le gamin chercher dans ses poches, ils s’élancèrent eux aussi par-dessus leurs comptoirs, les mains chargées de bijoux d’or et d’argent qu’ils lui offraient. Et tous ils lui faisaient comprendre qu’ils ne demandaient en échange qu’un seul petit sou.
Mais le gamin dut retourner les poches de sa veste et de son pantalon pour leur montrer qu’il n’avait rien. Alors ils eurent les larmes aux yeux de déception, tous ces riches marchands! Nils fut si touché de leur désolation et de leur mine angoissée qu’il se creusa la tête pour savoir comment les aider. Tout à coup il se rappela la petite monnaie rongée de vert-de-gris qu’il avait vue sur la grève.
Il se mit à courir, et la chance le guida: il retrouva la porte par où il était entré. Il sortit de la ville, se retrouva sur la grève et commença à chercher le petit sou de cuivre.
Il le trouva en effet, mais lorsqu’il l’eut ramassé et voulut retourner dans la ville, il ne vit que la mer devant lui. Point de rempart, point de porte, pas de gardiens, pas de rues, pas de maisons, rien que la mer.
Le gamin ne put retenir ses larmes.
A ce moment M. Ermenrich se réveilla et s’approcha de lui. Nils ne l’entendit pas, et la cigogne dut le pousser du bec pour attirer son attention.
—Je crois que tu dors, comme moi, dit-elle.
—Ah! monsieur Ermenrich! s’écria Nils. Quelle est cette ville qui était ici tout à l’heure?
158
—Tu as vu une ville? dit la cigogne. Tu as dormi et rêvé, c’est bien ce que j’ai dit.
—Non, je n’ai pas rêvé, affirma Nils, et il raconta ce qu’il avait vu.
M. Ermenrich l’écouta, puis il dit:
—Pour ma part, Poucet, je crois que tu t’es endormi ici sur la grève et que tu as rêvé. Mais je ne te dissimulerai pas que Bataki, le corbeau, qui est le plus savant des oiseaux, m’a une fois raconté qu’il y aurait eu jadis ici au bord de l’eau une ville appelée Vineta. Elle était si opulente et si heureuse que jamais cité ne fut plus magnifique; malheureusement ses habitants s’adonnèrent au luxe et à l’arrogance. En punition la ville de Vineta aurait été submergée par une violente marée et engloutie par la mer, à ce que Bataki prétend. Mais ses habitants ne peuvent pas mourir, et leur ville ne disparaît pas non plus. Une nuit tous les cent ans elle surgit des flots dans toute sa splendeur, et reste à la surface de la terre pendant une heure.
—Oui, il faut que ce soit vrai, dit Nils, car je l’ai vue.
—Mais l’heure écoulée, la ville s’enfonce de nouveau dans la mer, à moins toutefois qu’un des marchands de Vineta ait pu vendre quelque chose à un être vivant. Si tu avais eu la moindre petite monnaie, Poucet, pour payer les marchands, Vineta serait restée ici sur la terre, et ses habitants auraient pu vivre et mourir comme les autres mortels.
—Monsieur Ermenrich, dit Nils, je comprends maintenant pourquoi vous êtes venu me chercher au milieu de la nuit. C’est parce que vous avez pensé que je pourrais sauver la vieille ville. Je suis très triste que votre plan ait échoué, monsieur Ermenrich.
159
Il mit ses mains sur ses yeux et éclata en sanglots. On n’aurait pu dire qui avait l’air le plus désolé, du gamin ou de M. Ermenrich.
LA VILLE VIVANTE
Lundi, 11 avril.
Le lundi de Pâques, les oies sauvages et Poucet volaient dans la soirée au-dessus de Gottland.
La grande île s’étendait sous eux, unie et plate. La terre était divisée en carreaux comme en Scanie, et il y avait beaucoup d’églises et de fermes. Mais ici les petits bois entre les champs étaient plus nombreux; il n’y avait nulle part de châteaux avec des tours et de vastes parcs comme en Scanie.
Les oies sauvages avaient choisi la route de Gottland à cause de Poucet. Depuis deux jours il n’était plus le même et n’avait pas dit un seul mot gai; il songeait toujours à la ville qui lui était apparue si mystérieusement. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau et il se désolait de n’avoir pu la sauver.
Akka et le grand jars essayaient en vain de persuader à Nils qu’il avait été victime d’un rêve ou d’un mirage, mais il ne voulait rien entendre. Il était si sûr d’avoir bien réellement vu ce qu’il avait vu! Personne ne put le convaincre. Il persistait dans sa tristesse au point que ses camarades de voyage commencèrent à s’inquiéter.
Au moment où Nils était le plus désolé, la vieille Kaksi rejoignit enfin la bande. Elle avait été jetée par la tempête sur Gottland et avait traversé l’île 160 dans toute son étendue; quelques corneilles lui avaient enfin appris que ses camarades se trouvaient à la Petite île Karl. En apprenant le sujet de la tristesse de Nils, elle s’écria:
—Si Poucet regrette une vieille ville, nous saurons le consoler. Venez seulement et je vous conduirai à un endroit que j’ai vu hier. Il n’aura plus à s’attrister longtemps.
Là-dessus, les oies avaient pris congé des moutons et s’étaient mises en route.
C’était une belle soirée paisible. Le temps était tiède et printanier, les arbres avaient de gros bourgeons, des fleurs couvraient le sol dans les bois et les prés; les longs chatons des peupliers flottaient au vent, et dans les petits jardins devant toutes les maisonnettes les groseilliers étaient déjà verts.
Le printemps et l’éclosion des bourgeons avaient fait sortir les hommes sur les routes et dans les cours, et partout on jouait. Non seulement les enfants, mais aussi les grandes personnes s’occupaient de jeux d’adresse. On s’exerçait à jeter des pierres, on lançait des balles avec une telle force qu’elles atteignaient presque les oies. Cela faisait plaisir de voir jouer les grandes personnes, et Nils se serait réjoui s’il avait pu oublier sa peine de n’avoir pu sauver la ville de Vineta.
Il dut cependant reconnaître que c’était un beau voyage. L’air était rempli de chants et de sonorités. Les petits enfants dansaient des rondes en chantant. L’Armée du Salut était sortie. Nils vit une foule de gens, vêtus de rouge et de noir, assis dans un bois et jouant de la guitare et des instruments de cuivre. Sur une route s’avançaient des groupes nombreux. 161 C’étaient des Bons Templiers[2] qui revenaient d’une excursion. Il les reconnut à leurs bannières aux inscriptions d’or. Ils chantaient chanson sur chanson, et ne s’arrêtèrent point de chanter aussi longtemps qu’il put les entendre.
Nils ne put jamais depuis ce jour se souvenir de Gottland sans songer en même temps à des jeux et à des chants.
Un bon moment Nils avait regardé en bas; tout à coup il leva les yeux. Qui pourrait décrire son étonnement! Sans qu’il l’eût remarqué, les oies avaient quitté l’intérieur de l’île et volaient le long de la côte occidentale. La mer bleue et vaste s’étendait devant lui. Toutefois, ce n’était point la mer qui causait sa stupéfaction, mais une ville qui se dressait au bord de l’eau.
Nils venait de l’est, et le soleil avait commencé à descendre vers l’ouest. Comme on approchait de la ville, les remparts, les tours, les hauts pignons et les églises se dessinaient tout noirs sur le ciel illuminé. On ne pouvait en distinguer les détails, et au premier abord il sembla à Nils que c’était une ville toute pareille en splendeur à celle qu’il avait vue dans la nuit de Pâques.
Lorsqu’il fut tout proche, il remarqua que cette ville était à la fois semblable à la ville surgie de la mer et fort différente. Il y avait la même différence qu’entre un homme que l’on a vu un jour couvert de pourpre et de bijoux et que l’on rencontrerait le lendemain dans le dénûment et en haillons.
Certainement cette ville avait dû ressembler à celle qu’il évoquait. Comme l’autre elle était ceinte de 162 murailles avec des tours et des portes. Mais les tours de la ville restée sur la terre étaient sans toits, vides et abandonnées. Les portes n’avaient plus de battants, les gardiens et les soldats avaient disparu. Toute l’ancienne splendeur s’était évanouie. Il ne restait que le squelette de pierre nu et gris.
Lorsque Nils fut arrivé au-dessus de la ville, il vit qu’elle était en grande partie composée de petites maisons basses, entre lesquelles subsistaient encore çà et là quelques pignons élevés et de vieilles églises. Les murs des pignons étaient blanchis à la chaux et sans ornements, mais Nils qui venait de voir la ville engloutie croyait comprendre comment ils avaient été ornés. De même pour les églises. La plupart d’entre elles étaient sans toit et vides. Les fenêtres béaient sans vitraux, l’herbe poussait entre les dalles, et le lierre grimpait le long des murs. Mais Nils savait comment elles avaient été: couvertes d’images et de peintures, le chœur orné d’autels et de croix dorées devant lesquels s’agitaient des prêtres en robes brodées d’or.
Le gamin vit aussi les rues étroites qui étaient presque vides ce soir de fête. Il savait, lui, quel flot de gens forts et superbes y avait circulé jadis. Il savait qu’elles avaient été comme de vastes ateliers pleins d’ouvriers de toutes sortes.
Mais ce que Nils ne voyait pas, c’est que la ville est belle et merveilleuse encore aujourd’hui. Il ne voyait ni le charme des maisonnettes confortables dans les rues retirées, avec leurs géraniums rouges derrière les carreaux brillants des fenêtres, ni les nombreux jardins aux allées bien soignées, ni la beauté des ruines enguirlandées de plantes grimpantes. Ses yeux, éblouis par la splendeur du passé, 163 ne pouvaient rien découvrir de bon dans le présent.
Les oies passèrent deux ou trois fois sur la ville afin que Poucet pût tout voir à son aise, puis elles finirent par descendre et s’installèrent pour la nuit sur les dalles couvertes d’herbe d’une église en ruine.
Elles dormaient déjà que Poucet regardait encore, à travers les voûtes effondrées, le ciel rose pâle du soir. Il finit par se persuader qu’il ne devait plus se désoler de n’avoir pu sauver la ville submergée.
Non, il ne se désolerait pas puisqu’il avait vu cette ville-ci. Si l’autre n’avait pas été engloutie de nouveau par la mer, elle aurait peut-être fini par déchoir comme celle-ci. Elle n’aurait probablement pas pu résister au temps et à la destruction; bientôt elle aurait, elle aussi, présenté des églises sans toit et des maisons sans ornements et des rues vides et inanimées. Il valait mieux qu’elle restât, toute sa splendeur intacte, dans le gouffre mystérieux.
Beaucoup d’entre les jeunes pensent comme Nils. Mais lorsqu’on vieillit et qu’on s’est habitué à se contenter de peu, on préfère le Visby qui existe à une belle Vineta au fond de la mer.
164
Mardi, 12 avril.
Les oies sauvages avaient heureusement traversé la mer et étaient descendues dans le canton de Tjust, dans le nord du Smâland. Le canton de Tjust semble n’avoir pu décider s’il voulait être terre ou mer. Partout des fjords s’enfoncent dans l’intérieur et découpent la terre en îles et en presqu’îles, en caps et en isthmes. La mer est une intruse à laquelle seules les collines et les montagnes ont pu résister; les terres basses ont disparu sous l’eau.
Les oies arrivèrent sur le soir; le pays était beau avec ses petites collines ceintes de bras de mer scintillants. Nils pensa involontairement au Blekinge: c’était encore une province où la terre et la mer se rencontraient d’une manière douce et tranquille, se montrant l’une à l’autre leurs meilleures qualités.
Les oies s’étaient abattues sur un îlot dénudé, au fond d’une baie profonde. Au premier coup d’œil jeté sur la rive, elles constatèrent que le printemps avait fait de notables progrès. Les grands et beaux arbres n’étaient pas encore vêtus de feuilles, mais le sol 165 à leurs pieds était diapré d’anémones, de gagées et d’hépatiques.
En voyant ce tapis de fleurs, les oies sauvages eurent peur de s’être trop attardées dans le midi. Akka décida sur-le-champ qu’on ne s’arrêterait pas en Smâland. Dès le lendemain matin on continuerait vers le nord, à travers l’Ostrogothie.
Ainsi Nils ne verrait rien du Smâland; il en conçut quelque dépit. Il n’avait entendu parler d’aucune autre province autant que du Smâland, et il avait espéré le voir de ses propres yeux.
L’été précédent, gardeur d’oies chez un paysan des environs de Jordberga, il avait presque tous les jours rencontré deux enfants pauvres de Smâland qui eux aussi menaient paître des oies; ils l’avaient bien agacé avec leur Smâland.
On aurait cependant tort de dire qu’Asa la gardeuse l’eût taquiné. Elle était bien trop sage pour cela. Mais elle avait un frère, le petit Mats, qui par contre était joliment taquin.
—As-tu entendu raconter comment le Smâland et la Scanie ont été créés, gardeur d’oies, demandait-il, et si Nils répondait négativement, il commençait tout de suite de raconter cette vieille plaisanterie:
—C’était au temps où le Seigneur créait le monde. Pendant qu’il était en plein travail, saint Pierre vint à passer. Il s’arrêta pour regarder et demander si c’était un travail difficile.
—Ce n’est pas très facile, répondit le Seigneur.
Saint Pierre resta un bon moment à regarder, puis voyant avec quelle facilité le Seigneur disposait les terres, il eut envie d’essayer à son tour.
166
—Peut-être as-tu besoin de te reposer un peu, proposa-t-il enfin. Je pourrai continuer pendant ce temps-là.
Mais le Seigneur refusa.
—Je crains, dit-il, que tu ne sois pas assez au courant de ce genre de travail.
Alors saint Pierre se fâcha et déclara qu’il se croyait aussi capable de créer un pays que le Seigneur lui-même.
Or, le Seigneur était en train de créer le Smâland. Il n’en avait pas encore fait la moitié, mais on voyait déjà que cela semblait devenir un pays admirablement fertile et beau. Notre Seigneur jugea difficile de repousser la demande de saint Pierre et, en outre, il pensait que nul ne pouvait gâter une œuvre si bien commencée; il dit:
—Eh bien! si tu veux, nous allons voir qui de nous deux s’entend le mieux à cette sorte de besogne. Toi, qui es un novice, tu continueras ceci; moi, je créerai une nouvelle province.
Saint Pierre accepta la proposition, et ils se séparèrent pour travailler chacun de son côté.
Le Seigneur se dirigea un peu plus vers le sud et se mit en devoir de créer la Scanie. Ce ne fut pas long. Dès qu’il eut fini, il demanda à saint Pierre où il en était et le pria de venir voir la nouvelle terre.
—Moi, j’ai fini il y a longtemps, dit saint Pierre, et sa voix révélait combien il était content de son œuvre.
Lorsque saint Pierre vit la Scanie, il dut avouer qu’il n’y avait que du bien à en dire. C’était un pays fertile, facile à cultiver, avec de grandes plaines de tous côtés et peu ou presque pas de montagnes. Il 167 était évident que le Seigneur avait voulu rendre le pays agréable aux hommes.
—Oui, c’est un bon pays, dit saint Pierre, mais je crois que le mien le vaut bien.
—Allons le voir, répartit le Seigneur.
Quand saint Pierre s’était mis à la besogne, la province était déjà achevée au nord et à l’est. Les parties méridionale et occidentale étaient donc l’œuvre de saint Pierre. En y arrivant, Notre Seigneur s’arrêta net tant il fut effrayé.
—Comment? Qu’as-tu fait, saint Pierre?
Saint Pierre regarda et demeura stupide. Il s’était dit que rien ne vaut pour la terre la chaleur. Aussi avait-il amassé et entassé des pierres et des rochers et maçonné un haut plateau pour approcher autant que possible du soleil. Sur cette masse de pierres, il avait enfin répandu une mince couche d’humus, et avait cru que tout était parfait.
Or, pendant qu’il était allé en Scanie, quelques fortes averses étaient survenues; il n’en fallait pas davantage pour montrer ce que valait son travail. Quand le Seigneur vint voir le pays de saint Pierre, tout le terrain avait été emporté par la pluie, le fond de granit perçait partout. Aux endroits les plus favorables, une couche de glaise et de lourd gravier couvrait le roc, mais on voyait que la terre était trop maigre pour produire autre chose que des sapins, de la mousse et de la bruyère. L’eau ne manquait pas. Elle avait rempli toutes les crevasses; partout on voyait des lacs, des rivières, des ruisseaux, pour ne rien dire des marais et des étangs qui couvraient de vastes étendues. Le pire était que cette eau était mal répartie: quelques contrées en possédaient en surabondance, d’autres en manquaient, 168 si bien que des champs immenses n’étaient que des landes arides, où le sable et la poussière tourbillonnaient au moindre souffle.
—Quelle était ton intention en créant un pays pareil? demanda le Seigneur.
Saint Pierre s’excusa: il avait voulu construire un pays aussi élevé que possible pour qu’il eût beaucoup de soleil.
—Mais il aura aussi à souffrir du froid et de la gelée nocturne, répliqua le Seigneur, car le froid vient du ciel, lui aussi. J’ai bien peur que le peu qui poussera ici ne gèle.
Saint Pierre n’avait point songé à cela.
—Oui, ce sera un pays pauvre et exposé aux gelées, conclut le Seigneur, il n’y a rien à y faire.
Le Seigneur fut très affligé, mais saint Pierre ne se laissa pas décourager. Il voulut même consoler le Seigneur.
—Ne prends pas cela si à cœur! dit-il. Attends seulement que j’aie eu le temps de créer un peuple capable de cultiver les marais et de défricher les champs!
A bout de patience, le Seigneur s’écria:
—Non, non, va en Scanie, dont j’ai fait un pays bon et facile à cultiver, et crée les Scaniens; je veux créer moi-même le Smâlandais.
Et Notre Seigneur fit le Smâlandais vif, débrouillard, gai, travailleur et capable, et content de peu afin qu’il pût tirer sa subsistance de son pauvre pays.
Ainsi finissait l’histoire du petit Mats; si Nils Holgersson avait su se taire, il n’y aurait rien eu, mais Nils ne pouvait s’empêcher de demander comment saint Pierre avait réussi à créer les Scaniens.
169
—Qu’est-ce que tu en penses, toi-même? répondait le petit Mats avec un air narquois.
Nils se jetait incontinent sur lui, mais Mats n’était qu’un tout petit garçon et Asa, sa sœur, qui avait un an de plus que lui, accourait tout de suite à son secours. Elle était très douce, mais dès qu’on touchait à son frère, elle devenait comme une lionne. Nils Holgersson ne voulait pas se battre avec une gamine; il leur tournait le dos, s’en allait et ne les regardait même plus de la journée.
170
LA CRUCHE DE GRÈS
Dans le coin sud-ouest du Smâland s’étend un canton nommé Sunnerbo. Le pays est assez plat et uni; quiconque le voit en hiver, lorsqu’il est couvert de neige, s’imagine que sous la neige s’étendent des champs labourés, des seigles verts et des prés de trèfle moissonnés. Mais lorsque la neige fond au commencement d’avril, ce qui est caché sous la neige apparaît: ce ne sont que landes de sable arides, rochers nus et vastes marais. Il y a certes quelques champs, mais si maigres qu’on les remarque à peine; il y a aussi de petites chaumières grises ou rouges, mais elles se dissimulent de préférence dans un bouquet de bouleaux comme si elles craignaient de se montrer.
A la frontière du canton et du Halland, il y a une lande de sable si vaste que d’un bout on ne distingue pas l’autre bout; la bruyère y règne toute-puissante, sauf sur une basse colline pierreuse qui traverse 171 la région et où l’on trouve des genévriers, des sorbiers et même quelques grands et élégants bouleaux. A l’époque où Nils Holgersson accompagnait les oies sauvages, on y voyait aussi une petite cabane entourée d’un lopin de terre défriché, mais les gens qui y avaient vécu, l’avaient abandonnée. La maisonnette restait vide et le champ inculte.
En quittant leur cabane, les gens avaient clos la cheminée, les fenêtres et la porte. Mais ils avaient oublié qu’un carreau d’une des fenêtres était brisé; le trou était bouché d’un chiffon. En quelques années, les pluies avaient fait pourrir le chiffon qui céda un jour sous le bec d’une corneille.
En effet, la colline pierreuse du milieu de la lande n’était point aussi déserte qu’on aurait pu le croire: elle était habitée par un peuple nombreux de corneilles. Les corneilles n’y restaient pas, bien entendu, toute l’année durant. En hiver elles s’en allaient à l’étranger, en automne elles visitaient tous les champs du Götaland l’un après l’autre pour manger du blé; en été elles se dispersaient et vivaient autour des fermes de Sunnerbo, se nourrissant de baies, d’œufs et d’oisillons; mais tous les printemps elles revenaient dans la lande pour nicher et élever leurs petits.
La corneille qui avait arraché le chiffon de la fenêtre était un vieux mâle, nommé Garm Plume-Blanche, mais on ne l’appelait jamais que Fumle, ou Drumle, ou encore Fumle-Drumle parce qu’il était maladroit, faisait toujours des sottises et prêtait à la raillerie. Fumle-Drumle[3] était plus grand et plus fort que toutes les autres corneilles, mais sa force 172 ne lui servait de rien: il était et demeurait un objet de risée. Le fait même qu’il appartenait à une très noble famille ne le protégeait pas. En bonne justice il aurait dû être le chef de la bande, car depuis un temps immémorial cette dignité avait toujours appartenu à l’aîné des Plumes-Blanches. Mais dès avant la naissance de Fumle-Drumle, le pouvoir avait échappé à sa famille, et maintenant une corneille cruelle et sauvage le détenait. Elle s’appelait la Rafale.
Le changement de règne venait de ce que les corneilles avaient abandonné leur ancienne manière de vivre. Peut-être croit-on que toutes les corneilles vivent de la même façon. C’est une erreur. Il y a des peuples de corneilles qui mènent une vie honnête, c’est-à-dire qui ne mangent que des graines, des vers, des chenilles et des animaux déjà morts, mais d’autres mènent une vie de brigandage, attaquant les jeunes levrauts et les petits oiseaux et pillant tous les nids qu’ils peuvent trouver.
Les vieux chefs de la famille des Plumes-Blanches avaient été sévères et modérés; tant qu’ils avaient conduit la bande, ils avaient forcé les corneilles à se conduire de façon à ne pas encourir le blâme des autres oiseaux. Mais les corneilles étaient nombreuses et la pauvreté était grande parmi elles; elles s’insurgèrent contre les Plumes-Blanches et confièrent le pouvoir à la Rafale qui était le pire dénicheur de petits oiseaux et le plus méchant brigand qu’on pût voir, après toutefois sa femme, la Bourrasque. Sous leur règne, les corneilles avaient inauguré un genre d’existence qui les faisait craindre et haïr plus même que les éperviers et les grands-ducs.
Fumle-Drumle n’avait, bien entendu, rien à dire dans la bande. Toutes les corneilles s’accordaient à 173 dire qu’il ne tenait pas de ses ancêtres et n’aurait jamais pu être chef. Personne ne se serait d’ailleurs occupé de lui, s’il n’avait toujours fait des sottises. D’aucuns disaient que c’était peut-être un bonheur pour lui d’être si gauche et si stupide; autrement la Rafale et sa femme n’auraient sans doute point gardé dans la bande un membre de l’ancienne famille des chefs.
Maintenant ils étaient assez gentils pour lui, et l’emmenaient souvent dans leurs chasses. Tout le monde pouvait alors voir combien ils étaient plus habiles et plus intrépides que lui.
Aucune des corneilles ne se doutait que c’était Fumle-Drumle qui avait arraché le chiffon de la fenêtre; elles auraient été fort surprises de l’apprendre. Personne ne lui soupçonnait l’audace de s’approcher ainsi d’une demeure humaine. Lui-même n’en dit rien; il avait ses raisons. La Rafale et la Bourrasque le traitaient toujours bien pendant le jour et en présence des autres corneilles, mais une nuit sombre, après que toutes les autres corneilles s’étaient déjà perchées pour dormir, il avait été attaqué par deux corneilles et à demi assommé. Après cet attentat il avait pris l’habitude, dès que venait l’obscurité, d’abandonner son ancienne place et de se réfugier dans la cabane vide.
Or, un après-midi de printemps, les corneilles ayant fini d’installer leurs nids, firent une découverte étrange. La Rafale et la Bourrasque et deux autres corneilles étaient descendues au fond d’un grand trou dans un coin de la lande. Ce n’était qu’une carrière de sable, mais les corneilles ne comprenaient pas pourquoi les hommes l’avaient creusée. Curieuses, elles y venaient sans cesse, tournaient et retournaient 174 chaque grain de sable. Tout à coup, une avalanche de gravier se détacha et roula sur elles. Parmi les pierres et les touffes de bruyères écroulées, elles trouvèrent une grande cruche de terre, fermée d’un couvercle de bois. Elles voulurent savoir ce que ce vase contenait, mais essayèrent vainement d’ouvrir le couvercle ou de casser la cruche à coups de becs.
Interdites, elles contemplaient la cruche, lorsqu’une voix dit:
—Voulez-vous que je vous aide, corneilles?
Elles levèrent la tête. Du bord du trou un renard les regardait. C’était un des renards les plus beaux de couleur et de taille qu’elles eussent jamais vus. Son seul défaut était qu’il avait perdu une oreille.
—Si tu as envie de nous rendre service, nous ne refuserons pas, dit la Rafale, en s’envolant rapidement avec tous ses compagnons.
Le renard sauta au fond et se mit à mordre la cruche et à tirer le couvercle pour l’arracher, mais il ne réussit pas non plus à l’ouvrir.
—Peux-tu deviner ce qu’il y a dedans? demanda la Rafale.
Le renard fit rouler la cruche et écouta.
—Ce ne peut être que des pièces d’argent, dit-il.
C’était plus que les corneilles n’avaient osé espérer.
—Crois-tu vraiment que c’est de l’argent? demandèrent-elles, les yeux agrandis de convoitise; car, chose étrange, il n’est rien au monde que les corneilles aiment autant que l’argent.
—Ecoutez comme elles sonnent! dit le renard en faisant de nouveau rouler la cruche. Je ne sais malheureusement pas comment les avoir.
—Non, il n’y a pas moyen, soupirèrent les corneilles.
175
Le renard se frottait la tête de la patte gauche et réfléchissait. Si, à l’aide des corneilles, il avait pu se rendre maître du mauvais garnement qui volait avec les oies sauvages et qui lui avait toujours échappé!
—Je sais bien qui pourrait vous ouvrir la cruche, prononça-t-il enfin.
—Dis-nous son nom! dis-le! criaient les corneilles, et dans leur ardeur elles volèrent au fond du trou.
—Je ne vous le dirai pas, à moins que vous n’acceptiez mes conditions, leur fut-il répondu.
Le renard parla alors aux corneilles de Poucet, affirmant qu’il serait capable d’ouvrir la cruche, si elles pouvaient le faire venir. En échange de son bon conseil, le renard exigeait que les corneilles lui livrassent Poucet, après qu’il leur aurait rendu ce service. Les corneilles, qui n’avaient aucune raison d’épargner Poucet, acceptèrent la proposition.
Mais le plus difficile n’était pas fait: il fallait trouver les oies sauvages et Poucet. La Rafale se mit en route lui-même, accompagné de cinquante corneilles; il promettait d’être bientôt de retour. Mais les journées passèrent sans que les corneilles le vissent revenir.
ENLEVÉ PAR LES CORNEILLES
Mercredi, 13 avril.
Les oies sauvages s’étaient réveillées dès l’aube pour manger un peu avant d’entreprendre la traversée 176 de l’Ostrogothie. L’îlot où elles avaient dormi était étroit et nu, mais dans l’eau qui le baignait il y avait assez de plantes pour qu’elles pussent se rassasier. Le gamin était moins heureux: il avait beau chercher, il ne pouvait rien découvrir de mangeable.
Affamé, transi par le froid du matin, il regardait autour de lui, lorsque ses yeux rencontrèrent deux écureuils qui jouaient dans les arbres sur une pointe de terre en face de l’île. Pensant que les écureuils n’avaient peut-être pas épuisé leurs provisions d’hiver, Nils pria le jars de le transporter à terre pour leur demander quelques noisettes.
Le jars blanc obéit bien vite, mais par malheur les écureuils étaient si occupés de leur jeu, qu’ils n’écoutèrent pas le gamin. Sautant d’arbre en arbre, ils s’enfoncèrent de plus en plus dans le bois. Nils les suivit et perdit bientôt de vue le jars qui était resté au bord de l’eau.
Poucet avançait péniblement entre des plants d’anémones blanches qui lui allaient jusqu’au menton, lorsque, tout à coup, il se sentit saisir par derrière: quelqu’un essayait de le soulever. Il se retourna et vit une corneille. La corneille l’avait attrapé par le col de sa chemise. Nils se débattit, mais une seconde corneille arriva à la rescousse, l’attrapa par un de ses bas et le fit culbuter.
Si Nils Holgersson avait immédiatement appelé au secours, le jars blanc aurait certes pu l’arracher aux corneilles, mais le gamin pensa qu’il était de taille à se débarrasser seul de deux corneilles. Il donnait des coups de pied, frappait, mais les corneilles ne lâchèrent point prise et réussirent à s’enlever en l’air avec lui. Elles s’y prirent si imprudemment, 177 que la tête de Nils cogna contre un arbre. Sous la violence du coup sa vue se troubla et il perdit connaissance.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était loin de la terre. Il revint lentement à lui et d’abord ne comprit ni où il était ni ce qui s’était passé. Au-dessous de lui s’étendait comme un gros tapis laineux, tissé de brun et de vert, et qui paraissait déchiré et abîmé; sous les déchirures et les trous brillait du verre poli: on eût dit que le tapis était étendu sur une glace.
Puis il vit le soleil monter dans le ciel. Alors la glace qu’on apercevait dans les accrocs du tapis se mit à scintiller, rouge et or. C’était magnifique. A ce moment les corneilles s’abaissèrent, Nils se rendit compte que le grand tapis était la terre, couverte de forêts, et que les trous et les déchirures étaient des lacs et des marais.
Il se posait une foule de questions. Comment n’était-il pas sur le dos du jars blanc? Pourquoi tout un essaim de corneilles volaient-elles autour de lui? Pourquoi enfin était-il secoué et ballotté à en être disloqué?
Tout à coup il comprit: les corneilles l’avaient enlevé. Le jars blanc l’attendait sur la rive et les oies allaient ce jour même partir pour l’Ostrogothie. Quant à lui, on le menait vers le sud-ouest: le soleil était derrière lui.
Les corneilles n’attachèrent aucune importance à ses prières; elles volaient tout droit à toute vitesse. Tout à coup l’une d’elles frappa brusquement l’air de ses ailes en signe de péril; elles descendirent vite sur une forêt de sapins, s’enfoncèrent entre les branches enchevêtrées et déposèrent enfin Nils par 178 terre sous un arbre touffu; un faucon ne l’y eût point découvert.
Cinquante corneilles entouraient le gamin, tournant vers lui des becs menaçants.
—Maintenant vous me direz peut-être, corneilles, pourquoi vous m’avez enlevé? dit-il.
A peine le laissa-t-on achever sa question; une grande corneille siffla:
—Tais-toi. Sinon je te crève les yeux.
Nils dut obéir, car elle semblait bien résolue à mettre sa menace à exécution. Il resta donc assis à fixer les corneilles, tandis que les corneilles le fixaient.
Plus il les regardait, moins il les aimait. Leurs robes de plumes étaient terriblement poussiéreuses et mal soignées. Elles semblaient ne connaître ni bain, ni huilage. Leurs pattes et leurs griffes étaient enduites de boue desséchée; aux coins de leurs becs il y avait des restes de nourriture. C’étaient des oiseaux bien différents des oies sauvages. Il parut à Nils qu’elles avaient l’air cruelles, avides, farouches et hardies comme des scélérats ou des vagabonds.
«Je suis tombé au pouvoir d’une bande de brigands», pensa-t-il.
A ce moment il entendit au-dessus de sa tête le cri d’appel des oies sauvages:
«Où es-tu? Je suis ici. Où es-tu? Je suis ici.»
Il comprit que ses compagnons de voyage le cherchaient, mais n’eut pas le temps de répondre; la grande corneille qui paraissait le chef de la bande siffla à son oreille: «Songe à tes yeux!» Nils ne put que se taire.
Les oies sauvages ne pouvaient savoir qu’il était si près d’elles; après encore deux ou trois appels, 179 leurs cris se perdirent au loin: «Voilà, Nils Holgersson, se dit le gamin, il faudra maintenant te débrouiller tout seul. Il s’agit de montrer si tu as appris quelque chose pendant ces semaines de vie sauvage.»
Au bout d’un instant les corneilles firent mine de se remettre en route, mais comme elles paraissaient avoir l’intention de le porter à deux, l’une le tenant par le col de la chemise, l’autre par l’un de ses bas, le gamin s’écria:
—Il n’y a donc parmi vous personne d’assez fort pour me prendre sur son dos? Vous m’avez déjà si maltraité, que je me sens tout brisé. Prenez-moi à califourchon; je ne me jetterai pas à terre, je vous le promets.
—Si tu crois que nous nous soucions de ta commodité, tu te trompes, dit le chef. Mais à ce moment, un gros lourdaud hérissé, avec une plume blanche à l’aile, sortit du groupe et dit:
—N’est-il pas préférable pour nous tous, la Rafale, que Poucet arrive à destination intact? J’essaierai de le prendre sur mon dos.
—Si tu peux, Fumle-Drumle, je ne demande pas mieux, dit le chef. Mais ne le laisse pas tomber.
C’était autant de gagné, et Nils se sentit tout content. «Parce qu’on a été volé par les corneilles, il n’y a pas de quoi perdre courage, songeait-il. Je saurai bien venir à bout de ces misérables.»
Les corneilles continuaient toujours dans la même direction, vers le sud-ouest. Il faisait une belle matinée, calme et ensoleillée; partout les oiseaux chantaient leurs chansons de noces. Dans une haute forêt sombre, le merle lui-même, les ailes pendantes, le cou gonflé, s’était posé au sommet d’un sapin et 180 sifflait: «Que tu es belle! Que tu es belle! Que tu es belle! Aucune autre n’est aussi belle, aussi belle. Aucune autre n’est aussi belle.» Sa strophe finie, il la recommençait aussitôt.
Nils passant à ce moment entendit deux ou trois fois la chanson; il mit ses mains en cornet devant sa bouche et lança comme un appel:
—Nous avons déjà entendu. Nous avons déjà entendu.
—Qui est là? Qui est là? Qui est là? Qui se moque de moi? cria le merle.
—C’est Volé-par-les-corneilles, qui se moque de ta chanson, répondit le gamin.
Aussitôt le chef des corneilles se tourna vers lui.
—Gare à tes yeux, Poucet!
Mais Nils pensa: «Tant pis. Je te montrerai que je ne te crains pas.»
On pénétrait toujours plus avant dans le pays; partout il y avait des forêts et des lacs. Dans un petit bois de bouleaux, une colombe sauvage s’était posée sur une branche nue; devant elle se tenait un ramier. Il gonflait ses plumes, faisait onduler son cou, abaissait et relevait son corps; les plumes de sa gorge bruissaient contre les rameaux; il roucoulait: «C’est toi, toi, toi qui es la plus belle de la forêt. Aucune autre n’est aussi belle que toi, toi, toi.»
Le gamin qui passait là-haut, dans l’espace, ne put se taire.
—Ne le crois pas. Ne le crois! cria-t-il.
—Qui, qui, qui est-ce qui me calomnie? roucoulait le ramier, en essayant d’apercevoir celui qui avait parlé.
—C’est Pris-par-les-corneilles qui te calomnie, répondit le gamin.
181
De nouveau la Rafale le regarda d’un œil menaçant et lui ordonna de se taire, mais Fumle-Drumle intervint:
—Laisse-le donc. Les petits oiseaux vont croire que nous autres, corneilles, sommes devenues drôles et spirituelles.
—Ils ne sont pas si bêtes, dit le chef, mais cette idée lui avait probablement plu, car il ne réprimanda plus le gamin.
On volait le plus souvent au-dessus de forêts et de petits bois, mais parfois on passait au-dessus de villages, d’églises et de petites maisons bâties à la lisière d’un bois. On aperçut un beau vieux domaine. La maison, adossée à la forêt et précédée d’un lac, était peinte en rouge; elle avait un toit à pans coupés; d’énormes érables entouraient la cour, et le jardin était rempli de groseilliers touffus. Un sansonnet s’était perché sur la girouette même, et chantait de toutes ses forces pour que la femelle qui couvait ses œufs dans un poirier pût entendre chaque note: «Nous avons de beaux petits œufs, chantait le sansonnet. Nous avons quatre beaux petits œufs ronds. Nous avons plein le nid de superbes œufs.»
Le sansonnet répétait sa chanson pour la millième fois quand les corneilles passèrent. Nils mit ses mains en cornet devant sa bouche et cria:
—La pie les prendra. La pie les prendra.
—Qui est-ce qui veut m’effrayer? demanda le sansonnet en battant des ailes avec inquiétude.
—C’est Ravi-par-les-corneilles, qui t’effraie, cria le gamin.
Cette fois le chef des corneilles n’essaya plus de le faire taire. Au contraire. Lui et toute la bande croassaient de plaisir, tant ils étaient amusés.
182
Plus ils pénétraient dans l’intérieur du pays, plus les lacs devenaient grands et riches en îles et en caps. Sur une grève, le canard faisait des grâces devant la cane:
—Je te serai fidèle toute ma vie, je te serai fidèle toute ma vie.
—Pas même jusqu’à la fin de l’été, cria le gamin en passant.
—Qui es-tu, toi? demanda le canard.
—Je m’appelle Prisonnier-des-corneilles, cria Nils.
Vers midi les corneilles s’abattirent dans un pâturage, pour manger. Aucune d’elles ne songea à rien donner au gamin. Tout à coup Fumle-Drumle s’approcha du chef et lui présenta une branche d’églantine où restaient encore quelques baies rouges.
—C’est pour toi, la Rafale, dit-il.
La Rafale renifla avec mépris.
—Tu crois que je veux manger de vieux fruits secs? dit-il.
—Je pensais t’être agréable! répartit Fumle-Drumle désappointé en jetant la branche.
Elle tomba droit devant Nils, qui s’en empara pour se rassasier.
Quand les corneilles eurent mangé suffisamment, elles se mirent à bavarder.
—A quoi penses-tu, la Rafale? Tu es muet aujourd’hui, dit l’une.
—Je pense à une poule qui vécut jadis dans cette contrée; elle aimait beaucoup sa maîtresse, et pour lui faire plaisir, pondit une couvée d’œufs qu’elle cacha sous le plancher de la grange. La maîtresse s’étonnait naturellement de l’absence de la 183 poule. Elle la cherchait en vain. Peux-tu deviner, Long-Bec, qui la trouva, elle et les œufs?
—Je pense que oui, la Rafale. D’ailleurs j’ai une histoire assez analogue à vous raconter à mon tour. Vous rappelez-vous la grosse chatte noire du presbytère de Hinneryd? Elle était mécontente de ses maîtres qui lui enlevaient toujours ses petits nouveau-nés et les noyaient. Une fois elle réussit à les cacher. C’était dans une meule de foin en plein champ. Elle était enchantée de ces petits-là, mais je crois que j’en eus plus d’agrément qu’elle.
Toutes les corneilles avaient des histoires à raconter. Elles s’excitaient et parlaient toutes à la fois.
—Voler des œufs et des petits, il n’y a pas là de quoi se vanter. Ce n’est pas malin, dit l’une. Moi, j’ai une fois chassé un levraut qui était presque un lièvre. Je le poursuivais de buisson en buisson.
Une autre corneille lui coupa la parole.
—C’est amusant de faire enrager les poules et les chattes, mais il est plus admirable qu’une corneille puisse donner du souci à un homme. J’ai une fois volé une cuiller d’argent...
Nils les interrompit tout à coup, indigné. Il en avait assez entendu.
—Taisez-vous, corneilles, s’écria-t-il, vous n’avez pas honte? J’ai vécu pendant trois semaines parmi les oies sauvages et je n’y ai vu faire et entendu dire que du bien. Vous devez avoir un mauvais chef, s’il vous permet de piller et de tuer ainsi. D’ailleurs vous feriez mieux de commencer une nouvelle vie, car je puis vous dire que les hommes, las de vos méfaits, vont essayer par tous les moyens de vous exterminer.
A ces mots, la Rafale et ses compagnons entrèrent 184 dans une telle rage qu’ils allaient se jeter sur le gamin et le déchirer. Mais Fumle-Drumle, riant et croassant, se posa devant lui.
—Non, non, non! cria-t-il, comme épouvanté. Que dirait la Bourrasque si vous tuez Poucet avant qu’il nous ait rendu service?
—Il n’y a que toi, Fumle-Drumle, pour avoir peur des femmes, répondit la Rafale, mais il laissa pourtant Poucet tranquille.
Bientôt après les corneilles se remirent en route. Jusqu’ici il avait semblé à Nils que le Smâland n’était point le pays désert et pauvre qu’il avait entendu décrire. Il y avait certes beaucoup de forêts et de crêtes de montagnes, mais autour des rivières et des lacs s’étendaient des champs cultivés; jusqu’ici le pays n’était pas désert. Mais maintenant les villages et les maisons devenaient plus rares; bientôt il ne vit que des marais, des landes et des collines couvertes de genévriers.
Le soleil s’était couché, mais il faisait encore grand jour, lorsque les corneilles atteignirent leur grande lande. La Rafale expédia en avant une corneille pour annoncer le succès de l’entreprise, et dès que la nouvelle fut connue la Bourrasque et plusieurs centaines de corneilles volèrent au-devant de Poucet. Au milieu des croassements assourdissants que faisaient entendre les deux bandes, Fumle-Drumle glissa à Nils:
—Tu as été si gai et si courageux pendant ce voyage que je t’aime bien. Aussi te donnerai-je un conseil: dès que nous arriverons, on te priera d’exécuter un travail qui peut-être te sera facile. Mais n’aie garde de le faire!
Quelques minutes plus tard, Fumle-Drumle déposa 185 Nils au fond du grand trou. Le gamin se laissa tomber par terre comme épuisé de fatigue. Un si grand nombre de corneilles voletait autour de lui que l’air bruissait comme une tempête, mais Nils ne leva pas la tête.
—Poucet, dit la Rafale, lève-toi. Tu vas nous aider à faire quelque chose qui te sera très facile.
Mais Nils ne bougea pas. Il fit semblant de dormir. Alors la Rafale le saisit par le bras et le traîna sur le sable vers une cruche de terre de modèle ancien placée au milieu du trou.
—Lève-toi, Poucet, dit-il, et ouvre cette cruche.
—Laisse-moi dormir, répondit le gamin. Je suis trop fatigué pour rien faire ce soir. Attends à demain.
—Ouvre la cruche! cria la Rafale en le secouant.
Le gamin se leva et examina la cruche.
—Comment moi, pauvre enfant, pourrai-je ouvrir une cruche pareille? dit-il. Elle est plus grande que moi.
—Ouvre-la! ordonna encore une fois la Rafale, ouvre-la, si tu tiens à la vie.
Le gamin se leva, s’approcha comme en chancelant de la cruche, tâta le couvercle, et laissa tomber ses bras.
—D’habitude je ne suis pas aussi faible, dit-il. Si vous me laissiez dormir jusqu’à demain, je crois bien que j’en viendrai à bout.
Mais la Rafale était impatient: il s’élança vers le gamin et lui donna un coup de bec à la jambe. Souffrir un pareil traitement de la part d’une corneille, c’en était trop: le gamin se dégagea brusquement, bondit à quelques pas en arrière, tira son couteau et le tint droit devant lui.
186
—Prends garde! cria-t-il à la Rafale.
Celui-ci était si aveuglé par la colère qu’il ne fit point attention au couteau; il se jeta sur la pointe, qui lui entra dans l’œil et pénétra jusqu’au cerveau. Nils retira rapidement son arme, mais la Rafale battit des ailes et tomba mort.
«La Rafale est mort! L’étranger a tué notre chef!» s’exclamèrent les corneilles, et un vacarme terrible s’ensuivit. Quelques-unes gémissaient, d’autres criaient vengeance. Toutes coururent et voletèrent vers le gamin, Fumle-Drumle en tête. Mais comme toujours celui-ci fut gauche et maladroit. Il volait au-dessus du gamin en battant des ailes et ne faisait qu’empêcher les autres d’approcher et de le tuer à coups de bec.
Nils comprit le danger et regarda désespérément autour de lui pour trouver un refuge. Il lui paraissait impossible d’échapper aux corneilles, lorsque tout à coup il aperçut la cruche. Il saisit violemment le couvercle, le releva et sauta dans la cruche pour s’y cacher. C’était une mauvaise cachette, car elle était remplie jusqu’au bord de petites monnaies d’argent. Pas moyen de s’y enfoncer. Nils se baissa et se mit à jeter l’argent.
Les corneilles l’avaient entouré en un essaim épais, mais lorsqu’il commença à jeter l’argent, elles oublièrent leur soif de vengeance pour ramasser les petites pièces. Le gamin lançait l’argent par poignées et toutes les corneilles, la Bourrasque elle-même, se battaient pour les attraper. Dès qu’une corneille s’était emparée d’une monnaie, elle s’envolait en toute hâte pour cacher son trésor.
Nils n’osa lever la tête que lorsqu’il eut jeté toutes les pièces d’argent; il n’y avait plus dans le trou 187 qu’une seule corneille. C’était Fumle-Drumle avec sa plume blanche à l’aile, celui qui avait porté Poucet.
—Tu m’as rendu un service plus grand que tu ne peux croire, Poucet, dit-il d’une voix toute changée; je te sauverai la vie. Grimpe sur mon dos, et je te conduirai dans une cachette où tu seras en sécurité pour cette nuit. Demain je m’arrangerai pour te ramener parmi les oies sauvages.
LA CABANE
Jeudi, 14 avril.
Le lendemain matin le gamin s’éveilla couché sur un lit; se trouvant entre quatre murs, sous un toit, il crut d’abord qu’il était à la maison. «Je me demande si mère ne viendra pas bientôt m’apporter le café», murmura-t-il. Puis, tout à coup, il se rappela qu’il était dans une maison abandonnée, où Fumle-Drumle à la plume blanche l’avait transporté la veille au soir.
Comme il était encore tout meurtri, il trouva délicieux de se reposer encore un peu, en attendant Fumle-Drumle qui avait promis de venir le retrouver.
Devant le lit pendaient des rideaux de cotonnade à carreaux; il les écarta pour regarder la pièce. Il se rendit immédiatement compte qu’il n’avait jamais vu de maison construite comme celle-là. Les murs se composaient de quelques rangées de poutres, puis commençait le toit. Il n’y avait point de plafond dans la pièce, et on pouvait voir jusqu’au faîte. Toute la maison était si petite qu’elle semblait faite 188 pour des êtres comme lui, plutôt que pour des hommes. Seuls l’âtre et le four étaient grands, les plus grands que Nils eût jamais vus. Il n’y avait presque pas de meubles mobiles dans la cabane: la banquette sur un des longs côtés et la table sous la fenêtre tenaient au mur; de même le lit où il était couché et le placard peint en couleurs vives.
Nils se demandait qui était le propriétaire de la maison et pourquoi elle était abandonnée. Il semblait d’ailleurs que les gens qui l’avaient habitée avaient pensé revenir. La cafetière et la marmite étaient restées sur l’âtre, et dans le coin il y avait du petit bois. Le fourgon et la pelle à enfourner le pain se dressaient dans un autre coin; le rouet était posé sur un banc; au-dessus de la fenêtre, sur la petite étagère se trouvaient des paquets de lin et d’étoupe, quelques écheveaux de laine, une chandelle et un paquet d’allumettes.
Certes les gens avaient pensé y revenir. Ils avaient laissé de la literie dans le lit, et autour des murs couraient de longues bandes d’étoffe où étaient peints trois hommes à cheval, nommés Gaspard, Melchior et Balthazar. Le groupe des trois hommes se répétait tout le long de la bande. Ils chevauchaient autour de toute la pièce, et leur cavalcade se poursuivait même jusque sur les poutres du toit.
Mais là-haut le gamin aperçut tout à coup quelque chose qui le fit bondir hors du lit. C’étaient quelques galettes de pain sec qui étaient restées enfilées sur le bâton posé à cet effet entre les poutres. Elles avaient certes l’air bien vieilles et moisies, mais du pain, c’est toujours du pain. Il les frappa avec le fourgon, et réussit à faire tomber quelques morceaux. 189 Il mangea et remplit même son sac. C’est incroyable comme le pain est bon!
Il chercha encore s’il n’y avait pas d’autres choses qui pourraient lui être utiles. «Je peux bien prendre ce dont j’ai besoin, puisque personne ne semble en vouloir», se dit-il. Mais il n’y avait pas beaucoup de choses à prendre: la plupart des objets étaient trop gros et trop lourds à emporter. Il ne put s’emparer que de quelques allumettes.
Il grimpa sur la table et de là, à l’aide du rideau, sur le rayon au-dessus de la fenêtre. Pendant qu’il était en train de mettre les allumettes dans son sac, la corneille à la plume blanche entra par la fenêtre.
—Me voici enfin! dit-elle en se posant sur la table. Je n’ai pu venir plus tôt, car on a aujourd’hui élu un chef pour succéder à la Rafale.
—Qui a-t-on élu? demanda Nils.
—On en a pris un qui ne permettra pas le brigandage et le vol. On a choisi Garm Plume-Blanche appelé jusqu’ici Fumle-Drumle, répondit l’autre en se redressant d’un air majestueux.
—C’est un bon choix, dit Nils en le félicitant.
A ce moment le gamin entendit sous la fenêtre une voix qu’il crut reconnaître.
—Est-ce là qu’il se trouve? demanda Smirre le renard.
—Oui, c’est là qu’il est caché, répondit une voix de corneille.
—Prends garde, Poucet! s’écria Garm. La Bourrasque est là à la fenêtre avec le renard qui veut te dévorer.
En effet Smirre venait de bondir contre la fenêtre. Le vieux bois pourri céda, et Smirre apparut; Garm Plume-Blanche n’eut pas le temps de se sauver: 190 Smirre le tua net. Puis il sauta à terre et regarda autour de lui pour trouver le gamin. Celui-ci essaya de se cacher derrière un paquet d’étoupe, mais Smirre l’avait déjà aperçu et se ramassait pour prendre son élan. La maison était si basse et si étroite que Nils vit bien que le renard n’aurait pas de peine à l’attraper. Mais il n’était point sans défense: vivement il frotta une allumette, l’approcha de l’étoupe qui instantanément s’enflamma et qu’il jeta sur le renard. Affolé de terreur, celui-ci bondit hors de la cabane.
Malheureusement pour échapper à un danger, Nils s’était jeté dans un autre. L’étoupe enflammée avait mis le feu aux rideaux du lit. Nils sauta à terre et s’efforça d’étouffer le feu; il était trop tard: les rideaux flambaient déjà. La cabane se remplissait de fumée, et Smirre le renard, qui était resté dehors sous la fenêtre, se rendait compte de la situation.
—Eh bien! Poucet, cria-t-il, qu’est-ce que tu choisis? Te laisser rôtir ou sortir me rejoindre? J’aurais certes préféré te manger, mais de quelque façon que tu meures, je n’en suis pas moins content.
Nils crut bien que le renard allait être satisfait, car le feu se propageait avec une rapidité effrayante. Le lit brûlait déjà, et le long des bandes de toile peinte, les flammes couraient de cavalier en cavalier. Nils avait grimpé dans l’âtre lorsqu’il entendit tout à coup une clef tourner doucement dans la serrure. Ce devaient être des hommes. Dans le péril où il était il n’eut point peur, mais se réjouit. Il se précipita vers la sortie et touchait déjà au seuil lorsque la porte s’ouvrit. Il vit devant lui deux enfants. Il ne se donna pas le temps de les regarder, mais s’élança dehors.
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Il n’osa pas courir bien loin: Smirre le renard le guettait certainement, il fallait donc se tenir près des enfants. Il se retourna, mais à peine les eut-il vus qu’il poussa un cri et courut vers eux: «Bonjour, Asa, gardeuse d’oies! Bonjour, petit Mats!»
En voyant les enfants, Nils avait complètement oublié où il se trouvait. Les corneilles, la maison incendiée, les animaux parlants, tout disparut de son souvenir. Il était sur un chaume à Vemmenhög, et gardait un troupeau d’oies; dans le champ voisin les deux petits Smâlandais surveillaient leur troupeau. Aussitôt il grimpa sur le mur de pierres sèches et les héla: «Bonjour, Asa, gardeuse d’oies! Bonjour, petit Mats.»
Mais en voyant ce petit bout d’homme qui venait à eux la main tendue, les deux enfants se prirent par la main, reculèrent de quelques pas et parurent terrifiés.
Devant leur effroi, Nils se réveilla de son rêve, et se rappela qui il était; rien de plus terrible ne pouvait lui arriver que d’être vu par ces enfants sous l’aspect d’un tomte. La honte et la douleur de n’être plus un homme l’assaillirent. Il se retourna et s’enfuit sans savoir où il allait.
Mais en arrivant dans la lande, le gamin fit une bonne rencontre: parmi la bruyère, il entrevoyait quelque chose de blanc; le jars accompagné de Finduvet venait vers lui; voyant Nils accourir avec cette précipitation, le jars crut qu’il était poursuivi. Aussi le saisit-il vivement, le jeta sur son dos et l’emporta rapidement dans les airs.
192
Jeudi, 14 avril.
Trois voyageurs fatigués étaient dehors très tard dans la soirée et cherchaient un gîte pour la nuit. Ils traversaient une partie pauvre et déserte du Smâland septentrional. Et certes ils auraient dû trouver un lieu de repos à leur convenance, car ils n’étaient pas de ces sybarites douillets qui exigent des lits confortables et des chambres bien closes.
—Si parmi ces longues crêtes de montagnes il y avait un pic assez escarpé pour qu’un renard ne pût l’escalader, nous y serions bien pour passer la nuit, disait l’un.
—Si un seul de ces grands marais avait dégelé assez pour qu’un renard n’osât s’y risquer, ce serait un très bon refuge, dit le deuxième.
—Si la glace d’un des lacs que nous traversons s’était détachée de la rive de sorte qu’un renard ne pût l’atteindre, nous aurions trouvé ce qu’il nous faut, dit le troisième.
Pour comble de malheur, dès que le soleil fut couché, deux des voyageurs eurent tant de mal à 193 lutter contre le sommeil qu’ils manquaient à chaque instant de tomber à terre. Le troisième, qui pouvait se tenir éveillé, s’inquiétait de plus en plus à mesure que la nuit approchait: «Quel malheur, pensait-il, que nous soyons arrivés dans un pays où les lacs et les marais sont encore gelés et où le renard peut passer partout. Ailleurs les glaces sont déjà fondues, mais nous voici dans le haut Smâland et le printemps n’est pas encore venu. Comment trouver un bon abri? Si je ne trouve rien, Smirre sera sur nous avant le matin.»
Il essaya de percer l’obscurité, mais nulle part il ne vit de gîte où descendre. Il faisait un soir sombre et triste avec du vent et une pluie fine. Les voyageurs sentaient à chaque instant croître leur malaise et leur frayeur.
Enfin, sur le tard, quand déjà il n’y avait plus sous le ciel une seule raie de lumière, ils arrivèrent à une ferme solitaire, très éloignée de toutes les autres fermes. Outre qu’elle était isolée, elle semblait inhabitée: aucune fumée ne montait de la cheminée, les fenêtres n’étaient pas éclairées, et personne ne remuait dans la cour. Lorsque celui d’entre les trois qui pouvait se tenir éveillé aperçut la maison, il pensa: «Arrive que pourra. Il faut que nous descendions ici. Nous ne trouverons guère mieux.»
Ils se trouvèrent bientôt dans la cour. Deux des voyageurs s’endormirent dès qu’ils purent s’arrêter, mais le troisième cherchait des yeux un refuge. Ce n’était pas une petite ferme. Outre le corps de logis, l’écurie et l’étable, il y avait de vastes granges, des aires, des hangars et des magasins. Mais tout avait l’air pauvre et ruineux. Les murs des 194 maisons, gris, rongés de lichens, penchaient, comme prêts à s’écrouler. Les toits montraient des trous béants, et les portes pendaient de travers sur des gonds brisés. Il était évident que depuis des années personne n’enfonçait plus un clou dans les murs pour tenir ces constructions en état.
Cependant le voyageur qui demeurait éveillé avait calculé où était l’étable. Il secoua ses camarades et les y conduisit. La porte n’était fermée qu’au loquet; à l’aide d’une gaule il parvint à l’ouvrir. Déjà il poussait un soupir de soulagement; mais lorsque le battant tourna avec un grincement aigu, une vache beugla dans le fond de l’étable: «Tu viens donc enfin, maîtresse? dit-elle. Je pensais que tu ne comptais pas me donner à manger ce soir.»
Les trois voyageurs s’arrêtèrent net en voyant que l’étable n’était pas vide, mais se rendant compte qu’il n’y avait là qu’une seule vache et trois ou quatre poules, ils reprirent courage.
—Nous sommes trois pauvres voyageurs qui désirons trouver pour la nuit un abri où le renard ne puisse nous attaquer et où les hommes ne nous attrapent pas, dit l’un des trois. Ne serions-nous pas bien ici?
—Il me semble que oui, répondit la vache. Les murs sont en mauvais état, mais ce n’est tout de même pas le renard qui pourrait les traverser, et la ferme n’est habitée que par une vieille femme incapable d’attraper qui que ce soit. Mais qui êtes-vous? continua-t-elle en se tournant pour essayer de voir les visiteurs.
—Je suis Nils Holgersson de Vestra Vemmenhög qui a été changé en tomte, répondit le premier entré, 195 j’amène avec moi une oie domestique qui me sert de monture et une oie grise.
—C’est la première fois que je reçois de si illustres visiteurs, dit la vache; je vous souhaite la bienvenue, bien que j’eusse certes souhaité plutôt voir arriver ma maîtresse avec mon souper.
Le gamin fit entrer les oies dans l’étable et les plaça dans une crèche vide où elles se rendormirent instantanément. Puis il ramassa pour lui-même une petite couche de paille et se prépara à suivre l’exemple de ses camarades.
Il n’en fit pourtant rien, car la pauvre vache qui n’avait pas eu son souper, ne se tenait pas un instant tranquille. Elle secouait sa chaîne, piétinait dans son box et se plaignait d’avoir faim. Nils qui ne pouvait fermer l’œil, récapitulait tout ce qui lui était arrivé ces derniers jours.
Il pensa à Asa la petite gardeuse d’oies et au petit Mats qu’il avait si inopinément rencontrés; il comprenait que la cabane à laquelle il avait mis le feu, devait être leur vieille maison de Smâland. Il se rappelait les avoir entendus parler d’une petite maison au bord d’une lande. Asa et Mats étaient venus voir leur ancienne demeure, et en arrivant ils l’avaient trouvée en feu! Nils leur avait certainement causé un grand chagrin. Il en était désolé et résolut, si jamais il redevenait homme, de tâcher de les dédommager autant que possible.
Puis ses pensées allèrent aux corneilles et à Fumle-Drumle, qui l’avait sauvé, mais qui avait trouvé la mort après avoir été élu chef; les larmes lui vinrent aux yeux.
Oui, il avait souffert ces derniers jours. Et c’était une chance que le jars et Finduvet l’eussent retrouvé. 196 Le jars avait raconté que les oies sauvages, dès qu’elles se furent aperçues de la disparition de Poucet, avaient interrogé les petits animaux de la forêt sur son sort. Elles avaient ainsi appris qu’une bande de corneilles du Smâland l’avaient enlevé. Mais personne ne savait de quel côté les corneilles s’étaient dirigées. Akka avait alors commandé aux oies de se disperser à sa recherche deux par deux. Après deux jours de quête, qu’on l’eût trouvé ou non, elle leur avait donné rendez-vous au nord-ouest du Smâland, au sommet d’un mont qui ressemblait à une tour démantelée, le Taberg. Après leur avoir fourni des indications précises sur le moyen de trouver cette montagne, Akka leur avait souhaité bonne chance, et elles s’étaient séparées.
Le jars blanc avait choisi Finduvet comme compagne, et ils s’étaient mis en route, très inquiets. Errant sans but, ils avaient entendu un merle, posé au sommet d’un arbre, crier et pester contre quelqu’un qui avait dit s’appeler Volé-par-les-corneilles, et qui l’avait bafoué. Le jars et Finduvet avaient engagé la conversation avec le merle et avaient appris de quel côté était parti ce Volé-par-les-corneilles. Plus loin ils avaient rencontré un ramier, un sansonnet, et enfin un canard sauvage; tous s’étaient plaints d’un malfaiteur qui avait interrompu leur chant et jeté l’effroi parmi eux et qui s’appelait Pris-par-les-corneilles, Ravi-par-les-corneilles, Prisonnier-des-corneilles. C’est ainsi qu’ils avaient suivi la trace de Poucet jusqu’à la lande dans le canton de Sunnerbo.
Dès que le jars et Finduvet eurent retrouvé Poucet, ils s’étaient mis en route vers le Taberg pour rejoindre les oies sauvages. C’était un long vol, et la nuit les avait surpris. «Mais demain, quand 197 nous serons auprès des oies, nos ennuis seront finis», pensa Nils en s’enfonçant dans la paille pour avoir chaud.
La vache n’avait cessé de s’agiter.
Tout à coup elle adressa la parole au gamin.
—Il me semble que l’un de vous, en entrant, m’a dit qu’il était un tomte. Si c’est vrai, il doit savoir soigner une vache.
—Qu’est-ce qui te manque? demanda Nils.
—Il me manque toutes sortes de choses, dit la vache. On ne m’a pas traite ni étrillée. Ma litière n’est pas faite et l’on ne m’a pas apporté mon fourrage du soir. Ma maîtresse est venue un moment au crépuscule pour me soigner, mais elle s’est sentie si malade qu’elle est repartie; puis elle n’est plus revenue.
—Je regrette d’être si petit et si faible, dit le gamin. Je ne crois pas que je puisse t’aider.
—Tu ne me feras pas croire que tu es faible, bien que tu sois petit, répliqua la vache. Tous les tomtes dont j’ai entendu parler étaient si forts qu’ils traînaient tout seuls un chariot de foin et tuaient un bœuf d’un coup de poing.
Nils ne put s’empêcher de rire.
—C’étaient des lutins d’une autre espèce que moi, dit-il. Tout ce que je puis faire, c’est détacher ta chaîne et t’ouvrir la porte de l’étable. Tu pourras ainsi sortir boire dans la cour. En attendant je grimperai dans le fenil et j’essaierai de jeter un peu de foin dans ta crèche.
—Ce serait toujours ça, dit la vache.
Nils fit ce qu’il avait dit, et quand la vache fut réinstallée devant sa mangeoire pleine, il pensa pouvoir enfin dormir. Mais à peine se fut-il enfoncé dans la paille que la vache recommença à lui parler.
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—Je t’ennuie probablement, si je te demande encore une chose, fit-elle.
—Non, si je puis te satisfaire.
—Je voudrais te prier d’entrer dans la maison en face pour voir comment va la maîtresse. J’ai peur qu’il ne lui soit arrivé malheur.
—C’est impossible, répondit le gamin. Je n’ose me montrer aux hommes.
—Tu n’as pourtant pas peur d’une vieille femme malade? dit la vache. D’ailleurs, tu n’as pas besoin d’entrer, tu n’as qu’à regarder par la fente de la porte.
—Si ce n’est que ça, je ne puis te refuser, consentit enfin le gamin.
Il se releva et sortit dans la cour. La nuit était effrayante, sans lune ni étoiles, avec le vent qui sifflait et hurlait, et la pluie qui ruisselait. Le plus terrible était que huit hiboux s’alignaient l’un à côté de l’autre sur le faîte de la maison. Leurs hululements et leurs lamentations sur le temps étaient sinistres, et Nils se disait que c’en était fait de lui si un seul d’entre eux le découvrait.
—Malheur à qui est petit! soupira le gamin en se risquant dehors. Il ne se trompait pas. Deux fois le vent le renversa avant qu’il n’atteignît la maison, et il fut précipité dans une flaque d’eau si profonde qu’il manqua se noyer. Il arriva pourtant au but.
Il grimpa quelques marches, escalada péniblement le seuil et entra dans le vestibule. La porte de la cuisine était close, mais un coin du bas était percé d’un trou pour donner passage au chat de la maison. Nils n’eut donc aucune peine à regarder dans la pièce.
A peine y eut-il jeté un coup d’œil, qu’il tressaillit et retira brusquement la tête. Une vieille femme en 199 cheveux gris était étendue par terre. Elle ne bougeait ni ne gémissait; son visage luisait, étrangement blanc. On l’eût dit éclairé par la pâle lueur d’une lune invisible.
Nils se rappela que son grand-père quand il était mort avait le visage de cette blancheur étrange; et il comprit que la vieille femme étendue là sur le plancher était morte. La mort avait dû la surprendre avant qu’elle n’eût eu le temps de se coucher dans son lit.
Il eut terriblement peur à l’idée de se trouver seul dans la nuit avec une morte. Il descendit précipitamment le perron et retourna à la grange en courant éperdument.
Il raconta à la vache ce qu’il avait vu dans la maison; elle cessa de manger.
—Ah! elle est morte, la maîtresse, soupira-t-elle. Alors ce sera bientôt mon tour.
—Il y aura toujours quelqu’un qui s’occupera de toi, dit Nils en essayant de la consoler.
—Tu ne sais pas, répliqua la vache, que j’ai déjà deux fois l’âge des vaches que l’on abat. D’ailleurs je ne tiens plus à la vie, maintenant que ma vieille maîtresse ne viendra plus me soigner.
Elle se tut un instant, mais Nils s’aperçut qu’elle ne dormait ni ne mangeait. Elle ne tarda pas à reprendre la conversation.
—Elle est couchée sur le plancher nu, dis-tu?
—Oui, répondit Nils.
—Elle avait l’habitude de venir souvent ici dans l’étable me parler de ce qui la chagrinait; je comprenais bien ce qu’elle disait quoique je ne fusse pas capable de lui répondre. Ces jours-ci elle parlait de sa peur d’être seule quand elle mourrait. Elle redoutait que personne ne vînt lui fermer les yeux 200 ni croiser ses mains sur sa poitrine lorsqu’elle serait morte. Peut-être voudras-tu le faire?
Nils hésita: quand son grand-père était mort, il se rappelait que la mère avait eu grand soin de le placer convenablement. Il savait que c’était une chose qu’il fallait faire. Toutefois il se sentait incapable d’entrer de nouveau près de la morte. Il ne dit donc ni oui ni non, mais ne fit pas un seul pas vers la porte.
Un moment la vieille vache demeura silencieuse, comme attendant une réponse. N’entendant rien, elle ne répéta pas sa demande, mais commença à parler de sa maîtresse.
Elle avait beaucoup à dire. D’abord elle parla de tous les enfants que la morte avait élevés. Ils venaient dans l’étable tous les jours et en été menaient paître le bétail dans le marais et les pâturages, de sorte que la vieille vache les connaissait bien. Ils avaient été très bien tous, et gais et travailleurs. Une vache sait ce que valent ses gardiens.
Elle avait aussi une foule de choses à raconter concernant la ferme. Le domaine n’avait pas toujours été aussi pauvre qu’à présent. Il possédait des terres vastes; la plupart se composaient de marais, de bois et de prés pierreux. Il n’y avait pas beaucoup de champs où cultiver le blé, mais partout de bons pâturages. Elle avait connu un temps où aucune crèche n’était vide, et où l’étable à bœufs, maintenant abandonnée, avait été remplie de bêtes magnifiques. La gaîté et l’entrain régnaient partout. Lorsque la maîtresse venait à l’étable, elle fredonnait et chantait, et toutes les vaches beuglaient de joie en l’entendant venir.
Mais le maître mourut, pendant que les enfants 201 étaient encore petits et ne pouvaient être utiles à rien, et la brave femme avait dû se charger de la ferme, de toute la besogne, et de tous les soucis. Elle avait été forte comme un homme, et avait labouré et moissonné. Le soir, en venant traire les vaches, elle était parfois si fatiguée qu’elle pleurait. Mais il lui suffisait de penser à ses enfants pour reprendre courage. D’un mouvement brusque et insouciant elle essuyait ses larmes, secouait le sommeil et murmurait: «Tant pis. J’aurai du bon temps, moi aussi, quand les enfants seront grands. Ah! quand ils seront grands...!»
Mais quand les enfants eurent grandi, voilà qu’une étrange nostalgie s’empara d’eux: ils ne voulaient pas rester à la maison, ils voulaient aller à l’étranger. Leur mère ne reçut jamais d’eux aucun secours. Quelques-uns des enfants s’étaient mariés avant de partir; ils laissaient leurs bébés à la maison. C’étaient maintenant ces enfants-là qui suivaient notre maîtresse dans l’étable comme jadis ses propres enfants. Ils menaient paître les vaches et devinrent eux aussi des gens braves et capables. Et le soir, en s’endormant presque de fatigue pendant quelle trayait les vaches, notre maîtresse reprenait des forces en pensant à eux: «J’aurai du bon temps, moi aussi, disait-elle en se secouant, lorsqu’ils seront grands.»
Mais voilà que ces enfants, une fois grands, rejoignirent leurs parents dans le pays étranger. Personne ne revint, personne ne resta. La vieille maîtresse demeura seule à la ferme.
Elle n’avait jamais prié aucun d’entre eux de rester à la maison.
«Penses-tu, la Rousse, que je leur demanderais 202 de demeurer près de moi, quand ils peuvent faire leur chemin là-bas? disait-elle à la vieille vache. Ici, en Smâland, ils ne peuvent espérer que la pauvreté.»
Mais lorsque le dernier de ses petits-enfants fut parti, notre maîtresse s’affaissa. Elle parut tout d’un coup voûtée et blanchie; elle chancelait comme si elle ne pouvait plus marcher. Et elle cessa de travailler. Elle ne soignait plus la ferme, elle laissait les maisons se délabrer, elle vendait le bétail, ne gardant que sa plus vieille vache. Elle la laissait vivre parce que tous ses enfants l’avaient tour à tour menée paître.
Elle aurait pu prendre à son service des valets et des filles de ferme, mais elle ne souffrait pas de voir des étrangers autour d’elle lorsque les siens l’avaient abandonnée. Qu’importait que la ferme tombât en ruine puisqu’aucun des enfants ne la prendrait après elle.
Les enfants écrivaient souvent et la suppliaient de venir les rejoindre, mais elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas voir le pays qui les lui avait pris.
Elle ne pensait qu’aux enfants et qu’ils avaient dû partir pour trouver à gagner leur pain. Quand l’été venait, elle conduisait la vache au pâturage dans le grand marais. Elle restait elle-même assise toute la journée au bord du marais, les mains croisées sur ses genoux et en rentrant elle résumait ainsi ses pensées:
«Vois-tu, la Rousse, s’il y avait eu ici des champs fertiles à la place de ce grand marais qu’on ne peut cultiver, ils n’auraient pas eu besoin de partir.»
Elle était en colère contre le marais qui s’étendait si loin et qui ne servait à rien. Elle murmurait contre lui, l’accusant d’être cause que les enfants l’avaient abandonnée.
203
Ce dernier soir elle avait paru plus tremblante et plus faible que jamais. Elle n’avait même pas pu achever de traire la Rousse. Un moment elle était restée appuyée contre la crèche et avait parlé de deux paysans qui étaient venus la voir pour demander à acheter le marais. Ils pensaient le dessécher, y semer et y faire des récoltes. «Tu entends, la Rousse, tu entends: ils ont dit qu’il peut pousser du seigle sur le marais. Je vais écrire sur-le-champ aux enfants pour qu’ils reviennent. Ils n’ont plus besoin de rester à l’étranger, ils trouveront leur pain ici à la maison.»
C’est pour écrire qu’elle était rentrée dans la maison...
Le gamin n’écoutait plus ce que racontait la vieille vache. Il avait ouvert la porte de l’étable et s’était rendu dans la maison près de la morte.
Il resta d’abord un moment sur le seuil à tout considérer.
La maison n’était pas aussi pauvre qu’il l’avait cru. Il y avait un grand nombre de ces objets qu’on trouve en général chez ceux qui ont des parents en Amérique. Dans un coin il y avait un rocking-chair américain; la table devant la fenêtre était couverte d’un tapis de peluche; une belle courte-pointe était jetée sur le lit; aux murs pendaient les photographies des enfants et des petits-enfants en de beaux cadres dorés; sur le coffre s’étalaient de grands vases et une paire de flambeaux avec de grosses bougies de couleur.
Nils chercha une allumette et alluma ces bougies, non parce qu’il n’y voyait pas, mais parce que cela lui sembla une manière d’honorer la morte.
Puis il s’approcha d’elle, lui ferma les paupières, 204 lui croisa les bras sur la poitrine et écarta de son front les mèches clairsemées de cheveux blancs.
Il ne pensait même pas à avoir peur d’elle. L’idée qu’elle avait vécu une vieillesse solitaire et triste l’affligeait profondément. Il veillerait du moins auprès du corps cette nuit.
Il trouva le psautier, s’assit et se mit à lire à mi-voix. Mais au milieu de sa lecture il s’arrêta, car il lui arriva tout-à-coup de penser à son père et à sa mère.
Les parents peuvent donc soupirer tant que cela après leurs enfants! La vie peut donc leur sembler finie lorsque les enfants sont partis! Si, chez lui, son père et sa mère le regrettaient autant que cette vieille femme avait regretté ses enfants à elle! Cette pensée le rendit heureux, mais il n’osa s’y attarder. Il ne s’était point conduit de façon à être regretté de qui que ce fût.
Mais ce qu’il n’avait pas été, il pouvait peut-être le devenir.
Tout autour de lui il voyait les portraits des absents. C’étaient de grands hommes vigoureux et des femmes aux visages graves. C’étaient des mariées en longs voiles et des messieurs en habits de ville, et c’étaient des enfants aux cheveux frisés, en belles robes blanches. Et il semblait à Nils que tous ils regardaient fixement dans l’air avec des yeux aveugles qui ne voulaient pas voir.
«Pauvres gens! dit Nils aux portraits. Votre mère est morte. Vous ne pouvez vous racheter d’être partis loin d’elle. Mais ma mère à moi, elle vit!»
Il s’interrompit, hocha la tête et sourit. «Ma mère vit, répéta-t-il. Mon père et ma mère vivent tous les deux.»
205
Vendredi, 15 avril.
Le gamin demeura éveillé toute la nuit; mais vers le matin il s’endormit et rêva de ses parents. Il pouvait à peine les reconnaître. Tous deux avaient des cheveux gris et de vieux visages ridés. Ils lui disaient qu’ils avaient ainsi vieilli, parce qu’ils l’avaient tant regretté. Il était ému et surpris, car il avait toujours cru qu’ils seraient contents d’être débarrassés de lui.
Lorsque Nils s’éveilla, le matin était beau et clair. Il mangea un morceau de pain qu’il trouva dans la cuisine, donna ensuite du fourrage à la vache et aux oies et ouvrit enfin la porte de l’étable pour que la vache pût se rendre dans la ferme à côté. Les voisins comprendraient à la voir que quelque chose devait être arrivé à sa maîtresse. Ils accourraient, trouveraient son corps mort et l’enterreraient.
Les oies et le gamin s’élevèrent dans les airs; ils aperçurent bientôt une haute montagne aux flancs presque verticaux et au sommet comme tronqué; ils comprirent que ce devait être le Taberg. Au sommet, 206 Akka avec Yksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi et les six jeunes oisons, les attendaient. Ce furent une joie, des gloussements, des cris et des battements d’ailes indescriptibles, lorsqu’on vit que le jars et Finduvet ramenaient Poucet.
La forêt montait assez haut sur les flancs du Taberg, mais le sommet était nu et l’on avait une vue très vaste. A l’est, au sud et à l’ouest, on ne voyait guère qu’un plateau assez pauvre aux sombres forêts de sapins, aux tourbières brunes, avec des lacs encore glacés et des crêtes de montagnes bleuissantes. Cela révélait bien un travail hâtif où le créateur ne s’était guère appliqué. Mais si l’on regardait vers le nord, c’était autre chose. Là le pays paraissait ordonné amoureusement et avec le plus grand soin. Partout de belles montagnes, de douces vallées et des rivières serpentantes jusqu’au grand lac Vettern qui, libre de glace et brillant de clarté, semblait rempli non pas d’eau, mais de lumière bleue.
Le lac Vettern embellissait tout le nord; on eût dit qu’un reflet azuré en surgissait et se répandait sur la terre. Les bouquets d’arbres, les hauteurs, les toitures, les flèches, la ville de Jönköping baignaient dans une clarté bleu tendre qui était une caresse pour l’œil.
Le lendemain, en continuant leur voyage, les oies remontèrent la vallée bleue. Elles étaient de la meilleure humeur, et criaient tant que personne ayant des oreilles n’aurait pu se dispenser de les entendre.
Or, c’était dans cette région la première belle journée de printemps. Jusque-là, le printemps avait entrepris sa tâche à l’aide de pluies et de tempêtes; par ce beau temps, la nostalgie de l’été, de la chaleur et des forêts vertes s’empara des hommes et 207 leur rendit très pénible le travail journalier. Lorsque les oies sauvages passaient, libres et allègres, là-haut, très haut au-dessus de la terre, il n’y avait personne qui ne quittât son ouvrage pour les suivre des yeux.
Les premiers qui aperçurent les oies ce jour-là furent les mineurs du Taberg, occupés à arracher le minerai à fleur de terre. Entendant crier les oies, ils cessèrent de creuser leurs trous de mines, et l’un d’eux cria:
—Où allez-vous? Où allez-vous?
Les oies ne comprenaient pas ces paroles, mais le gamin se pencha et cria:
—Là où il n’y a ni pioche ni marteau.
A ces mots, les mineurs crurent que c’était leur propre nostalgie qui leur faisait entendre les cris des oies comme une voix humaine:
—Laissez-nous venir avec vous! Laissez-nous venir avec vous! appelaient-ils.
—Pas cette année, cria Nils. Pas cette année.
Les oies sauvages, toujours aussi bruyantes, suivaient la rivière de Taberg vers le Munksjö. Sur l’étroite langue de terre entre le Munksjö et le Vettern s’élève la ville de Jönköping avec ses grandes usines. Les oies passèrent d’abord au-dessus de la fabrique de papier de Munksjö. C’était justement l’heure de la rentrée après le déjeuner, et des groupes d’ouvriers se dirigeaient vers la porte de la fabrique. En entendant les oies sauvages, ils s’arrêtèrent un moment pour écouter:
—Où allez-vous? Où allez-vous? lança un ouvrier.
Les oies sauvages ne comprirent pas, mais le gamin répondit:
208
—Là où il n’y a ni machines ni chaudières.
Les ouvriers crurent entendre la voix de leur propre nostalgie.
—Laissez-nous venir avec vous! crièrent plusieurs d’entre eux. Laissez-nous venir avec vous!
—Pas cette année, fit Nils, pas cette année!
Les oies passèrent au-dessus de la célèbre fabrique d’allumettes située au bord du Vettern et qui, grande comme une forteresse, tend vers le ciel ses hautes cheminées. Personne ne remuait dans la cour, mais dans une grande salle, de jeunes ouvrières s’occupaient à remplir des boîtes d’allumettes. Elles avaient ouvert une fenêtre à cause du beau temps, et par cette fenêtre les cris des oies pénétraient jusqu’à elles. Une jeune fille se pencha dehors, une boîte à la main et cria:
—Où allez-vous? Où allez-vous?
—Au pays où l’on n’a besoin ni de lumière ni d’allumettes! cria Nils.
La jeune fille pensait bien avoir entendu le gloussement des oies, mais comme elle avait cru distinguer quelques mots, elle répondit cependant:
—Laissez-moi venir avec vous! Laissez-moi venir avec vous!
—Pas cette année, pas cette année, cria Nils.
A l’est des fabriques, Jönköping s’élève dans le plus beau site que puisse souhaiter une ville. L’étroit lac Vettern a des rives hautes et escarpées à l’est comme à l’ouest, mais à la pointe sud, les remparts de sable semblent démolis comme pour offrir une grande porte par laquelle on arrive à la berge. Au milieu de la porte, entre des montagnes à l’est et des montagnes à l’ouest, avec le lac de Munksjö derrière et le Vettern devant elle s’étend la ville.
209
Les oies, en passant au-dessus de Jönköping menaient toujours le même bruit, mais, dans la ville, personne ne fit attention à elles. Il ne faut pas s’attendre à ce que les citadins s’arrêtent en pleine rue pour lancer des appels aux oies sauvages.
Le voyage continua le long du Vettern; les oies arrivèrent au-dessus du sanatorium de Sanna. Quelques malades étaient sortis sur une véranda pour jouir de l’air printanier; ils entendirent les oies:
—Où allez-vous? Où allez-vous? demanda l’un d’eux d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine.
—Au pays où il n’y a ni douleur ni souffrance, répondit le gamin.
—Laissez-nous venir avec vous!
—Pas cette année, répondit Nils. Pas cette année.
Un peu plus loin, les oies arrivèrent à Huskvarna. Huskvarna est située au fond d’une vallée. De belles montagnes escarpées l’entourent. Un cours d’eau se précipite en une série de longues et étroites cascades. De grandes usines et des fabriques s’accotent aux flancs des montagnes; dans la vallée se dressent les demeures des ouvriers, entourées de jardinets avec, au centre, les maisons d’école. Au moment où les oies sauvages arrivaient une cloche sonna; une foule d’enfants sortirent de l’école, en rangs. Ils étaient si nombreux que la cour de récréation en fut bientôt remplie.
—Où allez-vous? Où allez-vous? crièrent les enfants en entendant les oies sauvages.
—Là où il n’y a ni livres, ni leçons, répondit le gamin.
—Emmenez-nous! Emmenez-nous!
—Pas cette année; une autre année! répondit Nils. Pas cette année, une autre année!
210
Vendredi, 22 avril.
Nils dormait une nuit sur un îlot du lac Tâkern quand il fut réveillé par des coups de rames. A peine eut-il ouvert les yeux qu’une lumière éblouissante le fit cligner des paupières. Il ne comprit pas d’abord d’où venait cette clarté sur le lac; mais bientôt il vit un bachot rangé contre la bordure de roseaux; à l’arrière une grande torche goudronnée flambait, attachée à un piton de fer. Le feu rouge de la torche se reflétait dans l’eau nocturne du lac, et cette belle lueur attirait sans doute les poissons, car tout autour remuaient et s’agitaient une foule de traits noirs.
Deux vieillards se tenaient dans le bachot. L’un était assis aux rames, l’autre, debout sur le banc d’arrière, tenait à la main un harpon assez court, grossièrement barbelé. Le rameur paraissait être un pauvre pêcheur. Il était petit, sec et hâlé et portait un veston mince et usé. On voyait qu’il avait l’habitude de sortir par tous les temps, et qu’il ne craignait pas le froid. L’autre, bien habillé et bien 211 nourri, avait l’air autoritaire et important d’un paysan.
—Arrête maintenant! dit le paysan lorsqu’ils arrivèrent juste en face de l’îlot où était couché le gamin. D’un mouvement rapide il lança le harpon dans l’eau. Quand il le retira une grosse anguille se tordait au bout.
—Voilà, fit-il en détachant l’anguille. En voilà une qui n’est pas petite. Je crois que nous en avons assez pris pour cette nuit et que nous pouvons rentrer.
Le camarade ne leva pas les rames; songeur il regardait autour de lui.
—C’est beau sur le lac ce soir, dit-il.
Et c’était bien vrai. Tout était calme; l’eau s’étendait immobile, sauf dans le sillage du bateau, où la lueur de la torche faisait resplendir comme un chemin d’or. Le ciel était limpide et bleu, étincelant de milliers d’étoiles. Les rives disparaissaient derrière les îlots de roseaux, sauf à l’ouest. De ce côté s’élevait l’Omberg; sombre et haut, plus puissant que dans le jour, il cachait un grand pan triangulaire du ciel.
L’autre tourna la tête pour n’être pas aveuglé par la torche, et regarda autour de lui.
—Oui, c’est un beau pays, dit-il enfin, mais la beauté n’est pourtant pas le meilleur trait de notre Ostrogothie.
—Que possède-t-elle donc de plus précieux? demanda le rameur.
—L’Ostrogothie a toujours été une province estimée et honorée.
—C’est peut-être bien vrai, acquiesça l’autre.
—Et puis aussi il en sera toujours ainsi.
—Qu’en sait-on? fit le rameur.
212
Le paysan se redressa.
—Il y a là-dessus une vieille histoire qu’on se lègue dans notre famille de père en fils. Nous ne la racontons pas à quiconque, mais à un vieux camarade comme toi je puis bien la confier.
A Ulvâsa, ici, en Ostrogothie, commença-t-il du ton dont on récite une vieille histoire qu’on sait presque par cœur, à Ulvâsa vivait, il y a bien longtemps, une dame qui avait le don de prévoir l’avenir et de dire aux gens ce qui allait arriver aussi sûrement que s’il s’agissait d’événements accomplis. Elle était très célèbre, et l’on venait de très loin la consulter.
Un jour la dame d’Ulvâsa filait dans sa grande salle selon la coutume de jadis; un paysan entra et s’assit tout au fond, près de la porte.
—Je voudrais bien savoir à quoi vous pensez, ma chère dame, dit-il après un instant de silence.
—Je pense à des choses hautes et saintes, répondit-elle.
—Il serait donc indiscret de vous poser une question qui me tient au cœur.
—Tu veux sans doute savoir si ton champ te donnera beaucoup de blé... Mais moi, je reçois des requêtes de l’empereur, inquiet du sort de sa couronne, et du pape, soucieux de l’avenir de ses clefs.
—Il est certain que ce sont questions auxquelles il est malaisé de répondre, dit le paysan. Aussi bien, ai-je entendu dire qu’on part toujours d’ici mécontent de ce qu’on a appris.
A ces mots, la dame d’Ulvâsa se mordit la lèvre et se raffermit sur son siège:
—Ah! tu as entendu dire cela! Eh bien! essaie de m’interroger; nous verrons si je ne sais pas répondre de façon à te contenter.
213
Le paysan déclara qu’il était venu dans l’espoir de connaître l’avenir de l’Ostrogothie. Il n’aimait rien au monde autant que son pays, et se sentirait heureux jusqu’à son dernier souffle s’il emportait une bonne réponse.
—Si tu ne désires pas autre chose, répondit la sage dame d’Ulvâsa, je crois que tu seras content. Car je puis te dire ici, sans me déranger, que l’Ostrogothie possédera toujours quelque chose dont elle pourra se vanter auprès des autres provinces.
—Voilà une bonne réponse, ma chère dame, dit le paysan, et je serais complètement satisfait si seulement je savais comment cela est possible!
—Pourquoi ne serait-ce pas possible? dit la dame d’Ulvâsa. Ne sais-tu donc pas que l’Ostrogothie est déjà une province célèbre? Crois-tu qu’il y ait en Suède une autre province qui puisse se vanter de posséder deux monastères comme ceux d’Alvastra et de Vreta et une cathédrale comme celle de Linköping?
—C’est bien vrai, acquiesça le paysan, mais je suis un vieillard: je sais que l’esprit des hommes est changeant. Je crains qu’il ne vienne un temps où nous ne tirerons plus gloire ni d’Alvastra, ni de Vreta, ni même de notre cathédrale.
—Il y a du vrai dans ce que tu dis, confessa la dame d’Ulvâsa, mais tu n’as pas besoin pour cela de mettre en doute ma prédiction. Je vais bâtir un nouveau monastère sur le domaine de Vadstena, il sera le plus renommé du Nord. Nobles et vilains y viendront en pèlerinage, et tous féliciteront la province de posséder entre ses frontières un lieu aussi saint.
Le paysan se dit heureux d’apprendre cette bonne nouvelle. Mais comme tout est périssable en ce monde, il aurait aimé à savoir comment se soutiendrait 214 le renom de la province si le monastère de Vadstena tombait en décadence.
—Tu n’es pas facile à contenter, dit la dame d’Ulvâsa, mais je puis mystérieusement voir assez loin dans les temps pour te dire qu’avant même que le monastère de Vadstena ait perdu son prestige, un château s’élèvera dans son voisinage; ce château, qui sera le plus magnifique de l’époque, rois et princes le visiteront, et ce sera un grand honneur pour la province de posséder un pareil joyau.
—J’en suis certes fort aise, répéta une fois encore le paysan. Mais je suis vieux, et je sais la vanité des splendeurs de ce monde. Et si le château un jour se délabre, qu’est-ce qui pourra alors attirer les regards des hommes sur cette province?
—Tu es bien curieux, dit la dame d’Ulvâsa, mais je vois assez loin pour apercevoir une merveilleuse animation dans les forêts autour de Finspâng. J’y vois construire des hauts fourneaux et des forges, et je crois que la province sera très considérée pour son art de travailler le fer.
Le paysan ne nia pas que cela le réjouissait fort. Mais si jamais la gloire des usines de Finspâng déclinait, y aurait-il encore quelque chose dont la province pût être fière?
—Tu es bien difficile à satisfaire, dit la dame d’Ulvâsa, mais je vois encore assez loin pour te dire que des demeures vastes comme des châteaux surgiront sur les rives des lacs, bâties par des grands seigneurs qui auront fait la guerre à l’étranger. Je crois que ces châteaux orneront grandement la province.
—C’est bel et bien, mais s’il vient un temps où les châteaux tombent en ruine! objecta le paysan.
215
—Ne te fais pas de soucis, dit la dame d’Ulvâsa. Je vois sourdre des sources d’eau minérale dans les prés de Medevi, non loin du Vettern. Je crois que ces sources procureront à notre province toute la célébrité que tu peux désirer.
—C’est bon à savoir, mais, poursuivit le paysan avec entêtement, s’il vient un temps où les gens demandent la guérison à d’autres sources?
—Ne t’en inquiète pas, répondit la dame, je vois un fourmillement d’hommes entre Motala et Mem. Ils creusent un canal de communication à travers le pays, et lorsqu’il sera achevé, le nom de l’Ostrogothie sera sur toutes les lèvres.
Le paysan avait toujours son air soucieux.
—Je vois que les chutes d’eau de Motala font tourner des roues, continua la dame d’Ulvâsa,—deux flammes rouges lui étaient montées aux joues, car elle commençait à perdre patience.—J’entends les marteaux tonner à Motala et les métiers à tisser résonner à Norrköping.
—C’est une heureuse nouvelle, dit le paysan, mais je pense que tout passe et j’ai bien peur que cela ne soit oublié un jour.
Alors la patience de la dame d’Ulvâsa prit fin.
—Tu dis que tout passe, dit-elle. Eh bien! je te révélerai, moi, quelque chose qui ne changera pas. Il y aura toujours jusqu’à la fin du monde en ce pays des paysans têtus et orgueilleux comme toi.
Mais alors le paysan se leva, joyeux et satisfait, et la remercia chaleureusement. Il partait enfin heureux, dit-il.
—En vérité, je ne comprends pas ta pensée, dit la dame d’Ulvâsa.
—Eh bien! je pense, ma chère dame, expliqua le 216 paysan, que tout ce que les rois et les gens des monastères et les seigneurs et les citadins pourront fonder et construire ne durera que quelques années, mais vous me dites que l’Ostrogothie aura toujours des paysans honnêtes et résistants. Alors, je sais que le pays gardera son vieil honneur. Car seuls ceux qui se penchent sur l’éternel labeur de la terre pourront maintenir de siècle en siècle la prospérité et la gloire de ma province.
217
Samedi, 23 avril.
Nils volait très haut dans l’air; au-dessous de lui s’étendait la grande plaine de l’Ostrogothie. Il s’amusait à compter les églises blanches dont les flèches surgissaient d’entre les bouquets d’arbres. Il eut vite fait d’en compter cinquante. Puis il s’embrouilla et ne continua pas.
La plupart des fermes étaient de grandes maisons blanches à deux étages, d’aspect si superbe que Nils n’en revenait pas. «Il faut croire qu’il n’y a pas de paysans dans ce pays-ci, pensait-il, puisqu’il n’y a pas de fermes de paysans.»
Tout à coup les oies sauvages se mirent à crier: «Ici les paysans vivent comme des seigneurs. Ici les paysans vivent comme des seigneurs.»
Dans la plaine la neige et la glace avaient disparu; les travaux du printemps avaient commencé.
—Quelles sont ces écrevisses qui se traînent à travers champs? demanda-t-il.
—Des charrues et des bœufs. Des charrues et des bœufs, répondirent les oies à l’unisson.
218
Les bœufs avançaient si lentement qu’on les voyait à peine se mouvoir; les oies leur crièrent:
—Vous n’arriverez que l’année prochaine. Vous n’arriverez que l’année prochaine.
Les bœufs ne restèrent pas à court de réponse. Ils levèrent leurs mufles en l’air et beuglèrent:
—Nous faisons plus de travail utile en une heure que vous dans toute votre vie.
Çà et là c’étaient des chevaux qui tiraient la charrue. Ils avançaient bien plus vite que les bœufs, mais les oies ne résistèrent pas au désir de les taquiner:
—Vous n’avez donc pas honte de faire une besogne de bœufs?
Et les chevaux hennissaient:
—Vous n’avez pas honte, vous-mêmes, de faire une besogne de fainéants?
Tandis que les chevaux et les bœufs étaient au labourage, le bélier restait à la maison et se promenait dans la cour. Il était nouvellement tondu et, agile, s’amusait à culbuter les gamins, à faire rentrer le chien de garde dans sa niche et se pavanait ensuite fier comme s’il avait été le maître du lieu.
—Bélier, bélier, qu’as-tu fait de ta laine? criaient les oies sauvages en passant.
—Je l’ai envoyée aux fabriques de Drag à Norrköping, répondait le bélier avec un long bêlement.
—Bélier, bélier, qu’as-tu fait de tes cornes?
Or, à son gros chagrin, le bélier n’en avait jamais eu, et l’on ne pouvait lui faire pire affront que de lui en demander des nouvelles. Il fut si furieux qu’il courut éperdument un long moment tout autour de la cour, en donnant des coups de tête en l’air.
Sur la route un homme cheminait; il poussait devant 219 lui un petit troupeau de cochons de lait de Scanie qui n’avaient encore que quelques semaines et qu’il comptait vendre dans le nord. Les petits cochons trottinaient bravement, tout petits qu’ils étaient, et se serraient les uns contre les autres pour se protéger:
—Nœuf! nœuf! nœuf! on nous a séparés trop tôt de père et de mère! Nœuf, nœuf, nœuf! que deviendrons-nous, pauvres enfants? criaient-ils d’une voix aiguë.
Les oies sauvages elles-mêmes n’eurent pas le cœur de narguer ces pauvres petits.
—Vous verrez que tout ira bien pour vous, crièrent-elles pour les consoler.
Tandis qu’il traversait cette grande plaine, Nils pensa tout à coup à un récit qu’il avait lu jadis dans son histoire de Suède, et qu’il se rappelait vaguement. Il s’agissait d’une jupe de velours tissée d’or, mais dont un lé était de bure grise. Quelqu’un avait couvert le lé de bure de tant de perles et de pierres précieuses qu’il brillait, plus beau et plus riche que le velours broché d’or.
Il lui souvint de ce lé de bure en regardant de haut l’Ostrogothie, car cette province se compose d’une grande plaine, resserrée entre des régions montagneuses et boisées, qui s’étendent au nord et au sud. Ces hauteurs, d’un bleu magnifique, resplendissaient dans la clarté du matin sous de légers voiles d’or; la plaine, qui déroulait à l’infini ses champs dénudés, n’était guère plus belle à regarder que le lé de bure.
Pourtant les hommes s’étaient évidemment trouvés bien dans la plaine, qui était généreuse et bonne, et ils l’avaient ornée de leur mieux. A Nils qui planait très haut il semblait que les villes et les fermes, 220 les églises et les usines, les châteaux et les gares de chemin de fer dont elle était criblée fussent autant de bijoux. Les toits de tuile brillaient et les vitres des fenêtres scintillaient comme des pierres précieuses. Des routes jaunes, des rails luisants et des canaux bleus couraient comme un lacis de soie. Linköping enchâssait sa cathédrale comme des perles entourant un diamant, et les fermes dans la campagne semblaient de petites broches et des boutons précieux. Le dessin n’était pas très régulier, mais c’était une splendeur dont on ne se lassait pas.
Les oies avaient quitté la contrée de l’Omberg et remontaient vers l’est le canal de Göta. Le canal aussi faisait sa toilette d’été. Des ouvriers travaillaient à réparer les talus des rives et à goudronner les grandes portes des écluses.
Partout on travaillait pour recevoir dignement le printemps, même dans les villes. Là, les peintres et les maçons, debout sur des échafaudages, s’occupaient des murs extérieurs; les bonnes, montées sur les rebords des fenêtres ouvertes, lavaient les carreaux. Dans les ports, on réparait et on peignait les voiliers et les vapeurs.
A Norrköping les oies sauvages quittèrent la plaine et obliquèrent vers les forêts de Kolmârden. Elles suivaient depuis un instant un vieux chemin communal défoncé qui serpentait le long des crevasses au pied des pentes abruptes lorsque Nils, tout à coup, poussa une exclamation. Il s’était amusé à balancer le pied et un de ses sabots venait de tomber.
—Jars, jars, j’ai perdu mon sabot! cria-t-il.
Le jars revint en arrière et s’abaissa vers le sol, mais Nils s’aperçut que deux enfants qui cheminaient sur la route, avaient ramassé le sabot.
221
—Jars, jars, s’écria-t-il. Remonte vite! C’est trop tard. Quelqu’un l’a trouvé.
Mais en bas, sur la route, Asa, la gardeuse d’oies, et son frère, le petit Mats, regardaient curieusement un petit sabot qui était tombé du ciel.
—Ce sont les oies sauvages qui l’ont perdu, dit le petit Mats.
Asa, la gardeuse d’oies, resta un long moment silencieuse à le contempler. Enfin elle dit lentement d’un ton réfléchi:
—Te rappelles-tu, petit Mats, en passant à Œvedskloster dans une ferme, nous avons entendu parler de gens qui avaient vu un tomte, habillé de culottes de cuir et portant des sabots comme un simple ouvrier? Plus loin, une fillette avait vu un lutin en sabots, qui chevauchait une oie. Et quand nous sommes arrivés chez nous, à notre maison, petit Mats, nous avons bien vu un petit homme, habillé de cette façon, et qui lui aussi s’envola sur le dos d’un jars. Peut-être était-ce le même qui passait là-haut et qui a perdu son sabot.
—Ça doit être lui, dit le petit Mats.
Les deux enfants tournaient et retournaient le sabot, l’examinant minutieusement, car on ne trouve pas tous les jours le sabot d’un tomte sur la route.
—Attends donc, petit Mats! s’écria tout à coup Asa la gardeuse d’oies. Il y a quelque chose d’écrit ici sur le côté!
—Oui, c’est vrai. Mais les lettres sont tellement fines.
—Laisse-moi voir! Il y a... il y a écrit: Nils Holgersson de Vestra Vemmenhög.
—Je n’ai jamais rien vu de plus extraordinaire! dit le petit Mats.
222
LE KOLMÂRDEN
Au nord du golfe de Brâviken, à la frontière de l’Ostrogothie et de la Sudermanie, s’élève une montagne longue de plusieurs milles et large d’un mille. Si elle était haute en proportion, ce serait une des plus belles montagnes qu’on puisse voir, mais tel n’est point le cas.
On rencontre parfois un bâtiment commencé sur une échelle si vaste que le constructeur n’a jamais pu l’achever: on voit des fondations solides, de fortes voûtes, mais point de murs ni de toits: la construction ne s’élève qu’à quelques pieds du sol. Rien ne donne mieux une idée de cette montagne frontière; on dirait les fondations d’une montagne plutôt qu’une montagne achevée. Elle surgit de la plaine en parois escarpées; partout de fières masses de rochers s’échafaudent, qui semblent destinées à supporter de hautes salles immenses. Tout est puissant et de grandiose proportion, mais cela manque 223 de hauteur. Le constructeur s’est lassé et a abandonné son travail avant d’avoir bâti ces longues pentes, ces pointes et ces crêtes qui forment les murailles et la toiture des montagnes ordinaires.
En compensation, la grande montagne est revêtue d’arbres puissants. De tout temps les chênes et les tilleuls ont poussé dans les vallons, les bouleaux et les aulnes sur les rives des lacs, les pins sur les escarpements, et les sapins partout où il y avait une pincée d’humus. Tous ces arbres forment la grande forêt de Kolmârden, jadis si redoutée que quiconque était forcé de la traverser se recommandait à Dieu et se préparait à sa dernière heure.
Elle était un repaire merveilleux pour les animaux sauvages et les brigands qui savaient grimper, ramper, se glisser à travers les broussailles. Pour les honnêtes gens elle n’était pas attirante: sombre et sinistre, inexplorée et trompeuse, piquante et inextricable, elle avait de vieux arbres qui ressemblaient à des trolls avec leurs troncs moussus et leurs branches couvertes de longues barbes de lichens...
Les hommes jetaient des regards sombres sur la forêt qui, dans sa vigueur luxuriante, semblait narguer leur pauvreté. Ils finirent cependant par s’aviser qu’ils pourraient peut-être en tirer quelque profit. Ils se mirent à l’exploiter, à en extraire du bois, des planches et des poutres et les vendirent aux gens de la plaine qui, eux, avaient déjà abattu leurs arbres. Ils découvrirent que la forêt pouvait les nourrir aussi bien que les champs. Ils furent ainsi amenés à la regarder d’un autre œil. Ils apprirent à la soigner et à l’aimer. Ils oublièrent tout à fait leur vieille hostilité et en arrivèrent à considérer la forêt comme leur meilleure amie.
224
KARR
Environ douze ans avant le grand voyage de Nils Holgersson, il arriva qu’un propriétaire du Kolmârden voulut se défaire d’un de ses chiens de chasse. Il envoya chercher son garde, et lui déclara qu’il ne pouvait plus garder le chien: celui-ci ne cessait de chasser les moutons et les poules; il devait en conséquence être emmené dans la forêt et fusillé.
Le garde prit le chien en laisse et se rendit à l’endroit où l’on tuait et enfouissait les chiens hors de service. Ce n’était pas un méchant homme, mais il était plutôt content de se débarrasser du chien, car il savait que l’animal ne chassait pas seulement les moutons et les poules et s’échappait souvent dans la forêt pour attraper un lièvre ou un jeune coq des bois.
Le chien, petit et noir, avait le poitrail et les pattes de devant jaunes. Il s’appelait Karr, et était si intelligent qu’il comprenait tout ce que disaient les hommes. Lorsque le garde l’emmena à travers la forêt, il se rendit très bien compte de ce qui l’attendait. Mais il n’en laissa rien voir. Il ne penchait la tête ni ne mettait la queue entre les jambes; il paraissait aussi insoucieux que d’ordinaire. Ne traversait-on pas la forêt où il avait été l’épouvante de tous les petits animaux qui y demeurent? «On serait content partout dans la broussaille, se disait-il, si l’on savait ce qui m’attend.» Il se mit à agiter la queue et à pousser un aboiement joyeux pour qu’on ne se doutât de rien.
Mais soudain il changea d’allure: il tendit le cou 225 et leva la tête comme pour hurler. Et au lieu de trotter à côté du garde, il resta en arrière; on voyait qu’une idée désagréable l’avait frappé.
L’été commençait à peine. Les élans venaient de mettre au monde leurs petits, et la veille au soir Karr avait réussi à séparer de sa mère, un jeune élan qui ne pouvait avoir que cinq jours, et à le chasser vers un marais. Là il l’avait poursuivi de tertre en tertre, non pour s’en emparer, mais simplement pour le plaisir de voir sa frayeur. La mère qui savait qu’à cette époque de l’année, peu de temps après le dégel du sol, le marais était sans fond et ne pouvait porter un grand animal comme elle, resta aussi longtemps que possible sur la terre ferme. Mais comme son petit s’éloignait de plus en plus, elle se risqua tout à coup dans le marais, chassa à son tour le chien, rappela son petit et retourna vers la terre. Les élans sont plus habiles que tous les autres animaux à avancer dans les marais et à éviter l’enlisement; les deux bêtes semblaient sur le point de se tirer d’affaire. Mais arrivées près de la rive, un tertre sur lequel l’élan femelle venait de poser le pied s’enfonça dans la vase et elle le suivit. Elle essaya en vain de reprendre pied et s’embourba de plus en plus. Karr regardait sans oser respirer; voyant que l’élan était perdu, il se sauva au plus vite. Il comprenait qu’une raclée terrible l’attendait si on découvrait qu’il avait causé la mort d’un élan. Il eut tellement peur qu’il n’osa s’arrêter de courir qu’à la maison.
Telle est l’aventure que Karr venait de se rappeler; aucun de ses anciens méfaits ne l’avait ainsi affligé. Il n’avait voulu de mal ni à l’élan femelle ni à son petit, mais il était cause de leur mort.
226
«Peut-être d’ailleurs ne sont-ils pas morts, songea-t-il tout à coup. Ils se sont peut-être sauvés.»
Il eut un désir violent de savoir. Le garde ne tenait pas la laisse très fort; Karr fit un brusque écart, la laisse tomba. Karr se sauva à travers la forêt dans la direction du marais; il était loin quand le garde voulut le mettre en joue.
Le garde courut derrière lui; il le rejoignit dans le marais, debout sur un tertre, à quelques mètres de la terre ferme, hurlant de toutes ses forces. Curieux d’apprendre ce qui se passait, il s’avança en rampant à quatre pattes sur la glace. Bientôt il découvrit un élan femelle étouffé dans la vase. Tout auprès son veau était couché. Il vivait encore, mais ne pouvait bouger tant il paraissait épuisé. Karr se penchait sur lui et tantôt hurlait pour appeler du secours, tantôt le léchait.
Le garde tira à terre le petit animal. Le chien était comme fou de bonheur. Il sautait autour du garde en jappant, et lui léchait les mains.
Le garde emporta le petit veau et l’enferma dans son étable. Il dut ensuite appeler du monde pour retirer le grand élan du marais; il ne se rappela que plus tard qu’il devait fusiller Karr. Il l’appela et se dirigea de nouveau vers la forêt. En route il sembla cependant changer d’avis, car tout à coup il rebroussa chemin et s’achemina vers le château.
Karr l’avait suivi tranquillement, mais voyant qu’on le reconduisait à la maison du maître, il s’inquiéta. Sans doute le garde avait compris que lui, Karr, était cause de la mort de l’élan, et maintenant on le fouetterait avant de le tuer.
Or, être fouetté semblait à Karr la pire des 227 choses. Il perdit courage; la tête pendante il fit semblant de ne reconnaître personne.
Le maître était sur le perron. Karr se fit tout petit et se blottit derrière les jambes du garde, lorsque celui-ci commença à parler des élans. Mais le garde ne présenta point l’histoire de la manière que redoutait le chien. Il fit l’éloge de Karr. Karr avait su que les élans étaient en danger et avait voulu les sauver.
—Que monsieur me pardonne, termina-t-il, mais je ne puis tuer ce chien!
Karr redressa les oreilles. Avait-il bien entendu? Bien qu’il ne voulût point montrer son inquiétude, il ne put s’empêcher de pousser un petit jappement plaintif. Etait-il possible que le simple fait d’avoir voulu sauver les élans, lui valût la vie sauve?
Le maître fut aussi d’avis que Karr s’était bien conduit, mais comme il ne voulait pas le garder, il hésita sur le parti à prendre.
—Si vous voulez vous en charger et me garantir qu’il ne fera plus de sottises, je veux bien lui laisser la vie, dit-il enfin.
Le garde accepta, et voilà comment Karr vint habiter la maison forestière.
LA FUITE DE POIL-GRIS
Dès lors Karr cessa complètement de braconner; beaucoup moins par peur que par désir de ne pas fâcher le garde, qui lui avait sauvé la vie, et à qui il s’était tout de suite attaché. Il le suivait partout: lorsque le garde faisait un tour, Karr le précédait pour surveiller la route, et lorsqu’il restait à la maison, 228 Karr, couché devant la porte, inspectait tous ceux qui allaient et venaient.
Lorsque tout était calme, que nul pas ne retentissait sur la route et que le garde s’occupait de sa pépinière et de ses carrés de légumes, Karr allait jouer avec le petit élan.
Au début Karr n’avait point eu envie de s’occuper de lui, mais comme il suivait son maître partout, il l’accompagnait aussi à l’étable aux heures où l’on apportait du lait au petit. Karr s’asseyait devant le box et regardait boire l’élan. Le garde lui avait donné le nom de Poil-Gris, car il ne trouvait pas que l’élan méritât un plus beau nom, et Karr était parfaitement de cet avis. Chaque fois qu’il le voyait, il pensait qu’il n’avait jamais rien vu de plus laid et de plus mal bâti. Le petit élan avait de longues pattes dégingandées, si mal attachées qu’on l’eût dit monté sur des échasses. La tête était énorme, vieille et ridée, et penchait toujours d’un côté ou de l’autre. La peau, trop lâche, formait des plis et des bourrelets comme une pelisse trop grande. Il avait toujours l’air triste et découragé, mais, chose étrange, dès qu’il apercevait Karr, il se levait rapidement, comme content de le voir.
Le petit animal semblait mal à l’aise, il ne grandissait pas et son état empirait tous les jours; à la fin il ne se levait plus, même en voyant venir Karr. Le chien sauta alors dans le box; une petite étincelle s’alluma dans les yeux de la pauvre bête. Désormais Karr fit tous les jours une visite à l’élan; il passait des heures auprès de lui, le léchant, jouant et s’ébattant avec lui, et lui enseignant ce qu’il faut que sache un animal de la forêt.
Or il arriva ceci de remarquable que l’élan se mit 229 bientôt à prospérer et à grandir. Il grandit si vite qu’au bout de deux semaines il ne pouvait plus entrer dans le box des veaux, et qu’on dut le transporter dans un petit pâturage fermé. Deux mois plus tard il avait des pattes si hautes qu’il pouvait sans difficulté escalader l’enclos. Le garde eut alors l’autorisation de lui construire une haute palissade autour d’un petit bois où l’élan vécut plusieurs années et devint un animal superbe. Karr lui tenait fréquemment compagnie, non plus par pitié, mais par affection. L’élan restait toujours mélancolique et semblait indolent et inerte; seul, Karr savait l’amuser et le faire jouer.
Poil-Gris était depuis cinq ans chez le garde forestier, lorsque le propriétaire du domaine reçut une lettre d’un jardin zoologique de l’étranger qui demandait à acheter l’animal. Le garde en fut désolé, mais il n’avait point voix au chapitre; la vente de l’élan fut résolue. Karr apprit vite ce qui se préparait et courut en instruire son ami. Le chien s’affligeait à l’idée de le perdre, mais l’élan accepta son sort avec calme et ne sembla ni content ni mécontent.
—Et tu penses te laisser emmener sans résistance? demanda Karr.
—A quoi bon résister? répliqua l’élan. Il est certain que j’aimerais mieux rester où je suis, mais si je suis vendu, on m’emmènera quand même.
Karr regarda longuement l’élan, le mesurant des yeux. On voyait qu’il n’avait pas encore atteint toute sa taille: il n’avait pas les bois aussi larges, la bosse aussi haute ni la crinière aussi drue que les élans mâles adultes, mais il n’en était pas moins assez fort pour défendre sa liberté. «On voit qu’il a vécu toute sa vie en captivité», pensa Karr, mais il ne dit rien.
230
Karr ne retourna voir l’élan qu’après minuit, à l’heure où il savait que Poil-Gris, après un bon somme, prenait son premier repas.
—Tu as raison, Poil-Gris, de te laisser emmener, dit-il. Tu seras gardé dans un grand jardin, et tu auras une vie sans soucis. Il est seulement dommage que tu quittes le pays sans avoir vu la forêt. Tu sais la devise de ta famille: «Les élans et la forêt font un», et toi, tu n’as pas même vu la forêt.
L’élan leva la tête de dessus le trèfle qu’il mangeait:
—J’aurais volontiers vu la forêt, mais je ne puis sortir de l’enclos, dit-il avec son indolence coutumière.
—En effet, c’est impossible quand on a les pattes aussi courtes, dit Karr.
L’élan le regarda sous cape: Karr, tout petit qu’il était, sautait la palissade plusieurs fois par jour. Poil-Gris s’approcha de la clôture, fit un bond et sans bien savoir comment c’était arrivé, se trouva libre.
Karr et Poil-Gris s’acheminèrent vers la forêt. C’était une belle nuit de clair de lune à la fin de l’été, mais sous bois il faisait assez sombre; l’élan marchait très lentement.
—Peut-être vaut-il mieux revenir, dit Karr, tu n’as pas l’habitude de la forêt et tu pourrais te casser les pattes.
L’élan fit semblant de ne pas entendre, mais il accéléra sa marche et redressa la tête.
Karr mena l’élan dans une partie de la forêt où poussaient d’énormes sapins si serrés que le vent ne pouvait les pénétrer.
—C’est ici que les membres de ta famille s’abritent 231 de la tempête et du froid, dit Karr. Ils passent l’hiver en plein air. Tu seras mieux logé. On te mettra dans une étable comme un bœuf.
Poil-Gris ne répondit rien; il s’était arrêté et humait avec délice la forte senteur résineuse des aiguilles de pin.
—As-tu encore quelque chose à me montrer, dit-il enfin, ou avons-nous tout vu?
Karr le conduisit à un grand marais, et lui en montra les tertres et les fondrières.
—C’est à travers ce marais que les élans se sauvent, lorsqu’ils sont pourchassés, dit Karr. Je ne sais comment ils font, si grands et si lourds, mais ils ne s’enlisent pas. Tu ne pourrais pas marcher sur un terrain aussi dangereux, mais heureusement tu n’auras pas besoin d’essayer, car tu ne seras jamais poursuivi par des chasseurs.
Poil-Gris ne riposta pas, mais d’un bond il s’élança vers le marais. Il fut heureux de sentir trembler sous lui les tertres, et courut en tous sens parmi les fondrières, puis revint auprès de Karr.
—Avons-nous vu toute la forêt? fit-il.
—Non, pas encore, répondit Karr.
Il conduisit l’élan vers la lisière où poussaient de beaux arbres feuillus: chênes, trembles, tilleuls.
—C’est ici que ceux de ta race viennent manger des feuilles et de l’écorce, dit Karr. Ils considèrent cela comme un régal, mais tu auras à l’étranger une bien meilleure nourriture.
L’élan regarda avec admiration les arbres qui tendaient au-dessus de lui leurs dômes verts. Il goûta les feuilles des chênes et l’écorce des trembles.
—C’est bon et amer, dit-il. Ça vaut mieux que le trèfle.
232
—Au moins tu en auras goûté une fois, dit le chien.
Là-dessus il mena l’élan à un petit lac, dont l’eau dormante reflétait des rives enveloppées de légers brouillards vaporeux. Poil-Gris s’arrêta net.
—Qu’est-ce que c’est? s’écria-t-il. Il n’avait jamais vu de lac.
—C’est une grande eau, répondit Karr. Ton peuple a l’habitude de la traverser à la nage de rive en rive. Tu ne saurais probablement pas le faire, mais tu pourrais bien prendre un bain.
Ce disant, Karr se jeta à l’eau et se mit à nager. Poil-Gris resta à terre un bon moment, mais finit par suivre le chien. Quand l’eau fraîche enveloppa mollement son corps, il ressentit une volupté qui le fit haleter; il voulut plonger son dos dans le lac, et s’éloigna de plus en plus de la rive, s’aperçut que l’eau le portait, et se jeta à la nage. Il nageait tout autour de Karr et semblait dans son élément. Lorsqu’ils furent remontés sur la rive, Karr lui proposa de rentrer.
—Nous sommes loin du matin, objecta l’élan. Faisons encore un tour dans la forêt.
Ils s’enfoncèrent de nouveau dans la forêt. Bientôt ils arrivèrent à une petite clairière éclairée par la lune; l’herbe et les fleurs scintillaient de rosée; là paissaient quelques grands animaux. C’étaient un élan mâle, quelques femelles, de jeunes élans et d’autres tout petits. En les apercevant Poil-Gris s’arrêta net. Il donna à peine un regard aux femelles et aux jeunes: il semblait fasciné par la vue du vieil élan, chef de la tribu, qui portait un bois superbe composé de larges palettes aux nombreux andouillers, et une haute bosse entre les épaules; un fanon 233 recouvert de longs poils pendait sous sa gorge.
—Quel est celui-là? demanda Poil-Gris; sa voix tremblait d’émotion.
—Il s’appelle le Couronné, dit Karr, et c’est ton parent. Toi aussi, tu auras un jour, comme lui, de larges bois et une crinière, et si tu étais resté dans la forêt, tu aurais eu plus tard un troupeau à conduire.
—S’il est de ma famille, je veux le voir de plus près, dit Poil-Gris. Je n’aurais jamais imaginé un animal aussi superbe.
Il s’approcha du troupeau, mais revint très vite auprès de Karr qui l’avait attendu sous bois.
—Je crois qu’on ne t’a pas reçu? dit Karr.
—Je lui ai dit que c’était la première fois que je voyais des parents, mais il m’a menacé de ses cornes.
—Tu as bien fait de te retirer, dit Karr. Un jeune comme toi, qui n’a encore que ses premiers andouillers, fait bien de ne pas se mesurer avec les vieux élans. Un autre serait devenu la chanson de la forêt entière s’il avait cédé sans résistance; que t’importe, à toi qui ne resteras pas ici, mais qui iras habiter l’étranger!
Karr avait à peine achevé, que Poil-Gris lui tournait le dos et retournait vers la clairière. Le vieil élan se porta au-devant de lui, et la lutte commença. Ils croisaient leurs bois et poussaient de toutes leurs forces; Poil-Gris dut reculer à travers toute la clairière. Il ne semblait pas savoir se servir de sa force, mais arrivé à la lisière du bois, il enfonça plus fermement ses pieds dans le sol, s’y arc-bouta, donna un effort vigoureux, et réussit à son tour à repousser l’adversaire. Il luttait en silence, mais le vieil élan soufflait et reniflait. Tout à coup un craquement se 234 fit entendre. C’était un andouiller qui se cassait dans le bois du vieil élan. Il se dégagea brusquement et se sauva dans la forêt.
Karr attendait son ami sous les arbres.
—Maintenant tu as vu ce qu’il y a dans la forêt, dit-il, quand Poil-Gris reparut. Veux-tu que nous rentrions?
—Oui, rentrons, il est l’heure, répondit l’élan.
Ils cheminèrent en silence. Karr soupira plusieurs fois comme s’il était déçu; Poil-Gris marchait la tête haute, content de son aventure. Il avança sans hésitation jusqu’à l’enclos, mais là il s’arrêta. Il parcourut des yeux l’étroit espace où il avait vécu, vit le sol piétiné, le foin fané, la petite auge où il avait bu et le sombre hangar où il avait dormi. «Les élans et la forêt font un», cria-t-il, puis il rejeta la tête en arrière et s’enfuit précipitamment vers la forêt.
LA MORT DE POIL-GRIS
Un après-midi Akka de Kebnekaïse et sa bande vinrent s’abattre sur la rive d’un lac dans la forêt. Elles étaient encore dans le Kolmârden, mais en Sudermanie.
Le printemps était en retard, comme toujours dans les montagnes; la glace couvrait encore le lac, sauf une mince bande d’eau libre le long de la terre. Les oies se précipitèrent dans l’eau pour se baigner et pour chercher de la nourriture; Nils Holgersson, qui le matin avait perdu un sabot, courut entre les aulnes et les bouleaux de la rive, cherchant quelque chose à rouler autour de son pied.
235
Il dut aller assez loin pour trouver ce qu’il cherchait. Enfin il aperçut un lambeau d’écorce de bouleau; il l’ajustait autour de son pied, quand il entendit derrière lui un froissement de feuilles sèches. Il se retourna et aperçut un serpent qui venait droit sur lui. Il était très long et très gros, mais Nils vit qu’il avait une tache claire sur chaque joue et resta immobile: «Ce n’est qu’une couleuvre, pensa-t-il. Elle ne saurait me faire du mal.»
Mais la couleuvre lui porta à la poitrine un coup violent qui le renversa. Nils sauta sur ses pieds et se sauva, la couleuvre le poursuivit. Le sol était pierreux et broussailleux, et le gamin n’avançait pas vite. Aussi, apercevant un roc escarpé se mit-il à l’escalader. Une fois en haut, il se retourna et vit que l’animal essayait de le suivre.
A côté du gamin, au sommet du roc, il y avait une pierre, presque ronde, grosse comme une tête d’homme, posée tout au bord de la pente, et qui semblait branlante. En voyant s’approcher la couleuvre, Nils courut derrière cette pierre et la poussa. La pierre roula droit sur la couleuvre, l’entraîna et resta sur la tête de l’animal.
«Me voilà sauvé, pensa Nils en poussant un soupir, lorsqu’il vit le serpent faire quelques mouvements brusques puis demeurer immobile. Je crois que je n’ai pas couru de pire danger pendant mon voyage.»
A peine s’était-il ressaisi, qu’il entendit un bruissement d’ailes et vit un oiseau descendre se poser près de la couleuvre. Cet oiseau avait la taille et l’allure d’une corneille, mais il avait une robe toute noire d’un éclat métallique. Le gamin se cacha prudemment dans une crevasse. Il gardait encore le souvenir 236 très vif de son aventure avec les corneilles.
L’oiseau noir fit à longues enjambées le tour du cadavre et le poussa un peu du bec. Enfin il battit deux ou trois fois des ailes et cria d’une voix suraiguë: «C’est Sans-Défense, la couleuvre, que je trouve morte ici!» Encore une fois il en fit le tour, puis il s’arrêta et sembla réfléchir profondément en se grattant la nuque avec la patte: «Ce n’est pas possible qu’il y ait dans la forêt deux serpents de cette taille, dit-il enfin. Ce ne peut être qu’elle.»
Il sembla sur le point d’enfoncer son bec dans le corps du serpent, mais tout à coup il s’arrêta. «Ne fais pas la bête, Bataki, murmura-t-il. Comment peux-tu songer à manger la couleuvre avant d’avoir appelé ici Karr? Il ne voudra pas croire que Sans-Défense, son ennemie, soit morte s’il ne l’a de ses yeux vue.»
Nils s’efforçait de garder son sérieux, mais l’oiseau était si ridiculement solennel, allant et venant et se parlant à lui-même, que le gamin ne put s’empêcher d’éclater de rire.
L’oiseau l’entendit; d’un coup d’aile il fut sur le rocher. Nils se leva et alla au-devant de lui.
—N’est-ce pas toi qui t’appelles Bataki, le corbeau, et qui es l’ami d’Akka de Kebnekaïse? demanda-t-il?
L’oiseau le fixa, puis hocha trois fois la tête.
—Serait-ce toi qui voles en compagnie des oies sauvages et qu’on appelle Poucet?
—C’est bien moi, acquiesça Nils.
—Quelle chance de t’avoir rencontré! Tu pourras peut-être me dire qui a tué cette couleuvre?
—C’est la pierre que j’ai fait rouler sur elle qui l’a écrasée, dit Nils, et il raconta ce qui était arrivé.
—C’est très bien, pour un petit bonhomme comme 237 toi, dit le corbeau. J’ai un ami par ici qui sera bien heureux d’apprendre la mort de cette couleuvre, et je serais content de pouvoir à mon tour te rendre service.
Bataki avait détourné la tête et prêtait l’oreille.
—Écoute! dit-il, Karr n’est pas loin. Comme il sera heureux!
Nils écouta à son tour.
—Il cause avec les oies sauvages.
—Il se sera traîné sur la rive pour avoir des nouvelles de Poil-gris.
Le gamin et le corbeau se dirigèrent en hâte vers la rive. Toutes les oies étaient sorties de l’eau et avaient engagé conversation avec un vieux chien si cassé et si débile qu’on s’attendait à chaque instant à le voir tomber mort.
—Voilà Karr, dit Bataki à Nils. Laisse-le d’abord entendre le récit des oies. Ensuite nous lui dirons que la couleuvre est morte.
Akka parlait. «C’était, comme je dis, lorsque nous faisions notre dernier voyage de printemps. Nous étions parties, Yksi, Kaksi et moi, un matin, du lac Siljan en Dalécarlie, et nous traversions les grandes forêts de la frontière entre la Dalécarlie et le Helsingland. Nous ne voyions au-dessous de nous que les arbres d’un vert sombre. La neige était encore épaisse, les rivières gelées avec quelques trous noirs par-ci par-là; le long des rives la neige avait fondu. Tout à coup nous avons aperçu trois chasseurs qui s’avançaient par la forêt. Ils glissaient sur des skis, menaient des chiens en laisse, mais n’avaient pas de fusil. La surface de la neige était très dure et ferme, aussi ne suivaient-ils pas les chemins tortueux, mais allaient droit devant eux. Ils paraissaient bien savoir où ils allaient.
238
«Nous volions très haut, et nous découvrions toute la forêt. Ayant vu les chasseurs, nous eûmes envie de voir le gibier. Nous fîmes quelques tours au-dessus de la forêt en regardant bien entre les arbres. Tout à coup, dans un épais fourré, nous avons aperçu quelque chose qui ressemblait à de grosses pierres moussues.
«Ce ne pouvait être des pierres, puisqu’il n’y avait pas de neige dessus.
«Nous nous sommes laissées tomber au milieu du fourré! Les trois blocs de pierre remuèrent. C’était trois élans, un mâle et deux femelles. Le mâle se redressa à notre approche. Je n’ai jamais vu de plus grand ni de plus bel animal; constatant que ce n’étaient que trois pauvres oies sauvages qui l’avaient éveillé, il se recoucha.
—Non, non, vieux père, ne vous rendormez pas! lui dis-je. Sauvez-vous au plus vite, il y a des chasseurs dans la forêt, et ils se dirigent droit par ici.
—Je vous remercie, mère l’oie, mais vous savez bien que la chasse à l’élan est défendue à cette époque. Ces chasseurs-là sont sortis pour traquer le renard.
—Il y avait partout des traces de renard, mais les chasseurs n’y ont point fait attention. Croyez-moi! Ils savent où vous vous tenez. Et ils viennent pour vous tuer. Ils sont partis sans fusils, armés de couteaux et d’épieux, parce qu’ils n’osent pas tirer de coup de fusil à cette époque de l’année.
«L’élan demeura calme, mais les deux femelles commencèrent à s’inquiéter.
—Les oies ont peut-être raison, hasardèrent-elles en se levant à moitié.
—Restez donc tranquilles! dit le mâle; il ne viendra 239 pas de chasseurs par ici. Vous pouvez en être sûres.
«Il n’y avait rien à faire. Nous nous envolâmes, mais sans nous éloigner de cet endroit. D’ailleurs nous étions à peine arrivées à notre hauteur ordinaire, que nous vîmes l’élan mâle sortir du fourré. Il flairait autour de lui, puis alla droit vers les chasseurs. En marchant, il piétinait des branches sèches qui se brisaient en craquant. Un grand marais découvert se trouva sur son chemin. Il alla s’y poster bien en vue, tout au milieu.
«Il y resta jusqu’au moment où les chasseurs débouchèrent de la forêt. Alors il bondit et se sauva, mais non dans la direction d’où il était venu. Les chasseurs lâchèrent les chiens et coururent rapidement après lui sur leurs skis.
«L’élan, la tête renversée sur son dos, courait à toute vitesse; la neige volait en tourbillons autour de lui. Chiens et chasseurs restèrent bien loin en arrière. Alors il s’arrêta comme pour les attendre, puis, lorsqu’ils furent en vue, il reprit sa course. Nous avons compris qu’il voulait entraîner les chasseurs loin de l’endroit où étaient les femelles.
«La chasse dura ainsi deux ou trois heures. Nous nous étonnions de voir les chasseurs s’obstiner à poursuivre un pareil coureur, puisqu’ils n’avaient pas de fusils. Croyaient-ils donc pouvoir le lasser?
«Mais alors nous avons remarqué que l’élan ne fuyait plus aussi vite. Il posait les pieds plus prudemment sur la neige; quand il les relevait, il laissait des traces de sang.
«Et nous avons compris pourquoi les chasseurs ne se décourageaient pas. Ils comptaient sur la neige. L’élan était lourd; à chaque pas il s’enfonçait. Et la 240 surface durcie de la neige lui frottait les jambes, enlevant les poils et la peau.
«Les chasseurs sur leurs skis, et les chiens qui étaient assez légers pour courir sur la surface glacée, le poursuivaient toujours. L’élan fuyait, fuyait. Mais ses pas se firent plus incertains; il trébuchait et soufflait violemment. Il souffrait cruellement et s’épuisait de fatigue dans la neige épaisse.
«Enfin il perdit patience. Il s’arrêta pour laisser les chiens et les chasseurs s’approcher et pour lutter avec eux. Tout en attendant, il jeta un regard vers le ciel et nous aperçut:
—Attendez-donc la fin, oies sauvages! cria-t-il. Quand vous traverserez la forêt de Kolmârden, cherchez Karr, le chien, dites-lui que son vieil ami Poil-Gris a eu une belle mort!»
A ce moment du récit, le vieux chien se leva et alla près d’Akka:
—Poil-Gris a mené une bonne vie, dit-il. Il me connaît. Il sait que je suis un chien brave, et que j’aimerais apprendre qu’il a eu une belle mort. Raconte-moi maintenant...
Il redressa sa queue et leva la tête pour se donner un maintien fier et courageux, mais s’affaissa vite.
—Karr, Karr, appela en ce moment une voix humaine dans la forêt.
Le vieux chien se releva de nouveau.
—C’est mon maître qui m’appelle, dit-il, et je ne veux pas tarder. Je l’ai vu tout à l’heure charger son fusil. Nous allons une dernière fois dans la forêt, lui et moi. Je te remercie, oie sauvage. Je sais maintenant tout ce que j’ai besoin de savoir pour m’en aller satisfait vers la mort.
241
Jeudi, 28 avril.
C’était le matin de très bonne heure. Les deux petits Smâlandais, Asa la gardeuse d’oies et le petit Mats, cheminaient sur la route qui de Sudermanie mène en Nerke. Cette route court le long de la rive sud du lac Hjelmar, et les enfants regardaient la glace qui couvrait encore la plus grande partie du lac. Le soleil du matin y répandait sa claire lumière et la glace n’avait point l’aspect sombre et traître qu’on lui voit souvent au printemps, mais luisait, blanche et attirante. Aussi loin qu’on pouvait voir, elle paraissait ferme et sèche. La pluie, qui était tombée abondamment la veille, s’était écoulée dans les fentes et les crevasses ou avait été absorbée par la glace même. Les enfants ne voyaient qu’une surface splendide.
Asa la gardeuse d’oies et le petit Mats étaient en route vers le nord; ils songeaient à tous les pas qu’ils s’épargneraient s’ils pouvaient traverser le grand lac au lieu d’en faire le tour. Ils n’ignoraient 242 pas qu’il est dangereux de se fier à la glace du printemps, mais celle-ci paraissait parfaitement solide. On voyait qu’elle avait près de la rive plusieurs pouces d’épaisseur. On y voyait aussi un chemin, et l’autre bord du lac semblait si proche qu’une heure devait suffire pour l’atteindre.
—Essayons, proposa le petit Mats. Si seulement nous faisons attention à ne pas nous jeter dans un trou, je crois que ça ira très bien.
Ils s’engagèrent sur le lac. La glace n’était pas très glissante, mais agréable aux pieds. Il y avait pourtant un peu plus d’eau qu’ils n’avaient cru; par endroits la glace était poreuse, et laissait passer l’eau avec un glouglou. C’étaient des endroits à éviter, mais rien n’était plus facile en plein jour par ce beau soleil.
Les enfants avançaient vite, sans fatigue, en se félicitant de leur bonne idée qui leur permettait d’éviter le grand détour par des chemins détrempés.
Ils arrivèrent près de l’île Vinöd. Une vieille femme les aperçut de sa fenêtre. Elle sortit en hâte, leur fit des signes désespérés des deux bras, et leur cria quelque chose qu’ils n’entendirent pas. Ils comprirent pourtant qu’elle les avertissait de ne pas continuer leur promenade. Mais eux qui étaient sur la glace voyaient bien qu’il n’y avait pas de danger. Ç’aurait été stupide de quitter la glace lorsqu’on était en si bon chemin.
Ils dépassèrent donc l’île et trouvèrent devant eux une vaste étendue large d’au moins deux ou trois lieues; il y avait là des flaques d’eau si grandes qu’il fallait les contourner; ils s’en amusèrent. C’était à qui trouverait les meilleurs passages. Ils ne sentaient ni la faim ni la fatigue. Parfois, en regardant l’autre 243 rive, ils s’étonnaient de la voir encore si éloignée bien qu’ils eussent déjà marché une bonne heure. «Je crois que la rive recule», dit le petit Mats.
Rien sur cette grande plaine de glace ne les abritait plus du vent d’ouest qui, à chaque minute augmentait de violence, et plaquait leurs vêtements contre leur corps de façon à rendre assez pénible la marche. Ce vent froid et pénétrant était le premier désagrément qu’ils eussent rencontré.
Une chose les étonnait beaucoup: le vent arrivait avec un grand bruit, comme s’il avait apporté le vacarme d’un vaste moulin ou d’une usine. D’où ce fracas pouvait-il bien venir?
Ils avaient passé à gauche d’une grande île, et il leur semblait qu’ils approchaient enfin de la côte septentrionale. Mais en même temps le vent devenait plus gênant, et le grand bruit augmentait.
Tout à coup ils crurent comprendre que ce vacarme était produit par des vagues courant se briser parmi l’écume contre un rivage; mais comment était-ce possible, puisque le lac était encore couvert de glace?
Ils s’arrêtèrent cependant et regardèrent autour d’eux. Alors ils aperçurent, très loin à l’ouest, une basse muraille blanche qui coupait le lac de part en part. Au premier abord ils la prirent pour un amoncellement de neige bordant un chemin, mais ils comprirent vite que c’était l’écume des vagues lancées contre la glace.
A cette vue, ils se prirent par la main et commencèrent à courir sans mot dire. Le lac était ouvert là-bas à l’ouest, et ils avaient cru voir que la ligne blanche avançait rapidement vers l’est. La glace allait-elle se rompre partout? Ils se sentaient en danger.
244
Tout à coup la glace leur sembla se soulever juste à l’endroit où ils couraient: elle se soulevait, puis retombait, comme poussée par en dessous. En même temps ils entendirent un coup sourd qui partait de la glace, et des craquelures rayonnèrent en tous sens. Ils pouvaient les voir parcourir la surface.
Un moment de calme suivit; puis de nouveau ce soulèvement et cette chute lente. Les craquelures s’élargirent en fentes à travers lesquelles l’eau sourdait. Puis les fentes devinrent des crevasses, et la glace se divisa en grands bancs flottants.
—Asa, dit le petit Mats, c’est la débâcle.
—Oui, c’est la débâcle, mais nous pouvons encore atteindre la terre. Courons vite.
En effet, les vagues et le vent avaient encore fort à faire pour débarrasser le lac de la glace. Le plus difficile était fait, quand la couche de glace avait éclaté, mais tous les grands bancs devaient aussi être brisés en morceaux, les morceaux devaient être émiettés, pulvérisés, fondus. Il y avait encore de grands champs de glace épaisse et ferme.
Ce qui augmentait le péril pour les enfants, c’est qu’ils ne découvraient pas un vaste horizon: ils ne pouvaient pas voir où les crevasses les empêcheraient de passer. Ils erraient au hasard, et s’éloignaient de la terre au lieu de s’en rapprocher. Égarés, épouvantés devant la glace qui se craquelait et se fendait, ils s’arrêtèrent enfin et se mirent à pleurer.
A ce moment un triangle d’oies sauvages passait en un vol qui ressemblait à un sifflement. Elles criaient et caquetaient; les enfants crurent entendre au milieu de ce caquetage les mots: «Allez à droite, à droite, à droite.»
Ils suivirent le conseil, mais bientôt ils durent de 245 nouveau s’arrêter, interdits, devant une large crevasse.
De nouveau ils entendirent crier les oies, et ils distinguèrent les mots: «Attendez où vous êtes. Attendez où vous êtes!»
Les enfants n’échangèrent pas un mot, mais obéirent. Bientôt les bancs de glace se rejoignirent, de sorte qu’ils purent franchir la crevasse. De nouveau ils se donnèrent la main pour courir. Cet étrange secours ne les effrayait pas moins que le danger.
Dès qu’ils hésitèrent de nouveau, la voix se fit entendre: «Droit devant vous. Droit devant vous.»
Cela continua pendant une demi-heure. Enfin ils atteignirent la pointe de Lunger, et purent quitter la glace et gagner la terre à travers l’eau peu profonde. Arrivés sur le sol ferme, ils ne s’arrêtèrent même pas, tant la peur les harcelait, pour regarder le lac où les vagues commençaient à culbuter les blocs de glace. Ce ne fut qu’après un moment qu’Asa s’arrêta. «Attends un peu ici, petit Mats, dit-elle. J’ai oublié quelque chose.»
Elle courut vers la rive, se mit à fouiller dans son sac, et en retira un petit sabot qu’elle posa sur une pierre bien en évidence. Puis elle rejoignit vite son frère.
A peine eut-elle tourné le dos qu’une grande oie blanche piqua droit sur la pierre, s’empara du sabot et remonta aussi rapidement.
246
Vendredi, 29, et samedi, 30 avril.
Ce jour-là, Nils vit le sud de la Dalécarlie. Les oies sauvages passèrent au-dessus des vastes mines de Grängesberg, des grands établissements de Ludvika, et continuèrent jusqu’aux plaines de Stora Tuna et au Dalelf. Tout d’abord, tant que Nils vit des cheminées d’usine pointer derrière chaque crête de montagne, il put se croire encore en Vestmanland, mais, arrivé près du grand fleuve, un spectacle nouveau lui apparut. C’était le premier vrai fleuve que Nils eût encore aperçu; il fut stupéfait de voir cette large nappe d’eau couler doucement à travers le pays.
Lorsque les oies eurent atteint le pont flottant de Torsang, elles retournèrent vers le nord-ouest en suivant le fleuve, qui semblait leur servir de guide. Nils eut le loisir de contempler les rives du Dalelf, souvent bordées de maisons sur de longs espaces. Il vit les grandes chutes de Domnarvet et de Kvarnsveden et les vastes usines qu’elles font marcher. Il 247 vit les ponts flottants qui reposent sur l’eau du fleuve, les bacs qu’il porte, les trains de bois qu’il charrie, les chemins de fer qui le suivent et le traversent, et il comprit que c’était un grand et merveilleux cours d’eau.
Il est un jour presque aussi impatiemment attendu par tous les enfants de la Dalécarlie que la veille de Noël, et c’est le soir de la Sainte-Valborg, où ils peuvent allumer des feux dans la campagne.
Plusieurs semaines à l’avance, garçons et filles ne songent qu’à amasser du bois pour leur feu de Sainte-Valborg. Ils vont dans la forêt ramasser des fagots et des pommes de pins, ils vont chercher des copeaux chez le menuisier, des bouts d’écorce et des bûches trop noueuses pour être fendues chez les bûcherons. Tous les jours ils assaillent l’épicier de demandes de vieilles caisses; si quelqu’un a pu se procurer un tonneau à goudron vide, il le garde comme un précieux trésor et ne le montre qu’à la minute où il s’agit d’allumer le bûcher. Les rames qui supportent les petits pois et les haricots sont en danger ainsi que les clôtures renversées par le vent, les outils brisés, et les séchoirs à foin oubliés dans les champs.
Lorsqu’arrive le grand jour, les enfants de chaque village ont construit sur une colline ou au bord d’un lac un vrai bûcher de vieux arbres de Noël, de rameaux secs et de toutes sortes de combustibles. Parfois même un village a deux ou trois feux, les enfants n’ayant pu se mettre d’accord.
248
Les bûchers sont généralement prêts de bonne heure l’après-midi; tous les enfants se promènent, des boîtes d’allumettes dans les poches, attendant l’obscurité. Il fait clair terriblement longtemps en Dalécarlie à cette époque de l’année. A huit heures du soir le crépuscule commence à peine. On est transi et très mal à l’aise à se promener dehors par ces premières journées de printemps. La neige a fondu dans les champs et les terres découvertes, et au milieu du jour, lorsque le soleil donne, on trouve qu’il fait presque chaud; mais la forêt cache encore de hauts monceaux de neige, la glace couvre les lacs, et vers la nuit il fait plusieurs degrés au-dessous de zéro. Aussi arrive-t-il que çà et là un feu s’allume avant l’heure. Mais seuls les plus petits et les plus impatients des enfants se hâtent ainsi. Les autres attendent la nuit pour que les bûchers fassent bien.
Le moment arrive enfin. Quiconque a apporté le moindre rameau au bûcher est présent, et l’aîné des garçons allume un brandon de paille qu’il enfonce sous le tas. Les flammes jaillissent; on entend crépiter et craquer les rameaux; les fines brindilles deviennent rouges, comme transparentes, la fumée se précipite et roule en grosses volutes noires. Enfin la flamme s’élance du sommet, haute et claire, bondit à plusieurs mètres en l’air, on la voit de tout le pays.
Alors seulement les enfants ont le temps de regarder autour d’eux. Voilà un feu! en voilà un autre! On en allume un sur la colline là-bas et un tout au sommet de la montagne! Tous espèrent que leur feu est le plus grand et le plus beau; ils ont peur qu’il ne dépasse pas tous les autres et courent à la dernière minute à la maison implorer encore quelques bûches ou bouts de planches.
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Lorsque le feu est bien en train, les grandes personnes, les vieilles même, viennent le regarder. Le feu n’est pas seulement beau à voir, il répand aussi une bonne chaleur dans la soirée fraîche, et l’on s’installe tout autour sur les pierres. On reste là les yeux dans le feu, jusqu’à ce que quelqu’un ait l’idée de faire un peu de café puisqu’on a un si bon feu. Et souvent, pendant que l’eau du café bout, quelqu’un raconte une histoire; quand il a fini, un autre reprend.
Les grandes personnes songent davantage au café et aux histoires, les enfants ne pensent qu’à faire flamber bien haut leur feu et à le faire durer longtemps. Le printemps a été si lent à venir avec la débâcle et la fonte des neiges! Les enfants voudraient l’aider de leur feu. Sinon il semble qu’il ne pourra jamais faire éclore les bourgeons et les feuilles.
Les oies sauvages s’étaient posées sur la glace du lac Siljan pour dormir et, comme le vent qui venait du nord le long du lac était glacial, Nils s’était glissé sous l’aile du jars. A peine endormi, il fut réveillé par un coup de fusil. Il sortit vivement de dessous l’aile et regarda autour de lui, très effrayé.
Sur la glace tout était calme. Il eut beau guetter, il ne vit point de chasseur. Mais, jetant les yeux sur les rives du lac, il demeura ébahi et crut à une vision fantastique comme à Vineta.
Dans l’après-midi les oies avaient plusieurs fois traversé le lac avant de se poser. En route elles lui avaient montré de grandes églises et des villages 250 situés sur les bords du Siljan. Il avait vu Leksand, Rättvik, Mora, l’île Sollerö. Toute la contrée lui avait paru douce et souriante, beaucoup plus qu’il n’aurait cru. Il n’avait rien vu de sinistre ni d’effrayant.
Or, voici que dans la nuit, sur ces mêmes rives, flambait une couronne de feux. Il les voyait brûler à Mora au nord du lac, sur les rives de l’île Sollerö, dans Vikarbyn, sur les hauteurs au-dessus du village de Sjurberg, sur la pointe de terre où se dresse l’église de Rättvik, sur la montagne de Lerdalen, sur toutes les collines et les caps jusqu’à Leksand. Il compta plus de cent feux, et il ne comprit pas ce que cela voulait dire.
Les oies sauvages aussi avaient été réveillées par la détonation, mais tout aussitôt Akka, ayant vu ce qui se passait, s’écria: «Ce sont les enfants des hommes qui s’amusent.» Et toutes les oies n’avaient pas tardé à se rendormir, la tête sous l’aile.
Nils resta longtemps à considérer les feux qui ornaient la rive comme une longue chaîne de bijoux d’or. Il était attiré par la lumière et la chaleur tel un moustique, et il aurait bien voulu s’approcher des bûchers. Il entendit tirer coups sur coups; comprenant qu’il n’y avait aucun danger, cela aussi l’attirait. Les gens là-bas autour des feux semblaient si joyeux qu’il ne leur suffisait pas de crier et d’appeler, ils avaient encore recours à leurs fusils. Et voilà qu’autour d’un bûcher qui flambait tout en haut d’une montagne, on lançait des fusées. On avait déjà un grand et beau feu, et qui montait très haut, mais ils voulaient plus encore; leur joie avait besoin de s’élancer vers le ciel.
Nils s’était peu à peu approché de la rive; tout à 251 coup les notes d’un chant lui parvinrent. Alors il se mit à courir vers la terre.
Au fond du golfe de Rättvik, un long embarcadère s’avance dans l’eau; tout au bout, se tenaient un groupe de chanteurs; leurs voix retentissaient dans la paix nocturne du lac. On eût dit que le printemps leur paraissait dormir comme les oies sauvages sur la glace du Siljan et qu’ils voulaient l’éveiller.
Ils avaient commencé par «Je connais un pays très loin dans le Nord», et ils finissaient par «En Dalécarlie demeurait, en Dalécarlie demeure encore...» Sur l’embarcadère il n’y avait point de feu, et les chanteurs ne pouvaient pas voir loin. Mais avec les notes montait devant eux et devant tous l’image de leur pays, plus lumineuse et plus douce qu’à la pleine lumière du jour. Ils semblaient vouloir fléchir le printemps! «Regarde le pays qui t’attend! Ne nous viendras-tu pas en aide? Laisseras-tu encore longtemps l’hiver opprimer un aussi beau pays?»
Tant que dura le chant, Nils Holgersson écouta; ensuite, il se remit à courir vers la terre. Un feu brûlait sur la grève même. Il s’approcha si près qu’il pouvait voir les hommes assis ou debout autour du bûcher. De nouveau il se demanda si ce n’était pas un mirage. Jamais il n’avait vu de gens ainsi vêtus. Les femmes portaient des coiffes noires et pointues comme des cornets, de courtes jaquettes de cuir blanches, des fichus à ramages autour du cou, des corsages de soie verts et des jupes noires dont le devant était orné de rayures blanches, rouges, vertes et noires. Les hommes étaient coiffés de chapeaux ronds et bas, et vêtus d’habits bleus très longs, dont les coutures étaient bordées de rouge, de culottes de cuir jaunes retenues aux genoux par des jarretières rouges ornées 252 de boules de laine pendantes. Était-ce à cause de ces costumes? il parut à Nils que ces gens-là ne ressemblaient pas aux habitants des autres provinces; ils avaient l’air plus grands et plus nobles. Nils se rappela les anciens costumes que sa mère gardait au fond de son grand coffre et que personne en Scanie ne portait plus depuis longtemps. Lui était-il donc donné de voir des gens d’autrefois, qui avaient vécu il y a cent ans?
Ce ne fut qu’une idée qui lui passa par la tête; il avait devant lui des hommes et des femmes bien vivants; mais les habitants de la Dalécarlie ont tant gardé du passé, dans leur langage, leurs mœurs et leurs costumes, qu’il ne faut pas s’étonner de sa brève illusion.
AUTOUR DES ÉGLISES
Dimanche, 1er mai.
Quand il s’éveilla le lendemain matin et se laissa glisser sur la glace, Nils ne put s’empêcher de rire. Il était tombé une grande quantité de neige pendant la nuit, et il neigeait encore; l’air était plein du tourbillonnement d’énormes flocons; on eût dit les ailes de papillons tués par le froid et qui tombaient. Sur le lac Siljan la neige formait une couche épaisse de plusieurs centimètres; les rives en étaient couvertes; les oies sauvages en avaient tant sur le dos qu’elles avaient l’aspect de petits tas neigeux.
De temps en temps Akka ou Yksi ou Kaksi bougeait un peu, mais, voyant que la neige ne cessait de tomber, elles renfonçaient leur tête sous leur aile. 253 Elles étaient évidemment d’avis que par un temps pareil on n’avait rien de mieux à faire qu’à dormir, et Nils ne leur donnait point tort.
Quelques heures plus tard il se réveilla; les cloches de Rättvik appelaient au service divin. La neige avait cessé de tomber, mais le vent du nord soufflait très fort, et sur le lac il faisait terriblement froid. Nils fut content de voir les oies se secouer et de les accompagner vers la terre où elles allaient chercher à paître.
C’était le jour de la première communion à l’église de Rättvik, et les communiants, arrivés de bonne heure, formaient de petits groupes bavards devant l’église. Tous portaient le costume du pays, et leurs habits resplendissaient de couleurs. «Chère mère Akka, vole un peu plus lentement pour que je voie la jeunesse», supplia Nils. L’oie-guide jugea cette demande raisonnable: elle s’abaissa aussi bas qu’elle osa, et fit trois fois le tour de l’église. Il n’est pas facile de dire comment ils étaient, vus de près, mais vus ainsi d’en haut, jeunes gens et jeunes filles semblaient à Nils la plus magnifique jeunesse qu’il eût jamais rencontrée. «Je ne crois pas qu’il y ait de plus beaux princes ni de plus belles princesses au palais du roi», s’écria-t-il.
A Rättvik la neige couvrait tous les champs; Akka ne put trouver d’endroit où se poser; elle n’hésita pas longtemps, et se dirigea vers le sud, du côté de Leksand.
A Leksand la jeunesse était partie comme d’habitude au printemps pour chercher du travail. Il n’y avait guère que les vieilles gens qui étaient restés à la maison; lorsque les oies sauvages passèrent, une longue file de vieilles femmes s’acheminaient 254 par la superbe allée de bouleaux vers l’église. Elles avançaient sur le sol blanc, vêtues de leurs courtes jaquettes de peau de mouton d’une blancheur éblouissante, de jupes de cuir blanches, de tabliers jaunes ou rayés de blanc et de noir, et de coiffes blanches encadrant leurs cheveux blancs.
«Chère mère Akka, vole lentement pour que je voie ces vieilles gens», pria Nils. L’oie-guide jugea ce désir raisonnable; elle s’abaissa aussi bas qu’elle osa, et fit trois fois le tour de l’allée de bouleaux. Il n’est pas facile de dire comment elles étaient, vues de près, mais vues ainsi d’en haut, les vieilles femmes paraissaient étrangement dignes et imposantes. «On dirait qu’elles ont pour fils et filles des rois et des reines», pensa Nils.
A Leksand il y avait autant de neige qu’à Rättvik. Akka résolut de pousser encore davantage vers le sud, du côté de Floda.
A Floda les gens étaient à l’église quand arrivèrent les oies, mais comme il devait y avoir un mariage après le service divin, le cortège de la noce était réuni devant le temple. La mariée portait une couronne d’or sur ses cheveux dénoués; elle était couverte de bijoux, de fleurs et de rubans bariolés, le tout si éblouissant que cela faisait mal aux yeux. Le marié portait un long habit bleu, des culottes courtes et un bonnet rouge. On distinguait les demoiselles d’honneur aux guirlandes de roses et de tulipes brodées autour de leur taille et au bas de leurs jupes. Parents et voisins formaient la queue du cortège, vêtus eux aussi du costume multicolore de la paroisse.
«Chère mère Akka, vole lentement pour que je voie les jeunes mariés», pria Nils.
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L’oie-guide s’abaissa aussi bas qu’elle osa, et fit trois fois le tour de l’enceinte du temple. Il est difficile de dire comment ils étaient, vus de près, mais vus d’en haut jamais mariée ne fut plus douce, époux plus fier ni cortège de noce plus magnifique. «Je me demande si le roi et la reine portent de plus beaux habits dans leur château», se demanda Nils.
A Floda, les oies trouvèrent enfin des champs découverts, et purent faire halte pour manger.
256
1er-4 mai.
Pendant plusieurs jours il avait fait un temps épouvantable au nord du lac Mälar. Le ciel était uniformément gris, le vent sifflait, la pluie battait le sol. Hommes et animaux savaient qu’on n’a pas le printemps à moins, mais ce temps n’en éprouvait pas moins leur patience.
La neige entassée dans les forêts de sapins commença à fondre pour de bon; les petits ruisseaux du printemps précipitèrent leurs cours. Partout l’eau prisonnière des flaques des chemins, l’eau lente des fossés, l’eau qui sourdait entre les tertres des marais et des fondrières, partout l’eau se mettait en mouvement, et cherchait à rejoindre les ruisseaux pour être emportée vers la mer.
Les ruisseaux couraient vers les rivières du Mälar: les rivières faisaient de leur mieux pour conduire ces masses d’eau jusqu’au lac. Mais tout à coup, en une nuit, les nombreux petits lacs de l’Uppland et du Bergslag rejetèrent leurs couvertures de 257 glace; les rivières obstruées montèrent subitement: sous cet afflux, le Mälar se pressa vers son embouchure. Or, le Norrström qui le déverse est un passage étroit; il ne peut en pareil cas assurer un écoulement assez rapide.
Pour comble de malchance, un fort vent d’est soufflait, qui rejetait l’eau de la mer vers la terre et barrait le Norrström. Le grand lac déborda.
Il monta très lentement, comme à contre-cœur, ennuyé d’endommager ses belles rives; celles-ci en général sont basses, l’eau eut vite fait de gagner du terrain. Il n’en faut pas davantage pour causer le plus grand désordre.
Le Mälar est un lac un peu à part. Il se compose de nappes d’eau resserrées, de golfes et de détroits. Nulle part de grandes étendues fouettées par les vents. Il semble créé pour les excursions, les promenades à voile et les joyeuses parties de pêche.
Il possède tant d’îles, d’îlots et de promontoires délicieux, couverts d’arbres! Nulle part de rivages rocheux et nus. Il semble n’avoir jamais rêvé que ses rives dussent porter autre chose que des châteaux, des villas d’été, de jolies résidences et des lieux de récréations. C’est même peut-être à cause de son aspect si aimable et doux, qu’on s’émeut tant lorsque parfois, au printemps, il devient menaçant.
Cette fois, devant l’imminence de l’inondation, les bateaux et les bachots qui pendant l’hiver avaient été mis à l’abri à terre, furent préparés en hâte; on boucha les voies d’eau, on goudronna les coques. En même temps on tirait les lavoirs sur le rivage; on renforçait les ponts. Les garde-voies chargés de 258 la surveillance du chemin de fer le long de la rive, allaient et venaient sans oser dormir ni nuit ni jour. Les paysans qui avaient du foin dans les petites granges des îlots s’empressaient de l’apporter à terre. Les pêcheurs sauvaient leurs filets et leurs nasses. Les bacs étaient envahis par des voyageurs désireux de rentrer chez eux ou de partir avant que l’inondation ne les arrêtât.
Les hommes n’étaient pas seuls à s’alarmer. Les canards qui avaient leurs œufs parmi les buissons de la rive, les campagnols et les musaraignes qui demeuraient le long des bords et qui avaient des petits au nid furent saisis de la plus grande inquiétude. Tous, jusqu’aux cygnes orgueilleux, commençaient à redouter l’anéantissement de leurs nids et de leurs couvées.
Leurs craintes d’ailleurs étaient fondées; la crue du Mälar s’étendait toujours. Les prés bas autour de Gripsholm furent inondés; le vieux château fut séparé de la terre par de larges bras d’eau recouvrant l’étroit fossé ordinaire. A Strängnäs la belle promenade de la rive fut transformée en torrent; à Vesterâs on se préparait à aller en bateau dans les rues. Deux élans qui avaient passé l’hiver dans une île du Mälar, virent leur refuge sous l’eau et durent se jeter à la nage pour atteindre la terre. Des dépôts de bois entiers, une quantité de planches, de cuves, de seaux flottaient à la dérive, et partout les hommes travaillaient à sauver leurs biens.
Vers cette époque, Smirre le renard se promenait un jour dans un petit bois de bouleaux au nord du Mälar. Il pensait toujours aux oies et au Poucet; il avait perdu leurs traces, et se demandait comment il les rattraperait.
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Or, dans son abattement il aperçut Agar, le pigeon voyageur, posé sur une branche.
—Enchanté de te voir, Agar, dit Smirre. Tu pourras peut-être me dire où se trouvent en ce moment Akka de Kebnekaïse et sa bande.
—Il est possible que je le sache, répondit Agar, mais sois sûr que je ne te le dirai point.
—Peu importe, répondit avec indifférence Smirre, si seulement tu acceptes de lui transmettre un message qu’on m’a confié. Tu sais dans quel état déplorable sont les rives du Mälar. Il y a une grande inondation, et le nombreux peuple des cygnes qui habite la baie de Hjelsta est sur le point de perdre ses nids et ses œufs. Lumière-du-Jour, le roi des cygnes, a entendu parler du petit bonhomme qui accompagne les oies et connaît le remède à toutes sortes de maux; il m’a chargé de prier Akka de venir avec Poucet à la baie de Hjelsta.
—Je puis bien transmettre le message, dit Agar, mais je ne vois pas comment ce petit bout d’homme pourrait secourir les cygnes.
—Moi non plus, dit Smirre. Mais on dit qu’il vient à bout de toutes les difficultés.
—Je m’étonne aussi que le roi des cygnes envoie ses messages par un renard, objecta Agar.
—Nous sommes en effet ennemis en temps ordinaires, avoua Smirre, d’une voix très douce, mais dans les grands désastres, il faut bien qu’on s’entr’aide. En tout cas, tu feras peut-être mieux de ne pas dire à Akka que tu tiens le message d’un renard, car elle ne laisse pas d’être assez soupçonneuse.
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LES CYGNES DE LA BAIE DE HJELSTA
Le refuge le plus sûr pour tous les oiseaux aquatiques qui séjournent dans le Mälar, est la baie de Hjelsta; on appelle ainsi la partie la plus reculée du golfe d’Ekolsund, prolongement de la nappe d’eau de Björkö, qui est la deuxième en grandeur des longues sinuosités par lesquelles le Mälar s’enfonce dans l’Uppland.
La baie de Hjelsta a des rives très basses; l’eau peu profonde est envahie par les bancs de roseaux. Elle offre une résidence excellente aux oiseaux qui y vivent en paix. Il y a là un peuple nombreux de cygnes; le propriétaire de l’ancien domaine royal d’Ekolsund, situé tout auprès, a interdit la chasse dans la baie afin de ne pas les inquiéter.
Akka, dès que le message lui fut parvenu, se rendit à la baie de Hjelsta. Elle y arriva avec sa bande un soir, et vit tout de suite l’étendue du désastre. Les grands nids des cygnes, arrachés de leur attaches, flottaient au gré du vent. Quelques-uns s’étaient déjà désagrégés, deux ou trois avaient chaviré, et les œufs qu’ils avaient contenus, brillaient au fond de l’eau.
Les cygnes étaient réunis dans le coin de l’est où ils étaient le mieux à l’abri du vent. Bien qu’ils eussent beaucoup souffert de l’inondation, ils étaient trop fiers pour montrer leur chagrin.
—Bien la peine de gémir, disaient-ils; les fibres et les brins d’herbes ne manquent pas. Nous referons nos nids, voilà tout.
Aucun d’eux n’avait eu l’idée d’envoyer chercher 261 du secours, et ils ne soupçonnaient point le message que Smirre venait d’envoyer par Agar aux oies sauvages.
Ils étaient plusieurs centaines et s’étaient placés par rang d’âge: les jeunes à la périphérie, les aînés et les plus sages au centre, autour de Lumière-du-Jour, le roi et de Neige-Sereine, la reine, qui étaient les plus âgés de tous, et comptaient la plupart des cygnes parmi leurs descendants.
Lumière-du-Jour et Neige-Sereine pouvaient presque se rappeler les jours où les cygnes de leur race ne vivaient nulle part en Suède à l’état sauvage; on les trouvait domestiqués dans les fossés et les pièces d’eau des châteaux. Mais un jour un couple de cygnes s’évada et s’installa dans la baie de Hjelsta. Ils donnèrent naissance à tous ceux qui y vécurent ensuite. Maintenant il y avait des cygnes de leur famille dans plusieurs des golfes du Mälar, comme aussi dans le Tâkern et dans le lac de Hornborg. Les cygnes de la baie de Hjelsta étaient très fiers de voir ainsi leur famille se propager de lac en lac.
Les oies sauvages étaient descendues à l’ouest de la baie; Akka nagea tout de suite vers les cygnes. Elle était fort surprise du message qu’elle avait reçu, mais elle le tenait pour un grand honneur, et ne voulait à aucun prix leur refuser son aide.
Arrivée près des cygnes, elle regarda derrière elle pour voir si les oies qui la suivaient nageaient à intervalles égaux et en ligne bien droite.
—Et maintenant nagez vivement et bien! dit-elle. Ne fixez pas les cygnes comme si vous n’aviez jamais vu rien de plus beau, et ne vous occupez pas de ce qu’ils vous diront.
Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait une 262 visite au vieux roi et à la reine des cygnes. Ils l’avaient toujours reçue avec la distinction à laquelle avait droit un oiseau aussi notoire et qui avait tant voyagé. Cependant elle n’aimait pas à passer entre tous les cygnes qui formaient leur entourage. Jamais elle ne se sentait aussi petite et grise et humble que parmi eux, et sur son passage elle avait plus d’une fois saisi les mots «gueux» et «rustres». Elle ne les avait jamais relevés, faisant semblant de ne rien entendre.
Cette fois tout semblait marcher à souhait. Les cygnes s’écartaient poliment, et les oies sauvages nageaient comme dans une allée où les grands oiseaux, blancs et soyeux, formaient la haie. Ils étaient très beaux lorsqu’ils gonflaient leur ailes comme des voiles pour en imposer aux visiteuses. Ils ne firent pas de remarques malsonnantes et étonnèrent Akka par leur bonne tenue.
«Le roi a dû se rendre compte de leurs mauvaises manières et leur enjoindre de se conduire poliment», pensa-t-elle.
Mais tout à coup les cygnes aperçurent le jars blanc qui nageait le dernier de la longue file d’oies. Un murmure de surprise et de dépit parcourut les rangs, et c’en fut fait des belles manières des cygnes.
—Comment? s’écria l’un d’eux, les oies sauvages comptent donc porter des plumes blanches?
—Elles ne vont pas s’imaginer qu’elles seront des cygnes pour cela! renchérit un autre.
Et tous de crier à qui mieux mieux de leurs voix fortes et sonores. Impossible de leur faire comprendre qu’un jars domestique accompagnait les oies.
—Ce doit être le roi des oies en personne.
—Quelle insolence!
263
—Ce n’est pas une oie, c’est un canard domestique.
Les cris se croisaient; le grand jars blanc, se rappelant l’ordre d’Akka, faisait la sourde oreille, et nageait aussi rapidement qu’il pouvait. Les cygnes, de plus en plus exaspérés, devinrent agressifs.
—Quelle est cette grenouille qu’il porte sur le dos? fit l’un. Les oies croient sans doute que nous ne reconnaîtrons pas une grenouille habillée en homme.
Les cygnes, naguère si bien rangés pour laisser passer les oies, s’agitaient et nageaient en tous sens, se bousculant pour voir le jars blanc.
Akka était justement arrivée en face du roi des cygnes, et allait s’enquérir du genre de secours qu’on attendait d’elle, lorsque le roi remarqua l’agitation des siens.
—Qu’y a-t-il? N’ai-je pas donné l’ordre qu’on soit poli envers les oies? dit-il d’un air mécontent.
La reine partit pour apaiser son peuple, et Lumière-du-Jour se tourna de nouveau vers Akka. Mais la reine revint aussitôt, ayant l’air suffoquée.
—Il y a une oie blanche là-bas, cria-t-elle. C’est honteux. Je ne m’étonne pas qu’on se révolte.
—Une oie sauvage blanche! s’écria le roi. Quelle folie! Il n’y en a point. Tu as dû te tromper.
Autour du jars la bousculade était à son comble. Akka et les autres oies essayaient en vain de nager vers lui. Alors le vieux roi, qui était plus fort que tous les autres, s’élança, écartant les cygnes et se frayant un chemin jusqu’au jars. Mais quand il vit le grand blanc, il se mit en colère comme les autres. Sifflant de fureur, il se précipita sur le jars et lui arracha deux plumes. «Ça t’apprendra, jars, à venir parmi les cygnes ainsi attifé», cria-t-il.
264
—Envole-toi, jars, vole, vole! lui jeta Akka, car elle comprit que les cygnes lui arracheraient jusqu’à la dernière plume blanche.
—Envole-toi! envole-toi! cria aussi Poucet. Mais le jars, serré entre les cygnes, n’avait pas assez de place pour lever ses ailes. De tous côtés les cygnes tendaient leurs becs vigoureux pour le plumer.
Il se défendait de son mieux, donnant des coups de bec de tous côtés. Les autres oies attaquèrent aussi les cygnes. Mais l’issue du combat n’eût point été douteuse, si tout à coup les oies n’avaient reçu un renfort inattendu.
Une fauvette avait observé ce qui se passait. Elle lança l’appel aigu dont se servent les petits oiseaux pour se rallier afin de chasser un épervier ou un faucon. A peine l’appel eut-il retenti trois fois que tous les petits oiseaux de la contrée accoururent à tire d’ailes et se précipitèrent en un essaim bruyant vers la baie de Hjelsta.
Ces petits êtres faibles se jetèrent sur les cygnes. Ils piaillaient à leurs oreilles, les aveuglaient avec leurs ailes, leur faisaient perdre la tête en criant: «Honte, honte, cygnes! Honte, honte, cygnes!»
L’assaut des petits oiseaux fut de courte durée, mais lorsqu’ils furent partis et que les cygnes se furent ressaisis, les oies sauvages s’étaient envolées vers l’autre rive.
LE NOUVEAU CHIEN DE GARDE
Heureusement les cygnes étaient trop fiers pour poursuivre les oies. Elles purent en toute tranquillité s’endormir sur un banc de roseaux.
265
Quant à Nils Holgersson, il avait si faim qu’il ne put fermer l’œil. «Il faut que je trouve quelque chose à manger», s’écria-t-il.
Par ce temps d’inondation il n’était pas difficile de trouver une embarcation pour gagner la terre. Le gamin sauta sur un bout de planche que les vagues avaient poussé dans les roseaux, repêcha un petit bâton, et s’en servit pour naviguer à la perche vers la rive.
Il abordait quand il entendit un clapotement à côté de lui. Il se tint un moment aux aguets et aperçut bientôt un cygne femelle qui dormait dans son grand nid à quelques mètres. Il vit aussi un renard qui avait déjà fait quelques pas dans l’eau pour le surprendre. «Holà, holà! Debout! Debout!» cria Nils, et il battit l’eau de sa perche. Le cygne s’enleva, mais le renard aurait parfaitement eu le temps de se jeter sur lui, s’il n’avait préféré s’élancer vers le gamin.
Nils vit venir le renard et prit ses jambes à son cou. Des prés unis et découverts s’étendaient devant lui. Nul arbre où grimper, aucun trou où se fourrer, il n’y avait qu’à détaler.
Heureusement il y avait à une courte distance deux petites cabanes dont les fenêtres étaient éclairées. Nils courut vers la lumière, tout en se disant que le renard aurait le temps de l’attraper plusieurs fois en route. Le renard faillit en effet le saisir, mais Nils fit un brusque écart. Le renard perdit ainsi un peu de temps et par bonheur Nils aperçut en ce moment deux hommes qui rentraient du travail.
Les hommes semblaient fatigués. Ils n’avaient remarqué ni le renard ni le gamin, bien que ceux-ci 266 eussent passé sous leur nez. Nils ne jugea pas nécessaire de leur demander secours. Il se contenta de les suivre de très près, espérant bien que le renard n’oserait pas s’approcher des hommes.
Ils atteignirent ainsi les cabanes et entrèrent ensemble dans l’une d’elles. Nils avait pensé se faufiler sur leurs pas, mais arrivé sur le perron, il aperçut un grand et fort chien de garde à longs poils qui se précipitait au-devant de son maître. Cela le fit changer d’idée.
—Écoute, chien de garde! fit-il à voix basse, dès que les hommes eurent fermé la porte. Veux-tu m’aider à attraper un renard?
Le chien de garde avait la vue faible; il était devenu hargneux et méchant à force de demeurer attaché; il répondit par un aboiement furieux:
—Attraper un renard? Qui es-tu, toi qui viens me bafouer? Approche un peu plus près et je t’apprendrai à te moquer de moi.
—Je n’ai pas peur de venir près de toi, répondit Nils en accourant. Le chien, en l’apercevant, fut si stupéfait qu’il ne trouva pas un mot à dire.
—C’est moi qu’on appelle Poucet, et qui accompagne les oies sauvages. N’as-tu pas entendu parler de moi?
—Je crois en effet que les pierrots ont gazouillé quelque chose sur toi, dit le chien. Il paraît que tu as fait de grandes choses.
—J’ai vraiment eu beaucoup de chance jusqu’ici, répondit le gamin, mais cette fois je suis mort si tu ne me sauves. Un renard me poursuit. Il s’est caché derrière le coin de la maison.
—En vérité, je le flaire, répondit le chien. Mais tu en seras vite débarrassé.
267
Le chien s’élança en aboyant et en jappant aussi loin que lui permettait sa chaîne.
—Il ne se montrera plus de la nuit, dit-il, content de lui-même en revenant près de Nils.
—Il faut autre chose qu’un aboiement pour chasser ce renard-là, dit Nils. Il va revenir, et je me suis promis que tu le feras prisonnier.
—Tu te moques de moi, fit le chien.
—Viens dans ta niche et je te raconterai mon projet.
Le gamin et le chien entrèrent dans la niche. Un moment se passa, pendant lequel on put les entendre chuchoter ensemble.
Quelques minutes plus tard le renard avança de nouveau le museau derrière le coin de la maison; comme tout était calme, il se glissa dans la cour. Il flaira le gamin jusqu’auprès de la niche, s’assit sur son derrière à une distance prudente, et commença à réfléchir au moyen de faire sortir Nils. Soudain le chien avança la tête et grogna:
—Va-t-en! Sinon je te mords!
—Je resterai ici tant que je voudrai. Ce n’est pas toi qui me feras déguerpir, répondit le renard.
—Va-t-en! grogna le chien encore une fois. Sinon tu auras chassé cette nuit pour la dernière fois.
Mais le renard ne fit que ricaner et ne bougea pas.
—Je sais très bien jusqu’où va ta chaîne, dit-il.
—Je t’ai averti trois fois, hurla le chien en sortant de sa niche. Maintenant tant pis pour toi!
Sur ces mots il fit un bond et atteignit le renard sans difficulté, car il était libre. Le gamin avait défait sa chaîne.
268
Il y eut quelques instants de lutte, mais la victoire resta au chien; le renard gisait par terre, n’osant bouger:
—Tiens-toi bien tranquille, grogna le chien, sinon je mords. Il saisit le renard par la peau du cou, le traîna vers sa niche. Le gamin vint au devant d’eux avec la chaîne, la mit au cou du renard, la boucla bien. Le renard n’osa bouger.
—Maintenant j’espère, Smirre, que tu feras un bon chien de garde, dit Nils en guise d’adieu.
269
Jeudi, 5 mai.
Le lendemain la pluie avait cessé, mais la tempête continuait et l’inondation s’étendait toujours. Un peu après midi il y eut un brusque changement et le temps devint superbe: il faisait chaud, calme et doux.
Commodément étendu sur le dos au milieu d’une grosse touffe de soucis d’eau en pleine floraison, Nils contemplait le ciel; deux petits écoliers chargés de leurs livres et de leurs paniers de provisions passèrent sur un petit sentier le long de la rive. Ils allaient lentement et avaient l’air tristes et inquiets. Arrivés tout près de Nils, ils s’assirent sur des pierres pour parler de leur malheur.
—La mère sera bien fâchée en apprenant que nous n’avons pas su notre leçon aujourd’hui non plus, dit l’un des enfants.
—Et le père donc! dit l’autre tristement.
Là-dessus ils se prirent à pleurer tous les deux.
Nils réfléchissait au moyen de les consoler lorsqu’une 270 petite vieille qui marchait toute courbée et qui avait un visage bon et doux, s’approcha dans le sentier et s’arrêta en face d’eux.
—Pourquoi donc est-ce qu’on pleure, les petits? demanda-t-elle.
Les enfants lui racontèrent qu’ils n’avaient pas su leur leçon à l’école, et qu’ils avaient trop honte pour rentrer chez eux.
—Quelle était donc cette leçon si difficile? Les enfants répondirent qu’ils avaient eu tout l’Uppland en leçon.
—Ce n’est peut-être pas si facile d’apprendre d’après des livres, dit la vieille femme, mais je vais vous raconter ce que ma mère à moi m’a appris sur ce pays. Je n’ai pas été à l’école, moi, et je ne suis jamais devenue savante, mais je me suis toujours rappelée ce que ma mère m’avait appris.
—Eh bien, commença la vieille femme en s’asseyant sur une pierre, ma mère disait qu’il y a longtemps l’Uppland était la plus pauvre et la plus humble de toutes les provinces de Suède. Il se composait seulement de tristes champs d’argile et de petites collines pierreuses et basses, comme il y en a encore à plusieurs endroits bien que nous, qui demeurons ici près du Mälar, n’en voyions guère.
«Enfin, toujours est-il que c’était un pays pauvre et misérable. L’Uppland se sentait méprisé des autres provinces; un jour il en eut assez: il prit une besace sur son dos et un bâton à la main et partit pour demander l’aumône auprès de ceux qui étaient plus riches.
«L’Uppland alla d’abord vers le sud jusqu’en Scanie. Il se plaignit de sa pauvreté et demanda un petit morceau de terre. «On ne sait vraiment que 271 donner à tous ces mendiants, répondit la Scanie. Mais attends donc. Je viens de creuser quelques marnières. Tu peux prendre la terre que j’en ai retirée et que j’ai laissée sur les bords, si tu en as l’emploi.»
«L’Uppland remercia, accepta et reprit sa marche. Il monta jusqu’à la Vestrogothie. Là encore il cria sa misère. «Je ne puis te donner de terre, dit la Vestrogothie. Je ne fais pas cadeau de mes grasses campagnes à des mendiants. Mais si tu veux une de ces petites rivières qui serpentent dans ma grande plaine, tu peux la prendre.»
«L’Uppland remercia, accepta et s’en fut dans le Halland. «Je ne suis guère plus riche que toi en terre, dit le Halland, mais si tu estimes qu’ils en valent la peine, tu pourras détacher du sol quelques monticules pierreux.»
«L’Uppland, ployant sous sa besace, alla voir le Bohuslän. Là il eut la permission de ramasser autant de petits îlots nus et d’écueils qu’il voulait. «Ça ne paye pas de mine, dit le Bohuslän, mais ils sont bons comme abris contre le vent. Ils pourront t’être utiles puisque tu demeures comme moi sur la côte.»
«L’Uppland se montrait reconnaissant de toutes ces aumônes; il ne refusait rien, bien qu’on lui donnât partout les choses auxquelles on ne tenait point. Le Vermland lui donna un peu de son sol de granit, le Vestmanland une partie des longues crêtes qui le traversent. L’Ostrogothie lui fit cadeau d’un coin de sa sauvage forêt de Kolmârden, et le Smâland lui remplit presque son sac de marais, de morceaux de pierres, et de bouts de bruyères.
«La Sudermanie ne voulut se défaire que de quelques baies du Mälar; la Dalécarlie tenait aussi trop 272 à ses terres pour les donner; elle offrit en revanche une portion du Dalelf.
«Finalement l’Uppland reçut du Nerke quelques-uns des nombreux prés marécageux des rives du Hjälmar. Son sac était si plein qu’il s’en retourna chez lui.
«Il vida sa besace et fit l’inventaire de ce qu’il avait rapporté. Il ne put s’empêcher de penser que c’était une terrible collection de choses de rebut; il se demandait en soupirant comment il allait pouvoir en tirer parti.
«Du temps passa. L’Uppland restait chez lui, s’occupant à ranger et ordonner ses affaires.
«Or, voilà qu’on commença à discuter pour savoir où habiterait le roi, et où serait située la capitale de la Suède. Toutes les provinces se réunirent pour délibérer. Bien entendu, toutes voulaient accaparer le roi, et l’on disputa ferme. «M’est avis que le roi doit élire domicile dans la province qui est la plus capable et la plus sage», dit l’Uppland. Tout le monde fut d’accord pour trouver bonne cette proposition. Il fut donc décidé que la province qui manifesterait le plus d’intelligence et de sagesse, logerait le roi et la capitale.
«A peine rentrées chez elles, les provinces reçurent une invitation de l’Uppland à un banquet. «Qu’est-ce que ce pauvre gueux peut bien avoir à offrir?» dirent-elles dédaigneusement. Cependant elles acceptèrent l’invitation.
«Arrivées en Uppland, elles n’en revenaient pas de ce qu’on leur montra. Elles trouvèrent la province bâtie: à l’intérieur se dressaient des fermes superbes, les côtes étaient garnies de villes, les eaux remplies de navires.
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«—C’est honteux de mendier lorsqu’on est si à son aise, murmuraient-elles.
«—Je vous ai invitées ici pour vous remercier de vos cadeaux, dit l’Uppland; car c’est grâce à vous que je me tire si bien d’affaire à présent.
«—Dès mon retour, je commençai par amener le Dalelf dans mon domaine. Je me suis arrangé pour avoir deux chutes d’eaux magnifiques: l’une à Söderfors, l’autre à Elfkarleby. Au sud du fleuve, à Dannemora, j’ai placé le sol de granit que m’avait donné le Vermland. Je suppose même que le Vermland n’a pas bien regardé ce qu’il m’a donné, car ce granit n’était autre que du superbe minerai de fer. Là tout autour j’ai planté la forêt que j’ai reçue de l’Ostrogothie. Lorsque, de cette façon, il y eut au même endroit du minerai, des chutes d’eau, une forêt pour fournir du charbon de bois, il fut évident que j’aurais une riche contrée minière.
«Après avoir aussi bien arrangé le nord, j’ai étendu les crêtes du Vestmanland jusqu’au Mälar en y formant des promontoires, des caps et des îles qui se sont couverts de verdure et sont devenus beaux comme des jardins. Les baies que m’avait abandonnées la Sudermanie, je les ai fait entrer comme des fjords très profondément dans le pays que j’ai ainsi ouvert à la navigation et au commerce du monde.
«Le nord et le sud achevés, je me suis occupé de la côte de l’est, et là j’ai tiré grand profit des écueils, des monceaux de pierres, des bruyères et des landes que vous m’aviez donnés, et je les ai lancés dans la mer. De là toutes mes îles et mes îlots qui m’ont été si utiles pour la pêche et la navigation que je les compte comme mon bien le plus précieux.
«Cela fait il ne me restait plus de tous vos cadeaux 274 que les tertres de marne que j’avais reçus de la Scanie. Je les ai étendus au beau milieu des terres: ils forment maintenant la fertile plaine de Vaksala. La petite rivière paresseuse que l’Ostrogothie m’avait donnée, je lui ai tracé un chemin à travers cette plaine pour établir une communication commode avec le Mälar.»
«Les autres provinces comprirent alors comment les choses s’étaient passées; un peu dépitées, elles durent reconnaître que l’Uppland avait bien su conduire ses affaires. «Tu as fait de grandes choses avec de petits moyens, dirent-elles. De nous toutes, c’est toi qui as fait preuve de la plus grande capacité et de la plus grande sagesse.»
«—Voilà une bonne parole! dit l’Uppland. Puisque vous parlez ainsi, je vous prends au mot; c’est moi qui logerai le roi et la capitale.
«De nouveau les autres provinces étaient furieuses, mais elles ne purent se dédire de ce qui avait été une fois décidé.
«Et l’Uppland eut le roi et la capitale et devint la principale des provinces. Et ce ne fut que justice, car l’intelligence et la sagesse sont les qualités qui aujourd’hui encore font des mendiants des princes.»
275
LA VILLE-QUI-NAGE-SUR-L’EAU
Vendredi, 6 mai.
Personne n’était plus doux ni doué d’un meilleur cœur que la petite oie cendrée Finduvet.
Toutes les oies sauvages l’aimaient beaucoup, et le jars blanc se serait jeté au feu pour elle. Lorsque Finduvet demandait quelque chose, Akka elle-même ne pouvait rien lui refuser.
Dès que l’on arriva au lac Mälar, elle reconnut le paysage. Au delà du lac s’étendait la mer où ses parents et ses sœurs habitaient un petit îlot. Elle pria les oies sauvages de faire un détour pour y passer avant de se rendre dans le nord. Sa famille aurait tant de joie à la savoir vivante. Elle pria si longtemps qu’on finit par céder à sa prière, bien que les oies sauvages fussent déjà en retard, mais ce détour n’allongerait guère le voyage que d’un seul jour.
On se mit en route un matin après un bon repas 276 et l’on vola vers l’est au-dessus du Mälar. Nils remarqua que plus on avançait, plus les rives étaient habitées et plus il y avait d’animation sur le lac. Des chalands et des voiliers, des goélettes et des barques de pêcheurs se suivaient dans la même direction; une multitude de jolis vapeurs blancs les croisaient ou les dépassaient. Sur les rives, des chemins de fer et des routes couraient vers le même but. Il y avait manifestement là-bas à l’est un endroit où tout le monde était pressé d’arriver.
Sur une des îles il aperçut un grand château blanc; un peu plus loin les rives se couvraient de villas, d’abord espacées, puis de plus en plus serrées, et qui enfin se touchaient et s’alignaient en rangées ininterrompues. Il y en avait de toutes sortes. Certaines étaient pareilles à des châteaux et d’autres à d’humbles fermes. Quelques-unes étaient entourées de jardins; d’autres, c’était le plus grand nombre, étaient construites dans le bois qui bordait le lac. Toutes ces villas, si dissemblables qu’elles fussent, n’en avaient pas moins un trait commun: ce n’étaient point des maisons simples et graves, elles étaient toutes peintes en couleurs vives, en vert, en bleu, en blanc, en rouge, comme des maisons de poupées.
Tout à coup, Finduvet poussa un cri: «Voilà! je reconnais la Ville-qui-nage-sur-l’eau!»
Nils regarda devant lui, mais n’aperçut d’abord que des brumes et de légers brouillards qui roulaient sur le lac. Puis il entrevit des flèches pointues et quelques maisons avec de longues rangées de fenêtres. Elles surgissaient et disparaissaient à chaque instant parmi les brumes mouvantes. Aucune bande de terre n’était visible. Tout semblait reposer sur l’eau.
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Et maintenant les villas des rives disparaissaient: on n’apercevait plus que de sombres fabriques. Des dépôts de bois et de charbons se cachaient derrière de hautes clôtures; de lourds vapeurs étaient amarrés devant des embarcadères noirs et poussiéreux. Mais un léger brouillard transparent baignait tout cela, transformait, élargissait étrangement ce paysage et lui communiquait une sorte de splendeur.
Les oies sauvages laissèrent derrière elles les usines et les transports, et s’approchèrent des flèches brumeuses. Tout à coup elles virent tomber les brouillards; quelques lambeaux légers flottaient encore au-dessus de leurs têtes, délicatement colorés de rose et de bleu tendre; la masse principale moutonnait sur la terre et les eaux, cachant la base des maisons dont on n’apercevait plus que les toits, les tours, les pignons et les frontons élevés.
Nils comprenait qu’ils volaient au-dessus d’une grande ville. Parfois, un interstice s’ouvrait dans l’amoncellement des brouillards, il apercevait un fleuve rapide et bruissant, mais point de terre.
Au delà de la ville, Nils découvrit de nouveau, à travers un brouillard moins dense, des rives, de l’eau et des îles. Il se retourna, espérant mieux voir la ville, mais ce fut en vain; le spectacle était encore plus fantastique. Vivement colorés par le soleil, les brouillards voguaient, roses, azurés, orangés. Les maisons étaient blanches, si fortement illuminées par le soleil qu’on les eût dites bâties de lumière. Les vitres et les flèches brillaient comme incendiées. Et toujours la ville flottait sur l’eau.
Les oies sauvages volaient droit vers l’est. D’abord le paysage ressemblait à celui du Mälar, mais bientôt les nappes d’eau furent plus vastes, 278 les îles plus grandes. La végétation devenait plus pauvre, les arbres à feuilles, plus rares, cédaient la place aux pins. Les villas disparaissaient; il n’y avait plus que des fermes et des cabanes de pêcheurs.
Plus loin encore, on n’apercevait aucune grande île habitée; l’eau était semée d’une infinité de petits îlots et d’écueils; la mer s’étendait devant les voyageurs, vaste et illimitée.
Les oies s’abattirent sur un rocher, et Nils se tourna vers Finduvet:
—Quelle est cette ville que nous avons traversée? demanda-t-il.
—Je ne connais pas son nom parmi les hommes, répondit la petite oie cendrée, mais nous autres oies, nous l’appelons la Ville-qui-nage-sur-l’eau.
STOCKHOLM
Samedi, 7 mai.
Il y a quelques années, vivait au Skansen, ce grand jardin de Stockholm où l’on a réuni tant de choses curieuses d’autrefois, un petit bonhomme, nommé Klement Larsson. Il était du Helsingland, et était venu au Skansen pour jouer des rondes populaires et de vieux airs sur son violon. C’était surtout les après-midi qu’il exerçait son art de ménétrier. Pendant la matinée il gardait l’une des curieuses vieilles maisons de paysan que l’on a transportées au Skansen de toutes les parties de la Suède.
Les premiers temps, Klement s’estimait très heureux de pouvoir passer ainsi sa vieillesse, mais 279 bientôt il commença à s’ennuyer terriblement, surtout aux heures de garde. Passe encore lorsqu’il venait du monde pour visiter la vieille maison, mais parfois Klement était seul des heures durant. Alors il souffrait si fort du mal du pays qu’il craignait d’être obligé de renoncer à sa place. Klement était très pauvre; il savait que, rentré dans son pays, il tomberait à la charge de l’assistance publique. Aussi s’efforçait-il de tenir le plus longtemps possible, mais il se sentait tous les jours plus malheureux.
Un bel après-midi, au commencement de mai, Klement, ayant obtenu quelques heures de liberté, descendait la pente raide du Skansen; il rencontra un pêcheur qui rentrait, un filet sur le dos. C’était un vigoureux jeune homme; il venait fréquemment au Skansen offrir des oiseaux de mer qu’il avait capturés vivants: Klement l’avait vu souvent.
Le pêcheur arrêta Klement pour lui demander si le directeur du jardin était là, et Klement à son tour s’enquit de ce qu’il avait à vendre. «Je veux bien te montrer ce que j’apporte, dit le pêcheur; en revanche, conseille-moi sur le prix que je puis demander.»
Il tendit son filet. Klement jeta un coup d’œil et recula effaré. «Qu’est-ce que c’est que ça? Asbjörn! balbutia-t-il, où as-tu pris celui-là?»
Il se rappelait que, tout enfant, il avait entendu sa mère parler du peuple des tomtes, qui demeurait sous le plancher et se fâchait lorsque les enfants criaient trop ou n’étaient pas sages. Devenu grand, il avait cru que la mère avait inventé cette histoire des tomtes pour le faire tenir tranquille. Or voilà que dans le cabas d’Asbjörn il en voyait un!
Klement n’avait pu se débarrasser complètement 280 de ces terreurs enfantines; un petit frisson lui courut le long du dos. Asbjörn s’en aperçut et se mit à rire. «Je ne l’ai pas guetté, tu sais, dit-il. C’est lui qui est venu à moi. J’étais allé en mer de très bonne heure ce matin. A peine avais-je quitté la terre qu’une bande d’oies sauvages est passée en criant. Je leur ai envoyé un coup de fusil, je les ai manquées; mais ce petit bonhomme a dégringolé; il est tombé à l’eau si près de mon bateau que je n’ai eu qu’à étendre le bras pour le prendre.»
—Il n’a pas été atteint au moins, Asbjörn? demanda Klement.
—Non, non. Il est sain et sauf. En tombant il ne savait pas d’abord où il était et je lui ai attaché les pieds et les mains avec un bout de ficelle pour qu’il ne se sauve pas. Je me suis dit tout de suite que c’était quelque chose pour le Skansen.
Klement se sentit l’âme oppressée. Tout ce qu’il avait entendu raconter dans son enfance sur les gens du «petit peuple», leur esprit vindicatif et leur promptitude à secourir leurs amis, lui revint en mémoire. Jamais ils n’avaient eu de chance, ceux qui avaient essayé de retenir un tomte prisonnier.
—Ne dit-il rien? demanda Klement.
—Si, au début il essaya d’appeler les oiseaux, mais je l’ai bâillonné pour l’en empêcher.
—Mais, Asbjörn! à quoi penses-tu? s’écria Klement effrayé. Ne comprends-tu pas que c’est un être surnaturel?
—Je ne sais ce que c’est, répliqua Asbjörn impassible. Que d’autres en décident. Je serai content si seulement on me l’achète. Dis-moi maintenant ce que tu penses que le directeur m’en donnera.
Klement garda un moment le silence. Une véritable 281 angoisse lui étreignait le cœur. Il lui semblait que sa vieille mère était à côté de lui, le suppliant d’être bon pour le «peuple des petits».
—Je ne sais ce que le directeur t’en donnerait, Asbjörn, dit-il, mais moi je t’offre vingt couronnes si tu veux me le laisser.
Ébahi, le pêcheur regarda Klement, en s’entendant offrir cette grosse somme. Il se dit que Klement croyait sans doute le tomte doué d’un pouvoir secret et qu’il pourrait lui être utile. En outre il avait vaguement l’impression que le directeur serait moins généreux; il accepta.
Le ménétrier fourra le tomte dans une de ses larges poches, retourna au Skansen, et entra dans une des cabanes où il n’y avait ni visiteurs ni gardien. Puis, ayant refermé soigneusement la porte, il saisit son prisonnier qui avait encore les pieds et les mains liés et la bouche bâillonnée, et le posa sur une table.
—Et maintenant écoute bien ce que je te propose! dit Klement. Je sais que les êtres de ton espèce n’aiment pas à être vus des hommes, et qu’ils veulent besogner et travailler seuls. J’ai donc pensé te rendre la liberté, mais à la condition expresse que tu restes ici dans le jardin jusqu’à ce que je te permette d’en sortir. Si tu acceptes, tu hocheras la tête trois fois.
Klement regardait avec espoir le tomte, mais celui-ci demeura immobile.
—Tu ne seras pas mal ici, reprit Klement. Je te préparerai tous les jours un bol de nourriture et tu auras tant à faire que le temps ne te paraîtra pas long. Mais tu ne partiras que lorsque je te le permettrai. Nous conviendrons d’un signe. Tant que je mettrai ta nourriture dans un bol blanc, tu resteras. 282 Quand je la mettrai dans un bol bleu, tu pourras t’en aller.
Klement se tut de nouveau, attendant que le petit bonhomme lui fît les signes de tête, mais l’autre ne bougea pas.
—Eh bien alors, dit Klement, il ne me reste qu’à te livrer au maître de ce jardin. Il te mettra en cage, et toute la grande ville de Stockholm viendra te regarder.
Cette perspective sembla effrayer le tomte, car il hocha instantanément la tête trois fois.
—Voilà qui va bien, fit Klement en prenant son couteau pour couper la ficelle qui emprisonnait les mains du petit bonhomme. Puis il se dirigea vers la porte.
Le gamin détacha lui-même les liens de ses chevilles et ôta son bâillon. Quand il se retourna pour remercier Klement Larsson, celui-ci était parti.
Dehors Klement croisa un vieux monsieur, grand et beau, qui semblait vouloir se rendre à un endroit voisin, d’où la vue était très belle. Klement ne se rappelait pas l’avoir jamais rencontré, mais le grand monsieur avait dû remarquer Klement auparavant, car il s’arrêta et lui adressa la parole.
—Bonjour, Klement! Comment vas-tu? J’espère que tu n’es pas malade? Il me semble que tu as maigri.
Les manières du vieux monsieur étaient si aimables et si engageantes que Klement s’enhardit; 283 il raconta combien il était tourmenté par le mal du pays.
—Comment? fit le beau vieux monsieur. Tu t’ennuies, quand tu es à Stockholm? Est-ce possible?
Le vieux monsieur eut un air presque blessé. Puis, se ravisant, il se dit qu’il avait affaire à un pauvre paysan du Helsingland; il reprit sa mine bienveillante.
—Tu n’as sans doute jamais entendu raconter comment a été fondée la ville de Stockholm? Sinon tu comprendrais que ta nostalgie n’est que chimères. Viens jusqu’à ce banc là-bas; je te parlerai de Stockholm!
Le vieux monsieur s’assit et considéra pendant quelques instants Stockholm qui s’étendait splendide à ses pieds; il respira profondément, comme pour aspirer toute la beauté du paysage. Puis il se tourna vers le ménétrier.
—Regarde, Klement! dit-il en dessinant une petite carte sur le sable. Voici l’Uppland qui pousse vers le sud une pointe déchiquetée de baies. Et voilà la Sudermanie qui vient à sa rencontre avec une autre pointe également déchiquetée; un lac vient de l’ouest, rempli d’îles: c’est le Mälar; de l’est accourt une autre eau qui ne réussit qu’à grand’peine à se frayer un chemin entre des îles et des écueils: c’est la Baltique. Ici même, Klement, au lieu où l’Uppland rencontre la Sudermanie et le Mälar la Baltique, il y a un petit fleuve très court qui réunit les deux eaux, et dans ce fleuve il y avait jadis quatre îles, le divisant en plusieurs bras. L’un de ces bras s’appelle maintenant le Norrström.
Ces îles n’étaient au début que des îlots boisés ordinaires, tels qu’il y en a tant dans le Mälar; 284 pendant très longtemps elles sont restées inhabitées. Personne ne remarquait leur situation favorable entre deux provinces et deux grandes eaux. Les années passaient. Des gens vinrent habiter les îles du Mälar et celles de la Baltique, mais les îles du fleuve n’avaient toujours pas d’habitants. Parfois il arrivait qu’un navigateur y abordait et y dressait sa tente pour une nuit. C’était tout.
Or, un jour, un pêcheur s’était attardé à la pêche dans le Mälar. Rentrant chez lui, il fut surpris dans la Baltique par l’obscurité. Il résolut d’aborder dans l’un des quatre îlots pour y attendre que la lune se levât.
C’était à la fin de l’été; il faisait encore chaud et beau, bien que les soirs fussent déjà sombres. Le pêcheur s’étendit dans l’herbe, la tête contre une pierre, et s’endormit. Quand il se réveilla, la lune était levée depuis longtemps. Elle éclairait si magnifiquement la terre qu’on se serait cru en plein jour.
Il sauta sur ses pieds, et se prépara à remettre son bateau à flot; tout à coup il aperçut au loin des points noirs qui remuaient. C’était une bande de phoques qui se dirigeait droit vers l’île. Au moment où les phoques allaient grimper à terre, le pêcheur se baissa pour chercher l’épieu qu’il emportait toujours dans son bateau. Quand il se redressa, les phoques avaient disparu: à leur place il y avait sur la rive les plus belles jeunes filles, vêtues de longues robes traînantes de soie verte et couronnées de perles. Le pêcheur comprit: c’étaient des ondines qui demeuraient loin dans la mer, et qui avaient pris l’apparence de phoques pour venir à terre s’amuser au clair de lune sur les îles vertes.
Après les avoir regardées danser un moment sous 285 les arbres, il se glissa vers la rive, saisit une des peaux de phoque que les ondines y avaient laissées et la cacha sous une pierre. Puis il regagna son bateau, s’y coucha et fit semblant de dormir.
Bientôt il vit les jeunes vierges redescendre vers la rive pour revêtir de nouveau les peaux de phoques. Elles s’habillaient avec de joyeux rires et mille jeux; mais bientôt ce furent des plaintes et des cris: l’une d’elles ne pouvait retrouver son vêtement. Elles couraient toutes sur la rive en cherchant, mais en vain. Tout à coup elles s’aperçurent que le ciel pâlissait et que le jour approchait. Elles n’osèrent plus rester à terre, et se sauvèrent en nageant, toutes sauf une, celle qui n’avait pu retrouver sa peau de phoque. Elle demeura au bord de l’eau à sangloter.
Le pêcheur avait certes pitié d’elle, mais il se domina et resta caché jusqu’au jour. Alors il se leva, poussa à l’eau son bateau et, comme s’il l’apercevait tout à coup, il lui dit, après avoir démarré:
—Qui es-tu? Es-tu une naufragée?
L’ondine, en le voyant, courut vers lui, et dans sa détresse lui demanda s’il avait vu sa peau de phoque. Le pêcheur fit l’étonné, comme s’il ne comprenait même pas ce qu’elle voulait dire. Alors elle s’assit sur une pierre et pleura. Le pêcheur lui proposa de venir chez lui où sa mère la soignerait.
—Tu ne peux rester toute la nuit ici, où tu n’as ni lit ni rien à manger.
Il parlait doucement et la persuada de l’accompagner.
Le pêcheur et sa mère furent très bons envers la pauvre ondine; elle sembla se plaire parmi eux. Tous les jours elle devenait plus gaie, aidant la 286 vieille femme dans le ménage, et parfaitement semblable à une jeune fille des îles, sauf qu’elle était plus belle que toutes les autres. Un jour le pêcheur lui demanda si elle voulait être sa femme; elle répondit oui sans hésiter.
On prépara le mariage; à cette occasion la fiancée revêtit la robe verte et flottante et la couronne de perles scintillantes qu’elle portait lorsque le pêcheur l’avait vue pour la première fois. Puis les fiancés et le cortège de noce prirent place dans les bateaux pour aller à l’église dans le Mälar.
Le pêcheur conduisait sa fiancée et sa mère; il manœuvra sa barque si habilement qu’il laissa derrière lui tous les autres. Arrivé devant l’île où il avait trouvé l’ondine, qui maintenant, fière et parée, était assise à côté de lui, il ne put réprimer un sourire.
—De quoi ris-tu? demanda-t-elle.
—Je pense à la nuit où j’ai caché ta peau de phoque, répondit le pêcheur; il se sentait si sûr d’elle qu’il ne croyait plus avoir besoin de rien lui cacher.
—Qu’est-ce que tu dis? demanda la fiancée. Ma peau de phoque?
Elle semblait avoir tout oublié.
—Tu ne te rappelles donc plus comme tu dansais avec les ondines? demanda-t-il.
—Je ne sais ce que tu veux dire. Je crois que tu as fait un rêve étrange cette nuit.
—Et si je te montrais la peau, me croirais-tu? dit le pêcheur en dirigeant la barque vers l’île. Ils débarquèrent. Le pêcheur chercha la peau qui était restée sous la pierre où il l’avait cachée.
Dès qu’elle l’aperçut, l’épousée la lui arracha des 287 mains, la jeta sur ses épaules où elle s’adapta, comme vivante, et se jeta dans le fleuve.
Le marié la vit s’éloigner rapidement. Il essaya en vain de se précipiter à sa poursuite. Désespéré, il saisit alors son épieu et le lança. Il réussit mieux qu’il n’eût certes voulu; la pauvre ondine poussa un cri déchirant et disparut dans les profondeurs.
Le pêcheur demeurait sur la rive, s’attendant à la voir reparaître; tout à coup il vit l’eau briller d’un doux éclat et comme s’animer d’une beauté nouvelle. Elle miroitait et scintillait et répandait un éclat rose et blanc pareil à celui qui joue à l’intérieur des coquilles.
Lorsque cette eau miroitante vint battre les rives, elles semblèrent aussi se métamorphoser. Elles embaumèrent plus fort. Une tendre lueur les éclaira et leur donna une douceur insoupçonnée. Le pêcheur comprit ce qui se passait: les ondines ont en elles quelque chose qui les fait paraître plus belles que toutes les autres femmes. Le sang de l’une d’entre elles s’étant mêlé aux vagues, sa beauté illuminait le paysage: désormais ces rives héritaient du pouvoir d’inspirer de l’amour à tous ceux qui les contempleraient et de les attirer par une sorte de nostalgie.
Le vieux monsieur se tourna vers Klement, qui répondit d’un signe de tête, gravement, sans rien dire pour ne pas interrompre le récit.
—Or, remarque bien, Klement, continua le narrateur avec un petit éclat espiègle dans les yeux, que depuis ce moment les gens ont commencé à s’installer dans ces îles. Ce ne furent d’abord que des pêcheurs et des paysans; mais un beau jour le roi et son jarl remontèrent le courant. Ils remarquèrent ces 288 îles situées de telle façon que nul navire entrant dans le Mälar ne peut les éviter. Et le jarl proposa qu’on fermât à clef ce passage pour l’ouvrir ou le défendre à volonté, l’ouvrir aux navires marchands, le fermer aux flottes de pillards.
Cela fut fait, continua le vieux monsieur. Et ici—il s’était levé et se remettait à dessiner dans le sable—sur la plus grande des îles, le jarl éleva un fort donjon. Autour de l’île les habitants construisirent des murs. Ils relièrent par des ponts les quatre îles et les munirent toutes de tours. Et dans l’eau, tout autour, ils enfoncèrent un cercle de pieux avec des barrières par où les navires étaient forcés de passer.
Tu vois donc, Klement, que les quatre îlots si longtemps inhabités étaient devenus de vraies forteresses. Or, ces rives et ces détroits attirèrent fortement les hommes; on accourut de tous côtés pour s’installer ici. Bientôt les habitants commencèrent à bâtir une église, qui par la suite fut appelée la Grande Eglise. Elle était située tout contre le donjon; à l’intérieur des murs s’abritaient les petites cabanes que les habitants s’étaient bâties. Elles étaient peu considérables, mais il n’en fallait pas davantage à cette époque-là pour mériter le nom de ville. Et la ville fut appelée Stockholm, et s’appelle ainsi encore aujourd’hui.
Un jour, le jarl qui avait mis ce travail en train ferma les yeux pour toujours, mais Stockholm ne manqua pourtant pas de constructeurs. Des moines appelés Frères Gris vinrent s’établir en Suède; ils demandèrent au roi l’autorisation de bâtir ici un couvent. Le roi leur donna un petit îlot. Puis vinrent d’autres moines, appelés Frères Noirs. Ils construisirent 289 leur couvent près de la porte méridionale de l’île de la Cité. Sur un autre îlot, au nord, fut élevé un Hôtel-Dieu ou hôpital. Ailleurs des hommes industrieux établirent un moulin; dans les eaux environnantes les moines pêchaient.
Les petites îles furent vite couvertes de maisons. Aussi, lorsque des femmes pieuses de l’ordre de Sainte-Claire vinrent demander du terrain, on ne put leur offrir que la rive au nord des îles. Elles n’en furent certes pas très satisfaites, car il y avait là une hauteur où la ville avait installé son gibet. Elles n’en bâtirent pas moins au pied de la colline un couvent et une église, et leur voisinage attira d’autres gens. Tout en haut, un hôpital s’éleva bientôt, ainsi qu’une église placée sous l’invocation de saint Georges.
Outre les religieux et les religieuses, il vint beaucoup d’autres gens, et d’abord une foule de commerçants et d’artisans allemands. Plus habiles que leurs confrères suédois, ils furent très bien accueillis. Ils s’établirent dans la cité même, en dedans des murs, rasèrent les petites vieilles cabanes et bâtirent de superbes maisons de pierre. Comme la place était très restreinte, ils durent serrer les maisons les unes contre les autres et tourner les pignons vers les ruelles étroites.
Tu vois donc, Klement, que Stockholm avait le pouvoir d’attirer les hommes.
A ce moment un autre monsieur s’avança dans l’allée. Mais celui qui causait avec Klement fit un signe de la main, et l’autre demeura à distance.
—Et maintenant, Klement, tu vas me faire un plaisir, poursuivit le vieux monsieur. Je n’ai plus le temps de causer avec toi, mais je t’enverrai un livre sur Stockholm, que tu liras. Je t’ai pour ainsi dire 290 fait assister à la fondation de Stockholm. Tu étudieras toi-même comment la ville s’est développée, comment l’étroite petite cité, ceinte de remparts, s’est transformée en cette vaste mer de maisons que nous voyons à nos pieds! Lis dans le livre comment le lourd donjon a cédé la place au beau et clair château en face de nous, comment l’église des Frères Gris est devenue la sépulture des rois de Suède. Lis dans le livre comment les jardins des maraîchers au sud et au nord de la ville sont devenus de beaux jardins et des quartiers habités, comment les détroits ont été comblés et les collines aplanies. Lis dans le livre comment le parc des rois a été transformé en un lieu de plaisance aimé du peuple. Tu dois te familiariser avec la ville, Klement! Car cette ville n’appartient pas aux seuls Stockholmiens. Elle t’appartient à toi et à toute la Suède.
Rappelle-toi, Klement, en lisant l’histoire de Stockholm, ce que je t’ai dit: Stockholm a le pouvoir d’attirer tout le monde. D’abord le roi s’est installé ici, puis les hauts seigneurs y bâtirent leurs palais! Et maintenant Stockholm ne s’appartient point seulement à lui-même non plus qu’à la région environnante, il appartient à tout le royaume.
Et lorsque tu entendras parler dans ton livre de toutes les choses qui sont réunies à Stockholm, Klement, pense aussi à ce qu’on a rassemblé ici au Skansen! Voici de vieilles maisons. On danse ici les danses anciennes; voici de vieux costumes, de vieux ustensiles de ménage. Ici vivent des ménétriers et des conteurs de sagas et de contes de fées. Toutes les choses bonnes et vieilles, Stockholm les a attirées au Skansen pour les glorifier et les remettre en honneur parmi le peuple.
291
Mais surtout, Klement, pour lire ton livre, il faut t’asseoir ici sur la hauteur! Il faut que tu voies l’allégresse des vagues joueuses, et la beauté de ces rives étincelantes. Il faut être sous le charme, Klement!
Le beau vieux monsieur avait élevé le ton; sa voix résonnait, forte et impérieuse, et ses yeux jetaient des éclairs. Il se dressa et quitta Klement avec un petit signe de la main. Et Klement comprit que celui qui lui avait parlé était un très grand seigneur. Il s’inclina profondément.
Le lendemain un laquais royal apporta à Klement un gros livre rouge et une lettre. Et la lettre disait que le livre venait du roi.
Après cet événement le petit Klement Larsson eut pendant plusieurs jours la tête à l’envers. Au bout d’une semaine, il alla donner sa démission au directeur. Il était forcé de retourner dans son pays.
—Et pourquoi? demanda le directeur. Tu ne te plais donc pas ici?
—Bien sûr que je m’y plais maintenant, mais il faut que je rentre.
En réalité Klement était dans un grand embarras: le roi lui avait ordonné d’apprendre à connaître Stockholm et à s’y plaire, mais comment Klement pourrait-il renoncer au bonheur de raconter dans son pays que le roi en personne lui avait donné cet ordre? Il avait besoin de réunir du monde autour de lui le dimanche, à la sortie de l’église du pays, et de raconter que le roi avait été bon pour lui, s’était 292 assis à son côté sur un banc, et s’était donné le temps de parler avec lui, un pauvre vieux ménétrier de la campagne, pour le guérir de la nostalgie. C’était déjà beau de raconter cela aux vieux Lapons et aux petites Dalécarliennes du Skansen. Que serait-ce au pays?
Même s’il échouait à l’asile des pauvres, Klement ne serait plus malheureux. Il était devenu un tout autre homme, et allait jouir d’une considération nouvelle.
Et ce désir était invincible. Le directeur dut le laisser partir.
293
LA VALLÉE ALPESTRE
Très loin au nord, entre les fjells de Laponie, il y avait un vieux nid d’aigle perché sur une saillie d’une abrupte paroi de rocher. L’aire était construite avec des branches de pin. Au cours des années elle avait été augmentée et renforcée; à présent elle s’étalait sur près de deux mètres de largeur et s’élevait presque à la hauteur d’une tente de Lapon.
La muraille de pierre dominait une assez grande vallée, habitée en été par une bande d’oies sauvages. Dissimulée entre les montagnes et presque ignorée des hommes, même des Lapons, la vallée était un refuge excellent. Au centre s’arrondissait un petit lac où il y avait abondance de nourriture pour les oisons, et les rives, couvertes de hautes touffes d’osiers nains et de petits bouleaux chétifs, offraient aux oies des cachettes excellentes pour couver leurs œufs.
De tout temps, des aigles avaient habité le rocher et des oies sauvages le fond de la vallée. Tous les ans les aigles en ravissaient quelques-unes en ayant 294 soin toutefois de ne pas en prendre tant que les oies ne revinssent plus. Les oies sauvages, de leur côté, profitaient malgré cela de la présence des aigles. Ils étaient des brigands, mais ils tenaient éloignés les autres brigands.
Trois ans environ avant l’époque où Nils Holgersson voyageait avec les oies sauvages, la vieille oie-guide Akka de Kebnekaïse regardait un matin, du fond de la vallée, l’aire des aigles. Les aigles partaient pour la chasse peu après le lever du soleil. Les étés précédents, Akka avait tous les matins guetté leur départ afin de s’assurer qu’ils ne choisissaient pas la vallée comme terrain de chasse.
Elle n’attendit pas longtemps. Beaux, mais redoutables, les deux oiseaux s’élancèrent bientôt dans l’air. Ils se dirigèrent vers la plaine cultivée; Akka poussa un soupir de soulagement.
La vieille oie avait cessé de pondre des œufs et d’élever des petits; en été elle passait son temps à aller de l’un à l’autre entre les nids et à donner de bons conseils sur la façon de couver et de soigner les petits. En outre elle guettait non seulement les aigles, mais aussi les renards alpins, les hiboux et tous les autres ennemis qui menaçaient les oies et leurs couvées.
Vers midi Akka se mit à épier le retour des aigles, comme elle l’avait fait depuis des années. Elle voyait à leur vol s’ils avaient fait une bonne chasse, auquel cas elle se sentait tranquille pour les siens. Mais ce jour-là elle ne les vit point revenir.
—Décidément je me fais vieille, pensa-t-elle après avoir attendu un bon moment. Les aigles ont dû rentrer depuis longtemps.
Au cours de l’après-midi elle ne cessa pas de surveiller 295 la montagne, s’attendant à voir les aigles sur le gradin, où ils prenaient ordinairement leur repos du soir; le soir elle les attendit encore à l’heure où ils se baignaient dans le lac. Et de nouveau elle se plaignit d’être devenue vieille. Elle ne pouvait admettre que les aigles ne fussent pas revenus.
Le lendemain Akka s’éveilla de bonne heure pour tâcher de voir les aigles. Mais ce fut encore en vain. En revanche elle entendit dans le calme du matin un cri à la fois furieux et pitoyable, et qui semblait provenir de l’aire. Elle s’enleva rapidement et monta assez haut pour pouvoir plonger le regard dans le nid des aigles.
Elle n’y découvrit ni l’aigle mâle ni l’aigle femelle. Dans le grand nid, il n’y avait qu’un aiglon à demi nu, qui criait de faim.
Lentement, comme hésitante, Akka descendit vers l’aire. C’était un endroit lugubre. On voyait bien qu’on était chez des brigands. L’aire et le gradin de la montagne étaient jonchés d’os blanchis, de plumes et de lambeaux de peaux ensanglantées, de têtes de lièvres, de becs d’oiseaux et de pattes de lagopèdes couvertes de plumes. L’aiglon lui-même, qui reposait au milieu de tous ces détritus, était affreux à voir avec son gros bec ouvert, son corps lourd à peine duveté, et ses ailes rudimentaires où les pennes futures perçaient comme des épines.
Akka finit par vaincre son dégoût et vint se poser au bord de l’aire, regardant avec inquiétude autour d’elle, car à chaque instant elle s’attendait à voir revenir les aigles.
—Ce n’est pas trop tôt qu’on vienne enfin à mon aide! cria l’aiglon. Apporte-moi tout de suite à manger.
296
—Pas si vite! dit Akka. Dis-moi d’abord où sont tes père et mère?
—Est-ce que je sais? Ils sont partis hier matin en me laissant un méchant lemming pour toute nourriture. Tu comprends bien qu’il est fini il y a longtemps. C’est honteux de me laisser ainsi mourir de faim.
Akka commença décidément à croire que les vieux aigles avaient été tués; elle se dit que, si elle laissait l’aiglon mourir de faim, on serait débarrassé à l’avenir de toute cette famille de brigands. Pourtant il lui répugnait trop de ne pas secourir un petit sans défense.
—Qu’est-ce que tu attends? cria l’aiglon avec impatience. N’as-tu pas entendu que je veux quelque chose à manger?
Akka ouvrit les ailes et se laissa tomber jusqu’au petit lac du fond de la vallée, et bientôt elle remonta avec une truite dans le bec.
L’aiglon éclata de colère en voyant le poisson.
—Tu crois que je veux manger ça? siffla-t-il en repoussant la truite de la patte. Apporte-moi sur-le-champ un lagopède ou un lemming, tu entends.
Akka allongea le cou et pinça fortement l’aiglon à la nuque.
—Ecoute bien ce que je te dis, fit la vieille oie; si tu veux que je t’apporte à manger, tu te contenteras de ce que je te donnerai. Ton père et ta mère sont morts et ne pourront par conséquent plus rien pour toi. Si tu veux mourir de faim en attendant des lagopèdes et des lemmings, je ne t’en empêcherai pas.
Là-dessus elle s’envola et ne reparut dans l’aire qu’après une bonne heure. L’aiglon avait dévoré le poisson, et lorsqu’elle déposa devant lui une autre 297 truite, il l’avala sans dire un mot, bien qu’il parût la trouver peu appétissante.
Akka eut un rude travail. Les vieux aigles ne revinrent point, et elle dut à elle seule nourrir l’aiglon. Elle lui apporta des poissons et des grenouilles; l’aiglon ne sembla point se trouver mal de ce régime: il devenait grand et vigoureux. Il oublia vite ses parents, les aigles, et prenait Akka pour sa véritable mère. Akka de son côté l’aimait comme son propre enfant. Elle s’efforça de lui donner une bonne éducation et de le déshabituer de sa férocité naturelle et de son arrogance.
Deux ou trois semaines plus tard, Akka s’aperçut que le temps approchait où elle allait muer et devenir pendant quelque temps incapable de voler. Pendant toute une lunaison elle ne pourrait apporter à manger à l’aiglon.
—Voilà, Gorgo, lui dit Akka, je ne pourrai plus t’apporter du poisson. Il s’agit de savoir si tu pourras te transporter dans la vallée. Il faut choisir: ou mourir de faim ici ou te jeter en bas, ce qui pourra également te coûter la vie.
Sans répliquer, et sans l’ombre d’une hésitation, l’aiglon grimpa sur le bord du nid; il ne daigna même pas mesurer la distance des yeux, étendit ses bouts d’ailes et s’élança. Il pirouetta plusieurs fois en l’air, mais sut pourtant tirer parti de ses ailes assez pour arriver en bas à peu près indemne.
Dans la vallée, Gorgo passa ensuite l’été en compagnie des oisons. Il se considérait comme un des leurs, et tenta de vivre comme eux; lorsqu’ils se jetaient à la nage, il les suivait et manqua se noyer. Il était très humilié de ne pas pouvoir apprendre à nager et s’en plaignit à Akka.
298
—Pourquoi ne puis-je nager comme les autres?
—Tes serres sont devenues trop crochues pendant que tu restais là-haut sur la montagne, dit Akka. Mais ne te désole pas! Tu seras un brave oiseau quand même.
Les ailes de l’aiglon grandissaient vite, mais il n’eut pas l’idée de s’en servir pour voler avant l’automne, époque où les oisons apprirent à voler. Ce fut pour lui un fier moment, car dans ce sport il fut vite le premier. Ses camarades ne restaient jamais longtemps dans l’air, il y passa bientôt tout son temps. Il ne s’était pas encore rendu compte qu’il était d’une autre espèce que les oies, mais il remarqua une foule de choses sur lesquelles il questionna Akka.
—Pourquoi les lagopèdes et les lemmings se sauvent-ils lorsque mon ombre tombe sur le fjell? Ils ne montrent pas cette terreur devant les oisons?
—C’est que tes ailes ont trop poussé pendant que tu étais là-haut sur le gradin, dit Akka. Cela les effraie. Mais ne te désole pas. Tu n’en seras pas moins un brave oiseau.
Quand les oies sauvages partirent en automne pour leur migration, Gorgo les suivit. Il se considérait toujours comme des leurs. Or l’air était rempli d’oiseaux en route pour les pays chauds, et ce fut un beau tapage, lorsqu’ils aperçurent dans la suite d’Akka un aigle. Des essaims de badauds entouraient toujours le triangle des oies. Akka les suppliait de se taire, mais comment lier tant de langues bavardes?
—Pourquoi m’appellent-ils l’aigle? demandait sans cesse Gorgo, toujours plus agacé. Ne voient-ils pas que je suis des vôtres? Je ne suis pas de 299 ces mangeurs d’oiseaux qui dévorent leurs pareils.
Un jour, ils passaient au-dessus d’une ferme où des poules picoraient dans la basse-cour.
—Un aigle! Un aigle! crièrent les poules en se sauvant éperdument.
Mais Gorgo, qui avait toujours entendu nommer les aigles comme de terribles malfaiteurs, ne put maîtriser sa colère. Il abaissa ses ailes, fonça droit sur une poule et lui enfonça ses serres dans le corps.
—Je t’apprendrai, moi, que je ne suis point un aigle, criait-il, furieux, en lui donnant des coups de bec.
A ce moment il entendit la voix d’Akka qui l’appelait. Obéissant, il remonta. L’oie sauvage vola au-devant de lui pour le châtier.
—Qu’est-ce qui te prend? dit-elle en lui donnant un coup de bec. Était-ce ton intention de tuer la pauvre poule? Tu n’as pas honte?
Comme l’aigle se laissait morigéner sans résistance par l’oie sauvage, une tempête de cris et de risées se déchaîna dans la foule des oiseaux. L’aigle entendit les rires et se tourna vers Akka avec des regards courroucés comme s’il voulait l’attaquer. Puis tout à coup, il vira brusquement, s’élança vers le ciel à grands coups d’ailes vigoureux, monta si haut qu’aucun cri ne pouvait lui arriver, et ne cessa de planer tant que les oies purent l’apercevoir.
Trois jours plus tard il apparut de nouveau parmi les oies sauvages.
—Je sais maintenant qui je suis, dit-il à Akka. Puisque je suis un aigle, il faut bien que je vive comme vivent les aigles, mais il me semble que nous n’en pourrions pas moins être amis. Jamais je n’attaquerai ni toi ni personne de ta race.
300
Akka s’était fait un point d’honneur d’élever un aigle en faisant de lui un oiseau doux et inoffensif; elle ne voulut pas admettre que Gorgo allât vivre à sa guise. «Crois-tu donc que je serai l’amie d’un mangeur d’oiseaux? dit-elle. Vis comme je t’ai appris à vivre et je te permettrai de suivre la bande.»
Tous les deux étaient fiers et indomptables, tous les deux incapables de céder. Akka finit par défendre à l’aigle de se montrer devant elle, et sa colère fut si forte que nul n’osa plus prononcer le nom de Gorgo.
Depuis ce jour, Gorgo erra dans le pays, solitaire et haï de tous, brigand redoutable. Il était souvent d’humeur sombre, et souvent sans doute il regrettait le temps où il croyait être une oie sauvage et jouait avec les oisons. Parmi les animaux il avait acquis une grande renommée de hardiesse. On disait qu’il ne craignait au monde qu’un seul être, Akka, sa mère adoptive. On racontait en outre qu’il n’attaquait jamais une oie.
EN CAPTIVITÉ
Gorgo n’avait que trois ans; il n’avait point encore songé à chercher une compagne et à se fixer, lorsqu’il fut pris par un chasseur et vendu au Skansen. Il y avait déjà là quelques aigles. Ils étaient enfermés dans une volière de barres et de fils de fer, élevée en plein air et assez vaste pour contenir un assez gros tas de pierres et deux arbres. Pourtant les oiseaux y languissaient. Ils demeuraient presque toute la journée immobiles à la même place. Leur beau plumage perdait son lustre et se hérissait, et 301 leurs yeux plongeaient dans l’espace avec une fixité désespérée.
Pendant la première semaine de sa captivité, Gorgo était encore vif et éveillé, mais peu à peu un lourd engourdissement l’assoupit. Comme ses camarades, il commença à rester immobile des heures durant, sans compter les jours.
Un matin qu’il sommeillait selon son habitude, il s’entendit appeler d’en bas. Il eut peine à secouer sa torpeur pour baisser les yeux vers le sol et demander:
—Qui est-ce qui m’appelle?
—Mais Gorgo, tu ne me reconnais donc plus? C’est Poucet, qui suivait les oies sauvages.
—Akka est-elle aussi prisonnière? demanda Gorgo, en faisant un effort pour réunir ses pensées, comme après un long sommeil.
—Non, Akka et le jars blanc et les autres oies sont sans doute en Laponie à cette heure-ci, répondit le gamin. Moi seul je suis prisonnier.
Nils parlait encore quand il vit le regard de l’aigle s’éteindre et reprendre sa fixité.
—Aigle royal! cria le gamin. Dis-moi, si je puis te rendre service.
Gorgo le regarda à peine.
—Ne me dérange pas, Poucet! dit-il. Je rêve. Je plane là-haut dans les airs. Je ne veux pas être réveillé.
—Il faut te remuer et t’intéresser à ce qui arrive autour de toi, exhorta Nils. Sinon tu auras bientôt l’air aussi piteux que les autres aigles.
—Je voudrais être comme eux. Ils sont si bien partis dans leurs rêves que rien ne saurait plus les émouvoir, répondit Gorgo.
La nuit venue, tandis que les aigles dormaient, 302 un léger bruit se fit entendre sur le toit de la volière. Les deux vieux aigles ne se dérangèrent nullement, mais Gorgo s’éveilla.
—Qui est là sur le toit? demanda-t-il.
—C’est Poucet, Gorgo. Je suis en train de limer quelques fils de fer pour que tu puisses t’envoler.
L’aigle leva la tête et dans la nuit claire il aperçut le gamin. Il eut un mouvement d’espoir, auquel succéda vite l’abattement.
—Je suis un grand oiseau, Poucet, dit-il. Comment veux-tu limer assez de fils pour me laisser passer? Il vaut mieux ne pas te fatiguer et me laisser où je suis.
—Dors! et ne t’occupe pas de moi! dit le gamin sans se laisser décourager. Je te délivrerai avant que tu ne sois tout à fait abîmé.
Gorgo se replongea dans le sommeil; quand il se réveilla, il vit que plusieurs fils étaient limés. Ce jour-là il fut moins assoupi que les jours précédents. Il exerça un peu ses ailes en voletant entre les branches pour secouer la rigidité de ses membres.
Un matin, au moment où la première lueur de l’aube s’allumait sous le ciel, Poucet l’éveilla.
—Essaie maintenant, Gorgo!
L’aigle leva la tête. Le gamin avait fait un assez grand trou dans le filet. Gorgo remua les ailes et y monta. Deux ou trois fois il échoua, et retomba dans la volière, mais finalement il se dégagea et sortit.
D’un vol fier il monta jusqu’aux nuages. Le petit Poucet le regardait avec mélancolie, souhaitant que quelqu’un lui rendît la liberté à lui aussi. «Si je n’étais pas lié par ma promesse, pensait-il, je trouverais bien un oiseau qui me ramènerait parmi les oies.»
303
On s’étonnera peut-être que Klement Larsson n’eût pas rendu la liberté au tomte, mais il faut se rappeler combien le petit ménétrier avait la tête tournée en quittant le Skansen. Le matin de son départ il avait pourtant songé au tomte; malheureusement il ne trouva pas de bol bleu. Et tous les gens du Skansen, Lapons, Dalécarliennes, jardiniers et ouvriers, tous venaient prendre congé de lui. Au moment du départ, n’ayant toujours pas pu mettre la main sur un bol bleu, il eut recours aux services d’un vieux Lapon: «Il y a ici au Skansen un tomte, lui confia-t-il. Je lui donne à manger tous les matins. Prends ces quelques sous; tu achèteras un bol bleu; tu y mettras demain matin un peu de nourriture et le placeras sous le perron de la cabane de Bollnäs.» Le Lapon eut l’air très étonné, mais Klement n’avait pas le temps de lui fournir de longues explications, car il était temps de se rendre à la gare.
Or, le Lapon était en effet descendu dans la ville pour exécuter sa promesse, mais, ne trouvant pas de bol bleu qui fît son affaire, il en acheta un blanc que par la suite il remplit régulièrement tous les matins et plaça à l’endroit indiqué.
Voilà comment, Klement étant parti, Nils demeura retenu au Skansen par sa promesse.
Cette nuit-là le gamin soupirait plus que jamais après la liberté, car le printemps et l’été étaient venus pour tout de bon. Le sol était vert, les bouleaux et les peupliers arboraient des feuilles soyeuses, les cerisiers et beaucoup d’autres arbres étaient en fleurs, les chênes dépliaient prudemment leurs petites feuilles, les pois, les haricots et les choux poussaient dans les plates-bandes du Skansen. «Comme il serait bon de naviguer dans l’air tiède sur 304 le dos du jars par une belle journée et de regarder la terre parée et ornée d’herbe verte et de belles fleurs!»
Assis sur le toit de la volière, il réfléchissait à ces choses, quand l’aigle descendit subitement comme une flèche, et se posa à côté de lui.
—J’ai seulement voulu vérifier si mes ailes ont encore de la force, expliqua-t-il. Tu n’as pas cru, j’espère, que je t’abandonnais dans la captivité? Monte sur mon dos, et je te conduirai auprès de tes camarades de voyage.
—Impossible, soupira Nils. J’ai donné ma parole de rester ici, jusqu’à ce qu’on me rende ma liberté.
—Qu’est-ce que tu racontes? fit Gorgo. On t’a amené ici de vive force, puis on t’a contraint de donner ta promesse, et tu te prétends lié par une promesse ainsi extorquée?
—Je te remercie de ta bienveillance, mais il faut que je la tienne, cette parole. Tu ne peux rien pour moi.
—Je ne peux rien? Nous verrons bien, dit Gorgo.
Au même moment il saisit Nils Holgersson entre ses fortes serres, s’éleva avec lui jusque dans les nuages, et disparut dans la direction du nord.
305
Mercredi, 15 juin.
L’aigle ne s’arrêta que loin, au nord de Stockholm; il descendit sur une colline et rouvrit ses serres; aussitôt libre, Nils détala de toutes ses forces pour retourner au Skansen.
L’aigle fit un bond, le rattrapa et mit la patte sur lui.
—Comprends maintenant, Poucet, dit-il, pourquoi je veux te reconduire parmi les oies sauvages. J’ai entendu dire que tu es très en faveur auprès d’Akka; je voudrais que tu intercèdes pour moi.
—Je voudrais bien t’être utile, Gorgo, dit Nils, mais je suis tenu par ma parole.
Puis, à son tour, il raconta comment Klement Larsson l’avait racheté au pêcheur et était parti sans le délier de sa promesse.
Mais l’aigle ne voulut point renoncer à son projet:
—Écoute-moi bien, Poucet! dit-il. Mes ailes peuvent te transporter n’importe où, et mes yeux voient 306 tout. Je saurai bien retrouver Klement; tu t’arrangeras avec lui. Ce sera ton affaire.
Nils approuva fort cette proposition.
—Je vois bien, Gorgo, que tu as eu une mère adoptive sage comme la vieille Akka de Kebnekaïse. Puis il ajouta qu’il avait entendu dire que Klement était de Helsingland.
—Alors nous chercherons dans tout le Helsingland, depuis Lingbo jusqu’à Mellansjö. Et demain soir je pense bien que tu pourras t’entendre avec cet homme, dit Gorgo.
Ils se remirent en route, en bons amis cette fois. Nils prit place sur le dos de l’aigle qui le porta rapidement à travers tout le Gestrikland.
Après avoir atteint la contrée forestière du nord de la province, Gorgo descendit, se posa sur le sommet d’une montagne dénudée, et, quand le gamin eut mis pied à terre, il lui dit:
—Il y a du gibier ici, et je ne me croirai vraiment libre que lorsque j’aurai fait une partie de chasse. Occupe-toi comme tu voudras pendant ce temps, mais trouve-toi ici au coucher du soleil.
Seul là-haut, le gamin se sentit assez désemparé. Il s’assit sur une pierre et regarda la montagne nue et les grandes forêts d’en bas. Il n’y était pas depuis longtemps, quand il entendit chanter dans les bois, et vit quelque chose de clair monter entre les arbres. Il reconnut bientôt un drapeau bleu et jaune, et comprit, par le chant et le gai brouhaha, que le drapeau précédait un cortège qu’il ne pouvait encore distinguer. Le drapeau montait le long des sentiers zigzaguants. Où allait-il? Montait-il par hasard au vilain plateau nu où Nils était assis? Cependant le drapeau débouchait à la lisière de la forêt, suivi par tous 307 ceux à qui il montrait la route. Il y eut un fourmillement de têtes et tant d’animation, que Nils n’eut pas le temps de s’ennuyer un seul instant.
LE JOUR DE LA FORÊT
Sur le large dos de la montagne où Gorgo avait laissé Poucet, un incendie avait passé, une dizaine d’années auparavant. Les arbres carbonisés avaient été abattus et enlevés. La hauteur s’élevait, nue et terriblement déserte. Des souches noires entre les pierres témoignaient que jadis il y avait eu là des bois, mais on ne voyait nulle part les jeunes pousses sortir de la terre.
Les gens s’étonnaient que la montagne ne se reboisât pas, mais on oubliait que lors du grand incendie le sol avait souffert d’une longue sécheresse. Aussi non seulement les arbres avaient tous brûlé ainsi que la bruyère et la mousse, le myrte bâtard et l’airelle, toute la végétation; mais le terreau même, peu profond sur le rocher, était devenu sec et friable comme de la cendre. Au moindre souffle il tourbillonnait, et la hauteur, balayée par tous les vents, découvrit bientôt son ossature de roc. L’eau des pluies contribuait encore à emporter la terre, et depuis dix ans que le vent et l’eau s’étaient conjurés pour nettoyer la montagne, elle était devenue si dénudée et si chauve qu’on pouvait croire qu’elle resterait ainsi jusqu’à la fin du monde.
Mais voici qu’un jour, on avait convoqué tous les enfants de la commune devant une des écoles, chacun d’eux portant sur une épaule une pioche ou 308 une bêche, et à la main un panier de provisions. La petite armée se mit en route vers la montagne, drapeau en tête, escortée des maîtres et des maîtresses d’écoles, et suivie de deux gardes forestiers et d’un cheval qui traînait une charretée de plants de pin et de graines de sapin.
Cette longue procession suivit les vieux petits chemins des chalets d’été; les renards étonnés sortaient le museau de leurs tanières et se demandaient quels étaient ces gardeurs de bestiaux sans bêtes. Elle traversa les clairières des anciennes meules de charbon; et les becs-croisés se disaient en eux-mêmes: «Quels sont donc ces nouveaux charbonniers?»
Enfin le cortège arriva sur la hauteur incendiée. Les pierres s’y étalaient nues, sans ce revêtement de fines guirlandes de linnées qu’elles avaient jadis; les roches s’étaient dépouillées de la belle mousse argentée et du lichen que broutent les rennes. L’eau noire qui stagnait aux creux des rochers n’était bordée ni de feuilles de calla ni de surelles. Les petits coins de terre qui restaient dans les crevasses ne portaient ni fougères, ni pyroles blanches, ni rien de toutes ces choses vertes, rouges, légères, délicates, gracieuses qui d’ordinaire tapissent le fond des forêts.
On eût dit qu’un rayon de soleil illuminait la montagne grise, lorsque les enfants de la commune s’y répandirent. On y revoyait donc quelque chose de fin, de gai, de frais, de rose, quelque chose de jeune et de vivant!
Lorsque les enfants se furent reposés et que leurs paniers de provisions leur eurent rendu des forces, ils saisirent leurs pioches et leurs bêches. Le garde 309 forestier leur montra comment s’y prendre pour planter les petits pins partout où ils pouvaient trouver un peu de terreau.
Tout en jardinant les enfants s’entretenaient, d’un air grave et capable, de l’importance de leur travail. Les petits plants de pin lieraient le terreau et empêcheraient le vent de l’emporter. Puis il se formerait du terreau nouveau sous les arbres, des graines y tomberaient, et dans quelques années, on cueillerait des framboises et des myrtilles là où aujourd’hui il n’y avait que le roc nu. Et les petits plants deviendraient de grands arbres. On en bâtirait peut-être un jour des maisons et de beaux navires.
—Il est heureux que nous soyons venus maintenant, pendant qu’il reste encore un peu de terre dans les creux, disaient les enfants. Une minute de plus: il eût été trop tard. Et ils sentaient vivement leur importance.
Pendant que les enfants travaillaient, père et mère se demandaient curieusement s’ils réussiraient. Ce n’était évidemment qu’une plaisanterie que de faire planter des bois à des mioches pareils, mais ce serait drôle de les voir à l’œuvre. Et voilà le père et la mère en route pour la montagne. Dans la forêt ils rencontraient d’autres parents.
—Vous allez là-haut?
—Mais oui.
—Pour voir les enfants?
—Nous aussi.
—Ils ne feront que s’amuser bien certainement.
—Oh! ils seront las avant d’avoir planté beaucoup d’arbres!
Et voilà père et mère arrivés là-haut. Ils se contentèrent 310 d’abord de regarder avec plaisir tous les petits minois roses entre les pierres grises. Puis ils s’intéressèrent à leur travail; pendant que quelques-uns plantaient de petits arbres, d’autres traçaient des sillons et semaient des graines, d’autres arrachaient la bruyère qui étoufferait les plants. Les enfants se donnaient à l’ouvrage de tout leur cœur.
Après avoir regardé un moment, père se mit à donner un coup de main pour arracher la bruyère. Et bientôt toutes les grandes personnes que la curiosité avait attirées prirent part au travail. Le plaisir pour les enfants en était doublé. Et toute la commune fut bientôt réunie là-haut et besognait ferme. Certes, c’est un plaisir que d’ensemencer son champ au printemps, en songeant aux belles gerbes de blé qui pousseront de la terre, mais comme ce travail était plus captivant encore!
Ce ne seraient pas de faibles tiges vertes qui monteraient de ces semailles, mais des arbres aux troncs vigoureux et aux puissants rameaux. Ces semailles ne produiraient pas une récolte d’un été, mais la végétation de plusieurs années. Elles réveilleraient sur la montagne le bourdonnement des insectes, le chant des merles, le jeu des coqs de bruyères, toute l’animation de la vie sur le plateau désert. Et elles seraient comme un monument élevé pour les générations futures: on aurait pu leur laisser une hauteur dénudée et morne, et voilà qu’elles hériteraient d’une belle forêt fière. Les descendants, en y réfléchissant, comprendraient que leurs ancêtres avaient été des gens sages et bons, et penseraient à eux avec des sentiments de respect et de reconnaissance.
311
Jeudi, 16 juin.
Le lendemain Nils traversait le Helsingland. Le pays s’étendait, printanier, sous ses yeux; les pins et les sapins avaient arboré des pousses vert clair, les bouleaux des petits bois de tendres feuilles, l’herbe des prés une verdure nouvelle, et les champs un tapis de jeune blé. C’était un pays accidenté et boisé, mais traversé par une vallée qui s’étendait toute claire, d’où partaient d’autres vallées, les unes étroites et courtes, les autres larges et longues.
«Ce pays, pensa Nils, est vert comme une feuille, et les vallées se ramifient à peu près comme les veines d’une feuille.»
Au milieu de la vallée centrale coulait un fleuve qui à plusieurs endroits s’élargissait en lacs. Sur les rives du fleuve il y avait des prairies, auxquelles succédaient, un peu plus haut, des champs; et enfin, devant la lisière de la forêt, s’élevaient les fermes. Elles étaient grandes et bien bâties et se suivaient sans interruption. Les églises se dressaient au bord 312 du fleuve et autour d’elles des villages s’étaient groupés.
C’était un beau pays. Le gamin put le voir tout à son aise, car l’aigle remontait les vallées l’une après l’autre, en quête du petit ménétrier Klement Larsson.
Comme le matin avançait, il y avait une animation extraordinaire dans beaucoup de fermes. Les portes des étables s’ouvraient à deux battants et l’on faisait sortir le bétail. C’étaient de belles vaches claires, de petite taille, agiles, à la démarche sûre, gaies et cabriolantes. Puis ce fut le tour des veaux et des moutons, et leur joie de sortir après le long hiver se manifestait par des bonds et des gambades.
Des jeunes filles, sac au dos, couraient entre les bêtes. Un gamin, muni d’une longue gaule, s’efforçait d’empêcher les moutons de se débander. Un chien se démenait parmi les vaches, aboyant et jappant. Le fermier attelait un cheval à une charrette chargée de tinettes à beurre vides, de clayons à fromage, et de provisions. Tout le monde riait et fredonnait; les gens étaient aussi heureux que les bêtes.
Enfin, on se mit en route pour la forêt. Une jeune fille, marchant en tête, lançait de temps en temps des appels sonores. Le bétail la suivait. Le berger et le chien couraient de tous côtés pour s’assurer qu’aucun animal ne restait en arrière. Le paysan et le valet fermaient le cortège, retenant chacun d’un côté la charrette qui tressautait sur l’étroit sentier caillouteux.
C’était décidément le jour où, selon la coutume, les fermiers du Helsingland envoyaient leurs troupeaux passer l’été dans la montagne, car de chaque vallée 313 on voyait monter et pénétrer dans les bois de joyeux cortèges. Du fond sombre de la forêt montaient toute la journée les appels des gardeuses et le tintement des grelots.
Vers le soir on arrivait à des clairières où se dressaient une petite étable basse et deux ou trois cabanes grises. A leur entrée dans l’étroit enclos, les vaches mugissaient gaiement en reconnaissant leur pâturage d’été; et elles se mettaient aussitôt à brouter l’herbe savoureuse et tendre. Les gens transportaient dans une des cabanes les objets dont on avait chargé la charrette, de l’eau et du bois. Bientôt la fumée montait de la cheminée, et les jeunes filles, le petit berger et les hommes s’installaient pour manger autour d’une pierre plate.
Gorgo, l’aigle, était sûr qu’on trouverait le petit ménétrier parmi ces gens qui montaient aux chalets. Mais les heures se passaient sans qu’on le découvrît. Après avoir plané au-dessus du pays dans tous les sens, l’aigle parvint, au soir tombant, à un chalet isolé au haut de la montagne. Les gens et le bétail venaient d’y arriver. Les hommes coupaient du bois, les filles de ferme étaient occupées à traire les vaches.
—Regarde là-bas! dit Gorgo. Je crois bien que le voici.
Il descendit très bas, et Nils reconnut, non sans étonnement, qu’il avait raison. En effet le petit Klement Larsson fendait du bois dans l’enclos du chalet.
Gorgo s’abattit sur un arbre un peu éloigné des maisons.
—J’ai accompli ce que j’avais promis, dit-il. Tâche maintenant de t’arranger avec cet homme. Je t’attendrai ici au sommet de ce pin touffu.
314
Dans le chalet le travail du jour était fini, le souper mangé et les gens causaient. Il y avait longtemps déjà qu’on n’avait passé une nuit d’été dans la forêt, aussi n’avait-on nulle envie de se coucher. Il faisait d’ailleurs plein jour. Les jeunes filles laissaient par moment tomber leur ouvrage, regardaient vers les bois, et se souriaient à elles-mêmes.
«Nous voici encore une fois ici!» disaient-elles en soupirant d’aise. L’agitation du village s’effaçait de leurs esprits et la forêt les enveloppait de sa paix profonde. Quand à la maison elles avaient pensé qu’elles passeraient tout l’été seules dans la forêt, elles comprenaient difficilement comment elles feraient pour supporter cette solitude, mais à peine aux chalets, elles sentaient que c’était ici le temps le plus heureux de leur vie.
Tout à coup l’aînée des gardeuses leva la tête et dit gaiement:
—Il me semble que nous ne devons pas demeurer en silence ce soir lorsque nous avons parmi nous un conteur comme Klement Larsson. S’il nous raconte une belle histoire, je lui donnerai le cache-nez que je suis en train de tricoter.
Cette proposition fut accueillie avec acclamation, et Klement ne se fit pas prier.
—C’était à Stockholm, pendant que j’étais au Skansen, un jour que j’avais le mal du pays, commença-t-il, et il raconta l’histoire du tomte qu’il avait racheté pour le sauver de la captivité, l’arracher à l’humiliation d’être mis en cage et contemplé par tous les badauds. Puis il raconta comment sa bonne action avait été immédiatement récompensée. L’auditoire suivit son récit avec une stupeur toujours croissante, et lorsqu’il arriva au moment où le laquais royal 315 lui avait apporté de la part du roi le beau livre, les jeunes filles avaient toutes laissé tomber leur ouvrage et regardaient immobiles, ébahies, celui à qui des choses aussi extraordinaires étaient advenues. Tout le monde conçut pour Klement une tout autre considération: songez donc! il avait parlé au roi! Tout à coup quelqu’un lui demanda ce qu’il avait fait du tomte.
—Je n’ai pas eu le temps moi-même d’acheter un bol bleu, répondit-il. Mais j’en ai chargé le vieux Lapon. Je ne sais pas du tout ce qu’il est devenu.
A peine Klement eut-il dit ces mots, qu’une petite pomme de pin vint lui frapper le bout du nez. Personne ne l’avait jetée.
—Aïe, aïe, Klement! dit la vachère. On dirait que «le peuple des petits» écoute ce que nous disons. Tu n’aurais pas dû laisser à un autre le soin de préparer le bol bleu du tomte.
316
LE PAYS EN MARCHE
Samedi, 18 juin.
L’aigle avait dit à Nils que la large bande de côte qui s’étendait sous leurs yeux était le Vesterbotten, et que les crêtes de montagnes qui bleuissaient très loin à l’ouest se trouvaient en Laponie.
Le voyage sur le dos de l’aigle allait si vite qu’on avait souvent l’impression de rester immobile, surtout depuis que le vent qui le matin venait du nord avait changé de direction. La terre au contraire semblait reculer vers le sud. Les forêts, les maisons, les prés, les clôtures, les îles, les nombreuses scieries de la côte, tout était en marche. On eût dit que lassés de demeurer si haut dans le nord ils déménageaient vers le sud.
Cette idée amusa Nils. Songez donc, si ce champ de blé qui semblait nouvellement ensemencé arrivait en Scanie où le seigle à cette époque de l’année était déjà en épis!
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Et ce jardin qu’en ce moment il apercevait! Il y avait de beaux arbres, mais point d’arbres fruitiers, point de nobles tilleuls ni de marronniers; rien que des sorbiers et des bouleaux! Il y avait de jolis buissons, mais point de sureaux, ni de cytises, seulement des putiets, des lilas. Il y avait un jardin potager, mais il n’était encore ni bêché ni planté. Si un jardinet pareil venait se placer à côté du jardin d’un grand domaine de Sudermanie! Il se sentirait pareil à un désert.
La gloire du pays, c’étaient les puissants fleuves sombres entourés de leurs vallées habitées, remplis de bois flottant, avec leurs scieries, leurs villes, leurs embouchures encombrées de bateaux. Si l’un de ces fleuves se montrait au sud du Dalelf, les fleuves et rivières là-bas s’enfonceraient sous terre, de honte.
Et pensez donc, si une plaine pareille aussi immense, aussi facile à cultiver et aussi bien située passait sous les yeux des paysans de Smâland! Ils abandonneraient pour la labourer, en hâte, leurs maigres lopins de terre et leurs champs pierreux!
Une chose que ce pays possédait en abondance, c’était la lumière. Dans les marais les grues dormaient debout. La nuit devait être venue, mais la lumière demeurait. Le soleil, lui, n’avait pas tiré vers le sud. Au contraire, il était monté très haut vers le nord, et ses rayons frappaient maintenant le visage de Nils. Il ne manifestait encore aucune envie de se coucher. Pensez, si cette lumière, si ce soleil eût éclairé Vemmenhög! Voilà qui ferait l’affaire de Holger Nilsson et de sa femme: un jour de travail de vingt-quatre heures!
318
LE RÊVE
Dimanche, 19 juin.
Nils leva la tête et regarda autour de lui, encore mal éveillé. Il était couché à un endroit qu’il ne reconnaissait pas. Jamais il n’avait vu cette vallée, ni les montagnes qui l’enfermaient de tous côtés. Il n’avait pas vu ce lac rond qui occupait le milieu de la vallée, il n’avait jamais vu de bouleaux aussi misérables, aussi rabougris que ceux au-dessous desquels il était étendu.
Et où était l’aigle? Il ne l’apercevait nulle part. Quelle aventure!
Nils se recoucha et ferma les yeux, puis il essaya de se rappeler ce qui était arrivé au moment où il s’était endormi.
Il se souvint que Gorgo avait changé de direction et que le vent avait frappé de côté. Il s’était rendu compte que l’aigle l’emportait d’un vol puissant.
—Maintenant nous entrons en Laponie! avait dit Gorgo tout à coup, et Nils s’était senti très déçu en ne voyant que des marais infinis et des bois ininterrompus. La monotonie du paysage avait fini par l’assoupir. Alors il avait dit à Gorgo qu’il n’en pouvait plus, qu’il avait besoin de dormir.
Gorgo était descendu à terre, et Nils s’était jeté sur la mousse, mais l’aigle l’avait saisi dans ses serres et était remonté.
—Dors, Poucet! avait-il crié. Le soleil me tient éveillé et j’ai envie de continuer le voyage.
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Et en dépit de l’incommodité de sa position, il s’était en effet endormi et il avait rêvé.
Il marchait sur une large route au sud de la Suède, aussi vite que pouvaient le porter ses petites jambes. Il n’était pas seul: à côté de lui marchaient des brins de seigle aux épis lourds, des bluets et de jaunes chrysanthèmes; des pommiers cheminaient, ployant sous le fardeau de leurs belles pommes, suivis de haricots grimpants pleins de cosses, et de véritables fourrés de groseilliers. De superbes arbres, hêtres, chênes, tilleuls, s’avançaient lentement: ils tenaient le milieu du chemin, ne s’écartaient devant personne, et faisaient bruire fièrement leur feuillage. Entre les pieds de Nils couraient des fleurs et des simples: fraisiers, anémones, trèfle et myosotis. En regardant mieux, Nils découvrit que des hommes et des animaux faisaient aussi partie du cortège. Des insectes voletaient parmi les plantes; des poissons dans les fossés de la route nageaient; des oiseaux chantaient dans les arbres en marche; des animaux domestiques et sauvages luttaient de vitesse, et, au milieu de tout ce fourmillement de bêtes et de plantes, marchaient des hommes, quelques-uns munis de bêches et de faux, d’autres de haches, d’autres de fusils de chasse, et d’autres encore de filets de pêche.
Le cortège s’avançait allégrement, et Nils ne s’en étonnait point depuis qu’il avait vu qui était en tête. Ce n’était ni plus ni moins que le soleil lui-même. Il roulait sur le chemin comme une grande tête rayonnante de gaîté et de bonté, avec une chevelure formée de rayons multicolores. «En avant! criait-il à chaque instant. Personne n’a besoin d’être inquiet tant que je suis là. En avant! En avant!»
—Je me demande où le soleil veut nous mener, 320 murmura Nils. Un brin de seigle qui marchait à côté de lui avait entendu ces paroles et répondit:
—Il veut nous mener en Laponie pour faire la guerre au roi du grand engourdissement.
Nils s’aperçut, au bout d’un moment, que plusieurs des marcheurs semblaient devenir hésitants, qu’ils ralentissaient le pas, qu’enfin ils s’arrêtaient. Il vit ainsi rester en arrière le superbe hêtre; le chevreuil et le froment suspendaient en même temps leur marche, et aussi les ronces du mûrier sauvage, les marronniers et les perdrix.
Surpris, Nils regarda autour de lui. Il découvrit alors qu’on ne se trouvait plus au midi de la Suède: la marche avait été si rapide qu’on était déjà en Svealand.
En ce moment le chêne commençait à avoir l’air soucieux. Il s’arrêtait, faisait quelques pas, puis de nouveau s’arrêtait net.
—Pourquoi le chêne ne nous accompagne-t-il pas plus loin? demanda Nils.
—Il a peur du roi du grand engourdissement, répondit un jeune et blond bouleau qui avançait, crâne et gai.
Bien qu’on eût laissé beaucoup de monde en arrière, la marche n’en continuait pas moins courageusement. Le soleil roulait toujours en tête, et répétait avec un grand sourire épanoui:
—En avant! En avant! Personne n’a besoin d’être inquiet, tant que je suis là.
Bientôt on se trouva en Norrland, et le soleil eut beau appeler et sourire: le pommier s’arrêta, le cerisier s’arrêta, l’avoine s’arrêta. Le gamin se tourna vers eux:
321
—Pourquoi ne venez-vous pas? Pourquoi trahissez-vous le soleil?
—Nous n’osons pas. Nous craignons le grand engourdisseur qui demeure là-haut en Laponie, répondaient-ils.
Nils crut reconnaître bientôt qu’on avait pénétré en Laponie. Les rangs s’étaient singulièrement éclaircis. Le seigle, l’orge, le fraisier, les myrtilles, les petits pois, le groseillier étaient restés fidèles jusqu’ici. L’élan et la vache avaient marché côte à côte. Maintenant ils s’arrêtaient tous. Les hommes suivirent encore un bout de chemin, puis la plupart s’arrêtèrent. Le soleil aurait été presque abandonné si d’autres compagnons ne s’étaient pas joints au cortège: des buissons d’osier et une foule de petites plantes montagnardes, puis des Lapons et des rennes, des chouettes blanches, des lagopèdes alpins et des renards bleus.
Le gamin entendit tout à coup quelque chose qui avec fracas courait au-devant d’eux. C’étaient des fleuves et des ruisseaux qui s’échappaient en torrents.
—Qu’ont-ils donc à se sauver si précipitamment? demanda-t-il.
—Ils fuient devant le grand sorcier engourdisseur qui habite les fjells, expliqua un lagopède femelle.
Soudain Nils vit se dresser devant eux une haute paroi sombre, au sommet crénelé. A la vue de ce rempart, tous reculèrent effrayés. Mais le soleil tourna vers le mur son visage radieux. Il apparut alors que ce n’était point un rempart, qui leur barrait la route, mais une montagne magnifiquement belle, dont les pics s’élevaient les uns derrière les autres, rougissant au soleil, tandis que les pentes étaient 322 bleu pâle avec des reflets d’or. Le soleil les exhortait, roulant vers le sommet:
—En avant! En avant! Pas de danger tant que je suis là, leur disait-il.
Mais pendant la montée, il fut abandonné par le jeune et hardi bouleau, le pin vigoureux et le sapin têtu. Puis le renne, le Lapon et l’osier l’abandonnèrent à leur tour. Enfin, lorsqu’on fut arrivé au haut de la montagne, seul le petit Nils Holgersson avait suivi le soleil.
Le soleil roula vers une crevasse dont les parois étaient tapissées de frimas. Nils aurait voulu le suivre encore, mais un spectacle terrible le cloua sur place. Au fond de la crevasse était assis un vieux troll. Son corps était de glace, ses cheveux de glaçons, son manteau de neige. A ses pieds étaient couchés trois loups noirs qui se levèrent et ouvrirent la gueule lorsque le soleil se montra. De la gueule de l’un d’eux sortit un froid pénétrant; de la gueule du second, un vent du nord mordant; et la gueule du troisième vomit de noires ténèbres.
—Voilà, sans doute le grand engourdisseur et sa suite, pensa Nils. Curieux de voir comment se passerait la rencontre du troll et du soleil, Nils demeura au seuil de la caverne.
Le troll ne bougea pas. Son sinistre visage de glace était fixé sur le soleil. Celui-ci, également immobile, ne faisait que sourire et rayonner. Un assez long moment se passa ainsi. Puis Nils crut voir que le troll commençait à s’agiter et à soupirer; il laissa glisser son manteau de neige, et les trois loups terribles hurlèrent un peu moins violemment. Mais soudain le soleil poussa un cri: «Mon temps est écoulé», et roula en arrière hors de la caverne. Le 323 troll lâcha ses loups; la bise, le froid et les ténèbres se jetèrent à la poursuite du soleil.
—Chassez-le! Repoussez-le! criait le troll. Poursuivez-le pour qu’il ne revienne plus jamais! Apprenez-lui que la Laponie est à moi!
Nils Holgersson avait été saisi d’un tel effroi à l’idée que le soleil serait chassé de Laponie qu’il s’était réveillé en criant.
Lorsqu’il se fut ressaisi, il vit qu’il était couché au fond d’une vallée de montagnes. Mais où donc était Gorgo?
Il se redressa de nouveau et regarda autour de lui. Ses regards tombèrent sur un curieux édifice de rameaux de pin élevé sur un gradin de la montagne.
—Ce doit être une aire, comme celles que Gorgo m’a décrites.
Il n’acheva pas sa pensée. Il arracha son bonnet de sa tête, et l’agita en l’air joyeusement. Il venait de comprendre où Gorgo l’avait porté: c’était cette région où les aigles avaient habité le haut de la montagne, les oies sauvages le fond de la vallée. Il était arrivé! Dans quelques instants il reverrait le jars blanc et Akka et tous ses compagnons de voyage.
L’ARRIVÉE
Nils alla doucement à la recherche de ses amis. Toute la vallée dormait. Le soleil n’avait pas encore paru, et Nils comprit qu’il était encore de trop bonne heure pour que les oies fussent éveillées. Aux premiers pas qu’il fit, il découvrit quelque chose de très 324 joli: c’était une oie sauvage qui dormait dans un nid posé par terre; à côté d’elle se tenait le jars. Il dormait également, mais il s’était posté de manière à être présent au moindre danger.
Nils ne les dérangea pas et continua d’explorer les petites touffes d’osier qui couvraient le sol. Bientôt il aperçut un nouveau couple. Il n’appartenait pas non plus à sa bande, mais Nils n’en fut pas moins content de les voir. C’étaient des oies sauvages. Il se mit à fredonner de plaisir.
Il regarda ailleurs, et sous une autre touffe d’osier, il reconnut Neljä qui couvait ses œufs; le jars à côté d’elle ne pouvait être que Kolme. Il n’y avait pas à se tromper. Nils eut bien envie de les éveiller, mais il se retint.
A un autre endroit il trouva Viisi et Kuusi et non loin d’eux Yksi et Kaksi. Ils dormaient tous les quatre.
Mais qu’est-ce qu’il y avait donc là-bas de blanc? Nils sentit son cœur battre de joie, il courut. Au milieu de l’osier nain Finduvet, petite et mignonne, couvait des œufs, et à côté d’elle se tenait le jars blanc. Il avait beau dormir, même dans le sommeil il semblait fier de garder sa femme dans les fjells de Laponie.
Nils résista à l’envie de tirer de son sommeil même le jars et continua son chemin.
Il eut à chercher assez longtemps avant de trouver d’autres oies. Mais tout à coup, il remarqua sur une légère éminence quelque chose qui ressemblait à un petit tertre gris. Arrivé au pied du monticule, il reconnut Akka de Kebnekaïse, qui, bien éveillée, contemplait la vallée comme si elle était chargée de la surveiller tout entière.
325
—Bonjour, mère Akka! cria Nils. Que je suis donc content de vous trouver éveillée. N’éveillez pas les autres. Je pourrai ainsi causer seul avec vous un moment.
La vieille oie-guide courut vers Nils. D’abord elle le saisit et le secoua, puis elle le caressa du bec du haut en bas, puis le secoua encore une fois. Toutefois elle ne dit rien puisque Nils lui avait demandé de laisser reposer les autres.
Poucet embrassa la vieille mère Akka sur les deux joues. Puis il se mit à lui raconter ses aventures au Skansen.
—Savez-vous qui j’ai trouvé captif là-bas? Smirre, le renard, à l’oreille entamée. Bien qu’il ait été mauvais pour nous, je n’ai pu m’empêcher de le plaindre. Il languissait sans la liberté. J’avais beaucoup d’amis là-bas, et un jour j’appris par le chien lapon qu’un homme était venu au Skansen demander à acheter des renards. Il était d’une île éloignée de l’archipel de Stockholm. Là-bas dans son île on avait exterminé tous les renards, et voilà que les rats s’étaient tant multipliés qu’on regrettait les renards. Dès que j’eus appris cette nouvelle, je courus à Smirre et lui dis:
—Demain, Smirre, il viendra des hommes chercher un couple de renards. Ne te cache pas alors, mais laisse-toi prendre. Tu retrouveras ainsi la liberté.—Il a obéi à mon conseil et en ce moment-ci il doit être libre de nouveau et courir dans l’île. Qu’est-ce que vous en dites, mère Akka? Ai-je bien fait?
—C’est ce que j’aurais voulu faire moi-même, approuva l’oie.
—Je suis bien aise que vous m’approuviez, continua Nils. Il y a encore une chose que je voulais vous 326 demander. J’ai vu un jour apporter au Skansen Gorgo, l’aigle. Il avait l’air piteux, et j’ai songé à limer quelques fils de fer de sa volière pour le laisser sortir. Puis je me suis dit que c’était un dangereux brigand, un mangeur d’oiseaux. Je ne savais si j’avais le droit de le relâcher, et j’ai pensé qu’il valait peut-être mieux le laisser où il était. Qu’en pensez-vous, mère Akka? Je n’ai pas eu tort, n’est-ce pas, de raisonner ainsi?
—Tu as eu tort, répondit Akka sans hésiter. Quoi qu’on dise des aigles, ce sont des oiseaux fiers et qui aiment la liberté plus que tous les autres animaux, et l’on ne doit pas les retenir captifs. Sais-tu ce que je te proposerai? Dès que tu seras reposé, nous deux nous ferons un voyage jusqu’à cette grande prison d’oiseaux pour que tu délivres Gorgo.
—J’attendais de vous ce mot-là, mère Akka, dit le gamin. On dit que vous n’avez plus d’affection pour celui que vous avez élevé avec tant de peine, parce qu’il vit comme sont forcés de vivre les aigles. Je vois bien qu’on se trompe. J’irai maintenant voir si le jars blanc est enfin éveillé; si, pendant ce temps vous vouliez remercier d’un mot celui qui m’a rapporté parmi vous, vous le trouverez, là-haut, sur le gradin où vous avez une fois trouvé un petit aiglon abandonné.
327
LA MALADIE
L’année du voyage de Nils Holgersson, on parlait beaucoup de deux enfants, un garçon et une fille, qui traversaient tout le pays à la recherche de leur père. Ils étaient de Smâland, du canton de Sunnerbo; ils y avaient habité avec leurs parents et quatre frères et sœurs une petite cabane au bord d’une immense lande. Lorsque les deux enfants étaient encore petits, un soir, une pauvre vagabonde avait frappé à leur porte et avait demandé un gîte pour la nuit. Bien que la cabane fût toute petite et déjà comble, la mère lui avait arrangé un lit par terre. Pendant la nuit elle avait toussé à rendre l’âme, et le matin elle s’était trouvée trop malade pour continuer sa marche.
Les parents des enfants avaient été aussi bons pour elle que possible. Ils lui avaient cédé leur propre lit, et le père était allé jusque chez le pharmacien pour chercher de la médecine. Les premiers jours, 328 la malade avait été très exigeante et ingrate, mais peu à peu elle s’était adoucie; elle ne cessait de supplier qu’on la portât dehors sur la bruyère et qu’on la laissât mourir. Elle avait rôdé, raconta-t-elle, avec des tsiganes. Elle n’était pas elle-même d’origine tsigane: fille d’un paysan, elle s’était enfuie de chez elle pour suivre le peuple nomade. Une vieille femme de la bande, qui la détestait, lui avait envoyé cette maladie. Et, dans sa colère, cette femme lui avait aussi prédit que quiconque serait bon pour elle et l’hébergerait sous son toit aurait le même sort qu’elle. La pauvre malade croyait à ce maléfice de la tsigane et craignait maintenant de porter malheur à ses hôtes. Ceux-ci furent très impressionnés par ce récit, mais ils n’étaient pas gens à jeter à la porte une mourante.
Peu de temps après la malade était morte, et les malheurs avaient commencé. Auparavant on avait été très gai dans la maison. On avait été pauvre, mais on n’avait pas connu la misère. Le père fabriquait des peignes de tisserand; la mère et les enfants l’aidaient au travail. Le père préparait les cadres des peignes, les enfants coupaient les dents et les limaient, tandis que la mère et la grande sœur les inséraient dans les cadres. On travaillait du matin au soir en plaisantant et en s’amusant, surtout lorsque le père racontait des histoires du temps où il avait parcouru des pays étrangers pour vendre ses peignes. Il était d’une humeur enjouée, le père, et l’on riait aux éclats à écouter ses histoires.
Le temps qui suivit la mort de la pauvre vagabonde fit aux enfants l’effet d’un mauvais rêve. Ils ne se rappelaient pas combien de temps il avait duré, mais il leur semblait une suite ininterrompue d’enterrements; 329 leurs frères et sœurs moururent les uns après les autres. Ils n’avaient eu que quatre frères et sœurs et il n’avait pu y avoir que quatre enterrements, mais aux enfants qui restaient ils avaient paru plus nombreux. Il s’était fait un silence morne dans la cabane.
La mère ne s’était pas laissée abattre, mais le père fut très changé. Il ne plaisantait ni ne travaillait plus. Du matin au soir, il restait la tête dans les mains à réfléchir.
Une fois—c’était après le troisième enterrement—il avait éclaté en paroles égarées, qui avaient effrayé les enfants. Il ne comprenait pas, disait-il, pourquoi ces malheurs les frappaient. N’avaient-ils pas fait une bonne action en recueillant la malade? Le mal était-il plus puissant que le bien? Comment Dieu avait-il pu admettre qu’une femme méchante causât tant de malheurs? La mère avait essayé de le calmer, mais il ne l’écoutait pas.
Deux jours après les enfants perdirent leur père. Il n’était pas mort, il partit, abandonnant tout. Ce fut lorsque la sœur aînée des enfants fut à son tour tombée malade. Le père l’avait aimée plus que tous les autres; en la voyant mourir, il avait perdu la tête et s’était sauvé. La mère ne se plaignit pas de cet abandon, elle avait eu peur de le voir devenir fou.
Après le départ du père, ils étaient devenus très pauvres. Au début, il leur avait envoyé de l’argent, mais les envois cessèrent vite. Et le jour même où l’on enterra la sœur aînée, la mère avait fermé la maison et était partie avec les deux enfants qui lui restaient. Elle s’était rendue en Scanie pour travailler aux champs de betteraves, et avait trouvé à se placer à la raffinerie de Jordberga. C’était une 330 bonne ouvrière aux manières franches et gaies. Tout le monde l’aimait. On s’étonnait de la voir si calme après tous ses malheurs, mais la mère était une personne très patiente, très forte et résistante. Si on lui parlait des deux enfants qu’elle avait auprès d’elle, elle répondait seulement:
—Ils ne vivront pas non plus!
Elle s’était habituée à ne rien espérer, et elle le disait sans une larme.
Cependant elle se trompait. Ce fut elle au contraire que la maladie emporta. Ce fut même plus rapide que pour les frères et sœurs. Elle était arrivée en Scanie au printemps; à l’automne elle laissa les enfants orphelins.
Pendant sa maladie elle répéta à plusieurs reprises aux enfants qu’ils devaient se rappeler qu’elle n’avait jamais regretté d’avoir accueilli la pauvre malade. Il n’était pas difficile de mourir, disait-elle, lorsqu’on avait fait son devoir; tout le monde devait mourir tôt ou tard, personne n’échappait. A chacun de choisir s’il voulait s’en aller la conscience nette ou la conscience chargée.
Avant de mourir, elle avait essayé d’arranger un peu l’avenir des enfants. Elle avait obtenu qu’on les laisserait dans la chambre où ils avaient habité ensemble tous les trois. Si seulement les enfants étaient logés, ils ne seraient à la charge de personne. Elle savait qu’ils gagneraient leur vie.
Il fut convenu en effet que le frère et la sœur, comme prix de la chambre, garderaient les oies pendant l’été. La mère ne s’était pas trompée: ils réussirent à se tirer d’affaire. La petite Asa faisait des bonbons, et le frère fabriquait des objets de bois qu’ils vendaient ensuite dans les fermes. En outre 331 ils faisaient des commissions: on pouvait leur confier n’importe quoi. La fillette était l’aînée; à treize ans, elle était déjà raisonnable comme une grande personne. Elle était grave et silencieuse; son petit frère était gai et bavard à un tel degré que, disait-elle, lui et les oies caquetaient à l’envi dans les champs.
Les enfants étaient depuis environ deux ans à Jordberga; il y eut un soir une conférence populaire dans la salle de l’école. Les deux enfants étaient parmi l’auditoire, bien que ce fût une conférence pour les grandes personnes, mais ils n’avaient pas l’habitude de se compter parmi les enfants. Le conférencier parla de cette terrible maladie, la tuberculose, qui tous les ans tue tant de monde en Suède. Il parla très simplement, et les enfants comprirent chaque mot.
Après la conférence ils attendirent le conférencier à la sortie; quand il parut ils se prirent par la main et, gravement, demandèrent à lui parler. Malgré leurs minois ronds et roses, ils parlèrent avec une gravité de grandes personnes. Ils contèrent ce qui était arrivé chez eux, lui demandant s’il ne croyait pas que la mère et les frères et sœurs étaient morts de cette maladie qu’il venait de décrire. Cela ne lui parut pas improbable. Ce ne pouvait guère être que ça.
Ainsi donc, si le père et la mère avaient su ce que les enfants avaient appris ce soir, ils auraient pu se garder; s’ils avaient brûlé les vêtements de la pauvre vagabonde, s’ils avaient fait un grand nettoyage dans la cabane et n’avaient pas employé la literie, ils auraient pu vivre encore, tous ceux que les enfants pleuraient maintenant? Le conférencier répondit que personne ne pourrait l’affirmer avec 332 certitude, mais il ne croyait pas que ces personnes eussent nécessairement attrapé la maladie, si elles avaient su se garder de la contagion.
Les enfants semblaient avoir encore quelque chose à demander, mais il était évident qu’ils hésitaient avant de poser cette nouvelle question. Enfin ils se décidèrent: il n’était donc pas vrai que la vieille tsigane leur avait envoyé le malheur pour se venger du secours donné à celle qu’elle haïssait? Ce qui leur arrivait n’avait donc rien d’extraordinaire?
—Certainement non. Le conférencier pouvait leur assurer que personne au monde n’a le pouvoir d’envoyer ainsi des maladies.
Les enfants le remercièrent et retournèrent chez eux. Ce soir-là ils causèrent longuement ensemble.
Le lendemain ils vinrent donner congé: ils ne pouvaient garder les oies cet été, car ils étaient forcés de partir.
—Où allaient-ils donc?
—Ils allaient à la recherche de leur père. Ils voulaient lui faire savoir que la mère et les frères et sœurs étaient morts d’une maladie naturelle et non pas par des maléfices d’une mauvaise femme. Le père se creusait peut-être la tête encore aujourd’hui à cause de cette énigme.
Les enfants se rendirent d’abord à leur petite maison de la lande; à leur grande terreur ils la trouvèrent en feu. Ils repartirent immédiatement, et se rendirent d’abord au presbytère; on leur dit qu’un homme qui avait été ouvrier au chemin de fer avait vu leur père à Malmberg en Laponie où il travaillait à la mine; peut-être y était-il encore. Apprenant que les enfants voulaient rejoindre leur père, le pasteur ouvrit un atlas pour leur montrer combien 333 ce voyage était long, mais les enfants ne s’étaient point laissés effrayer.
Ils avaient réuni un petit pécule grâce à leur commerce, mais ils ne voulurent pas le dépenser en chemin de fer et résolurent de faire à pied le long trajet. Et ils n’eurent point à s’en repentir. Ils firent un voyage merveilleux. Voici comment.
Avant même d’avoir quitté le Smâland, ils étaient entrés un jour dans une ferme pour acheter quelque chose à manger. La fermière était gaie et causante. Elle leur demanda d’où ils venaient, qui ils étaient; ils avaient raconté toute leur histoire. La brave paysanne n’en revenait pas. Elle les régala de son mieux sans vouloir rien accepter en payement, et lorsqu’enfin ils se levèrent pour partir, elle leur donna l’adresse de son frère qui habitait la commune voisine. «Vous irez lui donner de mes nouvelles, dit-elle, et vous lui raconterez aussi votre histoire.»
Les enfants suivirent avec plaisir ce conseil, et furent aussi bien accueillis chez le frère que chez la sœur. Il les conduisit même en voiture à une ferme de la commune voisine où il avait des amis. Par la suite, chaque fois qu’ils quittaient une maison, ils entendaient toujours la même exhortation: «Vous feriez bien d’entrer dans telle ou telle maison si vous passez par là, et de raconter ce qui vous est arrivé.»
Presque toujours, dans les fermes où on les envoyait ainsi, il y avait un poitrinaire. Et sans le savoir les deux enfants, parcourant le pays, mettaient les gens en garde contre la terrible maladie, en leur apprenant le moyen de la combattre.
Il y a longtemps, longtemps, des siècles, lorsque la terrible peste, appelée la peste noire, ravageait le pays, on prétendait avoir vu un garçon et une fille 334 qui allaient de ferme en ferme, de maison en maison. Le garçon portait un râteau, et s’il ratissait devant une maison c’était signe que beaucoup de personnes allaient mourir dans cette maison, mais pas tous, car le râteau a des dents espacées et n’enlève pas tout. La fillette avait un balai, et là où elle balayait devant une porte, c’était signe que tous les habitants de la maison allaient mourir, car le balai fait maison nette.
Les deux enfants qui de nos jours parcouraient le pays, cette fois encore à cause d’une maladie terrible, n’effrayaient pas les gens avec le râteau et le balai; au contraire ils leur disaient: «Nous ne nous contenterons pas de ratisser la cour et de balayer les parquets. Nous prendrons aussi l’eau et la lessive et les brosses et le savon. Nous tiendrons propre le devant de notre porte, propre notre maison, propre notre corps. De cette façon nous finirons par nous rendre maîtres de la maladie.»
L’ENTERREMENT DU PETIT MATS
Le petit Mats était mort. Cela paraissait incroyable à tous ceux qui l’avaient vu, gai et bien portant, il y avait seulement quelques heures. C’était pourtant vrai: le petit Mats était mort et allait être enterré.
Le petit Mats était mort un matin de très bonne heure; seule sa sœur Asa avait été présente et l’avait vu mourir. «Ne va chercher personne!» avait dit le petit Mats, quand sa fin approchait, et la sœur avait obéi. «Je suis heureux de ne pas mourir de la «maladie», 335 Asa, continua-t-il. Toi aussi, n’est-ce pas?» Comme Asa ne répondait pas: «Je trouve, continua-t-il, que ça ne fait rien de mourir, du moment que je ne meurs pas comme la mère et les frères et sœurs, car en ce cas je suis sûr que tu n’aurais jamais pu persuader à père qu’une maladie ordinaire les a emportés, mais maintenant tu vas voir que tu réussiras.»
Lorsque tout fut fini, Asa resta une grande heure à réfléchir à tout ce que le petit Mats avait enduré dans la vie. Elle se disait qu’il avait supporté tous les malheurs avec le même courage qu’une grande personne. Elle pensait à ses derniers mots: toujours le même courage. Il lui sembla qu’une chose s’imposait: il fallait qu’on enterrât le petit Mats avec les mêmes honneurs qu’une grande personne.
Asa, la petite gardeuse d’oies, se trouvait à ce moment très loin dans le nord, aux grandes mines de Malmberg. C’était un endroit étrange, mais pour obtenir ce qu’elle voulait, peut-être cela valait-il mieux.
Le petit Mats et elle avaient traversé des bois sans fin. Pendant nombre de jours ils n’avaient vu ni champs ni fermes, rien que de pauvres postes de relais; enfin ils s’étaient trouvés tout à coup devant le grand village de Gellivare, qui, avec son église, sa gare, son tribunal, sa banque, sa pharmacie, son hôtel, s’élevait au pied d’une montagne, zébrée de neige encore à la Saint-Jean. Presque toutes les maisons de Gellivare étaient neuves et bien construites. Si l’on n’avait pas vu la neige au flanc de la montagne et les bouleaux encore sans feuilles, les enfants ne se seraient pas crus en Laponie. D’ailleurs ce n’était pas à Gellivare même que les enfants 336 devaient chercher leur père, mais au Malmberg, au nord du village, et le Malmberg n’avait pas le même aspect de société bien organisée.
La raison en est la suivante: bien que les hommes aient su depuis très longtemps qu’il y avait de grandes mines de fer près de Gellivare, l’exploitation n’a commencé sérieusement qu’il y a peu d’années, lorsque le chemin de fer eut été achevé. Alors plusieurs milliers de gens y affluèrent. Le travail suffisait pour tous, mais les habitations manquaient. Il avait fallu que chacun se tirât d’affaire comme il pouvait. Quelques-uns avaient élevé des cabanes de troncs non écorcés, d’autres avaient tout simplement bâti des espèces de huttes, se servant de vieilles caisses à dynamite vides, empilées comme des briques. Maintenant il y avait certes des groupes de jolies maisonnettes, mais partout on retrouvait le sol inculte avec ses souches et ses pierres. Les belles villas du directeur et des ingénieurs voisinaient avec les huttes des premiers temps. Il y avait un chemin de fer, de la lumière électrique partout, et de grandes usines, et l’on pouvait pénétrer en tramways très loin dans la montagne par un tunnel éclairé d’ampoules électriques. Partout une animation extraordinaire. Et tout autour s’étendait le grand désert sauvage sans champs labourés ni maisons, où vivent seuls les Lapons avec leurs rennes.
Lorsque les enfants étaient arrivés au Malmberg, ils avaient demandé un peu partout si l’on connaissait un ouvrier nommé Jon Assarsson; il avait des sourcils qui se rejoignaient sur le nez. Ces sourcils étaient une chose qui sautait aux yeux; les enfants apprirent bientôt que leur père avait travaillé au Malmberg pendant plusieurs années, mais il était 337 parti. On avait l’habitude de le voir disparaître ainsi parfois pour quelque temps lorsque l’inquiétude le reprenait. Personne ne savait où il se trouvait, mais on était persuadé qu’on le verrait revenir un jour. Puisqu’ils étaient les enfants de Jon Assarsson, ils pouvaient bien, en l’attendant, habiter la masure où il logeait. Une femme avait retiré la clef de la porte de dessous le seuil et fait entrer les enfants. Personne ne semblait s’étonner ni de les voir arriver ni des absences fréquentes du père. Tout le monde ici semblait faire à sa tête.
Asa savait parfaitement comment elle désirait les funérailles de son frère. Un contremaître avait été enterré le dimanche précédent. Le corbillard avait été tiré à l’église par les chevaux du directeur lui-même, et un long cortège d’ouvriers avait suivi. Autour du tombeau une société avait joué et un orphéon avait chanté. Enfin, après l’inhumation, tous ceux qui avaient assisté au service funèbre, avaient été invités à prendre une tasse de café dans la salle d’école. C’était quelque chose comme cela qu’Asa aurait voulu pour son frère, le petit Mats.
Mais comment y arriver? Ce n’était pas la dépense qui l’effrayait. Elle et son frère avaient assez économisé pour qu’elle pût lui faire un enterrement superbe. La difficulté était ailleurs. Comment faire prévaloir sa volonté quand on n’est qu’un enfant? Elle n’avait qu’un an de plus que le petit Mats qui était couché devant elle, si petit et si fluet. Peut-être les grandes personnes s’opposeraient-elles à son désir.
La première personne à qui elle le confia fut l’infirmière. Sœur Hilma arriva à la cabane un moment après la mort du petit Mats. Elle pensait bien, en 338 venant, ne plus le trouver en vie, car elle savait que la veille le petit Mats, s’étant approché d’un puits de mine au moment où partaient des coups de dynamite, avait été atteint par quelques pierres. Seul, il était resté longtemps évanoui par terre; on l’avait enfin trouvé, pansé et porté chez lui; mais il avait perdu trop de sang pour pouvoir vivre.
En venant l’infirmière pensait plus à la sœur qu’au petit Mats. En voyant que la petite Asa ne pleurait ni ne gémissait, mais tranquillement l’aidait à tout ce qu’il y avait à faire, elle fut très surprise. Elle comprit, lorsqu’Asa se mit à parler de l’enterrement.
—Quand on a eu affaire à quelqu’un comme le petit Mats, commença-t-elle solennellement, car elle avait l’habitude de parler en choisissant les mots comme une vieille personne, il faut d’abord songer à l’honorer pendant qu’il est temps encore. Plus tard on a le temps de pleurer.
Puis elle demanda à la sœur de l’aider à procurer un enterrement honnête au petit Mats.
Aux yeux de l’infirmière c’était un bonheur que la pauvre enfant pût trouver une consolation à penser à l’enterrement. Aussi promit-elle de l’aider à réaliser ses projets. Asa se dit que, du moment que sœur Hilma l’appuierait, le but était presque atteint, car sœur Hilma était très puissante. Dans ce pays minier où les coups de dynamite tonnent tous les jours, les ouvriers ne sont jamais sûrs de ne pas être frappés à un moment donné par une pierre perdue ou écrasés par un glissement de la montagne; aussi tiennent-ils à être bien avec l’infirmière.
Voilà pourquoi le lendemain, quand sœur Hilma accompagna Asa pour prier les ouvriers d’assister le dimanche suivant à l’enterrement du petit Mats, 339 il n’y en eut pas beaucoup qui refusèrent. La sœur réussit également à obtenir que la musique jouât et que le petit orphéon chantât devant la tombe. Comme le beau temps semblait encore devoir durer, il fut décidé qu’après le service, les invités prendraient le café dehors. On emprunterait des bancs et des tables à la salle de réunion de la Société de Tempérance; les magasins promettaient de prêter des tasses. Plusieurs femmes de mineurs ouvraient même leurs armoires pour en sortir des nappes blanches.
Tous ces préparatifs eurent un énorme retentissement. Dans tout le Malmberg on ne parla que de l’enterrement du petit Mats. A la fin la nouvelle arriva jusqu’aux oreilles du directeur de la mine.
En apprenant que plus de cinquante ouvriers allaient suivre le convoi d’un gamin de douze ans qui, par-dessus le marché, n’était après tout qu’un petit vagabond, le directeur trouva l’idée folle. Et du chant et de la musique, et du café après l’enterrement, et des bonbons fondants commandés à Luleâ! Il envoya chercher l’infirmière pour qu’elle déconseillât cette folie.
—On aurait tort de laisser la pauvre fille gaspiller son argent de la sorte, disait-il. Il ne faut pas se plier aux caprices d’une enfant.
Le directeur parlait très posément, et la garde-malade ne trouva rien à répliquer, tant par respect que parce qu’elle ne pouvait que reconnaître que le directeur avait raison. En l’entendant parler elle dut s’avouer qu’elle avait laissé sa pitié pour la pauvre fillette l’emporter sur la raison.
De chez le directeur, l’infirmière se rendit chez Asa pour lui annoncer qu’il fallait renoncer à des 340 projets de funérailles grandioses. Ce n’était pas le cœur léger qu’elle faisait cette démarche, car elle savait mieux que personne ce que cet enterrement représentait pour la pauvre enfant. En route elle croisa quelques femmes d’ouvriers et leur confia son ennui. Les femmes répondirent immédiatement qu’elles trouvaient que le directeur avait raison. Ces obsèques solennelles d’un gamin de douze ans étaient une folie.
Les femmes portèrent la nouvelle à d’autres, et bientôt il fut connu depuis «la ville des bicoques» jusqu’aux mines qu’il n’y aurait pas de grand enterrement pour le petit Mats. Et tout le monde, d’un commun accord, approuvait le directeur.
Il n’y eut probablement dans tout le Malmberg qu’une seule personne qui fût d’un autre avis; c’était Asa, la gardeuse d’oies.
—Alors il faut que j’aille parler au directeur, dit-elle. On voit qu’il ne sait rien du petit Mats.
Sans hésiter, elle se disposa à aller voir le directeur, l’homme le plus puissant du Malmberg. L’infirmière et plusieurs autres femmes la suivirent à quelque distance, curieuses de voir si elle aurait le courage d’aller jusqu’au bout de son audacieuse entreprise.
Elle marchait au milieu de la route, grave et recueillie comme une jeune fille qui s’achemine à l’église pour sa première communion. Sur sa tête elle avait mis un fichu noir, hérité de sa mère; d’une main elle tenait un mouchoir bien plié, de l’autre un panier de petits objets de bois fabriqués par le petit Mats.
Lorsque les enfants qui jouaient sur la route l’aperçurent, ils accoururent, criant:
—Où vas-tu, Asa? Où vas-tu?
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Asa ne les entendit même pas. Les femmes les écartèrent en leur disant:
—Laissez-la donc! Elle va chez le directeur pour qu’il lui permette de faire un bel enterrement à son frère, le petit Mats.
Impressionnés par la hardiesse d’Asa, une foule d’enfants se mirent à la suivre.
C’était vers six heures du soir; et des centaines d’ouvriers revenaient du travail des mines. D’ordinaire ils marchaient à grands pas, ne regardant ni à droite ni à gauche, mais voyant Asa suivie de tant de monde, plusieurs s’arrêtèrent, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. En apprenant ce qu’il y avait, plusieurs des ouvriers trouvèrent si courageuse la démarche de la petite fille qu’ils se joignirent aux femmes et aux enfants pour voir l’issue de l’affaire.
Asa monta aux bureaux où le directeur se tenait d’ordinaire jusqu’à la fin du travail. Au moment où elle entra dans le vestibule, la porte s’ouvrit; le directeur sortait, son chapeau sur la tête et la canne à la main, pour rentrer dîner chez lui.
—A qui désires-tu parler? demanda-t-il en voyant la petite fille qui venait si solennelle.
—Au directeur lui-même, répondit Asa.
—Eh bien, c’est moi. Entre alors! dit le directeur en revenant à son bureau.
Asa le suivit. Elle se redressa, repoussa son fichu en arrière et leva vers le directeur ses yeux ronds d’enfant dont le regard grave était impressionnant.
—C’est que le petit Mats est mort, commença-t-elle. Sa voix tremblait tant qu’elle dut s’interrompre. Le directeur comprit cependant à qui il avait affaire.
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—Ah! tu es la petite fille qui voulait arranger ce grand enterrement, dit-il avec bonté. Il ne faut pas le faire, mon enfant. Cela te coûtera trop cher. Si j’avais entendu parler de ce projet plus tôt, je t’aurais déconseillé...
Les traits de la fillette se contractèrent, et le directeur s’attendit à la voir fondre en larmes, mais elle se domina et dit:
—J’aurais voulu raconter à Monsieur le Directeur quelques petites choses sur le petit Mats.
—J’ai déjà entendu votre histoire, dit le directeur doucement. Il ne faut pas que tu croies que je ne te plains pas. J’agis pour ton bien.
Asa, la gardeuse d’oies, se redressa encore davantage, et dit d’une voix claire et nette:
—Depuis que le petit Mats a eu neuf ans, il n’a eu ni père ni mère, et a été forcé de gagner sa vie comme une grande personne. Jamais il n’aurait voulu mendier même un repas. Il disait toujours qu’il est indigne d’un homme de demander l’aumône. Il a parcouru le pays en achetant aux paysans des œufs et du beurre qu’il revendait ensuite, et il a fait ses affaires avec autant d’ordre qu’un vieux marchand. L’été, en gardant les oies, il apportait un petit travail aux champs. Les paysans de Scanie confiaient parfois au petit Mats, quand il allait de ferme en ferme, de grosses sommes d’argent, car ils savaient qu’ils pouvaient avoir confiance en lui; on n’a donc pas le droit de dire que le petit Mats n’était qu’un enfant, il n’y a pas beaucoup de grandes personnes qui...
Le directeur avait les yeux fixés au parquet et pas un muscle de son visage ne bougeait. Asa la gardeuse d’oies s’arrêta, croyant inutile de continuer. Comme une dernière protestation elle ajouta:
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—Et puisque je payerai moi-même tous les frais de l’enterrement, j’espérais... Elle s’interrompit de nouveau.
Le directeur leva alors les yeux et regarda Asa, la petite gardeuse d’oies, jusqu’au fond des yeux. Il la mesura et la pesa pour ainsi dire avec le regard presque professionnel d’un homme qui a beaucoup de monde sous ses ordres. Il se dit qu’elle avait perdu foyer, parents, frères et sœurs, et n’était pas encore brisée. Quelle brave femme elle serait un jour! Mais oserait-il ajouter encore au fardeau qui pesait sur ses frêles épaules? Ne serait-ce pas le brin de paille qui la ferait tomber sous une charge trop lourde? Il comprenait ce qu’il avait dû en coûter à Asa de venir chez lui pour parler de son petit frère. Elle l’avait sans doute aimé plus que tout au monde, ce frère. Comment oserait-on opposer un refus à cet amour?
—Fais comme tu voudras, ma petite fille, prononça enfin le directeur.
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Sur la rive occidentale du Luossajaure, petit lac situé à plusieurs milles au nord du Malmberg, il y avait un camp lapon. A la pointe sud du lac s’élève une montagne isolée toute ronde, appelée en lapon Kirunavara et qui, paraît-il, se compose presque exclusivement de minerai de fer. Au nord-est se trouve une autre montagne, appelée Luossavara, riche aussi en fer. On était en train de construire un chemin de fer entre Gellivare et ces montagnes, et au pied de Kirunavara s’élevaient une gare, un hôtel de voyageurs et des habitations pour les ouvriers et les ingénieurs. Toute une petite ville avec des maisons coquettes et gaies surgissait dans cette contrée si septentrionale que les petits bouleaux rabougris dont le sol est couvert ne déploient leurs bourgeons qu’après la Saint-Jean.
A l’ouest du lac le terrain était découvert; quelques familles de la peuplade des Lapons s’y étaient installées. Les Lapons étaient là depuis seulement un ou deux mois, mais il ne leur avait pas fallu beaucoup de temps pour arranger leur installation. Ils 345 n’avaient point creusé la terre, ni fait sauter des rochers, ni établi sur une solide maçonnerie les fondations de leur demeure: après avoir choisi un emplacement sec et agréable à proximité du lac, ils s’étaient contentés de couper quelques buissons d’osier et d’égaliser quelques tertres. Ils n’avaient point charpenté ni cloué des journées durant pour élever des murs de bois solides, ils ne s’étaient soucié ni de faîtage, ni de toitures, ni de revêtement de planches, ni de fenêtres, ni de portes et de serrures. Ils avaient solidement enfoncé en terre les pieux de leurs tentes, y avaient accroché la toile, et voilà leur demeure construite. Point de frais d’installation ni d’ameublement: une couche de branches de sapin et de peaux de rennes par terre, une crémaillère retenue par des chaînes au faîte de la tente pour suspendre la grande marmite où ils font cuire leur viande de renne.
Les colons de la rive orientale du lac, qui besognaient pour achever leurs maisons avant l’arrivée du rude hiver, s’étonnaient des mœurs des Lapons qui habitent depuis des siècles le haut nord, et n’ont pas eu l’idée d’élever contre le froid et les tempêtes un abri plus solide que la toile des tentes. Et les Lapons ne comprenaient pas les colons qui se donnaient tant de mal, lorsque pour vivre il suffit de quelques rennes et d’une tente.
Un après-midi de juillet il pleuvait à verse, et les Lapons, qui d’ordinaire en cette saison ne restent guère sous les tentes, s’étaient réunis presque tous autour du feu dans une des tentes et prenaient du café.
Pendant qu’ils dégustaient leurs tasses en causant, un bateau approcha, venant du côté de Kiruna, 346 et accosta près du campement. Du bateau descendirent un ouvrier et une fillette de treize ou quatorze ans. Les chiens s’élancèrent en aboyant avec rage, et un des Lapons sortit la tête de l’ouverture de la tente pour voir ce qui se passait. En reconnaissant l’ouvrier il fut très content. C’était un ami des Lapons, un homme affable et gai, et qui parlait leur langue.
—Tu viens à point, Söderberg, cria le Lapon. La cafetière est sur le feu. On ne peut rien faire par cette pluie. Viens nous donner des nouvelles.
On se serra en riant pour faire place dans l’étroite tente à l’ouvrier et à la fillette. L’homme commença à causer vivement avec les Lapons dans leur langue. La fillette, qui ne comprenait rien à la conversation, regardait curieusement la marmite et la cafetière, le feu et la fumée, les Lapons et les Laponnes, les enfants et les chiens, les murs de toile et les peaux qui couvraient le sol, les pipes des hommes, les vêtements bariolés et les ustensiles sculptés. Tout était nouveau pour elle.
Tout à coup elle dut baisser les yeux, car tous les regards la cherchaient. Söderberg avait sans doute parlé d’elle, car hommes et femmes, retirant leur courte pipe des lèvres, la fixèrent. Celui d’entre les Lapons qui était assis à côté d’elle, lui donna une petite tape amicale sur l’épaule en disant en suédois: «Bien! Bien!» Une Laponne lui versa une pleine tasse de café qu’on lui passa de mains en mains, et un petit gamin, à peu près de son âge, se glissa jusqu’à elle en rampant et en escaladant les gens assis, puis il s’étendit par terre sans la quitter des yeux.
La fillette comprenait que Söderberg racontait son 347 histoire et qu’elle avait fait des obsèques solennelles à son frère le petit Mats. Elle aurait voulu qu’il parlât moins d’elle et plus de son père. Elle avait entendu dire qu’il vivait parmi les Lapons à l’ouest du Luossajaure, et elle était venue avec le train de Gellivare à Kiruna. Là tout le monde avait été très bon pour elle. Un ingénieur avait envoyé Söderberg, qui parlait le lapon, avec elle jusqu’à l’autre rive du lac pour chercher le père. Elle avait espéré le trouver dès son arrivée, et le cœur battant elle avait parcouru du regard tous les visages en entrant sous la tente. Son père n’y était pas.
Elle vit que Söderberg devenait de plus en plus grave en parlant avec les Lapons. Ceux-ci hochaient la tête et se frappaient à plusieurs reprises le front avec l’index comme en parlant d’un homme qui n’a pas sa raison. A la fin, elle fut trop inquiète pour attendre, et demanda à Söderberg ce que les Lapons disaient.
—Ils disent qu’il est allé à la pêche. Ils ne savent pas s’il reviendra ici ce soir, mais dès qu’il fera un meilleur temps, on ira le chercher.
Puis Söderberg se tourna vivement de nouveau vers les Lapons et reprit la conversation. Il était évident qu’il évitait de parler de Jon Assarsson.
C’était le matin et le temps s’était remis au beau. Ola Serka lui-même, le premier d’entre les Lapons, avait promis d’aller à la recherche de Jon Assarsson, mais il ne se hâtait point. Accroupi devant la hutte, il réfléchissait à la façon d’annoncer à ce père que 348 sa fille était venue. Il s’agissait de ne point l’inquiéter, car il était très étrange et fuyait les enfants. Il disait lui-même qu’il ne pouvait les voir sans être pris de pensées sombres.
Pendant qu’Ola réfléchissait, Asa la gardeuse d’oies, et Aslak, le jeune Lapon qui la veille l’avait tant regardée, causaient. Aslak, qui avait fréquenté l’école, parlait suédois. Il racontait à Asa des traits de la vie du peuple lapon, les Sames, lui assurant que nul peuple n’avait une existence plus heureuse. Asa déclara très franchement qu’elle trouvait terrible de vivre à la façon laponne.
—Si je restais seulement une semaine ici, je serais étouffée par la fumée!
—Ne dis pas ça, répondit Aslak. Tu ne sais rien de nous. Je vais te raconter une histoire; tu verras que plus on reste parmi nous, plus on s’y plaît.
Et Aslak raconta:
—C’était à l’époque où une maladie appelée la mort noire dévastait la Suède. Je ne sais si elle s’était étendue jusqu’au pays de Same proprement dit où nous nous trouvons maintenant, mais en Jemtland elle fit des ravages si terribles que de tout le peuple de Same qui y vivait dans les fjells et les forêts, il ne resta qu’un garçon de quinze ans; et des Suédois qui habitaient les vallées des rivières, seule demeura une fillette, âgée elle aussi de quinze ans.
Presque tout un hiver le garçon et la fillette, chacun de son côté, avaient parcouru le pays désert pour chercher du monde, lorsque, vers le printemps, ils se rencontrèrent; la jeune fille suédoise pria le Lapon de l’accompagner vers le sud où elle espérait trouver des gens de sa race.
—Je te conduirai où tu voudras, répondit le 349 garçon, mais pas avant l’hiver. C’est maintenant le printemps, et mes rennes montent vers les fjells de l’ouest et tu sais que nous autres, gens du peuple same, nous sommes forcés de suivre nos rennes.
La fillette suédoise était l’enfant de gens riches. Elle avait l’habitude de demeurer dans une maison, de dormir dans un lit, de manger à une table. Elle avait toujours méprisé le pauvre peuple des fjells, mais elle avait peur de retourner chez elle, dans la ferme où ne l’attendaient que des morts.
—Laisse-moi alors aller avec toi vers les fjells, dit-elle.
Le garçon accepta volontiers, et c’est ainsi que la fillette suivit les rennes dans leurs pérégrinations. Le troupeau avait hâte de retrouver le bon pâturage des hautes montagnes, et faisait tous les jours de longues marches. On n’avait même pas le temps d’élever une tente, il fallait se jeter sur la neige et dormir pendant les moments où les rennes s’arrêtaient pour paître. Les bêtes sentaient le vent du sud qui hérissait leurs poils et savaient qu’avant peu il balayerait la neige des pentes. La jeune fille et le garçon durent courir après eux à travers la neige fondante et parmi les glaces qui se crevassaient. Arrivés à la hauteur où la forêt de pins cesse et où commence le règne des bouleaux rabougris, ils purent camper et s’arrêter pendant quelques semaines en attendant que la neige fondît sur les sommets. Puis ils y montèrent. La jeune fille se plaignait souvent, mais ne pouvant rester seule sans un être vivant, elle suivit pourtant les rennes et le Lapon.
Sur les hauts plateaux, le garçon dressa une tente pour la jeune fille au flanc d’une petite pente 350 verte qui dévalait doucement vers un ruisseau. Le soir venu, il attrapait les rennes femelles avec un lasso, les trayait et lui donnait le lait à boire. Il chercha de la viande séchée et du fromage de rennes que son peuple avait cachés l’été précédent. La jeune fille se plaignait toujours, mais le fils du peuple des fjells riait seulement et continuait à la traiter avec bonté.
Peu à peu elle se mit à l’aider à traire les rennes et à faire du feu sous la marmite, à porter de l’eau et à faire du fromage. Ils eurent un temps très heureux. Il faisait chaud et la nourriture ne manquait pas. Ils dressaient ensemble des pièges aux oiseaux, péchaient des truites dans le torrent et cueillaient des mûres jaunes dans les marais.
L’été fini, ils redescendirent avec les rennes jusqu’à la limite entre les sapins et les bouleaux pour y camper quelque temps. Le moment était venu d’abattre une partie des rennes. Lorsque la neige tomba et que les lacs gelèrent, ils descendirent encore davantage vers l’est dans l’épaisse forêt de sapins. Le garçon enseigna à la jeune fille les travaux d’hiver: il lui apprit à tordre du fil avec des tendons de rennes, à préparer les peaux, à en faire des vêtements et des chaussures, à fabriquer des peignes et des outils avec les cornes, à courir en skis et à voyager dans un traîneau lapon attelé de rennes. Quand le noir hiver se fut écoulé et que le soleil revint, le garçon annonça à la jeune fille qu’il pouvait enfin l’accompagner vers le sud pour trouver des gens de sa race. La jeune fille le regarda avec de grands yeux:
—Pourquoi me renvoies-tu? dit-elle. Tu as donc hâte d’être seul avec tes bêtes?
351
—J’ai cru que c’était toi qui avais hâte de retrouver ton peuple.
—J’ai vécu près d’un an de la vie du peuple same, dit-elle. Comment pourrais-je retourner parmi mon peuple pour vivre dans des maisons étroites et fermées après avoir si longtemps cheminé libre dans les fjells et la forêt? Ne me chasse pas, laisse-moi ici! Votre manière de vivre vaut mieux que la nôtre!
La jeune fille resta toute sa vie auprès du Lapon sans jamais avoir la nostalgie des vallées. Tu vois donc, Asa, conclut Aslak, que si tu restais seulement un mois ici, tu ne pourrais plus repartir.
Aslak se tut. Son père, Ola Serka, retira sa pipe de sa bouche et se leva. Le vieil Ola entendait mieux le suédois qu’il ne jugeait bon de l’avouer, et il avait compris ce que disait son fils. Il savait maintenant comment il s’y prendrait pour dire à Jon Assarsson que sa fille était venue le rejoindre.
Ola Serka descendit jusqu’au lac et suivit les rives jusqu’à ce qu’il rencontrât un homme, assis sur une pierre, une ligne à la main. Le pêcheur avait les cheveux gris et la taille voûtée. Ses yeux avaient un regard las, et toute sa personne donnait l’impression d’un être désemparé et inerte. Il avait l’air d’une personne qui a fait un trop grand effort pour soulever une charge trop lourde ou trouver l’explication d’un problème trop difficile, et qui a été brisée et a perdu tout courage.
—La pêche est bonne aujourd’hui, Jon, puisque 352 tu n’as pas voulu lâcher ta ligne de toute la nuit? dit le Lapon en le saluant.
Jon Assarsson tressaillit et leva la tête. Pas un seul poisson ne gisait dans l’herbe, et sa ligne n’était pas amorcée. Il se hâta de la retirer de l’eau et de garnir son hameçon. Le Lapon s’assit sur l’herbe à côté de lui.
—Je voulais te demander un conseil, commença Ola. Tu sais que j’avais une fille qui est morte l’année dernière et qui nous manque beaucoup.
—Je sais, interrompit le pêcheur, et un nuage passa sur son visage, car il n’aimait pas à entendre parler d’un enfant mort. Il parlait lapon très couramment.
—On ne peut pourtant pas perdre sa vie dans le chagrin; j’ai pensé à adopter une petite fille; qu’en dis-tu?
—Cela dépend, répondit Jon évasivement.
—Je vais te raconter ce que je sais de la petite fille à laquelle j’ai pensé, Jon, répondit Ola. Puis il raconta au pêcheur que deux enfants, un garçon et une fille, étaient venus au Malmberg pour chercher leur père, que le garçon avait été tué par accident et que la petite fille avait voulu l’enterrer avec les honneurs réservés aux grandes personnes. Ola raconta comment elle avait dû aller parler avec le directeur lui-même.
—Et c’est cette fillette-là que tu voudrais adopter, Ola? demanda le pêcheur.
—Oui, dit le Lapon. Lorsqu’on nous a raconté son histoire, nous n’avons pu nous empêcher de pleurer tous, et nous nous sommes dit qu’une aussi excellente sœur ferait certainement une fille très bonne pour ses parents.
353
Jon Assarsson ne répondit rien: au bout d’un instant, pour ne pas blesser son ami le Lapon par son indifférence, il demanda:
—Mais elle est de ton peuple, n’est-ce pas?
—Non, répondit le Lapon. Elle n’est pas du peuple same.
—C’est, sans doute, la fille d’un colon qui a l’habitude de la vie ici dans le nord?
—Non, elle vient du sud, de très loin, répondit Ola d’un ton dégagé.
Le pêcheur sembla un peu plus intéressé.
—En ce cas, je ne crois pas prudent de la prendre chez vous, dit-il. Elle ne supportera guère d’habiter une tente en hiver, si elle n’y a pas été élevée.
—Mais elle aura chez nous de bons parents et de bons frères et sœurs, dit Ola obstinément. Il est pire d’être seul et abandonné que d’avoir froid.
Le pêcheur sembla répugner à l’idée qu’un enfant suédois fût recueilli par les Lapons.
—N’as-tu pas dit, objecta-t-il, qu’elle avait son père au Malmberg?
—Il est mort, dit le Lapon d’un ton tranchant.
—Tu en es bien sûr, Ola?
—Naturellement j’en suis sûr! répondit le Lapon avec mépris. La fillette et son frère auraient-ils eu besoin de parcourir seuls tout le pays s’ils avaient eu un père en vie? Deux enfants de leur âge auraient-ils eu besoin de gagner eux-mêmes leur vie, s’ils avaient eu un père capable de travailler pour eux? La fillette aurait-elle eu besoin d’aller seule parler avec le directeur si son père avait vécu? Serait-elle seule, maintenant que tout le pays same parle de son courage, si son père n’était mort? La fillette 354 elle-même croit qu’il vit, mais je dis, moi, qu’il faut qu’il soit mort.
L’homme aux yeux las se tourna vers Ola.
—Comment s’appelle-t-elle? demanda-t-il.
Le Lapon réfléchit.
—Je ne me le rappelle pas. Je le lui demanderai. Elle est là-haut dans ma hutte.
—Comment, Ola? Tu l’as déjà fait venir chez toi avant de te renseigner si son père qui n’est peut-être pas mort le permet.
—Est-ce que je me soucie du père? S’il n’est pas mort il se désintéresse d’elle. Il devrait être content qu’un autre s’occupe de sa fille.
Le pêcheur jeta sa ligne et se leva.
Le Lapon poursuivit:
—Je crois que le père est peut-être de ces gens que les idées noires poursuivent et qui ne peuvent tenir en place et travailler. Quel bien lui ferait un père pareil?
Le pêcheur s’était mis à remonter la berge.
—Où vas-tu? demanda le Lapon.
—Je voudrais voir ta fille adoptive, Ola.
—Bien, dit le Lapon. Viens. Je pense que tu diras que c’est une bonne fille que je me suis procurée.
Le Suédois marchait très vite; bientôt Ola reprit: «Je me rappelle maintenant son nom. Elle s’appelle Asa.» Jon hâta encore sa marche sans rien dire. Ola Serka aurait ri de satisfaction. Lorsqu’ils furent presque en vue des huttes, Ola ajouta:
—Elle est venue jusque chez le peuple same pour chercher son père, mais si elle ne le trouve pas, je la garderai avec plaisir.
Le Suédois se mit presque à courir.
—Je savais bien qu’il aurait peur si je le menaçais 355 d’adopter sa fille dans le peuple same, se dit à lui-même le vieil Ola.
Lorsque l’homme de Kiruna qui la veille avait conduit Asa à travers le lac jusqu’au campement lapon, s’en retourna dans la soirée, il emmena deux personnes qui avaient pris place très près l’une de l’autre et qui se tenaient la main dans la main, comme pour ne jamais plus se séparer. C’étaient Jon Assarsson et sa fille. Tous les deux semblaient changés: Jon Assarsson était moins voûté et paraissait moins las; ses yeux avaient pris un regard lumineux et bon comme s’il avait enfin trouvé la solution d’une question angoissante, et Asa, la gardeuse d’oies, ne regardait pas autour d’elle avec cette attention et cette prudence éveillée qui d’ordinaire la faisaient paraître plus vieille que son âge. Elle avait trouvé quelqu’un sur qui s’appuyer et elle semblait en voie de redevenir une enfant.
356
PREMIER JOUR DE VOYAGE
Samedi, 1er octobre.
Nils, sur le dos du jars blanc, voyageait au-dessus des nuages. Trente et une oies sauvages volaient rapidement vers le sud en un triangle bien régulier. Les plumes bruissaient, toutes ces ailes fouettaient l’air avec un sifflement; on ne pouvait entendre sa propre voix. Akka de Kebnekaïse volait en tête, derrière elle, à droite et à gauche, venaient Yksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi, le jars blanc et Finduvet. Les six jeunes oies qui avaient accompagné la bande, n’en faisaient plus partie. A leur place les vieilles oies emmenaient vingt-deux oisons, élevés cet été dans la vallée laponne. Onze volaient à droite et onze à gauche, et ils faisaient de leur mieux pour garder entre eux des intervalles aussi réguliers que les vieilles oies.
Les pauvres oisons, qui n’avaient pas encore fait 357 de voyage, eurent d’abord beaucoup de mal à suivre le vol rapide.
—Akka de Kebnekaïse! Akka de Kebnekaïse! criaient-ils d’un ton piteux.
—Qu’y a-t-il? demandait l’oie-guide.
—Nos ailes sont lasses de se mouvoir! Nos ailes sont lasses de se mouvoir!
—Ça ira mieux en continuant, répondait Akka sans ralentir son vol le moins du monde. Et on aurait dit qu’elle avait raison: après deux heures de vol, les oisons ne se plaignaient plus de la fatigue. Mais alors ce fut autre chose. Dans leur vallée, ils avaient mangé toute la journée durant; bientôt ils commencèrent à gémir de faim.
—Akka, Akka, Akka de Kebnekaïse! criaient les oisons d’un ton piteux.
—Qu’y a-t-il maintenant?
—Nous avons si faim que nous ne pouvons voler plus loin. Nous avons si faim!
—Une oie sauvage doit savoir se nourrir d’air et boire le vent, répondait impitoyablement Akka, en continuant toujours son vol.
Il semblait presque que les oisons apprissent à se nourrir d’air et de vent, car bientôt ils ne se plaignirent plus. La bande des oies était encore dans les fjells et les vieilles oies criaient le nom de tous les sommets qu’on dépassait pour les apprendre aux jeunes. Mais comme elles ne cessaient d’annoncer: «Celui-là c’est le Porsotjokko, et voici le Sarjektjokko, et voilà le Sulitelma», les jeunes recommencèrent à s’impatienter.
—Akka, Akka, Akka! criaient-ils d’une voix déchirante.
—Qu’est-ce qu’il y a de nouveau?
358
—Il n’y a pas de place pour tant de noms dans nos têtes, criaient les oisons. Il n’y a pas de place pour tant de noms.
—Plus il entre de choses dans une tête, plus il y a de la place, répondit Akka sans s’émouvoir.
Nils pensait en lui-même qu’il était vraiment grand temps de se mettre en route pour le sud, car il était tombé beaucoup de neige, et le sol à perte de vue était blanc. Et il n’y avait pas à dire: on était bien mal à l’aise, les derniers temps, là-haut dans la vallée des fjells. La pluie, la tempête, les brouillards s’étaient succédé sans répit, et si une seule fois le temps s’était éclairci, on avait immédiatement eu de la gelée. Les baies et les champignons dont Nils s’était nourri en été, avaient gelé ou s’étaient gâtés; à la fin il avait fallu manger du poisson cru, qu’il n’aimait guère. Les jours étaient devenus très courts, les soirées longues, et les matins étaient terriblement lents à venir pour quiconque ne pouvait dormir aussi longtemps que le soleil restait absent.
Mais enfin, les ailes des oisons s’étaient fortifiées, et le voyage vers le sud avait pu commencer. Nils était si ravi qu’il chantait et riait alternativement. Ce n’était d’ailleurs pas seulement parce qu’il faisait sombre et froid et que la nourriture devenait rare qu’il souhaitait quitter la Laponie; il y avait autre chose aussi qui l’attirait vers la Scanie.
Les premières semaines il n’avait pas du tout eu le mal du pays. Il avait tant de plaisir à voir la Laponie. Son seul souci avait été d’empêcher tous ces essaims de moustiques qui y pullulent de le dévorer. Avec Akka ou Gorgo il avait fait de longs tours. Du haut du Kebnekaïse neigeux il avait regardé les glaciers qui entourent le pied du cône 359 blanc et escarpé. Akka lui avait fait visiter des vallées bien cachées et plonger les yeux dans des cavernes où les louves allaitent leurs petits. Il avait fait connaissance avec les rennes qui paissaient en grands troupeaux aux bords du beau lac de Torne, et il avait poussé une pointe jusqu’aux grandes cascades de Sjöfallet pour saluer les ours qui y demeuraient. Partout il avait trouvé un pays superbe. Il était bien content de l’avoir vu, mais il n’aurait point voulu l’habiter. Akka avait bien raison de dire que les colons feraient mieux de le laisser aux ours, aux loups, aux rennes, aux oies sauvages, aux chouettes blanches, aux lemmings, et aux Lapons qui semblaient créés pour y vivre.
Ah! oui, il était heureux d’être en route pour la Scanie! Il agita sa casquette en voyant la première forêt de sapins; il salua d’un hourrah les premières maisonnettes grises de colons, les premières chèvres, le premier chat, les premières poules. Il passait au-dessus de superbes cascades et voyait à sa droite de hauts pics de fjells, mais à peine les regarda-t-il. Ce fut autre chose lorsqu’il aperçut la chapelle de Kvickjock avec le petit presbytère et le petit village autour de la chapelle. Cette vue lui parut si belle qu’il eut les larmes aux yeux.
A chaque instant on croisait des oiseaux de passage en groupes plus nombreux qu’au printemps. «Où allez-vous, oies sauvages? demandaient les oiseaux. Où allez-vous?»
—Nous allons à l’étranger comme vous, répondaient les oies. Nous allons à l’étranger.
—Mais vos petits ne sont pas assez forts, criaient les autres. Jamais ils ne franchiront la mer avec des ailes aussi faibles.
360
Les rennes et les Lapons étaient eux aussi en train de quitter les fjells. Ils descendaient en bon ordre: un Lapon ouvrait la marche, puis venait le troupeau, les grands taureaux en tête, puis une rangée de rennes de somme chargés des tentes et des bagages, et enfin, sept ou huit personnes fermaient le cortège. Les oies sauvages s’abaissaient un peu en voyant les rennes pour leur crier: «Au revoir! A l’été prochain! A l’été prochain!»
—Bon voyage et bon retour parmi nous, répondaient les rennes.
Mais les ours, en voyant les oies, les montraient aux oursons en grognant: «Voyez-vous ces peureuses qui craignent un peu de froid, et qui n’osent pas rester chez elles en hiver!» Les vieilles oies ne restaient pas à court de réponse: «Voyez-vous ces fainéants qui aiment mieux dormir la moitié de l’année que de se donner la peine d’émigrer!»
Dans les forêts de sapins les jeunes coqs de bruyères se blottissaient les uns contre les autres, hérissés et transis, regardant avec envie toutes ces bandes d’oiseaux qui avec des cris d’allégresse se rendaient vers le sud. «Quand sera-ce notre tour? demandaient-ils à leur mère. Quand sera-ce notre tour?»
—Vous resterez ici auprès de votre père et de votre mère, répondait la poule. Vous resterez ici chez père et mère.
LE MONT ŒSTBERG
Tant que les oies étaient encore en Laponie elles eurent un très beau temps; mais à peine entrées dans 361 le Jemtland d’épais brouillards les enveloppèrent; elles descendirent au sommet d’une colline. Nils croyait bien être dans un pays habité, car il s’imaginait entendre des voix d’hommes et des grincements de voitures. Il aurait bien voulu chercher abri dans une ferme, mais par cet épais brouillard il avait peur de s’égarer. Tout ruisselait d’eau et d’humidité. Des gouttelettes pendaient au bout de chaque brin d’herbe et au moindre mouvement il recevait de véritables douches.
Il fit quelques pas pour chercher un refuge, lorsqu’il aperçut devant lui un édifice très haut, mais pas très grand. La porte était fermée et l’édifice inhabité. Nils comprit que ce ne pouvait être qu’une tour élevée là pour permettre de mieux voir le paysage. Il retourna près des oies.
—Mon bon jars, appela-t-il, prends-moi sur ton dos et porte-moi au sommet de cette tour là-bas. J’y trouverai peut-être une petite place sèche pour dormir.
Le jars obéit et le déposa sur la plate-forme de la tour, le gamin s’y coucha, s’endormit et ne se réveilla que lorsque le soleil du matin lui frappa le visage. En ouvrant les yeux, il eut d’abord du mal à savoir où il était. Habitué aux déserts de la Laponie, il prit d’abord pour un tableau cette contrée si habitée et si cultivée. En outre le soleil levant donnait à tout des couleurs extraordinaires.
La tour était construite sur une montagne au milieu d’une île située près de la rive orientale d’un grand lac. Ce lac était en ce moment aussi rose que le ciel. Les rives étaient jaunes grâce aux petits bois dorés par l’automne et aux chaumes des champs. Derrière cette bande jaune, la forêt de sapins formait une 362 large ceinture sombre au-dessus de laquelle bleuissait à l’est une rangée de collines; le long de l’horizon occidental courait en forme d’arc une chaîne de montagnes étincelantes, pointues, dentelées, d’une couleur si douce et si tendre qu’elle n’a pas de nom, et que Nils n’aurait pu la dire ni rouge, ni blanche, ni bleue; il n’y avait pas de nom pour cette couleur. Tout autour du lac, dans la bande jaune s’élevaient un peu partout des églises blanches et des villages rouges, et juste à l’est, de l’autre côté du détroit qui séparait l’île de la terre ferme, adossée à une montagne protectrice, s’étendait sur la rive une ville, au milieu d’un pays fertile et cultivé. «Voilà une ville qui a su se procurer une belle et bonne situation, songea Nils. Je me demande quel est son nom.»
En ce moment il sursauta. Plongé dans la contemplation du pays, il n’avait pas remarqué que des visiteurs s’étaient approchés de la tour. Ils montaient les escaliers d’un pas si rapide qu’il eut à peine le temps de trouver une cachette.
C’étaient des jeunes gens et des jeunes filles qui faisaient ensemble une excursion à pied à travers le Jemtland. Ils se félicitaient d’être arrivés à la ville d’Œstersund la veille au soir pour jouir le matin de cette belle vue du Frösö, d’où l’on distinguait plus de vingt milles à la ronde. Ils se montraient et se nommaient les églises et les fjells. Les plus proches étaient les fjells d’Ovik, ils étaient d’accord sur ce point; mais lequel de ces sommets était l’Areskutan?
Une jeune fille tira de son sac une carte qu’elle déploya sur ses genoux, et ils s’assirent pour l’étudier. Nils fut inquiet de les voir rester si longtemps. Le jars ne pourrait venir le chercher pendant qu’ils 363 étaient là, et il savait que les oies avaient hâte de continuer leur voyage. Au milieu de la conversation des touristes, il crut un moment entendre un caquetage d’oies et des coups d’ailes, mais il n’osa sortir de sa cachette.
364
Lorsque les touristes furent partis et que Nils put regarder autour de lui, il ne vit d’oies sauvages nulle part. Aucun jars blanc ne vint le chercher. Il appela plusieurs fois, mais en vain. Il ne crut pas un instant que les oies l’eussent abandonné, mais il eut peur qu’un malheur ne leur fût arrivé, et il se creusait la tête pour trouver un moyen de les rejoindre, quand Bataki, le corbeau, tout à coup s’abattit près de lui.
Jamais Nils n’aurait cru qu’il saluerait Bataki aussi joyeusement:
—Mon cher Bataki, lui dit-il, quelle chance que tu sois venu ici! Pourrais-tu me donner des nouvelles du jars blanc et des oies sauvages?
—Je viens de leur part, dit Bataki. Akka avait aperçu un chasseur et elle n’a pas osé t’attendre. Elle m’a chargé de te ramener auprès de tes amis. Monte donc sur mon dos, et nous les aurons vite rejoints.
Nils s’installa sur le dos du corbeau, qui l’emporta vers le sud. Ils descendirent dans une large vallée. Le pays était très beau: de hautes montagnes 365 comme dans le Jemtland, mais très peu de terres cultivées, très peu de villages. Bataki s’abattit dans un chaume, et fit descendre Nils.
—Il y a eu ici de l’orge cet été, dit-il; tâche d’en trouver quelques grains à manger.
Pendant que Nils cherchait des épis, en détachait les grains et mangeait, Bataki causa avec lui.
—Tu vois ce grand et beau fjell qui s’élève là-bas droit au sud? commença-t-il.
—Oui, je vois.
—Eh bien, il s’appelle le Sonfjell, continua le corbeau, et il y a eu là énormément de loups jadis. Les gens qui habitaient la vallée de ce fleuve ont eu souvent bien du mal à se tirer d’affaire.
—Ne peux-tu pas me raconter quelque belle histoire de loups? demanda Nils.
—J’ai entendu raconter qu’il y a longtemps, les loups auraient attaqué un homme qui vendait des fûts et des baquets de toute espèce, dit Bataki. Il était de Hede, village situé à quelques milles en amont dans cette vallée. C’était pendant l’hiver, et les loups le poursuivirent sur la glace du fleuve Ljusnan sur lequel il voyageait. Ils étaient environ une dizaine, et le cheval de l’homme de Hede était mauvais coureur. Le péril était imminent.
Les rives étaient désertes, et il y avait bien deux milles jusqu’à la prochaine ferme. L’homme fut comme paralysé de terreur.
En ce moment il vit quelque chose remuer entre les sapins plantés dans la glace pour marquer le chemin. Quand il distingua ce que c’était sa terreur s’accrut.
Ce n’étaient point des loups, mais une pauvre vieille femme qui courait le pays en mendiant, et 366 qu’on appelait Maline. Elle était bossue et boitait d’une jambe; aussi la reconnut-il de loin.
La vieille femme marchait droit à la rencontre des loups. Elle ne les avait sans doute pas encore aperçus, et l’habitant de Hede se rendit compte tout de suite que s’il passait devant elle sans l’avertir, elle tomberait entre la griffe des loups, tandis que lui-même échapperait. D’autre part, s’il s’arrêtait et la faisait monter près de lui, elle ne serait guère sauvée davantage. Il était presque certain qu’en ce cas ils seraient tués tous les trois, lui, elle et le cheval. N’était-il pas plus juste de sacrifier une vie pour en sauver deux autres?
En ce moment les loups poussèrent un hurlement sinistre. Le cheval bondit, prit le mors aux dents, et dépassa la vieille femme. Elle aussi avait entendu le hurlement et avait compris.
L’homme la vit lever les bras en l’air et ouvrir la bouche pour crier. Elle était perdue, mais lui serait sauvé.
Il eut un premier mouvement de soulagement, mais suivi d’une douleur aiguë dans la poitrine. Il n’avait jamais rien commis de déshonorant jusqu’à ce jour. Depuis ce moment sa vie serait détruite.
D’un geste brusque il maîtrisa et arrêta le cheval.
—Viens vite, Maline, cria-t-il. Monte vite dans mon traîneau!
Il parlait durement, car il était fâché contre lui-même qui ne pouvait laisser la vieille femme à son sort.
—Tu ferais mieux de rester chez toi, au lieu de courir les routes, vieille sorcière, grommela-t-il. Voici que le Noir et moi perdrons la vie à cause de toi.
367
La vieille femme se taisait toujours.
L’homme reprit:
—Le Noir a fait déjà plus de cinq milles aujourd’hui, et la charge ne sera pas plus légère avec toi dans le traîneau.
Les patins du traîneau grinçaient contre la glace, mais on n’entendait pas moins le halètement des loups.
—C’en est fait de nous, dit l’homme. Ça n’a pas servi à grand’chose, ni à toi, ni à nous, de t’avoir ramassée, Maline.
La vieille femme qui jusqu’ici s’était tue, habituée à être toujours malmenée en paroles, ouvrit enfin la bouche.
—Je ne comprends pas pourquoi tu ne débarrasses pas le traîneau des fûts et des cuves. Tu pourrais revenir les ramasser demain.
L’homme comprit que le conseil était bon et s’étonna de n’y pas avoir songé avant. Il remit les rênes à la vieille femme, détacha les cordes qui retenaient les baquets et les fûts et les laissa rouler à terre. Les loups effrayés, puis curieux, s’arrêtèrent pour examiner ce que c’était; cela donna au traîneau un moment d’avance.
—Si cela ne suffit pas, je me jetterai aux loups moi-même, dit la vieille femme. Peut-être alors échapperas-tu.
Pendant qu’elle parlait, l’homme était en train de dégager une énorme cuve. Tout à coup il s’arrêta.
—Un homme et un cheval en bon état, pensait-il, sont-ils donc vraiment forcés de laisser dévorer une vieille femme par les loups pour se sauver? Certes, il doit y avoir un moyen de salut. Mais lequel?
Il reprit son travail. Il s’agissait maintenant de 368 faire basculer par-dessus les bords du traîneau la lourde cuve.
Tout à coup l’homme s’arrêta de nouveau et éclata de rire.
La vieille femme le regarda, le croyant fou. L’homme riait parce qu’il avait trouvé le moyen de les sauver. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt?
—Écoute, Maline, ce que je te dis! fit-il. Tu conduiras le traîneau au plus vite jusqu’au village de Linsäll. Tu diras aux gens que je suis seul sur la glace au milieu des loups et qu’ils viennent me secourir.
L’homme attendit jusqu’à ce que les loups fussent tout près du traîneau. Alors il fit tomber l’énorme cuve, sauta lui-même en bas, et se glissa sous la cuve.
Celle-ci, faite pour brasser la bière de Noël pour toute une grande ferme, le contenait facilement. Les loups bondirent autour, essayant en vain de la basculer et mordant les jables. La cuve était lourde et solide. L’homme était hors de danger.
—Dorénavant, se dit-il gravement, après s’être d’abord moqué un moment des efforts des loups, dorénavant, si jamais je me trouve dans ce qui paraît une impasse, je songerai à cette cuve. Je me dirai qu’on n’a pas besoin de se faire du tort, à soi-même ni à autrui. Il y a toujours une troisième issue qu’il s’agit seulement de trouver.
Bataki acheva son histoire sur ces mots prononcés sentencieusement comme avec une intention particulière. D’ailleurs Nils avait déjà remarqué que c’était presque toujours le cas, lorsque le corbeau racontait quelque chose.
—Que peut-il bien vouloir dire en me narrant cette histoire? se dit-il.
369
Après avoir mangé, Bataki et le gamin continuèrent leur voyage, en suivant le cours du Ljusnan. Arrivés près du village de Kolsatt, sur la frontière de Helsingland, le corbeau se posa de nouveau à terre près d’une cabane basse. Elle n’avait pas de fenêtres, rien qu’une petite lucarne. De la cheminée s’échappait une fumée mêlée d’étincelles, et on entendait à l’intérieur des coups de marteau.
—En voyant cette forge, je me rappelle qu’il y avait jadis dans ce village des forgerons si habiles qu’ils n’avaient pas leurs pareils. J’ai entendu raconter des histoires là-dessus.
—Raconte-m’en une, demanda Nils.
—Eh bien, reprit Bataki sans se faire prier, un forgeron invita une fois deux autres maîtres forgerons, l’un de Dalécarlie, l’autre de Vermland, à se mesurer avec lui dans la fabrication des clous. Le défi fut accepté, et les trois forgerons se rencontrèrent ici, à Kolsatt. Le Dalécarlien commença. Il forgea une douzaine de clous, si égaux, si aigus et si polis que nul n’aurait fait mieux. Après lui vint le Vermlandais. Il forgea lui aussi une douzaine de clous parfaits; en outre il les fabriqua en moitié moins de temps que le Dalécarlien. Les juges du concours déconseillèrent au forgeron de Herjedalen d’essayer, car il ne pourrait faire ni mieux que l’un ni plus vite que l’autre.
—Je ne me rendrai pas, répondit-il. Il doit y avoir une troisième manière de se distinguer.
Il mit le fer sur l’enclume sans le chauffer d’abord, le réchauffa en le martelant, et forgea clou sur clou sans se servir ni de charbon ni de soufflet. Personne n’avait vu manier plus habilement le marteau, et le forgeron de Herjedalen fut déclaré le plus habile du pays.
370
Bataki se tut. Nils réfléchit un moment.
—Dis-moi quelle a été ton intention en me racontant cette histoire, demanda-t-il enfin.
—Je me la suis rappelée en voyant cette vieille forge, répondit Bataki évasivement.
Les deux voyageurs reprirent leur vol. Le corbeau porta Nils à travers la partie du Herjedalen qui avoisine la Dalécarlie. Là il descendit se poser sur une colline qui dominait un plateau.
—Sais-tu bien quel est ce monticule sous tes pieds? demanda Bataki.
Nils avoua ne pas le savoir.
—Eh bien, c’est un tombeau, un ancien tumulus, dit le corbeau. Il a été élevé sur un homme appelé Herjulf, et qui fut le premier à s’installer en Herjedalen et à cultiver le pays.
—Tu as peut-être une histoire à me raconter sur lui aussi? demanda Nils.
—Je n’ai pas entendu rapporter grand’chose sur lui, mais je crois qu’il était Norvégien. D’abord il était au service du roi de Norvège, puis il se brouilla avec lui. Il se rendit près du roi suédois qui habitait Upsal et entra à son service. Après quelque temps il demanda en mariage la sœur du roi, et comme celui-ci la lui refusait il l’enleva. Il s’était ainsi mis dans la situation de ne pouvoir ni retourner en Norvège ni rester en Suède, et il ne voulut à aucun prix se fixer à l’étranger. «Il doit bien y avoir une troisième alternative», pensa-t-il, et il se retira avec ses serviteurs et ses trésors vers le nord à travers la Dalécarlie, jusqu’à ce qu’il atteignît les grands déserts qui s’étendaient au nord de cette province. Il s’y arrêta, bâtit une maison, défricha la terre et devint le premier habitant de ce pays.
371
En entendant cette dernière histoire, Nils fut plus intrigué que jamais.
—Ne veux-tu pas me dire quelle a été ton intention en me racontant ceci? demanda-t-il.
Bataki ne répondit d’abord rien; il se contenta de tourner et de retourner la tête en fermant les yeux.
—Puisque nous sommes seuls, dit-il enfin, il y a une chose que je voudrais te demander. T’es-tu jamais bien renseigné sur la condition imposée par le tomte qui t’a transformé, pour te faire redevenir un homme?
—Voici la seule dont j’aie entendu parler: je dois conduire le jars blanc en Laponie et le ramener sain et sauf en Scanie.
—C’est bien ce que je pensais! dit Bataki, car la dernière fois que nous nous sommes vus, tu disais avec une si grande fierté qu’il est laid de trahir un ami dont on a la confiance! Tu ferais bien de demander la condition à Akka. Tu sais qu’elle s’était rendue elle-même chez vous pour parler au tomte.
—Akka ne m’en a rien dit.
—C’est qu’elle pensait sans doute qu’il valait mieux pour toi ignorer la teneur des paroles du tomte. Elle tient plus à toi qu’au jars blanc.
—C’est curieux, Bataki, dit Nils, comme tu as le don de me rendre toujours triste et inquiet.
—Cela peut en effet paraître ainsi, dit le corbeau, mais cette fois je crois que tu me seras reconnaissant de te répéter les paroles du tomte. Il a dit que tu redeviendrais homme, si tu ramenais le jars blanc pour que ta mère pût le tuer.
Nils se leva d’un bond.
—C’est une méchante invention que tu imagines là, Bataki! s’écria-t-il.
372
—Tu vas pouvoir le demander toi-même à Akka, car la voici, je crois, qui s’approche avec sa bande. Mais n’oublie pas les histoires que je t’ai racontées aujourd’hui. Il y a un moyen de sortir de toutes les difficultés, si seulement on le trouve. Je serai curieux de voir comment tu réussiras.
373
Le lendemain Nils profita, pendant un arrêt, d’un moment où Akka en paissant s’était un peu éloignée des autres oies pour lui demander si ce que lui avait raconté Bataki était vrai. Akka ne put le nier. Le gamin fit alors promettre à la vieille oie de ne point laisser le jars blanc soupçonner ce secret. Brave et généreux comme il était, il aurait pu agir sans demander conseil à personne.
Après cette conversation Nils resta silencieux et renfrogné sur le dos du jars sans s’intéresser à rien. Il entendit les oies crier aux oisons qu’on entrait en Dalécarlie et qu’on pouvait distinguer le Städjan.
—Comme il est probable que je voyagerai toute ma vie avec les oies, j’aurai le temps de voir ce pays plus que je ne le désirerai, grommela Nils.
Il ne montra pas plus d’intérêt, lorsque les oies crièrent qu’on était en Vermland, et que le fleuve qu’on suivait vers le sud, était le Klarelf.
—J’ai déjà vu tant de fleuves, j’en ai assez, dit-il.
D’ailleurs, même s’il avait été curieux, il n’aurait 374 pas trouvé beaucoup de choses à voir, car le nord du Vermland est rempli de grandes forêts monotones, à travers lesquelles serpente le Klarelf, étroit et tout en rapides. Çà et là une meule de charbon, un défrichement ou quelques maisons basses sans cheminées habitées par des Finnois. L’étendue des forêts pourrait faire croire qu’on est en Laponie.
Les oies sauvages suivirent le Klarelf jusqu’à la grande usine de Munkfors. Puis elles obliquèrent vers l’ouest; elles n’avaient point encore atteint le lac Fryken quand le soir tomba; elles descendirent au milieu d’un grand marais sur une hauteur. C’était certes un bon endroit pour des oies, mais le gamin aurait bien voulu trouver mieux pour lui-même. Pendant qu’il était dans l’air, il avait aperçu quelques maisons au pied de la hauteur; il résolut de les chercher.
Ce fut plus long qu’il n’aurait cru. Mais enfin la forêt s’éclaircit, et il arriva sur une route. Un peu plus loin une belle allée de bouleaux montait de cette route vers une ferme, et Nils s’y engagea résolument.
Il entra d’abord dans une arrière-cour, grande comme le marché d’une petite ville et entourée de longues maisons rouges et basses. Après l’avoir traversée, il vit devant lui une seconde cour; là, s’élevait le corps de logis, précédé d’une grande pelouse, flanqué d’une aile, avec un jardin touffu derrière. Le corps de logis lui-même était petit et modeste, mais la cour était bordée d’un cercle de sorbiers géants, si serrés qu’ils formaient comme des murs. Le ciel semblait un plafond bleu pâle, les sorbiers étaient jaunes, avec de belles grappes rouges. La pelouse devait être verte encore, mais comme il faisait ce 375 soir-là un magnifique clair de lune, elle paraissait blanche et argentée.
Pas un être humain ne se montrait, et Nils put à son aise parcourir le domaine. Entré dans le jardin, il vit quelque chose qui le mit presque de bonne humeur. Il était monté dans un sorbier pour manger des baies, lorsqu’il aperçut les grappes rouges d’un groseillier. Il se laissa glisser le long du tronc. En regardant autour de lui, il remarqua que le jardin était rempli de groseilliers rouges et noirs, de groseilliers à maquereau, et de framboisiers. Il y avait des navets et des raves dans le potager, des graines aux plantes, des épis à tous les brins d’herbe. Et là, au milieu de l’allée—il ne se trompait pas—une belle grosse pomme brillait sous les rayons de la lune.
Nils s’assit sur le bord d’une pelouse, la grosse pomme devant lui, et se mit à en tailler des morceaux avec son couteau.
—Ce ne serait pas si dur d’être tomte, dit-il, si l’on pouvait partout se nourrir aussi facilement!
Tout à coup il entendit un léger frémissement au-dessus de sa tête et vit presque en même temps devant lui sur l’allée quelque chose qui ressemblait à une petite souche de bouleau. La souche se tordait, et deux points lumineux brillèrent comme deux charbons ardents au sommet. Nils remarqua bientôt que la souche avait aussi un bec crochu, et deux yeux ardents entourés de cercles de plumes. Alors il se calma.
—Cela fait plaisir de rencontrer enfin un être vivant! dit-il. Peut-être, madame la chouette, voudriez-vous me dire comment s’appelle ce domaine et qui l’habite?
376
La chouette était demeurée perchée, ce soir-là comme tous les autres, sur un échelon de la grande échelle appuyée contre le toit de la maison; de là elle inspectait les allées et les pelouses, en quête de rats. A son grand étonnement aucune peau grise ne s’était encore montrée. Mais elle avait aperçu quelque chose qui ressemblait à un homme en miniature.
—Voilà, se dit-elle, ce qui effraie les rats. Qu’est-ce que cela peut bien être?
—Ce n’est pas un écureuil, ni un petit chat, ni une belette; un oiseau qui depuis si longtemps habite une maison de bourgeois devrait connaître tout ce qu’il y a au monde. Mais ceci passe mon entendement.
Elle avait fixé l’étrange créature qui remuait sur le sol au point que ses yeux semblaient lancer des flammes. Enfin la curiosité l’avait emporté sur la prudence et elle était descendue voir ce que c’était.
Tandis que le gamin parlait, elle se pencha en avant pour mieux l’examiner.
—Il n’a ni griffes ni piques, pensait-elle, mais qui me dira qu’il ne possède pas un dard empoisonné ou une autre arme encore plus dangereuse? Je ferai bien de me tenir sur mes gardes.
—Le domaine s’appelle Mârbacka, répondit-elle, et il a été jadis habité par des bourgeois. Mais qui es-tu, toi?
—Je songe à venir m’installer ici, dit le gamin sans répondre à la question de la chouette.
—Le domaine n’est pas grand’chose maintenant en comparaison de ce qu’il a été autrefois, dit la chouette, mais on peut toujours trouver à y vivre. Cela dépend surtout du genre de vie que tu veux 377 mener et de ce que tu manges. Comptes-tu t’adonner à la chasse aux rats?
—Dieu m’en garde, fit le gamin. Il y a plus de danger que les rats ne me dévorent, moi. Je ne pourrais certes pas leur faire beaucoup de mal.
—Ce n’est pas possible qu’il soit aussi inoffensif qu’il veut bien le faire croire, se dit la chouette. Essayons toujours!
Là-dessus elle s’éleva en l’air, puis fondit sur Nils Holgersson, et lui enfonça ses griffes dans les épaules, en cherchant du bec à lui crever les yeux. D’un bras, le gamin se couvrit le visage; de l’autre il essaya de se dégager, en appelant au secours de toutes ses forces. Il se rendait compte qu’il était en péril de mort.
Or, précisément l’année où Nils Holgersson voyageait avec les oies sauvages, il y avait une personne qui ne cessait de penser à un livre qu’elle voulait écrire sur la Suède, un livre de lecture pour les enfants des écoles. Elle y avait pensé de la Noël jusqu’à l’automne, mais elle n’avait pas encore écrit une ligne, et finalement elle était si lasse qu’elle se disait:
—Tu n’en es pas capable. Assieds-toi à ton bureau, fais des contes et des histoires comme tu as l’habitude d’en faire, et laisse à un autre le soin d’écrire un livre qui soit instructif et sérieux et où, surtout, il n’y ait pas un mot qui ne soit vrai!
Il était presque entendu qu’elle abandonnerait l’entreprise, quoique avec regret, car elle aurait beaucoup aimé à écrire de belles choses sur la Suède. Elle eut un moment l’idée que son incapacité venait peut-être 378 de ce qu’elle vivait dans une ville et ne voyait autour d’elle que des rues et des murs de maisons. Si elle s’installait à la campagne où elle verrait des forêts et des champs, peut-être le travail irait-il mieux.
Elle était du Vermland, et avait l’idée bien arrêtée de commencer son livre par cette province, et d’abord de décrire l’endroit où elle avait grandi. C’était un tout petit domaine, assez isolé du reste du monde, et où l’on avait gardé beaucoup de coutumes et d’usages anciens. Les enfants aimeraient peut-être à entendre raconter les travaux multiples qui, en son enfance, s’y succédaient d’un bout à l’autre de l’année. Elle voulait leur décrire comment on y avait célébré les fêtes: Noël, le jour de l’an, Pâques, la Saint-Jean; comment étaient installés la cuisine, les magasins à provision, l’étable et l’écurie, l’aire et la maison de bain. Mais sa plume refusait d’obéir. Pourtant elle se rappelait toutes ces choses aussi nettement que si elle vivait encore dans le domaine. Mais si elle devait aller s’installer à la campagne, pourquoi ne ferait-elle pas une visite à cette vieille maison avant d’écrire? Elle n’y avait pas été depuis plusieurs années, et n’était pas mécontente de trouver un prétexte pour y aller. Au fond, elle avait la nostalgie de cette terre partout où elle était dans le monde. Elle voyait bien d’autres endroits plus beaux, mais elle ne retrouvait nulle part cette sécurité et ce bien-être qu’elle avait connus dans sa maison d’enfance.
Cependant il n’était pas aussi facile d’y retourner qu’on pourrait croire, car le domaine avait été vendu à des gens qu’elle ne connaissait pas. Elle pensait certes qu’elle serait bien reçue par eux, mais il lui répugnait d’y venir en étrangère et d’être forcée de 379 soutenir une conversation avec ces inconnus. Elle imagina donc d’y arriver un soir lorsque tout le monde aurait fini son travail et se tiendrait dans la maison.
Elle n’aurait pas cru que ce serait une sensation aussi étrange de rentrer. Pendant que la voiture la portait vers la vieille maison, elle se sentait rajeunir à chaque instant; bientôt elle n’était plus une vieille femme aux cheveux déjà grisonnants, mais une gamine en jupes courtes, avec, dans le dos, une longue natte de cheveux couleur de lin. En reconnaissant chaque maison le long de la route, elle ne pouvait admettre que là-bas, à la maison, tout ne fût pas comme dans le passé. Père, mère, frères et sœurs l’attendaient sur le perron, la vieille gouvernante accourrait à la fenêtre de la cuisine pour la voir, Néron et Freya et deux ou trois autres chiens se précipiteraient et gambaderaient autour d’elle.
Plus elle approchait, plus elle se sentait heureuse. On était en automne, et voilà qu’allait s’ouvrir une période de besognes variées, mais la multitude même de ces besognes était cause qu’on ne s’ennuyait jamais. En route, elle avait vu les gens occupés à arracher les pommes de terre; sans doute en était-il de même chez elle. Le premier travail qui l’attendrait serait par conséquent de râper les pommes de terre pour en fabriquer de la fécule. L’automne avait été très doux. Elle se demandait si on avait tout récolté dans le jardin. Les choux n’étaient sans doute pas encore coupés. Et le houblon, était-il ramassé? Les pommes étaient-elles cueillies?
Peut-être aussi était-ce le grand remue-ménage du nettoyage de la maison avant la foire d’automne, qui était une fête surtout pour les domestiques. 380 Quel plaisir, la veille de la foire, de venir dans la cuisine, et de voir le plancher jonché de genévrier haché menu, les murs reblanchis et les cuivres étincelants sous la corniche du plafond!
Mais après la foire, on n’aurait pas de long répit. Il allait falloir se mettre au macquage du lin; pendant la canicule on avait étendu le lin à rouir sur un champ. On l’avait ensuite mis dans la vieille étuve et on avait chauffé le grand four pour le sécher; lorsqu’il serait suffisamment sec, un jour on réunirait toutes les femmes du voisinage. Elles s’installeraient dehors devant l’étuve et macqueraient le lin. Puis elles le battraient avec des écangs pour retirer les fibres fines et blanches des tiges. Les femmes seraient blanches de poussière, mais cela n’arrêterait point la gaieté et le bavardage qui retentiraient comme une tempête autour de l’étuve.
La préparation du lin achevée, on avait à assurer la cuisson du pain dur pour l’hiver, la tonte des moutons et le changement des domestiques. En novembre, viendraient les journées fatigantes où l’on abattait le bétail et où l’on faisait les provisions de saucisses, saucissons, petit salé, etc., et enfin, le coulage des chandelles. La couturière qui faisait des robes avec l’étoffe tissée à la maison viendrait; on avait toujours deux semaines charmantes où tout le monde était réuni et occupé à la couture. Le cordonnier qui faisait les chaussures de toute la maisonnée travaillait en même temps dans la chambre des valets; on ne se lassait pas de le regarder couper le cuir, poser des semelles et coudre.
Mais la grande hâte viendrait vers Noël; à la Sainte-Lucie, la femme de chambre, vêtue de blanc, une couronne de verdure et de bougies sur les cheveux, 381 venait éveiller tout le monde à cinq heures du matin en apportant du café; on inaugurait ainsi deux semaines de préparatifs pendant lesquelles personne ne pouvait compter sur beaucoup de sommeil. Il s’agissait de brasser la bière de Noël, de cuire le pain et les gâteaux de Noël, de faire le grand nettoyage de Noël...
La voyageuse en était arrivée là, elle se voyait entourée de petits fours sur le point d’être enfournés et de boucs de Noël en pain d’épice, lorsque le cocher arrêta les chevaux au commencement de l’allée de bouleaux, comme elle le lui avait demandé. Elle sursauta, réveillée brusquement. C’était sinistre de se retrouver seule dans la soirée déjà avancée après qu’on s’était vue en rêve entourée de tous les siens. En descendant de la voiture pour monter à pied vers son ancienne maison, la visiteuse fut si angoissée par la différence entre le présent et le passé qu’elle aurait voulu retourner sur ses pas. «A quoi bon revenir ici? Rien ne peut être comme autrefois», se disait-elle.
Mais puisqu’elle y était, elle pourrait tout de même revoir le vieux domaine; elle continua son chemin, quoique plus triste à chaque pas.
Elle avait entendu dire que le domaine était très délabré; il l’était en effet. Mais le soir, on n’en voyait rien: tout lui semblait comme par le passé. Voilà l’étang; dans sa jeunesse il était plein de carassins que personne n’osait pêcher, son père désirant qu’on les laissât tranquilles; devant le corps de logis, la cour était toujours semblable à une chambre close sans échappée de vue d’aucun côté, comme du temps de son père qui n’avait pas pu se décider à couper le moindre buisson.
382
Elle s’était arrêtée à l’ombre du grand érable près de la grille d’entrée, regardant tout. Et voilà, chose étrange, qu’un essaim de pigeons vint s’abattre autour d’elle.
Elle put à peine se persuader que c’étaient de vrais oiseaux, car les pigeons ne sont pas en mouvement après le coucher du soleil. Ce devait être le beau clair de lune qui les avait éveillés. Croyant qu’il faisait jour, ils avaient quitté le colombier, s’étaient sentis étourdis, et voyant un être humain, avaient volé vers lui comme pour chercher à se retrouver.
Or il y avait eu une foule de pigeons du temps de ses parents; les pigeons étaient parmi les animaux que son père avait pris sous sa protection particulière. Il était de mauvaise humeur dès qu’il entendait parler de tuer un pigeon. Elle se sentit très heureuse d’être ainsi reçue par ces beaux oiseaux dans son ancienne maison. Qui lui disait que les pigeons n’étaient pas sortis dans la nuit à cause d’elle? pour lui montrer qu’ils se souvenaient d’avoir jadis trouvé ici un bon refuge? Ou peut-être son père lui envoyait-il ainsi un petit signe pour qu’elle ne se sentît pas triste et angoissée en revoyant son ancienne demeure?
A cette pensée un regret nostalgique des temps d’autrefois lui fit monter les larmes aux yeux. La bonne vie qu’on avait menée dans cette vieille maison! On avait eu des semaines de labeur, mais on avait eu aussi des fêtes; on avait travaillé et peiné le jour, mais le soir on s’était réuni autour de la lampe pour lire Tegner et Runeberg, Mme Lenngren et Frederika Bremer. On avait cultivé du blé, mais aussi des roses et des jasmins; on avait filé le lin, mais des 383 chansons populaires avaient accompagné le rouet. On avait bûché la grammaire et l’histoire, mais on avait aussi joué du théâtre et composé des vers; on s’était brûlé sur le fourneau en faisant la cuisine, mais on avait appris à jouer du clavecin, de la flûte, de la guitare, du violon et du piano. On avait planté des choux, des raves, des petits pois et des haricots dans le potager derrière la maison, mais on avait eu un autre jardin plein de pommes, de poires et de toutes sortes de fruits. On avait vécu isolé, mais à cause de cela même on avait eu la mémoire pleine de contes et de récits. On avait porté des vêtements tissés à la maison, mais on avait pu vivre sans soucis et indépendant.
«Nulle part au monde on n’a su mener une existence aussi douce que dans ces petits domaines seigneuriaux de mon enfance, pensa-t-elle. Il y avait une juste mesure de travail et de plaisir, et c’était la joie tous les jours. Comme j’aimerais y retourner! Depuis que j’ai revu mon ancien foyer, il m’est pénible de le quitter.»
Puis s’adressant à l’essaim des pigeons: «Ne voulez-vous pas, dit-elle, aller dire à mon père que j’ai la nostalgie de la maison? J’ai assez longtemps été ballottée d’un endroit à un autre. Demandez-lui s’il ne peut faire que je retourne bientôt à ma maison d’enfance.»
A peine eut-elle achevé ces mots que tout l’essaim des pigeons s’éleva en l’air et s’envola. Elle essaya de le suivre des yeux, mais il disparut très vite. On eût dit que toute la claire volée s’était évaporée dans l’air scintillant.
Les pigeons venaient justement de s’enfuir, lorsqu’elle entendit dans le jardin des cris perçants. Elle accourut, et vit quelque chose d’extraordinaire: un 384 petit, petit bonhomme guère plus haut qu’un revers de main se débattait contre une chouette. Au premier abord sa stupeur la cloua sur place, mais les cris du petit Poucet se faisant de plus en plus plaintifs, elle intervint et sépara les combattants. La chouette s’envola sur un arbre, mais le petit homme demeura devant elle.
—Je vous remercie de m’avoir secouru, dit-il. Mais vous avez eu tort de laisser échapper la chouette, car elle me guette maintenant de la branche là-haut et m’empêche de partir.
—Certainement j’ai été une étourdie de la laisser s’envoler, avoua-t-elle. Mais ne pourrais-je pas t’accompagner jusqu’à l’endroit où tu demeures?
Tout habituée qu’elle fût à composer des contes de fée, elle n’en était pas moins assez étonnée de se trouver ainsi en conversation avec un tomte. Cependant elle était peut-être moins surprise qu’on ne pourrait le croire; ne s’était-elle pas attendue tout le temps à quelque aventure extraordinaire en parcourant sous le clair de lune les allées de son ancienne maison?
—C’est que j’avais l’intention de passer ici toute la nuit, dit le petit homme. Si vous pouviez me montrer un abri sûr pour la nuit, je ne retournerais dans la forêt qu’au lever du jour.
—Te montrer un abri? Tu n’habites donc pas ici?
—Je comprends que vous me prenez pour un tomte, dit le petit homme, mais je suis un être humain comme vous; seulement j’ai été changé en tomte.
—Voilà la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais entendue! Ne voudrais-tu pas me raconter comment cela t’est arrivé?
385
Le gamin n’était pas fâché de confier à quelqu’un ses aventures; à mesure qu’il racontait, son interlocutrice était de plus en plus ébahie, émerveillée et contente.
—Quelle chance étonnante de rencontrer quelqu’un qui a parcouru toute la Suède sur le dos d’une oie! se disait-elle. Je n’ai qu’à écrire son histoire pour faire ce livre qui m’a tant préoccupée. Comme j’ai bien fait de revenir à la maison! J’ai été aidée dès mon retour.
En ce moment une idée lui traversa la tête, qu’elle osa à peine formuler. Elle avait envoyé avec les pigeons un message à son père pour lui dire qu’elle avait la nostalgie de la maison, et l’instant d’après elle s’était vue aider pour une affaire qui lui avait donné tant de souci. Serait-ce là une réponse de son père à ce qu’elle avait demandé?
386
Vendredi, 7 octobre.
Depuis le commencement du voyage, les oies avaient volé droit vers le Sud, mais en quittant la vallée du Fryken, elles prirent une autre direction et, par le Vermland occidental et le Dalsland, elles se dirigèrent vers le Bohuslän.
Ce fut un long voyage. Les oisons avaient eu assez d’exercice pour ne plus se plaindre de la fatigue, et Nils reprenait un peu de son ancienne bonne humeur. D’avoir parlé à un être humain, il se sentait tout ragaillardi. La dame lui avait dit que sûrement, en continuant de rendre service à tous ceux qu’il rencontrait, il n’était pas possible que son aventure ne finît bien. Certes, elle ne pouvait lui prédire comment il retrouverait sa vraie taille, mais elle lui avait rendu un peu de confiance et de courage. Il ne songeait maintenant qu’au moyen de dissuader le jars blanc de l’idée de retourner à Vemmenhög.
—Sais-tu, jars, dit-il une fois, pendant qu’ils nageaient dans l’air, je crois que ce sera bien monotone 387 pour nous de rester à la maison tout l’hiver. Je suis en train de me dire que nous ne ferions peut-être pas mal d’accompagner les oies sauvages à l’étranger.
—Tu ne parles pas sérieusement, je pense, s’écria le jars tout effrayé, car, maintenant qu’il avait montré qu’il était capable de suivre les oies jusqu’en Laponie, il ne demandait pas mieux que de réintégrer son box dans l’étable du fermier Holger Nilsson.
Le gamin se tut, regardant le paysage où tous les bois de bouleaux, les bouquets d’arbres et les jardins avaient arboré les couleurs rouges et jaunes de l’automne et où les lacs s’allongeaient, bleu clair, entre les rives jaunes.
—Je crois que je n’ai jamais vu la terre aussi jolie qu’aujourd’hui, reprit-il après un moment de silence. Ne penses-tu pas que ce serait dommage de s’enfermer à Vemmenhög, et de ne plus rien voir du monde?
—Je croyais que tu avais hâte de retrouver ton père et ta mère et de leur montrer quel bon et brave garçon tu es devenu, dit le jars. Tout l’été il n’avait fait que rêver du fier moment où il s’abattrait dans la courette devant la maison de Holger Nilsson et où il montrerait Finduvet et les six oisons aux oies domestiques, aux poules, aux vaches, au chat et à la mère Nilsson elle-même; aussi la proposition de Nils ne lui sourit-elle que médiocrement.
Les oies sauvages firent plusieurs fois halte. Partout elles trouvaient de bons champs de chaume qu’elles ne quittaient qu’à regret. Ce ne fut donc que vers le soir qu’elles se trouvèrent au-dessus du Dalsland. Ici c’était presque plus beau qu’en Vermland. Les lacs étaient si nombreux que la terre formait comme des bandes étroites et élevées entre eux. Il n’y avait pas beaucoup de place pour des champs, 388 mais les arbres par contre y trouvaient un paradis, et les rives paraissaient de beaux parcs. C’était comme si quelque chose dans l’air ou dans l’eau eût retenu la lumière du soleil, alors que l’astre lui-même était descendu derrière les collines. Des raies d’or jouaient sur les eaux sombres et polies, et au-dessus de la terre tremblait une lueur claire, rose pâle, d’où émergeaient des bouleaux d’un or léger, des trembles rouge vif et des sorbiers jaune rouge.
—Mais ne trouves-tu donc pas, jars Martin, que ce sera triste de ne plus voir de si belles choses? demanda-t-il.
—Je préfère de beaucoup les champs gras de notre plaine scanienne à ces maigres collines pierreuses, répondit le jars. Mais tu comprends bien que si tu tiens absolument à poursuivre le voyage, je ne t’abandonnerai pas.
—J’espérais de toi cette bonne réponse, dit Nils; et le ton dont il disait ces mots montrait qu’il se sentait soulagé d’un poids lourd.
Les oies sauvages passèrent au-dessus du Bohuslän avec la plus grande rapidité possible; le jars blanc haletait en les suivant. Le soleil était à l’horizon et disparaissait par moments derrière une colline.
Soudain on aperçut à l’ouest une raie lumineuse qui s’élargissait à chaque coup d’ailes. C’était la mer qui s’étendait devant eux, laiteuse, irisée tour à tour de reflets roses et de reflets azur, et lorsqu’on eut doublé les rochers de la côte, on revit encore une fois le soleil suspendu, énorme et rouge, au-dessus des flots où il allait plonger.
En découvrant la mer libre et infinie et le soleil du soir, pourpre, d’un éclat si doux qu’on pouvait le fixer, Nils sentit une grande paix et une grande sécurité 389 entrer dans son âme. «Pourquoi s’affliger, Nils Holgersson, disait le soleil. Il est bon de vivre dans ce monde et pour les grands et pour les petits. C’est aussi une belle chose que d’être libre et sans soucis et d’avoir tout l’espace ouvert devant soi.»
Les oies s’étaient posées pour dormir sur un petit écueil devant la ville de Fjellbacka. Comme minuit approchait et que la lune était montée très haut dans le ciel, la vieille Akka alla éveiller Yksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi. Elle finit par pousser du bec Poucet. «Qu’y a-t-il, mère Akka?» s’écria-t-il en sautant sur ses pieds. Nils vit tout à côté de lui quelque chose qu’il prit d’abord pour une haute pierre pointue; il comprit vite son erreur, et s’aperçut que c’était un gros oiseau de proie; il reconnut Gorgo, l’aigle.
Évidemment lui et Akka s’étaient fixé un rendez-vous, car personne ne manifesta la moindre surprise.
—Voilà ce qui s’appelle être exact, dit Akka en le saluant.
—J’arrive, répondit Gorgo, mais j’ai bien peur que seule mon exactitude ne mérite vos éloges. J’ai très mal réussi la commission que vous m’aviez confiée.
—Je suis bien sûre que tu as fait plus que tu ne dis.
—Je n’ai point eu de chance. J’ai eu vite fait certes de trouver la ferme de Holger Nilsson: après avoir plané quelques heures au-dessus de la maison, j’ai aperçu le tomte. Je fondis sur lui et l’emportai 390 dans un champ pour mieux causer avec lui. Je dis que je venais de la part d’Akka de Kebnekaïse pour le prier de faire à Nils Holgersson des conditions moins dures.
—Je le voudrais, répondit-il, car j’ai appris qu’il s’est fort bien conduit en voyage. Mais ce n’est pas en mon pouvoir.
Je me suis fâché et je l’ai menacé de lui crever les yeux s’il ne se rendait pas.
—Fais de moi ce que tu voudras, a-t-il repris, il n’en sera pas moins pour Nils Holgersson comme je l’ai dit. Mais tu devrais l’avertir qu’il ferait bien de revenir avec son jars, car les affaires vont mal ici. Holger Nilsson s’était porté garant pour son frère et a dû payer une grosse somme. Puis il a acheté un cheval avec de l’argent emprunté, mais le cheval est tombé boiteux dès le premier jour, et depuis il n’en tire aucun profit. Dis donc à Nils Holgersson que ses parents ont déjà dû vendre leurs vaches, et qu’ils seront peut-être forcés de quitter la ferme si personne ne leur vient en aide.
En entendant ce récit, Nils fronça les sourcils, et ses poings se serrèrent si fort que les articulations des doigts en étaient blanches. «Il a agi cruellement, le tomte, dit-il, en fixant une condition telle qu’il m’est impossible de retourner aider mes parents. Mais il ne fera pas de moi un traître, qui trompe son ami. Père et mère sont des gens honnêtes, et je sais qu’ils aimeraient mieux se passer de mon secours que de me voir revenir avec une mauvaise conscience.»
391
Akka conduisit les oies sauvages vers la plaine scanienne; à perte de vue c’étaient de vastes champs de blé et de betteraves, des fermes basses entourant de larges cours, une infinité de petites églises blanches, de vilaines usines à sucre grises, des bourgs pareils à des petites villes autour des gares. Il y avait des tourbières, des mines de houille avec de hauts amoncellements de charbon, des routes qui couraient entre des rangées de saules étêtés, des chemins de fer qui se croisaient et formaient un réseau aux mailles serrées. Des petits lacs entourés de bouquets de hêtres brillaient çà et là, flanqués de châteaux.
—Regardez maintenant! Regardez bien! cria l’oie-guide. Voilà ce que vous verrez à l’étranger, depuis la côte de la Baltique jusqu’aux Alpes, que je n’ai jamais franchies.
Lorsque les oisons eurent regardé la plaine, Akka les mena à la côte du Sund. De basses prairies y descendent doucement jusqu’à l’eau; de longues 392 bandes de varech noirci rejeté par les vagues forment une bordure zigzaguante. A quelques endroits il y avait des collines et des champs de sable mouvant. Les hameaux de pêcheurs rangeaient sur la rive leurs maisonnettes de briques toutes pareilles, avec un petit phare au bout d’une jetée, et partout des filets suspendus à sécher.
—Regardez en bas! cria Akka. Voilà comment sont les côtes de l’étranger.
Enfin les oies passèrent au-dessus de quelques villes: une masse de cheminées d’usine, des rues encaissées entre de hautes maisons noircies de fumée, de grands et beaux jardins publics, des ports remplis de navires, parfois d’anciennes fortifications, des châteaux et de vieilles églises.
—Voilà comment sont les villes de l’étranger, bien que beaucoup plus grandes, disait Akka. Mais celles-ci pourront bien un jour devenir grandes aussi.
Après ces tours sur la plaine, Akka descendit avec sa bande dans un marais du canton de Vemmenhög. Nils ne put s’empêcher de se demander si ce jour-là elle n’avait pas fait tous ces coudes et ces cercles au-dessus de la Scanie pour lui montrer que son pays pouvait se comparer à n’importe quelle terre de l’étranger. Il se dit qu’elle s’était donné cette peine bien gratuitement: il ne songeait pas à se demander si son pays était riche ou pauvre: depuis qu’il avait aperçu les premiers saules en bordure des routes, la première maison basse à colombage, le mal du pays l’avait repris.
393
CHEZ HOLGER NILSSON
Le temps était gris et brumeux. Les oies sauvages faisaient la sieste, quand tout à coup Akka vint à Nils:
—Le temps semble être au calme, dit-elle, et je pense que demain nous traverserons la Baltique.
—Bon! dit Nils. Il ne put rien ajouter, tant sa gorge se serra. Il avait espéré, malgré tout, qu’il serait délivré de l’enchantement, pendant qu’on était encore en Scanie.
—Nous sommes assez près de Vemmenhög maintenant, poursuivit Akka. J’ai pensé que tu aimerais peut-être faire une visite à ta maison en passant. Ensuite tu ne verras pas de sitôt ta famille.
—Il vaut peut-être mieux que je n’y aille pas, répondit Nils; mais le ton de sa voix disait combien la proposition lui souriait.
Akka répondit:
—Tu dois aller voir comment on va chez toi. Qui sait si tu ne pourras pas les aider, si petit que tu sois.
—Vous avez raison, mère Akka. J’aurais dû y penser avant, répondit Nils, très excité.
L’instant d’après, ils étaient, lui et Akka, en route pour la ferme de Holger Nilsson. Ils descendirent à l’abri du mur en pierres sèches qui entourait la ferme.
—C’est étrange comme tout ici est demeuré pareil, dit Nils en grimpant sur le mur. Il me semble que c’est hier qu’assis ici je vous ai vues venir.
—Sais-tu si ton père a un fusil? demanda tout à coup Akka.
—Mais oui, dit Nils. C’est à cause de ce fusil que j’ai voulu rester à la maison ce dimanche-là.
394
—Alors je n’ose pas t’attendre ici. Il vaut mieux que tu viennes nous rejoindre au cap de Smygehuk demain matin. Tu pourras passer la nuit ici.
—Oh non! ne partez pas, mère Akka! s’écria Nils en sautant du mur. Il ne savait pourquoi, mais il avait le sentiment que quelque chose leur arriverait, à lui ou aux oies, et qu’ils ne se retrouveraient plus.
—Vous voyez bien que je suis triste de ne pas pouvoir retrouver ma taille normale, continua-t-il; mais je veux que vous le sachiez, je ne regrette pas de vous avoir suivies le printemps dernier. J’aimerais mieux ne jamais redevenir un homme que de n’avoir pas fait ce voyage.
Akka aspira longuement l’air avant de répondre.
—Il y a une chose dont j’ai souvent voulu te parler, commença-t-elle. Ça ne presse pas puisque tu ne reviens pas parmi les tiens pour y rester, mais j’aime autant te le dire maintenant. Voici. Si vraiment tu penses que tu as appris quelque chose de bon parmi nous, tu n’es peut-être pas d’avis que les hommes doivent être seuls sur la terre? Pense donc quel grand pays vous avez! Ne pourriez-vous pas nous laisser quelques rochers nus sur la côte, quelques lacs qui ne sont pas navigables et des marais, quelques fjells déserts et quelques forêts éloignées où nous autres, pauvres bêtes, nous serions tranquilles? Toute ma vie j’ai été chassée et poursuivie. Comme il serait bon de savoir qu’il y a quelque part un refuge pour une créature comme moi!
—Certainement je serais content de pouvoir vous venir en aide, dit le gamin, mais je n’aurai jamais beaucoup à dire parmi les hommes.
—Enfin! Mais voilà que nous restons là à bavarder comme si nous ne devions jamais plus nous 395 revoir, interrompit Akka. Et pourtant nous nous reverrons demain. Au revoir donc!
Elle leva ses ailes pour partir, mais revint encore une fois, le caressa doucement du bec et s’envola enfin.
C’était au milieu du jour, mais personne ne remuait dans la ferme. Nils put donc aller où il voulait. Il courut rapidement à l’étable, sachant que les vaches sauraient le mieux le renseigner. L’étable présentait un triste aspect: au lieu des trois belles bêtes qui au printemps l’avaient habitée, il n’y en avait plus qu’une. C’était Rose-de-Mai. Regrettant ses camarades, elle penchait la tête, et ne touchait presque pas à son fourrage.
—Bonjour, Rose-de-Mai! s’écria Nils, et il courut sans crainte jusqu’à elle. Comment vont le père et la mère? Comment vont les oies et les poules et le chat? Où sont donc tes camarades, Lis-d’Or et Étoile?
En reconnaissant la voix du gamin, la vache tressaillit, puis elle baissa la tête comme pour lui porter un coup de corne. Mais l’âge avait assagi ses mouvements, et elle se donna d’abord le temps de regarder Nils Holgersson. Il était aussi petit qu’en partant, et il était vêtu de la même façon, mais pourtant il semblait tout autre. Ce Nils Holgersson, qui était parti au printemps, avait la démarche lourde et traînante, et les yeux endormis; celui qui revenait était alerte et souple, il parlait vivement; ses yeux brillaient et étincelaient. Il avait la tenue si droite et si ferme qu’il inspirait du respect, tout petit qu’il était.
—Meuh! mugit Rose-de-Mai. On m’avait bien dit qu’il était changé. Je n’ai pas voulu le croire! Sois le bienvenu, Nils Holgersson, sois le bienvenu à la maison. Voilà le premier moment de joie que j’aie depuis je ne sais combien de temps.
396
—Je te remercie, Rose-de-Mai! dit Nils, le cœur réchauffé par cet accueil. Donne-moi maintenant des nouvelles de mes parents!
—Ils n’ont eu que des chagrins depuis ton départ. La pire histoire est celle du cheval qui a coûté tant d’argent et qui tout l’été a été là sans pouvoir rien faire que manger. Ton père ne veut pas le tuer, mais personne ne veut l’acheter. C’est à cause de lui qu’on a dû vendre mes deux compagnes, Étoile et Lis-d’Or.
Il y avait autre chose que Nils brûlait du désir d’apprendre, mais il était trop embarrassé pour en parler directement. Il demanda donc:
—Ma mère a été très ennuyée, je pense, en voyant que le jars blanc s’était envolé?
—Je ne crois pas qu’elle aurait eu tant de chagrin à cause du jars, si seulement elle avait su comment il avait disparu. Maintenant elle se plaint surtout de ce que son propre fils, en se sauvant de la maison, ait emporté le jars.
—Ah! elle croit que je l’ai volé? demanda Nils.
—Que veux-tu qu’elle croie?
—Père et mère s’imaginent donc que j’ai couru le pays comme un mendiant cet été!
—Ils t’ont regretté avec la douleur qu’on ressent lorsqu’on perd ce qu’on a de plus cher au monde.
Nils sortit vivement de l’étable. Il se rendit à l’écurie, qui était toute petite, mais propre et bien tenue. On voyait que Holger Nilsson l’avait bien installée pour que le nouveau venu s’y plût. Il y avait là un grand et beau cheval qui luisait littéralement de santé.
—Bonjour! salua Nils. J’ai entendu dire qu’il y avait un cheval malade par ici. Ce n’est pas possible que ce soit toi; tu as l’air si bien portant?
397
Le cheval tourna la tête vers le gamin et le regarda longuement.
—Est-ce toi le fils de la maison? dit-il. J’ai entendu dire beaucoup de mal de toi. Mais tu as l’air si gentil, je ne te prendrais jamais pour Nils si je n’avais entendu dire qu’il a été changé en tomte.
—Je sais que j’ai laissé un mauvais souvenir derrière moi, dit Nils Holgersson. Ma propre mère croit que je suis parti comme un voleur. Je ne compte pas rester longtemps ici, mais j’ai voulu savoir ce que tu avais.
—Quel dommage que tu ne restes pas, dit le cheval. Je sens que nous serions devenus amis. Pour moi je souffre d’une bagatelle: une pointe de couteau ou un autre objet pointu m’est entré dans le pied. Cette pointe est si bien cachée que le docteur n’a pu la trouver, mais elle me fait beaucoup de mal et m’empêche de marcher. Si tu pouvais avertir Holger Nilsson de ce que j’ai, je crois bien qu’il pourrait me guérir. Je serais content d’être utile. J’ai tout à fait honte de rester oisif.
—Tant mieux, je suis content que tu n’aies pas de vraie maladie! répondit Nils. Nous tâcherons de te guérir; permets que je fasse quelques marques sur ton sabot avec mon canif.
Nils en finissait à peine avec le cheval, lorsqu’il entendit des voix dans la cour. C’étaient ses parents qui rentraient. On voyait qu’ils étaient lourds de soucis. La mère avait beaucoup plus de rides, et les cheveux du père avaient grisonné. La mère était en train de persuader au père qu’il fallait emprunter de l’argent à son beau-frère.
—Non, non, je n’emprunterai plus d’argent, disait le père, en passant devant la porte entre-bâillée de 398 l’écurie. Rien n’est plus terrible que d’être endetté. Il vaut mieux vendre la maison.
—Je ne dirais rien contre ce projet, répondit la mère, s’il n’y avait pas le gamin. Que ferait-il, s’il revenait un jour, pauvre et misérable, et qu’il ne nous trouvât pas ici?
—C’est triste certainement, répondit le père, mais il faudrait demander à ceux qui achèteront la ferme de l’accueillir avec douceur et de lui dire qu’il est toujours attendu et bienvenu chez nous. Car nous ne lui dirons pas un mot de reproche. C’est entendu, n’est-ce pas?
—Certainement! Ah! si seulement il était là, et que je n’eusse pas à me dire qu’il a faim et froid sur les routes!
Nils n’entendit pas davantage de leur conversation, car ils entrèrent dans la maison. Il aurait voulu courir après eux, mais ne seraient-ils pas encore plus chagrinés de le retrouver tel qu’il était?
Pendant qu’il hésitait encore, une voiture s’arrêta à la grille. Nils faillit pousser un cri d’étonnement en voyant descendre deux personnes qui ne pouvaient être qu’Asa et son père. Ils montèrent vers la maison la main dans la main, graves et recueillis, avec une belle lumière de bonheur dans les yeux. Arrivés à mi-chemin, Asa arrêta son père:
—C’est entendu, n’est-ce pas, père; nous ne dirons rien de ce tomte qui ressemble tant à Nils, du petit sabot ni des oies.
—Certainement non! répondit Jon Assarsson. Je dirai seulement que leur fils t’a aidée plusieurs fois pendant que tu me cherchais à travers le pays, et que nous sommes venus leur demander si nous ne pouvions pas en revanche leur rendre quelque service, 399 maintenant que je suis un homme aisé, riche même à cause de la mine que j’ai trouvée là-haut.
Ils entrèrent dans la maison, et Nils aurait donné beaucoup pour entendre la conversation, mais il n’osait se montrer dans la cour. Lorsque Asa et son père ressortirent, le père et la mère les accompagnaient. Ils semblaient ranimés d’une nouvelle vie.
Lorsque les visiteurs furent partis, le père et la mère restèrent un moment à la grille, regardant s’éloigner la voiture.
—Je ne veux plus être triste, père, puisque nous avons entendu dire tant de bien de Nils, s’écria la mère.
—Ils n’ont pas dit beaucoup de choses en somme, dit le père songeur.
—Ça ne te suffit-il pas qu’ils soient venus ici exprès pour nous proposer leurs services en remerciement de ceux que Nils leur a rendus? Je trouve même que tu aurais pu accepter leur offre.
—Non, non, la mère! Nous n’accepterons de l’argent de personne ni en prêt ni en cadeau. Je veux d’abord me débarrasser de mes dettes; nous nous relèverons bien. Nous ne sommes pas encore décrépits, j’espère, hein?
Le père rit en prononçant ces mots.
—On dirait que tu te réjouis de te défaire de cette terre où tu as mis tant de travail, dit la mère d’un ton de reproche.
—Tu ne comprends donc pas pourquoi je ris? dit le père. C’est cette idée que Nils était perdu qui m’a ôté les forces, vois-tu. Maintenant que je sais qu’il vit, et qu’il promet de devenir un homme honnête, tu verras que Holger Nilsson est encore capable de travailler.
400
La mère rentra dans la maison, et Nils dut rapidement se cacher dans un coin, car le père se dirigeait vers l’écurie. Il alla auprès du cheval, et s’empara encore une fois du pied boiteux pour chercher où était le mal.
—Qu’est-ce qu’il y a donc là? s’écria-t-il en voyant quelques lettres gravées sur le sabot.
—«Retire le fer du pied!» lut-il avec stupeur. Néanmoins il se mit à examiner le sabot.
—Je crois, ma foi, qu’il y a là quelque chose de pointu, murmura-t-il.
Pendant que le père s’occupait du cheval, et que Nils restait immobile dans son coin, une nouvelle visite arriva. Le jars blanc, se sachant si près de son ancienne demeure, n’avait pu résister au désir de montrer sa femme et ses enfants à ses anciens camarades, et il était parti avec Finduvet et les six oisons.
Il n’y avait personne dans la cour, lorsqu’ils arrivèrent chez Holger Nilsson. Le jars descendit tranquillement avec sa famille et montra à Finduvet les splendeurs de son installation d’oie domestique. Après avoir fait les honneurs de la cour, il s’aperçut que la porte de l’étable était restée entr’ouverte.
—Venez voir! cria-t-il. Venez voir où je logeais jadis! C’est autre chose que de séjourner dans les marais et les tourbières, comme nous faisons maintenant!
Le jars se tenait sur le seuil de l’étable.
—Il n’y a personne ici, appela-t-il. Viens, Finduvet, viens voir le box aux oies! N’aie pas peur! Il n’y a aucun danger.
Là-dessus le jars, Finduvet et les six oisons entrèrent dans le box aux oies pour contempler le luxe au milieu duquel le grand jars blanc avait vécu autrefois, avant de se joindre aux oies sauvages.
401
—Voilà comment c’était. Là était ma place et là était l’auge, toujours remplie d’avoine et d’eau. Attendez donc, je crois qu’il y en a encore un peu!
Le jars blanc se précipita et se mit à manger goulûment.
Cependant Finduvet s’inquiétait.
—Sortons vite! suppliait-elle.
—Encore quelques grains! dit le jars.
Au même moment il poussa un cri et se précipita vers la sortie. Trop tard. La porte se refermait en claquant, et la maîtresse poussait le verrou. Les voilà pris!
Le père venait de retirer un morceau de fer pointu du pied de son cheval et caressait la bête avec bonheur, lorsque la mère arriva tout essoufflée.
—Viens donc, père, viens voir la belle prise que j’ai faite! cria-t-elle.
—Attends un moment, et regarde d’abord ici. J’ai découvert ce qui blessait le cheval!
—Je crois que la chance va nous revenir, dit la mère. Figure-toi que le grand jars qui disparut le printemps dernier, est revenu avec sept oies sauvages. Il a dû suivre une bande d’oies sauvages. Ils sont allés tout droit dans l’étable à leur place et je les ai enfermés.
—C’est étrange! dit Holger Nilsson. Ce qui me fait le plus de plaisir, c’est que nous ne pouvons plus soupçonner Nils d’avoir emporté le jars en partant.
—En effet. Mais j’ai bien peur que nous ne soyons obligés de les tuer dès ce soir. C’est la Saint-Martin dans quelques jours; il faudra nous dépêcher d’aller les vendre à la ville.
—Il serait bien dommage de tuer le jars puisqu’il est revenu en si bonne compagnie, objecta Holger Nilsson.
402
—Si les temps étaient moins durs, on le laisserait bien vivre, mais puisque nous ne resterons probablement pas ici, que ferions-nous des oies?
—C’est vrai.
—Viens donc m’aider à les porter dans la cuisine! dit la mère.
Ils partirent; quelques instants plus tard, Nils vit son père sortir de l’étable, le jars sous un bras et Finduvet sous l’autre. Le jars criait comme toujours lorsqu’il était en danger: «Au secours, Poucet, au secours!»
Nils l’entendit très bien; il ne bougea pourtant pas de la porte de l’écurie. Ce n’est pas qu’il se dît un seul instant que ce serait très bien pour lui si l’on tuait le jars blanc,—il ne se rappelait même pas en ce moment la condition du tomte—; ce qui le retenait c’est que, pour sauver le jars, il faudrait se montrer tel qu’il était à ses parents; et cela lui répugnait beaucoup.
—Ils ne sont déjà pas bien heureux, se dit-il; faut-il que je leur fasse encore ce chagrin?
Mais lorsque la porte se referma sur le jars, Nils oublia ses hésitations. Il traversa la cour aussi vite qu’il put et entra dans le vestibule. Il quitta ses sabots par vieille habitude, et s’approcha de la porte. De nouveau il s’arrêta.
—C’est le jars blanc qui est en danger, se dit-il, lui qui a été ton meilleur ami depuis que tu as quitté cette maison.
A cet instant il revit brusquement tous les dangers que lui et le jars avaient affrontés ensemble sur les lacs gelés et la mer tempêtueuse, et parmi les féroces bêtes de proie. Son cœur se gonfla de reconnaissance et d’affection, et il frappa à la porte.
403
—Qui est là? demanda le père en ouvrant.
—Mère, mère, ne fais pas de mal au jars! cria Nils en entrant comme une trombe.
Le jars et Finduvet, qui reposaient liés sur un banc, poussèrent un cri de joie en entendant sa voix.
Mais celle qui poussa le cri de joie le plus fort, ce fut la mère. «Oh! Nils, Nils! comme tu es devenu grand et beau!» cria-t-elle.
Le gamin s’était arrêté sur le seuil, comme incertain de l’accueil qu’on lui ferait. «Dieu soit loué, qui t’a ramené auprès de moi! dit la mère. Viens! viens!»
—Sois le bienvenu, fils, dit le père sans pouvoir proférer un mot de plus.
Nils hésitait encore sur le seuil. Il ne comprenait pas leur joie. Mais la mère s’était élancée vers lui, et lui avait jeté les bras autour du cou. Alors Nils comprit ce qui était arrivé:
«Père, mère, je suis redevenu grand! je suis redevenu un homme!» cria-t-il.
LES ADIEUX DE NILS AUX OIES SAUVAGES
Mercredi, 9 novembre.
Nils se leva avant l’aube le lendemain matin et se rendit vers la côte.
Lorsque le jour commença à poindre, il était au rendez-vous fixé par Akka, un peu à l’est du hameau de Smyge. Il était seul. Avant de partir, il était entré dans l’étable chez le jars blanc pour essayer de l’éveiller. Mais celui-ci n’avait pas dit un mot, avait 404 de nouveau fourré sa tête sous son aile et s’était rendormi.
Le jour promettait d’être très beau, presque aussi beau que ce jour de printemps où les oies sauvages étaient venues. La mer s’étendait vaste et immobile. L’air était calme, et Nils songeait au bon voyage que feraient ses amies.
Il était encore dans une espèce de demi-rêve. Tantôt il se croyait tomte, tantôt il était le vrai Nils Holgersson. Apercevant une clôture sur son chemin, il avait peur de continuer avant de s’être persuadé qu’il n’y avait pas d’animal dangereux caché derrière. Puis il riait, heureux de se rappeler qu’il était grand et fort et n’avait pas besoin d’avoir peur.
Arrivé au bord de la mer, il se posta sur la grève pour que les oies le vissent bien. C’était un jour de migration. A chaque instant des notes d’appel et de ralliement se faisaient entendre. Il sourit en se disant que personne ne savait aussi bien que lui ce que les oiseaux se criaient les uns aux autres.
Des bandes d’oies sauvages passaient. «Pourvu que ce ne soient pas les miens qui s’envolent sans me dire adieu!» pensa-t-il. Il aurait tant voulu leur raconter comment il était redevenu un homme!
Une bande s’approcha, volant plus vite et criant plus fort que les autres. Quelque chose lui disait que c’était celle-là. Mais il ne la reconnaissait pas aussi sûrement qu’il aurait fait la veille.
Les oies ralentirent leur vol et louvoyèrent au-dessus de la grève. Nils comprit que c’étaient ses compagnons de voyage. Mais pourquoi ne descendaient-ils pas? Ils ne pouvaient pas ne pas le voir.
Il essaya de lancer un appel, mais sa langue refusa d’obéir. Il ne put articuler la note juste.
405
Il entendit Akka appeler dans l’air, mais il ne comprit pas ce qu’elle criait. «C’est étrange, se dit-il. Les oies sauvages ont-elles donc changé de langage?»
Il agita son bonnet en l’air et courut le long de la grève, criant: «Me voici! où es-tu?»
Cela ne sembla avoir d’autre effet que d’effrayer les oies. Elles s’élevèrent plus haut et s’éloignèrent de la côte. Alors enfin il comprit: les oies ignoraient qu’il était redevenu homme. Elles ne le reconnaissaient plus.
Il ne put les rappeler, car les hommes ne savent pas parler la langue des oiseaux. Il ne savait plus ni la parler ni la comprendre.
Bien que Nils fût heureux d’être délivré de l’enchantement, il trouva amer de se séparer ainsi de ses amies, les oies. Il s’assit sur le sable et se couvrit le visage de ses mains. A quoi bon les regarder partir?
Mais tout à coup il entendit un bruissement d’ailes: la vieille mère Akka n’avait pu se résoudre à quitter ainsi son Poucet, et elle était revenue en arrière. Maintenant que Nils se tenait immobile, elle osa approcher. Sans doute avait-elle compris soudain qui c’était. Elle descendit sur le cap près de lui.
Nils poussa un cri de joie et la serra dans ses bras. Les autres oies s’approchèrent alors et le caressèrent du bec. Elles caquetaient et bavardaient et le félicitaient. Nils aussi leur parla, les remerciant du beau voyage qu’il avait fait avec elles.
Brusquement les oies sauvages se turent, le regardèrent d’un regard étrange et s’écartèrent. Elles semblaient tout à coup avoir compris ce qu’il y avait de changé et se dire: «Il est redevenu un homme! Il ne nous comprend pas, et nous ne le comprenons pas non plus!»
406
Alors Nils se leva et alla à Akka. Il l’embrassa et la caressa. Puis il alla à Yksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi, toutes les vieilles oies de la bande, et les embrassa également. Ensuite il les quitta vivement, en remontant la grève pour rentrer chez lui. Il savait que le chagrin des oiseaux ne dure jamais longtemps, et il voulait se séparer de ses amis pendant qu’ils regrettaient encore de le perdre.
Lorsqu’il fut arrivé en haut de la dune, il se retourna et regarda tous les groupes d’oiseaux qui se préparaient à traverser la mer. Tous criaient leurs appels; seule une bande d’oies sauvages volait en silence, tant qu’il put la suivre des yeux.
Mais leur triangle était en ordre parfait, les intervalles étaient bien respectés, la vitesse bonne et les coups d’ailes vigoureux et égaux. Nils sentit un tel élan de regret qu’il eût presque souhaité redevenir le Poucet qui pouvait voyager au-dessus de la terre et de la mer avec une bande d’oies sauvages.
FIN
NOTES
Pages. | ||
I. | Préface | V |
I. | Nils Holgersson | 1 |
II. | Akka de Kebnekaïse | 22 |
III. | Avec les oies sauvages | 43 |
IV. | Glimmingehus | 58 |
V. | La grande danse des grues à Kullaberg | 75 |
VI. | Temps de pluie | 87 |
VII. | La vallée de la rivière de Ronneby | 93 |
VIII. | Karlskrona | 102 |
IX. | Voyage à Œland | 114 |
X. | La pointe méridionale d’Œland | 120 |
XI. | Le grand papillon | 130 |
XII. | La petite île Karl | 135 |
XIII. | Deux villes | 150 |
XIV. | La saga du Smâland | 164 |
XV. | Les corneilles | 171 |
XVI. | La vieille paysanne | 192 |
XVII. | Du Taberg à Huskvarna | 205 |
XVIII. | La prédiction | 210 |
XIX. | Le lé de bure | 217 |
XX. | La saga de Karr et de Poil-Gris | 222 |
XXI. | La débâcle des glaces | 241 |
408XXII. | La Dalécarlie. Le soir de la Sainte-Valborg | 246 |
XXIII. | L’inondation | 256 |
XXIV. | La saga de l’Uppland | 269 |
XXV. | Finduvet | 275 |
XXVI. | Gorgo l’aigle | 293 |
XXVII. | A travers le Gestrikland | 305 |
XXVIII. | Une journée en Helsingland | 311 |
XXIX. | Le Vesterbotten et la Laponie | 316 |
XXX. | Asa, la gardeuse d’oies, et le petit Mats | 327 |
XXXI. | Chez les Lapons | 344 |
XXXII. | Vers le sud! vers le sud! | 356 |
XXXIII. | Légendes de Herjedalen | 364 |
XXXIV. | Un petit domaine | 373 |
XXXV. | En route vers la mer | 386 |
XXXVI. | Le retour à Vemmenhög | 391 |
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Raoul ARNAUD.—La Princesse de Lamballe (1749-1792), d’après des documents inédits.—Turin.—L’Epouse.—L’Amie.—Dans la tourmente.—Septembre. 1 volume in-8o écu, orné de 7 gravures. | 5 » |
André BELLESSORT.—La Suède.—La Nature.—L’Esprit et les Mœurs.—Deux représentants de la Suède littéraire.—La Suède religieuse. 1 vol. in-16. | 3 50 |
Alphonse BERTRAND.—Les origines de la Troisième République (1871-1876).—L’Assemblée Nationale.—La Réorganisation de la France. Les lois constitutionnelles. 1 vol. in-8o carré. | 7 50 |
Louis BOUTIE.—Paris au temps de saint Louis. 1 vol. in-8o écu. | 5 » |
Augustin CABAT.—Les Porteurs du Flambeau, d’Homère à Victor Hugo. 1 vol. in-16. | 3 50 |
CHATEAUBRIAND.—Un dernier amour de René. Correspondance de Chateaubriand avec la Marquise de V..... Avec une introduction et des Notes par T. de Wyzewa. 1 vol. in-8o, écu, orné d’un portrait. | 3 50 |
Mme CRADOCK.—La Vie française à la veille de la Révolution (1783-1786). Journal inédit de Mme Cradock, traduit de l’anglais par Mme O. Delphin Balleyguier. 1 volume in-16. | 3 50 |
André HALLAYS.—En flânant. A travers la France.
Autour de Paris. Maintenon.—La Ferté-Milon.—Meaux et
Germigny.—Sainte-Radegonde.—Senlis.—Juilly.—Maisons.—La Vallée
de l’Oise.—Gallardon.—De Mantes à la Roche-Guyon.—Soissons.—Les
Jardins de Betz.—Chantilly.—Wideville.—Livry. 1 vol. in-8o écu,
orné de gravures. —En flânant. A travers l’Alsace. 1 vol. in-8o écu, orné de gravures. |
5 » |
VERNER VON HEIDENSTAM.—Le Pélerinage de sainte Brigitte, traduction du suédois avec l’autorisation de l’auteur par S. Garling-Palmér. vol. in-16. | 3 50 |
Marius-ary LEBLOND.—La Pologne Vivante.—(Russie, Allemagne, Autriche). Une renaissance active sous l’horreur des persécutions.—Le Drame du Progrès national.—La Nationalité, la Religion, la Langue et la Littérature.—La Vie économique. 1 volume in-16. | 3 50 |
Dr LE DENTU.—Visions d’Égypte. 1 volume in-16. | 3 50 |
Lucien MAURY.—Figures Littéraires.—Écrivains français et étrangers. 1 volume in-16. | 3 50 |
Georges de MOUSSAC.—Dans la Mêlée.—Journal d’un Cuirassier de 1870-1871.—De Reichshoffen à Sedan.—En Captivité à Ulm.—Contre la Commune. 1 vol. in-16. | 3 50 |
Marquis de MOUSSAC.—Un Prêtre d’Autrefois.—L’Abbé de Moussac, vicaire général de Poitiers (1753-1827), d’après des documents inédits. 1 vol. in-8o écu, avec gravures. | 5 » |
Fernand NICOLAY.—Aux «Classes dirigeantes». Ce que
les Pauvres pensent des Riches.—Griefs contre les classes
dirigeantes. 1 vol. in-16 (couronné par l’Académie française). —L’Esprit de taquinerie. Étude de psychologie comparée. 1 volume in-16. |
3 50 |
G. PAILHÉS.—La Duchesse de Duras et Chateaubriand, d’après des documents inédits. Un volume in-8o avec gravures. | 7 50 |
Gilbert STENGER.—Grandes Dames du XIXe siècle.—Chronique du temps de la Restauration. 1 beau vol. in-8o écu, orné de 9 portraits. | 5 » |
A. TORNEZY.—La Légende des Philosophes. Voltaire, Rousseau, Diderot, peints par eux-mêmes. 1 vol. in-8o carré. | 7 50 |
Amédée VIALAY.—Les Cahiers de Doléances du Tiers-État aux États-Généraux de 1789. Étude historique, économique et sociale. Préface de M. René Stourn, membre de l’Institut. 1 vol. in-8o écu (couronné par l’Académie des sciences morales). | 5 » |
Paris.—Imp. E. Capiomont et Cie, rue de Seine, 57.
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L’orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de typographie ont été corrigées.
La couverture a été réalisée à partir d’une photo prise depuis l’île d’Oléron, près du phare de Chassiron.